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La chair de l’empire.
Genre et moralité dans la fabrique de la race 1
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des femmes orientales par les hommes européens « peuvent très bien
servir de prototype au rapport de forces entre l’Orient et l’Occident et au
discours sur l’Orient que celui-ci a permis 1 ». L’orientalisme est décrit
comme « une conception du monde masculine », « une province exclusi-
vement masculine », où l’Orient est pénétré, réduit au silence et possédé 2.
Or, si la sexualité est ici une métaphore de la domination, la critique
d’Edward Said ne portait pas (et ne prétendait pas porter d’ailleurs) sur les
relations entre hommes et femmes. Les images sexuelles illustrent l’icono-
graphie du pouvoir, pas sa pragmatique. Les asymétries et les représenta-
tions sexuelles servent à expliciter ce qui se passe « réellement » dans
d’autres épicentres politiques ; ce sont des tropes qui permettent de
décrire d’autres centres du pouvoir.
Si les femmes d’Asie sont les pin-up préférées du voyeur impérial, les
Européennes sont souvent apparues dans les écrits coloniaux masculins
comme leur image inversée – assouvissant d’autres fantasmes européens
que leurs seuls désirs sexuels. Dépeintes comme des parangons de vertu
ou des actrices passives parasitant le terrain impérial, ces femmes auraient
rarement fait l’objet des désirs masculins européens 3. Mais, si l’on pense
que les Européens et les Européennes participaient à part égale aux
malheurs et aux plaisirs que permettaient les privilèges coloniaux, on
oublie que ces dernières participaient aux relations coloniales sous
des formes spécifiques imposant des limitations et des contraintes
particulières.
On a traité la domination sexuelle davantage comme un symbole
discursif – porteur d’autres significations – que comme la substance même
de la politique impériale. Pour autant, la domination sexuelle était-elle
simplement la marque graphique des places hiérarchiques ? Le message
était-il un médium ou les relations sexuelles « signifiaient-elles » toujours
au-delà d’elles-mêmes, renvoyant à d’autres types de relations ou à
d’autres désirs (financiers, politiques, voire, peut-être, à des versions plus
subliminales) ? Ce glissement analytique entre symboles sexuels du
pouvoir et politique de la sexualité traverse les archives coloniales
– comme les commentaires contemporains que ces relations sexuelles ont
suscités. Il peut refléter pour partie la polyvalence de la sexualité, riche au
plan symbolique et importante au plan social. Mais le contrôle sexuel
n’était pas qu’une métaphore pratique de la domination coloniale. Il était
1 Edward W. SAID, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 18.
2 Ibid., p. 238.
3 Martine LOUFTI, Littérature et colonialisme, op. cit., p. 108-109.
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1 Kenneth BALLHATCHET, Race, Sex, and Class under the Raj, op. cit.
2 Yvonne KNIBIEHLER et Régine GOUTALIER, La Femme au temps des colonies, op.
cit. ; Nancy HUNT, « “Le bébé en brousse”. European Women, African Birth
Spacing, and Colonial Intervention in Breast Feeding in the Belgian
Congo », in Frederick COOPER et Ann L. STOLER (dir.), Tensions of Empire. Colo-
nial Cultures in a Bourgeois World, op. cit.
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1 Ellen ROSS et Rayna RAPP, « Sex and Society. A Research Note from Social
History and Anthropology », Comparative Studies in Society and History, nº 22
(1), 1980, p. 54.
2 Ronald T. TAKAKI, Iron Cages. Race and Culture in Nineteenth-Century America,
Knopf, New York, 1977.
3 Winthrop JORDAN, White over Black. American Attitudes toward the Negro,
1550-1812, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1968.
4 Sander GILMAN, Difference and Pathology. Stereotypes of Sexuality, Race, and
Madness, Cornell University Press, Ithaca, 1985.
5 Ibid., p. 25.
6 Octavio MANNONI, Psychologie de la colonisation, Le Seuil, Paris, 1950 ; Frantz
FANON, Peau noire, masques blancs, op. cit. ; Ashis NANDY, The Intimate Enemy,
op. cit.
