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ERNST MOERMAN

~UVRE POETI
Il a été tiré
ERNST MOERMAN 1ŒUVRE POÉTIQUE
de cet ouvrage
onze cents exemplaires
dont dix exemplaires
sur vergé de Hollande
numérotés de I à X
mille quarante exemplaires
sur Da Costa
numérotés 1 à 1040
et cinquante exemplaires
réservés à la presse
marqués S.P.

Il a été tiré
en outre
trois exemplaires nominatifs
sur vélin d'Arches
réservés aux collaborateurs

EXEMPLAIRE

*' 448

Tous droits réservés pour tous pays


© 1970 by André De Roche, éditeur
127, rue du Chdteau d'Eau, 1180 Bruxelles
ERNST
MOERMAN

ŒUVRE
POÉTIQUE
présentation de

Carlos de Radzitzky
et de

Robert Goffin

L'éditeur remercie vivement ses confrères qui, très aimablement, lui


ont accordé l'autorisation de reprendre d'anciens textes édités par
leurs soins et particulièrement Les Cahiers du Journal des Poètes , ANDRÉ DE RACHE
Bruxelles, pour Fantômas JJ et 37•5 ; les éditions Buchet-Chastel,
Paris , pour Vie imaginaire de Jésus -Christ. ÉDITEUR
CARLOS DE RADZITZKY

21040997

PROSE
POUR UN OISEAU MORT
« Fantômas qui êtes au cieux
Sauvez la poésie »

«Comment, disait Ernst Moerman, se débarrasser d'un aveugle ? »


Vous mettez des lunettes noires, et vous vous munissez d'une
canne blanche. Trompé par votre apparence, et pensant avoir
affaire à un confrère, l'aveugle vous laisse approcher sans méfiance,
assez près pour que vous puissiez alors, impunément, lui donner
de grands coups de pieds dans le ventre. »

Ernst n'aurait, sans doute, pas fait de mal à une mouche ; mais si
je raconte ici cette histoire, c'est pour mettre d'emblée le lecteur
dans l'éclairage adéquat, un peu comme le fit la célèbre séquence
de l'œil coupé au rasoir, au début du film «Un chien andalou» ,
de Bunuel. Cet éclairage, je le vois saisi à l'heure entre chien et
loup, entre un éclat de rire un peu sardonique et le mystère de la
fleur parlante des « Chevaliers de la Table Ronde » de Jean
Cocteau, entre le réel et l'imaginaire, entre la veilleuse d'un ver
luisant et une lumière faite à la fois de diamant et de tendresse
souvent dissimulée, d'une très grande pureté, inflexible, et qui ne
fait pas d'ombre .

Avouez, avouez
Que vous avez un alibi
Que vous n'en êtes pas à votre premier aveugle.

La clé ci-dessus fait comprendre ces vers, extraits de « 37°5 », et


l'alibi n'est qu'une référence au personnage de Fantômas, qui joua
un si grand rôle dans l'inspiration de Moerman, au point qu'il
intitula un de ses recueils « Fantômas 33 ». On sait l'importance
qu'eut le mythique criminel d'Allain et Souvestre pour beaucoup
d'écrivains, d'Apollinaire aux surréalistes ; mais j'ignore si Ernst
avait lu la fameuse « Complainte » de Robert Desnos : en tous
cas, il ne m'en parla jamais. Par le biais de la poésie, il s'identifiait
à Fantômas, qu'il avait baptisé le « gentleman démoralisateur ».

Restée singulièrement ignorée par la plupart des critiques et ama-


teurs de poésie, d'ici et d'ailleurs, l'œuvre de Moerman s'est
inscrite pour ainsi dire, en marge de l'histoire littéraire française
de Belgique, inconnue, méconnue ; on ne compte plus le nombre
de rimailleurs plus ou moins dignes d'intérêt, et dont les noms
ont été préférés au sien, dans les innombrables panoramas de la
poésie française qui se publient un peu partout.

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sans cesse sur la toile tendue pour le recevoir par des sauveteurs
Si l'on mesure l'importance des poètes belges au volume des écrits
trop nerveux. « Pour finir, s'esclaffait Ernst, on a dû l'abattre à
qui leur sont consacrés, ou à la fréquence de citation de leur nom,
coup de fusil ! »
je crois que le plus injustement désavantagé de tous est certaine-
ment Ernst Moerman. Conspiration du silence ? Non, sans doute,
Fantaisiste, libertin, imprévisible, follement affranchi de toutes
mais plutôt oubli et ignorance, ou peut-être aussi dédain pour un
les contingences, n'obéissant qu'aux impulsions que lui dictait un
poète considéré, bien à tort, comme « mineur », et dont le principal
esprit profondément original, cynique pour les uns et tendre pour
défaut fut de mourir trop tôt. les autres, admirablement intransigeant dans ses affections comme
dans ses inimitiés, juste dans l'injustice et précis dans l'irrationnel
En vérité, non seulement Moerman est-il mort trop jeune - à
quarante-six ans - , mais encore n'avait-il jamais fait grand-chose ~oerman vivait dans un monde poétique cousu-main, empruntan~
pour qu'on parlât de lui, sur le plan littéraire tout au moins: a Jean Cocteau- qui fut son véritable maître à penser en poésie,
indifférent qu'il était aux écoles comme aux honneurs. Seuls lm avec Eluard - l'amour des formules agissant en trompe-l'œil,
importaient les avis de quelques amis triés avec soin ; mais, sur et d'où la poésie jaillit du rapprochement soudain de deux images
d'autres plans, Robert Goffin, qui fut son intime, nous cite par ou de deux idées, provoquant ainsi une réaction en chaîne.
ailleurs, certains traits de la vie d'Ernst qui firent « parler de lui » ;
je sais, au demeurant, pour l'avoir bien connu, qu'il était aussi le Bien sûr, dira-t-on, la chose n'est pas nouvelle et les surréalistes
faisaient de même, en réunissant, à l'exemple de Lautréamont, un
dernier à se soucier du qu'en dira-t-on. parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection.
Pourtant, ces dons n'avaient point échappé à quelques vigilants Mais, cette :e?contre, était-il _spécifié, devait être fortuite, le phé-
témoins, comme Robert Vivier. Rendons grâce aussi à J.P. de Nola nomene poetique relevant dtrectement du « hasard objectif » et
~'u? automatisme psychique. Chez Moerman, le hasard poétique
de lui avoir réservé une bonne place dans son excellente anthologie
des « Poètes de la rue des Sols » ( Ed. Universitaires, 1963), etait voulu et recherché, et l'on devrait plutôt parler de « hasard
puisqu'aussi bien Moerman fit partie de cette pépinière d'écrivains subjectif », ce qui, bien entendu, n'excluait ni la trouvaille « don-
qui fréquentèrent jadis l'ancienne Université Libre de Bruxelles. née ~>, ni le déclic de l'i~rationnel. Mais à la base de la plupart
Là se nouèrent bien des amitiés poétiques, et fleurirent les talents des Images de Moerman, tl y avait une logique intuitive sortie tout
de certains des meilleurs poètes de l'époque : Odilon-Jean Périer, droit des miroirs de Cocteau, de ceux qui « feraient bi~n de réflé-
Henri Michaux, Robert Goffin, Pierre Bourgeois, Charles Plisnier chir avant de renvoyer les images ».
et quelques autres. Mais ce n'est que plus tard qu'Ernst fut touché
S'i~ ne f~u: guère chercher chez lui des sens cachés et des interpré-
par l'aile de la poésie, et notre première rencontre précéda d'un
an environ la publication de son « Fantômas 33 », qui agit sur tations tirees par les cheveux, dont les exégètes font leurs choux
gras, il y a cependant parfois des références préférentielles quel-
moi comme un révélateur. ques clés liées à des souvenirs personnels, et même aussi, exc~ption­
Sans l'avoir connu personnellement (mal renseigné, il indique 1943 nell~mer:t, des mots forgés de toutes pièces : « bobilionske » (in
comme année de la mort de Moerman, alors qu'il vivait encore au «Divertissement» - « Fantômas 33 »), n'est qu'une dénomination
début de 1944), de Nola n'en circonscrit pas moins avec pertinence typiquement marollienne d'un certain chien baptisé Bobby, et
quelques traits caractéristiques de sa personnalité et certaines lignes « Estrombiok à Koulis » est une traduction libre de « trombone à
dominantes de son art poétique : la constante du personnage de coulisse » ...
Fantômas, dont la subversion lui apparaissait comme un ressort
d'inspiration exceptionnel, le thème de la fièvre, directement lié Confronté avec le monde visible, Moerman cherchait la vérité
à son propre état de santé, l'humour toujours présent, le goût du ailleurs, flairant sa véritable essence à travers la lorgnette des
paradoxe et des calembours, ·des « images télescopées et des jeux paradoxes. Il la trouvait grâce à un sixième sens d'une étonnante
de l'esprit ».Mais je suis moins d'accord avec ce que de Nola prend a~~ité.' en vertu d'une s~~sibilité à fleur de peau, et qui n'a pas
pour un « désir d'épater à tout prix », qui semble jeter une lueur d eqmvalent dans la poesie de chez nous. Cette vérité, dont les
artificielle sur ce qui, chez Moerman, n'était que nature et spon- apparences rendaient la poursuite difficile, il la coinçait littérale-
tanéité. L'humour était chez lui une seconde nature, principalement ment entre deux portes, ou plus exactement entre les deux ouver-
l'humour noir, et je me souviens qu'il fut le premier à me raconter tures de la porte de Marcel Duchamp, qui est toujours ouverte et
cette histoire, qui le mettait en joie : celle du petit vieillard bloqué fermée à la fois. Il aimait alors la condenser dans des formules
par un incendie au vingtième étage d'un building et qui rebondit percutantes, relevant souvent du mot d'auteur, ce que n'ont pas

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manqué de lui reprocher, naturellement, ceux qui n'en font « évidence poétique », dont je m'en voudrais de ne pas citer cet
jamais : ils prennent pour du brillant factice et sans épaisseur ces admirable exemple :
étincelles chargées de poésie dont le véritable éclat leur échappe.
Ainsi, tout saupoudrés d'aigrettes crépitantes, les poèmes de Un pauvre qui saigne dépense son capital. 1
Moerman s'impriment sur la plaque sensible de notre cœur.
Le premier de ces textes servit d'introduction à la « Vie imaginaire
Un sourd joue faux, même dans l'obscurité. de Jésus-Christ », mais il avait, précédemment, paru intégralement
dans le no 1 (et unique) de la revue «SOL» , en 1934. Cette
·········· ···· ···· ···· ········· ·· ··· revue, patronnée par le Cercle de Philosophie de l'Université de
Il faut choisir :
De cueillir les fleurs ou de les aimer. Bruxelles, avait été fondée par Goffin, Moerman, quelques amis
····· ···· ······· ····· ·· ········ ····· et moi ; mais son cadre universitaire, trop restreint, fut la cause
Pareil au cheval aveugle qui tourne sans répit même de la brièveté de son existence.
Sans distinguer le jour de la nuit,
Forçat du tour de l'homme, champion maudit, Sa disparition nous amena à créer une autre revue, les « Ecrits du
Le sang existe de toute éternité. Nord», aux prétentions beaucoup plus vastes, mais qui sombra
à son tour, après la publication de deux numéros, juin et juillet
Une montre arrêtée donne l'heure juste 1935. Aux sommaires, figuraient entre autres, les noms de Franz
Deux fois par jour. Hellens, Audiberti, Marcel Brion, Jean Cassou, Valery Larbaud,
Paul Desmeth; Moerman et René Daumal s'occupaient du théâtre,
Cette dernière image, extraite de « La marquise », in « Fantômas Goffin, de la poésie, et j'y tenais la rubrique du jazz.
33 », je l'ai retrouvée, depuis, chez d'autres poètes, et j'avoue
qu'elle m'avait directement influencé, quand j'écrivais dans « Bar- Le vers qu'Ernst avait mis en exergue dans son « Introduction »,
monika saloon » ( 19 34 ) : - « La mer entend un bruit merveilleux, mais ignore en être la
cause»-, était, dans « SOL», attribué à Valéry, et à Supervielle
S'il est cinq heures vingt et six heures moins vingt dans la « Vie imaginaire ».
En même temps,
C'est la faute du miroir C'est dans le second numéro des « Ecrits » que parut le texte sur le
Où je me vois chaque jour. surréalisme, et l'hommage public que Moerman rendait ainsi aux
surréalistes, explique sans doute que, sans pour autant appartenir
Ernst avait une vision bien personnelle du monde, une merveilleuse à leur groupe, dont les activités politiques ne l'intéressaient guère,
intuition de l'insolite, où « le criminel est libéré pour mauvaise Ernst ait toujours joui, à leurs yeux, d'un préjugé favorable, en
conduite exceptionnelle », où l'enfant prodigue, fêté à son retour dépit de son admiration pour Cocteau, dont on sait qu'ils ne
par l'offrande d'un « veau gras odorant », s'enfuit en hurlant : l'aimaient pas .
« Ah non ! Ah non ! encore du veau ! » (in « Vie imaginaire de
Jésus-Christ »). Un non-conformisme souvent virulent dirigeait Ernst comptait néanmoins de nombreux amis parmi les fidèles de
ses actes comme ses écrits, et il refusait délibérément les poncifs et Breton et d'Eluard, notamment Colinet, Mesens, Souris, Magritte
les idées reçues. «De même que les objets n'existent pas comme et quelques autres ; mais André Blavier, le plus méticuleux des his-
nous les voyons, il n'y a pas qu'une vérité; il en existe une toriens du surréalisme en Belgique, ne le cite pas dans son étude,
pour chacun. » excellente au demeurant et publiée par la revue « Europe »
(novembre-décembre 1968).
La sienne était d'une rigueur parfois stupéfiante, d'un très grand
pouvoir émotif, souvent tempérée par un sourire qui n'excluait Parmi les papiers d'Ernst que sa femme avait religieusement
ni la tendresse ni l'amour, présent sous les formes les plus diverses, conservés, et qu'elle me montra quelque temps avant sa mort, il y
dans chacune de ses œuvres. avait, entre autres, un petit cahier que leur avaient dédié plusieurs
surréalistes belges, contenant des textes et des dessins, malheu-
On trouvera dans ses deux textes « Introduction aux miracles » et reusement impubliables, et dont j'ignore ce qu'il est advenu, de
« Le surréalisme et le monde invisible », la plus éloquente des défi- même que bien d'autres documents. Plusieurs de mes lettres à
nitions personnelles de cette recherche de la vérité, de cette Ernst ont, miraculeusement, échappé à leur éparpillement auquel

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ont présidé, après le décès de Françoise, les légataires officiels, mais il la signa néanmoins. Faisant allusion à Fantômas (et je me
demandai pourquoi), Ernst avait ajouté : « Il offre, il dédie, il
ignorant qu'elle m'avait désigné pour les recueillir.
consacre, et le crime suinte à travers Moïse. » Quel Moïse ?
Dans les mêmes papiers sauvés du désastre, j'ai, par ailleurs, Kisling, bien sûr, mais je l'ignorais à l'époque.
découvert une lettre circulaire, adressée par les surréalistes à
leurs amis, datée du 17 décembre 1939, et signée notamment par Rentré à Bruxelles, je fis de ma rencontre un reportage enthou-
Chavée, Magritte, Marïen, Scutenaire ; elle visait à « organiser un siaste à mes parents, qui, l'hiver suivant, invitèrent Robert et Ernst
rassemblement général, dont le but est de maintenir un ETAT à dîner à la maison. Robert en profita pour m'écrire, lui-même
D'ESPRIT que vous connaissez et auquel nous croyons savoir cette fois, une deuxième dédicace, évoquant le «pouvoir des
que vous tenez comme nous, essentiellement: L'ETAT D'ESPRIT pointes » qui nous réunissait, et m'appelant son « cher ami », ce
qui, quand on a dix-sept ans, ne laisse pas de donner une délicieuse
SURREALISTE ».
impression de soi-même. Entre Ernst, lui et moi, ne tardèrent pas
J'ignore la suite qu'Ernst avait donnée à cet appel ; mais qu'il à se nouer des liens d'amitié et d'estime de plus en plus vifs mon
l'ait reçu prouve assurément que le groupe surréaliste le considé- admiration déférente du début faisant place, peu à peu, à une
rait comme un sympathisant non négligeable. camaraderie qui ne tenait plus compte de la différence d'âge.
Quand Moerman publia son « Fantômas 33 », je m'empressai d'y
souscrire et de lui demander une dédicace. Je fus surpris de rece-
voir un exemplaire dédicacé à une certaine « Sonia X» ; Fantômas
me jouait un tour. Ernst rectifia par retour cette erreur et me fit
une autre dédicace. Mais il semble que mon exemplaire fût marqué
par le sort. Je ne le prêtai jamais qu'à une seule personne- long-
temps après la guerre-, un ancien ami d'Ernst, dévoré par l'envie
de relire ses poèmes. Touché par cet amour de la poésie et cette
« Pour échapper au désastre fidélité au souvenir, je me laissai fléchir. L'ami perdit mon exem-
Il faut se tatouer sur le cœur plaire, finit par retrouver le sien, et me le donna en échange. Mais
L'amitié rare ... » plus personne ne revit jamais mon exemplaire voyageur ...

Pour un jeune homme à peine sorti de l'adolescence, rencontrer


un aîné qu'on admire et qui vous guide, même sans avoir l'air d'y
J'ai fait la connaissance de Moerman en été 1932, à Ostende. Je toucher, c'est un rare bienfait. Que dire alors de celui qui en
passais, à l'époque, mes vacances au Zoute - déserté par la rencontre deux ? D'un côté, Robert me fortifiait dans mon amour
grande foule et qui nous semblait alors le bout du monde - avec pour le jazz et m'ouvrait les horizons d 'une poésie vue à travers
une bande d'amis férus de jazz, aux mystères duquel m'avait initié Cendrars, Paul Morand, Mac Orlan (qui fut le premier écrivain à
une brune idole aux yeux verts. Munis de notre bible «Aux m'écrire une lettre de louange sur mes vers), Apollinaire ou
frontières du jazz», que venait de publier Robert Goffin, nous Rimbaud, qu'il entendait bien débarrasser des oripeaux dont le
nous rendîmes en force au Kursaal, où il donnait une conférence, couvraient de trop partiaux exégètes ; de l'autre, Ernst m'apportait
« agrémentée, disait l'affiche, d'une exhibition de l'orchestre de le souffle transfigurant de Cocteau et d'Eluard puis naturellement
Willie Lewis », dans la Salle des Ambassadeurs. de tous les surréalistes, dont j'achetais les li~res ~hez Henrique~
(Dieu bénisse ce libraire compréhensif et amical, et qui faisait
Bien avant l'heure fixée (c'était l'après-midi), nous nous lançâmes crédit ! ) dès leur parution.
à la recherche du héros du jour, et le découvrîmes au bar, attablé
en compagnie d'un grand et mince personnage aux cheveux de A force de lire les autres, que l'on ne s'étonne point si je me suis
lin, et d'un petit noiraud en pull-over à col roulé. Les cheveux mis bientôt à écrire moi-même; en 1934, j'avais un recueil frais
appartenaient à Ernst Moerman, et le pull à Kisling, dont je ne émoulu, mais j'étais à mille lieues de m'imaginer qu'il pourrait un
découvris l'identité que beaucoup plus tard, grâce à la dédicace de jour être publié.
Moerman. En effet, paresse ou gag, Goffin, à qui je m'étais timi-
dement présenté comme le fils d'un de ses confrères, avocat comme Ayant lu le manuscrit, Robert et Ernst l'estimèrent bon pour le
lui, laissa à Ernst le soin de m'écrire une dédicace dans son livre ; service, et qui plus est, convainquirent mon père, très réticent, qu'il

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fallait absolument livrer ce chef-d'œuvre à l'admiration des foules. de R. : Que fait le somnambule ?
Mieux encore, ils proposèrent de le préfacer, sous forme d'un F. : Il se déchausse.
échange de lettres, ce qui me mit au comble de la joie et de la G. : Il met les bouchées doubles.
fierté. M. : Il paie ses dettes.
C. : Il feint d'oublier l'oubli.
Comme je discutais avec Ernst du titre à donner au recueil, il me
déclara qu'il en avait précisément un en réserve, mais qu'il voulait
deR. :Que fait l'homme traqué?
bien me le donner : c'était « Harmonika saloon». Ce titre, on me
F. : Il se sauve à toutes jambes.
l'a parfois reproché, et, en vérité, il me faisait un peu tiquer par G.: Il vomit.
son côté Western ; mais pour rien au monde je ne l'aurais refusé.
M. : Il est en enfer.
Et la « double préface », assez inhabituelle, il faut bien de dire,
n'eut pas l'heur de plaire à tout le monde, surtout pas à André C. : Il glisse, il tombe, il n'est plus qu'un hoquet sur un tambour.
Fontainas, qui leva ce lièvre dans sa chronique du «Mercure de
France ». Mais qu'importe : ce parrainage jumelé scellait l'amitié de R. : Que fait l'oiseau sans ailes ?
de notre trio, et grâce aux bénéfiques recommandations de mes F. : Il carillonne dans les mémoires.
G. : Il se fatigue les méninges.
présentateurs, notre cher et regretté Pierre-Louis Fouquet accepta
M. : Monsieur est absent.
de publier mon premier livre, à compte d'auteur; mais comment
en aurait-il pu être autrement ? La vente de quelques actions C. : Il laisse tomber une patte et ramasse l'autre.
héritées d'une tante me permit de voir mon rêve se réaliser.
Introduit dans le sillage du « Journal des Poètes », je vis mes Faut-ille r;ppeler, tout.es les ~éponses étaient données séparément,
contacts avec Ernst et Robert se multiplier, pour autant que me le sans connaltre les questiOns. Cltons encore ceci :
permettaient des études universitaires assez librement suivies, et
une discipline familiale sur laquelle l'autorité paternelle ne badinait
guère. Ce n'est qu'en de rares occasions que je pus suivre mes M. : Quant l'enfer s'ouvrira devant nous ...
amis dans l'une ou l'autre virée de minuit. Mais je leur faisais de de R. : Les parapets iront en promenade.
fréquentes visites, et dès ma seconde année en Philosophie et G. : L'heure des grands contacts aura sonné.
Lettres, à St-Louis, ma liberté fut moins gênée aux entournures. F. : Le soir tombera.
C. : Les cerceaux d'enfants deviendront des cables de pendules.
En 1935, quand nous fondâmes les «Ecrits du Nord», nous nous
réunissions au« Roy d'Espagne», square du Sablon; outre Robert
et Ernst, il y avait là Edmond Vandercammen, Franz Hellens, Ainsi, à l'équinoxe du printemps 1935, à l'ombre de la mèche
Pierre Fontaine, Paul Colinet, et quelques autres. Parfois, Ernst se blonde d'Ernst Moerman, naissait la poésie.
faisait rejoindre par sa blonde compagne de l'époque, mais je
tirerai un voile pudique sur le genre de sport auquel se livrait
volontiers, en public, son hystérique écuyère, dans un salon du En 19 34 avait eu lieu la grande exposition surréaliste au Palais
premier étage, devant notre groupe assez sidéré. « C'est beau ... des Beaux-Arts, sous le signe de la revue « Minotaure », dont
c'est surréaliste », disait calmement Colinet ... l'achat de chaque numéro engloutissait mon argent de poche de
toute une semaine. C'est au sortir d'une visite à cette exposition
Nous aimions beaucoup les jeux mis à la mode par les surréalistes, que nous tînmes une mémorable réunion, au même «Roy d'Espa-
et j'ai heureusement conservé quelques exemples de ces « questions gne», avec E.L.T. Mesens, Paul et Nusch Eluard et Dali. J'ai
et réponses », « billets russes » et autres « cadavres exquis », par- par ailleurs déjà raconté, dans mes « mini-mémoires » les « Semeurs
ticulièrement significatifs : de feu», ce que fut le dîner que nous organisâmes en l'honneur
de: surréalis,~es. ~e Ministre Emile Vandervelde y assistait, de
Colinet : Que fait Fantômas ? meme q~~ lmvra~semblable Schooteden, baptisé Schultz, et que
Moerman : Il vend de la musique. ~es. facetieux amis Robert et Ernst avaient invité pour réjouir
deR. : Il ne peut plus s'arrêter. 1 assistance. Quelques verres de bière forte suffisaient à transfor-
Fontaine : Il fait la sieste. ~er ce perso_~nage assez falot, possédé qu'il devenait alors par un
Goffin : Il me va droit au cœur. mcroyable delire verbal, au cours duquel il déroulait un intarissable

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ruban de souvenirs, racontés dans un la~gage d'u~e irrésistible chez Robert, je fis la connaissance de Mac Orlan et d'Eluard, et
drôlerie. Dali se roulait par terre en cnant : « C est le plous lors de réunions du« Journal des Poètes »,l'ami Flouquet- dans
grrrand sourrréaliste ! », et Vande_rvelde, complètemen~ ~ourd: l'équipe de qui je jouais (non sans fierté) le rôle d'auteur benja-
pointait vainement son cornet acoustlque vers Schultz en repetant . min - me présenta peu à peu à tous ceux qui faisaient vivre la
« Mais qu'est-ce qu'il dit ? ... » poésie en Belgique : Sachet Purnal (un ami d'Ernst et Robert),
René Verboom, Paul Fierens, Théo Léger, Jeanine Moulin, Aygues-
Toujours à l'affut d'un mot drôle, Ernst se penchait, ve;s moi en parse, Vandercammen .. . je ne puis les citer tous.
murmurant : « Vise-moi Emile, avec son saxophone a pedale dans
l'oreille ! » Mais Pierre Bourgeois était un des fidèles, bien sûr, dont Moerman
Robert et lui, très au fait du répertoire ~es souvenirs de _Schultz, m'avait résumé l'art poétique en me disant, « C'est un poète
ancien Inspecteur des ~i?li~thèques Publi~ues dans _le L,lm~o~rg: géométrique ! ».
ne manquaient pas de 1 a1gmller sur ceux d une certame eqmpee a
Paris où il avait été vivement impressionné par l'abondance des Sur les traces des œuvres de mes favoris, j'écumais les bouquinistes,
dame's de petite vertu déambu~ant aux Champs-Elysées. , et lors de trop rares voyages à Paris, je passais le plus clair de mon
« J'ai vu, disai~-~ avec ru; roca~lleux ~cc:nt flama~d, d:s ~reature~ temps sur les quais, ou chez José Corti, le libraire surréaliste.
admirables, qm tlennent a la f01s du levner et de 1orch1dee, et ;:Im
portent des chapeaux grands comme ça, des chapeaux-T~oc~dero,
mon ami !. .. » Il parlait aussi volontiers d'une cruelle « As1at1que » Moins occupé au Barreau que Robert - dont certains grands pro-
qui le faisait souffrir, « au derrière », précisait-il, ou de la « ,sus- cès, comme celui de Malou Guérin, excitaient nos imaginations - ,
pension alimentaire » qu'il devait payer ~ so? ~< gend~rme », c est- Ernst me recevait fréquemment chez lui, rue de Namur. J'y admi-
à-dire à sa femme . Ses innombrables cu1rs etalent, b1en entendu, rais beaucoup un très beau modèle de voilier (qui devait lui
involontaires. rappeler le navire-école sur lequel il avait navigué), tellement
même qu'il m'en fit cadeau. Il avait aussi un beau portrait de Jean
Au fur et à mesure que les occasions s'en présentaient, mes :en- Cocteau, par Jean-Jacques Gailliard, je crois, et un merveilleux
contres avec mes amis se multipliaient, placées sous le double s1gne Magritte, un ciel en construction, qui fut déterminant dans l'évo-
de la poésie et du jazz. Dans ce domaine, Robert ~ouissait d';:me lution de mes goûts en matière de peinture.
incomparable auréole, et j'allais écout~r chez lm les dermers
disques américains qu'importait notre am1 ~ac9. 9uand un orche~­
tre passait en tourn~e ~ Br~elles, Ro~ert ~v1ta1t ,quelquAes ~us1~ C'est ce tableau qu'Ernst introduisit dans le décor de sa pièce,
ciens, et ne manqualt Jamals de_me fa1re s1gne : c est grace a lm «Tristan et Yseult », créée le 1•• avril 1936, par la troupe du
que je fis la connaissance de Loms Armstrong, Cab Calloway, Duke Théâtre des Arts, dans la Salle Barcelone, arrière-salle d'un café
Ellington et autres seigneurs du jazz hot. situé rue Montagne-aux-Herbes-Potagères. Attirant tous les
regards, cette toile était le centre d'une réplique que je cite de
Ernst était un mordu lui aussi, et ils avaient tous deux fait partie
mémoire. Le roi Marc, qui a fait séquestrer Yseult, vient dans sa
de ce légendaire orch~stre amateur, les « Doctor Mysterious Six»
chambre et lui fait une scène pleine de rage et de jalousie. Il
( « doctor » parce que ... docteurs en_ Droit), qui r~pét~it chez
explose devant le Magritte : «Et d'abord, que peut donc bien
René Stoclet, à l'âge d'or des pionnœrs. Robert y Joualt de 1~ représenter ce tableau pour vous ? ... » Et Y seult de répondre :
trompette, et Ernst grattait le banjo ; i~ adorait Armstrong - à qm
« Il représente, pour moi, le fait que vous ne le compreniez pas ... »
il a d'ailleurs dédié un poème - et Ellington.

La publication de mon premier recueil, puis ?~ secon~,. « A vol


d'oiseau », m'avait ouvert les portes des mil1eux poet1ques de On se voyait aussi régulièrement lors des dîners du « Journal des
Bruxelles où d'invitation en invitation et de lecture en lecture, Poètes», des réunions de la «Tribune poétique», ou des excur-
germèren~ ta;t de mes amitiés et de mes adm~ations. G:o et sions et voyages organisés par Flouquet. Un soir, dans je ne sais
l'exquise Denise Norge recevaient dans ~eur_ merveillec:x gren~:~ de plus quelle grande brasserie du bas de la ville où se pressaient
la Place du Musée, et l'on y rencontrait b1en des poetes, d 1c1 et les convives, Ernst traversa la salle à quatre pattes, se faufila entre
d'ailleurs : Claire et Yvan Gall, Ilarie Voronca et tant d'autres ; les groupes et s'empara d'un œuf dur sur le comptoir. Toujours

18 19
accroupi, il en enleva la coquille, et en revenant vers nous, il le Nous dûmes l'enfourner dans un taxi, appelé par un aimable
glissa subrepticement, au passage, dans la poche de notre ami X, sergent de ville, tandis que goguenarde, la foule se payait la tête
fumeur de pipe à l'époque, et qui sursauta en trouvant, au lieu du gérant, resté stupide au milieu du boulevard, sa plante grasse
de sa bouffarde, l'œuf dont Ernst guettait l'apparition en se tor- à la main, sans comprendre ce qui lui arrivait.
dant de rire.
Le soir, nous allâmes ensemble chez Benjamin Fondane et le
Alors que le « Journal » tenait ses assises à Paris, nous fîmes le lendemain, Ernst, qui avait emmené avec lui sa favorite du ~om~nt
voyage avec quelques amis. Un matin, Ernst annonça qu'il devait devait rentrer à Bruxelles, ayant dépensé tout l'argent du séjou;
aller voir Cocteau avant le déjeuner, puis il nous entraîna dans un à s'acheter des chemises de soie.
bistro voisin de la rue Vignon, où il ingurgita force pernods. Au
bout d'une heure, le regard noyé, il s'endormit sur la banquette,
et je dus le réveiller pour lui rappeler sa visite projetée. Il nous
quitta, puis nous rejoignit quelque temps après, tout émoustillé
par son entrevue avec Jean l'Oiseleur, qui voyait en Ernst son
plus proche disciple.

