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Encyclopédie des mystiques

Petite Bibliothèque Payot / 274

Marie-Madeleine Davy
Encyclopédie des mystiques
II. Christianisme occidental,
ésotérisme, protestantisme, islam
© 1972, Robert Laffont et Éditions Jupiter.
© 1977, pour l'édition de poche, Seghers et Jupiter.
© 1996, pour la présente édition,
Editions Payot & Rivages,
106 bd Saint-Germain, Paris VIe
Sous la direction de
Marie-Madeleine DAVY

et avec la collaboration principale de

BOUGEROL Jacques Guy


BOULEAU Philippe de
DELUZAN Jean
FAIVRE Antoine
HUTIN Serge
LACOUDRE Jacques
LEENHARDT Raymond
MARCADET Jean
MOKRI Mohammad
NI EL Mathilde
PAGE Thierry
RENNETËAU Jean-Pierre
YOUNG Bailey
J.-P. RENNETEAU
JEAN MARCADET

LA MYSTIQUE BYZANTINE
SUITE

La théologie - approche du mystère révélé J

Qu'est-ce que la théologie, sinon la révélation


de la Trinité, du Père, du Fils et de l'Esprit ?
En effet, par le terme théologie, les Pères dési-
gnent le plus souvent le mystère de la Trinité.
Cette théologie, qui n'est pas uniquement objet
de savoir, appelle à une profonde expérience
mystique, supposant des étapes progressives,
afin de s'élever d'étape en étape dans une
communion toujours plus profonde avec la
Trinité. Dans son sens le plus ancien, la théo-
logie désigne l'Ecriture. Ainsi Denys l'Aréo-
pagite, parlant de « théologie mystique », dé-
signe une compréhension des « cimes secrètes
de l'Ecriture ». Pour Grégoire de Nysse, l'ap-
proche n'est pas différente, mais Dieu est voilé
sous la lettre des Ecritures. Dans l'Eglise
« Corps Mystique du Christ », dans les mystères
(sacrements), le chrétien peut saisir et com-
prendre la « théologie^ enseignée dans les Ecri-
tures.

En effet, selon Maxime le Confesseur, l'Ecri-


ture est l'ébauche de l'Incarnation de la Parole.
« Seule l'Incarnation plénière, la Parole fait
chair, donne le sens profond des livres Saints. »
On comprend que cette Incarnation plénière
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 2
continuée par l'Eglise ne peut être vécue que
dans l'Eglise. Et toute la récapitulation de cette
Incarnation de la Parole, puis de cette Incar-
nation totale, a lieu dans le Christ, « récapitu-
lation » et accomplissement de la promesse de
Dieu faite à Adam après la chute. Ainsi dans la
Tradition « la réception de la Vérité dans l'Es-
prit qui scrute les mystères de Dieu les rend
manifestes à l'Eglise ». Par là se dégage le lien
profond qui existe entre le Christ qui accomplit
et l'Esprit qui révèle le mystère dans l'Eglise.
La connaissance, la gnose orthodoxe viendra
donc de la connaissance du Christ, de la com-
munion et participation ontologique en Lui.
Et à travers Lui la connaissance de l'homme
s'ouvrira jusqu'à sonder les profondeurs de
l'Ecriture et les abîmes de l'Univers. « Le mys-
tère de l'Incarnation du Verbe contient en soi
la signification de toute la création sensible et
intelligible... C'est l'ouverture totale au mystère
global de notre nature », et Maxime poursuit :
« Mais celui qui connaît les mystères de la
Croix et du Tombeau connaît aussi les raisons
essentielles de toute chose. Enfin, celui qui
pénètre plus loin et se trouve initié au mystère
de la Résurrection apprend la fin pour laquelle
Dieu a créé toutes ces choses au commence-
ment. » Ainsi la connaissance ne vient que si
nous avons la foi, non pas n'importe quelle foi
en un Dieu tout puissant, mais la foi dans la
Révélation portée par l'Eglise. Et l'approche
du mystère nécessitera une attitude d'humilité
et d'amour. Alors une connaissance nouvelle
s'ouvrira, l'intellection du mystère dans l'Esprit
s'accomplira. Là seulement il sera question vrai-
ment de théologie, car nous découvrirons tout
le vrai sens de la création.
La préparation théologique à cette connais-
sance est nécessaire, mais n'est pas le seul but.
Il ne s'agit pas de connaître pour connaître,
mais de connaître pour participer pleinement à
la vie divine, et ainsi d'en comprendre son
sens. Cette union qui apporte la connaissance
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 3
cachée, qui rend participant de la grâce divine,
est la fin dernière, la béatitude du siècle à
venir, la fin eschatologique de tout être. Cette
union réelle avec Dieu ne peut se faire sans
expérience mystique.
La Trinité est-elle accessible à l'union et à l'ex-
périence mystique ? Pour la théologie chré-
tienne, la nécessité d'établir un fondement dog-
matique de l'union avec Dieu l'oblige à formuler
un enseignement « sur la distinction réelle entre
l'essence et les énergies divines ». On en trouve
la récapitulation chez Grégoire Palamas, mais le
fond même n'a jamais été absent de la Tradi-
tion de KEglise. Le charisme particulier de ce
saint a permis une formulation plus claire de
l'enseignement continu des Pères, sur la dis-
tinction entre l'essence et les énergies divines.
Enseignement qui est d'ailleurs contenu globa-
lement dans le dogme de la Trinité. Nous
sommes en face d'un point capital de la mys-
tique orthodoxe et de sa théologie.