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statuts. Du début du XVIIe jusqu’au XXe siècle, les sanctions sexuelles et les
interdictions de mariage qui s’appliquaient aux fonctionnaires coloniaux
étaient âprement débattues et codées avec une attention particulière. Les
débats sur le mariage et la morale confrontaient des visions concurrentes
de l’empire – et des structures coloniales sur lesquelles elles devaient
reposer – portées par des dirigeants de compagnies commerciales, des
planteurs, des missionnaires, des investisseurs financiers, des dirigeants
militaires ou des fonctionnaires d’État.
En 1622, la Compagnie orientale des Indes néerlandaises (VOC) a pris
en charge le convoyage de six jeunes Néerlandaises vers Java, pauvres mais
en âge de se marier. Elles se sont engagées par contrat à rester aux Indes
pour une durée minimum de cinq ans, et la Compagnie leur a fourni en
échange des vêtements et une dot pour leur mariage à venir 1. Mais, à
l’exception de cette initiative ponctuelle (et d’une autre brève expérimen-
tation), on a explicitement interdit l’immigration des Européennes durant
les deux siècles qui ont suivi. À de multiples reprises, les actionnaires de
la VOC ont répété leur opposition à l’immigration féminine. Ils ont
d’abord avancé que le coût du transport des jeunes filles et des femmes
mariées était trop élevé. Ils ont ensuite prétendu que les Néerlandaises
(dont ils supposaient peut-être qu’elles possédaient avec la Hollande un
lien plus fort que les hommes…) risquaient d’entraver les projets d’instal-
lation européenne permanente. D’après eux, après avoir encouragé leurs
maris bourgeois à des profits trop rapides par un commerce délétère, elles
les auraient incités à se rapatrier aux Pays-Bas pour dépenser leur richesse
nouvellement acquise 2. La VOC craignait également que les Néerlan-
daises ne développent le commerce privé et empiètent ainsi sur le mono-
pole de la compagnie 3. Enfin, la compagnie a expliqué que les enfants
européens seraient tombés malades, forçant les familles à rentrer en
Hollande et diminuant par conséquent le nombre de colons permanents 4.
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1 Ibid., p. 16. Du XVIe au XVIIIe siècle, les femmes nées européennes étaient
exclues de l’Empire portugais, en règle générale. Cf. C. R. BOXER, The Portu-
guese Seaborne Empire, 1415-1825, Knopf, New York, 1969, p. 129-130.
2 Hanneke MING, « Barracks-Concubinage in the Indies, 1887-1920 », Indo-
nesia, nº 35, 1983 ; Jean TAYLOR, The Social World of Batavia, op. cit., p. 16 ;
Leonard BLUSSÉ, Strange Company. Chinese Setllers, Mestizo Women and the
Dutch in VOC Batavia, Floris Publications, Riverton (NJ), p. 173.
3 W. L. RITTER, De Europeaan in Nederlandsch Indie, Sijthoff, Leyde, 1856, p. 21.
4 A. VAN MARLE, « De groep der Europeanen in Nederlands-Indie, iets over
ontstaan en groei », loc. cit., p. 485.
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utiles pour la langue et les autres mystères des sociétés locales 1. Leur
savoir médical et culturel était valorisé parce qu’il maintenait en vie les
nombreux Européens confrontés à la dangerosité de la vie tropicale 2. Les
manuels rédigés à l’intention des futurs responsables envoyés dans les
plantations du Tonkin, de Sumatra ou de Malaya encourageaient ainsi les
hommes à trouver rapidement la compagnie d’une domestique-amante,
véritable prérequis pour toute acclimatation rapide 3. En Malaisie, les
compagnies commerciales encourageaient leurs salariés européens à se
procurer des « compagnes » locales pour leur bien-être psychologique et
physique, et pour se protéger des maladies que l’abstention sexuelle,
l’isolement et l’ennui étaient supposés provoquer 4. Au sein de l’Empire
britannique, où on l’a officiellement interdit en 1910, le concubinage est
longtemps resté toléré et pratiqué 5. De même, dans les Indes, une inter-
diction similaire concernant les fonctionnaires n’a été que partiellement
appliquée. Elle n’a eu que peu d’effets sur les arrangements domestiques à
l’extérieur de Java et aucune conséquence réelle sur les nouvelles planta-
tions de Sumatra, où les huishoudsters 6 javanaises et japonaises demeu-
raient la règle plus que l’exception.
