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SIMONE WEIL, UNE PHILOSOPHIE DU TRAVAIL…

ET DU MANAGEMENT ?

Robert CHENAVIER *

Simone Weil est née en 1909. Élève d’Alain, normalienne, agrégée de philosophie,
professeur de lycée, militante dans les milieux syndicalistes révolutionnaires des années 30,
elle a voulu éprouver la condition ouvrière, comme manœuvre sur machine (décembre 1934-
août 1935) ; elle s’est engagée brièvement en Espagne, en 1936, alors qu’elle était pacifiste.
Elle franchira un seuil spirituel – « sans changer de direction », dira-t-elle – à la suite
d’expériences mystiques sur lesquelles elle restera très discrète, refusant cependant le
baptême et restant, par vocation, sur le seuil de l’Église.
Elle renonce au pacifisme en 1939, participe à Marseille (où elle séjourne entre
septembre 1940 et mai 1942) au mouvement de Résistance du Témoignage chrétien, et rejoint
finalement les Services de la France libre à Londres, après quelques mois d’un passage à
New York. Elle aurait voulu être parachutée en France pour connaître la part de danger et de
souffrances qu’elle croyait inséparable de sa vocation. Cela lui fut refusé, et explique en
partie sa mort, en Angleterre, en août 1943, à l’âge de 34 ans.
La publication de ses Œuvres complètes, en cours aux éditions Gallimard (12 vols.
parus), tiendra 16 volumes.

D’un point de vue philosophique, il est difficile de « classer » la doctrine de Simone


Weil. C’est un matérialisme qui fait sa place à la spiritualité, ou plutôt il s’agit d’une
spiritualité qui étend le domaine de l’usage légitime du matérialisme Elle est platonicienne et
elle prétend développer un matérialisme plus cohérent que celui de Marx ! En un mot, on
pourrait dire que S. Weil a consacré une bonne partie de son activité philosophique à habiter
la contradiction entre un Platon dont la théorie de la connaissance aurait reconnu le domaine
du travail, et un Marx qui aurait été un matérialiste tenant compte de la réalité du surnaturel.
Elle habite cette contradiction en développant une philosophie du travail. En effet, la
place qu’elle réserve à Platon et à la Grèce ne doit pas faire oublier ce qu'elle écrivait à deux
moments différents. En 1934, d'abord, dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de
l'oppression sociale : « La notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans
doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec. »
(OC II 2, p. 92) En 1943, ensuite, dans L'Enracinement : « Notre époque a pour mission
propre […] la constitution d'une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées
qui se rapportent au pressentiment de cette vocation [....] sont les seules […] que nous n'ayons
pas empruntées aux Grecs. » (L’Enracinement, OC V 2, p. 189)
Voyons d’abord comment une telle philosophie, que S. Weil s’est efforcée d’élaborer,
peut conduire à des réflexions sur la question actuelle de l’organisation du travail.

UNE PHILOSOPHIE DU TRAVAIL


*
Conférence donnée à l’invitation de l’association « Philosophie et Management », Bruxelles, le 27
novembre 2014. Que Laurent Ledoux trouve ici l’expression de mes remerciements.
Les Œuvres complètes de S. Weil (Paris, Gallimard) sont citées selon les abréviations suivantes : OC,
suivi du tome et du volume (ex. : OC VI 2 = Œuvres complètes, tome VI, volume 2).
1
La lecture des premiers écrits de S. Weil révèle une orientation rapide vers une analyse
philosophique de la notion de travail. Elle commence en philosophie (1926-1929) avec un
problème primordial chez Alain, celui de la perception. Nous sommes initialement dans une
perception vulgaire du réel, mêlée de croyances qui correspondent aux affections du corps et
qui nourrissent notre imagination. Bien percevoir, ce serait purifier l'apparence de ce mélange
premier afin de penser le monde sous l'idée d'extériorité. La géométrie (qui permet de penser
la pure étendue, la nécessité) et l'art (qui apprend à conduire les émotions) y contribuent.
Toutefois, il nous manque, pour être totalement au monde, l’épreuve de la nécessité réelle,
l’affirmation de l’extériorité par une action accomplie selon des lois. Seul le travail peut faire
éprouver de cette manière la réalité. Le travailleur est celui qui, en agissant selon les
nécessités de la géométrie, éprouve la vérité, la réalité de ces nécessités conçues (voir OC I, p.
126).
Tirons les enseignements de cette première analyse.
1°. Dès les premiers écrits, le travail est envisagé comme l’activité par laquelle nous
découvrons la forme de la condition humaine : le travail permet de faire des conditions sous
lesquelles nous existons une manifestation de notre puissance, de notre liberté.
2°. Le travail n’est pas déterminé seulement comme activité de transformation de la
nature, dans le but de produire les moyens de notre existence. Il est un mode de connaissance
du monde, de lecture par contact.
3°. La réflexion sur le travail est constitutive, dans la philosophie de S. Weil, et inspire
toute sa philosophie politique. Le travail permet en effet une reconnaissance réciproque des
hommes, libérée du lien affectif et de l’obligation personnelle (essentiels dans la famille) : le
travail est constitutif d’une sphère publique, c’est là un apport de la modernité ; il accorde
l’individu avec les autres dans le libre exercice de leur puissance.
Cependant – et nous arrivons là au seuil de la pensée critique de S. Weil – la division
du travail compromet les conditions du libre exercice par chacun de toute sa puissance de
penser et d’agir. Nous sommes aux sources de l’analyse de l’oppression : la valeur que
pourrait représenter le travail, pour une présence au réel et au monde, est contrariée par
l’opacité de la forme sociale de la production.
Il est en quelque sorte naturel que, indépendamment de son engagement social, S. Weil
finisse par rencontrer Marx. Sa lecture de l’auteur du Capital est une lecture critique.
Retenons ce qui intéresse notre sujet, à savoir son analyse insuffisante de l’oppression et la
critique de toute notion de progrès, critique développée dès 1934 dans les Réflexions sur les
causes de la liberté et de l’oppression sociale [cité Réflexions… désormais].
Marx décrit la forme de l'oppression capitaliste, mais n'analyse pas les causes de
l'oppression. Il n’a retenu de l’oppression que son aspect économique, lié à l’extorsion de plus
value, elle-même expression de la propriété privée des moyens de production. S. Weil appelle
oppression un « abus de domination faisant peser jusqu’à l’écrasement physique et moral, la
pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent » (OC II 2, p. 542). La question
sociale doit donc être transformée ; ce n’est ni celle de la forme du gouvernement ni celle de
la forme de la propriété, c’est celle de « l’organisation de la production ». Il s’agit de
« concevoir une organisation qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la
contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous
l’oppression les esprits et les corps » (Réflexions…, OC II 2, p. 46). Cette distinction entre
l’oppression et l’exploitation permet de comprendre pourquoi l'oppression peut survivre
indépendamment de sa fonction économique : ainsi, dit S. Weil « chez les Russes, le patron
est parti, mais l'usine est restée » (Leçons de philosophie, Plon, 1989, p. 153). Enfin, les
formes nouvelles de l’oppression issues de l’histoire récente du capitalisme (les années 30)
ont provoqué une nouvelle forme de la division des classes : ce n’est plus l’argent qui sépare

