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2005/3 no 22 | pages 63 à 76
ISSN 0292-0107
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politique :
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par là
Lauren t
Bove
64 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005
guerre et justice
Dans Traité Politique (III, 5) , Spinoza écrit que « le corps de l’État de-
vant agir comme par une seule âme, et en conséquence la volonté de
la cité devant être tenue pour la volonté de tous, ce que la cité déclare
juste et bon on le doit considérer comme déclaré tel par chacun. D’où
il suit qu’alors même qu’un sujet estimerait iniques les décrets de la ci-
té, il n’en serait pas moins tenu de les exécuter » 1. Dans TP (V, 4) il
note cependant : « Une cité où les sujets ne prennent pas les armes par
mais avant tout par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu ».
Or cette corrélation nécessaire entre « justice » et « vie humaine » ne
peut véritablement se comprendre que par son inscription sur le plan
d’immanence d’une ontologie politique de l’affirm ation de la puissance
(et de la « vertu ») comme droit, et comme droit commun 3. Cette puis-
sance, qui de manière immanente est constitutive de tout État , est celle
de la « multitude ». Le droit appelé souveraineté « se définit par la multi-
tudinis potentia » (TP II, 17)... Et c’est de ce point de vue d’une ontolo-
gie politique de la puissance que l’idée de « justice » va s’ouvrir à une
même division que celle qui traverse l’idée de souveraineté. C’est par
là que le modèle machiavélien de la guerre, et non plus hobbesien du
contrat, s’impose au cœur de la politique spinoziste.
Spinoza distingue la souveraineté, que possède inaliénablement la
multitude dans l’exercice de la puissance de son droit commun natu-
rel, et le droit commun ou la « souveraineté de l’État » (TP IV, 2), en
tant que ce droit est détenu absolument par un pouvoir institué, lui-mê-
me appelé souverain. Spinoza ouvre ainsi une division entre le corps
de l’État qui doit être conduit comme par une seule âme selon la volon-
té du pouvoir souverain institué, et la volonté de la cité (ou le corps de
l’État en son entier) qui doit être tenue pour la volonté de tous. Théo-
riquement la volonté du pouvoir souverain institué devrait être la volonté
de la cité, et le pouvoir suprême serait alors rationnellement et entière-
ment absolu... Mais pratiquement cet absolutisme de l’imperium s’affirme
de manière d’autant plus violente (comme un « pouvoir absolu » que
Spinoza oppose au « droit absolu » pleinement exercé) que ce droit, s u p-
posé commun, est effectivement très partiel et partial (il n’exprime que
l’intérêt de quelques-uns) et que la volonté commune de la cité doit
être, de force, assujettie à la volonté de celui ou de ceux qui détiennent
le pouvoir souverain. Comme pour la souveraineté — que l’on peut donc
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pas être dirigé par son égal. La multitude spinoziste est d’abord ainsi
conçue en fonction de sa résistance à l’idée d’obéissance. Prudence contre
obéissance, ou stratégie de résistance active (et collectivement inven-
tive) contre l’imperium de l’égal-semblable.
