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Département de français moderne - Université

de Genève
Méthodes et problèmes
Cours d'initiation aux méthodes et problèmes
de littérature française moderne
Méthodes et problèmes
I. Méthodologie générale
Histoire de la lecture, Laurent Jenny, © 2003, Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction
1. Le livre
2. Le texte
3. L'œuvre
1. Brève histoire des supports du texte
1. Le volumen
1. Le texte du volumen
2. Lecture du volumen
2. Le codex
1. Du volumen au codex
2. Maniement du codex
3. Le texte du codex
4. Écriture cursive
3. Le livre imprimé
1. Lente démocratisation du livre imprimé
4. Premières conclusions
2. Lecture orale et lecture silencieuse
1. Lecture orale
1. Le rôle de la voix
2. Écriture orale
2. Lecture silencieuse
1. Ruminatio
2. Lecture in silentio
3. Lecture à haute voix
3. Pratique collective
4. Pratique personnelle
3. Des textes et des images
1. Repérage
2. Contrepoint
3. Visualisation
1. L'image, aide à la lecture
2. L'emblème
3. L'essor de l'illustration
4. Dialogue du texte et des images
4. Du codex à l'écran
1. Le texte tabulaire
2. L'hypertexte
3. Nouvelles dimensions
• Conclusion
• Bibliographie Introduction
Faire des études littéraires, comme vous vous apprêtez à le faire, c'est tout à la fois lire
• des livres,
• des textes
• et des œuvres.

Nous avons un peu tendance à traiter ces 3 termes comme un seul. Mais pourtant il s'agit de réalités bien différentes,
quoiqu'elles soient entre elles dans des rapports d'interaction et de dépendance.
1. Le livre
Le livre est un support d'inscription des textes et nous verrons particulièrement aujourd'hui que ce support n'a pas
toujours existé sous sa forme récente. Vous savez qu'il est en train de se métamorphoser sous nos yeux avec l'arrivée
des supports numériques. Il n'y a évidemment pas de coïncidence nécessaire entre texte et livre. Le support livre peut
renfermer moins qu'un texte (une partie d'œuvres complètes) ou beaucoup plus qu'un texte (un assemblage de textes),
voire à la fois plus et moins (dans le cas d'une anthologie). D'autres supports, comme nous le verrons avec les supports
électroniques, contiennent ou plutôt renvoient à toute une bibliothèque, ce qui bouleverse évidemment les limites de
ce qu'on entend ordinairement par livre.
2. Le texte
Un texte c'est une suite de signes qu'on a délimités comme un ensemble de sens, par une opération toujours plus ou
moins arbitraire ou libre. Il peut s'agir de la décision de l'auteur qui met le point final à une suite d'esquisses ou au
contraire remanie sans cesse son texte. Souvenons-nous par exemple de Montaigne qui voulait que le texte de son livre
bouge et évolue avec sa propre vie. L'éditeur, qui est une sorte de lecteur professionnel, peut aussi jouer son rôle en
décidant que telle édition du texte fait foi, et qu'on doit en soustraire tels éléments ou y intégrer tels autres. La
délimitation d'un texte résulte nécessairement d'un choix, d'une volonté de constituer un sens; et dans l'histoire ces
décisions sont constamment révisées, ce qui fait que l'histoire des œuvres est fluctuante, et jamais figée. Pensons par
exemple à la façon dont se sont métamorphosées les œuvres de Victor Hugo ou de Marcel Proust ces dernières années
au fil des rééditions (la Recherche du temps perdu est ainsi passé de 3 à 4 volumes « Pléiade » intégrant de nombeux
textes considérés jusque là comme indignes de publication).
Pour bien situer cette notion de texte, je voudrais encore souligner un point, c'est sa relative indifférence au support
livre. Une fois qu'un texte est fixé, il demeure le même, qu'on l'imprime sur un rouleau, en livre de poche, sur papier
Bible ou qu'on le fasse défiler sur écran. Le texte d'un poème de Baudelaire resterait identique à lui-même, même si on
le lisait dans le cadre d'une installation où il serait écrit avec de tubes de néon rouge posés sur une prairie. En revanche,
il suffirait qu'on en change quelques signes pour que ce ne soit plus le même texte.
3. L'œuvre
Quant à l'œuvre, elle ne se confond évidemment ni avec le livre (c'est par métonymie que nous disons que nous lisons
des livres; nous lisons ce qui se trouve inscrit dans les livres) ni même avec celle de texte. Effectivement un littéraire ne
s'intéresse pas seulement à des suites de signes abstraits du temps et de l'histoire, il s'intéresse à des œuvres. Et je
définirais volontiers l'œuvre comme l'ensemble que constituent un projet de sens, un texte et une réception. Une
œuvre surgit dans un monde historique défini, que nous avons besoin de connaître pour la comprendre; elle répond au
projet d'un auteur singulier qui vise à travers elle un ensemble d'intentions, et c'est pourquoi nous nous intéressons
aussi aux auteurs, à leur existence, à leurs idées; mais rien ne dit que les textes qu'écrivent réellement les auteurs
coïncident totalement avec leurs projets. La réception des œuvres révèle souvent beaucoup de leurs virtualités de sens.
Les distinctions faites entre
• livre ,
• texte
• et œuvre,
nous pouvons examiner comment les supports du texte ont évolué, contribuant à en modifier la forme et la pratique de
lecture.
I. Brève histoire des supports du texte
Dans le monde occidental, on a écrit des textes sur des supports très variés. En Mésopotamie primitive, on écrivait sur
des tablettes de glaise carrées de sept ou huit centimètres, qu'on rangeait sans doute dans une poche de cuir. Dans les
premiers siècles de Rome, le savoir, essentiellement sacerdotal, était fixé sur des livres en toile de lin (lintei) ou sur des
tablettes de bois (tabulae). C'est encore le cas pour Caton le Censeur (234-149) qui rédige ses discours sur des tablettes
de bois avant de les prononcer. En Grèce ou à Rome, même à l'époque des rouleaux, on écrivait les missives privées sur
des tablettes de cire réutilisables.
La grande rupture dans l'Antiquité se fait entre deux autres supports qui ont connu successivement une très grande
diffusion: le volumen et le codex.
I.1. Le volumen
Le volumen est un rouleau-livre en papyrus. Au IIe siècle avant Jésus-Christ il est déjà répandu dans le monde
hellénistique et commence à faire son entrée à Rome. Il sera le support principal des textes littéraires jusqu'au IIe siècle
après Jésus-Christ. Le rouleau reste lié à la culture des classes dominantes et sa fabrication est coûteuse, à la fois parce
que la matière première est importée d'Egypte et parce qu'il suppose un artisanat très qualifié. C'est ce qui va entraîner
son déclin à partir du IIe siècle après Jésus-Christ.
I.1.1. Le texte du volumen
Il n'y a pas nécessairement coïncidence entre rouleau-livre et texte. Un ou plusieurs rouleaux-livres correspondent à un
texte et les auteurs commencent à structurer leurs œuvres en livres. Dans le cas de l'Iliade d'Homère, par exemple, la
division du poème en 24 chants résulte sans doute du fait qu'il occupait 24 rouleaux (Manguel 1996, 157); bien au-delà
de l'usage des rouleaux on a continué à diviser en livres (segments de texte de la longueur approximative d'un rouleau)
les textes longs.
I.1.2. Lecture du volumen
Lire un livre, cela consiste à l'époque à prendre un rouleau dans la main droite et à le dérouler progressivement de la
main gauche (ce n'est pas tout à fait sans rapport avec la façon dont nous faisons défiler des textes sur nos modernes
écrans d'ordinateur, avec parfois la sensation gênante que nous ne pouvons avoir le texte tout entier sous les yeux sans
le parcourir en continu). Sur le rouleau le texte est écrit en colonnes et on a sous les yeux une colonne de texte ou
plusieurs. Le texte a donc un aspect relativement panoramique. Dans le cas où il est illustré, il permet de suivre en
continu une série de scènes, au fur et à mesure de la narration. Mais la lecture du rouleau est physiquement
contraignante. Elle mobilise entièrement le corps. Elle rend impossible pour le lecteur d'écrire en même temps qu'il lit,
de confronter des textes, ou de mettre en rapport des passages éloignés.
I.2. Le codex
L'apparition du codex (pluriel: codices), qu'on peut définir comme livre avec des pages cousues ensemble est liée à
l'utilisation de nouveaux supports d'inscription comme le parchemin. Même s'il a existé des codices de papyrus ou de
tablettes de bois, c'étaient des matériaux peu pratiques pour cet usage.
Pline l'Ancien ( Histoire naturelle, XIII,11) raconte que le roi d'Egypte Ptolémée, voulut défendre le secret de fabrication
du papyrus pour assurer la prééminence de la bibliothèque d'Alexandrie. Il en interdit donc l'exportation. Son rival
Eumène, souverain de Pergame, aurait ainsi été contraint au IIe siècle à la recherche de nouveaux supports comme les
peaux de mouton ou d'agneaux (le mot parchemin signifie étymologiquement de Pergame). En fait le procédé était
connu avant cette époque, les premiers cahiers de parchemin datent d'un siècle plus tôt (Manguel 1996, 156).
I.2.1. Du volumen au codex
Le codex supplante le rouleau dès le début du IIe siècle, en partie en raison de la demande accrue de livres provoquée
par l'essor du christianisme. Il est d'abord moins cher: effectivement le texte occupe les deux côtés du support et non
plus un seul; par ailleurs le support, est un produit animal qui se trouve partout et n'a plus besoin d'être importé comme
le papyrus.
I.2.2. Maniement du codex
Sur un plan strictement physique, le codex est aussi d'un maniement nettement plus aisé que le rouleau, en laissant le
lecteur plus libre de ses mouvements. On pourra poser les codices, particulièrement quand ils seront de grande taille et
tourner les pages d'une seule main, les parcourir rapidement. Le codex permet aussi de passer très rapidement d'une
partie à une autre du texte et donc d'en avoir une vision d'ensemble ou de se déplacer dans ses différentes parties.
I.2.3. Le texte du codex

Mais surtout le codex a une capacité beaucoup plus grande que le rouleau. Il est susceptible d'avoir un grand nombre de
pages et on peut y réunir, dans un unique volume, une série de textes du même auteur ou de textes traitant d'une
même matière, constituant ainsi une sorte de petite bibliothèque portative. C'est d'ailleurs ce qui va entraîner
l'adoption au IVe et Ve siècle de dispositifs éditoriaux (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 104) signalant les séparations
entre plusieurs textes différents: titres, formules initiales (incipit) ou finales (excipit).
D'une façon générale, le codex prédispose à une structuration et à un découpage beaucoup plus précis du texte. Les
pages fragmentent en effet le texte et lui donnent une allure discontinue. Dès l'époque de Quintilien (au Ier siècle), les
mots sont séparés par des points (mais il faudra attendre le VIIe siècle pour que les mots commencent d'être séparés
par des espacements). Dans l'Antiquité tardive, la fragmentation du texte passe par de courtes séquences signalées par
des initiales agrandies et des ponctuations. La marque coloriée du paragraphe apparaît au XIIIe siècle pour distinguer
une unité de contenu intellectuel. Du coup les textes deviennent mieux mémorisables. On va ainsi aboutir au XVe siècle
à un dispositif du livre relativement complexe comprenant des titres de chapitres, des notes marginales référencées par
les lettres de l'alphabet, une table de matière.
I.2.4. Écriture cursive
C'est à l'occasion des gloses commentaires en marge que les auteurs du XIIe siècle commencent à pratiquer une écriture
cursive, plus facile à pratiquer rapidement que l'écriture gothique. Cette écriture est codifiée vers le XIVe siècle. Le
travail du copiste s'en trouve facilitée car cette écriture exige moins de pressions de la main et de soulèvements de la
plume (Saenger in Cavallo et Chartier 1997, 158). Pour l'écrivain ce sera aussi un soulagement, car il pourra écrire lui-
même, délivré de l'intermédiaire que constituait le scribe à qui il dictait encore au XIIe siècle. Le processus d'écriture
deviendra plus intérieur. L'écrivain maîtrisera mieux la totalité de son manuscrit et évitera les redites, ajoutera
compléments et corrections avant de confier le tout à un scriptorium.
I.3. Le livre imprimé
Il faudra évidemment attendre la découverte de l'imprimerie au milieu du XVe siècle, pour que le livre connaisse une
nouvelle expansion. Gutenberg, jeune graveur et joaillier de Mayence, fabrique une bible avec des pages de 42 lignes
entre 1450 et 1455: c'est le premier livre imprimé avec des caractères mobiles – dont Gutenberg fera voir les feuillets à
la foire de Francfort.
L'intérêt de l'imprimerie apparaît immédiatement évidente: rapidité de composition, uniformité des textes (qui ne sont
plus soumis aux erreurs des copistes), possibilité de produire en grande quantité et coût relativement moins élevé.
Plus de trente-mille incunables (d'un mot latin du XVIIe siècle qui signifie du berceau) ont été ainsi imprimés avant 1500.
I.3.1. Lente démocratisation du livre imprimé

Au début le livre imprimé se modèle étroitement sur le manuscrit mais vers 1520-1540, il trouve sa physionomie propre.
Le livre imprimé a une page de titre et des caractères standardisés. Il est le plus souvent de grand format (in quarto,
c'est-à-dire une feuille pliée 2 fois, d'à peu près 30 sur 40 cm). Il est posé sur un lutrin et imprimé en gros caractères
pour pouvoir être lu de loin et collectivement.
Mais le moindre coût et la rapidité de production créa un marché plus important de gens qui pouvaient s'offrir des
exemplaires à lire en privé, et qui n'avaient donc plus besoin de livres en grands caractères et formants, de sorte que les
successeurs de Gutenberg commencèrent peu à peu à fabriquer des volumes plus petits, qu'on pouvait mettre dans sa
poche.
Manguel 1996, 167
Ainsi l'éditeur humaniste italien Manuce (Aldo Manuzio), en 1501 commence à imprimer pour une clientèle privée des
livres au format in octavo, dépourvus d'annotations et de gloses, mais nantis d'un nouveau caractère, l'italique, élégant
et lisible.
On assiste donc à une privatisation progressive du livre. Avec l'avènement de la culture bourgeoise les livres deviennent
de moins en moins épais, le format in octavo, le format in-douze et même le très fin format in-seize s'imposent comme
les formats préférés des amateurs de littérature. Le livre se démocratise avec l'apparition au XIXe siècle de livres reliés
en toile et non plus en cuir, puis au XXe siècle avec le livre de poche.
I.4. Premières conclusions
J'aimerais conclure ce premier point en remarquant que le texte littéraire ne s'est que progressivement identifié au livre
paginé dans l'Histoire et peut-être de façon assez éphémère puisqu'à nouveau aujourd'hui cette coïncidence se trouve
mise en question. Je voudrais aussi souligner que la visée ou les possibilités du support ont été des conditions
déterminantes dans la façon de concevoir les textes et leur organisation.
Mais évoquer seulement les rapports entre textes et livres sans tenir compte des pratiques de lecture très différentes
qui se sont succédées dans l'histoire nous donnerait une vision très abstraite et fictive de la littérature.
II. Lecture orale et lecture silencieuse
Dans ses Confessions (VI,3), au IVe siècle de notre ère, Augustin rapporte une visite à l'évêque de Milan Ambroise et il
fait part de son étonnement devant un fait pour lui extraordinaire:
Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa
langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien
que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à
haute voix.
II.1. Lecture orale

II.1.1. Le rôle de la voix


Sans doute dans l'Antiquité la lecture silencieuse n'est-elle pas tout à fait ignorée, mais c'était un phénomène marginal.
La lecture silencieuse est peut-être pratiquée dans l'étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement.
Mais les écrits (scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les transformants en mots (verba).
L'écriture littéraire – au sens vaste du terme, qui comprend aussi bien poésie, philosophie, historiographie, traités
philosophiques et scientifiques – est composée en fonction de son oralisation. Elle est destinée à une lecture expressive
modulée par des changements de ton et de cadences selon le genre du texte et les effets de style (Cavallo in Cavallo et
Chartier 1997, 89). Par ailleurs l'écriture en continu sans séparation entre les mots (scriptio continua), devenue courante
à partir du Ier siècle (et succédant à l'usage des interpunctua marquant la séparation entre les mots) rend nécessaire la
lecture à haute voix pour comprendre les textes:
Pour comprendre une scriptio continua, il fallait donc plus que jamais l'aide la parole: une fois la structure graphique
déchiffrée, l'ouïe était mieux à même que la vue de saisir la succession des mots.
Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 90
Alberto Manguel (1996, 68) note que Cicéron, de même que plus tard Augustin, ont besoin de répéter le texte avant de
le lire à haute voix. Dans le déchiffrement, le lecteur se laisse guider par des cellules rythmiques qui l'aident à structurer
le texte. Il jouit d'ailleurs d'une certaine liberté dans la façon de couper l'énoncé et de faire des pauses. Il ajoute
éventuellement des signes de séparations entre les mots ou les phrases, et dans le cas d'un poème peut noter la
métrique. Lire c'est un peu comme interpréter une partition musicale et le corps y est le plus souvent engagé par des
mouvements des bras et du thorax.
II.1.2. Écriture orale
Il faut ajouter que la composition du texte procède de même. Soit l'écrivain écrit en s'aidant du murmure de la voix, soit
il dicte à haute voix. Le texte apparaît donc là comme un intermédiaire entre deux oralisations.
II.2. Lecture silencieuse
À cette lecture à haute voix, très marquée par la rhétorique, s'oppose sans doute une lecture silencieuse ou murmurée
à caractère plus intime et moins social. Cavallo pense notamment, d'après des fresques de Pompéi, qu'il y a eu une
lecture féminine, à caractère plus privé, silencieuse ou murmurée (Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 97).
À partir du VIe siècle, la lecture silencieuse se développe, notamment en milieu monastique. Dans la Règle de Saint-
Benoît, la lecture joue un rôle très important. On y trouve notamment des références à l'exigence d'une lecture muette
qui ne dérangera pas les autres. En fait les formes de lecture se diversifient. On distingue

II.2.1. Ruminatio
La lecture à voix basse, appelée murmure ou rumination (ruminatio), sert de support à la méditation et d'instrument de
mémorisation. Jusqu'à la Renaissance, on pratique en effet surtout une lecture intensive d'un petit nombre de livres
(essentiellement religieux) qui sont quasiment appris par cœur, voire incorporés par le lecteur. Ce type de lecture est
dominant jusqu'au XIIe siècle. L'écrit est surtout investi d'une fonction de conservation et mémorisation.
II.2.2. Lecture in silentio
La lecture silencieuse (in silentio). Elle est l'occasion d'une intériorisation et d'une individualisation de la lecture. Le
lecteur silencieux n'est plus astreint au rythme de la prononciation, il peut aussi établir des parcours discontinus dans
son livre ou confronter tel passage à d'autres. La méthode de lecture change: on procède à un déchiffrement réglé de la
lettre (littera), du sens (sensus) et de la doctrine (sententia). On s'aide des gloses et des commentaires pour comprendre
les textes (Chartier et alii 1995, 274). La relation que le lecteur entretient avec le contenu devient beaucoup plus
personnelle à tel point qu'on y verra un risque de paresse et d'hérésie. Effectivement un livre qu'on lit en réfléchissant
au fur et à mesure à son sens n'est plus sujet à clarification immédiate, aux directives, condamnations ou censure d'un
auditeur (Manguel 1996, 71).
II.2.3. Lecture à haute voix
Enfin la lecture à haute voix exige comme dans l'Antiquité une technique particulière et se rapproche du chant
liturgique. Elle relève le plus souvent d'une pratique collective.
II.3. Pratique collective
Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, cependant, peu de gens savent lire et la manière la plus fréquente d'accéder aux
livres est d'entendre un texte récité. Dans les cours et dans les maisons bourgeoises, on lit des livres à haute voix afin de
se distraire ou de s'instruire. Les parents lettrés font la lecture à leurs enfants.
Au XVIIe siècle les lectures publiques à haute voix sont très courantes. On en a un témoignage vivant dans le Don
Quichotte de Cervantès. Un débat oppose le curé parti à la recherche de Don Quichotte, et qui a brûlé tous les livres de
chevalerie qui lui ont dérangé l'esprit et l'aubergiste qui a accueilli Don Quichotte. L'aubergiste défend la lecture:
Dans le temps de la moisson, quantité de travailleurs viennent se réunir ici les jours de fête, et parmi eux il s'en trouve
toujours un qui sait lire, et celui-là prend un de ces livres à la main et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et
nous restons à l'écouter avec tant de plaisir qu'il nous ôte plus de mille cheveux blancs.
cité par Manguel 1996, 148

Durant ces lectures très festives, tout le monde est libre d'interrompre le récit et de faire des commentaires. Ces
lectures collectives ou familiales se prolongeront, sous des formes diverses jusqu'à la fin du XIXe siècle.
II.4. Pratique personnelle
Cependant parallèlement se développe la lecture personnelle. La fin du XVIIIe siècle est marquée par une véritable
fureur de lire. C'est aussi un nouveau type de lecture qui suscite une considérable participation imaginaire et affective
du lecteur. La Nouvelle Héloïse (1761) qui a connu pas moins de 70 éditions jusqu'en 1800 a ainsi été le plus grand best-
seller de l'Ancien Régime. Mais les mêmes effets se produisent à l'étranger avec les lectures de Richardson, Klosptock ou
Goethe. Comme le dit Reinhard Wittmann:
Cette forme de lecture se trouvait à la jonction entre la passion individuelle, qui isole de l'entourage et de la société, et
la soif de communication à travers la lecture. Il résulta de cet immense besoin de contact avec la vie derrière la page
imprimée une confiance complètement nouvelle, d'une intensité jamais atteinte auparavant et même une amitié
imaginaire entre l'auteur et le lecteur, entre le producteur de littérature et son destinataire.
in Cavallo et Chartier 1997, 345
Sans doute le lecteur – et la lectrice – sont-ils physiquement isolés, mais ils ont le sentiment d'appartenir à une
communauté privilégiée d'adeptes. Ce qui se constitue ainsi au XVIIIe siècle c'est un type de lecture moderne – (mais
peut-être pas contemporaine si l'on admet qu'au XXe siècle on assiste à un mode de perception du livre plus distrait,
sans véritable hiérarchie ni continuité entre les types de livre, et qui transpose parfois à la lecture les habitudes du
zapping).
III. Des textes et des images
L'un des instruments de la participation imaginaire du lecteur, c'est l'insertion d'éléments picturaux dans les textes –
insertion qui, au fil des siècles a pu prendre des formes très variées.
Je soulignerai, pour commencer, que l'apparition d'images dans les textes n'a rien de surprenant: elle découle de la
spatialité et de l'icônicité de la lettre elle-même. Ou pour le dire autrement: la lettre est elle-même une sorte de dessin,
dont nous avons tendance à oublier la spatialité au profit de son sens mais il suffit qu'elle soit ornée pour que nous
prenions conscience de son existence graphique.
On peut distinguer trois principaux rôles de l'illustration dans les textes (Le Men in Chartier et alii 1995, 229):
• le repérage,
• le contrepoint et
• la visualisation imaginaire.
Entre ces fonctions il y a cependant de multiples interférences.

III.1. Repérage
Dès le XIe siècle un certain nombre de repères visuels sont mis en place pour faciliter l'identification des unités de sens
du texte. Ainsi on voit apparaître le symbole du pied-de-mouche indicatif du paragraphe (avant que le paragraphe ne
soit signalé par un blanc). Mais aussi des têtes de chapitre en couleur rouge, des initiales tantôt rouges et tantôt bleues.
Cette lettre initiale, au contact de motifs décoratifs venus de traditions barbares nordiques (celtiques en particulier) va
devenir de plus en plus illustrative et se transformer en lettre historiée (le mot hystoire à partir du XIIIe siècle désigne la
représentation d'une scène à plusieurs personnages) – c'est-à-dire en forme typographique abritant des images de plus
en plus complexes et qui s'émancipent de leur simple fonction de repérage pour la doubler d'une fonction
représentative. D'où la possibilité d'effets de redoublement entre texte et image, et de visualisation des scènes décrites.
De même d'autres repères textuels vont être l'occasion de visualisations. La page de titre fait son apparition vers 1480
et elle est souvent composée comme un tableau allégorique. Les culs-de-lampe qui séparent des chapitres auront plus
tard de même une fonction de plus en plus icônique.
III.2. Contrepoint
L'image n'est pas toujours un redoublement de la lettre. Elle peut au contraire inverser son sens, la tourner en dérision
ou parler d'autre chose. L'époque où cette fonction de contrepoint des images dans les textes s'est développée de la
façon la plus spectaculaire est le XIVe siècle où l'on voit apparaître des livres d'heures (c'est-à-dire des livres de prière
comprenant des psaumes, des hymnes, des prières spéciales à différents saints et un calendrier) très richement ornés.
Mais cette ornementation est souvent très surprenante. Par exemple dans telle page du livre d'heure dit de Marguerite
(second quart du XIVe siècle), la lectrice pouvait voir une Adoration des Mages richement peinte dans la lettre initiale D,
mais cette image sainte est doublée par de curieux motifs dans les marges. En bas de la page on aperçoit trois singes
parodiant les attitudes des Mages. À droite une figure à bonnet de fou grimace, à gauche un ange à tête de singe tire sur
la lettre comme s'il voulait la défaire, et dans les marges de la page suivante on aperçoit des objets hétéroclites tels un
chaudron et un papillon. Ainsi s'opposent mais aussi dialoguent Parole de Dieu et une fatrasie visuelle qui en est un peu
comme le refoulé. (Camille 1992, 22). Ces singeries en marge des livres d'heures nous indiquent bien que si le lisible et
le visible émergent d'une même source, en un point ils peuvent diverger et presque se contredire.
III.3. Visualisation
Dans l'espace du livre, même les images élaborées, et apparemment les plus illustratives entrent dans des rapports
complexes avec le sens des textes.
III.3.1. L'image, aide à la lecture

à des couches sociales peu instruites. En Egypte on a retrouvé des livres grecs illustrés. Ce sont des adaptations de
grands textes comme les poèmes d'Homère. On peut penser qu'ils s'adressaient à des nouveaux riches, comme le
Trimalcion du Satiricon de Pétrone, soucieux d'afficher la possession de livres, mais incapable d'une lecture élaborée
(Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 99) et qui devaient s'aider des images.
Ce type de livres très illustrés pour public de lecteurs peu instruits fait songer à un type de livre qui se répandra plus de
10 siècles plus tard, à partir de 1462 et qu'on a appelé Bibliae pauperum, bibles des pauvres (sans doute abusivement
car il s'agissait de livres assez chers). L'imagerie biblique est passée des fresques des églises, aux vitraux imagés des
églises gothiques et enfin au livre. Il s'agit de grands livres d'images où chaque page est divisée en deux scènes ou plus –
associant parfois des scènes de l'Ancien Testament et du Nouveau Testament. Le livre, posé sur un lutrin, est ouvert à la
page appropriée et exposé aux fidèles. La plupart de ces fidèles sont incapables de lire les mots en caractères gothiques
qui constituent une sorte de légende autour des personnages représentés.
Mais la majorité reconnaissait la plupart des personnages et des scènes, et était capable de lire dans ces images une
relation entre les récits de l'Ancien Testament et du Nouveau, du simple fait de leur juxtaposition sur la page.
Manguel 1996, 130
L'image a donc ici pour rôle de faire dialoguer des textes. Il se peut aussi que ces images aient été un support de
verbalisation pour le prêtre chargé du prêche et une illustration de textes bibliques lus à haute voix.
III.3.2. L'emblème
Au XVIe siècle on a vu apparaître un genre qui a tout de suite connu un immense succès et qui propose une autre
relation entre textes et images, c'est le genre de l'emblème. Un emblème est une image destinée à illustrer une maxime
ou une vérité morale. Il offre souvent l'apparence d'une sorte de rébus. Ici ce n'est plus, comme dans les livres d'heures,
l'image qui vient brouiller le sens du texte, c'est au contraire le texte qui est la clé d'une image énigmatique.
III.3.3. L'essor de l'illustration
Le XIXe siècle connaît un essor prodigieux des techniques et du succès de l'illustration, qui coïncide avec l'intense
participation imaginaire du lecteur qu'on a évoquée plus haut. Mais pour autant l'image ne s'autonomise pas
totalement. L'illustration offre une interprétation visuelle des moments clés du récit. La façon dont l'image est légendée,
à partir le plus souvent d'un fragment de phrase extrait du récit produit aussi des effets de sens variés, suspendant
l'action et le sens dans une immobilisation dramatique ou jouant de subtils décalages entre ce qui est montré et ce qui
est cité.
III.3.4. Dialogue du texte et des images

Pour conclure sur ce point, textes et images n'apparaissent jamais dans le livre comme deux ordres absolument
hétérogènes et séparés. C'est précisément parce qu'ils appartiennent à des codes différents convoqués dans un même
espace qu'ils dialoguent et produisent des effets de sens complexes qu'il faut apprendre à déchiffrer dans une lecture
totale.
IV. Du codex à l'écran
IV.1. Le texte tabulaire
Aujourd'hui plus que jamais cette intrication des textes et des images apparaît comme une donnée essentielle de notre
culture, en liaison avec l'émergence de nouveaux supports du livre. L'un des caractères absolument nouveaux du
support-écran des textes informatisés, c'est qu'il est constitué d'unités élémentaires (les pixels) qui ne relèvent à
proprement parler ni du signe ni de l'image. Cette ambiguïté constitutive du support a d'ailleurs un répondant dans
l'apparence même du texte sur écran qui est à la fois vu comme une image et déchiffré comme un texte. De fait les
textes sur écran apparaissent de plus en plus dans des configurations tabulaires où se conjuguent des messages
textuels, et des messages icôniques. Certes cette structure mosaïque s'est d'abord développée sur des supports-papiers
(notamment ceux de la presse écrite depuis la fin du XIXe siècle), mais elle connaît une expansion sans précédent avec
les supports électroniques.
La juxtaposition sur la page d'éléments textuels et visuels a pour effet de modifier l'économie du texte, qui tend à laisser
à l'image les données descriptives et référentielles pour se consacrer à l'explicitation des éléments abstraits ou des liens
entre les données.
Vandendorpe 1999, 155
On remarquera surtout que de telles configurations défont la linéarité de la lecture. L'oeil peut en effet partir de
n'importe quelle unité illustrative sur la page et opérer à partir d'elle de multiples trajets. On peut penser que dès lors la
lecture prend une forme associative, fragmentaire et subjective, le lecteur retenant des éléments verbaux et icôniques
dans une synthèse personnelle fortement teintée d'affectivité (Vandendorpe 1999,155).
IV.2. L'hypertexte
Cette forme associative qui marque la configuration de la page sur écran est aussi caractéristique du document
hypertextuel au-delà de la page et même du texte. Avant d'y venir, on peut remarquer que le texte sur support
informatique apparaît à la fois en défaut et en excès vis-à-vis du livre imprimé. La lecture en effet est limitée au nombre
de lignes qui apparaît sur l'écran en sorte qu'on a toujours une saisie partielle du texte (ce qui nous ramènerait aux
formes de lecture du volumen). Effectivement le faire défiler sur écran nous enchaîne à la linéarité du texte bien plus
que cela n'autorise une appréhension synthétique. De ce point de vue le support électronique semble en régression vis-
à-vis du livre imprimé, ou même du codex en général, qui peut être feuilleté très rapidement et dans lequel il est aisé de
se déplacer. Mais cet

inconvénient est évidemment largement compensé par la possibilité qu'offre le texte sur support électronique de se lier
à d'autres textes.
Il faut rappeler que le terme hypertexte a été inventé en 1965 par Ted Nelson. Il voulait désigner par là une nouvelle
forme de document sur ordinateur dans lequel chaque unité textuelle donne lieu à un accès non séquentiel (c'est-à-dire
qu'on ne passe pas d'un élément textuel à un autre par simple contiguïté comme c'est le cas dans la lecture linéaire d'un
texte suivi, qu'il soit soit rouleau ou sur codex). Le lecteur a le choix d'interrompre le fil de sa lecture en cliquant sur les
éléments d'une liste ou sur certains mots du texte qui offrent des liens avec d'autres blocs textuels. Ce mode de
parcours du texte peut d'ailleurs s'enchâsser à l'infini, de bloc textuel en bloc textuel. Le texte ainsi créé est donc doté
d'une structure arborescente et non plus linéaire comme l'était le livre. Il tend à réaliser concrètement l'idéal d'une
bibliothèque infinie telle qu'elle a pu être rêvée par Borgès l'une des nouvelles de ses Fictions (La bibliothèque de
Babel).
IV.3. Nouvelles dimensions
Ainsi le paradoxe du support écran, c'est qu'il offre à la fois moins qu'un texte (par les contraintes spatiales de l'écran) et
plus qu'une bibliothèque (par le réseau virtuellement infini des liens qu'il propose).
Nous ne devons pas méconnaître que cette structure hypertextuelle est en passe de modifier profondément les
pratiques de la lecture et l'identité même de ce qu'on entend par texte. Sur le plan de la lecture, l'hypertexte introduit
une dimension nouvelle d'interactivité qui fait du lecteur le créateur de son propre parcours, et quelque sorte le co-
auteur de son texte. Il peut d'ailleurs garder trace de l'originalité de son parcours. Cette mutation de la fonction lecteur
vers une fonction auteur est encore accentuée dans tous les cas où le lecteur peut intervenir en annotant ou réécrivant
le texte qu'il est en train de lire et de composer. La souplesse du medium informatique qui accueille sans difficulté des
ajouts ou des modifications textuelles en se recomposant automatiquement ouvre ainsi de nouvelles possibilités de
glose.
Cependant, à la différence de la glose ancienne qui cherche à fixer le plus nettement possible le sens d'un texte dont la
lettre doit demeurer immuable – parce qu'elle est révélation divine –, la glose moderne met en question l'identité
même du texte. Si le texte se présente sous la forme d'un réseau ouvert de choix et de bifurcations, deux lecteurs
pourront-ils affirmer qu'ils auront lu le même texte? Ce qui se trouve ainsi mis en question c'est la stabilité des
significations qui découlent d'une lecture et donc aussi la possibilité de s'entendre sur les valeurs culturelles dont les
textes sont porteurs.
Conclusion
C'est dans cet éclairage historique des mutations du texte et de la lecture que je voudrais situer ce cours de
méthodologie de l'analyse littéraire. Il en ressort clairement, me semble-t-il, qu'apprendre à lire, pour un littéraire, c'est
être attentif aux dispositifs textuels qui se sont succédé, dans leur complexité – qui est tout à la fois langagière (les
textes littéraires sont des objets de sens

denses et riches de significations impliquées que nous devons apprendre à repérer) et non-langagière (le texte littéraire
apparaît dans un environnement esthétique et historique qui enrichit également sa signification). Les textes ne viennent
pas seuls sur une scène abstraite qui serait la littérature. Ils émergent d'un monde de supports matériels, d'images, de
pratiques, et de projets de sens individuels. Ce sont ces ensembles complexes que nous voudrions vous aider à
déchiffrer en vous fournissant des instruments d'analyse appropriés.
Bibliographie
• Adler, Jeremy et Ernst, Ulrich (1988) . Text als Figur: visuelle Poesie von der Antike bis zur Moderne. Weinheim:
VCH.
• Camille, Michael (1992) . Images dans les marges: aux limites de l'art médiéval. Paris: Gallimard, 1997.
• Cavallo, Guglielmo et Chartier, Roger (dirs) (1997) . Histoire de la lecture dans le monde occidental. Paris: Seuil.
• Chartier, Roger et alii (1995) . Histoires de la lecture, Un bilan des
recherches. Paris: IMEC, éditions de la Maison des Sciences de l'homme.
• Chartier, Roger (1996) . Culture écrite et société. Paris: Bibliothèque Albin Michel Histoire.
• Christin, Anne-Marie (1995) . L'Image écrite ou la déraison graphique. Paris: Flammarion.
• Coron, Antoine (1993) . Avant Apollinaire, vingt siècles de poèmes figurés in Poésure et peintrie: "d'un art,
l'autre". Marseille: Musées de Marseille.
• Harthan, John (1981) . The History of the illustrated book: the Western tradition. London: Thames and Hudson.
• Harthan, John (1990) . Anatomie de l'emblème, Littérature, n°78, mai 1990.
• Harthan, John (1997) . Récit et images, Littérature, n°106, juin 1997.
• Manguel, Alberto (1996) . Une histoire de la lecture. Arles: Actes-Sud, Babel, 1998.
• Massin, Robert (1970) . La Lettre et l'image: la figuration dans l'alphabet latin du huitième siècle à nos jours.
Paris: Gallimard.
• Vandendorpe, Christian (1999) . Du papyrus à l'hypertexte. Paris: Editions La Découverte.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

Les genres littéraires, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Approche de la question du genre
1. Un genre est une convention discursive
1. Les conventions constituantes
2. Les conventions régulatrices
3. Les conventions traditionnelles
2. Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre donnée
3. Transgression des conventions discursives selon Schaeffer
4. Relativité de ce classement des transgressions
2. Rappel historique des classifications de genre
1. La classification platonicienne
1. Diégèsis et mimèsis selon Platon
2. Esquisse d'une classification énonciative des genres
3. Remarque sur la classification platonicienne
2. La classification aristotélicienne des arts
1. Le statut de la mimèsis chez Aristote
2. Grille des genres chez Aristote
1. Les moyens de la représentation
2. Les objets de la représentation
3. Les modes de la représentation
3. Conclusion sur Aristote
3. Triades des genres
1. Le système de Batteux
2. La triade romantique
3. La doxa contemporaine

3. Fonction des genres


1. Genre et horizon d'attente
2. Généricité lectoriale et relativité des genres
4. La fin des genres?
• Bibliographie
I. Approche de la question du genre
Nous n'appréhendons pas les textes littéraires comme des êtres singuliers, hors de toutes catégories. Un texte littéraire
se présente à nous à travers certaines caractéristiques de genre, qui, on le verra, donnent forme à nos attentes, au type
de réception que nous en avons et servent à en interpréter le sens. Nous avons besoin de savoir à quelle catégorie un
texte appartient pour le comprendre tout à fait. Si je prends un conte de fées commeBarbe-bleue pour un témoignage
historique, ou une satire ironique pour un essai sérieux, je risque fort de mésinterpréter le sens du texte que je lis.
Il suffit d'entrer dans une librairie pour faire l'expérience de la catégorisation littéraire. Sans avoir suivi de cours de
méthodologie, les libraires classent en général les textes littéraires contemporains en différents rayons, tels que roman,
poésie, théâtre. Il s'agit là d'un système des genres rudimentaire et dont on devine qu'il est assez approximatif. En
fouillant dans le rayon roman on risque fort d'y trouver des récits non fictifs comme le témoignage de Robert Antelme
sur les camps de la mort, L'Espèce humaine.
On a d'ailleurs souvent l'impression que ce classement est inopérant pour les textes modernes: où ranger, par exemple,
Plume d'Henri Michaux, qui a été publié dans la collectionPoésie/Gallimard mais qui comporte des narrations fictives
comme celle qui donne son nom au recueil (Plume est en effet un personnage de fiction type)? Où ranger les textes de
Samuel Beckett comme Malone meurt où l'action se réduit à rien et où une voix parle tout du long au présent dans ce
qui pourrait aussi bien constituer un monologue théâtral? Est-ce qu'il faut en conclure que la littérature moderne est
rebelle aux genres? Que c'est une question dépassée qui ne concerne que la littérature classique? Nous essaierons de
répondre à ces questions.
I.1. Un genre est une convention discursive
Commençons par remarquer que si la notion de genre est floue, c'est qu'elle s'applique à des réalités littéraires très
différentes, dont nous sentons qu'elles ne sont pas de même échelle.
Ainsi, on peut dire qu'un sonnet, qu'un roman d'apprentissage, ou que la poésie lyrique sont des genres. Mais
évidemment on fait allusion dans ces différents cas à des propriétés textuelles très différentes.
Le sonnet est une forme fixe dont les caractéristiques métriques sont strictement codifiées. En revanche son contenu
est assez indifférent à son genre. C'est exactement le contraire pour le roman d'apprentissage, qui ne constitue un
genre que par son contenu vague (impliquant un héros ou une héroïne jeune et inexpérimentée qui fait l'expérience de
l'existence sociale, affective ou esthétique, à travers un certain nombre d'épreuves (comme dans Les Illusions perdues
de Balzac, ou L'Education sentimentale de Flaubert). Mais ces romans d'apprentissage peuvent être très différents par la

longueur, par la forme, par le type de narration. Enfin, lorsqu'on parle de la poésie lyrique, on réfère en général à la fois
à une forme d'énonciation à la première personne (critère qui n'apparaît pas du tout dans le sonnet ou le roman
d'apprentissage) et à certains types de contenus (l'épanchement de la sensibilité).
Il y a cependant un point commun à tous ces usages du mot genre: dans tous les cas nous avons affaire à une
convention discursive. Dans son livre, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Jean-Marie Schaeffer a proposé de distinguer
divers types de conventions discursives; il y aurait selon lui des conventions constituantes, des conventions régulatrices
et des conventions traditionnelles.
I.1.1. Les conventions constituantes
Les conventions constituantes, selon Schaeffer, ont pour caractéristique d'instituer l'activité qu'elles règlent. C'est-à-dire
que tout à la fois elles instaurent la communication et elles lui donnent une forme spécifique.
Tel est le cas, selon Schaeffer, des conventions discursives qui portent sur un ou plusieurs aspects de l'acte
communicationnel impliqué par le texte.
Toutes sortes d'aspects de l'acte communicationnel peuvent entrer dans la définition d'un genre.
Il peut s'agir du statut énonciatif du texte. L'énonciateur par exemple peut être fictif ou non. Et cela suffira à opposer un
roman à la 1ère personne comme L'Etranger de Camus d'un témoignage. C'est aussi ce critère qui nous permet de
classer La Recherche du temps perdu dans les romans et non dans les autobiographies.
De même les modalités d'énonciation peuvent entrer dans la définition du genre. On le verra, l'une des premières
classifications génériques de l'Antiquité oppose des textes où l'on raconte des paroles ou des actions (diégèsis) et des
textes où l'on fait parler au style direct des personnages (mimèsis). Et cette opposition permet globalement d'opposer le
genre théâtral au genre narratif.
L'acte illocutoire impliqué par un texte (celui qu'on accomplit en parlant) peut aussi être constitutif d'un genre. On
distingue des genres par les types d'actes illocutoires qu'ils impliquent. On peut ainsi opposer des actes expressifs
(centrés sur l'expression des émotions du sujet comme dans la poésie lyrique – ainsi les Méditations de Lamartine), des
actes persuasifs (comme dans le sermon et le discours apologétique en général comme les Pensées de Pascal) et des
actes assertifs (affirmant fictivement ou non l'existence d'états de faits, comme dans le roman réaliste à la Zola, le
témoignage ou le compte-rendu).
Enfin des genres peuvent être distingués par leurs visées perlocutoires (les effets attendus de la parole). Une comédie
se donne pour visée explicite de produire chez le destinataire un effet d'amusement. Chez Aristote, la tragédie a pour
finalité la catharsis, c'est-à-dire la purgation des passions.
I.1.2. Les conventions régulatrices

communicationnel institué par le discours mais de certaines particularités de la forme du discours qui viennent se
surimposer à cet acte communicationnel.
Ainsi un sonnet peut être, sur le plan de l'acte communicationnel, une énonciation lyrique en première personne. Mais
à cette forme de communication s'ajoutent des contraintes spécifiques qui viennent en régler la forme.
Il s'agit en l'occurrence de contraintes métriques, qui organisent le poème selon un nombre de vers déterminé (14),
organisés en deux quatrains à rimes embrassées et deux tercets dont les schémas de rimes sont d'un caractère plus
variable.
Il peut s'agir aussi de contraintes phonologiques comme dans les jeux de l'Oulipo. Ainsi le roman de Georges Perec, La
Disparition, est tout entier écrit sur le principe d'un lipogramme (c'est-à-dire d'un texte qui évite systématiquement une
lettre – ici le e).
Il peut s'agir de contraintes stylistiques. Ainsi l'opposition entre style élevé et style bas entre dans la distinction
générique entre tragédie et comédie.
Il peut s'agir de contraintes de contenu. Ainsi la tragédie selon Aristote doit se conformer à une certaine structure
actionnelle: elle doit comporter par exemple un moment de péripétie qui retourne une situation et inverse les effets de
l'action [II, 52a22]. De même à l'âge classique, la règle dite des trois unités (de temps, de lieu et d'action), définit de
façon contraignante la forme de la tragédie.
I.1.3. Les conventions traditionnelles
Les conventions traditionnelles sont des contraintes discursives beaucoup plus lâches. Elles portent sur le contenu
sémantique du discours.
Aristote oppose ainsi comédie et tragédie par des critères thématiques: la comédie est la représentation d'hommes bas
et le comique est défini par lui comme un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction [49a32].
D'autres genres se définissent essentiellement par le contenu: par exemple l'épigramme (courte pièce de vers à contenu
satirique), l'idylle (étymologiquement eidullion, petit tableau représentant une scène pastorale), la fable, le récit de
voyage, le roman de science-fiction, le journal intime, etc.
Les conventions traditionnelles réfèrent aussi un texte actuel à des textes antérieurs, proposés comme des modèles
reproductibles dont elles s'inspirent librement. Ainsi les Bucoliques de Virgile sont à l'origine d'un genre qui chante les
charmes de la vie champêtre.
Ces conventions n'ont pas cependant une valeur de prescription aussi forte que les précédentes. Ainsi, le roman de
chevalerie ou le roman d'apprentissage relèvent des conventions traditionnelles. Mais l'inscription dans ce genre ne
nécessite pas que tous les traits des modèles antérieurs soient reconduits. Il suffit qu'il y ait du texte au modèle un air
de famille.
I.2. Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre donnée
Une œuvre particulière participe donc la plupart du temps de plusieurs types de conventions discursives simultanées, et
entre donc dans plusieurs classes génériques de différents niveaux.

Par exemple, Les Regrets de Du Bellay, relèvent à la fois du genre lyrique du point de vue des conventions constituantes
(énonciation en 1ère personne et contenu affectif), du sonnet du point de vue des conventions régulatrices (formes
réglées des poèmes en deux quatrains et deux tercets), et du genre élégiaque du point de vue des conventions
traditionnelles (leur contenu relève de la plainte et de la déploration selon une tradition qui remonte au moins au poète
latin Ovide).
Autre exemple: la tragédie repose à la fois, comme on l'a vu, sur des conventions constituantes (énonciativement tous
les personnages s'y expriment directement en 1ère personne, il n'y a pas récit), sur des conventions régulatrices (la
structure de l'action est régie par certaines formes prédéfinies comme la péripétie) et sur des conventions
traditionnelles (thématiquement la tragédie prend pour objet le destin malheureux de personnages élevés).
I.3. Transgression des conventions discursives selon Schaeffer
Selon Schaeffer, le respect des conventions discursives est plus ou moins contraignant en fonction de leur type.
Si on ne respecte pas une convention constituante, on échoue à réaliser le genre qu'on visait. Par exemple si le contrat
de vérité qui lie l'auteur au narrateur dans l'autobiographie est transgressé (l'autobiographe brode délibérément en
faisant de celui qui dit Je un personnage de fiction aux aventures purement inventées), on sort du genre
autobiographique à proprement parler. On a d'ailleurs inventé le terme d'autofiction pour baptiser ce type d'écart de
l'autobiographie.
Mais les effets sont différents si on ne respecte pas une convention régulatrice comme le sonnet. On peut imaginer de
modifier la structure du sonnet en commençant par les tercets et en finissant par les quatrains. C'est ce que fait Verlaine
dans son poème Résignation qui ouvre les Poèmes saturniens et qui est un sonnet inverti, dans tous les sens du termes
(Verlaine y écrit Et je hais toujours la femme jolie, / La rime assonante et l'ami prudent.). Il y a alors violation des règles
mais non pas véritablement échec à réaliser le genre.
Enfin les conventions traditionnelles sont très peu contraignantes. Si l'on s'écarte d'un modèle archétypique par
exemple, celui des Fables d'Esope ou de La Fontaine, pour écrire des fables dépourvues de moralités, on modifiera le
genre mais on n'en exercera pas une violation comme dans le cas précédent. Une question serait de savoir si le Don
Quichotte de Cervantès qui parodie ouvertement les romans de chevalerie est encore un roman de chevalerie.
I.4. Relativité de ce classement des transgressions
A vrai dire, les genres contemporains devenant beaucoup plus fluctuants, on peut se demander si la transgression des
règles constituantes conduit nécessairement à l'échec. Comme je l'ai signalé, la frontière entre textes dramatiques et
narratifs est assez floue chez Beckett, sans qu'on interprète pour autant cela pour un échec à réaliser l'un ou l'autre
genre.
De même, le poète Jacques Roubaud a pu proposer, dans son recueil ∈, des sonnets en prose et des sonnets de sonnets,
dont l'identification est d'ailleurs problématique. Je ne suis pas sûr qu'on interprète cela comme une violation des règles
du genre. Il me semble plus vraisemblable d'admettre qu'on y voit une redéfinition radicale, quelque

chose donc qui ressemble à la modification du genre qu'on trouve dans la transgression des conventions traditionnelles.
II. Rappel historique des classifications de genre
Au fil des siècles, depuis Platon, on a vu se succéder des systèmes de classification des genres.
Tantôt la classification met l'accent sur un caractère prescriptif ou normatif (elle définit des normes, énonce des
préférences en caractérisant des genres comme supérieurs à d'autres et elle permet au destinataire de former des
jugements de valeur sur des œuvres réalisées). C'est le cas de la classification platonicienne ou aristotélicienne.
Tantôt la classification a un caractère plus descriptif, elle considère les genres comme un système de possibilités, et
comme un jeu d'oppositions entre des traits de structure. C'est le cas des classifications modernes comme celle de Käte
Hamburger dans sa Logique des genres littéraires ou de Gérard Genette dans son Introduction à l'architexte.
II.1. La classification platonicienne II.1.1. Diégèsis et mimèsis selon Platon
Au livre III de La République (vers 380-370 av. J.-C.), Platon justifie par la bouche de Socrate les raisons de chasser les
poètes de la Cité, en se fondant sur des considérations de divers types.
Les unes portent sur le contenu des œuvres. Les poètes sont souvent coupables de représenter les défauts des dieux
(par exemple leur rire) et ceux des héros (par exemple leurs plaintes). Il leur arrive aussi de donner le mauvais exemple
en représentant la vertu malheureuse et le vice triomphant.
Mais d'autres considérations portent sur la forme d'énonciation (lexis) des différents genres. Tout poème (il faut
comprendre poème au sens très large qu'on donnerait aujourd'hui à œuvre) est une narration (diégèsis) qui porte sur
des événements présents, passés ou à venir.
Or, tantôt il y a narration simple (haplè diégésis), c'est-à-dire que tout est raconté, non seulement les événements mais
aussi les paroles des personnages, qui sont soit résumées, soit rapportées au style indirect. Ainsi, c'est le cas au début
de L'Iliade où Homère nous raconte que Chrysès supplie Agamemnon de lui rendre sa fille sans citer ses paroles au style
direct. Socrate approuve cette attitude énonciative car elle ne comporte aucune tromperie: c'est le poète qui parle lui-
même, sans essayer de nous détourner l'esprit dans une autre direction, pour nous faire croire que celui qui parle soit
quelqu'un d'autre que lui-même (393a).
Mais Homère ne s'en est pas tenu à cette attitude. Dans ce qui suit, [Homère] parle comme s'il était lui-même Chrysès,
en essayant le plus possible de nous faire croire que ce n'est pas Homère qui parle, mais le prêtre , c'est-à-dire un
vieillard. Et de fait c'est ainsi qu'il a composé presque tout le reste de la narration concernant les événements d'Ilion, et
ceux d'Ithaque et de toute l'Odyssée (393b).
Dans ce cas là, il y a véritablement imitation (mimèsis), car le poète rend sa façon de
dire la plus ressemblante possible à celle de chaque personnage. Il imite leur style de

parole et donc nous trompe. Or dans la République idéale imaginée par Platon, on ne saurait être à la fois soi et un
autre. Et, de plus, il y a un véritable risque moral à imiter: ainsi un homme de bien pourrait être amené à imiter une
femme qui injurie les dieux, ou d'autres hommes méchants et lâches. Or, dit Socrate, les imitations, si on les accomplit
continûment dès sa jeunesse, se transforment en façons d'être et en une seconde nature, à la fois dans le corps, dans
les intonations de la voix, et dans la disposition d'esprit (395d). Il y a donc un risque de devenir soi-même lâche,
méchant ou inférieur à sa condition.
II.1.2. Esquisse d'une classification énonciative des genres
Indépendamment de l'argument moral développé par Socrate, qui va lui servir à valoriser certains types de textes et à
en dénigrer d'autres, ce qui nous intéresse du point de vue d'une histoire des genres, c'est que Socrate esquisse ainsi
une classification.
En effet, il envisage trois formes d'énonciation différentes dans les poèmes.
Tantôt, le poète s'en tient à la narration simple (haplè diégèsis), il raconte tout, y compris les paroles. C'est ce qui se
passe dans les dithyrambes.
Tantôt le poète mélange la narration (diégèsis) et l'imitation de paroles (mimèsis) comme dans L'Iliade ou L'Odyssée.
C'est le mode mixte, qui fait alterner récit et dialogue. Ce genre, concède Socrate, plaît au plus grand nombre, mais il est
moralement nuisible pour les raisons qu'on vient de voir.
Tantôt enfin, le poète s'en tient purement à l'imitation de paroles (mimèsis). C'est ce qui se passe au théâtre, dans la
tragédie et la comédie, où n'entrent aucun récit mais seulement du dialogue.
II.1.3. Remarque sur la classification platonicienne
Ce qu'il faut remarquer, c'est que Platon donne ici une définition très étroite de la mimèsis, puisque pour lui, il n'y a pas
imitation dans le récit, tant qu'on ne fait pas parler un personnage au style direct. Contrairement à ce qu'on a souvent
considéré par la suite, la description ou le récit d'une suite d'actions ne relèvent pas pour lui de la mimèsis.
II.2. La classification aristotélicienne des arts
A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce
qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes
de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
II.2.1. Le statut de la mimèsis chez Aristote
Dans sa Poétique, Aristote adopte une définition de la mimèsis beaucoup plus englobante. Non seulement, il y inclut les
différents genres littéraires, quels que soient leurs modes énonciatifs (épopée, tragédie ou dithyrambe), mais aussi la
musique, la chorégraphie et la peinture.

Aristote le principe général des arts. Tous les arts imitent ou représentent selon la traduction de Dupont-Roc et Lallot,
mais ils ne représentent pas seulement des paroles, ils peuvent aussi représenter des objets (dans le cas de la peinture),
des émotions et des caractères (dans le cas de la musique et de la danse), voire des actions – ou plutôt des personnages
parlant et agissant (dans le cas de l'épopée ou de la tragédie).
II.2.2. Grille des genres chez Aristote
A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce
qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes
de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
II.2.2.1. Les moyens de la représentation
On a vu que selon les différents arts, les moyens différaient: couleur et dessin pour la peinture, rythme et mélodie pour
la musique, rythme et mouvement pour la danse.
En ce qui concerne l'art d'écrire, la réflexion sur les moyens va amener Aristote à définir le champ de la poésie (au sens
large d'art littéraire).
Effectivement, pour Aristote, l'utilisation du langage versifié, du mètre, est l'un des critères définitionnels de l'art
littéraire. C'est qu' à son époque, tous les genres littéraires sont versifiés, qu'il s'agisse de l'épopée ou du drame. (On
remarquera qu'Aristote ne dit rien de la poésie lyrique qui est oubliée dans son système).
Cependant, à lui tout seul, le mètre ne suffit pas à faire la poésie au sens large car il existe des textes didactiques, à
caractère plutôt scientifique dirions-nous aujourd'hui, comme ceux écrits par Empédocle, qui sont composés en vers.
Cela ne suffit pas à faire d'eux des poèmes. Ces textes n'imitent rien.
Pour qu'il y ait poésie, il faut qu'il y ait la conjonction d'un moyen (le mètre) et d'une activité mimétique.
Dans son ouvrage Fiction et diction (1991), Gérard Genette s'est inspiré de ce double critère pour définir la littérature:
un critère formel (qui n'est plus nécessairement le vers pour la littérature moderne mais plus généralement le style, ou
la diction) et un critère représentatif (la fiction).
II.2.2.2. Les objets de la représentation
Ici Aristote introduit un critère thématique [48a1] – qui est aussi social et moral. Tantôt la représentation représente
des hommes nobles et tantôt des hommes bas. C'est sur cette différence même que repose la distinction de la tragédie
et de la comédie: l'une veut représenter des personnages pires, l'autre des personnages meilleurs que les hommes
actuels. [48a16] De même, on rangera la parodie dans la représentation des personnages pires que nous.
Aristote envisage bien le cas où la représentation représente des êtres semblables à nous, ni pires, ni meilleurs, mais il
n'en trouve d'exemple que dans la peinture. C'est significatif du fait qu'à son époque, il n'existe pas de genre réaliste.
Mais sa classification laisse cette possibilité ouverte pour l'avenir.

II.2.2.3. Les modes de la représentation


Ici nous retrouvons la classification platonicienne modifiée par le principe mimétique et simplifiée. Aristote distingue
dans l'art littéraire une représentation où l'auteur imite en restant lui-même, c'est-à-dire en racontant (comme au
début de l'Iliade ) et une représentation où l'auteur imite en se faisant semblable à autrui (c'est-à-dire en faisant parler
des personnages au style direct) comme dans la tragédie et la comédie.
II.2.3. Conclusion sur Aristote
Il faut remarquer pour finir que le but d'Aristote était moins de constituer une grille des genres que de définir la valeur
de la tragédie comme mode supérieur de représentation, à l'aide d'un certain nombres de distinctions qui finissent par
impliquer un système.
Mais dans les faits, toutes les grilles des genres à venir prendront position vis-à-vis du principe mimétique (comme étant
général ou particulier à un genre) et reprendront un ou plusieurs des critères classificatoires qu'Aristote met en place:
moyens, objets ou modes.
II.3. Triades des genres
Lorsqu'on reconsidère les classifications génériques antiques, on ne peut manquer d'être frappé par l'absence de toute
catégorie reconnaissant l'existence du champ de la poésie lyrique. Ce n'est pas dire que la poésie lyrique n'existe pas
dans l'antiquité. Mais elle n'entre pas dans l'opposition duelle que propose Platon entre narration (diégésis) et imitation
(mimésis), ne relevant ni de l'une – elle ne raconte pas –, ni de l'autre – elle n'est pas représentative. Elle se trouve pour
la même raison exclue du système aristotélicien qui ne traite que d'arts imitatifs.
Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour voir s'installer une triade des genres qui aura un grand succès à l'âge romantique:
celle des genres épique, dramatique et lyrique.
Comme le fait remarquer Genette (Introduction à l'architexte, 33), il n'y a que deux manières de faire entrer le lyrique
dans le système des genres anciens. Ou bien en rattachant la poésie lyrique au principe général de l'imitation, ou bien
en posant qu'un art littéraire non représentatif est digne de figurer dans le système des genres littéraires.
Historiquement, ces deux solutions ont été successivement adoptées.
II.3.1. Le système de Batteux
Dans son ouvrage, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), l'abbé Batteux va se montrer plus aristotélicien
qu'Aristote. Non seulement il maintient le principe imitatif, comme principe général de l'art littéraire, mais il l'étend à la
poésie lyrique.
La question est évidemment de savoir ce que la poésie lyrique imite puisqu'il ne peut s'agir d'actions, ni même de
paroles fictives comme celles des personnages du drame.
La réponse de Batteux est que le poète lyrique imite des sentiments: Les autres espèces de poésie ont pour objet
principal les actions; la poésie lyrique est toute consacrée aux sentiments; c'est sa matière, son objet essentiel. (cité par
Genette, Introduction à l'architexte, 37).

personne? La réflexion de Batteux pose de multiples problèmes concernant le statut du sujet lyrique, problèmes que je
reprendrai dans le cours sur L'énonciation lyrique.
Pour le moment, je me contenterai de remarquer qu'à partir de Batteux la poésie lyrique, en opposition à l'épopée et au
drame, va prendre la place du dithyrambe chez Platon (mais il faut se souvenir que c'était chez lui un genre défini par
son mode narratif, celui de l'haplè diégésis, de la narration simple). Batteux définit plutôt la poésie lyrique par son objet
(les sentiments).
II.3.2. La triade romantique
Le romantisme allemand, pour sa part, va durablement installer la triade lyrique¬épique-dramatique en la dégageant du
principe imitatif.
Il se produit un autre changement important. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon (La Notion de genre,
septième leçon, p.1), le système classique des genres faisait des modes de l'énonciation des archétypes génériques et
des universaux poétiques. Il se situait hors de l'histoire, dans une typologie abstraite et essentialiste. Avec le
romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres.
Il y aura de nombreuses variantes de la triade chez les romantiques allemands, notamment chez les frères Schlegel,
mais elles posent toutes le genre dramatique comme la synthèse des deux autres, selon un schéma historique
dialectique.
Ainsi selon Schelling (Philosophie de l'art, 1802-1805) l'art commence par la subjectivité lyrique, puis s'élève à
l'objectivité épique et atteint enfin à la synthèse dramatique, interpénétration de la subjectivité et de l'objectivité. De
même Hugo, dans la Préface de Cromwell (1827) envisage une vaste histoire anthropologico-poétique. Le lyrisme est
l'expression des temps primitifs, où l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître. L'épique est l'expression des
temps antiques où tout s'arrête et se fixe. Et le drame est le propre des temps modernes marqués par le christianisme
et la déchirure entre l'âme et le corps.
On remarquera que la triade romantique des genres est à la fois modale (elle implique des formes énonciatives) et
thématique (elle distingue des contenus).
II.3.3. La doxa contemporaine
Il est intéressant de constater que cette triade nous est plus ou moins parvenue sous une forme réaménagée.
Effectivement, sans que cela repose sur une théorisation quelconque, ni sur une valorisation d'un genre par rapport à
un autre, nous avons tendance à opposer empiriquement trois macro-genres: roman, poésie et théâtre.
Le roman, pour nous, a pris la place de l'épopée. Il conserve d'elle l'alternance entre narration (diégésis) et dialogue
(mimèsis).
Nous comprenons la poésie au sens de la poésie lyrique (excluant toute poésie narrative) et depuis la fin du XIXe siècle,
la poésie lyrique n'est plus caractérisée par le mètre mais par la disposition sur la page et par le contenu thématique.

Cette grille, même si elle a pris pour nous une sorte d'évidence, mélange, on le voit, des critères hétérogènes.
III. Fonction des genres
Nous avons vu que les genres consistaient en des contraintes discursives de divers niveaux. Ces contraintes ont toutes
un caractère typique, reconnaissable, qui nous permet d'identifier le type de discours auquel nous avons affaire et, si
l'on peut dire, le genre de jeu qu'il joue.
Ceci est important car il n'existe pas de signaux discursifs propres à la littérature en général, mais seulement des signaux
de genre.
III.1. Genre et horizon d'attente
On peut apprécier le rôle des genres dans une perspective qu'a développée le critique H.R.Jauss, en élaborant la notion
d' horizon d'attente (Pour une esthétique de la réception, 1978). Le genre sert à modeler un horizon d'attente.
Jauss insiste sur le fait que lorsqu'une œuvre littéraire paraît, elle ne se présente jamais comme une nouveauté absolue
: par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà
familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception (50). Dans ces caractéristiques figurent
évidemment les normes du genre auquel appartient l'œuvre et les rapports implicites qu'elle entretient avec des
œuvres figurant dans son contexte
Le genre nous fournit donc des éléments de reconnaissance du sens de l'œuvre et nous oriente dans son interprétation.
Ainsi, nous abordons différemment le sens d'un énoncé selon qu'il se rencontre dans un conte de fées, un récit de
voyage, un poème lyrique ou une parodie.
Mais le genre ne fournit pas seulement des critères de reconnaissance sans quoi le jeu littéraire serait purement
répétitif. Or selon Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une œuvre et la façon
dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente. Le genre, c'est donc aussi le fond sur lequel se détache la nouveauté.
Par exemple dans Jacques le Fataliste, Diderot joue avec le schéma romanesque du roman de voyage. Au début de son
récit, il fait intervenir un lecteur fictif qui exprime un certain nombre d'attentes, que le narrateur s'emploie à décevoir
les unes après les autres au nom de la vérité de la vie. Il y a à la fois évocation des conventions romanesques et
innovation. La nouveauté du récit apparaît dans ce rapport.
De même Villiers de l'Isle-Adam, avec ses Contes cruels renouvelle sensiblement les attentes liées au genre fantastique:
l'étrangeté, dans ses contes, ne tient plus à l'intervention du surnaturel mais plutôt à la bizarrerie de comportement ou
à l'attitude névrotique des personnages.
III.2. Généricité lectoriale et relativité des genres

Par exemple, l'identification du genre des Mille et une nuits comme conte oriental ne peut être que l'effet d'une
réception par ses lecteurs occidentaux. Dans l'esprit des ses auteurs orientaux, les Mille et une nuits ne comportent
aucun caractère d'exotisme.
Plus net encore, dans son livre L'Invention de la littérature, Florence Dupont a montré de façon convaincante que la
tradition moderne, depuis la Renaissance, a interprété comme une poésie lyrique d'expression personnelle, attribuée au
poète mythique Anacréon, des recueils de formules rituelles d'adresse aux dieux, formules destinées à ouvrir la
consommation de la première coupe de vin dans les banquets.
Dans une des nouvelles de ses Fictions, Borgès invente un cas intéressant de relativité générique. Il imagine qu'un
romancier du XXe siècle, du nom de Pierre Ménard réécrit mot pour mot un chapitre du Don Quichotte de Cervantès –
par une sorte d'extraordinaire coïncidence (et sans qu'il y ait eu ni imitation ni recopiage). Si un tel cas se produisait
réellement, le Don Quichotte de Ménard n'appartiendrait plus au même genre que celui de Cervantès: au lieu d'être
une parodie contemporaine des romans de chevalerie comme pour Cervantès, ce serait un roman historique au style
archaïsant, reconstituant l'Espagne du temps de Lope de Vega.
IV. La fin des genres?
On peut remarquer pour finir que la modernité littéraire, depuis les débuts du Romantisme tend à contester la notion
de genre. On rêve d'un genre total qui englobe tous les autres. Pour les romantiques, ce sera la poésie.
On se souvient que Baudelaire présente ses Petits poèmes en prose (1869) comme la recherche d' une prose poétique
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux
ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience.
Compagnon rappelle un propos de Mallarmé affirmant de son côté que toute la tentative contemporaine du lecteur est
de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème.
Au XXe siècle, et dans la lignée de Barthes on a également vu s'effondrer les frontières entre essai critique et texte
autobiographique (ainsi dans le Roland Barthes par Roland Barthes), autobiographie et fiction (comme dans W de
Perec), commentaire et création originale (comme dans les essais de Maurice Blanchot).
Aussi véhément soit ce refus des genres, on remarquera avec Compagnon, que pour être perçue et comprise, cette
transgression systématique des genres voulue par la modernité s'appuie encore sur l'identification des genres
traditionnels. Sans cette identification préalable, la transgression ne serait même pas repérée et on n'aurait affaire qu'à
une textualité indifférenciée.
Les genres demeurent donc la mesure de toute innovation littéraire. Bibliographie
• Aristote. La Poétique, trad. Dupont-Roc et Lallot. Paris: Seuil, 1980.
• Compagnon, Antoine. La Notion de genre, <http://www.fabula.org>.
• Dupont, Florence (1994). L'Invention de la littérature. Paris: la Découverte.

• Genette, Gérard (1979). Introduction à l'architexte. Paris: Seuil.


• Genette, Gérard (1991). Fiction et diction. Paris: Seuil.
• Hamburger, Käte (1977). Logique des genres littéraires. Paris: Seuil, 1986.
• Jauss, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard, Tel.
• Platon. La République, trad. Pierre Pachet. Paris: Folio/Essais, 1993.
• Schaeffer, Jean-Marie (1989). Qu'est-ce qu'un genre littéraire?. Paris: Seuil.
• Schaeffer, Jean-Marie (1986). Théorie des genres, ouvrage collectif. Paris: Seuil, Points.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

La voix narrative, Jean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003 Section de Français – Université de Lausanne
Sommaire
• Introduction
1. La question de l'auteur
1. Qui parle?
1. Le narrateur, un rôle fictif
2. Je est un autre
3. Les procès littéraires
2. L'auteur comme catégorie de l'interprétation
2. Le site linguistique de la voix
1. L'opposition histoire/discours chez Benveniste
1. L'énonciation historique
2. L'énonciation de discours
2. La subjectivité du narrateur
3. Le temps de la narration
1. Narration ultérieure
2. Narration antérieure
3. Narration simultanée
4. Narration intercalée
4. La personne
1. Définitions
2. Les récits en je
1. Fiction et autobiographie

2. Autofiction
5. Les niveaux narratifs
1. Niveau diégétique
2. Niveau métadiégétique
3. Niveau extradiégétique
6. Fonctions du narrateur
1. Histoire
2. Récit
3. Narration
7. Métalepses
1. Versions ludiques
2. Versions sérieuses
8. Récits enchâssés
1. Un phénomène de niveau
2. Croisement du niveau et de la personne
3. Formes et fonctions de l'enchâssement
1. Récits encadrés
2. Récits intercalaires
• Conclusion
• Bibliographie Introduction
Pour situer le problème de la voix narrative, il convient de partir des distinctions proposées par G. Genette entre
l'histoire, le récit et la narration. Les énoncés narratifs prennent en charge une histoire, à savoir une intrigue et des
personnages situés dans un univers spatio-temporel. Ils organisent cette histoire selon les possibles du récit, en
particulier quant aux variations temporelles et quant au mode d'accès ménagé vers le monde raconté – limité ou non à
un point de vue interne [La perspective narrative, I.3.1]. Mais il n'y a pas d'énoncés narratifs sans narration, sans
énonciation narrative. Qui parle? Quel est le statut de la voix qui est à l'origine des récits, qui est responsable des
énoncés narratifs?
Sous le terme de voix, Genette réunit une série de questions qui concernent, de manière générale, les relations et les
nécessaires distinctions qu'il convient d'établir entre ces trois instances que sont l'auteur, le narrateur et le personnage.
Questions de personne, d'abord: faut-il toujours distinguer entre auteur et narrateur? Que se passe-t-il lorsque le
narrateur est en même temps un personnage de l'histoire qu'il raconte? Questions de

niveau, ensuite: comment définir les rapports et les frontières entre le dedans et le dehors des mondes racontés?
Questions de temporalité enfin, lorsqu'on mesure l'écart plus ou moins grand qui sépare le temps de l'acte narratif et le
moment où l'histoire a lieu.
I. La question de l'auteur I.1 Qui parle?
La tentation est forte d'assimiler la voix narrative à celle de l'auteur même du texte, particulièrement lorsque le je du
narrateur s'interpose avec insistance entre le lecteur et l'histoire. Un tel privilège, en effet, paraît être réservé à l'auteur.
(1) Beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le ridicule de rendre un écrivain complice des
sentiments qu'il attribue à ses personnages; et, s'il emploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le
narrateur.
Balzac, Le Lys dans la vallée, Préface, 1836
Balzac distingue clairement le personnage, le narrateur et l'auteur. Il souligne le fait que la situation narrative d'un récit
de fiction ne se ramène jamais à sa situation d'écriture (Genette 1972, 226). La nécessité de cette séparation est à la fois
logique, psychologique et juridique.
I.1.1. Le narrateur, un rôle fictif
Du point de vue logique, on remarquera d'abord que Balzac ne connaît pas la pension Vauquer (Le père Goriot), ce qui
n'empêche pas son narrateur de la décrire jusque dans ses moindres détails; on remarquera ensuite que George Orwell
a écrit 1984 en 1948, qu'il est mort deux ans plus tard, mais que son narrateur est encore en vie après 1984, puisqu'il
raconte son histoire au passé; enfin, on rappellera qu'un narrateur peut rendre compte de scènes ou de dialogues
extrêmement vivants, bien qu'ils se soient déroulés dans un passé parfois très lointain. Ce pouvoir ne trouve pas sa
source dans une mémoire particulièrement bonne, mais dans une faculté plus qu'humaine (Kayser, 74) – la même qui
permet à tout narrateur de s'infiltrer dans la conscience d'un ou de plusieurs personnages pour en révéler le contenu au
lecteur.
Il en résulte que dans l'art du récit, le narrateur n'est jamais l'auteur, [...] mais un rôle inventé et adopté par l'auteur
(ibid., 71); le narrateur est lui-même un rôle fictif (Genette 1972, 226).
I.1.2. Je est un autre
Du point de vue psychologique, les écrivains ont souvent tenu à distinguer deux Moi: un Moi social, ou quotidien, et un
Moi créateur.
(2) Le livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans
nos vices.
Proust, Contre Sainte-Beuve
Les œuvres d'art surgissent d'un moi profond irréductible à une intention consciente;
Proust souligne avec force la dimension non préméditée [...] de l'intention d'auteur

(Compagnon, 3e leçon). Entre le moi créateur et le moi biographique, la rupture est patente, comme le note Paul
Auster:
(3) Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme qui écrit les livres. Dans ma vie, je sais à peu près ce que
je fais; mais, quand j'écris, je suis tout à fait perdu et je ne sais pas d'où viennent ces histoires.
Paul Auster, entretien publié dans Le Monde, 26.7.1991, cité par Adam/Revaz, 78
Mais ce sont les critiques et théoriciens de la littérature qui ont tiré toutes les conséquences de ce divorce. De manière
générale, l'attitude interprétative suppose un sens réservé – suggéré ou caché – que l'interprétation se charge
précisément de mettre au jour. La critique idéologique ou psychanalytique par exemple s'installe dans l'écart creusé
entre le moi conscient et le sujet créateur. Ainsi, diront les uns, Balzac est un écrivain profondément républicain, et cela
malgré ses déclarations royalistes. Un autre critique (Barthes) suggère pour sa part qu'Oreste amoureux d'Hermione
[dans Andromaque], c'est peut-être Racine secrètement dégoûté de [sa maîtresse] la Du Parc. Sans qu'ils le sachent, les
écrivains disent parfois le contraire de ce qu'ils croient penser: voilà le constat que font souvent les critiques littéraires.
Comme Proust, ils sont contre Sainte-Beuve. Sainte-Beuve voulait expliquer les œuvres par la vie des auteurs; on
s'accorde aujourd'hui à penser que cette entreprise est naïve.
I.1.3. Les procès littéraires
Du point de vue juridique, la distinction des deux Moi devient capitale, puisque les procès intentés à Flaubert ou à
Baudelaire, entre autres, en ont précisément mis en question la validité. Le procureur Pinard a rendu le premier, pour
reprendre les mots de Balzac (texte 1), complice des sentiments coupables d'Emma Bovary; contre le second, il a ignoré
la frontière qui sépare le Baudelaire de l'état civil du poète des pièces condamnées. On voit ici qu'en dernière instance,
les distinctions opérées par les écrivains s'inscrivent dans la revendication plus large de l'autonomie de la littérature.
I.2. L'auteur comme catégorie de l'interprétation
On peut ainsi définir trois sources du récit, aux fonctions très différentes: l'auteur biographique, l'auteur-écrivain, le
narrateur. Le premier n'est pas l'objet de la narratologie. Il peut être intéressant de consulter son Journal ou sa
Correspondance, de connaître ses prises de position, mais en aucun cas cette recherche ne pourra se substituer à
l'analyse des textes eux-mêmes. En effet, ceux-ci ne sont pas des messages ou des déclarations émanant de l'auteur
biographique, mais le résultat d'un travail esthétique complexe, celui de l'auteur-écrivain. Ce travail consiste dans la
création d'un dispositif narratif d'ensemble, dont fait partie le narrateur: intrigue, personnages, thèmes, style, aussi bien
que le choix d'un narrateur effacé ou particulièrement bavard, se ramènent à une stratégie, à une intention qui est celle
de l'auteur pris en ce sens restreint. Certains l'appellent auteur impliqué, d'autresauteur fictif ou encorefigure textuelle
de l'auteur, l'essentiel est que son intention ne soit confondue a priori ni avec les opinions de l'auteur biographique, ni
avec tel ou tel jugement péremptoire du narrateur. Ainsi compris, l'auteur peut être considéré comme une sorte de
point de fuite de l'interprétation, comme l'horizon dernier de la lecture et de l'analyse (Compagnon, 11e leçon).
II. Le site linguistique de la voix

La voix, c'est la façon dont se trouve impliquée dans le récit la narration elle-même (Genette 1972, 76). Mais la voix se
fait parfois si discrète qu'elle peut sembler tout simplement muette. Zola par exemple pense que le romancier doit
garder pour lui son émotion et affecter de disparaître complètement derrière l'histoire qu'il raconte. Or, même réduite
à des traces, la voix narrative ne disparaît jamais complètement. Comment la repérer dès lors? On peut se tourner ici
vers la linguistique, qui a inventorié et décrit quelques traits du langage propres à témoigner d'une telle présence.
II.1. L'opposition histoire/discours chez Benveniste II.1.1. L'énonciation historique
Considérant les temps verbaux du français, le linguiste E. Benveniste a distingué deux systèmes, qui manifestent deux
plans d'énonciation différents, [...] celui de l'histoire et celui du discours (Benveniste, 238). L'énonciation historique se
caractérise par l'utilisation du passé simple, ainsi que par l'effacement du sujet de l'énonciation. On la trouve dans les
récits des historiens ou dans ceux des romanciers.
(4) Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre, fit un geste d'impatience, entra
dans un bureau de tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plus
riche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son gilet de velours noir sur lequel se croisait
plusieurs fois une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes; puis, [...] il reprit sa promenade sans se laisser
distraire par les oeillades bourgeoises qu'il recevait.
Balzac, Gambara, cité et souligné par Benveniste
En (4), le texte est régi par le couple passé simple/imparfait, qui fait se dérouler le récit comme naturellement. Il ne
semble pas y avoir de traces du locuteur dans l'énoncé. Apparemment, ce paragraphe est dépourvu de narrateur et les
événements semblent se raconter eux-mêmes. (Benveniste, 241)
II.1.2. L'énonciation de discours
À l'inverse, l'énonciation de discours proscrit l'utilisation du passé simple et laisse toujours apparaître dans l'énoncé les
traces de son énonciation. Il s'agit notamment des marques de la première et de la deuxième personne (je/tu), de
certains adverbes spatio-temporels (ici/maintenant), des pronoms possessifs et démonstratifs, des verbes au présent,
etc. Toutes ces expressions sont dites déictiques parce qu'elles ne peuvent être interprétées que si l'on remonte de
l'énoncé à la situation d'énonciation (deixis), c'est-à-dire à la personne du locuteur, comme à l'espace et au temps qui
lui sont contemporains. On ne peut pas comprendre l'énoncé je pars demain indépendamment de celui qui dit je et du
moment où il le dit.
Or, le discours n'est pas le propre de l'oral. Il apparaît également dans le récit écrit. Il est là dès que le narrateur
rapporte la parole des personnages, mais aussi quand il commente les événements. Ainsi, en (4), dans un peu plus riche
que ne le permettent en France les lois du goût, un jugement sociologique normatif est proposé. C'est le présent qui
signale cette intrusion du narrateur. Moins nettement, dans une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes, le
démonstratif renvoie lui aussi à la situation de celui qui parle, en l'occurrence à un monde d'objets supposé connu du
lecteur.

II.2. La subjectivité du narrateur


Les expressions déictiques permettent de délimiter un site linguistique de la voix, c'est-à-dire de repérer la présence du
narrateur, et ce même lorsque celui-ci cherche à s'effacer le plus possible, comme chez les romanciers réalistes.
Mais il existe aussi d'autres indices de cette présence. Par exemple, dans le simple fait qu'il est raconté au passé, un
épisode est posé comme antérieur à l'acte de parole qui le produit et qui par là même s'en distingue. En outre, certaines
modalités – modalités d'énonciation comme l'interrogation et l'exclamation, ou modalités d'énoncé comme les adjectifs
appréciatifs – lorsqu'elles ne peuvent pas être attribuées à un personnage, sont souvent des renvois implicites à la
subjectivité du narrateur. L'usage de l'italique peut jouer un rôle comparable. Enfin, cette subjectivité se fait jour quand,
malgré un évident souci d'impartialité, une certaine unité de ton se dégage de la lecture d'un récit. L'ironie peut y
contribuer, mais aussi la tonalité affective ou normative émergeant d'un réseau de comparaisons et de métaphores.
III. Le temps de la narration
La narration fait donc partie de la fiction. On peut l'y retrouver grâce à certains de ses traits linguistiques. Examinons
maintenant les rapports qui peuvent s'établir entre narration et histoire, en réservant pour plus tard l'examen des
relations narration-récit.
La narration entretient des relations pertinentes avec l'histoire du point de vue temporel et du point de vue de la
personne.
Du point de vue temporel, on s'interrogera sur le rapport chronologique qui s'établit entre l'acte narratif et les
événements rapportés. Genette distingue la narration ultérieure, qui est la plus courante, la narration antérieure, qui
correspond au récit prédictif, la narration simultanée, qu'on trouve par exemple dans le reportage sportif, et la
narration intercalée, où plusieurs actes narratifs sont intercalés entre les événements, comme dans le roman épistolaire
ou le journal intime (Genette 1972, 229).

III.1. Narration ultérieure


Dans la majorité des récits, on raconte au passé. Ce recours au passé est tellement fréquent qu'on a pu mettre en doute
sa valeur temporelle et le considérer uniquement comme un indice de fictionalité [La fiction, V.1.3]. Cependant, bien
que la distance temporelle séparant l'acte narratif et l'histoire soit rarement précisée, l'histoire est souvent –
directement ou indirectement – située dans le passé. Il suffit pour cela de la mention d'une date, de l'annonce, dans le
cours du récit, d'événements à venir, ou encore d'un épilogue au présent.
Parfois, à la fin d'un récit, le temps de l'histoire rejoint celui de la narration, en particulier lorsque le narrateur fait partie
de l'histoire. Par exemple, Gil Blas, après avoir raconté sa vie et ses aventures sur près de 800 pages, conclut son récit
par un bref sommaire ouvert sur le futur:
(5) Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec des personnes si chères. Pour comble de
satisfaction, le ciel a daigné m'accorder deux enfants, dont l'éducation va devenir l'amusement de mes vieux jours et
dont je crois pieusement être le père.

Le Sage, Gil Blas de Santillane III.2. Narration antérieure


L'antériorité du point de narration par rapport à l'histoire est un cas rare. Il ne faut pas le confondre avec les récits de
science-fiction, où le moment fictif de la narration est presque toujours postérieur à l'histoire racontée. Ce cas
correspond plutôt au récit prédictif au futur ou au présent (prophéties, visions), quoique, là encore, le fait même de
raconter l'avenir implique qu'il soit traité comme s'il était déjà advenu (Schaeffer, 274).
III.3. Narration simultanée
En narration simultanée, conduite au présent, le temps de l'histoire paraît coïncider avec celui de la narration. Dans le
registre des récits factuels, on peut songer au reportage sportif. Dans le cas des fictions, il en résulte ce paradoxe que,
même si le narrateur est absent de l'histoire qu'il raconte, il semble présent quelque part dans l'univers représenté
(Genette 1983, 55). L'effet se rapproche de celui de la focalisation externe [La perspective narrative, III.1]. Dans un récit
à la première personne, les choses sont encore plus complexes. Comment concevoir en effet de vivre et de se raconter
en même temps? La question mérite d'autant plus d'être posée qu'une part grandissante de la production romanesque
contemporaine propose des récits en je, entièrement menés au présent. Sur cette déviance de la narration simultanée,
voir Cohn (2001), chap. VI.
III.4. Narration intercalée
Dans le roman par lettres, les épistoliers sont autant de narrateurs. L'histoire y est ainsi racontée avec un point de
narration mobile. C'est également le cas dans les diverses formes du journal intime ou des Mémoires. L'intérêt réside ici
dans le jeu qui peut s'instaurer entre le temps de l'histoire et celui de la narration.
Dans L'Emploi du temps de Butor, par exemple, un employé de bureau décide, sept mois après son arrivée en
Angleterre, de raconter son séjour depuis le début et en suivant un ordre chronologique. Au deuxième mois de la
rédaction, il sent que certains événements présents veulent être racontés sans attendre leur tour; il commence alors à
tenir un journal tout en poursuivant la rédaction de ses Mémoires; ceux-ci le mèneront bientôt au mois où il avait
commencé à les écrire; il se relit et s'aperçoit que les événements survenus depuis lors demandent une réinterprétation
du passé rédigé. Le livre présente ainsi une sorte de tresse temporelle où se croisent l'activité mémorialiste, diariste et
interprétative, et qui rend compte de la construction d'un sujet dans la complexité de son expérience du temps.
IV. La personne
La relation entre narration et histoire est déterminante encore pour définir la catégorie de la personne.
IV.1. Définitions
La question de la personne est parfois réduite à sa dimension grammaticale. On parle ainsi de récits à la première ou à la
troisième personne. Or, ce critère est insuffisant. En effet, si un narrateur intervient au cours d'un récit, il ne peut
s'exprimer qu'à la première personne. La question est donc plutôt de savoir si ce narrateur est ou n'est pas un
personnage de l'histoire.

Le narrateur est homodiégétique lorsqu'il est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte. Dans ce cas, s'il
n'est pas un simple témoin des événements, mais le héros de son récit, il peut aussi être appelé narrateur
autodiégétique.
En revanche, le narrateur hétérodiégétique est absent comme personnage de l'histoire qu'il raconte, même s'il peut y
faire des intrusions – comme narrateur.
En général, le choix de la personne est définitif. Dans Madame Bovary, on assiste pourtant à une mutation du narrateur
en cours de récit. Homodiégétique dans les premières pages (Nous étions à l'Étude...), il disparaît rapidement, devient
ainsi hétérodiégétique, pour réapparaître in extremis dans les dernières lignes du roman, qui sont au présent.
IV.2. Les récits en je
Dans les récits homodiégétiques, les relations d'identité entre l'auteur, le narrateur et le personnage doivent être
clarifiées. Elles sont en effet déterminantes pour distinguer, entre autres, le roman de l'autobiographie.
IV.2.1. Fiction et autobiographie
D'un point de vue narratologique, rien ne permet de faire la différence entre un récit de fiction à la première personne
et un récit autobiographique, dans la mesure où le premier est une simulation délibérée et artificielle du second (Cohn,
53). Leur différence ne tient qu'au statut de celui qui dit je. Dans une autobiographie, je est un locuteur réel. Il est
reconnu comme tel grâce à un pacte autobiographique (Lejeune) qui assure, sur la couverture ou au début du texte,
l'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage. Cette identité est celle du nom propre.
Dans la fiction, le pacte autobiographique (simulé) se double d'un pacte fictionnel qui consiste précisément à changer
de nom. Quand on lit sur la page de titre: Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d'industrie Felix Krull, on sait qu'il
s'agit bien d'un roman. Le titre de Mann [...] présente [...] l'indice essentiel de la fiction en régime de première
personne: la création d'un locuteur imaginaire. Tant que ce locuteur est nommé, dans l'appareil titulaire ou dans le
texte, et tant qu'il porte un nom différent de celui de l'auteur, le lecteur sait qu'il n'est pas supposé prendre ce discours
pour un énoncé de réalité. (Cohn, 55)
IV.2.2. Autofiction
Il arrive néanmoins que le héros d'un roman déclaré tel [ait] le même nom que l'auteur (Lejeune, 31). Ce phénomène a
donné naissance à un nouveau genre controversé: l'autofiction.
L'autofiction cumule deux pactes en principe incompatibles. C'est un récit fondé, comme l'autobiographie, sur l'identité
nominale de l'auteur, du narrateur et du personnage, mais qui se réclame par ailleurs de la fiction, du genre
romanesque. Pour Serge Doubrovsky, qui a baptisé ce nouveau genre, l'autofiction est une fiction, d'événements et de
faits strictement réels. La fiction devient ici l'outil affiché d'une quête identitaire. L'autofiction est-elle une
autobiographie déniaisée des illusions de la sincérité, ou avachie au contraire dans les facilités du romanesque? La
question reste ouverte...
V. Les niveaux narratifs

La question de la personne concerne la relation du narrateur et du personnage. Il s'agit seulement de savoir si un


narrateur est ou n'est pas un personnage de l'histoire qu'il raconte. Cette question ne doit pas être confondue avec celle
des niveaux narratifs. La notion de niveau désigne la frontière, invisible mais en principe totalement étanche, qui sépare
l'univers du raconté et celui du racontant. En effet, dès le moment où quelqu'un raconte une histoire, qu'il en fasse ou
non partie à titre de personnage, il institue un univers en propre dont il est par définition exclu en tant que narrateur.
Celui qui narre n'est pas au même niveau que les objets ou les acteurs qui peuplent son récit. Il y a virtuellement dans
tout récit trois niveaux narratifs. Leur distinction permettra d'envisager d'autres types de rapport entre la narration,
l'histoire et le récit.
V.1. Niveau diégétique Considérons l'exemple suivant:
(6) C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa
femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d'un air grave, l'oeil de madame de Rênal suivait avec inquiétude les
mouvements de trois petits garçons. [...]
– Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'un air offensé, et la joue plus pâle encore
qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château...
Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n'aurai pas la barbarie de vous faire
subir la longueur et les ménagements savants d'un dialogue de province.
Stendhal, Le Rouge et le noir
Dans les premières lignes de (6), le narrateur est en retrait. Il se borne à exercer sa fonction première, celle de narrer, de
présenter une histoire, c'est-à-dire des personnages qui évoluent dans un univers séparé, avec un temps (le passé) et un
lieu propres. On baptisera diégèse cet univers. Nous nous trouvons donc au niveau diégétique ou intradiégétique,
puisque nous sommes à l'intérieur de la diégèse, de plain-pied avec les personnages.
V.2. Niveau métadiégétique
Quelques lignes plus loin, le narrateur donne la parole à M. de Rênal; ce faisant, il renonce virtuellement à son statut de
narrateur pour le déléguer à l'un de ses personnages. On pourrait très bien imaginer, en effet, que M. de Rênal se mette
à faire le récit de ses déboires avec ce beau monsieur de Paris, produisant ainsi un récit second qui serait enchâssé dans
le récit premier [VIII. Récits enchâssés]. Nous accéderions à un niveau métadiégétique.
Notons au passage que, dès lors, il faudrait distinguer trois M. de Rênal: ceux du niveau intradiégétique (Rênal
personnage du récit premier et narrateur du récit second) et celui du niveau métadiégétique (Rênal personnage du récit
second).
V.3. Niveau extradiégétique
Mais en l'occurrence, sous prétexte d'épargner son lecteur, le narrateur coupe la parole à
son personnage. Il ne se contente plus de narrer, il ouvre dans le texte un autre univers,
celui d'un conteur parisien ne partageant pas les préjugés de la province. Il est ici à son

degré de présence maximale, ce dont témoignent différents déictiques – marques de la personne (je, vous), présent (du
subjonctif) et futur – ainsi que le ton manifestement ironique du propos (emploi du terme barbarie, ménagements
savants en italique). Ici, nous accédons au niveau extradiégétique, celui d'où un narrateur peut à tout moment
commenter ou juger ce qui fait l'objet de sa narration.
Dans notre exemple, ce niveau est occupé par un narrateur hétérodiégétique. Mais un narrateur homodiégétique
pourrait l'occuper aussi bien.
(7) Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie) ce propos aurait dû me paraître
oiseux, mais il me causa une vive souffrance.
Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Dans ce passage, le je-narrateur ne se contente pas de rapporter la souffrance du je-personnage; il intervient dans le
texte en personne; ce qu'il sait aujourd'hui lui permet de porter un jugement critique sur le caractère inapproprié de
cette souffrance.

Extra-, intra-, métadiégétique: voilà les trois niveaux susceptibles d'héberger des univers narratifs. Dans la suite du
chapitre, nous étudierons l'interaction de ces différents niveaux et les effets spécifiques qu'on peut obtenir de leur
intrication.
VI. Fonctions du narrateur
Le niveau extradiégétique correspond à la position standard du narrateur. Depuis cette position, le narrateur exerce sa
fonction essentielle, la fonction narrative. Il narre, il produit un récit qui est la mise en forme d'une histoire. Mais il lui
arrive aussi d'interrompre son récit pour lui apporter un commentaire. Ces interventions (ou intrusions) de narrateur
correspondent à une nouvelle fonction, la fonction commentative, qui connaît plusieurs modalités, selon que le
commentaire porte sur l'histoire, le récit ou la narration elle-même.
VI.1. Histoire
Le narrateur peut ainsi commenter son histoire pour indique[r] la source d'où il tient son information, ou le degré de
précision de ses propres souvenirs, ou les sentiments qu'éveille en lui tel épisode; on a là quelque chose qui pourrait
être nommé fonction testimoniale, ou d'attestation (Genette 1972, 262). Il peut aller plus loin et se mettre à expliquer
ou à justifier telle action, exerçant alors une fonction idéologique, qui oriente la signification générale du récit. Cette
fonction est parfois déléguée à certains personnages.
VI.2. Récit
Le narrateur peut aussi se référer non plus à l'histoire, mais au récit, au texte narratif proprement dit (ainsi, en (6),
l'allusion aux deux cents pages du roman) afin d'en présenter une articulation, d'en clarifier l'organisation générale, ou
encore pour proposer des commentaires d'ordre esthétique. Il exerce là une fonction de régie.
VI.3. Narration
Enfin, il peut arriver que le narrateur ne soit tourné ni vers son histoire, ni vers le récit,
mais vers la situation narrative elle-même, lorsqu'il s'adresse à quelqu'un. En (5), le
pronom vous renvoie à la figure d'un narrataire, qu'on pourrait considérer comme une

figure textuelle du lecteur, sur le modèle des distinctions établies à propos de l'auteur [I.2]. Ce souci du public fait que le
narrateur privilégie sa fonction de communication.
VII. Métalepses
Dans les cas qui précèdent, l'étanchéité des frontières entre niveaux est parfaitement respectée. Mais il existe des cas
particuliers où ces frontières deviennent poreuses. Au cinéma, il suffit de penser à l'éventualité qu'un personnage
traverse l'écran pour rejoindre les spectateurs. La fiction peut aussi produire ce genre d'effets. Quand la frontière est
franchie, on a affaire à une métalepse narrative. Sa définition générale est la suivante: toute intrusion du narrateur ou
du narrataire extradiégétique dans l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers
métadiégétique, etc.), ou inversement (Genette 1972, 244). Fondée sur une impossibilité logique (on ne peut être à la
fois dans le film et dans la salle...) la métalepse est toujours ressentie comme une infraction. La fonction de cette
infraction peut être ludique ou sérieuse.
VII.1. Versions ludiques
La métalepse institue un monde où la séparation étanche entre univers de niveaux différents n'existe pas. Elle manifeste
avec éclat que la fiction n'est pas soumise au principe de réalité. Ainsi Queneau crée dans Les Fleurs bleues deux
personnages qui tout à la fois existent et n'existent pas, puisque chacun d'eux est présenté comme un rêve fait par
l'autre. La métalepse provoque à coup sûr la surprise du lecteur; multipliant les paradoxes, elle fait exister, pour le
plaisir, un monde de liberté et de fantaisie.
VII.2. Versions sérieuses
C'est principalement la littérature fantastique qui fait un usage sérieux de la métalepse: Dans le fantastique, le
surnaturel apparaît comme une rupture de la cohérence universelle – à l'inverse du merveilleux, qui s'ajoute au monde
réel sans lui porter atteinte [...] (Roger Caillois, article Fantastique, Encyclopaedia Universalis). Aussi le fantastique
recourt-il volontiers aux effets de la métalepse. Les mystérieux phénomènes que décrivent les nouvelles de Lovecraft,
par exemple – retour monstrueux des Anciens, de Cthulhu – sont-ils le fait d'une imagination malade ou sont-ils réels?
Rien ne permet de trancher. Le flou de la frontière est ici exploité pour inquiéter le lecteur.
VIII. Récits enchâssés
Nous avons examiné jusqu'ici divers aspects des relations entre les niveaux extra- et (intra)diégétique. Il nous reste à
envisager les phénomènes d'enchâssement, qui ont lieu à la frontière des niveaux diégétique et du métadiégétique.
VIII.1. Un phénomène de niveau
Il peut arriver que le personnage d'un récit se mette lui-même à faire un récit. Il devient dès lors le narrateur d'un récit
second qui est enchâssé dans le récit premier. Les termes premier et second ne préjugent en rien de l'importance
relative des deux récits; souvent, le récit second est quantitativement plus important que le récit premier. Ils
permettent simplement de distinguer deux niveaux narratifs, puisque le personnage qui prend la parole au niveau
diégétique (récit premier), du fait qu'il devient un narrateur, ouvre un nouvel univers, une nouvelle diégèse, et nous fait
donc accéder à un niveau métadiégétique (récit second) [V.2].

VIII.2. Croisement du niveau et de la personne


On confond parfois les distinctions de niveau et les relations de personne. Or, les préfixes extra- et hétéro-, d'un côté,
intra- et homo-, de l'autre, ne sont pas interchangeables. Autrement dit, un narrateur extradiégétique n'est pas
forcément hétérodiégétique et un narrateur intradiégétique, c'est-à-dire un narrateur second, n'est pas forcément
homodiégétique. Dans l'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par exemple, le Marquis de Renoncourt
est extradiégétique, comme narrateur du récit premier, mais aussi homodiégétique, puisqu'il figure dans son récit à titre
de personnage. Dans Les Mille et Une Nuits, Schéhérazade est une narratrice intradiégétique parce qu'elle est déjà,
avant d'ouvrir la bouche, personnage dans un récit qui n'est pas le sien; mais puisqu'elle ne raconte pas sa propre
histoire, elle est en même temps narratrice hétérodiégétique (Genette 1983, 56).
VIII.3. Formes et fonctions de l'enchâssement
Les divers types de récits enchâssés peuvent être regroupés en deux grandes formes. La première forme est celle des
récits encadrés, dans lesquels le récit second occupe l'essentiel du texte. La deuxième forme est celle des récits
intercalaires. On parlera de récit intercalaire quand un ou plusieurs récits sont enchâssés sans que l'un d'entre eux ne
prédomine, ou alors quand un ou plusieurs récits sont enchâssés à l'intérieur d'un récit premier qui reste dominant.
VIII.3.1. Récits encadrés
Il s'agit des cas où le récit enchâssant, ou récit premier, n'est là que pour servir de cadre au récit enchâssé; le récit-cadre
s'efface devant le récit encadré, qui occupe (quantitativement) la place dominante. Ces récits se différencient selon la
fonction dévolue au récit-cadre.
Lorsque le récit-cadre sert à mettre en place les conditions (matérielles et psychologiques) d'une réception confortable,
on dira qu'il a une fonction phatique. Ainsi, Balzac ou Maupassant mettent-ils parfois en scène, dans un bref prologue,
des causeurs brillants et spirituels, qui ne tardent guère à se muer en narrateurs; leurs récits, sollicités par un auditoire
attentif, sont ainsi mis en valeur.
Le récit-cadre peut aussi avoir une fonction plus importante, une fonction évaluative, lorsque le narrataire
intradiégétique – à savoir le (ou les) auditeur(s) du récit enchâssé à qui l'on s'adresse au niveau du récit-cadre – apporte
un commentaire à l'histoire qui vient d'être racontée, ce qui a (ou devrait avoir...) pour effet d'orienter l'interprétation
du narrataire extradiégétique, c'est-à-dire le lecteur.
Par exemple, dans René, Chateaubriand a situé le récit métadiégétique du héros dans un contexte de condamnation
morale. René, après avoir raconté sa vie, est jugé sévèrement par un de ses auditeurs, qui lui reproche son
endurcissement dans la mélancolie.
VIII.3.2. Récits intercalaires
Dans cette catégorie, on rangera les cas où un récit enchâssant dominant accueille un (ou plusieurs) méta-récits. Ici, les
fonctions à prendre en considération sont celles des récits enchâssés eux-mêmes. Elles sont déterminées par le type de
relation qu'ils entretiennent avec le récit premier (Genette 1972, 242-243).

Lorsque la relation est causale, on a affaire à une fonction explicative. Tel est le cas par exemple, dans le Roman
comique de Scarron, des méta-récits autobiographiques des personnages principaux: ils permettent à leur entourage de
connaître les circonstances qui les ont conduits à leur situation actuelle.
Lorsque la relation est thématique, on a affaire à une fonction de contraste ou d'analogie. Dans Le Roman comique
toujours, il arrive aux personnages, lors des veillées, de raconter à leur entourage des nouvelles espagnoles relatant des
hauts faits amoureux et militaires. Ces nouvelles établissent un contraste vif et significatif avec les amours vulgaires et
les scènes de bagarre évoquées dans le récit premier.
Conclusion
La voix narrative n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au même titre que l'intrigue. Elle peut se borner
à énoncer les phrases du récit. Elle peut aussi commenter, juger, ou déléguer sa fonction à un acteur de la diégèse.
Toujours, elle est repérable grâce aux expressions déictiques ou aux marques de la subjectivité.
Par ailleurs, la voix englobe toutes sortes de relations entre la narration, l'histoire et le récit (de temps, de personne, de
niveaux). La diversité de ces relations explique la diversité des récits. Toutefois, les notions présentées ici ne sont que
des outils d'analyse. [L]es catégories narratologiques distinguent des techniques du récit plutôt que des classes de
textes. (Schaeffer, 726) Ceux-ci ne se laissent jamais appréhender docilement. Ils relèvent toujours du mélange.
Autrement dit, ils sont complexes.
Bibliographie
• Adam, Jean-Michel (1996). Revaz, F.. L'analyse des récits. Paris: Seuil, Mémo.
• Benveniste, Emile (1976). Les relations de temps dans le verbe français, in Problèmes de linguistique générale 1.
Paris: Gallimard, tel, pp. 237-250.
• Cohn, D. (2001). Le propre de la fiction. Paris: Seuil.
• Compagnon, Antoine. Théorie de la littérature: Qu'est-ce qu'un auteur?, [www.fabula.org].
• Genette, Gérard (1972). Discours du récit, in Figures III, Paris, Seuil, pp. 65-278.
• Genette, Gérard (1983). Nouveau discours du récit. Paris: Seuil.
• Kayser, W. (1977). Qui raconte le roman?, in Barthes, R., Kayser, W., Booth, W.C., Hamon, Ph., Poétique du récit.
Paris: Seuil, Points-Essais, pp. 59-84.
• Lejeune, Philippe (1996). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil, Points-Essais.
• Schaeffer, Jean-Marie (1995). Temps, mode et voix dans le récit, in Ducrot, O., Schaeffer, J.-M., Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris: Seuil, Points-Essais, pp. 710-727.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

La perspective narrative, Jean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003 Section de Français – Université de Lausanne
Sommaire
1. Définition(s)
1. Objet du chapitre
2. Sens large: point de vue et énonciation
3. Sens restreint
1. Focalisation et représentation
2. Les trois types de focalisation
4. L'exemple du théâtre
2. La focalisation interne
1. Genette: une approche intuitive
1. Le point de vue du personnage
2. Le double sens du mot interne
3. Les changements de foyer
2. Rabatel: les marques linguistiques du point de vue
1. L'aspectualisation de la perception
2. La mise en relief
3. L'anaphore associative
3. L'embrayage du point de vue du personnage
3. La focalisation externe
1. Un point de vue anonyme
2. L'ambiguïté du mot externe
4. La focalisation zéro

1. Non focalisation
2. Multifocalisation
5. Changements et frontières de la perspective
1. La perspective comme technique narrative
2. Altérations de la perspective
3. Frontières de la perspective
6. La perspective et les autres paramètres du récit
1. Perspective et voix narrative
2. Perspective et représentation de la parole
• Conclusion
• Bibliographie
I. Définition(s)
I.1. Objet du chapitre
Beaucoup de termes ont été proposés pour traiter de ce qui est réuni ici au titre de la perspective narrative: point de
vue, vision, aspect, focalisation. La littérature critique sur le sujet est particulièrement abondante. On peut y distinguer
différentes traditions (anglo-saxonne, allemande, française) et des approches diversifiées (poétique, linguistique). Ce
chapitre sera centré sur la théorie des focalisations proposée par G. Genette. Si elle n'est pas la plus rigoureuse, elle
reste l'une des plus opératoires pour la lecture des textes. Des compléments seront apportés avec A. Rabatel. Mais il
convient d'abord de délimiter les problèmes pour éviter de possibles confusions.
I.2. Sens large: point de vue et énonciation
Toutes traditions confondues, c'est le terme de point de vue qui est le plus couramment utilisé. Au sens large, certains
parlent de point de vue pour qualifier les récits dans leur ensemble. Tout texte narratif témoigne d'un point de vue
particulier. Il y a autant de points de vue que de textes. On comprend aisément que le terme n'a que peu d'intérêt dans
ce sens. Mieux vaudrait ne l'employer que lorsque l'on peut voir, dans un texte, se dégager un point de vue avec une
fonction manifeste et cohérente (Rousset, 30).
On parlerait alors de point de vue pour désigner ce que les Anglo-Saxons appellent le ton d'un texte (tone). On pourrait
y ranger l'ironie de Flaubert - par exemple lorsqu'il fait le portrait du pharmacien Homais, dans Madame Bovary. Dans ce
sens, le terme renvoie surtout au point de vue du narrateur sur son histoire ou ses personnages et englobe ce que
certains critiques appellent les intrusions d'auteur: [Il] jeta un coup d'oeil sur son costume, un peu plus riche que ne le
permettent en France les lois du goût (Balzac, Gambara). En un sens voisin, on verrait se dégager un point de vue, une
vision du monde, de la cohérence et de la tonalité des images, des métaphores repérables dans un texte.

