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L 19766 - 616 H - F: 6,50 € - RD

DECEMBRE 2018
N°616 / 6,50 € / MENSUEL
BEL 7,15 €
SUISSE 11,30 CHF
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PORTUGAL CONT 7,40 €
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Edito

Des caisses de blanc


On dit se faire des cheveux blancs, on débat blanc bonnet et
bonnet blanc, on cite arme blanche, nuit blanche, page blanche,
voix blanche, le blanc des yeux, examen blanc et carte blanche,
Laurent Blanc et Tony Joe White, mariage blanc, saigner à blanc,
blanchir de l’argent, avoir un blanc au théâtre, balle à blanc, noir
sur blanc, blanc comme neige, faire chou blanc, cousu de fil blanc,
fromage blanc, chèque en blanc, de but en blanc, blanc comme
un cachet d’aspirine, souvenons nous du rectangle blanc,
bière blanche et verre de blanc, bulletin blanc, bois blanc et... ce
White Album, Double Blanc en français, qui nous occupe aujourd’hui,
50 ans après sa parution.

Mais blanc, c’est comment ?

Michel Pastoureau, historien, écrit dans “Le livre Des Couleurs” :


“Le blanc possède un symbolisme solidement ancré dans le temps
et quasi universel avec l’innocence, la lumière divine ou la pureté.
Le monde contemporain y a simplement ajouté l’idée du froid.
Enfin, le blanc représente le cycle de la vie. Dans notre
univers mental commun, l’enfance (le berceau) et la vieillesse
(cheveux blancs, la sagesse) sont associés au blanc.”
Début et fin de vie, donc.
Et l’album du début de la fin pour les Beatles.

Les photos d’eux, avant et celles d’après ce Double Blanc, sont plus
nombreuses. Ici, elles sont rares. Et le photographe choisi, Don
McCullin, un reporter de guerre ! Comme un signe. Visiblement,
difficile de faire bonne figure. Ou semblant. Ils s’entendent moins bien.
Leur pays, c’est plus l’amour. On parle là de Beatles qui
deviennent, au moment de cet album, leurs propres patronymes.
On ne dira plus Paul et John, on dira désormais Lennon et McCartney.
On ne dira plus George mais Harrison. On continuera de dire Ringo.

Alors ce choix du blanc, attribué à Paul McCartney et au graphiste


Richard Hamilton, en opposition à la luxuriance riche en symboles
de “Sgt. Pepper”, n’est-il qu’artistique ? Certainement pas.
On peut y voir, en vrac et en se trompant, l’évocation du blanc du
deuil porté en Inde d’où reviennent les Beatles et qu’ils s’apprêtent,
peut-être inconsciemment, à vivre dans leur amitié. On peut y voir
cette lumière blanche décrite par ceux qui reviennent de parmi les
morts dans les “Nouvelles Extraordinaires” de Pierre Bellemare.
On peut y voir l’absence d’idée, un désaccord entre les quatre
fantastiques ou l’envie de ne rien dévoiler des intentions du disque.
On peut également y voir une saloperie envers Yoko.
Le blanc évoquant aussi la mort au Japon.

Mais au fond, qu’importe que ce soit celle-ci qui fut choisie.


Bleu, vert, jaune, taupe, les intentions seraient décortiquées
de la même manière et les interprétations iraient bon train
car on parle des Beatles. Qu’importe car, comme le pense
Whoopi Goldberg : “Les Beatles n’avaient pas de couleur”.
Elle parlait de leur peau.
Et directement de l’universalité de leur musique.
Bleu, vert, jaune, taupe, qu’importe donc, puisque
c’est le blanc qui fut retenu.
VINCENT TANNIERES

DECEMBRE 2018 R&F 003


Sommaire 616
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Christophe Ernault PHILIPPE MANŒUVRE 12
Tête d’affiche
Basile Farkas BILL RYDER-JONES 16
Jérôme Reijasse SEASICK STEVE 18
JOHN GRANT 20
Olivier Cachin
52 Bobbie Gentry
In memoriam
Thomas E. Florin TONY JOE WHITE 22
En vedette
PIERRE TERRASSON 26
Isabelle Chelley

Olivier Cachin THE GOOD, THE BAD & THE QUEEN 30


GHOST 34 Jonathan Hume

MARK KNOPFLER 38
Benoît Sabatier

COCTEAU TWINS 42
Alexandre Breton

BOB DYLAN 46
Charles Ficat

BOBBIE GENTRY 52
Nicolas Ungemuth

En couverture
Jérôme Soligny THE BEATLES 58
www.rocknfolk.com La vie en rock
Patrick Eudeline PALACE, BAINS DOUCHES
& ROSE BONBON 66
COUVERTURE PHOTO : DR GRAPHISME : FRANK LORIOU 58 The Beatles
RUBRIQUES EDITO 003 COURRIER 006 TELEGRAMMES 010DISQUE DU MOIS 071DISQUES 072 REEDITIONS 080REHAB’084 VINYLES086DISCOGRAPHISME 088
QUALITE FRANCE 090 HIGHWAY 666 REVISITED 092 BEANO BLUES 094 ERUDIT ROCK 096 FILM DU MOIS 098 CINEMA 099 SERIE DU MOIS 101
DVD MUSIQUE 102 BANDE DESSINEE 104 LIVRES 105 AGENDA 106 LIVE 110 ROCK’N’ROLL FLASHBACK 113 PEU DE GENS LE SAVENT 114
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Courrier des lecteurs
Ça pourrait s’appeler “Let’s Imagine” ou un truc comme ça
nation rock, lieu d’incarnation, de toujours le rayonnement par exemple culturel (transmission de relais) et
proximité et de communion. La saveur de Ty Segall, d’un John Dwyer : on éthique (de l’insatisfaction qui fédère,
de l’instant elle-même fait les frais n’y peut rien, c’est comme ça (on du cérémonial). L’internet a reconfiguré
d’un déclassement culturel... Et, à s’éprendra de la même façon plus la notion même de sol commun en
mon avis, ce n’est pas dans le bois de volontiers de PNL de nos jours que de institutionnalisant l’absence, ainsi rien
ce dilettantisme parfaitement contre PIL, de The Voice que de The Voidz, de tel aujourd’hui qu’un festival pour
nature que cette expérience collective de Lartiste que de The Artist, il faut le vérifier, s’en persuader. Rien de tel
(Bowie et les Spiders, aussi importants l’accepter ; et si le son et l’imagerie du qu’un festival, dans la vraie vie, pour
que l’homme marchant sur la Lune, rock sont conviés, c’est par le biais d’un se sentir seul au milieu des autres ;
sur le plateau de Top Of The Pops en détournement dans la pub et la mode, Bob Mould : “De nos jours, on assiste
1972...) est à même de perdurer. eh, eh ; ou dans la rue...). La saveur du rarement à un concert avec cette
Découvrira-t-on un autre Bowie ou un moment s’est dissipée au nom de cette sensation d’ignorer si on va en
autre Prince dans un avenir proche ? avidité qui suggère que le meilleur est ressortir vivant, ou même simplement
Pas sûr. Parce que tout est plus ouvert, toujours ailleurs ou que le meilleur est différent, un peu chagé”. Et donc
qu’“on est moins accroché à une toujours à venir. Balivernes. Ceci ne pour se demander, à l’heure où la
idéologie” (et donc plus du tout à des s’appelle pas exactement savourer documentation prend le pas sur
figures tutélaires fortes ?) comme le l’instant... Ça n’est pas compatible avec l’expérience propre, si ces gens autour,
rapportait Bertrand Burgalat le mois le rock. En définitive, si le rock n’est équipés de leur smartphone, sont ce
Illustrations : dernier. Ainsi, le rock de nos jours, plus, déplorons-le, une institution pour qu’ils sont censés être ou bien leur
Jampur Fraize c’est un chapiteau souterrain (chez le plus grand nombre, “le rock’n’roll, propre avatar... Quoi qu’il soit, la
le disquaire, à la médiathèque, dans son importance, artistique et sociétale, réception semble parasitée, ce
un concert, sur un site web ou dans déjà en train de s’estomper” (édito de parasitage massif remettant en cause
L’archange noir ce journal, peu importe) où tout un novembre), c’est peut-être parce que le fondement même de la grand-messe
du T-shirt chacun cultive le pré carré de son l’institution suprême aujourd’hui rock’n’roll, son esprit, sa spiritualité.
Hey Rock&Folk, merci pour cette érudition. Et c’est là, dans ce ghetto, c’est internet, c’est pourquoi nous L’époque s’entiche de la réalité
belle image de Vince Taylor qui porte que s’exercera sans doute pour avons là un vrai problème, à la fois uniquement pour la fétichiser avec son
(on le devine) un tee-shirt vintage de... téléphone. Il semble par conséquent
Vince Taylor ! Quand on a la classe... impossible d’exister à ses yeux. Le
GILLES rock, pas plus qu’un autre. Sans cette
adhésion, cette disponibilité suffisante
et nécessaire, c’est très simple : il n’y a
Du Schmoll pas de mouvement. Le cataclysme est
En ces temps moroses, heureusement désamorcé, caduc. L’internet, “force la
que Mr Eddy Mitchell est là pour nous plus sombre qu’ait jamais rencontré
faire bien rire, malgré lui. Ainsi, selon l’humanité” (dixit Ray Davies), “c’est le
Mr Moine, David Bowie ne serait cancer, internet” (Melody Prochet, oui,
qu’un “escroc” du rock, tout juste cet internet-là a probablement certifié
bon à arriver “avec une plume dans l’exode de la musique à la périphérie,
le cul et des cheveux en pétard”. en en automatisant l’accès comme à
Sans commentaire ! un livre ouvert. En la parant d’un don
MATHIEU LECLERC d’ubiquité qui n’est qu’un repoussoir à
fantasmes, une entrave à sa qualité de
narratrice, à la musique, un obstacle à
Dans la vraie vie sa capacité de jaillir, de surgir là, en se
“The Donkeys and the Elephants, The jouant du vide, afin précisément de le
Beatles and The Stones/ everybody’s remplir. Tel un cataclysme. Mais ainsi
on their phones (...) : our senses have vont les choses. Et non, vous ne vous
been numbed, we can’t enjoy the taste/ étonnerez pas que ce courrier soit
cuz everyone’s been digitized but no envoyé depuis un ordinateur, R&F, pas
one will be saved” postule King Tuff vous ! Car au-delà de cette seule idée
dans “Circuits In The Sand”, confirmant du progrès pour le progrès, il ne s’agit
là notre profonde perplexité face à pas de se tirer une balle dans le pied
l’économie d’incarnation du monde non plus... Mais juste de faire la part
numérique moderne. Justifiant ce des choses ; Neil Young : “A mes
verdict : à l’époque d’iTunes, de débuts, ce n’était pas pareil : les gens
Snapchat, de WhatsApp, de Netflix, de devant étaient les fans de musique,
de la 4G, des émissions en replay, les vrais, ils connaissaient chaque
eh bien les grands cataclysmes rock chanson par cœur. Les portables et
n’existent plus, pour tous ceux qui de les richards qui peuvent se payer les
nos jours pensent être là sans y être meilleures places me déconcentrent :
et en même temps être là-bas alors j’ai l’impression d’être une pièce dans
qu’ils n’y sont pas physiquement... un musée. Ce n’est pas bon pour la
L’audience se sédimentant à l’insu du musique, qui très souvent se nourrit
être-ensemble, de l’élan simultané, de l’énergie dégagée par la salle”.
comme un programme que chacun Ou ce qu’il fallait démontrer à
suivrait mais dans des pièces et des propos de ce fameux sol commun.
états différents, pour ne pas dire RUDY RIODDES
opposés. Difficile d’envisager dans ces
conditions la constitution d’une nouvelle

006 R&F DECEMBRE 2018


Et on est véritablement au cœur de
notre sujet, là. Mais, justement, voilà.
Plutôt que de décider mordicus
d’infléchir cette boucle infernale,
eh bien Kim, non sans génie, ne
dénigre pas son rayonnement au
genre masculin, bien au contraire,
cherchant un moyen d’y être légitimée.
Bien consciente, là encore, que sans Sentiers battus
cet interagir, le combat est caduc. et rebattus
Inspiration géniale, oui. “Les mecs Suite à la chronique de l’album
faisaient de la musique, relate Kim, de Beak>, il me semble justement
et la musique, j’adorais ça. Je voulais que notre vénérable magazine
m’approcher le plus possible de Rock&Folk n’a jamais aussi été
ce qu’ils ressentaient lorsqu’ils se pertinent que quand il sortait de
retrouvaient ensemble sur scène (...). ses sentiers battus. Quand je vois la
Maintenant que j’y pense, c’est pour ça couv’ de ce mois, je suis quasiment
que j’ai intégré un groupe : pour entrer sûr que ce n’est pas R&F qui m’a
dans cette dynamique masculine, ne fait découvrir les Who, mais plutôt
plus être à l’extérieur à les observer par un ensemble de sources (autres
une vitre fermée, mais me trouver à magazines, télévision, radio, amis... ).
l’intérieur, avec eux.” En conséquence Par contre, je me souviens très bien
de quoi, tout le récit est imprégné en d’un temps où la musique électronique
filigrane de ce girl power qui consiste, trouvait une place mensuelle.
une fois encore, devinez quoi... Pour le coup, sans R&F, je n’aurais
à dire “non”. Ici en l’occurrence au jamais découvert un album qui
“marketing des femmes” : elle l’a fait m’a tellement accompagné depuis :
en conservant une identité en tant le “Consumed” de Plastikman.
qu’individu au sein du groupe. Même Merci d’avoir pensé aux rockers
si, au fond, on en revient toujours à ce (demi) pur jus !
constat alarmiste : “Au début de Sonic BRUNO SWINERS
Youth, je me suis vraiment appliquée
pour devenir plus punk, pour perdre
mon image féminine, liée à la classe Ressemblance
moyenne de l’ouest de LA”. De l’art partielle
de repousser les limites donc, mais Bonsoir à tous, le gars à moustache
“repousser les limites implique aussi dans les Parcels, ce n’est pas
de laisser entrevoir des facettes moins George Harrison ?
désirables de soi. Au bout du compte, Musicalement.
on attend d’une femme qu’elle porte G
Le bruit blanc Génial, alors. Ainsi, contrairement à le monde, pas qu’elle le détruise”.
et la grâce une pratique contemporaine qui voit le Et le combat de continuer. “Aujourd’hui
“J’ai toujours fantasmé sur ce que féminisme en être réduit parfois à des encore, je me pose la question ‘suis-je Larmes de caïmans
ça ferait de se trouver pile en dessous slogans, à des inepties susceptibles de émancipée’ ? Si vous devez cacher Il promenait son blues tanné
de ce pic d’énergie, de deux types remporter tous les suffrages lors du votre hypersensibilité, êtes-vous comme le cuir, racé, au milieu du
qui entrecroisent leurs guitares, deux concours de l’Eurovision ou dans les vraiment une femme forte ?”. bayou et des caïmans. Loin des
dieux du tonnerre en pleine crise de charts, ou à un bashing incessant sur la Là-dessus, par contre, il n’y a pas crocodiles et autres cuirassés du rock.
narcissisme et de cette puissante toile, Kim Gordon, marchant dans les “l’ombre d’un doute”. Car, sans en faire It’s “Stormy Weather” today...
forme d’intimité qui ne peut qu’être pas de ses propres aînées, “stoïques, l’étalage, Kim Gordon a finalement Pas vrai Tina ? Adieu Tony Joe White.
atteinte sur scène, devant d’autres endurantes, sans peur ni reproches”, conquis un territoire au milieu de ces DOMINIK FUNK
personnes, qui est celle de la nous conforte dans l’idée que la hommes : le sien. Un lieu où elle peut
fraternisation masculine”. De toute question féministe dans le rock méritait se mettre en rogne, être quelqu’un
évidence, Kim Gordon ne s’est pas d’être plus finement traitée, en effet. d’autre. Et si, comme elle le précise, Imaginable
réveillée un beau matin frappée d’une Kim Gordon (qui n’est certainement faisant allusion aux musiciens anglais, David Bowie n’est plus là.
conscience féministe, mais l’a élaborée pas Courtney Love ou Lana Del Rey à “le rock’n’roll est surtout un moyen John Lennon non plus. Ces gars-là
au fil du temps... Voilà, au regard de cet égard, sans même parler des Spice de surmonter les hiérarchies sociales ont sorti de sacrés disques et leur
notre époque, rattrapée subitement par Girls...) pénètre ainsi au cœur d’une du pays, de briser les barrières de absence est fort dommageable
un accès de conscience féministe, l’un mécanique séculière, infiniment plus leur naissance.” Fondamentalement, car l’époque en manque. Alors,
des messages forts de “Girl In A Band”, complexe. Comment ? En visualisant c’est vrai aussi pour le féminisme. puisqu’ils sont si balèzes, je conseille
titre des mémoires de la bassiste de rétrospectivement ses propres Le rock’n’roll n’aimant rien tant, en à Yoko Ono et Nile Rodgers de
Sonic Youth (à relire de toute urgence prédispositions à l’asservissement, effet, que voir en son sein un individu collaborer pour nous livrer un truc
dans le contexte !). “Cette nana sait s’agissant des rapports entre homme qui se transcende. Et Kim d’interroger : de la trempe des susdits. Ça pourrait
des trucs que je ne sais pas”, écrira le et femme. Le fameux schéma. “Peut-être qu’un concert, ça n’a jamais s’appeler “Let’s Imagine” ou un truc
critique Greil Marcus à propos de Kim. “La femme codépendante, l’homme été que ça au fond : un baiser sans comme ça. Et on tiendrait là enfin un
En effet. Et en matière de féminisme, à narcissique : des mots éculés, révèle-t- fin.” Adage de circonstance : et qui sait des grands albums de la décennie.
proprement parler, qui aurait pu penser elle, volés à la thérapie, mais auxquels jusqu’où un baiser peut vous mener ? Merci à eux, donc, d’y penser
que le groupe soit un tel révélateur : je pense beaucoup ces jours-ci Si on renverse les choses, peut-être et de se mettre au boulot.
“Un groupe, c’est l’essence même du malgré tout. Cette dynamique que j’ai que, in fine, ces garçons qui lui BEN KENNEDY
dysfonctionnement, observe Kim, mais instaurée avec les hommes a sûrement demandaient sans cesse “qu’est-ce
plutôt que d’exposer des motivations commencé avec Keller [son frère] (...), que ça fait d’être une fille dans un
ou de discuter de ses problèmes, il m’a convaincue de dormir dans une groupe ?” étaient “terrifiés par les
on fait de la musique pour les exorciser petite chambre à côté de la sienne, femmes” ? “Girl In A Band” ne traite, Ecrivez à Rock&Folk,
via l’adrénaline”. Mais quel rapport étouffant ainsi chacune de mes selon moi, pas d’autre chose au fond
12 rue Mozart
avec le féminisme me direz-vous ? tentatives de trouver ma propre place que de cette gêne occasionnée par ces
92587 Clichy cedex
Le rapport, c’est que la scène dans le monde.” Elle ajoute, lucide : “rôles prédéterminés qu’on endosse”...
représente précisément un pas “Culturellement, on ne permet pas aux Mais c’est la manière dont il suture le
ou par courriel à
supplémentaire au cœur de ce femmes d’être aussi libres qu’elles silence assourdissant qui résulte de rock&folk@editions-lariviere.com
cheminement : “Un espace à le voudraient, car ce serait effrayant : cette gêne, avec le bruit blanc, qui Chaque publié reçoit un CD
combler avec ce qui n’a pu être celles qui s’y essaient, on les fuit, confine l’état de grâce.
exprimé ou obtenu ailleurs.” ou alors on les traite de folles.” ELEONORE
Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

ALICE IN CHAINS ETIENNE DAHO


Les vétérans grunge annoncent Le dandy continue d’afficher
une date unique en France, partout complet : il passera au
le 28 mai à l’Olympia (Paris). Silo (Marseille) le 23 novembre,
Ils partageront l’affiche avec au Paloma (Nîmes) le 24, du
Black Rebel Motorcycle Club. 27 au 2 décembre à l’Olympia
(Paris), le 4 au Métropole
ARCTIC MONKEYS (Lausanne)... Le 14 décembre,
Le groupe de Sheffield publiera il éditera un 45 tours deluxe
fin novembre un 45 tours avec en face A : “L’Etincelle”
“Tranquility Base Hotel & et en face B “Chambre 29”.
Casino”, avec en face B un inédit
“Anyways”. En amont, “Warp JOSH FAUVER
Speed Chic”, court métrage L’ancien bassiste (2004 à 2012)
réalisé par Ben Chappell lors de Deerhunter est décédé à l’âge

Photo Kristen Welsh-DR


de l’enregistrement du dernier de 39 ans. Les raisons de sa mort
album des Britannique ne sont pas encore connues. Il
en France, a été mis en ligne. était, aussi, membre des groupes
Electrosleep International,
LES AVENTURIERS SIDS et avait monté son label, Josh Homme
Du 12 au 20 décembre aura lieu Army Of Bad Luck.
la 14ème édition de ce festival sis
à Fontenay-sous-Bois (94). Au LEO FERRE JOSH HOMME MASSIVE ATTACK
programme, Vox Low, Zombie A l’initiative de son fils Mathieu, “Cruel, Cruel World” est le Les pionniers du trip-hop font
Zombie, Pogo Car Crash Control, un coffret de 14 CD, “Léo Ferré nouveau titre du patron des une tournée pour les 20 ans de
Delgres, Astereotypie, Concrete La Vie Moderne 1944-1959” Queens Of The Stone Age, tiré de l’album “Mezzanine”, ils passeront
Knives, Agathe Da Rama, incluant plus de 200 titres dont la BO du jeu vidéo “Red Dead au Zénith de Paris les 11 et 12
Peroke, General Elektriks… une cinquantaine inédits ou rares, Redemption 2”. Ballade acoustique février 2019, à celui de Nantes le
sera disponible le 7 décembre. écrite par Daniel Lanois. 13 et à l’Arkea Arena de Bordeaux
IAN BROWN le jour de la Saint-Valentin.
Le chanteur des Stone Roses HARDY FOX IMARHAN
revient avec “Ripples”, septième Homme à l’identité énigmatique Les Touaregs de Tamanrasset MUDHONEY
album solo, prévu pour le 1er mars. dans un groupe, les Residents, sont de retour les 21 et 22 Mark Arm et ses hommes
qui lui même cultive l’énigme novembre au Hasard Ludique feront escale à Paris le
RODOLPHE BURGER au rang d’art depuis 1969, le (Paris) et le 23 au Temps 27 novembre au Trabendo.
L’infatigable chanteur de Kat claviériste et compositeur Machine (Tours), pour distiller
Onoma poursuit sa tournée solo. principal du collectif américain leur blues du désert empreint PRINCE
Il sera le 22 novembre à la Scène a succombé le 30 octobre à un de rock et de groove. 4U : A Symphonic Celebration
Nationale (Aubusson), le 23 au cancer du cerveau. Il avait 73 ans. Of Prince, premier concert
Centre Culturel Agora (Boulazac), MICHAEL JACKSON symphonique consacré au
le 11 décembre au MC2 (Grenoble), JAMPUR FRAIZE Le King Of Pop est à l’honneur chanteur de Minneapolis.
et le 24 janvier accompagné Notre illustrateur participera au Grand Palais (Paris) du 23 Aux commandes, Questlove
de Serge Teyssot-Gay à la à l’exposition collective novembre au 14 février 2019. (batteur des Roots) a choisi
scène Nationale (Niort)... “La Gazette Du Rock” et L’exposition “Michael Jackson : et fait les arrangements
jouera le soir du vernissage le On The Wall” explore l’impact orchestraux de nombreux tubes
CHASSOL 29 novembre à 19h avec Les culturel de l’artiste et de son de la star disparue. Passage
Le compositeur français investira Minutes (Mezzo à la basse) au œuvre des années 80 à le 26 novembre prochain
la Cité de la Musique (Paris) le Forum de Vauréal. A découvrir aujourd’hui à travers des au Palais des Sports (Paris).
30 novembre et le 2 décembre, jusqu’au 15 décembre. créations de David LaChapelle,
et le Nouveau Relax (Chaumont) Jeff Koons... LEE RANALDO
le 6 décembre prochain. STEVE GUNN “Electric Trim Live” est le
L’ancien guitariste de The KAISER CHIEFS prochain live du cofondateur de
COLDPLAY War On Drugs et des Violators Le 8 juin prochain, au stade Sonic Youth. Il a été enregistré
Le documentaire “Coldplay : de Kurt Vile fera son retour d’Elland Road, le quintette à Londres en octobre 2017.
A Head Full Of Dreams”, le 18 janvier avec “The célébrera le centenaire de Leeds Le guitariste planche sur
consacré au groupe de Chris Unseen In Between”, son United, légendaire club de un nouvel album.
Martin, sera disponible le 7 dixième album solo. foot de sa ville, aux côtés de
décembre. Il retrace plus de 20 ans The Vaccines, The Sherlocks et, RAZORLIGHT
de carrière du groupe, incluant des JOHNNY HALLYDAY peut-être, de Marcelo Bielsa. Le quartette londonien vient de
images de la dernière tournée. En “Mon Pays C’est L’Amour”, sortir un nouvel album “Olympus
parallèle, deux disques, “Live In 51ème album du chanteur, s’est MILES KANE Sleeping”. Il le défendra sur scène
Sao Paulo” et “Live In Buenos vendu à 631 473 exemplaires Le Liverpuldien a dévoilé un au Bataclan le 2 février, après
Aires”, verront le jour. en 3 jours et s’approche morceau inédit, l’énergique un Café de la Danse complet
aujourd’hui du million. “LA Five Four (309)”, le 10 novembre.
accompagné d’un clip.

010 R&F DECEMBRE 2018


“Les gens qui chantent en geignant combien leur vie
est difficile, c’est tellement ennuyeux” THOM YORKE
RENDEZ-VOUS
L’Expanding Corruption Tour
de la relève rock française
débarquera le 30 novembre à
la Souris Verte (Epinal), le
2 décembre à la Vapeur (Dijon),
le 7 à la Tangram (Evreux) pour
faire découvrir son post-punk
“Superior State” sorti fin octobre.

RIVAL SONS
Les rockers californiens
reviennent avec “Feral Roots”
le 25 janvier prochain. Ils
Photo Allaan Ballard/ Scope Features/ Dalle

enchaîneront par une tournée


française le 8 février au 106
(Rouen), le 9 au Bataclan (Paris),
le 10 à la Sirène (La Rochelle) et
le 25 au Transbordeur (Lyon).

AXL ROSE
Très remonté contre l’actuel
locataire de la Maison Blanche, Stray Cats
le leader des Guns N’Roses a
signifié à Donald Trump son
interdiction de diffuser des STRAY CATS TOY
chansons de son groupe au cours En 2019, le trio rockab composé Deux ans après “Clear Shot”,
de rassemblements politiques. de Brian Setzer, Lee Rocker et les Londoniens ont partagé Condoléances 
Slim Jim Phantom fêtera ses quelques nouvelles chansons, THOMAS DIAZ (chanteur de
SHAME 40 ans d’existence. Les Cats annonciatrices de leur quatrième The World Is A Beautiful Place
Les Londoniens débouleront sont en studio à Nashville pour album. “Happy In The Hollow” And I Am No Longer Afraid
le 14 décembre à l’Elysée enregistrer un nouvel album sortira le 25 janvier. Le groupe To Die), JOSH FAUVER, SONNY
Montmartre (Paris) pour après 25 ans de silence. sera à la Route Du Rock (Saint- FORTUNE (saxophoniste et flûtiste
transporter leur très rageur Une tournée est prévue pour Malo) le 21 février 2019. de jazz américain), HARDY FOX,
premier album “Songs Of Praise”. célébrer l’évènement. PHILIPPE GILDAS (journaliste,
TRANSMUSICALES DE RENNES animateur), ROY HARGROVE
BRUCE SPRINGSTEEN SUPERSUCKERS Rendez-Vous, Cyril Cyril, (trompettiste américain),
Attendu le 8 décembre, l’album Eddie Spaghetti et son combo Eut, Komodo, Madam, Robert OLI HERBERT (guitariste de
“Springsteen On Broadway” seront aux côtés des Lullies et des Finley, The Psychotic Monks, All That Remains), FRANCIS
reprend le contenu des spectacles Sonic Preachers le 22 novembre The Surrenders, et bien LAI (compositeur français),
donnés régulièrement par le au Secret Place (Saint-Jean d’autres participeront à la WAH WAH WATSON (Melvin
Boss au Walter Kerr Theatre de Védas). 40ème édition du festival rennais, Ragin, guitariste Motown),
depuis 2017. du 5 au 9 décembre. TONY JOE WHITE
Photo Steve Gullick-DR

Toy

DECEMBRE 2018 R&F 011


Mes disques à moi

“Beatles ou Stones ?”

PHILIPPE MANŒUVRE
Pas totalement inconnu de ces pages, le critique rock vient de publier ses mémoires.
Idéale occasion de l’inviter dans une rubrique qu’il a d’ailleurs créée.
RECUEILLI PAR CHRISTOPHE ERNAULT - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET
COMMENT PRESENTER PHILIPPE avec Pierre Lescure et Henri de Bodinat (alors patron des disques
MANŒUVRE AUX LECTEURS CBS France). Et Lescure lui dit : “Là, vous compilez les années 60, 70
FIDELES DE ROCK& FOLK ? mais quand on va arriver aux années 90 vous ferez quoi ?” De Bodinat
On citera, dans un premier temps, pour a eu un éclair de génie et a répondu : “On fera la compile des compiles !”...
faire marbre, Edmond Rostand : “C’est un En 1995, tout le monde y allait : la compile des compiles (rires). On
roc ! C’est un pic ! C’est un cap ! Que dis- voyait bien qu’il y avait des gens qui n’étaient pas là pour le rock’n’roll
je ? C’est un cap... C’est une péninsule !” mais pour vendre le rock’n’roll. Aujourd’hui, ça continue... On
En effet, de tous ces gens qui ont permis réédite. Un bon album simple, c’est devenu 6 CD avec des choses
de découvrir, de comprendre, d’apprécier superfétatoires... Quand “Anthology” des Beatles est sorti, c’était le
cette musique appelée rock’n’roll dans début de ça, genre, on ouvre la crypte... Très vite on s’est dit : “A part
ce vieux pays de ce vieux continent, revêche à tout rythme Soligny, est-ce que quelqu’un va réécouter ça ?” Est-ce qu’on a besoin
hors musette, il est sans doute l’un des plus convaincants, de 6 CD pour apprécier “Nevermind” de Nirvana ? La question se pose.
et, surtout, l’un des plus goguenards. Inlassable pourvoyeur Pour les majors, c’est tout vu : c’est moins cher de faire de la réédition
de découvertes, inépuisable banquiste de la bonne cause que de signer des nouveaux artistes.
sur tous les supports connus ou à connaître (comme on dit R&F : Pour en revenir au livre, on en apprend quand même
dans les contrats Universal) et, enfin, imperturbable homme- pas mal sur votre enfance...
sandwich capable de placer en prime-time le mot “Stooge” Philippe Manœuvre : Récemment, je faisais la tournée des Fnac et
en plein PAF, Manœuvre, malgré une vraie-fausse retraite j’ai retrouvé des vieux copains de lycée qui me disaient : “Quand on
méritée, est bel et bien là, fidèle à la cause, depuis 40 ans. voulait écouter du rock on allait chez Manœuvre.” C’était notoire. Ma
Ce que nous rappelle sobrement, comme lui, ses mémoires, chambre était une cocotte-minute avec des Teppaz qui chauffaient à
parus chez Harper & Collins et intitulés “Rock”, où toute heure, des gens qui venaient écouter la face B du nouveau 45 tours
défilent des souvenirs brillamment filtrés et méthodiquement des Tartempions, et on discutait des heures sur : “Est-ce que Johnny
(il l’est) organisés. Trêve de louanges, et, surtout, de Winter va répondre ?” (rires).
grosses têtes, il faut passer à la caisse du canal historique. R&F : Bon, retour aux fondamentaux : premier disque acheté ?
Philippe Manœuvre : Les Equals, “Baby Come Back”, j’ai 14 ans.
C’est un groupe mixte, il y a trois Blacks et deux skinheads. Et moi, ça
Mamamouchis pop m’excite... Je rencontre leur chanteur Eddy Grant en 1982, lors d’une
ROCK&FOLK : C’est vous qui créez cette rubrique en 1990 émission de radio, j’avais mon petit 45 tours et il refuse de me le signer !
pour Rock& Folk, est-ce que vous pensiez que, 28 ans plus “Vous êtes ridicule ! ‘Baby Come Back’ ? Ahahaha”... C’était devenu
tard, vous en seriez l’invité ? une immense star du reggae, à l’égal de Bob Marley.
Philippe Manœuvre : Pas du tout. Mais j’avais déjà cette idée que le R&F : Le premier crush pour les Rolling Stones c’est la pochette
rock était moins puissant à cette époque qu’en 1973, et qu’il faudrait de “Between The Buttons”, l’album préféré de ceux qui n’aiment
aller voir la discothèque de ces gens pour qui le rock était important pas les Rolling Stones...
sans que ça soit forcément leur vie, quoi... Ça pouvait être un présentateur Philippe Manœuvre : Il n’y a même
télé comme Antoine de Caunes, le premier à l’avoir fait, une romancière pas leur nom... Mais je les vois là-dessus,
comme Virginie Despentes... Cette rubrique, elle permettait d’aller loin mystérieux... Je me dis : “Qui sont ces gens ?
très vite avec les gens... Avec ce questionnaire de baby boomers pour Si il y a une bande, je suis avec eux”.
baby boomers : “Premier disque acheté ?”, “Beatles ou Stones ?”, “Qu’est- C’est le début du psychédélisme aussi,
ce que vous pensez du rap ?”, etc. mais à Châlons-sur-Marne, le LSD n’est
R&F : C’est aussi dans ces années que tout le business de la pas encore arrivé... On voit bien sur toutes
réédition éclot, avec les Beatles en CD, les remasters de Led ces pochettes, des couleurs, des attitudes
Zeppelin, les best of à foison... C’est le grand réassort ! nouvelles qui nous interpellent... Mais
Philippe Manœuvre : Je me souviens de cette époque, d’un dîner les Beatles sur la pochette de “Sgt. Pepper”,

DECEMBRE 2018 R&F 013


PHILIPPE MANŒUVRE

ils sont habillés en mamamouchis pop, et moi je n’ai pas envie de me R&F : Et Iggy Pop aussi, dont vous
déguiser... Les Stones, eux, sont en tenue de ville, c’est ça qui est génial parlez beaucoup. A commencer
pour des petits comme nous... C’est le premier groupe qui n’a pas de par ce courrier que vous envoyez à
costumes... Rock&Folk en 1973, pour défendre
R&F : Alors : Beatles ou Stones ? “Raw Power”.
Philippe Manœuvre : J’ai toujours été Stones. Mais je n’avais pas Philippe Manœuvre : J’estime alors qu’il
baissé le rideau de fer ! Quand, par exemple, le Double Blanc sort, nous, a été faiblement chroniqué ! Je dis : “Vous
les petits, on était là : “Oh putain !” C’est le premier album des Beatles ne vous rendez pas compte que pendant dix
que j’ai eu, un méga cadeau de Noël ! Cela dit, à l’époque, il y a tellement ans, tout le monde va jouer comme James
d’autres trucs quasiment oubliés aujourd’hui... Williamson” ! Et c’est exactement ce qui
R&F : Genre ? s’est passé... Brian James des Damned, Steve Jones des Sex Pistols...
Philippe Manœuvre : John Mayall, Captain Beefheart, Zappa... On Tout le punk est parti de là...
ne se souvient plus à quel point ils ont été importants... Pas un numéro R&F : Vous finissez par rentrer à Rock&Folk, vous chroniquez
de Rock&Folk qui ne décortiquait ces trois-là. Aujourd’hui, c’est plus des disques, dont le désormais papier culte concernant le premier
grand-chose ! Pareil, l’autre jour, je fais une émission à RTL dans Ramones, que vous dézinguez...
un studio où j’avais vu les New York Dolls... Et l’interviewer me dit : Philippe Manœuvre : Ben ouais, j’étais choqué... Je me disais : ça
“Qui ça ?”... Personne ne connaissait. ne peut pas être les remplaçants des Stooges. C’est des comiques.
R&F : Autre chose sur ces temps lointains, vous racontez à “Beat On The Brat” contre “Search And Destroy”. Ça frôlait le ridicule.
quel point il est alors difficile de trouver le premier album Si c’est ça les sauveteurs du monde, c’est foutu... Et puis après, deuxième
du Velvet Underground. album, c’est bien parce qu’ils n’essaient pas de changer, contrairement
Philippe Manœuvre : Oui. C’est Paul à ce que je pensais. Troisième album, ils
Alessandrini dans Rock&Folk qui avait insistent. Alors, tous les critiques qui
écrit là-dessus... Alessandrini, qui est un avaient adoré le premier, commencent à
universitaire, en parle comme d’un truc dire : “Ça suffit !” Quatrième album,
artistique, incontournable... Mais qu’on toujours pareil, là, je trouve ça génial et
ne peut pas écouter parce qu’indispo- tout le monde trouve ça à chier (rires). Et
nible... On allait en vacances studieuses puis, quand tu les voyais sur scène, tu
en Allemagne, en Angleterre : rien ! Ça comprenais... C’étaient des gamins qui
n’avait pas été pressé en Europe. Juste des essayaient de refaire le feu avec deux
imports rarissimes... En 1971, il y a une silex, c’est ça que je n’avais pas compris.
compile qui sort, un mélange des trois premiers albums et là on tombe Mais il y avait un côté sales gosses aussi...
par terre. On avait attendu 3 ans et, quand c’est arrivé, c’était encore
mieux que ce qu’on avait imaginé...
R&F : En 1971, vous partez aux Etats-Unis pour un voyage Si c’est dans les poubelles
linguisitique... ça m’intéresse
Philippe Manœuvre : Mes parents voyaient que j’essayais de me R&F : En parlant de sale gosse, il y a un chapitre sur Gainsbourg,
perfectionner en anglais. J’allais acheter des songbooks à l’Open Market : dont vous avez été très proche, ce que l’on sait peu...
les textes du Jefferson Airplane, de Jimi Hendrix, des Doors... Je prenais Philippe Manœuvre : Je ne l’avais jamais raconté, mais j’ai eu cette
mon dico et toute la nuit je traduisais en écoutant mes disques au casque... chance d’assister à la naissance de Gainsbarre à l’époque de “Aux Armes
Mais il y avait plein de trucs que je ne comprenais pas ! J’y suis donc Et Cætera”, que j’adorais... Pour moi, ado, il était un peu à part. J’avais
allé 3 mois pour apprendre l’anglais. Ce qui était une rareté en France acheté le 45 tours “Elisa”. On le voyait un peu comme un dandy. Ça se
à cette époque. Le premier mot que les filles de la famille où j’étais confirme quand je le rencontre : il avait un frigo avec une porte transparente
m’ont appris c’est to rap. C’est quoi ça ? C’est parler, c’est discuter, c’est qu’il s’était fait faire fabriquer spécialement par Saint-Gobain (rires).
pas dans les dicos... Je me dis, ils inventent des mots ! Alors que nous R&F : Album préféré ?
on a nos mots depuis le Moyen Age ! Génial ! Philippe Manœuvre : “Aux Armes Et Cætera...”. “Histoire De Melody
R&F : Même époque, vous vous pro- Nelson”, on l’écoute une fois par an, en
curez “LA Woman” des Doors. sortant les bougies.
Philippe Manœuvre : La musique des R&F : Autre Frenchy évoqué, Jean-
Doors, c’est incroyable. Elle l’est encore, Philippe Smet...
là, aujourd’hui... Qui réécoute la musique Philippe Manœuvre : J’ai eu une chance
du Jefferson Airplane ? Expliquez-moi ce incroyable, ces mecs me voyaient arriver
qu’on y entend ? Une époque. Alors, on dans la pièce, leur cœur de cible. Un jeune
dit : “Fallait y être !”, “On fumait des qui venait demander des comptes ! On leur
trucs !”. Mais les Doors, ils sont là (il avait tellement dit, tout au long de leur
tape sur la table). Hier, j’ai réécouté carrière, que ça allait s’arrêter... Johnny
“Riders On The Storm”, c’est dingue... Un jour, j’avais les trois survivants était un fanatique de rock, limite musicologue, il connaissait tous les
devant moi et je leur ai demandé pourquoi ça tenait encore. Ils m’ont 45 tours Sun...
dit : “Parce que nous, on jouait pas faux”. On tombe facilement sur Jim R&F : Il pouvait aussi faire des trucs archi douteux...
Morrison mais, pour moi, c’est le chanteur de rock. Tout le monde l’a pillé. Philippe Manœuvre : Oui. “Mon Anneau D’Or”. Antoine m’a dit qu’il
Julien Clerc le premier (rires) ! n’aurait jamais fait “Les Elucubrations” sans celle-là (rires).

014 R&F DECEMBRE 2018


de lui faire commenter la mort de Prince, m’a répondu : “Vous êtes bien
gentil de me parler de Prince alors qu’on pleure Merle Haggard, merde.”
R&F : Autre chose, vous pouvez parfois défendre des choses très
spéciales comme : Iron Butterfly, Copperhead, Hawkwind, Pink
Fairies, Blue Öyster Cult... Cette espèce de psyché-metal sorti
des radars... Ne serait-ce pas le vrai Manœuvre qui s’exprime alors ?
Philippe Manœuvre : Oui. C’est là où la musique est la plus intéressante.
Il y a un moment, entre 1969 et 1971, où le psychédélique cède la place
au hard rock. C’est le premier Led Zeppelin, tout le monde durcit le
propos. C’est une musique probante, qui vient du pays du rêve... Il y
avait cette qualité : si ça n’a jamais été fait,
il faut qu’on essaie, qui a bien disparu après.
On est là pour défricher, pour inventer,
pour partir dans l’au-delà... Il y a ce moment
où tous les disques sont intéressants, je ne
sais pas pourquoi... Que ce soit les Savoy
Brown, Foghat, des conneries incroyables
mais il y a toujours un truc intéressant...
Des groupes comme Killing Floor, par
exemple, aussi bien que le premier
Zeppelin ! J’aime bien quand c’est un truc non-filtré par l’industrie
qui dit : “Ohlala, calmez-vous les jeunes !”... Il y a des moments brutaux,
comme pour le punk, où il y a des épiphanies en studio.
R&F : Et tous ces groupes restent encore, aujourd’hui, des
outsiders de l’industrie... Et du bon goût.
Philippe Manœuvre : Oui, c’est de la seconde zone, de la série B.
Mais dès le début, Lester Bangs nous donne ce mot d’ordre : “Si c’est
dans les poubelles ça m’intéresse”...
R&F : Un des derniers papiers que vous faites pour R&F le confirme :
c’est une chronique du “Live After Death” d’Iron Maiden...
Philippe Manœuvre : Maiden, toujours cassé par la critique. Moi j’ai

“Il y avait un appris à les découvrir, quand je suis parti sur la route en Amérique du
Sud avec eux, j’ai vu ce qu’ils représentaient... C’est des gars qui aiment

côté sales gosses” bien le boulot, c’est des gladiateurs de la route, qui sillonnent la planète...
Le moment à Sao Paulo où le public siffle le solo de “Running Free” tu
te dis : “Qu’est-ce qu’il se passe là ?” C’est fabuleux. Souvent les mecs
les plus drôles les plus gentils c’est les hard-rockers : David Lee Roth,
R&F : Rayon soul, on sait votre passion pour James Brown, Rudolf Schenker, Nikki Sixx... Des grands frères que j’aurais aimé avoir...
mais vous parlez surtout de vos rencontres lunaires avec Michael
Jackson et Prince.
Philippe Manœuvre : J’étais un fanatique de funk. En 1981, j’ai un L’ascenseur social s’est cassé
article dans Libération, où j’écris : “Le funk arrive les mecs ! Je viens R&F : De récent, vous écoutez quoi ?
d’en voir un, Prince, au Palace vous allez voir ce que vous allez voir.” Je Philippe Manœuvre : Les Limiñanas, un truc incroyable. Tout ce
parle de Chic, aussi... que fait Tricatel. Kelley Stoltz, Jacco Gardner... Mais j’ai l’impression
R&F : Attendez, comment on passe de “Raw Power” à Chic ? que l’ascenseur social s’est cassé à ce niveau là. Moi, mon métier c’était
Philippe Manœuvre : Quand j’entends d’aller au Gibus, de voir, par exemple, The
Chic, j’entends de la musique... L’album Police et de dire : “Tiens, ils sont pas mal
“Risqué”, c’est pas un album rigolo du ceux-là, je vais faire un papier pour R&F” et
tout... Et puis, à cette époque, le rock puis après tu les retrouvais dans des salles
bad boys, s’épuise, pendant 5 ans plus plus grandes... Tu favorisais l’ascenseur
rien... Chic, j’entends le Roxy Music noir. en disant : “Vous connaissez pas ? Ça va vous
J’en fais 6 pages dans Rock&Folk. Jackson plaire !” ce genre de trucs... Là, on arrive, on
et Prince ne sont pas grand-chose, alors... dit : “Les Limiñanas, c’est super” et on te
Sur le funk, j’étais là... répond : “Ça ne nous intéresse pas du tout.”
R&F : Est-ce que vous écoutez d’autres Les mecs ont descendu le rideau. Il y a un
genres de musique : jazz, classique, country ? rejet général du rock. C’est le hip-hop qui tient le haut du pavé...
Philippe Manœuvre : En jazz, “The Dealer” de Chico Hamilton et “Kind R&F : Ile déserte ?
Of Blue” de Miles Davis... En classique “Les Concertos Brandebourgeois” Philippe Manœuvre : (sans hésiter) “Electric Ladyland” de Jimi
de Bach qui restent dans leur plastique. En country, maintenant que je Hendrix. Ça reste le grand disque. Il fait ce qu’il veut. Il y a tout.
vis à la campagne, Dolly Parton, que mon fils de 6 ans adore. “The Ride” de Même “Little Miss Strange”, le morceau de Noel Redding, est incroyable.
David Allan Coe, Waylon Jennings... Des bonshommes qui racontent de Je me demande souvent ce que ferait Hendrix aujourd’hui... Il jouerait
vraies histoires. J’ai aussi eu la chance de rencontrer Keith Richards ou au New Morning ? ★
Neil Young qui m’ont donné envie de ça. Neil Young, quand j’ai essayé Livre “Rock” (Harper & Collins)

DECEMBRE 2018 R&F 015


Tête d’affiche

“Je devenais trop doux”

