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— Mais pourquoi Belinda ne nous a-t-elle pas dit qu'elle portait l'enfant
de Pablo ? Pourquoi ?
Le beau visage d'Antonio, marquis de Rocha, s'assombrit alors qu'il
prononçait ces mots. Son inquiétude était perceptible.
Le soupir de dona Ernesta, sa grand-mère, fit écho à ses
préoccupations.
— Nous sommes à peine parvenus à lier connaissance avec Belinda du
vivant de ton frère... Par quel miracle se serait-elle tournée vers nous
après qu'il l'a abandonnée ?
On an plus tôt, Pablo était revenu une nouvelle fois à Madrid, mais
seul. Quelques mois plus tard, il se tuait en voiture après une soirée trop
arrosée.
— Cela me navre que Pablo ait pu garder pour lui un tel secret, se
lamenta dona Ernesta. Et c'est encore plus triste que Belinda n'ait pas
assez eu confiance en nous pour nous présenter l'enfant à sa naissance...
— Je pars pour l'Ecosse demain matin et bientôt les choses rentreront
dans l'ordre, déclara Antonio, ennuyé de voir sa grand- mère si
soucieuse. Ne te laisse pas accabler par le chagrin, abuela.
Nous avons fait tout ce qu'il fallait du vivant de Pablo et nous ferons
notre devoir envers sa fille.
Antonio avait fait bon usage des heures écoulées depuis que l'avocat
de la famille les avait appelés, demandant un entretien urgent après qu'il
avait lui-même été contacté par l'exécuteur testamentaire de Belinda.
Norah, petite femme mince aux cheveux gris, secoua la tête avant de
reprendre presque brusquement :
— Je me demande pourquoi Belinda a pris la peine de faire un
testament ; elle n'avait rien à laisser !
— Elle avait Lydia, fit doucement remarquer Sophie. Et elle n'a rédigé
le testament qu'après la mort de Pablo. Une façon de protéger sa fille et
de sauvegarder son indépendance, sans doute...
— Oui, ta sœur a toujours été très à cheval sur son indépendance,
acquiesça Norah avec un reniflement méprisant. Même la petite était de
trop... On ne peut pas dire qu'elle se soit dévouée pour Lydia...
— Elle a vécu des moments difficiles, plaida Sophie, intérieurement
navrée de ne pouvoir mieux défendre une sœur dont les sentiments
maternels avaient cruellement fait défaut.
Laissant sa nièce aux bons soins de Norah Moore, elle monta dans le
pick-up de Matt. Celui-ci la conduirait jusqu'en ville. Il comptait même
l'attendre jusqu'à la fin de son entretien avec l'avoué mais, lorsqu'il la
déposa, Sophie refusa. Mieux valait ne pas donner de faux espoirs à
Matt dont l'air attendrissant de bon toutou faisait peine à voir.
— Je rentrerai en car, fit-elle d'un ton léger en quittant le véhicule.
L'homme lui faisait perdre tous ses moyens. Devant lui, elle redevenait
une adolescente effarouchée au rire convulsif, et battait des cils comme
une poupée... Ce souvenir la fit rougir. Quelle honte... Depuis trois ans,
elle tentait de se persuader qu'Antonio n'était pas aussi séduisant qu'elle
l'avait jugé à l'époque et voilà qu'il se dressait à quelques pas d'elle,
sublime de distinction, preuve vivante du mensonge dont elle
réconfortait ses nuits solitaires. Antonio, beau, lisse, aristocrate jusqu'au
bout des ongles, dégageait toujours la même aura de sexualité.
Ses cheveux drus, élégamment coupés courts, encadraient un visage
fin aux traits classiques, empreints de virilité. Où qu'il aille, les regards
féminins se portaient vers lui. C'était vraiment un homme superbe,
admit Sophie à contrecœur. Athlétique et svelte tout à la fois, il évoquait
ces dieux de la mythologie grecque. Dans son costume griffé de coupe
impeccable, il était tellement beau qu'elle en ressentit comme une
douleur. Pétrifiée, elle le vit s'avancer vers le cabinet de l'avoué et le
charme qui la paralysait ne se rompit qu'avec le bruit de la porte
d'entrée. Précipitamment, elle se réfugia dans un renfoncement de la
pièce.
Que faisait donc Antonio Rocha sur cette île reculée du nord de
l'Ecosse ? La plupart des habitants ignoraient l'aisance et ce milliardaire
était sûrement le premier qu'ils voyaient passer ! La raison de sa
présence ne pouvait que rejoindre la sienne : rien d'autre n'aurait
expliqué une aussi extraordinaire coïncidence que celle de leur
rencontre.
Elle s'était retirée dans le coin le plus sombre de la salle d'attente mais,
comme averti par un sixième sens, Antonio tourna vers elle sa tête
altière. Des yeux aux reflets mordorés, telles deux pépites inondées de
soleil, la clouèrent sur place. Sophie se sentit défaillir. Elle avait la
bouche sèche, comme après un effort. Une soudaine panique la saisit.
— Que faites-vous dans ce coin perdu ? lança-t-elle sans pouvoir
maîtriser son agressivité.
Aussi déconcerté qu'il ait pu l'être par sa présence, Antonio n'en laissa
rien paraître. Une seconde lui avait suffi pour détailler de la tête aux
pieds le petit bout de femme qui se dressait devant lui. Elle avait la grâce
d'une danseuse, mince et menue, et cet air craintif de biche prête à
détaler au moindre danger. Ses yeux verts étincelaient, sur le qui-vive.
Ses cheveux d'un blond chaud, aux reflets de caramel, tombaient sur ses
épaules en une masse de boucles indomptées, auréolant l'ovale délicat
d'un visage au nez mutin, parsemé de taches de rousseur. Détail le plus
charmant du tableau, sa bouche avait la forme d'un cœur.
Antonio fit un pas vers la jeune femme, mains tendues. Ses yeux
profonds cherchèrent ceux de Sophie et avant même qu'elle ait pu
réfléchir, ses bras croisés s'étaient dénoués d'eux-mêmes et elle marcha à
sa rencontre, mue par une impulsion incontrôlable : il fallait qu'elle
reprenne contact avec lui, de façon physique. Elle mit ses mains dans les
siennes.
Ces paroles sibyllines laissèrent un instant Sophie sans voix. Puis elle
se rappela le papillon tatoué qui ornait son épaule, souvenir d'une folie
d'adolescente, et ses joues se mirent à brûler. Antonio ne perdait pas une
occasion de lui faire sentir sa supériorité !
— Quel snob vous êtes, fit-elle d'un ton de dégoût. Vous jouez les
raffinés mais cela ne vous a pas gêné de me laisser croire que je vous
plaisais pour mieux me rejeter ensuite !
Il s'était obligé à cette froideur. C'était la seule arme qu'il avait trouvée
pour retenir ce diable de femme et s'empêcher d'employer un moyen
plus physique. Le corps menu de Sophie, agité de fureur, avait le plus
étrange effet sur lui et il s'en voulait de ressentir un désir si inopportun.
Ne savait-il pas qui elle était vraiment ?
Mais il ne lui était pas bien difficile de comprendre ce qui avait motivé
le choix de Belinda... Sa sœur avait toujours aimé l'argent et elle
respectait le statut social de ceux qui en avaient. Antonio disposait en
plus d'un titre et d'un palais... Sachant sa sœur dans une situation
financière précaire, elle espérait, en offrant à Antonio la garde de sa fille,
assurer un bel avenir à l'enfant. Si seulement Antonio pouvait se
contenter de l'aspect financier des choses ! Pourvu qu'il ne cherche pas à
s'impliquer dans l'éducation de sa nièce...