Dans un sens un peu moins étendu, enfin, on signalerait comme le font aujourd'hui encore les dictionnaires anglo-
saxons (Abrams, 231-236) les différents points de vue tels qu'ils se dégagent d'un récit à la première ou à la troisième
personne. Un récit en JE semble limiter le point de vue à celui de JE. Un récit en IL/ELLE permet d'offrir un point de vue
plus large. Dans tous ces cas, cependant, ainsi que l'a remarqué Genette, le point de vue a partie liée avec le narrateur
[La voix narrative, I], avec celui qui raconte l'histoire, et ressortit donc au problème de l'énonciation narrative.
I.3. Sens restreint
I.3.1. Focalisation et représentation
La focalisation, telle que nous la définissons ici, relève moins de l'énonciation que de la représentation narrative. La
notion de représentation désigne le rapport qui s'établit entre le texte narratif et ce qu'il est convenu d'appeler la
fiction, la fable, ou l'histoire. Ce rapport est fondamental, car l'histoire, prise en elle-même, est une abstraction: c'est-à-
dire que l'action, les personnages et l'univers spatio-temporel qui font la substance des histoires ne se présentent pas
spontanément à notre conscience; tous ces éléments doivent nous être communiqués par un truchement concret, par
une représentation. On peut raconter quelque chose oralement, par écrit, ou encore par des moyens audio¬visuels.
L'histoire devient concrète seulement à partir du moment où une forme - tel film, tel roman précis - l'a prise en charge.
Ainsi, pour ce qui concerne la représentation littéraire, Genette (1972, 72) distingue la narration (l'acte de raconter), le
récit (le texte narratif lui-même, seule réalité tangible pour l'analyse) et l'histoire ou diégèse (l'intrigue telle qu'on peut
l'abstraire du récit, mais aussi l'univers spatio-temporel où évoluent les personnages). Dans cette triade, ne relève de la
représentation que ce qui touche au rapport du récit et de l'histoire. Par exemple, les événements racontés (histoire)
peuvent l'être selon un ordre (récit) différent de l'ordre chronologique. De même, ils peuvent être racontés selon tel ou
tel point de vue: [Le récit] peut aussi choisir de régler l'information qu'il livre [...] selon les capacités de connaissance de
telle ou telle partie prenante de l'histoire (personnage ou groupe de personnages) (Genette 1972, 183-84). Le lecteur
n'accède à l'histoire que par l'intermédiaire de tel protagoniste, dont le champ perceptif, le champ d'action et le savoir
sont limités, ce qui le fait ressembler à une sorte de goulot d'information (Genette 1983, 49). Une première définition
générale peut donc être donnée: la focalisation désigne le mode d'accès au monde raconté, selon que cet accès est, ou
n'est pas, limité par un point de vue particulier.
I.3.2. Les trois types de focalisation
Il existe plusieurs classifications du point de vue. Celle de Genette repose sur une phénoménologie des états de
conscience plutôt que sur des considérations linguistiques; elle se donne ouvertement comme une reformulation,
notamment de la classification proposée par T. Todorov. Ainsi, premièrement, on appellera avec Genette focalisation
zéro l'absence de point de vue délimité, qui caractérise selon Todorov les récits où le narrateur en dit plus que n'en sait
aucun des personnages (N > P). On utilise aussi le terme d'omniscience, puisque le narrateur sait tout de ses
personnages et pénètre leurs pensées les plus intimes et leur inconscient. Deuxièmement, on parlera de focalisation
interne quand le narrateur ne raconte que ce que sait, voit, ressent un personnage donné (focalisation interne fixe),
plusieurs personnages successivement (focalisation interne variable), ou encore quand il revient sur un même
événement selon les points de

vue de personnages différents (focalisation interne multiple). Toujours ici, l'information donnée coïncide avec le champ
de conscience d'un personnage (N = P). Troisièmement enfin, Genette appellera focalisation externe un point de vue
strictement limité aux perceptions visuelles (et parfois auditives) d'une sorte de témoin objectif et anonyme dont le rôle
se réduirait à constater du dehors ce qui se passe. Dans ce cas, conclura Todorov, le narrateur en dit moins que n'en sait
le personnage (N < P).
I.4. L'exemple du théâtre
Une bonne façon de saisir intuitivement les différences entre ces trois types de focalisation est de considérer la
situation théâtrale.
Au début d'une pièce de théâtre classique, on peut considérer que le spectateur (ou le lecteur) est dans une position de
focalisation externe: il en sait moins que n'en sait chacun des personnages. L'exposition est destinée à inverser cette
position et à lui donner toutes les informations requises pour la compréhension de la situation dramatique: le
spectateur en sait alors plus que tous les personnages pris isolément. Dans Phèdre, par exemple, il connaît dès l'Acte I
l'amour criminel de l'héroïne pour son beau-fils Hippolyte. Le nœud de la pièce donne à voir des rencontres entre
personnages plus ou moins informés. Des dupes sont victimes de roués; la lucidité s'oppose à l'aveuglement; c'est
l'empire, en d'autres termes, de la focalisation interne variable. Ainsi Thésée, dans Phèdre, va-t-il être le seul à ne rien
savoir du crime de l'héroïne: ignorance tragique, puisqu'elle mènera Hippolyte à la mort. Le dénouement, en principe,
rétablit les choses dans leur vérité; il offre à chacun des personnages le point de vue surplombant dont le spectateur
jouissait dès l'exposition. Ainsi, à la fin de l'Acte V, un ultime aveu de Phèdre arrache-t-il, trop tard, Thésée à son
ignorance.
Mais reprenons maintenant ces différents types séparément. II. La focalisation interne
II.1. Genette: une approche intuitive
II.1.1. Le point de vue du personnage
Nous envisagerons en premier lieu la focalisation interne parce que c'est par rapport à elle que l'on pourra le plus
clairement définir et comprendre les deux autres types de focalisation. Pour Genette, déterminer comment un segment
de texte est focalisé revient à savoir où est le foyer de perception (Genette 1983, 43). La réponse est la plus claire en
focalisation interne dans la mesure où ce foyer coïncide alors avec le champ de conscience d'un personnage. Autrement
dit, il y a focalisation interne lorsque le point de vue est celui du personnage.
(1) [Le palais était] couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, où des mâts étaient
disposés pour tendre un vélarium. Un matin, avant le jour, le Tétrarque Hérode Antipas vint s'y accouder et regarda. Les
montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes, pendant que leur masse, jusqu'au fond
des abîmes, était encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent.
L'aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur.
Flaubert, Hérodias

Dans les premières lignes de cet extrait, le narrateur décrit le lieu où va apparaître le protagoniste. Il n'y a pas de point
de vue particulier. À partir de Les montagnes..., en revanche, toute l'information qui nous est donnée est déterminée
par le regard d'Hérode. C'est par rapport à lui que s'organisent les premiers plans et les arrière-fonds; de même, la
progression temporelle est orientée à partir de son arrivée sur la terrasse, avant le jour.
II.1.2. Le double sens du mot interne
Ceci permet de définir les deux sens du mot interne. D'une part, la focalisation est interne parce que le point focal est
situé à l'intérieur de la diégèse: quelque chose est perçu dans l'univers de l'histoire. En ce sens (interne au sens
diégétique), la focalisation interne s'oppose à la focalisation zéro, où il n'y a pas de point de vue interne à l'histoire, mais
un narrateur extradiégétique [La voix narrative, V.3], qui surplombe l'histoire et qui nous la présente sans restriction de
champ - comme dans les premières lignes de (1).
D'autre part, la focalisation est interne parce que nous accédons à l'information depuis l'intérieur d'une conscience, en
l'occurrence celle d'Hérode. Ici, focalisation interne (interne au sens psychologique) s'entend par opposition à
focalisation externe, où un point de vue est bien situé dans l'histoire, mais sans coïncider avec la conscience, l'intériorité
d'un personnage.
Nous conviendrons de parler de focalisation interne lorsque ces deux conditions - la seconde présupposant la première -
sont réunies.
II.1.3. Les changements de foyer
La focalisation interne peut être fixe, variable ou multiple. La focalisation interne est fixe lorsque, dans un texte donné,
le point de vue est toujours celui du même personnage. Ainsi dans L'Éducation sentimentale de Flaubert, le personnage
focal est presque toujours Frédéric Moreau, et le lecteur perçoit comme une infraction tout changement apporté à ce
mode dominant.
On parle de focalisation interne variable quand le personnage focal change en cours de récit. Dans Madame Bovary, le
point de vue est d'abord celui de Charles, puis celui d'Emma, pour revenir au premier à la fin. Ce cas des changements
de foyer en cours de route est le plus fréquent.
La focalisation interne multiple est plus rare. Genette invoque l'exemple des romans par lettres. Un même événement
est raconté selon des points de vue différents. Mais ici le changement de point de vue est surtout le fruit d'un
changement d'énonciateur, puisque les différents correspondants sont autant de narrateurs. Le cinéma offre d'autres
exemples. Ainsi, dans le film Jackie Brown de Q. Tarantino, l'épisode crucial de l'échange des 500'000 dollars est
présenté à trois reprises: la première fois du point de vue de Jackie, qui cherche à leurrer en même temps Ordell et la
police; la deuxième fois du point de vue de Louis et de Melanie (les complices du truand Ordell), et la dernière fois selon
l'optique de Max (le complice de Jackie), ce qui permet au narrateur-réalisateur de jouer sur les attentes à chaque fois
différentes des protagonistes.
II.2. Rabatel: les marques linguistiques du point de vue
voit et perçoit ce qui se passe dans l'histoire? Ce sont les questions posées par le critique. L'approche de A. Rabatel est
celle d'un linguiste. Elle se veut plus technique et la question devient: quels sont les indices proprement textuels du
point de vue? Le point commun des deux approches, c'est que le point de vue a toujours quelque chose à voir avec le
registre de la perception. Mais tandis que Genette s'attache au foyer, au sujet de la perception, Rabatel se concentre
d'abord sur ce qui est perçu. Il dégage ainsi trois indices du point de vue.
II.2.1. L'aspectualisation de la perception
Le premier critère permettant de repérer un point de vue particulier est l'expansion textuelle. Une perception ne doit
pas être simplement prédiquée, mentionnée, par exemple au moyen d'un verbe de perception (voir, entendre, etc.),
mais elle doit aussi être développée en sorte que soient donnés à lire différents aspects de ce qui est perçu - d'où la
notion d'aspectualisation, issue de la théorie linguistique de la description. Ainsi, dans une phrase telle que: Elle vit son
père, la seule mention de l'objet de la vision (le père) ne suffit pas à créer un point de vue. L'énoncé est univoque et ne
peut être qu'attribué au narrateur. Par contre, dans la phrase: Elle vit son père qui partait aux champs, traînant ses
outils derrière lui et s'arrêtant à chaque instant, la perception est suffisamment développée pour qu'elle puisse être
rapportée au sujet ELLE. La distinction énonciation/représentation prend ici toute sa valeur. La phrase est toujours
énoncée par le narrateur, mais la perception est exprimée, représentée du point de vue de ELLE.
II.2.2. La mise en relief
La mise en relief est un excellent outil de construction du point de vue. De manière générale, elle consiste, dans un récit,
à distinguer la progression de l'action et les descriptions, commentaires ou autres précisions qui prennent place autour
de la trame principale. Souvent, cette distinction s'opère au moyen du passé simple, temps du premier plan, et de
l'imparfait, temps de l'arrière-plan. Ce dernier, en effet, n'est pas autonome. Comparé à il cria, par exemple, il criait
semble incomplet, en suspens, ce qui n'est plus le cas dans: il criait quand elle le vit, où le passé simple fournit le repère
temporel manquant. L'imparfait est donc dans une relation de subordination à l'égard du passé simple. Cette relation
permet de créer, dans la représentation d'une perception, un effet de point de vue.
(2) Elle vit son père. Il fit demi-tour.
(3) Elle voyait son père. Il faisait demi-tour.
(4) Elle vit son père. Il faisait demi-tour.
En (2), l'impression est de deux actions successives, reliées tout au plus par une relation de causalité: le père fait demi-
tour parce que sa fille l'a vu. En (3), en l'absence de repère temporel défini, la valeur d'habitude de l'imparfait prend le
dessus (elle voyait souvent son père, il faisait toujours demi-tour). Là encore, pas de point de vue particulier, mais une
simple description de la part du narrateur.
Ce n'est qu'en (4) que les deux segments semblent réellement imbriqués l'un dans l'autre. Le mouvement du père est
perçu dans le regard de la fille, nous le voyons en quelque sorte avec elle.
II.2.3. L'anaphore associative

Le dernier indice du point de vue est l'anaphore associative. Une anaphore est un segment d'énoncé (en général un
pronom personnel, défini ou démonstratif) qui a besoin, pour être interprété, d'un segment précédent du texte. Dans:
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage (Flaubert, Un cœur simple), elle ne peut être interprété que
par le cotexte, où est nommée la servante Félicité. Il existe néanmoins un autre type d'anaphore, l'anaphore dite
associative, qui ne reprend pas du déjà dit, mais repose sur des implications lexicales. Ainsi, dans: Paul entra dans le
village. Les cheminées fumaient, village et cheminées sont implicitement associés par le lecteur. Dès lors un nouveau
lien s'établit entre les deux phrases, renforçant celui qui est créé par le jeu du passé simple et de l'imparfait. Ce lien
incite à penser que c'est Paul qui voit fumer les cheminées, plus que le narrateur qui donnerait ici une information de
l'extérieur. Ce critère est donc important car il peut suffire à repérer un point de vue, notamment en l'absence de verbe
de perception: Pierre passe devant l'église. Deux heures sonnent à l'horloge. Ici, le point de vue peut être attribué à Paul
dans la mesure où il est dans une situation qui présuppose qu'il puisse percevoir et qui sous-entend, grâce à
l'association de l'église et de l'horloge, qu'il perçoit effectivement.
II.3. L'embrayage du point de vue du personnage
En bref, lorsque d'un premier plan (passé simple), un second plan (imparfait, anaphore) se détache, où se met en place
une expérience perceptive représentée et aspectualisée, un site textuel du point de vue est construit, que l'on peut
repérer et analyser. Cependant, ces différents indices linguistiques ne sont que des indices de point de vue. Ils ne sont
pas le propre de la focalisation interne et du point de vue d'un personnage - même s'ils apparaissent presque toujours
dans ce cas, comme dans tous les exemples donnés ici. Pour pouvoir parler de focalisation interne, la question de
Genette reste utile de savoir qui perçoit, donc de savoir repérer le foyer focal, qui doit être un sujet de conscience. En
termes linguistiques, il s'agit de repérer les embrayeurs du point de vue du personnage que sont la mention d'un nom
propre et l'utilisation d'un verbe de perception ou de toute expression permettant d'inférer une activité perceptive ou
cognitive.
Rabatel réserve une place secondaire aux marques de la subjectivité, souvent considérées comme les signes les plus
explicites du point de vue du personnage. Ces marques relèvent aussi du point de vue, mais sont moins décisives que
l'opposition des plans. Paul observa le corps. Il avait subi d'horribles sévices. Dans cet exemple, l'adjectif horribles relève
d'un jugement subjectif, jugement que le lecteur attribue spontanément à Paul. Mais cette attribution est surtout
rendue possible par l'opposition des plans, la mention d'un nom propre et du verbe observer. Le subjectivème ne fait
qu'appuyer un point de vue déjà déterminé par ailleurs.
III. La focalisation externe III.1. Un point de vue anonyme
La focalisation externe est une autre façon de produire un effet de point de vue. Au sens strict, elle consiste à situer le
foyer focal en un point indéterminé de la diégèse, sans l'identifier avec la conscience d'un personnage. La scène du
fiacre de Madame Bovary en est un bon exemple:

Corneille. - Continuez! fit une voix qui sortait de l'intérieur. La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette,
emporter vers la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
Dans cet extrait, le narrateur se prive en quelque sorte de l'accès à l'intérieur du fiacre. Tout se passe comme si une
caméra suivait la voiture en se bornant à enregistrer ses mouvements. On peut certes imaginer que ceux-ci sont perçus
par un personnage anonyme. Mais on précisera alors que ce personnage n'est doté que d'une faculté perceptive, sans
dimension cognitive. En l'occurrence, il est incapable d'identifier la voix qui sortait de l'intérieur du fiacre.
III.2. L'ambiguïté du mot externe
Il convient de préciser que, malgré son appellation, la focalisation externe ne s'oppose pas, point par point, à la
focalisation interne. Dans les deux cas, en effet, nous nous trouvons à l'intérieur de la diégèse [II.1.2]. La différence
réside plutôt dans le fait qu'en focalisation externe, nous ne nous trouvons plus à l'intérieur d'une conscience, mais en
un point de l'univers diégétique qui, même s'il peut le cas échéant être confondu avec un personnage, est étrangement
démuni de toute aptitude psychologique. Ce foyer purement perceptif est privé de toute capacité d'interprétation des
phénomènes qui lui parviennent. Aussi ces phénomènes - objets ou personnages - ne sont-ils décrits que sous leurs
aspects extérieurs.
(6) Cairo se glissa derrière lui, passa le pistolet de sa main droite dans sa gauche et souleva le veston de Spade pour
visiter la poche revolver. [...] Brusquement le coude s'abaissa. Cairo sauta en arrière, mais insuffisamment. Le talon droit
de Spade, lourdement posé sur l'une des bottines vernies, le cloua sur place, tandis que son coude le frappait sous la
pommette. Il bascula, mais le pied de Spade, posé sur le sien, le maintint en place.
D. Hammet, Le Faucon maltais
Le roman américain de l'entre-deux-guerres a fait un usage systématique de la focalisation externe. Tous les faits et
gestes des protagonistes sont reproduits, mais sans que l'on puisse jamais pénétrer leurs pensées. Ajoutons que les
auteurs réalistes recourent avec prédilection à la focalisation externe en ouverture. C'est le cas par exemple des incipit
de La Peau de chagrin (Balzac) [5.1], de L'Éducation sentimentale (Flaubert), ou encore de Germinal (Zola).
IV. La focalisation zéro IV.1. Non focalisation
Genette entend la focalisation zéro de deux manières. La première et la plus évidente est celle qui désigne, par le suffixe
-zéro, la non focalisation, l'absence d'un point de vue spécifié - limité par exemple à la conscience d'un personnage, ou à
un observateur anonyme. C'est le régime adopté dans les récits classiques, où le narrateur donne une information
supposée complète, c'est-à-dire qui ne passe pas par un relais situé à l'intérieur du monde raconté. La prose balzacienne
est souvent explicite à cet égard, quand elle insiste par exemple sur l'inégalité des savoirs respectifs du narrateur et du
personnage.

Balzac, César Birotteau


On trouve d'autres exemples de ce type de focalisation dans les ouvertures de romans ou de chapitres, comme dans le
tableau de Yonville, au début de la deuxième partie de Madame Bovary. Bien que la description y soit menée avec le
pronom ON (On quitte..., on continue..., on découvre...), ce qui pourrait faire penser à un observateur anonyme,
l'important est que l'information donnée, notamment sur le passé de Yonville, excède les capacités de connaissance des
personnages. C'est ce qui incite à qualifier d'omniscient le narrateur de ce type de récits.
IV.2. Multifocalisation
La seconde manière, plus problématique, d'envisager la focalisation zéro est d'y rattacher les textes qu'on dira
multifocalisés, ceux où le narrateur nous laisse accéder aux pensées conscientes ou inconscientes de plusieurs
personnages. Pour Genette, ce voyage dans les consciences est une marque de l'omniscience du narrateur et relève
donc de la focalisation zéro. Pour Rabatel, il n'existe pas de différence entre cette multifocalisation et la focalisation
interne variable, où dans un même récit, le point de vue se déplace précisément d'un personnage à un autre (Rabatel,
136).
Examinons pourtant de près les lignes suivantes:
(8) [D]urant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons de rapporter, Leuwen avait été comme enivré
par la divine pâleur et l'étonnante beauté des yeux de Bathilde (c'était un des noms de Mme de Chasteller). [...] Pour
qu'aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvre Leuwen, encouragé comme on vient de le voir,
eut l'idée d'écrire. Il fit une fort belle lettre [...]. Une seconde lettre n'obtint pas plus de réponse que la première.
Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard [...] le mot soupçon. Ce mot fut précieux pour le parti de l'amour,
qui soutenait des combats continus dans le cœur de Mme de Chasteller. Le fait est qu'au milieu des reproches cruels
qu'elle s'adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme.
Stendhal, Lucien Leuwen
Entre le début et la fin de l'extrait (8), le point de vue a changé, passant de Leuwen à Mme de Chasteller. On pourrait
donc invoquer ici la focalisation variable. Mais ce qui prédomine dans le passage est moins cette variation elle-même
que l'impression d'une information maîtrisée et organisée par le narrateur. D'une part, celui-ci semble plus au fait des
sentiments des personnages que les personnages eux-mêmes. D'autre part, des interventions explicites viennent
renforcer cette impression de maîtrise, en particulier celles qui renvoient à l'organisation de son récit (le petit dialogue
que nous venons de rapporter, encouragé comme on vient de le voir) [La voix narrative, VI].

focalisation zéro, même lorsqu'elle multiplie les points de vue, permet au contraire de donner le sentiment d'une vue
complète sur l'histoire. Mais elle ne peut le faire que dans la mesure où elle résulte, au fond, d'une combinaison de
plusieurs modalités narratives: omniscience, multifocalisation, interventions explicites du narrateur.
V. Changements et frontières de la perspective
V.1. La perspective comme technique narrative
Les focalisations zéro, interne et externe déterminent des techniques narratives avant de désigner des classes de récits
(Schaeffer, 719). Un type de focalisation peut certes être choisi pour régir l'ensemble d'un récit. Mais, d'une part, tout
segment narratif ne se prête pas forcément à une analyse en termes de point de vue; pour certains passages, la
question n'est tout simplement pas pertinente. D'autre part, le parti adopté peut ne concerner qu'un segment très
réduit du texte, auquel peut succéder un segment focalisé différemment.
(9) Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu
s'ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta
l'escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36. - Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît? lui cria d'une voix
sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l'ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en
montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau.
Balzac, La Peau de chagrin
Dans le premier paragraphe de cet extrait, comme dans maint incipit balzacien, un personnage inconnu est introduit. Il
agit, entre dans le palais, monte l'escalier, sans que l'on soit à même de percer ses motivations. L'expression sans trop
hésiter signale un jugement hypothétique que l'on peut attribuer à un observateur anonyme. Nous sommes en
focalisation externe. Dans le deuxième paragraphe, le jeune homme, désigné par le pronom anaphorique LUI, perçoit
une voix, puis un vieillard. Les adjectifs, participes et autres compléments aspectualisent la perception. Nous sommes en
focalisation interne. Dans le troisième paragraphe, le narrateur intervient et commente l'incident. Le passage n'est plus
focalisé.
V.2. Altérations de la perspective
L'apport théorique propre de Genette a trait aux altérations de la perspective. Dans la plupart des récits, même lorsque
plusieurs types de focalisation sont utilisés, une perspective dominante est adoptée. Il arrive alors que des
transformations surviennent, incompatibles avec ce mode dominant. Il convient de distinguer deux sortes d'altération:
• la paralipse, qui consiste à donner moins d'information qu'il n'est en principe nécessaire (Genette 1972, 211),
par exemple en focalisation interne, quand on n'apprend qu'à la fin du récit ce que le personnage focal ne pouvait pas
ignorer et qu'un tel point de vue aurait dû révéler;
• - la paralepse, c'est-à-dire, à l'inverse, le fait de donner plus d'information que ce qui est permis par le mode
dominant, par exemple une incursion dans la

conscience d'un personnage au cours d'un récit généralement conduit en focalisation externe (ibid., 213).
Ces notions sont utiles car elles qualifient des phénomènes qui peuvent être essentiels pour la compréhension globale
du récit.
V.3. Frontières de la perspective
Il a été précisé que les différences entre les types de focalisation pouvaient être minimes, comme entre la focalisation
zéro et la focalisation variable [IV.2.]. De la même façon, il peut être malaisé de déterminer si tel passage est en
focalisation interne ou externe.
(10) Quelques instants après qu'il a formulé ces pensées, une nouvelle péripétie se présente à Bleu [...]. Parvenu vers le
centre ville, en effet, Noir tourne dans une rue qu'il suit sur un demi-pâté de maisons, puis il hésite brièvement comme
s'il cherchait une adresse, revient sur ses pas quelques mètres, repart et, quelques secondes plus tard, pénètre dans un
restaurant. Bleu le suit à l'intérieur [...]. [C]e qui ne lui a pas échappé c'est que l'hésitation de Noir semble indiquer qu'il
n'est encore jamais venu en ce lieu, ce qui pourrait alors signifier qu'il avait rendez-vous.
P. Auster, Revenants
Les expressions soulignées renvoient aux hypothèses, aux tentatives d'interprétation, bref au point de vue de Bleu. En
ce sens, nous sommes en focalisation interne. Nous voyons Noir avec Bleu. Mais Noir est lui aussi un protagoniste du
récit. Or, lui n'est vu que du dehors. Seules ses actions sont rapportées, sans que nous n'accédions jamais à son
intériorité. En ce sens, nous sommes en focalisation externe - quoique la caméra soit ici subjective, puisque son oeil se
confond avec celui de Bleu.
Il est utile de convoquer ici deux notions utilisées entre autres par Rabatel. Dans tout procès de perception, on peut
séparer le sujet et l'objet de la perception. De même, dans toute focalisation, on doit distinguer le focalisateur et le
focalisé. Or, le personnage n'occupe pas la même position suivant les cas. En focalisation interne, il est le sujet
focalisateur. En focalisation externe, il est l'objet focalisé. En (10), Bleu est un focalisateur, tandis que Noir n'est que
focalisé; il n'est plus celui qui perçoit, mais celui qui est perçu.
VI. La perspective et les autres paramètres du récit VI.1. Perspective et voix narrative
Il faut rappeler que le point de vue relève moins de la voix ou de l'énonciation (qui parle?) que de la représentation (qui
perçoit?) [I.2.]. Cela dit, les différents types de focalisation ont surtout pour objet les récits à la troisième personne.
Comment un narrateur qui dit JE, en effet, pourrait-il rendre compte du point de vue d'un tiers, sans enfreindre les lois
de la vraisemblance psychologique? Dépasser les limites de sa propre perspective lui est aussi impossible que de se
soulever par les cheveux. Genette désigne cette contrainte par le terme de préfocalisation (1983, 52). Toutefois, les
trois types de focalisation restent utiles pour l'appréhension du récit à la première personne, lorsqu'on porte son intérêt
sur les divers rapports qu'un JE peut entretenir avec lui-même (Cordesse, 494-495).

Dans les récits à la première personne, le narrateur est un personnage. Mais le JE narrateur et le JE personnage ne se
confondent pas; ne serait-ce que du point de vue temporel, le JE narrant en sait davantage que le JE narré. Lorsque
cette connaissance est mise en avant (Je ne savais pas encore que..., Comment ai-je pu être assez aveugle pour...), la
formule est la même qu'en focalisation zéro (N > P) [I.3.]. Lorsque le JE narrant adopte la vision limitée, antérieure, du JE
narré, par exemple pour produire un effet de suspense, cela correspond à la focalisation interne (N = P) - qui n'est donc
pas le régime naturel du récit en JE (Genette 1972, 214). Le cas de la focalisation externe est plus problématique,
puisque le JE narré doit y être décrit comme un autre. Mais l'opacité du JE à l'égard de lui-même, dans L'Etranger de
Camus, en fournit un exemple probant.
Cependant, il faut répéter que ces trois formules ne sont pas symétriques de celles du récit à la troisième personne. On
maintiendra donc la différence en ne parlant ici que de quasi-focalisations (Cordesse, 496).
VI.2. Perspective et représentation de la parole
Les questions de point de vue ne se réduisent pas à l'accès ou non aux pensées des personnages. Des rapports n'en
existent pas moins entre la perspective et les points que Genette réunit sous le terme de distance, en particulier ceux
qui touchent à la représentation de la parole (prononcée ou intérieure).
Le rapport le plus évident est celui qu'on peut établir entre le discours direct et la focalisation externe. Il n'est pas
surprenant que les récits en focalisation externe abondent en scènes dialoguées. Dans The killers ou Hills like white
elephants de Hemingway, les personnages n'ont aucune épaisseur psychologique; ils sont réduits à ce qu'ils disent.
D'autres rapports existent entre les différents états de la parole ou de la pensée des personnages et la focalisation
interne. Le monologue intérieur, par exemple, peut être assimilé à de la focalisation interne, ce d'autant mieux quand il
s'émancipe de la narration pour former à lui seul un récit: le monde raconté n'y existe alors que reflété par la conscience
du personnage.
Il en va de même pour le style indirect libre, qui intervient d'ailleurs souvent à l'intérieur d'un segment focalisé:
(11) Dans les beaux soirs d'été [...], il ouvrait sa fenêtre et s'accoudait. La rivière [...] coulait en bas, sous lui, jaune,
violette ou bleue [...]. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s'étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu'il devait
faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie! Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne
qui ne venaient pas jusqu'à lui.
Flaubert, Madame Bovary)
Les phrases au style indirect libre ont la particularité d'être énoncées par le narrateur tout en exprimant la subjectivité
du personnage. On y trouve donc à l'œuvre la même opposition qui a permis de distinguer la représentation du point de
vue de l'énonciation narrative [I.3.]. L'indirect libre et la focalisation interne sont aussi reliés à titre d'indices de fiction
[La fiction, 5.1.].

La perspective est un paramètre important de la conduite narrative. Le narrateur peut s'y donner ouvertement comme
ayant la maîtrise de l'information, mais il peut aussi restreindre cette information au point de vue d'un personnage ou à
celui d'une instance anonyme située en un point quelconque de l'univers diégétique. Cette restriction s'opère grâce à un
dispositif linguistique qui permet de représenter et d'aspectualiser des perceptions ou des pensées.
Mais au-delà du simple repérage des points de vue, l'analyse de la perspective doit pouvoir interpréter les choix
effectués. De manière générale, le type focal est révélateur de la position, de la vision du monde engagée par le texte.
L'utilisation de plus en plus massive de la focalisation interne depuis la seconde moitié du XIXe siècle, par exemple, peut
être rattachée à la crise de la modernité, où le sens et la valeur de l'action humaine, sur lesquels s'interrogent les récits,
ne vont plus de soi.
Bibliographie
• Abrams, M. H. (1999). Point of view, in A glossary of literary terms. Fort Worth: Harcourt Brace College
Publishers, pp. 231-236.
• Cordesse, G. (1988). Narration et focalisation, in Poétique, 76, pp. 487-498.
• Genette, Gérard (1972). Discours du récit, in Figures III: Paris: Seuil, pp. 65-278.
• Genette, Gérard (1983). Nouveau discours du récit. Paris: Seuil.
• Rabatel, A. (1998), La construction textuelle du point de vue. Lausanne: Delachaux et Niestlé.
• Rousset, Jean (1973). Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman. Paris: José Corti.
• Schaeffer, Jean-Marie (1995). Temps, mode et voix dans le récit, in Ducrot, Oswald, Schaeffer, Jean-Marie,
Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris: Seuil, Points-Essais, pp. 710-727.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

La temporalité narrative, Jean Kaempfer & Raphaël Micheli, © 2005 Section de Français – Université de Lausanne
Sommaire
1. La notion de temps
1. Le temps, forme a priori
2. Le temps phénoménologique
3. Le temps anthropologique
4. Le temps objectif
5. Le temps linguistique
2. Les temps verbaux et leurs usages narratifs
1. Valeurs et usages narratifs de l'opposition imparfait/passé simple
1. L'opposition aspectuelle entre imparfait et passé simple
2. La mise en relief
3. L'imparfait de rupture
4. L'imparfait itératif
2. Valeurs et usages narratifs du passé composé
1. Valeur d'accompli, valeur d'antériorité
2. Un temps peu narratif

3. L'exemple de L'Étranger
3. Valeurs et usages narratifs du présent
1. Présent d'énonciation
2. Présent gnomique
3. Présent historique
4. Présent de narration
5. Les indicateurs temporels
3. Le temps narratif
1. Le temps des récits
2. Le temps des fictions
3. Temps du récit, temps de l'histoire
1. Ordre
1. Analepses
2. Prolepses
2. Durée
1. Scène; sommaire
2. Pause; ellipse
3. Fréquence
4. Temps de l'histoire, temps de la narration
1. La double référence temporelle des récits
2. Fiction principale et fiction secondaire
3. Interférences temporelles
• Conclusion
• Bibliographie
I. La notion de temps
Par exemple: je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide, précis, honnête et fidèle dans son service,
tant qu'il jouait sa partie dans un propos, et qu'il était prononcé par quelqu'un qui voulait dire quelque chose. Mais le
voici tout seul, pris par les ailes. Il se venge. Il nous fait croire qu'il a plus de sens qu'il n'a de fonctions. Il n'était qu'un
moyen, et le voici devenu fin. Devenu l'objet d'un affreux désir philosophique. Il se change en énigme, en abîme, en
tourment de la pensée...
Paul Valéry, Variété

Ce propos est significatif de l'embarras où nous nous trouvons chaque fois que se présente à notre esprit l'une ou l'autre
des grandes notions qui caractérisent le propre de l'homme: par exemple l'amour, le désir, la mort. Le Temps fait
assurément partie de ces repères qui, parce qu'ils sont cardinaux, sont difficiles à définir. À titre d'introduction, nous
allons présenter quelques approches marquantes qui ont été proposées pour cerner cette notion.
I.1. Le temps, forme a priori
Kant, dans la Critique de la raison pure, nous invite à nous déprendre de l'idée que le temps aurait une existence
objective: certes, il y a des changements réels dans le monde, et des changements ne sont possibles que dans le temps
(1944, 65); mais cette réalité du changement, ajoute Kant, est toujours pour nous, les humains, qui la percevons. Hors
de cette condition particulière de notre sensibilité, le concept de temps s'évanouit; il n'est pas inhérent aux objets eux-
mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne (ibid.). Nous ne connaîtrons jamais le monde en soi; notre monde
humain est un monde phénoménal, un monde déterminé par ces deux formes premières (transcendantales, dit Kant) de
l'intuition que sont l'espace et le temps. L'espace-temps détermine l'enceinte dans laquelle l'ensemble de l'expérience
humaine possible est enclose nécessairement.
I.2. Le temps phénoménologique
Le romancier Claude Simon, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, évoque le trouble magma
d'émotions, de souvenirs, d'images qui se trouvent (1986, 25) en lui lorsqu'il est devant sa page blanche. Ce magma
constitue, avec la langue, le seul bagage de l'écrivain: c'est que l'on écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est
passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit [...] au cours de ce travail, au présent de celui-ci (ibid.). Pour
Claude Simon, l'écriture n'a qu'un seul temps, le présent. Mais n'est-ce pas là le cas de toutes les activités humaines? Le
temps, disait Kant, ne nous attend pas hors de nous, déjà tout organisé; c'est notre conscience au contraire qui le
déploie, à partir de sa présence au monde, en présent du futur, présent du présent et présent du passé. Telle est la
conscience intime du temps, pour un phénoménologue comme Husserl: nous percevons quelque chose, voilà le présent;
mais ce présent est parfois orienté vers l'attente, l'anticipation, et le futur apparaît. Ou c'est le passé qui se constitue,
lorsque nous maintenons, aux marges de la conscience, ce qui vient d'avoir lieu: le passé immédiat qui sert de socle au
souvenir et à la remémoration.
I.3. Le temps anthropologique
Quelques considérations d'André Leroi-Gourhan vont nous permettre de prolonger ces propos. Pour cet anthropologue,
la conscience du temps puise son origine dans l'épaisseur de la vie sensitive (1965, 95). Ainsi, l'alternance du sommeil et
de la veille, de l'appétit et de la digestion fournissent au temps son substrat rythmique viscéral; quant à la succession du
jour et de la nuit, des saisons chaudes et des saisons froides, elle offre la rythmicité complexe et élastique d'un temps à
l'état sauvage. Mais les rythmes naturels sont partagés par toute la matière vivante. Pour qu'ils se transforment en
temps, il faut d'abord que l'homme les capture dans un dispositif symbolique. Ainsi, pour Leroi-Gourhan, le fait humain
par excellence est peut-être moins la création de l'outil que la domestication du temps et de l'espace (1965, 139). Cette
domestication apparaît de façon organisée avec les sociétés agricoles, lorsque le rythme des labours et des récoltes
trouve son pendant dans un symbolisme temporel qui divinise le mouvement du soleil et

des astres. Parallèlement, des spécialistes du temps (1965, 145) apparaissent: prêtres, dès lors que la marche normale
de l'univers repose sur la ponctualité des sacrifices; ou soldats, qui ont besoin de s'appuyer sur un réseau rythmique
rigoureux, matérialisé par les sonneries de trompes. (1965, 146) Dans les sociétés développées contemporaines, chacun
est requis d'être un tel spécialiste: nul n'échappe au temps objectivé des horloges, qui ne compose avec personne, ni
avec rien, pas même avec l'espace, puisque l'espace n'existe plus qu'en fonction du temps nécessaire pour le parcourir
(1965, 147). Cet espace-temps surhumanisé signe le triomphe de l'espèce humaine. Triomphe ambigu, cependant, car
ne sommes-nous pas en train de retrouver ainsi l'organisation des sociétés animales les plus parfaites, celles où
l'individu n'existe que comme cellule (1965, 186)?
I.4. Le temps objectif
Le temps des horloges, dont Leroi-Gourhan craint qu'il ne finisse par nous avaler tout entiers, est une acquisition tardive
de l'humanité. Fondé sur l'observation immémoriale du jeu des forces cosmiques – alternance du jour et de la nuit,
trajet visible du soleil, phases de la lune, saisons du climat et de la végétation, etc. (Benveniste, 1974, 71), le temps
objectif inscrit l'ordre cosmique dans un comput qui le rend disponible pour l'organisation de la vie en société. Ce temps
socialisé se concrétise, poursuit le linguiste, sous la forme d'un calendrier. Le temps calendaire systématise la
récurrence observable des phénomènes astronomiques en créant un répertoire d'unités de mesure correspondant à des
intervalles constants (jour, mois, année); il organise ces segments temporels dans une chaîne chronique où les
événements se disposent selon un ordre de succession avant/après. Enfin, tous les calendriers procèdent d'un moment
axial qui fournit le point zéro du comput: un événement si important qu'il est censé donner aux choses un cours
nouveau (naissance du Christ ou du Bouddha; avènement de tel souverain, etc.). (1974, 71) La société des hommes n'est
pas pensable hors des contraintes qui président à l'invention du temps calendaire: sans les repérages fixes et immuables
du calendrier, note encore Benveniste, tout notre univers mental s'en irait à la dérive [et] l'histoire entière parlerait le
discours de la folie. (1974, 72)
1.5. Le temps linguistique
Le calendrier fixe le temps chronique; toutefois, ce temps objectivé reste étranger au temps vécu tel que le décrit par
exemple la philosophie phénoménologique. Or, affirme Benveniste, c'est par la langue que se manifeste l'expérience
humaine du temps. Le temps linguistique n'est en aucune façon le décalque d'un temps défini hors de la langue, mais
correspond à l'institution d'une expérience en propre: Ce que le temps linguistique a de singulier est qu'il est
organiquement lié à l'exercice de la parole, qu'il se définit et s'ordonne comme fonction du discours (1974, 73). À ce
titre, il est tout entier centré autour du présent, défini comme le moment où le locuteur parle. Par exemple, l'adverbe
maintenant ne désigne rien d'autre que le moment où le locuteur dit maintenant. Comme l'explique Benveniste, le
présent se renouvelle ou se réinvente chaque fois qu'un individu fait acte d'énonciation et s'approprie les formes de la
langue en vue de communiquer.
Le présent linguistique est ainsi le fondement de toutes les oppositions temporelles. En effet, la langue ne situe pas les
temps non-présents selon une position qui leur serait propre, mais ne les envisage que par rapport au présent. Le
présent, défini par sa coïncidence avec le moment de l'énonciation, trace une ligne de partage entre, d'une

part, un moment qui ne lui est plus contemporain et, d'autre part, un moment qui ne lui est pas encore contemporain.
En ce sens, le passé constitue l'antériorité du moment de l'énonciation, et le futur sa postériorité. C'est ce qui fait dire à
Benveniste que la langue ordonn[e] le temps à partir d'un axe, et celui-ci est toujours et seulement l'instance de
discours (1974, 74).
II. Les temps verbaux et leurs usages narratifs
Au moment de son apogée réaliste, au XIXe siècle, le roman s'est voulu procès-verbal du monde: le romancier se
contente de rapporter les événements comme ils se sont (censément) produits. Selon la formule connue de Benveniste
(1966, 241) personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Pour mener à bien un tel projet, les
écrivains réalistes pouvaient tabler sur une tradition narrative efficace, avérée depuis le XVIIe siècle. Au fondement du
système canonique du récit classique (Molino et Lafhail-Molino 2003, 255), on trouve une constellation de temps
verbaux dont les deux pivots sont le passé simple et l'imparfait. Les récits du XXe siècle, en renouvelant le genre
romanesque, bouleverseront profondément ce système temporel, par l'introduction du passé composé d'abord, puis
par l'usage de plus en plus fréquent du présent. En un siècle, le système temporel des récits a changé du tout au tout. Le
passé simple, cette pierre d'angle du récit, selon la formule de Roland Barthes (1972, 27) n'est plus utilisé que de façon
résiduelle; et c'est le présent, dont l'emploi a été systématisé dans les années cinquante par le Nouveau Roman, qui est
en passe de devenir aujourd'hui le temps romanesque hégémonique, celui que les romanciers utilisent par défaut.
Cette mutation n'est pas sans conséquence sur la configuration romanesque de l'expérience humaine. Pour Robbe-
Grillet par exemple, l'abandon du passé simple est corollaire du fait que raconter est devenu proprement impossible
(1963, 31); non que l'anecdote [fasse] défaut, c'est seulement son caractère de certitude, sa tranquillité, son innocence
(1963, 32) qui sont remis en question.
En décrivant dans les paragraphes qui suivent quelques valeurs sémantiques propres aux principaux tiroirs verbaux,
nous souhaitons mettre en évidence les fondements linguistiques qui déterminent l'appropriation narrative du temps
humain dans les récits.
NB.: En français, le mot temps désigne tout à la fois des phénomènes extra-linguistiques et un ensemble de formes
linguistiques. Pour désigner celles-ci, nous parlerons ici de temps verbal ou, comme le font la plupart des linguistes
actuels, de tiroir verbal.
II.1. Valeurs et usages narratifs de l'opposition imparfait / passé simple II.1.1. L'opposition aspectuelle entre imparfait et
passé simple
Le passé simple et l'imparfait s'opposent sous la catégorie de l'aspect. L'aspect indique de quelle manière on envisage le
procès dénoté par un verbe. Le passé simple est un temps perfectif, en ce qu'il saisit le procès de l'extérieur, dans sa
globalité, à la manière d'un point apparu à un moment donné. L'imparfait, en revanche, est un temps imperfectif. Il
présente le procès de l'intérieur, dans son déroulement, sans lui assigner de bornes temporelles évidentes. Lorsqu'on
utilise l'imparfait, on signale que le procès est en cours au moment choisi comme point de repère, mais on ne donne pas
d'indication quant à son achèvement. Si le passé simple est donc limitatif, l'imparfait peut être dit non limitatif.

II.1.2. La mise en relief


L'opposition imparfait / passé simple peut se comprendre à l'aide des notions d'arrière-plan, de premier plan, et de mise
en relief. On doit ces métaphores picturales aux travaux du linguiste Harald Weinrich: L'Imparfait est dans le récit le
temps de l'arrière-plan, le Passé simple le temps du premier plan (1973, 114-115). Ainsi, l'alternance du passé simple et
de l'imparfait a, dans le récit, une fonction contrastive et permet d'opposer deux plans distincts. Les formes au passé
simple installent au premier plan les événements et les actions qui se succèdent et font progresser le récit. Les formes à
l'imparfait, en revanche, dessinent la toile de fond (ou l'arrière-plan) de cette trame narrative. L'exemple qui suit, tiré de
Boule de Suif, illustre bien ce fonctionnement:
Une petite lanterne, que portait un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure pour disparaître
immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix
d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu'on
maniait les harnais; (...) La porte, subitement, se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés, s'étaient tus: ils
demeuraient immobiles et roidis. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la
terre [...].
II.1.3. L'imparfait de rupture
Il faut noter que l'usage narratif de l'imparfait ne se limite pas exclusivement à l'exercice d'une fonction d'arrière-plan.
L'imparfait peut en effet s'introduire au terme d'une série de formes perfectives pour, si l'on veut, faire progresser le
récit. Il faut préciser, cependant, qu'il a alors pour rôle spécifique de signifier la clôture soit d'un épisode du récit, soit du
récit lui-même. Il est souvent accompagné d'un complément circonstanciel qui lui assure son inscription temporelle. Tel
est l'imparfait de rupture (ou imparfait historique). Son emploi est courant dans la seconde moitié du XIXe siècle,
particulièrement dans les contes et nouvelles de Maupassant. Ainsi, dans La Ficelle, le personnage d'Hauchecorne
cherche désespérément à prouver son innocence dans une affaire de vol de portefeuille:
Il ne rencontra que des incrédules.
Il en fut malade toute la nuit.
Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Paumelle [...] rendait le portefeuille et son contenu à Maître
Houlbrèque, de Manneville. (nous soulignons)
L'imparfait marque bien ici la clôture d'un épisode narratif, mais non celle du récit. En effet, la reddition du portefeuille
par Paumelle ne suffit pas à laver Hauchecorne des soupçons de la rumeur publique, ce qui finit par le conduire à la folie
et à la mort.
II.1.4. L'imparfait itératif
L'imparfait itératif (ou fréquentatif) permet d'indiquer qu'un procès n'a pas une, mais plusieurs occurrences. On notera
que cette valeur itérative ne repose pas sur la seule forme verbale, mais implique souvent le recours à un complément
circonstanciel de temps. Ainsi, dans ce passage tiré d'Un Cœur simple de Flaubert:
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d'avance les cartes et les
chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le
brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. (nous soulignons)

II.2. Valeurs et usages narratifs du passé composé II.2.1. Valeur d'accompli, valeur d'antériorité
Le passé composé se caractérise d'abord par son aspect accompli. De manière générale, on parle d'aspect accompli
lorsque le procès se présente comme achevé au moment qui sert de repère temporel: on envisage alors le résultat du
procès à ce moment-là. Comme l'écrit le linguiste Oswald Ducrot: L'aspect est [...] accompli si le procès est antérieur à la
période dont on parle, mais si on veut signaler sa trace dans cette période (1995, 689). L'opposition de l'accompli et du
non accompli est manifestée en français par l'opposition des formes composées et des formes simples. Il existe, pour
chaque forme simple d'un verbe, une forme composée, qui allie un auxiliaire et un participe passé. De ce point de vue,
le passé composé est un accompli du présent.
Une difficulté naît cependant du fait que le passé composé n'est pas uniquement utilisé avec sa valeur aspectuelle
d'accompli du présent. Il comporte également une valeur temporelle d'antériorité (qui n'est pas toujours clairement
distincte de la précédente). Ainsi, un énoncé comme J'ai lu Madame Bovary pourra, selon le contexte, faire jouer la
valeur d'accompli: il mettra alors l'accent sur l'état résultant du procès et ses conséquences pour l'actualité du locuteur
(J'ai lu Madame Bovary, je peux maintenant commencer à rédiger ma dissertation). Il pourra, d'autre part, insister sur la
valeur temporelle d'antériorité (J'ai lu Madame Bovary l'été dernier, et je n'ai pas aimé).
II.2.2. Un temps peu narratif
Cette particularité du passé composé peut aider à saisir les raisons pour lesquelles on a souvent caractérisé ce tiroir
verbal par son incapacité narrative. Un biographe rapporte à ce sujet les propos véhéments de l'écrivain Marcel Pagnol:
Le passé composé, [...] c'est un temps imprécis, médiocre, bête et mou. Nous avons été réveillés par la fusillade...Bon. Et
alors? L'histoire est finie avant d'avoir commencé. Tandis que Nous fûmes réveillés par la fusillade...Tu vois? Tu as
dressé l'oreille. Tu attends la suite.
Au-delà des jugements esthétiques personnels de l'écrivain, il faut retenir de ce propos l'opposition entre, d'une part, le
caractère relativement statique de la narration au passé composé, et, d'autre part, le caractère dynamique de la
narration au passé simple. Le passé simple présente un procès et induit l'attente du procès suivant. Il participe à la
création d'un effet de chaîne: il est orienté, dit Roland Barthes, vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres
procès [...]; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité (1972, 27-28), l'usage du passé simple donne à
penser que la succession temporelle obéit à des relations de cause à effet.
Le passé composé ne peut, quant à lui, complètement faire oublier sa valeur d'accompli du présent. Son emploi tend
dès lors à faire porter l'accent non tant sur le procès lui-même que sur l'état qui en résulte. Ce caractère résultatif
présente le procès dans un relatif isolement: on considère davantage ses effets sur l'actualité du locuteur que son lien
temporel et/ou causal avec d'autres procès. Même une suite de verbes au passé composé peine à créer un réel effet de
chaîne: la narration ressemble davantage à une juxtaposition d'états coupés les uns des autres qu'à un enchaînement
d'actions solidaires.
II.2.3. L'exemple de L'Étranger

On voit dès lors tout le parti que peuvent tirer les écrivains de cette tendance dénarrativisante. L'exemple le plus
célèbre est sans conteste L'Étranger d'Albert Camus (1942). Dans ce roman, le choix de conduire la narration au passé
composé est indissociable d'une vision du monde marquée par le sentiment de l'absurde. Comme l'explique Dominique
Maingueneau, dans ses Éléments de linguistique pour le texte littéraire (1990, 43):
En préférant le passé composé au passé simple, L'Étranger ne présente pas les événements comme les actes d'un
personnage qui seraient intégrés dans une chaîne de causes et d'effets, de moyens et de fins, mais comme la
juxtaposition d'actes clos sur eux-mêmes, dont aucun ne paraît impliquer le suivant (...) Il n'y a pas de totalisation
signifiante de l'existence. (...) Ici, la narration conteste d'un même mouvement le rituel romanesque traditionnel et la
causalité qui lui semble associée: on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportements menant au geste
meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes du passé composé juxtaposent ses actes au lieu de les
intégrer.
II.3. Valeurs et usages narratifs du présent II.3.1. Présent d'énonciation
Dans sa valeur de base, le présent indique la coïncidence du procès dénoté par le verbe avec le moment de
l'énonciation. Cette valeur est notamment activée lorsque le narrateur d'un récit, abandonnant un temps l'histoire qu'il
raconte, témoigne de ses émotions actuelles. Ainsi René, le héros du récit éponyme de Chateaubriand, souligne à
quelques reprises la prégnance douloureuse des souvenirs qu'il rapporte: je crois encore entendre...; tout ce tableau est
encore profondément gravé dans ma mémoire. Le présent d'énonciation peut aussi référer à l'acte de narration lui-
même, comme dans ce passage de la Chartreuse de Parme: Ici, nous demandons au lecteur de passer sans en dire un
seul mot sur un espace de dix années.
II.3.2. Présent gnomique
Le présent ne se limite pas à la désignation du strict moment de la parole: il peut fort bien élargir sa couverture
temporelle. On parle de présent de vérité générale (ou présent gnomique), lorsque l'énoncé acquiert une valeur omni-
temporelle. Cette valeur est souvent renforcée par des syntagmes nominaux qui dénotent non plus des individus
particuliers, mais bien des classes d'individus. Le présent de vérité générale est souvent convoqué lorsque le narrateur
propose, par le biais d'un discours didactique, un commentaire de l'action. Ainsi en va-t-il dans ce passage où René
évoque un pâtre de son enfance: J'écoutais ses chants mélancoliques qui me rappelaient que dans tout pays, le chant
naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Ou encore, dans la Chartreuse de Parme, lorsque le
narrateur commente ainsi une scène de retrouvailles amoureuses: Les cœurs italiens sont, beaucoup plus que les
nôtres, tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente une imagination brûlante, mais en
revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps.
II.3.3. Présent historique
Le présent peut dans certains cas jouer un rôle proprement narratif et commuter de
façon ponctuelle avec le passé simple. On parle alors de présent historique. Celui-ci
permet la création d'effets stylistiques particuliers, proches de l'hypotypose.

L'hypotypose, selon Fontanier, peint les choses de manière si vive qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux. De
même, le présent historique vise à produire une impression d'immédiateté, en donnant à voir les faits comme s'ils
étaient contemporains de leur énonciation par le narrateur et/ou de leur réception par le lecteur. Le recours à ce
procédé, s'il est fréquent dans la tradition narrative, reste utilisé avec parcimonie au sein d'une constellation où
dominent par ailleurs les temps classiques du récit (passé simple et imparfait). On le rencontre à des endroits
stratégiques, lorsqu'il s'agit d'exacerber le caractère dramatique des actions et des événements représentés. Ainsi
Chateaubriand, dans René, ménage soigneusement l'accès à la scène clé de son récit (la prise de voile d'Amélie, la sœur
du héros), en faisant d'abord alterner présent et temps du passé:
Au lever de l'aube, j'entendis le premier son des cloches... Vers dix heures, dans une sorte d'agonie, je me traînai au
monastère. [...] Un peuple immense remplissait l'église. On me conduit au banc du sanctuaire; je me précipite à genoux
sans presque savoir où j'étais, ni à quoi j'étais résolu. Déjà le prêtre attendait à l'autel; tout à coup la grille mystérieuse
s'ouvre, et Amélie s'avance, parée de toutes les pompes du monde.
Mais lorsque passage atteint son sommet dramatique, après qu'Amélie a avoué à René sa passion incestueuse, le
présent historique s'impose seul:
À ces mots échappés du cercueil, l'affreuse vérité m'éclaire; ma raison s'égare, je me laisse tomber sur le linceul de la
mort, je presse ma sœur dans mes bras, je m'écrie: Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements à
travers les glaces du trépas et les profondeurs de l'éternité, qui te séparent déjà de ton frère! Ce mouvement, ce cri, ces
larmes, troublent la cérémonie: le prêtre s'interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s'agite et se presse vers
l'autel; on m'emporte sans connaissance.
II.3.4. Présent de narration
Le présent peut, on vient de le voir, commuter ici ou là avec le passé simple et accroître ainsi la saillance narrative des
événements évoqués. Dans le récit classique, le présent historique fait exception; il reste contenu au sein d'une
narration dominée de façon massive par les temps du passé. Considérons maintenant ces deux débuts de roman:
Je suis seul dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé.
Samuel Beckett, Molloy,1951
Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un
couloir déjà, lui venant du métro [...] contre la foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier
mécanique, qui marche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain où les files se croisent [...].
François Bon, Sortie d'usine, 1982
Dans chacun de ces incipit, le temps dominant – celui qui donnera le ton à la suite du récit – c'est le présent. Le récit
conduit au présent et à la première personne (Molloy) reste proche du monologue de théâtre (Molino, Lafhail-Molino
2003, 257): le soliloque de Molloy, tout en déployant l'évocation d'états d'âme, intégrera d'ailleurs bientôt des
souvenirs, racontés aux temps du passé. Le cas des récits conduits au présent et à la

troisième personne est plus étrange, du moins pour un lecteur habitué aux récits traditionnels: il a la sensation que
l'énonciation narrative est presque parfaitement contemporaine des événements narrés. Ainsi, l'incipit de Sortie
d'usine, avec sa syntaxe démantelée, semble le fait d'un narrateur soucieux de restituer au plus juste l'immédiateté du
vécu. Dans les récits au présent, le narrateur occupe la position improbable d'un reporter qui transcrit immédiatement
les événements et donne ainsi l'impression d'en respecter l'imprévisible nouveauté (Molino et Lafhail-Molino 2003,
257), comme s'il se trouvait assailli par l'urgence d'actions et d'événements impossibles à envisager dans le confort du
regard rétrospectif.
Le présent de narration, qui tend à abolir la distance temporelle entre le moment de la narration et le moment de
l'histoire racontée, est fondé sur une impossibilité logique: on ne peut, en effet, à la fois vivre un événement et le
raconter (le cas particulier du reportage, déjà évoqué, faisant exception). Cela n'empêche pas le récit au présent d'avoir
de solides fondements anthropologiques: il est couramment employé dans le récit oral et l'enfant [...] commence par
raconter au présent. (Molino et Lafhail-Molino 2003, 258). Depuis cinquante ans, le présent de narration s'est
solidement implanté dans les habitudes romanesques. Il constitue dorénavant une alternative parfaitement reçue aux
récits construits à partir du passé simple.
II.3.5. Les indicateurs temporels
Les relations temporelles ne sont pas seulement signifiées par les différents tiroirs verbaux, mais également par des
indicateurs temporels – adverbes, locutions adverbiales, compléments circonstanciels, etc.
On distingue:
1. les expressions déictiques du type aujourd'hui, maintenant, demain, la semaine prochaine, qui ne livrent leur
référent que par le biais d'un renvoi aux paramètres de la situation d'énonciation. Elles proposent un repérage
contextuel;
2. les expressions anaphoriques du type ce jour-là, à ce moment-là, le lendemain, la semaine suivante, qui
prennent pour repère un point du temps fixé au préalable dans le texte ou dans l'énoncé. Elle proposent un repérage
cotextuel, qui fait référence à un élément apparu précédemment dans la chaîne verbale;
3. les dates ou événements historiques notoires (Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin; depuis la mort
de Louis XIII), qui proposent un ancrage chronologique absolu, à l'inverse des indicateurs précédents, qui sont relatifs à
un repère.
Il est rare qu'un récit s'en tienne à un seul type de repérage: ainsi, un repérage contextuel initial (Il y a deux semaines)
sera souvent suivi d'une série de repérages cotextuels secondaires (la veille, le lendemain).
III. Le temps narratif III.1. Le temps des récits
Chaque fois que l'on réfléchit un peu longuement à la notion de temps, on se trouve
confronté à une réalité fuyante, dont les multiples visages sont parfois contradictoires.
La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive (1983, 21), note ainsi le

philosophe Paul Ricœur à l'ouverture de la vaste et minutieuse réflexion qu'il poursuit dans les trois tomes de Temps et
récit. Un moyen existe pourtant de se tirer d'affaire: c'est de raconter des histoires! La seule réplique aux apories
temporelles, voilà la thèse de Ricœur, c'est l'activité narrative, la mise en intrigue: il existe un lien nécessaire –
transculturel, anthropologique – entre l'activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l'expérience
humaine (1983, 85). Ou, selon une autre formule de Ricœur, le temps devient temps humain dans la mesure où il est
articulé sur un mode narratif (ibid.).
Certes, notre vie ordinaire n'est pas entièrement amorphe, du point de vue temporel. Ainsi, le temps calendaire
l'enserre dans un corset étroit, mais clarifiant. Quant à nos actions, elles ne se résument pas à de simples changements
d'état: elles obéissent à des buts, s'inscrivent dans des protocoles culturels, des scénarios préétablis (manières de table,
règles de politesse, etc.). Les récits ne partent donc pas de rien: il trouvent, dans le champ pratique, une première
modélisation du temps. Leur apport spécifique, lorsqu'il capturent la temporalité inhérente aux actions humaines, c'est
de la configurer, de la mettre en intrigue. Les récits, en effet, ne se contentent pas de recueillir les faits: nécessairement,
ils les agencent, ils les mettent sous tension entre un début et une fin, transformant ainsi la simple succession des
événements en une totalité signifiante (fût-ce pour signifier a contrario que cette totalisation est artificielle, ou
impossible...).
À quoi il faut ajouter que les récits ne recueillent pas tous les faits; d'ailleurs, s'ils le faisaient (et à supposer que cela soit
possible), ne tomberaient-ils pas dans l'insignifiance? C'est donc bien parce que les récits sont sélectifs qu'ils mettent de
l'ordre dans la temporalité humaine. Le récit schématise, trace une piste dans le fouillis inextricable des agissements
humains, simplifie ce qui est embrouillé, propose des itinéraires fléchés. Certains récits s'en tiennent là, au risque d'être
simplistes. Mais le propre de la schématisation narrative, ce n'est pas tant de rendre simple le complexe; c'est bien
plutôt, grâce au travail de l'imagination productrice (1983, 106), de mettre en évidence la complexité de ce que notre
expérience spontanée nous livre de façon floue et souvent dans une grande confusion.
III.2. Le temps des fictions
Dans le paragraphe précédent, nous avons parlé des récits comme s'ils constituaient une classe homogène. Or nous
savons bien que ce n'est pas le cas: certains récits ont un référent avéré, ils se donnent pour finalité de relater des
événements du monde, passés ou présents. Ce sont les récits factuels, tels que nous les rencontrons dans les livres
d'histoire ou dans la presse quotidienne. Le journaliste, l'historien ne peuvent pas raconter n'importe quoi: leurs récits
dépendent logiquement de la réalité dont ils rendent compte.
Tout autre est le cas du romancier: sans doute celui-ci peut-il, comme l'historien, évoquer des lieux ou des personnages
existants (Paris, l'empereur Napoléon III, etc.), mais il n'est pas soumis comme lui au critère d'exactitude. Le récit de
fiction échappe à la juridiction du vrai et du faux et ne dépend que de l'acte narratif qui l'institue. Dès le putsch de
l'incipit, il inaugure un monde inédit, autonome, il impose l'affirmation d'un règne qui obéit à ses lois et à sa logique
propres (Rousset, 1962, II). Indépendant à l'égard de tout devoir de référer, le récit de fiction offre dès lors un terrain
d'expérimentation fécond pour éprouver les vertus de la schématisation narrative en général. Pour Michel Butor, par
exemple, le roman n'est pas autre chose que le

laboratoire du récit: Alors que le texte véridique a toujours l'appui, la ressource d'une évidence extérieure, le roman
doit suffire à susciter ce dont il nous entretient (1975, 9). Et c'est ainsi qu'à ses yeux la recherche de nouvelles formes
romanesques joue [...] un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d'exploration
et d'adaptation (1975, 10). Dans les sections qui suivent, nous mettrons en évidence quelques effets de
l'expérimentation temporelle proposée par les fictions.
III.3. Temps du récit, temps de l'histoire
Comme une feuille de papier, la temporalité narrative se présente sous deux faces indissolublement liées. D'un côté, le
temps narratif est déterminé par la nature linéaire du signifiant linguistique. Contrairement aux peintres, qui peuvent
donner à voir les choses et les gens d'un coup, dans la coexistence simultanée de l'espace pictural, les romanciers sont
tributaires de la nature consécutive du langage: ainsi, c'est très progressivement que le lecteur voit apparaître devant
l'œil de son esprit les lieux et les personnages du roman dont il tourne les pages une à une. Telle est la première face du
temps narratif: c'est le temps du récit (tR), déterminé par la succession des mots sur la page. Ce temps racontant (en
allemand, on parle d'Erzählzeit) se repère par le décompte d'unités de texte: nombre de lignes, de pages, de chapitres,
etc.
L'autre face de la temporalité narrative, c'est le temps raconté (erzählte Zeit, en allemand). Les pages, les chapitres du
roman défilent: un monde fictif se constitue progressivement, avec ses décors, ses personnages et sa chronologie. Pas
plus que nous, les personnages de roman n'échappent au temps: ils profitent des jours qui passent, vieillissent et se
souviennent. C'est là le temps de l'histoire (tH), un temps calendaire fictif, qui se mesure en heures, jours, mois et
années.
La réalité bi-face de la temporalité narrative permet d'instituer des jeux avec le temps. Rien, en effet, ne contraint les
récits à copier le temps des horloges. Les romanciers peuvent par exemple – et ne s'en privent pas! – raconter les
choses dans le désordre, plus ou moins vite, en développant longuement un épisode ou, à l'inverse, en passant sans mot
dire sur des semaines, voire des années entières... La narratologie distingue trois types de relations pertinentes entre le
temps du récit et le temps de l'histoire: l'ordre, la durée et la fréquence. Nous en donnons la description ci-après.
III.3.1. Ordre
Étudier l'ordre temporel d'un récit, résume Genette (1972, 78-79), c'est confronter l'ordre de disposition des
événements ou segments dans le discours narratif à l'ordre de succession de ces mêmes événements ou segments
temporels dans l'histoire, en tant qu'il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu'on peut l'inférer de tel ou
tel indice indirect. On pourrait penser que la tendance spontanée des conteurs et romanciers soit de faire coïncider
l'ordre des événements racontés et l'ordre de leur présentation narrative (récit synchrone, ou ab ovo). Or, c'est le
contraire qui est vrai: la majorité des récits ne respectent pas l'ordre chronologique: ils sont anachroniques, soit qu'ils
racontent avant (dans R) ce qui s'est passé après (dans H) – anticipation, ou prolepse; soit qu'ils racontent après (dans R)
ce qui s'est passé avant (dans H) – rétrospection, ou analepse.
III.3.1.1. Analepses

Depuis l'Antiquité, l'art narratif se reconnaît au fait de jeter d'abord le lecteur dans le milieu du sujet suivant l'exemple
d'Homère (Huet, cité dans Genette, 1972, 79): c'est le début in medias res, véritable marque de fabrique du récit
classique jusqu'au XIXe siècle. En voici un exemple: Le Juge de sa propre cause (une nouvelle espagnole intégrée par
Scarron dans Le Roman comique) s'ouvre sur la vision dramatique d'une jeune fille violentée entre des rochers par deux
brutaux. Il faut attendre trois pages, et la libération de la jeune fille, pour découvrir les antécédents de cette scène
initiale mouvementée. Le début in medias res est ici suivi d'un retour en arrière (ou analepse) à fonction explicative.
En l'occurrence, cette analepse est complète: elle restitue, ab ovo, la vie de la jeune fille jusqu'au moment de la
tentative de viol qui ouvre le récit premier (par opposition aux analepses partielles, qui ne rejoignent pas le point
d'origine temporel du récit premier). La tranche temporelle, plus ou moins étendue, prise en charge par l'analepse
définit son amplitude.
En outre, c'est une analepse externe, parce qu'elle reporte le lecteur au-delà – ou à l'extérieur – du champ temporel du
récit premier. À l'inverse, lorsque le narrateur de L'Education sentimentale revient en arrière d'un jour pour raconter la
crise de faux croup qui a retenu Mme Arnoux au chevet de son enfant alors qu'elle devait rejoindre Frédéric pour un
rendez-vous amoureux, l'analepse est interne. L'analepse est un pont jeté vers le passé, mais ce passé peut être plus ou
moins éloigné du récit premier; cette distance temporelle variable définit la portée de l'analepse.
D'un point de vue fonctionnel, on peut ajouter que l'analepse évoquée à l'instant est complétive; elle permet de
récupérer une information manquante. Il en va de même lorsqu'au moment d'introduire un nouveau personnage (ou de
retrouver un personnage perdu de vue), le récit propose un résumé de sa biographie.
III.3.1.2. Prolepses
Les anticipations, ou prolepses, se rencontrent moins fréquemment que les retours en arrière. Les récits qui s'y prêtent
le mieux sont les Mémoires ou les autobiographies – tant réels que fictifs. Ici, le narrateur, en racontant son passé,
connaît évidemment l'avenir et fait parfois usage de ce savoir. Considérons l'exemple suivant:
Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j'entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire:
La famille du directeur du ministère des Postes. Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait
avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux [...].
Dans ce passage de la Recherche du Temps perdu, le narrateur annonce qu'il va bouleverser l'ordre de présentation
chronologique des événements. Il lui paraît approprié de recourir à un moment postérieur de sa vie dans le cadre de
l'argument qu'il est en train de développer: prolepse interne ... qui en renferme une autre, dans la parenthèse: la
mention de l'importance à venir de la famille Simonet. Le point d'ancrage temporel de cette anticipation se trouve bien
au-delà du séjour en Normandie. Cette deuxième prolepse a donc une portée plus grande que la première.
Ces prolepses ont une fonction d'annonce; elles concourent à établir la cohérence à long
terme du récit. De façon plus générale, en disant maintenant (dans R) ce qui adviendra
plus tard (dans H), la prolepse fait peser sur le récit un certain poids destinal. Ainsi, dans

Manon Lescaut, la fin (la déportation de Manon) est donnée dès le début: l'évocation anticipée de la chute du héros –
de ces nouveaux désordres qui vont le mener bien plus loin vers le fond de l'abîme – pèse comme une fatalité sur les
scènes amoureuses qui suivent. Comme dans la tragédie, l'intérêt du lecteur se déplace: la fin (misérable) de l'histoire
lui étant connue, ce n'est plus le désir simple de savoir la suite qui le meut, mais une curiosité plus complexe, et sans
doute plus mélancolique: celle de connaître les rouages inflexibles d'une intrigue de prédestination (Todorov, cité par
Genette, 1972, 105).
III.3.2. Durée
Nul récit sans rythme: chez Balzac par exemple, des scènes très dramatiques succèdent à de longues descriptions
statiques; parfois aussi, le temps passe à toute vitesse (cinq ans après cette scène...), avant de se déployer à nouveau
dans d'autres scènes, dans d'autres descriptions... Le récit isochrone (à rythme constant) n'existe pas plus que le récit
synchrone, rigoureusement chronologique. Pour mesurer ces variations de rythme (ou anisochronies), Genette introduit
la notion de vitesse: On entend par vitesse le rapport entre une mesure temporelle et une mesure spatiale [...]: la
vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée, celle de l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures,
jours, mois et années, et une longueur: celle du texte, mesurée en lignes et en pages. (Genette 1972, 123). Ces rapports
peuvent se réduire à quatre formes canoniques: la scène et le sommaire d'une part; la pause et l'ellipse d'autre part.
III.3.2.1. Scène; sommaire
Le terme de scène appartient au langage du théâtre. Par analogie, on parlera de scène narrative lorsqu'un récit présente
des personnages qui dialoguent (ou monologuent). Dans ce cas, on peut dire qu' il y a une certaine égalité entre le
temps du récit et le temps de l'histoire; [on] se rapproche de l'égalité qui lie une scène au théâtre ou au cinéma et la
scène réelle que la première est censée représenter (Molino et Lafhail¬Molino, 2003, 269). Dans le récit classique, la
scène (tR = tH) alterne régulièrement avec le sommaire (tR < tH). Le sommaire constitue ce que l'on pourrait appeler le
tissu conjonctif du récit: il prend en charge, en les résumant de manière plus ou moins synthétique, les moments de
transition et les informations nécessaires à la compréhension de l'intrigue, préparant ainsi le terrain pour les scènes, où
se concentre traditionnellement tout l'intérêt dramatique et pathétique du récit.
III.3.2.2. Pause; ellipse
La pause (tR = n; tH = 0) et l'ellipse (tR = 0; tH = n) marquent les deux points extrêmes de l'échelle des vitesses
narratives. D'une certaine façon, ces deux points représentent des paradoxes narratifs: en effet, ni la pause, ni l'ellipse
ne racontent quelque chose. Avec la pause, le récit s'enlise, pour reprendre une formule de Ricardou: il s'interrompt et
cède la place à la description ou au commentaire. Avec l'ellipse (cinq ans après cette scène...), il s'interrompt également,
mais pour céder la place, cette fois ...à rien! Le temps qui a passé dans l'histoire, le récit le passe sous silence.
Sans doute peut-on considérer l'ellipse comme une forme radicalisée du sommaire: elle permet, un peu à l'image des
entr'actes au théâtre, de sauter du temps inutile... ou de souligner, par contraste, l'importance de ce qui est passé sous
silence. Ainsi dans ce passage du Rouge et le Noir, qui évoque l'arrivée dramatique de Julien dans la chambre de
Mathilde de la Mole:

— C'est donc toi! dit-elle en se précipitant dans ses bras... . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . .
Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut presque égal.
Mais la pause ne se laisse pas réduire si facilement. N'oublions pas en effet l'exigence naïve du lecteur de récits: celui-ci
veut qu'on lui raconte une histoire et perçoit comme une infraction tout ce qui s'écarte de cette fonction narrative de
base. La preuve: lorsqu'il juge les pauses descriptives trop longues, il les saute. Aussi le récit classique s'ingénie-t-il à
intégrer les descriptions dans la trame de l'action, à l'image d'Homère qui, lorsqu'il doit décrire le vêtement
d'Agamemnon, montre ce dernier en train de s'habiller. [Description, II. 2. 4]
La pause commentative [Voix narrative, VI] permet au narrateur d'intervenir en personne dans son récit, par exemple
pour donner son avis, porter un jugement sur son personnage, ou encore pour proposer une information sur un
élément factuel ou culturel. Certains romanciers y recourent à des fins critiques; dans Jacques le Fataliste ou d'autres
anti-romans, la pause commentative sert ainsi à mettre en cause l'illusion romanesque, comme dans cet exemple où le
lecteur est invité à participer activement à la construction de l'intrigue:
Entre les différents gîtes possibles, dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux
à la circonstance présente.
Diderot, Jacques le Fataliste III.3.3. Fréquence
La catégorie de la fréquence concerne les relations de répétition qui s'instituent entre histoire et récit: par exemple, je
peux raconter plusieurs fois, en variant par exemple le style, le point de vue ou la voix narrative, quelque chose qui n'a
eu lieu qu'une seule fois dans l'histoire (tR=n; tH=1): c'est le récit répétitif. Les Exercices de style de Raymond Queneau,
où la même scène d'autobus est racontée 99 fois dans des styles (Ampoulé, Vulgaire, ...) ou selon des procédés
(Lipogramme, Passé indéfini, ...) très divers, constituent une illustration connue de ce type de récit. Autre exemple de
récit répétitif: le roman par lettres, lorsque plusieurs protagonistes narrent, chacun selon son point de vue, un
événement identique.
À l'inverse, je peux raconter en une seule fois une action, un événement qui ont eu lieu à plusieurs reprises, dans
l'histoire (tR=1; tH=n): tel est le récit itératif. Cette modalité narrative permet, comme le sommaire, de gagner du
temps; dans le récit classique, le récit itératif joue un rôle subordonné; il sert à noter le passage d'un temps sans
caractère dramatique (Molino, Lafhail-Molino, 2003, 270). Mais au XIXe siècle, l'intérêt croissant que les romanciers
portent à la vie intérieure des personnages entraîne un profond remaniement des formes romanesques: en même
temps que la technique de la focalisation interne se généralise, les romanciers découvrent l'usage narratif original qu'ils
peuvent faire du récit itératif. Celui-ci, en plissant dans un seul énoncé synthétique plusieurs occurrences du même
événement, se prête par exemple de façon heureuse à l'évocation des périodes de stagnation et d'attente qui importent
tant à Flaubert, ce grand romancier de l'inaction, de l'ennui, de l'immobile (Rousset, 1962, 127; 133).

fois (tR=1; tH=1). Cette forme narrative, fondée sur l'alternance scène-sommaire, est le propre des récits où la fonction
dramatique prime.
III.4. Temps de l'histoire, temps de la narration III.4.1. La double référence temporelle des récits
On a vu, dans les sections qui précèdent, comment se pose la question du rapport entre le temps du récit racontant et
celui de l'histoire racontée. Il s'agit, à présent, de s'interroger sur les rapports qu'entretiennent le temps de l'histoire
racontée et celui de l'acte de narration. Comme le relève Genette, il est quasiment impossible, pour un narrateur, de ne
pas situer [l'histoire qu'il raconte] dans le temps par rapport à [son] acte narratif, puisqu'[il doit] nécessairement la
raconter à un temps du présent, du passé, ou du futur (1972, 228). Selon la position temporelle qu'occupe l'acte narratif
par rapport à l'histoire racontée, on distinguera les narrations ultérieure, antérieure, simultanée et intercalée [Voix
narrative, III].
Le récit comporte ainsi une double référence temporelle. Il y a premièrement une temporalité relative à la diégèse,
c'est-à-dire aux actions et événements de l'histoire racontée. Cette temporalité peut se présenter dans son autonomie,
comme dans cet extrait de Jules Verne:
On était au début de l'année 1867.
Dix neuf-ans avant cette époque, le territoire actuellement occupé par la ville de Sacramento n'était qu'une vaste et
déserte plaine.
César Cascabel, nous soulignons.
Ici, le repérage temporel est d'abord absolu (au début de l'année 1867), puis cotextuel (dix-neuf ans avant cette
époque), mais il n'implique pas de référence explicite à l'acte producteur du récit. Examinons maintenant le cas plus
complexe de l'incipit de Notre-Dame de Paris:
Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jours que les Parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes
les cloches sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville.
Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé le souvenir que le 6 janvier 1482. (nous soulignons)
S'il offre bien d'une datation absolue (le 6 janvier 1482), le texte s'ouvre cependant sur un repérage contextuel qui, par
le biais de l'adverbe aujourd'hui, implique une référence explicite au moment de la narration. On pourrait, à ce stade,
généraliser le propos et dire que tout narrateur laisse, lorsqu'il raconte, des traces de son acte de narration dans le
texte. [Voix narrative, II, 1] Dans le cadre d'un récit, ces traces ne peuvent s'interpréter que par référence à une
situation narrative – c'est-à-dire au fait qu'un narrateur raconte une histoire à un narrataire dans un certain espace-
temps. Il est possible, pour le narrateur, de se déplacer dans cet espace-temps: tel est le cas chaque fois qu'il renvoie à
un moment antérieur ou postérieur de son acte de narration, notamment par le biais d'expressions comme Nous avons
vu il y a peu que... ou encore Nous raconterons tout à l'heure comment.... À la temporalité de l'histoire racontée, il faut
donc ajouter une seconde temporalité, relative cette fois à l'énonciation narrative. Un double système de repérage se
met en place, l'un qui repose sur l'espace-temps des événements de

l'histoire racontée, l'autre sur l'espace-temps de la narration et de la lecture (Molino, Molino-Lafhail, 2003, 264).
III.4.2. Fiction principale et fiction secondaire
Dans sa Grammaire temporelle des récits (1990), le critique et linguiste Marcel Vuillaume a proposé de parler, à ce
sujet, de fiction principale et fiction secondaire. L'usage, dans un cas comme dans l'autre, du terme de fiction s'explique
par le fait que la narration est [elle-même] une composante de la fiction: Le narrateur se donne les allures d'un conteur
qui s'adresse directement à ses auditeurs, de sorte que le décalage temporel qui, dans la réalité, sépare la production
du récit de sa lecture n'est en rien reflété au sein du récit lui-même (1990, 59). On a donc, en plus de la fiction
principale, qui donne à voir les protagonistes de l'univers narré, une fiction secondaire. Celle-ci met en scène, au sein
d'un univers-cadre, d'autres protagonistes, désignés notamment par nous et par le / notre lecteur.
Au premier abord, on est tenté de penser qu'objectivement, le passé de la fiction principale et le présent de la fiction
secondaire sont séparés par un espace infranchissable (ibid., 81). Tel est le cas le plus général. Pourtant, le roman-
feuilleton du XIXe siècle a exploré et promu un ensemble de procédés narratifs à la faveur desquels les deux fictions,
loin d'être parfaitement étanches, se trouvent souvent fort enchevêtrées. La fiction secondaire a alors pour fonction
essentielle de présenter le narrateur et le lecteur comme les témoins oculaires des événements narrés (ibid., 77): les
interférences temporelles entre la fiction secondaire et la fiction principale servent à donner au lecteur le sentiment de
descendre dans le temps jusqu'à devenir le contemporain des personnages du récit et partager leur présent (ibid., 87).
III.4.3. Interférences temporelles
L'incipit de Notre-Dame de Paris, que nous avons examiné, est, malgré la difficulté du décompte (il y a aujourd'hui trois
cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jours...), exempt de toute interférence: le narrateur ne fait que marquer
l'antériorité des événements de l'histoire racontée par rapport au moment de la narration. Considérons maintenant des
exemples plus complexes, dans lesquels ces deux temporalités se téléscopent, parfois au sein d'un même énoncé:
Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir le seuil, était une grande maison où rien ne manquait [...]
Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un de ces repos qui ponctuent les
conversations graves [...].
Paul Féval, Les habits noirs, nous soulignons.
L'auberge du père Achard était bondée. Tout le pays encore une fois était en rumeur [...].
Ils étaient là trois, Achard, Verdeil et Bridail, qui n'en démordaient pas de ce qu'ils avaient vu [...]
Or, le soir où nous sommes, la femme Gérard [...] était arrivée avec son nouvel époux à Coultheray [...].
Gaston Leroux, La poupée sanglante, nous soulignons.

On a ici affaire à ce que Vuillaume appelle des énoncés paradoxaux. Dans les deux cas, on assiste à un voisinage
étonnant entre, d'une part, une indication temporelle marquée par l'usage du présent et de la première personne du
pluriel, et, d'autre part, une action dénotée par un temps du passé (imparfait ou plus-que-parfait). Les deux
temporalités
(celle de la narration et celle de l'histoire) en viennent ainsi à cohabiter: on fait comme sielles étaient homogènes.
Mieux: on fait comme si le narrateur et le lecteur (nous)
pouvaient transporter leur actualité à un moment donné de l'histoire racontée. On assiste ainsi à un transfert
imaginaire, un dépacement de l'espace-temps de la situation narrative à l'espace-temps de l'histoire [...]: narrateur ou
lecteur, je peux me transporter par un effort de l'imagination à un autre point de l'espace-temps et observer les êtres,
les lieux et les événements comme si j'étais réellement présent (Molino, Lafhail-Molino, 2003, 263-264). L'effet principal
de ces énoncés paradoxaux semble donc être d'homogénéiser les deux temporalités et, par là même, de projeter les
protagonistes de la fiction secondaire dans la fiction principale. L'univers diégétique, donné d'ordinaire comme
antérieur à l'acte de narration s'en trouve alors comme présentifié...
Cette présence se fait même si vive, parfois, que la fiction secondaire n'y résiste pas, et se retrouve comme happée dans
l'univers diégétique!
Billot alla droit à cette tapisserie, la souleva et se trouva dans une grande salle circulaire et souterraine où étaient déjà
réunies une cinquantaine de personnes. Cette salle, nos lecteurs y sont déjà descendus, il y a quinze ou seize ans, sur les
pas de Rousseau.
Dumas, La Comtesse de Charny, nous soulignons.
L'expression il y a quinze ou seize ans est, d'ordinaire, une expression déictique qui mesure un intervalle temporel et
marque une antériorité par rapport au moment de l'énonciation (ici: par rapport au processus de lecture). Or, dans le
cas qui nous intéresse, on comprend que l'intervalle ne sépare pas deux moments du processus de lecture, mais bien
deux moments de l'histoire racontée. Le changement de valeur du déictique montre bien à quel point fiction principale
et fiction secondaire sont enchevêtrées. Tout se passe comme si l'écoulement du temps au sein la fiction secondaire
pouvait s'aligner sans heurts sur celui qui a cours au sein de la fiction principale. Le lecteur semble alors se mouvoir
exactement dans la même durée que celle qui affecte les personnages de la diégèse.
IV. Conclusion
La temporalité est sans conteste une dimension fondamentale de toute conduite narrative. Le temps, notion au
caractère polymorphe, comme on l'a vu au premier chapitre, se laisse parfois difficilement saisir: le récit a précisément
pour rôle de permettre son appropriation par le sujet humain. On peut, avec Paul Ricœur (1986, 12), aller jusqu'à voir
dans la fonction narrative la condition même d'une temporalité intelligible:
Le caractère commun de l'expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l'acte de raconter sous toutes ses
formes, c'est son caractère temporel. [...] Peut-être même tout processus temporel n'est-il reconnu comme tel que dans
la mesure où il est racontable d'une manière ou d'une autre.

nous avons décrits au troisième chapitre, le récit de fiction va plus loin encore: il offre des variations temporelles
irréductibles à l'expérience quotidienne et tend, en fin de compte, à refigurer la temporalité ordinaire (Ricœur 1984,
191).
Bibliographie
• Barthes, R. (1953). L'écriture du roman, in Le degré zéro de l'écriture. Paris: Seuil, 1972, pp. 27-34.
• Benveniste, E. (1966). Les relations de temps dans le verbe français, in Problèmes de linguistique générale, t. 1.
Paris: Gallimard, pp. 237-250.
• Benveniste, E. (1974). Le langage et l'expérience humaine, in Problèmes de linguistique générale, t. 2. Paris:
Gallimard, pp. 67-78.
• Ducrot, O. (1995). Temps dans la langue, in Ducrot, O., et Schaeffer, J.-M., Nouveau dictionnaire encyclopédique
des sciences du langage. Paris: Seuil, pp. 682-696.
• Genette, G. (1972). Discours du récit, in Figures III. Paris: Seuil, pp. 65-278.
• Kant, E. (1781). Critique de la raison pure. Paris: Presses universitaires de France, 1944.
• Leroi-Gourhan, A. (1965). Le Geste et la parole, II: La Mémoire et les rythmes. Paris: Albin Michel.
• Maingueneau, D. (1990). Éléments de linguistique pour le texte littéraire. Paris: Bordas.
• Molino, J. et Molino-Lafhail, R. (2003). Homo Fabulator. Théorie et analyse du récit. Paris / Montréal: Léméac /
Actes Sud, pp. 249-280.
• Weinrich, H. (1973). Le temps, trad. fr. de Michèle Lacoste. Paris: Seuil.
• Ricœur, P. Temps et récit. Paris: Seuil; I, 1983; II (La Configuration dans le récit de fiction), 1984; III (Le Temps
raconté), 1985.
• Ricœur, P. (1986). Du texte à l'action. Paris: Seuil.
• Robbe-Grillet, A. (1963). Pour un Nouveau roman. Paris: Minuit.
• Rousset, J. (1962). Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Paris: José
Corti, 1962.
• Schaeffer, J.-M. (1995). Temps, mode et voix dans le récit, in Ducrot, O., et Schaeffer, J.-M. (1995), Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris: Seuil, pp. 710-727.
• Simon, C. (1986). Discours de Stockholm. Paris: Minuit.
• Vuillaume, M. (1990). Grammaire temporelle des récits. Paris: Minuit. Edition: Ambroise Barras, 2005 //

La description, Laurent Jenny, © 2004 Dpt de Français moderne – Université de Genève


Sommaire
• Introduction
1. Brève histoire de la description
1. De l'ekphrasis à la description réaliste
2. Le refus moderne de la description
2. Description et narration
1. Délimitation de la description
2. Le conflit entre narration et description
1. Suspens ou progression du récit
2. Successivité et instantanéité
3. La temporalisation de la description
4. La motivation de la description
3. La structure de la description
1. Description, caractérisation, sélection
2. Organisation sémantique de la description
3. Organisation spatiale de la description

4. Fonctions de la description
1. Fonction ornementale
2. Fonction expressive
3. Fonction symbolique
4. Fonction narrative
• Conclusion
• Bibliographie
Introduction
Nous allons aujourd'hui nous intéresser à la description et plus particulièrement à la place qu'elle tient dans l'économie
générale du récit, ce qui constituera un complément aux questions narratologiques que nous avons abordées dans les
séances précédentes. Cependant, ce n'est pas dire que la description soit spécifique au genre narratif. Elle le déborde
largement, ainsi que le montre son histoire.
I. Brève histoire de la description
I.1. De l'ekphrasis à la description réaliste
La description a été codifiée dès la rhétorique ancienne sous le nom grec d'ekphrasis (qu'on pourrait traduire comme
morceau discursif détaché). À l'origine, elle relève surtout du discours d'apparat (genre épidictique) qui appelle la
description élogieuse de personnes, de lieux ou de moments privilégiés. Et nous pouvons nous faire une idée de ce
qu'elle a été si nous songeons à des pratiques rhétoriques encore vivantes aujourd'hui comme l'éloge funèbre, les
discours d'inauguration ou les messages d'amitiés diplomatiquement échangés lors de visites de chefs d'état.
On la trouve également en poésie. Dans les poèmes homériques, elle s'attache à représenter des objets précieux: roues
de char sculptées, boucliers ouvragés, ornements d'ivoire. La description a alors pour objet de rivaliser de richesse avec
l'objet représenté. Pour le poète, elle est aussi l'occasion de montrer son savoir faire: connaissance des modèles, variété
du lexique et maîtrise des figures. La description a alors une ambition moins réaliste qu'ornementale.
La description au sens moderne, c'est-à-dire réaliste, du terme est née en dehors de la littérature. Depuis l'Antiquité, un
certain nombre de discours techniques ou scientifiques ont recours à elle: c'est par exemple la géographie,
particulièrement dans son usage militaire (décrire des paysages cela peut aussi servir à faire la guerre); c'est aussi
l'architecture (la description a pour fonction de commenter des plans), la zoologie ou la botanique (il s'agit cette fois
d'observer pour classer); n'oublions pas enfin le discours judiciaire (il est important de décrire les circonstances d'un
délit ou de faire un portrait du caractère d'un inculpé). À la Renaissance, on appelle aussi description un ouvrage
décrivant des villes à l'usage des touristes, des curieux ou des hommes d'affaires (c'est un peu l'ancêtre de nos Guides
verts). L'essor de la description apparaît donc étroitement lié à l'expansion des sciences et des techniques.

Au cours du XVIIIe siècle, des formes de plus en plus réalistes de la description se sont progressivement imposées dans
les genres littéraires. Et on peut dire que la description littéraire a connu son âge d'or dans le roman réaliste de Flaubert
à Zola. Objet d'un travail littéraire intense, elle est devenue le lieu même de la valeur de l'écriture littéraire.
I.2. Le refus moderne de la description
Mais, ce qui est remarquable, c'est qu'elle n'a jamais pu s'imposer sans susciter de grandes réticences, réticences qui se
manifestent dès le XVIIe siècle et jusqu'à nos jours. Stendhal dit abhorrer la description matérielle. Paul Valéry voit dans
la description une denrée qui se vend au kilo et André Breton, en 1929, s'indigne dans le Manifeste du surréalisme:
Et les descriptions! Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est que superpositions d'images de catalogue,
l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire
tomber d'accord avec lui sur des lieux communs!
La description est donc suspecte de nuire à la littérature. Que lui reproche-t-on exactement? d'abord d'être anti-
poétique, à cause des lexiques trop techniques qui n'aident pas le lecteur à se représenter les objets désignés. On
l'accuse aussi d'être arbitraire dans ses dimensions: effectivement, une description n'a aucune raison de s'arrêter, elle
est toujours virtuellement interminable. Enfin, on la considère comme étrangère à la structure organique des œuvres
littéraires puisqu'elle s'en détache facilement pour former des morceaux choisis ou fragments d'anthologie (si ce n'est
des dictées...).
II. Description et narration
Ces critiques ouvrent un ensemble de questions. À quoi servent les descriptions? Peut-on les sauter comme font les
lecteurs pressés? Sont-elles intégrées ou non aux récits dans lesquels elles apparaissent et, si oui, comment? Peut-on
concevoir de raconter sans décrire?
II.1. Délimitation de la description
Pour y voir plus clair, il nous faut passer par une délimitation de la description. Apparemment la définition de la
description est simple. Un récit se compose deux types représentations: des représentations d'actions et d'événements
d'une part, et d'autre part des représentations d'objets, de lieux, de personnages. Ce sont ces dernières que nous
appelons des descriptions.
Cette distinction semble très claire. Mais, dans la pratique, elle est un peu plus difficile à cerner. En effet, nous voyons
clairement où commence une représentation d'action: dès qu'apparaît un verbe d'action qui s'applique à un agent
animé. Mais il est peut-être moins évident de définir où commence une description. Réfléchissons sur un exemple
inspiré de Frontières du récit de Gérard Genette. Soient ces deux énoncés:
1. La maison était blanche avec un toit d'ardoise et des volets verts
2. L'homme s'approcha de la table et prit un couteau.
Le premier énoncé est clairement descriptif. Il ne comporte aucune représentation
d'action; en revanche, il évoque plusieurs objets (maison, toit, volets) et les qualifie par

des adjectifs. Il ne fait pas de doute que le second est narratif puisqu'il comporte deux verbes d'action qui s'appliquent à
un sujet animé, mais est-il purement narratif? À y regarder de plus près, il comporte la désignation de trois substantifs
(homme, table, couteau) qu'on peut déjà considérer comme des amorces de description d'une scène. La simple
nomination d'être animés ou inanimés a une valeur descriptive, et d'autant plus que terme est plus spécifique: cabriolet
est plus descriptif que voiture. De même pour les verbes d'action: saisir est plus descriptif que prendre.
Donc, on peut imaginer une description pure, où il ne se passerait absolument rien, mais on peut difficilement concevoir
une narration pure, où absolument rien ne serait décrit. De ce point de vue, la description semble bien avoir une
position dominante dans le discours littéraire. Cependant, dans la réalité des œuvres littéraires, c'est l'inverse: on ne
rencontre quasiment pas de pures descriptions, elles apparaissent presque toujours dans la dépendance d'un récit.
II.2. Le conflit entre narration et description
Or cette interdépendance entre narration et description n'a rien d'harmonieux. Elle donne plutôt lieu à des conflits.
II.2.1. Suspens ou progression du récit
La narration, en s'attachant aux actions et aux événements fait avancer l'action, elle met en œuvre l'aspect temporel du
récit. Mais la description a un caractère relativement intemporel. Elle s'attarde sur des objets ou sur des êtres qu'elle
fige à un moment du temps. Pour planter le décor de l'action ou présenter les personnages, le récit interrompt donc le
cours des événements. Cela a des conséquences sur la vitesse du récit. La description constitue une pause, un temps
morts dans le déroulement narratif. Si elle se prolonge, elle menace la progression dramatique du récit.
II.2.2. Successivité et instantanéité
Il y a, en outre, une dissymétrie fondamentale entre narration et description en tant que formes d'imitation.
La narration est une forme successive du discours qui renvoie à une succession temporelle d'événements. Il y a donc
isomorphisme entre la forme temporelle des signes (le texte) et la forme temporelle du référent (l'histoire).
Mais la description est une forme successive du discours qui renvoie à une simultanéité d'objets. Au XVIIIe siècle, le
philosophe allemand G.E. Lessing a fait de cette distinction entre le medium simultané de la peinture et le medium
successif de la poésie le principe d'opposition entre ces deux formes d'imitation. Il réagissait à une tradition qui depuis
l'Antiquité (le ut pictura poesis d'Horace) avait assimilé les deux arts. Est-ce à dire que la description n'a pas à sa place
en littérature, pas plus que la narration en peinture?
II.2.3. La temporalisation de la description
Un paysage se voit d'un coup mais se décrit progressivement, d'où un inévitable risque d'artifice. Par quoi commencer
lorsqu'on décrit? Comme justifier tel ordre de la description plutôt que tel autre? Inévitablement, la description
temporalise l'instantané. Nous allons voir que c'est à la fois une difficulté et une chance de la description.

Prenons pour exemple la fameuse description du gâteau de mariage d'Emma dans Madame Bovary:
À la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec des portiques, colonnades et statuettes de
stuc, tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis, se tenait au second étage un donjon en
gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'orange; et enfin, sur
la plate-forme supérieure qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux
en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux
étaient terminés par des boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.
Le gâteau de mariage, objet simultané, même s'il est composé d'une diversité de parties, nous est donc décrit dans une
successivité de parties. On a quelques raisons d'être surpris par la présence d'indications temporelles (d'abord, puis,
enfin). À quelle temporalité peuvent-elles bien renvoyer? Certainement pas au temps de l'objet, qui est inanimé. Une
hypothèse est que ces indications renvoient au temps de l'énonciation: nous devons les interpréter comme un
commentaire de l'énonciateur sur l'ordre de son discours (d'abord je vous parle du carré de carton bleu, puis du donjon
et enfin de la plate-forme). Si c'est bien le cas, la description signalerait sa propre temporalité discursive. Ce serait aussi
une façon de donner l'impression qu'on n'a pas suspendu la temporalité narrative, même si, en réalité, on l'a fait, en
glissant du temps de l'action représentée au temps du discours successif.
L'intégration de la description dans le récit s'opère donc à travers un ensemble de procédés destinés à éviter que les
passages descriptifs ne soient ressentis comme des pannes laborieuses, des arrêts du temps de l'action. On parle alors
de motivation de la description.
II.2.4. La motivation de la description
Le plus courant de ces procédés consiste à motiver la description, c'est-à-dire à introduire dans le récit une situation qui
la justifie. Pour cela, il est nécessaire que le narrateur délègue la responsabilité de la description à un personnage. Il
s'agit de faire en sorte que l'action conduise le personnage à observer un objet, à le décrire pour autrui ou à s'en servir.
Ce procédé est particulièrement fréquent dans la littérature réaliste, notamment chez Zola.
Prenons le début de Au bonheur des dames. On a là un exemple net de la façon dont la narration construit une situation
de regard. Le narrateur raconte l'arrivée à Paris de Denise et de ses deux frères, jeunes orphelins qui n'ont jusque là
jamais quitté leur province. À peine débarqués, ils cherchent la boutique de leur oncle Baudu. Sur le chemin, ils tombent
stupéfaits devant la vitrine d'un grand magasin, Le Bonheur des dames:
Denise était venue à pied de la gare Saint-lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après
une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait la main de Pépé, et Jean la suivait,
tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à
chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais comme elle débouchait enfin
sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta

net de surprise. ― Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean. Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres.
Nous avons ici affaire à d'excellents médiateurs du regard descriptif. Denise et ses frères dévorent des yeux ce spectacle
nouveau. Le narrateur y insiste longuement:
Denise demeurait absorbée devant l'étalage de la porte centrale... Même Pépé, qui ne lâchait pas les mains de sa sœur,
ouvrait des yeux énormes...
Lorsque la description semble devenir trop longue, la narration, comme pour s'excuser, précise que le petit Jean
commence à s'ennuyer. Mais après quelques menues actions, c'est le regard de Denise qui est capté par une nouvelle
vitrine et autorise une relance de la description.
Denise fut reprise par une vitrine où étaient exposées des confections pour dames. Et jamais elle n'avait vu cela, une
admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelles de Bruges, d'un prix considérable, etc...
La description passe donc ici par le point de vue subjectif d'un personnage, qui la justifie. C'est pourquoi Zola, dans son
texte, multiplie les personnages disponibles au regard: badauds, oisifs, promeneurs insouciants. Et de même, il aménage
des scènes d'attente à des rendez-vous, d'oisiveté forcée due à la maladie ou à d'autres causes. Ses personnages sont
attirés par les fenêtres ou les baies vitrées propices au regard
Un autre procédé de motivation est l'introduction de scènes pédagogiques où un personnage explique à un autre
l'usage d'un objet, d'une machine ou d'une activité. D'où la prolifération de personnages de néophytes, d'apprentis ou
d'ignorants, confrontés à des spécialistes, des professionnels ou des techniciens. Dans une variante de ce type de
motivation, les personnages agissent sur l'objet à décrire: on les saisit en pleine activité, qu'ils soient cheminots,
imprimeurs ou chefs de rayon dans un grand magasin.
La motivation est donc un cadre thématique qui a pour fonction d'atténuer le contraste entre description et narration,
en intégrant l'une dans l'autre. La description devient l'action d'un ou de plusieurs personnages. La description se trouve
donc insérée dans la temporalité du récit. Cela lui confère une plus grande efficacité narrative et un effet de naturel qui
profite au réalisme.
III. La structure de la description
Nous venons de voir comment le récit réaliste surmontait l'intemporalité de la description. Mais il reste le problème de
son arbitraire. Une description peut aussi bien tenir en un adjectif (la maison blanche de Genette) qu'en une centaine de
page. Une description ne comporte pas de limites a priori, d'où un risque de vertige du descriptif, qu'on a parfois
reproché à Flaubert, particulièrement dans Salammbô. La description doit trouver des moyens de se limiter et de se
structurer.
III.1. Description, caractérisation, sélection
Contrairement aux ambitions parfois affichées par un réalisme naïf, la description ne saurait ni être exhaustive, ni être
objective. Décrire n'est pas copier le réel (ce qui serait une tâche infinie pour le plus microscopique ou le plus simple des
objets). Décrire, c'est interpréter le réel, en y sélectionnant des traits caractéristiques. Ainsi les naturalistes du XVIIIe
siècle, comme Buffon ou Linné, ont cherché à limiter leur description des

plantes à quatre catégories de traits descriptifs: la quantité des éléments, leur forme, leur distribution dans l'espace,
leur grandeur relative. Donc, si on étudie les organes sexuels d'une plante, il suffira de dénombrer étamines et pistil, de
définir leur forme, de dire comment ils sont répartis dans la fleur (en cercle, en hexagone ou en triangle par exemple) et
quelle est leur taille par rapport aux autres organes (racines, tiges, feuilles, fleurs, fruits). Ce principe de sélection est
déjà une organisation du réel. Car il va conduire à faire des rapprochements entre les êtres naturels sur la base de ces
critères, il va induire des regroupements et des classifications. Si on retenait d'autres caractères des plantes (par
exemple leur couleur ou leur parfum) il est évident qu'on les classifierait tout autrement et qu'on ferait une autre
botanique. Décrire, c'est classer. Classer, c'est connaître selon un certain point de vue, toujours particulier.
Retenons-en que toute description est nécessairement sélective, limitative, mais c'est par cette limitation qu'elle est
significative. Décrire, c'est orienter le regard sur des aspects du réel que l'on considère comme pertinents pour
comprendre ce réel. On peut donc dire que toute description a une valeur heuristique (une valeur de découverte). Cela
paraît évident dans le cas de la description scientifique, mais cela ne l'est pas moins dans celui de la description
littéraire.
III.2. Organisation sémantique de la description
La description en littérature se présente comme description d'un objet précis (décor, paysage, personnage) annoncé par
un thème-titre: ce sera, par exemple, un paysage vu d'une fenêtre, la maison du père Goriot, les Halles au petit matin,
etc. Ce thème-titre déclenche l'apparition de sous-thèmes qui sont en rapport d'inclusion avec lui comme les parties
d'un tout. Si le thème-titre est un jardin, il suscitera l'apparition de sous-thèmes tels que fleurs, allées, arbres, horizon.
Chaque sous-thème reçoit une qualification ou un prédicat qui le précisent. La cohérence de la description est donc
d'abord sémantique. C'est à ce prix qu'elle produit un effet d'homogénéité et de naturel.
Si nous nous reportons à la description du gâteau de noces d'Emma, ce fonctionnement apparaît clairement. Le donjon
est en gâteau de Savoie, les fortifications en angélique, la prairie verte, les bateaux en écales de noisettes, l'escarpolette
en chocolat.

Toutes ces qualifications compensent la banalité de la nomenclature ou au contraire sa spécificité trop technique. Ainsi
on dira des fleurs qu'elles sont irisées pour les particulariser, mais on présentera un hauban – terme en lui-même
techniquement trop précis – à travers une image plus familière en le comparant à un nerf d'acier.
III.3. Organisation spatiale de la description
L'organisation de la description n'est pas seulement logique et sémantique. Elle est aussi modelée sur des référents,
c'est-à-dire spatialisée. La pièce montée de Madame Bovary est décrite selon une progression régulière de bas en haut.
On peut interpréter cet ordre comme un reflet de la fabrication réelle du gâteau, de son montage. On peut aussi y voir
le mouvement d'un regard parcourant l'objet de bas en haut. Toujours est-il que, ce principe ascensionnel une fois
adopté, la description parvient à un effet d'achèvement lorsqu'on arrive au sommet.
Les formes d'organisation spatiale de la description n'ont rien d'objectif. Elles reflètent
des styles de construction de l'espace propres à des modèles picturaux. Dans la
description de paysage la plus classique, on définit des directions puis on hiérarchise

pour chaque direction une suite de plans, classés du plus proche au plus lointain. Mais, à la fin du XIXe siècle, cette
organisation spatiale se trouve contestée en littérature comme elle l'est en peinture. Analysons par exemple cette
description de paysage nocturne dans le roman À rebours (1884) de J.K. Huysmans:
Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui se développe en descendant, jusqu'au pied d'un
coteau sur le sommet duquel se dressent les batteries du bois de Verrières.
Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses s'étageaient, dominées, au loin, par d'autres batteries et
d'autres forts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachés avec de l'argent, sur un ciel sombre.
Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon et ensuite de
blanc de col-cream; dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d'épices, les arbres
frottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs troncs dont les arbres barraient de
raies noires le sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiettes.
Au premier abord le paysage semble structuré du proche au lointain, du premier au dernier plan. Mais, de façon
significative, Huysmans choisit de faire une description nocturne où les plans se brouillent, où les masses deviennent
confuses et les repères spatiaux incertains. Il tend à aplatir les profondeurs (les hauts talus sont ainsi gouachés sur un
ciel sombre) et il se montre plus attentif à des effets de couleur qu'à une construction de perspective. La description
s'achève sur un détail (le scintillement des caillasses) qui paraît disproportionné par rapport à l'ensemble et ne donne
pas un effet de clôture. On a souvent parlé d' impressionnisme à propos du style descriptif de Huysmans. Effectivement,
il participe d'une nouvelle spatialité où les effets de surface l'emportent sur l'architecture de la profondeur, où
l'importance du détail vient contester la hiérarchie de l'espace.
IV. Fonctions de la description
IV.1. Fonction ornementale
Nous l'avons vu, c'est la fonction la plus ancienne de la description. Son archétype est la célèbre description du bouclier
d'Achille, au chant XVIII de L'Iliade. Elle apparaît comme une récréation dans le récit et manifeste la virtuosité
rhétorique du poète, qui rivalise avec d'autres arts (dans ce cas l'orfèvrerie et la sculpture). Même si cette fonction est
battue en brèche par l' effort réaliste, elle ne disparaît jamais complètement.
Les grandes fresques de Zola qui décrivent les Halles dans Le Ventre de Paris sont à la fois des documents et des tours
de force stylistiques (décrire sans lasser le lecteur, déployer une richesse taxinomique tout en conférant un dynamisme
à la description). La description moderne ne renonce pas à toute valeur ornementale, comme le montre sa constante
référence à la peinture.
IV.2. Fonction expressive
Une autre fonction de la description apparaît à la fin du XVIIIe siècle avec l'avènement du
romantisme. La description ne vaut plus seulement pour elle-même, en tant qu'imitation
d'un décor ou d'un paysage. Elle établit une relation entre l'extérieur et l'intérieur, la

nature et les sentiments de celui qui la contemple. En décrivant la nature on cherche à exprimer un paysage psychique.
Un passage des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau nous en donne une excellente illustration:
Depuis quelques jours on avait achevé la vendange; les promeneurs de la ville s'étaient déjà retirés; les paysans
quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà
presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange
d'impression douce et triste trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je n'en fisse pas l'application. Je me voyais
en déclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orné de
quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froid
des premières glaces...
On voit clairement ici comment la description se dédouble, chaque aspect de la nature devenant métaphore du
sentiment intérieur: la douceur triste de la lumière, la flétrissure des fleurs, le froid hivernal constituent les images d'un
paysage moral et affectif. La description de la nature prend un tour psychologique.
Dans le texte de Rousseau, c'est l'auteur lui-même qui opère cette traduction psychologique des caractères du paysage.
Mais plus tard, et particulièrement au XIXe siècle, la description gardera cette fonction sur un mode beaucoup plus
implicite. Un paysage sera l'indice d'une tonalité affective, sans que l'énonciateur ait nécessairement besoin de le
souligner ou de le préciser.
IV.3. Fonction symbolique
Plus généralement, on peut parler d'une fonction symbolique de la description chaque fois qu'elle est utilisée comme
signe d'autre chose que ce qu'elle décrit. Ainsi, chez Balzac, la physionomie, l'habillement, l'ameublement et tout
l'environnement des personnages révèle leur psychologie et la justifie. Au fondement de cette relation, il y a une théorie
implicite du milieu: les êtres sociaux, comme les êtres vivants, sont en adéquation avec le milieu où ils vivent et par
conséquent sont interprétables à partir de lui. On sait comment, dans Le Père Goriot, Balzac fait de la pension Vauquer
le symbole de ses occupants.
Cette fonction symbolique prend parfois une valeur annonciatrice (ou encore proleptique). La description n'est plus
alors seulement symbole de significations immédiates, elle préfigure ce qui va advenir du personnage ou de l'action
dans la suite du récit. Dans À Rebours de Huysmans, Des Esseintes, le personnage principal se fait livrer des fleurs rares
qui sont longuement décrites: beaucoup ont l'allure fantastique et répugnante de chancres syphilitiques. Peu après, Des
Esseintes fait un cauchemar au cours duquel il voit apparaître le spectre de la Grande vérole. Et la déchéance physique
de Des Esseintes à la fin du roman, atteint d'une maladie nerveuse nous est ainsi discrètement expliquée. La description
proleptique résout donc à sa façon le conflit entre description et narration: au lieu de contrarier le récit, elle le
programme.
IV.4. Fonction narrative de la description

une économie narrative nouvelle où les places respectives de la narration et de la


description se trouvent inversées: ce n'est plus la narration qui domine et sert de cadre à
des description, c'est la description qui envahit l'espace narratif et nous suggère un récit.
On a assisté à un tel renversement dans certains textes de l'école du Nouveau roman, dans les années 1960. Ainsi, chez
Alain Robbe-Grillet, c'est le plus souvent à travers des objets inertes ou des descriptions purement extérieures de
personnage que nous est évoqué un récit qui se construit comme une succession d'indices narratifs et d'hypothèses (par
exemple dans Les gommes ou La Jalousie). La description se refuse alors à assumer une fonction réaliste. Elle ne cesse
de créer et de détruire la réalité à laquelle elle renvoie, en variant, se surchargeant, se contredisant.
Il ne faut pas y voir un aboutissement de l'histoire du roman mais la réalisation de son versant descriptif le plus extrême,
aux antipodes du récit actionnel (dont on n'a vu qu'il ne pouvait exister à l'état pur). Cependant, il n'y a sans doute pas
non plus de descriptif pur. Lorsque la description prend de l'ampleur, elle tend presque inévitablement à se narrativiser.
Conclusion
Au terme de ce parcours, je pense que l'utilité des descriptions vous apparaît beaucoup plus clairement. Bien loin de se
réduire à des morceaux détachables purement décoratifs, les descriptions sont des lieux textuels saturés de sens. Sauter
les descriptions, comme le font parfois les lecteurs pressés, c'est prendre le risque de manquer une très grande part de
l'information narrative.
Bibliographie
• Adam, Jean-Michel (1993). La description. Paris: PUF, coll. «Que sais-je?»
• Genette, Gérard (1969). Frontières du récit in Figures II. Paris: Points/Seuil.
• Hamon, Philippe (1972). Qu'est-ce qu'une description? in Poétique 12. Paris: Seuil.
• Hamon, Philippe (1981). Introduction à l'analyse du descriptif. Paris: Hachette.
• Hamon, Philippe (1991). La description littéraire: anthologie de textes théoriques et critiques. Paris: Macula.
• Hamon, Philippe (1993). Du descriptif. Paris: Hachette.
• Ricardou, Jean (1971). Pour une théorie du Nouveau roman. Paris: Seuil.
• Ricardou, Jean (1978). Nouveaux problèmes du roman. Paris: Seuil.
• Robbe-Grillet, Alain (1963). Temps et description dans le récit d'aujourd'hui in Pour un nouveau roman. Paris:
Minuit.
• Zola, Emile (1880). De la description in Le roman expérimental. Paris: GF. Edition: Ambroise Barras, 2004 //

Dialogisme et polyphonie, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction
1. Mikhaïl Bakhtine et l'invention du dialogisme
1. Une anthropologie de l'altérité
1. Le besoin esthétique d'autrui
2. Convergences avec le stade du miroir chez Lacan
2. Le dialogisme linguistique
3. Le dialogisme discursif
1. Pluralité du sujet parlant et expérience littéraire
2. Représentation de la parole d'autrui dans le discours
1. Le discours rapporté au style direct
2. La sphère du dialogisme
1. Le discours rapporté au style indirect
2. Le style indirect libre
1. Interprétation littéraire du style indirect libre
2. Styles indirects libres à la 1 ère et à la 2 ème personne
3. La mention et l'ironie
4. Aux limites du dialogisme: la polémique implicite
3. La polyphonie selon Bakhtine
1. Polyphonie littéraire et genre romanesque

2. La poésie comme genre monophonique?


• Conclusion
• Bibliographie
Introduction
Dialogisme et polyphonie sont deux notions qui ont d'abord été élaborées dans le champ de l'analyse linguistique et
littéraire par le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975), avant d'être reprises et redéfinies par des linguistes
occidentaux.
Le dialogisme, au sens de Bakhtine, concerne le discours en général. Il désigne les formes de la présence de l'autre dans
le discours: le discours en effet n'émerge que dans un processus d'interaction entre une conscience individuelle et une
autre, qui l'inspire et à qui elle répond. Quant à la polyphonie, au sens de Bakhtine, elle peut être sommairement
décrite comme pluralité de voix et de consciences autonomes dans la représentation romanesque. Elle a donc, à
l'origine, une acception plus strictement littéraire.
I. Mikhaïl Bakhtine et l'invention du dialogisme
Les œuvres de Bakhtine n'ont été connues en Occident qu'au début des années 1970. Elles ont joué un rôle décisif dans
l'évolution de la théorie littéraire et linguistique. En effet, elles ont contribué à opérer une mutation du point de vue sur
la parole. Alors que l'analyse s'était jusque là essentiellement concentrée sur les structures de l'énoncé (linguistique ou
littéraire), l'intérêt s'est progressivement déplacé vers l'analyse de l'énonciation. À côté de la découverte des actes de
parole, celle du dialogisme a joué un rôle prépondérant dans cette évolution.
Dans le champ littéraire, le dialogisme a été l'occasion d'une critique du structuralisme littéraire. Il a rouvert l'analyse du
texte, trop exclusivement centrée sur les structures internes, à son extériorité. Et la problématique dialogique a permis
d'échapper à un simple retour au collage d'informations historiques, biographiques et psychologiques, foncièrement
étrangères au texte, qui caractérisait la critique pré-structuraliste
I.1. Une anthropologie de l'altérité
Bakhtine n'a pas été seulement un théoricien de la littérature. Il y a aussi eu chez lui une réflexion plus générale sur la
linguistique et les sciences humaines. Son dialogisme implique une certaine conception de l'homme que l'on pourrait
définir comme une anthropologie de l'altérité, c'est-à-dire que l'autre y joue un rôle essentiel dans la constitution du
moi.
I.1.1. Le besoin esthétique d'autrui
Bakhtine part du constat qu'autrui est indispensable à l'achèvement de la conscience:
Je ne peux me percevoir moi-même dans mon aspect extérieur, sentir qu'il m'englobe et m'exprime... En ce sens, on
peut parler du besoin esthétique absolu que l'homme a d'autrui, de cette activité d'autrui qui consiste à voir, retenir,
rassembler et unifier, et qui seule peut créer la personnalité extérieurement finie; si autrui ne la crée pas, cette
personnalité n'existera pas.