BILLRYDER-JONES A West Kirby, sur l’autre rive de la Mersey, l’ancien guitariste de The Coral
a enregistré un quatrième album à son image : beau et honnête.
Concessionnaire automobile, entre “je suis minable” et “je suis fantastique”...
lobbyiste à Bruxelles, vendeur
de poêles anti-adhésives sur les Une vie de Toffee
Bill Ryder-Jones, contrairement à
Une chanson est comme un paysage pour moi.
Je commence vraiment une chanson quand je
marchés... sont quelques-uns des ces anciens camarades de The Coral, sais que je tiens une bonne mélodie. La mélodie
métiers que Bill Ryder-Jones, supporters des Reds de Liverpool, a a sa propre logique, tout le reste doit s’y plier,
35 ans, n’aurait jamais pu exercer. toujours soutenu l’autre club de foot de la l’accompagner. Quand j’ai cette mélodie, je vais
ville : les Toffees d’Everton, éternels losers
Un garçon qui, dans ses chansons de la région : “J’ai quitté Manchester quand dans mon studio, je fais une maquette. J’enre-
ou ailleurs, expose ses sentiments j’avais six ans, pour arriver dans le Wirral. gistre un rythme de batterie et je construis l’ins-
les plus intimes avec une brutale Je ne savais pas ce qu’était le football. trumentation. Je fais parfois énormément de
Ça ne m’intéressait pas. Mais mon meilleur
honnêteté. Depuis son départ ami qui avait lui aussi déménagé à
versions, pour essayer des trucs. Il ne m’est
définitif de The Coral, en 2008, l’autre bout de Liverpool aimait Everton. que très rarement arrivé de sortir de ma guitare
pour des problèmes d’anxiété, J’ai voulu faire comme lui, et j’aime ce club une chanson d’un seul coup.
l’homme du Wirral, cette péninsule depuis maintenant presque trente ans.
Et c’est une douleur permanente...”
encastrée entre Liverpool et le pays
de Galles, s’est réinventé. Il fut un L’air qu’on respire
musicien pop génial dans le groupe R&F : Quelle importance l’histoire musicale
des frères Skelly, “le meilleur mais l’appel des amplis, de la distorsion et de de Liverpool a-t-elle dans votre vie de
guitariste de Liverpool” selon la reverb est irrésistible. C’est quelque chose de musicien ?
Ian Broudie des Lightning Seeds. Il spontané. Il y a beaucoup de passages instru- Bill Ryder-Jones : Les Beatles, bien sûr, font
est, désormais, un singer-songwriter mentaux dans le disque, car je veux que les gens partie de l’air qu’on respire. On apprend leurs
épatant. “Yawn”, nouvel album très puissent avoir du temps pour eux, sans m’avoir chansons à l’école primaire. Puis, forcément, on
électrique, explore, à nouveau, des tout le temps dans les oreilles. découvre les autres groupes, les La’s, Teardrop
territoires sombres et personnels. Explodes, Echo And The Bunnymen — qui
Rencontre parisienne. R&F : Quels sont les guitaristes qui vous sont sans doute mes préférés. Une distinction
ont marqué ? que seuls les locaux comprennent, c’est que
Bill Ryder-Jones : A l’adolescence, la décou- nous, les membres de The Coral, ne venons
Les non-chanteurs verte de Jimi Hendrix fut quelque chose d’énorme. pas exactement de Liverpool, nous vivons sur
Rock&Folk : Est-il cliché de dire que vos J’adorais aussi Nick McCabe au début de The l’autre rive du fleuve. Et cette différence, les
albums sont comme des journaux intimes ? Verve. Lou Barlow de Sebadoh, également. gens de Liverpool nous l’ont bien souvent fait
Bill Ryder-Jones : Il y a du vrai. Je parlais comprendre. Nous n’étions pas assez cools pour
beaucoup de mon enfance dans “West Kirby R&F : Votre voix est très en avant sur le eux. C’est pour ça que nous avons commencé à
County Primary” (le précédent, en 2015). Ici, je disque. Plein de non-chanteurs — ce n’est nous intéresser aux groupes gallois...
parle de ma vie actuelle. Mais, dans les textes, j’ai pas une insulte — l’auraient mixée beaucoup
tout de même essayé d’être plus ambigu, cryptique. plus bas, ou noyée dans la reverb... R&F : Tous les musiciens du Merseyside
Bill Ryder-Jones : Nous avons un proverbe en ont une histoire à raconter sur Lee Mavers
R&F : On note, à nouveau, un penchant Angleterre qu’il serait grossier de traduire : des La’s. La vôtre ?
pour l’électricité. You can not polish a turd... Je n’ai jamais aimé Bill Ryder-Jones : Désolé, je ne l’ai jamais
Bill Ryder-Jones : Je devenais trop doux. J’ai ma voix, mais il faut assumer ce que l’on est. côtoyé... Je suis sans doute le seul musicien du
tendance à faire des mélodies trop jolies. Ici, j’ai Si les gens n’entendent pas ce que je raconte, à coin que Lee Mavers n’a pas essayéw de recruter
voulu être plus abrasif, susciter l’inconfort. Je quoi bon ? Et puis, j’adore les non-chanteurs, pour reformer les La’s. Il a demandé à tous les
voulais faire un disque qui demande plus de Stephen Malkmus, Lou Reed... autres membres de The Coral... ★
temps pour être apprécié. J’ai souvent été ce type
Photo Ki Price-DR

qui marmonne les notes. Cette fois, j’ai essayé R&F : Comment la conception d’un album BASILE FARKAS
d’être plus vivant, chaotique. Je sais que je peux se déroule-t-elle, quand on travaille seul ? Album “Yawn” (Domino)
faire des choses avec une guitare acoustique, Bill Ryder-Jones : C’est compliqué. J’oscille

016 R&F DECEMBRE 2018


Tête d’affiche

“J’ai attendu ça toute ma vie”

SEASICKSTEVE
Auréolé d’un inattendu succès, le bluesman barbu à la vie mystérieuse sort son neuvième album.
Aujourd’hui, tout semble blues. Jack plan en tête. Je comptais juste m’amuser, me R&F : Le succès ayant frappé tard à votre
White, Josh Homme, Zaz... Seasick reposer, profiter quoi... Il y avait mon pote Vance, porte, craignez-vous de retomber dans l’ano-
Steve, Californien à l’âge indécis qui a bossé sur le disque, on buvait des verres, nymat ?
— sa date de naissance varie selon cool... Dan, mon batteur, nous a rejoints. On a Seasick Steve : Je m’attends toujours à ce
les sources — lui doit en tout cas finalement décidé de s’y mettre, à ce disque. que quelqu’un débarque et me dise que la plai-
beaucoup. On ne sait pas s’il a, une Maximum cinq heures par jour, mais plutôt trois, santerie est terminée (rires). Avant, quand on
nuit d’été, vendu son âme au diable en fait (rires). On l’a enregistré à Londres et mixé estimait qu’un artiste était nul, on le virait de la
à un croisement mais, à l’écoute de à Nashville mais les chansons ont été finalisées scène à l’aide d’un grand crochet en bois qui se
son nouvel album, “Can U Cook?”, à Key West. A chaque fois que j’écoute le disque, saisissait du cou de l’artiste... Je me souviens de
on devine que Robert Johnson n’est je me revois assis sous les palmiers là-bas, une ce concert en France devant 30 000 personnes.
jamais très loin. Ici, pas d’artifices, bière à la main, le soleil... Beaucoup de jeunes, pas vraiment venus pour
pas de postures, pas de selfies moi au départ... Et à la fin du concert, tout le
roots, juste un homme à la longue R&F : Quand vous parlez de musique, la monde hurlait ! Envahir les cœurs, c’est ça que
barbe blanche et à la casquette de vôtre ou celle des autres, on vous sent jubiler, j’adore ! Ils ne t’ont jamais entendu et tu parviens
camionneur défraîchie et quelques comme un môme qui viendrait de découvrir à les retourner. C’est ça, l’émotion la plus
chansons proches de l’os et du cœur. la chose, c’est ça, votre secret de longévité ? forte ! Je fais un métier de rêve ! Impossible de
L’Américain exilé depuis de longues Seasick Steve : Il y a trop d’artistes qui se la ne pas être heureux, impossible ! J’ai attendu ça
années en Europe — sa femme est racontent et qui ratent l’essentiel. Le rock’n’roll, toute ma vie !
norvégienne — à l’instar d’un Calvin c’est censé être d’abord du plaisir, ce n’est pas
Russell, n’est pas vraiment prophète un plan de carrière, comme pour un mec de Wall
en son pays (“j’ai déjà acheté le Street... Ma femme m’a avoué l’autre jour qu’elle Tellement de bêtises
T-shirt, c’est bon, j’ai fait le tour” m’avait toujours vu comme son ticket de loterie. R&F : C’est donc le public qui vous a choisi.
dit-il, narquois) mais séduit On n’a jamais eu vraiment d’argent, on a élevé Vous n’êtes pas vraiment une sensation
depuis quelque temps la France, cinq gamins, c’était difficile parfois. Mais elle médiatique ?
et même l’Europe, passant des clubs m’a toujours dit que tant que je jouais de la guitare Seasick Steve : On a écrit tellement de bêtises
minuscules aux grands festivals sans à la maison, j’étais comme un ticket de loterie à mon sujet... C’est pour ça que j’ai décidé de
prévenir. Avec très peu, sur scène, il qui serait peut-être un jour gagnant... m’exprimer le moins possible dans la presse,
donne tout, voire plus, et enflamme surtout en Angleterre. Je vous donne un exemple :
une nouvelle génération, qui a Un jour, on tournait une vidéo dans un club à
trouvé en lui une sorte de grand-
père de substitution, de passeur Steve ment Londres. Et Amy Winehouse est venue parce
qu’elle était mon amie. Elle voulait juste traîner,
généreux. Seasick Steve appartient à tant que ça ? passer un bon moment... Et il y avait aussi
une autre époque, celle de la parole En 2016, l’écrivain Matthew Wright cette journaliste du Times. Le lendemain, elle
consacrait un livre à Seasick Steve,
donnée, de l’artisanat de survie, il “Ramblin’ On”. Qu’y apprenait-on ? avait écrit que Lily Allen était venue voir Seasick
est un personnage de Steinbeck, un Celui qui s’appellerait, dans le civil et selon Steve dans un club londonien pendant le tournage
oublié du rêve yankee. Jamais aigri, les versions, Steve Leach ou Steve Gene d’une vidéo. On a appelé la journaliste et je
Wold, a préféré occulter son passé de
toujours partant pour transpirer musicien professionnel au profit de la n’oublierai jamais sa réponse : “On avait déjà
jusqu’à la dernière goutte, ce narration actuelle, plus romantique, du écrit sur Amy Winehouse récemment dans le Times
galérien de longue date goûte depuis bluesman vagabond. Steve, qui selon et on s’est dit que ce serait mieux de citer Lily
peu à une certaine reconnaissance, l’auteur se vieillit actuellement de dix ans, Allen...” Depuis ce jour, j’ai compris... Ces gens-
a joué de la basse dans un groupe psyché
sans bouder son plaisir, doux à sitar (Shanti), une formation disco là ne s’intéressent ni à la vérité, ni à la musique,
euphémisme. Et sans être dupe. (Crystal World) et même été choriste dans ils ne recherchent que le buzz... La seule chose
Celebration, éphémère projet de Mike Love qui compte, c’est que les gens aiment ou pas
à la fin des années 70. Les masques, la
réinvention ou la légende n’ont jamais tes chansons. Le reste n’existe pas. ★
Une bière à la main empêché un artiste d’être habité par sa
ROCK&FOLK : D’où vient ce nouvel discipline. C’est le fameux mentir-vrai RECUEILLI PAR JEROME REIJASSE
d’Aragon. Rien de condamnable, donc,
album ? sauf pour Seasick Steve, qui, un rien
Album “Can U Cook?” (BMG)
Seasick Steve :De Floride, Key West... Au départ,
Photo DR

énervé, qualifie toute l’affaire de “bullshit”.


quand je suis allé là-bas, je n’avais pas le moindre

DECEMBRE 2018 R&F 019


Tête d’affiche

“Mon fromage favori, le saint-nectaire”

JOHN GRANT
Drôle et lucide comme peuvent l’être les gens qui ont connu une vie de chaos,
l’Américain mélange voix grave et synthétiseurs sur son quatrième album.
VOILA PLUS DE HUIT ANS QUE R&F : Pourquoi cette couleur électro disco
JOHN GRANT A QUITTE THE CZARS,
son groupe de rock alternatif fondé
Heureusement pour les musiques de “Love Is Magic” ?
John Grant : Ça fait partie de mon ADN
en 1994 à Denver. Sa carrière il y a l’indus musical. J’ai choisi d’aller dans ce studio en
De son vrai nom Frank Tovey,
solo a débuté en 2010, avec Fad Gadget a été la première signature
Cornouailles, Meme Tune, et de travailler avec
l’étonnant “Queen Of Denmark”. du label Mute Records, fondé en 1979 par Benge, un gars qui a toutes sortes de synthétiseurs
Son quatrième album, “Love Is Daniel Miller. “Back To Nature” et à l’ancienne comme le Moog C3, le ARP 2600
Magic”, part dans une tout autre “Ricky’s Hand”, ses premiers singles, et le Yamaha CS-80 utilisé par Vangelis pour la
utilisent les codes de la musique industrielle
direction musicale avec un son théorisée par Throbbing Gristle en y BO de “Blade Runner”, qui coûte aujourd’hui
disco électro vintage. D’un rare ajoutant des mélodies pop. Dès 1984, sur autour de 20 000 euros et qui a une sonorité
éclectisme, Grant est aussi bien son album “Gag”, il utilise des musiciens et unique. J’ai voulu créer les sons avant les paroles,
ira jusqu’à enregistrer un album
capable de coécrire une chanson acoustique de protest songs, “Tyranny And je ne voulais pas être confiné dans des structures
avec Robbie Williams (“I Don’t The Hired Hand”, en 1989. Peu après avoir pop classiques.
Want To Hurt You”, incluse en assuré les premières parties de ses
2016 sur l’album de Robbie “The compagnons de label Depeche Mode, Frank R&F : Vous écoutez beaucoup de musique
Tovey meurt en 2002 d’une crise
Heavy Entertainment Show”) que de cardiaque, à l’âge de 45 ans. quand vous enregistrez un album ?
discuter lors d’un festival littéraire John Grant : Surtout des bandes originales
avec Cosey Fanni Tutti, cofondatrice de films, de la musique sans paroles. Là,
de Throbbing Gristle, autour de beaucoup sa chanson “Coitus Interruptus” (un j’écoutais non stop la compilation “Psycho
son autobiographie “Art Sex Music”. titre de son premier album studio sorti en 1980, Morricone” et la BO de David Shire que Coppola
John a d’ailleurs annoncé la sortie “Fireside Favorites”). Il est parti trop tôt mais il n’a pas utilisée pour “Apocalypse Now”. C’est
prochaine de sa propre bio, chez le a laissé un héritage incroyable. J’aime les artistes un score au synthétiseur, terrifiant et très sombre.
prestigieux éditeur américain Little, prolifiques, comme Rainer Werner Fassbinder
Brown & Company. On a rencontré qui a fait une quarantaine de films en 18 ans
ce chanteur atypique, de passage de carrière. Le contraire me
à Paris pour évoquer ses diverses rendrait malade
obsessions : les oiseaux, le fromage, R&F : Une autre de vos obsessions semble R&F : Est-ce que le succès commercial est
les synthés analogiques et les être le fromage... important pour vous ?
musiques de films d’horreur italiens. John Grant : Oui, c’est vrai. Surtout ce fromage John Grant : Je ne suis pas capable de partir à
norvégien de couleur brune que j’évoque dans la recherche du succès, je n’arrive pas à penser
“Is He Strange?”. Et encore, je n’ai pas cité mon comme ça. Quand j’étais petit, je me forçais à
fromage favori, le saint-nectaire. Je dis toujours correspondre à ce que l’on attendait de moi ; je
Dans la ville ensoleillée qu’il a le goût du mois d’octobre... ne veux pas faire ça dans mon art. Je dois être moi-
ROCK&FOLK : Sur la pochette de votre même, le contraire me rendrait malade. Comme
album, vous faites penser à un tricheur R&F : Vous citez aussi un film italien gore quand j’essayais de camoufler ma sexualité, de ne
recouvert de goudron et de plumes comme de série Z réalisé par Antonio Margheriti, pas être gay pour ne pas heurter ma famille et mes
on en voit dans les westerns. “Cannibal Apocalypse”. amis... Ça ne marche jamais, on finit dépressif
John Grant : J’ai cette obsession pour les John Grant : J’adore les giallos et les films quand on essaie de dissimuler qui on est vraiment.
oiseaux, d’où les plumes et la cage sur ma tête. de cannibale, ils ont des bandes originales En ce qui concerne ma musique, j’ai besoin d’être
On a pris la photo à Paris, le design est de Scott incroyables. Celle de “Cannibal Holocaust” par capable de faire exactement ce que je veux. ★
King dont j’ai aimé le travail avec Róisín Murphy. Riz Ortolani est géniale, un mix de grand
Je voulais un visuel impactant et, en plus, c’est orchestre et de synthés. J’écoute ça au casque RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
Photo DR

un clin d’œil à l’album “Gag” de Fad Gadget, un en marchant dans la ville ensoleillée, ça trans- Album “Love Is Magic” (Bella Union/ Pias)
de mes artistes préférés. En ce moment j’écoute forme mon environnement, c’est génial. En concert jeudi 22 novembre à la Gaité Lyrique (Paris)

020 R&F DECEMBRE 2018


in memoriam

AINSI NAQUIT “POLK SALAD ANNIE”

TONYJOE
1943-2018
WHITE Le natif de Louisiane est mort à 75 ans.
Hommage à un musicien renversant, un homme
droit qui a passé sa vie à chanter la mythologie du Sud, les marais et la polk salad.
LES POMMETTES CHEROKEES, LA BOUCHE Ce qui lui donna envie de voler la guitare de son père fut un disque
CHARNUE, DEUX YEUX SOMBRES BRILLANT DU de Lightnin’ Hopkins. Caché au fond de la maison, les yeux allant de
FIN FOND DE LEUR ORBITE ET CE MENTON EN l’aiguille sur le sillon aux cordes de l’instrument, l’enfant cherche les
GALOCHE REBONDI COMME UN CUL DE BEBE. licks qui le définiront en tant que bluesmen. A ce jeu-là, le petit est
Rien qu’à voir sa tête, Tony Joe White fleure doué. Accompagné d’un batteur, TJ les dévoile pour les barbecues et
bon le sang indien, les chevaux appalaloosa, les réceptions des fermes des environs. Puis, à 18 ans, il part vivre chez
poissons frits du dimanche et la bassine de moonshine. l’une de ses sœurs en Géorgie, où il passe ses journées à conduire
Mais aucune pose ici. Car TJW, il y a encore des camions pour une société d’autoroute. La nuit venue, il prend
quelques semaines de cela, n’avait qu’un mot sa guitare et cherche sa voix. Il la trouvera par l’intermédiaire de
pour qualifier les choses qui lui plaisaient : real. celle d’une jeune fille. En entendant Bobbie Gentry chanter son
“Ode To Billie Joe”, celui qui avait grandi à 160 kilomètres de
l’endroit où se passe l’action s’exclame : “Mais Billie Joe, c’est moi !”
Cette chanson, aux oreilles du gamin du swamp, sonnait vraie.
La plante toxique Il lui fallait parler de ce qu’il connaissait. Donc, des alligators, des
La ferme de son enfance se trouvait tout au nord de la Louisiane, sur gens des marais, du HooDoo... Tony Joe posa tout cela sur papier.
la rive est du Mississippi, à quelques kilomètres du lac Providence. Ainsi naquit son premier morceau : “Polk Salad Annie”.
Cinq sœurs et un frère avaient vu le jour avant lui. Lui, le petit En 2017, à Tupelo, Mississippi, un vieil homme attend dans
dernier, allait nager avec les gamins vivant dans les cabanes une salle faisant face à la cabane dans laquelle a grandi Elvis.
alentour, d’une rive à l’autre du fleuve, afin de camper dans les Il a 80 ans et prononce ses phrases avec une inflexion évoquant le
marais. “Au fond de l’eau, on pouvait sentir des choses bouger.” bruit des pneus s’enfonçant dans la boue. De cette voix, il raconte
Souvenir d’enfance. A huit ans, lui et sa famille harmonisaient des comment Elvis et lui soulevaient les barbelés pour que Gladys, la
gospels sur le porche de leur maison durant les soirées d’automne, génitrice du King, puisse aller cueillir un peu de polk salad pour la
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

après avoir passé leur journée à ramasser le coton. Son père, parfois, famille Presley, les jours de disette. La plante, toxique, nommée en
chantait seul quelques airs de country, que Tony Joe écoutait, français teinturier ou raisin d’Amérique, nourrit les gens de la région
s’interdisant de toucher lui-même à un instrument. Pas de radio, pas pour peu qu’on sache la préparer. En 1973, quand Tony Joe part
de télévision. Pour se divertir, la musique et, parfois, un événement une semaine avec sa femme Leann à Las Vegas afin d’assister à
spectaculaire, comme ce jour où ses parents prirent la route d’Eudora l’enregistrement sur scène de sa chanson, il sait qu’Elvis sait. Alors,
afin d’aller voir le diable qu’on venait de jeter en prison. Le temps soir après soir, perlant de sueur, épuisé et heureux, le King appelle
d’arriver, ce dernier s’était déjà évadé. A la veille de mourir, TJW Tony Joe dans sa loge pour parler de la vie dans le Sud et apprendre
disait : “Je crois aux fantômes, même si je n’en ai jamais croisé.” des licks de blues que l’alcool lui fait oublier instantanément.

DECEMBRE 2018 R&F 023


TONY JOE WHITE

Pour la légende, Duane Allman a cassé le goulot de sa bouteille de


EN ENTENDANT whisky afin d’accompagner d’un peu de slide ces sympathiques garçons.
Aussi, Tony Joe se voit convier par Charlie Rich à une super session
BOBBIE GENTRY qui a fait couler un peu trop d’encre : “Southern Roots” de Jerry Lee
Lewis, où Al Jackson, Carl Perkins et les Memphis Horns tapent dur

CHANTER pendant que le Killer, en roue libre, grogne, psalmodie et parle de lui
à la troisième personne, tout en pissant littéralement de la musique.
Parallèlement, Tony Joe enregistre son œuvre, impeccable entre
SON “ODE TO 1969 et 1973. Avec le temps, ses blues se font de plus en plus funky
pendant que ses ballades coulent comme du miel. La voix est belle,
BILLIE JOE”... les guitares sublimes. Son répertoire charme jusqu’à ses confrères
qui le reprennent de plus en plus souvent. On lui offre les premières
parties des grosses pointures de l’époque : Sly & The Family Stone,
Steppenwolf, puis cette tournée européenne avec Creedence
A les voir ainsi, côte à côte, le cheveu tombant, les hautes pommettes Clearwater Revival où, chaque soir, avec Donald Dunn à la basse,
indiennes et les rouflaquettes de 5 centimètres de large, ces deux-là les deux Sudistes décident de mettre une pile à ces Californiens qui
se ressemblent comme des frères. “Polk Salad Annie” deviendra chantent leur bayou. On essaye, comme pour son ami Kristofferson,
un hymne, un instantané du Sud. Pour ses histoires de grand-mère d’utiliser son physique avantageux au cinéma. Sans suite. De
mangée par les alligators et de mère enchaînée dans un chain gang. Monument, Tony Joe passe chez Warner Bros, suivant nombre
Pour ce phrasé également, qu’Elvis, lui, tentait de masquer derrière des artistes de country outlaw dont il ne fait pourtant pas partie.
ses manières douces. Mais surtout, pour cette guitare, mélange Lié d’amitié à Waylon Jennings, il enregistre avec lui le titre “Red-
parfait de Delta Blues, licks de rockabilly ; le tout structuré par Neck Women” sur l’album “The Real Thang”. “Il était écrit Disco
quelques tourneries soul. “Du blues sur lequel on peut danser” Sucks sur le devant de son T-shirt”, annonce la chanson. Car Tony
disait TJW. Une fois le morceau composé, Tony Joe quitte sa sœur Joe, si amoureux de musique noire, aimant aller danser le soir avec
et la Géorgie pour Houston, avec dans ses bagages “Polk Salad sa femme, a ouvert grand ses oreilles à la disco et au hip-hop qu’il
Annie” et “Rainy Nights In Georgia”, son harmonica et ce style qui écoutera jusqu’à la fin de sa vie. Lui qui joue du blues depuis son
n’appartient qu’à lui. C’est à ce dernier qu’il doit la rencontre avec adolescence, s’attaque, avec la même fraîcheur, aux morceaux
sa femme : à peine arrivé au Texas, sa réputation enfle et les femmes “Disco Blues” et “Swamp Rap”. Pendant que tout Harlem sample
viennent voir ce jeune Elvis jouant comme John Lee Hooker. Parce Chic, lui en recrée les rythmiques, dans un style sudiste, donc très
qu’il se sent prêt, Tony Joe prend sa voiture et conduit en ligne droite laid back, en studio, tout en rappant sur ces soul brothers qui portent
vers l’est, toute la nuit, jusqu’à atteindre Nashville. Il porte un veston des chapeaux de cow-boy dans leur coupé De Ville. Un live à Austin
et s’est fait un nœud papillon avec un ruban de satin noir. Dans les immortalise White rappant, sa Stratocaster millésime 1965 à la main.
magasins de disques de la capitale de la country, il demande quel Le public n’en croit pas ses yeux. Les cow-boys hurlent de plaisir.
producteur voudrait bien entendre ses chansons. “Si tu crois que tu
peux jouer ton blues dans cette ville, gamin...” Deux jours plus tard,
il intègre l’écurie la plus à la marge du son Nashville : Monument Attraper des serpents
Records, maison de Kris Kristofferson, Dolly Parton, Roy Orbison C’est à cette époque qu’un autre Joe choisit de débarquer à
et... Robert Mitchum. Grand architecte du son Monument depuis les Hollywood pour enregistrer son premier album américain. Joe l’été
sixties, Billy Swan produit, arrange et fignole les albums de la indien Dassin fait appel à Tony Joe pour l’album “Blue Country”.
maison. C’est pourquoi sa signature est apposée au dos du premier Riche idée : la musique, essentiellement issue de séances avec
album de Tony Joe, “Black And White”, qui fait un flop. Jusqu’à White, serait absolument sublime, si Dassin ne venait y mâcher sa
ce coup de fil transatlantique d’un certain Pierre Lattès : “Tony Joe ? patate devant le micro. N’est pas Nino Ferrer qui veut. Puis, comme
Votre disque ‘Soul Francisco’ est en haut des charts en France.” Les pour tous les artistes de sa génération, les années 80 voient White
Français ont porté Tony Joe White au pinacle, inventant, au passage, bringuebalé de maison de disques en maison de disques. Sa planche
dans ces colonnes et chez nos confrères, le nom de swamp rock. de salut lui sera offerte par une autre artiste de sa région : pour
L’amour de Mark Twain certainement... son “Foreign Affair”, Tina Turner lui prend quatre morceaux. Mais
technologie numérique oblige, TJW devient une mauvaise version
de lui-même, enregistrant des morceaux toujours plus arrangés
Les cow-boys sur de mauvaises guitares Ovation. Pourtant, les chansons restent
hurlent de plaisir merveilleuses. Ce qui ne l’empêche pas de tomber dans la trappe
Nouvellement promu star montante, Tony quitte Houston pour au tournant des années 2000. Signé sur de microlabels, il tourne à
Memphis. Il aurait été plus logique de s’installer à Nashville, afin nouveau avec un simple batteur, comme à ses débuts, et enregistre
d’écluser quelque bière avec Billy Swan et Kris Kristofferson. des albums avec son fils sur un 16-pistes à bandes posées dans une
Placer des morceaux également. Mais son cœur le portait dans la cabane au bord du Mississippi. Chaque soir, il se rend à la rivière
capitale du blues électrique et de cette soul qui devenait funky. pour y composer des chansons autour d’un feu et d’un pack de six.
C’est ici et à Muscle Shoals qu’il apporta sa pierre à quelques pépites Le HooDoo n’a pas quitté cet homme vieilli. Ses derniers albums sont
oubliées du soul rock, son nom se croisant régulièrement dans les truffés d’histoires du vieux Sud, comme ce “Opening Of The Box”
notes de pochette en compagnie des suspects habituels du genre : racontant le rite pentecôtiste consistant à attraper des serpents par la
Jim Dickinson, Dan Penn, Jerry Wexler, Mack Rice, Steve Cropper... queue pour prouver sa foi. L’une des dernières chansons sur laquelle
Signalons l’album “Dismal Prisoner” de Roy Head, le country il travaillait s’appelait “Raining In The Graveyard”. Le 24 octobre
“Prone To Lean” de Donnie Fritts et ce chef-d’œuvre total, coup de dernier, une crise cardiaque lui évite une mort lente et humiliante.
pied en pleine poire, “Eric Quincy Tate” du groupe du même nom. Tony Joe White avait 75 ans. ★
Ces Texans, voisins du 13th Floor Elevators, découverts
par TJW, ont été réédités chez Rhino en 2006. THOMAS E. FLORIN

024 R&F DECEMBRE 2018


“La série avec le Nikon F2 a été
faite dans mon studio, à la fin de la
séance. Je lui ai collé cet appareil
dans les mains, parce qu’il m’a dit
qu’il avait le même. Cette photo est
très piratée, presqu’autant que celle
de Che Guevara, enfin j’exagère...
On trouve un vinyle à la Fnac avec
cette image recadrée et c’est un pur
pirate. Il est très doux là-dessus,
j’aime beaucoup cette photo
pour ça. Et il se tient encore.”
Tête d’affiche

“Super, p’tit gars,


tu peux faire tes photos”

PIERRE
TERRASSON
SERGE GAINSBOURG
De 1978 à 1991, le photographe a régulièrement côtoyé le résident de la rue de Verneuil.
Il raconte et commente.
On aborde toujours avec précaution les livres photos en couleurs et, à la fin de la séance, il disait
sur les chanteurs morts. Surtout lorsque, comme à l’artiste : ‘Maintenant, Terrasson va faire du
Serge Gainsbourg, leur vie a été longue, pro- noir et blanc !’ (ou pas, je faisais ma vie). C’est
lifique, émaillée de provocations et d’encore plus comme ça que je me suis constitué des archives
de légendes. Celui-ci n’est ni une hagiographie, énormes de Gainsbourg.” Gainsbourg, déjà, est
ni un ramassis de ragots, mais un album photo devenu Gainsbarre et se tricote, à grands coups
largement commenté par Alain Wodrascka et de provocations, un personnage incontrôlable
des amis de Gainsbourg. En parallèle de la qui sème la pagaille sur chaque plateau télé où
carrière du chanteur, on suit sa collaboration il passe. Difficile à photographier, le Gainsbarre ?
avec Pierre Terrasson, le lien créé autour de leur “Il n’était pas compliqué, c’était même un poseur.
amour de la peinture et de l’image. “On s’est tout Il contrôlait un peu tout... Je ne l’ai jamais suivi
de suite bien entendus, on s’est revus régulièrement en soirée mais, en studio, il avait tendance à
jusqu’à son décès, en 1991. Je l’ai rencontré s’effondrer parce qu’il picolait un peu trop. Il de-
pour la première fois en 1978 à Mogador, avec mandait aux photographes de le prendre quand
Bijou, où il a chanté ‘Les Papillons Noirs’. Je il avait la tête en arrière, pour éviter les plis du
l’ai revu au Palace en 1979, période reggae, mais cou, l’effondrement, la gravité.” On passe rapi-
c’étaient des séances avec d’autres photographes dement sur les excès pour, plutôt, évoquer le
pendant des concerts ou des répétitions. La première Gainsbourg caché, celui dont la générosité
rencontre dans mon studio a eu lieu en 1984. pouvait surprendre. “Il y a l’histoire du chèque
J’assistais Jean-Yves Legras, le photographe de qu’il a fait à mon assistant. Il avait remarqué
Il appartient à la dernière génération Best, mort aujourd’hui. Il n’avait pas de studio, qu’il manquait une dent au gamin. Il n’était
de photographes ayant connu venait du reportage des années 70 et travaillait pas à ça près, mais il y a pensé. Quand il faisait
l’époque d’avant les smartphones, avec un flash. Il mettait les gens devant un mur des photos, il avait toujours à portée de main
où l’image était précieuse, où un et prenait la photo. Il l’a fait avec Madonna ou son attaché-case qui contenait ses papiers, son
lien pouvait s’établir entre artistes Mick Jagger, ça s’est sophistiqué dans les années chéquier. Ce jour-là, il a demandé à mon assistant
des deux côtés de l’objectif. On 80. J’avais la chance d’avoir à ma disposition un combien ça couterait d’aller chez le dentiste. Il a
découvre cette complicité-là dans atelier de la ville de Paris, que j’ai toujours. J’avais répondu 5 000 et Gainsbourg a fait un chèque du
“Gainbourg Gainsbarre”, deuxième fait les Beaux-Arts, je créais mes décors, je peignais double. Et, comme il était très antidope, il lui a
ouvrage de Pierre Terrasson sur mes fonds... Et j’assistais Jean-Yves qui amenait demandé de lui envoyer un mot après l’interven-
le chanteur qui choisit un jour de des gens comme Gainsbourg, Indochine, Jagger. tion. A l’époque, on le voyait régulièrement,
devenir son propre double sombre. Je lui faisais le fond, sa lumière, il prenait ses les photos on les triait. Physiquement.

DECEMBRE 2018 R&F 027


PIERRE TERRASSON SERGE GAINSBOURG

“C’est une mise en scène, ça se


passe au moment où il a sorti une
compilation, un best of, à la fin
des années 1980. Pour monter ces
petits décors, j’étais allé chercher
tous ces vinyles dans les poubelles
d’EMI, à l’usine. C’était des
pressages qui n’allaient pas...
On voit son attaché-case à ses pieds.”

J’allais chez lui, photos sous le bras et je m’installais Il pouvait avoir ses humeurs mais il était content avec mon assistant, elle nous avait laissé les clés.
là deux heures et il me jouait du Chopin. Lulu, de me retrouver tous les deux ou trois ans pour C’est incroyable, son intérieur a tellement été pillé
son fils, a dormi chez moi avec mes filles, ils avaient faire des photos.” de différentes façons... Les gens faisaient les
le même âge. Elles ont joué avec Arthur, le fils poubelles. On retrouve ses petits carnets Vuitton
de Bashung. C’était des trucs de famille. C’est chez Drouot. Les fans autour de lui... c’est quelque
comme ça que tu arrivais à avoir la confiance des Toujours une chose de fou. Je n’ai rien touché.” Et la dernière
gens.” Quant aux mauvais souvenirs, c’est simple, mise en scène séance avec le propriétaire des lieux ? “Ça doit
il n’y en a pas. “On parlait peinture, photo, jamais Le livre s’achève sur la dernière séance et l’ap- être la série au commissariat. Ça a toujours été
de musique. Je lui ai juste demandé comment il partement de la rue de Verneuil photogra- une mise en scène avec lui. J’ai besoin d’être
Photos Pierre Terrasson-DR

avait les droits quand il faisait un album entier phié, une pièce après l’autre, à la manière d’un sécurisé dans ce que je fais, même si le hasard,
sur la musique de Chopin. Il me disait, oh, je immense cabinet de curiosités. “Bambou m’a c’est bien aussi en photo.” ★
suis arrangeur... J’avais du mal à comprendre demandé de faire ces photos en 1991, elle n’a
ça, il y a des passages entiers piqués au classique. jamais habité là, elle voulait un souvenir. Je suis RECUEILLI PAR ISABELLE CHELLEY
sorti très perturbé de cette séance, j’étais seul Livre “Gainsbourg Gainsbarre” (Hugo Image)

028 R&F DECEMBRE 2018


“Les premiers qui ont écouté
‘You’re Under Arrest”, ce sont les
flics. Cette photo au commissariat
d’Aubervilliers, je l’ai entièrement
montée. Quand je suis arrivé là, les
flics qui m’avaient collé un jour en
garde à vue pour violence à agent
l’ont fermé en voyant Serge.
Le flic de dos, c’est le petit ami de la
maquilleuse, on a loué des fringues.
Et la Marianne est très présente,
c’est Catherine Deneuve et Serge
tenait à ce qu’elle soit dans le cadre.
J’ai fini par mettre l’appareil
sur un pied pour qu’il voie le
cadrage, et il m’a fait : ‘Super, p’tit
gars, tu peux faire tes photos.’ ”
En vedette

“Si vous trouvez le


mot Brexit dans une
seule des chansons,
je vous donne 50 euros”

THE GOOD,
THE BAD &
THE QUEEN
Damon Albarn, Paul Simonon, Tony Allen et Simon Tong
ont réactivé ce curieux projet monté en 2007 :
une réunion d’excellents musiciens en goguette,
pour un deuxième album qui évoque le Brexit.
RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
LEUR PATRONYME FAIT PENSER A UN TRIO, MAIS CES MOUSQUETAIRES-LA
SONT QUATRE. The Good, The Bad & The Queen, c’est le band imaginé par Damon
Albarn en forme de supergroupe (un piètre terme pour les désigner, comme on le lira
ci-dessous). Un ex-Clash (Paul Simonon), le batteur nigérian qui créa l’afrobeat avec
Fela Kuti (Tony Allen) et un guitariste virtuose passé par The Verve et, brièvement, Blur
(Simon Tong) épaulent le créateur du projet. Onze ans après un premier album aussi
riche en surprises que pauvre en hit singles, six ans après le side project Rocket Juice
& The Moon (avec Flea des Red Hot Chili Peppers et, déjà, Tony Allen), Damon amorce
le grand retour de TGTBATQ avec “Merrie Land”, ode désabusée à une Grande-Bretagne
Photo Pennie Smith-DR

devenue moins great en s’isolant du continent. L’Angleterre étriquée rêvée par les
passéistes du Brexit n’est pas celle de ces musiciens d’exception qui frisent le concept
album avec cette collection de dix chansons nimbées d’une infinie nostalgie, toutes
coproduites par Tony Visconti. Rencontre à trois voix avec Paul, Damon et l’autre Tony.
Photo Pennie Smith-DR
ROCK&FOLK : Pourquoi ouvrir cet album R&F : Vous souvenez-vous où vous étiez
avec un sample du film culte et peu connu
de Michael Powell et Emeric Pressburger,
Vol TWA 847
Devenu célèbre dès 1968 avec le hit “Rain
quand vous avez appris la victoire du Brexit ?
Paul Simonon : J’étais dans un hôtel génial à
“A Canterbury Tale” ? And Tears” de son groupe Aphrodite’s Paris. Déjà en exil ! (rires) J’ai appris la nouvelle
Damon Albarn : On a essayé plein de trucs Child, Demis Roussos (1946-2015) a devant la télé, j’ai éteint le poste et je suis sorti
sorti la chanson “Forever And Ever” en
mais si ça ne tenait qu’à moi, on aurait pu mettre 1973. Ce Grec né en Egypte était en juin
manger des escargots (en français dans le texte),
tout l’audio du film et vous n’auriez jamais 1985 dans le vol Athènes-Rome détourné boire du bon vin, profiter des bonnes choses que
entendu l’album. C’est une façon de donner le par le Hezbollah. Son 39ème anniversaire la France a à offrir. Je ne m’attendais pas à ce
ton, l’ambiance... ayant eu lieu durant la prise d’otages, résultat, et, un des problèmes, c’est que des
Demis a chanté quelques morceaux pour les
pirates de l’air dont “Rebecca”, écrit par politiciens comme Boris Johnson ont menti
R&F : Merrie Land, c’est l’Angleterre ? Boris Bergman, qui évoque une rescapée aux gens en disant que l’argent de l’Europe irait
Damon Albarn : Vous ne seriez pas loin de juive des camps nazis. Libéré après à la santé. C’était bidon, mais un peu plus de
5 jours, Demis a tenu une conférence
la vérité en disant ça. de presse durant laquelle il a remercié 50% des Anglais y ont cru.
ses ravisseurs de lui avoir offert...
R&F : L’album traite-t-il du Brexit ? un gâteau d’anniversaire. R&F : Pourquoi onze ans entre ces deux
Paul Simonon : Si vous trouvez le mot Brexit albums ?
dans une seule des chansons, je vous donne Paul Simonon : Bonne question, je me la pose
50 euros. On n’en parle pas directement mais, en sous-texte, on balance aussi. En vrai, on a tous plein de choses à faire. Après le premier album
quelques idées. j’ai travaillé avec Damon et ses Gorillaz, j’ai également tourné avec Mick
Damon Albarn : Le vote contre l’Europe ne m’a pas plu. J’ai grandi Jones... Tout ça prend du temps. Si on n’était pas tous sur autant de
dans une ère multiraciale, multiculturelle, multiconfessionnelle. projets, ça serait arrivé avant.
On m’a élevé en m’apprenant à respecter tous les gens de mon pays, Damon Albarn : Ça prend longtemps pour faire un bon ragoût. On a
qu’ils viennent du Pakistan, du Kenya où d’où que ce soit dans notre beaucoup joué en Afrique aussi, on se voyait, on traînait ensemble.
monde postcolonial. Ce n’est pas un hasard si les premiers mots du Ça me semble si loin, il s’est passé tellement de choses depuis ce premier
disque sont “If you are leaving”. Il y a de la passion derrière cette formule. album. En 2007, j’avais 39 ans... Tony, toi aussi tu étais plus jeune,
Ça n’est pas un disque politique ni un manuel d’instruction, c’est un pas la peine de rigoler !
appel aux armes pour une réponse émotionnelle.
Paul Simonon : Aujourd’hui, on peut trouver du pastis, du bon vin et
des croissants à Londres. Vous voyez, je suis à moitié européen.

032 R&F DECEMBRE 2018


THE GOOD, THE BAD & THE QUEEN

R&F : A l’écoute des dix chansons, c’est un sentiment de tristesse, R&F : Une des curiosités du disque, c’est la mention du chanteur
de nostalgie qui domine. Demis Roussos sur le morceau “The Truce Of Twilight”, “And
Damon Albarn : Vous trouvez ? Tout l’album est une déclaration Demis Roussos playing ‘Forever’ on the waterslide”...
d’amour, mais aussi une lettre d’adieu. On est une famille qui a été Damon Albarn : Oui, on m’en parle beaucoup ! Il y avait un Roumain
coupée en deux par quelque chose qu’on n’a pas vraiment compris. et son fils dans le centre commercial de Southend-On-Sea. Quand je suis
Paul Simonon : Il y a beaucoup d’émotions dans l’album, certaines passé devant eux, le père jouait de la batterie et le fils, qui devait avoir 14 ans
joyeuses et d’autres plus sombres, plus sinistres. Rien de prémédité, et qui n’était pas à l’école bien qu’on soit un jour de semaine, chantait ce
c’était l’ambiance du moment. D’une certaine manière, “Merrie Land” morceau, “Forever And Ever”. Alors j’ai imaginé Demis Roussos habillé
c’est un peu la description de l’Angleterre. C’est une formule victorienne, en caftan, chantant avec son groupe devant le front de mer à Southend.
c’est la façon dont on regarde tous ces gens qui ont la nostalgie d’un
passé supposé glorieux, mais qui doivent réaliser que ce temps-là R&F : La blague préférée de Demis quand il allait au restaurant,
n’est plus. On doit penser à demain, pas se braquer sur le souvenir c’était de prendre la carte et de dire au serveur : “Donnez-moi la
probablement tronqué d’une époque qui n’a jamais vraiment existé. page un, la page deux, la page trois, le café, le livre d’or et l’addition !”
Damon Albarn : Ah, c’était un amoureux de la bouffe ? On n’est pas
R&F : Après Danger Mouse pour le premier album, c’est trop comme ça nous, n’est-ce pas Tony ? On n’est pas des vegans non
Tony Visconti qui coproduit celui-ci. Quel a été son rôle ? plus, mais on aime les animaux, en Angleterre. En France aussi vous
Damon Albarn : Disons qu’il a été là pour nous aider à tailler la aimez les chiens, allez ! Les Allemands aussi, les Italiens, on aime tous
route dans cette odyssée, à choisir et à rejeter, à développer les idées nos fuckin’ dogs ! “The Truce Of Twilight” montre ce qu’on a en commun,
qu’on avait. pourquoi c’est important de ne pas se quitter. Moi, sinon, j’ai un chat qui
s’appelle Fergie, j’ai plein de problèmes avec lui.
R&F : Vous considérez-vous comme un supergroupe ? Tony Allen : Il faut passer du temps avec ses animaux de compagnie, mec.
Paul Simonon : Tous les supergroupes que je connais font de la musique Damon Albarn : Si on leur laisse le temps, ils sont étonnants.
de merde. Je nous vois plus comme des musiciens de jazz — bien qu’on Ils vous parlent, vous savez.
ne soit pas des jazzmen — qui travaillent ensemble. Si on était un Tony Allen : Oui, ils lisent en vous.
supergroupe on aurait juste besoin de mettre nos nom : Damon
Albarn ! Paul Simonon ! Tony Allen ! Simon Tong ! Supergroupe c’est R&F : Paul, au sein du Clash, vous avez très peu composé
une étiquette ringarde qu’on colle à un projet démodé et ennuyeux. (“Guns Of Brixton” et “The Crooked Beat”). Vous étiez un peu
Damon Albarn : Le terme a des connotations très négatives depuis le George Harrison du groupe...
les années 1970 et 1980. J’ai grandi à cette époque, et les albums des Paul Simonon : Je me suis toujours plutôt vu comme Stuart Sutcliffe.

“Le vote contre l’Europe ne m’a pas plu”


supergroupes n’étaient jamais super. C’est un terme qui ne rend pas Au départ je voulais devenir peintre et, une fois teenager, j’ai décidé
justice à notre projet, ça fait penser à des musiciens qui veulent retrouver de me lancer dans la musique, alors j’ai appris la basse. J’apprends
une gloire perdue alors que là, ça part d’une réelle amitié entre nous. toujours. Ecrire une chanson est un exercice compliqué, comme
écrire un livre. J’ai composé des chansons et peint des tableaux mais
je suis très exigeant, et c’est difficile.
Demis Roussos en caftan
R&F : Tony, vous êtes l’aîné et le seul qui ne soit pas né en
Grande-Bretagne. Quel a été votre rôle dans l’album ? Notre Majesté
Tony Allen : Quand vous construisez une maison, il faut commencer R&F : Vous avez amené votre goût du reggae sur l’album...
par les fondations, le rythme. On a joué plusieurs fois ensemble pendant Paul Simonon : C’est comme ça que je joue, c’est mon son. Si la
une semaine, puis on s’est revus pour faire autre chose, le temps que chanson est punk je peux utiliser un médiator pour plus d’énergie, façon
chacun trouve sa place. Comme disait Damon, ça prend du temps de Ramones. Ça dépend du morceau. Mon style est plutôt reggae, mais
faire un bon plat. avec, en plus, quelque chose d’autre. Je n’aurais jamais imaginé jouer
Paul Simonon : Tony écoute la mélodie ou l’idée qu’on a eue, et il une musique comme celle de ce nouvel album à mes débuts. C’est en
conçoit une rythmique à sa guise. Si, par hasard, on lui demande de la rencontrant Damon et en parlant de notre background, de notre enfance
changer, il nous dit :“Non, je ne change rien”. Du coup, il faut trouver à Londres et de notre amour pour Anthony Newley (acteur et chanteur
une autre ligne de basse ou une autre mélodie à la guitare. On doit anglais) qu’on a développé cette idée incorporant des éléments de
respecter les aînés. Tony fait ce qu’il fait, point barre, on ne déconne musique anglaise, jouée avec un Nigérian.
pas avec ça. Soit tu quittes le groupe, soit tu as une autre idée pour
faire avancer le morceau. R&F : Au fait, vous êtes quatre mais le patronyme est “The
Good, The Bad & The Queen”. Alors y a-t-il deux bons ?
R&F : Comment définir la musique de TGTBATQ ? Deux méchants ? Ou deux reines ?
Paul Simonon : C’est dur à dire, déjà pour le premier album les radios Damon Albarn : C’est le bon, la brute, la reine et... un chat qui
avaient du mal... C’est une combinaison de folk moderne et de dub. s’appelle Philbert !
Il n’y pas trop de guitare rock’n’roll, mais les guitares de Simon sont Paul Simonon : En fait, ça dépend de notre humeur. Il peut y avoir
fantastiques, façon Joe Meek, dont j’adore les chansons, comme “Telstar” deux bons, deux méchants et, bien sûr, Notre Majesté la reine
et “Johnny Remember Me”. d’Angleterre. ★
Album “Merrie Land” (Ada/ Warner Music)

DECEMBRE 2018 R&F 033


En vedette

Nouvelle mythologie heavy

GHOST
Depuis 2010, ce groupe doom suédois a cessé de s’adresser aux uniques amateurs
du genre pour, désormais, envisager une carrière globale, à la manière de Kiss.
Normal, le grand-guignol est une affaire sérieuse pour son leader Tobias Forge.
Avant un impeccable concert au Royal Albert Hall, audience avec Sa Sainteté.
RECUEILLI PAR JONATHAN HUME
EN 8 ANS, Tobias Forge, leader autrefois anonyme R&F : Qu’est-ce qui fait un bon titre d’ouverture de concert
de Ghost, a construit de toutes pièces une nouvelle selon vous ?
mythologie heavy. L’outrance macabre, l’occultisme de Tobias Forge : C’est une question très difficile... Quand je travaille
carnaval, les identités secrètes, la musique aguicheuse. sur une setlist, je suis très soucieux du fait qu’il peut y avoir des chansons
Tous ces éléments ont été patiemment accumulés, triés que j’aime mais qui ne sont pas nécessairement exaltantes. “Dance
et assemblés dans le but d’atteindre le succès mondial. Macabre” est une chanson très exaltante, au même titre que “Square
Passé du stade de curiosité underground à celui de Hammer” ou “Rats”, elles vous donnent le sourire, vous font bouger.
groupe de hard rock le plus excitant de la décennie, A contrario, “Secular Haze” ne marche pas du tout comme ça. Elle est
Ghost vient d’être annoncé en première partie de plus heavy, mid-tempo, c’est davantage un morceau de transition. On
Metallica sur sa tournée mondiale. Ce groupe est ne peut pas simplement enchaîner les tubes, ça ne marche pas comme
une entreprise ambitieuse gérée d’une poigne de ça. Même une machine à hits comme AC/DC a des morceaux moins
fer dans le gant de cuir de Papa Emeritus (I, II immédiats. Prenez “For Those About To Rock” : c’est un putain de tube,
et puis III), cet alias inquiétant du leader, qui a mais il est moins immédiat que “Highway To Hell”. Il faut donc
récemment décidé de se renommer Cardinal Copia. positionner ces chansons dans le set en conséquence. Je crois que ce
Un avatar plus jeune, plus impétueux, permettant qui fait un bon morceau d’ouverture c’est qu’il permet de rentrer facilement
à Tobias Forge de s’épanouir davantage sur scène. dans le rythme. Je ne pense pas qu’Iron Maiden débuterait un concert
par “Phantom Of The Opera”, vous voyez ?