Entre les hommes européens et les femmes asiatiques, le mot concubi-
nage restait le terme majoritairement employé pour qualifier la cohabita-
tion en dehors du mariage. Le mot restait pourtant ambigu ; il qualifiait
une grande diversité d’arrangements impliquant l’accès sexuel aux
femmes non européennes, et portait aussi des exigences relatives à leur
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travail et aux droits juridiques des enfants qu’elles portaient. S’il renvoyait
en apparence au compagnonnage ou à la cohabitation en dehors du
mariage, le mot signifiait aussi les privilèges sociaux dont pouvaient béné-
ficier la plupart des femmes engagées dans ce type de relations. Ces
femmes pouvaient toutefois être renvoyées sans justification, notifica-
tion ou indemnités. Il arrivait qu’elles soient échangées entre Européens
ou « laissées » sur place lorsque les hommes rentraient en Europe, de
manière définitive ou temporaire. Dans les Indes, le Code civil de 1848 a
rendu leur position parfaitement claire : les femmes indigènes « n’avaient
aucun droit sur les enfants reconnus par un homme blanc 1 ». Certaines
femmes, tout en assurant services sexuels et domestiques, possédaient le
statut abject d’esclave ou de coolie et vivaient dans des espaces réservés.
Ainsi, par exemple, dans les plantations de Sumatra du Nord, où ces arran-
gements étaient structurés par la politique des établissements, il arrivait
souvent que d’anciennes coolies javanaises conservent leurs contrats de
travail durant la période où elles assuraient un service domestique et
sexuel 2.
Ces femmes, pour la plupart, sont restées des domestiques, ne parta-
geant que la couche des employés européens. Mais certaines d’entre elles
ont ajouté aux services qu’elles prodiguaient un degré variable d’indépen-
dance et d’autorité, utilisant leur position pour améliorer leur situation
économique et politique. En Indochine et dans les Indes, par exemple, les
autorités se sont plaintes que des femmes locales fournissent du travail à
leur propre parenté, s’assurant que les maisons qui les employaient se
remplissent de jardiniers, lavandières ou gardiens de nuit issus de leur
propre famille. En travaillant au service de colons d’un rang supérieur, ces
huishoudsters pouvaient diriger certains aspects de la vie des colons,
embauchant ou renvoyant du personnel, gérant le budget alloué aux
courses ou intervenant dans d’autres affaires domestiques 3. Les Java-
naises (comme, plus tard, les Européennes) ont été sollicitées pour que les
hommes restent aptes au travail – tant sur le plan physique que psycholo-
gique – et donc pour les satisfaire sans les distraire ou les influencer outre
mesure 4 . Dans les districts lointains ou les zones de plantation, les
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1 Jean TAYLOR, « The World of Women in the Colonial Dutch Novel », Kabar
Seberang, nº 2, 1977, p. 26-41.
2 John G. BUTCHER, The British in Malaya, op. cit., p. 138.
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perduré au XXe siècle, bien après que les conditions de vie difficiles et le
manque d’équipement se furent améliorés. Aussi tard qu’en 1929, les
Britanniques employés par l’Indian Political Service étaient toujours
recrutés à l’âge de vingt-six ans, et on leur interdisait de se marier durant
les trois ans que durait leur service probatoire 1. L’armée refusait aussi les
demandes d’autorisation de se marier formulées avant cet âge. Dans les
maisons de commerce, au contraire, les restrictions étaient moins
nombreuses bien qu’elles soient restées fréquentes 2. En Côte d’Ivoire,
dans les années 1920, les contrats de travail empêchaient le mariage avec
des femmes européennes jusqu’au troisième tour, ce qui équivalait à un
minimum de cinq années de service ; les hommes étaient nombreux à
n’être pas mariés avant trente ans 3.