Todorov 1981, 147


De là, Bakhtine conclut que l'être humain est tout entier communication avec autrui. Être signifie être pour autrui et à
travers lui:
L'homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement et toujours sur une frontière.
Todorov 1981, 148
I.1.2. Convergences avec le stade du miroir chez Lacan
Cette réflexion rejoint l'une des thèses les plus célèbres de la théorie psychanalytique de Jacques Lacan (1901-1981).
Lacan, vers 1936, a baptisé stade du miroir ce moment spécifique de la vie du jeune enfant, entre 6 et 18 mois, où il
jubile en voyant son image dans le miroir. Selon Lacan, la cause de cette jubilation tient au plaisir qu'a l'enfant de
contempler une image anticipée de son unité, à un moment où il ne maîtrise pas encore physiologiquement cette unité.
Plus tard, Lacan a développé un aspect important du stade du miroir, en y introduisant une réflexion sur le rôle de
l'autre. En effet, dans l'expérience archétypique, l'enfant n'est pas seul devant le miroir, il est porté par l'un de ses
parents qui lui désigne sa propre image. C'est dans le regard de cet autre, tout autant que dans sa propre image, que
l'enfant vérifie son unité. Ou, pour le dire autrement, la preuve de son unité lui vient du regard d'un autre (parental).
I.2. Le dialogisme linguistique
Aux yeux de Bakhtine la langue reflète parfaitement cette aliénation constitutive. En effet, nous ne forgeons pas une
langue pour les besoins de notre subjectivité individuelle. Nous héritons la langue d'autrui et les mots y restent marqués
des usages d'autrui. Parler c'est donc être situé dans la langue commune et n'y avoir de place que relativement aux
mots d'autrui.
Dans un texte de 1929, Bakhtine écrit:
Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de la langue qui soient neutres, exempts des
aspirations et des évaluations d'autrui, inhabités par la voix d'autrui. Non, il reçoit le mot par la voix d'autrui, et ce mot
en reste rempli. Il intervient dans son propre contexte à partir d'un autre contexte, pénétré des intentions d'autrui. Sa
propre intention trouve un mot déjà habité.
Todorov 1981, 77 Et encore:
Chaque mot sent la profession, le genre, le courant, le parti, l'œuvre particulière, l'homme particulier, la génération,
l'âge et le jour. Chaque mot sent le contexte et les contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense...
Todorov 1981, 89
Il y a donc dans la langue un dialogisme passif (au sens où il résulte d'un donné linguistique et non d'une intention de
parole).
I.3. Le dialogisme discursif
Mais, à ce dialogisme linguistique, s'ajoute, dans la réalité de la parole, une autre dimension dialogique dont on peut
dire qu'elle est véritablement constitutive du discours. En effet mon discours émane toujours d'autrui au sens où c'est
toujours en considération d'autrui qu'il se construit.
Mon lexique et ma syntaxe découlent ainsi clairement d'une prise en considération du niveau de langue de mon
interlocuteur. De même, la structure argumentative de mon discours répond par avance aux objections que j'anticipe de
la part d'autrui. En ce sens, mon discours est moins l'expression impassible et solitaire de ma subjectivité (comme tend à
le faire croire la linguistique romantique de Humboldt à Spitzer) qu'un perpétuel dialogue avec autrui; il a moins la
structure d'un monologue que celle d'une réplique. Et ce qui se trouve dès lors mis en question, c'est l'unité du sujet
parlant.
I.3.1. Pluralité du sujet parlant et expérience littéraire
Cette dimension dialogique du discours heurte de plein fouet l'idéologie romantique de l'originalité absolue de
l'expression littéraire – et permet d'éclairer certaines expériences littéraires modernes.
Une grande part de l'œuvre d'Antonin Artaud peut ainsi être décrite comme une lutte contre ce que le philosophe
Jacques Derrida a nommé la parole soufflée, c'est-à-dire l'intuition, douloureuse chez Artaud, que ses mots lui ont été
inspirés par autrui, l'empêchant ainsi d'accéder à la propriété de sa pensée. Tout le Théâtre de la cruauté se donne pour
tâche la recherche d'un langage qui échapperait à cette aliénation originaire. Mais un tel effort conduit nécessairement
à une sortie du langage, au sens où aucun langage ne saurait échapper à une tradition, une mémoire et un partage
symbolique.
Disons plus généralement que l'écrivain moderne, conscient de la dette qu'il doit aux mots d'autrui tout en poursuivant
un idéal d'originalité absolue, se donne pour tâche une réappropriation du langage d'autrui qui prend la forme du style
remodelant la langue commune selon des inflexions personnelles.
II. Représentation de la parole d'autrui dans le discours
La présence de la parole d'autrui dans le discours est toutefois susceptible de prendre de multiples formes dont
certaines ne relèvent pas du dialogisme. Il s'agit de distinguer entre citation explicite des propos d'autrui, allusions
vagues et véritables cas de dialogisme.
II.1. Le discours rapporté au style direct
Il n'y a pas dialogisme lorsque la parole d'autrui est rapportée au style direct, ou encore citée. Dans ce cas, en effet, le
discours d'autrui est nettement isolé par des guillemets. Il est en outre présenté par un acte de locution (du type il dit,
elle s'exclama, il reprit, etc.) et cet acte de locution est clairement attribué à un locuteur. De ce point de vue, la parole
d'autrui est entièrement objectivée, elle ne contamine pas la voix du sujet parlant.
Elle lui avait dit: Vous n'êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger
Odette à Swann lors de sa première visite chez elle, in Proust, Un amour de Swann
Notez bien que rapporter exactement des propos, c'est, tout à la fois, reproduire un contenu de parole – ici significatif
de la progression amoureuse entre Odette et Swann

–, et exemplifier un style de parole: dans celui d'Odette on reconnaît un mélange d'anglicisme snob (vous n'êtes pas
confortable) et de familiarité un peu vulgaire (moi je vais bien vous arranger) bien caractéristiques du langage de cette
cocotte.
Le discours rapporté au style direct reste donc entièrement monologique dans le sens où l'on n'y observe aucun
mélange de voix entre l'instance citante (ici le narrateur) et l'instance citée (le personnage).
II.2. La sphère du dialogisme selon Ducrot
Le linguiste Oswald Ducrot a tracé très précisément la frontière du dialogisme en posant qu'il y a dialogisme dès que
deux voix se disputent un seul acte de locution. Entendons par là que, dans les cas de dialogisme, il y a un seul locuteur,
c'est-à-dire un seul responsable de la parole, autour de qui s'organisent les repères spatio-temporels (les déictiques ici,
maintenant), et que ce locuteur fait référence à des propos qui ne sont pas les siens et qu'il mêle à son discours selon
plusieurs modalités.
II.2.1. Le discours rapporté au style indirect
Le discours cité est présenté par un verbe exprimant un acte de locution, suivi d'une conjonctive (il dit que..., elle
souligna que..., etc..). La parole d'autrui n'y est plus citée exactement. Effectivement sa modalité énonciative – par
exemple interrogative –, sa personne grammaticale et son temps verbal peuvent se trouver modifiés.
Elle lui a demandé: Voulez-vous un coussin? (style direct) > Elle lui a demandé s'il voulait un coussin.
On peut dire que dans le discours rapporté au style indirect libre, il y a traduction d'un acte de locution dans son
contenu, sans respect absolu de sa forme. En d'autres termes, les propos rapportés peuvent l'être de façon plus ou
moins fidèle, sans qu'on soit jamais sûr s'ils sont mentionnés avec exactitude ou interprétés par l'instance citante. C'est
bien en ce sens qu'on peut dire qu'il y a mélange des voix, ou encore dialogisme.
M. de Charlus (...) déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une fois mariés, il ne les reverrait plus
et les laisserait voler de leurs propres ailes.
Proust
Dans cet exemple, il est impossible de dire si l'expression voler de ses propres ailes est imputable à Charlus lui-même ou
si elle est de la responsabilité du narrateur qui rapporte ses propos.
II.2.2. Le style indirect libre
Dans le discours rapporté au style indirect libre, la personne, la modalité et le temps du discours cité sont susceptibles
d'être modifiés. Mais, qui plus est, aucun verbe exprimant un acte de locution ne signale plus qu'on a affaire à un
discours rapporté (il peut d'ailleurs s'agir non pas de paroles prononcées mais de simples pensées intérieures).
Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin... Rodolphe de temps à autre se penchait et lui prenait la main pour la
baiser. Elle était charmante à cheval!
Flaubert, cité par Maingueneau
Cette exclamation finale est susceptible de plusieurs interprétations:
1. C'est une description imputable au narrateur, en tant que témoin fictif de l'histoire. Il fait donc ce commentaire
dans l'après-coup de la narration.
2. C'est la traduction au style indirect libre d'un propos de Rodolphe à Emma, du type: Vous êtes charmante à
cheval!. Les paroles ont été réellement prononcées dans l'histoire et le narrateur en a simplement effacé le caractère
délocutif pour les traduire en leur contenu.
3. C'est l'interprétation au style indirect libre des pensées de Rodolphe, voire même d'un sentiment diffus qu'il n'a
même pas verbalisé mentalement. Le narrateur est alors l'interprète de sa conscience muette.
Ce qui nous permet de trancher entre ces interprétations, c'est la cohérence du contexte. L'hypothèse a. est très peu
vraisemblable car le narrateur flaubertien de Madame Bovary, ne se manifeste quasiment jamais par des évaluations
des personnages. Il lui arrive d'être légèrement ironique à leur propos, mais jamais laudatif, particulièrement lorsqu'il
s'agit d'Emma.
Seules les hypothèses b. et c. renvoient au style indirect libre, c'est-à-dire à une forme de dialogisme. La voix du
narrateur s'y mêle complètement avec celle du personnage.
II.2.2.1. Interprétation littéraire du style indirect libre
Le style indirect libre est une forme dialogique un peu particulière dans la mesure où on la rencontre de façon quasi
exclusive dans le discours littéraire et plus particulièrement dans le discours de la fiction. La théoricienne Käte
Hamburger en fait même un critère discursif décisif de la fiction. (Cf. La fiction, 5).
Historiquement, on trouve des traces du style indirect dès le Moyen-Age. La Fontaine en fait un usage fréquent dans ses
Fables mais cela demeure un cas un peu isolé. Le style indirect libre ne prend une véritable extension que vers 1850
dans le genre romanesque.
Cette émergence du style indirect libre participe d'une intériorisation grandissante de la représentation romanesque: le
narrateur moderne ne se contente plus de décrire les événements de l'histoire comme s'il s'agissait d'un témoignage
historique, il entre intimement dans la conscience de ses personnages et s'en fait l'interprète discret.
D'un autre côté, les faits de conscience des personnages sont quasiment objectivés (on a vu qu'on pouvait confondre la
pensée de Rodolphe avec le constat objectif d'un narrateur-témoin). Le narrateur cesse de juger et s'efface derrière les
pensées d'autrui. Il y a donc un lien direct entre la neutralité du narrateur flaubertien et son aptitude à entrer
empathiquement dans les pensées de chacun, à les admettre comme des faits.
Lorsque le style indirect libre se généralise, et que le narrateur devient perméable au style de ses personnages, Bakhtine
parle d'hybridation.
II.2.2.2. Styles indirects libres à la 1ère et à la 2ème personne
Bien que les cas en soient rares, il existe des exemples de discours rapporté au style indirect libre à la 1ère ou a la 2ème
personne.
a. Discours rapporté au style indirect libre à la 1ère personne

En dehors de la fiction, il existe un genre qui peut favoriser l'apparition d'une forme de style indirect libre à la 1ère
personne, c'est l'autobiographie. En effet, l'autobiographe se divise en instance narrante et instance narrée sans quitter
la 1ère personne. Il peut représenter des pensées qu'il a eues dans son passé, et, à la faveur d'une reviviscence de ces
pensées, s'effacer en tant qu'instance présente derrière son état de conscience d'autrefois qu'il réinterprète
verbalement.
Je respecte les adultes à condition qu'ils m'idolâtrent; je suis franc, ouvert, doux comme une fille. Je pense bien, je fais
confiance aux gens: tout le monde est bon puisque tout le monde est content.
Les Mots, Sartre
Dans ce passage, la première phrase est une description imputable au narrateur adulte, qui met en évidence sur un
mode extrêmement critique la vanité de l'enfant qu'il était. Mais la seconde (je suis franc, ouvert, doux...) nous replonge
dans la conscience de cet enfant, de même que dans ses évaluations de l'époque ([Je me dis que] Je pense bien).
L'autobiographe adulte se fait donc l'interprète des pensées de l'enfant et les formule à la première personne sans
marque délocutive. La dissonance entre les deux points de vue crée un effet d'auto-ironie.
b. Discours rapporté au style indirect libre à la 2ème personne
On sait que dans le roman de Michel Butor, La Modification, l'histoire est entièrement narrée à la 2ème personne. Le
narrateur s'adresse donc constamment à Léon Delmont sur le mode du vous.
Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre; il n'est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de
vous perdre, soudain cette crainte s'impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette si belle décision, c'est que vous en
avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce
pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome.
Butor, La Modification
Comme dans les autres exemples de style indirect libre que nous avons rencontrés antérieurement, l'absence de verbe
délocutif ([Vous vous dites que] ce qui risque de vous perdre...) crée une ambiguïté entre description objective par un
narrateur et pénétration intime des pensées de Delmont, reformulées par le narrateur. Mais l'incidente descriptive
(soudain cette crainte s'impose à vous) indique bien que nous avons affaire à des pensées explicites du personnage (au
style direct: ce qui risque de me perdre...) relayées par la voix narrative.
II.2.3. La mention et l'ironie
La représentation du discours d'autrui peut se limiter à la citation d'une seule expression ou évaluation (logiciens et
linguistes parlent alors de mention). Une expression unique devient le lieu discursif où se disputent deux voix, celle de
l'instance citante qui l'intègre à son discours et celle de l'instance citée; dans les cas de mention, l'instance citée n'est
pas nécessairement identifiable, elle peut être plus ou moins anonyme. Il arrive que la mention soit typographiquement
signalée par des guillemets ou

par un changement de caractères typographiques (italiques ou romains) qui l'isolent dans le discours.
[Dans Les Particules élémentaires, roman de Michel Houellebecq (1998), le narrateur décrit le passage du mariage de
raison au mariage d'amour comme une évolution découlant d'un simple changement des conditions socio-économiques
d'existence]
C'est donc avec une impatience unanime que les jeunes gens des années cinquante attendaient de tomber amoureux,
d'autant que la désertification rurale, la disparition concomitante des communautés villageoises permettaient au choix
du futur conjoint de s'effectuer dans un rayon presque illimité...
L'expression tomber amoureux est ici détachée à titre de mention par la voix narrative (qui est censée parler en 2070, à
une époque où l'humanité ne se reproduit plus que par clonage). Elle est présentée comme une représentation désuète
et illusoire, à laquelle le narrateur n'adhère pas.
La mention, dans la mesure où elle traduit une distance entre instance citante et instance citée, est l'instrument de
l'ironie. On peut caractériser l'ironie comme un type particulier de mention: la mention d'une évaluation contradictoire
avec celle de l'instance citante.
[Le narrateur de Candide décrit la bataille entre les Bulgares et les Abares]
Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles
sanglantes; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers
soupirs...
Voltaire, Candide
Le mot héros, porteur d'une évaluation positive, n'est pas imputable au narrateur qui décrit sans complaisance la
barbarie du comportement des soldats Bulgares. C'est la mention ironique d'une évaluation bulgare contradictoire avec
celle du narrateur. Le contexte des évaluations du narrateur nous permet de saisir que celle-ci est dissonante avec les
siennes propres et que nous ne devons pas la comprendre littéralement mais comme antiphrase.
L'ironie relève donc du dialogisme où deux voix se mêlent dans un acte de locution unique. Ce sont leurs évaluations
contradictoires qui nous permettent de repérer la présence de ces deux voix.
II.2.4. Aux limites du dialogisme: la polémique implicite
Aux limites du dialogisme, on pourrait parler d'une représentation au degré zéro de la parole d'autrui: les mots d'autrui
sont matériellement absents du discours, mais ils inspirent le discours du locuteur. C'est ce que Bakhtine appelle parfois
polémique implicite.
Bakhtine a ainsi pu soutenir que tout monologue intérieur avait en fait une structure dialogique:
...lorsque nous nous mettons à réfléchir sur un sujet quelconque, lorsque nous
l'examinons attentivement, notre discours intérieur (...) prend immédiatement la forme
d'un débat par questions et réponses, fait d'affirmations suivies d'objections; bref notre

discours s'analyse en répliques nettement séparées et plus ou moins développées; il est prononcé sous la forme d'un
dialogue
TT, 294
Cette visée du destinataire, c'est également elle qui inspire la parole apparemment solitaire du narrateur dans le roman.
Sous le monologisme du narrateur se dissimule un constant dialogue avec un lecteur virtuel, porteur de certaines
attentes que l'on veut satisfaire ou décevoir. Les traces de ce dialogue sont généralement effacées dans la parole
littéraire.
Il existe cependant au moins un auteur qui l'a explicité, c'est Diderot, au début de son roman Jacques le fataliste. Il y
met en scène le dialogue qui préside à toute création romanesque et il joue avec son lecteur virtuel en contrariant
toutes ses demandes de vraisemblance, de précision et de réalisme romanesques:
[Question du lecteur virtuel] Comment s'étaient-ils rencontrés? [Réponse du narrateur] Par hasard, comme tout le
monde. [Q] Comment s'appelaient-ils? [R] Que vous importe? [Q] D'où venaient-ils? [R] Du lieu le plus prochain. [Q] Où
allaient-ils? [R] Est-ce qu'on sait où l'on va?
Diderot, Jacques le fataliste
Si l'on transformait ce dialogue, en monologue dialogique, on obtiendrait un discours narratif de forme plus
conventionnelle qui ressemblerait à ceci:
*Ils s'étaient rencontrés par hasard, comme tout le monde. Qu'importe comment ils s'appelaient! Ils venaient du lieu le
plus proche. Quant au lieu où ils allaient, nul ne sait où il va!
Jacques le fataliste dialogisé
On voit que chez Bakhtine, indépendamment du dialogisme passif de la langue, le dialogisme discursif prend une très
grande extension et en vient à caractériser quasiment toutes les formes de discours. Les linguistes contemporains vont
également dans cette direction en analysant ainsi de simples énoncés négatifs (Pierre n'a pas cessé de fumer) comme
dialogiques dans la mesure où ils présupposent un énoncé antérieur (Pierre fumait). (Moeschler & Reboul 1994, 328)
Pratiquement, chez Bakhtine, seul le dialogue ne serait pas dialogique, puisqu'on y entend à chaque fois une voix bien
individualisée et monologique (cependant des linguistes comme Ducrot ou Roulet nous incitent à penser que même le
dialogue est dialogique dans la mesure où chaque réplique y présuppose une parole antérieure).
III. La polyphonie selon Bakhtine
La notion de polyphonie, élaborée par Bakhtine pour décrire certains caractères des romans de Dostoievski a connu par
la suite de nombreux emplois, notamment en linguistique de l'énonciation où elle désigne un discours où s'exprime une
pluralité de voix (Moeschler & Reboul 1994, 326). En linguistique la notion de polyphonie englobe donc celle de
dialogisme.
Chez Bakhtine même, il y a une grande fluctuance de la notion de polyphonie:

la polyphonie, d'abord marque distinctive du roman dostoïevskien, par opposition au monologue du roman traditionnel,
devient bientôt une caractéristique du roman en général, puis du langage à un certain stade de son développement (..)
et enfin de tout langage.
Esthétique et théorie du roman, 18
Pour rendre la notion bakhtinienne moins équivoque, je propose de retenir le sens qu'il lui accorde en relation avec le
genre romanesque et de la spécifier comme polyphonie littéraire.
III.1. Polyphonie littéraire et genre romanesque
Bakhtine a relevé dans les romans de Dostoievski une particularité remarquable: non seulement les personnages s'y
expriment dans un langage qui leur est propre, mais ils sont dotés d'une autonomie inégalée jusque là dans le roman:
Ici [dans les romans de Dostoievski], ce n'est pas un grand nombre de destinées et de vies qui se développent au sein
d'un monde objectif unique, éclairé par l'unique conscience de l'auteur; c'est précisément une pluralité de consciences,
ayant des droits égaux, possédant chacune son monde qui se combinent dans l'unité d'un événement, sans pour autant
se confondre. [...] La conscience du personnage est donnée comme une conscience autre, comme appartenant à autrui,
sans être pour autant réifiée, refermée, sans devenir le simple objet de la conscience de l'auteur.
Todorov 1981, 161
La polyphonie littéraire ne désigne donc pas seulement une pluralité de voix mais aussi une pluralité de consciences et
d'univers idéologiques. On pourrait penser que c'est le cas de tout roman où interviennent des personnages, par
exemple ceux de Balzac ou Flaubert. Mais Bakhtine fait remarquer que, dans le cas des personnages de Dostoievski,
nous sommes tentés d'entrer en discussion avec eux, parce qu'à la différence d'autres personnages romanesques ils
constituent des consciences autres à part entière, leur voix n'est pas une traduction de la philosophie de l'auteur, ni un
repoussoir de cette philosophie, elle résonne à côté de sa voix, avec même dignité et indépendance que la sienne.
On peut reconnaître là une tendance du roman moderne: l'univers unifié du roman tend à se désagréger au profit des
univers pluriels des personnages. Il ne s'agit plus de boucler ou d'achever une intrigue romanesque, ni de parvenir à une
conclusion morale ou idéologique. Il s'agit plutôt de faire apparaître des tensions entre des points de vue.
Chez Dostoievski la polyphonie des consciences s'exprime aussi par une pluralité de styles et de tons. Cette polyphonie
stylistique a d'ailleurs été peu appréciée des contemporains de Dostoievski qui y ont vu une forme décousue où se
côtoient
une page de la bible placée à côté d'une notice d'agenda ou bien une ritournelle de laquais à côté de dithyrambes
schillériens sur la joie.
La Poétique de Dostoievski, 45
Au-delà de Dostoievski, Bakhtine a voulu voir dans le roman un genre à vocation
plurivocale et pluristylistique. Effectivement, on peut y distinguer toutes sortes de
strates vocales. Il y a d'abord la narration littéraire, qui constitue une voix essentielle

mais généralement impure: souvent elle stylise des formes de narration orale et elle intègre des formes de discours ne
relevant pas de l'art littéraire (écrits moraux, digressions savantes, déclamations rhétoriques, etc.). À cette voix
narrative déjà composite s'ajoutent les styles de personnages, avec toutes leurs caractéristiques,
dialectes sociaux, maniérismes d'un groupe, jargons professionnels, langages des genres, parler des générations, des
âges, des autorités, cercles et modes passagères.
Esthétique et théorie du roman, 88
III.2. La poésie comme genre monophonique?
Cette réflexion sur le roman a conduit Bakhtine à opposer roman et poésie comme deux genres antagonistes, le premier
essentiellement polyphonique et le second foncièrement monophonique. Selon Bakhtine en effet, la poésie est
l'expression d'une seule voix et d'une seule conscience.
Le poète doit être en possession totale et personnelle de son langage, accepter la pleine responsabilité de tous ses
aspects, les soumettre à ses intention à lui et rien qu'à elles. Chaque mot doit exprimer spontanément et directement le
dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre lui et ses mots. Il doit partir de son langage comme d'un tout
intentionnel et unique: aucune stratification, aucune diversité de langage, ou pis encore, aucune discordance, ne
doivent se refléter de façon marquante dans l'œuvre poétique.
Esthétique et théorie du roman, 117
Bakhtine admet qu'il puisse y avoir des contradictions et des doutes dans le contenu de la poésie, mais, selon lui, ces
doutes ne doivent pas passer dans le langage de la poésie:
En poésie, le langage du doute doit être un langage indubitable.
Esthétique et théorie du roman, 108
Cette idée de Bakhtine est susceptible d'être nuancée pour au moins trois raisons.
1. Historiquement, il existe des œuvres où la voix poétique traduit des discordances intimes. Tel est le cas, à la fin
du XIXème siècle de l'œuvre de Jules Laforgue, dont le style auto-ironique, oscille entre lyrisme et sarcasme.
Bref, j'allais me donner d'un Je vous aime Quand je m'avisai non sans peine
Que je ne me possédais pas bien moi-même
Jules Laforgue, Dimanches III, Derniers vers
2. Depuis les origines du lyrisme, la poétique de l'inspiration suppose que la voix poétique résulte elle-même d'une
écoute, et d'une forme d'aliénation de la subjectivité par une instance transcendante étrangère (dieu, muse, inspiration,
inconscient, etc.).
3. Depuis le XIXème siècle, qui est aussi le siècle de la littérature proprement dite et non plus seulement des
Belles-Lettres (Cf. Les genres littéraires), les genres tendent à perdre leurs caractéristiques strictes. Chacun prétend au
statut de genre total ou englobant de tous les autres (ainsi le roman se veut genre du non

genre, le poème veut absorber la prose, l'essai se déclare en puissance de fiction, etc.).
Il n'en reste pas moins que l'opposition bakhtinienne entre roman et poésie touche à une différence importante entre
les deux genres. Le roman est un genre représentatif: il ne représente pas seulement des actions mais aussi des discours
et des styles de discours. Par là, il est vrai qu'il a une vocation polyphonique. La poésie est un genre expressif. Disons
qu'elle a donc un caractère monophonique, même si la voix par laquelle elle s'exprime est susceptible d'accueillir des
tensions dialogiques internes (comme on l'a vu chez Laforgue).
Conclusion
La pensée de Bakhtine nous enseigne à être attentifs dans la littérature non seulement à des contenus mais aussi à des
voix. Elle montre comment même la littérature la plus apparemment solitaire est en fait tout entière relation à l'autre.
En ce sens, elle ne jette pas seulement les bases d'une poétique de l'énonciation, elle introduit à une pensée de l'autre
dans le discours.
Bibliographie
• Adert, Laurent (1996). Les Mots des autres. Villeneuve d'Ascq: Presses Universitaires du Septentrion.
• Bakhtine, Mikhaïl (1978). Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard.
• Bakhtine, Mikhaïl (1963). La Poétique de Dostoievski. Paris: Seuil, 1970.
• Bakhtine, Mikhaïl (1929). Marxisme et philosophie du langage. Paris: Minuit, 1977.
• Ducrot, Oswald (1984). Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation, Le Dire et le dit. Paris: Minuit.
• Genette, Gérard (1982). Palimpsestes. Paris: Seuil.
• Moeschler, Jacques & Reboul, Anne (1994). Polyphonie et énonciation, Dictionnaire encyclopédique de
pragmatique. Paris: Seuil.
• Roulet, Eddy et alii (1987). Structures hiérarchiques et polyphoniques du discours, L'Articulation du français
contemporain. Bern: Peter Lang.
• Todorov, Tzvetan (1981). Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique. Paris: Seuil. Edition: Ambroise Barras, 2003-
2004 //

Le mode dramatique, Éric Eigenmann, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Texte et théâtralité
1. Qu'est-ce que le théâtre?
1. Art du spectacle et genre littéraire
2. Théâtralité
3. Espace architectural et réseau métaphorique
2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?
1. Critères extrinsèques et intrinsèques
2. Dramatique vs. théâtral
3. Structure énonciative du texte dramatique
1. Enoncé et situation d'énonciation
2. Enjeux sémantiques
4. Répliques et didascalies
1. Didascalies diégétiques et techniques
2. Extension de la voix didascalique
3. Le présentateur
4. Didascalies internes
5. La double énonciation dramatique
2. Economie de la parole
1. Répartition
2. Adresse
1. Monologue et soliloque
2. Aparté et adresse au public
3. Rythme
1. Tirade et stichomythie

2. Tempo
4. Mode d'échange
1. Interlocution
2. Réplique flottante, faux dialogue et choralité
3. Dialogue dramatique et conversation
1. Montage des voix
2. La parole comme acte
1. Approche pragmatique
2. Approche communicationnelle
3. La parole comme coopération
1. Principes conversationnels
2. Transgression des principes conversationnels
4. Tropes communicationnels
1. Le récepteur extradiégétique
2. Le récepteur intradiégétique
5. Dénégation et interprétation
• Bibliographie
I. Texte et théâtralité
Bérénice de Racine, Le jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, Lorenzaccio de Musset, En attendant Godot de
Beckett... Largement constituée de ce que l'on appelle des textes ou des pièces de théâtre, la littérature – française en
l'occurrence – entretient avec le théâtre des rapports complexes, source d'une problématique originale. Les études
littéraires s'y arrêtent d'autant plus volontiers depuis la fin du XXe siècle qu'elles s'intéressent davantage aux relations
de la littérature avec les autres arts, et à la part déterminante pour la signification du texte que prennent les conditions
dans lesquelles il se donne à lire ou à entendre. L'essor des études théâtrales à cette époque tient d'ailleurs de cette
ouverture.
Le présent cours s'intéresse à la poétique du texte dramatique en limitant le champ d'observation à la textualité, voire à
la texture de celui-ci: de quoi cette œuvre verbale singulière est-elle faite? Le recours à des outils linguistiques
n'étonnera donc pas. Sous divers aspects, la question de l'énonciation traverse les trois chapitres. Dans les grandes
lignes, le premier définit le texte dramatique, le deuxième dégage quelques modes de relation entre les voix qui le
composent et le troisième éclaire la spécificité du dialogue de théâtre.
I.1. Qu'est-ce que le théâtre?

I.1.1. Art du spectacle et genre littéraire


Les rapports entre texte et théâtre dépendent évidemment des acceptions du mot théâtre, multiples, dont on retiendra
les cinq suivantes:
Le théâtre (1) désigne un art du spectacle, art combinatoire impliquant diverses techniques d'expression corporelles et
vocales, mais aussi plus largement visuelles et auditives, qui élabore une forme de représentation dans l'espace pouvant
procéder d'un texte de théâtre (au sens 2) ou donner lieu à son écriture; c'est plus globalement l'événement socio-
culturel qui réunit pour l'occasion, en un même espace et au même moment, les acteurs et les spectateurs de cette
représentation.
Le théâtre (2), c'est aussi un genre littéraire qualifié de dramatique, qui forme avec l'épique et le lyrique (le récit et la
poésie) la fameuse triade romantique des genres, elle-même issue de l'alternative poétique (narratif / dramatique)
décrite par Platon et Aristote. Lui appartiennent des textes ou écrits littéraires dotés de certaines caractéristiques liées à
la représentation théâtrale, qui les font en général reconnaître d'un coup d'oeil (voir infra, 1.4) et opèrent un
classement dans l'œuvre d'un auteur: le théâtre de Victor Hugo par opposition à ses romans et à sa poésie.
Cette première ambivalence appelle la remarque suivante, formulée par Jerzy Grotowski: En France, les pièces publiées
en livres sont désignées sous le titre de Théâtre – une erreur à mon sens, parce que ce n'est pas du théâtre, mais de la
littérature dramatique (Grotowski, 1969, p. 53-54). L'anglais dispose en revanche de deux termes, theatre et drama. Si
le français confère au mot drame des sens qui excluent de suivre la langue de Shakespeare (dont celui retenu dans
[L'œuvre dramatique]), il est néanmoins possible de s'en inspirer pour les adjectifs en réservant dramatique au texte et
théâtral à la scène, conformément d'ailleurs à l'usage qu'Aristote fait du premier et à l'étymologie grecque du second,
rappelée plus bas.
I.1.2. Théâtralité
Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité particulière que l'on reconnaît à la représentation ou au texte
en question (théâtre 1 et 2) lorsqu'ils sont réussis, efficaces: ça, c'est du théâtre! Roland Barthes parle en ce sens dès
1954 de théâtralité, concept forgé à partir de l'adjectif théâtral – parallèllement à littéraire/littérarité – pour désigner la
propriété du phénomène. Il la situe dans l'épaisseur de signes qui caractérise la représentation scénique:
Qu'est-ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine à émettre des messages, à
communiquer]. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à
envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu'ils sont simultanés et
cependant de rythme différent; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du
décor, du costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais
certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes); on a
donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes.
Littérature et signification, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258

La fonction signifiante démarque d'abord le théâtral, schématiquement, du tout spectaculaire (un feu d'artifice): en tant
que système de signes, le théâtre renvoie à un univers absent, fictif. Suggérant des couches irréductibles entre elles, la
notion d'épaisseur démarque ensuite le théâtral du tout textuel: la signification ne saurait se limiter à celle(s) du
message linguistique, qu'il soit le seul ou que les autres coïncident avec lui (par hypothèse: une simple récitation ou une
image scénique parfaitement redondante). Une formulation antérieure de Barthes peut même sembler dénier au texte
sa part de théâtralité (c'était à peu près la position d'Antonin Artaud):
Qu'est-ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie
sur la scène [...]
Le théâtre de Baudelaire, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), p. 41
Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustraction (le théâtre moins le texte), qui au sens mathématique aboutit non pas à
une suppression mais à une différence, dynamique, entre la représentation scénique et le texte dramatique en
l'occurrence – opération réversible en addition: la scène ajoute au texte pour construire la théâtralité de la
représentation. La pièce que composent les personnages d'Abel et Bela de Robert Pinget l'illustre: si ce n'est pas du
théâtre, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c'est moins à cause de la platitude des répliques que parce qu'elles
collent trop bien à leur contexte, sans surprise ni dialectique.
I.1.3. Espace architectural et réseau métaphorique
Le théâtre (4) s'applique en outre à un espace architectural. À l'origine, le theatron grec est exclusivement le lieu, flanc
de colline ou gradins, d'où l'on assiste à un spectacle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sera au contraire l'espace offert aux
regards, la scène, et par extension tout le bâtiment dès que seront construites des salles de théâtre. Cette acception
met l'accent sur la relation visuelle, spectatorielle, qu'instaure l'art théâtral entre un regardant et un regardé.
Le théâtre (5) couvre enfin un vaste réseau métaphorique, qui retient du sens propre les aspects spectaculaires,
architecturaux et/ou fictionnels: théâtres d'exploits ou de violences, théâtres de montagnes, simulacres ou feintes
considérées comme du théâtre ou de la comédie.
I.2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?
I.2.1. Critères extrinsèques et intrinsèques
Cette polysémie rappelée, quels traits communs partagent donc les pièces de Racine, de Marivaux, de Musset, de
Beckett et de tous les autres? Les définitions qui précèdent fournissent surtout des critères extrinsèques, telle la
destination scénique du texte, qu'elle ait été prévue par son auteur ou rendue effective par sa mise en scène. Non
seulement ces critères ne rendent pas compte d'une specificité textuelle, mais ils présentent le double défaut d'être à la
fois potentiellement contradictoires et provisoires, car des textes qui n'ont pas été écrits pour le théâtre sont portés à la
scène avec succès, parfois longtemps après leur parution (la pièce Les Brigands de Schiller, sous-titrée Lesedrama soit
drame à lire, le roman Les Cloches de Bâle d'Aragon); tandis qu'à l'inverse, des textes composés pour des comédiens
(notamment au XVIIe et au XXe siècles) attendent toujours d'être joués.

Et le texte lui-même, indépendamment de son contexte? Certes, il se prête apparemment mieux au théâtre dans la
mesure où des personnages y dialoguent dans un milieu concret, visuellement et auditivement perceptible; de tels
éléments seraient autant de matrices de théâtralité (Ubersfeld). Dans cette perspective, toujours selon Barthes,
la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une œuvre, elle est une donnée de création, non de
réalisation. [...] le texte écrit est d'avance emporté par l'extériorité des corps, des objets, des situations; la parole fuse
aussitôt en substances.
Ibidem, p. 42
Toutefois l'évolution de la mise en scène au XXe siècle, révélant la dimension normative, voire idéologique de la plupart
des critères intrinsèques avancés par les théoriciens antérieurs, a démontré qu'on pouvait faire théâtre de tout (Antoine
Vitez), quitte à ce que seul le comédien supplée l'éventuelle pauvreté sensorielle de l'univers évoqué.
I.2.2. Dramatique vs. théâtral
Mieux vaudrait donc parler de texte dramatique et réserver l'adjectif théâtral à la scène proprement dite,
conformément à l'étymologie du mot théâtre, issu de la famille du verbe voir, être spectateur, en grec ancien: le
theatron est le lieu où l'on assiste à un spectacle, jamais le genre de textes qui y sont représentés [I. 1].
Cela ne signifie pas que tout texte est dramatique, mais qu'il peut le devenir. Le travail – minimal! – nécessaire pour
adapter un texte narratif en vue de la scène consiste non pas à le modifier sur le plan lexical ou syntaxique, pour le
rapprocher par exemple du langage parlé, mais à le mettre dans la bouche d'un ou de plusieurs personnages, ou du
moins à en faire l'expression d'une ou de plusieurs voix clairement distinctes de celle de l'écrivain. La spécificité du texte
de théâtre réside en définitive dans la relativisation du discours qu'opèrent ces données circonstancielles, cette mise en
situation. C'est précisément de leur incidence que dépend ce que nous avons défini comme théâtralité.
I.3. Structure énonciative du texte dramatique I.3.1. Enoncé et situation d'énonciation
Platon relèvait déjà, dans La République, que dans la tragédie et la comédie le poète cherche à nous faire croire que
c'est un autre que lui qui parle. D'Aubignac au XVIIe siècle en fait une règle: Dans le poème dramatique il faut que le
poète s'explique par la bouche des acteurs; il n'y peut employer d'autres moyens. L'énoncé y est en effet donné à lire
assorti d'une précision déterminante, le fait d'être attribué à un sujet parlant explicitement différent de l'auteur ou
d'une voix susceptible d'être confondue avec la sienne, désigné en général par un nom (Agamemnon, Tartuffe, Le
Soldat, H3, etc.). Plus ou moins étoffée, une information est donc livrée sur la situation dans laquelle s'énonce le
discours selon la fiction proposée, sur sa situation d'énonciation. Même ténue, elle marque par rapport à lui une
distance, fût-elle minime, une médiation – par opposition au discours immédiat qui semble adressé directement au
lecteur par la voix narrative: Longtemps je me suis couché de bonne heure, phrase initiale de la Recherche du temps
perdu de Proust, si elle esquisse les traits de qui est en mesure de l'assumer, ne dit strictement rien de la situation dans
laquelle elle est émise.
I.3.2. Enjeux sémantiques
Or, la linguistique moderne l'a montré, la signification d'un énoncé est déterminée non seulement par sa composition
lexicale et syntaxique mais par sa situation, ou ses conditions; en fonction d'elles, la parole accomplit une action, qui les
fait évoluer [III.2]: il fait frais peut indiquer une température agréable ou désagréable, inciter ou non à monter le
chauffage. Dans Fin de partie de Beckett, deux personnages s'expriment emprisonnés dans des poubelles: que signifie
donc une parole qui sort d'un tel endroit, articulée de surcroît par des vieillards invalides que leur fils traite d'ordures?...
La situation d'énonciation vaut ici autant sinon plus que l'énoncé lui-même. La représentation théâtrale, où la parole
donnée en spectacle l'est nécessairement dans une situation spatio-temporelle particulière, ne cesse d'en jouer.
Semblablement, le texte écrit met en scène les êtres qu'il fait parler – l'expression n'est pas que métaphorique.
I.4. Répliques et didascalies
Après titre et liste des personnages, le premier acte des Serments indiscrets de Marivaux commence ainsi:
SCÈNE PREMIÈRE. – LUCILE, UN LAQUAIS
LUCILE est assise à une table, et plie une lettre; un laquais est devant elle, à qui elle dit.– Qu'on aille dire à Lisette qu'elle
vienne. (Le laquais part. Elle se lève.) Damis serait un étrange homme, si cette lettre ne rompt pas le projet qu'on fait de
nous marier.
Lisette entre.
SCÈNE II. – LUCILE, LISETTE
LUCILE.– Ah! te voilà. Lisette, approche; je viens d'apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu'il est actuellement
chez son père; et voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.
LISETTE. – Quoi! cette idée-là vous dure encore? Non, madame, je ne ferai point votre message; Damis est l'époux qu'on
vous destine [...].
Deux niveaux énonciatifs se dégagent d'emblée, ne serait-ce que typographiquement, déterminant deux types de voix:
d'une part les répliques, texte supposé être proféré sur scène, qui constituent ensemble le dialogue et pour chaque
personnage ce qu'on appelle précisément son rôle; d'autre part les didascalies, texte qui introduit de quelque manière
ces discours et les cite, soit tout ce qui ne serait pas proféré dans le cas d'une représentation conforme au texte écrit, de
la liste des personnages au noir final en passant par le découpage des scènes. Quoiqu'elles puissent souvent passer pour
négligeables, les didascalies, même laconiques, déterminent ou peuvent déterminer:
• qui est présent, qui parle (Lucile), éventuellement qui se tait (le laquais),
personnages qu'elles peuvent décrire; elle attribue l'énoncé aux personnages;
• à qui la parole est adressée (le laquais) [II.2];
• où se trouvent et se déplacent les personnages, dans quel lieu et dans quelle
position par rapport aux autres ou aux objets (Lucile attablée près d'un laquais);
• quand se passe la scène et à quel moment dans le cours de l'action se fait
entendre telle phrase en particulier (Lucile parle de Damis lorsqu'elle est seule);

• comment les personnages s'expriment, en accomplissant quel mouvement, dans quelle humeur, selon quel rythme,
etc.;
• pourquoi ils agissent de la sorte, quelle est leur motivation. C'est un scélérat qui parle, précise Molière au cours d'une
réplique de Tartuffe (Tartuffe, IV. 5)!
Qui, à qui, où, quand, comment, pourquoi: répondant de façon très variable à toutes ces questions ou à quelques-unes
d'entre elles seulement, les didascalies précisent la situation de communication, déterminent une pragmatique, c'est-à-
dire les conditions concrètes de l'usage de la parole, indispensables et décisives pour l'interprétation.
Dans les toutes dernières lignes d'En attendant Godot de Beckett, Vladimir dit à Estragon Alors, on y va?, Estragon
répond Allons-y. Leurs répliques suggèrent qu'ils vont renoncer à leur fameuse attente et quitter le lieu qu'ils ont
occupé pendant toute la pièce, que leur situation va enfin connaître une véritable évolution. Mais la didascalie qui suit
ajoute: Ils ne bougent pas. Et toute l'interprétation de basculer: on comprend alors que l'action demeure sur le plan du
discours, que rien ne va changer.
I.4.1. Didascalies diégétiques et techniques
On remarque en outre dans cet exemple qu' Ils ne bougent pas peut être lu comme une description (des personnages)
ou comme une prescription (à l'adresse des comédiens). De manière générale, les didascalies concernent en effet soit la
situation fictive de l'histoire représentée, soit la situation réelle de la représentation scénique proprement dite: dans le
premier cas, on les qualifie de diégétiques, dans le second, de techniques. Celles-ci, également nommées indications
scéniques ou de régie, suivent au plus près l'étymologie de didascalies – des instructions.
I.4.2. Extension de la voix didascalique
Jamais sans doute la voix didascalique ne se fait plus discrète que dans la pièce de Bernard-Marie-Koltès La Nuit juste
avant les forêts. Aucun espace n'est désigné, ni aucun personnage annoncé: le texte a tout d'un long monologue
intérieur. Mais, détail essentiel, il est flanqué de guillemets, qui s'ouvrent avant le premier mot pour se fermer après le
dernier. Guillemets qui signifient que le texte cite quelqu'un, un personnage qui parle. Il s'agit donc toujours
énonciativement parlant de discours direct, signalé par la présence, discrète mais indéniable, d'une marque attributive.
Historiquement, c'est pourtant l'évolution inverse qui s'est produite: au fur et à mesure qu'on avance dans l'histoire du
théâtre, on note plutôt, schématiquement, une amplification, une extension de la didascalie par rapport au dialogue. À
l'inverse de l'effacement observé chez Koltès, la didascalie peut en effet s'enfler considérablement, et briguer tout de
même le statut de voix narrative. Le phénomène commence avec les comédies mixtes de la période baroque, se
poursuit sous la plume des dramaturges du XVIIIe (avant Beaumarchais, celle de Diderot, adepte de la pantomime,
introduit de la sorte dans les pièces de véritables tableaux vivants), il s'amplifie ensuite avec le mélodrame romantique,
pour donner lieu à des indications tatillonnes chez Feydeau et aboutir dans le théâtre contemporain à Acte sans paroles
(I et II, 1956 et 1959) de Beckett, longue didascalie décrivant les faits et gestes d'un personnage muet. Didascalie
comparable, de soixante-dix pages, dans la littérature dramatique allemande: L'Heure où nous ne savions rien l'un de
l'autre de Peter Handke.
I.4.3. Le présentateur

Dans la mesure où la didascalie est un énoncé narratif, le sujet de son énonciation peut être considéré comme un
narrateur. Reprenons notre exemple: Lucile est assise à une table, et plie une lettre. Un laquais est devant elle [...]. Le
laquais part. Elle se lève. On remarque l'absence de marques de subjectivité (de mots déictiques ou modalisants). En ce
qui concerne les catégories de la narratologie genettienne, un tel narrateur peut être qualifié d’extradiégétique et
d’hétérodiégétique [La voix narrative, V.3]. Objectif et limité au périmètre visible de la scène, son discours procède
d’une focalisation externe [La perspective narrative] et d’une narration simultanée, sans recul temporel. Il est en ce sens
comparable à une sorte de reportage en direct.
Il s’agit là de traits généraux, non de règles exclusives. D’autres cas existent : dans Berlin ton danseur est la mort d'Enzo
Cormann par exemple (Paris, Edilig, 1983), une partie de la didascalie présente une narration homodiégétique et
ultérieure: Il y avait cette cave que Nelle, ma compagne, Elis ma fille, et moi-même occupâmes de mars 1944 à la fin de
1946. Il arrive aussi que la didascalie, provisoirement non focalisée, couvre un domaine différent, tel que l'intériorité des
personnages.
Cependant, le terme unique de narrateur convient d’autant plus mal que la didascalie désigne et raconte moins. Chez
Racine ou Molière par exemple, qui pouvaient au besoin préciser directement leurs intentions aux interprètes de leurs
pièces, elle se limite à de très rares exceptions près à l'attribution des énoncés à tel ou tel personnage. On parle parfois
de scripteur (Ubersfeld) ou de montreur (Viswanathan) ; nous proposons d’appeler présentateur cette instance
énonciative, qui présente les intervenants et présentifie leur discours.
I.4.4. Didascalies internes
Les didascalies ne sont toutefois pas seules à fournir des éléments pour établir la situation d'énonciation, les répliques
ne cessent d'en suggérer chaque fois qu'un personnage se réfère à son environnement ou aux êtres qui l'habitent.
Prends un siège, Cinna (Corneille, Cinna), Voilà un homme qui me regarde (Molière, George Dandin)... Par opposition
aux didascalies externes au dialogue qui viennent d'être décrites, il est parfois question alors de didascalies internes.
Pourtant, celles-ci demeurent fondamentalement irréductibles à celles-là étant donné leur subjectivité, qui autorise les
paroles trompeuses, intentionnelles ou non. Il s'agit plus précisément d'implicites et de présupposés du discours,
auxquels le lecteur choisit de conférer une valeur objective. Pour preuve de leur hétérogénéité, d'éventuelles
contradictions:
Le Vieux.– Bois ton thé, Sémiramis. Il n'y a pas de thé, évidemment.
Ionesco, Les Chaises
À vrai dire, dans la mesure où il peut être interprété de manière à dégager des indications au sujet de la mise en scène,
tout discours est potentiellement didascalie interne . Aussi l'expression s'en trouve-t-elle largement disqualifiée.
I.5. La double énonciation dramatique
En résumé, le texte dramatique se distingue par sa double énonciation, à savoir les deux énonciations que nous venons
de relever, l'une enchâssée dans l'autre. Dans une pièce de théâtre, ce n'est pas en dernière instance le personnage qui
s'exprime: de même que tout ce qu'énonce un personnage, son je ne lui appartient pas, ce n'est jamais que

l'énoncé qu'un présentateur [I.4.3] attribue ou prête au personnage, personnage dont le montreur – pour continuer
selon la même métaphore – emprunte la voix pour émettre une parole.
Cette structure énonciative se trouve certes aussi dans les dialogues de roman. Des passages de Jacques le Fataliste de
Diderot se présentent même exactement comme des dialogues de théâtre, y compris sur le plan typographique. C'est
tout simplement que le roman lui aussi peut contenir du discours dramatique (rapporté). Aristote le dit: l'écriture
théâtrale crée des personnages susceptibles d'être incarnés par tel ou tel [acteur], mais déjà donnés par la structure
même du texte comme personnages dramatiques (R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, La Poétique, notes). L'adjectif
dramatikos dont il use renvoie ainsi, par delà le jeu dramatique, à la caractéristique qui en fonde la possibilité – au mode
d'énonciation qui distribue le je entre les personnages, mode présent dans l'épopée lorsqu'elle cite la parole d'un
personnage (Ulysse qui raconte lui-même son histoire dans L'Odyssée par exemple). Cette extension du territoire du
dramatique fait d'ailleurs partie de l'usage courant, dans la mesure où l'on parle de scène – Genette par exemple dans
Figures III – pour désigner à l'intérieur d'un roman un passage dialogué dont le narrateur cède la parole aux
personnages.
Ce qui se définit de cette manière comme dramatique, ce n'est donc pas un texte exemplaire d'un genre, mais du texte
qui s'énonce selon l'enchâssement décrit, un mode d'énonciation du discours caractérisé par cette dualité.
II. Economie de la parole
II.1. Répartition
Etant donné que l'intervention de plusieurs locuteurs au théâtre est non seulement possible mais attendue, ce geste
d'attribution implique également une distribution du discours, qu'on qualifie comme tel de dialogué. Selon l'étymologie,
le dialogue (terme potentiellement trompeur [II.4 et III]) fait alterner deux voix, opposition fondatrice du théâtre
antique: entre chœur et coryphée d'une part, chœur et protagoniste d'autre part; à l'échelle de la scène, il domine
jusqu'à la fin du XVIIe siècle, avant de s'affirmer de nouveau dans la seconde moitié du XXe. Le dialogue peut toutefois
reposer sur une distribution moins équilibrée, provisoirement ou non, jusqu'à ne faire entendre qu'une seule voix: le
monologue et le soliloque, aux frontières confuses [II.2.1] sont ces cas limite. Il peut au contraire réunir trois voix ou
plus, à moins qu'on ne préfère parler alors de trilogue ou de polylogue. Dès les tragédies d'Eschyle, deux personnages
sont en effet capables, dans la configuration la plus complexe, de s'entretenir aussi bien entre eux qu'avec le chœur et
le coryphée. Cette répartition de la parole proférée ne préjuge en rien de l'échange verbal ménagé, ou non, par les
différentes interventions [II.4].
Si l'on considère en outre le lecteur/spectateur, destinataire ultime de toute réplique, comme un interlocuteur
potentiel, le monologue apparaîtra dialogue, le dialogue, trilogue et le trilogue, polylogue...
II.2. Adresse
Le texte dramatique s'adresse globalement et en dernière instance au lecteur/spectateur, cela va de soi. Mais à
l'intérieur de la fiction représentée? La didascalie indique en général qui prend la parole mais beaucoup plus rarement à
qui il s'adresse, de sorte que le discours dramatique se caractérise aussi par la quête de son

destinataire, celui-ci étant à la fois indispensable à l'interprétation et toujours susceptible de se dérober, de changer et
surtout de se multiplier. Or de la représentation d'un interlocuteur dans l'énoncé ou de son absence résultent plusieurs
types de discours. Cinq possibilités se dégagent: que le personnage s'adresse à un interlocuteur présent (c'est le cas du
discours dialogué, dont les nombreuses formes ne peuvent être présentées ici); qu'il s'adresse à un interlocuteur
absent, à lui-même, au lecteur/spectateur ou qu'il ne s'adresse à personne, apparemment du moins.
II.2.1. Monologue et soliloque
Mieux que par la présence physique d'un second personnage, c'est par celle que manifeste ou représente l'énoncé lui-
même qu'on distingue le plus clairement le monologue et le soliloque, dont les dictionnnaires et manuels spécialisés
donnent des définitions contradictoires. On conviendra – dans le sillage de Jacques Schérer (1983) et d'Anne-Françoise
Benhamou (Corvin, 1995) – que le monologue désigne le discours tenu par un personnage seul ou qui s'exprime comme
tel, s'adressant à lui-même ou à un absent, lequel peut être une personne (divine ou humaine, voire animale) ou une
personnification (un sentiment, une vertu: mon cœur, mon devoir, éventuellement une chose). Tout monologue est
ainsi plus ou moins dialogué, car l'on parle toujours à quelqu'un, ne serait-ce qu' à soi-même.
On suivra Anne Ubersfeld, en revanche, pour limiter le soliloque à un discours abolissant tout destinataire et douter par
conséquent qu'il n'existe jamais de vrai soliloque au théâtre (1996, p. 22). Certains monologues s'en approchent
cependant depuis la seconde moitié du XXe siècle, telle la logorrhée de Lucky dans En attendant Godot de Samuel
Beckett.
Monologues et soliloques remplissent de manière privilégiée une fonction épique, dans les scènes d'exposition
notamment, une fonction délibératrice, lorsqu'ils œuvrent par exemple à la formulation et à la résolution d'un dilemme,
et une fonction lyrique (parfois invocatoire), qui les apparente à un monologue intérieur extériorisé (Larthomas, 1980,
p. 372).
Notons, afin de ne pas confondre monologue et tirade [II.3.1], que la longueur ne constitue pas pour le premier un
critère pertinent. Aussi prolixe qu'il puisse être devant un confident quasi muet, un héros classique continue
d'entretenir avec lui un dialogue (voir faux dialogue [II.4.2]). Et à l'inverse, même relativement brèves, certaines
interventions de héros romantiques, si l'on peut qualifier ainsi les personnages de Musset par exemple, doivent être
classées comme monologues.
II.2.2. Aparté et adresse au public
L'adresse délimite également l'aparté, sorte de monologue bref dans lequel le locuteur se retire provisoirement du
dialogue pour introduire une réflexion à part, pour lui-même, perceptible cependant par un ou plusieurs tiers: un autre
personnage parfois, le lecteur/spectateur toujours. Si l'aparté reste en principe le plus bref possible, afin de ne pas
interrompre l'échange en cours, rien n'empêche pourtant de le prolonger: Jean Tardieu le fait dans Oswald et Zénaïde
ou Les Apartés, pièce qui inverse les proportions habituelles au point de réduire la communication directe entre les
personnages à quelques mots.

D'un public témoin à un public pris à témoin, voire élevé au rang d'interlocuteur principal comme dans les prologues et
épilogues ou dans les songs brechtiens, il n'y a qu'un pas: on peut qualifier de faux apartés les adresses au public, qui
comme leur nom l'indique privilégient ouvertement la communication extradiégétique et les effets qui lui sont liés.
Quoique le lecteur/spectateur ainsi interpellé appartienne à la fiction comme le narrataire d'un récit romanesque, une
telle adresse joue par métalepse [La voix narrative, VII.1] de l'ambiguïté entre cette figure textuelle et le
lecteur/spectateur. Ambiguïté d'autant plus forte à la représentation qu'elle en a une autre pour corollaire: où s'arrête
le comédien, où commence le personnage? Prologues et épilogues, justement, thématisent parfois le passage de l'un à
l'autre, dans les deux sens, tels des sas de décompression entre réalité et fiction.
II.3. Rythme II.3.1. Tirade et stichomythie
La fréquence des répliques et les rapports quantitatifs qu'elles entretiennent contribuent à déterminer le rythme du
dialogue, produit plus largement par tout effet de répétition (Larthomas, 2001, p. 309). Comme pour la vitesse du récit
en narratologie, les accélérations et ralentissements sont aussi révélateurs, sinon plus, que le rythme lui-même.
La tirade désigne une réplique relativement longue qu'une unité thématique ou formelle, ainsi qu'une certaine
contingence dans le déroulement de l'action distinguent du reste de la pièce – qu'on pense à la tirade des nez dans
Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand. Elle suspend l'échange verbal. La stichomythie tend en revanche à le précipiter,
en juxtaposant des répliques brèves de même longueur (au sens strict: hémistiche contre hémistiche ou vers contre
vers), qui se livrent à un duel – ou duo – verbal.
II.3.2. Tempo
Un échange verbal plus serré pouvant appeler une exécution vocale plus rapide, la répartition du dialogue ne sera pas
non plus sans incidence sur le tempo, soit la rapidité à laquelle une scène doit être jouée [ ou lue ] ( ibidem, p. 72). Mais
un tel devoir reste à la fois subjectif et variable, de sorte que le rapport relève largement de la suggestion.
Un exemple: Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès se signale par le rythme des tours de parole
entre les deux personnages, régulier puis subissant une accélération croissante à mesure que leurs répliques diminuent
de manière parallèle, passant de plusieurs pages à quelques mots. Si la mise en scène de la pièce choisit d'en tirer parti,
elle pourra toujours jouer du débit vocal et des silences pour étirer néanmoins la représentation dans le temps [La mise
en scène]. Il en va de même à la lecture, dont la vitesse ne saurait être prescrite.
II.4. Mode d'échange II.4.1. Interlocution
Après s'être penché sur le découpage du texte en répliques, il importe de considérer leur enchaînement, auquel
président les principes linguistiques du dialogue, à commencer par l'interlocution. Sur le plan de la communication
intradiégétique (ou diégétique) l'échange peut être plus ou moins signifié, et les répliques mériter plus ou moins leur
nom: tantôt elles se répondent, alternant par exemple première et deuxième personne,

tantôt elles apparaissent moins intersubjectives, notamment lorsqu'il s'agit de récits ou de sentences, jusqu'à ne l'être
plus du tout. Du côté du premier pôle, la dispute; du second pôle, le polylogue anarchique: on y entend les voix
suspendues de parlants isolés, provoquant par exemple des effets de foule.
II.4.2. Réplique flottante, faux dialogue et choralité
Poursuivant la seconde tendance, repérable notamment chez Tchekhov, quelques auteurs de la seconde moitié du XXe
siècle expérimentent la réplique flottante. Michel Vinaver en particulier juxtapose des fragments de conversations
différentes, où les pronoms de la deuxième personne se révèlent en général un leurre puisqu'ils ne sauraient
correspondre aux locuteurs voisins inscrits dans une autre situation d'énonciation. Dialogue de dialogues: le jeu
dialectique connaît là un niveau supplémentaire.
Toutes les configurations intermédiaires sont envisageables, sinon réalisées. Mentionnons divers faux dialogues
(dialogue déséquilibré avec un faire-valoir effacé, juxtaposition de répliques dépourvues d'échange dialectique, comme
autant de monologues de sourds, etc.), et toutes les formes de choralité (duos, trios, quatuors aux voix convergentes et
homogènes sur le plan thématique, syntaxique, stylistique...), où se fait entendre, plutôt que des individus, tantôt une
collectivité tantôt la voix du poète, dont les intervenants semblent les simples relais:
LAETA
Maintenant c'est la nuit encore !
FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps, encore...
LAETA
... Que tardive et que menacée...
BEATA
C'est la dernière nuit avant l'Eté!
Claudel, La Cantate à trois voix. Paris: Gallimard, 1931, pp.13-14. III. Dialogue dramatique et conversation
Correspondant à un récit de paroles particulier de la narratologie genettienne, le discours rapporté, de type dramatique
(Genette, 1972, p. 189-193), le dialogue de théâtre entretient avec son objet premier un rapport mimétique, que lui
reprochait Platon: mots pour mots, échange verbal pour échange verbal. Rapport d'autant plus mimétique qu'aucun
type de discours ne lui est impossible et qu'il emprunte volontiers à la réalité: scènes de tribunal, négociations,
échanges mondains. Il ne saurait toutefois être confondu avec les usages ordinaires de la parole, pour plusieurs raisons.
Certaines d'entre elles sont stylistiques, évidentes lorsque la forme, versifiée par exemple, apparaît manifestement
littéraire. Dans le cas contraire, qu'on pense au théâtre du quotidien des années 1970-1980, l'authenticité des discours
n'en consiste pas moins en un effet d'écriture. Rédaction paradoxale d'une parole qui se donne pour proférée, le
dialogue de théâtre allie langage oral et langage écrit. Mais les raisons les plus fondamentales de sa spécificité sont
structurelles.

III.1. Montage des voix


Retranscrirait-il tout de même une conversation réelle, le dispositif d'attribution des interventions qui le caractérise en
changerait le statut. Car dans un texte dramatique, on l'a vu, ce ne sont pas des personnages qui parlent, mais un
présentateur qui les fait parler, pas des personnages qui se partagent la parole, mais un présentateur qui leur distribue
des énoncés – de manière à tisser un échange ou à ne pas le faire. À citer le discours des personnages, l'auteur les cite
en quelque sorte à comparaître tour à tour devant le lecteur/spectateur, selon l'ordre et les modalités qu'il aura
déterminés. Le texte dramatique consiste ainsi en un montage de voix, une polyphonie fabriquée.
Cette fabrication, il tend soit à en effacer les traces, ménageant entre les répliques une continuité – d'interlocution
notamment – qui simule l'autonomie d'une conversation réelle, soit à la mettre en évidence comme telle, manifestant
ipso facto l'intervention d'un monteur, en fonction des choix esthétiques qui président à la composition de l'œuvre.
III.2. La parole comme acte
Prononcer ne serait-ce que quelques mots dans une situation donnée ne se limite pas à transmettre une information:
c'est en soi accomplir une action, qui provoque un effet. Dans la vie, cela peut rester insignifiant ou inaperçu; dans une
pièce de théâtre, non, puisque tout ou presque passe par la parole, dans le cadre déterminé de l'œuvre offerte à
l'attention du lecteur. C'est au fur et à mesure des interventions verbales que les positions et les relations des
personnages se modifient, que l'action progresse, que l'univers diégétique évolue. Deux approches linguistiques
permettent d'analyser le phénomène.
III.2.1. Approche pragmatique
On observe avec John L. Austin (1962) que l'énoncé en situation réalise un acte triple:
• acte locutoire, il véhicule un contenu sémantique (à savoir, dans notre exemple marivaudien, la signification
littérale que le lexique et la grammaire françaises confèrent à voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes);
• acte illocutoire, il institue un rapport conventionnnel avec l'interlocuteur (le rapport hiérarchique en
l'occurrence, où l'on donne et reçoit des ordres);
• acte perlocutoire, il a un impact, suscite des réactions, affectives ou physiques (Lisette va s'indigner, résister).
Ce point de vue gagne à être complété par une analyse du processus de communication. III.2.2. Approche
communicationnelle
Ce processus, Roman Jakobson (1963) le décompose en six éléments: le référent, le récepteur, l'émetteur, le référent, le
canal, le code et le message. Six fonctions, non exclusives l'une de l'autre, leur sont attachées.
• La fonction référentielle, à l'œuvre dans les passages narratifs en particulier, est sans doute celle dont joue le
plus la double adresse dramatique: la réplique informe non seulement le personnage à l'écoute, mais le
lecteur/spectateur, qui reconstitue ainsi la situation: c'est à ce dernier qu'est utile Damis est l'époux

qu'on vous destine, pas à Lucile qui ne ne le sait que trop bien. À le rappeller néanmoins, Lisette exploite conjointement
une autre fonction du langage,
• la fonction conative ou impressive, qui permet d'exercer une pression sur autrui, de l'inciter à l'action. Elle est
orientée vers le destinataire, contrairement à
• la fonction expressive ou émotive, qui se centre sur le personnage parlant.
• La fonction phatique entretient le canal même de la communication, quitte à ce que le message se vide de
substance: chez Beckett et Ionesco, les mots ne servent parfois guère qu'à maintenir un contact, un peu désespéré,
entre des personnages incapables de véritables échanges.
• La fonction métalinguistique porte sur le code utilisé, vérifiant qu'il est partagé par les interlocuteurs, tandis que
• la fonction poétique privilégie la formulation de l'énoncé, son esthétique, en vue des effets à obtenir.
On comprend ainsi combien la parole des personnages contient l'action jusque dans ses moindres développements.
Phèdre de Racine l'illustre bien: l'enjeu tragique y tient moins au sens de la parole qu'à son apparition, moins par
exemple à l'amour de Phèdre pour Hippolyte qu'à l'aveu de cet amour. Après l'avoir entendu, Hippolyte suggère
d'ailleurs qu'on peut en limiter les conséquences en se taisant. Si dire, c'est faire, dire ou ne pas dire, au théâtre, est
souvent toute la question.
III.3. La parole comme coopération III.3.1. Principes conversationnels
Cette ressemblance problématique avec les échanges verbaux de la réalité quotidienne s'étend tout naturellement aux
lois tacites que tout interlocuteur apprend en principe à respecter pour se faire comprendre. H. Paul Grice (1974) a
dégagé en la matière un principe de coopération (cooperative principle) qu'il décompose en quatre catégories
(kantiennes); pour contribuer à l'efficacité de la communication, l'intervention verbale devrait ainsi être adéquate sur le
plan de
• la quantité: ne livrer ni plus ni moins d'information que nécessaire
• la qualité: s'avérer véridique, ou du moins sincère
• la relation: se montrer pertinente, faire preuve d'à-propos
• la modalité: se développer le plus clairement possible.
À quoi s'ajoutent des règles de convenance, esthétiques, sociales et morales, étudiées notamment par Erwing
Goffmann.
III.3.2. Transgression des principes conversationnels
Certes, ces principes sont toujours suivis de manières diverses. Ils le seront plus librement encore dans le dialogue
dramatique en raison de son artificialité, puisqu'il est conçu pour être enchâssé dans la relation littéraire ou théâtrale,
donnée à voir et à entendre à des tiers. Dispensée de répondre aux mêmes exigences d'efficacité, l'œuvre

programme au contraire des accidents de communication, de manière à amorcer, nouer et relancer l'action langagière
propre au texte de théâtre.
Pour livrer au lecteur/spectateur les informations nécessaires à la compréhension, les personnages dérogent au principe
de quantité, notamment dans les scènes d'exposition du répertoire classique: après quelques vers seulement, nous
connaissons du lieu de l'action, de l'identité et des motivations des protagonistes bien plus que nous n'aurions appris à
surprendre une conversation dans la réalité. À l'inverse, le quiproquo (en latin, l'un pris pour l'autre) tient à une
information lacunaire, source de malentendu. J'aime quelqu'un [...]. Un pauvre garçon [...]: dans la bouche de Roxane,
pronoms sans références explicites et termes génériques équivoques permettent à Cyrano de croire un moment qu'il
est aimé (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II. 6). Le principe de qualité est évidemment violé par le mensonge,
destiné en général à préserver un secret, mais l'usage de la parole offre bien d'autres occasions de dissimuler,
volontairement ou non, et de se méprendre. Quant à la pertinence et à la clarté normalement requises, qu'il suffise
d'observer comment le Théâtre de l'Absurde au XXe siècle, par exemple, les (mal)traite. Il en résulte, comme de la
plupart des transgressions aux principes conversationnels, de nombreux effets comiques.
III.4. Tropes communicationnels III.4.1. Le récepteur extradiégétique
Au quotidien, nombre de ces accidents de communication – pensons au mensonge – peuvent passer à leur tour
inaperçus des personnes qui les subissent; seul un tiers bien informé pourrait les déceler. Au théâtre, non seulement ce
tiers est présent, mais tout est orchestré à son intention: c'est le lecteur/spectateur. Extradiégétique, il a l'avantage sur
la plupart des personnages d'assister à l'intégralité du dialogue et de bénéficier en outre en exclusivité d'éventuels
apartés, adresses directes ou autres indices. Communication détournée ou trope communicationnel: il y a trope
communicationnel, chaque fois que l'énoncé n'est pas fait pour le destinataire, chaque fois qu'à celui qu'affiche l'énoncé
s'ajoute un récepteur additionnel (Kerbrat-Orecchioni, 1984, cité par Ubersfeld, 1996, p. 86). Le dialogue dramatique est
ainsi entièrement biaisé par la double énonciation, ou plus précisément par ce destinataire second mais au fond
primordial.
III.4.2. Le récepteur intradiégétique
Semblable relation triangulaire, y compris l'éventuel infléchissement avoué de l'adresse vers le tiers, peut se manifester
dans l'action représentée (comme dans la vie d'ailleurs), sans que deux niveaux de réalité ne soient impliqués. Ainsi
lorsqu'un personnage feint de s'adresser à un second alors qu'il vise en définitive un troisième. Ce récepteur
additionnel-là, (intra)diégétique, peut se dresser au vu et au su de tout le monde comme le fait le plus souvent le chœur
antique, ou rester caché d'un des interlocuteurs au moins, que ce soit dans un placard de vaudeville, derrière quelque
pilier de tragédie (Néron dans Britannicus de Racine, II. 6) ou sous une table de comédie, comme l'Orgon de Molière que
son épouse Elmire, forcée de céder à Tartuffe, tente de faire intervenir par un discours à double adresse, grâce à
l'impersonnalité du pronom relatif: Tant pis pour qui me force à cette violence (Tartuffe, IV. 5, je souligne).

s'en sert pour dire sa pensée à Dom Juan sans oser l'affronter, de même qu'Alceste, à un poète qu'il trouve mauvais:
Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire Sur les démangeaisons qui nous prennnent d'écrire [...].
Le Misanthrope, I. 2
C'est d'une certaine manière redoubler la relation entre scène et salle que de prendre indirectement à partie un tel
personnage qui, d'occuper dans la fiction la position du spectateur, reflète celui-ci tout en manifestant la supériorité –
ou mieux, le surplomb (Vinaver, 1993) – dont il jouit. Raison pour laquelle l'écriture dramatique a souvent usé de ce
ressort très révélateur: en littérature comme à la scène, le théâtre est fondamentalement un jeu d'adresses.
III. 5. Dénégation et interprétation
On l'aura compris, le dialogue dramatique n'est pas un dialogue... Entendons par là que, bien qu'il y renvoie, il diffère
fondamentalement de l'incessant entretien des paroles humaines. Parce qu'il est inscrit dans une relation qui le
dépasse, qu'il est organisé comme un tout de manière à générer des effets particuliers, qu'il prend par rapport à la
conversation ordinaire des distances d'ordres divers dont quelques-unes viennent d'être mises en évidence.
Grâce à un processus de dénégation [La représentation théâtrale], le spectateur de théâtre ne prend pas la scène pour
la réalité et tire plaisir de l'acte de représentation; le texte dramatique, dont le dispositif déstabilise toute signification
littérale de la réplique, déclenche chez son lecteur un processus homologue qui l'engage à redoubler d'interprétation.
Appréhender une pièce comme une conversation enregistrée dans la rue ou dans un salon reviendrait à attribuer aux
personnages une autonomie, une épaisseur, voire une psychologie individuelles qu'ils ne sauraient posséder en tant
qu'êtres de fiction; mais l'appréhender comme l'expression d'un auteur (Athalie comme un poème de Racine)
négligerait le geste de délégation de la parole précisément choisi par celui-ci. Par ailleurs, puisque le discours
dramatique se distingue par l'enchâssement d'une ou de plusieurs voix dans une autre qui détermine leur situation (ne
fût-ce que celle d'êtres parlants), la lecture doit non seulement établir le contexte utile à la compréhension mais
s'interroger sur le rapport qu'entretiennent ces différentes voix. Puisqu'il n'y a pas de sujet historique ou psychologique
derrière ce que dit un personnage, c'est l'acte accompli par sa parole qu'il importe de dégager. Et ainsi de suite.
Ce travail d'interprétation demande bien entendu à être mené à l'échelle du texte entier, qui ne consiste pas en la
simple addition de ses parties. S'y ajoute entre autres une propriété supplémentaire du dialogue dramatique: possédant
pour sa part un début et une fin, il est construit de manière à former une totalité (saisissable d'un regard, disait
Aristote). Et il répond à une stratégie globale de représentation des événements qui constituent l'action. [L'œuvre
dramatique] Cette unité de composition, aussi complexe qu'elle puisse être parfois, déterminera la lecture.

Enfin et surtout, la lecture du texte dramatique ne saurait ignorer le théâtre proprement dit – art du spectacle – et son
histoire, d'un point de vue à la fois technique, socio¬politique et esthétique. Composé le plus souvent selon les
exigences théâtrales du moment ou contre elles, le texte procède de la scène autant qu'il y est destiné. Ne serait-ce que
par sa distribution vocale spécifique, il recèle en particulier une dimension spatio-temporelle concrète et perceptible sur
le plan visuel comme sur le plan auditif, quoique selon des proportions variables; lire le théâtre, c'est projeter un
théâtre mental. Analogue à celui-ci mais hétérogène, la réalité scénique enrichit la problématique dramatique de
nouveaux paramètres. Elle offre à l'interprétation du texte plus qu'un simple prolongement: un laboratoire, une contre-
épreuve dialectique – une expérience sensible de la textualité, avec ses ellipses et ses silences. La confrontation relève
toutefois d'une acception moderne de la dramaturgie, mettant l'accent sur la représentation, qui fera l'objet d'un autre
cours [La représentation théâtrale].
Bibliographie
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• Platon. La République, trad. Emile Chambry, in Oeuvres complètes, t. VI. Paris: Ed. Belles-Lettres, 1932.
• Ryngaert, J.-P. (1991). Introduction à l'analyse du théâtre. Paris: Dunod.
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• Szondi, P. (1983). Théorie du drame moderne. Lausanne: L'Age d'homme.
• Ubersfeld, A. (1977). Lire le théâtre I. Paris: Belin, 1996.
• Ubersfeld, A. (1996). Lire le théâtre III. Paris: Belin.
• Ubersfeld, A. (1980). Notes sur la dénégation théâtrale, La Relation théâtrale. Lille: PUL.
• Vinaver, M. (1993). Ecritures dramatiques. Arles: Actes Sud. Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //
L'œuvre dramatique, Danielle Chaperon, © 2003-2004 Dpt de Français moderne – Université de Lausanne
Sommaire
1. La dramaturgie
1. Définitions
2. Double origine des instruments d'analyse
3. Utilité de la référence classique
4. Dramaturgie et narratologie
2. L'Action

1. La construction de l'action
1. L'inventio
2. Renversement ou conflit
2. Les moteurs de l'action
1. Les six fonctions de la structure actantielle
2. Exposition, nœud, dénouement
3. Le fil principal et les fils secondaires
4. L'intrigue
5. Les caractères
6. Les rôles: les personnages dans l'action
7. Utilité générale des structures actantielles
3. Le Drame
1. La dispositio
2. Montré et raconté
3. Le Mode
1. Showing et telling
2. Le point de vue
4. Le Temps:
1. La durée
2. L'ordre
3. La fréquence
5. L'Espace
1. Les omissions latérales
2. Le choix du lieu
3. La visibilité
4. L'étendue
5. La mobilité
6. Les personnages et le lieu
6. Le tableau de présence
1. Continuité dramatique et discontinuité scénique

2. Présences et absences
3. Distribution des scènes
4. Le tableau de présence et les structures actantielles 7. Espace/temps diégétique
4. L'acte de Présentation
1. L'elocutio
2. La voix des personnages
3. La voix du présentateur
4. Le lecteur réel et le spectateur fictif
5. 5. Esthétique et évolution des formes
1. Mode dramatique et genre théâtral
2. Histoire du genre
• Bibliographie
I. La dramaturgie
I.1. Définitions
Le mot dramaturgie est un terme dont l'extension est plurielle. Les dictionnaires autorisés distinguent le plus souvent
deux définitions concentriques et en quelque sorte emboîtées. Le mot dramaturgie peut s'appliquer en effet: 1° à
l'étude de la construction du texte de théâtre, de son écriture et de sa poétique et 2° à l'étude du texte et de sa ou ses
mise(s) en scène tels qu'ils sont liés par le processus de la représentation.
Le présent cours (ainsi que celui qui est consacré parallèlement au mode dramatique [Le mode dramatique])
s'intéressera exclusivement au premier de ces deux domaines d'étude. Nous renvoyons pour ce qui concerne la
dramaturgie articulant le texte et la mise en scène à un cours spécifique [La mise en scène].
Ce premier domaine correspond à la définition classique. Patrice Pavis rappelle dans son Dictionnaire du théâtre que
l'étymologie grecque renvoie à l'acte de composer un drame. Conformément à cette origine antique, le Littré affecte au
mot dramaturgie le sens d'art de la composition des pièces de théâtre. Longtemps le terme a ainsi désigné l'ensemble
des techniques concrètes que les auteurs mettaient en œuvre dans leur création, mais aussi le système de principes
abstraits – la poétique – qu'il était possible d'induire à partir de ces recettes. Dans le contexte des études littéraires, on
continuera de se servir du terme dramaturgie pour désigner l'art de la composition dramatique tel qu'il se manifeste
dans les textes. On distinguera de plus l'analyse dramaturgique, c'est-à-dire la pratique critique qui consiste à décrire et
à évaluer les effets de cet art, de la théorie dramaturgique qui élabore les instruments nécessaires à cette pratique.
I.2. Double origine des instruments d'analyse

Les instruments d'analyse dont nous disposons aujourd'hui sont issus de deux sources principales. D'abord de la
dramaturgie des auteurs et des philosophes telle que l'histoire nous l'a transmise, depuis Aristote jusqu'à Vinaver par
exemple, en passant par Corneille, Voltaire, Diderot, Hegel, Lessing, Hugo, Zola, Maeterlinck, Brecht, Sartre, Sarraute...
Le lexique descriptif que l'on peut extraire de cette histoire de la dramaturgie, malgré les tempêtes esthétiques qu'elle a
traversées, reste remarquablement stable. Pour utiliser une expression de Gérard Genette, la théorie indigène semble
en la matière plus constante, plus unifiée et plus exploitable que dans le cas du roman. La Pratique du théâtre de l'abbé
d'Aubignac, éditée en 1659, est par exemple une ressource infinie pour décrire tous les aspects de la dramaturgie
puisque l'ouvrage s'adresse explicitement à la fois aux auteurs, aux comédiens et aux spectateurs. L'Encyclopédie de
Diderot et d'Alembert reste aussi une mine en matière de définitions scrupuleuses. Dans la littérature secondaire,
l'ouvrage de Jacques Scherer consacré à la Dramaturgie classique en France demeure une référence. Il en est de même
des recherches de Georges Forestier consacrées, entre autres, à l'aspect génétique des dramaturgies cornélienne et
racinienne, et des travaux de Jean-Pierre Sarrazac consacrés à l'esthétique du drame moderne et contemporain.
À cette constellation historique et historiographique, il faut ajouter l'apport des recherches menées dans l'orbite du
brechtisme français (la revue Théâtre Populaire et Roland Barthes) puis surtout du structuralisme. Les travaux d'Anne
Ubersfeld, de Patrice Pavis et de Tadeusz Kowzan – pour ne retenir que les auteurs les plus utilisés – se situent dans la
suite immédiate de cet héritage. Ils bénéficièrent des propositions théoriques de l'analyse structurale du récit, de la
sémiologie, de la narratologie, de la linguistique de l'énonciation (la pragmatique). Cette double origine de la
terminologie et de la méthodologie est une richesse, mais elle exige une rigueur particulière. En effet, il est
indispensable d'articuler la dramaturgie historique et la dramaturgie formaliste, c'est-à-dire de mettre au point une
véritable stratégie de transposition. C'est une telle conjonction que nous tenterons de suggérer dans ce qui suit.
I.3. Utilité de la référence classique
D'après Aristote la forme dramatique (comme la forme épique qui est l'ancêtre lointain de notre roman [Les genres
littéraires]) est un instrument permettant de représenter les actions humaines, de les mettre à distance et d'en avoir
une expérience fictive et épurée (c'est l'un des sens de la fameuse catharsis [La fiction]). L'œuvre dramatique (comme
l'œuvre épique) fournit un modèle d'intelligibilité de ce qui, dans la vie de chacun, échappe à la maîtrise et au sens,
parce que les événements réels suscitent des affects trop puissants – la pitié et la crainte, par exemple – et exigent des
réactions trop immédiates. Pour Aristote toujours, elle a sur l'épopée les avantages de la densité et de la concision, et
elle fait saisir d'un seul coup d'oeil la totalité et la cohérence d'une aventure humaine. La forme dramatique, telle que le
philosophe la préconise, propose donc des actions complètes et compréhensibles. L'auteur dramatique agence les faits
de telle manière qu'ils semblent logiquement liés entre eux (la nécessité) et qu'ils paraissent obéir aux lois régissant
ordinairement la réalité (la vraisemblance).
Au cours de l'histoire du genre, ce bel instrument de rationalité et de maîtrise a subi toutes sortes de métamorphoses.
Car la forme dramatique peut aussi être un instrument de déstabilisation. Elle a pu renverser les valeurs, bouleverser les
certitudes, semer le trouble – et pour cela, elle a souvent inversé, dépassé ou perverti les normes imposées par la
poétique aristotélicienne et par la doctrine classique qui s'en réclamait.

Si la modernité a progressivement renoncé aux formes de l'intelligibilité classique (l'unité, la logique, la


vraisemblance...), on pourrait croire que la référence à Aristote et au XVIIe siècle français est devenue facultative sinon
inutile. Il n'en est rien. D'abord parce que les formes classiques continuent de nous séduire (elles n'ont donc rien perdu
de leur efficacité première). Ensuite parce que la doctrine classique, à force de prévoir les infractions aux normes
esthétiques qu'elle voulait imposer, a dessiné la carte de (presque) tous les possibles dramatiques. (Il faut avouer que le
théâtre baroque, le théâtre espagnol, le théâtre italien et le théâtre anglais sont pour beaucoup dans le développement
quasi paranoïaque de cette casuistique dont l'ouvrage de D'Aubignac est un bel exemple.) Bref, la dramaturgie classique
est une très utile nomenclature des phénomènes dramatiques en général. Cette pensée obsédée par l'unité imagine et
décrit sans peine l'embarras et la confusion; obnubilée par la continuité, elle distingue la bizarrerie et la rupture;
économe elle nomme l'excès; rationnelle elle énumère les formes de l'obscurité...
I.4. Dramaturgie et narratologie

Fig.2 - Dramaturgie et narratologie.


Les emprunts que la dramaturgie peut se permettre envers la narratologie ont un double profit. D'abord celui,
économique, de ne pas augmenter sans nécessité la terminologie. Ensuite de faire ressortir les ressemblances mais aussi
les différences qui règnent entre les deux modes de représentation, narratif et dramatique. Nul doute en effet que le
système général des possibles dramatiques recoupe en partie le système général des possibles narratifs. Ne serait-ce
que parce que les deux modes de représentation prennent en charge le même type de contenus: des histoires.
Parmi les différentes approches possibles de l'art romanesque, la narratologie de G. Genette est l'étude de l'articulation
entre une Histoire (l'histoire que l'on veut raconter), une Narration (l'acte de narrer) et un Récit (le discours, le texte) [La
perspective narrative]. Nous pouvons dire par analogie que la dramaturgie est l'étude de l'articulation entre une Action
(l'histoire que l'on veut montrer), une Présentation (l'acte de présenter, ou de montrer) et ce que nous appellerons
faute de mieux – et faute d'accord, en nous autorisant de l'usage que font du terme P. Szondi, P. Pavis et J.-P. Sarrazac –
un Drame. Certaines approches critiques seront forcément similaires dans les deux domaines de la narratologie et de la
dramaturgie, mais elles divergeront néanmoins en raison du fait que dans le mode dramatique (c'est à nouveau Aristote
que l'on paraphrase) l'Histoire (l'Action) n'est pas représentée par le biais d'une voix étrangère à l'action, mais par le
truchement des personnages en action, en tant qu'ils agissent effectivement – c'est-à-dire surtout en tant qu'ils (se)
parlent. Elle se donne à voir essentiellement – si ce n'est uniquement – par la représentation des relations
interhumaines manifestées par le dialogue (selon les termes de Peter Szondi).
Le narrateur est donc absent du texte dramatique ou, plutôt, est si impersonnel et si discret qu'il fait croire à son
absence [Le mode dramatique]. Au premier abord, le texte théâtral peut en paraître simplifié: sans narrateur, il n'y
aurait ni narration ni description; sans narrateur, il n'y aurait aucun discours indirect et seulement le discours direct des
personnages; sans narrateur, il n'y aurait pas non plus de variations de point de vue [Le point de vue]. On devine
cependant que cette simplicité apparente doit avoir sa contrepartie. D'abord, la plupart des phénomènes
susmentionnés sont tout simplement transposés dans le discours des personnages eux-mêmes, à qui rien n'interdit de
raconter, de décrire, de résumer ou de citer le discours des autres. Ensuite, les contraintes et les ressources propres de
la composition dramatique nécessitent pour être décrites l'invention de nouveaux instruments d'analyse, l'adaptation
ou l'élimination de certains autres. Surtout, on l'a déjà dit, le narrateur ne disparaît pas totalement.
Le présent cours s'attachera successivement à la description de l'Action, puis à celle de la relation entre l'Action et le
Drame. Il envisagera ensuite les rapports qu'entretiennent cette Action et ce Drame avec l'acte de Présentation. Cette
dernière question qui s'assimile à celle de la Voix (pour nous inspirer toujours de Genette) appartient de droit au
système général que nous esquissons ici, mais elle est aussi très directement liée à la définition même du mode
dramatique traité dans un cours spécifique [Le mode dramatique]. Cette question s'ouvre aussi naturellement sur la
dramaturgie au sens large [La mise en scène]. L'acte de narration, somme toute assez simple à décrire dans le cas du
texte narratif, est remplacé dans le domaine qui nous occupe, par le relais de deux actes différents: l'acte de
présentation et l'acte de représentation (pris en charge par le metteur en scène, les comédiens et l'équipe de réalisation
d'un spectacle) qui engagent le texte dramatique et la visée spectaculaire qui lui est propre. Cette visée

prédétermine en effet fortement certains caractères du texte, que ce soit au niveau de l'Action, du Drame ou de l'acte
de Présentation.
Pour des raisons pédagogiques, l'analyse des aspects du texte dramatique adopte dans ce qui suit un ordre qui est
emprunté à la rhétorique classique: l'ordre des étapes d'écriture propre au XVIIe siècle. L'Action, le Drame et l'acte de
Présentation seront associés respectivement aux résultats de l'inventio, de la dispositio et de l'elocutio. Lier ainsi les
concepts anciens et les instruments d'analyse moderne est, on le verra, très éclairant pour autant que l'on n'oublie pas
que si les trois étapes de l'écriture classique s'enchaînent naturellement sur un axe chronologique, il n'en est pas de
même des aspects du texte dramatique: ces derniers forment un système et non un processus.
II. L'Action
II.1. La construction de l'action II.1.1. L'inventio
Dans Discours du récit (Figures III) G. Genette ne développe guère l'analyse de l'Histoire (c'est-à-dire celle des contenus
narratifs), invitant le lecteur à se reporter aux grammaires du récit de Propp, Brémond et Greimas. Il est utile pourtant
de rappeler de quelle manière les instruments de la sémiotique narrative ou de l'analyse du récit ont été adaptés aux
contenus dramatiques, et surtout comment ils peuvent être traduits dans la terminologie indigène.
Tout commence dans la dramaturgie classique par ce que la rhétorique appelle l'inventio, c'est-à-dire le choix d'un sujet.
Le sujet du poème [dramatique] est l'idée substantielle de l'action: l'action par conséquent est le développement du
sujet, l'intrigue est cette même disposition considérée du côté des incidents qui nouent et dénouent l'action
(Marmontel, Article Fable de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert). Le sujet est soit inventé, soit emprunté à
l'histoire ou à la légende.
II.1.2. Renversement ou conflit
Pour Aristote, l'agencement des faits (l'intrigue formant un tout et comportant un commencement, un milieu et une fin)
s'organisait autour d'un élément indispensable à toute tragédie: le renversement – du bonheur au malheur de
préférence. C'est ce renversement qui, bouleversant le destin des personnages, suscitera chez le spectateur, la terreur
et la pitié. On constate donc que, dans La Poétique, la notion de conflit est absente. C'est à Hegel et à son Esthétique
que nous devons une autre conception du drame clairement fondée sur le choc des valeurs, l'opposition des caractères
et la violence des dialogues. Cette vision est pourtant en germe dans la dramaturgie classique française
(particulièrement dans la comédie) mais elle se fortifiera surtout au long du XVIIIe siècle. Le Père Le Bossu, glosant
hardiment Aristote, pouvait déjà écrire dans son Traité du poème épique (1707):
Dans les causes d'une action, on remarque deux plans opposés: le premier et principal est celui du héros, le second
comprend les desseins qui nuisent au projet du héros. Ces causes opposées produisent aussi des effets contraires, savoir
des efforts de la part du héros pour exécuter son plan, et des efforts contraires de la part de ceux qui le traversent.
Comme les causes et les desseins, tant du héros que des autres personnages du poème, forment le commencement de
l'action, les efforts contraires en forment le

milieu. C'est là que se forme le nœud ou l'intrigue, en quoi consiste la plus grande partie du poème.
L'article Action de l'Encyclopédie, rédigé par l'abbé Mallet, adoptera et citera cette définition. L'abbé Batteux, dans Les
Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), distinguait quant à lui plus simplement: 1° une entreprise (le
commencement), 2° des obstacles (le milieu), 3° le succès ou l'échec (la fin).
Aux XIXe siècle, le théâtre explorera un nouveau type de conflit, non plus intersubjectif mais intrasubjectif: les conflits
intérieurs. Freud distingue ce qu'il appelle le drame psychologique (qui oppose deux mouvements intérieurs conscients)
et le drame psychopathologique (où s'affrontent un mouvement conscient et une pulsion inconsciente). Dans la
seconde moitié du XXe siècle, le conflit disparaît à mesure que seront déconstruites successivement les notions
d'intrigue, de personnage et de dialogue.
II.2. Les moteurs de l'action
II.2.1. Les six fonctions de la structure actantielle
Fig.3 - Structure actantielle.
La grammaire du récit valorise, elle aussi le conflit – et la validité de certains de ses outils d'analyse est donc limitée. La
grammaire du récit permet d'analyser l'action en privilégiant, non seulement les étapes de son évolution (situation
initiale, transformation, situation finale), mais son moteur: un système de tensions entre des fonctions remplies par des
actants. Ce système de tensions est représenté par la structure actantielle de Propp et Greimas qu'Anne Ubersfeld
adapta aux exigences de l'analyse dramaturgique. Cette structure, ou ce modèle, relie six fonctions.
Il s'agit, lors de l'analyse d'une œuvre dramatique (sur le plan de l'Action), d'identifier les actants qui occupent ces six
fonctions, actants qui peuvent être des individus, des collectivités ou des entités abstraites. Un Sujet désire un Objet, ce
désir est conditionné par un Destinateur et entretenu pour le bénéfice d'un Destinataire. La relation entre le Sujet,
l'Objet, le Destinateur et le Destinataire correspond à ce qu'Anne Ubersfeld appelle le triangle des motivations. La partie
inférieure du modèle, le triangle du conflit, identifie

les difficultés ou les obstacles qui empêchent la réalisation du désir. C'est à ce niveau que s'affrontent, autour de
l'entreprise du Sujet, des Opposants et des Adjuvants.
II.2.2. Exposition, nœud, dénouement
Le modèle actantiel peut être transcrit sans peine dans les termes classiques de la dynamique de l'action tels qu'ils sont
posés, entre autres, par le Père Le Bossu. En effet on voit que l'ensemble de la structure figure à la fois les desseins
opposés et les efforts contraires. La structure, en tant qu'elle présente les desseins, sera décrite dans l'exposition, elle
sera ensuite mise en mouvement par les efforts contraires pour former le nœud. En revanche, le dénouement nécessite
que la structure actantielle se transforme voire disparaisse – faute de combattants ou d'enjeux. Il advient que le Sujet
meurt, que l'Objet soit conquis, anéanti ou modifié, que les Adjuvants ou les Opposants soient éliminés, etc.
L'établissement d'une structure actantielle unique, qui schématiserait l'action de la pièce, n'est en aucun cas le but de
l'analyse. D'abord, on l'a vu, la structure qui représente l'action évolue nécessairement, car le dénouement serait
impossible si elle se figeait. (À moins que l'auteur renonce au dénouement et veuille justement représenter une
situation bloquée – c'est le cas de Beckett dans Fin de partie, dont le titre est évidemment fallacieux.) Il convient donc
d'établir plusieurs structures qui représentent toutes les phases consécutives à celle que l'on a dessinée à partir de la
situation initiale.
II.2.3. Le fil principal et les fils secondaires
Ensuite, une pièce de théâtre n'est basée que très rarement sur une seule action. L'unité d'action classique est en cela
trompeuse car elle désigne en réalité l'unification logique d'une action principale avec des actions secondaires. Certes,
le premier modèle actantiel qu'il faut établir est bien celui qui paraît le mieux expliciter les enjeux de l'action principale
(le fil principal). Il doit être construit autour du héros (il faudrait dire plutôt que Héros est le nom que l'on attribue au
Sujet de la structure actantielle qui représente l'action principale). Puis, doivent être dessinés les modèles qui peuvent
figurer les actions secondaires. Un Opposant ou un Adjuvant au dessein du héros peut par exemple être le Sujet d'une
autre structure (et c'est même ce qui motivera souvent son opposition ou sa collaboration).
Corneille présente l'action de Cinna comme suit: Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conjuration à
Emilie, voilà le commencement; Maxime en avertit Auguste, voilà le milieu; Auguste lui pardonne, voilà la fin. Cinna est
le Sujet, et son Objet est la mort d'Auguste (le Destinateur officiel est la Liberté ou la Justice, le Destinataire, Rome).
Maxime est un Adjuvant qui devient un Opposant. Le dénouement sera marqué par le renoncement total de Cinna à son
projet, car peut-on assassiner un Empereur généreux et repentant? Reste à savoir pourquoi Cinna conspire, pourquoi
Maxime trahit et pourquoi Auguste pardonne. Toutes ces causes proviennent d'actions secondaires centrées sur
d'autres personnages que le héros éponyme: Emilie voulant venger son père pousse Cinna au crime, Maxime amoureux
d'Emilie trahit son ami par jalousie, et Auguste tourmenté par son passé suit les sages conseils de sa femme Livie.
II.2.4. L'intrigue

réseau de structures actantielles si solidaires qu'une modification touchant l'une aura des répercussions sur toutes les
autres (c'est là une bonne définition de l'unité d'action). L'agencement de ces répercussions sous la forme
chronologique d'une suite logique d'incidents résulte de cette intrication de fils. Parmi les nombreux incidents, se
remarqueront les péripéties qui sont à l'origine des changements de situation comme les reconnaissances ou les actions
violentes chères à la dramaturgie antique. Cet agencement d'incidents, que les auteurs appellent tantôt texture,
système, chaîne ou acheminement des faits, forme, au sens propre, une intrigue.
II.2.5. Les caractères
Le modèle actantiel permet d'appréhender un autre aspect de la construction de l'Action. Il s'agit de ce que la critique
ordinaire appelle dangereusement la psychologie du personnage et que la dramaturgie classique et néo-classique
appelle le caractère. Dans la dramaturgie aristotélicienne, les caractères découlent (dans l'ordre de la démarche
créatrice) de l'action et de l'intrigue — et n'en sont pas la source. Le plus important [...] est l'agencement des faits en
système. En effet la tragédie est représentation non d'hommes mais d'action. (Poétique, 50a 15) dit Aristote très
clairement, à quoi il ajoute sans action il ne saurait y avoir tragédie, tandis qu'il pourrait y en avoir sans caractères. On
devine cependant (car Aristote épingle déjà des auteurs qui lui sont contemporains) que certaines esthétiques
privilégient ceux-ci (les caractères) et d'autres celles-là (les actions), et donnent donc préséance, lors du processus
d'écriture, aux uns ou aux autres.
C'est pourquoi il faut être prudent dans l'interprétation des structures actantielles, dont le qualificatif met assez en
évidence qu'elles valorisent les actants et leurs motivations plus que les actions. Quoi qu'il en soit, définir des caractères
c'est attribuer des causes morales (les mœurs, selon le vocabulaire classique) et passionnelles (les passions) au nœud de
l'Action: ce que nous appellerions aujourd'hui des motifs idéologiques et psychologiques. Toutes ces causes ou motifs,
affichés ou dissimulés par les personnages, figurent dans le triangle des motivations pour autant qu'ils soient
mentionnés dans les répliques.
II.2.6. Les rôles: les personnages dans l'action
Les structures actantielles sont donc établies à partir des renseignements qui sont fournis (principalement) par le
discours des personnages. On peut cependant s'interroger sur le degré de franchise et de lucidité dont ceux-ci font
preuve au sujet de l'Action. Britannicus ne saura jamais, par exemple, que Narcisse est son Opposant, et il ignorera
longtemps que Néron désire la même femme (le même Objet) que lui. C'est dire que ce héros maîtrise peu son destin.
Après avoir établi le réseau de structures actantielles d'une œuvre, il est donc toujours intéressant de représenter les
moteurs de l'action tels que chaque personnage les perçoit.
L'ensemble de ce travail permet de définir un personnage selon plusieurs critères: 1° ce que la dramaturgie classique
appelle son caractère (ses motivations, son désir et sa fonction); 2° ce qu'on peut appeler sa liberté d'action (c'est-à-dire
sa capacité d'agir et de faire évoluer la situation) et 3° sa maîtrise (c'est-à-dire sa connaissance des données de l'action
et en particulier de la fonction des autres personnages). Voilà qui permet de donner une description dramaturgique du
personnage par rapport à l'Action.
II.2.7. Utilité générale des structures actantielles

L'application des modèles actantiels au corpus classique est loin d'être mécanique et réserve souvent des surprises car
chaque auteur a sa manière, sobre ou virtuose, d'inventer une Action et une Intrigue (il est aussi des époques où cet
aspect de l'écriture est dévalorisé, les fils dégénèrent en ficelles et le plan en carcasse déléguée à des carcassiers à la fin
du XIXe siècle). Cette technique d'analyse n'est pas limitée à la décortication des actions hiérarchisées de type classique.
Dans le cas du théâtre baroque, par exemple, de nombreuses structures peuvent être établies sans que celles-ci
paraissent unifiées à proprement parler; mais le baroque crée souvent entre les fils des liens d'analogie et de contraste
qui ne sont pas moins intéressants que les liens logiques du théâtre classique.
En ce qui concerne le corpus moderne et contemporain, l'exercice est souvent éclairant par sa difficulté et son
inachèvement même. On remarquera par exemple les innombrables actions secondaires qui parasitent et paralysent
l'action principale d'En attendant Godot, ou les desseins si évanescents et pourtant si âpres des personnages de Quai
Ouest de Koltès. C'est que les structures actantielles peuvent aussi bien mettre en évidence la multiplication des objets
du désir que le renoncement à tout projet, la fatalité des dénouements que le blocage des situations, la toute puissance
de l'idéologie que la disparition des idéaux. L'exercice permet même de décrire la manière dont un auteur s'y prend
pour déconstruire la notion d'intrigue ou de personnage.
III. Le Drame
III.1. La dispositio
Le Sujet, l'Action et l'Intrigue tels qu'ils ont été présentés ci-dessus correspondent – en narratologie – au niveau de
l'Histoire. La rhétorique classique identifierait cette étape – le choix de ce que l'on veut montrer ou dire – à l'inventio. La
composition, dont le Drame est le résultat, serait alors l'équivalent de la dispositio. Car des fils, des caractères, des
incidents, voilà qui ne fait pas encore un Drame – et qui pourrait tout aussi bien aboutir à un Récit de type romanesque
(ou épique). Pourtant, la contrainte chronologique étant au théâtre très forte (quoique non absolue, voir III.4.),
l'invention de l'enchaînement logique des causes et des effets (l'intrigue) est d'une certaine manière une première
phase de la dispositio puisque l'ordre de présentation des étapes de l'action est déjà en place. Rappelons qu'il n'en est
pas de même dans le roman, car rien n'empêche un narrateur de revenir en arrière ou d'anticiper, et de disposer les
faits dans l'ordre qui lui plaît.
Cette contrainte chronologique qui pèse sur le mode dramatique, et qui lui interdit en principe de représenter deux
événements simultanés, avait été remarquée par Aristote qui la mettait en contraste avec la liberté de l'épopée:
L'épopée a une caractéristique importante qui lui permet de développer son étendue: s'il n'est pas possible d'imiter
dans la tragédie plusieurs parties de l'action qui se déroulent en même temps, mais seulement celle que jouent les
acteurs sur la scène, comme l'épopée est un récit, on peut au contraire y traiter plusieurs parties de l'action
simultanées, et si ces parties sont appropriées au sujet, elles ajoutent à l'ampleur du poème (Poétique, 59b 22). Pour
Aristote ce renoncement aux prestiges de l'ampleur contribue précisément à la beauté spéciale du mode dramatique
qui réside dans son extrême densité.
III.2. Montré et raconté

saurait tout montrer d'une Action. L'analyse de la composition dramatique peut donc s'intéresser utilement à la
répartition des faits de l'action entre ceux qui sont montrés (sur scène) et ceux qui sont racontés. Tous les auteurs
classiques insistent sur l'importance primordiale de cette étape, en soulignant que le choix est aussi bien motivé par des
raisons esthétiques (il faut montrer ce qui est beau) et morales (il faut cacher ce qui est ignoble ou horrible, c'est la
question des bienséances) que pratiques (on doit renoncer à montrer ce qu'il est difficile de réaliser scéniquement –
comme la bataille contre les Maures dans Le Cid).
Le poète examine tout ce qu'il veut, et doit faire connaître aux spectateurs par l'oreille et par les yeux, et se résout de le
leur faire réciter, ou de le leur faire voir dit l'Abbé d'Aubignac (La Pratique du théâtre). Le poète n'est pas tenu d'exposer
à la vue toutes les actions particulières qui amènent à la principale: il doit choisir celles qui lui sont les plus avantageuses
à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par
quelque autre agrément qui leur sont attachés, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire connaître au
spectateur par une narration, renchérit Corneille (Discours sur les trois unités).
L'analyse de cet aspect du Drame reste intéressante dans le cas des pièces non classiques, mais elle ne pourra pas se
fonder pareillement sur l'existence préalable d'une intrigue et d'une action. En effet, les auteurs modernes ou
contemporains (comme Michel Vinaver dans certaines de ses pièces) peuvent très bien monter des scènes et des
répliques en considérant la question de l'action comme étant très secondaire.
III.3. Le Mode
III.3.1. Showing et telling
Faire voir, faire connaître par une narration ou faire réciter... voilà un vocabulaire qui pourrait porter à confusion. Car si
des scènes montrées (c'est-à-dire de dialogues rapportés) alternaient réellement avec des scènes racontées, le mode
dramatique ne se distinguerait en rien du mode narratif (tel qu'il est décrit par Genette comme alternant des récits de
paroles [showing] et des récits d'événements [telling]). Transposons donc les termes en les précisant. Certains faits sont
directement montrés aux lecteurs, mais les autres seront racontés par des personnages, s'adressant à d'autres
personnages: ces narrations sont donc intradiégétiques. La répartition des faits s'opère entre des faits montrés et des
faits pris en charge par des actes narratifs eux-mêmes montrés.
III.3.2. Le point de vue
Il n'y a donc pas de narration extradiégétique dans le mode dramatique, c'est pourquoi il ne saurait y avoir à
proprement parler de narrateur. Il faut pourtant attribuer les didascalies [Le Mode dramatique] à une instance fictive –
car il n'est pas question de convoquer ici l'auteur – à celle-là même qui montre, fait voir et entendre, rapporte les
dialogues. Anne Ubersfeld propose d'appeler cette instance le scripteur, mais nous préférerons le terme de
présentateur. Si cette nouveauté terminologique est utile, c'est que le présentateur est un narrateur "simultané" (au
présent) dont les capacités sont par définition réduites. La perspective du présentateur semble assignée le plus souvent
à une vision (ou une focalisation) externe. Le plus souvent seulement car la didascalie peut parfois concerner
l'intériorité du personnage. En outre les monologues et les apartés, véritables incursions dans la conscience d'un
personnage (conscience opaque pour une vision externe), sont comparables à des moments sporadiques d'omniscience,
c'est-à

dire qu'ils enfreignent la règle de la perspective de base (ces altérations seraient pour Genette des paralepses). À
l'exception de ces rares moments, le présentateur n'est pas omniscient, et il est encore moins omnivoyant ou ubiquiste.
L'accès du présentateur aux éléments de l'Action est en effet très restreint: la vision externe n'est pas seulement limitée
en matière de profondeur psychologique, comme nous allons le voir.
III.4. Le Temps III.4.1. La durée
Le présentateur décrit des actions et rapporte des paroles en discours direct. Conséquence de l'imitation par le moyen
de personnages en action et en paroles, la seule mesure du temps est au théâtre la vitesse de prononciation des mots
du discours. On ne peut que supposer que celle-ci est la même dans le monde de la diégèse (dans lequel l'Action se
déroule) et dans le monde dramatique (du Drame). Le temps du drame n'est donc pas – ou beaucoup moins – un
pseudo-temps comme celui du récit romanesque. Pour reprendre les termes de Genette, il n'y a formellement dans le
texte théâtral ni pause, ni sommaire: il n'y a que des scènes (le mot utilisé en narratologie n'est évidemment pas choisi
au hasard).
Cette homologie entre les deux déroulements temporels n'est cependant pas tenue pendant toute la durée de la pièce
et elle est régulièrement ou sporadiquement interrompue par des ellipses. La répartition entre les scènes (plages
d'homologie) et les ellipses, est un des résultats du travail de la dispositio. Dans la dramaturgie classique, l'homologie
règne en principe à l'échelle de l'Acte entier: la continuité étant assurée par la liaison des scènes (dès que la scène se
vide, une ellipse est possible qui troublerait le spectateur). La répartition des faits de l'Action, en ce qui concerne la
dimension temporelle, se fait entre des Actes et des entractes. Mais quelle que soit l'esthétique, le Drame est toujours
un ensemble composé de scènes (liées ou non) et d'ellipses (plus ou moins nombreuses).
Que la portion de l'Histoire représentée, entre le début du premier acte et la fin du dernier, soit limitée à douze ou
vingt-quatre heures (comme le conseillait Aristote et comme l'imposa sous le nom d'unité de temps la doctrine
classique) ou s'étende sur vingt ans, importe peu. Dans les deux cas il faut découper les séquences que l'on veut retenir
et les disposer dans une durée qui sera prise en charge par celle du spectacle mais qui est d'abord une durée de lecture.
Pour combler la différence entre les événements représentés par les scènes et la totalité de l'Action que l'on veut
raconter, on se servira des intervalles entre les actes (entractes), ou entre les scènes (en régime non classique). On se
souviendra que c'est pendant un intervalle que Rodrigue bataille contre les Maures. Comme les événements qui
adviennent hors-scène, les événements qui se déroulent pendant les ellipses devront être racontés par un personnage
ou seront inférés par le lecteur.
Les ellipses inaugurales et finales sont très importantes pour le théâtre classique: l'instant où commence la première
scène est en effet la conséquence d'un choix dramaturgique important, puisque tout ce qui la précède, pour autant que
cela concerne l'Action, devra faire l'objet d'un récit. Le début de la première scène ne coïncide pas nécessairement – et
même très rarement – avec le début de l'Action. Celui-ci fait généralement l'objet d'une ellipse inaugurale que
l'exposition prend en charge sous la forme d'un récit. (Songeons par exemple au nombre extraordinaire d'événements
qui se sont déjà produits lorsque commence la première scène de La Fausse Suivante de

Marivaux.) Il en est de même de la fin, car la dramaturgie classique exige que les dénouements soient complets et ne
laissent rien en suspens (le cas du mariage prévu et néanmoins différé de Chimène et de Rodrigue est un cas à la fois
atypique et exemplaire). Il convient donc de faire raconter par les personnages ce qui va se passer après la fin de la
dernière scène.
III.4.2. L'ordre
La succession de deux séquences dans le Drame, on l'a déjà dit, est immédiatement interprétée comme une succession
dans l'ordre chronologique de l'Action. Il est difficile de s'émanciper de cet ordre linéaire, et de procéder autrement que
ne le fit le théâtre classique. Le régime temporel de la forme dramatique est par conséquent, en ce qui concerne l'ordre,
fort peu varié: les anachronies dramatiques sont peu courantes car elles sont toujours susceptibles d'être mal
interprétées par le lecteur (mais leur nombre augmente toutefois depuis les années 1980, comme dans l'extraordinaire
Demande d'emploi de Michel Vinaver).
III.4.3. La fréquence
De même, la fréquence dramatique semble assignée au singulatif, comment en effet signaler que la scène qui est
montrée a un caractère itératif. On peut certes ruser, introduire une voix off, une figure de narrateur ou de Lecteur
(comme dans L'Histoire du Soldat de Ramuz), des intertitres ou toute autre manière de commentaire. Ainsi pourraient
être signalés des itérations, des retours en arrière, ou être énoncés, sous forme extradiégétique, des sommaires. C'est
ce qui se passe souvent dans le cas d'adaptation à la scène de textes romanesques, par exemple dans Les Papiers
d'Aspern, nouvelle de Henry James dramatisée par Jacques Lassale: une voix off désigne certaines scènes comme étant
itératives.
III.5. L'Espace
Au contraire de celle du Temps, la catégorie de l'Espace n'est pas étudiée pour elle-même par la narratologie
genettienne. Il semble en effet que cela soit impertinent, dans le cadre du roman, de se poser la question du rapport
entre l'espace de l'Histoire et l'espace du Récit. On ne saurait en revanche, dans le cadre de la dramaturgie, se priver
d'étudier cette dimension dans la mesure où l'espace est l'un des matériaux fondamentaux de la composition
dramatique, et puisque c'est sur elle que repose la distinction importante entre la scène et le hors-scène.
III.5.1. Les omissions latérales
La répartition montré/non montré et le choix du lieu (ou des lieux) scénique(s) sont directement liés. Les faits pourront
se dérouler en effet, conformément à cette répartition, sur scène (montré) ou hors-scène (raconté ou inféré). On sait
que les normes de la doctrine classique imposent que le lieu défini comme étant le lieu scénique à l'ouverture de la
pièce devra le rester jusqu'à la fin. Mais en cette matière, que l'unité de lieu soit de rigueur, que l'on change de décor ou
pas, importe peu: il y a toujours un hors-scène et quelque chose se passera toujours à côté ou ailleurs. Si l'on voulait
traduire cette contrainte en termes narratologiques, il faudrait dire que les événements extra-scéniques sont l'objet de
paralipses automatiques, paralipses que Genette appelait aussi et plus joliment des omissions latérales. Montrer
quelque chose dans le mode dramatique, c'est renoncer automatiquement à montrer tout ce qui se passe

simultanément ailleurs. Il y a certes moyen de tenter de passer outre cette contrainte et de diviser la scène en plusieurs
zones représentant chacune un lieu de la diégèse. Mais qu'il y ait sur scène plusieurs lieux représentés n'empêchera pas
que tous les autres espaces resteront dans l'ombre du hors-scène.
III.5.2. Le choix du lieu
La définition du lieu scénique est en rapport également avec la nature des échanges et le type de rencontres entre les
personnages ainsi que leurs entrées et sorties. On ne fait pas de déclaration d'amour dans la rue, on n'entre pas
impunément dans un temple juif quand on est païenne (Athalie).
Il faut donc avant toutes choses qu'il [l'auteur] considère exactement de quels personnages il a besoin sur son théâtre,
et qu'il choisisse un lieu où ceux dont il ne saurait se passer, puissent vraisemblablement se trouver; car comme il y a
des lieux que certaines personnes ne peuvent quitter sans des motifs extraordinaires, aussi y en a-t-il où d'autres ne se
peuvent trouver sans une grande raison. [Le choix du lieu étant fait, il faut] y accommoder le reste des événements [...],
y ajuster le reste de l'action.
Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre
Le choix du lieu (ou des lieux) que représente la scène résulte donc d'un faisceau de raisons pratiques et de motifs
symboliques. L'auteur se facilitera certes la tâche en élisant des lieux neutres (une place, un corridor, le palais à volonté
des classiques), conventionnels voire quasi abstraits, mais il rendra les sorties et les rentrées plus dramatiques si le lieu
est marqué (identifié par exemple au territoire de l'un des personnages, comme le palais de Néron, la jardin d'Armide, le
salon de Célimène) ou chargé symboliquement (le temple, la ville assiégée, la forêt, le sérail). Dans Athalie, la scène est
située très subtilement dans un lieu à la fois marqué et neutralisé, dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de
l'appartement du grand prêtre; on sait qu'au milieu du cinquième acte le fameux temple maintenu, jusque-là dans le
hors-scène, change subitement de statut: ici le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du temple, annonce le
présentateur dans une didascalie.
III.5.3. La visibilité
Par analogie avec les questions d'ordre, de fréquence et de durée que l'on peut se poser à propos de la dimension
temporelle d'un récit ou d'un drame, il est possible d'interroger la dimension spatiale des textes dramatiques.
Sous le nom de visibilité, nous pouvons mesurer l'importance respective des éléments de l'Action qui se déroulent dans
le lieu scénique et respectivement hors-scène. Il s'agit donc de mesurer le rapport montré/non montré. Ce rapport de
proportion entre les deux types de lieux dramatiques évolue selon la période historique et les auteurs. Certaines pièces
de Voltaire, par exemple, sont presque totalement dépourvues d'événements extra-scéniques, et l'Action est donc
intégralement visible dans le Drame (ce qui est presque une anomalie du point de vue classique, mais qui est l'une des
tendances du XVIIIe siècle).
III.5.4. L'étendue
montrées. Il s'agit de rendre compte de l'extension géographique de l'accès du présentateur à l'univers diégétique.
Cette étendue peut-être très restreinte comme dans le cas de l'unité de lieu classique (unité générale de Corneille ou
particulière de d'Aubignac); elle peut être très vaste si les lieux, qui occupent alternativement l'espace scénique
accessible au point de vue du présentateur, sont très distants les uns des autres (comme dans la dramaturgie baroque
ou élisabéthaine).
III.5.5. La mobilité
La mobilité prend aussi en compte la géographie de l'Action et du Drame, mais elle mesure spécifiquement non des
distances (comme dans le cas de la mesure de l'étendue) mais le nombre de changements de lieux qui rythment la
composition dramatique. Une pièce classique bornée à l'unité de lieu particulier peut donc à bon droit être qualifiée
d'immobile, alors que le taux de changement (même s'il s'agit de changer d'appartement dans le même palais, comme
le Cinna de Corneille) en fera une œuvre relativement mobile.
III.5.6. Les personnages et le lieu
Il est évident que l'étendue, la mobilité et le taux de visibilité peuvent conjuguer leurs effets et contribuer, par exemple,
à la désorientation du lecteur. Toutes ces mesures doivent être faites, dans un premier temps, sans tenir compte de la
circulation des personnages. Mais la question de la mobilité des personnages, de l'étendue de leur activité et de la
visibilité de celle-ci (suivant qu'elle est scénique ou extra-scénique) est très intéressante. On peut songer ici à Livie dans
Cinna, dont l'activité est à la fois peu étendue, peu mobile (elle sort peu de son appartement) et pratiquement invisible
(son appartement est extra-scénique): pourtant l'influence de ce personnage sur le déroulement de l'Action est capitale.
III.6. Le tableau de présence
III.6.1. Continuité dramatique et discontinuité scénique
L'espace et la durée scénique ne sont qu'une partie de l'espace et de la durée dramatique: tout ce qui se déroule
pendant les ellipses ou qui se passe hors-scène (et qui sera éventuellement raconté sur scène) entre dans la
composition dramatique. Tout cela influence la manière dont les personnages apparaissent: évaluée par rapport à
l'espace/temps scénique, leur existence paraît discontinue, mais au niveau de l'Action, celle-ci est bien sûr continue.
III.6.2. Présences et absences
En ce qui concerne les personnages, la pièce est composée – autre fait de dispositio – d'une alternance de présences et
d'absences scéniques. Les faits de l'intrigue ayant été répartis entre la scène et le hors-scène, entre la durée scénique et
les ellipses, seront alors choisis les actants dont la présence sera jugée nécessaire (ou agréable) à la présentation ou au
récit de ces faits.
Aux contraintes et décisions dramaturgiques touchant au lieu et au temps scéniques s'ajoute donc l'économie des
présences et des absences des personnages, c'est-à-dire aussi celle des entrées et des sorties. Pour l'analyse
dramaturgique, le tableau de présence est un magnifique outil de visualisation et de récapitulation des éléments de la
composition dramatique. Il s'agit d'un tableau à double entrée comportant en abscisses

la liste des personnages, et en ordonnées la suite des scènes et des actes (ou de toute autre unité de mesure définie par
l'auteur). Chaque case comporte un signe qui témoigne de la présence, de l'absence ou de la présence muette d'un
personnage. Les colonnes du tableau ne font en somme que traduire visuellement la distribution de chaque scène (ou
séquence). Les lignes horizontales sont plus intéressantes puisqu'elles permettent de lire le parcours, entre la scène et
le hors-scène, de chaque personnage (ces lignes invitent à restaurer la continuité de ce parcours: où le personnage va-t-
il? que fait-il?).
III.6.3. Distribution des scènes
On peut aussi observer dans le tableau de présence quels sont les personnages rares et les personnages prodigués (pour
reprendre les termes classiques) et les combinaisons de personnages les moins ou les plus fréquentes (par exemple, on
remarquera dans Cinna qu'Auguste ne rencontre jamais Emilie sur scène avant le dénouement). On peut apprécier ainsi
des effets de symétrie, de contraste, de répétition rythmique. Le nombre de personnages présents sur scène est aussi
digne d'être commenté, bien qu'à l'époque classique les règles soient très précises à ce propos: pas plus de trois ou
quatre, exception faite du dénouement. Mais à l'exemple de Shakespeare et de ceux qui voulurent s'en inspirer en
France (de Voltaire à Hugo), l'auteur peut jouer sur une composition de scènes intimes et de scènes publiques très
peuplées. La distribution de chaque scène permet aussi de caractériser le type d'échange qui s'y produit: confrontation
entre le Sujet et l'Objet du désir, entre le Sujet et un Adjuvant, entre un Adjuvant et un Opposant, entre un Sujet et son
Destinateur (c'est souvent le monologue). Chacun de ces types d'échange aura une tonalité particulière.
III.6.4. Le tableau de présence et les structures actantielles
On voit qu'au cours d'une analyse dramaturgique il ne faut pas oublier de reporter ou de projeter dans le tableau de
présence des informations qui proviennent du travail sur l'inventio. Les structures actantielles permettent de mettre à
plat les mailles et le réseau d'une histoire, le tableau de présence est l'outil le plus utile pour interpréter la composition
dramatique. Le premier instrument est donc plus adapté à l'analyse de l'Action, le second à l'analyse du Drame: mais
bien entendu, c'est l'articulation entre les deux aspects qu'il importe de décrire. La lecture croisée des structures et du
tableau rend perceptible une architecture ou une partition d'ensemble – les métaphores ne manquent pas – qui
échappe à toute lecture linéaire du texte.
III.7. Espace/temps diégétique
L'espace/temps scénique s'insère donc dans un espace/temps dramatique. Ajoutons que ce dernier s'insère lui-même
dans un espace/temps diégétique plus large. Dans les dimensions du drame converge en effet tout un monde, le monde
fictif dans lequel évolue les personnages et auquel ceux-ci font référence dans leur discours. Car les personnages,
fictivement, ont eu et auront une existence hors des bornes de l'Action. Ce monde de la diégèse excède donc la portion
limitée qui est prise en charge par le Drame. Pensons aux récits prophétiques de Cinna ou Athalie, par exemple, qui
ouvrent une perspective qui dépasse de beaucoup la vie des personnages qui figurent sur la scène. L'avenir et la
géographie de l'Empire romain et le destin de la postérité de David ne font pas vraiment partie du Drame (ou de
l'Action).