R&F : Vous venez de collaborer avec l’artiste électro français


Des chansons de transition Carpenter Brut. Sa version de “Dance Macabre” est qualifiée
ROCK&FOLK : Quelques mois se sont écoulés depuis la de remix mais en réalité, à part votre voix, il a tout réarrangé.
sortie de “Prequelle” et vous avez un peu tourné. Comment Comment en êtes-vous venu à collaborer avec lui ?
l’album passe-t-il le cap de la scène ? Tobias Forge : Il y a quelques années de ça, peut-être cinq ans, j’ai
Tobias Forge : Plutôt bien. Même si, depuis la sortie de l’album, nous reçu un e-mail de Franck (Hueso, l’homme derrière Carpenter Brut),
avons uniquement joué des dates en festivals. Je dirais donc que l’album j’ignorais qui il était. Il a tenu à se présenter car j’avais exprimé mon
n’a pas été proprement rodé. Le gros des dates a eu lieu en Amérique, admiration pour un des groupes qu’il produisait (il chuchote) ce qui était
juste avant la sortie du disque. Les chansons sont donc passées de apparemment un secret.
totalement inédites en début de tournée à un peu mieux connues vers
la fin, puisque l’album était disponible. Et cela a confirmé ce que je R&F : Deathspell Omega ?
pensais quant au fait que certaines chansons s’apprécieraient vraiment Tobias Forge : Tout à fait.
sur la durée. “Dance Macabre” a particulièrement marché comme ça.
Photo Marcus Robinson-DR

Mais aussi “Rats”, qui s’est non seulement avéré un morceau d’ouverture R&F : Un excellent groupe de black metal français.
très efficace mais a aussi bien mieux fonctionné à la radio que nous Tobias Forge : J’adore. J’avais exprimé cette admiration quelque part
nous y attendions. A présent, nous commençons à jouer quelques chansons et il m’a contacté pour se présenter et me dire qu’il était impliqué dans
qui ne l’ont pas encore été et dont je ne sais pas vraiment comment elles le groupe et qu’il avait cet autre groupe du nom de Carpenter Brut, il
seront accueillies. Je suppose que “Life Eternal” sera une bonne ballade. m’a envoyé quelques vidéos que j’ai trouvées extrêmement amusantes.

DECEMBRE 2018 R&F 035


“Kiss est un bon exemple”
Il m’a donc demandé si je serais intéressé par une collaboration à l’avenir. Donc j’essayais de souffler sur les braises de cette idée au fil du temps,
J’ai répondu qu’en théorie oui, absolument. Au cours des années, l’idée de garder le contact en disant que j’étais toujours intéressé. Plusieurs
même de collaborations m’a laissé des sentiments plutôt partagés. C’est années se sont écoulées et, dans ce laps de temps, Carpenter Brut, dont
une chose de vouloir collaborer avec moi, Tobias Forge. Pour ça, je suis j’ignorais tout initialement, a explosé. Nous en arrivons donc à “Dance
partant. Me demander de prêter mes personnages de Ghost à un projet Macabre”. Quand je l’ai écrite, tout le monde (le producteur, le label,
en est une autre. J’ai souvent eu cette demande, mais j’ai toujours dit moi-même) s’est dit : “C’est une chanson dance, non ?” C’est le cas, et
non, même aux groupes que j’adore car je ne sentais pas que ce serait je ne vais pas me dérober. Je me suis dit que si nous voulions explorer
un mariage harmonieux. cette chanson et voir son plein potentiel, nous pourrions essayer de trouver
quelqu’un qui serait intéressé pour en faire un remix. Ils m’ont demandé
R&F : Cela doit être frustrant de dire non à des groupes que si j’avais des suggestions. Et le seul nom qui m’est venu en tête était
l’on adore, non ? Carpenter Brut. Ce n’était sans doute pas le genre de type qu’ils
Tobias Forge : Oh oui, évidemment. J’ai dû refuser des trucs que j’aurais cherchaient, ils voulaient sans doute quelqu’un de plus commercial
adoré faire sous mon propre nom. Si on m’avait simplement demandé comme David Guetta. Mais je suis très heureux de ce qu’a fait Franck,
de venir jouer de la basse, j’aurais dit : “Putain, ouais, ça serait génial !” d’ailleurs je n’appellerais même pas ça un remix, je dirais plutôt qu’il a
Dans le cas de Carpenter Brut, j’ai pensé que ce serait suffisamment donné sa propre interprétation du morceau.
étrange pour pouvoir fonctionner mais j’avais très peu de temps libre.

036 R&F DECEMBRE 2018


GHOST

Donc, pour moi, faire un double album live signifie que vous avez réussi
votre coup. C’est comme un cadeau que vous faites à vous-même. J’en
avais donc l’intention depuis des années. J’avais hâte d’avoir enregistré
assez de chansons pour pouvoir le faire. Maintenant, nous sommes à
l’orée d’un nouveau changement. Nous avons suffisamment changé la
manière dont nous présentons notre travail sur scène pour qu’un autre
album live soit justifié. Sur “Ceremony And Devotion”, on entend encore
les pistes enregistrées que nous ajoutions en live. Depuis des années,
je suis très militant quant au fait que nous n’allons pas rester un
groupe de six musiciens et que nous allons grandir jusqu’à incorporer
neuf membres. Ce n’est pas encore le cas, actuellement nous sommes
huit. Mais maintenant que nous avons mis de côté les pistes enregistrées,
que nous avons de vrais choristes et que tout est vraiment joué, l’idée
de refaire un live fait sens. Peut-être pas un disque d’ailleurs, cela
pourrait être un film. Je pense que cela irait parfaitement avec l’idée
que je me suis toujours faite de ce que devait devenir Ghost.

R&F : Ghost a débarqué en plein milieu d’une résurgence de


groupes de metal rétro, venus notamment de Suède et d’Angleterre,
qui voulaient revenir aux racines du stoner, du doom. Cette mou-
vance existe encore mais la popularité des groupes n’a pas vraiment
évolué, exception faite de... Ghost.
Tobias Forge : D’un point de vue professionnel, je pense avoir remar-
quablement réussi. Bien sûr, sur le plan personnel je suppose qu’on peut
examiner à la loupe certains aspects de mes choix. Mais c’est personnel,
ça ne rentre pas vraiment en ligne de compte. Je pense quasi quotidiennement
Les masques à la chance que j’ai eue et à la quantité de décisions auxquelles j’ai fait face.
et l’enclume Et j’ai également pris beaucoup de mauvaises décisions.
Genre théâtral par excellence, le heavy
metal charrie son lot de groupes masqués
ou maquillés. Kiss, Gwar, Lordi, King
R&F : Qui ne l’a jamais fait ?
Diamond, The Locust et évidemment Tobias Forge : Exactement. C’est un peu comme commencer à bâtir
Slipknot. Aucune de ces formations ne fait un château de cartes. Vous remarquez qu’il tient le coup alors vous
dans l’intimisme discret. Dans un autre vous dites : “et si je rajoutais un étage ?” puis un autre. Chaque fois que
style, Daft Punk et Gorillaz ont réussi à se
rendre indissociables de leurs concepts. j’y songe, je me dis qu’il n’y a aucune garantie, que tout peut s’écrouler.
En revanche pour ce qui est de conserver Je crois qu’il est important de garder ça en tête. Il ne faut rien prendre
l’anonymat, c’est une autre limonade. pour acquis, les choses changent. La seule chose que je puisse faire,
L’évolution des technologies de
communication a définitivement détruit c’est continuer à faire ce que je fais du mieux possible et essayer de
cette utopie artistique. Il est aujourd’hui prendre la bonne décision à chaque fois. Et nous verrons bien, si les
virtuellement impossible d’espérer garder choses continuent encore un peu, combien de temps nous pourrons les
un quelconque mystère plus de quelques faire durer. Un jour, tout sera terminé et la seule chose sur laquelle
semaines. Dernière preuve en date, il aura
suffit d’une poignée de semaines pour compter c’est de pouvoir regarder en arrière en se disant : “Putain, j’ai
démasquer Tobias Forge, le leader de Ghost. fait de mon mieux.”
En revanche personne ne sait vraiment qui
est le guitariste Buckethead. Peut-être parce
que tout le monde s’en fiche.

Sans maquillage
R&F : Voir les rock stars vieillir affecte la perception qu’on en a.
R&F : Environ un an avant “Prequelle”, vous avez sorti “Ceremony Ce n’est pas la même chose de voir Marilyn Manson en concert
And Devotion”, un concert enregistré à San Francisco qui sonnait aujourd’hui par rapport à 1996. Avec Ghost et le principe
presque comme un best-of. Le signe d’une nouvelle étape pour d’anonymat, de maquillage, il semble que vous pouvez éviter cela.
Ghost ? Tobias Forge : C’était une des idées, oui. Je pensais que ce que j’avais
Tobias Forge : Historiquement, beaucoup des groupes que j’idolâtre à présenter physiquement, c’est-à-dire moi-même, n’était pas
ont connu une forme de cycle dans lequel ils font une poignée d’albums suffisamment intéressant. Peut-être qu’un jour je serais assez ridé pour...
suivis d’un live avant de recommencer. J’imagine que cela correspond à
une sorte de courbe de croissance. Kiss est un bon exemple. J’adore les R&F : Incarner Papa Emeritus sans maquillage ?
trois premiers albums mais ils sont un peu faiblards pour ce qui est de la Tobias Forge : Voilà. S’il y a toujours de l’intérêt, je serais prêt à me
production. Et “Alive!” est la version définitive de ces disques. Puis, juste débarrasser de ça. Pas parce que j’ai envie qu’on me voie, mais tout
derrière, le groupe enchaîne sur “Destroyer” qui est complètement simplement parce que c’est une putain de prise de tête. Peut-être donc
différent. Donc, dans leur cas, oui, cette idée s’applique. En ce qui me qu’un jour, si le public s’intéresse toujours à nous, verrez-vous une
Photo Paul Harries-DR

concerne, je ne suis pas trop sûr. Je voulais vraiment faire un live car je version de Ghost où il n’y aura techniquement pas de masque mais qui
suis fan de ce type d’albums depuis que je suis tout petit. J’en ai écouté sera tout aussi effrayante (rires). ★
plein quand j’étais gamin : “Alive!”, “Ummagumma”, “Get Yer Ya-Ya’s
Out!”, “Got Live If You Want It!”, “It’s Alive” des Ramones, etc. Album “Prequelle” (Spinefarm/ Universal)

DECEMBRE 2018 R&F 037


En vedette

Dans ces années cold wave,


personne ne doit s’afficher
avec une chemise cowboy

MARK
KNOPFLER
Un nouvel album du guitariste ? Certes, mais avec lui,
on veut parler de Dire Straits ! Pour comprendre comment
ce groupe majeur des années 80 peut rester aussi méprisé.
RECUEILLI PAR BENOIT SABATIER
QUAND LE ROCK AND ROLL HALL OF FAME les Knopfler a 69 ans. Chauve, avec un embonpoint certain. Si l’image d’une
distingue, ils accourent tous — Sex Pistols, Stooges, rockstar, c’est Keith Richards 1972, Elvis 1956, Paul Simonon 1977,
Ramones... Le mois dernier, c’était au tour de Dire alors Mark, c’est l’exact contraire. Apparu en 1978, en plein post-punk,
Straits d’être intronisé. Mark Knopfler ne s’est pas Dire Straits fait tout de suite tâche. C’est quoi, la honte, à cette époque ?
pointé. Un crachat à la face de l’institution. Il n’a pas Tout ce que le groupe symbolise. Les punks rejettent la notion d’héritage,
fait lire de bafouille : le leader de Dire Straits s’est vantent les mérites de la jeunesse et du saccage. L’Ecossais va déjà
juste collé sur répondeur, laissant trois de ses anciens sur ses trente ans, a réellement travaillé (infamie), tenté plusieurs groupes
musiciens se dépatouiller avec la cérémonie, un grand et ne cesse de clamer son admiration pour des veilles lunes complètement
moment de gêne. Par contre, quand il s’agit de parler passées de mode, de Ricky Nelson à JJ Cale. Il faut être arrogant, les
à Rock&Folk, le guitariste répond présent : il est là, Dire Straits, eux, jouent la carte des modestes artisans, des voisins de
en face de nous, dans la suite d’un palace parisien, palier besogneux. Le post-punk est un mouvement esthétique, le look
gloussant à notre question — ce camouflet à l’encontre détermine si vous êtes dans le bon camp. La dégaine des Dire Straits
Photo Paul Natkin/ Wire Image/ Getty Images

du Rock and Roll Hall of Fame, en fait, c’est vous, est complètement à la ramasse. Il n’est pourtant pas reproché à Mark
le plus punk ? Il temporise : “J’étais dans les finitions Knopfler d’avoir une tignasse trop volumineuse. C’est bien pire : le mec
de ce nouvel album, ‘Down The Road Wherever’, perd ses tifs ! Pendant que Sid Vicious arbore une spike pétaradante, le
ce n’était pas le moment de me disperser.” Une autre guitariste tente de planquer un front de plus en plus dégarni. Il ne fait pas
excuse ! Il hésite. “Ils m’ont expliqué ce que je devrais son shopping chez Vivienne Westwood, enfilant au choix : un marcel,
faire, c’était millimétré, où aller, quand voir la presse, un T-shirt impersonnel, une chemise repassée. Un plouc. Quand il tente
monter sur scène, parler, etc. Je ne suis pas une un effort, c’est raté : dans ces années cold wave, personne ne doit s’afficher
marionnette et, après tout, je n’ai rien demandé, moi.” avec une chemise cowboy. S’il met une veste ? Il retrousse les manches !
Le tout dit sans aigreur, sur un ton sympathique.

DECEMBRE 2018 R&F 039


Scott Walker
Le guitariste joue sur “Blanket Roll Blues”
(sur l’album “Climate Of Hunter”, 1984).
“Une expérience très bizarre, par ma faute :
j’ai proposé qu’on enregistre dans la salle de
contrôle pour faire quelque chose de lo-fi. Il a
accepté, alors que ce n’était pas obligatoirement
une bonne idée. Je suis toujours un peu
gêné quand je pense à cette collaboration.”

Randy Newman
Produit les deux tiers de “Land Of Dreams”
(1988). “Randy était en train de marteler son
piano, il se défoulait, je lui propose d’enregistrer
ce truc, qui est devenu ‘Masterman And Baby J’,
AVEC BOB, PHIL, RANDY... une sorte de faux rap. Je ne me rappelle
même plus du processus pour arriver à ça !”

“Pas obligatoirement une bonne idée”

Bob Dylan
1979 : quand Knopfler participe à “Slow Train
Coming”, il est un petit nouveau repéré par
le maître — Dylan a craqué sur “Sultans Of
Swing”. 1983 : Bob, aux fraises, demande
à Mark, l’artiste qui cartonne, de produire Phil Lynott Van Morrison
“Infidels”. Ils enregistrent ensemble les deux Knopfler imprime sa marque sur Participe à “Beautiful Vision” (1982).
plus grands morceaux du Dylan 80 : “Blind “King’s Call” et “Ode To Liberty”. “Quand il veut faire une chanson, elle doit
Willie McTell” et “Death Is Not The End”... “Phil venait souvent à nos concerts, il était être gravée dans les 5 minutes, pour ne pas
que Bob ne garde pas sur l’album ! “Quand je ouvert à tout, voulait essayer tous les styles. laisser passer l’inspiration. C’était l’époque
m’en suis aperçu, je n’ai pas compris, avoue On est devenus amis, j’ai beaucoup de joyeux où je me passionnais pour la production, je
Knopfler. Le mix final, non plus... Bon, ces deux souvenirs quand on traînait ensemble.” voulais tout essayer en studio, j’étais donc
chansons sont finalement sorties...” Knopfler dubitatif face à cette spontanéité, mais avec
continuera régulièrement de jouer avec Dylan. le temps, je m’y rallie de plus en plus.” BS
“Je recommande à tout le monde le succès”
Un élément vestimentaire le distingue pourtant : Knopfler s’entiche de Shoals : plus Ry Cooder, ricain cool. Knopfler bosse parallèlement avec
bandeaux de tennis — au poignet et au front. Pour masquer son début de Dylan, Mavis Staples, Steely Dan, Phil Lynott. 1980, “Making Movies”,
calvitie ou pour éponger la sueur (puisqu’il se démène sur sa gratte) ? Rien avec “Romeo And Juliet” et “Skateaway”, production Jimmy Iovine
n’excuse un tel accessoire : un rocker se doit d’être le contraire d’un sportif (Patti Smith), au clavier Roy Bittan (“Station To Station”), des compositions
— non à la performance, à l’effort. On en vient donc à la musique : alors à la fois plus directes et plus élaborées — du Lou Reed démonstratif :
que l’époque célèbre une modernité basée sur l’amateurisme, Dire un de leurs sommets. Gros virage avec “Love Over Gold” (1982). Les
Straits met en avant sa technicité — Knopfler s’exhibe comme virtuose claviers prennent encore plus de place, le combo vaguement roots,
de la guitare. Tous les instruments sont très bavards, il y a plein de notes terrien, vire vachement lunaire, space — dans l’idéal : “Animals”
dans leurs morceaux, qui dépassent les quatre minutes autorisées. revu par Neil Young (mais plutôt : Supertramp jouant “Nebraska”). Leur
Quand vous avez débuté, Mark, cherchiez-vous le décalage par rapport maison de disques se voit refiler un single de 6 minutes 45 où
au mouvement à la mode ? Knopfler boit son café, répond par une question : Knopfler parle plus qu’il ne chante — “Private Investigations”, numéro
“Quel mouvement ?”. Le post-punk ! Joy Division, Devo, Ultravox ! Il 2 des charts. Parallèlement, le guitariste produit Bob Dylan et Aztec
fait semblant de tilter, contrarié. “Je ne savais pas grand chose de ces Camera, offre un tube à Tina Turner (“Private Dancer”), bosse avec
groupes-là... C’était avant Spotify ou YouTube... On était tout le temps sur Scott Walker, Van Morrison et Phil Everly, compose deux BO. Il ne
la route, on ne faisait que tourner, jouer notre musique, celle qu’on aimait, délaisse pas son groupe : l’heure a sonné pour “Brothers In Arms”, 1985
sans se soucier de nos contemporains. On a joué avec les Talking Heads, — “Born In The USA” version UK et planante. Un raz-de-marée : 30
Police, Squeeze, on était assez différents, mais on s’entendait très bien. Il millions d’exemplaires vendus. Numéro 1 mondial. Une brouette de
n’y avait pas que le post-punk, les groupes les plus populaires, c’était Boston, records internationaux volent en éclat. Comment le bouseux écossais
Kansas... Et Styx, avec qui on a aussi tourné, une catastrophe. Dire Straits est-il devenu le roi du game ? Le format CD débarque sur le marché,
était encore plus en décalage avec ces horreurs-là.” Dire Straits l’exploite et le popularise. Comment ces types qui ne
Les gardiens du bon goût ne leur ont pas attribué la carte, et leur radiation ressemblent à rien bénéficient-ils d’un tel bombardement visuel ? A
a perduré, Dire Straits ayant le tort de n’avoir pas été confidentiel — au cette époque, MTV fait la pluie et le beau temps. “Money For Nothing”
contraire : des gros vendeurs, synonyme en ce temps-là de vendus. est diffusé jusqu’à la nausée. “Le personnage de la chanson est un
D’autres mastodontes, autrefois considérés comme douteux, au choix crétin matérialiste qui fantasme sur le mode de vie attribué aux rock stars,
Fleetwood Mac, Zappa, Abba, Steely Dan, Billy Joel, ont été disculpés. le jet privé, les filles, des passages sur MTV. Son matraquage était tellement
Aucune formation contemporaine ne cite aujourd’hui Dire Straits comme ironique...” A la fois hors-norme et parfaitement calibré, “Brother In
influence — même pour rigoler. Imaginons Beechwood revendiquer Arms” est le premier disque dont les synthés sont traités sur ordinateur.
“Making Movies” comme disque fondateur : leur carrière serait coulée Les cul-terreux au top de la technologie, encore un paradoxe. Alors que
sur place. On compte pourtant plusieurs héritiers, et ce ne sont pas les la pochette exhibe une guitare, Dire Straits, connu pour son guitariste
artistes les plus pourris : Timber Timbre, The War On Drugs, Kurt virtuose, s’est mué en groupe largement synthétique. Décalage aussi au
Vile, Jim White... Si la principale faute de Dire Straits a été de débarquer niveau du statut de Knopfler : il se place dans la lignée de Hank Marvin
en même temps que The Cure, pourquoi ne pas les imaginer dans une et le voilà propulsé pop star des eighties, à côté de Kajagoogoo.
autre décennie ? Quelle serait leur anathème s’ils avaient évolué dans Comme pour se laver d’un tel phénomène, Knopfler enchaîne les
les seventies aux côtés de Ry Cooder, Leon Redborne, Paul Simon, Ronnie collaborations, principalement avec des vieilles gloires : Ben E King,
Lane ou Dr John ? Que leur aurait-on reproché s’ils avaient débuté en Chet Atkins, Bryan Ferry, Tina Turner, Willy DeVille, Randy Newman...
même temps que tous les Tindersticks, Jeff Buckley ou Wilco ? Pourquoi Omniprésent toute la première moitié des années 80, Dire Straits disparaît
accorde-t-on à Springsteen ou Tom Petty les mérites qu’on refuse à ces des radars. Une fois la décennie liquidée, Knopfler réapparaît avec un
péquenauds british ? Mark Knopfler aurait dû être un Traveling Wilburys, projet roots et médiocre (The Notting Hillbillies) puis relance la machine
mais il y avait un hic : trop ringard, même pour ce ramassis de vieilles légendes Dire Straits. Le problème de “On Every Street” (1991) n’est pas qu’il
décrépies. A ce niveau-là, le déplumé en devient encore plus attachant. soit, au moment où sort “Smells Like Teen Spirit”, complètement à côté
de la plaque — c’est la marque de fabrique du groupe. Plus gênant :
son manque d’inspiration. Dire Straits, avec tous ses paradoxes (et ses
Bombardement visuel chansons supérieures), a incarné une face passionnante des eighties.
Knopfler a aujourd’hui quatre enfants, il est marié depuis 20 ans avec Dans les nineties, il est un vieux mastodonte fatigué.
une actrice du réalisateur le plus barbant de tous les temps (James Ivory),
et son passe-temps favori, en dehors de ses enregistrements, c’est la
lecture. Il a passé une partie de notre rencontre à parler de l’importance Jamais dans le coup
“de donner aux bonnes œuvres”. Quand nous lui demandons s’il a été, Mark Knopfler, ensuite, a continué en solo, enregistrant des albums
comme la plupart de ses collègues au milieu des années 80, un avide pépères, mi-americana mi-celtiques, sans aucun intérêt, si ce n’est qu’ils
consommateur de cocaïne, il nous donne enfin du trash : “J’étais en effet contiennent régulièrement de belles chansons (“Redbud Tree”,
addict : au tabac. Mais c’est bon, j’ai décroché de la nicotine il y a 21 “Speedway At Nazareth” et, dans le nouveau, “My Bacon Roll”). Avant
ans.” Mark Knopfler n’est pas pour autant un mal-aimé. L’amour du de le quitter, dernière question : pensez-vous avoir été à la mode à un
public, il l’a, depuis les débuts de Dire Straits. “J’avais 28 ans quand moment de votre carrière ? Lui qui était resté bonhomme bondit de
le succès s’est abattu sur moi. C’est vieux, je l’ai vécu comme un avantage : son siège. “Non, jamais, s’il vous plaît ! Non, non, non ! Dieu merci, je
j’avais la maturité pour le supporter. C’était un tel bonheur ! Je recommande n’ai jamais composé pour être trendy !”. Il n’aurait donc jamais voulu
à tout le monde le succès — à tout ceux qui sauront ne pas se faire être dans le coup. Ce qui n’est pas obligatoirement passible de châtiment
déchiqueter”. 1977, Knopfler compose un hommage aux musiciens de corporel. “Vous avez une liste de tous les principaux fautifs/ De toutes
bar : la démo de “Sultans Of Swing” est matraquée par un programmateur leurs principales erreurs” : c’est dans sa chanson “It Never Rains”, que
Photo Dderek Hudson-DR

radio. Phonogram signe Dire Straits (raide fauché ou mauvaise passe). Knopfler ponctue d’un parfait : “Je suis peut-être coupable, oui, c’est
1978, succès du premier album, homonyme. En marge de la guerre disco possible/ Mais je mentirais si je disais que j’étais à blâmer”. ★
contre punk, Dire Straits tire son épingle du jeu, en joignant les Etats-
Unis (The Band) depuis l’Angleterre (Stackridge). Puis “Communiqué”, Album “Down The Road Wherever” (Universal)
avec “Lady Writer”, produit par Jerry Wexler et le boss de Muscle

DECEMBRE 2018 R&F 041


En vedette

Hermétisme assumé

COCTEAUTWINS
De 1981 à 1996, le groupe britannique éleva la mélancolie
new wave à des hauteurs nuageuses, avant l’inévitable orage.
Une histoire singulière, brièvement commentée par Simon Raymonde.
PAR ALEXANDRE BRETON
DU FOND DE L’ELYSEE MONTMARTRE blanchie par que lorsque Phill Calvert, touché par ces gosses audacieux, leur file
les nappes de fumigènes où se fondent les corps, la scène l’adresse de son label londonien, le tout récent 4AD, il ne leur en faut
semble en apesanteur. Entourée, à sa gauche, de Simon pas plus pour graver illico sur une simple cassette leurs quelques démos
Raymonde à la basse et, à sa droite, de Robin Guthrie dans la salle à manger de la mère de Guthrie qui, dans la foulée, attrape
à la guitare, Liz Fraser chante les dernières lignes le train de nuit pour Londres afin de les déposer sur le bureau-même du
d’ “Aikea-Guinea” en se frappant rythmiquement la boss, Ivo Watts-Russell. Parallèlement, une seconde cassette est envoyée
poitrine du poing, son regard bleu intense fixant le vide. à John Peel, le célèbre DJ qui officie sur la BBC. Ivo vient de lancer
Applaudissements ; un gamin hirsute réclame “Wax avec Peter Kent ce label, émanation de Beggars Banquet, dont on sait à
And Wane”. Pas un mot. L’atmosphère, entre chaque quel point, tant musicalement que graphiquement (grâce aux pochettes
morceau, est d’une densité proportionnellement inverse conçues par Vaughan Oliver), il marquera l’histoire du rock. Depuis
à la grâce aérienne des titres égrenés. Nous sommes en l’autoradio, “Speak No Evil” et “Perhaps Some Other Aeon” lui font l’effet
1990, un soir d’octobre, les Cocteau Twins sont passés d’un éclair, tant la signature musicale est déjà assurée : vagues de riffs
comme une apparition, lointains, silencieux, s’effaçant distordus noyés de reverb aux harmoniques saisissantes, basse gutturale
derrière leur musique féconde en rêveries puissantes. Le et boîte à rythme asthmatique, en contrepoint de la voix de soprano vrillée
trio, que son label historique, 4AD, vient de congédier, de Liz. Aussitôt signés, il les envoie en studio pour enregistrer ce qui
a publié le somptueux “Heaven Or Las Vegas”, plébiscité donnera le premier album du groupe, “Garlands”.
par la presse ; il entrait alors dans la phase finale d’une Sorti en juillet 1982, ce premier acte sombre et minimaliste est d’une
histoire sans temps mort dont le coffret publié par cohérence incroyable, avec des sommets de froideur hypnotique comme
Universal cet automne documente les dernières heures, “Wax And Wane”, “Shallow Then Halo” ou “Grail Overfloweth”. Si le
cauchemardesques, à travers les mal-aimés “Four- choix de la saison est hardi pour un album aussi peu estival, la période
Calendar Café” (1993) et “Milk & Kisses” (1996). est néanmoins propice. A Londres, où le groupe donnera son premier
concert en avril 1982 — en première partie de Birthday Party —
émerge la scène gothique, croisement de la flamboyance baroque des
Banshees et la raucité martiale de Joy Division. Le point de ralliement
Soprano vrillée est situé en plein Soho où Jon Klein et Olli Wisdom ont ouvert, ce même
Tout commence sur un coup de tête. S’étant faufilé, malgré les réticences été, le club The Batcave. Les Cocteau Twins bénéficient de ce climat
de Liz qui finit par le suivre, dans les loges du groupe de Nick Cave, The victorien mais ne partagent guère la théâtralité du mouvement ; à vrai
Birthday Party, Robin Guthrie, surmontant sa timidité maladive, parvient dire, ils s’en moquent, affirmant même lors de rares interviews n’avoir
à tailler la bavette avec le batteur, Phill Calvert. Il faut s’imaginer ces aucune affinité avec qui ou quoi que ce soit. Hermétisme assumé que l’on
deux gamins qui n’ont pas vingt ans, natifs d’une sinistre cité industrielle retrouvera à plusieurs niveaux, par la suite : dans la singularité opaque
de la côte est de l’Ecosse, Grangemouth, au milieu de ces gothiques de la production, dans les titres sibyllins, souvent repiqués à d’autres
Photo Dave Tonge/ Getty Images

Australiens ! Avec le bassiste Will Heggie, copain de lycée de Guthrie, textes selon un principe d’autocitation, et dans le chant cristallin de Liz
les trois viennent de former un groupe, dont le nom n’est pas une référence Fraser dont les paroles, d’une sidérante beauté poétique, sont délibérément
immédiate à l’auteur des “Enfants Terribles”, mais piqué au répertoire rendus presque incompréhensibles. Enigme pour une presse plutôt favorable,
d’un groupe encore confidentiel, Simple Minds. Les deux compères ont le groupe se trouve un soutien plus qu’enthousiaste chez John Peel, lui
récemment trouvé en Liz Fraser, punkette perchée repérée par Guthrie aussi conquis par la fameuse cassette de l’automne 1981.
à la discothèque locale, une voix au timbre d’un autre monde. Si bien

DECEMBRE 2018 R&F 043


COCTEAU TWINS

Le groupe subjugue mais se lasse vite du tumulte autour de son premier Si le shoegaze des années 90 — Ride, My Bloody Valentine — est inspiré
opus et s’enferme en studio. On les presse de publier, si bien qu’un 3- par les Cocteau Twins, il est clair, à l’écoute de ces deux albums, qu’ils
titres, “Lullabies”, mixé par John Fryer, ingénieur du son des premiers portent aussi en germes le trip hop à venir représenté par Portishead ou
Depeche Mode, sort en septembre 1982 ; il est suivi d’un autre EP en Massive Attack avec qui Liz collaborera. Le groupe, qui a pénétré le
mars 1983, “Peppermint Pig”, produit par Alan Rankine, guitariste de marché américain avec une impeccable compilation, “The Pink Opaque”,
The Associates. Dénigré par Guthrie lui-même qui, dorénavant, multiplie les projets parallèles comme autant d’appels d’oxygène : Liz
n’abandonnera plus la console à quiconque, ce titre manquera cependant collabore avec Felt (“Primitive Painters”), Wolfgang Press ou Harold
la première place des charts indépendants à la faveur du “Blue Budd, pendant que Guthrie prête main-forte aux jeunes AR Kane. En
Monday” de New Order. La presse s’emballe, envoûtée par Liz Fraser retour, le cinéma, en la personne de David Lynch, commence à les courtiser,
comparée à Edith Piaf. Rétrospectivement, on y entend surtout les prémices sans lendemain pour l’auteur de “Blue Velvet” qui se tournera vers Angelo
du son des Cocteau Twins, dont l’acte de naissance coïncide avec la sortie Badalamenti avec la perspicacité que l’on sait.
de “Heads Over Heels” en août 1983. C’est un tournant, à plusieurs
niveaux. D’abord, c’est l’album d’un groupe désormais réduit au couple
Fraser et Guthrie, Heggie ayant probablement été viré par la diablesse Processus de désintégration
aux yeux clairs au cours de l’épuisante tournée européenne, en première On est en 1988, le groupe dispose à présent de son propre studio
partie d’Orchestral Manoeuvres In The Dark juste avant la sortie de l’album. d’enregistrement à Londres et a réussi à imposer son indépendance. Il
En outre, l’écriture et la production y sont plus complexes, la palette vocale signe chez Capitol un juteux contrat de distribution internationale qui
de Liz plus riche. Les structures gagnent en espace, comme sur “Five lui assure une visibilité éminemment accrue, ce que beaucoup de
Ten Fityfold” ou le solaire “Sugar Hiccup”. Enfin, la pochette, signée fidèles du groupe prendront pour une compromission. Aussi, à sa sortie
Vaughan Oliver, scelle l’intrigante identité visuelle du groupe. Cette en septembre 1988, “Blue Bell Knoll” divise les camps, entre ceux qui
formule est toutefois de courte durée. Fin 1983, Guthrie fait la rencontre adulent la dimension stratosphérique du groupe (“For Phoebe Still A
décisive de Simon Raymonde. Ce multi-instrumentiste, dont le père Baby”) et ceux qui lui reprochent la répétition d’une formule devenue
pianiste travailla avec Dusty Springfield, est intégré aux séances soporifique (“Cico Buff”). L’unanimité se produira avec l’ultime chef-
d’enregistrement du sublime “Song To The Siren”. Publié en octobre 1984 d’œuvre, en 1990, “Heaven Or Las Vegas”. Le Paradis et la Chute. Tout
dans “It’ll End In Tears”, première compilation du collectif This Mortal le monde semble désormais aimer les Cocteau Twins : Robert Smith (dont
Coil mis sur pied par Ivo Watts-Russell et rassemblant différents groupes- “Treasure” sera la bande-son de son mariage !), Prince (qui utilisera
maison tels The Wolfgang Press, Dead Can Dance ou Xmal Deutschland, une boucle de “Fifty-Fifty Clown” sur “Love Thy Will Be Done”), Madonna
cette reprise du titre de Tim Buckley est un succès immédiat, adoubé des ou Annie Lennox ne tarissent pas d’éloges à leur sujet. Pourtant, la suite
ondes. Ce succès n’est toutefois pas du goût du groupe, qui redoute qu’il de l’histoire, s’étalant sur six ans et deux LP, ressemble à un invincible
n’éclipse les productions signées Cocteau Twins. A tort, si l’on en juge crash. Le groupe est au faîte de sa gloire, triomphant des assauts de la seconde
par la réception très favorable de son troisième album, sorti le même mois. génération de groupes de 4AD, Pixies et Breeders en tête, épaulé par la
“Treasure”, qui devait initialement bénéficier de la collaboration de Brian déferlante grunge ; le clip de “Iceblink Luck” tourne sur MTV et Coca-
Eno, va longtemps incarner l’essence du groupe pour ses fans. Avec son Cola lui commande un titre ; enfin, la gigantesque tournée est un triomphe.

La presse s’emballe, envoûtée par


Liz Fraser comparée à Edith Piaf
introït tout en cordes façon Bowie, en contrepoint de la voix aérienne de Pourtant, il y a quelque chose de pourri. Les toxiques en sont le symptôme
Liz sur l’épique “Lorelei”, l’album est de bout en bout un chef-d’œuvre. qui achèvera le processus de désintégration finale. Le couple, qui vient
Il vaudra au groupe de recevoir ce compliment exalté de Steve Sutherland d’avoir une fille, se sépare juste après la sortie de l’hétéroclite “Four-
du Melody Maker : “Ce groupe est la voix de Dieu.” Or, malgré son Calendar Café”, en 1993. L’album lui-même est un bel épilogue, patchwork
classement en tête des charts et l’élection de Liz Fraser en tant que meilleure des multiples visages du groupe depuis “Garlands”. Les textes de Liz,
chanteuse de l’année 1985, le groupe s’entête dans l’auto-sabordage, refuse qui traverse une profonde dépression nerveuse aggravée par la mort de
une invitation à Top Of The Pops et ne tarde guère à considérer “Treasure” celui qui fut son amant, Jeff Buckley, y sont singulièrement plus crus,
comme... son “pire album” ! Moyennant quoi, il sort l’imprononçable et plus réalistes. La magie des précédents opus s’étiole au profit d’une pop
carillonnant “Aikea-Guinea”, début 1985, le vantant comme ce qu’il a majestueuse mais plus académique. Le monde passe à l’heure de Madchester
fait de mieux. C’est un échec. De “Treasure” à “Victorialand”, sorti en et, pour la première fois, les Cocteau semblent dépassés. Cette impression
1986, le groupe opère un virage vers plus d’abstraction dans la production, ne se démentira pas avec le chant du cygne, en 1996, de “Milk & Kisses”.
confortant l’étiquette dream pop dont on l’a affublé. La musique des Cocteau L’album, d’une beauté solaire (“Rilkean Heart”), plus concis et
se fait plus amniotique, par les textures instrumentales et le chant de cohérent que le précédent, voit un groupe, définitivement hors de ce
Liz, d’une pureté remarquable. La langue est de plus en plus ésotérique, monde, retrouver un dernier souffle de créativité, conjurant l’évidence
comme délestée de la contrainte de signifier. Il ne s’agit cependant pas lors d’une tournée somptueuse suivie aussitôt d’un retour en studio...
Photo Bob Berg/ Getty Images

du chant onomatopéique d’une Lisa Gerrard de Dead Can Dance ; la Jusqu’à ce jour de 1998, où Liz Fraser téléphone à ses deux copains
décision, chez Liz, tient davantage de l’incapacité maladive à exposer d’adolescence affairés à l’enregistrement du prochain album : elle ne
ses textes. De ce point de vue, “Victorialand”, essentiellement acoustique, reviendra pas au studio. ★
radicalisant les principes du précédent opus, marque le tournant ambient
du groupe, à nouveau réduit au duo Guthrie-Fraser, Raymonde se consacrant Coffret “Treasure Hiding : The Fontana Years” (Phonogram/ Universal)
à la seconde compilation de This Mortal Coil, “Filigree & Shadow”.

044 R&F DECEMBRE 2018


SIMON RAYMONDE : “On aurait pu continuer”
Retour, entre deux avions, sur ces derniers chapitres de l’histoire du groupe,
avec Simon Raymonde, aujourd’hui dirigeant du prolifique label Bella Union,
créé avec Robin Guthrie en 1997, un an avant la séparation.
ROCK&FOLK : Quel est votre R&F : Pouviez-vous aller plus loin? R&F : Que reste-t-il, à votre avis,
jugement sur ce chapitre final Simon Raymonde : Bien que j’aurais dû de Cocteau Twins?
de l’histoire du groupe ? tout faire pour, vue l’importance de ce groupe Simon Raymonde : Je ne sais pas vraiment.
Simon Raymonde : Il était temps que le et de cette musique pour moi, peut-être Nous faisions notre musique d’une manière si
label envisage de faire quelque chose, plus aurions-nous dû tout arrêter lorsque Robin et peu conventionnelle, qui rétrospectivement
de vingt ans après la séparation du groupe ! Elizabeth se sont séparés. Qui sait ? Ce qui paraît à ce point aléatoire et imprévisible,
Il y a des trésors dans ces albums. Seulement, compte, c’est qu’une fois en studio, tous les que le seul fait que nous ayons pu produire
le groupe sera toujours évalué à l’aune de problèmes semblaient comme suspendus. autant d’albums me laisse perplexe !
ce que d’autres estiment être nos sommets, Donc, oui, on aurait pu continuer !
comme “Heads Over Heels” ou “Treasure”. Mais ce ne fut pas le cas. R&F : Peut-on imaginer qu’un jour
L’affection du public lors des années 4AD vous publiiez les tout derniers
s’est volatilisée quand nous sommes allés R&F : Que s’est-il exactement passé? enregistrements ?
chez Fontana. Pourtant, ce que nous avons Simon Raymonde : Un lent déclin des Simon Raymonde : Impossible.
fait tient la route. Etant données les relations, à l’extérieur comme au sein du
circonstances, je trouve même formidable groupe, à partir du départ de 4AD. Sans oublier R&F : Et que vous vous reformiez ?
que ces enregistrements ne sonnent pas les drogues, les problèmes financiers et affectifs, Simon Raymonde : Là aussi, impossible.
plus comme “Metal Machine Music” ! la peur, les redressements, jusqu’à la prise de
conscience qu’il fallait prendre cette décision. RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON

DECEMBRE 2018 R&F 045


En vedette

“Nombre de gens me
disent qu’ils adorent
cet album, mais j’ai
un peu de mal avec ça.
Comment peut-on aimer
pareille souffrance ?”

BOB
DYLAN
L’intégralité des séances de “Blood On
The Tracks” paraît aujourd’hui dans
un imposant coffret. Pourquoi cet album
est-il si important ? Peut-être parce que
le chanteur y atteint un sommet d’écriture
et s’y livre comme jamais auparavant.
PAR CHARLES FICAT
A PROPOS DE “BLOOD ON THE TRACKS”, LA
COUTUME PARLE D’UN RETOUR DE BOB DYLAN
APRES UNE DECENNIE D’ERRANCE. Ce disque serait
le seul à pouvoir rivaliser avec la trilogie grandiose des
années 1965-1966 qui n’a cessé de hanter les mémoires :
“Bringing It All Back Home”, “Highway 61 Revisited”,
“Blonde On Blonde”. Dès les premières notes, “Blood
On The Tracks” s’impose avec évidence comme un disque
majeur. “Tangled Up In Blue”, qui l’ouvre, rivalise avec
les morceaux de bravoure “A Hard Rain’s A-Gonna Fall”,
“Like A Rolling Stone” ou “Desolation Row”. L’homme
n’est plus le même, il est entré dans une phase de maturité.
Le voilà confronté à un problème existentiel, celui de
la séparation d’avec sa femme Sara. L’aura qui entoure
Photo Barry Fenstein-DR

“Blood On The Tracks” tend à déprécier tout ce qui


s’est passé entre 1966 et 1975. Dylan aurait été
rendu à lui-même : le voici à nouveau capable
de défier le fantôme de son époque héroïque.
BOB DYLAN

Cette vue mérite d’être plus que relativisée, car lors de sa retraite
consécutive à l’accident de moto de 1966, il enregistre avec le Band
les “Basement Tapes”, dont on peut aujourd’hui mesurer, dans leur
A trente-quatre ans,
intégralité, à quel point il s’agit d’un chef-d’œuvre, puis des albums
remarquables, “John Wesley Harding” surtout, mais aussi “Nashville
Dylan occupe
Skyline”. Très décrié à sa sortie, “Self Portrait” a fait l’objet d’une
réévaluation à la faveur de la sortie du “Bootleg Series Vol 10”. Quant le devant de la scène
à “New Morning” ou “Pat Garrett & Billy The Kid”, voilà des albums
fort honorables — pas aussi flamboyants que ceux du début, mais qu’on et plus personne
aurait tort de rejeter en bloc. On écartera l’album “Dylan” sorti à son
insu par Columbia. Il signe avec David Geffen chez Asylum. En 1974,
il réussit un coup double avec ses amis du Band : “Planet Waves”,
ne peut lui disputer
numéro 1 au Billboard à sa sortie, suivi d’une tournée triomphale
d’une trentaine de dates aux Etats-Unis et d’un disque live, le premier sa couronne
de sa carrière, “Before The Flood” qui paraît en juin.
malin et va aussi loin que son âme lui permet. Toute cette intensité
passionnée se retrouve saisie lors des sessions de septembre 1974,
menées sous la houlette de Phil Ramone, et qui font l’objet aujourd’hui
Du sang, de la peine, d’un nouveau volume des Bootleg Series, après que des extraits ont été
de la souffrance distillés depuis une trentaine d’années, où l’on retrouve également les
Quand il commence à l’été 1974 à écrire sur son petit carnet rouge à deux titres qui finalement n’ont pas été retenus dans la sélection finale :
spirale les chansons qui figureront sur “Blood On The Tracks”, Dylan “Up To Me” et “Call Letter Blues”. Avec des surprises, telle cette
est conforté par un succès retrouvé qui déclenche une très forte présence, dans un studio voisin, de Mick Jagger qui passera une tête
attente autour de son nom. D’autant que, dans cette ferme du Minnesota, et dont la voix fut capturée.
récemment acquise où il passe son été, il est accompagné d’Ellen
Bernstein, une cadre de Columbia, qui ne sera sans doute pas étrangère
à son retour dans le giron de son label d’origine. Dans la presse, il De face et de profil
n’est alors plus question de ces nouveaux Dylan, auxquels on faisait Sitôt les enregistrements achevés, les titres mixés, un test pressing est
souvent allusion au début des années 1970 dès qu’un nouvel artiste réalisé que Dylan, de retour à Malibu, fait écouter à Robbie Robertson
équipé d’une guitare publiait un album : Bruce Springsteen, Elliott et quelques proches. Columbia espère sortir l’album avant Noël.
Murphy et d’autres ont eu droit à cet épithète. A trente-quatre ans, le Entretemps, la relation avec Ellen Bernstein s’effiloche et Dylan semble
vrai Dylan occupe le devant de la scène et plus personne ne peut lui tenter une réconciliation avec Sara. Une incertitude demeure quant au
disputer sa couronne. destin de l’œuvre. Dylan la fait alors écouter à son jeune frère, David
Avec les chansons de “Blood On The Tracks”, le Zim tient un ensemble Zimmerman, qui lui suggère de réenregistrer la moitié des titres. Pour
cohérent, qu’il ne faut pas dénaturer. Au contraire, il s’agit de donner quelle raison ? Il craint que le disque rencontre peu d’écho en raison
à l’album toute la puissance qu’il mérite et cette question soulèvera bien de l’aridité du son et lui propose de l’électrifier. Le 27 et le 30 décembre
des tergiversations, jusqu’à aujourd’hui pas tout à fait tranchées, tant 1974, il s’occupe de lui trouver des musiciens et de réserver un studio,
sur le plan des textes que des arrangements. Soumises à de nombreuses le Sound 80 à Minneapolis. En fait, Dylan ne fait pas que modifier les
corrections et variations, les paroles impliquent le plus intime de son arrangements, il en profite encore pour amender les textes. Cinq titres
être, comme dans “Simple Twist Of Fate” ou “Idiot Wind”. Dans les feront l’objet d’un réexamen : “You’re A Big Girl Now” et “Idiot
interprétations live, les textes continueront à varier. Trait assez Wind” le premier jour, “Tangled Up In Blue”, “Lily, Rosemary And
typique du caractère dylanien, à savoir que, même enregistrée, une The Jack Of Hearts” et “If You See Her Say Hello” le second. Les noms
chanson continue à évoluer aussi bien dans ses paroles que dans ses des musiciens qui l’accompagnent lors de ces sessions n’apparaîtront
sonorités. Toute sa vie le démontre. jamais sur les éditions successives de l’album. Les voici pour la postérité :
Après avoir joué quelques morceaux au mois d’août à son vieux complice Kevin Odegard (guitare), Peter Ostroushko (mandoline), Billy Peterson
Mike Bloomfield — le génial guitariste du Paul Butterfield Blues (basse), Gregg Inhofer (claviers), Bill Berg (batterie). En tout cas, en
Band qui l’accompagna sur “Highway 61” et lors de la fameuse nuit électrifiant davantage ces titres, Dylan les rendait plus percutants et
du festival de Newport en 1965 — sans pouvoir le convaincre de s’éloignait de ce dévoilement qui mettait son cœur à nu.
participer, Dylan entre à New York aux studios A&R, anciennement La suite de l’histoire est connue. Sorti le 17 janvier, l’album est dans
studio A, où il avait enregistré six de ses albums historiques dans les l’ensemble très bien accueilli par le public (numéro 1 aux Etats-Unis,
années 1960. Au départ, il compte faire appel à Eric Weissberg et à son numéro 4 au Royaume-Uni), un peu moins par la critique. Jon Landau,
propre groupe Delivrance. Cependant, la première séance, le 16 dans Rolling Stone, exprime des réserves trouvant l’orchestration “bâclée”
septembre, ne se déroule pas conformément aux souhaits de Dylan, — comme d’habitude. Dans le New Musical Express, Nick Kent se montrera
parfois difficile à suivre dans ses exigences. De cette première journée plus sévère encore. En revanche, Michael Gray — un des meilleurs
ne survivra sur l’album final que le bluesy “Meet Me In The Morning”. dylanologues au monde, auteur de deux sommes indispensables “Song
Il retourne au studio du 17 au 19 septembre avec de nouveaux musiciens And Dance Man III” et “The Bob Dylan Encyclopedia” — percevra,
(Paul Griffin à l’orgue, Buddy Cage à la pedal steel), à l’exception du lui, dans sa critique pour Let It Rock, “l’album le plus remarquablement
bassiste Tony Brown qu’il a gardé, et réenregistre les chansons. Au cours intelligent des années 1970”. Avec “Blood On The Tracks”, il apparut
de ces sessions, Dylan se laisse aller comme jamais. Sa voix exprime clairement que Bob Dylan était loin d’avoir dit son dernier mot, que son
Photo Ken Regan-DR

un degré d’émotion rarement atteint. Il est au sommet de son art. Ce écriture allait encore surprendre par ses trouvailles. L’homme entrait dans
n’est plus un artiste qui s’exprime, mais un homme dont le cœur est en une nouvelle phase de plénitude et de maîtrise. Il en va ainsi pour
train de chavirer et qui communique sa douleur. Il y a du sang, de la un des morceaux phares de l’album, sinon le plus important, une de ses
peine, de la souffrance dans ces chansons-là. Dylan ne fait pas le meilleures chansons jamais écrites : “Tangled Up In Blue”.

