Sunteți pe pagina 1din 98

Pierre Bessard

Charles Monnard
L'éthique
de la responsabilité

'\\)T Ltll

~-:
.l97~
INSTITUT LIBÉRAL
Pourquoi s'attarder sur
Charles Monnard au-delà
de la curiosité historique ?
D'abord bien sûr pour se
rappeler que la culture libé-
rale lémanique et suisse fait
partie de notre code géné-
tique politique : l'humanisme
de la liberté est non seule-
ment la philosophie qui a
permis à nos régions et à
notre pays un essor écono-
mique extraordinaire, mais
l'idée qui a garanti plus d'un
siècle d'harmonie et de paix
dans nos sociétés.

Les principes que Monnard


a énoncés avec clarté et ri-
gueur contribuent à la com-
préhension des conditions
de l'exercice de la liberté,
la valeur humaine la plus
élevée puisqu'elle respecte
l'individu dans toutes ses
dimensions : sa raison , son
1ibre arbitre, ses facultés et
ses aspirations.
Pierre Bessard

Charles Monnard
L'éthique de la responsabilité
Pierre Bessard

Charles Monnard
L'éthique de la responsabilité

Institut Libéral
1re édition
Genève 2014

ISBN 978-3-033-04802-7

Copyright
Institut Libéral
Place de la Fusterie 7
1204 Genève, Suisse
www.institutliberal.ch

Tous droits réservés.


Sommaire

Charles Monnard :
un parcours et un caractère 1
Introduction 9
I L'humanisme du devoir 17
II La fausse philanthropie de
l'État-providence 27
III Liberté et responsabilité 39
IV Les limites de l'autorité de l'État 53
v Les conditions culturelles de la
liberté et le rôle de la morale
judéo-chrétienne 67
Bibliographie 87
Notes 89
Charles Monnard:
un parcours et un caractère

Charles Monnard voit le jour en 1790 à


Berne, ville de Lumières bien administrée et
élégante. Il reçoit son éducation du pasteur
Louis-Auguste Curtat, qui officie à ce moment
à l'église française. À quinze ans, il déménage
avec sa famille à Lausanne, où il entre au Col-
lège. Passionné de littérature, il cofonde, puis
préside, la Société de Belles-Lettres, alors un
cercle littéraire. À dix-neuf ans, déjà très érudit,
il débute ses études de théologie à l'Académie
de Lausanne; il est consacré pasteur à la cathé-
drale en 1814.
Durant ses études, Monnard est appelé pen-
dant quatre ans à Paris comme précepteur au-
près de la famille du comte Duchâtel, un haut
fonctionnaire dont il instruit l'aîné des fils, Tan-
neguy. Avant d'entamer une carrière ministé-
rielle, ce dernier suivra plus tard l'exemple de
son maître, en devenant journaliste et en cofon-
dant le journal libéral Le Globe, que Monnard
soutiendra comme correspondant à son lance-
ment - et que l'économiste Michel Chevalier,
cité dans cet ouvrage, dirigera un temps.
Monnard fait ses débuts d'historien durant

1
Charles Monnard : un parcours et un caractère

cette période, en traduisant l'Histoire de la na-


tion suisse d'Heinrich Zschokke (il traduira éga-
lement, plus tard, l'Histoire de la Confédération
suisse de Jean de Müller, dont il sera l'un des
continuateurs).
En 1816, il épouse à Bonn Caroline von
Scheibler, issue d'une famille entrepreneuriale
et commerçante de l'Allemagne occidentale.
Charles, dont la mère, née Claus, est d'origine
bernoise (et le père, également commerçant,
d'origine vaudoise), cultive en effet dès son en-
fance le goût de la langue allemande et apprécie
les échanges dans l'espace germanophone, qui
contribuent à élargir son horizon. Il sera le père
comblé, avec Caroline, de deux filles : Clara et
Elisabeth.
La même année de son mariage, Monnard
est nommé professeur à la chaire de littérature
de l'Académie de Lausanne, un poste qu'il oc-
cupe de janvier 1817 jusqu'à sa démission en
1845, hormis une année de suspension, pronon-
cée en 1829, pour sa persistance à promouvoir
ouvertement, aux côtés de son ami Alexandre
Vinet, la liberté d'enseignement et la liberté
religieuse - ce qui le conduit à offrir entre-
temps, pour contourner l'interdiction, un cours
public dans l'un des principaux théâtres de la
ville, le Casino de Derrière-Bourg, à la place
Saint-François; il est suivi en masse par les étu-
diants. . . Monnard est également un habitué

2
Charles Monnard : un parcours et un caractère

du salon de Madame de Staël au château de


Coppet, où il rencontre Benjamin Constant et
de nombreux autres intellectuels. Il se lie aussi
à l'historien Alexis de Tocqueville, avec qui il
échange régulièrement. Il séjourne de temps à
autre à Paris et en Allemagne pour cultiver ses
relations.
La vie intellectuelle d'alors est peu cloi-
sonnée : l'amour de la patrie, dans le cadre
merveilleux du Léman, s'allie à l'humanisme
universel des Lumières. Lausanne, qui fut un
centre du protestantisme français, reçoit dès la
seconde moitié du XVIIIe siècle le philosophe
Voltaire, l'historien anglais Edward Gibbon, qui
y rédige la partie finale de son célèbre ouvrage
Déclin et chute de l'empire romain, et plus tard les
enfants du pays Benjamin Constant et Madame
de Staël, qui sont au cœur de la sociabilité libé-
rale. Les Anglais, qui apprécient la beauté du
paysage et la douceur du climat, sont des hôtes
fréquents et participent à l'échange d'idées. La
Cité, quartier des juristes, des pasteurs, des pro-
fesseurs, forme un centre de la pensée, dont
Monnard est un acteur important.
Il a la réputation d'un libéral cultivé, d'un
homme de tête et de cœur, qui sait se faire
écouter et aimer de ses étudiants. Il encourage
ses élèves aux recherches personnelles et à la
pensée indépendante, et les accueille souvent,
avec ses collègues, pour poursuivre la discus-

3
Charles Monnard : un parcours et un caractère

sion en dehors des cours, dans sa maison du


faubourg de Martheray, proche de la Cité. Ses
deux filles sont réputées ajouter un charme par-
ticulier à ces réunions 1 . Un grand théâtre, éga-
lement destiné aux assemblées publiques, avait
été érigé en 1804 (à l'actuelle rue Langallerie)
dans ce quartier qui fait pont entre le Bourg et
la Cité. La vie de société y est particulièrement
animée.
Charles Monnard est un professeur très en-
gagé sur plusieurs fronts. Il est l'un des chefs
de file du mouvement libéral, en opposition au
gouvernement de l'époque. Il s'engage pour la
liberté de la presse, la séparation de l'Église et
de l'État, la modernisation des institutions, la li-
berté individuelle. Il diffuse ses idées en qualité
de journaliste dès 1824 dans le Nouvelliste vau-
dois, qu'il dirigera dès 1830, puis dans le Cour-
rier suisse, de 1840 à 1845. Monnard devient
aussi un praticien de la politique. Il succède
en 1828 à son ami et mentor Frédéric-César de
La Harpe et est élu député libéral au Grand
Conseil, qu'il préside à plusieurs reprises. Il y
siège jusqu'à son retrait en 1844. Monnard re-
présente par ailleurs, dès 1832, le canton de
Vaud à la Diète fédérale, à Lucerne; il fait partie
de la commission chargée d'étudier la révision
du Pacte fédéral.
La crise ecclésiastique et politique de 1845
dans son canton, induite par la prise de pouvoir

4
Charles Monnard : un parcours et un caractère
des radicaux et de leur chef de file Henri Druey,
change cette donne. Druey tente de mettre les
pasteurs au pas en les obligeant à soutenir en
chaire la politique gouvernementale, et notam-
ment la nouvelle constitution cantonale, qui ne
garantit ni la liberté d'association, ni la liberté
religieuse. Cela conduit à une vague de contes-
tations, dont celle de Charles Monnard, qui ne
se reconnaît pas dans une Église d'État. Mon-
nard prêche à ce moment à Montreux; il avait
pris congé de l'université quelques semestres
et s'était d'abord retiré à Berne pour conclure
l'œuvre historique de Jean de Müller : la ré-
volution radicale achève de le persuader de
changer de direction professionnelle. Il sera fi-
nalement destitué de son pastorat l'année sui-
vante, tout en restant fidèle à la communauté
libre montreusienne. La tournure des événe-
ments et la dictature de la majorité populaire
qui s'installe sous l'impulsion du nouveau gou-
vernement l'incitent cependant à un change-
ment plus franc : il rejoint en 1847, dans la pa-
trie de son épouse, la prestigieuse Université
de Bonn, entamant, à cinquante-sept ans, une
nouvelle carrière de professeur. Il occupera la
chaire de littérature et de langues romanes jus-
qu'à la fin de sa vie.
Monnard conserve néanmoins des liens
étroits avec son pays et les intellectuels libéraux
en Suisse romande. En 1854, à la demande de la

5
Charles Monnard : un parcours et un caractère

Société genevoise d'utilité publique, il publie le


mémoire Du droit et du devoir, en quelque sorte
son testament idéel.
Il décède à Bonn en 1865, quelques jours
avant son septante-cinquième anniversaire. Il
aura été distingué par des doctorats honoris
causa des universités de Bâle et de Berne et fait
chevalier de la Légion d'honneur. Il est survécu
par sa femme, qui revient vivre à Lausanne,
près de ses enfants.
L'hommage le plus poignant de la vie de
Charles Monnard est sans doute celui for-
mulé par l'éminent critique parisien Charles-
Augustin Sainte-Beuve, qui avait séjourné à
Lausanne entre 1837 et 1838 : « Tout vrai Suisse
a un ranz éternel au fond du cœur. J'en ai connu
de tels, même dans l'ordre civil, témoin le vieux
Monnard, caractère antique, longtemps profes-
seur à l'Académie de Lausanne où j'eus l'hon-
neur d'être un moment son collègue, mort pro-
fesseur à l'Université de Bonn, traducteur et
continuateur de l'illustre historien Jean de Mül-
ler. Il était resté le même à travers toutes les
vicissitudes, les ingratitudes des partis qui en
dernier lieu l'avaient réduit à l'expatriation et
à l'exil - inflexible et immuable sous ses che-
veux blancs. Cet homme d'étude [... ] n'avait
pas varié une minute au fond du cœur ni faibli
dans sa première et vieille trempe helvétique :
et quand je pense à cet homme de bien, vétéran

6
Charles Monnard : un parcours et un caractère

des universités, ancien membre de la Diète aux


heures difficiles, si modeste de vie, mais intègre
et grand par le caractère, je me le figure toujours
sous les traits d'un soldat suisse dans les com-
bats, inébranlable dans la mêlée comme à Sem-
pach, la pique ou la hallebarde à la main 2 . »

7
Introduction

Pourquoi s'attarder sur Charles Monnard


au-delà de la curiosité historique 3 ? D'abord
bien sûr pour se rappeler que la culture libé-
rale lémanique et suisse, parfois contestée par
la dominance de l'idéologie sociale-démocrate
dans l'opinion, n'est pas une apparition exo-
tique, mais fait partie de notre code génétique
politique : l'humanisme de la liberté est non
seulement la philosophie qui a permis à nos ré-
gions et à notre pays un essor économique ex-
traordinaire, mais l'idée qui a garanti plus d'un
siècle d'harmonie et de paix dans nos sociétés.
Cette culture est d'ailleurs fortement imbriquée
dans l'exploration et la pratique universelles de
la liberté: le nom de Monnard s'associe à ceux
de Germaine de Staël, de Benjamin Constant ou
d'Alexis de Tocqueville.
La principale raison de redécouvrir Charles
Monnard relève donc de la philosophie poli-
tique : les principes qu'il a énoncés avec clarté
et rigueur, mais aussi avec originalité, contri-
buent à la compréhension des conditions de
l'exercice de la liberté, la valeur humaine la
plus élevée puisqu'elle respecte l'individu dans
toutes ses dimensions : sa raison, son libre ar-
bitre, ses facultés et ses aspirations. Le libéra-

9
Introduction

lisme, qui consiste à reconnaître le potentiel de


perfectionnement jamais achevé de l'humanité,
s'allie chez Monnard de façon indissociable à
la notion de « devoir », c'est-à-dire à la respon-
sabilité personnelle. Le devoir ne se limite pas
aux interactions humaines, à la sociabilité et au
respect des contrats, mais s'étend à la vie inté-
rieure, à la conscience morale de l'être humain.
Le devoir est une contrainte librement accep-
tée par la raison. Il se distingue de la contrainte
étatique, qui n'est tolérable, pour le libéral, que
pour le maintien de la liberté. C'est donc par
les armes de l'éducation et de la persuasion, et
non par la force, que le devoir s'impose dans la
culture.
D'où provient l'éthique du devoir? Des
normes de juste conduite, souvent implicites,
qui sont généralement acceptées au sein de la
société : ce que Friedrich Hayek a appelé « no-
mos », le droit de la liberté, par opposition à
la loi du législateur. Ces règles sont transmises
par la culture et la tradition et forment l'ordre
spontané. L'éthique du devoir précède la légis-
lation, qui ne pourrait pas fonctionner sans elle.
Elle souligne le rôle purement subsidiaire et uti-
litaire de l'État, conformément à une vision li-
bérale. L'État, en tant que monopole de la force,
n'a pas de légitimité à interférer de façon arbi-
traire dans les relations volontaires. De même,
les lois se respectent non pas parce que « c'est la

10
Introduction

loi» et qu'elles émanent d'une« autorité», mais


parce qu'elles sont justifiées et légitimées. Une
loi injuste ne devient pas juste par simple force
de loi : le droit précède les lois etc' est parce que
le droit existe que les hommes font des lois, et
non l'inverse.
Pour Monnard, le fondement de ces normes
de liberté, le fondement du« devoir», est, bien
sûr, le christianisme. De ce fait il serait facile,
mais néanmoins inconsidéré, de rejeter la re-
ligiosité de Monnard comme archaïque et in-
applicable au monde contemporain : on oublie
que l'éthique laïciste qui a cours ne repose sur
rien d'autre que la morale judéo-chrétienne;
tous ses préceptes en découlent. Il n'y a pas lieu
d'en nier les racines. La défense des droits indi-
viduels de propriété du Décalogue et la règle
d'or de l'Évangile traduisent le comportement
« normal » des individus dans une société qui
fonctionne: parce que ces normes sont ration-
nelles, elles conduisent à l'éthique de la récipro-
cité et à une culture de la confiance dans les re-
lations humaines.
En corollaire au devoir, le droit, « la liberté
de chacun limitée par la liberté de tous », ga-
rantit l'échange volontaire et mutuellement bé-
néfique. Le droit « facilite le développement de
l'industrie, l'extension du commerce, les pro-
grès de la science, toute l'activité humaine com-
mandée par la nature et permise par la mo-