Nous partîmes ensuite pour le restaurant « Le Rallye », où la « Les grands fiévreux sont lumineux le so1r »
perspective d'un menu à 11 F, vin compris, souriait particulière-
ment à nos bourses mal garnies. Le vin étant à volonté (mais il en
fallait pour le boire), Ernst ne se fit pas prier pour en vider
quelques flacons, et sur le coup de trois heures, son œil avait repris De la rue de Namur, où il habitait quand je fis sa connaissance,
la teinte lumineuse de la malice, sa bouche était plus framboise Ernst émigra successivement dans un appartement qui donnait
que jamais, ses réparties plus acérées, bref, il était mûr pour toutes directement sur les grands marronniers de la rue Montagne-de-la-
les excentricités. En descendant l'escalier, et sans que nos deux Cour, puis au coin de la rue du Grand Cerf et du boulevard de
compagnons ni moi-même nous en fussions aperçus, Ernst empoi- Waterloo, et enfin au 32 de l'avenue Louise, où est sise l'actuelle
gna une des plantes qui décoraient les marches et nous suivit galerie.
boulevard des Capucines, sous l'œil étonné des passants.
C'est Montage-de-la-Cour - d'où l'on plongeait sur cet adorable
jardin bruxellois que fut le Mont des Arts, et que d'imbéciles
Nous venions à peine, à notre tour, de découvrir son larcin, que
sacc~geurs ont livré à la désolation sourde et muette de la pierre - ,
sort du « Rallye », écumant de rage, le gérant. « Au voleur !
que Je rencontrai pour la première fois Jean Cocteau. Ernst l'avait
Arrêtez-le ! ... » hurlait-il.
invité chez lui, à l'occasion de la création au Palais des Beaux-Arts
Scandale, attroupement, nous stoppons. Le gérant prend Ernst par
des « Chevaliers de la Table Ronde »: Jean Marais, étincelan~
Lancelot, faisait ses premières armes sur les planches, et Samson
le bras, lui jetant au visage : « Vous avez volé ce palmier, je vais
Fainsilber y était d'une souveraine autorité ; je n'oublierai jamais
appeler la Police ! etc., etc. » Les gens rigolent. Nous bredouillons :
sa réplique : «Je suis coupé en deux comme une guêpe ... », qui
« C'est une blague ... » Mais Ernst se dégage, et plein de dignité,
claquait comme un coup de fouet . Cocteau, au bord de la crise de
répond : «Tout d'abord, je vous interdis de porter la main sur
nerfs, fumant force cigarettes, faisait les cent pas dans les coulisses,
moi. » Puis, d'un calme olympien, il enchaîne : « D'ailleurs, vous pendant les entractes.
ne savez pas à qui vous avez affaire ... »
Le lendemain, chez Ernst, très satisfait du succès de sa pièce et
Décontenancé, le gérant se met à bafouiller qu'il l'ignore, mais des débuts de Marais, Cocteau nous tint sous le charme de son
que cela ne change rien au délit, qu'il exige sa plante ... éblouissante conversation, jusqu'à ce que nous rejoignît Jean
Marais, qui avait été voir le film « La dame aux camélias ».
Alors, toujours aussi imperturbable, Ernst déclare à la cantonade : « Greta Garbo est merveilleuse, Jean, s'exclama-t-il en entrant,
j'ai pleuré tout l'après-midi ! »
« Eh bien, Môssieur, je vais vous le dire ; je suis le propriétaire
des forts de Liège, et puisqu'il en est ainsi, lors de la prochaine A quelques reprises, Ernst fit des « cures de repos », notamment
guerre, je ne vous les louerai plus ! » au sanatorium de Tombeek. Dans son poème« Estrombiok à Kou-

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lis » il conte avec un extraordinaire sens de l'humour un de ses Quand, en juin 1937, parut son recueil« 37°5 »-qui suivait de
dép;rts en clinique, à l'intervention de ses amis Goffin et Marcel peu le «Rimbaud vivant» de notre ami Goffin - , Ernst me fit
Le Borne 1 • Il passa aussi quelques semaines au calme, dans une la surprise de m'en envoyer l'exemplaire de tête n° 2, avec une
pension de famille, avenue Jeanne, pas très loin de chez moi. dédicace que je retranscris ici pour illustrer ce que j'ai dit plus
J'allais le voir, le dimanche matin, généralement. Miracle, il fit haut : Ernst avait énormément de cœur et d'attention pour ses
beau cette saison, et je trouvais Ernst dans une chaise-longue, sur amis, mais ne le montrait que rarement. «Puisqu'il en est de deux
sa terrasse. Par superstition, et un peu pour ne pas avoir mal sortes, mon cher Carlos, c'est donc un Luxe que je t'envoie. Car
d'entendre la vérité, je faisais semblant de croire qu'il n'était pas je sais que tu aimes les beaux livres. Avec mon salut fraternel.
malade, et je me bornais à lui demander, distraitement, des nou- Ton amical, ton fidèle, E.M. »
velles de sa santé. Il n'était pas dupe, mais me rassurait tout de
même. « Je me repose, disait-il, je me sens mieux .. . » Mais parfois, Mais je fus encore bien plus ravi quand il me demanda de faire un
une toux rauque lui arrachait les poumons ; je rentrais déjeuner article sur son recueil dans « Le Rouge et le Noir », l'« hebdoma-
chez moi, le cœur serré. daire pilote » de notre avant-guerre, et que dirigeait notre regretté
ami Pierre Fontaine. Que l'on veuille bien m'excuser de me citer;
mais en relisant ce que j'écrivais à propos de « 3r5 », il y a plus
De Tombeek, Ernst m'écrivait, de temps à autre, quelques mots de trente ans, je constate que j'en dirais la même chose aujourd'hui.
chargés d'amitié, me recommandant souvent tel ou tel livre qu'il
aimait particulièrement. Il me fit ainsi découvrir Raymond Que- « La poésie de Moerman est un feu rongeur et dévorant, et la
neau: «Lu "Le chiendent", m'écrivait-il, tout plein d'un surréa- fièvre qu'elle engendre communique au poète la grâce de circuler
lisme aéré. » L'adjectif, souligné, m'avait frappé. dans un monde dont l'évidence nous aveugle et s'impose à nous
avec l'exigeante intransigeance des vérités premières de notre
S'il ne ratait aucun livre de Cocteau, Ernst lisait aussi Breton, enfance.
Eluard, Cendrars, Raymond Roussel, l'Aragon du « Paysan de
Paris» ou d'« Anicet», et bien d'autres; mais Cocteau restait son »La fièvre poétique s'insinue et se glisse sans bruit, donnant à
favori. chaque chose, à chaque objet, une vie intérieure limpide et toute
parcourue de rêves, à chacune de nos activités une signification
nouvelle, changeant les valeurs, brouillant les cartes :
1 Marcel Le Borne, qui fit la connaissance de Moerman à l'Université - dont
Ernst suivait les cours sans y être inscrit, et portant encore son umforme de mann
- fut un de ses plus fidèles et plus généreux amis.
Avec sa femme, Jeanine, il organisa même un système d'« as.sistan~e d~scrète »
groupant quelques amis du poète, et dont les mandats venaient regulierement
l'aider à surmonter des fins de mois difficiles ! nous pallelons aujould' hui, etc., etc ... Alors il est ici pour faire une cure d' R.
J'aime à citer ici la dédicace qu'Ernst écrivit à Marcel sur son exemplaire de Voici maintenant deux specimen de l'esprit qui règne sous l'aile de saint Martin.
• Fantômas 33 » : A Marcel Le Borne, illusionniste majeur, détenteur des secrets L'un est bon, l'autre beaucoup moins; je trouve même qu'il ne l'est pas du tout.
pour dorer le sable, réchauffer le soleil et modifier conformément à nos besoins 1) ]'ai dit plus haut que je donne le bon exemple. Ainsi, le dîner achevé, au
communs, le cours des astres. La Vérité, dût-elle en souffrir, puissions-nous, lieu de perdre mon temps dans la salle commune, je monte directement m'instal-
longtemps encore, ensemble, nous compromettre à ses yeux. Affectueusement ler sur ma chaise longue où je ne tarde pas à m'endormir. Déjà au travail!
E.M.• constate un des pensionnaires qui m'avait suivi (en tout bien tout honneur).
Aussi débrouillard qu'effectif, Le Borne n'hésita pas, en pleine guerre, à !?uer 2) A table, je demande du pain. Voici, me dit mon voisin en me tendant
une camionnette d'une firme commerciale pour transporter Ernst au sanatonum. l'assiette, c'est ici que les pains sont. Wa wa wa wa ... !
C'est de là qu'Ernst envoya à ses amis une lettre que je n'hésite pas à transcrire Quant à la santé, je ne saurais assez vous dire à quel point fen suis ravi; deux
in extenso car elle est très révélatrice de l'humour et de l'optimisme du poète, jours de repos absolu auxquels furent épargnées d'ailleurs les plus bénignes
transform~nt toujours la réalité, si pénible qu'elle fût pour lui-même, à la pensées vénusiennes, m'ont complètement transformé : sommeil, appétit, aspect,
mesure de sa vision poétique :· . . , . moral, confiance, projets. Tout ça multiplié ensemble forme un volume dont
Chers amis ça ne va pas mal. Au contrazre. Je suzs dans un tel etat de bten- je me réjouis fort . Je me réjouirai de vous revoir dans une bonne dizaine de
heureuse p~resse que rai toutes les peines du monde à me décider à écrire. jours; j'aurai bien cuit dans mon jus et vous verrez la belle moustache que
Et puis, je donne le bon exemple ici. Pour tout. Le temps n'est pas éloigné où on j'espère avoir encore.
dira un peu partout : faites comme Ernst. Je constate avec ferve ur que ;'ai déjà des habitudes tapissées de tiédeur, de
Parmi les codétenus (sic!), il y a une novice Trappiste; personne n'est plus calme, de renoncement. Je me demande si, rentré dans un monde dont je
bavarde, tapageuse et loquace qu'elle ; je viens d'apprendre le . fjn ':lot de subodore l'artificiel, je pourrai encore subir sans colère, sinon avec mépris, le
l'histoire: comme elle était malade, les Supérieurs l'ont envoyée '"• fazre une spectacle de ces débordements dont vous êtes, paraît-il, coutumiers dans les
cure de bruit. villes. La présente est destinée à rassurer sur mon sort tous ceux qui veulent bien
Il y a aussi un moine prédicateur dominicain qui doit se guérir d'un défaut de s'intéresser à moi. Je compte sur la loyauté de celui ou de celle (celle c'est
prononciation qui le rend absolument inapte à poursuivre l'exercice de s~ pro- Jeanine) qui l'aura en premier, pour ne pas en priver les autres. Très affectueu-
fession; il articule très mal et commençait ses sermons par: Mes chels ftdèles, sement, Ernst.

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Mès mains à mes tempes »Le poète nous met en présence de paysages mentaux hallucinants,
Me renseignent mal. où vivre semble la chose la plus facile du monde, où Fantômas et
Doigts glacés sur front tiède Blondin se rencontrent sur une corde, tendue entre la Tour Eiffel
Doigts tièdes sur front brûlant. - ce thermomètre de Paris - et son cœur de poète, où :
Prêtez-moi d'autres mains
Que j'apprenne enfin Les ailes du sommeil
Qui me ment. Apportent aux fleurs de ma mémoire
Leur caresse de givre, de sel,
»En proie à ses démons familiers, le poète est traqué, la fièvre le Et leur ombre simule la nuit noire.
pourchasse, le force à avouer, à s'ouvrir les veines, et à laisser
couler son sang, ce mercure du cœur : où les illusionnistes immolent réellement leurs v1ct1mes, où le
soleil ne se couche que pour faire croire qu'il fait nuit, où enfin :
J'avoue l'infini,
La mort d'Ysolde ... Une pupille
Dessinée sur le buvard
»Et le contact mystérieux et secret s'établit ; le sang-mercure Se dilate aussitôt.
s'échappant comme un criminel, prend la forme magique de
l'Amour, la forme de la Mort. Voici le poète entouré de ses » La fièvre envahissante du poète ne tarde pas à lui faire adopter
mythes, de ses fantômes intimes. La fièvre, ce loup d'une bergerie une attitude définitive en face de la vie que l'on s'amuse, par
peuplée d'oiseaux et de nuages, brise leurs chaînes invisibles et dérision, à nommer courante, une sorte de philosophie à sens
nous les livre, brillant d'une pureté que seul peut donner le voisi- unique, apte à nous mener au sein de ces contrées merveilleuses
nage du ciel : où tous les éléments parlent la même langue, la « philosophie de
l'alibi », et somme toute,
Et mon amour tombe aussi dans les abîmes
Comme le sang qui descend vers le Pôle Sud. Puisque le bonheur n'existe pas
Tâchons d'être heureux sans lui.
La mer épèle l'alphabet des nuages
Parallèle à jamais aux ailes des mouettes. J.P. de Nola a relevé très justement les trouvailles que constituaient
les titres des poèmes de « 37°5 », notamment «Mille ans de la
» Moerman nous impose son ordre et son univers, affirme ses vie d'un oiseau », « Concerto pour instruments de torture » et
vérités, nous baigne dans un climat de feu d'artifice, d'autres. Mais je crois qu'il se trompe quand il attribue à « l'opti-
que surréaliste » le choix du titre même du recueil. Certes, comme
Dans un monde où le métal est sans couleur il le note, le délire et le rêve sont des « vases communicants qui
Et la musique immobile permettent de rejoindre le subconscient » ; mais, en vérité, Moer-
man, malade et perpétuellement fiévreux, avait simplement choisi
ce titre en raison même de son état de santé.
dans un monde de cristal, dont il possède seul le secret de la
transparence, où le lyrisme fait bon ménage avec une intelligence « 37°5 », dernier de ses recueils, avait été précédé par la «Vie
et un humour subversifs : imaginaire de Jésus-Christ», que le Chœur Parlé des Renaudins
de Madame Renaud-Théven et avait interprété pour la première
L'amour, ce nœud coulant autour du cou, fois, à la Maison des Arts, avenue Louise, le 4 juin 1935, moins
Pour les très jeunes, serré se porte d'un mois après la publication du poème.
Pour les très vieux se porte flou.
Mais la jeunesse pour s'acheter des cordes Loin d'être une œuvre subversive et sacrilège, comme on aurait
N'a pas d'argent pu s'y attendre, la « Vie imaginaire » était une sorte de conte
Et la vieillesse n'a plus de cou. enchanté au pays des miracles, où l'humour, l'émerveillement et la

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pitié se mélangeaient suivant une formule dont Ernst avait seul Je suis le seul être au monde
le secret. Sans vouloir le moins du monde sombrer dans le genre A n'avoir pas de crucifix.
d'affabulations et d'interprétations abusives qui tentèrent de faire Je n'ai que faire de ma propre image
de Rimbaud et d'Artaud des croyants ou des mystiques, on ne peut Et personne, jamais,
cependant s'empêcher de relever, dans le poème de Moerman , de N'est mort sur la croix pour moi.
nombreux vers assez troublants, encore qu'il faille se garder d'y Je suis mort seul,
voir une profession de foi : Pareil à une maison neuve,
Pas encore entourée d'arbres.

0 croix, épi plus haut que nous, on nous permettra de penser qu'il L'avait mteux compris que
Qui nous indique le chemin du ciel. beaucoup d'autres.
J'ai trop froid au cœur pour savoir mon âme,
J'ai trop mal à Dieu C'est vers la même époque, pour autant que mes souvenirs soient
Pour pouvoir pleurer. fidèles, qu'Ernst tourna son film « M. Fantômas », réalisé par un
de ses amis, l'ensemblier E. Van Tonderen . Longtemps , Goffin
Jésus mort et moi fûmes persuadés que l'unique copie avait été détruite dans
Résume l'immobilité du monde. un incendie, pendant la guerre, et nous le déplorions d'autant plus
que ce film était une des rares réussites du cinéma surréaliste belge
d'avant-guerre.
Résolument athée et anticlérical, peu suspect d'être absorbé par
des problèmes religieux, Ernst avait sans doute « trop froid au En 1961, lors d'un échange de correspondance avec Marcel Alla in,
cœur », mais il n'en avait pas moins réussi à donner du Christ une j'appris qu'il ignorait et les poèmes de Moerman et son film. Mais
image singulièrement humaine. Poète et homme de cœur, Ernst les coïncidences font décidément bien les choses. Travaillant cet
ne pouvait rester insensible devant la tragédie de l'Homme-Dieu, été au présent texte, je ne fus pas peu étonné de recevoir une
immolé par la méchanceté et la trahison. Mais son émotion était lettre de Francis Lacassin, Directeur de la revue « L'Herne »,
tempérée par son antidogmatisme foncier , et il avait entrecoupé m'annonçant- via Marcel Allain qui lui avait donné mon adresse
son poème par quelques «paraboles » teintées d'humour, comme - qu'il préparait un cahier spécial consacré à « Fantômas », et me
ce bref« Rêve de Judas » : demandant de lui procurer les poèmes de Moerman. Il m'apprenait
en outre que Francis Bolen, qui dirige les « Ciné Dossiers », était
chargé de présenter le film d'Ernst, dans le même cahier.
« Le couteau de l'assassin rêve : encore quelques crimes, et je ne
Jug~z de ma joie quand celui-ci, aussitôt alerté, me répondit qu'il
couperai plus que du pain. »
avatt réussi à retrouver le négatif de « M. Fantômas », et qu'une
copie était actuellement déposée à la Cinémathèque de Belgique.
Comme il l'écrivait dans son « Introduction aux miracles », qui
précédait le poème : «Trop de grands génies, en parlant du Christ, Bien mieux, M. Bolen m'envoyait également le texte qu'il avait
n'ont fait autre que de montrer qu'il n'ignoraient rien de son cons~cré au film dans son «Histoire du cinéma belge de 1798 à
histoire, et de conjuguer cent fois le verbe Jésus. Leur récit, pas nos Jours », et je ne peux mieux faire qu'en citer ces extraits :
plus que la prière, ne seront jamais une preuve par neuf. Seule
la poésie apporte au récit qui sera fait de la vie de Jésus un « Le générique du film se lit ainsi : Les Films Hagen-Tronje pré-
correctif apte à calquer tous les miracles, à les apprivoiser, à leur sentent un film surréaliste d'Ernst Moerman «M. Fantômas »
donner une saveur, et non un parfum. » direction artistique E . Vantonderen, prises de vues R. et N. Van~
peperstraete, régie Jean Michel, musique Robert Ledent avec
Trudi Vantonderen (Elvire), Jean Michel (M. Fantôm~s) et
Le Christ de Moerman n'était sans doute pas celui que l'on voit Françoise Bert, Jacqueline Arpé, Susan Samuel, Mary, E. Miecret,
dans les églises, ou dans les livres ayant reçu l'Imprimatur ; mais Léa Dumont, Ginette Samuel, A. Hubner, L. Wilden, R. Donkers,
quand Ernst faisait dire à Jésus : E. Vantonderen, L. Degroote, E. Moerman, Lechien Emile.

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»Ce générique appelle quelques notations anecdotiques. Et d'abord contemplative. En fait de contemplation, celle qui ouvre la porte
importe-t-il de lire le-chien-Emile en trois mots et d'entendre qu'il du confessionnal aperçoit un abbé qui se pomponne la frimousse
s'agissait d'un quadrupède auquel était attribué le flair d'un et dont la soutane relevée jusqu'à la ceinture découvre des sous-
policier. Et si nous nous arrêtons au nom des opérateurs, ce sera vêtements féminins ... Suit un intertitre : «Le coupable ? - Fan-
pour annoncer que nous aurons à revenir aux frères Norbert et tômas, toujours lui! »Vous voyez le genre ?
Benoît Vanpeperstraete en leur qualité de producteurs-réalisateurs
de diverses choses estimables. Si nous faisons halte devant le » Mais ne nous y trompons pas : de telles scènes ne sont là que
régisseur et protagoniste Jean Michel, c'est pour révéler sa vérita- pour épater, choquer le bourgeois. Au-delà, il y a la vocation
ble identité telle qu'elle nous a été dévoilée par le Norbert précité, révolutionnaire, l'intention poétique, l'état onirique sans lesquels
qui doit savoir de quoi il parle. Oyez bien, c'est assez inattendu. le surréalisme ne serait que vulgaire canular. En cet au-delà inco-
Il s'agit de Jean-Michel Smet, que les journaux ont naguère décrit hérent, Moerman a eu la faveur de pénétrer - car il était un
comme une pauvre cloche inculte, quand ils ont rendu compte pur. » (In « Ciné Dossiers », no 11, déc. 1968.)
d'un sordide procès : "Johnny Halliday attrait en justice par son
père Jean-Michel Smet qui lui réclame une pension alimentaire." Ces lignes suffisent assurément à donner du film d'Ernst une
Dommage qu'Ernst Moerman n'était plus là pour plaider cette vivante idée, et l'on comprendra qu'il ne s'adressait pas particu-
affaire. lièrement à un public non averti.

»Ernst Moerman tourna son "M. Fantômas" en plein air. On croit Pour la petite histoire, j'ajouterai simplement que « Hagen-
reconnaître le cloître de Nivelles, et on est sûr que les autres Tronje » était un nom inventé par Ernst . La mine patibulaire de
scènes se passent au littoral, sur la grève et dans les dunes où Hagen, dans le film« Les Niebelungen » (Siegfried) l'avait frappé,
Van Tonderen a planté ses synthétiques éléments de décor. "Pour et la « tronche de Hagen » était devenu « Hagen-Tronje » dans
assurer aux personnages le même naturel que celui où excellent les le vocabulaire moermanien . Quant à E . Miecret, c'était sa secrétaire
objets qui les entourent et pour que jamais le film ne perde ce particulière, au dévouement sans bornes, et Françoise Bert, sa
caractère onirique qui doit tout dépersonnaliser, écrivait l'auteur, future femme.
nous nous sommes attachés à réprimer chez les acteurs toute velléité
de jeu. Dans le même ordre d'idées, nous avons banni de la prise de
vues toute habileté photographique ou technique." Un an après la publication de la « Vie imaginaire », Ernst avait
fait jouer sa pièce « Tristan et Yseult », par le Théâtre des Arts.
»Effectivement, les images sont noyées dans la grisaille, et le Elle fut créée dans une mise en scène de Léon Smet et des décors
film se compose d'une succession de plans fixes, généralement des d'Ange Rawoe. Le soir de la première, Max Deauville présenta
"plans généraux" tout à fait dans le style de Louis Feuillade : les le spectacle : trois actes, dont le premier était une « parade »,
références aux ciné-feuilletons d'avant 1914 sont manifestes et réminiscence probable de la « Parade » de Cocteau. Madeleine
encore soulignées pour les non initiés par cette précision donnée en Ernoë tenait le rôle d'Yseult, André Gevrey celui de Tristan, et
un carton final de "M. Fantômas", "Fin du 280 ooo• chapitre". Yves Roger celui du roi Marc, dont Frocem (Léon Smet) était
l'âme damnée.
»Il est temps de le résumer, ce chapitre : Fantômas court le monde
à la poursuite de la femme qu'il aime (Elvire). Chemin faisant, il J'avais plusieurs fois brossé mes cours pour assister aux répétitions,
ajoute quelques méfaits à la longue liste de ceux dont il s'est et je buvais Ernst des yeux tandis qu'il dirigeait les acteurs, leur
rendu coupable (dans les 279 999 épisodes précédents). Dans insufflant le feu sacré. Après l'avoir interviewé pour le journal
une crise de désespoir, il se constitue prisonnier, et plaide coupable «L'Avant-Garde», le seul journal estudiantin qui ait jamais existé,
pour meurtre. Mais c'est pour outrage aux bonnes mœurs qu'il à ma connaissance, à cette époque, je fis de sa pièce un long et
sera condamné ... A mort. très enthousiaste compte rendu :

» Si "M. Fantômas" affiche des intentions parodiques, il est sur- «N'entrez pas, vous qui n'avez pas le cœur pur, vous qui n'avez
tout extrêmement irrévérencieux, iconoclaste et franchement anti- jamais eu d'enfance, vous qui n'avez jamais mangé du sable, vous
clérical. L'action débute paisiblement dans un décor monacal où qui n'avez jamais aimé ; n'entrez pas, vous les sourds qui n'enten-
des religieuses vont et viennent, tout entières vouées à la vie dez que les paroles, vous qui n'avez jamais eu peur, vous qui

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n'avez jamais vécu, car nous ne parlons pas la même langue et nous de ses cartons, et j'ignore si, parmi les différents manuscrits que
n'aurons jamais d'interprète. j'en ai retrouvés, figurait la version définitive de cette œuvre. Au
demeurant, Ernst ne m'en avait jamais parlé autrement que sur le
plan du projet, et, la guerre venue, il n'était évidemment plus
question pour lui de la monter.
»Le drame débute comme une foire, dans une foire, bien plus,
dans un théâtre de foire, à la fois naïf et lourd des secrets qu'il
renferme. Alidor, bonimenteur en verve, aguiche, rugit, invente et
proclame. Voici Dolly, la ballerine, Cleo, la lutteuse invincible,
Tonky le clown et son partenaire Auguste, Bostok, l'ours mon-
treur d'homme. Et puis voici la troupe : le roi Marc, juste, puis-
sant, bon, magnanime, puis injuste et cruel, faible et coupable;
Frocem, le traître, l'espion, l'oreille de la serrure ; Gorvenal, l'ami « Les Thermomètres morts
fidèle de Tristan ; Brangien, servante zélée, fidèle et dévouée ; vont au ciel »
Tristan et Yseult, enfin, anges perdus au milieu des ténèbres,
marqués du sceau de l'Amour et de la souffrance, inséparables parce
que toujours séparés, poursuivant comme dans un songe, la trame En 1940, l'exode me fit retrouver Robert et Suzanne Goffin à
de leur légende. Bordeaux. Ils étaient en partance pour les Etats-Unis, et me pres-
»Cela commence toujours comme ça . On joue aux cartes pour pas sèrent de les y accompagner. Mais ma mère était un de ces êtres
cher, pour remplir son rôle. C'est Tristan qui donne. Il perd. Il d'exception que l'on n'abandonne pas . De retour à Bruxelles, nous
perd encore. Il a tout perdu. Le drame approche. La porte s'ouvre reprîmes contact, Ernst et moi. Notre petite bande s'était diluée au
aux fantômes meurtriers, la mort prend la forme d'un as de cœur, fil des événements, et les occasions de nous voir se firent plus
non, d'un as de chance. Tristan joue sa chance contre Frocem, ses rares. Nous parlions de Robert, nous demandant comment ils s'en
mains doivent trembler, son cœur doit frémir. Et Frocem lui joue tirerait Outre-Atlantique, et nous nous interrogions avec anxiété
un grand amour, un amour terrible, qui doit avoir le goût du sel, sur le cours de la guerre. La présence des Allemands nous conster-
du sang et de la mort. Tristan, tu n'as pas de chance, tu as gagné nait, et nous nous lamentions de voir certains de nos anciens amis
Yseult. » s'accommoder sans vergogne d'une situation qui mettait en péril
tout ce que nous avions de plus précieux ; d'autres n'hésitaient pas
« Dès lors, la main du Destin projetait son ombre sur la scène. à prendre ouvertement des positions en contradiction totale avec
Yseult, qui doit épouser Marc, se donne à Tristan avant son départ, celle qui avait été la leur avant la guerre : après l'orage, les vers
et, fou de jalousie, Marc fait séquestrer Y seult. Frocem la soumet sortaient de terre.
à de torturants interrogatoires, au supplice de la lumière éternelle.
Mais elle ne trahira pas son secret, sa faute, et au dernier acte, Puis vinrent les privations. La santé d'Ernst déclinait. Le Barreau
Tristan reviendra au chevet de la fée chancelante, pour mourir ne suffisait guère à le faire vivre, et Françoise, admirable, avec
enfin avec elle, écrasés par le poids de leur amour. » laquelle il vivait depuis 1935, contribuait aux frais du ménage
en confectionnant des chapeaux et des abat-jour. Ernst vendit
Avant l'« Eternel retour» de Jean Cocteau, Moerman avait été quelques tableaux, notamment son beau Magritte. J'allais parfois
séduit par le thème du célèbre roman breton, mais il avait donné bavarder avec lui, et nous évoquions des souvenirs communs, nos
à ses héros une mesure bien personnelle. Prisonniers de leur passé, livres, sa pièce et son film, «M. Fantômas », dont Goffin nous
tels des somnambules réveillés brusquement, ils sont sans force rappelle par ailleurs qu'Eluard le tenait pour un chef-d'œuvre.
devant la vie, et ils ne peuvent rien contre les maléfices qui se
tressent autour d'eux. «Tristan et Yseult », c'était la pièce de la Fin 1942, Ernst m'écrivit pour m'annoncer qu'il avait décidé
soif et des greniers de notre enfance, où transparaissait en filigrane d'épouser Françoise ; il me demandait d'être son témoin. Le
le climat des « Enfants terribles ». mariage était fixé au 6 janvier suivant, en tout petit comité, préci-
sait-il.
A la même époque, Moerman avait déjà en chantier une autre
pièce, « Béatrice et les démons » ; elle était d'ailleurs annoncée Puisque ces souvenirs n'ont de prix que parce qu'ils sont intime-
dans le programme du Théâtre des Arts. Mais elle ne sortit jamais ment personnels, on m'excusera de me citer à nouveau. Voici la

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réponse que je lui adressai, et que j'ai retrouvée dans les papiers interminable année 43 ; les Alliés progressaient à des allures de
tortue, et la guerre nous semblait ne jamais devoir finir.
conservés par Françoise.
Je reçus, un jour, un coup de téléphone de Françoise, m'informant
« Mon cher Ernst. Ainsi que deux étoiles filantes se rencontrent
d'une soudaine aggravation de l'état de santé d'Ernst ; un nouveau
au firmament et retombent comme un bouquet nocturne dans .la séjour à Tombeek s'imposait.
corbeille céleste, mes vœux de bonheur rejoignent mes souh~1~s
de Bonne Année, et, s'entortillant dans tes cheve~ blonds meles Dès les tout premiers jours de janvier 44, il m'écrivit pour me
à la chevelure parfumée de Françoise, vous ~ressent a tous de~~ ,;tne demander d'acheter des fleurs pour Françoise, de les lui apporter
couronne parée des diamants de mon affect1on et de mon am1t1e. de sa part, le 6, jour anniversaire de leur mariage, m'indiquant
même que je devais les acheter chez un certain Jef, qui vendait
»Tu me connais assez pour savoir que jusqu'à présent,_i'ai toujours des fleurs à la sauvette, à la Porte Louise. Il m'envoyait aussi un
joué à cache-cache avec la Poésie, dissi~ul~nt m~s v1ces . s~us ~n chèque en blanc, pour couvrir les frais, et une lettre à remettre
visage fardé de faux témoin. Pour une f01s, Je sera1 un. vra1 temom, à Françoise.
et de tout cœur : le tien. Et vive le secret, la modestl~, les portes
closes, le petit comité, la divine simplicité. J'applaudis des deux Les larmes aux yeux, je lui répondis le 4 : « Qu'avant tout, je
mains qui me restent... je vous embrasse tous les deux. » t'envoie mes souhaits les plus sincères de prompt rétablissement,
de rapide retour parmi nous, de solide santé définitive. Nul plus
A onze heures, le matin du 6 janvier, nous nous retrouvâ~es à la que moi n'attache de prix à te savoir enfin guéri et débarrassé de
Maison Communale d'Ixelles. Je n'avais plus vu Ernst depms quel- tous tes soucis. C'est pourquoi j'espère de tout cœur que ton séjour
que temps, et je fus bouleversé : il marchait av~c peine~ la re,spira- à Tombeek te sera totalement profitable. Je suis désolé d'apprendre
tion sifflante. Ses poumons brûlés, les maladies, les JOurnees et que tu souffres de fièvres et d'insomnies, tourments épuisants gue
les nuits flambées aux deux bouts, l'opium aussi, sans doute, dont je voue aux gémonies et consacre désormais à ma haine indélé-
il ne me parlait jamais, mais dont je suis certain qu'il n'avait usé bile. » ... « Je ne peux te promettre que j'achèterai le bouquet au
que pour imiter Cocteau, les restrictions de la guerre, tous .ces dénommé Jef, mais je peux t'assurer qu'il sera beau. Je me permet-
démons se profilaient dans l'ombre, présentant ~a longue hste trai d'y joindre quelques autres pétales, témoignage personnel de
d'une addition dont le paiement me sembla soudam douloureuse- mon indéfectible amitié pour Françoise et toi. » ... « Je ne peux
ment proche. , . . . , , , . , . te décrire exactement tout ce mon cœur te souhaite, mais sache
La cérémonie fut courte. Je navals Jamals ete temom a un manage, que c'est le meilleur de moi-même ... »
et la brièveté un peu sèche des formalités administratives me
surprit ; mais . Ernst et Françoise étai.e nt heureux, et cela seul Au jour dit, j'allai porter les fleurs et la lettre chez Françoise, le
comptait. Nous rentrâmes avenue Lomse, dans leur appa~te~ent cœur déchiré ; nous nous embrassâmes en sanglotant.
glacial, et nous déjeunâmes frugalement ..Les ~ar~ngs fleunss~le~t
sur toutes les tables, à l'époque, et le vm coutalt che~ ; m~1,s J.e Quelque chose me disait qu'Ernst ne sortirait pas vainqueur, cette
n'aurais pas donné ma place pour une tonne de cav1ar. ~etals fois, de ces derniers assauts de la maladie. Je m'efforçais de ne
fasciné par les lèvres d'Ernst : elles ét~ient d'un bleu annonciateur pas y penser, pour ne pas tenter le sort. Quelque chose qu'on
du malheur, invisible et menaçant conv1ve. ignore, ou qu'on fait semblant d'ignorer, me disais-je, n'existe pas.
En manière de conjuration, je le relançai peu de temps après ma
Il y avait là quelques intimes du. ménage : le peintre Jean-Marie lettre du 4 janvier. « Cher Fantômernst, tu n'as jamais accusé
Canneel, Mady Purnode, le dessmateur Carrey,. Suzanne ~omer­ réception de ma lettre, ni fait savoir si tu avais été satisfait de la
hausen et son mari. Nous étions heureux de vo1r nos am1s plus manière dont j'avais arrangé "notre 6 janvier" ? Fais-moi avant
unis que jamais, mais dans les yeux de tous, je lisais que _la sant~ tout savoir si ta santé s'améliore, s'il me sera possible de te revoir
d'Ernst nous préoccupait ; des quintes de toux le seco~a1ent ~re­ bientôt ... »
quemment, ce qui ne l'empêchait pas de fumer les. hornbles ciga-
rettes de guerre. Nous nous quittâmes en nous Jurant de nous Ernst ne me répondit pas ; je ne devais plus jamais le revoir.
revoir plus souvent. Peu de temps après, Françoise me fit dire qu'Ernst était revenu
Mais nos rencontres furent, hélas ! trop espacées au cours de cette à Bruxelles, pour entrer en clinique. Le reste relève du cauchemar.

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La nouvelle me parvint par téléphone : Ernst était mort, après
avoir subi une grave opération. « Ils m'ont eu à coups de cou- ROBERT GOFFIN
teau », aurait-il dit avant de mourir. C'était le 12 février.

Mais, sans doute, les souvenirs se mêlent-ils ici dans ma mémoire ;


Ernst m'avait peut-être dit cela lors d'une autre opération, anté-
rieure de plusieurs années.

Ce qui est certain c'est qu'allant le voir à la clinique, une heure


avant sa mort, Jeanine Le Borne se pencha sur lui en disant:
«Tout va bien maintenant, tu vas bientôt rentrer chez toi et
retrouver Mimile ... »

Le chien Mimile tenait une grande place dans l'affection d'Ernst


qui se serait privé de manger pour le nourrir et l'entourait de
mille soins.

Ernst, entre les deux eaux de la conscience et des anesthésiques,


relié à la vie par les tuyaux d'oxygène et les baxters, ouvrit un
œil encore malicieux, au regard déjà détaché des choses terrestres :
« Mimile ! murmura-t-il, je l'emm .. . »

Un pan de ma vie s'écroulait ; l'oiseau avait quitté la branche.


Et Robert qui est si loin ! me disais-je, quelle tristesse ...

La mort tombe de laTerre,


Comme la pluie du Ciel,
Entre deux fumées .
La mort est une voleuse d'oiseaux.
Et c'est par elle que ;e sais maintenant
Que ;'étais un oiseau.

Nous l'avons accompagné, par une froide matinée d'un hiver encore
rude, au cimetière d'Ixelles, muets, comme frappés par la foudre.
Les fossoyeurs étaient là, c'était fini ; Fantômas était tombé dans
le dernier piège. Le croque-mort de service avait un accent qui
aurait fait rire Ernst. En nous tendant quelques dérisoires fleuret-
tes, il dit à haute voix : «Et maintenant, Messieurs, Mesdames,
la cérémonie est terminée ; tu peux défiler et jeter une fleur dans
la tombe ... »

Ernst l'avait écrit, au début de « Fantômas 33 » : « Le respect de


la mort s'en va chez les spécialistes. » J'en aurais pleuré.

Je n'ai jamais cessé de le pleurer. LE SOUVENIR


JUILLET 1969.
D'ERNST MOERMAN
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Il n'y a plus une minute à perdre puisque voici déjà un demi-siècle.
C'était à la rentrée de l'Université Libre de Bruxelles, un peu après
l'armistice. Dans le local réservé à la Philosophie et Lettres prépa-
ratoire au Droit, il y avait trois cents étudiants. Tout le monde ne
pouvait s'asseoir.

Je vis entrer un grand marin blond portant l'uniforme de simple


matelot. Il y avait des officiers, des soldats, des membres de la
Croix-Rouge et, à côté d'Ernst Moerman, car c'était lui, un beau
capitaine de marine galonné suivait les cours. C'était le futur peintre
Olivier Picard.

Je ne sais plus quelle conjoncture me mit en présence de Moerman ;


peut-être une de ces sorties tapageuses d'étudiants, qu'on appelait
des « vadrouilles ». Il y avait là tous ceux qui allaient jouer un rôle
en Belgique, une vingtaine d'années plus tard: Paul-Henri Spaak,
Marcel-Henri Jaspar et d'autres.

Je me revois en tout cas avec Moerman, sur le toit du Théâtre de


la Monnaie, et nous lancions des oranges à la foule. J'avais été
étonné que le marin, confronté à un poteau très élevé, empanaché
d'un drapeau, de la Grand-Place, l'eût grimpé avec une aisance
simiesque.

J'habitais à cette époque une pauvre chambre garnie à 17 F 50 par


mois, que je partageais avec le poète Augustin Habaru. Moerman
avait sa chambre rue d'Alsace-Lorraine, et comme j'allais aux
cours à pied vers la rue des Sols, je pris l'habitude de passer au
domicile d'Ernst.

Un troisième personnage, qui habitait rue Malibran, se joignait


souvent à nous ; c'était René Purnal, originaire des environs de
Tournai, qui venait de publier une Introduction à la Vie Cruelle,
ne contenant que des poèmes à la mode de Samain ou de Guérin.

Ernst Moerman n'avait à l'époque aucune intention poétique. Il


prétendait ne rien comprendre à la poésie et il me confia plus d'une
fois que le livre qu'il voulait écrire serait une réplique originale
des romans où Willy, le mari de Colette, fleurissait sa prose de
jeux de mots.

Je dois avouer que Moerman était, à ce moment, le plus spirituel


d'entre nous. Il était d'ailleurs très ami avec Alex Salkin, qui allait
devenir le fiancé de sa sœur, et avec Marcel-Henri Jaspar qu'il
rencontrait souvent. Tout ce groupe continua à s'entrecroiser pen-
dant le premier trimestre au gré de l'une ou de l'autre camaraderie.

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Ernst Moerman était le fils d'un commandant d'infanterie de Hélas ! Il n'avait jamais appris le latin. Cela l'importuna peu, les
Namur, y habitant avenue de la Pairelle, le long de la Meuse. professeurs de classiques romains et de Pandectes furent indulgents
pour ce marin original, et en trois ou quatre ans, Ernst avait passé
A cet âge déjà, Ernst avait eu une existence mouvementée. Il fut ses cinq examens et était docteur en droit.
mis à la porte de l'école communale. Son père sévit en l'inscrivant à
l'Ecole des Cadets de Namur, où la discipline était dure. Entre-temps, nous étions devenus des amis intimes. Je dus, pendant
la seconde année de cours, travailler comme surveillant à l'Institut
Les premiers jours, tout se passa bien. On enseignait, aux gosses que dirigeait le Maître Piron, à la rue du Trône. Je gagnais 150 F
de onze ou douze ans, le manuel de service militaire où il était par mois, nourri et logé. L'institution eut besoin d'un second sur-
formellement prescrit, à certain article, qu'un cadet apercevant un veillant ; je recommandai Ernst Moerman, qui fut du jour au
général avait à se ranger aussitôt au bord du trottoir, à faire halte, lendemain intronisé.
front, et à saluer.
Nous travaillions la journée et, le soir, avec nos cinq francs
Un jour, l'inévitable arriva en la personne d'un général copieuse- journaliers, nous étions riches et faisions les noctambules.
ment galonné ; et tout le monde s'immobilisait déjà au long du
trottoir. Moerman fit de même, mais au moment où le général Je me souviens qu'à ce moment Ernst avait une amante qui habitait
arriva à sa hauteur, le jeune cadet, au lieu de s'immobiliser et de rue Froissart, et, tandis que nous conduisions les pensionnaires en
saluer, déboutonna son pantalon et urina. promenade au parc Léopold, je voyais mon ami qui, avec des
reflets de miroir de poche, appelait sa petite amie de l'autre côté
Ce fut le plus énorme scandale namurois dans les milieux militaires du parc. Pendant toute cette période, nous voyions journellement
d'avant la guerre de 1914. Le jeune Moerman fut immédiatement le poète René Purnal, Alex Salkin et Marcel-Henri Jaspar. Il
arrêté, transféré à son école, puni sans pitié et ... dégradé. suffira d'ailleurs, pour retrouver le témoignage de l'activité d'Ernst,
de relire les débuts des Souvenirs sans retouche qui en quelques
On s'imagine sans peine la tristesse des parents. Que fallait-il faire mots en disent long sur les activités du groupe.
de cet indiscipliné qui ne respectait rien? Il fréquenta l'Athénée
de Namur pendant quelques mois, fut un élève au-dessous de la Paul Vanderborght lança bientôt son estudiantine revue littéraire
moyenne ; il devait doubler. la Lanterne Sourde et tous, nous fréquentions le bar « Rallye », à
la porte de Namur, où les cancans littéraires allaient quotidienne-
Le père pensa que la discipline du Navire-Ecole lui ferait du bien ; ment leur train.
c'est ainsi qu'en 1913, Ernst fut engagé sur ce bateau à voiles du
gouvernement belge. Ce fut le temps de canulars incroyables par lesquels Ernst consa-
crait son goût de la fantaisie. Il serait trop long d'insister sur cette
Il voyagea en Australie et en Amérique du Sud, puis finalement partie de son activité, car il faudrait continuer longtemps.
le navire-école fit escale à Sainte-Hélène. C'était l'occasion ou
jamais de visiter la maison de Napoléon. Moerman et quelques-uns Ernst, assez rapidement, avait été nommé professeur à l'Athénée de
de ses compagnons partirent à pied, mais Ernst devait m'avouer Louvain et il alla habiter rue des Prairies, pour être plus près de
plus tard qu'il n'arriva jamais au but, car, ayant mangé trop de la gare du Nord.
bananes, il tomba endormi dans la verdure à un kilomètre du
musée, et, à son réveil, il n'eut que le temps de réintégrer le navire- Moi-même, je devins surveillant à l'Athénée de Saint-Gilles, puis
école. je fus envoyé au 13e de Ligne, pour mon service militaire.