048 R&F DECEMBRE 2018


BOB DYLAN

de ce qu’allait devenir sa vie : “I seen a lot of women”, “You look like


the silent type”, “But me I’m still on the road”. On pourrait ainsi multiplier
les vers prophétiques de celui qui a perçu des vérités enfouies. Pas
étonnant que “Tangled Up In Blue” se soit imposé comme un des
classiques de Dylan sur scène. Il s’agit du quatrième titre le plus souvent
interprété — après “All Along The Watchtower”, “Like A Rolling Stone”
et “Highway 61 Revisited”. A ce jour, on ne compte pas moins de 1700
versions de ce classique, avec de nombreuses et profondes variantes.
A noter que le titre a disparu — pour l’instant ? — des setlists de la
tournée de l’automne 2018...
Au détour d’un vers, il évoque sa partenaire qui ouvre le livre d’un
poète italien du treizième siècle. S’agit-il de Dante ? Toujours est-il
que dans “You’re Gonna Make Me Lonesome When You Go” — destiné
directement à Ellen Bernstein puisqu’il cite même Ashtabula, la ville
natale de sa maîtresse — il compare ses amours à celles de Verlaine et
de Rimbaud. Encore une allusion poétique dans un océan de sanglots.
Car cet album grandiose est aussi une œuvre de tristesse, avec ses “seaux
de pluie et ses seaux de larmes”. Dylan avait bien conscience de dévoi-
ler un pan entier de ce qui lui était le plus cher. Une tonalité mélancolique
berce tout le disque, malgré le renfort électrique des sessions de
Minneapolis, dont aucun outtake ne semble avoir été conservé — s’il y
en a jamais eu... Le succès et l’estime suscités par le disque sont même
allés jusqu’à embarrasser l’intéressé lui-même. Au micro de son amie
Mary Travers (la jolie blonde de Peter, Paul And Mary), il déclarera en

Ce n’est plus un mars 1975 dans une rare interview radio : “Nombre de gens me disent
qu’ils adorent cet album, mais j’ai un peu de mal avec ça. Comment

artiste qui s’exprime


peut-on aimer pareille souffrance ?”
Chez Dylan, la grâce du verbe alliée à la puissance de l’interprétation
illumine la douleur la plus noire, le chagrin le plus profond. D’où cette
mais un homme volupté. La délicatesse d’un “If You See Her, Say Hello” repose sur sa
simplicité, mais elle touche juste. Jamais Sara n’exprimera d’opinion à

dont le cœur est l’égard de ces titres. En revanche, leur fils Jakob dira qu’il lui semblait
entendre ses parents converser en écoutant l’album. Certaines chansons

en train de chavirer prennent une autre signification avec le temps. Le 13 octobre 2016, lors
d’un concert au Chelsea Theatre de l’hôtel The Cosmopolitan à Las
Vegas, le soir de son attribution du prix Nobel de littérature, Dylan
et qui communique ressortit sa Stratocaster — fait de plus en plus rare — sur “Simple Twist
Of Fate” : en effet, suite à pareille consécration, il ne pouvait y avoir

sa douleur de plus “simple retournement du destin”.

Bien sûr, on peut y chercher une interprétation biographique en Un tire-bouchon au coeur


voulant retrouver des détails de la vie de Dylan ou de ses proches, dissé- “Blood On The Tracks” continue à autant fasciner parce que c’est aussi
minés sous forme d’allusions ou de réminiscences. Là n’est peut-être pas un album qui traite du temps et de son impitoyable écoulement. “Time
l’essentiel. C’est dans la narration que s’opère cette révolution (“revolution is a jet plane”, en amour comme dans tout le reste. Dylan a su le graver
in the air”). Le narrateur glisse du je au il en racontant sa vie. Le passé dans un classicisme intemporel si bien qu’aujourd’hui avec toutes les
et le présent se chevauchent dans un télescopage temporel. Des éléments versions studio connues datant de ce mois de septembre 1974, on n’aura
autobiographiques se mêlent aux sentiments les plus intimes. Au cours plus à se demander si l’on préfère les prises acoustiques ou électriques.
d’entretiens, Dylan a pu déclarer qu’il avait composé cette chanson comme Reste cette expression “d’un mal qui s’en va qui revient/ comme un tire-
on peint une toile. Ce serait, à titre de comparaison, à la manière de bouchon au cœur” (“With a pain that stops and starts/ Like a corkscrew to
Picasso qui représente le visage d’un modèle de face et de profil à la fois. my heart”). En juin 1975, six mois après la parution de l’album, sortait
Il convient de rappeler ici l’influence de l’art pictural au cours de l’écriture une version très amputée des “Basement Tapes” réalisées avec le Band.
de “Blood”. Au tout début de l’été à New York, il fait la connaissance Fin juillet, il était déjà en studio, avec d’autres musiciens encore, à
de Norman Raeben, un professeur de peinture recommandé par des amis enregistrer “Desire”, qui ne paraîtra qu’en janvier de l’année suivante.
californiens. A un moment où sa vie part en vrille, Dylan trouve en Raeben Il allait lancer la Rolling Thunder Revue et le tournage du film “Renaldo
plus qu’un professeur, un éclaireur qui lui fait prendre conscience d’autres Et Clara”. Si le destin de son mariage avec Sara était scellé dès la
plans de réalité. Dylan a toujours pratiqué la peinture : on se souvient composition de “Blood On The Tracks”, le divorce n’interviendra qu’en
des toiles sur les pochettes de “Music From Big Pink” du Band, de juin 1977, soit deux ans et demi après la sortie du disque. Tout cela
“Self Portrait”, de “Planet Waves”, des dessins de la première édition remonte à plus de quarante ans. Le sang et les larmes ont peut-être séché,
du recueil “Writings And Drawings”, sans compter ses nombreuses demeure l’éclatante inspiration d’un artiste adepte des renaissances. ★
expositions qui continuent encore aujourd’hui. C’est cette influence-là
qui s’exprime dans “Tangled Up In Blue” avec différentes perspectives Coffret “More Blood, More Tracks —
(“from a different point of view”). Comment ne pas y voir des prémonitions The Bootleg Series Vol 14” (Columbia/ Legacy)

050 R&F DECEMBRE 2018


Story

L’histoire d’un jeune homme,


Billie Joe, qui s’est suicidé en sautant
du pont de Tallahatchie

BOBBIE
GENTRY
Un coffret exceptionnel réunit tous les enregistrements de la
fille de Chickasaw pour Capitol. Un rêve, tant ses albums légendaires
ont été peu ou mal réédités. Retour sur une carrière unique
en son genre avant la plus énigmatique des disparitions.
PAR NICOLAS UNGEMUTH
“JE SUIS PROBABLEMENT L’UNE DES SEULES tous ses albums pour Capitol, celui en duo avec Glen
PERSONNES DE MA GENERATION A ETRE ALLEE Campbell, un live à la BBC qui n’avait jusqu’ici été
A L’EGLISE DANS UNE CARIOLE TIREE PAR DES disponible que durant un Record Store Day, et de
MULES, PUIS A M’ETRE DEPLACEE EN JETS nombreux bonus, singles et démos (souvent très proches
PRIVES.” Quand Bobbie Gentry, née Roberta Lee des versions finies, ce qui en dit long sur son talent
Streeter en 1942, faisait cette déclaration alors que et sa confiance en elle). A son sujet, certains parlent de
sa carrière était bien entamée, elle ne mentait pas. country soul et elle se retrouve d’ailleurs incluse dans
Elle, et quelques autres très rares, dont Johnny Cash les excellentes compilations “Country Soul Sisters” (Soul
ou Dolly Parton, sont passés assez rapidement du Jazz), d’autres, de housewife goth, ce genre plein de
dénuement le plus absolu à la célébrité globale. Gentry chansons dramatiques prisées par les femmes au foyer
est connue pour être “la fille du comté de Chickasaw”, américaines de la fin des années 60, dont l’initiateur
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

pas très loin de Woodland, de Tupelo et de Clarksdale, pourrait être Roy Orbison, le maître masculin Glen
dans la région du Delta du Mississippi (à ne pas Campbell via ses interprétations magiques des classiques
confondre avec le delta du fleuve, là où il rejoint mélancoliques de Jimmy Webb (“Wichita Lineman”,
la mer). L’Etat du Mississippi, actuellement le plus “By The Time I Get To Phoenix”, “Galveston” ou
pauvre des Etats-Unis, et le Sud au sens large auront le monstrueux “It’s Only Make Believe” de Conway
influencé toutes ses grandioses compositions durant Twitty), et la prêtresse absolue Bobbie Gentry
l’intégralité de sa carrière, laquelle est résumée dans grâce à son classique morbide et sinistre, “Ode To
un monumental coffret (voir pages Rééditions) alignant Billie Joe” (repris chez nous par le louche Joe Dassin).

DECEMBRE 2018 R&F 053


BOBBIE GENTRY

E
levée par sa grand-mère dans une ferme, elle a plus On connaît la suite : en 1967, année de “Sgt Pepper”, le single se retrouve
tard rejoint son père et sa belle-mère dans la pauvre numéro un des charts pop et country aux Etats-Unis, numéro 1 au Canada,
ville du Delta, Greenwood — une région qui a enfanté numéro 13 en Angleterre, remporte trois Grammies dont celui des meilleurs
certains des plus grands bluesmen d’avant et d’après- arrangements pour Haskell, et se vend à des millions d’exemplaires.
guerre — avant de rejoindre sa mère en Californie, à Du jour au lendemain, Bobbie Gentry devient une star mondiale...
Palm Springs, richissime lieu de villégiature des stars
de Los Angeles, et concentré
de desert modernism, architecture aussi épurée
que sublime. Là, elle étudie le piano, la guitare L’ivresse
et le banjo, et dessine également sa propre des charts
ligne de vêtements. Elle se produit sur scène avec Tout a été dit sur cette chanson étrange, sans
sa mère, adopte le pseudonyme de Bobbie Gentry refrain, sans montée mélodramatique, tout en
en référence au film “Ruby Gentry”, part étudier épure, à peine portée par les accords syncopés
la philosophie à Los Angeles avant de rejoindre de la petite guitare Martin 5-18 de Gentry (qui,
le Los Angeles Conservatory Of Music où elle sur tous ses enregistrements, sonne presque
étudie l’art de la composition, l’harmonie et les comme une guitare espagnole aux cordes en
arrangements. Elle lance une ligne de maillots nylon) et baignée dans les cordes flippantes de
de bains, chante et danse dans des clubs à San Haskell. L’histoire d’une jeune fille qui raconte
Diego et Las Vegas, rejoint la troupe exotica de un dîner familial durant lequel tout le monde
Johnny Ukulele et continue d’écrire ses propres parle tranquillement d’un jeune homme, Billie
chansons. Ce n’est pas étonnant que son premier Joe, qui s’est suicidé en sautant du pont de
enregistrement soit un duo avec le champion Tallahatchie dans la ville de Money (popu-
de la chanson tragique : Jody Reynolds a rencontré lation : 100 habitants ; la ville est connue pour
un succès énorme en 1958 aux Etats-Unis avec un lynchage et a déjà chantée par les Staple
le glauquissime “Endless Sleep” qui a lancé la Singers et Bob Dylan) après avoir, la veille,
mode des death songs ; il est plus connu en France jeté “quelque chose” dans la rivière en com-
par les amateurs du Gun Club pour le tout aussi pagnie d’une jeune fille (un bébé, peut-être),
déprimant et gothico-rockab-maniacodépressif tandis qu’autour de la table, on redemande
“The Fire Of Love”, dont il est l’auteur et le génial “une autre part de tarte aux pommes”. Pourquoi
interprète. Ensemble, ils sortent un single le garçon s’est suicidé, personne ne le sait.
(“Stranger In The Mirror”/ “Requiem For Love”) “Cela parle de l’indifférence et de la décon-
sur le label Titan en 1966 sous l’intitulé Jody & traction des gens face aux situations drama-
Bobbie. Puis, elle rencontre le grand chanteur tiques”, s’est contentée d’expliquer l’auteur.
de blue eyed soul Bobby Paris (vénéré dans le La chanson reste un mystère sans la moindre
milieu Northern Soul pour son grandiose “Night résolution, et les critiques, impressionnés
Owl”), qui lui propose d’enregistrer les démos par la qualité de la narration, ont convoqué à
qui serviront plus tard à l’album “Ode To Billie son sujet les grands héros du genre southern
Joe”. Repérée sur scène par un DJ, elle commence gothic : Harper Lee, William Faulkner, Carson
à faire parler d’elle et est rapidement signée par
Capitol, à qui elle présente les chansons qu’elle Rien de McCullers et Flannery O’Connor. Rien que
ça... Encouragée par ce succès phénoménal,
entendait écrire pour d’autres chanteurs : Bobbie
Gentry voulait en réalité être une sorte de nouvelle
Carole King et, pour “Ode To Billie Joe”, elle
country ici, Gentry enregistre le reste de son premier album,
celui avec la fameuse pochette qui la voit assise
sur une barrière, pieds nus avec un jean et sa
avait en tête le chanteur de soul grand public Lou
Rawls. Mais, lorsqu’ils entendent sa voix — et
juste une petite Martin. C’est un début fantastique, qui
s’ouvre avec le super soul “Mississippi Delta”,
quelle voix — les pontes de Capitol décident sur
le champ de sortir ses propres versions de tuerie ultra ode à ses origines, enchaînant directement sur
la grandiose composition “I Saw An Angel Die”.
“Mississippi Delta” (prévu pour la face A du
single) et de “Ode To Billie Joe” (censé se
retrouver sur la face B). Arrive le producteur
sensuelle Ces deux titres résument parfaitement le genre
de la dame : d’un côté, des machins moites et
funky, de l’autre des ballades pleines de cordes
Kelly Gordon, que Bobbie adore : il travaillera et d’accords de guitare délicats sur des rythmes
avec elle sur trois albums. Puis l’arrangeur Jimmie Haskell, qui a fait presque bossa, un harmonica chromatique aux antipodes des clichés
des merveilles pour Elvis Presley, Bobby Darin et Fats Domino. Ses du blues et quelques cuivres, sur lesquelles sa sublime voix de chatte
Photo Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

arrangements de cordes pour “Ode To Billie Joe” donneront un aspect enrouée fait systématiquement des miracles. L’album “Ode To Billie
encore plus dramatique à la chanson (“Le morceau de Bobbie ressemblait Joe” réunit neuf compositions de Bobbie dont plusieurs splendeurs
à un film, j’ai donc conçu des arrangements de cordes comme pour un (“Chickasaw County Child”, “Papa, Won’t You Let Me Go To Town
film”, expliquera-t-il, et, de fait, lorsque la narratrice explique dans la With You”, “Hurry Tuesday Child”, “Sunday Best” ou “Niki Hoeky”,
dernière phrase qu’elle se rend régulièrement sur le pont pour jeter des qui sonne comme du super Tony Joe White acoustique, un auteur avec
bouquets de fleurs dans la rivière en hommage au suicidé, on les lequel elle partage d’ailleurs plus d’un trait) et s’achève sur le tube
entend littéralement tomber grâce aux cordes de Haskell : son travail est phénoménal. Son unique. Ce morceau sinistre semble maudit : plus
fantastique). Le résultat est tellement impressionnant que les gens jamais Bobbie ne retrouvera l’ivresse des charts.
de Capitol décident de sortir le morceau sur la face A du single.

054 R&F DECEMBRE 2018


En attendant, avec son bouffant, ses faux cils et son khôl, c’est une southern Chez Capitol, on s’affole : les nouvelles compositions ne se vendent
belle chic et flamboyante qui, de face, ressemble à une Priscilla Presley pas comme son premier et mythique single mortifère. Il s’agit désormais
artiste et plus mûre... Pour la suite, elle envisage un album conçu de remplir l’album de reprises de chansons à succès, et les statistiques
comme un hommage au Sud qu’elle aime tant. “The Delta Sweete” montrent que le processus ne cesse de se développer : sur son premier
(dans le patois local, une sweete est une mignonne), qui sort en 1968, est album, on comptait neuf compositions originales pour dix morceaux,
une nouvelle féerie sudiste. Le bal s’ouvre avec le monstrueux “Okolona sur le deuxième, huit pour douze, sur le troisième, cinq pour onze, sur
River Bottom Band” mélangeant une fois de plus ses accords à la le quatrième, trois pour dix, et pour le cinquième, une sur neuf. C’est
guitare acoustique et des cuivres funky tandis que la brune chante comme un drame que les producteurs aient ainsi littéralement bourrés ses
une dingue en rut. Peut-on parler de country soul ? Il n’y a rien de country nouveaux albums de reprises de succès du moment, tant son talent de
ici, juste une tuerie ultra sensuelle, qu’elle réitère un peu plus loin avec compositrice était phénoménal... Pour “Local Gentry”, outre son
le jovial et dément “Reunion”. Mais la merveille de l’album est “Mornin’ merveilleux et sexy “Sweete Peony” et le délicieux “Recollection”, ce
Glory”. Un enchantement sonore dans lequel une femme à la voix pleine ne sont pas moins de trois morceaux des Beatles (signés McCartney,
de sommeil réveille doucement son amant. Un critique inspiré a dit que son Beatle favori) qui envahissent l’album, et, ni “Here, There And
c’était “comme entendre les rayons du soleil percer peu à peu à travers Everywhere”, ni “Eleanor Rigby”, ni “The Fool On The Hill” ne se
les rideaux”. De toutes ses compositions, c’est sans doute celle qui affole prêtent réellement à son style sudiste. Le disque est un flop et Capitol
le plus. Des reprises singulières de “Big Boss Man”, “Tobacco Road” décide de tenter le tout pour le tout en lui faisant enregistrer un album
et de “Parchman Farm” dispersent et chahutent un peu son propre de duos avec la superstar Glen Campbell, génial interprète que
songwriting, mais “The Delta Sweete”, musicalement plus diversifié
que son prédécesseur sorti la même année, reste l’un de ses meilleurs
albums, même s’il marche nettement moins bien, malgré le gentil succès
de “Okolona River Bottom Band” dans les charts et la beauté fulgurante
de “Jessye’ Lisabeth” ou de “Courtyard”. On ne peut pas dire la même
chose pour le suivant, “Local Gentry”...
BOBBIE GENTRY

Elle a tout simplement disparu


à l’âge de 37 ans. Aucun enregistrement,
aucune apparition publique, aucune interview,
aucune photo depuis
Bobbie apprécie, ce qui est réciproque. Un album inutile et raté tant Elle est invitée partout, y compris dans l’émission de Tom Jones,
les nouvelles versions des classiques de Campbell ou de Gentry n’ap- qui semble très impressionné (les deux auraient eu une brève aventure),
portent à peu près rien aux chefs-d’œuvre originaux enregistrés indi- se marie et divorce, et aligne les shows à guichet fermé à Las Vegas.
viduellement. Elle y chante, d’ailleurs, d’une voix inhabituellement En 1971, elle décide d’enregistrer, écrire et produire son sixième
aiguë qui efface tout son charme sensuel (ce qui est flagrant sur la reprise album, “Patchwork”, qui sera aussi son dernier. Entrecoupé d’inter-
de “My Elusive Dreams”, connue dans sa version ludes orchestraux, “Patchwork” est un album
chantée par Nancy Sinatra et Lee Hazlewood, touchant, mais trop lisse, trop sage. La Gentry,
comme sur celle totalement absconse du merveil- toujours sensuelle, semble avoir laissé sa sau-
leux “Sunday Morning” de Margo Guryan). vagerie au placard, et même si les ballades
En 1969, elle sort “Touch’Em With Love”, (“Marigolds And Tangerines”) brillent encore
qui compte encore de nombreuses reprises par leur délicatesse, “Patchwork” n’est pas le
Ses versions de “Where’s The Playground génial album réunissant de brillantes composi-
Johnny” de Jimmy Webb, de “Son Of A Preacher tions inédites tant attendu, mais commence à
Man” ou de “I’ll Never Fall In Love Again”, tirer sérieusement vers le style MOR typique-
le classique de Bacharach, sont agréables, mais ment seventies, dont quelques bricoles rétro façon
ne valent pas ses rares mais excellentes com- faux ragtime à claquettes comme il se pratiquait
positions comme “Glory Hallelujah How They’ll à l’époque. Et c’est ici, en 1971, soit quatre ans
Sing” ou le féerique “Seasons Come, Seasons seulement après ses débuts fracassants, que
Go”, sans doute l’une des plus belles chansons s’achève la carrière discographique de celle qui
du monde... Capitol resserre les boulons pour fut l’une des plus grandes chanteuses et auteurs
l’album suivant, “Fancy”, et décide d’enrôler de son temps, véritable styliste inventant un genre
le génial Rick Hall, grand manitou des studios musical jamais entendu avant ni après. La suite
FAME de Muscle Shoals où il a supervisé tant est un mystère...
de choses fantastiques. Hall est un fan de Gentry
et ses musiciens semblent parfaits pour enrober
ses classiques sudistes. L’album, globalement Retirée du monde
très bon, brille pour “Fancy”, l’une de ses Après la routine des concerts dans les casinos
plus grandes compositions : l’histoire d’une mère mafieux de Vegas ou du lac Tahoe, Bobbie a
Photo NBC Universal Inc/ Getty Images

qui force sa fille à se prostituer, laquelle passe chanté une dernière fois en public en 1981, puis
de la pauvreté du Sud à la richesse la plus s’est rendue à la cérémonie des Country Music
absolue de New York, mais à quel prix ? C’est, Awards un an plus tard. Après quoi, elle a tout
une fois de plus, un chef-d’œuvre narratif et les simplement disparu, à l’âge de 37 ans. Aucun
équipes de Muscle Schoals habillent le tout avec enregistrement, aucune apparition publique,
une classe absolue. Suivent de bonnes versions aucune interview, aucune photo n’a filtré depuis.
de “Something In The Way She Moves” de Elle aurait quitté Los Angeles vers 1984 pour
James Taylor, de “Rainmaker” de Harry Nilsson, aller vivre dans la mythique ville sudiste de
de “Wedding Bell Blues” de Laura Nyro, et Savannah (Géorgie). Dans les années 90, un
une mignonne version de “Raindrops Keep Falling On My Head”, postier aurait déclaré avoir livré avec son équipe un piano à une
autre classique bacharachien (un single propose une gentille femme qui lui ressemblait énormément sur l’île de Skidaway, toujours
relecture de “In The Ghetto” d’Elvis, mais trop fidèle en Géorgie. Puis, plus rien. Bobbie Gentry s’est retirée du monde, vivant
à l’originale : seul Nick Cave est parvenu à en désormais recluse, comme Hedy Lamarr, Greta Garbo, Marlene Dietrich,
faire quelque chose). A l’époque, Bobbie vend Syd Barrett ou JD Salinger avant elle.
moins de disques, mais sa popularité reste
énorme : elle anime des shows télé aux Aujourd’hui, elle doit avoir 76 ans. Qui sait si elle a écrit des chansons
USA, au Canada, et même pour la depuis 1971 ? Qui sait si elle révèlera un jour pourquoi Billie Joe
BBC anglaise... McAllister a sauté du pont de Tallahatchie ? ★

Coffret “Bobbie Gentry, The Girl From Chickasaw County”


(Capitol/ UMC, Import Gibert Joseph)

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En couverture

“J’ai fait écouter le nouveau mixage à Paul.


Pas de force, mais pas loin”

THE BEATLES
IL ETAIT UNE FOIS LEUR REVOLUTION
Le 22 novembre 1968, les quatre fabuleux publiaient un neuvième album
double et blanc, fourre-tout grandiose enregistré dans une période de tumultes.
Mise en perspective, 50 ans après, en compagnie de Giles Martin,
responsable sonore de l’imposant coffret anniversaire.
RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY
SUR LE COUP, DON McCULLIN N’EN EST Le 29 juillet, Don McCullin a utilisé quinze rouleaux de pellicule pour
PAS REVENU. Que John Lennon lui demande parvenir à cerner, dans un même cadre, quatre garçons dans la bourrasque
d’immortaliser les Beatles avec lui, allongé comme de leur carrière météorique (leur premier album n’était sorti que cinq
mort, au milieu. Photographe de guerre dont les ans plus tôt) et déjà finissante : deux egos surdimensionnés (Paul McCartney,
clichés du Vietnam avaient fait le tour des unes de un peu chef des opérations, John Lennon, l’esprit considérablement happé
journaux, McCullin en avaient vu d’autres, mais la par Yoko Ono, l’amour de sa vie), un frustré (George Harrison, parce qu’on
suggestion de Lennon, tristement prémonitoire, l’a n’accordait pas assez d’intérêt à ses chansons) et un autre (Ringo Starr,
sidéré. A la fois, il n’était plus à ça près. Sollicité las des parties d’échecs avec l’ami assistant Mal Evans ou, pire, que
à la mi-juillet 1968 pour shooter le groupe en studio Paul joue de la batterie à sa place). Mais, contre toute attente et la légende
pour la couverture de Life, puis, le lendemain, en urbaine, McCullin a photographié un vrai groupe : des types qui étaient
vadrouille dans Londres, le photographe n’a jamais véritablement ensemble. Car penser que “The Beatles”, mieux connu
su pourquoi les Beatles avaient pensé à lui. Mais voilà, sous le nom de White Album (et chez nous, de Double Blanc) s’est fait dans
à cette époque, les quatre faisaient leur révolution. la douleur est une erreur. Certes, Ringo a disparu un moment des séances.
Oh, pas celle des étudiants qui, un peu partout, étaient Oui, George Martin et Geoff Emerick ont aussi quitté le navire.
descendus dans les rues pour signifier leur ras-le-bol Effectivement, une partie de l’album a été mise en boîte ailleurs qu’à
de ce qu’incarnaient et faisaient les adultes. C’est Abbey Road (en l’occurrence à Trident) ce qui paraissait sacrilège. Il y
avec eux-mêmes que les Beatles en décousaient. a bien eu des engueulades, mais n’émaillent-elles pas toutes les vraies
La mort de Brian Epstein avait provoqué un séisme aventures humaines ? Aucune conception n’est totalement immaculée.
et si “Sgt. Pepper” avait confirmé la pérennité de leur L’enregistrement du White Album, comme la journée de shooting (le fameux
Photos DR

mise en orbite, “Magical Mystery Tour” avaient laissé Mad Day Out), n’a été un pensum que pour ceux qui n’y étaient pas et
apparaître des failles béantes comme des crevasses. ont voulu vendre la peau des Fabs avant 1969.

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Ce n’est un secret pour personne que les affaires, le business (et non les Du même coup, on a aussi approché les titres avec une certaine témérité et
femmes !) allaient diviser à jamais le plus grand groupe pop de tous les différemment de ‘Sgt. Pepper’. Car les Beatles n’étaient plus les mêmes en
temps, mais durant l’été 1968, au niveau artistique, le courant passait 1968. Cette année-là, pour la première fois, ils ont tenu à être présent au
encore. Giles Martin, fils de son père et aujourd’hui en charge, sur le mixage stéréo. Ils ont donc été notre référence alors qu’avant, seul le mono
plan sonore, du travail effectué sur les rééditions Beatles, l’a précisé d’emblée les intéressait. Pour être tout à fait honnête, je pensais que travailler sur le
lors de l’entretien qu’il nous a accordé à la fin de l’été : “Il est bien trop White Album serait plus aisé. J’ai été présomptueux de croire qu’après ‘Sgt.
simpliste et caricatural de considérer le Double Blanc comme une compilation Pepper’, tout serait facile (rires). Le son de ce double, aux contours plus
de morceaux des Beatles obnubilés par leur éventuelle carrière solo, c’était flous, est différent de celui des autres et c’est d’ailleurs une partie de son charme.
encore un vrai groupe. Celui qui avait écrit la chanson y a généralement Mais essayer de le faire sonner, en 2018, en respectant ce qui avait été fait
le plus contribué, mais la plupart d’entre elles ne seraient pas devenues ce cinquante ans auparavant, a été un sacré challenge.”
qu’elles sont sans la participation des autres. Paul a toujours dit qu’après
les Beatles, c’est ce qui lui avait manqué le plus : ce quelque chose apporté
par les autres. Il lui est même arrivé de prendre l’exemple de ‘And I Love Modernité farouche
Her’, qu’il a écrite, mais pas l’intro de guitare, une contribution de Avant d’être finalisées, les chansons du Double Blanc ont été maquettées
George. Pour beaucoup d’amateurs des Beatles, ce morceau, c’est son intro. chez George Harrison et l’édition du cinquantième anniversaire propose
Chacun des Beatles savait qu’ils avaient besoin des autres pour bien sonner. pléthore de démos (ainsi que des prises studio alternatives) qui n’ont
Si ‘Pepper’ était une tapisserie, le White Album est un patchwork à l’image jamais si bien sonné. Elles permettent de juger de l’ampleur du travail
du poster glissé à l’intérieur.” Pour apporter de l’eau au moulin de de production : “La simplicité de certaines chansons, ‘I Will’ par exemple,
Martin, il suffit de rappeler que beaucoup de chansons du disque ont été ne sous-entend pas forcément qu’elles ont été faciles à arranger, précise
composées (les paroles et les titres sont parfois venus plus tard) à Rishikesh, Giles. En studio, faire que ça sonne simple est souvent très compliqué. Le
en Inde, où les Beatles s’étaient rendus au printemps. De l’avis des témoins rôle de mon père a parfois paru minimal, mais lorsqu’on compare les démos
privilégiés de ce séjour (Donovan en tête) qui s’est achevé en eau de boudin des chansons à leurs versions finales, on constate qu’il y a un monde
(le Maharishi Mahesh Yogi en aurait pincé, un peu trop ouvertement, pour entre les deux. Sur les morceaux acoustiques, il est arrivé que mon père ne
une pensionnaire non consentante de son ashram), aurait, dans une certaine conseille que d’infimes modifications d’accords, mais elles ont fait toute
mesure, rapproché John et Paul : grosso modo, chacun savait de quoi ou la différence. Et pourtant, comme vous savez, il n’a jamais tellement
de qui parlait l’autre dans les chansons écrites là-bas et pouvait en tenir aimé ce disque. Il considérait que le groupe faisait marche arrière et surtout,
compte au moment d’y mettre sa touche. Cela explique en partie la il était incontrôlable, ce qui ne plaisait pas (rires). Moi, j’ai apprécié cette
cohérence de l’album malgré sa disparité stylistique : “C’est le disque le phase de l’évolution des Beatles. Ils avaient arrêté de tourner et avaient
plus varié des Beatles, ajoute Martin, le genre que personne n’oserait enregis- besoin de s’exprimer autrement, mais mon père y a indiscutablement laissé
trer aujourd’hui : ‘Helter Skelter’, ‘Ob-La-Di, Ob-La-Da’, ‘Yer Blues’, des plumes. Il est parti en vacances et ils ont dû faire appel à Chris Thomas
‘Blackbird’ ! Le côté positif, c’est que nous n’avons pas ressenti le besoin de qui s’est retrouvé à les produire sans l’avoir cherché (rires).” Trente chansons,
le remixer dans l’ordre des morceaux. Avec le ‘White Album’, j’ai toujours trente-et-une si on compte “Can You Take Me Back?”, absente du tracklisting,
Photos DR

eu l’impression qu’ils avaient tout balancé sur un mur, un peu à la manière mais bel et bien incrustée entre “Cry Baby Cry” et “Revolution 9”, le fameux
de Jackson Pollock, et que le disque, en fait, c’est ce qui est resté collé. collage sonore concocté par John et Yoko (avec un peu d’aide de Harrison)

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THE BEATLES

“Les Beatles n’étaient


plus les mêmes
en 1968. Pour la
première fois, ils ont
tenu à être présents
au mixage stéréo”
qui excède huit minutes et les amateurs de mélodies fines. Selon Ringo Ceux qui ont grandi et vieilli avec l’ont apprécié différemment au fur et à
Starr (dans le documentaire “Anthology”), il aurait fallu publier deux mesure qu’ils avançaient dans la vie. Vous pouvez en aimer certaines
disques : le “Blanc” et le “Plus Blanc”. Pour George Martin aussi, comme chansons à quinze ans et d’autres à trente. Avec l’âge, il arrive que celle
rappelle son fils : “Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le White qu’on déteste sur un disque devienne notre préférée... Et vous savez, il est
Album aurait dû être un disque simple et notamment mon père : comme si moderne que quelqu’un qui enregistre une guitare sèche aujourd’hui rêve
tout le monde, je préfère certaines chansons, mais il y en a que j’ai redé- qu’elle sonne comme celle de Paul sur ‘I Will’ ou ‘Blackbird’. Même
couvertes en travaillant dessus. ‘Happiness Is A Warm Gun’, que les Beatles chose pour le piano de ‘Martha My Dear’ ou ‘Lady Madonna’. J’ai fait
affectionnaient tout particulièrement, est une de mes préférées : je la trouve écouter le nouveau mixage à Paul. Pas de force, mais pas loin, car ce n’est
vraiment cohérente et d’une modernité farouche. Elle a un côté Frank vraiment pas le disque qu’il passe le plus chez lui (rires). Il a tout écouté
Zappa ! De même, la version surround de ‘Revolution 9’ est totalement sans rien dire et à la fin, il m’a fait : ‘C’est dingue comme ça sonne con-
ahurissante, elle fait limite peur (rires). Mais, par exemple, je n’étais temporain, ça pourrait être joué par un groupe d’aujourd’hui, non ?’ Et
absolument pas fan de ‘Wild Honey Pie’ et je la respecte désormais car quoi qu’on ait pu en dire, les Beatles ont su trouver le bon équilibre avec
elle m’a livré ses secrets.” Et le producteur de surenchérir à propos de la cet album mais, à l’époque, on ne leur passait rien. S’ils étaient trop
richesse du disque qu’il est à deux doigts de considérer comme l’œuvre conventionnels, on leur reprochait et s’ils étaient trop avant-gardistes, aussi.
définitive des Beatles : “On vit aujourd’hui dans un monde où tout est formaté Mon père a eu le même problème lorsqu’il s’est frotté à la musique classique.”
et éphémère, même la musique. Le White Album était le contraire de ça. Suite page 64

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Photo DR
THE BEATLES

Finalement, George Martin est revenu. Terminer l’album, mis en chantier


fin mai, avec les Beatles. Le départ de Geoff Emerick a permis à d’autres
ingénieurs du son, parmi lesquels le non moins excellent Ken Scott,
de briller. Tant mieux. Et il est sorti en octobre sur Apple, leur label,
la même année que le single “Hey Jude”, un monument à part entière
qui, à la différence de sa face B (“Revolution”, dans une version différente
de celle du 33 tours), n’est pas dessus. “The Beatles” a été commercialisé
dans sa fameuse pochette blanche, ouvrante, signée par l’artiste pop
Richard Hamilton, sur les conseils de Paul McCartney. Encore lui.
Après les personnages en carton amassés par Peter Blake sur celle de
“Sgt. Pepper”, les Beatles, en surface, ont fait table rase. A l’intérieur,
en plus du poster, quatre photos grand format. Un album, un temps,
numéroté : les quatre premiers ont été offerts aux Beatles et Ringo a
vendu le sien, en 2015, au profit d’une organisation caritative. Le White
Album, un autre succès (numéro 1 des ventes dans dix pays à sa sortie,
près de quinze millions de copies écoulées à ce jour, rien qu’aux
USA). Le White Album, une mine d’or, une caverne d’Ali Baba grouillante
de chansons qui ont toute une histoire et font référence à leur époque
sans accuser leur âge. Un disque miroir pour quatre garçons surfant sur le
temps, dont cette réédition (cossue dans sa version la plus complète : plus
de cent titres dont, au hasard, cette prise de “Helter Skelter” qui frise les
treize minutes) va permettre de vérifier, si besoin était, que leur wagon est
bien accroché au train de nos vies. Des Beatles blancs pour qu’on
apprécie mieux les couleurs de leur musique. Incoercibles comme le génie.
A l’état pur. ★
Photo DR

Coffret “The Beatles —


50th Anniversary Box Set” (Universal)

“The Beatles” en quatre chansons


Choisir, c’est mourir un peu. Dans le cas du Double Blanc, extraire quatre chansons du lot est véritablement une douleur.
Alors, on propose de revenir sur un morceau de l’album par Beatle.
“Back In The USSR” “Julia” (Lennon-McCartney) parce qu’il n’y en avait pas à Abbey Road.
(Lennon-McCartney) La plupart des chansons du White Album En fait, le studio fétiche des Beatles en possédait
De nombreux journalistes et auteurs ont ont été composées à la guitare sèche et deux depuis plusieurs semaines, mais ils
écrit que Ringo Starr avait quitté les séances plusieurs d’entre elles jouées en arpèges. C’est n’avaient pas encore été mis en service. L’usage
du White Album suite à un problème de essentiellement dû à l’influence de Donovan, le à Abbey Road, dès qu’une nouvelle machine y
jeu de batterie, survenu sur sa chanson troubadour déjà présent avec eux aux bords entrait, était de la faire totalement démonter
d’ouverture, signée Paul McCartney. du Gange chez le Maharishi. A la demande de par les techniciens afin de voir ce qu’elle avait
Selon Ken Scott, présent aux sessions, John Lennon, il lui a carrément enseigné les dans le ventre et qu’ils soient capables de la
Ringo ne s’est effectivement pas présenté, rudiments de sa méthode de picking. Elle est réparer en cas de panne. Cette formalité
un jour, en studio, mais pas vraiment à cause particulièrement reconnaissable dans “Dear n’avait pas encore été accomplie lorsque
de “Back In The USSR”. En vérité, le batteur Prudence” et bien sûr “Julia”. Certainement les séances du Double Blanc ont démarré.
en avait marre d’attendre qu’on ait besoin la contribution la plus chargée sur le plan
de lui. Ou pas. L’ingénieur du son qui, certes, émotionnel de Lennon au White Album, il
n’est pas infaillible, n’a aucun souvenir s’agit bien évidemment d’une ode à sa mère, “Don’t Pass Me By” (Richard Starkey)
d’une altercation à propos du jeu de batterie mais aussi à Yoko Ono (elle est la fameuse Ringo Starr avait beau être davantage proche
de Ringo. En son absence, Paul a donc tenu “ocean child”). A l’en croire, Yoko était de John Lennon et George Harrison durant
l’instrument sur les premières prises (John parvenue à apaiser le traumatisme consécutif l’été 1968, aucun des deux n’a participé à
Lennon était à la basse et George Harrison au décès de Julia. Influencé par le style de sa seule contribution au White Album. Pire,
à la guitare lead), mais son jeu, pour le coup, Donovan, chopé en regardant par-dessus Lennon était relativement embarrassé par
n’était pas satisfaisant. Une autre piste a donc l’épaule de John, McCartney a écrit cette chanson, un peu country sur les bords,
été enregistrée sur laquelle, les trois Beatles, “Blackbird” et “I Will”, mais ne s’est pas qui aurait été une des premières à être éjectée
se répartissant les éléments du kit de batterie, abaissé à lui demander le moindre cours. si le disque avait été simple plutôt que double.
ont joué ensemble. La piste qu’on entend C’est donc George Martin et Paul McCartney
sur la chanson est un montage (et parfois qui sont responsables de l’intro un peu (et
une superposition) des deux qui ont été “While My Guitar volontairement) bordélique de “Don’t Pass
enregistrées. Lorsque Ringo est revenu à Gently Weeps” Me By”, écrite plusieurs années avant son
Abbey Road une petite dizaine de jours (George Harrison) enregistrement. Comme la batterie de “Back
plus tard, alors que Lennon et McCartney A la différence de ce que prétend la légende In The USSR”, le piano y est tenu à quatre
avaient à peine remarqué son absence, urbaine, cette chanson n’a pas été écrite en Inde mains, par Paul et Ringo. Aujourd’hui encore,
Harrison avait eu la délicatesse de fleurir le mais, comme l’a déclaré George Harrison dans au même titre que “Octopus’s Garden”, c’est
studio 2 avec plusieurs bouquets et fait tendre le documentaire “Anthology”, chez sa mère, une incontournable du répertoire de Ringo en
une banderole sur laquelle on pouvait lire : à Warrington. “While My Guitar Gently solo. Jack Fallon, le violoniste de la chanson,
“Welcome back, Ringo”. Weeps” est le premier morceau du White était un Américain installé en Angleterre,
Album à avoir été enregistré avec un 8-pistes. musicien devenu tourneur. En 1962, il avait
Les Beatles sont bien allés à Trident, où ce type fait jouer les Beatles alors qu’ils n’avaient
de magnétophone était déjà utilisé, mais pas pas encore décroché le moindre hit. J.S.
La vie en rock

Les derniers feux de la fête

PALACE,
BAINS DOUCHES
& ROSE BONBON
Quatrième et dernier volet d’une série consacrée aux nuits parisiennes :
l’évocation de quelques hauts-lieux des années 80. Un ultime âge d’or ?
PAR PATRICK EUDELINE
JE ME SOUVIENS DE CETTE ANNEE (1975) OU LE Qu’il avait promis de se faire le pauvre Nick. En raison, ce me semble,
BUS PALLADIUM REOUVRAIT, sous l’égide, certes, de d’une critique pourtant plutôt élogieuse de “Presence” (heureusement,
Sam Bernett mais pour des nuits aussi vides que la piste il ne savait pas que j’avais voué ledit disque aux gémonies, bien plus
de danse. Je me souviens du Gibus pareillement déserté... encore que l’ami Kent). De plus, il y avait une piscine intérieure dans
Entre le glam rock et l’explosion du punk rock, le fameux endroit où nous étions conviés. Tout se passa comme prévu.
il y eut... Rien. Et la nuit parisienne était à cette image. Tout le monde but. Beaucoup trop. John Bonham déchira la veste
Oh, il y avait bien l’Elysée Matignon ou l’Aventure, de Nick par surprise (la fente arrière... tchakkk !) et chercha bel et bien
tenue par Dani, des clubs privés où Gainsbourg sirotait à le précipiter à la baille. Sinon... Jimmy Page mourait d’envie de
son whisky et où les champions de tennis pouvaient “faire une jam” avec ses amis des Pretty Things. D’accord. Mais Où ?
discrètement rouler leur joint. Mais c’est à peu Nous étions en semaine, certes, mais Paris était devenu si mort que...
près tout. Les seventies ne se sont pas déroulées comme Non vraiment ! Moi, je bouillais. J’avais un harmonica en poche. Et si ?
le croient généralement ceux qui n’y étaient pas, mais On peut toujours rêver. Tout le monde se retrouve donc, finalement,
les racontent quand même et témoignent néanmoins. au Gibus puisque cela semblait être le seul endroit ou de la musique
live pouvait se produire. Le Golf était fermé en semaine. Il y avait
bien un groupe qui jouait (son nom a disparu dans les poubelles de
Anecdote : Jimmy Page, sur son nouveau label, l’histoire), mais le guitariste jazz rock avait décidé que, non vraiment,
Swan Song, décide de signer ses amis de toujours, les Pretty Things ! il ne pouvait pas prêter sa guitare à n’importe qui. Même si ce
Pour l’occasion, fête est donnée. Rue de Sèvres, pas loin du Bon n’importe qui s’appelait Jimmy Page. Ou Dick Taylor.
Marché, dans un endroit si éphémère... que je n’ai pu en retrouver Et par le fait, tout le monde est rentré chez soi. Non, en cette morne
l’intitulé. Ni dans ma mémoire, ni ailleurs. J’y étais invité. Comme époque, entre jazz rock et pub rock, il n’y avait, hors les clubs
Philippe Manœuvre ou Nick Kent. Je revois Nick arriver dans privés susnommés, que le Sept. La boîte de Fabrice Emaer.
son sublime manteau vert Granny (celui qu’il allait revendre à Chris
Wilson et que j’allais racheter à Chris Wilson. Intéressant, non ?). J’étais alors un punk en devenir et, donc,
Photo Dymant/ Dalle

Son étonnante démarche de skieur à la Keith Richards comme mes petits camarades, fréquemment vêtu de cuir noir.
était un bonheur, mais nous étions inquiet pour lui. Bref, nous étions bien reçus au Sept.
L’affreux John Bonham était là. Et tout le monde savait qu’après Certes, le Sept ne passait quasiment que de la disco.
quelques verres (euphémisme) le bonhomme était hors de contrôle. Mais l’endroit était superbe, cool et propice aux rencontres.

DECEMBRE 2018 R&F 067


En fait, les Bains sont un parfait contemporain
Jenny Bel’Air y tient du Palace. Ils ouvrent en 1978. Tout se passe comme si le punk
avait réveillé une énergie qui s’applique dans tous les domaines,
la porte et Pacadis une sorte de résurrection ou plutôt... de réveil avant la fin, comme
les derniers feux de la fête.

les banquettes, où il Comme le Palace, les Bains sont faussement privés. Il y un portier
(le premier fut Chino ! batteur et saxophoniste d’Asphalt Jungle

s’écroule chaque nuit ou circa “Planté” !) qui juge au look. Au feeling.


Bien sûr, il y a tout le gratin. Qui vaque dans cet appartement
improbable (piscine à côté de la piste de danse, restaurant à l’étage).
presque que le diable fait Comme au Palace, les soirées alternent avec des concerts rock.
On y voit le meilleur de l’époque, de Suicide à Jason & The Scorchers.
L’almanach des eighties en ce qu’elles ont de meilleur. Comme le
Palace, l’endroit est dans le collimateur des flics (des stups surtout...
Et Fabrice faisait facilement tomber la bouteille à la table C’est l’époque de l’héroïne chic) et ferme parfois quelques jours.
des jeunes gens que nous étions. Le 7 rue Sainte-Anne, Les Bains n’y échappent pas. Il faut dire qu’un temps, le DJ fut Octavio,
à coté du Bronx et du Colony, créait le Paris gay. le cultissime petit camarade des New Dolls et de Johnny Thunders.
En 1976, le Gibus devint l’endroit incontournable. Le punk Je préférais les Bains au Palace. C’est ainsi.
l’avait sauvé de l’ennui ! Le Golf Drouot, lui, était toujours ouvert. Et puis les Bains sont morts de leur belle mort. Oh ! L’enseigne
Il le sera jusqu’en 1981, mais Henri Leproux avait du mal à négocier était là encore, bien sûr. Mais ce n’était plus pareil.
les nécessaires virages. Même si des groupes affiliés au La nuit à Paris s’endort vers 1983 ou 1984. Avec une certaine
renouveau punk y jouaient... En fait, ils y ont tous joué. De Bijou idée des eighties naissantes. Celles qu’illustrait si bien Actuel.
à Asphalt Jungle, en passant par Starshooter et Little Bob. Bientôt, ce ne sera plus que crise et sida. Comme il me semble l’avoir
Mais le grand événement fut, bien sûr, l’ouverture du Palace. déjà dit. Parallèlement aux Bains et au Palace, il y a le Rose Bonbon.
Hormis pour une pièce de David Rochline dont j’ai un souvenir ému, Qui fut le Nashville, qui fut la Taverne de l’Olympia. Là étaient
le Palace n’offrait que peu d’attrait. L’endroit était historique depuis la programmés les groupes Pop 2. Au début des seventies.
Belle Epoque (il fut l’Alcazar d’Henri Varna, monta nombre d’opérettes Ouvert le même mois que le Palace, le Rose Bonbon est à la new wave
pendant la guerre). On y vit Maurice Chevalier comme Mistinguett. ce que le Gibus fut au Punk. Tout le monde, de Trust à Indochine y
Et même nombre d’officiers nazis. Mais depuis les années soixante, joue. Cela durera quelques années. Jusqu’en 84. Depuis, il y eut le New
ce n’était plus qu’une salle fatiguée, bien que classée monument Moon à Pigalle, pour tenir le flambeau de la boîte rock”. Le New Moon,
historique, qui se consacrait au théâtre d’avant-garde ou expérimental. à la fin, des années 80, abrite tout ce que Paris compte d’alternatifs.
Tout change quand Michel Guy devient ministre de la Culture et offre Il y eut, en face, le Pigalle, un court temps. Il y eut l’Erotika...
à Fabrice Emaer l’occasion de racheter l’endroit. Emaer reconstruit Depuis, je n’ai qu’un seul souvenir, ou quasi, de nuits de Paris.
littéralement le Palace à l’image de ce qu’il avait été dans les Et c’est le Baron. Au Baron, comme au Palace ou aux Bains, on
années 30 et cherche à copier en tous points le Studio 54 qui, programme des groupes, malgré l’exiguïté de l’endroit (un couloir !).
alors, fait recette à New York. Le 1er mars 1978, le Palace Au Baron, alors que nous vivons depuis les années 90 sous la
ouvre avec un show de Grace Jones. domination de la techno, les DJ programment de la musique.
Sur le chemin qui mène à cette soirée, Pacadis me lance : Enfin, des chansons. Des chansons de danse. Au Baron, il y a
“On allait quand même pas rester punk toute notre vie !” du beau monde, des rencontres et des nuits blanches. Le Baron ouvre
Parallèlement aux nuits parisiennes, nombre de concerts en 2004, grâce au célèbre André. L’endroit est donc contemporain
rock sont programmés au Palace. Des Cramps au Clash. du boom des baby rockers et d’un certain sursaut...
Le Palace est incontournable. Concerts comme boîte de nuit.
Boîte de nuit ? Enfin, et plutôt, Palace de nuit : tout y est Depuis... c’est aujourd’hui. Et je ne sors plus.
disproportionné en ces trois étages. Tout y est rouge et vieil or, Mais où irais-je ? Hors le Montana, un temps concurrent du Baron,
comme le costume des serveurs/ faux grooms. mais trop privé et qui n’a pour lui que son rooftop, sa prestigieuse
Tout le monde se retrouve au Palace, des stars en maraude (de Jagger adresse (rue Saint-Benoît, à côté du Flore) et son histoire (le jazz et
à Bowie) aux couturiers qui y programment des fêtes délicieusement Saint-Germain-des-Prés) le Silencio, qui programme concerts et
décadentes. Kenzo, Lagerfeld, Claude Montana, Mugler, et tous les événements, en qui beaucoup d’espoirs, un temps, furent portés...
autres, jusqu’aux paumés de la nuit. Paumés mais assez lookés et Mon cœur ne balance guère. Tout cela est triste. L’époque est trop
remarquables pour qu’Edwige ou Paquita, de leur porte les laisse entrer. grogneuse pour vivre la nuit. L’interdiction de fumer, pour tout arranger,
Et y croiser Grace Jones, Morillon, Didier Lestrade, Andy Warhol, a mis un coup d’arrêt radical et la nuit semble à l’image de l’époque.
la pubère Eva Ionesco, Amanda Lear ou Pierre Bergé. Peut-être Certes, on va me citer Chez Moune (club lesbien historique devenu...
même dans ces immenses toilettes où il se passe tant de choses. club), le Carmen (sympatoche un temps, vu la beauté de l’endroit) ou
En bas du Palace, très vite, apparaît le Privilège. Comme une La Mano, rue Papillon, tous sis à Pigalle ou dans sa proche géographie...
annexe, un restaurant plus privé que le Palace, avec Henri Flesh, Et on aura raison. On peut toujours sortir si on en a l’envie. Ecouter
ancien chanteur punk, comme DJ résident. Jenny Bel’Air y tient de la vraie musique, c’est une autre affaire. Sinon, la nuit à Paris,
la porte et Pacadis les banquettes, où il s’écroule chaque nuit c’est aujourd’hui le VIP Room, qui a remplacé le célébrissime
ou presque que le diable fait. Queen (formidable endroit, si on est gay ou qu’on aime la techno).
Certains y perdent leur vie et leur temps, voire leurs illusions. Et plus personne ne sort la nuit, sinon les Marseillais de la télévision.
Ce sont encore les temps de l’insouciance. Bientôt, très vite, Normal... De Saint Laurent à Gainsbourg ou Benoît Poelvoorde
Fabrice Emaer meurt... Dès 1983, la fête est pliée. Même si elle (âme destroy du Baron s’il en fut) ils sont tous morts ou fatigués.
continue plus ou moins aux Bains Douches. En ligne de mire, Normal, il n’y a plus de rock mais il y a internet. Non ? ★
il y a le sida, le temps qui passe, le chômage galopant.