Dans les colonies, la démographie européenne était façonnée par ces
exigences politiques et économiques, et donc profondément biaisée par le
sexe. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, parmi les immigrants et les
populations indigènes comme parmi les Européens, les hommes étaient
au minimum deux fois plus nombreux que les femmes ; leur proportion a
parfois pu excéder un rapport de un à vingt-cinq. Dans les Indes, le ratio
sexuel global entre Européennes et Européens est passé de 0,47 à 0,88
entre 1900 et 1930. En valeur absolue, les Néerlandaises sont passées de
4 000 à 26 000 4, même si les ratios sont restés faibles dans les îles périphé-
riques. En 1920, dans la zone de plantation de Sumatra, on ne comptait
que soixante et une femmes européennes pour cent hommes 5. En Côte
d’Ivoire, en 1921, le ratio sexuel des Européens était toujours de 0,04 6. Au
Tonkin, en 1931, le nombre d’Européens dépassait encore largement celui
des Européennes, et l’on comptait 14 085 hommes (dont des militaires)
pour 3 083 femmes 7. Si ces déséquilibres étaient habituellement attribués
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aux risques physiques de la vie sous les tropiques, les explications poli-
tiques sont plus probantes. En contrôlant la disponibilité des Européennes
et les formes autorisées de sexualité, l’État colonial et les autorités écono-
miques évitaient que les salaires n’augmentent et que les colons de classe
populaire ne prolifèrent. Cette politique n’était pas aveugle aux distinc-
tions sociales internes aux communautés européennes ; au contraire, elle
a façonné la géographie sociale des colonies en déterminant les condi-
tions sous lesquelles les privilèges européens pouvaient être atteints et
reproduits.
Au Sumatra du Nord, l’interdiction de mariage était une question poli-
tique autant qu’économique, définissant les contours des communautés
coloniales et leurs standards de vie. Elle révélait aussi à quel point la
conduite de la vie privée et les inclinations sexuelles individuelles étaient
liées aux profits des compagnies privées et à la sécurité de l’État colonial. Si
les arrangements domestiques irréguliers pouvaient encourager la subver-
sion, les unions acceptables étaient censées l’empêcher. La stabilité fami-
liale et la « normalité » sexuelle étaient ainsi liées à l’agitation ou au calme
politique.
Les arrangements domestiques variaient en fonction de l’importance
accordée par les fonctionnaires gouvernementaux ou les entreprises
privées aux coûts économiques et politiques des différentes situations ;
mais, en réalité, ces estimations étaient intriquées. Les personnes en
charge de la hiérarchie administrative concevaient le prestige blanc et les
profits comme inextricablement liés, et leurs attitudes envers le concubi-
nage reflétaient leur position. Dès lors, la morale coloniale et la place que
l’on accordait au concubinage étaient relatives. En Malaya, durant
les années 1920, le concubinage était toléré précisément parce que les
« Blancs pauvres » n’étaient pas admis. D’après le gouvernement et
les administrateurs des plantations, le prestige blanc aurait été mis en
danger si les Européens s’étaient appauvris pour entretenir un style de vie
de classe moyenne et subvenir aux besoins des Européennes. À l’opposé, à
Java, à la fin du XIXe siècle, c’est le concubinage qui était accusé de provo-
quer un paupérisme blanc que l’on a condamné au moment même où une
nouvelle morale coloniale approuvait passivement les bordels illégaux.
Les fondements de la moralité ont vacillé, comme ceux du prestige
blanc – et de sa défense. Toutes les descriptions des communautés colo-
niales européennes ont montré l’obsession qui entourait ce prestige, et
l’ont envisagé comme une caractéristique fondamentale de la pensée
coloniale. Sa protection apparaît ainsi comme la raison principale d’une
longue succession de postures, préjudices, peurs ou violences, qu’on ne
saurait sinon expliquer. Toutefois, ce qui préservait le prestige blanc
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1 Winthrop JORDAN, White over Black, op. cit., p. 140. Carl N. Degler défend
une position similaire lorsqu’il oppose l’arrivée des Européennes dans les
colonies portugaises à la politique d’émigration familiale des Anglais en
Amérique du Nord. Pour l’auteur, le cas portugais a engendré une forte
mixité raciale et donné naissance à une importante population de mulatos,
ce qui permet de saisir les différences qui existent entre les relations raciales
aux États-Unis et au Brésil : Carl N. DEGLER, Neither Black nor White. Slavery
and Race Relations in Brazil and the United States, Macmillan, New York, 1986
[1971], p. 226-238.
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Cependant, peu d’entre elles sont allées jusqu’à plaider pour la légitima-
tion de ces unions mixtes par le mariage légal. D’ailleurs, et de manière
tout à fait significative, les propositions des Européennes n’ont rencontré
qu’un faible écho et n’ont eu que peu d’effets, jusqu’à ce que leurs objec-
tions coïncident avec un réajustement des politiques de classe et de race
au sein desquelles elles occupaient une place stratégique.
