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À PROPOS
Fernand Deligny,
Erik Porge
un style de vie
avec les autistes
Y être entre les lignes
Erik Porge, Fernand Deligny occupe une position à part dans l’approche de l’autisme. Elle
ne se réclame ni de la rééducation, ni de l’apprentissage, ni du soin qu’il soit
psychanalyste, psychiatrique ou psychanalytique. Cette position participe d’un style de vie.
Paris. Il faut la replacer dans le contexte d’après-guerre (1939-1945) qui a favorisé
beaucoup d’initiatives inventives.
LA TENTATIVE
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nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir
À PROPOS
p. 248. « Agencement
en 3 ou 4 fois par an. matériel et discursif,
Deligny adoptait donc une position de « non-vouloir » : organisation de l’espace
articulée à un système de
« Il est évident que nous nous refusons à faire violence aux enfants. catégories et de croyances,
Mais alors que faut-il faire ? de valeurs, de sensibilité,
Se mettre en position de non-vouloir. de tropismes, qui permettent
S’agit-il d’une position de passivité ? de rendre visibles
C’est tout le contraire. Le non-vouloir crée une sorte d’intervalle où règne le des paramètres, des facteurs
tacite. inaperçus ou occultés,
refoulés, et d’opérer
Mais encore faut-il que le respect du tacite régente un mode d’être qui nous soit des déplacements dans
commun, qui soit le nôtre et qui ne va pas s’intercaler entre les enfants et nous les comportements
afin de maintenir une certaine distance entre eux et nous. Cette distance, on doit (ou à l’inverse, de produire
la retrouver à tout bout de champ dans le mode d’être du réseau même 4. » de l’invisibilité et donc
du refoulement, l’organisation
Deligny ne s’autorisait pas de vouloir le Bien des enfants (malgré eux, comme du comportement des autres
le font certains). Il respectait l’espace de retrait que ces enfants manifestaient en fonction d’évidences dites
à l’égard de la parole et dans les relations affectives, sachant que les manifes- et redites étant un instrument
tations d’amour à leur égard peuvent être ressenties comme violentes et dan- privilégié de pouvoir). »
gereuses. Il s’est mis en position de se laisser enseigner par les autistes, de se 3. Fernand Deligny, Œuvres,
mettre à l’écoute de leur mutisme et du « moindre geste », (titre de l’un de ses op. cit., p. 737.
films), de se laisser surprendre par ce qu’il ne comprenait pas, sans chercher 4. Fernand Deligny,
à plaquer des grilles d’interprétation toute faites, notamment psychanaly- L’Arachnéen et autres textes,
tiques, et sans vouloir débusquer une supposée intentionnalité, sans même op.cit., p. 66.
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vouloir les faire parler. Il prenait leur mutisme comme une donnée indépas-
À PROPOS
sable et constitutive de leur être, ce qui, nous l’avons dit, est la limite de sa
tentative.
Son refus d’interpréter les causes de ce mutisme avait en retour l’avantage de
faire barrage aux élucubrations interprétatives qui recouvrent le mutisme au
point de réduire au silence sa force de point d’interrogation.
Sur cette question de la cause, il y a un passage du séminaire L’angoisse, où
Lacan distingue bien la cause, l’effet, le résultat et l’objet, et énonce que
« moins la cause est saisissable plus tout apparaît causé ». Le symptôme, c’est
le résultat de la cause, et l’effet de la cause, c’est le désir. Entre la cause et
l’effet, le désir donc, il y a un hiatus. En guise d’illustration il reprend et com-
mente une expérience de Piaget 5 sur les récits d’enfants devant expliquer à
d’autres enfants les effets de la fermeture d’un robinet d’eau.
Deligny a d’ailleurs souvent affirmé que l’eau avait une place particulière
pour les enfants autistes à lui confiés…
Fernand Deligny n’a pas fait d’exposé détaillé et systématique de ses théories.