Une vie commencée sous d'aussi heureux auspices ne pouvait pas Très vite, les contacts avec Purnal avaient donné à Moerman une
se démentir. Au début de la guerre de 1914, Ernst Moerman se notion énergétique de la poésie. Bien entendu, il ne connaissait pas
trouvait sur un bateau dans l'Escaut et y fut arrêté par les Hollan- un mot des règles du Parnasse ; et c'est ce qui explique que le
dais, qui l'internèrent pour toute la durée de la guerre. Rentré poète qu'il va devenir a été créé de toutes pièces, sans l'influence
ensuite en Belgique, pour échapper au service de marin auquel on de 1'alexandrin et des rimes.
voulait l'astreindre, il s'inscrivit à la section de droit de l'Univer-
sité de Bruxelles. Soldat à Namur, je voyais tous les jours la sœur d'Ernst qui était

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d'une grande beauté. Lui-même revenait à chaque fin de semaine Au début de sa vie d'avocat, il avait son bureau à la chaussée de
et je me rendais compte qu'en quelques mois mon ami était entré, Haecht ; il s'installa ensuite rue Lebeau où nous nous retrouvions
en sauvage, dans la poésie. Mais il aimait surtout des poètes comme pour lire nos poèmes et nous montrer nos petites amies, qui
Cocteau, Cendrars ou Salmon, car il ne pouvait supporter le ronron changeaient souvent.
des vers classiques.
De la rue Lebeau, il passa rue du Lombard : il était intimement
En 1923, je le rejoignis au Barreau de Bruxelles. Tout dans sa vie lié à cette époque avec Zézette, mannequin chez Norine. Sa vie
était axé sur une fantaisie poétique débordante. Beau comme un devint un peu plus régulière. Mais chaque jour Ernst voyait l'un ou
jeune dieu, il était aimé follement des femmes et, plusieurs fois l'autre de tous ceux avec qui il vivait en bohème noctambule et
par semaine, je le retrouvais avec une nouvelle conquête. Il était impénitent.
déjà à cette époque prétuberculeux et sa santé fut profondément
Enfin, au temps où il s'adonnait plus intensément à la poésie, il
ébranlée.
habitait un appartement rue de Namur. Que de scènes incroyables
et désopilantes s'y passèrent. D'autres amis, comme Pierrot Gil-
Sa sœur, son père étaient morts. Sa mère vint habiter un petit
lieaux ou Marcel Leborne, étaient de ses fidèles et jamais la plus
appartement derrière l'église de Boitsfort et mourut elle-même haute fantaisie ne perdit ses droits.
après quelques semaines. Il était seul au monde.
C'est là qu'il eut un premier « avertissement », à cause de cette
D'abord tenté par le théâtre, comme son ami Alex Salkin, il publia vie nocturne qui le privait presque totalement de sommeil. Et
un acte : Le mari sarcastique. J'ai déjà raconté que c'est à cette j'étais là avec Marcel quand les infirmiers vinrent le chercher. C'est
occasion qu'il fut présenté au vieux père Guitry au Palace Hôtel. l'époque où il écrivit le poème amusant qui parut dans Les Poètes
de la rue des Sols.
Le comédien lui dit : « Mon ami, je vous félicite pour votre pre-
mière pièce, mais je vous attends à la seconde ! » Sans sourciller, Un peu plus tard, malade, il dut aller passer quelques mois dans
Moerman répondit : «Mais, Monsieur Guitry, j'ai commencé par une maison de repos au Ry d'Ave. Nous allâmes souvent lui rendre
la seconde ! » Purnal, Odilon-Jean Périer, Charles Plisnier avaient visite. Il savait qu'il ne vivrait pas vieux et déclarait qu'il dépensait
entre-temps publié des livres de poèmes. Ernst les lisait soigneu- tout son argent au jour le jour parce qu'il serait malheureux de
sement et attendait son heure. mourir en laissant cinq francs inemployés.

Tous ceux qui l'ont connu savent quel extraordinaire fantaisiste il Les souvenirs se pressent ainsi à ma mémoire, et je dois avouer
fut. A un moment où il avait une petite amie à Paris, il était trop que j'hésite un peu sur la chronologie. Sa première voiture fut une
pauvre pour lui téléphoner. Mais un jour il avait trouvé le moyen Imperia,- ensuite- il habitait alors rue de Namur- il acheta un
de correspondre pour rien. Il avait, par téléphone, fait la conquête « tank» Chenard, avec lequel il passait de fréquentes et différen-
d'une employée de la centrale avec qui je le vis plusieurs fois. Ces tes lunes de miel dans les environs de Bruxelles.
relations, me disait-il, n'avaient d'importance que dans la limite
C'est avec lui et les frères Stoclet, Marcel Cuvelier, Marcel Leborne,
où, grâce à elles, il téléphonait à l'autre en France. Et, bien entendu,
Paul Nayaert qu'à peine arrivés au Barreau, nous eûmes l'idée
rien n'était marqué à son compte, jusqu'au jour où la téléphoniste
de monter un orchestre de jazz-amateur. Trois fois par semaine
s'aperçut qu'elle jouait un jeu de dupe.
nous déjeunions chez les Stoclet, puis jouions dans la Salle de
Musique. Lui grattait un banjo comme on en voyait dans les pre-
Personnage extraordinaire dont la poésie s'exprimait dans chaque miers orchestres nègres .
geste de sa vie.
Nous passâmes même en vedette dans deux revues du Jeune
Je puis affirmer que pendant plusieurs années nous nous vîmes Barreau.
tous les jours. Je ne sais comment, peut-être par le truchement
de l'opium, Ernst était devenu un ami de Cocteau, que j'allais L'amour intempéré du jazz nous avait habitués à écouter tous les
moi-même connaître sans tarder. Mais c'est l'inspiration poétique orchestres qui jouaient à Bruxelles. C'est ainsi que nous nous
brute qui eut le plus d'influence sur lui. Il écrivait avec un don retrouvions quotidiennement à l'Alhambra pour entendre les
spontané de la qualité lyrique. Il pensa, avant Desnos peut-être, Georgians ou à l'Abbaye où Arthur Briggs officiait. Et ainsi défi-
à Fantômas, sorte de héros patibulaire qui avait hanté sa jeunesse. laient quotidiennement devant nous les courtisanes et les actrices

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de Bruxelles. Et il y en avait foison ! Partout où il passait, Ernst C'est alors qu'il commença à s'exprimer en vers, et ce fut Fantô-
Moerman, plus blond que les blés, attirait l'attention sur lui par mas; pour lui, la poésie ne correspondait pas à un rythme ou à
une forme d'esprit particulière et par un besoin de fantaisie déli- une musique, c'était une suite de mots à l'emporte-pièce avec des
rante d'où la dynamite du pernod n'était pas toujours absente. images, des aphorismes et des phrases-fleurs.

René Purnal, qui n'avait pas poursuivi ses études de droit à Je tâche de situer tout cela dans le temps et je m'en sens bien
l'Université, disparut de notre groupe. Nous continuions à fréquen- . incapable. Cocteau, qui habitait à ce moment rue Vignon, à Paris,
ter le « Rallye » où le plus clair de nos entretiens consistait en vit souvent Ernst Moerman avec qui il s'entendait très bien.
discours sur la littérature, la poésie ou nos petites amies.
Je nous revois tous les trois au Bœuf sur le Toit quand Wiener et
J'ai raconté déjà comment, certaine année, aux vacances, Ernst était . Doucet y officiaient. Cocteau joua de la batterie et Moerman gratta
parti pour le Midi de la France avec son tank et la favorite du quelques airs sur le banjo du nègre.
jour. Imprévoyant comme il était, il n'avait pas beaucoup d'argent
et fut vite réduit à la portion congrue. Le pire fut que ses pneus Mais alors que nous étions encore à Sept Fontaines, je me souviens
étaient usés jusqu'à la corde et qu'au retour, près de Noyon, l'un qu'un soir, au dîner, Moerman nous rejoignit avec ce qui devait
d'eux éclata. Ernst n'avait ni argent pour en acheter un autre, ni être le premier chant de Fantômas. Il cherchait une introduction
roue de rechange. Il n'avait pas un sou à la banque et force était à son poème dont il avait l'impression qu'il démarrait mal. En ce
de rentrer en Belgique. Que faire ? Il était dans un village où il temps , je rendais souvent visite à ma mère qui habitait ma maison
n'y avait qu'un forgeron. Pour finir, Ernst m'avoua qu'il avait été natale à Ohain et, un jour, rentrant à Bruxelles, je rejoignis Ernst
obligé de bourrer ses pneus de paille et de revenir par ce moyen à la Porte de Namur. Je lui racontai que j'avais été forcé d'aider
presque préhistorique. deux croque-morts qui ne parvenaient pas à transporter un cer-
cueil. Je lui expliquai que ces spécialistes maniaient le cadavre
Mais je ne voudrais pas qu'on croie que je cherche l'anecdote. Au comme si ç'avait été une botte de paille. Tout à coup je vis Ernst
contraire, tous les rapports qu'on pouvait avoir avec lui étaient lever l'index ; il proclama : « Le respect de la mort s'en va chez
situés sous l'angle de la fantaisie délirante la plus active. les spécialistes. » Et c'est par ce vers que Fant6mas ouvrit sa
féerie poétique.
Peu à peu, il prit goût à la poésie, et lorsque ma femme Suzanne
eut son grave accident, nous fûmes, elle et moi, obligés d'habiter à Ce doit être vers 1925 ou 1926 que l'orchestre de Willie Lewis
la campagne. Nous demeurâmes ainsi pendant près de six mois faisait les beaux soirs du Merry Grill. Nous devînmes très amis avec
à l'Auberge de Sept Fontaines. Ernst ne tarda pas à nous rejoindre. tous les musiciens noirs qui, pour le réveillon du Nouvel An,
Il habitait une autre chambre dans l'hôtel. furent invités à prendre leur petit déjeuner, chez moi, rue Bosquet.
Ma maison donnait sur deux rues et avait donc deux façades, mais
Je ne peux que faire une brève allusion à des histoires incroyables une seule entrée. Tout le monde était au fumoir du premier étage,
que j'ai eu coutume de raconter aux amis. Il mettait de la moutarde y compris Moerman ; ma servante, déjà levée, ouvrait la porte aux
sur la clenche des corbillards dont ·les conducteurs consommaient amis qui arrivaient. Tout à coup, après avoir bu quelques verres,
au bar de l'auberge. Et il fallait les voir respirer leur paume dès Ernst fut pris d'une idée funambulesque. Il descendit dans la
qu'ils y avaient touché. rue Jourdan par la gouttière et revint sonner rue Bosquet. Il réitéra
le manège plusieurs fois . Quand les gens furent partis, ma servante
Un jour de cette période inimaginable, un autre client de l'hôtel m'appela et me déclara qu'elle me donnait ses huit jours. Je
ouvrit un restaurant dénommé Au Prince Baudouin. Pour corser m'enquis de ses raisons et elle me fit valoir qu'il devait y avoir
la fête, Moerman s'était habillé en femme, mais avec une précision des fantômes qui fréquentaient ma maison, car la même personne,
qui permettait de se méprendre. Vers minuit, Ernst avait bu plus sans sortir, était rentrée cinq fois.
qu'il ne devait et il ne voulait plus rentrer à l'hôtel. Force me fut
de l'abandonner à la fête qui continuait. Le nouveau patron me Ernst, installé avec Zézette, se mit à manifester une passion déli-
raconta que, le lendemain, à l'aube, on retrouva mon ami avec rante pour les chiens. Il avait un grand lévrier qu'on appelait
deux nègres dans une chambre où il jouait du banjo devant les Gugusse. Et, quand on l'interrogeait sur les difficultés de garder
noirs dépités d'avoir découvert un homme. un si grand toutou en appartement, il répondait que c'était pour

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soulever poétiquement le monde. Et quand on lui demandait une Van Tonderen. Comme je l'ai dit, on voyait notamment une
explication, il ajoutait : douzaine de petits-frères sortir d'un urinoir, et pour le dernier il
avait imaginé un gag de provocation qui passa difficilement 'la
« Archimède n'a-t-il pas dit : "Donnez-moi un lévrier et je soulève rampe. Ce dernier-là était fardé, les lèvres peintes comme celles
l'univers ! " » d'une prostituée ; on le voyait s'adosser au mur, respirer une rose
et puis soulever sa soutane, et, de sa main libre, il fourrageait dans
Purnal était parti habiter Paris et fréquentait les milieux de la un de ses longs bas de femme et exhibait des billets à la manière
Nouvelle Revue Française. Il ne tarda pas à se marier avec la fille des filles du trottoir.
d'un médecin d'Anvers et élut domicile dans un appartement situé
rue Alasseur.
A la première projection du film dans un cinéma de la place Maclou,
A cette occasion, Ernst, ma femme Suzanne et moi nous partîmes la s~ène du petit-frère provoqua quelques grincements. Je me
pour Paris et logeâmes chez Purnal dans des installations de for- souviens que Marcel-Henri Jaspar était là et qu'il rageait à ces
tune. Nous restâmes plusieurs jours ensemble à discuter de litté- scènes où l'énormité rejoignait le scandale pur et simple. On en
rature et de poésie, puis nous partîmes fêter la lune de miel, dans a vu d'autres depuis ! Mais je puis préciser qu'un peu plus tard,
ma voiture (je crois que c'était encore ma première Buick) Eluard étant à Bruxelles, nous nous arrangeâmes pour lui soumettre
jusqu'aux bords de la Loire. C'est à cette occasion qu'avec Moerman Fantômas et Paul ne tarissait pas d'éloges. Il mettait cette humble
nous rencontrâmes Eluard dont la poésie le touchait beaucoup. production réalisée avec des moyens plus que réduits à côté du
Chien Andalou.
Mais ce doit être auparavant, pourtant, qu'à la mort d'Anatole
France, Ernst et moi avions fait le voyage à Paris pour retrouver Pourrais-je préciser quand Ernst Moerman acheta, un des premiers,
Aragon qui venait de publier Le Paysan de Paris. Avec notre ami une caravane ? Je ne pourrais le dire ; mais ce que je sais c'est que
Leborne, nous assistâmes, sur les Champs-Elysées, à la distribution pendant de longs mois, celle-ci resta dans les prairies de l'Auberge
du pamphlet surréaliste Un Cadavre. de Sept Fontaines où Ernst vivait, ne revenant plus à Bruxelles
que le matin pour se rendre au Palais de Justice.
Au moment de l'exposition surréaliste de Bruxelles nous partîmes
avec Valentine Hugo et Paul Eluard pour Charleville et Roche où Je n':n finir~is pas de raconter des scènes inénarrables de celui qui
nous circulâmes pendant deux jours. J'ai raconté que dans le petit illumma ma Jeunesse de ses bons mots, de ses spontanéités ahuris-
hameau où Rimbaud avait écrit La Saison en Enfer, nous vîmes santes et d'une fantaisie que je n'ai plus jamais rencontrée depuis .
une centenaire qui avait été servante dans la famille du cher
Arthur. C'est la vie d'Ernst Moerman qui fut un poème d'exaltation et
d'épanouissement bohème. Je dois même ajouter que j'ai volontai-
C'est vers 1932, qu'à l'occasion d'une conférence au Casino rement fait silence sur des péripéties hilarantes où la gauloiserie
d'Ostende, je fis la connaissance d'un jeune homme blond, dont retrouve l'imagination. Quand nous nous rencontrons, Marcel
nous marquâmes, Ernst Moerman et moi, la destinée poétique et Leborne, Pierrot Gillieaux et moi, nous n'arrêtons pas d'échanger
musicale. Je crois même me rappeler que Kisling et Pierre Mac d'intarissables souvenirs sur celui qui passa parmi nous comme un
Orlan étaient là. C'était le jeune Carlos de Radzitzky, qui pénétrait extraordinaire funambule.
dans le monde enchanté où nous vivions. Et depuis lors, il devint
la troisième personne d'une trinité amicale qui n'allait se réduire
que par la mort d'Ernst. Depuis lors, d'ailleurs, revenu d'Améri- Je trahirais toutefois mes lecteurs si je les laissais sous l'impression
que, j'ai retrouvé celui qui est devenu le Secrétaire Général du qu'Ernst était un saint. Je n'entreprendrai pas l'énumération de
Pen Club français de Belgique, et qui est resté l'ami fervent dont toutes celles qui illustrèrent sa vie trop courte. C'est en 1935 qu'il
le témoignage se trouve ici à côté du mien. devint plus fidèle grâce à l'amour de Françoise qui sut le compren-
dre et le modérer.
Fantômas parut et ce fut un triomphe pour les quelques amis qui
participaient quotidiennement à la vie lyrique d'Ernst. Bientôt, Au mois de juin 1935, je plaidais l'affaire Malou avec Henry Torrès
quoiqu'il continuât à écrire des poèmes, il pensa au cinéma. du Barreau de Paris. Ernst assista à plusieurs audiences et, lors de
l'une d'elles, il fut assis à côté de deux filles accortes avec qui
C'est lui qui écrivit tout le scénario de Fantômas, et le réalisa avec il lia connaissance. Il avait d'abord fait des projets du côté de

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Cela dura un quart d'heure. Je pus enfin l'emmener. L'état
Zézette (qui n'a rien à voir avec celle que j'ai déjà nommée) et il
d'exaspération dans lequel se trouvaient les généraux les rendait
lui donna un rendez-vous, en compagnie de sa petite amie. Nous
peut-être capables de se battre contre un adversaire beaucoup plus
partîmes à trois, Marcel s'étant joint à nous, pour rencontrer ces
deux belles sur lesquelles il ne tarissait pas d'éloges. Nous allâmes jeune qu'eux. Mais le barman connaissait Ernst. Et quand les
d'abord les retrouver à Woluwe, où se trouvait la villa de l'une généraux se rassirent et commentèrent l'événement, ils apprirent
d'elles. De là, nous partîmes ensemble pour l'Exposition et nous que leur insulteur était l'avocat Moerman.
nous retrouvâmes au Lion rampant où Ernst se rendit compte que
Zézette paraissait inabordable. Il nous avait proclamé son grand Le lendemain, plainte était déposée au Conseil de l'Ordre qui
amour, mais nous le vîmes en cinq minutes opérer une volte-face nomma comme rapporteur Henri Jaspar, l'oncle de Marcel-Henri
dans la direction de l'autre, qui était Françoise. Jaspar, et ancien premier ministre. Celui-ci était trop intelligent
pour ne pas rire de cette algarade. Mais Ernst dut, pour échapper
Zézette (du moins cette Zézette-là) allait disparaître à jamais de aux sanctions, écrire une lettre d'excuses qui serait transmise au
la vie d'Ernst pour finir assassinée avec le comte d'Oultremont, Bâtonnier. Je sus par mon ami Joseph Pholien, chaleureux cama-
pendant la guerre de 1940. rade d'Ernst, que la missive qui fut signée par ce dernier était un
chef-d'œuvre de soumission et de revendication dans l'ironie.
Françoise s'installa chez le cher poète en 1935 et allait rester auprès
de lui, fidèle et dévouée, jusqu'à la mort d'Ernst en 1944. Faut-il raconter un dernier incident grotesque qui fit rire son cher
patron, Jean Van Parys ? Ernst, conseiller de propriétaires de
Je peux raconter cet incident amoureux qui est le dernier dans la cinéma, fréquentait souvent le tribunal de commerce. Il constata
vie de Moerman, puisque toutes deux sont aujourd'hui mortes. que les rôles d'affaires à plaider contenaient les causes du jour
selon une inscription numérotée X contre L ou A contre B.
Françoise fut portée en terre il y a un an à peine et tous les amis Moerman avait ainsi observé que jusqu'à 9 heures, à l'entrée des
de Moerman se retrouvèrent et parlèrent longtemps de ce génie magistrats, on pouvait inscrire de nouvelles affaires qui étaient
de l'imagination qui nous avait quittés depuis presque un quart de ainsi appelées, le matin même, par la voix de stentor de l'huissier.
siècle.
J'ai l'impression que, parmi cent histoires, il faut que je raconte Le facétieux Ernst arriva un matin où une centaine d'affaires
encore celle des généraux. Nous étions ensemble au Pingouin dans étaient au rôle. Subrepticement, il ajouta à la liste, avec un numéro
le haut de la ville et voulûmes prendre une consommation dans d'ordre, « Piscet contre Lemur ». Lorsque l'huissier-audiencier
un bodega dont l'une des deux issues ouvrait rue du Bastion. prononça ces trois mots diurétiques, un large éclat de rire secoua
Nous entrâmes et ne trouvâmes qu'un établissement quasi vide où l'audience au point que le Président dut lever celle-ci avant
une seule table était occupée par de vieux messieurs barbus jouant d'obtenir un peu de calme.
aux cartes.
Il y a cent histoires pareilles qui forment le tissu fantaisiste de la
Tout haut, Moerman proclama : vie du poète. Ne pas en parler eût été une lacune.
« N'entrons pas ici, il n'y a que de vieilles barbes ! »
Il appartient au lecteur d'imaginer le reste.
Aussitôt deux d'entre les joueurs de cartes se levèrent et répondi-
rent à l'affront. Ernst écrivit deux pièces et publia trois livres de poèmes qui restent
sans rides devant la critique d'aujourd'hui. Quand je publiai, avec
Ernst répéta sa phrase et les joueurs de déclarer : de Nola, Les Poètes de la Rue des Sols, je me souviens qu'Alain
Bosquet me fit observer qu'il était étonné par la qualité lyrique
- Savez-vous que vous avez à faire à des généraux ? Regardez des poèmes de Moerman. C'est vrai, et je les relis toujours avec
nos décorations. la même admiration. On sent qu'il ne s'agit pas d'un poète qui a
sucé longtemps le lait des muses. Je l'ai déjà dit, il ne connaissait
Moerman répondit avec vigueur : rien aux classiques. Il fit son école dans les œuvres de Cocteau, de
- J'ai au moins la pudeur de ne pas porter les miennes. D'ailleurs Cendrars ou d'Eluard. Je me souviens que Raymond Roussel, dont
je suis antimilitariste et je hais les galonnés. il possédait Locus Solus, l'avait longtemps bouleversé.

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En réalité, par sa puissance d'inspiration et d'imagination, Moer- La chataine au corps usé de spasme comme une vieille monnaie
man avait rejoint d'un seul coup toute la poésie qui devait éclore La folle aux yeux de truite qui célébrait des messes blanches à l'aube
après lui. Et la cendrée faite chair enlevée dans ton tank interplanétaire
Et celle qui ... et celle dont. .. et celle pour ... et toutes les autres
Je suis persuadé que sa place est marquée parmi les plus purs et les Bleues de destin, vertes d'abîme, rouges de mésange, jaunes
plus originaux, car, à le lire, on sent qu'il ne doit rien à personne. d'absence
Qui murmuraient les mots de la rosée à l'heure du pneumothorax
Ceux qui l'ont connu gardent un souvenir exalté de celui qui fut Et les autres, les autres, les autres au bouquet charnel de tes ombres
sans le savoir plus grand que lui-même. Je restai à ses côtés Ce soir, à distance, Françoise et Jean parlaient tout bas à ton oreille
jusqu'en 1940, à le voir tous les jours, et à être quotidiennement Nous avons regardé sans toi les sapins noirs et les prunelliers
enchanté. Mais survint le dix mai. Je crois qu'à cette époque déjà schisteux
Ernst habitait au 32 de l'avenue Louise. Je partis pour l'Amérique D'Esch le Trou, où nous pensions à toi sans oser prononcer ton nom
avec ma femme et ne devais plus en avoir de nouvelles. Il épousa Les châtaigniers luisent à l'Avenue Louise où tu passas face au ciel
Françoise et mourut en 1944. Quand les feuilles avaient cette teinte de Pernod que tu aimais tant
Le velours usé des filles pâles aux bancs épanouis du « Rallye »
Ils ont supprimé l'édicule d'où sortaient tes douze frères
Je n'entre pas dans cette dernière partie de sa vie ; Carlos de Et ta machine à écrire où pianotaient les vagues de la mer du Nord
Radzitzky est un témoin vigilant qui fut à côté d'Ernst jusqu'à
Ta guit~re désaccordée où bat la pulsation des vieux ragtimes
sa mort. Mais les poètes ne meurent pas quand ils sont de la dimen-
Et ces cmq francs dont tu aurais rougi de mourir sans les avoir
sion de celui-ci. Son œuvre est à peine connue ; ceux qui viennent
la découvriront. dépensés
Tu es sourd au silence des cloches des Barnabites qui sonnaient
l'heure
Il faut tout de même que je puisse vous confesser qu'à ma rentrée Quand tu rentrais avec une fille nouvelle au goût de défaite
d'Amérique, je fus bouleversé de ne plus le trouver dans ma vie. Ils soufflent encore sans toi dans leurs orchidées de métal sonore
Ce fut au point que j'écrivis ce poème qui dit mieux que de lon- J'ai revu à Harlem ton ami nègre qui vivait le rythme à la Villa
gues phrases la place nécessaire et exaltante qu'Ernst Moerman d'Este
avait tenue dans mon existence. Il fumait de la marihuana pour mieux chanter les blues nostalgiques
Et le banjoïste indien qui t'offrait ses cordes pour le dernier poirier
du jazz
Assez ! la vie est vide sans toi, entre la chair triste et la chanson des
rues
Ce soir, ce soir, où es-tu ? Ta roulotte est vide, blond voyageur Parfois tu es en col bleu de marin et tu sommeilles à l'île de Sainte-
Qu'ont-ils fait de tes yeux de colchique qui regardaient les femmes Hélène
et les bénitiers ? Tu joues du violon pour les prisonniers endimanchés de Hollande
Et tous tes jeux de mots aboyant obstinément à la niche de l'oubli Tu gis sanglant dans un fossé de Bourgogne et tu éclates de rire
Peut-être as-tu retrouvé Fantômas aux eaux glauques de Et les femmes de Vienne ravies t'envoient leur cœur par pli
Sept-Fontaines recommandé
C'est avec lui que tu mettais de la moutarde sur les poignées de Assez, assez ! nous nous reverrons tout de même du côté des
corbillard tubéreuses
Ernest, voici les chatons rose et crème d'un nouveau printemps Tu reviendras souriant d'au-delà et de poésie sur tes quatre pneus
Repassent haletants les fantômes qui hantent nos grands fonds et éclatés
nos nuées Et nous irons vers le ciel, et le vent, et les poèmes de la rivière
La brune qui fascinait les oiseaux retournée aux épuisettes de la Ernest Moerman, avocat du rêve, poète de notre jeunesse, sourcier
matière de la perdition
La blonde qui buvait des cocktails de sang frais et de jets de Avec l'accord tacite des lévriers bleus, et des philosophes saxons.
houblon
La rousse mélodieuse à qui tu mélangeais tes longs cheveux de
Diomède

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ERNST MOERMAN

ŒUVRE POÉTIQUE
FANTÔMAS 33
FANTOMAS I

A }. Supervielle

Le respect de la mort s'en va chez les spécialistes.


Fantômas, poète édité à frais d'auteur,
Est un Centaure qui s'ennuie
De ne pouvoir descendre de cheval.

1Il ne suffit pas de sourire


Pour ne pas être condamné,
Et si parfois les nuages se trompent de neige,
La neige, elle, se trompe d'ennemis.

Tout le surréalisme est au service de Fantômas.


C'est le seul être au monde avec qui
J'aurais aimé me faire photographier à la foire.
V raie patrie de l'enfant qui s'éveille,
Il est le plus court chemin de la vie dangereuse
A la dernière grimace du supplicié.

IT ous les soirs il s'habille pour mourir


Mais un orchestre entier ne peut périr d'un seul coup.

Fantômas luit sur mon enfance


Comme un éclairage sans pitié
Pour mes rides d'enfant.
Il lui suffit de paraître et Sitting Bull,
Nick Carter, Nat Pinkerton, Morgan le Pirate,
Buffalo Bill et Lord Lister furent effacés,
Taches légères dissoutes dans l'éther.

Seuls nous donnaient le vertige,


La fenêtre ouverte sur Fantômas
Et les dessins de Benjamin Rabier,
Qui peint la nature comme elle devrait être.

Fantômas m'apprit à mentir sans besoin


Et à dire que 2 + 2 = 5
Alors que je savais très bien
Que 2 + 2 = 3.
Par ses soins, dans mes veines gelées,
Le sacrilège célébrait l'office du froid.
Il m'apprit la haute leçon de morale,
Du poivre jeté dans les veux d'un ennemi.

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Il m'apprit à me rendre méconnaissable Elle se fit passer pour la Tamise,
Aux yeux mêmes de mon propre miroir, Et Fantômas se trompa de Londres.
Et à me méfier de cette femme ridicule Pour avoir osé lui mentir sur les marées,
Qu'on me présenterait dans le monde : Madame Fantômas. Le soleil périt sur un bûcher.
Quand j'étais sage, il me donnait une image Les étoiles privées de dessert,
Que je mettais dans ma tirelire. Ne purent communiquer que par signes.
Je ne l'ai ouverte qu'aujourd'hui. La cime du grand canyon du Colorado,
Invitée à une surprise-party
Aujourd'hui Fantômas n'est plus qu'un orage qui s'éloigne Ne retrouva plus sa tête au vestiaire.
Ses yeux sont fermés pour cause de décès.
Criminel dissimulé dans sa propre ombre, Il eut tort de croire une toile d'araignée,
Fantômas est mort avant d'avoir pu être rejoint. Et mourut noyé dans le Ciel.

Néanmoins Fantômas, monde perdu dans l'espace,


Son vieil ennemi le policier Juve veillait. Baiser de forçat, mystère du diamant,
Soigneusement grimé, il s'était fait la tête Ventre sournois des violes,
De l'Eternité; ce n'était pas trop pour vaincre Capitale de la fausse barbe,
Enfin l'Inconnaissable, l'Insaisissable, Pavé poussé entre les herbes,
Le Roi de l'Epouvante, la Silhouette du Crime. Cuivre blanc des carrousels salons,
Fantômas revint un jour dans le boudoir Chapeau haut-de-forme braqué sur l'infini,
Où se brûlant les mains, il déroba Image perpendiculaire à notre jeunesse,
Le diadème de Sonia Daniderff. Parricide mort au champ d'honneur,
Juve depuis trente ans l'y attendait. Fantômas qui êtes aux Cieux
Ses cheveux avaient à peine blanchi. Sauvez la Poésie.
Seules les tempes grisonnaient.
Minute solennelle : le Temps Perdu
Rencontrait enfin le Roi du Crime.
Arrêtez-le, cria Fantômas, je suis ]uve
C'est lui Fantômas, et Juve-Fantômas
Fut arrêté, emprisonné, jugé, exécuté.
Pendant que Fantômas-]uve ricanait OCEAN
Et disparaissait une fois de plus dans les Ténèbres.
A Jean Bastien

Fatigué des hommes que le sommeil aveugle, La mer aujourd'hui,


Fantômas s'en prit aux astres, aux fleurs, à la nuit. Est pareille à une cour de caserne vide.
Il brouilla tout dans le Ciel, offrit la Croix du Sud
A la Reine des Poisons qui s'en fit un cerf-volant. Pour se rendre à Rotterdam,
Il était à l'aise dans l'azur, Elle préfère aller à pied.
Car Fantômas placé sur un nuage Mais pour pousser jusqu'aux Indes,
Subit une poussée de bas en haut Elle emprunte les paquebots.
Egale au volume de soleil déplacé. On l'accueille avec grâce et tous font la chaîne,
Pour qu'elle arrive sans se mouiller les pieds.
La Mer du Nord pour échapper à sa poursuite
Dut se déguiser en brouillard. Le vent ne laisse pas de trace sur ses vêtements

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Et dès que sa main se pose sur elle, Dans sa narine, il y a deux revolvers.
Toute trace de fatigue a disparu. Entre ses doigts de pied, il y a des balles dum-dum .
Le dimanche, la mer sent l'émigrant. Comment voudriez-vous, avec tous vos diplômes,
Le chien du voisin ne la supporte pas, Leur résister?
Car il ne comprend rien à ce ventre qui respire
Et à ces soupirs d'épaules. Il a enlevé ses yeux pour y placer des meurtrières,
Et son index qui ne dort jamais,
Au jour du jugement dernier, Jour et nuit fait les cent pas.
Les naufragés seront à droite, Dans chacune de ses oreilles,
Séparés des navires sauveteurs Un fusil scié dort son premier sommeil.
Par des chiffres que ma mémoire a oubliés. T'en souvient-il, c'était l'heure où dans tous les garages,
Je ne retiens que des prénoms et de belles saisons: Le prix des places fut multiplié par 7,3.
Je les supplie; Le fils du maire Thompson avait la colique
Jeanne Avril ! Irène Juillet ! Que nous subissons tous après avoir volé notre premier taxi.
Sauvez le vapeur en perdition. Le père du maire Thompson, pour ne pas vomir,
Dut retenir ses grosses lunettes.
Ainsi les tigres affamés épargnent les hommes blancs
Pour vexer les nègres qu'ils méprisent; Les victimes demandent grâce,
Les tigres et la mer trichent pour perdre. Elles sont fatiguées de tenir les mains en l'air,
La mer est un ange On se croirait dans le métro.
Dont j'ai oublié le nom.
Dans les campagnes, on murmure:
Miroir qui se raconte des mensonges, A Chicago, on meurt debout,
Tous ses gestes sont mutilés dans le miroir du ciel. Puis c'est le vent qui vous renverse.
Cueillie trop tôt, elle se fane au soleil.
En séchant, elle change de couleur. 0 Chicago, ô Ville plénière !
La mer est morte sans connaître la fin de son histoire. Où l'on n'est pas exposé à rencontrer
A chaque coin de rue des honnêtes gens.
Je donnerais cent franc de plus, par mois, pour ma chambre, 0 Chicago!
Si un ruisseau la traversait. Doux cœur de Belzebuth.
0 Syndicat de la balafre
Flammes d'amour, langues de crécelles citronnées.
Dioudloudou, pommes de Mélanie.
0 cher bandit, rasé de près !
AL CAPONE

A Marcel Le Borne

Patt o'Neil, le gangster, m'a dit :


J'ai tout un lot de bouteilles vides DIVERTISSEMENT
Que je vais offrir aux spécialistes du cancer.
Il faut faire boire les morts,
Pour les stocks, pour les vioques, pour les croque- A Em. Tielemans
Morts, pour les coups de tête empoisonnée.
Les nègres têtus, mal vêtus, repoussent du pied
Dans sa poche gauche, il a son cœur Leur assiette de soupe indigo.
Entourée de sa gaine d'acier. ]'en ai assez, dit le chef,
Dans sa poche droite, il y a deux revolvers. D'être traité comme un aborigène.

