Sunteți pe pagina 1din 24

Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault

Pierre Macherey

Lorsque Canguilhem a eu connaissance du premier grand ouvrage de


Foucault, Histoire de la folie, sur lequel il a eu à rédiger, en tant que rap-
porteur de thèse, un rapport, il en a immédiatement souligné le caractère
novateur et l’importance, bien au-delà des limites imparties à un travail
spécialisé concernant l’histoire de la psychiatrie ; quelques années plus
tard, il faisait paraître, dans la collection « Galien » qu’il dirigeait aux PUF,
Naissance de la clinique, l’ouvrage de Foucault qui, sans doute, l’a le plus
intéressé parce que son sujet le concernait au plus près, et auquel il s’est
souvent référé dans ses propres travaux1 ; enfin, lorsque Les mots et les choses
a été mis en circulation, il lui a consacré, sous le titre « Mort de l’homme
ou épuisement du Cogito ? », une importante étude parue en 1967 dans
Critique, où, prenant sa défense contre ses objecteurs ou ses censeurs – on
était alors en plaine querelle de l’humanisme –, il saluait la « lucidité » de
la démarche de Foucault, à propos de laquelle il allait jusqu’à suggérer en
conclusion qu’elle pourrait jouer à l’égard des sciences humaines un rôle
comparable à celui joué par la Critique de la raison pure pour les sciences de
la nature. Par ailleurs, l’un des derniers écrits de Foucault, sinon le tout
dernier, est une présentation générale de la démarche de Canguilhem, au
moment où celui-ci était traduit aux États-Unis : ce texte, intitulé « La
vie : l’expérience et la science », est sans doute l’un des plus importants et
des plus pertinents commentaires qui aient été consacrés à la pensée de
celui que, dans la conversation, Foucault appelait à l’occasion, sans ironie
aucune, et alors qu’il était avare de ce type d’épanchement, « notre vieux

1
Tout à la fin de la partie complémentaire, rédigée « vingt ans après », sur laquelle
s’achève Le normal et le pathologique, Canguilhem signale que « en des pages admirables,
émouvantes, de la Naissance de la clinique, Michel Foucault a montré comment Bichat a fait
« pivoter le regard médical sur lui-même » pour demander à la mort compte de la vie »
(G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 215). Cette conversion du regard
est celle que Canguilhem a lui-même essayé de pratiquer. Les deux livres de Foucault,
Histoire de la folie (1961) et Naissance de la clinique (1963) sont donnés en référence dans le
Supplément à la bibliographie de la nouvelle édition, en 1966, de La connaissance de la vie,
ce qui souligne l’importance que Canguilhem leur accordait.

materiali foucaultiani, a. VI, n. 11-12, gennaio-dicembre 2017, pp. 15-38.


16 Pierre Macherey

maître ». On peut donc dire que Canguilhem et Foucault se sont, au sens


fort du terme, reconnus, et même pour une part reconnus l’un dans l’autre
à travers le partage d’intérêts et de valeurs réflexives communes : est pas-
sée entre eux une relation intellectuelle forte dont on peut supposer qu’elle
a joué un rôle non négligeable dans le développement de leurs pensées
respectives.
Pourtant, cette reconnaissance était loin d’aller de soi, et même,
à première vue, elle n’aurait pas dû avoir lieu, en raison à la fois de la
différence des positions des protagonistes de cette relation à l’intérieur
du champ philosophique et de la distance passant entre certains des
présupposés intellectuels dont relevaient leurs démarches respectives2.
Canguilhem, en effet, était avant tout, dans la lignée d’Alain, un philosophe
du jugement, du devoir-être et du sujet qui en assume, comme il le disait,
les « exigences » en étant, autant qu’il le peut, « normatif  », alors que
Foucault, au moins au départ, se caractérisait par sa réserve à l’égard
d’une position subjectivante, tendanciellement humaniste, axée sur la
prise en considération privilégiée des figures de la conscience, ce dont la
conséquence était qu’une question comme celle du devoir-être, au sens
d’un impératif assumé de manière réfléchie, n’avait a priori guère pour lui
de sens, voire même n’en avait aucun. D’autre part, Canguilhem, figure
respectée de l’Université, sinon à proprement parler gardien du temple,
s’était fait connaître, en tant que professeur, inspecteur général, membre
ou président du jury de l’agrégation, par la rigueur de ses positions, qui

2
Dans le livre qu’il lui a consacré, F. Dagognet signale que « les amis de Georges
Canguilhem parfois s’interrogent – une interrogation qui confine à la condamnation –
sur l’estime, voir, selon certains l’indulgence, dans laquelle il a tenu les travaux de Michel
Foucault » (F. Dagognet, Georges Canguilhem philosophe de la vie, Paris, Les empêcheurs de
penser en rond, 1997, p. 15). Il poursuit en expliquant que cet étonnement, que, peut-
être, il a lui-même partagé à un degré ou à un autre, trouve sa justification dans une
interprétation unilatérale de la pensée de Canguilhem : le fil conducteur de son livre est
que cette pensée présente des « versants » contrastés, l’un tendanciellement conservateur,
qui l’éloignait de Foucault, l’autre tendanciellement contestataire, qui l’en rapprochait.
Dagognet remarque ensuite : « Hostile à la standardisation et à l’uniformisation des corps,
la thèse sur le normal et le pathologique anticipe les futures analyses de Michel Foucault ;
c’est pourquoi Georges Canguilhem sera inévitablement retenu par elles, tant il les a
devancées, même si, par la suite, il les intégrera à d’autres développements. » (ibid., p. 51)
On peut suivre Dagognet lorsqu’il avance que la relation entre Canguilhem et Foucault,
relation essentiellement complexe, associe proximité et éloignement, dans des conditions
telles que leur tension ne peut être directement résolue. Allons plus loin : c’est cette
tension qui rend leur relation féconde en pratique.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 17

avait pu faire interpréter celles-ci dans le sens d’un certain conformisme3,


alors que les rapports de Foucault avec les institutions de savoir ont été
dès le départ empreints de méfiance, ce qui leur a donné un caractère
difficile, voire même à l’occasion tumultueux. Pour résumer d’un mot
cette situation, Canguilhem, lecteur assidu de Renouvier, de Lachelier
et d’Hamelin, philosophes néo-kantiens réputés alors d’arrière-garde
auxquels on imagine difficilement que Foucault ait pu s’intéresser, était en
plein dans « le système », même s’il y détenait, de l’intérieur de celui-ci, une
position singulière, alors que Foucault, qui avait eu du mal à digérer son
échec à l’agrégation de philosophie lorsqu’il l’avait passée pour la première
fois, adoptait vis-à-vis de ce « système » l’attitude d’un contestataire, qui
consent tout au plus à en occuper certaines marges, ce qui a amené sa
carrière universitaire, si toutefois cette expression est approprié à son
cas, à suivre une trajectoire assez imprévisible et irrégulière, non moins
brillante pour autant.
Comment, dans ces conditions, Canguilhem et Foucault sont-ils
parvenus à s’entendre, tout en tenant ferme sur leurs positions respectives
que, chacun de son côté, ils assumaient avec la plus grande rigueur ? La

3
La plupart des réflexions et des interventions de Canguilhem au sujet de
l’enseignement de la philosophie dans les Lycées, enseignement auquel, en raison de son
parcours personnel, il était viscéralement attaché, sont marqués par ce conformisme.
Canguilhem était ouvert aux tentatives d’innovation pédagogique, mais, sur le fond, il
attribuait à l’enseignement de la philosophie, et au modèle proprement français de cet
enseignement qui confère à celui-ci une fonction sociale éminente, une valeur primordiale
qu’il n’était pas disposé à remettre en cause. Foucault portait sur le modèle français de
la classe de philosophie un regard nettement plus distancié, comme en témoignent ses
remarques à ce sujet dans un entretien paru en 1970 dans Le Nouvel Observateur intitulé
« Le piège de Vincennes », où le « jeu » du système d’enseignement français est résumé
de la façon suivante : « Aux élèves du primaire, la société donne le « lire-et-écrire »
(l’instruction) ; à ceux du technique elle donne des savoirs à la fois particuliers et utiles ;
à ceux du secondaire, qui doivent normalement entrer en faculté, elle donne des savoirs
généraux (la littérature, la science), mais en même temps la forme générale de pensée qui
permet de juger tout savoir, toute technique et la racine même de l’instruction. Elle leur
donne le droit et le devoir de « réfléchir » ; d’exercer leur liberté, mais dans l’ordre de
la seule pensée, d’exercer leur jugement, mais dans l’ordre seulement du libre examen »
(M. Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. II, p. 69). Était ainsi souligné le
caractère paradoxal du régime de la Société-École tel qu’il est pratiqué en France depuis
le XIXe siècle, sous des formes qui associent intégration et clivage, incorporation et
exclusion. Sans la condamner, car il était ouvert à l’esprit d’utopie, Canguilhem, de son
côté, considérait l’expérience menée dans le département de philosophie de Vincennes
avec une certaine perplexité.
18 Pierre Macherey

