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MONTAIGNE ME MANQUE Marcel CONCHE Montaigne me manque. J'ai pourtant, de ma table de travail, & portée de regard (non & portée de 1a main : ce privilége n’appartient qwaux Grecs), plusicurs éditions des Zssais : les moins bonnes, les meilleures et la meilleure, celle d’A. Armaingaud, parfaitement exacte et précise dans V'indication des ajouts et des variantes, mais depuis longtemps épuisée, et oubliée, ignorée, Et les «instruments de travail», comme on dit, ne me font pas défaut : entre autres, le vieux Lexique de la langue des Essais de Miss Grace Norton et Pierre Villey, la Bibliographie méthodique et analytique des ouvrages et documents relatifs & Montaigne (jusqu’a 1975) de Picrre Bonnet, ct surtout la Concordance des Essais de Montaigne de Roy F. Leake ('). Quant aux études, j’en posséde bon nombre, dont je n'ai, du reste, & Pex- ception de celles & caraetére purement historique, jamais tiré grand profit. Mais les Esvais ne sont pas Montaigne, Un livre n’est jamais qu’un livre — qui ne vaut pas une intelligence vivante, «Les livres, observe Platon, ne peuvent ni répondre ni interroger» (Protagoras, 329a) ; et Montaigne renchérit : «’estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui n’eschauffe poinet» (III, viii, p. 923 Villey). Les Exsais m’entretiennent «Du jeune Caton», des «moyens de faire a guerre de Julius Cazsarm, «Des plus exeellens hommes» (trois hommes de I’Antiquité, bien sir, et trois Grecs), mais aussi «De Putile et de Phonneste», «Du repentir», «De Vexpérience», bref de sujets aussi bien spéciaux que généraux, conerets qu’abstraits, prati- ques ou empiriques que moraux et philosophiques. Mais, en ce mois (1) Comme lui, nous adoptons, comme édition de référence, Védition Vitucy (eééd., PUF, 1965 :réimpr., 1978), © Revue Internationale de Philosophie. 2/1992 - n° 181 - pp. 157-168, 158 M. CONCHE de janvier 1991, mon souci est lié A une certaine guerre que nous menons ailleurs, en terre arabe. J'ai, la-dessus, mon opinion, fort éloignée de lopinion commune comme de celle des hommes de pouvoir, et que j’estime pourtant fondée en réflexion et en raison, Jaimerais la mettre & Vépreuve dans une discussion serrée, sans concession, une sorte de duel sans merci, oit les épées seraient des arguments. Mais, dans le «pays sauvage» () ott je vis, la discussion est inconnue, jentends 1a discussion sérieuse, telle que Montaigne en a analysé les conditions et donné les régles dans «De Part de conferer, La discussion n’est pas la conversation. Aux conversations de politesse, de convenance, Montaigne se juge inapte ; il réve, pense 2 autre chose, garde un silence obstiné et morose ou dit des bétises, bref se montre ou «inepter ou cincivily (of. Il, iii, p. 820). Les conversations avec le peuple 'importunent : il ne sait pas s‘«appliquer aux ames basses et vulgairesy (ibid.) — tout en les reconnaissant «souvent aussi regiées que les plus destiges» —, et la froideur de son commerce a pu décourager la bienveillance de plusieurs — oe qui o’est gure adroit ni sage, estime-t-i, s'agissant de ceux dont on a besoin, parmi lesquels on vit, Ce qu’il souhaiterait et louerait, C'est cun’ ame a divers estages qui seache et se tendre et se desmonter, qui soit bien par tout ot sa fortune la porte, qui puisse deviser avec son voisin de son bastiment, de sa chasse ct de sa querelle, entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier» (ibid,, p. 821). Une me ui divers estages», telle est, d’aprés cette description, exactement la mienne. Car mon Ame, ou mon esprit, comme on voudra, s’adapte aisément 4 toute autre. Dans mon village, je suis fort économe des relations sociales, les fuyant si je peux. Mais, dés lors que 1a coutume, le voisinage ou le hasard me les impose, je les soutiens avec affabilité et urbanité, Je parle l'un de son jardin, m'interroge sur ses poireaux, & autre de sa sciatique ou de sa toiture, aux braves femmes de leurs fleurs et de leurs patisseries ; ct si inter- locuteur, sachant ma condition, veut lever le débat, je fais mine non de le précéder mais de le suivre, feignant que ma science retarde sur la sienne. Si je préte un livre A un voisin, cc sera La vie des (2) Jecris «chez moy, em pays sauvage, ow personne ne m‘ayde ny me releve {corrige)y, dit Montaigne (IIL, v, p. 875). MONTAIGNE ME MANQUE 159 guépes ou La flore du Revermont. Aussi suis-je dament considéré dans mon village. Certes, je n’en suis pas moins solitaire, de cette solitude de Fesprit qui ne pourrait étre comblée que par la présence vivante d'un esprit vigoureux avec qui penser-ensemble, La discussion est, de tous les exercices de notre esprit, le plus «naturel», dit Montaigne (III, vii, p. 922): qu’est-ce a dire sinon que la solitude est contraire a Pessence méme du penser, que le penser, selon son essence, est toujours un. penser-ensemble? On pense avec, ou contre, donc ensemble, dia~ lectiquement, Ma solitude n’est autre qu'une soif particuliére de esprit comme tel, qui en appelle A un esprit complémentaire pour, dans animation et Témulation de Vassaut dialogique, lui-méme saccomplir. La discussion : «j’en trouve, dit Montaigne, usage plus doux que d’aucune autre action de nostre vie» (ibid.). Oui, Et nous savons bien, lui et moi, quelle autre action est ici reléguée au second rang. Il m’est arrivé de préférer la lecture de Leibniz. & une rencontre amoureuse qui s‘offrait. Au regard de la joie supréme, et bien plus rare, de la joute dialogique, unc telle rencontre, avec ce qu'elle a dordinaire, ne serait méme pas mise en balance. Mais je ne suis plus Montaigne lorsqu’il ajoute : «et c'est la raison pourquoy, si j'estois asture [4 cette heure] forcé de choisir, je consen- tirois plustost, ce crois-je, de perdre la veué que Vouir ou le parler» (ibid). Je préférerais, moi, garder la vue, car, dans le cas contraite, jaurais Toule et le parler, mais 4 quoi bon? puisque je n’aurais toujours prés de moi personne 4 qui parler de la seule fagon que festime et apprécie vraiment, jentends de cette maniére vraie et Philosophique qu’est la «conference», c’est-A-dire la discussion congue comme recherche en commun de la vérité Mais si, comme philosophe, jaspire & la discussion, cet exereice que «les Atheniens conservoient en grand honneur en leurs Aca- demies» (ibid.) (3), et y suis prét, c'est toutefois sous réserve que, d'une vraic discussion, soient remplics les conditions ct acceptécs les régles, Discuter, oui, mais avec qui? de quoi? dans quelle dispo- sition? suivant quel ordre? naturel ou savant? naif ou réfléchi? en @) On distingua jusgu’s cing Académies : celles de Platon, d'Arcésilas, de Carnéade, de Philon de Larisse et d'Antiochus d’Ascalon (ef. Eustar, Préparation évangéligue, XIV, 4. 16): mais Montaigne, A la suite de Cieéron, ne distingue aqu’entce TAncienne Academie, platonicienne, et la Nouvelle, prababilist et sceptique.

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