068 R&F DECEMBRE 2018


Disque du Mois

Excellence rock’n’roll

The“INAr-Kaics
THIS TIME”
WICK/ DIFFER-ANT

Et si nous proposions, désormais, le avoir traîné leurs bottes un peu ici, d’un rock garage de très “No Vacancy” ou encore “Distemper”.
sacre des perdants ? On le sait, la crise partout aux Etats-Unis, ex-disquaires, noble lignée, hautement référencé. Ce “In This Time”, qui n’est
a frappé, l’argent se fait rare. Dans collectionneurs invétérés de raretés Le résultat prend la forme de douze décidemment pas de notre temps, est
notre art préféré autant qu’ailleurs, sixties. Des trentenaires normaux, qui compositions taillées comme autant globalement une ode à la frustration
les spécialistes du marketing ont ont trimé dur, de premières parties de singles potentiels, qui n’auraient post-adolescente (“Marre d’être traité
désormais les manettes et dictent les bien choisies (Mark Sultan, Ex-Hex) en certainement pas déparé parmi les comme un animal !”). On y critique le
nouvelles règles : la rentabilité avant festivals pointus (comme le Gonerfest). Chocolate Watchband, Music Machine narcissisme dans la narquoise “She’s
tout et la prise de risque quasiment D’insouciants passionnés, qui ne rêvent et Standells. Johnny Ward expurge son Obsessed With Herself”, l’indifférence
bannie. Nous voici donc dans un monde que de recréer la lumineuse période désespoir amoureux sous des textes dans l’angoissante murder ballad “Cut
où, pour survivre, les groupes chéris des années 1964-1967, célébrée souvent un rien misogynes, dans une Me Down” ou le capitalisme dans la
doivent tourner sans relâche tout en par les légendaires compilations tradition qui remonte à “Under My chanson-titre. Une timide douceur ne
alignant les parutions à un rythme “Nuggets”, “Peebles” et “Back Thumb”, avec une morgue menaçante finit par percer que lors de la délicate
effréné. Le label Wick, quelque part, From The Grave”. Ces paladins de (“Don’t Go With Him”, “You Turn Me “It’s Her Eyes” (“Je me sens si bien
est l’antithèse de cette tendance l’archaïsme, les diggers actuels les Mad”), sémillant doppelgänger vocal dans ses yeux”) et de la brumeuse et
déprimante. Fondé en 2016 en tant que avaient déjà remarqués pour quelques de Sky Saxon et Sean Bonniwell. nostalgique conclusion “Long Way
filiale de la très chic maison Daptone, quarante-cinq tours et un unique album Les guitares se font ombrageuses, Down”, ornée d’un pimpant saxophone.
spécialisée dans la soul, Wick ne de haut vol, frappés de macarons grinçantes, ponctuellement enrobées Pour accompagner ce disque à la
promeut que l’exigence musicale, chéris des connaisseurs. Quatre de fuzz épaisse (“What You Do”), classe sidérante, les Ar-Kaics ont, enfin,
l’excellence rock’n’roll. Ses premières longues années se sont écoulées striées de solos tranchants. La glissé un ultime symbole avec cette
sélections ont été éblouissantes : depuis ce premier effort, le temps rythmique se veut rudimentaire, pochette au style naïf. L’auteur en est
d’abord les extraordinaires californiens pour les Ar-Kaics d’affûter leurs armes, efficace, sans fioriture. De légères Mingering Mike, un artiste décalé qui,
des Mystery Lights, puis l’esthète pop à mûrir leur plan et de procéder à une touches de cuivres ou de claviers rêvant de devenir une vedette du R&B,
moustache Michael Rault. Voici donc sélection rigoureuse de leurs meilleurs viennent parfois épicer le propos. a peint les illustrations de ses disques,
venir une nouvelle livraison, tout aussi morceaux. La production, idéalement Les choses imparables s’enchaînent, mais sans jamais les graver. Un
parfaite. D’où sortent ces Ar-Kaics ? vintage, a été confiée à deux experts : miraculeusement. On apprécie par outsider, tout comme eux, à qui la
On ne le sait exactement. Trois garçons Wayne Gordon (Black Lips, King Gizzard exemple l’euphorisante “Sick ‘N’ Tired” gloire sourira peut-être un jour.
et une batteuse rouquine établis à & The Lizard Wizard) et Mikey Post (dont les accords rappellent “House ✪✪✪✪
Richmond, Virginie, mais qui semblent (Reigning Sound). On se délecte donc, Of The Rising Sun”), la tendue JONATHAN WITT

PISTE AUX ETOILES ✪✪✪✪✪ INCONTOURNABLE ✪✪✪✪ EXCELLENT ✪✪✪ CONVAINCANT ✪✪ POSSIBLE ✪ DANS TES REVES

DECEMBRE 2018 R&F 071


Disques poprock
Jacco Gardner Dead Can Dance Jeff Tweedy Jon Spencer
“Somnium” “Dionysus” “Warm” “Spencer Sings The Hits”
PIAS PIAS DBPM/ PIAS IN THE RED/ DIFFER-ANT

Il manque quelqu’un à l’appel. Neuvième album studio de Dead Ça devient un peu compliqué de En plusieurs décennies d’activité,
Plus exactement, quelque chose : la Can Dance depuis ses débuts en s’y retrouver dans la discographie Jon Spencer a monté une poignée de
voix de Jacco Gardner. On l’attend, 1981, le deuxième après la séparation de Wilco entre les albums de Tweedy groupes, mais n’avait pas encore fait
la guette, la désire tout au long de de 1998 et “Anastasis” en 2012, tout court (Jeff et son fils Spencer), de le coup de l’album solo. Tâche à la
“Somnium”. Mais non. Pas là, aucun “Dionysus” se présente comme une Jeff Tweedy reprenant en acoustique fois aisée — où qu’il plante ses boots,
chant. Pourquoi ? Peut-être Gardner exploration du mythe de Dionysos, du Wilco (l’anecdotique “Together il est facilement reconnaissable — et
était-il garé en double file — trop le dieu grec du vin et des excès, At Last” de 2017) et maintenant de délicate : s’il a autant attendu, n’est-ce
pressé, il a fait une croix sur les du théâtre, de l’ivresse, des orgies Jeff Tweedy pendant que Wilco est pas parce qu’il a besoin de sparring
sessions vocales. Hypothèse aussi et de la transe mystique. Le multi- en pause, le batteur ayant passé partners pour s’empêcher de tout
plausible que celle d’une décision instrumentiste Brendan Perry et la une année en Finlande à cause envahir ? Avec des morceaux dont
artistique réfléchie. Jacco choisissant chanteuse Lisa Gerrard s’inspirent d’une bourse de recherche décrochée aucun ne dure deux minutes, on ne
d’enregistrer un album instrumental ? des célébrations païennes de la par son épouse. “Warm” est en fait l’accusera pas de jouer ici la carte du
C’est pourtant dans le format nature, pour proposer un album surtout l’occasion pour le chanteur superflu. Ni de se réinventer, puisque
chanson, couplet-pont-refrain, allégorique autour des différents de mener de bout en bout quelques l’album est un concentré d’essence de
avec chant et mélodies, que le visages de Dionysos, de son expériences à sa façon, sans la pur Spencer, guitare fuzz, percussions
Néerlandais a fait des miracles : apparition, “Sea Borne”, jusqu’à formidable caisse de résonnance que fracassées, hoquètements façon Elvis
en 2010 avec “Year One” (sous le l’hiver, l’enfer avant la résurrection peut être Wilco (même si le fiston et Presley ou Lux Interior. On y distingue
nom The Skywalkers) puis en 2013 printanière, “Psychopomp”. Glenn Kotche ont assuré au final les un thème : l’authenticité, ou plutôt son
avec “Cabinet Of Curiosities”. La référence à une thématique parties de batterie). En bref, une absence dans la musique et l’Amérique
Deux merveilles remplies de chansons particulière n’est pas une nouveauté collection de faces B ou de inédites, des fausses nouvelles. Ainsi, “Fake”
dans la discographie de Dead Can dégouline de vitriol et peut s’adresser
Dance, “Aion” et le Moyen Age, par à tout petit branleur sévissant dans un
exemple, ni la première fois qu’il se groupe de rock sans âme et ressemble
confronte à la mythologie grecque, parfois aux accusations que la critique
“Into The Labyrinth”, “Anastasis” a balancé sur Spencer et son Blues
ou aux musiques du monde, Explosion à leurs débuts (“Pourquoi ne
“Spiritchaser”. Brendan Perry a fais-tu pas quelque chose de neuf ?”).
construit “Dionysus” comme une Il remet ça sur “Beetle Boots” avec une
pièce classique, en deux actes et bonne mesure d’humour vache (“Je ne
sept mouvements. Des instruments veux pas de ces faux trucs/ Cesse de
empruntés à tous les continents se jouer avec un couteau à beurre”), sur
combinent aux synthés, aux bruits fond de rock garage cracra et de
d’abeilles ou d’oiseaux, aux sons chœurs jubilatoires. La fin de l’album
de la nature pour former une réserve deux belles surprises, entre

au niveau des ténors de la neo- à la fois attachantes et quelque peu


psychedelia, les Nick Nicely, The bricolées. Il faudra donc dépasser
Legendary Pink Dots, Paul Roland, le single de l’album, “Some Birds”,
Martin Newell... Tous les fans de ce le titre qui sonne paradoxalement le
Jacco Gardner-là vont tomber de haut plus comme du Wilco, en moins
avec “Somnium” — comme certains bon, pour rentrer dans le cœur du
admirateurs des Beatles ont pu disque, où Tweedy combine souvent
s’arracher les cheveux à l’écoute à une mélodie apaisée jouée à la
du “Electronic Sound” de George guitare acoustique des contrepoints
Harrison ou “Strawberries Oceans discordants (“From Far Away”
Ships Forest” de Paul McCartney. Les retrouve même les ambiances de
instrumentaux de “Somnium” n’ont “Yankee Hotel Foxtrot”). Ailleurs,
plus grand-chose à voir avec Syd il va à l’inverse empiler les couches
Barrett ou The Dukes Of Stratosphear : de guitares au-delà du nécessaire
désormais, le Hollandais s’inscrit dans imposante masse sonore. Un mur (“The Red Brick”), ce qui lui permet l’expérimental barré “Alien Humidity”
la filiation des musiciens seventies de percussions est omniprésent, d’enchaîner les variations en répétant distordu et fuzzy comme s’il passait
d’Outre-Rhin, les Cluster, Michael martelant les rythmes de la transe sur un motif très simple. C’est en fait une sur une vieille radio qui crachote,
Bundt, Harald Grosskopf... Dans lesquels se superposent des chœurs collection assez imprévisible, avec et “Cape” où Spencer réalise un
ce rayon-là, celui des vignettes aux voix sans parole et quelquefois un aussi bien des hymnes à la Woody pastiche, à sa sauce, de Link Wray et
électroniques surannées, Gardner soliste, Gerrard ou Perry. Même s’il Guthrie que des semi-instrumentaux des Cramps. Primitif, sale, sexy,
se révèle également très doué. n’a pas la splendeur de “Spleen And (“How Hard It Is For A Desert To Die”), “Spencer Sings The Hits” cache, sous
Evoluant dorénavant dans le domaine Ideal”, “The Serpent’s Egg” ou “Aion”, au final unis par la voix de l’homme au ce titre ironique, une authenticité, une
de l’ambiance, de l’atmosphère, il “Dionysus” n’en est pas moins chapeau, qui apporte effectivement sincérité et la passion d’un artiste qui
n’oublie pas, comme John Carpenter, un très beau disque. ✪✪✪ 1/2 assez de chaleur pour tenir plusieurs n’a jamais cessé de creuser son sillon.
de glisser des gimmicks mélodiques. PHILIPPE THIEYRE hivers. Ça ne remplacera pas un En vraies ou fausses beetle boots.
Mais si, la prochaine fois, il pouvait album de Wilco, mais c’est au ✪✪✪✪
choper une place de parking et moins un portrait, imparfait et fidèle, ISABELLE CHELLEY
prendre le temps de poser sa voix... de celui qui en est le leader. ✪✪✪
✪✪✪ FRANCOIS KAHN
BENOIT SABATIER

072 R&F DECEMBRE 2018


The Smashing Thom Yorke
Pumpkins “Suspiria”
“Shiny And Oh So Bright, Vol XL RECORDINGS/ BEGGARS
1/ LP : No Past No Future No Sun”
NAPALM RECORDS Si “Suspiria”, giallo sanglant réalisé
en 1977 par Dario Argento, est devenu
Billy Corgan pensait en avoir fini ultime film culte, c’est en partie
avec les Pumpkins et, plus grave, dû à la BO époustouflante de Goblin,
avec la guitare électrique. Il avouait groupe prog rock transalpin devenu
récemment que ne plus entendre son maître de l’horreur sonore avec
instrument de prédilection à la radio ce score emblématique. Gros pari
avait fini par le démoraliser. Le donc pour Thom Yorke, spécialiste des
compositeur se sentait sec et il aura ambiances lugubres, qui s’attaque
fallu du temps à Corgan pour, enfin, ici à un monument. Premier bon
faire le deuil du succès connu dans les point, il joue la carte de la contre-
années 90. Comme après la sortie de programmation avec “Unmade”,
son premier album solo, en 2005, le ballade neurasthénique au piano
groupe se reforme et, cette fois-ci, chantée d’une voix spectrale.
avec Jimmy Chamberlin, mais aussi Le reste est majoritairement
James Iha ! Si D’arcy Wretzky n’est instrumental, avec des interventions
toujours pas de la partie, ce retour du du London Contemporary Orchestra
guitariste originel fait renaître un peu And Choir. Le flûtiste Pasha Mansurov
d’espoir chez les fans. Le groupe, intervient sur “Suspirium”, thème
d’ailleurs, compte désormais trois principal du film et premier single,
qu’on imagine mal illustrant des
images choc tant la douceur prévaut
au long de ces 3 minutes 20 joliment
dépressives. Parfois, le temps d’un
interlude (“The Inevitable Pull”,
“Belongings Thrown In A River”), on
retrouve l’angoisse qui sourdait de la
musique composée par Goblin, mais
Thom Yorke préfère généralement
opposer une indolence inquiétante et
répétitive à la trépidation cardiaque
des staccatos gothiques de Claudio
Simonetti, Fabio Pignatelli et Massimo
Morante. Majoritairement enregistrée

guitaristes avec Jeff Schroeder, arrivé


en 2007. Le titre qui ouvre l’album,
“Knights Of Malta”, effraie d’abord par
son côté trop contemporain et ses
chœurs à la “Dark Side Of The Moon”,
mais rassure ensuite, dès le premier
solo. “Silvery Sometimes” a son
charme et rappelle la rythmique
et le riff de “1979”, mais “Travels”,
beaucoup trop gnangnan, ressemble
à du U2 récent. Si “Solara”, premier
single assez tiède, n’a pas l’originalité
des grandes heures du groupe, le très
heavy “Marchin’ On”, pourrait être un
inédit de “Mellon Collie...”. En réalité, avant le film, cette BO a donc
il ne faut pas trop attendre de cet été jouée pendant le tournage. A
album qui, comme l’affirme le écouter sans le support visuel du
patron au crane lustré, est plutôt une remake/ hommage réalisé par Luca
mixtape de chansons enregistrées Guadagnino, l’album est une curiosité,
pour fêter les retrouvailles. Sur plutôt conseillé aux fans de Radiohead
“With Sympathy”, on pense à “Try, qu’aux amateurs de films d’horreur.
Try, Try”. Les guitares semblent Influencé par le krautrock (“Suspiria”
suspendues dans l’air et laissent se déroule à Berlin en 1977), Pierre
respirer la basse et la batterie pour Henry et Vangelis, le chanteur de
le meilleur moment du disque : Radiohead n’a pas choisi la facilité.
James et Billy chantant à l’unisson Ce qui rend, du coup, cet audacieux
pour la première fois depuis vingt ans. projet plus intéressant qu’une copie
✪✪ carbone des terrifiants et inimitables
BRIAG MARUANI instrumentaux seventies de Goblin.
✪✪✪
OLIVIER CACHIN

DECEMBRE 2018 R&F 073


Disques poprock
Prodigy Jay Mascis
“No Tourists” “Elastic Days”
TAKE ME TO THE HOSPITAL/ BMG SUB POP/ PIAS

Londres, 2018. Retour en force Parmi les fiers indolents de l’histoire


des champions, Liam Howlett aux du rock, quelque part entre Bobby
manettes, Maxim et Keith Flint aux Charles et John Sebastian, trône
vocaux, qui ont survécu à la pression depuis plus de trente ans la figure
commerciale et aux tumultes internes. indéchiffrable de Jay Mascis. Au fil du
S’il paraît inéluctable que certains temps, avec ou sans le bassiste Lou
esprits chagrins reprochent à Prodigy Barlow, celui-ci a élevé l’absence
d’avoir toujours la même patte, c’est de renouvellement jusqu’à une sorte
justement à ça qu’on reconnaît les d’art. L’âge aidant, l’ancien potache
grands artistes, et nul n’empêche grunge de Dinosaur Jr a pourtant pris
les fâcheux d’aller ronfler à un depuis quelques albums son virage
concert de Kurt Vile. Comme AC/DC, acoustique. Qu’on se rassure : rien n’a
Motörhead ou Suicide, Prodigy a créé fondamentalement changé. Ici encore,
son propre genre, avec un son sans le canevas de chaque chanson est à
concessions, qui s’écoute fort, parfois peu près le même : aux avant-postes,
hystériquement libérateur lorsqu’il un tapis bonhomme de guitare
monte toujours plus haut, fait saigner acoustique, que rejoint bientôt,
du nez, gonfler les enceintes et flipper guère plus pressé, le timbre d’une
les parents, conjoints, voisins et uniformité trompeuse de Mascis
même le chat. Pionniers du son rave que viennent secourir des assauts
électriques toujours inventifs. Malingre
mais vaillant (souvent avancée, la
comparaison avec Neil Young est
lourde à porter), le chant de Jay
Mascis a la grâce d’une qualité rare,
la retenue. “Elastic Days”, c’est un
peu 50 nuances de Lo-fi ; Mascis
y laboure un territoire resserré mais
insondable, de la douce nostalgie de
la chanson éponyme au romantisme
très Big Star de “Sky Is All We Had”.
Loin d’ennuyer, cet album, qu’il faut
prendre comme un bloc, réconforte
et rassure, permettant à l’auditeur

des hangars des années 90, le trio va


constamment de l’avant en restant
fidèle à cette vibration de la rue qui
gueule. Sorcier des platines, Howlett
puise toujours son inspiration chez
Afrika Bambaataa & Soulsonic Force
et Ultramagnetic MC’s pour proposer
une alternative audacieuse, un
soulagement réel à l’ennui qui suinte
de beaucoup de productions de la
dance music actuelle. Loin de tout
sentier balisé, Prodigy part en roue
libre, déraille direct avec l’incroyable
“Need Some1” qui renvoie à “Smack
My Bitch Up”, puis enchaîne avec de vérifier à son écoute cet antique
quelques emprunts à la NWOBHM sur axiome : il est doux de ne rien faire.
“Light Up The Sky”, avant de virer A l’occasion, sans crier gare, sans
quasiment hardcore sur “Fight Fire éclats, sans se départir de son pas,
With Fire” en compagnie du groupe Jay Mascis sait même se faire
hip-hop punk Ho99o9. Pas de supérieurement émouvant (“Drop
touristes là où s’enfuit le trio dans Me”). Si “Elastic Days” n’est pas
son bus à impériale, mais un encore son chef-d’œuvre, il aide
nouveau fichu bon cru de Prodigy. à imaginer et espérer ce que
Pour le divertissement, c’est en celui-ci pourrait être. ✪✪✪
concert que ça se passera. ✪✪✪ VIANNEY G.
VINCENT HANON

074 R&F DECEMBRE 2018


The Good, Richard
The Bad Ashcroft
& The Queen “Natural Rebel”
“Merrie Land” RPA/ BMG
WARNER
On se souvient de The Verve pour
Ce n’est pas pour chicaner mais, des titres mortels comme “Bitter
finalement, rien n’indique que The Sweet Symphony”, “The Drugs
Good, The Bad & The Queen soit Don’t Work”, “Lucky Man” et
vraiment le nom du groupe que surtout “Sonnet”, une des plus
Damon Albarn, Paul Simonon, Tony belles chansons des années 1990.
Allen et Simon Tong ont monté en C’était sur “Urban Hymns”, album en
2004, au Nigeria. Faute de mieux, apesanteur qui avait d’ailleurs valu à
et puisque c’était le titre de leur Richard Ashcroft, chanteur et principal
premier album paru trois ans plus auteur du groupe, de remporter une
tard, on a attribué aux musiciens récompense assez prestigieuse en
cette désignation (émanant d’un des Grande-Bretagne, l’Ivor Novello du
westerns les plus connus de Sergio meilleur songwriter de l’année. C’était
Leone) que Warner utilise pour lancer il y a 21 ans... Puis, le groupe s’est
le second. Pourtant, The Good, The séparé, comme beaucoup de cette
Bad & The Queen n’apparaît pas sur la vague dite britpop, et Richard, comme
pochette. Bref, ce qui est à l’intérieur Jarvis, Damon, Liam et d’autres, a
(on déconseille d’écouter ce disque continué en solo. Il a publié quatre
autrement qu’en vinyle tant le son albums dont on nous dit qu’ils ont tous
marché du feu de dieu. Où ça ? Voici
le cinquième, dont il nous assure qu’il
est constitué des chansons les plus
solides qu’il ait jamais composées.
Solides, peut-être. Emouvantes, c’est
autre chose... Le mec est fort dans
les ballades déchirantes. Comme Ian
McCulloch, Jarvis Cocker et quelques
autres dotés d’une voix originale et
touchante, il semble obsédé par le
fait d’être le Scott Walker des temps
modernes. Noble ambition. Le fait est
qu’il y avait dans ses mélodies un côté
psychédélique triste et glissant qu’il a

concocté par le groupe et son


producteur s’y prête) est plus clair
et aussi plus important. Albarn,
on ne s’en étonnera pas, a le
Brexit en horreur et fait partie de
ces Britanniques grand teint qui
estiment que la fermer craint. En onze
chansons sorties du même tonneau,
il aborde le sujet, non pas de plein
fouet, mais en contenant sa rage, en
serrant les dents et en livrant, avec
ses trois acolytes qu’on n’imagine
pas moins concernés, une brassée de
réflexions longuement mûries dans sa
tête défaite. Madness, Kinks, Clash, le complètement perdu. Tout est ici trop
meilleur de 2 Tone comptent parmi les droit, trop carré, trop prévisible.
influences irréfutables ici, mais si ce Américain. Les trois premiers titres,
disque sonne si moderne, c’est parce rock et sans grande originalité,
qu’un Américain était à la console. ennuient. Au quatrième, “That’s How
Après l’album le plus récent des Strong”, on tend l’oreille. Mais ça
Damned, Tony Visconti, signe la n’est pas encore ça. La mélodie a
production et les arrangements de ce quelque chose de convenu. Ce n’était
“Merrie Land” dont l’humeur du jour que le parfum d’une grande chanson.
incite à porter aux nues les opiniâtres Et le ronron reprend... “That’s When
“Gun To The Head” ou “The Truce I Feel It”, pas mal, on y croit à
Of Twilight”, ainsi que la délicate nouveau. “We All Bleed”, on y est
“Ribbons”, grande bénéficiaire, ici, presque... Mais l’album est fini.
du talent vocal d’un des trois On réécoute. Pas mieux. Déception.
meilleurs chanteurs de sa génération. ✪✪
✪✪✪ STAN CUESTA
JEROME SOLIGNY

DECEMBRE 2018 R&F 075


Disques classic Rock
Rosanne Cash Charles Bradley Mark Knopfler Handsome Jack
“She Remembers Everything” “Black Velvet” “Down The Road Wherever” “Everything’s Gonna Be Alright”
BLUE NOTE/ UNIVERSAL DUNHAM/ DAPTONE MERCURY/ UNIVERSAL ALIVE

Les longs intervalles entre ses Pourquoi le monde est-il aussi cruel Personne ne se demande jamais ce Cream, Experience, Blue Cheer...
albums y ont sans doute contribué, avec ceux qui montrent la lumière que devient Mark Freuder Knopfler, L’immense classe de ses aînés
mais Rosanne Cash n’a jamais été pour en faire un endroit meilleur ? où il en est de sa carrière et de son n’empêche pas Handsome Jack
vraiment reconnue à sa juste valeur. Amy Winehouse, en 2011, puis Sharon prochain album (neuf pièces en solo à d’adopter l’exigeante formule du
Et, à l’âge où son père commençait sa Jones cinq ans après et, maintenant, cette heure). Knopfler arrive toujours power trio. Après “Super Moon”
série des “American Recordings” en Charles Bradley... Le soulman et sans déranger, se laisse écouter sans (2011) puis “Do What Comes
réaction à ses albums précédents bien showman qui donnait tout à chaque déplaisir, repart sans s’imposer et se Naturally” (2014), Jamison Passuite
trop produits, elle continue de son prestation s’est éteint en septembre fait oublier jusqu’au prochain. Ici, ce (chant, guitare), Joey Verdonselli
côté un parcours sans la moindre 2017, à 68 ans, d’un cancer de n’est pas du folk, pas du rock ni de (basse) et Bennie Hayes (batterie),
fausse note. Cash, à ce stade de sa l’estomac, et nous a laissés avec l’americana, mais un peu de tout, originaires de l’Etat de New York,
carrière, peut difficilement être encore un trou béant au cœur. Désormais, sa en mid-tempo paysager dans ses s’imaginent toujours en combo
étiquetée country autrement que par voix et son esprit nous accompagnent moments de fureur dévastatrice, sudiste des années 70, qualifiant leur
son aptitude à aller droit à l’essentiel. dès qu’on murmure son nom. Knopfler étant aussi bien partant pour musique de boogie-soul. Les coiffures,
Il se trouve simplement que la New- Celui sous lequel il officiait en tant un petit sur-place introspectif sur des les blousons, la police de caractère
Yorkaise d’adoption ne parle pas juste qu’imitateur de James Brown, ballades graves et dénudées, toujours choisie pour inscrire le nom et le
de couple, de mort ou de religion : elle avant les années de gloire, et une cool. Il est venu nombreux, avec des titre ne laissent aucun doute sur les
aborde aussi, avec la même simplicité magnifique pochette, que “Black musiciens de toutes disciplines et intentions. Trémolo d’ampli, tempo
poignante, des sujets comme les vies Velvet” a été compilé par les plus des choristes (dont Imelda May). moite et voix éraillée, le fantôme
broyées par les armes à feu ou les proches membres de sa famille, ses Pourtant, son album sonne presque de Creedence secoue méchamment
témoignages de femmes agressées, amis et son producteur attitré Tommy dépeuplé. Au nombre des exceptions : “Keep On”, première plage de ce
Brenneck de Menahan Street Band. disque produit par Ben McLeod de
Le quatrième album de celui qu’on All Them Witches, groupe stoner de
surnommait aussi the screaming eagle Nashville. L’ombre du géant John
of soul, inoubliable interprète de “The Fogerty plane également sur la
World (Is Going Up In Flames)”, chanson-titre. Plus impressionniste,
célèbre sa vie et son legs. Le groupe “City Girls” avec ses guitares en
est au top sur “Can’t Fight The slide, doublées, rappelle les Rolling
Feeling”, simple enregistré en 2007 et Stones en visite au Muscle Shoals
alors écarté pour d’obscures raisons, Sound Studio, quelques jours avant
lequel ouvre l’ultime bal plus de dix Altamont. Ces ressemblances sont
ans plus tard. Sa version à prendre pour l’expression
torride de “Heart Of Gold”, mythique d’une profonde connaissance,
chanson de Neil Young déjà présente une sincère compréhension de
sur son premier album, réapparaît l’idiome rock’n’blues. Ce sont des

et elle réussit à bâtir toute une “Just A Boy Away From Home”, le
chanson sur la question des ondes chef-d’œuvre du disque, avec son
et des particules dans la physique. mouvement final lancinant. Au
Ça n’est pas George Jones qui aurait moment de “Slow Train Coming”,
pu faire ça. On retrouve toujours à la Bob Dylan charriait Knopfler comme
production John Leventhal (son mari), son “meilleur imitateur”. Comment
mais il est ici épaulé par Tucker ne pas y penser en entendant cet
Martine, qui s’est occupé à Portland avatar prosodique ? Mais ce Dylan
de titres plus rock comme l’imparable débarbouillé, rendu net et formel par
“Not Many Miles To Go”. Le son la précision des mélodies, chante
est classique, on ne peut plus bien. On peut dire, aussi, qu’il sait
americana, mais varié, les apparitions composer et toucher une guitare,
de Colin Meloy (The Decemberists), ça fera gagner du temps. Que,
Kris Kristofferson ou Elvis Costello contrairement à certains confrères
(tous deux sur “8 Gods Of Harlem”) ici, avec son groove titanesque et la jouissant des mêmes aptitudes, qui preuves d’amour. Quand elle
n’empêchent pas Cash de garder la bénédiction de cet amour qui n’enregistrent plus que pour clamer s’accompagne de spontanéité,
mainmise sur les opérations, alors tranchait tant dans un monde si froid. leur stérilité, lui a encore quelque l’approche référentielle s’élève au
que l’inspiration ne lui fait jamais “Luv Jones” ou “I Feel A Change” se chose à dire de sa jeunesse, d’où niveau d’un art noble. Elle multiplie
défaut. On regrettera, cependant, révèlent, comme d’autres classiques, cette nostalgie qui parfume tout les allusions, volontaires ou non,
un séquençage étrange. Alors que à ajouter au répertoire déjà riche en l’album. Dire aussi qu’il est très conscientes ou non. Leur entrelacs
la lugubre ballade orchestrale “My hits du défunt interprète. “Black humble, et doit jouer moins de notes constitue une manière de culture que
Least Favorite Life” clôt l’album sur Velvet” fait vibrer l’âme et, grâce à dans ces quatorze compositions qu’il l’auditeur apprécie en fonction de la
une note naturelle et contemplative, sa musique éternelle, cette légende n’en joue dans “Sultans Of Swing”. sienne, se souvenant, peut-être, au fil
le disque embraye sur trois titres de la soul moderne n’est pas prête Mais c’est un disque qu’il semble des morceaux, de James Gang, des
bonus (édition Deluxe oblige), que de s’éteindre. ✪✪✪✪ n’avoir composé que pour lui... et on Allman Brothers, de Gov’t Mule, etc.
l’auditeur aura en fait tout intérêt VINCENT HANON mate sa tocante de temps en temps. De ce faisceau de renvois, de cette
à replacer ailleurs. ✪✪✪✪ ✪✪✪ collection de parrains, Handsome Jack
FRANCOIS KAHN CHRISTIAN CASONI tire une musique personnelle, sentie,
honnête, bien vivante. ✪✪✪
JEAN-WILLIAM THOURY

076 R&F DECEMBRE 2018


Steve Perry Boney Fields
“Traces” “Bump City”
FANTASY/ CONCORD/ UNIVERSAL BLUES PROJECT/ SOCADISC

Afin de mieux comprendre l’intérêt Cette voix, cette trompette ! Boney


suscité par l’arrivée de ce disque, il Fields, celui du West Side qui chante
faut se rappeler qu’il s’agit là de la et aplatit les pistons, a 60 ans, court
première livraison solo de Steve Perry entre Paris et Chicago, figure sur un
depuis 1994. Vingt-quatre ans, ce tas d’albums, James Cotton, Lucky
n’est pas rien pour le fan qui attend le Peterson, Allison père et fils, Alpha
cœur rempli d’espoir en scrutant la Blondy, et enregistrait son premier
page des sorties à venir. Avant cela, disque il y a 20 ans. “Bump City” est
l’homme s’était fait connaître après le sixième qui porte son nom, mais
avoir rejoint les rangs de Journey au sans la mention du band cette fois
moment où ce groupe de la baie de (The Bone’s Project). Section
San Francisco décide de virer pop rythmique exceptée, ce sont pourtant
rock. Avec le style du nouveau les musiciens qui tournent avec lui en
frontman, le pari est gagné, et Europe, jusqu’aux cuivres. Eh bien,
Journey va connaître une décennie ce disque est fantastique, de plus
fabuleuse sur le plan du succès. en plus inflammable à mesure
Après, entre quelques apparitions qu’il tourne, gagne en épaisseur et
avec Journey, des contributions jubilation une plage après l’autre.
diverses (dont “We Are The World”) et L’homme au chapeau melon a
une paire d’albums en solo, The Voice toujours détendu son rhythm’n’blues
funky sans complexe, avec la volonté
d’être entendu plus loin que le cercle
des mandarins de la soul et du jazz.
Ici, il a fait venir une grosse guitare
vindicative (Jo Champ) pour enfoncer
le clou et mener cet assaut funk
rock trépidant, ménageant des
ouvertures vers un jazz explosif
(“Around The Corner”), un groove plus
pop (“Feelings”), hard blues (“Bow
Legs”) voire péplum disco (“More”)
sans le 4/4 de grosse caisse à 120
bpm, mais des hachoirs rythmiques,
des tourbillons de cuivres, toutes

(surnom partagé) était devenu une


denrée rare. Passée la surprise de
l’arrivée du disque, son écoute en est
une autre. Pour la version 10 titres
(une deuxième en contenant cinq de
plus semble pour l’instant uniquement
réservée au marché américain) la voix
de Perry a changé. Désormais plus
basse, moins prompte aux envolées
mélodiques qui ont fait la renommée
du chanteur. Il s’agit de la voix d’un
homme de 70 ans qui a envie de
raconter des choses graves. Pour la
réalisation de ce disque riche en
ballades, Perry s’est entouré de sortes de toupies meurtrières, une
musiciens de studio qui ne se sont énergie carabinée et aussi une bonne
pas contentés de faire acte de dose de sophistication (“I Got The
présence tant l’ensemble sonne Blues”, Boney Fields semblant chanter
comme un vrai groupe. A ce sujet, la une ligne de xylophone). Les deux
reprise de “I Need You” écrite par parties d’harmonica sont arrachées
George Harrison pour l’album “Help!” par Charles Pasi, en particulier
sera le résumé parfait du contenu de “Ying Yang”, un titre du grand James
“Traces”, un magnifique album au Cotton. Voilà le son de Bump City, une
contenu surprenant et qui dépasse métropole imaginaire où la fête ne finit
par sa profondeur tout ce que Steve jamais. Le samedi soir à Bump City,
Perry a fait auparavant. ✪✪✪ on ne farfouille pas à la galerie dans
GEANT VERT les rayons de la mort. ✪✪✪✪
CHRISTIAN CASONI

DECEMBRE 2018 R&F 077


Disques français
The Limiñanas Johnny
“I’ve Got Trouble In Mind Vol 2” Hallyday
BECAUSE “Mon Pays C’Est L’Amour”
WARNER
En 2014, sortait sur un album le
premier volume de cette compilation L’homme sait que c’est son dernier.
de raretés et reprises. L’expérience Son testament artistique. Et que
et beaucoup de déceptions, nous ont fait-il ? Il balance deux rock’n’roll
enseigné la réserve face à ce type de la plus belle eau ! Le rock’n’roll,
d’exercice. Réserve qui ne résiste pas c’était ça son territoire, sa culture,
à “The Mirror”, superbe introduction à sa base arrière, son refuge. On
un album riche en bonnes surprises. l’entend obtenir l’approbation de
Ecrit et interprété par l’auteur Kirk Little Richard ou Jerry Lee Lewis
Lake, c’est un spoken word hanté quand il assène “Mon Pays C’Est
par le thème du reflet, à la mélodie L’Amour”, la chanson qui donne son
obsédante qui laisse place à titre à l’ensemble. Celui qui a gravé
“Two Sisters”, chantée par Anton “Les Rocks Les Plus Terribles” en
Newcombe, reprise assez fidèle 1964 n’a rien perdu ni de sa force
d’une des plus belles chansons des ni de son enthousiasme. C’est la
Kinks. D’autres — “Russian Roulette” musique qu’il aime et il sait la servir
des Lords Of The New Church ou brillamment. Ce qui se confirme avec
“Angels And Devils” d’Echo And The “Made In Rock’N’Roll”. Le piano sur
Bunnymen — réalisent l’équilibre une seule note qui vrille le tympan,
délicat entre appropriation (la patte les solos successifs, saxo puis guitare,
cette voix magnifique, ces cris de
jouissance, tout est là ! Sous un titre
certes un peu balourd se propulse un
pur rock’n’roll. Cette adaptation de
“Let The Good Times Roll” de JD
McPherson (2014) montre que
Hallyday, peut-être incité par Yarol
Poupaud et Yodélice, restait à
l’écoute, intéressé par ce que
pouvaient apporter de jeunes
musiciens à cet art si difficile.
L’album revèle les autres facettes du
chanteur, tragédien (“Pardonne-Moi”),
porte-parole des taulards (“4m2”,

psyché du groupe est là) et amour de


l’original. Du boulot subtil d’amoureux
de musique. Les originaux n’ont rien
de fonds de tiroir, comme le lancinant
“The Inventor”, tournant en boucle
sur un lit de tambourin et de guitares
façon tronçonneuse mélodieuse
ou “The Gift” droit venu du début
des années 1980, qui incitera les
nostalgiques de la new wave à enfiler
un trench noir pour danser sur place,
en secouant sa tignasse crépée. On
tombe aussi sur des étrangetés :
“La Cavalerie” (Julien Clerc) ou un
“Silent Night” où le Père Noël a pris vaguement swamp), grand amateur
des champignons avant sa tournée, de riffs stoniens (“Back In LA”),
mais on se laisse volontiers attiré par le folk façon Creedence
embarquer. Pas facile de résister au (“L’Amérique De William”)... Le
charme hypnotique du groupe, à cette disque ne serait pas complet sans une
voix féminine à l’accent frenchy quand vibrante et sensuelle déclaration
elle chante en anglais, à ces couches d’amour, “Tomber Encore”. Savant
sonores qui étoffent sans étouffer, à et performant, le mixage effectué par
ces morceaux obsédants qui se logent Bob Clearmountain mérite une écoute
dans un coin de tête sans être trop le volume poussé au maximum, c’est
faciles. On n’ira pas jusqu’à dire que la seule manière de rendre justice à
les Limiñanas sont le meilleur groupe ce monument laissé par Hallyday
français du moment, quoique. qui nous quitte avec une grâce
✪✪✪✪ infinie, en rocker. ✪✪✪✪
ISABELLE CHELLEY JEAN-WILLIAM THOURY

078 R&F DECEMBRE 2018


Louis Bertignac Minuit
“Origines” “Vertigo”
VERYCORDS/ WARNER BECAUSE

Pour son nouvel album studio en L’exemple de Minuit pourrait illustrer


solo (après sa parenthèse rétro et un débat sur les avantages et les
collective avec Les Insus), Louis inconvénients de la filiation dans le
Bertignac renoue avec un exercice domaine artistique. Cinq ans après
très prisé dans les années soixante : ses débuts (un premier single et
l’adaptation en français de morceaux des concerts prometteurs), le quatuor,
anglo-américains. Puisant surtout qui a pour figures de proue Simone
dans un répertoire fin sixties/ début Ringer au chant et Raoul Chichin à la
seventies (avec deux exceptions guitare, se retrouve en effet sous les
empruntées à Police et Rod Stewart), projecteurs à l’occasion de la sortie de
il en profite pour livrer les clefs de son premier album. Et c’est peu dire
ses influences musicales, d’où le titre que l’ombre des Rita Mitsouko plane
de l’album. Le rock à guitare y est sur leur répertoire : au niveau vocal,
évidemment à l’honneur, avec une c’est souvent frappant, tant dans la
prime à Bob Dylan, sollicité trois fois, tessiture que dans le phrasé (“Exil”,
alors que les Rolling Stones doivent “Harry Tueur”), mais cette parenté se
se contenter de deux reprises. Le retrouve également dans le style des
tout pour un résultat très inégal mais chansons, dont certaines n’auraient
intéressant. La guitare reste le point pas déparé sur le premier album
fort de ces quatorze morceaux et se des Rita (“Obsession”). Il est des
références plus néfastes et seuls les
vieux de la vieille pointeront toutes
les similitudes qui leur redonneront
l’occasion de se replonger dans un
bain musical revigorant (“Glacial”).
Les autres remarqueront surtout
le potentiel d’une voix étonnante
et l’inventivité d’une démarche
musicale qui agrémente de multiples
bidouilleries son mélange plaisant de
glam rock et de pop teintée d’échos
new wave. D’autant que Simone sait
s’écarter de son modèle, par exemple
quand elle susurre sur un mode sexy

livre à une démonstration de force,


témoignant d’un savoir-faire,
d’une aisance et d’un bon goût
incontestables. Les parties chantées,
en revanche, ne sont pas toujours du
même niveau. S’il a une voix agréable,
Bertignac est loin d’être un chanteur à
coffre et se plante quand il essaie de
forcer en s’attaquant à “Won’t Get
Fooled Again” des Who (“Ma Gueule”)
ou d’adopter une voix de tête (“Au
Monde”). Par contre, il parvient à
justifier l’opportunité de ce projet
très personnel, pour lequel il a écrit
tous les textes et joué tous les à la Bardot (“Paris Tropical”), et que
instruments, lorsque ses qualités les compositions s’aventurent vers
d’auteur et de vocaliste délicat d’autres eaux, comme “Vertigo”
délivrent d’étonnantes réussites : boosté par un riff boogie.
deux adaptations fidèles de Dylan Particulièrement à l’aise sur les
(“J’Aime Tout De Toi”, “Jeune morceaux dansants, tels que le
A Jamais”), une reprise inspirée discoïde “Blondie” (influence
d’un morceau des Beatles (“Et Ma revendiquée) ou le funky et très
Guitare”), une ballade cruelle sous Gainsbourg “Moaning For Love”,
son apparence romantique (“C’Est le groupe se révèle également
Fini”, clin d’oeil à Rod Stewart) et une performant lorsqu’il ralentit le tempo
transposition maligne et ironique du à l’occasion de ballades délicates
“Cocaine” de JJ Cale (“Coquine”). et nostalgiques (“Cimetière
✪✪✪ Des Amitiés”). ✪✪✪
H.M. H.M.