11
Introduction
rale ».C'est cette alliance du devoir et du droit,
ou de la responsabilité et de la liberté, qui
conduit à la civilisation :la reconnaissance des
droits individuels de liberté et de propriété est
le moyen de subordonner la société à la loi mo-
rale, pour« le bien des individus et le bonheur
des peuples », pour l'universalité des citoyens,
égaux en droit.
Le principe de devoir, qui dépasse le droit,
puisqu'il relève également de la morale et
peut s'assimiler aux perceptions personnelles
d'équité et d'humanité, constitue un puissant
autorégulateur, qui ramène l'individu à sa rai-
son et à sa conscience. Le devoir implique no-
tamment qu'il ne peut y avoir de « droits »
sur autrui, d'accaparements matériels par la
contrainte de l'État-providence, sans empiéter
sur les droits des autres. Lorsque le droit est
dégagé de la morale, et qu'il ne définit plus la
liberté mais des revendications dans le sens de
« droits qu'on possède », l'égoïsme se répand et
l'État devient« une source de bénéfices où cha-
cun puise le plus qu'il peut». Monnard, en vrai
libéral, se range ainsi parmi les opposants aux
faux droits, les droits-créances décrétés par l'ar-
bitraire étatique. L'éthique du devoir vaut du
reste aussi pour les gouvernants, souvent plus
enclins à« lever des impôts, puiser dans le tré-
sor public, dispenser des faveurs» qu'à remplir
leurs obligations. De même, la règle de la ma-

12
Introduction

jorité doit être subordonnée à la loi morale. La


démocratie a des limites.
Ainsi, pour Monnard, une action de bien-
veillance et de bienfaisance, ce que nous appe-
lons aujourd'hui la solidarité, ne revêt de ca-
ractère moral que si elle est volontaire, que si
elle procède du devoir et non de la force. Être
forcé de faire le bien n'a pas la même valeur
que de décider de le faire par sa propre vo-
lonté. Cela comporte des implications impor-
tantes sur le fonctionnement d'une société libre,
dans les rapports interpersonnels familiaux, so-
ciables ou économiques, mais aussi dans l' ap-
préciation de l'État-providence, qui s'est substi-
tué au devoir personnel. Pour le libéral, il ap-
partient au citoyen, dans la mesure de ses pos-
sibilités, de venir en aide à une personne en dé-
tresse. Le premier devoir social, cependant, est
celui de ne tomber à la charge de personne:« le
devoir du travail ». L'être humain ne peut sou-
tenir et améliorer sa vie sans son propre effort,
sans appliquer ses capacités rationnelles à l'en-
vironnement qui l'entoure.
L'éthique de Charles Monnard en fait une
inspiration d'engagement, d'intégrité, de cou-
rage face à l'adversité, mais également de pa-
triotisme, tant l'histoire de la Suisse plurilingue
et ouverte sur le monde se rattache à cette va-
leur qu'il définit comme « la condition d'une
vie complète, la condition de la civilisation, du

13
Introduction

développement de la pensée, de l'activité, de


l'industrie, des lettres, des sciences,la condition
des progrès de l'humanité»: la liberté.
Un colloque, qui s'est tenu avec le concours
de l'Institut Libéral le 30 novembre 2013 au
Théâtre du Lapin-Vert de la Société de Belles-
Lettres à Lausanne, sous la direction de l'his-
torien Olivier Meuwly et avec la participation
du professeur Bernard Reymond, de l'historien
David Auberson, du professeur Roger Francil-
lon, de l'historien Michael Lauener, de l' avo-
cate Marie-Thérèse Guignard et des historiens
William Yoakim and Nicolas Gex (dans l'ordre
de leurs communications), a retracé certaines
des nombreuses facettes de Monnard et de son
expérience.
Le présent ouvrage propose de redécouvrir
l'univers de ses idées essentielles, sans visée
exhaustive, et d'en extraire la pertinence pour
le monde d'aujourd'hui. Il recourt assez abon-
damment aux citations, d'une part pour don-
ner le goût de la pensée présentée à travers les
mots originaux, sans nécessairement devoir re-
tourner à l'essai de référence du XIXe siècle que
les emphases et les redondances ne rendent pas
toujours efficace dans le contexte actuel, d'autre
part pour en traduire fidèlement les idées, dans
la mesure où il ne s'agit pas ici d'une évaluation
philosophique ou historique critique, mais bien
du reflet de convictions partagées par les intel-

14
Introduction
lectuels libéraux jusqu'à ce jour, tout en en ex-
plicitant plus largement les implications et les
nuances ou les réserves.
Charles Monnard est fortement imprégné
de l'esprit des Lumières: c'est un homme par-
fois en avance sur son temps, et il s'agit de l'y
insérer en montrant la grande compatibilité et
surtout la grande correspondance de sa pen-
sée avec les inspirations que sont les géants
Emmanuel Kant et Benjamin Constant, avec
ses contemporains économistes Frédéric Bas-
tiat et Michel Chevalier, qui tirent les mêmes
conclusions sur la justice et la morale, ou encore
avec son ami l'historien Alexis de Tocqueville.
Les explications de ce dernier sur les États-
Unis, qui furent le premier État réellement li-
mité par le droit et sur lequel la Suisse cal-
qua sa propre constitution fédérale, après que
les fondateurs des États-Unis s'inspirèrent de
l'ancienne Confédération suisse pour organiser
leur république, retiennent toute l'attention de
Monnard, très versé dans l'histoire de son pays.
Le recours à d'autres références est aussi
destiné à montrer que la pensée libérale en
Suisse romande n'a pas évolué sous une cloche
cantonaliste ou régionaliste, mais en étroite
interaction avec les espaces culturels euro-
péens français, allemand ou anglo-saxon, à une
époque où l'idée de l'État-nation, de la nation
étatisée, n'était pas aussi prononcée. Le goût de

15
Introduction

la patrie n'empêche pas l'homme des Lumières


d'honorer et d'apprécier celles des autres. Ubi
libertas ibi patria, là où prévaut la liberté se
trouve ma patrie : telle pourrait être la devise
personnelle de Charles Monnard ...

16
I
L'humanisme du devoir

Dans nos sociétés civilisées, la liberté ne se


meut pas uniquement dans le microcosme indi-
viduel, mais dans l'interaction avec les autres.
Elle exige dès lors d'être circonscrite. C'est la
fonction du droit: chacun limite sa liberté dans
la mesure nécessaire à ne pas léser l'exercice
de la liberté de l'autre, qu'il s'agisse de saper-
sonne ou de ses biens. La liberté est donc à
la foi individuelle et universelle : chaque per-
sonne étant égale en droit, la liberté repose
sur l'éthique de la réciprocité. À chaque droit
correspond donc un « devoir ». Monnard se
penche en détails sur ce célèbre couple de la
morale kantienne pour définir l'idée libérale.
La notion de devoir, qui n'a plus vraiment
court dans le langage courant, heurte à pre-
mière vue la sensibilité libérale. Elle semble
évoquer la contrainte, l'obligation, la soumis-
sion à une autorité extérieure : tout ce que l'on
associe généralement à la négation de la li-
berté. Or la morale du « devoir » de Kant im-
plique tout le contraire d'une loi liberticide :
elle exige l'exercice de sa liberté dans le sens
le plus accompli! C'est en effet la capacité de

17
L'humanisme du devoir

raisonner de l'être humain, dont découlent sa


liberté et sa moralité, qui conduit l'individu à
reconnaître son devoir, et c'est son libre arbitre
qui l'accepte. Le devoir se rattache principale-
ment à la conscience et à l'intelligence de laper-
sonne, et non à une contrainte externe. Cette
autodiscipline ne se limite pas, comme le droit,
aux relations interpersonnelles; même seul et
inobservé, l'individu s'impose des devoirs ra-
tionnels dans les rapports avec lui-même, par
exemple dans la préservation de sa vie et de
sa santé, dans la considération qu'il accorde à
ses proches, dans sa conscience professionnelle
et l'amour du travail bien fait. Le devoir, ou
le sens du devoir, émanent de règles librement
consenties: l'éthique du devoir est une éthique
de l'autonomie humaine, de l'être libre et pen-
sant, qui parvient à surmonter ses désirs et ses
intérêts immédiats pour faire ce qui est non
seulement juste, mais bien. En une phrase, le
devoir kantien traduit l'idée de la bonne vo-
lonté vis-à-vis de sa responsabilité; il consti-
tue une défense puissante du principe libéral
de la non-initiation de la force et du caractère
contractuel, volontaire et bienveillant des rela-
tions interpersonnelles, en vertu de la responsa-
bilité individuelle. Il prend donc sa source tant
dans la nature de la personne que dans la socia-
bilité humaine.
L'éthique du devoir, en société, se fonde en

18
L'humanisme du devoir

large mesure sur la reconnaissance humaniste


de l'égalité en droits. Benjamin Constant ré-
sume parfaitement cette condition:« Toutes les
fois que l'homme réfléchit, et qu'il parvient, par
la réflexion, à cette force de sacrifice qui forme
sa perfectibilité, il prend l'égalité pour point
de départ; car il acquiert la conviction qu'il ne
doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait
pas qu'on lui fît, c'est-à-dire qu'il doit traiter
les autres comme ses égaux, et qu'il a le droit
de ne pas souffrir des autres ce qu'ils ne vou-
draient pas souffrir de lui; c'est-à-dire que les
autres doivent le traiter comme leur égal 4 . »
Cette réciprocité, selon l'éthique kantienne,
n'est pas utilitaire, mais déontologique : elle
provient de la conscience morale de ce qu'est le
bien et la bonne volonté de le faire. Comme l'ex-
prime Constant,« le principe de l'utilité réveille
dans l'esprit de l'homme l'espoir d'un profit, et
non le sentiment d'un devoir. Or l'évaluation
d'un profit est arbitraire: c'est l'imagination qui
en décide. Mais ni ses erreurs, ni ses caprices
ne sauraient changer la notion du devoir 5 . » Le
profit utilitaire est bien sûr une mesure écono-
mique essentielle, un résultat, mais il ne peut
pas traduire la bonne volonté qui sous-tend les
rel a ti ons interpersonnelles.
Comme Emmanuel Kant et Benjamin
Constant, Monnard rejette le conséquentia-
lisme du devoir : le sens de la responsabilité

19
L'humanisme du devoir

individuelle ne découle pas du sentiment utili-


taire de l'intérêt ou de la peur de représailles,
mais de la volonté raisonnable et intrinsèque
de faire ce qui est juste et ce qui est bien.
Accomplir son devoir est certes dans l'intérêt
de chaque personne, pour son honneur comme
pour ses avantages matériels, en se conformant
aux exigences de l'existence dans le monde tel
qu'il existe. Toutefois, pour revêtir une valeur
morale, « l'amour du devoir » doit prévaloir
sur toute autre considération. De même, les
bienfaits répandus par vanité s'assimilent à une
mascarade : ce qui ne contribue qu'à assouvir
les attentes ou à nourrir les opinions favorables
de l'extérieur n'est pas en consonance avec le
devoir, qui émane toujours de la conscience et
de l'intelligence de l'individu. Partant, dans la
vie en société, remplir son devoir (à moins de
ne chercher en permanence, tel un narcissique
immature, qu'à maximiser ses plaisirs hédo-
nistes) fait figure« de premier et de plus noble
des droits individuels 6 », précisément parce
qu'il s'agit d'un droit et que l'exercer reflète
une maîtrise de soi dans l'accomplissement
de sa liberté et de son perfectionnement. Il en
va de la dignité de la personne autonome :
l'être humain est responsable pour le maintien
et le développement de sa propre vie ; il est
aussi responsable de l'harmonie avec les autres
membres de la société avec lesquels il inter-

20
L'humanisme du devoir

agit en s'imposant de respecter leur dignité,


leur liberté et leur propriété. Cela implique
que les obligations que l'individu s'impose à
lui-même ne peuvent être que des obligations
rationnelles, ou à tout le moins raisonnables.
En politique, la morale du devoir conduit
nécessairement au respect d'une stricte éga-
lité devant le droit, et de l'universalité des
règles de droit, qui s'appliquent sans excep-
tion, y compris aux membres d'un gouverne-
ment ou aux représentants d'une autorité ins-
tituée : l'État de droit (à l'inverse du droit de
l'État) signifie en essence qu'aucun projet col-
lectif ne peut légitimement faire violence aux
choix individuels. Ce serait dénaturer l'huma-
nité que de la soumettre à des diktats arbitraires
par le simple fait qu'ils émanent d'une « au-
torité », quelle qu'en soit l'origine. En consé-
quence, les règles sociales doivent être raison-
nées et conçues uniquement pour préserver
les droits de liberté et donc de propriété. Cela
conduit Monnard à rejeter l'arbitraire norma-
tif des gouvernements ou des législateurs (ou
des majorités populaires), qui imposent par la
force des obligations contraires au devoir : un
État légitime ne peut être que limité. Comme
Benjamin Constant, Monnard critique de ce fait
les thèses du Contrat social, la «bible de la dé-
mocratie » de Jean-Jacques Rousseau, qui place
la souveraineté du peuple au-dessus du devoir,

21
L'humanisme du devoir

dissocie la règle de la majorité de la loi mo-


rale, confond gouvernement et société et ouvre
ainsi la voie à tous les genres de despotisme,
de l'État-providence « soft » à l'autoritarisme
d'un système socialiste (Rousseau, à l'inverse
de Constant, pourtant un penseur autrement
plus substantiel et cohérent, demeure d'ailleurs
populaire auprès de nombreux politiciens, re-
connaissants de la justification de l'État illimité
et de l'arbitraire démocratique qu'il leur four-
nit). Monnard soutient l'idée que pour être lé-
gitime, l'ordre politique et juridique doit être
soumis à la loi morale. La démocratie libérale,
au contraire de la démocratie rousseauiste, est
donc une démocratie limitée à la sphère pu-
blique, à la préservation de la liberté; une ma-
jorité n'a pas de légitimité à se prononcer sur
des questions qui relèvent de la sphère privée.
La reconnaissance universelle des droits de
liberté signifie que la justice précède toute légis-
lation formelle ou organisation politique : elle
émane directement de la moralité individuelle
et de la sociabilité. Dans la relation de l'indi-
vidu avec l'État, la conscience est ce qui permet
aux êtres humains de s'élever contre la tyran-
nie et de défendre les personnes qui en sont
les victimes. L'injustice légalisée, même « dé-
mocratique », n'a pas d'emprise sur la loi mo-
rale, sur l'éthique du devoir, qui repose sur
la libre volonté de chacun : c'est l'idée libé-