2
la population industrielle entre « ceux qui vendent et ceux qui achètent la force de travail »
(Oppression et Liberté, Paris, Gallimard, 1955, p. 260) ; c’est désormais la « machine elle-
même qui sépare […] d’une part ceux qui la dirigent, d’autre par ceux qui en forment les
rouages vivants » (ibid.)

NOTRE TENDANCE À L’EXTRAPOLATION

Outre une analyse insuffisante de l’oppression, S. Weil dénonce chez Marx une
tendance qu’il partage avec une culture de la modernité, l'ignorance de la notion de limite,
ignorance qui a donné naissance à l’idée d’un progrès continu et sans fin : « Notre culture soi-
disant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, d'extrapoler
arbitrairement, au lieu d'étudier les conditions d'un phénomène et les limites qu'elles
impliquent. » (Réflexions…, op. cit., p. 38) Or, l'hypothèse d'un développement illimité des
forces productives « impliquerait un accroissement illimité du rendement du travail » : « Il
suffit que le rendement de l'effort humain ait augmenté d'une manière inouïe depuis trois
siècles pour qu'on s'attende à ce que cet accroissement se poursuive au même rythme» (ibid.).
On ne peut pas supposer légitimement un tel développement avant d’avoir posé une
question primordiale : celle du « rendement de l'effort humain », qui détermine toutes nos
perspectives (ibid.) sur le fameux « progrès technique », expression qui recouvre des
« procédés différents, qui offrent des possibilités de développement différentes » (ibid.). C'est
précisément ce qui fait problème : faut-il vraiment considérer que la productivité du travail
connaîtra un accroissement continu et sans fin ?
S. Weil examine donc la notion de progrès technique par la distinction des procédés
qui s'offrent « pour produire plus avec un effort moindre » (ibid.). À propos de chacun des
procédés envisagés, elle raisonne en termes de travaux économisés, dépensés ou gaspillés,
alors que le capitalisme et le marxisme nous ont habitués à un point de vue « comptable »,
celui du profit ou de l'extorsion d'un surtravail. Pour chaque procédé censé produire plus avec
moins d’effort, elle montre que rien ne garantit une orientation nécessaire vers l’utilisation
d’une une moindre quantité de travail. Parmi les facteurs de rationalisation du travail, S. Weil
s’attarde sur le « facteur le plus important du progrès technique », la coordination des efforts
dans le temps (que Marx appelait « la substitution du travail mort au travail vivant »). Il s’agit
d’un transfert continu et illimité de l'activité humaine à des processus matériels, capables de
réaliser une automatisation complète. Le travail vivant deviendrait peu à peu superflu. Idéal
chimérique, pense S. Weil : c’est croire à une forme de production dans laquelle « tous les
travaux à faire seraient déjà faits » (op. cit., p. 41), objectivés dans un système de machines
automatisées, sans apport de travail vivant nouveau.
Faisons quelques commentaires à cette étape.
1°. S. Weil reste fidèle à l’idée de libérer l’individu dans son travail, et n’envisage pas
la possibilité de se libérer du travail. Elle est même hostile à cet idéal. Elle en reste au
principe selon lequel le « procès de travail est la condition naturelle et éternelle de la vie des
hommes » (Marx). Pour elle, il s’agit de supprimer les entraves que met le capitalisme à la
réalisation du travail, conçu comme activité humaine complète. Il faut donner au travail la
forme d’une médiation sociale explicite, consciente et transparente, administrée par les
individus. Il faut arracher au capitalisme une médiation qu’il a rendue extérieure aux
individus – la forme abstraite de médiation qu’assure le travail abstrait –, pour refaire du
travail concret une forme de médiation pensable par les individus.
2°. Nous touchons là au plus important de la critique weilienne d’un développement
économique réputé indéfini. Pour employer le vocabulaire de Marx (qu’elle utilise), S. Weil
établit nettement que la contradiction essentielle dans le capitalisme n'est pas entre forces