présente étude a pour fil conducteur l’hypothèse suivante : c’est autour de la


relation entre le normatif et le subjectif que s’est nouée la discussion entre
Canguilhem et Foucault. À la question « qu’est-ce qu’être sujet sous des
normes ? » ils ont répondu, l’un en raisonnant du sujet aux normes, donc en
posant que les vraies normes dont celles que des sujets mettent en œuvre
dynamiquement en « prenant parti »4 (Canguilhem), l’autre en raisonnant
des normes au sujet, donc en posant qu’il n’y a de sujets qu’assujettis à des
normes qui ont leurs sources ailleurs que dans une conscience instance de
jugement (Foucault). Nous allons voir que, en développant jusqu’à leurs
dernières conséquences ces deux options de sens apparemment inverse,
Foucault et Canguilhem ne s’en sont pas moins rapprochés et entendus,
dans un esprit de réelle connivence, sans que toutefois leurs positions
respectives en viennent exactement à se confondre.

Pour donner un contenu précis à l’alternative qui vient d’être esquissée,


voyons comment elle est intervenue dans le cadre de la discussion soulevée
par le concept d’épistémè. Dans « Mort de l’homme ou épuisement du
Cogito ? », Canguilhem signale : « Il n’y a pas aujourd’hui de philosophie
moins normative que celle de Foucault, plus étrangère à la distinction du
normal et du pathologique »5.
Cette remarque prend tout son relief lorsqu’on se souvient que, à
l’opposé, Canguilhem fait lui-même passer au premier plan dans son
travail la considération du normatif et traite la distinction du normal et
du pathologique comme cible principale de sa réflexion. En conséquence,
on ne s’étonne pas qu’il soulève dans la suite de son article la question
suivante, qui se présente à première vue comme une objection faite à

4
Dans un de ses tout premiers écrits, Canguilhem se réclame d’une « philosophie
du parti pris » (G. Canguilhem, « Fascisme et révolution » (1933), dans Œuvres complètes,
Paris, Vrin, 2013, p. 453). Trouve là sa justification philosophique son engagement dans
la Résistance, à la suite de Cavaillès, engagement qui répond lui-même à l’exigence d’être
« normatif  » et non soumis à des normes convenues, dont la formule « Travail, Famille,
Patrie » constitue l’expression caricaturale. En théorie comme en pratique, Canguilhem
accorde une valeur primordiale à l’esprit de « vigilance », au sens de ce que Alain avait
appelé les « Vigiles de l’esprit » : paradoxalement, c’est la mise en œuvre rigoureuse de
cet esprit de vigilance qui, au moment de la guerre, l’a éloigné d’Alain et du groupe des
alaniens (qui, eux, se sont rapprochés de Vichy).
5
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », Critique, n° 242,
1967, p. 612, reproduit dans « Les mots et les choses » de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-
1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 19

Foucault : « S’agissant d’un savoir théorique, est-il possible de le penser


dans la spécificité de son concept sans référence à quelque norme ? »6.
Penser un savoir théorique dans la spécificité de son concept, en
le réintégrant dans la dynamique propre à la connaissance scientifique
qui est une activité à part entière dont le déroulement est historique,
ce n’est pas en effet l’appréhender sur un plan de généralité, comme
un ordre théorique pur, indifférencié et neutre, dont le développement
univoque serait soumis à une loi objective de laquelle il tire son caractère
de nécessité, mais c’est suivre le cheminement effectif au cours duquel
se sont peu à peu élaborés, de manière imprévisible et irrégulière, les
concepts permettant de traiter de problèmes spécifiques, comme par
exemple celui du comportement réflexe, sujet de la thèse que Canguilhem
a préparée sous la direction de Bachelard7 : or, faire l’histoire d’un
concept, c’est recenser les choix qui ont été faits à tel ou tel moment
par tel ou tel savant qui, en en écartant d’autres, les a privilégiés, à l’essai
en quelque sorte ; et on ne voit pas comment ces choix auraient pu
être effectués en l’absence de normes, donc de principes d’évaluation,
assumés en toute responsabilité par ceux qui s’en réclament, qui en aient
fixé les orientations en réponse à des attentes d’ordre axiologique, et non
uniment logique. De fait, l’histoire des sciences pratiquée par Canguilhem,
qui est à la fois une histoire des problèmes et une histoire des concepts
qui permettent de formuler ces problèmes dans l’attente de leur solution
qui n’était nullement préfigurée dès le départ dans leur énoncé, est, non
un déroulement prédéterminé dans et par sa structure de départ, mais
une succession d’expériences et d’aventures théoriques menées par des
savants, authentiques sujets de savoir, qui, au fur et à mesure, et en se

6
Ibid., p. 267.
7
L’idée directrice de l’étude que Canguilhem a consacrée à La formation du concept
de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, PUF, 1955) est que, contrairement à ce qu’on
se figure généralement parce que l’on considère a priori que les choses auraient dû se
passer ainsi, le concept de réflexe n’est pas apparu dans le contexte d’une étude du
fonctionnement des organismes appuyée sur un présupposé mécaniste (Descartes),
mais au contraire dans un contexte vitaliste (Willis). On trouve là une application du
principe général selon lequel l’histoire des sciences, qui est une histoire au plein sens du
terme, ne peut être ramenée sur le plan d’une déduction rationnelle ne faisant aucune
place à des événements de pensée : elle n’est pas une histoire des théories et de leur
enchaînement, histoire dans laquelle il n’y a pas place pour de tels événements, mais une
histoire des concepts dont la formation est soumise à des aléas, ce qui la rend pour une
part imprévisible.
20 Pierre Macherey

rendant, à leurs risques et périls, normatifs, ont décidé de se diriger


dans tel ou tel sens et de tirer toutes les conséquences de ce choix. C’est
donc en pesant soigneusement ses mots que Canguilhem a intitulé la
conférence qu’il a prononcée en 1964 en commémoration du quatrième
centenaire de la naissance de Galilée : « La signification de l’œuvre et la
leçon de l’homme »8. Une chose est la signification de l’œuvre, c’est-à-dire
la valeur de vérité, donc le degré de scientificité, pouvant être attribués
aux thèses qu’elle véhicule ; une autre est la leçon de l’homme, c’est-à-
dire l’engagement de celui-ci dans un travail de pensée jalonné de prises
de parti, comme le rejet du géocentrisme. Canguilhem montre dans sa
conférence que, en s’engageant dans cette voie – un choix dont on sait
qu’il lui a coûté personnellement très cher –, Galilée, on peut l’affirmer
aujourd’hui, «  était dans le vrai  », sans que cela signifie à proprement
parler qu’il savait le vrai, car, de fait, il ne disposait pas de toutes les
preuves – celles-ci n’ont été fournies que dans la cadre de la mécanique
newtonienne – permettant d’établir le bien-fondé de ce choix, qui était,
au sens fort du terme, un choix, un pari en quelque sorte, résultant d’un
jugement effectué en attente de sa validation, donc pour voir : « Être dans
le vrai, cela ne signifie pas dire toujours le vrai. Et c’est ici que la leçon de
l’homme va venir éclairer la signification de l’œuvre »9.
De même que, être en bonne santé, ce n’est pas se trouver dans un
état stable dont la perpétuation serait à l’épreuve de tout risque10, être dans
le vrai, pour un savant, ce n’est pas se trouver sur un chemin conduisant
tout droit et en toute assurance à la vérité, ce qui nécessiterait que celle-ci
préexiste à sa manifestation ; mais c’est être normatif, en prenant le risque
de choix théoriques audacieux, faisant rupture, dont la pertinence n’est
pas d’emblée, donc automatiquement, garantie : se figurer qu’il pourrait
en être autrement, c’est concevoir le devenir de la connaissance comme le
développement d’un système de part en part rationnel dont les conditions
étaient fixées au départ, suivant un parcours conduisant nécessairement de

8
G. Canguilhem, « La signification de l’œuvre et la leçon de l’homme » (1964), dans
Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 2002, p. 37-50.
9
Ibid., p. 46.
10
Canguilhem en conclut qu’il n’est pas, comme on se le figure trop souvent,
« normal » d’être en bonne santé. Ce thème paradoxal est développé, tout à la fin de la
partie complémentaire rajoutée, vingt ans après, à l’étude sur Le normal et le pathologique,
dans les considérations consacrées à « la maladie de l’homme normal » (G. Canguilhem,
Le normal et le pathologique, op. cit., p. 216).
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 21

vérités et vérités, sans confrontation à des possibilités d’erreur et d’écart11.