Très tôt, la théologie et la mystique orthodoxes


furent placées devant une opposition plus appa-
rente que réelle entre « le Dieu caché » et « le
Dieu révélé ». La Tradition de l'Ancien Testa-
ment, développée dans le Nouveau, enseigne et
insiste sur « le Dieu caché », celui qui est,
celui sur qui Moïse n'osa pas lever les yeux
« dans la crainte que son regard ne se fixât sur
Dieu ». C'est que Dieu ne peut pas être connu
et vu. Lorsque Elie, dans la brise légère, entendit
Dieu « il se voila le visage avec son manteau ».
C'est le Dieu des théophanies grandioses, mais
inaccessible et invisible. Pourtant ce Dieu trans-
cendant s'est révélé, il est « le Dieu révélé ».
Toute l'économie divine, l'économie du salut,
est Révélation du Verbe de Dieu, du Fils de
Dieu. Ce Dieu insaisissable, ce Dieu inconnais-
sable, dont personne « ne peut voir la face et
vivre », ce Dieu a voulu être connu, il est devenu
homme. Dans la Bible, ce Dieu s'est choisi un
peuple, a conclu son Alliance avec lui ; dans
l'économie de la Révélation du Verbe il a pris
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 4
un corps. Par cette Incarnation il transfigure
l'humanité, il se donne et se communique à
elle. Ce Dieu seul possesseur de l'immortalité
prend un corps et vient vivre parmi nous, et
nous entraîne par sa mort et sa résurrection à
une nouvelle naissance, à la vie éternelle perdue
par Adam dans le péché et retrouvé par le Nou-
vel Adam de l'Incarnation. Et cette vie éternelle,
cette nouvelle naissance est participation à la vie
de Dieu, elle est déification, théosis 10 .
Ainsi il y a bien réalité de la déification. Dieu
dans son immensité, Lui l'inaccessible se révèle
à qui il veut, quand il veut, où il veut sans
perdre pour cela son unité. Nous retrouvons
ici la personne. C'est le Dieu personnel qui se
révèle à une autre personne. Il l'illumine de sa
grâce, répand à profusion son Esprit sur la per-
sonne, qui par l'intérieur est éclairée de la
lumière divine et qui pontemple cette lumière
divine incréée. La transfiguration de Séraphin
de Sarov, rapportée par Motovilov, en est
l'image la plus récente, la plus concrète que
nous ayons. Séraphin rayonnait cette lumière
divine que Dieu répandait en lui avec tant
d'abondance.