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Si Madame la Comtesse veut me payer mon voyage, Et rêve d'un Paradis plein de chevaux volés,
Je l'accompagnerai au banjo,- Mais ne s'explique pas qu'ils soient tous aveugles.
Le banjo est un pays sauvage où vivent ces Ni pourquoi, posé sur des rides en désordre,
Vestiges de sac et de corde. Son loup de faux velours noir
Vous n'y trouverez pas grâce même A cessé de leur faire peur.
Cousue dans la peau d'un chat.
A voyager ainsi incognito
Mon frère est mort assommé Dans un pays plus noir que son ombre,
D'un coup de téléphone du soleil. Il apprend à aimer la me .. informe
Depuis ce jour en signe de deuil Parce qu'elle est bonne, non parce qu'elle est belle.
Les communications se paient en sortant. Vagues chauves, vagues sèches, vagues durcies,
Puis brusquement inondées d'eau.
Mais la Comtesse serre tellement les cordons de sa bourse Entre les doigts de son rêve, l'arme meurtrière
Qu'elle étrangle net le bobilionske. Fond à la chaleur des seins qu'elle atteint,
Et retombe en fleuve d'argent qui réchauffe le dormeur.
Au troisième clin d'œil vous ferez entrer le cheval.
Le cheval retiré des affaires vend des clous de sabot, Fantômas dort, ses yeux cicatrisés
Et fait une grande consommation de clowns modérés. Grands ouverts sur l'invisible.
A l'ombre des terrasses le grelot tombe dans mon verre. Il rêve que sa mémoire dort.

On entendrait voler un singe.

Il faisait grand jour quand il referma les yeux


Et se réveilla pour se rendormir encore.
Dans la forêt régnait un bruit de journaux repliés.
Les chèvres familières allaient têtes nues,-
FANTOMAS II Les fougères disaient du mal de tout le monde,
Et les lianes chantaient : « Lorsque tout est fini ».
La lotion à faire repousser les forêts
A Pierre Fontaine
Marchait doucement sur la pointe des pieds.
L'orage poursuivait les oiseaux noctambules.
Résumé des chapitres précédents.
L'enfant Thomas devenu Fantômas éclaire le monde. Parfois, voilé par les
nuages, il cesse de réchauffer nos cœurs. Alors surgissent les pires malaises : les
guerres éclatent, la peste bubonique rase le sol, les faits divers se raréfient, Fantômas agonise.
les colonels montent en grade et les religions se répandent. Un serpent qui s'est noué à son cou,
Fantômas entre deux éclipses tue. Jette un froid plus tenace
Que le regard d'un œil de verre.
C'est l'heure du grand silence
Où les remords se transforment en frissons .
C'est la première fois qu'il pleut Quelle paix après un grand amour !
Depuis que Fantômas est aveugle. Il faut mettre trop de thé
Quand la femme que tu aimes a soif, Pour que l'infusion soit amère.
Donne-lui un verre d'eau fraîche Il faut aller trop vite
Puis tu lui parleras d'amour. Pour que l'accident soit réussi.
Les athées profitent des orages pour blasphémer.
Fantômas trouve dans de vieux livres de cuisine Il n'existe pas de thermomètres assez puissants
De vrais remèdes pour bien dormir, Pour mesurer la fièvre des ascètes.

60 61
LA MARQUISE Terre noire où fleurit le pavot,
Armstrong conduit le torrent, en robe d'épousée, au sommeil.

A G. Vriamont Chaque fois que, pour moi, « Some of these days »


Traverse vingt épaisseurs de silence,
Il n'y a pas que les beaux usages. Il me vient un cheveu blanc
Dans un vertige d'ascenseur.
1 Une carabine est le seul moyen
De se faire présenter à l'oiseau qui vole.
« After you' re gone »
Il n'y a pas que la musique. Est un miroir où la douleur se regarde vieillir.
Tout son qui dure plus de trois secondes
N'est plus de la musique. « Y ou driving me crazy » est une aube tremblante
Où sa trompette à la pupille dilatée
Il n'y a pas que le progrès. Se promène sans balancier sur les cordes de violon.
Une montre arrêtée donne l'heure juste
Deux fois par jour. Et « Confessing » donne de l'appétit au malheur.

Il n'y a pas que la volupté. Chant de l'impatience, ta musique noctambule


Un chaud soleil bien rond et le bout du nez froid Se répand dans mes veines où tout prend feu.
Sont les deux pôles du plaisir; Armstrong, petit père Mississippi,
Les mots d'amour écrits dans la buée Le lac s'emplit de ta voix
Sont une rosée que le soleil efface. Et la pluie remonte vers le ciel.

Il n'y a pas que le démon du jeu. V ers quels villages abordent tes flèches
Importés par hasard et demeurés par paresse Après nous avoir touchés ?
Dans les forêts de l'Orénoque, Traversent-elles des chevaux sauvages
Les pigeons y tiennent des agences de voyages. Avant de nous empoisonner?
Les racines de ton chant se mélangent dans la terre
Il n'y a que l'amour En suivant les sillons que la foudre a tracés.
Me dit le vicaire qui se hâte de célébrer sa messe Les nuits de Harlem portent l'empreinte de tes ongles
Pendant que ses enfants naturels refroidissent Et la neige fond noire, au soleil de ton cœur.
Sur le bi du bouc du rhinocéros du coin.
Je marche, les yeux clos, vers un abîme
Où m'appellent les œillades de tes notes femelles
Plus inquiétantes que l'appel de la mer.

ARMSTRONG LE SANG

A Robert Goffin A Albert Guislain

Un jour qu'Armstrong jouait au loto avec ses sœurs Pareil au cheval aveugle qui tourne sans répit
Il s'écria: «C'est moi qui ai la viande crue.» Sans distinguer le jour de la nuit,
Il s'en fit des lèvres et depuis ce jour, Forçat du tour de l'homme, champion maudit,
Sa trompette a la nostalgie de leur premier baiser. Le sang existe de toute éternité.

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Messager de mauvaises nouvelles, VIE IMAGINAIRE DE JEAN COCTEAU
Il s'avance en robe de magistrat
Et les porte partout à la fois.
Parfois il s'arrête aux lèvres transparentes
Et regarde par la fenêtre. A Edouard Mesens
Infidèle à l'homme, ille trompe avec la neige
Où il luit comme les yeux d'un chat.
Jean Cocteau est un soleil bien mis
Qui cherche un peu partout son monocle.
Au même instant, je sens qu'il me monte à la tête, S'il existait réellement,
Et je sais qu'il descend à la tête (Mes lunettes ne sont pas de ce monde)
De l'homme qui est à mes antipodes Je l'aurais déjà vu.
Où il caresse peut-être des cheveux blancs. J'aime mieux croire
Le jour de la mort, il s'immobilise soudain, Qu'il est mort le jour de sa naissance,
Comme un somnambule qu'on éveille brusquement. Pendant que dans le lit dévasté par la symétrie,
Son frère jumeau prenait sa place,
Et qu'autour d'eux,
Sa couleur seule le distingue du ciel bleu : Le Diable, déguisé en Orgue de Barbarie,
Ainsi le crime n'a pas le même visage Entrait sur la pointe des pieds.
Que les funérailles d'un jeune enfant. Depuis ce jour, ange gardien de son homme de paille,
La confiture de fleurs passe dans le sang Jean Cocteau vit à ses côtés.
A l'insu de tous; elle trompe la fin, La nuit il lui vole son cilice
Et donne des joues roses Et le met autour de son cou.
A ceux qui ne demandent rien. Toutes les deux heures ille réveille,
Pour lui donner sa tisane à dormir.
Ainsi, sans cesse l'aventure téléphone au mensonge,
La fièvre attend que le soleil se couche. Et les miracles se reproduisent entre eux.
Trop maquillée, du rouge aux lèvres,
Elle sort, les yeux brillants ;
Mais les promenades sont impossibles
Dans une ville où toutes les rues portent le même nom. Ces enfants qui font des grimaces
Malgré les avertissements
Restent parfois défigurés :
Le cœur est une cigarette Les cloches de Pâques se mirent à sonner
Qui se consume toute seule. Pendant que Jean écrivait le Potomak.
Le cœur est le maquereau du sang, Le luxe insensiblement conduit à la prison ;
Ses fourches caudines, Deux montres bracelets font une paire de menottes;
Son pèlerinage au Soldat inconnu, L'assassin qui avait mordu dans une pomme,
Sa promenade des foules du dimanche. Son forfait accompli,
Dut, pour ne pas être identifié,
Se faire arracher treize dents.
Tous les hommes sont égaux devant la couleur du sang.
Nul ne sait où se faire une blessure discrète.

Parfois Jean Cocteau est invisible,


Enfant prodigue de l'océan, Parfois son ange gardien.
Le sang de Pétrone, pour courir le monde, Je ne sais plus à quelle ombre me vouer.
Quitta le vaisseau et mourut noyé dans la mer. Faudra-t-il attendre d'être au Ciel

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Pour que les miroirs cessent d'être glacés A se servir des champignons.
Et se couvrent de vagues ? Elisabeth et Paul,
Pour que les ombres me traversent Ce sont les deux poumons du poète.
Sans me faire de mal ? Depuis qu'Elisabeth est morte,
Parfois, Il ne respire plus que d'un côté.
Un mot mal lu transforme un poème ; L'air se vend au plus offrant,
Flocons de lune, flocons de laine. Le ventilateur devient
Ivre d'insectes Moulin à vent.
] e vois double
Et je comprends.
Depuis le jour où Dieu se fit passer pour ]ésus-Christ,
Plus rien n'est impossible.
Thomas l'Imposteur est l'histoire d'un naufrage Jean Christ, Jésus Cocteau
Voici comment il nous conte l'incendie : ]. Christ Jean C.
« Toute la chambre prend feu, ] ésus-Christ
Les flammes se communiquent à mon oreiller Jean Cocteau.
J'y allume ma cigarette L'aveugle se moque du cinéma
Je fume.» Où se commettent des crimes sans épaisseur.
Il n'est plus temps d'être sauvé.
Trop tard dans la nuit
C'est trop tôt dans le jour.
Le sang n'était pas encore assez mûr, 1 Tout centenaire qui meurt refuse d'attendre plus longtemps.
L'amour n'était pas encore assez pur. Déjà,
C'est ce jour pourtant qu'il inventa ce parfum C est de la neige qui fond une seconde fo is.
Qu'il gardait pour lui tout seul
Et dont il avait coutume de dire :
« Avec lui je me reconnaîtrais entre mille personnes. »
Jacques Forestier a inventé la mort utile
Mais les ancres jetés sans discernement,
Blessent la mer.
Ces enfants terribles vivent dans un enfer pavé de ciel bleu. La musique meurt, noyée dans le fleuve.
Lune, ignoble tonsure du Ciel Il ne faut pas se fier au pigeon bleu du vert chasseur.
Par où regardent les grandes personnes. Jacques Forestier plongé dans l'amour
Tout chat qui portera sa souris d'un air pensif Flotte, enfonce,
Sera condamné à mort. Fait la planche, le grand écart;
Un beau crime est un chef-d'œuvre Déjà il est trop vieux.
Que l'auteur doit garder pour soi. C'est un plus lourd que l'amour.
]'ai intercédé pour Cocteau en insistant : Peu après avoir dépassé son suicide,
« Et pourtant si elle était arrivée ? » Il aborde le pays
Pour qu'il en soit ainsi, m'a-t-il accordé, Où les pâquerettes sont plus hautes que les lions.
Je patienterai jusqu'au jugement dernier. Sur lui se pose, déformé par ses bottines,
Dieu prisonnier dans son ballon captif Le pied du destin,
Connaît notre avenir Plus cruel que des parallèles.
Mais il ne peut intervenir. Ce suicide est une housse
La jalousie est l'enfant terrible de l'amour. Mise sur un alibi.
Avant de ne pas mourir il imagine
Il vaut mieux être le dernier L'acte désespéré par quoi il échappera

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Aux suites de son imprudence. Ils regardent sans voir,
Car l'opium ressemble à l'opium Et parlent tous en même temps.
Et à rien d'autre. Je crains aussi la musique,
Il écrit une lettre posthume. Un sourd joue faux, même dans l'obscurité.
Son sommeil est une femme infidèle Je crains la confiture d'abeilles
Qui lui ment sur l'heure. Pleine de crimes passionnels.
Demain il téléphonera au bourreau L'Amour, les jeux finis,
Pour lui demander s'il peut s'exposer au soleil. Ne remet jamais ses jouets en place.
L'Avenir se lit bien mieux
Dans les pipes bourrées avec le tabac des autres. Je m'épuise en poésie;
La vitesse de son rêve Les guêpes réparées au fil de fer,
Vit aux crochets de la mort. Je les attire avec mon aimant.
Les enfants des pauvres Le poème piqué par elles se met à enfler,
Ont droit aussi au mal de mer Et me fait mal.
On leur fabrique des balançoires, Quand je rencontrerai Jean Cocteau
Mais sans leur dire Je lui dirai, bonjour,
Où ils peuvent les accrocher. Il y a longtemps que je ne vous ai pas vu.
Tant qu'il me restera un morceau de pain
L'autre moitié sera pour moi.
Au revoir, Jean Cocteau,
Invitée par mégarde, demeurée par mollesse Donne-moi quelque chose, ta robe de chambre
La maladie a pris la meilleure chambre. De fumeur, dix cigarettes, envoie-moi
Baigné dans l'opium Une carte postale pour couper mes livres.
Le mourant se met à chanter.
Les araignées le terrassent. Ta plus belle phrase,
Jean Cocteau souffre Poème tombé du nid,
L'ange gardien écrit Tu l'achèveras dans l'autre monde.
Jean Cocteau relit
L'ange gardien sourit,
En pensant à ses soucis.
Maladie, fourmi rouge,
Vite écrasée entre les pages d'un livre.
DEURLE-SUR-LYS

A P.-G. Van Hecke


Tous les jours, je sais qu'il est midi
Quand, passant au même endroit Deurle-sur-Lys, village ridé, visage rasé,
Je me vois dans le même miroir. Traversé par le serpent
Mes cheveux qui tombent, De mes prochains péchés.
Que disent-ils derrière mon dos ?
Les navires en bois Village patient où nul
Aux vergues pleines de perroquets N'arrive jamais en retard,
Valent mieux que les navires en fer, Je ne suis pas trop vieux pour toi.
Où les fleurs déçues entrent en religion. Pour avoir une âme immortelle,
Il suffit d'en exprimer le désir.
Prisonniers de cils véritables, On passerait sa vie
Les yeux postiches sont plus beaux que les vrais. A y attendre une femme invisible.

68 69
Toutes les fenêtres donnent sur ton vertige graphe et le « Transportation blues » emplit, à la seconde même,
0 Gustave De Smet ! les moindres recoins de la salle de bains.
Le ciel des Flandres est si bas
Qu'il transforme toutes les maisons Tout en se rasant, Fantômas, bien que durci par l'ennui, appréciait
En gratte-ciel à un étage. le rythme qui s'installait au creux de ses moindres gestes, aux
places chaudes de sa sensibilité ; il appréciait, une fois de plus, la
Les jours d'hiver, justesse de ce système qui le dispensait de penser en détournant
Le soleil enjambe la lune mourante, son attention.
Et disparaît, jambes nues, de l'autre côté du lit.
Quand le soleil a du plomb dans l'aile, Sa compréhension des objets et de toutes choses inanimées ne
La jeune lune, conservée dans les nuages différait de celle des autres hommes que parce qu'il admettait la
Se mange au piment rouge, non au sel. présence, dans un bungalow sans étage, d'un ascenseur réduit dès
lors à servir de réduit à un aspirateur ou à des instruments de
Le cimetière est noué autour de l'église musique hors d'usage ; peut-être aussi parce qu'il produisait son
Comme une écharpe autour du cou. électricité lui-même.
Paysage entouré de linges blancs,
Incrusté de coquillages, Fantômas était seul à penser du mal de sa propre personne; la
Qui se transmettent de mains en mains légende que ses témérités lui avaient faite célébrait son aisance, sa
De cœurs en cœurs. souplesse, le lié de ses attitudes.
L'amitié s'y inscrit comme elle se prononce.
L'aube, comme du sucre, fond dans le froid
En dépit de sa fortune et de l'organisation qui distribuait ses
Puis se rendort jusqu'au matin.
gestes automatiques, il se savait toujours à la merci du manque
d'imagination des inventeurs de joie, même les plus chères ; seul,
Les nageurs, suivis de leurs remords
d'ailleurs, un plaisir dépassant ses moyens eût été le bienvenu. Les
Cousus dans un sac imperméable,
objets que la vie mettait autour de lui ne lui avaient jamais dévoilé
Remontent la Lys vers leur passé
leur pittoresque ; il ne possédait rien qui ne lui eût été confectionné
Qui doucement les repousse vers la mer.
sur mesure et dès lors tout faisait partie intégrante de lui-même.
Les pêcheurs bourrent leur pipe de coke
Puis se mettent à courir
Poursuivis par les feuilles mortes Déjà sa vie lui apparaissait depuis longtemps comme terminée ;
Qui détalent comme des rats. indifférent à l'avenir, il dédaignait les petits profits de l'expérience
Les chiens se lèvent, et se bornait à saluer au passage les groupes de souvenirs, comme
Il va falloir rentrer le vent. on traite d'un coup de chapeau de vagues relations dont on a oublié
le nom.

Les moindres propos tenus sur son compte lui étaient rapportés
avec une telle fidélité que le plaisir que certains pourraient éprou-
ver à suivre leur propre enterrement était, pour lui, entièrement
FANTOMAS III dépourvu de sens.

Le jour où il échappa miraculeusement à un accident d'automobile,


A René Purnal il comprit que le destin lui serait impitoyable et qu'il n'aurait
jamais rien à se raconter.
CHAPITRE 1 Il est certain, pensait-il en s'asseyant à terre pour se polir les
ongles, que je ne suis pas l'être forcené qui me vaut à l'heure
Fantômas, gentleman démoralisateur, prit son rasoir posé sur une actuelle une célébrité que je n'accepte que parce qu'elle est équi-
console fragile ; allégée, celle-ci actionna le mécanisme du phono- voque ; le cynisme avec lequel je brouille tout, au-delà même de

70 71
l'imprévu, n'est qu'un alibi à l'usage des personnes pâles dont je Mon mari - excusez-moi de ne m'être pas encore présentée - ,
galvanise un vieux fonds de canaillerie offert aux enchères aux Lord Brentham des Automobiles Brentham et co, est aimable,
plus médisants. empressé, sans aucun éclat dans les yeux, sinon dans la conduite.

Son domestique lui annonça qu'une dame désirait être reçue. Ce mariage ne suscita aucun commentaire, Sam n'ayant eu, lui non
plus, aucune aventure susceptible de susciter les jalousies de la
Furieux d'être dérangé pendant que ses cheveux étaient encore dernière heure et de m'opposer comme une élue indigne à quelque
mouillés, Fantômas rejoignit la visiteuse au salon, bien décidé à lui créature bien soutenue dans le monde des filles-mères et autres
refuser tout ce qu'elle pourrait lui demander. Il aurait pu la faire honnêtes femmes.
attendre mais n'y songea pas.
Au contraire, la malignité publique ne se tint pas pour battue; on
Il n'aperçut, tout d'abord, que les jambes de cette femme ; elles me représente comme confite en dévotion, intraitable sur un grand
étaient longues, presque minces et tellement roses qu'elles lui nombre de principes, totalement démunie de tempérament. »
parurent dorées ; sans savoir immédiatement pourquoi, il craignit
de ne pouvoir être assez aimable. Fantômas l'interrompit :

La visiteuse qui parnt tout comprendre, jugea inutile de se faire - «Je connais des femmes que, du point de vue qui est le vôtre,
humble: pareilles erreurs servent. Comme en cette matière, on ne prête
qu'aux pauvres, on ne leur pardonne pas de se dérober à l'analyse;
elles émeuvent ou terrorisent les plus blasés et les plus hardis qui
- «Je me suis décidée à venir vous voir, dit-elle, sur les con- ne se sentent pas de taille à rivaliser de prestige avec des habitudes
seils de mon amie Winnie qui me garantit l'efficacité du concours solitaires, bestiales ou lesbiennes. D'ailleurs toutes ces légendes
que vous accepterez de me prêter, pour autant que vous puissiez vont de pair, le plus souvent, se bousculent ; il leur reste à choisir
dominer la situation. » celles qu'elles accréditent. »
Fantômas qui ne voulait pas user immédiatement de son accent - « Il n'en est pas moins vrai, rétorqua Lady Brentham, qu'en
bourru risqua d'être cordial, puis galant et répondit avec fadeur ce qui me concerne, je n'ai jamais profité de ce bénéfice d'inven-
qu'il serait heureux de rendre à une jolie femme un service qu'il taire et que je n'ai pu, jusqu'à présent, courir ma chance.
refuserait à une autre.
Puis, reprenant son récit :
La visiteuse parut déroutée par cette mise en marche trop cour-
toise ; elle la pressentait dangereuse. - Quoi qu'il en soit, je ne tardai pas à sentir, autour de moi,
cette sorte de réprobation que le mâle attache aux femelles inac-
- «Ne soyez pas galant - dit-elle - , ce serait une déception cessibles.
pour moi après tout le bien qu'on m'a dit de vous. »
Mon mari, de son côté, paraissait n'avoir attendu que le mariage
Fantômas fut satisfait de ce cynisme ; il s'inclina et, dégagé de pour se déniaiser ; je le soupçonne même de bénéficier auprès de
toute modestie postiche, l'assura de sa discrétion en même temps beaucoup de femmes du prestige qui, pour lui et pour lui seul, est
que de l'intelligence qu'il mettrait à la comprendre. la conséquence imprévue d'un pareil abus de confiance.
Cette sécurité m'irrite ; j'en ai assez de cette existence sans éclat ;
- «Je suis - dit-elle - , une femme inaperçue ; jeune fille, je j'entends occuper la place à laquelle j'ai droit dans la malignité
fis mes premiers pas de femme inaperçue dans les bras de jeunes publique et j'ai songé à vous pour ... »
gens d'une discrétion désespérante et, au surplus, sans contour ;
il m'arriva d'inventer des aventures ; je fus prise en flagrant délit - «Je ne suis pas un Don Juan - remarqua Fantômas - , et
de mensonge; dès lors, n'ayant pu, ni en pension ni dans les je crains .. . »
années qui suivirent, faire admettre que je puisse avoir une person-
nalité, je crus utile d'accepter l'époux que mes parents me pro- - «Vous êtes plus dangereux et plus marquant qu'un Don Juan
posèrent. auquel je n'entendais pas vous faire l'injure de vous comparer.

72 73
Votre activité corruptrice se manifeste dans la plupart des domaines II
et vous avez la réputation d'inventer sans cesse de nouveaux
mauvais traitements. Je vous ai choisi car vous êtes le seul qui ait
su mettre tous les atouts dans son jeu. Demeuré seul, Fantômas reprit sa songerie où elle avait été inter-
rompue, c'est-à-dire, à l'index de sa main gauche.
Je veux divorcer; mais je ne veux pas que cette cérémonie ne soit
que le pâle et symétrique complément de mon mariage ; il faut que Cet entretien, loin de modifier le cours de ses pensées, fournit les
j'en sorte grandie ; il faut que le scandale soit sans réplique ; compléments directs nécessaires à toutes les phrases qu'il avait
vous-même en aurez votre part, ce qui ne manquera pas d'accroître commencées et, tout de suite, sa mémoire se mit à ronronner.
votre situation mondaine.
Les lampes qui sommeillaient en lui s'allumèrent, pour la première
L'organisation que je laisse à vos soins ne manquera pas, j'en suis fois, toutes ensemble.
sûre, de faire honneur à votre imagination. Ce n'est pas une aven-
ture que je vous propose ; je ne vous offre ni ne vous demande Pour la première fois aussi, il lui parut que son intelligence, dont
rien, ce qui serait humiliant pour vous et pour moi. Au fond, ce les autres avaient été jusqu'alors seuls à parler, pouvait être à même
que je vous demande, c'est de m'accorder la première valse. » de réparer le mal qu'elle avait fait à ses attitudes.

- «Ce qui m'étonne - répondit-il - , c'est que, faite comme Il ne pouvait oublier certaine pigmentation du regard de celle qui
vous l'êtes, vous n'ayez pu ... » venait de lui proposer un marché équivoque, une loterie dont le
gros lot ne pouvait être comparé à rien, si ce n'est à un état de
- « Il ne s'agit pas - insista-t-elle - de mes possibilités qui grâce prochaine et possible.
sont immenses, mais de l'isolement où me maintient une légende
absurde ; d'ailleurs, les chefs-d'œuvre ne sont généralement appré- Il formait, autour des yeux de Laura, un nouveau visage qu'il se
ciés que par ceux qui ne peuvent se les payer : les enfants et les flattait d'avoir découvert et qu'il mettrait au point pour lui seul à
très jeunes gens. » l'abri des malentendus, des commentaires et des laissés-pour-compte
de faux cynismes.
Fantômas pensa que ce manque de modestie aurait dû mieux la
servir. Puis un violent mal de tête s'empara de ses pensées et de ses
projets. Il ne sut que répondre aux menaces de courbatures,
- «J'examinerai cette affaire - répondit-il - , mais je vous d'ennui, aux nausées et aux bourdonnements d'oreilles qui s'avé-
prierai de me donner quelque délai car je n'ai pas une pensée libre raient prochains.
avant huit jours d'ici.
A première vue, il me semble que toute cette entreprise sera à la Un effroi lui masqua l'avenir ; il ne savait où lui donner rendez-
merci du choix, plus ou moins judicieux, que nous ferons de ses vous, en dehors des cafés qu'il fréquentait d'habitude.
témoins.»
Il s'étendit sur son lit et ne put s'expliquer pourquoi, une heure
Rien n'étant commun entre eux, à part ce projet qu'il conviendrait auparavant, il avait mis un faux col et noué une cravate ; pourtant,
de mûrir, il ne leur vint à l'idée, ni à l'un ni à l'autre, de prolonger il était trop tard pour se dédire et ne pas sortir. Il comprit que
l'entretien. rien n'était organisé en lui pour certains événements dont la teneur
d'électricité est telle qu'ils peuvent guérir sans autres indications,
Fantômas la reconduisit avec la gravité d'un médecin et avec la les malaises d'origine les plus contradictoires.
componction d'un avocat après une consultation préliminaire à un
procès gros de conséquences. Afin de ne pas sombrer, il se donna huit jours pour mettre au point
l'aventure, susceptible de lui fournir des émotions dénuées de
toute logique.

Entretemps, il s'en référerait, pour l'économie quotidienne, à


l'alcool et aux propos habituels.

74 75
Puis il réunirait tous ses sous et jouerait à pile ou face ; il tricherait Considéré du point de vue moral, l'auteur unique de l'ensemble des
au besoin ; s'il gagnait, il ne jouerait plus jamais ; s'il perdait, il méfaits était un monstre au sens complet du mot ; passant du
accepterait de continuer, comme par le passé, en accentuant chacune général au particulier, la Police, induite en confusion par la foule,
en faisait un être au physique monstrueux, effrayant, patibulaire ;
de ses tendances.
c~tte interpolation trouvait une apparence de justification en plus
Dégoûté de tout, mais subitement attentif, il se serait peut-être st on tenalt compte de ce que l'élément féminin débordait et que
réjoui, s'il avait su à quelle vitesse tout cela devait le mener loin. les pires débauches devenaient permises à tout homme qui n'était
pas tout à fait difforme.
Ceci se passait à une époque, où les moindres sentiers de la ville
étaient aux prises avec un vampire soi-disant unique, et où l'effroi Ils ne pensaient pas que quelques jeunes hommes distingués pus-
s'insinuait partout, jusque dans le gaz d'éclairage. sent, contrairement à toutes les légendes, être las des facilités qu'ils
devaient à leur charme ou à leur fortune et souhaiter des plaisirs
plus amers, plus disputés, des aventures pleines de conséquences,
celles où il n'est admis d'autre monnaie d'échange que la panique
et le risque.
CHAPITRE II
Ils perdaient de vue qu'un violoniste célèbre, privé inopinément
de l'usage de la main gauche, peut s'affoler rapidement de ne trou-
ver aucune compensation suffisante à cette suppression majeure et
La Police, abusée par des apparences, travaillée par une fiction, entrer en ébullition au premier contact des ferments imprévus .
que certaines légendes paraissaient justifier, voyant, en outre, par
les yeux de la foule, avait en tête le signalement imaginaire, quoique A pareille époque, on ne saurait tenir assez en suspicion tel vieil
bien composé, d'un garçon boucher et aurait considéré comme arti~an tué par quarante ans de labeur dans son échoppe et qui,
défaitistes toutes autres suggestions. subttement, accomplit le geste que réclament plusieurs hérédités
surchargées.
Ce type populaire d'assassin idéal, séduisait les esprits soucieux de
pittoresque en même temps qu'il donnait une consistance aux Pour les opérations quotidiennes de mise au point, la police faisait
besoins secrets de la classe moyenne qui, pareille au fusil, tire usage de jumelles de théâtre non susceptibles de réglage vertical ·
beaucoup mieux de très loin. elle raisonnait un problème où des arrières-consciences tiraient le~
ficelle~, en multipliant les déductions par des empreintes digitales,
Enfin, la plupart des méfaits, apparaissaient comme entièrement prodmt dont un peintre expressionniste habile, seul eût pu établir
dénués de mobiles, ce qui permettait de n'exclure aucune des le dosage.
hypothèses suggérées par ceux que l'intérêt poussait à embrouiller
les choses, soit après avoir tué, soit peu de temps avant de tuer. Il se serait mis en quête de certains lieux géométriques des crimes
probables ; en dépit des conventions préalables, secrètement con-
Ainsi, toutes les chansons décrivaient un vampire copié sur sa clues entre les écrivains, il les eût décelées parmi certaines maisons
propre légende, accrue par le fait que les garçons bouchers se blanches, accueillantes et claires, celles surtout, auxquelles le pro-
refusaient à effectuer leur travail autrement qu'en veston et coiffés meneur dominical se réfère pour le bonheur de ses jours futurs.
d'un chapeau melon.
De peur d'avoir peur, la foule restait fidèle--aux anciennes formules ;
L'un aidant l'autre, l'erreur s'amplifiait et gagnait de n'être point elle n'admettait pas que ce qu'elle cherchait pût se trouver en elle,
confrontée avec une réalité dont personne n'avait pu être le témoin. l'accompagnant dans le moindre de ses déplacements, tout homme
ayant peur de soi-même, chaque assassin trouvant à peine pour se
Les enquêteurs, abusés par les témoignages déformés des rares cacher, assez de place dans l'ombre de sa victime.
victimes revenues à la vie, combinaient ces éléments de légende,
pour en construire un être unique, inspiré de l'Esprit du Mal, seul Le vampire était mis à sa place, abandonné de tous, centre de houle
suffisamment habile pour organiser une mise en scène aussi géné- éclairé par ses propres moyens avec, autour de lui, toute la foule:
sans en excepter un être.
rale.
77
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Tous jugeaient les événements avec la mauvaise foi d'un troupeau raie et demeurèrent dissimulées . Elles n'en devinrent pas moins
de chevaux sauvages refusant de prendre à sa charge des méfaits le centre de toutes transactions intimes ; les foyers d'activité se
qui, selon les apparences, pouvaient avoir été commis par un bœuf. déplacèrent et l'imagination y installa une centrale. Abandonnés
de Dieu, les hommes ne connurent plus le repentir en même temps
Les origines de cette bouffonnerie étaient assez lointaines. Pareille que s'atténua la notion de propriété mobilière.
à un malade, mal guéri, que de nouvelles émotions transforment
successivement en fantaisiste, puis en aliéné, la ville n'était pas Les lois punissaient encore l'outrage aux mœurs et l'attentat à la
suffisamment remise de la somme d'émotions qu'avait créée une pudeur mais il ne se trouvait plus personne pour porter plainte.
famine de deux années.
Certains clubs remplacèrent dans leur objet social la philantropie
Cet organisme urbain, eût peut-être résisté si, devant ce désagré- ou la gastronomie par l'exhibitionnisme · même chez les très
ment, la population s'était partagée en deux nouvelles classes socia- vieilles gens, la vertu tomba en désuétude. '
les, les Affameurs, ayant réussi à sauver leur propre existence au
prix de la seconde, vouée à l'extermination. Tous les sexes étaient munis de haut-parleurs ; l'érotisme déforma
toutes les images, brouilla les cartes puis, grossi de mille rivières,
gonflé, écumant, il se jeta dans le meurtre.
Il n'en fut pas ainsi et personne ne mourut; mais il en résulta une
modification profonde des idées générales admises pour trancher les
Ce phénomène n'a rien d'étrange ; on aurait pu observer des
cas de conscience collectifs ; le pittoresque d'antan se modifia dans
sursauts en tous points semblables, dans une ville livrée pendant
un sens propice aux cruautés ; les associations d'idées gagnèrent en
quelques semaines aux déportements d'un carnaval prolongé et res-
concision. La phrase : - un parc plein d'oiseaux - , n'évoquait
pectueux des anciennes traditions. Il en est encore qui libèrent les
plus pour personne un endroit où le chant du rossignol poussait
époux du devoir de fidélité et qui, pour peu que la fiction se
entre les herbes mais un champ clos où les carabines, fussent-elles
prol_onge, provoquent la formation de nouveaux couples provisoires,
à air comprimé, partaient toutes seules.
quo1que rapidement imbus de préjugés très vifs.
Dérangés dans leurs anciens plaisirs, composés en majeure partie
Pour peu aussi que les soudures fussent autogènes et les nouveaux
d'habitudes alimentaires et de digestions satisfaites, subitement
accouplés conquis par l'inévitable prestige du renouveau, les équi-
inquiets, les moindres bourgeois et les plus calmes personnages
v~ques pouvaient se multiplier, brûler leur splendeur, puis se
cessèrent de se sentir à l'aise.
denouer très mal, nul ne retrouvant au vestiaire l'objet exact
Il y eut quelques réjouissances populaires autour d'un certain nom-
momentanément abandonné.
bre de pendaisons dont les accapareurs de vivres firent les frais
mais tout retomba vite dans le calme et dans une atonie qui ne La vie humaine n'avait plus cours ; tout crime était un fruit mûr
présageait rien de bon. q~i tombait de l'arbre. Quant aux pensées, on ne les aurait pas
pr1ses avec des pincettes ; le spectacle d'une pendaison vu au
L'argent ne pouvant presque plus être échangé contre de la mar- ciné~a le vendredi, jour du changement de programme, hâtait
chandise, tout le monde vendait des bijoux, tout le monde en certams dénouements latents et donnait aux meurtres différés un
achetait ; le superflu et tout ce qui précédemment s'y rattachait, la rythme qu'il était impossible d'expliquer sans avoir recours à de
pudeur notamment, cessèrent d'atteindre les prix élevés et souvent pareils détails .
prohibitifs qui auparavant en écartaient les chalands.
Enfin, tout le monde était horriblement triste, d'une tristesse lasse
Les organismes débilités, de repli en repli, se jetèrent sur les plai- écœurée, qui est aussi un aspect contemporain de la peur ; nul ne
sirs brusquement mis à leur portée, pour en arriver, tous ensemble, tremblait, mais tous avaient le vertige et ce vertige rendait tout
et chacun séparément, au seul qui soit vraiment gratuit : l'amour, nauséeux, y compris la tristesse.
so~s toute~ ses formes connut une vogue rapide, encore qu'éphé-
mere, car il ne tarda pas à sombrer dans un érotisme lui-même L'humour, lui-même, n'avait pas échappé à la décomposition des
sans lendemain. ' formules ; il s'était durci, ratatiné et ne se manifestait que dans
certaines occasions grimaçantes, presque funèbres ; c'est ainsi
Les parties génitales conservèrent leur place dans l'économie géné- qu'un condamné à mort avait demandé à pouvoir se rendre au

78 79
supplice en marchant sur ses mains, et qu'un amant abandonné, proches et tout le monde oubliait, pour quelques instants, les
plutôt que de se suicider s'était, à dix heures du matin, plongé dans menaces quotidiennes.
sa baignoire, revêtu de son smoking.
Un pasteur qui se serait permis de prêcher sur la morale indivi-
Les formes anciennes de la peur avaient disparu ; celle-ci d'ailleurs duelle aurait fait l'effet d'un orateur qui se serait trompé de dis-
se déplaçait rapidement ; elle allait de l'un à l'autre et se dirigeait cours et lirait, à une distribution de prix, celui qu'il avait préparé
de préférence non vers les être désignés par l'heure pour être victi- pour un enterrement.
mes mais pour inquiéter ceux qui devenaient le principe actif d'une
série d'événements aboutissant à un épisode sanglant. Les assassins ne voyageaier_t qu'en tramway.

Quinze jours auparavant, la Cour d'Assises avait eu a JUger un


cordonnier, John Trump qui, spontanément et alors qu'il n'était
pas en état d'ivresse, s'était accusé d'une dizaine de crimes choisis
CHAPITRE III
parmi les plus colorés.