3
productives et rapports de production. La contradiction est en fait la suivante (telle qu’elle
était définie par l’austro-marxiste Julius Dickmann, à qui S. Weil doit beaucoup) : « En
élargissant les forces productives d'une manière irréfléchie, sans tenir compte des conditions
de leur reproduction permanente 1 » le mode de production industriel accélère brutalement la
temporalité économique définie par l'augmentation de la productivité du travail ; mais cette
accélération rencontre une temporalité géologique, celle du temps emmagasiné dans des
stocks de matières premières et de sources d'énergie qui ne sont pas inépuisables.
3°. En d’autres termes, plus proches de ceux de S. Weil, c'est finalement « le caractère
[...] illimité de la course [à la puissance] qui entre en contradiction avec le caractère
nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir » (op. cit., p. 64). Cela a des
conséquences, bien perçues par S. Weil. D’abord, dès que le développement économique
dépasse les limites qui lui sont imposées par sa base matérielle, il s’étend « au-delà de ce qu'il
peut contrôler ». Les forces productives se convertissent en forces destructives : la course à la
puissance produit un « parasitisme, un gaspillage, un désordre qui [...] s'accroissent
automatiquement » (ibid.). Dès lors, cela engendre aussi plus d'oppression, car en entraînant
un désordre, la puissance « provoque des réactions qu'[elle] ne peut ni prévoir ni régler »
(ibid.).
4°. La conséquence la plus intéressante concerne la racine de l’oppression. S. Weil y
voit une forme de domination beaucoup plus abstraite (et néanmoins réelle) que celle d’une
classe qui en opprime une autre. Le matériel (travail concret, valeur d’usage des produits)
n’est que le support de domination de l’immatériel, de l’abstrait : les signes que l’esprit ne
peut plus coordonner (l’algèbre), les automatismes (les machines), l’argent (domination du
système financier).
Il en résulte que la notion marxienne d’« exploitation » doit être dépassée vers quelque
chose de plus fondamental qu’exprime le terme oppression, à savoir une lutte entre l’homme
et le système automatique de la valeur, et non entre prolétariat et bourgeoisie ou entre travail
et capital. Se libérer du capitalisme, ce n’est pas s’émanciper de la domination concrète d’une
classe, c’est « se libérer de structures sociales abstraites » au sein desquelles le capitaliste est
remplacé par « une bureaucratie anonyme et irresponsable 2 » (Oppression et Liberté, op. cit.,
p. 261), par une « élite de fonction » au service de l’autoreproduction de la valeur, celle des
« techniciens de direction 3 ». Ceux qu’on appelle les « capitalistes » sont de plus en plus
« détachés de la production elle-même, pour se consacrer à la guerre économique » (ibid.).

L’ESPOIR D’UNE RÉVOLUTION TECHNIQUE

S. Weil pariait malgré tout sur la possibilité de surmonter la rationalisation – sous ses
formes taylorienne et fordiste du moins. Elle croit à une civilisation dans laquelle le travail
deviendra la « valeur la plus haute, […] par son rapport avec l'homme qui l'exécute [et non]
par son rapport avec ce qu'il produit » (Réflexions.., op. cit., p. 90).

1
. Julius Dickmann, « La véritable limite de la production capitaliste», La Critique sociale, n° 9,
septembre 1933, p. 109.
2
. Cette idée que l'entreprise n'est plus représentée par le capitaliste mais par des techniciens de la
direction – les technocrates annoncés plus tard par Burnham –, S. Weil la développe longuement dans son article
de 1933, « Perspectives » (OC II 1, p. 270 sq.).
3
. S. Weil cite ce passage d'un livre de Jean-Paul Palewski, paru en 1928 : « Nous arrivons à l'époque
qu'on a pu appeler l'ère des techniciens de la direction, et ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des
capitalistes que des ouvriers. Le chef n'est plus un capitaliste maître de l'entreprise, il est remplacé par un conseil
de techniciens. » (p. 270)
4
Elle n'a pas découvert dans les conditions du travail industriel, à son époque, de quoi
jeter politiquement les bases de cette civilisation qu'elle souhaitait, aussi s’efforce-telle d’en
penser les conditions, à savoir une révolution technique et l'invention de nouvelles machines.
Au lieu d'une rationalisation fondée sur une science du travail 4, nous avons besoin d'une
« science des machines 5 » qui s'intéresse prioritairement à la « perception de l'homme au
travail 6 », à une « forme supérieure de travail mécanique » qui ouvrirait un vaste espace au
« pouvoir créateur du travailleur » (« Deux lettres à Jacques Lafitte », La Condition ouvrière,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 257). Elle s’intéressera fortement à cette question
après son année de travail en usine (à partir de 1935), en cherchant des contacts avec des
ingénieurs, des directeurs techniques, des patrons sociaux, dont Auguste Detœuf, fondateur de
l’Alsthom. Cette possibilité d’un développement de la technique contemporaine était d’une
importance capitale, aux yeux de S. Weil, car elle éliminait, outre la tentation chimérique de
l'automatisation complète de la production la tentation rétrograde d’un retour au mode de
production préindustriel.
Ayant poussé aussi loin que possible la réflexion théorique sur la limite idéale de toute
transformation sociale réalisable, S. Weil devait faire l’expérience de l’oppression.

