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POLITIQUE : “J’ENTENDS PAR Là UNE VIE HUMAINE”

Démocratie et orthodoxie chez Spinoza


Laurent Bove

Association Multitudes | « Multitudes »

2005/3 no 22 | pages 63 à 76
ISSN 0292-0107
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PHILOSOPHIE POLITIQUE · MAJEURE · 63

politique :
“j’entends
par là

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une vi e
humaine”
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démocratie et orthodoxie chez Spinoza

Lauren t
Bove
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Dans « La politique comme guerre : formule pour une démocratie


radicale ? » (Multitudes n° 9), Miguel Vatter pointe les deux adversaires
h i s t o riques du libéralisme : l’orthodoxie et la démocrat i e . Dans l’ort h o-
doxie et la démocratie le libéralisme identifie deux foye rs de guerre qu’il
se doit en permanence de surveiller et de maîtriser, si bien que la po-
litique du libéralisme se conçoit elle-même « en guerr e » avec cette guerr e
larvée que couvent indéfiniment orthodoxie et démocratie qui ne ces-
sent de menacer l’État de droit. Pour le libéralisme la « paix » véritable,

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qui ouvre l’espace public d’une politique entièrement gérée par la ra-
tionalité juri d i q u e , ne pourra donc être que la fin victorieuse d’une guerr e
imposée par les restes idéologiques des temps anciens. Or la thèse de
Miguel Vatter, c’est que loin d’être de simples résidus anti-politiques,
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orthodoxie et démocratie sont les véritables adversaires alternatifs de


l’État de droit au sens où ils expriment, en eux-mêmes, « une autre vi-
sion de la politique, une vision de la politique comme guerre, la poli-
tique en tant que guerre ».
Nous souhaiterions reprendre cette importante réflexion qui scru-
te le cœur même de notre modernité en projetant sur le trinôme li-
béralisme, orthodoxie, démocratie, un autre éclairage. La philosophie
de Spinoza pense en effet aussi une radicalité de l’orthodoxie et une
radicalité démocratique en dehors d’une juridication du politique.
Mais la perspective spinoziste nous conduit plutôt à penser que si la
démocratie est le véritable adversaire asymétrique de la politique de
l’État moderne, cette politique se construit cependant, dans sa vérité
effective, en symétrie parfaite avec un modèle d’orthodoxie. L’avanta-
ge de mettre à jour une telle équivalence — qui demeure implicite dans
le texte de Spinoza — nous permet de lire aujourd’hui l’inquiétante
possibilité qu’a le libéralisme d’une voie explicite d’éradication histo-
rique (ou post-historique) radicale de son adve rsaire démocrat i q u e .
Cette voie lui est offerte par un modèle d’orthodoxie qui a su déjà ré-
pondre au problème de la reve n d i c ation démocrat i q u e . Ce modèle
parfait de l’obéissance, c’est celui que Spinoza a découvert et étudié
dans la théocratie hébraïque ancienne, modèle d’orthodoxie (an-his-
torique) dont l’État monarchique hobbesien (auquel nous sommes au-
jourd’hui confrontés sous la figure juridico-politique de la démocra-
tie libérale) pourrait n’être que l’expression moderne (post-histori q u e ) .
Ce sont les soubassements théoriques de cette inquiétante configu-
ration, quant aux funestes perspectives qu’elle éclaire, que nous sou-
haiterions examiner de l’intérieur même de la philosophie politique de
Spinoza dans sa confrontation continue avec la mystification juridique
hobbesienne.
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guerre et justice
Dans Traité Politique (III, 5) , Spinoza écrit que « le corps de l’État de-
vant agir comme par une seule âme, et en conséquence la volonté de
la cité devant être tenue pour la volonté de tous, ce que la cité déclare
juste et bon on le doit considérer comme déclaré tel par chacun. D’où
il suit qu’alors même qu’un sujet estimerait iniques les décrets de la ci-
té, il n’en serait pas moins tenu de les exécuter » 1. Dans TP (V, 4) il
note cependant : « Une cité où les sujets ne prennent pas les armes par

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ce seul motif que la terreur les paralyse, tout ce qu’on peut en dire, c’est
qu’elle n’a pas la guerre, mais non pas qu’elle ait la paix. Car la paix,
ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la vertu qui naît de la vigueur de
l’âme [...]. Aussi bien une cité où la paix n’a d’autre base que l’inertie
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des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont


exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une cité, c’est une solitude ».
Le premier fragment renferme strictement la définition de la justice
sur le décret de la cité et, par là même, une problématique de l’obéis-
sance au pouvoir souverain qui, légalement, définit la justice. L’idée de
justice ne peut être alors liée qu’à la définition qu’en donne l’institu-
tion souveraine, dans un droit commun constituant ainsi un monde com-
mun. L’adéquation parfaite d’un monde commun et d’un État parti-
culier dans l’identité « loi divine — loi politique », selon la formation
d’une communauté qu’on peut dire substantielle, définit le modèle spi-
nozien d’orthodoxie : l’État hébreu primitif fondé par Moïse sur une
révélation 2. Mais c’est dans tout État que le droit commun détermine
une justice, « la » justice, même si cet État n’est pas théocrat i q u e .
Spinoza semble ainsi rejoindre la position d’un positivisme juridique
qu’on peut lire, à la même époque, chez Hobbes.
Le second fragment se démarque cependant clairement de Hobbes
sur la conception de la paix : le De Cive (I, 13), ne conçoit en effet la
paix que comme un temps d’absence de guerre. Spinoza en écrivant,
au contraire, que la paix n’est pas l’absence de guerre mais l’affirma-
tion positive d’une « vertu qui naît de la vigueur de l’âme de chacun »,
introduit l’idée que, si c’est bien l’État qui selon le droit commun dé-
termine la justice, celle-ci peut être cependant aussi évaluée du point
de vue de la vertu que cet État est capable de produire chez ses propres
sujets. Ce qui conduit nécessairement à distinguer les États selon leur
organisation et leur aptitude à produire du monde commun dans et par
l’opérativité d’un droit dont Spinoza nous dit qu’il est plus ou moins
« pleinement exercé » (TP V, 3).
Il y a donc bien nécessairement toujours une justice dans l’État et
par l’État, qui est engendrée par un droit commun, mais ce droit de
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l’État s’exerce ou s’affirme cependant dans une plus ou moins grande


plénitude. L’exercice omnino absolutum du droit commun, constitutif
d’un monde « pleinement » commun, ne sera que celui exercé en démo-
cratie. Ainsi Spinoza établit-il, à la différence de Hobbes et par la mé-
diation de la paix comme vertu, une corrélation nécessaire entre la jus-
tice et ce qu’il nomme « une vie humaine ». Ce qui introduit donc un
second critère de définition de l’idée de justice, corrélative du droit com-
mun. En effet, en V, 5, qui suit immédiatement le second fragment cité,

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Spinoza écrit : « Lors donc que je dis que le meilleur État est celui où
les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie
humaine (vitam humanam intelligo), une vie qui ne se définit point par
la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux,
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mais avant tout par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu ».
Or cette corrélation nécessaire entre « justice » et « vie humaine » ne
peut véritablement se comprendre que par son inscription sur le plan
d’immanence d’une ontologie politique de l’affirm ation de la puissance
(et de la « vertu ») comme droit, et comme droit commun 3. Cette puis-
sance, qui de manière immanente est constitutive de tout État , est celle
de la « multitude ». Le droit appelé souveraineté « se définit par la multi-
tudinis potentia » (TP II, 17)... Et c’est de ce point de vue d’une ontolo-
gie politique de la puissance que l’idée de « justice » va s’ouvrir à une
même division que celle qui traverse l’idée de souveraineté. C’est par
là que le modèle machiavélien de la guerre, et non plus hobbesien du
contrat, s’impose au cœur de la politique spinoziste.
Spinoza distingue la souveraineté, que possède inaliénablement la
multitude dans l’exercice de la puissance de son droit commun natu-
rel, et le droit commun ou la « souveraineté de l’État » (TP IV, 2), en
tant que ce droit est détenu absolument par un pouvoir institué, lui-mê-
me appelé souverain. Spinoza ouvre ainsi une division entre le corps
de l’État qui doit être conduit comme par une seule âme selon la volon-
té du pouvoir souverain institué, et la volonté de la cité (ou le corps de
l’État en son entier) qui doit être tenue pour la volonté de tous. Théo-
riquement la volonté du pouvoir souverain institué devrait être la volonté
de la cité, et le pouvoir suprême serait alors rationnellement et entière-
ment absolu... Mais pratiquement cet absolutisme de l’imperium s’affirme
de manière d’autant plus violente (comme un « pouvoir absolu » que
Spinoza oppose au « droit absolu » pleinement exercé) que ce droit, s u p-
posé commun, est effectivement très partiel et partial (il n’exprime que
l’intérêt de quelques-uns) et que la volonté commune de la cité doit
être, de force, assujettie à la volonté de celui ou de ceux qui détiennent
le pouvoir souverain. Comme pour la souveraineté — que l’on peut donc
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tenir à la fois pour une puissance constituante et aussi comme le pou-


voir institué de l’État lui-même -, la justice va elle aussi se dire selon
deux figures qui peuvent soit se concilier dans une paix véritable du
corps politique rendant possible « une vie humaine », soit se diviser, fai-
sant ainsi entrer le corps politique dans un régime de guerre implicite
ou explicite, selon la capacité de révolte ou de résistance de la multi-
tude vis-à-vis de la violence du pouvoir souverain institué.
La radicalité de Spinoza, c’est de nous dire qu’en dehors de l’adéqua-

