Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Vangelis Athanassopoulos
« Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir
commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris
que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que
je voudrais tant penser. [...] Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour
me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant2. »
Michel Foucault
2. Michel Foucault, Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001, pp. 860-861.
3. Voir Paul O’Neill, Mick Wilson (éds), Curating Research, Londres, Open Éditions/De Appel, 2015 ; Aliocha
Imhoff & Kantuta Quiros, « Curating research. Pour une diplomatie entre les savoirs », L’Art même, n° 64,
2015. Cf. également URL : http://www.lepeuplequimanque.org/curating-research.html. [Consultation juin 2016]
4. Voir, entre autres, David Balzer, Curationism. How Curating Took Over the Art World and Everything Else,
Toronto, Coach House Books, 2014.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page108
5. Irit Rogogg, « Smuggling – A Curatorial Model », in Vanessa Joan Müller et Nicolaus Schafhausen, Under
Construction – Perspectives on Institutional Practice, Cologne, Verlag der Buchhandlung König, 2006,
p. 132.
6. Jerôme Glicenstein, L’invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, PUF, 2015. Nous
renvoyons également le lecteur au dixième numéro de la revue Proteus, Cahiers de théories de l’art consa-
cré au Commissariat d’exposition comme forme de recherche. URL : http://www.revue-proteus.com/
Proteus10.pdf
7. « Chaque discours esthétique appelle le passage à la limite du sens auquel conduit toute espèce de dis-
cours. » Jean-Luc Nancy, « Entendre avec quelles oreilles ? », préface à La pensée comme expérience.
Esthétique et déconstruction, sous la dir. de Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2016, p. 19.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page109
C’est à ce point qu’il faut chercher, à mon sens, une possible convergence de
l’art et de la recherche : non pas comme consensus autour de catégories cogni-
tives préétablies mais comme critique des nos manières de sentir et de connaître,
critique en dehors de laquelle il n’y a pas de connaissance possible. J’ai essayé
de montrer ailleurs les divers problèmes et contradictions qui surgissent à l’en-
droit de la rencontre de la recherche artistique avec le « tournant éducatif » de
l’art contemporain, ainsi qu’aux points d’intersection entre le contexte et le dis-
cours institutionnels, les politiques scientifiques, éducatives et culturelles euro-
péennes, les économies de la connaissance et les conditions immanentes de
production de l’art actuel9. Mon intention n’est pas de reprendre ici ce travail, ni
d’entrer dans les détails du débat – souvent polémique – dans lequel il s’inscrit10.
Plutôt, après cette introduction je souhaite, dans un premier temps, résumer en
deux observations certains points de cette polémique qui me semblent impor-
tants, afin d’adresser, dans un second temps, « ce qui fait recherche » dans l’art
à travers l’esquisse d’un rapport créatif au savoir.
8. Ibid., p. 16.
9. Vangelis Athanassopoulos, « Language, Visuality, and the Body. On the Return of Discourse in Contem-
porary Performance », Journal of Aesthetics and Culture, Vol. 5, 2013, URL : http://dx.doi.org/10.3402/
jac.v5i0.21658 et « L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique », Marges, n° 22,
2016, pp. 75-86.
10. Parmi la riche actualité récente, voir notamment les dossiers Critical Approaches to Arts-based Research
de l’Unesco Observatory Multi-Disciplinary Journal in the Arts, Vol. 5, n° 1, 2015, coordonné par Anne
Harris, Mary Ann Hunter et Clare Hall, ainsi que La recherche dans les écoles supérieures d’art de Culture
et recherche, n° 130, hiver 2014-2015, coordonné par Isabelle Manci.
11. Tom Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », e-flux Journal, n° 3, 2009, URL : http://www.e-flux.com/
journal/art-in-the-knowledge-based-polis [consultation novembre 2013]
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page110
Comme le note Angela Piccini, considérer une pratique artistique en tant que
recherche exige de l’artiste-chercheur d’être capable de démontrer un ensemble
de résultats généralisables et donc séparables de son expérience pratique, les-
quels, accompagnant l’œuvre sous une forme abstraite, démontreront son ori-
ginalité, la mettront dans le contexte approprié et la rendront utile à la commu-
nauté scientifique12. Le document de stratégie publié en mai 2008 par le réseau
d’enseignement artistique ELIA (European League of Institutes of the Arts) va dans
ce sens, liant explicitement la recherche artistique avec les politiques européennes
de création de « nouvelles connaissances » dans une « Europe créative »13.
La sphère curatoriale participe à cette tendance, bien que d’une manière ambiguë :
d’une part, comme je l’ai suggéré plus haut, elle se donne comme domaine inter-
médiaire et relativement indépendant par rapport aux institutions traditionnelles
(musées, universités, galeries, centres d’art, instances ministérielles, fondations
privées), libéralisant le métier de commissaire et par là permettant une plus large
circulation des œuvres et une plus grande ouverture et diversité de perspectives
sur la production contemporaine14.
D’autre part, l’importance que la sphère curatoriale a acquise les dernières années,
tant au niveau de l’enseignement et de la recherche qu’au niveau professionnel,
au point de s’identifier, comme le suggère Jacques Rancière, à l’art contemporain
qu’elle est censée promouvoir, fait qu’elle en est venue à constituer une insti-
tution d’un nouveau genre, plus souple, léger et diffus, apparemment dépourvu
de l’autorité des institutions « dures » mais remplissant tout de même des fonc-
tions similaires de recensement, de sélection, d’interprétation, de reconnaissance
et de valorisation.