LA SPIRITUALITÉ DU TRAVAIL

Travailler en usine, ce fut pour elle une épreuve, destinée à contrôler, à vérifier des
hypothèses, à susciter des expériences de pensée à partir de conditions réelles. C’est une
philosophe qui se rend en classe ouvrière. À propos de ce qu’elle appelle un « contact avec la
vie réelle », à l’usine, elle écrit : ce contact « a changé pour moi non pas telle ou telle de mes
idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective
sur les choses, le sentiment que j’ai de la vie » (« Lettres à Albertine Thévenon », La
Condition ouvrière, op. cit., p. 52). L’expérience du malheur vécu à l’usine marque en effet
une nouvelle orientation dans la pensée, qui jouera un rôle dans l’expérience d’un contact
avec un niveau de réalité (le niveau surnaturel) qu’elle ne soupçonnait pas. L’expérience
mystique provoque moins une rupture qu’une transposition de ce que pense S. Weil à un
niveau supérieur, le niveau surnaturel jouant désormais le rôle d’un principe d’orientation
(une nouvelle « perspective sur les choses », qui n’exclut pas les autres domaines, mais les
intègre).
La conjugaison de la spiritualité et de l’expérience d’usine conduit S. Weil, avec plus
de détermination encore, à l’obligation de résoudre le problème social sur les lieux mêmes du
travail, pour la raison énoncée dans L’Enracinement : « Les autres activités humaines,
commandement des hommes, élaboration des plans techniques, art, science, philosophie, [...]
sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle » (OC V 2, p. 365). Le
travail est en effet l’expérience la plus quotidienne du consentement à la nécessité,
consentement capable d’en révéler la face surnaturelle. Au lieu de voir la nécessité sous sa
face de domination brutale – ce qui serait le point de vue « naturel » – nous la voyons « sous
la face qui est obéissance » (Cahiers, OC VI 4, p. 405), et « cette connaissance est
surnaturelle » (op. cit., p. 407). L’expérience temporelle du travail constitue sa servitude mais
aussi sa vertu spirituelle : « Celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière
inerte qui franchit un instant après l’autre » (L’Enracinement, op. cit., p. 364). Permettre de

4
. Ce qu'est la méthode de Taylor, que S. Weil analyse dans « La rationalisation » (OC II 2, p. 458-475).
5
. L'ouvrage de Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines (paru en 1932, rééd. Paris, Vrin,
1972), intéressa particulièrement S. Weil.
6
. Cette expression se trouve dans la réponse à une lettre d'Alain, en 1935 (S, p. 112).
5
faire temporellement, dans la manière dont un instant succède à un autre instant, l’expérience
d’une obéissance analogue à celle de la matière inerte, telle est la vertu spirituelle du travail, à
condition qu’il ne soit pas servile.
Le problème de l’interprétation de ces textes sur la spiritualité du travail tient à la
description de l’activité laborieuse comme insertion de tout l’être « dans le circuit de la
matière inerte ». C’est le point le plus difficile... Pour bien le comprendre, il faut insister sur
un aspect : malgré l’exigence spirituelle d’un travail qui imiterait « l’abandon au temps des
choses inertes » (Cahiers, OC VI 1 p. 301), il reste vrai et toujours vrai qu’« il y a une
certaine relation avec le temps qui convient aux choses inertes, et une autre qui convient aux
créatures pensantes. On a tort de les confondre » (L’Enracinement, op. cit., p. 159). Nul éloge,
chez S. Weil, d’une « soumission » qui serait une dégradation. L’acceptation ou le
consentement conviennent aux « souffrances physiques et morales inévitables dans la mesure
précise où elles sont inévitables » (« Lettres à Victor Bernard », La Condition ouvrière, op.
cit., p. 232). Toutefois, à aucun moment S. Weil ne confond le consentement conscient à la
nécessité inévitable, avec ce qu’elle appelle un « dressage qui ne fait appel à rien de ce qui est
proprement humain » (« La rationalisation », OC II 2, p. 473). Si un « travail » implique
« dressage », il faut le supprimer : « La basse espèce d'attention exigée par le travail taylorisé
n'est compatible avec aucune autre, parce qu'elle vide l'âme de tout ce qui n'est pas le souci de
la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. » (« Condition
première d’un travail non servile », La Condition ouvrière, op. cit., p. 433)
Non seulement la spiritualité ne saurait justifier l’avilissement du travail, mais elle
devrait être le principe du « soulèvement de l’être tout entier » contre cet abaissement. Dans la
mesure où le « travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet
univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance […] avilir le travail est un
sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège » (Écrits de
Londres, Gallimard, 1957, p. 22). Elle peut alors développer : « Si ceux qui travaillent le
sentaient […] leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée
de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement
de l’être tout entier. » (ibid.) Il ne s’agit donc pas de troquer la revendication, dans laquelle on
marchande sa condition de victime, contre la résignation ; il s’agit au contraire de donner une
énergie supérieure à la résistance contre l’oppression en l’élevant à une dimension qui confère
une valeur absolue et non négociable à certaines exigences.
Livrons, à nouveau, quelques commentaires d’étape.
Qui ne verrait que S. Weil a entrevu l’essentiel des tendances du développement
industriel et des impasses auxquelles il a conduit ? Que valent cependant les solutions qu’elle
envisage ? Rappelons que selon elle le travail doit rester le principe de la structuration des
rapports sociaux. Or les rapports tayloristes et fordistes de travail, correspondant au
développement du capitalisme industriel, sont « profondément décomposés 7 ». S. Weil ne
pouvait pas prévoir que la sortie de cette forme de rationalisation se ferait par le
remplacement de la « notion d’emploi conçu comme “place” dans l’entreprise », facteur de
stabilité des relations sociales et de protection des individus, par « la notion beaucoup plus
large de travail » remarchandisé, conçu comme une activité flexible exercée par « l’individu, à
partir de projets déterminés par l’entreprise 8 ». Dans ces conditions, plus précisément, S. Weil
peut-elle nous aider à penser des perspectives pour « le management et les sciences de
gestion » ?

7
. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 p. 83.
8
. Dominique Méda, « La fin de la “valeur” travail », in Le Travail quel avenir, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », p. 214.
6
PENSER LE MANAGEMENT ET LES SCIENCES DE GESTION AVEC S. WEIL ?