Les prophéties, comme certains grands panoramas rétrospectifs (dans Athalie, encore), inscrivent le Drame dans un
univers de référence qui est nécessaire à la compréhension du lecteur (et du spectateur), mais qui importe beaucoup
aux personnages eux-mêmes. C'est pourquoi Anne Ubersfeld a proposé les linéaments d'une sémiologie du temps et de
l'espace, suggérant d'interpréter des listes établies à partir de toutes les manifestations, dans le texte, des champs
lexicaux du temps et de l'espace.
C'est par rapport à cet ensemble (diégétique mais aussi symbolique) que les lieux et les moments du Drame vont
prendre sens. On peut aussi se demander quel est le poids symbolique accordé par chaque personnage à ce moment-ci
qu'il vit et à ce lieu-ci qu'il occupe. La scène thématise peut-être pour lui des enjeux liés au temps (postérité, gloire,
souvenir, regret, attente, espérance, crainte de l'avenir, hantise du temps qui passe: pensons à Andromaque) et
spatiaux (conquête, fuite, emprisonnement, pouvoir: pensons à Bajazet).
Le lieu et le moment sont aussi des éléments importants de la situation d'énonciation dans laquelle un énoncé (une
réplique) est prononcé. La structure spatio-temporelle du drame – définissant les circonstances de l'énonciation –
détermine en effet fortement l'interprétation des énoncés. [Le mode dramatique]
IV. L'acte de Présentation
IV.1. L'elocutio
Les deux étapes de l'inventio (l'Action) et de la dispositio (le Drame) forment ce que Diderot a judicieusement nommé le
plan (c'est ce plan que le tableau de présence enrichi, tel que nous l'avons décrit, présente de manière synthétique).
Reste à écrire les répliques, reste à faire parler les personnages, en un mot, reste l'elocutio. Pour Diderot, fort classique
pour l'occasion, le plan et le dialogue sont deux étapes très distinctes de l'écriture dramatique, qui exigent de l'auteur
des compétences différentes – si différentes qu'on s'explique aisément que maintes œuvres dramatiques aient deux
auteurs:
Est-il plus difficile d'établir le plan que de dialoguer? C'est une question que j'ai souvent entendu agiter; et il m'a
toujours semblé que chacun répondait plutôt selon son talent que selon la vérité de la chose.
Un homme à qui le commerce du monde est familier, qui parle avec aisance, qui connaît les hommes, qui les étudiés,
écoutés, et qui sait écrire, trouve le plan difficile. Un autre qui a de l'étendue dans l'esprit, qui a médité l'art poétique,
qui connaît le théâtre, à qui l'expérience et le goût ont indiqué les situations qui intéressent, qui sait combiner des
événements, formera son plan avec assez de facilité; mais les scènes lui donneront de la peine. [....] J'observerai
pourtant qu'en général il y a plus de pièces bien dialoguées que de pièces bien conduites. Le génie qui dispose les
incidents paraît plus rare que celui qui trouve les vrais discours. Combien de belles scènes dans Molière! On compte ses
dénouements heureux [= bien faits].
Discours sur la poésie dramatique, p. 174-6
Pour Diderot l'écriture du dialogue est plus facile car les caractères étant donnés, la manière de faire parler est une.
Pourtant l'exercice est soumis à d'autres contraintes qu'à celle du caractère.
IV.2. La voix des personnages

Bien sûr, la parole d'un personnage doit d'abord entrer en cohérence avec la place que celui-ci occupe dans le monde de
la Diégèse et le rôle qu'il joue dans l'Action. Il s'agit là d'une cohérence intradiégétique que les théoriciens classiques
rangent dans la catégorie de la vraisemblance: vraisemblance générale pour le monde de la Diégèse: un empereur
romain doit agir et parler en empereur romain, une femme vertueuse en femme vertueuse; vraisemblance particulière
pour l'Action: Auguste doit agir et parler conformément à son rôle dans Cinna.
Mais la spécificité du mode dramatique fait de la parole des personnages pratiquement le seul truchement entre
l'Action et le lecteur, cette parole est donc entièrement élaborée en vue de la perception (intelligible et plaisante, pour
l'esthétique classique) qu'on souhaite donner de l'Action à ce dernier. Il s'agit là d'une cohérence extradiégétique. Le
souci de cette double cohérence (intradiégétique et extradiégétique) s'inscrit naturellement dans le cadre de la double
énonciation qui est au cœur de la définition du mode dramatique [Le mode dramatique].
IV.3. La voix du présentateur
Le mode dramatique se caractérise par le fait que les répliques peuvent passer pour des prélèvements directs sur le
monde de la diégèse (mimesis). Reste cependant que le présentateur manifeste clairement sa présence (sa voix) dans le
texte dramatique. C'est lui qui signale les présences, annonce les entrées et les sorties, décrit les gestes, les décors, les
costumes, les physionomies, attribue les répliques à leur locuteur...
Cette voix est ordinairement hétérodiégétique. Difficile d'imaginer en effet que l'auteur des didascalies soit engagé dans
l'histoire et appartienne au même univers que les personnages. Pas de présentateur homodiégétique donc, bien que les
expérimentations restent toujours possibles (voir certaines pièces autobiographiques de Jean-Luc Lagarce). Le
présentateur est extradiégétique quand il se distingue d'éventuels présentateurs intradiégétiques car la présentation
enchâssée existe, on le devine, dans tous les ouvrages représentant du théâtre dans le théâtre. Les personnages de
magiciens ou de metteur en scène (comme dans Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, La Mouette de
Tchekhov ou L'Illusion comique de Corneille) sont par exemple des présentateurs intradiégétiques.
IV.4. Le lecteur réel et le spectateur fictif
La spécificité du présentateur, cette instance intermédiaire qui s'intercale entre l'auteur dramatique et son lectorat, est
qu'il montre deux choses alternativement ou simultanément. Et il les montre à l'instance symétrique, le narrataire, que
nous appellerons le spectateur fictif. À ce spectateur fictif le présentateur en effet donne à voir, à entendre, à percevoir,
à la fois un monde imaginaire (où Néron espionne Junie dans un Palais à Rome) et un spectacle imaginaire (où des
comédiens costumés en Romains circulent sur une scène ponctuée de colonnes en polystyrène). Le lecteur d'une œuvre
dramatique semble pourtant ordinairement avoir le choix du type de lecture qu'il veut embrayer, c'est-à-dire le choix de
la nature de ce qui va lui être présenté (selon son humeur, ses goûts, ses habitudes, sa profession). Il choisira donc
d'actualiser, pour s'identifier à lui, le spectateur fictif du premier ou du second type. Le présentateur peut
prédéterminer ou orienter ce choix. Selon le type de didascalies qu'il prendra en charge, il montrera un univers plus
scénique ou plus diégétique [Le mode dramatique]. Mais qu'il soit scénique ou diégétique, on continuera à user pour le
désigner du terme de

présentateur, afin de réserver le terme de narrateur, comme on va le voir, pour rendre compte des cas d'hybridation du
mode dramatique et du mode narratif.
V. Esthétique et évolution des formes V.1. Mode dramatique et genre théâtral
Dans ce qui précède, le présentateur est souvent apparu plus contraint et moins mobile que son concurrent le
narrateur. Mais n'oublions pas que pour Aristote et ses héritiers, le mode dramatique puise précisément son énergie
dans ce qui semble d'abord être des handicaps. L'Abbé d'Aubignac insiste par exemple sur le statut synecdochique de
l'œuvre dramatique qui par la représentation d'une seule partie faire tout repasser adroitement devant les yeux des
spectateurs (Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre). Ce discours se retrouve aujourd'hui dans la bouche de Peter
Brook:
On va au théâtre pour retrouver la vie mais s'il n'y a aucune différence entre la vie en dehors du théâtre et la vie à
l'intérieur, alors le théâtre n'a aucun sens. Ce n'est pas la peine d'en faire. Mais si l'on accepte que la vie dans le théâtre
est plus visible, plus lisible qu'à l'extérieur, on voit que c'est à la fois la même chose et un peu autrement. À partir de
cela on peut donner diverses précisions. La première est que cette vie-là est plus lisible et plus intense parce qu'elle est
plus concentrée. Le fait même de réduire l'espace, et de ramasser le temps, crée une concentration.
Brook 1991, 20, je souligne.
Cette forme concentrée, parce qu'elle se tient au plus prêt des exigences du mode, c'est ce que Peter Szondi appelle le
drame absolu et qui ne se réalise pleinement qu'à l'époque classique. Dans le même esprit François Regnault ajoute:
Nous devons le théâtre de tous les temps à cette extraordinaire invention de faire parler des personnages sur une scène
dans des situations données. Le moment où cette forme a triomphé le plus est le moment où l'on a décidé que les
personnages qui étaient là disaient cela en temps réel, sur le lieu théâtral: cela donne la règle des trois unités qui est
une invention géniale et qui n'a rien à voir avec ce que l'on en raconte dans les classes concernant le Cardinal de
Richelieu et des difficultés de Corneille avec Le Cid. L'invention du théâtre classique français, qui a défrayé la chronique
dans toute l'Europe Occidentale pendant deux cents ans, est un théâtre qui vous dit que l'espace et le temps sont infinis
et que vous les avez, réduits sur la scène, devant vous, pendant les deux heures de la représentation.
F. Regnault 2001, 162, je souligne.
Tout cela ne veut pas dire que la soumission aux exigences du mode dramatique soit le destin du genre théâtral. Pour
Peter Szondi, l'hybridation est un trait caractéristique du Drame moderne (depuis la fin du XIXe siècle) qui s'enrichit
d'emprunts au mode épique. Mais cette tentation de l'épique semble à d'autres constitutive: l'histoire du théâtre [est]
constamment retravaillée par le retour de l'épique, dira Regnault, c'est quelque chose qui est congénital à l'essence du
théâtre. Le retour de l'épique signifie que le poète parle en son nom propre. [...] Ces formes épiques ont existé dans
tout le théâtre grec, même après l'invention de la tragédie (Regnault, 2001, 162). En effet, le mode épique – et la
présence d'un auteur ou d'un narrateur – persiste dans l'usage du monologue, de l'aparté et de toutes les formes
d'adresse au public. Brecht ne ferait, en somme, qu'accentuer ce caractère.
V.2. Histoire du genre
L'histoire du théâtre pourrait être lue comme une succession de préférences esthétiques qui tantôt s'approchent, tantôt
s'éloignent du drame absolu, tantôt acceptent, tantôt refusent ses contraintes, tantôt perfectionnent les procédures
spécifiques, tantôt expérimentent de nouvelles hybridations. Cette histoire des préférences dramaturgiques n'est
évidemment pas autotélique, et ses tournants ou ruptures sont souvent encouragés ou inspirés par d'autres pans de
l'histoire culturelle et artistique. Les séductions contraires du continu et du discontinu, de la maîtrise et de la surprise,
de la concentration et de la dissémination, sont en effet déterminées par des conditions esthétiques générales. Le
théâtre (texte et spectacle) est un art du temps et de l'espace, rien de ce qui se produit dans l'ordre de ces dimensions
(en musique, en peinture, en architecture, en physique, etc.) ne saurait lui être étranger, comme rien ne saurait lui être
indifférent qui concerne la relation des hommes entre eux ou avec eux-mêmes (en psychanalyse, en sociologie, etc.).
Reste que pour entériner ces changements, le genre théâtral peut soit se rapprocher soit se libérer des contraintes
spécifiques au mode dramatique. Ces deux mouvements sont comme la diastole et la systole de la vie du genre. Il est
important de voir qu'ils ont tous deux leur limite (ou leur danger): la sclérose pour l'une, la dissolution pour l'autre.
Deux façons pour le théâtre de mourir... et de renaître toujours.
Bibliographie
• Aristote. La Poétique, trad. et notes de R. Dupont-Roc et J. Lallot. Paris: Seuil, 1980.
• D'Aubignac, Abbé F. H. (1657). La Pratique du théâtre. Paris: Champion, 1927.
• Brook, P. (1991). Le Diable c'est l'ennui. Paris: Actes Sud (Papiers).
• Corvin, M. (1995). Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, 2 vol. Paris: Bordas.
• Dort, B. (1986). L'Etat d'esprit dramaturgique, in Théâtre/Public, n° 67 – « Dramaturgie », janv.-fév. 1986.
• Forestier, G. (1996). Essai de génétique théâtrale. Corneille à l'œuvre. Paris: Klincksieck (Esthétique).
• Genette, G. (1972). Figures III. Paris: Seuil.
• Genette, G. (1983). Nouveau discours du récit. Paris: Seuil.
• Helbo, A., Johansen, J. D., Pavis, P., Ubersfeld, A. (1987). Théâtre, Modes d'approche. Bruxelles: Labor
(Méridien/Klincksieck).
• Hubert, M.-C. (1998). Les Grandes Théories du théâtre. Paris: Armand Colin (U Lettres).
• Kowzan, T. (1992). Sémiologie du théâtre. Paris: Nathan (Université).
• Pavis, P. (1987). Dictionnaire du théâtre. Paris: Messidor/Ed. sociales.
• Regnault, F. (2001). Passe, impair et manque, Registres, Revue d'études théâtrales, n° 6. Paris: Presses de la
Sorbonne nouvelle, novembre 2001.

• De Rougemont, M., Borie, M., Schérer, J. (1982). Esthétique théâtrale, textes de Platon à Brecht. Paris: CEDES.
• Roubine, J.-J. (1990). Introduction aux grandes théories du théâtre. Paris: Bordas.
• Ryngaert, J.-P. (1991). Introduction à l'analyse du théâtre. Paris: Dunod.
• Sarrazac, J.-P. (1981). L'avenir du drame. Lausanne: L'Aire.
• Sarrazac, J.-P. (dir.) (2001). Poétique du drame moderne et contemporain, Lexique d'une recherche, Etudes
théâtrales, n° 22, 2001.
• Schérer, J. (1950). La Dramaturgie classique en France. Paris: Nizet.
• Szondi, P. (1983). Théorie du drame moderne. Lausanne: L'Age d'homme.
• Ubersfeld, A. (1977). Lire le théâtre I. Paris: Belin (SUP), 1996. Bibliographie
• Viala, A. (dir.) (1997). Le Théâtre en France des origines à nos jours. Paris: PUF (Premier cycle).
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

La mise en scène du discours, Jean-Pierre van Elslande, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Neuchâtel
Sommaire
• Introduction
1. Histoire de la rhétorique
1. Origines de la rhétorique
2. Les premiers traités de rhétorique: d'Aristote à Quintilien
3. L'empire rhétorique classique
4. La mauvaise réputation de la rhétorique
5. Culture de la parole et conscience rhétorique
2. Le système rhétorique
1. Les trois genres rhétoriques
1. Le genre judiciaire
2. Le genre délibératif
3. Le genre démonstratif (ou épidictique)
2. Genres rhétoriques et genres littéraires
3. Les cinq opérations rhétoriques
1. L'inventio ou la recherche des arguments
1. Les arguments affectifs: l'ethos et le pathos
2. Les arguments rationnels: preuves extrinsèques et
intrinsèques (ou lieux)
1. Preuves extrinsèques
2. Preuves intrinsèques (ou lieux)
1. Lieux spécifiques et lieux communs
2. La dispositio ou le plan du discours
1. L'exorde
2. La narration
3. La confirmation

4. La péroraison
3. L'elocutio ou la recherche d'un style
1. Le style élevé
2. Le style moyen
3. Le style bas ou simple
4. Actio et memoria ou l'animation du discours
• Conclusion
• Bibliographie Introduction
La rhétorique a longtemps constitué un savoir incontournable. Ce savoir nous intéresse au premier chef, car il fait du
discours son objet. Plus précisément, ce sont les propriétés persuasives du discours auxquelles la rhétorique s'attache.
En tant qu'elle est constituée de discours et de discours qui cherchent à produire des effets persuasifs sur ses
destinataires, la littérature relève donc de la rhétorique.
Mais nombreux sont les domaines qui font appel aux propriétés persuasives du discours. Aussi la rhétorique est-elle l'un
des fondements de la culture classique.
I. Histoire de la rhétorique
I.1. Origines de la rhétorique
Les origines de la rhétorique remontent à la Grèce antique. Plus précisément, la rhétorique naît au Ve siècle avant J-C en
Sicile, alors colonie grecque.
La rhétorique naît dans un contexte judiciaire. Les tyrans qui régnaient sur la Sicile avaient en effet exproprié un certain
nombre de propriétaires au cours de leur règne. Lorsque les tyrans furent chassés, ces propriétaires eurent à faire valoir
leurs droits face à des tribunaux populaires.
C'est alors qu'un élève du philosophe Empédocle nommé Corax mit au point une technique destinée à venir en aide aux
justiciables. Il en publia les principes, accompagnés d'exemples concrets, dans un traité d'art oratoire.
Cette origine met en lumière deux aspects caractéristiques de la rhétorique: la rhétorique vise à défendre des intérêts.
Pour ce faire, elle s'efforce de persuader un auditoire.
I.2. Les premiers traités de rhétorique: d'Aristote à Quintilien
Le traité publié par Corax portait avant tout sur les propriétés persuasives du discours oral, prononcé devant un
tribunal. Mais dès le IVe siècle avant J-C, Aristote étend au discours écrit la réflexion sur les propriétés persuasives de la
parole dans un traité fondateur intitulé La Rhétorique.

Dans La Rhétorique sont notamment examinés les effets psychologiques produits par la parole sur ses destinataires, les
attitudes à adopter vis-à-vis de son auditoire, les effets de style, les structures de raisonnement susceptibles de donner
au langage sa force de persuasion.
Aristote insiste aussi sur le caractère transdisciplinaire de la rhétorique. Celle-ci constitue une technique applicable à
tous les domaines où s'impose, à un titre ou à un autre, la nécessité de persuader.
Au Ier siècle avant J-C., Cicéron aborde à son tour la rhétorique, notamment dans deux traités: le De Oratore et l'Orator.
Il y réfléchit sur sa pratique d'avocat et l'usage qu'il fait de la parole dans le cadre de cette pratique.
Dans le De Oratore comme dans l'Orator, Cicéron attribue à la rhétorique un rôle central dans la vie du citoyen romain.
Celui-ci est en effet appelé à s'exprimer efficacement en matière politique, juridique ou économique. Quel que soit le
sujet abordé au forum, autrement dit sur la place publique, le citoyen romain parfait doit donc toujours pouvoir
exprimer son point de vue et, autant que possible, le faire partager aux autres. La rhétorique lui donne précisément les
moyens de s'exprimer efficacement.
Enfin, au Ier siècle après J-C., Quintilien systématise les apports de ses prédécesseurs dans un ouvrage intitulé
L'Institution oratoire.
L'Institution oratoire est une vaste synthèse en forme de traité d'éducation qui place l'apprentissage de la technique
rhétorique au cœur de la formation de l'individu. La rhétorique y est envisagée à la fois dans sa dimension technique et
dans ses rapports avec l'ensemble de la culture, notamment avec la philosophie et la morale. À bien des égards,
L'Institution oratoire apparaît comme une somme du savoir rhétorique de l'Antiquité classique.
I.3. L'empire rhétorique classique
De ces divers traités, il ressort que la rhétorique vise avant tout à mobiliser. Elle pousse à agir dans un sens plutôt qu'un
autre, à prendre une décision plutôt qu'une autre. Elle suppose donc, de la part de l'orateur, une connaissance profonde
de la psychologie des auditeurs.
Elle suppose également que l'orateur soit au bénéfice d'un très vaste savoir, puisque ce dernier peut avoir à déployer
ses ressources dans toutes sortes de contextes. Dans le De Oratore, Cicéron énumère d'ailleurs les qualités de l'orateur
idéal. Celui-ci doit exceller en philosophie, en grammaire, en musique, en mathématique, en géométrie, en art
dramatique, en droit, en danse, en histoire... Cette figure idéale dit bien le caractère central et transdisciplinaire de la
rhétorique.
Dès l'Antiquité classique, la rhétorique constitue donc un véritable empire, non seulement parce qu'elle est
transdisciplinaire, mais aussi parce qu'elle comprend plusieurs territoires qui se recoupent et sont complémentaires.
Elle s'étend tout d'abord à l'art de bien dire, de bien savoir s'exprimer en public. C'est l'art pratique de l'orateur qui se
soucie d'expressivité.

maintien corporel, les gestes, les mimiques et l'image en relèvent s'ils sont destinés à emporter l'adhésion d'un public.
Elle se définit alors comme l'art du rhéteur et sa fonction devient didactique plus que pratique: le rhéteur enseigne en
effet les techniques efficaces permettant de persuader, sans pour autant pratiquer lui-même l'art oratoire.
Enfin, elle constitue une théorie générale de la réception des discours, dans la mesure où la pratique oratoire et la
didactique de la persuasion n'ont de sens que rapportées aux effets produits par un message sur ses destinataires.
I.4. La mauvaise réputation de la rhétorique
Aujourd'hui, un tel empire peut paraître lointain. Il a en tout cas perdu de sa superbe. La rhétorique a mauvaise
réputation. L'expression "c'est de la rhétorique", appliquée à un discours qu'on entend discréditer, en témoigne. Pour
beaucoup de gens, la rhétorique n'est pas une discipline; elle ne fait que renvoyer à une forme creuse, à une coquille
vide.
Au mieux, la rhétorique désigne dans le langage courant un répertoire de figures de style aux noms compliqués. Au pire,
elle est synonyme de manipulation, d'hypocrisie, de mauvaise foi.
En réalité, le soupçon de mauvaise foi et d'artificialité qui pèse sur la rhétorique est fort ancien, puisqu'il remonte aux
origines mêmes de la rhétorique. Ainsi, dans le Gorgias, Platon définit déjà la rhétorique comme un art élaboré du
mensonge. Pour Aristote, la rhétorique n'est pas immorale, mais amorale. Autrement dit, elle constitue un outil qui peut
être utilisé à bon ou à mauvais escient.
De leur côté, Cicéron et Quintilien éprouvent tous deux le besoin de préciser que le véritable orateur doit
nécessairement être homme de bien et que la véritable éloquence doit aller de pair avec la conscience morale.
En quoi la culture de l'Antiquité classique diffère-t-elle alors de la nôtre?
I.5. Culture de la parole et conscience rhétorique
Telle qu'elle se constitue en Grèce ou à Rome, la culture classique accorde à la parole une place prépondérante. La
parole y est considérée comme le propre de l'homme. Elle distingue celui-ci des bêtes et se trouve au fondement de
l'édifice socio-culturel tout entier. Les lois et la justice dépendent du langage, tout comme le fonctionnement politique
de l'état et la capacité des individus à raisonner pour prendre une décision qui les engage personnellement ou qui
engage l'ensemble de la société.
Dès lors on comprend mieux l'intérêt et la méfiance que peut susciter une discipline comme la rhétorique, qui fait de
l'efficacité de la parole son objet. La parole étant si importante dans la vie des individus et de la collectivité, il convient
en effet de réfléchir en détail aux différents aspects de son formidable pouvoir, mais aussi de penser ses rapports à la
vérité et à l'éthique.
Les critiques adressées par l'Antiquité à la rhétorique témoignent avant tout du souci de voir la parole faire l'objet d'un
bon usage.

tout se passe comme si la parole allait de soi, comme si elle nous était naturelle. Du coup, la rhétorique nous paraît
superflue.
En somme, les critiques que nous adressons à la rhétorique portent moins sur l'usage qu'elle fait de la parole que sur
son inutilité. La rhétorique ne nous parle plus, parce que nous ne vivons plus dans une culture de la parole. L'image
aurait détrôné la parole.
Pourtant, la question n'est pas tellement de savoir si l'image a détrôné la parole. Il y a une rhétorique de l'image comme
il y a une rhétorique du verbe. Bien plutôt, c'est la conscience rhétorique qui nous fait défaut, alors qu'elle était très vive
auparavant.
Tout se passe aujourd'hui comme si la parole et l'image nous permettaient d'exprimer spontanément notre point de
vue, alors que pendant de nombreux siècles, on a considéré que la parole et l'image fonctionnaient comme autant de
mises en scène minutieusement réglées, destinées à un public.
À quand remonte donc notre perte de conscience rhétorique?
Dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau fait de l'expression verbale un prolongement immédiat de notre
personnalité. La parole, selon lui, est naturellement efficace parce que tous les hommes naissent éloquents. S'ils ont
recours à une technique comme la rhétorique pour s'exprimer efficacement, c'est qu'ils ont en fait oublié les
dispositions innées qui sont les leurs.
Dans la perspective rousseauiste, la rhétorique est donc tout à la fois le signe d'une dégénérescence et un mal
nécessaire, puisqu'il faut malgré tout s'exprimer et s'exprimer éloquemment.
Notons tout de même que Rousseau est parfaitement conscient de l'importance de la rhétorique, même s'il la déplore.
Mieux: pour énoncer l'idéal (mythique) d'une langue naturelle éloquente, il doit paradoxalement recourir à la
rhétorique, mais à une rhétorique qui ne s'avoue pas.
De son côté, la révolution romantique entérinera les valeurs de spontanéité et de sincérité et reprendra à son compte
l'idée que l'expression constitue une émanation directe de la psychologie d'un individu. La littérature en particulier sera
perçue comme la manifestation immédiate de la vie (intérieure) de l'auteur, de ses pensées, de ses préoccupations
personnelles, et non comme une médiation codifiée.
Lorsque nous envisageons le discours comme l'expression directe de la subjectivité individuelle, nous sommes donc les
héritiers de Rousseau et des romantiques.
Mais depuis les années 1970, la rhétorique a fait l'objet d'un regain d'intérêt considérable. De nombreux ouvrages lui
ont été consacrés, qui ont démontré qu'elle véhiculait une conception du langage très élaborée.
C'est à cette conception qu'il faut nous intéresser maintenant, en étudiant les grands principes constitutifs de la
rhétorique classique.
II. Le système rhétorique
II.1. Les trois genres rhétoriques

La rhétorique classique distingue trois grands genres de discours: le discours judiciaire, le discours délibératif et le
discours démonstratif.
Le terme de genre ne doit pas être ici confondu avec celui qui désigne les genres littéraires (roman, théâtre, poésie...).
Ce terme fait référence non à une forme particulière de discours, mais à la fonction qu'exerce le discours.
II.1.1. Le genre judiciaire
Le genre judiciaire renvoie à un discours dont la fonction est d'accuser ou défendre.
Le genre judiciaire est donc surtout destiné au tribunal, puisque c'est là principalement qu'on accuse ou qu'on défend.
De plus, le genre judiciaire renvoie essentiellement au passé, puisque lorsqu'on juge des faits, ces faits sont en principe
déjà accomplis.
Enfin, le genre judiciaire met nécessairement en œuvre les valeurs du juste et de l'injuste.
II.1.2. Le genre délibératif
Le genre délibératif renvoie à un discours dont la fonction est de persuader ou de dissuader.
Le genre délibératif s'adresse donc à une assemblée publique. En effet, c'est au forum, dans un conseil, ou encore au
Parlement qu'on persuade ou dissuade d'entreprendre la guerre, d'élever un bâtiment, d'accomplir telle ou telle action
concernant l'ensemble de la société.
Le genre délibératif renvoie par conséquent au futur, puisqu'il s'efforce d'amener l'auditoire à prendre une décision qui
engage l'avenir.
Le genre délibératif met essentiellement en œuvre les valeurs de l'utile et du nuisible. II.1.3. Le genre démonstratif (ou
épidictique)
Le genre démonstratif renvoie à un discours dont la fonction est de louer, blâmer, ou plus généralement d'instruire. Il
est parfois aussi appelé genre épidictique.
Le genre démonstratif s'adresse à un auditoire réuni à l'occasion d'un événement particulier tel qu'un mariage, un
décès, une réception officielle. C'est là qu'on loue ou blâme; c'est là qu'au travers de la louange ou du blâme, on instruit
des choses de la vie.
Le genre démonstratif ou épidictique renvoie tout à la fois au passé, au présent et au futur: il s'agit de louer ou de
blâmer tel ou tel personnage, dont on évoque pour ce faire les actions passées et dont on prédit les actions à venir à
partir de ses qualités présentes.
Le genre démonstratif ou épidictique a donc principalement trait à l'admirable et à l'exécrable.

et les valeurs qu'il véhicule sont tous fonction de la finalité du discours. Et cette finalité est elle-même dictée par la
nécessité d'adapter le discours aux circonstances.
II.2. Genres rhétoriques et genres littéraires Les genres rhétoriques entretiennent un rapport étroit avec les genres
littéraires.
Le genre judiciaire est très présent dans la tragédie, où les situations de conflits abondent. Les personnages tragiques
sont en effet souvent amenés à se justifier, à accuser, ou à se disculper. Ainsi, dans Le Cid de Corneille, Chimène accuse
Rodrigue du meurtre de son père et demande réparation au roi qui se trouve alors en position de juge (II, 8). À son tour,
le père de Rodrigue prend la défense de son fils et fait valoir ses arguments.
Le genre délibératif est présent dans divers genres littéraires. Il intervient dès que les personnages doivent se décider à
agir dans un sens ou dans un autre.
Au théâtre, les scènes où un confident, un proche ou un ami dialoguent avec un personnage pour le conseiller relèvent
du genre délibératif. Ainsi, dans Cinna, Auguste qui se demande s'il doit garder le pouvoir ou y renoncer écoute deux de
ses conseillers développer tour à tour des arguments en faveur de chacune de ces options (II, 1). Parfois, un seul
personnage peut tenir un monologue relevant du genre délibératif, comme lorsque Rodrigue, dans les fameuses stances
du Cid, s'interroge sur la conduite à tenir (I, 6).
Dans la poésie lyrique, les vers dans lesquels le poète exhorte sa Dame à se montrer moins cruelle ressortissent
également au genre délibératif.
Le genre démonstratif ou épidictique est très présent dans la poésie lyrique où le poète chante la beauté de sa Dame,
de même que dans la poésie officielle où il chante la grandeur d'un monarque et dans la poésie religieuse où il chante la
grandeur de Dieu. On trouve également le genre démonstratif au théâtre, dans les scènes d'exposition, au cours
desquelles un personnage met un autre personnage au courant de faits qu'il doit connaître.
Les trois genres rhétoriques peuvent se trouver dans une seule et même œuvre littéraire. Le Cid présente une scène
d'exposition qui relève du genre démonstratif (I, 1), aussi bien qu'une scène marquée par le genre délibératif (les
stances de Rodrigue, I, 6) et une scène caractéristique du genre judiciaire (II, 8). On peut donc dire du discours littéraire
qu'il est en fait constitué d'une suite de discours articulés les uns aux autres, chacun de ces discours relevant d'un des
trois genres rhétoriques.
II.3. Les cinq opérations rhétoriques
Quel que soit le genre rhétorique d'un discours, ce discours doit obéir à certains principes communs aux trois genres
pour être efficace.
Un discours doit ainsi présenter des arguments pertinents ou relater des faits pertinents; un discours doit aussi suivre
un plan qui en assure la cohérence et l'organisation; un discours doit également adopter un style approprié aux
circonstances; il doit enfin être prononcé de façon vivante.

passer pour produire un discours efficace. Examinons ces opérations les unes après les autres.
II.3.1. L'inventio ou la recherche des arguments
L'invention (inventio, dans les traités de rhétorique rédigés en latin) désigne la recherche des arguments et des idées à
présenter aux destinataires du discours.
Ces arguments sont de deux types: les arguments affectifs qui agissent sur les émotions et la sensibilité des auditeurs et
les arguments rationnels qui en appellent à leur raison.
II.3.1.1. Les arguments affectifs: l'ethos et le pathos
Les arguments affectifs se distribuent eux-mêmes en deux catégories: l'ethos et le pathos.
L'ethos est l'image que l'orateur ou l'auteur du discours donne de lui-même à travers son discours. Il rassemble les
notations relatives à l'attitude que l'auteur du discours doit adopter pour s'attirer la bienveillance des destinataires.
Cette attitude doit être faite de modestie, de bon sens, d'attention aux destinataires...
La seconde catégorie d'arguments affectifs rassemble les notations visant à éveiller les passions de l'auditoire (colère,
crainte, pitié,...). C'est ce qu'on appelle le pathos du discours, autrement dit la charge émotionnelle du discours. Celle-ci
peut notamment prendre la forme d'apostrophes véhémentes ou encore d'exclamations.
II.3.1.2. Les arguments rationnels: preuves extrinsèques et intrinsèques (ou lieux)
Pour persuader, un discours doit également s'adresser à la raison de l'auditoire. C'est là qu'interviennent les arguments
rationnels. Ceux-ci appartiennent à deux catégories distinctes, selon qu'ils renvoient à des éléments extérieurs au
discours ou qu'ils renvoient à des éléments internes au discours.
II.3.1.2.1. Preuves extrinsèques
Les preuves extrinsèques sont des arguments évoqués dans le discours, mais qui existent indépendamment de lui.
Il peut s'agir, par exemple, d'une preuve à conviction dans le cas d'un discours judiciaire ou de l'invasion d'une armée
dans le cas d'un discours délibératif ou des qualités personnelles d'un défunt dans le cas du discours démonstratif.
II.3.1.2.2. Preuves intrinsèques (ou lieux)
Les preuves intrinsèques sont des arguments proprement discursifs. Ils constituent en somme les ressources
rationnelles inhérentes au langage.
Ainsi des proverbes, des exemples ou encore des maximes qui offrent un répertoire de formules discursives prêtes à
l'emploi. Ces formules permettent d'apporter au discours qui les accueille la caution de la tradition populaire ou
savante.

considérées comme des preuves intrinsèques, parce qu'elles tiennent aux capacités d'organisation propres à la langue.
Soit la tirade suivante de Don Diègue, dans Le Cid (Don Diègue, père de Rodrigue, tente de justifier devant le roi le
meurtre du père de Chimène par son fils):
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras, jadis l'effroi
d'une armée ennemie, Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m'a prêté sa main, il a tué le Comte;
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un soufflet mérite un châtiment,
Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête: Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.
II, 8, v. 711-722
Comme le montre Georges Forestier [1993: 24], les arguments avancés par Don Diègue suivent le lieu de la division du
tout en ses parties: les actions héroïques sont évoquées par la mention des différentes parties du corps qui ont jadis
permis de les accomplir: les cheveux, le sang, le bras...
Ils suivent aussi le lieu des contraires, puisque la honte cède en l'occurrence le pas à l'honneur retrouvé.
Enfin, Don Diègue recourt à un proverbe: "Quand le bras a failli, l'on en punit la tête". II.3.1.2.2.1. Lieux spécifiques et
lieux communs
La rhétorique appelle aussi les preuves intrinsèques lieux du discours (en grec, topos au singulier et topoi au pluriel).
Les lieux rhétoriques n'ont pas seulement l'avantage de constituer un répertoire à disposition de l'orateur. Ils balisent
aussi le discours. L'auditoire les reconnaît et peut ainsi suivre avec aisance le cheminement argumentatif de la parole.
Certains lieux sont spécifiques au genre judiciaire, d'autres au genre délibératif, d'autres au genre épidictique. Ainsi, du
lieu appelé état de la question qui, dans les genres judiciaires et délibératifs, permet de s'interroger sur la manière de
présenter un fait.
D'autres lieux sont communs aux trois genres de discours. Ils sont utiles aussi bien à louer et blâmer qu'à accuser et
défendre ou encore qu'à inciter et dissuader.
II.3.2. La dispositio ou le plan du discours
L'efficacité du discours ne dépend pas seulement de ses arguments, mais aussi de son plan. Ce plan doit être bien
ordonné, afin que l'enchaînement des arguments fasse sens. Les lieux d'un discours peuvent en effet être parcourus de
plusieurs manières, mais il faut dans tous les cas que le chemin soit bien tracé.

Le plan rhétorique le plus fréquent comporte quatre parties: l'exorde, la narration, la confirmation et la péroraison.
II.3.2.1. L'exorde
L'exorde a pour fonction d'attirer la bienveillance de l'auditoire (notamment en accueillant les notations relatives à
l'ethos), d'exposer le sujet du discours et parfois d'en indiquer les articulations essentielles.
II.3.2.2. La narration
La narration expose les faits. Elle prend la forme d'un récit. C'est dire si elle est importante dans les genres judiciaire et
démonstratif.
II.3.2.3. La confirmation
La confirmation présente les arguments que l'on peut tirer des faits exposés dans la narration et cherche
éventuellement à anticiper de possibles contre-arguments.
II.3.2.4. La péroraison
La péroraison est la conclusion du discours. Elle synthétise l'argumentation et en appelle aux sentiments de l'auditoire
(pitié, indignation,...), notamment par le recours au pathos.
De nombreuses tirades de personnages de théâtre présentent une organisation répondant au plan rhétorique en quatre
parties. Ainsi des propos tenus par Oreste dans Andromaque de Racine, lorsqu'il arrive à la cour de Pyrrhus, où se
trouve le jeune Astyanax qu'il a à charge d'emmener avec lui:
Exorde:
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix, Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie. Oui, comme ses
exploits nous admirons vos coups:
Narration:
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ; Et vous avez montré par une heureuse audace, Que le fils seul d'Achille a
pu remplir sa place.
Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d'une pitié funeste, D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ? Nos peuples affaiblis s'en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ; Et dans toute la Grèce il n'est point de familles Qui ne demandent
compte à ce malheureux fils D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis.

Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre ? Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre, Tel qu'on a vu
son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.
Péroraison:
Oserais-je, Seigneur, dire ce que je pense ? Vous-même de vos soins craignez la récompense, Et que dans votre sein, ce
serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé. Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie ; Assurez leur vengeance, assurez
votre vie ; Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.
I, 2, v. 143-172
II.3.3. L'elocutio ou la recherche d'un style
L'elocutio vise à conférer au discours un style qui lui convienne. Mais qu'est-ce qu'un style convenable?
La rhétorique répond à cette question de façon pragmatique, en posant que le style d'un discours se définit en premier
lieu par rapport au sujet traité, ainsi qu'aux effets que l'on souhaite produire sur l'auditoire.
Sur la base de ce principe, la rhétorique distingue traditionnellement trois niveaux de style: le style élevé, le style moyen
et le style bas.
II.3.3.1. Le style élevé
Le style élevé convient aux sujet graves.
On en trouve par conséquent souvent les marques dans la péroraison, où il faut en appeler aux émotions du public pour
laisser celui-ci sur une impression forte. Le pathos suppose donc le recours au style élevé.
II.3.3.2. Le style moyen
Le style moyen sert à exposer, informer et expliquer.
On le trouve souvent dans la narration, où il s'agit de rapporter les faits, ainsi que dans la confirmation où il s'agit de
présenter les arguments retenus. Il s'efforce donc à une certaine neutralité de ton.
II.3.3.3. Le style bas ou simple
Le style simple ou bas vise à plaire au public et à le détendre par le recours à l'humour et à l'anecdote.
On le trouve notamment dans l'exorde.

Un seul et même discours peut donc présenter trois niveaux de style distincts, chacun de ces niveaux apparaissant dans
l'une de ses parties constitutives.
La rhétorique classique recommande même de varier les niveaux de style d'un même discours, afin de ne pas lasser
l'auditoire.
Cependant, le choix d'un style de discours ne repose pas que sur le niveau du style, mais aussi sur l'exploitation de
certaines propriétés de la langue. L'elocutio couvre ainsi tout le champ des figures de rhétorique, aussi appelées figures
de style.
Les figures de rhétorique font l'objet d'un cours à part entière. II.3.4. Actio et memoria ou l'animation du discours
Si aujourd'hui la rhétorique est souvent réduite à l'étude de quelques figures (elocutio) et à l'examen éventuel du plan
du discours (dipositio), il ne faut pourtant pas oublier qu'elle a longtemps débouché sur une véritable performance
physique.
S'il veut être efficace, l'orateur classique doit en effet appuyer les effets de son discours par des mimiques et des gestes,
ainsi que par une prononciation soigneusement étudiée. À cet effet, tout le corps de l'orateur est mis à contribution
pour rendre sensible le message du discours.
En quoi il est très proche de l'acteur qui doit rendre le texte qu'il joue, afin que son personnage soit convaincant.
Cette opération rhétorique constitue l'actio, terme qui souligne bien la parenté entre l'art rhétorique et l'art théâtral.
L'orateur classique doit donc aussi apprendre son discours par cœur à l'aide de moyens mnémotechniques, tout comme
l'acteur doit savoir son rôle par cœur avant de se produire sur scène. C'est l'opération rhétorique appelée memoria.
L'actio et la memoria font de la personne toute entière de l'orateur un véritable spectacle.
Conclusion
La rhétorique suppose la reconnaissance des effets produits par le discours sur ses destinataires. Sans cette
reconnaissance, il ne saurait être question de rhétorique.
Si la rhétorique se présente comme une technique visant à persuader par le discours, c'est donc que le langage possède
des vertus persuasives que la rhétorique s'emploie à cultiver.
Ces vertus sont d'ailleurs explicitées par les trois fonctions traditionnellement reconnues à la rhétorique: instruire, plaire
et émouvoir. Elles s'exercent autant sur les affects de l'auditoire que sur son intellect.
C'est dire que la rhétorique considère le langage comme un mode de connaissance et d'expérience, en tout cas comme
une puissance capable d'agir directement sur notre pensée et sur nos sentiments et donc de transformer notre rapport
au monde.

Nous ne vivons peut-être plus à l'heure de la rhétorique classique, mais les vertus du langage mises en évidence par la
rhétorique classique demeurent. À nous de savoir les reconnaître.
Bibliographie
• Barthes, Roland (1970). L'ancienne rhétorique, aide-mémoire, Communications, n°16. Paris: Seuil.
• Cicéron. De l'orateur, I, II, III. Paris: Belles-Lettres, 1966.
• Cicéron. L'Orateur. Paris: Belles-Lettres, 1964.
• Forestier, Georges (1993). Introduction à l'analyse des textes classiques. Eléments de rhétorique et de poétique
du XVIIe siècle. Paris: Nathan.
• Fumaroli, Marc (1980). L'Age de l'éloquence. Genève: Droz, pp.1-76.
• Genette, Gérard (1969). Rhétorique et enseignement, in Figures II. Paris: Seuil.
• Genette, Gérard (1972). La rhétorique restreinte, in Figures III. Paris: Seuil.
• Kibédi-Varga, Aaron (1970). Rhétorique et littérature. Etude de structures classiques. Paris: Didier.
• Kibédi-Varga, Aaron (1988). "Rhétorique et littérature", Langue française, n°79, septembre 1988. Paris:
Larousse.
• Patillon, Michel (1990). Eléments de rhétorique classique. Paris: Nathan.
• Quintilien. L'Institution oratoire, livre IX. Paris: Belles-Lettres, 1979
• Reboul, Olivier (1991). Introduction à la rhétorique. Paris: PUF.
• Rousseau, Jean-Jacques. Essai sur l'origine des langues. Paris: Folio. Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

Les figures de rhétorique, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction: la rhétorique et les figures, évolution historique
1. Définitions de la figure
1. La définition large ou la figure comme forme du discours
2. La définition restreinte ou la figure comme écart
1. Le présupposé psychologique
2. Le critère socio-linguistique
3. Le critère formel
3. Proposition de définition de la figure
1. Une relation non linguistique
2. Caractère naturel des relations figurales
3. Forme typique des figures
2. Classement des figures
1. Figures in praesentia et figures in absentia
1. Autres exemples de figures in praesentia
2. Autres exemples de figures in absentia
3. Relativité de l'opposition entre figures syntagmatiques et figures
paradigmatiques
2. Niveaux discursifs
1. Figures du signifiant
2. Figures syntaxiques
3. Figures sémantiques
4. Figures contextuelles
3. Relations formelles
3. Importance des figures d'analogie sémantique
1. Classement des figures d'analogie sémantique
2. Forme de présentation des métaphores 1. Présentation des métaphores in absentia

2. Présentation des métaphores in praesentia


3. Valeur plus ou moins novatrice des métaphores
4. Effet des figures
1. Effets de réception
1. Réception des figures in absentia
2. Réception des figures in praesentia
2. Effet de sens des figures
1. Effets de sens dans les figures in praesentia
2. Effets de sens dans les figures in absentia
3. Statut de sens de l'évocation
• Conclusion
• Glossaire
• Bibliographie
Introduction: la rhétorique et les figures, évolution historique
La rhétorique antique constituait un immense édifice pédagogique de formation de l'orateur, qui a perdu une partie de
son importance à partir du moment où l'orateur a cessé de jouer un rôle politique prépondérant. À la fin du Ier siècle de
notre ère, on note une évolution qui s'est amorcée dès Cicéron (106 - 43 avant J.-C): la rhétorique devient plus littéraire.
Elle se soucie davantage d'être une technique de discours orné et non plus seulement une technique de persuasion.
Du même coup, la partie de l'héritage rhétorique qui va se trouver le plus durablement enseignée, et ce jusqu'à nos
jours, c'est l'elocutio qu'on identifie parfois au style et qu'on peut traduire plus exactement par mise en figure du
discours. Elle a fait l'objet depuis l'antiquité d'innombrables traités de rhétorique ou traité des figures.
Cependant ces traités, au fil des siècles ont eu tendance à donner une vision réductrice de l'elocutio. Celle-ci désignait
dans la tradition antique une mise en forme totale du discours, qui le régissait depuis les plus petites unités (les
sonorités), jusqu'aux plus grandes (la construction de la période, ensemble de propositions syntaxiquement et
rythmiquement marquées), en passant par le choix des mots et leur disposition dans la phrase. De plus en plus, les
traités ont présenté au contraire les figures comme des ornements purement locaux, surajoutés au discours et sans lien
fonctionnel avec lui.
I. Définitions de la figure
Les figures recouvrent des faits de discours si nombreux et si hétérogènes que la rhétorique a toujours eu de la peine à
les définir rigoureusement. On peut cependant distinguer deux types d'approche des figures, selon une perspective
large et selon une définition restreinte. Quintilien, qui au Ier siècle après J.-C. est l'auteur d'un monumental

cours de formation de l'orateur, l'Institution oratoire, examine successivement ces deux points de vue sur les figures (au
chapitre IX,1,11 de son livre).
I.1. La définition large ou la figure comme forme du discours
D'un premier point de vue, on peut définir la figure comme la forme, quelle qu'elle soit, donnée à l'expression d'une
pensée. Quintilien veut dire que tout énoncé a toujours une forme particulière, de la même façon qu'un corps humain a
une forme propre (il est grand ou petit, maigre ou gros, droit ou tordu, etc.).
Un énoncé a nécessairement aussi une physionomie particulière: il est long ou bref, il fait usage de telles sonorités et
non de telles autres, il a une syntaxe simple ou complexe...
Dans ce premier sens, une figure serait donc tout simplement une forme particulière du discours.
Cependant cette définition est si large qu'elle ne nous aide guère à repérer ces formes typiques et remarquables qu'on
associe ordinairement aux figures. C'est pourquoi Quintilien lui en préfère une seconde qu'a retenue la tradition
rhétorique, à quelques variantes près.
I.2. La définition restreinte ou la figure comme écart
Quintilien propose de comprendre la figure comme un changement raisonné du sens ou du langage par rapport à la
manière ordinaire et simple de s'exprimer. Il fait à nouveau un parallèle avec le corps humain: prise au sens restreint, la
figure lui apparaît semblable à l'attitude volontaire que peut prendre un corps (il est debout, assis ou couché...).
Dans cette acception la figure apparaît donc comme un écart délibéré par rapport à une norme de discours.
Cette définition a été indéfiniment reprise depuis Quintilien. Elle n'en pose pas moins de nombreux problèmes qui
menacent sa cohérence. Elle conjoint un critère psychologique (la figure est une opération volontaire), un critère socio-
linguistique (la figure s'écarte d'une norme de discours) et un critère formel (la figure s'écarte de la forme la plus simple
du discours). Or chacun de ces critères prête à discussion. Et leur conjonction est problématique.
I.2.1. Le présupposé psychologique
La théorie de l'écart présuppose que toute figure relève d'une opération volontaire. Cependant, le discours ordinaire est
plein de figures qui se font sans même qu'on y pense. Comme le remarque déjà Boileau il se fait autant de figures à la
Halle qu'à l'Académie. Et ce critère psychologique n'a donc rien de définitoire: une métaphore involontaire n'en
demeure pas moins une figure.
I.2.2. Le critère socio-linguistique
La théorie de l'écart présuppose qu'il existe une norme générale de discours vis-à-vis de laquelle on pourrait mesurer les
écarts. Mais on peut fortement douter de l'existence d'une telle norme. S'il y a normes, il y en a autant que de genres de
discours et de situations de parole. L'histoire de la rhétorique montre d'ailleurs que les normes qu'on a définies étaient
infiniment variées et discutables: tantôt on a pris pour norme le discours

le plus rationnel (à l'époque classique notamment sous l'influence de la Logique de Port-Royal), tantôt on a considéré
que le discours le plus normal était aussi le plus passionnel (à partir de L'Essai sur l'origine des langues de Rousseau),
tantôt on a identifié la norme au discours objectif de la science (comme dans les stylistiques du début du XXe siècle).
I.2.3. Le critère formel
Quintilien, comme beaucoup de ses héritiers, associe le discours le plus simple et le discours le plus commun, identifiant
donc le critère formel à un critère social. Mais le simple n'est pas toujours le plus commun (il y a, on l'a dit, nombre de
figures dans le langage ordinaire qui, par exemple, fait un grand usage de métaphores, comme lorsqu'on dit il pleut des
cordes, ou de métonymies, comme lorsqu'on propose allons boire un verre).
I.3. Proposition de définition de la figure
Au total la définition de la figure comme écart pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Rompant avec la tradition
rhétorique, je proposerai donc d'en revenir à une définition généraliste de la figure tout en la spécifiant un peu.
La figure est une forme typique de relation non linguistique entre des éléments discursifs.
I.3.1. Une relation non linguistique
Cette caractérisation de la figure peut surprendre: comment en effet pourrait-il y avoir des formes de relation non
linguistique dans le discours? Pour mieux le comprendre partons d'un exemple. Soit un vers de Malherbe:
Et les fruits passeront la promesse des fleurs
Il y a dans cet énoncé des formes de relation linguistique: par exemple tous les phonèmes constitutifs de fruit forment
un ensemble appelé lexème, l'énoncé se divise en deux syntagmes l'un nominal et l'autre verbal qui entrent en relation
pour former une phrase.
Mais il y a aussi des formes de relation non linguistique: on peut remarquer un jeu d'échos à la fois sonores et
sémantiques entre fruits et fleurs, et un autre entre passeront (c'est-à-dire au sens classique dépasseront) et promesse.
Ces éléments forment un chiasme c'est-à-dire une distribution de signifiants ou de significations sous une forme
symétrique abba. Or cette relation de symétrie ne répond à aucune règle linguistique et ne peut servir à définir aucune
unité linguistique. Elle tient purement à la particularité du discours réalisé.
Ce serait aussi le cas d'une paronomase (rapprochement de phonèmes ressemblants) comme dans le vers de Mallarmé
aboli bibelot). Et il en va de même pour de nombreuses autres formes de relation entre les éléments du discours.
I.3.2. Caractère naturel des relations figurales
On notera que les relations non linguistiques constitutives des figures ne sont pas des
relations conventionnelles apprises (comme les relations linguistiques qui associent
arbitrairement des formes et des significations) mais des relations naturelles

universellement perceptibles (de ressemblance, de contraste, de proximité, de déplacement, de permutation,


d'incomplétude ou d'augmentation).
I.3.3. Forme typique des figures
Ces formes de relations non linguistiques, bien qu'elles ne relèvent pas d'une convention, sont récurrentes et typiques
dans le discours. Les traités des figures ont tendance à les présenter comme une sorte de code des particularités du
discours. Mais le champ des figures est ouvert. Et les limites de ce qu'on peut caractériser comme typique restent mal
définissables. Cela explique qu'il y ait beaucoup de cas douteux entre figure et non figure.
II. Classement des figures
On peut se proposer un classement des figures selon plusieurs critères: l'axe du discours (syntagmatique ou
paradigmatique) selon lequel elles se présentent, le niveau des éléments discursifs où elles interviennent, la forme de
relation qu'elles instituent entre les éléments discursifs.
II.1. Figures in praesentia et figures in absentia
On peut opposer deux types de figures, selon qu'elles établissent des relations entre éléments co-présents du discours
(figures in praesentia, ou encore syntagmatiques), ou selon qu'elles établissent des relations entre éléments présents
dans le discours et éléments absents mais qu'on attendrait virtuellement dans le même contexte (figures in absentia ou
encore paradigmatiques).
Pour illustrer cette opposition, on peut prendre l'exemple d'une figure qui connaît deux sous-espèces au
fonctionnement foncièrement différent, l'une syntagmatique et l'autre paradigmatique, c'est la métaphore. Seule la
seconde espèce entre d'ailleurs dans la catégorie des tropes.
La métaphore in praesentia propose un rapprochement analogique entre deux réalités explicitement désignées dans le
discours et réunies dans une relation de co-présence.
Soleil cou coupé Apollinaire
La métaphore in absentia propose un rapprochement analogique entre une réalité explicitement désignée dans le
discours et une autre qu'on attendrait virtuellement dans le même contexte mais qui n'est pas nommée et doit être
évoquée par le destinataire.
Nous fumons tous ici l'opium de la grande altitude Henri Michaux
Le terme présent opium, inattendu dans ce contexte, entre en rapport analogique avec d'autres termes virtuellement
plus probables comme air.
II.1.1. Autres exemples de figures in praesentia
Tendre épouse, c'est toi, qu'appelait son amour, Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour.
Delille
L'antanaclase (reprise d'un même mot ou expression dans deux acceptions différentes) est une figure in praesentia:
O j'ai lieu, ô j'ai lieu de louer Saint-John Perse)
L'expression avoir lieu est prise d'abord absolument, au sens d'exister, puis transitivement (avoir lieu de) au sens d'avoir
des raisons de.
L'antithèse (mise en opposition de deux termes ou de deux significations à travers des formulations syntaxiques
parallèles) est une figure in praesentia:
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants Racine
Le pléonasme (répétition d'une idée à l'aide des mêmes mots ou d'expressions de même sens) est une figure in
praesentia:
Je l'ai vu, dis-je, vu de mes propres yeux, Ce qu'on appelle vu...
Molière
Une femme est une femme
Godard
II.1.2. Autres exemples de figures in absentia
La périphrase (locution définitoire ou caractérisante mise à la place du mot propre). La gent trotte-menu
La Fontaine
pour les souris
L'ensemble des tropes – figures de substitution portant sur un mot (métaphore in absentia, métonymie,synecdoque) –
constitue par définition un groupe de figures in absentia.
Sa main désespérée
M'a fait boire la mort dans la coupe sacrée
Marmontel
Métonymie, substitution de l'effet la mort pour la cause le poison mortel
II.1.3. Relativité de l'opposition entre figures syntagmatiques et figures paradigmatiques

L'opposition des deux types de figures syntagmatiques (in praesentia) et paradigmatiques (in absentia) est pratique
pour une classification des figures mais elle reste relative. Effectivement, si une figure est toujours repérée d'abord sur
l'un des axes du discours, syntagmatique ou paradigmatique, elle engage nécessairement l'autre dans son
déchiffrement.
Ainsi une figure dite in praesentia comme l'antanaclase (cf. supra O j'ai lieu, ô j'ai lieu de louer) sera d'abord repérée sur
l'axe syntagmatique comme répétition de signifiants. Mais elle ne sera véritablement comprise que lorsqu'on
l'opposera, sur l'axe paradigmatique, à un contexte virtuel plus littéral (par exemple O j'ai lieu, j'ai des raisons de louer).
À l'inverse une figure dite in absentia comme la métaphore in absentia (Cf. supra Nous fumons tous ici l'opium de la
haute altitude) sera déchiffrée sur fond de rapports paradigmatiques avec un terme plus littéral (l'air raréfié), mais sa
valeur métaphorique présuppose la reconnaissance de son impropriété dans la phrase, c'est-à-dire des rapports
syntagmatiques d'infraction combinatoire.
II.2. Niveaux discursifs
Un autre critère d'identification et de classement des figures tient au niveau discursif des éléments qu'elles mettent en
relation. On distinguera ainsi
• des figures du signifiant,
• des figures syntaxiques,
• des figures sémantiques
• et des figures référentielles.
Quel que soit le niveau discursif où les figures sont repérées, elles sont finalement justiciables d'une interprétation
sémantique.
II.2.1. Figures du signifiant
Les figures du signifiant reposent sur des relations in praesentia ou in absentia entre phonèmes (ou graphèmes).
Exemples de figures du signifiant in praesentia:
La paronomase rapproche des sonorités semblables. On parle d'allitérations si le rapprochement porte uniquement sur
des consonnes et d'assonances s'il porte uniquement sur des voyelles.
Il pleure dans mon cœur Comme il pleut sur la ville
Verlaine
La suffixation ajoute une syllabe en fin de mot à un mot complet.
J mdemandd squ'on fait icigo sur cette boule d'indigo

Queneau
Dis donc la bleusaille. ...
Céline
suffixation du bleu, au sens du nouveau dans un corps d'armée
L'épenthèse ajoute une lettre ou une syllabe à l'intérieur du mot.
Merdre!
A. Jarry
Exemples de figures du signifiant in absentia
L'aphérèse retranche une lettre ou une syllabe en début de mot.
Las
pour hélas
L'apocope retranche une lettre ou une syllabe en fin de mot.
Il demande au sous-off...
Céline
pour sous-officier
La syncope opère la suppression d'une lettre ou d'une syllabe à l'intérieur du mot.
et c'est la mort assurément
qui provoque ces enterrments
Queneau
Le Groupe Mu a également relevé des figures opérant une suppression-adjonction de lettres ou de syllabes, figures qui
n'ont pas de nom traditionnel.
oneille
Jarry
pour oreille
II.2.2. Figures syntaxiques
Les figures syntaxiques mettent en jeu des relations entre formes de construction de phrase.
Exemples de figures syntaxiques in praesentia
L'épanorthoseest une figure syntaxique qui consiste à reprendre et corriger la formulation d'un membre de phrase .

Ceci m'arrive après cette étape, la dernière de celles qui prolongeaient la route; la plus extrême, celle qui touche aux
confins, celle que j'ai fixée d'avance comme la frontière, le but géographique, le gain auquel j'ai conclu de m'en tenir.
Segalen
double épanorthose procédant d'abord à un ensemble de reprise des qualifications de cette étape, puis à un ensemble
de reformulations du termefrontière.
Le parallélisme dédouble des constructions syntaxiques analogues appliquées à des contenus différents.
Le sable atteint la bouche: silence. Le sable atteint les yeux: nuit. Hugo
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes
Racine
Le parallélisme syntaxique est ici le cadre d'un chiasme sémantique, c'est-à-dire une distribution symétrique de termes
référant à la douceur et à la brulûre, au feu et à l'eau.
Exemples de figures syntaxiques in absentia
L'ellipse est la suppression de certains éléments de la séquence discursive qui sont seulement implicités et à
reconstituer d'après le contexte.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle? Racine
Il faut comprendre: je t'aimais alors que tu étais inconstant, qu'aurais-je fait si tu avais été fidèle.
L'anacoluthe ou rupture de construction laisse attendre un développement syntaxique qui n'apparaît pas et auquel s'en
substitue un autre.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice (...), son
imagination prévaudra.
Pascal
Le groupe nominal le plus grand philosophe du monde n'est le sujet d'aucun verbe et reste dépourvu de fonction, tandis
que la phrase lui substitue une autre construction qui commence avec le groupe nominal son imagination.
Le zeugme est l'ellipse de la répétition d'un terme régissant ou régi.
Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement...
Céline
la phrase fait l'ellipse de la répétition de tremblait après soi-même

II.2.3. Figures sémantiques


Les figures sémantiques mettent en jeu des formes particulières de relation in praesentia ou in absentia entre des
représentations sémantiques.
Exemples de figures sémantiques in praesentia
La métaphore in praesentia est une figure de rapprochement analogique entre deux représentations co-présentes.
Nous faisons basculer la balance hémistiche Hugo
On appelle parfois métaphore maxima ce type d'analogie présentée par une simple apposition sans aucun mot de
liaison.
L'oxymore est un rapprochement syntaxique (souvent à travers une relation nom-adjectif) de termes sémantiquement
antithétiques.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Corneille
L'attelage coordonne dans une seule construction des termes appartenant à des champs sémantiques hétérogènes
(souvent des termes concrets et des termes abstraits).
Vêtu de probité candide et de lin blanc Hugo
L'hypallage transfère une caractérisation d'un terme à un autre qui lui est associé par contiguïté.
Elle lève encore la main dans le désordre blond de ses cheveux. Duras
Le bruit ferrugineux du grelot
Proust
Exemple de figures sémantiques in absentia.
La synecdoque est un trope qui substitue à un terme un autre terme plus générique (synecdoque généralisante) ou plus
spécifique (synecdoque particularisante). La synecdoque généralisante tend vers l'abstrait, tandis que la synecdoque
particularisante a un effet pittoresque et imagé. La synecdoque peut aussi opérer des substitutions de terme sur la
basse de rapports entre le tout et la partie, le plus englobant ou le plus partiel.
ennuis kilométriques
Laforgue
kilométriques pour longs apparaît comme une particularisation.

quadrupède écume et son oeil étincelle


Fontaine
quadrupède est ici substitué au littéral lion, la synecdoque est généralisante. Souvenez-vous qu'il règne et qu'un front
couronné...
Racine
front; vaut ici pour la personne - le roi Pyrrhus - et désigne donc le tout par la partie.
La métonymie substitue à un terme un autre qui lui est associé par contiguïté matérielle ou symbolique.
C'est la reine des fleurs de lis.
Malherbe
Les fleurs de lis étant symboliquement l'emblème de la France servent à la désigner.
La métaphore in absentia substitue à un ou plusieurs termes attendus, car virtuellement plus littéraux dans le contexte,
un autre terme qui leur est associé par analogie.
C'était à l'aurore d'une convalescence... Michaux
II.2.4. Figures contextuelles
Certaines figures se laissent repérer à partir d'une relation entre une représentation sémantique et un contexte de
discours ou de réalité. Il s'agit de figures in absentia mais qui ne sont pas signalées d'abord par une infraction
combinatoire. C'est la connaissance du contexte qui les révèle comme des relations impropres.
C'est le cas de l'ironie qui consiste pour le locuteur à assumer fictivement un jugement d'évaluation contraire à ses
propres valeurs (esthétiques, morales, affectives, etc.) et qui apparaît donc comme le discours d'autrui polémiquement
cité. En ce sens l'ironie relève du dialogisme.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Voltaire
En contexte l'ironie se laisse déceler à partir des évaluations contradictoires impliquées par les termes boucherie et
héroïque; mais nous ne pouvons savoir que l'ironie porte sur la seconde évaluation, et non la première, qu'à partir d'une
connaissance de la personne de Voltaire et des valeurs qu'il défend.
L'hyperbole est la formulation exagérée d'une réalité.
Rome entière noyée au sang de ses enfants.
Corneille
L'hyperbole est repérée à partir de l'invraisemblance matérielle de la réalité évoquée.

La litote est la formulation atténuée d'une réalité. Va, je ne te hais point.


Corneille
Seule la connaissance du contexte de la pièce permet d'identifier dans cette formulation de Chimène une atténuation
de l'expression de son amour pour le Cid.
II.3. Relations formelles
Un dernier type de classement des figures s'intéressera non plus au niveau discursif où elles apparaissent mais à la
forme de relation qu'elles établissent entre les éléments qu'elles mettent en jeu.
On a dit que les relations figurales étaient non conventionnelles (à la différence des relations linguistiques qui sont
instituées et apprises). En revanche les relations figurales relèvent de rapports perceptifs ou logiques simples
immédiatement saisissables en dehors de toute convention.
Ces rapports sont de plusieurs types:
• analogie, antithèse, contraste, inclusion, contiguïté
• suppression, adjonction, permutation, substitution
Certaines des figures se laissent décrire selon plusieurs de ces rapports simultanés. Ainsi la métaphore in absentia
implique à la fois des rapports de substitution et des rapports d'analogie.
L'analogie régit des figures fondées sur des rapports de ressemblance à différents niveaux comme la paronomase, la
métaphore, le parallélisme syntaxique, le pléonasme.
L'antithèse régit des figures fondées sur des rapports de stricte contradiction comme l'antithèse syntaxique, l'oxymore
et l'ironie.
Le contraste régit des figures fondées sur des rapports entre éléments non pas contradictoires mais hétérogènes
comme l'attelage.
Les rapports d'inclusion régissent les figures fondées sur des rapports entre tout et partie, genre et espèce comme la
synecdoque.
Le groupe Mu dans sa Rhétorique générale (1970) a par ailleurs tenté de décrire toutes les figures de rhétorique selon 4
opérations logiques simples: suppression, adjonction, permutation et substitution d'éléments discursifs saisis tantôt au
niveau du signifiant, tantôt au niveau du signifié. Ce modèle ressaisit implicitement toutes les figures sous l'angle de la
substitution (c'est-à-dire d'un point de vue paradigmatique). Il apparaît cependant moins précis pour décrire certaines
figures in praesentia (par exemple les relations de parallélisme syntaxique).
III. Importance des figures d'analogie sémantique

et également en raison de leur richesse d'évocation, nettement plus élevée que celle de la plupart des autres figures.
III.1. Classement des figures d'analogie sémantique
On peut classer les figures d'analogie sémantique selon leur forme de présentation syntaxique qui correspond aussi à
des degrés d'explicitation de la relation analogique et de ses termes.
On distinguera ainsi:
1. énoncé de ressemblance: ses joues sont semblables à des roses
2. comparaison: ses joues sont comme des roses
3. métaphore in praesentia: les roses de ses joues
4. métaphore in absentia: le baume est dans sa bouche et les roses dehors
Dans a et b, la nature de la relation est explicitée ainsi que ses termes. Dans c les termes de la relation sont explicités
mais pas la nature de la relation. Dans d, un seul terme de la relation est explicité et pas la nature de la relation. Le
travail d'évocation augmente avec l'implicitation.
III.2. Forme de présentation des métaphores III.2.1. Présentation des métaphores in absentia
Le repérage d'une métaphore in absentia s'opère à partir du constat d'une contradiction entre règles combinatoires
syntaxiques (présupposant la compatibilité des termes liés) et règles combinatoires sémantiques (dénonçant
l'incompatibilité des termes liés).
Le lien syntaxique présupposant la compatibilité des termes peut être de nature très diverse.
1. Relation sujet-verbe
Mon âme rêveuse appareille Pour un ciel lointain
Baudelaire
2. Relation verbe-objet
Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
Baudelaire
3. Relation nom-complément du nom
Voilà que j'ai touché l'automne des idées
Baudelaire
4. Relation nom-adjectif

la pendule enrhumée
Baudelaire
III.2.2. Présentation des métaphores in praesentia
Les métaphores in praesentia sont présentées sous des formes syntaxiques diverses mais qui ont toutes une valeur
d'identification.
1. Relation sujet-prédicat
Mon cœur est un palais flétri par la cohue
Baudelaire
2. Relation d'apposition
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme
Baudelaire
3. Relation nom-complément à valeur d'identification appositive
Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine
Baudelaire
ton lit est un enfer; ton lit, cet enfer...
III.3. Valeur plus ou moins novatrice des métaphores
Les métaphores sont extrêmement courantes dans le discours ordinaire. Dans leur livre, Les métaphores dans la vie
quotidienne, G. Lakoff et M. Johnson soulignent même que notre système conceptuel ordinaire qui sert à penser et à
agir est de nature fondamentalement métaphorique. C'est particulièrement vrai d'un ensemble de concepts abstraits
que nous avons tendance à nous représenter de façon métaphorique. Ainsi, nous nous représentons le temps en termes
métaphoriquement spatiaux (j'ai du temps devant moi, le temps est passé, etc.) ou les émotions en termes de chocs
physiques (j'ai été frappé par son attitude, il a explosé, je vais craquer, etc.).
Ces métaphores forment de vastes systèmes analogiques constituant des ensembles de représentations propres à une
culture donnée. Elles ne sont pas perçues comme telles et appartiennent à notre façon littérale de parler.
Dans les termes de l'ancienne rhétorique, on peut les décrire comme des catachrèses, ou figures usées qui n'induisent
plus d'effets de réception ni d'effets de sens mais prennent la place d'une dénomination littérale.
Les pieds du fauteuil
Les métaphores novatrices, courantes dans le discours littéraire, ne s'inventent pas à partir de rien. La plupart du temps,
elles apparaissent comme des prolongements, des spécifications et des renouvellements d'équivalences métaphoriques
déjà établies dans le discours ordinaire.
Dans À l'Ombre des jeunes filles en fleurs, Proust s'appuie sur une équivalence métaphorique entre jeunes filles et fleurs
dont la tradition remonte au moins au Roman de la Rose et qui a été nourrie par des siècles de poésie, notamment à la
Renaissance. Mais lorsqu'il écrit que nos regards butinent le visage des jeunes filles et que notre désir sucre lentement
notre cœur, par extension des implications d'une métaphore conventionnelle il parvient à des métaphores inédites et
surprenantes.
IV. Effet des figures
Les figures du discours produisent des effets sur la réception du discours et sur son interprétation.
IV.1. Effets de réception
Les figures dans le discours ont pour effet de troubler, retarder et complexifier l'interprétation du discours. Là où le
discours est perçu comme littéral, on peut dire qu'une représentation sémantique immédiate vient s'associer à une
forme discursive. La signification apparaît transparente. Là où le discours est perçu comme figuré, le destinataire
éprouve qu'il doit procéder à la reconnaissance d'une relation figurale pour accéder à l'interprétation du sens du
discours.
La réquisition d'une coopération du destinataire dans la réception des figures est plus ou moins forte selon qu'on a
affaire à des figures in absentia ou in praesentia. Indispensable dans le cas des figures in absentia, le travail interprétatif
du destinataire apparaît facultatif dans le cas des figures in praesentia.
IV.1.1. Réception des figures in absentia
Les figures in absentia sont d'abord reconnues sur fond d'une lacune discursive (par exemple dans le cas de l'ellipse
évoquée en II.2.2. Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle) ou d'une contradiction entre règles combinatoires
syntaxiques et règles combinatoires sémantiques.
Ainsi dans l'exemple de métaphore in absentia: Haleine de la terre en culture
Claudel
la relation syntaxique de détermination du nom (haleine) par un complément (de la terre en culture) est formellement
affirmée. Mais sémantiquement de la terre en culture n'est pas un caractérisant sémantiquement admissible de haleine.
Il y a donc tension entre divers niveaux de règles combinatoires. Cette tension signale l'impropriété d'un des termes de
la relation.
Les relations de figuralité in absentia sont donc marquées par l'incomplétude. Sans une coopération active du
destinataire, le discours ne suffit pas à fournir une représentation sémantique acceptable. On peut donc dire que les
figures in absentia induisent une relation de réception contraignante – ou encore tendue – avec le destinataire.
IV.1.2. Réception des figures in praesentia

relations. Aux relations linguistiques littérales s'en surajoutent d'autres (décrites en II.3., comme l'analogie ou le
contraste) qui viennent surdéterminer le discours.
Ainsi dans l'exemple de paronomase de I.3.1. (aboli bibelot) à la relation sémantique de caractérisation du nom par
l'adjectif s'ajoute une relation de ressemblance entre nom et adjectif.
La réception des figures in praesentia présente pour le destinataire un caractère plus facultatif (que celle des figures in
absentia) dans la mesure où il peut parvenir à une représentation sémantique satisfaisante indépendamment de leur
reconnaissance. S'il néglige ces relations, il manque néanmoins une partie des rapports implicites entre éléments du
discours et, par voie de conséquence, une partie des effets de sens implicites du discours (ainsi dans notre exemple
l'analogie implicite entre la futilité du bibelot et le néant de son abolition).
IV.2. Effets de sens des figures
Les figures qu'elles soient in praesentia ou in absentia provoquent la réception à un supplément d'élaboration de
relations entre éléments discursifs présents ou éléments discursifs présents et absents (mais attendus ou
vraisemblables dans le contexte).
IV.2.1. Effets de sens dans les figures in praesentia
Dans les figures in praesentia, les relations figurales mettent en relief des rapports élémentaires (d'analogie, de
contraste, etc.) entre segments de discours mais elles laissent implicites les justifications de ces mises en rapport. Elles
ouvrent ainsi à un travail d'évocation de ces justifications qu'il revient au destinataire d'opérer, sur la base de sa
compétence culturelle, c'est-à-dire de sa connaissance des associations de représentations propres à une langue et une
culture donnée. Cette évocation constitue l'effet de sens de la figure.
Soleil cou coupé Apollinaire
L'effet de sens de cette métaphore in praesentia tient à l'évocation de toutes les associations qu'elle engendre.
L'évocation prend la forme de la recherche des points de vue x, y, z, etc. sous lesquels on peut rapprocher ces deux
représentations. Ainsi: le soleil est comme un cou coupé, du point de vue de la forme ronde, du point de vue de la
couleur sanguine, du point de l'épanchement de cette couleur, du point de vue d'un effet de déclin, etc.
Et les fruits passeront la promesse des fleurs Malherbe
La relation figurale met en relief une relation symétrique de fruits à fleurs par delà deux autres termes qui forment le
pivot de la symétrie (passeront et promesse). La relation symétrique conjoint analogie des termes et antithèse dans leur
distribution. Elle embraye un travail de recherche de justifications: en quoi fleurs et fruits peuvent-ils être dits à la fois
semblables et opposés? En ce qu'il s'agit bien du même être végétal, transformé il est vrai par la maturation, et saisi
tantôt sous l'aspect de sa virtualité et tantôt sous celui de sa réalisation. La relation figurale a montré sensiblement ce
qui pourra être sémantiquement paraphrasé dans le travail d'évocation.

IV.2.2. Effets de sens dans les figures in absentia


Dans le cas d'une figure in absentia, l'évocation se fait en deux temps. C'est d'abord celle du ou des termes attendus
plus vraisemblablement dans le même contexte. Une fois ce ou ces termes définis, c'est celle des justifications de la
substitution à ces termes d'un autre moins attendu.
Haleine de la terre en culture Claudel
Il s'agira d'abord de rechercher des substituts virtuels d'haleine, terme impropre en contexte. Il y a plusieurs candidats
possibles tels que brume, vent, souffle, etc.. On procèdera ensuite à la recherche des justifications de l'une ou l'autre de
ces substitutions. La brume est comme une haleine par l'apparence vaporeuse, par l'humidité, par la tiédeur, par le
caractère presque animé de cette manifestation physique, etc.
IV.2.3. Statut de sens de l'évocation
L'effet de sens des figures est donc de l'ordre d'une évocation et non d'une signification. Entendons par là qu'à la
différence d'une signification limitée à une représentation, l'évocation a la forme d'un raisonnement, que son champ de
justifications est ouvert et non limitatif, que l'ordre des justifications peut y être variable.
Conclusion
La reconnaissance et le déchiffrement des figures sont indispensables à une interprétation des énoncés littéraires. Les
figures nous invitent à parcourir le contexte de l'univers symbolique propre à une culture donnée pour y trouver le sens
des relations qu'elles pointent entre éléments discursifs sans en expliciter entièrement les raisons.
Glossaire
• allitérations
• anacoluthe
• anaphore
• antanaclase
• antithèse
• aphérèse
• apocope
• assonances
• attelage
• catachrèse
• chiasme

• ellipse
• épanorthose
• épenthèse
• figures du signifiant
• figures in absentia
• figures in praesentia
• hypallage
• hyperbole
• ironie
• litote
• métaphore in absentia (1)
• métaphore in absentia (2)
• métaphore in praesentia (1)
• métaphore in praesentia (2)
• métaphore maxima
• métonymie
• oxymore
• parallélisme
• paronomase
• périphrase
• pléonasme
• suffixation
• syncope
• synecdoque
• tropes
• zeugme
Bibliographie
• Bonhomme, Marc (1998). Les figures clés du discours. Paris: Seuil, Mémo
• Dumarsais, César Chesneau (1730). Des tropes. Paris: Flammarion, 1988.
• Dupriez , Bernard (1984). Gradus. Paris: 10/18 n°1370.

• Fontanier, Pierre (1827). Les figures du discours. Paris: Flammarion, 1977.


• Jenny, Laurent (1990). La Parole singulière. Paris: Belin.
• Lakoff, George et Johnson, Mark (1985). Les Métaphores dans la vie quotidienne. Paris: Minuit.
• Morier, Henri (1989). Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Paris: PUF.
• Groupe Mu (1970). Rhétorique générale. Paris: Larousse.
• Quintilien (1978). Institution oratoire, livres VIII et IX. Paris: Les Belles Lettres.
• Ricœur, Paul (1975). La Métaphore vive. Paris: Seuil.
• Searle, John R. (1982). La métaphore in Sens et expression. Paris: Minuit.
• Sperber, Dan (1975). Rudiments de rhétorique cognitive, Poétique, n°23. Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //
Versification, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction: le vers et le poème

1. Le rythme
1. Deux conceptions du rythme
1. Conception numériste du rythme
2. Conception énonciative du rythme
3. Généralité du rythme dans le discours
4. L'identification du rythme
2. Conventions pour la notation rythmique
1. Accents
2. Prosodie
1. Décompte des syllabes
2. Hiatus
3. Découpage des mesures rythmiques
1. Rythme et limites métriques
2. Rythme et syntaxe
3. Les valeurs du rythme
1. Valeurs icôniques
2. Valeurs expressives
3. Valeurs connotatives
4. Valeurs figurales
2. Le vers
1. Définition générale du vers
2. Vers et mètre
1. Différents types de mètres
2. Différents mètres en français
1. Mètres simples
2. Mètres composés
3. Virtualités expressives des différents mètres en français
1. Le décasyllabe
2. L'alexandrin
3. Les mètres impairs

4. Vers pseudométriques
5. Vers libres
3. Césure
1. Définition de la césure
2. Affaiblissement de la césure
3. Versification et effets de sens
1. Discordances
1. Figures de discordance dans le vers métrique
1. Rejets
2. Contrerejets
3. Enjambements
2. Les discordances dans le vers libre
3. Fonction des discordances
1. Effets sur la réception
2. Effets mimétiques
3. Effets sémantiques
2. Vers et parallélisme
1. Rimes
1. Forme et qualité de la rime
2. Fonction strophique de la rime
3. Fonctions sémantiques de la rime
1. Stratégie classique de la rime
2. Stratégie romantique de la rime
• Conclusion
• Bibliographie
Introduction: le vers et le poème
Le vers est une forme du signifiant qui n'est pas absolument nécessaire au poème comme nous le montrent beaucoup
de poèmes modernes depuis les Petits poèmes en prose de Baudelaire jusqu'aux Calligrammes d'Apollinaire ou aux
poèmes à contraintes de Georges Perec.

Cependant il existe des affinités entre le vers, qui, dans sa forme métrique, repose sur un parallélisme de forme, et la
forme sémantique du poème, le plus souvent construite comme une suite d'analogies.
Plus largement, on peut considérer le discours en vers comme un cas particulier du discours à contrainte: en effet des
contraintes de forme, concernant le signifiant, viennent s'ajouter aux contraintes grammaticales et discursives
ordinaires. Cette complexité formelle favorise une complexité sémantique du poème.
I. Le rythme
I.1. Deux conceptions du rythme
Dans l'approche contemporaine du vers, deux approches sensiblement différentes du rythme s'opposent. On peut
appeler la première numériste et la seconde énonciative.
I.1.1. Conception numériste du rythme
Dans la conception numériste du rythme, on découpe le discours en mesures rythmiques délimitées par des accents et
définies par leur nombre de syllabes. C'est une façon courante de procéder depuis le 19e siècle. Elle est parfois rendue
problématique par des désaccords des auteurs sur les accents à prendre en compte. Cependant, ces dernières années
des propositions intéressantes et rigoureuses ont été faites [Milner et Regnault, 1987] pour clarifier la question de
l'accent.
I.1.2. Conception énonciative du rythme

Fig.2 - Meschonnic, Pour la poétique III, les notations rythmiques.

Le théoricien Henri Meschonnic [1982] a développé une conception énonciative du rythme. Plus complexe, elle prend
en compte non seulement une multiplicité d'accents hétérogènes, les uns obligatoires et les autres facultatifs
(notamment des accents de début de mot) mais aussi les reprises de phonèmes vocaliques et consonantiques. Henri
Meschonnic a mis au point un système personnel de notation de ces configurations rythmiques.
Et il a identifié le rythme à l'inscription du sujet dans son discours, c'est-à-dire une expression de la singularité de
l'auteur dans la forme des signifiants de son discours. Mais cette approche présente plusieurs inconvénients. D'une part
la notation prend en compte des données trop composites pour répondre à une notion claire du rythme. D'autre part
elle apparaît, pour cette raison même, malaisément interprétable.
I.1.3. Généralité du rythme dans le discours
Quelle que soit la définition du rythme verbal qu'on adopte, le rythme n'est pas une caractéristique spécifique du vers.
Tout discours est nécessairement porteur d'un rythme (régulier ou irrégulier). On peut seulement dire que la forme du
vers régulier (ou métrique) favorise la régularité des rythmes.
I.1.4. L'identification du rythme
Nous adopterons une approche numériste du rythme, sans perdre de vue que le rythme n'est qu'un aspect dérivé et
non essentiel du fonctionnement du vers, mais qui peut produire des effets de sens.
Dans le cadre de ce cours, nous ne prendrons pas en considération les problèmes rythmiques qui intéressent la diction
du vers (cf. [Milner et Regnault 1987]) et nous nous en tiendrons à une approche simplifiée du rythme.
Il est d'ailleurs à remarquer qu'autant les règles du vers ont été strictement codifiées au cours de son histoire, autant le
rythme est affaire d'interprétation. Il a donné lieu à des descriptions extrêmement divergentes, voire contradictoires.
I.2. Conventions pour la notation rythmique
Nous appliquerons un certain nombre de conventions simples permettant un découpage rythmique du discours en vers.
La mesure rythmique est délimitée, la plupart du temps, par les accents (cf. exceptions I.2.1. et I.2.3.2).
I.2.1. Accents
On ne prend en considération que les accents de fins mots sémantiquement pleins (non proclitiques) ou en position de
fin de syntagme. Nous ne tenons pas compte des accents facultatifs (affectifs ou d'insistance) évoqués par certains
auteurs ni des supposés accents métriques (Morier 1961, Mazaleyrat 1974, Dessons 2000) censés marquer
automatiquement les fins d'hémistiche ou fins de vers.
En français, l'accent tonique porte sur la dernière voyelle prononcée (non muette) du mot ou groupe de mots.

pratiquement tous les mots accentuables c'est-à-dire sémantiquement pleins (ex: chemin de fer), ainsi que les clitiques
de fin de syntagme (ex: je ne sais pas).
Les adjectifs monosyllabiques antéposés font corps avec le nom et ne portent pas l'accent. Ils ne forment pas de mesure
rythmique. Les adjectifs polysyllabiques antéposés portent un accent léger et forment une mesure rythmique. (cf.
I.2.3.).
I.2.2. Prosodie
Les règles du décompte syllabique constituent en français la prosodie (dans d'autres systèmes de versification, dits
quantitatifs la prosodie concerne les règles servant à définir syllabes longues et syllabes brèves).
I.2.2.1. Décompte des syllabes
Dans le vers français toutes les syllabes sont comptées y compris celles qui comportent un e caduc entre consonnes (e
caduc prononçable). En revanche les e caducs élidables ne forment pas de syllabe.
enchantement (4 syllabes)
la vi(e) amoureuse (5 syllabes) pour parvenir (4 syllabes)
que penses-tu (4 syllabes)
naufrage (2 syllabes)
que dis-je (2 syllabes)
je ne le répéterai pas (8 syllabes) Avec Britannicus (6 syllabes).
I.2.2.2. Hiatus
Dans le vers français les suites de voyelles en hiatus comptent pour une syllabe (on dit qu'elles sont comptées en
synérèse) ou pour deux syllabes (on dit qu'elles sont comptées en diérèse), non pas selon le choix du poète mais selon la
tradition étymologique. Si l'hiatus provient étymologiquement d'une seule voyelle, il est compté en synérèse. Si l'hiatus
provient d'un hiatus dans la langue d'origine (particulièrement le latin), il est compté en diérèse.
fier (1 syllabe, latin ferum) li-on (2 syllabe, latin le-o) miel (1 syllabe, latin mel) opi-um (2 syllabes, latin opi-um)
dicti-on (2 syllabes, latin dicti-o)
mi-asme (2 syllabes, grec mi-asma)
Ces li-ens d'or, ceste bouche vermeille Ronsard
Va te purifi-er dans l'air supéri-eur Baudelaire

Le po-ëte suscite avec un glaive nu


Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la mort tri-omphait dans cette voix étrange!
Mallarmé
Il y a de nombreuses exceptions, notamment dans les formes de conjugaison, à cette régle générale. Pour le détail, on
se reportera aux manuels (par ex., Mazaleyrat, 1974).
À partir de Baudelaire, on constate que les poètes prennent certaines libertés avec la tradition étymologique dans un
souci d'expressivité (allongement ou abrègement du rythme).
I.2.3. Découpage des mesures rythmiques.
Lorsque la syllabe accentuée est suivie d'un e caduc final prononçable (interconsonantique non élidable), le e caduc
forme une syllabe qui est rejetée dans la mesure rythmique suivante. On parle alors de coupe enjambante.
Des clo/ches tout à coup // sau/tent avec furie (= 2/4//1/5) Baudelaire
Le bau/m(e) est dans sa bouch(e)// et les ro/ses dehors (= 2/4//3/3) Malherbe
Cependant, si le e caduc prononçable est suivi d'une ponctuation forte, la mesure finit après lui. On parle alors de coupe
lyrique.
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes! /Des arcs-en-ciel // tendus /comme des brides (= 2/4//2/4)
Rimbaud
Les adjectifs antéposés portent un accent léger et forment une mesure rythmique qui entre en composition avec une
autre. On notera cet enchaînement de mesures par un tiret (-) et non une barre oblique (/).
A/me par le doux masqu//(e) aspirant/ une fleur (= 1/3-1//3/3) Verlaine
I.2.3.1. Rythme et limites métriques
Le découpage rythmique opère à l'intérieur des limites métriques (à l'intérieur du vers et des hémistiches) et ne forme
de mesures rythmiques ni d'un vers à un autre, ni d'un hémistiche à un autre, même si le sens incite à d'autres
regroupements.
Bérénic/(e) à mes vœux // ne serait plus/ contrair(e) (= 3/3//4/2) Racine
Cependant certains vers font exception à partir de Victor Hugo. Ce sont les vers
improprement appelés trimètres romantiques (effectivement leur caractéristique est

rythmique et non métrique). Dans ces vers, le rythme ternaire régulier (4/4/4) l'emporte sur la limite métrique de la
césure.
Les coups du sort,/ les coups(//) de mer,/ les coups de vent (= 4/4/4) Hugo
I.2.3.2. Rythme et syntaxe
Le découpage rythmique en français, dépendant des accents de fins de mots et de fins de groupe de mots, correspond
approximativement au découpage syntaxique de la phrase. Il en donne une forme sensible.
Cependant, dans le vers, il est un cas où se produit un certain déboîtement entre découpage rythmique et le découpage
syntaxique: c'est lorsqu'une fin d'hémistiche ou une fin de vers s'achève sur une syllabe théoriquement inaccentuable
(proclitique ou syllabe interne à un mot).
Quel sépulcral naufrage (tu (= 4-2/2) Le sais, écu/me, mais y baves) (=2/2/4)
Mallarmé
j'appris le grec et le latin (= 2/2/4) le français et la géométr- (= 3/5)
ie et l'algèbr(e) et le dessin. (= 4/4)
Queneau
I.3. Les valeurs du rythme
Les types de rythmes sont susceptibles de prendre diverses valeurs sémantiques: icôniques, expressives, connotatives
ou figurales.
I.3.1. Valeurs icôniques
Il arrive que le rythme fasse image, c'est-à-dire imite par sa précipitation ou sa lenteur, sa régularité ou son irrégularité,
le référent de l'énoncé (lorsque celui-ci réfère à des mouvements ou des réalités temporelles)
Des cloches tout à coup//sautent avec furie (= 2/4//1/5) Baudelaire
I.3.2. Valeurs expressives
Certains rythmes figurent l'attitude de l'énonciateur (équilibre harmonique, ou au contraire irrégularité des mesures
traduisant, un trouble émotionnel, avec toute la gamme des attitudes intermédiaires).
Je puis faire les rois,// je puis les déposer (= 2/4//2/4)
Racine
Ah! / c'est un rêv/e ! Non!// Nous n'y consentons point! (= 1/3/2//6)

Hugo
I.3.3. Valeurs connotatives
Certains rythmes évoquent des types de discours. C'est le cas, par exemple, des rythmes majeurs (constitués de
mesures rythmiques régulièrement ascendantes) qui ont une valeur fortement oratoire ou emphatique et s'opposent
aux rythmes mineurs (régulièrement descendants), à valeur plus prosaïque et dépressive.
Moi-mê/me devant vous // j'aurais voulu marcher (= 2/4//6) Racine
Et, comme subissant // l'attracti-on d'un gouffr(e) (= 6//4/2) Hugo
I.3.4. Valeurs figurales
Enfin, les rapports entre mesures rythmiques peuvent être le support de relations figurales (analogie, contrastes,
symétries) entre les termes qui les constituent.
La tempêt(e) est écum(e)// et la flamm(e) est fumée. (= 3/3//3/3 antithèse) Hugo
Eau,/quand donc pleuvras-tu? // quand tonneras-tu, foudr(e)? (1/5//5/1 symétrie) Baudelaire
Sa lumiè/re pâlit,//sa couron/ne se cach(e) (3/3//3/3 analogie)
Malherbe
II. Le vers
II.1. Définition générale du vers
Le vers est une forme du signifiant autorisant une segmentation du discours selon des principes non linguistiques, et
servant de cadre à des réalisations rythmiques libres.
Par principes non linguistiques, il faut entendre que les formes définies par la versification (mètre ou vers libre) ne
relèvent pas des règles grammaticales d'engendrement du discours (aucune règle, dans la langue, ne nous prescrit, par
exemple, de former des énoncés d'un nombre défini de syllabes).
Ces principes non linguistiques peuvent consister en un décompte d'unités préalablement définies (vers métriques) ou
en unités spatiales comme la ligne (vers dits libres). On peut en imaginer de nouvelles, répondant à divers types de
contraintes. Par exemple un vers constitué d'un nombre défini de lettres (comme dans Alphabets de Georges Perec) et
non plus de syllabes constitue un nouveau type de vers métrique. L'histoire du vers n'est pas close.

où elles apparaissent. Elles peuvent être traditionnelles ou relever d'une invention individuelle.
II.2. Vers et mètre
Tous les vers ne sont donc pas des mètres. On appelle mètres seulement les vers comptés, quelles que soient les unités
comptées.
O lac! rochers muets! // grottes! forêt obscure! (= 6//6)
Lamartine
Les vers libres, ne sont pas comptés, et ne sont donc pas des mètres. O Les arcencielesques dissonances de la Tour dans
sa télégraphie sans fil Cendrars
II.2.1. Différents types de mètres
Dans les vers traditionnels, on peut compter des séquences de syllabes brèves et longues ou pieds (vers quantitatif
comme en grec ou en latin); on peut compter des séquences de syllabes accentuées et inaccentuées que l'on traite
comme des longues et des brèves de pieds antiques (vers accentuel comme en anglais); on peut compter des syllabes
considérées toutes comme équivalentes (vers numérique comme en français).
Tityre, tu patulae // recubans sub tegmine fagi (/-uu/-uu/-//uu/uu/-uu/--/ hexamètre dactylique)
Virgile
And kiss'd her thougtless babes with many a tear (u-/u-/u-/u-/uu- = iambes + anapeste)
Goldsmith
Beaux et grands bâtiments //d'éternelle structure (6//6) Malherbe
Dans les vers traditionnels, il y a affinité entre le système phonologique de la langue et le type de vers qui y apparaît.
Ainsi le vers quantitatif présuppose une langue où les différences de quantité syllabique jouent un rôle phonologique
(c'est-à-dire permettent de différencier une paire de mots semblables sauf par la quantité d'une syllabe); de même le
vers accentuel ne se conçoit que dans une langue où l'accent est fort, mobile et joue ce même rôle phonologique de
distinction.
Les tentatives pour plaquer un système métrique d'une langue sur une autre répondant à d'autres principes
phonologiques sont vouées à l'échec. Ainsi à la Renaissance, le poète Baïf, après d'autres, a tenté de transposer la
versification quantitative des langues anciennes sur le français.

anciens, de rendre sensibles les rapports de durée que la prononciation établit entre les syllabes. Ces vers nouveaux, qui
n'auraient plus besoin d'être ornés d'une rime, permettraient au choix du poète de reconstituer les mètres disparus des
Grecs et des Latins, d'obtenir à volonté des hexamètres et des pentamètres, des asclépiades et des spahiques, des
alcaïques et des sénaires iambiques. Ainsi tous les mots du texte, judicieusement traités syllabe par syllabe, offriraient
aux musiciens des quantités certaines et seraient parfaitement intelligibles aux auditeurs.
Vers 1565, Baïf passe à la mise à exécution de son programme. Nous possédons de lui plusieurs de ces recueils de pièces
ainsi composées (..). Les premières de ces œuvres sont écrites selon l'orthographe ordinaire, comme la suivante, qui est
extraite des Chansonnettes. Chaque vers y est composé de deux trochées, d'un dactyle et d'une syllabe longue, selon le
schéma (-u-u-uu-)
En voici le texte :
Babillarde, qui toujours viens
Le sommeil et le songe troubler, Qui me fait heureux et content Babillarde aronde, tais-toi.
...
Lote, 1988, 139-140
II.2.2. Différents mètres en français
En français, les mètres sont tantôt simples (tous les petits vers en dessous de 8 syllabes), tantôt composés (à partir de 9
syllabes).
L'octosyllabe a historiquement tantôt été traité comme composé (4 + 4 syllabes séparées par une césure) et tantôt
comme simple (non césuré avec un rythme libre faisant varier 4/4, 3/5, 5/3).
II.2.2.1. Mètres simples
On identifie un mètre simple par un nombre unique et fixe de syllabes. Ainsi l'hexasyllabe est un mètre simple de 6
syllabes. L'heptasyllabe est un mètre simple de 7 syllabes. Dans les mètres simples la distribution des accents est libre.
Dieu! la voix sépulcrale
Des Djinns!... Quel bruit ils font! (6)
Hugo
II.2.2.2. Mètres composés
On identifie un mètre composé par une composition de deux nombres fixes de syllabes (appelés chacun hémistiche bien
qu'ils ne coupent pas toujours le vers en deux parties égales) obligatoirement séparés par une limite de mot (ou césure).
Certains mètres composés, comme l'alexandrin, n'ont qu'une seule composition de nombres (ou position de césure)
possible : 6 + 6 syllabes (mais non 3 + 9 ou 5 + 7 syllabes).
L'orchestre au grand complet // contrefait mes sanglots (6//6)

Aragon
D'autres vers, comme l'ennéasyllabe ou le décasyllabe sont susceptibles d'adopter deux formules différentes de
composition métrique (et donc de position de césure). Dans ce cas là, un vers (défini par son nombre total de syllabes)
recouvre donc deux mètres différents.
Ainsi l'ennéasyllable peut être un mètre 3+6 ou 4+5.
Sus debout // la merveille des belles
Allons voir // sur les herbes nouvelles (3//6)
Malherbe
Tournez, tournez //bons chevaux de bois (4//5) Verlaine
Le décasyllabe peut être une composition de 4 + 6 syllabes ou de 5 + 5 syllabes, mètre dit taratantara, (mais non de 2 +
8 ou 3 + 7 syllabes).
La mer, la mer, // toujours recommencée! (4//6) Valéry
Nous aurons des lits // pleins d'odeurs légères (5//5) Baudelaire
Lorsqu'on traite un vers selon une formule métrique, on n'en change pas en cours de poème (jusqu'à Rimbaud). On ne
peut donc trouver un poème en décasyllabes faisant alterner 4//6 et 5//5. Dans le décasyllabe 4//6, il arrive qu'on ait
une césure exceptionnelle 6//4.
II.2.3. Virtualités des différents mètres en français
Le choix d'un mètre défini par un poète répond à ses virtualités expressives. Effectivement chaque mètre favorise
l'apparition de certaines relations rythmiques et, par voie de conséquence, de certains effets de sens.
II.2.3.1 Le décasyllabe
Ainsi le décasyllabe 4//6 induit naturellement un rythme majeur, et, en tant que tel a une valeur dynamique et oratoire.
Mais le décasyllabe 5//5 repose sur le parallélisme de de ses deux hémistiches (comme l'alexandrin) et favorise des
relations de sens qui sont de l'ordre du parallélisme, de l'analogie ou de l'antithèse terme à terme.
Pâles esprits, // et vous ombres poudreuses (4//6) Du Bellay
Nos deux cœurs seront // deux vastes flambeaux (5//5) Baudelaire
II.2.3.2 L'alexandrin

Fig.3 - Ronsard, Abrégé de l'art poétique français.


L'alexandrin, plus ample, a détrôné le décasyllabe en tant que grand vers français à la Renaissance. Ronsard le qualifie
de vers héroïque dans ses Hymnes de 1555. Et il en confirme la dignité dans son Abrégé de l'art poétique français
(1565).
Les alexandrins tiennent la place en nostre langue, telle que les vers heroïques entre les Grecs & et les Latins (..). La
composition des Alexandrins doibt estre grave, hautaine, & (si fault ainsi parler) altiloque, d'autant qu'ilz sont plus longs
que les autres, & sentiroyent la prose, si n'estoyent composez de motz esleus, graves, & resonnans, & d'une ryme assez
riche, afin que telle richesse empesche le stille de la prose, & qu'elle se garde tousjours dans les oreilles jusques à la fin
de l'autre vers.
Ronsard, 1565, 25
Il faudra par HENRY, le grand Roy des François, Commencer, & finir, comme au Roy qui surpasse
En grandeur tous les Roys de cette terre basse (6//6)
Ronsard
II.2.3.3. Les mètres impairs
Les mètres impairs sont traditionnellement liés à la chanson.
Ainsi le pentasyllabe (5 syllabes), l'heptasyllabe (7 syllabes) ou l'ennéasyllabe (9 syllabes) employés seuls ou en
composition avec des vers pairs ou impairs.
Cette Anne si belle, Qu'on vante si fort,

Pourquoi ne vient-elle,
Vraiment elle a tort (pentasyllabe)
Chanson, Malherbe
Enfin après les tempêtes
Nous voici rendus au port :
Enfin nous voyons nos têtes
Hors de l'injure du sort (heptasyllabe)
Ode, Malherbe
L'air est plein d'une haleine de roses,
Tous les vents tiennent leurs bouches closes
Chanson, Malherbe
Ils connaissent une fortune nouvelle à la fin du 19e siècle, avec l'œuvre de Verlaine et de Rimbaud. L'ennéasyllabe cesse
alors d'être césuré et est traité comme un mètre simple au rythme fluide.
On voit de même apparaître chez Rimbaud un endécasyllabe (11 syllabes) non césuré.
Loin des oiseaux, des troupeaux , des villageoises, (11 = 4/3/4) Je buvais, accroupi dans quelque bruyère (11 = 3/3/5)
Rimbaud
II.2.4. Vers pseudo-métriques.
Après 1870, on voit apparaître, mêlés à des alexandrins réguliers, des pseudo¬alexandrins (comprenant 12 syllabes mais
sans respecter la formule métrique 6 + 6). On dira qu'il s'agit de vers pseudo-métriques. Ils sont traités comme
alexandrins par analogie avec le contexte mais rompent le fonctionnement du poème métrique comme retour régulier
des nombres (ce qu'on peut aussi appeler jeu du vers à vers).
Dans les clapotements // furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd // que les cerveaux d'enfants, Je courus! Et les Pé(//)ninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-(//)bohus plus triomphants.
Rimbaud
À l'inverse dans des poèmes en vers libres (non comptés), il reste souvent des vers coïncidant avec des mètres connus
(par exemple des alexandrins). Ils peuvent être traités comme des citations de mètres. Pris dans un contexte de vers
libres, ils ne suffisent pas à induire un fonctionnement métrique du poème.
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre, C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonair(e) // attristant le foyer (6//6) Et toute la misère des grands centres.

II.2.5. Vers libres.

Fig.4 - Mallarmé, Un coup de dés.


Le vers dit libre, ne se définit pas par le nombre. Il répond à un principe spatial ou typographique: un vers libre est une
ligne typographique libre (c'est-à-dire qu'on peut l'interrompre où l'on veut avant la marge droite et parfois au-delà à la
ligne suivante).
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé

Le vers libre n'implique aucune structure de retour (aucun jeu du vers à vers) chaque vers étant autonome et
virtuellement différent de tous les autres.
On peut considérer qu'à partir du Coup de dés de Mallarmé (1897), la forme du signifiant définissant un ensemble de
sens n'est plus limitée à la ligne mais peut aussi devenir la page ou la double page. Il y a expansion de la spatialité
typographique du vers.
II.3. Césure
II.3.1. Définition de la césure
La césure est une position fixe de limite de mot dans les mètres composés . Il est passé // ce moment des plaisirs (4//6)
Parny
J'étais seul, l'autre soir, // au Théâtre-Français (6//6)
Musset
La césure est donc une notion métrique (et non rythmique) : sa place est indépendante de la distribution des accents et
découle a priori du type de mètre choisi par le poète. En conséquence, la césure peut être respectée ou non (dans les
vers pseudométriques) mais ne peut en aucun cas être déplacée, même si elle intervient entre des termes fortement
liés syntagmatiquement (un proclitique et son terme d'appui par exemple).
Noirs inconnus, si nous // allions! allons! allons (6//6) Rimbaud
Lorsqu'on observe la structure métrique (et non rythmique) d'un poème, on ne s'intéresse pas à la distribution des
coupes rythmiques mais on cherche à identifier le ou les mètres, simples ou composés, impliqués dans la strophe. Dans
le cas où un vers est susceptible de plusieurs positions de césure, pour définir le type de mètre auquel on a affaire, on
cherche dans le poème quelle est la position de césure qui est toujours respectée.
Les fleurs des eaux // referment leurs corolles;
Des peupliers // profilent aux lointains,
Droits et serrés, // leurs spectres incertains;
Vers les buissons //errent les lucioles. (décasyllabe 4//6)
Verlaine
II.3.2. Affaiblissement de la césure
La césure peut se trouver affaiblie chaque fois que la netteté de la reconnaissance du nombre est atteinte.
Ce peut être le cas si un premier hémistiche finit par un e caduc interconsonantique (e6// = césure lyrique) ou si un un
second hémistiche commence par un e caduc interconsonantique (//e7 = césure enjambante). Ces types de césure
étaient possibles jusqu'à la Renaissance parce que le e caduc était prononcé même en fin de mot. Depuis

l'amuissement du e caduc à la Renaissance, la diction peine à prononcer des e caduc en fin d'hémistiche lorsqu'ils sont
suivis par une césure, laquelle implique un certain arrêt de la voix, ou lorsqu'ils sont rejetés dans l'hémistiche suivant.
C'est pourquoi depuis la Renaissance, ces césures sont proscrites. Elles ont été néanmoins réintroduites à la fin du 19e
siècle comme transgressions métriques préparant la ruine du vers compté.
Périssez! puissance, // justic(e), histoire, à bas! (e6// = césure lyrique) Rimbaud
Bonté, respect! Car qu'est-//ce qui nous accompagne (//e7 = césure enjambante) Verlaine
Lorsque la césure tombe fréquemment entre des termes étroitement liés syntagmatiquement, il y a aussi contradiction
entre la netteté du décompte métrique des syllabes et la diction anti-grammaticale du vers. La multiplication de ces
atteintes finit par entraîner le dérèglement du jeu du vers (à partir de Rimbaud).
Mon Esprit! Tournons dans // la Morsure : Ah! passez
Républiques de ce // monde! Des empereurs (proclitiques + césure)
Rimbaud
Lorsque la position de césure se trouve à l'intérieur d'un mot, l'identification du mètre est rendue impossible. Le vers est
non césurable. On peut le considérer comme pseudo¬métrique.
Nous la voulons! Indus//triels, princes, sénats Rimbaud
III. Versification et effets de sens
La caractéristique majeure du discours en vers, c'est son ambiguïté de structure. Quelle que soit en effet la forme de
versification adoptée (quantitative, accentuelle, numérique ou libre, c'est-à-dire typographique), le discours en vers
répond à deux formes simultanées, une forme linguistique (la phrase ou le syntagme) et une forme du vers (par
exemple le mètre ou la ligne typographique).
Cette ambiguïté induit dans le discours en vers une virtualité de double lecture. Le discours en vers peut toujours se lire
selon les ensembles linguistiques ou selon les ensembles constitutifs du vers.
Lorsqu'il y discordance entre ces ensembles, l'ambiguïté de la structure devient manifeste au point qu'on a pu dire qu'il
y avait vers dès que dans un énoncé il avait une possibilité de déboîtement entre limites discursives et limites métrique
(Milner, 1982). Et il en découle un certain nombre d'effets de sens.
Lorsqu'il y a coïncidence entre ces ensembles, cette ambiguïté n'apparaît pas de façon évidente. Elle n'en est pas moins
présente dans le discours en vers: en effet la forme régulière du vers (métrique) tend vers une organisation du discours
en parallélismes formels. Il y a donc bien interaction entre forme du vers et forme linguistique.
III.1. Discordances

III.1.1. Figures de discordance dans le vers métrique


Dans la tradition des traités de versification, on donne souvent le nom générique d'enjambement à toutes les figures de
discordance entre vers et discours.
Cependant, on peut se rallier aux propositions de Mazaleyrat (1974, 127) qui propose de distinguer entre rejet,
contrerejet et enjambement.
III.1.1.1. Rejets
On définira comme rejet une fin de syntagme discursif ou de phrase qui se trouve située au-delà d'une limite métrique.
Par limite métrique, on entend aussi bien la césure que la fin de vers. Il y a donc des rejets au-delà de la césure et des
rejets au-delà de la fin de vers.
Rejet au-delà de la césure.
Le peignoir sur la chair // de poule après le bain Laforgue
Rejet au-delà de la fin de vers
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la mer, infusé d'astres et lactescent
Rimbaud
Un rejet entraîne souvent mécaniquement un contrerejet qui lui succède immédiatement.
Les bois noirs sur le ciel, la neige en bandes blanches Alternent. La nature// a comme dix-sept ans.
Charles Cros
Le rejet vers à vers de Alternent entraîne le contrerejet à la césure de La nature. III.1.1.2. Contrerejets
On définira comme contrerejet un début de syntagme discursif ou de phrase situé en deçà d'une limite métrique.
Contrerejet en deçà de la césure
Toi qui planes avec // l'Albatros des tempêtes Corbière
Contrerejet en deçà du vers
Oui, Canaris, tu vois // le sérail, et ma tête Arrachée au cercueil pour orner cette fête
Hugo
Un contrerejet implique souvent un rejet qui le précède immédiatement.

Ainsi, dans l'exemple ci-dessus, le contrerejet vers à vers de et ma tête est précédé du rejet à la césure de le sérail.
III.1.1.3. Enjambements
On distinguera entre, d'une part, les rejets et contrerejets , qui opèrent la mise en vedette d'un terme ou d'un syntagme
bref, d'autre part l'enjambement qui consiste en un débordement de la phrase sur les limites métriques sans mise en
vedette particulière d'un terme.
L'enjambement à la césure concerne donc un seul vers. L'enjambement vers à vers peut s'étendre sur deux vers ou plus.
La lune se balance aux bords de l'horizon; Lamartine
Chaque instant te dévore un morceau du délice À chaque homme accordé pour toute sa saison...
Baudelaire
III.1.2. Les discordances dans le vers libre
Dans le cas du vers libre, l'ambiguïté de structure du vers se situe entre la forme linguistique et la ligne typographique
(la liberté du vers libre n'est pas une liberté de nombre, puisque l'on ne compte pas les syllabes dans le vers libre, c'est
la liberté qu'a la ligne de s'interrompre quand bon lui semble).
Angelus! n'en pouvoir plus
De débâcles nuptiales! de débâcles nuptiales!...
Jules Laforgue
Paradoxalement, au cours de son histoire, le vers libre a fait très peu usage de sa liberté (que ce soit chez les inventeurs
comme Gustave Khan ou Jules Laforgue, chez des modernistes comme Cendrars ou chez les surréalistes). Il a plutôt joué
de la coïncidence entre ensembles discursifs (phrases ou syntagmes) et ensembles typographiques (lignes) - au point
qu'un critique comme Jacques Roubaud (1978, 115) a pu parler d'un classicisme du vers libre. Mais cette coïncidence ne
produit pas les effets de parallélisme qu'on observe dans le vers métrique classique.
J'ai passé une triste journée à penser à mes amis
Et à lire le journal
Christ
Vie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendus
Envergures
Fusées
Ebullition
Cris.
On dirait un aéroplane qui tombe.
C'est moi.

Cendrars
Il n'en reste pas moins qu'il a également su, au cours de son histoire jouer de la discordance. On retrouve donc dans les
vers libres les mêmes figures de discordance que dans le vers métrique (rejets, contrerejets, enjambements) mais ces
figures ne peuvent se produire qu'aux limites de vers (fins de vers et débuts de vers) puisque les vers libres ne sont pas
césurés.
semblables étaient les vaches au temps de ronsard et pareille la brume et semblables entre les draps à nu mises les
chairs pour le plaisir des bouches
Jude Stefan
de ronsard et les chairs en rejet, et en contrerejet
Le vers libre a cependant inventé de nouvelles formes de discordance en manifestant que la ligne typographique
pouvait couper non seulement des phrases ou des syntagmes mais même des mots.
La poésie est inadmissible. D'ailleurs elle n' existe pas, sans pantoufle, Sapho - sans pan¬toufle de vair - Cendrillon: petit
tas de cendres
Denis Roche
III.1.3. Fonction des discordances
Les discordances du vers et du discours sont susceptibles de produire des effets sur plusieurs plans: la réception du
discours (ou encore ce qu'on pourrait appeler le rythme du sens), le mimétisme du discours, la polysémie du discours et
la polyphonie du discours.
III.1.3.1. Effets sur la réception
Le jeu de la discordance entre vers et discours fait varier le rythme du sens en produisant un effet de suspens
sémantique ou de précipitation sémantique.
Lorsqu'il y a rejet ou enjambement, la forme du discours apparaît comme inachevée alors que la forme du vers est déjà
achevée. Du coup la signification du discours semble suspendue et comme en attente de réalisation. Le lecteur est
amené à anticiper ces significations inaccomplies.
Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, Comme s'ils regardaient // au loin, restent levés Au ciel; on ne les voit //
jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Baudelaire

Lorsqu'il y a contrerejet, le discours s'achève avant la fin du vers. Du coup la signification semble survenir trop tôt et se
précipiter. De fait une nouvelle séquence discursive s'amorce dans la fin du vers créant un nouveau suspens.
Il dit: Debout! Soudain // chaque siècle se lève Hugo
Trois mille six cents fois // par heure, la Seconde Chuchote: Souviens-toi! //– Rapide, avec sa voix D'insecte, Maintenant
dit: Je suis Autrefois
Baudelaire
Ainsi, sur le plan de la réception, le jeu de la discordance règle et dérègle le flux des représentations. Et du même coup,
il fait varier la sollicitation du destinataire à la construction du sens.
III.1.3.2. Effets mimétiques
Secondairement, les figures de discordance peuvent avoir un effet mimétique. Elles peuvent faire image en imitant dans
le signifiant des mouvements ou des ruptures évoqués dans le signifié (mouvements rapides ou lents, saccades,
débordements, ruptures, détachement)
Et la machine ailée en l'azur solitaire Fuyait...
Hugo
La clepsydre aux parois de roseaux Coule
Deguy
III.1.3.3. Effets sémantiques
La discordance des limites métriques et des limites syntaxiques a pour effet de conjoindre et de disjoindre des
ensembles sémantiques en dehors de leurs relations syntaxiques naturelles.
La conjonction de représentations favorise l'établissement de relations analogiques ou antithétiques entre elles.
Andromaque, je pense // à vous! Ce petit fleuve Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve.
Baudelaire
Le rejet de à vous plus le contrerejet de ce petit fleuve associe, dans le second hémistiche du premier vers Andromaque
et le fleuve, sous la forme d'une pseudo¬apposition à valeur métaphorique. Avant même que les vers suivants ne
fassent du fleuve un miroir d'Andromaque, la discordance métrique suggère leur identification.

Plus loin, des ifs taillés // en triangle. La lune D'un soir d'été sur tout cela...
Verlaine
Le contrerejet du premier vers opère la conjonction d'une représentation triangulaire et d'un objet courbe, comme pour
condenser le paysage en rapports géométriques, et ce indépendamment de la structure syntaxique qui, elle, est
énumérative et traite ces objets successivement.
La disjonction d'ensembles sémantiques libère leurs virtualités de doubles sens. Le peignoir sur la chair // de poule
après le bain
Jules Laforgue
Le rejet de poule au-delà de la césure disloque le syntagme chair de poule, et y fait entendre un ou deux autre sens (le
sens animal, grotesque, et le sens également dépréciatif de femme entretenue.
Des méduses dit-il des lunes des halos
Sous mes doigts fins sans fin // déroulent leurs pâleurs
Aragon
Le contrerejet à la césure de sans fin rapporte fictivement sans fin aux doigts fins, jouant sur l'écho de sonorités, avant
qu'on rétablisse la lecture syntaxique correcte qui fait de sans fin un complément de déroulent.
je suis un désadapté inadapté

vrosé
un impuissant
alors sur un divan
me voilà donc en train de conter l'emploi de mon temps.
Queneau
La dislocation du mot névrosé par le rejet en dégage un double sens - c'est de naissance que je se sent névrosé - qui
évoque les carrefours associatifs de la psychanalyse.
Ainsi la duplicité de structure du vers peut entraîner une polysémie du discours, que l'on peut lire selon le vers ou selon
le discours, avec des valeurs différentes.
Il arrive même que cette polysémie renvoie à une polyphonie du discours: le vers, grâce à son ambiguïté de structure, a
en effet le pouvoir de dire plusieurs choses à la fois, avec des voix qui peuvent être simultanément dissonantes au sein
du Je lyrique.

Le peignoir sur la chair de poule après le bain Jules Laforgue


La notation sensuelle du vers lu selon le discours est comme contestée par une voix dépréciative et antipoétique qui
disloque le syntagme chair de poule pour y faire entendre des significations triviales.
III.2. Vers et parallélisme
Le vers métrique présente constitutivement une ambiguïté de structure, puisque le développement du discours s'y
conjugue avec le retour du même (même nombre dans le mètre et mêmes sonorités dans la rime).
Une structure progressive y est doublée par une structure analogique. Il ne faut donc pas s'étonner que la forme du vers
métrique, reposant sur des analogies formelles, prédispose à la construction d'analogies sémantiques dans le discours.
Le malheur de ta fille au tombeau descendue Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue Ne se recouvre pas?
Malherbe
Le retour croisé des alexandrins et des hexasyllabes soutient l'analogie entre mort de la fille et deuil du père, perte de la
vie et perte de la raison, descente au tombeau et égarement dans le labyrinthe.
L'horizon semble un rêve éblouissant où nage, L'écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l'océan est hydre et le nuage oiseau...
Hugo
mise en parallèle de métaphores antithétiques hémistiche à hémistiche et vers à vers. III.2.1. Rimes
La rime est le retour en fin de vers métrique d'une homophonie portant au moins sur la dernière voyelle prononcée
(éventuellement sur les phonèmes qui précèdent ainsi que la ou les consonnes qui suivent)
feu / peu
p-eau / drap-eau.
crist-a-l / vit-a-l
III.2.1.1. Forme et qualité des rimes
On parlera de rimes pauvres si l'homophonie porte sur un seul phonème (vocalique), de rime suffisante si elle porte sur
deux phonèmes, de rime riche si elle porte sur trois phonèmes et plus.
• Rimes pauvres: un phonème genoux/roux, joie/flamboie, présent/frémissant, sceau/oiseau
• Rimes suffisantes: deux phonèmes défend/enfant, colombe/tombe, tour/amour, crânes/diaphanes

• Rimes riches: trois phonèmes et plus


mandragore/fulgore, contemple/temple, cendre/descendre, universelle/ruisselle
À partir de Ronsard, dans un souci d'équilibrage de la longueur des vers, on adopte pour principe de faire alterner
régulièrement des rimes masculines (terminées par une voyelle prononcée, éventuellement suivie d'une consonne) et
des rimes féminines (terminées par un e caduc non prononcé au-delà de la voyelle homophonique).
• Rimes masculines:
propos/repos, séjour/jour, instruit/fruit, corps/morts, yeux/cieux, penchant/couchant, miel/ciel
• Rimes féminines:
onde/monde, charmes/armes, innocence/absence, vie/envie, gloire/histoire, éternelle/elle, inspire/écrire, avoue/boue
Les rimes sont la manifestation la plus concrète de la logique du vers à vers selon lequel un vers métrique ne vient
jamais seul. Dès lors que le principe de l'alternance des rimes est posé, toute rime de fin de vers crée une structure
d'attente double (retour de la rime de même genre, doublet de rimes de genre opposé).
Dedans des Prez je vis une Dryade,
Qui comme fleur s'assisoyt par les fleurs, Et mignotoyt un chappeau de couleurs, Eschevelée en simple verdugade
Ronsard
En revanche, même s'il existe des vers libres rimés, la rime n'y a pas de fonctionnalité, ni même de perceptibilité à
l'écoute (ce qui établit bien le caractère typographique du vers libre: pour être reconnue la rime doit y être vue). En
effet, dans le vers libre la rime ne vient surdéterminer aucun retour de forme. De fait, dans le vers libre, la rime a été
généralement abandonnée ou mise sur le même plan que des jeux d'échos au sein du vers.
Armorial d'anémie!
Psautier d'automne!
Offertoire de tout mon ciboire de bonheur et de génie, À cette hostie si féminine,
Et si petite toux sèche maligne,
Qu'on voit aux jours déserts, en inconnue,
Sertie en de cendreuses toilettes qui sentent déjà l'hiver, Se fuir le long des cris surhumains de la Mer.
Jules Laforgue
III.2.1.2. Fonction strophique de la rime
Dans les genres non lyriques (discours dramatique, poésie descriptive ou narrative) la rime est le plus souvent plate,
c'est-à-dire qu'elle répond à l'agencement AAbbCCdd.... Les rimes plates ne constituent pas de strophes.
Quoi? le beau nom de fille est un titre, ma sœur, Dont vous voulez quitter la charmante douceur,

Et de vous marier vous osez faire fête?


Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?
Molière
Une strophe est un assemblage de vers répondant à un agencement de mètres et de rimes créant une structure
d'attente. Il y a structure d'attente dès que le retour de la rime (ou du mètre) cesse de répondre à une succession
simple, ainsi lorsqu'on fait se succéder des rimes croisées (AbAb) ou embrassées (AbbA), ou lorsqu'on se propose des
schémas plus complexes (aBaaB, aaBccB, etc.).
À la cohérence formelle de la strophe (réalisée par le schéma de rimes) correspond en général une cohérence
sémantique et syntaxique. Une strophe finit la plupart du temps par une ponctuation forte. Il y a cependant des cas de
discordance entre strophe et discours analogues à ceux qu'on observe au plan métrique (rejets, contrerejets ou
enjambements strophe à strophe).
De même qu'un mètre ne vient jamais seul, une strophe ne vient en principe jamais seule mais répète toujours son
schéma au moins une fois.
Jusqu'à la fin du 19e siècle, lorsque l'on constitue des strophes hétéromètres (constituées de mètres différents), à des
mètres identiques correspondent généralement des rimes identiques dans la strophe.
En Grèce! en Grèce! adieu, vous tous! il faut partir! Qu'enfin, après le sang de ce peuple martyr,
Le sang vil des bourreaux ruisselle!
En Grèce ô mes amis! vengeance! liberté!
Ce turban sur mon front! ce sabre à mon côté! Allons! ce cheval, qu'on le selle!
Hugo
Schéma de rimes: AAbCCb
Schéma de mètres: 12-12-8-12-12-8
On notera cependant le cas du vers libre classique. Le vers libre classique, tel qu'il est pratiqué dans les Fables de
Lafontaine, consiste en une composition libre de mètres traditionnels afin d'en exploiter les virtualités expressives. Or,
dans le vers libre classique, on peut avoir, à côté de rimes plates, des agencements de rimes non plates sans
constitution de strophes (c'est-à-dire de retours de l'agencement des mètres et de l'agencement des rimes).
Le Chêne un jour dit au Roseau
Vous avez bien sujet d'accuser la Nature; Un roitelet pour vous est un pesant fardeau. Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau
Vous oblige à baisser la tête:
Cependant que mon front, au Caucase pareil, Non content d'arrêter les rayons du Soleil, Brave l'effort de la tempête.

La Fontaine
Schéma de mètres: 8-8-12-8-8-8-12-12-8 Schéma de rimes:AbAbAcDDc
Au 20e siècle, lorsqu'il y a contrariété entre rimes et mètres, on parle de contrerimes par référence au titre du recueil de
Paul-Jean Toulet (1921) fondé sur ce principe.
Chaque bruit m'est connu comme un trouble Qui vient de toi
Il n'est de plus terrible loi
Qu'à vivre double
...
Aragon
Chaque heptasyllabe rime avec un tétrasyllabe. III.2.1.3. Fonctions sémantiques de la rime
La rime explore dans la langue des homophonies de mots ou de fins de mots. Et du même coup, elle opère des
associations sémantiques arbitraires entre termes de la langue. Toute une part de l'identité d'une langue tient aux
carrefours imaginaires spécifiques que l'homophonie y dessine: ainsi c'est seulement en français que mer et mère sont
associés par l'homophonie
La poésie rimée s'efforce de récupérer ces hasards de la langue comme une ressource d'invention sémantique.
Cependant, historiquement, des attitudes opposées vis-à-vis de l'arbitraire de la rime se sont succédé.
Schématiquement, là où les classiques ont essayé de réduire l'arbitraire des associations sémantiques de la rime, les
romantiques et leurs successeurs l'ont exploité comme une ressource de surprise.
III.2.1.3.1. Stratégie classique de la rime
Les classiques ont recherché dans la langue des homophones qui étaient aussi soit des homonymes (ou des termes
sémantiquement) soit des antonymes (termes en opposition sémantique).
• ombre/sombre, larmes/alarmes, colère/sévère, ténèbres/funèbres, mémoire/gloire, honneur/bonheur
• innocence/puissance, offense/vengeance, mourir/guérir, maîtresse/tristesse, menace/bonace
Par ailleurs, ils ont la plupart du temps évité l'hétérogénéité lexicale, c'est-à-dire l'assemblage de mots à la rime trop
dissemblables par la longueur (pas de monosyllabes rimant avec des mots longs) ou par la catégorie grammaticale (pas
de mot-outils rimant avec des mots sémantiquement pleins).
III.2.1.3.2. Stratégie romantique de la rime
À partir des Orientales de Victor Hugo (1829), les poètes du 19e siècle ont au contraire
cherché à assembler par la rime des termes lexicalement et sémantiquement

éloignés. Ils ont privilégié l'hétérogénéité lexicale et sémantique (le contraste plutôt que l'analogie ou l'antithèse);
marines/narines, se traîne/Ukraine, d'eux/deux, spahis/maïs, Barcelone/colonne, dune/d'une
Hugo, Les Orientales
Cette tendance s'est accentuée jusqu'à culminer avec les Odes funambulesques de Théodore de Banville (1857) qui
transforment la rime en véritables jeux de mots, associant de façon inattendue des termes lexicalement hétérogènes et
de registres éloignés.
frontons/croûtons, charabia/tibia, hydromel/Brummel, ils font/profond, astuces/Russes, notaires/panthères
Banville, Odes funambulesques Conclusion
Historiquement le principe de l'ambiguïté de structure du vers a d'abord servi à mettre en valeur des jeux de
concordance entre forme et discours, répondant à une image harmonique et totalisante du monde. À partir du 19e
siècle, il a plutôt privilégié les jeux de la discordance, de l'impair et de la méprise - activant du même coup polysémie et
suggestions sémantiques:
De la musique avant toute chose Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelques méprise: Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint;
Verlaine, Art poétique, 1882
Le vers libre, pour sa part, sans renoncer aux jeux de la concordance ou de la discordance, a rompu avec le principe
métrique du vers à vers. Il ne se conçoit pas en dehors de l'espace typographique de la page. C'est un vers visuel et non
plus oral. Et il présente la parole poétique comme une suite d'instants immédiats et discontinus, dans un monde qui a
renoncé à la totalisation et qui privilégie l'instantanéité.
Bibliographie
• Aquien, Michèle (1990). La versification. Paris: P.U.F., Que sais-je?.
• Cornulier, Benoît de (1982). Théorie du vers. Paris: Seuil.
• Dessons, Gérard (2000). Introduction à l'analyse du poème. Paris: Nathan.
• Lote, Georges (1988). Histoire du vers français, t.IV, 2e partie, I. Publications de l'université de Provence.

• Mazaleyrat, Jean (1974). Eléments de métrique française. Paris: A. Colin.


• Meschonnic, Henri (1982). Critique du rythme. Verdier.
• Milner, Jean-Claude (1982). Réflexions sur le fonctionnement du vers français, in Ordres et raisons de langue.
Paris: Seuil.
• Milner, Jean-Claude & Regnault, François (1987). Dire le vers. Paris: Seuil.
• Morier, Henri (1961). Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Paris: P.U.F.
• Roubaud, Jacques (1978). La vieillesse d'Alexandre. Paris: Maspero.
• Ronsard, Pierre de (1565). Abrégé de l'art poétique français. Didier, 1949. Edition: Ambroise Barras, 2003-2004
//
L'interprétation, Laurent Jenny, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Pourquoi interpréter les énoncés littéraires?
1. L'interprétation des énoncés en général
2. L'interprétation des énoncés littéraires
1. L'interprétation de l'énoncé
2. L'interprétation de l'énonciation
3. L'interprétation du genre discursif
3. Caractéristiques des significations indirectes
2. La décision d'interpréter
1. L'interprétation inscrite dans le genre
2. L'interprétation déclenchée par l'évolution du contexte

3. L'interprétation déclenchée par des infractions au principe de pertinence


4. L'interprétation déclenchée par des récurrences sémantiques
3. Les stratégies interprétatives
1. Les stratégies finalistes
1. Le risque de circularité
2. L'intérêt pragmatique de l'interprétation finaliste
2. Les stratégies compréhensives
1. L'exemple du dîner de Turin
4. Interprétation et horizons d'attente
• Bibliographie
I. Pourquoi interpréter les énoncés littéraires?
Étudier les textes littéraires, cela revient, pour une grande part, à les interpréter, c'est-à-dire à en extraire des
significations indirectes. Telle est la finalité de cette pratique pédagogique qu'est l'explication de textes. Et, c'est aussi,
sur un mode plus ambitieux, ce que vise la critique littéraire: renouveler par une interprétation de leur sens la
compréhension des énoncés légués par la tradition ou classés comme littéraires par le canon.
Cette activité est si essentielle aux études littéraires qu'il importe de réfléchir à sa légitimité. Avons-nous raison
d'interpréter les textes? Selon quels critères le faisons-nous? Qu'est-ce qui garantit la validité de nos interprétations?
I.1. L'interprétation des énoncés en général
Il faut tout d'abord remarquer que l'attitude interprétative n'est pas le propre de la réception littéraire des textes. Elle
caractérise la communication verbale en général. Les énoncés ne se suffisent pas à eux-mêmes, contrairement à ce que
suggéraient les schémas de la communication proposés dans les années 1960 par la linguistique de l'énoncé. Ainsi
Roman Jakobson (Jakobson, 1963) décrivait la communication comme la simple transmission d'un message le long d'un
canal, d'un émetteur à un destinataire, par le moyen d'un code linguistique.
Cependant il s'agit là d'une vision simpliste de la communication. Pour être pleinement compris, un énoncé verbal doit
être complété par la convocation d'un ensemble d'informations contextuelles, de savoirs et de raisonnements. La
pragmatique s'est donnée pour tâche de décrire cette activité qui conduit du sens d'une phrase (le message proprement
linguistique) à celui d'un énoncé (la signification visée à travers cette phrase dans un contexte donné).
La phrase J'ai acheté le journal n'a pas la même signification si elle est proférée par un magnat de la presse ou par un
lecteur de quotidiens. Adressée par ce dernier à un de ses proches, elle peut avoir pour signification indirecte: Il est
inutile que tu achètes le journal puisque je l'ai déjà fait.

Si on a pu ignorer longtemps cet aspect interprétatif de la réception des énoncés, dans la communication quotidienne,
c'est qu'il s'agit d'une activité acquise par apprentissage mais largement inconsciente.
I.2. L'interprétation des énoncés littéraires
A fortiori la question de l'interprétation se pose pour les énoncés littéraires. Effectivement, il s'agit d'énoncés
particulièrement riches en significations impliquées. De plus, ils proviennent souvent de contextes éloignés, soit
historiquement (la langue et les codes culturels ont changé), soit géographiquement (les savoirs culturels auxquels ils
font allusion sont ignorés de nous). Les énoncés littéraires sollicitent donc de notre part une grande activité
interprétative.
Je prendrai pour exemple une phrase extraite du Convive des dernières fêtes, l'un des Contes cruels (1883) de Villiers de
l'Isle-Adam:
Sur le boulevard, Clio la Cendrée se renversa, rieuse, au fond de la calèche, et, comme son tigre métis attendait en
esclave: – À la Maison Dorée! dit-elle.
Pour être compris, un énoncé aussi simple que celui-ci requiert en fait un ensemble de savoirs linguistiques et
encyclopédiques préalables. Linguistiquement, nous devons savoir quelle est la des significations du mot tigre: dans ce
contexte, il désigne une sorte de groom au service d'une élégante. Encyclopédiquement, nous devons aussi savoir que la
Maison Dorée est un restaurant parisien à la mode à la fin du XIXème siècle, fréquenté par des gens du monde mais
aussi des demi-mondaines (c'est là que Swann cherche à retrouver Odette, dans Un amour de Swann, le soir où elle part
avant lui du salon Verdurin).
I.2.1. L'interprétation de l'énoncé
La signification de l'énoncé ne se réduit cependant pas à sa référence factuelle. Thématiquement, la Maison Dorée
symbolise le luxe et la volupté qui vont entrer en contraste avec la cruauté maniaque du baron Saturne (amateur
d'exécutions capitales) , venu se joindre au groupe des noceurs qui dînent à la Maison Dorée. La névrose moderne, telle
qu'elle est dépeinte par Villiers, est faite de cette conjonction de raffinement et de sadisme. Telle est le sens final de la
nouvelle, qui tire la cruauté du côté de la pathologie mentale.
I.2.2. L'interprétation de l'énonciation
Dans les énoncés littéraires, l'énonciation est souvent à interpréter, particulièrement lorsque le narrateur ne nous est
pas présenté comme un personnage. Même si le narrateur est extradiégétique ou si, dans des genres non narratifs, l'on
a affaire à un énonciateur anonyme, nous pouvons reconstruire une certaine image de l'énonciateur à partir de ce qu'il
nous laisse apercevoir de son savoir, de ses jugements de valeur ou de ses opinions.
Le narrateur du Convive des dernières fêtes se présente lui-même comme l'un des personnages participant au dîner de
la Maison Dorée, mais on ignore tout de son nom et de sa personnalité. Cependant nous pouvons aisément induire de
ce qu'il nous dit son appartenance sociale (il fait clairement partie des milieux de la noce) et nous forger une certaine
idée de sa personnalité (il éprouve une sorte d'attraction-répulsion pour la cruauté de la guillotine) .

I.2.3. L'interprétation du genre discursif


La façon dont un énoncé se situe à l'intérieur des genres de discours peut aussi être la matière d'une interprétation de
son sens. Dans l'exemple qui nous occupe, le titre du recueil de Villiers, Contes cruels, est à lui seul l'indice d'un certain
renouvellement du genre. Nous sommes conduits à interpréter la rencontre de ces deux termes: contes et cruels.
Villiers ne veut manifestement pas se borner à une tradition du conte merveilleux ou fantastique. Il renouvelle le genre
en faisant de la perversion ou du dérangement mental un moteur de la surprise suscitée par ses récits. C'est aussi
inscrire le conte dans un registre beaucoup plus réaliste que celui auquel la tradition nous a habitués, en l'occurrence
celui de la pathologie sociale.
I.3. Caractéristiques des significations indirectes
Les significations indirectes, construites par l'herméneute (ou interprète) n'ont pas le même statut que les significations
littérales. Effectivement, elles ne sont pas explicitement assertées par l'énonciateur, elles sont seulement suggérées, en
sorte que le locuteur peut toujours refuser de les assumer comme siennes.
Par ailleurs, ces significations indirectes sont en nombre indéfini. C'est une caractéristique du texte littéraire de
s'adapter à la compétence interprétative de son lecteur. Il fournit en général une signification littérale minimale,
repérable même par un lecteur fruste. Mais il permet en outre au lecteur perspicace et cultivé de déployer un ensemble
de significations secondes, à la mesure de sa culture et de sa compétence symbolique.
Ainsi, je peux lire Madame Bovary comme un simple récit d'adultère en province au XIXème siècle. Mais je peux aussi y
voir une critique sociale de la vie petite bourgeoise de province, une réflexion sur la bêtise qui mine toutes les valeurs
ou une dénonciation du penchant psychologique à rêver sa vie plutôt que la vivre (ce qu'on a appelé par la suite
bovarysme).
II. La décision d'interpréter
Le fait que les énoncés littéraires soient interprétables ne nous explique pas à partir de quels indices nous décidons de
les interpréter. Effectivement, dans un énoncé, tout n'est pas interprétable au même titre. Il y a des éléments que nous
sommes relativement contraints à interpréter si nous voulons parvenir à une signification satisfaisante, et d'autres qui
relèvent plutôt d'un enrichissement facultatif des significations de l'énoncé.
Hormis le cas où l'interprétation est programmée par le genre discursif, c'est à partir d'indices extra-textuels ou textuels
que nous nous mettons en quête d'une interprétation: soit l'énoncé entre en contradiction avec nos codes idéologiques,
soit il apparaît intrinsèquement contradictoire ou incohérent .
II.1. L'interprétation inscrite dans le genre
Le cas le plus clair et le plus facile est celui où l'interprétation est inscrite dans le genre discursif.
Lorsque, dans les Evangiles, le Christ annonce qu'il va parler par parabole, nous savons
que toutes les significations premières énoncées par la parabole sont le support de
significations secondes, qui seules sont vraiment importantes pour comprendre la

parabole. De plus, le texte des Evangiles traduit la parabole en sorte que son interprétation ne soit pas équivoque et
qu'elle soit saisie par tout le monde: il nous explique par exemple que les lys des champs ne doivent pas être compris
seulement comme des fleurs mais aussi comme le symbole de personnages richement vêtus.
Dans le cas des Fables, nous avons un dispositif assez proche: le bref récit constitutif de la fable est précédée ou suivie
d'une morale, qui, au delà de l'histoire particulière, en dégage une signification seconde et générale. Cependant, on
gagne un peu plus de liberté interprétative. Le récit est moins traduit en une morale que juxtaposé à lui. Et il nous
revient d'établir les liens précis entre l'un et l'autre. Il arrive, par exemple, chez La Fontaine, que la morale ne
corresponde que partiellement ou imparfaitement à la fable en sorte que c'est cette inadéquation qui devient l'élément
à interpréter.
II.2. L'interprétation déclenchée par l'évolution du contexte
L'interprétation peut être déclenchée par une tension entre la signification de l'énoncé et nos codes de valeur
(bienséance, beauté, moralité, etc.). C'est notamment le cas avec des énoncés provenant de contextes culturels éloignés
et dont nous ne comprenons plus les valeurs.
Un exemple intéressant à cet égard est l'évolution de la réception des épopées homériques, dans l'Antiquité. Dès le
VIIème siècle avant Jésus-Christ, ces textes ont constitué pour les Grecs une référence culturelle majeure. Mais, au fil
des siècles, d'une part, la langue grecque a changé et, d'autre part, le monde grec s'est éloigné des valeurs archaïques.
Ainsi, le comportement des dieux est apparu étrangement immoral aux Grecs de l'époque classique. C'est pourquoi, à
partir du IVème siècle, on a commencé à pratiquer une double herméneutique (interprétation ou encore manifestation
du sens). D'une part, on a traduit la langue homérique en termes plus modernes (un peu comme nous le faisons
aujourd'hui avec les textes médiévaux); d'autre part, on s'est proposé d'interpréter allégoriquement la nature ou le
comportement des personnages: l'adultère d'Aphrodite et d'Arès a été compris comme symbole de la réconciliation
entre des principes vitaux opposés. De la même façon, plus tard, les philosophes stoïciens ont pensé retrouver dans
Homère toutes les connaissances d'histoire naturelle de leur temps: selon eux, Hélène représentait la terre, Paris l'air,
Hector la Lune, etc.
De son côté l'exégèse de l'Ancien testament procède de la même façon: elle vise à le mettre en accord avec la moralité
chrétienne du Nouveau testament. Ainsi, l'hymne amoureux brûlant de sensualité que constitue dans l'Ancien
testament le Cantique des cantiques s'accorde mal avec le mépris chrétien de la chair. L'exégèse juive va le réinterpréter
comme un hymne d'amour entre Israël et Jéhova.
On le voit, dans tous ces cas, l'interprétation est une réadaptation de la signification des textes anciens avec des normes
idéologiques modernes. Il s'agit de leur restituer une pertinence dans un univers culturel nouveau en leur conférant une
signification indirecte. Le déclencheur de l'interprétation est d'ordre contextuel: ce n'est pas le texte lui-même qui
l'impose mais l'évolution culturelle du monde où l'on continue de lire le texte. Et la responsabilité de l'acte interprétatif
n'est plus attribuable à l'auteur de l'énoncé mais à son lecteur (elle est lectoriale et non plus auctoriale).
II.3. L'interprétation déclenchée par des infractions au principe de pertinence

L'interprétation peut aussi découler de ce qui nous apparaît comme des anomalies sémantiques. Nous accordons un
principe de pertinence aux énoncés littéraires, particulièrement s'ils ont été reconnus par la tradition et institués en
canon . C'est-à-dire que nous présupposons qu'ils ne parlent pas pour ne rien dire et que leur signification est
cohérente. Tous les indices contraires nous poussent à engager à leur égard une stratégie interprétative.
Les anomalies sémantiques sont par exemple la tautologie ou la contradiction. Dans son livre, Symbolisme et
interprétation, Tzvetan Todorov en donne des exemples très clairs.
Philon d'Alexandrie, un exégète biblique du Ier siècle, s'étonne de trouver dans la bible cette apparente tautologie: la
verdure des champs et toute l'herbe. Cependant, certain que le texte biblique ne peut être tautologique, il accorde une
signification symbolique différenciée à chacun des termes: la verdure des champs symbolise l'intelligible, pousse de
l'intelligence et l' herbe, c'est le sensible, pousse de la partie irrationnelle de l'âme. (Todorov, 1978: 35).
De même, lorsque nous lisons dans un récit d'Anatole France: Les Pingouins avaient la meilleure armée du monde. Les
Marsouins aussi, la contradiction manifeste entre les deux énoncés, nous engage à traiter cette juxtaposition comme
ironique et non littérale.
Ces exemples sont massifs mais on peut bien sûr imaginer, particulièrement dans le texte littéraire, des discontinuités
beaucoup plus fines et des tautologies plus discrètes.
II.4. L'interprétation déclenchée par des récurrences sémantiques
Le déclencheur de l'interprétation n'est pas nécessairement de l'ordre de l'infraction. Il peut relever d'une sur-
organisation de l'énoncé et consister en répétitions qui mettent en relief une signification. Toute critique porte ainsi une
attention particulière aux passages parallèles dans une œuvre littéraire. Plus spécifiquement, la critique thématique
s'efforce de repérer les thèmes privilégiés d'un auteur et la plupart du temps, elle leur accorde une valeur significative
seconde. Ainsi, chez Sartre, le retour insistant de sensations louches comme la nausée ou le visqueux, ne renvoie pas
seulement au monde sensible: elle donne une forme concrète au sentiment de l' existence, comprise comme une forme
d'être gratuite, injustifié et dépourvue de sens.
III. Les stratégies interprétatives
On le voit, l'interprétation consiste toujours à mettre en rapport des significations premières (textuelles) avec des
significations secondes. Il faut nous demander de quel ordre sont ces significations secondes (où l'interprète les trouve-
t-il?) et quelle est la légitimité d'une telle opération (qu'est-ce qui garantit la vérité de l'interprétation?).
III.1. Les stratégies finalistes
Un premier type d'interprétation consiste à retrouver dans les énoncés des significations déjà connues de l'interprète.
C'est ce qui se passe chaque fois que l'interprète est détenteur d'une doctrine de sens totalisante. L'interprète finaliste
présuppose un principe unique donateur de sens et ramène chaque événement de sens particulier à ce principe général.

Ainsi l'herméneute de la bible n'a aucun doute sur les significations qu'il doit trouver dans les Ecritures: il s'agira
toujours de la doctrine chrétienne, indirectement signifiée. Pour lui, ce n'est donc pas le travail d'interprétation qui
permet d'établir le sens final d'un texte, c'est la certitude du sens final qui guide le travail d'interprétation.
Mais l'herméneutique chrétienne est loin d'être seule dans ce cas. On pourrait en dire tout autant de la critique
marxiste. Ainsi, lorsque le critique Lukacs écrit: Balzac voit la Révolution, Napoléon, la Restauration, la Monarchie de
Juillet comme de simples étapes du grand processus à la fois contradictoire et unitaire de la capitalisation de la France
(Lukacs, 1967), il se fonde sur une vision marxiste du monde, et c'est cette vision du monde qu'il trouve confirmée par
l'œuvre balzacienne. En ce sens, elle ne lui apprend rien qui puisse déranger sa doctrine. Et c'est un même finalisme qui
inspire beaucoup d'interprétations psychanalytiques des textes: lorsque Freud lit le roman Gradiva de Jensen (Freud,
1971), il s'émerveille d'y retrouver indirectement figurés des concepts fondamentaux de la psychanalyse comme le
refoulement ou le déplacement.
III.1.1. Le risque de circularité
Les objections que l'on peut faire à de telles opérations de sens sautent aux yeux. Le risque est manifeste de ne trouver
dans les énoncés que les significations qu'on y projette. On a baptisé cercle herméneutique ce vice de l'interprétation.
Un critique américain du nom de Stanley Fish a même poussé très loin la mise en question de l'interprétation littéraire.
Selon lui, il n'y a aucune possibilité pour un critique de dégager d'un texte littéraire une signification nouvelle, ni même
de le décrire objectivement. Selon Stanley Fish, les descriptions prétendument objectives des textes sont déjà pré-
orientées par l'interprétation qu'on y cherche. Le critique littéraire ne ferait donc que retrouver dans les textes les idées
admises par la communauté interprétative dont il fait partie (Fish, 1980). L'interprétation aurait pour seul mérite de
nous renseigner sur l'idéologie de la communauté interprétative.
Il faut cependant se demander si, contre ces arguments, l'on peut défendre la valeur de la démarche interprétative et
sur quels plans.
III.1.2. L'intérêt pragmatique de l'interprétation finaliste
Si l'interprétation finaliste ne dégage pas nécessairement de sa lecture des textes des significations inédites, elle a pour
mérite d'engager le lecteur à s'investir dans une quête du sens. Elle modifie en profondeur son attitude de réception, en
lui interdisant toute passivité.
Là encore l'exégèse biblique nous éclaire. De son point de vue, le caractère symbolique des Ecritures présente un triple
intérêt. Il assume une fonction cryptique, c'est-à-dire qu'il protège la parole divine du contact des impies. Il a aussi une
valeur éducative: au lieu de livrer la vérité chrétienne sans effort, il oblige le chrétien à un effort et le maintient en état
d'éveil. De la sorte, les textes des Ecritures assurent, au-delà de la personne du Christ, une forme de révélation
continuée.
On peut penser que des marxistes fourniraient des arguments du même ordre pour légitimer l'intérêt d'une lecture
marxiste des textes littéraires: à leurs yeux les leçons de l'œuvre de Balzac ne sont guère différentes de celles qu'on
pourrait trouver chez Marx, mais la Comédie humaine donne de l'évolution de la société française une vision

concrète et dramatique que tout lecteur peut plus facilement investir et comprendre que les textes théoriques de Marx.
La fonction de la littérature serait donc pédagogique.
III.2. Les stratégies compréhensives
À l'inverse du point de vue finaliste, beaucoup d'herméneutes pensent qu'il est possible d'avoir une stratégie
compréhensive de l'interprétation des textes, c'est-à-dire de reconnaître l'altérité de la signification qui s'y exprime, son
caractère inédit. C'est créditer la littérature d'une puissance d'innovation sémantique, au lieu de la considérer comme
un simple reflet de l'idéologie de l'interprète. Cela passe souvent par une attention soutenue portée aux singularités
stylistiques et thématiques des textes littéraires.
La stratégie compréhensive postule que, même si nous abordons les textes avec un héritage préconçu d'idées et de
valeurs, nous sommes sensibles à un appel de signification des textes que nous lisons. À l'origine du geste interprétatif,
il y aurait un moment de pré-compréhension qui nous confronte tout à la fois à une opacité et à l'annonce d'une
nouveauté (nous sommes sensible à un quelque chose à comprendre encore indéfinissable).
III.2.1. L'exemple du dîner de Turin
Dans L'interprète et son cercle (Starobinski, 1970), Jean Starobinski a donné un exemple d'interprétation compréhensive
d'un épisode des Confessions, le dîner de Turin.
Employé comme domestique à Turin, le jeune Jean-Jacques rêve d'attirer l'attention de Mademoiselle de Breil. Or la
conversation à table vient sur une devise qui figure sur une tapisserie de la salle à manger: Tel fiert qui ne tue pas. L'un
des convives croit voir dans fiert une faute d'orthographe, confondant l'ancien verbe férir (frapper) avec l'adjectif fier.
Le vieux comte de Gouvon, remarquant le sourire de Jean-Jacques, le prie de donner la clé de l'énigme. Jean-Jacques
s'exécute avec fierté. Mais, Mademoiselle de Breil ayant demandé à Jean-Jacques de lui servir à boire, ce dernier, dans
sa confusion, répand de l'eau sur sa robe.
On voit aisément comment on pourrait ramener le sens de cet épisode à de grand systèmes d'explication. Un marxiste y
verrait sans doute une scène d'affrontement de classes sociales: autour d'enjeux culturels, la noblesse héréditaire s'en
ferait remontrer par la petite bourgeoisie ascendante. Un psychanalyste y lirait plutôt la répétition d'un scénario
fantasmatique: n'y a-t-il pas chez Rousseau de nombreuses scènes d'énurésie ou d'eau répandue liées à un trouble
sexuel?
Mais Jean Starobinski, sans écarter absolument ces interprétations finalistes, se met en quête d'une signification
proprement rousseauiste de l'épisode. Selon lui cette scène a pour thème le passage du silence imposé à la parole
triomphante. Elle marque le surgissement du pouvoir de répliquer et d'interpréter qui rendra glorieux le nom de Jean-
Jacques: l'image de soi, le sentiment de l'existence personnelle comme valeur absolue s'imposent (sur un ton de défi et
de séduction) à la conscience occidentale (Starobinski, 1970: 160).
Ce qui guide Jean Starobinski dans sa lecture, c'est le parallélisme de l'épisode avec d'autres scènes de prise de la
parole, chez Rousseau, scènes qui ont toutes une même structure ternaire: elles commencent par une provocation à la
parole faite par un autre, se poursuivent par une réplique de Jean-Jacques et se concluent par une conséquence à

forte valeur émotionnelle. La signification de l'épisode s'élargit donc à toute l'œuvre de Rousseau (et notamment à
l'origine de la parole telle qu'elle est imaginée par Rousseau dans l'Essai sur l'origine des langues). Ainsi l'on passe d'une
signification purement anecdotique de ce passage à la reconnaissance d'un mythe personnel propre à Rousseau.
IV. Interprétation et horizons d'attente
Les textes littéraires ont pour particularité de continuer à nous parler au-delà des contextes historiques où ils ont été
écrits. Ce sont des structures de signification ouvertes qui révèlent leurs virtualités dans la confrontation avec de
nouveaux contextes culturels. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait aucune structure objective des textes, mais seulement que
certains aspects de cette structure, qui demeuraient inaperçus deviennent manifestes à la faveur de nouvelles
problématiques esthétiques.
Ainsi, un texte comme Jacques le Fataliste de Diderot, paru tardivement en 1796, est sans doute apparu à ses premiers
lecteurs comme un texte désordonné et mal composé (une insipide rhapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés,
écrits sans grâce et distribués sans ordre dit le lecteur fictif de Diderot). Mais sa réception a entièrement changé au
XXème siècle, lorsque l'arbitraire du récit a été dénoncé à travers un ensemble de romans expérimentaux, depuis Gide
jusqu'au Nouveau Roman. Ce qui était perçu comme un récit raté est devenu un exercice éblouissant de liberté
narrative. Il s'est produit une résonance entre l'œuvre et un moment culturel de l'interprétation.
Pour autant, nous ne devons pas confondre tous les moments culturels comme s'ils étaient hors de l'Histoire. C'est pour
déjouer cet anachronisme de l'interprétation qu'un critique comme Hans Robert Jauss a élaboré le concept d' horizon
d'attente. Selon lui, comprendre un texte dans son altérité c'est retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à
l'origine et, partant de là, reconstruire l'horizon des questions et des attentes vécu à l'époque où l'œuvre intervenait
auprès de ses premiers destinataires (Jauss, 1978: 25).
Le geste complémentaire de l'herméneute consistera à élucider son propre horizon d'attente. C'est seulement à cette
condition qu'il pourra éviter de projeter dans le passé des valeurs et des jugements qui sont les siens propres. Un
véritable travail interprétatif se doit ainsi de faire dialoguer non seulement deux subjectivités (celle de l'auteur et celle
du critique) mais aussi deux moments culturels.
Bibliographie
• Eco, Umberto (1996). Interprétation et surinterprétation, éd. Stefan Collini. Paris: P.U.F.
• Fish, Stanley (1980). Is there a text in this class: the authority of interpretive communities. Cambridge & London:
Harvard University Press.
• Freud, Sigmund (1971). Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen. Paris: Gallimard, Idées.
• Jakobson, Roman (1963). Essais de linguistique générale. Paris: Points/Seuil.
• Jauss, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard.
• Lukacs, Georg (1967). Balzac et le réalisme français. Paris: Maspero.

• Starobinski, Jean (1970). La Relation critique. Paris: Gallimard.


• Todorov, Tzvetan (1978). Symbolisme et interprétation. Paris: Seuil. Edition: Ambroise Barras, 2005 //

©Laurent Jenny 2011


LE STYLE
1. Style et manière caractéristique
1.1. Individualité et généralité du style
1.2. Intentionnalité du style
1.3. « Organicité » ou caractère structurel du style
2. Deux conceptions antithétiques du style
2.1. Le point de vue rhétorique(ou distinctif) sur le style
2.2. Le point de vue stylistique (ou individualisant) sur le style
3. Une troisième conception du style : le style comme exemplification.
Conclusion Bibliographie

1. Style et manière caractéristique


Commençons par nous donner une notion rudimentaire du style : contentons-nous pour le moment de le définir comme
la manière caractéristique d’une forme. Je voudrais d’abord donner son extension maximale à la notion de style. Le style
n’est pas une donnée propre à la littérature. Il marque en priorité toutes les productions esthétiques. Mais on peut
l’étendre à toutes les pratiques humaines. Comme le suggère le titre d’un livre récent sur le style, le style est une
donnée « anthropologique ». On peut parler de style dans le jeu d’un sportif, dans les formes de cuisines, dans les types
de stratégie militaire, dans les formes de danse. Aucune activité humaine n’échappe au style, même lorsqu’elle ne
produit aucun artefact.

Dans A la recherche du temps perdu, le narrateur décrit par exemple la manière très particulière de saluer qu’a un
personnage, le marquis de Saint-Loup : observation froide et apparemment indifférente à travers un monocle de celui à
qui on est présenté, inclinaison de tout le corps en avant comme dans un exercice de gymnastique, puis rétablissement
brusque et élastique du buste qui le ramène en arrière un peu au-delà de la verticale, et enfin bras tendu en avant qui
semble vouloir maintenir à distance la personne qui est saluée. Tout d’abord Marcel voit dans cette façon de saluer un
style absolument unique lié à l’individualité du marquis de Saint- Loup. Il s’interroge d’ailleurs beaucoup sur la
signification de ce salut. Il le prend d’abord cette élégance gestuelle pour une marque de froideur et de distance du
marquis. En réalité, il n’en est rien et le marquis éprouve pour Marcel une très chaleureuse amitié. Progressivement,
Marcel va découvrir que ce style de salut n’est pas propre à Saint-Loup mais qu’il est partagé par d’autres membres du
clan aristocratique auquel Saint-Loup appartient, la famille des Guermantes. Et Marcel finit aussi par comprendre que ce
style a des racines profondes dans le temps, qu’il a été forgé par tout un passé d’exercice militaire et d’aisance
corporelle, qu’il est pour partie un héritage.
1.1. Individualité et généralité du style
Cela peut nous faire réfléchir aux rapports du style à l’individualité.
Le style renvoie à une forme singulière et en tant que tel il est une marque d’individualité. Mais cette marque
d’individualité est toujours sur la voie d’une généralisation et cela de deux façons.
D’une part, le style est fait de formes caractéristiques, c’est-à- dire de formes répétables et répétées. C’est ce qui
permet d’identifier le style comme style et non comme simple hasard, accident. D’autre part, puisque les
formes du style sont caractéristiques, elles sont non seulement répétables par un seul, mais aussi partageables et
imitables. Dès qu’un style est reconnu dans ses caractéristiques, il peut être pastiché, c’est-à- dire repris et accentué).
On peut dire qu’un style, c’est toujours un ensemble de singularités qui se proposent à une généralisation.
C’est ce qui nous explique qu’un style s’applique toujours à un individu mais aussi bien à ce qu’on pourrait appeler des
individus collectifs. On peut parler du style de Picasso dans une œuvre unique (« Les demoiselles d’Avignon » par
exemple), mais on peut parler du style de Picasso durant une période (le cubisme analytique de 1908-1911), on peut
parler du style partagé par Braque et Picasso durant cette période (pour certains tableaux, il faut un œil expert pour les
distinguer tant ils se ressemblent), mais

on peut parler aussi du style cubiste en général, voire d’un style moderniste en général qui inclurait les cubistes mais
aussi les puristes, le Bauhaus, etc..
Le style se rapporte à la fois à plus qu’un individu (au sens d’une personne) et à moins qu’un individu. Le même artiste
passe par des styles différents. Picasso avant d’être cubiste passe par une période bleue (figurative, néoclassique et
mélancolique, puis par un cubisme qui a une allure sculpturale, puis par un cubisme qui tend vers l’abstraction, puis par
un cubisme dit synthétique qui peut inclure des éléments de collage, etc. Et c’est évidemment vrai aussi en littérature.
Le style de Céline n’est pas le même dans ses premiers romans comme Le Voyage au bout de la nuit et dans les derniers
comme Rigodon. Le style de Beckett au fil de sa carrière connaît un renversement radical du continu au discontinu. Dans
L’innommable, c’est une phrase interminable, non ponctuée, un flux continu. Mais dans les derniers textes comme Cap
au pire par exemple, au contraire, le style est haché, sur- ponctué, il évoque presque une écriture jazzistique, syncopée.
On peut en conclure que le style ne s’identifie pas à une personne mais à une individualité construite par l’interprète et
qui peut être de dimensions très variables. Une page de Rousseau, le style du Nouveau Roman en général, le style d’une
époque dans toutes ses productions (le Moyen Age), le style d’une culture.
L’individualité stylistique qu’on choisit d’étudier a toujours un caractère historique. D’ailleurs, de quelque dimension
qu’ils soient, les styles évoluent au cours de l’histoire, ce sont des êtres temporels. On le constate plus encore dans la
modernité qui est caractérisée par un renouvellement de plus en plus rapide des styles (c’est l’avant-gardisme), mais
aussi par une production commerciale de styles (la mode). Jamais sans doute dans l’Histoire, nous n’avons eu autant le
culte du style qu’aujourd’hui...
Avant d’en venir à la question du style littéraire, qui nous intéresse plus particulièrement, je voudrais encore souligner
deux aspects du style en général qui me semblent important : son caractère intentionnel et son caractère organique.
1.2. Intentionnalité du style
Lorsque tout à l’heure, j’ai défini sommairement le style comme la manière caractéristique d’une forme, j’ai laissé de
côté un caractère du style qui me paraît important. Pour l’illustrer, je dirais qu’il me semble qu’on aurait de la peine à
parler d’un style de nuage ou de montagne, bien que nuages et montagnes aient évidemment des formes
caractéristiques et correspondent donc

apparemment à la définition du style. A vrai dire un tel emploi est imaginable (le « style des cumulo-nimbus » et le «
style des stratus »), mais il se fera
alors sur un mode figuré et légèrement ironique, ce sera une « façon de parler ». Pourquoi ? Parce que nous
n’accordons pas de capacité stylistique à des êtres inertes. La raison me semble en être que nous concevons cette
manière caractéristique comme intentionnelle ou au moins
partiellement intentionnelle.
Revenons, si vous le voulez bien au salut du marquis de Saint- Loup. Proust décrit très bien dans son roman le mélange
de passivité et d’intentionnalité qu’il y a dans le style de salutation de Saint-Loup. D’une part, Saint-Loup a une gestuelle
qui est pour partie héritée d’un passé très ancien, pour partie imitée à partir de modèles qui sont ceux de sa famille et
enfin pour partie volontairement infléchie dans un sens particulier qui lui est propre. Je dirais volontiers que dans tout
style, il y a une dialectique de passivité et d’activité. La manière caractéristique est toujours « reçue » mais infléchie par
le fait qu’on en a pris conscience et prolongée par cette prise de conscience. Saint-Loup ne se contente pas d’imiter, il
accentue, il particularise le salut des Guermantes. Il ajoute des nuances dans le même esprit. Il raffine dans l’élégance
corporelle. Pour le dire autrement, il n’y pas de style sans stylisation (c’est pour cela que les nuages n’ont pas de style
mais des caractéristiques – encore faudrait-il nuancer cela, je peux avoir l’impression, mais c’est sur le mode du
simulacre, qu’un type de nuage « en rajoute » sur sa forme typique, comme s’il voulait la donner en spectacle...).
1.3. « Organicité » ou caractère structurel du style
Le dernier caractère du style que je voudrais signaler, c’est son aspect organique ou si vous préférez « structurel ». Un
style n’est pas fait d’une addition de caractéristiques dépourvues de liens les unes avec les autres. Tous ses traits
caractéristiques ont une cohérence et créent une physionomie d’ensemble.
Pour donnerun exemple de cette cohérence stylistique
d’ensemble, je vais recourir non pas à la littérature mais à l’histoire de l’art.
En 1915, l’historien de l’art Heinrich Wöllflin a inventé, si l’on peut dire, le style baroque dans ses Principes généraux
d’histoire de l’art. Avant lui, on avait tendance à appeler « baroque » le style dans lequel les formes de la Renaissance se
sont désintégrées ou ont dégénéré. Donc le « baroque » n’était pas considéré comme un style en soi mais comme la fin
d’un style. Pour constituer le
« baroque » en véritable style, Wöllflin a identifié dans les œuvres
de cette période un ensemble de 5 formes caractéristiques,

opposables une à une aux formes du style classique qui les avait précédées.
1. Selon lui le style classique est avant tout linéaire tandis que style baroque est pictural. Là où le style classique
s’attache à la
perfection des contours, image d’une essence immuable, le baroque s’intéresse plutôt à mettre en valeur la mobilité de
l’image.
2. La vision classique projette l’image sur une surface, une fenêtre où
l’image vient se mettre au carreau, tandis que la vision baroque pénètre l’espace en profondeur. Les plans ne sont plus
distingués comme successifs mais favorisent une fuite de l’œil vers le fond de l’image.
3. La composition classique est close, chaque élément se rapporte à chaque autre selon des proportions définies.
La composition baroque est ouverte. La forme se distend dans toutes les directions. Chaque élément est dans un
rapport assez lâche à tous les autres. Les obliques et les courbes défont le cadrage horizontal et vertical de la forme
classique, et empêchent le regard de se fixer.
4. Le style classique procède par analyse. L’ensemble s’articule en une
pluralité de parties dont chacune est autonome. Le baroque part de la
synthèse, vise un effet global,privilégie la
prédominance d’une ligne ou d’une couleur au détriment des autres.
5. Le style classique exige l’absolue clarté tandis que le baroque préserve une confusion relative : « torsions
outrées, mouvements impétueux, raccourcis destructeurs de proportions, dissolution des contours et des fonds dans le
flou et dans la pénombre. » (W.Teyssèdre, Renaissance et baroque).
Ces caractéristiques ont été discutées et remises en question, mais elles ont l’intérêt de nous montrer une tentative
d’analyse stylistique globale. Ce qui frappe dans la description du style baroque par Wöllflin, c’est sa cohérence. Le style
baroque tel qu’il le décrit n’est pas fait d’une addition de traits de styles sans lien les uns avec les autres. On voit bien
qu’il y a une logique d’ensemble de la forme baroque. Il y a évidemment adéquation entre la forme ouverte, la
profondeur, la mobilité, la dissolution des contours. Toutes les formes d’un même style apparaissent comme différents
moyens pour résoudre un même problème ou manifester une même idée.
Je crois qu’on peut en tirer deux observations.
La première répond à la question que je posais il y a un instant : comment un style a-t-il le pouvoir de référer à ses
propriétés ? Il

le fait en réunissant dans un espace restreint (l’œuvre, le cadre du tableau, le poème, etc.) des propriétés qui sont
convergentes, c’est-à-dire qui se font écho les unes aux autres et qui ainsi illustrent une même tendance ou une même
« idée ».
C’est à dessein que j’emploie le mot « idée ». Et cela me servira à faire une deuxième observation. Ce que relève
Wöllflin, comme vous l’avez vu c’est un ensemble de caractéristiques de formes. Mais ces formes entrent en résonance
avec des significations. On pourrait dire qu’elles traduisent en données plastiques une vision du monde. Au monde
classique des essences immuables, des idéalités parfaites, s’oppose un monde beaucoup plus tourmenté, de la mobilité
perpétuelle, de la métamorphose et de l’infini.
Les caractéristiques formelles du style ne restent jamais purement formelles. Elles sont interprétables en termes de
signification, indissociables de l’esprit d’une époque, de sa philosophie. D’ailleurs, il est très difficile
de limiter ces caractéristiques aux seules formes. Cela apparaît nettement si on applique l’analyse du baroque au
domaine du discours, à la littérature par exemple.
C’est ce qu’a fait le critique genevois Jean Rousset, en 1954, dans un ouvrage qui
a fait date sur La littérature de l’âge baroque. Il s’est attaché à montrer qu’il
y avait aussi un baroque littéraire en France, entre 1580 et 1670. Ce baroque, il l’a essentiellement identifié à la
récurrence de certains thèmes dans la poésie et le théâtre de ces années-là : la métamorphose, l’eau en mouvement, le
déguisement, le trompe-l’œil. Mais il l’a aussi trouvé dans un type de métaphore en forme d’énigme (celle du violon
ailé), ou dans la structure éclatée du poème, qui rappelle la forme ouverte des œuvres plastiques baroque. Ainsi, dans
un style, les aspects sémantiques et les aspects purement formels ne cessent de communiquer et de se renvoyer l’un à
l’autre. Il y a une pensée de la forme, et l’organisation même du sens a une forme.
Bien sûr, on pourrait faire des objections à cette conception organique et unificatrice du style, en affirmant qu’elle n’est
pas universellement valide. Dans la modernité, on voit apparaître des œuvres dont le style est composite. Dans les arts
plastiques, par exemple, apparaissent des œuvres qui font appel au collage d’éléments hétérogènes. En littérature, la
polyphonie, les ruptures de style, le collage intertextuel apparaissent patents chez des auteurs comme Dostoievsky ou
Joyce ou Michel Butor. Je ne crois pas que ce soit une objection très sérieuse. Dans tous ces cas, nous avons bien une
unité stylistique, mais elle ne repose pas sur la physionomie des éléments de l’œuvre, cette unité repose sur le choix de
ces éléments et sur leur mode d’assemblage. Au premier coup d’œil on reconnaît le style d’un collage de Max Ernst (et
on peut évidemment l’opposer à un collage de Picasso) bien que Max Ernst n’ait dessiné aucun des éléments qu’il
découpe

et qu’il colle. En revanche nous reconnaissons son goût pour les illustrations de catalogues scientifiques ou de romans
du 19e siècle, nous reconnaissons sa technique très illusionniste pour effacer toute forme de rupture entre les éléments
collés et évidemment le type d’assemblage à la fois incongru et fantastique qu’il recherche dans ses images. D’autres
praticiens du collage procèdent de façon radicalement autre en faisant au contraire
« réagir » des éléments hétérogènes (morceau de corde et faux bois chez Picasso). D’autres enfin, comme Kurt
Schwitters, en créant des compositions esthétiques à partir de déchets ou d’objets de récupération.
2. Deux conceptions antithétiques du style : le point de vue
rhétorique (ou distinctif) et le point de vue stylistique (individualisant)
A vrai dire, lorsqu’à l’instant j’ai défendu une conception organique du style, j’ai pris parti pour une certaine conception
du style contre une autre. En effet, il me semble qu’il y a deux façons d’aborder le style, l’une plus marquée par la
rhétorique, l’autre plus littéraire.
2.1. Le point de vue rhétorique (ou distinctif) sur le style.
Il faut d’abord reconnaître que la notion de style est née dans les traités de rhétorique et qu’elle ne renvoie pas d’abord
à une manière personnelle ou singulière de parler ou d’écrire mais plutôt à des formes génériques de discours. Vous
vous souvenez que la rhétorique définit des genres de discours fondés sur des actes discursifs fondamentaux : le genre
judiciaire (accuser ou défendre), le genre délibératif (persuader ou dissuader), le genre épidictique (louer ou blâmer). La
rhétorique a progressivement associé ces genres à des styles et à l’époque de Cicéron on distingue entre style historique
(rapporté à l’exemple de Thucydide), style conversationnel (rapporté à l’exemple de Platon dans ses dialogues) et style
oratoire (rapporté à l’exemple d’Isocrate).
Un peu plus tard, dans un geste plus littéraire,l’érudit Donat (grammairien
latin du IVe siècle) a inventé la trilogie des styles simple, moyen (ou didactique) et élevé (ou épique). Pour ce faire, il ne
s’est pas appuyé sur l’exemple de trois auteurs différents, mais sur trois œuvres emblématiques du même auteur :
Virgile. Le style simple est imité des Bucoliques, le style moyen des Géorgiques et le style élevé de l’Enéide. Dès lors, ces
styles servent de modèles ou encore de registres de discours.
Ce qui caractérise le point de vue rhétorique sur le style, c’est qu’il nous présente le discours comme une grille de
possibilités discursives à l’intérieur desquelles on fait des choix, un peu comme si on disposait d’un répertoire de
possibilités. Tout à la

fois, la rhétorique nous présente ce répertoire de possibilités comme fini et comme intemporel. C’est un peu paradoxal
puisque, on vient de le voir, pour constituer cette grille de styles, on s’appuie sur un événement littéraire historique :
l’oeuvre de Virgile. Mais cette oeuvre n’est pas traitée comme une nouveauté historique, elle est plutôt considérée
comme la réalisation parfaite d’un modèle intemporel. Les trois styles, simple, moyen et sublime, n’auraient en quelque
sorte pas été inventés par Virgile mais seulement illustrés par lui.
Dans le point de vue rhétorique sur le style, les choix de style n’ont pas nécessairement une cohérence organique. Le
style est fait d’une addition ou plutôt d’un enchâssement de classes des plus générales aux plus spécifiques. Le style
d’une œuvre sera caractérisé par le dialecte (la langue) dans laquelle il est écrit, puis plus spécifiquement par le
sociolecte dans lequel elle s’insère (sociolecte qui tient à son « genre » et à sa situation discursive) et enfin par l’ «
idiolecte » propre à l’auteur. Le style apparaît donc comme une somme de caractérisations qui renvoient chacune à des
classes d’appartenance.
La stylistique de Charles Bally, disciple de Saussure qui a enseigné à Genève, s’inspire de ces principes. Elle ne s’intéresse
pas à la littérature mais au discours en général. Bally remarque que, dans le discours, il y a toujours plusieurs manières
de dire (plus ou moins la même chose). De fait les stylistiques « rhétoriques » postulent qu’il y a une synonymie ou une
quasi-synonymie des manières de dire. Entre ces différentes manières de dire, les nuances ne sont pas de sens mais d’ «
expressivité ». Aux yeux de Bally, elles s’expliquent largement par l’affectivité. Ainsi, comme Saussure avait conçu la
langue comme système, Bally a fait de même avec le discours ou plus exactement les formes expressives du discours.
Ce sont un peu les principes de la socio-stylistique aujourd’hui ou des stylistiques qui s’en inspirent. Elles peuvent bien
sûr servir à distinguer des styles en les opposant à d’autres. L’idée de la distinction stylistique marque d’ailleurs toute la
sociologie d’un Bourdieu. Un style n’a pas de valeur ou de sens en lui-même, mais seulementcommeun choix qui
chercheà se différencier d’autres choix, comme une position au sein d’un champ de possibilités. De la même façon, il y a
des styles vestimentaires par
lesquels les individus affichent leur appartenance à certains groupes sociaux et leur rejet d’autres groupes sociaux (le
style « street » ou « baba-cool »). De même, la sociocritique traitera les styles d’écrivains comme des choix distinctifs.
Elle se demandera en quoi le style de Proust se rapproche ou s’oppose au style artiste des frères Goncourt ou à
l’écriture journalistique mondaine. Elle définira le style proustien comme une position dans un champ de possibles.

Mais à mes yeux, ces stylistiques présentent l’inconvénient, de réduire le style à un ensemble de traits pré-définis dans
un répertoire de possibles. Cela signifie que la seule façon pour un style d’être nouveau consiste à combiner autrement
des caractéristiques qui sont déjà connues. C’est une façon de nier l’histoire et le fait qu’il y a des styles toujours
nouveaux qui s’inventent et qu’ils sont foncièrement imprévisibles. Je ne crois pas, par exemple que l’usage absolument
nouveau que fait Verlaine d’adjectifs dissonants et de sonorités proches les unes des autres, en une sorte de un
pianotement mélodique, résulte d’un choix de possibilités déjà disponibles. Verlaine l’invente et c’était impensable
avant, comme Camus invente avec L’Etranger une narration entièrement faite au passé composé, ce qui n’avait jamais
été fait avant.
Peut-être qu’on comprendra mieux les choses en recourant à une distinction que faisait le linguistique générativiste
Noam Chomsky autrefois, à propos de la créativité discursive. Il opposait « la créativité gouvernée par les règles » et la «
créativité qui change les règles ». Pour lui, la créativité gouvernée par les règles relevait simplement de la compétence
linguistique, c’est-à-dire de la capacité d’un locuteur à engendrer un nombre de phrases infini à partir de règles
syntaxiques finies. Cette créativité, elle est en quelque sorte prévue et prévisible à partir d’un état de langue donnée.
Mais, dit Chomsky, il existe une autre créativité qui est localisée dans la parole. Elle consiste en de multiples déviations
dont certaines finissent, en s’accumulant par changer le système. Nous le constatons tous, les langues ne cessent de se
transformer, il y a une sorte de dérive historique des langues et qui les concerne tout entières : les intonations, le
lexique, la syntaxe changent au fil du temps. Cette évolution linguistique, qui est aussi une créativité linguistique, elle
est d’ailleurs traditionnellement étudiée par la linguistique historique.
Mais il me semble que nous pourrions la rapprocher de la créativité littéraire. Effectivement dans le style littéraire, nous
voyons se reproduire quelque chose qui est du même ordre que la créativité linguistique. Un style, c’est un système de
déviations individuelles (Merleau-Ponty parlait de l’œuvre d’art comme une « déformation cohérente »). Bien sûr la
différence entre créativité linguistique et créativité littéraire, c’est que la première est collective alors que la seconde
est individuelle. L’œuvre littéraire esquisse si l’on peut dire un changement de langue ou au moins un infléchissement
de langue dans un certain sens.
Entre créativité linguistique et créativité littéraire, il existe d’ailleurs des ponts, et ce, pourrait-on dire, dans les deux
sens. Les œuvres littéraires peuvent participer à la créativité linguistique à certaines époques historiques. A la
Renaissance, en France, avec La Défense et illustration de la langue française des poètes comme

Ronsard et Du Bellay se sont donné pour but explicite d’enrichir le français en rivalisant avec d’autres langues comme
l’Italien. Et à l’âge classique, la poésie de Malherbe apparaît comme un effort symétrique pour non plus enrichir, mais
régulariser, simplifier, géométriser la langue française.
Mais réciproquement Humboldt, qui est l’un des fondateurs de la linguistique historique à l’époque romantique, a
tendance à traiter les langues comme des créations littéraires. Il décrit la formation des langues comme un processus de
forgerie poétique collective où s’exprime l’esprit d’un peuple. Les « peuples-poètes », après avoir forgé les caractères
phonologiques et conceptuels d’une langue cèdent la place aux poètes individuels qui vont illustrer la langue avant que
les grammairiens ne la fixent. Humboldt a une vision très littéraire des langues. Il ne les conçoit pas d’un point de vue
rhétorique ou distinctif (comme des sommes de caractères opposables à d’autres). Il observe les langues comme une
dynamique de développement interne. D’une part, il y a une cohérence, un « style » de développement de la langue à
partir des choix premiers qu’elle fait et qui commandent sa construction. D’autre part, le devenir d’une langue est «
ouvert » et relativement indéterminé.
De tout cela nous conclurons que l’approche rhétorique du style a l’inconvénient de négliger la créativité stylistique. Elle
fait du style littéraire une sorte de code reconnaissable par un ensemble de signes convenus. Elle dé-historicise la
littérature.
Par ailleurs, elle a tendance à traiter le style littéraire comme un ensemble de signes ou de procédés discontinus, une
accumulation de faits de styles, compris comme des procédés. Entre les faits de styles, sorte de signaux de littérarité, il y
aurait du non-style, des moments de prose transparente. C’est un peu ce que suggèrent les analyses scolaires qui
demandent dans un style de repérer les figures du style, comme si le style consistait en un ensemble de formes locales.
En réalité, tout est style dans le discours (même l’ « écriture blanche » prônée par Barthes et mise en pratique par le
Nouveau Roman, cette écriture qui veut renoncer à toutes les figures et à tous les procédés est encore un style.) La
neutralité est un style, et tout style est global, le méconnaître, c’est manquer son caractère organique, sa logique
d’ensemble. C’est pourquoi, à l’approche distinctive du style, je préfère une approche individualisante.
2.2. Le point de vue stylistique (ou individualisant) sur le style.
A vrai dire, même la rhétorique ancienne ne s’est pas contentée d’un point de vue strictement distinctif sur le style. Dès
le moment où elle s’est « littérarisée », c’est-à-dire à l’époque de Cicéron, c'est

à-dire le Ier siècle après J.-C., elle est devenue sensible à une dimension
individualisante du style (et non plus seulement distinctive). Avec le concept d’ingenium Cicéron introduit dans la
compétence rhétorique un facteur de talent individuel, de nature plutôt stylistique en ce qu’il en appelle à une forme
personnelle d’invention.
Et de même le traité Du sublime, au IVe siècle (traité longtemps attribué à Longin), met en valeur dans le discours l’effet
« sublime » qui résulte d’une convergence des effets («
l’épisynthèse des parties »). Ce n’est pas l’addition de figures caractéristiques qui fait le style mais son économie
d’ensemble où, à la limite, on ne parvient plus à distinguer aucun procédé particulier.
A la différence des stylistiques « distinctives », les stylistiques
individualisantes refusent la distinction entre forme et fond (qui justifiait l’idée de synonymie entre des formes de
discours proches). Elles s’inspirent de Humboldt pour qui il y avait une unité organique de la pensée et de la langue dans
une « forme interne ». Mais elles appliquent ce principe au style et non à la langue. Le philosophe Merleau-Ponty a
plaidé pour ce genre de stylistique, affirmant avec force : « Toute pensée vient des paroles et y retourne, toute parole
est née dans les pensées et finit en elles. » (Signes)
Il n’y a sans doute pas de stylistique purement individualisante, mais si je devais en donner un exemple, je me
tournerais vers l’œuvre du stylisticien Leo Spitzer (1887-1960). Comme le dit Jean Starobinski, face aux textes, Leo
Spitzer, tente de saisir les caractères spécifiques propres à l’âme de l’auteur. Mais malgré ce présupposé assez
fortement idéaliste, il le fait selon une méthode déjà structurale. Ce qui l’intéresse dans un style, ce ne sont pas des
écarts aberrants mais des détails significatifs dont la répétition attire l’attention. Le fait remarquable est choisi en
fonction de sa micro-représentativité, « sa façon d’énoncer déjà, au niveau de la partie ce qu’énoncera l’œuvre entière
» (Starobinski). Le côté le plus fascinant de sa méthode tient à ces allers et retours entre l’exégèse du détail et « la
conquête de la signification globale ».
Dans une de ses Etudes de style, Spitzer se livre ainsi à une longue analyse du style de Racine qu’il regroupe sous une
dénomination globale : « l’effet de sourdine ». Les faits de style qu’il relève sont minuscules et apparemment
insignifiants. Ils portent par exemple sur l’usage désindividualisant de l’article indéfini là où on attendrait le défini («
sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère », sur l’usage d’un démonstratif dit « de distance » (« Pour vous mener
au temple où CE fils doit m’attendre », la désignation de soi à la 3e personne (« Et Phèdre au labyrinthe avec vous
descendue »), la personnification des abstraits, les périphrases, l’interruption du discours (aposiopèse), etc..

Tous ces faits, au lieu de les considérer isolément, Spitzer les rapporte à une intention globale d’atténuation qu’il
métaphorise musicalement : « la langue racinienne est une langue à sourdine ». Cette signification globale du style
dépasse la simple forme, elle renvoie à tout l’esprit du classicisme racinien : « La langue poétique de Racine n’a pas de
marques spécifiques fortes. C’est un style sécularisé, formé à la conversation usuelle, qui parvient à sa hauteur et à sa
solennité essentiellement en renonçant au sensuel, au vulgaire et au pittoresque coloré. » (Vossler cité par Spitzer).
Pour Spitzer, il s’agit de montrer pourquoi « nous ressentons toujours chez Racine, en dépit du lyrisme contenu et de la
profondeur psychologique, quelque chose d’un peu froid, une distance, une sourdine, et pourquoi il faut la maturité de
l’âge d’homme, et une intelligence spécialement formée aux expressions chastes et réservées, pour sentir toute l’ardeur
cachée dans le pièces de Racine. »
Spitzer affirme à l’occasion de cette étude un principe structural avant la lettre et il prend un parti nettement
individualisant. A ceux qui font remarquer que tel usage de Racine (par exemple l’expression « chatouiller de mon cœur
l’orgueilleuse faiblesse »), ne lui est pas propre et qu’elle date déjà de Ronsard, il rétorque :
« Il est (...), pour l’esprit rigoureux, impossible d’isoler un trait dans la langue d’un auteur pour le comparer à des traits
parallèles de langue, également isolés de leur contexte, chez d’autres auteurs ; les divers traits d’une œuvre poétique
doivent d’abord être comparés ENTRE EUX comme membres, éléments et supports d’un système, d’une unité
cohérente. » (313) Un trait de style ne prend valeur et sens que dans la globalité d’un style.
Dernière remarque concernant Spitzer. Aussi attentive soit-elle à l’individualité d’un style, la stylistique de Spitzer n’est
pas bloquée sur une conception de l’histoire littéraire commme suite de grandes individualités ou de génies individuels.
Comme le fait remarquer Jean Starobinski, dans le mouvement singulier d’une écriture, Spitzer cherche l’indice ou
l’anticipation des changements de l’esprit collectif.
Il y a d’ailleurs, on l’a dit, dans tout style une dialectique entre le singulier et le collectif. L’invention singulière est faite
d’héritage, de reconfiguration individuelle de formes reçues et de restitution au patrimoine commun des formes.
3. Une troisième conception du style : le style comme exemplification.

Je mentionnerai pour finir une troisième conception du style, qui me semble devoir être exposée, parce qu’elle fait
partie de la culture théorique d’aujourd’hui en Lettres, mais je lui accorderai un peu moins d’importance, parce qu’elle
est surtout théorique et n’a donné lieu à aucune application stylistique probante.
Dans son livre Fiction et diction, Genette a développé une troisième conception du style qui s’inspire très largement des
théories du philosophe et sémioticien américain Nelson Goodman. Si on veut énoncer cette thèse de façon simple, on
dira avec lui que le style est « le versant perceptible du discours ».
Si on veut lui donner une version plus technique, on dira que le style est
l’ensemble des propriétés « exemplifiées par le discours,
au niveau « formel », (c’est-à-dire, en fait,
physique), au niveau linguistique du rapport de dénotation directe, et au niveau figural de la dénotation indirecte. »
Pour comprendre cette définition, il faut d’abord éclaircir la notion d’exemplification. L’exemplification est selon Nelson
Goodman, un type de référence. On peut référer par dénotation (le mot « veston » réfère à l’objet veston par
dénotation). On peut aussi référer par exemplification. Il y a même des signes spécialisés dans l’exemplification, ce sont
par exemple les échantillons de tissu qu’on trouve chez un tailleur, ils réfèrent aux propriétés du tissu (couleur, texture,
épaisseur en en donnant un exemple).
Tout objet possède un certain nombre de propriétés et peut devenir en même temps un exemple de ces propriétés. Et
c’est également vrai des signes et du discours. Non seulement les mots dénotent mais ils exemplifient leurs propriété.
Par exemple le mot « long » dénote la longueur mais, comme c’est un monosyllabe bref, il exemplifie, entre autres, le
contraire, c’est- à-dire la brièveté.
A vrai dire, n’importe quel mot exemplifie l’ensemble de toutes ses propriétés littérales ou figurées. Si je considère le
mot « nuit », il est un exemple, de monosyllabe, de mot finissant par une diphtongue (ui) considérée
métaphoriquement comme « claire » (cela fait le désespoir de Mallarmé), il est un exemple de mot féminin, il est un
exemple de métaphore de la mort, il est un exemple de mot fréquemment employé par Racine, etc.
Le style selon Genette consisterait donc dans l’ensemble des propriétés du discours. Comme tout énoncé est
virtuellement plein de propriétés, tout énoncé a nécessairement « du style », parce qu’il a nécessairement un versant
perceptible. « La phrase

moyenne, le mot standard, la description banale ne sont pas moins « stylistiques » que les autres » (135).
Cette idée va sensiblement à l’encontre de notre intuition (il y a des discours plus riches stylistiquement que d’autres).
Et il me semble que ce paradoxe repose sur une ambiguïté qui n’est pas éclaircie par Genette. Dire d’un énoncé qu’il a
du style, cela peut vouloir dire 3 choses différentes.
1. Cela peut vouloir dire qu’il possède un certain nombre de propriétés susceptibles d’être exemplifiées (c’est le
sens de Genette).
2. Cela peut vouloir dire que certaines de ses propriétés qu’il possède sont effectivement mises en valeur dans un
style donné.
3. Cela peut vouloir dire que nous accordons une valeur esthétique positive aux propriétés mises en valeur dans un
style donné (c’est une évaluation subjective, un jugement de goût).
Si la définition de Genette reste, à mes yeux, très théorique, c’est qu’elle ne nous explique pas comment un style
impose la reconnaissance de certaines propriétés du discours (plutôt que d’autres). Il a l’air de relativiser entièrement
cette donnée, c’est-à- dire de l’attribuer entièrement à la bonne volonté ou à la sensibilité du lecteur : « Le style est le
versant perceptible du discours, qui par définition l’accompagne de part en part sans interruption ni fluctuation. Ce qui
peut fluctuer, c’est l’attention perceptuelle du discours, et sa sensibilité à tel ou tel mode de perceptibilité ».
C’est donc faire du style une donnée toujours latente mais absolument subjective. Il me semble que c’est méconnaître
profondément la nature du style. Bien sûr, un style s’appuie sur les virtualités exemplificatrices du discours, mais à
l’intérieur de toutes les exemplifications possibles, dans le cadre d’une œuvre d’art, un style met en relief certaines
propriétés plutôt que d’autres et il le fait par répétition et convergence, comme je le disais tout à l’heure à propos de la
conception du style de Wölfflin. Si nous devenons attentifs à certaines propriétés stylistiques d’une œuvre, ce n’est pas
par hasard, c’est parce que l’œuvre insiste, répète, amplifie et met en résonance certaines données.
Conclusion
De tout cela, vous retiendrez, j’espère, que le style n’est jamais affaire « de pure forme » ou d’ornements, il participe au
sens global de l’œuvre. Et il met le destinataire sur le chemin de cette signification en lui imposant la reconnaissance de
formes

significatives privilégiées. Identifier un style, c’est donc toujours interpréter une œuvre.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
J.-M. ADAM, Le Style dans la langue, Une reconception de la
stylistique, Lausanne
Delachaux et Niestlé, 1997
Ch. BALLY, Traité de stylistique française, Klincksieck, 1909
G. DESSONS, L’art et la manière, Paris, Champion, 2004
G. GENETTE, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991
N. GOODMAN, « Le statut du style », Manières de faire des
mondes, Chambon, 1992
W. HUMBOLDT, Introduction à l’œuvre sur le kavi, Paris, Seuil, 1974
L. JENNY, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990
« Du style comme pratique », Littérature n°118, 2000
(éd.) Le Style en acte, Métis-Presses, 2011
Ph. JOUSSET, Anthropologie du style, Presses Universitaires de
Bordeaux, 2007
M. MACÉ (éd.), « Du style ! », Critique, n°752-753, Janvier-février
2010
C. NOILLE-CLAUZADE, Le style , GF Corpus, 2004.
L. SPITZER, Etudes de style, Gallimard, TEL, 1979
B. TEYSSÈDRE Préface à H. Wöllflin, Renaissance et baroque, éd.
G. Monfort, 1988
H .WÖLLFLIN, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art
(1915), Gérard Montfort,
1992

©Laurent Jenny 2011


LES FIGURES D’ANALOGIE
Introduction
1. Les fondements de
l’analogie
1.1. Les fondements psychologiques de l’analogie 1.2. Les fondements culturels de l’analogie
1.2.1. Les concepts métaphoriques
1.2.2. Concepts métaphoriques et métaphores créatrices 1.2.2.1. Métaphores innovantes par prolongement des parties
utiles de la métaphore
1.2.2.2. Métaphores innovantes par exploitation des
parties non-utiles de la métaphore littérale 1.2.2.3. Métaphores entièrement innovantes
1.2.3. Les métaphores littéraires et l’innovation
2. Les modes de présentation de l’analogie
2.1. L’énoncé de ressemblance
2.2. La comparaison
2.2.1. Comparaisons littérales
2.2.2. Comparaisons non littérales
2.2.3. Usages exemplatifs du « comme »
2.3. La métaphore in praesentia
2.3.1. La relation prédicative avec le verbe être
2.3.2. L’apposition
2.3.3. Le tour appositif introduit par « de »
2.4. La métaphore in absentia
2.4.1. La relation sujet-verbe ou verbe-complément 2.4.2. La détermination adjectivale
2.5. Les métaphores indécidables

3. La fonction des analogies


3.1. La conception substitutive des analogies 3.2. La conception inférentielle
des analogies
3.3. Le guidage du déchiffrement des analogies
Conclusion Bibliographie

Introduct ion
La perception des analogies est réputée être une affaire de poètes, mais elle n’est pas seulement une affaire de poètes,
parce que la perception des ressemblances est une donnée anthropologique générale. Nous sommes tous
cognitivement « équipés » pour « voir le semblable » sans formation culturelle spécifique, sans éducation particulière.
En ce sens nous sommes tous virtuellement poètes, si j’en crois Aristote qui dit (Poétique, ch. 22) : « Bien faire les
métaphores, c’est voir le semblable ».
1. Les fondements de l’analogie
On peut penser qu’il y a, indémêlablement, des fondements psychologiques et culturels à notre aptitude à percevoir le
semblable.
1.1. Les fondements psychologiques de l’analogie
L’une des raisons « naturelles » pour lesquelles nous sommes sensibles aux analogies,
c’est que notre perception
est synesthésique, c’est-à-dire que les différents sens ne sont pas séparés mais s’évoquent l’un l’autre. Lorsque
Baudelaire écrivait que les sons, les parfums et les couleurs « se répondent », il ne décrivait pas une fantaisie de poète
mais plutôt une expérience commune.
C’est aussi l’avis, au 20e siècle, d’un philosophe comme Maurice Merleau-Ponty, ami de Sartre et auteur de La
Phénoménologie de la perception (1945). Merleau-Ponty insiste sur le fait que la perception synesthésique n’est pas
une exception mais qu’elle est « la règle » :

fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible. (...) De la même
manière, j’entends la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture et l’on parle avec raison d’un bruit « mou
», « terne » ou « sec ». (p.265)
Bref, « la perception sensorielle réunit nos expériences sensorielles en un monde unique » (p.266). Voir, c’est en même
temps entendre et toucher. Proust dit lui aussi que la vue est « le délégué des autres sens » : voir, c’est déjà toucher,
respirer, palper. Dans
cette correspondance entre sensations, il y a bien entendu la source de beaucoup des métaphores qui nous
viennent spontanément à l’esprit : une couleur est « criarde » comme un son, un bruit est « sec » comme une matière,
une saveur est
« capiteuse » comme un
parfum, etc.
Décrire ces correspondances par des
métaphores, ce n’est donc pas faire une « opération poétique » particulière, c’est être
« réaliste », se tenir au plus près de la perception. Et les
métaphores usuelles du langage
commun en sont des témoignages.
1.2. Les fondements culturels de l’analogie
Mais, bien entendu, nous vivons aussi dans un
monde de culture où les correspondances que
nous établissons entre les choses sont également
apprises et transmises. On peut appeler « univers symbolique », l’ensemble des associations (notamment analogiques
mais pas seulement) qui sont propres à une culture donnée.
Selon George Lakoff et Mark Johnson, les auteurs d’un important ouvrage paru en 1989, Les Métaphores dans la vie
quotidienne, la pensée analogique n’est nullement une exception ou un écart dans nos modes de pensée. La
métaphoricité serait un processus antérieur au langage et caractéristique de la pensée elle-même.
Si nous pensons par métaphores, c’est d’abord et souvent parce que nous en avons besoin pour nous représenter
facilement et concrètement des entités abstraites irreprésentables.
C’est particulièrement vrai de notre représentation du temps. J’ai déjà évoqué la spatialisation du temps qui nous
permet de nous représenter notre situation dans le temps (et en faisant un mobile qui bouge par rapport à nous : « le
temps est passé », « je cours après le temps »). Ou parfois comme un « objet » par rapport auquel nous pouvons nous
déplacer. Lorsque Proust évoque « le temps retrouvé », il en parle dans les

termes d’un objet perdu, resté en un lieu qu’on ignorait et qu’on redécouvre intact en ce lieu, par hasard. Sans doute
par là, nous ne présupposons pas que le temps est véritablement de l’espace, mais que c’est la meilleure façon de
réfléchir sur lui, de nous situer.
La même notion peut d’ailleurs participer
de plusieurs métaphorisations concurrentes. S’agissant du temps, dans notre culture, non seulement le temps est de
l’espace, mais le temps est aussi de la valeur économique. « Time is money ». D’où un ensemble de métaphorisations de
l’usage du temps en termes économiques : « je gagne du temps », « je gaspille mon temps »

1.2.1.Les concepts métaphoriques


Les valeurs les plus fondamentales et
inconscientes d’une culture sont exprimées par ce que Lakoff et Johnson appellent un ensemble de « concepts
métaphoriques ». Un
concept métaphorique est constitué d’une métaphore-noyau fondamentale et d’un système de métaphores qui la
particularisent,
Par exemple dans notre culture il y a une valorisation d’une certaine position spatiale, le « haut », comme étant le «
positif » social. Altitude et prestige sont donnés pour analogues. On pourrait le résumer par une formule du type : le
haut est le bien. Ce concept métaphorique fondamental est décliné à travers tout un ensemble de métaphores dérivées
que nous ne percevons évidemment plus comme des métaphores (dans le vocabulaire de la rhétorique classique ce sont
des métaphores éteintes ou encore des catachrèses). Comme exemple de ces métaphores dérivées on pourrait
mentionner : « l’ascension sociale », « être au sommet de sa carrière », « s’élever à la force du poignet », « avoir une
position éminente », « être au top niveau », etc. Ces métaphores peuvent nous sembler si habituelles qu’elles nous
apparaissent naturelles. Mais, il n’en est évidemment rien. Pour en prendre conscience, il suffirait que nous imaginions
des cultures qui adoptent une autre symbolique spatiale. Il en a existé : en Chine ancienne, l’Empire du milieu, le «
centre » est en tout cas doté d’une valeur qu’il n’a jamais eue dans la culture occidentale. A partir de là imaginons une
correction de nos métaphores de l’accomplissement social : au lieu de « parvenir au sommet de sa carrière » on dirait «
parvenir au centre de sa carrière », etc.
Ce que nous livre l’analyse des concepts métaphoriques d’une culture donnée, c’est son espace symbolique. Comprenez
par là l’ensemble des représentations qu’elle associe
les unes avec les autres (essentiellement par analogie mais pas seulement : par exemple dans la culture occidentale, le «
blanc » est associé à la virginité et à la pureté, en Asie, il a pu l’être avec

la mort et le deuil
– mais il est évident que le « blanc » ne ressemble ni à l’une ni à l’autre).
Prenons un autre semple de « concept métaphorique ». Dans notre culture, « le débat argumentatif est une guerre ».
Cette équivalence est d’ailleurs inscrite dans le lexique à travers l’étymologie d’un mot comme « polémique » (dérivé du
mot grec « polemos », la guerre). Mais on en trouve des traces dans tout un système de métaphores dérivées ou plutôt
spécifiées : « ses arguments sont indéfendables », « il a attaqué mon raisonnement », « j’ai démoli sa thèse », « sa
démonstration a fait mouche », etc. Un concept métaphorique consiste donc à redécrire un concept dans les termes
d’un autre. Il y a une valeur cognitive de cette superposition. L’analogie permet de dégager un certain nombre de
traits du concept premier, mais inévitablement, elle en occulte d’autres.
Si je reviens sur la redescription de la
discussion comme une guerre, ce concept métaphorique met en lumière les rapports de force qui sont impliqués par
tout débat rationnel, mais on pourrait dire qu’il en masque les aspects coopératifs. Le dégagement d’une vérité est
profitable à tout le monde, il est susceptible de neutraliser des oppositions. Socrate, lorsqu’il décrivait sa méthode
comme une « maïeutique », c’est-à-dire un « accouchement » de la vérité, proposait en fait un changement de
métaphore. Celui qui mène la discussion ne cherche pas à « vaincre » mais à faire advenir chez l’autre, une vérité qu’il
détient à son insu.
1.2.2. Concepts métaphoriques et
métaphores créatrices.
Ce constat que nous vivons dans un espace symbolique (c’est-à- dire que nous admettons un ensemble d’associations
analogiques comme évidentes) doit évidemment nous faire
reconsidérer la question de la métaphore littéraire. Contrairement à ce que la rhétorique tend à nous faire croire,
l’opposition ne se situe pas pour nous entre un langage littéral (qui serait notre norme de pensée) et des écarts
métaphoriques (qui seraient des sortes
d’exceptions littéraires). Si notre
pensée est d’emblée métaphorique, la véritable opposition se situe pour nous entre les métaphores admises et les
métaphores créatrices.
Pour le dire autrement, une métaphore créatrice ne vient (presque) jamais toute seule, elle vient sur fond de concepts
métaphoriques existants (que nous n’identifions pas comme métaphoriques parce qu’ils nous semblent évidents). A leur
propos, Lakoff et Johnson parlent d’ailleurs de « métaphores littérales » (ce qui paraît paradoxal mais ce qui est une
autre façon plus parlante de nommer les « catachrèses » ou métaphores éteintes).
Entre métaphores littérales et métaphores
novatrices, il a évidemment toutes sortes de
degrés pensables. Il s’agit d’un continuum plutôt

que d’une rupture. Lakoff et Johnson, pour leur part nous proposent les distinctions suivantes.
Soit une métaphore littérale ancrée dans notre culture : « les théories sont des bâtiments ». Cette métaphore littérale
est impliquée par tout un système d’analogies : « sa théorie est bien construite », « elle est solidement
charpentée », « elle a des soubassements indiscutables », « elle est bien étayée », « sa théorie s’est effondrée », « les
décombres de sa théorie », etc.
Lorsqu’on décrit un concept dans les termes d’un autre, on utilise en général tous les termes qui peuvent être
facilement et judicieusement transposés dans les termes d’un autre. Dans notre

exemple, on va utiliser comme métaphore tout ce qui dans le concept de bâtiment est projetable sur le concept de
théorie, c’est- à-dire tout ce qui relève de la solidité d’une structure : la charpente, les fondations, l’équilibre
d’ensemble. En revanche, on ne va pas projeter sur le concept de théorie des aspects particuliers des bâtiments qui
n’ont pas d’équivalent dans une construction intellectuelle : les décorations de façade, les escaliers intérieurs, les
couloirs ou le toit.
Dans une métaphore littérale, il y a donc ce qu’on peut appeler des parties utiles et des parties inutiles. Les parties utiles
sont celles qui appartiennent à notre manière ordinaire et « littérale » de parler des théories. Les parties inutiles sont
celles qui ne sont pas ordinairement utilisées dans le concept métaphorique.
L’utilisation des parties inutiles de la métaphore donnera lieu à des métaphores novatricesqu’on
pourra appeler « métaphores imagées » ou « métaphores non littérales ». Lakoff et Johnson proposent d’en distinguer
3 sous espèces.
1.2.2.1. Métaphores innovantes par prolongement des parties utiles de la métaphore
On pourra renouveler une métaphore littérale en recourant à des éléments appartenant aux parties utiles de la
métaphore, celles qui sont ordinairement exploitées pour redécrire son concept, mais en spécifiant de façon
inattendue ces parties utiles. Dans la métaphore « les théories sont des bâtiments », on pourra par exemple évoquer les
« briques » d’une théorie pour désigner ses unités élémentaires et son « mortier » pour qualifier le type de logique qui
fait tenir ces unités entre elles.
1.2.2.2. Métaphores innovantes par exploitation des parties non- utiles de la métaphore littérale
On fera une métaphore plus audacieuse et inattendue si, tout en restant dans le cadre d’un rapprochement analogique
connu (les théories bâtiments), on recourt à ce qui ordinairement ne sert pas au rapprochement : par exemple « la

façade de sa théorie a une allure baroque », ou « sa théorie a des problèmes de plomberie ».


1.2.2.3. Métaphores
entièrement innovantes
Enfin on peut inventer des métaphores
nouvelles qui n’appartiennent pas au
système des métaphores admises dans notre
culture. Mais elles seront plus
surprenantes, plus difficilement
recevables.
Ex : Une bonne théorie vieillit comme un bon vin
1.2.3. Les métaphores littéraires et l’innovation
Si on réfléchit à présent aux métaphores littéraires et poétiques que nous rencontrons le plus souvent, on s’aperçoit
que la plupart relèvent de la deuxième catégorie. Ce ne sont pas des créations analogiques à partir de rien. Elles
s’appuient sur des métaphores littérales mais les renouvellent en les spécifiant.
Soit par la
métaphore
Ex : Les jeunes filles
sont des fleurs
à laquelle recourt Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Il ne s’agit nullement d’une métaphore novatrice.
Elle a une tradition poétique très ancienne depuis Ronsard et bien avant jusqu’aux femmes-fleurs de Wagner. Mais
d’ordinaire la métaphore est exploitée pour qualifier analogiquement : le teint des jeunes filles, leur beauté périssable,
ou leur pureté
virginale. En revanche Proust innove sérieusement lorsqu’il évoque les regards de Marcel qui désirent
Ex: butiner les joues
des jeunes filles
C’est transformer par implication l’amant en insecte et les jeunes filles en productrices d’un pollen consommable. A
partir d’une métaphore convenue, il a inventé par exploitation de ses « parties inutiles ».
En revanche, je peux trouver chez des écrivains modernes des métaphores radicalement novatrices, c’est-à-dire qui ne
s’appuient sur aucun concept métaphorique existant. Par exemple, lorsque je lis chez Michaux :
Ex
:
L’Europe a partout le petit rire de sang de ses

maÈons de brique
C’est un rapprochement totalement inattendu entre bâtiments et espèces de rires. Je dois faire un effort pour
comprendre, c’est-à- dire justifier ce rapprochement qui, dans le cas précis, ne semble tenir que par la couleur rouge,
comme Michaux l’indique lui- même, mais qui nous propose de considérer l’architecture comme une expression
émotionnelle involontaire.
2. Les modes de présentation de l’analogie

Jusqu’à maintenant, nous avons globalement parlé des analogies mais sans faire de distinctions entre types d’analogie.
Or le même rapprochement analogique peut nous être présenté de façon très différente. Voyez la différence entre
Un énoncé de ressemblance
Ex : Ses joues ressemblent à des roses
Une comparaison
Ex : Ses joues sont comme des roses
Une métaphore in praesentia Ex : les roses de ses joues
Une métaphore in absentia
Ex : Son visage nous offre ses roses
D’un énoncé à l’autre, on n’a pas changé les termes du rapprochement, mais la relation entre ces termes. Nous sommes
passés d’une
relation de ressemblance à une
relation d’identification entre les termes.
2.1. L’énoncé de
ressemblance
Il pose explicitement la relation de ressemblance, mais en même temps, il la modalise, il ancre la ressemblance dans la
perception subjective d’un énonciateur et par là même il la relativise
Ex :
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu’allument les soleils des
brumeuses saisons
Baudelaire (« Ciel brouillé »)
L’énoncéde ressemblance est susceptible
de multiples formulations. Dans le poème « Ciel brouillé », on trouve par exemple « On dirait.. », « Tu rappelles... »,.
Ailleurs « on croirait que... » « Tu fais l’effet de.. ». C’est la forme la plus atténuée du rapprochement analogique.
2.2. La
comparaison

Elle explicite le fait qu’on a affaire à une relation analogique, mais en revanche, elle a tendance à objectiver cette
relation, comme si cette analogie s’imposait universellement et n’était plus le fait d’une évaluation subjective.
Ex :

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige


(Baudelaire « Harmonie du soir »)
La comparaison est elle aussi susceptible de formulations multiples. Toujours chez Baudelaire, je trouve par exemple :
Ex :
La nuit s’épaississait ainsiqu’une cloison (« Le Balcon)
N.B. A propos des comparaisons, il faut remarquer qu’il en existe plusieurs types et qu’elles ne fonctionnent pas toutes
de la même façon. Les sémanticiens distinguent ainsi entre des comparaisons littérales et des comparaisons non
littérales.
2.2.1. Comparaisons littérales
Dans le cas des comparaisons littérales, les deux termes de la comparaison ont un ou plusieurs prédicats saillants en
commun (comprenez des caractères évidents qui entrent dans leur définition et qui justifient le rapprochement)
Ex
:
Les dictionnaires sont (alphabétiques, à visée de complétude, grands)
comme les
dictionnaires
Les traits saillants sont aussi valides pour l’un des termes de la comparaison que pour l’autre.
Cela a pour conséquence que ce type de comparaison est parfaitement symétrique. On peut les renverser sans
provoquer d’effet d’étrangeté.
Ex :

Les dictionnaires sont comme les encyclopédies.


2.2.2. Comparaisons non littérales

En revanche, il existe de très nombreuses comparaisons non- littérales. Dans ce cas les termes A et B de la comparaison
ont un prédicat en commun, mais ce n’est un prédicat saillant que pour l’un des deux termes, alors que pour l’autre
c’est un prédicat marginal.
Ex :
L’homme est comme un roseau
La comparaison fait allusion à des prédicats saillants du roseau
(la souplesse, la faiblesse, la fragilité) qui existent chez l’homme

mais ne sont pas saillants. D’où l’effet de redescription de la comparaison non-littérale.


Les comparaisons non-littérales sont dissymétriques, c’est-à-dire qu’on ne peut les renverser sans altérations. Ainsi
l’énoncé
Ex :
*Le roseau est comme un homme
est problématique parce que le comparant « homme » n’a pas de traits saillants qui s’appliquent facilement au roseau.
Ceci éclaire un aspect intéressant des
comparaisons littéraires qui s’applique aussi aux métaphores in praesentia: à partir d’un caractère principal du
comparant, elles mettent en valeur un caractère marginal du comparé.
2.2.3. Usages exemplatifs du « comme »
Dernière remarque, tous les « comme » ne sont pas analogiques, certains ont une valeur exemplative. C’est le cas de la
fameuse série des « beau comme » de Lautréamont dans les Chants de Maldoror.
Ex
:
Beau comme la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une
table de
dissection
(Lautréamont)
Dans cette expression, Lautréamont ne fait pas une analogie entre la beauté et autre chose, il donne un exemple
(inattendu et paradoxal) de beauté telle qu’il la conçoit.
2.3. La métaphore in praesentia
La métaphore in praesentia fonctionne à peu près comme une comparaison non-littérale, à une nuance près, c’est
qu’elle n’explicite pas par le « comme » la relation analogique. De ce point de

vue, elle a tendance à présenter comme relation d’identité la relation d’analogie. La métaphore in praesentia a un
caractère plus moderne que la métaphore in absentia. Effectivement, elle jouit d’une grande liberté de rapprochement
analogique, puisque, comme la comparaison, elle explicite les termes qu’elle met en présence. Elle peut donc en choisir
de très éloignés et établir des relations non conventionnelles. C’est pour cela qu’elle a la faveur des « modernes ».

La métaphore in praesentia est grammaticalement présentée par un ensemble de relations qui suggèrent l’identité
2.3.1. La relation prédicative avec le verbe être
Ex :

L’homme est un roseau


Ex
:
Mon vide est ouate (H. Michaux)
La relation prédicative entraîne une relation d’équivalence. Il y a cependant une nuance entre ces deux énoncés. Dans le
premier la relation portée par le verbe être est d’identité. Mais dans le second, l’absence d’article donne au mot « ouate
» une nuance de détermination (en
fait un quasi adjectif).
2.3.2.
L’apposition
C’est le mode de présentation le plus courant de la métaphore in praesentia. On lui donne parfois le nom de métaphore
maxima et Victor Hugo en a fait une véritable marque de fabrique de sa poétique.
Il arrive que l’apposition soit précédée d’un
démonstratif, comme dans cet exemple d’Hugo
Ex
:
L’ennui, cet aigle aux yeux crevés
Le déictique atténue ou modalise un peu la brutalité du rapprochement. Il prend le double sens d’une modalisation («
cette sorte de ») et d’une prise à témoin du destinataire (faisant appel à la
reconnaissance parce dernier de
la pertinence du
rapprochement).
D’autres exemples nous montrent une relation plus brutale de juxtaposition entre les termes :

C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière (Hugo)


Ex
:
Le pâtre
promontoire (Hugo)
Ex :
Soleil cou coupé (Apollinaire)
Ex : Après cela vient la toux, une toux-tambour (Michaux)

La relation appositive tend à l’identification


des deux termes qu’elle rassemble puisqu’elle consiste en une re-nomination d’un référent unique. On voit d’ailleurs
dans l’exemple de Michaux comment on glisse du rapprochement de termes à leur fusion dans un mot-valise unique.
Dans tous les cas c’est le terme apposant (en apposition) qui joue le rôle de comparant (le promontoire est le
comparant du pâtre). Il est le plus souvent en position seconde, mais pas dans notre premier exemple où on a une
relation de re-nomination et où l’ange est le comparant de la liberté, et non l’inverse.
2.3.3. Le tour appositif
introduit par « de »
Il existe un certain nombre d’expression introduites par la préposition « de » qui ont la même valeur qu’une apposition
et qui doivent être paraphrasées par une apposition (bien qu’elles ressemblent à une relation de détermination)
Comparon
s : Ex :
Les fêlures des vitres
Ex
:
Les flaques des vitres
(M.
Deguy)
Dans le premier cas les « vitres » déterminent le type de fêlure auquel on a affaire. Mais dans l’expression de Deguy, il y
a analogie entre les vitres et les « flaques », et le mot « vitres » ne détermine pas un type de flaques. Cette dernière
expression pourra être paraphrasée par des formes prédicatives (« les vitres sont des flaques »), ou appositives (« les
vitres, ces flaques verticales.. ») ce qui est impossible dans le premier cas (« *les fêlures sont des vitres »).
J’en citerai d’autres exemples

Le troupeau des ponts (Apollinaire)


Ex
:
Les poissons
d’angoisse (Eluard)
Ex
:
un coq de panique (Eluard)
Ex :
le Polygone barbelé du Présent sans issue (Michaux)

2.4. La métaphore in absentia


La métaphore in absentia, à la différence de la métaphore in praesentia ne fonctionne plus comme une comparaison.
Elle opère une substitution de termes, puisque seul l’un des éléments de la relation analogique, le comparant, apparaît
en contexte
Ex :
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles (Hugo)
Le comparant « faucille » se substitue ici à « lune », terme propre qui se trouve seulement évoqué. L’une des
conséquences de ce fonctionnement substitutif, c’est que, les métaphores in absentia,
pour pouvoir être déchiffrées doivent
être relativement conventionnelles.
Ex :
l’or de ses cheveux
Ex :
Il lui a exprimé sa flamme
Ex :
Elle est mariée à un ours
Ici la métaphore in absentia est d’autant plus déchiffrable qu’elle est quasiment lexicalisée : l’un des sens du mot « ours
» étant
« individu bourru et peu
sociable ».
Mais des métaphores vraiment novatrices ne peuvent être présentées par une relation in absentia. Ainsi je ne peux
transformer une métaphore in praesentia originale en métaphore in absentia intelligible. Pour reprendre quelques
exemples de ces dernières :
Ex :
*Le cou coupé se couche sur la Seine
Ex :
* Je vis dans le Polygone barbelé

Comme dans le cas des métaphores in praesentia, les métaphores in absentia sont présentées grammaticalement. La
métaphore in absentia est le seul élément qui ne peut être compris littéralement dans un contexte littéral. Il y a
toujours tension entre une relation grammaticale qui présuppose la compatibilité sémantique des termes et un terme
qui apparaît déplacé en contexte parce que non

littéralement compatible avecle


contexte. Ces relations grammaticales sont de divers types.
2.4.1. La relation sujet-verbe ou verbe-complément Ex
La porte de l’hôtel sourit
terriblement (Apollinaire)
Le présupposé de la relation sujet-verbe, c’est que sujet et verbe ne comportent pas de traits sémantiques exclusifs l’un
de l’autre, par exemple le trait « inanimé » du sujet (« la porte ») est incompatible littéralement avec le trait « animé »
appelé par le verbe « sourire ». C’est le constat de cette tension qui va nous pousser à modaliser le terme que nous
soupçonnons d’être non littéral, et à le comprendre comme le substitut d’un terme littéral absent (ici
« être ouverte » - à noter que cette métaphore est parente d’une
métaphore quasi lexicalisée : la
porte « baîlle »).
Ex :

Le soleil s’est couvert d’un crêpe (Baudelaire)


On pourrait faire le même type de remarque sur l’impropriété du complément « crêpe » (tissu léger, particulièrement
marque de deuil), qui sera lui aussi identifié comme terme non littéral dans un contexte littéral.
2.4.2. La détermination adjectivale Ex
l’eucalyptus lépreux (Michaux)
Ex
:
Les étoiles muettes (Eluard)

même façon dans la mesure où elle suppose un partage de traits sémantiques non contradictoires entre nom et adjectif.
2.5. Les métaphores
indécidables
Nous venons de voir que la condition indispensable pour que nous puissions repérer des termes métaphoriques, c’est
que nous disposions d’un contexte littéral. Or, il existe des contextes où l’on ne peut décider de ce qui est littéral et non-
littéral. C’est le cas par exemple dans l’écriture automatique surréaliste où il n’y a pas de contexte
de réalité solidement
établie mais seulement un enchaînement
associatif de termes.

Ex
:
Nous regrettons à peine de ne pouvoir assister à la réouverture du magasin céleste dont les vitres sont passées de si
bonne heure au blanc d’Espagne.
(Breton et
Soupault)
Dans cet extrait, il n’est guère possible de décider si c’est le mot
« magasin » que je dois considérer comme métaphorique ou le mot
« céleste ». Le contexte ne permet pas de trancher entre deux
hypothès
es.
a. Soit le texte nous parle d’un magasin réel et littéral, et c’est métaphoriquementqu’il est
qualifié de « céleste »
(terme métaphorique qui évoquerait son caractère « idéal », « lumineux » ou sa couleur azurée).
b. Soit le texte nous parle du littéralement du ciel et c’est métaphoriquement qu’il le re-décrit comme « magasin »
(au sens où le ciel contiendrait beaucoup de choses, serait à cause des nuages semblable à des vitres passées au blanc
d’Espagne, etc.)
Ainsi nous nous trouvons dans le cas où nous sommes sûrs qu’un terme est métaphorique mais nous ne pouvons dire
lequel... C’est évidemment un cas-limite de discours poétique au sens où il renonce à toute référence claire et se
contente d’agencer des chocs d’associations sémantiques.
3. La fonction des analogies
On opposera deux conceptions de la fonction des analogies, l’une expressive et ornementale, propre à la rhétorique
classique. L’autre inférentielle et sémantique, d’inspiration pragmaticienne.
3.1. La conception substitutive des analogies

La rhétorique classique jusqu’à Fontanier, au 19e siècle a adopté une théorie purement substitutive de la figure. Les
métaphores sont considérées comme des écarts par rapport à une norme. Pour elle une métaphore est la substitution
d’un mot non pris littéralement (« flamme ») à un terme propre (« amour »). Sous le mot métaphorique, on peut
toujours retrouver le mot littéral. Comprendre la métaphore, c’est rétablir le littéral sous le figuré. Autrement dit,
toutes les métaphores sont paraphrasables ou encore traductibles sans perte. « Amour » est le sens de
«
flamme
».

Bien sûr, si les métaphores sont traductibles sans reste, on a envie de demander à la rhétorique quel est l’intérêt de
l’opération d’écart métaphorique. A cela la rhétorique répondra que cet intérêt est essentiellement expressif et
esthétique. D’une part, l’expression métaphorique est « plus frappante » que l’expression littérale. D’autre part, la
métaphore a une valeur ornementale ou esthétique. C’est donc soustraire la métaphore à toute valeur sémantique.
La conception substitutive de la métaphore a une pertinence pour autant qu’on demeure dans une rhétorique très
conventionnelle où les métaphores sont quasiment lexicalisées. Mais dès que la métaphore est non conventionnelle,
cette théorie montre ses faiblesses.
Il existe de très nombreuses métaphores qui ne sont pas traductibles en un substitut littéral. C’est le cas notamment des
« métaphores
ouvertes ».
Ex :
Juliette est le soleil (Shakespeare)
On voit mal dans un énoncé comme celui-ci comment on pourrait paraphraser « soleil » par un terme unique qui serait
sa traduction littérale. Ou bien, il faudra recourir à plusieurs termes (Juliette est
« glorieuse », « éclairante », « inspiratrice », « vitale »), ou bien il faudra recourir à des énoncés complets.
3.2. La conception inférentielle des analogies
A la différence de la théorie substitutive, elle consiste à concevoir les analogies comme le point de départ d’un
processus inférentiel (un raisonnement) qui se fait dans l’esprit du destinataire. J’ai déjà évoqué ce processus à propos
des figures en général. Je vais le repréciser à propos des analogies. En substance, les analogies nous proposent des
rapprochements entre termes, mais elles nous invitent à
chercher nous-mêmes les
justifications du rapprochement
qui nous est proposé.

Ou plus exactement beaucoup d’analogies posent les termes d’un rapprochement et nous mettent sur la voie des
inférences que nous devons faire à partir de ces rapprochements.
3.3. Le guidage du déchiffrement des analogies
Reprenons l’énoncé métaphorique
de Pascal : Ex :
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. (Pascal)
On peut dire qu’ici, Pascal guide très strictement le déchiffrement de la métaphore qu’il pose. En déterminant le roseau
comme
« faible », il dégage ce qui justifie à ses yeux le rapprochement
homme-roseau (notez bien que La Fontaine s’intéressera à une autre justification de ce rapprochement la « souplesse »
qui est totalement absente de la pensée de Pascal, car son intention de rapprochement est dévalorisante pour
l’homme). Et une fois qu’il a justifié son rapprochement, Pascal en relativise la pertinence en nous désignant un trait
différentiel entre le roseau et l’homme : le don de la pensée chez l’homme). On peut dire que nous avons affaire ici à un
auteur qui entend strictement contrôler la compréhension de sa métaphore et les limites qu’il faut lui accorder.
La métaphorisation qui nous est proposée par Baudelaire dans le poème La Chevelure est elle aussi guidée, mais de
façon nettement moins contraignante :
Ex :
Tout un monde lointain, absent, presque défunt Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! (Baudelai
re)
D’une part Baudelaire pose une analogie
entre deux termes,
« chevelure » et « forêt » (« chevelure » n’apparaît pas dans le contexte immédiat du vers mais c’est le titre et le thème
général du poème). D’autre part, il nous fournit deux justifications de ce rapprochement : la chevelure est comparable à
une forêt en tant qu’elle est « profonde » et en tant qu’elle est parfumée ou

« aromatique ». Les déterminants de la métaphore sont aussi les


principales justifications de la métaphore, mais rien ne nous empêche de songer à d’autres justifications implicites qui
ajouteraient à la pertinence du rapprochement (la chevelure est semblable à une forêt en tant qu’elle est « sombre », «
dense »,
« impénétrable », « broussailleuse », « vivante », « exotique », etc.). Le rapprochement ouvre à tout un champ possible
d’inférences (que nous appellerons « évocations »). Le poète a dégagé les justifications qui étaient pour lui principales,
mais il nous laisse libres de compléter.
Ce qu’on peut remarquer, c’est que plus un rapprochement analogique est surprenant, plus nous avons besoin que le
poète

nous mettesur la voie des justifications


principales du rapprochement. Reprenons l’exemple particulièrement surprenant de l’expression de Michaux (dans
Portrait des Meidosems).
Ex :
Meidosem inscrit dans le polygone barbelé du Présent sans issue.
(Michaux)
Qu’est-ce qui peut bien justifier le rapprochement apparemment saugrenu entre un « polygone » et le « présent « ?
Nous avons bien besoin que Michaux nous le souffle. Et c’est ce qu’il fait en dégageant le trait commun d’ «
enfermement » et en l’appliquant simultanément au comparé (« sans issue ») et au comparant (« barbelé »), ou plutôt
en l’imposant parce que ce n’est pas
une représentation forcément partagée que
le « présent » nous enferme....
Mais il arrive que l’écrivain nous laisse absolument libres dans les inférences que nous pouvons être conduits à faire à
partir de son rapprochement. Soit encore de Michaux cette métaphore dans son livre Ecuador :
Ex :
Nous fumons tous ici l’opium de la haute altitude
Le terme « opium » est clairement une métaphore in absentia pour
« l’air ». Mais Michaux nous laisse libres de trouver nous-mêmes
des justifications. La plus évidente c’est que l’air raréfié de la haute altitude est « enivrant » comme l’opium, « difficile à
respirer » comme une pipe d’opium, « euphorique », etc.
Conclusi on
Pour conclure, on remarquera que l’analyse des analogies intéresse au premier chef l’interprétation, parce qu’elles sont
une source d’implicite importante, surtout lorsqu’elles sont

novatrices. Elles servent une re-description du monde en attirant notre attention, par le biais des comparants, sur des
aspects inattendus des choses. Et elles nous contraignent à traiter les rapprochements comme le point de départ de
raisonnements et de justifications.

Bibliographie
M. Black, « La métaphore » in Po&sie 5, Belin, 1978
P. Fontanier, Les figures du discours (1830), Flammarion, 1968
A. Ortony, Metaphor and thought, Cambridge University Press, 1984 G. Lakoff et M. Johnson, Les Métaphores dans la
vie quotidienne (1980), Paris, Minuit, 1985
P. Ricoeur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975
J.R. Searle, « La métaphore » in Sens et expression (1979), Paris, Minuit, 1982

© Laurent Jenny 2011


LE SENS DES SONS *
Introduction
I. Le débat théorique : Arbitraire et motivation
I.1. Le Cratyle
I.2. Saussure et l’arbitraire du signe
II . Condillac et l’approche stylistique
II.1. La théorie strictement imitative
II.2. Théorie expressive
II.2.1. L’explication articulatoire
II.2.2. L’explication synesthésique
II.3. Les théories euphoniques
II.4. La théorie sémantique et fonctionnelle II.4.1. Rapports analogiques
II.4.2. Rapports contrastifs
II.4.3. Rapports inclusifs
Conclusion Bibliographie
Annexe I : Liste des phonèmes du français
Annexe II : Classification des phonèmes du français
* J’emprunte ce titre ainsi que de nombreuses classifications à l’excellent article de T. Todorov, « Le sens des sons »,
Poétique 11,
1972.

Introduct ion
Souvent, nous sommes frappés, interloqués sans trop savoir quoi en penser, par des jeux de sonorités dans le discours.
La plupart du temps, cela se produit dans des contextes littéraires ou poétiques. Paul Valéry, soulignaiten effet,
en poésie,
« l’indissolubilité du sons et du sens ». C’est cette intrication du son
et du sens qui donne au langage poétique sa saveur particulière.
Généralement, il nous semble que ces agencements de sonorités ne sont pas indifférents, qu’ils ne se réduisent pas à
une crécelle de sons, mais qu’ils produisent sur nous certains effets et qu’ils ont peut-être une signification qui nous
atteint sans que nous sachions vraiment la déchiffrer. Le phénomène déborde d’ailleurs la sphère littéraire. Au-delà de
la poésie, le langage commercial de la publicité, voire même les titres de journaux,
exploitent largement les jeux de sonorités et s’en servent pour insinuer en nous des significations indirectes.
Est-ce qu’il est vain d’essayer d’en dire quelque chose dans le commentaire littéraire ? Sommes-nous alors condamnés à
faire part d’impressions subjectives invérifiables et impartageables ? Ce sont ces questions que j’aimerais examiner. Et
d’abord en revenant à la réflexion antique sur le sujet.
I. Arbitraire ou
motivation
I.1. Le
Cratyle

Le problème qui nous intéresse est posé depuis au moins le dialogue de Platon intitulé Cratyle où deux adversaires,
Hermogène et Cratyle, s’opposent sur la question de la « justesse des noms ». Hermogène soutient la thèse «
conventionnaliste » (ou encore celle de l’arbitraire du signe) selon laquelle les noms résultent seulement d’un accord et
d’une convention entre les hommes, mais n’ont aucune motivation « naturelle ». Cratyle soutient une thèse contraire,
que Genette appelle « naturaliste » ou qui est celle, en termes saussuriens, de la motivation, thèse selon laquelle
chaque objet a reçu une dénomination juste et qui lui convient naturellement.

« Une dénomination juste et qui lui convient naturellement », cela renvoie peut-être cependant à deux choses
différentes. Pour Cratyle, la dénomination juste ne veut pas forcément dire que le mot ressemble à la chose, qu’il est
mimétique d’elle, mais qu’il est une sorte de définition de la chose. Pourquoi est-ce qu’en grec le corps se dit « soma » ?
C’est, nous dira Cratyle, parce que ce mot en évoque un autre « séma », qui veut dire en grec à la fois
« tombeau » et « signe », or, ajoute Cratyle, le corps est le
« tombeau » de l’âme (dans une vision platonicienne) et il en est
aussi le signe ou la manifestation. Le corps est donc « justement nommé » parce que son nom est une sorte de
déclinaison de ses attributs. Il ne s’agit donc pas d’une motivation directe (en forme de ressemblance) mais d’une
motivation indirecte ou dérivée (le nom condense les associations qui lui conviennent).
Mais au fil du dialogue, Cratyle change de plan et en vient à l’idée que ce ne sont pas seulement les mots qui sont
motivés indirectement, par une sorte de définition abrégée, mais que les éléments des mots, autrement dit les
phonèmes sont eux-mêmes motivés, c’est-à-dire qu’il y a une affinité entre la sonorité et ce qu’elle évoque. Ainsi le [R]
évoquerait le mouvement parce que c’est le son sur lequel la langue s’arrête le moins et on le trouve dans des mots
comme « rhein » (couler). Le [i] évoque la légèreté et l’élan (comme l’indiquent des mots grecs comme « ienai »,
« aller ». Le [O] évoque la rondeur comme dans le mot grec
« gongulon »,
etc.
La position de Cratyle, et jusqu’à un certain point celle de Socrate est qu’il faudrait corriger le défaut des langues, et
rétablir cette convenance primaire ou naturelle entre sonorités et significations que Cratyle reconnaît dans certains
aspects de la langue. Cette attitude, Genette l’appelle«
cratylisme » ou encore
«
mimologisme

I.2. Saussure et
l’arbitraire du signe
L’attitude inverse, c’est celle qui est défendue par Saussure dans son Cours de linguistique générale (1915) lorsqu’il
souligne les
« caractères primordiaux » du signe linguistique : d’une part le signe
linguistique est arbitraire, d’autre part
il est linéaire.
Seul le premier aspect nous intéresse. Que veut dire exactement
« le signe linguistique est arbitraire » ? Saussure répond : « Ainsi
l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons [s- œ -r ] qui lui sert de signifiant ; il
pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les
différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant [b-œ-f
]d’un côté de la frontière et
[ɔ -k-s] (ochs) de
l’autre.

Arbitraire veut donc dire que le signifiant est immotivé, qu’il est arbitraire par rapport au signifié avec lequel il n’a
aucune attache dans la réalité.
Saussure est cependant contraint d’envisager
deux cas qui suggèrent unemotivation
relative du signe : celui
des onomatopées et celui des exclamations. Cependant il repousse cette idée en faisant valoir plusieurs arguments.
D’une part les onomatopées authentiques (du type « glou¬glou » ou « tic-tac ») sont rares et elles constituent une
imitation déjà conventionnelle de certains bruits (les onomatopées ne sont pas les mêmes dans toutes les langues :
pour le train au « teuf-teuf » français correspond le « dodescaden » japonais, et en italien les coqs font « chicchirichi »
et non pas « cocorico »...). De même pour les
exclamations puisqu’au « aïe ! » français
correspond l’allemand
« au !
».
En réalité,si Saussure écarte comme
des phénomènes d’importance secondaire onomatopées et exclamations, il ne peut réduire complètement la possibilité
d’une motivation relative du signe.
Bien qu’elle soit difficile à définir et à préciser, la motivation du signe hante l’imaginaire de la langue. Beaucoup
d’écrivains et de linguistes du passé en ont rêvé et Gérard Genette a consacré un énorme dossier, son livre
Mimologiques, à faire l’historique et l’étude des différentes formes de mimologisme.
Pour ma part, je me contenterai d’une approche stylistique de la question : peut-on dire quelque chose de rigoureux sur
la valeur des sonorités dans le discours et éventuellement leur signification ?
II. Condillac et l’approche stylistique
L’un des ancêtres de la stylistique (qu’on essaiera
de mieux définir au semestre de printemps) c’est
l’abbé Condillac qui est l’auteur d’un Art d’écrire

paru en 1772.
On peut y lire une phrase qui va nous servir à nous orienter et à faire des classifications. Condillac écrit :
L’harmonie imite certains bruits, exprime certains sentiments ou bien elle se borne à être seulement agréable.
Je vois ici la désignation de 3 types de théorie différents sur la valeur des sons.

Dire que « l’harmonie imite certains bruits », c’est proposer une théorie imitative ou cratylienne des sonorités du
langage. Vous noterez que ce ne sont pas les mots en eux-mêmes mais bien les phonèmes qui sont dotés d’une valeur
imitative. Cela pose le problème de savoir ce qu’un phonème peut bien imiter. Evidemment des êtres sonores, Condillac
dit des « bruits ». Nous ne sommes donc pas loin de l’onomatopée. On va y revenir.
Dire par ailleurs que, dans certains cas, l’harmonie
« exprime certains sentiments », c’est
proposer une théorie expressive des sonorités. Il ne s’agit plus de raisonner en termes d’imitation, mais de valeurs
expressives et émotionnelles. C’est poser qu’il y une correspondance régulière entre sonorités et sentiments.
Dire enfin que « l’harmonie se borne à être agréable », c’est poser au contraire que les sonorités du langage n’ont ni
valeur imitative, ni valeur expressive, mais en revanche qu’elles sont susceptibles d’euphonie, c’est-à-dire qu’il y a des
configurations de phonèmes qui sont tout simplement plus agréables à entendre que d’autres.
Condillac ne mentionne pas un quatrième type de théorie des sonorités que j’appellerai sémantique ou fonctionnelle.
Dans cette théorie, les phonèmes prennent des valeurs significatives non par nature, mais en fonction du contexte,
c’est-à-dire de leur association avec
certaines significations. Jean Sarobinski a ainsi relevé une sorte d’anagramme dans une phrase d’un des
Petits poèmes en prose de Baudelaire : « Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l’hystérie ». J.S. note que les
phonèmes du mot
« hystérie » diffusent dans toute la phrase dans « sentis » « serré »
« terrible ». Il y a dès lors un jeu de reflets entre la maladie et ses symptômes qui en quelques sortent l’annoncent. Ce
ne sont pas ces phonèmes qui en eux-mêmes traduisent les valeurs de l’hystérie mais bien leur association au mot.

différentes de la valeur des sons du langage. Nous allons les examiner successivement pour essayer d’en juger la
pertinence.
II.1. La théorie strictement imitative.
Je dirai d’abordque c’est une théorie
essentiellement acoustique. Elle repose sur la sonorité des phonèmes (et non pas la façon par exemple dont ils sont
prononcés : on verra que l’articulation peut influer sur les valeurs expressives et même sémantiques des sons).