A cette nature transcendante et incommen-


surablement grande, l'homme peut participer et
cela sans que la grandeur et la majesté divines
soient altérées. Grégoire Palamas écrit: « La na-
ture divine doit être dite en même temps impar-
ticipable et, dans un certain sens, participable,
nous arrivons à la participation de la nature
de Dieu et cependant elle reste totalement inac-
cessible. Il faut que nous affirmions les deux
choses à la fois et que nous gardions leur anti-
nomie comme un critère de la piété 11 . »
Sans nous mettre en polémique avec la pensée
occidentale, qui à la faveur de la querelle
hésychaste repoussa l'attitude orthodoxe, et par
là même repoussa cette attitude mystique ori-
ginale, nous devons dire cependant qu'il y a
refus en Occident de la plénitude trinitaire. La
,5 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
théologie mystique orthodoxe affirme que l'unité
divine, unité trinitaire, se dépasse pour nous
donner la grâce. Et l'« énergie » dont a traité
Grégoire Palamas est ce débordement de la divi-
nité hors d'elle-même, débordement qui est un
acte personnel de la divine Trinité.
Dieu n'est pas divisé en deux parties, essence
et énergie, mais il y a pour lui deux façons
d'exister, les « pôles » de sa personne, « l'altérité
inobjectivable et le don total de ce qu'il est ».
C'est l'Etre même de Dieu qui condescend, qui
remplit l'âme de son énergie, tout en restant
lui-même inaltérable et nous faisant participer
à Lui. Le saint rayonnant la lumière divine,
comme Séraphin de Sarov, est son habitation au
vrai sens du terme, il est demeure de l'Esprit ;
« un rayon de la divinité » est entré en lui et a
transfiguré son être créé dans la vie divine.
Le fondement de la théologie orthodoxe consiste
en cette transfiguration de tout l'être par l'éner-
gie divine qui le rend participable à Dieu : le
déifie.
Cette approche théologique, connaissance du
mystère et participation à lui par la transforma-
tion, par le retour à la vraie nature qui est
divine, requiert une attitude toute nouvelle
propre à la mystique orthodoxe : l'abandon de
l'intellect, du savoir, au profit du cœur et de la
foi'révélée par l'intérieur. Il faut arriver à cette
connaissance pure du mystère, il y a nécessité
de vider l'intellect, d'en chasser l'orgueil de la
connaissance-objet, pour se laisser prendre par
Dieu, dans l'Esprit-Saint, pour avoir une nou-
velle intellection. La base ne sera plus la con-
naissance sensible et humaine, mais la foi révé-
lée du mystère, la Transfiguration de l'âme par
l'énergie divine, l'illumination glorieuse de la
lumière du Thabor. Pour un orthodoxe, c'est à
ce moment que commence la théologie, la vraie
connaissance de Dieu, non par soi-même mais
dans le contact de personne à personne, dans
l'adoration et la participation à la vie divine,
retrouvant ainsi l'état d'Adam avant la chute,
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 6

qui entendait Dieu se promener dans le jardin


à la brise du jour (Genèse 111,8).
Mais il faut que l'intellect humain accepte
cette mort de la connaissance-objet, alors il
ressuscite illuminé par la grâce de l'Esprit-Saint.
La Révélation pensée courtement en des caté-
gories limitées va lui apparaître, ou plutôt il va
la penser, dans ce mystère, en des dimensions
nouvelles révélées pàr l'Esprit. Tel l'or passé au
creuset, l'esprit humain doit être purifié et ce
sera le seul et unique but de l'ascèse : la
purification de l'intellect et des sens. Il faut à
l'homme le mystère de la % Croix pour connaître
toute la dimension de la Révélation et la pléni-
tude de l'Incarnation de Dieu. Cette Croix est
nécessaire pour connaître « le Christ vrai Dieu
et vrai Homme », le Dieu Un et Trois, le Dieu
essence et énergie.

