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Mathilde Lequin
Université Toulouse Jean Jaurès, Erraphis
Université Bordeaux Montaigne, SPH
mathildelequin@gmail.com
Séminaire Le Muséum, objet d’histoire
Muséum National d’Histoire Naturel
28/02/2019
Introduction
Constat :
Rétrogradation taxinomique : l’humain, initialement élevé au rang d’un ordre (l’ordre
des Bimanes), occupe désormais le rang d'une sous-tribu (la sous-tribu des hominines).
Quelles sont les raisons de cette rétrogradation?
Plan de l’exposé :
1. La querelle des Bimanes : du débat entre Linné (1758) et Buffon (1766) à la
réhabilitation de l’ordre des Primates par Darwin (1871)
2. La définition de la lignée humaine comme famille des Hominidae (vers 1950)
3. L’ambiguïté des dénominations actuelles : homininés, hominines, hominiens…
1. La querelle des Bimanes
• Mais « l’homme est d’une nature différente, seul il fait une classe à part »
(Buffon, De l’homme, 1749, p. 443).
définition de l’ordre des Bimanes par Blumenbach, 1791, 4ème édition du Manuel
d’histoire naturelle (p. 49) :
L’ordre des Bimanes contient uniquement le genre Homo : « animal erectum, bimanum, inerme,
rationale, loquens ».
Les usages de l’ordre des Bimanes au 19ème siècle
• Lamarck :
Usage anatomique du terme « bimane »
« Si une race quelconque de quadrumanes, surtout le plus perfectionnée d’entre elles,
perdait, par la nécessité des circonstances, ou par quelqu’autre cause, la nécessité de
grimper sur les arbres, […] il n’est pas douteux […] que ces quadrumanes ne fussent
à la fin transformés en bimanes » (Philosophie anatomique, 1809).
Cf Laurent (1989)
• R. Owen :
La structure anatomique humaine est « de nature à réclamer pour l’HOMME, à partir de
caractères zoologiques purement extérieurs, une distinction ordinale, au moins ».
Dans la sous-classe des Archencéphales, « l’Homme forme un seul genre, Homo, et ce
genre un seul ordre, appelé BIMANA, à partir du pouce opposable restreint à la paire
de membres supérieurs ».
Anatomie des Vertébrés (1866, p. 291-292)
1.3. La réhabilitation de l’ordre des Primates
Plusieurs types d’arguments sont employés contre l’ordre des Bimanes :
• Critique de l’anthropocentrisme :
Bory de Saint-Vincent, article « Bimanes » du Dictionnaire classique d’histoire naturelle, t. II :
« moyen évasif de se conserver encore quelque degré de noblesse » (1822, p. 319).
Cf Blanckaert (2009, 2014).
La dichotomie entre les familles Hominidae et Pongidae est établie par G.G. Simpson (1945,
1961)
Leroi-Gourhan (1964, p. 34) : « dès que la station verticale est établie, il n’y a plus de singe
et donc pas de demi-homme »
2.3. L’impact de l’anthropologie sur la taxinomie humaine
• La classification de la lignée humaine dans la famille séparée des Hominidae vise aussi à
souligner l’unicité de l’humain : l’attachement à la différence anthropologique est
toujours présent.
• Le terme informel « hominidé », qui traduit le latin Hominidae, est une source de
confusion : « hominidé » désigne ce qui ressemble plus à l’humain qu’au grand
singe (Cela-Conde, 1998), ce terme a une signification non pas seulement taxinomique,
mais aussi morphologique.
3. La désignation actuelle de la lignée humaine :
homininés, hominines, hominiens ?
• 3.1. Rappel des règles du code international de nomenclature zoologique
Véronique Barriel, Hominoïdes, Hominidés, Homininés et les autres, Planet-Vie, 2007,
https://planet-vie.ens.fr/article/1539/hominoides-hominides-hominines-autres
Règne
Sous-Règne
Phylum (Embranchement)
Sous-phylum
Super-classe
Classe
Sous-classe
Super-ordre
Ordre
Sous-ordre
Infra-ordre
Superfamille
Famille
Sous-famille
Tribu
Sous-tribu
Genre
Sous-genre
Espèce
Sous-espèce
Article 29.2 du Code international de nomenclature zoologique consacré à la « Terminaison des
noms du niveau famille ». (CINZ, 1999, 4ème édition) :
La traduction des terminaisons aux niveaux de la tribu et de la sous-tribu n’est pas fixée : la
traduction variable du latin Hominini et Hominina est une source de confusion
La désignation de la lignée humaine comme famille des Hominidae est mise en question dès
les années 1960 lorsqu’il apparaît que les chimpanzés et les gorilles sont plus
étroitement apparentés aux humains qu’ils ne le sont avec les orangs-outans.
