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Pierre Macherey
1
Tout à la fin de la partie complémentaire, rédigée « vingt ans après », sur laquelle
s’achève Le normal et le pathologique, Canguilhem signale que « en des pages admirables,
émouvantes, de la Naissance de la clinique, Michel Foucault a montré comment Bichat a fait
« pivoter le regard médical sur lui-même » pour demander à la mort compte de la vie »
(G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 215). Cette conversion du regard
est celle que Canguilhem a lui-même essayé de pratiquer. Les deux livres de Foucault,
Histoire de la folie (1961) et Naissance de la clinique (1963) sont donnés en référence dans le
Supplément à la bibliographie de la nouvelle édition, en 1966, de La connaissance de la vie,
ce qui souligne l’importance que Canguilhem leur accordait.
2
Dans le livre qu’il lui a consacré, F. Dagognet signale que « les amis de Georges
Canguilhem parfois s’interrogent – une interrogation qui confine à la condamnation –
sur l’estime, voir, selon certains l’indulgence, dans laquelle il a tenu les travaux de Michel
Foucault » (F. Dagognet, Georges Canguilhem philosophe de la vie, Paris, Les empêcheurs de
penser en rond, 1997, p. 15). Il poursuit en expliquant que cet étonnement, que, peut-
être, il a lui-même partagé à un degré ou à un autre, trouve sa justification dans une
interprétation unilatérale de la pensée de Canguilhem : le fil conducteur de son livre est
que cette pensée présente des « versants » contrastés, l’un tendanciellement conservateur,
qui l’éloignait de Foucault, l’autre tendanciellement contestataire, qui l’en rapprochait.
Dagognet remarque ensuite : « Hostile à la standardisation et à l’uniformisation des corps,
la thèse sur le normal et le pathologique anticipe les futures analyses de Michel Foucault ;
c’est pourquoi Georges Canguilhem sera inévitablement retenu par elles, tant il les a
devancées, même si, par la suite, il les intégrera à d’autres développements. » (ibid., p. 51)
On peut suivre Dagognet lorsqu’il avance que la relation entre Canguilhem et Foucault,
relation essentiellement complexe, associe proximité et éloignement, dans des conditions
telles que leur tension ne peut être directement résolue. Allons plus loin : c’est cette
tension qui rend leur relation féconde en pratique.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 17
3
La plupart des réflexions et des interventions de Canguilhem au sujet de
l’enseignement de la philosophie dans les Lycées, enseignement auquel, en raison de son
parcours personnel, il était viscéralement attaché, sont marqués par ce conformisme.
Canguilhem était ouvert aux tentatives d’innovation pédagogique, mais, sur le fond, il
attribuait à l’enseignement de la philosophie, et au modèle proprement français de cet
enseignement qui confère à celui-ci une fonction sociale éminente, une valeur primordiale
qu’il n’était pas disposé à remettre en cause. Foucault portait sur le modèle français de
la classe de philosophie un regard nettement plus distancié, comme en témoignent ses
remarques à ce sujet dans un entretien paru en 1970 dans Le Nouvel Observateur intitulé
« Le piège de Vincennes », où le « jeu » du système d’enseignement français est résumé
de la façon suivante : « Aux élèves du primaire, la société donne le « lire-et-écrire »
(l’instruction) ; à ceux du technique elle donne des savoirs à la fois particuliers et utiles ;
à ceux du secondaire, qui doivent normalement entrer en faculté, elle donne des savoirs
généraux (la littérature, la science), mais en même temps la forme générale de pensée qui
permet de juger tout savoir, toute technique et la racine même de l’instruction. Elle leur
donne le droit et le devoir de « réfléchir » ; d’exercer leur liberté, mais dans l’ordre de
la seule pensée, d’exercer leur jugement, mais dans l’ordre seulement du libre examen »
(M. Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. II, p. 69). Était ainsi souligné le
caractère paradoxal du régime de la Société-École tel qu’il est pratiqué en France depuis
le XIXe siècle, sous des formes qui associent intégration et clivage, incorporation et
exclusion. Sans la condamner, car il était ouvert à l’esprit d’utopie, Canguilhem, de son
côté, considérait l’expérience menée dans le département de philosophie de Vincennes
avec une certaine perplexité.