Il avait donné sur ces méfaits des détails que l'assassin devait être Le lendemain Fantômas s'éveilla tôt ; le corps vibrant, il ne savait
seul à connaitre encore qu'il eût pu les imaginer. Personne d'ail- que faire ; un problème imprévu prenait le dessus et lui posait des
leurs, dans son for intérieur, ne s'abusait sur la valeur réelle de questions sans merci.
ces sous-produits du subconscient.
Il prit un bain et se débarrassa d'un cor ; une araignée descendait
Il advint qu'au cours des débats, une femme disparue et sur le lentement le long du mur; toi - dit-il - , si tu n'es pas là ce
meurtre de laquelle l'accusé n'avait pas tari en détails impression- soir, je t'écrase !
nants et vraisemblables, revint au foyer conjugal après une fugue
de plus d'un mois. Il fit acheter un plan de la ville et marqua d'un trait rou~e la
maison d'Irène ; trois rues y aboutissaient également praticables.
John Trump, convaincu de mensonge, fut sévèrement condamné
pour outrages à la magistrature et frappé d'interdiction de séjour. - « Et puis, après ? », se demanda-t-il.

Un autre qui avait tenté de prendre à sa charge une part importante A ce moment onze heures sonnèrent : c'était le moment où habi-
tuellement, il sortait de son lit. Enfin, se dit-il, il est l'heure de
du passif criminel, malgré tous les efforts qu'il fit pour simuler la
me lever ; et il se rendormit.
raison fut reconnu irresponsable par les témoignages concordants
de trois médecins légistes et relâché après qu'il eût fait des Un nouveau réveille trouva plus lucide.
excuses.
Au fond, conclu-t-il, pourquoi ne pas m'avouer que je l'aime ; s'il
Il devint bientôt impossible de recueillir un témoignage digne de est exact que je n'ai pas aimé jusqu'à présent, je ne puis autrement
foi, les victimes elles-mêmes délirant dans le sens choisi par la expliquer mon affolement. Au surplus, il ne me reste qu'_à agir pour
rumeur commune ; chacun sentait en soi le meurtre possible de voir ce qui va arriver ; je ne risque rien puisque ce n'est pas moi
demain, devinait les mêmes pensées chez son voisin, son ami ou qui dé~ide.
son ennemi ; la légende qui s'était formée ne tarderait pas à pren-
dre place dans les recueils de politesse et tout élément de nature Comme il s'apprêtait à écrire à Irène, ses yeux tombèrent sur la
à la confirmer et par conséquent à rassurer tout le monde était quatrième page d'un journal posé sur sa table. Parmi d'autres
une des formes de la bonne compagnie. La politesse et le savoir- annonces, il lut :
vivre seuls régnaient en place des anciens concepts, réglementant
le cours de la vie d'autrui. HADJA
vous dévoilera votre avenir.
La courtoisie était à son comble ; une vieille femme hésitant à tra- Sans cartes, sans tarots, sans mise en scène.
verser la chaussée trouvait aussitôt vingt bras complaisants pour la Tout par la concentration.
conduire ; la vieille dame, de retour au logis, en parlait à ses Consultation : 100 francs.

80 81
«Pourquoi pas ? », se demanda Fantômas. Il y courut. Fantômas tendit le doigt à vingt centimètres de la sphère de
cristal, là où il n'y avait rien.
En pénétrant dans la salle de consultations, Fantômas fut dérouté,
moins par la lumière qui régnait dans la pièce que par son ahuris- Hadja fixa le vide pendant quelques instants et commença :
sement de ne pas trouver le décor qu'il avait imaginé.
« Vous avez été très amoureux d'une femme pour laquelle vous
Pas un tapis, pas une tenture, pas de perroquet empaillé.; le mobi- vous êtes presque ruiné. Vous avez cru pendant quelques semaines
lier, réduit à l'indispensable, était sobre de lignes et sentalt l'encaus- qu'elle vous aimait pour vous-même mais vous n'avez pas tardé à
vous rendre compte qu'elle convoitait surtout votre fortune. Mal-
tique. heureusement cette découverte n'a pas modifié vos sentiments à
l'égard de cette personne ; coquette, dépensière, joueuse, elle s'y
Aucun objet sur cette table ; rien, si ce n'est une boule en cristal,
est prise tellement habilement que vous n'avez pas hésité à vous
blanche, transparente, inhumaine ; rien ne s'y reflétait et n'obscur-
dépouiller pour elle. Je n'exagère pas en disant que vous étiez
cissait, fût-ce un instant, sa surface fatale ; toute la terreur du
ensorcelé ; le jour où vous avez constaté que de votre immense
monde moderne semblait s'être réfugiée dans son néant.
fortune, il ne restait rien, vous vous êtes repris, d'autant plus que
ce changement dans votre situation n'avait pas tardé à modifier
Fantômas en approcha son visage ; il espérait y apercevoir ses son attitude à votre égard au point qu'elle ne tarda pas à se détacher
traits recomposés suivant de nouvelles lois et regroupés ~ui~ant complètement de vous.
certaines modifications arrachées mot à mot au futur. Il ne v1t nen,
pas plus qu'à côté, à droite ou à gauche ; puisqu'il en était ainsi, Dans la suite, vous avez eu d'autres maîtresses, mais vous vous êtes
cette boule n'était pas seule ; la table en était pleine, toutes asser- comporté de façon si maladroite avec la plupart d'entre elles,
vies à la voyante qui mentalement devait les appeler par leur petit qu'aucune de ces unions n'a dépassé la somme d'argent que vous
nom ; quant aux visiteurs, chacun, suivant la l~n~e~r ?eses lui destiniez.
ondes, en captait une, parmi le néant des autres, et flxa1t ams1, pour
toujours, son destin. - Vous n'êtes tombé, d'ailleurs, que sur des femmes intéressées et
après quelques aventures de ce genre, vous vous êtes trouvé com-
Fantômas pensait aux sons qui peuplent l'azur et parmi lesquels plètement ruiné. »
certains sont trop aigus pour que toutes les oreilles les perçoivent ;
de même la seule boule visible pour chaque visiteur ne pourrait Tout cela était tellement contraire à son passé et même aux appa-
être l'alibi de toutes les autres. rences que Fantômas se sentit à la fois déçu et rassuré ; aucun
maléfice n'était à la portée de la voyante dont les doigts n'effleu-
raient pas la réalité.
Hadja, séparée de Fantômas par la table, s'assit ; elle était jeune
et mignonne mais affreusement pâle ; ses yeux donnaient l'impres- «Voilà pour le passé - poursuivit Hadja - ; actuellement vous
sion de ne jamais regarder les objets ; Fantômas supposa qu'elle vous trouvez dans une période de transition, vous tâtonnez ; il se
voyait la chaleur mais non la fumée et qu'elle usait de ses yeux passera dans une huitaine de jours, un fait auquel vous n'attacherez
comme un aveugle se sert de ses doigts. pas d'importance au moment même, mais qui, petit à petit, prendra
dans votre existence une importance dont vous chercherez avec
- « Touchez la boule », dit-elle. angoisse à comprendre la signification.

Fantômas eut l'impression d'aller, le cœur battant, vers un mystère Vous vous retrouverez bientôt à la tête d'une énorme fortune mais
dont il avait dérobé la clé ; il ne s'était pas trompé et se sentit vous ne serez plus jamais heureux, du moins dans le sens et la
supérieur à celle dont il venait solliciter l'oracle ; il savait désor- mesure où vous l'étiez quand vous admettiez de souffrir.
mais que le geste qu'elle l'avait invité à faire correspondait à une
question qu'elle ne pouvait pas poser à peine de révéler son secret Votre fortune ne vous sera d'aucun secours ; vous serez tôt lassé
aux uns ou de faire croire à une supercherie pour d'autres ; pour de tout ce qu'elle mettra à votre portée même de plus invraisembla-
le plus grand nombre d'ailleurs, la question : « Quelle boule ble ; vos mufleries mêmes ne vous seront d'aucun secours ; la
voyez-vous ? » n'aurait aucun sens. facilité seule avec laquelle les femmes viendront à vous n'aura

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bientôt d'autre intérêt pour vous que les tourments que vous ima- marchant pendant huit jours ; nous sommes lundi ; je mettrai le
ginerez à leur intention ... » réveil à lundi prochain minuit; je m'arrangerai pour ne pas quitter
ma chambre de toute la journée ; à minuit, si je n'entends pas le
Fantômas se sentit envahi par un froid inconcevable; un peu de réveil, c'est que je suis mort.
sueur embua ses tempes ; il venait d'être mis brusquement en
présence d'un futur atroce, par la voyante qui ne s'était pas trompée Rentré chez lui, il écrivit à Irène :
mais qui avait parcouru sa vie à l'envers.
«Chère Madame,
Le reste lui importait peu ; il fit mine de se lever.
«Vous m'avez exposé hier quel service vous attendez de ma com-
- «Attendez - dit-elle - , j'ai à vous parler encore de votre plaisance sinon de mes talents.
caractère : votre manie de préférer les odeurs fortes à la musique
vous a déjà fait beaucoup de tort ; je vous conseille aussi de ne »En ce qui vous concerne, la chose est fort simple et tout se
pas faire retoucher la photo de vos empreintes digitales le jour où passera, je pense, le mieux du monde.
vous viendrez me demander de lire dans votre main ; prenez garde ; »En ce qui me concerne, je m'explique malle rôle que le souvenir
il arrivera un moment où les miroirs ne vous rendront plus la que j'ai conservé de vous vient faire en cette gageure ; mais ceci
monnaie ; de plus, si vous continuez à tourner aussi vite, vous n'est pas votre affaire.
finirez par vous trouver en présence de vous-même ; encore ne vous
connaîtrez-vous jamais que de dos. »Je retiens, demain après-midi, une chambre que je choisirai proche
des salons où nos amis O'Grun offrent à leurs invités un thé
Votre maladie d'estomac fait partie de votre caractère ; l'erreur dansant.
provient de ce qu'on vous soigne pour des vertiges du cœur. »
»En même temps, j'envoie à votre mari une lettre anonyme en ne
- «Mais je digère bien» , remarqua Erich. lui faisant grâce d'aucun détail sur ce qui doit se passer demain ;
- «C'est possible ; vous ne le savez probablement pas, parce que _s'il ne vous découvre pas, c'est qu'il y mettra de la mauvaise
tout se passe pendant votre sommeil. volonté.

Autre chose ; j'aperçois un grand voyage. » » Croyez à mes sentiments les plus courtois.
Fantômas. »
« Je ferai un grand voyage ? », questionna-t-il.

« Je ne sais au juste. Je crois plutôt qu'avant de ne pas faire


un grand voyage, vous vous comporterez de manière à le rendre CHAPITRE IV
indispensable. Au surplus, je ne puis rien vous dire que vous ne
sachiez déjà.
Laura, le jour venu, s'assit à la table du déjeuner et écouta, sans
A présent, veuillez encore une fois toucher la boule. » impatience, les histoires, toujours les mêmes, que son mari lui
racontait. Par contre, elle crut remarquer, pour la première fois,
Fantômas regarda : la table était vide ; il haussa les épaules. la surface inusitée de ses oreilles et constata avec dépit que sa faute
prochaine serait privée de remords.
En sortant de chez Hadja, Fantômas comprit qu'il était damné.
Elle n'avait aucune hâte, la journée ne devant comporter pour elle
Normalement sa vie aurait dû s'arrêter là ; n'ayant rien pu appren- aucun imprévu ; elle n'attendait rien au-delà de ce qui allait se
dre de ce qui l'intéressait par dessus tout, il se demandait si son passer : pour peu qu'il ne survînt aucune interruption de courant,
existence n'était pas simplement interrompue. les cadres ne seraient pas débordés et elle n'aurait à compter en
rien avec sa personne physique.
- « Et s'il m'arrive de mourir dans huit jours, pensa-t-il, comment
saurai-je que je suis mort ? Peut-être pourrais-je acheter un réveil Fantômas fut le premier; il n'avait eu ce jour ni soif ni faim à

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apaiser, les heures des repas ne concordant d'ailleurs pas avec celles - « Je pense à vous comme si vous n'étiez pas là », se hâta-t-il
de ses impatiences ; il lui paraissait qu'il n'avait plus son poids et de répondre, prêt aussi à expliquer tout ce qu'il mettait de fervent
que ses meubles méconnaissaient leurs habitudes communes. dans cette pensée.

Il choisit un costume sombre car il avait résolu d'être humble ; Cette tentative inquiéta Laura et l'atteignit comme le souvenir
il s'habilla plusieurs fois et sortit ; en quelques minutes , il se d'une bonne action qu'elle aurait, un jour, refusé de commettre. Elle
retrouva debout, dans la chambre qu'il avait retenue à l'Hôtel n'était pas rassurée ; Fantômas, à peine en marche, tournait déjà
Broadway. à un régime trop élevé ; elle craignait un malentendu et des expli-
cations probables avec un homme qu'elle n'était pas pressée d'aimer.
Comme Laura tardait, ne sachant que faire , il essuya ses souliers
aux rideaux ; puis il se mit à découper les tapis en fines lanières ; La politesse, la douceur de Fantômas l'entouraient d'un malaise
un peu après, il en jeta les morceaux par la fenêtre, sur les passants. inusité pour elle, dont elle ne pouvait préciser le danger : la scène,
Ensuite, il revêtit un pyjama qu'il boutonna avec lenteur, mais telle qu'elle se déroulait, ne correspondait pas au signalement que
craignant d'étaler ainsi trop d'assurance, il se rhabilla précipitam- son imagination lui avait fourni.
ment .
Intimidé par cette méfiance, Fantômas ne retrouva pas les phrases
Laura entra ; il n'y eut aucun préambule ; elle se dévêtit et éparpilla qu'il avait préparées ; une déroute venait de s'emparer d'elles, dès
ses vêtements dans un désordre dont elle avait, d'avance, réglé les l'apparition des premières mesures du jazz que ses amis O'Grun
moindres détails ; elle voulait éventuellement échapper au reproche avaient retenu pour le thé dansant donné au même étage. Il lui
d'avoir agi sans passion, ce qui eût pu être déduit d'une application parvint un air qu'il aimait et dont il n'avait jamais connu le nom ;
trop étalée. les battements de son cœur se conformèrent à son rythme ; il
s'établit entre eux une commune mesure qui lui fit oublier un
De peur de paraître gauche, elle simulait en tous gestes, une impu- instant qu'il était à la merci d'une situation précise, mais, très vite,
deur copiée sur ses lectures ; elle s'étendit aux côtés de Fantômas, il se raccrocha à son exaltation présente, qu'il savait d'ailleurs
qui s'était allongé sur le lit et lia ses jambes aux siennes , tandis passagère, et résolut de n'en rien perdre, pour venir à bout de son
qu'elle enfermait sa bouche dans le contour nerveux de ses lèvres. incertitude.

Fantômas sentit qu'il devait à l'instant reprendre la direction des Il se leva et se versa trois verres de porto qu'il avala en ne respirant
événements à peine de ne pouvoir, à son gré, choisir les minutes que trois fois ; puis il revint à Laura, s'adapta à elle et, les yeux
essentielles . fermés, imagina qu'il dansait avec une femme dépourvue d'actualité
et qu'en dansant avec elle, il lui parlait, comme on parle à cette
Il se confirmait qu'il ne voulait pas atteindre Laura avec des gestes, femme encore peu connue, mais que l'on a décidé d'associer à un
mais avec des mots ; il pensait qu'en usant de caresses, il risquerait présent destiné dès demain à ne plus rien vouloir dire.
de manquer le but ou de la perdre irrémédiablement et qu'il
importait de tirer à balle. Mieux encore, il eut fallu la capturer au Puis il pensa que Laura était une très vieille femme et qu'elle allait
lasso afin de conserver sa proie vivante, mais Fantômas manquait lui donner de l'argent ; qu'il s'en vanterait partout en expliquant la
d'exercice à l'arme blanche. chose avec des détails monstrueux.
Il feignit d'être en proie à une exaltation passionnelle irrésistible ,
Le désir entra en lui de toutes parts, empruntant même des fissures
de n'être plus maître de ses réflexes et en profita pour ne pas
qu'il ignorait jusqu'alors ; une cloche battait en lui étouffant les
embrasser Irène ; il lui caressait doucement le front , pensant ainsi
moindres bruits de sa sagesse ; Laura et lui étaient exactement
abaisser sa température .
juxtaposés ; sans rien déplacer de leurs corps, elle éteignit la
Afin de gagner du temps, il fit mine d'être absorbé dans une pensée lumière ; il n'y eut entre eux aucune des caresses qui. chez les
soudaine et put constater avec satisfaction que la réaction prévue amants coutumiers de ces exercices, sont le prélude rituel aux
chez Laura s'accomplissait spontanément. gestes finals.

« A quoi pensez-vous ? », dit-elle.

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Laura, les mains jointes derrière la nuque, pensait déjà à autre
chose.

Le plaisir extrême qu'elle avait ressenti ne lui avait pas fait perdre
de vue, une seule minute, l'affectation précise de sa journée.

- «Je m'étonne- dit-elle- que mon mari ne soit pas encore


là. »

Un instant confondus, Laura et Fantômas se remirent à jouer faux.


Laura qui entendait mettre de l'ordre dans les événements devenait
inquiète ; elle s'était fait une telle idée des pouvoirs magiques de
Fantômas qu'elle s'étonnait que Lord Brentham n'ait pas choisi
pour entrer les minutes qui venaient de s'écouler, à ce moment
même où le pittoresque eût été à son comble.

Fantômas dégrisé, et en retard sur l'horaire prévu, désirait se débar-


rasser de sa menue monnaie et donner au geste qui l'avait uni à
Laura, une valeur sentimentale qui mettrait l'avenir à leur merci.

Il eut un bref colloque avec ses complices qui lui firent honte de
ses hésitations ; parmi eux, sa Première Communion insinua qu'il
était décidément plus facile d'être sacrilège.

- « Laura - dit-il - , je me demande si je ne suis pas dangereu-


sement atteint ; qu'arriverait-il si je devenais amoureux de vous ? »

- «Je vous répondrai, cher ami- remarqua Laura-, que je ne


vous ai pas demandé de m'aimer mais seulement d'en répandre le
bruit. »

Fantômas se sentit saturé de ridicule ; j'ai l'air d'avoir une mousta-


che, pensa-t-il ; il lui parut aussi qu'il mettait en marche pour Laura
un phonographe vieillot, qu'il lui proposait de changer de disque
mais qu'elle ne lui demandait que de remplacer l'aiguille.

Une nouvelle attaque de Laura lui laissa le temps de penser à autre


chose:

- «Vous avez écrit vous-même la lettre destinée à mon mari ? »,


demanda-t-elle.
ERNST MOERMAN

Fantômas oublia ses soucis et mentit en assurant qu'il y avait


commis un certain nombre de fautes d'orthographe sur du papier
ligné ; puis, irrité, il ajouta :

«Votre mari n'attache peut-être pas d'importance à la chose. »

88
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1 PJJ- -& ~'a.t.. :r I'K.I et t ~ r l' 2-V'Ic; ~ Ft:Wc,I-Ôht..A.3 • Pe nd ant les pri ses de vue' dL' .. M. J·a nlôma s". a u cluitrc de Niw JJc , ·

C l;f Û t'eut ~1.-e ~ JK.olt..}p uvc f"'<' De c a u ~ h c ù .dro ite : G in e tt e Sa mu e l; X; T rudi Va nt o nde rc n e t. der ri è re c lk . 'u n 111 ari:
Va n,pc pc rtrac te, o p é ra te ur : X; X : Su;a nn c Samu el : X : Fran•; ui sc Hert (future Mme

:r~ ~·~rvrvu~r~ a·<--F , Mucr man ). Accro u p i : .l ea n Michel. a li as J ea n - Mi ~ h cl S111 e 1.

y~ ~fr?.( ~ f' e..puv ~· .r' ~'v-e<·~l


Tf ~ fR ~s Clrùl!,/- O'kR nu..:. ~ t.#. tn.i ~~ J'e
n&. ~ r·~~ ~u .r~c.u' .
T~ .f.LS .ro-W-s J J'~ h:i&. ~ ~
'~ ~ t-r.c/..;e ffre P~ N f'&t..J- ~ d 'u., S&.J Co~ .

Ftt +LI-Ô MA. s .l,u;)- hv> h-un-t. e "t-"" a.


c.ofwh.u? ~ .t ~ ,n,.r
sa. s ~· H

ldWI. /t-uS' ~ d, e...~ .


U ~ . .(~ ~ ~ M fàutt f'tli:u1
Allè/< ~,IIIM- ~~, ~ & P'vult
~ Ptr111 u- Uri ~Sf€12 ~ el-f-Au;.,
TJ.cks f.t.~ b-<'sutt. k..J ~ e· ~
.fetdt ~ s h ~j.J..f..,. tr-e'Vh ~1
.<..tt ftÜAre th.vv-e'lL. ~ H•!V--0 ""--S
& f {(s k SSIIK.S tH /3~ ~ Ra../n:vr.)
~· ~ .f.o. 1\..cUwu toftl ~ d1.t ~. ~ .
Une ima!!e du fi l rn d'l · rn ' t Mucnnan .
...
......
:t~':::~·~
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,, ,,
,, ..... .
f ••••• ~

: • :•: e
1
.........•.
.:::::

REVUE DU "JEUNE BARREAU"


En haut : 2e à gauche, Robt:rt Coffin; 6e à gauche Ernst Moerman

Deux images de "M. Fantômas"

De ga uche à droite, dans le fond le "baron" Moll et,


ancien secrétaire de Gui llaume Apollinaire, Mme Mil liardet ,
Mme Jeanine Le Borne, Mary X.
Au premie r plan : Marce l Le Borne, Milliardet, Erns t Moerman, baron Bruyère.
MARDI 26

TRISTAN ET ISEULT

LF DOCTOR MYSTI:RIOUS SIX JAZZ 13AND (Mars 1925)


De gauche à droite , dan' le fond Robert (;oiTin. co rnet: JacqLtcs ·Stoc let. trombon e
Au premier rang hmt Moennan. banjo e t vio lon : Paul Nay:Jcrt. piano : !'vlarn· l
Le Horne. batterie; Ren é Stol'iet, sa., op lwn e: Marcel ('uvdin. "'' 'opr:~ n u
Cet orchc,tre rut '"n' dolltl' k pre min l'll\etll hil' t.l':Jillatl'llf\ l'Il LUt ope . \l pa' au
monde. R. Goffin di,ait à 'on ' uj et "Nu u' l'appl'itom !Joclor parce qul' nou' l;tlllll'
docteurs (en Droit) , ' ·M yqcr iou \·. parce qul' htl'll lOilllll'. l'l " S" .. pa rn· '!Ill' twu'
étium 'et't ".
Ph. Stone .
Madeleine Ernoé, qui intarprète le rôle
d'loeult.

1"' r .. prést"ntation dt- Tristan fi 1uu/1, piè-


Ct' t-n trois m:te:~ tPErnf't :\ft~rn1an~ aura litn
lt- mardi !O mni, à 1o h . .JO, <Inn~ la salle de
rnu~iqut- tlt- <·hnmhrt' . Ct-lit- repr~seutation est
donn~·~ sons lt>s auspice:o' du Con~t!rvntoin~
afri••ain t't au profit <lt's «·uvres qu'il patronne.

l't'lie <t·uvrt' pot•lique a <·té rt-pr(·~t'n\ée puur


la prt·mil>n.- fois r• llmxdles J.- ••• avril ~~~.16,
t-t lt-s rt'prt!sentalion~ s'en poursnivin•nt t1H1te
lu ..;t'maint-.
:\f. l'hari.-,; llt"rnnnl .-n disait olan' la Nallo11
brlg•• :
c Lt· J"K'II.' Enl'<t 1\lot-rmnn t''-1-il au firma
11lt"lll lh~·f,tral, l'astrt' (JlH~ rtous Hltt'ndhns?
• Snn!'-1 douttJ>, n: n'l:tait qn'unt• tuutt: Jlt'lite
, .. ,.,,.., t'l'Ill' olu thC,fitre oJ,., .\rb, <lili a rt"pré-
St'nté "" pi•'•·.. 'l'rüla>J 1'/ l.~•·ull, mai, <'t'llt'-<'Ï
pourrait hit:n i"-lrt· unt' granclt' pîl·t·t:. •
Et ~~ llt'rmnn (.'!,,.,."',
d:tl" l'as.<amln :
• l\· Tris/an, <lt> :\lnt'rman, t·~t unt· tl'n\·re
att:tt han tt~ t•t !-iÎfll(ttlit\n· La pii·ct: u du 1nuu ..
\'t>Jlu:nt t •t dt· l'irnentrort. l.a murt tl'lst'ult
esl urw dan....t.• rt:nwrquahlt', mais un pt~o lon·
De ga uchè à droite, en haut 1-rançuise Hert. (future Mme Mucrman), ).(lit '. lnll'rpri-tation Tt"l11ltrqn:tl•k
LES HI:AUX-ARTS, 1936, lh-11)1; ot\'i!'- qu1 ~nflt tl.· puid ....
X, Jeanine Le Hbrne .
VIe an née, no 201i
Ln bas Ernst Moerman, Marcel Le Horne
- «Si je vous ai choisi, répondit Laura, c'est moins pour que
vous organisiez la chose que pour que vous y paraissiez au moment
voulu; la réputation que l'on vous fait persuadera mon mari de la
nécessité de son intervention. »

Sensible à l'éloge qui lui redonnait confiance en soi, Fantômas fit


mine de s'intéresser de nouveau aux maîtresses pensées de Laura:

- « Peut-être tient-il, avant de paraître ici, à consulter un ami ou


même un homme de loi», observa-t-il.
«Tout homme placé dans la situation où nous venons de mettre
votre mari- ajouta-t-il-, a peur de l'irrémédiable ; il se demande
s'il ne vaut pas mieux affecter de n'avoir rien vu, pour s'épargner
une décision à laquelle rien ne le prépare. »

- «Toutes ces considérations me paraissent très ingénieuses -


remarqua Laura - ; elles ne nous concernent d'ailleurs pas, ceci
pour autant que vous n'ayiez rien négligé ; j'ai confiance dans la
colère de Brentham. »
.. mon cœur q ui saigne du cœur e n go uttes de ' " ng
" a ch o isi pour mourir un grand vo ili e r bl a nc. " Fantômas voulut profiter du répit que lui laissait la confiance de
Laura et regagner toutes les minutes perdues.

- «A vrai dire- reprit-il-, je n'ai jusqu'à présent jamais fait


l'amour que comme un enfant fait du bruit. Je n'aurais pas dû
- accepter cette aventure ; je n'en perçois plus l'odeur depuis que je
vous ai revue pareille à l'image que je construis depuis une semaine.
L'heure n'est pas venue de réaliser votre projet ; vous devriez
inventer quelque chose, par exemple téléphoner à votre mari. »

« Mais pourquoi ? »,interrompit-elle.

« Laura - dit-il, et sa voix se fit grave tant son émotion mon-


tait à l'octave supérieur-, je n'avais jusqu'à présent rencontré de
difficultés que dans mes rêves ; peut-être, si vous le vouliez, pour-
riez-vous m'aider à comprendre quelque chose aux deux jours que
je viens de passer.
J'aurais dû me défier de l'empressement avec lequel je vous ai
accordé l'assistance que vous me demandiez. Je suis d'habitude
trop distrait pour être aimable, et je me souviens maintenant que
l'idée ne m'est pas venue de ne pas souscrire à votre programme.

J'aurais dû refuser et demander à vous revoir, puis m'employer à


donner un sens à ce que nous attendons maintenant.

Ce que vous venez de me donner ne correspond pas à la soif insolite


que j'ai de vous ; ce que je voudrais pouvoir acheter, c'est le droit

89

" Jam ais je ne ve rrai m es ye ux, et sur e u:--


Mes lèvres, ja mais, ne pourront sc p oser."
de penser à vous avec émotion, aux minutes où je ne suis pas en Dans cette ville empoisonnée, cela ne fera qu'une disparition de
votre présence. plus, qui sera mise au compte du Vampire, sans aucun profit pour
nous ; bien plus, il se trouverait encore des mauvaises langues pour
Je crois que j'accepterais de vivre avec vous dans une forêt vierge dire que j'ai été assassinée. »
alors même qu'il n'y aurait personne pour nous regarder. »
- « A égale distance des gens qui voient du mal partout et de
- « Fantômas - répondit-elle - , vous êtes un être délicieux et ceux qui n'en font nulle part, il y a une place à prendre pour vous»,
je ne voudrais, si mes désirs s'orientaient un jour dans ce sens, répondit Fantômas irrité.
d'autre amant que vous. Mais vous êtes plus femme qu'une simple
femme qui, férue de contradictions, offre le bras alors qu'on ne lui
demande que la main, et vous avez tort de vouloir sonner minuit Il venait de perdre pied à nouveau et se sentait sombrer de plus
à toute heure du jour. » en plus. Tous ses rouages signalaient leur approche par des grince-
ments tandis que Laura apparaissait vouée à une idée fixe, et
- «Je voulais simplement dire - remarqua Fantômas - , que insensible à toute autre suggestion.
j'en ai assez d'aimer avec mes poches pleines de mélodies nègres
et que j'entends désormais danser sur la place publique. » Ce qu'elle voulait n'était pas un objet déterminé, mais le contour
insolite qu'il pouvait projeter dans une certaine lumière. Dédai-
- «Toutes les musiques sont dans l'air- dit Laura-, il suffit gneuse de la proie, elle en convoitait l'ombre.
de ne pas se tromper de porte ... »
Fantômas connaissait ce jeu ; il y avait excellé, surtout quand il
- «Ne croyez-vous pas - remarqua Fantômas, qui pensait pou-
s'était agi de composer des éclairages téméraires.
voir s'enhardir - , qu'il serait plus digne de vous, digne de nous,
de ne pas salir inconsidérément un avenir que nous n'avons peut--
être plus le droit de mettre sur le même plan qu'aujourd'hui ? » Il avait trompé tout le monde en se leurrant soi-même ; prisonnier
d'un genre qu'il avait mené à l'apothéose, toutes les Laura de la
- «Je n'ai que faire - insista-t-elle - des risques où vous ville l'avaient applaudi mais, jalouses de leur flair, refusaient de se
essayez de m'entraîner. » laisser mener plus loin.

- «Puisque vous tenez tant à cette idée - poursuivit Fantô- Laura n'avait d'yeux que pour son scénario ; à moins d'un miracle,
mas - , acceptez de la réaliser d'une autre manière, plus expressive Fantômas la sentait perdue ; le Sortilège qui était en lui ne déloge-
et qui serait un défi à tous. Fuyons ensemble, Laura, et ne revenons rait pas ; il résolut de vendre chèrement sa peau.
que quand nous ne risquerons plus d'être oubliés. Notre absence
réussira à provoquer des commentaires plus perfides que la réalité.
Et qui sait, il viendrait peut-être un jour où l'un de nous demande- «Votre mari ne viendra pas »,dit-il.
rait à l'autre de ne plus songer à ce retour.
«Et pourquoi donc? »,demanda Laura.
Nous serons enfin fixés sur nous-mêmes et sur la sagesse que dissi-
mule mal notre affolement d'aujourd'hui. Tous nos soucis se « Je m'y suis probablement mal pris, mais il ne viendra pas. »
limiteraient à notre malle-armoire et à deux valises. J'emporterais
aussi mon phonographe mais aucun disque ; nous en apprendrions
chaque jour de nouveaux, élevés chaque fois à notre température « Ce n'était pas la peine, pour en arriver là, de m'adresser à
commune. Songez, Laura, aux longs manteaux de voyage que nous un spécialiste du genre. »
aurions. A l'hôtel, nous pourrions avoir trois chambres, une pour
nous, une pour vous, une pour moi et nous éviterions ainsi de nous - «Vous avez eu tort- poursuivit Fantômas -,vous auriez dû
haïr trop vite ... » vous adresser à l'Agence Cook. »
- « Votre proposition pèche par la base - dit-elle - ; comment
voulez-vous que nous prouvions que nous avons fui ensemble. Mais, brusquement, elle comprit :

90 91
- «Dites plutôt - affirma-t-elle - que vous ne l'avez pas croyait aimer une femme, déjà vieille pour lui, qui l'émouvait
prévenu.» parce qu'ilia croyait insensible et qu'il voulait s'attacher.

« Et si cela était ? »,fit Fantômas. Tout était changé à présent ; il allait faire l'amour pour lui-même,
il allait s'installer à son compte, tenir boutique de plaisir égoïste et
complet; il n'y avait pas une minute à perdre pour se rendre mécon-
- « Je dirais qu'en fait de goujat, vous êtes tout à fait réussi - naissable et pour désarmer ses hommes de paille dont les exploits
dit-elle - , et que j'aurais mieux fait d'être plus attentive à ce l'avaient épuisé sans profit pour personne.
qu'on m'avait dit vous concernant. »
Son désir résonnait en lui comme s'il traversait un corridor ; il
- «Je croyais qu'on ne vous avait dit que du bien de moi», allait prendre Laura sans l'inviter par aucun mot, brusquement,
insinua Fantômas. presque en son absence, et sans se comporter un seul instant avec
le souci qu'elle en conserve un souvenir quelconque.

- «Oui, mais on a ajouté que vous vieillissez, que depuis un Lady Brentham se reprit à espérer :
certain temps vous ne respectez plus rien, et que vous êtes capable
de tout pour vous galvaniser. » - « Oui ou non- dit-elle-, avez-vous écrit à mon mari? »

- «Vous avez songé à tout - riposta Fantômas - , mais vous Fantômas, qui n'y pensait déjà plus, ne répondit pas. Laura insista;
avez omis de vous demander si ce respect que j'ai pour vous n'est alors il s'emporta :
pas la forme intelligente d'une nouvelle expression de mon désir. Ce - « Je vous ai déjà dit que non, mais le hasard est si grand,
n'est pas vieillir que de vouloir aimer une femme de son âge; ce peut-être viendra-t-il quand même » ; puis il s'acharna.
n'est pas non plus manquer de fantaisie. »
Laura se débattait avec la brutalité d'une femme qui n'entend être
- « Il n'y a aucune fantaisie à s'approprier, par des moyens - violée qu'à son heure ; elle se découvrait, en outre, une force
enfantins, le bien d'autrui, coupa Laura ; je vous aurais cru plus physique dont elle n'avait jusqu'alors pas eu l'emploi.
souple. En réalité vous n'êtes qu'un faux gentleman, qu'un démo-
ralisateur postiche ; vous êtes un lâche ; vous inventeriez, s'il le Elle n'eût pas défendu sa vie ou un bijou de prix avec cette âpreté ;
fallait, des machines à calculer faux. sa résistance s'était retranchée dans ses genoux qu'elle conjuguait
avec rage, pendant que, de ses pieds joints, elle attaquait.
Vous me faites penser à un malade que soignait mon père ; cet Elle reçut, une première fois, Fantômas sur ce butoir et le projeta
individu n'assimilait rien mais son organisme transformait immé- hors de la couche.
diatement en alcool tout ce qu'il absorbait ; il est mort d'ailleurs
d'une attaque de delirium tremens ; vous êtes, à votre manière, Changeant de tactique, Fantômas s'empara de ses mains et les
une sorte d'homme alambic ; vous digérez mal vos prouesses. écarta sans effort ; il s'approcha, mais au moment où ses lèvres
D'ailleurs, vo~s buvez ; et encore, ne boiriez-vous que de l'eau, atteignaient la bouche de Laura, il se souvint qu'il n'avait pas de
encore trouver1ez-vous moyen de mourir du typhus qui, après tout, temps à perdre en nouveaux malentendus.
n'est que le delirium tremens des buveurs d'eau. »
A nouveau, les oreilles bourdonnantes de musiques parasites, il
Humilié, étourdi d'injures, Fantômas se sentit brusquement entouré étancha sa rage dans un effort démesuré pour venir à bout de la
par tous les mâles qui étaient en lui et dont il avait jusqu'alors cohésion complète des jambes de Laura. Chaque fois repoussé, il
méprisé les avances. reprenait haleine dans un silence complet, puis il recommençait.

La résistance de Laura était telle que Fantômas croyait lutter avec


En gravissant quatre à quatre ses souvenirs, il se souvint de sa de multiples femmes qui, à son insu, se seraient succédées dans
faute initiale, celle qu'il avait commise à dix-sept ans, alors qu'il le lit.

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La chambre se remplissait d'ombre ; aussi Fantômas ne savait plus passer leurs dernières heures de liberté dans une indifférence pro-
avec. qui il h_-1ttait ; son désir avait fui et faisait place à l'unique pice à leurs pensées les plus moites. Ces lieux géométriques de
besom de vamcre dans une lutte dont le ridicule devenait le seul temps et d'espace sont voués aux opérations accessoires telles le
risque. partage du butin ou les rixes entre complices.

