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DU MATÉRIALISME

DE SPINOZA
ANDRÉTOSEL

DU MATÉRIALISME

\
DE SPINOZA

ÉDITIONS KIMÉ
2 IMPASSE DES PEIN'IRES
7500'2 PARIS
AVANT PROPOS

Les études ic i rassemblées constituent des éléments appartcm.ant à une


--- recherche qui a accompagné ou suivi l'élaboration d'une thèse de doctorat
d'état es Lettres "Religion, Politique, Philosophie chez Spinoza" soutenue
devant l'Université de Paris !-Sorbonne le 20 Mars 1982. Une partie im-
portante de cette recherche a donné lieu à une publication parûelle. dans le
volume Spinoza. ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théo-
logico-politique. Paris, Aubier, 1984.
Leur objectif fondamental est d'éclairer le type de systématicité théo-
rique propre à la philosophie de Spinoza à paitir de cette introduction
polémique à la philosoplûe, de ce manifeste qu'est le Traité théologico-
politique (T.T.P.). Notre lecture du T.T .P. est solidaire d'une lecture de
l'Ethique que nous croyons utile d'expliciter davantage. On verra que
cette lecrure nous conduit à répondre aux objections devenues classiques
d'Alexandre Kojeve, reprises par le responsable de l'édition Spinoza de
La Pléiade, Roland Caillois, selon qui !'Ethique poumrlt tout penser sauf
sa propre possibilité, et ce en raison d'une théorie qui oppose radicale-
ment éternité et Jûstoricité. Nous tentons au contraire de montrer en repre-
nant le chapitre central (inédit) de la dernière partie de notre thèse que
l 'Ethique développe une théorie spécifique de l'historicité qui fait de
celle-ci ·non pas l'autre de l'éternité, mais sa fonne de réalisation. Et ce
sans recourir· à une quelconque anticipation de l'hégélianisme qui pour
avoir su identifier concept et temps a résorl>é l'être dans le concept.
Voilà pourquoi nous tentons simultanément de lier, d'une part, histori-
cité, éternité, et, d'autre part, matérialisme. Le mode spinozien de lier
concept et temps ne renvoie pas aux positions de l'idéalisme absolu, mais
ouvre une voie qui est davantage en consonance avec celle frayée par
Marx, et n:prise avec plus ou moins de bonheur par les divers :marxismes.
Si Ja rubrique "philosophie de l'immanence", comme l'a rappelé récem-
ment le philosophe israélien Yirmiyahu Yovel dans son ouvrage Spinoza
and Others Heretics. (Princeton University Press, 1989), est la plus adé-
quate pour consigner la nouveauté atopique de Spinoza, et si elle pennet
de fructueux rapprochements avec les maitres de la philosophie de l'!iJ:n-
manence que sont ces "spmozistes" originaux tels que K. Mant, F.
Niet7.sche, S. Freud, il nous a semblé opportun de sener. de plus près le
lien entre immanence et position matérialiste, en l'explicitant sous un
mode (peut-être trop) historiograplûque, en l'épro twant sur la séquence
Spinoza-Marx-Marxisme. Ces enquêtes historiques n'ont qu'un but, J:CI"-
mettre de poser à nouveau la question de l'identité d'un matéria[isme in-
telligent. Spinoza est ici un passage obligé : si la grande philosoplûe est le
ISBN 2-908-212-77 -3
plus souvent anti-matérialiste, si elle explicite et développe néanmoins
C;) ÉDITIONS KIMÉ, PARIS, 1994.

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Avant-pmpos Avant-propos

souteITai"!leillent un c:ryto-:matérialisme. Spino7.a est le seul gmnd philoso- 8. Le marxisme au miroir de Spinoza a été publié en version ronéotée
phe de mtradition. si.l'on excepte Epicure.qui développe ouvertement un dans les Guest Lectures and Seminar Papers on Spinozism. A Rotterdam
matérialisme original, certes, mais net. Ce fil perpétuellement brisé qui Serie. edited by Wim Klever. Erasmus Universi~it Rottenlam, 1988. 51p.
uniit immanence et matérialisme nous paraît mériter d'être patiemment re-
tissé, d'autant qu'il est celui-là même qui tisse l'arc matière-libération,
capacité à prendre en compte, d'une part, ce qui est en sa matérialité
obj:ctive et différenciée. et, d'autre part, aptitude à discerner la possibilité
d'un "plus" d'être dans la nécessité même.
Nous remercions les 6diteurs et les responsables d'ouvrages qui ont
sut.arisé la publication de ces études publiées dans des recueils difficile-
ment accessibles pom le lecteur français,
L'introduction "Sur l'unité systématique de la pensée de Spinœa. Le
Trnité théologico-poUtique comme introduction à l'Éthique. Texte inédit,
reprenant avec de légères modifications l'exposé de soutenance de la
thése ''R~ligion, Politique, Philosophie chez Spinoza".
!."Quelques remarrques pour une intetpretation de l'éthique" est inédit
en français. Ce texte a été publié dans The Proceedings of the First lta-
liaJi International Congress (Urbino, 4-8 Octobre 1982), a cura di Emilia
Gimtcotti, Bibliopolis, Napoli, 1985, pp. 144-171.
2. Histoire et éternité. Inédit.
3."Théorie de l'lûstoire ouphilosopbie du Progrès chez Spinoza"/" est
le texte de la contribution "Y -a-t-il une philosopbie du progres historique
chez Spinoza "l" publié dans. Spinoza. Issues and Directions~ The Procee-
dir.1gs of the Cmcago Spinoza Conference (Septembre 1986), cdited by
:Edwin Curley et Pierre-François Moreau. Leiden-New-York, E.-J. Brill,
1990, pp. 306-326.
4."La théorie de la pratique et 1a fonction de l'opinion publique dans
la plûlosophie politique de Spinoza" et le texte augmenté d'une contribu-
tion à· Studio Spinozana. Spinoza' s Philosophy of Society n°1. 1985 (edi-
ted by Walther et Walther Verlag) Hannover. p.185-206.
5. Du Matérialisme, de Spinoza a été publié en version ronéotée dans
le Bulletin du Centre de recherches d'Histoire des Idées. Université de
Niœ. N° 2, Mars 1986. 40 p.
6.Bossuet devant Spinoza : le Discours de l' Histoire Universelle, une
stratégie de dénégation du Traité tMologico-politique est une contribution
au collcque international de Cortona Avril 1991, consacre à La premiire
réception du Traité théologico-politique, organisé par Paolo Cristofolini.
Scuola Nonnale Superiore di Pisa. A paraitre.
7. "Labriola devant Spinoza. Une lecture non spéculative" a été publié
dans le volwne des actes du colloque Labriola d'un si~cle à l'autre (mai
1985), édité par G. Labica et J. Texier. Paris, Méridiens/Klincksieck,
1988, pp. 15-33.

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..

INTRODUCTION

Sur l'unité systématique de la philosophie de Spinœa

Le TraiM Thlologico-Polilique comme introduction à I' Éthique

On peut se proposer une approche de l'unité systématique de la plûlo-


sophie de Spinoza. à partir de cette "introduction à la philosophie" que
s'est voulu le Traité théologico-politique.
I - 1 Comment lire le Traité théologico-politique ? En lui appliquant
les ,règles d"'histoire critique" qu'il a lui-même élaborées pour l'inteipcé-
tation de !'Ecriture Sainte. En étudiant la nation, le temps en lequel il a
été écrit,. les objectifs qu'il s'est assignés, le public auquel il s'est adres-
sé. Le Traité Théologico-Politique inclut en sa texture la conscience de
son historicité, les éléments de sa propre intelligibilité.
I - 2 Le Traité théologico-politique est à la fois un livre de ciroonstan-
ces et un texte épocal, porteur d'enjeux universels. Il entend promoovoir
et universaliser un mode de vie et de pensée tbndé sur la libération de la
force productive humaine ("conatus"), sur l'expansion et le développe-
ment de la connaissance adéquate de la Nature, et de la nature humaine
("inlellectus").
Cet objectif général-épocal se spécifie dans une analyse et une trans-
fonnation de la conjoncture particulière propre aux Provinces-Unies de
1670; il s'agit de critiquer le bloc théologico-politique (orthodoxie calvi-
niste; inenace d'instauration de l'absolutisme monarchiste); de consolider
et élargir l'Etat libéral en Etat démocratique, de manière à ce que· en se
subordonnant le système des Eglises, il intègre la force productive de la
masse, et rende possible au plus grand nombre poSS1ble d'hommes la
forme de vie fondée sur l'activité et la connaissance adéquates.
I - 3 Le Traité théologico-politique individualise dans la critique du
bloc théologico-politique une concrétion - dominante - de la forme de vie
inférieure qu'il faut dépasser: vie qui entrave l'essor de la tbiœ produc-
tive humaine, la paralyse dans tme forme d'institutionnalisation politique
impuissante, et la solidarise à une connaissance qui demeure de l'ordre de
l'imagination ("superstition" - "préjugé").
I - 4 Le Traité théologîco-politique repose sur le savoir critique de son
"autre" antagoniste, et entend exercer ce savoir de manière à ttansfonner
cet "autre". Il a une dimension stratégique et tactique, celle d'un sav oir-
modification de son objet. Il doit fonner dans la critique les porteurs de la
nouvelle forme de vie et de pensée, produire des "philosophes". Tâche
difficile, car le public auquel il s'adresse en priorité (les chrétiens sans

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Introduction Introduction

Eglise, soucieux de vie bonne hors la .domination théologico-politique. demièle instance socio-politique (la religion est la politique continuée par
désireux de développer la force de leur entendement pour mieux connaître d'autres moyens). - L'autre est une affumation de l'autonomie relative de
la nature et la nature humaine) demeure affecté par la fonne de vie et de la religion. Le paiallélisme étendue/pensée pennet de comprendre com-
p:msée inférieure et primaire qu•il souhaite abandonner, sans le savoir ment le développement idéal-imaginatif de la puissance de penser inter-
vraiment. ni savoir comment. vient dans la mise en forme de la puissance d'agir et de pâtir. A ce stade,
II - 1 Le Traité théologico-politique est un texte chifû:é, intervention- la religion est langage symbolique : en elle se constitue notre force pro-
niste, polyvalent. En lui, s'accomplit 1D1.eopération théorico-politique de ductive.
d~sttuction et de construction, qui est son objectif à long tenne. - Destruc- III - 1 Le Traité théologico-politique énonce la fin de l'âge théologi-
tion de la religion révélée comme fonne idéologico-pratique dominante co-politique. Et il oeuvre à obtenir la transformation des ·acteurs du
(destruction donc de l'onto-théologie traditionnelle, destruction des struc- champ théologico-politique en ce sens. Si seuls les philosophes peuvent
tures institutionnelles théologico-politiques. Eglise orthodoxe-Ecat "pas- former en leur entendement l'ontologie nouvelle, et développer l'édtlque
sionnel'' monarchiste). - Construction "sommaire" des grands thèmes de et la politique qui l'accompagnent, si seuls les philosophes peuvent arti-
la philosophie vraie (égalisation de Dieu à la productivité conune affuma- culer critique de la religion révélée - histoire critique des religions histori-
tion de l'être, rôle axiomatique de l'opposition "in allo-in se"). Construc- ques. ils doivent pouvoir formuler leur savoir en tennes acceptables pour
tion de la dimension éthico-politique de l'ontologie (enchaînement de la des cluétiens hétérodoxes, de manière à obtenir une transformation du
force productive humaine à la productivité infinie; détennination des deux champ théologico-politique, consentie par certains de .ses acteurs. La
g:rands modes de production. de cette force. selon la scansion vie dans la thèse de la nature pratique, et non spéculative de la religion, permet le
sc:rvitude ~sions et ignorance dominantes) et vie·dans la liberté de t·ac- compromis pratique entre philosophie et religion. Pour le philosophe, elle
tivité et de la connmssance~ et détermination de·structures institutionnelles signifie que toute religion est réalité hwnaine, d'ordre prati(jlle (liée à un
"raisonnables". état inférieur du développement de notre force productive-logique). Pour
II - 2 Le pivot de cette opération de transfonnation qui est desttuction- le chrétien raisonnable, elle signifie que la religion n'a pas de dignité
constre.ction est constitué par la transfonnation de la critique de l 'Ecriture théorique, qu'elle est exigence éthique (elle se confond avec la loi morale
par ·l'Ecriture en critique de la religion révélée (judéo-cluétienne).Cette fonnelle de "justice ~t charité"). Le cluétien raisonnable doit même accor-
clitique est irreligieuse : elle enracine la religion révélée dans la "supersti- der au philosophe que seule l'autorité politique détermine le contenu de la
tion", qui est une figure de la forme de vie et.de pensée serve. Le Traité loi morale tonnelle. Du même coup, celle-ci devient la base de la morale
théologico-politique analyse la genèse et la structure de la superstition civique nouvelle, le présupposé de toute opinion publique libérée.
comme modalité idéologico-pratique d'actualisation improductive de no- m - 2 Le Traité théologico-politique libère en même temps, l'autono-
ue force productive et logique. Il est acquis que la religion est réalité mie du champ politique et celle de la science la'ique, moment de l'ontolo-
h111maine, d'ordre "pratique", dépourvue à jamais de valeur théorique ou gie, théorie de la productivité infinie de la Nature. Le champ politique est
scientifique. médiateur entre une fonne de socialisation conflictuelle, passionnelle, su-
Il - 3 Sur la base de cette critique de la superstition, le Traité théologi- bie, et une fonne de socialisation non .conflictuelle, raisonnable, agie.
co-politique développe, apparemment en langage religieux, la critique ir- mais toujours posée comme limite. La forme de la médiation est celle de
religieuse des invariants constitutifs de la religion révélée : catégories de l'Etat. Celui-ci, enraciné ·dans le mode de production de la fonne infé-
p:rophé:l.ie, de révélation, de vocation ou élection divine, de loi divine, de rieure de vie, est capable de la réguler, car ses structurés sont celles d'une
rites, de miracles. Il organise une confrontation continue avec les deux quasi-raison. Mais l'Etat n'est pas raison, forme de vie supérieure pleine-
grandes fonnes de l'auto-compréhension religieuse (la dogmatique, avec ment développée. Celle-ci exige une socialisation d'individualités pleine-
p:>ur interlocuteur Maimonide, l'orthodoxe ou sceptique avec pour inter- ment développées qui intériorisent "spontanément" la loi, sans coercition
locuteur Calvin). C'est dans le cadre de cette critique que se constitue externe. Elle est métapolitique.
"l'ontologie" et ]"'éthique", souterraines du Traité théologico-politique (le III - 3 Les fonnes d'Etat sont d'autant meilleures qu'elles rendent
niveau de la ''vraie philosophien). possible cette fonne de socialisation supérieure en préparant la fonnation
II - 4 L'originalité de la critique de la religion révélée est d'unir deux d'individualités libres, à forte capacité théorique. La démocratie est le
approches apparenunent contradictoires : l'une est une réduction "idéolo- meilleur régime en général : en elle s'établit la juste dialectique entre
g ique" qui affinne !'hétéronomie de toute religion, la nécessité de l'expli- moeurs encore passionnelles (d'individus néarunoins capables de recher-
q111erà partir du procès de production de notre force productive qui est en cher leur utile propre), et formes institutionnelles.

10 11
Introduction Introduction

IV-1 L'Ethique apparait alors comme la théorie pure (c'est-à-dire intégrant et int6riorisant le procès épistémogénétique à la substance
épurée des chconstances accidentelles de sa constitution) des modes de conune procès de production perpétuellement produite et 'reprocluite.
production de 1a force productive et logique lmmaine. Elle enchaîne à la IV - 5 La systématicité de l' Ethique ne fenne pas sur elle-même. Elle
productivité iiifinie de la Nature révélée à elle-même la succession logi- s'ouvre - 1a "Sagesse" l'exigeant - sur la reproduction infinie de l'effet de
que des formes de vie. La pulsion de la causalité immanente ("causa / libération de notre force productive dans la durée, dans l'histoire. L'Ethi-
sui"), propre à la Nature, scande le processus morphologique de la fon:e que exige le traitement de 1a dmée-histoire en intervalle de la ttansition-
productive humaine. L'Ethique est morphologie de ces modes de produc- libération. Elle exige 1a connaissance toujours approfondie des choses
tion selon 1a scansion vie serve •. dominée par la causalité "ex alio" et la particulières, sous 1a dominance de "l'intéiêt" pour 1a reproduction de no-
détermination "ex alieno decreto". et vie libérée. dominé tenclanciellement tre capaciité de colllrÔle, laquelle n'est pas maîtrise mais critique de celle-
par la causalité "per se" et la détermination "ex proprio decreto". ci.
IV - 2 V Ethique est ontologie politique et politique ontologique. Elle IV - 6 L'Ethique s'ouvre ainsi sur le Traité politique pour autant qu'il
est une S'Jstématique de la libération. théorie de la production de reffet de y a urgence à traiter la politique à nouveaux frais. Ce traitement de 1a
libération comme possibilité de la productivité infinie de la Nature. E.n ce politique a, tout comme le traitement du champ théologico-politique dans
sens, elle est livre épocal, livre de ·vie qui en pensarit le processus mor- le Traité théologico-politique, une dimension générale et une urgence
phologique revêt une dimension morphogénétiquè. Là réside son historici- conjoncturale. Il importe de revenir sur le problème politique, dams la
té, d'être théorie de l'histoire ontologique de l'effet de libération; libéra- conjoncture, après l'échec de la République en 1672. Il importe de mieux
tion de notre forceproductive et logique dans la durée. histoire qui penser le champ politique pour en faire une dimension constitutive du
s'identifie au procès de notre étemisation. processus d'individuation morphologique.
IV-3 La partie IV de l'Ethique succède à 1a théorie du procès en soi IV - 7 Le Traité politique répond ainsi à ce défi de 1a conjoncture : il
de la productivité ùûmie, produisant la force productive et logique hu- cherche à penser les mécanismes objectifs de démocratisation ronune so-
maine sous la fonne de son plus bas degré d'actualisation. A partir de la lution à la crise permanente de l'Etat moderne. La démocratisation appa-
partie IV, le procès de production de la nature infinie commence un nou- raît alors, de manière générale, conune condition de la poursufte du pro-
veau coul'S, il est production de la libération ''pour soi" de notre producti· cessus morphologique. Substitut de la socialisation non-étatique qu'elle
vité pratique et logique (appropriation de la nature, composition politique anticipe de loin, elle repose sur le :mf.canisme de la réflexion pratique par
des forces productives humaines, constitution des sciences de la nature et tous les hommes de leur utile propre, c'est-à-dire sur ce qui est précondi-
de la nature humaine). Il est production des catégories de l'Ethique elle- tion d'un élargissement du savoir de la nature et de la· nature humaine.
màme comme théorie enfin possible de ce procès de production qui com- Production des formes institutiolUlelles et des appareils les ser,ant et ac-
mence nécessairement avant l' Ethique pour se comprendre, se concevoir, tion comme réflexion pratique, loin de se contredire, s'articulent l'mie à
èt se causer en elle. L'Ethique comprend et l'impossibilité de l'Ethique au l'autre.
niveau de la vie serve, et la possibilité-nécessité de formation de l' Ethi-
que elle-même comme moment de la libération de notre force productive.
IV - 4 La partie V désigne le point supérieur du processus de mor-
phogénèse, le point où la vie libérée devient vie libre, résmbant tendan-
ciellement ses conditions de possibilité, se faisant et résultat et base de
reproduction élargie indéfinie de notre force productive et logique.
S'opère nn dédoublement de 1a vie libre comme vie de sagesse. Celle-ci
désigne l'au-delà immanent et de la vie serve et de la vie raisonnable
incomplète, l'au-delà du .monde tëodal et du monde bourgeois. A ce ni -
veau s'opère l'étemisation de notre force productive et logique-; s'ouvre
la perspective immanente d'une appropriation non-privative de la .nature,
d'une composition politique non-étatique .de notre nature intérieure (la
communauté des Sages). S'ouvre l'horizon indéfini d'une extension quan-
titative de notre capacité de connaître la nature, et la nature hwn~.

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PREMIÈRE PARTIE

ÉLÉMENTS DOCTRINAUX

~
I. QUELQUES REMARQUES Po~·UNJE
INTERPRÉTATION DE L'ÉTHIQUE

I. Contrairement à toute intel))rétation absolutisante ou fétichiste de ce


texte, nous soutiendrons que l'Éthique n'est pas le Livre absol1u, la nou-
velle Bible des temps modernes. Elle n'est pas le Livre-Smmne, dont cer-
tains ·évoquent avec horreur ou fascination l'image totalitaire et si peu
laJ'.que. Spinoza n'est pas Mallarmé, il n'est pas davantage le Hegelinco-
hérent que nous présente Alexandre Kojève 1 . ·
D'ailleurs, si Spinoza fétichisait son ouvrage, pourquoi l'await-il mo-
destement nommé Éthique, science de la fonnation·et de la discipline des
formes de vie humaine ? POUiquoi aurait-il souligné l'aspect pratique ?
Pourquoi même, inscrit en cela dans la tradition stoïcienne, en·a-t-il fait le
livre de vie, le livre producteur de l'affinnation mdi.viduelle 'l Non pas
savoir absolu, mais savoir des moems, savoir vivre, savoir agir, savoir
être actif, savoir concevoir.
Pourquoi parlons-nous de l'individu ? Parce qu'il n'est pas gommé
dans !'Éthique. Parce que tout d'abord, !'Éthique est un traité de l'indivi-
duation hmnaine. L 'Éthique vit en effet de la tension entrele processus
anonyme de l'individu total et naturant et le processus individuel de l'in-
dividu humain, appelé à ·parcourir le processus de sa formation. D'où la
question pour qui !'Éthique ? Pour qui ce livre, s'il est entendu qu'il est
destiné à la fonne supérieure de l'individualité humaine, celle du sage ?
Une telle interrogation risquerait à la limite, par son excés d'individua-
lisme, d'annuler dans l'atemporalité l'historicité profonde qu'elle assume.
Qu'il s'agisse de l'insistance sur l'ontologie spinoziste ou sur les difficul-
tés de la Ve partie, se manifeste comme une hésitation sur le sens de
('Éthique. Qu'est-elle ? Une théologie rationnelle ? Une théorie de l'âme
et de ses pouvoirs ? Une théorie de la connaissance .? Une th6orie des
passions ? Une théorie de la liberté et de la béatitude ? Assurément
l'Éthique est tout ceci, mais elle n'est pas la simple addition de ces rubri-
ques découpées.
V Éthique doit être comprise dans son originalité réelle. De la subs-
tance inf"miment infinie aux modes, des modes à ce mode fürl qu'est
l'homme, dotée de sa capacité propre de s'actualiser dans Sil finitude
même, selon deux registres fondamentaux, d'une part, imagination-pas-
sion, d'autre part, raison-action. De la substance infinie à l'humanité,
d'abord serve et ignorante, vouée à survivre dans des communautés pri-
vées de leur puissance pléniére, puis à une humanité libérée et plus sa-
vante, plus consciente, enfin apte à vivre et vivre bien dans une démocra-
tie, en attendant de parvenir ici-bas, sur terre, en ses meilleurs représen-
tants, à la béatitude. Tel est le mouvement de la production, de la déduc-

17
Pour une interprétation de l'éthique Pour une interprétation de 1•athique

tio:n. Le procés continuera au travers de ses scansions. de ses ruptures, de décisive lorsqu'il passe d'un mode de production et reproduction de l'in-
ses transitions. · · dividualité (elle-même lisible à la fois comme corps et esprit) à un autre.
L'onto-théologie est éthico-politique : Dieu. c'est-à-dire la légalité Il s'agit d'une progression dans la capacité du corps à se composer et
d'une Nature immanente. se traduit hmnainement dans l'immanence recomposer avec d'autres pour réaliser sa puissance. e:t snmultanément
d'une société rationnellement réglée d'honunes capables de penser et agir. d'une progression dans la capacité de l'esprit à comprendre davan~e de
Et l'étlüco-politique est à son tour ontologique : l'homme libre est une choses. L'objet principal de l'Éthique n'est donc pas la substance infine-
possibilité de la nature anonyme. La capacité de parvenir à la causalité et ment infime, mais le procés de libération éthique pour autant qu'il passe
à la conception par. soi, dans les limites imparties à un mode commençant par la détennination de l'être comme substance "causa sui". Le fil rouge
to1.ijours par êtte causé et conçu par 1Dl autre. se détennine comme traduc- de J'Éthique, c'est précisément, à partir des conditions onto-cosmologi-
tion finie de l'infini. L'Éthique n'est pas cette somme de traités épars. ques générales de·la productivité naturelle, l'enchaînement, la succession.
L'ontologie (Ier partie), l'anthropologie et la gnoséologie (IIe partie), la la concurrence entre les modes de production de l'individualité humaine
théorie des passions (Ille partie), la théorie de la. libération rationnelle et les formes de vie que celle-ci détermine.
(IVe partie)~ et la théorie de la vie éternelle (Ve partie) s'enchaînent, sans II. Le bouleversement de l'onto-théologie traditionnelle auquel l'Éthi-
s'additionner, pour funner le livre de vie des temps modernes, le livre de que peut être mesuré. Il est celui de la rupture radicale que constirue un
vie du temps de la libération. qui est libération du temps, par et dans le panthéisme rationaliste, régi par l'immanence, l'univocité, l'affirmativité.
temps. Ce panthéisme invalide à jamais toutes les hiérarchies, toutes les éminen-
L'aspect individualiste de !'Éthique peut dérouter: mais il s'agit de ces, tous les dualismes (intelligible-sensible; nouménal-phénoménal; aine-
l'individu pensé dans son essence typique. univeISelle et ses modalités de corps; .spirituel-matériel). Spinoza affinne la positivité de l'être considé-
singularisation. En ce sens, l 'Éthique. sans être le savoir absolu, est un rée dans l'égalité de ses aspects essentiels, puisque l'étendue et la pensée
livre décisif, destinai, épocal. Elle est le livre qui (re)produit logiquement sont mises en place (Ier partie).La Ile partie enchaîne à t'analyse des
le procés de constitution ou de production des formes de vie que la nature structures constitutives de la réalité la saisie de l'essence de l'homme
infinie des choses produit comme fonnes_ de l'individualité hmnaine finie. comme mode de cette réalité unique et unitaire. Il donne une analyse de
L •Éthique est comme le condensé, la fonnalisation logique de la structure la condition existentielle à l'intérieur du système des relations dont la
dynamique du procés de libération : tout comme elle est l'axiomatique de réalité est formée. Cette analyse ne peut se développer qu'en incluant le
la transition d'lDl mode de production de la vie humaine à un autre mode cas humain comme cas particulier (non exterritorial) de la modalité, c'est-
de production plus puissant. Elle permet, sur cette base axiomatique, de à-"dire de ce qui ést conçu par quelque chose d'autre et est en quelque
saisir dans ce cadre. général toute conjoncture historique concrète, d'en chose d'autre. Les modes, le mode humain, sont des éléments égaux. dé-
individualiser les particularités, grâce à la morphologie des farines de vie. mocratiquement égaux quant à leur nature (tous sont d•aooro en quelque
chose d'autre), des singularités également constitutives du monde. Mais
L'Éthique rend possible le traitement de toutes les conjonctures, car
ces s ingularités sont interprétées à partir de la perspective S011JS laquelle la
elle produit les connaissances vraies et nécessaires à la production des
conµition humaine peut se concevoir et être conçue tendanciellement par
Traités, qui affronteront la singularité des conjonctures et de leurs problé-
soL Cette condition humaine se conçoit comme modification uniïuint un
mes. Axiomatique générale de tout traitement possible de la conjoncture,
mode étendu - le corps - et un mode de la pensée - l'esprit·· Toutes ces
de son appropriation théorique, et de sa tmnsfonnation pratique, l'Éthique
modifications. et nous-mêmes, en les aspects par lesquels nous les con-
se met en travail dans les Traités. Elle est présente dans le Traité qui la
naissons, dépendent d'attributs. Toute réalité corporelle est simultanément
presuppose, et qui est chaigé à son tour de rendre possible sa publication :
réalité idéelle. Toute chose physique est forme du penser. Toute réalité
le Traité théologico-politique lui-même. Elle s'ouvre sur la possibilité
d'un autre Traité qui se donne pour tâche de revenir sur la dimension du c~usée et causante est idéalité conçue et concevante. La Ile· partie repose
sur le parallélisme structural de la causalité (attribut de l'étendue) et de la
probléme politique : c'est alors le Traité politique. Spinoza n'écrit pas ces
tra.-ïtés par accidenL Il les écrit pour traiter precisément. pour (que l'on conception (attribut de la pensée). ·Nous causons - agissons ec nous conce-
vons; nous saisissons - concevons et nous agissons. Nous agissons pour
passe le baroar'.sme) "théorématiser" des problémes singuliers. tous mp-
portables à la référence universelle. ou générale, de la tnimition éthique autant que nous causons physiquement, et nous causons pour autant que
de la servitude à la liberté. L'Éthique est le sténogramme conceptuel du nous concevons 2 •
procés de la libération de l'individualité humaine à partir de son inscrip- La condition humaine exige pour être définie le double jeu de deux
tim1 dans le procés producteur de la nature. Ce procés subit sa scansion couples : par soi/en soi; être conçu par soi/être conçu par un autre. Pour

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~
Pour une intelprétation de l '8thique Pour une inteiprétation de rathiqtie

penser l'horizon de la singularité comme unique réalité, il faut l'imérclr qui est fonné par des séries d ' éléments qui leur sont étrangers. 115 se
dans . le systéme productif de la :réalité~ et penser cette demiére comme développent dans cet environnement, conditionnés par des changements
puissance productive, productrice d'être et dé pensée, identité de causa- auxquels ce demâ.er est sujeL Deux niveaux de conditiomiement sè croi-
tion et de conceptioIL En effet, l'intérêt exclusif de Spinoza est l'intérêt sent donc : celui du monde extérieur et celui de la structure psycho-physi-
pour notre devenir-puissant, notre devenir cause~ncepL Mais cet intélet que individuelle (toute essence de mode est d'ailleuts elle-mêm e relation-
anthropocenlré passe par la f"m de tout anthropo<:entrisme théorique. Si nelle)3 .
Dieu est le monde qui se constitue. et dans ·lequel se constitue le mode Sur cette base. sous et dans cette condition, il y a place pour un deve-
humain. ce dernier est aussi Dieu , sans pour autant que la différence entre nir-cause et conception. un devenir agissant et agent de l'homme à l'inté-
l'être dans un autre et l'être par soi ne soit supprimée; car l'être par un rieur du gystéme mobile et relationnel des conditions. L'homme, aspect
autre est produit par un autre, mais ceci à l'intérieur de l'être par soi, et partiel et modification de Ja totalité, ne peut voir s'identifier en lui néces-
simul1antmenL sité et liberté. L'homme peut cependant concevoir quelque chœe adéqua-
Spinoza souligne l'infinitésimale "petitesse" de la puissance de la sin- tement et peut causer quelque chose adéqualement; car même au plus bas
gularité humaine par rapport à celle du reste du champ des singularités, degré de la dépendance modale, de la passivité, ·1es hommes ont wie dota-
de la Nature prise conune un TouL L'homme, être par un autre, est situé tion causale et théorique pour causer et concevoir adéquatement, J:X>ur.
panni les choses qui sont en quelque chose d'autre. et qui sont conçues dans la condition générale de l"'in alio", développer une sphére de rela-
en quelque chose d'autre. La singularité hmnaine est partie de quelque tions théoriques et piatiques.,in se". Pour l'homme , le procés de constitu-
chose, l'identité "personnelle" hwnaine est, conune celle de toute chose tion de l'absolu se déternûne comme chemin oonstitutif de la formation
singuliére, relationnelle. L 'honune existe dans des relations interperson- de la puissance modale, et là se situe le second départ de l 'Éthique (mais
nelles conune centre changeant d'interactions dans uncharnp de relations. ce départ ne peut être libére que sur la base de la Ie. partie).
Il n •est pas centre substantiel, il 'ne peut exister séparé de ces relations, L'Absolu divin de la Nature se renverse dans Je monde des modes et
lesquelles n'existent que dans et par leur système. Ce systéme de relations dans le procés de production-construction des modes, des fon:es produ;;ti-
a la même structure sur le plan des rapports de production de · OOJ])S à ves, .dans le procés d'éthicisation du monde humain. Cette éthicisation
corps et sur celui des rapports de production d'idée à idée. Le meme s'effectue comme passage d'un régime de production .du mode-force p ro-
réseau - celui de la physique galiléenne, avec son mouvement et sa loi ductive à un autre régime: soit le mode humain s'insére dans lfl système
d'inertie .. fonde le monde de la singularlté psycho-physique. Pas de subs- de la nécessité conune patient et ignorant, soit comme agissam et sage.
tantialité de la .singularité individuelle humaine. en raison du perpétuel Deux modes de production de la modalité lmmaine engageant chacun une
processus de fonnation, défonnation, reformation des rapports constitutifs attitude théorique et un comJ,X>rtement pratique : celle de l'homme non
de mouvement et de reJ:X)s. éclairé qui agit dans l'ignorance des causes de sa propre essence et des
La situation de dépendance est radicale comme condition, mais elle structures de la réalité, celle de Thonune sage qui agit sur la base de la
est indéfiniment transformable , en ce que la connaissance de la structure cOIU13ÎSSancede Ja.situation concréte où il se meut. conscient de son rôle
de la réalité et de la position .relationnelle-dépendante de l'homme est la dans un systéme de œlations qui conditionne son action. Passage de l' in
base nécessaire J:X>Ur toute espéce d'initiative. Toute connaissance de la alio absolu à l' in alio qui se transforme en ;n se, tendanciellement, •1,1ers
modalité par la modalité devient un instrument .pour cette demiére, lui une limite inf"miment reculée. Transition inf"mie.
. .
permettant de se constituer et d ' accroître sa puissance, lui . pennettant III. L'opJ,X>sition entre mode esclave et mode libre est absolue; l1!JJllS
d'acquérir l' "ethos maximal". Les hommes ne sont pas et ne seront jamais ce qui inléresse Spinoza c'est la transition d'une condition à !"autre, en
au sens absolu causa sui, ils ne se nieront pas, ils ne sunnonteront pas la tant qu'elle désigne la condition naturelle pour l'homme. Dans cette pos-
différence modale; mais à l'intérieur de cette différence, un avenir, une sibilité de la transition réside la possibilité du ~sage de la servitude à la
histoire leur sont ouverts. hréductiblement causés dans leur essence et libené, c'est-à-dire la J:X>SSibilitéJ:X>url'homme d ' intervenir dans la réalité
existence par et dans la Namre-Substanœ, les modes hwnains existants aïm de la connaître, de se l'approprier. et de la transfonner sur la base de
sont simultanément engendrés par d'autre~ hommes, eux-mêmes engen-
drés aussi, selon un ordre immuable dont ils ne peuvent être abstraits . Les
sa
ses propres forces productives. L'opposition garoe valeur absolue, mais
le premier tenne, celui dont on part, n'est pas . privation pure de OOllllais-
honunes viennent au monde à 1Dl moment qu'ils ne choisissent pas, avec sance et d'action. Tout individu oomine forœ productive est détemüné
un héritage génétique qui a un effet sur leur structure physico-psychique par son essence: et celle-ci est le resultat toujours ouvert de sêries com-
et sur leur comportement à venir. Ils sont conçus dans leur environnement plexes d'éléments soumis à 1Dl processus nécessaire de reproduction . Il ne

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Pour une inteJprétation de l'Éthique Pour une interpdtation de !':éthique

peut y avoir dés lors.d'interru.ption. de mpture entre un êtte, son histoire signifie ce qui n'est pas complétement en soL Si seule est au sens fort· "en
individuelle, l'environnement dans lequel il agit. et son action. Les ac- soi" la puissance infinie de production d'une .infinité de modes actuels, on
tions sont toujours les conséquences nécessaires des prémisses matérielles peut alors dire que celle-ci n'existe pas, mais qu'elle est; car n'existent
détenninées (conditions objectives) et de prémisses spirituelles (concli- que des modes, mais ceux-ci existent sans être. Dieu est toujours déjà
tfuns subjectives). · exprimé par ses modes, sans lesquels il ne saurait .être. Si les modes sont
"in Deo", Dieu est "in se". sans être rien de séparé. L'être en quelque
L'ignorant est celui qui ne peut accéder à la conscience de ce qui est
chose d'autte caractérise le rapport des modes à Dieu et n'est que l'ex-
ca.zhé dans la spontanéité apparente de l'individu et qui ne peut identifier pressivité de ce quelque chose. Autant dire que le concept de Dieu s'ef-
les causes et motivations réelles de son action. Mais même cet ignomnt
face, et s'épuise dans l'expressivité infüùe.de lasubstanœ, ouplutôt de la
agit et pense. Il demeure essence individuelle. puissance individuelle, par-
substantialité, laquelle s'exprime dans ces modes, sans exister comme ces
tie de la puissa;nce infinie de la nature; cette puissance individuelle, n'est
modes. Lesquels simultanément existent dans la substance, sans se con-
pas immuable au sens de statique; mais elle est réalité en mouvement.
fondre avec elle. L'existence des modes n'est que leur processus imma-
affectée par l'action des autres individus avec lesquels elle établit des nent de recherche objective, sans finalité a priori, de la gmdualisation de
reliations. Cette essence conserve une réserve permettant de penser et de la puissance, recherche d'une part de substantialité qui se. construit dans
causer adéquatement. Elle ne peut s'identifier durablement avec un état
la relation mais ne peut jamais êtte infinie. La substance se réciproque
ou condition fixe, mais avec l'état, la condition qui naît à chaque fois du
avec la substantialité. Aimer Dieu. connaître Dieu. cela signifie seulement
type de relations établies entre l'individu et les auttes. De sorte que pré-
rechercher à accroître sa substantialité, autant qu'on le peut, en raison des
domine un type de relations camctéristiques, mais cela ne signifie pas
conditions de sa propre individualité.
l'exclusion définitive et défüùe d'autres conditions.
Tout mode est partiellement en quelque chose d'autre -, plus ou
Place donc pour une transition, laquelle ne peut être que proœsms de
moins, à quelque degre. en quelques relations ou interactions, sous quel-
libération par degrés de puissance, d'action et de conception adéquates,
ques aspects, sous quelques conditions. La liberté est la capacité d'être
tous conquis pas à pas. Ce processus repose .pour l'homme sur le type
cause adéquate de soi, compléte,. sous toutes ~s relations; elle est donc la
patticulier de rapports entre l'esprit et le cmps. tels que les activités de
capacité d'être pleinement et clairement comprise par elle-même; ce qui
l'IDl se limitent à la capacité d'exprimer la puissance de l'autre~ et, en
veut dire aussi capacité d'être totalement actif par rapport à quelque
réfléchissant swr cette capacité, se retournent en capacité de causation. Le
chose, capacité qui ne peut êtte celle d'aucwi mode, le mode étant tou-
processus de la libération éthique est affaire de degrés. de puissance. Les
jours dans lllle certaine mesure. èn quelque chose d'autre par quoi il est
predicats de la causalité adéq~ et de la conception adéquate. se gradua-
conçu~ c'est-à-dire toujours nécessité et conditionné parun auue, c'est-à-
lisfflt.
dire non libre. Néanmoins s'ouvre pour le mode le chemin de la conquête
Une fois encore: l'homme n'est ni un esclave absolu ni le Dieu-Na- de sa liberté, de la gradualisation de sa causalité et de sa· capacité de
ture. On. peut distingire.r dés lors trois degres dans cette graduation : ab- conception, le chemin de son devenir "en soil' sur la base de son "êtte en
sence absolue du prédicat. possession.limitée et variable, présence illimi- un autre". La transition éthique est transition de puissance. potentialisa-
tée. Le mode se voit refuser le degre initial et le degré tenninal. Le predi- tion, accroissement de puissance d'agir et de puissance de penser. Pour
cat supporte du plus et du moins, il implique quelques aspects, et non pas l'lwmanité, elle s'effectue entre le degré zéro, limite fictive, et l'infini,
une totalité; il doit êtte considéré donné et donnable en certains situations propriété refusée au mode, car définissant la substantialité prédicable de
(et non pas tout.es). La théorie de l'affinnation infinie du cosmos se tra- la seule totalité, en laquelle s'effectuent les relations de puissaince.
duit pour nous, non pas en mie apologie acritique de l'existant. mais en
La seule. question décisive pour les hommes, qui ne pourront jamais
une technique du quatenus, IDle technique de gradualisation progressive
annuler leur essence modale, est donc celle de la conquête de puissance,
des degrés .de libené et de conception. Comme toute mode, une essence
du processus de substantialisation dans la constitution des rapports de
humaine, toute essence humaine individuelle est dans une ceitaine me-
puissance. EBie est celle de la croissance de leur activité, de leur compré-
sure, à la fois, en quelque chose d'autre et en soi. Il y a toujours des
hension, de leur hl>erté.
aspects tels qu'une seule et même chose (ou individu). finie et particu-
lière, participe plus ou moins sous la détemtlnation de l"'en-soi" et d'au- hnporte ce que peut devenir l'homme comme mode, partie de quelque
tres sous celle de l"'en quelque chose d'autte". Dés lors. l'absoluité de chose d'autre par lequel il est et est conçu. S'il n'y a pas mithropocen-
l'opposition "en soi-en quelque chose d'autre" se relativise: le "en quel- trisme théorique, .il y a anthropocentrisme éthique. La préoccupation fon-
qu~ chose d'autte" est non pas l'opposé de l'"en soi", mais sa négation. il damentale de Spinom est de détenninér ce que l'homme peut devenir sur

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_L_
Pour une int.mpr6tation de l'~thique Pour une interprétalion de l'éthique

la mise de la connaissance de ce qu'il est. Le savoir .des choses et du mais que Spinoza remplit d'un sens nouveau et qui n'est pas exactetr.ient
.monde est constitué èn vue de découvrir le sens. de la condition humaine le nouveau sens commun dominant son époque. ·
et les lois de son destin. Pensée de la vie. la pensée n•a pom objet que de
La ixatique ici évoquée n'exclut pas ce que les Anciens considéraient
révéler la puissance inviolable de ce seul sacré qu •est la vie.
comme un niveau d'ordre inférieur. celui de la fabrication des objets
De quoi est capable le mode hwnain 7 La Ile partie s'ouvre sur la me. d'usage. la poiesis. La pratique au sens spinoziste recouvre l'activité du
sm la théorie de l'être passionnel (comme nécessaire à la réalisation) de conatus, la recherche de l'utile propre en tant qu'elle passe simultanément
l'essence humaine, laquelle précéde l'indication des deux déterminations par les rapports avec les autres· hommes, et par le rapport avec les choses
possibles offertes à l'homme, celle de l'esclavage ou soumission aux pas- non humaines, naturelles ou fabriquées. Ce conatus implique son dé,·e-
sions, vie régie de manièxe dominante par r esse in alio, et le per aliud loppement en savoir, et du même coup la theoria perd son autonomie
concipi (IV partie), et celle de la voie de la h"berté, domination de la transcendante, chére à la tradition. Plus précisément, Spinoza inscrit dans
réalité des passions par la connaissance de la raison. vie régie par l'inver- la productivité infinie de la Nature - car ils ne sont pas un empire dans un
sion de la domination absolue de l'esse in alio, par l'émergence de l'ac- empire - les modes ou fonnes de vie qui ne peuvent être produits à partir
tion et de la conception adéquates (Ve partie). d'eux-mêmes, mais qui sont susceptibles d'une prodlllctivité diff6rentielle.
Les deux genres de vie qui jalonnent le passage interminable de l'in Alors que la tradition antique interrogeait la physis propre à l'homme
alio à l' in se, avec leur conversion immanente, concernent en fait deux à partir de la triplicité poiesis-praxis-theoria, supposée représenter la l'J.i.é..
modalités d'appropriation. A partir de la IIle partie et surtout de la IVe, raIChie des genres de vie proprement Jnunains, Spino7.a recompose poie-
l' Éthique renverse son cours. La thése de Tappartenance de l'homme à la sis-praxis-theoria dans l'unité d'Wle même fonne de vie. Toute fonne de
nature se renverse dans la perspective de l'appropriation par l'homme, vie, tout bios, est unité spécifique de poiesis, de praxis et theoria. Ou
partie de la nature, de cette natnre . même. Le monde humain est bien plutôt. en chaque genre de vie, à une modalité d'existence du CO(JJS i11di-
expression de la nature, mais il est analysé et déduit comme producteur viduel, en rappon aux autres corps de la nature (poiesis). et aux corps de
d'un monde spécifique. La puissance de l'univers s'éprouve désormais même essence humaine (praxis), correspond une modalité d'existence de
dans la puissance constitutive du monde des modes, du mode hmnain rame,ou esprit, de connaissance (theoria).
(me partie, préface).
Spinoza renouvelle de fond en comble, au contact de sa. théorie de
De ce point de vue on peut parler d'un deuxiéme cours de l'Éthique l'individuation, la théorie aristotélico-stoicienne des bioi, qui situe la vie
autour de la théorie du mode fini, du conatus, comme unité dans l'appétit philosophique en rapport de continuité-rupture, d't.me part, avec la vie
de la causation corporelle et de la conception idéative. La césme décisive pratique, et, d'autre part. avec la vie poiétique, sur la base repoussée de la
ne·se situe pas tant au niveau de la me partie qu'à celui de la IVe. Car la vie de l'esclave voué au labeur. et dans le refus de la vie du gain. Alors
lie partie poursuit le mouvement de déduction ontologique saisi dall$ que la pensée antique (suivie en cela, même si c'est avec des modifir.,a-
l'objectivité de son en-soi, et commence par la découverte de la coexis- tions importantes, par la pensée médiévale) examine ces bioi comme au-
tence en tout mode de l'activité et de la passivité, de l'ignorance et de la tant de degrés hierarchisés dans un même espacedonné une fuis pour
connaissance. Avec la IVe partie s'opére une rupture. On part du moi toutes, Spinoza les distribue en quelque sorte sur chaque forme ou mode
empirique, et de son mode de production dans la servitude, de son expé- de vie (de connaissance et d'action) qu'il distingue. Chaque genre ou
rience des passions comme variations de sa puissance en tant que partie fonne de vie se comprend à partir de la recherche de l'utile propre. Celle-
de la nature. S'opère alors la formation du procés de libération, à l'inté- ci réunifie poiesis et praxis, à savoir, d't.me part, travail de fabrication et
rieur du procés ontologique du .conatus et du modèle exemplaire de vie d'appropriation des éléments de la nature nécessaires à la survie humaine.
qu'il peut se former,. validant de manière relative et relationnelle les con~ et, d'autre part. ensemble des relations sociales et politiques que les indi-
cepts de Bien et de Mal. vidus entretiennent ·les uns avec lès ·autres pour organiser leur vile. Cette
IV. On ne doit donc pas inteipréter !'Éthique spéculativement. Il faut rechen:he de l'utile propre est toujours liée à une capacité de connais-
lui restituer son caractére unique d'ouvrage théorico-pratique, où la théo- sance par idées plus ou moins adéquates.
rie éclaire et sert la pratique. Par pratique, il faut entendre d'abord le En fait, la théorie paralléliste restructure celles des bioi : p<>iesiset
concept ancien de praxis, domaine de l'action proprement hwnainc, de praxis sont repensées à partir de la recherche de l'utile, c'est-à-dire de la
l'agir des hommes les 1DlS avec les autres, dans le cadre de la cité, et sous capacité du corps individuel à agir et à pâtir; à être affecté et détenniné
la récurrence du bien vivre, du bien agir, en lequel se trouve le bonheur, dan<. l'interaction avec les autres co.1ps agissant sur ses propres parties
la perfection, le souverain bien. Formules tout à fait classiques, antiques. constitutives; aptitude à affecter et à déterminer les autres corps. en étant

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Pour une inteipr6tàtion de 1'éhlque Pour une inteq,rétation de rathique

cause de leurs modUications et de leur intégration dans les rapports qui fait pas une instance absolue, monopolistique, démiurgique. L'organisa-
sont pour lui rapports d"appropriation. Du ~ême coup la theoria est-elle tion par le corps hmnain de· sa vie, la reproduction de ses conditions inter-
aussi repensée. Simultanément, et non pas postérieurement ou antérieure- nes presuppose bien une logique des rapports de· force, une expansivité
ment, Ja capacité du corps est corrélative d'Wle capacité de rame.définie positive; mais celle-ci ne va jamais jusqu'à faire de ce corps la mesure de
comme idée du corps, à fonner des idées inadéquates ou adéquates de ce toute chose, le maître de la nature. La dimension relatio1U1Clle du rapport
corps, des autres corps et d'elle-même. Inadéquat signifie incomplet et constituant le conatus n'est jamais portée à l'absolu conune principe d'in-
mutilé; et adéquat signifie complet et intégral~ La theoria n'est pas Ja telligibilité. Pas d'idéalisme, de ce point de vue. Pas davantage d'exclusi-
pensœ pure détachée de son substtat corporel et délivree de la sensation. visme privatif de l'appropriation.
Elle est la puissance de fonner des concepts qui ne peuvent pas ne pas Ce tte appropriation s'effectue sur la base de la reconnaissance des
avoir de corrélat réel. Elle tmnsvalue l'utilité stricte. rapports de dépendance et d'interdépendance ave.c les autres corps. Il ne
Pour Spinoza, il n'y a pas, comme Wlité de. référence, 1D1e vie pour la s'agit pas tant de maîtriser absolwnent que .relativement, d'organiser des
filbrication technique des choses utiles; puis une vie pour l'accomplisse- circonstances, d'introduire une zone ou une face de ·nature appropriée,
ment d'actions belles et bonnes en communauté ave.c autrui (et pour cette sans rompre les équilibres conflictuels avec le milieu. La relation d'utilité
communauté); et, enfin, une vie de pensée pure qui presuppose les autre.<1 ou d'usage avec l'"autre" naturel et avec "autrui" ne se conclut pour Spi-
et les accomplit. Il n'y a pas non plus, pour fonder ces vies, Im.e théorie noza que si la logique de la force immédiate (les gros poissons mangent
intemporelle de la nature humaine et de ses faclllltés, base de toute réparti- les petits; les puissants asservissent les faibles) se traduit et se détennine,
tion et division des fonctions sociales (fonctions et classes économiques sans ruplllre de continuité, en rapports d'association ave.c les corps de
de la fabrication et de la subsistance; .fonctions et classes éthico-politiques même essence, tels que chaque corps puisse se développer dans le respe.ct
de la direction; fonctions et classes théoriques du penser et du savoir). de la puissance inîmie des choses.· Spinoza espère une traduction des· rap-
Spinoza, en cela traducteur et pointe avancée de son temps, ne rejette pas ports de fo.rce en rapports d'échange et de commµnication : la force n'est
dans la simple sph6re des conditions animales de l'humanité la dimension vraiment force que conune communication, intégratiQD. appropriative.
du travail et du corps laborieux. S'il ne thématise pas aussi explicitement L'échange est pensé par lui, au delà de la forme historique du marché
que Hobbes et Locke le travail au sens bourgeois du tenne (valorisation, capitaliste, comme instance de. composition, conune lieu de déploiement
mise en valeur par usage des moyens de production, production de plus- <les forces positives, comme principe d'une sociabilité méta-monopo-
value), il exp1ore la pré-conditionde cette thématisation, en renvoyant à listique.
une physique, à une anatomie du corps, la double dimension économique De ce point de vue, le premier genre de vie peut être défini à son
e 'l'.politique de l'activité d'appropriation, jusqu'alors rangée dans une niveau corporel· physique comme niveau où les corps humains se repro-
th6orie de Ja nature humaine et de ses facultés. Et cette appropriation duisent dans la difficulté, empêtrés dans des rapports d'usage conflictuels
n'est plus exclusivement privative. où 4<>mine la servitude, où l'échange se réalise sous Ja forme de la subor-
C'est le mode.de reproduction de l'individualité co1porelle qui est le dination instable. Le second genre de vie, saisi à son niveau corporel
fil conducteur : celle-ci reproduit et élargit sa sphère de manifeslation en physique, est celui où les co1ps obtie1D1ent une meilleure capacité de re-
reproduisant ses conditions internes de vie; et ceJa exige l'appropriation production en devenant cause de leurs actions sur l'extérieur. en se cau-
par ce corps dle parties d'autres co1ps, qui sont ainsi désindividualisœs; sant réciproquement , èn stabilisant des réseaux de communication et
cela implique Ja recomposition de ces parties par le COipS, un nouvel d'échange qui régulent les oppositions et les conflits.
équilibre en procés. Ce qui distingue Spinoza de Locke et de Hobbes, tout Spinoza a donc envisagé comme noyau de la refonte de l'instance
deux hérauts de la maitrise et appropriation de la nature par le sujet hu- poiético-pratique une physique de l'échange corporel dont il presuppose
main, c'est paradoxalement ce qui semble le lier au passé : son sens des la supériorité sur la simple physique de l'usage possessif : il n'y a pas
tt,pports d'int.enlépendance, le refus de tout anthropocentrisme théorique, d'utile propre en vérité sinon sur la base de l'échange généralisé.
la reconnaissance, non religieuse toutefois, du lien qui relie l'honune aux Est-ce à dire que Spinoza pense véritablement l'anatomie de la société
a111tresêtres naturels. La physique élargie de l'individualité hwnaine, ce
marchande capitaliste ? Peu de chœes sont dite des. conflits Grui naissent
substitut d'une économie politique de l'appropriation, cette base d'une
et demeurent sur le terrain de l'échange. Mais tout le probléme théorique
politique raisonnable, se fonde certes sur l'instance moderne et matéria- des IVe et Ve pal'Qies de !'Éthique est de penser un devenir actif des
liste de la recherehe de l'utile et de l'intéret. Mais le propre de l'interpré-
modes qui soit appropriation constituant, par les conflits de l'échange, un
tation spinoziste du conatus est que son dynamisme appropriateur n'en
échange réglé, tendanciellement libéré de ces conflits . Le Traité théo/ogi-

26 27
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Pour une intciprétation de l'éthique Pour une interpr6tation de !'Éthique

co-politique et le 7'raité politique attestent que la politique spinoziste demeure celui de l'opposition des esprits et des corps, de l'oppmition de
n'idéalise pas les venus' de l'échange ~d. mais insiste sur la néces- deux modes de production de la vie humaine. L •Éthique ne renoli'ICe pas à
sité de le. construire et de l'aménager en échange où les conflits se suppri- l'appropriation collective de la nature, au déploiement de la fOICe produc-
ment comme tels. Au politique donc de contrôler, d'annuler. s'il le faut. tive, mais elle indique que la composition entre Sages et Ignorants, que la
la conflictualité qui demeure inscrite au coeur de l'échange monopo- lutte. entre deux modes de production de l'individualité humaine est à
listique entre inégaux. l'ordre du jour. La béatitude - qui développe sa politique propre - ne
De toute manière chaque mode· de vie est pensé à partir de sa poiéti- s'achève pas sur elle-même, la béatitude exige que l'on traite de la politi-
que et de sa pratique corporelle; laquelle réunit appropriation économique que étatique •. de la coexistence des genres de vie.
et comportements éthico-politiques. Le genre de vie dominé par les pas- La béatitude est bien à la fois un état et une "voie", un :résui'!at et un
siollls et l'imagination. tout comme le genre dominé par l'activité et la chemin. Si elle semble annuler le processus historique qui conduit à elle,
raison. se déf'urissent dans leur rapport à la· capacité ·d'agir (poiétique et elle se clôt sur un. acte qui n'annule I'$ la durée,. mais la détennine à
pra7.:ique) du corps. Tous deux contiennent ainsi des producteurs et des chaque instant comme voie de la libération. de l'étemisation, à conquérir
politiciens; .tout comme ils comprennent des "théoriciens", puisque à la sur la base de ce qui déjà. est acquis, produit. La béatitude est un passage
capacité d'agir et de. pâtir du corps correspond. une capacité pour l'enten- intenninable à la limite où le Sage connaît les essences singulière, l•:s-
dement d'être cause adéquate d'idées vraies. quelles sont accessibles à tous ies Sages; où il comprend que les antago-
Pas de genre de connaissance qui ne se lie à une modalité d'actualisa- nismes des conatus peuvent se composer, qu'ils appartiennent à une
tion de la puissance d'agir du corps, .pas d'actualisation de cette puissaD!e même communauté à produire. Ce passage à la limite n'est pas saut hms
qui ne soit liée à un geme de connaissance 4• · du temps et de l'histoire; il est joie du vrai contentement qui passe par de
nouvelles connaissances, un nouvel essor de la physique, de la politique,
V. On comprendia pourquôi l'Éthique ne se tennine pas par l'évoca- un nouvel accroissement de notre capacité productive
tion de la figure du Sage seul. Elle se tennine par l'évocation de l'anti-
"Via quem, perardua videatur, inveniri tamen potest". Voie qui exige
thèse constituée par les deux types idéaux de l'individuation humairie, qui toujours magna labore reperiri 5 •
concentrent en eux, et la différence des deux fonnes de vie ultimes, et la
réalité présente de leur confrontation, le Sage et !'Ignorant. Cette communauté.de sages doit avoir pour corrélat physico-éoonomi-
que une maximation de notre force d'appropriation, et simultanément, elle
"L'ignorant, outre qu'il est de beaucoup de maniàes balloté par les
ünpJique la fin de l'Etat pour autant que l'Etat naît c1e la vie passionnelle.
causes extérieurs et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est
dans une inconscience presque complète de lui~même, de Dieu, et des La vie du troisième gerue parachève celle du sècondl dont elle fait éclater
choses, et sitôt qu'il cesse de pitir, il cesse aussi d'être. Le Sage, au les limites. ·Elle represente la critique conttefactuelle du :man:hé, et des
contraire, oonsidér6 en cette qualité, ne oonnaît guèœ le trouble intérieur, rapports de production qui lui correspondent, c'est-à-dire la fin de l'ho,rw
mais, ayant par une certaine nécessité 6temelle conscience de lui-même. oeconomicus. De ·même, elle represente la fin de la politique .étatique, et
. de Dieu, et des.choses, ne cesse jamais d'être et possède le vrai conœnte- le début d'une politique qui est celle de l'appropriation collective oonotre
ment"5. · propre fOICe sociale.
La béatitude e!ilt bien l'état tenninal du processus d'individuation, la Néanmoins. il ne faut pas transformer le spinozisme en évolution-
demiére étape morphologique de la productivité humaine avec ses &peets nisme, ou en historicisrne. C'est dans noire présent que se pose le pro-
théorique, physique. économique et politique; .mais elle ne peut être don- blème de la coexistence des fonnes de vie et de leur hégémonie respec-
née que dans un rapport dialectique de confrontation avec son. anti-thése, tive. Celle du premier genre, si elle est matrice de formes de vie passives,
à savoir l'ignorance, c'est-à-dire l'état inauguml du processus morpholo- qui durent encore. ne saurait absolmnent disparaître. Elle n'est pas seule-
gique, lequel constitue encore pour la. majorité des hommes le seul hori- ment Une première étape que l'on pourrait demain éviter à tout candidat à
zon. L'Éthique en ce dernier scolie ne souligne pas tant les deux pôles du l'individuation humaine. Elle est un commencement obligé par lequel
processus d'individuation que la néœS&té d'inverser leur importance rela- chacun passe et repasse, même le Sage. Ceci dit, il est possible d'en ré-
tive. Elle se termine en indiquant que le Sage doit produire le savoir de duite l'importance, d'abréger la duree de ce passage. Cela est plus ou
cette chose particulière qu'est la coexistence de deux modes de produc- moins facile si le candidat à l'individuation naît dans une société où sont
tion de l'individualité humairie. L'Éthique se termine en indiquant que le plus nombreux et plus développés ceux qui ont aménagé précisément la
problème politique est celui de l'intrication de ces deux modesde produc- vie du premier genre, et le rapport à la nature et aux hommes qu'elle
tion . de la force productive hwnaine. Si le savoir éthique implique son unplique. On peut même fonner l'idée d'une société où la majorité <lies
partage et exige la composition des esprits et des corps, le présent actuel

28 29
Pour une in~tion de l'éthique Pour une intczprétation de l'éthique

hommes auraient abrégé la fonnation par le prenùer geme ou réduit la la première forme de vie désignent simplement la condition .originelle
rechure en lui, vivraient au niveau du second genre, et éduqueraient leurs d'un rapport de dépendance à l'égaro de l'autre (Natme et Société), mp-
enfants. de manière à abréger autant qu'il se peut le moment passif-pas- port nécessaire pour que le mode humain puisse accéder à la causalité par
sionnel. du moins en dissolvant les structures .ramifiées que le premier soi. On peut dire ainsi que la féodalité et le capitalisme commençant ont
genre produit. et en les remplaçant par des structures nrationnelles, par pour statut de devenir résidu et support pour une fonne plus civilisée de
des schémas passionnels conhôlés, rendant les honunes "iationnels" mal- l'existence, critique des limites et des contradictions de ce présupposé.
gré eux. L'intemporalité des formes de vie inclut en fait la différenciation de
Le chemin qui est indiqué à chaque individu peut etre facilité, si le leurs proportions relatives. Cette intempomlité est apparence. Le pôle par
terme final est déf'mîtivement constitué, s'il s'établit comme un bloc, à où tous commencent doit laisser la dominance au pôle par lequel l'élite,
partir du quel on peut inverser la proportion entre vie active et vie pas- mais c'est un avant-garoe de l'espèce, parvient. Ce premier pôle désigne
sive. A la limite, ce qui a constitué pour tous le point de départ peut être simultanément une condition ontologique, universelle et invariable, et les
retaillé au minimum. L'Etat et ses institutions peuvent servir. s'ils sont variations des configumtions que cette condition commande. Mais il est
réformés, à constituer une nouvelle base pennet.tant de faire de la condi- possible de séparer cette condition de ses variations; et de coruitruire dans
tion d'ignorance et de passivité un simple commencement épuré de toutes cetre corulition la constitution d'un pôle opposé, celui de l'individualité
les .formations idéologiques, économiques, politiques auxquelles elle a humaine supérieure, avec des configurations que ce pôle supérieur exige.
donné historiquement lieu. Spinoza ne dit pas que depuis toujours et à Dans l'inversion des polarités se produit, sur la base ontologique inélimi-
tout jamais la multitude des houunes est passio1U1elle, qu'une minorité nable de la dépendance, le processus de la constitution de l'espèce dans
seule parvient à l'individuation supl&ne. Il ne dit pas davantage que la l'élément de la finitude, de sa capacité. d'agir et de penser, de sa force
juxtaposition de la masse et de l'élite ratiOIUlelle est une situation éter- productive et de sa puissance logique. L'historicité est la tension de ce
nelle et inlangible. Spinœa dit que, puisqu'aujourd'hui le Sage est réalité passage d'un pôle à l'autre. Il n'y a pas de vie humaine intégralement
:pensable, la forme supérieure de vie est réalité,. en co~mreru:e et en dé- vouée à la passivité, .car notre essence singulière est aff'umative .. Mais il
bat avec le mode primaire et inférieur de production de la vie. n'y a pas davantage de vie humaine intégralement active, car l'actualité
VI. La situation de I' Éthique est en ce sens unique, épocale. La tran- de l'actualisation est à la fois produite et à reproduire. Alors que l'igno-
esition que l'Éthique, à la limire, pense pour un seul, pour celui-là qui ra rant demeure un mode fürl à la limite de la conscience et de l'action, le
accomplie en la concevant, Spinoza, I' Éthique la pense aussi comme gé,.. Sage autant qu'il est en lui est quasi-substantiel, mais sa victoire est tou-
~le et universalisable à la limite pour tous, pour l'espèce, car il jours à reconquérir, la substantialité étant refusée au mode. Les deux figu-
s'agit d'une possibilité humaine. On ne peut résmber entiérement la situa- res anthropologiques de la modalité finie sur lesquelles se conclut l'Ethi-
tion initiale de passivité, propre à la modalité f":mie;mais le propre de la que nous renvoient ainsi aux ·deux instances ontologiques sur lesquelles
nature humaine, est de pouvoir découvrir et réaliser ses capacités, de pou- l'Éthique s'ouvrait. l"'être dans un autre" et l'"être en soi". Le déplace-
voir réduire au .minimmn pour chacun le commencement dans la passivi- ment de la modalisation humaine à partir de l'être dans l'aut.-e (la servi-
~- . Si bien que le commencement tout en demeura.nt une base pour tous tude) vers l'être par soi (la lib erté) est donc intéri eur à la pulsation onto-
;peut être abregé et surmonté. Il peut être "reposé" en moment intérieur, logique qui détermine le procés du réel par soi à se produire en un en-
déterminé par le s formes de vie supérieures. chaînement d'êtres qui sont d'abord par et dans un autre.
L'historicité que nous tentons de lire dans l 'Éthique ne se trouve pas VII •.Notre intexprétation aboutirait-elle alors à lllle sorte <iletypologie
ilant dans la succession et hiérarchisation des formes de vie que dans le métahistorique de formes de vie donnant une interprétation éternelle de
jpaSsage infini de l'une à l'autre, dans l'inversion de proportion propre à tout tmitement possible de la duré e ou de l'histoire ? S'agirait-il d'établir
,;:lulcl.me. Entre une situation où tous commencent et demeurent dans le que pour tout homme, né comme mode fini dans la durée. le problème.
:premier genre (celui-ci développant l'ensemble de ses détenninations) et éthique est, dans l'histoire passée, présente et future.celui de sa transfor-
une situation-limite où tous parviendraient et demeureraient à jamais dans mation d'esclave en homme libre. ? S'agirait-il d'établir qu'CI!l général, et
ïe troisiéme genre, on a bien l'espace d'une ttansition qui elle est histori- pour tout homme singulier, son premier rapport à la réalité el à la durée
~ue. est celui de la dépendance, de l' in alio, de la servitude; et qu'est en jeu
L 'Éthique pense la possibilité réelle de l'hégémonie d'une fonne de pour lui le processus de son individuation comme conquête de la capacité
-vie. La première, de base, et d'horizon intégral devient un "présupposé" d' être cause et conception adéquates ? D ' une certaine maniére , oui. Pour
dont on réduit tendantiellement la nécessité. A la limite, les contenus de le Sage, il s'agit en effet de comprendre que pour tout temps, en tout

30 31

..J-.
Pour une interprétation de l'Qhiquc
Pour une inœ:rprétation de l'~ue
du jour avec son articulation propre aux traités spécifiques qui ·le complé-
temps, il est question de oe passage éternel · de la durée subie à la durée
compme et agie. de l'histoire faite "sur" nous. sam nous. à l'histoire faite tent. De ce point de vue, l'éternité n•est rien d'autre qÙe la durée, ou
l'histoire comprise dans sa nécessité. Pour l'homme, elle n'est rien d'au,.
par nous. avec nous. du temps à l'éternité.
tre que la nécessité de sa propre individuation moIJ>hologique, comprise à
Mais r Éthique ne se réduit pas à cette typologie .métahistorique. Une la fois comme résultat et comme principe pour un nouveau commeJlce·
telle inteiprétation risque toujoUIS l'annuler la dwée. l'histoire, _et la mo- ment. L'éternité est Ja nécessité comprise du processus d'étemisation qui
dalité finie, comme des illusions ou des apparences. puisqu'il s'agirait de a pour résultat le Sage. c•est·à-dire l'actualisation physique des capacités
la simple explicitation d'Wle propriété inscrite de toute éternité dans le du corps (entendu simultanénient dans sa dimension écononûque et politi-
développement de la modalité finie. Or, si d'une certaine manière, il est que. dans une perspective d•appropriation collective de la nature et d 'une
légitime de rechercher la possibilité de l'explicite, donné comme µn fait, régulation non•étatique de .la communauté). c'est·à-dire l'actualisation du
dans un implicite .qui le contient, il faut comprendre que l'explicitation ne savoir de cette actualisation elle·même. Pour autant que cette double et
peut être présupposê a priori : c'est parce qu'elle a eu lieu que l'on est une actualisation est à la fois résultat et principe qui se pJésuppose pour
fondé à dire qu'elle peut avoir lieu. S'il n'en était pas ainsi, l'Éthique un recommencement. pour sa reproduction .
serait inintelligible pour elle-même. Si !'Éthique est écrite, si Spinoza qui
l'écrit, est lui aussi possible. c'est que sont réunies du temps de l'Éthique VIU. L'Éthique révéle ainsi une destination objective de l'être et de
l'être hwnain qui jusqu'à elle a été obscurcie. tant dominait pour la quasi
et de Spiiioza les conditions de cette écriture.
majorité des hommes la servitude de la vie du premier genre. L' Éthique
Dès lors, le temps, la durée, et l'histoire peuvent être inteiprétés est le livre qui révéle à la modalité finie qu'elle est tension infinie de
comme la dimension essentielle du proce~us ontologique en tant qu'il est l'esse in alio vers l'esse perse . Elle est le livre où cette tension se révéle
pour nous processus de hl>ération. Dans ces conditions, on peut dire que à la modalité finie. Axiomatique métahistorique .du traitement de l'his-
I 'Éthique pense · sa propre validité pour .tout le temps, pour tous les temps, toire. de tout temps de la servitude en temps et lûstoire de la hl>ération,.
où le procés de l'individuation primaire doit être scandé selon la polarité 1'Éthique ne se clôt pas sur un savoir absolu. elle se fenne sur un bilan
servitude et liberté. esse in alio et esse per se. L'ouverture de la science qui s'ouvre lui-même sur sa propre réactualisation. Cette ouverture impli-
intuitive comme .modalité théorique du genre de vie supérieur. propre à la que alors, et à chaque fois, la .saisie du · procés réel et des . structures qui
communauté des sages. réfléclût les pioblémes du present, sur la base du conditionnent la modalité finie . Le Sage qui appamît à. la fin dè ce proces-
bilan que constitue l'état actuel du procès de fonnation du réel saisi dans sus doit éternellement repasser par la totalité des choses, et par lui-mSme,
sa nécessité et pensé dans la nécessité de sà production. L'Éthique c-st une en tant qu'il est . moment de cette totalité . Il est condamné à :repartir d'un
théorie de la production de l'effet de libération (de notre force productive certain état des capacités de son COIJJS et de son esprit, et cet état est
et logique) dans les conditions où :régnait jusqu'alors l'effet de servitude. détenniné comme moment intérieur, produit (même si à son tour il est
Elle pense ainsi sa propre validité universelle pour l'avenir. dans la me- productif) de la productivité inïmie. La réaffirmation du per se implique
sure où cet avenir est encore obstrué par la reproduction de reffet de toujours le reconunencement par l'în alio. Il est nonnal que le Sage réac-
servitude, et exige celle de l'effet de libération. De ce point de vue, c'est céde à sa propre productivité à partir de l'impersonnalité du "on" natu-
l'anhistoricité apparente (ou l'éternité mal comprise) de !'Éthique qui rant, en réenchainant les étapes du processus morphologiques. S' il s•a.git
comtltue son historicité : elle traite le temps historique de l'humanité de réduire au minimum notre détermination · in alio. le Sage sait néan-
conune histoire du passage de la servitude, de la dépendance absolue moins que rien ne se termine à lui-même , qu'il peut se maintenir dans sa
"sous l'autre" (et les diverses figures de l'autre) à la liberté conune auto- sagesse à la condition qu'il sache chaque fois se situer, se comprendre
nomie relative. L' Éthique galde sa ·vérité métahistorique, et historique, dans le processus naturant et dans le drame nature de la servitude et de l a
tout à la fois, pour la durée en général, pour toute l'histoire, dans la me• libération. Le Sage sait que toute confrontation avec la donation du
sure où il s' agit d'un temps de servitude . Elle garde sa validité pour au- monde l'expose à remettre en jeu ses capacités acquises et à s'exposer à
tant que des limites et obstacles de la servitude presente naît la nécessité la prise de ce qui est par et dans un autre .
présente de l'effet de libération.Tout temps à venir. s'il est temps de la
L'Éthique se termine sur le Sage; mais celui-ci s'ouvre sur la repro-
servitude, est pensé par l' Éthique comme temps d'un commencement, qui
duction, - abrégée , accumulée et modifiée autant qu'on voudra - mais la
n'est pas origine prédestinée, puisqu'en lui est produite la possibilité et la
reproduction effective du processus natwant qui le produit. Le Sage est
nécessité de la libération.
résultat et il ne peut être principe pour une reoonquête de soi que, sur la
Tant que les hommes commenceront par un geme de vie où domine la base de la compréhension de la suucture décentree du processus réel qui
passivité et l ' ignorance, leur temps sera ~lui où l'Éthique sera à l'ordre

33
32
Pour une inteiprétatlon de !'Éthique Pour une interprétation de l'Éthiqùc

l'ceproduit. Le Sage _n'accéde à la causalité par soi et ne la reproduit que Sage pense la priorité, l'antériorité de l'effectivité du processus sur la
~ur la base de la priorité absolue de la call$8lité anonyme naturante dans pensée qui le réfléchit. Il pense que la fonction de la pensée n'est que de
Eaqrielle il figure toujours déjà d'abord comme produit, mode causé. Le penser la reproduction réelle du processus. Le pense.- est intérieur à l'ef-
Sage n'est donc pas origine ni îm dernière; il est résullat et bilan pour fectue.-. le repenser au réeffectuer. Pour chaque esprit. en ·son temps, il
autant que la priorité est accordée. au processus anonyme qui le produit. faut accéder aux sttuctures générales de la puissance productive infinie, il
L 'ex cen~ et l'intériorité tout à la fois du mode à la substance dési- faut se déterminer comme force productive expressive de cette puissance.
gnent simplement l'objectivité d'un processus qui produit pour nous une déduire, c'est-à-dire produire à partir du commencement obligé de laser-
fin immanente (la causalité par soi). mais qui n'a pas pour fin en soi cette vitude le processus de la libération, l'effet de libération, avec son résultat,
causalité. En effet, entre· la maniére dont· un mode finit par reproduire la la béatitude, le contentement d'être cause adéquate et pensée adéquate.
causalité par soi et la causalité par soi elle-même envisagée comme subs- On ne se libére pas par simple itération "rétléxive" du procés de hbém-
tance, la différence n'estjamaislevée, même si la relation est dialectique. tion. On se libére pour son compte, en son temps, pour mllant que l'on se
Voilà pourqlliOi il faut réeffectuèr à chaque fois le parcours de toute comprend en son temps, d'abord comme effet de servitude, ensuite
TI'Éthique. en se plaçant du point de vue du procés dans son objectivité, comme possibilité d'effet de h"bération. On se libére sans aucune garantie
pour y déduire son produit comme effet. La libération n'est pas sujet : téléologique d'avoir conquis la liberté une fois pour toutes, puisque celle-
elle est effet. Elle ne peut être comprise par le mode qui la.réalise qu'à ci est remise en jeu à chaque instant de la durée modale, par le défi
partir des conditions de possibilité. c'est-à-dire par l'ordre téel de la pro- infiniment reproduit de la conjoncture.
duction des choses, lequel produit à partir de ses sbUctures l'ordre de La circularité de !'Éthique n'est donc pas celle de la réflexion spécula-
succession logique des formes de vie. tive; elle est celle du reconunencement d'un processus <ruse produit quel-
En soi et pour nous, en tant que nous comprenons l"'en soi" de la que chose qui s'accumule, qui peut progresser ap:res chaque retour à ses
production de la possibilité d'un ''pour nous", il. est déduit qu'il faut com- propres conditions de possibilité. Ce quelque chose a l'innocence de notre
mencer par le nécessaire et libre développement de la productivité infinie; force productive et logique, épwée de la formalisation des rapports de
il faut reproduire le mouvement par lequel celle<i pose comme un de ses domination, d'appropriation privative, et de contrainte violente. En ce
effets la modalité humaine, et scande le développement de cette modalité sens, la réeffectuation circulaire de l 'Éthique enveloppe .à chacun de ses
en fonnes de vie. elles'-mêmes différenciées selon la transition intennina- cours la possibilité d'un traitement de la conjoncture, la possibilité d'un
ble, ou passage. de la passivité à l'activité. de l'ignorance à la connais- ttaité spécifique concernant une chose singuliére importante pour· le pro-
sance, de la servitude à la liberté. L'Éthique est à la fois circulaire et cessus morphologique. Le Traité théologico-politique et le Traité politi-·
linéaire. Linéaire, car le procès ou le progres de l'étemisation est ouvert. que sont les fonnes concrétes de ce recommencement qui est traitement
Circulaire, car ce progrés ne peut s'opérer qu'à partir de la réeffectuation de la conjoncture selon l"'axiomatique" pure de la libération.
de sa cause productrice. comme effet produit par et dans la productivité Voilà pourquoi Spinoza, qui a interrompu I' Éthique pour écrire le
infinie de la Natuœ, en. laquelle la modalité humaine finie est inscrite Traité théologico-:-politique et p:réparer les esprits à la publication de
comme effet. ffit-ce conune effet déterminé à devenir cause. Le présent l'Éthique. écrit le Traité politique, !'Éthique à peine achevée, se retour-
éternel de l'actualisation de notre modalité finie l'oblige à se comprendre nant ainsi sur la politique, sans que l'on puisse dire que cet achévement
comme effet du procés producteur de la Nature infinie, effet qui ne se soit le dernier mot du Sage. C'est dans la théorie du présent comme pré-
reproduit et ne s'accumule que sur la base de l'antériorité du procés dont sent de la libération que l' Éthique se :révéle comme logique éternelle de
il est l'effet. l'historicité, comme syntaxe du passage de la passivité à l'activité dans la
Ainsi la béatitude, parfaite comme contentement. reste ouverte et in- politique.
achevée. Il n'y a d'effet de libération, éternellement, que comme effet.
histoire. Chaque esprit qui doit exister, doit pour son compte et pour son NOTES
œmps. autant qu'il est en lui, :réeffectuer ce processus auquel rien n'est
antérieur. Le Sage ne se borne pas à repenser spéculairement le processus L Voir A. KOJEVE, Introduction à l.a lecture de Hegel. Gallimard, Paris,
1949. Cette interpré tation est celle de R. CAILLOIS, aliteur des textes de Spino-
qui produit le Sage, c'est-à-dire la possibilité pour ce processus de pro- za dans la Bibliothéque de la Pléiade. Gallimard, Paris, 1954.
duire dans le Sage sa propre pensée. Le Sage, la pensée du Sage, ne sont
2; Voir sur ce probléme le livre de A . NAESS , Liberty Emotion and Selfsub-
pas la mesure du processus. En pensant le processus d'étemisation dans
sistence. The Structure of a Central Part of Spinoza' Ethics. Universitctforlagct,
! 'histoire conune ce qui ne peut pas ne pas se répéter, se reproduire, le Oslo, 1973.