Sophie en était venue à aimer Lydia comme sa propre fille. La première
raison était biologique : le lien du sang qui l'unissait à Lydia était le plus
proche qu'elle puisse jamais espérer avoir avec un enfant. En effet, elle
avait souffert petite d'une leucémie dont le traitement lui ôtait
pratiquement tout espoir de concevoir un jour. Mais au-delà de ce
drame personnel, le bébé s'était montré si adorable que cela seul aurait
suffi à créer un lien inaltérable entre elles. Et Lydia lui avait été confiée
au jour de sa naissance...
Ce n'était pas la première fois que Norah laissait filtrer des sous-
entendus peu flatteurs sur sa sœur et Sophie se sentait toujours obligée
de la défendre.
Quel bonheur pour elle lorsque sa sœur lui avait demandé d'être
demoiselle d'honneur ! Bien sûr, les restrictions émises par Belinda
avaient un peu refroidi son enthousiasme : sous aucun prétexte Sophie
ne devait dévoiler ses humbles origines devant la famille de son futur
mari... Belinda l'avait tant suppliée que Sophie avait fini par se plier à ce
qu'elle considérait comme un caprice.
Belinda payant tous ses frais, Sophie avait voulu voyager au meilleur
prix. Et la solution la moins onéreuse pour se rendre en Espagne avait
été de profiter des offres d'un voyagiste qui proposait cinq jours dans un
club de vacances à l'extérieur de Barcelone, où devait se dérouler le
mariage.
Elle avait commencé une partie en solitaire lorsque, levant les yeux,
elle le surprit qui l'observait dans l'encadrement de la porte. Superbe
dans un pantalon noir et une chemise ouverte assortie, il lui avait
purement et simplement coupé le souffle.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ? murmura-t-elle.
Antonio eut un rire de gorge.
— Assez longtemps pour apprécier votre habileté, répliqua-t-il dans un
anglais parfait. Qui vous a appris à jouer si bien ?
Elle avait une méfiance naturelle envers les hommes beaux et celui-ci
était plus que beau : étourdissant. La simplicité de son costume n'en
dissimulait pas l'élégance subtile. Il parlait parfaitement une langue qui
n'était pas la sienne...
Soudain, Sophie paniqua.
— Je ne devrais pas être ici, fit-elle en mordant sa lèvre.
— Pourquoi pas ? N'êtes-vous pas une des demoiselles d'honneur ?
Elle hocha la tête, se gardant, au souvenir des recommandations de sa
sœur, d'ajouter d'autres précisions.
— Et vous vous appelez... ? demanda-t-il en s'avançant souplement
— Sophie.
Sophie s'interdit de prononcer les mots qui lui venaient aux lèvres :
dans un tel environnement, son père se sentirait parfaitement chez lui !
Il avait vraiment fait un parcours sans faute avec elle et chaque fois
qu'elle s'attendait, à le voir réagir comme les autres, il l'avait surprise par
sa disponibilité, son autorité ou sa douceur. Contrairement aux amis de
son père, il ne jurait pas, ne regardait pas les autres femmes, ne buvait
pas avant de prendre le volant, l'écoutait comme s'il semblait
sincèrement intéressé par ses propos et, surtout, n'avait fait aucune
tentative pour la pousser à boire et la bousculer ensuite dans un recoin.
A sa façon discrète, romantique et merveilleusement efficace, Antonio
Rocha s'était arrangé pour que Sophie se sente belle, intéressante et
digne d'attention. C'était la première fois que cela lui arrivait...
A vingt ans, Sophie n'avait jamais eu de relation sérieuse avec un
garçon, et elle était restée vierge par crainte de mal tourner. Elle avait eu
sous les yeux suffisamment d'exemples avec les amies de son père... Sans
avoir à se soucier d'une maternité non désirée, elle avait néanmoins
compris que des relations sexuelles débridées nuisaient à l'estime de soi,
et pouvaient briser toute perspective d'avenir. Sophie se jugeait assez
maligne pour éviter ces pièges mais, généralement confrontée à de
grossières avances, elle n'avait jamais connu de réelle tentation.
Jamais elle n'avait passé de nuit blanche à se demander quand elle
allait revoir un homme. Jamais elle ne s'était tourmentée pour savoir si
cet homme la trouvait à son goût ou faisait seulement preuve de
politesse ! Et jamais elle n'avait fantasmé sur le goût qu'aurait son
baiser... Antonio avait tellement enflammé son imagination que
lorsqu'elle le revit le lendemain, elle ne put s'empêcher de rougir. Une
timidité inhabituelle s'empara d'elle au point de la faire bégayer.
Antonio se montra aussi empressé que la veille et elle traversa la
journée des cérémonies avec la légèreté d'un papillon, flottant sur un
nuage. Jamais elle n'aurait pu imaginer que le mariage de sa sœur lui
procurerait un tel bonheur ! Le réveil n'en avait été que plus cruel,
vingt-quatre heures plus tard...
Antonio vit les deux paires d'yeux, une verte et une sombre, qui le
dévisageaient avec anxiété. Et pour la première fois en trente années
d'existence, il se fit l'effet d'être le grand méchant loup... Lui qui passait
sa vie à réparer les erreurs des autres ! Qui était prêt à tout pour assurer
l'avenir de sa nièce ! Une bouffée de colère lui monta à la gorge.
L'approche diplomatique avait assez duré.
— Je suis justement celui grâce à qui l'avenir s'éclaircira. Chercheriez-
vous à vous montrer insultante ?
— Non, bien sûr, s'exclama Sophie, affolée qu'il ait si mal interprété sa
pensée. Je voudrais seulement savoir ce qui nous attend.
Au fur et à mesure qu'il parlait, toute couleur s'était retirée des joues
de Sophie.
— Nous... nous ne vivons pas dans la pauvreté, mais simplement dans
la gêne, déclara-t-elle d'une voix tremblante.
— De mon point de vue, la nuance est négligeable. Je ne souhaite pas
vous offenser mais il nous faut regarder la vérité en face... Je peux
procurer à Lydia une vie bien meilleure que vous ne le pourrez jamais.
Sophie crut qu'elle allait défaillir. La simple idée de perdre l'enfant lui
était intolérable. Une peur panique s'empara d'elle.
— Vous ne pouvez pas... me la retirer !
— Je ne vais pas vous l'arracher ! Ce langage est celui du cœur, pas celui
de la raison ! lâcha-t-il, au bord de l'exaspération.
Sophie prit une respiration tremblante.
— Je n'en ai pas honte. Chez moi, le cœur l'emporte toujours sur
l'argent !
— Vous n'avez pas dû souvent avoir le choix, rétorqua Antonio, acculé
par l'évident chagrin qu'il lisait sur ses traits.
Comment était-il possible qu'il en soit, lui, réduit à se défendre ?
— De toute façon, tout ce que vous pourrez dire n'y changera rien,
hurla Sophie. Je l'aime, et pas vous !
— Dans ce cas, déclara Antonio avec un calme glacé, commencez par
vous taire. Vous l'effrayez.