Que donnerait la tentative de « Penser le management et les sciences de gestion avec


S. Weil », comme cela a été fait avec Hannah Arendt 9 ? Le problème peut être ainsi défini :
« Concilier les exigences de la fabrication et les aspirations des hommes qui fabriquent »
(« La rationalisation », La Condition ouvrière, op. cit., p. 307), sans oublier les
consommateurs. On ne peut pas éliminer l’un des termes. Or les besoins de la production et
les besoins des producteurs ne coïncident pas forcément » (ibid.). Il faut trouver un « moyen
terme, tel que ne soient pas entièrement sacrifiés ni les uns ni les autres » (op. cit., p. 308). Ce
moyen terme n’a rien d'un tiède juste milieu entre des intérêts, il doit être une sommet, comme
toute juste mesure 10, puisqu’il s’agit d’« organiser les conditions de travail les plus humaines
compatibles avec le rendement indispensable à l'existence de l'usine » (« Un appel aux
ouvriers de Rosières », OC II 2, p. 327). On n’est pas si loin des problèmes du manager qui,
« plus que tout autre intériorise fortement la contradiction 11 » entre exigence de la production
et aspirations des travailleur. Entre les deux, le management cherche à produire des
régulations, une médiation.
À l’époque de S. Weil, ce qu’on appelait la « psychotechnique » cherchait des
solutions adaptées au système de la production. La psychotechnique, dit-elle, opère dans un
cadre défini : l'étude des « meilleurs procédés pour utiliser les machines existantes » (« La
rationalisation », op. cit., p. 466), tempérée par l'étude des meilleures conditions du travail
pour le travailleur tel qu'il est, dans l'usine telle qu'elle est 12. Une telle perspective est celle
d'une technique empirique, fondée sur le critère du succès. À ce pragmatisme, S. Weil oppose
que l'étude des facteurs psychologique et physiologiques chez l'homme au travail n'atteindra
jamais le facteur moral, car les facteurs moraux ne se réduisent pas à limiter « la fatigue au-
delà de laquelle il ne [faut] pas faire aller un travailleur » (op. cit., p. 475). Ce qui est
supportable n'est pas pour autant moralement tolérable 13, et encore moins respectable. Ce qui
relève des nécessités physiologique et psychique définissant les limites du supportable ne peut
pas être confondu avec l'exigence morale qui concerne les « besoins terrestres du corps et de
l’âme 14 », dont la satisfaction fait obligation : « Dans l’ordre de ses responsabilités et dans la
mesure de son pouvoir, [chacun a l’obligation de remédier] à toutes les privations de l’âme et
du corps susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain. » (« Étude
pour une déclaration des obligations envers l’être humain », OC V 2, op. cit., p. 99)