34 35

~
Pour une inteiprétation de ratbique

3 . . C~ prQblémes . ont 6t6 bien vus pa:r E. GlANCOTII BOSCHERINI dans IL HISTOIRE ET ÉTERNITÉ
son article, "Necessity arld Freedom" the Ph#osophy of Spinoza in Spttculum
Spinozanum 1677-1977, cdited by S. Hessing, Routledge and Kegam Paul, Lon-
don, 1979, pp. 90-107.
4. Sur ces problémes, voir l'ouvrage devenu classique de A. MAnŒRON, I - La Ve parûe de l' Éthique monae à quel point la vie et la connais-
Individu et communauti chez Spinoza. Les F.clilions de Minuit, Paris, 1969. Le sance .du second genre implique sa transmutation en vie et connaissaœe
livre ~ent de Antonio NEGRI, L' anomalia selvaggia. Saggio su potere t! poten- du troisième genre. Ce n'est en effet qu'après les vingt premières proposi-
za in Spinoza. Feltrinelli, Milano, 1981, a su découvrir la profondeur politique de
tions de cette Ve partie que cette troisième forme apparaît. Ces proposi-
l'ontologie spinoziste. Mais il néglige que la probI6matique de la puissance passe,
chez Spinoza, par la médiation de la libre dis .cussion des buts et des moyens, par
tions 1-XX ont pour objet la consolidation et le développement de cette
une raison pratique, toujolU'S en garde face aux séductions de la violence. Il est seconde fonne de vie, appelée à devenir un nouveau départ. Elles dessi-
vrai que Spinoza pense au delà du libéralisme, dans une penpective pr6-commu- nent ce qui dans le T.T .P. n'est qu'un horizon. Elles montrent que la vie
niste. Il n'est pas vrai que la puissance n'ait pas de dimension éthico-politique. rationnelle n'est pas dotée d'un pouvoir absolu.niais qu'elle est c~ité
Bien au contraire. d'inverser par un nouveau détenninisme, le déterminisme primaire qui
5. SPINOZA, Ethique, pr . 42, schol. (G, II, 308). nous fait conunencer par la passivité.
5. A. MAmBRON, op. cit., a montré que la perspective finale de l'Éthique A une vie de passivité liée aux affections passives provoqu~ en nous
était celle d'une communauté des sages, non-6tatique, unifiée parune appropria- par des causes extérieures· changeantes, objets de connaissance inadé-
tion non privative des "biens" n6cessaires à la vie pa:r le partage de la même forçe quate, s'oppose une vie d'activité. manifestée en des ·affections actives
inteaectuelle de compréhension. Perspective contœfactuelle , etttes, mais n6ces- dont l'âme est la cause adéquate. L'action venue du dedans inverse la
sairement produite, meme si elle est nécessairement inacessible en sa plénitude.
pertwbation venue du dehors et lui succède : de plus en plus souvent et
longtemps, notre COlpS . sera cause . adéquate, tout comme notre Ame sera
connaissance adéquate. Les proportions initiales s'inversent. La vie ra-
tionnelle, qui est potentialisation de ·la capacité du cotps à affecter e t à
être affecté, est de même capacité pour rame "d~ordonner et d'enchaîner
les pensées et idées des choses", ce qui signifie corrélativement un ordon-
nancement des images des choses, des affections du corps, dans le regis-
tre du corps 1•
Comme l'indique A . Matheron s'opère ici une réplication du paiallé-
lisme2. Jusqu'à présent, celui-ci fonctionnait dans le sens étendue-pensée:
les idées s'enchaînaient de la même façon que les affections du cmps.
Maintenant par Wle sorte de retournement, il · fonctionne dans le sens .in-
verse pensée-étendue. Le premier sens explicitait la domination première
de la passivité : la co~ance demeurait imaginative. avec un primat de
l'ordre du corps et des affections, donc des passions subies. Maintenant
l'âme n ' est plus traitée conélativement au coq,s; c'est le corps qui est
traité collélativement à l'âme. Cette procédure ne rétablit pas de mani ,~re
subreptice l'intemction cartésienne. Auc1D1edes deux séries ne détermine
l'autre. L'esprit s'effmce de penser, et le cmps d'agir selon sa strucblre.
L'âme est passive dans la mesure oà elle forme des pensées qui ne se
déduisent pas de sa seule .nature, mais de celles d'autres idées de chœes
singulières existant en acte. Et non pas parce que les actions du corps
sont induites par des images corporelles venues de l'extérieur .
Inversement. le corps agit au sens fort, non pas parce que l'âme en-
chaîne ses idées les unes apres les autres, mais parce que de Iui-:lllême il
réussit à acmaliser œ à quoi il tend dès l'origine. à enchaîner des images

36 37
Histoire et éternité Histoire et éternité

COIJ>Orelles. selon ~n onlre logique qui lui .permet de poser des actions Si la passion exprime notre intériorité à l'ordre commun de la Nature.
selon ses vraisbesoins.' De par cette inversi()ll du parallélisme. la connais- si le monde ambiant agit sur notre corps (lui procU13Dt des affections de
sance du premier genre. comme ensemble des idées adéquates des affec- plaisir et de souffrance), nous aggravons cette dépendance en joignant ce
tions du corps. se transmute sans disparaître. en se réordonnant comme sentiment à l'idée de .telle chose particulière à laquelle nous accordons un
rapport inunédiat à la réalité, dans la réalité. A mesure que la raison gran- pouvoir mythique de bien ou de mal. Il s'agit de redresser le cours des
dit, s·mstaure un ordre nouveau, qui ùnpose son hégémome à Ja connais- représentations. en dissœiant l'affect de joie ou de tJistesse et la pensée
sance du premier genre. Celle-ci est arrachée à la connexion temporelle de la cause extérieure qui . semble le provoquer. et cela en le joignant à
première de l'ordre commwi de la nature pour être comprise dans un d'autres pensées. Nous brisons les associations pour isoler les affects des
nouvel enchaînement. Cet ordre nouveau de la raison a un équivalent cor- représentations causales. Nous dissipons l'illusion qui s'emparait de
porel : notre cmps construit des schèmes d'actions dont il a l'initiative. l'âme, et selon laquelle c'est une cause extérieure qui produit la modifica-
Pour utiliser un langage que Spinoza n'emploie pas, et dont le refus est tion de l'âme par elle-même. Ce qui semblait de provenance étrangère - la
d'ailleurs significatif, on a une ·sorte de transfonnation inunanente du modification de l'âme - est détaché de cette provenance. pour être intério-
point de vue sensible en intelligible. un passage de l'hétéronomie à l'au- risé à l'âme, et par elle. comme son .effet .
lonomie. Ainsi, par un procédé qui semble être stoïcien, l'âme s'apparaît à elle-
Mais ce passage n'a rien de la conversion pratique de Kant. qui est même · comme principe de cette causalité interne de ·toutes œs modifica-
"coupure" issue du libre vouloir du sujet moral. lequel se reconnaît tions , y compris les modifications imaginatives. Du même coup elle ratta -
comme arraisonné à prendre .pour maxime la loi de la raison pratique. che cette modification à sa vraie cause. el dissipe l'illusion de la causalité
)?our Spinoza, ce passage n'est pas celui du naturel-sensible au non natu- réciproque par laquelle elle expliquait - très · mal - cette modification.
rel-intelligible , mais celui du naturel (premier et impuissant) au naturel Cette proposition qui "applique" le parallélisme correspond dans l'ordre
(second et puissant). Le problème n'est pas celui d'une libre initiative, de cette genèse idéale. à la déduction de ce .même parallélisme. à sa dé-
mais d'une libre nécessité. laquelle caractérise certains individus qui pro- couverte par l'âme elle-même, laquelle fera ensuite la "théorie" de cette
duisent la capacité d •opérer ce passage par leur force de penser. Celle-ci découverte. réfléchissant sa propre idée. A la cause externe se substitue Ja
part de l'idée adéquate presente en eux, et s'affranchit de sa détermina- cause interne. Joie et trisresse. qui sont liées par association imaginative
tion "imaginaire". L'homme n'a pas à se déterminer librement à l'autodé- aux accidents du corps - nécessaires - . peuvent être considérées comme
tenninisme. il est déterminé à se détenniner. des états intrinsèques de l'âme. Si nous n 'avons pas la h"berté d 'écarter Ja
cause externe, absolument. nous avons la capacité de rattacher l'événe-
Il - La genèse de la libération se poursuit alors avec l'indication de ment à la rotalité de ses causes productives. C'est cela dissocier l'amour
et la haine d ' aveç les causes externes, les restituer aux événements, à la
son mécanisme propre :
connaissance de l'univers entier. C'est cela penser }'infini. Le parallé-
"Si nous séparons une émotion on affection de l'Orne de la pensœ
lisme signifie le rattachement de la modification à ·la totalité des causes
d ' une cause extt:rieure et la joignons à d'autres pensées. l'amour et la
haine à l'égard de leur cause extérieure sont détruits, de même que les
que reproduit l'âme en pensanL Cette pensée découvre l'ordre interne qui
fluctuations de l'ime naissant de ces affcctions " 3•
dissipe l'illusion d'lDle action causale transitive, et exclusive , de la cause
externe sur la cause interne . Par là s'esquisse une appropriation du déter-
Ainsi nous pouvons nous libérer de l'illusion que secrète la connais- minisme qui nous constitue et qui nous résiste, qui se constitue et recons-
smce du premier genre. L'imagination se laisse imposer la causalité du
titue en nous sans nous.
co:rps sur l'âme . attribuant à la cause extérieure (le corps et œ qui se
passe dedans) ses propres détemlÎllations représentatives. Inversement, .Ainsi se forme une connaissance scientifique des pmsions qui mie fois
elle se laisse représenter comme la subordination des affections du cmps réfléchie trouve dans le parallélisme sa méthode : il y a genèse de la
&JX idées (croyance à une causalité extérieure de l'âme sur le corps) . Il
connaissance et de son fondement méta-scientifique (ou philosophique) ,
s "agit de couper court à cette ïu:tion d'une double causalité extérieure: il genèse de l'activité de libération et du savoir la concernant. En effet il
n'y a ni causalité du co:rps sur l'âme, ni de l'âme sur le corps. Par l'in\lCr- s'agit immédiatement ensuite d•assigner l'affection à sa véritable cause
sion du pamllélisme, Spinœa fait cesser la causalité du corps sur l'âme, qui est interne , c'est-à-dire à l'idée adéquate qûi est l'âme (l ' âme rendue
tout comme précédemment il avait fait cesser la fiction d•une causalité à elle-même, à son autonomie).
absolue de l'âme . maîtresse de son corps. "Une affèction qui est une passion cesse d'être une passion sitôt que
4
nous en formons une idée claire et distincte" •

38 39

-
Histoire et 61:crnité Histoire et éternité

"Une affçc:tion est d'autant plus en notre pouvoir et l'Amo en pâtit sont tenus pour des vertus quand ils sont engendrés par des id6cs acléqua-
d .
d'autant moins que cette affection nous est plus connuc" 5 • tes .
La démonstration de la Proposition m est significative car c'est là que De par le pa.mllélisme, l'affection signifie affection dans l'âme, et.:idée
la connaissance s'effectue. De même que les idées de nos idées s'encluû- dans l'âme de l'affection corporelle. La genèse de la vie active. de la
nent dans le même ordre que nos idées, celles-ci s'enchainent dans le forme de vie dominée par l'activité. est simultanément geœse de la vie
même ordre que les idées de nos idées. Il suit que, si l'idée et l'idée de rationnelle : capacité d'agir du corps. capacité de fonnation d ' idées adéw
l'idée sont une seule et même chose en .lDl seul et même attribut, l'on quates par l'âme, et donc de notions communes et d'essences singulières
peut conclure des idées d'idées aux idées, et des idées aux images COIJJO- vont de pair.
relles correspondantes. La conscience claire des sentiments, leur connaisw En effet, l'affection dans le corps est accroissement ou diminution de
sance, s'accompagne d'une transformation des sentiments. Et celle-ci la puissance d ' agir du coips : si l'affection du corps a sa cause adéquate
s'accompagne d'une réorganisation des images du corps: ce que précise dans le corps, il y a action; si elle a sa cause en partie dans le oorp~. en
la proposition X. La connaissance d'une passion ttansfonne 1a pas.gon en partie dans les causes extérieures. il y a passion. Si le coips ne suffit pas
sentiment actif . L'élément de positivité de la passion cesse de se juxtapo- à expliquer l'affection qui est en lui passion, l'idée est inadéquate dans
ser à côté de notre connaissance vraie, elle se laisse absorber par elle. l'âme. Ce que l'on peut dire autrement en soulignant que l'ânw n'a cette
Dans les modificatioM que nous subissons, il y a désormais quelque idée que pan:e que Dieu constitue l'essenœ de cette âme et des autres
chose qui peut être conçu adéquatement. sans que l'on ait à espérer une âmes, parce qu'il constitue l'idée de mon COIJ)S et les idées des autres
im]!)Ossible autonomie absolue, qui donnerait au m<:>deque nous sommes corps. Et .inversement. Plus nous parvenons à enrichir et précirer la con-
la détennination de la substance . naissance que nous avons des coq,s extérieurs et la. connaissance que
A .noter qu'à partir de ce moment, Spino7.a esquisse la généalogie de nous avons de notre COIJ>S propre. plus nous pouvons .expliquer les affec-
la raison elle-même, opération théorique qui se distingue de l'exeœice tions du corps. les passions, par la conjonction de ces .corps et de notre
concret et encore irréfléchi de la raison. Car ce qui est conçu adéquate- nature, plus nos passions se transmuent en actions. La passion naît
ment ne peut pas ne pas être l'ensemble des propriétés que possèdent en d'abord, et avant tout. du rapport initial de notre désir avec la force pré-
corrunun les corps, modes de l'étendue, Il y a donc genèse simultanée de pondérante de telle cause ou corps extérieurs. Elle n'a de nécessité que de
la raison ~ et de l'activité pratique . commencement. une nécessité oocurrente, non une nécessité destinée à
"Il n'est point d'affection du COIJ)S dont nous ne puissions fonner constituer le seul horizon de notre actualisation. Il nous est p:>ssible de
quelque .concept clair et distinct" 6 • séparer notre désir de l'idée des causes . extérieures, de le comprendre tel
"Il n'est point d'affection de l'!me dont nous ne puissions fonncc qu'il est. dans la mesure où il implique un pouvoir d'a~ir propre.
quelque concept clair et distinct" 7 • .Or. nous avons le pouvoir de former un concept clair et distinc t de
Comme i'affection est un genre qui comprend comme espèces la pas- route affection du corps. et, donc de toute affection de l'âme. Ce coocept
sion et l'affection active, la libération des passions ne peut pas êtte con- n'est que l'idée constitutive de cette affection replacée dans la suite des
çue comme lutte entre deux éléments radicalement distincts. Il ne s'agit idées qui rendent raison de notre nature . Alors. de passive, l'affection
pas de la lutte de la sensibilité hétéronome contre la raison auronome. devient active. Nous pouvons acquérir roujours davantage le pouvoir de
mais de la substitution d'une idée adéquate à une idée inadéquate . puis- lier nos affections suivant l'ordre vaJable pour l'entendement. et de les
que routes les affections. passives ou actives , sont . des idées. La raison mettre en accord emre elles et en accord avec la nature universelle.
n'est pas l'autre absolu des affections: elle est la systématisation, la coor- "Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des affections
dination des affections actives, à partir des affections passives, et contrai- qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d'ordonner et
res. Le remède "éthique" est la connaissance vraie des ~ons , pour au- d'enchainer les affections du cœps selon un ordre valable pour l'entende-
ment"9. ·
tant que cette connaissance est morphogénétique en ce qu'elle englobe
des affections actives . . La connaissance vraie est aussi un sentiment. un affect qui augmente
"Chacun a le pouvoir de se conmu.û:e ·tui -m&ne et ses affections du la puissance d'agir de notre esprit; elle a un coJTélat physique qui aug-
moins en partie, clairement et distinctement. et donc de faire en consé- mente la puissance d ' agir de notre coipS. On .peut donc envisager un en-
quence qu'il ait moins à en pâtir ... Tous les désirs sont des passions ~n chaînement logique des images corporelles dû à des aspects qui s'expli-
tant seulement qu'ils naissent d'idées inadéquates; et ces mêmes désirs quent par notre seule nature : se cOMtituent, avec la connaissmioe vraie

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Histoire et étcmit6 Histoire et éternité

des passions, des se:hérnas opératoires d'actions coq,orelles qui expriment de leur·production dans la nature des choses pensée dans son universalité.
notre capacité d'agir. ' S'opère en quelque sorte, en ce passage de la Ve partie," la genèse de la
Le cmps peut enchaîner ses images à partir d'un certain ordre, se don- connaissance des attributs - laquelle se comprend comme première. Par
nant à lui-même un modèle de plus en plus précis de sa nature interne, lié l'intennédiaire des idées des affections de notre cmps, se forme en nous
.~ une connaissance plus precise des COIJ>Sambiants et de la corporéité, en l'idée de l'étendue .. Nous la dégageons des matériaux de l'imagination.
se· donnant un modèle precis de la sttucture des co.rps extérieurs et de la Nous sommes conduits à découvrir que les réalités cmporelles individuel-
manière de les produire. La capacité d'agir du cwps se traduit en schèmes les qui affectent la nôtre propre sont. comme celle-ci, des modes-effets de
mettant à notre disposition les co.rps ambiants selon les degrés de commu- l'étendue. La connaissance de notre cwporéité dans son rapport aux réali-
:.1a1Jtéde leUI" nature avec la nôtre. Notre corps en se disciplinant lui- tés cmporelles étendues fait· apparaître ces dernières comme effets d'une
même, et en disciplinant sa communauté d'appartenance aux autres cmps, nature corporante à laquelle elles sont intérieures. Au fur et à mesure que
devient davantage capable de réagir aux propriétés des choses, d'organi- nous intégrons nos idées adéquate des corps, du nôtre propre, de leurs
ser les cireonstances, au lieu de les suivre au hasard des rencontres, au rapports, nous fonnons l'idée d'un système unique de la coa:poréité. Ainsi
Heu de les subir. plus nos images cmpotelles s'enchaînent les unes les autres, plus l'éten-
due se révèle à nous comme point. de départ de toutes les défütltions
Mais si l'âme se libère, elle n'est pas encore devenue invincible: il y
génétiques que nous formons. Ontologiquement l'étendue nous apparaît
a toujours un résidu passionnel consistant et résistant. Bt surtout, dans la
sphère de la vie et connaissance du second genre, par notions communes alors comme la cause immanente de tous les corps que nous connaissons.
et schémas ·communautaires, il demeure un dualisme. En saisissant ce
Nous parvenons ainsi pardéduction à une intuition intellectuelle. qui nous
qu'il y a de commun auxcorps extérieurs et au nôtre propre, nous deve- donne accès à la productivité infinie de l'attribut, et nous comprenons
qu'elle est cause.inunanente de tous les COIJ>Sréels et concevables. Alors,
nons capables d'agir; mais la partie de nous-mêmes qui agit est pour elle-
explicitement, nous pouvons rapporter à l'idée de Dieu chacune des affec-
même une sorte d'instance qui se détache de notre moi, et s'oppose à lui
comme quelque chose d'étranger. Pour nous-mêmes, nous sommes une tions du corps. Et de même, de par le parallélisme, pour l'attnl>ut pensée.
capacité d'agir qui n'agit que sur la base de la compréhension de sa simi- Ce début de la Ve partie opère donc la genèse. du point de vue par
litude avec le reste de la nature, et qui demeure donc capacité de pâtir. Si lequel l' Éthique a commencé. Il montre comment se fonne en nous la
notre capacité d'agir nous universalise, notre pâtir nous individualise. connaissance du Dieu-substance et de ses attributs, dont nous comprenons
Nous ne comprenons pas à ce moment-là que cette capacité d'agir est alors qu'ils sont le vrai principe par lequel commence depms toujours le
voie d'accès à la pleine actualisation de notre essence. p~ssus onto-logique. Spinoza résume ainsi \Ul long travail de la raison,
la production de l'immense capital d'idées adéquates.qui parvient enfin à
Il nous reste à saisir que l'individualité n'est pas du côté de la passivi-
l'identification logique de ses propres principes. n y a donc dans !'Éthi-
té particulière, mais du côté de la capacité à surmonter la passivité et à
inverser sa proportion.Il nous .teste à découvrir que nous avons une es-
que place pour la genèse du point de vue de l' Éthique elle-même. La Ve
partie, elle, a cette fonction : elle déduit les priu;ipes du processus pro-
sence individuelle qui s'exprime dans notre capacité d'agir et de penser.
ducteur de la réalité, par lesquels la partie I, qui reproduit l'ordre. onto~lo-
La découverte de cette essence que nous sommes exige le passage par la
gique, a commencé. La genèse de la connaissance modo--substantielle est
cé>nnaissanœ du vrai Dieu, c'est-à-dire de la Nature, l'accession à la con-
elle-même un moment de l'ordre modo-substantiel. Bile produit son ordre
n:ussance et à la vie du troisième genre. On a ici le moment ontologique
p:recis de l'accession à la vie du troisième genre à partir de celle du se- propre de production. le réfléchit, le reproduit dans sa structure idéelle.
cond : celui où la .vie active par connaissance de notions communes de- En. ce point le Sage comprend et son rapport adéquat à Dieu et son
vient vie active par connaissance des essences singulières (y compris la rapport adéquat au cmps; il devient vraiment actif. Il découvre simultané-
nôtre propre) et par amour de Dieu. Vient le moment où les affections, ment l'inégalité du processus fonnateur de l'individualité hwnaine, puis-
détachées de lems causes extérieures, sont rattachées à leur vraie cause, qu'il comprend qu'il est nécessaire que d'autres hommes r.e produisent
q,Ji est commune et immanente, et qui est le système auto-producteur de pas au même rythme leur propre individualité, et restent prisonniers d'un
let Nature, Dieu. rapport inadéquat à leur propre COIJ>S,aux autres corps, et à Dieu. Le
" L'âme peut faire en sorte que toutes les affections du an-ps toutes Sage découvre son inégal développement. Il découvre qu'il. est l'avant-
les images des choses se rapportent à l'idée de Dieu" 10 • ganle du procès d'individuation; et le problème de sa propre existence au
côté d'individus moins avancés que lui devient pensable. Néarunoîns ce
La connaissance des sentiments a pour aboutissement relatif la con-
naissance de Dieu : connaître les senrimenls, c'est conrut1"tre la nécessité procès d'individuation est pensée dans sa nécessité et son ilTéversibilité

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Histoire et étcrnit6 Histoire et éternité

qui demeure à :réeffectuer. Le Sage découvre que le seuil de l'ilrevcrsibi- plus comme une joie-transition. Amour liée à l'âme seule, sans conunen-
lité est franchi lorsque'quelque chose comme lDle vie réglée par l'amour cement temporel, amour qui n'est plus affection, amour intellecruel que
de l'âme pour le système auto-producteur en lequel elle est produite de- nous éprouvons et que "Dieu" éprouve lui aussi.
vient possible. Le Sage découvre simultanément l'objectivité du processus Quel slatut en effet accorder à ces dernières propositions? Conunent
qui le rend lui-même possible, et conquiert Ja subjectivité par laquelle il interpréter la connaissance du troisième genre qui est cOITélative de
se fonne lui-même dans ce processus. l'amour intellectuel de Dieu et de la Béatitude ? Avec ces propositions
"Qui se connaît lui-même et connaît ses affections clairement et dis- finales s'opère comme une inversion: l'individualité ne se comprend plus
tinctement aime Dieu, et d'autant plus qu'il se connaît, et qu'il connaît seulement conune processus d'affinnation, qui est maintien de son es-
ses affections" 11 • · sence· interne par composition avec les co.rps semblables. Elle comprend
En ce point la vraie libération est acquise, lorsque Dieu est identifié ce procès d'expansion comme expression et manifestation d'un procès qui
comme cause première et objet du savoir développé. Les :réseaux d'activi- l'enveloppe et la produit. La force productive humaine se comprend alors
té et de connaissances font système : dès que nous rapportons à Dieu tous dans le système de production qui l'a produite comme fOICe produc tive.
les événements qui nous arrivent, la transformation de la passion en ac- Au fur et à mesure qu'elle résorbe son hétéronomie, et qu'elle dev ient
tion peut se produire et se reproduire, elle peut faire cercle. L'amour in- cause adéquate par la compiéhension des mécanismes qui la font pâtir,
tellectuel de Dieu est le sentiment qui correspond au point de vue de celui l'individualité comprend . sa propre capacité d'action conune étant elle~
qui a conçu !'Éthique et qui conçoit cette conception à l'intérieur du pro- même produite par et dans un processus naturant.
cessus dont l'Éthique est le concept. L'amour de Dieu désigne le cercle L'accès à l'éternité est la saisie de la :réalité de notre capacité d'agir et
que forment la joie de connaître et l'idée de Dieu comme sa cause. En de comprendre, pour autant que celle-ci n'accède à son autonomie q111'en
nous comprenant nous-mêmes et nos sentùnents, nous aimons Dieu, c'est- se situant et en se comprenant dans 1Dl procès d'ensemble dont elle ne
à-dire la réalité dans son objectivité auto-productrice; et ce d'autant plus peut être l'origine ab$olue. Il s'agit d'un passage à la limite qui neutralise
que nous nous comprenons mieux nous-niêmes et nos sentiments. en quelque sotte le parcours qu'il présuppose, pour mettre en rapport di-
Nous aimons ainsi Dieu au travers de l'amour que nous nous portons rect le résultat obtenu (notre propre capacité d'agir et de comprendre)
à nous-mêmes (en ce que toute idée adéquate nous apparait comme màni;. avec ses préconditions de possibilité, saisies dans leur objectivité. Nous
festation de notre puissance d'agir), et au tmvers de l'amour que nous saisissons, en concluant de la :réalité à la possibilité, que nous n'avons pas
portons ·aux autres choses et aux .autres hommes en tant que ces autres à devenir vraiment éternels, mais qu'en soi, conune possibilité.réelle im-
noos sont utiles. Chacune de nos affections nous renvoie à un seul et crite dans l'objectivité du processus producteur ou naturant, nous l'étions
unique Etre réel qui est l'infinie productivité de là nature infinie dont depuis toujours. De ce qui s'actualise comme capacité d'agir ei de com-
nous sommes une partie et 1Dle affirmation : "Cet amour envers Dieu doit prendre nous concluons à la .:réalité de cette capacité comme moment,
tenir dans l'âme la plus·grande place". Non pas toute la place. Car.s'il est comme possible réel inscrit dans la réalité elle-même, comme actualisa-
plus grand que tout amour particulier, il .demeure une affection particu- tion ouverte, en cours, de ce possible.
lière, pouvant s'accroître au milieu des affections, sans les supprimer. Cet Sans que les médiations précédentes aient à être supprimées. car elles
amour est à notre disposition même dans les situations où les· corps exté- sont absolwnent nécessaires, le résultat qu ' elles produisent doit être con-
rieurs nous menacent. Il est transition à la saisie de ce qui en soi ne peut sidéré conune marquant une rupture qualitative par rapport à l'ordre de sa
plus être transition, mais est perfection actuelle; Cet amour n'a pas d'au- genèse. Il devient possible, par une sorte de court-circuit, de. mettre en
tre "lieu" que la durée. Cet amour a pour support le corps, et ne peut être rapport d'irnmédiation, le lien qui unit de l'intérieur l'essence particulière
détruit qu'avec le corps. de notre corps, celle de notre âme, toute notre force productive, à leur
principe productif, lequel n'est que le système des essences et des âmes
comme expression de la même réalité naturante.
III - En ce point de la Ve partie nous rencontrons la difficulté majeure
que le scolie de la proposition XX signale en ouvrant Ja thématique de Opérer cette abstraction du processus pour se maintenir au niveau du
l'éternité. Spinoza nous dit que désormais il va considérer l'amour de résultat produit par ce processus, référé directement à son principe pro-
Dieu en tant qu'il se rapporte à l'âme seule, à ce qui touche à la durée de ducteur, tel est le mode de vie et de connaissance du troisième genre. On
l'ânie sans relation à ! 'existence du co.rps. On passe du plan de la durée à peut dire de ce point de vue que l'on ne se tient plus au plan de la durée;
celui de l'étenùté. où nous ne pouvons aimer Dieu que de l'amour éter- en découvrant ce que nous sommes "en soi", et que nous n'étions pas
nel, où l'amour n'est plus lié à WlC cause extérieure, et ne se détermine encore devenus "pour nous". nous nous engageons dans Wle nouvelle

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Histoire et·étc:Jnit6 Histoire et tternité

fonne de vie qui procure une nouvelle forme de bonheur, la plus haute peuvent s'actualiser successivement tous ensemble (seul s'actualise "una
qui soit concédée à'un être fini comme l'être hwnain Nous découvrons et simul" le système qu'ils constituent considéré dans une· sorte de coupe
nous vivons que notte corps et notre Amé sont des essences éternelles synchronique). s'il est établi que ces modes apparaissent et disparaissent
impliquées respectivement dans les modes infinis et attributs oonespon- selon. les rapports de forces qui les constituent à chaque instant, l'âme,
dants. Nous comprenons que ces essences ïmies étemelles sont produites elle. a pour propriété de. poser son objet - le corps - conune actuellement
à exister pour autant que l'attribut qui leur correspond lend à les produire; présent : elle n'en est que l'idée. Ceci implique que l'âme ne peut perce-
que chacune de. ces essences est conséquence nécessaire de la nature di- voir le corps sinon par les affections qui adviennent à ce dernier. De ce
vine. quelque chose d'étemellement actuel. dont la prétention à exister se point de vue, l'âme, dans la mesure où elle est perception des affections
réalise un jour ou l'autre. Nous comprenons que notre essence éternelle a présentes du corps, est sujette aux variations des rapports .qui gouvernent
une puissance. finie d'exister, qui n •est efficace que si l'action des autres ces affections, et les maintiemient dans les fünites dé l'essence du corps.
modes ïmis existants la favorise. Mais considéJée en elle-même. cette es- Si ces limites sont excédées. le corps meurt, et l'ftme memt dans la
sence. parce qu'elle est quelque chose, ne dépend pas de la durée dans même mesure. L'âme ne saurait être immortelle.
laquelle nécessairement elle s'actualise, s'affinne, et disparaît.
"L'âme ne peut rien imaginer, et il ne lui souvient des choses pass6es
Il reste en effet éternellement vmi que notte ftme et notre corps doi- que pendant la durée du crups" 12
vent exister, peuvent exister aussitôt que certaines conditions extérieures · Ceci dit, même si le corps existant meurt, enttaînant la mort de l'âme
.i;ont réunies. et cessent d•exister dès que ces conditions disparaissent. qui perçoit les variations de ses affections devenues mortelles, on n'a pas
;;ans que cette disparition affecte la réalité de leur puissance d'affinnation. épuisé pour autant . la questïon. Il n'en demeure pas moins, dans la réalité
Il ne faut pas interpreter ces fonnules comme s'il y avait une prédesti- objective des choses, dans ce que Spinoza appelle Dieu, que ce corps qui,
nation des essences, dans l'entendement infini d'un Dieu banscendanL inévitablement, a cessé de durer et d'exister. a néanmoins une essence qui
Ces essences ne s'actualisent qu'au fur et à mesure que les rapports de est une réalité particulière affinnative. Il y a donc de ce point de vue. une
composition qui les constituent· le penneuent. La totalité synchronique du essence éternelle du corps.
procès de naturation ou de production se réciproque en séquences d'ac- "Une idée est toutefois nécessairement do1U1ée en Dieu qui eJS:prime
tualisation qui n'ont rien de fatal ni de prédétenniné : la détermination est l'essence de tc:l ou tel coips humain avec une espèce d •éternité" 13 •
inhérente et immanente au procès d'actualisation. Elle est "in fieri" et ne Dans la réalité. en tant qu'elle est auto-conception et intelligibilité de
gouverne pas de l'extérieur le processus en lequel elle s'opère. Autant cette auto-conception, en Dieu. en tant qu'il se conçoit lui~même. sont
<lire qu'on ne. peut "réaliser" et "hypostasier" la loi d'actualisation des conçues nécessairement toutes les conséquences. de sa nature. Dieu .con-
existences au-dessus et à part du procès d·actualisation lui-même. Mais çoit toutes les essences des modes. finis, et par cette totalisation. il conçoit
cela n'empêche pas de considérer les essences existantes, existentialisées. l'ordre selon lequel ces essences passent. tour à tour, à l'existence; et
comme des réalités éternelles, nécessaires dans la mesure même où elles cette conception est simultanée à cette effectuation, elle ne la précède pas
µrviennent à affinner leur capacité individuelle. Celle-ci doit être disso- temporellement. Autant d'essences de choses singulières; autant d'idées
ciée de la duree selon laquelle ces essences existent; car la capacité indi:. qui les expriment objectivement, en soi. c'est-à-dire dans l'entendement
viduelle d ·une essence ne se réduit pas à la capacité de durée, mais infini de Dieu. Or ces idées sont éternelles : l'entendement infini pense
s'identifie à sa force productive propre.
simultanément, et lui seul. les modes successifs de l'étendue. Du seul fait
Quel est plus precisément cette éternité de l'essence de l'âme? Il faut qu'elles se déduisent directement de la nature de Dieu, ces idées sont,
bien voir que Spinoza pose d 'abord la réalité d'essences particulières, es~ abstraction faite de toute condition de temps. Les idées des corps non
sences de tel ou tel corps humain. sous l'aspect de l'éternité que Dieu existants existent comme parties actuelles de ce mode infini immédiat
fonde (Éthique V, Propositions XXI à XXIII). puisqu'il pose la capacité qu'est l'entendement infini de Dieu, tandis que leurs idéats, les corps non
de connaître les choses singulières comme mode suprême de la connais- existants, n'existent qu'en tant qu'ils sont compris dans l'étendue comme
sance (Propositions XXIV à XXXVI). Enïm, il applique cette capacité qui des virtualités logiques, des combinaisons concevables de mouvement et
est propre à rame à l'essence particulière du corps dont elle est l'idée de repos.
éternelle; et c'est l'amour intellectuel et éternel de Dieu (Propositions fi- Il faut bien saisir que l'équivalent dans l'attribut pensée de l'essence
nales de la Ve partie).
éternelle d'un corps, ce n'est pas seulement l'essence éternelle de l'idée
Reprenons l'ensemble des Propositions XXI à XXIII. Si pour les es- correspondante, c'est l'idée éternelle de l'essence de ce même corps.
sences éternelles des corps il est établi que les modes de r étendue ne C'est sur cette base - l'existence en Dieu de l'idée qui exprime l'essence

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wwws --

Histoire et 6temit6 Histoire et ttemit6

singulière de notre cOips sous la catégorie de l'éternité - que l'on peut sidérée en elle-même. De ce fait , elle est contingente, même s'il est inévi-
affinner: - table que s'opère cette limitation temporelle par laquelle · l'essence de la
"L'âme humaine ne peut être détruite entièrement avec le corps, mais chose est affectée. L'éternité s'obtient dans la durée comme vi\cto.ire sur
il reste d'elle quelque chose qui est ttemel" 14 • rinéliminable limitation temporelle des affections. Elle doit êt."C pensée ,
L'âme, idée du corps, n'est éternelle que dans la mesure oà elle est une fois produite. abstraction faite de cette durée; mais sa condition de
l'idée d'une essence éternelle d'un corps. Il y a identité et distinction du réalisation ne peut être que la durée comme continuation indéfinie de
processus intelligible par lequel l'attribut étendue se laisse diviser pour l'existence.
doener naissance aux corps et fi>nder leur réalité (cette autodivision impli- Cette thèse est d'une grande originalité en ce qu'elle rompt avc.c la
quant l'intervention du mouvement, mode infini immédiat), et du proces- tradition judéo--cluétiemte et avec ·le platonisme. Cette originalité se mani-
sus par lequel les antes éternelles se détenninent à fonner le système dé feste sous plusieurs aspects. .
l'entendement infini de Dieu (mode infini immédiat de l'attribut pensée) . Tout d'abord. cette éternité qui est ici déduite en soi n'est i;as encore
L'idée par laquelle Dieu pense éternellement · te corps humain appanient déduite pour nous, c'est-à-dire par l'âme individuelle qui en es t le siège.
donc à l'essence de l'esprit humain : l'âme est cette idée même, modifiée n semble que l'âme accède à ce quelque chosed'éternel qui appartient à
par les idées toujoms plus ou moins inadéquates des affections d'origine .son essence, tout comme si le proce~ précédent n'importait pas.
externe qui expriment l'insertion de son objet dans la durée. L'âme n'est comme si cette éternité était indépendante du niveau de connaissance au-
pas détruite absolument avec le corps : il subsiste quelque chose qui est quel l'âme est effectivement parvenue en cette vie, dans la du.rée. E n ce
éternel Ce quelque chose est le coew- de notre individualité, l'individuali- point de l'exposé , que nous ayons ou non des idées claires et distinctes.
té de l'individualité. cette idée appartient à l'essence de notre esprit. Que nous ayons oon-
Car, peut-on dire, à ce niveau, il faut distinguer deux parties dans science ou non, il y a en notis, en notre esprit ."quelque chose qui subsiste
l'âme : l'une, ~able et ttansitoire qui reflète, réfléchit dans l'existence étem.elleJJ1ent". Avant notre naissance, notre esprit n'est ·rien d'autre que
et 1Bdurée les affections du corps en tant qu'il existe actuellement. Cette l'idée éternelle, formée de notre corps par Dieu en son entendement uûmi
partie est l'âme imaginative, ensemble d'idées des modifications passives (idée qui a pour corrélat dans le mode infini immédiat de l'étendue une
qui expriment plus notre rapport aux corps extériews que notre capacité virtualité de combinaison spécifique de mouvement et de repos). Quand
d'agir, lesquelles nous rendent d'aboro méconnaissables à nous-mêmes. nous venons à l'existence, notre esprit est toujours cette idée , mais en
L'autre partie est indestructible et éternelle, elle est "pars meliora ,wstd', même temps il perçoit l'existence présente de son idéal, actualis ~. dans la
c'est l'âme-entendement qui reflète fidèlement l'essence éternelle du durée. Et notre esprit conunence par ne pas savoir qui il est, submergé
corps (comme cap~cité d'agir), abstraction faite de l'existence de ce COIJlS qu'il est par les affections perceptives qui accompagnent .les affections
dans la durée. Cette vie de la partie éternelle de notre esprit n ' est pas venant de l'extérieur affecter notre corps et son "conatus". Après la m.ort
anéantie lorsque meurt le corps. Mais cela ne signifie pas qu'elle durera du corps, seule deJJ1eure l'idée éternelle de l'essence du corps , .ou plutôt
toujours apres la mort du coips. une fuis celui-ci détruit. Cela signifie que demeure l'idée éternelle de ce qui a pu s'actualiser de l'essence du corps.
cette partie de l'âme existera d'wie existence sans rappon à la duree, tout D'où, et c'est un autre aspect de l'originalité de Spinoza, toute l'im-
comme elle existait de la ·même existence au moment cmle corps vivait. ponance de la vie présente dans la durée. L'éternité dont il s'agit doit être
Il est donc vrai pour maintenant, et pour les présents à venir, que "un tel en quelque sorte gagnée, conquise. produite . La vie dans la durée ne se
jouit de la béatitude en tant qu'il conçoit par Dieu l'essence de son propre réduit pas à un obscurcissement de la félicité initiale; elle n'est pas une
co~". Cela sera vrai même quand un tel sera mort. chute d'un statut qu'il faudrait reconquérir, par l'apprentissage de la mort,
Plus profondément l'éternité qui s'obtient par abstraction de la durée et par le détachement d'avec la sensibilité. La vie éternelle n'est pas don-
est néanmoins contemporaine de tout ce qui a eu lieu et s'est actualisé au née depuis toujours, elle est une possibilité, la possibilité ultime de notre
çours de la durée. L'éternité cohabite avec tous les états de l'Univers qui individuation qui ne peut être produite et reproduite qu'au tenne d 'un
suivent la disparition du corps d'un tel. Elle concerne la part de l'âme qui processus qui est progrès temporel, et risquons le mot, histoire. L'accès
s'est actualisée dans l'existence et a subi l'épreuve de la durée. L'éternité au Souverain Bien ne peut en aucune manière impliquer l'alléanlissement
se révèle dans la durée. Car la durée, c'est la puissance du "conatus" qui de ce qui masque momentanément notre jouissance du Souverain Bien.
pose l'existence de l'essence par une causalité interne. Le temps, lui, est Comme l'a bien vu A. Matheron, "l'aliquid aeternum" de notre esprit
l'effet de la limitation de cette causalité interne par des causes externes. n'est pas encore "pars aeterna" 15 • Notre moi conscient ne s' égale pas
Une limitation de ce genre est étrangère à la puissance du "conatus", con- immédiatement à "l'aliquid aeternum", à l'idée du corps humain contenue

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Histoire et étcmit6 Histoire et éternité

en Dieu et suivant de la néce~té divine, subsistant indépendamment de mouvement et de repos qui constitue l'essen ce de tel ou tel corps singu-
la durée du corps: Il reste à l'esprit de devenir conscient et scient de ce lier, et lorsque nous parvenons à reconstituer l 'essenœ · de notre propre
qu 'il est, à s'approprier son essence, à avoir l'idée du corps qu'il est. coq>s singulier, achevant en quelque sorte notre propre processus d'indi-
A ces· conditions, l'on ne sera pas dupe du ton platonicien du ~olie de viduation. Achèvement quantitativement indéîmi ...
la proposition XXIIl : "Nous expérimentons et ·nous sentons que nous A ce moment nous rentrons et demeurons dans la connaissance du
sommes éternels", par une expérience intelligible purement rationnelle. troisième genre. Nous pouvons alors fonnuler celle-ci pour elle-même.
Dans cette éternité rien ne peut subsister qui soit relatif à l'existence et "Le suprême effort de l'âme et sa suprême vertu esi: de connmûe les
aux.facultés liées à l'existence empirique (imagination, mémoire). Le pas- choses par le troisi~c genre de connai.ssance" 17 •
sage de l'âme, qui est cette idée dont quelque chose est étemel, à l'appro-
Il s'agit d'une saisie immédiate, ou plutôt immédiatisante, du rapport
priation de ce qu'elle est demeure à accomplir, et ce passage ne s'accom-
entre toute essence affinnative et ses causes productrices, du rapport entre
plit que dans la durée. Ce que nous gagnons en· idées c1aires et distinctes
l'essence aff"mnative de notre corps propre, à sa place dans le système des
concernant les choses, notre coxps et notre. âme, se gagne exclusivement
essences aff"artnatives. Il s'agit d'une intuition intellèctuelle qui intègre
au cours d 'lDle existence liée à la durée du corps. La durée est le seul
danS une totalité la série déductive, la fennant et la limitant provisoire-
moyen de nous acheminer vers la jouissance consciente de notre éternité,
ment. Provisoirement, car nous n'en avons jamais îmi ·avec la connais-
par un travail d'éclaircissement progressif, par une augmentation du capi-
sance des choses particulières. la connaissance de leur essence inteme et
tal d'idées adéquates accumulées, idées concernant la situation de l'orga-
de leur actualisation. Mais, à chaque pas de ce processus de connaissance,
nisme affronté au monde, les coxps environnant l' OIBanïsme et l'idée
l'âme trouve un ressort pour le reproduire. Parfaite dans sa fonne, cette
même de cet o:rganisme, }'âme. Le passage de l'éternité en soi à l'éternité
connaissance est néamnoins indéfiniment réitérable pour autant qu'il y a
pour nous ou pour soi ne peut s'effectuer que dans la durée, et dans la
une infinie reproductibilité des choses singulières. Nous ne iJ)OUVOns pas
duree de l'existence du corps - dont l' Ame est l'idée. C'est dans cette
ne pas vouloir comprendre le lien direct - qui .est médiat en lui-même.
duree que l'Ame engendre, produit en elle la connaissance de ce qu'elle
mais s'immédiatise quand il est compris dans sa totalité,-, lien direct qui
est, à partir de la connaissance de sa réalité .de mode fini d'un attribut
unit chaque chose singulière à "Dieu", c'est-à-dire au système autopro-
substantiel infini. L'âme résorbe dans. cette connaissance l'écart qui sé-
ducteur ·des ~nces particulières. Quand cette compréhension s'effectue,
pare l'idée qu'elle est de l'idée qu'elle peut avoir de l'idée qu'elle est.
notre ame arrive au comble de sa puissance de penser.
"Plus l'âme est apte à connaître les choses par le troisième genre de
V - Il est donc juste, comme le fait A. Matheron, de parler à ce propos connaissance, plus elle désire connillûe de choses par ce troisième genre
d'un processus d'étemisation. Ce processus est celui de la connaissance de connaissance" 18 •
rationnelle e~ nécessaire des principes singuliers et étemels des existences. Spinoza déduit logiquement le passage de la connaissance du second
Désormais, dans l'ensemble des propositions suivantes, il s'agira de dé- genre à celle du troisième genre : alors que· ta première explique par no-
duire les essences singulières, y inclus notre propre essence singulière. tions conununes et élargit sans cesse la sphère de la communauté, en
"Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons régressant jusqu'aux modes infinis médiats et immédiats, puis à l'attribut,
Dieu" 16 et enfin à la puissance substantielle elle-même, la connaissance du troi-
C'est à partir de ce moment précis que l'Éthique procède à l'autodé- sième genre inverse le mouvement. Elle nous fait saisir dans la même vie
duction en· quelque sorte du système modo-substantiel. pensé comme sys- la connaissance adéquate de certains attributs de Dieu et la connaissance
tème ouven, comme système de l'appropriation, par le mode, par cette adéquate de l'essence des choses singulière. Celle-ci à son tour se réflé-
force productive modale, de l'action productive dont il est Wl élément et clùt immédiatement : nous savons que nous savons, et nous savons en
une forme. Nous connaissons mieux Dieu, c'est-à-dire le système auto- même temps ce qu'est notre âme. En raison du parallélisme mira-attribu-
producteur de la réalité, lorsque nous comprenons comment le Mouve- tif , propre à la pensée, toute connaissance intuitive de chose singulière
ment et lé Repos se déduisent de l'étendue. Nous le connaissons encore s'accompagne de sa réflexion immanente; et peut se renverser en connais-
mieux lorsque nous comprenons comment de l'étendue ainsi modifiée se sance par l'fune de sa propre connaissance, de sa capacité de comiaître.
déduit simultanément cette proportion constante de mouvement et de re- Le résultat est la saisie par l'âme de sa propre éternité, la saisie croissante
pos qui définit la structure de l'univers comme Individu Total. Nous le de cette éternité mobile, et elle aussi croissante .
c onnaissons encore davantage, lorsque, en développant les lois de cette Si la connaissance du troisième genre est l'effet de rame, plus l'âme
sbucture, nOllls parvenons à reconstituer génétiquement le système de est apte à cette connaissance, plus sa puissance est grande; plus grand

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Histoire et étem.ité Histoire et 6temité

aussi son désir de persévérer dans cette voie. Il suit que s'accroît d'autant comme amour de l'être. amour du destin, destin où il y a p lace pour la
plus dans l'âme son désir de connaitre par le ttoisîème genre: l'aptitude m,ération. Amour de la libération comme destin actuel.
de l'âme est d'autant plus grande que cette aptitude est plus développée.
II reste à rame d'intérioriser sa propre puissance, de s'apen:evoir en
cè développement est celui de. sa vertu. de .son aptitude à connaître, la soi et pour soi. de saisir que le concept de Dieu, entant que Dieu produit
vertu ou aptitude de l'âme étant sa puissance de connaîlre. Dès lors, râme et se produit en elle, est la racine de tout concept. Il faut re-pro-
l'âme prend de plus en plus conscience de son désir croissant oomme
.duire la genèse, en celui qui la pense et la formule. de cette connaissance
d'un désir croissant de connaître par le ttoisième ·genre; et plus son désir qu'il commence par rencontrer de l'extérieur comme possibilité ultime de
s'accroît de connaître par ce troisième genre, et cela à l'infini.
l'âme.singulière en généntl.
"De ce tioisième genre de connaissance naît le contentement de l'âme "L'effort ou le désir de connaître les choses par le tioisième genre de
le plus élevé qu'il se puisse y avoir" 19.
connaissance ne peut D81tre du premier genre de a>nnaissanccs, mais bien
Ce que nous çomprenons de. cette façon, nous en sommes Ill3l"lres, car du second" 20• ·
nous le reproduisons comme la substance elle-même le produit. La joie en Il n'y a pas de conversion imprevisible de l'imagination à l'mtuition:
effet s'accroît avec la puissance : cette ec>nnaissance réalise et le maxi- seule une idée vraie peut nous déterminer à fonner des idées vraies. Seule
mum de puissance et le maximum de joie. ·La ~nnaissance des choses une longue pratique de la physique peut faire comprendre que !'Etendue.
naturelles par leur cause immanente - qui est connaissaœe de "Dieu" loin d'être une propriété commune ou un substrat inerte, est oe dont dé-
puisque nous connaissons les effets par leur cause - réalise notre .puis- coulent tous les cmps. Pour accéder à ce ttoisième genre, il faut décounir
sance d'agir à son niveau qualitatif le plus élevé. Et cette qualité est infi- que d'une certaine manière nous sommes .déjà· parvenus au plan de la
niment extensive et intensive. Elle a pour qualité de se SUq>asser elle- vérité, pour comprendre que l'on n'a plus à y accéder. Mais cette décou-
même, d'être perpétuellement en avant d'elle-même. L'éternité a ainsi verte de la vérité comme sujet, comme auto-développement, et non pas
pour corrélat dans l'ordre de raffect, la joie, le contentement. la satisfac- comme ce à quoi l'on accède, est elle-même une tâche infinie. La con-
tion (qui est plus que la îm négative du mécontentement et de l'insatisfac- naissance du troisième genre ne sera elle-même achevée que lorsque nous
tion).
aurons reconstruit génétiquement la combinaison de mouvement et de re-
Si la puissance de l'homme, sa vertu, se manifeste dans l'action et la pos qui définit notre essence singulière. Achèvement relatif, car il y a u ne
connaissance, cette connaissance se réfléchit. en refléchissant comme ob- immité d'autres essences à concevoir pour pouvoir simultanément pro-
jet de. contemplation cette activité elle-même, qui est accroissement de la gresser dans la .saisie de notre essence (pénétration qui est aussi joie). Si
capacité du COIJ>S à agir. Quand l'esprit se conçoit lui-même en concevant cette tâche est indéïmie, elle ne conunence vraiment qu'une fois franchi
la puissance de son activité, qui réfléchit celle du COIJ>Sdont il est l'idée, le seuil décisif du troisième genre. Lorsque nous nous achemino:ns vers la
il se réjouit. Lorsque nous causons adéquatement quelque chœe, nous connaissance de notre essence singulière (et pas seulement de celle des
concevons que nous concevons . adéquatement. Nous concevons .notre pro- auttes essences singulières), alors vient le moment oà les idées roéquates
pre activité. notre. essence, et nous nous en réjouissons . Cette joie est ainsi finissent par constituer la panie la plus importante de rame. Le seuil
elle-même, non pas le double inessentiel de l'acte, mais un acte. La ré- décisif est celui à partir duquel nous sommes vraiment satisfaits, contents,
flexion de notre causalité adéquate est simultanément état de joie. de sa- joyeux.
tisfaction de soi. Toute contemplation de notre causalité adéquate re-pro-
duit le contentement que produit cette causalité. Cette satisfaction de soi
V - Le problème de l'éternité est donc celui de la genèse de la con-
est ainsi à la fois parfaite en sa qualité et susceptible d'être infiniment
naissance par l'âme et en elle de l'éternité de son corps (et par suite de la
graduée. Etre cause adéquate et refléchir cette situation signifie accroisse-
partie éternelle de l'âme qui d'en soi devient pour soi).
ment en puissance et en joie . La contemplation ou réflexion d'tme nou-
"Tout ce que l'âme connB1t a>mme ayant une sorte d'éternité ell e le
velle relation de puissance produit la joie, et donc wte nouvelle relation
connaît non pas parce qu'elle conçoit l'existence naturelle présente du
de puissance. Joie de la joie qui ne rencontre nulle limite, et n'impose
crups, mais parce qu'elle conçoit l'essence du CX>XpSavec une sorte d'fter-
nulle limite à l'exercice de cette réflexion d'ordre supérieur. Il ne s'agit nité"21.
pas d'une méta-réflexion intellectualiste, mais d'un nouvel acte de joie,
Par une réplication du pamllélisme. Spinoza fonde maintenant l'étemi~
d'un nouveau sentiment de potentialisation de notre "conatus" . Ainsi se
té de l'âme sur celle du COIJ>S.Cela signifie qu'il faut qu'il y ait au delà
cree une nouvelle liberté pour rame, dont l'âme réfléchit la nécessité,
de la succession et de la durée une fonne nouvelle d'actualité de l'es-
sence. En ce cas, l' éternité n'est plus du point de vue de Dieu (comme

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Histoire et Etemit6
Histoire et El.cm.itE

l'établissait la proposition XXII) mais bie~ du point de vue de l'homme Cette existentialisation présuppose un fondement essentiel. Celui-ci n'est
(Proposition XXIX). On pan donc des ~s que l'âme contient et qui ne pas un simple possible que l'on imagine. Car Spinoza conclut du réel au
peuvent pas être autre que les idées de ce qui se passe dans le corps possible.- élant donné qu'il y a bien Iéalisation de l'essence dans la durée.
actuellement existant. Il s•agit de l'existence du corps dans le temps: tout concrétisation de sa capacité à dev_~ cause adéquate. à maintenir sa
ce qui se passe est relatif à cette condition. Le temps est détemùnation. définition . .
c•est-à-dire principe d'expansion indéïmie. Le temps détennine, limite Il s•agit donc du mode d•existence propre à mon essence, de racruali-
pour autant qu'à chaque instant les autres êtres - qui tendent chacun à té de mon essence qui lutte pour s'actualiser dans l'existenoe, mais qui en
l'existence en vertu de leur durée propre - limitent notre propre expan- tant qu•essenœ fonde l'actualité de l'existence elle-même. L'actualité de
sion. qui de soi est indéîmie. Cette expansion. c'est-à-dire natte durée, est mon essence s'actualise pour moi. elle n'est plus en soi: je commence à
ainsi à chaque inslllllt détenninée. délimitée. tempomlisée. temporaire- devenir ''pour moi" ce que je suis "en soi". mais !=Cl"en soi" est en sus-
menL L'âme ne perçoit rien d·autre que les affections du corps et leurs pens de son devenix "pour moi". Qu'est mon essence · ? Elle est ma raison
idées. saisies dans leur détennination temporelle. elle-même produit de la en Dieu. Elle est éternellement en lui. Sous ce point de vue de l'essence,
détermination de notre part de durée en raison de l'affrontement de notre qui pour être définie doit faire abstraction du point de vue de l'existence
"conatus" à celui des auares "conatust'. (étant entendu que le point de vue de l'essence a besoin de se produire
Nous avons à ce niveau la possibilité de former des notions commu- d•aoord dàns rexistenœ. comme existence de cette essence), sous ce
nes. Celles-ci se rapportent à des propriétés des corps de notre corps qui point de vue de l'essence donc, je suis confondu avec l'unité infinie et
sont toujours presentes. mais cette présence ne se confond pas avec l'éter- indivisible de Dieu. sans pour autant que mon individualité soit anéantie,
nité . Celle-ci n ·mtervient que lorsque notre corps existant en acte est de- puisqu'elle est fondée en Dieu.
venu de plus en plus capable de produire. de causer des aftections qui Il faut donc distinguer ces dèux façons d•exister de l'essence, son ex-
s•e xpliquent par sa nature, d'inverser la proportion par rapport aux affec- istence actuelle dans la durée et le temps, son existence essentielle éter-
tions inévitables qui s'expliquent par la conjonction de cette :nature avec nelle. Si celle-ci se distingue de celle-là, celle-là ne peut exister sans
les natures extérieures. conjonction où se détermine. se déf"mit.et "finit" celle-ci. L'éternité ne peut venir du temps, mais la durée ne peut se pen-
notre durée, de droit indéfinie. Tant que nous avons la capacité de pro- ser et s'actualiser sans l'éternité. L'existence qui reçoit ses détenninations
duire des affections dont nous sommes le principe. en ce-agissant les af- dans l'espace et le temps, qui s'exprime selon des rapports de composi-
fections qui s'expliquent par la nature des corps extérieurs. nous n•en tion et d'opposition, s'oppose de ce point de .vue à rexistenœ de l'être
finissons pas de nous définir. nous durons en nous définissant. nous nous un. indivisible qui n'a pas de détenninations externes. de l'essence don-
définissons ·en durant , sans f"mir. Nous finissons quand nous ne pouvons née en Dieu. laquelle reçoit l'éternité et l'infinité de Dieu , avant d'être
plus nous définir : notre fin est fin de notre définition. fin temporelle. donnée en nous. Opposition ne . veut pas dire altérité absolue. lLe point de
Mais en tant qu'elle est devenus pour elle ce qu'elle était en soi, idée vue de l'éternité est celui du tota simul. Mais le tota simul ne .peut être
(définition en soi définissante) d'une chose singulière existant en acte. séparé absolument de la mutlitudo et de la successio. Si l'éternel ne s'ex-
notre âme enveloppe notre fonne de connaissance, de ce qu'elle conçoit plique pas par la .duree, la dulée s'explicite par l'éternel.
non pas l'existence actuelle présente du corps, mais l'essence singulière Voilà qui explique le paradoxe apparent d'un passage à un plan qui
de ce même corps. Et ce sous l'aspect de l'éternité. est toujours déjà là. mais qui ne peut se révéler toujours êtte déjà là que
Notre esprit conçoit alors que les notions communes sont des absttac~ par ce passage, où il commence en quelque sorte par manquer à soi.
tions fondées sur l'idée vraie de notre es.5ence corporelle individuelle. il L 'mûque centre de vérité apparaît être la connaissance de notte corps
conçoit la durée de son corps comme manifestation de son essence corpo- dans ce qu'il a d'éternel, et donc réflexivement. lac~ de notre
relle individuelle. Il conçoit que sous certaines conditions. et dans la con- esprit. Celui-ci peut réfléchir les conditions de possibilité réelle de cette
dition générale de l'interdétennination des corps , il peut se concevoir par connaissance de l'éternité de son corps et de lui-même.
lui-même. Notre esprit peut concevoir l'idée qu'il se conçoit soi-même en '"Notre lme dans la mesure oo elle se connaît elle-même et connaît le
concevant, que cette conception est inscrite dam le dynamisme de la réa- cOips ccmme des choses ayant une certaine 6ternit6 a n6cessairement la
lité elle-même. Il devient possible d'interpréter en tennes d'éternité ce qui connaissance de Dieu, sait qu'elle est en Dieu et qu'elle se conçoit par
s'est d'abord produit comme durée: le passage à l'éternité est la concep- Dieu" 22•
tion de la duree. l'élévation au concept de ce qui s'existentialise dans la S'opère la prise de possession par notre âme de Dieu lui-même. Se
durée. mais considéré cette fois du point de vue de son résultat aclUalisé. connaître en tant qu'essence éternelle. c'est connaître Dieu en même

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Histoire et éternité Histoire et étemit6

temps; En Dieu _est donnée une essence étemelle du COIJ)S, et rame en _ dépendait d'elle-même, et reproduisait le dynamisme producteur dans
tant qu• elle connaît cette essence se connaît mieux et connaît mieux Dieu. iequel elle se situait d'abord comme effet, causée. Maintenantque nous
Connaissant mieux Dieu. elle se connaît mieux elle-même. Elle se connait possédons cette connaissam:e de notre essence individuelle éternelle, nous
dans son essence comme engendrée éternellement par Dieu. du dedans. savons que la cause de cette connaissance c'est notre essence elle-même.
spontanément. L'éternité se réciproque avec la causalité de soi par soi : Nous accédons à la dimension productrice, et pas seulement produite de
dans cette identification de mon essence avec Dieu je.m'aperçois comme notre propre force de comprendre, en tant qu'elle se comprend conune
cause de moi.,même, éternel. Je comprends le corps (mon COIJ>S)et l'âme produite à produire dans le système de la productivité infinie. Il ne peut
(mon âme) comme conséquences nécessaires de Dieu, au moment même d'ailleurs y avoir de comprehension de l'être comme productivité que sur
où le corps agit. et où cette âme pense et se pense. Ame et COIJ>Sse la base de l'effectuation de notre force de comprendre comme force de
déduisent de l'essence de Dieu; c'est pourquoi leurs essences sont des produire, cODUile moment de cette pnxluctivité elle-même.
vérités éternelles: elles se déduisent de l'essence de Dieu et envel~ Il ne s'agit pas de prouver que la connaissance du lroisième genre
l'existence éternelle essentielle. Dans la mesure où notre âme se conruu"t dérive de la connaissance-adéquate de Dieu. Il s'agit de_pmuver qu'étant
elle-même et conruu"t le corps. elle a nécessairement la connaissance de dorulé que la .connaissance de Dieu a sa sowce wmsl'âme en tant que
Dieu, elle accède au savoir pour soi de ce qu'elle savait en soi depuis l'âme est éternelle, tout ce quel'on peut tirer de la connaissance de Dieu,
toujours. Le mode - âme et corps - peut rejoindre l'éternité sans égaler à savoir cette connaissance du troisième gerue par laquelle l'âme se saisit
l'attribut.
comme éternelle, a sa source dans l'âme comme éternelle. Il s'agit en
Pour être éternel autant qu'il peut, causa su;, le mode n'a pas be.soin quelque sorte de la connaissance de la connaissance du. troisième gerue, et
d'égaler l'infini. la eau.sa qui absolue, mais il lui faut devenir causa sui cette connaissance est elle-même du lroisième genre. Elle est vie propre
autant qu'il le peut - Quatenus. Nous saisissons la productivité intérieure par laquelle l'âme est cause de la connaissance du troisième. genre. La
de Dieu pour autant que nous devenons nous-mêmes cette productivité. proposition XXVIII est en quelque sorte renversée par la proposition
autant que nous le pouvons. Et nous le pouvons dans une mesure crois- XXXI: rame, cause et essence éternelle, produit un effet qui lui est éter-
samte. nel. et qui est la connaissance du lroisième genre. Jusqu'à présent on
"Le troisième genre de connaissance d6pend de l'âme comme de sa .avait établi que la connaissance du troisième. genre découlait de la oon-
cause formelle, en tant que l'âme est elle-même étemelle" 23 • naissance du second genre, dans l'ordre de la succession temporelle.
Cette proposition est capitale : c'est du même mouvement que peu- Maintenant il est établi que nous n'avons la connaissance du second
vent alors se développer notre conscience de nous mêmes et de Dieu. et genre que. paice que nous sommes étemellement connaissance du troi~
ce développement corncide .avec le développement de Dieu lui-même. sième genre. Lorsque la connaissance du lroisième genre s·aperçoit elle-
L •esprit est cause· fonnelle de la connaissance de soi, du corps comme même et applique son protocole à elle-même, elle s'aperçoit, non plius
essence éternelle : connaître, c'est ainsi causer, penser et produire, se pro- comme effet. mais comme principe. cause. conune force producti-. ·e.
duire; concevoir c'est engendrer. L'esprit ruuî à lui-même. Il renaît. il
découvre en la produisant qu'il est sujet de cette connaissance et exist- VI - Nous pouvons revenir sur la difficulté, sur le problème du: rapport
ence. en tant qu'il est éternel. Ce qui précédemment (proposition XXX) entre durée et éternité, histoire et éternité. Si l'âme.est étemellement con-
élElit attribué à Dieu est attribué maintenant à rame en tant que cmise naissance du troisième genre, il semble qu'elle ne peut pas~ à un
formelle. Jusqu'alors la connaissance du troisième genre signifiait acces- moment donné de la connaissance du troisième genre. Comment articu1er
sion à Dieu, dont l'esprit comprenait qu'il contenait en Lui notre essence en effet ce développement progressif qui concerne ce qui se passe dans la
éternelle. Jusqu'alors nous comprenions notre COIJ>Set notre âme comme durée de la conscience et le moment singulier où ce développcinent se
éternellement produits en et par Dieu. Notre connaissance nous faisait de révèle comme ayant toujours déjà eu lieu ? La contradiction désonnais
ce point de vue nous apparaître à nous-mêmes comme extérieurs. Il restait peut être levée. L'âme n'est pas seulement l'idée de l'essence éternelle
une différence entre l'âme qui connaît les essences éternelles et 1a·même d'un corps, elle est l'idée d'101 corps existant. Et dans l'existenœ, l'âme
âme considérée en elle-même comme éternelle. La connaissance ne se naît bien à cette connaissance du deuxième genre. Ce qui est inscrit· dans
comprenait pas comme production d'une vie propre qui est jouissanœ de sa conscience devient "pour" sa conscience. Le langage de la temporalité
sa propre éternité. Maintenant .nous prenons possession de la dimension est celui qui correspond à notre situation réelle dans l'existence. Le lan-
causale de notre âme en tant qu'elle connaît intuitivement. Jusqu'alors gage de l'éternité est celui qui explique l'actualisation des idées ruï1équates
l'âme ne comprenait pas que sa connaissance - sa compréhension en acte qui renferment en elles une virtualité de conscience claire; mais cette Ill:-

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Histoire et i!ternité Histoire et éternité

tualisation présuppose sa propre actualité. L'ime possède de ce point de dialectique. La loi des choses. telle qu'elle est révélée à la fin dans ma
vue la connaissanèe adéquate de Dieu et de son rapport à Dieu. de. toute pensée, est bien la loi telle qu'elle est inscrite dans la réalité même (en
éternité. Etant une partie de l'entendement infini de Dieu, l'§me possède Dieu). qui s'applique à moi comme à toute chose. Cette loi implique la
de toute éternité en elle l'idée de toutes les chœes singulières, l'idée de néceSSité·de sa méconnaissance, tout comme elle implique la nécessité du
Dieu lui-même. Il y a en nous une idée vraie donnée qui contient implici- c;hemin qui conduit à sa connaissance. Elle implique que le résultat de ce
tement les essences de toutes choses, y compris celle du corps et celle de cbemin qu'elle est invalide le chemin, saisi dans sa différence d'avec le
l'âme elle-même comme puissance de fonner des idées de toute chose et résultat qu'il produit.
d'elle-même.
Plus clairement, on peut dire qu'il est imcrit dans la nécessité éter-
Il suffit d'expliciter ce qui est contenu dans cette idée donnée. Il y nelle du processus de la réalité - que l'on peut considérer tota sînwl - que
aura en effet en toute âme, en vertu de sa nature éternelle en Dieu, ridée nous ne pouvons pas commencer par percevoir ce qui dans la manière
vraie de Dieu, idée presente de toute éternité, intuition qui est toujoms là, d'exister hic et nunc de notre corps, peut sè déduire de notre essence. Il
qui est la souree de tout développement possible de l'intuition. En tant est inscrit"' mais cela nous ne le savons qu'apiès - il est donc inscrit que
qu'étemelle, l'âme est cause adéquate de la connaissance du troisième ce. qui peut se déduire de notre essence nous fait prendre· conscience de
genre: en sachant qu'elle est en Dieu et en se concevant par Dieu, l'âme cet te· essence.
n'a pas à se détacher d'elle-même. Spinoza, logique avec son immanen- L'éternité devient ainsi consciente : ce quid aeternum demeurait in-
tisme, pose que l'âme se suffit à elle-même en tant que connaissance de conscient dans les idées confuses, qui n'exprimaient notre essence qu'à
Dieu. cette connaissance étant simultanément connaissance de l'âme elle- travers les défonnations que la nature inflige à cette essence. Du contenu
même. La connaissance du troisième genre est qualitativement identique de notre conscience qui se réduit à l'ensemble que nous avons pu acquérir
en Dieu et en l'âme. Aucun degré ne les sépare du point de vue qualitatif.
ert cette vie, seule la partie adéquate appartient à l'idée éternelle par
Elles différent seulement. du point de vue quantitatif, la connaissance du laquelle Dieu conçoit notre essence. Eternellement, nous sonunes cette
troisième .genre désignant du point de vue de Dieu la totalité achevée de îdée, mais nous ne l'avons pas; ou plutôt nous n'en avons qu'une partie,
la connaissance elle-même.
dans la mesure où nous comprenons quelque chose. Seule cette partie
On peut donc dire que le résultat est le commencement, que la ligne adéquate ne serapas atteinte lors de notre mort; en tant que vérité éternel-
du progrès de la connaissance se Iésout dans le cercle, où la connaissaoce lement conçue par Dieu, elle échappe à la durée, mais elle ne peut être
du troisième genre se précède elle-même sous tDle fonne non développée intégrée à notre savoir que dans la duree. La partie inadéquate de notre
pour nous. L'intuition n'est pas dans l'effet, elle est au principe, dans la âme qui n'appartient pas au concept que l'entendement infini fonne de
cause. elle n'est pas l'aboutissement, elle est le point de départ éternel, nous disparaîtra avec les affections passives. Une fois encore, tout se joue
roujours semblable à soi. ici bas. Celui qui en cette vie n'a jamais formé aucune idée vraie, en tant
Est-ce à dire que le progrès linéaire serait une simple apparence qui se que sujet conscient, périra de part en part. Même mort, il demeurera néan-
résorbe dans la circularité où le vrai s'anticipe toujours déjà lui-même ? moins ce qu'il est : idée é~elle d•une essence que Dieu continuera de
Non, car il faut bien toucher ici -bas à ce qui est toujours déjà là et qui ne concevoir, mais lui ne s'apercevra de rien. Comme le dit A. Matheron:
saurait constituer un au-delà. A partir du moment où nous touchons à "la subjectivité s•étemise dans la seule mesure où l'éternité se subjecti-
l'éternité, cette étenûté s'installe d'un coup sur tous les points de ce qui, vise"24. Le résultat atteint abiège le processus linéaire qui conduit à lui en
dans l'existence, constitue la dmée, A partir de ce moment, se supprime une intuition qui le fait immédiatement coïncider avec le principe. Mais le
la dimension même du moment; avec l'avenir se supprime aussi le ~é. processus est à recommencer pour autant que le Iésultat est lui même
et la notion. de commencement; car si mon éternité avait commencé, elle quantitativement extensible : au cours de la duree la partie éternelle de
ne serait pas éternelle. Ceci dit, la dialectique temporelle de mon passage, notre esprit s'accroîtra selon que se développeront les aspects de plus en
de ma transition à l'éternité ne peut être pure illusion. Car, si ce qui plus individualisés de notre essence.
apparaît à ma conscience d'abord conune loi de la réalité n'est pas une Ce processus a d'ailleurs un corrélat physique et corporel, en ce que
telle loi, le fondement de cet apparaître est fondé dans le développement l'objet de l'âme ne peut être que l'essence éternelle du corps. La proposi-
de mon conatus. Certes, la Iévélatioit de ces lois de la réalité, et lois de tion XXXIX démontre qu'il y a parallélisme entre l'importance de la par-
ma pensée, invalide cette dialectique temporelle en tant que du point de tie éternelle de notre esprit et la capacité du corps à agir, à enchaîner ses
'Ille de la connaissance elle a affaire d'abord à ce qui n'est pas le vrai, affections et à produire des. effets.
mais elle n'invalide pas la nécessité de l'effectuation concrète de cette

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Histoire et éternité Histoire et éternité