Sophie lui décocha un regard apeuré et se rencogna, berçant
doucement l'enfant. Pendant qu'elle la calmait, Antonio réfléchissait
C'était une erreur de vouloir résoudre ce problème comme s'il traitait
avec une entreprise. D'ailleurs, rien n'était plus éloigné d'une femme
d'affaires que celle qu'il avait en face de lui ! Aller droit au but, comme il
en avait l'habitude, n'avait eu pour seul résultat que de l'affoler. Il n'y
avait rien de raisonnable chez Sophie, rien de contrôlé. Quelle nature
passionnée ! Jamais il n'avait rencontré quelqu'un qui se laisse aussi
facilement aller à l'émotion et la façon directe dont elle l'exprimait
exerçait sur lui une fascination presque indécente. Cette fascination
menaçait de prendre un tour nettement sexuel et, furieux contre lui-
même, Antonio tenta d'étouffer le désir qui le gagnait. Mais par
honnêteté, il devait bien admettre qu'il ne désirait qu'une chose, la
prendre dans ses bras et la jeter sur le lit le plus proche. Réponse peu
appropriée à sa détresse, reconnut-il avec une amère ironie. S'il cherchait
à la calmer, ce n'était pas le meilleur moyen ! Il se méprisa d'avoir eu une
impulsion aussi primitive. Depuis trois ans, rien n'avait donc changé ?
Sophie lui faisait toujours le même effet... Pour le présent, mieux valait
cesser les hostilités : poursuivre la discussion dans une atmosphère aussi
tendue ne produirait aucun résultat.
Les yeux brillants de fureur, elle alla lui ouvrir la porte du mobil-
home. Son corps frémissant avait la grâce d'un elfe. Ses boucles
dansaient sur ses épaules et retombaient jusqu'à la chute de ses reins, à
la cambrure dessinée par le tissu usé de son jean. Cette vision eut un
effet explosif sur la libido d'Antonio. Il chercha à se maîtriser en prenant
une profonde inspiration, peu fier de lui-même. Mais le désir croissait en
puissance. Il aurait voulu saisir Sophie, la secouer comme une poupée de
chiffon, lui dire le mépris que lui inspirait une si piètre explication, que
seul un imbécile aurait pu avaler. Il aurait voulu lui demander ce qui lui
donnait le droit de lui parler avec une telle impudence, lui apprendre le
respect, la faire ployer dans ses bras, la faire crier de plaisir plus qu'elle
ne l'avait jamais fait sur une plage ou ailleurs. Il aurait voulu lui faire
l'amour comme personne avant lui.
— Mais étant ce qu'il était, un homme rompu à la discipline, il se
contenta de sortir calmement. Il ne pouvait plus ignorer l'évidence,
cependant : ce qui l'attirait chez elle ne pouvait être que ce qu'il
méprisait le plus chez les autres, une émotion et une sexualité affichées,
à fleur de peau…
3
Norah la prit dans ses bras pour une étreinte réconfortante et partit
sans ajouter un mot.
Suivant le conseil de son amie, Sophie se rendit sur la plage et marcha
longuement, laissant le vent jouer dans ses cheveux. Antonio n'avait pas
changé le moins du monde, se dit-elle fiévreusement. Il ne savait pas
s'occuper d'un enfant, c'était évident à la façon dont il avait saisi Lydia,
mais il était bien trop arrogant pour l'admettre ! Et il avait gardé contre
elle les mêmes préjugés qu'auparavant...
Ses souvenirs d'Espagne étaient curieusement vifs, malgré les trois ans
écoulés, et elle ne put empêcher les images d'affluer à son esprit. Le
mariage de sa sœur s'était déroulé comme en rêve. Antonio l'avait
complimentée sur sa tenue, était resté à ses côtés pour les séances de
photographies, s'était arrangé pour la faire asseoir près de lui aux repas,
sous le prétexte de lui servir de traducteur. Il avait bavardé avec elle,
dansé avec elle et agi constamment comme si le plaisir de Sophie
représentait son unique objectif.
De telles attentions étaient grisantes pour elle. Sans la présence
d'Antonio, elle se serait trouvée la plupart du temps mal à l'aise en
compagnie de ces aristocrates espagnols dont elle ne parlait pas la
langue. Mais avec lui, ces moments devenaient magiques. Elle flottait
sur un nuage de bonheur.
Soudain sérieux, il plongea ses yeux d'or dans les siens et la maintint
captive sous le magnétisme de son regard. L'espace d'une seconde,
Sophie sentit que le monde basculait...
Elle passa toute la nuit en compagnie du jeune Terry, à écumer les bars
de la côte... En vain. Aux petites heures du matin, ils revenaient par la
plage à l'hôtel du club, défaits par la fatigue et l'inquiétude, lorsque
Sophie aperçut Antonio qui sortait d'une limousine garée devant l'hôtel.
Son cœur bondit de joie. Elle envoya Terry se coucher et obliqua vers
Antonio.
— J'avais tellement peur de ne pas vous revoir ! s'exclama-t-elle, trop
épuisée pour se rappeler l'excuse qu'elle lui avait fournie la veille.
— Vous ne me reverrez plus, décréta Antonio d'un ton glacial.
Il la jaugeait avec mépris. Echevelée, les vêtements sales et froissés,
Sophie se rendit compte à quel point elle était peu présentable. Les yeux
d'Antonio étaient devenus presque noirs...
— Pour quelqu'un de malade, reprenait-il d'une voix cassante, vous
n'avez pas hésité à passer la nuit dehors en compagnie d'un garçon...
C'est agréable de faire l'amour dans le sable ?
Brisée par son dédain, abattue par sa nuit blanche, Sophie rougit
d'embarras et se tut. Sa sœur avait raison, elle n'était vraiment pas à la
hauteur des exigences d'un marquis...
— De toute façon, cela n'a aucune importance, décréta Antonio. De quel
droit jugerais-je votre conduite ? Vous m'avez raconté des histoires, et
après ? Ce ne sera pas la première fois qu'on se ment au sein d'une
famille ! D'ailleurs, en dépit de nos liens de parenté, nous ne sommes
que peu susceptibles de nous revoir. Je vous souhaite un excellent retour
chez vous après ce petit intermède exotique...
Il lui avait tourné le dos sur ces entrefaites et Sophie avait compris à
quel point les bonnes manières pouvaient blesser. Cette façon de lui
souhaiter bon retour en souriant poliment était la flèche la plus acérée
qu'elle ait jamais reçue.
Il lui fallut longtemps pour s'en remettre. En l'espace de vingt-quatre
heures, elle était tombée folle amoureuse. Et de qui ? D'un grand
d'Espagne qui n'avait que mépris pour elle ! Par la suite, ressassant son
désespoir, elle avait mille fois souhaité que leur rencontre n'ait jamais eu
lieu. Au moins, elle n'aurait rien eu à regretter, au lieu de comparer les
hommes qui lui faisaient des avances à un noble espagnol beau comme
un dieu... et tout aussi hors d'atteinte.
Les joues rosies par l'air vif du bord de mer, Sophie fixa son profil de
médaille. Contre toute attente, le velours de sa voix lui donnait de
l'espoir. Ou bien était-ce l'effet magique que la plage avait toujours sur
elle ?
— Vous pouvez vous installer en Espagne, déclara Antonio.
Sophie manqua s'étrangler.
— Moi ? Pas question !
L'or sombre des yeux d'Antonio se riva sur son visage rebelle.
— Essayez de ne pas m'interrompre. Bien sûr, Lydia vivrait au château
mais je possède de nombreuses propriétés alentour. Je pourrais vous
loger. Gracieusement, bien sûr. Et vous verriez la petite autant qu'il vous
conviendrait Elle s'adapterait bien plus facilement à la vie au castillo si
vous étiez avec elle.
Sophie s'arrêta net et croisa les bras sur sa poitrine, indignée.