En ce sens, Galilée était bien, à titre personnel, par son engagement
propre, le « sujet » authentique des interventions dont les résultats sont
consignés dans son œuvre. De manière comparable, dans l’histoire de la
biologie, domaine auquel Canguilhem a consacré une grande partie de ses
recherches, Claude Bernard ou Darwin, loin d’être noyés dans le cours
d’une logique inexorable de vérité à l’égard de laquelle ils n’eussent plus
disposé d’aucune marge d’initiative, ce qui ferait d’eux de simples jalons
de son déroulement, ont été de vrais inventeurs, des créateurs de concepts
(le milieu intérieur pour Claude Bernard, l’évolution des espèces pour
Darwin) dont la pertinence était destinée à être mise à l’épreuve, dans une

11
C’est ce qui conduit Foucault à affirmer, en conclusion de son texte « La vie :
l’expérience et la science » : « Cet historien des rationalités, lui-même si « rationaliste »,
est un philosophe de l’erreur ; je veux dire que c’est à partir de l’erreur qu’il pose les
problèmes philosophiques, disons plus exactement le problème de la vérité et de la
vie » (M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., t. IV, p. 775). Autrement dit, avec Canguilhem on
apprend à raisonner, non de la vérité, considérée comme un acquis, à l’erreur, considérée
comme une déviation par rapport à cet acquis, mais de l’erreur à la vérité, appréhendée
dynamiquement comme une cible à atteindre, sans garantie de succès. Ce renversement
de perspective résulte du passage d’une logique de la loi, s’appliquant à ce qui est, à une
logique de la norme, orientée dans le sens de ce qui doit ou peut être, avec la marge
d’incertitude signalée par la locution « peut-être » : le possible est à la fois, selon la
définition qu’en donne Aristote, ce qui est et n’est pas, entre présence et absence. « Une
norme tire son sens, sa fonction et sa valeur du fait de l’existence en dehors d’elle de
ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert. Le normal n’est pas un concept statique
ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique » (G. Canguilhem, Le normal et
le pathologique, op. cit., 2e partie, « Vingt ans après », p. 176). Ce passage est commenté
par Foucault de la façon suivante : « La norme ne se définit pas du tout comme une loi
naturelle mais par le rôle d’exigence et de coercition qu’elle est capable d’exercer par
rapport aux domaines auxquels elle s’applique. La norme est porteuse par conséquent,
d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un
principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir
se trouve fondé et légitimé » (M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-
1975, Paris, Seuil-Gallimard, 1999, p. 46, leçon du 15 janvier 1975). « Une prétention de
pouvoir », « un certain exercice du pouvoir » : « pouvoir », corrélé à l’intervention de la
norme et non à celle de la loi, doit alors s’entendre de manière polémique, en opposition
à ce qui est, au sens de l’ontologie et de la conception de la rationalité qui en dérive (celle
qui définit la vérité comme « adaequatio rei et intellectus »). Ce pouvoir-là, celui qui s’adosse
à l’exigence et à la coercition portées par la norme, ne consiste pas en une domination
imposée au nom du fait établi, mais dans le mouvement en vue d’un changement d’état,
donc d’un « peut être » ou d’un « peut-être ». Tout comme celui de norme, le concept de
pouvoir est « dynamique et polémique ».
22 Pierre Macherey

ambiance forcément polémique de devoir-être. C’est pourquoi l’histoire


des sciences telle que Canguilhem la pratique est, au sens fort du terme,
une histoire de savants qui se sont confrontés, avec les moyens dont ils
disposaient, et par rectifications successives, au débat du vrai et du faux,
sans savoir exactement au départ où ils allaient, sauf à réinsérer fictivement
leurs démarches dans le mouvement rétrograde du vrai.
Chez Foucault, à première vue, les choses se présentent de manière
toute différente : on s’en doute d’emblée, sa réflexion va contourner aussi
bien des problèmes concernant « la signification d’une œuvre » que ceux
concernant « la leçon d’un homme ». Lorsqu’il a eu intervenir à l’Institut
d’histoire des sciences à l’occasion des Journées d’étude organisées en
1969 pour le bicentenaire de la naissance de Cuvier par Canguilhem12, il en
a, dans le cadre du débat assez tendu qui a suivi son exposé, généralisé les
enjeux de la façon suivante :

12
Dans l’Introduction, signée du nom de Canguilhem, à la présentation de l’ensemble
des interventions présentées au cours de ces journées d’études, il est précisé, au sujet
des discussions menées dans le cadre du groupe d’étude qu’il animait personnellement
au cours desquelles ces journées avaient été préparées : « Il s’agissait de soumettre à
l’épreuve d’un examen critique la thèse brillamment soutenue par M. Michel Foucault
dans son ouvrage Les mots et les choses » (G. Canguilhem, « Présentation », Revue d’histoire des
sciences, t. XXIII, n° 1, janvier-mars 1970, p. 7). De fait, au cours de ces journées, la thèse
paradoxale, iconoclaste, soutenue par Foucault selon laquelle Darwin est finalement plus
proche de Cuvier, en dépit du « fixisme » professé par ce dernier, que de transformistes
comme Lamarck, héritier intellectuel de Jussieu, et par son intermédiaire défenseur de
la théorie de l’échelle des êtres, théorie qui constituait l’obstacle principal à la formation
du concept d’évolution des espèces, a été discutée par des chercheurs dont la plupart
étaient proches de Canguilhem. Celui-ci, pour sa part, avait déjà expliqué, dans « Mort
de l’homme ou épuisement du cogito ? » paru deux ans plus tôt que, le point de vue de
Foucault, tout en étant sujet à discussion, lui paraissait parfaitement défendable : « Même
si l’on ne pense pas que Foucault a raison sur ce point – et nous pensons personnellement
qu’il a raison – est-ce une raison suffisante pour l’accuser d’avoir envoyé promener
l’Histoire ? » (G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit.,
p. 260). En somme, Canguilhem estime que, en l’occurrence, Foucault est dans le vrai,
même s’il est impossible d’affirmer en toute certitude que ce qu’il dit est vrai, ce qui ouvre
un champ au débat. Non sans malice, Canguilhem renvoie ainsi Foucault à sa propre
normativité de sujet de savoir. On peut aussi remarquer que le retournement opéré dans
ce cas précis par Foucault, qui revient à interpréter le rapport de Cuvier à Darwin, non
dans un sens dépréciatif, en soutenant que le fixisme de Cuvier a constitué un obstacle à la
formation de la théorie de l’évolution, mais dans un sens positif, n’est pas sans présenter
formellement une analogie avec la réhabilitation du vitalisme effectuée par Canguilhem
quelques années plus tôt dans le cadre de ses recherches sur le concept de réflexe.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 23

Quand il s’agit d’étudier des nappes discursives, ou des champs


épistémologiques qui comprennent une pluralité de concepts et de théories
(pluralité simultanée ou successive), il est évident que l’attribution à l’individu
devient pratiquement impossible. De même, l’analyse de ces transformations peut
difficilement être référée à un individu précis. […] De sorte que la description que
j’essaie de faire devrait se passer au fond de toute référence à une individualité,
ou plutôt, reprendre de fond en comble le problème de l’auteur. […] Car mon
problème est de repérer la transformation. Autrement dit, l’auteur n’existe pas13.