Le mystique se tient dans l'Eglise, les dogmes,


au sein profond de la foi ; « le Credo ne vous
appartient pas tant que vous ne l'avez pas
vécu », dira le Métropolite Philarète de Moscou,
par la conversion de l'esprit et du cœur. Ce
changement d'esprit ou métanoia est le départ
de toute connaissance de Dieu, renversement
des valeurs où le naturel créé est bouleversé au
profit de la prière pure, de la pureté du cœur
puis de l'illumination. L'homme alors devient
co-divin. La divinité, pour notre salut, se laisse
pénétrer ou jplutôt donne avec effusion sa grâce
et l'on est avec Dieu, en Dieu. Nous ne pouvons
ici mieux illustrer cette théorie qu'en laissant
Syméon le Nouveau Théologien retracer sa pre-
mière vision mystique :
« Une nuit, il était donc debout et disait d'es-
prit plutôt que de bouche : « O Dieu, sois-moi
propice, à moi pécheur », quand soudain
sur lui brilla d'en-haut avec profusion une illu-
mination divine qui emplit entièrement l'endroit.
Devant ce fait, l'adolescent ne sut que penser,
il oublia s'il était dans sa maison, et même s'il
se trouvait sous un toit. Car il ne voyait de
,7 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
toute part que la lumière : avait-il seulement
les pieds sur terre, il ne s'en rendait pas compte.
Et il n'y avait en lui ni crainte de tomber ni
souci du monde, et rien de tout ce qui atteint
les hommes et les êtres corporels n'atteignait
alors sa pensée, mais tout entier présent à la
lumière immatérielle et — lui semblait-il — lui-
même devenu lumière, oublieux du monde en-
tier, il fut inondé de larmes, d'une joie et d'une
allégresse inexprimables. Alors son intelligence
s'éleva jusqu'au ciel et découvrit une autre lu-
mière, plus claire que celle qui était proche.
Et, apparition merveilleuse, près de cette lumière
se tenait ce saint dont nous avons parlé, cet
angélique vieillard qui lui avait fourni le pré-
cepte et le livre en question 1 2 . » (Il s'agit ici du
père spirituel de Syméon, Syméon Studite.)
Ce ravissement dans la Lumière de Syméon,
même s'il est de sa première jeunesse, montre
l'importance de la prière, et dévoile le mystère
de l'illumination mystique. Il n'y a donc jamais
opposition entre théologie et mystique, les deux
ne sont qu'une seule et même chose. « Celui
qui prie est vraiment théologien, et est théolo-
gien celui qui prie », dit Evagre ; c'est le prin-
cipe de toute vraie théologie ; la conversion par
la prière, dans la grâce de l'Esprit-Saint. La
connaissance ne sera plus une accumulation de
savoir, mais une vraie co-naissance, une renais-
sance, où l'on « est-avec » Dieu, où on le ren-
contre personnellement. Ainsi connaissance et
sainteté seront inséparables, il s'agira d'un
« changement ontologique » de la personne dans
la lumière divine.
Ascèse et Prière
L'ascèse dans la vie chrétienne orthodoxe est
nécessité. Pas de vie mystique sans ascèse. Elle
porte sur les sens et l'intellect. « Dur est notre
combat », écrit le staretz Silouane, combat pour
se préparer à la plénitude de la grâce divine, mais
combat de tout chrétien s'acheminant vers la
déification. Il faut ici envisager l'ascèse dans la
vie mystique orthodoxe, d'abord quant à sa
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 8
nécessité pour la vie chrétienne, puis dans sa
relation avec le .monachisme qui présente une
ascèse plus développée, plus charismatique,
toute tendue vers la participation à Dieu.
Au baptême, le chrétien s'engage à renoncer
« à Satan et à sa pompe », et par là même
accepte l'exercice de l'ascèse. La tentation du
monde extérieur est grande ; flatteuse pour les
sens, elle attire chaque baptisé qui à son bap-
tême promet d'y renoncer et dé s'engager sur
la voie du Christ, passant par le mépris, la
Croix, la mort mais aboutissant à la Résurrec-
tion. Dans ses catéchèses, Cyrille de Jérusalem
commente la seconde formule de renonciation
à Satan « et à toutes ses œuvres ». A ce propos,
il indique tout un programme d'ascèse chré-
tienne, qui reste valable pour tous les temps,
et même de nos jours. Satan a été vaincu par
le Christ, la porte du royaume a été de nouveau
ouverte ; toutefois, Satan ne reste pas moins
présent, cherchant à séduire l'homme, comme
il a séduit la création entière à travers Adam
et Eve. Sa présence est réelle et compte beau-
coup dans l'ascèse orthodoxe. Dans la vie mys-
tique, il est piège constant pour le chrétien. Ainsi