18 Pierre Macherey
4
Dans un de ses tout premiers écrits, Canguilhem se réclame d’une « philosophie
du parti pris » (G. Canguilhem, « Fascisme et révolution » (1933), dans Œuvres complètes,
Paris, Vrin, 2013, p. 453). Trouve là sa justification philosophique son engagement dans
la Résistance, à la suite de Cavaillès, engagement qui répond lui-même à l’exigence d’être
« normatif » et non soumis à des normes convenues, dont la formule « Travail, Famille,
Patrie » constitue l’expression caricaturale. En théorie comme en pratique, Canguilhem
accorde une valeur primordiale à l’esprit de « vigilance », au sens de ce que Alain avait
appelé les « Vigiles de l’esprit » : paradoxalement, c’est la mise en œuvre rigoureuse de
cet esprit de vigilance qui, au moment de la guerre, l’a éloigné d’Alain et du groupe des
alaniens (qui, eux, se sont rapprochés de Vichy).
5
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », Critique, n° 242,
1967, p. 612, reproduit dans « Les mots et les choses » de Michel Foucault. Regards critiques, 1966-
1968, Caen, Presses universitaires de Caen, 2009, p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 19
6
Ibid., p. 267.
7
L’idée directrice de l’étude que Canguilhem a consacrée à La formation du concept
de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, PUF, 1955) est que, contrairement à ce qu’on
se figure généralement parce que l’on considère a priori que les choses auraient dû se
passer ainsi, le concept de réflexe n’est pas apparu dans le contexte d’une étude du
fonctionnement des organismes appuyée sur un présupposé mécaniste (Descartes),
mais au contraire dans un contexte vitaliste (Willis). On trouve là une application du
principe général selon lequel l’histoire des sciences, qui est une histoire au plein sens du
terme, ne peut être ramenée sur le plan d’une déduction rationnelle ne faisant aucune
place à des événements de pensée : elle n’est pas une histoire des théories et de leur
enchaînement, histoire dans laquelle il n’y a pas place pour de tels événements, mais une
histoire des concepts dont la formation est soumise à des aléas, ce qui la rend pour une
part imprévisible.
20 Pierre Macherey
8
G. Canguilhem, « La signification de l’œuvre et la leçon de l’homme » (1964), dans
Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 2002, p. 37-50.
9
Ibid., p. 46.
10
Canguilhem en conclut qu’il n’est pas, comme on se le figure trop souvent,
« normal » d’être en bonne santé. Ce thème paradoxal est développé, tout à la fin de la
partie complémentaire rajoutée, vingt ans après, à l’étude sur Le normal et le pathologique,
dans les considérations consacrées à « la maladie de l’homme normal » (G. Canguilhem,
Le normal et le pathologique, op. cit., p. 216).
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 21
11
C’est ce qui conduit Foucault à affirmer, en conclusion de son texte « La vie :
l’expérience et la science » : « Cet historien des rationalités, lui-même si « rationaliste »,
est un philosophe de l’erreur ; je veux dire que c’est à partir de l’erreur qu’il pose les
problèmes philosophiques, disons plus exactement le problème de la vérité et de la
vie » (M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., t. IV, p. 775). Autrement dit, avec Canguilhem on
apprend à raisonner, non de la vérité, considérée comme un acquis, à l’erreur, considérée
comme une déviation par rapport à cet acquis, mais de l’erreur à la vérité, appréhendée
dynamiquement comme une cible à atteindre, sans garantie de succès. Ce renversement
de perspective résulte du passage d’une logique de la loi, s’appliquant à ce qui est, à une
logique de la norme, orientée dans le sens de ce qui doit ou peut être, avec la marge
d’incertitude signalée par la locution « peut-être » : le possible est à la fois, selon la
définition qu’en donne Aristote, ce qui est et n’est pas, entre présence et absence. « Une
norme tire son sens, sa fonction et sa valeur du fait de l’existence en dehors d’elle de
ce qui ne répond pas à l’exigence qu’elle sert. Le normal n’est pas un concept statique
ou pacifique, mais un concept dynamique et polémique » (G. Canguilhem, Le normal et
le pathologique, op. cit., 2e partie, « Vingt ans après », p. 176). Ce passage est commenté
par Foucault de la façon suivante : « La norme ne se définit pas du tout comme une loi
naturelle mais par le rôle d’exigence et de coercition qu’elle est capable d’exercer par
rapport aux domaines auxquels elle s’applique. La norme est porteuse par conséquent,
d’une prétention de pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un
principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir
se trouve fondé et légitimé » (M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-
1975, Paris, Seuil-Gallimard, 1999, p. 46, leçon du 15 janvier 1975). « Une prétention de
pouvoir », « un certain exercice du pouvoir » : « pouvoir », corrélé à l’intervention de la
norme et non à celle de la loi, doit alors s’entendre de manière polémique, en opposition
à ce qui est, au sens de l’ontologie et de la conception de la rationalité qui en dérive (celle
qui définit la vérité comme « adaequatio rei et intellectus »). Ce pouvoir-là, celui qui s’adosse
à l’exigence et à la coercition portées par la norme, ne consiste pas en une domination
imposée au nom du fait établi, mais dans le mouvement en vue d’un changement d’état,
donc d’un « peut être » ou d’un « peut-être ». Tout comme celui de norme, le concept de
pouvoir est « dynamique et polémique ».