Dans la suite de son intervention, Foucault va même jusqu’à se


reprocher d’avoir, dans Les mots et les choses, mis en avant la référence à des
noms propres comme ceux de Cuvier, de Bopp ou de Ricardo, alors que le
processus de « transformation » qu’il cherchait à mettre en évidence, sur le
fond duquel l’idée de « sciences humaines » était apparue, se déroulait sur
un plan où n’interviennent ni les auteurs ni les œuvres.
Canguilhem assistait à cette discussion, dans laquelle, à l’exception
d’une brève remarque consacrée à la thématique de l’échelle des êtres, il
n’est pas intervenu14. Il serait difficile de reconstituer le fil des pensées
qui ont dû se succéder dans son esprit à l’écoute des propos qui viennent
d’être reproduits, que, sans doute par tactique davantage que par embarras,
il s’est abstenu de commenter. Mais les personnes qui avaient assisté à
ces débats, et les lecteurs contemporains de leurs comptes-rendus qui
ont été publiés et conservés, n’ont pu et ne peuvent qu’être frappés par
le contraste entre les positions défendues, d’une part par Foucault, pour
qui, reprenons ses termes, « l’auteur n’existe pas », et d’autre part par

13
M. Foucault, « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie » (1969), dans
Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 60. Ces propos, tenus publiquement en 1969, recoupent et
résument les thèses développées la même année dans la conférence « Qu’est-ce qu’un
auteur ? » et dans l’ouvrage L’archéologie du savoir, paru également en 1969.
14
L’essentiel de sa participation aux débats auxquels les journées d’études ont
donné lieu avait suivi l’exposé de Francis Courtes, « Georges Cuvier ou l’origine de la
négation » ; cet exposé extraordinairement brillant, sans citer Foucault, allait dans le sens
de sa démarche, dans la mesure où, à l’opposé de la vulgate qui rangeait Cuvier dans le
camp des traditionalistes conservateurs obstinément tournés vers le passé, il assignait à
celui-ci un rôle créatif dans l’histoire des idées sur la vie et sur l’organisme, du fait d’y
avoir introduit de façon novatrice le principe de la négativité, dans un sens quasi hégélien.
Lorsque Foucault a pris la parole, tout à la fin des Journées qui se sont achevées avec
son intervention, Canguilhem, dont tout le monde savait qu’il était sur le fond d’accord
avec lui, est resté silencieux, sans doute pour ne pas faire peser sur le débat son autorité
personnelle que personne n’aurait osé discuter.
24 Pierre Macherey

Canguilhem, attentif à la fois, dans l’ensemble de ses démarches en tant


qu’historien des sciences, à « la signification de l’œuvre » et à « la leçon de
l’homme » : et ce contraste rend d’autant plus perplexe que, la chose est
avérée, sur les points précis qui étaient alors en discussion, Canguilhem se
rangeait du côté de Foucault contre ses objecteurs et détracteurs, ce qui ne
pouvait que troubler, voire même scandaliser certaines des personnes qui
travaillaient avec lui à l’Institut d’histoire des sciences, qui ne comprenaient
pas son « indulgence »15 à l’égard de thèses qui, sur le fond, contrevenaient
à l’esprit de ses propres démarches, ou du moins le paraissaient.

Pour débrouiller cette énigme, il est opportun de revenir sur le


diagnostic porté par Canguilhem dans son article « Mort de l’homme
ou épuisement du cogito ? » au sujet du concept d’épistémè, diagnostic
favorable dans l’ensemble, ce qui n’empêche pas cependant que soit
ouverte une discussion au sujet de certains aspects de cette notion
présentant des difficultés ou des obscurités. Ce qui, dans ce concept,
intéresse principalement Canguilhem, c’est qu’il introduit dans l’analyse
historique ce qu’il appelle d’un terme qui revient à plusieurs reprises dans
son texte un principe d’« éversion » : par là il faut entendre le retournement
du regard qui permet de dégager le devenir des connaissances scientifiques
à la fois, sur le plan de son interprétation, du régime des idées reçues,
donc de l’opinion, et, sur le plan de son déroulement réel, du présupposé
logiciste selon lequel la science progresserait, en vertu de son propre
élan rationnel interne, d’acquis en acquis, sans possibilité de dérivation
ou de retour en arrière. Mais, ceci étant admis, est soulevée la question :
« L’épistémè, raison d’être d’un programme d’éversion de l’histoire, est-
elle, ou non, plus qu’un être de raison ? »16.
En envisageant que l’épistémè puisse n’être qu’un être de raison,
Canguilhem soumet cette notion à un examen critique qui n’est pas
sans présenter une certaine analogie avec celui que, dans la Dialectique
transcendantale de la Critique de la raison pure, Kant fait subir aux « idées »
de la raison, forcément idéales et tendanciellement idéalistes, le Moi,
le Monde et Dieu. Assigner à ces idées un contenu objectif dont une
discipline spéciale, la métaphysique, assurerait le traitement sous la forme

15
C’est le terme employé par Dagognet lorsqu’il fait état des réticences de
l’entourage de Canguilhem à l’égard de l’accueil favorable qu’il accordait aux propositions
renversantes de Foucault.
16
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 262.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 25

d’une connaissance soumise à l’épreuve de la vérité, c’est, selon Kant, aller


plus loin que ne le permettent les capacités imparties à la raison, et, à
terme, c’est légiférer dans le vide. Ne peut-on se demander, de même, si la
notion d’épistémè ne répond objectivement à aucun contenu assignable,
ce qui invalide la tentation d’en faire l’objet d’une science à part entière
baptisée « épistémologie » ? Mais, en soulevant cette interrogation, il ne
faut pas oublier que les idées de la raison, une fois que leur a été dénié
un caractère objectif, n’ont pas, au point de vue même de Kant, perdu
toute sorte de légitimité, sous la condition qu’un statut différent leur soit
attribué : si elles n’ont pas le pouvoir de légiférer, ces idées n’en exercent
pas moins ce que Kant appelle une fonction régulatrice qui, sans qu’elles se
rapportent directement à des contenus réels, les fait jouer sur le mode du
« comme si », donc à titre virtuel, au titre de possibilités prises en compte
pour elles-mêmes17. Dans le même sens, lorsqu’il suggère que l’épistémè
pourrait n’avoir d’autre réalité que celle d’un être de raison, Canguilhem,
loin de considérer que cette notion doive être écartée, incite à reconsidérer
son mode de fonctionnement, c’est-à-dire l’usage qu’on peut en faire dans
le cadre imparti à ce que Foucault appelle une « archéologie du savoir ».
C’est donc précisément l’idée selon laquelle l’épistémè pourrait avoir
un contenu « objectif  » qui est remise en question par Canguilhem. Après
avoir avancé l’hypothèse que celle-ci pourrait être tout au plus un être de
raison, il en tire la conséquence suivante : « Une science est un objet pour
l’histoire des sciences, pour la philosophie des sciences. Paradoxalement,
l’épistémè n’est pas un objet pour l’épistémologie »18.
Cela veut-il dire que, pour l’épistémologie, c’est-à-dire, en reprenant la
terminologie employée par Foucault, pour l’archéologie, elle est autre chose

17
Si la raison n’a pas le droit d’affirmer que le Moi, le Monde et Dieu « existent »
conformément aux données habituelles de l’expérience, rien ne l’empêche d’employer ces
idées à titre purement indicatif, en les traitant comme des hypothèses à certains égards
raisonnables. Non seulement, rien ne l’en empêche, mais elle a besoin de le faire, car, en
l’absence de ces hypothèses, une synthèse des connaissances élaborées par ailleurs par
l’entendement en rapport avec les données de la sensibilité, resterait indéfiniment différée.
Autrement dit, la thèse selon laquelle la métaphysique est une science exacte étant écartée,
demeure ouverte la possibilité de l’employer au titre d’une fiction : allant plus loin dans
ce sens, on pourrait se demander si la fonction régulatrice des idées de la raison n’est pas,
chez Kant, apparentée au schématisme de l’imagination. Poincaré s’inscrit dans le sillage
de cette manière de voir lorsqu’il présente les concepts scientifiques comme des fictions
opératoires, dont la validité est mise à l’épreuve de leur fonctionnement.
18
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 262.
26 Pierre Macherey

d’un objet ? Or, si on examine attentivement la manière dont procède la


démarche archéologique qui tend à mettre en évidence, sous le devenir réel
des sciences, de leurs concepts et de leurs problèmes, des invariants, on
constate que ceux-ci sont appréhendés selon la modalité, non du réel, mais
du possible. En effet, à quoi l’épistémè a-t-elle directement affaire ? Non
pas directement à des savoirs constitués mais aux conditions de possibilité
de ces savoirs, au sens où Kant parle du « transcendantal » qui se tient
en arrière de toute connaissance réelle, ce dont il ne faut pas se hâter de
conclure qu’il pourrait lui-même donner son objet à une connaissance
réelle : le transcendantal n’est pas un autre réel qui se tiendrait en deçà
du réel et remplirait à son égard le rôle d’un fondement métaphysique ;
mais il représente, à même la trame du réel, ce qui constitue en elle la
part du possible, du virtuel, du tendanciel. C’est la raison pour laquelle
l’archéologue a affaire non à des choses mais à des discours sur les choses :
il prend acte du fait que les conditions de possibilité d’un savoir ne sont
pas données directement dans le réel auquel ce savoir se rapporte, mais
tiennent à la forme discursive selon laquelle ce savoir est construit, ou plutôt
peut être construit, c’est-à-dire a à être construit au titre d’une virtualité qui
demeure à accomplir, dans le contexte d’une activité ou d’une pratique de
connaissance effective qui, n’étant pas l’affaire de l’archéologue, intéresse
spécifiquement, de manière tout à fait légitime, l’historien des sciences.
Si l’on voit les choses sous cet angle, les démarches de l’historien des
sciences qu’est Canguilhem et de l’archéologue qu’est Foucault ne sont
nullement alternatives et exclusives l’une de l’autre, parce qu’elles se tiennent
sur des plans différents : l’une a affaire à du réel, et plus précisément à du
réel en train de se faire ; et l’autre s’occupe de possibles, qui se présentent
sous forme de nappes étales, indifférenciées, indifférentes à la distinction
du vrai et du faux. Tout de suite avant de faire état du caractère non
normatif de l’entreprise archéologique de Foucault, Canguilhem indique :

Le concept d’épistémè est celui d’un humus sur quoi ne peuvent pousser
que certaines formes d’organisation du discours, sans que la confrontation avec
d’autres formes puisse relever d’un jugement d’appréciation19.