C’est de manière profondément politique, en TTPV [8] , que Spinoza
écrit que « rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être sou-
mis à leurs égaux et d’être dirigés par eux », et que même la servitude
en apparence la plus réussie (comme chez les Turcs ; TP VI, 4) ne
même opposée aux explications de la genèse idéale des sociétés que l’on
trouve dans les théories classiques de la souveraineté. Aux commence-
ments de l’histoire, une multitude libre, aussi ignorante et barbare
qu’elle fût, n’a pu tout d’abord se constituer politiquement qu’en dé-
mocratie. Et cela ne s’explique pas du tout par la juridicité d’un contrat
mais par les lois nécessaires des affects. Ce que montre Spinoza, c’est
que la très grande dive rsité et la complexité de la multitude (qui conduit
habituellement à désespérer d’elle, étant donné qu’elle se gouve rne non
auto-organiser l’hétéronomie
Un autre exemple de servitude radicale échappe cependant à la
contradiction interne de la tyrannie turque. Ce que l’analyse spinoziste
de l’État hébreu va explicitement montrer, c’est que la perfection de la
domination ne sera réellement atteinte qu’à condition que les croyances
imposées prouvent leur utilité effective dans la pratique, qu’elles satis-
fassent effectivement les besoins et les désirs. Or pour cela il faut étayer
la domination radicale des corps et des esprits sur une auto-organisation dé-
le d’êtres réduits au rang des « bêtes brutes » ou des pecora des tyrannies
religieuses, mais bien celle d’hommes avec des fonctions d’« hommes »
mais chez qui la prudence /puissance « humaine » (ou la « liberté ») est
résorbée, sans reste, dans le sujet-de-l’obéissance rat i o n n e l l e . C’est
alors vers l’homme actuel que la nouvelle animalité fait signe...
Le règne monarchique du marché, la présence magico-religieuse de
la marchandise qui dévore le présent vivant de notre désir (le réduisant
au choix des marchandises possibles et / ou au choix des moyens pour
que dans le modèle primitif d’orthodoxie ! Car c’est bien par la rela-
tion d’amour (l’adhésion) à la Marchandise et / ou à Dieu et par le renou-
vellement de la joie éprouvée à son idée, que s’exerce le pouvoir ano-
nyme de manière immanente dans la quasi inutilité d’un pouvo i r
explicite direct, sinon dans le rappel réitéré à obéir à Dieu que les Hé-
breux avaient inscrits entre les yeux, sur les mains, les portes des mai-
sons... et que nous trouvons aussi tous les jours, dans notre courrier,
sur nos vêtements, nos murs, nos journaux, nos écrans et, en dernière
instance, dans les exigences mêmes de la stratégie de nos désirs et de
leurs besoins. Car le nouveau type anthropologique suppose la double
réduction tendancielle du désir humain à la forme-besoin et de l’objet
désiré à la forme-marchandise. Ce qui, dans cette opérat i o n , est en vo i e
d’être supprimé, ce n’est pas la puissance même du désir (sans cette
puissance immanente il n’y aurait plus de marché capitaliste ni de pou-
vo i r !), mais sa ve rs atilité ontologique et la multiplicité historique de ses
voies d’actualisation. Ce qui est réduit, c’est le champ des possibles de
la constitution du monde et le double procès qui lui est corrélatif : d ’ i n-
d i v i d u ation (d’un devenir humain autonome) et d’individualisation
(d’un devenir humain singulier). Comme si notre post-modernité com-
binait les deux formes matricielles de la servitude radicale, qui vont en
se renforçant mutuellement. Par la privatisation de sa vie d’une part
(la « solitude » politique des Turcs) et l’illusion de la liberté du désir
d’autre part (celle des Hébreux), l’homme actuel travaille pour sa so-
litude comme s’il s’agissait de son salut. La possibilité inquiétante
d’une clôture (certes jamais définitive) de l’histoire, n’est donc pas une
absurdité. Elle ne peut être écartée de notre horizon que par la capa-
cité des résistances à trouver des formes d’expression qui échappent à
l’ordre monarchique du régime libéral universel d’orthodoxie sous ses
apparences spécieuses de démocratie.
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résistances de la complexité
Quand Spinoza parle d’une république dont la fin est la liberté, il tient
à préciser que c’est de l’exercice de leur raison en tant que « libre rai-
son » (libera ratione), ou de la vie de leur esprit en tant que « véritable »
vie de l’esprit, que les hommes de cette république font preuve (TTP
XX [6] et TP V, 5). Et sans doute pense-t-il, a contrario, à Hobbes et au
type d’État moderne qui, en réduisant effectivement l’esprit et la rai-
son humaine au calcul verbal, les détermine rationnellement ainsi à n’être