22 Pierre Macherey
12
Dans l’Introduction, signée du nom de Canguilhem, à la présentation de l’ensemble
des interventions présentées au cours de ces journées d’études, il est précisé, au sujet
des discussions menées dans le cadre du groupe d’étude qu’il animait personnellement
au cours desquelles ces journées avaient été préparées : « Il s’agissait de soumettre à
l’épreuve d’un examen critique la thèse brillamment soutenue par M. Michel Foucault
dans son ouvrage Les mots et les choses » (G. Canguilhem, « Présentation », Revue d’histoire des
sciences, t. XXIII, n° 1, janvier-mars 1970, p. 7). De fait, au cours de ces journées, la thèse
paradoxale, iconoclaste, soutenue par Foucault selon laquelle Darwin est finalement plus
proche de Cuvier, en dépit du « fixisme » professé par ce dernier, que de transformistes
comme Lamarck, héritier intellectuel de Jussieu, et par son intermédiaire défenseur de
la théorie de l’échelle des êtres, théorie qui constituait l’obstacle principal à la formation
du concept d’évolution des espèces, a été discutée par des chercheurs dont la plupart
étaient proches de Canguilhem. Celui-ci, pour sa part, avait déjà expliqué, dans « Mort
de l’homme ou épuisement du cogito ? » paru deux ans plus tôt que, le point de vue de
Foucault, tout en étant sujet à discussion, lui paraissait parfaitement défendable : « Même
si l’on ne pense pas que Foucault a raison sur ce point – et nous pensons personnellement
qu’il a raison – est-ce une raison suffisante pour l’accuser d’avoir envoyé promener
l’Histoire ? » (G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit.,
p. 260). En somme, Canguilhem estime que, en l’occurrence, Foucault est dans le vrai,
même s’il est impossible d’affirmer en toute certitude que ce qu’il dit est vrai, ce qui ouvre
un champ au débat. Non sans malice, Canguilhem renvoie ainsi Foucault à sa propre
normativité de sujet de savoir. On peut aussi remarquer que le retournement opéré dans
ce cas précis par Foucault, qui revient à interpréter le rapport de Cuvier à Darwin, non
dans un sens dépréciatif, en soutenant que le fixisme de Cuvier a constitué un obstacle à la
formation de la théorie de l’évolution, mais dans un sens positif, n’est pas sans présenter
formellement une analogie avec la réhabilitation du vitalisme effectuée par Canguilhem
quelques années plus tôt dans le cadre de ses recherches sur le concept de réflexe.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 23
13
M. Foucault, « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie » (1969), dans
Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 60. Ces propos, tenus publiquement en 1969, recoupent et
résument les thèses développées la même année dans la conférence « Qu’est-ce qu’un
auteur ? » et dans l’ouvrage L’archéologie du savoir, paru également en 1969.
14
L’essentiel de sa participation aux débats auxquels les journées d’études ont
donné lieu avait suivi l’exposé de Francis Courtes, « Georges Cuvier ou l’origine de la
négation » ; cet exposé extraordinairement brillant, sans citer Foucault, allait dans le sens
de sa démarche, dans la mesure où, à l’opposé de la vulgate qui rangeait Cuvier dans le
camp des traditionalistes conservateurs obstinément tournés vers le passé, il assignait à
celui-ci un rôle créatif dans l’histoire des idées sur la vie et sur l’organisme, du fait d’y
avoir introduit de façon novatrice le principe de la négativité, dans un sens quasi hégélien.
Lorsque Foucault a pris la parole, tout à la fin des Journées qui se sont achevées avec
son intervention, Canguilhem, dont tout le monde savait qu’il était sur le fond d’accord
avec lui, est resté silencieux, sans doute pour ne pas faire peser sur le débat son autorité
personnelle que personne n’aurait osé discuter.