Ce sur quoi ne peuvent pousser que certaines formes d’organisation


du discours, cet « humus » ou terrain de formation qu’est l’épistémè, n’est
pas lui-même un discours déjà organisé selon certaines formes : si ces

19
Ibid., p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 27

formes peuvent pousser sur lui, ce n’est pas titre de germes préformés
ou de représentations toutes faites, mais c’est parce qu’il en offre la
possibilité, dans l’attente que celle-ci soit réalisée ce qui ne relève pas
de sa propre détermination. Les formes en question, il reste donc à les
faire pousser, à les cultiver, suivant des processus qui regardent, non
l’archéologue, mais l’historien des sciences : ce dernier est ainsi conduit
à tourner prioritairement son regard vers les choix effectués par les
savants suite à des évaluations qui ont orienté leurs prises de parti dans
un certain sens plutôt que dans un autre, et dont les conséquences sont
soumises à l’épreuve de la vérification, qui différencie le vrai et le faux,
autrement dit, pour reprendre la terminologie employée par Bachelard,
fait le partage entre science périmée et science sanctionnée, ce qui n’est pas
de la compétence de l’archéologue.
L’archéologue, qui traite de transcendantaux et non des figures réelles
émergées de leur mise en œuvre, ne s’intéresse pas à la distinction du
vrai et du faux, parce que, au niveau auquel se situe sa démarche, cette
distinction n’a pas une valeur probante. Dans une intervention faite par
Foucault, dans le cadre des Journées d’études sur Cuvier, à la suite de
l’intervention de Dagognet qui avait précédé immédiatement la sienne, est
présentée cette réflexion à première vue surprenante, « éversante » aurait
pu dire Canguilhem :

Il faut distinguer, dans l’épaisseur d’un discours scientifique, ce qui est de


l’ordre de l’affirmation scientifique vraie ou fausse et ce qui serait de l’ordre de la
transformation épistémologique. Que certaines transformations épistémologiques
passent par, prennent corps dans un ensemble de propositions scientifiquement
fausses, cela me paraît être une constatation historique parfaitement possible et
nécessaire20.

Autrement dit, que Cuvier ait eu éventuellement tout faux sur le plan
de sa production scientifique propre21 ne remet nullement en question

20
M. Foucault, « (Discussion) », dans Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 29.
21
Ce soupçon avait donné son fil conducteur à l’exposé de Dagognet qui, en le
nourrissant, estimait peut-être que cela constituait une objection valable à la démarche de
Foucault. Mais ce dernier, dans son intervention, a complètement retourné (« éverti ») cette
objection, en en faisant un argument supplémentaire à l’appui de sa thèse. Canguilhem
a dû beaucoup s’amuser en assistant à cet échange, dans lequel on pourrait voir une
illustration de la fable de l’arroseur arrosé. Que Cuvier ait pu éventuellement se tromper
n’affecte en rien le rôle qui lui est reconnu par l’archéologie.
28 Pierre Macherey

la place que lui assigne l’archéologue sur le plan, non de la formation de


connaissances réelles, appelées à être soumises à l’épreuve du vrai et du
faux, mais du processus de « transformation » qui donne à cette formation
ses conditions de possibilité, rien de plus.
Pour mieux comprendre la portée de ce raisonnement, il n’est pas
aberrant se servir d’un paradigme repris à la géographie. À de nombreuses
occasions, en particulier dans l’entretien paru en 1976 dans la revue
Hérodote22, Foucault a expliqué qu’il se sentait davantage géographe,
préoccupé par des problèmes de mise en espace, qu’historien, intéressé à des
évolutions temporelles. De son côté, Canguilhem s’était très tôt intéressé
aux recherches en « géographie humaine » menées par l’école de Vidal
de La Blache et de de Martonne, en opposition à la tradition germanique
de géographie physique inspirée par Ratzel et ses successeurs : il en avait
intégré les résultats à sa réflexion personnelle qui, rejetant la vulgate
ontologisante, fait passer au premier plan la considération de l’axiologique.
Comme on va le voir, ce débat entre géographes peut éclairer la discussion
précédente au sujet de l’épistémè. Au point de vue des géographes de
l’école allemande, les populations sont étroitement dépendantes du sol
qu’elles occupent et auquel elles sont une fois pour toutes attachées ou
adaptées, et en quelque sorte rivées : dans cette perspective, la géographie
explique l’histoire qui n’en est qu’un avatar. En introduisant le concept
polémique de « géographie humaine », les chercheurs de l’école française
inspirés par Vidal de La Blache dénonçaient implicitement le caractère
« inhumain » de cette explication qui soumet entièrement les activités
humaines à un déterminisme physique auquel elles ne peuvent se
soustraire, et leur refuse en conséquence la capacité d’innover, de créer,
en transformant leur milieu d’existence ; or ce dernier, s’il leur offre un
ensemble de possibilités, ne préjuge cependant pas des choix pratiques
indispensables pour que ces possibilités, du moins certaines d’entre elles,
soient effectivement réalisées ou exploitées, ce qui relève de leur initiative.
Une chose est alors le milieu ambiant, espace neutre occupé par des réalités
naturelles qui, étant simplement là au titre de données physiques, ne sont
pas valorisées dans un sens ou dans un autre, dans la mesure où elles
n’offrent pas de perspectives de choix tout tracés ; une autre est le milieu
occupé et exploité en pratique par des populations qui, en particulier grâce

22
M. Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », dans Dits et écrits,
op. cit., t. III, p. 28 sq. Voir aussi M. Foucault, « Des questions de Michel Foucault à
Hérodote », dans ibid., p. 94-95.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 29

aux moyens artificiels fournis par la technique, aménagent cet espace à des
fins d’utilité, des fins qui n’étaient pas inscrites d’emblée dans la nature
des choses, mais qu’il relevait de leur responsabilité de les y introduire23.
Cette analyse élargie, au-delà de l’humain et des formes proprement
techniques que prend son activité, au vivant considéré en général recoupe
la distinction faite, en éthologie, par Uexküll entre Umgebung et Umwelt : le
premier constitue un environnement naturel de fait, objectif, comme tel
indifférent aux pratiques effectives qui s’y déroulent sous la responsabilité
des sujets qui les accomplissent, alors que le second est un monde de
signaux et de significations, informé par les besoins et les tendances de
ses habitants qui se le sont adaptés en vue d’y mener leur vie propre24
davantage qu’ils ne se sont adaptés à lui.
Lorsque Foucault introduit la notion d’archéologie, qui fait référence
à un soubassement se tenant en deçà de ce qui est édifié au-dessus de lui,
il cible l’attention sur l’environnement global donnant un lieu d’accueil à
des activités de connaissance qui peuvent apparaître à l’intérieur de ce cadre,
sans que leur apparition obéisse à un principe de détermination soumis
à la loi objective des choses. Autrement dit, ce qu’il appelle l’épistémè
d’une époque n’est pas l’ensemble des connaissances, déjà préformées,
qui pourront être élaborées à cette époque : elle représente uniquement leur
transcendantal, cet « être de raison » que constituent en fin de compte leurs
conditions de possibilité. L’archéologue remonte jusqu’à ce cadre, humus
sur lequel il reste à faire pousser réellement ces formations cognitives que
sont les sciences proprement dites au sujet desquelles des questions comme
celle de « la signification de l’œuvre » et celle de « la leçon de l’homme »
méritent d’être soulevées. On comprend alors que, l’archéologie ayant mis
entre parenthèses la considération de la normativité et de la subjectivité,