— Donc, il ne me reste qu'à abandonner ma vie, à quitter mon pays
pour vous suivre à l'étranger et vivre dans votre ombre ! Vous pouvez
garder votre charité ! Je ne suis peut-être pas très fine mais de là à vous
céder Lydia contre un « château en Espagne », merci bien !
— Je ne comprendrai jamais votre façon de vous exprimer, soupira
Antonio, contrarié. Me « céder » l'enfant ! Comme si je comptais la
réduire en esclavage ! Il ne s'agit que de lui donner la meilleure
éducation, avec l'aide d'excellents professionnels !
— Nous y voilà ! Vous allez vous en débarrasser en la confiant à
d'autres ! lança Sophie, rouge de colère. Pourquoi ne pas reconnaître que
tout ceci vous pèse et que vous le faites uniquement par devoir ?
Il n'y avait dans son regard aucune trace de repentance et Sophie s'en
offusqua.
— Ne regrettez rien, je vous aurais déçue.
— Ça m'étonnerait...
Ses beaux yeux d'or sombre la jaugèrent un instant puis se perdirent
au loin, soudain pensifs.
— D'un point de vue purement spéculatif, reprit-il enfin, que seriez-
vous prête à concéder pour vivre avec Lydia ?
Elle fronça le sourcil.
— Tout. Elle est le centre de ma vie.
Il y eut encore un silence, lourd, oppressant. Sophie s'aperçut qu'elle
respirait difficilement. Le regard soutenu d'Antonio la déconcertait.
— Si le maintien de vos relations avec l'enfant était garanti, seriez-
vous prête à m'accorder ce que je demande ?
— Sauf si vous me demandez de tuer quelqu'un, répliqua
immédiatement Sophie.
Quelle curieuse question... Où voulait-il en venir ?
— Lydia a besoin d'une mère, reprenait Antonio. Donc il faut que je
me marie. D'autre part, j'aime ma liberté et je n'ai pas l'intention de
modifier ma vie... Là se trouve le cœur du problème. Mais si j'opte pour
un mariage de convenance, le problème n'existe plus. J'imagine une
union conclue pour cinq ou dix ans maximum, et terminée par un
divorce à l'amiable...
Doña Ernesta allait peut-être trouver une telle union choquante... Mais
sa grand-mère avait du caractère, elle saurait s'adapter. La présence de
sa petite-fille au castillo lui deviendrait vite précieuse. Quant aux autres
— famille, relations —, s'ils n'étaient pas contents, tant pis ! Antonio était
assez individualiste pour s'en moquer. D'ailleurs, tous ceux qui avaient
rencontré Sophie au mariage avaient été charmés par sa spontanéité.
Doña Ernesta se chargerait de lui apprendre l'indispensable pour
évoluer dans la bonne société madrilène et au bout du compte, tout le
monde s'habituerait.
Sophie dévisageait Antonio, les yeux agrandis par un étonnement sans
borne. Il lui demandait sa main... Un mariage de convenance, car on
n'aurait pu imaginer deux personnes plus différentes qu'eux ! Et en
même temps... n'était-ce pas la solution rêvée pour la garde conjointe de
Lydia ? Elle en restait néanmoins sidérée : Antonio lui offrait son nom
pour le bien-être de Lydia et cette décision ne lui avait pas pris plus de
deux minutes !
— Dios mio ! Dites oui, qu'on puisse enfin quitter cette plage humide !
Sophie cligna des yeux devant cette impatience toute masculine.
Vous ne pouvez pas lancer une pareille bombe et vous attendre à ce
qu'on se décide en dix sec...
Le chauffeur lui ouvrit la porte. Norah était déjà sortie avec Lydia dans
son couffin. Sophie mit à peine le pied à terre qu'elle fut entourée d'une
nuée de journalistes. Des questions fusaient de toute part, des appareils
photo la mitraillaient.
— Votre nom ?
— Que pensez-vous d'un mariage si soudain ?
— Amie de la mariée ou du marié ?
Norah s'interposa.
— C'est elle la mariée, déclara-t-elle d'une voix bougonne. Laissez-nous
en paix, vous voyez bien qu'il y a un bébé avec nous !
— C'est vous, Sophie Cunningham ? lança un des photographes,
éberlué.
Tremblante, elle s'avança. Elle aurait tout donné pour qu'il lui adresse
un sourire ou un regard appréciateur... Rien de tel ne se produisit. Ces
trois dernières semaines, ils n'avaient échangé que des appels
téléphoniques, brefs et distants, pour régler des points de détail. Et
aujourd'hui, Antonio était venu finaliser le contrat... Qu'espérait-elle
d'autre ?
Antonio prit sa nuque, refermant les doigts sur ses boucles couleur
caramel, lui renversa la tête et, tel un oiseau de proie, fondit sur sa
bouche pour un baiser exigeant. Surprise, elle tressaillit. Rien ne l'avait
préparée à pareille démonstration et une onde de plaisir la submergea.
Antonio était bien un Rocha, se dit-elle avec un sursaut de bonne
humeur ! Et il faudrait qu'elle s'habitue : chez lui, on ne se pliait pas aux
ordres, on les donnait...
Il dardait sa langue en elle, conquérant, et une insoutenable douceur
s'insinuait en Sophie. La tête lui tournait. Pour garder l'équilibre, elle
noua les bras autour de sa nuque et lorsqu'il libéra ses lèvres, elle dut
s'abriter un instant au creux de son épaule pour reprendre son souffle. Il
l'écarta doucement, dans un tonitruant silence peuplé des battements de
son cœur. Norah les contemplait, bouche bée.
Norah s'avança pour prendre congé et leur confier Lydia, qui dormait
à poings fermés dans son couffin. En embrassant Sophie, elle lui glissa à
l'oreille:
— Quand nous avons parlé du mariage, tu aurais pu me dire que vous
deux... Enfin, ce baiser m'a mise au courant !
Sophie se trémoussa, rougissante.
— Ce n'est pas ce que tu crois, Norah…
— C'est très bien, en tout cas. Exactement ce qu'il te faut. Et ce sera bon
pour mon Matt de te voir mariée. Il a passé sa vie à te contempler
comme un chiot en mal d'affection, maintenant, il va falloir qu'il prenne
son avenir en main !
Antonio interrompit les effusions. Leur avion les attendait et il avait
hâte de mettre le cap sur l'Espagne, à présent que les formalités étaient
accomplies. Après les ultimes embrassades, Sophie le suivit dans la
limousine où le chauffeur avait déjà installé Lydia.
De quel droit parlait-il ainsi du plus gentil garçon que la terre ait porté
? Etait-il jaloux de ses prérogatives ? Sa réaction irrita Sophie. Il avait
bien précisé que la fidélité ne faisait pas partie de ses obligations...
D'ailleurs, il suffisait qu'il aborde un lieu public pour que toutes les
femmes se tournent vers lui, attirées comme par un aimant. Comptait-il
lui interdire tout contact avec un homme ? C'était injuste et elle sentit
qu'elle le détestait. Elle lui en voulait d'être beau, de lui faire autant
d'effet, d'être devenu son mari avec la même désinvolture que s'il
accomplissait une formalité sans importance. Elle qui avait commencé la
journée sur un petit nuage ! Il ne lui avait épargné aucune occasion de
redescendre sur terre...
— Il s'agit d'un vieil ami, fit-elle, haussant les épaules et s'efforçant au
calme. Il venait me dire au revoir.
Les pleurs piquaient ses paupières mais, cette fois, ce n'était plus
l'attendrissement qui les provoquait Elle avait épousé l'homme le plus
insupportable qui pût exister, et s'apprêtait à quitter pour lui pays et
amis... Ne pouvait-il au moins arrêter un instant de la soupçonner ?