Elles se laissent lire et déchiffrer dans l’ensemble de ses écrits, qui sont très
une ellipse) : d’une part, le pôle dit de l’espèce et d’autre part le pôle du lan-
gage. La tentative de Deligny repose sur ce que j’appellerai pour ma part
hypothèse, mais qui pour lui est visiblement plus du côté de la certitude, hypo-
thèse donc qu’il existe une opposition entre un pôle du langage et un pôle de
ce qu’il appelle « l’humain de nature ». « Par nature j’entends bien la base
biologique de toute existence humaine, considérée indépendamment des
effets que produit sur elle la socialisation 7 ». C’est ce pôle-là, l’humain de
nature, que l’autisme révélerait et avec lequel il s’identifierait et donc avec
lequel il faudrait se mettre en phase.
Fernand Deligny ne nie pas l’importance du langage, bien au contraire, mais,
il veut lutter contre ce qu’il appelle son « mono-pôle ». Deligny joue beau-
coup avec les mots. Le langage est un pôle qui prétend au monopole. Il y a
pour lui mono-pôle du langage, dans la mesure où il assimile, trop vite, le lan-
gage à un outil de communication dont on aurait la maîtrise. En outre, le lan-
gage aurait une fonction de suppléer, voire supplanter, un défaut dans
5. Rapportée dans Jean Piaget, l’humain de nature.
1923, Le langage et la pensée
chez l’enfant, Paris, En ce sens, sa lecture (partielle) de Lacan est très réductrice et c’est pourquoi
Delachaux et Niestlé, 2002. il le critique, même s’il a surtout travaillé avec des correspondants lacaniens
6. Fernand Deligny, Œuvres, et que ceux-ci l’avaient en général à la bonne.
op. cit., p. 995. Mais il est intéressant de voir qu’il s’appuie sur le pôle de l’humain de l’es-
7. Ibid., p. 1028. pèce, pour faire retour sur le langage, le faire résonner, en modifier certains
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usages, créer des néologismes, ce qui donne d’ailleurs à ses écrits, bien sou-
À PROPOS
dans les Cévennes, un réseau composé de petits lieux séparés, reliés par des
lignes de passage. L’aire de séjour est une toile.
La toile d’araignée est tissée sans intention, il n’y a pas un vouloir de l’arai-
gnée pour attraper la mouche, elle fait ça et la mouche tombe, il n’y a pas d’in-
tention, pas d’utilité, c’est asubjectif. « Mais ce que l’arachnéen nous
enseigne, c’est qu’il ne s’agit pas pour l’aragne, de vouloir avoir, de par le tis-
sage de sa toile, de la mouche ; c’est tramer qui importe […] Où se retrouve
ce que le réseau peut avoir d’arachnéen, étant entendu que l’arachnéen n’est
pas un avoir mais bien une trouvaille incessante, une découverte émaillée de
surprises, ces surprises étant de bien étranges coïncidences qui ne peuvent
avoir lieu que si le vouloir reste cantonné dans ce qu’il peut faire et ce qui le
regarde. »
Le réseau est un agir. Ce n’est pas un donné, ni un modèle. C’est un agir qui
est à refaire, et à défaire sans cesse. Dans le film À propos d’un film à faire,
Deligny montre longuement l’image d’un radeau et commente son lien à un
enfant autiste. Le radeau est identique aux petites unités de ces camps dans
les Cévennes. Il n’est pas pris comme symbole mais au sens concret de
matériau, de bois, de rondins attachés. Il est mis sur le même plan que les
manifestations des enfants autistes. Un radeau est fait comme la toile d’arai-
gnée, comme les lignes d’erre. Il y a identification de l’autiste à ces formes
de tissage. 8. Ibid., p. 852.