24 Pierre Macherey
15
C’est le terme employé par Dagognet lorsqu’il fait état des réticences de
l’entourage de Canguilhem à l’égard de l’accueil favorable qu’il accordait aux propositions
renversantes de Foucault.
16
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 262.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 25
17
Si la raison n’a pas le droit d’affirmer que le Moi, le Monde et Dieu « existent »
conformément aux données habituelles de l’expérience, rien ne l’empêche d’employer ces
idées à titre purement indicatif, en les traitant comme des hypothèses à certains égards
raisonnables. Non seulement, rien ne l’en empêche, mais elle a besoin de le faire, car, en
l’absence de ces hypothèses, une synthèse des connaissances élaborées par ailleurs par
l’entendement en rapport avec les données de la sensibilité, resterait indéfiniment différée.
Autrement dit, la thèse selon laquelle la métaphysique est une science exacte étant écartée,
demeure ouverte la possibilité de l’employer au titre d’une fiction : allant plus loin dans
ce sens, on pourrait se demander si la fonction régulatrice des idées de la raison n’est pas,
chez Kant, apparentée au schématisme de l’imagination. Poincaré s’inscrit dans le sillage
de cette manière de voir lorsqu’il présente les concepts scientifiques comme des fictions
opératoires, dont la validité est mise à l’épreuve de leur fonctionnement.
18
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 262.
26 Pierre Macherey
Le concept d’épistémè est celui d’un humus sur quoi ne peuvent pousser
que certaines formes d’organisation du discours, sans que la confrontation avec
d’autres formes puisse relever d’un jugement d’appréciation19.
19
Ibid., p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 27
formes peuvent pousser sur lui, ce n’est pas titre de germes préformés
ou de représentations toutes faites, mais c’est parce qu’il en offre la
possibilité, dans l’attente que celle-ci soit réalisée ce qui ne relève pas
de sa propre détermination. Les formes en question, il reste donc à les
faire pousser, à les cultiver, suivant des processus qui regardent, non
l’archéologue, mais l’historien des sciences : ce dernier est ainsi conduit
à tourner prioritairement son regard vers les choix effectués par les
savants suite à des évaluations qui ont orienté leurs prises de parti dans
un certain sens plutôt que dans un autre, et dont les conséquences sont
soumises à l’épreuve de la vérification, qui différencie le vrai et le faux,
autrement dit, pour reprendre la terminologie employée par Bachelard,
fait le partage entre science périmée et science sanctionnée, ce qui n’est pas
de la compétence de l’archéologue.
L’archéologue, qui traite de transcendantaux et non des figures réelles
émergées de leur mise en œuvre, ne s’intéresse pas à la distinction du
vrai et du faux, parce que, au niveau auquel se situe sa démarche, cette
distinction n’a pas une valeur probante. Dans une intervention faite par
Foucault, dans le cadre des Journées d’études sur Cuvier, à la suite de
l’intervention de Dagognet qui avait précédé immédiatement la sienne, est
présentée cette réflexion à première vue surprenante, « éversante » aurait
pu dire Canguilhem :
Autrement dit, que Cuvier ait eu éventuellement tout faux sur le plan
de sa production scientifique propre21 ne remet nullement en question
20
M. Foucault, « (Discussion) », dans Dits et écrits, op. cit., t. II, p. 29.
21
Ce soupçon avait donné son fil conducteur à l’exposé de Dagognet qui, en le
nourrissant, estimait peut-être que cela constituait une objection valable à la démarche de
Foucault. Mais ce dernier, dans son intervention, a complètement retourné (« éverti ») cette
objection, en en faisant un argument supplémentaire à l’appui de sa thèse. Canguilhem
a dû beaucoup s’amuser en assistant à cet échange, dans lequel on pourrait voir une
illustration de la fable de l’arroseur arrosé. Que Cuvier ait pu éventuellement se tromper
n’affecte en rien le rôle qui lui est reconnu par l’archéologie.
28 Pierre Macherey
22
M. Foucault, « Questions à Michel Foucault sur la géographie », dans Dits et écrits,
op. cit., t. III, p. 28 sq. Voir aussi M. Foucault, « Des questions de Michel Foucault à
Hérodote », dans ibid., p. 94-95.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 29
aux moyens artificiels fournis par la technique, aménagent cet espace à des
fins d’utilité, des fins qui n’étaient pas inscrites d’emblée dans la nature
des choses, mais qu’il relevait de leur responsabilité de les y introduire23.