Il lui lança un regard noir, visiblement peu convaincu.
— Nous en reparlerons, gronda-t-il. A présent, si tu veux bien te
dépêcher, notre avion attend...
— Mais il faut nourrir Lydia ! Les avions peuvent toujours attendre,
pas les bébés !
Antonio leva les yeux au ciel alors qu'elle s'installait sur une des
confortables banquettes du salon VIP et commençait à déballer petit pot
et cuiller. Son agacement irrita profondément Sophie : croyait-il que les
bébés pouvaient sauter un repas ? A le voir soupirer, on aurait cru que
nourrir un enfant en public était le comble du mauvais goût II allait
devoir s'habituer à cela comme au reste !
Fasciné malgré lui par la façon dont elle mordillait sa lèvre rose en
parcourant le magazine, Antonio se demanda comment elle pouvait
afficher une aussi tranquille assurance après l'avoir bafoué en public.
— Quelles explications peux-tu fournir pour la scène de l'aéroport ?
lança-t-il tout en arpentant la cabine.
— Matt m'a apporté des fleurs, répondit Sophie sans la moindre gêne.
Un cadeau d'adieu. Cela tombait bien, tu ne m'en as pas offert pour
notre mariage...
Elle gardait les yeux sur sa lecture, comme si tout ceci n'avait aucune
importance.
— Pourrais-tu me regarder quand je te parle ? explosa Antonio.
— Je ne boude pas !
— Je ne sais pas comment tu te comportes habituellement, mais cette
fois tu boudais, l'informa Antonio, se demandant comment elle réagirait
s'il fermait son impétueuse bouche rose d'un baiser. Et si cette scène
ridicule vise à me faire oublier ce qui s'est passé à l'aéroport, tu me crois
bien naïf !
Sophie rougit malgré elle. Son désir de provocation s'estompait devant
la blessure qu'elle lisait dans les yeux d'or sombre.
— Il ne s'est rien passé à l'aéroport.
— Rien ? tempêta-t-il. Les marquis de Rocha attendent un peu plus de
tenue de la part de leur femme !
Sophie ne s'éveilla qu'en sentant une main sur son épaule. Ses longs
cils battirent et le beau visage sombre d'Antonio apparut devant ses
yeux. Immédiatement, sa bouche s'assécha. Elle avait beau lutter, il lui
faisait toujours le même effet...
— Nous arrivons dans un quart d'heure, murmura-t-il doucement. J'ai
pensé que tu préférerais être réveillée avant l'atterrissage. Tu as bien
dormi ?
— Comme un loir, déclara Sophie en regardant sa montre. C'est
incroyable que Lydia m'ait laissée tranquille si longtemps !
— Je me suis occupé d'elle.
Un flot de sang monta aux joues de Sophie, pour s'en retirer aussitôt.
Les paroles d'Antonio venaient de réduire à néant la fragile estime
qu'elle avait d'elle-même. Quelle que soit la façon dont elle s'y prenne,
elle agissait toujours de travers avec lui...
— Je sais ce qu'est la loyauté, protesta-t-elle en un murmure blessé. Je
n'ai jamais trahi Belinda, sache-le, même si je ne viens pas d'une famille
aussi huppée que la tienne.
Une heure après, assise dans la somptueuse limousine venue les
attendre à l'aéroport, Sophie découvrait la campagne madrilène. Le
soleil couchant dessinait de pittoresques villages aux maisons de pierre
et des bosquets de chênes verts aux formes torturées.
— Nous voilà chez nous, l'informa Antonio très peu de temps après
qu'ils eurent quitté l'aéroport.
— Tout ceci fait partie de tes propriétés ?
— Oui. C'est mon arrière-grand-père qui a fait planter ces arbres,
répondit Antonio en désignant fièrement la rangée de chênes séculaires
qui bordait la route.
Le pont qu'ils passèrent un peu plus loin fut aussi attribué à l'un des
ancêtres d'Antonio.
— On croirait le marquis de Carabas, ne put se retenir de murmurer
Sophie.
— De quel marquis parles-tu ? s'enquit Antonio, perplexe.
— De celui du conte... Le chat d'un pauvre paysan voulait
impressionner le roi, expliqua-t-elle, et il prétendait que tout ce qu'ils
croisaient était propriété de son maître. Bien sûr, en ce qui te concerne,
c'est la vérité mais, pour moi, c'est aussi fabuleux qu'un conte. J'ai du
mal à réaliser ce qui m'arrive...
Elle s'interrompit. Le détour du chemin leur découvrait une colline
escarpée au sommet de laquelle se dressait le plus fabuleux château de
contes de fées dont elle ait pu rêver. Orné de tours médiévales crénelées,
il dominait fièrement le paysage verdoyant. Sophie en avait le souffle
coupé. Jamais elle n'avait vu aussi noble architecture et le château la
conquit dès le premier instant.
— C'est ici que va être élevée Lydia ? dit-elle à mi-voix pour s'en
convaincre.
— Et ici que tu habiteras. Quant à Lydia, j'ai fait engager une nourrice
pour t'aider.
—A condition qu'elle me convienne, c'est parfait.
Une aide serait la bienvenue, bien qu'elle n'en ait jamais eu l'habitude.
Mais il fallait s'adapter, songea Sophie : ce qu'elle considérait
auparavant comme un luxe deviendrait partie intégrante de son
quotidien...
Une porte monumentale donnait accès à une vaste cour intérieure. La
limousine s'y engouffra. Sophie avait l'impression de remonter le temps.
Une fontaine occupait le point central de la cour, bordée d'arcades en
pierres dorées qui rutilaient grâce à un éclairage intérieur ingénieux.
Des oliviers en pots soulignaient le cadre, et le murmure de la fontaine
parachevait l'impression de sérénité que donnait le patio. Le lieu était
magique.
Lorsque tout le personnel eut été passé en revue, Antonio prit la main
de Sophie et la conduisit vers un imposant escalier de pierre.
— Tu dois mourir de faim, murmura-t-il. J'ai fait préparer une collation
pour me faire pardonner ma négligence.
Ils montèrent à l'étage. Les pièces étaient monumentales,
vertigineusement hautes. Sophie, levant la tête, en éprouva comme un
étourdissement. Le bras d'Antonio fut là pour la soutenir.
— Il faut te reposer. Laisse-moi te mener à ta suite.
Elle découvrit un salon superbement meublé qui ouvrait sur une
chambre. Celle-ci, à son tour, donnait sur une salle de bains marbrée du
sol au plafond, avec dressing-room attenant. C'était sublime de
raffinement. Sophie, foulant un tapis de soie, avait du mal à concevoir
qu'elle était chez elle.
— Le dîner sera servi dans vingt minutes, précisa Antonio.
— Ici ? Quelle bonne idée...
Sophie redoutait de devoir s'habiller pour dîner en bas, dans une salle
à manger qu'elle imaginait impressionnante, toute décorée de portraits
d'ancêtres au regard sévère. Son soulagement fut palpable et amusa
Antonio.
— Pour une première fois, j'ai pensé que tu serais mieux dans ta suite.
Mais je veux que tu te sentes à l'aise au castillo. Tu es ici chez toi !
Il fixa sur elle le profond regard de ses yeux d'or et Sophie frémit
Comment pourrait-elle jamais se sentir à l'aise dans un décor aussi
grandiose ?
— Je crois que je vais avoir du mal à m'y habituer ! s'exclama-t-elle avec
un rire gêné.