DECEMBRE 2018 R&F 079


Réédition du mois
Tout simplement, l’un des plus grands disques de rock
pour les fans, le “Live At The Hollywood Bowl”
capté le 14 septembre 1968, connu des maniaques,
sauf que cette fois-ci, le concert a été directement
enregistré depuis la console. Enfin, arrive le beau
livret attendu, et la pochette — moche et clairement
sous-exposée signée Linda Eastman plus connue
sous le nom de McCartney — souhaitée par
Hendrix à l’époque mais rejetée par sa maison
de disque qui choisit la tout aussi hideuse, mais
plus marquante, version avec les bonnes femmes
à poil (une autre, présentant son visage de profil
avec un grain énorme, n’est guère plus réussie :
décidemment, cette merveille n’a pas eu de chance
en ce qui concerne ses visuels). Et puis, il reste
l’album... Il faut accepter l’effort immense : l’écouter
comme si c’était la première fois. “Electric
Ladyland” a été majoritairement conçu en 1967,
plus précisément entre juillet de cette année et
janvier 1968. C’est-à-dire durant la grande année
psychédélique. L’album, qui est double (c’était
encore peu courant à l’époque) s’en ressent, et le
ton est donné dès l’ouverture “...And The Gods
Made Love”, immédiatement suivi d’un hommage
manifeste à Curtis Mayfield, “Have You Ever
Been (To Electric Ladyland)”. Et puis, arrivent les
deux véritables entrées en matière : la furie de
“Crosstown Traffic”, d’abord, comme de la soul
super psychédélique et heavy, pleine d’idées
géniales de production, et le manifeste blues de
Photo Chuck Boyd/ Authentic Hendrix-DR

plus de 14 minutes “Voodoo Chile”, mètre étalon du


blues électrique post-Chicago qui a engendré tous
ces pénibles bâtards voulant rivaliser avec le maître.
La suite ne débande pas (“Little Miss Strange” qui
sonne comme les Who avec des guitares fluides,
“Long Hot Summer”, hyper cool, le très funky
“Gypsy Eyes”) mais brille particulièrement pour
quelques perles majeures : le féerique et ultra
psychédélique “Burning Of The Midnight Lamp”,
l’expérience soul jazz de “Rainy Day, Dream
Away”, la grande montée psyché tellement 1967

Jimi Hendrix de “1983... (A Mermaid I Should Turn To Be)”


(tout comme l’interlude “Moon, Turn The Tides...
“ELECTRIC LADYLAND Gently Gently Away”), et le monument absolu de
l’album, la reprise de “All Along The Watchtower”.
50TH ANNIVERSARY DELUXE EDITION” Bob Dylan lui-même, pas très psychédélique,
Legacy/ Sony Music fut, paraît-il, sur le cul. Sidéré d’entendre ce que
Hendrix avait fait de sa belle petite chanson folk :
La plupart des gens rétifs à l’œuvre d’Hendrix un engin tout en turbo, au moteur surgonflé,
ne l’aiment pas pour de mauvaises raisons : ses dévalant les autoroutes spatiales tous azimuts.
nombreux, et si souvent médiocres imitateurs Dieu sait que Dylan a été repris des milliers de fois,
les ont dégoûtés à jamais des solos de guitare personne ne l’a transformé de telle manière. La
électrique, des Stratocaster (alors que ce fut version reste fascinante, avec ses castagnettes, sa
l’engin de prédilection de Dick Dale dans un genre guitare acoustique, sa guitare sonnant comme une
pourtant très différent), du blues, des power trios, slide, cette production tellement merveilleuse,
de la guitare jouée avec les dents, on en passe et des ces effets sonores et l’utilisation inédite de la wah-
meilleures. C’est le privilège et le grand désavantage wah, ce solo dantesque avec ces progressions en
des vrais inventeurs : ils marquent tellement leur octaves, sans doute son plus mémorable : c’est une
temps que leur futur finit parfois par les desservir. perfection absolue. Que faire après cela ? Clore
Inventeur, Hendrix en était un, au même titre l’album avec “Voodoo Child (Slight Return)”, blues
que les plus grands compétiteurs de son époque. The Tracks”, le traitement est carrément ruisselant de sueur, certes difficile à écouter tant
Il venait du R&B et du blues ; il en a fait autre hallucinant. Et ne s’adresse, comme d’habitude il a été massacré depuis son invention par une
chose : de la dynamite. Un truc inédit. Et même avec ce genre d’objet, qu’aux fans. Lesquels se armée de péquenauds sans scrupules, mais tout
ceux qui pensent ne pas pouvoir le supporter délecteront du mastering, des trois CD et du de même monumental, justement infiniment
devraient pourtant bien admettre que “Electric Blu-ray (qui propose, outre le documentaire déjà précieux car inégalable. Et c’est ainsi que l’on
Ladyland” est non seulement l’un des plus grands publié “At Last... The Beginning : The Making Of atteint, finalement, le sommet de cette pyramide
chefs-d’œuvre des sixties, mais aussi, et tout Electric Ladyland”, une version 5.1 pour ceux qui psychédélique à laquelle ont participé Jack
simplement, l’un des plus grands disques de rock ont l’équipement idoine et la version stéréo originale Casady (Jefferson Airplane), Brian Jones (Rolling
jamais enregistrés. Ce troisième et dernier album en 24-bit, 96kHz). Voici pour les audiophiles. Stones), Al Kooper, les Sweet Inspirations et
studio de Jimi Hendrix fête aujourd’hui ses 50 ans, Le reste est constitué de démos, de chutes, de prises Steve Winwood (Traffic).
et, comme le mois dernier, pour les Kinks de alternatives ainsi que du merveilleux “Angel” (voir La messe était dite, il y a un demi-siècle, déjà.
“Are The Village Green Preservation Society” ce qu’en a fait Rod Stewart), et de “My Friend”, tous NICOLAS UNGEMUTH
ou ce mois-ci pour le Bob Dylan de “Blood On deux exclus de la version officielle. Cadeau ultime
Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Roky Erickson avait trouvé plus fort que lui


musiciens de jazz, ne faisait jamais les “Ode To Billie Joe”, “Touch’Em With Love”
choses deux fois de la même manière. Ici, ou “Fancy”, d’autres disques importants
les tempos changent, les paroles aussi, (“The Delta Sweete” ou “Patchwork”,
parfois, la structure du morceau elle-même son dernier album, sans parler du moyen
(ce qui rend d’ailleurs ses concerts aussi mais très correct “Local Gentry”), avaient
fascinants que périlleux : fut un temps jusqu’ici été peu ou mal réédités, voire
où il aurait été capable de jouer pas du tout. On en connait qui vont pleurer.
“Mr Tambourine Man” en reggae). Le Surtout que le mastering est à tomber :
livret, ou plutôt le livre qui accompagne c’est tout juste si on ne voit pas la
l’objet monstrueux propose une tonne de féline brune apparaître dans son salon.
photos inédites ainsi que les reproductions
des carnets sur lesquels le grand homme
écrivit les paroles de ces chansons divines,
comme les évangiles des années 70.
Philamore Lincoln
Ceux qui ont déjà “Blood On The Tracks”
“THE NORTH WIND BLEW SOUTH”
Epic/ Elemental Music (Import Gibert Joseph)
dans sa superbe version SACD pourront
se contenter de la version simple, Oh la beauté inconnue ! Mais qui est donc
complément parfait du disque officiel. ce Philamore Lincoln dont la splendeur
Les fanatiques de ce disque capital, “The North Wind Blew South” n’était sortie
authentique chef-d’œuvre, par ailleurs son en 1970, qu’aux Etats-Unis, au Japon et
dernier en date, se feront offrir ce coffret au Canada avant de disparaître dans les
qui compte parmi les meilleurs de la poubelles de l’Histoire ? Il s’appelait en
série “Bootleg” (avec le volume 11, réalité Robert Cromwell Johnson, batteur
“The Basement Tapes Complete” et le de son état ayant joué avec Brian Auger
volume 12, “The Cutting Edge 1965-1966”). & The Trinity puis Graham Bond. Le gonze
On parle ici de choses très sérieuses... prit le nom de Philamore Lincoln durant
le boom psychédélique londonien et
enregistra cet album épatant sur NEMS,
Bob Dylan de Minneapolis avec d’autres musiciens
tout aussi inconnus. Dylan boucla tout cela
Bobbie Gentry le label de Brian Epstein, bénéficiant,
“MORE BLOOD, MORE TRACKS en deux jours. En fin de compte, “Blood On
“THE GIRL FROM
— THE BOOTLEG SERIES VOL 14” The Tracks”, à sa sortie en janvier 1975,
CHICKASAW COUNTRY”
Columbia/ Legacy/ Sony Music UCM/ Capitol (Import Gibert Joseph)
était un mélange de ces deux séances. Et
Charles Ficat ayant parfaitement dit l’impossible arriva : ce qui aurait dû sonner Le nirvana : huit CD compilant ses six
quelques pages plus haut les conditions comme un album totalement schizophrène albums pour Capitol, le disque de duos
mouvementées dans lesquelles “Blood se révéla d’une cohérence absolue... Pour avec Glen Campbell, et un live à la BBC
On The Tracks” fut conçu, on se contente beaucoup, c’est son plus grand disque. qui n’avait été disponible que durant un
de résumer... En 1974, Bob Dylan n’est Son “Exile On Main St” à lui : il n’y a aucun Record Store Day, un livret démentiel
plus à la fête. Depuis “John Wesley tube, aucun “Like A Rolling Stone”, aucun avec un texte impeccable et des photos
Harding” (1967), génial contrepied au “I Want You”, aucun “Absolutely Sweet extraordinaires, des démos splendides, un
psychédélisme, tout comme l’excellent Marie” ou “It’s All Over Now, Baby Blue”, son grandiose. Tout cela est évidemment
“Nashville Skyline”, le Zim se retrouvait, mais une suite de chansons sublimes, indispensable pour les fans de la géniale
après quelques années où il avait régné majoritairement acoustiques, aux textes chanteuse, d’autant que, en dehors de
comme un prophète absolu (“Highway 61 mélancoliques, voire fielleux, évoquant de
Revisited”, “Blonde On Blonde”, sans manière assez sibylline l’effondrement de
parler de leurs prédécesseurs), hors circuit. son couple, qui s’enchaînent toutes à la
Une série d’albums ratés (“Self Portrait”, perfection, faisant de l’album un bloc
“New Morning”, “Bob Dylan”) rendirent parfait, une véritable charge émotionnelle.
même ses plus dingues admirateurs On y trouve des beautés à la pelle :
pour le moins perplexes, même si le sous- “If You See Her, Say Hello”, “Tangled Up
estimé “Planet Waves”, enregistré avec In Blue”, “Simple Twist Of Fate”, “Shelter
le Band, devait sauver la mise, lequel fut From The Storm”, “Lily, Rosemary And The
suivi par une tournée triomphale avec le Jack Of Hearts”, “You’re A Big Girl Now”,
même groupe, débouchant sur l’album live entre autres... Et ces musiciens, de
“Before The Flood”. Mais après ? L’époque New York et de Minneapolis, si loin de la
était au glam rock, au rock progressif, au mode des supergroupes et des albums
hard rock, bref, à la surenchère. Les grands de session men prestigieux de l’époque,
groupes sixties (Who, Rolling Stones) font des miracles sur ce chef-d’œuvre
passaient déjà pour des dinosaures et d’une simplicité proprement ahurissante,
sortaient leurs premiers mauvais albums. en particulier pour 1975. Ce monument
Alors Dylan, en plein drame avec la mère ressort en deux versions : l’une propose
de ses enfants, Sarah, avec laquelle il avait en un CD l’intégralité des versions
passé les meilleures années de sa vie à la new-yorkaises, très bonnes, que
campagne, fit une fois de plus, le contraire certains fans préfèrent même à celles
de ce que son temps aurait exigé. Il partit de Minneapolis. L’autre est le quatorzième
à New York, enregistra en quatre jours volume des “Bootleg Series” et sort le
le contenu de “Blood On The Tracks” grand chambardement : prises alternatives,
avec des musiciens globalement répétitions, versions new-yorkaises etc.,
anonymes, mais ne fut pas satisfait du pour six CD en tout. C’est le genre de
résultat, qu’il fit écouter à son frère bonus qu’on n’écoute généralement qu’une
David, qui acquiesça et lui proposa d’aller fois avant de les remiser sur les étagères.
réenregistrer le truc dans sa bonne ville Mais pas avec Dylan, qui, comme les

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parmi les invités, de quelques pointures (“Apache” et “Inca” en 1971 et 1972) sous
comme Jack Bruce, Jim Capaldi (Traffic), le sobriquet de Maitreya Kali. Il disait être
John McLaughlin, Herbie Flowers, Graham une réincarnation de Jésus, Bouddha et
Bond ou Jimmy Page. L’album fit un flop, Hitler, avant de se passionner pour les
et deux ans plus tard, Robert Cromwell extraterrestres : Roky Erickson avait trouvé
Anson/ Philamore Lincoln se retirait plus fort que lui. Le reste est une longue
définitivement du monde de la musique. descente aux enfers : hôpital psychiatrique,
“The North Wind Blew South” est une prison, puis misère pour finir à la rue SDF
sacrée découverte : pop, psychédélique et mourir dans son sac de couchage au
et magnifiquement orchestré (des cordes milieu d’un terrain vague de Los Angeles
d’une beauté étonnante), entre Timebox, en 2012. Cette compilation réunit des
Kaleidoscope, Fairfield Parlour et Donovan, morceaux enregistrés entre 1966 et 1971,
c’est un rêve british qui aurait pu sortir collectés par son frère, et le passionnant et
trois ans plus tôt, en 1967, d’autant très touchant livret est signé par Mike Stax,
que l’individu était doté d’une voix journaliste émérite pour le magazine Ugly
à la délicatesse exquise. La révélation Things spécialisé dans toutes choses
du mois (remasterisation sublime). psychédéliques, qui lui a consacré un livre
entier qu’on va s’empresser de lire (“Swim
Through The Darkness : My Search For
Craig Smith Craig Smith And The Mystery Of Maitreya
Kali”). Craig Smith/ Maitreya Kali, sans
“MAITREYA KALI atteindre le génie d’un Neil Young ou
– LOVE IS OUR EXISTENCE” d’un Skip Spence, écrivait de belles
Maitreya/ Ugly Things (Import Gibert Joseph)
chansons acoustiques qu’il chantait avec
Au rayon culte et énigmatique, on doit dire une voix splendide et, la chronologie
qu’on n’avait jamais rien vu de ce niveau. le montre, devenant musicalement de
Voyez donc... Craig Smith était un plus en plus bizarre. La curiosité du mois.
Californien propre sur lui, typique du
Los Angles des sixties où les Beach Boys et
les Byrds ensoleillaient un pays qui n’en
avait pas besoin, et où le Troubadour et
The Barracudas
le Sunset Strip s’apprêtaient à supplanter
“DROP OUT WITH THE BARRACUDAS”
Music On CD/ Parlophone (Import Gibert Joseph)
le Scotch Of St James et Carnaby Street.
Rapidement, l’adolescent se met à la Particulièrement populaires en France,
musique, avec succès, joue avec les les Barracudas sont apparus en 1981
Good Time Singers, puis les charmants à la grande époque de tous les revivals :
Penny Arkade, dans un genre sunshine pop revival mod, revival ska, revival rockabilly,
délicieux. Ses compositions sont reprises revival psychédélique. Revivalistes, ils
par plusieurs ténors, dont Glen Campbell l’étaient viscéralement — forcément, avec
(généralement sourcilleux sur les morceaux des chansons titrées “(I Wish It Could Be)
qu’il s’apprêtait à adapter), puis Craig 1965 Again”— mais leur problème, dès
Smith s’est intéressé à la méditation ce premier album superbement réédité
transcendantale, a pris de l’acide, a foutu et remasterisé incluant rien de moins que
le camp, comme beaucoup de hippies, onze bonus, c’est qu’ils étaient incapables
en Orient (Afghanistan, Iran, Turquie, de décider dans quel revival au juste ils
Népal). Dans l’un de ces coins perdus, comptaient s’inscrire : surf (“Surfers Are
probablement vers Kandahar, Smith se Back”, “Summer Fun”, qui sonne comme
serait fait dévaliser, kidnapper, tabasser et les Ramones se prenant pour les Beach
violer à plusieurs reprises. Il en est sorti Boys, ce qui leur est souvent arrivé),
profondément dérangé et abîmé, s’est néo-Byrds (“I Can’t Pretend”), garage,
remis à voyager en Amérique du Sud, gentiment psychédéliques ou mélodiques
a enregistré deux albums hyper cultes comme les Flamin’ Groovies de la période

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“Shake Some Action”. Le résultat de lui qui a largement contribué à développer
ce bouillon de culture est un peu le concept de musiques de films
bordélique, mais le groupe de Jeremy imaginaires. Pour ceux qui n’oseraient pas
Gluck et Robin Wills sonne aujourd’hui se lancer dans l’achat de ses nombreux
comme une belle carte postale albums solo, cette compilation est l’engin
londonienne de ces années-là, évoquant idéal pour pénétrer son univers hautement
par ailleurs et par hasard la scène Paisley cinématographique, même s’il inclue
Underground qui se développait alors de d’authentiques chansons — et la voix de
l’autre côté de l’atlantique, et rappellera l’artiste est superbe — ainsi que, pour les
à beaucoup de lecteurs une adolescence nostalgiques, “Parade” avec Magazine,
obsédée par ce genre de petits maîtres, et le mythique et très dangereux “From
jamais géniaux (ces Anglais n’avaient pas Her To Eternity” avec Nick Cave et les
le talent ni les compositions des Dogs Bad Seeds. Un résumé parfait pour
avec lesquels ils étaient amis) mais une carrière franchement singulière.
toujours charmants. “Now put it all
together : Ba-ba-ra-ra-cu-cu-da-das !”
Holger Czukay
“MOVING PICTURES”, “MOVIES”,
Barry Adamson “ROME REMAINS ROME”, “RADIO
“MEMENTO MORY” WAVE SURFERS”, “DER OSTEN IST
Mute
ROT”, “FULL CIRCLE”, “CANAXIS”
Mute
D’abord Magazine, ensuite les Bad Seeds.
En terme de curriculum vitae, on connaît Les fans du génie de Can ont de quoi
pire (même si Kid Congo Powers a fait passer l’hiver et tenir jusqu’à l’été :
encore plus fort et John McGeoch aussi plusieurs albums du musicien bidouilleur
bien). Mais le Britannique, bassiste à sortis à l’origine entre 1969 et 1993
l’origine, est également adoré par une sont arrivés dans les bacs. Des disques
multitude de fans appréciant en secret évidemment expérimentaux, sur lesquels
ses nombreux albums solo qui, bien avant Czukay ouvre les vannes entre bruitisme,
que le phénomène ne soit révélé par musique du monde, collages et répétitions,
l’éphémère mouvement désigné sous où percussions délirantes et synthétiseurs
l’appellation trip hop à la fin des années 90, en roue libre s’en donnent à cœur joie.
reposaient lourdement sur la vénération L’album “Full Circle”, qui le voit rejoint par
d’Adamson pour les musiques de films, son vieux complice Jaki Liebezeit et son
John Barry en tête, mais également élève le plus studieux et le plus notoire, Jah
Bernard Herrmann ou Lalo Schifrin, Wobble (qui ne serait rien sans lui) en per-
voire Ennio Morricone. C’est également sonne, est une bonne entrée en matière. ❐

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Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

Le défouloir lubrique (et artistique) de Prince

VANITY6
“VANITY 6” Warner Bros

UNE MAUVAISE BLAGUE SALACE ? Tout le monde a pris ces Vanity 6 un chant limité par un sens de l’entertainment ravageur. Au tour des femmes
comme la provoc’ libidinale d’un proxénète pariant sur l’impact de MTV. Son d’être sexuellement agressives. Son interprétation est cochonne, mais elle, elle
virage porno, Prince l’a effectué deux ans plus tôt, avec le démentiel “Dirty a du chien. Et, entre les mains, des compos au top : c’est l’époque “1999”,
Mind”. Où le nabot de Minneapolis balance à l’Amérique, en train d’élire Prince est touché par la grâce. Planqué sous le pseudo Starr Company, épaulé
Reagan, des histoires de galipettes entre frère et sœur, de pipes extraconjugales, par The Time, il conçoit un son entre funk, new wave et électro, une pop avant-
de parties fines à trois et dans la bonne humeur. Le tout avec un Prince qui garde à la fois audacieuse et accrocheuse, expérimentale et commerciale. Disque
s’exhibe en petite culotte. Et le voilà qui en remet une couche en 1982, mais d’or. Vanity fait la couverture de Rolling Stone avec Prince (photo Richard
cette fois, plus choquant encore, en se Avedon), leur couple éblouit. Mais en
planquant derrière des demoiselles en privé, les projectiles volent, c’est orageux,
tenue légère, à qui il fait débiter des une tempête de disputes. Alors qu’elle
obscénités sur une musique non moins enregistre un nouveau single (“Sex
sexuelle. Le coup de pub d’un détraqué Shooter”) et doit tenir le premier rôle
à court d’idées ? féminin dans “Purple Rain”, elle claque
La trouvaille d’un girl group, Prince veut la porte. Incroyable : Prince n’a pas
la piquer depuis un petit moment à son l’habitude d’être largué. La chanteuse en
concurrent de l’époque, Rick James — a sa dose d’être sous-payée — 250 dollars
qui pilote The Mary Jane Girls. Prince par semaine. Nelson lui propose 5000
Rogers Nelson a rassemblé trois co- dollars pour “Purple Rain” alors que
quines, Susan Moonsie, Brenda Bennett l’actrice reçoit une offre de 300 000 pour
et Jamie Shoop, mais entre la sortie de jouer dans “Le Dernier Dragon”. Et
“Controversy” et la préparation de Motown lui soumet un contrat juteux, lui
“1999”, il n’a pas beaucoup avancé sur demandant par-dessus le marché d’être
le projet. Sa rencontre avec Denise leur Miss Audio-Visual, avec à la clé une
Matthews, en janvier 1982, précipite grosse promo autour de son nouveau
l’affaire. Actrice débutante, Denise disque. Ses deux albums Motown contien-
accompagne alors une star aux Music nent quelques bonnes chansons, mais
Awards. Elle vient avec Rick James... et Vanity est tombée dans le crack. Et dans
repart avec le nain. Double larcin pour le lit du bassiste de Mötley Crüe, Nikki.
Prince. Denise gagne le leadership du Vanity par Sixx : “Notre relation n’était
girl group, remplaçant Shoop au micro basée que sur la consommation de drogue.
et Susan dans le lit de Nelson. Le Un jour, chez elle, des douzaines de roses
maquereau, complètement excité par sont livrées, avec un mot de Prince : ‘Vire-
cette comédienne (belle performance le. Reviens-moi.’ Peut-être s’envoyait-elle
érotique dans “Tanya’s Island”), trouve elle-même ces roses ? Mötley Crüe, on
leur nom de scène : Vagina And The avait la réputation d’être des tarés : c’était
Hookers. Denise lui conseille de se rien par rapport à elle.” Leur union ne
calmer. Elle s’appellera Vanity, et le groupe, Vanity 6 — elles sont trois, mais dure pas, contrairement à l’addiction de Denise. Overdose en 1993. Durant
six sonne plus sex, et c’est le nombre de leurs seins. Prince s’empresse de son hospitalisation, elle reçoit une visite impromptue : celle de Jésus, qui lui
composer une ode à l’orgasme, “Vibrator”, pour que Vanity la chante — ce demande d’arrêter les conneries. Elle décide de partir prêcher la bonne parole
qu’elle fait à moitié : ce sont plutôt des râles de plaisir. Les chansons cochonnes dans tout le pays, mais souffre d’insuffisance rénale : une greffe s’impose.
défilent : “Nasty Girl” (“I can’t control it, I need seven inches more”), “Wet Dream”, Ce radin de Prince vient à sa rescousse, publiant le morceau “Orgasm”, avec
“Drive Me Wild”, “If A Girl Answers (Don’t Hang Up)”, etc. Tatillon sur les gémissements de Vanity époque “Vibrator” — ce qui permet à Denise de
l’artistique, Prince veille également à ce que le code vestimentaire du trio soit toucher quelques royautés. C’est avec un rein tout neuf qu’elle va parcourir les
parfaitement respecté — une débauche de lingerie fine. Leurs performances Etats-Unis, montant désormais sur scène pour louer le Christ. Quand il apprend
et passages sur MTV provoquent immanquablement leur lot d’infarctus. Le sa mort (le 15 février 2016, deux mois avant la sienne), Prince s’apprête à
défouloir d’un artiste priapique ? Bien plus que ça : l’album “Vanity 6”, gorgé donner un concert à Melbourne. Il change la setlist et lui dédie un bouleversant
de hits funk synthétiques, s’avère fantastique. Le charisme de Denise n’y est “The Beautiful Ones”. Chanter “Nasty Girl” eut été déplacé. ★
pas pour rien. Dès qu’elle ouvre la bouche, il fait très chaud. Prise pour une
marionnette (en porte-jarretelles), elle sait tirer ses propres ficelles, compensant Première parution : 11 août 1982

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Vinyles PAR ERIC DELSART

La beauté absurde du suicide commercial


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.
pour un superbe coffret quatre vinyles. Si The 4th Movement, groupe de rock chrétien
Rééditions Third Man se targue
de publier le premier disque Motown
Movement monté par le trio afin de tourner la page
Death. Sorti en 1980, ce disque est une
jamais pressé à Detroit — les vinyles
“The 4th Movement” ode à la fuzz autant qu’au Christ et
Diana Ross Drag City
& The Supremes étaient naguère pressés à Owosso et s’avère, sur certains morceaux, tout en
Nashville — le vrai intérêt de ce coffret L’histoire de Death est passionnante : ruptures (“Seeking The Life That’s To
“Supreme Rarities : concerne évidemment ce qu’il contient : ces trois frangins noirs de Detroit qui Be”), à la hauteur du talent des Hackney.
Motown Lost And les chansons doo-wop touchantes balançaient du protopunk dès 1975 ont
Found (1960-1969)” des débuts (“Tears Of Sorrow”, 1960), connu grâce à la publication tardive de
Third Man Catherine Ribeiro
des reprises surprenantes (“I Saw Him leurs premiers morceaux une résurgence
Entre Detroit et Jack White, l’histoire Standing There”, adapté des Beatles, aussi inattendue que touchante. L’album
+ Alpes
d’amour continue. Toujours aussi décidé “Not Fade Away” et “Satisfaction” des exhumé “For The World To See” est
“N°2”, “Ame Debout”,
à mettre en valeur sa ville natale, le Rolling Stones, “MacArthur Park” de d’ores et déjà un classique, et, sans
“Paix”
Anthology Recordings
troisième homme vient de mettre la main Richard Harris) ainsi que des dizaines de surprise, Drag City fait tous les fonds de
sur une compilation de raretés du plus versions alternatives. Un régal pour les tiroirs des frères Hackney pour trouver Personnage singulier de la chanson
célèbre des girl-bands locaux — The fans et amateurs de soul en tous genres. d’autres pépites. Aujourd’hui sort la française, chanteuse militante héritière
Supremes — qu’il vient de faire presser réédition de l’album unique de The 4th de Colette Magny portée sur les
expérimentations progressives, The Meters Slim Wild Boar fracassant cette année en publiant un
Catherine Ribeiro a publié, au début album et un EP chez Third Man. Au-delà
des années 70, en compagnie des
“The Meters” “Pure Dust” de ses qualités hallucinatoires, “Leagues
Music On Vinyl Kizmiaz
avant-gardistes Alpes quelques-uns des Beneath” s’avère simplement un beau
disques les plus radicaux et fascinants Quand le sujet du funk arrive sur la Le chanteur folk breton Slim Wild disque (sans face B, cette dernière étant
sortis de l’Hexagone. A la fois réédités table, l’évocation du nom des Meters Boar sort un nouveau mini-album illustrée d’une gravure horrifique).
individuellement et dans un magnifique fait peur. Il est question d’albums en solo sans son compère Forsaken
coffret (avec livret photo superbe), les instrumentaux, de rythmes complexes, Shadow. Moins rock’n’roll et blues The Somethings
trois albums publiés entre 1970 et 1972 de funk cérébral, d’une technicité qui que par le passé, ce disque frappe
sont indubitablement les meilleurs de a fait d’eux le groupe funk préféré des par son dépouillement et sa noirceur
“Oh Non !”
Caméléon
cette association, le sommet absolu musiciens, plus que du public. Avec (“Streams Of Ghosts”). Un condensé
demeurant “Paix”, disque intense leur premier album sorti en 1969, les de mélancolie idéal pour la saison. On dit d’eux qu’ils étaient le plus grand
et électrique (moins folk que les Meters posaient les bases d’un funk groupe de Picardie dans les années 60.
précédents), parfois cosmique. langoureux made in New Orleans. Le Comme de nombreux disques exhumés
disque reste connu pour “Cissy Strut”, par Caméléon, les Somethings d’Amiens
The Beta Band au groove irrésistible. sont venus au rock par les Animals et
“The Three EPs”, “The 45 tours les Them. Des influences qu’on entend
sur ce magnifique EP chanté en français
Beta Band”, “Hot Shots 2”, Théâtre et sorti à l’origine sur Decca. ❏
“Heroes To Zeroes” “Théâtre” Sleep
Because Caméléon/ Samplay “Leagues Beneath”
Third Man
On dit souvent du Beta Band qu’il aurait L’histoire de Théâtre est presque
dû être un des plus grands groupes de sa ordinaire : un groupe de jeunes gens Rois du doom, connu pour leurs
génération. On oublie aussi que celui-ci prend le mouvement punk de plein morceaux à rallonge (dont le légendaire
s’est sabordé tout seul en publiant un fouet à la fin des années 70 et décide “Dopesmoker” qui dure plus d’une
premier album noyé sous les samples et de monter son propre projet. Quelques heure), les Sleep ont fait un retour
les private jokes. Pourtant, les Ecossais concerts mémorables s’enchaînent,
avaient bien débuté avec “The Three des morceaux sont enregistrés, un
EPs”, magnifique (réédité ici dans un joli single sort, les musiciens vont et
mais onéreux coffret), ils publièrent même viennent, le groupe vivote, et puis
quelques excellents disques (notamment rideau. Ce qui est moins ordinaire
“Hot Shots 2”) mais le train était passé. ici, c’est que ces Honfleurais avaient
Restent, aujourd’hui, ces vinyles, réédités quelques perles (ostréicoles) à leur
pour les 20 ans du groupe, afin de se répertoire (“Dancers”), portés par un
rendre compte du talent de ces grands son post-punk métallique qui évoque
fantaisistes et méditer sur la beauté un Magazine lo-fi (“Les Mouches”).
absurde du suicide commercial.

Bryan MacLean
“Ifyoubelievein” Nouveautés
Sundazed

Si on pense souvent à Arthur Lee Heartthrob


quand on pense à Love, on oublie
souvent l’âme torturée du groupe, le
Chassis
moustachu Bryan MacLean, auteur des
“Arrhythmia”
Milan
immortels “Alone Again Or”, “Orange
Skies” et “Old Man”. Quand Lee a viré Icône de la scène garage de Detroit
son groupe après “Forever Changes”, des années 90 avec les Demolition Doll
MacLean s’est vu offrir un contrat par Rods, trio glam/ lo-fi qu’elle a mené une
Elektra. Malheureusement, ses démos décennie durant, l’immense Margaret
n’ont pas convaincu le label et le Doll Rod est de retour avec une nouvelle
chanteur s’est alors détourné de la formation après une escapade solo.
musique pour se consacrer à la religion. Minimaliste au possible (deux guitares
“Ifyoubelievein”, sorti à l’origine en sursaturées, une batterie sommaire),
1997, compile lesdites maquettes Heartthrob Chassis incarne une sorte
(alors écrites avec Love en tête) et d’îlot de résistance de la vieille garde
dévoile un chanteur folk passionnant. de Detroit, bien décidée à préserver
Les fans de Love apprécieront les l’identité sulfureuse de la scène locale.
Photo Bruno Berbessou

versions alternatives de classiques,


mais le vrai bonheur ici réside dans
les inédits (“Kathleen”, “Fresh Hope”).
Discographisme_14
PAR PATRICK BOUDET

On ne juge pas un livre à sa couverture. d’Oasis, ce sont des nids de références


Et un album ? Chaque mois, notre personnelles, musicales, cinématographiques,
sportives... que ce soit “Definitely Maybe”
spécialiste retrace l’histoire visuelle (1994) ou “(What’s The Story) Morning
d’un disque, célèbre ou non. Glory?” (1995). On voit chez ces jeunes
gens le sens de l’ironie et du jeu
qui cadre parfaitement avec leur
appréhension musicale postmoderne.
Avec Placebo, on ferraille plutôt avec
la brutalité des émotions. Pas de relecture
du passé musical, pas de pose référentielle,
la photo de Fletcher capte un drame qui
n’a rien à voir avec la peine vécue par le
sujet — et ce sera probablement la source
de la confusion de David Fox et la raison de
son procès. Ce drame, c’est l’adolescence.
Et tout dans ce cliché y renvoie.
Si la couleur verte symbolise souvent l’espoir,
ici le ton verdâtre, les dégradés de vert dilués
par les intempéries, les plaques de métal
rongées par la corrosion, révèlent la toile de
fond du quotidien adolescent : un sentiment
d’enfermement et d’incompréhension du
monde adulte devant l’ébullition de son âme,
rongée par les tourments symbolisée par
le sweat-shirt rutilant. Les manches trop
grandes du vêtement forment des entrelacs
renvoyant aux chemins tortueux à parcourir,
aux affections psychologiques souvent
contradictoires, à cette difficulté de trouver un
chemin qui libère des angoisses existentielles.
Ces plis illustrent aussi les turpitudes des
relations amoureuses, les angoisses liées
aux séparations, souvent sans tact, comme
le chante Brian Molko sur “36 Degrees”.
Le vêtement, disproportionné, met en exergue
l’inadéquation du corps adolescent avec ce

“Placebo” qu’il ressent et ses aspirations sexuelles,


tiraillé entre le désir de passer à l’âge adulte
pour vivre ses pulsions et le refus de cette

Placebo transformation incommodante, qui mène


on ne sait où. La grimace, où les mains tirent
exagérément les traits vers le bas nous
Première parution : 17 juin 1996 fait penser au masque d’Artémis à double
expression, utilisé dans le théâtre classique où

D ès sa formation, le power trio de


Brian Molko effectue des tournées
incessantes dans les clubs. Cette frénésie
Rien n’est vraiment préparé, le photographe
saisit son jeune cousin avec son hoodie
en polaire rouge et trop grand, devant
la joie et le rire côtoient intimement les pleurs
et la peine, proximité fréquente à cet âge.
Cette expression exagérée de la souffrance
révèle une rage insatiable et un désir de se une palissade en métal rouillé délimitant un est un jeu avec celle-ci, une mise à distance
confronter jusqu’à l’épuisement au public, à la jardin. C’est la façon qu’a Fletcher d’évacuer — n’est-ce pas, après tout, ce qu’essaie
route et à soi. Une manière de se construire, les drames et angoisses de l’existence. de faire musicalement Brian Molko ? On peut
mais aussi d’hurler un trop-plein d’angoisses Pour la petite histoire, 16 ans après la y voir, sans doute, de l’autodénigrement, car
qui tourmente ces musiciens établis à sortie de l’album, David Fox déclarera l’adolescent est cet être qui se méprise, qui
Londres. La pochette de leur premier album dans la presse vouloir intenter un procès manque d’estime à son égard, jugeant ses
est conçue par l’artiste contemporain Saul au groupe et au photographe, parce que souffrances inavouables. Mais, il y a également
Fletcher, qui débute, lui aussi, sa carrière. le cliché aurait ruiné sa vie en projetant cette rage de communiquer ce malaise aux
A cette époque, Fletcher pratique surtout de lui une image dépréciative, faisant de adultes, de la mettre sous leur nez, comme s’ils
la photographie, shootant son quotidien, le lui un objet de moquerie dans son collège. l’ignoraient effrontément ou l’avait oubliée. Car,
paysage rural de son Lincolnshire natal, ses D’autres auraient rêvé figurer sur c’est aussi un des enjeux du rock de conserver
proches, des objets personnels et, plus tard, la pochette d’un groupe à la mode. cette fougue adolescente. La puissance du
des installations, souvent minimalistes, Afin de replacer l’album dans son contexte désir naissant et l’impossibilité de le réaliser,
composées de morceaux de bois, de feuilles musical et esthétique, “Placebo” est publié l’identité sexuelle et le trouble du choix, le
séchées, de ficelles et d’os d’animaux. en juin 1996, soit durant les heures de gloire recours à la drogue comme un exutoire factice.
L’artiste affectionne les scènes où les commerciale de la britpop, mouvement mené Ce malaise, Placebo le parcourt de long en
personnes se sentent piégées dans leur tambour battant par Pulp, Blur ou Oasis large dans ses textes comme dans sa musique.
univers et ressentent un isolement profond. mais dont Placebo ne s’est jamais vraiment En grandissant, Brian Molko et Placebo
C’est exactement le cas ici. réclamé. Les pochettes britpop se jouent trouveront leur voie et intégreront le monde
Parti travailler à Londres, Fletcher revient habilement des codes esthétiques et sociétaux adulte. Ils assécheront également leur discours,
chez lui, à Scunthorpe, pour assister à en ayant recours à des photographes de au risque d’être répétitifs ou, sans doute, trop
l’enterrement de son cousin, Duane, renom : recadrage et saturation des couleurs vieux pour exprimer l’angoisse adolescente
décédé de myopathie. Le jeune frère de ce d’un cliché de Charles Hewitt pour le (“Teenage Angst” est l’un des singles tirés
dernier, David Fox, 12 ans à l’époque, se “Leisure” de Blur (août 1991) ; pochette de de l’album) avec crédibilité. Placebo, avec
laisse prendre en photo par Fletcher qui est Peter Saville avec le photographe de mode le temps et le succès, en a fini avec l’âge ingrat.
touché par la détresse du jeune garçon et Horst Diekgerdes pour “This Is Hardcore” Conclusion à laquelle David Fox n’est
l’environnement morbide de la situation. de Pulp (mars 1998). Quant aux pochettes malheureusement pas arrivé. ■

088 R&F DECEMBRE 2018


Qualité France PAR H.M.

Ska non-festif
Le nom d’un groupe, bien souvent, est révélateur
de sa personnalité et de son style musical. Il peut
se dissimuler derrière le masque anglophone ou
pratiquer une certaine dérision. Ainsi, parmi les

Originaire de Montbéliard, Two Jean Michel Jarret est un trio


Tone Club ne dévie pas de sa ligne féminin (de Valence) qui, comme son
fondatrice avec son quatrième album : nom peut l’indiquer, pratique la dérision
les huit musiciens de ce big band cuivré et excelle, sur son premier EP six-titres
restent fidèles à leur optique rude boy. (enregistré live par Ray Borneo), dans
Le son et l’enregistrement haut un électro punk offensif et fun : deux
de gamme donnent une dimension synthés, une boîte à rythmes et trois
délectable à leur mélange de ska, voix, pour un mélange énergique mais
rocksteady et reggae propulsé par des toujours mélodique où, entre deux
orchestrations soignées et un chanteur déflagrations, émerge un petit bijou
habité et bilingue. Le résultat est digne pop (“See You Soon”). Le trio montre
des meilleures productions de la vague aussi son insolence sur le seul
anglaise 2 Tone de la fin des années 70, morceau en français : “La paresse,
quand le ska non-festif avait déferlé je la caresse du bout des fesses”
tous azimuts (“Don’t Look Back”, (“We Are Not Merchandise”,
Productions Impossible Records, Petrol Chips, facebook.com/people/
facebook.com/twotoneclub). Jean-Michel-Jarret).

Déjà remarqué dans cette rubrique, Les cinq Suisses de The Rebels
Whodunit (quartette parisien en Of Tijuana ne craignent pas de
activité depuis 2003) revient avec un bousculer les habitudes : sur leur
pétaradant quatrième album mixé par quatrième album depuis 2008, ces
Jim Diamond, producteur mythique adeptes du rock garage tendance yéyé
de la scène garage de Detroit (White débutent par une ballade éthérée qui
Stripes, Bellrays). La maestria sonore entérine leur virage pop. Ils savent
va de pair avec l’évolution du groupe retrouver rapidement leur goût du
qui a ouvert son champ d’action groove sixties avec “Erotique”, mais
au-delà de ses fondamentaux pratiquent une diversification féconde
(Cramps et Gun Club) pour attaquer qui les entraîne aussi bien du côté
dans toutes les directions, entre garage, d’une néo-bossa nova (“Et Le Blizzard
punk rock, blues mutant et rock psyché S’Estompe”) que d’une reprise
(“Memories From A Sh*thole”, Beast pétrifiée de mélancolie de “Quand
Records, facebook.com/Whodunit). J’Etais Chanteur” (“Asile”, Le
Pop Club Records/ Echo Orange,
facebook.com/TheRebelsOfTijuana).

090 R&F DECEMBRE 2018


huit sélectionnés du mois (sur les cinquante-sept
arrivages à la rédaction), la moitié se dévoilent
plus ou moins ouvertement avant même
l’écoute de leur production.

Fondé en 2012 à Uzès par quatre Venus de Montpellier, Les Lullies,


copains de lycée, Miximetry qui n’existent que depuis deux ans, se
s’est déjà fait les dents sur trois EP sont fait connaître avec un premier EP
avant de sortir ce premier album. Il édité par un label barcelonais et des
attaque bille en tête avec un rock à prestations remarquées dans des
guitares qui dévoile rapidement une festivals. Le premier album, dans la
certaine dimension pop à travers le langue du MC5, de ce quatuor est à son
goût des refrains et des vocaux plein image : trépidant, survolté, il remet au
de fraîcheur, à la limite de la préciosité. goût du jour, sans jamais baisser la
Assumant totalement le choix du garde, une certaine idée du punk rock
français, les douze chansons proposées qui se réclame des Fun Things ou
s’illustrent par leur mélange de des Real Kids mais évoque également
grâce harmonique et d’efficacité l’énergie dévastatrice du premier album
rythmique (“Réalité Diminuée”, des Saints (“Les Lullies”, Slovenly
M &O Music, miximetry.com, Recordings, adrenalinfixmusic.com/
distribution Dom Disques). les-lullies, distribution Differ-Ant).

En cinq ans, le duo No Money En piste depuis 2007, en solo ou


Kids a acquis une solide réputation avec des groupes, Clelia Vega a
en multipliant les concerts à l’étranger déjà sorti deux albums et ce nouvel EP
et en voyant certains de ses titres cinq-titres irradie de délicatesse :
repris dans des séries ou des films dotée d’une voix envoûtante et
américains. Ce troisième album surprenante, cette fille d’un guitariste
concrétise l’aboutissement punk qui officiait avec Nuclear Device
d’une formule reposant sur la s’est démarquée en optant pour une
complémentarité chant-guitare formation de piano classique puis
et basse-machines au service d’un en s’immergeant dans l’indie folk.
mélange d’électro, de blues et de Entourée d’instruments acoustiques
rock qui cultive un groove séducteur, qui constituent l’écrin de ses volutes
n’oublie pas son énergie initiale vocales, elle ensorcelle avec ses
et assume ses racines, au gré mélodies éthérées qui restent en
de morceaux puissants et souvent apesanteur (“Slanting Horizon”,
accrocheurs (“Trouble”, Roy Amok, difymusic.com/cleliavega). ❏
Music, nomoneykids.com).

DECEMBRE 2018 R&F 091


Highway 666
revisited PAR JONATHAN WITT

Groupes hard rock, groupes cultes


premier opus en compagnie du producteur
Jackie Mills, ancien batteur de jazz
(qui s’occupe alors de Kaleidoscope).
Ce premier album révèle une formation
superbe, aérienne, étincelante. Ce qui
marque, ce sont ces deux guitaristes, Rich
Dangel et Joe Johansen, qui virevoltent
avec virtuosité, dopés à l’acide, avec une
légèreté qui pourra évoquer la paire Mike
Bloomfield/ Elvin Bishop, ou bien Tom
Verlaine/ Richard Lloyd, par anticipation.
Ces fabuleux duellistes sont soutenus
par une rythmique idéalement souple et
complétés par la voix blanche, légèrement
soul, de Gossan. L’inaugurale “Crackshot”,
sept minutes au compteur, est constellée
de soli brillants, épurés, posés sur un riff
de base qui rappelle “Foxy Lady”. “Three
Minute & Ten Second Blues” est fermement
ancrée dans le psychédélisme viril, tout
comme “Brought Up Wrong”, qui bénéficie
une nouvelle fois d’un étincelant solo.
“You’ve Got The Power” est plus lourde,
rageuse. Floating Bridge offre aussi de
longues reprises instrumentales : la
première est une fluide version de “Hey
Jude”, puis l’on découvre un étonnant
medley qui associe “Eight Miles High” à
“Paint It Black”. Cet impeccable album
Funeste accident de la route s’achève sur un blues lent à la structure
classique, “Gonna’ Lay Down ’N Die”.
La gloire semble proche pour les cinq
Floating Bridge. Leurs amplis crépitent

FLOATING en ouverture de mastodontes comme Led


Zeppelin, Vanilla Fudge, Moody Blues,
BB King ou Johnny Winter. Hélas, Rich
Dangel décide de plaquer ses camarades.

BRIDGE C’est le début de l’année 1969 et Dangel,


père de famille, tient à réussir dans le
milieu fermé du jazz. Il est suppléé par
Denny McLeod. Floating Bridge prend part
BIEN AVANT LE LABEL SUB POP, avec saxophone et solo de guitare pétillant aux festivals les plus cotés de la région,
Nirvana et le grunge, le rock’n’roll signé Dangel. Un DJ local s’éprend de ce comme le Seattle Pop Festival, aux côtés
avait déjà sa place au nord-ouest des titre très réussi, dont l’arrangement sera des Doors, Ten Years After ou Chuck Berry,
Etats-Unis. Parmi les pionniers, on décalqué par les Kingsmen deux ans plus ou le Vancouver Pop Festival, avec Little
compte évidemment les Sonics, mais tard. Après deux albums (dont l’excellent Richard et Canned Heat. Floating Bridge
aussi les Wailers. Ces derniers comp- “Wailers!!!! Wailers Everywhere”) et est renvoyé en studio pour un deuxième
taient en leur sein un brillant guitariste, quelques années à faire gigoter les effort. Le processus est douloureux, au
Richard Dangel, qui sera à l’origine adolescents, Rich se lasse des Wailers point que McLeod jette l’éponge. Les
de l’un des plus flamboyants attelages dès 1964 : il souhaiterait poursuivre une choses vont de mal en pis quand le
heavy psych : Floating Bridge. carrière dans le jazz... Il revient bien vite quintette subit un funeste accident de la
avec The Rooks puis The Time Machine. route, puis se fait dérober l’intégralité
Tacoma, Etat de Washington. Nous sommes Il assemble ensuite Unknown Factor avec de son matériel. Pour parachever le tout,
en 1958, et Richard Dangel est le sémillant quelques vétérans de la scène de Seattle : Vault décide de ne pas publier le tant
guitariste de The Night Cops, qui devient Joe Johansen à la seconde guitare, Joe espéré deuxième album (qui reste à ce
très vite The Wailers, l’un des pionniers du Johnson à la basse et Michael Marinelli à la jour inédit). Une vraie bérézina. Accablé,
rock garage local. L’une de leurs démos batterie. Johnson a côtoyé Dewey Martin Floating Bridge se sépare en décembre
atterrit sur le bureau de Clark Galehouse, (futur Buffalo Springfield) ainsi que Sneaky 1970. Tous ses membres poursuivront
ponte de Golden Crest Records. Il les Pete Kleinow, tandis que la rumeur affirme d’honorables carrières, à commencer
enjoint de réenregistrer “Tall Cool One”, que Johansen fut idolâtré par le jeune Jimi par Rich Dangel, qui monte bientôt
un rock’n’roll instrumental de facture très Hendrix. Le prometteur attelage se rode Sledgehammer. On retrouvera Marinelli
classique, qui rencontre dès sa sortie en avec la chanteuse Patti Allen, et recrute Pat aux côtés de Jerry Garcia et Howard
1959 un certain succès et grimpe jusqu’à Gossan, claviériste à l’origine, pour tenir le Wales pour le très progressif “Hooteroll”
la 36ème place du Billboard. Pas un mince micro. Le désormais quintette devient alors en 1971. Joe Johansen, quant à lui,
exploit. Peu après, les Wailers fondent Floating Bridge. Très vite, sa réputation se plongera dans l’héroïne mais participera
leur propre label, Etiquette. Ils recrutent un propage, du circuit des clubs de Seattle tout de même à “D&B Together” avec
chanteur gominé, Rockin’ Robin Roberts, jusqu’à la Bay Area. Vault Records propose les amis de Delaney & Bonnie. ❏
qui apporte une reprise, “Louie Louie”. Les un contrat, rapidement signé, et dépêche
Wailers en gravent une version définitive, les chevelus en studio pour graver un
Beano Blues PAR CHRISTIAN CASONI

A VICTORIA
SPIVEY
1906 (Texas) - 1976 (NewYork)
La vie est une bouffée de hasard, l’histoire s’éparpille beaucoup
avant qu’on lui trouve un sens. La découpe du blues en tranches n’est
nette que dans les livres. Seul un encyclopédiste dira qu’en 1926,
une pianiste texane donna, à la complainte des premières chanteuses
de blues, une accroche plus lumineuse, plus légère, et l’humeur
précoce d’un blues du Nord. Victoria Regina Spivey débute seule
l’empêchaient pas de chanter quelques mélos dignes et poignants
comme “Blood Thirsty Blues” : “Blood, blood, look at all that blood.
Yes, I killed my man, a low down good for nothing clown”,
et des petits trucs de fille : “Just give me one more sniffle,
another sniffle of that dope” (“Dope Head Blues”).
Quand une crise est en train de défoncer le pays, elle manœuvre
au piano mais, dès 1927, se lance dans des duos piano-guitare avec serré pour rester dans la course, tandis que ses vieilles rivales
Lonnie Johnson, deux ans avant Carr et Blackwell. La testostérone disparaissent les unes après les autres. Les tandems piano-guitare
commence à infester le marché. “Black Snake Blues” (OKeh), se mettent à proliférer, elle change de taxi pour rejoindre ses
son premier disque, c’est sa chanson. Son partenaire Blind Lemon nouveaux pénates new-yorkais, Victor, Vocalion, et sa nouvelle
Jefferson la lui barbote et l’enregistre sous son nom chez Paramount, adresse pour toutes les années qui lui restent à vivre. Elle embarque
à Chicago (“Black Snake Moan”). Ce mufle revient à la charge dans les orchestres de Louis Armstrong ou d’Oliver King, et poursuit
quelques mois plus tard, et chez OKeh même, par la grâce d’un tant bien que mal sa remise à jour du vaudeville salace sous d’autres
adjectif démonstratif : “That Black Snake Moan”. A douze ans, parures, à la croisée du dixieland, du swing et du blues, toujours
Victoria improvisait au Lincoln Theater de Dallas, jouant derrière drôle et inventive (“Good Cabbage”). Elle décroche un petit rôle
les films muets. Peu après, elle se produisait dans toutes les maisons dans la comédie musicale de King Vidor, “Hallelujah” et, maintenant
closes et les bars interlopes du Texas avec cet enflé de Blind Lemon. qu’elle est new-yorkaise, court les revues (“Hellzapoppin’ ” en 1938).
Elle n’était pas une de ces gosses à la dérive tant elle semblait Elle se dépense ainsi jusqu’en 1951, date à laquelle elle se
ambitieuse, peut-être même avertie de son destin. Deux de ses sœurs replie dans une chorale religieuse de Brooklyn pendant dix ans.
chantaient aussi, dans le style assez lourdingue des matrones du 1961, branle-bas de combat. On tente de ranimer les mémères
vaudeville, Addie et Elton, dites Sweet Peas et Zazu Girl. Elles survivantes du premier âge, programme de décongélation
s’enlisèrent bien loin du buisson de laurier mais Victoria, avec sa globalement foireux sauf pour Victoria. Avec son vieux pote des
voix espiègle et fraîche, plus naturelle que celle de bien de ses rivales années 20, Lonnie Johnson, elle enregistre un bel album chez
à la noirceur affectée, avait tout pour réussir. Elle était jeune et jolie, Prestige : “Idle Hours”, en partage un autre avec Alberta Hunter
savait chanter, jouer, composer, écrire et aguicher. Dans les années 60, et Lucille Hegamin : “Songs We Taught To Mother”, puis fonde
elle montrera qu’elle était capable de faire tenir un label debout. Spivey Records avec le musicologue Len Kunstadt, label surtout
Passant par Saint-Louis en 1926, elle était tombée sur le studio volant connu pour avoir recruté le tout jeune Bob Dylan à l’harmonica sur
que la maison OKeh faisait tourner dans la ville. Le 78 tours “Black deux titres de Big Joe Williams. Spivey Records sort de la glacière
Snake Blues”/ “No More Jelly Bean Blues” est emballé. Chez OKeh, quelques miraculées de la deuxième décennie : Hegamin, Sippie
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

on pose des additions drôlement sympas. Victoria rempile maintes Wallace, Hannah Sylvester, et une fournée de messieurs démodés,
fois chez eux jusqu’à la crise, à Saint-Louis d’abord puis à New York. trop jeunes ou pas assez ruraux, que les jeunes folkeux américains
“Dirty Woman Blues”, “Hoodoo Man Blues”, “TB Blues”, “Dope ne regardent pas encore comme des sujets de dissertation :
Head Blues”, “A Good Man Is Hard To Find”, “Organ Grinder Big Joe Turner, Otis Spann, Otis Rush, Willie Dixon...
Blues”, elle vole de succès en succès. “My Handy Man” : “When Victoria tourne en Europe avec l’American Folk Blues en 1963,
my furnace gets too hot, he’s right there and turns my damper down”. chauffe une série de cires maison sous des pochettes affreuses
Celles qui l’ont précédée n’y allaient pas avec le manche du (la touche Spivey), qui renferment quelques vieilles dentelles
couteau pour tartiner du beurre de cuisse, mais Victoria le faisait d’excellente facture : “I Ain’t Gonna Give Nobody None Of My
avec l’innocence d’une vierge, une bonne pointe d’accent texan Jelly Roll”, “Grant Spivey”, “Jet”, fait mille choses encore
et quelques r roulés. Ces bordées de lubricité candide ne et meurt à 70 ans parce qu’il faut bien que ça finisse un jour. 
Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE

Violes de gambe et vielles à roue


Cher Erudit, la mort de est né le 13 mai 1950 à Brixton, un disques de blues inspirés par Elmore
DANNY KIRWAN, troisième quartier du sud de Londres, comme David James, mais l’arrivée de Kirwan va
des guitaristes originels Bowie et Paul Simonon. Plus tard, Daniel conforter Green dans sa volonté d’élargir
de Fleetwood Mac, est prend le nom de son beau-père, Kirwan. son spectre musical, d’autant que
un peu passée inaperçue. Il apprend la guitare en autodidacte à Spencer était peu disposé pour jouer sur
Quel fut le destin de ce prodige ? l’écoute de Hank Marvin des Shadows, les nouvelles compositions. En octobre
PIERRE (courriel) de Django Reinhardt, puis d’Eric Clapton. 1968, Kirwan participe à ses premières
En 1967, alors qu’il se produit avec séances d’enregistrement dont sortira, en
Après avoir côtoyé les sommets, Boilerhouse, un trio blues, il attire novembre, le single à succès “Albatross”
Danny Kirwan connut une vie l’attention du producteur Mike Vernon, avec en face B “Jigsaw Puzzle Blues”,
chaotique, plus tragique encore que fondateur du label Blue Horizon. une de ses compositions instrumentales.