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tion (toute théorique) entre la volonté du souverain et celle de la cité
(« aucun État » n’a jamais été institué selon les conditions d’une paix
véritable, TPVII 28) , c’est bien un régime de guerre, l atent ou manifes-
te, qui règne nécessairement au cœur même du monde supposé com-
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mun. Et Spinoza de nous conduire à une solution politique d’affirmation po-


sitive de la paix qui repose paradoxalement sur la reconnaissance affirmée
du droit de guerre de la multitude comme droit de résistance à la domina-
tion. Pour qu’une adéquation entre les deux volontés puisse réellement
s’affirmer et se maintenir, c’est-à-dire pour que le commun du droit
commun de l’État puisse affirmer le droit commun de la multitude, c’est
sur le droit de guerre de la multitude elle-même que devra s’étayer le
régime de paix véritable et « une vie humaine », dans une vigilance conti-
nuée vis-à-vis de l’exercice du pouvoir souverain.

le désir de ne pas être dirigé par son égal


C’est dire que Spinoza a fait littéralement exploser l’harmonie na-
turelle, voire l’identification implicitement postulée entre la multitude
(sous la forme du peuple) et le souverain. Lorsque J. Jelles interroge
Spinoza sur sa différence avec Hobbes quant à la politique, Spinoza ré-
pond : « Cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit
naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souve-
rain sur les sujets que dans la mesure où par la puissance, il l’emporte
sur eux : c’est la continuation de l’état de nature » 4, autrement dit, la
continuation de la guerre par d’autres moyens... Contre Hobbes, Spi-
noza révèle ainsi entre état de nature et état civil une continuité effec-
tive que l’auteur du Léviathan a voulu masquer. Mais en soulignant cette
continuité Spinoza dévoile en même temps la réelle nature de la paix
commune instaurée par le contrat. À savoir, et paradoxalement (puis-
qu’il s’agissait selon Hobbes pour construire un monde commun
d’échapper, par le transfert des droits nat u r e l s , à la guerre de tous
contre tous), l’institution d’un régime de guerre implicite dont le but
est de soumettre la multitude et par là-même le désir naturel de cha-
cun de ne pas vouloir être dominé par son égal...
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La paix hobbesienne c’est donc, aux yeux de Spinoza, la guerre ta-


cite ouverte, au nom de la sécurité et de la paix et au titre « souverain »
de défenseur de la paix, par le détenteur du pouvoir contre une multitu-
de illusoirement privée de l’exercice de son droit à constituer, par elle-
même, le commun et la raison du commun (ultime mystification : sous
certaines conditions démocratiques, cette multitude qui possède ina-
liénablement la souveraineté pouvant devenir, pour elle-même, en tant
qu’assemblée du « peuple », son propre « monarque » !). Et Spinoza va

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traiter effectivement toute domination politique comme l’institution sou-
veraine, effective mais secrète, d’une logique de guerre (en dernière ana-
lyse « monarchique ») comme voie d’exercice légal — selon le droit com-
mun — de la souveraineté. Un exercice qui définit bien une « justice »
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— puisqu’il n’y a de justice que dans et par le droit de l’État — mais


une justice et un droit instrumentalisés par une logique de guerre qui
divise effectivement le monde supposé commun...C’est ainsi qu’on
peut lire, en TP VII, 22, que l’État monarchique « est en réalité un état
de guerre où l’armée seule est libre et tout le reste esclave ».
Si l’on se souvient que la fin de la république c’est la liberté et que,
par là même, la fonction de l’État ne peut pas consister à transformer
des hommes en « bêtes » ou en « automates » (TTP XX [6]) 5, soit en
des êtres privés de monde commun et du pouvoir de le construire, on
peut poser, inversement, que les deux tendances contre lesquelles devra
nécessairement se construire un monde commun (et un corps politique
résistant en régime de paix), sont bien l’automation et l’animalisation.
L’automation (qui peut être d’ailleurs une servitude heureuse dans l’ad-
hésion à une forme de vie, comme ce fut le cas dans l’État hébreu) ou
l’animalisation, selon un régime de guerre poussé jusqu’à la terreur qui
efface toute communauté et « où l’on donne, dit Spinoza, le nom de
paix à l’esclava g e , à la barbarie et à la solitude » (c’est l’exemple Turc) 6.
Si, en théorie (celle juridico-politique de la souveraineté), l’idée de jus-
tice et de paix est bien liée à la question de l’obéissance (et donc à la
représentation d’une Loi que le sujet doit respecter), en pratique l’idée
de justice et de paix est ontologiquement liée à une problématique de
la « prudence » 7 ou de la strat é gie des conat u s,c’est-à-dire liée aux condi-
tions effectives de l’affirmation immanente de la libre puissance de la
multitude, pour l’exercice d’une « vie humaine ». Soit aux conditions
d’exercice d’une affirmation commune résistant aux logiques de guerre
automatisantes et animalisantes de la dominat i o n . Cette résistance, c’est
la politique comme guerre. Mais la guerre des justes, celle de (et pour)
l’égalité ainsi que de (et pour) la radicalité démocratique qu’exprime
la pratique commune constituante du désir de chaque singulier de ne
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pas être dirigé par son égal. La multitude spinoziste est d’abord ainsi
conçue en fonction de sa résistance à l’idée d’obéissance. Prudence contre
obéissance, ou stratégie de résistance active (et collectivement inven-
tive) contre l’imperium de l’égal-semblable.
C’est de manière profondément politique, en TTPV [8] , que Spinoza
écrit que « rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être sou-
mis à leurs égaux et d’être dirigés par eux », et que même la servitude
en apparence la plus réussie (comme chez les Turcs ; TP VI, 4) ne