— Mais non. Ma grand-mère t'y aidera.
— Le penses-tu ? Je ne sais pas si elle est très heureuse de ma venue...
— Ne te fie pas à la première impression. Ma grand-mère saura se
montrer très cordiale quand elle aura fait connaissance avec toi. Je
regrette que vous ne vous soyez pas vraiment vues au mariage de ta
sœur, cela aurait facilité les choses... Au fait, elle ne sait rien des
conditions de notre mariage. Je ne tiens pas à ce que notre secret
s'ébruite.
Sophie n'en croyait pas ses oreilles.
— Dona Ernesta nous croit réellement... mari et femme ? Tu devrais lui
dire la vérité !
— Mais nous sommes mari et femme, querida, lui rappela Antonio en
souriant. Pour le reste, cela ne ferait que compliquer les choses. Je
connais bien ma famille, laisse-moi décider de la meilleure façon de
présenter notre... arrangement.
Elle lutta vaillamment pour ne pas céder au chagrin. Il aurait fallu une
princesse pour intéresser Antonio, une de ces femmes sophistiquées que
sa grand-mère aurait aimé lui voir épouser. Elle n'était pas de ces
femmes-là.
Reposée, rafraîchie, elle émergea du bain pour se draper dans une
moelleuse serviette. Ses cheveux humides, séchés à la va- vite,
retombaient en boucles désordonnées sur ses épaules. Elle les coifferait
plus tard. Dans l'immédiat, elle désirait satisfaire un besoin plus
instinctif : l'arôme délicieux d'un repas mettait son estomac au supplice.
Au milieu du salon trônait une table dressée pour deux. Les couverts
d'argent et les verres en cristal étincelaient. Sur une table roulante,
plusieurs plats attendaient, soigneusement couverts, Curieuse, elle
soulevait l'un des couvercles quand elle aperçut Antonio. Du balcon, il
l'observait. Elle sursauta.
_Oh... C'est toi qui as apporté tout ça ?
Antonio dut faire un effort pour paraître naturel : n'était-il pas en train
de la fixer de façon vraiment indécente ? Elle l'avait pris en flagrant délit
d'admiration... mais comment ne pas l'admirer ? Avec ses joues rosies
par la chaleur du bain, ses cheveux en désordre et cette serviette de rien
du tout qui la dissimulait à peine, il aurait été fou de détourner les yeux.
— Non, répondit-il en souriant, reprenant tout son aplomb, mais je
compte bien le partager avec toi... ainsi que le reste.
Devant la mine ébahie de Sophie, il précisa :
— Ne crois-tu pas qu'on trouverait choquant que je passe cette première
nuit loin de ma femme ? N'oublie pas qu'il s'agit de notre nuit de noces,
les apparences comptent.
— Bien sûr, marmonna Sophie, consciente de l'obligation qu'il
s'imposait pour ne pas trahir leur secret. Eh bien, je ferais mieux d'aller
m'habiller...
Non, un simple peintre en bâtiments qui venait rénover ses murs... J'ai
été conçue mais ma mère, Isabel, a vite compris l'erreur qu'elle avait
commise ! Mon père sait séduire les femmes mais pas les garder. Et
comme il aime l'argent... Isabel l'a payé pour s'occuper de moi après ma
naissance et elle est restée avec le père de Belinda. Chaque mois elle
envoyait une pension. Je ne l'ai jamais vue.
La brise du soir soulevait les voiles du balcon et venait jouer dans ses
cheveux, emmêlant ses boucles. N'y tenant plus, Antonio avança la main
vers son visage et remit en place une mèche folle qui s'était accrochée à
sa bouche.
— J'adore tes cheveux, murmura-t-il. On les dirait animés d'une vie
propre...
Son geste avait été doux, à peine la caresse d'une aile de papillon.
Sophie s'immobilisa, toute son attention centrée sur lui. Elle se sentait
oppressée soudain, le cœur battant. La serviette drapée autour d'elle la
serrait, il lui sembla que ses seins cherchaient à s'en échapper. Une
énergie sourde emplissait tout son corps. Elle eut tellement envie qu'il
l'embrasse qu'elle aurait pu en mourir.
— Et ta bouche, rouge comme ces fraises... Quand tu les mords, je
crains que tu ne te mordes, reprenait Antonio à mi-voix.
Il prit sa bouche avec une lenteur calculée, n'allant pas plus loin que le
simple contact de leurs lèvres. Le désir qui irradiait en Sophie se précisa
et ce fut un embrasement de tout son être, d'une soudaineté presque
effrayante. Impulsivement, elle attira Antonio à elle, sans même réaliser
ce qu'elle faisait. Il résista, avec un rire de gorge et une expression
d'intense satisfaction au fond des yeux.
— Doucement, querida... Chez moi, ce ne sont pas les femmes qui
prennent l'initiative...
Les mots d'Antonio lui firent l'effet d'une gifle et elle roula sur le côté,
se relevant d'un bond;
— Hé... je plaisantais, s'excusa-t-il aussitôt, frappé par la force de sa
réaction.
Elle était imprévisible, si différente de ces femmes chez qui le petit jeu
de la domination pimentait des élans pas toujours sincères... En dépit de
son expérience, Antonio eut l'impression que, avec Sophie, il lui restait
beaucoup à apprendre.
— Je ne suis pas un sujet de plaisanterie ! lança-t-elle avec un regard
blessé.
Sa fierté combative reprenant le dessus, elle ajouta :
— Ne va surtout pas imaginer que je me jette à ta tête, à moins que tu
ne veuilles pécher par arrogance !
Il s'était levé à son tour, et, la rejoignant, il l'enferma dans l'enclos de
ses bras.
— Tu es un vrai baril de poudre... Prête à exploser à la moindre
étincelle ! Ne crois pas que cela me gêne, querida, au contraire...
— Alors ne joue pas avec moi.
— Je ne joue pas... Crois-moi, admit-il avec une sincérité soudaine, tu
me fais un tel effet qu'à tes côtés j'ai du mal à calculer quoi que ce soit...
Il planta sur ses lèvres un baiser si fougueux qu'elle sentit la tête lui
tourner. Heureusement, ses bras puissants étaient là pour la soutenir.
— On ne peut pas toujours tout calculer, murmura-t-elle contre sa
bouche.
Il s'écarta un bref instant, presque irrité contre lui-même.
— J'y arrive bien, d'habitude ! Mais cela, je ne l'avais pas prévu dans le
contrat; gronda-t-il en reprenant ardemment ses lèvres.
— Dans ce cas, arrête ! fit Sophie en agrippant sa nuque et l'obligeant à
relever la tête.
Leurs regards se heurtèrent et ce fut un brasillement d'étincelles.
— Je ne peux pas, avoua Antonio d'une voix rauque. Je t'ai désirée du
premier jour où je t'ai vue, il y a trois ans... Et aujourd'hui, je te désire
encore plus furieusement !
Sophie voila de ses longs cils l'éclair de joie qui avait traversé son
regard. Jamais elle n'aurait espéré pareil aveu. Bien sûr, ce n'était pas de
l'amour mais elle ne s'autorisait pas à rêver d'un tel sentiment de la part
d'Antonio. Au moins, elle avait provoqué en lui une réponse et c'était
déjà merveilleux. Cela ne durerait pas, tenta-t-elle fiévreusement de se
raisonner mais c'était là, à sa portée. Antonio brûlait d'un désir qui
faisait écho au sien et elle n'était pas fière au point de le dédaigner.
— Touche-moi...