22
L'humanisme du devoir

rale traditionnelle du droit légitime des peuples


opprimés de se révolter contre l'autorité arbi-
traire et de la renverser, une idée reflétée histo-
riquement dans la révolte fiscale des confédé-
rés contre les Habsbourg au XIIIe siècle, dans
celle des colonies américaines contre la cou-
ronne britannique, voire, avec des résultats im-
médiats moins concluants, dans la révolution
française. Monnard établit donc une distinction
fondamentale : la légalité règle les actes per-
sonnels, où il suffit qu'ils se concilient avec les
droits d'autrui-c'est l'État de droit; la moralité
porte sur la conformité des motifs avec la mo-
rale, qui relève du for intérieur-c'est l'éthique
du devoir 7 . Il en découle une conclusion impor-
tante s'agissant de la contrainte en général et
du monopole de la force de l'État en particulier.
La contrainte morale est toujours exercée par
la raison individuelle; l'obligation est accep-
tée librement par la volonté de la personne. La
contrainte forcée qu'exerce le pouvoir organisé
par l'État dans la société ne peut légitimement
entraver que les actes individuels contraires à
la liberté : la protection de la liberté et, par ex-
tension, la répression des atteintes à son en-
contre sont les seuls mobiles légitimes du droit.
L'État moralisateur n'a pas de place dans cette
constellation.
Le droit, par conséquent, interdit les at-
teintes à l'intégrité physique ou aux biens d'une

23
L'humanisme du devoir

autre personne, mais ne peut interdire ou im-


poser des sentiments. En sortant de sa sphère,
le droit peut certes statuer sur le soutien aux
pauvres ou forcer le fils à nourrir le père vieux
et infirme, mais il ne peut pas imposer la cha-
rité ou le respect filial. La bienveillance et la
bienfaisance, pour Monnard, ne peuvent que
provenir de la loi morale, du libre arbitre. Le
droit doit se limiter à circonscrire les possibi-
lités d'agir dans le respect de la liberté et de
la propriété de l'autre : la loi juridique permet,
mais n'ordonne jamais d'agir. Le devoir, en re-
vanche, imposera des actes d'équité, de géné-
rosité et d'humanité, qui favorisent l'harmonie
en société et qui vont au-delà de la stricte jus-
tice, comme le soutien aux pauvres ou au père
souffrant, et que le droit ne peut ordonner sans
contredire la liberté et le respect des droits de
propriété qui en découlent, donc sans détruire
la justice qu'il est censé régir.
Le grand mérite de l'éthique libérale est de
reconnaître cette dimension humaine qui va au-
delà de la justice formelle : le sentiment naturel
d'empathie envers son prochain. En effet, s'il
est souvent de bon ton de déplorer« l'égoïsme »
qui prévaudrait dans les sociétés avancées, une
société civile libre ne repose en réalité pas du
tout sur l'égoïsme : l'économie de marché en
soi fonctionne sur la base du service à son pro-
chain et sur la réciprocité; ne peut prospérer

24
L'humanisme du devoir

que celui qui offre à l'autre une contrepartie


qui conduit à un échange mutuellement bé-
néfique. De même, la solidarité intrafamiliale
ou locale ou la philanthropie organisée sont
beaucoup plus développées dans les pays qui
connaissent un degré relativement élevé de li-
berté économique, comme la Suisse et les États-
Unis, alors qu'elle est largement étouffée dans
les pays où l'État s'est en grande partie substi-
tué à la responsabilité individuelle, comme la
France ou l'Allemagne. Par extension, l'éthique
du devoir ne favorise pas uniquement le service
aux autres selon des termes d'échange contrac-
tuels ou selon la solidarité volontaire; elle sug-
gère qu'il n'est pas moral de maintenir, par la
charité et la compassion, une personne dans
la dépendance, alors qu'elle pourrait assumer
son devoir de vivre de façon autonome : cela
contreviendrait à sa dignité. La simple aumône
n'est donc pas morale a priori, au contraire
de l'éducation et de la formation ou de l'aide
dans la recherche d'un emploi: l'éthique du de-
voir consiste avant tout à aider une personne
en difficulté à s'aider elle-même, c'est-à-dire à
favoriser sa responsabilité personnelle et à re-
gagner sa dignité. L'assistanat inconditionnel,
contraire à l'autonomie, n'est pas compatible
avec le devoir. Dans tous les cas, la solidarité, là
où elle est justifiée, ne peut pas être contrainte
par la force si elle veut conserver sa valeur mo-

25
L'humanisme du devoir

rale : elle doit émaner d'un sentiment et d'un


choix personnels, et non de la volonté d'un
tiers.

26
II
La fausse philanthropie de
l'État-providence

Charles Monnard identifie une dérive d' ap-


parence « charitable » qui menace précisément
l'équilibre entre le droit et le devoir : l' émer-
gence des « droits qu'on possède », les faux
droits, les droits-créances qui traduisent des re-
vendications sur autrui. Ce ne sont plus des
droits de liberté, les« droits de» (faire quelque
chose), mais des « droits à » (obtenir quelque
chose). Cette dérive est la résultante du droit
dégagé de la loi morale. Elle s'apparente au ca-
price de l'enfant qui n'envisage pas de contre-
partie pour obtenir ce qu'il veut. Elle trans-
forme l'État de sa fonction de simple adminis-
trateur du droit en « une source de bénéfices
où chacun puise le plus qu'il peut 8 ». L'État-
providence, identifie Monnard, atteint l'exact
inverse de ce qu'il prétend combattre : il mul-
tiplie les égoïsmes au détriment de l'intérêt gé-
néral. L'État devient une source à exploiter; le
dévouement individuel, au lieu de se rattacher
au devoir, se limite alors aux engagements de
parti. L'État devient « la grande fiction par la-
quelle tout le monde s'efforce de vivre aux dé-

27
La fausse philanthropie de l'État-providence

pens de tout le monde », selon la célèbre for-


mule de Frédéric Bastiat. La liberté et la pro-
priété ne sont plus circonscrites par le devoir.
Dans la version exaltée de l'État, sous un
gouvernement despotique, l'individu n'a en ef-
fet plus qu'un droit et qu'un devoir : celui de
se soumettre et de se taire. C'est le propre de
la république de reconnaître à chaque citoyen
ses droits de liberté « naturels », c'est-à-dire
conformes à la nature humaine, à la capacité
individuelle de l'être humain de recourir à la
raison. Cela se traduit, en politique, par l' éga-
lité devant la loi, l'éligibilité, le droit électoral,
le droit de pétition, la libre émission de la pen-
sée. Cependant, le bien général dépend du bon
usage de ces droits, énonce Monnard: lorsque
le droit est dissocié de la loi morale, les passions
détournent à leur profit les droits civiques. Seul
le respect du devoir qu'adopte le citoyen per-
met au droit de conserver sa légitimité et d' évi-
ter qu'il devienne abusif ou corrompu. Des ci-
toyens convaincus de leur bon droit seront éga-
lement mieux armés pour préserver leur auto-
nomie et leur liberté contre les usurpations dé-
magogiques. Loin de préconiser une dictature
des juges ou un quelconque arrangement insti-
tutionnel spécieux, Monnard reconnaît qu'une
société libérale repose avant tout sur les convic-
tions des membres qui la composent. La liberté
ne peut être maintenue sans la loi morale.

28
La fausse philanthropie de l'État-providence

Le défi de soumettre le droit à la loi mo-


rale, et donc paradoxalement d'éviter qu'il ne
s'y substitue et aboutisse à un État moralisateur
qui s'inscrit à l'encontre du droit, renvoie à une
grande dichotomie théorique de la réflexion li-
bérale :la différence entre ce qu'Isaiah Berlin a
nommé (maladroitement, de son propre aveu),
dans son Éloge de la liberté, la liberté « néga-
tive »,à savoir la véritable liberté «libérale »de
l'absence de contrainte forcée (d'où la termino-
logie « négative » peu attrayante d'Isaiah Ber-
lin), qui est aussi la liberté défendue par Emma-
nuel Kant ou Benjamin Constant et à laquelle
se rattache Monnard, et la fausse « liberté »
« positive », antilibérale, que l'on retrouve chez
Rousseau, Hegel ou Marx, et qui s'apparente
à une trahison conceptuelle, sans lien avec les
droits découlant de la nature humaine, où la
contrainte légale exercée sur les uns est sensée
rehausser la « liberté » des autres, aux dépens
des droits des premiers et en négation de la res-
ponsabilité des seconds. La maladresse d'Isaiah
Berlin, que nous relevons ici en raison de son
influence, est triple : non seulement affuble-t-il
la véritable liberté d'un qualificatif « négatif »,
mais il nomme « liberté » une notion antino-
mique de la liberté, en plus de la qualifier de
« positive ». Or malgré cet exercice terminolo-
gique raté, Berlin se rattache à une notion co-
hérente de la liberté. Le pluralisme libéral de

29
La fausse philanthropie de l'État-providence

la liberté « négative », estime-t-il, est plus vé-


ridique et plus humain que l'uniformisme de la
redistribution orchestrée par l'État derrière le
paravent de la « liberté » « positive » (Berlin,
en plus d'être maladroit, est trop modeste pour
déclarer franchement que le premier concept
est véridique et humain, et le second faux et
incompatible avec l'humanité, d'où son intro-
duction d'un degré de vérité et d'humanité) : il
est plus véridique, parce qu'il reconnaît que les
objectifs humains, dans leur infinie diversité,
sont multiples et donc incontrôlables; plus hu-
main, parce qu'il ne prive pas les individus de
ce qu'ils jugent indispensable en tant qu'êtres
humains capables d'évoluer de manière impré-
visible, contrairement aux bâtisseurs de sys-
tèmes, qui se fondent sur la contrainte de l'État,
le plus souvent au nom d'un idéal lointain ou
irrationnel 9 . En d'autres termes, seule la vraie
liberté reconnaît le libre arbitre et la capacité de
raisonner de l'être humain, et donc sa respon-
sabilité devant ses choix. Seule la liberté « né-
gative » est susceptible de permettre l' avan-
cement de l'humanité, car elle est compatible
avec le dynamisme inhérent à tout individu et
à toute société humaine. En associant le beau
mot de liberté, qualifiée de « négative » et de
« positive », à deux idées fondamentalement
différentes, à savoir la liberté véritable et l' arbi-
traire redistributionniste du collectivisme, Ber-

30
La fausse philanthropie de l'État-providence

lin illustre le problème de l'abus terminolo-


gique des idéologues socialistes, qui ont régu-
lièrement renversé le sens des mots pour dé-
tourner le débat en leur faveur : ce n'est pas
seulement le cas de la liberté, mais aussi de l'in-
flation de « droits humains », dont beaucoup
ne sont plus des droits, mais des revendica-
tions sur autrui, ou, par extension, de la jus-
tice « sociale », qui contrevient à la véritable
justice tout en s'appropriant son terme. Si nous
relevons cette dichotomie ici, c'est que l'idéo-
logie sociale-démocrate dominante continue de
légitimer à l'aide de ses formules creuses les
«droits»« positifs», en relativisant en parallèle
les vrais droits et en passant sous silence les de-
voirs. La liberté « positive » n'est pas la liberté,
et les droits « positifs »ne sont pas des droits :
ils ne traduisent, par un abus de langage, que le
redistributionnisme étatique.
Le mot de solidarité, qui ne peut être que
volontaire pour être dénommée comme telle,
est une autre illustration d'un abus courant
de langage. Frédéric Bastiat, dans son fameux
pamphlet « La loi », dénonce la perversion du
droit pour légaliser, au nom de la « solida-
rité », ce qu'il faut bien appeler la spoliation.
Chez ceux qui recherchent des privilèges lé-
gaux au nom de la « solidarité », cette perver-
sion du droit émane de l'égoïsme inintelligent
cherchant à vivre aux dépens d'autrui; chez

31
La fausse philanthropie de l'État-providence

ceux qui octroient ces privilèges, elle émane de


la fausse philanthropie, qui remplace la charité
par la contrainte de la force 10 . Le socialisme,
l'idéologie de la spoliation légalisée, des reven-
dications d'autrui sur chacun, est l'aboutisse-
ment de cette perversion; la politique libérale
consiste donc à extirper de la législation tout ce
qui a pu se glisser de socialisme, c'est-à-dire à
se débarrasser le plus largement possible du re-
distributionnisme d'État.
Un autre contemporain de Monnard, l' éco-
nomiste Michel Chevalier, qui s'était détourné
du socialisme saint-simonien au regard de son
échec pratique, résume remarquablement la
condition de la liberté pour être solidaire: «La
charité, le dévouement, les accents du cœur ne
peuvent s'écrire dans les lois, car si la loi me si-
gnale les actes de charité que j'ai à faire et me
fixe les sommes que je donnerai, je cesse d'être
charitable, je ne suis plus que contribuable. Si la
loi enjoint à Curtius de se jeter dans le gouffre,
ce n'est plus un héros qui, dans son libre arbitre,
se dévoue magnanimement pour sa patrie qu'il
aime et qu'il voit éplorée; c'est un malheureux
que vous assassinez. Prescrire la charité et le
dévouement par acte législatif, ce n'est rien de
moins que démoraliser la société; car on détruit
le lien de la sympathie réciproque entre le bien-
faiteur et celui qui reçoit le bienfait. On anéantit
la liberté du premier, etc' est cette liberté qui eût

32
La fausse philanthropie de l'État-providence

fait le prix de la bonne œuvre. On détruit dans


l'âme de l'autre le parfum de gratitude qui re-
montait vers le bienfaiteur, dont c'était toute la
récompense 11 . »
Là réside la différence entre le libéralisme
et les sophismes collectivistes, qui font l' apo-
logie de l'arbitraire et ont abouti aux catas-
trophes socialistes du xxe siècle, ainsi que
dans leurs formes plus modérées, aux « as-
surances sociales » selon le modèle bismar-
ckien, au Folkhemmet, l'asile populaire social-
démocrate de la Suède, ou au Welfare State,
l'État-providence américain et britannique de
l'après-guerre, dont les effets les plus désas-
treux furent en partie corrigés par des ré-
formes aussi bien aux États-Unis et en Grande-
Bretagne, dans les années 1980, qu'en Suède,
au début des années 1990. La Suisse, malgré sa
constitution libérale de 1848 et le frein à l'État
social qu'a représenté initialement la démocra-
tie directe, n'a malheureusement pas été épar-
gnée par la perversion du droit, notamment
avec l'introduction de l' AVS, un système redis-
tributionniste incompatible avec l'éthique de la
responsabilité (malgré un refus initial, en 1931,
par plus de soixante pour cent des citoyens).
L'éthique et la sensibilité libérales n'ont pas
changé à ce propos. Ainsi que l'exprime Pas-
cal Salin : « Imposer des transferts obligatoires,
c'est-à-dire prendre des ressources à ceux qui

33
La fausse philanthropie de l'État-providence

les ont créées par leurs propres efforts pour les


remettre à d'autres qui ne les ont pas créées,
quelles que soient les situations respectives des
uns et des autres, revient à dire que les seconds
ont des droits sur les premiers. Mais il est tota-
lement incohérent de vouloir défendre la liberté
humaine et d'admettre en même temps l'idée
que quelqu'un a des droits sur vous et vos pro-
priétés, c'est-à-dire sur le produit de votre acti-
vité. Il existe de ce point de vue une différence
radicale entre les transferts obligatoires et les
transferts volontaires - inspirés par l'altruisme
et la moralité individuelle- car on ne peut lé-
gitimement transférer que ce que l'on possède
légitimement. Et on ne peut légitimement rece-
voir que ce qui vous est transféré volontaire-
ment par un propriétaire légitime. Tout le reste
est violence et ne peut être que violence. La
politique sociale, c'est donc la guerre des uns
contre les autres. Et c'est une imposture que
d'utiliser le beau mot de justice pour couvrir
des actes de violence qui sont à l'opposé de la
vraie solidarité et de la vraie charité 12 . »
Les libéraux, plutôt que de légaliser la spo-
liation, soulignent l'empathie et le sentiment
humain naturel de vouloir venir en aide à des
personnes en détresse : c'est bien pour préser-
ver l'éthique de la responsabilité et de l'auto-
nomie, mais aussi la générosité et la solidarité
en vertu de l'éthique du devoir, qu'ils s'op-