"Qui a un COips possédant un bàl:z?and nombre d'aptitudes, la plua tion s'opère comme une nouvelle causation de l'âme, m1e nouvelle nais-
grande partiè de son âme est éternelle" ..
sa
sance ici-bas qui justifie rame et lui permet d'accéder à pleine affir-
Nous accédons à la conscience vraie de l'essence du COl])S dans la mation singulière. La cause adéquate de l'idée de Dieu n'est pas transoen-
seule m.esuœ oii son existence ici est maintenant se confonne à son es~ (lante, mais immanente, puisque c'est l'âme qui est cause de cette idée
sence. A une âme dont la plus grande partie n•a pu s'éterniser correspond qu'elle esL Le résultat apparaît alors comme commencement: le proces-
un corps qui h'a pu affirmer sa force productive dans l'interdétenninisme sus tout en contiruant se circularise. Ce processus, s'il peut être dit appa-
qui le lie à son environnement. et qui est donc détonné, défiguré, par cet rencedu point de vue de son résultat, ne peut être apparence : car le
interdétenninisme. Ce COlpS demeure plus passif qu'actif, ses actions toujours déjà là ne peut être énoncé qu'apres son explicitation, et sa réité-
s'expliquent davantage par les causes extérieures que par son conatus et ration.
6
réciproquemenr • Lorsque nous devenons capables d'enchainer certaines
Il faut donc dire à la fois que la connaissance du troisième genre est
images en un ordre intelligible, dont la structure est analogue à celle du
toujours là, sans changement,. sans progres, sans transition; et que pour-
cmps humain, nous devenons capables du même coup de déclencher les
tant ce principe même s'explicite et se repnxluit dans la transition, dans
conduites logiquement ordonnées qui répondent aux vrais besoins de la
l'bistoricité. Si l'intuition est d'abord principe et non pas effet, sft elle est
nature humaine, et alors nous devenons capables de fonner un .concept de
c~ et non aboutissement, si elle est point de départ éternel, semblable à
cette même nature. Nous pouvons alo.rs rapporter ce concept à l'idée de
SOÎ. iJ n'en reste pas moins que C'est un processus, une transition qui nous
Dieu, en intégrant nos enchaînements d'images en un système unique qui
permet de parvenir en ce point oii le résultat se comprend.comme com-
ne peut plus être détruit, qui fait réseau et s'accumule. L'étemisation de
mencement. L'éternité, quand on y touche, s'installe en tous. les points de
notre 1bne se corrèle avec la constitution et la reproduction élargie d'un l'existence, de cette existence temporelle qui ne peut pas ne pas cfnrer une
système d'images et d'actions; et celle-ci se lie à la connaissance de la
certaine période indétenninée. La notion de commencement de l'éternité
structure du coq>s individuel, donc à l'avancée dans la connaissance de
notre essence. peut être supprimée, mais cette suppression elle-même commence et re-
conunence. L'âme nait et renaît : en cette vie vraie, commence la vraie
· Revenons néanmoins à la Proposition XXXI qui noue le problème du vie.
rapport entre.durée et éternité, entre processus et actualité, D'une part, en
L'idée qui constitue mon âme - et qui est idée constante que Dieu a de
effet, il est établi que rame a la connaissance adéquate de Dieu et pos-
lui-même - est ainsi progrès nous faisant passer dans la durée à l'éternité.
sède en elle la connaissance adéquate de toute étemité. L'âme est une
Est-ce à dire que la dialectique temporelle de ma pensée dans l'existence
partie de l'entendement infini de Dieu et possède en elle l'idée de toutes
est une illusion qui duœ tant que je demeure, le temps que je deme1.ire.
les choses singulières, et de Dieu lui-même. Mais, d'autre pan, s'il y a en
séparé des choses et de Dieu ? Non pas. Il faut comprendre que Spinoza
nous cette idée vraie donnée qui contient implicitement les essences de
réfute toute conception idéaliste de l'éternité. dans le scolie de la Pmpc1si-
toutes les choses, il reste à expliciter le contenu de cette idée infütle don-
tion XXXI. Spinoza refuse de faire d'un fondement idéal la mesure de
née. Comme on l'à vu, il reste à l'âme de produire la connaissance du
l'éternité. Car il y a une différence entre ce qui apparaît immédiatement à
troisième genre qu'elle est, de produire l'idée de sa propre capacité à
la conscience conune loi de la conscience et la loi réelle de la conscience.
proèluire cette connaissance. Il s'agit d'un approfondissement interne des
La loi réelle de la conscience ne s'épuise pas dans ce qui apparaît à la
notions intuitivement données, non d'une application extrinsèque de ces conscience comme telle, et qui est Ja du:rée comme passage. Le rés ul tat
mêmes notions. Tout se joue sur cette explicitation qui ne peut avoir lieu
produit - l'explicitation de cette loi - doit être pensé dans son autonomie,
que dans la durée, et le temps qui la mesure. Le procès linéaire de la
comme principe. et séparé de ce point de vue de la fonne sous laquelle il
connaissance, tout en produisant à l'infini de nouvelles connaissances
commence par s'apparaître. Mais le résultat-principe implique la nécessi-
d'essences singulières, peut considéœr à chaque étape comme actualisa-
té du processus par lequel la loi de la pensée commence par s'apparaître à
tion et compœndœ sa propre compréhension comme imcrite dans l'être.
elle-même comme loi de la conscience, avant de faire apparaître que la
comme se présupposant depuis toujouJS,
loi que ma pensée se pose immédiatement à elle-même n'est pas loi de
Tout homme, de par sa nature éternelle en Dieu, possède l'idée vraie ma pensée. La loi de ma pensée est la loi des choses telle qu'elle est
de Dieu, présente de toute éternité; cette intuition peut être inconsciente, révélée ultérieurement dans ma pensée, et telle qu'elle est inscrite dam: la
mais elle est la cause de tout développement possible. L'âme peut parve- réalité : sitôt qu'elle m'est donnée explicitement, elle fait appara.1.îre
nir à savoir ce qu'elle est, qu'elle est en Dieu et qu'elle se conçoit par qu'elle est la réalité, produite par le processus auquel elle ne se réd.uit
Dieu : elle peut concevoir qu'elle se conçoit par Dieu. Dans cette conœp- pas, mais dont elle dépend. On peut même dire que ce processus est de

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Histoire et éternité Histoire et éternité

droit in.défini en extension quantita,tive Înême s'il est parfait en intensi- et sur nous-mêmes tout ce que nous pouvons savoir; et de même nous
27 .
té . percevons notre essence dans l'essence existante de Dieu. Nous nous
comprenons comme partie plénière, et actualisée d'une tot&lité affinn-
ative, comme force productive dans l'infini positivité de l'êlre.
VII - Il faut insister sur la dimension physique de ~ vie du troisième
"A tout ce que nous connaissons par le tmisième genre de connais-
genre, de même que sur sa dimension affective. Parvenu au troisième
sance, nous prenons plaisir, et cela avec l'accompagnement comme cause
genre le· Sage ne se borne plus à éprouver un simple amour pom Dieu; il 28
de l'idte de Dieu"
accède à un Dieu principe et cause dont il comprend l'intériorité, et qu'il
"Du tmisièmc genre de connaissance naît nécessairement un amour
éprouve du dedans. Le Sage qui connaît les affections de son corps. et
intellectuel de Dieu", "non en tant que nous imaginons Dieu comme pré-
donc augmente sa puissance de penser, devient capable de constituer un sent, mais en tant que nous concevons Dieu est étcrnel" 29 •
réseati d'actions en enchaînant les affections selon un ordre logique dont
Nous concevons toute chose par elle-même et en même temps dans
noire âme est cause. Du même coup il éprouve un sentiment de joie. face
son rapport de convenance. à notre conatus et à Dieu, tout comme nous
à la double extension de la puissance de penser et d'agir, et ce avec l'idée
concevons ce conatus comme conséquence nécessaire de Dieu, en faisant
de soi-même conune cause. Dans la mesure où nous devenons sage, nous
re-agissons, oomme l'a montré A. Matheron, à chaque conjoncture, en absttaction de ·la relation aux causes extérieures et à la duree. Tel est.
disposant de ce reseau de structures corporelles qui nous pennet de con- rAmor ;n,ellectualis Dei, joie d'être éternellement nous-mêmes et de
nous connaître comme éternels, amour pour la cause par laquelle et en
trôler toujours davantage des situations. Nous causons noire joie en cha-
Jaquelle nous sommes.
que occwrence. Tout ce qui nous arrive nous renvoie désormais à l'idée
de Dieu, comme totalité complexe à partir de laquelle nous fonnons aus- "Cet amour intellectuel de Dieu qui mu"t du troisième genre de am-
naissance est éternel" 30 •
sitôt 1Dl concept clair et distinct de notre nature et de celle des autres
corps. Nous connaissons, agissons. et nous savons que nous connaissons Il est même béatitude et pas setilementjoie. E.n effet
et agissons. en sachant que rien ne peut plus nous empêcher de nous "Si la joie consiste ..dans un passage à une pcnection plus grande, la
connaître nous-mêmes jusqu'au bout, de progresser indéfiniment dans béatitude . doit .consister en ce que l '&mc est dou6e ·de la perfection
cette connaissance. La joie qui se produit - et que nous produisons - est la même"31.
joie d'êlre potentiellement appropriateurs de nous-mêmes et de l'univers. Cet Amor intellectualis Dei, différent de l'Amor erga Deum, est une
Ainsi il apparàil que notre individualité est wie conquête permanente, sorte d'intégration des états atteints, chaque fois que nous obtenons la joie
à la fois donnée. dans sa structure et produite dans l'actualisation de cette dont nous sommes causes en rapportant notre puissance de penser et. notre
structure : la nonne immanente du procès d'individualisation est consti- puissance d'agir à Dieu. Cet amour est résultat d'un processus qui est
tuée par la capacité de poser wi maximum d'actes qui se déduisent des réitérable indéfiniment dès que r on atteint le seuil du troisième genre. Il
lois de notre nature. non plus considéree en ce qu'elle 1,1de· commun avec est la joie qui naît de notre capacité à répondre à l 'inter-détenninisme
les autres, mais dans ce qu'elle a de singulier. Nonne limite, car nous incessant des causes extérieures ·qui nous entoure et contribue à nous défi-
sommes structuralement incapables de maîtriser la totalité du réel. et tou- nir. Alors que l'amour à l'éganl de Dieu est joie de répondre victorieuse-
tes nos affections ne s'expliquent pas par cette nature. ment à tous les défis de la conjoncture. et qu'il est amour-passage. dans la
Mais le Sage est bien celui qui a conquis la meilleure position - exem- mesure où augmenté la joie qui naît de la connaissaœe complète de notre
plar naturae humanae - et qui donne les réponses optimales au défi de la essence (et des autres essences qui la concernent), l'Amour intellectuel de
Dieu n'est plus passage. il est éternel comme la connaissance dont il dé-
conjoncture. Soit une situation qui nous harœle. et produit en nous des
cOtile.
affections passives spécifiques. nous avons alors la possibilité d'agir. et
nos actions reproduisent à un niveau d'actualisation optimale le système Sur ce plan, nul progrès. La béatitude est l'éternelle condition de pos-
de noire conatus. Maigre cela, nous avons acquis la capacité de faire exis- sibilité de notre capacité à devenir joyeux, dont nous prenons peu à peu
ter notre essence. et ceci en obtenant l'idée complexe de cette essence, et conscience, à mesure que ce qu'elle rend possible se développe dans la
en lui donnant la première place. Notre puissaœe de penser arrive à la durée-histoire. L'Amour intellectuel de Dieu :n'est pas quelque chose qui
joie suprême : joie de nous (re) construire, (re) produire en pennanence, nous arrive, car nous sommes cet Amour, tout comme nous sol!Ililles cette
joie de nous acttialiser. L'amour de notre cause immanente par laquelle idée par laquelle Dieu nous conçoiL L'effectuation sérielle de chaque pas-
nous nous concevons s'intério.rise . De même que par notre essence indivi- sage joyeux, qui est augmentation de notre puissance d'agill". s'intègre
du elle nous n'aurons plus rien à désirer, nous saurons pour nous-mêmes dans la saisie de cette puissance, dans l'imrnédiation de son principe que

62 63
Histoire et Eternité Histoire et étcmité

ron peut contempler. Cet Amour intellectuel de D.icu se distingue de tou- danS l'unité divin e. Il lui devient possible de se séparer de tout ce qui est
tes les aucres forincs ,d•amour. Nous comprenons que ce que nous vou- réaction, d•accepcer la réalité dont il est le Front, et qui ·n·est plus wœ
lions comprendre élait notre essence individuelle; nous ne sommes pas réalité d•envie. mais une réalité affinnative. Le Sage vit sa subjectivité
seulement des hommes en générnl. mais nous-mêmes. vie raisonnable comme possibilité suprême de la Nature en son objectivité.
achevée telle qu'elle se comprend qu•elle était déjà au commencement. Chacun de nous possède en soi quelque chose qui a sa vérité absolue.
Nous compœnons alors que la destruction de notre corps ne saurait remet~ mais que tous ne peuvent pas délivrer dans les niêmes proportions. Ce
tre en eau~ cette essence . que le Sage aime c'est le fait qu•à tel moment de la durée, a eltisté cette
"L'âme n'est sounûse que pendant la durée du corp s aux affections individualité. la sienne, qui a pu saisir son élément d·étemité. Le Sage
32
qui sont des ~ions" • · sait que l'absolue réalité le produit nécessairement et jouit d'elle-même
en lui , couune lui jouit d'elle et de soi. Il sait que tout en 6tant un acteur
de la vie absolue, il a la possibilité de jouer son personnage étemel, d'ac-
VIII - Mais Spinoza ne s'arrête pas là. Les dernières propositions de
teur qui finit par comprendre le sens du drame et qui en devient ie co-au-
la V° partie assW'Cllt un ultime passage de l'amour intellectuel de rame
teur. sans que le sens de œ drame n •ait d'autre lieu que le cours du drame
pour dieu à l'amour intellectuel infini dont Dieu s'aime hJi meme. c.om.:.
lui-même. L'acteur est en quelque sotte devenu .acte du drame, lequel ne
ment peut-on ·identifier Amor intellectualis Dei et Amor infinitus Dei au~
s'achève pour lui que par et dans cet acte. Le Sage n•a pas perdu sa vie .• il
deux sens du génitif? Ne suffit-il pas d'en rester à l'Amor intellectualŒ
i'a conquise, il a pu actualiser œ qui était au départ possible $3DS · être
Dei ? Cette difficulté n'en est vraiment pas une. Car on ne sort pas de
ptédéterminé. .
r Amour intellectuel de Dieu, on l'approfondit en Amour intellectuel infi-
ni. L'individu qui s'individualise ne peut pas ne pas considérer cette indi- En effet. l'âme étant une partie de l'entendement infini de Dieu, lors-
vidualisation dans son objectivité éternelle. Ce qui m'anive dans le déve- qu'on dit que l'âme humaine perçoit telle chose ou telle autre, on dit que
loppement de mon essence est aussi ce qui arrive par la substance, dans la Dieu étant infini, mais en ~t qu'il constitue la nature de l'âme humaine.
substance. La béatitude comme éternelle actualité de notre âme doit être a telle .ou telle idée. L·ame que je considère elle-même en lui jo,~ la
attribuée aussi à la subst.ancè. Ce dont est ,capable le mode c'est simulta- détennination d·être cause de ridée de Dieu, ce Dieu lui-même en tant
nément la subsl311ce qui le peut en tant qu'elle s'explique par ce mode. qu'il s·explique par cette âme, la cause en lui-même. en accompagnant
"Dieu s·aime lui-même d'un Amour intellectuel infini" 33 •
cette idée de ridée de Dieu . L •Amom de l'âme pour Dieu est ainsi
Amour de Dieu pour lui-même. Il ne .faut pas se ~r abuser par le
Dieu n •éprouve ni joie ni tristesse au sens de variation de la capacité langage théologique de Spinoza. L'acte par lequel Dieu nous produit dans
d'agir et de penser . puisqu'il est l'intégrale de toute la capacité de penser notre essence actuelle est identique à racte par lequel nous nous <!élivrons
et d'agir de la Nature. Il produit immédiatement son entendement infini. de la servitude. Dieu s'aime et prend conscience de lui-même et dans
et se connaît comme cause de soi et de sa propre perfection par une con- rhommeet dans le mode infini inunédiat qui est son entendement infini .
~ce du troisième .genre, Il jouit d 'une béatitude infinie avec l'idée L'amour de Dieu pour lui-même peut devenir conscient dans l'amour in-
de soi comme cause. Or. l'idée qu•il a de lui même comprend nécessaire- tellectuel de l'homme pour Dieu. mais il précède logiquement et ontologi-
ment toutes les idées des conséquences de sa nature. En s·aimant lui- quement l'amour des hommes pour Dieu.
même~ il aime nécessairement tous les individus qu •il produit. Dieu aùne
Quelle différence entre ces deux amours qui sont néarunoins iden.ti-
dans chaque individu ce que celui-ci a de positif, son conatus, conçu pour
ques ? L·un est partie de l'autre, tout comme l'âme est une partie de ce
lui-même dans son éternelle prétention à exister.
tout qui est l'idée infinie de Dieu. Mais cette différence (entre la partie et
Dès lors on peut faire coYncider les deux amours. le tout) n•empêche pas l'intériorisation de la partie au tout par la con-
"L'Amour intellectuel de l'âme envers Dieu est une partie de 1•amour naissance du troisième genre. Celle-ci, qui est connaissance intuitive du
infini par lequel Dieu s'aime lui même" 34 • tout et du rapport de la partie au tout. fonde l'e~nce et rexistence de
L'homme complètement individualisé sait que son existence est une mon être singulier comme partie. L'amour de l'homme pour Dieu est
essence absolue, qui repose dans l'unité de la réalité absolue de la Subs- l'amour de Dieupour lui-même - quatenus - en tant que Dieu s'explique
tance-Nature. Le Sage se sait et s'éprouve comme nécessaire au monde, et se participe en mode fini. Le cercle est bouclé. puisque Dieu est uni . à
et le monde réaffinne sa nécessité interne dans Je Sage qu•iJ comprend et 1·11omme dans l'homme même qui est capable de cet amour . .Dieli:-Nature
produit, mais qui simultanément le comprend et le reproduit. Le Sage se se réalise et se produit lui-même par lui-même dans l'éternité, et cette
vit lui-mêmè comme subjectivité objective. Ce qui est vrai en lui repose réalisation bnpliqu e la réalisation des modes finis, du moins de certains.

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Histoire et étemit6 Histoire et éternité

et de leur capacité_ à s•apercevoir intimement unis à Dieu-Nature. à l'ai- développé sa capacité au même point que la nôtre. Cet Amom intellectuel
mer comme ses amis. de Dieu, et l'on en voit le camctère Iéaliste et singulier. ùnifie une com-
De ce point de vue. la fin de rÉthique se situe dans rétément d'une munauté éternelle de sages. L'amour de notre esprit indivnduel envers
religion non religieuse. si l'on peut dire, d'une religion théoretique, puis- Dieu se confond avec l'amour de Dieu envers les hommes 35 • En aimant
que l'Éthique s'achève avec l'amour direct de l'âme pour son principe Dieu nous aimons simultanément toutes lès essences indivrouelles que
lequel s'aime lui-même en elle. Religion spéculative qui est vie et affir., nous parvenons à déduire. Et panni ces essences il peut y avoir celle des
matîon de l'âme, qui est réflexion de la productivité absolue en force autres hommes, de ceux qui ont accompli le même développement que
productive et finie. Dieu n'est pas l'être suprême dont l'âme dépend abs- nous. En aimant Dieu, nous aimons les essences des autres hommes. nos
traitement. L'âme vit et réalise en elle-même cette dépendance. Nous ne semblables. Si ces semblables ont atteint la connaissance du troisième
nous bornerons pas à relier de l'extérieur fini et infini. mais nous décou- genre, nous les aimons, en comprenant qui ils sont, à savoir des essences
vrons que nous pouvons vivre et ,que nous vivons cette union du fini et de pleinement acwalisées dans l'existence. Et eux aussi aimeront Dieu et
l'infini, du natureet du natwant, du produit et du producteur. L'absolu :o,ousaimeront nous-mêmes et leurs semblables. L'amour de nous-mêmes
des parties I et Il restait un Absolu extérieur. Dans la -yepartie cet absolu pour Dieu= l'amour de nous-mêmes pour autrui= l'amour de Dieu pour
est un absolu vivant puisque s•effecrue le retour à soi de l'amour de DiCll les hommes = l'amour d'autrui pour nous = l'amour d'autrui pour Dieu.
qui est retour sur soi. union de l'llen-soi" et du "pour-soi". Ainsi s'wtirue par la médiation de Dieu une société d'amitié qui opère
une fusion des âmes. A ce niveau, Spinoza reprend en l'épmant lé thème
Il ne faut pas cependant trop pousser cette lecture spéculative de Spi-
théologique de la "Gloire". Nous nous glorifions de ce que nous nous
noza. En effet, cette union laisse demeurer en elle une sorte d'asymétrie
réjouissons de la joie d'autrui avec l'idée de nous-mêmes comme cause;
entre ses termes constituants. Spinoza affinne la supériorité de l"'en-soi"
et nous nous aimons nous-mêmes à travers l'amour qu'autrui nous porte.
dans le Dieu-Nature, et c·est là cruse joue la portée matérialiste de la
doctrine. C'est l"'être en soi" du Dieu-Nature qui impose sa loi et domine A tenne se constitue, à partir des âme des hommes que réunit la connais-
sance du troisième genre, et l'amour qui les lie, une seule et même âme.
le "pour soi" de notre in:tuition intellectuelle. Dieu-Nature conune fonde-
On retrouve le "T R.E." : nous D.Olisaccordons aux autres non pas seule-
ment Iéel excède le plan du fondement idéel et. la vie propre à ce fonde-
ment idéel. à savoir la vie de la conscience avec son effon de remontée ment par intérêt. mais pour nous réjouir de leur joie. et nous aimer nous-
au principe. La remonté vers le principe que l'âme effectue sur le plan du
mêmes à travers cette joie. Il s'agit de nous assimiler aux autres hommes
fondement idéel ne peut pas s'égaler au principe lui-même. L'âme de-
dans ce que nous avons. eux et nous. de singulier. Leur béatiblde est la
nôtte, dans tme transparence totale qui supprime l'altérité sans abolir
m~ partie et non totalité. La vie spéculative du troisième genre, même
l'identité. Une communauté des Sages, éternellement liée par l'amour ré-
lorsqu'elle atteint sa pléniwde, ne peut pas se faire la mesure de l'infinité
ciproque et l'amour de Dieu. en qui Dieu s'aime. telle est la dernière
de la substance laquelle garde toujows la priorlté et s'impose toujours
instance de !'Éthique.
comme ce qui commence, comme ce par quoi il faut commencer. C'est
dans la totalilté substantielle de la Nature infinie que Spinoza pose la con,.
naissance adéquate en soi, exprimant éternellement l'absolu; La connais- IX - Insistons sur ces dernières propositions. Celui qui écrit l' 'Éthique
sance que nous conquérons pour nous-mêmes nous renvoie toujours à la s'est lui-même fonné dans cette genèse des fonnes de vie qu'il reproduit;
force génératrice de I' "en-soin dont elle est une partie. Le soi, la réflexivi- il a formé la dernière étape, laquelle apparru."talors comme toujours déjà
té accomplie en son résultat, qui est la connaissance, ne sont pas le der- là, comme se présupposant depuis toujours. Cette .tonne de vie qui est
nier résullat ni le principe. Le résultat véritable devient le principe. c'est- science intuitive est du même coup amour intellectuel de l'âme envers
à-dire la productivité originelle qui contient en soi l'âme. avec sa possibi- Dieu. amour de Dieu pour les hommes. Elle accède à une slabilité que
lité de développer la connaissance adéquate. Il y a en quelque sorte une rien ne peut plus déranger. Mais cette stabilité reste ouverte en quelque
;priorité de l'objectif (subjectif) sur le subjectif (objectif). C'est ainsi que sorte, puisqu•elre se remet en jeu à chaque défi de la conjoncilllle, à chaM
tout rapport de finalité immanente se subordonne au rapport de la causali- que inteq,ellation de l'ordre commun de la Nawre.
té productrice. L'identité de l'amour que Dieu nous inspire et de celui que "Il n'est rien donné dans la Nature qui soit contraire à cet amour
nous lui inspirons n'exclut pas la non-Iéciprocité entre Dieu et nous. dans intellectuel, c'est-à-dire le puisse nier" 37 .
la mesure où même éternisés nous demeurons une partie finie. Cet amour est invicible à la mort. Désonnais notre âme qui est l'idée
Cet Amour de Dieu produit alors sa dimension sociale propre en ce éternellement vraie de notre coq,s a tme conscience éternelle en tant que
qu'il nous pennet de communiquer avec autrui de l'intérieur, si autrui a les affections actives de son corps lui ont pennis de connaître son es-

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Histoire et étemit6 Histoire et 6ternité
seru:e. Elle jouit de _ce fait de la béati~ qui accompagne "UDe lelle con-
Il n'y a pas de savoir absolu en ce semi. car pour comprerulire entière-
naissance. Elle se sait cause de cetle co~sance et de cette joie, et tout
ment une affection de· notre corps, il nous faudrait comprendre entière-
en se sachant telle, elle sait que sa causalité est expressive de la causalité
du procès du réel. ment les deux sortes de causes qui la produisent : en nous. notre essence
individuelle, hors de nous, l'essence individuelle des corps extmieum qui
n serait néamnoins erroné de faire de cet état où nous nous révélons à nous affectent et celle des corps extérieurs qui affectent ces derniers eux-
nous-même, dans la puissance de notre ame singulière, une sorte de sa- memes. Nous pouvons connaître notre essence singulière à sa place dans
voir absolu mythique. Même parvenus à la pointe exttême de l'individua- l'oidre productif qui la lie à ses attributs; mais cette essence singulière est
tion, nous n'accédons ni à l'omni-science, ni à la toute~puissance. Il nous à chaque instant - car elle est à la fois principe et résultat d'un procès
revient toujours.· à mieux nous organiser, à mieux contrôler, et nous-mê- d'individuation en cours - en jeu dans cet inter-déterminisme. Nous ne
mes, et le milieu qui ne cesse de nous affecter et de remettre en jeu la pouvons pas connaître par le .troisième. genre de connaissances tous les
formule complexe de notre essence. Que l'individuation humaine soit sus- corps extérieurs en chacune de leur oonfiguration_ Les passions ne dispa-
ceptible d'un état maximal ne supprime en rien la tâche de reproduire et rais.sent donc pas sinon avec notre corps .. Si le troisième genre de vie et
reconquérir cet état et de le diffuser. Voilà powquoi Spinoza maintient de connaissance réduit autant qu'il le peut la vie passionnelle, il ne saurait
jusqu'au bout la dimension de l'extension quantitative de la vie du troi- réduire absolument la situation originelle de passivité, qui le motive dans
sième genre, assortie à l'absoluité de sa perlèction intensive qualitative. sa fonction propre, et qui se produit.
"Plus l'ilme connaît de choses par le second c-;tle troisième-; genres de
Il y a donc place pour un pmg:res de la connaissance et de la vie du
connaissances, moins elle pâtit des affc-;ctions qui sont mauvaises et moins
craint la mort" 38 • troisième genre que l'on peut formuler.en ·termes de "parties". Nous re-
trouvons la distinction des deux parties de notre esprit, l'wte éternelle,
Cette propriété de l'âme dans la connaissance du troisième genre se l'autre mortelle. Ce qui varie, c'est la part respective, relative de ces <lieux
réciproque immédiatement en propriété du corps dans ·1a vie "physique" "panics". Cette part ou proportion n'est pas fixée une fois pour toutes.
du troisième genre. ·
Plus nous avons des idées adéquates. plus l'ordre du réel s'exprime en
"Qui a un cmps possédant un très gzand nombre d'aptitudes, la plus notre expression, plus nous exprimons, plus grandit cette partie éternelle,
grande partie-; de son ilme est étemclle" 39: plus se réduit la partie mortelle. Mais cette extension est solidaire de no-
On a là les deux propositions qui nouent durée et éternité, qui récipro- tre condition de passivité originaire. Il ne peut y.avoir d'extension que si
quent. durée et étenùté. Spinoza établit ici la différence fondamentale en- elle se conquiert sur la passivité. L'essence singulière comme puissance
tre les modes qui. sont leur éternité sans l'avoir et ceux qui la sont et qui affinnative n'esi jamais donnée une fois pour toutes, elle est le rés1lltat
en même temps l'ont. d'un processus; et la saisie de sa qualité affinnative est susceptible de
Une fois encore, il faut souligner que l'éternité se conquiert dans la degrés; elle est oonquête qui se re-conquiert et qui s'étend. Se coristitut: et
durée, dans l'histoire, comme capacité de penser et d'agir, comme capaci- se développe un capital d•idéesadéquates, lequeln'est capitalisé que pour
té de I)roduire des idées adéquates - de soi, des corps, de leurs relations -, autant qu'il est réglé par la loi d'une reproduction infinie, d'un élargû'.se-
et comme capacité d'agir, de poser des actes dont nous sommes cause. ment indéfini.
Quand nous concevons des idées adéquates - qui sont des vérités éternel- C'est dans cet indéf"mi de la conquête et de raccmnulation que ril'lfi-
les - du même coup ces idées sont réellement conçues; c'est la puissance nité qualitative de la substance est partagée par le mode, même si d'une
absolue de penser, la Nature-Dieu comme chose pensante qui les conçoit. certaine manière cette infinité est donnée tout entière ·en chacune des
Mais cet acte de conception est susceptible de se développer et de pro- idées adéquates. Si dans toute idée adéquate de l'âme opère la puissance
gresser dans la durée. Si notre esprit pense au niveau du deuxième et inïmie de la substance, celle-ci se concentre dans la capacité de produire
troisième genres de connaissances, tel qu'il existe ici et maintenant dans indéîmiment des idées adéquates. Cette opération s'effectue dam la du-
une durée, où il a commencé de s'éterniser et de savoir qu'il est éternel rée, mais ne se détermine pas par la seule durée: l'étenûté de rame ne se
depuis toujours, il reste que cet esprit ne se compose pas intégralement cor.fond pas alors pour cette âme avec la capacité de durer longtemps.
d'idées adéquates. si tel était le cas, la distance qui sépare le fini de l'infi- Elfo s'articule à la capacité de produire des idées vraies. Certes. viwe
ni, le mode de la substance, serait annulée. C'est lon.gtemps aide un esprit fini à progresser dans la coimaissao::e. Mais il
"une plus grande partie de l'âme qui n'est pas atteinte par les affec- est des esprits qui durent sans penser; et d'autres qui vivent peu, mais
tions qui sont contraires à notre nature et qui demeure indemnc-;"40 , s·éremisent beaucoup. Comme le dit A. Matheron, si "en soi" l'idée éter-

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Histoire et éternité Histoire et étcmi~

nelle qui. est à la racine de notre esprit ne saurait augmenter ni diminuer, et cet aujourd'hui s'identifie à la fin de l'histoire, telle que la .pense
"pour nous", il en va aritrement. !'Éthique. Jusqu'à aujourd'hui, et jusqu'à !'Éthique, ce quelque chose
d'éternel est demeuré en quelque sorte en suspens de son savoir et n'a pu
C'est pan:e que le processus de fonnation du réel a atteint avec nous
son état maximal que l'on peut en retour projeter dans les fondements de s'éterniser. Cela n'empêche pas ce quelque chose d'être ce qu'il est "en
ce processus la détennination de cet· état. Mais le processus dans son "en soi''.
soi" ne plédestine pas cet état "pour-nous". C'est le "pour-nous" délivré et L •Éthique serait ainsi le moment relativement conclusif du processus
explicité qui s'assigne, en concluant du réel au possible, sa possibilité historique de formation du réel; elle serait son savoir, et ce savoir lui-
conune inscrite dans l'"en soi". Autrement dit, la dimension "dmmatique" même est savoir du résultat actualisé, qu'il faudra sans cesse réactualiser.
nécessaire et nécessairement du processus n'est jamais oubliée. Si Spino- La fin de l'histoire est fin d'une préhistoire de passivité et d'ignorance,
za semble accréditer une téléologie immanente (l'"en soi " de l'éternité puisque. cette histoire fürle, conunence le p:resent ouvert d'une vie de plus
contenant la possibilité de sa subjectivation "pour nous"), il serait erroné en plus active, et d'un savoir de plus en plus adéquat. Avec !'Éthique, le
de s'en tenir là. Spinoza maintient la différence entre l'éternité "en soi" et résultat du processus .d'individuation, la fin de la durée-histoire devient
l'éternité "pour nous" (ou subjectivée), précisément pour sauveganfer principe d'un nouveau cours, d'une vie pleinement rendue à sa foICe posi-
l'objectivité du procès fonnateur du réel, l'objectivité de l'historicisation tive, d'une pensée pleinement maitresse de sa force logique mais qui doit
que connaît l'individualité, sans téléologie prédéterminée. reproduire cette maîtrise dans la reproduction de la condition. finie et de
Il faut. en effet, et inversement, redresser les affirmations precédentes, ses défis conjonctmaux. De ce point de vue, la durée ne s'oppose pas à
l'éternité qui se fonne en elle. L'histoire ne s'oppose pas davantage à
et dire simult.anément que notre accession à l'individuation - rendue pos-
l'éternité qui se constitue en elle. ·
sible par le procès du réel lui-même - n'est pas "la fin" interne qui règle
ce processus. Si ce processus se comprend en nous et par nous, il n'est Il faut, en effet la croissance de notre science et de notre capacité
i()8S l'objet disponible d'une maîtrise absolue. La spécificité de notre ac- d'agir pour que l'idée vraie de notre essence - qui est là de toute éternité -
1rualisation modale - l'autonomie enfin possible avec son éternité "pour se dégage peu à peu, progresse et s'individualise; il faut que la partie de
nous" - n'est pas la mesure ultime ni la nonne exclusive du procès auto- notre esprit qui conçoit notre co:rps sub specie aeternitatis prenne une
:aome de la realité qui la rend possible et où elle figure. Car il faut tou~ place de plus en plus importante, et que nous parvenions à. la jouissance
jours commencerpar la causa sui; même s'il est vrai que le procès auto- consciente de notre éternité personnelle. Sam jamais sortir du réseau de
nome de la réalité - causa sui passe aussi par nous et, que nous pouvons l'interdéterminisme, nous pouvons de mieux en mieux réduire notre dé-
comprendre, en nous ·actualisant. la raison objective de ce ·processus se pendance, et réduire les zones d'idées inadéquates qui doivent périr avec
fait recommencer par la causalité par et dans un autre qui nous expose au le corps.· Nous serons éternels pour autant que nous aurons tonné la capa-
défi permanent de l'ordre de la nature. Nous découvrons l'identité pro- cité d'agir et de penser maximale. Après la mort, demeure le capital
fronde qui relie mode et substance, sans que la pensée de cette identité soit d'idées adéquates produites, demeure aussi, en raison du pairallélisme. le
aon constituant tramcendant. Il apparaît bien que l' Éthique ne peut être corrélat . physique de ce capital, l'ensemble des schèmes opératoires de la
écrite qu'au terme d'wt procès de formation du réel. L'idée vraie de leur capacité d'agir, des structures de l'appropriation collective de la nature.
corps n'émerge pas avec les êtres infra-luunains; les animaux ne seront Demeure du même coup, dans l'ordre des affections, la joie que nous
jamais pour eux~mêmes ce quelque chose d·éteme1 qu'ils sont en soi. avons obtenue d'accéder ainsi à notre autonomisation consciente. De ce
Chez les hommes la plupart n'accèdent qu'à un savoir abslrait de cette point de vue, il ne peut s'agir davantage d'un savoir absolu.
idée éternelle. Même ceux qui accèdent à la connaissance et à la vie de la On ne peut en effet éliminer la. partie mortelle; car elle ne peut pas
raison (par noti ons communes) n'ont accès qu'à une éternité imperson- comcider avec l'entendement infini, et nous ne pouvons supprimer la con-
nelle. dition de la modalité finie. Le savoir final de l' Éthique, conduit à sa sai-
Il faut le troisième genre de connaissance pour que quelques âmes sj.e, une éternité qui progresse comme une tâche historique, tout en étant
accèdent à l'idée éternelle de leur corps existant en acte. A la limite achevée dans son résultat. Une éternité-devenir. une éternité-histoire, sus-
même, ce troisième genre de connaissance n'est véritablement formé et ceptible néanmoins d'être pensée comme état terminal d 'un processus qui
réfléchi que par Spinoza. Ce qui veut dire que ce n'est qu'avec Spinom depuis toujours la contient, et qui se ttaduit pour nous en capacité d'amé-
que le processus formateur du réel produit les conditions objectives de sa nager notre milieu, sur la base de la connaissance de notre essence singu-
propre intelligibilité. Ce qui est vrai de toute étenûté en somme ne peut lière. Une éternité qui est jouissance et communauté participée. Telles
être saisi qu'aujowd'hui à la fin du proces.,us qui conduit à aujowd'hw; sont les thèses étonnantes de la 'V*'partie ..

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Histoire et étemîtt Histoire et éternité

On pomrait parler à e:et égard. si l'expression ne faisait pas problème. grande notre puissance sensori-motrlce, plus nous avons _le pouvoir d'en-
d'une conception matériàliste-processuelle deTétemité. Refonnulons en- chaîner nos affections selon un ordre intelligible, plus nous sommes capa-
crue la tres étolll18Ilte proposition XXXIX : bles de rapporter ces affections à l'idée de Dieu, c'est-à-dire le système
"Qui a un· corpspossédant un très grand nombre d'aptitudes. la plus auto-productif de la nature.
grande partie de son ime est éternelle". Il y a donc une politique du troisième genre, celle-là même qui règle
Spinoza maintient donc stir le plan de l'éternité le parallélisme. et l'on les rapports du Sage avec les auttes Sages. C'est la politique d!.'une com-
ne peut comprendre la nature de cette éternité que si r on procède de • j
munauté unie par l'amour de Dieu, d'une communauté articulant dév,e!op-
. ~
pement de Ja force productive·humaine, appropriation non-monopolistique
même. Nous accédons à 1a saisie de l'essence étemelle de notre corps et à
celle des essences d'autres corps par 1a saisie sur le pJan de la durée des de la nature et régulation politique non-étatique. méta-étati.qœ des rap-
essences logiquement enchaînées avec les. actions logiquement enchaînées ports hwnains. La politique du troisième genre a pour horizon le rapport
qui en découlent. Notre degre de conscience sur le pJan de l'éternité passe de composition des corps humains hors des relations de domination coer-
par la connaissance sur le plan de la durée-histoire des actions logique- citive imposées par des intélêts dominants encore passionnels. C'est à ce
ment enchaînées. La possibilité d'être cause de nos idées adéquates (con- niveau, lorsque le ·Sage doit affronter le problème de sa propre coexis-
cernant notre corps et les autres COl))S) se réciproque avec la capacité du tence .avec les ignorants, c'est-à-dire le problème de la relation entre vie
corps à donner à ses affections un ordre de plus en plus cohérent. Il y a du premier genre et vie du second et du troisième genres, que se pose le
donc une hiérarchie des capacités du. corps à répondre aux variations de problème d'un nouveau traitement de· la politique, d'une orie:atation de
l'environnement par un nombre-d'actions plus ou moins grand. l'Etat. Il faut avoir développé la possibilité de cette politique du troisième
"Les corps humains ayant .un très grand nombre d'aptitudes peuvent genre pour pouvoir traiter toutes les conjonctures idéologiques et politi-
être d'une nature telle qu'ils se rapportent à des imes ayant d'ellcs-mê- ques, pour pouvoir les transfonner dans la perspective d'une fin politique
mes et de Dieu, une grande connaissance et dont la plus grande en princi- de ce qui reste étatique. Le Traité Politique· sera ocrit dans cette perspec-
pale partie est 6temelle'r4l. tive. Le Sage, s'il ne peut pas. vivre au seul niveau de la communauté des
Sur le plan de l'éternité. s'observe la même corrélation stricte entre la Sages, vit comme réformateur politique de la communauté étatique où
capacité du corps humain à affecter les corps extériews et à être affecté coexistent Sages et Ignorants. En .ce sens, la démocratie est le substilUt de
par eux, et l'aptitude de l'âme humaine à concevoir beaucoup de choses, la communauté des Sages dans un mode de vie où tous n'ont pas fonné la
à devenir très conscients de sa propre étemité, à s'éterniser. vie rationnelle, la sagesse, mais où. tous peuvent vivre dans la parspective
de leur transformation raisonnable.
Le Sage n'est pas seulement celui qui sel3it cause adéquate de ses
seules idées, et dont la capacité de penser serait séparée de la capacité Dans la politique du troisième genre, il faut donc distinguer les mp-
d'agir. Il y a une vie physique et donc économique et politique du ttoi- ports des Sages aux Sages et le rapport des Sages aux Ignorants. La poli-
sième genre. Celle-ci n'a donc pas la simple valeur de position d'un ni- tique du troisième est. ainsi l'unité d'elle-même et de la politique du
veau métalogique ou pmement réflexif. En effet. le Sage. tout comme premier genre. Ces deux perspectives sont toutes deux présentes à la fin
l'homme libre, auquel il succède, mais avec lequel il ne se confond pas, de la V" partie. Le Sage doit à la fois aménager ses rapports et sa coexis-
se procure tout ce qui doit permettre à son corps de fonctionner et de tence avec les Ignorants, tout comme il doit achever de penser la politiique
produire pleinement. Sa part d'éternité augmentera dans la mesure où son et l'économie, la physique généralisée au. troisième genre de vie. Nous
corps accroîtra son champ perceptif, fonnera le plus grand nombre d'ima- rejoignons tout à fait l'interprétation de A. Matheron 42 qui indique que
ges et de schèmes d'actions possibles . Le Sage ne s'abstrait pas du l'Éthique se tennine en évoquant la communauté que forment les ames en
monde; il ne fait pas sécession. Il n'est pas un immigré ou un dissident de tant qu•eltes se connaissent comme mode éternel du penser. Revenons sur
l'intérieur. Il étudie les moyens d'élargir la puissance du corps comme le texte décisif qu•est le scolie de la Proposition XL.
essence singulière. Il· développe la science des corps naturels et du corps "En tant qu'elle conmu"'t notre ime est un mode éternel de penser qui
hwnain dans la perspective d·une appropriation de la nature par l'humani- est terminé par un autre mode éternel de penser qui est terminé à son tour
té. La physique du troisième genre est une économie productive de l'ap-· par un autre mode, et ainsi à l'infini de façon que toutes ensem2>lcconsti-
tuent l'entendement éternel et infini de Dieu;, 43.
propriation généralisée, délivrée de la domination des rapports d'appro--
priation privative et de la coercition. La force productive humaine, l'éco- Apparemment. ce texte n'évoque pas une telle communauté, puisqu'il
nomie du troisième genre. sont délivrées de la violence, et comme le sa- établit que notre âme, mode éternel du penser. en tant qu•elle o:>mprend,
voir, retrouvent une imiocence. Plus nombreuses sont nos aptitudes, plus ne peut exister qu'en relation avec les autres âmes, modes étem.els finis.

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Histoire et 6temité Histoire et éternité

Ce n'est que tant que nous comprenons, que nous sommes devenus des des relations de composition produclive les uns avec les autres. La consti-
Sages, que l'idée vraie que nous sommes est. solidaire de toutes les autres tution consciente de cette partie de l'entendement infini de Dieu est cons-
idées vraies, qui sont idées de leurs cmps, et dépendent de. tous ces autres titution de l'humanité au-delà du marché, que définit la seule appropria-
modes pour s'actualiser éternellement. Cet ordre horizontal d'inter-déter- tion privative, au-delà des Etats, qui eux naissent de la coexistence des
mmation est en chacun de ces points dépendant de l'Idée éternelle de fonnes de vie, des modes différents de production de l'individualisme
Dieu en et par laquelle Dieu se pense lui-même. Toutes découlent du humaine.
même principe, et chacune de .ces âmes, comme essence singulière se L'horizon final reste celui de la formation d'un même esprit, avec son
conçoit sans le secours des autres essences singulières. Mais la croissance corrélat, un même cmps collectif qui goilte la joie parfaite, qui éternise
de chacune renvoie à la connaissance de leur. fondement commun. lequel davantage la partie éternelle qui le constitue, et augmente sa. puissance.
renvoie circulairement à la connaissance de toutes les mitres. Dieu ne peut L'individualisation de la force productive humaine théorique et pratique
concevoir une quelconque des âmes sans les concevoir toutes ensemble. se réciproque avec l'unification du genre humain.
Mais du même coup, en se connaissant, chaque âme connaît le lien d'ap-
partenance qui la lie aux autres âmes, pour autant qu'elles se cmmaissent
et connaissent le rapport de condition réciproque qui les lie. L'apparte- X - Mais cette perspective finale ne saurait faire oublier que la condi-
nance de chaque âme singulière à l'entendement éternel et infini de. Dieu tion empirique présente demeure celle de la transition. c'est-à-dire de la
est comprise par chaque âme comme savoir du rappon d'intennédiation coexistence de la vie passionnelle et de la vie rationnelle, de l!a vie ration-
qui la lie dans sa singularité "comprenante" et comprise aux autres singu- nelle commencœ et de la vie rationnelle parfaite. A ce niveau de coexis-
tenee, l'unification du genre humain n'a pas d'autre moyea que la ré-
larités.
fonne éthique et politique d'un plus grand nombre. La Répubilique univer-
A ce niveau, les âmes de ceux qui savent fonnent une communauté selle des esprits et des corps, où tous s'accordent, où la recherche de
parfaite, qui doit avoir son corrélat. physique, écononûque, et politique. au l'utile ratimmellement éclairée s'accorde avec celle de l'autre, ne peut
n,iveau .de leurs cmps et des rappons de composition de ces cmps. Les
exister d'abord que sous la forme restreinte dè la communauté des Sages,
âmes de ces Sages comprennent qu'elles peuvent s'unir non seulement
et même, à la limite, sous la forme encore plus restreinte de cette commu-
entre elles, mais potentiellement avec les âmes de tous, si tous sont en
nauté à un seul élément que constitue le Sage· solitaire (Spinoza dans la
n11esure de subjectiver leur éternité, et de connaître les corps qui les entou- mesure où il est incompris et isolé). Le Sage doit donc accepter la situa-
œnt, les leurs propres, comme susceptibles de fi>nner un mêmelindividu, tion de fait qui peut être la siemie, et doit donc envisager les problèmes
physique, économique, politique. de la coexistence des genres de vie, de ses rappons aux Ignorants, il doit
On voit toute la portée critique, méta-libérale, anti-libérale, de ce point affronter la nécessité d'une politique encore étatique, seule capable dè
de vue, de la vie et connaissance du troisième genre. La communauté des régler sa coexistence avec les autres hommes.
Sages est une communauté d'appropriation collective et de forces produc- "Quand même nous ne saurions pas que notre Ame est éternelle, la
tives qui déborde de très loin l'horizon de l'Etat et celui du marché. Le moralité et la religion. et tout ce que nous avons montré dans la qua-
troisième genre est une instance critique dè toutes les communautés par- trième partie qui se rapporte ~ la fermeté d'fune et la générosité ne laisse-
tïelles et partisanes. On pourrait dire qu'à ce niveau le sujet ·du troisiènie rait pas d'être pour nous la première des choses" 44 •
genre est l'lwmanité, c'est-à-dire l'espèce dans son processus d'appro-
priation théorique et pratique de la nature, dans son processus de constitu- Le Sage peut à la fois jouir du résultat atteint par le processus mor-
tion et de production de son propre milieu intérieur. La béatitude est l'af- pho-génétique dont il est la pointe avancœ, contempler la plénitude de ce
qui a été produit, se comprendre comme un tennè de cette production, et
foct propre à ce niveau : elle est la joie totale qui s'ouvre sur l'horizon
trouer sa joie dans un bilan qui est ouverture sur des problèmes à venir.
<il'une tâche infinie d'éclaircissement des esprits humains sur leur identité
- qui est tâche infinie de détermination des conditions sous lesquelles les Mais il doit laisser ouverte la tâche de la régulation de ses rapports avec
coxps de ces esprits peuvent se composer dans une démoc:ratie univenrelle les autres hommes. A la fin de !'Éthique, la perspective d'une vie généra-
non-étatique mais politique. De ce point de vue, le Sage ne s'individualise lisée de savoir et d'une communauté non étatique ne saurait être la seule.
que s'il s'universalise. La vie du troisième genre a pour perspectives La béatitude exige que le Sage, qui a atteint un seuil décisif dans sa fmce
d'obtenir que le plus grand nombre possible d'hommes puissent compren- productive, traite à nouveau le problème politique-étatique de ses rapports
dre leur nature individuelle, celle de lews semblables, celle des cmps de avec les Ignorants. le problème de la coexistence des genres de .vie. Si
la nature, puissent ménager des rapports d'appropriaton avec la nature et ceux-ci peuvent être développés dans leur succession pure, le présent his-
torique reste celui de leur coexistence et de leur confrontatiOIL La béati-

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Histoire et éternité Histoire et éternité

tude qui termine· r Éthique exige aussi .le traitement de. la question politi- 28. Éthique V, Proposition XXXII, p. 219.
que-étatique. L'Éthique se termine certes par-la béatitude du Sage; mais 29. Éthique V, Proposition XXXII, corollaire, p. 221.
celle-ci. parfaite en elle-même. s'ouvre sur la nécessité d'un nouveau tJai-
30. Éthique V, Proposition xxxm. p. 221.
temelllt du problème politique.·La
ture sur le Traité politique.
fermeture de l'Éthique exige son ouver-
.J 31. Éthique V, Proposition XXXIII, scolie, p. 221.
32. Éthique V, Proposition XXXIV, p. 223.
33. Éthique V, Proposition XXXV, p. 223.
34. Éthique v. Proposition XXXVI, p. 225.
NOTES
35. Éthique V, Proposition XXXVI, corollaire, p. 225.
1. Éthique V, Proposition I. tome II. :Edition Apputm, Garnier. Paris.
1961, p. 175. 36. Éthique V, Proposition XXXVI. scolie, p. 225. Voir. A. MATHE-
RON, Individu et communauté chez Spinoza, pp. 591-602 et 608-613.
2. A. MATHERON, lru:lividu et communauté chez Spi.n<na. Paris, Editions de
Minui.t, Paris, 1969. Tout le dernier chapitre, pp. 571-590. 37. Éthique V, Proposition XXXVII, p. 227.
3. Éthique V. Propositions II, p. 175. Voir aussi dans la Préface de la 38. Éthique V, Proposition XXXVIII, p. 229.
Ve partie la double critique du stoJ.'cisme et de Descartes. 39. Éthique V, Proposition XXXIX, p. 231.
4. Éthique V, Proposition m, p. 175. 40. Éthique V, Proposition XXXVIII, scolie, p. 229.
S. Éthique V, Proposition m, corollai:ro. p. 177. 41. Éthique V, Proposition XXXIX, p. 231.
6. Éthique V. Proposition IV, p. 177. 42. Cette interprétation de A. MA TIIERON (voir note 2) est aux antipode..o; de
7. Éthique V, Proposiqon IV, corollaire, p. 177. la thèse "orientalisante" développée par Jon WE'ILBSEN, The Sage and the way :
Studies in Spinoza's Ethics of Freedom. Oslo, 1976. Vemion mémographiée; et
8. Éthique V, Proposition IV. scolie, p. 177.
Van Gorcum, Assen, 1978.
9. Éthique V. Proposition X, p.189. 43. Éthique V, Proposition LX, scolie, p. 235.
10. Éthique V, Proposition XIV. p. 195. 44. Éthique V, Proposition LXI, p. 235.
11. Éthique V, Pro]l)Osition XV, p. 197.
12. Éthique V, Proj!)Osition XXI, p. 2ITT.
. 13. Éthique V, Pro]l)Osition XXII. p. 207.
14. Éthique V, Pro!l)Osition XXIII, p. 209.
15. Sur ces problèmes voir la mise au point très concluante de A. Mathcron,
ouvrage cité à la note 2, p. 581.
16. Éthique V, Pro]l)Osition XXIV, p. 211.
17. Éthique V, Proposition XXV, p. 211.
18. Éthique V, Pro!l)Osition XXVI, p. 211.
19. Éthique V. Proposition XXVII, p. 213.
20. Éthique V, ProJl)Osition XXVII. p. 213.
21. Éthique V, Proposition XXX. p. 217.
22. Éthique V, Pro]!)Osition XXX, p. 217.
23. Éthique V, ProJl)Osition XXXI et scolie, p. 219.
24. Voir A. MA'IHJERON, Le Christ et le Salut des ignorants chez Spinoza.
Aubier, Paris, 1971, p. 168.
25. Éthique V, Pro]l)Osition XXXIX, p. 231.
26. Éthique V, Pro]!JOSitionXXXIX, scolie. p. 231.
27. Idem.

76 77
DI. THÉORIE DE L'HISTOIRE OU PHILOSOPHIE
DU PROGRÈS HISTORIQUE CHEZ SPINOZA ?

1. Pour tous les commentateurs qui jadis aboroaient la philosophie .de


Spinoza par la seule Éthique une telle question paraîlrait absurde et sans
objet. tant pour eux r Éthique se réduisait à une théorie de Ja connaissance
atemporelle et à une théorie de Ja modéœtion des passions débouchant sur
. une mystique laïque de la libération intellectuelle et sur une conquête de
l'étenûté. exclusive d'une prise en compte JPOSitive de Ja dUl!'ée1 • L'orien-
. talion récente de la recherche française centrée davantage sur les rapports
du procès éthique de libération et de la politique a proposé l'idée d'une
théorie spinozienne de l'histoire; mais en ce cas, la démarche partait du
livre qui a été pensé. par Spinoza comme l'introduction à la philosophie,
2
Je Traité théologico~poUtique •
C.e faisant, ·la rechelche ·spécialisée retrouvait à· sa· manière. une théma-
tique qui lui était antérieure, et qui en quelque sorte lui donnait sesfonde-
ments et j1Dstifications. n s'agit de Ja thématique du procès historique
comme passage d'une forme de vie et de pensée inférieure à une fonne
de ..vie et de pensée supérieure. Thématique qui bien avan i: les philoso-
phies de l'histoire de la fin du XVIIIème siècle avait été cellle d'un puis-
sant mouvement d'idées qui avait vu converger les spéculations et les
recherches sur l'histoire de la terre, de la v.i'e sur la telTe, swr la chronolo-
gie de l'histoire humaine, sur l'histoire des nations, celle de leuIS moeurs,
religions, formes d'organisations politiques, sur le passage de la nature à
l'lmmanité, sur la transition ou progres de l'humanité barlJare à l'hmnani-
té civilisée, sur le progrès de la connaissance depuis les mythes. fables,
langages symboliques, jusqu'à la pensée scientifique, aux langages con-
ceptuels, et cela dans le cadre de la querelle des Anciens et des Moder-
nes3. Spinoza, surtout dans le T.T .P., se présente comme un protagoniste,
un de ces héros des temps modenies, qui aux côtés de F. Bacon et de T.
Hobbes ont pris parti pour affinner la possibilité de l'nadvancement of
learning", pour soutenir la nécessité de sortir des premieIS temps de l'hu-
manité où la "vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse. pénible,
quasi-animale et brève" 4 •• ·

2. Le T.T .P. en effet rend possible un accès à l'histoire : par la des-


truction de l'histoire sacrée, par la critique de Ja Bible et de la religion
révélée. par la démystification des oeuvres, sans validité théorique, de la
théologie juive et chrétienne, Spinoza fait appàraîtte la théocratie hébraï-
que comme produit d'un mode d'organisation de la vie et de Ja pensée
rude et barbare. La théocratie représente comme un passé qui ne peut être
un modèle pour le présent, et qui doit être définitivement remplacé par un

79
_L_
Théorie de ! 'histoire Théorie de ! 'histoire

Etat libéml-démocratique, défenseur des science et des arts , promoteur resse de formes sociales vouées à la reproduction difficile d'ind1vidus fai-
des. puissancès enfin libérées des conatus hwnains, eux-màm.es capables bl~ent développés. L'usage de la raison par l'invention des sciences,
de multiplier les échanges et de s'approprier de manière élargie tous les l'US,age d'un langage appelé à devenir conceptuel et à perdre sa dimension
corps naturels dont ils ont besoin 5 • !
,J mythique ou fabuleuse, témoignent de ce que peut une s6rie de tentatives,
Tout en développant une théorie de la puissance de la Nature-Dieu qui d'accumulation d'expériences. de mises au point de méthodes. Raison et
exclut rorigine creéede l'Univers, tout en rendant possible une explica-
~
;'n langage .sont de ce point de vue des acquis, produits de transformations
tion causale des processus de formation des coips nawrels au sein de :...{1 historiques. La société elle-même est susceptible de se transfonner: elle
l'étendue, le T.T.P., Jl)W' sa théorie des lois, rend possible une explication ne tient plus sa signification d'une incarnation du sens de l'histoire mû-
causale de l'histoire des hommes en tenne de passions, et il introduit la
'_.t
,( i. verselle dans une histoire particulière, celle du peuple hébreu. Elle la tient
perspective d'une transition d'une fonn.e de vie dominée par les passions , !.' d'elle-même, de son organisation interne, de sa capacité à aménageir les
tristes, les guerres de religion. la faible expansivité des forces hwnaines
au sein d'lDl bloc théologico-politique, à 1D1e autre forme de vie générali-
sant les passions joyeuses, asswant la participation du plus gmnd nombre
t,
..
rapports des individus passionnés qui la composent, de manière à ce que
ces rapports permettent le meilleur essor de leurs forces et aptitudes, l'es-
sor des sciences et de la philosophie, au sein d'une hl>re opinion publi-
possible, pennettant par la liberté de penser une promotion de l' intellectus '.·.',·
que. De ce point de vue, manifeste d'une philosophie de la libération de
et par Ja démocratie celle des conatus. Si rien n'est dit sur l'origine et la l'intellectus et du conatus, le T.T.P. s'inscrit déhbélément comme acteur
fonnation de l'Univers, sur celle de la terre et de la vie, le cadre épisté- dans.ce procès de transition de la barbarie à. la civilisation. d'IDle vie
mologique d'tm.e explication causale, ûnmanente et !alque, est construit; sociale étroite et dominée par la superstition à une vie sociale plus riche,
·1:
et il permet une théorie de l'histoire des sociétés organisée autour de .. ' ouverte à la pratique élargie de la connaissaœe. Le T.T.P. se pense
l'idée d'tm.e conquête des degrés de puissance physique et logique. La comme instrwnent de progrès dans l'aménagement de la vie passionnelle
théocratie hébraîque figure comme emblème d'une origine où font cercle. et dans l'émergence d'une possibilité, la vie de la raison 6•
faible capacité intellectuelle, faible. développement des puissances des
corps humains. domination de la superstition. Du même coup, l'histoire
3. Peut-on dire que cela suffit pour autoriser l'attribution à Spino7.a
sacrée perd sa sacralité: nulle valeur originaire n'est; attribuées à cet An- ,· r·
·. i d'une philosophie du progrès historique ? Une .telle philosophie, lors-
cien Peuple et à cette ancienne Loi, pas plus qu'aux anciens peuples en : :· 1
qu'elle se systématise à la fin du XVIIlème siècle, avec par exemple C'..on-
général. Moïse pero son statut de législateur modèle. Le T.T .P. conquiert
' :_'f: dorcet. wût dans une structure conceptuelle forte des thèses (avec des
simultanément la dimension des longues durées historiques puisqu'il criti-
variantes contradictoires, certes) que l'on peut fonnuler de la manière sui-
que l'attribution des livres de la Bible à 1Dl seul auteur et élargit la chro-
nologie biblique, cadre de l'histoire alors reconnue. Ainsi se trouve con- '•! vante:
Thèse l Le réel est intelligible et ratimmel comme processus orienté
fortée l'idée d'lOle primitivité des moeurs, des mythes, des langues des
Anciens Peuples qui cessent d'être des modèles à imiter et deviem.ent les -'.i l
vers une ïm. Non seulement il offre la possibilité d'une explication ra-
tionnelle des éléments inationnels en leur efficace et nécessité - passi•:>ns,
antagonistes des Modernes, Les Hébreux relèvent des premiers temps où
l'entendement avait forgé peu d'instruments, où la vie passionnelle avec intérêts, conflits, contradictions-. mais aussi il s 'ouvre sur la nécessité de
ses cycles répétitifs dominait, prise dans une impuissance fondamentale, montrer que par ces mécanismes se produit l'avènement d'une raison
substantielle unissant intérêt général, reconnaissance réciproque, universel
non encore à même de promouvoir l'industrie, la navigation, les arts, les
machines, la médecine. concret et :rruuûise de la nature.
Dans le T.T.P . la dwée cesse d'être le phénomène de l'éternel; elle Thèse 2.Cette fin qui est la vie de la raison, la raison conune f'm,
cesse d'être orientée par des idées atemporelles auxquelles les phénomè- s'inscrit dans une structure téléologique : elle s'anticipe dans uoe origine
nes devraient plus ou moins participer, elle cesse de se référer à des nor- et s'atteint au sein d'un procès qui est à la fois caractérisé par des mo-
mes auxquelles il faudrait revenir comme à une origine bienfaisante mais ments critiques, et par des étapes, où capacités, connaissances, habiletés
perdue. pour armuler par cet effort de retour le pouvoir de dispersion tem- s'accumulent. Périodes, âges, s'enchainent dans une nécessité qui est ga-
porelle. La durée obtient une consistance spécifique. C'est en elle que rantie par la dynamique même du procès. Mis en mouvement, ce progrès
l'on accède aux vérités et que se détennine ce qui pour l'espèce repré- est irréversible, irrésistible, linéaire.
sente son bien propre, son utile spécifique. Le temps des prophètes, des Thèse 3.Cene raison a pour noyau la connaissance scientifique et tech-
législareurs sacrés est fini, et avec lui celui de la superstition, de l'étroi- nique. C'est le progrès de cette dernière qui conditionne la possibilité de

80 81
.·Théorie de l'histoire Théorie.de l'histoire

réaliser des val~ éthiques. po~tiques ou juridiques, c'est-à-dire les au- en échec, laisse p~ à une technique rationnelle, vérifiée. et il faut alors
tres progrès. abandoJDler les anciennes certitudes de la traditio~ des mythes et repre-
Nulle part Spinoza ne présente comme Condorcet mi "tableau histori- sent,ations symboliques. de la simple empirie. Il faut pouvoir multiplier en
que des progrès de l'esprit humain". Nulle part il ne fonnule une question quantité, dans uneduree intensive. les nouvelles certitudes de la perceptio
conune celle qui tmnmente Kant et à laquelle ce dernier répond, positive,. per solam essentiam, qui sont jusqu'ici peu nombreuses 7 • "De même que
ment sur le plan pratique (le progrès conune devoir moral), et négative- les hommes, au début à l'aide d'instruments innés et bien q1I1'avec peine
ment sur le plan théorique "déterminant" (il n'y a pas de savoir démontré et d'une manière imparfaite ont pu faire certaines choses très faciles, et
du progres, car la civilisation. le .progrès des sciences, des arts sert la après avoir fait celles-ci, en ont fait d'autres .plus difficiles avec moins de·
recherche de l'utile mais dans l'élément du conflit d'intéiets égoïstes et peine et plus de perfection et ainsi s'élèvent par degres des travaux les
elle ne se confond pas avec la moralisation). Spinoza ne pose même pas plus simples aux instruments et des instruments revenant à d'autres oeu-
la question ''Le genre humain est-il en progresconstant ?" (celle du "Con- vreset instruments,. en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de cho-
flit des Facultés"). Mais la problématique du T.T .P. - une théorie de l'his- ses, et de tres difficiles, de même l'entendement par sa puissance innée se
toire pensant la possibilité d'une promotion des entendements et des for- forme des instruments intellectuels à l'aide desquels il acqunert d'autres
ces des conatus selon la transition barbarie-civilisation. superstition-raison forces pour d'autres oeuvres intellectuelles, c'est-à-dire le pouvoir de
demeure présente dans les autres textes majeum, Ethique, et Traité politi- pousser l'investigation plus avant; ainsi il avance par degré jusqu'à ce
8
que. Selon quelles modalités alors ? Sous quelles fonnes Spino7.a pense+ qu'il ait atteint le comble de la sagesse" •
il enïm le devenir de l'entendement, celui de la forœ productive des hom- L'arrachement à la simple expérience et aux préjugés de la tradition
mes, celui des fonnes d'association et d'organisation jp<>litique? Jhé,ologique et ·politique est bien un nouveau ·départ pour une "science"
qtii se constirue ainsi un avenir indéfini dans la connaissance des essen-
4. On ne peut en effet méconnaître que la dimension du processus t,ae. S'ouvre l'histoire au sens plein du savoir, le savoir conune histoire,
accumulatif et linéairement orienté caractérise à la fois le proc;.lS de la comme accumulation d'idées vraies. comme progression effective.
oonnaissance, celui des modes de vie - Éthique-, et celui du procès de la L'Ethique, lorsqu'elle analyse la transitio <lie l'imaginatio, ou connais-
vie politique. On ne peut méconnaître que ces procès constituent une du- sance du premier genre, à la ratio ou connaissance· du second genre, pro-
R"éeorganisée par la tension entre deux pôles. entre lesquels s'opère bien longe la même thèse. Il ne s'agit pas du pa$age de la nature à la culrure,
une transition qui n'est pas simplement logique, mais effective en sa du~ mais celui d'une culrure grossière de notre mens à une culture promou-
reemême. vant pai les.notions communes les idées adéquates. ·on pourrait ici mon-
trer que cette transition rend possible une histoire du langage commwi qui
Commençons par la première de ces progressions. celle de la connais-
sance. L 'Ethique ne renie pas le Traité de la Réforme de l'entendement. de métaphorique peut devenir réellement conceptuel. Le lar.lgage ·com-
~un, de même que les imaginations, dépendent de la puissance condition-
Comme ce dernier. elle aff'ume à la fois la logicité ou éternité de l'idée
vraie ou adéquate et la temporalisation spécifique du procès de la· con- nante des autres COIJ>Ssur le nôtre, en ce que cette action estl'objet privi-
légié de l'imagination. Voilà pourquoi avant que l'entendement puisse
naissance. La vis nativa de l'entendement aff"ume la positivité de ses pre-
produire de manière plus continue et élargie ses idées à partir d'autres
mières idées vraies au sein même de la prison de la perceptio ex auditu
idées, se produit la masse confuse et inconstante des images. et des idées
aut ex aliquo signo. et de celle de la perceptio ab experientia vaga. Ces
de ces images ou imaginations qui reflètent les changements intervenus
premières formes de connaissance ne sont pas simplement l'"autre" de la
dans notre. corps sous l'action des autres corps. C'est dans cette occur-
vraie connaissance, elles sont premières dans la durée. et il y a bien pro-
rence de la "fortune" que se fonnent les tennes transcendentaux (être,
grès de la connaissance lorsque émerge, se stabilise, se reproduit de ma-
chose, quelque chase) et les notions universelles (homme. cheval, chien)
nière élargie naperception ubi essentia rei ex alio re concludiur. Si les
qui n'ont rien à voir avec les concepts adéquats. Les mots sont bien une
forces de connaissance peuvent être considérées comme autant de maniè-
production de l'imagination, et nous commençons par construire beau-
r~s de se rapporter au même objet et si elles se hiérarchisent dans Wl
espace logique, il y a bien genèse de la raison, développement de la vis coup de nos concepts en rapport à la manière dont ces mots se composent
vaguement dans la mémoire selon une disposition donnée du corps. La
nativa de l'intellectus. Il faut prendre au sérieW[ l'analogie avec le pro-
grès de l'instrumentation teclmique : la connaissance vraie fonne ses naissance du langage scientifique exige une critique de ces verba : beau-
idées qui pour elle sont autant d'idées nouvelles permettant d'approprier coup de concepts reçoivent des nomina negativa (infini, incoipOrel) en
peu à peu ce qui jusqu'ici était inconnu. Une technique empirique, mise raison des confusions du langage commun. I1 faut pouvoir distinguer de
manière dynamique entre les images des choses et, d'autre part les idées
82 83

i.""3'.-.·.....:t~ •. ------------------
Th&n-ie de l 'histoiœ Th!Sorie de l'histoire

et concepts de l'esprit, et contrôler le processus par lequel le sens "vul- n y a plus encore. La science intuitive radicalise cette histonrede la
gaire" de quelques teniles philosophiques se transfonne en sens "savant", co~ance. elle dynamise la connaissance comme histoire. La déduc-
Il faut. de même "distinguer entre les idées et les mots par lesquels nous tion des notions communes a, certes, son historicité in~que : elle
désignons les choses". Or. la nature de la pensée implique que "l'idée ne constr0it par les notions communes l'essence nécessaire ouverte de l'être
consiste ni dans l'image de quelque chose ni dans les mots. L'e~ des en tant qu'il est régi par des enchaînements causaux infinis et éternels.
mots et des images est constituée par les seuls mouvements cmporels qui Mais la science intuitive est elle aussi procès, déduction métaphysique en
n'enveloppent en aucune façon le concept de la pensée" 10• La pensée pro- ce qu'elle va de la connaissance de l'essence nécessaire de l'être (les
gresse donc à partir de la connaissance du sens commun. des notions avec attributs) à l'essence des choses singulières, laquelle inclut l'existence
lesquelles le vulgus entend expliquer• la nature. pour dépasser la simple "suh specie aeternitatis". Maigre l'éternité de son objet. elle a bien lieu
indication des états du corps et pour fixer la nature des choses. De ce danS la duree. Comme telle, elle élargit indéfiniment le savoir général des
point de vue la redéfinition de concepts. conune ceux de substance. attri- choses et procède à la conquàte de la complexité propre aux "res singu.ra-
buts, modes - "qui ne peuvent pas s'acquérir par l'imagination. mais par res". Elle est progrès intensif et extensif dans la connaissance indéfi:ni-
l'entendement seul" - ~sente de droit une étape décisive dans le déve- ment ouverte de ces "res". "Plus nous comprenons les choses singulières,
loppement de la raison. Qu'il y ait un développement progressif. on en a plus nous connaissons Dieu". Loin d'être décachement ascétique du
la preuve a contrario en ce que l'imagination désigne un mode de con- monde et de ses éléments., tous pris dans leur procès propre, la "Scientia
naissance où domine la fluctuation. permanente. où il est impossible de intuitiva" est approche progressive de la totalité en ses éléments, et elle
s'orienter, de fonner des projets à long. terme, où les cycles d'idées con- s'enriclût de l'infinité ouverte de ces "res singulares", saisie elle-même
fuses empèchent la détermination des connaissances de notre propre au sein de la richesse la plus ample possible des rapports avec le monde.
corps, des autres corps, et .celle de ]'âme même. Connaître réellement La science intuitive, loin d'être une intuition unique de la totalité donnée
c'est cesser d'être la proie de l'ordre commun de la nature et approprier "una simul", est appropriation des "res singulares" sur la· base de ·leur
l'orore et la connexion des choses par celui des idées. L'imagination n'a position dans le systMte des relations d'appartenance. Elle a donc une
pas d'histoire interne alors que la raison en a une; elle est un commence- carrière, un avenir. Elle implique sa reproductibilité élargie propre.
ment de la vie intellectuelle où l'esprit .demeure affecté par l'idée qui
représente l'affection des co1ps élrallgeis sur le nôtte. En son procès, au
contraire, la raison signifie sortie de cette confusion, réorganisation de 5. La connaissance-progrès se révèle être l'autre face du procès éthi-
notre rapport aux co1ps extérieUIS. et au nôtre propre, elle est "ordre''. et que lui-même, du procès d'éthicisation de l'individualité humaine elle-
ordre de marche, accumulation d'idées par lesquelles se produit l'appro- même. La théorie des genres de connaissance est la face intellectuelle de
priation théorique de la nature, de notre nature propre, avec progrès si- la théorie des modes d'effectuation du désir et de la vie des affects. A la
multané dans la compréhension de l'univeis et des choses singulières, polarité "Imaginatio-Ratio" correspond, en raison du parallélisme des at-
avec conquête de la complexité 11 • ·
tributs de la pensée et de l'étendue, la polarité "Passio/Actio". Ce qui
demeurait abstraction logique se concrétise avec la prise en compte du
On peut souligner cette lûstoricité inteme qui est celle d'un commen~ COJPS, du "conatus", de ses affections passives et de ses actions. S'il y a
cernent surmonté, d'un piétinement ·sur place interrompu, d'un chaos sto ~
progrès de la connaissance dans .la transition de la connaissance du pre-
chastique modifié e:n ordre · de marche , en la précisant par recours .à la mier genre à celles du second et troisième genres, il y a progrès éthique
théorie des "notions communes". Si la raison progresse .en déterminant depuis la vie dominée par les passions (et les passions tristes) jusqu'à na
"ce qui est commun à toutes choses et se trouve pareillement dans la
vie sous la conduite de la raison oo nous agissons comme cause adéquate.
partie et le tout", elle est appropriation des relations de convenance entre
Les états que l'homme franchit pour parvenir à la production d'idées
tous les corps, entre les corps et le corps humain 12• Elle est un système
vraies se réciproquent avec les états qu'il franclût dans la détermination
ouvert découvrant les appartenances, elle est instance de communication
de son utile propre, de ce qui est pour lui le bien. Action et idée, causa-
orientée sur un élargissement dont la limite est reculée à l'infini. L'étémi.- tion et conception sont données comme une seule et même chose, T...a
té des relations découvertes colUlote leur teneur épistémique, mais n·an~
transition éthique est le chemin de la servitude à la liberté; et l'on peut
nule en rien leur découverte progressive. Par la raison, la durée se déter- parler de transition d'un mode de vie à un autre qui est réellement un
mine comme constimtion de systèmes relationnels de communication tou-
progrès. La vie du premier genre - la servitude - est dominée en ce qui.
jow:s plus intensément activés. Cette histoire est ainsi celle d'une appro- concerne le mode humain fini - par la dépendance des causes extérieures.
priation des choses et d'une constitution de notre puissance logique, dans Le ~conatus" s'y exprime à un bas degré de puissance, dans une oscilla-
la complexité dynamique de ses relations constitutives.