C'était comme une prière sur ses lèvres, une supplication corroborée
par le rythme instinctif que l'attente imprimait à ses hanches. Elle le
voulait en elle.
Le regard brûlant d'Antonio plongea dans l'eau pure du sien. Ses yeux
étaient deux lacs verts, lumineux.
— Je sais que je t'ai fait mal. Je me suis montré trop brusque ?
— Non, bien sûr que non, protesta-t-elle en rougissant, bien trop fière
pour avouer qu'il était son premier amant.
— Tu m'excites au-delà de toute expression, admit Antonio d'une voix
rauque, j'en oublie à quel point tu es fragile.
Il revint en elle à un rythme plus lent, parfaitement maîtrisé. Le corps à
présent réceptif de Sophie l'accueillit avec un frisson de plaisir. Peu à
peu, alors qu'Antonio accélérait le tempo, une vague brûlante de
sensations l'engloutit. Glissant les mains sous ses hanches, il la fit
basculer, se fondant encore plus intimement, plus crûment en elle. Le
cœur battant à tout rompre, Sophie cherchait sa respiration. La volupté
qui la taraudait était presque insupportable. Chaque parcelle de son être
implorait la délivrance. Un tremblement s'empara d'elle alors que son
plaisir culminait dans une explosion bouleversante. Se convulsant au
rythme des vagues qui déferlaient en elle, elle ne put retenir un cri
extasié.
Sophie reposait entre ses bras, heureuse. Elle flottait dans un océan de
bonheur tel qu'elle n'en avait jamais connu, sauf parfois en rêve, l'un de
ces rêves dont on n'aurait jamais voulu s'éveiller. Elle y marchait main
dans la main avec Antonio, le long de plages ensoleillées... Depuis leur
première rencontre, Antonio habitait ses divagations nocturnes. Elle
venait d'apprendre qu'il dépassait de loin tous les fantasmes dont elle
avait réchauffé ses nuits... L'infini plaisir qu'il lui avait donné lui
assurait la première place dans ses rêves et ce, jusqu'à la fin des temps !
Songea Sophie avec humour, se pelotonnant contre lui.
Pour la première fois depuis trois ans, elle osait s'avouer qu'elle aimait
cet homme. Bien sûr, il n'était pas question qu'il l'apprenne mais il lui
avait dérobé son cœur au premier regard. Et même si elle savait
qu'aucun espoir n'était permis, nul homme n'aurait pu le supplanter à
ses yeux. Duquel de ses atouts était-elle le plus éprise ? De son charme,
du raffinement de sa courtoisie, de son physique conquérant ou de son
fabuleux sourire ? Elle n'aurait pu le dire avec certitude mais il était le
seul à l'émouvoir, le seul aussi qui pouvait la blesser si vite et si
profondément. Face à lui, elle devenait hypersensible, prompte à
s'emporter... Il lui faisait perdre tous ses moyens, son bon sens s'envolait
aux quatre vents. Pourquoi diable avait-elle offert sa virginité à cet
homme qui lui avait promis l'infidélité par contrat ? Et s'il ne voulait pas
être un vrai mari pour elle, que faisait-il dans son lit ? Cette réflexion
assombrit son horizon et inconsciemment, elle bougea, cherchant à se
dégager.
Occupé, sans doute... Mais par quoi ? Ou plutôt, par qui ? Sophie tenta
d'éliminer le doute insidieux qui la tourmentait. Pourquoi souffrir
inutilement ? Elle n'avait aucun contrôle sur Antonio et ne pouvait
prétendre à aucun, d'autant moins que ses paroles hâtives avaient
détruit le lien fragile qui se forgeait entre eux. Depuis huit jours qu'il
avait quitté le castillo, Antonio avait appelé plusieurs fois mais toujours
de façon brève et en évitant tout sujet personnel.
— Sophie, puis-je vous parler franchement ?
Quoique surprise par la demande, la jeune femme ne put
qu'acquiescer.
— Bien sûr...
— Je n'ai nul désir de me mêler de votre vie privée mais je vois que
vous n'êtes pas heureuse, mon enfant...
Sophie se hâta de protester.
— Je vous assure que si...
— Je comprends qu'il est difficile pour une jeune épouse de voir partir
son mari. Il est naturel qu'il vous manque.
Les paupières de Sophie se mirent à la piquer. Antonio lui manquait
terriblement, plus qu'elle ne l'aurait soupçonné. La profondeur de ce
qu'elle ressentait pour lui l'effrayait.
— Vous devez vous ennuyer dans ce grand château vide, reprenait
dona Ernesta. Pourquoi n'iriez-vous pas vous installer à Barcelone en
son absence, dans notre hôtel particulier ? Vous pourriez vous amuser et
revoir quelques jeunes gens de la famille qui se trouvaient au mariage de
Pablo.
Sans doute pas, mais l'intimité qu'Antonio avait acceptée lors de leur
nuit de noces bouleversait la donne. Qu'advenait-il de leur contrat dans
ces conditions ? Tout prenait une tournure si incroyablement
personnelle depuis qu'ils avaient fait l'amour ! Leur dispute en avait été
le premier résultat... Le fossé entre eux s'était énormément creusé mais
Sophie, dans ses rares moments d'optimisme, arrivait à se convaincre
que ce n'était pas irrémédiable.
Il prit sa main une fois qu'ils furent installés sur les coussins de la
limousine et elle ne songea pas à l'en empêcher. Au contraire, un
délicieux petit frisson courut le long de son dos.
— Embrasse-moi..., murmura-t-elle malgré elle.
Antonio fixa son regard sur les lèvres roses qui se tendaient vers lui, en
une invitation sensuelle irrésistible. Son habituelle réserve fondit
comme neige au soleil.
Lorsque Sophie l'enlaça, il sentit l'assaut du désir dans ses reins et dut se
maîtriser pour conjurer les images tentatrices qu'elle faisait naître en lui
: il ne l'imaginait que trop bien nue sur la banquette, sa peau crémeuse
mise en valeur par l'écrin sombre du cuir... Ne pouvant se retenir, il prit
fougueusement sa bouche, dardant sa langue dans la douceur moite qui
s'ouvrait à lui.
Sophie réagit instantanément à son baiser. Antonio, d'une simple
pression de ses lèvres, la délivrait de toute crainte, la libérait de toute
inhibition. Elle se plaqua à lui, consumée de désir.
veux-tu ?
Sophie lui retira sa main.
— Si je comprends bien, dit-elle avec humeur, ni mes robes, ni mes
relations, ni mes conversations ne te conviennent !
Antonio lui répondit d'une voix douce comme de la soie.
— Ce que j'essaie de te dire se résume en une simple phrase, querida...
— Eh bien, dis-la et gagnons du temps !
— Tu n'es plus seule au monde, tu es ma femme.
L'audace d'une telle affirmation décupla l'irritation de Sophie.
Elle se contint pourtant, car la limousine les déposait dans la cour de
leur hôtel particulier. Le temps de sortir de la voiture et de monter le
grand escalier puis de passer en flèche devant la domesticité et elle se
retrouva dans la chambre, suivie de près par Antonio.
— Je n'ai rien dit qui puisse te vexer, reprit-il, à peine la porte refermée
sur eux.
— Rien ? explosa Sophie. Quel toupet !
Un lourd silence suivit. Sophie pesait chaque mot et elle tremblait Que
suggérait-il ? Elle aurait tout donné pour devenir vraiment sa femme
mais elle serait morte plutôt que de le lui avouer.
— L'attirance que j'éprouve à ton égard n'est pas raisonnable, reprenait
Antonio d'un ton pensif.