34
La fausse philanthropie de l'État-providence

posent à l'État-providence bureaucratique. Les


élans spontanés de générosité envers des popu-
lations, parfois très éloignées de nos contrées,
victimes d'une catastrophe naturelle ou huma-
nitaire témoignent de cette solidarité vécue.
Cela fait partie de notre condition humaine que
de vouloir aider l'autre. L'empathie naturelle
s'exprime d'abord au sein de la famille : rares
sont les parents, même de condition très mo-
deste, qui n'assument pas leur devoir d'élever
correctement leurs enfants, parfois en consen-
tant des sacrifices importants pour eux-mêmes.
Ils ne le font pas parce que la loi le prescrit; la
bienveillance est innée. L'État social n'est qu'un
phénomène historique contingent de l'idéolo-
gie du socialisme (et qui a souvent été des-
tiné, par expédient politique, à désamorcer
cette idéologie, du fait de ses conséquences mo-
rales, économiques, sociales et environnemen-
tales connues). La critique de l'État-providence
est aujourd'hui difficile, car elle laisse entendre
à l'oreille superficielle que le refus de la redis-
tribution forcée de richesses à travers l'État se-
rait un refus de principe de secourir les per-
sonnes en détresse. De surcroît, il n'est bien sûr
pas possible d'exclure que les intentions des te-
nants des programmes de l'État social soient
honorables.
Or le refus de l'État social ne signifie pas
le refus de la compassion ou le refus de venir

35
La fausse philanthropie de l'État-providence

en aide, mais la reconnaissance que la vertu de


la générosité ne peut pas être déléguée à l'État
sans en ôter le caractère vertueux, puisque la
bonté d'une action découle inévitablement de
sa liberté. Le défaut fondamental de l'État so-
cial est qu'il détruit, là où il donne, la res-
ponsabilité personnelle de vivre de façon auto-
nome par le travail et de se prémunir contre les
risques de la vie et, là où il prend, le sentiment
ressenti et choisi de la solidarité. En violant
les droits des uns pour assouvir les faux droits
des autres à des «prestations », l'État crée une
contradiction entre la morale publique et la mo-
rale privée : dans le droit public, la spoliation,
la violation des droits individuels de propriété,
est organisée et légalisée; dans le droit privé,
la même spoliation est condamnée, à juste titre,
comme vol. En introduisant cette contradiction
dans la législation, la politique sociale ouvre
le champ à l'expansion démagogique et illimi-
tée de toutes sortes de programmes de trans-
ferts de richesses, qui limitent toujours plus les
droits légitimes en requérant des recettes fis-
cales ou une densité réglementaire croissantes,
relativisant les normes de moralité dans laso-
ciété, avec des conséquences très pratiques sur
la prospérité morale et économique d'une na-
tion.
Quelles sont donc les alternatives à l'État
social? S'agit-il d'abandonner les plus faibles

36
La fausse philanthropie de l'État-providence

à leur sort, selon une sorte de darwinisme ca-


ricatural, comme le laissent souvent supposer
les démagogues sociaux-démocrates? Ou de
les contraindre à tendre la main sur les trot-
toirs? Dans une société libre, les personnes
en détresse (même, souvent, s'ils le sont par
leur propre faute, du fait de mauvais choix
comportementaux, comme la paresse ou l'abus
de substances) peuvent s'attendre raisonnable-
ment, pour les raisons évoquées plus haut, à ce
qu'une organisation volontaire ou autrui leur
vienne en aide, à ce qu'ils bénéficient de l'em-
pathie naturelle de l'humanité. Il y a cependant
une distinction de taille entre une attente rai-
sonnable, peut-être associée à certaines condi-
tions, et un prétendu« droit» sur les droits des
autres. L'aide en cas de détresse, néanmoins,
peut être prévue, planifiée et garantie: elle peut
provenir d'une entreprise privée de la société
civile avec laquelle un arrangement contrac-
tuel a été préalablement conclu, par exemple
une compagnie d'assurance, contre le paiement
de primes selon des critères actuariels, en cas
d'accident, de maladie prolongée, d'invalidité
ou de perte d'emploi; ce contrat d'assistance
peut être lié à des prestations annexes, comme
une action de sauvetage, des soins médicaux ou
des conseils en placement. L'aide peut égale-
ment être organisée par une prévoyance capi-
talisée fondée sur l'épargne individuelle pour

37
La fausse philanthropie de l'État-providence

ses vieux jours ou en cas de maladie. Elle


peut provenir d'associations professionnelles
ou de fonds de bienfaisance d'entreprises, d'or-
ganisations locales ou de fondations d'entraide
fonctionnant selon les principes de la philan-
thropie, du bénévolat, des dons et des legs.
Traditionnellement, l'assurance, la pré-
voyance et la philanthropie privées ont joué un
rôle majeur dans nos sociétés, avant que l'État
social ne s'y substitue en grande partie non pas
pour des raisons d'efficacité, mais d'idéologie
politique. Sur le plan utilitaire, en effet, aucun
programme étatique et bureaucratique ne peut
atteindre la diversité, la flexibilité et l' adéqua-
tion aux besoins effectifs de l'aide privée (sans
parler du rôle inclusif d'une économie libre et
prospère, qui diminue de nombreux besoins
d'assistance en facilitant l'autonomie). Surtout,
la philanthropie volontaire est le seul système
compatible avec la moralité et la justice, avec
l'idée kantienne que les êtres humains sont
des fins en eux-mêmes, et non des moyens qui
peuvent être ponctionnés selon les impératifs
politiques, budgétaires ou électoralistes du
moment.

38
III
Liberté et responsabilité

Le droit et le devoir, que l'on pourrait re-


nommer la liberté et la responsabilité, ne sont
bien sûr que les deux faces d'une même pièce:
l'une ne va pas sans l'autre. Cette mutualité
provient de la réalité de la vie : il n'y a en ef-
fet aucun automatisme dans le maintien et le
développement de l'existence humaine. L'être
humain doit « gagner » sa vie par son propre
effort : il a la liberté, mais aussi le devoir de le
faire; c'est une constante de sa condition. Mon-
nard en déduit une contradiction flagrante chez
les chantres des faux droits : « Ceux qui in-
voquent impétueusement le droit au travail ou-
blient quelquefois qu'il se lie au devoir du tra-
vail13. » Le droit au travail, bien sûr, n'est pas
un droit véritable, à l'inverse du droit de tra-
vailler. Le devoir du travail traduit la respon-
sabilité de trouver un emploi et de gagner sa
vie, ce qui implique de s'efforcer d'être produc-
tif ou au moins employable. Frédéric Bastiat ré-
sume admirablement ce dilemme : « L'homme
ne peut vivre et jouir que par une assimilation,
une appropriation perpétuelle, c'est-à-dire par
une perpétuelle application de ses facultés sur

39
Liberté et responsabilité

les choses, ou par le travail. De là la propriété.


Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s' assimi-
lant, en s'appropriant le produit des facultés de
son semblable. De là la spoliation 14 . » Le droit
protège ainsi l'accomplissement du devoir : la
liberté est la précondition qui permet d' assu-
mer ses responsabilités, à commencer par celle
de conserver sa vie par son propre effort. Le
premier devoir social est de ne tomber délibé-
rément à la charge de personne.
La liberté, loin d'être un poids, est à la
source de la prospérité humaine, observe Mon-
nard: elle facilite le développement de l'indus-
trie, l'extension du commerce, les progrès de la
science, toutes les activités humaines découlant
de la raison et compatibles avec la morale. Le
droit assure que la liberté puisse s'exercer jus-
qu' où elle n'empiète pas sur la liberté d'autrui,
selon le critère objectif des droits de propriété.
À son tour, le devoir permet de limiter les ex-
tensions du droit au-delà de sa sphère, celle de
la préservation de la liberté, tout en atténuant la
rigueur de la justice par l'équité et l'humanité.
Pour Monnard, c'est de cette correspondance
entre le droit et le devoir, entre la liberté et la
responsabilité, que naît l'harmonie en société et
l'ordre social qui la favorise. En réconciliant les
différences et les intérêts divergents entre les
êtres humains, le droit et le devoir réunissent
les conditions de la justice et les exigences de

40
Liberté et responsabilité

la conscience. Ils font ainsi de l'ordre libéral un


véritable humanisme, où les égoïsmes irration-
nels ne sont pas uniquement tempérés par la
légalité, mais également par l'éthique. Les vo-
lontés et les initiatives humaines produisent de
cette façon une évolution réciproque à somme
positive, qui élève l'humanité vers des niveaux
de développement toujours plus avancés, tant
sur le plan matériel que sur les plans artistique
ou spirituel. Les droits individuels n'expriment
dès lors plus uniquement les prérogatives des
conditions de l'existence, en premier lieu la li-
berté et la propriété, mais protègent le dévelop-
pement moral de chaque personne. De cette al-
liance naît la civilisation : l'essor spontané de la
société civile rattachée au vrai, au beau et au
bien sur la base de la raison humaine indivi-
duelle. L'union du droit et du devoir, de la li-
berté et de la responsabilité, est donc la manière
d'assurer à la fois le bien-être des individus et
de la société dans son ensemble, où les interac-
tions interpersonnelles se fondent sur le respect
mutuel.
Pour traduire cet esprit, Charles Monnard
cite l'ouvrage classique De la démocratie en Amé-
rique, d'Alexis de Tocqueville (1835) : « Après
l'idée générale de la vertu, je n'en sais pas
de plus belle que celle des droits, ou plutôt
ces deux idées se confondent. L'idée des droits
n'est autre chose que l'idée de la vertu in-

41
Liberté et responsabilité

traduite dans le monde politique. C'est avec


l'idée des droits que les hommes ont défini ce
qu'étaient la licence et la tyrannie. Éclairé par
elle, chacun a pu se montrer indépendant sans
arrogance et soumis sans hardiesse. L'homme
qui obéit à la violence se plie et s'abaisse; mais
quand il se soumet au droit de commander
qu'il reconnaît à son semblable, il s'élève en
quelque sorte au-dessus de celui même qui lui
commande. Il n'est pas de grands hommes sans
vertu; sans respect des droits il n'y a pas de
grand peuple : on peut presque dire qu'il n'y
a pas de société; car qu'est-ce qu'une réunion
d'êtres rationnels et intelligents dont la force est
le seul lien 15 ? »
L'interprétation du droit et du devoir, selon
Monnard, requiert cependant une certaine hau-
teur. Il met donc en garde contre deux facilités
courantes dans l'usage de ces notions. La pre-
mière consiste à opposer quelque chose de po-
sitif à quelque chose de négatif (ce sera préci-
sément l'erreur, relevée plus haut, d'Isaiah Ber-
lin, au moins au plan terminologique, dans une
autre opposition, cent quarante ans plus tard !).
Dans le commerce, typiquement, un droit cor-
respond à un bien, à ce que l'on possède, à
une source de jouissances, alors que le devoir
traduit une créance, une obligation qui limite
ou compense cette même source de jouissances.
De façon superficielle, on pourrait donc en dé-

42
Liberté et responsabilité

duire que le couple du droit et du devoir traduit


une opposition entre le plaisir et la contrainte:
c'est la première facilité. La seconde facilité
consiste, sur la base de la première, à considé-
rer le droit comme supérieur au devoir : cette
erreur amène souvent les individus à considé-
rer la vie comme une partie de plaisir, plutôt
qu'une « carrière de devoirs » 16 . Or cela ne
peut les mener qu'à une longue suite de dé-
ceptions : l'instinct du bonheur tend à diriger
les passions vers la recherche des jouissances
matérielles, mais ce n'est qu'à travers le devoir,
en assumant ses responsabilités, notamment
par le travail productif, que l'individu atteint
le bonheur, qui n'est pas toujours synonyme
de plaisir. En d'autres termes, le message de
Charles Monnard est qu'une vie humaine digne
et remplie requiert de se prendre en charge :
la vie terrestre n'est pas aussi simple que ne
le pense encore, pour recourir à une image,
l'adolescent dont les parents indulgents servent
de bancomats a priori inépuisables. Or l'État-
providence, qui dissocie liberté et responsabi-
lité, tend précisément à infantiliser les citoyens,
qui sont mis sous la tutelle de la politique. On
songe à la définition du socialisme qu'avait for-
mulée Alexandre Vinet : « une famille où les en-
fants sont éternellement mineurs 17 ».
Dans la même veine, Monnard s'en prend
à la démagogie inhérente à tout socialisme et à

43
Liberté et responsabilité

la social-démocratie, deux idéologies qui pré-


tendent étendre les droits individuels d'une
partie de la population en négation des droits
des autres et retranscrivent l'insouciance de
l'adolescence à l'ensemble de la société, sou-
mise au paternalisme- ou au maternalisme-
d'un État, qui ne peut pourtant redistribuer que
ce qu'il prélève auparavant auprès de la société
civile (contrairement, ce qui illustre les limites
de l'analogie, à des parents qui dépensent leur
propre argent et éprouvent, de plus, de vrais
sentiments pour leurs enfants). Dans le cadre
des idéologies socialisantes, le « peuple » ne
désigne plus, observe Monnard, l'universalité
des citoyens, mais une classe animée par le res-
sentiment ou l'égoïsme matériel, que devrait
assouvir le partage des richesses par la force
spoliatrice de la législation de l'État-providence
ou, dans le cas du socialisme, de la révolution
armée. Les socialistes confondent l'égalité en
droits avec l'égalité de fait, visant à imposer le
statut des classes « favorisées », selon leur ap-
pellation, à toute la société, passant sous silence
les conditions de la prospérité dans une société
libre : l'effort, le talent, l'entreprise, le travail.
« On les voit inquiets, envieux, pleins de dé-
sirs, insensiblement paresseux pour le travail
sédentaire, actifs pour le remuement, source de
fausses ou même de criminelles espérances 18 . »
La moralité contestable des idéologies so-