23
Lucien Febvre, dans son ouvrage sur La terre et l’évolution de l’humanité (Introduction
géographique à l’histoire), paru en 1922 aux éditions Albin Michel dans la collection
« L’évolution de l’humanité », s’est servi de l’expression « possibilisme », en alternative
à « déterminisme », pour désigner l’orientation nouvelle communiquée par Vidal de La
Blache aux recherches des géographes.
24
Telle la femelle de tique fécondée qui, s’étant accrochée à une branche d’arbre,
n’est sensible, dans ce qui l’entoure, qu’à une certaine odeur de beurre rance qui lui
signale le passage, au pied de l’arbre, d’un mammifère à sang chaud sur lequel elle se laisse
tomber pour pénétrer son épiderme et y pondre ses œufs, après quoi, son destin de tique
étant accompli, il ne lui reste plus qu’à mourir : le monde extérieur, pour elle, se réduit
à cette odeur ; considéré dans sa globalité, il n’est, dans la perspective qui est la sienne,
qu’un « être de raison » privé d’objectivité, et comme tel irreprésentable.
30 Pierre Macherey

l’histoire des sciences puisse, sur les bases ainsi dégagées, réintroduire
cette considération, en vue de montrer comment, de l’humus primordial,
sont effectivement sorties telles ou telles connaissances réelles, au long de
processus qui n’étaient pas entièrement préfigurés dans leurs conditions
de départ, des conditions qu’il faut se garder d’assimiler à un fondement,
que celui-ci soi logique ou archéologique. Dès lors, entre la démarche de
Foucault et celle de Canguilhem, il n’y a plus contradiction : mais elles
apparaissent comme complémentaires l’une de l’autre.
Cette complémentarité est rendue possible par le fait que l’archéologie
ne se ramène pas à la mise au jour d’un système premier de connaissances,
connaissances d’avant la connaissance, dont les savants n’auraient ensuite
qu’à effectuer graduellement le développement. Si un tel système existait,
il serait d’emblée structuré et ordonné selon des normes destinées à être
appliquées de manière conforme ou non conforme. Or l’épistémè, telle
que la vise la démarche de Foucault, se présente tout différemment :
neutre axiologiquement, en ce sens qu’elle n’est pas soumise à des critères
permettant d’éprouver sa valeur propre de vérité, elle offre seulement
un champ à la recherche de vérités qui ne sont pas préfigurées en lui.
L’épistémè rend possible l’épreuve de la vérité, mais elle n’est pas soumise
à cette épreuve, qui en conséquence présente un caractère, non pas absolu,
mais relatif  : il n’y a en effet de vérité que relativement à un contexte
épistémique donné, contexte par rapport auquel il y a ou il peut y avoir de
la vérité, sans qu’il y ait lieu d’interroger ce contexte sur sa valeur propre de
vérité. Dans « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Canguilhem
soulève au passage la question de savoir si ce relativisme – mais il serait peut-
être préférable de parler d’un relationnisme, qui débouche sur une mise en
réseau de la question de la vérité – n’aurait pas à voir avec celui qui donne
son inspiration à la démarche culturaliste sous la forme que lui ont donnée
les sociologues et anthropologues américains. Cette démarche débouche
sur la révélation d’invariants, comme par exemple la « personnalité de
base », qui permet de mesurer le degré d’intégration des individus à la
totalité sociale dont elle constitue le paradigme identificatoire. De même,
semble-t-il si on prend au sérieux ce rapprochement, le travail de la
connaissance, vu au point de vue de l’archéologue, se déroulerait sur fond
d’une « épistémè de base » constituant, écrit Canguilhem, « son système
universel de référence à telle époque, dont la différence est le seul rapport
avec celui qui lui succède »25 : cet universel de référence, n’étant universel que
25
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 31

pour son époque, est donc supposé avoir valeur en soi indépendamment
d’une possibilité d’évaluation le faisant sortir de ses limites propres. Mais
cette hypothèse, aussitôt soulevée, doit être écartée. En effet, il y a une
différence essentielle entre l’épistémè et ce que le culturalisme américain
range sous la catégorie de personnalité de base. Sous cette dernière catégorie
se trouve un paradigme qui, sans avoir lui-même à être normé d’après des
critères d’évaluation excédant sa nature propre, norme les comportements
particuliers des individus auxquels il se rapporte dans un cadre culturel
donné : neutre axiologiquement si on le considère en lui-même, il n’en est
pas moins, sur le plan de son usage, clivant, générateur de conformisme,
donc non neutre, ce à quoi le destine sa nature même de paradigme ; selon
les termes employés par Canguilhem, il représente « le concept à la fois
d’une donnée et d’une norme qu’une totalité sociale impose à se parties
pour les juger, pour définir la normalité et la déviance »26. Or l’épistémè, qui
offre un champ, c’est-à-dire un ensemble de disponibilités indispensables
aux opérations effectives de la connaissance, ne légifère pas sur l’usage
de ces disponibilités, et en conséquence ne fournit pas aux opérations
que, en leur donnant des conditions nécessaires mais non suffisantes, elle
rend possibles des modèles standards permettant d’en discriminer les
résultats : la neutralité axiologique propre à ce champ s’étend à l’ensemble
des opérations auxquelles il donne lieu, c’est-à-dire qu’il n’impose pas à
celles-ci des normes de vérité préconstituées, indépendantes de leur mise
en œuvre effective. Sur l’humus de ce champ, pousse, non pas du normal
apprécié comme tel en rapport à des patterns donnés ne varietur, mais du
normatif, c’est-à-dire un travail prospectif d’invention dont les savants ont
personnellement la responsabilité, ce qui les conduit à l’occasion à « être
dans le vrai », ou plutôt à s’y mettre, à leurs risques et à leurs frais, alors
même qu’ils ne savent pas et ne peuvent pas savoir le vrai. Par là même est
renouée une relation entre épistémè et position de sujet : s’il n’y a pas de
sujet fondateur qui se tiendrait en arrière de l’épistémè – et en sens elle est
bien sans sujet –, il y a place en avant d’elle pour l’action effective de sujets
producteurs de concepts et travailleurs de la preuve, action à laquelle elle
fournit, non des modèles préfabriqués, mais des disponibilités. Le sujet n’a
pas été supprimé, mais il a changé de place, et du même coup de nature27.

26
Ibid.
27
C’est ce qui amène Foucault, tout à la fin de son texte « La vie : l’expérience et la
science », à soulever la question : « Est-ce que toute la théorie du sujet ne doit pas être
reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde,
32 Pierre Macherey

On peut donc avancer que, même durant la période où il avait


écarté de ses préoccupations la considération d’un sujet des normes, non
seulement assujetti à des normes, mais créateur de normes, et comme tel
enclin à ce qu’il appellera plus tard « souci de soi », Foucault n’a nullement
invalidé la question du sujet mais il a préparé une toute nouvelle manière
de l’aborder, qu’il mettra en œuvre durant la période ultérieure où cette
question du sujet reviendra, prise pour elle-même, au premier plan de son
attention. Pour caractériser ce nouvel abord, on peut reprendre la formule
dont se servait Canguilhem dans l’intitulé de son article, « épuisement
du cogito  », qui ne signifie pas, comme des lecteurs trop pressés se le
sont figurés, la disparition du sujet, ni même, en prenant cette formule au
pied de la lettre, la « mort de l’homme ». Lorsque Foucault explique que,
sur le plan propre de l’archéologie, l’homme n’occupe, au titre d’objet de
connaissance, que la position d’une formation dérivée, destinée, le moment
venu, à s’effacer comme une figure tracée sur le sable que la marée est
venue recouvrir, il s’en prend au genre de spéculation que Althusser, en se
servant de références et de moyens différents, rangeait sous la catégorie
d’« humanisme théorique »28 : mais, en remettant à sa place ce genre
de spéculation qui, dit-il, a fait son temps, il libère le champ où pourra
apparaître un notion d’un type complètement différent, dont il emprunte à
Nietzsche la caractérisation, sous l’appellation du « surhomme ». Or, qu’est-
ce que le surhomme ? C’est le type de sujet qui doit sortir de « l’épuisement
du cogito », donc un sujet qui a cessé d’être substantiel, res cogitans, et
ne remplit plus le rôle d’un fondement théorique, mais est devenu sujet
pratique, sujet de ses activités, au premier rang desquelles celle par laquelle

s’enracine dans les « erreurs » de la vie ? » (M. Foucault, « La vie : l’expérience et la
science », art. cit., p. 776). Dès lors, le partage entre « une philosophie de l’expérience,
du sens, du sujet » et « une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept »
mentionné par Foucault dans l’introduction de son texte (ibid., p. 764) cesse d’avoir
une valeur explicative : une conception de la connaissance et de son histoire comme
celle de Canguilhem, qui fait passer au premier plan la vie des concepts, loin d’évacuer
définitivement la référence au sujet, conduit à repenser le statut de cette référence, donc
à assigner une nouvelle position au sujet.
28
Par « humanisme théorique », il faut entendre la spéculation ordonnée à la
représentation d’une « essence humaine » dont la réalité serait donnée dans l’absolu,
au titre d’une « nature » à part entière, traitée, pour reprendre les termes employés par
Spinoza « tanquam imperium in imperio ». C’est de cette représentation, encore dominante
chez Feuerbach, que Marx a dû se détacher pour élaborer son matérialisme historique.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 33