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nouveau châtiment en 1934 pour punir les « agressions criminelles sur les
femmes [blanches] » de coups de fouet en public 1.
Mais qu’est-ce que ces situations ont en commun ? Tout d’abord, la
multiplication des discours sur les agressions sexuelles et les mesures
adoptées pour les prévenir n’étaient pas corrélées à des problèmes effectifs
de viol d’Européennes par des hommes de couleur. On ne trouvait que très
rarement des preuves, après les faits ou durant l’instant, attestant que des
viols avaient été réalisés ou tentés 2. Certes, des agressions sexuelles ont pu
se produire, mais leur fréquence n’était pas liée aux fluctuations des
angoisses qu’elles suscitaient. Plus, les lois relatives au viol variaient en
fonction de la race. L’abus sexuel des femmes noires n’était pas classé
comme viol et, dès lors, ne relevait pas de la justice ; quant aux viols
commis par les Blancs, ils ne donnaient pas lieu à des poursuites. Mais, si
ces accusations de menace sexuelle n’étaient pas provoquées par des faits
de viol, que signalaient-elles, et à quoi étaient-elles liées ?
Les allusions à la subversion politique du système colonial allaient de
pair avec celles relatives à sa subversion sexuelle. Si l’expression « péril
noir » faisait référence à des menaces sexuelles, elle connotait aussi la peur
d’une insurrection et, plus généralement, le sentiment d’un refus du
contrôle colonial. Les inquiétudes quant à la protection des femmes
blanches se sont intensifiées durant les crises du contrôle colonial, réelles
ou perçues – menaces sur la cohésion interne des communautés euro-
péennes ou violations de leurs marges. Par exemple, les discours colo-
niaux tenus sur la rébellion de 1857 en Inde décrivaient avec force détails
les mutilations sexuelles des femmes britanniques par les hommes indiens
alors même qu’aucun viol n’avait été enregistré 3. En Afrique également,
bien que la chronologie du « péril noir » diffère, nous pouvons toujours
identifier une séquence régulière d’événements (l’expression y est apparue
en Afrique du Sud, dans le Rand, en avance de vingt ans sur le reste du
monde colonial) 4. En Nouvelle-Guinée, l’Ordonnance pour la protection
des femmes blanches a suivi un large afflux de Papous acculturés, arrivés à
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Port Moresby dans les années 1920. Comme ils résistaient aux contraintes
vestimentaires et aux nouvelles normes de gestuelle et d’éducation, les
Blancs les ont perçus comme arrogants, « insolents » et irrespectueux 1.
Dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres, le malaise politique des Pieds noirs
face à « toute une nouvelle série d’exigences [des musulmans] » s’est
traduit dans la culture populaire par des images fortes d’hommes algériens
sexuellement agressifs 2.
Les accusations de viol portées à l’encontre des hommes colonisés se
fondaient souvent sur la perception d’une transgression de l’espace social.
Ainsi, des « tentatives de viol » se sont révélées être des « incidents »
causés par la présence d’un Papou « découvert » aux alentours d’une rési-
dence blanche, par celle d’un Fidjien entré dans la chambre d’une
patiente européenne ou celle d’un domestique trouvé devant la chambre
d’une Européenne endormie ou à moitié dévêtue 3. Les comportements
jugés dangereux étant décrits avec une si grande variété que la plupart des
hommes colonisés ont été perçus comme potentiellement menaçants et
agressifs, sur un plan sexuel mais aussi politique.
Il est aussi souvent arrivé que les accusations d’agressions sexuelles
suivent les tensions qui divisaient les communautés européennes,
permettant ainsi que se renouvellent les efforts visant à trouver un
consensus interne. Par exemple, les accusations de viol en Afrique du Sud
ont coïncidé avec des grèves conduites par des mineurs africains et blancs
entre 1890 et 1914 4 . De même, en Rhodésie, après une grève des
cheminots blancs en 1929, des membres de la communauté européenne
auparavant en conflit se sont retrouvés autour d’une cause commune. Le
risque perçu d’insurrection indigène a engendré une « solidarité entre-
tenue par la menace de destruction raciale 5 ». Lorsque les actions
conduites par les travailleurs indonésiens et européens ont atteint leur
paroxysme, la communauté blanche de Sumatra a fait de même. Elle a
étendu les groupes de vigilance, les réseaux de renseignements et les
demandes de protection policière pour s’assurer que les femmes de la
communauté ne soient pas mises en danger et que leurs travailleurs
restent « calmes ».