44
Liberté et responsabilité

cialistes et sociales-démocrates, qui légalisent


la spoliation pour s'approprier les fruits du
travail des autres au nom de faux droits ou
de la fausse philanthropie de l'État-providence,
est donc parfaitement articulée chez Monnard.
L'effondrement moral et la misère économique
de toute société socialiste qui a existé sont le
résultat du droit dissocié du devoir, du droit
sans les limites de la loi morale. Chez le libéral,
cependant, la moralité contestable d'une idée
n'implique pas l'immoralité de celui qui la pro-
fère : l'intolérance envers les idéologies du so-
cialisme et de la social-démocratie, qui s'ins-
crivent à l'inverse de l'humanisme, s'allie à la
tolérance sans jugement moral préalable envers
les personnes. Mais même en admettant que les
intentions de certains socialistes soient bonnes,
remarque Monnard, ceux-ci déduisent de leurs
fausses prémisses des conséquences erronées
en méconnaissant la nature morale de l'être hu-
main. En renonçant à la liberté et à la respon-
sabilité personnelles, les socialistes font du poi-
son le principe vital : « Ils organisent le travail
et la société comme un mécanisme, et réduisent
les hommes aux fonctions de rouages à mou-
vements invariablement déterminés. Là, plus
de mobile moral, mais une rotation; plus de
dévouement, mais un engrenage; vous n'êtes
plus citoyen, mais axe ou pignon; vous n'êtes
plus homme, car vous n'êtes plus libre, vous

45
Liberté et responsabilité

n'avez plus de devoirs 19 . » Lorsque les so-


cialistes ont voulu faire marcher leur société,
ils ont constaté qu'elle n'avait qu'un défaut :
« elle était morte », constate Monnard, long-
temps avant les révolutions collectivistes dé-
vastatrices du xxe siècle. Seule la liberté et
le devoir, animé par la libre volonté, peuvent
faire fonctionner la société. « La liberté est le
germe de la perfectibilité; elle nécessite donc
l'existence sociale, qui, à son tour, nécessite le
droit. Admettez la liberté, tout vit, tout marche;
ôtez la liberté, tout s'arrête, tout tombe, tout
meurt 20 . »
Lorsque la raison reprend le dessus et que la
réalité de la vie et ses exigences naturelles sont
prises en considération, il n'est alors plus pos-
sible de concevoir le droit sans le devoir, la li-
berté sans la responsabilité. À la place de cher-
cher vainement à maximiser ses plaisirs en dé-
cuplant ses « droits » en violant ceux des autres,
l'être humain éprouve la satisfaction du devoir
rempli : « alors succède, au tumulte des désirs,
le calme et la résignation; à l'amertume des
déceptions, la douceur d'atteindre son but; à
l'agitation des ambitions journalières, la paix de
la conscience; à l'égoïsme qui menace le bon-
heur des autres, le dévouement qui recherche
leurs besoins 21 ». C'est du principe du devoir,
que permet la liberté, dans le respect du droit,
que provient le contentement de soi et que l'être

46
Liberté et responsabilité

humain parvient au bonheur. C'est aussi de


là que les individus et les associations volon-
taires de la famille ou de l'entreprise retirent
leur prospérité, servant indirectement les inté-
rêts de l'ensemble de la société, en produisant,
en innovant et en rehaussant les niveaux de vie.
Au contraire de la révolte contre la nature
que représente le socialisme, le fonctionnement
d'une société libre repose sur l'égalité en droits
et l'inégalité des situations, reflet de l'infinie
variété humaine. C'est même beaucoup plus
que ça : la liberté conduit à l'harmonie, relève
Monnard, précisément grâce aux inégalités des
forces, des talents, des richesses: l'inégalité na-
turelle est « le principe de l'activité, des ver-
tus, des obligations réciproques », qui « multi-
plie les industries, les ressources, les relations;
établit les échanges d'offices et de bénéfices, de
services et de devoirs; fait trouver leur emploi
à toutes les forces, leur place à toutes les diver-
sités, alimente les canaux des communications
sociales, et produit, au lieu d'une assoupissante
monotonie, une variété vivifiante et féconde
22
».On ne peut guère trouver de meilleure des-
cription de l'économie libre de marché.
Charles Monnard ne nie pas qu'accomplir
son devoir puisse être parfois difficile. Or les
coups du destin, l'humilité des rôles, l' obscu-
rité sociale ne rendent pas le devoir ingrat, mais
d'autant plus gratifiant qu'il est rempli par la

47
Liberté et responsabilité

plus profonde bonne volonté, « sans bruit et


sans témoin ». L'approbation de sa conscience
vaut alors les applaudissements du monde,
selon Monnard. La responsabilité individuelle
peut s'appliquer dans les situations apparem-
ment les plus désespérées:« Entrez sous le toit
d'une famille obscure éprouvée par la maladie
ou la pauvreté. Si vous parvenez à soulever le
voile de l'humilité, vous découvrirez des mi-
racles d'héroïsme : le travail opiniâtre, les soins
charitables, l'abnégation de soi-même, la pa-
tience étouffant les murmures, tous les genres
de privations et tous les genres de dévouement
soutenus pendant de longues années, soutenus
même durant une vie qui s'éteint, comme elle
s'est allumée, dans la souffrance 23 . » Évidem-
ment, de tels sorts « d'héroïsme obscur » ne
représentent pas l'idéal de la vie, ni la norme
d'une société libre et prospère, mais ils illus-
trent le courage qui peut être puisé dans le
sens du devoir, animé par la raison individuelle
et soutenu par la conscience. Cela contraste
avec les larmoiements des tenants de l'État-
providence, toujours prompts à blâmer autrui
ou une abstraction pour justifier leurs faits.
Le sens du devoir le moins spectaculaire ne
se retrouve pas nécessairement chez le plus mo-
deste, le plus insignifiant ou le plus miséreux
des citoyens. Monnard cite à cet égard la vie
exemplaire du célèbre naturaliste et savant zu-

48
Liberté et responsabilité

richois Conrad Gessner (1516-1565) : personne


n'est trop bien pour remplir ses devoirs confi-
dentiels. Ce flambeau de la science, relate Mon-
nard, alliait en effet la réflexion et la recherche
les plus poussées à une vigilance continuelle
auprès de sa femme malade. Il descendait des
hauteurs intellectuelles de son activité scien-
tifique pour lui prodiguer les soins les plus
humbles et, après des journées bien remplies,
veillait encore une partie de la nuit 24 .
Ce qui apparaît comme un martyr ne l'est
justement pas. Tant la famille pauvre que
Conrad Gessner sont les exemples dramatisés
de personnes qui assument leurs responsabi-
lités selon leur propre conscience et en fonc-
tion de leur volonté. Ils ne blâment pas « la so-
ciété » ou quiconque pour leurs difficultés, ni
n'essaient de les esquiver en s'en remettant à
l'État-providence. Ils ne se plaignent pas, mais
trouvent une grande satisfaction et la paix in-
térieure dans le sentiment du devoir rempli.
Les réalités de la souffrance et de la pauvreté
ne dispensent pas de la moralité et du dévoue-
ment. Au sein de la famille, le sens du de-
voir en vertu du droit, c'est-à-dire librement
consenti, conduit selon Monnard à des mœurs
pacifiques, à l'entraide et à la chaleur dans les
relations interpersonnelles. Une trop grande fo-
calisation sur le seul droit, en revanche, se tra-

49
Liberté et responsabilité

duit par une sécheresse des relations et une froi-


deur des sentiments.
Cette influence psychologique des idées de
droit et de devoir sur l'action humaine ne dif-
fère guère de la dimension politique : la légis-
lation doit certes se limiter au droit, car elle
ne peut entrer dans les consciences. Cepen-
dant, sans le sens du devoir, aucune société
politique ne peut fonctionner. En effet, sou-
ligne Monnard, la justice précède toujours la
législation, que cette dernière organise. Si les
citoyens n'éprouvent pas de sentiments préa-
lables de justice, il serait impossible de faire res-
pecter les lois, l'État libéral ne pouvant jouer
qu'un rôle très subsidiaire dans la multitude
d'interactions interpersonnelles volontaires qui
façonnent la société et qui ne peuvent être fon-
dées en premier lieu que sur la confiance et la
bonne foi. Le droit ne peut donc se dispenser
de morale et de vertu dans la population qu'il
est censé régir. « L'amour du devoir » conduit
les individus à se conformer à la loi juste, mais
aussi à privilégier ce qui est juste à ce qui se-
rait seulement utile. C'est par ce sens des res-
ponsabilités que se maintiennent l'ordre public
et le règne des lois justes. Le citoyen doté d'un
sens du devoir défendra volontairement des in-
térêts qui dépassent sa propre personne, pour
le bien général et donc son intérêt personnel
bien compris sur la durée. C'est aussi le devoir

50
Liberté et responsabilité

qui confère à l'État son autorité relative pour


faire régner le droit, pour autant que l'État lui-
même s'y tienne.

51
IV
Les limites de l'autorité de l'État

La grande difficulté libérale consiste à limi-


ter la sphère publique au strict nécessaire : à
la protection des droits individuels, à travers
la répression des délits, la résistance aux agres-
sions extérieures et l'administration de la jus-
tice en cas de différend contractuel. La justifica-
tion utilitaire en est claire: la vie humaine ne se
soutient pas d'elle-même; elle requiert un effort
productif, qui dépend de l'action raisonnée,
donc libre, de l'individu. D'où le droit essentiel
de la liberté et la nécessité de le défendre. La
morale va cependant au-delà de l'utilité : elle
implique le respect de la liberté individuelle en
vertu de l'existence même. Ainsi que l'exprime
brillamment Monnard, la liberté « n'est pas le
but de la vie, mais la condition d'une vie com-
plète, la condition de la civilisation, du déve-
loppement de la pensée, de l'activité, de l'in-
dustrie, des lettres, des sciences, la condition
des progrès de l'humanité. Elle est le milieu où
respirent et prennent leur essor l'homme et le
citoyen, le travailleur et le philosophe, l'indus-
triel et le poète; elle est l'atmosphère de l'in-
telligence et de l'âme ; elle communique son

53
Les limites de l'autorité de l'État

élasticité aux idées et aux sentiments. Pour les


nobles esprits, pour les peuples qui se sentent,
sans elle il n'y a ni dignité ni bonheur 25 • » La
liberté est la valeur humaniste par excellence
et elle est indissociable de la morale, d'autant
moins que le devoir découle de la libre volonté.
Elle n'autorise donc pas à faire tout ce dont on
a envie, mais tout ce qu'on est en droit de faire,
c'est-à-dire tout ce qui est juste et honorable.
C'est ainsi que l'État, qui n'est qu'une asso-
ciation humaine parmi d'autres, doit être sou-
mis à la loi morale comme tout un chacun. En
tant que monopole territorial de la force, il doit
faire l'objet de limites constitutionnelles parti-
culières circonscrivant ses pouvoirs, à défaut
d'instituer le règne de l'arbitraire et de légali-
ser des violations du droit.
Monnard énonce de façon remarquable la
tentation d'abuser de la puissance publique et
de la contrainte légale de l'État, aussi bien dans
l'histoire que dans les systèmes républicains de
son époque, que leur origine soit monarchique,
oligarchique, ou populaire et démocratique :
« S'armer du sceptre de l'autorité et du glaive
de la loi, étaler un luxe militaire, briller à la tête
des armées, lever des impôts, puiser dans le tré-
sor public, dispenser des faveurs, et par-dessus
tout commander aux hommes: que de séduc-
tions! que de droits! Où trouver une place
pour le devoir? Et même dans des sociétés plus

54
Les limites de l'autorité de l'État

humbles, dans des monarchies en miniature et


de petites républiques, que de fois le droit d'or-
donner est une mine qu'on exploite au profit de
sa personne, de sa famille et de ses amis ! que de
fois la complaisance fléchit la rigueur de la jus-
tice! comme, sans excéder les limites du droit,
on en use dans l'intérêt d'un parti ou des vues
ambitieuses ! Tant est générale, dans l'exercice
de la souveraineté, l'habitude d'en considérer
surtout les prérogatives 26 . »
On est loin, dans cette description, de l'idéal
du serviteur public et du législateur non rému-
néré que le sens du devoir, le courage civique et
le dévouement semblent imposer à Monnard,
ou du mythe social-démocrate du législateur
désintéressé, dont le rôle serait de « moraliser »
la société. Benjamin Constant, également op-
posé aux indemnités parlementaires, avait émis
les mêmes critiques sur l'activisme législatif :
être député ne devait pas devenir une profes-
sion de carriéristes. Il est probable que la dé-
rive interventionniste des parlements contem-
porains professionnels ou semi-professionnels,
qui a abouti à la prolifération sans précédent
des lois, des réglementations et des dépenses
publiques, s'explique en large partie par le be-
soin de députés rémunérés de s'inventer sans
cesse de l'occupation pour se persuader de leur
utilité sociale, à la place de servir de contre-

55
Les limites de l'autorité de l'État
poids aux pouvoirs des gouvernements et des
administrations publiques.
Or la légitimité et l'utilité d'un État résident
ailleurs : dans la justice et le droit; les libéraux
ne reconnaissent le droit de violer les droits
individuels ni à une majorité, selon l'absolu-
tisme démocratique de Rousseau, ni à « l'uti-
lité » d'un Jeremy Bentham sans les limites du
droit, qui tend à conduire à l'arbitraire et à l'ex-
tension ininterrompue de l'État dans l'espoir
d'en tirer profit, au détriment du devoir, du
fait que les justifications des interventions pu-
bliques peuvent bien sûr s'inventer à l'envi. Se-
lon la conception libérale, l'individu a la faculté
de faire tout ne ce qui ne nuit pas à autrui et
le droit de n'être astreint à aucune action qui
contredise ses propres choix. L'État a donc pour
rôle, là où la force est nécessaire, de préserver la
liberté.
Parmi les systèmes politiques les plus aptes
à incarner la liberté, la Confédération suisse,
dans sa conception originale, fait figure de
modèle chez Monnard. Cette nation, qui n'a
pas été établie sur la base d'une langue,
d'une culture ou d'une religion, a proclamé le
triomphe du droit sur l'abus du droit. En effet,
ce n'est pas seulement en raison de sa consti-
tution fédérale libérale adoptée en 1848 que
la Suisse se démarque des autres pays euro-
péens; au XIIIe siècle déjà, la Confédération

56
Les limites de l'autorité de l'État

obtient précisément sa raison d'être en faisant


prévaloir le droit sur l'arbitraire. Ce qui a éta-
bli son succès, selon Monnard, c'est que la ré-
volte des confédérés contre la tyrannie fiscale
des Habsbourg n'était pas motivée par le seul
droit, mais avant tout par la morale et le devoir;
il ne s'agissait pas que de vaincre et d'évincer,
mais d'établir la justice : « Ils assirent une répu-
blique durable sur une base plus solide que la
puissance sans justice. Ils statuèrent, pour leurs
propres descendants et l'instruction de tous les
peuples, la loi fondamentale de la grande po-
litique, le respect des droits de tous, l'alliance
éternelle du droit et du devoir 27 . »L'esprit qui
ne sépare pas la politique de la loi morale et qui
consulte les exigences du devoir avant de dé-
fendre le droit, est ce qui a fait le succès his-
torique tout à fait extraordinaire de la Suisse.
C'est tout l'inverse de la révolution française,
qui a généré un chaos aboutissant à la terreur,
faute d'avoir assorti des devoirs, des respon-
sabilités individuelles réciproques, aux« droits
de l'homme », ce qui a attiré sous la bannière
de la liberté des figures enclines à maximiser
leurs bénéfices matériels immédiats au détri-
ment d'autrui : une dérive qui ne peut être évi-
demment associée à la logique du droit, mais à
celle des passions, parfois criminelles, lorsque
la politique est dissociée de la morale (on songe
aux nombreux régimes cleptocratiques ou cor-