Photo DR
celles de Peter Green et Jeremy Spencer. Également impressionné, Peter Green “Then Play On”, un des grands disques
Miné par des problèmes psychologiques, décide de prendre en charge la carrière du rock anglais, sort en septembre 1969 Dead Can Dance
l’abus d’alcool, une incapacité à du groupe, mais à condition de changer sur Reprise. Si Spencer n’y contribue
assumer le rythme des tournées de bassiste et de batteur. Les auditions pratiquement pas, Kirwan, dont le style Il est viré du groupe en août 1972.
et son statut précoce de guitar hero, s’étant révélées infructueuses, Mick à la Gibson se fond à la perfection Avec Fleetwood Mac, on le retrouve sur
à l’âge de dix-huit ans. Fleetwood propose donc à Kirwan avec celui de Green, est bien présent, de nombreux live, en particulier “Shrine
A l’origine de Fleetwood Mac avec le d’intégrer Fleetwood Mac en août 1968. composant sept des quatorze titres, dont 69” (1999) et “Live At The BBC”, et des
batteur Mick Fleetwood, les guitaristes Fan de Green, ce dernier accepte avec “Coming Your Way”, “Also The Sun Is compilations d’inédits, “The Vaudeville
Peter Green et Jeremy Spencer vont aussi enthousiasme. Le groupe est donc Shining” et “Like Crying”, du moins Years” (1998) et “Show-Biz Blues”
quitter le groupe de façon prématurée, le constitué d’un batteur, Mick Fleetwood, sur le pressage anglais, le contenu (2001). Il participe également, de 1969
premier, en1970, atteint de schizophrénie d’un bassiste, John McVie, et de trois des diverses versions US proposant à 1974, à des albums d’Otis Spann,
et de paranoïa après une prise de LSD guitaristes, Jeremy Spencer, à la des variantes en incluant, notamment, le de Tramp (dont les meilleurs titres
impromptue à Munich, le second, en slide, Peter Green et Danny Kirwan. 45 tours à succès “Oh Well”. Il est suivi portent sa signature), de Christine
1971, après un difficile trip de mescaline, Les deux premiers albums sur Blue par un autre single mémorable, “The Perfect, de Jeremy Spencer et de
disparaissant pour rejoindre une secte, Horizon, “Fleetwood Mac” (1968) et Green Manalishi (With The Two Prong Chris Youlden, l’ancien chanteur
les Children Of God. Daniel David Langran “Mr Wonderful” (1968), étaient des Crown)”. Sorti en décembre 1969, le de Savoy Brown (“Nowhere Road”).
double album “Blues Jam At Chess” a été De 1975 à 1979, il réussit à enregistrer
enregistré en janvier à Chicago dans les trois albums sous son nom dans un
Danny Kirwan, 1975
studios Chess pour Blue Horizon avec, registre pop rock : “Second Chapter”
entre autres, Shakey Horton, Otis Spann, (1975) ; “Midnight In San Juan” (1976) ;
Willie Dixon, Buddy Guy. Kirwan joue sur “Hello There Big Boy!” (1979) avec Bob
dix-sept des vingt-deux morceaux. En Weston qui le remplaça dans Fleetwood
mai 1970, Peter Green quitte le groupe. Mac. Malheureusement, sortis sans
Pour “Kiln House” (1970) à l’orientation promotion, ces trois bons disques
plus fifties, Kirwan signe “Tell Me All The passèrent inaperçus d’autant que, depuis
Things You Do”. Spencer prend une place 1974, Kirwan déclinait toute invitation à
plus importante mais, en février 1971, remonter sur scène. A partir de 1980,
il disparaît subitement avant le concert sans domicile fixe, il vit dans la rue ou
prévu à Los Angeles. Retrouvé quelques dans des foyers entre deux séjours
jours plus tard chez les Children Of en clinique. Il meurt le 8 juin 2018
God, il annonce son départ définitif. dans un centre de soin londonien.
Ayant déjà contribué à “Kiln House”, la
pianiste et chanteuse, Christine Perfect,
future McVie, auparavant dans Chicken Cher Erudit, j’aimerais mieux
Shack, devient le cinquième membre de connaître le parcours de DEAD
Fleetwood Mac. Le guitariste et chanteur CAN DANCE et sa discographie.
américain Bob Welch, qui avait formé MARIE, Dax
Head West à Paris, remplace Spencer
pour “Future Games” (1971) dont la Considéré au départ comme un
tonalité s’éloigne du blues des débuts groupe de new wave gothique,
pour s’orienter vers une approche plus l’esthétique musicale de Dead Can
pop, mais toujours avec de lumineux solos Dance a parfaitement collé à l’esprit et à
de guitare. Danny Kirwan a écrit trois l’esthétique picturale du label 4AD, créé
chansons, dont “Sands Of Times” et la en 1980 par Ivo Watts-Russell et Peter
superbe “Woman Of A Thousand Years”. Kent. Dead Can Dance en deviendra
Sur “Bare Trees” (1972), cinq des dix une des formations emblématiques
titres sont l’œuvre de Kirwan, notamment au même titre que Cocteau Twins.
“Bare Trees” et “Dust”. Avant un concert Dead Can Dance a été créé à
de la tournée de promotion de l’album, Melbourne, Australie, en août 1981
Photo Michael Putland/ Getty Images

il boit plus qu’il ne mange, part en vrille, autour du duo formé par la chanteuse
se frappant la tête et les mains contre australienne Lisa Gerrard, née le
les murs, fracassant sa Gibson Les Paul 12 avril 1961 à Melbourne et le multi-
avant de refuser de monter sur scène. instrumentiste et chanteur anglais
D’un caractère introverti, fragile et mal à Brendan Perry né le 30 juin 1959 à
l’aise, perfectionniste jusqu’à l’obsession, Londres. A leurs côtés, Simon Erikson
il arrivait à Kirwan de pleurer en jouant, (basse) et Simon Monroe (batterie).
tellement son investissement était grand. Monroe et Perry à la basse et au chant,

096 R&F DECEMBRE 2018


respectivement sous les pseudos de Egg” (1988), ouvrant par “The Host Of
Des Truction et Ronnie Recent firent Seraphim” ; “Aion” (1990), les musiques
partie, de 1977 à 1980, avec Johnny du Moyen Age et de la Renaissance en
Volume et Mike Lezbian, des Scavengers, sont la source d’inspiration, notamment
un des premiers groupes punk néo- par l’utilisation de violes de gambe et
zélandais. Il existe trois compilations des de vielles à roue ; “Into The Labyrinth”
Scavengers, la dernière en 2014, “The (1993), tous les instruments sont
Scavengers”. Fin 1979, les Scavengers joués par Gerrard et Perry, le texte du
s’installent à Melbourne où ils prennent long “How Fortunate The Man With
le nom de Marching Girls, Perry et None” est adapté d’un poème de Bertolt
Monroe quittant le groupe après la Brecht ; “Toward The Within” (1994),
sortie d’un premier 45 tours en 1981. De présenté sous forme d’un coffret, un
son côté, à partir de 1978, Lisa Gerrard live contenant de nombreux inédits ;
intègre plusieurs formations figurant sur “Spiritchaser” (1996), une inspiration
des compilations de la scène underground plus orientalisante à l’image de “Indus”.
de Melbourne comme Junk Logic, Stand Le duo met fin à Dead Can Dance en
By Your Guns, The Go Set et Microfilm 1998, se reformant en 2005 pour une
avec qui elle sort un 45 tours en 1980. série de concerts dont sera tirée une
Après avoir gravé une démo parue sur série limitée d’une vingtaine de double CD
une cassette du magazine Fast Forward, ainsi que deux coffrets. La reformation
Dead Can Dance se réduit à un duo après de 2012 débouche, elle, sur un nouvel
son installation à Londres, en 1982. Dès album pour Pias : “Anastasis” (2012)
lors, Gerrard et Perry s’entoureront de suivi par une tournée, “In Concert” (2013).
différents collaborateurs au fil des projets. Nouvel opus en 2018, dans la
Le premier album paraît en février 1984 lignée du précédent : “Dionysus”.
avec, parmi les accompagnateurs, Peter Compilations : “A Passage In
Ulrich aux percussions, James Pinker aux Time” (1991) ; “Dead Can Dance
timbales et aux mixes, Simon Rodger au (1981-1998)”, un coffret de trois CD
trombone : “Dead Can Dance” (1984). et un DVD offrant quelques raretés.
Chantant avec des mots inventés choisis Lisa Gerrard a sorti quatre albums
pour leur sonorité, Lisa Gerrard joue sous son nom, “The Mirror Pool” (1995),
également du yangqin, cithare chinoise, “The Silver Tree” (2006), “The Black
proche du dulcimer médiéval, dont les Opal” (2009) et “Twilight Kingdom”
cordes sont frappées à plat. Cette même (2014). Elle a surtout multiplié les
année, sort le EP, “Garden Of The Arcane collaborations, notamment avec Pieter
Delights”, Gerrard et Perry participent Bourke, Patrick Cassidy et Klaus Schulze
aussi à l’album “It’ll End In Tears” de This avec qui elle a effectué plusieurs tournées
Mortal Coil, un collectif de 4AD initié par entre 2008 et 2014. Enfin, elle a participé
Ivo Watts-Russell. Le titre du deuxième à de très nombreuses musiques de films,
album, “Spleen And Ideal” est emprunté plus d’une cinquantaine, que ce soit
au premier chapitre des “Fleurs Du Mal” pour une chanson ou la totalité de la BO.
de Charles Baudelaire. Ce disque marque Brendan Perry a réalisé un
une étape importante dans l’élaboration magnifique premier album solo digne
d’un style singulier, mélange de rock, de des meilleures productions de Dead Can
world et de musique médiévale, martelé Dance : “Eyes Of The Hunter” (1999)
par des percussions sur lesquelles se avec une superbe reprise du “I Must
posent la voix éthérée de Lisa Gerrard et Have Been Blind” de Tim Buckley ;
celle grave, profonde de Brendan Perry. “Ark” (2010). Parmi ses collaborations,
Les orchestrations ont souvent recours à on retiendra celles avec Hector Zazou
des instruments tels que hautbois, alto, dont “Sahara Blue” (1994), “Lights
violon, trombone, violoncelle. Sur “Within In The Dark”, et surtout avec Olivier
The Realm Of A Dying Sun” (1987), la Mellano, “No Land” (2017) très proche
première face est chantée par Perry, la dans l’esprit de Dead Can Dance. ❏
deuxième par Gerrard ; “The Serpent’s

DECEMBRE 2018 R&F 097


Le film du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Les habitants de Salem se déchaînent

Assassination Nation
DE SAM LEVINSON
Comment décrire avec tact cet objet cinématographique punk, destroy, alors sur la ville. Et, puisqu’il faut un coupable, c’est la jeune Lily, l’une des quatre
politiquement engagé et à contre-courant total des blockbusters amidonnés ? ados, qui est visée. Elle devient la cible d’une populace qui pète les plombs tout en
Ce film de Sam Levinson (fils de Barry, réalisateur de “Rain Man”), recontextualise ne faisant plus la distinction entre bien et mal... Certes, le thème d’un quidam (ici
le fameux fait divers des sorcières de Salem dans l’Amérique de 2018. Rappelons une fille) poursuivi à tort par une ville entière a déjà donné quelques classiques du
les faits en quelques lignes : en 1692, un mouvement de paranoïa intense cinéma, comme “Furie” de Fritz Lang ou “Panique” de Julien Duvivier. Sauf que
coûte la vie à une vingtaine de femmes de tous âges, qui, injustement accusées Levinson junior en fait une série B provo, sous influence de culture pop, rock et
de sorcellerie, sont pendues. Une affaire terrifiante, au débit d’une Amérique cinéphile. Que ce soit à travers les jeunes filles, clones des gangs d’adolescentes
éprise de puritanisme décadent et de religiosité mal placée et qui inspira maints japonaises des années 70 (comme la superbe série des “Stray Cat Rock”, sortie
films dramatiques (comme “Les Sorcières De Salem” de Raymond Rouleau) ou récemment en DVD et Blu-ray chez Bach Films) jusqu’à l’utilisation du split screen
horrifiques (le génial “Lords Of Salem” de Rob Zombie en passant par la saison 3 (écran partagé en deux ou trois, technique popularisée par Abel Gance pour son
de “American Horror Story”). Une histoire traumatique tellement ancrée dans la “Napoléon”) jusqu’à une BO concoctée par Ian Hultquist, connu pour son groupe
mauvaise conscience collective américaine qu’en juillet 2017, les malheureuses Passion Pit. Sans compter une dernière demi-heure apocalyptique, quand tous
victimes eurent (enfin) droit à un mea culpa tardif (325 ans, quand même) les habitants de Salem se déchaînent, à grand renfort de flingues, masques et
sous la forme d’une stèle comportant leurs noms et placée à l’endroit exact armes blanches, comme dans la série démocrato-réac (on ne sait plus trop)
de leur exécution dans la ville de Salem, Massachusetts. Mais les mentalités des “American Nightmare”. Une folie ambiante qui se veut, également, une
ont-elles changé pour autant ? Surtout dans l’Amérique de ce cauchemar orangé dénonciation carabinée et semi prophétique (puisque déjà en cours) d’un
de Trump, où armes à feu, racisme et attentats reprennent de plus belle. Adieu pays gangréné par les réseaux sociaux, les fake news, le harcèlement sexuel,
la compassion, bonjour la violence. C’est probablement ce qui a poussé Sam l’homophobie, emprisonnant les consciences tout en annihilant l’individualité.
Levinson à repartir vers Salem pour dire que rien n’a vraiment changé... On suit Dans une gigantesque pagaille de séquences électrisantes, on passe sans
le quotidien de quatre adolescentes dont les vies sont rythmées par les réseaux sourciller du drame de mœurs au gore outrancier en passant par le rire libérateur
sociaux. Jusqu’au jour où leurs téléphones portables — puis ceux d’éminents et les scènes de violence urbaine. Comme le précise justement un des
personnages de la ville, le maire, le proviseur du lycée — sont piratés par un producteurs de “Assassination Nation” : “J’adore que le film soit construit comme
mystérieux hacker. Un déferlement de haine, de suspicion et de paranoïa s’abat un film d’horreur où le monstre s’avère être Internet.” (en salles le 5 décembre) o

098 R&F DECEMBRE 2018


Cinéma PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Groupe rock et culte de


la fin de l’Union soviétique
High Life

High Life Suspiria


Claire Denis a pour habitude de faire On peut, à la limite, pardonner certains
des films assez immersifs sur les remakes médiocres de classiques
relations humaines tordues. Y compris du cinéma d’horreur des années 70.
quand elle transforme Béatrice Dalle en Car, les versions années 2000 de
maîtresse cannibale sexuée et vorace “La Malédiction”, “Fog” ou “Carrie”,
dans “Trouble Every Day”, probablement au moins, ont été conçues par des
son meilleur film. Mais, en envoyant passionnés du genre, mais probable-
Robert Pattison et Juliette Binoche se ment dépassés par les contraintes
prendre la tête dans l’espace pour des hollywoodiennes du moment. En
expériences de reproduction, la cinéaste revanche, “Suspiria”, version 2018,
retombe un brin dans le train-train est impardonnable. Chaque seconde
du fameux deux-pièces-cuisine passant, le visiblement pédant
du cinéma français. Essayant de réalisateur italien Luca Guadagnino
s’approcher — mais de loin ! — semble vouloir offenser Dario Argento à
de la science-fiction méta à la Kubrick tout prix. En faisant l’exact contraire de
(on y parle vaguement de trou noir), son chef-d’œuvre ! “Suspiria”, version
“High Life” s’évertue à rester les pieds 1977, était un film coloré ; la nouvelle
sur terre en parlant de survie, de solitude version est terne et cafardeuse. L’original
et de relations incestueuses faussement balançait l’horreur à coup de tripes ;
choquantes. Avec le rythme lancinant celui de 2018 s’autoréfléchit jusqu’à
d’un ancestral vinyle 78 tours passé l’abstraction frimeuse. Le cru 1977
en 16 tours. Problème de taille : le duo emmenait progressivement aux enfers ;
Pattison/ Binoche, aussi professionnel le nouveau pousse le spectateur dans
soit-il, ne fait passer ni compassion, un ennui infernal. L’original durait
ni émotion. Restent quelques beaux 1 h 38 ; l’actuel comptabilise 2 h 32
plans dont un, sublime, où des (mais pourquoi donc ?). Pour le final,
cadavres d’astronautes flottent dans Guadagnino réussit, enfin, à égaler le
l’espace (actuellement en salles). maître. Hélas, celui du pire de toute sa
filmographie ! A savoir “La Terza Madre”,

Paris International
Fantastic Film Festival
Pour sa huitième édition, le PIFFF balance, entre le 4 et 9
décembre, pléthore de films de genre inédits dont la plupart,
comme d’habitude, sortiront directement en DVD, Blu-ray et VOD.
Seule occasion, donc, de découvrir, sur le gargantuesque écran du
Max Linder parisien, un film d’épouvante domestique argentin
(“Terrified”), le remake d’une série B culte des années 80 (“Puppet
Master”) avec une magnifique partition de Fabio Frizzi, compositeur
pour les films gore de Lucio Fulci, un horror movie britannique sous
influence Cronenberg (“Await Further Instructions”) , une zombie
comedy nippone déjantée (“Ne Coupez Pas”), un slasher français
dans la lignée de “Vendredi 13” (“Girls With Balls” d’Olivier
Afonso)... Et même notre chouchou du mois en avant-première :
“Assassination Nation”. Pour plus de renseignements : www.pifff.fr.

DECEMBRE 2018 R&F 099


Leto
En traitant de l’émergence de la scène
rock en Russie au début des années 80,
le cinéaste russe Kirill Serebrennikov
joue la carte de la nostalgie, mais aussi
celle d’un sentiment diffus de liberté
recherchée. Car, c’est en écoutant
des vinyles de Lou Reed et de David
Bowie, qu’une bande de jeunes gens
de Leningrad saisissent instruments
et micro pour former Kino, groupe
rock phare et culte de la fin de l’Union
soviétique. De l’insouciante jeunesse
à la maturité, du triangle amoureux à des
rêves de vie utopique, le film, tourné
Suspiria dans un magnifique noir et blanc à la Les Confins Du Monde
Anton Corbijn, est un chouette feel good
film où des sorcières kitsch, hanteuses movie relativement politisé. Celui-ci pour une histoire de détournements de glauque (“La Clef”), à la comédie
de ballerines exécutaient un sabbat n’a, du coup, pas été au goût de Vladimir fonds publics (en salles le 5 décembre). libertaire (“Holiday”) en passant par le
semblant sortir d’un mauvais spectacle Poutine qui, n’appréciant pas toujours road trip étrange (“The End” avec Gérard
du Châtelet. Mais chez Argento, au les élans punk de son peuple, a interdit à Depardieu en roue libre dans les bois),
moins, ça restait sympathique ! son réalisateur de se pointer au dernier Les Confins Du Monde le biopic catho (“La Religieuse” d’après
(actuellement en salles) festival de Cannes (ou le film fut projeté), Drôle de carrière que celle de Guillaume Diderot) et le huis clos expérimental
accusant ce dernier, semble-t-il à tort, Nicloux, capable de passer du polar hilarant (“L’Enlèvement De Michel
Houellebecq”). Avec “Les Confins
Du Monde”, il réalise son meilleur film.
Une sorte de mini-“Apocalypse Now”
sur l’errance vengeresque d’un militaire
français pendant la guerre d’Indochine.
Gaspar Ulliel semble ainsi traîner son
âme en deuil dans cette quête morbide,
gore et existentialiste où l’ennemi,
la plupart du temps invisible, est
planqué dans une forêt vorace et
vivante, quasiment une métaphore
de la folie humaine. Voire de l’enfer.
“Les Confins Du Monde” est certes
nihiliste, mais aussi terriblement
poétique. Du désespoir sublimé sur
des sens atrophiés. Le film français
Leto
du mois (en salles le 5 décembre). ❐

0100 R&F DECEMBRE 2018


Série du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Une femme hantée par le fantôme d’elle-même

The Haunting Of Hill House


La série Netflix du moment — qui a terrifié à Puis, avec “Jessie” (disponible sur Netflix), Flanagan y compris dans les mêmes plans (l’étonnant
peu près toute la planète — est tirée d’un sublime entre enfin dans la cour des grands (Carpenter, épisode 6, tourné entièrement en plans séquences),
roman de Shirley Jackson publié en 1959 et adapté Romero, Argento et compagnie) avec cette adaptation faisant bifurquer ses protagonistes dans l’épouvante
quatre ans plus tard via l’un des plus grands chef- au cordeau d’un roman de Stephen King dans laquelle métaphysique (les fantômes, d’abord effrayants,
d’œuvre d’épouvante cinématographique : “La Maison une femme est enchaînée à son amant mort dans finissent par faire partie de leur inconscient),
Du Diable”. Le grand cinéaste Robert Wise y jouait un chalet isolé. Mais tout excellent qu’il soit, s’installant au fil des épisodes dans une émotion
la carte de l’expérience sensorielle avec des forces “Jessie” n’est pourtant qu’un brouillon du fabuleux absolue (la tristesse et la mélancolie prenant
occultes en mouvement, mais toujours hors cadre. et totalement immersif “The Haunting Of Hill House”. lentement le pas sur l’épouvante glacée), transformant
Comme si sa mise en scène captait la perception d’un Dont, finalement, on lui pardonnera aisément sa le personnage féminin principal (Carla Gugino,
monde aussi invisible que terrifiant. Presque l’inverse distanciation avec le chef-d’œuvre de Robert Wise. l’interprète de “Jessie”) en une créature gothique à la
de “The Haunting Of Hill House” qui, au premier abord, Tout simplement parce que le projet n’est pas le Bram Stoker/ Jane Austen, novateur dans quelques
semble se focaliser sur l’épouvante grand public. Voir même. En suivant le parcours traumatique de six idées scénaristiques remarquables (une femme
cette terrifiante séquence où un spectre, allongé en frères et sœurs qui, ayant vécu leur jeunesse dans suicidaire réalise, au moment où elle meurt, qu’elle
lévitation, flotte à cinquante centimètres d’une femme un manoir hanté, sont poursuivis par les fantômes de était hantée par le fantôme d’elle-même depuis des
tétanisée d’effroi sur son lit. Les effets fantomatiques de leur passé (au sens propre comme au figuré), Mike décennies), “The Haunting Of Hill House” se termine en
ce style, le metteur en scène de “The Haunting Of Hill Flanagan rejoint la folie intérieure dévastatrice d’âmes apothéose avec une vision de la mort assez poétique.
House” les a auparavant bien rodés. Né à Salem (ça ne de “Shining” de Stanley Kubrick. Carrément ! Jonglant, Comme si l’au-delà se mêlait aux étoiles, au temps
s’invente pas) il y a quatre décennies, Mike Flanagan via de nombreux allers-retours, entre présent et passé, qui passe et à l’éternité... (en diffusion sur Netflix) o
a tourné quelques longs métrages obscurs avant de
se faire repérer en 2013 avec “The Mirror”, où une
jeune femme voit sa vie brisée par un miroir maléfique.
Adulé par une bonne partie des fans de fantastique,
“The Mirror” était pourtant loin d’être le film
13 Cauchemars
d’épouvante de l’année. Idem pour ses deux suivants : De La Hammer (Elephant Films)
“Ne T’Endors Pas” (les cauchemars d’un enfant qui L’aspect gothique forcené des décors de “The Haunting Of Hill House” doit
prennent forme quand il dort) et le nettement plus beaucoup aux films fantastiques et d’épouvante de la Hammer, mythique
commercial “Ouija : Les Origines” (une petite fille compagnie de production anglaise qui, de la fin des années 50 aux années 70,
possédée par un esprit maléfique). Deux films qui a de nouveau mythifié le genre dans une magnifique somptuosité stylistique
respectaient, de manière un peu simple, le cahier (les techniciens de ces films étaient souvent les mêmes que dans les années 30
des charges de l’épouvante californienne. Pour et 40) et ce malgré des budgets limités. Preuve avec ce magnifique coffret
de 13 films, dont les titres résument assez bien les films : “La Fille De Jack L’Eventreur”,
autant, Flanagan y faisait preuve d’une certaine
“Le Cirque Des Vampires”, “Le Fantôme De L’Opéra”, “La Nuit Du Loup-Garou”
habileté technique. Notamment en évitant les effets
ou “Le Spectre Du Chat”. Seul “Les Sévices De Dracula” est un brin mensonger
faciles (dont les fameux jump scare, changement brutal puisque le célèbre comte vampire ne s’appelle pas Dracula mais Karstein.
dans un plan destiné à faire sursauter le spectateur),
lie agaçante du cinéma d’horreur contemporain...

DECEMBRE 2018 R&F 101


DVD musique PAR JEROME SOLIGNY

Vingt-neuf ans après y avoir

David Bowie
“GLASTONBURY 2000”
Warner

FIN JUIN 1971. David Bowie monte des pantalons taille haute, très amples,
sur scène, seul, lors de la deuxième et donnaient l’impression d’être frère
édition du festival de Glastonbury et sœur. Il avait les cheveux hyper longs
qui rassemble à peine plus de six mille et, elle, extracourts. Le festival étant
personnes. La faute à une mauvaise terriblement mal organisé, nous avons
organisation, il n’y chantera qu’un attendu des heures. Les groupes ont
peu avant l’aube, mais sa prestation joué en retard, trop longtemps et les
sera qualifiée de magique par de techniciens qui travaillaient dans la
nombreux spectateurs, parmi lesquels pyramide étaient tous sous acide !
le futur cinéaste Julien Temple (qui C’était ambiance peace and love,
n’en croira pas ses yeux) et Mick tout ça, mais, à un moment, on s’est
Farren, écarté des Deviants (les trois tout de même demandé si la prestation
autres membres du groupe deviendront de David n’allait pas être annulée.
les Pink Fairies) et alors sur le point de Finalement, il été contraint de passer
se consacrer principalement à l’écriture. le lendemain, vers cinq heures du
La femme de Bowie et leur amie matin. Au pied de la pyramide, dans la
chanteuse Dana Gillespie, interviewée boue, les festivaliers ont commencé à
pour cette chronique, étaient ouvrir l’œil alors que le soleil dardait
du voyage : “David, Angie et moi ses premiers rayons, au son de
sommes allés à Glastonbury en train. ‘Memory Of A Free Festival’...
Une fois sur place, il n’y avait personne Les gens sont sortis de leurs tentes
pour nous amener sur le site et nous pour accueillir cette nouvelle journée et
avons dû marcher un bon bout de il chantait, tout seul avec sa guitare.”
chemin. David et Angie portaient

102 R&F DECEMBRE 2018


joué pour la première fois
En fait, David Bowie était programmé le devant un public de plus de quatre-vingt
22 juin, en début de soirée, juste avant mille personnes, essentiellement
Gong, mais à cause du retard, il n’a joué britannique. Dire que David Bowie
que le lendemain. Il s’est produit sur la va donner là un des concerts de sa vie
Pyramid Stage, copie au 1/10ème de la est un euphémisme et ceux qui y ont
pyramide de Gizeh, dessinée par Bill assisté sont (re)tombés sous le charme
Harkin et construite à l’occasion de du singer-songwriter, humble et
cette édition du festival. Il s’agissait conquérant puisque capable d’ouvrir
d’une sorte d’échafaudage entouré son show avec une ballade comme
de triangles de toile tendue et ouvert “Wild Is The Wind” et de le clore par
côté scène. Bowie n’a chanté que “I’m Afraid Of Americans”, extraite
sept chansons ce matin-là, dont de “Earthling” (aucun titre de “Hours...”
“Changes”, pour la première fois n’a été joué ce soir-là). Entre ces
en public. A sa grande surprise, une deux extrêmes, Bowie, secondé par un
jeune femme, dans un état tertiaire, groupe impeccable et respectueux des
l’a rejoint sur les planches pour arrangements originaux, s’est donné
chanter quelques harmonies vocales. à fond, ne reculant devant aucun hit
(“China Girl”, “Ashes To Ashes”,
FIN JUIN 2000. Lors de son second “All The Young Dudes”) et laissant
passage à Glastonbury, en vedette Earl Slick s’exprimer, notamment
cette fois, David Bowie va inaugurer la sur les titres de “Station To Station”
version la plus récente de la Pyramid (dont il était, avec Carlos Alomar, l’autre
Stage. Dans une de ses interventions guitariste). Histoire de faire jaser ceux
parlées entre les morceaux, il fera qui mettaient déjà ses années 80
allusion à cette choriste de 1971. en doute, David Bowie leur a asséné
Quelques mois plus tôt, Earl Slick a “Under Pressure” (en duo avec Gail
reçu le coup de téléphone que, plus ou Ann Dorsey), “Absolute Beginners”
moins inconsciemment, il attendait. et une version de “Let’s Dance”, telle
Après les quelques concerts donnés qu’il la jouera jusqu’à la fin de sa
dans la foulée de la parution de carrière de performer, avec une intro
“Hours...” en 1999, David Bowie en a bluesy. Concentré sur son chant (pas
accepté une poignée d’autres, l’été d’effets de costume, il n’a tombé la
suivant, dont un sur la grande scène de veste McQueen que pour une autre,
Glastonbury, vingt-neuf ans après y sombre et terriblement seyante),
avoir joué pour la première fois. Slick, David a un peu échangé avec le
qui n’a plus tenu la guitare lead chez public et, c’était visible, l’émotion
Bowie depuis le Serious Moonlight Tour l’a gagné à plusieurs reprises.
en1983, va reprendre du service dans
un groupe dont le directeur musical, NOVEMBRE 2018. David Bowie est
suite au départ de Reeves Gabrels, mort depuis presque trois ans. La major
est Mark Plati. Avant de traverser qui distribue ses disques et concerts
l’Atlantique, David Bowie et ses (enregistrés et donc filmés – à la
musiciens ont répété à New York, différence des Rolling Stones, le
notamment des tubes dont les fans Bowie Estate met tous ses œufs dans le
ont été privés durant l’essentiel des même panier) vient de publier le coffret
années 90. Deux concerts de chauffe “Loving The Alien” et a annoncé la mise
vont être donnés les 16 et 19 juin en vente du concert de Glastonbury
à la Roseland Ballroom à New York. pour le 30 du mois qui précède celui
Le 25, la petite troupe se rend de de Noël. Malin. Les Beatles agissaient
Londres au site du fameux festival. de la même manière. “Glastonbury
En autocar, elle va mettre près de 2000” sera disponible en versions
quatre heures à effectuer les deux cents vidéo et audio (DVD, CD, vinyle...)
kilomètres de route et, à cause d’une et curieusement pas en Blu-ray,
climatisation mal réglée, la moitié des le standard actuel. L’artwork en a
musiciens, dont Bowie, en descendront été confié à Jonathan Barnbrook,
souffrants. Mais il en aurait fallu plus designer branchouille des pochettes
pour lui entacher le moral : dans une de “Heathen”, “The Next Day” et
veste longue coupée par Alexander “Blackstar”. C’est dire, si tout cela
McQueen, et portant ses cheveux aussi est sérieux et à quel point ceux qui
longs qu’en 1971, il grimpe sur scène commercialisent les archives du
disparu savent choyer les vaches. A lait.

DECEMBRE 2018 R&F 103


Bande dessinée PAR GEANT VERT

Jupitérien
Dans la série des petits métiers dont on pense grand bien mais que personne ne
souhaite faire, il y a celui exercé par Romain Dutter : coordinateur culturel en milieu
pénitentiaire. Après dix ans passés à la prison de Fresnes, il a choisi de raconter son
expérience dans “Symphonie Carcérale” (Steinkis) où il explique la difficulté
de concilier bonne volonté et règlement administratif. Fan de musique, il raconte les
concerts qu’il a réussi à organiser pour changer le quotidien des détenus. Et, à la lecture
de ces pages, on comprend assez rapidement combien son sacerdoce est basé sur la
confiance mutuelle dans un milieu où ce sentiment n’est pas la sensation ressentie en
premier. Sobrement illustrée par le dessinateur Bouqé, cette symphonie culturelle revient
sur les grands moments de la musique carcérale comme Johnny Cash à Folsom,
Metallica à San Quentin ou les Sex Pistols à Chelmsford. Inspiré à l’auteur d’une expérience
acquise en travaillant dans une prison du Honduras auprès de membres d’un gang,
ce livre contient nombre de propositions intelligentes qui se doivent d’être lues.

Grande découvreuse de pépites oubliées, la maison Délirium frappe fort avec


“La Ballade De Halo Jones”, une œuvre de jeunesse du duo Alan Moore
et Ian Gibson. Parue chez 2000 AD entre 1984 et 1986,
l’histoire ici présentée a surpris à l’époque le lectorat de
la revue, car Halo Jones, l’héroïne, est une teenager du
futur qui s’ennuie et n’a aucun superpouvoir. Mal reçue
à sa sortie, cette histoire qui montre tous les ravages de
l’ultralibéralisme prend aujourd’hui tout son sel. Dans cette
dystopie, les boulots sont si rares qu’ils sont tirés à la loterie
tandis que les perdants restent à glander toute la sainte
journée grâce au revenu universel. Ce qui est frappant dans
cette nouvelle édition, au-delà de son côté prémonitoire,
c’est la dimension incroyable que prend l’histoire
maintenant qu’elle a été colorisée par Barbara Nosenzo.
Une BD carte postale envoyée d’un monde jupitérien.

Plus excessivement hédoniste que l’intégralité


d’un peloton cycliste, Fréhel demeure, incontestablement,
une championne du destroy. Après avoir influencé
le gratin de la chanson réaliste française des cent
dernières années, il devenait urgent qu’un dessinateur
raconte tout ça. C’est chose faite avec le très beau
roman graphique “Fréhel” (Nada) magnifiquement
peint à l’aquarelle par Johann G Louis. Dans cette
biographie respectueuse des faits, l’auteur reprend la chronologie
du chaos qu’à été la vie de l’artiste, depuis sa naissance, d’une mère
concierge et prostituée occasionnelle, jusqu’à sa mort solitaire, dans
une chambre de bonne de Pigalle. On y croise les chanteurs de l’époque,
des amours incroyables et des dépits encore plus grands. Puis, c’est la
coke et le yoyo sordide entre la presque rédemption et la rechute annoncée.
En moins de 300 pages, l’auteur démontre que l’autodestruction
d’un artiste ne peut rien contre la pérennité de son talent.

Dans “Ma Vie D’Artiste” (Delcourt), Mademoiselle Caroline


détaille avec une grande drôlerie toutes les galères auxquelles on ne
pense pas le jour où l’on décide d’entrer dans la carrière de dessinatrice.
Au fil des pages, celle-ci fait preuve d’un optimisme indécrottable pour
raconter la réalité de son labeur. Ainsi, pour les débuts, et à l’instar
des musiciens, il faut produire en masse avant d’attirer l’attention.
Le conseil qui émane de certaines planches est de s’accrocher sévère,
tant les embruns sont fréquents autour du frêle esquif de la création.
Florilège de styles graphiques pour autant de chapitres, l’ouvrage
permettra à beaucoup de faire le bon choix au moment décisif. ❏

Le gros plan du Géant


Une chose qui est bien indissociable de la l’aise dans ses baskets au sein d’une société égoïste,
musique, c’est la mode. Et rien que pour cela, mégalomane et arriviste. Parues à l’origine dans
aucun avocat ne viendra défendre les années les pages du magazine Weirdo, dirigé par Crumb et
80 ; et certainement pas l’œil inquisiteur de l’ex-égérie des Fugs Aline Kominsky, les aventures de
Robert Crumb quand il raconte l’époque Mode O’Day peuvent être lues comme un catalogue
dans “Mode O’Day” (Cornélius) à travers de déviances comportementales de personnes
les tribulations d’une jeune femme plus qu’à prêtes à tout pour terminer sous les projecteurs.

104 R&F DECEMBRE 2018


Aède édenté Livres PAR AGNES LEGLISE

Vous êtes au bon endroit. Noël c’est quasiment demain et son cortège d’angoisses existentielles grossit au fur et à
mesure que la date se rapproche. Sauf que, ô miracle, vous trouverez ici les cadeaux parfaits, culturels donc chic,
pas très chers et carrément beaux. Et tous publics, oui, parce que même votre beau-père a été jeune un jour
et a alors secoué sa coupe mulet sur des musiques dont la seule évocation lui rappellera des bons souvenirs
et que même votre petit boutonneux de cousin sait que le rock c’est cool, il l’a vu sur Instagram.

Imagine Bob Dylan, A Year And A Day dans ce thème un


JOHN ET YOKO DANIEL KRAMER exercice facile et
E/P/A Taschen plaisant, tandis que
“Imagine” de John et Yoko est un de ces exemples C’est sûrement parce que Bob Dylan est devenu d’autres écrivent
parfaits de livres qui réjouiront à coup sûr l’heureux un personnage si énigmatique que “Bob Dylan, autour de leur
récipiendaire. Le cinquantenaire de “Imagine” n’est A Year And A Day “, ce livre de photos prises en 1964 passion pour
que dans trois ans mais Yoko Ono, 85 ans elle-même, et 1965, d’un très jeune Bob Dylan est un livre si le musicien
a, prudemment, préféré sortir maintenant une fascinant. Passer une année à photographier si photographié ou
véritable armada de documents sur l’album mythique. librement quelqu’un comme Dylan est, bien entendu, d’autres encore s’en
Courts métrages, coffret de CD et beau livre forment une expérience unique pour un photographe mais si, inspirent pour des
donc un ensemble complet et absolument définitif, en plus, cette année-là tombe en 1964, c’est-à-dire fictions, ça parle
quoique ce livre soit en fait la clé centrale qui éclaire pile au moment où Dylan va se transformer et d’amours, de stars
les autres. C’est Yoko Ono qui a supervisé cette transformer sa musique radicalement, on peut dire qui te piquent ta
somme et c’est, sans aucun doute, sa patte qui donne que c’est une chance exceptionnelle. Chance que ne copine, d’aède
à la lecture de ce livre pointilleusement exhaustif, le pouvait, certes, pas imaginer Daniel Kramer, quoiqu’il édenté — oui, bien
sentiment prenant d’entrevoir et de partager un peu ait été suffisamment frappé par une apparition de sûr, c’est Shane McGowan — de lunettes, de Zack
de la magie de ces journées d’enregistrement et de Dylan à la télé, pour le poursuivre longuement avant de la Rocha — deux fois — et de mort aussi, celle
tournage. C’est aussi l’occasion d’un mea culpa que d’obtenir la permission de le photographier. Ce fut le de nos idoles ou de nos petits rêves, formant ainsi
l’on souhaiterait général car si les amateurs d’art début d’une longue et très fructueuse collaboration — un parfait écrin aux photos intemporelles d’Epinette.
savaient depuis longtemps que Yoko Ono est une entre autres, les pochettes de “Highway 61 Revisited”
artiste à part entière, le monde du rock a, par et “Bringing It All Back Home” et cinquante ans
préjugés racistes et/ ou misogynes, toujours accusé plus tard, la couverture du livre “Tarantula” — Tricatel Universalis
la pourtant brillante Yoko d’avoir détourné Lennon de dont ce livre trilingue (français, anglais, allemand) JEAN-EMMANUEL DELUXE
sa mission et évincé McCartney et, donc, les Beatles rend magnifiquement compte. 1964 fut donc l’année Cocorico
de leur vie. On charnière pour Bob Aussi original que son fondateur, le label Tricatel
comprend mieux, Dylan qui révolutionna réinvente la musique avec le même esprit de traverse,
à lire les multiples non seulement sa voire de contradiction que Bertrand Burgalat affiche
témoignages — musique mais celle et explore depuis plus de vingt ans. Compositeur,
chaque participant, des autres en passant et producteur, arrangeur, c’est sous le couvre-chef
de près ou de loin, produisit alors — jamais cet élégant ne porterait de casquette — de
est interviewé ses œuvres les plus patron de label que Burgalat, avec l’humour et le recul
ou ses anciens significatives. Ce littéral qui le caractérise, raconte à Jean-Emmanuel Deluxe,
entretiens sont portrait de l’artiste les aventures musicales et amicales qui ont construit
cités — la force du en jeune homme est Tricatel. Aventures musicales partagées avec toutes
lien qui l’unissait d’autant plus touchant sortes d’artistes, des musiciens, des vidéastes,
à Lennon, à quel que l’on devine sur des graphistes sinon hors normes, du moins hors
point Yoko Ono les clichés à quel mainstream et aventures amicales avec les mêmes,
est différente des point il était déjà vu que forcément, vivre ce “désastre” comme dit
clichés colportés sur elle et l’importance de son l’être complexe que l’on connaît aujourd’hui, tout en Burgalat, ça crée des liens. Femmes exceptionnelles,
influence sur John Lennon et donc sur “Imagine”. discernant aussi clairement le changement profond qui comme Ingrid Caven, Valérie Lemercier ou April March
“Nous aimerions que l’on se souvienne de nous s’opérait alors en lui. Amoureux, rigolard ou profond, ou hommes exceptionnels, Robert Wyatt, Jonathan
comme des Romeo et Juliette des années 70” disait sur scène ou en studio, dans des petits hôtels ou des Coe ou Jean-Jacques Schuhl, les artistes de Tricatel
Lennon, ce livre, sans aucun doute, y contribuera. restaus sur la route, concentré ou joueur, c’est un ont toujours en commun l’originalité, la créativité et
Dylan inhabituel que ces images nous montrent, un l’intelligence, ce qui n’a jamais été, paradoxalement,
Dylan tout aussi intense et mystérieux mais plus la recette pour gagner de l’argent facilement dans le
romantique, peut-être simplement plus libre. music-hall mais a
quand même permis,
TOP 5 Rock Fictions
vaille que vaille, la
survie du label et la
LIVRES MUSIQUE CAROLE EPINETTE
Cherche Midi
sortie d’un paquet de
disques formidables.
(source Gibert Joseph) Sans images, sans photos, quelle aurait été l’histoire Tricatel était à
01 “Rock : Ma Vie Est Un Roman” du rock ? Nos jeunes âmes d’adolescents auraient- l’origine le nom d’un
PHILIPPE MANŒUVRE (Harper & Collins) elles été marquées aussi profondément si les affreux industriel de
musiciens de rock n’avaient pas eu, aussi, les photos malbouffe dans le
02 “Bruce Dickinson : pour faire passer leurs messages initiaux de rébellions chef-d’œuvre qu’est
L’Autobiographie : A Quoi Sert Ce et de différences assumées ? Le nombre de clichés “L’Aile Ou La Cuisse”,
Bouton ?” BRUCE DICKINSON (Talebt Editions) devenus mythiques prouve leur importance et leur ce film où Coluche et
influence est en fait si grande qu’elle dépasse de Funès, humour
03 “Led Zeppelin : La Totale” Jean-Michel largement le champ de la musique et déborde sur bonhomme pour l’un
GUESDON & PHILIPPE MARGOTIN (EPA)
l’art, la mode et même la littérature. Carole Epinette, et manières impeccables pour l’autre, unissent leurs
04 “The Flame” LEONARD COHEN (Seuil) talentueuse photographe de rock, a, par une sombre forces par amour du patrimoine culinaire français et
nuit d’hiver, eu l’idée pas saugrenue du tout de fierté de l’ouvrage bien fait et l’on peut se demander
05 “I Am Brian Wilson : demander à des auteurs, journalistes et poètes maintenant si, plus qu’un nom marrant, ce choix
Le Génie Derrière Les Beach Boys” d’écrire des textes autour de ses photos. Ça tombe de Tricatel n’annonçait pas, là, en douce le strict
BRIAN WILSON & BEN GREENMAN (Castor) bien, quelques uns de ces auteurs on les aimait déjà, cahier des charges pour “une musique... spirituelle,
Thomas Vinau, Thomas VDB par exemple, trouvent subtile, dosée” qu’il respecte encore et toujours. ❏

DECEMBRE 2018 R&F 105


Agenda concerts PAR MARC LEGENDRE

TOP15
VINYLES
SEPTEMBRE 2018

Paris
NOVEMBRE
20 NOVEMBRE
The Cat Empire (Bataclan) ● Barns Courtney
(Supersonic) ● Nicolas Fraissinet (Boule
Noire) ● Lauryn Hill (AccorHotels Arena)
● Lovebites (Nouveau Casino) ● Halo Maud
01 JOHNNY HALLYDAY (Maroquinerie) ● Minuit (Cigale) ● Natalie
Prass (Café de la Danse) ● John Smith,
“Mon Pays C’Est L’Amour”
Josienne Clake & Ben Walker (Point
Warner
Ephémère) ● The Sore Losers (Olympic Café)
02 LADY GAGA 21 NOVEMBRE
& BRADLEY COOPER The Breeders (Trianon) ● Bring Me The
“A Star Is Born” Universal Horizon (Zénith) ● Eden (Yoyo) ● Garage
Dayz (Tribute Metallica) (Casino de Paris)
03 MYLENE FARMER ● Ghost Notes (Badaboum) ● Lauryn Hill
“Désobéissance” Sony Music (AccorHotels Arena) ● The Holydrug Couple
et Hoorsees (Point Ephémère) ● Talib Kweli
04 DOMINIQUE A (Trabendo) ● Ray Lema (Petite Halle)
“Fragilité” Wagram ● Mariama (Café de la Danse) ● Miossec,
Terrenoire et WH Lung (Gaîté Lyrique)
05 AMY WINEHOUSE ● Malina Moye (New Morning) ● Medecine
“Back To Black” Universal Boy, The Blind Suns et Nebula Glow
(Supersonic) ● No One Is Innocent (Cigale)
● Rat Boy (Maroquinerie) ● Ian Scott, Ricky
06 RAGE AGAINST
Norton, Egon Kragel et The Rat Pack
THE MACHINE
Orchestra (Théâtre de Ménilmontant)
“Rage Against The Machine” ● Whispering Sons (Olympic Café)
Sony Music
22 NOVEMBRE
07 DAFT PUNK

Photo Shelby Duncan-DR


Bad Fat et Napoleon Maddox (New Morning)
“Random Access Memories” ● John Grant, Touts, Queen Zee et
Sony Music Fontaines D.C. (Gaîté Lyrique) ● Kero Kero
Bonito (Olympic Café) ● Klone, Kadinja,
08 MASSIVE ATTACK Uncut et Cloud Cuckoo Land (Gibus)
“Mezzanine” Universal ● Lo-Fang (Pop Up du Label) ● Tom
Misch et Barney Artist (Casino de Paris)
09 LOUISE ATTAQUE ● Scout Niblett et Miles Oliver (Petit Bain) Brigitte : 14, 15 et 16 décembre salle Pleyel
“Louise Attaque” Universal ● Lil Pump (Elysée Montmartre) ● Palatine
(Maroquinerie) ● Shaka Ponk (Cigale) ● ● Evidence (Bellevilloise) ● Lil Pump (Palace)
10 LOU REED Soom T et Omar Perry (Trabendo) ● Tample 24 NOVEMBRE ● Lene Lovitch Band (Supersonic) ● Marteria
“Transformer” Sony Music (Café de la Danse) ● Zimmer (Badaboum) Deeboy, Dru Bex, Vituoz et Lil Christ (Boule & Casper (Trabendo) ● The Rose (Yoyo)
Noire) ● Geometric Vision et Solveig
11 SHAOLIN SOUL 23 NOVEMBRE Matthildur (Supersonic) ● Jethro Tull 26 NOVEMBRE
Alice Phoebe Lou (Petit Bain) ● Angèle by Ian Anderson (Salle Pleyel) ● Loud, Jean-Louis Aubert (Théâtre Dejazet) ●
“Episode 4” Warner (Trianon, complet) ● As It Is, Trash Boat, Krisy, Octavian et Duckwrth (Gaîté Lyrique) Blanco White (Boule Noire) ● Corine (Trianon)
Holding Absence et Courage My Love ● Lydmor (Olympic Café) ● Merzhin ● Sam Fender (Pop Up du Label) ● First
12 PINK FLOYD (Boule Noire) ● The Frights (Supersonic) (Maroquinerie) ● Seefeel, Birdpen et Aid Kit (Salle Pleyel) ● Grand Blanc (Cigale)
“Dark Side Of The Moon” ● Husky (Maroquinerie) ● My Brightest Grimlake (Point Ephémère) ● Shaka ● Public Service Broadcasting (Backstage)
Warner Diamond et Ian Chang (Trabendo) ● Myth Ponk (Cigale) ● Lucy Sparggan (Pop Up ● Rosedale et Henrik Freischlader (New
Syzer, Lolo Zouaï, Johan Papaconstantino du Label) ● Trentemoller (Nuits Fauves) Morning) ● The Saxophonese et Orouni
13 SUPERTRAMP et Cuco (Gaîté Lyrique) ● Shaka Ponk (Cigale) (Point Ephémère) ● Talos et Christof Van
“Crime Of The Century” ● Trepaneringsritualen, Kollaps 25 NOVEMBRE Der Ven (Olympic Café) ● Triptides, 39th
Universal et Verset Zero (Gibus) The Dire Straits Experience (Salle Pleyel) & The Nortons et Alma Real (Supersonic)