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pourra jamais empêcher que des hommes gardent en partie leur liberté.
C’est parce que la multitude est toujours objet de crainte pour les gou-
vernants qu’ « elle garde en partie sa liberté [...] par une secrète et ef-
fective revendication » (TP VIII, 4). Même si toute résistance explicite
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a été éradiquée, des hommes sous la contrainte « ne peuvent s’empê-


cher de se réjouir du mal ou du dommage qui survient à celui qui leur
commande » (TTP V [8])... C’est dans les affects les plus secrets que
doit se lire une résistance que rien ne semble pouvoir éradiquer.
On peut donc tenir pour de véritables axiomes : 1°) que les hommes
ne désirent pas être commandés (T P VII, 5) ; 2°) que des hommes
contraints d’obéir revendiquent quand même toujours des droits dans
le secret de leurs affects. La revendication secrète enveloppe à la fois
la dynamique de la vengeance et la défense de droits enveloppés dans
la pratique même de la vie sociale dans sa quotidienneté. Des droits
propres, mais pas du tout individuels et abstraits définis une fois pour
toutes et que ne saurait logiquement supprimer un contrat, mais propres
car générés par une vie toujours-déjà, même minimalement, en com-
m u n, une coopération consistante et résistante de l’ « animal social » qui
ne désire pas être dirigé et qui, de fait, survit et fait survivre une forme
de vie humaine en deçà de tout ordre civil et de toute contrainte. Une
vie humaine que le pouvoir ne saurait en vérité supprimer sans lui-même
aussi disparaître car cette coopération, résistante et consistante, est ab-
solument indissociable de la puissance de la multitude dont le pouvoir
se nourrit. Si bien que la production indéfinie du commun, dans l’en-
tr’aide quelle qu’elle soit, est à la fois nécessaire à la domination (qui
pourtant tend logiquement à la détruire) tout en étant le creuset, en
permanence renouvelé, de sa contestation. Nous sommes ici au prin-
cipe même de la politique spinoziste, inséparable d’une théorie de l’an-
thropogenèse. Spinoza il est vrai, aussi bien dans le TTP que dans le
TP, ne dit rien de tout cela lorsqu’il parle des Turcs...
« Multitude » nous renvoie donc au mouvement réel de génération
de la complexité et à la coopération des singuliers dans la constitution
du corps commun, et cela d’une manière radicalement différente et
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même opposée aux explications de la genèse idéale des sociétés que l’on
trouve dans les théories classiques de la souveraineté. Aux commence-
ments de l’histoire, une multitude libre, aussi ignorante et barbare
qu’elle fût, n’a pu tout d’abord se constituer politiquement qu’en dé-
mocratie. Et cela ne s’explique pas du tout par la juridicité d’un contrat
mais par les lois nécessaires des affects. Ce que montre Spinoza, c’est
que la très grande dive rsité et la complexité de la multitude (qui conduit
habituellement à désespérer d’elle, étant donné qu’elle se gouve rne non

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par la raison mais par les affects, TTP XVII [4]) enveloppe de fait une
puissance tout à fait positive dans la constitution du vivre-ensemble, à
égalité et dans le respect de la différence de chacun. La multitude se
caractérise en effet par un désir, pas du tout rationnel mais qui traverse
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tous les singuliers et qui, paradoxalement, produit la rationalité et la