Cyrille demande de renoncer à lui « comme à
quelqu'un qui est un usurpateur ». Tout péché
s'inscrit parmi les « œuvres du diable », et si
l'homme se détourne de la voie d'union divine
tracée par le baptême, il devient un « parjure ».
Le baptême engage tout l'être. Pour cette rai-
son, il nécessite cette coupure d'avec les actes
et les pensées qui ne seront pas en conformité
avec la promesse donnée. Acceptation ou refus
du monde ? Tel est le dilemme profondément
inscrit dans l'âme chrétienne : « Je vous laisse
dans le monde mais vous n'êtes pas du monde »
(cf. Jean XVII). Cyrille précise tous les dangers
et les pièges « de la passion du théâtre, des
courses de chevaux, de la chasse et de toute
vanité de ce genre 13 ». Après avoir invité le nou-
veau chrétien à fuir Satan sous toutes ses
formes, il conclut : « Fais donc attention à toi
et ne te retourne pas, après avoir mis la main
,9 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
à la charrue, vers la pratique amère de ce
monde-ci, mais fuis sur la montagne près de
Jésus-Christ, la pierre taillée sans mains qui a
rempli l'univers 14 .» Dès l'entrée dans le, mys-
tère de la révélation, Cyrille pose comme prin-
cipe l'actualisation de la renonciation à Satan
comme ascèse nécessaire non seulement pour
recevoir le sacrement, mais pour continuer à
monter vers la transfiguration. L'illumination
baptismale est inséparable de l'ascèse. La vie
chrétienne, exigeante par son ascèse, n'est pas
dépourvue de consolation, puisque ce mouve-
ment de combat, dont parle l'apôtre Paul, n'est
ordonné que vers le but de la joie spirituelle :
le partage mystique de la vie divine.
L'ascèse n'est pas le lot d'une minorité ; elle
sera requise pour tous. Toutefois, elle n'est pas
innée, selon Clément d'Alexandrie. Dans les
Stromates, il dira que la « gnose », cette connais-
sance du mystère au niveau de l'intellect et du
cœur, est affaire d'exercice. L'ascèse désigne la
préparation purificative des sens et du cœur
pour parvenir à la participation, à l'actualisation
de la vie divine reçue par le sacrement. L'union
à Dieu — ou plutôt la réception de l'Esprit-
Saint — exige cette purification ; seule une
ascèse y donne accès. Il s'agit bien ici d'insister
sur la discrétion qui est vertu chrétienne au-
thentique. Les ascètes égyptiens l'ont souvent
glorifiée. L'ascèse en soi n'a pas d'utilité pour le
chrétien; l'exploit ascétique — sans sa finalité
qui est réception de l'Esprit-Saint — est défor-
mation de la foi, ne conduit pas à la vie mys-
tique, elle traduit un être malade. L'ascèse exige
une connaissance de soi. Le chrétien engagé,
christophore, doit comprendre le sens de sa
destinée ; cette prise de conscience l'engage dans
une voie décisive. L'ascèse active est nécessaire
pour monter au niveau de la contemplation. Il
ne convient pas d'insister sur la nature mau-
vaise, le mal dans la matière, mais plutôt de
considérer avec Maxime le Confesseur comment
la volonté a été blessée par le péché. Deux volon-
tés s'affrontent dans l'homme, l'une mue par
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 10
l'amour attire vers Dieu, tend à retrouver
l'image libérée de sa tunique de chair; l'autre,
volonté délibératrice, introduite par le péché,
peut repousser la lumière et entraîner vers le
bas ; affectée par les sens, elle se situe au
niveau charnel de la personne, et de la chair,
résultant du péché. De ce fait, aucun compro-
mis ne peut avoir lieu : ou tension vers Dieu
ou chute vers le mal.
L'ascèse conduit à la tranquillité (apatheia),
à cette pacification des passions, condition de
la vie mystique. La charité qui a la place la plus
importante dans la lutte ascétique, « si je n'ai
pas la charité je ne suis rien » (I Cor. XIII,3),
conditionne la vie mystique. Tous les mystiques
sont des hommes de chanté et de compassion.
Car en eux n'existe plus le règne des passions,
mais celui de l'Esprit-Saint. Une caractéristique
de l'ascèse non proprement monastique est la
virginité. Paul a parlé de la virginité comme
consécration au Christ. L'existence des vierges
dans l'église primitive montre à quel point la
virginité comme ascèse peut réaliser dans l'âme
l'union parfaite, préparant une couche nuptiale
sans souillure. On assiste à un vrai mariage
spirituel entre l'âme vierge et le Christ. Mais
« vierges et continents peuvent vivre dans le
monde, rester dans leur milieu et conserver
leurs biens »15.