Il crut apercevoir une tache rouge sur le visage de Laura mais il


comprit très vite qu'elle était dans son propre regard ; un flot de Fantômas ne savait que faire de ses mains ; elles lui pesaient comme
sang se répandit dans ses pensées. des armes prohibées qu'il s'agirait de dissimuler au moment d'une
rafle. Il aurait voulu pouvoir les abandonner auprès de sa victime,
Brusquement, ses mains se trouvèrent jointes autour du cou de reliées l'une à l'autre comme des gants de boxe; pour s'en débarras-
Lady Brentham ; il eut l'impression d'un cercle parfait et d'une ser, il les mit au fond de ses poches.
adhérence totale ; il crut aussi que ce cou enflait démesurément et
que tous ses efforts devaient tendre à ne pas laisser ses doigts se
disjoindre ; il paraissait qu'il ne pouvait l'éviter qu'en serrant De soi-même non plus, il ne savait que faire ; il songea à prendre
davantage ; il serra, il serra, il serra et n'abandonna son étreinte une auto en location et à la précipiter du haut d'une falaise , pas
qu'après quelques siècles, ainsi qu'il put sommairement l'évaluer. très loin de là, puis à disparaître pour aller vivre à l'étranger, sous
un faux nom, sans rien emporter, si ce n'est un souvenir qu'il inter-
Lady Brentham ne bougeait plus ... calerait dans son existence à la place des heures d'ennui ; mais
sa nervosité était plus forte que son exaltation et elle lui suggéra
Fantômas se releva et ses yeux parcoururent toute la pièce ; les qu'il était vain d'espérer se refaire, en moins de dix ans, une nou-
miroirs ne parleraient pas ; il était seul à savoir ... velle personnalité accessible aux tiers ; qu'il n'existait pas en soi,
en dehors d'un certain découpage physique, muet sur son passé.
Il sortit de la chambre après avoir tourné l'interrupteur, sans savoir
au juste s'il éteignait ou allumait la lumière.
L'idée qu'à la faveur d'un air de souffrance, plaqué sur son visage,
il pourrait passer pour un être ravagé par la perte d'une femme
aimée, le crispa et lui démontra la futilité de cette manœuvre.

CHAPITRE V
Il avançait, sans hésitation, pour ne pas interro~pre ses essais de
mise au point. Dès que ses pensées tardaient, il éprouvait le besoin
Fantômas s'éloigna de l'hôtel alors qu'il faisait encore clair aussi de s'orienter et mélangeait le passé au texte des affiches qui s'allu-
hésitant qu'un oisif qui, entré trop tôt au cinéma en sor; à un maient devant lui. Privé de plénitude, il avait envie d'allumer deux
moment où trop de gens ont encore plusieurs choses précises à faire. cigarettes à la fois ou de courir derrière une auto.

Dans le ciel glissant, de gros nuages s'esquivaient comme des bar-


ques repoussées du pied ; une enseigne lumineuse s'allumait sans Il se trouva devant un Poste de Police ; l'impression verdâtre qu'il
profit. en ressentit l'immobilisa pour quelques minutes.

Fantômas comprit que, très souvent, les heures sont soucieuses de


leurs prérogatives ; c'est ainsi qu'il n'aurait pu savoir s'il avait Une terreur délicieuse l'humectait actuellement et le poussait à se
ou non la fièvre, le thermomètre ne pouvant le renseigner à cet mettre à l'abri, sans tarder ; là, retranché des mortels, il n'aurait
égard, avant six heures. ' aucun rang à tenir, ni aucune consommation à choisir parmi les
boissons qui toutes lui déplaisaient. Il entra au bureau comme
Il n'av~it p~s tenu compte de toutes les règles du jeu ; il n'avait s'il était entré dans la police, et ne se demanda ce qu'il était venu
pas envisage toutes les sanctions dont la moindre eut été d'attendre y faire qu'au moment où un agent de service l'interrogea sur le but
de crime en crime, qu'il fût minuit. A cette heure, certains cabaret~ de sa visite ; il expliqua qu'il désirait parler au commissaire. On
sont particulièrement accueillants aux assassins qui viennent y lui tendit une fiche ; il écrivit :

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NOM : Fantômas. - «Je n'ai prêté attention à votre récit, conclut Pinkerton, que
PROFESSION: Gentleman démoralisateur. pour savoir jusqu'à quel point vous pouviez confondre mon rôle
OBJET : Faits divers. avec vos soucis.
Introduit sans autre formalité, il se trouva en présence du commis- Je ne crois pas à votre état des lieux ; il se peut que vous ayez eu
saire Pinkerton. C'était un homme d'une quarantaine d'années, bien une discussion avec votre maîtresse, il y a au moins huit jours de
vêtu, l'air intelligent, d'une intelligence tempérée par une barbiche cela; je vous crois quand vous me dites qu'elle vous a mis à bout ;
et des favoris qui le suivaient dans tous ses déplacements et le mais aujourd'hui, vous l'aurez rencontrée - vous la supposez
grimaient une fois pour toutes. friande de s'encanailler - avec un être patibulaire. Quant au
détail de vos bourdonnements d'oreilles, il est inventé de toutes
Il soignait sa mise depuis qu'une certaine notoriété lui était venue,
pièces, de même que votre fuite jusqu'ici après avoir bousculé le
née de la faveur avec laquelle tout le monde accueillait sa théorie
portier de l'hôtel.
du vampire, être unique. Cet échafaudage, qui ne heurtait personne
avait, en outre, l'avantage de rassurer chacun, d'autant plus que
D'autre part, si vous aviez tué cette femme et si elle ne vivait plus,
la plupart des événements récents paraissaient lui avoir donné rai- vous ne m'auriez pas dit à trois reprises qu'elle est jolie. Vous ne
son ; tous négligeaient volontairement les autres. connaissez pas votre métier d'imitateur d'oiseaux : le chat que j'ai
Il était entré dans la police quelques années auparavant, avec le dans ma poche n'a même pas levé la tête. »
même état d'esprit que Fantômas ; il ne fuyait pas le souvenir d'un
acte précis, mais d'obsédantes tentations de suicide et sollicitait de - «Mais enfin- s'impatienta Fantômas -,vous ne vous figurez
pourtant pas que dans le seul but de prendre une place honorable
sa nouvelle profession des occupations précises ; fatigué d'arriver
dans une de vos fardes grises, je pourrais tenir si longtemps une
toujours à l'heure sans être jamais parti à temps, il souhaitait moins
d'indépendance et plus de responsabilités. pareille histoire à bras tendus . Je ne vous la raconte pas à la faveur
de quelques degrés de fièvre ; si j'avais à me méfier des hallucina-
Jusqu'alors, successivement juge de paix, avocat, docteur en droit, tions, je le saurais et j'inventerais pour vous convaincre des détails
professeur de géométrie, fondateur du Syndicat de tous les Hom- plus précis. »
mes, il avait perdu le plus clair de son temps à dessiner partout des
pièces invisibles. - «Tout cela est fort bien, mais vous admettrez que, depuis les
récentes faillites du témoignage et le gaspillage des aveux, nous
Actuellement, à l'occasion de son cours de police technique, il ayons quelque raison de nous montrer méfiants. Tout le monde
professait qu'il ne faut pas jouer au tennis avec des moineaux et peut dire qu'il n'est pas innocent. »
que le meilleur déguisement pour un agent secret est encore de
revêtir la tenue d'un agent en uniforme. - «A ce compte-là- reprit Fantômas - , tout le monde peut
dire qu'il n'est pas mort. »
- « Je vous écoute », dit-il.
- « Vous ne serez pas sorti de mon bureau - continua Pinker-
Fantômas lui fit de ce qui venait de se passer un récit qui n'était ton - , qu'il s'y présentera la victime imaginaire de l'attentat dont
plus que parallèle à la stricte réalité ; c'était déjà son histoire vous venez de vous accuser. Tous deux, vous êtes à la merci des
racontée par un autre. mêmes incubations collectives ; il suffirait que je vous confronte
pour vous confondre, car pour votre victime, vous ne seriez peut-
Il acceptait d'être coupable et souhaitait de s'en confesser ; son être pas l'assassin de son choix ; vous-même, peut-être, n'en vou-
entrée au bureau de police n'avait été que la réalisation automati- driez pas.
que de son désir de trouver un confident.
Il se peut qu'un assassin ou un simulateur, chacun dans son genre,
Un policier n'est pas un confident et se soucie plus d'idées précon- dise parfois la vérité. Mais cette éventualité m'étonnerait autant
çues que de pittoresque; Fantômas ne tarderait pas à s'en aperce- que si je trouvais, moi-même, dans la rue une lettre qui m'est
voir ; en attendant, à défaut de ses auditeurs habituels, dont le destinée. »
choix eût été embarrassant, il se trouvait quelqu'un dont le métier
était d'écouter avec indifférence. «Quoi, Monsieur- dit Fantômas qui s'était ressaisi-, je ne

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96
m'explique pas le peu d'empressement que vous mettez à accueillir Veuillez me dire maintenant si vous avez prémédité votre acte . »
une éventualité qui est la raison d'être même de votre métier. »
Fantômas lui fit remarquer qu'il était sans armes.
- « Et moi, je ne m'explique pas votre étonnement. Avez-vous
déjà remarqué que depuis le début des Temps, tous ceux qui, sans - « Cette circonstance établit la préméditation - affirma le
en excepter Faust, se sont adressés au Diable, l'ont fait pour lui fonctionnaire - ; le fait que vous vous soyez rendu à ce rendez-
demander une faveur; aucun n'a songé à l'appeler pour discuter, vous sans le revolver que vous portez probablement toujours sur
comme il est d'usage entre gens qui ne sont pas du même avis. » vous, prouve que vous nourrissiez de mauvaises intentions à l'égard
de votre victime. »
- «D'abord je ne m'appelle pas Faust- commença Fantômas - ,
ensuite ... » - «Je ne vous comprends plus - interrompit Fantômas
vous vous employez maintenant à aggraver mon cas. »
- «Et qui me dit alors, que vous êtes bien Fantômas », interrom-
pit le commissaire.
- « Il n'y a rien là qui soit incompatible avec l'idée exacte que je
me fais de votre aventure- répondit Pinkerton - , d'autant plus
- «Téléphonez chez moi- riposta Fantômas -,on ne répondra
que vous pourriez très bien avoir prémédité cet acte et ne pas
pas ; or je suis toujours chez moi à cette heure-ci. »
l'avoir commis. Vous ne seriez pas le premier qui n'aurait eu d'autre
but en venant ici que d'y chercher une approbation à un acte
Pinkerton dont la déformation professionnelle se limitait à n'avoir,
imminent.
jusqu'à présent, traité qu'avec des silhouettes, sentit qu'une matière
opaque lui tendait sa carte de visite.
Vraiment on abuse ; ma tâche est déjà suffisamment délicate sans
que je doive encore expliquer au premier venu pourquoi un piano
- «A ce compte-là- risqua-t-il - , qui me dit que je suis bien
mécanique joue toujours juste. »
moi-même? »

- «C'est bien simple - émit Fantômas sans désemparer - , je - « Je ne sais pas si l'histoire dont je viens de vous entretenir
vais vous l'expliquer ; quel est le numéro de votre téléphone ? » dérange ou non la thèse confortable que vous avez élaborée ; ce
que je sais, c'est que je me suis brusquement senti en proie à une
- « 12.65.59. » émotion chimiquement pure; je n'étais plus moi-même; je mar-
chais à ma propre gauche, prêt à faire le bien s'il l'avait fallu ;
Fantômas prit l'appareil et forma le numéro ; puis il tendit l'écou- prévoir le futur n'est pas le prédire, c'est le mettre sur le même
teur au commissaire : plan d'ensemble qu'aujourd'hui ; j'ai devancé demain en l'escomp-
tant et je pense que cela suffit pour que se modifient les sanctions
« C'est occupé », remarqua celui-ci. habituelles ; je méconnais à la ville le droit de me juger pour avoir
puni un acte de mauvais gré avec les ressources limitées dont je
«Evidemment - triompha Fantômas - , l'appareil répond disposais alors ; nous étions seuls et il n'y a pas d'humiliation
toujours occupé quand on se téléphone à soi-même. » possible dans pareil cas où la Justice n'a qu'à suivre son cours.

A cette minute, Fantômas et Pinkerton sentirent en même temps C'est sous le bénéfice de ces observations, que je vous ai fidèlement
que la Terre en était arrivée à ce point de rotation où ils avaient relaté cette scène et, vous comprendrez que je m'insurge contre le
tous deux la tête en bas ; encore deux mots sur ce ton et leurs pieds scepticisme avec lequel vous l'accueillez dans son ensemble, quitte
quitteraient le sol. à me chicaner sur des détails.
Pinkerton se carra dans son fauteuil, soupesa dans sa poche sa Faites votre métier, je ne vous demande rien d'autre. »
médaille de policier et redevint lui-même.
- « Il ne m'est plus possible d'exercer mon métier comme je le
- «Je poursuis votre interrogatoire - trancha-t-il du ton qu'il fis, précédemment, dans d'autres villes vaccinées contre la sugges-
aurait employé pour dire à Fantômas : Levez-vous. tion collective ; ici, mon rôle est plus simple ; je réunis à l'intention

98 99
des magistrats qui s'en servent, en compte à demi avec les journa- - «A propos - dit-il - , vous avez négligé jusqu'à présent de
listes, les matériaux qui leur sont nécessaires à l'élaboration d'un m'indiquer le nom de votre victime. »
dictionnaire des assassins suggérés par les mots.
- «Monsieur le Commissaire- répondit Fantômas, qui, décidé-
Pour en venir à vos préoccupations, je ne demande pas mieux que ment, ne se rendait pas compte de la situation - , permettez-moi
de vous être agréable, mais vous avouerez que vous ne me facilitez d'être discret à cet égard ; cette personne est mariée et qu'importe,
guère ma tâche ; il m'est impossible de vérifier votre alibi puisque d'ailleurs, puisque je prends à ma charge tous les torts de cette
vous n'êtes pas en mesure de prouver que vous n'étiez pas à votre aventure. »
domicile ; d'autre part, il n'y a pas eu flagrant délit ; enfin, vous
ne produisez aucun témoin ... » Fantômas qui ne prévoyait pas d'autre crime à commettre, ne tirait
aucun profit du nouvel éclairage qui venait de lui être imposé ;
- « Le fait que je ne puis vous désigner aucun témoin prouverait pareil à cet anthropophage qui prétendait avoir du sang anglais
tout au plus- suggéra Fantômas- l'absence de préméditation ... dans les veines sous prétexte qu'un de ses arrière-grands-pères
En somme, la preuve que vous me demandez d'apporter est aussi avait dévoré un explorateur, il s'étonnait de ne pas voir son inter-
malaisée que si j'avais à vous démontrer que je n'ai pas lu tel 1 locuteur souscrire aux conclusions qui semblaient devoir s'imposer
1 livre ... » 1 après son récit.

- «Quel livre ? »,questionna Pinkerton. Brusquement, il se sentit mal à l'aise ; il craignait d'apprendre
l'exacte vérité sur ce qui s'était passé ; il ne se rappelait plus quelle
- « Je ne sais moi - s'impatienta Fantômas - , n'importe avait été exactement l'attitude de Laura et ne comprenait plus rien
lequel... par exemple : "Excès de vitesse". » à son aventure.
«Celui où il est question d'une femme qui trompe son mari ? »
On frappait à la porte.
« Non, celui où il est question d'une femme qui trompe son
amant.» - «Entrez», commanda Pinkerton.

- «Vous voyez bien que vous l'avez lu. » Un agent s'avança, joignit les talons et annonça :

Fantômas mit son désarroi sur le compte de la mauvaise foi de son - « L'intéressée est là. »
adversaire mais s'en voulut d'avoir rougi. C'était la première fois,
depuis le début de cet entretien, où Pinkerton était seul à savoir où Laura parut, soutenue par une infirmière.
il fallait en venir ; quant à lui, il était venu donner, tête baissée,
dans un amoncellement de systèmes, dont il dérangeait l'ordonnance Peu après le départ de Fantômas, le garçon d'étage avait pénétré
et dont les moindres détails le mordaient aux jambes. Sa taille et dans la chambre, la croyant vide ; il y avait aperçu Laura, immobile
son accoutrement ne correspondaient pas à un certain signalement, et bleuie ; se conformant aux instructions qui lui avaient été
établi une fois pour toutes, et de nature à s'imposer même aux données pour des cas de ce genre, il avait été sans un cri inutile
myopes ; alors que venait-il faire ? ... prévenir le gérant qui était arrivé accompagné d'un médecin. Un
quart d'heure avait suffi pour ramener Laura à la vie. Il avait bien
A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit; Pinkerton prit le fallu, sur les instances de celle-ci, prévenir la police, mais déjà le
récepteur et aussitôt son visage fut envahi par l'ennui. Il écouta, gérant se rassurait : tout le monde avait intérêt à ne pas troubler
avec impatience, la relation fort longue qui lui était faite. Il parut la légende dans son sommeil ; les arrêtés d'expulsion étaient prêts
même à Fantômas qu'il interrompait son interlocuteur : contre tous les vampires non conformes ; les gares étaient pleines
- « Enfin, elle a repris connaissance ? ... C'est bien, c'est bien ... d'inquiétudes.
Est-elle transportable ? ... Qu'on l'amène immédiatement ... oui...
mais ici ... à personne, bien entendu. » Laura était pâle, non de défaillance mais de colère ; tout avait été
inutile ; la légende à peine débouchée se refermait sur elle ; elle
Pinkerton raccrocha, alluma une cigarette et se tournant vers Fan- aurait beau dire, on ne la croirait pas : les oreilles n'étaient pas
tômas: chastes mais prudentes. Elle le sentait à l'embarras de tous ; elle

100 101
l'avait compris, dès le début de la conversation téléphonique
échangée avec le commissaire. VIE IMAGINAIRE
Celui-ci se leva, boutonna son veston et, regardant Laura, lui dési-
gna Fantômas qui détourna la tête ; ensemble, ils avaient eu l'im-
DE JÉSUS-CHRIST
pression qu'ils allaient être présentés l'un à l'autre.

« C'est lui ? »,interrogea Pinkerton.

« Non », répondit-elle.

1
1
FIN

Lors de la rédaction de cette nouvelle, Ernst Moerman a visiblement utilisé


certains passages du «Journal de l'impatience » (alias «Journal d'Erich») dont
la version définitive paraîtra dans " 370 5 ».
C'est ainsi que dans le Chap. III, Laura (Lady Brentham) devient brusquement
Irène, et que Fantômas, chez la voyante, devient Erich.
Cette erreur dans les prénoms avait échappé à l'auteur, lorsque fut publié
« Fantômas 33 », et nous avons laissé le texte tel qu'il figurait dans l'édition
originale. (C. de R.)

102
INTRODUCTION AUX MIRACLES

La mer entend un bruit merveilleux


et ignore en être la cause.
JULES SUPERVIELLE

Pour avoir trop souvent répondu à ceux qui nous priaient de leur
expliquer la poésie, qu'à tort ils nous demandaient de leur ouvrir
un monde fermé où l'on reçoit peu de gens, nous sommes quelques-

1 uns à devoir demander pardon de notre ennui, de notre impatience,


de notre paresse ou de notre nervosité : trop souvent c'est au
moment où le doigt du tireur est déjà sur la carabine qu'une flèche
1 la brise.

Le sommeil d'un être n'est jamais si profond qu'il ne s'éveille un


jour à la poésie s'il est touché par la grâce et s'il accepte le pacte,
avec l'humilité de celui qui, devenu aveugle, confie à ses doigts son
désespoir et son dernier espoir ; il n'apprendra rien désormais que
par eux.
Il faut savoir que rien n'existe comme nous croyons l'avoir déjà
vu ; ce pacte admis, tous les objets auront des choses à nous dire ;
le pain qui nous empêche de mourir et le couteau qui le découpe
cesseront de s'associer pour aller chacun de son côté.

Le pain oublié se durcira et, tombant de haut (l'oubli a cent éta-


ges) , tombera sur la tête de notre ennemi et le tuera.

Bien mieux, il nous apprendra qui, parmi tous les êtres, est notre
véritable ennemi tant il est vrai que c'est parmi les victimes qu'il
convient de rechercher les secrets exacts des assassins.

Le couteau restera à jamais au fond de notre poche, ouvert. Privé


de soleil, il noircira et, parvenu à l'air, il se noiera.

Le manche deviendra charbon, la lame usée par le contact de nos


dés prendra la forme des serrures.

Un aveugle à qui la vue est rendue ne s'étonne pas en voyant un


homme ; il savait déjà par ses mains ; un homme ne possède rien
qu'un contour.
Mais l'aveugle guéri confondra un nain avec un enfant, car l'homme
est un enfant trop vite grandi qui porte des rides ; l'homme est un
aveugle qui ne sait rien de Dieu.

105
Il y a une vérité poétique distincte des vérités quotidiennes que les Le récit de la vie de Jésus peut manquer son but à force de grandi-
hommes depuis toujours ont adoptées pour les commodités de loquence, de science ou de sagesse.
l'existence et de la conversation.
Le récit de la vie de Jésus peut être un miracle permanent, majeur,
Ces affirmations quotidiennes sont autant de housses mises sur pluriel.
une réalité qui, de plus en plus, nous échappe, sur la tiédeur, le
froid, la chaleur, la grandeur d'un monde sans cesse plus désert. Comme dit Jean Cocteau, dans un lieu féerique, les fées n'apparais-
sent pas ; elles s'y promènent invisibles.
La vérité recouverte d'un voile ne fait évidemment pas mal aux
yeux ; les housses de l'habitude huilent nos gestes et leur donnent Point n'est besoin de cris aigus pour célébrer la grandeur ou le
désespoir de Jésus : une de ses larmes plongée dans la mer peut
des plis confortables.
Tout le monde aujourd'hui connaît le mot « intu1t1on » ; aussi
1 suffire à donner le vertige à ses flots.

personne n'oserait l'écrire avec deux « t » ; c'est pourquoi plus Trop de grands génies en parlant du Christ n'ont fait autre que de
personne ne le remarque. montrer qu'ils n'ignoraient rien de son histoire, et de conjuguer
cent fois le verbe Jésus.
Les mots accouplés à la faveur des assoe1at1ons d'idées les plus
immédiates ne sont plus à prendre avec des pincettes ; il en est de Leur récit, pas plus que la prière ne seront jamais une preuve
même pour tout ; tout est sans âge comme un portrait de chien. par neuf.
Les vérités quotidiennes nous cachent la profondeur des abîmes ; Seule la poésie apporte au récit qui sera fait de la vie de Jésus , un
sous leur férule il n'est plus de vertige ; pour atteindre à la vérité correctif apte à calquer tous les miracles, à les apprivoiser, à leur
poétique, il ne faut pas avoir peur de se tromper ni même de mentir. donner une saveur, et non un parfum.
Il faut tirer à balle sur le mystère, pas à petits plombs ; il faut que
la vérité éclate, non le projectile ; sinon, il y a trop de blessures Jésus, ses disciples, Judas, Marie-Madeleine, ne nous ont pas livré
à soigner. tous leurs secrets ; les lumières projetées sur leur ombre ont tou-
jours éclairé la même face de leur drame.
De même que les objets n'existent pas comme nous les voyons, il
n'y a pas qu'une vérité ; il en existe une pour chacun , pareille aux Il ne s'est pas encore trouvé un poète pour projeter sur les creux
empreintes digitales plus diverses que les feuilles d'arbres. les plus tièdes un éclairage brusque et subitement révélateur, pour
allumer un foyer lumineux à l'endroit précis où les secrets n'ont pas
A côté de la rigueur des empreintes digitales, il y a les lignes de la dit leur dernier mot.
main, pleines d'oracles , d'aveux, de secrets.
Les historiens, avec plus ou moins d'éloquence, de savoir ou de
A force de volonté, on peut modifier les lignes de la main ; on peut vibrato, ne nous ont répété que ce que Jésus et son entourage ont
expliquer un destin, sinon le modifier; on peut apprendre aux bien voulu nous dire ; chacun des gestes racontés a été accompli par
hommes à ne pas fuir éperdûment devant le mystère. des gens qui se savaient observés.
L'enfant frissonne en forçant le tiroir où il découvrira des secrets ;
« Encore des miracles ! » s'écriera l'enfant empoisonné par trop
les grandes personnes usent de fausses clés ; elles savent toujours
de roses, à qui on racontera sans répit les miracles prêts à être crus.
ce que le tiroir contient.

Les grandes personnes sont à la merci d'une vérité ; les grandes L'enfant deviendra incrédule, puis grande personne, car l'enfant ne
personnes sont des enfants que la poésie a fuis. sait pas se défendre, lui qui défend si mal ses jouets.

Ange gardien des enfants, la poésie les accompagne dans tous leurs Le poète doit nous raconter l'histoire qu'il a surprise par le trou de
déplacements. la serrure ; elle sera pleine de signes, de coïncidences et de mystères.

106 107
Ayant regardé par le trou de la serrure on se rapproche en frisson- NOUVEAU TESTAMENT
nant ; la peur d'être seul parmi les miracles et les secrets donne des
ailes, et c'est parfois ainsi que naît la poésie.

On ne peut pas vivre sans miracles, car on ne peut vivre sans


Les morts apprennent la vérité
poésie ; les peuples sentimentaux ont inventé les nourritures lour-
A la seconde même de leur mort,
des qui font rêver.
Sitôt qu'à leurs lèvres,
Le miroir de Dieu ne se ternit plus.
Parfois les miracles nous déçoivent : dans les pays où la lumière Le mystère entre en eux à marée basse,
éclaire le froid et le rend plus cruel, l'oiseau qui en souffre rêve au Et le flot emporte la mer à jamais.
bossu qu'il a rencontré le matin : «Quel nid! mais par où Les secrets qu'ils apprennent,
entre-t-on ? » Sont prisonniers sur parole,
Et la parole d'un mort,
Il y a des rêves masculins ; il y a des rêves féminins , il y a des Vaut une parole d'honneur.
livres pluriels ; plus ils seront féminins, plus ils mentiront.
Les conseils des morts ne servent à rien .
Il en est des miracles comme des rêves . Ils n'entendent pas les mêmes bruits que nous.
Ils disent : « Ton salut est à droite »
La nuit parfois devient tellement noire que tous se croient aveugle . Ils oublient de nous apprendre,
Le moment paraît venu d'écrire : le néant c'est ici. Eux qui nous font face,
Si c'est à notre droite,
L'écriture rend le crayon lumineux . Ou à la droite de leur fleuve glacé.
Les eunuques ignorent le désir
Pour celui qui attend et s'impatiente, il n'est pas exact de dire qu'un Comme nous ignorons notre avenir.
kilo de plumes pèse autant qu'un kilo de plomb.
Ainsi les poupées ont peur des grandes personnes
C'est la seconde voiture du train qui entraîne la troisième, et non Et de leurs yeux qui bougent.
la locomotive. Elles savent qu'elles font semblant de dormir,
Et se méfient de leurs yeux fermés.
Dans les foires on montre aux hommes des animaux savants, alors
que c'est les animaux que l'on devrait mener à ce spectacle. Chaque fois qu'il m'arrive de penser à Jésus,
Je confonds la Noël avec le jour de Pâques ..
La musiqœ doit toujours rester en deçà de la vérité. La mort d'un oiseau ne fait pas plus de bruzt,
Que la naissance d'un astre;
Jean-Paul se marie, passe trois ans en Europe, puis retourne seul en Et il ne tombe de la neige à Noël
Afrique où l'appellent ses affaires. Que dans les pays où Jésus n'est pas né.
Jésus mort
Il y demeure cinq ans ; le climat, les fièvres , la maladie se sont Résume l'immobilité du monde.
abattus sur lui ; il a souffert et terriblement changé. La veille de son
retou~ il télégraphie à son épouse qui doit venir l'attendre au Jésus ne visite ses opérés , .,
bateau : « arriverai le 15 : aurai journal main gauche et fleur rouge Qu'à partir de quarante-deux degres de fzevre .
main droite ». Il orchestre leur délire,
Et il transforme leurs désirs
Un pauvre qui saigne dépense son capital. En eau fraîche .

Il y a des livres qu'on voudrait pouvoir envoyer à ceux qui sont Tout se passe exactement comme si
morts. On attendait une femme invisible.

108 109
Le jour où je crus mourir, Et mon visage surpris par le froid,
(La mort s'exerce au suicide Rides expulsées de la Terre,
Et tire sur sa propre image), A frissonné longuement.
La Voix de Jésus m'arriva si lointaine,
Que j'appris que j'avais déjà quitté laTerre, Je suis mort sur une croix,
Pour des globes lointains où les fleuves sont gelés. C'est vrai!
La distance était telle, Pas crucifié !
Que, pareille à la lumière d'un astre, Ce n'est pas vrai!
Il avait fallu près de deux mille ans Suspendu à une croix !
Pour que la voix de Jésus me parvienne, Ils ont des yeux et je ne les vois pas.
Et qu'il venait à peine de mourir
Quand il me parla: L'Enfer parfois libère ses prisonniers.

« Je ne suis pas le fils de Dieu ;


S'il en avait été ainsi,
1 Il n'y restera bientôt plus qu'un homme!
Celui qui, ce soir, dit à ses enfants :
Si vous êtes sages, je vous mènerai
]'aurais attendu la mort de mon père [ V air mourir Jésus sur la croix. »
Pour régner à mon tour.
Je suis le seul être au monde 0 croix, épi plus haut que nous,
A n'avoir pas de crucifix. Qui nous indique le chemin du ciel !
Je n'ai que faire de ma propre image,
Et personne, jamais, Un grand voilier blanc est plus beau que Dieu.
N'est mort sur la croix pour moi.
Je suis mort seul,
Pareil à une maison neuve,
Pas encore entourée d'arbres.

Le bois n'était pas assez épais,


VIE DE JESUS
Les clous étaient trop longs.
Il y avait place, de l'autre côté de la croix,
Pour un ami, pour un frère.
Quand on est deux, on a moins peur
De s'endormir sur la croix. Jésus est né à minuit,
Tu m'aurais jeté bas du lit de la mort, Parmi les bêtes noctambules,
Et je ne dormirais pas Entre le bœuf et l'âne,
Pour toute l'Eternité. Puissance du labour,
Douceur de la promenade,
S'il avait pu en être ainsi, Et les chèvres de Décembre.
Notre supplice regarderait le monde entier, Adoré par des bergers,
Et le soleil pris à l'improviste, Encensé par des mages fatigués,
Se lèverait sur ta mort, Faiblesse de la flamme,
Se coucherait sur ma mort. Naissance de la Terre,
Alors l'égalité régnerait sur la Terre, Ne sachant que faire,
Et l'Est serait aussi riche que l'Ouest, De l'or et de l'encens,
Car je suis mort face au couchant. Et des bijoux
Informes comme des prières.
Je suis mort à 33 ans. Ce millionnaire ne prend qu'un peu de lait.
La vie s'écoule vite,
Quand on se mire dans un torrent. Dieu regarde par le trou de la serrure

110 111
Et s'assure que cette bouée, Et en échange de sa pauvreté,
Jetée dans le naufrage du monde, Connurent une nouvelle pureté.
Prend la forme de la mer,
Et n'y sombrera point. Jésus menait ses disciples
Par des chemins qu'on ne retrouva jamais,
Par cette nuit insomnieuse, Et leur apprenait
Un premier miracle se produisit : A regarder la campagne,
Dans le monde entier, toutes les horloges, Avec de beaux yeux.
Toutes les horloges s'arrêtèrent en même temps. A aimer leurs ennemis,
Et l'on sut partout qu'il était minuit. A se méfier de leurs amis,
L'amour des anges se lève comme un brouillard. A monter toujours plus haut
Sur les murs de la ville,
Depuis ce jour, Où le vent devient plus pur,
Le bœuf souffle le chaud et le froid. Où les murs deviennent plus durs
Le chaud en hiver, Où les oiseaux deviennent plus tièdes,
Le froid en été. Où le pardon de Dieu se fait moins rare.

Jésus Comme ils étaient superstitieux,


Fond Jamais ne furent treize à table,
Dans Jésus et ses disciples
L'Amour. Qui accueillaient les affamés.

Pendant que Jésus explique aux vieillards Il chassa du temple les marchands,
Que nos péchés sont égaux à eux-mêmes, Qui pour de la menue monnaie,
Marie affolée cherche son fils . Se vendaient entre eux,
Une mère qui cherche son enfant Des recettes pour faire fortune .
Est laide.
Le Saint-Esprit ne la reconnaît pas.
D'ailleurs, son visage, Quand Jésus traverse les parcs pleins d'oiseaux
Fut toujours dissimulé, Les roses se font signe,
Par l'ombre de l'enfant Puis, haletantes, se taisent.
Qu'elle portait sur ses bras. Les oiseaux se confessent aux fleurs .
Pleins de contrition, les coquelicots avouent,
Que les bluets sont plus beaux que les roses.
Il travaille comme un charpentier,
Et fabrique son propre décor;
Car il n'existe pas de miroirs sur mesure, Le soleil rend les miroirs meurtriers,
Et Jésus pour se reconnaître, L'amour est une eau dangereuse à boire.
A besoin de tout le ciel.
( L'Eternité dure longtemps, Au bord de Jésus,
A moins qu'on ne l'égare.) Coule le plus beau ruisseau du monde :
Marie-Madeleine à la poursuite du soleil.
Il sait comment on égorge les brebis, Marie-Madeleine connaît Jésus par cœur.
Et que les esclaves Sa prière est une musique
Sont plus paresseux que des ânes. Où s'inscrit la couleur de ses yeux.
Elle a le droit d'être seule à l'aimer,
Les eaux du Jourdain, sept fois impures, Car elle est la seule
Par le baptême de Jésus, A savoir qu'elle est la plus belle.

112 113
Etait-il blond, était-il brun ? Prirent la forme de la mer qui les guide.
Seule Marie-Madeleine le sait,
Jésus inventa pour nous la forme de la mer.
Qui l'aima d'amour,
Amour sans espoir, Quand sa main se posait sur les forêts,
Espoir sans amour, Les oiseaux cessaient de mourir.
Sans espoir d'autres amours. Quand ses doigts recueillaient les oiseaux,
Elle se hâte d'aimer Jésus Bijoux qui respirent sans bruit,
Pendant qu'elle est encore belle. La forêt cessait de pâlir.
Son amour lui donne le vertige Quand les oiseaux cessaient de partir,
Et déplie pour elle La forêt cessait de mourir.
Le mystère de Jésus. Chevelure de la forêt,
Mon Dieu ! il vit trop vite ! il vit trop vite, Fausse robe du Soir,
Il va se tuer ! Etang sans étoile,
Il ira se jeter contre un arbre, Où se posent les mains de Jésus,
Contre une croix ! Plus fiévreuses que son front .
Les miracles sont le plus court chemin A ceux pour qui il ne peut rien d'autre,
De Dieu à Dieu. Jésus envoie des rêves.
Jésus n'a pas ressuscité mon lévrier mort, Le sommeil est une mort,
Mais il m'apprit à aimer un petit chat. Dont on se réveille parfois.
Il n'a pas ressuscité Lazare, . Le pauvre rêve qu'il n'est pas riche,
Mais empêcha un petit enfant de grandzr. Mais qu'il est beau.
Et Lazare, fatigué de la vie, Le vieillard rêve qu'il est un jeune homme à cheveux blancs.
Put mourir une seconde fois . Le bossu, qu'il est petit,
Le cheval de bois, amoureux Mais qu'il est un virtuose du piano.
D'un poisson des grandes profondeurs, Le virtuose bossu
Fut lesté de plomb, Sauve toutes les femmes qui tombent à l'eau.
Et put veiller au fond des eaux La femme sauvée des eaux souffre
Sans respirer. D'être sauvée par un bossu.
Les poisons trop doux sont écœurants.
Et tous ces miracles remués Ici le rêve devient un cauchemar,
Montaient au ciel comme des bulles. Jésus alors la réveille;
Elle se réveille par miracle,
Aux aveugles, il donna des mains agiles Elle se réveille triste et se rendort,
Qui ne se trompent jamais. Et rêve qu'elle se noie enfin.
Il donna aux enfants la patience d'attendre Voilà vraiment le vrai bonheur.
Pendant que le Ciel était en réparation.
L'eau changée en vin, A Jésus trahi par son meilleur ami,
Retourna à la Terre Dieu envoya aussi un rêve,
Et redevint de l'eau, Et Jésus rêve que Judas
Redevint la mer, Le vendait pour trente millions.
Mer, repue de ciel,
Plus tard, sur tous ces miracles,
Concession à perpétuité !
Et sur la dernière splendeur,
Mer!
Sa mort,
Le volcan prit la forme de sa lave. Il mit sa signature.
Et les navires trop usés, trop balancés Et comme il ne savait pas écrire
Par le verbe aimer, Il signa d'une croix.