positivité du lien commun : c’est le désir de chacun de ne pas vouloir
être dirigé par son semblable, tenu pour un égal.
La résistance à la domination de l’homme par l’homme est donc bien,
pour Spinoza, affectivement, l o giquement et nécessairement première.
Elle enveloppe un fort sentiment d’égalité (issu des lois de la similitude)
et de défense de sa singularité (vécue comme gloire, « vaine gloire », dit
Spinoza en TTP XVII [4]... Vaine, mais bien réelle quant à ses effets :
l’affirmation singulière résistante qu’elle exprime dans sa revendication
même !). C’est de cette nature nécessaire de la multitude, barbare, in-
soumise, ingouvernable, qu’a dû nécessairement se déduire, aux com-
mencements de l’histoire, le consensus sur la forme d’un vivre-ensem-
ble démocratique que Spinoza définit comme une « société tout entière »
qui exerce « collégialement le pouvoir afin que, de cette façon, tous soient
tenus d’obéir à eux-mêmes, sans que personne, précise-t-il, ait à obéir
à son égal ». Spinoza écrit même « qu’il n’y a pas proprement d’obéissan-
ce dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont
mises en vigueur par un consentement commun » (TTP V, [9]) !
Le point de vue de la complexité est ainsi celui d’une radicalité qui
concerne le mouvement réel, au principe (et / ou comme principe) de
l’anthropogenèse et de la constitution d’un corps commun libre de la
domination (celle-ci transformant la société en troupeau...). En plaçant
ainsi la question de la constitution d’ « une vie humaine » au cœur même
de son ontologie politique de la puissance, Spinoza fait de la politique
comme guerre et de la démocratie radicale les principes majeurs de la
politique et de l’histoire. Le paradigme turc c’est, à l’inverse, la clôture
de toute histoire quand la violence de la domination a éradiqué les princi-
pes mêmes de la politique et de l’anthropogenèse... Mais ce triomphe
de la mort est un modèle contradictoire.
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auto-organiser l’hétéronomie
Un autre exemple de servitude radicale échappe cependant à la
contradiction interne de la tyrannie turque. Ce que l’analyse spinoziste
de l’État hébreu va explicitement montrer, c’est que la perfection de la
domination ne sera réellement atteinte qu’à condition que les croyances
imposées prouvent leur utilité effective dans la pratique, qu’elles satis-
fassent effectivement les besoins et les désirs. Or pour cela il faut étayer
la domination radicale des corps et des esprits sur une auto-organisation dé-

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mocratique du corps collectif qui implique nécessairement que le droit de nat u-
re de chacun, loin d’avoir été réellement transféré ou abandonné à qui que ce
soit, puisse au contraire s’affirmer comme le principe dynamique et continué
de la vie même du corps commun.
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L’exemple hébreu va prouver quelque chose à la fois de totalement


paradoxal et de tout à fait logique par rapport à l’idée selon laquelle la
souveraineté est effectivement la puissance de la multitude : à savoir que
le pouvoir souverain peut effectivement faire de ses sujets quasiment
ce qu’il veut, mais que cela n’est réellement possible qu’en reconnais-
sant l’impossibilité d’éliminer la coopération humaine, la résistance des
hommes à la tristesse, et la haine toujours éprouvée envers ceux qui en
sont la cause. Ou, en dernière analyse, la reconnaissance de l’impossibi-
lité d’éliminer les passions et la résistance insistante de tous les hommes
à la domination par leurs semblables... Et c’est pour cela qu’il faut fon-
der la domination intégrale sur une auto-organisation démocratique ef-
fective de leur propre imaginaire, auto-organisation qui doit résister à
toute autre sorte de forme de vie, vécue comme contrainte et domination par
des forces étrangères. Si bien que la revendication implicite, inhérente à
toute coopération et qui résiste secrètement de fait à toute domination
extrinsèque, devient, chez les Hébreux, la résistance explicite, politique-
ment et idéologiquement instituée.
Dans ce cas de figure, la relation de pouvoir et d’obéissance abso-
lue qu’elle requiert n’est donc plus, au sens strict, animalisante. Dans
l’égalité, la fraternité et la solidarité effectives, fortement mimétiques,
qu’engendre cet État, la liberté commune qu’il actualise, l’humanitas
des Hébreux ne fait aucun doute, mais cette humanité est celle d’un peuple
voué à un état d’enfance perpétuel. Si la relation de pouvoir n’est pas (au
sens turc) animalisante, elle est ici cependant entièrement automati-
sante. D’abord en ce qu’elle fixe une fois pour toutes une forme de vie
dans des manières singulières d’affecter et d’être affecté. Ensuite en ce
qu’elle détermine, pour l’éternité, les liens coopératifs en régime d’hé-
téronomie radicale dont la dynamique est alors celle d’une parfaite re-
production uniforme d’une clôture identitaire, territoriale, politique,
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corporelle et mentale. Les Hébreux vivent dans le contentement de la


fixité, de la particularité et de l’uniformité de leurs dispositions dans
une forme d’oblation intégrale de leur existence commune à un Dieu
tenu pour leur Roi. Dans l’absence « de causes pouvant faire que [leur]
imagination soit flottante » (Éthique II, 42, scolie. ; et III définition 4
des affects, explication.), le doute est chez eux dispositionnellement (cor-
porellement et mentalement) rendu impossible. Et c’est pour cela que
chez les Hébreux une telle vie de satisfaction dans l’ « obéissance, ne