Force est de reconnaître en effet que les phonèmes ont des propriétés acoustiques. Je n’entrerai pas dans les détails de
l’analyse phonétique.Mais
disons seulement que
globalement les VOYELLES s’opposent
aux CONSONNES (comme
des sonorités où il y a plus
d’HARMONIQUES). Cela les rapproche grossièrement de notes de musiques, bien que ce soient des sonorités beaucoup
plus impures et complexes. En revanche, les consonnes sont marquées par une plus haute teneur en bruit. Il en découle
d’ailleurs que ce sont surtout les consonnes qui sont susceptibles d’imiter des BRUITS DU MONDE.
De fait les consonnes sont caractérisées du point de vue acoustique par le type de bruit qu’elles produisent.
On distingue ainsi les OCCLUSIVES, consonnes dites aussi discontinues[p/b, t/d, k/g], qui
produisentun effet d’EXPLOSION
après un silence (EXPLOSIVES) et les CONSTRICTIVES, consonnes dites continues parce qu’elles peuvent être
prolongées,et produisent divers bruits : frottement
pour [ f /v], sifflements pour [s/z],
chuintement pour [ʃ/ʒ].
A partir de ces considérations peut-on faire des commentaires intéressants de la valeur des sonorités ?
Si je considère un vers comme le fameux vers racinien (Phèdre)
Mais quels sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
je note que l’on remarque le bruit des SIFFLANTES, en grande partie grâce à leur répétition allitérante (car il y a aussi
d’autres sonorités liquides comme les [L], fricatives comme le [V], occlusives comme les deux [T], qui elles aussi
pourraient prétendre à produire des effets mimétiques). Si notre attention se porte sur les sifflantes et seulement elles,
c’est évidemment à cause de leur concentration et de leur position accentuée qui les rend notables.

perçu qu’il est nommé dans le vers. Donc la VALEUR MIMETIQUE, sur le plan du son est parfaitement redondante avec
la désignation. On pourra tout juste dire qu’à la représentation s’ajoute un effet réaliste puisque l’évocation sémiotique
du bruit de sifflement est accompagnée de l’exemplification d’un sifflement réel. A ces descriptions qui mettent sous les
yeux, ou plutôt ici font parvenir aux oreilles, la
rhétorique ancienne donnait le nom
d’harmonisme.
Mais la plupart du temps les sonorités seules sans l’appui des significations sont impuissantes à produire ces effets
mimétiques. Pensons par ex. à ce verset de Saint-John Perse (Exil V) : Et le soleil enfouit ses beaux sesterces dans les
sables qui cumule les

sifflantes en nombre aussi grand que dans le vers de Racine sans produire aucun effet mimétique de sifflement...
D’une façon générale, on sera extrêmement prudents et on veillera à ne pas évoquer des effets mimétiques lorsqu’ils ne
sont pas confirmés par la signification.
Par ailleurs, pour ne pas tomber dans l’arbitraire, il ne faudra relever que des phonèmes manifestement mis en valeur,
soit par la répétition, soit par leur place dans des positions accentuelles privilégiées (en fin de mot et parfois en initiales
de mots).
A ces réserves près, on pourra se permettre, s’il y a une mise en valeur avérée de tel type de phonème à évoquer
l’ambiance qu’ils créent. Les consonnes sonores sont plus musicales et plus douces que les sourdes. Les occlusives
évoquent la discontinuité et l’explosion, alors que les constrictives évoquent le continu et le frottement.
Il arrive que des écrivains les exploitent expressivement. Ainsi dans ces deux phrases d’Henri Michaux (tirées de Portrait
des Meidosems) :
Il ne Fera pas Fondre la Ville. [F-F-V] Il ne Pourra Pas Percer le
Cuivre [P-P
P-K]
Ici s’opposent les constrictives et les occlusives, comme deux modes d’agression douce ou dure, à partir de phonèmes
répétitivement exploités dans des positions privilégies (début de mots)
De même Les bilabiales [p b m] sont plus douces que les vélaires [k g R]. Mais on a affaire à des effets d’évocation diffus
plus qu’à des imitations précises.
II.2. La théorie
expressive.

La théorie expressive postule donc que les sonorités du langage expriment des sentiments. A priori cela peut sembler
incongru, mais si l’on fait des tests auprès de locuteurs de différentes langues et qu’on leur pose des questions du type
Qui est le plus gentil : I
ou K ?
Qui est le plus dur : MALOUMA ou TIKETE ?
Ils répondront avec un bel ensemble que i est plus gentil que k, et que MALOUMA est plus tendre que TIKETE

Cela milite donc encore pour une relativisation de l’arbitraire du signe. En fait nous avons tous un imaginaire
phonétique qui tient à un ensemble d’associations d’origine à la fois kinesthésiques (tenant aux mouvements
articulatoires et aux sensations internes liées à
ces mouvements) et
synesthésiques (tenant à
des correspondances que nous établissons entre domaines sensoriels différents).
N.B . Ces deux mots ne doivent pas être confondus avec le terme
« cénesthésie » [du grec « koinè aisthèsis », sensation commune] qui
désigne une impression générale résultant d’un ensemble de sensations non spécifiques.
A vrai dire, comme on va le voir, kinesthésie et synesthésie peuvent être assez étroitement liées.
II.2.1. L’explication
articulatoire
Lorsque nous prononçons des phonèmes, nous engageons les muscles liés à l’articulation dans des mouvements de
tension, détente, blocage, relâchement. Un théoricien, des années 1970, Ivan Fonagy appelle cela joliment « un petit
drame sphinctérien ». Sa thèse générale, inspirée de la psychanalyse, c’est que, dans l’articulation
phonétique, on réinvestit des organes qui ont d’autres fonctions que la parole (succion, alimentation, respiration,
excrétion). Du même coup, on réactive des investissements libidinaux liés à ces organes.
Pour prendre quelques exemples les phonèmes
bilabiaux [P / B / M] mais sont étroitement liés à
l’érotisme oral. Le M serait ainsi une
normalisation linguistique du
mouvementde succion (accompagné de la relaxation du voile du palais qui permet de respirer sans quitter le sein
maternel). Cela expliquerait notamment que ces bilabiales [mama] soient associées dans beaucoup de langues à la
sphère maternelle et à l’idée de la mère.

Les constrictives impliquant un relâchement, une détente, une ouverture seraient liées à des pulsions urétrales, et, si
j’ose dire à la douceur du laisser – aller.
Les occlusives mettent en jeu au contraire une
tension musculaire (pour être claire une
rétention) et seraient davantage liées aux pulsions que Freud appelle sadiques-anales. Cela nous explique qu’elles soient
interprétées comme plus DURES TIKETE plus dur que MALOUMA que les constrictives (en somme ce n’est pas
seulement la question acoustique de la violence du bruit impliqué), c’est aussi une question posturale.

Ivan Fonagy a poussé très loin, un peu trop loin sans doute, l’idée de cet alphabet des pulsions que constituerait
l’articulation phonétique. Et Julia Kristeva s’en est beaucoup servi pour interpréter Mallarmé et Lautréamont.
II .2.2. L’explication
synesthésique
A vrai dire ces valeurs articulatoires se compliquent inévitablement de valeurs synesthésiques.
Lorsqu’on demande aux enfants d’associer des qualités avec des phonèmes, ils en mentionnent plusieurs d’ordre
sensoriel différent.
Par ex : [ i] est perçu comme PETIT, CLAIR ET GENTIL [u] est sombre et méchant
[K] est dur et
méchant
Dans de nombreuses langues on trouve aussi des synesthésies de
luminosité pour désigner les voyelles comme « claires » ou
« sombres ». On retrouve aussi des métaphores analogues pour
désigner certains sons comme liquides [l] ou mouillés [j] (yod).
Ces synesthésies tiennent à l’image corporelle que nous avons de nous-mêmes et des autres quand nous prononçons
certains sons.
Par exemple, les voyelles avant, articulées vers
l’extérieur [i – e- ø - y] sont jugées « claires »
parce qu’on se représente le son extériorisé au dehors de l’orifice
buccal. Elles sont aussi considérées comme
plus « sociales », littéralement tournées vers
autrui. En revanche les voyelles arrière [u – o – ɔ- ɑ] prononcées vers le voile du palais sont jugées « sombres » et plutôt
chargées négativement d’un point de vue relationnel.
De la même façon, c’est l’articulation du [i ] (bouche très fermée) qui explique son association à la « petitesse » et par
une inférence douteuse mais régulière le passage de cette « petitesse » à la
« gentillesse » (parce que les petits font a priori

moins peur que les


grands en ce qu’ils sont supposés moins nuisibles...). Alors que le
[ɑ] (ou le [ɔ]) sont articulés avec une grande aperture (et très en arrière de la bouche).
Voyez (ou plutôt écoutez) comment Baudelaire joue de cette opposition des voyelles de grande et de petite aperture
dans Le Voyage :
Ah ! que le monde est grAND à la clartédes lAMpes ! Aux yeux du souveIr, que
le monde est petIt !

Cependant le problème de la théorie synesthésique c’est que les suggestions associées à certains phonèmes vont
souvent à l’encontre de la signification des mots dans lesquels ils sont engagés.
Mallarmé déplore par exemple que les phonèmes du mot « nuit » en français soient « clairs » (effectivement ce sont des
voyelles aiguës, [y ] et [i] , associées synesthésiquement à la clarté, comme on l’a vu ) et qu’en revanche la voyelle du
mot « jour » [u] soit
« sombre » parce que c’est une voyelle
catégorisée comme telle. Selon Mallarmé, le remède à cet arbitraire contrariant peut être trouvé dans le travail du vers
qui va conférer un environnement de phonèmes « clairs » au mot « jour » et de phonèmes sombres au mot « nuit » (par
exemple « sombre », « ténèbres », etc.). En somme, il faut comprendre « rémunération du défaut des langues » comme
« réparation de l’arbitraire », correction des suggestions du signifiant par un travail d’harmonisation avec le sens.
Pour résumer la théorie expressive est riche de suggestions, mais sur le plan de sa rentabilité stylistique, je ferais à son
sujet les mêmes remarques que pour la théorie mimétique. Pour que des valeurs expressives se dégagent et puissent
être relevées, il faut qu’elles frappent un grand nombre de phonèmes dans des positions privilégiées. Et ces valeurs se
dégagent surtout dans des contextes sémantiques favorables.
Du coup, la valeur de
signification des sonorités apparaît faible. Elle est plutôt une valeur de renforcement connotatif de certaines
significations.
II.3. Les théories
euphoniques
Les théories euphoniques brièvement évoquées par Condillac comme une troisième possibilité de valeur des sonorités
postulent d’une part qu’il existe une indépendance de la chaîne signifiante par rapport aux signifiés et d’autre part que
certaines distributions de phonèmes ont plus de

valeur esthétique que d’autres.


Je ferai ici brièvement référence à la théorie harmonique de Maurice Grammont qu’il a développée dans son ouvrage Le
Vers français, ses moyens d’expression, son harmonie au début du siècle. Comme on va le voir cette théorie repose sur
une analogie implicite entre phonèmes et notes de musique. Du coup Grammont va être amené à privilégier le rôle des
voyelles au détriment de celui des consonnes (parce qu’elles sont plus proches de notes de musique).
Pour construire son système, il commence par définir des groupes de voyelles antithétiques. D’une part ce qu’il appelle
voyelles

« claires » [ø, e, i, y, ə], c’est-à-dire en gros


toutes les voyelles qui sont prononcées à l’avant
de la bouche (palatales). A ces voyelles
claires, il oppose des voyelles « graves » [o, u, ɑ ], c’est-à-dire celles qui sont prononcées à l’arrière de la bouche
(vélaires). Le couple antithétique ainsi formé reçoit chez lui une dénomination un peu bizarre puisque l’un des termes, «
claire », est métaphorique
et réfère à la luminosité tandis que son opposé, « grave » est littéral et renvoie à la musique.
Quoi qu’il en soit, le postulat posé par Grammont, c’est que l’harmonie consiste en une série de modulations
phonétiques, c’est-à-dire de suites de voyelles claires ou graves alternées.
A. toutes les suites vocaliques doivent présenter une modulation.
B. Ces modulations doivent coïncider avec les divisions rythmiques du vers ou de la phrase
C. Elles doivent se reproduire dans le même ordre ou à la rigueur s’inverser symétriquement
L’exemple d’une réalisation harmonique idéale selon Grammont se trouverait dans un vers de Racine comme
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée
Soit la séquence de voyelles [u-u-y/ə -o-ɔ/ u¬u-y/ ə -e-e]
Vers harmonique s’il en fût parce que s’y reproduisent des séquences [u-u-y] qui font se succéder 2 voyelles sombres et
une claire, tandis que s’opposent en fin d’hémistiche une série
Claire-grave-grave [ə - o- ɔ] et une série claire¬claire-claire [ə -e-e].
Dans le même ordre d’idée un vers comme celui de José-Maria de
Hered
ia
La Floride apparut sous un ciel enchanté

d’autres modulations sont envisageables.


On remarquera que les modulations de Grammont sont d’autant plus perceptibles qu’elles s’appliquent à un rythme
d’alexandrin parfaitement régulier au découpage 3-3-3-3. Mais elles deviennent plus floues dès que le vers s’écarte un
tant soit peu de ce patron. Par exemple dans le vers de Hugo :
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles
Je ne m’attarderai pas à la théorie de Grammont mais me contenterai de quelques remarques critiques. Sur un strict
plan acoustique la distribution en claires et graves proposée par

Grammont n’est pas très rigoureuse. Par ailleurs, il exclut de l’harmonie tout ce qui est d’ordre consonantique alors que
les consonnes jouent clairement un rôle dans la construction sonore du vers.
Mais surtout la valorisation de ce qu’il appelle «
harmonie » est largement arbitraire ou
plutôt elle témoigne d’un goût
historiquement marqué pour une certaine époque de la poésie.
La méthode de Grammont ne donnerait rien de bon si on l’appliquait à Verlaine, parce que Verlaine travaille plutôt sur
les continuités mélodiques que sur les oppositions harmoniques comme dans les vers suivants des Romances sans
paroles
Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain ?
Ou dans cette strophe de « A la manière de Paul Verlaine » :
C’est à cause du clair de la lune Que j’assume ce m asque nocturne Et de Saturne penchant son
urne Et de ces lunes l’une après l’une.
Au total, on conclura sur ce point en remarquant
que, s’il est vrai que certains poètes se
caractérisent parune musicalité
caractéristique qu’on peut tenter de décrire (c’est¬à-dire un usage préférentiel de certains phonèmes et configurations
de phonèmes), il est difficile d’en faire une théorie rigoureuse. Par exemple l’opposition voyelle/consonne, d’un strict
point de vue acoustique n’est pas si tranchée que cela. Certaines consonnes, dites sonantes comme le [ L] ou le [R ] sont
très proches des voyelles. Par ailleurs les phonèmes étant des sons impurs, il est difficile de les engager dans des
oppositions musicales nettes. Enfin, on remarquera qu’une telle description reste en-deçà de la signification et est donc
d’un intérêt interprétatif faible.
II.4.La théorie sémantique et fonctionnelle

Il reste une seule piste que Condillac n’exploite pas mais qui est peut-être la plus intéressante
pour nous qui cherchons
essentiellement à interpréter les textes. Selon cette théorie les phonèmes n’ont pas de valeur a priori mais ils se
chargent de valeurs de sens par association à certains mots. Et du coup, ils sont
susceptibles de diffuser leur connotation
sémantique au-delà du mot auquel ils sont associés, si les séquences phonétiques du mot- matrice se répètent. Ou pour
parler comme Jakobson autrefois les relations entre formes phonétiques ont tendance à suggérer des rapports entre
significations.

Prenons un exemple très simple. Soit l’expression


La nature
éternelle
Si l’on examine la suite consonantique qui constitue cette expression, on se rend compte qu’elle est constituée des
suites
[L N T R / T R N L]. Formellement, il y a un rapport symétrique
entre les consonnes du mot et celles de l’adjectif épithète. Parce qu’elles sont composées des mêmes éléments
phonétiques, nature et éternité apparaissent en relation d’affinité, elles forment un ensemble clos et en quelque sorte
congruent. Cette association de significations apparaît donc non pas « arbitraire » mais « fondée en nature » par la
langue elle-même, puisqu’à la solidarité entre la notion et son attribut.
Cet exemple nous conduit à énoncer un principe général propre à la théorie fonctionnelle, inspiré par les réflexions de
Roman Jakobson sur le parallélisme en poésie : lorsque les signifiants entretiennent des rapports formels simples
(analogie / opposition / symétrie / inclusion), nous avons tendance à projeter ces rapports sur le plan des significations.
Vous voyez plus qu’il ne s’agit plus ici de la valeur de phonèmes isolés mais de groupements de phonèmes dans leur
rapport au sens.
Voyons ensemble quelques exemples de ces rapports symboliques simples (qu’on peut aussi appeler « figuraux ») entre
phonèmes.
II.4.1. Rapports
analogiques
Dans ce vers de Baudelaire (« Ciel brouillé »)
Ton œil mYstErIEUx (Est-Il blEU,grIs ou vERt)
La série vocalique [i-e-i-ø] du mot «
mystérieux » se retrouve approximativement dans les voyelles du début de la question [e-i- ø-i]. Il y a association entre
le mystère et l’incertitude de la couleur. Un double pianotement entre des

phonèmes aigus très proches et des nuances de couleur qui sont elles aussi difficiles à discerner. La suggestion c’est
donc qu’il y a analogie entre le sentiment de mystère et l’incertitude perceptive.
II.4.2. Rapports
contrastifs
Dans un poème où il s’auto-parodie (« A la manière de Paul
Verlaine »), Verlaine
écrit :
Des romances sans
paroles ont,
D’un ACCORD DISCORD ensemble et frais, Agacé ce cœur fadasse exprès

Les phonèmes d’accord discord sont à la fois en


« accord », les finales en [ɔR] riment, et en
opposition, la voyelle la plus fermée[ i] s’opposant à la plus
ouverte[ a].
II.4.3 Rapports
inclusifs
Dans un vers d’ « Esther », Racine écrit
Et du cœur D’ASSœRuS aDouCiR la RuDeSSe
soit la série consonantique [DSR SDR RDS].
Le nom du roi
Assuérus contient donc les consonnes de « douceur » et de
« rudesse ». De fait, le roi Assuérus, d’abord intraitable avec les juifs sous l’influence de mauvais conseillers, va se laisser
fléchir par Esther et les sauver. Il va passer de rudesse à douceur, deux sentiments finalement assez proches bien
qu’inverses, et qui sont tous les deux inclus dans son nom.
Conclusi on
Si donc les jeux phonétiques ont très souvent comme on l’a vu une valeur de redoublement des valeurs du sens dénoté
(dans
les pratiques imitatives et expressives), nous
voyons (dans les pratiques fonctionnelles
auxquelles on a parfois donné le nom de
« signifiance ») qu’ils ont aussi le pouvoir de suggérer des relations de sens qui ne sont pas simplement redondantes. Ce
halo sémantique qui entoure les mots en poésie, c’est ce qui leur donne cette profondeur, cette réserve inépuisable de

suggestions et ce cachet de réalité qui les rapproche des choses du monde.


Bien loin d’y voir une somme de suggestions fallacieuses, un poète comme Yves Bonnefoy trouve dans ce caractère du
langage poétique la possibilité de réconcilier le monde et le langage comme participant d’une même réalité « corporelle
». Je le cite pour finir :
«Par la grâce du mot, conséquemment parce qu’il est ce corps matériel, naturel, qui a l’infini de la chose, notre corps
peut venir à la rencontre du monde, à ce niveau élémentaire, antérieur aux notions, où ce monde est précisément
totalité, unité. » (« Voix rauques »)

Bibliographie
Yves BONNEFOY, « Voix rauques » in Rue
traversière, Paris, Mercure de France, 1977
Abbé CONDILLAC, Traité de l’art d’écrire ; suivi
d’une dissertation sur l’harmonie du style, (1772),
Orléans, éditions Le Pli, 2002
Ivan FONAGY, La vive voix, Paris, Payot, 1983
Michel GAUTHIER, Système euphonique et rythmique du vers français, Paris, Klincksieck, 1974
Gérard GENETTE, Mimologiques, coll. « Poétique », Paris, Seuil,
1976
Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Le signifiant de
connotation » in La Connotation, Presses Universitaires de Lyon,
1977
Maurice GRAMMONT, Le Vers français, ses moyens d’expression, son harmonie, paris, Delagrave, 1937
Stéphane MALLARME, « Crise de vers », in Variations sur un sujet, Paris, coll. Pléiade, Gallimard.
Platon, Cratyle, GF, Flammarion, 1998.
Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale (1915),
Payot, 1969.
Tzvetan TODOROV, « Le sens des sons », Poétique n°11, 1972
ANNEXE I : Liste des phonèmes du français (Alphabet phonétique français)
[a] lac, cave, agate, il plongea
[ɑ] tas, vase, bâton, âme
[e] année, pays, désobéir
[ɛ] bec, poète, blême, Noël, il peigne, il aime
[i] île, ville, épître
[ɔ] note, robe, Paul
[o] drôle, aube, agneau, sot, pôle
[u] outil, mou, pour, goût, août
[y] usage, luth, mur, il eut
[ œ ] peuple, bouvreuil, bœuf
[ø] émeute, jeûne, aveu, nœud
[ə] me, grelotter, je serai
[] limbe, instinct, main, saint, dessein, lymphe, syncope

[] champ, ange, emballer, ennui, vengeance

[] plomb, ongle, mon


[ œ ] parfum, aucun, brun, à jeun
[j] yeux, lieu, fermier, liane, piller
[ɥ] lui, nuit, suivre, buée, sua
[ w ] oui, ouest, moi, squale
[p] prendre, apporter, stop
[b] bateau, combler, aborder, abbé, snob
[d] dalle, addition, cadenas
[t] train, théâtre, vendetta
[k] coq, quatre, carte, kilo, squelette, accabler, bacchante, chrome,
chlore
[g] guêpe, diagnostic, garder, gondole
[f] fable, physique, Fez, chef
[v] voir, wagon, aviver, révolte
[s] savant, science, cela, façon, patience
[z] zèle, azur, réseau, rasade
[ʒ] jabot, déjouer, jongleur, âgé, gigot
[ʃ] charrue, échec, schéma, shah
[l] lier, pal, intelligence, illettré, calcul
[r] rare, arracher, âpre, sabre
[ m ] amas, mât, drame, grammaire
[n] nager, naine, neuf, dictionnaire
[ɲ] agneau
ANNEXE II : Classification des voyelles et des consonnes

1. Les voyelles

2. Les consonnes

II. Un problème littéraire: La


figuration de soi
La figuration de soi, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Figuration et représentation
1. Énonciation et figuration
1. La figuration de soi à la 1 ère personne
2. La figuration de soi à la 2 ème personne
3. La figuration de soi à la 3 ème personne
4. L'énonciation comme répertoire de rôles
2. Les obstacles à une expression littérale du moi
1. L'inconsistance du moi
2. La pluralité du moi
1. La pluralité du moi chez Nietzsche
2. Psychanalyse et multiplicité d'instances
3. Le moi foule de Michaux
4. Pluralité du moi et figuration
3. Irréductibilité de la vie subjective
4. Caractère inobservable du moi
5. Figuration et transformation de soi
3. Figuration de soi et genres discursifs
1. Le journal intime comme saisie quotidienne du moi
2. L'autoportrait comme saisie intemporelle du moi
3. L'autobiographie comme saisie logico-temporelle du moi
4. La lettre comme saisie interlocutoire du moi
5. Le poème lyrique comme saisie analogique du moi
6. L'autofiction comme saisie fictionnelle du moi

• Conclusion
• Bibliographie
I. Figuration et représentation
Étudier la figuration de soi, c'est se donner un champ plus vaste que l'autobiographie (qui a été beaucoup étudiée ces
dernières années), ou même que l'écriture du moi (pour reprendre une expression du critique Georges Gusdorf [1991]).
Bien sûr la figuration de soi s'illustre particulièrement dans la littérature. Mais elle commence avant, dans la parole la
plus commune. Impossible en effet de parler sans se mettre en scène (ou s'effacer).
Le terme de figuration de soi équivaut donc pour partie à celui d'énonciation. Il souligne aussi le caractère partiel et
provisoire de ce qui est énoncé à propos du moi.
C'est ce qui justifie qu'on préfère le terme de figuration à celui de représentation. La représentation supposerait un
modèle pré-existant et stable du moi, qui serait tout constitué avant qu'on l'énonce. Écrire le moi, ce serait donc copier
ce moi avec plus ou moins de fidélité, littéralement le re-présenter.
Dans une telle perspective, on pose volontiers le problème de la sincérité ou de l'authenticité. Bien sûr, cette
perspective est pertinente si elle concerne l'histoire du moi et des faits qui sont associés à son existence. On peut
toujours se demander s'il est exact ou non que Rousseau a volé un ruban ou si Proust a vraiment connu une Albertine.
Encore faut-il se méfier des infidélités de la mémoire, qui tend à reconstruire les souvenirs sans pour autant qu'il y ait
intention de mensonge. Beaucoup d'autobiographes comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec mettent en doute
leurs propres souvenirs, en donnent des versions différentes entre lesquelles ils hésitent eux-mêmes, particulièrement
lorsqu'il s'agit des images lointaines de la petite enfance.
Mais, de façon encore plus nette, dès qu'il s'agit de rendre compte de la nature ou de l'essence du moi, le sujet parlant
doit admettre qu'il ne peut se reposer sur un modèle préalable, ni sur une vérité déjà établie. Cette vérité est à
construire et cela se fait toujours dans l'exercice d'une parole. Le terme de figuration implique qu'il y a dans le discours
un acte créateur du moi. Se dire, c'est aussi s'inventer, se façonner (ainsi que l'indique l'étymologie du mot figurer,
fingere en latin qui signifie façonner, modeler).

• La figuration ne copie pas mais donne forme;


• La figuration fait un choix dans un répertoire de possibilités discursives (par exemple l'autobiographie, le journal
intime, le poème lyrique);
• La figuration désigne la réalité qu'elle vise en la saisissant sous certains de ses aspects, sans en épuiser la
totalité.
I.1 Énonciation et figuration
I.1.1. La figuration de soi à la 1ère personne
Le je de l'énonciation est une figuration de l'instance productrice du discours en même temps que de l'instance dont on
parle – ou je de l'énoncé. Ainsi, lorsque je dis Je suis né après la guerre, je désigne à la fois celui qui profère cette parole
et celui dont il est question, moi, dont on précise le passé.
Sans doute, dire je est la façon la plus naturelle et commune de se figurer. Pour autant, devons-nous penser que c'est
une manière littérale de s'exprimer? Pour ma part, j'admets volontiers qu'il n'y a pas de façon littérale de se mettre en
scène comme instance productrice du discours, mais seulement des figurations diverses. La première personne du
singulier n'est que l'une des possibilités que la langue met à notre disposition. C'est celle par laquelle nous donnons une
image de nous-mêmes parfaitement unifiée et simple. Et ce choix dépend largement des circonstances de discours dans
lesquelles on parle.
I.1.2. La figuration de soi à la 2ème personne
On peut très bien avoir besoin de se figurer à la 2ème personne à la façon d'Apollinaire, lorsqu'il écrit dans le poème
Zone: À la fin tu es las de ce monde ancien. Dans ce cas là, il se saisit lui-même de façon réflexive, un peu comme s'il
était double. Est-ce que pour autant il s'exprime de façon plus figurée que s'il disait je? Je ne le crois pas. Le poète
manifeste simplement une distance entre lui et lui, distance qui lui permet justement de se décrire avec plus
d'exactitude et de dialoguer avec lui-même.
Il y a bien des circonstances où nous nous sentons divisés et où nous sommes en débat avec nous-mêmes, en une sorte
de dialogue intérieur. C'est le cas, par exemple de Nathalie Sarraute dans son autobiographie, intitulée Enfance, où elle
fait dialoguer deux instances du moi:
Alors, tu vas vraiment faire ça? Évoquer tes souvenirs d'enfance...
Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce
sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux évoquer tes souvenirs... il

n'y a pas à tortiller, c'est bien ça. – Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...
I.1.3. La figuration de soi à la 3ème personne
Lorsque le général De Gaulle écrit ses Mémoires de guerre, il choisit de s'effacer tout à fait comme producteur de son
discours, et parle de lui-même à la 3ème personne. Il adopte alors ce que Benveniste appelle le style de l'histoire – celui
où l'on gomme délibérément toute marque personnelle, pour se considérer comme un il, un être historique qui vaut en
tant qu'acteur de grands événements. Bien sûr, il y a aussi quelque chose de très emphatique à parler de soi à la
troisième personne, une certaine façon de se monumentaliser que l'on peut considérer comme très orgueilleuse. Mais
c'est aussi une façon de repousser toute tentation de s'intéresser à sa propre vie subjective, qui serait non pertinente
dans le cadre de Mémoires historiques.
Nous verrons aussi avec Louis-René des Forêts, dont le livre Ostinato offre un cas assez rare d'autobiographie écrite à la
3ème personne. Cette fois-ci, l'écrivain veut surtout manifester la distance entre l'enfant qu'il n'est plus et l'adulte qui
écrit – mais aussi l'irréductible aliénation qu'introduit l'écriture de soi, en faisant du moi un autre: une sorte d'être de
langage à jamais étranger à celui qui vit.
I.1.4. L'énonciation comme répertoire de rôles
En s'inspirant des réflexions du linguiste O. Ducrot [1984] sur l'énonciation, on peut considérer les diverses formes
d'énonciation existant dans la langue comme un répertoire de rôles. Sur le théâtre de la parole, on ne saurait apparaître
sans emprunter un rôle parmi d'autres. Parler, du point de vue énonciatif, c'est non seulement adopter une forme qui
est exclusive de toutes les autres (je/ tu / il), mais aussi afficher une certaine disposition subjective – que l'ancienne
rhétorique appelait (en grec) éthos, c'est-à-dire caractère: bienveillance, sincérité, enthousiasme, etc. Ce caractère
affiché ne représente pas la réalité de la personne mais plutôt l'image qu'il veut en offrir à autrui.
II. Les obstacles à une expression littérale du moi
Si on se tourne maintenant plutôt du côté du je de l'énoncé, celui dont on parle, le moi, on s'aperçoit qu'il ne se dérobe
pas moins à une expression littérale ou une représentation.
Tout d'abord, il est important de savoir que la notion de moi a une histoire et n'est nullement une donnée évidente ou
naturelle. Ce qui le prouve, c'est que cette expression substantivée, le moi, n'apparaît pas avant la fin du 16ème siècle
[Cave 1999]. C'est une notion qui s'invente progressivement à partir de Montaigne et de Descartes.

En 1660, une des pensées de Pascal (582, éd. Le Guern) atteste à la fois que cette notion existe et la pose comme
extrêmement problématique. Pascal semble dire que le moi est une entité parfaitement illusoire.
Qu'est-ce que le moi? (...) celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera
la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me
perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme
sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi puisqu'elles sont périssables?
Où situer le moi, se demande Pascal? Est-ce que le moi tient à des qualités qui sont éphémères et périssables comme la
beauté, ou les qualités intellectuelles, ou même la mémoire? Que reste-t-il d'un moi lorsque ces qualités passagères lui
sont ôtées? Pascal semble suggérer que le moi ne saurait avoir d'existence que spirituelle et que ce n'est jamais ce moi
essentiel qu'on aime dans la vie réelle, mais un moi affublé de qualités empruntées.
De son côté Descartes, dans le Discours de la méthode (1637), avait, quelques années auparavant, pensé le moi sur un
mode extrêmement abstrait et impersonnel, comme une substance pensante:
...je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a
besoin d'aucun lieu ni dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce
que je suis, est entièrement distinct du corps.
Lorsque la notion de moi apparaît, elle n'a donc aucun contenu psychologique, elle ne renvoie nullement à une
individualité mais plutôt à une âme.
II.1. L'inconsistance du moi
De son côté, Montaigne, dans les Essais, a longuement développé le thème que le moi n'est pas un point fixe, à jamais
défini. Tout comme le monde dans son ensemble, le moi est soumis à une fluctuance qui affecte toutes les formes
d'être.
Je ne peins pas l'être, je peins le passage: non pas un passage d'âge en autre, ou comme dit le peuple de sept ans en
sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. C'est un contrerolle de
divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y eschet, contraires: soit que je sois autre moi-
même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations.
III, 2, p.789
Pour Montaigne, la mobilité générale du monde emporte aussi le moi qui devient sans cesse un autre soi-même. Être
fidèle au moi, ce n'est pas le fixer une fois pour toutes, mais l'épouser dans sa fluctuance d'où la forme même du livre
(un livre qui ne cesse de se transformer par ajouts), conçu pour se transformer en même temps que son auteur.
Cependant cette fluctuance n'est pas absolue. Pour Montaigne, elle revient toujours à une sorte de point d'équilibre, un
peu comme un pendule qui reviendrait toujours à une position centrale de gravité.
Il n'est personne, s'il s'écoute, qui ne découvre en soi, une forme maîtresse, qui lutte contre l'institution, et contre la
tempête des passions qui lui sont contraires.
III,2
Il y a à la fois constance dans la variation individuelle (forme maîtresse) et présence en chacun d'une identité de l'espèce
humaine (chaque homme porte en soi la forme entière de l'humaine condition) au sein des multiples particularités
individuelles.
II.2. La pluralité du moi
On franchit une étape de plus lorsqu'on affirme franchement que le moi est non seulement variable mais
fondamentalement pluriel. Effectivement, on n'incrimine pas seulement une fluctuance dans le temps (d'une minute à
une autre) mais une pluralité du moi dans la synchronie de chaque présent. Le moi n'est plus seulement changeant, ce
qui autorisait une forme de continuité, il devient multiple.
II.2.1. La pluralité du moi chez Nietzsche
C'est l'un des thèmes développés par Nietzsche, pour qui le moi ne constitue qu'une construction et qu'une illusion.
Le moi ne consiste pas dans l'attitude d'un être vis-à-vis de plusieurs entités (instincts, pensées, etc.); au contraire, le
moi est une pluralité de forces quasi personnifiées, et prend l'aspect du moi; de cette place, il contemple les autres
forces comme un sujet contemple un objet qui lui est extérieur, un monde extérieur qui l'influence et le détermine. Le
point de subjectivité est mobile. (..) Ce qui est le plus proche, nous l'appelons moi (nous avons tendance à ne pas
considérer comme tel ce qui est éloigné). Habitués à cette imprécision qui consiste à ne pas séparer le moi et le reste
(toi), instinctivement, nous faisons de ce qui prédomine momentanément le moi total; en revanche, nous plaçons à
l'arrière-plan du paysage toutes les impulsions plus faibles et nous en

faisons un toi ou un il total. Nous agissons envers nous mêmes comme une pluralité.
cité par Gusdorf [1991: 32]
Retenons-en que Nietzsche dénonce sous l'unité apparente du moi des entités hétérogènes (par exemple les instincts et
les pensées) que nous avons une certaine peine à intégrer dans une cohérence. La solution que nous adoptons consiste
souvent à rejeter la tendance la moins forte, comme si elle était étrangère à nous.
Nous sommes absolument incapables de ressentir l'unité, l'unicité du moi, nous sommes toujours au milieu d'une
pluralité. Nous nous sommes scindés et nous nous scindons continuellement.
ibid.
II.2.2. Psychanalyse et multiplicité d'instances
Là où Nietzsche parle de scissions la psychanalyse freudienne plus tard évoquera plutôt des clivages. Elle décrit la
genèse du moi comme l'unification progressive de pulsions multiples et contradictoires. Et elle nous fait un portrait du
sujet comme un être divisé en instances multiples, le surmoi qui exerce une fonction de censure, le moi qui est une
sorte de médiateur chargé des intérêts de la personne et le ça qui manifeste les tendances inconscientes refoulées. Pour
la psychanalyse, il y a, lutte entre ces instances, qui ne se réconcilient jamais tout au long de la vie de l'individu et font
de lui un être profondément conflictuel.
II.2.3. Le moi foule de Michaux
Dans la post-face de son recueil Plume (1938), l ‘écrivain Henri Michaux a plaidé lui aussi pour la multiplicité du moi. Les
idées qu'il développe évoquent à la fois Montaigne et Nietzsche et, en un sens, vont au-delà.
Comme Montaigne, il pense que le moi n'est qu'une position d'équilibre, une sorte de moyenne statistique d'attitudes
et de comportements. Comme Nietzsche, il critique le préjugé de l'unité. Mais il radicalise encore ce point de vue en
décrivant cette multiplicité non pas comme une multiplicité de tendances, mais bien comme une multiplicité d'individus
– chacun avec sa personnalité complète. Chaque moi abrite une foule d'autres qui auraient pu se développer mais qu'on
n'a pas laissés émerger en soi.
Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement.
Il va même jusqu'à évoquer des personnalités d'ancêtres qui font parfois des passages en lui et contre lesquels il lui
arrive de se cabrer.

II.2.4. Pluralité du moi et figuration


S'il est vrai, comme le pensent tous ces auteurs, que le moi est fondamentalement multiple, il est clair qu'on ne peut en
avoir par le langage qu'une saisie partielle et momentanée. Dire le moi, ce sera toujours le figurer sous un seul de ses
aspects. Un moi changeant ou pluriel ne peut être désigné que par une figuration elle-même multiple, voire
interminable.
II.3. Irréductibilité de la vie subjective
L'une des raisons, souvent évoquées de l'impossibilité d'une expression littérale du moi, c'est la différence qualitative
entre vécu intérieur et langage.
C'est l'un des grands thèmes de la philosophie de Bergson, à la fin du XIXème siècle, notamment dans son Essai sur les
données immédiates de la conscience (1889). Bergson y développe entre autres l'idées que le langage, dont les signes
sont de nature discontinue, sont impuissants à rendre compte d'une vie intérieure qui serait d'ordre essentiellement
continu et qualitatif. On ne pourrait donc atteindre la vie intérieure qu'en brisant le langage.
Le critique Gusdorf [1991: 41] a repris ces thèmes à propos de l'écriture de soi. Il note que le vécu intérieur est
caractérisé par l'adhésion de soi à soi (que vient précisément rompre le langage, en introduisant, comme nous l'avons
vu un jeu de distanciation du moi avec lui-même). De même, il souligne le caractère profondément hétérogène de la vie
de la conscience: la conscience est intermittente, toujours colorée par des humeurs qui donnent à chacun de ses
moments une tonalité affective. Elle entremêle des moments verbaux, des silences, des modulations de sentiments, et
des pulsions.
La naïveté du monologue intérieur, c'est de vouloir identifier strictement le vécu intérieur avec un flux verbal. De
nombreux psychologues de la fin du XIXème siècle ont ainsi postulé que la conscience ne cessait de se parler. De là est
née l'idée du monologue intérieur. Lorsqu'on lit la première tentative de monologue intérieur, Les Lauriers sont coupés
d'Edouard Dujardin (1885), on voit toutes les difficultés auxquelles expose une telle théorie. Le personnage principal,
Daniel Prince, ne cesse de parler non seulement ses pensées – ce qu'on peut admettre – mais aussi ses perceptions (il
dit par exemple, en montant un escalier: Le tapis est rouge). Or nous avons un accès immédiat à nos perceptions qui
nous épargne de devoir nécessairement et toujours les verbaliser. Edouard Dujardin va jusqu'à faire verbaliser à son
personnage son endormissement et même ses rêves, comme si les états de semi-conscience, voire d'inconscience,
pouvaient eux-mêmes se formuler en toute clarté.

Gusdorf souligne qu'un des obstacles à la transcription du vécu intérieur, c'est son caractère stratifié alors que le
langage est purement linéaire. La vie intérieure, de son côté est souvent confuse et simultanée.
II.4. Caractère inobservable du moi
Au XIXème siècle, le philosophe Auguste Comte a fait une critique de la prétention d'autres philosophes, comme Victor
Cousin, à se connaître par introspection. Il a dénoncé le caractère trompeur d'une telle approche en soulignant que le
regard intérieur, l'attention à soi-même, modifient la réalité intime qu'on prétend observer.
Il est ainsi impossible d'observer le rapport immédiat que nous avons au monde puisque, précisément, cette
immédiateté serait rompue par l'observation. On ne peut jamais se saisir sur le fait en état de conscience naïve.
Dans une formulation un peu radicale, Paul Valéry corrige le Je pense, donc je suis cartésien par un Tantôt je pense, et
tantôt je suis, voulant marquer par là que la coexistence des deux attitudes est impensable.
Comme le dit Gusdorf, le sujet qui se prend lui-même pour objet n'opère pas comme le pêcheur à la ligne, qui
ramènerait à la surface des réalités pré-établies, il intervient comme l'opérateur qui fait passer le vécu informe à l'état
de forme. Nous retrouvons ici un aspect propre à la figuration, une forme de symbolisation qui ne copie pas mais qui
donne forme, qui façonne.
II.5. Figuration et transformation de soi
Dès qu'on entre, non plus seulement dans l'ordre de l'auto-observation, mais dans celui du langage, la dimension
transformatrice de soi-même apparaît encore plus nettement.
Lorsque le moi entreprend de s'écrire, il se modifie profondément.
Il y a en effet passage de l'inconsistance du vécu à la consistance de l'écrit; ce qui était mobile devient fixe et il se
produit un effet de figement de l'existence.
Il y a aussi remodelage de l'espace intérieur stratifié et simultané en vue de sa projection linéaire dans l'écrit (seuls les
éléments les plus prégnants sont retenus et on oublie tous les arrière-plans de la conscience).
Il y a enfin action sur la vie elle-même, dans la mesure où l'énonciation de soi – qu'elle le vise explicitement ou non
produit des modifications de soi.

La première modification envisageable est tout d'abord d'ordre cognitif. Voyons, par exemple, ce que dit Stendhal au
début de sa Vie de Henry Brulard:
Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu'ai je été, que suis-je, en vérité je serais bien
embarrassé de le dire.
Se connaître, c'est entrer dans un nouveau rapport à soi. Mais c'est aussi souvent une étape vers un autre processus de
transformation: se corriger. Songeons par exemple à la tradition qu'inaugure Saint Augustin dans ses Confessions. Par le
récit de ses errements, il vise à un amendement moral, et un pardon. À la fin de ses Confessions, il ne se sera pas
seulement raconté, il se sera confessé et mis sous le regard de Dieu.
Cette amélioration de soi nous en retrouvons le souci, sur un mode laïque et non plus religieux chez des auteurs de
journaux intimes comme Amiel, qui aspirent non seulement à dévoiler leur vraie nature, mais à la discipliner selon un
projet.
À côté des modifications intentionnelles de soi, obtenues grâce à la figuration de soi, il en est d'autres qui sont
involontaires et passivement subies. Ainsi, par son geste d'auto-figuration, le moi peut s'exposer paradoxalement à une
expulsion de l'intime. D'une part, la figuration de soi rompt la relation d'immédiateté du sujet avec lui-même en le
divisant en un sujet observateur et un sujet observé. Le moi témoin n'est pas identique au moi objet. Et plus le sujet
écrit, s'analyse, plus il creuse cette distance de soi à soi, sans pouvoir jamais se réunifier. D'autre part, le moi se figure à
travers les mots du langage commun, c'est-à-dire les mots des autres. Ainsi, son expérience particulière doit se formuler
en des termes généraux et son intimité se trouve exposée à l'intelligibilité d'autrui. Cela pose évidemment la question
de savoir si l'intime peut se dire tout en restant intime, si l'intime est justiciable d'un langage.
III. Figuration de soi et genres discursifs
On a vu que toute figuration de soi s'inscrivait dans un choix de marques énonciatives. Ces attitudes énonciatives,
comme on le verra, peuvent se figer en genres littéraires tels le poème lyrique ou l'autofiction.
Par ailleurs, le moi n'étant pas saisissable comme une totalité, la figuration de soi ne vise jamais qu'un seul de ses
aspects, à l'exclusion des autres (par exemple le moi quotidien du journal intime ou le moi intemporel de l'autoportrait).
Certains genres littéraires se constituent ainsi d'après le type de visées sémantiques du moi auquel le discours procède.

On peut brièvement passer en revue ces différents genres que nous étudierons plus tard dans le détail.
III.1. Le journal intime comme saisie quotidienne du moi
Le journal intime ne cherche pas à exposer la vérité d'une vie dans son ensemble mais plutôt les variations du moi de
jour en jour voire d'heure en heure ou de minute en minute. Le critique Pierre Pachet [1990], reprenant une formule de
Rousseau, a intitulé son livre sur le journal intime Les baromètres de l'âme. Par là, il a voulu indiquer que l'objet du
journal intime, c'est ce qu'il y a de plus mobile dans le moi: les menus incidents du quotidien, les variations de l'humeur,
tout ce qu'on pourrait décrire comme une sorte de météorologie intime.
Le journal intime est aussi caractérisé par un certain découpage temporel de l'existence du moi. Comme son nom
l'indique, il prend pour unité temporelle la journée du moi. Du même coup, il offre nécessairement une figuration
fragmentaire du moi, scandée par le silence et le sommeil des nuits. De plus, les nécessités de la vie engendrent souvent
des lacunes dans l'écriture au fil des jours. Le journal intime ne prétend pas fournir une figuration de soi définitive. Il
accompagne l'existence sans jamais pouvoir s'achever, si ce n'est par la maladie ou la mort.
Il lui arrive parfois de vouloir saisir l'instant immédiatement présent, et d'essayer de faire strictement coïncider le temps
de l'écriture et le temps du vécu. On peut y voir une sorte d'idéal impossible à atteindre mais qui oriente l'effort du
journal intime.
III.2. L'autoportrait comme saisie intemporelle du moi
À l'opposé, l'autoportrait s'attache à une figuration intemporelle du moi. Il fait le pari qu'à travers toutes les vicissitudes
de l'existence demeure une personnalité constante qui n'est pas soumise au temps (c'est le pôle de la forme maîtresse
montaignienne). L'autoportrait dégage des tendances de la personne, qui peuvent certes être nuancées, voire
contradictoires, mais la situent dans une sorte d'éternité.
III.3. L'autobiographie comme saisie logico-temporelle du moi
Nous étudierons en détail l'autobiographie, mais on peut d'ores et déjà la caractériser comme une saisie logico-
temporelle du moi. L'autobiographe vise à figurer l'existence dans sa totalité – ou du moins jusqu'au moment où il écrit.
Mais il s'agit moins de l'appréhender dans sa durée totale que dans sa signification globale. L'autobiographe ne raconte
pas seulement les événements de la vie, il s'efforce de les ordonner, d'en trouver la logique secrète, de les rapporter à
des causes. Il veut montrer comment il est devenu ce qu'il est et se l'expliquer à lui

même. La forme du récit continu lui sert à constituer sa propre histoire comme un processus linéaire.
III.4. La lettre comme saisie interlocutoire du moi
En apparence, la lettre n'est pas un genre discursif centré sur la figuration du moi, mais il lui arrive fréquemment de
jouer ce rôle. Il y a eu des époques de l'Histoire, notamment au XIXème siècle, où l'on écrivait beaucoup, et parfois
journellement à des interlocuteurs privilégiés, particulièrement lorsqu'on était écrivain. La correspondance pouvait
quasiment jouer le rôle de journal intime, mais un journal intime un peu particulier puisque l'intime y est adressé.
On pourrait donc situer ce type de figuration comme proche du journal intime, de par le découpage fragmentaire de
l'existence qu'il propose, l'attention aux menus incidents du quotidien. Mais la correspondance s'oppose au journal
intime, sur le plan interlocutoire. Au lieu de s'adresser à soi-même, dans une sorte de narcissime intime, elle s'ouvre
d'emblée à un autre particulier et met en scène pour cet autre l'existence subjective.
Lisons par exemple ces propos de Flaubert à son ami Louis Bouilhet, dans une lettre expédiée de Constantinople, le 14
novembre 1850, lors de son voyage en Orient:
Si je pouvais t'écrire tout ce que je réfléchis à propos de mon voyage, c'est-à-dire si je retrouvais quand je prends la
plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi: je lui écrirai ça, tu aurais vraiment peut-
être des lettres amusantes. Mais, va te faire foutre, cela s'en va aussitôt que j'ouvre mon carton. N'importe, au hasard
de la fourchette, comme ça viendra.
La lettre ne témoigne pas seulement d'un acte interlocutoire qui vient rendre compte, après coup, d'un vécu purement
subjectif et solitaire. Ce que figure la lettre c'est un vécu qui est vécu dans la conscience de l'autre et en quelque sorte
avec lui (les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi: je lui écrirai ça). La lettre est donc ici une
figuration de la dimension intersubjective de l'existence. Elle témoigne du fait que nous ne vivons pas notre vie
intérieure seulement dans la solitude du moi, mais aussi avec autrui.
III.5. Le poème lyrique comme saisie analogique du moi
Nous étudierons en détail le poème lyrique (Cf. L'énonciation lyrique), mais on peut déjà le caractériser à la fois sur un
plan énonciatif et sur un plan thématique.
Énonciativement, le je lyrique n'est pas tout à fait équivalent au je de
l'autobiographie ou du journal intime. C'est une je qui comporte une

part de tu et de il. Ou si l'on préfère, c'est un je qui s'offre à une certaine généralisation, il postule que les sentiments
qu'il exprime valent non seulement pour lui mais aussi pour ses lecteurs. Ainsi son je n'est pas seulement personnel, il
est aussi transpersonnel.
Par ailleurs, sur le plan du contenu, le poème lyrique ne figure pas d'abord des événements, mais plutôt leur
retentissement intérieur. Et pour figurer ce vécu subjectif, souvent de caractère émotionnel, le poète recourt à des
analogies (comparaisons, métaphores, etc.).
Par exemple Baudelaire, dansCauserie (Fleurs du mal) écrit: Mon cœur est un palais flétri par la cohue
Il nous donne l'équivalent imagé de ce qui pourrait très difficilement s'énoncer littéralement, en raison du caractère
irréductible de la vie subjective.
III.6. L'autofiction comme saisie fictionnelle du moi
Enfin, lorsqu'un moi fabule sa propre existence, se projette en des personnages imaginaires qui sont des prolongements
plus ou moins proches de lui, ou modifie les circonstances et les événements de son existence, la figuration de soi
confine à la fiction. On entre alors dans un sous-genre de l'autobiographie, qui depuis quelques années a été baptisé et
reconnu comme autofiction (Cf. L'autofiction).
À vrai dire, le terme recouvre des genres de discours assez différents. Il peut s'agir de romans à coloration
autobiographique (du type La Recherche du temps perdu où Proust gomme l'existence de son frère, rebaptise les lieux
de son enfance et condense les figures de sa mère et de sa grand-mère).
Il peut aussi s'agir d'autobiographies problématiques (comme W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec, qui, pour
essayer de reconstituer le secret de l'enfance, mêle des souvenirs incertains et un récit fictif, allégorique de ce que
dissimulent les lacunes de la mémoire).
Dans l'autofiction, le je se figure donc comme une instance énonciative quasi-fictive. Mais la plupart du temps,
l'autofiction vise par ce détour à une plus grande authenticité, et une vérité du moi qui se situe au-delà de la vérité
factuelle des événements rapportés.
Conclusion
Le champ de la figuration de soi apparaît donc comme un champ de possibilités discursives très variées. Il se traduit en
formes génériques différentes selon le statut de l'énonciateur, celui du destinataire, et selon l'aspect visé de l'existence
du moi.

Bien entendu, tous les textes impliquant un geste de figuration de soi ne sont pas réductibles à un genre pur. L'invention
littéraire procède précisément en défaisant les frontières établies entre les genres. Si on considère, par exemple, le livre
que Roland Barthes a consacré à lui-même, dans la collection des « Écrivains de toujours », sous le titre Roland Barthes
par Roland Barthes, on s'aperçoit qu'il transgresse les frontières de beaucoup des catégories qu'on a essayé de définir:
• c'est une sorte d'autoportrait, mais il procède par ordre alphabétique de thèmes, (enchaînant par exemple Le
Temps qu'il fait, Terre promise, Ma Tête s'embrouille, Théâtre) ce qui introduit une dimension aléatoire et fragmentaire
dans la composition
• il est tantôt à la 1ère personne et tantôt à la 3ème personne
• sur un plan thématique, il mêle des réflexions générales de l'ordre de très courts essais et des considérations
plus personnelles
Bref, il ne correspond vraiment à aucun modèle. Mais il faut dire que la figuration de soi est presque par excellence
l'occasion pour l'écrivain d'un déplacement et d'une réinvention des genres. Chacun puise dans les ressources de sa
singularité propre une ressource d'originalité littéraire.
Bibliographie
• Beaujour, Michel [1980]. Miroirs d'encre. Paris: Seuil, Poétique.
• Darrieussecq, Marie [1996]. L'autofiction, un genre pas sérieux, Poétique, no107, sept. 1996.
• Cave, Terence [1999]. Fragments d'un moi futur: de Pascal à Montaigne in Pré-histoires. Genève: Droz.
• Contat, Michel (dir.) [1991]. L'auteur et le manuscrit. Paris: PUF.
• Dider, Béatrice [1976]. Le Journal intime. Paris: PUF.
• Ducrot, Oswald [1984]. Le dire et le dit. Paris: Minuit.
• Gusdorf, Georges [1991]. Lignes de vie I, Les Écritures du moi. Paris: Odile Jacob.
• Lejeune, Philippe [1975]. Lire Leiris. Autobiographie et langage. Paris: Klincksieck.
• Lejeune, Philippe [1996]. Le Pacte autobiographique. Paris: Seuil, Points.
• Lejeune, Philippe [1991]. Nouveau roman et retour à l'autobiographie, in Contat, Michel (dir.) [1991].

• Maubon, Catherine [1994]. Michel Leiris en marge de l'autobiographie. Paris: Corti.


• Maubon, Catherine [1997]. L'Age d'homme de Michel Leiris. Paris: Gallimard, Foliothèque.
• Pachet, Pierre [1990]. Les Baromètres de l'âme. Naissance du journal intime. Paris: Hatier.
• Rabaté, Dominique (dir.) [1996]. Figures du sujet lyrique. Paris: PUF.
• Robbe-Grillet, Alain [1991]. Je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi, in Contat, Michel (dir.) [1991].
• Starobinski, Jean [1970]. Le style de l'autobiographie, in La Relation critique. Paris: Gallimard.
• http://www.autopacte.org/biblio_generale.html , bibliographie
générale en ligne autour de l'autobiographie.
Édition: Ambroise Barras, 2003-2007 //

Le journal intime, Dominique Kunz Westerhoff, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Une littérarité problématique
1. L'acte de la publication
2. Entre document biographique, témoignage culturel et texte littéraire: un genre impur
2. Un genre en question
1. La critique structuraliste
2. Journal vs œuvre: la critique de Maurice Blanchot
3. L'anti-journal de Roland Barthes
4. Pour une écriture de l'intimité
3. L'histoire d'un genre
1. L'introspection spirituelle
2. Journal, mémoires et chronique: la règle des genres
3. Rousseau et la climatologie du moi
4. Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIII ème s.
5. Les paradoxes de la première personne dans le monde de la Révolution
6. Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique
7. Autoscopies: le journal philosophique ou la naissance du genre diariste moderne
4. Les propriétés du genre
1. Une intimité discontinue
2. Essais de définition générique
3. Une écriture de l'immédiat
4. La construction d'une continuité diariste
5. Le journal, fétiche du moi
6. La mort, gage de l'authenticité diariste

7. Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre


8. Dialogisme de l'écriture diariste
9. Auto-destination, auto-altération
• Bibliographie
I. Une littérarité problématique
Lequel d'entre nous, un tant soit peu intéressé par la littérature, n'a tenu un journal intime? Dans Cher Cahier, Philippe
Lejeune [1989] pose la rédaction du journal intime comme un véritable phénomène de société. Cette pratique littéraire
serait ainsi une construction culturelle, caractéristique de notre modernité. En effet, le genre du journal intime est
récent, puisqu'il naît au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Aujourd'hui, il représente certainement l'une des
formes les plus communes de l'écriture, sans être nécessairement accompagnée d'une ambition littéraire ou d'une
perspective de publication.
Il s'agit donc d'un genre dont le statut de littérarité est problématique; autant pour l'auteur lui-même, souvent très
critique sur la valeur, la légitimité de son activité, que pour les lecteurs. Qu'est-ce qui fait qu'un journal intime, écrit au
jour le jour, peut accéder au statut d'œuvre littéraire? Qu'est-ce qui le constitue comme tel? Une décision de l'auteur
lui-même, de son vivant? C'est le cas d'André Gide, faisant paraître plusieurs états de son journal intime, expurgé ou
non de ses aspects les plus confidentiels. Mais le plus souvent, la publication reste posthume: Henri-Frédéric Amiel,
écrivain genevois du XIXème s., fait de son gigantesque journal intime son œuvre unique, entretenue dans la
perspective d'une parution posthume. C'est donc sa mort qui est appelée à clore l'ouvrage et à le constituer en livre.
D'autres auteurs diaristes (tiré du latin dies: le jour, diarius) ne prévoient aucune disposition testamentaire particulière.
Par exemple, le poète romand Gustave Roud a désigné son ami Philippe Jaccottet comme exécuteur testamentaire, sans
lui préciser l'existence d'un journal. Ce n'est qu'après sa mort que Jaccottet a découvert les carnets et a décidé d'en
autoriser la publication partielle en 1982. Une nouvelle version intégrale du Journal de Roud est parue en 2004,
augmentée de nombreux inédits. Elle contribue au paradoxe de la littérarité, puisque les ajouts sont souvent constitués
de simples billets de promenade griffonnés sur le vif et sur le motif. Le Journal de Roud devient ainsi un nouveau
modèle du genre, élargissant le statut du texte littéraire et le redéfinissant comme un objet expérientiel, même s'il s'agit
d'une œuvre posthume, jamais revendiquée par son auteur. Ce sont ces difficultés constitutives du genre – entre la
littérature et son envers, entre la

dispersion des notations périodiques et la configuration d'une œuvre – que je propose d'observer ici.
I.1. L'acte de la publication
Qui décide de la publication des journaux intimes? Alain Girard [1986] montre qu'en France, ce n'est qu'à partir des
années 1860 que le diariste se publie lui-même (Barbey d'Aurevilly en 1858). Chateaubriand fait paraître un Recueil de
pensées de Joubert en 1838, mais sans en mentionner les dates, ce qui n'en fait pas vraiment un journal. Entre 1850 et
1860, les cahiers de Benjamin Constant (1852) et de Maine de Biran (1857), rédigés à la fin du XVIIIème s. ou au début
du XIXème siècle, accèdent à une publication posthume. Mais le véritable avènement éditorial du journal intime se
produit dans les années 1880, avec la publication du Journal des Goncourt en 1887 (journal assez peu intime en réalité,
qui traite plus de la vie littéraire que de la personne privée). Ce temps de latence historique constitue donc une genèse
éditoriale du genre, où la première personne diariste se pratique mais ne peut s'assumer publiquement comme un objet
littéraire – ou demeure en-deçà du seuil de ce qui est culturellement considéré comme de la littérature (du moins dans
l'espace littéraire français).
Cependant, cette difficulté est constitutive du genre. Souvent la tâche de la publication, et donc de la sélection qui
visera à assurer la littérarité du texte, est déléguée par l'intimiste à un proche, à un exécuteur testamentaire: mais c'est
reporter sur une figure de l'Autre la décision d'attribuer un statut littéraire à ce qui est souvent considéré, par les
diaristes eux-mêmes, comme un griffonnage, un ensemble de brouillons, ou encore, comme un fatras de notes
insignifiantes (Amiel). Par ailleurs, les critères de sélection, voire de censure ne relèvent pas nécessairement de
questions de poétique (révélations compromettantes, etc.).
Dès le XXème s., le recours des diaristes à la publication est plus général: c'est alors que la distinction d'une littérarité
devient la plus problématique. On trouve aujourd'hui des journaux de campagne politique, des journaux intimes
présentant les progrès d'une maladie, etc. Le journal moderne ou contemporain manifeste une mise à nu croissante de
l'intimité du sujet, parfois la plus éprouvante ou la plus honteuse: ainsi Michel Leiris consigne-t-il avec une précision
quasi clinique ses difficultés d'impuissance conjugale dans son Journal – dont il faut signaler toutefois qu'il n'a prévu la
parution qu'à sa mort, réservant au public, par le biais de son exécuteur testamentaire, la surprenante révélation d'un
secret de famille. Les stratégies éditoriales des diaristes sont donc complexes.

I.2. Entre document biographique, témoignage culturel et texte littéraire: un genre impur
Quels sont les critères qui vont légitimer la publication posthume d'un journal intime? On publie souvent des journaux
d'écrivains, qui apportent un éclairage biographique, des indications utiles sur la poétique de l'auteur, de même qu'une
documentation génétique, car ils mettent au jour le travail d'élaboration des œuvres publiées et contiennent souvent
des avant-textes (projets, esquisses, etc.).
Le journal peut aussi être considéré comme un témoignage historique et sociologique, ce qui a longtemps été le cas du
journal intime de Lucile Desmoulins, l'épouse du révolutionnaire Camille Desmoulins, avant que la critique littéraire ne
s'y intéresse de plus près (avec l'édition effectuée par Philippe Lejeune en 1995).
On peut cependant considérer le journal intime comme un cas de poétique à part entière; comme une forme singulière,
fondamentalement ambiguë et incertaine quant à sa littérarité même, ainsi que l'indiquent les hésitations
terminologiques pour désigner le genre diariste: journal, carnets, cahiers, feuillets, notes, réflexions, etc.
II. Un genre en question
II.1. La critique structuraliste
Il faut dire que le genre du journal intime est tombé, dans la seconde moitié du XXème siècle, dans un certain discrédit,
et que sa renaissance dans la critique est récente: elle ne date que de quelques décennies. En effet, l'émergence du
structuralisme, dans les années 1960-1970, qui invoque la mort de l'auteur (Barthes), ne pouvait que s'y opposer et en
contester le bien-fondé. Le mouvement théorique et critique du structuralisme postule un fonctionnement autonome
du texte, dans ses structures formelles, indépendamment d'un sujet (surtout biographique) et d'une contingence
historique. La forme diariste, toute soumise à la fluctuation du quotidien et aux inflexions intérieures du moi, ne peut en
constituer que l'antithèse.
II.2. Journal vs œuvre littéraire: la critique de Maurice Blanchot
Ce réexamen critique du journal intime, l'auteur, essayiste et critique Maurice Blanchot, dont l'influence a été très
grande sur la pensée littéraire du XXème s., l'a anticipé dans L'espace littéraire. Il y interprète la pratique du journal
intime comme le signe d'une réticence de la part d'un auteur, travaillant par ailleurs à une œuvre littéraire, à se
dessaisir de lui-même. Car l'œuvre est impersonnelle, au contraire du journal intime attaché au moi:

Il est peut-être frappant qu'à partir du moment où l'œuvre devient recherche de l'art, devient littérature, l'écrivain
éprouve toujours davantage le besoin de garder un rapport avec soi. C'est qu'il éprouve une extrême répugnance à se
dessaisir de lui-même au profit de cette puissance neutre, sans forme et sans destin, qui est derrière tout ce qui s'écrit,
répugnance et appréhension que révèle le souci, propre à tant d'auteurs, de rédiger ce qu'ils appellent leur Journal.
Maurice Blanchot, Recours au journal, L'espace littéraire, 1955, p.24
La pratique du journal intime permettrait ainsi à un écrivain de se raccrocher à un rapport à soi, à un destin personnel,
que l'exigence de l'œuvre littéraire mettrait en question et viendrait menacer. Mais c'est dénier précisément au journal
intime la qualité d'œuvre littéraire.
Dans Le Livre à venir, Blanchot revient sur ce point dans un chapitre intitulé Le journal intime et le récit. Il y établit une
série d'oppositions, entre l'œuvre, l'être neutre que celle-ci produit d'une part; et l'homme, l'homme de la vie
quotidienne, qui tient un journal intime d'autre part. Si le journal est l'écriture de l'homme de tous les jours, l'œuvre
littéraire, elle, implique un égarement de soi, requérant du sujet qu'il consente à l'impersonnalité du neutre:
Il semble que doivent rester incommunicables l'expérience propre de l'œuvre, la vision par laquelle elle commence,
l'espèce d'égarement qu'elle provoque, et les rapports insolites qu'elle établit entre l'homme que nous pouvons
rencontrer chaque jour et qui précisément tient journal de lui-même et cet être que nous voyons se lever derrière
chaque grande œuvre, de cette œuvre et pour l'écrire.
Maurice Blanchot, Le journal intime et le récit, Le livre à venir, 1959, p.229
Entre le moi journalier, celui du diariste, et l'être impersonnel que l'œuvre fait advenir, le hiatus est fondateur. Mais il
n'est pas certain que le journal interdise sa propre constitution en une œuvre, et qu'il ne permette pas l'émergence de
cet être impersonnel qui est celui de
l'œuvre; bien au contraire, c'est précisément un autre moi, un moiimpersonnel d'une certaine manière que le journal
fait exister, par-delà le sujet biographique qui cherche à se figurer dans l'écriture journalière. II.3. L'anti-journal de
Roland Barthes
Roland Barthes est sans doute l'adversaire le plus virulent de la forme diariste, et plus généralement de l'écriture de
l'intimité au quotidien:
Le journal (autobiographique) est cependant aujourd'hui discrédité. Chassé-croisé: au XVIème s., où l'on commençait à
en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire: diarrhée et glaire.

Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.91


Pourtant, Roland Barthes se livre lui-même à une forme d'écriture de soi, notamment dans l'essai autographique d'où
est tirée cette citation (Roland Barthes par Roland Barthes). Il s'essaie même au genre du journal intime, dans un article
qu'il intitule Délibération et qu'il fait paraître dans la revue d'avant-garde Tel Quel en 1979. Gérard Genette [1981]
parlera à ce propos d'un anti-journal. En effet, cette délibération met en œuvre un chassé-croisé de notations
personnelles, relevant de la confidence diariste, et de réflexions critiques sur cette pratique littéraire même. En réalité,
il s'agit d'un phénomène constitutif et récurrent de l'écriture intime, comme si le fait de s'adonner à l'instrospection
impliquait un mouvement réflexif du journal sur lui-même, un mouvement réflexif et souvent négatif. Il n'y a pas de
journal intime sans anti-journal, sans examen de ses visées et de ses défaillances: Le journal ne peut atteindre au Livre
(à l'œuvre), dit Barthes, reprenant la critique de Maurice Blanchot sur l'impuissance du journal à se constituer en une
œuvre littéraire.
Barthes renvoie lui-même cette écriture intimiste à un principe de plaisir, à une séduction de l'immédiateté qui serait
aux antipodes des exigences de l'œuvre:
Lorsque j'écris la note (quotidienne), j'éprouve un certain plaisir: c'est simple, facile. Pas la peine de souffrir pour
trouver quoi dire.
Roland Barthes, Délibération (1979), Le bruissement de la langue, 1984
Il faut donc relever ce double mouvement de l'écriture diariste: d'une part, une facilité de l'épanchement, un plaisir de
l'effusion, que Barthes n'est pas sans comparer à une forme d'excrétion du sujet (diarrhée et glaire); d'autre part, une
délibération critique du sujet sur lui-même, et du journal sur son propre statut littéraire.
II.4. Pour une écriture de l'intimité
Plus récemment, la critique littéraire a réévalué cette condamnation de l'écriture intimiste et a théoriquement
reformulé la notion d'auteur qui lui est liée. L'écriture du moi a connu alors un essor considérable, dès la fin des années
1970, qu'il s'agisse de l'autobiographie ou des diverses formes de la figuration de soi, comme en témoigne le travail
intinterrompu et multiple de Philippe Lejeune sur ce sujet. Relevons toutefois que le genre de l'autobiographie est lui-
même situé aux antipodes du journal intime: l'autobiographie représente une tentative d'auto-engendrement, visant à
saisir le moi sous l'angle narratif d'une histoire, dans la linéarité rétrospective d'un récit, tandis que le diariste, lui, se
livre à une parole de l'immédiateté, qui se voit souvent

rapprochée du discours de l'analysant en psychanalyse, dans ses lapsus, ses biffures, dans sa régularité et ses
interruptions.
III. L'histoire d'un genre
III.1. L'introspection spirituelle
Le terme d' intime a une histoire en littérature: Saint Augustin y recourt dans ses Confessions, qui ne sont pas un journal
au sens où il ne s'agit pas d'une écriture journalière, mais qui se livrent à une investigation du for intérieur.
L'instrospection spirituelle constitue l'ancêtre du journal intime; il s'agit d'une quête de Dieu, effectuée au fil des jours,
et qui conduit à un examen de conscience au plus profond de soi-même:
Je te cherchais à l'extérieur de moi-même, mais toi tu étais plus intérieur à moi que ce que j'ai de plus intérieur (tu
autem eras interior intimo meo).
Saint Augustin, Confessions, III, 1
L'adjectif intime, intimus (le plus intérieur), est donc en latin le superlatif d'intus, intérieur, tandis que l'adjectif interior
en est le comparatif (plus intérieur). Ainsi, s'orienter vers le divin, c'est considérer ce qu'il y a de plus enfoui dans la
personnalité. Ce mode d'enquête spirituelle menée sur sa propre intériorité deviendra l'une des pièces importantes du
dispositif de la direction de conscience, de l'auto-surveillance et de l'amélioration de soi dans le domaine moral et
religieux (c'est le diaire dont parle Roland Barthes: le journal d'une foi religieuse). Examen de conscience, règlement de
sa propre vie, auto-amendement et quête de la volonté divine, telles seront les visées explicites des Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola (1548), qui proposent une méthode de progression de l'âme par la méditation mystique. Ces
fonctions de l'écriture introspective vont trouver une pertinence particulière dans les mouvements protestants, qui
appellent à une expérience spirituelle de la personne individuelle. Gusdorf [1990] souligne ainsi l'importance que prend
le piétisme au XVIIIème s. dans le développement du journal intime, structurant une vie intérieure de la foi selon une
véritable mystique du cœur. Lavater, fondateur du genre diariste avec son Geheimes Tagebuch en 1771, comme on le
verra, s'inscrit en tant que pasteur et théologien dans ce mouvement piétiste.
III.2. Journal, mémoires et chronique: la règles des genres
Le journal se laïcise progressivement au cours de la Renaissance. En se sécularisant, le cadre diariste se met alors au
service d'une observation historique et sociale, qui le rapproche de genres littéraires voisins: les mémoires, constituant
le récit rétrospectif d'une existence envisagée sous son angle historique, c'est-à-dire non personnel; et la chronique,
journal extérieur, impersonnel, ou compte-rendu journalier d'une

époque. Les premiers journaux apparus dès la Renaissance ne sont pas attachés à la personnalité intime, même s'ils
notent des faits au jour le jour. Ainsi, le Journal d'un bourgeois de Paris, anonyme du XVème s., le Journal de Pierre de
l'Estoile au XVIème s., ou encore le Journal de Samuel Pepys au XVIIème s., œuvre d'un bourgeois anglais, constituent
certes des journaux, représentatifs d'un état social et d'une époque. Ils peuvent figurer l'existence quotidienne d'un
individu, même insignifiant comme l'est un simple bourgeois, et même dans ses aspects les plus triviaux, mais ils ne
portent pas sur son intériorité. Ils présentent une forme journalière, sans l'intimité d'un sujet. Ce n'est qu'à la fin du
XVIIIème s. que ces deux aspects vont converger, pour donner naissance au journal intime.
III.3. Rousseau et la climatologie du moi
L'écriture de soi, destinée à figurer le fait intime, s'est elle-même développée dès la Renaissance, sous des formes
nouvelles – des Essais de Montaigne aux Confessions de Rousseau – mais sans s'incrire dans une structure diariste à
proprement parler. L'œuvre de Rousseau constitue néanmoins une innovation importante, ménageant le site d'une
parole personnelle encore inédite. Les Confessions reprennent explicitement, dans une perspective profane et
individuelle, l'entreprise spirituelle de Saint Augustin.
Mais ce sont les Rêveries du promeneur solitaire qui mettent véritablement en œuvre une parole de l'intimité, une
parole qui serait devenue autotélique, étant donné l'isolement social et moral du sujet: Tout est fini pour moi sur la
terre (1ère Promenade). Ce repli, ou cette expulsion hors du monde sont précisément ce qui suscite une démarche
introspective: Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Il s'agit de se
définir, non plus dans une reconstruction autobiographique, mais au présent de l'écriture, dans une discontinuité
périodique. Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Si Rousseau parle d'un journal, les
Rêveries n'adoptent pas pour autant une forme diariste: non datées, les promenades ont des statuts divers (récit, essai,
etc.). Mais c'est cette hétérogénéité de l'ensemble, présentée dans sa correspondance aux mouvements de la
sensibilité, qui est constitutive du discours intime. Rousseau invente ici une véritable climatologie du moi:
J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des
résultats aussi sûrs que [ceux des physiciens]. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise.

Ce baromètre de l'âme, ou d'une manière générale la météorologie du moi, serviront de métaphore majeure pour
qualifier l'entreprise du journal intime, dans tous ses paradoxes puisque l'intériorité y apparaît soumise aux inflexions
du jour et s'y livre dans son impermanence, dans sa réceptivité aux circonstances. Pierre Pachet [1990] reprendra
l'expression de Rousseau dans l'essai qu'il consacre au genre diariste, en se fondant précisément sur cette extériorité et
cette inconsistance de la vie intime.
Ainsi, même s'il est inscrit dans l'Histoire et même s'il joue un rôle historique, le je des Confessions ou des Rêveries se
fonde lui-même en tant que sujet et objet du discours littéraire, dans sa personnalité intime. Il invente une parole de
soi, et une présence à soi dans l'écriture, dans leur autonomie, dans leur réflexivité – mais sans leur donner cependant
la forme diariste.
III.4. Une mutation culturelle: l'avènement de la personne privée à la fin du XVIIIème s.
L'émergence d'une individualité qui n'est ni spirituelle, ni historique, d'une individualité qui vaut pour son propre
compte, est caractéristique de l'évolution du XVIIIème siècle et s'inscrit dans une culture moderne. Le siècle des
Lumières voit en effet, avec l'essor de la bourgeoisie, l'avènement du droit à la propriété et de la notion de vie privée,
de même que la pleine revendication des droits de l'individu, dont la Déclaration des Droits de l'Homme constitue le
manifeste révolutionnaire.
Comme l'a remarqué Alain Corbin [1987], participant au recueil collectif Histoire de la vie privée, l'apparition du journal
intime à la fin du XVIIIème siècle est liée à un esprit bourgeois. Elle serait orientée par une perspective économique
visant à comptabiliser une existence, à promouvoir une singularité, indépendamment des autorités religieuses et
politiques. Le journal procède à l'économie de soi. Il est une forme de bilan intime, un décompte des expériences qu'il
s'agit de recueillir, de ne pas abandonner à la dispersion du quotidien et de l'oubli. Il y a là toute une fonction
conservatoire, que l'on verra particulièrement déployée chez Amiel: le diariste est hanté par une crainte du gaspillage,
de la perte. Il veut se conserver dans le secret de son intimité, retenir les moments les plus furtifs et parfois les plus
futiles de son existence, ceux qui sont voués à l'éphémère et à l'oubli. Les sauver pour mémoire, comme l'écrit Gustave
Roud.
Le journal vise donc un emploi du temps, il fait la somme des expériences quotidiennes, même les plus anodines, il fait
l'épargne de soi. Cette perspective économique n'est pas seulement rétrospective, elle pourra être aussi prospective et
permettre une projection du sujet

dans l'avenir, une invention programmatique de soi, au jour le jour. La pratique du journal intime sera d'ailleurs
récupérée dans un esprit bourgeois au XIXème siècle, particulièrement pour les jeunes filles auxquelles il est conseillé
dans une perspective éducative, ce qui montre bien l'association de ce genre littéraire à une construction idéologique,
que l'on pourrait appeler une économie de l'individu.
Mais on voit qu'au-delà de cet aspect lié à l'instauration socio-économique de l'individu dans la société post-
révolutionnaire, le journal joue un rôle central dans le développement de la sensibilité subjective et dans la fondation
d'une identité. Sur le plan esthétique, il représente une tentative de faire exister un moi, de l'aménager dans un
contexte social et historique, dont il constitue souvent le négatif privé, le versant secret et personnel.
III.5. Les paradoxes de la première personne dans le monde révolutionnaire
L'irruption même de la Révolution joue un rôle décisif dans l'apparition du journal intime: cette rupture historique
violente, novatrice mais aussi traumatique, provoque en littérature un repli sur l'intériorité, une interrogation
personnelle quant à la résonance des événements sur l'affectivité. C'est l'âge du roman sensible, de l'idylle
sentimentale, c'est aussi l'avènement du roman personnel, même si la première personne tarde à assumer pleinement
l'énonciation narrative (René de Chateaubriand, Obermann de Senancour, Adolphe de Benjamin Constant: autant de
récits personnels fictifs, introduits par des personnages tiers). Le moi se trouve alors en porte-à-faux vis-à-vis de
l'Histoire, il se découvre en quelque sorte négativement, dans son impropriété vis-à-vis des événements, dans son
inadéquation fondamentale avec le monde.
Le journal intime trouve son essor dans cet écart, comme le montre le fameux document de Lucile Desmoulins (l'épouse
du député de la Convention Camille Desmoulins, qui périra guillotinée comme lui): ce qui n'est au début qu'un journal
de jeune fille, pour reprendre l'expression de Philippe Lejeune, devient un contrepoint personnel, subjectif et affectif,
aux ébranlements majeurs de l'Histoire. Ce journal, qui n'a pas de prétention littéraire particulière, conjugue des
considérations tout à fait insignifiantes (l'intendance domestique), un compte-rendu souvent très immédiat des
événements privés (les préoccupations d'une maternité) et des propos sur l'actualité révolutionnaire, dans toute leur
violence dramatique.
Ce qui frappe à cette lecture, c'est précisément la discontinuité des
notations, tantôt personnelles, tantôt historiques. Elles témoignent de
toute l'hétérogénéité de la vie intime (entre ses aspects corporels,

affectifs, sociaux) et de son inscription problématique, parfois euphorique, parfois discordante, dans le monde, ici
incarné par la figure de l'époux et homme politique:
samedi 28 juillet 1792: voilà 3 semaines que je n'ai écrit j'ai passé 5 jours là-bas sans voir C. il a fait un discours superbe
(barré) à la commune et qui fait beaucoup de bruit. Mon petit se porte bien. J'ai une grande douleur dans le sein.
22 janvier 1793: C'est aujourd'hui que l'on fait mourir Capet. Tout s'est passé avec une tranquillité parfaite. La Roulette
a dîné avec nous. F. nous a envoyé du chevreuil. Nous avons passé la soirée chez Roulette.
Lucile Desmoulins, Journal, 1788-1793, texte établi et présenté par Philippe Lejeune,1995
La note signalant la mise à mort du roi Louis XVI est encadrée, sans solution de continuité, par des propos anecdotiques
relevant de la vie domestique ou conjugale...
III.6. Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique
Chez Benjamin Constant, l'un des fondateurs du genre du journal intime, le rapport entre l'ère post-révolutionnaire et la
rédaction du journal intime est évident: l'instauration de l'Empire entraîne son exil politique et son abandon de la
Tribune politique. À défaut d'une parole publique, c'est une parole privée, une parole du salon et du boudoir
préoccupée des incertitudes du cœur et de l'impuissance sociale que l'auteur va mettre en œuvre. Dès son retour en
France et aux affaires de la nation lors de la Restauration, il cessera non seulement toute pratique du journal intime,
mais aussi toute activité littéraire, autre qu'une vaste réflexion théologique. Ainsi l'exercice du journal intime est-il lié
tant à une difficulté d'être personnelle qu'à une pathologie de la parole publique, l'individu se trouvant dans une
situation de dyschronie vis-à-vis de l'Histoire.
C'est en opposition avec les événements du dehors que se déploie le discours intime, comme le dit Éric Marty dans
L'écriture du jour: le journal pose une modalité de conscience de soi qui est contradictoire avec le Monde (1985, p.17).
Le cas de Maine de Biran, philosophe et homme politique français, en constitue sans doute le meilleur exemple. C'est
l'un des premiers diaristes modernes, qui entreprend son œuvre intime lors de la Révolution française et qui dit de ses
agendas: c'est mon petit monde intérieur, un asile sûr contre les maux et les troubles du dehors (Agenda, 1815, p.127).
Le bouleversement révolutionnaire libère chez lui un discours de l'intimité, dans toute sa gratuité, son insignifiance et
ses possibilités spéculatives. Le journal invente ainsi le moi sous les espèces de la circonstance, à l'ombre de l'Histoire:

Ce qui donne lieu à ces réflexions, c'est l'état où je me trouve ce soir, 29 pluviôse. J'ai soupé par extraordinaire et bu
quelques verres de vin pur; je suis seul, et je suis livré à la rêverie. Dire toutes les idées qui me sont venues comme par
inspiration, c'est impossible.
Notes 1794 ou 1795, p.18
Vingt ans plus tard, au moment de la Restauration, sa participation aux affaires publiques suscite au contraire le
sentiment d'être désheuré, d'être limité dans sa propre intériorité, comme si les instances de l'intime et du mondain
s'excluaient:
J'ai été singulièrement distrait, désœuvré et désheuré pendant le cours de ce mois. L'arrivée successive des nouveaux
membres de la Chambre m'a imposé le devoir d'entretenir une multitude de relations toutes nouvelles.
Agenda 1815, p.126
Historiquement, le journal intime s'est constitué de ce déséquilibre entre l'intimité individuelle et les événements du
monde, de ce vide central où le moi ne se fonde que dans une conscience de l'éphémère et dans sa propre incapacité à
avoir prise sur le réel. À cet égard, il n'est pas étonnant que ce soit également une parole féminine qui prenne son essor
dans le genre diariste, car ce sont précisément les voix silencieuses de l'histoire (pour reprendre l'expression de Michelle
Perrot [1998]), celles qui ne sont pas des actrices politiques, qui peuvent y trouver un exutoire expressif. La conscience
d'un désœuvrement du sujet, de son impuissance historique et personnelle, sont au principe de la naissance du journal
intime.
III.7. Autoscopies: le journal philosophique ou la naissance du genre diariste moderne
Cette quête égotiste du moi est étroitement associée à des ambitions philosophiques et anthropologiques. En 1771
paraît à Leipzig, en Allemagne, un ouvrage intitulé Geheimes Tagebuch, de Lavater, lequel dira avoir été dépouillé de
son manuscrit, destiné à rester secret et inintelligible à tout autre, et procédera en 1773 à une nouvelle édition
augmentée de l'ouvrage. Le titre sera traduit en français: Journal intime d'un observateur de soi-même (1843). Avec
cette publication, décidée par l'auteur lui-même et faite de son vivant, s'instaure une appellation générique: c'est l'acte
de naissance du journal intime, qui va, chez Lavater, conjoindre l'écriture de la sensibilité avec l' observation de soi-
même, chrétienne et philosophique. Il s'agit de traiter une alliance avec soi, d'ouvrir les profondeurs de son propre
cœur, au point d'épouser l'omniscience du point de vue de Dieu sur sa propre intériorité:

Je m'engage à noter tout ce que j'observerai dans le cours de mes sentiments, tous les artifices secrets de mes passions,
tout ce qui aura une influence particulière sur la formation de mon caractère moral, avec autant de sincérité et
d'exactitude, que si Dieu lui-même devait lire mon journal.
Lavater, p.2-3
Cette autoscopie vise un examen moral et un amendement personnel, mais aussi une connaissance de soi, en vue d'une
plus grande vérité intime. Elle constitue le versant intérieur et spirituel des recherches que Lavater mène sur la
physiognomonie, dans les mêmes années 1770, qui vont dans le sens d'une nouvelle science des hommes fondée sur
l'observation corporelle.
Deux décennies plus tard, Maine de Biran vise lui aussi une connaissance philosophique, qui dépasse le moi individuel et
qui vaille pour l'homme. Plus exactement, la note intime est le lieu d'élaboration d' un état où l'homme jouirait du
sentiment du moi dans toute sa plénitude (Carnet 1822, p.187). À partir du constat de mobilité de l'être intérieur (ma
manière d'être, de sentir, n'a jamais été fixe), Maine de Biran tend à forger une substance du moi, associant la rédaction
journalière la plus anecdotique (celle des agendas) à la mise en place scientifique d'une nouvelle psychologie, de type
idéaliste. L'écriture diariste y est pour lui l'instance d'une connaissance, et cette valeur épistémologique est souvent la
justification première que se donne le diariste moderne dans sa pratique d'un discours de soi. C'est un cadre
pragmatique qui rend acceptable une écriture de l'intimité.
IV. Les propriétés du genre IV.1. Une intimité discontinue
Il faut insister sur la pluralité et l'hétérogénéité de la notion d'intimité, telle qu'elle apparaît dès les débuts du journal
intime: l'intime ne se réduit pas à la seule affectivité. Au contraire, le journal agrège des notations d'une extrême
diversité, qui illustrent toute la part stratifiée et complexe du moi. Si l'écriture journalière interdit, de par sa structure,
toute synthèse a priori de soi, c'est bien sûr au profit d'un autre projet, celui d'obtenir une présence-à-soi, d'accéder à
l'expérience d'un mode de conscience de soi-même, solitaire et impartageable [Éric Marty 1985, p.12].
Une page de journal intime peut consigner aussi bien la note de circonstance (relevé du temps qu'il fait, emploi du
temps d'une journée), la note domestique (billets comptables, préoccupations d'intendance, etc.), des états d'âme ou
des états du corps, que des réflexions littéraires ou philosophiques. Amiel pourra parler sans transition de ses

lectures du jour, de ses activités professionnelles, de ses impressions amoureuses, de son estomac brouillé ou de ses
inquiétudes métaphysiques. Cette déliaison est constitutive du genre. Prenons l'exemple d'une note du Journal de
Roud, datée du 16 octobre 1939 – en début de guerre! – qui fait le bref relevé d'une journée ordinaire, dans ses
ruptures de registre, dans ses mentions elliptiques, alternant la note de compte et la confidence, le fait personnel et le
monde extérieur:
Lundi 16 octobre (1939)
Produits photo à rembourser 7.40
Pluie fine – Travaux
Vergers – Somnolence et tristesse d'après-midi (II, 47)
La ponctuation de l'anodin présente ici les symptômes d'une crise qui reste inexplorée, d'une impuissance à associer les
pans hétérogènes d'une existence. Mais elle expose aussi, sous la forme élémentaire d'une épellation du quotidien, les
fondements désappariés du journal, et sa vocation à articuler l'événement intime aux phénomènes du dehors.
Le récit de rêve, passage obligé du genre diariste, participe au premier chef de cette discontinuité de la vie intime. Le
journal de Leiris y accorde une importance particulière sur un mode proche de la psychanalyse et en fait l'instrument
d'une révélation sur soi: Rêvé que je couchais avec Josette Gris. Coït malheureusement interrompu par mon réveil. La
scène se passait devant ma mère (26 août 1929). Mais ses commentaires interprétatifs font du rêve autre chose qu'un
événement purement intérieur. Ils soulignent toute l'influence exercée par le monde sur l'activité nocturne: Il
semblerait aujourd'hui que mes rêves tendent à prendre une couleur existentialiste (4 février 1946). Le journal fait donc
toute la part d'une altérité à soi-même: il peut relever des actes manqués, des souvenirs en quête de signification, des
comportements personnels absurdes, des fantasmes inavouables. Et paradoxalement, cette impersonnalité intérieure
est peut-être l'intimité même. En la figurant, le discours diariste touche aux points aveugles qui structurent la
subjectivité et qui l'articulent au monde.
Il faut donc avoir conscience du caractère non restrictif – non exclusivement sentimental – de l'intimité, ce qui amène
d'ailleurs un Ph. Lejeune à parler de journal personnel, et non de journal intime. De nombreux journaux intimes n'ont
rien d'intime au sens d'un vécu émotionnel. Le Journal d'Usine (1934-1935) d'une Simone Weil employée comme
fraiseuse aux Usines Renault ne privilégie pas un discours d'ordre affectif, mais bien plutôt une conscience politique:
c'est un carnet de route existentiel et engagé, témoignant de la réalité concrète de la condition ouvrière. Ce n'est donc
pas l'effusion d'une sensibilité qui définit le journal intime: c'est l'écriture journalière d'un moi

complexe qui le constitue, dans ses aspects multiformes (mentaux, affectifs, corporels, sociaux, ...) et dans sa
contingence.
Mais il est significatif que cette intimité hétérogène soit ressaisie par le diariste en vue d'une cause susceptible
d'assembler ces instances discontinues de la personnalité: l'égotisme philosophique d'une substance du moi chez Maine
de Biran, le vécu existentiel et politique chez S. Weil, ou encore, la constitution d'un être poétique chez Gustave Roud,
capable de faire advenir l'œuvre lyrique.
IV.2. Essais de définition générique
Pierre Pachet propose la définition suivante du genre: Un journal intime est un écrit dans lequel quelqu'un manifeste un
souci quotidien de son âme, considère que le salut ou l'amélioration de son âme se fait au jour le jour, est soumis à la
succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation [1990, p.13].
De même, Jean Rousset [1986], l'un des grands critiques du journal intime, insiste sur l'assujettissement au calendrier
qu'implique le recours au genre diariste. Il évoque une clause de régularité, une exposition successive et récurrente du
moi au passage du temps, qui fonde le genre et qui est attestée par la notation du lieu et de la date en tête de chaque
page journalière. Cette simultanéité du discours et du vécu (ou quasi-simultanéité, selon Rousset, puisque le diariste se
livre souvent à la rétrospection brève pour consigner les faits les plus récents), est constitutive du journal intime, quelle
que soit la justification que le diariste donne à sa pratique d'écriture. Elle suppose une nécessaire discontinuité de
l'écriture journalière, sa réitération périodique, qui interdit toute linéarité narrative et impose la primauté du discours
sur le récit.
IV.3. Une écriture de l'immédiat
Le journal intime est une écriture du présent, vouée à un indéfini recommencement. Stendhal écrit en 1801:
j'entreprends d'écrire l'histoire de ma vie jour par jour. Et Amiel: mon passé est réduit à mon présent. Cette dimension
déictique du journal, c'est-à-dire, cette écriture qui revient sans cesse à sa situation d'énonciation, est fondatrice. Très
souvent, Amiel ouvre la note quotidienne par des marques déictiques: il donne non seulement la date, mais l'heure au
quart d'heure près, il note le temps qu'il fait (9h matin. Beau soleil aussi joyeux que hier), l'après-midi par rapport au
matin. Ou encore, il mentionne, au milieu d'une page, le fait qu'une cloche a sonné et qu'il est onze heures du soir.

gelés, et ces précisions sur les conditions matérielles de l'écriture semblent influer sur le rythme de la phrase,
particulièrement fragmentaire en ce début de page journalière:
Jeudi 12 décembre 50.
(Matin.) Jour de brouillard, anniversaire de l'Escalade; doigts gelés, sans paravent et tapis ma chambre est
inconfortable.
Amiel
L'écriture diariste n'est donc pas reclose sur l'intimité; bien au contraire, c'est l'intimité qui s'y expose nécessairement,
sans cesse, à la réouverture de l'instant. Le moi y est ouvert au dehors, plus que dans n'importe quelle autre forme
littéraire.
Il ne s'y livre aussi que dans une fragmentation temporelle. Certes, le diariste est hanté par l'idéal d'une écriture
continue de sa propre vie, où le journal s'écrirait dans le filigrane de chaque instant. Mais il faut vivre pour pouvoir
écrire, même si l'on assiste souvent, chez Amiel, au renversement qui fait que l'on ne vit plus que pour écrire. Le journal
est donc essentiellement une forme ouverte marquée par l'interruption, même s'il tend à une continuité idéale. Il est
rythmé par la scansion du passage des jours, par l'ellipse des instants vitaux.
Dès lors, rien ne semble pouvoir permettre sa clôture en une œuvre: qu'est-ce qui peut mettre fin à la succession
journalière, sinon une circonstance extérieure au texte lui-même, c'est-à-dire, le plus souvent, la mort de l'auteur? Le
journal intime est voué à l'inachèvement, parce qu'il est inscrit dans une récurrence: nécessairement interminable, il est
pris dans la monotonie d'un éternel recommencement. Amiel, commentant le journal de Maine de Biran, écrit ainsi:
Rien n'est mélancolique et lassant comme ce Journal de Maine de Biran. C'est la marche de l'écureuil en cage. Cette
invariable monotonie de la réflexion qui recommence sans fin énerve et décourage comme la pirouette interminable
des derviches.
Amiel, 17 juin 1857
IV.4. La construction d'une continuité diariste
Cependant, il faut être conscient des facteurs de cohésion qui contribuent à forger une continuité et à dessiner un tracé
diariste par-delà la désagrégation des notes périodiques. Les retours sur soi du journal y participent au premier chef: le
diariste se lit et se relit, à la recherche d'une unité qui fait défaut à l'existence. Cette relecture intime est souvent l'enjeu
d'une quête de sens pour le sujet, et d'une finalité assignée au discours de soi. Elle participe à l'élaboration des notes
journalières en une œuvre: Coup d'oeil rétrospectif sur ce journal:

je suis en somme beaucoup plus soucieux d'art et de littérature que je ne me l'avoue ordinairement (Leiris, 9 juillet
1924). C'est un facteur essentiel de cohésion, subjective et littéraire, par-delà la discontinuité journalière.
Il faut relever aussi une organisation de la temporalité intime visant à construire un destin. Cet aspect est
particulièrement sensible dans le Journal de Roud, qui relève des moments d'extase servant de jalons pour un véritable
parcours mystique. Le mouvement des cahiers articule ainsi les étapes d'un vécu dans toute une pureté tragique, qui va
des passions impossibles (homosexuelles) pour les vivants à l'entretien d'une communication hallucinatoire avec les
anges de la mort. Les notes contingentes sont envisagées dans la perspective d'une révélation poétique, qui est leur
telos ultime. En prélevant des pages de ses cahiers intimes, parfois disséminées sur des décennies, et les faisant
paraître, moyennant la suppression de leurs dates, sous forme de recueils lyriques, Roud contribue lui-même à
l'organisation du journal en un destin poétique, autant qu'en une œuvre littéraire.
IV.5. Le journal, fétiche du moi
La contrainte de la régularité périodique devrait permettre de cerner les constantes de la personnalité, voire de
construire le moi par-delà le passage des jours. Cette perspective se développe souvent en une véritable utopie diariste,
qui consiste à matérialiser une part autonome de soi, à se réidentifier. Cette fondation de soi est l'ambition
performative du journal. Le diariste veut s'inventer par l'introspection, par-delà l'inconsistance du quotidien: il veut
naître à l'écriture, pour refondre son existence, voire même tout l'univers: Mais dans mon point de vue qui fait tout
commencer au moi, il doit y avoir un instant déterminé dans l'existence où le temps commence avec le moi. (Maine de
Biran, p.219).
Le journal est ainsi appelé à devenir le détenteur d'un moi délégué, le sanctuaire d'un moi introuvable dans l'existence:
il peut même se constituer en un corps autonome, un corps fétiche, détaché du sujet biographique. Comme l'écrit
Virginia Woolf, j'espère pouvoir considérer ce journal comme une ramification de ma personne (28 mai 1918). Il peut
aussi se concevoir sur un mode posthume, comme un prolongement du sujet réel, sub specie aeternitatis. La pratique
journalière permettrait, en se projetant dans l'éternité, d'accéder à une essence du moi qui aurait triomphé des
discontinuités de l'instant, à un meilleur moi comme le dit Charles du Bos (me réinstaller en possession de mon meilleur
moi, 27 mars 1926).

Ce désir de devancer la mort en se préfigurant soi-même à l'aune de l'essentiel constitue le rêve diariste par excellence.
Amiel le formule avec une certaine drôlerie:
Seize mille pages! cinquante volumes de journal intime! Qui jamais aura la patience de lire tout ce fatras? qui même
aura le courage d'en parcourir une partie? Pas même moi. Car à un volume par semaine, cela prendrait une année au
lecteur. Le soleil se cache dans sa lumière; mes notes se défendent par leur densité et leur énormité...
Leur masse indestructible a fatigué le temps, non pas les siècles de l'histoire, mais le temps de l'amitié. Trois personnes
pourtant se mettraient volontiers à cette besogne, ma filleule, Fida, et le disciple.
Ce qui serait mieux encore, ce serait de devancer la mort et d'extraire de cette carrière confuse la matière de deux ou
trois volumes de choix.
Amiel, 15 mars 80
Le diariste veut totaliser les éléments les plus contingents de sa vie une œuvre pleine et complète. Il veut faire du moi,
une œuvre. Et c'est le livre, l'objet-livre qu'est le journal, qui va incarner ce fantasme d'une auto-constitution par
l'écriture. Mais ce faisant, l'intimiste ne peut saisir que des variables, ou chercher à cerner, au prix d'un travail
d'interprétation, les invariants de la mobilité des jours: c'est le paradoxe constitutif du journal. Visant à identifier le moi,
il ne peut l'appréhender que dans le successif, dans une somme d'aperçus journaliers. Il ne met au jour que le protéisme
des aspects et l'infixabilité des désirs, pour reprendre encore les termes de l'auteur genevois. Voulant se construire, le
diariste maintient nécessairement son être dans l'ouverture d'un recommencement de l'écriture.
IV.6. La mort, gage de l'authenticité diariste
Devancer la mort en suivant le fil des jours, cela relève de l'impossible: et c'est sans doute cette conscience d'un
affrontement à l'impossible qui fait de l'écriture diariste une forme littéraire. L'écriture sera toujours plus lente que la
vie, et plus lente encore en sera la lecture. À un volume par semaine, cela prendrait une année au lecteur, dit Amiel.
Ce que constate le journal, c'est la fondamentale impermanence du moi, et son incapacité à dépasser l'inachèvement du
temps. L'écriture quotidienne ne le révèle qu'au coup par coup, dans ses intermittences. Dès lors, c'est bien plutôt cette
impossibilité même de se réunir qu'écrit l'intimiste. Le journal apparaît comme le lieu d'un moi impossible auquel
s'origine précisément l'écriture: Amiel se figure en train de s'ensevelir dans ses propres notes, comme en une masse
indestructible, comme en son propre tombeau. Chercher une essence de soi par l'écriture du moi

barométrique, c'est consentir à l'impossibilité d'être identique, autrement que dans une préfiguration de sa propre
mort.
Celle-ci devient dès lors la seule instance susceptible d'authentifier, et peut-être, de totaliser le moi du journal. Son
anticipation est récurrente et constitutive de la visée diariste, entre vécu existentiel et fondation de soi: La pensée de la
mort ne m'a pas quitté de tout le jour. Il me semble qu'elle est là, tout près, contre moi (Gide, 8 mars soir, 1917). Elle est
la vérité ultime de l'intime.
IV.7. Un substitut de l'identité personnelle, un substitut du Livre
Toute une part du journal intime apparaît comme un substitut de l'existence, comme ce qui remplace une adhésion du
sujet à son propre vécu, et comme ce qui précisément le coupe de ce vécu. Soucieux de conserver l'instant, le diariste le
manque nécessairement en tant qu'instant vital. Et bien souvent, l'écriture diariste devient la compensation littéraire
d'une impuissance à vivre, et la justification d'une esquive de l'existence: Ce journal est un exutoire; ma virilité
s'évapore en sueur d'encre (Amiel, 13 juillet 1860). Chez cet auteur, qui porte à leur apothéose les paradoxes du genre
diariste, le moi se réserve, il s'économise, se retient de vivre et se condamne lui-même à une impuissance générale –
pour faire œuvre dans le journal. Nombre de carnets diaristes recensent ainsi les défaillances personnelles, anodines ou
majeures, comme si le moi ne pouvait se définir que négativement, à l'aune de sa propre impossibilité à advenir. Ma vie
est plate, plate, plate (Leiris, 9 juillet 1924).
De même, le journal fait souvent figure d'un substitut de l'œuvre littéraire irréalisable, d'un négatif du Livre. Les
diaristes ne le deviennent souvent que dans les moments creux de la créativité littéraire, dans leurs moments de
dépression, dit Leiris: certes, le journal peut être utilisé comme un laboratoire de l'œuvre projetée, comme un lieu
d'ébauches fragmentaires en vue d'une recomposition ultérieure. C'est l'un des intérêts majeurs que présente le journal
d'écrivain, de permettre de lire la note journalière en filigrane de l'œuvre en cours. Le journal sert donc de terrain
d'exercice, de champ de manœuvres, autant pour le moi, qui se construit ou se défait à l'aune de ses expériences, que
pour la figuration de l'auteur et celle de l'œuvre, dont la composition s'ébauche dans les tentatives journalières. Le
journal intime est un formidable inventeur de la personne littéraire.
Mais c'est aussi l'inverse qui se produit, et qui se donne à lire chez Amiel. Là, le journal se transforme en un dépôt des
tentatives avortées, il procède à l'ensevelissement des ambitions non seulement existentielles, mais aussi littéraires
d'un auteur qui semble se vouer tout entier au style de la note intime. Ainsi, c'est une certaine vacuité

que le journal est voué à consigner: À quoi me sert cet interminable soliloque? (24 juillet 1876 ), demande Amiel, et
Gide dit de même: Quel intérêt peut-il y avoir à noter tout cela (18 novembre 1912).
Pourtant cette inutilité, ou cette gratuité de l'écriture diariste est le corollaire nécessaire du genre. Elle rouvre toujours
le texte à son point de surgissement, où le moi se contemple dans sa porosité à l'instant. Et c'est peut-être cette
perspective réflexive, cette tautologie dirait Leiris, qui instaure la conscience littéraire de l'œuvre diariste et qui en fait
le lieu d'une poétique:
Ce qu'il y a de curieux c'est que depuis quelques jours l'unique justification de ma vie est la rédaction d'un journal de ma
vie. En somme je cherche à tirer une grandeur de zéro en décrivant zéro; or, comme on ne décrit pas zéro – qui n'est pas
–, ma description se borne la plupart du temps à une simple description de ma tentative pour écrire zéro. C'est une
perpétuelle tautologie, un cercle vicieux donc le chiffre 0 donne une vraiment fidèle image.
On pourrait déduire de toute cela que la création poétique ne saurait être, et pour cause! qu'une création ex nihilo.
Leiris, 17 mai 1929
IV.8. Dialogisme de l'écriture diariste
Cette vanitas du journal intime éclaire un autre paradoxe intéressant. Cherchant à se dire, à se figurer, le diariste
instaure nécessairement un écart vis-à-vis de lui-même. L'immédiateté est en effet problématique chez l'intimiste:
l'écriture le pose en objet de son propre regard, bien plus qu'elle ne lui permet de se saisir dans la spontanéité de son
être. Elle procède à un détachement analytique. On le voit en particulier aux marques énonciatives qui sont
caractéristiques du journal, et qui sont fondamentalement dialogiques – même si le régime énonciatif du journal intime
est, sauf exception, monologal.
Le diariste peut s'adresser à lui-même à la 2ème personne: Disséquer son cœur, comme tu le fais, c'est tuer sa vie
(Amiel). Il peut aussi s'impersonnaliser à la 3ème personne, comme le fait Maine de Biran en généralisant la fluctuation
de son être à l'universalité du genre humain: L'homme entraîné par un courant rapide, depuis sa naissance jusqu'à sa
mort, ne trouve nulle part où jeter l'ancre; ses sentiments, ses idées, sa manière d'être se succèdent, sans qu'il puisse
les fixer (1794, p.10). De même, sur le plan stylistique, le diariste recourt fréquemment au style télégraphique, où se
verra paradoxalement élidé le sujet personnel au profit du seul participe passé: Rencontré x aujourd'hui. Les phrases
nominales ou participiales, où le sujet du discours est omis, signalent

cette essentielle dépossession du moi qui est l'enjeu journalier de l'écriture diariste.
Ainsi, loin d'être un refuge du sujet personnel, comme l'affirme Blanchot, le journal intime est peut-être un lieu
d'expérience où le moipeut vivre sur un mode élémentaire un désaffublement des identités.
Selon Leiris, c'est précisément cette objectivation de soi qui fait chanter le journal intime, et qui peut gagner une
efficace, personnelle et poétique, que la seule confidence n'atteint pas:
Nul soulagement à tenir un journal, à rédiger une confession. Pour que la catharsis opère, il ne suffit pas de formuler, il
faut que la formulation devienne chant. Chant = point de tangence du subjectif et de l'objectif.
8 janvier 1936
C'est à ce point de tangence du subjectif et de l'objectif que le journal intime peut faire œuvre, et se doter ici d'une
valeur lyrique.
IV.9. Auto-destination, auto-altération
Pour finir, il faut souligner la situation interlocutoire du journal. L'écriture diariste implique toujours une situation
d'énonciation où la parole est adressée, ne serait-ce qu'à une autre instance de soi. L'écriture diariste, si elle veut se
constituer en une œuvre littéraire, doit consentir ultimement à l'effraction du regard de l'autre sur son propre texte, à la
présence d'un lecteur – à commencer par le sujet scripteur, qui se relit souvent. Mais aussi, à l'altérité d'un lecteur réel,
souvent désigné explicitement par le journal. Par exemple, Leiris destine son Journal à son épouse, et réfléchit aux
conséquences de cette lectrice projetée sur la modalité même du discours intime: Je sais, maintenant (et c'est à peu
près entendu entre nous), que ce cahier lui est destiné, comme une sorte de testament. Que va-t-il en résulter quant à
sa rédaction? (14 juillet 1940).
Le journal n'est pas un texte sans destinataire, comme le montre Rousset en posant que le diariste postule toujours un
lecteur intime. À ce propos. Mireille Calle-Gruber relève toute une ritualisation de la destination intimiste, toute une
mise en scène des adresses diaristes.
Les journaux ont toujours un destinataire, que celui-ci soit un moidédoublé, ou le journal lui-même en tant qu'objet
(mon pauvre journal,
comme le dit Amiel, O mon cahier, chez Maurice de Guérin), ou encore un destinataire imaginaire, qui représente une
fiction de l'écriture (Kitty, chez Anne Frank), voire même un narrataire réel, extérieur, élu pour sa proximité avec
l'auteur (mon cher C, Camille Desmoulins, l'époux de Lucile Desmoulins). Si le journal revendique une auto-destination,
s'il cherche à réserver, voire à exclure sa lecture ou sa publication, il indique une nécessaire visée de l'autre. À la fois

convoquée et congédiée, la destination est une partie constitutive de la figuration de soi: elle désigne ce lieu critique,
cette altération nécessaire qu'effectue toute écriture de soi.
Il faut donc se défier de toute illusion d'immanence d'une parole qui serait en continuité pure avec une essence du moi:
même solitaire, même intime, même sans autre interlocuteur que lui-même, le diariste est placé par l'écriture dans une
position d'extériorité vis-à-vis de lui-même, position d'extériorité qu'entérine l'acte de la publication.
Bibliographie Journaux cités
• Amiel, Henri-Frédéric (1976-1994). Journal intime, Bernard
Gagnebin et Philippe M. Monnier éd. Lausanne: L'Âge d'homme.
• Constant, Benjamin (1852). Journaux intimes. Paris: Gallimard, 1952.
• Desmoulin, Lucile (1995). Journal (1788-1793), texte établi et présenté par Philippe Lejeune. Paris: Ed. des
Cendres.
• Gide, André (1951-1954). Journal. Paris: Gallimard, La Pléiade, tome I.
• De Guérin, Maurice (1984). Le cahier vert (1832-1835), in Poésie. Paris: Poésie/Gallimard (1ère édition
posthume: 1861).
• Lavater, Johann Kaspar (1843). Journal d'un observateur de soi-même (Geheimes Tagebuch, 1771-1773).
Neuchâtel: Jean-Pierre Michaud.
• Leiris, Michel (1992). Journal 1922-1989. Paris: Gallimard.
• Maine de Biran (1857). Journal. Neuchâtel: La Baconnière, 1957.
• Roud, Gustave (2004). Journal. Carnets, cahiers et feuillets, texte établi et annoté par Anne-Lise Delacrétaz et
Claire Jaquier. Moudon: Empreintes, 2 volumes.
• Weil, Simone (1951). Journal d'Usine (1934-1935), in La condition ouvrière. Paris: Gallimard.
Sur le journal intime
• Amiel, Henri-Frédéric (1987). Du Journal intime, éd. R. Jaccard. Bruxelles: Complexe.
• Barthes, Roland (1984). Délibération (1979), Le bruissement de la langue. Paris: Seuil.

• Blanchot, Maurice (1959). Le journal intime et le récit, Le livre à venir. Paris: Gallimard.
• Corbin, Alain (1987). Coulisses (en particulier: La relation intime ou les plaisirs de l'échange), in Duby Georges et
Ariès Philippe (dir). Histoire de la vie privée. Paris: Seuil, tome 4.
• Didier, Béatrice (1976). Le journal intime, Paris: PUF.
• Genette, Gérard (1981). Le journal, l'antijournal, Poétique n°47.
• Girard, Alain (1986). Le journal intime, Paris: PUF.
• Gusdorf, Georges (1990). Les écritures du moi, Paris: Odile Jacob.
• Lejeune, Philippe (1989). Cher Cahier. Témoignages sur le journal personnel. Paris: Gallimard.
• Lejeune, Philippe dir. (1993). Le journal personnel. Publidix, Ritm.
• Marty, Eric (1985). L'écriture du Jour. Le Journal d'André Gide. Paris: Seuil.
• Pachet, Pierre (1990). Les baromètres de l'âme. Naissance du journal intime. Paris: Hatier.
• Perrot, Michelle (1998). Les femmes ou les silences de l'Histoire. Paris: Flammarion.
• Rousset, Jean (1986). Le lecteur intime. Paris: Corti, 1986. Edition: Ambroise Barras, 2005 //

Les genres littéraires, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. Approche de la question du genre
1. Un genre est une convention discursive
1. Les conventions constituantes
2. Les conventions régulatrices
3. Les conventions traditionnelles
2. Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre
donnée
3. Transgression des conventions discursives selon Schaeffer
4. Relativité de ce classement des transgressions
2. Rappel historique des classifications de genre
1. La classification platonicienne
1. Diégèsis et mimèsis selon Platon
2. Esquisse d'une classification énonciative des genres
3. Remarque sur la classification platonicienne
2. La classification aristotélicienne des arts
1. Le statut de la mimèsis chez Aristote
2. Grille des genres chez Aristote

1. Les moyens de la représentation


2. Les objets de la représentation
3. Les modes de la représentation 3. Conclusion sur Aristote
3. Triades des genres
1. Le système de Batteux
2. La triade romantique
3. La doxa contemporaine
3. Fonction des genres
1. Genre et horizon d'attente
2. Généricité lectoriale et relativité des genres
4. La fin des genres?
• Bibliographie
I. Approche de la question du genre
Nous n'appréhendons pas les textes littéraires comme des êtres singuliers, hors de toutes catégories. Un texte littéraire
se présente à nous à travers certaines caractéristiques de genre, qui, on le verra, donnent forme à nos attentes, au type
de réception que nous en avons et servent à en interpréter le sens. Nous avons besoin de savoir à quelle catégorie un
texte appartient pour le comprendre tout à fait. Si je prends un conte de fées commeBarbe-bleue pour un témoignage
historique, ou une satire ironique pour un essai sérieux, je risque fort de mésinterpréter le sens du texte que je lis.
Il suffit d'entrer dans une librairie pour faire l'expérience de la catégorisation littéraire. Sans avoir suivi de cours de
méthodologie, les libraires classent en général les textes littéraires contemporains en différents rayons, tels que roman,
poésie, théâtre. Il s'agit là d'un système des genres rudimentaire et dont on devine qu'il est assez approximatif. En
fouillant dans le rayon roman on risque fort d'y trouver des récits non fictifs comme le témoignage de Robert Antelme
sur les camps de la mort, L'Espèce humaine.
On a d'ailleurs souvent l'impression que ce classement est inopérant pour les textes modernes: où ranger, par exemple,
Plume d'Henri Michaux, qui a été publié dans la collectionPoésie/Gallimard mais qui comporte des narrations fictives
comme celle qui donne son nom au recueil (Plume est en effet un personnage de fiction type)? Où ranger
les textes de Samuel Beckett comme Malone meurt où l'action se réduit à rien et où une voix parle tout du long au
présent dans ce qui pourrait aussi bien constituer un monologue théâtral? Est-ce qu'il faut en conclure que la littérature
moderne est rebelle aux genres? Que c'est une question dépassée qui ne concerne que la littérature classique? Nous
essaierons de répondre à ces questions.
I.1. Un genre est une convention discursive
Commençons par remarquer que si la notion de genre est floue, c'est qu'elle s'applique à des réalités littéraires très
différentes, dont nous sentons qu'elles ne sont pas de même échelle.
Ainsi, on peut dire qu'un sonnet, qu'un roman d'apprentissage, ou que la poésie lyrique sont des genres. Mais
évidemment on fait allusion dans ces différents cas à des propriétés textuelles très différentes.
Le sonnet est une forme fixe dont les caractéristiques métriques sont strictement codifiées. En revanche son contenu
est assez indifférent à son genre. C'est exactement le contraire pour le roman d'apprentissage, qui ne constitue un
genre que par son contenu vague (impliquant un héros ou une héroïne jeune et inexpérimentée qui fait l'expérience de
l'existence sociale, affective ou esthétique, à travers un certain nombre d'épreuves (comme dans Les Illusions perdues
de Balzac, ou L'Education sentimentale de Flaubert). Mais ces romans d'apprentissage peuvent être très différents par la
longueur, par la forme, par le type de narration. Enfin, lorsqu'on parle de la poésie lyrique, on réfère en général à la fois
à une forme d'énonciation à la première personne (critère qui n'apparaît pas du tout dans le sonnet ou le roman
d'apprentissage) et à certains types de contenus (l'épanchement de la sensibilité).
Il y a cependant un point commun à tous ces usages du mot genre: dans tous les cas nous avons affaire à une
convention discursive. Dans son livre, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Jean-Marie Schaeffer a proposé de distinguer
divers types de conventions discursives; il y aurait selon lui des conventions constituantes, des conventions régulatrices
et des conventions traditionnelles.
I.1.1. Les conventions constituantes
Les conventions constituantes, selon Schaeffer, ont pour caractéristique d'instituer l'activité qu'elles règlent. C'est-à-dire
que tout à la fois elles instaurent la communication et elles lui donnent une forme spécifique.
Tel est le cas, selon Schaeffer, des conventions discursives qui portent sur un ou plusieurs aspects de l'acte
communicationnel impliqué par le texte.