1 Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit., p. 8 et 11.
2 Emmanuel SIVAN, Interpretations of Islam, Past and Present, Darwin Press,
Princeton, 1983, p. 178.
3 James BOUTILIER, « European Women in the Solomon Islands », loc. cit.,
p. 197 ; Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit.,
p. 11 ; Elizabeth SCHMIDT, « Ideology, Economics, and the Role of Shona
Women in Southern Rhodesia », op. cit., p. 413.
4 Charles VAN OSELEN, « Prostitutes and Proletarians », loc. cit., p. 51.
5 Dane KENNEDY, Islands of White, op. cit., p. 138.
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1 Jean-Luc VELLUT, « Matériaux pour une image du Blanc dans la société colo-
niale du Congo Belge », in Jean PIROTTE (dir.), Stéréotypes nationaux et préjugés
raciaux aux XIXe et XXe siècles. Sources et méthodes pour une approche historique,
Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., fasc. 24, Collège
Érasme, Louvain-La-Neuve, 1982.
2 Amirah INGLIS, The White Women’s Protective Ordinance, op. cit., p. 80.
3 Beverley G ARTRELL , « Colonial Wives. Villains or Victims ? », in Hillary
C ALLAN et Shirley A RDENER (dir.), The Incorporated Wife, Croom Helm,
Londres, 1984.
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La dégénérescence blanche,
la maternité et l’eugénisme
Les femmes européennes ont joué un rôle central dans l’entre-
prise coloniale et la solidification de frontières raciales, et leur position de
soutien et de subordination a participé de la cohésion de la communauté
et de la sécurité coloniale. Leur rôle s’est trouvé renforcé lorsque, au début
du XXe siècle, un certain discours métropolitain bourgeois (et éminem-
ment anthropologique) a commencé à s’intéresser à la notion de « dégé-
nérescence ». En mobilisant des arguments racistes et scientifiques, on
pensait que la « dégénérescence » et le métissage menaçaient la moralité
de classe moyenne, la virilité et la maternité 1. On définissait la dégénéres-
cence comme « éloignement du type humain normal […] transmis généti-
quement et menant progressivement à la destruction 2 ». La
dégénérescence, causée par des facteurs environnementaux, physiques et
moraux, pouvait être évitée par la sélection eugéniste et l’élimination des
éléments « inadaptés » ou des contagions environnementales et cultu-
relles qui les avaient engendrés 3. Habituellement, on associe le discours
eugéniste à l’idée de sélection empruntée au darwinisme social et forte-
ment influencée par la pensée lamarckienne dans sa variante française.
Toutefois, la notion de « contamination culturelle » se retrouve dans les
traditions eugénistes d’Angleterre, de Hollande et de France 4. Les explica-
tions eugénistes du malaise causé par l’industrialisation, l’immigration ou
l’urbanisation prétendaient que les caractères acquis étaient héréditaires
– et donc que la pauvreté, le vagabondage et la promiscuité sexuelle
étaient des traits biologiques liés à la classe sociale, issus du patrimoine
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ouvrière, les dangers dans les colonies étaient bien plus répandus et donc
les risques de contamination accentués. Dès lors, les propositions visant à
affirmer le pouvoir européen ont pris deux directions complémentaires.
Elles écartaient d’abord les types raciaux ambigus et les arrangements
domestiques libres. Elles prônaient ensuite une élévation, une homogé-
néisation et une stricte délimitation des standards européens. L’objectif
était clair : il fallait s’écarter de la mixité pour tendre vers l’endogamie
blanche, limiter le concubinage pour valoriser la vie familiale et le mariage
légal et, comme aux Indes, écarter les coutumes métisses pour les
remplacer par des normes métropolitaines. Comme l’affirmait le bulletin
de la Société eugéniste des Indes néerlandaises, « l’eugénisme n’[était] rien
d’autre que la croyance en la possibilité de prévenir les symptômes de
dégénérescence corporelle de notre “moedervolken” (peuple) bien aimé ou,
dans les cas où ils auraient déjà été présents, de les combattre 1 ».