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devait plus paraître servitude mais liberté », ce qui avait encore cette
conséquence « que personne ne désirait ce qui était interdit mais [seule-
ment] ce qui était commandé » (T T P XVII [25]) ! Dans l’État hébreu il
y aurait donc un contrôle anonyme et absolu de la socialisation, c’est-
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à-dire, de par l’économie des institutions théocratiques, une communi-


cation du mouvement entre les parties du corps collectif qui se fait tou-
jours nécessairement et indéfiniment selon les mêmes affects réciproques.
Cette solution de maîtrise totale, qui fait de l’obéissance « une seconde
nature » (TTP XVII [23]) et du futur le continuum d’un éternel présent,
liquide intégralement la liberté et la créativité de la puissance de la mul-
titude. À ce point où le commandement du souverain (la Loi) est iden-
tifié à la nécessité même de la vie ou du désir du sujet lui-même sans
possibilité de va ri ation ni de critique, l’automation des individus est alors
parfaite. Chaque citoyen étant, dans ses plus secrètes revendications,
le meilleur garant de l’orthodoxie. L’idée d’automation déborde ainsi
largement l’idée d’animalisation. Car le régime d’hétéronomie, dans l’au-
tomation, concerne l’instru m e n t a l i s ation de l’intégralité des fonctions hu-
maines, non seulement tout le dispositif des affects mais aussi la raison
qui est en chaque hébreu l’appareil théocratique fait homme. Apparaît
ainsi indirectement, dans cette figure particularisée de l’humanité qui
se donne comme le modèle d’orthodoxie d’une vie « vraie », la nouvelle
norme immanente d’un homme si parfaitement animalisé qu’il ne
manquerait ni d’intelligence ni de sentiments ajustés à son propre ef-
fort pour vivre (satisfaire ses désirs et ses besoins), mais qui serait ce-
pendant, dans et par cette nouvelle « prudence » de l’animal social-his-
torique, privé de toute possibilité d’interrogation radicale sur sa propre
vie, et plus généralement privé d’une pensée libre de tout pouvoir. En
tant qu’elles sont instrumentalisées, dans et par l’économie même des
institutions devenue de manière quasi immanente l’économie même
de la pensée et de la vie (et / ou des revendications) d’un groupe hu-
main déterminé qui existe avec le sentiment de sa liberté et de la perfection
de son humanité, les fonctions humaines sont ainsi les forces produc-
tives de l’animalisation des hommes... Et cette animalité n’est plus cel-
PHILOSOPHIE POLITIQUE · MAJEURE · 73

le d’êtres réduits au rang des « bêtes brutes » ou des pecora des tyrannies
religieuses, mais bien celle d’hommes avec des fonctions d’« hommes »
mais chez qui la prudence /puissance « humaine » (ou la « liberté ») est
résorbée, sans reste, dans le sujet-de-l’obéissance rat i o n n e l l e . C’est
alors vers l’homme actuel que la nouvelle animalité fait signe...
Le règne monarchique du marché, la présence magico-religieuse de
la marchandise qui dévore le présent vivant de notre désir (le réduisant
au choix des marchandises possibles et / ou au choix des moyens pour

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se les approprier), n’est-ce pas, du plus profond de la servitude, l’illu-
sion structurelle de la liberté et de ses droits, offerts aux citoyens-élus
comme objets de consommation courante et comme horizon politique
indépassable et privilégié de la politique libérale ? Sur le même mode
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que dans le modèle primitif d’orthodoxie ! Car c’est bien par la rela-
tion d’amour (l’adhésion) à la Marchandise et / ou à Dieu et par le renou-
vellement de la joie éprouvée à son idée, que s’exerce le pouvoir ano-
nyme de manière immanente dans la quasi inutilité d’un pouvo i r
explicite direct, sinon dans le rappel réitéré à obéir à Dieu que les Hé-
breux avaient inscrits entre les yeux, sur les mains, les portes des mai-
sons... et que nous trouvons aussi tous les jours, dans notre courrier,
sur nos vêtements, nos murs, nos journaux, nos écrans et, en dernière
instance, dans les exigences mêmes de la stratégie de nos désirs et de
leurs besoins. Car le nouveau type anthropologique suppose la double
réduction tendancielle du désir humain à la forme-besoin et de l’objet
désiré à la forme-marchandise. Ce qui, dans cette opérat i o n , est en vo i e
d’être supprimé, ce n’est pas la puissance même du désir (sans cette
puissance immanente il n’y aurait plus de marché capitaliste ni de pou-
vo i r !), mais sa ve rs atilité ontologique et la multiplicité historique de ses
voies d’actualisation. Ce qui est réduit, c’est le champ des possibles de
la constitution du monde et le double procès qui lui est corrélatif : d ’ i n-
d i v i d u ation (d’un devenir humain autonome) et d’individualisation
(d’un devenir humain singulier). Comme si notre post-modernité com-
binait les deux formes matricielles de la servitude radicale, qui vont en
se renforçant mutuellement. Par la privatisation de sa vie d’une part
(la « solitude » politique des Turcs) et l’illusion de la liberté du désir
d’autre part (celle des Hébreux), l’homme actuel travaille pour sa so-
litude comme s’il s’agissait de son salut. La possibilité inquiétante
d’une clôture (certes jamais définitive) de l’histoire, n’est donc pas une
absurdité. Elle ne peut être écartée de notre horizon que par la capa-
cité des résistances à trouver des formes d’expression qui échappent à
l’ordre monarchique du régime libéral universel d’orthodoxie sous ses
apparences spécieuses de démocratie.
74 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005

résistances de la complexité
Quand Spinoza parle d’une république dont la fin est la liberté, il tient
à préciser que c’est de l’exercice de leur raison en tant que « libre rai-
son » (libera ratione), ou de la vie de leur esprit en tant que « véritable »
vie de l’esprit, que les hommes de cette république font preuve (TTP
XX [6] et TP V, 5). Et sans doute pense-t-il, a contrario, à Hobbes et au
type d’État moderne qui, en réduisant effectivement l’esprit et la rai-
son humaine au calcul verbal, les détermine rationnellement ainsi à n’être