84 85
Théorie de l 'histoue Théorie de l'histoire

don qui est en fait_ un chaos stationnaire; la causalité "in alio" domine pr.ivation totale et la jouissance intégrale de cette substantialité, et qui
quasi absolwnent, à la 'différence infinitésimale près de ce minimwn ·de n'ont de carrière que dans la conquête de la causation et de la conception
possibilité qu'est toute essence singulière. Ave,;; la vie du second genre. adéquate, conquête inf"mie .
.dans la condition de dépendance. s'esquisse une genèse du "conatus", de L 'Ethique présente ainsi une histoire absmlite des formes de l'indivi-
sa capacité de causalité adéquate, d'action. Dans l'"in alio" se dévelopPe dualité humaine. Mais il ne s'agit pas d'une typologie méta-historique
une. sphère de relations pratiques dont est responsable la causalité "in se". valable en tous temps et tous lieux. Il s'agit d'une axiomatique de la
Par un procès qui est 1D1etechnique de gradualisation, l'essence humaine libération dont la méta-historicité se réciproque avec l'historicité. Le pro-
s'approprie la nature extérieure, la sienne propre. S'opère un procès gfts du procès d'éthicisation détermine une duree humaine oo le procès
d'éthicisation qui est procès de substantialisation relative pour le mode, ontologique s'exprime comme procès de la liberté. histoire de la h"béra-
dans les limites modales mêmes. L'homme libre est celui qui peut à la tion. La typologie des formes d'individualité - l'ignorant, l'homme libre,
fois guider le procès de reproduction de son individualité corporelle. se le sage - est une granunaire méta-historique du traitement de la durée
;;ubjectiviser. tout en s'appropriant de manière élargie les corps extérieurs humaine, comme histoire-transition de la servitude à la liberté 15 •
dont son propre cmps a besoin dans son expansion. La vie selon la raison
Ainsi au sein d'une ontologie causale, rigoureusement critique du fi-
~st à la fois expansivité positive du· corps. appropriation (et non domina-
nalisme transcendant de la pensée antique etmédiévale (E. l. Appendice).
tion idéaliste ou prométhéenne) de la nature en ses éléments. constitution
par le biais de la destruction de tout anthropomorphisme, lequel transpose
:le réseaux de reconnaissance et de commwmuté avec .tous ceux qui
les fins.de l'homme superstitieux au plan de ra nature, l'Ethique pJésente
obéissent aux mêmes lois internes rationnelles et raisonnables. Elle se
une théorie du progrès d'éthicisation, laissant place à une finalité interne,
tféïmit comme possibilité d'une histoire individuelle en commun. en com-
et immanente au développement du "conatus" humain. Sans que soit ou-
munauté ave,;; les auttes, nos semblables. et ce au sortir des cycles répéti-
bliée la critique de l'illusion axiologique - il ne saurait y avoir de Bien et
tifs de l'impuissance propre à la vie passionnelle, et de leur fluctuation
de Perfection en soi -, l'Éthique thématise la validité objective dti point
propre. De ce point de vue, la vie dans la servimde définit un ~ par
de vue de la modalité hwnaine. Sur la base du jeu des mécanismes cau-
lequel le "conatus" a commencé et qui dure comme un passif qu'il faut
saux de la servitude, il est possible .de former. le "modèle d'une nature
puisqu'elle constihle en quelque sorte la donation originaire du monde. I..a
hwnaine supérieure", "exemplar naturae hurnanae" 16 • L'Êthique · est
vie de liberté définit un present qui peut se construire un avenir; l'alter-
"transitio", une "transitio" qu'il faut stabiliser, que l'on peut stabiliser
nance de cycles des passions fixant d'abord notre "conatus" peut cédet la
dans le sens de l'action et de l'actif, de la conception toujours plus adé-
place .à lDl chemin vers notre perfection. De ce même point de vue, l 'Éthi-
quate. de la causation interne toujoms plus puissante. Pour nous, les hom-
que serait la codification de cette transition. et elle assumerait sa fonction
mes? la productivité anonyme de la substance se projette comme trimsi-
de partage historique entre la préhistoire encore présente de notre effort
tion pour ce "nous". ce "nosO,,comme possibilité d'une réalisation. "Nos",
pour nous conserver et son histoire possible. Cette conscience d'une llis-
toricité est revendiquée disc:rètement par Spinoza qui s'attribue le mérite
"Posse". "a minore ad majorem pe,fe<;tionem iransire".
d'être le premier à avoir compris la dynamique et la mOJphologie de notre La vie de la raison est donc progrès dans la constitution d'un "nos"
"conatus" et d'avoir rendu. ainsi possible la conquête d'une individualité qui s'approprie les COIJ>Sde la nature, sans fantasme de maîtrise, et qui
libre, développant 1D1eraison capable de gouverner nos passions pour en tend à s'élargir. Les notions communes, en particulier, se détenninent, sur
faire le matériau d'une expansion 14 . le plan pratique, comme schémas d'appropriation des COIJ>Sdont . nous
avons besoin pour nous conserver et simultanément comme schémas de
Dans l'inversion graduelle des polarités de la "causa in alio" et la
communication, producteurs de relations communautaires. Tendancielle-
"causa in se", se produit comme un "exemplar naturae humanae". un
ment la vie selon la raison est une vie qui multiplie les relations de con-
modèle de nature hwnaine pour penser le procès-progrès de la constitu-
venance avec les autres choses. les communications avec ces auttes cho-
tion de la libre individualité. Le déplacement du régime constitutif de la
ses qui. nous sont les plus communes et qui sont les auttes hommes. La
modalité de l'homme va tendanciêllement de l'être dans l'autre et par
nature humaine supérieure est construction progœssive d'un "nos" élargi,
l'autre vers l'être par soi. La transition éthique humaine de la servitude à
d'une communauté ouverte. Cette vie n'est pas idéal transcendant. pur
la liberté. ce progrès qui s'opère dans la durée et ouvre une histoire de la
devoir-être; elle exprime un accord nécessaire, issu de la puissance en
modalité hwnaine, est expression de la pulsation ontologique qui déter-
expansion de notre nature en ce qu'elle rechen:he l'utile propre et se per-
mine le procès du réel à se produire pour soi, éternellement, en un enchaî-
fectionne en sortant des cycles statiques et répétitifs de la servitude. Le
nement d'êtres plus ou moins causés par un autre, plus ou moins capables
progrès est celui de la communauté avec les choses et les hommes, de la
de se substantialiser, de s'éthiciser • mais à qui sont à la fois refusés la

86 87

-
Théorie de l'histoire Théorie de l'histoire

communication. de.l'être en commun oà chacun se singularise vraiment. férieure. mais qui les neutralise. Le Traité politique ne renie paa ce que
On peut ici parler d'urie histoire de la vie de la raison, et d'elle seule, semblait énoncer le Traité théologico-politique lorsque celui-ci presentait
comme mécanisme d'accumulation de rationalité, d'appropriation non la séquence d'évolution tendancielle des passions du COIJ>S politique au
possessive des choses naturelles. de constirution de reseaux de conunwù- semde l'opposition Bm:barie/Civilisation. Le "Nos" qui est alors celui de
cation impliquant tendanciellement la. rationalité du plus grand nombre la "multitudo" ignorante, lorsqu'il recherche son utile .propre, au milieu
d'"alter ego" possibles 17 • On ne peut pas ne pas poser contrefacblelle- des oppositions mutuelles et de leurs swdétenninations imaginaires. ne
mem ce modèle. peut pas ne pas exprimer sa puissance. Cette multitude est conduite à
faire de la paix et de la sécurité un objectif majeur: elle laisse se pmduire
6. Cependant, le processus.éthique ne concerne que l'histoire pme des danS son système relationnel de conduites un système d'institutions qui
fonnes de· l'individualité humaine, 1'histoire-modèle. ·Le même texte qui doivent produire· paix et sécurité, mais en tenalit constamment son autOJi-
énonce que l'homme qui vit de la vie de la raison est un dieu pour té du consensus de la "multitudo". L'individuation propre de l'Etat est un
l'homme corrige : problème pennanent. problème dynamique puisque il s'agit d'obtenir de
la part de l'appareil d'Etat des décisions qui puissent être consenties par
"il est rare que les hommes vivent sous 1a conduite de 1a raison" (B. 4.
35. se.). la "multitudo", en ce qu'elles ne lèsent pas directement la represemation
plus ou moins imaginaire que cette "multitudo" en ses membres~. fait de
Dans le present, "l'homme est nécessairement toujours soumis aux
son intérat. Dans ces conditions, la "multitudo" obéit, et l'obéissance pro-
passions. suit l'ordre commun de la nature et lui obéit, et s'y adapte au- duit la paix et la sécurité. Sécurité des individus donnant leur consensus
tant que la nature des choses l'exige" 18 • Le processus étlùque émerge sur
et obéissant, stabilité d'instirutions qui garantissent cette sécuri~ en ne
le terrain de l'organisation passionnelle des honunes, qui est servirude, et prenant jamais de décisions qui soulèvent la désobéissance. telle est la
qui doit être désoxmais considére comme ordre social et politique .. Celui- mécanique qui aménage concretement la. servirude des honunes passion-
ci semble alors amruler ou limiter comme une histoire possible ou 'pure - nels en Cité. "Ce qui est le meilleur regime ("status") pour tout E™, on le
"exemplar" - le processus d'étlùcisation. Si la politique est une organisa- connaît facilement en considérant la fin de la société civile : cette iun
tion immanente des hommes passionnels. elle reste prisonnière de la ser- n'est rien d'autre que la paix et la sécurité de la vie. Par la suite, le
virude; et celle-ci ne peut plus être dite étape, période initiale d'un pro- meilleur Etat est celui dont.les hommes passent leur vie dans la concorde
gres-progrès de libération. Elle devient condition générale dont ne peut et dont les lois ne sont jamais transgressées. En effet, il est certain que Hes
sortir qu'une minorité. Si le concret de la vie humaine est celui de la
séditions, les guerres et le mépris ou la transgression de la légalilé doivent
servitude des passions. ce concret sedétennine comme politique, puisque êtte imputés non pas tant à la méchanceté des sujets qu"au mauvais ré-
les hommes passionnels
gime de l'Etat. Les hommes en effet ne naissent pas aptes à la vie en
"ne peuvent passer la vie dans la solitude et li. la plupart agrée fort société, ils le deviennent". Le .mécanisme politique décisif est celui·.par
cette définition que l'homme est un animal sociable, et en effet les choses . It;quel ~ multitude accorde - en la laissant se constiruer - la puissance à
se sont disposées de telle sorte que de la société commune naissent beau-
coup plus d'avantages que d'inconvénients" 19 •
un appareil d'Etat, et cela à à chaque instant. Ce mécanisme repose à son
tour, en retour, sur la capaci~ de cette institution à inspirer à chaque
Et pourtant tout se passe comme si la pulsation ontologique entre irulividu assez de crainte et d'espoir (donc assez de possibilités de vi\'re
l"'êtte causé dans un autre" et l'être "cause en soi" se réfléchissait, certes selon son désir de l'utile tel qu'il se le représente) pour que, à l'instant
affaiblie, mais reelle, dans l'ordre politique. La grande transition pure ou suivant, les individus réaccordent majoritairement à l'appareil d'Etat
axiologique des fo.mies de vie, la transition éthique, qui est rare et diffi- l'usage de leur puissance associée et la reforment.
cile, qui est un "posse", s'anticipe ou s'esquisse sans nulle predétennina-
Il semblerait que ce mécanisme ait pour effet de stabiliser les menaces
tion dans une quasi-transition intérieure à la politique même, définie
d'abord comme ordre de coexistence dans la servitude d'hommes pas- de guerre civile pennanente liées aux "abus" de l'appareil d'Ebtt et aux
"désobéissances" des citoyens. On serait loin.de toute transition si ce mé-
sionnels. condamnés à la perpétuelle fluctuation stationnaire des cycles
canisme n'était que celui d'une régulation continue. Or, tel n'est pas Be
passionnels répétitifs. voués à la constance de l'inconstance. Dans l'ordre
cas. Ce mécanisme se reproduit, s'auto-regle, si de fait les regimes orga-
politique, effet et form.e d'aménagement oil vit la servitude de la "multUu-
nisent la tendance immanente de la démocratisation par un élargissement
do" passionnelle ("multitudo" qui est alors "vulgw"), se produit, dans ce
maximal du corps des citoyens et par le maintien d'une sphère de libre
qui semble intransitif, une transition intm-passio:nnelle qui n'exclut pas
c·ommunicàtion. Le Traité politique, en analysant les mécanismes causanx
les rechutes dans les cycles alternant puissance supérieure - puissance in-
de la reproduction de l'équilibre entre instirutions et multirude, fonne des

88 89
Théorie de l 'histoÏl'e Théorie de l 'histoirc

modèles de réalisation de cet éql,lilibre. "Modèles" dont la fonction est réduite) -. consiste dans la perte de haDSCendanœ de l'appareil d'Etat,
analogue à ceux du' progrès éthique. danS une circulation de plus en plus organique entre appareil d'Etat et
Ces modèles sont inégalement puissants, selon leur teneur plus ou t,ase constituée par la multitude, en élargissement de la base <l'lemasse de
moins grande. en démocratie. La démocratie est dite de toutes les fonnes l'Etat, en pénétration du "populus" dans les instibltions, en progression de
d"'imperium", "ommino absolutum", totalement absolue 21 • Absolu en ce l'automatisme législatif, en extension des procédures conscientes de. dis-
que le pouvoir en entier est dans les mains de tous les citoyens et que la cussion des intélêts. Tous ces mécanismes de la transition démocratique
"multitudo" devenu peuple, "populus", est libre, puisqu'elle obéit à elle- obtiennent de la "multitudo" œ que la raison vise, paix, séclllrité, vie de
même, source de la loi et sujet de cette même loi. L'absoluité ici se fonde libre discussion, possibilité de la vie de la raison elle-même. Dans la ser-
sm la communauté du vouloir, librement fonnée, de tous. Cette commu- vitude, la tendance à la· démocratisation :realise 1D1e quasi action par
nauté n'est pas rationnelle au sens strict, mais elle produit des effets qui laquelle l'Etat, le Peuple. conquièrent une quasi causalité adéquate.
sont ceux de la raison : elle rend possible une obéissance à la loi comme Les passions du corps politique peuvent ainsi produire une quasi ac-
telle; et en tant que sphère d'une libre opinion publique, elle rend poSS1l>le tion adéquate de l'Etat. L'analyse causale du Traité politique est un pro-
l'apparition des science et de la philosophie. Dans les processus de la gramme de ttansfonnations visant à produire un système complexe de
démocratisation, et de la libre communication des jugements, il devient décisions collectives. où les citoyens passionnels s'auto-détemiinent,·deve-
possible d'indiquer à l'appareil d'Etat les possibilités de changement de- nant wi peu mieux cause adéquate de la gestion de leur force collective.
venues nécessaires (lois, institutions). La tendance à la démocratie comme Le système auto-:regulé des passions se tmnsfonne par son mécanisme
forme immanente optimale de résolution du problème politique tient lieu même en système de la lil>èrté politique, lequel p:repare l'expansion de la
de transition et de· progres historique. Cette démocratisation progressive libération éthique; dès lors ·celle-ci peut inteI)Préter celle-là, sans céder à
peut conduire à ordonner les rëgimes (monarchie, aristocratie, démocra- l'imaginaire finaliste, comme son antichambre, son milieu. Les modèles
tie), tout comme elle peut transformer de l'intérieur chacun de ces modè- du Traité politique sont des opérateurs de transition démocratique, elle-
les· pour que fonctionne le meilleur des :regimes. Celui-ci produit· alors des même condition de la transition éthique.
effets que la raison valide et universalise, car il s'agit de l'aptitude à
r~specter la loi à laquelle on participe comme· ïm en soi. La quasi transi-
7. Que conclure" de cet examen '? Quelle réponse donner à notre ques-
tion ou le quasi progres démocratique est une tendance objective de la
tion initiale'? Nous dirons qu'il n'y a pas chez Spinoza de philosophie du
politique qui rend possible la vie de la raison et· que celle-ci interprète
progrès historique au sens fort déïmi en 3, mais une théorie d'un progrès-
comme une transition intérieure à la. servirude passionnelle ·lui permettant
problème qui est un possible objectif causalement produiL Nous tenterons
<fe produire comme l'antichambre de la transition proprement éthique. Il
une démonstration en trois points.
n'y a pas de loi de passage nécessaire à la démocratie par la monaœhie et
l'aristocratie; il y a une loi tendancielle de démocratisation comme Point 1. L'ontologie spinozienne de la production développe un ratio-
"exemplar naturae polîticae". Si tel n'était pas le cas, on ne comprendrait nalisme du mouvement qui interdit de projerer la catégorie de progres,
pas que Spinoza ajoute en fait à la paix et à la sécurité comme oeuvre de
comme celle de bon et de mauvais, et comme toutes les notiol!Js axiologi-
l 'Etat le meilleur, la garantie de la vraie vie humaine. nQuand nous disons ques, au plan de la substance. Si ces notions ont un sens relationnel et
que l'Etat le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, relatif, quoiqu'objectif, c'est au niveau des modes et particulièrement au
j'entends qu'ils vivent d'une vie proprement hwnaine, d'une vie qui ne se niveau du "nos" humain. La substance comme puissance irûmie qui se
déïmit point par la circulation du sang et l'accomplissement des autres cause par soi en causant l'infinité de ses modes. nous y compris, n'est pas
fonctions commW1es à tous les animaux. mais principalement par la rai- histoire, progres en soi puisqu'elle s'exprime tout aussi bien dans des
wn qui est la vraie vie de l'Ame" ("sed quae Ratione, vera Mentis vita processus non ÏITéversibles, non cumulatifs selon une irûmité de modes.
definitur") 22 . L'attribution du maximwn de puissance causale ·à la substance et à elle
seule, exclut que celle-ci soit interprétée selon des catégories qw n'ont de
Il n'y a pas de philosophie du progrès historique en politique comme
sens qu'au niveau des modes. La substance n'est pas histoire, elle n'a pas
ordre de succession d'étapes ou d'âges, selon une loi nécessaire. Il y a
d'histoire, puisqu'elle est ce en quoi et par quoi il y a progres historique
une théorie du progres politique comme démocratisation, et cette théorie
ef/ou régression. cyclés, processus divers. L ' histoire alors est locale et
eJt énoncé d'un problème et d'une ligne tendancielle de :resolution. Le
modale.
progrès en politique, sur la base acquise de la sécularisation - (Dieu est
sorti de l'horizon du T .P.; la fonction de l'autorité ecclésiastique s'est Mais précisément, parce que le mode est mode de la substance, la
puissance de la substance s'exprime plus ou moins en ses modes. La pos-

90 91
Théorie de l'histoirç Théorie de l'histoire

sibilité de la transition éthique ne peut_pas ne pas nous apparaître à nous. "l'illusion progressiste" qui ferait du progrès humain la fin de la nature, et
le "nos" hwnain, lorsque nous sommes munis- de la connaissance de notre des êtres de la nature des matériaux définis par leur appropriation hu-
nature au sein de la nature, comme expression éminente de la substance, maine. L'objectivité relationnelle du progrès pour le "nos" humain doit
comme procès de substantialisation possible. Si la substance n'est pas s'affirmer en sumultanéité avec la critique de cene "illusion progressiste".
seule.ment histoire, l'histoire, elle, est de la substance, elle est en elle et (Tout serait fait pour notre domination indéfinie, tous les êtres seraient
par elle.· Le progres comme nécessité éthique est conquête de substantiali- préordonnés à notre "usus" illimité comme pouvoir d'user et d'abuser, et
té. L'histoire qui ne peut être que· locale et modale apparaît néamnoms seraient les moyens de IWtre domination sur la nature). Nulle dialectiQU!e
comme un cas particulier et éminent de la puissance. de certains modes, de la nature ne s'achève et ne s'idéalise comme téléologie historique.
de leur transfonnabilité et de leur productivité. La substance comme Indi- Spinoza n'est ni Condon:et. ni Engels.
vidu Total, où se produit et se joue la mobilité universelle y compris la
mobilité historique, ne change pas. Elle continue à dememer une et la
8. Point 2. Le progres éthique doit donc être désolidarisé de l'"illu-
même, selon une modalité difficile à préciser d'ailleurs, dans et par la
sioli progressiste" qui est un fantasme de maîtrise solidaire d'une interpré-
transfonnation inces.~ante de .ses formes <scompris la fonn~progres).
tation imaginaire de ce qu'est la vraie puissance. L'histoire-modèle du
"Toute la nature est un seul individu dont les parties, c'est-à-dire tous les
procès (progres) d'éthicisation- doit être comprise sans être mysilliée en
corps varient d'une infinité de modes, sans aucwi changement de l'indivi-
thèse des pouvoirs illimités du seul progrès scientifique et technique. Le
du total" 24 • La catégorie. de progres cwnulatif indéfini réglé par une fin
fantasme progressiste de maîtrise doit être dissocié de la conception adé-
est inutilisable comme celle de duree pour expliquer .la causalité de la
quate du progres éthique. Sur le plan théorique, le progrès n'est pas dorni-
substance. De ce point de vue, il serait. spinozien d'inclure comme un
nation, conception idéaliste de son objeL Il est appropriation théorique du
chapitre de l'Appendice de la le partie de !'Éthique l'idée de Progresen
réel découvert, respecté, et utilisé selon ses rapports de convenance et de
tant qu'être de raison, fiction issue de la projection de notre désir, c'est-à-
communauté. Le maître est toujours celui qui a besoin d'un esclave, or la
dire hypostase imaginaire d'une modalité de l'expérience humaine.
liberté est fin de la servitude. L"'intellectus" n'est pas despote. Il est ami
L'effectivité du procès d'éthicisalion ne doit pas être transposée et de ses objets, inême de ceux qu'il doit approprier. Autant dire que Spino-
projetée en tant .que loi de la substance, comme. si celle-ci visait et avait za ne développe pas une· idée faristienne du progres de la connaissance
pour but le progres hlstorlque, et se limitait à cette seule fin. qui. en ferait lllle expansion démiurgique, A ce propos, il convient de re-
Mais la réalité - qui est aussi le "posse" où se réalise le "nos" lrumain venir sur les modalités et les fonnes de ce progres.
- du progres éthique a pour nous sa validité objective : le processus II ne saurait signifier une prise de congé définitive de l'imagination.
d'éthicisation a plus de substantialité pour nous que n'importe quel autre un passage sans reste à un âge de la raison qui serait accessible directe-
processus, parœ qu'il exprime notre nature en sa puissance propre, supé- ment. L'imagination est à la fois une condition originaire à laquelle toute
rieure à d'autres natures. Le processus-progres éthique - doté de son his- "mens" est soumise et un état dans lequell'esprit peut s'enfermer à tout
toricité propre - dépend du degré de complexité élevé du corps humain et jamais. Il faut donc distinguer ce qui dans la connaissance du premiier
des modalités sous lesquelles celui-ci est nécessité à se conserver en aug- genre représente un commencement, un recommencement obligé, et ce
mentant sa capacité d'appropriation. Il dépend simultanément de la haute qw. peut faire d'elle l'horizon indépassable de la confusion. L'esprit :ne
complexité de l'esprit de l'homme qui peut penser par concepts adéquats peut ne pas avoir des idées confuses parce qu'elle est esprit d ' un corps
et devenir cause adéquate. Le proglès éthique est donc inscrit dans la qui ne peut pas ne pas être affecté par les COI]>S extérieurs. et patee
nature d'une chose singulière· complexe, relativement puissante. comme qu'elle reflète ces relations de dépendance. La servitude est la forme radi-
l'homme . union d'un coips composé de nombreux autres corps com- cale d'lDle situation de dépendance : l'homme n'est pas empire dans un
plexes et d'lDl esprit correspondant. Si les autres choses ont leur perfec- empire, mais partie de quelque chose d'autre, son esprit ne peut être con-
tion. cette perfection implique pour beaucoup d'entre elles leur appropria- çu par soi mais par Wl autre. Ce serait pure imagination que de se repré-
tion par le corps hwnain, leur. insertion dans le "nos" humain, dont la senter un esprit qui n'aurait plus à refléter les images des affections des
perfection propre inclut sous beaucoup d'aspects une puissance supé- corps sur le sien. De ce point de vue, l'imagination désigne la relation
rieure. "Il vaut beaucoup. mieux considérer les actions des hommes que originaire qui nous lie aux corps, au corps qui est le nôtre, et par ]aqueFJe
celles des bêtes", car "ce qui est humain est plus digne de notre connais- nous sommes donnés à nous-mêmes comme un autre dans une altérité
sance". Mais cela ne. saurait faire oublier l'égalitarisme ontologique : on fondamentale. Vivre dans l'imagination, par contre, c'est ne jamais déli-
ne saurait classer dans ure hiérarchie univoque les êtres et développer vrer la fon:e innée de l'entendement par laquelle nous concevons a.déqua-

92 93
Théorie dc,·l'histoire Théorie de l'histoire

temerit notre relatiol'l de dépendance ~t sommes. cause d•idées adéquates. exeteice. et de ne pas oublier que la ttansition est tâche à reproduire en
On·ne sort pas stricto sensu de fimaginati.on. on rectifie les imaginations chaque occurrence. à chaque instant de notre existence.
en limitant la limitation qu'elles constiruent, en inversant ten~ Il y a davantage. Pour des raisons naturelles - liées à ra fois à des
ment la proportion entre idées confuses et mutilées et idées adéquates. en conditions internes et exteJJles difïiciles à preciser - l'égalité ontologique
transfonnant le rapport immédiat. subi. causé, aux corps extérieurs, à no- des esprits comme modes finis de la même subs1ance. et conune citoyens
tre corps. à notre esprit. en formant une idée adéquate de notre esprit. de dè la même nature supérieure 29 • se réciproque avec une inégalité dans la
notre corps. des corps de la nablre, en dé.couvrant leurs relations de con- capacité de concevoir et de progresser. La nature humaine ne doit pas être
venance et en pensant leur singularité. Tout se joue dans la transition confondue avec l'idée générale d'Honune: elle existe concretement dans
conune graduation en acte, comme élargissement des idées adéquates. la multiplicité d'individus. de coips et d'esprit individuels qui acblalisent
Mais si l'on développe ces idées on ne supprime pas l'imagination en tant des degrés inégaux de puissance physique et mtellectuelle. Le progres est
que rapport passif par lequel nous somme donnés à nous-mêmes, et don- donc affecté d•une loi d'inégal développement. n est precaire, fragile. re-
l!lés au monde dans l'altérité. Ce monde,.on peut seulement l'aménager, y productible dans une tension qui réduit ce qu'il y a d'erreur dans les idées
construire une sphère d'idées adéquates. Si le progres signifiait abandon illadéquates sans pouvoir supprimer la dépendance de l'altérité. Ce pro-
complet d'un âge de l'imagination, il serait un mythe. La raison est liée grès n·est pas le fait de tous. L'espèce humaine. est affectée d'une divi-
dialectiquement à une imagination qu'elle doit critiquer, limiter, transfor- sion, certes ttansfonnable, mais réelle, entre· la multitude· et la petite élite
mer en zone expansive de connaissance, mais non éliminer. Une idée ra- des hommes libres:..Sages. Ni ùniversel, ni irréversible. davan121ge caracté-'
tionnelle de ·la raison fait du progres théorique ·une tension dialectique risé par une transition-tension dans la. ua,duation des pouvoirs de l' "intel-
~nnanente assignant à l'imagination la condition de donné; elle pennet lectus" que par une transition-arrachement définitif à la dépendance de
,me appropriation de cette nature d'abord subie en nous comme une rela-
26
l'imagination. le progres se revèle comme non universel de fait. n se
:;ion à notre corps en tant qu'il est causé et affecté par les autres corps • produit sans intention, ni garantie. Il apparaît alors comme une possibilité
Le progrès de l'imagination à la raison doit être pensé sans illusion liée à la. conjoncture et à la dépendance de la conjoncture. La fonwie est
1;,rogressiste. Il ne .signifie donc pas. disparition du premier teJine .pour le visage de l'histoire comme. possible.
autant que œluicci désigne une condition originaire de conunencement
qui peut être modifiée, non supprimée; Un rationalisme raisonnable con- 8. On pourrait faire la même analyse pour le versant physique-affectif
naît ses conditions de possibilité, d'exercice. et ses limites. Voilà pour~ du progrès éthique. Ce qui a été dit de l'imagination vaut pom la servi-
quoi on ne doit pas imaginer l'entrée définitive et totale dans un âge de tude passionnelle. La transition éthique comme vie de la raison est bien
:raison auquel nous accéderions spontanément. Chaque esprit doit toujours une possibilité ·ontologique et une· réalité. Mais il est significatif que ·Spi-
développer ses idées vraies, accroître leur capital sur la base de cette con- noza consacre le meilleur de son effon non pas à exalter la transition
dition originaire qui est liée à la nature de esprit comme idée d'un co1ps éthique. à la félichiser. mais à analyser les mécanismes de sa réalisa.lion,
~xistant en acte. La raison doit se souvenir de la difficulté et de la modes- les fonnes de sa consolidation, les limites qui l'affectent. "Il est impossi-
tie de ses débuts - une simple idée. vraie -; elle doit lutter en permanence ble que l'homme ne soit pas une partie de la nature et ne puisse éprouver
pour se reproduire : les chaînes causales dont elle fonne le modèle se d'autres changements que ceux qui se peuvent connaître par sa seule na-
forgent dans la conjoncture .mouvante des fluctuations de l'imagination ture et dont il est cause adéquate". "Il suit de là que l'honune est néces-
réfléchissant les affections du corps 27 • Le procès de formation des idées sairement toujours somnis aux passions ("passîonnibus esse semper ob-
vraies est menacé d'interruption, de desnuction; car notre corps en dépit noxium"), suit l'ordre commun de la Narure, et lui obéit; et s•y accom-
de sa puissance peut toujours rencontrer un cmps adverse plus fort; et
mode autant que la nature des choses l'exige" 30 • Tout le problème est de
notre esprit malgré sa supériorité peut être contraint à interrompre son
déterminer le mécanisme par lequel dans la servitude passionnelle la li-
effon de conception provisoirement ou définitivement. Le progrès n'est
bené, comme cause interne, se forme. La domination sur les passions, la
pas garanti. sinon par illusion rétrospective lorsque nous appuyant sur les
stratégie d'utilisation des passions joyeuses pour les tmnsformer en vraies
chaînes causales reconstruites nous les projetons conune devant se pro-
actions implique· une tres délicate opération de filtrage et de déconsnuc-
longer indéfiniment. en oubliant que l'esprit est idée du corps et qu'"il
tion de rapport des causes extérieures. Le processus éthique est conttôle
n'est donné dans la Nature aucune chose singulière qu'il n'en soit donnée
des affects par leur connaissance adéquate et par réplication de la con-
une autre plus puissante et plus forte. Mais si une chose quelconque est
naissance en capacité d'agir. Il peut s'aider de la représenta.lion d'un pro-
donnée une autre Elus puissante. par laquelle la première peut être dé-
g~ (comme accwnulation des relations de convenance). mais il doit se
truite est doruree" . n importe donc de démystifier la raison dans son
94 95
Théorie de l'histoire
Théorie de l 'histoue

réeffectuer au coup par coup, Il n'est que tendanciellement cumulatif; il l'appartenance de ce progrès à la dynamique de la vie passiollllelle de la
est privé de la garantie absolue de sa poursuite, puisque cette· accmnula- multitude, à la vie politique commune.
tion est liée à wie effectuation nécessaire mais nécessairement conjonctu-
rale (l'ordre commun de la nature). Le progrès éthique n'est IÛ régulier. ni 9. Point 3.11 _n'est donc pas question de rêver à un inévilable progres
assuré : il est heurté, stochastique, menacé d'inœnuption. de régression. théorique ou scientifique qui se renverserait en inévitable progrès éthique.
Notre "conatus" lorsqu'il devient davantage cause adéquate, demeure a fortiori juridico-politique. Le processus d'éthicisation est inévitablement
dans un équilibre inslable, exposé aux défis et démentis de la conjoncture, inséré dans la politique. il est en décalage permanent avec la vie ?Olitique
c'est-à-dire de son appartenance au monde des corps extérieurs. Passions qui est fondamentalement passionnelle, même si. les passions soru; amé:n.a-
tristes et passions joyeuses, "Passio 0 et "Actio", sont en concurrence per- gées dans des formes de socialisation· conflictuelle, Il est menacé par les
manente, et se renversent les unes dans les autres : le procès éthique est oscillations, les transitions négatives ou inverses qui caractérisent les pas-
tendanciellement orienté, mais il n'existe que dans la dialectique de tian- sions du corps politique (désobéissance des citoyens, arbitraire de l'appa-
sitions contraires, de transitions qui menacent d'inverser la grande transie. reil d'Etat avec son autonomisation. incapacité à reproduire la paix et la
lion passivité-activité. Il y a wie menace permanente d'effacement de la sécurité minimales). L'ordre commun de la nature pour le "nos" humain
grande transition dans les fluctuations. En ce sens la "fluctuation de l'es- s'identifie à la politique, considéré dans sa relation différentielle avec
prit"· n'est pas une passion panni les autres, elle est la nuuque de la servi- l'éthique. La vie de la raison n'est pas un Etat dans l'Etat, tout comme la
tude passionnelle 3 • La transition est possible, possible inscrit dans Wl vie passionnelle politique n'est pas non plus un Etat dans l'Etat même si
ordre éternel. mais elle se réalise· dans le risque éternel de la fluctuation. en elle, contre elle, agit la raison en: tant que découverte et pratique de
Elle est fluctuation de la transition. relations communautaires.
Cela explique pourquoi la loi de l'inégal développement des esprits Cela signifie que le procès-progrès éthique, ce possible objectif, con-
est immédiatement loi de l'inégal développement des "conatus". Cet in- jonctural, aléatoire, tendanciellement cmnulatif, continue à agir 81.1·sein de
égal développement fait du progrès· éthique une tendance objectivé mais la vie politique. La situation n'est pas désespérée, car l'ordre politique
suspertdue à des formes aléatoires, décalées, non universelles, de realisa- demeure parcouru par la tendance à la démocratisation, même s'il est
tion. Parce qu'il y a concmrence dans la transition éthique entre actif et massivement dominé par la recherche objective des mécanismes produi-
pass3f, la vie de la raison comme recherche de relations d'appanenance sant la stabilisation des fluctuations propres aux passions du corps politi-
dans l'utile propre et construction de réseaux de communication est con"- que. Si un progrès historique de la barbarie à la civilisation ne peut revêtir
currencée dynamiquement par la socialisation passionnelle laquelle est in- l'aspect d'une loi nécessaire, si la séquence monarchie-aristocmtie-démo-
trinsèquement insociable. La transition éthique-progrès se réalise comme cratie n'est qu'un modèle hypothétique contrefactueI. il. reste bienplace
compétition. conflit incessant entre ce que les hommes découvrent de leur pour un quasi progrès politique. Les rapports du procès d'éthiciBation et
être commun et ce qu'ils perçoivent comme les faisant différer. De l'inté- ·du procès politique sont donc en définitive l'objet essentiel de·la philoso-
rieur. la transition éthique est menacée par son autre; et le progrès éthique phie. En effet. ils sont de fait un objet privilégié de la nScientia intuitiva".
est de manière inunanente menacé d'être réabsorbé dans ce qui est la Si celle-ci consiste à déduire les essences singulières des attributs, si elle
forme concrète de la vie passio1U1elle, la politique si celle-ci ne se règle est accumulation de la connaissance de choses singulières, il faut bien
pas sur son modèle immanent. voir que pour le "nosn humain les choses singulières les plus importanlleS
"Les hommes peuvent différer en nature en tant qu'ils sont domjnés sont les autres hommes saislS dans leur tension éthique. Il faut ici mettre
par des affects qui sont des passions, et dans la même mesure le même en rapport la IVe et la Ve parties de l'Éthiq~.
homme est changeant et inconstant". "En tant que les hommes sont domi- "Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons
nés par des affects qui sont des passions, ils peuvent ê tre contr a ires res Dieu" (V. 24).
uns aux autres" 32 •
"Il n'est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus
Oui , décidément, l'espèce est de mamèrepermanente contraire à elle'- utile à l'homme vivant sous la conduite de la raison" (IV . 35, Cor. 1).
même, elle est menacée de brisure entre masse et élite de la sagesse.
Mais comme ces "res singulares" sont rares. et qu'elles vivt'..nt avec
L'inégalité intellectuelle est simultanément inégalité éthique au sein de la cet autre "res s;ngulares" qu'est sont la masse des hommes qui ne peu-
même condition d'égalité modale (le "nos" humain avec sa supériorité
vent se passer de la société (IV. 35. se). il suit que le vrai problème
relative). De par sa dynamique même le procès d'éthicisation révèle non
éthique est éthico-politique, puisqu'il n'est pas donné de processus d'éthi-
pas tant son étrangeté au procès de socialisation et de politisation que sa
cisation achevé pour la totalité du genre hmnain. mais que la vie éthique
complémentarité dialectique. L'inégal développement éthique rappelle

96 97
Th6ori.e de ! 'histoire Théorie de l'histoire

se construit au sein ® la singularité de la vie politique. en débat intermi- lui aussi une tendance à consolider sur la base même ~ ses piémisses
nable avec elle. Tout le' problème est de ~voir ce que peut le procès causales.
politique et comment il s'articule au procès éthique. Le politique est~il Spinoza ainsi reste fidèle à ce qu'il affirmait depuis le Traité de la
susceptible d'un progrès interne qui ne le rende pas incompatible avec Je réforme de l'entendement. Mais ce qui était alors l'objectif du philosophe
procès éthique '/ ·Si le politique produit de lui-même sans les avoir voulu se révèle désonnais tendance effective du "Nos" humain en débat avec la
nI visé des effets éthiques que la raison valide, si la raison n'a pas à se tendance contraire.
penser conune rm de la politique, de son point de vue à elle est décisive "Telle est la fin vers laquelle je tends, acquérir une telle nature supé-
la compréhension de la politique, dans le sens de sa compatibilité, de son rieure et travailler à ce que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi. En
u~ge pour le procès éthique. Le Traité politique, oeuvre de la science effet cela· aussi appartient à mon bonheur : de m ;appliquer à ce que beau-
intuitive, ne se Iésout pas dans une séparation radicale entre éthique et coup d'autres a>mprennent ce que je comprends afin que leur entende-
politique. Il ne faut pas confondre éthique et moralisme. Mais la raison, la ment et leurs désirs s'accordent parfaitement avec mon entendement et
vfo éthique, se doit de comprendre la politique en son autonomie pour mes désirs. Afin que cela se fasse, il est nécessaire d'avoir de la Nature
détenniner ce qui dans cette autonomie ciée des conditions d'une pour- une connaissance suffisante pour l'acquisition de cette nature humaine su-
suite de .la vie éthique. Elle se doit de ronner les modèles qui permettent périeure; puis il est nécessaire de fonner une société telle qu'elle doit être:
d~ consolider la paix et sécurité. Le progrès démocratique, la démocrati• afin que le plus grand nombre d'hommes arrivent aussi facilement et sfire-
ment qu'il se peut à ce but" 33 .
sation comme problème permanent et toujours ouvert, sont compris par la
raison à la fois comme tendance interne. de la.mécanique politique pas- Tel est le programme éternel de la philosophie.
s5.onnelle et comme élément qui en elle rend possible le procès d'étlùcisa-
tion. Si la politique ignore l'éthique, celle-ci ignore pas celle-là, et com-
prend la tension interne qui anime la politique pour objectivement la faire N OTES
progre~r - sans qu'elle le veuille - dans le sens du progrès éthique. Le 1. On peut songer au célèbre livre de L. BRUNSCHEVICG, Spinoza et ses
Traité politique se veut assimilable par les politiciens réalistes lesquels contemporains. PUF, Paris, 1932.
peuvent produire leur "ouvrage" - paix et sécurité - sans se soucier de la 2. Le tournant décisif a été constitué par le livre devenu classique de A.
vie éthique ni de son progrès. Mais le philosophe sait que l'intelligence MATIIERON, Individu et communauté selon Spinoza. Ed. Minuit, Paris, 1968.
autonome de la vie politique fait apparaître en quoi celle-ci produit de. fait Depuis ont paru, dans la même orientation, les ouvrages de A. NEGRI, L'anoma-
des conditiom pour le progrès éthique (coopération, paix, sécurité, liberté lia selvaggia.Feltrinelli, Paris, 1981 et B. BALIBAR, Spinoza et la politique. Pa-
de penser, expansion des Iéseaux de communication). ris, PUF, 1985.
Le progrès politique est tendance interne à l'ordre politique, et cette 3. Au sein d'une vaste littérature, on peut citer E. CASSIRER, La philosophie
tendance est prise en charge par le procès éthique comme une condition de.s Lumières.Fayard., Paris, 1966. F. MANUEL, Tire Eighleenth Century Con-
fronls tire Gods, Cambridge Mass, 1959 ; C.-0. GllLLISPIE, Genesis and Geology.
de sa réalisation. Il n'est pas indifférent que la "Civitas" s"ouvre à la plus
Cambridge Mass, 1951 ; F.-C. HABER, The Age of the_ World. From Moses to
grande masse possible, unifie administtation et consensus. sécurité et
Darwin. Baltimore, 1966; R.-V. SIMPSON, Progress in tire Age of tire Reason.
obéissance. Il n'est pas indifférent que la "Civitas'' se développe en lime London, 1956. Et plus rtcemment P. ROSSI, /mmagini della scienza. Roma, Ed.
republique ou qu'elle se corrompe. Il n'est pas indifférent de déterminer Riuniti, 1977 et du même/ Segni del Tempo. Storîa della terra e sJoria delk
,, 'abord, de promouvoir ensuite, les mécanismes qui permettent à tout ré- nazioni da Hooke a Vico. Feltrinelli, Paris , 1979.
gime de favoriser dans l'élément du consensus les conditions de la vie 4. T. HOBBES, Leviathan. Chapitre XIII. (Traci. de F. Tricaud). Sirey, Paris,
bonne pour l 'honune. La science intuitive pense la radicale autonomie de 1971 p. 125.
la politique pour y déceler les formes d'un progrès immanent dans les 5. SPINOZA, Traité théologico-politique. Sur les Hébreux qui, ennemis des
stratégies d'échange, de communication. Le progrès éthique, cette ten- sciences et de la philosophie, n'ont pas excellé sur les autres nations par la
dance immanente à la formation de soi, prend en charge la tendance à la science et la piété. Voir le chapitre m (Van Vlotcn Il , p. 122) . Sur leur organisa-
démocratie immanente à la stabilisation de l'ordre politique pour détermi- tion politique: elle a pennis d'assurer sécurité et paix, mais dans des conditions
ner cet ordre et le construire comme progrès politique. Si le progrès poli- de faible développement des fotees productives des "conatus"~ elle ne saurait être
tique s'identifie de manière réaliste à la tendance à la démocratisation imitée, car elle ne convient pas à une nation civilisée qui encourage les sciences,
(passionnelle elle aussi), si sa configuration est fragile et tend à disparaî- le commerce, l'économie; voir chapitre XVIIl (Van-Vk>ten Il, p. 288 "Deir,de
talis imperii forma iis for.san tanquam Ulilis esse po.sset qui sibi solis absque
tre dans les cycles des passions du corps politique, il n •est pas rien. Il est
externe commercio vivere, seseqùe intra suos limites claudere, et a reliquo orbe
~
98
J_ UNIVERSITARIA
URBINO
r· Théorie de l'histoire Th6o.rie de l'histoire

segregarl velint: ut minü:,,e ils, quibus ~sse est curn aliis commerciurn habere; culum Spinozanum 1677-1977 (Roudedgc and Kegan . Paul, London.
quapr-opter talis imperiifomia paucissimi tantum ex-usu esse potest"). 1977).
6. Sur la dimension "progressiste" du T.T.P., voir les travaux décisifs de Lco 16. Dès la lie partie, la détecrnination éthique du "On" ontolog ique de la
STRAUSS, en particulier Spinoza's critique of religion. Schocken Books, New substanee en"nos" humain se précise, avec la détemùnation de la transi-
York. 1965 (la premi~ éditio~ allemande date de 1930). Jo me permets de 1ai- tion. Lo ex>urt texte qui ouvre ce livre pr6cise que au sein de "l'explication des
voycr l A. rosEL, Spinoza ou le crépuscule .de la servitude. Aubier, Paris, 1984. . choses qui ont de suivre n6cessairement de l'essence de Dieu, et qt.i sont une
Voir aussi, bien entendu, le livœ de MA THER.ON cité qui est le premier à avoir infinité, il ne sera expliqué seulement que ce qui peut nous conduire comme par
pensé ensemble théorie de l'lûstoire et théorie de la politique chez Spinoza. la ·main à la connaissance de l'âme humaine et de sa b6atitude sup6riem"C" . ''Tran-
7. SPINOZA, Traité de la Réforme de l' Entendement. (Edition Koyr6) , Vrin, seo ad ••. ea quae nos ad Mi!ntis humanae, ejusque summae bealitudinis cogr..itio-
Paris, 1951, p. 17 et p. 21 ("peq,auca fuerunt"). r,em quasi manu d11eere possunt". A rapprocher du célèbre texte de la Pr6face de
8. SPINOZA, Idem. p. 37 .. la IVe partie : bien que les tc:rmes de bon et de mauvais n'expliquent rien de
positif dans les choses considér6es en elles-m8mes, chacune 6tant en ello-mêmc
9. SPINOZA, Ethique Il, 40, scolie 1. Lc:s notions ex>mmunes sont fonnées parfaite, "cependant il nous faut ex>nserver ces vocables. Dfsirant en effet fonncr
par rupture avec le procès par lequel se forment les transcendantaux et les notions une idée de l'homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé
générales. Voir les remm-ques pertinentes de P. ROSSI, I segni del Tempo, cité devant nos yeux il nous sera utile de consenrer ces vocables dans le sens que j'ai
p. 240-246. dit". On doit cette intmpr6t.ation à Paolo CRISTOFOLIN!, article cité, n,pris dans
10. SPINOZA, Ethique Il, 49, .sç0lie. son beau livre, La scienza intuitiva di Spinoza, Moraho, Pllris, 1987 (voir en
11. SPINOZA, Ethique Il, 16 et carol. 2. Voir aussi Il, 29, cor. ''L'&mo particulier l'importante quatrième et dernière partie de cet ouvrage) .
humaine toutes les fois qu'elle pecçoit les choses selon l'ordre commwi de la 17. SPINOZA, Ethique, 4, 35, Corol. 1, Cori. 2 et Scolie. "Dans la me-
nature n'a ni d'elle-même, ni de son propre coi:ps, ni des ex>JPSextérieurs une sure crules hommes vivent sous la direction de la raison. ils s•accorclent
connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée' ;_ toujours nécessairement par nature". "Il n .'est donné dans la nature aucune
Thème décisif que celui de la constance de l'inconstance propre à l'imagination chose singulière qui soit plus utile àl'homme qu'lDl homme vivant sous
qui constitue comme une impossibilit6 à sortir de l'imm6diatct6 et d'inaugurer le la conduite de la raison". L'honune est un dieu powr l'homme". Voir aus-
savoir comme histoire. N'est-ce pas ll la manià"e dont à la f'm même de l'Ethique
si E. 4. Appendice Cap. 25 et 26 .
Spinoza (B. V. 42, s.) d6finit l'ignorant par opposition au Sage ? "L'ignorant
outre qu'il est de beaucoup de maniàes agit6 (agùatur) par les causes ext6rieure11 18. SPINOZA, Ethique m, 4 Corol. La servitude radicalise <:9mme
forme de vie un des éléments de la condition ontologique de base,
et ne possède jamais le vrai contentement int6rieur, vit dans une quasi incon-
science de lui-même de Dieu, des choses, et sitôt qu'il cesse de pâtû:, il cesse qu'énoncent les propositions 2, 3, 4 de la me partie. "Nous pâtissons en
aussitôt d'être". La raison est inttinsàtuement son hilitoire. tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir
12. SPINOZA, Ethique II. 38 et 39.
par soi sans les autres parties". "La force àvec laquelle l'homme pe1sé-
vère dans l'existence est smpassée inïmiment par la puissance des causes
13. SPINOZA, Ethique V, 24. extérieures". "Il est impossible que l'homme ne soit pas une paitie de ta
14. SPINOZA, Ethique m. Il s'agit de l'introduction de :µI. "Certes, n'ont · Nature et ne puisse éprouver d'autres changements que ceux qui peuvent
manqu6 les honunes 6minents (au labem et à l'industrie desquels nous devons se connaître par sa seule nature et dont il est cause adéquate". L'appen-
beaucoup) pour 6crire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses; dice de la IVe partie, chapitre 32, rappelle cette structure de base.
et donner aux mortels des conseils pleins de prudence; mais quant à d6tc:nniner la
nature et les forces des affects, et ce que peut l'âme de son c&6 pour les gouver- 19. SPINOZA , Ethique IV, 35 , Sc.
ner, nul qu .e je sache .-e l'a fait". "Nemo quod sciam dete',m;navit". La même 20. SPINOZA, Traité politique, Van Vloten Il, chap. V, 2, p . 23 . Voir B.
conscience de singularit6 6pocale transparaît dans la Pr6face de . la Ve partie. Nul BALIBAR, Spinoza et la polùique cit . Chapitre 3, p. 72-90.
n'a pu avant Spinoza tnaitcr de "la puissance de la raison", montrer "ce que peut 21. SPINOZA, Traité politique, cit. Chap. XI. 1, p. 80.
la "Ratio" sur les affects, et ensuite ce qu'est la libcrt6 de l'âme ou b6atitude; 22. SPINOZA , Traité politique, cité. Chap. V. 5, p. 23. C'est Ut. ce que ex>n-
"par ob nous vc:::nons combien le sage a plus de puissance que l'ignorant". teste aujourd'hui A. MATHERON dans son article "Etat et Moralité sek,n Spino-
15. Nous nous permettons de renvoyer l A. IDSEL, "Quelques remarques za" in Procedings of First /talion International Congress on Spino za, ciL Pour
pour une interprétation de l' Ethique" in Procedings of the First Italian Inter- Matheron, qui modifie l'interprétation donnée dans son ouvrage de 1969, il y a
national Congress on Spinoza. (F.d. Emilia Giancotti), Bibliopolis, Napo- radicale s6paration entre politique et éthlque. Que la politique ait des effets
lil 985, p. 143-171, ici notre chapitre I. Dans une perspective voisine, voir Paolo que l'éthique valide n'autoriserait pas à ïmaliser le politique comme ser-
CRISTOFOLINl, "Esse sui juris e scienza politica" in Studia Spinozana, Spino- vice de l'éthique. La lecture que donne Matheron tend à exclure l'idée
za' s Philosoplry of Society, Volume I, 1985. Walther Verlag-Hannover et Emilia même d 'un progrès intra-passio1U1el (dans la servitude), qui serait possible
GIANCOTI1, "Nccessity and Frcedom in the Philosophy of Spinoza" in Spe-

100 101
Th6orie de l'histairo Théorie de l 'bistoire
pour la majorité des hommes, '_'obnoxi passionnibus". Nous estimons au contraire
3 3. SPINOZA, Traité de la réfonne de l'entendement, cit..§ 13, p. 13. Pbur
que le Matheion 1969 est plus prèsde Spinoza que le .Matheion 1985.
tout ceci voit- l'article de P. CRISTOFOLINI cit6 à la note 1S. On retrouve le
23. SPINOZA, Traité politique, ciL Chap. t. m, 7, p. 13, Cc texte 6voque une même thème en E. V - Il et Scolie : l'amour envers Dieu - "Amor erga Deum " -
hypofuèse que l'on jugerait impossible dans le T.P. qui part de la "commune contient un principe interne d'universalisation . Cet amour est "d'autant plus ali-
natur; humaine". C'est l'hypothèse d'une Cit6 fondée sur la raison et dhigéc par ment é que nous imaginons plus d'hommes joints à Dieu par le même lien
elle. ~ttc Cité est la plu11 puissante et rel~c: le plus d'elle-même (sui juris). "Le d'amour". D est =mmun à tous les hommes et nous d.ssirons que tous en jouis-
droit de la cité en effet est défini par la puissance de la masse qui est amduite en sent". "Omnibus homînibu.s commune est et omne::. ut eadem gaudeQflr cupimus ".
quelque sorte par une m&ne pensée, et cette union des imes ne peut se concevoir
en aucune façon si la Cit6 ne tend éminenunent au but que la saine raison ensei-
gne à tous les hommes leur .être utile d'atteindre". La Cité de la .servitude peut
produire "ce que la raison enseigne". U encore, il est n6cessaire de produire des
modèles contrefactucls, non intégralement réalisables, mais n6cessaires pour
orienter la pensée et l'action.
24. SPINOZA, Ethique Il, Scolie apres lemme 7, (après p. 13).
:.C5.
SPINOZA, Ethique Il, 17 Scolie . "Les imaginations de l'ime considérées
en eiles-m&nes ne contiennent aucune erreur. L'âme n'est pas dans l'erreur paroe
qu'elle imagine mais elle est dan s l'erreur, en tant qu'elle est amsidértc comme
privée d 'une idée qui e,telut l'existence de çes choses qu'elle · imagine comme lui
étant présentes".
26. La Ile partie de l' Éthique impose cette lecture qui ne fait pas de
Spinoza un sirnp~ "Aufklllrer"; sur ce thème, voir F. MIGNINI, Ars ima-
ginc.ndi. Apparem:a e rappresensazione ln Spinoza. Napoli, &lizioni
Scienûfiche Italiane, 1981.
27. Fragilité du début de la raison : elle a commencé son progrès effective-
ment lorsqu'il a été possible d'enchaîner quelque& idées vraies. C'est la mathéma-
tique qui a permis cette délivrance. Le genre humain serait demeurf dan& l'illu-
sion finaliste et la superstition th6ologico-politiquc "si la .math6matique, occupée
non des fins majs seulement des . essences et des propriétés des figUR:S n'avait fait
luire devant les hommes une autre mesure de v6rit6" (Ethique l. App.) .
28. SPINOZA, Ethique IV, Axiome d'ouverture auquel correspond le
chapitre de ·fenneture de la même partie.
29. SPINOZA, Ethique Il, 13, scolie. "Plus un corps est apte comparative -
ment aux autres à agir et ll pâtir de plusieurs façons ll la fois, plus l 'llme de ce
corps est apte comparativenient aux autres à percevoir plusieurs choss à la fois; et
plu s les actions d'un corps dépendent d e lui seul et moins il y a d 'autres corps qui
con=urent avec lui dans l'action, plus l'âme . de cc corps est apte il. connaître
distinctement. Par lll nous pouvons conruuà-c la supériorité d'une ime sur les
autœs" . Si "l'âme humaine diffàc des autres et l'emporte sur le s autrc:s" , les âme s
humaines diffèrent entre elles d'une moindre différence, certes, mais d'une diffé -
rence réelle.
30. SPINOZA, Ethique IV , 4 et corol.
31. SPINOZA, Ethique m, 17 et scolie ("Cet état de l'âme qui naît de deux
affections contraires s'appelle fluctuation de l'âme; il est à l'égard des affects ce
que le doute est li l 'égard de l'imagination") .
32. SPINOZA , Ethique m. 33 et 34.

102 103
IV. LA THÉORIE DE LA PRATIQUE ET LA
FONCTION DE L'OPINION PUBLIQUE DANS LA
PHILOSOPIDE POLITIQUE DE SPINOZA

1.
Entre toutes les sciences donc qui ont une application. c'est la :politi-
que oo la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n'est pas
d'hommes qu'on juge moins propres à gouverner l'état que les théori-
ciens, c'est-à-dire les philosophes (TP 1/1, p. 273/A 1 p. 12).
On connaît cette célèbre déclaration par laquelle, d'un geste radical.
Spinoza récuse toute la tradition de la philosophie ·pratique, et particuliè-
rement le rapport entre éthique et politique.Quelle idée de la science im-
plique la politique ?
Quelle idée de la pratique ? Ces questions sont décisives pour situer la
place de Spinoza au sein des théoriciens "modernes" de la politique. Le
Traité politique a une conscience nette de sa singularité : pour h première
fois un philosophe briserait avec une tradition invétérée pour s'appliquer
à la politique et établir par des raisons certaines et indubitables ce qui
s'accome la mieux avec la pratique (TP 1/4, p. 274, A p. 12). Ainsi la
politique rentrerait dans l'ordre de la connaissance vraie. Et simultané-
ment, selon son usage qui lui est propre. le nouveau se dit dans l'ancien:
le TP ne s'inscrit-il pas dans la tradition antique de la recherche du
meilleur.des régimes? Après les chapitres consacrés à l'étude générale du
droit naturel et des fondements du pouvoir (chapitres 1 à 5), le TP ne
développe-t-il pas Wle analyse des types de régime selon la tripartition
classique et une détermination des formes possibles de stabilisation pro-
pres à chaque régime (chapitres 6 à 11), tout à fait comparable auxinves-
tigations de la Politique d'Aristote?
Ce problème de la théorie spinozienne de la pratique a été traité excel-
lemment par un article important d' A. Matheron 2. Celui-ci a montré que.
dans ses premiers paragraphes. le TP accomplit la dissolution de la tradi~
lion thomiste de la philosophie pratique en utilisant une idée de l'expé-
rience politique issue de Machiavel et de œux que Spinoza nomme les
Politiques. Il a montré du même coup que malgré la proximité de ses
intentions avec celles de Hobbes. qui veut aussi élàborer une science
théorique de la politique, Spinoza échapperait à ce qui demeurait du ratio-
nalisme classique - son utopie finaliste, certes reformulée, mais agissante
- ·en Hobbes même. Nous voudrions reprendre, prolonger et discuter ,::ette
analyse pour soutenir la thèse que la théorie spinozienne de 1a pratique
rend possible au sein même de la critique radicale de la tradition. la re-
prise d'Wl élément de cette tradition. sous une fonne réduite, causale et
déterministe. La pratique est bien définie comme l'explication des méca-

105
Théorie de la pratique Théorie de la pratique

nisrnes passionnels de la commune nature humaine, mais la réflexion, le teinte, la structure finalisée de l'action de l'homme. Il y à donc, à la base
jugement pratique constitue en son sein un m~anisme non quelconque. de la philosophie pratique, une opération de l'entendement théorique qui
mais décisif. décide ce qu'est la nature de l'homme agissant. Cette fin est inscrite en
Pour Aristote, il ne saurait y avoir au sens strict de théorie de la politi- lui, elle est le désir du bonheur. Infléchissant sur ce point la position
que. La politique appartlent comme l'éthique à la philosophie pratique, la d'Aristote, St. Thomas accorde la possibilité d'une épistimé concernant
philosophie de la praxis. Celle-ci n'a pas pour objet ce qui seul peut être l'homme comme être qui cherche. comme toute réalité, à :réaliser sa
objet de theoria, à savoir l'éternel et l'immuable, l'immuabilité de la forme. Le désir de l'homme est droit, juste, au sens où toute chose est
structure sensée du cosmos. La praxis est Je domaine de l'action des droite ou juste si elle se confonne à sa nature. Il est alors possible de
hommes libres cherchant dam, et par la cité la vie bonne. avec sa dimen- détenniner théorétiquement cette bonne nature. avec son désir de bon-
sion d'incertitude liée à la nature contingente de l'action raisonnable. heur. L'entendement ou intellect pratique intervient lorsqu'il s'agit de dé-
Cette praxis s'inscrit. à la fois, dans le caractère éthique de l'individu et terminer pour et par l'être qu'estThonune (lequel raisonne consciemment
dar.s les lois. de la cité qui doivent permettre la manifestation de ces ca- sur sa nature) quels désirs doivent être satisfaits pour réaliser cette fin -
ractères éthiques. Seule la politeia rend les citoyens capables de la vie forme qu'est sa nature, désir qui se détermine alors avec ses moyens.
bor.ne. Et l'homme de bien ne peut pas, selon son concept idéal, difféx'er L'intellect pratique intervient pour juger ce qu'il nous faut poursuivre
du bon cjtoyen. Cette vie bonne, dont il n'y a pas de theoria, mais dont il ou éviter en matière de désirs, et pour définir les moyens intermédiaires:
peut y avoir un savoir sensé, n'a rien à faire avec la poiesis, c'est-à-dire l'intellect pratique juge ces désirs en les comparant au désir fundamental
la production d'artefacts, utiles ou beaux, ni avec la maîtrise spécialisée de l'homme pour sa fin ultime. Dès lors, îout ce qui, pouc une réalité
de lâches objectivées dans la division du travail. naturelle y compris l'homme, l'écarte de la réalisation de sa nonne-forme
La pratique n'a pas d'autre but qu'elle-même; elle est auto-suffisante. naturelle se détermine comme un vice ou u.,e erreur éthique. Bref, pour
La fonnation et la culture de l'homme de bien se suffisent. Une telle St. Thomas, il y a une science pratique pour autant qu'il y a possibilité de
politeia n'a rien à voir avec un projet de domination de la nature par la considérer son objet comme. théorique ; lequel est immuable et. ne peut-
œc :nnologie et l'économie. Du même coup. on comprend powquoi limitée être considéré comme susceptible d'un cho ix contingent. Le désir droit
par la nature du caractère muable et par les circonstances contingentes de qui est la nature de l'être, la nature de la satisfaction ultime de ce désir,
la vie, la politique, comme élément de la ·philosophie pratique, ne .peut les !raits généraux qui conduisent l'honune à sa fin ultime, sont donc les
avoir la rigueur d'une épistémé. Son objet, le Juste, le Bon. manque de la objets théoriquement déterminables d'une science pratique.
constance ontologique et de la nécessité logique qui sont les traits de tout On peut découvrir ce désir par une. vue thoorique. Sur cette base,
objet de l'épistémé. La philosophie pratique relève d'un savoir prudentiel, s'élève la possibilité proprement pratique : il revient à l'homme de s'af-
compréhension prudente de la situation éthico-politique de l'homme. la fronter à ce qui dans sa nature peut se changer. être objet de choix, à
phronesis 3 • étudier ce qu'il doit faire ou éviter pour réaliser ce désir primaire de bon-
La tradition scolastique qui hérite de la problématique antique la mo- heur. A ce niveau, .l'éthique ou la politique deviennent, de disciplines
difie, sans la transfonner radicalement. Ce qui est modifié. c'est le sens pratiques qu'elles étaient, des disciplines théoriques, orientalllt et guidant
de la pratique. Celle-ci est alors contaminée par la différence entre vie l'action. Les passions individuelles ou les maux du COlJ>Spolitique sont
terrestre humaine et vie divine, supra-terrestre. La pratique devient la vita détenninés désormais comme ce qui s' oppose à la raison, laquelle déter-
ac tiva qui comprend toutes les nécessités contraignantes de la vie sur mine la forme droite. La science pratiqÙe peut alors s'affronter à sa diffi-
terre (la politique, les exercices ascétiques, nécessaires au salut. l'a<hni- culté constitutive : la nature de l'être humain. que la théorie peut déter-
nistration des sacrements, les actes de la charité chrétienne). La vita acti- miner et préciser en ses fonctions (et parties), est fondamentalement sus-
va devient l'ensemble de toutes les activités humaines autres que celles pendue, pour son actualisation, aux vicissitudes et aux déviations que le
qui concernent le salut intérieur de rame. La vita activa a pour domaine choix pratique doit affronter. A ce niveau, les opérations qui actualisent la
les actions humaines qui concernent les autres hommes. Elle a pour agent fin thooriquement déterminable s'affrontent à la réalité des déviations par
l'entendement et la droite raison, qui accompagne l'exercice de la volon- rapport à la nonne. La politique qui recherche le meilleur régime et l'éthi-
té. Elle est justiciable ainsi de l'agir de la volonté. que qui recherche la vie bonne sont des disciplines normatives qui
s'orientent sur lllle idéalité ou une normativ iité constitutive, sur un idéal
St. Thomas d'Aquin dévelqppe en particulier l'idée d'une science pra-
d'abord séparé de ses actualisations. L'action, la pratique se définissent
tique qui a un objet constant, un objet de savoir; et cet objet est la struc-
d'abord comme possibilités d'écart et de déviation par rapport à la nonne,
ture finalisée, donc régulière et stable pour autant que la fin en est at-

106 107
Théorie de la pratique Théorie de la :pratique

comme tension.pour la réaliser. La science pratique est à la fois savoir·de imaginaire la solution de leurs contmdictions. Spinoza renouvelle la caté-
la nonne et des écarts par 'rapport à la norme :. elle indique la petpétuelle gorie de pratique pom la rendre coextensive à toute l'àctivité humaine
distanee qui sépare la nonne de ses déviations réalisatrices. La natuœ saisie dans sa dimension contradictoire. Idéaux et passions relèvent aussi
humaine peut être pensée de ce point de· vue comme écart à elle-même, de la pratique. La catégorie de théorie change du même coup d'objeL Elle
déficience, manque à soi-même. n'a plus pour objet la forme finale d'une nature qui s'absente d'elle-
même dans la pmtique, elle a pour objet la pratique même en tant qu'elle
est.ce mixte contradictoire d'affections qui demeurent identiques à elles-
2. C'est toute cette conception, comme l'a bien vu A. Matheron, que mêmes et qui ne cessent d'être critiquées, jugées de haut par des idéaux
critique le premier paragraphe dù premier chapitre du TP; lequel dénonce irréalisables.
et démantèle la philosophie pratique comme satire, chimère, utopie. Là
La science dont Spinoza fonne le projet a donc pour préalable la criti-
où la philosophie politique scolaslique détenninait le type d'intelligibili~
que de la science pratique, ou de la philosophie pratique qui consiste en la
propre à la sphère de l'action (nature réglée par une fin qui organise son
reconnaissance théorétique de ce qui se passerait si l'homme était naturel-
passage à l'existence par et dans ses propres manquements et déviations),
lement détenniné à agir selon les lois que cette science lui assigne. Sup-
Spinoza voit la déficience essentielle à cette entreprise elle-même. L 'idéa-
position arbitraire, que la philosophie pratique ne. comprend pas, incapa-
lité nonnative de la pensée classique est dénoncée comme utopie, comme
ble qu'elle est de confronter à la nonne qu'elle reconnaît théoriquement la .
théorie impuissante qui est condamnée à différer de la pratique. Spinoza
persistance du démenti que la pratique inflige à la théorie.
se moque des théoriciew, des philosophes qui s'imaginent édifier une
science pratique, alors qu'ils élaborent une science de l'impossibilité de L'idée de Spinoza est celle d'une science de la pratique qui soit e.nfin
toute conduite pratique, une vaine science impuissante, celle de l'impuis- valeur d'usage, utilisable, science de l'action telle que l'action prescrite
sance de la nature humaine à se réaliser. puisse se confondre avec !'oeuvre à promouvoir, telle que l'action puisse
Lc:s philosophes conçoivent les affections qui se livrent bataille en
enfin être faite, produite. Spinoza ne reganle plus la pratique comme 1.11ne
nous comme des vices dans lesquels les honunes tombent par leur faute; sphè.re d'action qui relèverait de notre décision libre, de notre choix a
c'est pourquoi ils sont accoutumés de les tourner en dérision, de les dé. priori raisonné. Il la considère comme. une sphère sownise à une détenni-
plorer, de les réprimander, ou quand ils veulent paraître plus moraux, de nalion telle que les choix raisonnés eux-mêmes soient d'abord envisagés
les détester (TP 1/1, p. Z/3 / A p. 12). comme l'expression du jeu des passions. L'initiative raisonnable est insé-
La science pratique thomiste est une science dérisoire de la dérision, rée dans un inter-détenninisroe, où elle laisse apparaître son statut pre-
elle passe son temps à constater la non-réalisation de la nonne et à le mier d'effet, de simple forme phénoménale consciente. De ce point de
regretter, imputant aux hommes le pouvoir maléfique de refuser librement vue, la pratique signifie l'impuissance de toute raison pratique qui se
d'actualiser cette norme. Spinoza remet en cause cette problématique qui donnerait pour tâche impossible de sunnonter de manière moraliste Iles
repose sur le fétichisme des valeurs et sur la croyance au libre arbitre. Il affections. Du même coup, la pratique perd . sa contlngence supposée,
refuse la vision moraliste du monde, et développe une autre idée de. la pour prendre une nécessité, une régularité qui peut faire l'o~jet d'une
théorie, de la pratique et de leurs rapports. Pour lui, est science imaginaire science théorique .
toute science pratique qui se transforme· en haine impuissante des vices et La régularité en question est celle-là même de l'impuissance de la
en croyance en la liberté d'indifférence. Le principe de ce moralisme est pratique à réaliser la nonne qu'elle imagine décider comme solution à ses
absurde : son objet - la nonne qui doit être .réalisée par chaque nature, conflits, sur la base d'une représentation imaginaire de la r.ature humaine.
notre nature - est un objet fictif. Est remise en question l'idée d'une hu- Spinoza en termine avec toute raison pratique qui serait usage prudentiel
mani~ qui devrait se conformer à des fins qu'on lui assigne et qu'elle du libre choix, appliqué à des situations où il s'agit de trouver le moyen
manG\UC. pour actualiser une forme-fin. La théorie causale du jeu des passfons défi-
Les philosophes croient agir divinement et s'élever au faîte de la sa- nit la condition commune des hommes, celle où il y a place peur la vo-
gesse, prodiguant toutes sortes de ·louanges à une nature humaine qui lonté impuissante d'introduire une régulation; et celle-ci apparaît comme
n'existe nulle part et flétrissent par le dîscours celle qui existe r6ellement. un élément intérieur de ce jeu, comme le même jeu inversé. Loin d'être la
Ils conçoivent les hommes non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes science qui détennine dans une raison finale une nature que les hommes
voudraient qu'ils fussent (TP 1/1, p.273 A p. 12). devraient librement réaliser dans la contingence du choix raisonnable, la
Il appartient donc à la nature humaine telle qu'elle est, et telle qu'elle science pratique, selon Spinoza, est la science causale des régularités ou
n'est pas comprise pm les philosophes, de produire en son sein des idéaux des contraintes passiollllelles, qui ne laissent d'abord pas d'autre plac.e à
de la nature humaine, où les affections des hommes anticipent de manière

108 109
Théorie de la pratique Théorie de la pratique

la ,;aison que cellea·~ apparence bien fondée. mais impuissanteLa so- umnanente pour se situer ·dans celle de la production .artisanale, qui se
ciété politique ne peut pas 'se comprendre co~e fonnation de la raison; condense en des oeuvres transitives. Il ne s'agit plus ·désonnais pour
elle s'explique causalement par le jeu des interactions entre hommes in- l'homme de réaliser la vertu, la vie bonne dans la praxis éthico-politique,
évitablement passi01U1els. La contingence libre de la raison se détermine mais, plus prosaïquement, plus laborieusement, de produire ·à partir de soi
comme illusion objectivement fondée, et donc susceptible d'une approche comme matériau (la méchanceté de la nature humaine) un résultat où il
en termes de nécessité causale. s'agit de produire une oeuvre, de se produire comme oeuvre. Les Politi-
Ce que la pratique comme expérience enseigne se réduit à ceci : la ques fonctionnent comme des instruments de production pour faire de ce
politique est une Jéalité qui se confond avec l'expérience et qui teste toute matériau une oeuvre confonne à un but, une.organisation étatique produi-
science pratique. Lorsque cette science propose des idéaux inaccessfüles sant quasi-mécaniquement la sécurité.
qui laissent la pratique· inchangée, elle dénonce d'elle-même sa vmûté. La Si les philosophes pêchent en ce que la détermination des conditions
philosophie politique thomiste suppose le problème résolu : elle convient morales de la vie bonne, idéalement pensée, les conduit à ne pas penser ni
sou au pays d'Utopie, soit à l'Age d'or, à Wl temps où nulle institution comprendre les• conditions de la survie, si leur idéal ne peut infonner la
n'était nécessaire. L'expérience a jugé sur ce point : les philosophes, les réalité, il faut, semble-t-il, leur préférer les Politiques. Ceux-ci, négligeant
throriciens au sens péjoratif du· terme, sont les moins qualmés pour gou- la question de· la vie bonne, séparent éthique et politique. Conune le re-
verner l'Etat. Leur théorie n'a aucun usage pour la pratique, elle est un marque A. Matheron, Spinoza semble dans le paragraphe 2 du chapitre 1
élément et 1D1efonne de cette même pratique incomprise. du TP accepter cette position, qui exige que les vices pratiques, éthiques,
puissent être considérés comme des vertus pratiques, mais a& sens de ver-
tus politiques. Les Politiques ne pensent pas comme les théologiens que
3. Poursuivant son analyse, A. Matheron peut alors montrer que le
le Souverain· devrait ·conduire les affaires publiques confonnément aux
camp des Politiques, apparemment rejoint par Spinoza, est celui de Ma-
règles morales que le particulier est tenu d'observer. Ils savent par expé-
chiavel et des Machiaveliens. Eux seuls, en effet, ont su critiquer la
rience que la capacité de tendre des pièges aux hommes sert à les dmger
vieille idée de la politique comme praxis idéale pour lui substituer l'idée
pourle mieux. Leur habileté, qu'il ne faut pas confondre avec l'ancienne
d'une science ou plutôt d'une technique fondée sur l'expérience, sur la
sagesse pratique, consiste à mettre au service d'une fin, qui est la survie
prise en compte de la nature humaine effective, celle-là même qui repose
de 1'État, des moyens qui ne sont pas nécessairement pratiques, mais qui
sur le développement des vices et de la malice humaine. Expérience qui
trompent autrui et obtiennent de lui un componement compatible avec la
est toujours applicable, car.toujours appliquée.·La science politique désor'-
survie de l'état; comportement durable qui repose sur le calcul de la peur.
mais est désolidarisée de la raison pratique, cette fiction, et ramenée à la
La manipulation de la crainte passionnelle de l'avenir, laquelle exige le
pratique expérimentale, ou quasi expérimentale, des dmgeants politiques.
calcul, semble définir la pratique au sens où l'entendent les Politiques (TP
Conscients de la realité de la nature humaine et de sa méchanceté,· ils
1/3, p. 274/A p. 12).
n'ont enseigné rien qui filt inapplicable, ils se sont efforcés de prévenir
cette méchanceté par les arts tirés de l'expérience (TP 1/l, pp. Zl2-Zl3/A Du même coup, la politique reelle se réduit à cette techru.que manipu-
s . latoire. Les Politiques qui.récusent toute fin pratique pour l'oomme, toute
pp . 11-12) .
préoccupation de la vie boJU1e, produisent sunplement les conditions de la
Simplement, les Politiques, sans être de véritables savants expérimen-
survie. En cela, ils sont supérieurs aux Philosophes et Théologiens, qui
taux, sont des techniciens capables de réfléchir et d'organiser l'empirie
pour imposer la vie bonne demeurent incapables d'assurer la simple vie.
po ilitique. Tout en étant mus par les ressorts passionnels comme les son-
L'usus dont il est question ici a un sens minimal. Il est celui de l'élémen-
pies sujets, craignant les effets de la crainte déchaînée des sujets, les Poli-
taire survie. Rien n'est plus utile que la vie. La politique technico-poiéti-
1 tiques ont su empiriquement trouver des mécanismes efficaces de régula-
que des Politiques réduit la distance de la théorie à l'expérience; car elle
tion passionnelle. Ils ont développé une quasi-théorie de la pratique réelle,
est la théorie des conditions effectives de la politique. Elle en est la théo-
c'est-à-dire de l'expérience des rapports de commandement et d'obéis-
rie technique, et échappe ainsi aux apories de la politique pratique des
sance. Ces mécanismes fonctionnent. ont un usus, une efficace quasi-tech-
Philosophes, c'est-à-dire~ l'utopie. Car vouloir la vie bonne ne rend pas
nique. La politique émigre de la sphère de la praxis, de la libre action,
nécessairement possible la sunple survie. La perspective spinoziste a pour
autonome et contingente; elle perd sa spécificité qui lui interdisait de· se
préalable la subversion de la philosoplûe politique scolastique et semble
donner des objets de théorie,. elle devient une technè poietikè, art produc-
redoubler 1'action critique de la philosophie teclmico-poiétique des prati-
tif qui travaille un matériau - la nature hwnaine - en fonction d'un but
ciens de la politique, dont la figure emblématique est celle de Machiavel.
visé, la sécurité de l'étaL La politique émigre de la sphère de l'action

110 111
Théorie de la pratique Théorie de la pratique
Les Politiques ne considèrent pas que l'expéri~e humaine soit compré- projet technico-poiétique. Hobbes montre la dérivation d'une sphère poli-
hensible selon les canons de la. philosophie pratique, et ils font de cette
raison pmtique une affection comme une autre, tout aussi passionnelle 1 tique contractuelle à partir des lois primaires d'une sphère sociale, pre-po-
Iitique, r état de nature. Cette science se comprend elle-même oomme liée
que les autres, mais qui représente néanmoins une sorte de progresintra-
passiomlel. Alors. que la philosophie pratique méconnait les exigences de
1 à un usus qui est qui est de règler le pouvoir de disposition des hommes
comme matériaux. Hobbes veut une science qui révolutionne. la vieille
la vie au profit d'une soi-disant vie bonne, et met en danger la reproduc- philosophie pratique, qui soit à la fois· théorie de son objet, et en même
tion de la simple vie, la politique des Politiques ne s'en tient qu'à la temps productive de cet objet, poiétique au sens fort. Il dépl~e de ma-
simple vie. Elle sait "faire avec" les vices qui sont co-extensifs à l'exist- nière décisive la theoria vers le pragmatisme et le constructivisme, où
ence des hommes: elle sait prevenir la malice humaine, et, comme une dominent le faire, le fabriquer. Le lien interne de la théorie à l'~pplication
bo:rme technique, elle trouve les moyens qui permettent de produire une devient constitutif: une théorie scientifique est capable de,reproduire les
oeuvre. Les Politiques, en effet, connaissent les moyens qui permettent de processus dont elle est la théorie, reproduction idéale (dans la pensée),
manipuler efficacement cette passion.efficace qu'est la crainte: et de cette mais qui est aussi production d'un objet réel, doublet Iéel de la théorie et
crainte ils font la matière première de la simple vie de la cité. Pour eux, de son objet idéel. Par une sorte de renversement, l'étude des lois de la
ce que les Théologiens considèrent comme des vices constitue le matériaµ nature politique fournit la base pour la constitution d'un organisme politi-
de la. politique, et son moteur. Par une inversion extraoroinaire, les .Politi- que dont ces lois indiquent les dynamismes fondamentaux. Hobbes assure
ques renversent réchelle des valeurs de la philosophie pratique. le passage de la loi causale à la loi politique, dans la réélaboration ambi-
Les composantes de la philosophie pmtique se disjoignent : les venus güe de l'idée de loi de nature 6 •
éthiques et momies de l'homme de bien ne sont pas nécessairement les Dans cette perspective, la reproduction mentale des lois du 001ps :poli-
vertus politiques du dirigeant. La morale devient affaire privée qui s' op- tique se prolonge en production réelle de ce corps, en constitution de ce
pose aux vertus publiques, que seule la politique détennine comme art de corps selon des lois qui sont en continuité avec les lois causales. Les lois
manipulation et de répression de la malice par la crainte. Ce qui est vice de nature d'un corps politique sont celles de sa reproduction, de sa smvie.
pour la morale de la philosophie.pratique - l'habileté qui sait tenir compte Il suit que la paix est la ïm immanente, causalem.ent produite, de l'organi-
de l'expérience et museler la malice par là crainte et le calcul - est la sation politique. Cette. paix pennet · la préservation de la vie, de la libre
seule méthode de la politique.La politique serait alors une· technique qui a entreprise et de la propriété privée. Les lois politiques sont ainsi des nor-
pour objet de rendre sûres les relations entre les hommes. Et cette sécuru.é mes générales et formelles que le corps politique produit et promulgue, et
exige Jla constitution du pouvoir politique de l'État. L'État devient l'objet où il exprime. }es conditions de sa propre reproduction.
et l'opus principal, car seul il.permet d'échapper au danger de servitude
Il semble que le TP suive cette problématique dans la mesure où Spi-
qui menace les hommes. C'est dans le cadre de l'État que les hommes
noza veut établir quelles sont les règles communes sous lesquelles les
peuvent vivre et vaquer à leurs affaires. La politique est la condition ab- ·
hommes ne peuvent pas ne pas vivre, et cherche à les déduire de l'étude
solue de toute vie. Elle ~ut ainsi ce problème que manque la philoso-
de la nature humaine. Et cela avec la mime liberté d'esprit qu'on a cou-
phie pratique en ce qu'elle suppose résolue sa réalité sans l'avoir affron-
tume d'apporter dans les recherches mathématiques (TP 1/4, p. 274/A p.
tée. Ce problème est celui de la limitation du caractère inévitable de
12). Pour Spinoza, comme pour Hobbes, il ne s'agit pas de tourner en
l'agression dont chacun menace l'autre. La politique régule cette penna-
dérision les actions des hommes. mais d'en acquérir la connaiss;mce
zience .de la menace par une autre pennanence, celle de la répression qui
vraie. La science politique se fonde sur la connaissance vraie de la nature
est puissance. de défense.
commune des hommes, c'est-à-dire de leur condition, pour en déduire les
causes et les fondements naturels des pouvoirs publics. Mai si Spinoza
4. Mais Spinoza, comme l'a vu A. Matheron, ne se range pas complè- accepte l'idée d'un vrai savoir théorique de la politique, et s'il refuse la
tement dans le camp des Politiques. Il cherche une vraie science théorique dichotomie entre savoir théorique et discernement prudentiel de la praxis.
de l'expérience politique qui soit susceptible de satisfaire à l'usus. il va.plus loin que Hobbes dans l'idée que l'expérience politique, le nou-
Esî-ce dire que Spinoza retrouve ici Hobbes, lequel a élaboré un sa- veau nom de la praxis, est susceptible d 'un savoir. D'où le paradoxe de la
voir des rapports humains, dans le style d'une science a priori, démontra- science politique de Spinoza. Elle est l'oeuvre de la raison, mais eJJe a
ble à partir de causes premières, déductive, et productive des choses que d'abord pour objet la vie d'homme s .: dirigés ou dirigeants - qui ne vivent
l'homme a lui-même produites ? Car la philosophie pratique, avec Hob- pas d'abord par le précepte de la raison. Elle est la science ratio1D1elle de
bes, devient une theoria qui intervient de manière constitutive dans un la coexistence d'hommes irratiOJU1els.