14 MICHAEL JACKSON
“Thriller” Sony Music

15 TWENTY ONE PILOTS


“Trench” Warner
PrévisionsParis //////////////////////////////////
Uriah Heep : 22/01/19 (Cigale), Basement : 28/1 (Maroquinerie), The Residents : 2/2 (Gaîté Lyrique), Blood Red Shoes : 8/2 (Point Ephémère),
Rival Sons : 9/2 (Bataclan), Slash featuring Myles Kennedy & The Conspirators : 22/2 (Zénith), Twenty One Pilots : 11/3 (AccorHotels Arena,
complet), White Lies : 19/3 (Trabendo), Dead Can Dance : 10 et 11/5 (Grand Rex), Metallica, Ghost et Bokassa : 12/5 (Stade de France, complet),
Archive : 16/5 (La Seine musicale), Rammstein : 13/9 (Paris La Défense)

106 R&F DECEMBRE 2018


27 NOVEMBRE 4 DECEMBRE
A-Vox (Point Ephémère) ● Jean-Louis Aubert Amigo The Devil (Boule Noire) ● As
(Théâtre Dejazet) ● Cabadzi x Blier (Gaîté I Lay Dying (Maroquinerie) ● The Cadillac
Lyrique) ● Etienne Daho et Unloved (Olympia) Three (Les Etoiles) ● Barbara Carlotti (Gaîté
● Intergalactic et Miegeville (Supersonic) Lyrique) ● Elisapie, Milk & Bone et Mark
● Theo Lawrence & The Hearts (Trianon) Berube (Bellevilloise) ● H.E.A.T (Petit Bain)
● Mudhoney (Trabendo) ● Nervus, Great ● Mammal Hands (Cigale) ● Marduk,
Wight et Secret Co-Headliner (Olympic Café) Archgoat et Vlakyrja (Machine du Moulin
● Scooter (Zénith) ● Seinabo Sey (Les Etoiles) Rouge) ● The Musical Box (Salle Pleyel)
● Nina Nesbitt et Lewis Capaldi (Point
28 NOVEMBRE Ephémère, complet) ● Skepta (Yoyo)
Adult (Petit Bain) ● Biffty & DJ Weedim ● Vendredi-sur-Mer (Trianon)
(Cigale) ● Etienne Daho et Unloved (Olympia) ● Alan Walker (Olympia)
● Chris Garneau (Badaboum) ● The
Headhunters (New Morning) ● Kazy Lambist 5 DECEMBRE
(Trianon) ● Paul McCartney (La Défense Calpurnia (Alhambra) ● Wesley Fuller
Aréna) ● Maren Morris (Maroquinerie) et Dirty Sound Magnet (Supersonic)
● Musset et Gilles (Point Ephémère) ● Mavi ● Julia Holter (Petit Bain) ● Ben Howard
Phoenix (Pop Up du Label) ● Seasick Steve (Zénith) ● Winston McAnuff & Fixi (104)
(Bataclan) ● Sundays & Cybele (Supersonic) ● Mac Ayres (Boule Noire) ● Mysticum,
Furia et Au-Dessus (Le Flow)
29 NOVEMBRE ● Otzeki et Corps (Maroquinerie)
Jean-Louis Aubert (Théâtre Dejazet) ● Cosmo Sheldrake (Badaboum)
● Birds In Row, Ken Mode et Coilguns (Petit ● Warmduscher (Point Ephémère)
Bain) ● Etienne Daho et The Pirouettes ● Charlie Winston (Elysée Montmartre)
(Olympia) ● Esben and the Witch (Point
Ephémère) ● Interpol (Salle Pleyel) 6 DECEMBRE
● Thérapie Taxi (Bataclan) ● George Agar Agar (Olympia) ● Bladee (Pop Up
Fitzgerald (Badaboum) ● Odezenne (Trianon, du Label, complet) ● General Elektriks
complet) ● River Whyless (Pop Up du Label) (Maroquinerie) ● Jesus Volt (Boule Noire)
● Tahiti 80 (Maroquinerie) ● Teeers (Boule ● The KVB (Badaboum) ● A Perfect
Noire) ● Jo Wedin (International) Circle (Zénith) ● Rüfüs Du Sol (Trabendo)
● Wet (Olympic Café) ● Spoke’s Beard et Flower Kings
(Machine du Moulin Rouge) ● Storm
30 NOVEMBRE Orchestra (Supersonic)
Jean-Louis Aubert (Théâtre Dejazet)
● Don Bryant & the Bo-Keys (New Morning) 7 DECEMBRE
● Etienne Daho et Unloved (Olympia) August Burns Red (Machine du Moulin Rouge)
● Mick Harvey (Petit Bain) ● Hippocampe ● Black Box Revelation (Point Ephémère)
Fou (Trianon) ● Johnny Mafia (Maroquinerie) ● Mariah Carey (AccorHotels Arena)
● Nothing (Gibus) ● One Shot Lili et ● Cypress Hill (Zénith) ● General Elektriks
Grise Cornac (Manufacture Chanson) (Maroquinerie) ● Long Distance Calling
● Talos (Pop Up du Label) ● Thérapie (Backstage) ● Paint (Pop Up du Label)
Taxi (Bataclan) ● Ben Ufo (Concrete) ● Roni Size (Trabendo) ● Sean Nicholas
● Vague et Gliese and Kepler (Supersonic) Savage, Aporia et Dick Turner (Supersonic)
● Skeletonwitch et Mantar (Petit Bain)
● UB40 (Olympia)

DECEMBRE 8 DECEMBRE
Lily Allen (Trianon) ● Aura Noir et
1er DECEMBRE Obligations (Petit Bain) ● Les Fatals Picards
Bakermat (Elysée Montmartre) ● Blitzkrieg, (Elysée Montmartre) ● The Hunna (Les Etoiles)
Ares et Beggars (Le Klub) ● The Chasing ● Nelick (Maroquinerie) ● Storm Orchestra,
Monster, A Burial at Sea et Noise Above The Luna Spark et My Thinking Face
The Ocean (Supersonic) ● Etienne Daho (Supersonic) ● Vulcain (Gibus) ● The Wave
et Unloved (Olympia) ● Nino D’Angelo Pictures et Saintseneca (Point Ephémère)
(Bataclan) ● Guérilla Poubelle (Trabendo)
● Iam (Salle Pleyel) ● Kindred The Family 9 DECEMBRE
Soul et Conya Doss (New Morning) ● SG All That Remains (Glazart) ● Bury
Lewis (Badaboum) ● Molécule, Jeff Mills, Tomorrow, 36 Crazyfists et Cane Hill (Petit
Deux Boules Vanille, Nicolas Horvath, Bain) ● Moriarty (Philharmonie) ● Skegss
Ensemble Links et Renart (Gaîté Lyrique) et Dumb Punts (Point Ephémère)
● The Night Flight Orchestra et Black ● Uncle Acid and the Deadbeats
Mirrors (Petit Bain) ● Orchestre Orange, et L.A. Witch (Maroquinerie)
Mad Rey aka Quentin Leroy et Hugo LX
(Pan Piper) ● L’Or du Commun (Cigale) ● 10 DECEMBRE
47ter (Café de la Danse) ● Sir The Baptist & Bumcello (Maroquinerie) ● Cloves (Les Etoiles)
Donald Lawrence (Maroquinerie) ● Ryley ● Kalmah, Vreid et Slegest (Backstage)
Walker et Andrew Tuttle (Point Ephémère) ● Moriarty (Philharmonie) ● Jean-Louis
Murat (Café de la Danse) ● Sons Of
2 DECEMBRE An Illustrious Father (Nouveau Casino)
Beak> (Café de la Danse) ● Boy George
& Culture Club (Opéra Garnier) ● Chassol 11 DECEMBRE
(Philharmonie) ● Etienne Daho et Unloved Caliban, Lionheart et Bad Omens (Trabendo)
(Olympia) ● Devotchka (Nouveau Casino) ● Chase Atlantic (Les Etoiles) ● Ensiferum
● Grégory Alan Isakov et Joe Purdy (Machine du Moulin Rouge) ● Jungle
(Maroquinerie) ● Kamaal Williams (Cigale) By Night (Petit Bain) ● Jean-Louis
Murat (Café de la Danse) ● Fred Nevche
3 DECEMBRE et Ali Danel (Point Ephémère)
Black Stone Cherry (Elysée Montmartre)
● Dimmu Borgir, Hatebreed, Kreator et 12 DECEMBRE
Bloodbath (Olympia) ● Caleborate et Dillon Brigitte (Salle Pleyel, complet) ● Lio (Café
Cooper (Bellevilloise) ● Daran et Sarah de la Danse) ● Nova Materia (Maroquinerie)
Toussaint-Léveillé-Moran (Maroquinerie) ● One Ok Rock (Bataclan) ● Subsonica
● Delgres (Café de la Danse) ● Miya (Trabendo) ● Whyte Horses (Point Ephémère)
Folick (Supersonic) ● Idles (Bataclan) ● Zeal & Ardor (Cigale)
● Mournful Congregation (Backstage)
● Pardans (Olympic Café)

DECEMBRE 2018 R&F 107


PhotoJack Parker-DR
The Warmduscher le 4 décembre au Mc Daid’s (Le Havre) et le 5 au Point Éphémère

13 DECEMBRE 30, Bordeaux (Rock School Barbey) ● Bern


Hinds (Trabendo) ● Steve Hogarth Hoft & The Fashion Bruises et Laurence :
(Marillion) (Eglise Ste Eustache) ● The 28, Lille (Splendid) ● Biga Ranx, OBF,
Orielles, Boy Azooga et Shopping Mungo’s Hi Fi, Horace Andy, Sy & Robbie
(Maroquinerie) ● Gaëtan Roussel (Salle Pleyel) et Don Letts : 24, Aubervilliers (Docks de
● Le Villejuif Underground, Bryan’s Magic Paris) ● The Black Box Revelation et
Tears et Sons Of Raphael (Bellevilloise) Triggerfinger : 21, St-Nazaire (VIP) ● 24,
Montauban (Rio Grande) ● 25, Niort (Camji,
14 DECEMBRE avec Birdstone) ● 27, Riorges (salle du Grand
Brigitte (Salle Pleyel, complet) ● Bumcello Marais) ● 28, Montluçon (Embarcadère) ●
(Maroquinerie) ● Flohio, Wwwater et 30, Strasbourg (Laiterie) ● Black Roots : 20,
Lala&ce (Bellevilloise) ● Claire Laffut (Point Angoulême (Nef) ● 21, Bordeaux (Rock School
Ephémère) ● Milk Live Music Curated by Barbey) ● 22, Biarritz (Atabal, avec Devi Reed) ●
Yannis Philippakis (Foals) et Dagga Domes 23, Nantes (Stérolux, avec Roots Ark Trio) ● 24,
(Maroquinerie) ● New Model Army (Trabendo) Brasparts (ferme de Gwernandour) ● Don
● Pusha-T (Bataclan) ● Shame (Elysée Bryant & The Bo-Keys : 20, Nice (forum Nice
Montmartre) ● 3T (Nouveau Casino) Nord) ● 21, Montpellier (Rockstore) ● 24, La
Roche-sur-Yon (Fuzz’Yon, avec Alexis Evans) ●
15 DECEMBRE 25, Limoges (Opéra Théâtre) ● 27, Montigny-le-
Jacob Banks (Trianon) ● Brigitte (Salle Bretonneux (Salle Jacques-Brel) ● 28, Reims
Pleyel, complet) ● Clutch (Elysée Montmartre) (Cartonnerie) ● 29, Rouen (106) ● Civil War,
● Disco Is Not Dead (Boule Noire) ● Kawai Lost In Pain, Scarlet Anger et Abstract
Bukkake, McFly & Carlito, Joe La Mouk et Rapture : 24, Esch-sur-Alzette (L, Kulturfabrik)
PV Nova (Bataclan) ● Manudigital (Trabendo) ● Delgres : 30, Clermont-Ferrand (Coopé)
● Meridian Brothers, Thomas De ● Endless Boogie : 24, Boulogne-Billancourt
Pourquery et Supersonic (Maroquinerie) (Carré Bellefeuille) ● Ensiferium et Bridear :
● One Night Stand (Philharmonie) ● The 24, St-Dizier (Les Fuseaux) ● Nils Frahm :
Rebels Of Tijuana et Bonne Nouvelle 22, Lyon (Auditorium) ● 22, Nîmes (Paloma)
(Supersonic) ● Revocation, Archspire, ● The Hi-Lites et Horsebites : 21, Genève
Soreption et Rivers Of Nihil (Petit Bain) (CH, Makhno) ● 22, Metz (Troubadour) ●
● Liza Shaddad (1999) 23, Besançon (PDZ) ● Idles : 20, Lausanne
(CH, Docks) ● 23, Feyzin (Epicerie Moderne) ●
16 DECEMBRE 24, Bordeaux (Rock School Barbey) ● Lessen,
Ash et Indoor Pets (Maroquinerie) A Time To Hope, Afar et Exodust : 30,
● Brigitte (Salle Pleyel, complet) ● St-Jean-de-Védas (Secret Place) ● The
The Rolling Stones Tribute (Supersonic) Limiñanas : 20, Esch-sur-Alzette
(L Kulturfabrik) ● 21, Strasbourg (Laiterie) ●
17 DECEMBRE 22, Lausanne (CH, Romandie) ● 23, Mulhouse
Toto Cutugno (Olympia) ● Feng Suave (Pop (Noumatrouff) ● 24, Dijon (Vapeur) ● 28,
Up du Label) ● Imminence (Backstage) Rennes (Etages) ● 29, Brest (Vauban) ● 30,
● Lulu (Café de la Danse) Nantes (Stéréolux) ● Mass Hysteria : 22, Niort
(Camji, avec Praetorian) ● 23, Billère (Ampli) ●
18 DECEMBRE 24, Mont-de-Marsan (Café Music)
Christine And The Queens (AccorHotels ● MellaNoisEscape : 22, Rennes (Antipode,
Arena) ● Molly Hatchet (Machine du avec Rendez-Vous et It It Anita) ● Melting
Moulin Rouge) ● Owlle (Maroquinerie) Potes et Thirty Things : 23, St-Jean-de-
● Véronique Sanson (Salle Pleyel) Védas (Secret Place) ● Minuit : 21, Cognac
(West Rock) ● 22, Bordeaux (Rock School
19 DECEMBRE Barbey) ● 24, Lille (Splendid) ● 30, Alençon
Christine and the Queens (AccorHotels (Luciole) ● Molly Burch : 28, Amiens (Lune
Arena) ● Forever Pavot et Catastrophe des Pirates) ● No One Is Innocent : 23,
(Gaîté Lyrique) ● Kikesa (Maroquinerie) Montpellier (Rockstore, avec Tagada Jones) ●
● Véronique Sanson (Salle Pleyel) 24, Marseille (Moulin, avec Tagada Jones
● Jo Wedin (Olympic Café) et Madam) ● 27, Lyon (Ninkasi Kao) ● 29,
Bordeaux (Rock School Barbey) ● Palatine

Province
et Sammy Decoster : 30, Strasbourg (Espace
Django-Reinhart) ● The Pirouettes : 23,
Rennes (Antipode, avec Vendredi-sur-Mer) ●
30, Nantes (Stéréolux) ● Rendez-Vous : 21,
NOVEMBRE Nantes (Stéréolux) ● 22, Rennes (Antipode) ●
23, Le Havre (Tétris) ● 30, Epinal (Souris Verte)
● Agar Agar : 22, Orléans (Astrolabe) ● 24, ● Rosedale : 30, Longlaville (espace Jean-
Belfort (Poudrière) ● 29, Nancy (Autre Canal) ● Ferrat) ● Sly & Robbie : 22, Caen (Cargo) ●
30, Dijon (Vapeur) ● Bad Tripes : 24, St-Jean- 24, Aubervilliers (Docks de Paris) ● 29,
de-Védas (Secret Place) ● Flavien Berger : Lille (Aéronef) ● Supersuckers,
22, Bruxelles (B, Botanique, complet) ● Les Lullies et The Sonic

108 R&F DECEMBRE 2018


Preachers : 22, St-Jean-de-Védas (Secret ■ Riddim Collision : 22 au 24/11, Lyon
Place) ● Ultra Vomit et Les Trois (divers lieux, avec – le 22 : Glitteroo, Oktober
Fromages : 30, Brainans (Le Moulin) Lieber, Use, La Jungle, Kepa, Voilaaa Sound
● Villagers : 24, Sion (CH, Port Franc) System, The Mauskovic Dance Band et Ko Shin
● Vulcain : 24, Rilleux-la-Pape (O Totem) Moon – le 23 : Wil.8, Dudz, Bob et Mar, Asco,
● Ryley Walker : 25, Limoges (Phare) ● Maltfunk, Jazzy Bazz, Casual Gabberz,
26, Lille (Café Bulle) Sentimental Rave, Krampf et Voiron – le 24 :
Jeanne Added, Corine, Laake, La Mverte,
Corps et Ambeyance) www.riddimcollision.org
DECEMBRE
■ BBMix : 23 au 25/11, Boulogne-Billancourt
● Agar Agar : 1er, Strasbourg (Laiterie) ● (Carré Belle Feuille, avec – le 23 : Areski
8, Caen (Cargo) ● 13, Allonnes (salle Jean- Belkacem, Hyperculte, Art, Borja Flames
Carmet) ● 14, La Rochelle (Sirène) ● Aura Noir et The Recyclers – le 24 : Endless Boogie,
et Obligations : 10, Nantes (Ferrailleur) Pan American, Facs et Von Limb
● Flavien Berger : 1er, Biarritz (Atabal) ● – le 25 : The Mauskovic Dance Band
14, La Rochelle (Sirène) ● 15, Poitiers (Confort et The Dead Mauriacs) www.bbmix.org
Moderne) ● Delgres : 1er, Arles (Cargo de Nuit)
● 6, Avermes (Isléa) ● 7, Magny-le-Hongre (File ■ Rock In Hell : 2 au 8/12, Colmar (Grillen et
7) ● 8, Argenteuil (La Cave) ● 9, Ris-Orangis Parc Expos, avec – le 2 : Smash It Combo et
(Plan) ● 13, Fontenay-sous-Bois (espace Zob – le 7 : Princesses Leva – le 8 : Tagada
Gérard-Philipe, avec Elias Dris) ● 15, Châteaulin Jones, Black Bomb A, Rise Of The Nothstar,
(Run Ar Puns, avec Call Me Max) ● 16, St- Dope DOD, Knuckle Head et The White
Augustin (Grande Ourse) ● 20, Les Lilas (Les Butchers) www.live-concerts.fr
Tritons) ● Dr Eggs, Toxitoys, Nwar et
Guilhöm : 16, St-Jean-de-Védas (Secret ■ Transmusicales : 5 au 9/12, Rennes
Place) ● Kalah, Vreid et Slegest : 9, (divers lieux, avec – le 5 : Nova Materia,
Nantes (Ferrailleur) ● The KVB : 3, Jurançon Underground System, DJ Whitehot, Nabihah
(Ferronerie) ● 4, La Rochelle (Sirène) ● 5, Iqbal, et Sink Ya Teeth – le 6 : The Homesick,
Bordeaux (I.Boat) ● 7, Amiens (Lune des Pirates) Eut et The Cinema Escape, Bafang, The Blind
● The Limiñanas : 1er, Vannes (Echonova) ● Suns et Choolers Division, Disiz La Peste,
12, Annecy (Brise-Glace) ● 13, Marseille Brookline, Robert Finley, Hubert Lenoir, Pongo,
(Espace Julien) ● 14, Grenoble (Belle Electrique) Missill, DJ Haze, Chatoune et Marilou, DJ Lag,
● 15, Perpignan (El Mediator) ● Main:Art, Black Pumas, Raph Dumas, Candeloros et The
Another Age et Equals Infinity : 1er, St-Jean- Yd – le 7 : Praa, Rexregis, Bigger, Ryder The
de-Védas (Secret Place) ● Mass Hysteria : Eagle, Blanca Li (Elektro Kif), Cie Zombeavers,
7, Vauréal (Forum, complet) ● 8, Liévin (Arc- Cyril Cyril, Ko Shin Moon et Los Orioles,
en-Ciel) ● 9, Savigny-le-Temple (Empreinte, Muthoni Drummer Queen, Cyril Cyril, Ouai
complet) ● MellaNoisEscape : 1er, Stéphane, Kog and the Zongo Brigade, Gigsta,
Beauvais (Ouvre-Boîte) ● Minuit : 8, Toulouse Nelson Beer, Ben Lamar Gay, Topper Harley,
(Métronum) 12, Lyon (Transbordeur) ● The Madmadmad, L’Amateur, Komodo, Big Buddha,
Night Flight Orchestra et Black Mirrors : Sara Zinger, Underground System, Dox Martin,
2, Toulouse (Rex) ● 5, Decines (Warmaudio) DJ Crocodile, Nagash Ensemble, Dombrance,
● No One Is Innocent et Pineapple : Vurro, The Surrenders, Pressyes, Ekiti Sound,
7, Villiers-le-Bel (espace Marcel-Pagnol) Glitter, Atoem et Bruno Belissimo – le 8 : Blanca
● Palatine : 7, Grenoble (Bobine) ● The Li (Elektro Kif) et Cie Zombeavers, Saodaj,
Pirouettes : 5, Nancy (Autre Canal) ● 13, Johan Papaconstantino, Fleuves et Initials
Toulouse (Métronum) ● 14, Cenon (Rocher Bouvier Bernois, Naghash Ensemble et Ajate,
de Palmer) ● The Psychotic Monks et et Doodaj, The Psychotic Monks, La Fraicheur,
Mnnqns : 14, Sannois (EMB) ● Rendez- El Vidocq, Fabrizio Rat, Fleuves, La Fleur,
Vous : 1er, Dijon (Vapeur) ● 7, Evreux (Tangram) Praa, Bodega, Peroke, Al Qasar, Gloria Dave,
● 8, Dunkerque (4 Ecluses) ● Sly & Robbie, Indianizer, Natah, DJ Kosmo Pilot, Black Noise,
Chill Bump, Ondubground, Mungo’s Hi Fi et Rexregis, Initials Bouvier Bernois, Madmadmad,
Sinai Sound System : 1er, Ramonville (Bikini) Losange, Ajate, X Altera, Champs Libres,
● Terrenoire : 1er, Audincourt (Moloco) ● 6, Nihiloxica, Repi Del Mundo, Charles Trees,
Annemasse (Château Rouge) ● 14, Strasbourg Venice Club, Makeness, Lyzza et Arp Frique
(Laiterie) ● 15, La Rochelle (Sirène) ● 19, – le 9 : Madam, The Correspondents,
Ramonville (Bikini) ● 21, Cognac (Abattoirs) Wooze et Mister Do) www.lestrans.com
● Ultra Vomit : 1er, Lyon (Transbordeur, avec
Tagada Jones et Les Trois Fromages, complet) ■ Week-End Sauvage : 7 et 8/12, St-Jean-
● 7, Calais (Centre Gérard-Philipe, avec de-Védas (Secret Place, avec – le 7 : Les Sales
Unswabbed) ● 14, Poitiers (Confort Moderne) ● Majestés, Banane Métalik, Charge 69, Brassens
15, Dijon (Vapeur, avec Tagada Jones) ● 20, Not Dead, Momo Disagree et Kurt – le 8 : Les
Montpellier (Zénith Sud) ● Uncle Acid And Rats, Washington Dead Cats, Palavas Surfers
The Deadbeats et LA Witch : 3, Lyon et Momo Disagree) www.toutafond.com
(Transbordeur) ● Vulcain : 15, Nantes (Scène
Michelet) ● Warmduscher : 4, Le Havre ■ Festival de Noël : 9, 14 et 15/12,
(Mc Daid’s) ● Abigail Williams, Sarkow et Limoges (CCM John-Lennon, avec
Chronus : 24, St-Jean-de-Védas (Secret Place) – le 9 : Alestorm et Skalmold – le 14 : Les
● Zeal & Ardor : 9, Lille (Aéronef) ● 11, Sales Majestés, The New Roses, Audrey
Le Havre (Tétris) ● 13, Strasbourg (Laiterie) Horne, Loaded Gun et Stray Train
– le 15 : Black Bom A, Rise Of The

Festivals
Northstar, Dope DOD, Myciaa et Prison Life)

■ Rise and Fall : 21/11 au 2/12, Niort


(divers lieux, avec – le 22 : Mass Hysteria et
Praetorian – le 23: The Diggerz, Sliders et Les dates de concerts pour la période
Bunkum – le 24 : Walnut Grove DC et The 20/12 au 31/01/2019 qui ne seront pas
parvenues au journal le 20/11 au plus tard
Bottle Doom Lazy Band – le 25 : Triggerfinger,
ne pourront être publiées. Il est préférable de
The Black Box Revelation et Birdstone porter la mention “Concerts” sur l’enveloppe
– le 26 : Napalm Death et Overclash de votre envoi. Merci. L’ensemble des dates
– le 27 : La Colonie de Vacances et des lieux indiqués l’est sous réserve de
– le 28: Datcha Mandala et Little Jimi changements ultérieurs. Il est préférable
– le 29 : Presumption et Sycomore de s’informer dans la presse locale
– le 30 : Nostromo, Prométhéed et Viktims ou auprès des organisateurs des
– le 1er : The Great Old Ones et Ingrina changements éventuels de programmation
– le 2 : Klone) www.riseandfallfestival.com

DECEMBRE 2018 R&F 109


Absolutely live PAR MATTHIEU VATIN
Mystico-borderline
The Morlocks à l’appel mais, rien de grave,
6 OCTOBRE, PETIT BAIN (PARIS) la seconde vie des brillants
L’ambiance est moite pour la Coral, déjà en studio en train
venue des bien aimés Morlocks, d’enregistrer de nouvelles
cheveux longs et cuir noir de choses, ne fait que commencer.
rigueur. Leighton Koizumi, sosie BASILE FARKAS
capillaire de Joey Ramone, a
rassemblé autour de lui un gang
d’élite où brille particulièrement Bloc Party
le frétillant soliste Bernadette, 16 OCTOBRE, ZENITH (PARIS)
bien soutenu par une rythmique Six ans après son dernier retour,
d’acier dopée par les giclures fuzz avec deux nouveaux membres,
de Marcello Salis. Avec humour et Bloc Party a décidé de donner
bonhomie, Leighton orchestre une sept concerts exceptionnels. Sept
performance purement garage- grandes villes européennes ont
rock qui débute par deux reprises le droit de revivre en live “Silent
létales, “Killing Floor” de Howlin’ Alarm”, leur premier album
Wolf et “Teenage Head” des — reconnu comme un des meilleurs
Flamin’ Groovies, avant de passer des années 2000. Si Berlin ou
en revue la quasi-intégralité du Amsterdam affichent complet,
récent et excellent “Bring On The à Paris le Zénith a été boudé.
Mesmeric Condition”, avec, en Mais l’enthousiasme du public
point d’orgue, la très Stooges compense largement les sièges
“High Tide Killer”. vides. Le premier slam fleurit dès
JONATHAN WITT “Luno”, la foule se transforme en
chorale pour “Blue Light” avant
de rugir sur “Banquet”. Enfin,
John Carpenter sous une pluie de confettis, le
11 OCTOBRE, SALLE PLEYEL (PARIS) charismatique Kele Okereke
Le maître de l’épouvante dont rassure les fans d’un “à bientôt”.
le génie musical autodidacte AGNES BAYOU
n’est plus à prouver, ne pouvait
qu’exciter l’imposant public
de ses fidèles à qui furent servis Radio Birdman Greta Van Fleet
plus de quarante ans de thèmes & Nashville Pussy
puissamment accrocheurs, sur 17 OCTOBRE, ALHAMBRA (PARIS)
un montage impeccable des Affiche électrique près de la groupe, heureusement, tient Connan Mockasin
cultissimes “The Thing”, place de la République où Radio la baraque. Une poignée de titres 25 OCTOBRE, CAFE DE LA DANSE
“Assaut”, “Halloween”, “Fog”, Birdman croise ce soir le fer de “SF Sorrow” et l’affaire est (PARIS)
“New York 1997”... Las, malgré avec Nashville Pussy. Ça n’est pas lancée. Sans faire semblant Se dévoilant en vieux professeurs
l’immense admiration pour ce mentir d’affirmer que la formation d’être jeunes mais avec une grâce de musique, les Jassbusters
dernier des Mohicans, la australienne vole haut la main la bouleversante, les Pretty Things, intriguent. Parmi eux, Mr Bostyn,
déception gagne : la salle ne colle vedette à l’attraction américaine, 54 ans après leurs débuts, jouent alias Connan Mockasin, arbore
pas ; les lumières sont froides, trop originaire en fait d’Atlanta. une dernière fois leur éternel coupe mulet, lunettes d’aviateur
crues ; le groupe — dont son fils En dehors de Ruyter Suys, répertoire garage et rhythm’n’blues et cravate kitsch. Dans la
Cody assure les synthés mythiques extraordinaire guitariste entre Ted (“Rosalyn”, “LSD”). Mieux salle comble, les premières
— joue heavy, mais c’est trop Nugent et Nita Strauss, le côté que des tubes, des classiques. notes résonnent. Juste avant,
gras... La dimension psychique linéairement trivial de l’affaire fait BASILE FARKAS défilaient les images de son film
est perdue, les frissons avec. vite pale figure face au répertoire “Bostyn ’N Dobsyn”, conçu pour
ALEXANDRE BRETON intransigeant et sanguin du gang accompagner un troisième album
du Dr Deniz Tek qui alterne Ry Cooder toujours aussi pop et psyché.
classiques de son cru et versions 21 OCTOBRE, OLYMPIA (PARIS) Se débarrassant de son costume
The Coral ahurissantes de chansons des Sacré Ry. Pour sa première tournée en dernière partie de soirée, il
12 OCTOBRE, MOUNTFORD HALL Doors et Magazine avec une solo depuis des lustres, dont cet délaisse son groupe fictif pour
(LIVERPOOL) détermination implacable. Olympia bien rempli constituait la jouer un bout de sa discographie
Vendredi soir dans la ville de VINCENT HANON dernière date, l’homme de Santa avec indolence. Entre chaque
briques et de brume, le groupe du Monica choisit de partager chanson, le crooner kiwi susurre
Wirral, en pleine tournée anglaise, les feux de la rampe avec les des blagues et s’amuse avec
fait étape chez lui. Accueillis The Pretty Things HamilTones, trio vocal soul du le silence. Le public, lui,
par une salle comble, mais sans 19 OCTOBRE, GONZAI NIGHT, niveau d’un Curtis Mayfield et se déhanche timidement et
effusion excessive, comme on MAROQUINERIE (PARIS) de ses Impressions. Riche idée. le regarde religieusement,
salue les vrais amis, James Skelly Avec contrebasse et Jazzmaster, Les strates harmoniques pures, comme suspendu à ses lèvres.
et ses las donnent un concert tout les Howling Jaws, précis comme puissantes, contrastent à merveille CHAYMA MEHENNA
aussi loyal. Les chansons avant des crans d’arrêt, jouent avec avec son timbre plus monocorde,
tout. Celles des deux derniers fraîcheur une musique inventée légèrement éraillé. Soirée très
albums, glam ou psychédéliques, quand René Coty débutait son gospel (“Jesus On The Mainline”, Greta Van Fleet
mais toujours accrocheuses. mandat. Il s’agit surtout, ce soir, de “99½ Won’t Do”), un peu politique 26 OCTOBRE, ELYSEE MONTMARTRE
Ces esthètes, bien sûr, piochent saluer une immense légende, car (couplet anti Trump sur “Vigilante (PARIS)
également dans leur magique les Pretties sont en pleine tournée Man”) et guitare parcimonieuse Une interminable file d’attente
catalogue : “Bill McCai”, d’adieu. Le début a quelque chose mais magique, à l’image des notes se prolonge jusque dans la rue
“Jacqueline”, “Pass It On”, de poignant : Dick Taylor, voûté d’une clarté éblouissante sur de Steinkerque tandis que les
“Secret Kiss” ou, au rappel, sur sa guitare Harmony, et Phil “How Can A Poor Man Stand chevelus Goodbye June tentent
“Goodbye” et “Dreaming Of You”. May, les cordes vocales rouillées, Such Times And Live?”. de jeter un pont entre les Black
Quelques autres manquaient semblent en peine. Le reste du BERTRAND BOUARD Keys et Cage The Elephant,

110 R&F DECEMBRE 2018


Photo Elodie Chapuis

avec quelques excellents des versions démentielles de


morceaux comme “Good Side” et “Unspeakable”, en ouverture
“Secrets In The Sunset”. La salle rageuse, “Eighties”, “Requiem”,
est archi-comble lorsque Greta “Bloodsport”, “Pssyche”, “Love
Van Fleet s’élance avec “Highway Like Blood” (dédié à feu Paul
Tune” puis l’ébouriffante “Edge Raven) ou “Pandemonium”,
Of Darkness”, qui permet à Jake lourdement assénées par le
Kiszka de griffer un long solo. Son showman mystico-borderline Jaz
frère Josh, en tenue d’Indien, Coleman et ses grandioses Youth, à
maîtrise désormais parfaitement la basse tellurique, Paul Ferguson
son organe, et le quartette livre en massue percussive et Geordie
globalement une performance aux killer riffs... Sans blague !
assez proche de sa première ALEXANDRE BRETON
venue parisienne, bien que
moins enlevée : setlist presque
identique, hélas sans “Lover Kurt Vile & The Violators
Leaver (Taker, Believer)”, 29 OCTOBRE, CIGALE (PARIS)
une intéressante reprise de La foule est fébrile : Kurt Vile
Melanie (“Lay Down (Candles et ses profanateurs sont de retour.
In The Rain)”) et toujours “Loading Zones” lance un set
quelques moments d’une jubilatoire, cohérent sans être
étourdissante puissance uniforme, raz-de-marée électrique
comme “Evil”, “When The qui explose les limites du folk-
Curtain Falls” et “Safari Song”. rock. Le Philadelphien enchaîne
JONATHAN WITT les titres savamment piochés
entre son dernier disque (le
contemplatif “Bassackwards”,
Killing Joke “Yeah Bones”) et ses classiques
27 OCTOBRE, CABARET SAUVAGE (“Runner Ups”, “Wakin’ On A
(PARIS) Pretty Day” et “Pretty Pimpin”
On ne se plaindra pas que en rappel), survolté, changeant
Killing Joke, célébrant quarante de guitare à tour de bras.
ans d’une trajectoire fascinante, ne Le public, acquis, salue
remplisse qu’un (très honorable) fervemment un concert d’une
Cabaret Sauvage. L’expérience maîtrise débonnaire, clos par le
n’en fut que plus hystérisante ! désabusé “Peeping Tom” seul
La setlist continue d’attaquer le en scène, visage dans l’ombre.
cortex des spectateurs, encore KO CHLOE MARECHAL

DECEMBRE 2018 R&F 111


Absolutely live
Slaves David Byrne
29 OCTOBRE, TRABENDO (PARIS) 5 NOVEMBRE, ZENITH (PARIS)
Vacances de circonstance, les A l’occasion de la sortie
cerveaux sont en congés et le tube d’ “American Utopia”, le control
Eurodance crétin “We Like To freak new-yorkais s’est offert une
Party!” annonce l’entrée du duo tournée dantesque de 146 dates
punk qui, avec enthousiasme et à travers le monde. Hormis la joie
la batterie primitive de “Sockets”, de réentendre une myriade de
déclenche illico un lancer de classiques des Talking Heads
pintes collégial puis transforme (“I Zimbra”, “Once In A
la fosse en échauffourée furieuse. Lifetime”, “Burning Down The
Isaac et Laurie, les deux prolos House”) réarrangés, c’est surtout
anglais tatoués, l’un debout torse la scénographie qui happe la vue :
nu bombé derrière ses fûts et un orchestre de douze musiciens
l’autre en équilibre sur les retours et danseurs en mouvement

Photo Marion Ruszniewski


invectivent la foule mais surtout perpétuel vêtus de costumes
éveillent les consciences avec un gris mais pieds nus, arpentent
sens du slogan qui tape dans le la scène. Chaque morceau est
mille. La formule duo présente ingénieusement mis en valeur
forcément quelques limites mais par une idée chorégraphique ou
pas celle de botter des fesses astuce d’éclairage qui rendent la
pendant une heure immensément David Byrne
performance proche d’un jovial
fun, achevée par “The Hunter”. ballet de Trischa Brown. La
MATTHIEU VATIN conscience politique jamais
morceau du premier album. On The Wild Side” dans “Nothing loin, Byrne pointe les dérives
Ian McCulloch affiche une forme Lasts Forever”. Les sièges populistes contemporaines mais
Echo And exceptionnelle, à tous les étages claquent pour “Bring On The refuse de céder au découragement
The Bunnymen — voix, humour, physique. Dancing Horses”, “The Cutter” et et est rejoint par Angélique Kidjo
5 NOVEMBRE, BATACLAN (PARIS) Le groupe délivre des versions “The Killing Moon” : tous debout. pour la vibrante reprise de Janelle
Tous assis — la moyenne d’âge grandioses de “Zimbo”, “Rust”, Il y a de la nostalgie, mais surtout Monáe “Hell You Talmabout”
frôle les 50 ans : les ados des “Over The Wall”. Une reprise de un présent bouillonnant, grâce en guise de bouquet final.
années 80. Le concert débute bille “Roadhouse Blues” est encastrée à des chansons immortelles. MATTHIEU VATIN
en tête par “Going Up”, premier dans “Villiers Terrace”, “Walk BENOIT SABATIER

112 R&F NOVEMBRE 2018


Çane
s’invente pas
DECEMBRE 1978 R&F 143

ROCK
DECEMBRE 1968 R&F 023
Voiture de l’année, la NSU Ro 80. Decca L’asphalte se rappelle encore la caresse de
censure la pochette de “Beggars Banquet” la Porsche 928, qui lui avait été promise
et les radios de Chicago, “Street Fighting en 1978. Côté rock, il avait suffi de deux
Man”. Une page pour le dire, farcie ans pour devenir vieux. Disque du mois :

’N’ROLL
d’étourderies, téléphone arabe ou rédaction Jim Morrison et les Doors (“American
au stylo bille : “Black Dwag”, “Stray Cort Prayer”). Exilés en 20 et 21ème positions :
(Blues)”, etc. Les journalistes deviennent “Give ’Em Enough Rope” et “All Mod
des rock critics et commencent à se mettre Cons”, entre : Eric Clapton, Elton John,
en scène (“Dis, coco, si tu me faisais quelque Ted Nugent, Dolly Parton, Billy Joel...

FLASH
chose sur Sylvie ?” Coco voulait bien, Rock&Folk ne cause pas que de dope,
Sylvie non.) Cet autre, subjugué par le film il interviewe aussi Dominique Rocheteau,
“Yellow Submarine”, traverse ses sept mers fidèle à la country parce qu’ “il ne s’est pas
personnelles en quittant la salle, la “Mer passé grand-chose au niveau de la musique
de la fin de mois”, la “Mer de l’adjudant à depuis quelques années”. Une punkette a

BACK
moustaches du 16ème RIMA”... Deuxième été poignardée avec un couteau de chasse
degré sans doute : Evariste vend son 45 tours acheté la veille à Times Square, un cadeau
“Révolution” pour 3 francs, histoire de pour son amoureux. John Simon Ritchie
mettre la honte aux capitalistes, sous est mal. Il témoigne pour le NME : “Il y
le label CRAC (Comité Révolutionnaire avait du sang partout, sur les draps, sur
PAR CHRISTIAN CASONI d’Agitation Culturelle), avec les chœurs le traversin, partout sur le matelas, et les
du Comité Gavroche Révolutionnaire. traces allaient jusqu’à la salle de bains”.

DECEMBRE 1988 R&F 258 DECEMBRE 1998 R&F 376 DECEMBRE 2008 R&F 496
Gare à “Under Cover”. Glissée dans la Est-ce ainsi que les Bretons vivent ? Ne serait-elle pas légèrement fatigante,
pochette de l’album : une pub, 6,50 £ Miossec y va de son distinguo : “Je suis Marianne Faithfull ? La maladie, ce n’est
pour adhérer au fan club des Stones, une brestois”. Il revendique sa “ringardise, à pas bien (elle a un rhume), la maladie est
adresse à Surbiton (Surrey)... c’est du flan. l’époque de Daft Punk”. Son interlocuteur, “une expérience fabuleuse” (elle a eu un
“Terrorisme musical” et shows paramilitaires, Alan Stivell, a collé un procès à Manau. cancer du sein). Un bon point pour elle,
tricard sur les radios noires, Public Enemy Miossec : “Tu as eu vingt fois l’occasion elle n’aime pas non plus “cette horrible
peste contre la “soft ideology” qui fait de devenir la reine des putes et tu ne l’as Siouxsie. Elle ressemble à un emballage
d’Eddie Murphy “le nègre emblématique jamais fait”. 3 à 10 millions de francs pour de bonbon.” Dans la famille Slipknot, le
de l’Amérique du rêve”. Autre genre : un film de quelques secondes dans lequel Clown. Lui, quand il tombe le masque,
Boy George, “la pauvre pédale qui s’en est on apercevrait Robert Johnson. Drôle de il “ressemble à un serial killer classique
sortie. Le temps que tu peux perdre à papoter brève. Pour sa pédale wah-wah, faire en instance de chambre à gaz dans un
avec des crétins à la télé. Ces présentateurs une offre. Un mot sur Noir Désir pour quelconque couloir de la mort du Sud
cherchent à se faire valoir à mes dépens. Je dire qu’ils sont toujours “off, ni disque des Etats-Unis”. “About A Son” est un
pourrais les écraser, mais je serais le premier ni tournée”, mais un remix. Un mot sur documentaire sur Kurt Cobain qui est mort
à en subir les conséquences.” Ce reporter, Led Zeppelin pour dire qu’ils sont on : un jeune, 14 ans plus tôt, et laisse “un sale
peut-être épris de vis platinées, donc au fait disque, une tournée mais pas de remix. cadavre”. Innovation : dans le cadre de sa
que la Peugeot 405 est la miss carrossée de “A part vos cheveux en M, rien à déclarer ?” politique salariale disruptive, Rock&Folk
l’année, ne démolira pas le rockumentaire Matthieu Chedid : “J’ai toujours été enrobé, charge neuf de ses lecteurs de chroniquer
“Rattle And Hum” : “J’ai vu le rock’n’roll j’ai même eu tendance à avoir de la “Black Ice”, le nouvel album d’AC/DC. Dis-
et, désolé, il avait le visage de Bono”. poitrine”. Et pendant ce temps, l’Alfa 156 moi, jeune, tu t’es offert une Fiat 500 II ?
est couronnée chignole de l’année. Bravo, tu pilotes la caisse de l’année.
L’an dernier, Nick Cave avait livré au merveilleuses aient été écrites par des
Zénith une performance sommitale, types aussi intimidants, souvent dépourvus
emportant le public sur son tapis volant d’humour et même parfois de fantaisie.
dans un “Jubilee Street” historique. Ce Ces bosseurs compulsifs, glaçants
mois-ci, dans cette salle provisoire devenue d’exigence, pour eux et pour les autres,
définitive (elle avait été construite en 1983 ont su transcender leurs dons comme leur
pour durer trois ans) c’est David Byrne bagage. Derrière leur absence de surmoi
qui a mis tout le monde sur le cul. Chaque et leur capacité à vitrifier les exécutants,
musicien qui a assisté à son concert est il y a une forme d’humanité libérée des
reparti avec une nouvelle fiche technique. conventions. “La souffrance que l’on
Sur scène, rien. Pas d’amplis, de batterie éprouve quand un réalisateur refuse la
ou de retours bain de pied. Pas de séquences musique en studio est immense : tu pourrais
en playback non plus. Juste un rideau même avoir envie de te tuer.” (Ennio
scintillant et un marching band de Morricone). “L’un des plus beaux moments
11 instrumentistes dansants, batteurs, de la vie est celui où on découvre, où l’on
bassiste, guitaristes, clavier, chanteurs, apprend. Quand on devient trop habile, la
sanglés comme des Ghostbusters, avec dans spontanéité s’en va, on ne craint plus rien.
le dos le même genre d’émetteur-récepteur j’espère ne jamais devenir ce que l’on appelle
haute fréquence qu’utilisait Eddie Van froidement un grand professionnel.” (Michel
Halen pour ses galipettes. Il n’y a rien Legrand). On connaît leur importance mais
de plus neuf que cette comédie musicale on ne réalise pas encore ce que de tels géants
chorégraphiée, qui n’utilise aucun procédé représenteront une fois disparus. L’intérêt
numérique. Byrne et les Talking Heads de leurs ouvrages tient aussi à la qualité de
avaient déjà réussi, avec “Remain In leurs confesseurs. Alessandro De Rosa est
Light”, à sortir en octobre 1980 le disque un compositeur doté d’une solide formation
qui annonçait et enterrait les années 80 : académique, et Stéphane Lerouge mérite
il n’y avait plus qu’à passer à la décennie d’entrer vivant au Panthéon pour son travail
suivante. C’est extra, à 66 ans, d’arriver de résurrection de notre patrimoine sonore,
ainsi à rebattre les cartes, insuffler de avec sa collection “Ecoutez Le Cinéma !”.
nouvelles idées au rituel des concerts.
Il faut sauver le soldat Connan Mockasin.
“La comparaison entre les Jaguar ou Quant nous avions tourné, avec Benoit
les Rolls de différentes époques n’était Forgeard, les Ben & Bertie Shows pour la
pas non plus un mauvais exercice pour se télévision, nous avions vu défiler beaucoup
former l’œil, comme disent les antiquaires. d’artistes talentueux. Jouer et être filmé
Il suffisait de regarder les modèles plus en studio dans les conditions du direct,
récents de Bentley, carrés, patauds, pour c’est un moment de vérité, et chacun, de
comprendre que l’argent et l’élégance avaient Chilly Gonzales à Daniel Darc en passant
divorcé et pour de bon. Le monde semblait par Tony Allen et Jacky Chalard, avait
bien décidé à redevenir plus injuste sans pour montré ce qu’il avait dans le ventre. Mais ce
autant se révéler beaucoup plus beau. La Néo-Zélandais nous avait particulièrement
prophétie de Damborre ne fonctionnait pas époustouflés. Son interprétation de “I’m
à rebours. Il l’expliquait à sa façon : ‘Les The Man, That Will Find You”, par sa
riches ont perdu de vue leur mission : pureté, sa grâce, et la cohésion de son
gaspiller pour embellir. Ils ne savent plus groupe, sublimait la version de l’album,
faire. C’est pourtant ce qui les rachète aux affaiblie par des bidouillages lo-fi. Le 12
yeux des autres, leur seule planche de octobre, après 5 ans de silence, il a publié un
salut.’ ”. “Les Années Foch”, de Jean-Pierre nouveau disque, “Jassbusters”. 34 minutes,
Montal, viennent de paraître en poche huit titres, probablement enregistrés sur
(Motifs, 8,90€) et je me suis pris la même un 8 pistes à bandes ou à cassettes pour
baffe qu’après avoir lu “Extension faire genre, car il y a beaucoup de bruit
Du Domaine De La Lutte” et “Testament de fond mais peu de souffle. Jadis, les
A L’Anglaise”. Cette histoire de vitelloni ramasseurs de balle étaient à ses pieds,
férus de Prince, échoués dans le Paris dorénavant tout le monde s’en tamponne.
trouble des beaux quartiers, entre le stand de Il garde pourtant une capacité rare à créer
tir de Raymond Sassia et les professionnelles des chansons d’une grande beauté, on n’ose
des rues circulaires, ferait un film superbe. imaginer ce que des trésors mal dégrossis
comme “Momo’s” donneraient s’ils
Comme avec le duopole Beatles-Stones, tombaient entre de bonnes mains.
il y a Legrand et Morricone. Les maestros
sortent leurs mémoires ces jours-ci, les deux Hardy, des Residents, vient de mourir.
livres correspondent à leurs personnalités : Le truc génial c’est qu’on cherchait toujours
celui de Morricone (“Ma Musique, Ma quatre types alors qu’il y en avait deux, et
Vie”, Séguier, 24€) est dense, technique, encore je n’ai jamais vu le second. Personne
pas aimable et passionnant. Celui de n’est allé aussi loin dans la fantasmagorie.
Legrand (“J’Ai Le Regret De Vous Dire Lorsque j’ai fait sa connaissance, il y a
Oui”, Fayard, 24,50€) paraît plus souriant, 20 ans, c’était un vieux monsieur adorable.
mais ce n’est qu’un masque, on sent poindre Il avait l’âge que j’ai aujourd’hui. “We’re on
la même rigueur, et le même fanatisme. a road to nowhere, come on inside. Taking
Il n’est pas indifférent que tant de partitions that ride to nowhere, we’ll take that ride.”

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