114 115
PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE Peut-être aimait-il Marie-Madeleine
En secret.
Peut-être voulait-il être le premier
L'enfant prodigue, irrité de la vie qu'il mène, las de n'être pas A trahir.
aimé pour lui-même mais en raison de sa fâcheuse réputation, Peut-être pensait-il que Jésus,
décide de rentrer au bercail. Miraculeusement libéré,
Pourrait avoir besoin de cet argent.
Il annonce qu'il est touché par la grâce: cette nouvelle se répand de
village en village, de chaumière en chaumière, et tous, sur le chemin Le pain posé sur des papiers qui s'envolent
du retour lui font fête. Diminue chaque jour,
Et c'est le vent qui l'emporte.
Partout, contrairement à ce qui fut écrit, il est accueilli à bras
ouverts et son long voyage ne fut qu'une suite ininterrompue de Cette trahison étourdit Jésus.
banquets. Partout, les fermiers, conquis, honorés et hospitaliers, Comme une blessure mortelle,
sacrifient les plus belles pièces de leur bétail parmi lesquelles Qui surprend un homme endormi.
d'innombrables veaux gras. Il se crut abandonné des anges
A la douceur soudain meurtrière :
Enfin, triomphalement et pas honteusement, de festin en festin, il Les ailes roulées en boules
parvient à la maison paternelle. On devine à quels excès put se Sont projectiles qui font mal.
porter la joie de tous ceux qui, si longtemps, avaient été privés de
l'enfant célèbre et chéri. Il dit à Judas :
« Pourquoi me trahis-tu pour si peu ?
On se met à table; apparaît alors, au milieu de l'enthousiasme L'argent plongé dans le sang sonne faux.
général, le fameux veau gras odorant et opportun à souhait. L'or est plus beau, étendu sur le sable.
Que n'attendais-tu ma mort ?
C'est à ce moment que se passe ce drame sur lequel tous les histo- Tu aurais écrit l'histoire de ma vie.
riens sont muets : subitement l'enfant prodigue se leva d'un bond, Elle aurait été traduite
rejeta sa serviette et bousculant tous les convives s'enfuit en hur- En toutes les langues, puis en yiddisch,
' lant : « Ah non ! Ah non ! Ah non ! Encore du veau ! » Puis en hébreu. »

Judas dépensa ses trente deniers,


Puis s'en fut vers le serpent
Qui le paya une seconde fois,
Les toits sont inégaux devant la pluie. Puis s'en fut à travers le monde.
Judas, de tous le plus exposé, Dieu le condamna à avoir froid,
Plus méprisable Semblable à une mer chassée des pôles,
Qu'un escroc à cheveux blancs, Qui ne trouverait jamais aucun rivage.
Est, de tous les disciples, Ne pas échouer pour ne pas échouer,
Celui dont on parle le plus. Il valait mieux ne pas partir.
Il sentait le mauvais cigare.
Il faut être deux pour pardonner.
Plutôt que d'abattre des oiseaux, Les Hébreux sont des Juifs.
Il aimait Jésus comme un frère. Ils attendaient un conquérant,
On sait ce que ça veut dire. Ce fut Jésus qui vint.
Il ne pouvait leur offrir qu'un peu de pain,
Il n'avait pas assez de bagues Tout son sang, presque tout son amour.
Pour tous ses péchés. Ils avaient peur de ces miracles

116 117
Se reproduisant si vite, Simon que Jésus se reproche
Qu'ils ne devaient pas tarder D'avoir tant aimé.
A réduire les hommes en esclavage.
Plus tard, Simon
La densité de Jésus D'un coup de sabre,
N'est point la même pour tous. Tranchera une oreille d'un des bourreaux.
Il en est qui s'y posent, Mais Jésus n'en a que faire,
D'autres font la planche, Et dit à Simon :
Mais la plupart des Hébreux « Remets ton épée au fourreau ;
Sont des plus lourds que Jésus . Il faut toujours remettre à demain
Ce que Dieu ne peut faire le jour même. »

! Jésus paraît devant ses juges.


Le grand-prêtre Caïphe préside,
Revêtu de sa robe d'assassin.
1
DEUXIEME PARABOLE Les témoins prêtent le serment
DE L'ENFANY PRODIGUE De dire la vérité,
Et ils ajoutent : « Ainsi m'aide Dieu. »
Dieu présent et dont l'heure est venue,
L'enfant prodigue donne à son cheval de bois la moitié de sa tartine Dieu les aide à mentir.
de confiture ; ensuite il mange la première moitié, puis la seconde. Il n'y a pas de faux serment
Prêté sur l'accusé.
Je sais nager, je le jure
Sur la profondeur de la mer.

Les juges. économes tristes


Le jour où Jésus fut condamné à mort,
Et qui confondent l'encens avec le pain
A l'heure où d'habitude
Lui reprochent d'avoir toléré
On exécute les assassins,
Les prodigalités de Marie-Madeleine,
Le vent fut condamné au Nord.
Et le gaspillage des bonnes odeurs.
Le soleil aux nuages.
Mais Jésus qui sait que le vent
La pluie fut condamnée
Préparant un long voyage
Aux rivières qui haussent les épaules.
N'emporte que des parfums,
Les étoiles à la nuit,
Que plus il est violent, plus il fait d'heureux,
La mer aux rivages,
Jésus ne répond pas.
Les enfants à leurs parents,
Les toits de chaume à la vieillesse.
Tous les cœurs Ils veulent savoir ensuite
Durent tenir la gauche. Pourquoi Jésus accueillant la femme adultère,
Ecrivit sur le sable en langage inconnu
On se mit en route pour capturer Jésus. Des signes trop grands pour les hommes.
Judas, à la manière juive, Mais ]ésus qui se souvenait
Embrasse Jésus sur les lèvres. De ce message adressé aux anges,
Le baiser de Judas est contagieux, Jésus, ne répond pas.
Et transmet à Jésus la maladie
Que porte en soi On veut aussi lui faire avouer
Tout homme qui doit mourir un jour. Qu'il n'est pas le fils de Dieu:
Simon le renie, Un ambassadeur doit avoir les traits

118 119
Du pays qui l'envoie. Il fallait choisir parmi les supplices.
Et Jésus qui sait que ses yeux La croix Nord Sud Est Ouest,
N'ont pas la profondeur du ciel bleu, Leur indiqua le chemin.
Jésus ne répond pas. Le figuier maudit, se souvenant,
Offrit son bois.
L'eau changée en vin apporta des clous.
On ne meurt jamais qu'empoisonné.
Mais parfois pour mieux tuer,
Le poison prend la forme d'une croix.
TROISIEME PARABOLE
DE L'ENFANT PRODIGUE Assuré de mourir,
( Jésus trouve injuste de mourir si jeune.
Il néglige sa barbe et se creuse des rides.
Fatigué de ses frères, las de la tyrannie de son père, écœuré de ses Le portrait de Jésus crucifié
richesses, l'enfant prodigue naquit, pauvre soudain, dans une vallée 1 Est celui d'un vieillard.
de larmes. A la dernière seconde,
Apparut sur son front
Il s'en fut parler aux hommes, dépenser ses dons, vêtir les pauvres, La ride des centenaires.
nourrir les indigents, répandre son amour, et prêcher le renonce- La vieillesse s'achète en naissant,
ment aux affamés. Mais on la paie par mensualités.
Il en fut puni par ceux contre qui il dressait les pauvres, les aigris
et les miraculés .. Ils réussirent à se venger. Jésus s'achemine vers le supplice,
Portant sa croix,
Et à trente-trois ans, le fils prodigue mourut sur une croix. Sa croix portant son règne,
L'un portant l'autre.
Il ne faut point parler de croix dans la maison d'un crucifié. La croix est solide, épaisse et lourde,
A l'épreuve du feu.

Pour que le supplice suive son cours,


Les crucifiés d'une ville incendiée,
Détruire le temple, Continuent à mourir sur la croix.
Et le reconstruire en trois jours, Ils y mûrissent très vite et en trois jours
Est un sacrilège S'en détachent comme des fruits lourds.
Sur lequel on le somme de s'expliquer.
Mais Jésus qui sait que le temple La croix est plus terrible que le feu.
Est une pyramide posée sur la pointe,
Jésus ne répond pas.
Ayant trouvé le chemin de son cœur,
A toutes ces questions, Jésus ne répond pas; La lance le d&hire.
Sa réponse, il la réserve ]'ai trop mal au cœur
Pour le jugement dernier. Pour sentir mes mains.
Dès lors, sur l'horloge de sa mort, J'ai trop froid aux mains
Leur verdict marque l'aiguille des secondes. Pour sentir mon cœur.
Et Jésus qui n'a pas tenu ]'ai trop froid au cœur pour savoir mon âme,
Le compte exact de ses péchés ]'ai trop mal à Dieu
Ne sait pour lequel il est condamné. Pour pouvoir pleurer.

120 121
REVE DE JUDAS Au spectacle de la haine.
Il ne peut fermer ses lèvres
A l'odeur de la mort.
Le couteau de l'assassin rêve : « Encore quelques crimes et je ne
couperai plus que du pain. » Au pied de la croix
Où Jésus achève de mourir,
Un chien s'est approché.
Un chien peut savoir qu'on est triste,
Mais il ne peut pas voir
Qu'on a des larmes plein les yeux.
Son amour est dans le coma
Il entend tout, mais déjà La nouvelle de la mort,
Ne peut plus répondre. Et la nouvelle de la naissance,
Que trente-trois ans séparaient,
On passe l'éponge sur la soif, Se rencontrent dans le ciel,
Mais rien n'est oublié. Eclatent enfin,
Jésus un œil fermé, Et tournent à tout vertige,
Contemple un soldat Globe en fusion.
Qui le contemple,
Revêtu de sa propre robe. Un nouvel astre est né.

A ses côtés, les deux larrons, La nuit tombe ; le supplice s'éteint.


Grimaçant chacun pour son compte, Les herbes agitées par le vent
Paraissent tenir entre eux Transforment la nouvelle en parfums.
Une conversation fort animée. Et le soleil de demain,
En saura plus que le soleil d'hier.
On dort mal debout.
Et Jésus est trop impatient
Pour pouvoir dormir.
La solitude lui tend ses lèvres de feu .
L'attente de la mort est monotone,
Et fait mal comme le soleil dans les yeux.
HISTOIRE DE BARRABAS
Minutes empruntées à un usurier.

Jésus va mourir.
La neige que l'on ramène des Pôles Barrabas à peine libéré, vient d'être condamné à mort pour de
Meurt avant d'arriver. nouveaux crimes. Dans sa pt on, il se demande : «Jésus revien-
Et c'est avril avec son sourire rose, dra-t-il encore pour reprendre ma place ? »
Son regard bleu d'enfant,
Qui obscurcit le sable tiède,
Que n'avait jamais voilé
L'ombre d'un homme,
Et qui jamais ne peut relire
Les mots d'amour qu'il écrivit. Le drapeau de Dieu fond dans l'air brûlant.

La foule hurle. Le vagabond exténué s'est endormi,


Jésus ferme les yeux Sur l'ombre, tiède encore, de la croix.

122 123
J'ai mal à ma fièvre.
Elle atteint aujourd'hui son cours le plus haut.
Elle fait du bruit et elle joue faux .

La fièvre aveugle les passagers,


Elle rend les hommes plus légers,
Et toutes les paroles
Sont des jeux de hasard.

Les pieds froids sont deux ours


Qui se dévorent eux-mêmes.
Fakirs traversés d'aiguilles,
Les jambes mènent on ne sait où.
Le cœur trop rapide
S'essouffle à suivre les mélodies trop lentes,
Et s'épuise à faire le guet.

Dans le visage rose


Qui n'est plus qu'un souvenir d'enfance,
Les lèvres sont épaisses et dures
Comme si jamais elles ne devaient plus dire que
Non!

Trop d'ondulations dans les cheveux,


Un mulâtre
Devient un nègre crépu.

Mes mains à mes tempes


Me renseignent mal.
Doigts glacés sur front tiède ?
Doigts tièdes sur front brûlant ?
Prêtez-moi d'autres mains,
Que j'apprenne enfin
Qui me ment.

La lumière d'un feu de bois


N'éclaire que sa propre flamme .
Les grands fiévreux sont lumineux le soir.

Ne touchez pas à celui


Qui meurt sur la chaise électrique.

La fièvre du matin réveille le malade,

127
Que la fièvre du soir empêchait de dormir. Alors commence le délire.
Donc n'a point dormi,
Ce malade qui s'est mal éveillé. La fièvre lâche tous ses pigeons.
Ivre,
Nous avons tout essayé. Le mercure
Il faut le changer de thermomètre. Haut.
Plus
Un thermomètre à jeun, Toujours
Alors que l'infirmière l'a secoué, Monte
N'est à la mesure d'aucun homme Le mercure est un télégraphiste
Et lui va comme un vêtement mal taillé, Qui ne comprend pas
Miroir de la mauvaise humeur. Tous les mots qu'on lui dicte,
Et exige qu'on épelle :
Pendant qu'il est temps encore, Fièvre, f, comme fièvre,
Pendant que la chaleur Comme photographie du fiévreux ,
Est encore contagieuse, Comme fou qui s'écoute parler.
Mon enfant, pour ton voyage, Infidèle comme femme ,
Pour payer ton pain et n'avoir pas froid, Comme le souvenir de nos péchés.
Prends ces pièces dans le sac sur ma poitrine. Evre comme lèvre
Tu mangeras, et l'or te réchauffera! Sans aile
Sans baiser.
Certains jours d'été, l'air à la fièvre , Maladie qui me poursuit
Et c'est nous qui souffrons. Comme un crime que je n'ai pas commis.
Les rivières coulent plus vite.
A l'Equateur la mer bat la tempe des navires. Avouez, Avouez
A six heures il se calme, Que vous avez un alibi !
Ses nuits sont douces, Que vous n'en êtes pas à votre premier aveugle!
Et c'est nous qui dormons.
]'avoue l'infini,
A New-York il est six heures. La mort d'Y solde,
C'est maintenant qu'ils souffrent, L'ancre, les algues, le fond de la mer.
Quand chez nous sonne midi. ]'avoue le sommeil de mon enfance,
Plein de nuages jusqu'au cou.
Plus haut encore, ]'avoue que je suis assez puni
Le décor fond à vue d'œil. De ne pas être éternel.
Les Esquimaux fiévreux meurent
La fièvre recopie mille fois mon portrait.
Ensevelis sous leur igloo. Les mains ont leur forme de cauchemar.
Le ciel gris est l'envers du ciel bleu. Fakirs hypnotisés par un Mort,
Mes vêtements, dans mon lit
La fièvre s'endort sur son perchoir. Me regardent sécher.
Mais les tyrans somnambules
Se cachent dans l'ombre du sommeil. Le lit va prendre feu
La nuit du fiévreux Depuis que le photographe,
Commence par le cauchemar, Du mourant s'est approché
Puis vient l'insomnie En lui disant :
Et les mensonges. « Ne bougez plus et souriez. »

128 129
Les Thermomètres morts vont au Ciel. Fièvre aux dents pointues,
Fièvre, vertu du sel,
Deux fiévreux couchés côte à côte, Brûlure du soufre,
Sentent leurs trains se croiser Bonheur depuis longtemps payé d'avance
A des vitesses folles. Par d'anciens bonheurs détruits.
Ombre de nos tourments,
Elevés à l'ombre de nos remords.
Ce poisson en papier-celluloïd, Nuage d'encre,
Qu'enfants nous faisions onduler
Battements de cœur,
Dans notre main tiédie par notre haleine,
Multiple de la Mort,
Aujourd'hui exécute des sauts terribles,
Phalène noyé dans l'or,
Se cabre Chevaux traversés de libellules,
Et répète sa propre agonie. Lumière de l'orgue,
Brun hanté de bleu,
Les sueurs nocturnes, Tapis magique
Sur le corps du fiévreux, Imbibé de moutons agiles,
Tracent un message écrit. Toi qui passes de main en main,
Pour déchiffrer cet oracle, De Mort en Mort,
Les linges imbibés de signes, Toi qui es la veille de tous les jours.
Soigneusement doivent être étendus, 0 ma fièvre!
Et le texte Toi que j'aime
Doit se lire dans un miroir. Toi qui es aimée de moi,
Tu réchauffes mes mains
Les morts sont à la température Rouges d'avoir mendié cet hiver.
De la glace bouillante.

Fièvre!
Fantôme qui te hâtes
Dans mes rues,
FLORE EXSANGUE
Plus rouge et plus parée que l'amour.
Main qui dérobe les secrets,
Main qui connaît l'avenir
Main qui sait choisir. Les pas de l'inconnu qui traverse la rue,
font le même bruit sur le sol que le gel durcit,
Toi qui prends la forme du hasard que les gouttes de mon sang tombant sur la terre.
Et prétends habiter avec moi, Et la neige qui annonce aux fourmis endormies,
Réponds! que l'heure est venue de se vêtir d'hermine,
tombe aussi, multipliée par mille, des narines de Dieu.
Réponds par oui ou par non. Et mon amour tombe aussi dans les abîmes,
Es-tu jalouse de mes nuages comme le sang qui descend vers le Pôle Sud,
Et veux-tu les devancer ? monté sur les grands vaisseaux de neige
Toi qui lis ce que j'écris, que le sang emporte toujours plus bas.
Es-tu jalouse de mes mauvaises nouvelles ?
De mes yeux qui sèchent trop vite, Il n'y a pas assez de neige pour mon sang,
De me savoir plus léger ? dans le ciel trompé par l'amour et qui me ment.
Entendrai-je ta musique Il n'y a pas assez de sang dans les ailes des anges,
Chaque fois que je mourrai ? qui signent éternellement et sans espoir,

130 131
le nom de Dieu dont ils tiennent les écritures} V heure de la fièvre
sur le papier bleu ciel de !}azur sans nuages} Est en avance sur celle des maladies}
sur l} azur de Dieu à qui nul ne répond jamais. Comme les oiseaux pressés
Devancent le vent qui les porte.
Les mouettes épellent à jamais les mêmes syllabes. Déjà nous n}accordons plus nos instruments
La mer épelle l} alphabet des nuages} Pour parler tous deux du présent.
parallèle à jamais aux ailes des mouettes. Et déjà je n} écoute plus
Mer toujours trop chaude} Que les questions que je te pose.
où fond la neige de mon amour j
pour fuir le monde où la neige est toujours noire} Pendant qu}elle dort et rêve à d}autres}
mon cœur qui saigne du cœur en gouttes de sang} (les autres sont} moi} très souvent)}
a choisi pour mourir un grand voilier blanc. son parfum la nuit parfois se lève
et vient me troubler.

La hâte s}engouffre dans notre naufrage j


Nous nous chauffons
Avec les mâts de notre navire.
WEEK-END Nous brûlons les mâts sur le pont.
Nous brûlerons le pont sur la cale}
la cale sur la mer.
Bientôt on ne retrouvera plus}
Depuis que tu m} aimes} Flottant à la dérive}
Cette petite ride verticale Que le baromètre
Entre mes deux yeux Qui marquait le beau temps.
Ne quitte plus mon sommeil.
Le sommeil n} efface pas Famour V amour doit toujours
Comme la surface de Feau claire Demeurer en deçà du lendemain j
N}éteint pas la flamme qui s}y mire. Puisque le bonheur n}existe pas}
1Tâchons d} être heureux sans lui.
Je n}ai plus froid
1
Depuis que C est moi qui (aime le plus.
Ma soif calme ma faim
Et mon charbon sent la vanille.
Je ne sais si je suis plus faux ou plus fier .

Te souviens-tu du fond de la mer ?


CONCERTO POUR INSTRUMENTS DE TORTURE
Tu es la seule femme
Rencontrée à pareille profondeur.
Nous ne sommes encore qu}au centième étage}
Nous ne remonterons pas de sitôt
à la surface. Une pupille
Nous avons trois mille mètres devant nous. dessinée sur le buvard
Hâtons-nous de ne pas nous presser se dilate aussitôt.
Pour ne pas trop fatiguer
Nos semelles de plomb. Une histoire d}amour
écrite sur les vagues
Mais dans ce miracle lent} qui transportent le malheur
Je sens que nous allons trop vite. toujours un peu plus loin}

132 133
retarde les orages Les hommes sortent des fers de leurs poches,
et les empêche d'arriver à bon port. Et nous arrêtent pour leurs crimes impunis.
Au confluent de l'homme et de la nuit,
Pour connaître la fin de l'histoire, Trois fils de fer ennemis,
il n'est que d'observer Dessinent au ciel un triangle,
la position des lèvres Dont les trois angles,
quand elles prononcent Valent ensemble deux angles droits.
le mot « crime ».
Nous mourons d'ennui Triangles au ciel,
à manger notre pain sans nicotine. Traversés de brume,
Pour échapper au désastre, Permettent aux oiseaux sans mémoire
il faut se tatouer sur le cœur De se partager la nuit.
l'amitié rare
et sa forme d'orage : l'amour. Je ne sais pas très bien qui je suis,
Mais j'ai souvenir d'un soir d'orage,
Enlevez Où je ne pus me noyer dans la mer.
les fausses lignes de votre main ! Ma mère m'apprit à me teindre en bleu,
On vous a reconnu. Pour échapper aux flèches du chasseur.
Je suis l'ours-bleu du ciel,
Dans un monde où le métal est sans couleur,
Et la musique immobile.

Je ne sais pas très bien qui je suis,


MILLE ANS DE LA VIE D'UN OISEAU et je connais peu de choses.
Je connais l'odeur de la terre,
Comme on connaît le goût d'une femme,
Sur qui on se pose.
Chanson La mort tombe de laTerre,
Comme la pluie du Ciel,
Entre deux fumées.
Je ne sais pas très bien qui je suis.
Mes questions, dans le ciel, semblent indiscrètes, La mort est une voleuse d'oiseaux.
Et tout le monde a l'air si pressé ici. Et c'est par elle que je sais maintenant,
Que j'étais un oiseau.
Pourquoi ferais-je comme eux ?
Ma place est réservée, dans la mort.

Cent mille oiseaux volent autour de moi,


Qui font semblant de ne pas me voir.
_Cent mille oiseaux de cristal, FLEURS DE SEL, GIVRE MARIN
Invisibles au Mal.

C'est parmi les oiseaux Les ailes du sommeil


Que je me sens le plus à l'aise ; Apportent aux fleurs de ma mémoire
Les oiseaux n'ont ni commencement ni fin. Leur caresse de givre, de sel,
Sans cesse, ils se posent sur ce que je dis, Et leur ombre simule la nuit noire.
Et ce qu'ils écrivent dans le ciel,
Doit se lire à l'envers. Privées d'eau, les fleurs

134 135
Dorment leur dernier soleil. Les nuits lentes où le sommeil tarde à venir.
Privé d'ailes, le sommeil Mes doigts que rien n'éclaire,
A perdu tous les oiseaux Les regardent à tâtons,
Qui lui servaient d'abeilles. Puis, se prennent de querelle.
Ma main droite, en ces combats singuliers,
Et ce mauvais réveil, sort du sommeil De ma gauche, a toujours raison.
Comme une fleur vénéneuse.
L'air est invisible,
Dans l'immense baie en forme de Ciel Et parfois il arrive,
Le dernier naufrage Pendant que toutes les fleurs
En forme de dos nus, Se balancent en même temps
Accorde ses instruments Sur l'arbre de la malchance,
Dans le secret le plus absolu. Que l'homme secoue les branches
Et simule le grand vent.
La mer, la gorge sèche,
Les yeux givrés de Ciel, Ainsi les reines-daudes mûres
Les fleurs salées de larmes, Ne sentent pas leur parfum.
Fleurs de sel, givre marin, Ainsi trop de vagues nous cachent la mer.
Se souvient de son enfance Ainsi l'orphelin en habit de deuil
Où les ruisseaux jouaient Est invisible sur son fond de tentures noires.
Avec les ombres de sa mémoire, Ainsi Dieu dans l'éternité
Et sa mémoire, Tellement vite se déplace,
Avec les bords de ses soucis. Qu'il ne retrouve jamais son chemin.
Ainsi Saturne est trop grand
Je ne me souviens pas d'avoir dormi. Pour savoir que j'existe.
Ainsi, jamais
Je ne me suis regardé dormir.

.. LA FIN DU MONDE

NOUVEAU CRIME DE FANTOMAS


L'amour, ce nœud coulant autour du cou,
Pour les très jeunes, serré se porte,
Pour les très vieux, se porte flou.
Mais la jeunesse, pour s'acheter des cordes Blondin, apprenti en faux pas,
N'a pas d'argent. Prend sa première leçon de vide.
Et la vieillesse n'a plus de cou. Marchant sur le sol,
Il apprend à danser
Sur l'ombre du fil.
La Terre est un piège
Que lui tend le ciel.
MA TETE POSEE SUR MON EPAULE En proie au vertige,
Il ferme les yeux
Pour ne pas s'envoler.
Jamais je ne verrai mes yeux, et sur eux
Mes lèvres, jamais, ne pourront se poser, Fantômas lui vole ses souvenirs d'enfance.

136 137
Blondin virtuose de la corde raide A la femme qu'il aime, parle de Dieu.
A peur de la Terre,
A peur du Ciel. Toutes les femmes que je n'aime pas
Ne peut plus descendre. Me font peur.
Ne peut plus monter. Et la femme que j'aime
Meurt les yeux fermés. M'achète des verres fumés,
Pour que nulle ne voie
Il faut choisir : Que j'ai de beaux yeux.
De cueillir les fleurs ou de les aimer.
Amour .' Amour .' ennemi invisible,
Tu rôdes comme des balles perdues au Ciel,
Où tu chuchotes indéfiniment.
CHANSON D'AMOUR

Le Ciel est usé


Par nos soucis et nos prières,
Et la lumière d'un astre PENDU PENDU
Qui n'est pas encore né,
Met trois mille ans
A ne pas nous parvenir. L'ombre du pendu, sur le port
Se balance sans bruit.
Le Ciel est à vendre ou à louer. Il avait joué avec la Mort.
La Mort maintenant joue avec lui.
Méfiez-vous de la fièvre légère ; On ne sait qui recommencera.
Un grand amour mal soigné
Peut mener au bonheur, Nous mangerons notre grive
Puis au suicide. Quand le pendu se détachera.
Le suicide ne prouve rien Il est muet comme s'il n'aimait plus.
Contre la maladie; Il est mort comme si on ne l'aimait plus.
Ni l'amour contre la fièvre.
L'amour est une immense fatigue ; Muet comme s'il était absent,
Cette fatigue immense Il s'écoule entre les doigts de Dieu.
Me rend malade, léger, mort, vivant. Il n'est pas un pendu au monde
Qui soit heureux.
Une masse de fer
Plongée dans la douleur des nouveaux-nés
Est incapable d'aimer.

Parmi tous nos mensonges,


Quel est celui qui nous sauvera ? CONCERTO No 5 POUR FLEURS ET OISEAUX
Puisqu'aux mensonges, tu préfères les promesses,
Viens, je t'emmènerai loin, si loin,
Que nous irons dans ce pays,
Où les parallèles finissent par se toucher. Femmes aux lèvres rouges}
Vous naissez toutes
Ainsi le paralytique se souvenant} un ruban rouge au cou.
Du temps où il était aveugle, Toute femme aux lèvres rouges

138 139
qui naît avec un ruban bleu Fantômas sauvé du feu,
est la seule d'une jumelle morte Sauvé des eaux,
un ruban rose au cou. Sauvé du feu par l'eau,
Le dernier air du tombeau Sauvé de l'eau par le bourreau,
abreuve les cheveux de la morte, Sauvé par de nouvelles victimes,
et les rubans roses, blancs et bleus, Fut sauvé pour la dernière fois,
respirent ses derniers cheveux. Par son déguisement d'espionne.

On reconnaît l'une des sœurs jumelles Puis ce fut la guerre.


à celle qu'on aime.
On reconnaît l'autre, Il eut beau dire :
à ce qu'elle s'est mise en deuil «Je suis Fantômas
pour mourir. Aux yeux de braise,
Le crime en habits de gala,
La mort fait un faux pas Spécialiste dont les alibis
et se trompe de jour. Sont d'autres crimes encore impunis,
Elle ne croit plus en Dieu Organiste de la mort pointue
et nous bénit malgré nous. Aux yeux de loup,
Les oiseaux prisonniers dans des maisons de verre Chinois silencieux
regardent le ciel et ne s'en servent plus. Même quand je suis seul.
Ayez pitié de la jeunesse
Les bateaux à la dérive dans leur bouteille De tous ceux qui ne peuvent vivre sans moi ! »
respirent mal.
Les mâts y meurent debout, Il était trop méconnaissable
et il faut à leurs voiles, Et connut le sort
des siècles pour sécher. Que la guerre réserve aux espionnes.
Les oiseaux et les bateaux sont des enfants
qui font des projets pour quand ils seront morts. Et Fantômas,
Pinson aveugle du crime,
On reconnaît l'une des sœurs jumelles Est mort les yeux bandés,
à celle qu'on aime. Mort sans savoir qu'il s'agissait de lui.
On reconnaît l'autre
à ce qu'elle s'est mise en deuil Un petit oiseau vient de s'évader
pour mourir. De la prison de Sing Sing.
Dans cet été nourri de poudre d'or,
les oiseaux se posent sur les lèvres peintes,
et toute femme aux lèvres rouges
est en état de légitime brugnon.

THEATRE

MORT DE FANTOMAS

Dans ce désert que je t'ai donné


Pour dissimuler mon ennui,
Fantômas, génie de la métamorphose, ]'habite face à tes soucis d'hier,

140 141
Et l'écho d'aujourd'hui Peuvent dormir sans oreillers.
A ta voix des jours impairs. Le malade qui avait 39•5 à l'ombre,
Vient brusquement de descendre à O.
Dans ce pays désert Les flèches dangereuses sont trop rapides
Où il n'est d'autre messager Pour qu'on puisse les voir.
De ce que j'ai à te dire
Que toi-même, j'inscrirai Dans les hôpitaux pour riches fiévreux,
Le lieu de notre prochain rendez-vous, Les pauvres se prêtent
(C'est à droite des fantômes) A la transfusion des rêves,
Sur le bras gauche de la statue Et offrent le champ de leur nuit calme,
Puisqu'on ne peut être partout. Aux grands blessés du Sommeil.
Avec cet argent, les pauvres,
Le vent efface nos rendez-vous. Achètent des nourritures lourdes
Qui les endorment,
Statue, tu t'es compromise Et les font aussi rêver.
A écouter les paroles trop pressées!
Je préfère le chant de la guitare Le poison va boire dans le rêve.
Car le chant de la guitare Les marais vont boire dans le poison
Est percé de trous par où passent Les oiseaux vont boire dans les marais.
les paroles trop sensées La mort va boire dans les oiseaux.
Et les chats blancs poursuivis par le vent. L'homme va boire dans la Mort.

Vent! A laVéra Cruz, dans les rues,


Agite ton rideau ! Les hommes meurent debout.
Tu feras peur aux fantômes. Et ils s'endorment si fort,
Agite ton rideau ! Que plus rien ne peut les réveiller.
Soulève ton Avril!
Les premiers froids attendent les derniers oiseaux.

FIEVRE JAUNE

Chanson

A laVéra Cruz, dans les rues,


Les hommes meurent debout,
Et ils s'endorment si fort
Que plus rien ne peut les réveiller.

Les malades s'efforcent de ressembler aux pierres


Qui ont des réserves de fraîcheur,
Et pareils à elles,

142 143
JOURNAL DE L'IMPATIENCE 4

La mémoire dort ; sous le signe du présent, l'alcool noctambule


se répand immédiatement dans l'organisme où la mémoire secouée
se réveille ; tout prend feu ; la musique pareille à l'éther jeté sur
les flammes active le désastre.
1

J'attends Irène. 5

Si j'écrivais son journal après qu'elle ne sera pas venue, je ne Je rêve que ma mémoire dort ; il est temps que je la réveille pour
saurais que dire. On ne se souvient pas des pensées qu'on a eues qu'elle me raconte ce que j'ai rêvé.
en agissant ; elles seules importent pourtant.

C'est en attendant Irène que je me suis souvenu qu'à ma seconde 6


visite elle ne savait pas combien de sucres je prends dans mon thé ;
elle ne m'avait même pas remarqué. Depuis que je l'aime, les deux inconscients qui étaient en mm se
sont modifiés ; il y a le sien, il y a le mien.
J'attends, je m'ennuie ; quand on s'ennuie, rien ne sert d'arriver
à l'heure, il faut partir trop tôt.
7
Si elle tarde trop, je finirai par oublier que je la désire ; pourquoi
ne s'empresse-t-elle pas de m'aimer pendant qu'elle est encore Dans la marmite où boût l'opium, le do déjà vieux, le mi, le sol
belle. avec le do mineur jettent les bases d'un accord bruni par le soleil ;
les autres notes femelles les entourent avec des œillades enhardis-
Il n'y a aucun moyen d'empêcher un sourd de jouer faux dans s.antes.
l'obscurité.
La musique a deux yeux postiches, les plus beaux du monde.

2 8
Elle ne viendra pas ; le pressentiment que j'en ai ne serait-il pas Pour atténuer la désolation rigoureuse de notre sage rupture, Ellen
plutôt l'avertissement que je vais devenir malade ? et moi, nous nous étions juré de nous retrouver, au même endroit,
toujours, le 6 janvier de chaque année ( 1).
3 Il y a quelques jours, Ellen, qui se trouvait à Melbourne et qui ne
pouvait arriver à l'heure, m'a téléphoné à minuit.
Si l'express Paris-Lyon-Méditerranée et le rapide Transsibérien ne
partaient pas à l'heure ou ralentissaient leur allure, ils se rencon- Une heure après, elle mourait.
treraient en quelque point du globe, vrai mais invraisemblable où
le télescopage provoquerait des catastrophes. Comme le son ne parcourt que 300 mètres à la seconde, c'est avec
une morte que j'ai parlé et qui m'a répondu.
On y retrouverait, alignés côte à côte, des cadavres qui, sans cette
histoire, ne devraient se rencontrer que dans quelques mois. Je raconterai cela à Irène, elle me prendra pour un personnage
extraordinaire.
Seuls les voyageurs de troisième classe seraient épargnés car, au
départ, leurs wagons sont subrepticement attachés à d'autres (1) Par une étrange coïncidence, Moerman devait se marier le 6 janvier 1942,
locomotives. cinq ans après avoir écrit ce texte. (C. de R.)

144 145
9 Demain, elle revivra même sans présence humaine, quand elle sera
pleine de valises prêtes au voyage.
Sur une petite table sont alignées des bouteilles ; il y a le flacon
de gin, la carafe de porto, la bouteille de patience ; près des deux
premières, deux verres ; à côté de celle-ci, un seul. 16

10 Ces minutes d'attente, je les ai empruntées à un usurier.

L'alcool est un jeune chien dont le vacarme vous empêche de prêter


- l'oreille aux vrais stupéfiants : l'appel de la mer, la musique, l'esprit 17
de renoncement.
J'attends Irène.

11 Cette attente est une musique verticale.

Je me suis créé un modèle d'ennui dont j'use et abuse déjà à partir Le malaise que je ressens est de même qualité que l'exaltation que
du moment où celle que j'attends n'est pas encore en retard ; dix j'éprouve quand l'ascenseur m'enlève rapidement.
minutes avant l'heure, je cesse de m'appartenir pour devenir une
victime : un singe qui se regarde dans un miroir imite les grimaces L'impatience s'abat sur moi avec une longue odeur de poivre ; on
de l'autre singe. ne peut m'obliger à être à la fois impatient et inquiet et personne
ne pourra me prouver que je m'ennuie ; l'inquiétude n'est qu'une
12 suite d'absences de mémoire.

Les maladies contagieuses ne comprennent rien aux drames de L'ombre d'une araignée sur le mur ressemble à une araignée ;
l'amour. -l'ombre d'un chagrin ressemble à son ombre.

Encore trois minutes de passées.


13

Quand elle arrivera, elle tirera la sonnette que j'ai cachée dans
mon oreille. 18

Le nu peut n'être pas vraisemblable.


14

Les poupées qui m'ont été données par Ellen, Greti, Lotte, Daisy, 19
Jane, Yette et Lise sont étendues sur le divan dans leurs poses
parallèles et avec autant de personnalité que les chaises d'église
abandonnées en désordre après l'office. Cette plante baignée dans l'opium va se mettre à chanter.

Je l'ai tant attendue, que quand elle s'asseoira parmi elles sur ce
divan, Irène ne sera, comme elles, plus qu'un souvenir. 20

Mon chien attend aussi ; il attend que tout soit terminé pour que
15 les événements prennent un sens qui le concerne.
Du bout du doigt, je lui désigne un morceau de sucre oublié dans
La solitude d'une chambre n'est complète que quand un homme y un coin ; il tâte le bout de mon doigt mais constate que cette flèche
dort. n'est pas comestible.