112 113
Théorie de la pratique Théorie de la pratiqu e

En ce sens. la science <te la politique selon Spmoza échappe à ce que de la nature.Hobbes exige et supprime tout à la fois la fonnation d'une
A. Maiheron, toujours dans . son analyse, identifié conune la commdiction opinion publique rationnelle, qui légitùnemit le caractère scientif"ique de
de Hobbes, son Utopisme rationaliste. En effet, Ja science politique hob- sa propre doctrine et qui la transformerait en force pratique. Il est écartelé
bieEne reste liée à l'ancienne philosophie pratique dans Ja mesure où elle entre une conception pragmatique de la théorie et une utopie rationaliste -
pen-iste à détenniner la fin véritable de la nature hwnaine, à déduire de pratique assurant la réalisation de cette théorie. La traduction de la theo-
mamère finaliste les moyens nécessaires à Ja réalisation de cette fin. Hob- ria en praxis s'affronte à la tâche d'une éducation des consciences et doit
bes modifie simplement cette f"m. A l'idée de la vie bonne. réglée par la produire la conviction de citoyens préparés à agir. Pour résoudre cette
rais:>n pratique. , et par son exeœice prudentiel, il substiJue la simple sur- difficulté, Hobbes ne peut que détenniner, en termes empruntés à la phi -
vie, la conservation de la vie, elle-même identifiée .à une raison techni- losophie pratique, mais cachés, la raison (loi na~lle normative) qui est
quement réduite comme calcul d'utilité. Dans le développement de notre par ailleurs présentée comme ùn déterminant naturel (loi naturelle cau-
dés;:r, l'endeavour, se manifeste une .loi naturelle qui nous oblige à cher- sale).
cher ce qui est indispensable et qui nous iJ;lterdi.t de Jaire le contraire. Hobbes veut à la fois réduire la marge d'mteiprétation de ta loi natu-
Cene loi se détennme conune réflexion consciente de ce désir, conune relle par les sujets .et valider cette loi conune loi de leur consentement. Il
ratio, calcul. Et c'est d'elle que se tire la nécessité naturelle de l'Etat postule l'existence d'un sens commun des citoyens participant aux discus-
arttficiel. Utopie rationaliste, car si ~obbes ne présuppose pas comme St sions PQlitiques et à la fonnation de la volonté générale; et en même
Thomas d'Aquin la vertu des dirigeants. il présuppose l'mtelligence de la temps, il exige que ce sens commun ait pour seule fonction de s'épuiser à
multitude des sujets, des citoyens . prononcer sa propre . suspension, à se soumettre une fois pow: toutes au
Les sujets en effet sont présupposés disposer de la capacité rationnelle jugement de l'instance souveraine qu'il doit légitimer. L'opinion publique
de .comprendre ·et de réaliser le devoir de donner au Souverain, clJacwt en ne peut dépendre que de la discussion pratique; mais celle-(!i a pour seule
particulier, le droit de réprimer, si besoin est. tous les autres y compris fonction de devoir ratifier l'enseignement de la science, qui est l'orore
soi -même . Les sujets doivent comprendre que ta vérité de la science poli- d'une soumission irréversible à l'EtaL L 'opinion publique , dont le méca-
tique implique sa reconnaissance par · tous les sujets; et que cette recon- nisme ne peut être que ·la réflexion pratique, doit donc accepter, au mo-
naissance doit être organisée par le Souverain lui"'même, lequel a la ment de sa propre constitution, l'indication normative de sa ~olution.
chuge d'assurer l'éducation politique des sujets en leur enseignant ... la Elle doit consentir à l'absoluité du pouvoir qui n ' aura plus à dépendre
science politique hobbienne. Où est le pmadoxe '/ Il est dans la présuppo- d'eile, et se borner à être le réceptable de ses décrets, le livre des ~rités
sition injustifiable dans le système hobbien que les sujets .soient capables officielles. L'opinion publique, qui ne peut reposer que sur l'exercice de
de comprendre la démonslration rationnelle du fait que ·1eur nature exige la raison pratique par des citoyens discutant librement, doit donc s'annu-
conune condition de survie que ta force étatique détennine concrètement ler , et accepter de recevoir une fois pour toutes le résultat de ses propres
le juste. Les sujets doivent comprendre que leur intélêt bien compris est délibérations sous la forme d'un contrôle social absolu de la part de
de donner au· Souverain cette force, <felui reconnaître le pouvoir absolu, y l'Etat. Chez Hobbes la raison pratique fonde la science politique romme
compris celui d'imposer par la force la science politique hobbienne mécanisme de consentement, mais en même temps elle se voit assigner
comme unique science officielle. science · qui enseigne la raison de la comme tâche impossible la légitimation a priori de toute ta législation de
force et la force comme raison. l'Etat. Si Hobbes interprète la théorie comme pratique. il en donne une
Hobbes présuppose que les sujets vivent déjà sous la conduite de la version technologiquement, technocratiquement réduite . Le devènir prati-
raison, et que celle-ci leur permet de se conformer à l'obligation où ils que de la théorie se veut mise en application technique, mais contradictoi-
sont de s'engager à obéir à l'Etat, lequel peut user de la contrainte légi- rement, il ne peut se dispenser de la médiation de la certitude pratique du
citoyen qu'il exclut par principe 7. .
tùne pour satisfaire cette obligation même . Hobbes introduit dans la na-
ture dont il veut faire la science une détennination (la loi naturelle Pour A. Matheron, Spinoza échappe à ces difficultés en ce qu'il com-
comme raison, ou ca1cul d'intélêt) qui implique que cette nature ne soit prend la constitution naturelle des systèmes politiques comme montage
plus telle qu'on ait besoin de la contraindre par la force. Hobbes suppose nécessaire de mécanismes qui déterminent les sujets. en manipulant ob-
le problème résolu, dans la mesure où la loi naturelle qu'il met à l'origine jectivement leurs passions, à accomplir des actes qui maintiennent, auto-
de l'Etat rend l'Etat inutile. Ce paradoxe est en fait une véritable contta- matiquement, ces systèmes en état de fonctionner. Spinoza a pour objet
diction, celle-là même qui s'enracine dans la dérivation des lois nonnali- de systématiser et de fonnaliser l'expérience dispersée et non réfléchie
ves , et en particulier du contrat d'association, à partir des lois inviolables des Politiques, unissant ainsi dans une sone d'expérimentation idéale, dé-

114 115
Théorie de la pratique Théorie de la pratique

duction des p~cipes du droit naturel et enseignement tiré de l'expérience 1 que la supiême manipulation se résout dans la·non-rnanipulation c'est-à-
historique. Chaque type de régime peut-être .compris dans ses lois de dire la quasi-réflexion pratique de chacun. Pour Spinoza. ii n'est pas con-
fonctionnement, dans ses dysfonctions, et être traité selon ses tendances tradictoire de presupposer, comme le fait Hobbes, pour l'annult",r de,•ant
immanentes par application des mécanismes de sa reproduction. La ~ 1 l'Etat constituée, la quasi-réflexion pmtique des individus. Celle-ci est un
rie de la pratique a bien celle-ci comme objet et objectif. 1 élément de l'expérience de la commune nature Jrumaine, de la pmtique
entendue comme mécanisme causal du détenninisme passionnel. Elle est
nécessaire.
5. Mais on n'a pas assez remarqué que cette solution presuppose aus-"
si, mais sans contradiction cette fois, une naturalisation de ce qu'il faut La socialisation passio1U1elle fonctiOlUl.Cdonc à Ua quasi-réflexion pra-
continuer de nommer une réflexion, ou plutôt une .quasi-réflexion prati- tique. C'est ce que montre l'insistance de Spinoza à soutenir que la démo-
.que, certes privée de sa position de norme, mais intégree comme méca- cratie est le meilleur des Iégimes, le. plus efficace, que toute reforme des
nisme. Pour que les sujets puissent être conduits à agir selon des structu~ régimes existants ne peut être que· démocratisation, que celle-ci T:llliversa-
res au~Iég1ées, à accomplir, ainsi que leurs dirigeants, ce qu'il faut pour lise et promeut la liberté de penser et s'institutionnalise dam ce méca-
atteindre les objectifs de la reproduction de chaque régime politique, et nisme décisif qui est une libre· opinion publique.· Voilà pomquoi tous Ies
cela sans disposer nécessairement du savoir de la pratique, il faut que ces aménagements qu'apporte Spinoza aux divers régimes (aristocraties, mo-
sujets puissent à chaque moment être en situation de pouvoir exprimer narchie), sont des aménagements démocratiques. La constitution du corps
leur opinion sur ce qu'ils jugent être leur utile propre. Ce n'est qu'à cette politique est intrinsèquement démocratique; et c'est parce que cette démo-
condition qu'ils peuvent réellement obéir à ce qui œt commandé par l'au- cratie est empêchée par les aléas de ·1•institutionnalisation passionnelle
torité souveraine et consentir aux lois. que se produisent des dysfonctions. Le pouvoir n'est fort que de la force
de chacun et de tous, de la force de la masse. La démocratie est originaire
La constitution et la reproduction permanente de la puissance collec-
tive passe par le libre exercice par chaque sujet de son jugement concer- comme mécanisme en ce qu'elle réalise indéfiniment l'unité de la société
et de l'Etat.
nant le bien et le mal Une sphère de la libre opinion publique s'érige en
mécanisme de réeffectuation incessante du contrat et fonde l'autorité, ac~ Plus nombreux seront les hommes qui amont mis leurs forces en com-
mun, plus aussi ils auront de droit à eux tous. (l'P 2/13, p. 281/A p. 20).
tualisant à chaque instant le transfert du droit naturel de chacun à la puis-,
sance ·collective ainsi reformulée par ce transfert. Si ce libre jugement Cette définition ne concerne pas seulement le nombre des citoyens,
n'est pas une raison pratique érigée en nonne, il intervient comme un mais le pouvoir public. Tous les régimes peuvent fonctionner; mais s'ils
mécanisme·.de fait. fondement de toute autorité et légitimité. On.peut Je excluent un grand nombre d'hommes •.ils doivent trouver des régu)atelllî'S
considérer comme une version· réduite de ce que la tradition appelle le pour compenser cette exclusion. Tous doivent laisser la h"berté d'opinion
jugement pratique. C'est un fait que les hommes ne peuvent pas ne pas et de penser fonctionner comme réflexion pratique. Tous doivent reposer
penser, jriger de leur utile propre, discuter avec d'autres, modifier leur sur le libre jeu d'une opinion publique, qui fait fonction de réflexion pra-
jugement. réinterpreter cet utile propre. Un pouvoir qui fonctionnerait en tique. La réflexion pratique, comme opinion publique, est ainsi technique-
prenant souvent des mesures contraires au jugement majoritaire des ci- ment et pragmatiquement nécessaire. La· fonne de gouvernement la plus
toyens ·et lèserait leur iri.terpretation de l'utile propre finirait par saper sa apte à satisfaire les exigences qu'implique la déduction du droit naturel à
propre base de légitimation. Il perdrait son autorité. partir de la nature commune est bien la démocratie. Et cela parce que la
démocratie est l'Etat du Tout absolu (TP 11/1. p. 358/A. p. 113).
Autant dire. que si la théorie de la pratique doit systématiser les méca-
nismes qui manipulent les sujets pour qu'ils respectent les lois de fonc- En elle le droit de celui qui détient le pouvoir public ·est le droit de la
tionnement des régimes politiques, elle doit faire un sort particulier à ce nature lequel se définit par la puissance non de chaque citoyen pris à part.
quasi-jugement pratique (au sens traditionnel, mais rectifié de manière mais par celle de la masse conduite en quelque sorte par une même pe.n-
causale et fonctionnelle). Le mécanisme de ces mécanismes en définitive sée (TP 3/2. pp. 284-285/A p. 25).
demeure la libre expression par chaque citoyen de son jugement sur son La cité n'accorde pas à quelques-WIS le droit et le pouvoir, mais à
utile propre et la constitution d'une opinion publique libre. Le mécanisme tous, à ceux-là même qui la constituent. Ce pouvoir, elle le donne à cha-
le plus efficace de la manipulation est celui de r auto-manipulation à la cun non pas pris isolément - ce qui serait auto-destruction -, mai:s à cha-
libre réflexion. L'intériorisation par les citoyens des mécanismes de cun considéré comme membre égal de la communauté. S'établit comme
l'auto-régrilatioii fonctionne à la libre expression du jugement dans une une circulation entre le droit naturel de chacun, qui ne cesse pas d'exister
libre opinion publique. Un système ne fonctiolDle jamais mieux que lors- dans l'état civil (et ce droit naturel se manifeste par la faculté de juger

116 117
Théorie de la pratique Théorie de la pratique

propre à chacun), et l'expression ou -reconnaissance des injonctions de la Les chapitres généraux du TP sont. ainsi élabores en référence impli-
cité qui font que chacun, tout en gardant la liberté de juger, ne peut vivre, cite à la démocratie, Que disent~ils sinon que le pouvoir politique n•est
s'i:i. veut pouvoir garder cette liberté. selon sa propre complexion. Les lois réel· que s'il est pouvoir absolu, que celui-ci s'identifie avec toute la so-
de la cité sont la traduction du droit naturel, et elles évitent que chacun ciété entière, à la condition que soient mis en place des mécanismes qui
soà juge de lui-même tout en lui conseIVant sa liberté de jugement pour exigent tous la généralisation de la ·liberté de parole et de <lliscussion ?
déterminer ses intél'ets; Le pouvoir fonné et exprimé collégialement, avec Que disent-ils sinon que c'est ainsi que se forme la volonté du peuple,
la participation à son exercice de la plus ample majorité, pennet vraiment que se forment les conditions des lois que chac1D1par la suite doit ob~
d'assurer le passage de l'exercice incontrôlé du droit naturel à l'état civil, server et que le pouvoir public doit faire respecter ? Ain& s'opère la
sans perdre en ce passage les prerogatives du droit naturel (TP 3/3, 285 A constitution d'une puissance publique, grâce à des mécanismes causaux et
p. 25). A la base de la liberté de jugement. qui doit se traduire dans la déterministes qui s'enchaînent en auto-détermination. ou plutôt en quasi
formulation de lois coercitives, agit l'instance de l'utile, ou plutôt de la auto-détennination passionnelle; le pouvoir n'étant vraiment absolu, ex-
considération de l'utile effectuée par les sujets législateun. eux-mêmes .. Si primant et réalisant l'intérêt de tous. que parce que tous gardent la hl>erté
le pouvoir, chargé d'exécuter les lois, se donnait la licence de commander de penser par eux.mêmes, de dire publiquement ce qu'ils pensent, et donc
des choses dont la nature humaine a horreur, contraires à ce que chacun de composer dans la discussion (ce substitut de réflexion rationnelle). leur
sent ou pense, ce pouvoir se nierait lui-même comme volonté commune. intérêt avec celui des autres.
Ce serait à nos yeux comme si l'on disait qu'un homme a le droit La régulation causalement détenninée a pour mécanisme décisif la li-
d'êb'e insensé ou de délirer. Que serait-ce sinon un délite cette loi à berté, ou plutôt ce que les anciens appelaient le jugement pratique : liber-
laquelle nul ne peut être consentant? (TP 3/8, p. 287/1 p. 28) ... té de jugement, liberté de parole, et donc d'enseigner et de philosopher,
Dans la démocratie une telle situationne peut se présenter. Le pouvoir sont cela même qui pennet de discuter à tous les niveaux, sur tous les
IWit de l'utile tel que chacun l'estime. Il n'est rien d'autre que ce qui est sujets, jusqu'au point même de remettre en discussion la validité de cer-
constitné par le tranSfert objectif de la somme des droits naturels indivi- taines lois et décrets. d'en proposer pacifiquement· la modification.
duels pour assurer le bien-être et la liberté de tous ceux qui .ont contribué Les révolutions naissent des erreuIS des hommes, des défauts, issus du
à le constituer. En ce seul cas. le pouvoir est vraiment absolu : à la condi- manque de démocratie, des structures du pouvoir. Ce manque signifie en
tion qu'il soit exercé par tous et dans l'intérêt de tous. Si le pacte' terul à fait la perte de l'absolu du pouvoir qui est conditionné par l'éxpression de
disparaître dans le TP, il est intégré comme mécanisme régulateur perma- tous et la reconnaissance pratique de· tous. Cette analyse assigne donc
nent et constitutif de la politique : les hommes doivent pouvoir reconsti- pour cause aux révolutions la ruptnre du lien pratique qui pour être causa-
tuer à chaque moment - .par des mécanismes proi)I'CS- le circuit qui consti- lement produite n'en ·a pas moins le rôle d'Wle cause agissante et con-
tue le pouvoir public auquel ils obéironL En effet, après que chacun a sciente. Alors le peuple ne peut pas ne pas s'engager dans la llransfonna-
cherché son intéiêt et l'a exprimé, il revient à la collectivité comme telle, tion radicale de la structure de l'Etat et de ses institutions. Car le pacte
par le pouvoir public, de donner à chacun le droit qui lui revienL devenu mécanisme permanent de régulation. (par. formation consensuelle
Tout ce qui lui est. commandé par une '10lonté commune, il est tenu d'une opinion. d'une volonté) est brisé par le jeu objectif des structures
de le faire et on a le droit de l'y obliger (l'P 2/16, p. 282/A p. 21). du pouvoir, Lafabrica de la cité ne permet plus de donner droit au droit
naturel de la majorité du peuple . Le mécanisme pratique. causalement
Le contrat se détennine aussi comme l'exen::ice de 1a libre opinion, où déterminé, de la réflexion publique se dissout ; et naît une autre organisa-
chacun réfléchit son intérêt, discute avec les autres, précise le contenu et tion dont on ne peut d'ailleurs prédire à l'avance la réussite. Car dans
la fonne de la volonté commune. Le contrat en quelque sorte se déter- toute révolution se manifestent les affections de l'état .de nature, jamais
mine comme mécanisme permanent de réflexion pratique. complètement supprimé.
Le juste et l'injuste sont alors définis légitimement par la Cité. Car L'Etat spinoziste, dans le TP, n'est pas un Leviathan, il est une oeuvre
puisque le corps de l'Etat doit être conduit en quelque sorte par une qui se construit sans cesse en reposant toujours davantage sur l'activité
seule pensée et qu'en conséquence la volonté de la cité doit être tenue la d'une multitude qui se réapproprie ainsi ses forces collectives, en se met-
volonté de tous, ce que la cité décrète qui est juste et bon est ce que tant en mesure de fonctionner davantage automatiquement. Mans automat•
chacun doit décréter tel (TP 3/5 , p. 286/A p. Z7). iquement veut dire fonctionner au consensus, à la libre pensée et au libre
jugement, à la soumission de chacun à des lois qui sont à la fois le pro-
duit et l'expression de cette libre formation d'une volonté collective .

118 1 119

l
'..

Théorie de la pratique Th6orie de la pratique

Avec l'extension de la discussion et.de l'élaboration consciente des inté- telle était la thèse, ·autant dire que les pires imaginations seraient restau-
rêts, se produit l'extension des procédures législatives automatiquement réeS pour définir l'opinion publique. Autant dire que n'importe quel fana-
enchaînées. Le mécanisme automatique qui maitrise et régule, manipule tisme théologico-politique, exprimé dans la fureur et l'anarchie, rerait lé-
les passions (y compris celle des manipulatews), passe par le libre exer. gitimé.
cice de la discussion pratique; Il passe ainsi par son contraire apparent. La théorie spinozienne de l'opinion publique ne peut être comprise
La science ou la théorie de la pratique n'est donc pas une simple que si elle est saisie à l'intérieur du système de présupposés qui la ren-
technologie pragmatique dans la mesure où elle ne peut fonctioJU1er, avoir dent intelligible. Ces présupposés sont de deux ordres, d'ordre génétique
un usus, que par la généralisation et l'institutionnalisation de la quasi-ré. d'une part, d'ordre institutionnel de l'autre.
flexion pratique sous la forme de l'exercice par chacun de son propre Pour que puisse émerger au sein de la nature hwnaine commune, avec
jugement sur son utile propre et sous celle de l'opinion publique. ses passions, une sphère d'opinion publique, il faut que cette nature hu-
La pratique inclut donc, en son sens moderne spinozien, l'ensemble maine soit en mesme de neutraliser ou de virtualiser précisément le furor
des mécanismes passionnels, de leur auto·régulation institutionnelle, et le theologico-politicus. Il faut que les hommes passionnels aient déjà com-
mécanisme spécifique de cette quasi.réflexion pratique, héritage maintenu pris, sans sortir de leur vie passionnelle, qu'ils ne peuvent exprimer leur
et transformé de la phllosophie pratique au sens d'Aristote. Cette quasi· jugement sur l'utile propre sans avoir à s'autoriser d'une révélation exclu-
réflexion pratique n'est ni une norme présupposée de manière cont:radic- . sive, à se présenter comme porteurs d'wie cause sacrée antagoniste à
toire - Hobbes -. ni une fin inaccessible - St. Thomas -. Elle intervient toute autre, mandatés par une puissance divine face à laquelle toute autre
certes sous la forme ~oonnécessairement. rationnelle du jugement poné appréciation sur l'utile propre serait impiété ou sacrilège. Le présupposé
par chacun sur son utile propre. comme réflexion imaginaire de l'intérêL du TP, de ce point de vue, est constitué par le résultat acquis par le· TTP,
Mais Cétte liberté de jugement est une nécessité de la commune nature la neutralisation de la superstition théologico·politique, la dissociation en-
humaine. Même sous cette forme passionnelle, elle obtient le résultat que tre l'expression d'un jugement sur l'utile propre et la détennination de ce
pourrait obtenir la raison si elle était le fait de tous. Elle n'en tient pas jugement comme certitude, comme dogme. Les hommes passionnels doi·
Heu, mais elle la remplace et, de toute manière, seul le libre exercice du vent avoir subi un minimum d'auto-éducation et avoir accompli un pir:o-
jugement peut rendre possible l'émergence de la raison comme faculté de grès intra-passionnel : ils doivent avoir ·appris à affinner leur jugement
produire des idées adéquates. Ainsi,· bien que nous disions que les hom· sur l'utile propre sans prétendre l'authentifier d'une révélation ou d'une
mes dépendent non d'eux-mêmes mais de la cité, nous n'entendons point .mission sacrée quelconque.
par là que les hommes perdent leur nature humaine et puissent en revêtir Utopie ? Non. car le présent historique est identifié par Spinoza dès le
une autre (TP 4/4, p. 'J.93/A p. 34). ITP comme présent· de la crise radicale de la supeIStition, comme possi-
La commune nature humaine se caractérise par ce fait nul ne peut être bilité d'une auto-critique inunanente de ce que l'on peut appeler le bloc
amené à croire ce qui est contraire à ce qu'il sent ou pense (TP 3/8, p. théologico-politique. Ce résultat du TTP est bien base du nouveau départ
'lJ!.7/A p. 28). La manipulation se manipule à la suppression de la manipu- du TP. comme le prouve la place subordoMée de la question des rapports
lation. Spinoza, critique d'Aristote, n'a pas supprimé toutes les thèses de du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel dans ce dernier texte. Les
la philosophie d'Aristote. U en a au moins reformulé une, celle du juge-· mécanismes assurant la neutralisation de l'Eglise orthodoxe (calviniste),
ment pratique, mais comme technique de la suppression de la manipula- des dissidences diverses (les sectes des néo-chrétiens, qu'elles soi~ libé-
tion. rales ou intolérantes), sont les moyens préalables à toute constibltion de la
sphère d'opinion publique. Le TP explicite les mécanismes qui peuv ent
dès le départ assurer cette neutralisation, cette virtualisation de l'intolé-
6. Cette interprétation de la fonction de l'opinion publique et du juge·
rance à laquelle le TTP n'était parvenu que comme à son laborieux résul-
ment pratique n'est-elle pas toutefois forcée ? Ne réintroduit-elle pas une
tat. Même si les hommes passioMels oublient la menace d ' instabilité que
visée nonnative dont l'idéalisme moral et l'optimisme politique con~-
fait peser la contestation de l'Etat par l'Eglise, celle de l'Eglise par les
sent le réalisme de Spinoza ? Cette objection serait fondée si l'on affir-
hétérodoxies, même s'ils ne forment pas en eux-mêmes la forma memis
mait que Spinoza s'imaginè qu'il suffit de faire discuter librement n'im-
que les chrétiens raisonnables sans Eglise forment gnlce à l'aide du TTP,
porte quel groupe d'hommes en n'importe quelle condition pour que soit
les mécanismes d'organisation des rapports entre Etat, Eglise, confessions
mené à bien l'opus de l'Etat moderne. forment objectivement cette forma mentis. Chaque citoyen est oonduit à
Spinoza n'énonce pas que la manifestation spontanée par chacun de ce ne plus considérer comme la conséquence d'une révélation son jugement
qu'il juge être son utile propre tienne lieu d'une réflexion raisonnable . Si

120 121
Théorie de la pl"atiquc Théorie de la pl"atiquc:

su:r l'utile. Il est corujuit dès le départ à énoncer sa foi comme telle, à (TP 5/2. p .. 295/ A p. 38). Neutmlisation de l'intolérance théologico-politi-
accepter l'expression non' violente de cette foi·par d'autres, à séparer laï~ que. intériorisation par chaque citoyen de la norme fondamentale du ré-
quement le spéculatif dogmatique (qui transfonne l'expression de son in~ gime, efficacité des mécanismes de légitimation, telles som les condi-
térêt en mission divine, imaginaire et meurtrière) du pratique. Le TP tions pour que la sphère de l'opinion publique devienne l'équivalent du
s'inslalle ainsi dans le résultat du ITP pour en faire la base d'un nouveau processus de réflexion pratique et s'inscrive dans une entreprise d'auto-
commencement : la régulation des rapports Eglise-Etat - sectes - dissiden- éducation des masses passionnelles.
ces diverses stabilise et consolide objectivement ce que le ITP a actualisé Le TP postule ainsi comme mie sorte d'auto-dépassement interne de
comme procès de formation des chrétiens h1,éraux en citoyens loyaux, l'ordre passionnel. Celui-ci a dfi.faire en quelque sorte l'expérience de la
soit un aménagement de l'imaginaire. crise de son aménagement barbare (et la figure emblématique est la théo-
Mais cette condition génétique ne suffit pas. Même si les citoyens cratie) et produire avec la civilisation les formes de son auw-critique. Le
sont conduits à ne plus inscrire dans la volonté de Dieu leur détermina- TP a pour objet de stabiliser, de formaliser les régimes institutionnels en
tion de l'utile propre, même si une laïcité est possible pour des hommes lesquels se. produit et se reproduit ce passage passionnel de fa bamarie à
passionnels, elle est fragile. Elle doit recevoir un contenu plus positif. Les la civilisation. La possibilité d'une sphère de libre opinion publique est
mécanismes que fonnalise le TP sont pensés en vue de produire et repro- ainsi à la fois signe, effet, et cause de cette transition intem.e à l'ordre
duire ce civisme laïque positif. Tout citoyen doit pouvoir comprendre que politique, de cette histoire. Eri son domaine l'ordre politique se déchiffre
l'ordre politique - qui rend possible une participation effective - doit être comme possibilité d'un progrès interne à la commune nature hmnaine,
voulu et aimé conune condition de toute vie humaine. La_sphère de l'opi- daris le développement et l'autorégulation de son dynamisme passionnel.
nion publique presuppose son articulation à ce qu'il faut nommer une Le politique, s'il n'est pas libération de toutes les puissances du compren-
culture positive de la légalité. Chacun, apresavoir pu exprimer son avis, dre et de l'agir, relève bien d'une physique de la libération. La quasi-ré-
doit saisir,. passionnellement. que ! 'acceptation de la norme fondamentale flexion pratique de l'opinion publique est un mécanisme de cette physi-
du régime en lequel il vit est une condition de toute vie. Tout ce qui lut que. La praxis du jugement pratique est indispensable pour la poiesis po-
est commandé pour une volonté commune, il est tenu de le faire, et on a litique. L'agir est "dans" le produire politique, et ce produire doit se re-
le droit de l'y obliger (TP 2/16~ p.28'l/A p. 21). produire par la médiation de cet agir. La théorie de la polilique doit ren-
D'autre part, et toujoms sur le plan institutionnel, il ne suffit pas que dre compte de l'efficace de la détennination du jugement pratique comme
la nonne fondamentale du régime soit intériorisée, acceptée, aimée, d'une moment de la fabrique de l'opus politique.
obéissance légale joyeuse. Il faut encore qu'existent les mécanismes per-
mettant aux institutions politiques de tenir compte des opinions contradic-
toires, de dégager une majorité, de prendre des décisions qui ne lèsent pas NOTES
8
de manière radicale la minorité • Selon un processus cin::ulaire, le sens de
t. Trailé politique. Gamier-Flanunarion, Paris, Oeuvres. Tome IV.
fa légalité ne peut. se nourrir et reproduire que du bon fonctionnement des
1966 . (A = traduction française par Charles Apphun).
mécanismes de la légitimation. Une preuve a contrario peut être donnée
2. A. MATHERON 1978. Cet article essentiel n'a pas retenu encore toute
par l'analyse œs causes de rupture de l'obéissance civique. Lorsque les
l'attention qu'il méritait. "Spinoza et la d6composition de la politique thomiste;
institutions proprement politiques (pouvoir exécutif) s'autonomisent et Machiavelisme et utopie" dans Archivio di Filosorw. Padova, Cc:dam, Lo spino-
s' érigent en pouvoir séparé d'une minorité ne recherchant que son intérêt zismo ieri e oggi. 1978.
ex clusif, ou imposant des contraintes attentatoires à l'utile de parties im- 3. Seul est objet de science ce qui présente une immobilité et une éternité : le
portantes de la multitudo, la sédition éclate et emporte l'Etat. Si la révolu- cosmos en ses slnlctures sensées et son moteur immobile et ce qui en lui jouit
tkm est illégale, elle n'est pas illégitime; et la responsabilité en incombe d'une: éternité relative:, ainsi les cycles de rq,roduction des genres-formes. La
aux structures elles-mêmes qui n'ont pas prévu les mécanismes objectifs praxis relève d'une délibération toujours contingente et la bonne action n'est
empêchant cette séparation; cette féticlûsation violente de l'Etat. Toute jamais univcnelle ni définitive: l'homme politique ou l'homme de bien n'en ont
révolution naît d'une rupture du mécanisme de fonctionnement de l'opi- jamis fini de bien ag ir. Voir ARISTOTE, Ethique à Nicomaque I. 1094 b 2-26; X
nion publique, d'une intenuption du jugement pratique. 1177 a 10 -20; tout le début du livre m sur l'action volontaire et la délibération;
VI 1140 a 25 sur la prudence qui ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent
Il est certain que les séditions, les guerres , le mépris ou la violation
être autrement qu'elles ne sont. L'action, ce sur quoi on délibère, est de l'ordre
des lois sont imputables non tant à la violence des sujets qu'aux vices du des choses singulières et contingentes.
régime institué. Les hommes ne naissent· pas citoyens, ils le deviennent

122 123

-
Théorie de la pratique

4. ST THOMAS D'AQUIN, Somme tl,!ologiq~ I a Il ae. Les actes hu-


mains.Questions 14.15J6. Traduction fran~ par M.D. Gardeil; notes et appen-
dices par S. Pinckaers. Editions du Cerf, Paris, 1966.
5. De MACIIlAVEL voir Le Prince, et parti~ulièrement les chapitres XVll
De la cruauté. et clémence: et s'il est le meilleur d'i~ a~ ou craint, et XVIII
comment les Princes doivent garder leur foi. Machiavel est un .des auteurs les
plus cités du TP lequel voit en lui un partisant constant de la liberté et un th6ori-
cien des conditions de sa préservation (TP 5/7, p.297/A p.39).
6. Voir en· particulier la préface du Du Citoyen (Paris, Geu-nier-Flammarion,
1982, p. 71) comparant l'explication-constntetion du droit de l'Etat et du devoir
des sujets à celle d'une horloge ou machine automate et concluant bien qu'il l'le
faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elli!
éiait dissoute, c'est-à~ire il faut bien enterulre quel est le rioturel des hommes,
qu'est-ce qui les rend propres ou incapables de formes des cités, et comment
c'est que doivent être disposés ce.a qui veulent s'assembler en corps de républi- SECONDE PARTIE
que. A confronter par l'idée d'une politique et éthique démontrée a priori, expo-
sée dans le De Homine X. 5. dernier paragraphe.
7. Sur ce point, voir HOBBES Du Citoyen XII. I. Ce texte établit a a>ntrario
que c'est une opinion séditieuse d'estimer qu'il appartient à chacun de juger de ÉLÉMENTS DOCTRINAUX
ce qui est bien ou mal une fois que le pouvoir So·uverain est constitué. Car par
l'explication du droit.de nature, en soi réfléchie et naturelle, les sujets lui ont
dont1$ un commmu:li!ment absolu (VIII 13, p. 155).
8. Ce sont les con.scils, ces institutions de la libre parole et du jugement res-
ponsables qui portent alors la garantie du bon fonctionnement du mécanisme poli-
tique.

124
t
V. DU MATÉRIALISME, DE ·sPINOZA
t
j
1 SUR LES COUPLES CATÉGORIELS.
MATÉRIALISTES
RENCONTRES
1
1. On peut douter de 1a pertinence des classifications lorsqu'il s'agit
d'interpréter des philosophies complexes. Et pourtant la philosophie mo-
derne se laisse interroger à partir de conflits d'écoles dont la sttucture est
celle de l'anti-thèseentre pôles catégoriels. Rationalisme-empirisme. idéa-
lisme-réalisme, idéalisme-matérialisme sont ainsi les couples catégoriels
qui ont accompagné l'émergence de la phiilosophie moderne dans le
si11age de la révolution scientifique du XVIIème siècle. Le cOlllple rationa-
lisme-empirisme s'est en quelque sorte constitué le premier pour signifier,
sur le plan épistémologique ou gnoséologiq_ue. l'opposition entre deux
principes de 1a connaissance, raison et expérience sensible. tous deux con-
çus comme s'ils étaient simplement deux données p~xistantes. Le cou-
ple idéalisme-réalisme, radicalisé par la philosophie critique de Kant. ne
recouvre pas le précédent en ce qu'il a plus de profondeur philosophique.:
l'idéalisme en particulier pose comme décisif le fait que les différences
qui opposent forme rationnelle et matière. sensible ne sont pas quelque
chose de donné comme antithèse ultime, mais bien un "posé". un "cons-
tnût" par un principe qui est lui-même un sujet produisant l'identité du
sujet et de l'objet.
Le troisième couple fondamental est celui qui oppose idéalisme et ma-
térialisme; il se complique en ce que l'idéalisme en ce cas peut être assi-
milé à un spiritualisme pre-critique ou en ce que le matérialisme se voit
défié par l'idéalisme à se reconstituer en matérialisme post-critique. Le
matérialisme n'est pas nécessairement empiriste, mais .il est.toujours réa-
liste en ce que le monde que nous connaissons est pour lui un monde
dont l'objectivité ne peut pas être radicalement notre produit exclusif. En
ce sens il y a toujours un excès du monde en sa réalité sur le sujet-pensée
qui le connaît. et ceJa rend impossible l'idée d'une constitution pure cte
cette réalité par la subjectivité. De toute manière. ce troisième couple a
explicitement une portée non plus seulement épistémologique. mais méta-
physique. Il excède la théorie de la connaissance et met en <JIUestionles
déterminations ontologiques, les principes de l'être. II mesure la portée
d'une recherche qui ne veut pas se laisser envelopper par l'expérience
immédiate du dmmé et qui questionne à partir de la différence critique
entre phénomène et essence : comment le monde apparaissant révèle-t-il
et dissimule-t-il à la fois Wle essence qui peut être cachée sans être trans-
cendante pour autant ? Quel est le principe qui tend à unifier les faits et

1Z7
Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

qui pourtant ne peut pas être trouVé sans recourir à quelqu e chose de Ainsi Spinoza renouvelle+il en son temps le scandale causé par les
factuel ?1 . ' anciens matérialistes dont 1a lutte contre la superstition avai t conduit
celle-ci à déchaîner contre eux une politique de destruction et de persécu-
tion. "Ils ont brûlé tous les livres". Ainsi indique-t-il que sa propre philo -
2. Si l'opposition idéalisme (spiritualisme) - matérialisme tend à se
sophie prend en charge cet ancien courant, méprisé et redouté, pour lui
fixer en conflit de conceptions du monde au cours
du XVIllème siècle,
donner une nouvelle consistance, une nouvelle identité 3 •
avec les matérialistes français (Helvetius, La Mettrie , et en Wl antre sens
Diderot), le tenne de matérialisme est lui-même à peine plus ancien. Spi-
noza lm-même ne le fonnule pas, mais on le trouve sous la plwne d'un 3. Cette revendication d'identité fait elle-même partie de l'histoire de
de ses plus célèbres correspondants, le savant anglais Boyle. Il apparaît en l'interprétation du spinozisme. Elle a été en quelque sone confirmée par
effet dans l'ouvrage de ce demier, Sur l.' excellence et les fondements de tous ceux qui ont eu à puiser dans Spinoza des éléments pour poursuivre
l' lrypoth~se mécanique (1674), où, nous apprend Olivier Bloch, il qualifie l'oeuvre démystificatrice du matérialisme. Ce que Spinoza dit de l'ancien
simplement les savants qui veulent expliquer les processus naturels par matérialisme - d'avoir su affirmer la doctrine de la corporéité saœ inter-
les seules qualités de la cause matérieUe sans faire intervenir le mouve- ruption par une région de l'être qui serait spiritualité où idéalité pure -.
menl. c'est-à-dire , en !angage scolastique, les causes fonnelle, finale et d'autres en reconnaîtront le mérite à Spinoza qui deviendra ainsi un clas-
efficienn?. sique, un ancêtre du matérialisme contemporain 4 •
Si Spinoza ne se dit pas matérialiste, il assume expressément sa dé- Sans nous arrêter aux . matérialistes français du siècle des Lwnières,
pendance d'une école de pensée qui elle s'autorise du matérialisme, puis- interrogeons le principal courant do matérialisme contemporain, le mar-
qu'il s'agit de l'atomisme antique de Démocrite, Épicure, et Lucrèce, Il xisme. En 1908, Georges Plékhanov (1856-1918), théoricien russe de 1a
assume de même une position de refus radical à l'égard de la tradition Seconde Internationale, publie un ouvrage devenu vite classique, Qu ,!!s-
philosophique issue de Platon et d'Aristote. Il n'est pas inutile de faire tions fondamentales du marxis~ où il reprend à son compte pour la radi-
état de cette prise de position, su~ut lorsqu'on connaît la sobriété spino,. caliser l'interprétation donnée de Spinoza en 1843 par Ludwig Feuerl>a.ch
zienne en matière de références. En 1674, en effet, par une heureuse coïn- dans ses Principes d'une philosophie de l'avenir. Spinoza est crédité
cidence, l'année même où Boyle utilise pour 1a première fois le terme de d'avoir su établir l'unité de l'être et de la pensée dans un sens non idéa-
matérialisme, Spinoza est contraint de mener une polémique avec l 'Ull de liste. "Le panthéisme est un matérialisme rhéologique, une négation ·de la
ses correspondants, Hugo Boxel, à propos de la croyance de ce dernier théologie qui se maintient au point de vue théologique". Par cette incon-
dans les spectres, les revenants. La lettre ~ montre que les fantômes ne séquence même, Spinoza était parvenu à "trouver l'expression juste pour
sont que des produits <liel'imagination et qu'ils relèvent sur le plan théori- son temps des concepts matérialistes de l'époque moderne", et Plékhan,:>v
que d'une philosophie pour laquelle existent des principes intelligibles. de preciser encore :
séparés. immatériels et inc<>Ip<>rels.Spinoza réactive ainsi la lutte fon4a- "Spinoza .a supprimé le dualisme de Dieu et de la Nature, car il consi-
mentale où se constitue sa philosophie, la lutte contre la superstition, uni- dère les ph~omènes naturels oornme étant des actes de Dieu . Ce lkrnicr
té d'une manière de penser inadéquate et d'un mode de vie dominé par reste citez lui une sorte d'8tre distinct de la nature et sur laquelle celle..çi
l'impuissance et les passions ttistes. Il accuse Platon et Aristote d'être s'appuie. La plûlosophie doit après s '8tre érnancip«: des traditions théolo-
intellectuellement voués à théoriser ces croyances de par leur conception giques, supprimer co défaut considérable".
de l'idée-fonne intelligible. Ainsi leur autorité alléguée par son corres- Ce sont précisément Marx et Engels qui débamwèrent le spinozisme
pondant ne lui en impose pas. compromise qu'elle est par son apparte-· de son appendice théologique en "mettant à jour son véritable côté maœ-
nance au complexe théologico-politique. rialiste; le spinozisme de Marx et d'Engels, c'était précisément le maté-
"L'autorité de Platon, d'Aristote, et de Socrate, n'a pas grand poids rialisme le plus modeme" 6 •
pour moi : j'aurais été surpris si vous aviez allégué Epicme, Démocrite et Le texte confirme à dix ans de distance une déclaration très significa-
Lucrke, ou 1'un des partisans des . atomes . Rien d'étonnant à ce quo des tive du même Plékhanov dans un article consacré à "Bernstein et le maté-
hommes qui ont CJU aux qualités occultes, aux espèces intentionnelles, rialisme", combattant le retour à Kant opéré par celui qui préconisait le
aux formes substantielles et mille autres niaiseries aient imaginé des spec-
révisionnisme et mettait en crise - la première - le marxisme de la Se-
tres et des esprits, et cm les vieilles femmes pour affaiblir l'autorité de
Démocrite. Ils enviaient tant sa gloire qu'ils ont brfilé tous les livres pu- conde Internationale. Spinoza éontre Kant donc.
bliés par lui" (Lettre 56 in Oeuvres 4. Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p . "Je suis pleinement convaincu que Marx et Engels api:œ le IDumant
300). matérialiste de lem évolution n'abandonnèrent jamais le.point de vue de

128 129
Du mat6rialisme. De Spinoz a Du matétialisme. De Spinoza

Spinoza. Cette conviction même se fonde entre autre sur un témoignage d'une hiérarchie, le matérialisme subvertit cette fonction-principe. Il
personnel d'Fngels. J'èus la satisfaction de passer une semaine entière en oonnele statut principiel à quelque chose q_ui jusque là a été déterminé
longues conversations avec lui sur divers thèmes pratiques et théoriques. comme inférieur, au sens de ce qui est simplement donné à i!'état de dis-
Une fois notre discours prit pour objet la philosoptùe. ''Pour vous, lui persion. Plus encore, il subvertit l'espace de configuration du "principe"
demandais-je, le vieux Spinoza avait-il raison de dire que la pensée et (prin~ps. ce qui est premier et ce qui commande, qui a le pouvoir) en ce
l 'étendue ne sont que deux attributs d'une seule et même substance ?". qu'il se résout à penser à partir d'une nature qui a toujouIS déjà commen-
Naturellement, répondit Engels, le vieux Spinoza avait absolument rai-
cé sans nous, avant nous, une nature que nous commençons quant à nous
, son" 7 .
par recevoir et rencontrer conune extérieme (qu'il s'agisse de la grande
Ainsi les matérialistes prennent-ils à coeur de rétablir la continuité de nature ou de notre propre nature). Le matérialisme n'est pas une concep-
la tm.dition brisée qui les relie. Tout se passe, historiquement. comme si tion du monde pour laquelle vaudrait un principe de hautelll!' ou de pro-
par del.à· les refoulements, se constituait une espèce de tradition de l'anti- fondeur, un fondement ou une transcendance absolue. Il presuppose tou-
tradition. fragmentée, hétérogène, mais néanmoins une et unifiée par une jours la reconnaissance (non exclusive d'une connaissance) de quelque
même intention cout à la fois critique et ontologique. Tmdition paradoxale chose comme un dOllllé que nous n'avons pas produit, que n'a pas produit
puisque à chaque fois elle doit être difficilement reproduite et reconstituée davantage une raison, un logos objectif, séparé ou éminent. Il presuppose
ex .novo en fonction de nouvelles objectivités théoriques et de nouvelles un dollllé qui nous est jeté à la face, opposé à tout principe d'unification,
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problématiques pratiques, renouvelant ainsi son sens et sa fonction • moment d'une extériorité et d'une pluralité qui peut certes - et là est la
différence radicale avec la religion - être connu, approprié, modifié, mais
4. Où situer alors Spinoza ? Comment évaluer les éBéments de maté- après avoir été reconnu dans son extériorité et multiplicité comme capaci-
rialisme qui le conduisent à s'autoriser de Démocrite, Epicure, Lucrèce? té de résistance· à toute synthèse, comme rébellion devant la violence de
Comment apprécier les éléments dont se reclainent Marx et les marxistes toute mise en identité ou confonnité forcée.
? Entre le matérialisme antiqµe et le moderne, comment situer le matéria- Présenter le matérialisme èn termes de conception du monde mùtaire
lisme de Spinoza? Selon quelle logique ? Selon quelle continuité et avec et achevée aboutit à "idéaliser" au sens fort son principe, à l'interpréter
quelles discontinuités '1 Pour répondre à ces questions nous pensons utile dans les rennes d'une fonction-principe défüùe à la mode idéaliste.
de procéder à une sotte d'analyse des philosophèmes permanents que l'on comme puissance ordonnatrice, comme volonté de puissance dominatrice.
retrouve au sein des plûlosophies matérialistes, par delà leurs difiërence.s. Si tout matérialisme développe une théorie positive de la nature en sa
Car ces philosophèmes existent, et ce sont ceux-là même qui constituent richesse productrice, cette théorie n'est vitalle que si elle se lie à cette
les signes de reconnaissance de cette tmdition brisée et paradoxale de inteiprétation critique négative de la fonction-principe, c'est-à-dire si elle
l' w.lti-tmdition. se souvient constamment de cette reconnaissance, si elle fait servir cette
Mais avant de les énoncer, une remaique prealable s'impose. Nous reconnaissance à une connaissance, ou plutôt en connaissance de cause.
n'entendons pas faire le portrait-robot d'une plésupposée conception ma- La démystification. la défétichisation de toute transcendance principielle
térialiste du monde fixe, univoque, toute armée, qu'il faudrait opposer est ici constitutive (qu'il s'agisse des idées-formes, de Dieu, de la libre
bloc à bloc à une autre conception du monde idéaliste, tout aussi fixe et subjectivité finie, ou de la liberté infini e du concept) . Le matérialisme est
univoque, comme s'il s'agissait du choc de deux mondes d ' idées déjà donc une subversion paradoxale de la fonction-principe : il unit dans un
prédéterminées . Les matérialistes - ceux des Lumières comme les diVCIS métaphysique critico-négative la reconnaissance de l'universelle dépen-
marxismes - n'ont pas toujows su résister à cette dogmatisation qui est dance des choses et des hommes et la connaissance positive des modalités
comme le mauvais génie immanent à une certaine fétichisation du maté· de ces interdépendances. Mais cette paradoxale reconnaissance-connais-
rialisme. Mais lorsque cette fëtichisation s'est accomplie , le matérialisme sance ne détruit toute revendication illusoire de maîtris e absolue que pour
a perdu à la fois sa fon:e critique et sa puissance ontologique. En effet, le libérer une foi pratique raisonnée, plus sincère que toute présomption
matérialisme ne se caractérise pas tant conune une position de principe idéaliste, en un idéal d'autonomie humaine. La prise en compte de ce qui
opposée à une autre que comme une autre pratique de ce que l'on peut est réputé bas, inférieur, matériel, ne nie que la forme paranoïaque de la
nommer la fonction principe. Il est recours à un principe qui n'est pas un volonté de domination, mais pour mieux servir une volonté de contrôle
prillcipe au sens où peut l'être son antagoniste, comme l'est par exemple éclairée sur ses propres conditions d'exercice et ses limites. Tout matéria-
pour l'idéalisme la subjectivité constituante (qu'elle soit finie ou inf'uûe. lisme est irréductiblement polémique dans son combat pratique contre
critique ou absolue) . Si l'idéalisme revendique toujolD'S pour lui-même tous ceux qui se drapent des hautes valeurs devenues fétiches, dogmes,
ur:e supériorité , une appartenance à une instance déterminante au sein illusions, mensonges, contre tout ce qui entend occuper la place haute du

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

princeps, principe-prince. Il est critique de tout ce qui est principe, c'est- 'vie bonne, mais la connaissance n'est telle que si elle assume son lien
à-dire · despotisme exercé sur la nature. sur les .honunes. Car la mauvaise décisif à une physique du COips.
donùnation exercée sur. la nature est toujours liée à une domination sur
les hommes. La subversion matérialiste de la fonction-principe aboutit à
6. "De rien. rien ne peut naître". Ce philosophème énonce que toute
ne plus conserver l'espace de position hiérarchique, et donc à ne pas faire
réalité naît d'une autre realité qui est matière. Celle ci est connœcomme
occuper. selon une simple permutation. par le bas, la base, l'inférieur. la
substance originaire, cause éloignée de tous les phénomènes, et principe
place élevée, supérieure. Et cette subversion est liée à un intérêt pratique
de la connaissance elle-même. C'est là le principe d'existence et de con-
pour l'autonomie humaine, une autonomie laïque en toute connaissance
servation de la matière. Il n'est pas à inierpreter et développer comme
de cause. intuition indéterminée de la totalité, mais comme invitation à analyser la
Toutes les fois que !e matérialisme, comme conception du monde, res- série indéfüûe des phénomènes naturels. La position de l'Uni-totalité est
taure la fonction-principe. il passe un pacte avec le principe de domina- investie dans ce qu'il faut nommer la résolution nominaliste d'analyser
tion qu'il démystifie, et il renonce à son combat pour l'autonomie, rem- les phénomènes individuels, pris dans leur multiplicité. L'llll a'est pas
plaçant un principe et Wl prince par un autre. Il parjure sa fonction criti- transeendant, mais immanent au multiple; il coïncide avec son espace de
co--émancipatrice, et se laisse absorber, .identifier, mettre en confonnité productivité propre. Il importe avant tout de pouvoir déterminer les i-es,
par un principe de domination. les choses dans leurs parties constitutives, sans céder au fétichisme ou à
la mythologie de l'intuition de la totalité séparée. Celle-ci se résout en ses
éléments, ses parties prenantes et leurs déterminations singulières ,
POUR UNE TYPOLOGŒ DES PHILOSOPHÈMBS MATÉRIALISTES
7. ''Tout arrive selon une. raison-cause que la raison-faculté peut ren-
dre intelligible". On a là rénoncé brut du principe d'intelligibili~. Il peut
S. Revenons donc à l'énoncé des phllosophèmes qui sont comme les
éléments id.éal-iypiques de tout matérialisme. On les trouve présents dans
recevoir une variante détenniniste. et se formuler comme principe de .la
nécessité ("tout arrive selon la nécessité"). En ce cas, l'élimination du
le matérialisme antique, la seule phllosophie que Spinoza cite avec fa-
hasard est l'élimination d'une puissance transcendante parée des attributs
veur, comme on les trouve, modifiés, dans le matérialisme marxiste mo-
d'une divinité obscure. Mais il peut aussi recevoir une formulation COilltin-
derne, comme aussi, sous ·une fonne spécifique, dans la philosophle de
gentiste et signifier que nulle raison .divine ne prédétermine le cours des
Spinoza. On en distinguera six.
choses. nulle loi au sens d'un principe absolu de prédétermination. L'es-
a)De rien, rien ne peut naître. sentiel daiis les deux variantes est de pouvoir énoncer un principe d'intel-
b)Tout arrive selon une raison-cause que la raison-faculté peut rendre ligibilité qui élimine critiquement toute téléologie absolue, toute ïmalité
intelligible. objective du monde. Est exclue la possibilité que les choses soient créées,
c)Le réel a W1e obj e ctivité qui peut être saisie par la science. La philo- et créées eu éganl à une fin humaine. qu'elles répondent à une intention
sophie est ainsi science qui sait aller aux structures essentielles par delà et objective dans l'être ou de l'être.
par le moyen des apparences. Il suit de ce principe d'intelligibilité qu'est dénoncé comme my stifica-
d)La philosophie-science concerne aussi celui qui est son sujet; elle tion la critique de la croyance en la liberté humaine comme commence-
possède llll intérêt fondamental pour l'homme sujet du savoir en ce ment, posé par une conscience principe de tout choix. On a là la croyance
qu ' elle le libère de la peur et lui pennet de vivre et de vivre bien. fondamentale qui abuse les hommes et les empêche de vivre bien. Il faut
e)La phllosophie-science se détermine comme science de l'homme; et donc toujours commencer par prendre la mesure de la non-liberté, de
l'illiberté initiale à l'intérieur de chaque séquence de l'être, du système
cette science repose sur la thèse fondamentale que l'homme est nature au
des contraintes matérielles qui font être (essentiellement) et e:1.:ister les
sein de la nature, non pas empire dans un empire. Anti-anthropomor-
choses particulières.
phisme radical
t)La science de l'homme est éthique scientifique, c'est-à-dire réorgani-
sation et réorientation de la vie humaine· dans le sens de la vie bonne 8. ''Le réel a une objectivité qui peut être saisie par la science". La
possible dans l'inunanence. La vie comme la. vie bonne ont pour ax.e la philosophie porte l'intérêt et l'intention de cette science. Qui dia science
prise en considération décisive du corps. La connaissance importe pour la dit alors nécessairement distinction entre apparences et essence. Mais il

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

importe de saisir que les apparences· sont au moins partiellement bien comme intérêt pour la libération, elle se veut science de ce sujet, Cosmo-
fondées en ce que la connaissance ne peut faire r économie du moment logie, physique, logique sont désormais indispensables 'pom constituer
sensible, du rapport au corps et à l'extériorité. La sensibilité corporelle - une anthropologie. L'orientation de la science matérialiste est fondamen-
loin d'être ce qui nous sépare du réel matériel - est ce qui nous y relie. talement pratique, et concerne l'agir de l'homme et les formes de vie dont
Simplement cette sensibilité a besoin d'être interprétée, corrigée, et élabo- l'homme est susceptible. Et cette science de rhomme ne s'excepte pas du
rée, non pas dévaluée. L'essence, ou les sbUCtures essentielles. doivent à principe d'intelligibilité qui régit toute scien.ce. D'où la thèse fondamen-
leur tour rendre compte de leur appamître à la sensibilité. De toute façon. tale : que l'honune lui-même est nature, système matériel de relations au
elles ne constituent pas W1 arrière-monde caché, 1Dl dieu inconnu. Dès sein de systèmes de. relations. L'anti-anthropomorphisme et I'anti-anthro-
lors, le monde matériel en ses structures n'a pas tant à être légitimé, justi- pocentrisme sont le détour obligé de ce second moment de la science
fié, fondé à partir de l'hypothèse de sa possibilité ou impossibilité radica- matérialiste. Du monde extérieur à l'homme et le comprenant vers
les qu 'expliqué dans sa puissance productive, approprié et aménagé selon l'homme comme partie de ce monde et de l'homme parvenant dans ce
les rapports de convenance qui nous lient à lui, en lui. monde à la connaissance de ce monde, à la sienne propre, vers l'aména-
On touche ici au statut paradoxal du matérialisme comme doctrine à la gement de relations de convenance, d'appropriation. Extériorisation et ob-
fois affinnative et démystificatrice. Avec sa méfiance viscérale à l'égard jectivation d'une part, de l'autre appropriation et subjectivisation, font
de tout ce qui se présente comme essence supérieure. principe éminent, rythme et cen;le pour se relancer incessamment.
loi despotique et séparee, la "science" matérialiste est intrinséquement
destructrice de toute science "pure" qui se lierait à un ordre de valeurs en 11. "La science matérialiste de l'homme est éthique et cette éthique
soi, éternelles et transcendantes. La science matérialiste révèle le lien de repose sur l'expérience fondamentale de la corporéité". On touche là as-
ces valeurs à des intérêts passionnels et particuliers, à la crainte, à des surément à un point décisif. La réorganisation et reorientation de la vie
stra1égies d'appropriation privative. La méfiance à l'égard de l'Idée humaine passe par le rétablissement d'un rapport initialement positif mais
comme telle constitue cette science avec son idée polémique de l'idée. immédiatement altéré au corps. Tout matérialisme s'enracine humble-
Voilà pourquoi l'idée de l'idée (ou science) matérialiste est refus du mo- ment, loin de la paranoïa idéaliste de la dénégation ou de la. domination
ment constitutif de l'illusion idéaliste de l'esprit sur lui-même, sur sa na- du corps, dans l'expérience du corps qui sent, qui souffre et jouit, qui fait
ture, sur sa puissance supposée, sur sa destination. De ce poim de vue, corps avec d'autres corps dans les_ relations de socialisation toutes mar-
tout matérialisme gante quelque chose d'un peu primaire, rustique même, quées de la même polarité (heureuse ou malheureuse). Voilà pourquoi le
dans sa tendance à ne pas s'en laisser compter par et sur les valeurs supé- matérialisme ne peut jamais autonomiser une théorie de la connaissance,
rieures de l'espriL Et cette particularité fait apparaître le matérialisme ou s'autonomiser comme gnoséologie. Pour lui le procès de la connais-
conune voué à un style d'affmnation précritique, à une pensée unidirec- sance est immédiatisé dans la vie des affects, dans le procès de la corpori-
tionnelle, dogmatique, qui ne se laisse pas raconter d'histoires. sation si l'on passe ce baroarisme. Le procès de. connaissance, de forma-
tion des idées (vraies ou fausses) est toujours lié au procès d ' effectuation
9. "La philosophie-science du réel matériel concerne l'être matériel qui des puissances du coq>s et de son affectivité propre (plaisir/douleur.
en est l'auteur". S'opère une réflexivité spécifique du savoir matérialiste joie/tristesse) qui est aussi procès de communication inten:oq>orelle des
qui thématise l'intérêt de son propre agent; et cet intérêt est intérêt pour affects.
l'émancipation de la crainte, de l'hétéronomie. Qu'il s'agisse de la peur Pour le matérialisme qui n'oublie pas son lien à l'intérêt pratique de
des fictions créés par l'esprit déniant sa détermination matérielle (les l'émancipation, ni les coq>s des sujets du savoir ni les coq>s extérieurs ne
dieux, les spectres, et précisément les "esprits"), ou de la peur des puis- peuvent être déterminés comme matériau de manipulation, mis à la dispo-
san~s hmnaines hypostasiées, la science matérialiste se comprend sition du sujet lui même, pas plus qu'ils ne peuvent être constitués par le
comme fonction de la vie de son sujet et se veut libération d'une vie sujet. Le COIJ>S, les corps ne sont jamais des constituta : ils s'affirment en
bonne. Et cette vie bonne passe par la critique des illusions que la vie résistant et en se rebellant; ils se vengent de toute entreprise de détermi-
commence par produire dans et par la méconnaissance de la matérialité, nation constitutive par la subjectivité. Ils sont récalcitrants à toute opéra-
la méconnaissance du lien matériel qui unit l'esprit au coq>s. tion d'idéalisation qui les soumet à un principe ou pouvoir séparé.
On retrouve la dissymétrie ûréductible qui est subversion de la fonc-
10. "La philosoplûe-science se détennine comme science de tion-principe. On ne peut jamais maiùiser un moment de plaisir ou dou-
l'homm e". Elle ne se borne pas à thématiser son lien au sujet du savoir leur avec sa non-imentionnalité. ni le sublimer ou spiritualiser complète-

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

ment. Mais cette dissymétrie ne signifie pas résignation face à l'incom- dont chacun exprime· une essence éternelle est infinie, existe nécessaire-
préhensible, ni acceptation de l'intolérable. L'intérêt pour la vie bonne ne ment" (E.I, p. 11). Elle s'égale à la nature : ce n'est pas t.àntla nature qui
peut avoir pour base que l'intérêt pour la simple vie, le souci de cette vie est divine que Dieu qui est la natµre.
qu'il faut protéger de la peur, de la souffrance, de la frustration, de la Et surtout, du même coup, la matière ou étendue se voit exhaussée au
faim, ·de l'humiliation. Le ·concept de· matière est intrinséquenunent le rang d'attribut substantiel, c'est-à-dire de "constituant de l'essence de la
corrélat objectif d'une prise en compte de l'affectivité primaire avec sa substance" (E. I, Def 4). Loin d'être comme elle !'était pour la tradition
scansion plaisir-douleur. Mais cela ne signifie pas que le matérialisme aristotélico-scolastique wi·principe inf:ërieur, centre de résistance. au pou-
soit hédonisme radical, mais simplement qu'il est toujours un peu libenin. voir d'information de l'idée, la matière a la même dignité que lia pensée.
Un peu, car la rechen;he de la joie durable et féconde est difficile, corn.,. Avec elle, elle se range au sein des attributs que nous pouvons connaître
plexe; et ici réintervient la science avec sà capacité à opérer la distinction dans l'infinité des essences col'isûtutives de la substance. "La chose pen-
critique, anti-dogmatique, entre apparence et structure essentielle. sante et la chose étendue sont ou bien des attributs de Dieu ou bien des
En effet, il faut répondre aux questions suivantes : Qu'est-ce qu'un affections des attributs de Dieu (E. I, p. 14, corol. 2). Cette égalité de
coips ? Qu'est-ce qu'un vrai plaisir, une vraie joie ? Celui de l'instant ou l'étendue et de la pensée est assurément un élément fort de rnaltérlalisme
celui qui dure ? Celui ·d'une partie du corps ou celui de la totalité du et comme tel a fait scandale. La nouveauté n'est pas tant de concevoir
corps ? Celui d'un seul corps ? Le matérialisme rencontre ici une autre de l'étendue comme matière (ce qui est la thèse de Descartes et de Hobbes),
ses tensions constitutives entre son moment pratique - visée de la joie et ni de la concevoir commeattribut de Dieu (ce qui est la position de H.
fuite de la tristesse et de la douleur - et son moment théorique qui com- More), mais de concevoir l'étendue comme matière, et en tant que telle,
mande ainsi le moment pratique, puisque est.nécessaire le long détour de de la considérer conune attribut de Dieu. La matière n'est pas tant Dieu
la conr..aissance du corps, de ses parties, des relations entre coips de que Dieu matière. "On ne peut dire que la .substance étendue est indiigne
divers niveaux. L"'éthique" repose sur 1D1e physique corporelle. Alors le de la nature divine, alors même qu'on la supposerait divisible" (E. Jr,p.
matérialisme peut de manière efficace opposer à la Ihétorique des grands 15. Scol.).
principes moraux; le service de la dignité d'un corps debout, relevé, de Il suit que le monde physique est un ordre nahJrel qui ne renvoie qu'à
toute humiliation, ni brisé, ni enchainé. Il peut revendiquer une spiritualité lui-même, sans intervention d'un principe supérieur, hétérogène. L'éten-
qui ne vit plus de. la sublimation de son appartenance COipOrelle; et il due avec ses déterminations, ses lois,· exprime à sa manière la totalité du
s'ouvre sur un art de vivre fondé sur une technique <le composition et réel. Les corps sont des modes de Dieu "considéré comme chose éten-
recomposition, qui fait de la reconnaissance de la finitude non pas le dé-, due". Ils sont Dieu lui-même sous une .des formes de son être infini (E. I,
but d'une nouvelle religion d'un esprit ou d'une valeur-principe, mais le p. 25 corol.). Ainsi est radicalisé le principe ex nihilo nihilfit. Ceux qui
lieu d'lllne conquête de l'autonomie. "éliminent la substance corporelle ou étendue de Dieu et soutiennent
qu'elle e s t créée par Dieu ignorent complètement par quelle puissance
divine elle a pu être créée, c e qui montre clairement qu 'ils ne connaissent
pas ce qu'ils en disent eux-mêmes. J'ai du moins démontré assez claire-
LES ÉLÉMENTS DE MATÉRIALISME CHFZ SPINOZA (1). ment que nulle substance ne peut être produite ou créée par un a utre être"
L'ONTOLOGIE : ANTI-CRÉATIONNISME, ANTI -FINALISME, (E., p. 15 Scol.).
NECESSITARISME
Si est annulée la distance infinie que la théologie occidentale a établie
et maintenue entre Dieu et ses créatures, il faut voir qu'est décisif le lien
12. On retrouve ces philosophèmes matérialistes sous une forme spé- entre unicité et productivité de la substance. La Substance-Dieu -Nature
cifique dans la philosoplûe de Spino:za. Et tout d ' abord le premier : "de produit ses effets par et dans l'acte par lequel elle se produit elle-même,
rien, rien ne peut nmêre". Il s'agit du principe de l'unicité de la substance. comme autant de modirications de son propre êtte dont elle n'est pas
Congé définitif est donné au Dieu biblique qui est une personne, sujet de séparée, sans toutefois jamais s'identifier complètement, dans son infinité,
volonté, bonté et intelligence infinie, esprit pur, être libre qui peut tout avec chacune d'elles. "Au sens où Dieu est dit cause de soi il doit êtte
faire et qui sait tout, qui a créé, gouverné et jugé le monde 11 • La négation aussi cause de toutes choses" (E. I, p. 25 Scol.). Contrairement à ce que
de toutes ces déterminations culmine dans la négation du concept de créa - supposeront encore Feue:rbach et Plékhanov, il n'y a pas de différence
tion. L'acte créateur défini comme production de quelque chose à partir entre la causalité par laquelle Dieu se produit lui-même ("causa sui") et la
de rien est nié parce que est niée la séparation entre Dieu et le monde, causalité par laquelle il produit les choses finies. Voilà pourquoi connaître
Dieu et la créature. La substance, "constituée par une infüûté d'attributs Dieu c'est connaître indéfüûment les choses particulières, et non pas exal -

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____jL
Du matérialisme. De Spinoza
Du matérialisme. De Spinoza
la nature du triangle que ses trois imglcs égalent deux <hoits; ou que d'une
ter son éminence et sa .différence. "Plus nous connaissons de choses sin-
cause donntc: l'effet ne suive pas; cc qui est absurde" (E.I, p. 17 Sc.).
gulières. plus nous connaissons Dieu" (E.V, p. 24). La nouvelle physique,
celle de Galilée. puisqu•elle étudie les lois nécessaires des corps, "étudie Ainsi la productivité de l'essence divine est d'ordre physico-mathéma-
les "décrets de Dieu". Ces décrets - Dieu n'ayant ni entendement ni vo- tique. Cette essence n'est pas au-dessus de ses lois comme un roi, elle est
lonté au sens hwnain du tenne - ne sont rien d·autre que les lois de la en elles. Rien ne peut se soustraire à cet orore nécessaire qui règle le réel
nature. immodifiables certes, mais parfaitement perscmptables (et non et qui ne le prédétermine pas du haut d'une l!)Osition d'éminence.
plus imperscruptables conune le voulait la tradition créationniste). Si le Sont exclus les mirncles, simples faits naturels dont nous ignorons les
radicalisme anti-creationniste n'est pas comme tel matérialisme, il est au causes, et que nous imagioons, parce que nous ne connaissons pas ces
point de départ d'une tendance qui débouche, elle, dans le matérialisme. causes, pouvoir briser cet ordre, en introduisant dans la démoc:ratie de la
Le ~"elllplacement du concept de création par celui de "causa suin achève productivité modale une tyrannie ontologique (voir TTP, tolilt le chapitre
de rendre méconnaissable le Dieu de la tradition. VI). Rien n'est contingent au sens de susceptible d'avoir pu être autre
qu'il n'esL Tout ce qui nous apparai"t contingent nous apparaît tel parce
que nous ignorons sa cause productive.
13. "Tout arrive selon une raison-cause que la raison-faculté peut ren-
''Il n'est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est &Ster-
dre intelligible", ce principe est radicalisé par Spinoza en principe de la
miné par la nécessité de la nature divine à existei- et produire par quelque
néœssité et du déterminisme : "rien n'amve par hasard". Tous les êtres
effet d'une certaine manière" (E. I, p. 29).
finis, modes de la substance, sont des moments de la même nature naru-
"Par nulle autre cause une chose n'esl dite contingente, sinon eu égard
rée, produite de manière immanente par et dans l'auto-production de la
à un m~ue de connaissance en nous" (E.I, p. 33 Sc. 1).
nature natumnte (les attributs). Expressions "certaines et détemùnées", les
modes sont liés entre eux par les liens de la détenni:nation causale. Pensée La détermination causale gouverne l'univers (E. I, p. 28). Mais ici
et étendue sont la substance même en tant qu'elle s'exprime sous des Spinoza excède la version mécaniste-linéaire du principe déterministe, car
fonnes différentes, mais selon les mêmes lois. Les corps de toutes les si chaque chose singulière est détenniœe immédiatement par une autre
espèces (végétal, animal, humain) et les idées de ces corps sont des modi- chose singulière, le principe du procès de détermination, ou. cause pre-
fications des attributs de la substance : ils ·doivent être produits comme mière de toute la série, est la substance, selon une aniculation de double
"ce qui est en un autre et est conçu par cet autre" (E. I, def 5), c'est-à-dire nécessité. De toute manière l'univers est et n'est que le procès de sa (re)
déterminés par un autre corps et une autte idée à l'existence et à l'action. production infinie.
Les modes finis sont "dans" la substance comme sujet, mais simultané- "Tout~ la nature /s.e. physique/ est _un seul individu dont les parties,
ment la substance s•exprime dans les modes qu'elle produit en se produi- tous les corps varient d'une infinité de manières sans changement de l'in-
san ~ elle-même. La nécessité caractérise cette double et une relation. Cette dividu total" (E. II scolie. Lenune VII ap~ p. 13).
production des modes par et dans l'auto-production de la substance ad- Et ici s'accomplit un nouveau pas matérialiste : la nég&tion du fina-
vient nécessairement. Et cette nécessité est puissance . lisme dans la nature (.Appendice de la partie I et Préface .de la partie IV
A son tour, cette npotentia" n'est pas conséquence d'une libre décision de l' Ethique). Croire que toutes les choses de la nature agissent selon une
de 'la volonté puisque "Deus sive Natura" n'a ni volonté ni entendement fin prédéterminée est une croyance infondée, un préjugé qu'il faut expli-
(propriétés qui n'appartiennent qu•aux modes). La liberté substantielle se quer génétiquement et auquel il faut assigner la responsabilité des autres
réciproque avec cette nécessité et s'oppose à la liberté d'indifférence qui préjugés qui conditionnent le comportement humain irratio1U1el et impuis-
caractérisait un monaique ou un législateur. Dieu-Nature n•est pas libre sant, à savoir les notions de bien et de mal, de mérite et de péché, d'ordre
au sens où est libre celui qui s'imagine pouvoir tout ce qu'il veut : il est et de confusion, de beauté et de laideur, bref les croyances axiologiques.
libre pmce qu'il agit seulement par la nécessité de sa propre nature, sans Cette croyance elle-même ne peut être comprise que si nous comprenons
dépendre de conditions extérieures (E. I, p. 17). "Dieu seul est cause libre, son lien et à l'ignorance des causes des choses et à notre désir d'exister,
car Dieu existe et agit par la seule nécessité de sa nature" (E. I, p. 17 le "conatus". Elle renvoie à un régime d'effectuation impuissante de ce
Corol. 2). "conatus". On rencontre ainsi la "superstition", c'est-à-dire la fonne de
"D'autres pensent que Dieu est cause libre parce qu'il peut. à ce qu'ils vie et de pensée la plus impuissante, celle par laquelle nous commençons,
croient, faire que les choses que nous avons dit suivre de sa nature ou être et par laquelle nous organisons notre recherche de l'utile en la suspendant
en son pouvoir. n'arrivent pas, en d'autres tennes ne soient pas produites à la fiction d'un Dieu, recteur de la nature et législateur de notre propre
par lui. C'est comme s'ils disaient: Dieu peut faire qu'il ne suive pas de existence, qui est supposé tout produire pour nous et nous produire nous-

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

mêmes pour· 1ui. La critj.que simul~ des fictions onto-théologiques et sée, celle-ci n'est pas celle-là. L'attribut-pensée a sa logique propre. Si
des pseudo- valews morales et esthétiques (par .laquelle nous attribuons celle de l'étendue est celle du matérialisme, la logique de la pensée sem-
des déterminations absolues à des résultats d'actions relationnelles incom- ble bien être celle de l'idéalisme absolu. Il reste de même que l'homme
prises) anticipe ainsi comme sa condition la libération éthique, thème ma- comme unité d'un mode de l'étendue - corps - et d'un mode de la pensée
térialiste dominant de Spinom. En tout cas matérialiste est cette défétichi., - esprit - n'est pas seulement COJPS. Pas plus que l'esprit n'est désonnais
sation èlu processus par lequel notre positivité ontologique se réalise à un principe supérieur, fonne hégémonique de son corps instrumental, cellui-ci
degré de puissance minimale en laissant réguler la recherche de l'utile ne saurait produire et conditionner celui-là. Il semblerait donc que la sy-
par l'imagination. certes donation du monde mais aussi connaissance in- métrie des attributs de la pensée et de l'étendue, le parallélisme des mo-
adéquate de notre rapport au monde. Les catégories ontologiques et axio- des de l'étendue et de ceux de la pensée, tempèrent le matérialisme spino-
logiques d'une tradition millénaire sont ainsi des "modes d'imaginer''. ré- zien, en empêchant de poser la matière comme principe substitutif de la
gulateW'S d'une fonne de vie impuissante 12 • pensée, et d'inverser l'ordre tmditionnel de dépendance. L'esprit humain
Matérialiste aussi la conséquence qui suit cette critique et qui est même déterminé depuis le Traité de la réforme de l'entendement
s'énonce positivement aiinsi : il faut identifier le concept de réalité avec comme "automate spirituel" produisant par lui-même des idées adéqwttes
celui de perfection (E. Il, Axiome 6), et deg:Ié de réalité .avec degré de qui sont aussi vraies en lui qu'elles le sont conune idées de l'attribut
perfection, c'est-à-dire degré de puissance (d'agir et de comprendre). La pensée lui-même. "Si effectivement les idées sont des concepts de l'âme
réalité est parfaite dans la variété de ses détenninations. Ainsi est niée que celle-ci fonne parce qu'elle est une chose pensante" (E. Il Def 3), si
toute fonne de hié1"aICh1e entre les êtres naturels (selon leur spiritualité), l'idée adéquate est "une idée qui en tant qu'on la considère en elle-même,
toute morale fondée sur le péché, le mérite et la peine. L'antifinalisme sans relation à l'objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsè-
permet d'introduire un égalitarisme démocratique quasi-plébeien dans ques d'une idée vraie (E. Il Def 4). il semblerait qu'un idéalisme absolu
l'ontologie. Tout ce qui est est parfait; et cette perfection ne désigne pas de la pensée se réciproque avec un matérialisme absolu de l'étendue.
la traditionnelle confonnité d'une chose à un modèle donné (et le classe- Mais les choses sont en fait plus complexes. Spinoza insiste pour sou-
ment de ce modèle dans une hiénm:hie), mais la détenninité, l'achève~ ligner que la diversité des attributs comme essences de la substance ne
ment de son être déterminé. Le chat est parfait en son être déterminé d'un détruit pas, mais fonde l 'lDUté de la substance et celle des modes finis,
certain genre d'animal. Seulement cette perfection inclut une différencia- des choses singulières. Le monisme ici exclut avant toute chose la problé-
tion selon les degrés de la puissance d'agir èt de comprendre. Le lion matique de la soumission d'un principe à un autre et celle de l'interaction.
n'est pas plus parfait que le chat, il est plus puissant, en ce qu'il peut La symétrie des attributs, d'autre part, comme l'a montre M. Gœroult, se
plus, il peut plus agit et comprendre à sa manière. A plus forte raison, renverse partiellement en non-symétrie, dans la mesure où le parallélisme
l'homme peut plus sous certains rapports. Mais cette différence n'est plus entre les deux attributs, aussi bien que le parallélisme intérieur à l'attribut
privilège. L'égalité de la réalité et de la perfection signifie la ïm du privi- pensée, impliquent une inversion de la Iéplication. Spinoza demande de
lège dans l'ontologie, fa fin de rontologie comme privilège. Toute chose penser ensemble des déterminations autrement antinomiques. L'activité
est ce qu'elle est parce que l'ont ainsi déterminée et faite certaines causes, autonome de l'entendement inclut la référence à la donnée existante "ex-
et non pas parce qu'elle a été prédisposée en vue de l'accomplissement tra intellectum" sans qu'il y ait un rapport de causalité entre l'objet ,exté-
d'une f"m à la satisfaction de laquelle elle pourrait manquer de manière rieur ou idéat et l'idée. ''Une idée vraie doit s'accorder avec son idéat"
pécheresse. (E.I. Axiome 6). Si le corps ne détermine pas l'esprit, ni l'esprit le coips,
si àl'intérieur de l'attribut pensée, l'idée ne produit pas l'idéat, pas plus
que l'idéat ne détermine l'idée, il demeure une dissymétrie. En effet, lors-
qu'on a un changement dans le corps on a dans l'esprit une idée de ce
LES ÉLÉMENTS DE·MATÉRJALISME CHEZ SPINOZA (2). changement. La genèse de la connaissance présuppose l'existence de cette
LA 'IHÉORIE DE LA SCIENCE. LA DIFFICULTÉ DEL' ATTRIBUT chose singulière qu'est le COJPS, car "ce qui constitue en premier R'être
PENSÉE ET LA TIIÉORIE DE L'INDIVIDUALITÉ HUMAINE . actuel de l'âme humaine n'est rien d'autre que l'idée d'une chose smgu -
lière existant en acte" (E. Il, p. 11). Et ce qui vaut sur le plan ontologique
14. Éléments de matérialisme disons-nous, plus que matérialisme in- de l'unité dans la distinction de l'esprit et du corps vaut sur le plan épisté-
tégral si celui-ci signifie la détermination de la pensée comme matérialité mologique pour l'idée et l'objet de l'idée. Sans que Spinoza ne revienne
spécifique. Fait problème en effet la symétrie des deux. attributs que nous au rapport de causalité entre étendue et pensée, corps et âm~. idéat et
connaissons, étendue et pensée. Si l'étendue est égale en dignité à la pen- idée, sans qu'il ne contrevienne à la fondamentale thèse moniste selon

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

IaqueU e "l'ordre et la connexion des idées sont un et de même que l'ordre "Ceux qui ont écrit sur les affects et la conduite de la vie humaine
et la connexion des choses": (E. II, p. 7), tout se passe comme si était semblent pour la plupart non Imiter des choses naturellés qui suivent les
privilégié le sens étendue -> pensée. corps -> âme, idéal -> idée lors lois communes de la nature, mais des choses qui sont hors de la nature.
de la réduplication. et non le sens inverse. On dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la nature oomme un empire
dans un empire" (E. m. Preface) 13
La symétrie boîte d'un côté. matérialiste; le parallélisme penche du
même côté. Plus precisément, sur le plan de la théorie de la vérité, l'en- A partir. de là s'opère une extraordinaire désacralisation ou plutôt dé-
tendement pourtant "automaton spirituale" n•est pas "legislator" : il n'or- fétichisation d'une culture millénaire, celle qui fait de l'âme \Dle subs-
donne pas ses lois à la nature. L'ordre de productivité propre de l'"intel- tance indépendante du COips, séparable de lui, dotée de l'immortalité,
lectus" ne consiste pas à produire, à constituer l'ordre des idéats; il con- principe de vie, fonne substantielle. C'est dans le sens d'une véritable
siste à reproduire en son ordre l'objectivité de l'ordre des objets des provocation, ouvrant sur une nouvelle objectivité théorique et une affir-
idées. La production intellecruelle est stricto sensu réflexion, reflet de son mation pratique, qu'il faut lire la déclaration qui ouvre et commande la
objet, non pas création. ni constimtion. Elle est reproduction en son ordre science des passions et le procès d'éthicisation.
de la production. L'identité substantielle des deux séries de lois implique "Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent détenniné ce que peut le
bien dissymétrie sans causalité réciproque. corps, c•est-à-dire l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce
que par les seules lois de la Nature considérée seulement en tant que
Cette conception difficile se retrouve lorsqu'on passe de la théorie de cmporelle, le corps peut faire ...
la vérité à celle de la nature de l'honune. "L'objet de l'idée constituant
l'âme humaine est le COIJ)S, c'est-à-dire wt certain mode de rétendue PersolUle ne connaît si exactement la structure du corps (corporis fa-
bricam) qu'il en ait pu expliquer loutes les fonctions" (E. m, p. 2. Sco-
existt.nt en acte et rien d'autre" (E. n. p. 13). Si l'âme est idée du COll)S, Iie)14.
le cor.ps n'est pas corps de l'idée. Spinoza ne formule jamais cette thèse
symétrique, indiquant ici en quel sens il faut lire les formules symétriques On ne peut donc connaître l'homme, union du corps et de l'esprit,
ou pruallélistes. On a donc une dissymétrie double, l'une entre les deux délivrer sa puissance d'agir que si on c~ le COIJ)S.Et la puissance de
attrib;:its, étendue et pensée, l'autre interne à l'attribut pensée, idéat et penser elle-même ne peut réellement libérer son dynamisme que si elle
idée. Et cette double symétrie représente Wl élément de matérialisme au pense le COIJ)Set les corps. Ainsi est congédiée une tradition qui de l'an-
sein de la partie de la doctrine qui lui semblait le plus étranger. C'est tiquité via le Christianisme s'était maintenue jusqu'à Descartes, du moins
Spinoza lui-même qui souligne le renversement de direction dans la sy- partiellement. "Organisme" composé d'une pluralité d'individus simples
métrie lorsqu'il passe de la théorie de la vérité à celle de l'union de l'es- de nature diverses, en équilibre durablement instable, toujours exposé à
prit e:r du co1ps conune ce qui constitue (" constare") l'honune. l'action des causes extérieures. ce corps a besoin pour se conserver de
beaucoup d•autres corps ou éléments de COIJ)Savec lesquels il se compose
"L'homme consiste en âme et en corps, et le corps humain existe
conformément au sentiment que nous en avons" (E. II, 13, corol.). et recompose, sur et dans lesquels il agiL Le matérialisme de Spinoza
libère ainsi la puissance d'agir du co1ps qui est effort pour inverser en
"Personne cependant ne pourra se faire de cette union/de l'âme et du
activité la passivité initiale, pour renverser en plaisir les douleurs imma-
corps/ une idée adéquate, c'est-à-dire distincte, s'il ne oonmu"tauparavant
la nature de notre corps". nentes à l'expérience de cette composition. P"lus nombreuses sont les for-
(Nisi prius nostri corporis naturam odequaJe cognoscet.)
mes sous lesquelles le COJPShumain rencontre les autres co1ps. plus riche
est son expérience, plus sa force devient stricto sensu force productive.
Et, chose décisive, plus l'esprit, son idée, devient capable de pe1eevoir de
15. "La philosophie se détennine comme science dont l'intéret est la nombreuses choses. La connaissance. la puissance de penser de l"'intel-
libération de l'homme saisi en sa vraie nature. à partir donc de son lectus" est fonction de la complexité du corps, de sa capacité d'agir, et
co1ps". Se noue en effet le lien qui unit le naturalisme et l'intéret pour la c'est ainsi que comme connaissance de cette constitution complexe elle
libération. La science du reel saisi en son objectivité. en sa productivité, peut aider à sa reconstitution productive. Le corps est puissance morpho-
intéresse au premier chef celui qui cause cette science et s'inclut comme logique, la matière corporelle est puissance de fonnation et d'infonnation
un de ses objets. Matérialiste alors le refus de donner un privilège d'ex- et non pas l'autre de la forme.
traterritorialité à l'homme au sein de la nature. La science n'est complète "Plus les actions d'un corp s dépendent de lui seul, moins il y a d'au-
que si elle réalise son intéret pour la libération humaine comme science tres corps qui concourent avec lui dans l'action, plus l'âme de ce corps est
de l'homme. Pour cette science, l'homme est une partie prise de la nature, apte à connaiâ-e distinctement" (E. II, p. 13. Scolie).
un système de relations dans un système de relations plus compléhensif.