Cette analyse élargie, au-delà de l’humain et des formes proprement
techniques que prend son activité, au vivant considéré en général recoupe
la distinction faite, en éthologie, par Uexküll entre Umgebung et Umwelt : le
premier constitue un environnement naturel de fait, objectif, comme tel
indifférent aux pratiques effectives qui s’y déroulent sous la responsabilité
des sujets qui les accomplissent, alors que le second est un monde de
signaux et de significations, informé par les besoins et les tendances de
ses habitants qui se le sont adaptés en vue d’y mener leur vie propre24
davantage qu’ils ne se sont adaptés à lui.
Lorsque Foucault introduit la notion d’archéologie, qui fait référence
à un soubassement se tenant en deçà de ce qui est édifié au-dessus de lui,
il cible l’attention sur l’environnement global donnant un lieu d’accueil à
des activités de connaissance qui peuvent apparaître à l’intérieur de ce cadre,
sans que leur apparition obéisse à un principe de détermination soumis
à la loi objective des choses. Autrement dit, ce qu’il appelle l’épistémè
d’une époque n’est pas l’ensemble des connaissances, déjà préformées,
qui pourront être élaborées à cette époque : elle représente uniquement leur
transcendantal, cet « être de raison » que constituent en fin de compte leurs
conditions de possibilité. L’archéologue remonte jusqu’à ce cadre, humus
sur lequel il reste à faire pousser réellement ces formations cognitives que
sont les sciences proprement dites au sujet desquelles des questions comme
celle de « la signification de l’œuvre » et celle de « la leçon de l’homme »
méritent d’être soulevées. On comprend alors que, l’archéologie ayant mis
entre parenthèses la considération de la normativité et de la subjectivité,
23
Lucien Febvre, dans son ouvrage sur La terre et l’évolution de l’humanité (Introduction
géographique à l’histoire), paru en 1922 aux éditions Albin Michel dans la collection
« L’évolution de l’humanité », s’est servi de l’expression « possibilisme », en alternative
à « déterminisme », pour désigner l’orientation nouvelle communiquée par Vidal de La
Blache aux recherches des géographes.
24
Telle la femelle de tique fécondée qui, s’étant accrochée à une branche d’arbre,
n’est sensible, dans ce qui l’entoure, qu’à une certaine odeur de beurre rance qui lui
signale le passage, au pied de l’arbre, d’un mammifère à sang chaud sur lequel elle se laisse
tomber pour pénétrer son épiderme et y pondre ses œufs, après quoi, son destin de tique
étant accompli, il ne lui reste plus qu’à mourir : le monde extérieur, pour elle, se réduit
à cette odeur ; considéré dans sa globalité, il n’est, dans la perspective qui est la sienne,
qu’un « être de raison » privé d’objectivité, et comme tel irreprésentable.
30 Pierre Macherey
l’histoire des sciences puisse, sur les bases ainsi dégagées, réintroduire
cette considération, en vue de montrer comment, de l’humus primordial,
sont effectivement sorties telles ou telles connaissances réelles, au long de
processus qui n’étaient pas entièrement préfigurés dans leurs conditions
de départ, des conditions qu’il faut se garder d’assimiler à un fondement,
que celui-ci soi logique ou archéologique. Dès lors, entre la démarche de
Foucault et celle de Canguilhem, il n’y a plus contradiction : mais elles
apparaissent comme complémentaires l’une de l’autre.
Cette complémentarité est rendue possible par le fait que l’archéologie
ne se ramène pas à la mise au jour d’un système premier de connaissances,
connaissances d’avant la connaissance, dont les savants n’auraient ensuite
qu’à effectuer graduellement le développement. Si un tel système existait,
il serait d’emblée structuré et ordonné selon des normes destinées à être
appliquées de manière conforme ou non conforme. Or l’épistémè, telle
que la vise la démarche de Foucault, se présente tout différemment :
neutre axiologiquement, en ce sens qu’elle n’est pas soumise à des critères
permettant d’éprouver sa valeur propre de vérité, elle offre seulement
un champ à la recherche de vérités qui ne sont pas préfigurées en lui.