57
Les limites de l'autorité de l'État

rompus encore au pouvoir dans certaines ré-


gions du monde).
La force de la Suisse n'était pas ses armées
ou son art militaire, plutôt insignifiants, mais la
conviction du bon droit. Les Suisses ne sont pas
tombés dans le piège vulgaire de la conquête.
Ils repoussèrent la tyrannie pour la liberté vé-
ritable, pas pour la vengeance ou les repré-
sailles; le droit s'applique en effet aussi à laper-
sonne et à la propriété de l'oppresseur, qu'ils
se contentèrent de repousser : « Ils éloignèrent
leurs ennemis; ils ne les écrasèrent pas, parce
qu'ils ne les craignaient point; et ils ne les
craignaient point, parce qu'ils craignaient leur
conscience 28 • »
La lente conquête des libertés constitution-
nelles en Angleterre avec la Grande Charte de
1215 et, sur la base de la philosophie politique
du XVIIIe siècle, l'affranchissement des États-
Unis d'Amérique s'inscrivent dans la même
tradition libérale de reconnaissance des droits
naturels inaliénables de l'humanité, en n'ou-
bliant pas le premier principe de la nature hu-
maine, l'éthique du devoir : c'est le goût de la
justice qui motiva les colons américains, dans le
respect du droit de chacun, comme autrefois les
confédérés, à l'inverse du règne de l'arbitraire
qui s'imposa en France.
Le libéralisme est l'inverse de la primauté
de la politique, de la politique illimitée, qui

58
Les limites de l'autorité de l'État

ouvre la porte à toutes les transgressions du


droit. Charles Monnard identifie très explici-
tement le caractère purement subsidiaire de
l'État, institué, avec des pouvoirs limités et di-
visés, uniquement pour contrer à titre acces-
soire les atteintes au droit : « Les armées, la
police, l'habileté politique et diplomatique sont
des moyens; l'erreur d'une sagesse gouverne-
mentale vulgaire consiste à les prendre pour
des causes. Les causes premières de la paix in-
térieure et de la prospérité des nations, ou de
leur malaise et de leur misère, sont dans les
âmes, dans les idées qui les régissent et servent
de règle au gouvernement 29 . » C'est donc la
culture morale qui assure en premier lieu « la
stabilité des institutions, la sagesse du gouver-
nement, la modération des citoyens, le repos
des familles, la sécurité de l'industrie et du
commerce». Quelle que soit l'organisation po-
litique ou la taille d'un pays, son essor dépen-
dra du respect de la morale et, sur cette base, de
l'État de droit.
Lorsque l'État sort de sa sphère, par contre,
les risques sont de détruire, ou du moins d'af-
faiblir, à la fois la légalité et la moralité. Dans
ses Principes de politique, Constant relève éga-
lement le problème de la dissonance inhérente
à l'État illimité qui s'installe entre la législa-
tion et la loi morale : « La multiplicité des
lois, dans les circonstances mêmes les plus or-

59
Les limites de l'autorité de l'État

dinaires, a l'inconvénient de fausser la morale


des individus. Les actions qui sont de la com-
pétence de l'autorité, selon sa destination pre-
mière, sont de deux espèces : actions nuisibles
par leur nature, l'autorité doit les punir; en-
gagements contractés par les individus entre
eux, l'autorité doit en commander l'exécution.
Aussi longtemps qu'elle reste dans ces bornes,
elle n'établit aucune contradiction, aucune dif-
férence, entre la morale législative et la mo-
rale naturelle. Mais lorsqu'elle prohibe des ac-
tions qui ne sont point criminelles ou qu'elle
en ordonne qui ne sont point devenues obli-
gatoires par des engagements antérieurs et qui
n'ont par conséquent que sa volonté pour ori-
gine, il s'introduit dans la société deux espèces
de crimes et deux espèces de devoirs, ceux qui
sont tels par leur nature, et ceux que l'auto-
rité déclare tels. Il en résulte, soit que les in-
dividus soumettent leur jugement à l'autorité,
soit qu'ils le maintiennent dans sa primitive in-
dépendance, des effets également désastreux.
Dans la première hypothèse, la morale devient
vacillante et versatile. Les actions ne sont plus
bonnes ou mauvaises en fonction du bien ou
du mal qu'elles produisent, mais selon que la
loi les ordonne ou les défend. La règle du juste
ou de l'injuste n'est plus dans la conscience de
l'homme, mais dans la volonté du législateur;
et la moralité, le sentiment intérieur éprouvent

60
Les limites de l'autorité de l'État

une dégradation incalculable par cette dépen-


dance d'une chose étrangère, accessoire, factice,
variable, susceptible d'erreur et de perversion.
Dans l'hypothèse contraire, en supposant que
l'homme se mette en opposition avec la loi, il
en résulte d'abord beaucoup de malheurs indi-
viduels pour lui et pour ceux dont le sort dé-
pend du sien. Mais en second lieu, s'arrêtera-
t-il longtemps à contester la compétence de la
loi sur les actions qu'il considère indifférentes?
En violant des prohibitions ou des comman-
dements qui lui semblent arbitraires, il court
les mêmes dangers qu'en enfreignant la morale
éternelle. Cette injuste parité dans les consé-
quences n'entraînera-t-elle pas la confusion de
toutes ses idées, ses doutes ne se porteront-ils
pas indistinctement sur toutes les actions que
la loi réprouve ou commande et, dans le trouble
de sa lutte périlleuse avec des institutions me-
naçantes, n'est-il pas à craindre que bientôt il
ne discerne plus le bien d'avec le mal ni la loi
d'avec la nature 30? »
Frédéric Bastiat souligne le même danger en
identifiant les deux conséquences de la perver-
sion du droit par les législateurs, notamment
dans un contexte d'État-providence : « La pre-
mière, c'est d'effacer dans les consciences la
notion du juste et de l'injuste. Aucune société
ne peut exister si le respect des lois n'y règne
à quelque degré; mais le plus sûr, pour que

61
Les limites de l'autorité de l'État

les lois soient respectées, c'est qu'elles soient


respectables. Quand la loi et la morale sont
en contradiction, le citoyen se trouve dans la
cruelle alternative ou de perdre la notion de
morale ou de perdre le respect de la loi, deux
malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre
lesquels il est difficile de choisir. Il est tellement
de la nature de la loi de faire régner la justice,
que loi et justice, c'est tout un, dans l'esprit des
masses. Nous avons tous une forte disposition
à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce
point qu'il y en a beaucoup qui font découler
faussement toute justice de la loi. Il suffit donc
que la loi ordonne et consacre la spoliation pour
que la spoliation semble juste et sacrée à beau-
coup de consciences.[ ... ] Un autre effet de cette
déplorable perversion de la loi, c'est de donner
aux passions et aux luttes politiques, et, en gé-
néral, à la politique proprement dite, une pré-
pondérance exagérée 31 . »
Le péril d'une surpolitisation de la so-
ciété que décrit Bastiat est d'autant plus grave
que les gouvernants (y compris les majori-
tés populaires) ne sont pas moins enclins
aux erreurs que les gouvernés. Leurs erreurs
sont même beaucoup plus dangereuses que
les erreurs individuelles des particuliers, étant
donné qu'elles s'appliquent à tous avec la force
de la loi. Les incitations du pouvoir nécessitent
donc des règles élaborées pour préserver l'État

62
Les limites de l'autorité de l'État

de droit de l'arbitraire et de la prise de pouvoir


pour le pouvoir, d'où le rôle traditionnel des
constitutions de circonscrire, de limiter et de
diviser les droits des gouvernants, des législa-
teurs ou des majorités. L'État est certes censé re-
présenter« l'intérêt général », mais ses agents,
qu'ils soient gouvernants, parlementaires, fonc-
tionnaires et même majorités de citoyens, sont
des êtres humains qui peuvent être portés à
poursuivre leurs intérêts particuliers comme
tout un chacun. Les incitations électoralistes ou
économiques des agents de l'Etat expliquent en
grande partie pourquoi la sphère publique n'a
cessé de s'accroître et de s'étendre, tant dans
son ampleur que ses fonctions, sur la durée.
Les limites institutionnelles posées à l'État
ne sont donc pas la garantie primordiale d'une
société libre. Les constitutions, destinées géné-
ralement à cette fin, dépendent de l'interpréta-
tion qui en est faite. Pour que la liberté soit pré-
servée, il faut l'ingrédient supplémentaire de
la bonne volonté des législateurs comme des
membres du gouvernement (et de la popula-
tion électrice ou votante), de leur application
à remplir leur devoir. « Sans cette condition, il
n'est que trop facile aux dépositaires du pou-
voir, surtout quand sur leur front brille une
couronne, de se permettre des infractions au
droit et de se les faire pardonner 32 . » Par « cou-
ronne », Monnard n'entend pas nécessairement

63
Les limites de l'autorité de l'État

un régime monarchique, mais un système où


le pouvoir n'est pas accompagné de la culture
de scepticisme et de l'esprit critique nécessaires
à l'évitement des abus. C'est un danger même
en Suisse avec sa démocratie directe, où « le
peuple » est souvent décrit comme « souve-
rain » (voire comme « le Souverain », avec
une majuscule, à la manière d'un monarque
absolu), et la majorité semble pouvoir s'accor-
der tous les droits. L'absolutisme démocratique
selon le dogme du « peuple » infaillible ou
du moins toujours légitimé n'est pas différent,
dans son principe, de la « couronne » d'un au-
tocrate. Or de même que les monarchies féo-
dales se réclamaient abusivement du pouvoir
divin pour exercer leur pouvoir arbitraire, la
vox populi n'est pas la vox dei : un régime po-
litique, quel qu'il soit, sera d'autant plus per-
suasif, et aura d'autant moins besoin de recou-
rir à la force, s'il se plie aux exigences de la loi
morale et se distingue par sa retenue en légi-
férant. Pour Monnard, seul le devoir « met un
frein aux caprices de la démocratie, destructifs
du bien de la société; lui seul arrête la jalou-
sie populaire et l'envie qui attaque toutes les
supériorités; lui seul modère la mobilité de la
multitude, humilie ses flatteurs, et empêche ce
relâchement de la morale politique qui, faisant
disparaître les grands caractères, abaisse le ni-
veau intellectuel et moral d'un peuple 33 ».L'es-

64
Les limites de l'autorité de l'État

prit de la justice et de la morale, le droit et le


devoir, sont l'âme de la politique libérale, mais
aussi un rempart contre la démagogie et les pré-
tentions redistributionnistes de l'État illimité.
La sagesse libérale de reconnaître le rôle
subsidiaire de l'État et de la législation a été élu-
cidée en profondeur par Friedrich Hayek. En
reprenant une terminologie grecque, il a distin-
gué le nomos, les normes sociales et le droit de
la liberté émanant de la culture morale établis-
sant l'harmonie en société (Hayek parle d'ordre
spontané), dont les membres attendent le main-
tien par le juge impartial, et le thesis, le droit
tel que conçu délibérément par le législateur,
qui peut s'inscrire en violation de la justice.
On retrouve ainsi l'idée que le droit et la jus-
tice précèdent la législation. Et cette dernière
n'est pas légitimée par l'autorité qui l'émet,
mais par sa conformité avec la justice préalable.
« C'est seulement comme résultat de l'obéis-
sance de fait de certains individus à des règles
communes qu'un groupe peut vivre en com-
mun dans le genre de relations ordonnées que
nous appelons société. Il serait donc probable-
ment plus proche de la vérité d'inverser la thèse
plausible et largement répandue selon laquelle
toute loi découle de l'autorité et de dire que
toute autorité découle de la loi; non pas en ce
sens que la loi désignerait l'autorité, mais en ce
sens que l'autorité est obéie parce qu'elle fait

65
Les limites de l'autorité de l'État

appliquer (et aussi longtemps qu'elle applique)


une loi présumée exister en dehors d'elle et fon-
dée sur l'opinion diffuse de ce qui est juste. Tout
le droit n'est donc pas produit par la législa-
tion; mais le pouvoir de légiférer suppose au-
paravant la reconnaissance de certaines règles
communes; et de telles règles qui sous-tendent
le pouvoir de légiférer peuvent en même temps
le limiter 34 . »La justice est donc garantie par les
convictions culturelles et morales répandues
dans la société.

66
v
Les condi ti ons culturelles de la
liberté et le rôle de la morale
judéo-chrétienne

Pour Charles Monnard, le devoir, défini


comme la responsabilité individuelle découlant
de la bonne volonté, en fonction du libre ar-
bitre de chacun, est la loi fondamentale de la
vie morale et sociale. Le devoir est l'idée régu-
latrice suprême de l'individu et de la société.
L'homme étant foncièrement un être moral, qui
se réalise pleinement dans la vie en société, il
est dans son intérêt bien compris de s'y confor-
mer : il ne s'agit donc pas de se soumettre au de-
voir aveuglément, mais de façon rationnelle. Et
si chacun fait en sorte que ses actions respectent
la loi morale, c'est le niveau de l'ensemble de
la société qui s'élève, dans les relations de tous
les jours, dans la vie de famille, en politique :
le devoir est un moyen à la fois de perfection-
nement personnel et de progrès social et civili-
sationnel. Par ailleurs, le sens de la liberté in-
dividuelle et de ses limites sera d'autant plus
vif dans une société où le devoir est respecté :
en donnant la priorité au devoir, la société ren-
force et confirme le droit. Selon cette concep-

67
Les conditions culturelles de la liberté

tion, la responsabilité garantit en quelque sorte


la liberté. La liberté devient ainsi un instrument
de vertu, et non une recherche nihiliste de son
intérêt aux dépens des autres. Elle se fonde sur
l'éthique de la réciprocité, de l'échange et du
respect des contrats et des engagements pris, au
sein de la société civile et de l'économie de mar-
ché.
Si la législation humaine doit éviter de se
substituer elle-même à la morale, et se conten-
ter de faire régner le droit tout en respectant
cette morale, encore faut-il savoir par quels
moyens pratiques l'éthique du devoir peut pré-
valoir et régir, en tant que norme sociale, les re-
lations humaines. Monnard préconise les armes
libérales traditionnelles : la persuasion et l' édu-
cation. L'éducation de la jeunesse et l'instruc-
tion des futurs citoyens sont instrumentales à
faire prévaloir les sentiments de justice et de
vertu. «Fondez dans les écoles le règne du de-
voir qu'on remplit et du droit qu'on respecte, et
vous en verrez surgir l'honnêteté des citoyens,
la moralité des gouvernements, la tranquillité,
la prospérité, la considération du pays; allu-
mez, au contraire, l'ardeur des jeunes gens pour
l'exploitation des droits favorables à leurs inté-
rêts, et vous peuplerez le pays d'égoïstes 35 . »
Pour illustrer son propos, Monnard cite
les conditions prévalant en France à titre de
mauvais exemple d'éducation morale. Le dé-