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

L'égalisation quasi-démocratique des modes f"mis se reciproque ainsi "Quand l'âme se considère elle-même et considère sa puissance
en différenciation des degrés de puissance. La nature de l'homme est d'agir, elle est joyeuse; et d'autant plus qu'elle s'imagine ellc-mêm.e et
comprise dans son appartenance à la nature, sans briser l'ordre naturel. La imagine sa puissance d'agir plus distinctement" (E. fil, p. 53);
différence n•est plus privilège, elle t;<,t différence de puissance naturelle et inversement (idem p. 55). L'intérêt de l'anth!ropologie est éthique :
dans la capacité du corps à pouvoir. se constilller au sein de l 'intenlépen- il concerne le devenir de notre capacité de comprendre (concept) et d'agir
dance modale comllie centre relativement autonome de causalité. dans la (cause).
capacité de l'esprit à pouvoir s'approprier, à concevoir les formes de cette C'est ainsi qu'il faut comprendre l'articulation entre imagination et
interdépendance et à se constituer comme foyer de conceptiOIL Si l'esprit. raison, passion et action, sentiments tristes et sentiments joyeux< On a là
idée du corps, connaissance plus ou· moins adéquate de son corps. des comme l'énoncé des deux fonnes de vie et de pensée qui jalonnent le
cmps extérieurs et de lui-même, est privé de substantialité, en ce qu'elle processus d'éthicisation, et qui signalent les tennes du vivre et du vivre
n'esi pas immortel, il lui reste la carrière d'un progres intramodal qui est bien. L'imagination, connaissance du premier genre, a une positi-vité
progrès de la capacité d'action propre à son corps. Il peut panrenir à une constitutive en ce qu'elle est ce qui fournit l'idée d'une affection quelcon-
certaine forme d'éternité pour autant que son corps est parvenu à se cons- que du corps hwnain, et par cette idée, celle des autres COipS, et indirecte-
tituer en puissance productive. Son étemisation se réciproque avec la cor- ment l'idée de cette idée. Elle recouvre une condition de donation pri-
porisation du cOips lui-même. Ainsi s'opère le grand rachat matérialiste maire; mais cette positivité est entravée, et contradictoire. Cette idée est
du corps, la célébration de sa force productive. sans que jamais ne soit inadéquate, partielle et confuse : elle n'enveloppe pas la connaissance
brisé, dans une illusion de toute-puissance, le lien de la détermination adéquate du corps, ni celle des autres cmps, ni celle de rame (E. Il, p. 26
causale, et 1•apparteilance à la nature. à 29). Cette connaissance inadéquate correspond à une situation du coq>s
où celui-ci affinne aussi sa puissance. mais de manière partielle, fragmen-
taire, où. il est dominé, agi par les corps extérieurs, où. sa capacité d'agir
est actualisée comme capacité de pâtir, d'être affecté par les rencontres
LES ÉLÉMENTS MATÉRIALISTES CHEZ SPINOZA.(3). ÉIHIQUE
non contrôlées de l'ordre commun de la nature. Du même coup cette
ET PROCÈS DE CORî'ORISATION. LE CORPS POLITIQUE ET LA
situation implique la domination des affects de tristesse, où notre capacité
PROBLÉMATIQUE DE LA POLITIQUE d;agir diminue.
Mais l'homme ne peut pas être immunisé des affects, des passions,
16. C'est autour de la théorie du "conatus". de l'effort d'exister de parce qu'il est corps. Rien, rien de grand ne saurait se faire sans affect.
notre corps et de l'esprit conscient de soi, que se concentre le matéria- sans passion. Tout le problème est de parvenir à produire un enchmlne-
lisme original de Spinoza. Toute l'ontologie matérialiste de l'Ethique se ment tendanciellement donünant des affects qui accroissent la. puissaœe
projette sur le plan des formes d'effectuation de ce "conatus", sur le plan d'agir du COips. Et comme à la composante corporelle de l'affect qui
des "form e s de vie". Ce plan nepeut qu'apparaître plat. vulgaire, superfi- consiste dans la modification du corps déterminant l'affection correspond
ciel pour les idéalismes. Mais, en ce second moment de la philosophie une composante mentale consistant dans l'idée ou sentiment de cette af-
spinozienne, proche en cela de l'épicurisme antique, il définit l'horiz.on de fection, il suit qu'il importe de connaître les affects; car cela augmente la
la pensée. Là se révèle l'appartenance du procès épistémologique - la capacité de penser de notre âme (E. m, Def •. 3).
théorie des modes de connaissance - au procès de la vie émotionnelle et
Alors s'ouvre dans l'immanence de l'histoire du "conatus", la possibi-
affective, centrée sur le corps. Là s'enracine le procès d'éthicisation. Jus-
lité matérielle d'une reorganisation des idées, des affects, de la capacité
qu'à leur tenne. ces trois procès - connaissance, affects et ethos - s'entre
d'agir. Telle est la vie selon la raison : quand nous sommes cause adé-
appartiennent. et explicitent l'effort par lequel l'homme comme toute
quate de nos affections, l'affection se configure comme action; et cela
chose, tend "autant qu'il est en lui de persévérer dans son être" (E . m,
passe par l'idée adéquate des affections. La raison. connaissance adé-
p.6). La puissance de comprendre les choses. le corps, l'esprit lui-même
quate, consiste à remonter d'un affect à sa cause, à connaître les proprié-
varie avec la puissance du corps à être cause adéquate; et celle-ci se réci-
tés communes des choses (notions communes). Bile implique la con-
proque ave c la puissaœe à passer d'un degre de perfection ou de joie
science de la possession de la vérité, et cesse de considérer les choses
moindre à ce degré supérieur
comme fragmentaires, contingentes, pour les considérer dans leur conca-
."Si quelque chose augmente ou diminue la puissance d'agir de notre
ténation nécessaire. Ainsi connaissons-nous le système de reJations de no-
corps, l'idée de =tte chose augmente ou diminue la puiBsance de notre
tre cmps dans lesquels le nôtre s'insère. Nous avons - c'est le fait de la
âme" (E. m. p. 11).

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

raison, et il n'a rien de ~endental - la capacité de prodlJ!re mie idée de la construction perpétuellement problématique (à l'intérieur de l'indi-
vraie de la structure de la réalité, de nous libérer·non pas des affects, en vidu total de la Nature) de cet individu corporel spécifique, toujours en
géné111l, mais des affects passifs, pour produire des affects actifs, lesquels souffrance d'individuation qu'est le corps social et polilique, unissant la
expriment la capacité d'agir, d'affecter de notre corps, par extension de la "multitudo", les masses des co1ps et esprits hwnains. Spinoza développe
zone de nature qu'il s'approprie, qui lui devient commune. Le processus une théorie matérialiste élargie de la corporéité qui excède radicalement
d'éthicisation n'est que cette graduelle augmentation du pouvoir de con- le matérialisme antique et ouvre sur le matérialisme moderne marxien.
ception, d'inversion des tristesses en joies. d'extension de la capacité sans penlre pour autant sa spécificité propre.
d'agir du cmps qui est multiplication de sa capacité à s'approprier dans Cette théorie a pour champ l'articulation du processus d'édtlcisation et
une seconde nature devenue commune ce dont il a besoi?L Le processus du processus de politisation. Le premier a pour horizon immanent la tnm:.
d'éthicisation est construction dans la grande nature de notre nature com- sition de· la servitude à la liberté et a pour figure celle du sage dans son
mune avec les autres choses et les autteS hommes, avec l'autre et avec opposition radicale à l'ignorant (c'est sur ce réswné drastiq1!le des deux
autrui. Il est bien procès de substantialisation du mode, mais ce procès est pôles du processus d'éthicisation que s'achève l'Éthique en V, p. 42. Sco-
in.déf"mi et ne surmonte pas la différence modale. lie). Le processus d'éthicisation porte avec lui une socialisation matéria-
"L'homme est toujours nécessairement soumis aux passions et suit liste rationnelle fondée sur l'appropriation commune des choses utiles par
l'ordre commun de la nature, lui obéit, s'y adapte, pour autant que l'exige une communauté d'individus eux-mêmes scx:ialisés par la comprehension
la nature des choses" (E. IV, p. 4. Corol.). adéquate de leur intérêt commllll. Là est '' in nuce" réalisé un cmps social
Ce procès d'éthicisation, d'émancipation éthique, est l'intenninable conununautaire.
passage de la servitude à la liberté, de l'impuissance à la puissance, de "Dans la mesure seulement oà les hommes vivent sous la conduite de
l'incapacité de l'honune à diriger ses affects dans le sens d'une augmen- la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature" ~- IV, p.
tation de sa puissance d'agir à une situation inverse. Il ne relève pas du 35).
moralisme; il n'ellCOlJJ'age pas l'illusion de notre puissance; il est appren- ''Il n'est donné dans la nature aucune chose singuliQ'C qui ne soit plus
tissz.ge historique de notre capacité d'augmenter la puissance d'agir et de utile qu'un homme vivant sous la conduite de la raison. Car ce qui est à
comprendre. Le procès d'éthicisation est celui d'une libération : il est l'homme le plus utile est ce qui s'accorde le plus avec sa nature, c'est-à-
1'lûstoire comme transition éthique à la libération de l' "intellectus" et du dire que c'est l'homme. Mais l'homme agit absolument par les lois de sa
"conatus". Son énergie n'est pas celle de l'idéalisme faustienLa transition nature quand il vit sous la conduite de l.a raison, et dans cette mesure
seulement il s'accorde nécessairement avec la nature d'un autre homme:
éthique est bien matérialiste en ce qu'elle n'est régie ni par~ nonne ni il n'y a .donc rien parmi les choses singulières de plus utile à l'homme
par un devoir-être, lDl impératif dont le non-accomplissement ferait courir qu'un homme" (E. IV, p. 35. 1).
le risque d'une condamnation morale. Elle est un projet matérialistique-
ment fondé qui prend fonne au moment où en sont réwûes les conditions En ce sens "l'homme est un dieu pour l'homme" ($. IV, p. 35 Scolie).
objectives et subjectives. Elle repose sur l'intelligence de la nécessité. La Mais ce rapport de coopération et de participation à un cmps social com-
connaissance du corps, de ses relations aux autres corps, celle du système mun ne peut concerner que les hommes qui vivent sous la conduite de la
remtionnel de tous les corps est condition de toute initiative. La liberté est raison, c'est-à-<lire une minorité "rare" d'individus dont la capacité de
compréhension de la nécessité en ses divers états. Elle est possibilité im- comprendre et d'agir est assez développée et riche pour qu'ils soient dis-
manente, elle est vertu, "puissance de faire certaines choses que l'on peut posés à vouloir le bien commun. La raison existe bien pour Spinoza et
comprendre seulement par les lois de sa nature" (E. IV Def .. 8). n'a rien de transcendant ou de transcendanlall., elle radicalise le fait de la
coopération, de la communication entre hommes. Mais il est aussi un fait
"Agir absolument par vertu n'est rien d'autre en nous que d'agir, vi -
vre, conserver son propre êtte (ces trois choses signifiant la même chose) que la masse des hommes, "multitudo", ne dépasse pas la fonne de vie
sous la direction de la raîson, et sur le fondement de la rechCIChe de passionnelle et se développe selon une socialisation passiorm.elle.
l'utile propre" (E. IV, p. 24). "Dans la mesure oil les hommes sont soumis aux passions, on ne peut
dire qu'ils s'accordent en nature" (E. IV, p. 32).
"En tant que les hommes sont dominés par des affections qui sont des
17. Nous panenons enîm au trait le plus significatif du matérialisme
passions, ils peuvent être conlraires les uns aux autres" ~- IV, p. 34).
spinozien : il est matérialisme éthico-politique. Le corps de l'homme est
immédiatement en système avec d'autres cmps et particulièrement d'au- Autant dire que la constitution du corps politique par la multitude est
tres cmps humains. Se pose alors la question du cmps social et politique, exposée perpétuellement à la menace prolongée de cet état de nature. La
socialisation passionnelle ne swmonte pas l'état de nature. Elle l'amé-

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Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

nage. Les hOJJDnes passDonnels ne peuvent identifier un bien réellement dans son idéalité les corps des sujets qui le constituent en abandonnant
commun : l'image d'autruï'est pour chacun un · objet affectif à la fois une fois pour toutes leur droit naturel, Spinoza a r audace· inouïe de Jais-
attirant et repoussant. La socialisation passionnelle passe à la fois par le ser le problème ouvert, et dans un sens matérialiste. Tel est le sens du
désir de faire ce qui plaît à autrui et par le désir immodéré d'être glorifié lien spécifique qu'il noue entre théorie de la force productive du corps,
par autrui. La recherche de l'utile propre est surdéterminée par cette logi- matérialisme, et démocratie. La politique, née de. la peur réciproque des
que ambivalente et contradictoire de l'identification (amour/ambition). hommes de la masseet des honunes administrant l'État n'a de force que
La politique désigne dès lors le lieu contradictoire de l'affrontement si l'Etat s'identifie au corps de cette multitude, la Jaisse se constituer en
de ces èl.eux principes de socialisation, rationnelle et imaginaire (passion- peuple, lui permet de ne jamais renoncer à la totalité de son droit naturel,
nelle). Le corps politique est un corps divisé par une poussée vers une et veille à ce que la capacité de décision étatique, l'indivisibilité institu-
unification rationnelle contredite par la logique de décomposition propre à tionnelle se fondent sur cette coïncidence. Problème terrible, car les mas-
la social!isation imaginaire. Tout le problème alors est celui de la coexis- ses ne sont. pas nécessairement capables de gouverner leurs passions de
tence dans ce qui n'est jamais vraiment un corps uni des corps des indivi- manière à former une opinion publique interpretable. En effet, l'Etat for-
dus rationnels et des cœps plus nombreux des individus passionnels. Le mé de politiciens tout aussi passionnels que la multirude n'a pas toujours
problème de la politique est celui de rincoq,oration dans ce même corps la capacité d'inventer les institutions qui font de !ui l'âme de ce corps
problématig_ue pour lui-même de deux ordres de corps inégalement déve- composite. Conunent en effut obtenir la correJation durable de la sécurité
loppés15. des individus et de la stabilité des institutions ? Comment faire vivre le
"Si donc la nature humaine était diBposée de telle façon que les hom,- corps politique qui est menacé de son intérieur de manière pemianente
mes nécessairement suivissent les seules prescriptions de la raison, le par ses propres parties, les citoyens ? Le matérialisme éthico-politique de
droit de nature serait déterminé par la seule puissance de la raison. Mais Spinoza affronte la croix de son présenL Et il la résout en indiquant la
les hommes sont conduits plutôt par le désir aveugle que par la raison, et rose épineuse de la démocratie comme solution, la moins mauvaise, mais
la puissance naturelle des hommes doit être définie non pas par la raison, problématique.
mais par leur appétit qui les détermine à agir et par lequel ils s'eftbrcent
èe se conserver" (T.P. II. 5, p. 16 et 1TP V, p. 106 dans le même sens). 1 Si la guerre civile, la sédition est la forme moderne de la peur, alors
une politique matérialiste doit être une· stratégie anti-peur. Le choix de la
Le Traité politique part du problème ouvert par la fin de l'Ethiquè, démocratie ne relève pas de l'idéalisme moral ou de l'utopie. Au con-
celui de la coexistence de deux principes de socialisation, de deux procès traire, dès que le matérialisme choisit l'idéalité de l'Etat, comme celui de
de coq,oralisation, passioIU1Clle-imaginaire et rationnelle. Autant dire Hobbes, il ICnonce. à lui-même. La démocratie est la sttatégie du matéria-
qu'il retrouve en fin d'analyse le problème qui est à la base de tout maté- lisme éthico-politique, car elle est le meilleur moyen de neutralisation ré-
rialisme, celui de la peux, la crainte, et l'intérêt pour une vie libérée de la ciproque des dominants et des dominés. et de leur crainte reciproque.
peur. Jvî...aiscette il ne s'agit plus de la crainte qu'éprouvent les hommes Après avoir énoncé la dissymétrie entre procès d'éthicisation (avec sa so-
devant [e. produit de lem imagination, le Dieu fiction de la superstition. Il cialisation rationnelle) et procès de socialisation passionnelle, Spinoza
s'agit de la crainte que res hommes s'inspirent les uns les autres. Il s'agit pose ainsi le problème politique, le problème de la possibilité radicale
de la crainte que l'Etat (constitué pour produire la sécurité au sein de même du corps politique.
l'état de nature) inspire à la multitude, et de celle tout aussi grande que la
"De là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de
multitude inspire à l'Etat. Le matérialisme de Spinœa est intrinsèquement commandement et une force, conséquemment sous des lois qui modèrent
éthico-politique pour autant qu'il doit comprendre cette peur et oeuvrer à et contraignent l'appétit du plaisir et les passions sans fiein. Toutefois la
sa dissipation. Comment rruuâi.ser la peur que leur puissance sociale pas- nature humaine ne supporte pas d'être contrainte absolument" (ITP V, p.
sionnellement et imaginairement régulée inspire aux hommes lorsque 106).
cette puissance se divise dans le système de la crainte réciproque des Il s'agit donc de refouler la crainte en utilisant la crainte elle-même
masses et de l'Etat? comme ressort .des gouvernants, ou plutôt .de déplacer la crainte vers
d'autres objets.
18. Ce problème moderne - il est lié à la politisation de masses "Aussi longtemps que les hommes agissent seulement par crainte, ils
d'hommes jusqu'ici rejetés aux marges de la société de privilèges - Spi- font ce qui est le plus contre leur volonté et ne considèrent aucunement
noza le pose apres Hobbes. Mais alms que Hobbes idéalise, apJès un l'utilité et la nécessité de l'action, mais n'ont souci que de leur tê..e" .•.
commencement matérialiste, la capacité de l'Etat-Leviathan à fonnafü;er D'où il suit :

148 149
Du matérialisme. De Spinoza Du matérialisme. De Spinoza

l 0 )quc toute société. doit s'il est possible instituer un pouvoir apparte- de communiquer de manière durable et d'associer leurs f~es producti-
nant à la a>llcctivité de. façon que tous soient. tenus d'obéir à eux-m&nes ves, la démocratie stabilise le corps politique en COIJ>S,digne de ce nom
et non à leurs semblables ... et en fait la base pour la poursuite du procès d'éthicisation et de socialisa-
2")Les lois devront être institu6es en tout Etat de façon que les hom- tion rationnelle. Celle-ci n'est pas ainsi un idéal régulateur, elle est une
mes soient moins contenus par la crainte que par l'espoir de quelque bien possibilité matérielle, un besoin, et un élément déjà là. Si le procès d'éthl-
particulièrement désiré~ de la sorte chacun fera office avec ardeur" cisation déborde la politique, celle-ci est le milieu, la condition et le
(T.T.P., p. 106-107). moyen de celui-là qui est comme sa îm immanente sans que par là la
Paiœ qu'elle prend en charge radicalement la fin immanente de la téléologie n'ait été restaurée. Sinon Spinoza lui-même n'aurait pas ajouté
politique, le "salut public", (la paix, la sécurité du plus grand nombre), la à la sécurité la liberté conune fin de l'Etat. Cette liberté politique est un
démœratie semble la plus à même de conserver la matière de l'Etat, gage, une annonce de la libené substantielle
c'est-à-dire le système de relations stables entre mouvements des indivi- "La fin de l'Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition
dus. et l'esprit de cet Etat, c'est-à-dire son système d'institutions. Elle d'êtres raisonnables à celle de brutes ou d'automates, mais au contraire il
n'esi pas tant l'énoncé de la solution que la position du problème. Elle est est institué pour que leur âme et leur coips s'acquittent en sreté de toutes
le régime qui permet- à l'Etat de se produire et reproduire contimunent les fonctions, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les au-
conune un individu, c'est-à-dire un individu d'individus qui ne saurait pas tres. La fin de l'Etat est en :réalité la liberté" (ITP. XX, p. 329).
non plus être compris comme un empire dans un empire, un Etat dans un
Etat, au sens d'une entité hypostasiée. 19. Ainsi donc de tous les éléments matérialistes, c'est celui d'une
"Le droit de celui qui a le pouvoir public, c'est-à-dire du souverain, éthlque libératrice du coips qui assure la plus grande proximité et la plus
n'est autre chose que le droit de nature lequel se définit par la puissance grande distance avec Epicure, le matérialisme antique, comme c'est celui
non de chacun des citoyens pris à part, mais de la multitude a>nduitc en qui ouvre le plus largement sur le matérialisme moderne, celui qui repose
quelque sorte par une même pensée. Cela revient il. dire que le corps et sur la critique de l'écononûe politique et les relations des co:rps de travail
l'âme de l'Etat tout entier a un droit qui a pour mesuœ sa puissance" (I'P , en situation de production pour la production. Mais cette ouverture n'est
m.2.p.2S). pas identification, car la dialectique de la socialisation rationnelle et de la
Pour se conserver les individus passionnels ont besoin les uns des socialisation passionnelle jette peut-être une ·lumière sur le lien social qui
autres et doivent être amenés par la poursuite de leurs propres intérêts à éclaire ce que laissent impensé les seuls rapports de production. Non pas
vouloir la conservation de l'Etat. Réciproquement, pour se conserver L Spinoza aœêtre de MaJX, mais Spinoza dans Marx, pour une autre figure
l'Et9t, le coips des coips, doit tendre à conserver les individus en leur d'un matérialisme moderne, certes post-marxien, sûrement pas anti-mar-
assurant la sécurité, condition de l'obéissance civique. Si, de son côté, il xien, et assurément spinozien.
bafoue cette exigenœ. il est emporté par la subversioIL Aux individus est
reconnue la libre opinion publique comme base de toute décision :
"il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un
tout, si ce rout est considérable, s'aca>rdcnt en une absurdité" (TPP. XX, NOTES
p. 334). 1. Sur ces problèmes, voir la très utile Philosophische Terminologie de T.W.
Le procès matérialiste de politisation est procès de démocratisation, ADORNO, Suhrkamp, Frankfurt an Main,1973.
car œlle-ci est l'élément antagoniste qui limite l'autonomisation du pro- 2. O. BLOCH, Le matérialisme, Presses Universitaiœs de France (Collection
cessus de constitution de l'appareil d'Etat et qui permet la reproduction Que sais-je'! n° 2256). Paris, 1985. Cet ouvrage est la meilleure mise au point sur
du coips politique comme coips de cmps, non corne corps sépare et anta- la question du matérialisme, actuellement disponible dans le catalogue français.
O. Bloch e st de même Je connaisseur avisé du matérialisme IllOdeme (voir sa
go1dque à ses éléments.
thèse La philw.ophie de Gassendi. Nominalisme, malérialisme et métaphysique,
En ce sens, la démocratie. dans l'horizon de la socialisation passion- La Haye, Nijhoff, 1971). On notera que le matérialisme, courant philosophique
nelle, füût par ne pas être seulement le substitut pour les honunes pas- refoulé ou dominé, n'a que très peu d'historiens. Voir en un sens contraire ce qui
sionnels du procès d'étlûcisation et de socialisation rationnelle. Elle de- depuis la célèbre histoire de FA. Lange (traductior. française, 2 vol., Paris, 1877.
vient le milieu, la condition, le moyen pour que le processus d'étlûcisa- Histoire du marériQ/isme et critique de son importance à rzotre époque) est
tion se relance, s'élargisse, pour que s'augmente la partie des "sapientes", l'étude la plus complète, celle de l'allemand de l'ex- R.D.A., Hermann LEY,
des honunes capables de vivre selon la vertu. de développer leurs capaci- Geschîchte der AufkUJrung und der Arheismus, 1 volwnes parus en l'.985, (VEB
tés d'agir et de penser. Comme organisme unissant des cmps en mesure

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Du matérialisme, De Spinœa Du matérialisme. De Spinoza
Deutscher Verlag der Wis11enschaften, Berlin). Elle contient un excellent chapitre 10. La subversion matérialiste de la fonction principe qui est ~a fonction idéa-
sur Spinoza dans le volume 3fl (1980). liste a été bie:n analysée par T.W. AIX>RNO dans sa Philosophische T~rminolo-
3. Les oeuvres de Spinoza sont citées dans l'édition Garnier-Flammarion, tra- gie citée. Elle pourrait ouvrir à nouveaux frais la critique de la critique faite par
duction Charles Appuhn, bien .supérieure à celle de la Pléiade. On utilisera les Heidegger du matérialisme comme "métaphysique" dans sa "Lettre SUt" l' luuna-
abréviations habituelles E. pour Ethique, ITP pour Traité, Théologico-Poli- nisnie''.
tique, T .P. pour Traité politique. · 11. La question du matérialisme de Spinoza est traitée de manière plus dé-
4. Pour 1'inte,:prétation "matérialiste" de Spinoza au XVIIIème si~le, voir le taillée par de:ux articles de Emilia GIANCOTil, "Nc:cessity und Freedom" in The
bel ouvrage de Paul VERNIERE., Spinoza et la pensée française avant la Révolu- Philo$ophy of Spinoza. Speculum Spinoza,wn 1677-1977 (Rontle:dge and Kegan
tion. P.U.F., Paris, 1981, et l'utile mise au point d'Emilia GIANCOTII, Baruch Paul, London, 1977) et "La question du matérialisme chez Spinoza" (.Revue inter-
Spinoza. Editori Riuniti, Roma, 1985 (surtout la troisième partie consacréo l nationale de phil=ophie, 1977). On y ajoutera en ce qui concctne: la physique et
"l'histoire de la diffusion du spinozisme", p; 81 sqq.). la thématique du co:rps l'ouvrage de: Gilles DELEUZE, Spinoza et le problème de
5. Marx lui-même, alors qu'il était jeune étudiant à Berlin et préparait son l' expre$$ion. Editions de Minuit, Paris, 1968 qui a rer,, uvelé la question avec une
épreuve orale pour soutenir sa thèse de doctorat ... sur Epicure, étudia soigneuse- profondeur non encore vraiment exploitée. Voir aussi A. MATHERON, Individu
ment Spinoza, et plus particuliùc:ment le Traité théologico-politique. A. Matlie- et communauté chez Spinoza. Editions de Minuit, Paris, 1969, et plus récemment
ron a ainsi publié réce:mment dans les Cahier$ Spinoza n° 1, Editions Rcpliquc,. A. NEGRI L'anomalie sauvage. PUF, Paris, 1982. Tous ces ouvrages ~aient été
Paris, 1977, p. 29-157. Un ensemble de "cahiers" (conservés jusqu'alors par l'Ins- impossibles sans la somme de Martial GUEROUL T sur les parties I et Il de
titut International d'Histoire Sociale: d'Amsterdam) de notes de lecture que: Marx ]'Ethique (Spinoza/, Dieu. Il, L'Ame. Aubier, Paris, 1968 et 1974), qui reprend
a prises sur le T.T .P. le:s cours du collège de: France des année:s soixante. Enfin, on doit citer un ou-
vrage oublié, tout à fait sensible à l'originalit6 de la position de Spinoza, Victor
6. G. PLEKIJANOV, Questionsfondamentale$ du marxisme. Editions Socia~
DELBOS, Le problème moral dans la phil0$0J)hie de Spinoza. Alcan, Paris, 1894,
les, Paris, 1947, p. 22-23. On pourrait discuter l'inte,:prétation de Feuerbach qui
qui éclaire le rôle de Spinoza dans l'idéalisme allemand, récemment publié par
réserve une sorte de puissance divine non entièrement moine dans la nature.
les Presses Universitaires de la Sorbonne, 1992.
Pourtant n'est-ce pas Spinoza qui formule la célèbre équation, qui est traduction,
"Deus sive Natura" ? 12. Nous nous permettons de renvoyer pour éclairer le caractùc: central de la
critique de la superstition, comme fonne de: vie et de pensée, à notre ouvrage
7. G. PLEKHANOV, "Bernstein et le Matérialisme" (article publié en alle-
Spinoza ou le crépuscule de la $eTVitude. E$$aÏ sur le Trait/ tMologico-politique.
mand dans la revue théorique de la social-démocratie allemande Die Neue àît,
Aubier, Paris, 1984. C'est sur cette critique que se noue le rapport direci de Spi-
n° 44, 30 juille:t 1898) in G. PLEKHANOV, Oeuvres philosophique$, tome Il.
noza au matérialisme antique de L~e et Epicure. C'est elle qui commande les
Editions du Progrès, Moscou, s.d., p. 376.
développements du matérialisme moderne lorsque celui-ci dénonce la désappro-
8. Il est significatif q1Je Spinoza fasse retour dans 1' histoire .du. marxisme. En priation dont les agents sociaux sont victimes lors même de la coruitiru.tion des
Union Soviétique:, le filon plékhanovien s'est solidifié, Spinoza devenant une rapports sociaux en pouvoir de domination séparé et hétéronome (Marx et la criti-
pièce maîtresse de la conception matérialiste-dialectique du monde. Voir le re- que de la politique comme de: l'économie politique). Le fil conducteur peut être
cueil d'articles de philosophes sov.i6tiques d'avant 1930 le concernant in G.L . identifié, c'est le fil rouge de la lutte pour l'autonomie da..,s la condition de fini-
KLINE, Spinoza in Soviet Philo.sophy, We:spoint, Hyperior Reprint, London, tude.
1952. Il est encore plus significatif que la IIIe partie de l'Ethique ait jou6 un rôle
13. Spin o za tient à répéter plusieurs fois cette formule ainsi dans le T.T.P.
important dans la formation de celui qui allait devenir l'introducteur du marxisme
XVI.· Oeuvres 2. Garnier-Flammarion , Paris, p. 262 et le T.P. IL 6. Oeuvres 4,
en Italie, Antonio Labriola (1843 - 1904). L'interprétation de Labriola (1866) tran-
idem,p.17.
che par son absence de .dogmatisme. ·Dans les Essais sur la Conception matéria-
liste de l'histoire (1898), Labriola se réfùe avant tout au Spinoza qui a su dé- 14. On doit à G. DELEUZE la prise en considér ation de cet extraordinaire
truire les fétichismes de l' "ignorantia" et de l'" imaginatio", et dtlivrer la puis- thème, le plus matérialiste des éléments matérialistes spinoziens.
sance de l'"intellectus" et du "conatus", bref développer un matérialisme critique 15. Ces problème:s viennent d'être renouvelés par E. BALIBAR, dans son
qui ne se fige pas en une conception du monde: f"ixe:et fe:nnéc. Voir noue chapitre très stimulant Spinoza e:t la politique:. PUF, Paris, 19 85. Balibar pose la question
VII. ultime : De quoi di sposons-nous donc aujourd'hui pour penser le lien social ?
9. Cela est particulièreme:nt évident pour le monstre du "diamat", matai.a- Que serait une théorie matérialiste du lien social non réduit à l'intérêt, mais saisi
lisme dialectique de l'époque stalinienne qui a complètement détourné en idéolo- dans sa surdétermination im aginaire ?
gie de légitimation de l'Etat-Parti l'entreprise critique émancipatrice de Marx et
d'Engels. Voir à ce propos dans le Dictionnaire critique du marxisme de Georges
LABICA et Gérard BEN-SUSSAN . (P.U.F., Paris, 1985, deuxième édition) les
articles "dia-m at", "dialectique", "idéalisme" de A. TOSEL, "matérialisme" de P.
RAYMOND, et "Spinozisme" de G . BEN SUSSAN.

152 153
VI. BOSSUET DEVANT SPINOZA:

LE DISCOURS SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE, UNE


STRATÉGIE DE DÉNÉGATION DU
TRAITÉ THÉOLOGICO-POUTIQUE

I. La chronologie ne permet pas de considérer le Discours sur l' his-


toire universelle de Bossuet conune une réaction immédiate au Traité
théologico-politique de Spinoza. Plus de dix ans en effet séparent les
deux ouvrages : Le Discours est publié en 1681. Mais si ron prend en
compte le décalage qui marque en France la réception du T.T P .• on peut
considérer que le D.H.U. appartient néanmoins au premier cercle des ou-
vrages anti-spinozistes. Les études classiques de A. Monod, P. Hazard, P.
Vemière 1 ont apporté sur ce point les éléments d'ûûormation et d'appré~
ciation décisifs : Bo~et possédait le T.T .P. en sa bibliothèque, il en a
discuté avec ses amis, et il a pu en mesurer l'efficace par l'embarras de
Huet qui consacre bien des pages de sa Démonstratio Evangelica (1678)
à une réfutation du livre scandaleux ou par l'usage fait par Richard Simon
de l'histoire spinozienne de !'Ecriture en sa propre Histoire critique du
vieux Testament (1678).
Certes, ces indications ne suffisent pas, d'autant que le DH.U. ne
mentionne pas une seule fois le nom de Spinoza. Mais Bossuet ne nomme
pas davantage les auteurs des livres que 'Ton a osé publier en toutes
sortes de langues contre l'Ecriture" 2 ~ Richard Simon, bête noire du prélat,
n'est pas davantage honoré d'une mention. Destiné au Dauphin de France
et par delà à un public de catholiques cultivés et responsables, le DH.U.
n'entend pas contribuer à la publicité et à la diffusion des ouvrages qu'il
combat, à ces "monstres d'opinion" qui n'ont d'autre but que de "secouer
le joug de l'autorité divine et ne régler ses sentiments non plus que ses
moeurs. que par sa raison égarée "3 • Le silence est une anne destinée à
produire un effet de censure et à refouler l'ennemi, vite repéré. Mais une
lecture interne du DH.U. peut montrer à quel point cette oeuvre est con-
ditiomiée par le livre scandaleux qui est conune sa cible sélective. On
peut considérer que le D.H.U. se constitue comme une stratégie anti -
T.T.P. : il en refuse toutes les thèses - critique de l'Ecriture, critique de la
révélation et de toute religion révélée, fondation rationnelle du pouvoir
politique, limitation de la sphère ecclésiastique par le règlement du jus
circa sacra - pour réaffirmer terme à tenne t0utes les thèses de l'ortho-
doxie catholique, - divine inspiration et unité de l'Ecriture, vérité de la
Révélation, légitimité du seul pouvoir monarchique héréditaire, éminence
de l'institution ecclésiastique qui a vocation à administrer son droit pro-
pre. Bossuet entend non pas tant refonder que maintenir le bloc théologi-

155
Bossuet devant Spinoza Bossuet devant Spinoza

co-politique que Spinoza a fissure et déconstruit pour penneure l'émer- Ier. Mais ces discussions sont comme minorées, marginalisées, au profit
gence d'une simple religion pratique, auxiliaire d'une opinion publique de l'effet de sens et de ·conviction que doit produire la pen::eption de la
libérée, dans la construction d 'rme démocratie laïque, structurée par de "suite" de la religion. Pour ce, il faut mettre à distance la critique de
nouvelles relations entre la "multitude" et le pouvoir "souverain". l 'Ecriture et reconstituer le texte un et unique que la discussion locale
Le T.T.P. hante le D.H.U. La preuve en est donnée par l'analogie de avait pluralisé et relativisé. Voilà poUiquoi le D.H.U. en son ordre propre
structure entre les deux textes. Le D.H.U. s'articule en deux parties, que commence par imposer la tonne du récit historique constitué et structuré
précède une chronologie divisée en "époques", c'est-à-dire en unités si- et par recomposer sa "suite". La théologie de l'histoire vient boucher les
gnificatives où se stabilise un mouvement général dans l'ordre de la reli~ trous, les discontinuités, les failles introduites par la critique; et l"effet
gion et de la politique. La première partie ''La suite de la religion" occupe d'unité-unicité-continuité" vaut par lui-même et pour lui~m.êrn.c!lcomme
les deux tiers de l'ouvrage (soit trente et un chapitres) et correspond aux preuve d'un sens qui ne peut être que celui de la traditioJL Une stratégie
quinze premiers chapitres du T.T.P .• consacres à la critique de l'E.criture donc de l'autoréférence globale, que s'accorde la théologie de l'histoire,
et de la religion révélée. La seconde partie, moins étendue (huit chapitres) est opposée à la machinerie des critiques emboîtées les unes dans les
traite de la dimension politique de l'histoire sous le titre "Les empires", et autres - qui est le stratagème du T.T.P.
correspond à la seconde partie, politique, du T.T .P. Tout se passe conune Selon un modèle dont l'origine semble augustinienne, le D.H.U. mon-
si Bossuet avait choisi de restituer point par point r édifice orthodoxe, en tre que seule l'Ecriture telle que l'interprète le magistère catholique peut
opposant à chaque mouvement critique du T.T .P., un contre-mouvement donner un sens, un chiffre, à la suite des Empires, c'est-à-dire de l'his-
orthodoxe. Là où Spinoza brise l'unité du grand récit de l'Histoire ·Sainte toire politique. Celle-ci, en effet, relève bien de ce qu'il y a "de plus
et .tente de penser cette "res singularis", que sont les E.critures, Bossuet grand panni les hommes", mais la montée en puissaœe et la deatniction
restitue, par l'élaboration du concept de "suite", le grand récit dont l' Au- des structures politiques ne se justifie et ne s'éclaire que comme "milieun
teur est le Dieu d'Abraham et de Jacob. dont l'acteur est en définitive le dans lequel advient la religion en sa forme catholique. La suite des empi-
peuple de Dieu rassemblé en son Eglise triomphante. L_àoù Bossuet fait res est régie par de ngrands changements" que l'on peut, certes, expliquer
apparai"tre la téléologie des deux Testaments et leur articulation propre par les causes immédiates, mais qui n'a pas d'autre logique que b répéti-
autour de deux "points fixes", Moïse et Jésus Christ - le premier annonce tion de la même volonté de puissance humaine et que la nécessité de la
le second qui le dépasse et l'accomplit -. Spinoza fait apparaître diverses régler par le pouvoir légitime. Ces changements deviennent "durée perpé-
configurations de la "superstition", chacune à déchiffrer selon sa spécifici- tuelle" d'une intention, d'un sens, d'une tâche, si l'on voit qu'il s'agit de
té. Là où Bossuet voit et entend le Dieu-Parole qui s'exprime en ses élus la "durée perpétuelle" de la religion 5 • Certes, cette suite semble se presup-
pour leur faire annoncer le Oui.st Sauveur, Spinoza explicite les mécanis- poser elle-même. mais cette circularité .dogmatique est elle-même assu-
mes de l'imagination prophétique dans une situation politique où les "co- mée comme preuv e.
natus" se socialisent de manière essentiellement passionnelle. A la multi- "Cette .Eglise, toujoms attaquée et jamais vaincue, est un miracle per-
plicité des mouvements critiques qui dans le T.T.P. s'enchaînent et se pétuel et un témoignage éclatant de l'immuabilité des conseils de Dieu.
précisent l'un l'autre - critique de l'E.criture, de la révélation, critique de Au milieu de l'agitation de choses humaines, elle se soutient tçujours
la politique théocratique - s•oppose le geste uni~ue d•une "suite" seule avec une force invincible, en sorte que par une suite non-interrompue
apte à "faire admirer la suite des conseils de Dieu" . depuis près de mille sept cents ans, nous la voyons remonter jusqu'à Jé-
sus-Christ dans lequel elle a recueilli la succession de l'ancien peuple et
se trouve réunie aux prophètes et aux patriarches" 6•
II. Ainsi se produit une vaste dénégation des percées critiques du Le seul miracle décisif est ainsi la suite de la révélation qui subsiste
T.T.P. qui est comme une preuve esthético-téléologique par l'histoire de dans l'Eglise et qui prolonge l'unicité, l'exception, de !'Histoire Sainte,
la religion définie comme institution ecclésiastique. Cet effet d'ensemble telle qu'elle s'atteste dans la révélation morsarque, laquelle n'a de sens
sert une stratégie du "global" qui sait voir que la force de T.T.P. réside ultime que comme préparation de la révélation du Christ.
dans la multiplicité ordonnée des "crises locales" introduites dans le grand
L'acte de foi permet. de comprendre ce qui par ailleurs le confirme; il
récit biblico-ecclésiastique; Bossuet entend résorber les. mises en crise lo-
est performatif de ce qu'il constate. Bossuet donne comme une rogique,
cales jpOUr éviter leur effet global. Certes, les discussions relatives à la
une théo-téléo-logique de la révélation qui fait de son propre dogrnat.isme
lettre des Ecritures font apparaître que l'unicité est forme souterraiœ de
et de sa circularité le ressort herméneutique de son apodicticité. Que Dieu
cohésion de textes divers, tous écrits par les hommes. en des situations
pouvait-il faire de mieux pour confmner sa toute puissance que "de lais-
critiques que n'unifie que la croyance au Dieu Personne supposé se rév~
ser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent.

156 157
Bossuet devant Spino za
Bossuet devant Spinoza
dans l'instance inteiprétante de l'Autorité ecclésiale qui est 1Dle commu-
rédigés par l'ordre des temps ? C'est ce que nous avons encore dans ces
nauté. Récepteur et régulateur de la transmission de la Parole. la Commu-
livres de l'Ancien Testament. c·est-à~re dans lès livres les plus anciens
nauté ecclésiastique représente la causalité lrlstorico-ontologf.que par ex-
qui roient au monde; dans les livres qui sont les seuls de l' Antiquité où la
cellence. Elle est son co1ps.
cOIU'..aissance du Vrai Dieu soit enseignée et son service ordonné; dans les
"La religion et la suite du peuple de Dieu est le plus grand et le plus
livres que le peuple juif a toujouts si religieusement ~. 7 et dont il est
utile de tous les objets que l'on puisse proposer aux hommes. Il est beau
encore aujounl'hui l'inviolable porteur pour toute la terre" • de se remettre devant les yeux les é!:atsdifférents du peuple de Dieu, sous
la loi de natlue et sous les patriarches, sous Moïse et sous la loi éicrite, et
TIii. Cet argument historico-ontologique par l'unité-unicité-continuité enfin sous Jésus Christ et sous sa loi de grâce et sous l'Evangile" 10 •
de la Révélation devient l'argument ontologico-poliûque de l'institution Ce peuple de Dieu a pour seuls interprètes autorisés les évêques réunis
ecclésiale qui est le sens et le porteur de cette continuité. On peut alors en "conciles généraux":
forr.-1uler en quelques points les moments de cet exttaordinaire argument "les évêques assemblés portaient avec eux l'autorité du Saint Esprit et
lüstorico-ontologico-ecclésiastique ("La suite de la religion"). la tradition des Eglises".

1. Les Ecritures sont donc 1Dl livre unique. le livre par excellence et 4. C'est bien la communauté ecclésiale, dans sa tradition propie, qui
elles ne peuvent avoir pour destinataire qu'un peuple élu qui a pour lui le est le lecteur autorisé à exercer l'activité de jugement; et ce jugement
privilège de 1·ancienneté et de l'élection (conscience d'exception qui se sépare : 1'Ancienne Bible devient premier Testament où le Nouveau se
vit comme excellence. devant laquelle toutes les auttes formei,; de religion réfléclût, se projette comme à son origine; et ce Nouveau dévoile le futur
sont idolâtrie. superstition). "Malgré l'ignorance et la calonmie, il de- en conservant le passé dans le présent de l'Eglise. Le D.H.U. est une
meure pour constant que le peuple juif est le seul qui ait connu dès son forme monwnentale de cette activité de jugement qui intègre et assume
origine le Dieu chrétien du Ciel et de la Terre, le seul par conséquent qui son immanence circulaire et re-produit en son présent la temporalité origi-
devait être le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservés avec nale et signif"Icative - seule significative - du co1ps social ecclésiastique
8
ure religion qui n'a point d'exernple" • comme temporalité remplissant le continumn autrement erratique de l'his-
toire. La commWUluté n'existe que comme tradition qui elle est aussi une
suite - "suite toujouIS manifeste de la doctril!le laissée et continuée dans
2. Les E.critures prouvent leur privilège divin par leur forme d'unité.
l'Eglise" 11 • "Conservée dans les sentiments et la pratique universelle de
Cette unité enchaîne prophétie-révélation par la Parole et le miracle de la
l'Eglise", la tradition permet à l'Ecriture - qui suffit, en ce que l'on trouve
révélation même; et elle se signifie par la convergence de l'histoire du
tout en elle - d'être effectivement suffisante. Elle fait connai.ùe le sens,
pe1JPle de Dieu, des lois successives (Moïse-Christ), des prophéties. c,r-
dont elle produit l'unité contre tous les hérétiques qui invoquent l 'Ecriture
donnée par la coupure néo-testamentaire. Cette unité n'apparaît en effet
mais se divisent à son propos. L'unité organique de l'Eglise comme tradi-
que dans le ''rapport des deux testaments" :
tion vaut preuve. Le magistère se sacralise lui même comme instance qui
"ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l'un pr6pare la
reçoit le sens de !'Ecriture tel que le communique l'Esprit SainL La conti-
voie à la perfection que l' a utre montre à découvert; l'wi pose le fondo-
ment et l'autre achève l'édifice en un mot; l'un prédit ce que l'autre fait
nuité du magistère est la preuve lûstorique, car elle continue les effets de
voir ac compli. Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et un dessin éter - la Révélation qui s'auto-assure ainsi. L'acte par lequel le magistère fol"-
9 mule l'unité des deux Testaments, le sacralise : il est le lieu de l'action
nel de la Divine Providence nous est I6vélé" •
par laquelle Dieu est censé se révéler et qui se traduit par la conununion
dans la même société des hommes qui se convertissent. La tradition-
3. Les Ecri~ n'accèdent à leur statut de Livre que par leur inserip-
Eglise assure la continuité de fa "suite de la religion" qui se centre autour
tion dans un ensemble canonique qui seul est constitutif . Cette attribution
de ces "points fixes" que sont Moi'.se et Jésus-Christ.
de canonicité est \Dle décision productrice d'unité prise par les autorités
"Si haut qu'on remonte, on trouve toujours la loi de Moïse é tablie,
ecclésiales ainsi assistées de Dieu. La tradition ecclésiastique est cin:u-
c6Ièbre, universellement reconnue, et on ne peut se reposer qu'en Moise
Jaire, mais cette cixcularité est monstration de son apodicticité pour qui même; comme dans les archives chrétiennes, on ne peut se reposer que
sait et veut voir. L'auto-référence se justifie par le fait même de l'effet de dans les temps de Jésus-Christ et des apôtres. Mais , que trouvons-nous
sens qui la comume. Si Dieu est la demière instance, cette dernière (et dans les deux points fixe s de Moïse et de Jésu s-Christ sinon des miracles
première) instance ne s'actualise qu'en se représentant et s'incorporant

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Bossuet devant Spinoza Bossuet devant Spinoza

visibles et incontestables, en témoignage de la mission de l'un et de l'au- et porte dans son éternelle durée le caractère de la main de Dieu. C'est
·tre"12. aussi cette succession que nulle hérésie, nulle secte, riulle autre société
Ces deux institutions sont unies dans un rapport. un "même dessein": que la seule Eglise de Dieu n'a pu se donner" 1.5.
"la loi chrétienne, qui se trouve la dernière, se trouve attachée à l'au-
tre". IV. Ainsi Bossuet a-t-il opére la dénégation de la critique de toute
Cette loi ne se voit que par la médiation de l'Eglise; et celui qui ne la :révélation par la réaffinnation de l'auto-reférentialité de la :révélation dans
voit pas atteste son endurcissement, son refus de voir. C'est la "sainte la tradition du magistère ecclésial. Cette stratégie lui permet, croit-il, de
société" où Dieu peut être servi qui est le milieu et le lieu décisif du refuser de prendre au sérieux la crise locale que constitue l'interpretation
dessein dont Moïse et Jésus sont les points fixes. immanente du texte sacre. Le sens général garanti et visible de la "suite",.
"Si on ne découvre pas ici un dessein toujours soutenu et toujours fortifié du consensus des générations passées et p:césentes, dispose de la
suivi, si on n'y voit pas un même ordre des conseils de Dieu qui prépare critique biblique. Si le T.T.P. pratique d'abord une méthode critique qui
dès l'origine du monde cc qu'il achève à la fin des temps, et qui sous aboutit à ôter tout contenu spéculatif à la révélation, à en faire le produit
divers états, mais avec une succession toujours constante, perpétue, aux de sociétés dominées par l'imagination, et s'il :réfléchit ensuite cette mé-
yeux de tout l'univers, la sainte société où il veut être sèrvi, on mérite de thode ("idea ideae"), Bossuet fait apparenunent de même, mais à front
ne rien voir et d'être livré à son propre endurcissement, comme au plus renversé : la théotéléologie de ! 'Institution-Sacrement qui fonctionne
juste et au plus rigoureuit de tous les supplices" 13• ·
conune un auto-reférentiel dispense de la tâche de la critique. Celle-ci est
examinée dans une sorte de discours sur la vanité de la méthode dans les
S. C'est le present cluistique tel que l'Eglise l'actualise qui détennine chapitres de conclusion de la partie décisive du D.H;U. (Olapilres Z7 et
le sens et la portée du passé et du futur. L'Eglise est donc le centre du 28).
centre, puisque c'est el1e qui comme tradition, réédite en quelque sorte à "Que peut-on objecter à une tradition de 3000 ans soutenue par sa
sa propre intention le texte sacre. L'édition ne vaut que comme reédition, propre force et par la suite des choses ? Rien de suivi, rien d'important;
dans l'auto-reférentiel de cette réédition même. La Révélation du Dieu- des chicanes sur des nombres, sur des lieux ou sur des noms; et de telles
Parole est toujours ie smplus de son actualisation .dans la suite .concrète observations, qui dans toute contre matière ne passeraient tout au plus que
de la tradition. C'est l'institution qui est la preuve par son "fait sensible et pour de vaines curiosités incapables de donner atteinte au fond des cho-
palpable" 14 • La généalogie de l'histoire se donne à constater dans le per- ses, nous sont ici alléguées comme faisant l'allusion de l'affaire la plus
sérieuse qui fut jamais" 16 •
fonnatif de l'action de rassemblement, dàns la continuité qu'accomplit
l'institution qui se pense et croit agir comme sacrement. Voir ici signifie La "suite" de l'histoire où les deux Testaments font preuv~ de leur
se convertir, se réunir à la sainte société qui est transmission et vie, J:épé- vérité par leur rapport même tel que l'actualise le présent ecclésial auto-
tition et réédition, en fonction des conjonctures. rise à maintenir conune horizon de l'autoreférentialité la thèse d.e l'inspi-
ration divine directe de l'Ecriture.
"Dieu a toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses
6. En ce sens, la victoire constanunent :répétée de l'Eglise sur les sec- dans le temps oà elles étaient arrivées ou que la mémoire en était récente.
tes et les héresies devient le miracle des miracles, la preuve de l'efficace Ainsi ceuit qui les savaient les ont écrite s, ceux qui les savaient ont reçu
de l'institution comme "lieu" éminent de l'Action de Dieu quijustifie et les livres qui en rendaient témoignage; les uns et les autres les ont laissé à
confirme sa révélation (autour des points fixes). L'incapacité de toute leurs descendants comme un héritage précieux; et la pieuse postérité les a
secte, qui a choisi la particularité, à constituer une société dotée de "suite" conservés. C'est ainsi que s'est formé le co.rps des Ecritures Saintes tant
est le signe négatif du seul miracle actuel, celui de l'Eglise. Le propre de de l'Ancien que du Nouveau Testament: Ecritures qu'on a regardées dès
l'hérésie est de ne pas pouvoir joindre à la référence à Dieu l'auto-refé- leur origine comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et
rence d'une institution qui est "suite". La Révélation a pour preuve qu'on a aussi conservées avec tant de relifion, et qu'on n'a pas cru pou-
voir sans impiété, altérer une seule lettre" 1 .
qu'elle se continue en vérifiant ses propres annonces, qu'elle se continue
par l'institution qui est son propre destinataire, destinataire qui identifie Sur cette base, Bossuet tente de réduire la critique qui fait apparaître
l'un à l'autre le sujet qui l'inteipelle et l'objet du :révélé. les Ecritures comme écrites par des hommes, en des temps et des lieux
"Ainsi la :société que Jésus Christ, attendue durant tous les siècles différents, soumises aux aléas de la transmission et toujours vouées aux
passés, a enfin fondée sur la pierre et que Saint Pierre et ses successeurs mécanismes de la superstition.
doivent présider par ses ordres, se justifie ell~même par sa propre suite,

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1. La théorie spinozienne d'une constitution du Pentateuque sous le L'incrédulité doit donc avoir sa place patadoxale dans J'histoire sainte
second Temple pax l'intenn.édiaire d'"Esdras, premtèreautorité canonique, comme a aussi place le refus du Christ par les Juifs.
est rejetée. L'attribution du Pentateuque à Esdras oblige à concentrer sur "Nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans no-
ce dernier tout le passé du peuple élu, à supposer dans le peuple l'oubli tre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu'il nous plaît que de
ployer sous le joug de l'autorité divine".
total de sa loi, de ses moeurs, de son histoire. FJ.le remplace des inconsé-
quences explicables par ce "prodige". Mieux vaut le miracle de la "suite" Les incrédules ont pour fonction de nous faire connaitre la profon-
de la religion juive que le prodige de sa disparition et son recommence- deur de la corruption de notre nature et de faire ressortir la merveille de la
ment. Rien n'autorise la fable d'un "Esdras qui aurait donné au peuple grâc e.
"l'histoire qui lui marquait son origine et la loi qui lui prescrivît ses cou- "Les rebelles qui s'opposent aux desseins de Dieu font 6ciatcr la puis-
tumes". On ne peut supposer qu'Esdras ait constitué Moïse et les prophè- sance par laquelle indépendamment de to!lte autre chase, il accomplit les
tes : autant en faire un faussaire chanceux. On lui demande en effet de promesses qu'il a faites à son Eglise" 21 • , ,

"composer en mêlne temps tous les prophètes anciens et nouveaux". Or, En ce point, le relatif ration.alisme de Bossuet - réduire les prophètes
dans 1' Ancien Testament, rien ne peut subsister sans la référence à Moïse. comme autant d'annonces de l'unique miracle, celui de l'autoréférence de
"Tout y parle de Moïse, tout y est fondé sur Moïse; et la chose devait l'institution sacrée - Jaisse apparaître son fonds sceptique. Là apparaît l'a
être ainsi puisque Moïse et sa loi et l'histoire qu'il a Ecrite 6tait dans le priori sceptique, celui-là même qui rend Bossuet si perspicace et qui lui
peuple juif, tout le fondement de sa conduite publique et particulière". interdit de se Jaisser prendre par la critique spinozienne et par l'argwnen-
On ne gagne rien à tout faire partir d'Esdrns sÎIK>nà faire de celui-ci tatîon du T.T .P.
18
l'équivalent de Moîse, ou plutôt un incroyable faussaire • D'ailleurs,
pomquoi ne pas "supposer" sous Esdras "quelque autre" qui aurait écrit V. Bossuet n'est donc pas un "cluétien rais onnable" : il demeure un
9
l'histoire de son temps, dans une régression à l'infini de faussaires ! 1 dogmatique onhodoxe que son orthodoxie rend vigilant et rebelle à la
pédagogie du T.T.P. Sans doute. si Spinoza avait pu lire le DH.U. amait-
2. Une fois refusée toute explication causale de la canonicité et une il développé l'argumentation qu'il eut à développer pour répondre à Al-
fois réassurée l'inspiration divine, livre par livre, il reste à éliminer les bert Burgh, nouveau converti catholique. La position autoréférentielle de
difficultés soulevées par Spinoza. Il faut circonscrire l'histoire critique. la "suite" de la religion est une forme de suggestion. et d'une suggestion
car elle exige son dépassement en critique de la religion. Peu importe si efficace, puisqu'elle autorise le martyre. Mais cela ne prouve pas sa véri-
les 1:ieux ont changé de nom, si les dates sont confuses, si les généalogies té.
se ront perdues. La mort de Moïse, que rapporte le Pentateuque, est ra- "Ce que voua ajoutez sur le consentement unanime <le myriades
conree tout simplement par "ceux .qui ont cominué son histoire" et ont d'hommes et la suite ininterrompue de l'Eglise, c'est Je refrain .même des
donné le récit de cette fin. Plus profondément. l'histoire critique porte pharisiens. Avec une confiance qui ne le cède en rien à celle des partisans
avec elle son extension en une critique de la révélation et elle a un pré- de Rome, ils [les fidèles] interrogent des myriades de témoin.s, non moins
obstinément que ceux de Rome . .. Ils for.t remonter leur lignée jusqu'à
supJ>Osé qui s'enracine dans le refus de croire, dans "l'endurcissement",
Adam. Ils exaltent avec la même anogance leur Eglise qui s'est mainte-
dans l'a priori rationaliste de ceux qui veulent donner le primat à leur
nue jusqu'à ce jour, immuable dans sa solidité malgré l'hostilité des Gen-
vaine science pour établir ceci : tils et des Chrétiens. C'est l'antiquité surtout de cette Eglise qui fait leur
"L'Ecriture est un livre ennemi du genre humain, il veut obliger les force. Ils clament d'nne voix qu'ils ont des traditions reçues de Dieu lui-
hommes à sownettre leur esprit à Dieu; il faut qu'il puisse et à quelque même et qu'ils gardent la parole de Dieu parlée et non 6crite" .
20
prix que ce soit, il doit être sacrifié au libertinage" • ·
Force qui donne le comage de mourir en témoin d'une foi, force qui
Le refus de voir le seul vrai miracle de la tradîtion ~révélation comme permet à l'institution ecclésiastique de se maintenir et qui lui procure une
"ra9l)Ort des deux testamems" est donc à imputer au libertinisme: la foi spécificité, une excellence politique. Nulle Eglise que la romaine "ne
s'oppose à l'a priori impie de la raison égarée. Cet égarement renvoie à la semblerait mieux faite pour tromper le peuple inculte et exercer une do-
pédagogie divine qui, dans sa providence, établit que "la tradition du peu- mination sur les âmes si n'existait pas la discipline de l'F.glise musul-
ple juif est celle du peuple chrétien ne font ensemble qu'une même suite mane qui à cet égaro l'emporte de beaucoup : depuis l'origine, cette su-
de religion et les Ecritures des deux Testaments ne font ainsi qu'un même perstition n'a pas cormu de "schisme":n. La fonne '.'théologie de l'His-
corps et un même livre"; ainsi Dieu même permet aux philosophes idolâ- toire" est une forme raff'wée de superstition en cœ qu'elle empêche une
tres de la raison de demeurer aveugles et incrédules. historicité réelle, celle qui naît du devenir actif des -esprits. Le D.H.U. est

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une théologie d'appareil idéologique qui s'inclut dans le discours circu- Si le DJI.U. oppose à la critique de toute :révélation la dog111atique autoréf6-
laire dti délire aut,o-référenti~t Le T .T .P. est la théorie de ce fonctionne- rentielle d'une théotéléologie de l'institution ecclésiastique et si le T.T.P. est bien
ment et il s'ouvre sur la prise en compte des formes efficaces de l'imagi- son antagoniste principal, la comparaison pourrait aussi se prolonger par une
naire, y compris celles qui ne permettent de vivre que de la dénégation étude des rapports stnJcturaux entre la Politique tirée des propres paroles de
3 l' Ecriture Sainte et le Traité politique. Tout comme Spinoza est revenu sur le
même d'une théorie modificatrice de son objet2 •
problème ·de la théorie politique, Bossuet a entendu prolonger le Disco v.n par une
politique élaborée, et comme Spinoza il n'a pu publier de son vivant le nouvel
ouvrage sur lequel il a travaillé de longues années. La Politique serait alors au
T P. ce que le DR.U. est au T.T.P. : une entreprise de circonscription et de
NOTES dénégation, très fortement conditionnée par l'antagoniste .
1. A. MONOD, De Pascal à Chateaubriand. Alcan, Paris, 1916. P. HA-
ZARD, La crise de la conscience européenne (1680-1715). Boivin, Paris, 1935. Là où Spinoza propose une fondation en quelque sorte sans fondem~nt absolu
P. VERNIERE. Spinoza et la pensée française avant la RévolUlion. Paris, PUF, de l'autorité souveraine - on part de cette matière redicalement immanente et
1954. On peut ajouter H. BUSSON, La religion des classiques. PUF, Paris,1948. indépassable que sont les passions des "conatu.s" de la multitude -, Bossuet res-
taure la transcendance d' .une autorité voulue par Dieu et incarnée dans une mo-
2. BOSSUET , Discours sur fhistoire universelle. Garnier-Flammarion, Paris,
muchie absolue que règle le conseil de l'Eglise . Là où le T.P. met en circuit la
1966, p. 323. Nous préférons citer cette édition pour des raisons de commodité.
peur que l'&at inspire à la masse et la peur que la masse inspire à l'~tat et
La dernière en date des éditions des Oeuvres complètes est l'édition F. Lachat en
individualise dans le processus d'une démocratisation infinie et interminable le
31 volumes . Paris, 1862-1866. (Le Discours occupe: le Tome XXIV, 1864).
mécanisme passionnel le meilleur pour faire tenir .ensemble moeurs et institutions,
3. BOSSUET, D .H.U. , p . 322. Voir sur Bossuet. Thérese GOYET, la Politique écrase la multitude p6chercsse sous le poids paternel de la monarchie
L'humanité de Bossuet. 2 vol., Klincksieck, Paris, 1965 et J. 'IR.UCHET, de droit divin.
La prédication de Bossuet, étude des thèmes. 2 vol., Le Cerf, Paris, 1960; Que Spinoza soit comme une ·référence négative, quasi obsessionnelle, on
4. BOSSUET, D.H .U., p. 42. petit en avoir un indice dans la forme apparemment géométrique de la Politique
qui enchaîne des Articles organisés en propositions déduites les unes a!lX autres,
5. BOSSUET, D.H.U., p . 40.
et toutes justifiées par de nombreux textes bibliques. Bossuet semble d~elopper
6. BOSSUET,D.H.U., pp ; 311-312. une axiomatique du pouvoir théologico--politique abstraite de l'histoire des "sui-
7. BOSSUET , D.H.U., p. 312. tes" de la religion et des empires, extraite comme l'essence des vicissitudes des
8. BOSSUET, D .H.U., p. 327. nations et des temps , une sorte de grammaire invariante tirée des variations des
circonstances, axe caché de la "suite" présentée par le D.H.U. Si la politique est
9. BOSSUE:r,D.H.U., p. 327. un ordre autonome dont la mission est de permettre aux hommes de .vivre une
10. BOSSUET, D.H.U., p. 149. union naturelle • "'C'est par la seule autorité du gouvernement que l'union est
lL BOSSUET, L'institution pastorale, p. 27. Cité par Y.-A. CONGAR, La établie panni les hommes" (Livre I, Article 3, proposition 3, p. 492, Tome XXIV
tradition et les traditions 1/. Essai théologique. Fayard, Paris, 1963.Voir aussi S. des Oeuvres complètes, édition Lachat) -, cet ordre est subordonné à Dieu son
Breton, Ecriture et Révéla tion, Le Cerf , Paris, 1979. créateur . La diversité des x6gimes politiques, qui répond à des nécessit&i provi-
dentielles que le Discours a éclairées s'ordonne autour de cet axe et modèle
12. BOSSUET, D .H.U., p. 335 .
qu'est la monarchie de droit divin telle . que l'Ancien Testament en a illustr6 l'ex-
13. BOSSUET,D.H.U., p. 377. cellence avec David ou Salomon.
14. Idem. L'absolutisme monarchique fait de la politique une autorité paternelle et pa-
15. BOSSUET, D.H.U., p . ~38. triarcale, un pastoral pour un peuple-troupeau ou famille qui a droit à être bien
16. BOSSUET, D.H.U., p. 323. traité et prot6gé. La figure centrale est celle du bon roi, prudent et pi.eux, qui
devient figure tragique lorsqu'écrasé par le poids de ses responsabilités totales il
17. BOSSUET,D.H.U., p. 315.
succombe à ses inclinations de pêcheur et ne peut avoir de recours que dans le
18. BOSSUBT,D.H.U., p. 319. conseil de l'Eglise orthodoxe. Significatif à cet égard le Livre V où Bœsuet
19. BOSSUET, D.H .U., p. 321. énonce les qualités du bon prince : il doit tout à la fois étudier la sagesse qui
20 . BOSSUET , D.H.U. , p. 326. vient de Dieu et de son Eglise (Article I, proposition 7), 6tudier et fa~ 6tudier
les choses utiles (idem, proposition 8), coomu"trc la loi divine et naturelle (propo-
21. BOSSUET,D.H.U., p. 341. sition 9), savoir les affaires (proposition 10), savoir saisir les occasie>hlS et les
22. SPINOZA, Lettre LXXVI (à Burgh), Spinoza, Oeuvres 4, Gamier-Flam· temps (proposition 11), connaître les hommes (proposition 12), se oonnm."tre lui-
marion, Paris , 1966, p. 343. même (proposition 13), s'entourer de bons conseils (proposition 14) . A ces condi-
23. Note sur la Politique tirée des propres paroles de l' Ecrilure Sainte. tions le prince dispose ra de la vraie "majesté" qui Il sa source en Dieu et qui ne

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Bossuet devant Spinoza

peut ~tre que l "'im,age" de. la majesté divine". Le pri nce est ainsi incarnation en
son cmps de; la loi divine qu•ü fait res~ter et à laquelle il se soumet. "La
VII. LABRIOLA DEVANT SPINOZA :
maje11té est l'image de la grandeur de Dieu dans le prince. Dieu est infini, Dieu UNE LECTURE NON-SPÉCULATIVE
est Tout. Le prince en tant que prince n'est pas regardé comme un homme parti-
culier; c'est un personnage public, tout l'Etat est en lui, la volonté de tout le
peuple est refermée dans la. sienne. Comme en Dieu est réunie toute pecfection et
vertu, ainsi que toute la paissance des-particulie;rs est réunie en la pecsonne du En 1866, le jeune Labriola, - il n'avait que vingt-trois ans -, obtenait
prince. Quelle grandeur qu'un iicul hommo en contienne tant!" (Livre V. Article la médaille d'or de l'Uruversité de Naples, prix du concours de philoso-
IV, proposition l, p. 643}. Et Bossuet de conclme en retrouvant la logique de la phie, pour son mémoire Origine et nature des passions selon I' Ethique de
théologie politique avec son schéma du pouvoir descendant et en tempérant
Spinoza. En 1897, alors qu'il élait devemi le premier théoricien marxiste
l'exaltation du pouvoir absolu incarné dans la fonction royale par la misère du
prince empirique serviteur de "l& force supérieme" qui l'autorise: "Je ne sais quoi
italien et une figure de la Seconde Internationale, il disait dans la qua-
de divin s'attache au prince et inspire la crainte aux peuples. Que Je roi ne s'ou- trième lettre à Sorel (14 Mai) du recueil Discorrendo di socialismo e
blie pas lui-même ( ... ) Je l'ai dit c'est Dieu qui parle, je l'ai dit voU5 êtes des filosofia : "J'ai vécu des années l'esprit partagé entre Hegel et Spinoza :
dieux et vous êtes des enfants du .Très Haut, mais vous mourrez comme des du premier, je défendis avec une naïveté juvénile la dialectique, contre
hommes et vous tombel"CZ comme les grands (Psaume 81, 6 ( ... ) Ô rois, exercez Zeller qui commençait le néo-kantisme; du second, je connaissais par
donc hardiment votre puissance, car elle est divine et salutaire au genre humain, coeur les écrits, et en exposais avec l'esprit d'un amoureux la théorie des
mais exercez la avec humilité. El)c, vous est appliquée par le dehors. Au fond, elle affects et des passions" 1•
vous laisse faibles, elle vou11 laisse mortels, elle vous laisse pécheUIS et vous
charge devant Dieu du plus grand eomptc" ·(Politique, Livre V, Article IV, propo-
Reconnaissance de dettes, donc. Peut-on alors en expliciter le conte-
sition 1, p. 645). Ainsi s'opèic la-~cte·invei-sion_de la logique du T .P. qui enra- nu? Quelle est l'approche que fait Labriola de la IIIe partie de l' Ethique ?
cine le pouvoir souverain à la base et développe un schéma ascendant qui recon- Que restera-t-il d'agissant de cette lecture dans le Labriola de la maturité?
naît une transcendance :immanintc ,de la .loi mais ne soustrait jamais la loi au Quel usage fait-il d'un auteur revendiqué en cette ïm de siècle par d'au-
proc:ssus infini de sa production aµ sein du circuit multitudo-Etat. tres théoriciens de la Seconde Internationale, tel Georges Plekhanov, père
du marxisme russe, défenseur de la ·conception moniste du monde et de
l'histoire ?