L’épistémè rend possible l’épreuve de la vérité, mais elle n’est pas soumise
à cette épreuve, qui en conséquence présente un caractère, non pas absolu,
mais relatif : il n’y a en effet de vérité que relativement à un contexte
épistémique donné, contexte par rapport auquel il y a ou il peut y avoir de
la vérité, sans qu’il y ait lieu d’interroger ce contexte sur sa valeur propre de
vérité. Dans « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Canguilhem
soulève au passage la question de savoir si ce relativisme – mais il serait peut-
être préférable de parler d’un relationnisme, qui débouche sur une mise en
réseau de la question de la vérité – n’aurait pas à voir avec celui qui donne
son inspiration à la démarche culturaliste sous la forme que lui ont donnée
les sociologues et anthropologues américains. Cette démarche débouche
sur la révélation d’invariants, comme par exemple la « personnalité de
base », qui permet de mesurer le degré d’intégration des individus à la
totalité sociale dont elle constitue le paradigme identificatoire. De même,
semble-t-il si on prend au sérieux ce rapprochement, le travail de la
connaissance, vu au point de vue de l’archéologue, se déroulerait sur fond
d’une « épistémè de base » constituant, écrit Canguilhem, « son système
universel de référence à telle époque, dont la différence est le seul rapport
avec celui qui lui succède »25 : cet universel de référence, n’étant universel que
25
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 266.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 31
pour son époque, est donc supposé avoir valeur en soi indépendamment
d’une possibilité d’évaluation le faisant sortir de ses limites propres. Mais
cette hypothèse, aussitôt soulevée, doit être écartée. En effet, il y a une
différence essentielle entre l’épistémè et ce que le culturalisme américain
range sous la catégorie de personnalité de base. Sous cette dernière catégorie
se trouve un paradigme qui, sans avoir lui-même à être normé d’après des
critères d’évaluation excédant sa nature propre, norme les comportements
particuliers des individus auxquels il se rapporte dans un cadre culturel
donné : neutre axiologiquement si on le considère en lui-même, il n’en est
pas moins, sur le plan de son usage, clivant, générateur de conformisme,
donc non neutre, ce à quoi le destine sa nature même de paradigme ; selon
les termes employés par Canguilhem, il représente « le concept à la fois
d’une donnée et d’une norme qu’une totalité sociale impose à se parties
pour les juger, pour définir la normalité et la déviance »26. Or l’épistémè, qui
offre un champ, c’est-à-dire un ensemble de disponibilités indispensables
aux opérations effectives de la connaissance, ne légifère pas sur l’usage
de ces disponibilités, et en conséquence ne fournit pas aux opérations
que, en leur donnant des conditions nécessaires mais non suffisantes, elle
rend possibles des modèles standards permettant d’en discriminer les
résultats : la neutralité axiologique propre à ce champ s’étend à l’ensemble
des opérations auxquelles il donne lieu, c’est-à-dire qu’il n’impose pas à
celles-ci des normes de vérité préconstituées, indépendantes de leur mise
en œuvre effective. Sur l’humus de ce champ, pousse, non pas du normal
apprécié comme tel en rapport à des patterns donnés ne varietur, mais du
normatif, c’est-à-dire un travail prospectif d’invention dont les savants ont
personnellement la responsabilité, ce qui les conduit à l’occasion à « être
dans le vrai », ou plutôt à s’y mettre, à leurs risques et à leurs frais, alors
même qu’ils ne savent pas et ne peuvent pas savoir le vrai. Par là même est
renouée une relation entre épistémè et position de sujet : s’il n’y a pas de
sujet fondateur qui se tiendrait en arrière de l’épistémè – et en sens elle est
bien sans sujet –, il y a place en avant d’elle pour l’action effective de sujets
producteurs de concepts et travailleurs de la preuve, action à laquelle elle
fournit, non des modèles préfabriqués, mais des disponibilités. Le sujet n’a
pas été supprimé, mais il a changé de place, et du même coup de nature27.
26
Ibid.
27
C’est ce qui amène Foucault, tout à la fin de son texte « La vie : l’expérience et la
science », à soulever la question : « Est-ce que toute la théorie du sujet ne doit pas être
reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde,
32 Pierre Macherey
s’enracine dans les « erreurs » de la vie ? » (M. Foucault, « La vie : l’expérience et la
science », art. cit., p. 776). Dès lors, le partage entre « une philosophie de l’expérience,
du sens, du sujet » et « une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept »
mentionné par Foucault dans l’introduction de son texte (ibid., p. 764) cesse d’avoir
une valeur explicative : une conception de la connaissance et de son histoire comme
celle de Canguilhem, qui fait passer au premier plan la vie des concepts, loin d’évacuer
définitivement la référence au sujet, conduit à repenser le statut de cette référence, donc
à assigner une nouvelle position au sujet.