il se fait lui-même, ou fait de soi son œuvre propre, à l’épreuve des valeurs
dont il a fait, à ses risques et périls, non pas tout seul mais avec d’autres, et
éventuellement en conflit avec eux, le choix.
Canguilhem était lui aussi un lecteur de Nietzsche, et sa conception
de la normativité du sujet rejoint, par d’autres voies que celles suivies par
Foucault, celle d’un sujet pratique, soumis à l’exigence du devoir être tout
simplement parce qu’il n’est pas déjà tout fait à la manière d’une chose :
mais il a à être, il doit se faire, par sa propre activité créatrice, qui n’est
en rien soumise à un déterminisme naturel, même si ce déterminisme
lui offre le fond sur lequel il lui reste à se tracer sous sa responsabilité
son chemin propre. Au moment où il préparait sa thèse de médecine,
qui a ensuite constitué le corps principal de l’ouvrage sur Le normal et le
pathologique, Canguilhem s’était intéressé aux philosophes néo-kantiens
de l’école de Heidelberg29 ; dans son esprit, leur manière singulière de
raisonner avait recoupé les enseignements qu’il avait tirés de Renouvier
et d’Hamelin, et qui allaient dans le sens de ce qu’on peut appeler un
« possibilisme »30, relevant d’un point de vue axiologique, en alternative à
un « déterminisme », relevant d’un point de vue ontologique, c’est-à-dire
d’une philosophie de choses31. Que l’homme, comme d’ailleurs l’ensemble
des êtres vivants, évolue dans un monde rempli de choses qui peuvent

29
Windelband et Rickert, principaux représentants de cette école, effectuent une
relecture originale du kantisme, qui le ramène, sur le fond, à une philosophie du jugement
et des valeurs au point de vue de laquelle la considération du « devoir-être » (Sollen) a
priorité sur celle de l’être (Sein). Par exemple, une représentation vraie est celle qui doit
être pensée, une action bonne est celle qui doit être accomplie, une chose belle est celle
qui doit plaire, etc., au sens où « doit être » ne renvoie pas à un obligation, ou au jeu d’un
automatisme, mais représente un possible qui, une fois valorisé, demeure à faire passer
dans les faits : cette mise en œuvre relève, selon ces penseurs, non de la responsabilité
de sujets personnels mais de la culture historique d’une époque et d’un lieu donnés
considérée, non comme un système contraignant, mais comme un ensemble en train
de se mettre en place, de s’ordonner, de s’orienter selon ses tendances propres. Dans
la thèse de médecine de 1943, Canguilhem cite au passage une formule du philosophe
autrichien Reininger, extraite de son ouvrage Wertphilosophie und Ethik (1939), qui résume
cette orientation de pensée : « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild » (G. Canguilhem,
Le normal et le pathologique, op. cit., p. 117). Canguilhem adorait ce genre de formule-choc.
30
Rappelons que cette expression est celle dont se sert Lucien Febvre pour
caractériser l’orientation propre aux recherches en « géographie humaine ».
31
Renouvier se servait de l’expression « philosophie de choses » pour caractériser la
manière de penser propre à Spinoza.
34 Pierre Macherey

indifféremment32 lui être utiles ou lui nuire, on ne peut le nier : mais cela
n’autorise pas à le ramener au rang d’une chose à côté des autres, ne serait-
ce que parce qu’il a sa manière bien à lui d’être la chose qu’il est ; cette
manière se distingue par sa capacité à changer son milieu d’existence en
le transformant par la technique, et, quand il le faut, à changer de milieu,
une capacité dont les autres vivants ne disposent pas, du moins au même
degré. Celui de ses écrits dans lequel Canguilhem, généralement avare
de considérations d’ordre général, a particulièrement mis en avant cette
considération, à laquelle il donnait la forme d’une « exigence », mot
qui revient souvent sous sa plume et qui concentre les enjeux de son
orientation philosophique personnelle, est la conclusion de sa conférence
sur « Le cerveau et la pensée » où il introduit, de manière assez inattendue
la référence à Spinoza, un philosophe que, en raison du substantialisme
et du nécessitarisme dont on le crédite le plus souvent, on ne serait pas
enclin à ranger sous la catégorie du « possibilisme » 33. C’est la raison pour
32
Indifféremment, dans la perspective propre à ce monde de choses, si toutefois on
peut imputer à ce dernier une perspective : c’est au sujet, humain ou simplement vivant,
qu’il revient de faire la différence entre ce qui, venant de ce monde, lui est utile et ce qui
lui est nuisible, au risque bien sûr de se tromper.
33
Le lecteur de l’Éthique qui s’arrête à la première partie de l’ouvrage, bute, dans
l’Appendice de celle-ci où l’idée de finalité naturelle est définitivement discréditée d’un
point de vue rationnel, sur la formule « omnia sunt praedeterminata », « toutes les choses sont
prédéterminées » en ce sens qu’elles obéissent au principe de causalité dont la source
ultime se trouve en Dieu, c’est-à-dire dans la nature : s’il est curieux, il peut alors se
demander si, une telle thèse étant avancée, le projet même d’une « éthique », c’est-à-dire
d’une théorie de l’action, ne se trouve pas par là même invalidé, ce qui est pour le moins
étrange au début d’un ouvrage intitulé précisément Ethica, et non Logica ou Metaphysica.
Son étonnement commence à se dissiper lorsque, ayant poursuivi sa lecture, il découvre
que, au début de la quatrième partie de l’ouvrage, Spinoza réintroduit, avec la notion de
ce qui est utile au double sens de l’utile propre et de l’utile commun, la considération de
la finalité, sous un tout nouvel aspect il est vrai : il s’agit en effet alors d’une finalité qui
n’est pas inscrite dans la nature des choses, mais qui relève de l’activité humaine, pour
autant que celle-ci, emportée par l’élan du conatus, qui pousse chaque être à persévérer
dans son être, entreprise dont le succès n’est pas a priori garanti, est soumise à la loi à
la fois novatrice et mortifère de l’affectivité et du désir, aux jeux d’Eros et de Thanatos
serait-on tenté de dire dans le langage de Freud. Il apparaît alors que vivre – et écrire une
« Éthique », c’est précisément proposer un art de vivre – n’est pas un état, une propriété
de chose, mais une activité, comme telle polarisée, polémique, c’est-à-dire confrontée en
permanence à l’alternative entre préférer et exclure. La référence à des « valeurs », même
si elle opère le plus souvent sur le fond de la connaissance de premier genre, c’est-à-dire
de l’imagination, ce qui interdit de lui attribuer un caractère rationnel, retrouve alors un
intérêt philosophique : et, de fait, les deux dernières parties de l’ouvrage de Spinoza sont
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 35

laquelle, lorsqu’il se réfère à Spinoza pour conclure son exposé sur « Le
cerveau et la pensée », ce n’est pas sous un angle théorique pouvant être
rangé sous la rubrique « la signification de l’œuvre », que Canguilhem le
fait : « Spinoza » – et lorsqu’il prononce le nom de Spinoza Canguilhem
pense, et pense très fort, à Cavaillès qui s’était à plusieurs reprises déclaré
« spinoziste » –, c’est avant tout pour lui « la leçon de l’homme », un
homme qui a été un héros de la pensée non seulement sur le plan de ses
choix théoriques mais sur celui de la vie pratique, et proprement de la
politique, de ses violences et de ses aléas.
« Spinoza », alors, plutôt qu’un nom pouvant servir d’étiquette à une
doctrine ayant sa place dans l’histoire des systèmes de pensée, c’est le
représentant d’une attitude, ou pour reprendre un mot dont Canguilhem
aime de servir, une allure philosophique, une certaine manière de s’orienter,
de profiler ses interventions, non seulement dans la pensée, mais aussi
dans la vie :

Quant à la philosophie, sa tâche propre n’est pas d’augmenter le rendement


de la pensée, mais de lui rappeler le sens de son pouvoir. Assigner à la philosophie
la tâche spécifique de défendre le Je comme revendication incessible de présence-
surveillance, c’est ne lui reconnaître d’autre rôle que celui de la critique. Cette
tâche de négation n’est d’ailleurs nullement négative, car la défense d’une réserve
est la préservation des conditions de possibilité de la sortie. […] Défendre
sa réserve impose d’en sortir à l’occasion, comme le fit Spinoza. Sortir de sa
réserve, c’est le faire avec son cerveau, avec le régulateur vivant des interventions
agissantes dans le monde et dans la société. Sortir de sa réserve, c’est s’opposer
à toute intervention étrangère sur le cerveau, intervention tendant à priver la
pensée de son pouvoir de réserve en dernier ressort34. 