À l’instar de la modernisation du colonialisme, avec son organisation
scientifique et ses technocrates aux connaissances locales limitées, les
communautés coloniales du début du XXe siècle ont repensé les moyens
par lesquels exprimer leur autorité. Ce processus est passé par l’affirma-
tion d’une moralité coloniale distincte, se réorientant explicitement vers
les marqueurs sociaux et raciaux de l’européanité. Il a mis l’accent sur les
éléments raciaux communs à l’échelle transnationale, au détriment des
différences nationales. Plus encore, il a diffusé une certaine idée de l’Homo
europæus dont la santé supérieure, la richesse et l’éducation auraient été
caractéristiques de sa race et de la norme de « l’Homme blanc ». Eugène
Pujarniscle, romancier, acteur et observateur de l’aventure coloniale fran-
çaise, écrivait ainsi : « On pourra s’étonner que, sous ma plume, revien-
nent toujours les mots de Blanc ou d’Européen, jamais celui de Français.
En effet, la solidarité coloniale et les devoirs qu’elle comporte lient tous
les peuples de race blanche et non pas seulement ceux d’une nationalité
définie 2. »
Ces sensibilités coloraient la politique impériale dans presque tous les
domaines. Les peurs liées à la contamination physique ont accordé un
nouveau crédit à la vulnérabilité politique. Les Blancs devaient serrer leurs
rangs, augmenter leur nombre et s’assurer que leurs membres respectent
les frontières biologiques et politiques sur lesquelles leur pouvoir était
supposé se fonder. En Europe, les « inaptes » physiques et sociaux, les
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1 Clotilde CHIVAS-BARON, La Femme française, op. cit. ; J.-L. FAVRE, La Vie aux
colonies, Larose, Paris, 1938.
2 René MAUNIER, Sociologie coloniale, op. cit., p. 171.
3 A. DUPUY, « La personnalité du colon », loc. cit., p. 198.
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jeunes nés et éduqués dans les Indes ne disposaient que d’un nombre
limité de possibilités économiques. Leur position était en effet inconfor-
table, entre les nouvelles recrues qui affluaient de Hollande et une popula-
tion (indigène) inlander éduquée avec lesquelles ils rentraient en
concurrence sur le marché du travail.
Dans les Indes, le paupérisme blanc reflétait les inégalités de la société
coloniale dans son ensemble, soulignant l’hétérogénéité sociale de la caté-
gorie même d’« Européen ». Le concubinage restait perçu comme l’origine
première des Blanken-haters (ceux qui détestaient les Blancs). Assimilé à
une progéniture blanche « mécontente » et « parasite », oisive et donc
dangereuse, le concubinage effrayait. On craignait que les enfants qu’il
engendrait ne revendiquent l’accès au monde économique, n’exigent des
droits politiques et ne cherchent à faire alliance avec une opposition orga-
nisée au pouvoir néerlandais – et à en prendre la tête.
La politique de compassion et de charité était aussi fondée sur des
critères raciaux. Comme au Congo belge, le préjudice exercé à l’encontre
des métis était souvent camouflé sous des arguments compassionnels,
comme s’ils étaient par définition des êtres malheureux 1 . En Europe
comme à l’étranger, la protection des enfants métis d’Indochine était une
cause populaire parmi les femmes européennes. L’Assemblée française sur
le féminisme, instaurée lors de l’Exposition coloniale de 1931, a consacré
une grande part de ses discussions à la situation difficile des enfants métis
et des mères indigènes, résonnant ainsi avec des campagnes conduites un
demi-siècle auparavant par les féministes françaises engagées en faveur
des recherches en paternité 2. L’assemblée a appelé à mettre en place des
centres susceptibles d’accueillir les jeunes filles abandonnées ou en
« danger moral » pour en faire des femmes méritantes 3. Les Européennes
étaient encouragées à superviser la protection morale des jeunes métisses,
à développer leur inclination naturelle envers la société française, et à les
transformer en partisanes des « idées françaises » plus qu’en révolution-
naires 4. La séparation de genre était alors évidente : l’instruction morale
1 Jean-Luc VELLUT, « Matériaux pour une image du Blanc dans la société colo-
niale du Congo Belge », op. cit., p. 103.