68
Les conditions culturelles de la liberté

faut le plus répandu dans ce pays, qu'avouent


ses poètes et que documentent ses historiens,
c'est la vanité individuelle et nationale. Or
l'éducation publique n'a pas tempéré ce tra-
vers, mais l'a décuplé. « Sans souci du déve-
loppement moral, de l'obéissance au devoir,
adoptant comme principal mobile une émula-
tion vaniteuse, elle enivre de lui-même le moi,
et lui donne une prépondérance sans contre-
poids36. » En effet, observe Monnard, le but
avoué des études en France n'est souvent pas
de perfectionner les caractères, ni de prépa-
rer les jeunes à leur future vie civique et pro-
fessionnelle, mais de remporter des prix aux
grands concours. Cette focalisation sur le com-
bat et la victoire, au niveau des institutions, des
enseignants ou des élèves, ne reste pas sans
conséquence sur la culture des jeunes les plus
brillants : « Qu'on flatte leur intérêt et leur va-
nité, qu'on leur promette des cordons, de l'ar-
gent, des places, et ils feront voir que nul pays
ne possède des égoïstes plus distingués 37 . »
Dans un tel contexte, la recherche de la vérité
n'est pas entreprise pour la vérité, la culture
intellectuelle comme un devoir, ou la propa-
gation du savoir comme une mission morale:
seul l'argent et l'honneur personnel comptent.
Cela s'en ressent dans la gouvernance du pays,
marquée par le règne de l'opportunisme : « Si
ces hommes bien doués, instruits, ardents, ex-

69
Les conditions culturelles de la liberté

ploitent leurs droits en vue de leurs intérêts,


sans être retenus et dirigés par leurs devoirs,
ils seront au service de qui satisfera le mieux
les prétentions de leur égoïsme, tel ministère
ou tel autre, une dynastie ou une autre dynas-
tie, une opinion ou l'opinion contraire, un parti
ou ses antagonistes, un parti ou la patrie 38 . »
Les combats politiques ne se mèneront pas en
faveur de l'intérêt général, pour améliorer les
institutions, mais contre des personnes; l' élo-
quence servira, de la même manière, à flatter
l'orgueil de l'orateur, plutôt qu'à faire avancer
une cause juste; le chef d'une armée préfèrera
perdre contre l'ennemi que donner raison à un
rival dans ses propres rangs. Toutes ces per-
versions sont le résultat de la confusion entre
le droit et l'intérêt, sans la contrepartie du de-
voir. En dépit des troubles successifs et du ma-
laise persistant en France, les intelligences sont
toujours trop captives des logiques partisanes,
voire personnelles, pour en avoir identifié la
cause.
Charles Monnard ne serait pas libéral (ni
vaudois) sans avoir par ailleurs la politesse de
célébrer les Français : il ne s'agit pas, par sa
démonstration, de stigmatiser un pays ou une
nation, mais bien de mettre en évidence une
idée. Le peuple français est « intelligent, spiri-
tuel, vif, et patient aussi, généreux, plein d'ar-
deur39 ». Ce qui tend à manquer à la France,

70
Les conditions culturelles de la liberté

c'est la conscience que le droit ne s'arrête pas à


des « droits », mais requiert des contreparties,
des devoirs. « À Dieu ne plaise que nous ra-
baissions le noble peuple de la France! Ce que
nous éprouvons à la vue de dons si excellents
et d'une éducation morale si négligée, c'est une
douloureuse sympathie 40 . »
Il est sans doute important de préciser la
critique de Monnard à propos de la poursuite
de l'intérêt personnel, de l'honneur ou de l'ar-
gent. Les libéraux ne s'opposent pas, bien évi-
demment, à l'intérêt personnel bien compris,
c'est-à-dire l'intérêt propre rationnel, qui tient
compte de l'intérêt réciproque des autres : la
discussion ne porte pas sur une distinction es-
sentielle, mais sur une question terminologique
et interprétative. Benjamin Constant, qui a fa-
meusement défendu la liberté en tout 41 , émet
exactement la même réserve : « Les partisans
de l'intérêt qu'ils nomment bien entendu, fai-
sant remonter le mot d'intérêt à son acception
la plus philosophique, établissent que l'intérêt
de l'homme étant d'agir toujours dans son plus
grand avantage, et la durée étant un des élé-
ments de cet avantage, il est de son intérêt bien
entendu de s'abstenir de tout ce qui lui atti-
rerait un mal durable en échange d'une jouis-
sance passagère, et par conséquent de ne pas
froisser l'intérêt d'autrui, qui tôt ou tard exer-
cerait contre lui de fâcheuses et inévitables re-

71
Les conditions culturelles de la liberté

présailles. Mais la masse n'interprète pas ainsi


le mot d'intérêt : elle lui prête une significa-
tion plus restreinte, une application plus im-
médiate, et il en résulte que, quand vous lui
dites qu'elle doit se gouverner d'après son in-
térêt, elle entend qu'elle doit lui sacrifier tous
les intérêts opposés ou rivaux 42 . » C'est pour-
quoi, dans la culture, l'intérêt immédiat doit
être tempéré par le « devoir », à savoir le res-
pect des droits d'autrui et la reconnaissance
des règles morales. Là réside la distinction :
la critique de l'intérêt propre, de l'argent ou
de l'honneur personnel, lorsqu'ils sont compris
comme de seuls motifs, et non comme des ré-
sultats, comme des causes, et non comme des
effets, n'est pas destinée à prêcher l'abnégation
de soi, mais bien à défendre l'universalité des
droits. Poursuivre son intérêt aux dépens des
autres n'est pas acceptable moralement. Pour-
suivre son intérêt bien compris implique de re-
connaître que ses droits sont accompagnés de
devoirs, selon les principes de la bonne volonté
et de la réciprocité. L'intérêt personnel, comme
le formule Michel Chevalier, est l'une des fi-
gures les plus légitimes de la responsabilité in-
dividuelle43.
Les États-Unis d'Amérique, que Monnard
décrit comme « de tous les pays du monde
le plus actif et le plus tranquille, le plus pros-
père et le moins gouverné, le plus libre, en un

72
Les conditions culturelles de la liberté

mot», est le contre-exemple de la France en ma-


tière d'éducation morale et civique. Aux nom-
breuses écoles obligatoires s'ajoutent des écoles
du dimanche, où des maîtres volontaires ap-
prennent à leurs élèves leurs devoirs. De même
la presse, par de petits écrits et des livres popu-
laires largement diffusés,« portent l'instruction
et les principes de la morale dans les ateliers
professionnels et les plus humbles demeures».
À ces facteurs s'ajoutent les discours publics
de citoyens instruits et réputés, qui réunissent
leurs concitoyens en assemblées « dans le but
d'étendre leurs connaissances, de les éclairer
sur leurs devoirs et de fortifier leur moralité
44
». Nulle part ailleurs est-on plus convaincu
que la liberté et la prospérité doivent reposer
sur une base morale pour s'épanouir.
La Suisse n'est jamais loin lorsqu'il est ques-
tion des États-Unis. Monnard, qui observe que
la nature humaine obéit partout aux mêmes lois
(et aime partager ses expériences alémaniques),
évoque le demi-canton d'Appenzell Rhodes-
Extérieures, où le sens du devoir est particu-
lièrement prononcé. La société se distingue par
sa stabilité, le droit s'impose par la conscience
plutôt que par la contrainte, les délits sont peu
fréquents. « L'activité industrielle et commer-
ciale est telle que les tissus manufacturés dans
les villages appenzellois traversent l'Océan et
servent à vêtir les populations américaines 45 . »

73
Les conditions culturelles de la liberté

Le dévouement à la chose publique, sur la base


de la liberté et de la bonne volonté, est si ré-
pandu que l'État peut renoncer à la force pour
se financer : l'impôt proportionnel prélevé est
volontaire ! Si un tel arrangement n'a plus cours
aujourd'hui, il reflète la justice perçue d'un im-
pôt (sans doute peu élevé) où chacun est égal
devant la loi, sans la discrimination que re-
présente l'impôt progressif. Et l'usage parci-
monieux qui est fait des fonds publics est si
convaincant que les citoyens s'acquittent vo-
lontiers de leur contribution. La réciprocité est
complète.
Pour Monnard, qui ne conçoit pas l'huma-
nité sans divinité, le sentiment religieux est bien
sûr la source de la nature humaine morale. L'in-
fluence culturelle du christianisme, selon lui,
est déterminante. Le message de l'Évangile sort
les populations de leur misère morale avec une
rapidité et une efficacité redoutable : « En peu
de temps leur ingénuité a plus souvent trouvé
la solution du grand problème de notre exis-
tence que souvent les philosophes dont lamé-
ditation a creusé les joues et sillonné le front
46 . » Aucun livre n'a avancé la culture intel-

lectuelle des peuples aussi rapidement et aussi


complètement que la Bible, observe Monnard.
En ouvrant le chemin du ciel, elle est pour la
Terre « le plus actif moyen de civilisation géné-
rale ».

74
Les conditions culturelles de la liberté

Dans la recherche libérale de moyens de ga-


rantir les libertés, il semble qu'il ne faille pas
chercher plus loin : comme l'a déjà remarqué
Hayek, rien d'autre que l'opinion ou la culture,
au sens large, ne peut préserver l'ordre spon-
tané. Or la morale judéo-chrétienne a joué et
continue de jouer à cet égard un rôle tout à
fait prépondérant en Occident. Monnard cite
les observations de l'économiste Antoine Cher-
buliez de sa Théorie des garanties constitution-
nelles (1838) : « Il ne serait pas difficile de prou-
ver par l'histoire passée ou contemporaine que
l'absence totale ou partielle de l'élément reli-
gieux chez les masses n'est pas un fait indif-
férent, même sous le point de vue purement
politique. On a vu à diverses époques l'élé-
ment religieux s'attiédir ou disparaître pour un
temps parce que les formes, tant internes qu'ex-
ternes, sous lesquelles il s'était manifesté jus-
qu' alors, avaient vieilli, et ne se trouvaient plus
à la hauteur des exigences amenées par le dé-
veloppement progressif de la raison humaine.
Eh bien, ces époques ont été marquées en géné-
ral par de grands bouleversements politiques,
par des tendances désorganisatrices, par une
agitation fébrile qui poussait les masses en de-
hors de l'ordre établi. On en venait à douter
de la possibilité d'un ordre quelconque, de la
stabilité d'aucun gouvernement, de l'efficacité
d'aucun système de garanties. C'est que, l' espé-

75
Les conditions culturelles de la liberté

rance de l'infini manquant, toute l'énergie des


tendances individuelles se portait vers la pour-
suite des moyens de bonheur que promet l'as-
sociation politique. On cherchait l'infini dans
les choses finies; on demandait le ciel à la terre;
et l'on s'irritait contre ces nécessités sociales qui
nous condamnent à ne trouver jamais dans l'as-
sociation qu'un bonheur relatif. L'élément re-
ligieux est nécessaire pour absorber et neutra-
liser cet excès d'énergie des tendances indivi-
duelles; c'est dans les croyances religieuses que
se déverse le trop-plein de notre désir de bon-
heur47. »
La lutte des classes, l'esprit révolution-
naire, le socialisme et la social-démocratie sont
bien sûr les tentatives vaines de créer le pa-
radis sur terre et de substituer Dieu par l'État
spoliateur. Le vice de l'idéologie socialiste ou
sociale-démocrate consiste, comme l'observe
également l'économiste Michel Chevalier, à
rendre impératifs les actes « qu'il ne faut at-
tendre que de la libre impulsion de la charité
chrétienne 48 ». Les socialistes et les sociaux-
démocrates confondent justice et solidarité :
cela les a menés à formuler une économie po-
litique contraire à la raison. Or les meilleures
choses ne supportent pas d'êtres confondues :
«c'est le moyen de les gâter toutes».
La religiosité chrétienne serait-elle cepen-
dant dépassée à notre époque? Depuis les Lu-

76
Les conditions culturelles de la liberté

mières, ce sont certes les progrès des arts, des


lettres et des sciences qui ont joué un rôle ma-
jeur dans le développement de la civilité et de la
moralité. L'éthique kantienne dont se réclame
Charles Monnard n'est pas une éthique reli-
gieuse, mais rationnelle. Elle se fonde sur la
philosophie, et non la religion. De même, les
penseurs parmi les plus éclairés des Lumières
ont rejeté la religion, et en particulier ses élé-
ments surnaturels et ésotériques qui heurtent
l'intelligence humaine (on songe à la critique et
à l'incroyance de l'encyclopédiste Diderot, au
mépris et à l'ironie de Voltaire, à la distance de
Montesquieu, mais aussi à l'inconfort de Tho-
mas Jefferson, l'un des fondateurs des États-
Unis, qui alla jusqu'à réécrire, pour sa paix d'es-
prit, sa propre version de la Bible en en extir-
pant tous les miracles ... ) ; beaucoup de pen-
seurs se sont élevés (et s'élèvent encore) contre
le fanatisme qui a fait trop souvent de la reli-
gion un objet de haine et d'intolérance et ainsi
un fléau pour l'humanité. Du point de vue de
Benjamin Constant, dont l'œuvre sur la reli-
gion est monumentale, toutes ces réserves sont
compréhensibles, mais elles proviennent sur-
tout du fait que la religion n'a pas été libre :
trop souvent elle a été dénaturée en s'associant
au pouvoir temporel. La foi a été alliée à la
force, c'est-à-dire à l'État, alors qu'elle relève
de la conscience individuelle. Or l'être humain

77
Les conditions culturelles de la liberté

se révolte naturellement contre toute contrainte


intellectuelle. « La religion s'est transformée
dans les mains de l'autorité en institution me-
naçante. Après avoir créé la plupart et les plus
poignantes de nos douleurs, le pouvoir a pré-
tendu commander à l'homme jusque dans ses
moyens de consolation 49 . » Une fois la liberté
religieuse et l'indépendance de la religion en-
vers l'État garanties, par contre, il n'y a plus de
raison d'attaquer la religion. Ce qui est essen-
tiellement un message d'amour devrait éveiller,
même chez ceux qui le considèrent chimérique,
tout au plus de l'intérêt et de la sympathie.
Constant défend le sentiment religieux en tant
que nécessité personnelle : « Plus on aime la
liberté, plus on chérit les idées morales, plus
l'élévation, le courage, l'indépendance sont un
besoin, plus il est nécessaire, pour se reposer
des hommes, de se réfugier dans la croyance
d'un Dieu 50 . »
Michel Chevalier, comme Antoine Cherbu-
liez, souligne également le rôle essentiel de la
religion pour diffuser les notions de morale au
plus grand nombre, en rappelant le bon mot
voltairien que si Dieu n'existait pas, il faudrait
l'inventer : la philosophie ne suffit à morali-
ser qu'une toute petite minorité d'élite. La re-
ligion revêt dès lors aussi une nécessité sociale:
« La religion nous façonne, au nom de Dieu lui-
même, à aimer tous nos devoirs 51 . » La formule