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plus, de fait, que des instruments rationnels d’une forme de vie humaine
animalisée... Spinoza met ainsi ses lecteurs en garde. Pour former,
comme le souhaite Hobbes, un citoyen par excellence en lui enseignant,
dans les Académies de l’État, la science politique — soit la rationalité
du Léviathan (De Cive, XIII, 9) — attention que nous ne contribuions
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pas à construire, au contraire, comme dans le modèle hébreu, de par-


faits « automates »... L’utopisme politique rationaliste moderne, tourné
contre l’orthodoxie des « propositions dont on nous a battu les oreilles
dès notre enfance » (i d . , i b i d .), rejoignant tendanciellement la per-
fection de la clôture identitaire de l’ort h o d oxie théocratique dans la
f o rclusion commune de la complexité inventive de la puissance de la
multitude. Car il ne suffit pas de revêtir la forme pluraliste d’une dé-
m o c r atie hobbesienne pour vivre véritablement la complexité ! Ni
d’ailleurs d’opposer, dans la loi, la division libérale du privé et du pu-
blic pour échapper au modèle d’automation de l’orthodoxie ! Partir réel-
lement de la complexité ou de la vérité effective des choses, c’est au
contraire substituer au modèle de l’obéissance rationnelle l’enchevêtre-
ment productif des prudences ou des processus stratégiques immanents,
résistants et singuliers, des conatus. Là est la question politique et stra-
tégique majeure : un problème de prudence et / ou de constitution im-
manente de la liberté, et non pas une question d’obéissance. À l’inverse
de Hobbes, qui réduit la multitude et sa complexité au moule de la Loi
et du sujet de droit qui lui fait face, Spinoza nous invite à penser des
dispositifs de puissance qui doivent permettre l’expression d’un régime
optimal de la libre nécessité du complexe dans son aptitude à produire,
de manière immanente, la raison politique commune : puissance de la
complexité,c’est-à-dire autonomie ! Comme pour l’âme humaine dont l’ap-
titude aux idées vraies est corrélative de la très grande aptitude d’un
corps à affecter et à être affecté de multiples manières (Éthique II, 13
sc.), le corps politique spinoziste n’advient à la stratégie adéquate de
son conatus, libre de toute domination, qu’en corrélation d’un certain
régime de complexité de la multitude qui est ainsi le véritable creuset
de la raison politique et commune de ce corps.
PHILOSOPHIE POLITIQUE · MAJEURE · 75

Spinoza souligne ainsi fortement qu’existe, aux origines de la socié-


té, sur une base consensuelle et démocrat i q u e , une reconnaissance
mutuelle / universelle des différences singularisantes (et / ou de leur re-
vendication). Ce n’est qu’à l’avènement de la conscience de soi de l’État,
vécu comme propriété nationale ( face au phénomène de l’afflux des
étrangers et à l’i nvidia c o l l e c t i vequ’il déclenche), que la démocratie va,
après-coup,procéder à la forclusion historique et juridique des différen-
ces : l’égalité réelle des singuliers devenant alors l’égalité civile des « ci-

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toye n s » devant la loi, dans et par la clôture juridique du champ de l’éga-
lité politique (TP VIII, 12).
Le grand intérêt philosophique de Spinoza, sa lucidité théorique et
politique, c’est qu’il n’écrase jamais les niveaux de réalité auxquels nous
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donnent accès ses concepts. La multitudinis potentia, comme puissance