146 147
21
VARIA
Les ressources de la religion sont infinies.

Irène tarde, ma montre marque cinq heures dix. Mais voici le


clocher de l'église qui sonne cinq heures ; cette consolation serait- Forêt
elle faillible? Non : c'est ma montre qui avance.

Si j'en crois l'Eglise, Irène n'est pas encore en retard.


Ode aux ravisseurs du Jeune Lindbergh

22
Le surréalisme et le monde invisible
Madame Butterfly est payée pour attendre.

Lettre à Robert Goffin


23 (Préface au recueil « Harmonik:a Saloon »
de Carlos de Radzitzky)
Ellen avait inventé un nouveau parfum qu'elle gardait pour elle
seule ; avec lui, disait-elle, je me reconnaîtrais entre mille personnes.
Estrombiok à koulis
24

Eteignons ! Moins je consommerai d'électricité, plus vite ira le


métro qui doit me l'amener.

148
FORET

Tous les dormeurs replient leurs journaux.


Les chèvres familières vont tête nue
Leurs casquettes sont pendues à leurs cornes.
Les fougères disent du mal de tout le monde.
Les lianes chantent : « Lorsque tout est fini ... »
La paille et la poutre viennent de se mettre en ménage.
La lotion à faire repousser les forêts
Atteint aujourd'hui son plus haut cours.
Quand on marche sur la pointe des pieds
On fait encore plus de bruit.
Les feux des bûcherons font pleurer les oiseaux.

Dans toutes les forêts, il y a la fille du chef;


elle est mariée à un vampire.
Il occupe le plus haut cocotier;
C'est au cinquième au-dessus de l'entresol
et il tue ses amis pendant qu'ils sont essouflés.
Je lui ai prêté mon flacon de Liebig
qu'il a découpé en fines lanières
ne me laissant qu'un bouillon de gargouillis.
Heureusement que mon stylo contient encore 2.000 mots.

Le nain Népomucène saute d'un arbre à l'autre


S'il était plus grand il sauterait de 4 en 4 .
La forêt dort; toutes les deux heures on la réveille
pour lui donner sa tisane à dormir.

Le serpent cent fois noué à mon cou


jette un froid.
A l'heure du grand silence
un chaudronnier s'empare de tout.
Un frisson à la bonne place
me rappelle mes remords d'autrefois.

Je ne pense au grand air de Lakmé


que chaque fois que je suis écrasé par le tram.

Inédit, non daté

151
ODE AUX RAVISSEURS DU JEUNE LINDBERGH LE SURREALISME ET LE MONDE INVISIBLE

Ces bandits antipathiques et malhonnêtes


détiennent le record du monde de la durée.
Cette affaire descend en parachute,
et tout espoir plongé dans un nuage Il est convenu de dire que la vie est quotidienne ; aussi n'enten-
subit une poussée égale dons-nous plus fonder notre personnalité sur ces préoccupations
au poids du volume de soleil déplacé. de fourmis allant à leurs petites affaires, non plus que sur certains
Il n'y a plus d'enfant, dit Lindbergh un beau matin. faits-divers fort honorables du reste, mais dont la portée est
Depuis ce jour, l'œil de la police nettement déficiente.
ne dort plus que d'un œil.
Rançon pour rançon, l'argent n'a pas d'odeur, Telle n'est point notre réalité, tels ne peuvent être les vœux de
et voilà toute une famille bien ennuyée. notre esprit ; cette réalité a cessé de nous poser des problèmes ;
Mais les policiers sont jaloux des détectives privés, il en subsiste de rares, mais tous sont suspects. Le monde extérieur
et préviennent les journaux, abuse de notre paresse et nos habitudes abusent de notre confiance.
des jours et des heures où les arrestations auront lieu ;
alors les arrestations n'ont pas lieu, etc. Il existe un monde invisible.
On devrait fouiller partout.
Et puis on a oublié certains détails : C'est lui qui vient à nous et nous envoie un message secourable
on devrait chercher du côté des grands-parents chaque fois que nous voulons être seul, chaque fois que, dupés par
qui héritent. nos sens, nous en arrivons à douter de nous-mêmes, des données
Ce crime révolte la consCience universelle ; que l'expérience nous a soumises et de cette confiance que nous
le pénitencier de Tsing-Tsing s'est révolté aussi. donne l'assentiment de nos proches et, en général, de tous ceux qui
Depuis ce jour, les journaux sont pleins partagent nos préjugés.
des méfaits de l'armée japonaise ;
mais c'est pour mieux détourner l'attention . Il y a en chacun de nous une vérité intérieure ; elle ravive notre
Depuis cette affaire, les mots s'écartent de plus existence secrète et projette sur les abîmes où s'inscrit notre destin,
en plus de leur véritable signification. une lueur qui éclaire avec une inhabituelle persistance, ce monde
Un gangster est un Monsieur pétrifiant des coïncidences, des phénomènes prémonitoires, des
qui offre des primes, comme aux Six Jours. pseudo-malentendus et de ces problèmes extérieurs à nous, tout
Passe encore la Police, mais mon ami Al Capone, au moins en apparence. Ces problèmes liés aux soucis de Temps et
lui-même, ignore où se trouve le nourrisson ; d'Espace, qui concernent la notion de l'éloignement des astres et
il se ruine en rançons. le problème troublant de l'étoile morte depuis trois mille ans et
Ce n'est que dans les très vieux livres de cuisine dont la lumière nous parvient encore, sont voisins de la peur.
que l'on trouve encore de vrais remèdes pour dormir.
L'enfant endossé comme un chèque, passe de mains en mains;
L'heure est venue, alors, de ne pas craindre les défaillances et de ne
à ce jour, il doit être couvert de coquillages.
pas éveiller le somnambule qui, au fond de nous, côtoie le précipice.
Les premiers ravisseurs dont la fortune est faite, Ces messages nous parviennent d'un monde inconnu, puisqu'ils
se rangent parmi les honnêtes gens et lisent les journaux
puisent leur substance dans des éléments que nos sens n'ont pas
pour savoir si l'enquête fait des progrès.
expérimentés et qui peuvent être pensés en dehors de toute donnée
Ils tromperaient Dieu lui-même sur leur existence. Ces concepts de temps et d'espace sont, à ce jour,
sur la sincérité de leur repentir. l'expression la plus orgueilleuse de notre esprit, le sel de notre
Dieu, prisonnier dans son ballon captif pensée ; ils ne se sont jamais laissé fléchir et nous donnent, à con-
connaît votre avenir,
templer leurs abîmes, le même vertige.
mais il lui est interdit d'intervenir.
(Le Rouge et le Noir, 11 mai 1932.) Une découverte sur leurs secrets, sur le voile qu'ils jettent sur notre

152 153
destin exerce au-delà de nos illusions et par conséquent de notre L'objet a raison contre nous.
bonheur, une influence plus grande que la puissance de notre
regard, la joie de nos corps, plus grande que nos souvenirs d'en- Nous ne les connaissons pas, nous leur prêtons un certain devenir ;
fance ; parmi ces derniers sont seuls valables, d'ailleurs, ceux qui ce devenir que nous prêtons à tout n'atteint jamais complètement
semblent nous atteindre comme les messages d'une vie antérieure les objets et les êtres ; ils continuent leur vie propre sans s'inquié-
déjà vécue. ter de nous.

Les frontières de l'invisible reculent chaque jour ; les témoignages La conscience que les objets ont d'eux-mêmes doit rire à l'idée que
s'accumulent, les découvertes se multiplient ; peu à peu la zone nous nous en faisons ; il en est d'utiles, il en est d'invisibles, il en
dédaignée de notre subconscience précise ses appels . les rendant est d'opaques, il en est de transparents. N'est pas transparent qui
parfois fulgurants , d'autant plus fulgurants que la nuit est plus veut, et nos sens nous trompent quand ils attribuent au verre, à
profonde et plus magnétique notre désir. l'eau, une propriété qui n'est qu'un signe de leur invisibilité impar-
faite. Deux objets qui voisinent et se trouvent être, l'un éclairé,
l'autre dans l'ombre, n'habitent pas le même monde.
Le monde invisible est fait de toutes les choses dont on a peur,
des messages qui atteignent les médiums et ne les blessent que par Il y a longtemps que, pour ne plus être dérangés, les objets font
ricochet, des secrets que cachent les miroirs, des personnages qui se semblant d'être.
dissimulent derrière les toiles de Chirico, des superstitions dont
nous sommes les esclaves, de notre avenir que nous redoutons de Il faut croire que ces déficiences et ces erreurs gênent peu les
connaître, du silence qui prend la forme d'un poison, des sorts que hommes qui, depuis toujours, ont limité leurs réactions les plus
nous jettent parfois des femmes trop belles que nous croisons, des audacieuses aux concepts qui exploitent notre existence immédiate :
sortilèges qui rendent transparent le verre, de la poussière qui la religion, la patrie, la famille , une certaine anarchie considérée
vibre dans un rayon de soleil, de tout ce qui développe une vitesse comme un ordre social : ils ne paraissent pas souffrir irrémédiable-
telle qu'il devient imperceptible, de la lettre d'Edgard Poe, d'une ment de la déroute de nos sens, la pire de toutes, celle qui nous
lampe qui brûle en plein jour, d'une montre qui retarde de douze abuse sur tout ce qui nous entoure. Ils ne savent pas ou feignent
heures, d'un ami que l'on croit disparu et qui n'est que mort, des d'ignorer que la connaissance du monde est un problème à la vérifi-
miracles que l'on prend pour des coïncidences et des coïncidences cation duquel la preuve par l'absurde n'a jamais dépassé jusqu'à
que l'on ne remarque pas, de tout ce qui se passe derrière nous, des présent la preuve de l'absurde.
accidents qui nous épargnent, de nos yeux que nous ne verrons
jamais, des secrets qui habitent les somnambules et de la force qui C'est ici qu'intervient dans l'histoire de la pensée humaine un
les guide, de la lueur vers laquelle ils vont, du sommeil dont ils phénomène spirituel, de tous le plus important peut-être : la
sont extraits et enfin et surtout, de la réponse qu'il convient de méthode surréaliste.
donner à la question majeure, primordiale qui se pose de savoir
si l'avenir n'est pas du présent qui se dissimule à nos yeux.
Parallèlement à une prospection incessante, omniprésente, parfois
désespérée, de ce monde invisible, le surréalisme poursuit une
La faillite de notre méthode est consommée à ce point qu'elle se opération de grande envergure dont la portée, l'audace, les fruits,
limite à quelques états affectifs et à l'explication sommaire qu'elle distancent dès maintenant déjà les résultats acquis par la plupart
en donne. Il n'est pas que les problèmes du temps et de l'espace des philosophes, des éthiques et des écoles.
qu'elle ait renoncé à résoudre ; il en est d'autres qui, terribles
témoins à charge, déposent durement au procès de la réalité : pro- L'attitude subversive adoptée dès le début par le surréalisme,
blèmes de la transparence, de la simultanéité, des parallèles, de dépasse les buts destructifs qu'on lui prête trop sommairement ;
notre mémoire, de la mort. elle a pour but principal de libérer les esprits et d'affranchir tous
les modes de perception de la crasse que les systèmes philosophi-
Il n'est même pas jusqu'aux objets qui ne se dressent contre les ques y ont accumulée.
apparences que nous leur prêtons ; Jean Cocteau nous rappelle
sans cesse qu'une chose ne peut pas, à la fois, être et avoir l'air Ces problèmes qui sont le pain quotidien de nos soucis, les surréa-
d'être. listes ont fait en sorte d'en résoudre un certain nombre, de les

154 155
éclairer, d'une flamme encore vacillante, il est vrai, mais ils ont fait j'ai compris et ne me dispense pas, au surplus, d'un aveu : j'ai
mieux : ils les ont posés, et n'ont de cesse d'en poser chaque jour compris aussi qu'il n'est pas trente-six moyens d'être digne de ce
de nouveaux. problème que pose, aujourd'hui, le surréalisme : la libération de
l'homme. Il n'en est qu'un qui comporte des récompenses et non
Négligeant les résultats obtenus et me limitant exclusivement à des joies : la révolte, et il serait trop simple de se révolter contr:
l'hécatombe des vérités premières sous lesquelles nous étouffons les objets sans rendre solidaires de leurs mensonges tous ceux qu1
et à cette œuvre de libération totale, je me propose d'examiner les accréditent et en vivent, c'est-à-dire à peu près tout le monde.
deux manifestations particulièrement importantes de l'activité sur-
réaliste ; une conférence qu'André Breton nous donna à Bruxelles, Attaché à cette besogne de révision, le groupe surréaliste poursuit
l'été dernier, et un numéro de la revue «Documents 34 », paru son œuvre à l'aide de la poésie et de la peinture, parmi des horizons
quelques mois après. qu'agrandissent sans cesse la psychanalyse, le spi~itisme,_ l_a _repré-
sentation onirique, le délire, voire même une certame act1v1te para-
La conférence qu'André Breton nous donna voici quelques mois , noïaque.
je la tiens pour un bienfait . Une telle pureté, une telle vigueur,
une telle élévation nous délivrent, fût-ce momentanément de la Que l'on se souvienne à cet égard de l'exposition qui_fut organi_sée
honte. au Palais des Beaux-Arts et qui rassemblait les meilleures tolles
de Dali Chirico, Max Ernst, Magritte, Valentine Hugo, pour ne
Jamais, peut-être, ne fut posé avec cette acuité presque doulou-
citer q~e les principaux et qu'on en déduise l'importance d:un~
reuse - car il faut choisir - le problème trop éludé de la destinée
œuvre inspirée par un monde surréel, que j'appelle le m?nde mv1~
de l'homme, d'une libération qui apparaît comme son premier
sible, c'est-à-dire réel autant qu'il puisse l'être, à des artistes à qm
devoir et comme son seul bien, que la poésie lui apporte, va lui
Rimbaud n'a cessé de conseiller, ainsi que le rappelle Breton, d'être
apporter de plus en plus.
des voyants.
Que nous voilà loin de l'écriture automatique qui apparut en 1924
(nous fûmes éblouis) comme une fin, alors que nous savons
Peinture et poésie surréalistes, œuvres de voyants, telle est la
aujourd'hui qu'elle demeure sans plus, mais avec toutes ses consé- conclusion qu'impose leur œuvre, telle est l'indication, le signe de
quences, un précieux moyen d'investigation. ralliement et pour tout dire le mythe que leur activité nous propose
sans répit, nulle autre clé ne pouvant nous ouvrir un monde
Cette perpétuelle exploration abyssale que Freud n'appliquait qu'à
meilleur.
des fins médicales , le surréalisme à des fins poétiques, va désormais
guider l'homme dans la recherche d'un bonheur que la société lui Rien de plus significatif aussi à cet égard qu'une manifestation
dénie, lui corrompt, lui vend, d'un bonheur que le monde actuel collective du groupe surréaliste belge dont l'activité ne connaît pas
n 'est pas en mesure de lui fournir , parmi les objets voués au de trêve depuis la parution du premier numéro de cette revue aux
désespoir, sans aucune signification, sans devenir et sans vertu. desseins inflexibles : « Documents 3 3 » - « Documents 34 »
dont la publication sont des actes importants qui font honneur à
Il n'est jusqu'au dernier refuge de l'homme, son intuition, qui ne Edouard L. T. Mesens, rédacteur en chef et animateur sans merci.
soit à tout instant que le Diable donné à Dieu, faussé, humilié à
un tel point que tout est rendu méconnaissable.
M'en rapportant au numéro paru en juin 1934, je ~e suis pas prêt
Les intuitions que l'homme applique au monde et à ses objets sont d'oublier l'impression profondément émou':ante q~1 D?-e subme;gea
bafouées par une expérience, par des expériences héréditairement à la lecture d'un article de Breton : « Equat10n de 1 obJet trouve » :
accumulées et qui se transmettent comme des maladies honteuses. on a rarement la certitude d'une réussite plus complète dans les
Il est grand temps de changer nos méthodes, de nous méfier de incessantes recherches d'une quatrième dimension qui, après tout,
témoignages trop concordants, en un mot de créer un nouvel empi- pourrait bien être celle du cœur.
risme.
Cette fois encore (Documents 34, novembre), j'assiste ravi,
Qu'André Breton me pardonne si ce n'est pas là ce qu'il a voulu troublé, plus que jamais décidé à avoir raison, à une nouvelle ten-
enseigner aux uns, rappeler aux autres ; cela fait partie de ce que tative collective de pénétration de ce monde.

156 157
Tout le terrible parfum, tout le poison enivrant d'une publication Tous les éléments de cette perpétuelle enquête, toutes les facettes
de ce genre, circule entre les lignes ; c'est au-delà du contenant de cette angoisse, que ce soient les poèmes de Gisèle Prassinos, les
qu'il convient de chercher le contenu. souvenirs inventés de ~Scutenaire, les notes de René Crevel,
les provocations de Benjamm Péret, constituent dans leur diversité,
Dans l'excellente présentation de Mesens, se perçoit, à côté de leur cruauté ou leur tragique, des appels du bord de la nuit, aux-
considérations d'ordre politique auxquelles je suis, personnelle- quels il est impossible que l'homme demeure indifférent, auxquels
ment, moins sensible, un souci de confrontations immédiates qui tous ensemble ils doivent s'efforcer de répondre.
s'imposent, de révisions de valeurs qu'il convient de conduire avec
toute la cruauté désirable. Je n'en veux pour preuve que le rappel « Il faut éveiller ceux qui dorment. »
de certaine exposition dont l'atmosphère « laissait les visiteurs plus
ahuris qu'avant ». Aucune invite, mieux que cette citation invoquée dans le même
numéro par Denis Marion, ne pourrait donner le sens exact de nos
Dans ce domaine d'un monde où tout doit devenir sensible, il faut, préoccupations ; il faut éveiller ceux qui dorment mal pour leur
plus que dans tout autre, détruire avant de reconstruire. Tous ceux enseigner la profondeur, la voyance, l'acharnement de certain
dont l'attention est rebelle aux sévérités sur les erreurs matérielles sommeil jouant une partie terrible avec la réalité prise au piège, ce
parmi lesquelles nous vivons, doivent être tout d'abord dépaysés. sommeil qui, dans le monde invisible, est l'image de la vie.

Les concepts éculés, les légendes pétrifiées ont la vie dure, les
ECRITS DU NORD, N• 2.
équivoques se multiplient, augmentant chaque jour la confusion.

Robert Goffin avec une vigueur qui lui est coutumière mais aussi
avec une élévation de pensée qu'appelait pareille cause, se charge
de nous dire ce qu'il pense des théories, des légendes et des
équivoques accumulées sur la personne et le souvenir de celui qui
fut un de nos plus grands poètes : Arthur Rimbaud, que trop de
faussaires ont tenté de salir en nous le représentant acquis au
sentiment religieux, converti dans les dernières heures de sa vie et
voué à un repentir qui plus que toute autre défaite aurait dû le
désigner à notre mépris.

A travers cet amour profond qu'il a voué au grand poète, Robert


Goffin discerne quelles furent toujours les constantes de ce révolté
qui ne fut jamais un chrétien égaré, mais un athée impitoyable,
jamais un patriote mais un spécialiste de tous les refus ; et de
la lecture de ces pages se dégage la saveur amère, ce goût de cen-
dres, cette odeur du destin de Rimbaud qui donna tant de grandeur
à son désespoir.

Les découvertes de Robert Goffin démontrent à quel point certai-


nes besognes d'épuration s'imposent; nous n'aurons de cesse que
la vérité trahie au profit de certains conformismes soit rétablie et
toujours remise en question.

Tant de questions se posent, doivent se poser ; aussi n'est-il pas


indispensable, ni même urgent que les réponses suivent, immédia-
tes ; il nous suffit pour l'instant que la panique soit jetée dans le
camp des vérités premières et qu'apparaisse, insatiable parmi tous,
le besoin d'une révision complète de toutes les valeurs.

158 159
LETTRE-PREFACE A surprendre leurs défaillances ; compagnon silencieux de l'inconnu,
« HARMONJKA SALOON» il en extrait une musique mystérieuse :

Au loin j'entends le phare


Qui meurt les bras en croix.

Mon cher Goffin, Son âme habite un espace de luxe ; il n'écrit que dans un verger
supérieur ; il y tisse une toile alléchante, cueille son butin et
Tu es très Robert, comme d'habitude, je suppose. Aussi t'envoyé-je emporte le tout comme un voleur.
un disque hot et quelques poèmes de Carlos de Radzitzky, parcou-
rus de fées, hantés de fantômes d'ailleurs bien ficelés, et que notre Et tout lui réussit : il se lève tard et les araignées, qu'au réveil
jeune ami a mis dans l'impossibilité de fuir. il écrase sur le mur, y demeurent et ne tardent pas, les ombres
aidant, à devenir des araignées du soir :
Les sortilèges de fées et les revendications des fantômes ne sont
point pareils assurément ; un kilo de plumes ne pèse pas autant Je te donnerai l'Azur tout entier
qu'un kilo de plomb ; mais l'un et l'autre sont également silencieux Et des astres sans paravent
et iront, comme un état de grâce, droit au cœur de ceux qui accep- Pour amuser tes mouettes.
teront d'entendre leur interprète.
Et encore:
Pour moi, qui tiens le Woolworth Building pour la plus gracieuse
des jeunes filles, et l'avaleur de sabres pour un gastronome de Tu regardes passer le prince et la bergère
grande originalité, et ne dispose donc guère d'esprit critique, j'ai Qui sortent d'un cinéma.
peu d'autorité pour démontrer conformément à la conviction aveu- Puis,
glément inscrite en moi, que ce petit livre splendide apporte du Sur les quais,
sang nouveau et une chance de salut à la poésie. Parmi les marins et les bouges,
Tu vas perdre au zanzi
S'il ne s'agissait que de quelques amis affectueux, nous pourrions Le reste de l'Azur! ...
leur faire le coup du sentiment : ils ont le don d'être sensibles à la
mélodie et nous nous chargerions de les empêcher de se reprendre . Je pense : un peu ce que pourrait être la nuit de noces de deux
Mais pareils accents, semblable réussite dépassent cette audience acrobates.
et nous font un devoir de sonner un ralliement plus général.
Et encore ceci :
J'attends de ta force, de ta lucidité, de ta sérénité, de ton luxe,
de ton calme, de ta mesure autant que de ta tendresse, la preuve Et voici Pierre l'Ecumeur,
par 9 de ce que j'ose avancer. Grand aventurier de la Mort,
Fleur précieuse d'aquarium ;
Carlos de Radzitzky est très jeune ; j'applaudis à cette jeunesse qui Voici l'homme de quart
pour lui est une fin en soi et non une préparation à la vie ; il arrive Avec un crabe dans chaque orbite ;
dans le monde poétique à un moment où tout, même les rides, est Et voici la boussole orpheline
maquillé, où tout, de nouveau est à recommencer. Qui conduisait tous les courants pirates.

Sa venue n'effarouche aucun oiseau et n'opprime aucune plante; Ainsi à Chicago, dans les rixes de gangsters bien menées, parmi ce
lui-même se fait tout petit pour opposer le moins de résistance aux tumulte, l'accent américain couvre le bruit des revolvers.
sortilèges, et s'adresse aux fées sans arrière-pensée ; ses appels
provoquent une mobilisation générale du mystère. Certains poèmes dépassent la limite des sens utiles à l'homme ; ils
relèvent du magnétisme et de la subconscience ; ils nous introdui-
Avec une patience de Sioux il surveille les parallèles et finit par sent dans un univers où les choses les plus humbles se fraient un

160 161
chemin à travers notre émoi, et acquièrent une vie orgueilleuse et ESTROMBIOK A KOULIS
exigeante:

Une plante rouge et douloureuse


Recherche ses racines.
Et peu à peu le mystère se dilate
Et le sommeil me glisse entre les doigts. Vous avez tellement mal, me dit mon docteur,
Que les avocats consultés ont décidé
Tout cela est impitoyable comme le Temps, comme un arbre qui Votre transfert immédiat à l'Hôpital.
se balance; et tout cela crée dans la journée, un moment choisi, Nous connaissons un hôpital très fermé
élu, précis, une heure où la chair, le vent, la fumée, le sang se Où l'on n'est admis qu'après 39 de fièvre,
mélangent et disent la même chose. Les Juifs 40, les nègres 42;
C'est eux qui servent d'engrais.
Pourquoi ? Je n'en sais rien, je ne le saurai jamais si on ne me
l'explique ; c'est te dire, mon cher Goffin, à quel point je compte
En présence de cette triste nouvelle,
sur toi. Coffin et Le borne s'étaient retirés
Dans une autre pièce pour rire plus à leur aise.
Avec quoi j'ai l'honneur de t'adresser l'expression de mes senti-
Et pour paraître l'ignorer
ments les plus choisis. Mon personnel avait organisé une sauterie
Bref, on ne savait sur quel pied danser.
(1934)
D'ailleurs, poursuivit le médecin,
Commentant un coup de sonnette,
Voici les croque mourants,
Qui épargnent toutes formalités aux familles.

Ils entrèrent, et je les reconnus sans peine,


C'était les 2 frères Marx Brothers,
Les plus comiques des quatre.
Le grand, à moustache sans provision,
Lunettes de fer, blouse blanche,
Chapeau brun mou.
L'autre, Harpa Marx, plus gros,
Plus petit et plein d'inquiétude.
Ils étaient porteurs chacun
D'un superbe trombone à coulisse
Qui bientôt se dressèrent devant moi
Comme deux magnifiques jets d'eau
Ils y attachèrent minutieusement
Avec beaucoup de petits cordons,
Un superbe drapeau tricolore.
Et je fus invité à prendre place
Dans cette espèce de tonneau.
Alors bien enveloppé d'une couverture de zinc
La tête bien entourée d'un sac de pommes de terre
Je fus descendu puis remonté.
Quel travail inutile ...

162 163
Tout es les femmes que vous voulez,
Les conducteurs lâchèrent chacun un mot Mais pas elle à qui vous dites que vous tenez.
Et l'on se mit en route. ]'ai compris alors combien je l'aimais,
Le convoi était suivi de Lolotte Que c'était elle seule que j'aimais
Mon cheval préféré; Et que je l'aimais trop.
Porteuse de ma brosse à dents Hélas, je suis bien malheureux.
Ruisselante de pleurs, l'âme déjà lasse Hélas, il faut être bien raisonnable.
Elle portait mes lames de rasoir, carré d'asse Au fond, ce n'est pas vrai,
Et ma lotion à faire repousser les pieds. Cet hôpital n'est pas un hôpital.
C'est une clinique.
Pour la première fois comme en rêve,
Je voguai parallèle à l'Avenue Louise Mars 1934
Cet envol horizontal est chose peu commune.
Et il faut être mort pour réaliser ça.
Nous fûmes dépassés par une ambulance
Qui avait perdu son malade
Et cherchait à le retrouver
Puis par le club des unijambistes.
Il y eut ensuite un accrochage
Avec un enterrement
Qui faisait de l'excès de vitesse
« Les morts vont vite » me dit le pneu de secours.
Vous en êtes un autre, répondis-je poliment.

Ce fut un beau voyage en musique.


A chaque secousse, les trombones
S'allongeaient, puis se rétrécissaient.
Et j'étais fier d'étendre mes fesses
Sur le hot chorus d'« Aggravating Papa» .

·Mais les plus belles choses ont une fin


Je n'avais quitté mon lit que pour
Me retrouver bientôt sur un autre lit
Etonné d'une telle prodigalité
J'en fis la remarque aux porteurs,
Et leur dis : Pourquoi ces deux trombones à coulisse
Un seul suffisait bien
Oui répondirent-ils,
Mais nous croyions que vous étiez plus large
C'est leur mot, paraît-il,
Quand on oublie de leur donner un pourboire.
On m'expliqua qu'il n'était pas trop tard
Et que pour ce faire, je n'avais qu'à
Remettre des chèques aux porteurs.

Mon docteur m'a interdit


De revoir ma fiancée
Vous pouvez recevoir, m'a-t-il dit,
165
164
ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE D'ERNST MOERMAN
PAR CARLOS DE RADZITZKY

1922

LE MARI SARCASTIQUE. Pièce en un acte. Editions de la Salamandre. Men-


tionné comme « épuisé » dans les « Du même auteur ,, in « Fantômas 1933 »
et « Vie imaginaire de Jésus-Christ». N'est plus mentionné dans « 37°5 ».

TOXIC. Poèmes sans date. Editions du Point d'Or. Burins de E. Tielemans.


Mentionné, sans date de publication, dans les trois recueils publiés ultérieure-
ment. Des épreuves de ce recueil figurent dans les dossiers retrouvés, mais il
n'a pas été possible de déterminer si l'œuvre a été effectivement imprimée au
complet, ou publiée. Les épreuves ne sont en fait que celles d'un bulletin de
souscription, comportant quelques courts specimen de textes qui ont été publiés
dans le «Journal de l'impatience ,, in << 37°5 ~.
L'EQUINOXE D'INCESTE. Roman. Mentionné comme étant << en préparation »
dans « Fantômas 33 ». N'a jamais été publié. Il existe un manuscrit complet,
intitulé «Equinoxe», scenario, qui est une version vraisemblablement préparée
pour le théâtre ou le cinéma.

« Ceci est l'histoire de Roland et de sa sœur Ellen, qui vivaient, il y a un an


encore, dans un vieux château. Ils parurent sur Terre une première fois, il y a
deux siècles; ils n'étaient pas frère et sœur. Ils se rencontrèrent à Niederwald
et furent amants avant de mourir. Les rêves des enfants s'arrêtent à l'heure où
ils doivent aller coucher trop tôt. Sur cette terre, les âmes patientent parfois
des siècles, mais elles se retrouvent toujours. »

La fin du scénario fait songer à celle de l'admirable roman de Norah James,


« La vaine équipée ». Ruscock, le traître, enfant gâté, odieux, écrit Moerman,
entraîne Roland et Ellen dans sa voiture, et la précipite du haut d'une falaise.
Tout laisse penser que «Equinoxe» a été le premier état de la pièce «Tristan
et Yseult ,, tout au moins dans ses grandes lignes.

FORET. Poème inédit non daté; vraisemblablement 1932 ou avant.

ODE AUX RA VISSE URS DU JEUNE LINDBERGH. Poème paru dans l'hebdo-
madaire « Le rouge et le noir ,, du 11 mai 1932.

1933

FANTOMAS 33. Poèmes, suivis d'une nouvelle en prose. Editions «Cahiers du


Journal des Poètes», Bruxelles-Paris, février 1933. Ouvrage dédié à Jean
Cocteau. 25 ex. de luxe; 350 ex. ordinaires. Tous numérotés. 88 pages.
Extraits de ce recueil : << Armstrong ,, traduit en anglais par Samuel Beckett, in
«Negro ,, anthologie, par Nancy Cunard, Editions Nancy Cunard at Wishart &
Co, Londres 1934.
«Al Capone"· Déjà publié in «Le rouge et le noir~, 24-6-1931.
La nouvelle, intitulée « Fantômas III ,, existait en manuscrit sous le titre ~ Le
gentleman de Dusseldorf ,, puis « Le gentleman démoralisateur •·

167
1934
ESTROMBIOK A KOULIS. Poème resté inédit, jusqu'à sa première publication in
TABLE
" Poètes de la Rue des Sols"· (J.P. de Nola. Editions Universitaires 196.3.)

1935
VIE IMAGINAIRE DE JESUS-CHRIST. Poème, précédé d'un texte en prose,
« Introduction aux miracles, (également publié dans la revue <<Sol,, Ed. Cercle
de Philosophie de l'U.L.B., Bruxelles, 1934).
Editions R.A. Corrêa, Paris 1935. 25 ex. de luxe; 350 ord. Tous numérotés.
48 pages.
Mention est faite de la première interprétation publique de l'œuvre, à Bruxelles,
le 4 juin 1935, à la Maison des Arts, par le Chœur Parlé des Renaudins, troupe
dirigée par Mme Madeleine Renaud-Thévenet, à qui est dédié le poème.

1937
37°5. Poèmes. Cahiers du Journal des Poètes, série poétique, 1937, N° 36. 50 ex.
luxe; 150 ex. réservés aux souscripteurs de la collection ; 225 ex. ord. Tous
numérotés. 56 pages.
Ces poèmes sont suivis d'un texte en prose, <<Journal de l'impatience,,, version
nouvelle de << Toxic "· Il existe plusieurs manuscrits, souvent remaniés de ce
<< Journal de l'impatience,, également intitulé <<Journal d'Erich» (nom sous
lequel se désignait Moerman).

Dans le << Du même auteur ,, mention est faite du scenario « Equinoxe » (voir
«Equinoxe d'inceste,), et d'un roman, << Opodeldok », jamais publié, et dont
aucun fragment manuscrit n'a été trouvé.

VARIA

TRISTAN ET YSEULT. Pièce en deux actes, précédés d'une parade. Texte non
publié. Créée le 1er avril 1936 par le Théâtre des Arts, Salle Barcelone, à
Bruxelles. Représentée à nouveau le 26 mai 36, au Palais des Beaux-Arts, au
profit des œuvres du Conservatoire Africain.
Le texte de la parade, intitulé << Le tonneau des dadaïdes ,, avait paru dans
<< Le rouge et le noir,, le 25 février 1934, mais dans une version différente, le
personnage de Fantômas intervenant dans la finale. Dans celle précédant la
pièce, Alidor, le bonimenteur, introduit les personnages du drame, le roi Marc,
Frocem, Tristan, etc.

BEATRICE ET LES DEMONS. Pièce en trois actes. Texte non publié. Il en


existe différents manuscrits. Œuvre non portée à la scène.

M. FANTOMAS (ou << Fantômas 37 »). Film réalisé en 1937. Producteur : Van
Tonderen. Françoise, future épouse de Moerman, y jouait un des rôles princi-
paux. Film présenté lors d'une séance du << Cercle du cinéma , , au Palais des
Beaux-Arts, le 12 octobre 37, en même temps que le << Chien andalou • de Bunuel.

PREFACE à << Harmonika saloon,, poèmes de Carlos de Radzitzky. Ed. Cahiers


du Tournai des Poètes •, 1934. Sous forme d'un échange de lettres avec Robert
Goffin.

LE SURREALISME ET LE MONDE INVISIBLE. Texte paru dans les <<Ecrits


du Nord •, No 2, juillet 1935.
COLLABORATIONS : à divers journaux - principalement d'information artis-
tique. Moerman y faisait parfois des reportages sur des orchestres de jazz, sur
des night clubs, des acteurs, etc. << Les Beaux Arts •, « Le rouge et le noir ,,
<< Music •, << Theatra •, etc...

168
PROSE POUR UN OISEAU MORT
par Carlos de Radzitzky 9

LE SOUVENIR D'ERNST MOERMAN


par Robert Coffin 37

ŒUVRES D'ERNST MOERMAN


FANTOMAS 33

FANTOMAS 33

Fantômas 1 55
Océan 57
Al Capone 58
Divertissement 59
Fantômas II 60
La Marquise 62
Armstrong 62
Le Sang 63
Vie imaginaire de jean Cocteau 65
Deurle-sur-Lys 69
Fantômas III 70

VIE IMAGINAIRE DE JESUS-CHRIST


Introduction aux miracles 105
Nouveau Testament 109
Vie de jésus 111
Parabole de l'Enfant prodigue 116
Deuxième parabole de l'Enfant prodigue 118
Troisième parabole de l'Enfant prodigue 120
Rêve de Judas 122
Histoire de Barrabas 123

37° 5 127
Flore exsangue 131
Week-end · 132

171
Concerto pour instruments de torture 133
Cet ouvrage
Mille ans de la vie d'un oiseau 134 a été achevé d'Imprimer
en ao(lt
Fleurs de sel, givre marin 135 mil neuf cent soixante-dix.
La fin du monde 136
Ma tête posée sur mon épaule 136
Composition et Impression
Nouveau crime de Fantômas 137 du texte:
Imprimerie L. Zuckerman
Chanson d'amour 138 à Bruxelles
Pendu Pendu 139
Concerto n• 5 pour Fleurs et Oiseaux 139
Couverture et illustrations :
Mort de Fantômas 140 Imprimerie G. Melrsschaut
à Kruishoutem
Théâtre 141
Fièvre jaune 142
Journal de l'impatience 144

VARIA

Forêt 151
Ode aux ravisseurs du jeune Lindbergh 152
Le surréalisme et le monde invisible 153
Lettre-Préface à « Harmonika Saloon » 160
Estrombiok à Koulis 163

ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE
par Carlos de Radzitzky 167

172
2100-00040997-6

ERNST MOERMAN

ŒUVRE POÉTIQUE
PRECEDE DE

PROSE POUR UN OISEAU MORT


PAR CARLOS DE RADZITZKY
ET

LE SOUVENIR D'ERNST MOERMAN


PAR ROBERT GOFFIN

...

: '

ANDRE DE RACHE, EDITEUR

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