On a toujours eu coutume de situer l'ascèse


dans la voie particulière séparée du monde. Ce
serait réduire le baptême à un acte formel n'en-
gageant pas tout l'être dans sa transformation.
Mais il importe de considérer l'ascèse monas-
tique comme un renoncement, sinon plus par-
fait, du moins dont le but est d'actualiser
l'efficience du baptême à son plus haut niveau.
En fait, il s'agit ici d'un charisme particulier.
La vie de Dieu, la rencontre mystique ne peut
s'effectuer que dans la prière, et l'ascèse désigne
la préparation à cette dernière. Elle constitue le
sens de toute vie chrétienne, son épanouissement
dans le contact avec la Personne divine. Ainsi
,11 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
l'ascète considère la prière comme une porte
donnant accès à la rencontre ; il consacre la
plupart de son temps à la préparation ascétique;
il se purifie pour arriver à la « prière pure ».
Pour y parvenir, l'ascète chrétien doit tout aban-
donner et « ne plus regarder en arrière » mais
tendre vers l'avant, dans le combat incessant des
passions, obstacles à sa volonté d'aller vers
Dieu.
Ce renoncement — abandon de tout au pro-
fit de la seule prière — constitue « l'essence
même du renoncement monastique »16. Sans
vouloir limiter l'ascèse au monachisme, il con-
vient de présenter une vue succincte de l'esprit
des trois renoncements qui sont à la base de ce
charisme particulier reconnu de tout temps par
l'Eglise comme le martyre spirituel, l'anticipa-
ton eschatologique du Royaume.
L'ascèse monastique ne peut être conçue
comme négative, elle doit être un acte positif
d'amour. La vie de Dieu est amour. L'ascèse
consistera donc à purifier le terrain de la ren-
contre personnelle avec Dieu, à recréer dans la
prière, l'unité, la paix, l'équilibre de tout l'être
pour être réceptacle de l'Esprit-Saint. L'ascèse
même n'est pas un acte que l'on fait de force.
Celui qui cherche Dieu, au contraire, est par-
faitement libre ; la vie ascétique, loin d'être
un fardeau, sera bien plus pour lui l'allégresse
de la rencontre, la préparation de ce lit nuptial
de l'amour divin. «Le monde entier est sous
l'empire du mal » (I Jean V,19). Le mal est que
l'homme par sa liberté soit devenu esclave du
péché. Cette constatation exige l'ascèse. La déifi-
cation demande l'union de l'humain et du divin.
Ainsi le positif de l'ascèse se dégage, ce mouve-
ment d'amour n'est pas négatif, il n'est même
pas imposé par Dieu ; l'homme dans sa liberté le
choisit.
Dans l'Eglise orthodoxe le monachisme est
considéré comme état céleste, répondant à l'in-
jonction formulée par le Christ, « soyez parfaits
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 12
comme votre Père céleste est parfait » (Matt. V,
41) et par l'apôtre Paul qui recommande de
« prier sans cesse » (Thess. V,17). Pour cela, le
moine dispose des trois renoncements qui cons-
tituent le fond de son ascèse : l'obéissance, la
chasteté et la pauvreté. La spiritualité monasti-
que orthodoxe considère l'obéissance comme
le moyen le plus parfait pour disposer à la
prière pure, à la déification. Car elle est renon-
cement à sa volonté propre, soumission à un
père spirituel. Cette forme d'ascèse peut paraître
naïve. Mais l'obéissance est mystère révélé seu-
lement par l'Esprit-Saint. Cette décision de
livrer cette liberté donnée par Dieu à un autre
n'est pas abdication ; on ne perd pas sa person-
nalité. Là encore, on se trouve dans le domaine
mystérieux de la foi. « L'obéissance » peut être
comparée à l'aigle qui par la force de ses
ailes s'élève vers les hauteurs et calmement
regarde l'espace qui le sépare de la terre, jouis-
sant de sa sécurité et de sa maîtrise des hau-
teurs, inaccessible et mortellement effrayant
pour les autres 17 . Le moine (ou le laïc) qui se
soumet en Dieu à son père spirituel, se libérant
ainsi de toute charge, atteint à la « pureté de
l'intellect en Dieu », condition essentielle de la
prière pure et de la vie mystique. « Le novice qui
se livre lui-même en servitude volontaire reçoit
en retour la liberté véritable », nous dit Jean
Climaque dans l'Echelle. Dans cette liberté
réelle, il retrouve sa volonté naturelle d'aller à
Dieu et de participer à la vie divine.