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Les tracés des lignes d’erre de l’autiste sont eux-mêmes homogènes aux
À PROPOS
tracés qu’il fait sur une feuille de papier, les petits ronds par exemple, dont
Deligny fournit de nombreuses reproductions dans ses écrits. L’une de celles-
ci est accompagnée de la légende manuscrite suivante : « Ce TRACER d’avant
la lettre, je n’en finirai pas d’y voir ce qu’aucun regard serait-il le mien n’y
verra jamais. l’humain est là, peut-être tout simplement, sans personne à la
clef, sans voix. ceux-là de TRACER, sont de ma main qui a emprunté la
manière de manier le style de ce janmarie, qui parlant ne l’est pas. et tout ce
que je peux écrire en vient de ce TRACER que tous les écrits du monde ne ris-
quent pas de tarir 9. »
Incidemment, je ferai remarquer que dans le nom, Deligny, il y a le mot ligne,
ce qui n’est peut-être pas un hasard et il y a aussi le « y », auquel il donne
beaucoup d’importance dans ses écrits (notamment « l’y être »). N’a-t-il pas
réalisé son nom dans son style de vie avec les autistes : Deligny = y être entre
les lignes ?
pôle-là, disons d’un écrit d’avant l’écrit, qu’il va essayer d’approcher le lan-
gage, et ce dans un mouvement de retournement : s’entendre parler du point
de vue de celui qui ne parle pas. Une théorie sur ceux qui ne parlent pas
s’adresse en fait à ceux qui parlent et donc reçoit d’eux son message. Mais
permet-elle vraiment d’appréhender la vérité de ceux qui ne parlent pas, qui
sont dans « la vacance du langage » ? En appréhendant la réalité de l’autiste
à travers une langue qu’il ne parle pas, est-ce qu’on ne passe pas à côté de
cette réalité, et ne risque-t-on pas de la poser en termes de déficit ? Bien
entendu, on peut se rendre compte que poser la question ainsi, c’est faire
comme si l’autiste ne devait jamais parler et qu’il n’était pas déjà parlé avant
de naître.
La question mérite cependant d’être posée dans la mesure où elle nous fait
entendre dans le mutisme autre chose que la simple négativité de l’absence de
parole.
On peut souvent constater un forçage dans les interprétations expliquant pour-
quoi l’enfant ne parle pas. Il y a chez Deligny une démarche antipsycholo-
gique que partage la psychanalyse. Là où il y a différence avec la
psychanalyse, c’est que celle-ci reconnaît un au-delà du langage mais dont
l’accès se fait pas sans le langage.
9. Ibid., p. 813, il n’y pas
de majuscules après La leçon de Deligny est que pour aborder l’autiste, il faut déjà modifier notre
les points. façon d’en parler, à défaut de parler avec lui. Un travail sur la langue est une
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offre les pastels à l’huile dont “il” va faire l’usage qui peut se voir, jamais on
À PROPOS
ne me fera croire que ce gamin là, S’exprime pas l’ombre d’S dans ce qui
nous fait proches ce “lui” là et moi. mais alors, c’est l’ombre de quoi qui se
manifeste dans ce geste de tracer qui nous advient et qu’importe auquel est la
main qui trace ? cette main n’est pas “la sienne”, ni la mienne. c’est la main
d’hu main 14. »
Le langage de l’humain porte l’empreinte d’un au-delà indicible, « l’humain »
comme il l’écrit. Un hu main qui se réalise avec les mains, dans les « tracer »
et dans le style de vie en réseau d’un « commun » (comme main ?) du vivre
ensemble.
Au « se » manquant, Deligny substitue le « ce » (qu’on retrouve dans le titre
du film Ce gamin, là) et aussi un « nous » car le sujet est un être de réseau.
Il y a un « nous » premier, indivis, irréductible à la personne ou même une
somme de personnes ou une idéologie. Dans le tracer dont Deligny parle, peu
importe qu’il s’agisse de la main de l’autre ou de la sienne, c’est celle de
« l’humain ». C’est pourquoi, en constituant un « nous » différent dans les
séjours de rupture dans les Cévennes, dans le réseau, dans l’arachnéen, cela
modifie l’agir des enfants. Ce « nous » est l’objet d’une adresse indirecte,
d’ou l’adéquation du nous au réseau du vivre en commun, l’intérêt pour les
lignes d’erre qui se croisent en un « y », en un « y être » et font pour eux
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