• Goodman (1963) :
Le famille Pongidae est réservée au seul genre actuel Pongo (orang-outan)
La famille Hominidae comprend l’humain, les chimpanzés et le gorille.
La lignée humaine correspond alors à la sous-famille des Homininae
(homininés).
• à partir d’arguments moléculaires : l’ADN est utilisé pour générer des hypothèses sur
les relations entre hominoïdes actuels (Ruvolo, 1997) ; séquençage du génome nucléaire
du chimpanzé (Consortium, 2005), de l’orang-outan (Locke et al., 2011), du gorille
(Scally et al., 2012), et du bonobo (Prüfer et al., 2012).
Il existe un consensus (Andrews & Harrison, 2005) sur le fait que la parenté la plus étroite
est celle qui relie les humains avec chimpanzé et bonobos, puis avec les gorilles, puis
avec les orangs-outans
Mais il y a des variations sur le rang hiérarchique conféré à ces différentes entités : par
conséquent, plusieurs dénominations différentes sont en usage actuellement.
Classification 1 : la lignée humaine = la tribu des Hominini
(Wood & Richmond, 2000)
Hominina Homo
Panini Pan
(chimpanzé)
Gorillinae Gorilla
Classification 2 : la lignée humaine = la sous-tribu des Hominina
Shoshani et al. (1996), Andrews & Harrison (2005), Springer et al. (2012)
Hominina Homo
(lignée humaine)
Classification 3 : la lignée humaine = le sous-genre Homo homo ?
Goodman et al. (1998), Page & Goodman (2001), Wildman et al. (2003)
Superfamille
•
Famille Sous-famille Tribu Sous-tribu Genre
Hominoidea Hominidae Homininae Hylobatini Hylobatina Hylobates
Symphalangus
Hominina Gorilla
Homo
Homo (Pan)
Homo (Homo)
Absence de consensus actuel :
Chaque dénomination est nécessairement associée à un rang taxinomique :
le terme « hominidés » se rapporte nécessairement à une famille taxinomique.
Mais chaque dénomination n’a pas nécessairement la même référence :
le terme « hominidés » désigne tantôt la lignée humaine, tantôt tous les grands singes.
Passage d’une « taxinomie pré-moléculaire » (Wood & Boyle, 2016) à une taxinomie
fondée sur des données moléculaires.
Passage du grade au clade : établir les relations phylogénétiques des taxons actuel non
plus sur leur ressemblance globale mais sur la base de leurs affinités généalogiques
(Andrews & Harrison 2005).
• Il aura fallu une trentaine d’années pour que la classification dans les sous-famille des
Homininae soit adoptée dans la paléoanthropologie.
• L’absence de consensus actuel traduit aussi une réticence à placer la lignée humaine à
un rang taxinomique de moins en moins élevé.
• Réticence des paléoanthropologues à appliquer strictement les règles de la systématique
quand il s’agit de la lignée humaine :
Schwartz, Jeffrey, 2015 : « The history of paleoanthropology contrasts with that of the
centuries-old disciplines of vertebrate and invertebrate paleontology in its increasing
rejection of taxonomic and systematic rigor »
Zeitoun, Valéry, « Les paléoanthropologues sont-ils en meilleure position que les autres
pour se permettre d’ignorer les règles de la systématique? Un bref historique »,
Biosystema, 30, 2015
Zeitoun, Valéry, « Hominidés », in A. Piette & J.-M. Salanskis (dir.), Dictionnaire de l’humain,
Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018, p. 221-228
• La rétrogradation taxinomique de la lignée humaine implique la démultiplication des
noms formés sur la racine Homo : le rejet de l’anthropocentrisme conduit-il à
l’anthropomorphisme?
La taxinomie, un outil au service d’une communauté scientifique
Représentation des taxons actuellement identifiés dans la lignée humaine (figure extraite de
Wood & Boyle, 2016) :
Conclusions
• Pourtant, la classification de l’humain reste une question polémique, qui ne relève pas
uniquement de la systématique, mais aussi de l’anthropologie : la classification de
l’humain reste associée à l’expression de la différence anthropologique séparant
l’humain de l’animal.
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