constituante de la complexité, est soigneusement distinguée de la civi-
tas, comme corps commun politiquement organisé, et aussi de la natio,
qui désigne le corps commun dans sa particularité historique (sa langue,
ses mœurs, ses lois). Les niveaux de la cité et de la nation, Spinoza ne
les traite donc jamais idéologiquement comme un sol ori ginaire ou com-
me des formes transcendantales de l’identité qui devraient subsumer la
multiplicité (ce que civitas et natio font de fait historiquement !), mais
comme des produits immanents, c’est-à-dire des moments d’un proces-
sus historique de l’auto-organisation (paradoxale quant à ses effets) de
la multitudinis potentia. Moments aussi où se noue une loi de l’histoire
qui pourra certes, de fait, s’avérer plus forte que la résistance des hom-
mes à la domination et que les aspirations à la liberté et à l’égalité, en
ce qu’elle va structurer en partie les attentes et les revendications de
tous (dispositio seu conatus...). Dans l’État hébreu cette structuration au-
rait pu être totale... 8 Et elle ne pouvait l’être que parce que cet État sa-
tisfaisait la revendication essentielle de la multitude de ne pas être diri-
gée par un égal. Si l’on écrase les trois niveaux, de la multitude, de la
cité et de la nation, on produit une philosophie politique tout-à-fait
conservatrice, comme ce fût le cas chez Boulainviller 9. Spinoza parle
donc bien de « la » multitude pour dire « puissance de la multitude » (là
est le véritable concept spinoziste de la complexité). Spinoza ne parle
pas de « la » multitude ou « des » multitudes au sens où il réduirait au
carcan de la particularité (de l’identité de la nation) chaque multitude
particulière (comme le fera Boulainviller) même si, de fait, la nation est
historiquement la figure nécessaire et ambivalente, quant à ses effets,
de la constitution réelle de la civitas et de son conatus particulier. Le
paradigme de cette clôture identitaire et historique parfaite, c’est, nous
l’avons vu, l’État hébreu. Et pour Spinoza, cette clôture, comme loi de
76 · MULTITUDES 22 · AUTOMNE 2005

l’histoire, se retrouve nécessairement toujours et partout... Cependant


l’expérience, c’est-à-dire les pratiques, déborde aussi toujours et par-
tout la règle. La résistance à la domination de l’égal-semblable est dans
l’ordre complexe et ordinaire des choses, dans et par la nature diverse de
la multitude et le désir de chacun de revendiquer sa singularité et la li-
berté de vivre comme il l’entend. Même dans le délire et les illusions
qu’il enveloppe, le désir rebelle et résistant est ainsi la source vivante
d’une politique d’émancipation et d’invention, le creuset ontologique

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de la démocratie 10. Certes l’autonomie comme la singularité, que le désir
barbare souhaite préserver, n’existent pas comme des données (c’est
la « vaine gloire » de ce désir), mais ils existent dans et par leur revendi-
cation même (et / ou la résistance active-inventive de nouveaux processus
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d’autonomisation / singularisations) : c’est la puissance ontologique du


désir barbare et le principe même de l’anthropogenèse. D’où l’impor-
tante question laissée par Spinoza : celle de notre émancipation radica-
le, c’est-à-dire démocrat i q u e,de la figure récurrente de l’orthodoxie, f i g u-
re en dernière instance théocratique, qui concerne non seulement le
corps politique mais plus profondément encore nos corps, nos âmes,
nos idées, nos affects, notre langue, nos mœurs, nos lois, « une vie hu-
maine »... ou ce que nous devons entendre aujourd’hui par politique.

(1) Nous citons le TP dans notre édition, Le livre de poche, 2002. Nous résumons, dans
la partie sur « Guerre et Justice », une conférence donnée en Tunisie en 2003, à paraître, Revue
Tunisienne des Études Philosophiques n°36 / 37.
(2) Cf. ch.V et XVII du Traité théologico-politique et les commentaires donnés dans La stra-
tégie du conatus,Vrin, 1996, ch.VII, 3, pp. 198-206 et ch.VIII p. 207-228 ; et notre Introduction
à l’édition du TP, op. cit., p. 48-72.
(3) C’est un droit commun de l’État qui est aussi constituant du corps politique et qui
peut défaire l’État lui-même et en changer la forme. Ce que ne peut pas reconnaître l’État de
droit qui pose l’égalité civile devant la loi qui n’est pas l’égalité à faire la loi.
(4) Spinoza, Œuvres, t. IV, éd. Appuhn, lettre 50.
(5) Nous citons le TTP dans l’éd. de Lagrée et Moreau, Spinoza, Œuvres III, PUF 1999.
(6) C f. notre conférence « Bêtes ou Automates », Colloque de Cerisy 2002, Spinoza aujour-
d’hui (à paraître). La notion de « solitude » (T P V, 47 et VI, 4) évoqueTacite, Vie d’Agricola, 3 0,
Ubi solitudinem faciunt pacem appellant (là où ils font un désert , ils disent qu’ils ont donné la paix).
(7) TP IV, 5 : « Cette prudence n’est pas une obéissance, c’est au contraire la liberté de la
nature humaine » ; cf. « De la prudence des corps. Du physique au politique » en Introduction
au TP (op. cit.).
(8) Elle ne l’a pas été du fait de la modification de la Loi après l’adoration du veau d’or
(TTP XVII [26]).
(9) Cf. notre étude « Boulainviller lecteur politique de Spinoza », Les Lumières radicales,
éd. C. Secrétan, T. Dagron, L. Bove, à paraître aux Presses Universitaires de Saint-Étienne.
(10) Foucault est spinoziste quand il s’interroge sur l’économie de la barbarie dans la ré-
volution constituante, Il faut défendre la société, Seuil / Gallimard, 1997, p. 176.

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