9
. Voir le collectif Penser le management et les sciences de gestion avec Hannah Arendt, éds.
L’Harmattan (2014). Des tentatives en ce sens, faisant usage de l’œuvre de S. Weil, ont été faites, notamment par
Thierry Pauchant. Voir son art paru dans les Cahiers Simone Weil, XXI 1-2, mars-juin 98, pp. 111-140 et « Pour
une éthique spirituelle du travail. Quelques inspirations de S. Weil », dans Pour un management éthique et
spirituel (dir. T. Pauchant), Montréal, éd. Fides-Presses HEC, 2000, pp. 219-244. Voir également ainsi que S. Le
Loarne et Christine Noël, « Les coopératives, un lieu idéal pur développer sa spiritualité au travail ?... », Revue
interdisciplinaire Management & Humanisme, n° 8, août-octobre 2013, pp. 19-39. Je tente, dans ce qui suit, de
me livrer à cet exercice dans une perspective toute différente.
10
. S. Weil remarque : « Ce qu'on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l'un ni
l'autre des besoins contraires. C'est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont
satisfaits l'un et l'autre dans leur plénitude » (L’Enracinement, OC V 2, p. 119).
11
. Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion, Paris, éd. du Seuil, 2005, pp. 25, 97, 235-236.
12
. Il importe peu que l'appréciation de la psychotechnique donnée par S. Weil soit sommaire (pour une
appréciation plus positive, voir Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris,
Gallimard, 1954, pp. 35-43 en particulier).
13
. Dans une lettre à l'ingénieur Victor Bernard, S. Weil parle de ce qui est « moralement intolérable » à
l'usine (La Condition ouvrière, op. cit., p. 240).
14
. Les « besoins de l’âme » font l'objet de la première partie de L'Enracinement.
7
Quelle différence avec les problèmes que nous nous posons aujourd’hui ? S. Weil
observe ceci : « Le taylorisme avait pour but d’ôter aux travailleurs la possibilité de
déterminer eux-mêmes les procédés et le rythme de leur. […] Son souci primordial était de
trouver les moyens de forcer les ouvriers à donner à l’usine le maximum de leur capacité de
travail. » (« La rationalisation », op. cit., pp. 313-314) Les choses ont changé, certes : il s’agit
au contraire aujourd’hui de favoriser l’initiative individuelle et une adhésion à ce qui est fait
dans l’activité. Cependant, ce que dit S. Weil du « souci primordial » de la rationalisation
reste vrai, à condition de modifier un peu la formulation : le souci primordial aujourd’hui
serait de « trouver les moyens de forcer les travailleurs à donner à l’usine le maximum de leur
activité exercée “librement” », à partir de projets déterminés par l’entreprise (productivité et
rentabilité maximales). L'efficacité économique de l'entreprise ne suppose plus l'utilisation
optimale du travail divisé en séquences simples, mais une utilisation optimale des possibilités
personnelles du travailleur, et même de sa personnalité (d’où l’importance des entretiens
préalables à l’embauche).
Une nouvelle forme de rationalisation a vu le jour. À la prescription des tâches dans le
taylorisme succède la « prescription de la subjectivité » : conduire le travailleur à se concevoir
comme entrepreneur de soi même, à se considérer soi-même « comme une entreprise ». Dans
le nouveau capitalisme, il y a réintégration du travail au sens anthropologique, comme activité
d’expression de soi, mais la forme de la domination se déplace de l’entreprise vers la
subjectivité, partout où cette dernière peut être structurée dans l’intérêt de l’entreprise. Dans
les sociétés esclavagistes, la nécessité prenait la forme du fouet, « Taylor a remplacé le fouet
par les bureaux et les laboratoires » (op. cit., p. 315), inscrivant la nécessité dans les choses
inertes et non dans les coups donnés par le maître. Celui qui travaille – malgré l'impossibilité
de donner un sens à ce qu'il fait – est dans l’obligation de chercher en soi-même les mobiles
qui permettent de se plier à la nécessité 15. On pourrait dire aujourd’hui que les sciences de la
gestion et des ressources humaines prolongent la méthode de Taylor, mais qu’elles ont pour
idéal de remplacer l’obligation de se faire malgré soi complice de son aliénation en cherchant
à faire vivre à l’individu comme initiative ou autonomie ce qui est en fait dicté par des
nécessités extérieures. Dans cette perspective nouvelle, S. Weil ne transposerait-elle pas
aujourd’hui des critiques qu’elle adressait au taylorisme ?
Transposons encore cette question : qu’est-ce qui permet à notre système de
production harmonisé par les sciences de gestion de tenir et de se perpétuer ? Peut-être est-ce
cela-même que S. Weil donnait comme seule explication à la domination du taylorisme : le
lien de cette méthode avec la guerre 16. La guerre est la situation dans laquelle le taylorisme
offre le plus facilement ses solutions à la nécessite d’« augmenter immédiatement le volume
de la production » (L’Enracinement, OC V 2, p. 154). Or, si la « guerre ne fait que prolonger
cette autre guerre qui a nom concurrence » – comme le pensait Marx – S. Weil retourne l'ordre
marxien des déterminations : c'est la concurrence qui est une forme de la guerre, ce « qui fait
de la production elle-même une simple forme de la lutte pour la domination » (« Réflexions
sur la guerre », OC II 1, p. 292). C’est ce qui justifie l’emploi de l’expression « guerre
économique », citée plus haut.
Dans un monde où la lutte pour la puissance, « entre collectivités quelles qu'elles
17
soient », passe par la production, « aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera
15
. Voir Expérience de la vie d'usine, OC II 2, pp. 296-297. Si l'aliénation se définit comme le fait de ne
pas pouvoir vouloir ce que l'on fait, ni dans les modalités ni dans le but de l'action, comment définir le fait d'être
dans une situation où il faut vouloir son aliénation ?
16
. Ce lien est suggéré rapidement dans un passage de la conférence de 1937 sur la rationalisation : « La
rationalisation a surtout servi à la fabrication des objets de luxe et à cette industrie doublement de luxe qu'est
l'industrie de guerre. » (OC II 2, p. 471)
17
. « Qu'il s'agisse d'une entreprise, d'une nation ou de toute autre chose » (OC II 2, p. 542), précise une
8
la production industrielle » (Réflexions…, op. cit., p. 32), l’économie et la recherche du profit
seront une « arme » irremplaçable, le « problème de la subsistance étant rejeté au second
plan 18 » (op. cit., pp. 542-543).
On ne pourra pas s’empêcher de dire une fois encore que S. Weil pensait dans les
années 30, et que notre situation n’est plus la même… Voyons cela de plus près.
Dans son ouvrage La Société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac écrit :
« On assiste à un déplacement. La guerre économique s’est substituée à
la guerre froide. Rien ne vient barrer la volonté de puissance […] des grandes
entreprises. Le monde économique devient un champ de bataille. Le concurrent
est l’ennemi. Si on ne mobilise pas tous les moyens pour emporter de nouvelles
parts de marché, on est mort. La conquête est une question de survie. Business
is war 19 ! »
Le « pouvoir gestionnaire s’enracine » dans cette conquête et y trouve son premier
ressort : « La mobilisation de tous et de chacun face à la menace est une condition de sa
sauvegarde. Face au danger, les intérêts individuels doivent s’effacer devant une cause
supérieure 20 ». Autrement dit, c’est la menace extérieure (la « globalisation ») qui permet de
dissimuler la rigueur, voire l’arbitraire 21 des décisions dans l’entreprise 22. Après avoir
écrit que la « conquête est une question de survie », de Gaulejac poursuit : « On a là un
exemple de construction imaginaire de la réalité : il faut combattre pour ne pas être
vaincu 23 ».
Ce qu’on pourrait exprimer dans les termes de S. Weil : le fonctionnement de
l’économie capitaliste – fonctionnement étendu à une société de marché – forge une lecture
du réel et une seule. Or « le monde est un texte à plusieurs significations », selon S. Weil
(Cahiers, OC VI 1, p. 295). Une telle lecture est la condition d’une saisie de la réalité.
L’Enracinement donne la réponse la plus complète à la question que pose elle-même S. Weil :
« Saisir la réalité. Où ? ». Elle expose clairement ce que sont les « lectures superposées » :
percevoir par exemple la possibilité d’un accord plein, sur des plans multiples, entre ce qui est
« force brutale relativement à notre chair », « équilibre de relations nécessaires relativement à
notre intelligence », « beauté relativement à notre amour » du monde. « C'est une seule et
même chose » (OC V 2, p. 358). L’idéale serait de trouver un « centre d'où l'on voit les
différentes lectures possibles – et leurs rapports – et la sienne propre seulement comme l'une
d'elles » (Cahiers, OC VI 1, p. 324). Il se trouve que le travail est l’instrument privilégié de la
lecture et de la perception du monde, susceptible de donner à chacun la possibilité d’atteindre
un niveau supérieur d’attention au réel, sur tous les plans. Tout ce qui prive de la possibilité de
lectures multiples du réel dans chaque fonction sociale, et surtout dans le travail, constitue un
mal, du rêve, de l’illusion, voire un « crime contre l’Esprit 24 » (qu’il s’agisse des loisirs vils,
de l’argent, de l’« opium » des idéologies ou des religions sans spiritualité, de la « force
brutale », de la guerre…).
Comme la « guerre, la politique, l'éloquence, l'art, l'enseignement », l’économie est
une « action sur autrui [qui] consiste essentiellement à changer ce que les hommes lisent »