LA TRADITION
DE LA PATERNITE SPIRITUELLE
DANS LA SPIRITUALITE ORTHODOXE
L'obéissance, renoncement à la volonté propre,
est soumission à un père spirituel. Celui-ci —
geronda ou staretz — ne réduit pas la volonté
de son fils spirituel, il ne veut pas l'assujettir à
une volonté humaine ; une telle attitude mani-
festerait l'exercice d'une volonté de domination
sur une autre âme. En lui confiant sa liberté, le
novice regarde son père spirituel comme tenant
,13 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
la place de Dieu. L'œuvre du staretz, loin d'être
volonté de diriger, sera bien au contraire de
conduire sur le chemin de la prière et de l'illu-
mination, grâce à l'expérience qu'il aura acquise
lui-même et qu'il communiquera à son fils. Ce
salut ne peut être obtenu sans la victoire sur
les passions, et toute la responsabilité dans cette
lutte incombera au père spirituel qui va prendre
en charge le novice, l'enfanter à la nouvelle vie
selon l'Esprit. Ainsi le « vieillard » n'entame pas
la liberté qui lui est confiée, et lui-même, s'il
usait de cette liberté à d'autres fins que l'union
mystique, se verrait coupé de l'amour de Dieu.
Le novice en s'abandonnant par l'obéissance
peut atteindre les sommets de la perfection tel
saint Dosithée, le disciple de saint Dorothée de
Gaza, qui illustrent ce que sont la paternité spiri-
tuelle et la vraie filiation spirituelle dans l'obéis-
sance.
Le tKème de l'obéissance est vaste et inépui-
sable, il suffit de citer quelques exemples. En
parlant de l'obéissance par rapport au père spiri-
tuel, nous entendons manifester par là qu'elle
n'est pas l'apanage des moines mais.bien de tous.
Chercher la bénédiction avant chaque acte, se
plier dans l'obéissance à l'humilité, vertu fon-
cière de l'âme sainte, c'est un thème très vaste
dans la littérature spirituelle ; elle revêt un ca-
ractère important dans la mystique orthodoxe.
C'est dans le cœur purifié par l'humilité, engen-
drée par l'obéissance, que l'Esprit trouve abri.
Dans l'obéissance l'âme s'oriente vers la vie
éternelle et effectue ce « passage de la mort à
la vie ». Le grand Barsanuphe écrivait à Jean :
« Attache-toi à l'obéissance qui fait monter au
ciel et rend semblable au Fils de Dieu — Frère,
que celui qui aspire à être enfant de Dieu
acquière en grande humilité la soumission à
l'obéissance. — Celui qui veut être vrai disciple
du Christ ne peut plus rien faire de lui-même. »
LA CHASTETE
La virginité est le fondement de la vie ver-
tueuse. La lutte contre les passions constitue le
côté négatif pour restaurer l'image divine, l'exer-
cice des vertus en est l'aspect positif. L'ascèse
exige la virginité qui déifie ceux qui y sont ini-
tiés. C'est la seule vertu qui tende à restaurer
l'image de Dieu dans tout son éclat. Sans vouloir
donner une explication scientifique et psycholo-
gique de la chasteté, quelquefois appelée
« chasteté sublimante » par les contemporains, il
est nécessaire d'en souligner le sens, à la suite de
la tradition ecclésiale, qui n'a jamais voulu dé-
montrer l'importance de la chasteté en suppo-
sant à la sexualité ni la considérer comme contre
nature. Le mariage chrétien est sain et peut
conduire à la sainteté et à la chasteté. Cepen-
dant, la voie monastique nécessite la chasteté
totale. Le moine imitateur du Christ ne peut
lui ressembler que s'il suit l'exemple donné
par lui. En effet si l'amour divin est possible
dans le mariage, il semble moins direct. Lors-
que cet amour arrive à un certain point, auto-
matiquement il tend à se séparer de ce qui
n'est pas en accord avec lui. Ce n'est pas là
un blâme du mariage ni une condamnation de
l'acte par lequel « l'homme vient au monde ».
L'Eglise a toujours rejeté ceux qui choisissent
le monachisme par répugnance au mariage. La
chasteté est le retour à l'intégrité, à la plénitude
du corps nécessaire à la vie mystique. L'union
divine ne peut se réaliser que dans la pureté.
La chasteté est séjour ininterrompu de Dieu
dans l'âme. Si elle comporte l'abstinence char-
nelle, elle n'exige pas moins l'abstinence de l'in-
tellect et Basile le Grand avouera : « Bien que
je n'aie pas connu de femme, je ne suis pas
vierge. » La chasteté est retour à l'intégrité,
à l'image, elle est surtout exigence de l'amour
et de la liberté. Par elle l'ascète est conduit à la
vie austère afin de découvrir une perle d'une
rare beauté. Par elle, l'homme devient temple
du Saint-Esprit (cf. I Cor. VI,19), les autres
passions sont chassées, l'ascète devient un
,15 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
orant continuel. Cependant, l'Eglise se souvient
de l'enseignement du Christ : « Tous ne com-
prennent pas cette parole, mais ceux à qui cela
a été donné» (Matt. XIX.ll). La chasteté, ce
charisme divin, l'Eglise ne l'a jamais imposée et
elle a refusé le clergé célibataire dans les villes,
en même temps qu'elle imposait de sévères
épreuves à l'aspirant moine. Mais « celui qui
étant encore revêtu de la chair a reçu le prix
de sa victoire (le don de la chasteté) est mort
et ressuscité et a connu dès ici-bas les prémices
de l'incorruptibilité future », dit Jean Climaque
à la fin du 15e degré de l'Echelle.