2 Claire Goldberg MOSES, French Feminism in the Nineteenth Century, State
University of New York Press, Albany, 1984, p. 208
3 Yvonne K NIBIEHLER et Régine G OUTALIER , « Femmes et colonisation » :
Rapport terminal au Ministère des Relations extérieures et de la Coopéra-
tion, Institut d’Histoire des pays d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, 1987.
4 Ch. GENET, « Le rôle de la femme française aux colonies. Protection des
enfants métis abandonnés », Le Devoir des Femmes, 15 février 1936, p. 8 ;
Yvonne KNIBIEHLER et Régine GOUTALIER, « Femmes et colonisation », op. cit.,
p. 35 ; Henri SAMBUC, « Les métis franco-annamites en Indochine », Revue du
Pacifique, 1931, p. 261.
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concrète. On disait ainsi du climat sous les tropiques qu’il provoquait une
baisse de la fertilité, une aménorrhée prolongée et une stérilité perma-
nente 1. Des docteurs belges affirmaient que « la femme qui va vivre en
pays tropical est souvent perdue pour la reproduction de la race 2 ». On
associait les conditions de vie coloniales à un taux élevé de mortalité
infantile, de telle sorte que « la vie d’un enfant européen était presque
condamnée à l’avance 3 ». Les afflictions variaient d’une fragilité nerveuse
à des fièvres débilitantes qui, pensait-on, touchaient plus violemment les
femmes et les enfants.
Ces dangers sanitaires fantasmés ont suscité des interrogations quant
à la capacité des femmes européennes, et donc de la « race blanche », à se
reproduire après une longue période passée sous les tropiques. Une
communauté médicale internationale a même cherché des signes de stéri-
lité sur deux ou trois générations. Dans les Indes, si le climat n’a jamais
suscité des jugements aussi négatifs, l’adaptation psychologique et
physique n’est jamais non plus allée de soi. Des médecins néerlandais ont
ainsi cité des confrères allemands, non pour affirmer l’inévitabilité de la
stérilité des Blancs, mais pour affirmer que les hommes et les femmes
européens devaient tenir leur rang colonial. Des observateurs français ont
affirmé catégoriquement que les unions de Créoles néerlandais dans les
Indes étaient stériles après deux générations 4. Dans les années 1930,
certaines études médicales, dont certaines furent financées par la Société
des Indes néerlandaises pour l’eugénisme, ont voulu savoir si les taux de
fertilité différaient en fonction des « types raciaux » indo-européens et
européens, et si « les enfants de certains Européens nés dans les Indes
montraient des signes raciaux distincts de ceux de leurs parents » 5.
À l’image du discours tenu sur la dégénérescence, la peur de la stérilité
était moins liée à la survie biologique des Blancs qu’à leur visibilité poli-
tique et leur reproduction culturelle. Ces inquiétudes ont atteint leur
paroxysme durant les années 1930, lorsque le chômage blanc a atteint un
taux élevé en Europe et dans les colonies. La crise a rendu impossible tout
rapatriement des Néerlandais et des Français appauvris, suscitant de vives
spéculations pour déterminer si les classes populaires européennes
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1 Dominique Chrétien Marie BAUDUIN, Het Indische Leven, op. cit. p. 63.
2 Ibid., p. 63-64.
3 Gabriel Louis ANGOULVANT, Les Indes néerlandaises, op. cit., p. 101.
4 Louis MALLERET, L’Exotisme indochinois, op. cit., p. 164 ; Patricia GRIMSHAW,
« “Christian Woman, Pious Wife, Faithful Mother, Devoted Missionary” »,
loc. cit., p. 507 ; Helen C ALLAWAY , Gender, Culture, and Empire, op. cit.,
p. 183-184.
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1 June NASH, « Aztec Women. The Transition from Status to Class in Empire
and Colony », in Mona ÉTIENNE et Eleanor LEACOCK (dir.), Women and Coloni-
zation. Anthropological Perspectives, Praeger, New York, 1980, p. 140.
2 Verena MARTINEZ-ALIER (STOLCKE), Marriage, Class and Colour in Nineteenth-
Century Cuba. A Study of Racial Attitudes and Sexual Values in a Slave Society,
op. cit., p. 39.
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