Toutes sortes d'aspects de l'acte communicationnel peuvent entrer dans la définition d'un genre.
Il peut s'agir du statut énonciatif du texte. L'énonciateur par exemple peut être fictif ou non. Et cela suffira à opposer un
roman à la 1ère personne comme L'Etranger de Camus d'un témoignage. C'est aussi ce critère qui nous permet de
classer La Recherche du temps perdu dans les romans et non dans les autobiographies.
De même les modalités d'énonciation peuvent entrer dans la définition du genre. On le verra, l'une des premières
classifications génériques de l'Antiquité oppose des textes où l'on raconte des paroles ou des actions (diégèsis) et des
textes où l'on fait parler au style direct des personnages (mimèsis). Et cette opposition permet globalement d'opposer le
genre théâtral au genre narratif.
L'acte illocutoire impliqué par un texte (celui qu'on accomplit en parlant) peut aussi être constitutif d'un genre. On
distingue des genres par les types d'actes illocutoires qu'ils impliquent. On peut ainsi opposer des actes expressifs
(centrés sur l'expression des émotions du sujet comme dans la poésie lyrique – ainsi les Méditations de Lamartine), des
actes persuasifs (comme dans le sermon et le discours apologétique en général comme les Pensées de Pascal) et des
actes assertifs (affirmant fictivement ou non l'existence d'états de faits, comme dans le roman réaliste à la Zola, le
témoignage ou le compte-rendu).
Enfin des genres peuvent être distingués par leurs visées perlocutoires (les effets attendus de la parole). Une comédie
se donne pour visée explicite de produire chez le destinataire un effet d'amusement. Chez Aristote, la tragédie a pour
finalité la catharsis, c'est-à-dire la purgation des passions.
I.1.2. Les conventions régulatrices
Les conventions régulatrices sont différentes en ce qu'elles ajoutent des règles à une forme de communication
préexistante. Elles ne découlent pas de l'acte communicationnel institué par le discours mais de certaines particularités
de la forme du discours qui viennent se surimposer à cet acte communicationnel.
Ainsi un sonnet peut être, sur le plan de l'acte communicationnel, une énonciation lyrique en première personne. Mais
à cette forme de communication s'ajoutent des contraintes spécifiques qui viennent en régler la forme.
Il s'agit en l'occurrence de contraintes métriques, qui organisent le poème selon un nombre de vers déterminé (14),
organisés en deux quatrains à rimes embrassées et deux tercets dont les schémas de rimes sont d'un caractère plus
variable.

Il peut s'agir aussi de contraintes phonologiques comme dans les jeux de l'Oulipo. Ainsi le roman de Georges Perec, La
Disparition, est tout entier écrit sur le principe d'un lipogramme (c'est-à-dire d'un texte qui évite systématiquement une
lettre – ici le e).
Il peut s'agir de contraintes stylistiques. Ainsi l'opposition entre style élevé et style bas entre dans la distinction
générique entre tragédie et comédie.
Il peut s'agir de contraintes de contenu. Ainsi la tragédie selon Aristote doit se conformer à une certaine structure
actionnelle: elle doit comporter par exemple un moment de péripétie qui retourne une situation et inverse les effets de
l'action [II, 52a22]. De même à l'âge classique, la règle dite des trois unités (de temps, de lieu et d'action), définit de
façon contraignante la forme de la tragédie.
I.1.3. Les conventions traditionnelles
Les conventions traditionnelles sont des contraintes discursives beaucoup plus lâches. Elles portent sur le contenu
sémantique du discours.
Aristote oppose ainsi comédie et tragédie par des critères thématiques: la comédie est la représentation d'hommes bas
et le comique est défini par lui comme un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction [49a32].
D'autres genres se définissent essentiellement par le contenu: par exemple l'épigramme (courte pièce de vers à contenu
satirique), l'idylle (étymologiquement eidullion, petit tableau représentant une scène pastorale), la fable, le récit de
voyage, le roman de science-fiction, le journal intime, etc.
Les conventions traditionnelles réfèrent aussi un texte actuel à des textes antérieurs, proposés comme des modèles
reproductibles dont elles s'inspirent librement. Ainsi les Bucoliques de Virgile sont à l'origine d'un genre qui chante les
charmes de la vie champêtre.
Ces conventions n'ont pas cependant une valeur de prescription aussi forte que les précédentes. Ainsi, le roman de
chevalerie ou le roman d'apprentissage relèvent des conventions traditionnelles. Mais l'inscription dans ce genre ne
nécessite pas que tous les traits des modèles antérieurs soient reconduits. Il suffit qu'il y ait du texte au modèle un air
de famille.
I.2. Multiplicité des conventions discursives dans une œuvre donnée
Une œuvre particulière participe donc la plupart du temps de plusieurs types de conventions discursives simultanées, et
entre donc dans plusieurs classes génériques de différents niveaux.

Par exemple, Les Regrets de Du Bellay, relèvent à la fois du genre lyrique du point de vue des conventions constituantes
(énonciation en 1ère personne et contenu affectif), du sonnet du point de vue des conventions régulatrices (formes
réglées des poèmes en deux quatrains et deux tercets), et du genre élégiaque du point de vue des conventions
traditionnelles (leur contenu relève de la plainte et de la déploration selon une tradition qui remonte au moins au poète
latin Ovide).
Autre exemple: la tragédie repose à la fois, comme on l'a vu, sur des conventions constituantes (énonciativement tous
les personnages s'y expriment directement en 1ère personne, il n'y a pas récit), sur des conventions régulatrices (la
structure de l'action est régie par certaines formes prédéfinies comme la péripétie) et sur des conventions
traditionnelles (thématiquement la tragédie prend pour objet le destin malheureux de personnages élevés).
I.3. Transgression des conventions discursives selon Schaeffer
Selon Schaeffer, le respect des conventions discursives est plus ou moins contraignant en fonction de leur type.
Si on ne respecte pas une convention constituante, on échoue à réaliser le genre qu'on visait. Par exemple si le contrat
de vérité qui lie l'auteur au narrateur dans l'autobiographie est transgressé (l'autobiographe brode délibérément en
faisant de celui qui dit Je un personnage de fiction aux aventures purement inventées), on sort du genre
autobiographique à proprement parler. On a d'ailleurs inventé le terme d'autofiction pour baptiser ce type d'écart de
l'autobiographie.
Mais les effets sont différents si on ne respecte pas une convention régulatrice comme le sonnet. On peut imaginer de
modifier la structure du sonnet en commençant par les tercets et en finissant par les quatrains. C'est ce que fait Verlaine
dans son poème Résignation qui ouvre les Poèmes saturniens et qui est un sonnet inverti, dans tous les sens du termes
(Verlaine y écrit Et je hais toujours la femme jolie, / La rime assonante et l'ami prudent.). Il y a alors violation des règles
mais non pas véritablement échec à réaliser le genre.
Enfin les conventions traditionnelles sont très peu contraignantes. Si l'on s'écarte d'un modèle archétypique par
exemple, celui des Fables d'Esope ou de La Fontaine, pour écrire des fables dépourvues de moralités, on modifiera le
genre mais on n'en exercera pas une violation comme dans le cas précédent. Une question serait de savoir si le Don
Quichotte de Cervantès qui parodie ouvertement les romans de chevalerie est encore un roman de chevalerie.
I.4. Relativité de ce classement des transgressions

A vrai dire, les genres contemporains devenant beaucoup plus fluctuants, on peut se demander si la transgression des
règles constituantes conduit nécessairement à l'échec. Comme je l'ai signalé, la frontière entre textes dramatiques et
narratifs est assez floue chez Beckett, sans qu'on interprète pour autant cela pour un échec à réaliser l'un ou l'autre
genre.
De même, le poète Jacques Roubaud a pu proposer, dans son recueil ∈, des sonnets en prose et des sonnets de sonnets,
dont l'identification est d'ailleurs problématique. Je ne suis pas sûr qu'on interprète cela comme une violation des règles
du genre. Il me semble plus vraisemblable d'admettre qu'on y voit une redéfinition radicale, quelque chose donc qui
ressemble à la modification du genre qu'on trouve dans la transgression des conventions traditionnelles.
II. Rappel historique des classifications de genre
Au fil des siècles, depuis Platon, on a vu se succéder des systèmes de classification des genres.
Tantôt la classification met l'accent sur un caractère prescriptif ou normatif (elle définit des normes, énonce des
préférences en caractérisant des genres comme supérieurs à d'autres et elle permet au destinataire de former des
jugements de valeur sur des œuvres réalisées). C'est le cas de la classification platonicienne ou aristotélicienne.
Tantôt la classification a un caractère plus descriptif, elle considère les genres comme un système de possibilités, et
comme un jeu d'oppositions entre des traits de structure. C'est le cas des classifications modernes comme celle de Käte
Hamburger dans sa Logique des genres littéraires ou de Gérard Genette dans son Introduction à l'architexte.
II.1. La classification platonicienne II.1.1. Diégèsis et mimèsis selon Platon
Au livre III de La République (vers 380-370 av. J.-C.), Platon justifie par la bouche de Socrate les raisons de chasser les
poètes de la Cité, en se fondant sur des considérations de divers types.
Les unes portent sur le contenu des œuvres. Les poètes sont souvent coupables de représenter les défauts des dieux
(par exemple leur rire) et ceux des héros (par exemple leurs plaintes). Il leur arrive aussi de donner le mauvais exemple
en représentant la vertu malheureuse et le vice triomphant.

Mais d'autres considérations portent sur la forme d'énonciation (lexis) des différents genres. Tout poème (il faut
comprendre poème au sens très large qu'on donnerait aujourd'hui à œuvre) est une narration (diégèsis) qui porte sur
des événements présents, passés ou à venir.
Or, tantôt il y a narration simple (haplè diégésis), c'est-à-dire que tout est raconté, non seulement les événements mais
aussi les paroles des personnages, qui sont soit résumées, soit rapportées au style indirect. Ainsi, c'est le cas au début
de L'Iliade où Homère nous raconte que Chrysès supplie Agamemnon de lui rendre sa fille sans citer ses paroles au style
direct. Socrate approuve cette attitude énonciative car elle ne comporte aucune tromperie: c'est le poète qui parle lui-
même, sans essayer de nous détourner l'esprit dans une autre direction, pour nous faire croire que celui qui parle soit
quelqu'un d'autre que lui-même (393a).
Mais Homère ne s'en est pas tenu à cette attitude. Dans ce qui suit, [Homère] parle comme s'il était lui-même Chrysès,
en essayant le plus possible de nous faire croire que ce n'est pas Homère qui parle, mais le prêtre , c'est-à-dire un
vieillard. Et de fait c'est ainsi qu'il a composé presque tout le reste de la narration concernant les événements d'Ilion, et
ceux d'Ithaque et de toute l'Odyssée (393b).
Dans ce cas là, il y a véritablement imitation (mimèsis), car le poète rend sa façon de dire la plus ressemblante possible à
celle de chaque personnage. Il imite leur style de parole et donc nous trompe. Or dans la République idéale imaginée
par Platon, on ne saurait être à la fois soi et un autre. Et, de plus, il y a un véritable risque moral à imiter: ainsi un
homme de bien pourrait être amené à imiter une femme qui injurie les dieux, ou d'autres hommes méchants et lâches.
Or, dit Socrate, les imitations, si on les accomplit continûment dès sa jeunesse, se transforment en façons d'être et en
une seconde nature, à la fois dans le corps, dans les intonations de la voix, et dans la disposition d'esprit (395d). Il y a
donc un risque de devenir soi-même lâche, méchant ou inférieur à sa condition.
II.1.2. Esquisse d'une classification énonciative des genres
Indépendamment de l'argument moral développé par Socrate, qui va lui servir à valoriser certains types de textes et à
en dénigrer d'autres, ce qui nous intéresse du point de vue d'une histoire des genres, c'est que Socrate esquisse ainsi
une classification.

Tantôt, le poète s'en tient à la narration simple (haplè diégèsis), il raconte tout, y compris les paroles. C'est ce qui se
passe dans les dithyrambes.
Tantôt le poète mélange la narration (diégèsis) et l'imitation de paroles (mimèsis) comme dans L'Iliade ou L'Odyssée.
C'est le mode mixte, qui fait alterner récit et dialogue. Ce genre, concède Socrate, plaît au plus grand nombre, mais il est
moralement nuisible pour les raisons qu'on vient de voir.
Tantôt enfin, le poète s'en tient purement à l'imitation de paroles (mimèsis). C'est ce qui se passe au théâtre, dans la
tragédie et la comédie, où n'entrent aucun récit mais seulement du dialogue.
II.1.3. Remarque sur la classification platonicienne
Ce qu'il faut remarquer, c'est que Platon donne ici une définition très étroite de la mimèsis, puisque pour lui, il n'y a pas
imitation dans le récit, tant qu'on ne fait pas parler un personnage au style direct. Contrairement à ce qu'on a souvent
considéré par la suite, la description ou le récit d'une suite d'actions ne relèvent pas pour lui de la mimèsis.
II.2. La classification aristotélicienne des arts
A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce
qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes
de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
II.2.1. Le statut de la mimèsis chez Aristote
Dans sa Poétique, Aristote adopte une définition de la mimèsis beaucoup plus englobante. Non seulement, il y inclut les
différents genres littéraires, quels que soient leurs modes énonciatifs (épopée, tragédie ou dithyrambe), mais aussi la
musique, la chorégraphie et la peinture.
La mimèsis n'est plus comme chez Platon la caractéristique énonciative d'un genre particulier (par excellence le théâtre,
et de façon mêlée l'épopée). Elle devient chez Aristote le principe général des arts. Tous les arts imitent ou représentent
selon la traduction de Dupont-Roc et Lallot, mais ils ne représentent pas seulement des paroles, ils peuvent aussi
représenter des objets (dans le cas de la peinture), des émotions et des caractères (dans le cas de la musique et de la
danse), voire des actions – ou plutôt des personnages parlant et agissant (dans le cas de l'épopée ou de la tragédie).

II.2.2. Grille des genres chez Aristote


A partir de ce principe général, Aristote va définir une grille des genres beaucoup plus complexe que chez Platon parce
qu'elle classe les genres selon les moyens de la représentation, selon les objets de la représentation et selon les modes
de la représentation (47a). Sans entrer dans tous les détails de ce système des genres, j'en donnerai un aperçu.
II.2.2.1. Les moyens de la représentation
On a vu que selon les différents arts, les moyens différaient: couleur et dessin pour la peinture, rythme et mélodie pour
la musique, rythme et mouvement pour la danse.
En ce qui concerne l'art d'écrire, la réflexion sur les moyens va amener Aristote à définir le champ de la poésie (au sens
large d'art littéraire).
Effectivement, pour Aristote, l'utilisation du langage versifié, du mètre, est l'un des critères définitionnels de l'art
littéraire. C'est qu' à son époque, tous les genres littéraires sont versifiés, qu'il s'agisse de l'épopée ou du drame. (On
remarquera qu'Aristote ne dit rien de la poésie lyrique qui est oubliée dans son système).
Cependant, à lui tout seul, le mètre ne suffit pas à faire la poésie au sens large car il existe des textes didactiques, à
caractère plutôt scientifique dirions-nous aujourd'hui, comme ceux écrits par Empédocle, qui sont composés en vers.
Cela ne suffit pas à faire d'eux des poèmes. Ces textes n'imitent rien.
Pour qu'il y ait poésie, il faut qu'il y ait la conjonction d'un moyen (le mètre) et d'une activité mimétique.
Dans son ouvrage Fiction et diction (1991), Gérard Genette s'est inspiré de ce double critère pour définir la littérature:
un critère formel (qui n'est plus nécessairement le vers pour la littérature moderne mais plus généralement le style, ou
la diction) et un critère représentatif (la fiction).
II.2.2.2. Les objets de la représentation
Ici Aristote introduit un critère thématique [48a1] – qui est aussi social et moral. Tantôt la représentation représente
des hommes nobles et tantôt des hommes bas. C'est sur cette différence même que repose la distinction de la tragédie
et de la comédie: l'une veut représenter des personnages pires, l'autre des personnages meilleurs que les hommes
actuels. [48a16] De même, on rangera la parodie dans la représentation des personnages pires que nous.

Aristote envisage bien le cas où la représentation représente des êtres semblables à nous, ni pires, ni meilleurs, mais il
n'en trouve d'exemple que dans la peinture. C'est significatif du fait qu'à son époque, il n'existe pas de genre réaliste.
Mais sa classification laisse cette possibilité ouverte pour l'avenir.
II.2.2.3. Les modes de la représentation
Ici nous retrouvons la classification platonicienne modifiée par le principe mimétique et simplifiée. Aristote distingue
dans l'art littéraire une représentation où l'auteur imite en restant lui-même, c'est-à-dire en racontant (comme au
début de l'Iliade ) et une représentation où l'auteur imite en se faisant semblable à autrui (c'est-à-dire en faisant parler
des personnages au style direct) comme dans la tragédie et la comédie.
II.2.3. Conclusion sur Aristote
Il faut remarquer pour finir que le but d'Aristote était moins de constituer une grille des genres que de définir la valeur
de la tragédie comme mode supérieur de représentation, à l'aide d'un certain nombres de distinctions qui finissent par
impliquer un système.
Mais dans les faits, toutes les grilles des genres à venir prendront position vis-à-vis du principe mimétique (comme étant
général ou particulier à un genre) et reprendront un ou plusieurs des critères classificatoires qu'Aristote met en place:
moyens, objets ou modes.
II.3. Triades des genres
Lorsqu'on reconsidère les classifications génériques antiques, on ne peut manquer d'être frappé par l'absence de toute
catégorie reconnaissant l'existence du champ de la poésie lyrique. Ce n'est pas dire que la poésie lyrique n'existe pas
dans l'antiquité. Mais elle n'entre pas dans l'opposition duelle que propose Platon entre narration (diégésis) et imitation
(mimésis), ne relevant ni de l'une – elle ne raconte pas –, ni de l'autre – elle n'est pas représentative. Elle se trouve pour
la même raison exclue du système aristotélicien qui ne traite que d'arts imitatifs.
Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour voir s'installer une triade des genres qui aura un grand succès à l'âge romantique:
celle des genres épique, dramatique et lyrique.
Comme le fait remarquer Genette (Introduction à l'architexte, 33), il n'y a que deux manières de faire entrer le lyrique
dans le système des genres anciens. Ou bien en rattachant la poésie lyrique au principe général de l'imitation, ou bien
en posant qu'un art littéraire non représentatif est digne de figurer dans le système des genres

littéraires. Historiquement, ces deux solutions ont été successivement adoptées.


II.3.1. Le système de Batteux
Dans son ouvrage, Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), l'abbé Batteux va se montrer plus aristotélicien
qu'Aristote. Non seulement il maintient le principe imitatif, comme principe général de l'art littéraire, mais il l'étend à la
poésie lyrique.
La question est évidemment de savoir ce que la poésie lyrique imite puisqu'il ne peut s'agir d'actions, ni même de
paroles fictives comme celles des personnages du drame.
La réponse de Batteux est que le poète lyrique imite des sentiments: Les autres espèces de poésie ont pour objet
principal les actions; la poésie lyrique est toute consacrée aux sentiments; c'est sa matière, son objet essentiel. (cité par
Genette, Introduction à l'architexte, 37).
Si effectivement, Corneille peut imiter les sentiments du Cid dans ses fameuses Stances, est-ce qu'un poète ne pourrait
pas faire de même en s'exprimant à la première personne? La réflexion de Batteux pose de multiples problèmes
concernant le statut du sujet lyrique, problèmes que je reprendrai dans le cours sur L'énonciation lyrique.
Pour le moment, je me contenterai de remarquer qu'à partir de Batteux la poésie lyrique, en opposition à l'épopée et au
drame, va prendre la place du dithyrambe chez Platon (mais il faut se souvenir que c'était chez lui un genre défini par
son mode narratif, celui de l'haplè diégésis, de la narration simple). Batteux définit plutôt la poésie lyrique par son objet
(les sentiments).
II.3.2. La triade romantique
Le romantisme allemand, pour sa part, va durablement installer la triade lyrique-épique-dramatique en la dégageant du
principe imitatif.
Il se produit un autre changement important. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon (La Notion de genre,
septième leçon, p.1), le système classique des genres faisait des modes de l'énonciation des archétypes génériques et
des universaux poétiques. Il se situait hors de l'histoire, dans une typologie abstraite et essentialiste. Avec le
romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres.
Il y aura de nombreuses variantes de la triade chez les romantiques allemands, notamment chez les frères Schlegel,
mais elles posent toutes le genre dramatique comme la synthèse des deux autres, selon un schéma historique
dialectique.

Ainsi selon Schelling (Philosophie de l'art, 1802-1805) l'art commence par la subjectivité lyrique, puis s'élève à
l'objectivité épique et atteint enfin à la synthèse dramatique, interpénétration de la subjectivité et de l'objectivité. De
même Hugo, dans la Préface de Cromwell (1827) envisage une vaste histoire anthropologico-poétique. Le lyrisme est
l'expression des temps primitifs, où l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître. L'épique est l'expression des
temps antiques où tout s'arrête et se fixe. Et le drame est le propre des temps modernes marqués par le christianisme
et la déchirure entre l'âme et le corps.
On remarquera que la triade romantique des genres est à la fois modale (elle implique des formes énonciatives) et
thématique (elle distingue des contenus).
II.3.3. La doxa contemporaine
Il est intéressant de constater que cette triade nous est plus ou moins parvenue sous une forme réaménagée.
Effectivement, sans que cela repose sur une théorisation quelconque, ni sur une valorisation d'un genre par rapport à
un autre, nous avons tendance à opposer empiriquement trois macro-genres: roman, poésie et théâtre.
Le roman, pour nous, a pris la place de l'épopée. Il conserve d'elle l'alternance entre narration (diégésis) et dialogue
(mimèsis).
Nous comprenons la poésie au sens de la poésie lyrique (excluant toute poésie narrative) et depuis la fin du XIXe siècle,
la poésie lyrique n'est plus caractérisée par le mètre mais par la disposition sur la page et par le contenu thématique.
Le théâtre demeure depuis Platon un genre assez stable. Il n'est pas défini par son contenu mais par son mode
énonciatif (le dialogue).
Cette grille, même si elle a pris pour nous une sorte d'évidence, mélange, on le voit, des critères hétérogènes.
III. Fonction des genres
Nous avons vu que les genres consistaient en des contraintes discursives de divers niveaux. Ces contraintes ont toutes
un caractère typique, reconnaissable, qui nous permet d'identifier le type de discours auquel nous avons affaire et, si
l'on peut dire, le genre de jeu qu'il joue.
Ceci est important car il n'existe pas de signaux discursifs propres à la littérature en général, mais seulement des signaux
de genre.
III.1. Genre et horizon d'attente

d'attente (Pour une esthétique de la réception, 1978). Le genre sert à modeler un horizon d'attente.
Jauss insiste sur le fait que lorsqu'une œuvre littéraire paraît, elle ne se présente jamais comme une nouveauté absolue
: par tout un jeu d'annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà
familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception (50). Dans ces caractéristiques figurent
évidemment les normes du genre auquel appartient l'œuvre et les rapports implicites qu'elle entretient avec des
œuvres figurant dans son contexte
Le genre nous fournit donc des éléments de reconnaissance du sens de l'œuvre et nous oriente dans son interprétation.
Ainsi, nous abordons différemment le sens d'un énoncé selon qu'il se rencontre dans un conte de fées, un récit de
voyage, un poème lyrique ou une parodie.
Mais le genre ne fournit pas seulement des critères de reconnaissance sans quoi le jeu littéraire serait purement
répétitif. Or selon Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une œuvre et la façon
dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente. Le genre, c'est donc aussi le fond sur lequel se détache la nouveauté.
Par exemple dans Jacques le Fataliste, Diderot joue avec le schéma romanesque du roman de voyage. Au début de son
récit, il fait intervenir un lecteur fictif qui exprime un certain nombre d'attentes, que le narrateur s'emploie à décevoir
les unes après les autres au nom de la vérité de la vie. Il y a à la fois évocation des conventions romanesques et
innovation. La nouveauté du récit apparaît dans ce rapport.
De même Villiers de l'Isle-Adam, avec ses Contes cruels renouvelle sensiblement les attentes liées au genre fantastique:
l'étrangeté, dans ses contes, ne tient plus à l'intervention du surnaturel mais plutôt à la bizarrerie de comportement ou
à l'attitude névrotique des personnages.
III.2. Généricité lectoriale et relativité des genres
Remarquons aussi que c'est parfois le public et non l'auteur qui définit ou redéfinit le genre d'un texte, en lui imposant
sa réception propre.
Par exemple, l'identification du genre des Mille et une nuits comme conte oriental ne peut être que l'effet d'une
réception par ses lecteurs occidentaux. Dans l'esprit des ses auteurs orientaux, les Mille et une nuits ne comportent
aucun caractère d'exotisme.
Plus net encore, dans son livre L'Invention de la littérature, Florence
Dupont a montré de façon convaincante que la tradition moderne,
depuis la Renaissance, a interprété comme une poésie lyrique

d'expression personnelle, attribuée au poète mythique Anacréon, des recueils de formules rituelles d'adresse aux dieux,
formules destinées à ouvrir la consommation de la première coupe de vin dans les banquets.
Dans une des nouvelles de ses Fictions, Borgès invente un cas intéressant de relativité générique. Il imagine qu'un
romancier du XXe siècle, du nom de Pierre Ménard réécrit mot pour mot un chapitre du Don Quichotte de Cervantès –
par une sorte d'extraordinaire coïncidence (et sans qu'il y ait eu ni imitation ni recopiage). Si un tel cas se produisait
réellement, le Don Quichotte de Ménard n'appartiendrait plus au même genre que celui de Cervantès: au lieu d'être
une parodie contemporaine des romans de chevalerie comme pour Cervantès, ce serait un roman historique au style
archaïsant, reconstituant l'Espagne du temps de Lope de Vega.
IV. La fin des genres?
On peut remarquer pour finir que la modernité littéraire, depuis les débuts du Romantisme tend à contester la notion
de genre. On rêve d'un genre total qui englobe tous les autres. Pour les romantiques, ce sera la poésie.
On se souvient que Baudelaire présente ses Petits poèmes en prose (1869) comme la recherche d' une prose poétique
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux
ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience.
Compagnon rappelle un propos de Mallarmé affirmant de son côté que toute la tentative contemporaine du lecteur est
de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème.
Au XXe siècle, et dans la lignée de Barthes on a également vu s'effondrer les frontières entre essai critique et texte
autobiographique (ainsi dans le Roland Barthes par Roland Barthes), autobiographie et fiction (comme dans W de
Perec), commentaire et création originale (comme dans les essais de Maurice Blanchot).
Aussi véhément soit ce refus des genres, on remarquera avec Compagnon, que pour être perçue et comprise, cette
transgression systématique des genres voulue par la modernité s'appuie encore sur l'identification des genres
traditionnels. Sans cette identification préalable, la transgression ne serait même pas repérée et on n'aurait affaire qu'à
une textualité indifférenciée.
Les genres demeurent donc la mesure de toute innovation littéraire.

• Aristote. La Poétique, trad. Dupont-Roc et Lallot. Paris: Seuil, 1980.


• Compagnon, Antoine. La Notion de genre,
<http://www.fabula.org>.
• Dupont, Florence (1994). L'Invention de la littérature. Paris: la Découverte.
• Genette, Gérard (1979). Introduction à l'architexte. Paris: Seuil.
• Genette, Gérard (1991). Fiction et diction. Paris: Seuil.
• Hamburger, Käte (1977). Logique des genres littéraires. Paris: Seuil, 1986.
• Jauss, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard, Tel.
• Platon. La République, trad. Pierre Pachet. Paris: Folio/Essais, 1993.
• Schaeffer, Jean-Marie (1989). Qu'est-ce qu'un genre littéraire?. Paris: Seuil.
• Schaeffer, Jean-Marie (1986). Théorie des genres, ouvrage collectif. Paris: Seuil, Points.
Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //
La Poésie, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
1. La poésie lyrique
1. Identification de la poésie moderne à la poésie lyrique
2. Historicité récente de cette acception
3. Limites de l'acception récente de la poésie
2. Définition de la poésie comme genre

1. La poésie est saisissable à plusieurs niveaux de conventions discursives


2. La poésie moderne ne réunit pas toujours tous ces critères simultanément
3. La poésie comme forme du signifiant
4. L'énonciation lyrique
1. L'hypothèse du sujet lyrique fictif
1. Sous-genres fictifs de la poésie lyrique
2. Une théorie du sujet lyrique comme sujet fictif 1. Limites de la théorie de Batteux
2. L'hypothèse du sujet lyrique réel
1. Différents types d'énonciation littéraire selon Käte Hamburger
1. Enonciations réelles
2. Enonciations feintes
3. Enonciations fictives
4. L'énonciation lyrique comme énonciation de réalité
5. Le contenu de l'énoncé lyrique est irréel
6. Illustration de la distinction entre sujet de l'énonciation réel et contenu de l'énoncé irréel
3. L'hypothèse du sujet lyrique figuré
1. Origine nietzschéenne du je lyrique impersonnel
2. La poésie moderne et la thèse de l'impersonnalité
3. Le je lyrique comme sujet figuré
4. Le je lyrique comme autoallégorisation du sujet empirique
5. Le je lyrique et l'universalisation de l'expérience
4. Aux confins de la figuration et de la fiction
5. L'énoncé lyrique
1. Figuralité de l'énoncé lyrique

2. Forme du contenu du poème lyrique


1. Exemple de Spleen
3. La figuralité de l'énoncé lyrique en débat
4. Référentialité de l'énoncé lyrique
• Bibliographie
I. La poésie lyrique
I.1. Identification de la poésie moderne à la poésie lyrique
Aujourd'hui, lorsque nous songeons sans plus de précision à la poésie, nous songeons essentiellement à la poésie
lyrique, au sens moderne du terme, c'est-à-dire à une poésie d'expression personnelle vouée à l'épanchement de la
sensibilité. Nous identifions donc la poésie à une énonciation en première personne et à un contenu affectif.
Ce faisant, nous avons une définition de la poésie un peu trop restreinte, au regard de ce qu'elle a pu être
historiquement – et des voies qu'elle explore aujourd'hui.
I.2. Historicité récente de cette acception
Jusqu'au Romantisme, le terme poésie est pris dans une acception très large, héritée d'Aristote, pour qui l'art poétique
recouvre à la fois l'épopée, la tragédie et la comédie, et l'art du dithyrambe. De même, dans L'Art poétique (1674),
Boileau parle, à côté des petites formes poétiques traditionnelles (rondeau, ballade, madrigal), de la satire, de la poésie
épique, de la poésie dramatique. Dans un sens assez large, la poésie inclut donc des genres narratifs ou dramatiques à
caractère fictif. Elle est assez proche de ce que nous entendons aujourd'hui globalement par littérature, à cette
différence près qu'elle recouvre des discours qui sont fédérés par la forme versifiée.
Comme nous l'avons vu dans le cours sur Les genres littéraires, à l'âge romantique, on invente la triade du lyrique, de
l'épique et du dramatique. Hegel écrit: La poésie lyrique est à l'opposé de l'épique. Elle a pour contenu le subjectif, le
monde intérieur, l'âme agitée par des sentiments et qui, au lieu d'agir, persiste dans son intériorité et ne peut par
conséquent avoir pour forme et pour but que l'épanchement du sujet, son expression. Le lyrique, qui n'était qu'un sous-
genre mineur de la poésie, va s'identifier à elle tout entière.
I.3. Limites de l'acception récente de la poésie
Cependant aujourd'hui, on a le sentiment d'être un peu à l'étroit dans
cette stricte définition lyrique de la poésie. On a vu au XXe siècle

paraître des œuvres poétiques qui se donnaient de tout autres objets que la vie affective.
Songeons par exemple au Parti pris des choses (1942) de Francis Ponge, qui ne propose pas une énonciation en
première personne et qui se consacre aux objets les plus prosaïques qui soient (comme la cigarette, le pain, le morceau
de viande ou le cageot...).
II. Définition de la poésie comme genre
Si j'en reviens, toutefois, à la conception romantique de la poésie, il me semble qu'on peut l'appréhender comme un
genre en ce sens qu'elle répond à plusieurs sortes de conventions discursives.
II.1. La poésie est saisissable à plusieurs niveaux de conventions discursives
La plupart du temps, la poésie lyrique moderne conjoint une forme du signifiant (le vers régulier ou libre), une forme
d'énonciation (la parole en 1ère personne) et moins un contenu spécifique qu'une forme du contenu (le poème se
structure comme une suite d'analogies).
Dans ces différentes formes nous reconnaissons les différents types de conventions discursives que nous avons étudiées
dans le cours sur Les genres littéraires. La forme versifiée apparaît comme une convention régulatrice au sens où elle
constitue une règle qui vient s'ajouter au discours. La forme d'énonciation apparaît comme une convention constituante
au sens où elle définit un acte de communication entre le poète et son lecteur. Enfin la forme du contenu, sans être
absolument obligatoire, relève plutôt de la tradition littéraire qui veut que les poèmes prennent la forme d'une suite de
comparaisons ou de métaphores – comme nous le verrons plus loin.
II.2. La poésie moderne ne réunit pas toujours tous ces critères simultanément
La conjonction de tous ces critères n'est pas indispensable pour faire un poème.
Dans Le Spleen de Paris (1869), sous-titré Petits poèmes en prose, Baudelaire manifeste clairement que la forme du vers
n'est pas indispensable à la poésie – ou qu'on peut lui trouver des équivalents prosaïques. Nous savons bien aujourd'hui
que la poésie survit alors que la forme du vers est largement abandonnée ou réduite à une sorte de vers libre minimal.
Et il y a de nombreux exemples de textes en prose reconnus comme poésie depuis l'ensemble de la poésie surréaliste
jusqu'aux Pierres de Roger Caillois.

De même le critère de l'énonciation subjective n'a rien d'absolu. On sait que Francis Ponge, que j'évoquais plus haut,
s'est efforcé de parvenir à une énonciation la plus objective et impersonnelle possible. Il voulait que ses formulations
ressemblent à des proverbes, aient la même force d'évidence qu'eux.
Enfin, la forme analogique du poème a également été remise en question par des poètes contemporains. Ainsi Philippe
Jaccottet a exprimé sa méfiance vis-à-vis des facilités de l'analogie dans un recueil comme Paysages avec figures
absentes (1976), leur reprochant de nous éloigner de la perception précise du monde sensible. D'autres poètes, comme
Jean-Marie Gleize ont lancé le mot d'ordre d'une affirmation de la poésie comme littéralité, comme réalisme intégral
(par exemple dans A noir (1992), essai sous-titré Poésie et littéralité).
III. La poésie comme forme du signifiant
Je ne m'attarderai pas à la question du vers comme forme du signifiant poétique. Pour l'essentiel, je vous renvoie au
cours sur La Versification. Je me contenterai de souligner les affinités de structure qui existent entre cette forme du
signifiant et la forme du contenu poétique propre.
Dans son fameux article Linguistique et poétique (1960), Roman Jakobson a identifié la structure de la poésie avec le
parallélisme. Selon lui, la fonction poétique se caractérise par la répétition du semblable dans le discours, que ce soit
dans l'ordre de la forme ou dans celui du contenu. De ce point de vue, la comparaison et la réitération d'une forme de
vers peuvent être rangées dans la même catégorie du parallélisme. Jakobson va même plus loin en écrivant que le vers
implique toujours la fonction poétique (p.222). Ce qu'il veut dire, c'est que le vers, en tant qu'il implique le retour d'une
même forme (d'un même nombre syllabique), prédispose à l'analogie, c'est-à-dire au retour de contenus sémantiques
semblables.
En ce sens le vers ne doit pas être considéré comme une contrainte de forme gratuite et dépourvue de rapport avec le
sens du poème. Il contribue à la construction de ce sens.
IV. L'énonciation lyrique
L'une des questions les plus délicates qui se pose à propos de la poésie lyrique est celle du statut exact du sujet lyrique.
Quelle valeur précise accorder au Je qui s'exprime dans les poèmes? Devons-nous l'identifier parfaitement au poète et
le traiter comme un sujet autobiographique? C'est un peu ce à quoi semble nous inviter un recueil comme Les
Contemplations (1856) de Victor Hugo – recueil qui est présenté dans la préface comme les mémoires d'une âme.
Devons-nous au contraire traiter le je lyrique comme une fiction, ainsi que nous y inclinent des

poèmes comme La Jeune Parque (1917) de Paul Valéry, où le je qui parle est clairement un personnage fictif? Faut-il
chercher un statut intermédiaire du je, quelque part entre sujet réel et sujet fictif? Il y a eu beaucoup de débats autour
de cette question fondamentale.
IV.1. L'hypothèse du sujet lyrique fictif
IV.1.1. Sous-genres fictifs de la poésie lyrique
Il faut évidemment mettre à part de notre réflexion la catégorie particulière de poèmes lyriques qui sont franchement
fictionnels. Il peut s'agir de poèmes qui mettent en scène un personnage de fiction clairement identifiable (par exemple
un personnage mythologique défini comme Narcisse dans les Fragments du Narcisse de Paul Valéry). Il peut aussi s'agir
de recueils qui se présentent comme l'œuvre d'un poète fictif comme Vie, pensées et poésies de Joseph Delorme (1829)
(écrit par Sainte-Beuve) ou comme les Poésies d'A-O Barnabooth (1913) (écrites par Valéry Larbaud).
On a alors clairement affaire à un sous-genre fictif de la poésie lyrique. Mais ces cas particuliers ne règlent pas le
problème du statut du sujet lyrique en général, tel qu'il s'exprime par exemple dans Les Fleurs du mal de Baudelaire.
IV.1.2. Une théorie du sujet lyrique comme sujet fictif
Assez rares sont les théoriciens qui ont interprété le je lyrique comme un être totalement fictif.
Au XVIIIe siècle, il y a cependant une tentative qui va dans ce sens: c'est celle de Charles Batteux dans son essai Les
Beaux-Arts réduits à un même principe (1746). Le but de Batteux est de faire une théorie générale des arts fondée sur le
principe de l'imitation. Cela ne pose évidemment pas de problème avec le théâtre ou le roman qui, depuis Aristote, sont
réputés imiter des actions. En revanche, dans la tradition antique, on ne parle guère de la poésie lyrique et, lorsqu'on
l'évoque, on ne la range pas dans la catégorie de l'imitation. Batteux va réintégrer la poésie lyrique dans les genres
imitatifs en lui donnant pour objets d'imitation les sentiments: la matière de la poésie lyrique, pour être dans les
sentiments, n'en doit pas moins être soumise à l'imitation.
La thèse de Batteux repose sur l'idée que le poète lyrique, même lorsqu'il parle en son nom, est semblable à l'acteur qui
joue sur scène les sentiments du personnage qu'il incarne. Ou encore, le poète est semblable au dramaturge qui,
comme Corneille, fait s'exprimer Polyeucte ou le Cid.
Si les sentiments ne sont pas vrais et réels, c'est-à-dire si le poète n'est
pas réellement dans la situation qui produit les sentiments dont il a

besoin, il doit en exciter en lui qui soient semblables aux vrais, en feindre qui répondent à la qualité de l'objet. Et quand
il sera arrivé au juste degré de chaleur qui lui convient, qu'il chante: il est inspiré.
chapitre XXIII
Pour Batteux, le je lyrique imite donc un être qui éprouverait des sentiments qu'il n'éprouve pas tout à fait, ou en tout
cas pas dans la situation où il écrit. Batteux n'exclut pas que le poète puisse éprouver réellement les sentiments qu'il
exprime, mais même dans ce cas l'esthétisation poétique comporte selon lui une part de fiction:
S'il y a du réel, il se mêle avec ce qui est feint, pour faire un tout de même nature: la fiction embellit la vérité, et la vérité
donne du crédit à la fiction.
IV.1.2.1. Limites de la théorie de Batteux
La théorie de Batteux pose le problème du glissement entre deux niveaux de fictivité: celui des sentiments exprimés –
c'est-à-dire l'objet de l'énoncé – et celui du sujet qui les exprime. Or l'un de ces niveaux n'entraîne pas nécessairement
l'autre.
Une chose est de dire que le je lyrique feint d'éprouver des sentiments qu'il n'éprouve pas tout à fait. Une autre de dire
que cette feinte le transforme en personnage de fiction. De la même façon, le menteur n'est pas, par son mensonge,
métamorphosé en un faux je (c'est un vrai je au contraire – qui énonce des contrevérités).
On peut plaider que le je lyrique qui dit J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans imite – ou plutôt feint – un
sentiment de mémoire infinie. Mais cela n'entraîne pas que le je qui parle soit lui-même un être de fiction – et non
Baudelaire.
IV.2. L'hypothèse du sujet lyrique réel
La théoricienne qui a le mieux rendu possible une telle distinction est Käte Hamburger, dans son livre Logique des
genres littéraires (1977). Elle y fait une théorie de l'énonciation littéraire qui attribue un statut de réalité à l'énonciation
lyrique.
IV.2.1. Différents types d'énonciation littéraire selon Käte Hamburger
Dans la théorie de Käte Hamburger on peut distinguer en littérature trois types d'énonciations: des énonciations réelles,
des énonciations feintes et des énonciations fictives.
IV.2.1.1. Énonciations réelles

Le critère qui, pour Käte Hamburger, définit l'énoncé de réalité est extrêmement simple. L'énoncé de réalité est celui qui
est proféré par un sujet réel, authentique. Et la réalité de ce sujet peut toujours être attestée en posant la question de
sa place dans le temps et dans l'espace.
Autour du sujet de l'énonciation réel s'organisent les repères de l'ici et du maintenant. L'énonciation sera réelle si cet
espace et cette temporalité sont référables à un espace-temps réel.
Si je prends le cas de l'autobiographie, il est clair que j'aurai affaire à un énoncé de réalité parce que celui qui y dit je,
par exemple Sartre dans Les Mots, est un sujet d'énonciation authentique qui parle depuis un présent réel. Toute la
temporalité évoquée est située par rapport à cette époque, qu'on peut dater au début des années 60. De plus, c'est
bien Sartre lui-même qui prend la responsabilité de tous les jugements qu'il exprime dans son livre. Il ne cherche pas à
nous faire croire qu'un autre que lui parle à sa place dans son livre.
IV.2.1.2. Énonciations feintes
C'est le propre d'un énoncé de réalité de pouvoir être feint, c'est-à-dire exactement imité, sans qu'on puisse trancher
sur sa réalité si ce n'est à partir de critères matériels externes. Ainsi l'énonciation réelle peut être feinte dans des
romans comme Ë la recherche du temps perdu, qui adoptent strictement les mêmes formes que le récit
autobiographique à la 1ère personne. Seuls des éléments paratextuels non discursifs permettent de les distinguer (ainsi
la différence entre le nom de l'auteur et celui du narrateur-personnage à la 1ère personne, ou l'inexistence des lieux
évoqués).
IV.2.1.3. Énonciations fictives
Une énonciation est fictive lorsqu'elle est assumée par un personnage fictif. Lorsque nous lisons les paroles de Jean
Valjean dans Les Misérables, nous savons que lorsqu'il dit ici ou maintenant, nous ne devons pas rapporter ces
déictiques à l'espace-temps de Victor Hugo, mais qu'il faut les situer dans une temporalité fictive qui est celle de l'action
imaginaire du roman.
IV.2.1.4. L'énonciation lyrique comme énonciation de réalité
Selon Käte Hamburger, l'énonciation, dans la poésie lyrique est toujours une énonciation réelle, et on peut lui appliquer
les critères de vérification d'une énonciation réelle. Lorsque, par exemple, nous lisons, dans un sonnet des Chimères Je
suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé, nous interprétons le je de l'énonciation comme étant Nerval lui-même, nous
créditons l'auteur du fait qu'il nous parle de sa propre expérience et non de celle d'un être imaginaire distinct de lui. On
peut cependant
se demander si on peut vraiment appliquer la vérification spatio-temporelle aux énonciations lyriques. En fait, la plupart
du temps, le problème ne se pose pas parce que l'énonciation lyrique n'est pas située dans le temps. Nous reviendrons
un peu plus loin sur ce caractère dé¬temporalisé du sujet lyrique.
IV.2.1.5. Le contenu de l'énoncé lyrique est irréel
Cependant Käte Hamburger fait une distinction très importante dans le cas du lyrisme entre la réalité (ou non) du sujet
de l'énonciation et la réalité (ou non) du contenu de l'énoncé.
Soit un énoncé comme celui d'Eluard: La terre est bleue comme une orange. Si l'on suit Käte Hamburger, on doit
admettre que c'est une énonciation réelle au sens où il y a un sujet de l'énonciation authentique, Eluard, qui écrit cette
phrase. Mais cela ne signifie évidemment pas que le contenu de l'énoncé doive être littéralement pris pour réel.
Comme le dit Käte Hamburger en une formule, le sujet lyrique ne prend pas pour le contenu de son énoncé l'objet de
l'expérience mais l'expérience de l'objet. Comprenons que le sujet lyrique ne nous parle pas directement des choses du
monde, mais plutôt du retentissement qu'elles ont en lui.
Cela le pousse à faire des énoncés irréels, ou plus exactement non justiciables du vrai ou du faux, parce que ce sont des
énoncés figurés, comme les énoncés métaphoriques.
Le vers d'Eluard n'est donc pas une description de la terre mais plutôt de l'expérience que le je lyrique fait de la saisie de
la terre. Cette expérience est exprimée de façon déroutante dans la mesure où elle est présentée à travers une double
contradiction. Non seulement la terre est présentée comme bleue, ce qui est contraire à notre expérience, mais les
oranges aussi sont présentées comme bleues, ce qui est à la fois contraire à l'expérience et au sens du mot orange. En
affirmant l'identité des contraires, le vers d'Eluard donne forme à ce qu'on pourrait appeler une expérience surréaliste
de la terre. Souvenons-nous que dans le Second Manifeste du surréalisme, Breton définit le surréalisme comme un
certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement (on pourrait ajouter à la série le bleu et
l'orange).
IV.2.1.6. Illustration de la distinction entre sujet de l'énonciation réel et contenu de l'énoncé irréel

communiste. On peut y lire des expressions métaphoriques comme les journées de feutre ou les hommes de brouillard.
Mais on y trouve aussi des énoncés nettement plus provocateurs comme Camarades, descendez les flics ou encore Feu
sur Léon Blum (...)/ Feu sur les ours savants de la social-démocratie.
Dès janvier 1932, Aragon est menacé d'une inculpation pour incitation au meurtre et encourt une peine de 5 ans de
prison.
À sa façon, le juge d'instruction Benon qui poursuit Aragon a parfaitement compris sans avoir fait de théorie littéraire le
statut du sujet d'énonciation lyrique. En poursuivant Aragon, il considère que le je lyrique n'est pas fictif mais bien réel.
Aragon doit endosser l'ensemble des énoncés qu'il profère en poésie. Les choses seraient évidemment différentes si les
propos incriminés avaient été tenus par un personnage de ses romans, comme Anicet, le héros de Anicet ou le
panorama, paru dans les années 20.

Cependant, les poursuites sont finalement abandonnées contre Aragon. Peut-être que pour une part, les arguments
d'André Breton, venu assez mollement au secours de son ancien ami surréaliste, ont porté. Effectivement, André Breton
a plaidé la cause d'Aragon en affirmant l'irréalité du contenu lyrique: [le poème] est tel qu'en matière d'interprétation la
considération de son sens littéral ne parvient aucunement à l'épuiser. En somme, selon Breton, de la même façon qu'on
ne peut comprendre littéralement l'expression les journées de feutre, on ne peut traiter littéralement Feu sur Léon
Blum. On aurait certes pu objecter à Breton que cette dernière expression n'a rien d'intrinsèquement métaphorique, à
la différence de la première, et qu'elle n'est donc pas situable sur le même plan. J'imagine que Breton aurait répondu
que dans un contexte où la majorité des énoncés sont figurés, même les énoncés apparemment littéraux doivent être
traités comme figurés.
IV.3. L'hypothèse du sujet lyrique figuré
Entre la conception d'un je lyrique entièrement fictif et celle d'un je lyrique purement autobiographique ou empirique, il
y a place pour une troisième voie, intermédiaire, qui accorde au je lyrique un statut particulier, notamment marqué par
l'impersonnalité.
IV.3.1. Origine nietzschéenne du je lyrique impersonnel
Dans son livre La Naissance de la tragédie (1872), Nietzsche développe l'idée qu'il n'y a pas de véritable création
artistique sans triomphe de l'objectivité sur toutes les formes individuelles de la volonté et du désir. Le poète lyrique,
celui qui dit Je, n'est cependant pas exclu de l'art. Effectivement, dans l'état dionysiaque où il est plongé, le poète est

dessaisi de sa subjectivité et en union quasi mystique avec la nature. Il est traversé par les forces cosmiques de
l'universel et c'est l'abîme de l'être qui parle en lui. Ainsi s'ébauche philosophiquement l'idée que le Je lyrique est
transpersonnel.
IV.3.2. La poésie moderne et la thèse de l'impersonnalité
Indépendamment de toute formulation philosophique, il faut remarquer que le thème de la poésie impersonnelle court
depuis Baudelaire en réaction contre les excès de la poésie romantique. Baudelaire évoque l'impersonnalité volontaire
de ses poèmes. Rimbaud affirme le caractère problématique de la subjectivité poétique en affirmant que Je est un
autre. Mallarmé pointe la nécessité d'une disparition élocutoire du poète qui laisse l'initiative aux mots.
IV.3.3. Le je lyrique comme sujet figuré
Dans un article récent, qui synthétise notamment toute la réflexion de la critique allemande du XXe siècle sur ce sujet,
Dominique Combe propose de voir dans le sujet lyrique une figure du sujet empirique.
Le je lyrique réalise selon lui une sorte de métonymie du je empirique. Comprenons par là que le je baudelairien typifie
l'individu Baudelaire en élevant le singulier à la puissance du général (le poète), voire de l'universel (l'homme).
Songeons par exemple à un poème du Spleen de Paris, Le Confiteor de l'artiste, où un sujet s'exprime en première
personne et s'exclame notamment: Et maintenant la profondeur du ciel me consterne, sa limpidité m'exaspère.
L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir
éternellement le beau? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes
désirs et mon orgueil! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu. Il est clair qu'ici,
Baudelaire parle à partir de sa propre expérience d'artiste, mais il tend aussi à parler en tant qu'artiste et au nom de
tous les artistes. Le je lyrique prend la valeur d'un nous inclusif, voire même d'un il, comme on le voit à la fin du poème
où le je évoque l'artiste à la troisième personne.
IV.3.4. Le je lyrique comme autoallégorisation du sujet empirique
Cette figuration du moi peut prendre la forme d'une véritable allégorisation de soi-même, comme la critique a pu le
montrer à propos de Nerval. Dans Les Chimères, Nerval part de faits biographiques réels: la mort de Jenny Colon, le
voyage en Italie, l'ascension du Pausilippe, pour les élever grâce à des allusions mythologiques et un système complexe
de références historiques et intertextuelles (..) à une dimension mythique. (Combe, 58). On assiste alors à une
mythification

du moi empirique. La principale conséquence de cette mythification du moi empirique, c'est l'abolition des frontières
entre le passé et le présent – la présentification de l'antique comme l'identification du présent aux temps immémoriaux.
(..) Et cette intemporalité accompagne un processus de généralisation, d'universalisation même, puisque le Moi de
Nerval, s'identifiant simultanément à différentes figures mythiques ou historiques, se dilate à l'infini, prenant en charge
la destinée de l'humanité tout entière (Combe, ibid.). Ainsi l'œuvre particulière de Nerval apparaît significative d'un
caractère du lyrisme en général.
IV.3.5. Le je lyrique et l'universalisation de l'expérience
Cette dimension allégorique du je lyrique n'empêche nullement que ce je exprime des sentiments et les prenne pour
objets. Mais, là encore, la vie affective où puise le poète est dégagée de son caractère anecdotique et particulier pour
prendre une valeur universelle. La mélancolie qui affecte le sujet élégiaque, par exemple, n'est pas le sentiment éprouvé
par Lamartine, Musset ou Baudelaire en tant qu'individus (Combe, 60) mais une sorte de catégorie générale de la
sensibilité qui est mise à jour et offerte en partage au lecteur. Ces sentiments (mélancolie, spleen ou angoisse, par
exemple) ont d'ailleurs leur historicité propre. Ainsi, on peut dire que Baudelaire, en s'efforçant de saisir le spleen à
travers le système d'images que déploient ses poèmes ainsi dénommés, fait exister cette tonalité affective nouvelle et
permet à ses lecteurs de l'éprouver dans toute sa précision.
IV.4. Aux confins de la figuration et de la fiction
Dans un article intitulé Fictions du moi et figurations du moi, j'ai essayé de montrer que dans l'œuvres de certains
poètes, on assistait à un passage insensible de la figuration du moi à la fiction.
C'est particulièrement net dans l'œuvre d'Henri Michaux qui, dans sa Postface à Plume (1938) écrit: Il n'est pas un moi. Il
n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre. (une entre mille autres continuellement
possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de moi, un mouvement de foule. Or dans son œuvre, Henri Michaux ne
cesse de donner voix (et parfois visage – à travers ses dessins) à ces moi possibles, ces moi refoulés, ces moi mineurs qui
constituent le fonds inépuisable de la subjectivité. Une tendance ou une manière d'être du moi, ce peut être une simple
inflexion de voix. Mais il arrive fréquemment que ce moi possible se détache du sujet lyrique et devienne une sorte de
personnage qui se déploie dans un espace et dans un temps propre. C'est le cas avec ces êtres énigmatiques que
Michaux appelle Meidosems, dans son Portrait des Meidosems. Ils sont à mi-chemin de portraits de moi-même et
d'êtres fictifs autonomes vivant leur vie dans un univers imaginaire.

Ainsi, bien que nous ne devions pas confondre sujet figuré et sujet fictif, nous pouvons être attentifs à des œuvres qui
nous montrent les passerelles existant entre allégorisation de soi et fiction.
V. L'énoncé lyrique
Maintenant que nous avons situé plus précisément le statut de l'énonciation lyrique, je voudrais revenir à la question de
l'énoncé lyrique. Dans le poème, ce n'est pas seulement le sujet de l'énonciation qui est figuré, c'est aussi l'objet de
l'énoncé.
V.1. Figuralité de l'énoncé lyrique
Nous avons vu que, dans le poème lyrique, on décrivait moins les objets du monde que l'expérience de ces objets. On
donne ainsi forme à des expériences essentiellement privées et qui en tant que telles ne sont guère littéralement
exprimables. Elles peuvent néanmoins être communiquées, et partagées, à travers une expression figurée qui en fournit
un équivalent.
Pour reprendre l'exemple du spleen baudelairien, cette tonalité affective, nouvelle à son époque dans l'histoire de la
sensibilité, on remarquera que Baudelaire ne nous en propose aucune définition littérale dans ses poèmes. En revanche,
pour en rendre compte, il nous propose une succession d'analogies. Ainsi: Je suis un cimetière abhorré de la lune ou Je
suis un vieux boudoir plein de roses fanées. A travers ces métaphores, nous parvenons à nous figurer l'état affectif qu'il
évoque. Le poème les signifie indirectement.
V.2. Forme du contenu du poème lyrique
Non seulement l'énoncé lyrique propose des figurations d'une expérience, mais il en organise la succession. De même
qu'on peut dire que le genre narratif est structuré par une succession d'actions orientées logiquement et
chronologiquement vers une fin, le genre poétique se construction comme une succession de figurations, souvent
analogiques. Telle est la forme du contenu de l'énoncé lyrique.
Cette succession de figurations n'est pas dépourvue, elle non plus d'orientation. À travers elle, le poème nous propose
souvent une transformation. Il nous fait passer d'une figuration de départ à une figuration finale à travers un certain
nombre d'étapes intermédiaires. Lire un poème ce sera suivre cette transformation de sens.
V.2.1. Exemple de Spleen
Le deuxième Spleen des Fleurs du mal (poème LXXVI) est exemplaire d'un tel type de transformation. Cette
transformation affecte à la fois les formes d'énonciation et les analogies énoncées.

LXXVI – Spleen
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de
secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune. – Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher Seuls, respirent l'odeur d'un
flacon débouché.
Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'ennui, fruit de la
morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
– Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un
Sahara brumeux; Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
Parlant d'abord à la première personne (J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans), le je lyrique en vient à s'adresser à
lui-même à la deuxième personne (Désormais tu n'es plus...), voire même à se figurer comme un être impersonnel (...ô
matière vivante!).
Sur le plan des analogies, le je lyrique se compare successivement à un gros meuble à tiroirs, à une pyramide, à un
cimetière, à un vieux boudoir et finalement à un vieux sphinx. Tous ces termes ont quelque chose en commun: ce sont
des lieux du souvenir. Cependant, au terme de la série, nous assistons aussi à un renversement. Les premiers termes
étaient des réceptacles creux. Le dernier est un monument plein, granitique. À force de se poser comme tombeau du
souvenir, le moi a perdu l'existence, il s'est comme pétrifié et monumentalisé. Mais il a aussi acquis, par là même, une
éternité inaltérable. Et de lui émane un chant mélancolique, aussi minéral et désincarné que le son qui était réputé
s'élever au lever du soleil du colosse de Memnon, en Egypte (mais le soleil couchant s'est substitué au soleil levant).

Ainsi le poème accomplit une triple transformation de sens du Je au Il, du vide à la plénitude, du souvenir au chant.
L'aliénation vécue dans le spleen n'est pas uniquement négative: le sentiment de mort à soi-même qu'il déploie est
aussi la condition d'un chant poétique impersonnel aux tonalités nouvelles.
V.3. La figuralité de l'énoncé lyrique en débat
Remarquons tout de même que, dans la poésie contemporaine, la figuration notamment analogique est parfois
vivement critiquée. Ainsi des poètes comme Philippe Jaccottet, sans renoncer à l'usage des analogies, les critiquent et
les mettent sous surveillance, notamment dans son recueil Paysages avec figures absentes (1970).
Le reproche principal qui est fait aux figurations analogiques, c'est de nous éloigner de la chose visée, de trahir la
précision référentielle de l'objet. Au lieu de l'approfondir en lui-même, l'analogie propose un glissement imaginaire vers
un autre objet qui nous distrait du premier. Dire par exemple la mer en coiffe de dentelles (Michel Deguy), n'est-ce pas
nous reposer trop facilement sur l'image décorative de la dentelle pour décrire l'écume de la mer? N'est-ce pas trahir la
singularité irréductible de son apparence mousseuse, éclatante et crue?
C'est ce type de critique qui a inspiré dans la poésie contemporaine une tendance littéraliste, tendance à renoncer à
toute figuration pour mieux énoncer la réalité concrète. On peut se reporter à cet égard aux analyses et aux
déclarations de Jean-Marie Gleize dans A noir (1992).
V.4. Référentialité de l'énoncé lyrique
Toutes les analyses qui précédent, qu'elles concernent le sujet de l'énonciation lyrique ou le contenu de l'énoncé
lyrique, établissent assez clairement que le poème lyrique, bien loin d'être abstrait de toute réalité, répond à une visée
référentielle.
C'est bien ainsi qu'il faut comprendre l'affirmation de Goethe dans les Conversations avec Eckermann: toute poésie est
de circonstance. Eluard la reprend et la précise dans une conférence de 1952: Le monde est si grand, si riche, et la vie
offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours
des poésies de circonstance, autrement dit il faut que la réalité fournisse l'occasion et la matière (...). Mes poèmes sont
tous des poèmes de circonstance. Ils s'inspirent de la réalité, c'est sur elles qu'ils se fondent et reposent. Je n'ai que faire
des poèmes qui ne reposent sur rien. (Oeuvres complètes II, Bibliothèque de la Pléiade, p.934).
Si cette visée référentielle n'est pas toujours comprise comme telle,
c'est que, dans son contenu, elle renvoie souvent à l'expérience privée
(c'est-à-dire à une appréhension subjective de la circonstance), et dans

sa forme elle est non littérale (et procède donc à une transposition figurale de la circonstance).
Il n'en reste pas moins que les poètes sont là pour nous rappeler qu'ils sont peut-être parmi ceux qui ont la plus forte
exigence référentielle: leur ambition n'est-elle pas de nommer ce qui se dérobe le plus à la description?
Bibliographie
• Aristote. La poétique, trad. Dupont-Roc et Lallot. Paris: Seuil, 1980.
• Batteux, Charles (1746). Les Beaux-Arts réduits à un même principe.
• Boileau (1674). Art poétique.
• Combe, Dominique (1996). La référence dédoublée, in Rabaté, Dominique (1996).
• Gleize, Jean-Marie (1992). A noir. Paris: Seuil.
• Hamburger, Kate (1977). Logique des genres littéraires. Paris: Seuil, 1986.
• Jakobson, Roman. Linguistique et poétique, Essais de linguistique générale. Paris: Seuil.
• Jenny, Laurent (1976). Le poétique et le narratif, Poétique, 28, 1976.
• Jenny, Laurent (1996). Fictions du moi et figurations du moi, in Rabaté, Dominique (1996).
• Nietzsche, Friedrich (1873). La Naissance de la tragédie.
• Rabaté, Dominique (1996). Figures du sujet lyrique. Paris: PUF.
• Stierle, Karlheinz (1977). Identité du discours et transgression lyrique, Poétique, 32, 1977.
Édition: Ambroise Barras, 2003-2004 //
La fiction, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève

1. Polysémie du mot "fiction"


1. La fiction comme contre-vérité
2. La fiction comme construction conceptuelle
3. La fiction comme monde sémantique
4. La fiction comme genre littéraire
5. La fiction comme état mental
2. La fiction comme état mental ou "immersion fictionnelle"
1. Un état d'activation imaginative
2. Un dédoublement de mondes
3. Un état dynamique
4. Un état d'investissement affectif
5. Illusion et croyance
3. La fiction comme effet de la construction narrative
4. La fiction comme univers sémantique
1. Frontières de la fiction
2. Dimensions des mondes fictionnels
3. Mondes fictionnels et incomplétude
5. La fiction comme genre énonciatif littéraire
1. Les critères stylistiques de la fiction
1. L'utilisation à la 3 e personne de verbes décrivant des processus
intérieurs
2. Le style indirect libre
3. La perte de la signification temporelle du passé
4. La temporalité fictive selon M. Vuillaume
2. Extension des critères stylistique de la fiction selon K. Hamburger
3. La feintise
1. Fiction et feintise
2. Indices de fictivité de la feintise
4. Critiques adressées à la théorie de la fiction de K. Hamburger
1. Descriptions d'états mentaux dans des énoncitions de réalité

2. Caractère restreint de la fiction dans le champ historique littéraire


3. Non-exclusivité de la fiction et de la feintise
6. Approche pragmatique du problème de la fiction
1. Conception pragmatique du récit fictif à la 1 ère personne
2. Conception pragmatique du récit fictif àla 3 e personne
7. Schaeffer et la défense d'une fiction flottante
• Conclusion
• Bibliographie
I. Polysémie du mot fiction
On emploie le terme fiction dans des usages très différents qu'il importe de clarifier pour mieux comprendre les
différents types de théorie qui s'appliquent à cette notion, en visant des réalités très différentes.
I.1. La fiction comme contre-vérité
Lorsqu'un homme politique affirme que les racontars des journalistes à son sujet sont des fictions, il veut dire que leurs
écrits sont des inventions mensongères, des contre¬vérités. Dans ce cas, c'est une théorie logique de la vérité, des
énoncés dits contre-factuels (contraires aux faits) ou du mensonge qui peut éclairer la notion de fiction.
Il est clair qu'une telle approche ne convient pas pour traiter d'un roman. Intuitivement nous sentons en effet que les
énoncés contenus dans un roman ne relèvent pas du mensonge ou de la vérité dans le sens logique où sont pris ces
termes. La meilleure preuve en est qu'on peut parler sans absurdité de la vérité fictionnelle d'un roman, en un sens qui
cependant reste à définir.
I.2. La fiction comme construction conceptuelle
D'un autre côté, lorsque Kant déclare que des notions comme le temps et l'espace sont des fictions heuristiques, il ne
désigne plus par là des contrevérités mais des constructions conceptuelles permettant d'interpréter la réalité. De même
lorsque Nietzsche affirme que le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié est une fiction
(Cohn 2001, 16). Fiction fait alors allusion au sens étymologique (du latin fingere, façonner).
Dans le même ordre d'idée, un certain nombre de théoriciens tendent à affirmer que tous les récits, même ceux des
historiens, sont des fictions dans la mesure où ils constituent une fabrication de sens.
I.3. La fiction comme monde sémantique
On peut aussi considérer comme fictions les mondes imaginaires qui sont mis en place dans des œuvres comme les
Illusions perdues de Balzac ou le Don Quichotte de Cervantès. Décrire les propriétés particulières de ces mondes
imaginaires, et leurs liens avec le monde réel, cela relève d'une sémantique et d'une théorie des mondes possibles.
I.4. La fiction comme genre littéraire

Dans le monde anglophone mais aussi de plus en plus francophone, on tend aussi à utiliser le terme fiction pour
désigner un genre littéraire qu'on oppose globalement à non-fiction, c'est-à-dire l'ensemblée des genres sérieux
(comme par exemple l'autobiographie ou le témoignage). Des théories s'opposent sur la question de savoir si le genre
fictionnel peut être caractérisé par des propriétés textuelles spécifiques ou si au contraire rien ne distingue les énoncés
de fiction des autres, seules des indications paratextuelles (extérieures au texte) permettant de les distinguer.
I.5. La fiction comme état mental
Enfin le terme fiction peut s'appliquer à l'état mental particulier vécu par tous ceux qui sont engagés dans des formes
variées de jeux de rôles dont ils peuvent être les acteurs ou les récepteurs passifs. Ces jeux de rôles, pris au sens large
de l'expression, incluent aussi bien la lecture, le spectacle dramatique ou cinématographique, que les jeux videos ou les
jeux d'enfants. Cette fois c'est plutôt la psychologie cognitive qui est pertinente pour rendre compte du vécu fictionnel.
II. La fiction comme état mental ou immersion fictionnelle
Commençons par explorer la fiction, en tant qu'état mental propre à tous ceux qui s'immergent dans un univers fictif.
Cela nous intéresse car cette attitude concerne le destinataire des fictions littéraires (et jusqu'à un certain point le
producteur de fictions ou l'acteur – qu'il soit récitant ou comédien).
Dans un ouvrage récent, Pourquoi la fiction?, Jean-Marie Schaeffer définit ce qu'il appelle l'immersion fictionnelle à
travers quatre caractéristiques (Schaeffer 1999, 182-187).
II.1. Un état d'activation imaginative
En état d'immersion fictionnelle, les relations entre perception et activité imaginative se trouvent inversées. Alors que,
dans la vie ordinaire, notre activité imaginaire accompagne nos perceptions et nos actions comme une sorte de bruit de
fond mineur, dans la situation de fiction, l'imagination l'emporte nettement sur la perception sans pourtant l'annihiler.
Ainsi, chez Proust, le narrateur enfant qui lit au jardin entend à peine sonner les heures à l'horloge du village.
II.2. Un dédoublement de mondes
Le sujet en état d'immersion fictionnelle se met à vivre dans deux mondes simultanés, celui de l'environnement réel et
celui de l'univers imaginé, mondes qui semblent s'exclure mais en fait coexistent et sont même nécessaires l'un à
l'autre. Effectivement, dans l'expérience et la mémoire il leur arrive de s'associer très étroitement l'un à l'autre (ainsi
une œuvre peut évoquer intimement le lieu ou l'ambiance qui entouraient sa lecture). Par ailleurs, le monde de la
fiction a besoin de nos expériences réelles, et de nos représentations mentales tirées de la réalité, pour prendre une
consistance imaginaire et affective.
II.3. Un état dynamique
L'immersion fictionnelle est un état dynamique. Dans la lecture elle est constamment relancée par le caractère toujours
incomplet de l'activation imaginaire proposée par l'œuvre et la complétude (supposée ou plutôt désirée) de l'univers
fictionnel. Les lecteurs ont envie de tout connaître de la vie des personnages romanesques, de leur destin et de

l'évolution du monde où ils apparaissent. D'où le goût des lecteurs pour les roman-fleuves ou les cycles romanesques
toujours en expansion, comme la Comédie humaine, et donnant le sentiment d'un monde complet, infiniment
explorable.
II.4. Un état d'investissement affectif
Les représentations vécues en état d'immersion fictionnelle sont chargées d'affectivité. Dans le cas de la littérature,
cette affectivité prend la forme d'une empathie envers les personnages, ces gens pour qui on avait haleté et sangloté dit
Proust. Cela se produit dans toute la mesure où les personnages entrent en résonance avec nos investissements
affectifs réels. Mais, il faut remarquer que des représentations sans personnage, par exemple des descriptions, peuvent
aussi être affectivement investies par le lecteur.
II.5. Illusion et croyance
L'immersion affective ne relève pas d'une croyance erronée (nous ne pensons pas réellement que nous allons être
guillotinés lorsque nous lisons Le Dernier jour d'un condamné de Victor Hugo). Il s'agit plutôt d'un état comparable à
celui que nous subissons face à une illusion perceptive dont nous savons qu'elle est une illusion. Dans le cas de
l'immersion fictionnelle, je sais que j'ai affaire à des semblants. La croyance ne peut être que le fait d'un lecteur
aberrant, comme le Quichotte de Cervantès, qui ne distingue plus entre ses illusions de lecture et la réalité.
III. La fiction comme effet de la construction narrative
Un certain nombre de critiques et de philosophes ont eu tendance à appliquer au discours narratif en général le
caractère général de la fiction. Tel serait donc le cas entre autres du récit des historiens, de celui des journalistes ou
encore des autobiographes. (Cohn 2001, 22-23)
L'argument en faveur de cette thèse repose sur l'idée que tout récit repose sur une mise en intrigue, c'est-à-dire impose
un ordre chronologique et causal à une succession d'événements. Le récit structurerait artificiellement ces événements,
après les avoir soigneusement sélectionnés, en vue de les faire percevoir comme une histoire unifiée ayant un début, un
milieu et une fin. On sait que c'est l'un des reproches fréquemment fait aux autobiographies les plus classiques: celui de
présenter rétrospectivement les premiers événements d'une vie comme annonçant nécessairement ceux qui ont suivi,
produisant ainsi un effet de destin. D'où chez certains autobiographes, comme Alain Robbe-Grillet l'adoption délibérée
d'un pacte romanesque, consistant à présenter leur propre autobiographie comme un roman (dans Le Miroir qui
revient)
L'historien Arnold Toynbee argumentait déjà dans ce sens lorsqu'il écrivait à propos de l'écriture de l'Histoire: Rien que
le choix, l'arrangement et la présentation des faits sont des techniques appartenant au domaine de la fiction. (cité par
Cohn 2001,22). Cette thèse a été reprise par des critiques s'inscrivant dans un mouvement qualifié de
déconstructionniste ou postmoderne et qui entend affirmer le caractère toujours problématique et indécidable de la
signification et de la vérité des textes.
Il faut toutefois remarquer que fiction dans ce sens se rapproche d'inexactitude ou de surinterprétation, mais que le lien
avec la fiction au sens strict du terme n'y est pas établi (notamment l'aptitude des fictions à forger des personnages
entièrement imaginaires ou celui qu'elles ont de nous faire participer à la richesse de l'expérience vitale des
personnages).

IV. La fiction comme univers sémantique


L'approche sémantique de la fiction cherche à définir le type de monde que constituent les univers fictifs. On
remarquera tout d'abord que les univers fictifs sont des univers secondaires; ils ne sont pas pensables indépendamment
d'un premier monde, réel, sur lequel ils s'appuient (même l'univers d'un conte de fées comporte beaucoup d'êtres et
d'objets existant dans le monde réel, ainsi que de lois causales lui appartenant: on y trouve des hommes et des femmes,
des châteaux, des chaudrons et des balais, ainsi que, indépendamment des actes magiques, des raisonnements et des
enchaînements d'effets à partir de causes matérielles).
Thomas Pavel (1988, 76) appelle structures saillantes les structures duelles dans lesquelles l'univers secondaire est
existentiellement novateur, c'est-à-dire comporte des êtres qui ne font pas partie du monde premier (par exemples des
dragons). L'univers secondaire peut être non seulement existentiellement novateur, mais aussi ontologiquement
novateur. Il peut comporter des propriétés qui en font un monde impossible – un monde, par exemple, dans lequel on
peut dessiner des cercles carrés. L'impossibilité d'un monde n'est cependant pas un critère sûr de sa fictivité car il existe
aussi des impossibilités dans le monde réel. Tous les univers fictifs sont des structures saillantes.
La sémantique de la fiction s'intéresse aux frontières de la fiction, à la dimension et à la structure des mondes
fictionnels.
IV.1. Frontières de la fiction
Contrairement à ce qu'on admet trop souvent le statut fictionnel d'un monde littéraire n'est ni forcément tranché, ni
stable historiquement.
Ainsi la plupart des poèmes épiques et des drames anciens n'étaient pas considérés comme entièrement fictifs du point
de vue de leurs récepteurs premiers. Les personnages, dieux et héros étaient munis de toute la réalité que le mythe
pouvait leur offrir (Pavel 1988, 99). Zeus, Hercule ou Aphrodite n'étaient pas des personnages imaginaires au même
titre que le seront plus tard Sherlock Holmes ou madame Bovary. De même, pour les premiers destinataires de la Quête
du Graal, il ne faisait pas de doute que les personnages du cycle arthurien avaient réellement existé. Mais il y avait
certes peu de doute quant au caractère allégorique, voire fictif, de la plupart des aventures racontées (Pavel 1988, 105).
Même des mondes imaginaires modernes (songeons à la prétention expérimentale des romans de Zola) peuvent
prétendre à toucher au monde réel par certains effets.
Par ailleurs la fictionnalité est une propriété historiquement variable. La perte de toute croyance dans les mythes rend
ainsi entièrement fictifs pour des lecteurs modernes les personnages et les aventures représentés dans les poèmes
épiques. Parfois l'oubli du caractère référentiel d'un personnage (le Roland de La Chanson de Roland) nous pousse à
traiter ses aventures comme fictives.
IV.2. Dimensions des mondes fictionnels
Les mondes fictionnels ont des dimensions très variables. Tantôt, comme dans Malone
meurt, leur univers se restreint au lit de mort d'une sorte de clochard énumérant les
objets qui l'entourent. Tantôt, comme la Divine comédie de Dante, ils embrassent tout

l'univers de l'au-delà. Les nouvelles décrivent de petites tranches de vie tandis que les romans évoquent souvent de
vastes univers richement décrits.
La diversité de dimension des mondes fictionnels provient aussi de leur perméabilité ou non à des informations extra-
textuelles.
Les textes encyclopédiques et satiriques (...) sont fortement perméables aux détails extratextuels, tout comme leurs
descendants modernes, les romans réalistes et philosophiques. La lecture de Balzac et de Thomas Mann présuppose des
connaissances étendues sur la vie sociale, les événements historiques et politiques, et les courants philosophiques. Au
contraire les romans médiévaux, beaucoup de tragédies (...) et les récits de la transparence intérieure s'efforcent
délibérément d'écarter l'univers empirique pour se concentrer sur la logique interne de leurs propres mondes
fictionnels...
Pavel, 1988, 128
On pourrait définir la densité référentielle d'un texte par le rapport entre son amplitude matérielle (son nombre de
mots et de pages) et la dimension du monde qu'il décrit. Le récit sommaire (par opposition à la scène dialoguée)
augmente – entre autres – cette densité en concentrant beaucoup d'informations en peu de mots.
IV.3. Mondes fictionnels et incomplétude
On peut considérer comme également variable la complétude des mondes fictionnels. D'un côté, il nous faut bien
admettre que les mondes fictionnels sont incomplets et que c'est même un de leurs traits distinctifs. Nous ne saurons
jamais combien d'enfants a Lady Macbeth, ni si Vautrin aime le chocolat. D'un autre côté, la complétude des mondes
fictionnels ne se réduit pas à ce que l'auteur dit, mais s'étend aussi à ce qu'il implique. Dans toute la mesure, par
exemple, où il ne contredit pas explicitement les lois de la nature, dans son texte, nous pouvons supposer qu'elles font
partie du monde qu'il évoque.
Selon les moments historiques et culturels, les auteurs tendent à minimiser ou à accentuer l'incomplétude des mondes
fictionnels.
Pendant les périodes qui goûtent en paix une vision stable du monde, l'incomplétude sera, bien entendu, réduite au
minimum. Par des pratiques extensives, d'abord, on fera correspondre à un univers immense, bien déterminé et
connaissable dans tous ses détails des textes de plus en plus grands, de mieux en mieux détaillés, comme si la différence
du monde au texte n'était que de quantité... (...) En revanche, les époques de transition et de conflit tendent à
maximiser l'incomplétude des textes fictionnels, qui sont désormais censés refléter les traits d'un monde déchiré.
Pavel 1988, 136-137
C'est tout ce qui sépare, par exemple, le monde de Balzac, concurrent de l'État-civil, du monde de Samuel Beckett.
V. La fiction comme genre énonciatif littéraire
Un certain nombre de critiques considèrent que la fiction est essentiellement une
question de genre littéraire et qu'en tant que telle, elle est signalée par une forme
d'énonciation spécifique, irréductible à tout autre. Il y aurait donc des signes textuels du
genre fiction qui nous permettent de l'identifier en dehors de toute information extérieure au texte (informations
portant sur l'auteur et ses intentions, ou informations contenues dans le paratexte – indication du genre sur la
couverture, préface, etc.).

C'est Kate Hamburger qui a défendu cette thèse avec le plus de netteté dans son livre Logique des genres littéraires
(1977, trad. fr. 1986). Elle a été récemment reprise et défendue par Dorrit Cohn dans Le propre de la fiction (1999,
trad.fr. 2001).
V.1. Les critères stylistiques de la fiction
Selon Kate Hamburger, en art l'apparence de la vie n'est pas produite autrement que par le personnage en tant qu'il vit,
pense, sent et parle, en tant qu'il est un Je. Les figures des personnages et des romans sont des personnages fictifs
parce qu'ils sont comme des Je, comme des sujets fictifs. De tous les matériaux de l'art, seule la langue est capable de
repoduire l'apparence de la vie, c'est-à-dire de personnages qui vivent, sentent, parlent et se taisent. (Hamburger 1986,
72).
La fiction est donc étroitement liée à la représentation de paroles, de pensées et de sentiments qui ne sont pas
imputables au locuteur premier (à l'auteur). On peut distinguer trois signaux essentiels de la fiction: l'utilisation à la 3e
personne de verbes décrivant des processus intérieurs, l'utilisation du style indirect libre et la perte de la signification
temporelle du passé.
V.1.1. L'utilisation à la 3e personne de verbes décrivant des processus intérieurs
C'est seulement dans la fiction que nous pouvons pénétrer dans les détails de l'intériorité d'un personnage comme si
nous y étions. Dans aucune situation réelle, nous n'avons accès aux pensées d'autrui (sauf s'il nous les confie) et nous ne
pouvons les décrire avec le luxe de détails que nous procure la fiction.
Et il se désespérait car à ses ennuis moraux se joignait maintenant le délabrement physique...
Hysmans, À vau l'eau
La logique d'une telle description est de se muer très facilement en monologue intérieur. Bien qu'il n'y ait aucun
discours explicite, dans le style indirect, il y a les marques d'une subjectivité en action.
Dire que tout cela c'est de la blague et que d'argent perdu soupirait M. Folantin Hysmans, À vau l'eau - suite du passage
cité ci-dessus
V.1.2. Le style indirect libre
Le style indirect libre manifeste avec le maximum de clarté que le Je-origine (la subjectivité) du locuteur est remplacé
par des Je-origine fictifs autour desquels se construisent les repères déictiques de l'ici et du maintenant. Dans le style
indirect libre, s'opère une délégation de l'énonciation.
Mais le matin il lui fallait élaguer l'arbre. Demain, c'était Noël.
Alice Berend, Les fiancés de Babette Bomberling, cité par Hamburger 1986, 81

Nous devons comprendre: Il se disait: Le matin venu, il faut que j'élague l'arbre. Demain, c'est Noël. Le déictique demain
ne renvoie pas à la temporalité du locuteur réel en 1ère personne, l'auteur (ni même du narrateur si on admet un
narrateur) contrairement à ce qui se produit dans une énonciation de réalité. Il renvoie à la temporalité du personnage
en 3e personne, situation qui ne se produit que dans un récit de fiction.
V.1.3. La perte de la signification temporelle du passé
Dans le genre fictionnel, le passé perd sa fonction grammaticale de désigner le passé. Il signale plutôt un champ
fictionnel. La meilleure preuve en est qu'on le trouve associé à des déictiques temporels qui ne réfèrent pas au passé.
Demain, c'était Noël.
Il pensait à la fête d'aujourd'hui.
Selon Kate Hamburger, dès qu'on entre dans la description de processus intérieurs ou de pensées, on entre
nécessairement dans le présent d'une conscience fictive (et c'est autour du présent de cette conscience fictive que se
disposent les déictiques, tandis que le passé demeure comme une pure marque de fictionnalité).
V.1.4. La temporalité fictive selon M. Vuillaume
Dans son livre Grammaire temporelle des récits (1990), Marcel Vuillaume a donné une autre interprétation des
incohérences temporelles (entre temps narratif et déictiques) que déploient les récits de fiction. Il s'est appuyé sur les
énoncés paradoxaux qu'on trouve notamment dans le roman populaire du 19e siècle.
Au moment où nous entrons, Chaverny entassait des manteaux... Paul Féval
Selon Marcel Vuillaume, on peut expliquer de telles disjonctions temporelles par le fait que dans le roman se
développent deux fictions simultanées: celle de l'histoire représentée et celle d'une narration où vit le lecteur. Le
processus temporel constitue l'axe temporel d'une fiction secondaire qui se greffe sur la fiction principale et dont l'une
des fonctions est de permettre au lecteur de s'orienter dans la chronologie des événements narrés. (Vuillaume 1990,
29). C'est ainsi que nous pouvons nous expliquer des énoncés comme:
Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant retrouvons nos personnages.
A. Dumas
Ce que date le présent de maintenant, ce n'est pas l'événement passé mais sa réplique engendrée par le processus de la
lecture. Les événements auxquels le narrateur nous invite à asssister ne sont pas ceux de l'univers narré mais leur
reproduction suscitée par la lecture actuelle.
Un tel dédoublement de plans temporels est dévoilé par un passage d'un roman de W. Raabe:

aussi au-devant de nous; arborant un sourire bien réel, il s'avança et il s'avance parmi les groseillers de son collègue et
de cette histoire.
W. Raabe, Erzälungen, 1963.
Contrairement à Kate Hamburger, ce que postule Marcel Vuillaume, c'est donc que les marques du présent associées à
un passé ne traduisent pas une entrée dans la conscience fictive d'un personnage mais un glissement du plan de la
fiction de l'histoire à la fiction de l'actualisation de la lecture du texte.
V.2. Extension des critères stylistique de la fiction selon K. Hamburger
K. Hamburger ne veut pas dire que les critères stylistiques de la fiction qu'elle énonce doivent être omniprésents dans
un texte pour le faire appartenir au genre fictionnel. Ainsi un roman à la 3e personne, en focalisation externe, peut fort
bien avoir les allures d'un témoignage sur des personnages réels. Il suffira cependant qu'il transgresse une seule fois
cette attitude par une incursion dans les pensées d'un personnage pour que l'ensemble du texte se trouve fictionnalisé.
De même, pour K. Hamburger, un début de roman, même lorsqu'il est purement descriptif et contient des indications
réelles sur des lieux se trouve fictionnalisé pour le lecteur par l'attente de personnages dotés d'une vie intérieure.
V.3. La feintise V.3.1. Fiction et feintise
Ce qui peut déconcerter au premier abord dans la théorie de K. Hamburger, c'est qu'elle semble situer hors du genre
fictionnel de nombreux textes littéraires que nous avons tendance à considérer comme fictifs. Ainsi tous les récits
qualifiés par Genette d'homodiégétiques (où le narrateur raconte à la 1ère personne sa propre histoire), mais aussi bon
nombre de récits hétérodiégétiques (où un narrateur non représenté dans l'histoire raconte en focalisation externe les
actions de personnages), échappent de fait au critère décisif du genre fictionnel: la représentation à la 3e personne de
la subjectivité d'un personnage.
Mais cette exclusion s'explique par le fait que Kate Hamburger distingue en fait deux types de récits fictifs: la fiction
proprement dite, définie par les critères énonciatifs que nous avons mentionnés ci-dessus, et la feintise, qui est
l'imitation à l'identique d'une énonciation de réalité, c'est-à-dire telle qu'on pourrait la trouver hors du contexte de la
littérature.
Ainsi un roman à la 3e personne en focalisation externe (racontant de l'extérieur les faits et gestes de personnages) ne
se distingue en rien, sur le plan énonciatif, d'un témoignage historique. Le Voyage en grande Garabagne d'Henri
Michaux, qui décrit des peuplades imaginaires aux mœurs improbables, ne se signale en revanche par aucune anomalie
énonciative par rapport à un authentique récit de voyage. De même un récit homodiégétique (où le narrateur raconte
sa propre histoire, comme c'est le cas dans L'Etranger de Camus) mime à s'y méprendre l'énonciation réelle d'un
autobiographe. Le propre de la feintise est donc de reprendre des formes d'énonciation existant déjà dans des genres
sérieux (non fictifs): le document, le journal intime, le récit historique, etc.

Selon Kate Hamburger alors que la fiction répond à des critères absolus (un texte comporte ou ne comporte pas
d'énonciation fictive sans qu'il y ait de moyen terme entre ces deux possibilités), la feintise peut être relative (par
exemple une biographie peut être plus ou moins romancée en fonction du nombre de détails que l'auteur invente).
V.3.2. Indices de fictivité de la feintise
Un grand nombre de textes que nous considérons donc comme fictifs, relèvent pour Kate Hamburger de la feintise. Et
ce sont seulement des indications paratextuelles ou extratextuelles qui permettent de reconnaître leur caractère fictif.
Ainsi c'est parce que le nom de l'auteur Albert Camus diffère de celui du personnage qui parle à la 1ère personne,
Meursault, que je sais que j'ai affaire à un récit autobiographique feint dans L'Etranger. C'est parce que je découvre qu'il
n'existe aucun village du nom de Combray dans la région où le situe Marcel Proust, que je sais que Combray constitue
une autobiographie feinte. Mais ce ne sont pas des critères proprement textuels qui me le font comprendre.
V.4. Critiques adressées à la théorie de la fiction de K. Hamburger
Dans son livre Pourquoi la fiction? (1999), Jean-Marie Schaeffer a contesté le caractère absolu du statut du genre
énonciatif fictionnel selon Kate Hamburger, en relativisant plusieurs de ses catégories.
V.4.1. Descriptions d'états mentaux dans des énoncitions de réalité
Selon Jean-Marie Schaeffer, on peut trouver des descriptions d'états mentaux dans des contextes non fictionnels. À
l'appui de cette affirmation, il mentionne par exemple un historien de l'Antiquité, Suétone, qui raconte les derniers
moments de l'empereur Domitien à l'aide d'énoncés comme Vers le milieu de la nuit, il fut pris d'une telle épouvante
qu'il sauta à bas de son lit ou Mis en joie par ces deux circonstances, croyant le péril désormais passé..., etc.
De même le nouveau journalisme américain (par exemple le livre De sang froid de Truman Capote) a fait usage dans des
récits documentaires des procédés de la fiction, notamment la focalisation interne.
Cependant, pour le premier cas, on pourrait objecter à Schaeffer qu 'il est douteux que le récit historique de l'Antiquité
ait eu exactement les mêmes exigences d'objectivité documentaire que le récit historique moderne. D'un autre côté, on
peut se demander si Suétone ne s'est pas appuyé pour formuler ses descriptions sur des témoignages indirects. Si ce
n'est pas le cas, il est clair que son texte échappe aux conventions du récit historique au sens moderne car il est de règle
pour l'historien de ne pas décrire les motivations et les réactions psychologiques de personnages historiques sans se
fonder sur des sources documentaires attestant des faits privés (telles que lettres, mémoires, journaux intimes). S'il ne
dispose pas de telles sources, l'historien moderne doit se limiter à des assertions conjecturales du type: En de telles
circonstances, on peut penser qu'il a dû éprouver de la joie... (pour un argument de ce type, cf. Cohn 2001, 181)
Quant au cas du nouveau journalisme américain, on peut l'interpréter différemment de Schaeffer: en faisant migrer de
façon sensationnelle et novatrice les procédés de la fiction dans le journalisme d'investigation, il implique la spécificité
des procédés de la fiction bien plus qu'il ne les nie.

V.4.2. Caractère restreint de la fiction dans le champ historique littéraire


Schaeffer fait remarquer qu'avant le 19e siècle, la fiction au sens de Kate Hamburger (impliquant une représentation de
la vie intérieure) est pratiquement inexistante, la plupart des récits prenant pour modèle le récit historique ou
biographique.
V.4.3. Non-exclusivité de la fiction et de la feintise
Schaeffer critique enfin l'idée selon laquelle fiction et feintise seraient exclusives l'une de l'autre. Selon lui, la plupart des
récits de fiction à la 3e personne mélangent les deux perspectives, partant d'un récit de type historique ou biographique
pour s'accorder des moments de focalisation interne. On se souvient que La Recherche du temps perdu commence
comme une feintise autobiographique et se poursuit comme une fiction avec Un amour de Swann où nous sont
représentées les pensées et les sentiments de Swann, un personnage en 3e personne. Mais Kate Hamburger semble
avoir voulu dire qu'on pouvait considérer comme genre énonciatif fictionnel tout récit où apparaît, ne fût-ce qu'une fois,
l'énonciation fictive.
Schaeffer affirme que le mélange de focalisation externe et interne est aussi le cas le plus courant des récits factuels (ni
feints ni fictifs) à la 3e personne. Selon lui La raison de cet état de fait est très générale et n'a pas de lien particulier avec
le problème de la fiction: nos relations avec autrui, la manière dont nous voyons nos congénères ne se limitent jamais à
des notations béhavioristes mais mettent toujours en œuvre des attributions d'états mentaux... (Schaeffer 1999, 267).
Mais il resterait à définir comment se produit cette attribution d'états mentaux dans les récits factuels: savoir si elle se
fait sur un mode conjectural, avec les précautions requises de l'historien (à ce moment là, il a dû éprouver tel
sentiment...), ou sur le mode d'une délégation d'énonciation au style indirect libre.
VI. Approche pragmatique du problème de la fiction
La conception opposée à celle de Kate Hamburger est la conception pragmatique de J.R. Searle, adoptée par Genette et
Schaeffer, qui affirme qu'il n'y a aucune différence textuelle entre des énoncés factuels et des énoncés de fiction. Ce
que Searle appelle fiction est essentiellement une feintise, réglée par des conventions pragmatiques, c'est-à-dire
extérieures aux énoncés et tenant au contexte culturel qui admet cette sorte de jeu de langage qu'est la feintise
littéraire. La feintise selon Searle prend deux formes différentes selon qu'on a affaire à un récit à la 1ère personne ou à
un récit à la 3e personne.
VI.1. Conception pragmatique du récit fictif à la 1ère personne
Pour Searle le récit fictif homodiégétique est celui où l'auteur feint d'être quelqu'un d'autre faisant des assertions
véridiques (Camus feint d'être Meursault racontant sa propre histoire). La feintise ne porte donc pas sur l'acte narratif
lui-même mais sur l'identité du narrateur.
On peut cependant faire remarquer avec Dorrit Cohn que nous reconnaissons la fictivité d'un tel récit non pas à partir
de conventions pragmatiques, mais tout simplement en confrontant dans le paratexte le nom de l'auteur (Camus) et
celui du locuteur qui dit Je (Meursault).
VI.2. Conception pragmatique du récit fictif à la 3e personne

Dans le récit fictif à la 3e personne (hétérodiégétique) où le narrateur n'est pas présenté dans l'histoire
(extradiégétique), il n'y a pas substitution d'identité narrative, l'auteur feint directement de faire des assertions
véridiques. Par exemple Flaubert feint de nous raconter l'histoire vraie d'Emma Bovary. Ce qu'il feint donc c'est un acte
illocutoire d'assertion et de référence à quelqu'un d'existant.
VII. Schaeffer et la défense d'une fiction flottante
Schaeffer défend finalement une conception de la fiction souple où les oppositions massives entre fiction et feintise
sont déjouées par une fonction narrative flottante.
Toute fiction narrative implique selon lui une feintise ludique partagée qui prend des formes variables. Tantôt l'auteur
prétend rapporter des événements (narration à la 3e personne extradiégétique). Tantôt il prétend être quelqu'un
d'autre qui rapporte des événements (narration homodiégétique). Tantôt enfin il s'identifie aux états mentaux subjectifs
des personnages, il les expérimente par délégation (en focalisation interne): on reconnaît ici la fiction de Kate
Hamburger.
Schaeffer associe ces différentes formes de narration fictive à des postures d'immersion variables ( Schaeffer 1999,
269), c'est-à-dire à des types d'identification proposés au lecteur. Lorsque le texte est en focalisation externe, c'est-à-
dire une forme de narration naturelle, le lecteur tantôt s'identifie à la voix narrative et tantôt se pose en destinataire du
récit. Lorsque le récit passe en focalisation interne, le lecteur s'identifie au point de vue subjectif sous lequel le monde
s'offre au héros. Lorsque le lecteur est confronté à un passage au style indirect libre, il conjoint les deux formes
d'identification de la focalisation externe et de la focalisation interne.
L'intérêt de l'approche de Schaeffer est donc de faire le lien entre des formes textuelles et des formes de participation à
l'univers fictif, en nous montrant que la réception de la fiction est appelée et modulée par le texte même.
Conclusion
Les différentes approches et théories de la fiction qui s'affrontent nous montrent que la fiction littéraire est tout à la fois
question de sens (la feintise met en place des êtres fictifs qui évoluent dans des mondes mixtes partageant beaucoup
d'aspects du monde réel et certains aspects qui n'existent pas en réalité), question de forme discursive (les différentes
formes narratologiques embrayent des formes variables de participation à l'univers fictif) et question de convention
pragmatique (il y a une forme de jeu de langage culturellement institué et partagé qui consiste à feindre des actes
illocutoires).
Bibliographie
• Cohn, Dorrit (2001). Le propre de la fiction. Paris: Seuil.
• Hamburger, Kate (1977). Logique des genres littéraires. Paris: Seuil, 1986.
• Pavel, Thomas (1986). Univers de la fiction. Paris: Seuil, 1988.
• Schaeffer, Jean-Marie (1999). Pourquoi la fiction?. Paris: Seuil.
• Searle, John R. (1979). Le statut logique du discours de la fiction, Sens et expression. Paris: Minuit, 1982.

• Vuillaume, Marcel (1990). Grammaire temporelle des récits. Paris: Minuit.


Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //
L'autobiographie, Natacha Allet et Laurent Jenny, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève

1. Dominance contemporaine de l'autobiographie 1. Autobiographie et fiction


1. Pacte fantasmatique
2. Pacte fictif
2. Histoire du genre autobiographique
1. Les conditions culturelles de l'émergence du genre
1. Un intérêt collectif pour l'histoire de la personnalité d'un individu
2. Une importance significative accordée à l'enfance
3. La forme du roman psychologique
2. Les ancêtres religieux de l'autobiographie: l'exemple des Confessions d'Augustin
1. La double adresse. Trahison du modèle
2. Véracité, conversion, exemplarité. Persistance du modèle
3. Définition de l'autobiographie
1. L'autobiographie comme récit
1. Récit et conversion. Proximité du mythe ou du roman
2. Ordres du récit. Frontière avec l'autoportrait
2. L'autobiographie comme récit rétrospectif
1. Un point de non existence
2. L'illusion d'un passé en soi
3. Autobiographies historiques et autobiographies discursives
3. L'autobiographie comme récit en prose
4. L'autobiographie comme histoire de la personnalité d'un MOI
5. Le pacte autobiographique comme critère absolu
• Conclusion
• Bibliographie
I. Dominance contemporaine de l'autobiographie
L'autobiographie représente de nos jours un genre littéraire dominant. Si l'on consulte les catalogues d'éditeurs ou si
l'on parcourt les rayons de librairies, on s'aperçoit en effet qu'elle occupe, comme la littérature intime d'une manière
générale (journaux, mémoires, témoignages, etc.), une place absolument centrale. Indépendamment même des
écrivains qui ont produit des autobiographies proprement littéraires, et dont le nombre

s'est prodigieusement accru au cours du 20ème siècle, que l'on pense à Sartre, à Sarraute, à Leiris ou à Michon, pour ne
mentionner qu'eux, il n'est aujourd'hui aucune personnalité médiatiquement connue qui ne se sente tenue à nous faire
part de son enfance et des événements qui ont marqué sa carrière, en publiant le récit de sa vie.
I.1. Autobiographie et fiction
L'autobiographie non seulement l'emporte quantitativement sur les autres genres, mais elle tend aussi à les contaminer.
De fait, on évalue désormais tout roman à l'aune de sa relation à l'autobiographie. Il semble qu'une fiction gagne un
surcroît d'intérêt à pouvoir être envisagée comme une autobiographie déguisée, qu'elle acquière de la sorte un crédit
de vérité et, corrélativement, un crédit de valeur. Le lecteur actuel paraît ainsi reprendre à son compte, mais sous une
forme naïve et caricaturale, une interrogation qui hante la littérature moderne: Quelle est la nature des rapports qui
existent entre le sujet écrivant et le texte écrit? Qu'il se trouve face à un roman ou à un poème, il cherche
invariablement (et symptomatiquement) à en extraire la valeur autobiographique.
Dans un ouvrage important intitulé Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune fait remarquer que les lecteurs ne sont
cependant pas seuls responsables de cette attitude interprétative; les écrivains l'ont d'après lui vivement encouragée,
en brouillant délibérément les frontières entre les genres.
I.1.1. Pacte fantasmatique
Certains d'entre eux auraient en effet largement contribué à étendre la signification autobiographique à l'ensemble de
la littérature. André Gide par exemple, qui soutient dans Si le grain ne meurt:
Les Mémoires ne sont jamais qu'à demi sincères, si grand que soit leur souci de vérité: tout est toujours plus compliqué
qu'on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman. (p.278. Je souligne)
Il suggère ainsi que la fiction est susceptible d'atteindre à plus de vérité que l'autobiographie, toujours sujette à caution.
François Mauriac partage manifestement cette opinion, puisqu'il affirme dans ses Écrits intimes:
Seule la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée, par où se glisse, en dehors de tout
contrôle, son âme inconnue. (p.14. Je souligne)
La fiction de ce point de vue serait plus fiable que l'autobiographie, dans la mesure où elle exprimerait des aspects
significatifs de la vie de l'écrivain, sans que la volonté de celui-ci intervienne et entame leur authenticité; elle
manifesterait le MOI de l' âme inconnue ou de l'inconscient, autant dire le vrai MOI, et non celui de la conscience et des
événements vécus positivement au cours de l'existence. Un tel postulat implique comme on le voit de distinguer entre
deux MOI, et même de les hiérarchiser en se fondant sur des critères de valeur.
À ce type d'attitude adoptée par Mauriac ou par Gide, Lejeune a donné le nom de pacte fantasmatique. Le lecteur est
invité en effet à lire les romans non seulement comme des fictions renvoyant à une vérité de la "nature humaine", mais
aussi comme des fantasmes révélateurs d'un individu (Le pacte autobiographique, p.42). Il doit comprendre en somme
que toute fiction est en réalité inconsciemment autobiographique. Lejeune souligne enfin que les adeptes de ce pacte
ne visent pas

véritablement à dévaluer le geste autobiographique – qu'ils pratiquent eux-mêmes; ils chercheraient au contraire à
l'élargir, en ouvrant un espace autobiographique dans lequel serait lue toute leur œuvre. On notera pour finir que cet
apparent paradoxe est devenu un des lieux communs de notre temps.
I.1.2. Pacte fictif
Ce lieu commun est toutefois réversible. Certains écrivains éprouvent manifestement l'impossibilité de raconter leur
existence, soit qu'elle se soustraie à la mémoire, soit qu'elle se trahisse nécessairement dans l'écriture, et en viennent à
énoncer un pacte rigoureusement inverse à celui que Lejeune a mis en lumière, un pacte que l'on pourrait qualifier de
fictif. Ils ne postulent pas en effet que tout roman est autobiographique, mais, symétriquement, que toute
autobiographie est romanesque. Dans W ou le souvenir d'enfance, par exemple, Georges Perec fait le constat du néant
de sa mémoire:
Je n'ai pas de souvenir d'enfance. (p.13)
Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que je ne dis rien; [...] je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe
une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes. (p.58-59)
Ce néant correspond d'ailleurs à la disparition de ses parents dans son enfance, son père à la guerre et sa mère dans les
camps de concentration. Perec entreprend alors de reconstituer laborieusement ses souvenirs, en les tressant avec une
histoire inventée à treize ans, oubliée puis réinventée bien plus tard, une histoire intitulée W. Ce faisant, il présente ses
souvenirs comme aussi hypothétiques que la fiction qu'il propose.
Sur un mode plus frivole, Alain Robbe-Grillet signale lui aussi la part de reconstruction imaginaire qui travaille son
autobiographie, Le miroir qui revient. Il commence cependant par formuler, à la façon de Gide ou de Mauriac, un pacte
de type fantasmatique:
Je n'ai jamais parlé d'autre chose que de moi. Comme c'était de l'intérieur, on ne s'en est guère aperçu. (p.10)
Mais il contrebalance cette assertion en écrivant:
Et c'est encore dans une fiction que je me hasarde ici. (p.13)
Il avance ainsi que l'histoire de sa vie est elle-même un roman, scellant un pacte strictement opposé à celui qu'il vient de
former, un pacte fictif.
Les tenants de ce pacte ont le mérite de mettre l'accent sur la construction de sens que suppose toute mise en récit:
l'histoire d'une existence, mais aussi l'histoire tout court, ne trouve sa signification que par un acte qui la construit et
qu'il importe à chaque fois d'identifier. Le geste autobiographique en effet n'est nullement évident: écrire sa vie, c'est
lui imposer une orientation, c'est lui donner un sens.
II. Histoire du genre autobiographique
On peut se convaincre d'une autre manière que le geste autobiographique n'a rien de naturel. Si l'on se tourne vers
l'histoire littéraire, on constate que l'autobiographie au sens strict, distincte de l'autoportrait ou des Mémoires, est un
genre moderne. Lejeune situe son émergence à la fin du 18ème siècle, en choisissant comme point de repère les

Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782). On notera toutefois que Georges Gusdorf conteste violemment cette
délimitation historique, en mentionnant les travaux de certains chercheurs, en Angleterre ou en Allemagne, qui
recensent de nombreux récits de vie au 16ème siècle, au Moyen Âge et dans l'Antiquité. Lejeune répond à ces
objections en soulignant l'anachronisme sur lequel elles reposent, et tâche de ressaisir son travail dans une réflexion sur
le genre, en rappelant que celui-ci est indissociable d'un horizon d'attente (cf. Hans Robert Jauss).
II.1. Les conditions culturelles de l'émergence du genre
Sans vouloir à tout prix clore ici ce débat, on remarquera cependant qu'il existe un certain nombre de facteurs qui
permettent d'expliquer l'apparition tardive du genre. Pour que naisse l'autobiographie, il semble effectivement qu'un
ensemble de conditions culturelles devait être réuni.
II.1.1. Un intérêt collectif pour l'histoire de la personnalité d'un individu
Tout d'abord, il était essentiel que l'histoire de la personnalité d'un MOI puisse susciter un intérêt général, et cela
n'allait pas de soi jusqu'à la fin du 18ème siècle. La majorité des textes autobiographiques antérieurs à cette période
n'ont été publiés qu'avec un ou deux siècles de retard, constate effectivement Lejeune, et ceux qui ont été publiés ont
été très peu lus. On se souvient par ailleurs de la fameuse formule de Pascal, blâmant chez Montaigne le sot projet de se
peindre (Pensées, no 62, Édition Léon Brunschvicg).
II.1.2. Une importance significative accordée à l'enfance
Il fallait en particulier que l'enfance prenne une importance significative et devienne un objet digne de récit. Les
réactions critiques aux Confessions de Rousseau sont à ce titre exemplaires: elles ne dénoncent pas seulement
l'indécence de certains épisodes enfantins rapportés, celui notamment de la fameuse fessée, mais aussi leur ridicule
insignifiance (cf. Le pacte autobiographique, pp.49-52). Il est évident que la psychanalyse à la fin du 19ème siècle
rachète le long silence des siècles sur l'enfance, en soulignant sa place cruciale dans la construction de la personnalité;
elle a contribué de la sorte au développement considérable du récit autobiographique.
II.1.3. La forme du roman psychologique
Enfin, il était indispensable que l'entreprise autobiographique rencontre la forme du roman psychologique. Cette forme
est essentiellement celle de la fiction romanesque moderne où le récit des événements, tendu vers une fin significative,
est ponctué par des analyses psychologiques qui visent à les interpréter tout en marquant la progression qu'ils font faire
au sujet. Pour parler vite, La Princesse de Clèves devait exister afin que puisse émerger la Vie de Henry Brulard.
II.2. Les ancêtres religieux de l'autobiographie: l'exemple des Confessions d'Augustin
Avant la fin du 18ème siècle, le geste autobiographique est lié le plus souvent à une pratique religieuse ou morale; il
n'existe pas véritablement pour lui-même. Il vaut la peine pour s'en convaincre de se pencher sur ce qui fut le lointain
modèle de Rousseau, à savoir les Confessions de Saint Augustin.
II.2.1. La double adresse. Trahison du modèle

Comme l'indique assez bien le titre de son ouvrage, Augustin se retourne sur sa propre existence en inscrivant son geste
dans le cadre religieux de la confession:
Je veux me souvenir de mes hontes passées et des impuretés charnelles de mon âme. Non que je les aime, mais afin de
vous aimer, mon Dieu. (II, 2)
Son discours ainsi n'est pas orienté vers la reconstruction du MOI, mais vers la coïncidence avec Dieu: c'est ce trajet en
effet que les Confessions mettent en œuvre, un trajet qui nécessite une certaine forme d'abandon de soi. Augustin
certes convoque son histoire individuelle (ses souvenirs, ses sentiments, ses sensations), mais pour la congédier
finalement. Les événements particuliers de sa vie ne sont d'ailleurs pas remémorés en tant que valeurs personnelles,
mais en tant qu'errements propres à toutes les créatures de Dieu; ils sont vidés de toute portée anecdotique et
deviennent par là-même éminemment partageables.
Les Confessions se distinguent des autobiographies modernes, non seulement par cette espèce de dissolution du MOI,
mais aussi par le cadre interlocutoire qu'elles mettent en place. L'auteur s'adresse avant tout à Dieu, ce qui en soi est
déjà étonnant puisque l'Être suprême est par nature omniscient: Augustin l'informe de ce qu'il sait de toute éternité! En
faisant de lui son interlocuteur privilégié, remarque Jean Starobinski, il se voue essentiellement à une véracité absolue
(cf. La relation critique). Mais le récit comporte un second destinataire, l'auditoire humain qui est obliquement pris à
témoin. La narration en effet se justifie fondamentalement par une visée édificatrice: Augustin retrace son
cheminement dans l'espoir que l'exemple de sa conversion soit suivi. Cette duplicité de l'adresse qui caractérise
également d'autres textes religieux tels que les Exercices spirituels ou les Méditations instaure ainsi un cadre
interlocutoire triangulaire.
Or on retrouve en apparence le même dispositif dans les Confessions de Rousseau. On se souvient de la déclaration
célèbre qui figure à la première page de son livre:
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le
souverain juge.
Le souverain juge est toutefois devenu ici une troisième personne. Rousseau le tutoiera quelques lignes plus loin,
comme le faisait Augustin, mais très brièvement et selon un type d'adresse assez ambigu:
Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables: qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils
gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux
pieds de ton trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme là. (Je
souligne.)
Il lui confie la mission de rassembler l'auditoire et d'instituer les hommes en destinataires émus de ses confessions. Dieu
apparaît ainsi comme un simple médiateur qui lui permet de s'adresser à la terre entière. Cette invocation liminaire est
aussi une façon pour Rousseau de se préserver du jugement des autres, en se donnant d'avance un tribunal qui
l'acquitte. Et de fait l'interlocuteur divin est rapidement oublié, cédant la place au public humain.
II.2.2. Véracité, conversion, exemplarité. Persistance du modèle

Au terme de cette laïcisation de l'adresse, l'autobiographie moderne peut naître. Elle garde cependant certains
caractères de ses précurseurs religieux.
L'autobiographe tout d'abord nourrit l'intention de dire toute la vérité et rien que la vérité, même si la caution divine
n'est plus de mise. Dans la préface à L'âge d'homme intitulée De la littérature considérée comme une tauromachie, par
exemple, Leiris formule ainsi son projet: Rejeter toute affabulation et n'admettre pour matériaux que des faits
véridiques [...], rien que ces faits et tous ces faits, était la règle que je m'étais choisie. (p.16) L'obédience à cette règle
implique à ses yeux une mise en danger sur laquelle repose en grande partie l'analogie qu'il établit entre l'entreprise
autobiographique et le rituel de la corrida.
L'autobiographe par ailleurs raconte le plus souvent une conversion, au sens laïque du terme, ou encore une
transformation du sujet. On pourrait sans doute ériger en maxime de l'autobiographie la remarque que Starobinski
formulait au sujet de Saint Augustin: Il ne racontera pas seulement ce qui lui est advenu dans un autre temps, mais
surtout comment d'autre qu'il était il est devenu lui-même (p.119). Lejeune note explicitement à propos de Sartre, en
analysant Les mots: Le nouveau converti examine ses erreurs passées à la lumière des vérités qu'il a conquises (cf. Le
pacte autobiographique, p.206). Sartre ne fait pourtant pas le récit de sa conversion elle-même, il ne rapporte pas sa
prise de conscience politique, mais il décrit en revanche le passage d'un état à un autre, du vide initial à la fixation de sa
névrose. Et la distance ironique qu'il instaure entre le jeune héros et l'adulte revenu de sa folie est bien le signe d'une
mutation essentielle.
L'autobiographie moderne possède enfin une valeur exemplaire, bien que celle-ci ne réside plus dans la foi (Augustin)
ou dans la vertu (Rousseau). L'écrivain y affirme son extrême singularité, mais il la pourvoit simultanément d'une valeur
collective. Sartre entre autres achève le récit de son existence par cette formule significative: Tout un homme, fait de
tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. L'autobiographie en somme invite implicitement à une
imitation qui rappelle là encore une attitude religieuse (la reviviscence des actes et des pensées du Christ), mais sous
une forme laïcisée.
III. Définition de l'autobiographie
Comment caractériser plus précisément l'autobiographie? Dans L'Autobiographie en France, Lejeune avance la
définition suivante:
Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. (p.14)
Cette définition présente l'avantage de circonscrire rigoureusement un genre. En analysant ses composantes et en les
faisant varier, on cherchera désormais à mieux cerner la spécificité de l'autobiographie; on se confrontera par là-même
à des genres qui lui sont connexes.
III.1. L'autobiographie comme récit
III.1.1. Récit et conversion. Proximité du mythe ou du roman
L'autobiographie est un récit, et cette dimension est importante dans la mesure où seule
une forme narrative est à même de restituer une conversion ou une transformation
d'état. À ce titre, l'autobiographie est proche du mythe ou du roman. Elle est destinée

comme on l'a déjà vu à façonner l'existence, à lui conférer une direction et une signification, elle est une construction de
sens. Dans le premier livre des Confessions par exemple, Rousseau adopte une forme narrative archétypale, celle du
mythe antique des quatre âges, dont il a certainement lu une version dans les Métamorphoses d'Ovide (livre I). Comme
l'a montré Lejeune, l'autobiographe transpose les étapes de l'histoire universelle, conçue comme dégradation
progressive, au déroulement de sa propre enfance, décrite elle aussi comme une chute: depuis sa naissance jusqu'à sa
fuite de Genève, il aurait passé de l'âge d'or (le temps où il vivait avec son père) à l'âge de fer (celui de son
apprentissage chez Monsieur Du Commun). Il attache ainsi aux événements de sa petite enfance une signification
collective.
III.1.2. Ordres du récit. Frontière avec l'autoportrait
En règle générale, les autobiographes s'astreignent à raconter chronologiquement les événements de leur vie, un peu
comme s'ils étaient les historiens d'eux-mêmes. Pourtant, l'ordre chronologique n'a rien de naturel, il ne correspond
évidemment pas à celui de la mémoire et le récit qui le suit n'est jamais qu'une mise en forme parmi d'autres possibles.
On peut s'étonner dès lors que les autobiographes cherchent à prouver leur singularité par le contenu de leur existence
ou par leur style, mais rarement par la structure de leur récit.
Il existe pourtant quelques cas de récits autobiographiques non chronologiques. Lejeune a constaté que Les mots en
particulier étaient soutenus essentiellement par un schéma dialectique. Les véritables subdivisions du texte n'obéissent
pas à l'ordre temporel des événements, mais à l'ordre logique des fondements de la névrose (cf. Le pacte
autobiographique, p.209). Partant d'un vide initial, ou d'une liberté vide, l'enfant entre dans des rôles que lui tendent
les adultes, puis découvre sa propre imposture et tente de se choisir d'autres rôles, plus satisfaisants et plus
authentiquement libres, non sans faire une expérience de la folie. L'ensemble des événements rapportés s'organise
ainsi selon une dialectique de la liberté et de l'aliénation, – à laquelle est soumise la chronologie.
On peut imaginer enfin qu'un récit de type autobiographique repose sur un principe associatif et analogique. C'est le cas
de la Règle du jeu de Leiris. Dans le premier volume de cette somme, intitulé Biffures, chaque chapitre rassemble
effectivement des souvenirs et des réflexions autour d'un signe qui joue le rôle de noyau associatif. Ce signe peut être
un nom mythologique comme celui de Perséphone ou une expression demeurée incomprise dans l'enfance et devenue
par là carrefour imaginaire, Billancourt par exemple, que le jeune Leiris entendait comme habillé en court. Leiris nous
suggère de la sorte que la personnalité se construit autour de configurations de langage. L'écriture qui vise à en rendre
compte consiste alors à déployer ces nœuds, selon une technique qui évoque l'analogie poétique (aussi bien les rimes
que les métaphores) ou l'association libre de la psychanalyse.
Cependant, au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la forme narrative, on s'éloigne également de l'autobiographie au sens
strict. Dès lors que l'histoire d'une vie fait place à la saisie plus ou moins intemporelle des caractères d'une personnalité,
on bascule en effet dans l'autoportrait. La limite entre ces deux genres n'est pas toujours évidente. La Règle du jeu
répond cependant à la plupart des critères que propose Michel Beaujour pour déterminer l'autoportrait littéraire. On
notera que la rupture avec l'ordre chronologique ainsi que la mise en place d'un ordre topique (ou plus simplement
thématique) et associatif figurent précisément parmi eux (cf. Miroirs d'encre).