28
Par « humanisme théorique », il faut entendre la spéculation ordonnée à la
représentation d’une « essence humaine » dont la réalité serait donnée dans l’absolu,
au titre d’une « nature » à part entière, traitée, pour reprendre les termes employés par
Spinoza « tanquam imperium in imperio ». C’est de cette représentation, encore dominante
chez Feuerbach, que Marx a dû se détacher pour élaborer son matérialisme historique.
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 33
il se fait lui-même, ou fait de soi son œuvre propre, à l’épreuve des valeurs
dont il a fait, à ses risques et périls, non pas tout seul mais avec d’autres, et
éventuellement en conflit avec eux, le choix.
Canguilhem était lui aussi un lecteur de Nietzsche, et sa conception
de la normativité du sujet rejoint, par d’autres voies que celles suivies par
Foucault, celle d’un sujet pratique, soumis à l’exigence du devoir être tout
simplement parce qu’il n’est pas déjà tout fait à la manière d’une chose :
mais il a à être, il doit se faire, par sa propre activité créatrice, qui n’est
en rien soumise à un déterminisme naturel, même si ce déterminisme
lui offre le fond sur lequel il lui reste à se tracer sous sa responsabilité
son chemin propre. Au moment où il préparait sa thèse de médecine,
qui a ensuite constitué le corps principal de l’ouvrage sur Le normal et le
pathologique, Canguilhem s’était intéressé aux philosophes néo-kantiens
de l’école de Heidelberg29 ; dans son esprit, leur manière singulière de
raisonner avait recoupé les enseignements qu’il avait tirés de Renouvier
et d’Hamelin, et qui allaient dans le sens de ce qu’on peut appeler un
« possibilisme »30, relevant d’un point de vue axiologique, en alternative à
un « déterminisme », relevant d’un point de vue ontologique, c’est-à-dire
d’une philosophie de choses31. Que l’homme, comme d’ailleurs l’ensemble
des êtres vivants, évolue dans un monde rempli de choses qui peuvent
29
Windelband et Rickert, principaux représentants de cette école, effectuent une
relecture originale du kantisme, qui le ramène, sur le fond, à une philosophie du jugement
et des valeurs au point de vue de laquelle la considération du « devoir-être » (Sollen) a
priorité sur celle de l’être (Sein). Par exemple, une représentation vraie est celle qui doit
être pensée, une action bonne est celle qui doit être accomplie, une chose belle est celle
qui doit plaire, etc., au sens où « doit être » ne renvoie pas à un obligation, ou au jeu d’un
automatisme, mais représente un possible qui, une fois valorisé, demeure à faire passer
dans les faits : cette mise en œuvre relève, selon ces penseurs, non de la responsabilité
de sujets personnels mais de la culture historique d’une époque et d’un lieu donnés
considérée, non comme un système contraignant, mais comme un ensemble en train
de se mettre en place, de s’ordonner, de s’orienter selon ses tendances propres. Dans
la thèse de médecine de 1943, Canguilhem cite au passage une formule du philosophe
autrichien Reininger, extraite de son ouvrage Wertphilosophie und Ethik (1939), qui résume
cette orientation de pensée : « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild » (G. Canguilhem,
Le normal et le pathologique, op. cit., p. 117). Canguilhem adorait ce genre de formule-choc.
30
Rappelons que cette expression est celle dont se sert Lucien Febvre pour
caractériser l’orientation propre aux recherches en « géographie humaine ».
31
Renouvier se servait de l’expression « philosophie de choses » pour caractériser la
manière de penser propre à Spinoza.