LA LECTURE DE LA Ille PARTIE DE L'ETHIQUE PAR LE JEUNE


LABRIOLA

1. Il serait absurde de vouloir trop demander à cet écrit, tiès ramassé,


souvent en retrait par rapport aux rédactions préparatoires, très dépendant
de l'interprétation de Kuno Fischer (Geschichte der n euern Philosophie.
1865. Seconde édition) . Mais il serait inéquitable de ne pas souligner la
spécificité de cette lecture pénétrante.
Comme Fischer, Labriola souligne la "singulière nouveauté" d'un
"système unique" qui tranche avec les philosophie s antiques et modernes
de 1a raison et des passions 2 • Cette attention à la spécificité du contenu
d'une philosophie se li e à une exigence de méthode qui tranche sur la
manière de "faire" de l'histoire de la philosophie à cette époque. Labriola
ne ch erche pas à faire rentrer Spinoza dans un schéillac prefixé d•histoire
de la philosophie; il donne une reconstruction de la IIIe panie de l'Ethi-
que qui refuse de réduire Spinoza à une étape dans une histoire de la
liberté objective ou de la conscience moderne . Pour un "hégélien", formé
dans le cercle napolitain de Bertrande Spa.venta, la chose mérite d'êtte

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Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

signalée. La pensée de Spinoza est envisagée dans sa situation historique l'homme-puissance naturelle, débarrassé du présupposé métaphysique de
et son contenu comme "organisme individuel", non pas comme "aJU1eau la référence à un Bien absolu, saisi en deçà de toute prédication moraliste.
dans une chaîne "téléologiquement assignée : elle est une réalité lûstori- Labriola peut alors voir en Spinoza celui qui installé. dans ·le principe
que singulière qu'il faut appréhender par une méthode spécifiant cette d'immanence de l'égoisme a dénoncé le "faux rationalisme des moralis-
singularité historique. ''Le principe de la philosophie de Spinoza n'a pas tes", au profit d'un rationalisme élargi, capable à la fois de saisir ses
soutenu, dit-on, l'épreuve de la philosophie kantienne et il a cédé la propres limites et ses conditions d'exen:ice : c'est le développement de ce
place à d'autres principes qui précisément parce qu'ils découlent de cette "conatus" qui peut produire une raison qui soit forme de dépassement des
critique ne sont pas dogmatiques - à tort ou à raison, je ne sais -, mais impasses nées dans le cours des passions, mais qui soit héritière de leur
l 'lûstoire le prétend. Je ne conclurai pas mon écrit avec cette observation énergie. L'objet de la philosophie de Spinoza est bien le processus de
que l'on peut dire plus qu'évidente, vulgaire. La loi du progrès historique l'éthicisation humaine: si "l'homme ne peut pas être d'abord autre chose
est certainement le critère valide de la critique, mais seulement lorsqu'on que l'être qui dans son imagination subordonne la valeur des choses au
n'abuse pas de l'avantage de sa propre position par le biais des argwnents critère de son intérêt". cet égoïsme, avec ses illusions constitutives, peut
et des objections qui par leur caractère posthwne violent l'originalité et la se surmonter .prâce à la capacité "de contempler les chœes dans leur onlre
spontanéité de la pensée. Les phénomènes historiques ne sont pas seule- et nécessité" . Une autre configuration passion/raison apparaît dans la
ment des 81Uleaux dans une chaîne, mais des organismes individuels; et si transition "éthique" qui va d'une forme de vie, la seJVitude, égo~e subi
on ne les considère pas avec un sens expérimental et un talent reproductif (l'entendement considère les choses isolément comme objet d'appropria-
on ne découvre jamais où réside en eux le nerf vital et le fil conducteur tion exclusive), à une autre forme de vie, la liberté, qui est égoïsme sur-
de leur formation et apparition. C'est seulement sous ce point de vue, me monté, réorienté en capacité d'agir avec les autres, en connaissance de
semble-t-il, que l'histoire de la culture humaine peut être vraiment his- cause (ici r entendement parvient à reproduire la nature des chœes et
toire; et si ce n'est pas ici le lieu de considérer Spinoza dans la totalité de opère "la compénétration de l'individu avec l'ordre éternel de la na-
son système, il m'a falllll considérer du moins la théorie des pass ions se- ture")s.
lon ce critère" 3 •
Mais pour saisir cette nouvelle configumtion éthique, qui est bien le
"centre du système", s'impose le détour par la métaphysique naturaliste
2. Cette méthode lûstorique et singularisante individualise l'originalité des parties I et II. La productivité des formes de. la vie hwnaine n'accède
de Spinoza dans son caractère atypique par rapport à la lignée dominante à son intelligence que par la compréhension. de la productivité anonyme
de la philosophie moderne, celle du cartésianisme, avec ses oppositions de la nature naturante dont elle est partie et expression. L'ordre de la
nature/esprit, objet/sujet. L' Ethique recuse toute vision fondée sur les illu- nature en son objectivité contient l'ordre des passions et se projette sur
sions idéalistes du sujet rationnel présupposé doté de sa raison innée et de l'horizon du processus éthique : "Quel est cet ordre, comment l'esprit
son libre-arbitre. Spinoza a su saisir l'impuissance de tout rationalisme peut s'élever à lui de manière à vaincre une fois pour toutes et pour tou-
abstrait et subjectif qui butte sur "la contmriété native de l'âme hwnaine jours l'égoïsme, tout ceci·constitue le contenu de la philosophie de Spino-
qui est représentée par l'opposition entre la raison et la passion". Penseur za"9. Mais l'articulation de ces deux ordres ne peut être pensée à son tour
réaliste et objectif, il prend conceptuellement en charge l'homme moderne que. sur la base d'une critique radicale de toute illusion spéculative (le
réel. Non pas l'homme chrétien partagé entre son âme irrationnelle Dieu des théologiens), de toutes les fictions produites par l'imagination
(vouée au péché) et son âme rationnelle promue à un destin surnaturel. d'un esprit se stupéfiant lui-même, s'attribuant un pouvoir imaginaire de
Non pas le sage antique qui oppose au dynamisme des passions l'idéal de libre rubitre, dans l'ignorance des chaînes causales où se produit toute
la maiêrise rationnell e . Mais bien l'homme actif et terrestre, fondamenta- réalité. Le moment anti-finaliste, anti-subjectiviste, anti-nonnativiste est
lement par le désir égorste, en qui la raison peut mu"'tre au terme d'une critiquement décisif. Le monde n'est pas un système dérivé de fins vou-
genèse qui demeure fonctionnelle au dynamisme passionnel 4 • Spinoza est lues par un Dieu-Législateur; l'homme n'est pas un pouvoir de réaliser,
le théoricien de cet homme qui a trouvé en Shakespeare son poète 5 . Voilà par libre-arbitre, la fin à lui prescrite. La liberté n'est pas puissance trans-
powquoi la théorie des passions est le centre du système: "chef-d'oeuvre cendante ou transcendantale d'arrachement au monde. L'Ethique est
de tout le système, non pas son application ou son corollaire, mais ce science de la genèse de la liberté comme conquête de degrés supérieurs
point vers quoi convergent les efforts des siècles antérieurs". La IIIe par- de connaissance et d'action dans la condition. Elle Iécuse tout idéalisme
tie donne au problème du procès d'individuation humaine une "solution de la volonté, laquelle comme "faculté générique" n'est qu'un "produit de
d'une profondeur et importance jamais atteinte auparavant" 6 • Apparaît l'imagination". "Dans la nature il n'existe que des volitions déterminées

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Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza ·

qui expriment l'effort de l'es:(>rit, en tant qu 'à chaque inslant, il est condi- O n sera frappé par le caractère dynamique , processuel _de cette recons -
tionné par des causes motrices. Cet effort ii·est pas· libre arbitre, parce que truction. C'est, peut-on supposer, que le Spinoza labriolien est ici compris
r arbit."'e fait supposer une interruption de la loi naturelle de Ja causalité; et non pas selon un hégélianisme dogmatique, mais dans une peISpective qui
admettre tm "imperium in imperio" est la plus grande violation que ror- valorise des aspects de la dialectique hégélienne . Critique du subjecti-
gueil humain puisse infliger à la régularité et nécessité de la nature " 10 • visme , lien fort entre processus éthique et processus logico-philosophique,
Ainsi Labriola s•efforce-t-il de "reproduire le caractère de la déduction détermination du réel comme procès de connexions, tous ces éléments
qui fait apparaître plus que n •importe quelle réflexion extérieure comment sont hégéliens . Mais Spinoza n'est pas inséré dans une systématique hé -
Spinoza ne sort pas de la sphère du naturalisme, de la considération des gélienne. Car ces éléments forment une configuration spécifique , particu-
choses selon le principe causal" 11 • Genèse d •une genèse, reconstruction lière, ceJle-là même qui ne s'inscrit pas dans la filière Descartes-Kant,
génétique chez Labriola de la genèse constitutive , anti-téléologique, anti- celle-là qui réalise "une victoire complète sur tout présupposé de trans-
subjectivi ste , chez Spinoza, de la modalité humaine, du "conatus". Vérita - cendance" 16 , en deçà duquel on ne peut penser , et qui conse:rve sa valeur
ble énergie de l'exister. chaque "conatus" est "actualité d'une chose parti- permanente de "critique préparatoire pouvant engager vers le juste con-
culière, indéfinie comme telle. produite à se définir et à finir sous l'action cept de la liberté" 17 •
des autres choses dans la commWUluté desquelles il existe, et avec les - Si Labriola en quelque sort e n'a jamais pensé en deçà de Spinoza, si
quelles il forme le "nexus irûmi" 12 • La déduction-genèse dissout l'appa- son Spinoza a quelque chose d •liégélien , c 'est que Labriola ne pense pas
rence bien fondée et efficace qu ' une fonne de vie produit d'elle-même non plus en deçà de Hegel. Mais cet hégélianisme ne prend jamais la
sur elle -même en se fétichisant contradictoirement à la fois comme libené fonn e du système . Et ici est fort camctéristique la manière dont le "sys -
inconditionnée et comme fin inscrite dans un monde système de fins; elle tème " spinozien est en définitive compris . Non pas comme une encyclo-
reproduit le commencement obligé du "conatus" dans l'ignorance et pédie unissant métaphysique, gnoséologie, anthropologie, .etc ... Mais
l'imagination, et produit dans l'immanence une forme de vie où le "cona- comme une fonne d•arti culation théorique originale , à la fois ouverte sur
tus " se libère en réalisant l'inversion tendancieJle et progressive , progres- un processus en cours , celui de l'éthici sation. et dotée d 'tme dimension
siste, des rapports entre âme passive et âme active. Et cela tout en demeu- expérimentale . La métaphysique de Spinoza - que Labriola concentre au-
rant dans le système des causes et effets 13 • tour de ia transition ontologique puissance substantielle infinie/puissance
modale finie - ne commande pas l'éthique proprement dite comme son
3. Ainsi une méthode non spéculative parvient à reconstruire une ge- application. L 'onto-cosmologie s ' immédiatise dans . le savoir spécial de la
nèse non spéculative du processus d'étlùcisation de la "cup{ditas" hu- théorie des passions et du processus éthique. Le "système" libère une
maine. saisie comme système relationnel au sein d'un système de rela- puis sance constructive, expérimentale, en ce que la continuité du lien cau-
tions conditionnelles. La réalité est le processus complexe de son auto- sal ontologique s 'expli cite dans une pluralité de registre s causaux , dont
production. sans aucun but absolu; et ce procès se manifeste, s'exprime celui de la puissance modale humaine, avec ses "s.avoirs" propres comme
dans le procès de ta naturàtion humaine. La genèse théorique reproduit la la théorie des affects . La philosophie n 'est pas tm super-savoir de sur-
genèse effective e t contribue à la produire, car la connaissance des fonne plomb ou de fondement ultime ; elle construit de manière tmnsversale un
et des mécanismes de la "cupiditas" devient un instrument que celle-ci espace commun - celui d'une même productivité ni téléologique ni sub-
peut a pproprier. s'affecter conune affect. Elle intervient comme moment jective - où s'articulent intérieurement l'une à l'autre puissance cosmolo-
durablement critique et formateur dans la "lutte entre le vouloir" tel qu 'il gique et puissance éthique. La théorie des passions est coeur d'un sys-
se manifeste comme "cup iditas" conditionnée par les représentations re- tème où la "causa sui " du processus naturant se donne et se constitue
produisant les affections du co1ps, c•est-à-dire âme passive. et la cupid itas dans la multiplicité de processus, objets de savoirs propres, y inclus le
conune désir de l'âme d•être cause adéquate de ses affects. c'est-à-dire processus d'éthicisation du mode humain . Bref, Ja spécificité de l'objet de
désir de plus de perfection 14 • La reconstruction de la théorie des pa'!!Sions !'Eth ique , le processus d •éthicisation. est liée à la spécificité d 'une phllo-
saisit la puissance ,morphogénétique de la genèse spinozienne: le proces- sophie qui implique une liaison à une multiplicité de "savoirs" distincts,
sus d'éthicisalion n'est pas achevé, et la connaissance qu'il prend de lui- tout aussi "essentiels" que l'ontologie préswnée fondatrice . Spécificité de
mêm e intervient dans sa · powsuite qui est une reproduction élargie . Le la méthode et de l 'objet, spécifi cité du lien philosophie/sciences. tels sont
moment anti-spéèulatif est lié à l'ouverture d'une genèse inachevé, pro- les points sensibles que fait apparaître le "talent reconstructif' ' du jeune
cesms en cows. s'aut<>-<léveloppant comme "désir de bonheur qui est la Labriola, si soucieux du particulier, si méfiant à l'égard des enchaîne-
condntion essentielle de la concorde entre les ·hommes " 15 ments préfabriqués -, si objectiviste enfin .

170 171

~
Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

ce contenu à son objet réel, le procès historique. Il s'inscrit en faux contre


LE REFUS DU SPINOZlSME DOGMATIQUE. LABRIOLA
toute tentative qui fonderait la plûlosoplüe de la nouvelle · conception sur
MARXISTE èONTRE PLEKHANOV
une base empruntée à telle ou. telle plûlosophie . Alors que certains -
Bernstein - s'apprêtent à chercher dans le retour à Kant un fondement
4. Passons aux Essais consacrés à la . conception matérialiste de l'his- pour l'oeuvre de Marx, que d'autres en sens inverse et contraructoiro re-
toire, au chef-d'oeuvre du Labriola de la maturité . Hegel, Marx ont agi, et courent à Spinoza. - et c'est . on va le voir, Plekhanov -. Labriola refuse
c'est de manière nclassique" que Labriola, soucieux avant tout d'oeuvrer à une telle position du problème. Pour penser la singularité historique de
la fonnulation autonome de la nouvelle doctrine, dit sa dette à r égard de Marx, toute opération de retour à x ou y, Kant ou Spinoza, est "contradic-
Hegel La "dialectique de l'histoire" n'a pu être développée par Marx et toire". "Ou bien il faut accepter intégralement ce qu'elles /ces philoso-
Engels que "pour autant qu'ils étaient matérialistes", mais il demeure phies/ ont été, et alors adieu le matérialisme historique, ou bien , il faut y
qu'elle a été "tirée de l'idéalisme de Hegel" 18 • La genèse des fomes de pécher ce qui est agreable, et on cherche des arguments pour le matéria-
vie à partir de la conservation de soi, le processus d'éthicisation laissent lisme historique, travail inutile parce que l'histoire de . la pensée est ainsi
place au processus concret et articulé de l'histoire hwnaine. Et ce dernier faite qu'en elle, en réalité, rien n'est perdu de ce ~ui dans la pensée fut
ne peut être pensé qu'à partir de la thématique décisive du "terrain artifi- 1
préparation et condition de nos conditions actuelles" .
ciel", produit par le travail des hommes . Si Spinoza l'a anticipé par sa Thèse qui critique dans l'oeuf toute opération de fonder un marxisme
philosophie de la vie, de ses formes, de son devenir éthique, le vrai sol de néo-spinoziste. Ou un néo-spinozisme marxien, conune le fait à la même
l'agir des hommes dans le monde est découven par Hegel et Marx: il est époque Plekhanov, par ailleurs lecteur intelligent et avisé de Labriola. En
celui de l'histoire. On ne sert, certes, pas de Shakespeare - "nous en som- 1895, en stricte contemporanéité avec Labriola, O . Plekhanov publie son
mes à la prose " -. à l'immanence des hommes agissant, travaillant, luttant. Essai sur le développement de la conception moniste de l'hi stoir e qui
Mais la détermination du procès historique comme p.xœès d'objectiva- tend à montrer comment la philosophie générale du matérialisme s'élargit
tion/aliénation des forces du travail humain implique bien une disconti- à l'histoire avec la conception moniste de Marx . C ' est dans un article
nuité essentielle par rappon à la détermination encore relativement syn- postérieur que Spinoza est cité; et de plus en plus fréquemment lorsque
chronique du procès du "conatus" spinozien. Labriola cite souvent Spino- éclate la crise révisionniste et que le retour à Kant est défendu par des
za. sans reprendre ex professo l'analyse de sa pensée. Mais il est bien "marxistes" allemands et autrichiens pour fonder et purifier la conception
acquis que Spinoza a élaboré "une philosophie qui ne comprit pas le de- matérialiste de l 'histoiro . Spinoza apparaît comme un philosopœ qui par
venir" . C'est -à-dire le processus de constitution du terrain artificiel par le delà tous les dualismes entre l'esprit et la matière a su développer une
travail, la "tmgédie du travail" 19• conception moniste de la réalité. Marx a développé et élargi la même
Labriola ne cherche d'ailleurs pas à faire le tri dans Spinoza, entre ce conception : même réalisme gnoséologique, même sens de la détermina-
qui est vivant et mort. Il ne fait pas allusion aux philosophèmes de Spino- tion causale. Avec Marx le concept de matière se différencie conune ma-
za qui sont transportés et ~condés dans la conception matérialiste de tière historico ~sociale, fondée sur les rapports de production économique.
l'histoire, tels que l ' insistance sur la détermination causale, sur le réa- Spinoza a su affinner : "nous ne pouvons connaître une subsœn:e pen-
lisme §noséologique, le serr-.i-matérialisme de la théorie de l'étendue et du sante au-delà de la substance étendue; et la pensé e n'est au même titre
c01ps 2 • Bref, Spinoza n'est jamais revendiqué conune un ancêtre presti- que moment ou fonction de la matière"
22

gieux dans la lignée - peu nombreuse - des précurseurs d'un matérialisme Spinoza est donc le précurseur direct de Marx en ce qu ' il affirme a) la
devenu historique. connaissabilité de la matière en son en-soi, b) la détermination de cette
Plus profondément, A. Labriola ne cherche pas chez Spinoza, comme matière en formes différenciées par leur degré d'organisation. "Le maté-
la mode le voulait dans certains milieux positivistes de savants et dans rialisme moderne ~t un spinozisme plus ou moins conscient". Il se fonde
certains cercles marxistes, le précurseur naturaliste de Marx. Spînou sur la fameuse proposition XIII de la partie II de l'Ethique, "omnia indivi-
n'est pas pour les sciences de la nature ce que Marx serait pour le savoir dua quamvis gradibus diversis animata sunt" 23 • Marx aurait pri s son dé-
de l'histoire. Ni l'un ni l'autre ne sont inteq>rétés conune éléments d'une part théorique dans la thèse de l'égalité de la pensée et de l'étendue
conception de monde généralisant les résultats des sciences de la nature et comme attributs de la même substance, pour jeter les bases d'une concep-
de la société, sur la base d'un matérialisme enfin parvenu à son couronne- tion matérialiste intégrale d'un monde non plus détemùnée seulement
ment. comme système de relations matérielles mais comme système de proces-
Labriola vise à formuler la spécificité de la nouvelle conception, à sus matériels 24 • Spinoza s'inscrit comme moment essentiel d'une lignée
expliciter son autonomie, à partir de son contenu même, et du rapport de

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Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

matériallste qui pan de Démocrite et passe aussi .par les matérialistes d'une pensée quelle qu'elle soit. De même il est la fin du matérialisme
français du XVIllème siècle. et Feuerbach. Comme ce dernier l'a bien naturaliste. dans le sens encore ttaditioJU1e) voici peu du môt" 27 •
saisi. le panthéisme spino~en. matérialisme théologique. est une négation L e néo-spinozisme de Plekhanov demewe prisonnier de ce sens tradi-
de la U-..éologie qui maintient. par inconséquence. le point de vue théolo- tionnel, conune le demewe une inteiprétation de l 'Anti-Dühring déïmi
gique alors que sa logique interne est critique de toute théologie. En 1908. comme encyclopédie matérialiste et dialectique. Si elle n'est pas matéria-
dans ses Questions fondamentales du marxisme, Plekhanov finira par lisme ttaditiomtel. ce à quoi tend à la réduire le néo-spinozisme de
écrire que Marx et Engels ont débarrassé le spinozisme de son appendice Plekhanov, la plùlosophie de la praxis n'est pas matérialisme dialectique.
théologique (déjà anti-idéaliste sur le plan ontologico-gnoséologique). ''Le au sens où l'on peut tirer de l'Anti-Dühring un usage spéculatif de la
spinozisme de Marx et F.ngels c'était le matérialisme le plus modeme" 25 • dialectique. Et Labriola de souligner combien Engels lui-même. en expo-
Or Labriola ne se sert pas de Spinoza pom reconduire Marx à une philo- sant la catégorie de négation de la négation, était "préoccupé du mauvais
sophie matérialiste générale opposée dans un combat frontal à une autre usage que l'on peut faire des procédures mentales quand celui . qui y prête
plùlosophie idéaliste générale, elle aussi présuppos ée comme représenta- attention plutôt que d'être porté à penser quelque chose de concret. en
tion d'une tendance preétablie. quoi la forme de la pensée se révèle vive et vivante, se laisse disposer à
tomber dans les schématismes a priori. c'est-à-dire dans la scolastiqueN
S. Cette répugnance de Labriola à fabriquer une "Weltanschaaung" laquelle t'se fait déjà au nom de MaJX" 28 • La critique d'un matérialisme
doit être comprise comme intrinsèque à sa manière de poser le problème néo-spinoziste et celle d'une dialectique a priori convergent pour combat -
de la philosoplùe du marxisme. Elle est en phase avec la manière dont tre le processus de dogmatisation scolastique que "le matérialisme histori-
dans ses Essais, Labriola interprète l'Anti-Dühring de Engels. devenu en- que ou philosophie de la praxis" est déjà en train de subir. Le vrai pro-
tre temps 1•encyclopédie de la nouvelle vision du monde, et pièce essen- blème n'est pas de s'en tenir à "l'intelligence des aspects formels du mar-
tielle de la fonnation des théoriciens de la Seconde Internationale, ortho- xisme". Il est peu difficile et improductif de gloser sur la tradition du
doxes comme Plekhanov. Kautsky. ou révisionnistes comme Bernstein. matérialisme en soi , comme il est vain de tenir des discours généraux sur
Labriola récuse "ab ovo" toute lecture dogmatique et spéculative de cet la proœssualité et la dialectique. Le vrai problème est de réfléchir l'auto-
ouvrage "remarquable" . Cette critique est fondamentale pour une position nomie théorique du penser marxiste en la ·mettant en situation de se conti-
du problème de la philosophie pour et dans "la conception matérialiste de nuer en éclairant des aspects déterminés du réel, de produire des connais-
l'lùstoke". L'Anti-Dühring ne doit pas être conçu comme une encyclopé- sances spécifiées. "La plus grande difficulté à comprendre et pour com-
die des sciences qui pour chacune fasse appanuùe sa base matérialiste et prendre le matérialisme historique consiste à prendre possession des cho-
son éventuelle dimension historico-dialectique. Labriola dmme une lec- ses où les formes (matérialisme-dialectique) sont immanentes; de ces cho-
ture méthodologico<ritique, insérée dans la conscience agonistique des ses que Marx pour son compte sut et élabora. et des autres très nombreu-
conjonctures théorico-politiques. Véritable "medecina mentis", l'Anti- ses qu'il nous revient de connaître et d'élaborer directement" 29 ·•
Dühring a pour fonction "d'habiliter les socialistes à se doter de ces apti- La philosophie de la praxis est toujours investie dans la détennination
tudes critiques qui servent à écrire tous les anti-x nécessaires pour com- des contours spécifiques propres aux. objectivités spécifiées. Sa forme
battre toute autre chose qui embarrasse ou infecte le socialisme, au nom théorique est pour elle un problème constanunent ouvert, dans la mesure
de tant de sociologies pullulantes de tout côté". Ce livre n'est pas "théti- où ;a pensée est fonction du travail concret des hommes et de ses formes
que, mais il est antithétique "26 • et ~ù elle est elle-même forme de ce travail. La forme lhéorico-philoso-
Plus généralement, A. Labriola met en garde par avance oonlre toute phique du matérialisme historique ne s'épuise ni dans un retour à Spino-
scolastique marxiste élaborée autour de la "W eltanschaaung" .matérialiste za, le quasi matérialiste, ni dans la scolastique dialecticienne, tirée indfi-
et diiûectique. Le matérialisme historique, philosoplùe inunanente de la ment de Engels. L'oubli par la philosophie cle la praxis de son caractère
praxis reelle des hommes, ne se comprend pas à partir de la lutte spécu- "pratique", de sa détermination de genèse théorique reproduisant des mo -
laire entre deux camps philosophlques translùstoriques. Il n'a ni besoin de ments génétiques spécifiques de la réalité elle-même, constitue comme la
retour à Kant. ni à Spinoza, ni à l'idéalisme ni au matérialisme. "En tant subreption fondamentale qui la menace de se retourner en scolastique
qu'il :investit l'homme historique et social en sa totalité, il (le matéria- dogmatique, y compris lorsque elle dénonce dogmatiquement le dogma-
lisme lùstorique ou philosophie de la praxis) met un terme à toute forme tisme, selon un procédé déjà commencé à la fü1 du XIXème siècle .
d •idéalisme qui considère les choses empiriquement existantes comme re-
flet, reproduction, imitation, exemple, conséquence, ou comme on voudra.

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.............
1.abriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

PRESENCE DE SPINOZA J?ANS LE SOCIALISME CRITIQUE DES riablesn. Il s'agit de trouver les rapports de coonlination et subœdination
ESSAIS des besoins qui sont le substrat du vouloir et du faire, Ainsi est disquali-
fiée toute illusion subjective quant à un pouvoir de disposition volonlaire
sur cette nécessité 31 •
6. Le marxisme doit ainsi conscamment spécifier la réalité de . son ap-
port, maintenir vivante la conscience de la portée de sa révolution théori- Si l'étude du "terrain artificiel" nous fait prendre la mesure d~ la spé-
que, et s'ouvrir sur des champs d'objectivité "infieri" au sein d'une criti- cificité du faire humain, comme le voulait Hegel, selon Labriola, Marx
que pennanente de sa propre dogmatisation. Il doit savoir ce qu'il n'est développe néanmoins wi certain naturalisme qui coïncide avec la méthode
pas et ce qu'il ne peut pas donner, "à savoir des réponses à toutes les génétique et son anti-téléologisme. Les honunes n'ont pas pu faire autre-
questions que la science historique et la science sociale peuvent jamais ment que satisfaire certains besoins, de modifier les · bases de leur vie, de
offrir dans leur ampleur et variété empirique, ou une solution souveraine se "consocier en certains modes déterminés". Marx a objectivé le procès
des problèmes pratiques de tout temps et de tout lieu". Pas plus que En~ de constitution du terrain artificiel par delà la mythologie d'une liberté
gels écrivant l'Anti-Dühring - qui "jusqu'à présent est le livre le plus constituante. "Il oppose, puis substitue à ce mirage d'idéations non criti-
achevé" du socialisme critique - , lequel touche à peu près toute la phi- ques, à ces idoles de l'imagination, les sujets rœls, c'est,-à-dire les forces
losophie nécessaire à l'intelligence du socialisme critique. n'a jamais rêvé positivement opérantes, donc dans les circonstances sociales variées qui
de décrire le fond de l'uruvers du savoir, "dans le cours dé ce si bref et leur sont propres" : "Il objectivise, et dirais -je, quasi naturalise l ' explica -
exquis travail. ni d'assigner à pexpétuité les termes de la métaphysique. de tion des procès historiques" 32 •
la psychologie, de l'éthique, de la logique", Marx n'a pas fait du Capital Marx opère la genèse du "conatus" social, de la foree productive du
"une de ces si nombreuses encyclopédies de tout le domaine du connais- travail socialisé et de ses formes les plus subjectives de manifestation
sable économique" 30 . sans que n'intervienne nulle Idée ou entéléchie pour guider le p1ocessus.
Et c'est sur ce terrain que paradoxalement le non-spinozisme, qui est C'est la ''forma mentis" de la méthode génétique spinozienne qui agit ,
non-dogmatisme, de Labriola laisse apparaître la présence de Spino7.a. conune "medicina mentis", conune "emendatio intellectus", dans la mé-
celle du Spinoza critique pennanent de l'"imaginatio'; et de l'"ignoran- thode génétique mai:xienne et la prévient de la spéculation hégélianisante .
tia", censeur de toute illusion füialiste et de toute résurgence de la La genèse inunanente d'un système de connexions exclut "toute volonté
croyance subjectiviste. On peut même dire que pour Labriola, le matéria~ qui opère à dessein, selon des plans préconçus, avec le libre choix des
lisme historique ne peut penser sa spécificité par rapport à la philosophie moyens". tout "pré-concept posant que les choses dans leur existence et
spéculative de l'histoire, à son téléologisme absolu, qu'en brisant la forme explication répondent à une norme, à un idéal, à un but, à une fin expli-
théorique "philosophie à projet". Tout se passe comme si le processus de cite ou implicite" 33 .
la genèse hwnaine dans le travail recevait la même détennination anti-fi- La méthode génétique n'est pas déduction à partir d'un principe a
naliste propre au processus d"éthicisation de rEthique. Il est important priori. mais reconstruction d'une totalité en ses diverses formes , respec-
que Labriola ait refusé le concept de dialectique jusqu•au DiscorrelllU) di tueuse à la foi de l'ordre de dépendance ontologique et de la spécificité
socialisftW e filosojia, lui préférant celui de genèse et de méthode généti- de niveaux pluriels dont la "valeur" n'est pas afrectée par l'o~ de dé-
que pour connoter le caractère non intentionnel, ru prédéterminé, d'un pendance. Que ce rapprochement ne soit pas forcé, Je texte labriolien le
procesS11s qui n'a pas à être brisé par l'interruption d'un vouloir transcen- dit, puisqu'il n'hésite pas à présenter le Capital comme relevant du même
dant. La méthode génétique ne consiste pas seulement à penser le flux genre que l'Ethique, procédant "ftWre geometrico".
comme tel, elle analyse les co-variations de l'organisation du travail et ·. ~ nous a donné ·~un livre magistral, comme un nouveau Ricardo -
des médiations directes et indirectes de la vie juridique, politique, morale, qui étudia impassible les proœdures économiques, more geometrico" 34 •
etc .. "Cette doctrine n'implique pas lllle préférence subjective pour une Ce que !'Ethique est au procès d'individuation - non historique - du "co-
certaine qualité ou somme d'intérets hwnains opposés à d'autres intérêts natus", saisi en ses connexions, sans intervention d'une fin ou mesure
par un choix arbitraire, mais dénonce cela par la voie de ce procès généti- absolue, le Capital l'est au procès historique du travail social, avec ses
que qui consiste à procéder des conditions aux conditionnés". La méthode fonnes connexes, sans Idée a priori. Le "mos geometricus" est l'instru-
génétique maIXienne ne produit eneffet d'historicité que si elle construit ment de purification critique de la configuration "philosophie de l'his-
le tout social spécifique. Elle met en évidenœ "la nécessité" de procès du toire" : il est opérateur de la science propre au "socialisme critique".
vivre humain qui "se forme et se développe par la succession et le perfec-
Ainsi, au delà du dualisme essence/phénomène, est construite une
tionnement des activités de l'honune sous des conditions dolUlées et va-
multiplicité de plans coordonnés à l'intérieur du champ ouvert par la va-

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Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

riation des formes du t:raviÜl social. Ce développement des fonnes ouvre l'autonomie théorique du "matérialisme historique ou philosophie de la
la perspective des issues possibles, topiquement, s~giquemenL praxisn. .
Naît l'hypothèse d'un spinozisme contradictoire partagé entre la pré-
7. La plùlosoplùe de la praxis peut ainsi valider en Spinoza Wl philo- tention à la vision intellectuelle du monde et un plùlosopher expérimental,
sophe spécifique, critique, qu'elle dépasse et permet de mieux compren- articulé en diveIS savoirs, eux-mêmes unifiés autour de la construction du
dre en sa spécificité historique. Les Essais, sans traiter la question, don-
processus d'éthicisation. Et cette hypothèse est comme un miroir où le
nent des indications pour une lecture matérialiste historique de ce philoso- problématique de l'autonomie même de la "philosophe de la praxis" cher-
pher dont Spinoza a été le héros. Ainsi Labriola oppose-t-il deux modes che à se former.
de philosopher spécifiques en concurrence dans la conjoncture historique, La philosophie de la praxis est vouée ainsi à poursuivre la lutte contre
l'un, propre au XIXème siècle qui est une "néo-critique qui tend à faire sa dogm atisation en hyper-phîlosophie ou son éclatement en savoirs dis-
de la philosoplùe une simple révision formelle de ce qui est su dans les joints. Elle doit toujouIS mener la lutte contre l"'imaginatio" et l"'igno-
sciences singulières déjà considérablement différenciées", l'autre, qui re- rantia". C'est en ce sens qu'elle continne le spinozisme critique. Car en
monte au XVIIème siècle et qui est "une fonne d'explication conceptuelle définitive, le sage de Spinoza, tel que le comprend Labriola, n'est pas
parallèle à la nouvelle science contemporaine de l'observation et de l'ex- l'homme de l'intuition théosoplùque ou métaphysique du tout de la subs-·
périmentation"35. Pan:e qu'elle est aussi forme d'exploration conceptuelle tance. Il reste celui qui use des catégories du ·procès de la réalité pour
liée au nouveau savoir du "terrain artificiel", la philosophie· de la praxis continuer à identifier "les éléments sentimentaux et affectifs à partir de
peut identifier historiquement les modes de philosopher, y compris celui quoi, sous l'impulsion de la peur, par le moyen du fantasme et du mythe,
qu'elle dépasse, intègre et critique tout à la fois. s'engendrent les combinaisons psychiques" qui bloquent le procès d'indi-
Ce plûlosopher-là se caractérise par une certaine configuration du rap- viduation éthique. Baruch Spinoza est avant tout "le vrai héros de la pen-
port entre vie (ou procès)/ fonnes/savous. Il a bien une tendance à saisir sée qui se contemple elle-même pour autant que les affects et les pas-
l'wùté du procès génétique du réel (monisme); mais il ne s'hypostasie pas sions, comme forces de la mécanique intérieure, se transforment en objet
en super-science, en "hyper-philosoplûe", il se détermine en savons spéci- de considérations géométriques". Avec lui commence "1'inversion. prati-
fiques, laisse agir la tension qui le pousse à un "rapprochement de l'empi- que du problème de la connaissance", car la critique des iillusions de
risme, en ce qui concerne le contenu du procès". La philosophie de la l'imagination et de l'ignorance se détermine comme moment moteur qui
praxis, en cette lignée, est bien "tendance au monisme ... et tendance criti- relance le procès de. production de la vie 38. Ce spinozisme-là, le matéria-
co-formelle". Mais il ne s'agit pas de "retoumer à une intuition théosophi- lisme historique en a consciemment besoin, car lui sait que la pensée est
que ou métaphysique de la totalité du monde conune si par un acte de non seulement genèse, mais aussi opérer. "Tout acte de pensée est effort,
connaissance transcendante, nous parvenions de ce fait à la vision de la c'est-à-dire un travail nouveau" 39 , lequel doit procéder. à la négation per-
substance, à tous les phénomènes et processus sous-jacents" 36 • manente de toute idéologie 4°.
Si Spinoza a été le plùlosophe d'une telle intuition métaphysique de la La philosophie de la praxis radicalise et continue l'héroïsme spinozien
substance, il appartient an monisme dogmatique. Mais s'il a développé à qui lutte contre les fétiches où se prend le procès d'éthicisati.on. Car le
sa manière une méthode génétique, anti-spéculative, anti-finaliste, et dé- procès de formation par le travail se prend aussi dans ses fétiches propres .
veloppé nn penser expérimental, il relève de ce monisme tendanciel qui Ce t héroïsme se détermine comme fonne et moyen de 'la reproduction
ne peut être compris que du point de vue de la philosophie de la praxis dµ procès de travail en sa phase actuelle et comme forme de reproductibi-
qu ' il a ainsi préparée. Car avec la plûlosophie de la praxis la méthode li\é théorique du savoir qui a pom objet le procès historique lui-même. La
génétique a bien pour objet la genèse réelle de la praxis et de ses fonnes. lutte contre l'imagination et l'ignorance se poursuit sur le "terrain artifi-
Est acquise la "conviction que tout est pensable comme genèse, que le ciel" constitué par la "tragédie du travail". "Une nouvelle viclOC>iresur le
pensable n'est que genèse ... ". Et cette tendance se lie inlrinsèquement au fétiche ! Le savoir est pour nous un besoin qui se produit empiriquement,
"discernement critique, an besoin de spécifier la rechen:he, c'est-à-dire au se raffine et se perfectionne, se corrobore de moyens et de techniques
rapprochement de l'empirisme en ce qui concerne le contenu du proces- comme tout autre besoin L' e xpérimenter est un croître; et ce que nous
sus, et la renonciation à la prétention de tenir dans la ~ le schéma appelons progres de l'esprit n'est qu'une accumulation des énergies du
universel de toutes les choses" 37 • L'interrogation critique sur le monisme travail" 41 • A chaque moment du procès lûstorique, il s'agit de "contem-
(et donc le spinozisme) est de nouveau coextensive à l'interrogation sur pler" les fonnes encore immédiates du vivre (animal) où se configure "la
production de soi de l'homme" pour saisir ce qui est en tourment, en

178 179
Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

genèse dans ces formes, pour passer de ce vivre encore animal à "la h'ber- non cet être fabuleux que l'on appelle la félicité, mais le développement
té parfaite qui est le communisme" 42 • nomial des aptitudes : étant donné les conditions favorables, naturelles et
De ce point de vue la "science" du processus d'éthicisation et celle du sociales, ces aptitudes font que la vie se trouve elle-même la raison de
procès de genèse de l'espèce par et dans la praxis mobilisent la même son être et de son explication. C'est ici le commencement de cette sa-
configuration unissant philosopher critique, sciences empiriques, tendance gesse qui seule peut justifier l'étiquette d "' homo sapiens'"' 45 •
moniste, procès de la vie et de ses formes. Le matérialisme historique doit La sagesse spinozienne est donc condition et forme de la reproductibi-
toujours se développer comme "instrument critique", c'est-à-dire "servir lité du savoir de la praxis, c'est-à-dire "du travail si intégralement com-
par rapport à la science à maintenir la clairvoyance des méthodes Connel- pris qu'est implicitement présent le développement proportionné et pro-
les et des procédures logiques, et par rapport à la vie, à diminuer les portionnel des aptitudes mentales et des aptitudes opératoires" 46 •
obstacles qu•opposent à rexercice de la libre pensée les projections fan- Mais elle est aussi en une certaine manière produit durable, inurianent.,
tastiques des affects et des passions, des craintes et espérances, bref,
du processus de formation de l'espèce dans cette praxis et elle est donc
comme le disait Spinoza, vaincre l'imaginatio et l' ignorantia" 43 , lesquel-
dotée d'une valeur pennanente. L'héroïsme spinozien n'est pas celui du
les "lient les destins si purement pro~es de la vie quotidienne banale
seul "sapiens" deveIWS "militans" dans la lutte pour la vie, contre l"'igno-
aux (imaginaires) forces transcendantes" 4 •
rantia" et l'"imaginatio". Labriola n'exclut pas qu'il devienne "vertu mi-
nuscule de tous les jours" 47 , Si le matérialisme historique montre que le
"devenir, c'est-à-dire l"éVC>lution est bien réelle, est la réalité même
SAGESSE SPINOZIENNE ET PROCES IIlSTORIQUE SELON (comme est réel le travail qui par la production de soi de l'homme assure
LABRIOLA ce passage de l'immédiateté du vivre (animal) à la liberté parfaite (le
communisme)" 48 ), il montre que l'homme communiste s'anticipe dans ce
"sapiens militans" : dans une société où "la nécessité de travailler au ser-
Le Labriola marxiste en anive ainsi à indiquer comment lever la con- vice de la collectivité et l'exercice de la pleine autonomie personnelle ne
tradiction entre .le spinozisme comme monisme dogmatique liée à une forment plus antithèse, mais apparaissent comme une même chose", là
théorie métaphysique de l'intuition de la substance et le spinozisme criti- tous les hommes seront capables de développer leurs aptitudes productri-
que comme théorie morphogénétique de la genèse de l'individuation hu- ces et de surmonter les fétichisations dues à l'imagination et l'ignorance.
maine. Le sage Spinoza réinvestit sans cesse le savoir du mécanisme pas- Le processus d'éthicisation n'est plus alors préparation et anticipation
sionnel dans l'effectuation de l'inversion entre servitude et libération. Il abstraite du procès génétique de l'espèce dans et par la praxis : il devient
ne s'abstrait pas du tout et de ses fonnes pour le saisir une· fois pour une de ses formes, sa condition et son but enf'm réellement possible. Mais
toutes. Cette "vue" du procès d'individuation comme. fonne différentielle le possible d'une universalisation de la sagesse spinozienne - cette espèce
du procès cosmique intervient comme · élément de réeffectuation de ce de "transhumanation", dit Labriola -. est placé sous la responsabilité de
procès. Le lien vie/formes/savoirs exige la critique de toute fétichisation l'action des sages actuels, de ceux qui. comprennent le procès hlstorique
de formes particulières, il appelle l'usage de cette critique comme instru- selon le matérialisme historique.
ment de promotion de la vie et comme expérimentation de. nouvelles for-
Ceux-là savent que vie = travail et que "le travail qui est la prémisse
mes et de nouveaux sa'voiJrs. Cette détermination formelle vaut pour pen-
la plus haute de r existence humaine est devenu le titre qui autorise la
ser le lien travaîVfonnes/savoiIS propre au matérialisme historique. La
sujétion du plus grand nombre d'honunes" 49 • Ceux-là "en atter.dant que
"sagesse" n'est que l e courage de la connaissance critique au service de-la-
dans une future humanité d'hommes transhwnanisés (transumanati) l'hé-
vie contre les fétiches; elle se donne le spectacle de ses victoires et immé-
roïsme de Spinoza devienne la vertu minuscule de tous les jours", conti-
diatise cette vue aux tâches encore en cours. Elle est cet héroïsme qui est
nueront à user de la philosophie et de la philosophie de la praxi s comme
immédiat au procès du réel et à son savoir. "Chaque homme, par sa sbuc-
"instrument critique". qui "serve, comme dirait précisément Spinoza, à
ture physique et sa position sociale est conduit à une espèce de calcul
vaincre l' imaginatio et l' ignorantia". La sagesse spinozienne - le savoir
hédonistique, à mesurer ses besoins et les moyens pour les satisfaire; et
du processus d'éthi c isation - continue à agir comme savoir du procès gé-
enfin, par nécessaire conséquence, il en arrive à apprécier d'une manière
nétique de l'espèce qu •elle prépare, dont elle e st une condition, et qui
ou d•une autre les conditions de la vie et le prix de la vie en son ensem-
l ' éclaire aussi en retour pour se voir assigné comme but immanent possi -
ble". Le processus de fonnatlon hwnaine par et dans la praxis enveloppe
ble, sans téléologie. Ainsi l'auto-compréhension du matérialism e histori-
le processus d'éthicisation; car la sagesse que peut produire ce dernier "se
que comme philosophie de la praxis se développe-t-elle se lon le même
towne vers l'étude (prosaïque) des moyens nécessaires pour atteindre.

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Labriola devant Spinoza Labriola devant Spinoza

rythme souterrain que la .comprehensioa de l 'Ethique comme philosophie 10. Idem, p. 108. Spinoza "ellclut de la sphère de la considération philosophi-
de la vie, de ses formes, de ses
savoirs. L'une sert d"'emendatio intellec- que comme produits de la connaissance inadéquate et imaginaire les principes du
libre-arbitre et de la finalité" (p. 107).
tus" permanente pour la compréhension théorique de l'autre; et cette der-
nière donne à la première son terrain concret, le terrain artificiel de la 11. Idem., p. 107.
praxis objectivé de manière naturaliste en ses formes, critiqué en ses féti- 12. Idem, p. 69-70.
ches. Toutes deux s'entre problématisent et s'inter-déf"missent sans se 13. Idem, p. 75.
fixer à un camp philosophique prédétenniné. "De la vie à la pensée, et 14. Idem, p. 110. ''L'affect de la connaissance doit être assez puissant pour
non de la pensée à la vie. Tel est le procès réaliste. C'est celui qui va du vaincre tous les antres. Cette histoire ne s'accomplit pas d'un coup, mais elle est
travail qui est connaître opérant au connaître comme théorie abstraite, et difficile, lente et aussi naturelle. Elle n'est pas un d6veloppement parce qu'elle ne
non pas de celle-ci à celui-là'.so . consiste pas à aller du présupposé de la fin à la fin., mais une simple conséquence
qui a sa condition positive dans la lutte entre le vouloir et l'expression de la
connaissance adéquate" (ibidem).
15. Idem, p. 111.
NOTES 16. Idem, 63.
1. Antonio LABRIOLA, La concezione materialistica della storia; introdu:uo- 17. Idem, p. 113. On sait que.l.i!- recherche labriolienne successive sera dirigée
ne di Eugenio Garin-Latcrza. Bari, 1969, p. 214. Ces tC1JT1essont littéralement dans les années 1870 sur la thématique de la liberté. Ce sera la psychologie de
repris d'une lettre adressée à F. Engels en 1892 dans laquelle Labriola faisait le Herbart qui en quelque sorte prendra le relais de la me partie de !'Ethique pour
récit de sa propre histoire intellectuelle et politique. fournir une position "scientifique" de ce problème, c'est-à-dire pénétrée d'objecti-
2. Antonio LABRIOLA, Scritti e appunti Z'll 7.eller e Spinoza, 1862-1868. A visme et de "naturalisme", n'acceptant jamais d'interrompre les lois constantes de
cura di Luigi Dai Pane, Feltrinelli. Milano, 1959, p. 51. On peut confronter le la nature, d'introduire le concept du libre-arbitre (Scritti ... , p. 110).
texte publié avec les notes de lecture prises par Labriola sur l'ouvrage de K. 18. Antonio LABRIOLA, La concezîone materialistîca della storia. Edit. cit.,
Fischer, p. 183. p. 95. C'est B. de Giovanni qui resserre le lien Spinoza/Hegel dans la même
3. Antonio LABRIOLA, Scrilti ... cit., p, 127. C'est Aldo ZANARDO qui a bataille objectiviste pour saisir la productivité intrinsèque du monde humain (arti-
attiré l'attention sur cette vigilance méthodologique du jeune Labriola dans son cle cité p. ).
étude importante de 1959, Il prûno Labriola e Spinoza, reprise dans Filosofla e 19. Antonio LABRIOLA, Idem, p. 242, note.
Socialisrno. Editori Riuniti, Roma, 1974. Voir, plus récemment, dans un sens plus 20. A noter que le mémoire de 1866 avait su, contre Erdmann, et avec. K.
hégélian, mAGIO DE GIOVANNI, "Spinoza e Hegel: l'oggettivismo di Antonio Fischa, découvrir que la théorie de l'attribut-étendue avait une portée anti.-idéa-
Labriola" in Il Centauro n° 9, 1983. Napoli, p. 26 sqq.; et enfin Paolo CRISTO- liste, et que la pensée n'avait pas le primat comme le disait Hegel. Sens du parti-
FOLIDII, "Labriola e Spinoza", in Paradigmi, n° 5. Bari, 1984. A noter que le culier, de la singularité historique, une fois encore.
texte cité appartient à la conclusion non publiée du mémoire, lequel s'achève par
21. Idem p. 242.
une remarque concernant la question de la liberté.
22 . G. PLEKHANOV, "D'une prétendue crise du marxisme", 1898, in Oeu-
4. Antonio LABRIOLA, Scritti... cit., p. 51 Préface.
vres Philosophiques. Tome Il, Editions du Progrès, Moscou, s.d., p. 353.
5. C'est P. Cristofulini (voir not e 3) qui a attiré l'attention sur le parallèle
23. Idem, p. 351.
Shakespeare/Spinoza. Ce parallèle n'est pas repris dan s le "mémoire" définitif. Il
est ex:;>lic ité dans l'ébauche de préface. Le philosophe et le dramaturge ont l'un 24. G. PLEKHANOV, in ''Bernstein et le matérialisme" (1896), in Oeuvres
expliqué, l'autre mis en scène l'homme moderne qui "cherche en soi le point de Philosophiques. T o me Il, p. 375.
départ et le terme de la solution". ''Le véritable découvreur de ce nouveau monde 25. G . PLEKHANOV, Questions fondmnensalès du marxisme (1908). Edi-
du co <::ur est Shakespeare qui, comme un autre Christophe Colomb. -s-iît-·tmuver tions Sociales, Paris, 1947 p. 23 . Ce m arx isme néo- spinoziste sera transmis par
c o mment en partant de l'homme on peut revenir à l'homme. Shakespeare est le Plekhanov au,i: marxi stes soviétique s qui en feront une pi èc e du dia-m a t, de la
poète moderne par excellence; pour lui il n'y a pas d'autre monde que l'humain . conception matériali ste-dialectique du monde (même si d'autres inteJprètes mar-
Ses hommes portent en eux-mêmes la réponse. Les passions sont leur destin et ils xistes avaient pensé dans le même sen s , ainsi Conrad SCHMIDT, Spinoza, ein
ne s'en libèrent qu'en agissant pai: elles". S critti ... , p . 20. Verkampfer der neuern Weltanschaaw,g, Berlin, 1890). Citons le dialecticien A.
6. A Labriola,Scritti, cit. DEBORIN, "Spinozismus und m arllismus", in Chronicon Spinozanum . Tome V,
1927, Hague, p. 140-161. Voir le très utile recueil présenté par G.L. KLINE,
1. ld .,p . 54 .
Spinoza in the Soviet Philosophy A Serie of Essays. New- York, 1952. Voir notre
8. Id ., pp. 54-55. dernier chapitre.
9. Id. , p. 55.

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Labriola devant Spinoza

26. Antonio LABRIOLA, ~ concezione materialistica della .storia. &lit. cit., 1


Vlll. LE MARXISME AU MIROIR DE SPINOZA
pp. 211-212.
Tl. Antonio LABRIOLA, Idem, p. 216.
28. Idem, p. 279
29. Idem, p. 280. La philosophie de Spinoza a hanté tous les grands débats de la pensée,
30. Idem, p. 190.
comme un réactif obligeant toute position théorique à aller jusqu'au bout
d'elle-même. Cette puissance de mise en cause n'a pas toujourn signifié
31. Idem, p. 63.
correction ou exactitude dans son intelligence propre, mais elle a toujours
32. Idem, p. 65.
33. Idem, pp. 77-78 et plus loin p. 80, contre le piège d'une "histoire à thèse" ,
pennîs des sauts qualitatifs dans l'histoire 4e
la pensée. La confrontation,
explicite ou implicite, apparente ou sou~. avec Spinoza a été déci-
le préjugé d'une histoire démontrée, démonstrative, déduite''.
sive pour les grands moments de la modernité : c'est dans l'assimilation
34. /dem, p. 199 (lettre m du "Di.scorrendo ... "). de Spinoza que la philosophie des Lumières produit son "excès" matéria-
35. Jdem, p. 260. liste, avec Helvétius, d'Holbach., La Mettrie, Dîderot2. C'est le débat criti-
36. Idem, p. 233. que avec Spinoza qui, lors du "Pantheismusstreit", conduit à la radicalisa-
37. Idem. Et de manière condensée : ''Tendance (fonnelle et critique) 11u mo- tion de l'idéalisme critique kantien en idéalisme spéculatif, chez Fichte,
nisme, d'une part, virtuosité à se tenir en équilibre dans un domaine de recherche Schelling, Hegel, après les interventions de Mendelssolm et de facobï3. Il
spécialisée, d'autre part: tel est le résultat. Pour peu que l'on se détourne de cette faudrait de même interroger la lente résurgence de la pensée spbozienne
ligne, on retombe dans le simple empirisme (la non-philosophie), ou l'on se trans- dans l'oeuvre où se signifie la crise de la modernité, celle de Nietzsche.
cende vers l'hypcr-philosophie, la prétention de se représenter en acte l'Univers,
Entre temps, le courant de pensée le plus important de la ïm du XIXème
comme si l'on en possédait l'intuition intellectuelle", p. 233.
siècle et du début du XXème, le marxisme, n'a pu éviter d'identifier quel-
38. Idem, p. 235. ques-uns de ses problèmes fondamentaux au miroir de la pensée de Spi-
39. Idem, p. 211. noza.
40. Idem, p. 78. Le marxisme, disons-nous, plutôt que Marx, ou même Engels, car les
41. Idem, p. 235. fondateurs ont croisé Spinoza sans produire un effort théorique explicite
42. Ibidem pour élucider thématiquement leur rapport au spinozisme. Plus precisé-
43. Jdem, p. 237. ment, le tour ou plutôt le retour de Spinoza dans le marxisme s'opère lors
44. Idem, p. 251. des crises du marxisme, an sein de moments les plus intenses où est en
45. Idem, p. 251. jeu l'interrogation sur sa structure théorique, sur sa dimension philosop~-
46. Idem, p. 204. que4.
41. Idem, p. 237.
48. Idem, p. 235.
49. Idem, p. 251. DU SPINOZISME ETIIlCO-POLffiQUE DE MARX A L'OUBLI DU
50. Idem, p. 216. MATERIALISME SPINOZIEN.

Marx a rencontré Spinoza très tôt : il a même composé un cahier de


notes, au printemps 1841, constitué exclusivement d'extraits du Traité
théologico-politique et de la correspondance, présentés sans un ordre qui
n'est pas celui de Spinoza lui-même 5 • Ce cahier s'inscrit dans les travaux
preparat.oires de la thèse de doctorat consacrée à la philosophie de Démo-
crite et d'Epicure. Comme le montre A. Matheron 6 , ce texte est muet Le
seul donné inteipretable, le contenu et l'ordre même des extraits, ne se
laisse· inteipréter que dans un discours second dépourvu de véritable
structure. Marx apparaît à la recherche d'une forme simplifiée et efficace
de la critique spinozienne de la religion révélée, il est intéressé par le lien

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Le marxisme au miroir de Spin oza
.,.
---
Le marxisme au miroir de Spinoza

qui 1;:nit théorie de la nature et libération éthico-politique. Grande impor- multanée de l'être individuel et du genre humain à la prise en compte des
tance est donnée à la thématique de la liberté déf"mie comme autonomie, à contraintes objectives qui structurent cette double croissance. Marx ne re-
la démocratie présentée comme résolution rationnelle du problème politi- noncera jamais à l'idée spinozienne fondamentale de libération éthique,
que. La recherche de la liberté est le fil conducteur. Marx se présente de conquête d'une autonomie (modale), c'est-à-dire de développement
comme l'héritier critique de la "Sittlichkeit'', de l'éthicité, et non pas des capacités d'agir et de penser des individus par l'appropriation et la
comme matérialiste. Spinoza est rencontré comme le continuateur mo- réduction des contraintes issues de la dépendance des hommes à l'égard
derne d'Epicure, comme un de ces "héros" de la libération modenie qui de la nature en général et de leur nature humaine en particulier. Il n'est
passe par Kant. Fichte, Hegel. Pour ce jeune Marx, "le malheur est de pas jusqu'à l'idée du communisme qui ne se fasse l'écho de cette liberté-
vivre dans la nécessité, mais il n'est pas nécessaire de vivre dans la né- autonomie dans la nécessité : les "producteurs associés" "régleront ration-
cessité". S'il a été nécessaire jusqu'ici de vivre dans la nécessité, il ne nellement lelli'S échanges avec la nature''. en "dépensant le minimum de
l'est plus aujourd 'lmi. Spinoza, apres Epicure, est le penseur qui a démas- force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur
qué les raisons de la nécessité qui contraignaient à vivre sous l'esclavage nature humaine", aménageant ainsi ce "royaume de la nécessité qui est
de la superstition théologico-politique, et plus généralement sous l'escla- celui du travail, de manière à ce que celui-ci libère ensuite avec une ex-
vage d'autorités extérieures qui telles l'Eglise ou l'Etat despotique sépa- tension inoui'.e du temps libre les conditions du "véritable royawne de la
rent les forces physiques des individus de leur accomplissement. Il s'ins- liberté", du "développement des forces humaines comme f'm en soi" 7 •
crit dans le combat de la pensée moderne qui enchame la liberté des indi- La liberté spinozienne possède la même structure que la liberté mar-
vidus à la reconnaissance réciproque de leurs vouloirs, et qui n'accepte xienne : elle est l'unité d'une liberté négative et d'une liberté positive. La
conune contrainte que cette reconnaissance. Prométhée, celui à qui liberté négative est precisément la lutte de libération contre toute autorité
Goethe fait dire "Je hais tous les Dieux", et qui affinne vouloir "former extérieure : Eglise et Etat despotique avec leurs mécanismes passionnels,
l'homme", l'individualité au sein d'instirutions de liberté, est bien la fig- d'un côté, de l'autre, Etat séparé et rapports capitalistes de soumission
ure éponyme de cette liberté-autonomie produite dans la nécessité même. réelle du travail, avec leurs illusions idéologiques constitutives. La liberté
:Marx partage l'intérêt radical de Spinoza pour une liberté d'individus positive est l'émergence de l'individualité libre, la personnalité multilaté-
éthicisés dans des structures objectives, qui est aussi la liberté des Lu- rale chère à Marx, riche en besoins et en facultés, l'humanité puissante du
mière les plus radicales et celle de l'idéalisme allemand. Liberté éthique sage spinozien, union d'un corps aux multiples aptirudes et d'un entende-
des individus qui exigent la reconnaissance et qui ne sont pas invités à se ment constitué de très nombreuses idées adéquates (concernant la nature,
sacrifier au genre, à l'espèce. Cette finalité "éthique" ne sera plus jamais les corps, le sien propre, son esprit) 8 • Le combat de Spino:za contre le
désavouée par Marx qui recherchera durant son activité les conditions bloc théologico-politique, contre les étroitesses de la vie et de lia connais-
théoriques et pratiques d'une émancipation de toutes les autorités exté- sance du premier geme est bien poursuivi par la lutte de Marx contre les
rieures - transcendantes ou laïques - qui dans la réalité, et non pas seule- formes de domination imposées par la contrainte économique capitaliste.
ment dans la représentation de la religion, menacent la liberté des indivi- Toutefois, M.arx lui-même n'explicite pas ce spinozisme pratique.
dus. Seront ainsi critiqués, résolus en leurs mécanismes l'Etat séparé, la Tout se passe comme s'il en acceptait les thèses, qui sont celles d'une
loi C'..ommeloi de contrainte, la loi morale elle-même si elle prend la fig- certaine tradition matérialiste (Epicure), tout en les amalgamant à la tradi-
ure paternaliste d'un impératif à contenu moraliste, les puissances écono- tion rationaliste moderne de l'émancipation, sans distinguer entre les dif-
miques du profit, de la production pour la production, du capital. Toutes férences qui séparent matérialisme et idéalisme, philosophie des Lumières
ces figures de la servitude dessinent autant d'étapes du procès de libéra- radicales et philosophie classique allemande.
tion éthico-politique (anti-étatique) qui radicalisent la recherche spino- Nous pouvons énoncer ces thèses qui portent ce que l'on peut nommer
zie:vne de la liberté éthique dans et par la condition, dans et par la con- l'intérêt éthico-politique de Marx ("éthico-politique" étant pris ici au sens
naissance_ des déteuninations de la condition. Le premier héritage spino- de "Sittlichlceit").
zier. du jeune Marx est celui du rationalisme de l'éthicité, sous sa version
Thèse 1. La philosophie a un intérêt fondamental à la libération hu-
radicale, démocratico -plébéienne, posant que la liberté de l'individu est à
maine et à la liberté positive des individus contre toute hétéronomie. Elle
son tour la condition de la liberté de tous les individus, et non l'inverse.
est pensée et pratique de l'autonomie.
De ce point de vue l'histoire de la pensée de Mrux est celle de la décou-
verte des structures objectives du "regne de la nécessité" qui empêchent et Th èse 2. La philosophie est "science", au sens fort et éminent, de la
limitent l'émergence du "Iègne de la liberté"; le res.sort de sa critique de vie, de la vie des hommes. Comme telle elle est critique de toutes les
l'économie politique est d'articuler la reconnaissance de la croissance si- "autorités" qui sont autant de principes de domination et qui se justifient

186 187

.....
Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

d'une représentation de la domination d'un principe (par exemple, le prin- Hegel aussi, car il est le seul phllosophie à avoir pensé le travail, le
cipe-Etat séparé, successeur' du principe-Dieu tnmscendant, ou le prin- processus d'objectivation des forces humaines, à avoir intégre spéculati-
cipe-Capital, fondement de l'Etat séparé). vement l'économie politique. Donc Marx fait travailler Feuerbach dans et
Thèse 3. La recherche de la vie bonne est d'abord recherche de la contre· Hegel. Les choses vont vite comme le prouve ta simple chronolo-
vie, de la simple vie, libérée de la domination, d'une vie ~ans autre prin- gie. Feuerbach, d'une part: 1841 : Essence du christianisme; 1842: Thè-
cipe qu'elle-même, unité physico-psychlque, vie des esprits et des cozps, ses provisoires pour la réforme de la philosophie; 1843 : Principes d'une
des corps toujours déjà associés. Comme science de la vie, la philosophie philosophie de l'avenir. Mant, d'autre part : 1843 : Introduction à la criti-
critique et intègre toutes les "sciences" spéciales. que de la philosophie du droit de Hegel; 1843 : La question juive; 1844 :
Manwcrits économico-philosophiques; 1845 : Sainte Famille; 1845/46 :
Or, il se trouve que Marx actualise ces thèses apres 1843 dans le sens "Thèses" sur Feuerbach et Idéologie.Allemande. A aucun moment. Spino-
d'une élaboration d~un matérialisme spécifique; mais jamais il ne fait re- za n'est sollicité par Marx, qui passe en quelques mois par des p:>sitions
cours au libéralisme semi-matérialiste de Spinoza pour clarifier sa pensée théoriques bien distinctes en ce qui concerne l'élaboration de sa concep-
tion matérialiste.
alors que l'on pounait attendre cette rencontre. Ce point mérite une ana-
lyse plus particulière : le spinozisme pratique de Marx ne procède pas à ta Les Manuscrits de 1844 sont maiqués par la recherche d'une position
reprise des grandes découvertes de l' Ethique ; naturalisme panthéiste, pa- de dépassement de Feuerbach et des oppositions phllosophiques entre ma-
rallélisme ontologique et gnoséologique sont i~orés. C'est Feuerbach, térialisme et idéalisme. Ils développent un naturalisme sui generis qui est
pourtant grand lecteur et admirateur de Spinoza, qui est rencontré dans la simultanément humanisme et qui a pour coeur le procès d'object!,vation-
grande confrontation avec Hegel. Le rendez-vous avec Spinoza est secorid aliénation de l'essence hwnaine, elle-même définie comme activité prati-
et il laisse place à la rencontre de L. Feuerbach. que, matérialiste-sensible. La Sainte Famille, quelques mois plus taro.
Tout se passe comme si la revendication de liberté et d'autonomie, si constitue une sorte de saut : là, l'influence de Feuerbach est à son point
puissamment exposée dans le Traité théologico-politique, était désormais culminant, avec sa thèse de l'autocréation de l'homme par et dans son
prise en charge par la critique de l'aliénation telle qu'elle se présente dans activité sensible. Marx ne cherche plus à dépasser l'opposition matéria-
la théorie feuerbachienne de la religion. C'est cette critique qui tres vite lisme/idéalisme; il se revendique même pour la première fois du matéria-
autorise la radicalisation de la nouvelle entreprise en critique de la politi- lisme moderne dont Feuerbach est le prophète. Ce dernier, en effet, a su
.que et en critique de l'être. économico-social. Certes, la critique de la penser l'homme comme "essence, base de toutes les activités et condi-
philosophie politique de Hegel se fait encore au nom de la démocratie, et tions humaines" ... C'est l'homme réel qui fait l'histoire. Ce n'est pas
même selon la justification spinozienne de la démocratie présente dans le l'histoire qui se sert de l'homme coinme d'Wl moyen pour durer et parve-
12
T.T.P. 9 , mais dès la "Question juive" Marx. abandonne la thèse identifiant nir à ses propres fins" • L'humanisme ne peut s'énoncer que du point de
démocratie et Etat rationnel pour dénoncer l'aliénation politique, ou plutôt vue du matérialisme, ce courant méprisé de la phllosophie, qui dérormais
étatique , et rechercher dans l'autonomie de la "Sittlichlœit", et plus préci- peut faire sa jonction avec le communisme. Alors que Feuerbach avait
sément de la "burgerlische Gesellschaft", la racine de l'aliénation hu- situé Spinoza conune un matérialiste prisonnier encore de la théologie
maine fondamentale. La déconstruction de la notion de "Sittlichkeit" par rationnelle et s'autorisait de son exemple, Marx ne range plus Spinoza
l'usage de la notion d'aliénation, ouvre un nouvel espace théorique struc- panni ses ancêtres 13 . Bien au contraire, Man., s'inspire du Manuel d' his-
ture par ta prise en compte de la catégorie de "praxis". unité d'activité toire de la philosophie moderne, de Charles Renouvier 14, il situe Spinoza
pratique-sensible et de travail. dans la métaphysique rationaliste , aux côtés de Descartes, Malebranche,
Leibniz. Dans son archéologie du matérialisme qui fait un sort à Helvé-
Spinoza recule à l'amère-fond, rangé avec "les héros intellectuels de tius, La Mettrie, d'Holbach, tous lecteurs de Spinoza, Marx ne rése::ve pas
la morale'', cette fois avec Fichte et Kant, avec tous ceux qui ont su partir
un sort spécial à l'auteur de l'Éthique. Il lui préfère même Hobbes, Locke
du "principe que la morale est fondée sur l'autonomie de l'esprit hu- et il annonce la ïm imminente de· cette métaphysique. "Cette métaphysi-
10
main" • Feueibach, avec son matérialisme sensible, sa théorie de l' alié- que succombera définitivement devant le matérialisme, désormais achevé
nation, donne à Marx la possibilité de penser l'activité pratique sensible par le travail de la spéculation même, et se confondant avec l'humanisme.
en tant qu'elle se manifeste et s'achève tout à la fois dans le travail 11 ; il De même que Feuerbach dans le domaine théorique, de même le socia-
permet à Marx de se mesurer à Hegel dont est intégrée l'approche histori- lisme et le communisme français et anglais représentent dans le domaine
co-processuelle. pratique le matérialisme comcidant avec l'humanisme". Certes, Marx re-

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Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

marque que Hegel a vu .dans la philosophie de Spinoza ce "même prin- Marx compliquera cependant très vite, dès les Thises sur Feuerbach,
cipe folidamental" susceptible de justifier deux interprétations, "deux éco- son matérialisme dans le sens d'une redécouverte de la dimension catégo-
les qui se disputaient le sens du système", à savoir "théisme et matéria- rielle-processuelle. Mais ces thèses, ainsi compliquées, ne disparaîb:ont
lisme". Mais il n'exploite pas cette lecwre contradictoire de Hegel qui pas. Quoi qu'il en soit de leur postérité dans l' oeuvre de Marx , il est
d'ailleurs vaut aussi pour Descartes. Il exalte P. Bayle pour avoir réfuté stupéfiant que Marx ne se réfère jamais à Spinoza à qui l'on peut attri-
"par prédilection. SEinoza et Leibniz". les deux plus grands représentants buer à bon droit la quasi-totalité de ces mêmes thèses "matérialistes " sans
de la métaphysique 5 • pour autant avoir épuisé sa philosophie. Ce silence étonnant n'est pas
Marx peut ainsi compléter les thèses "pratiques" de son matérialisme passé inaperçu, puisque un camarade de combat de Marx - qui deviendra
par des thèses ontologiques et épistémologiques, éléments du noyau dur vite un adversaire - H. Kriege, (celui-là . même contre lequel Marx écrira
de la position matérialiste, sans chercher en Spinoza, qui les paJtaBe (mais une circulaire fameuse dans le cadre des activités de la première Interna-
combinées à d'autres thèses) un appui ou 1Dl allié. On peut formuler ainsi tionale), lui reprochera à juste titre, apres lecture de la Sainte Famille :
ces thèses "dures" du matérialisme, exposé dans la "Sainte Famille". "Tu as sans doute raison à coup sûr pour ce qui est des Anglais, Hobbes
et Locke, de même pour Voltaire et ses partisans directs : mais d'Holbach
est foncièrement spinoziste, et c'est en lui et Diderot que les Lumières
TRtèse 4. La nature est la réalité originaire , et cette nature comprend la
atteignent enfin leur sommet et devieJU1ent révolutioMaires" 19 •
matière. Toute théorie de la création est invalidée, conune l'est tout subs-
titut idéaliste de la création (les idées comme Etres généraux). Marx de-
vient même lyrique dans la Sainte Famille: "la matière sourit à l'homme
en sa splendeur poétique originelle" (à propos de Bacon) 16 • Est radicalisé RECURRENCES MARXIENNES DE THEMES SPINOZIBNS :
le principe du matérialisme antique selon lequel "rien ne vient de rien". RETOUR .D'UNE RENCONTRE MANQUÉE.
La pensée, quel que soit son statut, "ne peut êtte séparée de la matière,
laquelle pense" 17 •
Spinoza ne sera plus rencontré par Marx pour des raisons qui tiennent
au style même de la critique. Celle-ci réduit au minimum la recherche
Thèse S.Cette nature est intelligible. Le monde est un ordre naturel d'ascendance philosophique, dans la mesure même où elle se constitue
qui ne renvoie qu'à lui-même sans intervention d'un principe relevant dans l'ouverture d'une dimension qui apparaît située au-delà de la spécu-
d'un autre ordre. Le monde humain s'inscrit dans ce monde. L'ordre an- lation philosophique. Le semi-matérialisme spinozien, pas plus que la tra-
thropologique n'introduit pas une rupture, ni un privilège par rapport aux dition matérialiste revendiquée dans la Sainte Famille ne sont pris eri
auttes zo~es de l'ordre naturel. Sa spécificité ne signifie pas extemtoriali- compte , car Marx dépasse quasi immédiatement le matérialisme de 1845.
té. Marx ici suit Hobbes : "l'homme est soumis aux mêmes lois que la Il maintient les thèses matérialistes, mais en les déplaçant pour concep-
matière.Puissance et liberté sontidentiques" 18 • Mais il ne cite pas Spino- tualiser la praxis humaine, activité pratique, transformatrice et révolution-
. za qui énonce pourtant que l'homme est "mode fini" parmi l'ensemble naire, dans une espèce nouvelle de matérialisme. Si importe la saisie du
des modes f'lnis et qu'il n'est donc pas "lDl empire parmi un empire". Pas procès de production. dans l'unité de ses formes économiques, ·sociales,
plus qu'il ne saisit l'importance de la théorie du "conatus", du désir et de politiques, idéologiques, le matérialisme "dur" risque de se réduire à
son appartenance à la vie imaginaire passionnelle. l'énoncé stérile de ses seules thèses. Néc~aires, mais insuffisantes, cel-
les-ci n'intéressent Marx que dans la mesure où elles "travaillent" et libè-
Thèse 6. Elle est présupposée par les thèses précédentes et elle con- rent l'intelligence spécifique de l'objet spécifique, qui est le procès histo-
cerne le critère gnoséologique de la connaissance : toute connaissance rique, et encore davantage le procès historique en sa "forme capitaliste" .
présuppose la réalité de son objet et l'antériorité du réel à sa pensée. Dès les Thèses sur Feuerbach, et encore davantage dans l'idéologie alle-
Cettes, Marx plus taro rectifiera la version empiriste de cette thèse, il mande, Marx prend ses distances avec le matérialisme traditionnel, en y
l'associera à une conception de la pensée défülie comme procès, mais il incluant Feuerbach, car celui-ci risque de maintenir les étroitesses et illu-
ne fa reniera pas. C'est elle que Engels, dans l"'Anti Dühring" énoncera, sions de la philosophie. Hegel est à nouveau au centre en œ que son
non sans simplisme ni ambiguïté, comme réswnant toutes les autres thè- idéalisme seul a su penser "l'activité humaine comme une activité objec-
ses, en suggérant que l'alternative matérialisme/idéalisme est l'alternative tive", conune procès d'objectivation des forces de travail. Marx retrouve
essentielle de toute l'histoire de la pensée. pour l'élaborer l'idée d'une troisième voie par delà le couple matéria-
lisme/idéalisme, présenté dans les Manuscrits. Il veut dénoncer le carac-