III.2. L'autobiographie comme récit rétrospectif


L'autobiographie se définit également, suivant Lejeune, par son caractère rétrospectif. III.2.1. Un point de non existence
Se retourner sur les événements de sa vie passée implique en réalité une posture très particulière. L'autobiographe en
effet se projette en un point fictif, un point à vrai dire de non existence, d'où il fait mine de surplomber l'ensemble de sa
vie, comme si elle formait un tout révolu et saisissable. Le titre de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, est à cet
égard exemplaire. Dans l'avant-propos à cet ouvrage daté de 1846, l'auteur note: [...] je préfère parler du fond de mon
cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré parce qu'elles sortent du
sépulcre (p.2) Chateaubriand doit bien reconnaître pourtant qu'il n'est pas mort au moment où il écrit. La gêne
financière dans laquelle il se trouve le contraint même à vendre son ouvrage et à le publier de son vivant; et il a cette
formule remarquable: Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir été obligé d'hypothéquer ma tombe. (p.1)
Hypothéquer sa tombe, c'est-à-dire parler de sa vie tout en s'en exceptant, c'est ce que fait peu ou prou tout
autobiographe.
III.2.2. L'illusion d'un passé en soi
L'autobiographe entretient l'illusion que le passé serait une chose en soi: il l'ordonne, le détache de lui et le clôt. Pour ce
faire, il tend à occulter son activité d'écriture, à faire fi du présent d'où émerge ce passé. Supposer un passé en soi, écrit
Lejeune, c'est le couper du présent et s'exposer à ne pouvoir jamais expliquer comment il se fait que nous le percevions
comme passé. (cf. Le pacte autobiographique, p.235) Le passé est toujours celui en effet d'un sujet qui se souvient,
reconstruit, souvent réinvente, et intègre cette remémoration à son existence présente. Toute autobiographie à la
limite est interminable, dans la mesure où elle devrait rendre compte aussi de l'instant même où elle s'énonce – qu'elle
ne saurait logiquement exclure de la vie.
III.2.3. Autobiographies historiques et autobiographies discursives
On distinguera entre des types d'autobiographie selon qu'elles intègrent plus ou moins ce moment de l'écriture. En
reprenant l'opposition de Benveniste entre histoire et discours, on peut dire qu'il existe des autobiographies centrées
sur l'histoire, c'est-à-dire sur le JE de l'énoncé, et des autobiographies centrées sur le discours, c'est-à-dire sur le JE de
l'énonciation, étant bien entendu que ces deux JE sont inextricablement mêlés dans l'usage de la 1ère personne. Les
unes tendraient à créer l'illusion d'un passé en soi – qui se proférerait de lui-même. Les autres à abandonner le récit
proprement dit pour devenir des méditations au présent.
À mesure que le présent de l'énonciation prend le pas sur le récit au passé et néglige sa dimension rétrospective,
toutefois, on se rapproche de genres distincts de l'autobiographie au sens strict:
• soit de l'autoportrait, défini précisément comme un parcours au présent de l'écriture, au fil duquel l'individu qui
revient sur lui-même s'efforce de saisir les traits généraux de sa personnalité;

• soit du journal intime, qui ne fait à la limite que traiter du présent de l'énonciation, présent qui se déplace de jour en
jour, sans chercher à synthétiser la signification de l'existence.
III.3. L'autobiographie comme récit en prose
L'autobiographie selon Lejeune est un récit en prose. On s'arrêtera sans insister sur ce critère de forme. La grande
majorité des autobiographies qui paraissent sont effectivement en prose, et le vers est rarement associé à une forme
narrative, du moins au 20ème siècle. Mais on peut tout de même s'interroger sur les limites du genre, et se demander
s'il est envisageable qu'un auteur fasse le récit de sa vie en vers. On remarquera que la poésie a souvent pour objet
l'existence intime du poète. Victor Hugo en particulier présente Les Contemplations comme Les Mémoires d'une âme,
et la mort de sa fille y occupe une place centrale (p.47). On peut éventuellement concéder à Lejeune que le vers se
prête moins au récit rétrospectif des événements qu'à l'expression de leur retentissement intérieur. Dans Une vie
ordinaire, pourtant, le poète Georges Perros rapporte certains faits de son existence, sans atténuer leur portée
anecdotique. Il écrit par exemple: Je suis né rue Claude-Pouillet (p.26) ou encore: À Rennes je vécus un an / Mes parents
m'avaient envoyé / dans le pays breton craignant / que Belfort ne fût bombardé (p.44). Mais il note également, dans le
même texte:
[...] j'ai très souvent l'impression / de ne pas écrire en mon nom / de n'être là que par hasard / Et si je me sers de ma vie
/ c'est par paresse nullement / par goût de vous la raconter / Que serons-nous dans deux cents ans / [...] / sinon
fantômes ambulants / [...] / Alors toi moi vous mon voisin / Quelle différence aussi bien? (p.198. Je souligne.)
Il revendique ainsi une forme d'impersonnalité que le titre de son recueil déjà laissait entendre, et cette attitude
énonciative est peu conciliable avec le projet autobiographique. Il qualifie par ailleurs son ouvrage de roman poème,
énonçant de la sorte un pacte fictif, à la façon de Perec ou de Robbe-Grillet. Il se situe donc manifestement aux confins
de l'autobiographie. La question du vers reste ouverte.
III.4. L'autobiographie comme histoire de la personnalité d'un MOI
L'autobiographie se définit également par la spécificité de son contenu: elle vise non pas l'existence en général, mais la
vie individuelle, et plus spécifiquement l' histoire de la personnalité. Elle met l'accent sur l'individualité de celui qui écrit
et décline les étapes qui l'ont conduit à devenir ce qu'il est devenu; elle retrace la formation d'un sujet singulier.
Or il suffit que cet objet se généralise ou se particularise pour que l'on sorte là encore de l'autobiographie au sens strict.
Ainsi, bien avant la fin du 18ème siècle, on trouve de très nombreux recueils de Mémoires. Mais le mémorialiste
n'occupe pas une place centrale dans l'économie de son récit: il s'attache aux événements qui se déroulent sur la scène
de l'histoire, et son rôle est celui souvent de témoin privilégié (par ses fonctions politiques ou militaires), parfois
d'acteur, mais d'acteur secondaire. Les Mémoires d'outre-tombe à cet égard sont caractéristiques: Chateaubriand y
relate son destin en tant qu'il est significatif de celui d'un groupe social, la noblesse mise à pied par la Révolution et
l'Empire; il ne lui accorde pas de valeur en soi. À l'inverse des Mémoires, le journal intime consiste en une microscopie
des états d'âme et de leurs variations. Le diariste s'efforce en effet à rendre compte de son existence sous son aspect le
plus

intérieur et le plus mobile, au fil des jours et des instants. On notera au passage que l'invention de ce genre est
contemporaine de celle de l'autobiographie (vers 1770, Lavater).
III.5. Le pacte autobiographique comme critère absolu
Les différents critères qu'on a envisagés jusqu'ici pour caractériser le genre autobiographique sont des critères relatifs:
une autobiographie en effet peut être plus ou moins narrative ou plus ou moins rétrospective, elle peut être plus ou
moins centrée sur l'histoire d'une personnalité. Mais le récit qu'elle propose est invariablement celui qu'une personne
réelle fait de sa propre existence: tel est le critère absolu de la définition formulée par Lejeune. Cela revient à dire que le
narrateur (l'instance qui dit JE), le personnage (le JE dont il est question) et l'auteur (le producteur du texte) sont
rigoureusement identiques, et renvoient en dernier ressort au nom propre qui figure sur la couverture, lui-même
essentiel au dispositif autobiographique. On conçoit mal en effet une autobiographie anonyme.
L'identité entre ces trois instances ne doit pas seulement exister, elle doit être affirmée dans le texte, elle doit être
garantie par ce que Lejeune nomme un pacte autobiographique. Ce pacte est une sorte de contrat de lecture qui est
souvent explicite: un titre comme les Confessions de Rousseau ou Histoire de mes idées d'Edgar Quinet suffit à le
sceller. Mais il est parfois implicite, et c'est le cas lorsque le nom du personnage dans le cours du récit s'avère coïncider
avec celui de l'auteur. On remarquera qu'il n'est pas supposé certifier au lecteur la vérité absolue de ce qui est raconté:
il se contente de décliner une identité, au niveau de l'énonciation. Un roman autobiographique peut ressembler en tous
points à une autobiographie sur le plan de sa forme ( À la recherche du temps perdu, par exemple), tant que cette
condition n'est pas remplie, il sera lu comme un roman. Cela nous enseigne qu'un genre littéraire ne se définit pas
seulement à partir d'un ensemble de formes, mais aussi à partir de certaines conventions contractuelles reliant l'auteur
et le lecteur. Il faut noter pour finir que l'autoportrait ou le journal intime supposent l'existence de ce pacte, au même
titre que l'autobiographie.
Conclusion
En tâchant de mieux cerner l'autobiographie, on a été amené à explorer ses entours. À travers ces variations de genres,
il est apparu que des notions aussi rassurantes apparemment que le passé, l'identité ou le contenu de l'existence sont
susceptibles d'être saisies et définies de façon extrêmement différente. Bien loin d'être des données de nature, elles
sont sans cesse forgées et déplacées dans de nouvelles constructions de signes; elles s'élaborent et s'affinent dans les
gestes d'écriture qui s'appliquent à les saisir. Ce que la littérature réinvente constamment, en somme, ce n'est pas
seulement les formes littéraires, ce sont aussi les formes mêmes de notre existence. C'est en ce sens (et non pas au nom
d'un réalisme naïf) qu'on peut dire que la littérature, c'est la vie...
Bibliographie
• Augustin (Saint). Oeuvres, vol.XIV, Les Confessions. Paris: Desclée de Brouwer, 1962.
• Beaujour, Michel (1980). Miroirs d'encre. Paris: Seuil, Poétique.

• Benveniste, Emile (1966). Problèmes de linguistique générale. Paris: Gallimard.


• Chateaubriand. Mémoires d'outre-tombe, vol.I. Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951.
• Gide, André. Si le grain ne meurt. Paris: Gallimard, Folio, 1972.
• Gusdorf, Georges (1991). Lignes de vie, vol.I. Paris: Odile Jacob.
• Hugo, Victor. Les Contemplations. Paris: Pocket Classiques, 1966.
• Lejeune, Philippe (1971). L'Autobiographie en France. Paris: Armand Colin, 1998.
• Lejeune, Philippe (1975). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil, Poétique.
• Leiris, Michel (1946). L'âge d'homme. Paris: Gallimard.
• Leiris, Michel (1966). Biffures, (La Règle du jeu I). Paris: Gallimard, L'Imaginaire.
• Mauriac, François (1953). Commencements d'une vie, dans Écrits intimes. Genève-Paris: La Palatine, p.14.
• Perec, Georges (1975). W ou le souvenir d'enfance. Paris: Denoël.
• Perros, Georges (1967). Une vie ordinaire. Paris: Gallimard.
• Robbe-Grillet, Alain (1984). Le Miroir qui revient. Paris: Minuit.
• Rousseau, Jean-Jacques. Confessions, dans Oeuvres complètes, vol.I. Paris: Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1959.
• Sartre, Jean-Paul (1964). Les mots. Paris: Gallimard, Folio.
• Starobinski, Jean (1970). La relation critique. Paris: Gallimard, Tel, 2001. Edition: Ambroise Barras, 2005 //

L'autoportrait, Natacha Allet, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève


Sommaire
• Introduction
1. Les définitions négatives de l'autoportrait en littérature
1. L'autoportrait et l'autobiographie
1. L'autoportrait comme formation non chronologique
2. L'autoportrait comme saisie non rétrospective
3. L'autoportrait en creux de Saint Augustin
2. L'autoportrait littéraire et l'autoportrait pictural
1. Le recours à la métaphore picturale
2. Les limites de la métaphore picturale
3. L'autoportrait comme saisie indirecte du moi
2. L'encyclopédie médiévale comme pendant générique de l'autoportrait
1. Le caractère restreint du portrait littéraire
2. Le speculum médiéval
1. L'autoportrait comme miroir du JE et miroir du monde
3. Les traits spécifiques à l'autoportrait
1. Une structure spatiale
1. Statisme et intemporalité
2. Une structure ouverte
1. Amplifications, rétractations, renvois
2. Prédominance de la mémoire textuelle (intratextuelle)
3. La présence à soi du sujet qui écrit
3. Un sujet menacé (mort et impersonnalité)
• Conclusion
• Bibliographie

Introduction
L'autoportrait en littérature est un genre qui ne s'impose pas avec la même évidence que l'autobiographie, et les
écrivains qui le pratiquent ne parlent pas eux-mêmes d'autoportrait au sujet de leur œuvre, mais plutôt d'essai ou de
méditation, ou encore de promenade ou d'antimémoire. C'est Michel Beaujour, dans un ouvrage théorique intitulé
Miroirs d'encre, qui postule l'existence en littérature d'un genre spécifique, regroupant aussi bien les Essais de
Montaigne, les Rêveries de Rousseau que L'âge d'homme ou la Règle du jeu de Leiris, les Antimémoires de Malraux,
Roland Barthes par Roland Barthes, et d'autres textes moins connus. Il choisit le terme d' autoportrait (qui le satisfait
peu, à vrai dire, mais qu'il ne parvient pas non plus à remplacer) pour qualifier ce type particulier de discours auquel il
reconnaît un certain nombre de caractéristiques, et une cohérence historique.
I. Les définitions négatives de l'autoportrait en littérature
Michel Beaujour entreprend tout d'abord de définir l'autoportrait littéraire par la négative, – en l'opposant d'une part à
l'autobiographie telle que Philippe Lejeune l'a théorisée, et d'autre part à l'autoportrait pictural.
I.1. L'autoportrait et l'autobiographie
I.1.1. L'autoportrait comme formation non chronologique
Selon lui, l'autoportrait en littérature se distingue avant tout de l'autobiographie par le fait qu'il ne présente pas de récit
suivi. Autrement dit, il ne figure pas une succession d'événements significatifs, il ne reconstruit pas linéairement une
existence: il est fondamentalement non narratif. À l'ordre chronologique (ou même dialectique) des faits remémorés et
racontés dans l'autobiographie, il substitue un ordre associatif et, pourrait-on dire, thématique. Si l'on jette un coup
d'oeil sur la table des matières de L'âge d'homme, par exemple, on constate en effet qu'elle offre un répertoire de
thèmes: Vieillesse et mort, Surnature, L'infini, L'âme, etc., – autant de rubriques sous lesquelles les souvenirs, les rêves,
les fantasmes ainsi que les réflexions de Leiris s'agrègent et se déploient.
I.1.2. L'autoportrait comme saisie non rétrospective
Beaujour insiste sur la différence qui existe entre le projet de l'autobiographe et celui de l'autoportraitiste, en affirmant
que le premier (l'autobiographe) se pose la question de savoir comment il est devenu ce qu'il est devenu, tandis que le
second (l'autoportraitiste) se demande qui il est au moment même où il écrit. Afin de rendre sensible l'écart entre ces
deux démarches, il examine Les Confessions de Saint Augustin et prête une attention toute particulière au Xème livre de
cet ouvrage, où l'auteur annonce précisément – en s'adressant ouvertement à Dieu:
Je me ferai [...] connaître de ceux que vous m'ordonnez de servir, non pas tel que j'ai été, mais tel que je suis désormais,
tel que je suis maintenant [...]. (X, 4. Je souligne.)
Saint Augustin interrompt alors le récit qui a occupé les neuf premiers livres de son
œuvre, il cesse de relater son errance et sa conversion, renonce à revenir sur les péchés
qu'il a commis et les repentirs qui les ont suivis, à exposer les égarements et les

mutations qui ont jalonné son histoire, et il se tourne vers le présent, en vue de dévoiler ce qu'il est encore, à l'instant
que voici, au moment précis de [ses] confessions (X, 3).
I.1.3. L'autoportrait en creux de Saint Augustin
À une autobiographie spirituelle, religieuse, succède ainsi un autoportrait, – mais un autoportrait paradoxal, un
autoportrait en creux, où le moi est absent. Augustin en effet ne dit rien de lui-même, malgré son intention affichée de
révéler qui il est dans le présent de son écriture, et il se laisse aller à méditer sur la mémoire et l'oubli, à décrire un
espace intérieur, à le parcourir; la mémoire est près de se confondre sous sa plume avec l'intériorité au sens large, elle
est assimilée à un vaste palais où sont déposées les images nées de la perception et de l'expérience (les sensations, les
sentiments) et les connaissances intellectuelles (les notions); en cheminant dans cet édifice, en explorant ses recoins,
Augustin se révèle être en définitive à la poursuite non de lui-même mais de Dieu qu'il cherche au dehors, puis au
dedans de lui. En somme, si l'on en croit Beaujour, le Xème livre des Confessions est un modèle, une épure, une
structure vide dont les autoportraits modernes sont des variantes, compte tenu de la rupture idéologique que
représente la Renaissance en ce qui concerne la conception de l'individu: l'homme dans les Rêveries ou la Règle du jeu
aurait simplement pris la place réservée à Dieu dans l'ouvrage de Saint Augustin.
L'autoportrait apparaît donc clairement, suite à ces quelques remarques, comme une forme littéraire beaucoup plus
hétérogène et beaucoup plus complexe que la narration autobiographique.
I.2. L'autoportrait littéraire et l'autoportrait pictural
L'autoportrait littéraire diverge aussi de manière assez radicale de l'autoportrait pictural. Le mot autoportrait évoque
spontanément des peintres plutôt que des écrivains, il évoque Rembrandt plutôt que Montaigne, Bacon plutôt que
Leiris; dans le contexte littéraire, il est invariablement métaphorique, et c'est la raison pour laquelle il est insatisfaisant.
La comparaison entre les arts risque toujours de se faire au détriment de leur spécificité. Or un texte ne figure pas un
individu comme le fait une toile peinte.
I.2.1. Le recours à la métaphore picturale
Pourtant, les écrivains eux-mêmes sollicitent volontiers l'image de la peinture lorsqu'ils abordent leur projet d'écriture.
Il suffit de penser à Montaigne par exemple qui déclare explicitement dans son Avis au lecteur:
Je veux qu'on m'y voie [dans les Essais] en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice: car c'est
moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que
si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que
je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. (I. Je souligne.)
On peut se souvenir également des premières pages de L'âge d'homme qui témoignent elles aussi d'une intention de se
peindre. Leiris commence effectivement par faire son portrait physique: il décrit d'abord son visage (J'ai des cheveux
châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, [...] une nuque très droite [...]. Mes yeux sont bruns, avec le bord des
paupières habituellement enflammé; mon teint est coloré [...]); puis, il passe à la description de sa silhouette (Ma tête
est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites
relativement aux

hanches., etc.). Il multiplie par ailleurs les allusions au miroir et à la peinture; il écrit notamment:
[...] j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y être préparé, je me trouve à chaque fois d'une
laideur humiliante. (p.26. Je souligne.)
Un peu plus loin, il note encore:
Si rompu que je sois à m'observer moi-même, si maniaque que soit mon goût pour ce genre amer de contemplation, il y
a sans nul doute des choses qui m'échappent, et vraisemblablement parmi les plus apparentes, puisque la perspective
est tout et qu'un tableau de moi, peint selon ma propre perspective, a de grandes chances de laisser dans l'ombre
certains détails qui, pour les autres, doivent être les plus flagrants. (p.26. Je souligne.)
I.2.2. Les limites de la métaphore picturale
Les limites heuristiques de la métaphore picturale (se peindre soi-même) sont cependant vite atteintes.
L'autoportraitiste ne se décrit pas comme le peintre représente le visage et le corps qu'il perçoit dans son miroir – pour
les raisons suivantes: d'une part, et cela va de soi, la linéarité de l'écriture alphabétique ne permet pas d'embrasser une
figure d'un seul regard; d'autre part, l'appréhension physique ne nécessite pas les mêmes médiations que
l'appréhension morale, le corps est d'un abord plus immédiat que l'âme, il est offert à la vue, il se laisse cerner dans les
limites d'un cadre, à la différence de l'âme qui n'a pas d'existence objective et qui se dérobe inévitablement à toute
circonscription. En d'autres termes, à la question Qui suis-je?, l'autoportraitiste ne peut pas se contenter de répondre
en se décrivant physiquement, ni même en énumérant simplement ses qualités et ses défauts. Au moment de prendre
la plume, il commence très probablement par faire l'expérience du vide, de l'absence à soi.
I.2.3. L'autoportrait comme saisie indirecte du moi
En choisissant de se figurer lui-même, il est forcé à un détour qui peut sembler contradictoire avec son projet initial; il
est contraint en effet de recourir aux catégories toutes faites fournies par la tradition culturelle dans laquelle il s'inscrit,
et de travailler ces données qui lui sont étrangères: les péchés et les mérites, par exemple, les vertus et les vices (qui
sont des catégories héritées de la tradition chrétienne), les humeurs et les tempéraments (qui relèvent d'une certaine
science médicale), les facultés (qui participent d'un savoir philosophique), la psychologie avec ses passions, certains
éléments de psychanalyse également au XXème siècle comme le complexe d'Oedipe ou le fantasme; l'astrologie, la
mythologie, etc.. Il est aux prises en somme avec la configuration des savoirs que lui tend sa culture, et qui varie bien
évidemment en fonction des idéologies et des sciences. Il ne se saisit pas lui-même directement. L'autoportrait en
littérature ne consiste jamais en une simple description de celui qui le réalise, bien qu'il se présente comme un genre à
dominante descriptive. Il est semblable à un miroir d'encre, selon la belle expression de Beaujour, un miroir obscurci,
brouillé par le langage et la culture qui précèdent nécessairement le sujet qui entreprend d'écrire. On comprend dès
lors que le modèle pictural soit insuffisant à rendre compte de sa singularité.
II. L'encyclopédie médiévale comme pendant générique de l'autoportrait II.1. Le caractère restreint du portrait littéraire

L'autoportrait en peinture est considéré par les historiens d'art comme un sous-genre du portrait; et l'autobiographie
entretient avec la biographie des rapports évidents (que Sartre notamment évoque dans les Mots). En revanche,
l'autoportrait en littérature s'intègre assez difficilement à un ensemble discursif plus vaste. Il ne s'oppose pas
simplement, comme on pourrait l'imaginer a priori, au portrait littéraire – qui est un genre beaucoup plus limité que lui,
qu'il s'agisse du portrait romanesque ou historiographique, ou qu'il s'agisse du portrait galant ou satyrique tel qu'il se
pratique au 17ème siècle entre les personnalités du grand monde. Si l'on se penche sur le portrait de Mme de Sévigné
par le comte de Bussy-Rabutin, par exemple, ou celui de La Rochefoucault par le cardinal de Retz, on s'aperçoit qu'ils
sont difficilement comparables aux Essais ou à La Règle du jeu: ils sont constitués de descriptions physiques,
intellectuelles, morales qui tiennent sur quelques pages seulement. On pourrait sans doute rapprocher certains d'entre
eux du portrait que Leiris fait de lui-même au début de L'âge d'homme, mais pas de l'autoportrait (en admettant que
L'âge d'homme soit un autoportrait) dans son intégralité.
II.2. Le speculum médiéval
C'est là que Beaujour fait la proposition originale de considérer la grande encyclopédie médiévale comme le pendant
générique de l'autoportrait. Le Moyen Âge en effet appelait speculum un rassemblement encyclopédique des
connaissances, un système complet de classification des savoirs; speculum, cela veut dire en latin, miroir. L'autoportrait
serait un miroir du JE renvoyant en abyme aux grands miroirs encyclopédiques du monde. Dans le premier volume de La
Règle du jeu de Leiris, un volume intitulé Biffures, l'auteur évoque son ouvrage d'une façon qui étaye cette hypothèse:
Satisfaction prise à relier, cimenter, nouer, faire converger, comme s'il s'était agi [...] de grouper en un même tableau
toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à
moi-même, un abrégé d'encyclopédie comparable à ce qu'étaient autrefois, quant à l'inventaire du monde où nous
vivons, certains almanachs [...]. (p.285. Je souligne.)
II.2.1. L'autoportrait comme miroir du JE et miroir du monde
Il n'existe cependant pas qu'un simple rapport d'analogie entre l'autoportrait et l'encyclopédie médiévale, entre la
formation d'un cercle de connaissances sur le moi et celle d'un cercle de connaissances sur le monde. L'autoportrait en
littérature n'est pas le portrait narcissique d'un JE coupé de l'univers qui l'entoure. Michel Leiris toujours, dans Aurora,
une sorte de roman surréaliste qui contient une première fiction autobiographique, ou autofiction, place dans la bouche
de Damoclès Siriel qui est son double anagrammatique, le propos qui suit:
Il m'est toujours plus pénible qu'à quiconque de m'exprimer autrement que par le pronom JE; non qu'il faille voir là
quelque signe particulier de mon orgueil, mais parce que ce mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n'est
qu'en fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur existence que les choses sont.
(p.39. Je souligne)
L'autoportrait est un discours en effet qui implique un parcours encyclopédique, il ne se détache pas des choses qu'il
faut entendre, selon Beaujour, au sens latin de res, de sujets à traiter, de lieux communs. L'autoportrait ainsi n'est pas
une description purement subjective du JE. Mais il n'est pas non plus une description objective des

choses en elles-mêmes, indépendamment de l'attention que JE leur porte. Et Montaigne l'illustre bien, en notant, dans
le deuxième livre de ses Essais:
Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi [...]. (II, 10. Je
souligne.)
L'autoportrait en somme opère une mise en relation entre le JE microcosmique et l'encyclopédie macrocosmique, il
effectue une médiation entre l'individu et sa culture. Il est à la fois miroir du JE et miroir du monde; il est un miroir du JE
se cherchant à travers le miroir du monde, à travers la taxinomie encyclopédique de sa culture.
Le chapitre Alphabet de Biffures fournit un exemple parmi d'autres de ce phénomène: Leiris écrit qu'il a appris à lire
dans une petite Histoire Sainte. Par là, il manifeste une certaine éducation catholique et française normale. Mais cette
référence culturelle (collective), il l'utilise à ses propres fins, il la travaille en vue de constituer un ensemble de
métaphores à travers lesquelles il figure sa propre histoire. Sur le modèle biblique, il décrit en effet son apprentissage
de la lecture comme une chute: l'enfant aurait été chassé du Paradis terrestre de la plus ancienne enfance où le signe et
la chose échangent leurs qualités, il aurait été chassé d'un état de langage proprement enfantin, en acquérant
progressivement une conscience linguistique adulte. En récrivant l'Histoire Sainte, Leiris se l'approprie en restituant aux
noms qui la jalonnent le halo d'associations subjectives qu'il leur attachait enfant, mimant ainsi le paradis linguistique
perdu.
On peut remarquer enfin que l'autoportrait s'attache tout particulièrement aux circonstances où la relation entre le
sujet microcosmique et le macrocosme linguistique et culturel devient problématique. Le premier chapitre de Biffures,
intitulé ...reusement, rapporte lui aussi une chute: l'enfant Leiris laisse tomber sur le sol un de ses jouets, un petit
soldat, et, soulagé en voyant qu'il ne s'est pas brisé, il s'exclame: ...reusement; une personne de sa famille le reprend et
lui explique qu'on ne dit pas ...reusement mais heureusement; elle lui apprend que ce vocable se rattache au vocable
heureux, qu'il appartient à une famille sémantique, elle le projette ainsi dans l'espace du sens; l'enfant demeure
interdit, la véritable chute est symbolique, elle résulte de la prise de conscience du caractère collectif du langage:
De chose propre à moi, il [le vocable ...reusement] devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu
chose partagée ou – si l'on veut – socialisée.
Un peu plus loin:
[...] ce mot mal prononcé [...] m'a mis en état d'obscurément sentir [...] en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de
mes rapports avec les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses. (p.12. Je souligne)
C'est bien l'expérience d'un heurt entre le microcosme et le macrocosme qui figure ainsi au commencement de
l'autoportrait de Leiris.
III. Les traits spécifiques à l'autoportrait
La mise en regard de l'autoportrait et du miroir encyclopédique médiéval me paraît féconde à plusieurs égards; elle
rend évidentes un certain nombre de caractéristiques de l'autoportrait – que l'on peut désormais appréhender
autrement que par la négative: elle éclaire d'abord la structure spatiale et comme intemporelle de l'autoportrait; elle
illustre ensuite sa forme indéfiniment ouverte; enfin, elle attire l'attention sur la façon singulière

dont il fait intervenir une mémoire textuelle (intratextuelle) et une mémoire culturelle qui entrent en concurrence l'une
et l'autre avec la mémoire biographique de l'individu qui écrit.
III.1. Une structure spatiale
Comment décrire avant tout la structure de l'encyclopédie médiévale, du speculum? Le miroir encyclopédique
s'organise selon les divisions topiques ou – disons – les catégories qui au Moyen Âge balisent tout le champ du connu et
du connaissable, notamment: les neuf sphères du ciel, les quatre éléments, les quatre humeurs du corps et de l'âme, les
quatre âges du monde, les sept âges de l'homme, les sept vertus et les sept péchés capitaux, etc.. Ces catégories
comportent elles-mêmes des entrées qui font l'objet d'un discours descriptif ou conceptuel et accessoirement de petits
récits exemplaires. Elles sont régies par une métaphore spatiale qui peut être soit un arbre (pourvu de multiples
embranchements), soit une maison (avec différents étages, différentes pièces) soit encore un itinéraire (ponctué de
diverses stations). L'encyclopédie déploie ainsi une représentation intelligible des choses, et propose dans le même
temps un trajet, suivant un ordre qui n'est pas nécessairement celui des subdivisions du livre. Il convient de noter que le
parcours qu'elle trace ne se referme pas sur lui-même, mais renvoie à la transcendance divine, et vise à conduire le
lecteur à se conformer au modèle du Christ. Le miroir encyclopédique ménage enfin la possibilité de renvois d'une
rubrique à une autre, et celle d'ajouts. Sa logique en somme relève d'une taxinomie qui distribue les éléments du savoir
et les articule les uns aux autres. Le rapport entre le discours et le récit y est inverse de celui qui est censé prévaloir dans
les formes à dominante narrative. On peut parler alors à son propos de topologie, par opposition à la chronologie; et
penser à l'art de la mémoire dont on ne possède malheureusement qu'une connaissance partielle: les orateurs dans
l'Antiquité disposaient d'une méthode mnémotechnique – ils répartissaient les divers arguments de leur discours dans
des espaces architecturaux qu'ils avaient intériorisés au préalable, et arpentaient mentalement selon un ordre choisi les
multiples compartiments de ces édifices au moment de proférer leur discours (cf. Yates, 1975). L'idée d'une
configuration spatiale soutenant le texte (l'encyclopédie ou l'autoportrait) trouve un écho dans cette pratique avérée.
Si l'on garde à l'esprit ce dispositif du miroir médiéval, la structure thématique de L'âge d'homme prend un autre relief,
comme celle de Roland Barthes par Roland Barthes, plus frappante encore dans la mesure où elle présente à chaque
page une foule d'entrées (Actif/réactif, L'adjectif, Le vaisseau Argo), classées selon un ordre que l'auteur glose dans une
rubrique autoréflexive intitulée L'ordre dont je ne me souviens plus:
[...] mais d'où venait cet ordre? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite? [...] Peut-être, par endroits,
certains fragments ont l'air de se suivre par affinité; mais l'important, c'est que ces petits réseaux ne soient pas
raccordés, c'est qu'ils ne glissent pas à un seul et grand réseau qui serait la structure du livre, son sens. C'est pour
arrêter, dévier, diviser cette descente du discours vers un destin du sujet, qu'à certains moments l'alphabet vous
rappelle à l'ordre (du désordre) et vous dit: Coupez! Reprenez l'histoire d'une autre manière (mais aussi, parfois, pour la
même raison, il faut casser l'alphabet). (p.151. Je souligne.)
Barthes insiste ici sur le morcellement et sur la discontinuité de son texte: l'ordre aléatoire auquel celui-ci obéit se
distingue non seulement du parcours orienté de l'encyclopédie (dont la visée ultime, on l'a vu, est le plus souvent
édificatrice), mais aussi et surtout du récit finalisé de l'autobiographie qui retrace toujours, comme on le sait, le

destin d'un individu. Le sujet comme le texte, et comme le monde sans doute, se livrent éclatés. On peut songer enfin
aux fameuses fiches sur lesquelles Leiris consignait les faits qu'il travaillait précisément (à l'inverse de Barthes) à
rassembler comme les pièces d'un puzzle (cf. III.2.1.).
III.1.1. Statisme et intemporalité
Il est important de remarquer que la prégnance de la structure spatiale dans chacun de ces ouvrages va de pair avec un
certain statisme, une synchronie. L'autoportrait vise à présenter le moi dans son essence intemporelle. Montaigne, dans
une certaine mesure, peint la constance dans la variation individuelle. Dans une citation très célèbre, il affirme en effet:
Il n'est personne, s'il s'écoute, qui ne découvre en soi, une forme maîtresse, qui lutte contre l'institution, et contre la
tempête des passions qui lui sont contraires. (III, 2. Je souligne) Leiris quant à lui nourrit explicitement l'intention de
définir ses propres traits en s'attachant au circonstanciel pour en extraire ce qu'il enveloppe de constant. (Fibrilles,
p.221. Je souligne)
III.2. Une structure ouverte
L'entreprise de l'autoportraitiste, par ailleurs, se révèle être sans fin. Il n'existe pas manifestement de réponse définitive
à la question Qui suis-je?. Leiris achève le premier volume de la Règle du jeu, Biffures (qui sera suivi de trois autres
volumes), sur cette constatation désabusée:
[...] il convient ici que [...] je me taise et que, pour mortifiant qu'il soit de clore un livre sans avoir abouti à un réel point
d'arrivée [...] je m'arrête, telle une locomotive qui trouve la voie fermée et stoppe en rase campagne, après avoir lâché
une bordée de coups de sifflet. (p.302. Je souligne)
La quête de soi est à jamais inachevée, elle est toujours susceptible d'être prolongée. III.2.1. Amplifications,
rétractations, renvois
La forme propre à l'autoportrait se prête à cette relance virtuellement infinie. J'ai laissé entendre plus haut qu'elle
n'était pas sans rapport avec celle du miroir encyclopédique qui se caractérise notamment par les multiples rajouts et
les multiples renvois qu'il autorise. La structure thématique ou topique de l'autoportrait est ouverte dans la mesure où
chacun des développements qu'elle distribue peut être repris, étayé ou infléchi ultérieurement. Que l'on pense à
Montaigne et aux différentes couches temporelles de ses Essais – l'auteur revient sur tel point de son discours et le
complète de diverses façons, il est libre ainsi de poursuivre son propos indéfiniment. Leiris qui décidément exhibe les
rouages du genre, décrit les procédés de son invention de la manière suivante:
Opérant [...] à l'aide de fiches dont j'ai mainte occasion, il est vrai, d'accroître la masse en cours de route (inscrivant,
tantôt sur les mêmes cartons, tantôt sur d'autres, des lignes plus fraîches qui seront aussi bien rallonges à ce que j'ai
déjà recueilli que notations nouvelles motivées soit par des réflexions ou des événements récents, soit par des faits ou
des états anciens perçus soudain comme de nature à être mis dans le circuit)[...]. (Biffures, p.282. Je souligne.)

Parallèlement à cette croissance illimitée du texte, l'autoportrait présente un système de renvois que Roland Barthes
par Roland Barthes met parfaitement en lumière, en proposant une sorte d'index thématique intitulé Repères qui
comprend certaines rubriques connues du lecteur et d'autres inconnues, et qui invite ce dernier à effectuer de multiples
trajets à l'intérieur de son texte; l'auteur désigne de la sorte et réalise sous une forme volontairement schématique le
travail acharné de liaison, de mise en relation qui fait la particularité de la démarche de Leiris:
Aussi [...] est-ce une nécessité pour moi que d'envisager avant tout les connexions qui peuvent se déceler au sein de ce
paquet multiplement cloisonné et de songer, plutôt qu'à ce qui a maintenant l'aspect funèbre d'un acquis, aux
engrenages grâce auxquels il me sera permis de passer de chaque fiche à la fiche suivante, tout ce qui entre de libre et
de vivant dans mon travail devenant, en somme, question de liaisons ou de transitions et celles-ci gagnant de l'épaisseur
à mesure que j'avance, jusqu'à représenter les véritables expériences au détriment de celles qui garnissent mes fiches et
ne sont plus que des jalons plantés de loin en loin pour diriger les ricochets de ma course. (Biffures, p.282. Je souligne.)
III.2.2. Prédominance de la mémoire textuelle (intratextuelle)
Le système de renvois, d'amplifications et de rétractations à l'œuvre dans l'autoportrait forme une mémoire
intratextuelle, selon l'appellation de Beaujour, une mémoire interne au texte qui entame la cohérence de la structure
thématique (topique) sur laquelle elle s'appuie. Les véritables expériences qui figurent dans Biffures, si l'on suit Leiris (cf.
extrait cité), ne sont pas celles qui sont recueillies soigneusement sur les fiches, relatives à l'histoire du sujet, mais celles
que représente leur mise en relation dans l'exercice même de l'écriture: Le gros de mon travail, écrit-il encore, finit [...]
par consister moins en la découverte, en l'invention, puis en l'examen de ces nœuds [les nœuds de faits, de sentiments,
de notions qu'il avait compté d'abord rapporter] qu'en une méditation zigzaguant au fil de l'écriture et, [...] cheminant
de thème en thème [...] (Biffures, p.281). La mémoire qui se constitue à même le texte tend à prendre la place de la
mémoire biographique de l'individu qui écrit. La dimension fortement autoréflexive de l'autoportrait témoigne d'ailleurs
de ce renversement.
Dans le cas de Montaigne qui lui aussi glose le repli de son texte sur lui-même (Combien souvent, et sottement à
l'aventure, ai-je étendu mon livre à parler de soi (III, 13)), la mémoire interne au texte supplante également la mémoire
humaniste (l'héritage culturel de la Renaissance): les Essais en effet se distinguent des miscellanea qui leur sont
contemporains et qui sont de simples compilations de lieux communs, destinées à un usage mnémonique, et ils s'en
distinguent justement à force d'autoréférences, d'ajouts et de commentaires, à force de corrections, de repentirs, et de
nouveaux points de vue. En somme, la mémoire intratextuelle se réfère assez peu à ce qui précède l'écriture, et trace au
présent la figure du sujet.
III.2.3. La présence à soi du sujet qui écrit
Il y a certes plusieurs couches temporelles chez Montaigne, les mêmes thèmes sont parcourus à des dates différentes,
mais ils le sont toujours dans l'actualité d'une écriture qui est consciente d'elle-même. Les Essais cherchent à capturer la
présence à soi du discours présent, la présence à soi du sujet dans l'acte d'écrire, sa présence aussi – éphémère – à ses
textes antérieurs et aux textes d'autrui:

Je m'en vais écorniflant par ci par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n'ai point de
gardoires, mais pour les transporter en celui-ci, où, à vrai dire, elles ne sont plus miennes qu'en leur première place.
Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. (I, 25. Je
souligne.)
De manière comparable, me semble-t-il, Leiris affirme dans Biffures que son seul dessein permanent a été d' opérer une
mise en présence [ il souligne cette expression], de tracer des pistes joignant entre eux des éléments. (p.285) La
présence à soi de l'énonciation est fondatrice de l'autoportrait. Elle tisse une toile qui est la trace du sujet écrivant, – de
son parcours interminable.
III.3 Un sujet menacé (mort et impersonnalité)
Beaujour enfin mentionne à plusieurs reprises le risque de l'impersonnalité que court le sujet dans l'autoportrait. Il
remarque d'une part que la mémoire collective entre en concurrence avec la mémoire individuelle de celui qui écrit: elle
lui tend les catégories les plus générales et les plus anonymes à travers lesquelles il cherche à se saisir, et menace ainsi
de le dissoudre, de noyer sa singularité dans une forme d'universalité. J'ai eu l'occasion d'évoquer cette mémoire déjà
(cf. II.2.1. et III.2.2.), vous pouvez penser encore aux figures mythiques de Lucrèce et de Judith qui condensent dans
L'âge d'homme des aspects contradictoires de l'érotisme de Leiris, vous pouvez penser également à Perséphone ou
Narcisse qui jalonnent tant d'autres autoportraits.

Il se pourrait d'autre part qu'à la présence à soi se substitue la présence de l'écrit. Dans une rubrique intitulée La
coïncidence, Barthes écrit: Je ne dis pas: Je vais me décrire, mais: J'écris un texte, et je l'appelle R.B.. Le sujet écrivant
serait amené à mourir au monde afin de vivre dans le présent de son texte, il serait amené à disparaître comme corps et
à renaître comme corpus. Le JE écrivant s'installerait à la place du JE écrit dont le texte serait le tombeau (et le thème de
la mort ou du suicide est fréquent dans l'autoportrait – Vieillesse et mort, c'est la première rubrique que l'on trouve
dans L'âge d'homme). Ainsi, le sujet biographique qui entreprend d'écrire son portrait se trouve nécessairement
confronté aux limites de sa propre mort et à celle de l'impersonnel (la culture, la langue). Tel est le paradoxe du genre:
le sujet qui se cherche ne cesse de se perdre dans le labyrinthe de son texte. Reste un style, et la singularité d'un trajet
opéré dans la mémoire de toute une culture.
Conclusion
Dans un passage autoréflexif de Fibrilles où l'on retrouve à la fois la métaphore de la peinture, le thème de
l'intemporalité visée à travers l'écriture au présent et celui du dédoublement du sujet qui écrit, Leiris distingue
clairement entre le temps de la vie et le temps du livre: Ce que j'écris au présent n'étant que trop souvent du passé
largement dépassé, je me vois (non sans malaise) divisé entre deux durées: temps de la vie et temps du livre, que je
n'arrive presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider. (p.221) Le sujet dans sa singularité s'échappe
à lui-même, il est pris dans une mouvance; mais il risque également de sortir de la temporalité, comme on l'a vu, de se
figer dans un hors temps, de se pétrifier dans une sorte d'universalité abstraite. L'écrivain dans l'autoportrait est aux
prises avec lui-même, mais aussi avec le texte qui se substitue à lui, et avec la tradition linguistique et culturelle dans
laquelle il s'inscrit.

• Augustin (Saint). Oeuvres, vol.XIV, Les Confessions. Paris: Desclée de Brouwer, 1962.
• Barthes, Roland (1975). Roland Barthes par Roland Barthes. Paris: Seuil, Écrivains de toujours.
• Beaujour, Michel (1980). Miroirs d'encre. Paris: Seuil, Poétique.
• Leiris, Michel (1939). Aurora. Paris: Gallimard, L'Imaginaire, 1973.
• Leiris, Michel (1939). L'Âge d'homme. Paris: Gallimard, Folio.
• Leiris, Michel (1966). Biffures (La Règle du jeu I). Paris: Gallimard, L'Imaginaire.
• Leiris, Michel (1948). Fibrilles (La Règle du jeu III). Paris: Gallimard, L'Imaginaire, 1975.
• Montaigne (1965). Michel, Essais (I, II, III). Paris: Gallimard, Folio classique.
• Yates, Frances A.. L'Art de la mémoire. Paris: Gallimard, 1975. Edition: Ambroise Barras, 2005 //
L'autofiction, Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction
1. Double définition de l'autofiction
2. L'autofiction comme autobiographie en proie au langage
1. Critique du style romanesque de l'autobiographie
1. Le style narratif de l'autobiographie comme simplification de
l'existence
2. Le style narratif de l'autobiographie comme logification de l'existence
3. Le style narratif de l'autobiographie comme trahison des instants
vécus
2. Le pouvoir d'invention de l'écriture
1. Ecriture autofictionnelle et association libre
2. L'autofiction définie par son style
3. Autofiction doubrovskyenne et subjectivité
4. L'autofiction comme genre bas
5. La filiation de l'autofiction doubrovskyenne
3. Fonction de l'autofiction stylistique
3. La définition référentielle de l'autofiction
1. La fictionnalisation de l'histoire du personnage-narrateur
1. L'exemple de La Divine comédie
2. L'exemple de la Recherche du temps perdu
3. L'exemple de Aziyadé
2. La fictionnalisation de l'identité du narrateur
1. L'exemple de l'Autobiographie d'Alice Toklas
2. L'exemple de Sujet Angot
3. La fictionnalisation de l'identité du personnage 1. L'exemple de Jules Vallès

4. Fonctions de l'autofiction référentielle


1. L'autofiction référentielle comme atténuation morale
2. L'autofiction référentielle comme justification esthétisante de l'autobiographie
3. L'autofiction référentielle comme fable heuristique
• Conclusion
• Bibliographie
Introduction
Le terme d'autofiction est un néologisme apparu en 1977, sous la plume de l'écrivain Serge Doubrovsky, qui l'a employé
sur la 4e de couverture de son livre Fils. Ce néologisme a connu depuis un succès grandissant aussi bien chez les
écrivains que dans la critique. Il est intéressant de remarquer que la paternité du terme revient à quelqu'un qui a été à
la fois un critique universitaire français enseignant à New York (spécialiste de Corneille) et un écrivain menant une
carrière littéraire (après Fils, il a publié une suite de livres d'inspiration autobiographique).
Cette double obédience, universitaire et littéraire, me paraît significative de l'esprit dans lequel cette notion
d'autofiction a été forgée. On pourrait dire qu'il s'agit d'une mise en question savante de la pratique naïve de
l'autobiographie. La possibilité d'une vérité ou d'une sincérité de l'autobiographie s'est trouvée radicalement mise en
doute à la lumière de l'analyse du récit et d'un ensemble de réflexions critiques touchant à l'autobiographie et au
langage. A la suite de Doubrovsky, d'autres écrivains-professeurs, comme Alain Robbe-Grillet ont écrit des autofictions
dans lesquelles ils soumettaient leur propre biographie au crible de leur savoir critique. Encore récemment, en 1996,
des réflexions théoriques sur l'autofiction ont été élaborées par Marie Darrieussecq qui est à la fois une universitaire et
une romancière à succès, auteure notamment du roman Truisme.
Il faut cependant reconnaître que, depuis une dizaine d'années, la notion d'autofiction est sortie des cercles intellectuels
et qu'elle s'est vulgarisée. On la trouve même sous la plume d'écrivains à scandales comme Christine Angot.
I. Double définition de l'autofiction
Le mot est donc très répandu. Que signifie-t-il exactement? On peut d'abord remarquer que c'est ce qu'on appelle un
mot-valise, suggérant une synthèse de l'autobiographie et de la fiction. Mais la nature exacte de cette synthèse est
sujette à des interprétations très diverses.
Dans tous les cas, l'autofiction apparaît comme un détournement fictif de l'autobiographie. Mais selon un premier type
de définition, stylistique, la métamorphose de l'autobiographie en autofiction tient à certains effets découlant du type
de langage employé. Selon un second type de définition, référentielle, l'autobiographie se transforme en autofiction en
fonction de son contenu, et du rapport de ce contenu à la réalité.
II. L'autofiction comme autobiographie en proie au langage

La thèse générale défendue par les tenants de la première définition, c'est donc qu'indépendamment de la véracité des
faits racontés certains caractères stylistiques du discours suffisent à créer ce qu'on pourrait appeler un effet de fiction.
Pour certains, c'est là un défaut irréparable de l'autobiographie, qui met en question sa prétention à la vérité. D'autres,
au contraire, voient dans le genre autofictionnel la possibilité d'une autobiographie critique de sa vérité et consciente
de ses effets de discours.
II.1. Critique du style romanesque de l'autobiographie
Dans Le miroir qui revient (1984), Alain Robbe-Grillet expose ainsi un ensemble de griefs à l'égard du style qu'on est
presque inévitablement amené à utiliser lorsqu'on entreprend le récit de sa vie. Revenant sur les passages où il vient de
tenter de raconter quelques souvenirs d'enfance, Alain Robbe-Grillet se livre à une impitoyable critique de ses propres
manières de dire.
Quand je relis des phrases du genre Ma mère veillait sur mon difficile sommeil, ou Son regard dérangeait mes plaisirs
solitaires, je suis pris d'une grande envie de rire, comme si j'étais en train de falsifier mon existence passée dans le but
d'en faire un objet bien sage conforme aux canons du regretté Figaro littéraire: logique, ému, plastifié. Ce n'est pas que
ces détails soient inexacts (au contraire peut-être). Mais je leur reproche à la fois leur trop petit nombre et leur modèle
romanesque, en un mot ce que j'appellerais leur arrogance. Non seulement je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une
telle appréhension adjective, mais en outre, au moment de leur actualité, ils grouillaient au milieu d'une infinité d'autres
détails dont les fils entrecroisés formaient un tissu vivant. Tandis qu'ici j'en retrouve une maigre douzaine, isolés chacun
sur un piédestal, coulés dans le bronze d'une narration quasi historique (le passé défini lui-même n'est pas loin) et
organisés suivant un système de relations causales, conforme justement à la pesanteur idéologique contre quoi toute
mon œuvre s'insurge.
p.17
Essayons de classer les différents argument avancés par Alain Robbe-Grillet pour discréditer le style autobiographique
en le présentant comme falsification.
II.1.1. Le style narratif de l'autobiographie comme simplification de l'existence
Le récit autobiographique trahirait inévitablement le vécu en raison de la sélection qu'il opère dans la mémoire et qu'il
aggrave par la linéarité du discours. Il isole certains faits sur un piédestal, et du coup leur donne un poids monumental
qu'ils n'ont jamais eu au moment où ils étaient vécu. La vision rétrospective est donc, de ce point de vue,
nécessairement déformée.
Cependant on peut se demander si cela suffit à faire verser le récit autobiographique dans la fiction. Le caractère
appauvri ou simplifié de tout discours référentiel par rapport au foisonnement du réel ne suffit pas à le rendre fictif. Ou
alors, il faudrait aussi dire que le discours de l'Histoire, ou celui des sciences, qui sont nécessairement schématisant sont
aussi fictifs, ce qui paraît abusif. Cela aurait surtout l'inconvénient de ne plus nous permettre de distinguer entre des
discours fictifs délibérés et ce qu'il faudrait appeler des discours fictifs par insuffisance.
II.1.2. Le style narratif de l'autobiographie comme logification de l'existence

Selon Alain Robbe-Grillet, non seulement le récit autobiographique, sélectionne, mais il a tendance à organiser le passé
selon une logique causale qui n'était nullement perçue au moment des événements. De ce point de vue, il opérerait une
falsification.
Là encore, il faut mettre en doute l'idée selon laquelle la projection de relations causales dans des événements, qu'ils
soient d'ailleurs autobiographiques ou non, suffit à les falsifier . Je vous renvoie d'ailleurs ici à la distinction que nous
avons faite dans le cours sur La Fiction entre le faux et le fictif. D'une part la logification des événements n'est pas
littéralement fausse (tout au plus peut-on dire qu'elle est une interprétation du réel, une façon de l'appréhender).
D'autre part, sa fausseté n'entraînerait pas sa fictivité, si ce n'est dans un sens vague que nous avons décidé d'écarter.
II.1.3. Le style narratif de l'autobiographie comme trahison des instants vécus
Je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une telle appréhension adjective écrit Robbe-Grillet à propos des instants vécus.
Mais on peut trouver sa critique non fondée: l'imparfait ne signifie pas que les événements ont été vécus comme déjà
passés, mais seulement qu'on les considère depuis un présent. Par là, il ne ment pas, ni n'invente...
Quant à la qualification, par exemple mon difficile sommeil, elle peut certes apparaître comme une désignation a
posteriori. Mais la remarque de Robbe-Grillet est ruineuse pour la pertinence référentielle de tout énoncé. Car il n'y a
pratiquement aucun aspect de notre vécu que nous vivions comme déjà formulé. Le problème n'est pas seulement celui
de l'adjectif mais aussi bien celui du nom ou du verbe, et de tout le langage. Un instant de bonheur ne se parle pas en
moi à travers le mot bonheur (encore qu'il puisse arriver que je me formule ainsi mon état émotionnel). Mais pour
autant, ce nom qui synthétise et symbolise mon vécu ne transforme pas mon autobiographie en fiction. Il lui donne
seulement une forme verbale plus ou moins conventionnelle.
C'est un peu dans le même sens que Doubrovsky critique le beau style qu'il associe à l'autobiographie:
Autobiographie? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style
prière d'insérer de Fils
Implicitement, Doubrovsky dénonce le mensonge d'une mise en forme autobiographique, qui s'appuie à la fois sur la
fabrication d'une vie exemplaire et sur une expression stylistique recherchée. La belle forme du style sanctifierait le récit
de vie exemplaire en le faisant passer sur le plan de l'art. Elle contribuerait à monumentaliser l'existence. Elle serait
l'instrument d'une fabrication légendaire et esthétique.
II.2. Le pouvoir d'invention de l'écriture
Cependant Doubrovsky n'en reste pas à la position d'un Robbe-Grillet qui comprend l'écriture autobiographique comme
une sorte de mensonge déformant. Il renverse même la perspective du tout au tout. Avec leur beau style, les
autobiographes mentent en voulant faire vrai. Pour sa part, il propose de s'abandonner à l'aventure du langage qui
conduira au vrai à travers le n'importe quoi.
Fiction, d'événements et de faits strictement réels; si l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à
l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau.
Fils, prière d'insérer
II.2.1. Ecriture autofictionnelle et association libre
Cette conception de l'écriture est évidemment très fortement redevable à l'association libre de la cure psychanalytique
freudienne. La transcription impudique de séances d'analyse tient d'ailleurs une large part dans l'autofiction de
Doubrovsky; ainsi ce passage où il rumine l'humiliation que lui a fait subir une jeune femme en le déclarant trop vieux:
Ma devise. Le dollar. Avec, me requinque. Je me retape de pied en cap. Remis à neuf. Ceinturé de la taille, pincé du
genou, béant du bas. Pattes d'éléphant contre pattes d'oie. Ceinturon à grosse boucle, contre ventre. Je répare, je
repars. Décati, je me relustre. Tailladé, je me recouds. Usé aux coudes, Julien. Je me rhabille en Serge. Change de
prénom, change de coupe. Je prends le pli. Plie, mais ne romps pas. Roseau pensant. Pansu.
Fils, p.89
Pour l'analysant, une vérité se fait jour dans l'apparent désordre de sa parole: lapsus, ellipses, coqs-à-l'âne, rencontres
absurdes des allitérations et des assonances. Ce qui se présente d'abord comme une parole manquée se révèle bientôt
être un discours réussi. Ce qui avait l'air d'être pur jeu de mots, gratuité insignifiante, reconduit le sujet au plus profond
de ses fantasmes. Ce qui semblait une pure fabulation née des hasards de la parole s'avère finalement être un discours
vrai.
L'écriture n'a plus rien d'un miroir déformant: en renonçant aux censures qu'impliquait la belle forme du style, elle
accède du même coup à un réel. Là où le beau style était appauvrissement du sens de l'existence, l'écriture associative
apparaît au contraire comme une ressource infiniment riche de significations vitales.
II.2.2. L'autofiction définie par son style
L'originalité de Doubrovsky, c'est donc de lier le sort des genres à des considérations de style. L'autobiographie est
entachée de fausseté par son souci de belle forme à tel point que Doubrovsky retranche de ce genre sa propre
entreprise d'écriture. Il se voit condamné à inventer un nouveau genre, l'autofiction qui est d'abord défini par une
liberté d'écriture, un refus du style littéraire. Mais il est clair que cette opposition de forme entraîne aussi des
différences de contenu. Avec une écriture associative, perpétuellement bifurcante, on ne saurait construire un récit de
vie bien ordonné. Et inversement, les imparfaits itératifs ou le passé défini, historisant l'existence, sont incapables de
rendre compte du foisonnement de la vie psychique, de ses errements et de ses contradictions.
II.2.3. Autofiction doubrovskyenne et subjectivité
Une autre façon de comprendre l'opposition doubrovskyenne entre les styles de
l'autobiographie et de l'autofiction, c'est de la rapporter à deux positions antithétiques
du sujet. Le sujet de l'autobiographie entend placer sa parole et son histoire sous le

contrôle de sa conscience. A l'inverse l'autofiction serait en somme une autobiographie de l'inconscient, où le moi
abdique toute volonté de maîtrise et laisse parler le ça.
II.2.4. L'autofiction comme genre bas
De cette absence de maîtrise, et donc d'art, il découle que l'autofiction doubrovskyenne est présentée comme un genre
bas, presque infra-littéraire, à la portée de tous les inconscients et de toutes les incompétences stylistiques. Pour écrire
son autofiction, on n'aurait besoin ni d'avoir une vie intéressante, ni un talent littéraire. Un peu de spontanéité y
suffirait.
L'autofiction, en renonçant à mettre en valeur une historicité exemplaire de l'existence, arrache l'autobiographique à la
légende des grands de ce monde et prononce sa démocratisation. L'autofiction, ce serait en quelque sorte
l'autobiographie de tout le monde.
II.2.5. La filiation de l'autofiction doubrovskyenne
Cette définition stylistique de l'autofiction n'est pas aujourd'hui prédominante dans le discours critique. Il faut
cependant lui reconnaître certaines filiations dans la figuration de soi contemporaine.
La plus notable me paraît être l'œuvre très médiatisée de la romancière Christine Angot. Bien qu'elle se défende d'écrire
des autofictions (peut-être par ignorance des diverses acceptions du terme), plusieurs de ses livres répondent à la
définition doubrovskyenne de l'autofiction - en même temps d'ailleurs qu'à une définition référentielle-.
De façon caractéristique, Christine Angot revendique une écriture associative et situe même là l'essence de son
originalité: J'associe ce qu'on n'associe pas déclare-t-elle par exemple fièrement dans L'Inceste (p.92). De même, dans
Sujet Angot, le narrateur, parlant d'elle, affirme:
Tu es la seule à comprendre certaines choses. Tu établis des liens, tu fais des connexions entre des propos, des
événements, toutes sortes de choses. Tu les fais apparaître, ils deviennent évidents.
p.120
Comme Doubrovsky, et en liaison avec une même culture psychanalytique vulgarisée, Christine Angot pratique une
écriture associative à tous crins, censée rendre compte de sa vérité incestueuse (elle met explicitement en rapport son
passé incestueux avec son père et sa tendance plus générale à tout mélanger).
Prétendant s'opposer à toute technique romanesque, et même à toute autofiction impliquant des inventions de
personnage, Christine Angot identifie volontiers sa vérité autobiographique à son écriture, décrétant par exemple: Le
texte, c'est moi (revue Têtu n°38, octobre 1999) ou personne [sous-entendu: sauf moi] ne se débat avec la vie, personne
ne se débat avec l'écriture.
II.3. Fonction de l'autofiction stylistique
décousue rencontrerait la réalité brute de la vie, que manqueraient les plans trop concertés de l'autobiographie et les
techniques artificielles de la fiction. Tel est en tout cas l'argument des auteurs. Doubrovsky peut ainsi écrire:
...le mouvement et la forme même de la scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie trace, indélébile et
arbitraire, entièrement fabriquée et authentiquement fidèle.
Parcours critique, 188
III. La définition référentielle de l'autofiction
Cependant la conception de l'autofiction qui s'est imposée ces dernières années diffère sensiblement de celle qu'a
proposée Serge Doubrovsky. Dans une thèse consacrée à cette notion, le critique Vincent Colonna a présenté
l'autofiction comme la fictionnalisation de l'expérience vécue, sans plus faire allusion aux critères stylistiques de
Doubrovsky.
L'autofiction joue de sa ressemblance avec le roman à la 1ère personne, et d'autant mieux que le roman à la 1ère
personne, du type L'Etranger de Camus, n'assume jamais sa fictionnalité. Sa feintise consiste à toujours se présenter
comme un récit factuel et non comme une histoire imaginaire. L'autofiction brouille donc aisément les pistes entre
fiction et réalité.
Plus précisément, l'autofiction serait un récit d'apparence autobiographique mais où le pacte autobiographique (qui
rappelons-le affirme l'identité de la triade auteur-narrateur-personnage) est faussé par des inexactitudes référentielles.
Celles-ci concernent les événements de la vie racontée, ce qui a inévitablement des conséquences sur le statut de
réalité du personnage, du narrateur ou de l'auteur. On peut définir plusieurs familles d'autofictions, selon les pôles du
pacte autobiographique qui se trouvent le plus massivement fictionnalisés.
3.1. La fictionnalisation de l'histoire du personnage-narrateur
Dans ce type d'autobiographie, le personnage-narrateur s'écarte de l'auteur par certains aspects de l'histoire de sa vie.
3.1.1. L'exemple de La Divine comédie
Au début de la Divine comédie, Dante raconte que s'étant perdu dans une forêt obscure, il a fini par rencontrer le
fantôme de Virgile qui lui a ensuite servi de guide dans une traversée de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis.
Dans ce premier cas, un aspect du pacte autobiographique semble respecté: il y a bien identité, en la personne de Dante
de l'auteur, du narrateur et du personnage. Mais les événements rapportés, qui ont une coloration légendaire ou
mythique, ne peuvent être reçus comme littéralement vrais. Il y a fictionnalisation de l'histoire.
On peut d'ailleurs en déduire que toute fictionnalisation de l'histoire entraîne de facto celle du personnage: ce n'est pas
le même Dante qui tient la plume et qui est initié par Virgile dans les cercles de l'Enfer.
3.1.2. L'exemple de la Recherche du temps perdu

On a l'habitude de traiter la Recherche du temps perdu comme un roman, mais selon la définition de Vincent Colonna,
elle participerait plutôt de l'autofiction.
Effectivement la Recherche affiche une apparence d'autobiographie. D'une part le récit, sauf dans Un amour de Swann,
adopte les formes et le point de vue du récit autobiographique à la première personne (il y a donc identité du narrateur
et du personnage). D'autre part, on s'approche du pacte autobiographique, car la seule fois où est évoqué le prénom du
personnage, ce prénom, Marcel, apparaît identique à celui de l'auteur. L'existence d'une triade identitaire auteur-
narrateur-personnage est donc suggérée.

En outre, il y a beaucoup de ressemblances entre l'auteur Proust et son personnage: tous deux ont passé leur vie dans
l'apprentissage du métier d'écrivain, ils ont fréquenté des lieux analogues en Ile-de-France et sur la côte normande, ils
sont tous deux caractérisés par le même type de sensibilité et de fragilité affective, ils ont vécu dans un milieu familial
analogue (même si, dans la Recherche, contrairement à la réalité, Marcel n'a pas de frère).
Mais, par ailleurs, Proust n'a pas cherché à nous abuser sur la référentialité de son récit. Il s'est plu au contraire à
modifier les noms de lieux réels ressemblant à ceux de son enfance, pour leur substituer des noms fictifs. Cabourg est
ainsi devenu Balbec et Illiers Combray, lieux dont il est facile de vérifier l'inexistence sur la carte. Proust a donc
délibérément importé des éléments fictifs dans une histoire d'allure autobiographique.
Du coup, son Marcel personnage-narrateur ne saurait être identique à Marcel auteur. Une différence chronologique
importante les sépare d'ailleurs. Le temps retrouvé se déroule pour partie durant la guerre 14-18. A cette époque,
Marcel personnage n'a pas encore commencé à écrire. Mais Marcel auteur, pour sa part, a déjà publié Du côté de chez
Swann en 1913, chez Bernard Grasset.
3.1.3. L'exemple d'Aziyadé de Pierre Loti
Un autre exemple, plus complexe, va nous servir à poser de nouvelles questions au destin de cette triade auteur-
narrateur-personnage dans l'autofiction.
En 1879, l'écrivain Pierre Loti publie un livre intitulé Aziyadé, qui se présente comme un ensemble de notes et lettres
d'un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876, tué dans les murs de Kars le 27
octobre 1877. Ce lieutenant a pour nom Pierre Loti. Son ami Plumket aurait rassemblé après sa mort des notes et lettres
racontant l'idylle de Loti avec une femme turque du nom d'Aziyadé.
Si le Loti, auteur du livre, mentionne la mort du lieutenant Loti, il en découle que Loti auteur et Loti personnage sont
deux êtres distincts bien qu'ils partagent un certain nombre de traits communs. Loti auteur en effet a bien été officier
de marine, mais pas dans la marine anglaise. Il s'est bien trouvé comme son personnage sur la frégate La Couronne en
rade de Salonique, et comme lui, il a assisté dans cette même ville à la pendaison de six condamnés à mort responsables
de l'assassinat des consuls de France et d'Allemagne. Comme son personnage, il s'est épris d'une femme aperçue dans
le quartier musulman et a vécu durant dix mois une idylle avec elle. Mais elle s'appelait Hatidjé et non Aziyadé. Il
n'existe pas d'ami de Loti du nom de Plumkett, en revanche un certain Lucien Jousselin a servi de confident au vrai Loti.
Enfin Pierre Loti n'est pas mort en 1877, puisqu'il a signé le 16 février 1878 un contrat d'édition pour son livre Aziyadé. A
vrai dire, ce n'est d'ailleurs pas tout à fait Pierre Loti qui a fait cet acte juridique, car Pierre Loti est un pseudonyme.
L'écrivain, officier de marine, s'appelle en réalité Julien Viaud et c'est ce nom qui figure sur le contrat.
Le récit de Loti adopte donc une allure autobiographique. Mais il défait simultanément tous les aspects du pacte. Etant
donné que Loti est supposé être mort, il n'y a pas à proprement parler de narrateur, mais plutôt un éditeur fictif,
Plumkett, censé avoir rassemblé des lettres et des notes de Loti. Quant à l'auteur et au personnage, bien qu'ils portent
le même nom, ils sont évidemment distincts étant donné que le personnage est mort avant l'auteur. Enfin, en se
choisissant un nom de plume, Julien Viaud a sans doute voulu indiquer que ce n'est pas seulement le personnage et le
narrateur qui sont des êtres fictifs, mais aussi la figure de l'auteur (qu'il faudrait dès lors distinguer de l'écrivain, lequel a
une identité civile et juridique irréductible à celle de l'auteur).
Si l'auteur, est toujours peu ou prou un être fictif, une construction du lecteur autant que de l'écrivain, cela remet en
question un postulat de l'autobiographie selon Lejeune: l'identité entre auteur (toujours fictif) et personnage (supposé
réel) de l'écrivain, c'est-à-dire la possibilité même d'écrire une autobiographie qui ne vire pas à l'autofiction.
3.2. La fictionnalisation de l'identité du narrateur
Genette a classé les autobiographies, où l'identité du narrateur est distincte de celle couple auteur-personnage, dans la
catégorie des autobiographies hétérodiégétiques. Mais elles relèvent clairement de l'autofiction.
3.2.1. L'exemple de l'Autobiographie d'Alice Toklas
Bien qu'il en existe apparemment peu d'exemples, l'autofiction peut choisir de faire porter la fictionnalisation non plus
sur les événements rapportés ou sur le personnage, mais sur l'identité du narrateur.
En 1933, la romancière américaine Gertrude Stein a publié un livre intitulé Autobiographie d'Alice Toklas. Le paratexte
est ici assez déroutant. Le titre nous présente le texte comme autobiographique, mais le nom de l'auteur, Gertrude
Stein, différent de celui de la narratrice (et personnage), offre un démenti flagrant au statut autobiographique du texte.
Alice Toklas a réellement existé. Elle était la confidente et compagne de Gertrude Stein. Cependant le livre de Gertrude
Stein est en réalité centré sur elle-même et les souvenirs de sa vie à Paris dans un milieu d'artistes et de poètes avant la
première guerre mondiale. Alice Toklas partageait cette vie et pouvait donc passer pour un témoin privilégié. Sous
couvert de faire l'autobiographie de son amie, Gertrude Stein a donc fait la sienne propre, en adoptant prétendument
un point de vue extérieur.
Le livre ne cherche d'ailleurs pas à dissimuler cette situation. Il se conclut sur ces lignes, supposément écrites par Alice
Toklas, et qui révèlent explicitement l'identité de l'auteur:
Il y a six semaines environ, Gertrude Stein m'a dit: On dirait que vous n'allez jamais vous décider à écrire cette
autobiographie. Savez-vous ce que je vais faire?je vais l'écrire pour vous. Je vais l'écrire tout simplement comme Defoe
écrivit l'autobiographie de Robinson Crusoé. C'est ce qu'elle a fait et que voici.

Autobiographie d'Alice Toklas, p.264


On le voit donc, ici l'autofiction ne manipule pas les événements rapportés, qui sont tous exacts. On peut également
considérer qu'il y a identité réelle entre l'auteur (Gertrude Stein) et le personnage central du livre (Alice Toklas y a une
place très effacée et figure principalement comme témoin). Mais Gertrude Stein a inventé une narratrice sous la figure
de laquelle elle s'est dissimulée. Ce faisant elle a fictionnalisé son point de vue mais non son histoire...
3.2.2. L'exemple de Sujet Angot
En 1998, la romancière Christine Angot a publié un livre intitulé Sujet Angot dont le dispositif autofictionnel s'inspire
pour partie de celui de Gertrude Stein dont elle cite d'ailleurs des extraits dans son livre.
Là encore nous avons affaire à un ensemble perturbant. Le nom de l'auteur est le même que celui du personnage
principal, explicitement désigné par le titre, Sujet Angot. Mais le pacte autobiographique est contrarié par deux
éléments. D'une part, le texte est entièrement raconté par Claude, l'ex-mari de Christine Angot. D'autre part, le texte est
présenté par le paratexte de l'édition de poche comme un roman.
A quoi avons-nous affaire réellement? C'est véritablement Angot qui tient la plume et qui nous propose son autoportrait
(extrêmement louangeur) à travers le monologue intérieur supposément tenu par Claude. Angot, dissimulée derrière
cette instance narrative n'hésite pas à écrire, par exemple, au sujet d'elle-même:
Ton écriture est tellement incroyable, intelligente, confuse, mais toujours lumineuse, accessible, directe, physique. On y
comprend rien et on comprend tout. Elle est intime, personnelle, impudique, autobiographique, et universelle.
p.50
En faisant fictivement parler son ex-mari, Claude, Angot n'a pas seulement travesti sa voix, elle a fictionnalisé Claude. Le
Claude narrateur ne peut être identique au Claude réel. On en trouve une confirmation dans un autre livre de Christine
Angot paru en 1999, L'Inceste. On peut y lire:
Ce livre [L'Inceste] Marie-Christine ne le lira pas, comme Claude, elle ne veut pas. ça tue des choses paraît-il; Claude n'a
pas lu Sujet Angot non plus.
p.63
3.3. La fictionnalisation de l'identité du personnage
Dans ce dernier cas, l'identité du personnage (mais pas nécessairement son histoire) est fictivement distincte de celle du
couple auteur-narrateur.
3.3.1. L'exemple de Jules Vallès
En 1878, Jules Vallès publie un livre intitulé Jacques Vingtras, qui deviendra un peu plus tard L'Enfant, dans une autre
version. Il s'agit d'une autobiographie transposée de l'enfance de Jules Vallès. Pour l'essentiel, le livre relate des
souvenirs authentiques de Jules Vallès, les transpositions concernant surtout des noms de lieux ou de personnages.
On peut penser que le nom fictif accordé à son personnage, a surtout pour fonction d'atténuer le caractère scandaleux
de ce récit d'enfance où la violence des rapports familiaux et sociaux éclate au grand jour. En lui donnant une touche
irréelle, on en désamorce le caractère documentaire et subversif. On remarquera cependant, que Vallès a choisi pour
son personnage les mêmes initiales que les siennes (J.V.), comme pour suggérer le caractère très relatif de cette
fictivité.
3.4. Fonctions de l'autofiction référentielle
L'autofiction référentielle semble donc globalement avoir une fonction inverse de celle de l'autofiction stylistique: elle
atténue la relation à la réalité plutôt que de l'accentuer. Cette atténuation peut répondre à une intention morale ou
esthétique, voire aux deux. Il est cependant des cas où l'autofiction référentielle est pourvue d'une fonction heuristique.
3.4.1. L'autofiction référentielle comme atténuation morale
Dans le cas du récit de Jules Vallès, l'autofiction, en travestissant le nom du personnage, apparaît comme la stratégie
auto-censurante d'une autobiographie qui n'ose pas dire son nom, en raison de sa trop grande charge critique. La
révolte crue du héros est projetée sur un quasi personnage de fiction, ce qui la rend sans doute plus acceptable.
On pourrait en dire autant de certains aspects de la Recherche du temps perdu. Proust peut transposer en Albertine son
amour pour Alfred Agostinelli sans avoir à assumer publiquement son homosexualité. L'autofiction permet ici
d'exprimer réellement et dans toute leur précision les sentiments de jalousie éprouvés au cours d'une relation
amoureuse, tout en masquant la véritable nature de l'attirance sexuelle qui s'y trouve impliquée.
3.4.2. L'autofiction référentielle comme justification esthétisante de l'autobiographie
Un autre avantage de l'autofiction, c'est qu'en se dénonçant presque explicitement comme fictif, le récit gagne de facto
un statut littéraire. Souvenons-nous en effet, comme le rappelle Gérard Genette dans Fiction et diction, que la fiction
est un critère suffisant de la littérarité d'un texte (alors que la qualité stylistique n'en est qu'un critère relatif et sujet à
discussions): tout récit fictif est aussi un récit littéraire. La fiction, au prix de quelques transpositions, peut dès lors servir
à hisser sur le plan de l'art un récit autobiographique toujours suspect de narcissisme, d'insignifiance ou de gratuité.
Il y a là, pour légitimer l'autobiographie, une stratégie strictement inverse de celle proposée par Doubrovsky. Il ne s'agit
plus de la sauver par la prime de réalité d'une écriture spontanée, mais de lui conférer une valeur esthétique analogue à
celle des romans. En un sens, la Recherche du temps perdu peut nous apparaître comme un exemple de cette
rédemption par l'art.
3.4.3. L'autofiction référentielle comme fable heuristique
Il faudrait évoquer ici le cas très particulier du récit de Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance (1975). On sait que
dans cette autobiographie, Perec semble mettre en échec le genre en déclarant Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Les
quelques images-souvenirs qu'il rassemble et dont il interroge la vérité alternent avec un récit franchement fictif,
reconstitution d'un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l'idéal olympique.

Progressivement, la fiction enfantine va apparaître comme l'allégorie de ce qui manque à la vérité autobiographique:
une évocation indirecte du camp de concentration où a disparu sa mère.
Perec n'écrit pas une autofiction référentielle au sens où nous l'avons défini plus haut. Ses deux récits,
autobiographique et fictif, sont à la fois précisément juxtaposés et soigneusement distingués. Mais le lecteur est amené
à constater qu'ils finissent par échanger leur statut référentiel: là où le récit autobiographique s'égare dans les
supputations imaginaires et s'avère impuissant à retrouver la réalité de l'enfance, c'est la fiction qui prend un poids de
réalité et finit par mettre à jour la vérité ensevelie de ce que le petit Perec n'a jamais pu savoir.
Conclusion
Nombreux sont les critiques à avoir relevé le caractère impur du genre autofictionnel. Jacques Lecarme le qualifie ainsi
plaisamment de mauvais genre. Gérard Genette ne lui concède une existence que du bout des lèvres. Et plus
récemment, Marie Darrieussecq le présente comme un genre pas sérieux. Mais elle veut donner un sens précis à cette
expression.
Par pas sérieux, Marie Darrieussecq entend désigner le caractère particulier de l'acte de parole impliqué par
l'autofiction, acte de parole qu'elle oppose à celui de l'autobiographie. Selon elle l'acte illocutoire propre à
l'autobiographie est simultanément un acte d'assertion (j'affirme que ce que je raconte est vrai) et une demande de
croyance et d'adhésion adressée au lecteur (non seulement je le dis mais il faut le croire). Dans le cas de l'autofiction,
l'acte serait lui aussi double, mais contradictoire: l'autofiction est une assertion qui se dit feinte et qui dans le même
temps se dit sérieuse (Darrieussecq, 377). Autrement dit, l'auteur d'autofiction tout à la fois affirme que ce qu'il raconte
est vrai et met en garde le lecteur contre une adhésion à cette croyance. Dès lors, tous les éléments du récit pivotent
entre valeur factuelle et valeur fictive, sans que le lecteur puisse trancher entre les deux.
Ce non sérieux veut cependant sérieusement mettre en doute la vérité naïve de l'autobiographie. Il plaide pour le
caractère indécidable de la vérité d'une vie, qui se laisse peut-être mieux saisir dans les détours de la transposition
fictionnelle ou dans les relâchements de l'écriture associative que dans la maîtrise d'un récit ordonné et prétendument
fidèle.
Bibliographie
• Angot, Christine (1998). Sujet Angot. Paris: Fayard.
• Colonna, Vincent (1989). L'autofiction: Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse sous la direction
de Gérard Genette. Paris: EHESS.
• Darrieusecq, Marie (1996). L'autofiction, un genre pas sérieux, Poétique n°107, septembre 1996.
• Doubrovsky, Serge (1977). Fils, Paris: Galilée.
• Doubrovsky, Serge (1980). Parcours critique. Paris: Galilée.
• Doubrovsky, Serge (1993). Texte en main in Autofictions & Cie. Université de Paris-X.

• Genette, Gérard (1991). Fiction et diction. Paris: Seuil.


• Komuro, Renta (2002). Christine Angot et Autofiction(s), mémoire de DEA, sous la direction de Laurent Jenny.
Genève.
• Lecarme, Jacques et Lecarme-Tamone, Eliane (1997). Autobiographie. Paris: Armand Colin.
• Loti, Pierre (1879). Aziyadé. Paris: Folio classique.
• Perec, Georges (1975). W ou le souvenir d'enfance. Paris: Denoël.
• Robbe-Grillet, Alain (1984). Le Miroir qui revient. Paris: Minuit.
• Stein, Gertrude (1933). Autobiographie d'Alice Toklas. Paris: Gallimard, L'Imaginaire.
• Vallès, Jules (1879). L'enfant. Paris: Folio. Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

L'autobiographie mythique, Dominique Kunz Westerhoff, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
• Introduction
1. Qu'est-ce qu'un mythe?
1. Une forme narrative
2. Mythe et Logos
3. Le mythe, entre tradition orale et littérature
4. Une réduction du mythe, du récit à l'image
5. Une histoire sacrée
6. Mythe et Histoire
7. Des oppositions structurales
8. Une saturation symbolique
2. Autobiographie et mythographie
3. Le mythe romantique
1. Une forme narrative
• Bibliographie Introduction
Dès le milieu du XIXe siècle, l'étude des mythes est devenue une discipline universitaire. Le mythe a été considéré
comme un objet de réflexion dans la mesure même où il s'est retiré de l'espace social, puisque notre monde s'est
passablement démythologisé: la culture mythique s'est réfugiée dans la littérature ou dans l'art, qui en sont devenus
une sorte de conservatoire. Les mythes n'ont plus d'impact religieux dans nos sociétés laïcisées. Toutefois, depuis
quelques décennies, les recherches des historiens des religions, des anthropologues et des ethnologues ont porté sur la
permanence de la pensée mythique dans les sociétés modernes. Dès lors, les mythes ont été envisagés dans leur
nécessité, comme des systèmes de représentations qui sont constitutifs de

toute culture, et qui répondent à une structure fondamentale de l'imaginaire. Les mythes présentent donc une valeur
anthropologique universelle: ils ne peuvent disparaître, mais se modifient en définissant les fondements d'une culture
donnée. Il s'agit dans notre approche de voir en quoi la littérature participe de ces modifications, et quelle pertinence
elle peut trouver pour elle-même, pour sa propre invention, quand elle recourt au mythe.
I. Qu'est-ce qu'un mythe?
Le mythologue roumain Mircea Eliade (1963) a proposé la définition la plus simple et la plus souvent citée:
Le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux
des commencements. [...] C'est toujours le récit d'une création: on rapporte comment quelque chose a été produit, a
commencé à être.
I.1. Une forme narrative
Le mythe est d'abord une histoire et se présente sous la forme d'un récit: il raconte. Cette structure narrative est
fondamentale; elle permet de définir le mythe, par opposition au symbole ou à l'allégorie, qui sont des figures non
narratives. C'est aussi ce qui distingue le mythe du thème, qui relève du concept abstrait. Ainsi, le personnage d'Œdipe
peut être considéré comme le symbole de l'humanité; son histoire peut susciter une analyse des thèmes du désir, de la
conscience humaine et de la mort; elle peut allégoriser le passage de la nature à la culture. Mais le mythe d'Œdipe est
d'abord une histoire. D'ailleurs, lorsqu'Œdipe répond à l'énigme que lui pose le Sphinx (qu'est-ce qui a quatre pattes le
matin, deux pattes à midi et trois pattes le soir?), c'est une histoire qui est racontée, celle de l'homme, de son enfance à
sa vieillesse.
Tel est le sens étymologique du mot mythe, qui vient du nom grec muthos, signifiant précisément une histoire, un récit,
une fable. Lorsqu'Aristote parle, dans la Poétique, de la tragédie, c'est le mot muthos qu'il emploie pour désigner
l'intrigue, l'argument de la pièce de théâtre, qui le plus souvent est un mythe au sens où nous l'entendons aujourd'hui
(l'Orestie, par exemple). Il définit le mythe comme ce qui a un début, un milieu et une fin: comme ce qui agence des
séquences narratives et leur donne un sens.
I.2. Mythe et Logos
Le mythe raconte une histoire: c'est sa propriété principale, c'est aussi son principal défaut. C'est en effet ce qui l'a
disqualifié historiquement, au profit d'un autre régime discursif, celui du logos, c'est-à-dire du raisonnement logique.
C'est Platon qui a distingué le plus nettement ces deux types de discours, d'abord analogues dans la Grèce antique, et
qui a instauré la suprématie du logos vis-à-vis du muthos.
Certes, Platon reconnaît au mythe une valeur pédagogique dans le discours philosophique. Il recourt au mythe dans
Protagoras (320 c), c'est-à-dire à la fiction philosophique plutôt qu'à la démonstration théorique, parce que c'est plus
agréable: on raconte une histoire. Dans la République (X, 621 c), Platon montre également que le mythe en appelle
moins à la raison qu'à la foi. Il suscite une adhésion, une créance chez le lecteur: il se substitue à un discours rationnel et
peut appréhender des vérités qui dépassent l'entendement, rendre compte de l'inexplicable, de ce qui défie la raison.

Cependant, dans ce même ouvrage de la République, Platon se livre à une violente attaque des fictions créées par les
poètes, qui reposent sur l'illusion, l'incroyable, le mensonger: les mythes trompent et doivent être rejetés de la
république (livres II et III). Ainsi s'établit une supériorité du logos, ouvrant l'ère du concept et de l'abstraction, sur le
muthos, désormais associé au passé et à la tradition. Cette supériorité va être entérinée par la développement de la
pensée logique et de la science, lesquelles vont infirmer les mythes d'origine et imposer des explications objectives,
empiriquement prouvées, en lieu et place des histoires fabuleuses et sacrées. Tel est le cas de la Genèse, mythe
d'origine qui sera évincé dans sa réalité scientifique par la découverte de l'évolution des espèces au XIXe s.
Au XIXe siècle, le philosophe Nietzsche cherchera à renverser cette hégémonie du Logos qu'a instaurée la métaphysique
platonicienne. Il concevra la tragédie comme une forme qui a permis historiquement de maintenir le mythe, aujourd'hui
disparu: Le logos l'a emporté sur le mythe, Apollon sur Dionysos. Aujourd'hui, l'homme est dépourvu de mythes
(Naissance de la tragédie). Il s'agit donc pour lui de faire revivre le mythe, de préparer sa renaissance, en inventant une
philosophie qui raconte la sagesse, plutôt qu'elle ne l'explique dans un discours logique (Ainsi parlait Zarathoustra).
Si l'explication objective l'a emporté sur le discours mythique, celui-ci reste cependant à même de représenter des
aspects qui échappent à l'analyse rationnelle. La littérature a peut-être eu pour fonction d'accueillir le mythe supplanté
par le langage logique, comme l'avance Nietzsche. Mais elle peut aussi y trouver un moyen de figurer des expériences
qui ne relèvent pas de l'explication conceptuelle, d'en éclairer le sens par d'autres biais que l'analyse objective.
I.3. Le mythe, entre tradition orale et littérature
Mircea Eliade considère également comme catégorie définitoire le fait que le mythe soit d'abord anonyme et collectif,
et véhiculé par une tradition orale, avant d'être mis par écrit dans des textes singuliers. Dans cette perspective
anthropologique, la scription du mythe correspond souvent à un seuil de dégradation: le passage de l'oralité au texte
littéraire marquerait une exténuation du mythe, comme le dit Claude Lévi-Strauss dans une étude intitulée Mythe et
roman. C'est par exemple la thèse que soutient Florence Dupont, dans son ouvrage intitulé L'invention de la littérature:
pour elle, le mythe ne serait vivant que dans sa transmission orale, qui se faisait dans des récitations publiques, à la fin
des repas communautaires. Le théâtre antique aurait eu pour fonction de réactiver sa performance, de le reconduire à
sa profération collective et à sa mise en jeu, dans le rite dionysiaque. Le texte écrit, lui, n'en serait que la trace, et il
servirait de canevas à de nouvelles représentations sociales. Il n'était pas conçu comme un objet esthétique, mais
comme le support d'un événement rituel. Ainsi la littérature naîtrait lorsque le mythe meurt, et avec lui, la parole vive.
Elle est elle-même un mythe culturel de notre modernité.
Cependant, Claude Lévi-Strauss définit le mythe par l'ensemble de toutes ses versions: on ne peut considérer qu'il y
aurait un état originel du mythe dans sa forme pure, une version authentique ou primitive. Le plus souvent, nous
n'avons pas accès aux mythes antiques tels qu'ils auraient existé dans leur transmission orale, c'est par le biais des
textes que nous pouvons les reconstituer et en comprendre le sens. Et ces textes se présentent parfois d'emblée comme
des oeuvres littéraires, même s'ils ne correspondent pas à notre conception moderne de la littérature (c'est le cas de
L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère). L'helléniste Claude Calame écrit ainsi qu'il n'y pas de mythe comme genre,

pas d'ontologie du mythe. Nous ne connaissons les mythes qu'à travers des mythologies toujours changeantes, qu'à
travers des contextes particuliers, médiatisés, entre autres, par des textes.
En tous les cas, cette perspective anthropologique montre qu'un texte qui recourt au mythe s'inscrit dans un espace
culturel de parole collective: il est une nouvelle actualisation, singulière, d'un discours dont l'énonciation a déjà été
partagée. C'est aussi vrai de la littérature moderne. Lorsque Leiris, dans L'Âge d'homme, fonde son récit
autobiographique sur des figures mythiques, telles Lucrèce et Judith, il manifeste cette collectivité énonciative en citant,
par exemple, les rubriques du dictionnaire Larousse. Il rejoue aussi la performance communautaire de l'énonciation
mythique en comparant sa confession au rituel tauromachique et à son cérémonial. Le mythe lui permet d'élaborer une
parole individuelle, un discours sur soi, mais l'intègre en retour dans une communauté culturelle.
I.4. Une réduction du mythe, du récit à l'image
À cette double évolution, conduisant du récit mythique à l'avènement du discours logique, et de la transmission orale à
la littérature, il faut encore ajouter un troisième point. En effet, le théoricien de la littérature Harald Weinrich montre
que le mythe subit une réduction progressive, perdant peu à peu son statut narratif pour devenir un symbole. Dès
l'Antiquité, le mythe s'est immobilisé dans son caractère événementiel, sous forme de tableaux, de sculptures: de moins
en moins traité comme récit, il est de plus en plus envisagé comme une image. Il ne raconte plus une histoire, mais il
symbolise. Par exemple, on ne retient plus de l'histoire de Narcisse que le moment où le héros se perd dans la
contemplation de son propre reflet. La dénarrativisation du mythe serait ainsi un signe de démythologisation
progressive.
Dans Du mythe au roman, Claude Lévi-Strauss n'est pas sans constater lui-même cette réduction du mythe qu'il
appréhende lors de son passage dans la littérature. Les réécritures du mythe procéderaient ainsi à une dislocation du
récit fondateur, et n'en conserveraient, éparses, que des images instantanées:
Le romancier vogue à la dérive parmi ces corps flottants que, dans la débâcle qu'elle provoque, la chaleur de l'histoire
arrache à leur banquise.
Cependant, cette dénarrativisation du mythe ne coïncide pas nécessairement avec une perte de puissance. Lorsque
dans L'Âge d'homme, Leiris mentionne la psychologie freudienne en disant qu'elle offre un séduisant matériel d'images,
il entérine cette réduction du mythe à une image signifiante. Il organise son autobiographie autour des deux figures
mythiques de Lucrèce et de Judith, qui apparaissent en tant qu'images peintes dans le diptyque de Cranach, figées au
paroxysme de leur histoire (le suicide et la décollation). Les mythes sont d'abord appréhendés en tant que pôles
allégoriques: ils font image, en ce qu'ils soulèvent des analogies profondes dans la mémoire autobiographique, et dans
les représentations culturelles d'une collectivité (la femme fatale, le sacrifice expiatoire, etc.). La dimension d'image
l'emporte donc sur la dimension narrative. Certes, ces figures mythiques suscitent des scénarios que l'auteur rapporte
en citant leur histoire; elles présentent des archétypes narratifs qui permettront à l'autobiographe d'enchaîner ses
propres récits de souvenirs. Mais elles sont d'abord envisagées comme des images à haute valeur émotive et comme
des représentations dotées d'une pertinence anthropologique. Elles permettent de maintenir une histoire personnelle
dans ses lacunes chronologiques, ses aspects fragmentaires et ses zones

d'ombre, et de mettre en évidence des associations imaginaires entre les moments d'une vie. La réduction du mythe à
l'image a plus ici l'effet d'une condensation magique que d'une débâcle historique comme le soutient Claude Lévi-
Strauss.
I.5. Une histoire sacrée
J'en viens à la part sacrée de tout mythe. Comme le dit Philippe Sellier, le mythe correspond à une irruption du sacré
dans le monde. Il permet d'échapper à l'espace et au temps profanes, de remonter à l'origine, à l'aube de toute
création. Il retrouve symboliquement une totalité perdue, en mettant en scène un rapport d'unité immédiate de
l'homme avec le cosmos. Il rend ainsi le monde concevable pour une collectivité sociale, en situant la place de l'humain
dans l'univers.
Le mythe revêt dès lors une fonction sociale fondamentale: il conduit à l'identification et à la structuration d'une
communauté. Il est également investi de valeurs affectives très fortes, en mettant en oeuvre des éléments primordiaux
de la condition humaine: en premier lieu, la génération et la mort. Comme l'écrit Roger Caillois dans Le mythe et
l'homme, il est une puissance d'investissement de la sensibilité (1938, p.30). Il constitue donc un type de discours qui
suscite l'adhésion, un discours de l'engagement tandis que le Logos, à l'inverse, implique un désengagement, une
distance analytique et critique.
Ce caractère sacré du mythe offre à la littérature un modèle exceptionnel de pouvoir de la parole. Le discours mythique
est doté d'une efficacité magique, qui suscite l'identification, la reconnaissance et l'affect. Freud ne dit pas autre chose,
lorsqu'il définit pour la première fois, dans une lettre du 15 octobre 1897, le personnage tragique d'Œdipe comme
incarnant un complexe nucléaire de la personnalité. Il écrit de la tragédie de Sophocle qu'elle a saisi une compulsion que
tous reconnaissent, parce que tous l'ont ressentie.
Lorsqu'un auteur moderne emprunte un mythe, c'est précisément le mode de réception qu'il sollicite chez le lecteur.
Ainsi, quand Rousseau, en ouverture de ses Confessions, convoque le mythe chrétien du Jugement dernier, il replace le
récit personnel dans une culture collective qui accorde le pardon au pécheur: Que la trompette du jugement dernier
sonne quand elle voudra; je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. La référence biblique a
une valeur pragmatique et idéologique; elle définit un cadre interlocutoire, où le lecteur est appelé à participer au récit
sur le plan affectif, à s'y reconnaître en tant qu'homme voué à l'imperfection – tout en étant effectivement exclu de la
confession, adressée à Dieu:
Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils
gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur aux
pieds de son trône avec la même sincérité; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là.
Le recours au mythe vise donc à conjurer la critique et à établir un certain type d'adresse, communielle. Il peut
constituer une stratégie pour l'écrivain, même s'il implique comme ici une part sacrificielle: le rite de la confession,
déplacé dans l'espace profane de la littérature.
Chez Leiris, le caractère sacré du mythe est appelé à ritualiser les aspects les plus banals
d'une vie, à les arracher à leur insignifiance, en leur conférant toute leur force tragique
et leur signification symbolique. La référence mythique agit ainsi comme un foyer

d'affects, concentrant les passions et les fantasmes du sujet autour d'images partagées par toute une communauté
culturelle. Elle les porte au plan métaphysique qui devrait révéler leur sens pour le moi comme pour autrui. Dans une
conférence prononcée une année avant la publication de L'Âge d'homme, en 1938, dans le cadre du Collège de
Sociologie, Leiris s'interroge ainsi sur Le sacré dans la vie quotidienne:
Qu'est-ce, pour moi, que le sacré? Plus exactement: en quoi consiste mon sacré? Quels sont les objets, les lieux, les
circonstances, qui éveillent en moi ce mélange de crainte et d'attachement, cette attitude ambiguë que détermine
l'approche d'une chose à la fois attirante et dangereuse, prestigieuse et rejetée, cette mixture de respect, de désir et de
terreur qui peut passer pour le signe psychologique du sacré?
Ce qui est défini comme sacré, c'est ce renversement, cette attitude ambiguë, où une menace néfaste, celle de la mort
en particulier, se retourne en une représentation à la fois attractive et frappée par le tabou. L'horreur se renverse en
fascination par le biais de l'image sacralisée, ce qui permet d'instaurer une médiation face à la mort.
Dans L'Âge d'homme, les figures mythiques exercent clairement cette fonction du sacré: elles incarnent des terreurs
originaires (sexualité, blessure et mort) sous une forme esthétique et attirante: les tableaux de Lucrèce et de Judith
susciteront à la fois la peur, le respect et le désir. Grâce à la référence mythique, le sujet peut figurer ce qui le menace,
le mettre en scène et le dépasser: il peut vivre symboliquement sa mort, par l'entremise des allégories féminines. Il peut
aussi la transposer au plan de la composition esthétique et lui conférer une valeur métaphysique, révélatrice pour lui-
même autant que pour la condition humaine.
I.6. Mythe et Histoire
Mircea Eliade insiste enfin sur le statut originaire du mythe, qui se rapporte à un temps primordial, au temps fabuleux
des commencements. Il se situe ainsi hors de l'Histoire, ou avant le début des temps historiques. Son temps est celui de
l'éternité, de la permanence et de la répétition. Il relève d'un ordre archaïque et cyclique, et présente dès lors une vérité
primordiale, non pas une réalité objective: il donne sens à ce que l'homme ne parvient pas à saisir dans sa propre
histoire. D'où sa fonction essentiellement explicative, ou étiologique: il produit les causes symboliques de notre
situation dans l'univers.
C'est le propre du mythe de décrire des relations fondatrices, des dynamismes organisateurs. Par là, il intéresse
également la littérature, car il présente à nouveau le modèle d'une puissance de la parole, une capacité à réactiver un
événement premier et à faire vivre sa répétition. Il atteste le pouvoir fondateur du verbe, autant que sa pérennité.
Discours mythique et création littéraire sont tous deux des émergences, et mettent en évidence des processus de
création.
Par ailleurs, l'un et l'autre prétendent à la totalité, parce qu'ils cherchent à se déshistoriciser, à se configurer en un
univers autarcique, disposant de son temps et de son espace propres. Tout récit vise en effet à créer son propre monde
référentiel, à se clore sur sa propre histoire. C'est donc dans la recherche d'une parole totale et perdue que la
littérature, toujours ancrée dans une époque, retrouve le mythe. Kierkegaard écrit ainsi que la mythologie consiste à
maintenir l'idée d'éternité dans la catégorie du temps et de l'espace (Miettes philosophiques).

Cependant, tous les mythes ne sont pas des mythes d'origine. On peut ajouter à cette première catégorie celle des
mythes d'individuation, qui singularisent un héros, et des mythes finalistes, qui dessinent une fin de l'humanité (mythes
eschatologiques, comme l'Apocalypse et le Jugement dernier). Les mythes de fin permettent d'orienter l'Histoire, de lui
donner un sens, en instaurant une temporalité qui n'est pas réelle, mais symbolique. Ils créent une destinée, en traçant
un trajet de l'homme vers la révélation d'un sens.
I.7. Les oppositions structurales
Dans son Anthropologie structurale en 1958, Claude Lévi-Strauss a également mis en lumière une fonction structurelle
du mythe: organiser des antagonismes primordiaux, et résoudre leur contradiction. La pensée mythique procède de la
prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive. L'auteur repère ainsi des oppositions
structurales (vie/mort), que le mythe permet de dépasser par l'introduction de termes intermédiaires: là où il y a conflit,
il crée une relation.
Par là, Lévi-Strauss identifie des archétypes fondamentaux, des mythèmes, qui sont des unités signifiantes, des relations
fondatrices. Tout mythe serait une combinaison de mythèmes, organisés en un récit. Tout mythe présente donc des
invariants (des mythèmes), qui sont disponibles pour des agencements nouveaux, c'est-à-dire pour d'infinies variations.
L'organisation dualiste constitue pour lui le mythème fondamental, à partir duquel s'écrivent nombre de récits d'origine.
On voit que le mythe propose une forme, une structure verbale, qui peuvent également avoir une valeur esthétique:
lorsque Leiris agence ses souvenirs autour des deux pôles antagonistes de Lucrèce et de Judith, il croit avoir trouvé la clé
et le fil d'Ariane de son fonctionnement imaginaire, tout en rendant son émotion partageable. Il pense que cela lui
servira aussi de canon de composition. Mais au terme de son entreprise, il se demande s'il n'a pas organisé son récit en
répondant, plutôt qu'à une nécessité fondamentale, à un souci d'écrivain, qui veut avant tout donner une forme
littéraire à son expérience. Le recours au mythe serait plus esthétique que révélateur:
À mesure que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait que plus je regarde en moi-même plus tout ce
que je vois devient confus, les thèmes que j'avais cru primitivement distinguer se révélant inconsistants et arbitraires,
comme si ce classement n'était en fin de compte qu'une sorte de guide-âne abstrait, voire un simple procédé de
composition esthétique.
Par là, c'est la valeur du mythe en littérature qui est interrogée, de même que la spécificité et l'autonomie de l'oeuvre
littéraire. Quelque chose de la pensée mythique et du sujet réel s'est dissimulé dans le livre, y a perdu son sens, à
mesure que l'oeuvre se construit, vouant dès lors la quête du moi à l'inachèvement et au recommencement.
Roger Caillois relève ainsi une dialectique à l'oeuvre dans le mythe, entre une auto-cristallisation et une auto-
prolifération. Alors que Leiris attend de la référence mythique qu'elle organise le récit autobiographique autour de
figures centrales (auto-cristallisation), les personnages de Lucrèce et de Judith se démultiplient en de nombreuses
figures identificatoires (auto-prolifération), aux résonances indéfinies (Méduse, Salomé, Cléopâtre, Marguerite, ...). C'est
ce que Caillois nomme la plurivocité de la projection mythique, qui se renverse de principe organisateur en principe

labyrinthique. Le recours au mythe sollicite donc et fabule la multiplicité intérieure du sujet, en faisant éclater la
structure narrative de son discours autobiographique.
I.8. Une saturation symbolique
Enfin, il faut relever le caractère symbolique du récit mythique. C'est ce qui définit son statut, entre fiction et vérité
sacrée: le mythe est en effet une fiction, mais qui n'est pas perçue comme telle pour pouvoir fonctionner en tant que
mythe dans une collectivité: il est tenu pour vrai. Philippe Sellier caractérise ainsi le mythe par sa saturation symbolique,
qui s'offre à de constantes réinterprétations et l'empêche de se réduire à une simple allégorie. Un célèbre
mythocritique, Pierre Albouy, a beaucoup utilisé le terme de palingénésie, désignant en grec une renaissance et une
métamorphose, pour décrire l'infini renouvellement du mythe, en raison du caractère inépuisable de ses significations
symboliques. Chaque réécriture littéraire du mythe ajouterait encore des signifiés à la référence empruntée, et créerait
de nouveaux mythes en retour.
Ce type d'analyse, cherchant à interpréter les significations symboliques du mythe, a mené à ce que l'on appelé, à la
suite de Denis de Rougement: la mythanalyse. Sa fonction est d'établir les rapports entre textes mythiques et contexte
social; Gilbert Durand s'y est particulièrement consacré. Une autre discipline, plus restreinte, s'est spécialisée dans
l'étude des mythes dans les textes littéraires: la mythocritique, pratiquée entre autres par Pierre Albouy et Pierre
Brunel. Ceux-ci ont distingué les mythes littérarisés (repris par des textes littéraires) des mythes littéraires proprement
dit, créés uniquement par la littérature (comme Faust ou Don Juan).
Ils se sont également efforcés de distinguer le mythe en littérature du mythe sociologique. Selon Philippe Sellier, ce qui
caractérise un mythe littéraire ou littérarisé, à la différence d'un mythe ethno-religieux, c'est avant tout sa puissance
symbolique, son organisation complexe et sa portée métaphysique. Il n'est plus ni anonyme, ni collectif, il n'est plus
tenu pour vrai et n'a plus de fonction sacrée. Mais il symbolise, sous une forme esthétique ordonnée, et son sens a une
valeur essentielle.
II. Autobiographie et mythographie
S'il est une forme littéraire qui, par excellence, rencontre le mythe, c'est certainement la biographie, et a fortiori
l'autobiographie. En effet, tout comme le mythe, ces genres littéraires se consacrent aux actions de personnes
considérées comme mémorables. Aussi la référence mythique est-elle utile pour fonder le caractère exemplaire de
l'individu appelé à s'immortaliser dans le récit de sa vie. De plus, biographie et autobiographie sont des récits d'origine:
ils font revivre une réalité première de la personne, le temps de ses commencements, pour paraphraser la formule de
Mircea Eliade. Ils racontent comment quelqu'un a commencé à être, comment il s'est produit. Et ils attribuent souvent
une valeur étiologique, c'est-à-dire explicative, à ces événements primordiaux, susceptibles de déterminer une destinée,
une personnalité. Ces moments originaires, de même que les personnages auxquels ils s'attachent, si ce n'est le héros
même du récit auto/biographique, font aussi l'objet d'un culte, d'un rituel du souvenir. Ainsi, Leiris forge un mythe en
évoquant les premières années de sa vie, et recourt aux images d'Epinal de son enfance:
En définitive, la seule [image] qui reste vraiment chargée de sens pour moi est celle du
méli-mélo, parce qu'elle exprime à merveille ce chaos qu'est le premier stade de la vie,
cet état irremplaçable où, comme aux temps mythiques, toutes choses sont encore mal

différenciées, où, la rupture entre microcosme et macrocosme n'étant pas encore entièrement consommée, on baigne
dans une sorte d'univers fluide de même qu'au sein de l'absolu.
L'Âge d'homme
Enfin, l'écriture d'une vie est appelée elle-même à fonder une nouvelle naissance, littéraire cette fois, qui s'arrachera à
la réalité historique et se placera sous le signe de l'éternité. Qui résoudra les incohérences d'une existence, les trous de
mémoire et les obscurités de la personnalité, en les comblant de sens. C'est particulièrement vrai de l'autobiographe,
nécessairement confronté à la tentation du mythe pour inventer le moi. Comme l'écrit le psychanalyste Pontalis,
l'autobiographe réalise son acte de naissance mythique: il restitue un Je à celui qui l'a perdu, il donne par l'écriture un
langage à l'infans qui a disparu (l'infans se rapportant à l'enfant qui n'a pas encore fait l'apprentissage du langage).
L'autobiographie construit le monument mythique d'un sujet profane.
Tout récit d'une existence serait ainsi touché par une vocation mythique, comme l'écrit Daniel Madelénat, qui rappelle
que dans l'histoire de la littérature, les premières biographies se sont adossées au mythe: les Vies parallèles de
Plutarque affabulent les récits de personnages historiques illustres, en les structurant sur un mode dualiste (Alexandre
le Grand vs César). De même, les hagiographies médiévales reprennent des éléments mythoïdes, pour faire des vies de
saints un nouvel héroïsme fondateur de la Chrétienté. Le mythe fournit donc un modèle narratif et symbolique, une
forme archétypique, à la fois disponible et inévitable, qui structure d'emblée le récit biographique. Il construit une
existence singulière en une destinée significative et universelle. Il fait d'une vie un récit et un symbole, en donnant
forme à tout l'informe d'une existence.
Cependant, biographes et autobiographes peuvent être conscients de cette inévitable mythographie. Ils peuvent
l'avouer et la revendiquer: ils chercheront alors à composer une synthèse problématique entre les puissances du mythe
et le vécu biographique. C'est ce que fait Leiris, lorsqu'il dit vouloir être dans le mythe sans tourner le dos au réel,
susciter des instants dont chacun serait éternité (Fibrilles); parvenir à un mythe vrai, un mythe qui ne serait pas une
fiction, mais la réalité même.
Ils peuvent aussi combattre cette tentation: le recours à la référence mythique sera alors l'objet d'une fascination et
d'une répulsion, un modèle à contredire. Dans Les mots, Sartre se projette ainsi bien au-delà de sa propre mort, en l'an
2013 où de jeunes lecteurs lui rendront un culte, semblable à celui qu'il a entretenu lui-même, enfant, autour des
biographies d'hommes illustres. Il se moque ainsi de sa propre mythomanie, en dénonçant le mythe de l'écrivain:
Je paradais devant des enfants à naître qui me ressemblaient trait pour trait, je me tirais des larmes en évoquant celles
que je leur ferais verser.
En caricaturant l'identification du lecteur, en dévoilant la construction mythique de tout récit biographique, il
désacralise le mythe culturel du génie, le démystifie pour le réduire à l'état de poncif.

le Tour de France ou un cabaret de strip-tease, Barthes les dénonce comme des mythes dont nous n'avons pas même
conscience, des mythes qui sont devenus de fausses évidences. Il montre que leur statut n'est plus religieux, mais
idéologique: ce sont les signes de nos institutions culturelles, les paravents de nos valeurs et de nos modes de pensée.
Et tous ont pour vocation de rendre notre monde immobile, de transformer notre culture petite-bourgeoise en nature
universelle.
III. Le mythe romantique
Il faut néanmoins remonter à l'époque romantique (début du règne bourgeois, dit méchamment Barthes) pour voir
s'établir le lien intrinsèque et délibéré du mythe et de la littérature moderne. Les romantiques cherchent à réagir à une
longue désacralisation des récits mythiques. En effet, au XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes a vu
lesdits Modernes (Perrault, Fontenelle) contester l'usage des mythes, leur vraisemblance, leur bienséance. Cette
laïcisation s'est poursuivie à l'Âge des Lumières, où le même Fontenelle, puis les Encyclopédistes, adoptent une
perspective scientifique et critique sur ce qu'ils appellent les fables. Les traitant comme des superstitions, fondées sur
l'ignorance et l'erreur, ils cherchent à établir les conditions de leur apparition et leur nécessité pour l'esprit de l'homme.
Ils leur dénient donc toute valeur de connaissance, autre que de ceux qui les ont inventés: ils fondent l'histoire des
religions sur l'étude des chimères mythiques.
Le romantisme, au contraire, vise à reconstruire le mythe, et à retrouver à travers lui un nouveau rapport de l'homme
avec le monde. Il veut inverser ce processus de réduction qui a conduit des récits fondateurs à des allégories
ornementales. Le philosophe Friedrich Schlegel propose ainsi, dans son Entretien sur la poésie en 1800, de transformer
les symboles en mythe, et de ne plus faire dire aux mythes autre chose que ce qu'ils racontent: le mythe sera
tautologique, tautégorique.
III.1. L'autobiographie mythique
À l'aube du XIXe s., le recours au mythe permettrait de recréer une Histoire symbolique, une Histoire idéalisée qui
conduirait d'une plénitude originelle à une rédemption suprême, par-delà les vicissitudes de la Chute. Alors que les
romantiques allemands sont généralement enthousiasmés par la Révolution française, qu'ils envisagent comme le signe
annonciateur d'une régénération, les premiers romantiques français, d'origine nobiliaire, la considèrent souvent comme
un événement traumatique dont ils subissent eux-mêmes les conséquences (mort de leur famille, exil, isolement,
pauvreté matérielle, etc.).
Dès lors, de nombreux critiques ont vu dans la résurrection française du mythe un symptôme historique, une tentative
de dénégation visant à suturer les ruptures du réel. Ainsi Chateaubriand produit-il dans René un mythe de lui-même, un
double fictif qui porte une partie de son prénom (François-René), et qui vit au début du XVIIIe siècle, soit avant la
coupure révolutionnaire. Confronté à un drame intime (l'amour incestueux de sa soeur), et non à un bouleversement
socio-historique puisque sa vie est au contraire désespérément ennuyeuse, il voyage en Amérique où il s'intègre à une
société de sauvages, les indiens Natchez. Le mythe constitue donc un supplétif destiné à compenser une fracture
idéologique et à la rendre signifiante: il conjure les failles de la conscience historique, tout en symbolisant l'époque
présente, celle du début du XIXe s., faite du vague des passions et de l'errance des individus. Il ne suffit pas cependant à
arrêter l'Histoire, puisque René, massacré dans une révolte des Natchez contre les

Français, connaîtra une fin tragique: seul le génie du christianisme offrirait une véritable perspective rédemptrice.
Par le recours au récit personnel, Chateaubriand instaure une forme d'autobiographie déguisée. Mais lorsqu'il rédige et
fait paraître à titre posthume ses Mémoires d'outre-tombe, il consacre le genre de l'autobiographie mythique:
Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais; personne n'a connu entièrement le fond de mon coeur. [...]
Aujourd'hui que [...] parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux avant de mourir, remonter vers
mes belles années, expliquer mon inexplicable coeur.
L'incipit est d'emblée mythifiant, puisqu'il fait du sujet énonciatif un mort-vivant, parlant de sa tombe même: il fonde un
temps figuré, situé entre la vie parmi les hommes et l'au-delà. Il fait aussi du moi une instance introuvable que personne
ne peut connaître, et que seule l'écriture posthume pourra mettre au jour: je me reposerai en écrivant l'histoire de mes
songes. C'est donc en un mythe spectral que le moi pourra se dire: en signifiant son existence par le biais de
l'imaginaire, par-delà la mort, à l'aune de l'éternité.
Cette automythification en un sujet posthume, Victor Hugo la reprend dans le genre lyrique en 1856, dans Les
Contemplations: il affirme y livrer les Mémoires d'une âme, le livre d'un mort. Dans son essai intitulé Mythographies,
Pierre Albouy interprète cette posture métaphysique de l'outre-tombe comme une réponse au traumatisme de la
révolution manquée de 1848, qui a impliqué la mise en échec de la bourgeoisie éclairée et l'exil du poète. Plutôt que de
mettre en évidence cette rupture historique, l'auteur place au coeur du recueil, comme son centre négatif, la mort de sa
fille Léopoldine. Dès lors, ses combats s'inscrivent dans une téléologie spirituelle, menant des apparences illusoires de la
jeunesse à la perspective rédemptrice de l'au-delà. Les six livres du recueil surdéterminent les étapes d'un itinéraire
initiatique et d'une épopée de l'humanité. Le poète s'y affronte pour finir aux spectres du néant, que Pierre Albouy
considère comme des métaphores de la mort, incarnées en figures mythiques. Ainsi, la bouche d'ombre, ou le rayon
divin, deviennent-ils des instances énonciatives, parfois même de véritables interlocuteurs ou des personnages.
Par le mythe de la rédemption poétique, l'auteur réapparie les instances disjointes du sujet et de la communauté, de
l'ici-bas et de l'outre-tombe. C'est aussi sa propre figure de poète qu'il sacralise, en se posant vis-à-vis des autres
hommes en un pasteur ou un prophète, capable de faire parler les gouffres du monde invisible. Le poète se mythifie sur
le mode démiurgique, et il sacralise tout à la fois son verbe et son livre. Le nom même de Jéhovah!, créant la première
constellation cosmique de ses sept lettres dans le poème Nomen, Numen, Lumen, est à l'image du pouvoir fondateur de
la parole poétique:
Et l'être formidable et serein se leva;
Il se dressa sur l'ombre et cria: JÉHOVAH!
Et dans l'immensité ces sept lettres tombèrent;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent, Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon, Les sept astres
géants du noir septentrion
au moment même où il consacre son anéantissement dans l'infini. En se faisant le mythe d'une création spirituelle, la
littérature fonde son sacre et instaure son absolu.
Bibliographie
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• Durand, Gilbert (1979). Figures mythiques et visages de l'oeuvre. De la mythocritique à la mythanalyse. Paris:
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Paris: Gallimard, 1979, rééd. Folio, 1995.
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• Sellier, Philippe (1984). Qu'est-ce qu'un mythe littéraire?, Littérature, n°55.
• Weinrich, Harald (1970). Structures narratives du mythe, Poétique, n°1.
• Wunenberger, Jean-Jacques dir. (1999). Le mythe de l'écriture. Orléans: Paradigme.
Edition: Ambroise Barras, 2005 //

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