34 Pierre Macherey
indifféremment32 lui être utiles ou lui nuire, on ne peut le nier : mais cela
n’autorise pas à le ramener au rang d’une chose à côté des autres, ne serait-
ce que parce qu’il a sa manière bien à lui d’être la chose qu’il est ; cette
manière se distingue par sa capacité à changer son milieu d’existence en
le transformant par la technique, et, quand il le faut, à changer de milieu,
une capacité dont les autres vivants ne disposent pas, du moins au même
degré. Celui de ses écrits dans lequel Canguilhem, généralement avare
de considérations d’ordre général, a particulièrement mis en avant cette
considération, à laquelle il donnait la forme d’une « exigence », mot
qui revient souvent sous sa plume et qui concentre les enjeux de son
orientation philosophique personnelle, est la conclusion de sa conférence
sur « Le cerveau et la pensée » où il introduit, de manière assez inattendue
la référence à Spinoza, un philosophe que, en raison du substantialisme
et du nécessitarisme dont on le crédite le plus souvent, on ne serait pas
enclin à ranger sous la catégorie du « possibilisme » 33. C’est la raison pour
32
Indifféremment, dans la perspective propre à ce monde de choses, si toutefois on
peut imputer à ce dernier une perspective : c’est au sujet, humain ou simplement vivant,
qu’il revient de faire la différence entre ce qui, venant de ce monde, lui est utile et ce qui
lui est nuisible, au risque bien sûr de se tromper.
33
Le lecteur de l’Éthique qui s’arrête à la première partie de l’ouvrage, bute, dans
l’Appendice de celle-ci où l’idée de finalité naturelle est définitivement discréditée d’un
point de vue rationnel, sur la formule « omnia sunt praedeterminata », « toutes les choses sont
prédéterminées » en ce sens qu’elles obéissent au principe de causalité dont la source
ultime se trouve en Dieu, c’est-à-dire dans la nature : s’il est curieux, il peut alors se
demander si, une telle thèse étant avancée, le projet même d’une « éthique », c’est-à-dire
d’une théorie de l’action, ne se trouve pas par là même invalidé, ce qui est pour le moins
étrange au début d’un ouvrage intitulé précisément Ethica, et non Logica ou Metaphysica.
Son étonnement commence à se dissiper lorsque, ayant poursuivi sa lecture, il découvre
que, au début de la quatrième partie de l’ouvrage, Spinoza réintroduit, avec la notion de
ce qui est utile au double sens de l’utile propre et de l’utile commun, la considération de
la finalité, sous un tout nouvel aspect il est vrai : il s’agit en effet alors d’une finalité qui
n’est pas inscrite dans la nature des choses, mais qui relève de l’activité humaine, pour
autant que celle-ci, emportée par l’élan du conatus, qui pousse chaque être à persévérer
dans son être, entreprise dont le succès n’est pas a priori garanti, est soumise à la loi à
la fois novatrice et mortifère de l’affectivité et du désir, aux jeux d’Eros et de Thanatos
serait-on tenté de dire dans le langage de Freud. Il apparaît alors que vivre – et écrire une
« Éthique », c’est précisément proposer un art de vivre – n’est pas un état, une propriété
de chose, mais une activité, comme telle polarisée, polémique, c’est-à-dire confrontée en
permanence à l’alternative entre préférer et exclure. La référence à des « valeurs », même
si elle opère le plus souvent sur le fond de la connaissance de premier genre, c’est-à-dire
de l’imagination, ce qui interdit de lui attribuer un caractère rationnel, retrouve alors un
intérêt philosophique : et, de fait, les deux dernières parties de l’ouvrage de Spinoza sont
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 35
laquelle, lorsqu’il se réfère à Spinoza pour conclure son exposé sur « Le
cerveau et la pensée », ce n’est pas sous un angle théorique pouvant être
rangé sous la rubrique « la signification de l’œuvre », que Canguilhem le
fait : « Spinoza » – et lorsqu’il prononce le nom de Spinoza Canguilhem
pense, et pense très fort, à Cavaillès qui s’était à plusieurs reprises déclaré
« spinoziste » –, c’est avant tout pour lui « la leçon de l’homme », un
homme qui a été un héros de la pensée non seulement sur le plan de ses
choix théoriques mais sur celui de la vie pratique, et proprement de la
politique, de ses violences et de ses aléas.
« Spinoza », alors, plutôt qu’un nom pouvant servir d’étiquette à une
doctrine ayant sa place dans l’histoire des systèmes de pensée, c’est le
représentant d’une attitude, ou pour reprendre un mot dont Canguilhem
aime de servir, une allure philosophique, une certaine manière de s’orienter,
de profiler ses interventions, non seulement dans la pensée, mais aussi
dans la vie :
35
« Le Je n’est pas avec le monde en relation de survol, mais en relation de
surveillance » (ibid., p. 29).
Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault 37
36
Ibid., p. 30.
37
Cette expression « pouvoir de ressort » restitue au plus près la signification de la
notion de conatus.
38 Pierre Macherey
Pierre Macherey
Université de Lille
pierre.macherey@univ-lille3.fr
38
G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », art. cit., p. 274.