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__._
Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinc:1;a
tère unilatéral des. oppositions philosophiques fondamentales par la voie de la pratique que développe l'idéologie Allemande procède à. la remise
de la praxis. Le matérialisme 'est accusé de ne PW!:penser l'activité, ou de en mouvement, à wi niveau supérieur de complexité, des thèses du maté-
ne la penser que du point de vue atomistique, propre à l'individualisme rialisme "dur". Marx dans son élucidation de l'être socio-historique com-
bourgeois de la société civile. Spinoza, comme les autres plûlosophes mé- bine un matérialisme de la pratique - pour· qui la nahlre est à la fois une
taphysiciens du XVIIème. ne peut recevoir un sort distinct .. "La doctrine catégorie objective et historique - et un matérialisme "dur''. Il réactive
matérialiste de la transformation par le milieu et par l'éducation oublie ainsi des Thises quasi-spinoziennes, sans les reconnaître conune telles.
que le milieu est transfomté par les hommes et que l'éducateur doit être sans exploiter la pensée de Spinoza. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de ce
éduqué. Aussi lui faut-il diviser la société en deux parties dont l'une est qu'on peut nommer une théorie de l'être social impliquani une théorie des
au-dessus de la société. La coïncidence de la transformation du milieu et niveaux d'objectivité. On a là comme une variation surl'idée fondamen-
de l'activité hwnaine elle-même ne peut être saisie et comprise rationnel- tale que l'homme n'est pas un empire dans un empire.
lement que conune praxis révolutionnaire" 21 . Marx, de manière para-
doxale, affirme à la fois le caractère non actif, contemplatif, du matéria-
lisme, et il critique son lien à la vision du monde utilitariste et contractua- a) Si le monde qui nous entoure n'est pas une chose donnée immé-
liste propre à l'individualisme possessif. Le matérialisme de Feuerbach, et diatement, mais un produit de l'industrie et des conditions sociales, il
celui des XVII et XVIIIème siècles. est une théorie atomistique du social, demeure que les rapports sociaux se développent dans la nature, tout en
il réduit la communauté des hommes à un agrégat d'atomes individuels, inaugurant une nouvelle région naturelle que l'on peut dire située "au-des-
séparés, unis et divisés tout à la fois par la recherche de leur utile propre. sus" de la nature, sans que ce "dessus" en soit vraiment un. Le procès du
"Le résultat suprême auquel parvient le matérialisme contemplatif - c'est- travail social s'approprie partiellement la sphère d'objectivité naturelle en
à-dire le matérialisme qu.i ne conçoit pas le sensible conune activité prati- laquelle il se situe. Mais cette sphère déborde, en son indépendance, la
que, c'est la théorie des individus isolés et de la société bourgeoise". sphère des rapports sociaux, à l'intérieur de laquelle elle est historique-
"L'ancien matérialisme se situe au point de vue de la société bourgeoise. ment et partiellement subordonnée. La nature conserve la capacité de con-
Le nouveau matérialisme se situe au point. de vue de la société hwnaine ditionner le développement des forces sociales, cet équivalent marxien
des "conatus".
ou de l'humanité sociale" 22 • ·
Le matérialisme n'est plus nécessairement émancipateur de la prati-
que, il peut la réduire au statu quo d'une société d'intérêts individuels en b) Cette sphère, conditionnante et natumnte, se manifeste s:::>usdeux
lutte éternelle et se constituer .en idéologie de légitimation, maintenant aspects : 1) celui de la naturalité radicale de l'homme qui pour "faire"
une conception "théorique", c'est-à-dire immobilisatrice de la praxis. La l'histoire doit produire les moyens satisfaisant ses besoins. Les individus
critique de l'idéologie ne peut épargner ce matérialisme, pas plus qu'elle réels sont les présupposés réels, et leur "praxis" commence toujows dans
n'épargnel'idéalisme : si ce dernier saisit le réel comme pratique, en son des conditions naturelles qui pour une part sont "toutes prêtes", non pro-
23
c ô té actif, c'est-à-dire transformateur, il demeure l'autre pôle d'une oppo- duites par eux • 2) Celui de la naturalité des rapports de production dans
sition philosophique abstraite. L'idéologie Allemande cherche à dépasser le ur lien à la naturalité de base. Tout se passe comme si Marx conjurait le
ces unilatéralités philosophiques dans une "unique discipline", une risque d'un idéalism e de la pratique-sujet, le danger de la praxis conune
"science unique", celle de l'histoire, qui révolutionne le matérialisme du principe métaphysique, en comprenant le procès de production dans les
point de vue de l 'activité pratique-critique. catégories de la modalité psycho-physique, détenninée et finie. "Si les
Cette absence de Spinoza , ou plutôt ce rejet de Spinoza dans les mar- hommes ont une histoire, c'est qu ' ils doivent produire leur vie, aécessité
qu'ils accomplissent d'une manière déterminée; leur organisation physi-
ges de la philosophie, ne peut donc être sunnont é . Mais nous pouvons
faire quelques conjectures sur le rapport qui, selon nous , pourrait unir la que le leur impose; il en est de même en ce qui concerne la con-
science "24. C' es t cette conception modale du procès de produ ction qui
recherche tourmentée de Marx et les virtualités théoriques de la pensée de
Spinoza. Ces conjectures n'ont rien de gratuit, dans le mesure où l'idéolo- empêche la théorie de l'histoire, la théorie des modes de production, de
s'idéaliser en philosophie de l'histoire; c'est elle qui marque la diifférence
gie Allemande interdit, à son tour, le développement d'une troisième voie
qui serait fondatrice . La conception matérialiste de l'histoire sur laquelle avec l'interlocuteur philosophique permanent de Marx, à savoir Hegel.
ouvrent le s Thèses sur Feuerbach interdit de penser la pratique comme un On peut cenes estimer que la théorie de l'histoire demeure une téléologie
de la nécessité produisant la liberté, et que cette téléologie est inscrite au
nouveau principe plùlosophique, comme rapport actif de so i à soi, comm e
sujet. La pratique n'est pas sujet. Voilà pourquoi le matérialisme marxien coeur même de l'idée de production, cet équivalent du "concept" . Mais il
est de fait que Marx lui-mêm e récuse la philosophie de l'histoire, le grand

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Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

récit des fins dernières.· en thématisant. de manière implicitement spino- de réserve qui n'est pas mobilisée ex professo. Nous so~s ici condam-
zienne. c'est-à-dire causale. la ·linûte de dépendance et d'extériorité que le nés à prendre la responsabilité d'une inteIJ)rétation.
matérialisme dur impose au matérialisme de la pratique, lorsque celui-ci
se laisse séduire par les garanties füialistes. Un spinozisme muet agit dans LES AVATARS DE SPINOZA DANS "LE MARXISME
la théœie des niveaux d'objectivité - cette théorie de la nécessité incluant ORTHODOXE". PLEKHANOV.
la nécessité d'un moment de la liberté dans la nécessité. Il intervient dans
le règlement inachevé de la dette contraetée par Marx envers Hegel. phi-
losophe de la réconciliation finale de l'esprit objectif et de l'esprit absolu. Ces lacunes apparaîtront dans le cours de l'histoire du mairxisme, lors
Un matérialisme serni-spinozien non thématisé critique l'illusion idéologi- de ses crises. A titre d'exemple non exhaustif - cette histoire reste à écrire
que des assurances propres à la philosophie de l'histoire. et limite la ten- -, nous pouvons isoler deux moments importants concernant la recherche
dance à l'idéalisme de la praxis. Et ce matérialisme naturaliste et causal problématique des assises philosophiques du marxisme et la définition des
ne tombe pas sous les critiques du matérialisme invalidé comme philoso- catégories essentielles de la dialectique matérialiste, deux moments qui
permettent de faire le lien entre l'élaboration théorique des marxismes de
phie de la société civile-bourgeoise.
la Seconde Internationale et ceux de la .Troisième. Il s'agit de l'usage de
Ces conjectures sont, nous espérons l'avoir établi, soutenables. Mais
Spinoza dans ce que l'on appelle la conception matérialiste et dialectique
elles sont notre fait. Cette rectification, dam le sens d'un matérialisme
du monde, ancêtre du matérialisme dialectique, et, d'autre part, de la criti-
naturaliste-critique, de l'idéalisme immanent à la praxis-sujet, reste par-
que "ante litteram" de cet usage effectuée par le marxiste italien Antonio
tielle. non réfléchie. Tout se passe comme si le retour de Spinoza était à Labriola.
la fois esquissé et düféré, commencé et retardé indéfiniment. Cette situa-
tion est l'index d'un problème irrésolu qui est celui-là même de la suuc- A la fin du XIXème siècle, certains mantistes sont confrontés à la
ture théorique de la conception marxienne de l'histoire, et de son rapport nécessité de. définir la philosophie immanente à l'oeuvre de Marx. Cer-
à la conception hégélienne. Des rencontres théoriques sont possibles, elles tains voient dans la critique de l'économie pollitique et dans la conception
sont esquissées, mais elles avortent, comme si Marx redoutait d'aller plus matérialiste de l'histoire une science "neutre" des processus historiques
loin. C'est ainsi que l'on pourrait enfin signaler le silence de Marx sur qui exige une fondation philosophique : cette fondation est assignée à
des "topoi" spinoziens bien proches des siens : rien n'est dit sur la dénon- l'éthique. et celle-ci est de type kantien (c'est la thèse de E. Bernstein, le
ciation du libre-arbitre comme hypothèse occulte, sur la critique de la père du révisionnisme, mais aussi de socialistes néo-kantiens comme K.
conscience comme lieu de l'illusion constitutive, rien sur la critique spi- Vorllinder, et des austro-marxistes, tel Max Adler). D'aunes refusent cette
nozie..,me des prejugés religieux et moraux, thèmes que Marx rencontre à rupture de l'unité de la pensée marxienne. Us affirment, à m suite du
sa mruûère lorsqu'il critique les formes phénoménales, et leurs apparences Engels de 'TAnti-Dühring" (1877), du "L. Feuerbach et /afin de la philo-
idéologiques, qui représentent et mystifient tout à la fois, la structure de sophie classique allemande" (1886), l'auto-suffisance théorique de ce qui
l ' être social capitaliste (le fétichisme de la man:handise, celui du capital, devient alors "le marxisme", cette auto-suffisance étant recherchée dans la
l'illusion de la liberté du contrat salarial). Ces silences ne sont rompus fusi on des théo ries matérialistes et de la dialectique définie comme logi-
qu'épisodiquement lorsque Marx recourt à des citations obligées de Spi- que des proce ssus et de leurs contradictions objectives. C'est dans !'oeu-
noza , fonctionnant comme autant d'invitations à avancer dans le procès vre de ces marxistes orthodoxes - tel G . Plekhanov pour la Russie - que
de connaissance : ainsi en va-t-il pour la fameuse formule selon laqu elle Spinoza fait retour. Ce retour a pour fonction d'empêcher l'intégration de
"le recours à l'ignorance n'est jamais un argument"; ou encore pour le la conception matérialiste de l'histoire dans un projet éthique néo-kan-
rappel histori~ du traitement de "chien crevé" réservé à la fois à Spino- tien26. Tout se joue sur l'élaboration de Engels, sur ce que ce dernier
za et à Hegel 5 . Ou encore, Spinoza est nommé lorsque l'exposé de la nomme le matérialisme dialectique dans "L . Feuerbach et la fin de la
criti que de l'économie politique et de ses catégories rencontre des noeuds philosoph ie classique allemande".
dialectiques : ainsi en va-t-il pour l'adage "omnis determinatio est nega- Engels ne cherchait pas à élaborer une "Weltanschauung" matérialiste,
tio" qui n'est pas néanmoins thématisé. Mais ces références sont comme mais à rendre pensables simultanément sciences de la nature et "science"
des ellipses et creusent un vide à la mesure de la question posée. Tout se de l'histoire, dans une perspective politique; il cherchait à évir.er la scis-
passe comme si un spinozisme non réfléchi intervenait, doté d'une fonc- sion entre la pensée naturaliste et la pensée matérialiste-historique :
tion critique non vraiment sollicitée par rapport à la domination de la l'Anti-Dühring ne prend une forme encyclopédique que paice qu'il se si-
réféI"ence hégélienne. Spinoza constitue comme une puissance théorique tue sur un terrain imposé par son adversaire qui dans son système séparait
science de la nature et théorie de l'histoire. Il c herche un concept unitaire

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Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

de science pour recomposer ~e dualisme qui sépare le prolétariat de la de la pensée) comme tennes d'un ensemble commun de lois "dialecti-
double appropriation des sciences de la nature et de la critique de l'être ques" unifiées en un seul concept, celui de "monde matériel extérieur",
social capitaliste. La dialectique de la nature avait deux tâches : montrer gouverné par des lois objectives que les honunes peuvent intérioriser, non
que les résultats des sciences naturelles peuvent être interprétées dialecti- éliminer. Le souci d'unifier sciences de la narure et théorie de l'histoire
quement, et que la dialectique de la nature saisie en son objectivité (pro- risque alors de se stabiliser dans une théorie de la nature-substance, l'his-
cessuelle) implique une confinnation des prétentions théoriques de la dia- toire rentrant dans la nature et s'y distinguant comme sphère !>Ù il y a
lectique historique. A cet effet, Engels tendait, dans une perspective hégé- possibilité d'appliquer consciemment les lois qui la régissent. Ceue élabo-
lienne, à intérioriser le procès historique aux procès naturels que ce pro- ration est équivoque en ce que la problématique engelsienne, qui avait
cès historique s'approprie tout en se situant en leur sein, et à montrer que commencé par être une théorie de l'interaction entre nature et pratique,
les déterminismes de la nécessité naturelle et de la nécessité historico-so- parvient sans expHcation à une reprise non élucidée de la thèse spino-
ciale produisent dans l'ordre social-historique la possibilité d'un royawne zienne de l'identité de structure entre monde et pensée. Spinoza fait appa-
de la liberté. Mais ne disposant pas, ou plutôt plus. de la catégorie de raiêre, par l'appel qui lui est fait, les incertitudes du matérialisme dialecti-
l' Absolu et de son auto-conscience, ni de celle de théorie comme auto- que, écartelé entre une conception de la dialectique critico-métaphysique
contemplation de l' Absolu, Engels ne pouvait néarunoins accepter cette et une conception extensive-métaphysique (la conception du monde ob-
conception de la théorie. En effet, en tant que marxiste il ne peut se don- jectiviste avec son encyclopédie des sciences).
ner comme acquis l'achèvement du processus de la liberté comme auto- Plekhanov, le meilleur théoricien du marxisme russe de l'époque, maî-
détermination sociale, ni penser ce procès comme automédiation de l'être tre de Lénine en .philosophie, cristallise ce recours à Spinoza pour mieux
.et de la pensée. Engels accepte la dialectique en tant que méthode révolu- identifier la philosophie du maixisme : il y voit 1Dl monisme matérialiste
tionnaire énonçant la dissolution de tout ce ql.lÎ est stable et définitif dans unifiant histoire et sciences de la nature, héritant autant du matérialisme
des processus et il critique le système hégélien comme mouvement de du XVlllème siècle et de Feuerbach que de Hegel. Si dans son essai
l'auto-aliénation vers l'auto~reconnaissance de. l' Absolu, culminant dans fameux de 1895 Essai sur le développement de la conception moniste de
une philosophie dogmatique de ta connaissance absolue. Mais cette élabo- l'histoire, Plekhanov ne cite pas Spinoza, il tente de sunnonter r antino-
ration reste contradictoiœ: d'une part, Engels expulse la philosophie.hors
r de l'étude de l'histoire et de la nature, s'en remettant aux sciences pour
mie entre nature et histoire en cherchant un tiers élément, qui soit un
niveau fondamental d'intégration du développement causal, déterminant
l', l'étude de ces domaines. D'autre part. il maintient une version de la phi- les deux facteurs; ce niveau est la production matérielle. Celle-ci fonc-
n losophie comme science d.es lois de la pensée, comme logique et dialecti- tionne alors comme variable primaire absolue; produisant à la fois la tech-
tf que. La première voie fait de la dialectique une simple méthodologie; la
"
E seconde mène à une élaboration de la théorie de la connaissance définie
nologie et la science causale elle-même. Lors de la querelle du révision-
nisme, intervenant contre Bernstein et les néo-kantiens, Plekhanov fait
t comme reflet "Abbild''). "La dialectique se réduit .à la science des lois appanuêre sa dette envers Spinoza. Selon lui, Marx achève une conception
générales du mouvement, aussi bien du monde extérieur que de la pensée matérialiste moniste de la réalité, fondée sur le réalisme gnoséologique et
humaine, deux groupes de lois qui sont dans la substance identiques, mais sur le primat exclusif de la . détermination causale. La substance spino -
êi <liftèrent dans leur expression pour autant que l'esprit humain peut les zienne se renouvelle comme matière historico-sociale, comme easemble
I'
~ appliquer consciemment. tandis que dans la nature, et jusqu'à aujourd'hui
dans la plus grande partie de l'histoire hwnaine, ces lois s'affirment in-
des forces productives, c'est-à-dire comme métabo l isme homme-nature,
comme technique productive ou technologie productive. Et Plekhfillov se
t consciemment, sous la.forme de la nécessité extérieure" 27 • réfère même à un aveu de spinozisme fait par le vieil Engels. "Je suis
f. La dialectique risque alors de devenir une Weltanschauung à domi-
nante objectiviste. Engels recourt, en effet, à la formulation du parallé-
pleinement convaincu que Marx et Engels apres le tournant mat~rialiste
de leur évolution n'abandonnèrent jamais le point de vue de Spinoza.
lisme spinoziste - identité dans la substance de deux séries de lois, celles Cette conviction se fonde entre autres sur un témoignage personnel d'En-
du mond e extérieur et celles de la pensée humaine-. Ce recours à Spinoza gels. J'eus la satisfaction de passer une semaine entière en longwes con-
a pour but d 'empêcher la clôture idéaliste que représente la médiation des versations avec lui sur divers thèmes pratiques et théoriques . {;ne fois
deux séries, c'est-à-dire la transition de la narure à l'esprit, de la subs- notre discours prit pour objet la philosophie. "Pour vous, lui demandais-
tance au sujet. Cet intéret "matérialiste" - qui vise à déjouer la thèse du je, le vieux Spinoza avait-il raison de dire que la pensée et l'étendue ne
Sujet absolu et à maintenir les droits des sciences de la nature et de l'être font que deux attributs d'une seule et même substance ?". "Naturellement,
lûstorico-social - reste réfléchi dans une synthèse équivoque : Engels répondis Engels, le vieux Spinoza avait absolwnent raison" 28 • Plekhanov
identifie nature et histoire (ces transpositions des attributs de l'étendue et interprete l'égalité des attributs de la pensée et de l'étendue dans ,m sens

196 l9'7 ~
UNIVERSITARIA
URBINO
Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au mùoir de Spinoza

matérialiste : "nous ne poovo~ connaître une substance pensante au-delà On voit s'affronter deux inteiprétations de Spinoza, ·qui sont autant
de la substance étendue; et la pensée n'est au même titre que moment ou d'interprétations du rapport maIXisme/philosophie. L 'llllC émane de disci-
fonction de la matière". ples de Plekhanov, les dialecticiens, tel Deborine~ l'autre d'adeptes de _la
Le marxisme est bien une philosophie qui est une intégrale conception positivité scientifique, les "mécaniciens", tel Axelrod. Les premiers voient
du monde matérialiste en ce qu'il affirme a) la connaissabilité de la ma- en Spinoza le plus grand des matérialistes avant Marx, mais ont pour
tière, b) la détennination de cette matière en formes différenciées par leur problème le rapport Hege]/Marx : seul Hegel a su en effet dépasser Spi-
degré d'organisation. Spinoza est le grand ancêtre. lui qui a su affümer noza, demeuré incapable de penser l'historicité, en donnant une logique
dans ~'Ethique (Il, p. 13, Scolie) : "omnia indivîdua quamvis gradibus de l'histoire comme logique du processus et de ses contradictions. Spino-
diversis animata sunt". En 1908, les fameuses Questions fondamentales za apporte à Hegel le complément matérialiste qui lui manque, mais re-
du marxisme finiront par affirmer que Marx et Engels ont su débarrasser çoit de lui la dimension dialectico-processuelle. Les seconds, plus proches
le spinozisme de son appendice. théologique, et achever de réaliser 1'in- du "Proletkult",.se déclarent ennemi de la spéculation comme telle, donc
tention anti-idéaliste de l"ontologie et de la gnoséologie spinozienne. "Le adeptes des sciences. En Spinoza ils voient le philosophe scientifique ma-
spinotlsme de Marx et d'Engels c'était le matérialisme le plus mo- térialiste, encore partagé, ou plutôt divisé, par une métaphysique semi-
deme"29. Il s'ensuit que, conformément à cet enseignement moniste et théologique. De toute manière, ils utilisent Spinoza comme antidote à la
causal, la conscience hwnaine ne doit pas se faire des illusions sur les tentation d'une dialectique spéculative. Le désaccord peut êtte circonscrit
fins (.!U'elle est déterminée à postuler. L'ordre naturel est premier, et l'ac- autour de trois questions clefs, la question du rapport causalité/liberté,
tivité humaine n'est qu'un anneau nécessaire dans une chaîne causale gé- celle de la nature de la théorie, celle de l'ontologie.
nérale : nous faisons notre histoire mais sous la pression de la nécessité. En ce qui concerne la question de la causalité et de la liberté, les
Il nm1s reste le recours de la tec~ologie sociale comme compréhension mécanistes louent Spinoza d'avoir critiqué toute téléologie et développé
de la nécessité, comme liberté. le primat de la causalité. De son côté, Deborine, le principal représentant
des dialecticiens, cherche une médiation entre nécessité et Iibe11é dans la
perspective d'une compréhension de la liberté comme nécessité de la li-
berté. Quant à la nature de la théorie, les mécanistes accusent Spinoza de
LA DOGMATISATION SPINOZIENNE DU MATERIALISME maintenir avec la Ve partie de !'Ethique le primat de la contemplation et
DIALECTIQUE DANS LE DIAMAT. d'une religion naturaliste incompatible avec le rejet de toute téléologie.
Les dialecticiens, eux, soulignent l'aspect dynamique de la connaissance
Le néo-spinozisme de Plekhanov radicalise "l'Anti-Dühring" et la pen- comme promotion de la capacité d'agir du "conatus". Enïm, quant à l'on-
sée de F. Engels dans le sens d'une encyclopédie matérialiste et dialecti- tologie, pom les mécanistes la substance doit se réduire à l'ordre de la
que opposée frontalement à l'autre camp de la philosophie, l'idéalisme, nature, à la loi de causalité. Pour Deborine, il demeure quelque chose de
lui -même posé comme incarnation d 'une tendance transversale à toute non résolu dans l'équation "Deus sive Natura" : Spinoza historicise sans
l'histoire de la philosophie. Les marxistes russes donneront suite à ce le savoir la catégorie de Dieu, mais la maintient encore de manière con-
néo-spinozisme lors du débat ultime que la philosophie soviétique a pu tradictoire. Hegel seul a achevé cette historicisation et éliminé la repré-
vivre, avant la normalisation stalinienne. Les années 1915 à 1931 voient sentation de Dieu.
une grande querelle philosophique opposer dialecticiens et mécanistes, où Derrière Spinoza,. une fois encore, se joue le rapport du matxisme à
est en jeu la compréhension du matérialisme dialectique. Celui -ci trans- Hegel. Si les mécanistes cherchent à rendre conséquents les éléments du
forme la dialectique engelsienne en réduisant sa complexité, sa surdéter- matérialisme présents en Spinoza, ils font voir dans les sciences de la
mination politique. Mais ce serait porter injure aux théoriciens maIXistes, narure le véritable héritier de ce matérialisme inachevé. Avec Spinoza. la
Deborine, Axelrod. que d'en faire des stalinistes. Spinoza est un terme du philosophie comm e nce à nier sa différence avec ces sciences, à les inté-
débat sur l'identité philosophique du marxisme; et la dialectique matéria- grer: le matérialisme dialectique ne peut s'autonomiser en dialectique, en
liste n•est pas encore application des lois dialectiques de la nature à l'his- méta-théorie, il est la défense, illustration, extension du matérialisme des
toire. Ce débat, où Lénine intervient, a sa dignité, même s'il n'est pas sciences; et la science de l'histoire n'est qu'une sociologie objectiviste
dépourvu d'équivoques. il repose en tout cas sur une connaissance des des lois de l'être social. Pour les dialecticiens, Spinoza importe en ce
textes de Spinoza non vulgaire, et par certaiŒ aspects non régressive par qu'il a su produire une nouvelle synthèse philosophique qui ne dissout
rapport à certaines lectures "idéalistes" données par des spécialistes aca- pas la philosophie dans les nouvelles sciences, mais anticipe la synthèse
30
démiques aussi réputés que L. Brunschvicg par exemple •

198 199
Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

plus haute de Hegel, capabl~ de penser la logique des processu s comme base/superstructure. Il pense rwûté de la pratique soc~ comme "cmps
telle. Il faut donc ajouter au matérialisme naturaliste de Spinoza, continué d'articulations· panicularisées", résultat immanent d'une genèse. La pro-
par Feuerbach, la dialectique historique de Hegel. Marx aurait produit duction est saisie dans son mouvement d'engendrement d'une complexité
cette. synthèse. propre. Il refuse la naturalisation, la substantialisation de l'économie et
Avec la fin autoritaire de ces discussions, et la victoire des bolchevisa- soutient le primat de la pratique qui produit un "terrain artificiel" lequel
teurs de la philosophie (Mitin, Iudin), on trouva un point d'équilibre bu- doit être pensé en sa spécificité, mais non défütissable simplement
reaucratique et prit fin toute libre recherche théorico-politique. La recher- comme "prolongement de la nature". Alors que Plekhanov préchait un
che de Engels, avec ses contradictions, ses incertitudes, ses perspectives, monisme peu sensible aux diverses régions d'objectivité, unifié par des
fut institutionnalisée dans une "conception du monde", anhistorique, ob- lois causales uniques, et qu'il eruôlait Spino7.a dans cette natwallisation du
jectiviste, idéologie de légitimation de l'Etat-Parti, elle-même toujours à "terrain social", Labriola évite ce recours à un matérialisme généml, dé-
la recherche de la légitimité de son contellll, de ses lois. Cette fonnalisa- poUIVU d'une théorie des niveaux d'objectivité. Alors que Plekhanov fait
tion de 1a dialectique objective a non seulement conduit à l'oubli de sa un usage réductionniste et économiste des thèses spînoziennes affinnant
dimension révolutionnaire, mais aussi à celle de son enjeu qui est de pen- que l'homme n'est pas un empire dans un empire et reche1ehe une méta'."
ser ensemble la fonction constitutive des sciences naturelles pour l'exist- physique moniste comme méta-science trcmscendante identifiée à une phi-
ence des hommes et celle du savoir de l'histoire, et d'élaborer un concept losophie intégralement scientifique, Labriola maintient la philosophie
qualitatif des rapports des honunes avec ta nature, unissant l'idée d'une comme réflexion immanente de la connaissance de l'histoire et de la na-
médiation des connaissances par le travail social et celle d'hypothèses de ture, réflexion sur les problèmes du savoir et des. pratiques de connais-
lois dynamiques immanentes concernant les processus naturels. Spinoza sance comme autant de formes spécifiques de travail.
n'est plus qu'une référence, dans la marche en avant, objective, du procès On pourrait alors penser que la critique d'un matérialisme néo-spino-
de maîtrise de la nature et de la société. On l'accusera même d'avoir trop ziste et celle d'une dialectique a priori, mobilisée pour empêcher le pro-
peu donné à cette nuuêr.ise. Spinoza est compris comme élément d'une cessus de dogmatisation commençant que subit la philosophie de la
métaphysique volontariste du travail productif, de la science, de ses lois praxis, règlent le problème de la référence spinozienne. Et pourtant La-
fétichisées. Spino7.a, sollicité pour permettre au marxisme de produire un briola ne peut s'empêcher de placer sa lutte contre la scolastique marxiste
peu plus de lumière sur 1ui-même, est utilisé, à contre sens comme illus- commençante, contre la dogmatisation de :Engels, sous le patronage de
tration de la grandeur et insuffisance d'un naturalisme inachevé, incapable Spinoza. Quel Spinoza alors? Le Spino7.a critique permanent de l'"imagi-
de penser à la .fois l'objectivité des lois naturelles et la maîtrise humaine natio" et de l'"ignorantia", censeur de toute mythologie concepruelle, de
des processus naturels et sociaux. L'auteur du Traité théologico-politique, toute fantasme volontariste de maîtrise, le Spino7.a qui a brisé la "philoso-
le critique des autorités théologiques et politiques séparées et transcen- phie à projet" et a repensé le lien entre formes de vie et savoils. Labriola
dantes, est manipulé comme père fondateur d'une nouvelle autorité théo- récuse la philosophie à projet et son téléologisme, et fait jouer cette exi-
logico-politique, celle de l'Etat-Parti. lllllltre de la science, maître de la gence critique pour interpréter le processus. de la. genèse humaiœ par le
planification des processus sociaux et naturels. Spinoza fonctionne ttavail humain. C'est la forme théorique de la "genèse" qui permet ici
comme élément de l'appareil idéologique d 'Etat stalinien. d'user de Spinoza et du "mos geom etricus" pour penser les processus gé-
nétiques ou dialectiques. Spinoza remède pour purifier la dialectique de sa
téléologie, pour assurer l'"emendatio intellectus" de la téléologie objec-
tive. Labriola interprète en spinoziste critique la méthode génétique, issue
UN AUTRE SPINOZISME POUR UN AU1RE MARXISME : LE de Hegel. Il faut savoir que Labriola a longtemps refusé le recours au
SPINOZISME CRITIQUE D' ANTONIO LABRIOLA. concept de dialectique jusqu'à son troisième essai, "Discorrendo di socia-
Bien avant les années trente, un autre mandste, bon connaisseur de lismo e .filosofia" qu'il préférait celui de genèse, et de méthode génétique
Spinoza, avait mis en garde contre cette dérive dogmatico-métaphysique, pour connoter le caractère non intentionnel, ni prédétenniné, d'un proces-
au moment mêm e où Plekhanov publiait ses Essais. Il s'agit de l'intro- sus qui n'a pas à être brisé pour être placé sous l'autorité d'une libené
ducteur du marxisme en Italie, A. Labriola 31 , et de ses Essais sur la con - constituante . En eff et, pour Labriola, la méthode génétique ne consiste
ception matérialiste de l'histoire (1898). Auteur en sa jeunesse (1866) pas seulement à penser le flux comme tel, elle analyse les co-variations
d'une étude "Origine et nature des passions selon l'Ethique de Spino7.a", de l'organisation du travail et des médiations directes et indirectes de la
Labriola ne cherche pas à réduire, comme Plekhanov, les aspects de la vie vie juridique, politique, moral e, etc. Elle met en évidence "la nécessité"
historique à une causalité substantielle homogène, avec sa scission du procès du vivre hwnain qui "se forme et se développe par la succes-

200 201
Le marxisme au miroir de Spino za Le marxisme au miroir de S~za

sion et le perfectionnement des activités de l'homme sous des conditions ficité historique. Les Essais, sans traiter la question, donnent des indica-
données et variables". Il s'agit de trouver les rapports de coordination et tions pour une lecture matérialiste historique de ce philosopher dont Spi-
subordination des besoins qui sont le substmt du vouloir et du faire. Ainsi noza a été le héros. Ainsi Labriola oppose-t-il deux modes de philosopher
est disqualifiée toute illusion subjective quant à un pouvoir de disposition spécifiques en conc1J1Tence dans la conjonci:ure historique, l'un, propre au
32 XIXème siècle qui est "une néo-critique qw tend à faire de lia philosophie
volontaire sur cette nécessité •
Si l'étude du "terrain artificiel'' nous fait prendre la mesure de la spé- une simple révision fonnelle de ce qui est su dans les sciences singulières
cifici..é du faire humain, comme le voulait Hegel, Marx développe néan- déjà considérablement différenciées", l'autre, qui remonte au XVII ème
moins un certain naturalisme qui co'incîde avec la méthode génétique et siècle et qui est "une forme d'explication conceptuelle parallèle à la nou-
son anti-téléologisme. Les hommes n'ont pas pu faire autrement que de velle science contemporaine de l'observation et de l'expérimentation" 36 •
satisfaire certains besoins, de modifier les bases de leur vie, de "s'asso- Parce qu'elle est aussi fonne d'exploration conceptuelle liée au nouveau
cier" en certains modes déterminés. Marx a objectivé le proc~ de consti- savoir du "terrain artificiel", la philosophie de la praxis peut identifier
tution du terrain artificiel par-delà la mythologie d'une liberté consti- historiquement les modes de philosopher, y compris celui qu'elle dépasse,
intègre et critique tout à la fois.
tuante. "Il oppose, puis substitue à ce mirage d'idéations non critiques, à
ces idoles de l'imagination, les sujets réels, c'est-à-dire les forces positi- La philosophie de la praxis se caractérise par sa propre configuration
vement opérantes. donc dans les circonstances sociales variées qui leur du rapport entre vie (ou procès)/formes/savoirs. Elle implique une ten-
sont propres : il obJictivise, et dirais-je, quasi-naturalise rexplication des dance à saisir l'unité du procès génétique du réel (monisme); mais elle ne
procès historiques" 3 • Marx opère la genèse du conatus social, de la force s'hypostasie pas en super-science, en "hyper-philosophie", elle se déter-
productive du travail socialisé et de ses fonnes les plus objectives de mine en savoir spécifique, laisse agir la tension au "rapprochement de
manifestations sans que n'intervienne nulle Idée ou entéléchie pour guider l'empirisme, en ce qui concerne le contenu du procès". La philosophie de
le processus. C'est la "forma mentis" de la méthode génétique spino- la praxis, en cette lignée, est bien "tendance au monisme ... et tendance
zienne qui agit, comme "medicina mentis", comme "emendatio intellec- critico-fonnelle. Il ne s'agit pas de retourner à une intuition théosophique
tus", dans la méthode génétique mancienne et la prévient contre la spécu- ou métaphysique de la totalité du monde comme si par un acte de con-
lation hégélianisante. La genèse immanente d'un système de comtexions naissance transcendante, nous parvenions de ce fait à la vision de la subs-
exclut "toute volonté qui opère à dessein, selon des plans préconçus, avec tance, à tous les problèmes et processus sous-jacents" 37 •
le libre choix des moyens", tout "preconcept que les choses dans leur Si Spinoza a été le philosophe d'une telle intuition métaphysique de la
existence et explication répondent à une norme, à un idéal, à un but, à substance, il appartient au monisme dogmat~que. Mais s'il a développé à
34
une f"m explicite ou implicite" • sa manière une méthode génétique, anti-spéculative, anti-finaliste, et
La méthode génétique n'est pas déduction à partir d'un principe a constitué un penser expérimental, il relève de ce monisme tendanciel qui
priori, mais reconstruction d'une totalité en ses diverses formes, respec- ne peut être compris que du pomt de vue de la philosophie de la praxis et
tueuse à la fois de l'ordre de dépendance ontologique et de la spécificité qu'il a ainsi préparé. En effet, avec la philosophie de la praxis la méthode
de F..iveaux pluriels dont la "valeur" n'est pas affectée par l'ordre de dé- génétique a bien pour objet la genèse réelle de la praxis et de ses fonnes.
pendance. Que ce rapprochement ne soit pas forcé, le texte labriolien le Est acquise désormais la "persuasion que tout est pensable conune ge-
dit, puisqu'il n'hésite pas à présenter le Capital conune relevant du même nèse, que le pensable n ' est que genèse ... ". Et cette tendance se lie intrin-
genre que l'Ethique, le "mos geometricus". sèquement au "discernement critique, au besoin de spécifier la recherche,
"Marx nous a donné un livre magistral, conune un nouveau Ricardo - c'est-à-dire au rapprochement de l'empirisme en ce qui concerne le conte-
35 nu du processus, et la renonciation à la ~rétention de tenir dans la main le
qui étudia impassible les procédures économiques, more geometrico" •
Ce que l'Ethique est au procès d'individuation - non historique - du cona- schéma universel de toutes les choses" 8 • L'interrogation critique sur le
tus, saisi en ses connexions, sans intervention d'une fin ou mesure abso- monisme (et donc le spinozisme) est de nouveau coextensive à l'interro-
lue, le Capital l'est au procès historique du travail social, avec ses fonnes gation sur l'autonomie théorique du "matérialisme historique ou philoso-
com-iexes, sans Idée a priori. Le more geometrico est l'instrument de puri- phie de la praxis" selon la nouvelle identification qu'en doruie Labriola.
fication critique de la configuration "philosophie de l'histoire": il est opé- La philosophie de la praxis est vouée ainsi à poursuivre la lutte contre
rateur de la science propre au "socialisme critique". sa dogmatisation en hyper-philosophie ou son éclatement en savoirs dis-
La philosophie de la praxis peut ainsi valider une philosophie spécifi- joints . Elle doit toujours mener la lutte contre l"'imaginatio" et l"'igno-
que, critique, qu'elle dépasse et permet de mieux comprendre en sa spéci- rantia". C'est en ce sens qu'elle continue le spinozisme critique. Car en

202 203

~
Le marxisme au miroir de Spinoza Le mantisme au miroir de Spinoza

définitive, le sage de Spino~ tel que le comprend Labriola. n'est pas compris. Le dia-mat l'emporta. Aujourd'lrui, le marxi~e semble ruiné
l'homme de l'intuition thoosophique ou métaphysique du tout de la subs- par une nouvelle crise qui touche, au-delà du dia-mat, les fondements de
tance. Il reste celui qui use des catégories du procès de la réalité pour l'oeuvre de Marx même. Le spinozism~ dogmatique, ultra matérialiste de
continuer à identifier "les éléments sentimentaux et affectifs à partir de Plekhanov, semble une configuration archai'.que. Mais il demeure une oc-
quoi, sous l'impulsion de la peur, par le moyen du fantasme et du mythe, currence où Spinoza est reapParu dans le marxisme, pour lui permettre
s'engendrent les combinaisons psychiques" qui bloquent le procès d'indi- d'identifier et de surmonter une crise devenue inéluctable apres l'échec
viduation éthique. Baruch Spinoza est avant tout "le vrai héros de la pen- du socialisme réel. Il s'agit du très singulier recours à Spinoza tenté par
sée qui se contemple elle-même pour autant que les affects et les pas- Louis Althusser qui retrouve certaines des intuitions de A. Labriola, mais
sions, comme forces de la mécanique intérieure, se transmutent en objet dans un climat marqué par l'effondrement de la forme "plùlosophie de
de considérations géométriques". Avec lui commence "l'invention prati- l'lûstoire". Alors que Labriola entendait corriger le providentialisme de
que du problème de la connaissance", car la critique des illusions de Hegel par la critique spinozienne, pour délivrer une idée de genèse, dé-
l'imagination et de l'ignorance se renverse comme moment moteur qui pouIVUe de toute garantie, AlUwsser entend aller plus loin dans la critique
relance le procès de production de la vie 39 . · Ce spinozisme là, le matéria- de l'hégélianisme présent chez Marx; et cela, pour pouvoir libérer les
lisme historique en a. consciemment besoin, car il sait que la pensée est potentialités théoriques et pratiques de la révolution thoorique de Mrux,
non seule.."llent genèse, mais aussi opérer. "Tout acte de pensée est effort, pour pouvoir sauver l"'idée vraie" de Marx de la catastrophe imminente,
c'est-à-dire un travail nouveau" 40 , lequel doit procéder à la négation per- représentée par l'incapacité du marxisme à critiquer les formes t héoriques
manente de toute idéologie 41 • et pratiques du stalinisme, et celles de l'évolutionnisme historiciste et pro-
La philosophie de la JJl1lXÏS radicalise et continue l'héroïsme spinozien gressiste.
qui lutte contre les fétiches où se prend le procès d'éthlcisation. Car le Sous les apparences d'une proposition dogmatique - reconstruction du
procès de formation par le travail se prend aussi dans ses fétiches propres. matérialisme historique conune science inachevée du continent de l'his-
De ce point de vue la science du processus d'éthicisation et celle du toire - Altlrusser en fait a tenté dans les années 1960-1970 une décons-
procès de genèse de l'espèce par et dans la praxis actualisent la même truction radicale du marxisme de la Troisième Internationale e t de son
configuration : philosopher critique, sciences empiriques, tendance mo- complément spéculaire,· le marxisme humaniste occidental (issu du pre-
niste, procès de la vie et de ses formes. Le matérialisme historique doit mier Lukàcs et de Sanre, le cas de Gramsci étant plus complexe) 44 •
toujours se .dévelopPer comme "instrument critique", c'est'-à-dire "servir "Nous avons fait le détour par Spinoza pour voir un peu. plus clair dans fa
par rappon à la science à maintenir la clairvoyance des méthodes fonnel- plùlosophie de Mant. Précisons : le matérialisme de Marx· nous obligeant
les et des procédures logiques, et par rapport à la vie diminuer les obsta- à penser son détour nécessaire par Hegel, nous avons fait ce détour de
cles qu'opposent à l'exercice de la libre pensée les projections fantasti- Marx par Hegel. Un détour donc : mais sur un détour. Avec ce prodigieux
ques des affects et des passions, des craintes et des espérances, bref, enjeu : comprendre un peu mieux en quoi et sous quelles conditions peut
42
comme le disait Spinoza à vaincre l' imaginatio et l' ignorantia" , les- être matérialiste et critique une dialectique empruntée aux chapitres les
quelles "lient les destins si purement prosaïques de la vie quotidienne plus spéculatifs de la Grande Logique de l'idéalisme absolu" 45 •
43
banale aux (imaginaires) forces ttanscendantes" • Cette déclaration dit l'essentiel. Mais elle doit être explicitée. Althus -
ser entend récuser comme mauvaise solution aux apories du stalnnisme le
marxisme anthropologique des années 60, centré sur l'odyssée d'une es~
sence humaine s'aliénant et se reconquérant. Il entend sauvegarder le con-
SPINOZA DANS LA CRISE DU MARXISME. LE NEO-SPINOZISME
tenu théorique du marxisme, son "idée vraie", conune science des fonna-
DE LOUIS ALTHUSSER.
tions sociales porteuse d'une révolution dans la théorie. Spinoza est solli-
cité, car il permet de penser la dialectique sous le matérialisme. Son ap-
Les indications de A. Labriola ne furent pas suivies. Son refus d'une pon est fondamentalement gnoséologico-critique. Et cet appon gnoséolo-
philosophie comme "science des sciences isolées", son identification de la gique ouvre sur une déconstruction de la temporalité des philosophies de
dialectique au mouvement de critique interne des savoirs et à celui de l'histoire et sur l'élimination du primat donné aux catégories métaphysi-
l'auto-critique permanente de la politique sociale en ses inévitables con- ques de sujet, d'origine, de fin.
tradictions restèrent sans suite. Son spinozisme pratiqué sur le nouveau Commençons par le spinozisme gnoséologique. Il a pour fonction de
terrain, "le terrain artificiel" de la pratique socio-historique, n e fut pas détruire simultanément la représentation empiriste et idéaliste de la con-

204 205
.....
Le marxisme au miroir de Spinoza
Le marxisme au miroir de Spinoza
ch oses dans leur concrérude 49 • Sans jamais sortir de lui-même l'entende-
naissance, et de problématiser la possibilité même d'une théorie de la
ment "se forme des instruments intellectuels avec lesquels il acquiert
connaissance. Althusser met au point de départ de la reformulation de la
d'autres forces pour d'autres oeuvres intellectuelles, et de ces oeuvres il
dialectique le Spinoza du Traité de la Réforme de l'entendement. "Habe-
forme d'autres instnnnents".
mus enim ideam veram". "C'est en effet parce que et seulement paice que
nous détenons une idée vraie que nous pouvons en produire d'autres, se- C 'est la thèse de l'autonomie de la pensée comme appareil de penser
lon sa nonne". Cette idée vraie désigne ici la construction théorique du qui permet une position matérialiste de la pensée, semblable à celle de
concept adéquat à l'objet de connaissance, qui peut être représenté par la Spinoza laquelle établit le rapport entre la pensée du réel et le réel lui-
structure même du Capitat«'. Il s'agit de la réfléchir, d'en former l'idée, même comme un rapport de connaissance, adéquate ou non, non pas dans
idée d~ l'idée, contre deux représentations inadéquates, inverses spéculai- le réel, mais dans la pensée. Le matérialisme signifie le procès de la con-
res l'une de l'autre, empirisme/idéalisme. On a manqué la saisie de la naissance scientifique comme telle, pris dans son autonomie, distinct des
révolution théorique manienne lorsqu'on a vu dans le réel, dans l'objet autres pratiques sociales: ce n'est que dans le mécanisme de l'appareil de
réel le contenant de l'objet de pensée, le concept, abstrait. "L'objet de pensée que se transmettent le critère et la méthode de la connaissance.
connaissance, ou essence, est en soi absolument distinct et différent de Autant dire qu'en fait Althusser avec Spinoza écane la problématique du
l'obje t réel" 47 • L"'introduction" de 1857 anx "Grundrisse" élucide cette critère extérieur de la vérité, en refusant de rechercher le c1ritère du cri-
distinction. L'indépendance conceptuelle du concret de pensée, de l'objet tère. Il écarte l'instance idéaliste de toute. théorie de la connaissance qui
de pensée, signifie l'intériorité des critères de la vérité au système des fait de la Vérité "la figure d'une juridiction ou d'un Juge qui doit authen-
concepts : l'idée vraie doJUlée est en fait une construction, la définition, tifier ou garantir la validité du vrai. "Sil'idéalisme de Hegel pense le vrai
de l'objet théorique. La construction du concept est une opération de l'en- comme intérieur à son procès, et liquide le critère, il restaure néarunoins
tendement à l'intérieur du procès de la connaissance. Si l'idée est quelque "la vertu de la vérité comme Telos à l'intérieur du procès même, puisque
chose d'intelligible en soi, qui est objet d'une autre idée, il en résulte que tout moment n'y est jamais que la "vérité" du moment qui le p:récède".
le système de la connexion des idées suit l'ordre produit par la nature du Spinoza anticipe ainsi sur le critère de la pratique. dans la théorie cette
fois : "C'est dans le procès de leur production ql!e les connaissances
penser.
s'avè rent". "Le vrai s'indique lui-même, non comme présence, mais
Cette thèse exclut le type de juridiction sur la connaissance que peut
comme produit, dans la double acception du tenne "produit" (résultat du
exen:er un sujet. "Spinoza inscrit d'avance toute théorie de la connais-
travail d'un procès qui le "découvre"), comme s'avérant dans sa produc-
sance qui ratiocine sur le droit de connaître. sous la dépendance du fait de
tion même" 50 • L'idéalisme fondamentalement prend la forme, l'apparence
la connaissance détenue. Par là toutes questions d'Origine, de Sujet et de
d'une théorie de la vérité hors du mécanisme positif de la pratique scien-
Droi1 de la connaissance qui soutiennent les théories de la connaissance
tifique. C'est comme procès relativement autonome de production de la
sont récusées" 48 • La dialectique doit être repensée. Par là même, la con-
connaissance que le penser peut être compris historiquement et non pas à
naissance peut être déf"mie comme procès de production, contre toute
la mode historiciste comme pure expression : il est "le système histori-
épistémologie autonome: production d'idées vraies à partir (et aussi con-
quement constitué d'mi appareil de pensée, fondé et articulé dans la réali-
tre) des représentations ou abstractions génériques indéterminées. La dis-
té naturelle et sociale" 51 . Althusser arrache au dogmatisme les remarques
tinction entre généralités I (nature première de la connaissance), générali-
de Pl ekhano v prisonnier d'mie métaphysique matérialiste et de l'obses-
tés :U (moyens de production théorique) et généralités Ill (abstractions
sion d'un achèvement du matérialisme traditionnel Il délivre sur le terrain
déterminées ou idées vraies produites par le procès de production théori-
de la réalité sociale le sens qu'avait sur le plan de l'ontologie la théorie
que ) démarque explicitement la théorie des genres de connaissance de
de l'attribut-pensée. Pour Althusser, la pensée est production de la con-
l'Ethique (Partie Il, proposition XL, scolie Il). Il ne s'agit pas que d'une
naissance.dont l'effet est l'effet de connaissance, à l'intérieur de la réalité
analogie, la connaissance est un procès qui se passe tout entier dans la
sociale (elle-même unité de diverses pratiques, "effet de société", "ensem-
pensée et qui procède indéfiniment à l'unification des essences selon la
nonne de l'entendement. Spinoza permet de clarifier la position matéria- ble de tous les mécanismes qui la composent") 52 . Pour Spinoza toute sé-
paration dualiste corps/âme, esprit/pensée perd sa légitimité; l'attribut de
liste du connm"'tre : le travail théorique sur les représentations doimées
correspond au passage de l'imagination, perœption confuse et indistincte la pensée est ce par quoi la substance s'explique et est comme.
(indiquant davantage. l'état du corps que la structure des corps) à la raison A partir de cette thèse qui fait de la société un donné en son actualité,
qui donne les idées adéquates des propriétés des choses. La production il devient possible de comprendre la parenté entre théorie de l'idéologie et
des généralités III, cette unification systématique des concepts en leur théorie de l'imagination. Le procès de connaissance est bien rupture épis-
concept, correspond au troisième genre de connaissance, lequel saisit les
20'7
206
Le marxisme: au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

témologique, en ce qui concerne son adéquation, mais la "rupture épisté- noza est le premier à avoir "eu l'audace inouïe de poser ce problème et
mologique" qui produit l'effet de connaissance et ·dénonce tle manière d'en esquisser une première solution" avec l'idée d'une· absence de la
récurrente l'idéologie comme système de pensée représeno:ant le rapport cause dans la "causalité métonymique" de la structure sur ses effets, au-
imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence, n'annule delà des modèles de la causalité transitive linéaire ou de la causalité cir-
pas une fois pour toute l'idéologie dans son efficace. L'idéologie est bien culaire-expressive: il a pensé le concept de l'efficace d'une cause absente
illusion du sujet qui se reproduit comme sujet. De même pour Spinoza, le dans ses effets et la présence, l'immanence de la cause dans ses effets,
passage de la connaissance du premier genre à celle du second genre ne l'existence de la strucbJre dans ses effets. Cette découverte est aussi, sur
signifie pas la cessation des conditions du procès définissant le premier le terrain de la théorie sociale, la découverte de Marx. Elle porte la pro-
genre qui sont aussi celles d'un rapport au monde originaire : la conquête mes se d'un -recommencement du marxisme ap:res sa disqualification en
de l'idée vraie et de l'activité est un procès indéfini qui ne s'achève pas plülosophie évolutionniste de l'histoire et en anthropologie. "Toute l'ex-
dans la transparence. Le mythe de la présence pure à soi est dénoncé. : il istence de la structure consiste dans ses effets; la structure qui n'est
est idéologique de croire que l'idéologie comme telle peut dispanu"tre, qu'une combinaison spécifique de.ses propres éléments.n'est tbn en de-
tout comme il est imaginaire de croire que l'on puisse accéder directe- hors de ses effetsff 53 •
ment à la connaissance rationnelle et s'y maintenir de plein pied. Ce programme althusserien, il faut le reconnaître, est demeuré sans
Par là nous touchons au résultat théorique le plus important sur lequel suite. Mais cela n'est pas une preuve contre sa pertinence. Il atteste la
débouche la refondation néo-spinozienne de Marx, la déconstruction du disponibilité de Spinoza à interroger les moments de crise. Tout se passe
triple myt'h.e, qui, consubstantiel à l'idéalisme de la Vérité a affecté la comme si Althusser faisait référence à Spinoza pour penser la nouveauté
théorie de l'histoire en ~ contraignant à dégénérer en philosophie de d'une situation, non encore thématisée dans Lire le Capital, mais pré-
l'histoire, le mythe de.l'origine, du sujet, de la fin. La théorie de la subs- sente dans les textes des années 70. Certes, l'éloge est superlatif. "La
tance comme unité d'attributs se déployant en une infinité de modes est philosophie de Spinoza inlroduit une révolution théorique sans précédent
projetée comme modèle formel d'une théorie du Tout Sociàl, unité d'ins- dam l'histoire de la philosophie, et sans doute la plus grande revolution
tances et de pratiques· articulées les uns aux autres : rien dans la réalité philosophique de tous les temps, au point que nous pouvons ter.ir Spino-
n'accomplit une ïm sous la forme d'un sujet prédisposé de toute origine. za, du point de vue philosophique, pour le seul ancêtre din:èt de Marx" 54 .
L'histoire n'est pas flux continu qui manifeste un principe unique devenu Mais ce Spinoza reste aporétique dans la mesw-e où la révolution théori-
sujet, dans la contemporanéité de chaque présent à soi. La théorie de la que se condense dans une entreprise de déconstruction (celle du triple
substance est utilisée comme "emendatio intellectus" pour repenser la to- mythe de l'origine, du sujet, de la fin) ou de préparation programmatique,
pique inarxienne des iDStances (structure/superstructure); une telle appro- la relance du matérialisme historique à partir de la "causalité strucb.J.rale",
che permet de repenser la temporalité sans téléologie. sans garantie, hors adéquate à la complexité du capitalisme moderne.
du primat de l'évolution linéaire. La connaissance du système sociàl Le Spinoza d' Altlmsser a perdu toute dimension éthico-poliitique. n
comme Tout articulé se réfère à l"'éternité" c'est-à-dire à la configuration reste critique et programmatique. Son intervention en définitive converge
des formes-éléments. En enseignant l'antériorité d'un tout · articulé qui avec celle des pensées critiques de la modernité qu' Althusser cite moins
produit avec les conditions de sa connaissance les conditions pour l'indi- souvent - Nietzsche, Heidegger-. La fureur antihégélienne d' Althusser le
vidu d'une libération de son activité modale, sans constituer cet individu conduit non plus tant à corriger Hegel par Spinoza qu'à éliminer Hegel et
en sujet, sans postuler une origine, ni une fin, Spinoza ouvre !!Urune autre à ·liquider avec lui l'historicisme et l'antropologisme de la subjectivité
constellati.on théorique que 1a métaphysique de la subjectivité propre à la aliénée propres à tout le marxisme contemporain. On pourrait se. deman-
forme "philosophie de l'histoire". L'origine est congédiée, et avec elle la der si ce recours à Spinoza dans les années soixante n'était pas un recours
référence à une i(lentité qui se scinde à un certain point. Avec elle tombe voilé à la pensée négative anti-modeme, anti-dialectique, anti-évolution-
la temporalité linéaire où un sujet - super conscience, classe, masses - se niste, anti -progressiste. Il est symptomatique que la partie positive de Spi-
garantit avec la permanence de son identité initiale la réalisation de son noza, la "pars construens", la théorie du procès d'éthicisation, la libéra-
projet, et devient capable à la fois de maîtriser les objets qui lui font face tion des passions joyeuses, la composition démocratique des ''conatus",
dans la nature et de se rendre mm"tre de la nab.J.re sociale en laquelle il mise en évidence par les historiens et philosophes français - :Matheron,
s'aliène. La connaissance des parties du tout, la détermination des rap- Deleuze - n'est jamais évoquée. Silence d'autant plus sutprenam que le
ports structuraux existant entre les éléments d'un tout stt\lclllré présuppo- projet d' Althusser demeure finalisé par la révolution en Occident.
sent la détermination d'wi.e structure subordonnée par une struclllre domi-
nante : la causalité structurale ouvre sur un nouvel espace théorique. Spi-

208 209
Le marxisme au miroir de Spinoza
Le marxisme au miroir de Spinoza

NOTES
Spinoza - en fait ici porte-parole de la ligne Nietzsche-Heidegger-La-
1. Une version très abrégée de ce texte a été publiée dans l'ouvrage collectif
can - a pour fonction d'instruire la critique du prog:res. compris comme
dirigé par Olivier BLOCH, Spinoza au }O{e siècle. PUF, Paris, 1992, pp. 515-
développement des forces productives, d'entériner la dévaluation de toute 525.
consolalion humaniste. Tout se passe comme si Althusser ne pouvait assi-
2. Sur la présence de Spinoza dans le matérialisme français du XVIIIème
gner d'équivalent positü correspondant à la "pars destruens". Ou plutôt
siècle, voir l'ouvrage classique de P. VERNIERE, Spinoza et la pensle française
cet é.quïvalent positif est aussitôt posé que mis en doute. Cet équivalent avant la Révolution. PUF, Paris, 1954, 2ème Edition 1982. Sur le matérialisme du
serait l'émergence des masses comme porteur du changement révolution- XVIIIème siècle, voir H. LEY, Geschichle der Aiifklàrung und der Atheismus.
naire, mais ces masses n'ont pas en fait de statut. Si le sujet, l'origine, la Berlin, 1966 et suiv. (7 volumes parus).
fin forment la constellation de l"'imaginatio" moderne, les masses ne 3. C'est encore le chef-d'oeuvre historiographique de V. DELBOS, Le pro-
sont-elles pas répétition de cette constellation ? Althusser aurait dii logi- blème moral dans la philosophie de Spinoza el l'histoire du Spinozisme. Alcan,
quement retnettre en cause le conununisme comme fin nécessaire du pro- Paris,1893, qu'il convient de consulter. Une étude d'ensemble de ce débat reste à
cès historique et le reformuler négativement comme simple possibilité de écrire.
sortie l;,ors du capitalisme. La ïm de l'eschatologie humaniste. l'indépas- 4. Pour une approche d'ensemble, panni les études récentes, voir Emilia
sabilité de l'idéologie, l'indéfini de la connaissance ne peuvent laisser GIANCOTI'I, Baruch Spinoza.Editori Riuniti, Roma, 1985, tout le chapitre m.
place qu'à une version réduite de la transition révolutionnaire comme "Lo spinozismo. Storia della sua diffusione". Et G6rard BENSUSSAN. article
simple réalisation d'un système historiquement constructible. La "transi- "Spinozisme" du Dictionnaire critique du Marxisme (G. LABICA et G. BEN-
SUSSAN),PUF, Paris, 1985 (2ème édition).
tio" est bien un terme spinozien: il apparaît dans la référence aux "mas-
ses" qui font l'histoire. Mais si l'on doit expulser le sujet juridico-idéolo- 5. Ce cahier est &lité par la nouvelle M.E.G.A. IV, I. Berlin, 1979, p. 233-
276. Il a été traduit en français dans le numéro I des Cahiers Spinoza. Paris,
gique de la philosophie bourgeoise classique - Descartes, Locke, Kant-,
Editions Réplique, 1977. Voir dans ce même volume les articles de A. MATHE-
Althusser ne peut penser les masses comme sujeL La causalité structurale RON, "Le T.T.P. vu par le jeune Marx"; et de M. RUBEL, éditeur de la traduc-
althussmenne est à la recherche d'un agent collectif qui soit à sa hauteur tion française de Marx dans la collection de "La Pléiade", Gallimard, voir l'étude
et qui soit l'équivalent des "conatus", isolés ou associés, ces porteurs du "Marx à l"école de Spinoza", in Proceedings ef the First ltalian International
procès d'éthicisation. Congress on Spinoza (edited by E. GiancoUi).Bib1iopolis, Napoli, 1985 (p. 281·
Dans sa dernière intervention - Colloque de Venise en 1980 - Althus- 399).
ser laisse apparru."tre le vide de la constitution stratégique du sujet révolu- 6. Voir l"étude citée à la note précédente.
tionnaire sur la base de pratiques transformatrices. L'objet théorique 7. K. MARX, Le Capital. Livre m, chapitre 48. Editions Sociales, Paris,
"agent révolutionnaire" semble non seulement perdre tout rapport à l'objet 1960, tome 7, pp. 198-199.
réel correspondant, mais devenir invisible comme objet de pensée. La 8. On pourrait ainsi confronter la thématique de l'enrichissement des facultés
"tmnsitlon" politique semble introuvable. Le silence sur le Spinoza éthi- humaines, présente dès les Ma,auscrits économico-philosophiques de 1844
que réfléchirait ainsi les conjonctures des années qui sont celles de la ("L'homme riche est en même temps l'homme qui a besoin d'une totalité de
crise èlu marxisme e t de tout modèle d'interprétation des contmdictions manifestations de vie humaines, ! 'homme en q'..li se propre réalisation existe
comme nécessité interne, ou besoin") avec celle êe l'accroissement simultané de
modernes . Pouvons-nous faire alors une hypothèse pour terminer ?
la puissance d'agir de no tr e "conatus" et de la puissance de penser de l"'intelle c-
Ce serait la suivante : le prochain retour de Spinoza pourrait êtte celui tus" (Ethique m, prop. 11 "Si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou
du théoricien de la transition éthique, celui de la constitution des subjecti- réduit la puissance d 'agir de notre corps, l'idée de cette chose augmente ou dimi-
vités comme effets transindividuels, comme effets de libération. Spinoza nue, seconde ou rédui t la pui ss anc e de pen ser de no tre âJne").
poumût bien réapparaître conune moment de constitution d'une pensée 9. Dans la Critique de la philosophie du droit de HEGEL, Marx reprend le
explicative nouvelle, qui élargira la thématique de la formation des indivi- thème de la démocratie définie à la fois comme essence du po litique et comme
dualités éthiques dans la compréhension de nos problèmes . Althusser a meilleure forme de régime . "La démocratie est le genre de la constitution; la
usé de Spinoza pour élargir le modèle interprétatif du marxisme et allier monarchie est une espèce, et une espèce mauvaise .. . La démocratie est l'énigme
SpincY.ui.aux penseurs négatifs de la modernité, Heidegger, Nietzsche. La résolue de toutes les co nstitutions. Ici la constiruti o n est non seulement en soi,
selon so n es sence, mais selon l'existence. la réalité constamment ramenée à son
part non sollicitée de Spinoza, celle qui pense la permanence de la pous-
fondement réel, l'homme réel, le ix,uple réel; et elle est posée comme !'oeuvre de
sée des "conatus" à conquérir plus d'activité, de joie, de connaissance,
celui-ci. La constitution apparaît comme ce qu'elle est, le libre produit de
attend encore l'heure de son retour . Cette h e ure sera simplement celle l'h o mm e" (in K. MARX, Oeuvres philosophiques . Edition Rubel . Pléiade, Galli-
d'une p ensée nouvelle, d'Wl autre matérialisme. mard, Paris,1982, pp. 901-902). A comparer avec les thèses du Chapitre XVI du

210 211
Le marxisme au miroir de Spinoza
Le marxisme au miroir de Spinoza
T.T.P. que Marx a retranscri,te& dans son cahier de notes : la démocratie est la
forme de gouvernement "la plus naturelle de toutes", "la.plus proche de la liberté 18. F. MARX, F. ENGELS, Sainte Famille, édition citée, p. 569. Marx tire de
que la nature accorde à chacun". Contre Hegel politique, Spinoza politique, après cette thèse la conséquence pratique du communisme, tout comme Spinoza en tire
avoir définitivement congédié l'Etat confessionnel et son despotisme, comprend la détermination de la politique et donc sa régulation démocratique immanente.
la normativité juridique par rapport au développement des forces humaines, et il "Si l'homme ne tire toute sa connaissance que du monde sensible et de l'expé-
fonde la vie publique sur la plus complète des libertés d'opinion. Faut-il rappeler rience de ce monde, il importe désormais d'organiser le monde empirique de
manièi:e telle que l'homme y éprouve l'authentiquement humain et en prenr.e
que Marx commence son activité publique pour revendiquer la liberté publique et
l'habitude, qu'il se confonde avec l'intérêt humain ... Si l'homme est scciable par
la liberté de presse ? A rapprocher de ce que Marx dit de Spinoza, il est vrai,. en
nature c'est seulement dans la société qu'il déploie sa vraie nature, et qu'il faut
le rapprochant de Hobbes et Grotius, de tous ceux qui se "mirent à considérer
mesurer la puissance de sa nature, non à la puissance de l'individu singulier, mais
l'Etat avec des yeux humains, et à en exposer les lois naturelles, non d'après la
à la puissance de la société" (idem, p. 571).
théologie, mais d'après la raison et l'expérience". "Article de. tête du numéro 179
d.e la "Kolnische Zeitung" "(1842) (édition citée, p. 219). 19. Lettre de H. Kricge à K. Marx du 6 juin 1845 citée par M. Rubel dans ses
notes à l'édition citée, p. 1620.
10. K. MARX, "Remarques sur les plus récentes instructions prussiennes sur
la censure (1843), in K. MARX, Oeuvres, Philosophie. Edition citée p. 122. 20. K. MARX, Thèses sur Feuerbach. Thèse 1, édition citée, p. 1029.
11. L. FEUERBACH, "Principes de la philosophie de l'avenir", in L. 21. Idem, Thèse n° 3.
FEUERBACH, Manifestes philosophiques (trad. Althusser). PUF, Paris, 1960, § 22. Idem, Thèses n°s 9 et 10. Resterait à interroger le lien étonnant, établi
32 (p. 172), § 33 (p. 178), § 36 (p. 181), § 41 (p. 185). entre matérialisme contemplatif. et individualisme possessif. Ce dernier semble
12. K. MARX, F. ENGELS, La Sainte Famille, in K. MARX, Oeuvres, Philo- impliquer, en effet, un activisme débridé. Ce serait, peut-être, le point de vue
sophie, pp. 525-526. individualiste qui par son abstraction mériterait d'être stigmatisé comme contem-
platif, c'est-à-dire incapable de penser le procès de production comme tel.
13. Dans les Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie, Feuerbach
déclare que Spinoza a fait de Dieu une chose étendue (thèses 4 et 5) et que son 23. K. MARX, Idéologie Allemande. Edition citée, p. 1054.
monisme panthéiste est "la négation de la théologie du point de vue de la théolo- 24. Idem, p. 1061 (note).
gie" (Uièse 9). Il s'agit de résoudre ce panthéisme semi-théologique en anthropo~ 25. Sur l'aphorisme concernant l'ignorance, voir K. MARX, Le Capital. Livre
logie,_et d'unir l'anthropologie aux science de. la nature. I, Tome I. Editions Sociales, Paris, 1959, p. 301. Sur le "chien crevé", voir Le
~' 14. K. MARX, F. ENGELS, Sainte Famille, édition citée, p. 565. Sur ce Capital, I Tome l, p. 29 ou Conlriburion à la critique de l'économie politique .

'"'
démarquage de l'histoire du matérialisme, empruntée quasi littéralement à Renou- Editions Sociales, Paris, p. 127.
vier, voir l'article de O. BLOCH, "Matérialisme, genèse du marxisme", in La 26. Voir pour ces problèmes, Storia del Marxisme, Volume 2 "Il marxismo
Pensée, Paris, mars-avril 1981, n° 219.
.,,
L 15. Idem, p. 567 .
nell' età della Seconda lrzternazionale". Torino, Einaudi, 1979, en particulier les
contributions de I. FETSCHER ("Bernstein e la sfida all'ortodossia"), I. GET-
(
r 16. Idem, p. 568. ZLER ("Georgi V. Plekhanov : la dannazione dell' ortodossia") et A. ARA10
("L'antinomia dello marxismo classico: marxismo e filosofia").
17. Idem, p. 569 (A propos de Hobbes). Si Spinoza développe un idéalisme
du.point de vue de l'attribut pensée, oil l'homme en tant que mode f'mi parmi les 27. P. ENGELS, Ludwig Feuerbach et lafm de la philosophie classique alle-
autres, est un esprit, idée parmi les idées, il développe simultanément l'idée que mande in K. MARX, F. ENGELS, Etudes philosophiques.Editions Sociales, Paris,
l'étendue est un attribut substantiel, qu'elle est l'absolu. Marx ne relève pas le 1961, p. 44, Sur ces thèmes, voir l'étude de ARA10 citée à la note anté:i:ieure.
sens matérialiste de cette réévaluation ontologique de l'étendue (l'étendue n'est On y ajoutera dans le même volume de la Storia del Marxismo l'étude de O.
pas indigne de la nature divine. Ethique 1, p. 15, scolie). Plus encore, Spinoza doit NEGT, "L'ultimo Engels").
établir au sein de l'unité de la substance et de l'égalité de droit qu'elle implique 28. G. PLEKHANOV, "Bernstein et le matérialisme" (article de la Neue Zeit,
entre étendue et pen sée, des asymétries de fait qui favorisent l'étendue. Si l'esprit 1896), in Oeuvres Philosophiques. Editions du progxès, s.d., Moscou, p-. 576. A
de l'homme est "idée du corps", les idées sont déterminées par leurs objets, plutôt rapprocher d'un autre article de 1898, "D'une prétendue crise du marxisme".
que l'inverse, =:t cette thèse commande la théorie de la représentation, celle des 29, G. PLEKHANOV, Questions fondamerztaies du marxisme. Editions So-
passions, et la pensée éthique: toute augmentation de la capacité d'agir du corps ciales, Paris, 1947, p. 23. Pkekhanov reprend l'appréciation de L. FEUERBACH,
se réciproque en _augmentation de la capacité de penser de la "mens". (Ethique m. Principes d'une philosophie de l 'avenir. "Le panthéisme est un matérialisme
prop. 11 et scolie). Marx reste silencieux sur les asymétries matérialistes de Spi- théologique, une négation de la théologie qui se maintient du point de vue théolo-
noza et sur la singularité de sa "métaphysique". Sur ces problèmes voir E. GIAN- gique. Spinoza n'a pas supprimé Dieu qui demeure en quelque sorte comme dis-
COTil, "La question du matérialisme chez Spinoza", in Revue Internationale de tinct de la nature qui l'exprime". "La philosophie doit après s'être émancipée des
Philosophie (N° Spinoza), 1977 et O. BLOCH, Le matérialisme. Paris, PUF, traditions théologiques supprimer ce défaut considérable".
1985. Voir enfin notre chapitre V.
30. Ce débat a été rassemblé dans le recueil de G.-L. KLINE, Spinoza in the
Soviet Philosophy. New York, 1952. Le "Chrorzicorz Spinozanum" avait en 1927

212 213
Le marxisme au miroir de Spinoza Le marxisme au miroir de Spinoza

publié un te;,tte du "dialecticien". DEBORINE, Spinozismus und Mar.x:ismus, 47. L. ALTHUSSER, Lire le Capital I, édition citée p. 49. Cf. Traité de
Tome V, pp. 140-161. Voir R ZAPATA, Luttes philosophiques en U.R.S.S. 1922- Emendatione lntellectus § 33. "ldea vera (habemus enim ideam veram) et diver-
1931. PUF, Paris, 1983. sum quid a suo ideato; nam aliud est circulus, aliud îdea circuli". L. ALTHUS-
31. A. 1..ABRIOLA, La concezione moterialistica della storia (avec une intro- SER, "Soutenance d'Amiens", in Positions, pp. 151-152.
duction d'E. Garin).LatelZll, Bari, 1969. Sur Labriola, voir Storia del Marxismo, 48. L. ALTHUSSER, Lire le Capital I, p. 50-52.
Volume II déjà cité, l'étude de V. GERRATANA, avec bibliographie complé- 49. L. ALTHUSSER, Eléments d'autocrilique, cité, pp. 75-76.
mentaire. Sur le rapport Spinoza-Labriola, voir A. ZANARDO, ''Il primo Labriola 50. L. ALTHUSSER, Eléments d'autocritique, cité pp. 75-76.
e Spinoza", in Filo.sojia e Socialismo. Editori Riuniti., Roma, 1974, B. de GIO-
51. L. ALTHUSSER, Lire le Capital I, p. 50.
VANNI, "Spinoza e Hegel ; l'oggettivismo di Antonio Labriola" in Il Centauro,
n° 9, 1983, Napoli. Je me pennets de renvoyer à mon étude, A. TOSEL, "Labrio- 52. L. ALTHUSSER, Lire le Capital I, pp. 83-86.
la devant Spinoza, une lecture non spéculative", in Labriola d'un siècle à l'autre 53. L. ALTHUSSER, Lire le Capital II, pp. 166-171.
(sous la direction de G. Labica et J. Texicr). Klincksieck, Paris, 1988, ici reprise 54. L. ALTHUSSER, Lire le Capital II, p. 50.
dans le chapitre VII.
32. Antonio LABRIOLA, La concezione materialistica della storia, op. cit.,
p. 63.
33. lbid., p. 65.
34. /bid., pp. n-78 et plus loin, p. 80, contre le piège d'une "histoire à thèse" ,
le "préjugé d'une histoire démonlrée, démonstrative, déduite" .
35. lbid., p. 199 (lettre m du Discorrendo ... ).
36. Ibid., p. 260.
37. Ibid., p. 233.
38. lbid. Et de manière condensée "Tendance (formelle et critique) au mo-
nisme, d'une part, virtuosité à se tenir en équilibre dans un domaine de recherche
spécialisée, d'autre part: tel est le résultat. Pour peu que l'on se détourne de cette
ligne, on retombe dans le simple empirisme (la non-philosophie), ou l'on se trans-
cende vers l'hyper-philosophie, la prétention de se représenter en acte l'Univers,
comme si:\ 'on en possédait l'intuition intellectuelle", p. 233.
39. Ibid., p. 235.
40. lbid., p. 211.
41. Ibid., p. 78.
42. Ibid., p. 235.
43. Ibid.
44. L. ALTHUSSER; Lire le Capital. Maspero, Paris, 1965. Sur son Spino-
zi sme, Althusser s'explique de manière ptécise dans Éltments d'autocritique. Ha-
chette, Paris, 1974 et "La soutenance d'Amiens" (1975), in Positions. Editions
Sociales, Paris, 1976. Voir le recueil collectif La cognizione della crisi. Saggi sul
marxismo di Louis Althusser. Franco Angeli, Milano, 1986, en particulier la con-
tribution ttès précise de MARIA GIACOMETI1 ("Spinoza per Althusser"). Voir
aussi les analyses de C. PREVE, La passione durevole.Vangelista, Milano, 1989,
et sa contribution au volume cité, Cognizione della crisi intitulée "La ricostruzio-
ne del marxismo fra filosofia e scienza. Un pcrcorso di reflessione dalla rivolu-
zione epistemologica di Louis Althusser alla rifondazione filosofica de Oyôrgy
Lukàcs".
45. L. ALTHUSSER, Éléments d'autocritique, cit. p. 69.
46. L. ALTHUSSER, "Soutenance d'Amiens", in Positions, p. 151.

214 215

.-...
S OMMAIRE

Avant-Propos : .............................................................................• 5
Introduction : . ........ ........ .. .. .•.... .. ........ .... ........ ............ ........ .. .. ... 9

PREMIÈRE PARTIE : ÉLÉMENTS DOCTRINAUX


L Quelques remarques pour une inteiprétation de l' Éthique ...... 17
II. Histoire et étentité ................................................................. 37
III. Théorie de l'histoire ou philosophie du progl'ès historique
chez Spinoza ?.•..•.•..•.........•.•..•.••.•.........•.•••.........•..•.....••.•..•.•.•.••79
IV. La théorie de la pratique et la fonction de l'opinion publique
dans la philosophie politique deSpinoza. ................... ................ 105

DEUXIÈME PARTIE: ÉLÉMENTS HISTORIQUES


V. Du nmtérialisme, de Spinoza ....•............................................ 127
VI. Bossuet devant Spinoza : Le Discours sur l'histoire universelle,
une stratégie de dénégation du "Traité théologico-
p o litique" ............. ....... ................................... ................... ............ 155
VII. Labriola dev ant Spinoza : une lecture non-spéculative .... .. 167
VIII. La marxisme au miroir de Spinoza ........................... .. ....... 185
ACIIEVl D'IMPRIMER en 1994
ParBàS
14-16, Rue des PetUs-Hôtels
75010 Paris
Df!:POT l~pl: Ier Trimestre 1994

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