variante.
18
. C’est pourquoi, de ce point de vue, le capitalisme peut créer autant de misère que de richesse ; la
« subsistance » n’est pas son problème.
19
. Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion, op. cit., p. 110.
20
Ibid.
21
V. de Gaulejac parle même de la « violence interne, voire arbitraire, des décisions prises » (ibid.).
22
« Les licenciements son présenté comme des fatalités, conséquence d’orientations stratégiques
définies en haut lieu à partir de critères indiscutables » (V. de Gaulejac, La Société malade de la gestion, op. cit.,
pp. 111.
23
Ibid., p. 108
24
« Condition première d'un travail non servile », La Condition ouvrière, op. cit., p. 433.
9
(« Essai sur la notion de lecture », OC IV 1, p. 78). La domination du système économique
sur l’ensemble de l’individuel et du social opère un verrouillage des lectures superposées. La
« guerre économique » est une forme de l’oppression en tant que « manière d'imposer une
autre lecture », une façon de faire surgir (par la publicité, la création de besoins nouveaux…)
un univers fictif « qui ne comporte pas de lecture multiple. Le capitalisme et ses appareils
tentent de réduire « à l'état de fantômes » (ibid.) toutes les idées qui pourraient s'opposer à la
lecture qu’il impose, une lecture unidimensionnelle, réduite à la valeur marchande, au
principe « plus vaut plus ». Si l’économie, comme la guerre, est une « action sur
l'imagination », comment « se soustraire à l'effet d'imagination », « à l'effet d'irréalité », afin
d’avoir « à sa disposition […] les diverses manières de combiner […] les données » (Cahiers,
OC VI I, p. 303) ? Tel est notre problème.