— Si tu veux raisonner, tiens-t'en aux termes du contrat, jeta Sophie,
blessée.
— Ce serait la meilleure chose à faire mais je ne m'en sens plus capable,
admit Antonio d'une voix sourde. J'ai pensé à toi chaque minute depuis
notre séparation. Le désir de toi m'a tenu éveillé chaque nuit. Rien de
ceci n'était prévu dans notre arrangement mais aujourd'hui, ce que je
veux le plus au monde, c'est toi. Oublions le contrat pour l'instant, veux-
tu ? Et profitons de notre couple...
Il l'attira d'une étreinte ferme, celle d'un homme sûr de son pouvoir
sur le destin. Sa détermination envoûta Sophie et elle se laissa aller
contre lui.
— Tu sembles malheureuse...
— Non, fit-elle d'une petite voix, l'enlaçant pour détourner le cours de
ses pensées.
Antonio ne se laissa pas prendre au doux piège de ses bras. Il saurait
ce qui la troublait et balaierait comme un fétu de paille la cause de sa
tristesse.
— Dis-moi ce qui ne va pas.
— Rien, cela ne t'intéresserait pas...
— Essaie, tu verras bien. N'aie pas de secret pour moi.
Sophie tenta de sourire mais le résultat était piteusement tremblant.
Comment avouer qu'elle ne deviendrait jamais mère ?
— Certains problèmes doivent demeurer privés..., murmura-t-elle,
passant le doigt sur la ligne carrée de sa mâchoire, qu'ombrait un début
de barbe bleuté.
Il observa Sophie avec une acuité très masculine, irriguée d'un violent
désir. comment avait-il pu la juger simplement jolie ? Alanguie sous ses
yeux, elle avait un corps de princesse et un visage de rêve, auquel de
hautes pommettes donnaient une indéniable touche de distinction. Il
s'assit sur le bord du lit et fit lever Sophie pour la placer entre ses jambes
et la contempler à son aise.
Elle sourit, intimidée, craignant qu'il ne lui trouve quelque défaut.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
— J'adore te voir, querida, et plus encore te voir nue...
Des larmes de joie montèrent aux yeux de Sophie. C'était une attention
tellement romantique ! Qu'était donc devenu leur mariage de
convenance ? Antonio avait proposé de l'oublier et elle était si follement
amoureuse de lui que cela ne lui était pas difficile... « Profitons de notre
couple », avait-il dit. Il ne se passait pas un jour sans qu'il ne donne à
Sophie mille raisons d'en profiter. Personne au monde ne lui avait jamais
procuré tant de bonheur, ni consacré tant d'attentions !
Bien sûr, lui avouer qu'elle l'aimait était tabou, mais elle pouvait le lui
montrer, faire elle aussi son possible pour qu'Antonio « profite de leur
couple », comme il l'avait lui-même suggéré. Même si cela ne devait pas
durer toujours»..
Entendant son pas dans le couloir, elle se précipita pour l'accueillir. Il
s'engouffra dans la pièce sans un mot de salutation et la fixa d'un regard
où la colère le disputait à la stupéfaction.
Qu'était-ce donc que cette mise en scène, ce pique-nique organisé, cette
tenue légère ? Ne savait-elle pas d'où il revenait ? Intérieurement,
Antonio s'emportait, oubliant qu'il avait lui-même tout fait pour la
tranquilliser en partant.
— Sais-tu que Lydia n'est pas la fille de mon frère ? lui jeta-t-il au visage
sans la moindre précaution.
— Pardon ?
Sophie avait brusquement pâli.
— Tu as très bien entendu.
— C'est une plaisanterie, j'espère...
Sophie le connaissait-elle donc si mal qu'elle le pensait capable de
plaisanter sur une affaire d'honneur ?
— Pas le moins du monde, affirma-t-il d'un ton glacial. Les tests
ADN...
— De quels tests parles-tu ? l'interrompit Sophie, horrifiée.
— J'ai fait pratiquer des tests de routine, pour établir sans doute
possible la filiation.
— Tu veux donc dire que tu doutais du lien entre Lydia et ta famille ?
Antonio s'insurgea.
— Pas du tout ! Et j'avais tort, apparemment... Faire ces tests, c'était
assurer l'avenir de Lydia. Ils étaient obligatoires, de toute façon,
puisqu'elle est née après la mort de Pablo ! Sans cette preuve, on aurait
pu attaquer son héritage. Ainsi que la donation faite par ma grand-
mère.
Le vol de retour lui parut durer une éternité. Et ce ne fut qu'une fois
dans la limousine qui les ramenait au castillo que Sophie s'autorisa à
regarder Antonio, à la dérobée. Après tout, elle n'aurait plus si souvent
l'occasion de le contempler... Leur mariage touchait à sa fin. Il lui
faudrait cacher la profondeur de son désespoir, car il ne lui restait que sa
fierté, et elle tenait à l'emporter intacte... Elle partirait la tête haute.
Antonio, perdu dans ses pensées, ne la regardait pas. Il semblait très
sombre. C'était sûrement une manifestation de son extrême courtoisie. Il
ne pouvait quand même pas exprimer de la joie à l'occasion de son
départ !
A peine arrivés, et sans s'être consultés, ils montèrent d'un même pas
dans la chambre de Lydia. Elle dormait paisiblement, ignorante de la
tempête qui agitait le monde des adultes.
— Il faut que nous parlions, fit Antonio à mi-voix au bout d'un
moment, dans le silence de la chambre...
— Non, souffla Sophie. Je n'ai rien à te dire, tu ne peux pas m'y forcer !
Je dois partir...
Antonio la saisit par la taille et l'adossa au mur, se plaquant contre elle
pour lui bloquer toute issue.
— Je peux au moins te retenir, fit-il d'une voix presque moqueuse. Et te
forcer à m'écouter, même si tu ne veux pas t'exprimer...
Il la souleva comme une plume dans ses bras et la porta sur le lit de
leur chambre. Sophie ne se débattit pas plus d'une seconde. La proximité
d'Antonio anéantissait toutes ses défenses. Furieuse contre elle-même,
elle déclara :
— Tu veux que je te parle, eh bien j'ai une chose à te dire : je sais que tu
ne m'as épousée que pour Lydia ! Tu t'y es senti obligé, parce que...
La voix de Sophie se brisa mais courageusement elle reprit :
— ...parce que tu croyais que je ne pourrais pas avoir d'enfant !
Antonio s'agenouilla devant elle, assise au bord du lit, et la regarda au
fond des yeux.
— C'est faux, mi amor. Cela ne compte pas pour moi.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ?
— Parce que c'est la vérité. J'ai éprouvé beaucoup de tristesse lorsque
j'ai su cela mais le plus important pour moi, expliqua-t-il en liant ses
doigts aux siens, c'était que tu aies survécu à cette terrible maladie.
— Mais pourquoi ? demanda Sophie, déconcertée par des paroles aussi
inattendues.
Le regard d'or d'Antonio se mit à luire doucement.
— Je peux vivre sans avoir d'enfants, mi amor. Mais je ne crois pas
pouvoir vivre sans toi.
La petite Lydia était tout excitée à l'idée d'avoir une sœur cadette et il
fallut toute la patience de dona Ernesta pour lui faire comprendre qu'elle
ne pourrait pas jouer tout de suite avec le bébé !
Sophie parlait à présent couramment espagnol et suivit des stages sur
la rénovation des textiles anciens. Dona Ernesta fut fière de pouvoir lui
confier la sauvegarde des trésors familiaux.