78
Les conditions culturelles de la liberté

« C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras


du pain » 52 en est une illustration: il s'agit d'un
enseignement accessible de la réalité humaine.
La vie doit être soutenue par l'effort et l'accom-
plissement. La destinée de chacun est le fruit de
son travail ; il incombe dès lors à l'être humain
de se prendre en charge et d'assumer la respon-
sabilité de sa vie en remplissant son devoir de
travailler pour vivre. Cette sagesse implique,
par extension, la double immoralité de l'assista-
nat et du parasitisme de l'État-providence et la
double moralité de l'entraide volontaire et de la
gratitude. La formule est puissante, car elle est
réaliste : sans travail, sans effort, l'être humain
ne peut soutenir sa vie.
En se référant à Tocqueville, Monnard re-
marque que la fidélité aux sagesses bibliques
est ce qui explique le succès extraordinaire
des États-Unis d'Amérique, ou, à plus petite
échelle, de la Suisse, au contraire de la France,
suite à leurs révolutions respectives.« En Amé-
rique, c'est la religion qui mène aux lumières,
c'est l'observance des lois divines qui mène à la
liberté. On y est parvenu en quelque sorte à y
incorporer l'un dans l'autre et à combiner mer-
veilleusement l'esprit de religion et l'esprit de
liberté. La liberté voit dans la religion la com-
pagne de ses luttes et de ses triomphes, le ber-
ceau de son enfance, la source de ses droits; elle
considère la religion comme la sauvegarde des

79
Les conditions culturelles de la liberté

mœurs, les mœurs comme la garantie des lois


et le gage de leur propre durée 53 . »
Dans une société libre, le respect des lois
morales est d'autant plus important pour l'har-
monie sociale, du fait que l'autorité politique
se limite à faire respecter la liberté, le seul do-
maine où son action peut être justifiée. Ce n'est
donc pas un hasard si la soumission à Dieu
est aussi dominante dans l'organisation consti-
tutionnelle suisse puisque le Pacte fédéral de
1291, qui établit le juge impartial et la protec-
tion des droits de propriété individuels, com-
mence par« Au nom du Seigneur, amen» et est
censée durer à perpétuité « si Dieu le permet ».
La Constitution fédérale de 1848, à son tour, dé-
bute par « Au nom de Dieu Tout-Puissant! ».
Cette formule a été reprise dans la version ré-
visée de 1999 en dépit des controverses ini-
tiées par ceux qui ont remplacé entre-temps
Dieu par l'État. La référence à Dieu demeure
donc ancrée dans l'ordre légal, bien que les faux
droits, les prétentions sur les droits d'autrui,
aient malheureusement fait leur entrée dans
le désordre législatif. Des libéraux confus et
même les Églises ont soutenu et continuent de
soutenir le développement de l'État social et
ses différents programmes de dépendance en
Suisse, au nom d'un« christianisme pratique »,
en ignorant la véritable nature de l'Évangile,
qui est un message spirituel, et non politique.

80
Les conditions culturelles de la liberté

L'idée d'imposer sa morale à travers la redistri-


bution de richesses par la force de l'État n'est
pas vertueuse, mais collectiviste : elle ouvre la
porte au règne de l'arbitraire.
La séparation entre le pouvoir temporel et
le pouvoir divin, et la reconnaissance de la na-
ture spirituelle du christianisme ne signifient
pas cependant que celui-ci ne comporte aucune
dimension politique. Le message chrétien est
essentiellement un plaidoyer pour la liberté et
la responsabilité personnelles, qui suppose un
scepticisme envers l'État, tant au niveau cultu-
rel que politique ou économique. L'apôtre Paul
l'énonce dans sa lettre aux Gala tes : « C'est pour
la liberté que Christ nous a affranchis. Demeu-
rez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre
de nouveau sous le joug de la servitude 54 . »
L'appel à l'être humain de ne pas se substituer
à Dieu à travers l'État prend déjà toute sa force
à travers l'avertissement très explicite du pro-
phète Samuel contre l'institution d'un gouver-
nement en Israël, qui équivaudrait à retourner
à la servitude: «Voici quel sera le droit du roi
qui régnera sur vous. Il prendra vos fils, et il
les mettra sur ses chars et parmi ses cavaliers,
afin qu'ils courent devant son char ; il s'en fera
des chefs de mille et des chefs de cinquante, et
il les emploiera à labourer ses terres, à récolter
ses moissons, à fabriquer ses armes de guerre et
l'attirail de ses chars. Il prendra vos filles, pour

81
Les conditions culturelles de la liberté

en faire des parfumeuses, des cuisinières et des


boulangères. Il prendra la meilleure partie de
vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, et
la donnera à ses serviteurs. Il prendra la dîme
du produit de vos semences et de vos vignes, et
la donnera à ses serviteurs. Il prendra vos ser-
viteurs et vos servantes, vos meilleurs bœufs
et vos ânes, et s'en servira pour ses travaux.
Il prendra la dîme de vos troupeaux, et vous-
mêmes serez ses esclaves. Et alors vous crie-
rez contre votre roi que vous vous serez choisi,
mais l'Éternel ne vous exaucera point 55 . »
L'héritage monarchique théocratique en Eu-
rope, le papisme, tout comme les substituts
de religion qu'ont représentés les régimes to-
talitaires du xxe siècle, souvent accompagnés
de cultes exaltés de la personnalité, sont pré-
cisément le reflet de la vanité humaine de se
substituer à un pouvoir divin. Les dépenses
somptuaires des régimes politiques en palais,
en lieux de représentation, en limousines d' ap-
parat, en titres solennels, etc., même dans les
démocraties contemporaines les plus avancées,
rappellent ce biais de la démesure et de la sur-
estimation de soi que provoquent les artifices
du pouvoir, tout illégitimes qu'ils soient.
Le grand mérite de l'éthique judéo-
chrétienne, superposée aux apports de la Grèce
et de la Rome antiques en science, en droit et
en culture humaniste, est d'avoir introduit et

82
Les conditions culturelles de la liberté

généralisé dans nos sociétés non seulement un


scepticisme prononcé envers l'État et le pou-
voir temporel, mais une dimension morale qui
va au-delà de la justice : le sentiment universel
de compassion, ou d'empathie, envers son
prochain, à travers l'amour évangélique 56 . Ce
sentiment se reflète notamment dans la règle
d'or de la réciprocité et la défense de la vie
et de la propriété dans trois commandements
du Décalogue (tu ne tueras pas; tu ne voleras
pas; tu ne convoiteras pas les biens d'autrui).
Ces principes réalistes ont très largement
pacifié les relations interpersonnelles, et non
seulement introduit l'aide aux pauvres ou
aux malades, mais remplacé le pillage et la
servitude comme moyen d'enrichissement
par l'institution intrinsèquement humaine et
morale de l'économie de marché, caractérisée
par l'échange mutuellement bénéfique. Les
innovations théologiques qui ont culminé
dans la Réforme ont permis d'extraire l'idée
judéo-chrétienne de son réduit imbu de pou-
voir pour embrasser l'action humaine libre,
l'essor scientifique et le progrès. Il est devenu
désormais désirable de transformer le monde
par la raison et le travail productif, qui n'est
plus considéré comme une punition, mais la
manière de parfaire la création. Cette synthèse
du droit et de la morale aboutit à ce que
Charles Monnard défend contre vents et ma-

83
Les conditions culturelles de la liberté

rées : le libéralisme intellectuel, la démocratie


limitée et le libéralisme économique - la liberté
individuelle sous le règne du droit, moralisée
par le devoir.
En guise de conclusion, il convient donc
de s'interroger dans quelle mesure la société
contemporaine laïque peut encore être régie
par de telles normes. Le premier constat qui
s'impose est que l'éthique judéo-chrétienne n'a
guère perdu de son influence : il ne suffit pas
de remarquer que les Églises sont vides pour en
déduire, comme l'ont fait certains sociologues,
une déchristianisation ou encore moins une dé-
moralisation de la société. Il est tout d'abord
usuel que l'éducation morale se passe dans
l'enfance et la jeunesse; plus tard, la grande
majorité se désintéresse naturellement d'une
participation active à une vie religieuse em-
preinte d'ésotérisme. Cependant, l'attachement
aux valeurs reçues reste très répandu : en té-
moigne le succès des fêtes et des cérémonies re-
ligieuses. Surtout, le respect de valeurs comme
la vie, la propriété, la règle d'or de la réci-
procité, la liberté et la responsabilité indivi-
duelles, la solidarité demeure la pierre angu-
laire du fonctionnement de nos sociétés. L'hé-
ritage judéo-chrétien, même implicite, en est le
fondement sous-jacent.
Qu'elles reposent sur la foi ou la raison,
les valeurs libérales demeurent constitutives de

84
Les conditions culturelles de la liberté

nos communautés. La Suisse romande, de par


l'influence médiatique de son grand voisin, où
l'État a été malheureusement sacralisé dans la
culture dominante, a la réputation d'être plus
réticente au libéralisme. Mais la culture d'au-
tonomie, de travail, de réciprocité continue de
prévaloir dans nos régions. Elle se traduit par la
bonne foi et la confiance dans les relations inter-
personnelles, par le dynamisme économique,
l'innovation scientifique, ainsi que par un de-
gré élevé de tolérance envers la différence. Là
où la Suisse romande a été affaiblie, c'est en pre-
mier lieu dans le climat d'opinion (avec des in-
tellectuels et des médias majoritairement gau-
chisants et économiquement illettrés), et dans
la société civile, où beaucoup trop d'institu-
tions culturelles et sociales ont été étatisées ou
sont subventionnées, ce qui se reflète dans des
dépenses publiques par habitant plus élevées
que la moyenne ou des comportements de vote
tendanciellement, hélas, en faveur de l'État-
providence.
Si la redécouverte du message de Charles
Monnard et, à travers lui, des valeurs libérales
peut contribuer à faire avancer la réflexion de
façon moins unilatérale et à éclaircir en partie
les confusions courantes sur la justice, la soli-
darité et le rôle de l'État, si elle peut contribuer
à renouer avec une philosophie politique plus
adaptée à une société ouverte et pluraliste, à re-

85
Les conditions culturelles de la liberté

valoriser dans le débat l'éthique de la respon-


sabilité, conditionnelle de la liberté, elle aura
trouvé son sens.

86
Bibliographie

Bastiat, Frédéric, « La loi », in : Œuvres complètes de


Frédéric Bastiat, Vol. 4, Paris, Guillaumin et Cie,
1854.
Berlin, Isaiah, Éloge de la liberté, Paris, Calmann-
Lévy, 1994.
La Bible, traduction de Louis Segond, version de
1910.
Chevalier, Michel, L'économie politique et le socialisme
suivi de Accord de l'économie politique et de la mo-
rale, Paris, Les Belles Lettres, [1850] 2014.
Constant, Benjamin, De la perfectibilité de l'espèce hu-
maine, Lausanne, L'Âge d'Homme, [1829] 1967.
Constant, Benjamin, Principes de politique applicables
à tous les gouvernements, Paris, Hachette, [1806]
1997.
Hayek, Friedrich, Droit, législation et liberté, Paris,
Presses Universitaires de France, 1980.
Kant, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des
mœurs, Paris, Flammarion, [1785] 1994.
Monnard, Charles, Du droit et du devoir, Genève, Joël
Cherbuliez, 1854.
Nemo, Philippe, Qu'est-ce que l'Occident?, Paris,
Presses Universitaires de France, 2004.
Salin, Pascal, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000.
Secrétan, Louise, Charles Secrétan. Sa vie et son œuvre,
4e édition, Paris, Librairie Payot, 1912.
Vinet, Alexandre, Du socialisme considéré dans son
principe, Genève, Joël Cherbuliez, 1846.

87
Notes
(Les notes succinctes renvoient aux ouvrages de la biblio-
graphie.)
1
Secrétan, p. 56.
2
Charles-Augustin Sainte-Beuve, Le Général Jomini, Pa-
ris, Michel Lévy Frères, 1869, pp. 178-180 (cité par Ro-
ger Francillon dans sa communication préparée pour
le colloque du 30 novembre 2013 consacré à Charles
Monnard).
3
L'introduction est basée en partie sur la préface de l'au-
teur aux annales du colloque consacré à Charles Mon-
nard.
4
Constant, De la perfectibilité de l'espèce humaine, p. 58.
5
Constant, Principes de politique, p. 62.
6
Monnard, p. 16.
7
Ibid., p. 19.
8
Ibid., p. 48.
9
Berlin, pp. 217-218.
10
Bastiat, p. 345.
11
Chevalier, p. 14.
12
Salin, p. 500.
13
Monnard, p. 23.
14
Bastiat, p. 346.
15
Monnard, pp. 29-30.
16
Ibid., p. 31.
17
Vinet, p. 25.
18
Monnard, p. 33.
19
Ibid., p. 101.
20
Ibid., p. 103.
21
Ibid., p. 34.
22
Ibid., p. 104.
23
Ibid., p. 36.
24
Ibid., p. 37.
25
Ibid., p. 61.
26
Ibid., p. 57.

89
Notes
27
Ibid., p. 77.
28
Ibid., p. 76.
29
Ibid., p. 78.
3
°
31
Constant, op. cit., pp. 80-81.
Bastiat, pp. 348-349.
32
Monnard, p. 81.
33
Ibid., p. 151.
34
Hayek, pp. 231-232.
35
Monnard, p. 122.
36
Ibid., p. 124.
37
Ibid., p. 126.
38
Ibid.
39
Ibid., p. 123.
40
Ibid., p. 128.
41
Constant, De la perfectibilité de l'espèce humaine, pp. 35-
36.
42
Ibid., p. 73.
43
Chevalier, p. 35.
44
Monnard, p. 134.
45
Ibid., p. 139.
46
Ibid., p. 114.
47
Ibid., p. 50.
48
Chevalier, p. 79.
49
Constant, Principes de politique, p. 143.
50
Ibid., p. 139.
51
Chevalier, p. 10.
52
Genèse, 3, 19.
53
Monnard, p. 137.
54
Galates 5, 1.
55
I Samuel8, 11-18.
56
Cf. Nemo.

90
Économiste et journaliste,
Pierre Bessard dirige depu-
is 2007 l'Institut Libéral , le
think tank indépendant dédié
aux idées de la liberté, sis à
Genève et à Zurich , où il a été
fondé en 1979. Il est l'auteur
et l'éditeur de nombreuses
publications, en français, en
allemand et en anglais, sur
les affaires publiques et la
tradition intellectuelle du
libéralisme. Il est par ail-
leurs membre de la Société
du Mont-Pèlerin , l'académie
libérale internationale créée
par Friedrich Hayek en 1947,
et l'initiateur du Cercle de
philosophie politique Benja-
min Constant.
« La liberté est la condition d'une vie complète, la
condition de la civilisation, du développement de la
pensée, de l'activité, de l'industrie, des lettres, des
sciences, la condition des progrès de l'humanité. »

Certes, la liberté est la valeur la plus précieuse de


l'humanité. Mais elle ne peut pas être maintenue
sans être circonscrite par l'éthique de la responsa-
bilité. Cela comporte des implications importantes
sur le fonctionnement d'une société libre, mais aus-
si dans l'appréciation de l'État-providence, qui s'est
substitué au devoir personnel .. .

www.institutliberal.ch
978-3-033-04802-7

S-ar putea să vă placă și