POUR UN BON USAGE DE LA PENSÉE DE SIMONE WEIL

Soulevons une question pour conclure et faisons deux remarques. La question devrait
prendre tout son sens après ce qu’on vient de voir : pourquoi cette résurgence d’un besoin de
spiritualité dans les sciences de gestion, alors que nous vivons dans sociétés sécularisées ? Ce
qui fait naître un besoin de spiritualité, à mon sens, c’est le fait que dans toute société a existé
un lien entre les moyens matériels et des éléments qu’on peut caractériser très généralement
de « spirituels » : un ensemble de valeurs, de formes de conscience du sens de l’existence
humaine, de ce qu’est une vie réussie. La singularité du capitalisme est que, comme l’observe
Christian Arnsperger, sa « logique fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de
moyens spirituels 25 ». Arnsperger développe : la société capitaliste « fait comme si les
moyens matériels pouvaient être en même temps des moyens symboliques permettant à
chacun d’être reconnu par les autres en les dominant ou en éveillant leur jalousie [par la
concurrence, la compétition, la volonté d’être le meilleur, le plus riche], et des moyens
spirituels » permettant à chacun de donner un sens à son existence » dans un monde où,
précisément, la notion d’une dimension supranaturelle de l’existence n’est plus primordiale.
Ajoutons deux remarques. La première est que S. Weil s’est montrée sensible à la
question des niveaux de nécessité dans la « mécanique sociale ». Or, il y a une forme actuelle
d’oppression qui tient au règne d’une forme nouvelle de nécessité, qui n’est ni celle des lois
de la nature, ni celle de la contrainte sociale à laquelle il fallait céder. Cette forme nouvelle
consiste à nous faire agir en tant qu’autre que soi-même, en persuadant qu’on aurait pu se
donner la règle extérieure qui nous fait agir. Le manager n’est d’ailleurs pas étranger du tout à
cet agir en tant qu’autre que soi :
« Les managers ne sont jamais responsables des “décisions” qu’ils
appliquent. […] Dans la mise en place d’un plan social, si le choix des
licenciés et les modalités de licenciement dépendent de la direction des
ressources humaines, celle-ci a des moyens limités et aucun pouvoir sur la
décision elle-même 26. »
Autrement dit, remarque encore de Gaulejac, l’argument de la « guerre économique »
légitime la neutralisation des outils du pouvoir ; la « neutralité » de la « mise en œuvre
gestionnaire de la décision » occulte la réalité du pouvoir ».
La seconde remarque est que les analyses données dans la dernière partie de mon
exposé, ainsi que la question posées en conclusion, m’inciteraient plutôt à être très réservé sur
l’usage que l’on peur faire de S. Weil pour « penser le management et les sciences de
gestion » dans une perspective durable. J’insiste sur cette dernière expression, car il me
25
Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste, Paris, éd. du Cerf, 2008, p. 196
26
Vincent de Gaulejac La Société malade de la gestion, op. cit., pp. 111-112
10
semble qu’elle définit le cadre limité dans lequel il est possible de trouver une inspiration chez
S. Weil pour des tâches de management. Expliquons-nous.
Il y a, dans les rapports entre dirigeants et ouvriers, une opacité qui ne tient pas à la
mauvaise volonté – pas même celle des « chefs » –, et dont la suppression ne tient pas non
plus à la seule bonne volonté des uns et des autres 27. C’est ce qu’écrivait S. Weil dans un
« Appel aux ouvriers de Rosières 28 ». S’adressant directement aux travailleurs de cette
entreprise, elle leur disait : « L’impitoyable loi du rendement pèse sur vos chefs comme sur
vous ; elle pèse d’un poids inhumain sur toute la vie industrielle. On ne peut pas passer
outre. » Toutefois, elle ajoutait quelque chose qui importe beaucoup :
« Il faut s’y plier aussi longtemps qu’elle existe. Tout ce qu’on peut
faire provisoirement, c’est d’essayer de tourner les obstacles à force
d’ingéniosité ; c’est chercher l’organisation la plus humaine compatible avec
un rendement donné 29. » (OC II 2, p. 326)
Or, il ne faut pas confondre le souci de ce qu'on peut faire « pour l'instant [...], dans les
conditions actuelles » (« Lettres à Victor Bernard », La Condition ouvrière, op. cit., p. 224) et
le projet d’une « amélioration méthodique de l'organisation sociale » :
« Une amélioration méthodique de l'organisation sociale suppose au
préalable une étude approfondie du mode de production, pour chercher à savoir
d'une part ce qu'on peut attendre, dans l'avenir immédiat et lointain, du point de
vue du rendement, d'autre part quelles formes d'organisation sociale et de
culture sont compatibles avec lui, et enfin comment il peut être lui-même
transformé. » (Réflexions…, OC II 2, p. 37)
Il faut, comme toujours chez S. Weil, distinguer les plans. Il y a une « ingéniosité »
requise pour décider « tout ce qu'on peut faire provisoirement », mais elle ne tient pas lieu
d’une « étude approfondie » qui vise la véritable fin que nous devons poursuivre : la
transformation du mode de production. S. Weil se désole de constater que, « contrairement à
ce qui eut lieu pour la lutte contre la nature, la lutte contre l'oppression sociale se mena […]
sans aucune méthode » (« Notions du socialisme scientifique », OC II 1, p. 315). Elle a
consacré l’essentiel des ses forces intellectuelles, jusque dans L’Enracinement, à l’élaboration
d’une telle méthode, ce qui dépasse de très loin la recherche de « compromis ». Il est vrai que
l’équilibre cherché, à un moment donné, entre les droits des travailleurs et les nécessités de la
production « ne peut jamais être fondé que sur un compromis » (« Principes d'un projet pour
un régime nouveau », OC II 2, p. 432), mais ce compromis – soumis aux aléas de la force, des
circonstances changeantes – ne saurait valoir comme solution « dans l'avenir lointain ».
Les sciences de gestion ou du management ne pourraient avoir de sens pour S. Weil,
par conséquent, que dans le cadre de « ce qu’on peut faire provisoirement ». Il faut certes
s’approcher, dans le système tel qu’il est à un moment donné, d’un « équilibre entre les droits
des travailleurs » d’une part, et d’autre part les « nécessités de la production » ou un
« rendement donné ». Mais rien ne dit – et S. Weil dit tout le contraire – que les nécessités de
la production ou un rendement donné soient dans l’ordre des choses, appartiennent au niveau
de la « nécessité véritable ». S. Weil ne conçoit aucun compromis durable qui dispenserait (je
27
« Ils montrent beaucoup d'ingéniosité dans la fabrication des cuisinières, vos chefs. Qui sait s'ils ne
pourraient pas faire aussi preuve d'ingéniosité dans l'organisation de conditions de travail plus humaines ? La
bonne volonté ne leur manque sûrement pas [...]. Malheureusement leur bonne volonté ne suffit pas » (« Un
appel aux ouvriers de Rosières », OC II 2, p. 326-327).
28
Qui devait paraître dans Entre nous le journal de l’entreprise fondé par le directeur technique, Victor
Bernard (voir La Condition ouvrière, op. cit., pp. 205 et 212 ; p. 210 pour la citation).
29
Avec des variantes, c’est une formulation qu’elle reprend plusieurs fois. Voir les « Principes d'un
projet pour un régime intérieur nouveau dans les entreprises industrielles » : « Établir un certain équilibre, dans
le cadre de chaque entreprise, entre les droits que peuvent légitimement revendiquer les travailleurs en tant
qu'êtres humains et l'intérêt matériel de la production. » (OC II 2, p. 432)
11
cite à nouveau) de l’« unique et perpétuelle obligation de remédier dans l’ordre de ses
responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, à toutes les privations de l’âme et du corps
susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain » (L’Enracinement, op.
cit., p. 99). Or je crois qu’elle considérerait que notre système socio-économique concoure à
sa manière à ces « privations de l’âme et du corps ». Je crois qu’elle verrait dans le
management et les sciences de gestion une tentative pour assurer le développement durable
d’un système de domination en perfectionnant les formes antérieures d’organisation
scientifiques du travail.
À mon sens, toutefois, et pour ne décourager personne, je voudrais terminer en disant
que si la lecture de S. Weil ne nous garantit pas que nous réussirons dans le projet de nous
libérer de l’oppression, sa réflexion peut au moins nous permettre d’échapper à ce qu’elle
appelait le « plus grand malheur » qui, pour nous aussi, « serait de périr impuissants à la fois à
réussir et à comprendre » (« Perspectives », Oppression et Liberté, op. cit., p. 38). J’espère du
moins que j’aurai contribué modestement à faire passer ce qu’elle cherchait à comprendre.

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