12. Angela Piccini, « An Historiographic Perspective on Practice as Research », Groupe de recherche PARIP
(Practice as Research in Performance), URL : http://www.bristol.ac.uk/parip/t_ap.htm [consultation
février 2015]
13. Chris Wainwright, « The Importance of Artistic Research and its Contribution to ‘New Knowledge’ in a
Creative Europe », European League of Institutes of the Arts Strategy Paper, mai 2008, cité dans Tom
Holert, « Art in the Knowledge-based Polis », art. cit.
14. Pour une approche sociologique du métier de commissaire, voir Laurent Jeanpierre, Isabelle Mayaud et
Séverine Sofio, « Représenter les commissaires d’exposition d’art contemporain en France : une intermé-
diation collective impossible ? », Le mouvement social, n° 243, 2013, pp. 79-89.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page111
À titre indicatif, un projet curatorial de Fatos Üstek qui a tourné en 2015 à l’ICA
de Londres, consiste à présenter cinquante expositions successives en cinquante
semaines, conçues sur « un mode d’accumulation de connaissances » et visant
à fournir « un terrain fertile pour le développement d’un discours productif et d’une
réflexion sur l’input [sic] artistique, tout en mettant l’accent sur la transdisciplinarité
et l’implication profonde du public17. » Mais aussi, l’expansion actuelle d’offres de
formation en ligne qui mettent l’accent sur les stratégies de carrière, le dévelop-
pement des réseaux professionnels et sociaux, la recherche de sources de finan-
cement et le montage de dossiers administratifs (comme les MOOCS de Node
Center for Curatorial Studies a Berlin18 par exemple) peut être vue sous ce prisme,
sous lequel la spécificité de l’art en tant que structure de connaissance tend a
s’identifier aux mécanismes abstraits qui régissent le fonctionnement et la repro-
duction interne du monde de l’art en tant qu’ensemble d’acteurs interdépendants.
Comme le rappellent Catherine Perret et Dominique Figarella à propos de la
réforme des études artistiques et la place de la recherche dans les écoles d’art
15. Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
16. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
17. URL : www.fig2.co.uk [consultation février 2015]
18. URL : https://www. nodecenter.net/ [consultation février 2015]
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page112
19. Dominique Figarella et Catherine Perret, « Valeur de la recherche », Culture et recherche, n° 130, hiver
2014-2015, p. 12.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page113
Dan Cameron dit, à propos du milieu de l’art des années 1980, que ce qui était
important, ce n’était pas le nombre d’œuvres vendues mais qui les avait ache-
tées22. En le paraphrasant, on pourrait dire qu’aujourd’hui, ce qui détermine un
chercheur, ce n’est pas le contenu de sa production scientifique, mais son impact
factor. Sous ce prisme, la pratique de la théorie semble se réduire aux aspects
20. Cf. Vangelis Athanassopoulos, « L’art comme production de connaissance : entre théorie et pratique »,
art. cit.
21. URL : http://www.theguardian.com/science/2013/dec/06/peter-higgs-boson-academic-system [consultation
février 2015]
22. Dan Cameron, Art and Its Double. A New York Perspective, cat. d’exposition, Fondation Caixa de Pension,
Barcelone, 27 novembre 1986 – 11 janvier 1987, p. 30.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page114
Schnittstelle (1995) est une installation vidéo de Farocki, conçue pour deux moni-
teurs posés côte à côte. Le statut de la pièce n’est pas exactement ambigu, plutôt
hybride : initialement commissionnée par le Musée d’art moderne de Villeneuve
d’Ascq, qui a demandé au cinéaste de produire une vidéo-commentaire sur son
propre travail, celle-ci n’est pas simplement un document pédagogique explicatif
portant sur les films antérieurs et le mode de travail de son auteur, mais une
œuvre à part entière, se situant à l’intersection du cinéma et de l’art contempo-
rain, comme nombre d’autres pièces qui lui ont succédé. En fait, comme le rap-
pelle Christa Blümlinger25 c’est avec Schnittstelle que l’œuvre de Farocki est rentré
dans le monde des arts plastiques.
Il est intéressant de noter que le regard réflexif de Farocki sur les images et sur
son propre positionnement par rapport à elles, déjà présent dans ses films,
acquiert une expression plastique grâce à un dispositif d’exposition qui sort
le cinéma de ses murs tout en revenant aux conditions techniques de sa pro-
duction, ainsi qu’à un cadre éducatif/informationnel qui fait partie de ce que l’ar-
tiste appelle « images opérationnelles », des images qui ne visent pas à être
23. Voir Irit Rogoff, « Turning », e-flux journal n° 0, novembre 2008, URL : http://www.e-flux.com/journal/turning/
[consultation février 2015]
24. URL : https://www.youtube.com/watch?v=Qby0ed4aVpo [consultation février 2015]
25. URL : http://www.newmedia-art.org/cgi-bin/show-oeu.asp?lg=FRA&ID=150000000035107 [consultation
février 2015]
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page116
26. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Trafic n° 27, automne 1998, p. 133-142.
27. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou, La logique culturelle du capitalisme tardif, trad. F. Nevoltry,
Paris, ENSBA, 2011, p. 316, traduction revue.
Actes AEM3 def.qxp_Mise en page 1 4/01/18 21:56 Page117
Vangelis Athanassopoulos est philosophe, historien de l’art et critique. Docteur en Ésthétique associé à l’Ins-
titut ACTE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne & CNRS) et membre fondateur de la revue en ligne Proteus,
Cahiers des théories de l’art. Il est l’auteur de La publicité dans l’art contemporain 1. Ésthétique et post-
modernisme et La publicité dans l’art contemporain 2. Spécularité et économie politique du regard, L’Har-
mattan, 2009. Ses recherches en cours portent sur la conférence-performance contemporaine, la recherche
artistique et les dispositifs spéculaires dans les arts visuels. Il a préparé le n° 10 de la revue Proteus, consacré
au Commissariat d’exposition comme forme de recherche, 2016.