consacrées à l’effort en vue de retravailler la croyance en des valeurs, issue spontanément


des procédures de l’imagination qui conduisent à se figurer qu’on désire certaines choses
parce qu’on juge qu’elles sont bonnes, alors qu’à l’inverse on juge qu’elles sont bonnes
parce qu’on les désire, afin d’élever la conviction en la valeur des valeurs au niveau de
la raison, ce qui revient en fin de compte à réconcilier affectivité et rationalité, dernier
mot de la sagesse. Résumons : si les considérations sur les substances, les attributs et
les modes que Spinoza a choisies pour en faire le point de départ de sa démonstration
paraissent faire obstacle ou écran au développement d’une axiologie, philosophie des
valeurs ou du jugement, en réalité elles sont des jalons préparatoires à l’élaboration de
celle-ci, dont on ne voit pas comment une réflexion « éthique », donc tournée vers la
pratique, pourrait en faire l’économie.
34
G. Canguilhem, « Le cerveau et la pensée » (1980), reproduit en introduction au
volume collectif  Georges Canguilhem philosophe historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993, p. 31.
36 Pierre Macherey

Sous une forme concentrée – une extrême concentration est la


marque distinctive du « style » de Canguilhem –, cette déclaration
véhicule toutes sortes d’arrière-pensées. Lorsque Canguilhem assigne à la
philosophie, sous la responsabilité d’un « Je » de surveillance35, une « tâche
de négation qui n’est nullement négative », il exploite une conception
originale de la négation qui renvoie à la fois à l’Essai en vue d’introduire en
philosophie le concept de négative de Kant, à l’interprétation non hégélienne de
la dialectique comme « hétérologie » de Rickert, et à la « philosophie du
non » de Bachelard : penser, comme toutes les autres activités vitales, c’est
se confronter à des valeurs négatives, surmonter des obstacles, donc, au
sens fort du terme, « résister », ce dernier mot renvoyant à une gamme
de comportements allant du fait de tenir bon dans l’adversité à celui de
s’opposer, par la violence s’il n’y a pas moyen de faire autrement. Quand il
évoque la nécessité dans laquelle le philosophe se trouve, à l’occasion, de
« sortir de sa réserve », Canguilhem pense évidemment à l’engagement de
Cavaillès dans le mouvement de la résistance contre le régime de Vichy et
l’occupation allemande, un engagement qui lui a coûté la vie, et à son propre
engagement dans ce mouvement dont Cavaillès lui avait, il n’a cessé de le
rappeler, donné l’exemple, un exemple dont la portée est simultanément
politique et philosophique, l’un n’allant pas sans l’autre. Par discrétion,
par « réserve » – la réserve était un caractère distinctif de la personnalité
de Canguilhem –, la conclusion de la conférence sur « Le cerveau et la
pensée » ne fait pas expressément référence à cet engagement-là que
Canguilhem avait lui-même pratiqué, en philosophe, en risquant sa peau
sur les monts d’Auvergne : mais elle l’évoque en se servant d’une parabole
empruntée à l’une des biographies de Spinoza composées après sa mort.
Cette parabole, dont on ne sait pas si elle se rapporte ou non à des faits
réels ou légendaires – il reste que Spinoza était, à son époque, quelqu’un
à propos de qui on pouvait effectivement raconter ce genre d’histoire,
que celle-ci soit vraie ou fausse –, concerne l’expédition solitaire qu’aurait
menée Spinoza dans les rues de La Haye, brandissant une pancarte sur
laquelle étaient écrits les mots : « Ultimi Barbarorum » ; la chose se serait
passée en 1672, au moment de l’assassinat des frères de Witt, les Grands
Pensionnaires du régime républicain instauré quelques années plus tôt,
auquel, paraît-il – peut-être une autre légende –, il avait participé au titre
de Conseiller, et dont, la chose est avérée il avait fait l’apologie dans son

35
« Le Je n’est pas avec le monde en relation de survol, mais en relation de
surveillance » (ibid., p. 29).
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 37

Tractatus Theologico-Politicus publié anonymement en 1670, un brûlot qui


s’était immédiatement répandu dans toute l’Europe. Cette démarche, à
la fois téméraire et symbolique, présente une signification philosophique
dans la mesure où elle renvoie à l’existence d’un « Je » qui ne se contente
pas d’adopter à l’égard de la réalité une position de survol, mais qui, à
même ses réseaux, exerce une fonction de « surveillance ». Du même
coup elle éclaire l’ensemble de la philosophie de Spinoza dont elle révèle
pleinement la portée :

En somme, cette philosophie qui réfute et refuse les fondements de la


philosophie cartésienne, le cogito, la liberté en Dieu et en l’homme, cette
philosophie sans sujet, plusieurs fois assimilée à un système matérialiste, cette
philosophie vécue par le philosophe qui l’a pensée a imprimé à son auteur le
ressort nécessaire pour s’insurger contre le fait accompli. D’un tel pouvoir de
ressort, la philosophie doit rendre compte36. 

Vu sous angle, Spinoza est par excellence un philosophe « normatif  »


qui, professant « l’épuisement du cogito », ouvre un champ d’intervention
à un nouveau « Je », défini par son « pouvoir de ressort »37 qui le conduit à
« s’insurger contre le fait accompli ».
Ce détour par Spinoza, un penseur auquel Foucault ne semble guère
s’être intéressé, ramène à lui par un biais inattendu. En effet, qu’est-ce
que Spinoza pour Canguilhem ? C’est le philosophe qui détient et exerce
un « pouvoir de ressort » qui le pousse à s’insurger, à résister. Il se trouve
que, dans ses dernières productions théoriques et dans les interventions
qu’il donnait à chaud sur des questions d’actualité, Foucault a donné
une particulière importance à la notion de « résistance ». On peut même
avancer que c’est cette notion qui a fait la transition entre sa réflexion sur
la question du pouvoir et celle sur la question du sujet, passée au premier
plan dans ses ultimes travaux. L’idée que développe Foucault à ce propos
est que la résistance n’est pas un phénomène isolé, et comme tel accidentel,
parce que sa nécessité est consubstantielle à l’exercice du pouvoir, dont
elle constitue l’autre face : c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de forme
concevable de pouvoir qui ne comporte dans sa structure la tendance à lui
résister ; en ce sens, à quelque niveau qu’il joue, le pouvoir, loin de constituer

36
Ibid., p. 30.
37
Cette expression « pouvoir de ressort » restitue au plus près la signification de la
notion de conatus.
38 Pierre Macherey

un système fermé, opaque et sans faille, laisse toujours place à la tendance


à le contrer, et à la limite à le renverser. Or cette place est précisément
celle par laquelle s’insinue le sujet issu de l’épuisement du cogito : un
sujet qui ne revendique pas une identité substantielle indépendante, donc
absolue, mais qui, en occupant les interstices de la réalité, en desserrant
les « mailles du pouvoir », se rend par là même normatif, c’est-à-dire non
plus détenteur d’une subjectivité dont il disposerait comme s’il s’agissait
d’un fait accompli, mais auteur responsable de soi-même, créateur d’un
subjectivité qui est devenue son œuvre propre. De cette orientation en
direction des problèmes de la normativité et de la subjectivité, qui est
devenue dominante dans les ultimes travaux de Foucault, Canguilhem avait
fait à l’avance, en 1967, l’annonce dans la conclusion de son article « Mort
de l’homme ou épuisement du cogito ? ». Après avoir souligné l’intérêt du
nouvel éclairage apporté par Les mots et les choses sur la formation de l’idée
se « sciences humaines », il propose dans les dernières lignes de son texte
l’hypothèse suivante :

À moins que, ne s’agissant plus ici de la nature et des choses, mais de


cette aventure créatrice de ses propres normes à laquelle le concept empirico-
métaphysique d’homme, sinon le mot même, pourrait cesser un jour de convenir,
il n’y ait pas de différence à faire entre l’appel à la vigilance philosophique et la
mise au jour – un jour cru plus encore que cruel – de ses conditions pratiques de
possibilité38. 

Il fallait beaucoup de lucidité, et de vigilance philosophique, pour


déceler, de manière prémonitoire, que, à l’arrière-plan des analyses
développées par Foucault dans Les mots et les choses où la problématique
du savoir semblait occuper une position prééminente, se trouvaient les
préoccupations propres à une « philosophie pratique », préoccupations
auxquelles, dans la suite de son œuvre, Foucault donnera effectivement de
plus en plus d’importance.

Pierre Macherey
Université de Lille
pierre.macherey@univ-lille3.fr

38
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 274.

S-ar putea să vă placă și