LA PAUVRETE
Le vœu de pauvreté, ou la renonciation à
l'acquisition, complète l'obéissance et la chas-
teté pour arriver à la prière pure. Il s'agit pour
le laïc ou le moine de lutter contre l'esprit de
propriété, surtout contre la « passion d'acqué-
rir ». Ce renoncement est essentiel, il détache
des choses matérielles, non pas dans leur utili-
sation mais dans l'amour que l'on peut leur
porter. Cet engagement imite et identifie à
Dieu en passant par le Christ qui « n'avait pas
où reposer sa tête » (Matt. VIII,20). Et, ce fai-
sant, il contribue, selon les paroles de l'Archi-
mandrite Sophrony, à « libérer l'intellect des
pesantes images de la matière ». Tous les as-
cètes reconnaissent que si le moine et le laïc
ne doivent rien posséder, cette pauvreté ne peut
se pratiquer qu'avec la plus grande discrétion,
car la mesure est différente pour chacun. Ainsi
le combat porte sur le «désir de posséder et
non sur le fait de posséder». L'avidité de pos-
séder est cause « d'idolâtrie » (Col. 111,5). Bien
souvent cette vraie pauvreté, ce détachement
profond des choses reste pour le monde impos-
sible à comprendre.
Au niveau de la connaissance intellectuelle
l'ascète doit réaliser un véritable labeur dans
le domaine de la pauvreté. La richesse de notre
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 16
connaissance scientifique n'est rien en compa-
raison de la connaissance divine qui seule se
révèle dans l'humilité et la prière. Paul dit —
citant Isale (XXIX,14) et le Psaume (CVI.27) —:
« Je (Dieu) détruirai la sagesse des sages,
j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où
est-il le sage ? Où est-il, l'homme cultivé ? »
(I Cor. 1,19). Mais par le Christ, participant de
sa chair déifiée, nous avons maintenant la
vraie connaissance dans l'Esprit. Pour l'acquérir
il faut que l'intellect reconnaisse sa pauvreté
face au mystère divin. Tout amour de posses-
sion chasse loin de Dieu et aussi du prochain
envers qui nous manquons de disponibilité.
« L'amour de l'argent (la cupidité) est la racine
de tous les maux, et elle l'est en effet, car elle
est à l'origine des vols, de l'envie, des sépara-
tions, des inimitiés, de la cruauté, de la haine,
des meurtres », précise Jean Climaque dans le
17e degré de l'Echelle. Pour assurer cette puri-
fication qui libère des soucis essentiels, pour
purifier l'intellect afin d'être libre, la voie des
renoncements à la possession est nécessaire.
L'homme, « lorsqu'il ne possède pas, ne s'attriste
point mais continue à vivre comme s'il possé-
dait », dit Staretz Silouane à son disciple. Et
« l'homme pauvre prie avec un intellect pur ;
celui qui a goûté les biens d'en-haut méprise faci-
lement ceux de la terre. — Tout ce qu'il pos-
sède, il le considère comme inexistant » (Jean
Climaque, 17e degré).
Sans être un but en soi ou le moyen d'obte-
nir une récompense, l'ascèse est le prélude de la
vie mystique. Le travail ascétique, même dans
la plénitude^ de la grâce, doit se poursuivre
jusqu'à la/ mort, où l'âme quittant sa tunique
de peau retourne à la gloire du Père. Grâce à
l'ascèse, le Saint-Esprit régénère l'âme, la res-
suscite lui faisant don « dès ici-bas, du royaume
des deux 1 8 ». Dès lors, l'homme commence à
voir le Christ : « Oui, je vous en prie, efforçons-
nous, tant que nous vivons encore en cette vie,
de le voir et de le contempler. Car si nous
sommes jugés dignes de le voir ici-bas sensible-
,17 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
ment, nous ne mourrons pas, la m o r t n'aura pas
sur nous d'emprise. Non, n'attendons pas l'ave-
nir pour le voir, mais dès maintenant hâtons-
nous de le contempler 1 9 . »
L'ascèse de Vintellect
La succincte vision de l'ascèse orthodoxe,
comme préparation à la vie mystique, serait
incomplète si nous ne parlions pas d'une f o r m e
particulière de l'ascèse, déjà entrevue et sus-
citée par l'autre, celle de l'intellect 20 . Ascèse
de l'intellect et ascèse active du corps sont
étroitement liées. L'unification de l'être et sa
purification résultent du combat contre les
passions, mais si l'intellect continue d'être dis-
persé par de multiples sollicitations, il ne pourra
pas y avoir de vraie contemplation. De plus,
l'intellect doit quitter la voie de la théologie
contemplative. Cette ascèse n'implique pas un
changement de méthode, ni m ê m e une nouvelle
méthode, mais une intellection nouvelle p a r le
cœur. L'ascète doit faire la kénose (xévtooCç )
de l'intellect, le vider de toutes pensées, notions,
connaissances humaines et divines afin qu'il n'y
ait plus en lui aucune idée ; qu'il soit anidéos
( avetSeoç). Alors, « l'intellect... lié par l'attention
à la prière, demeure dans le cœur ». Cette ascèse
qui peut paraître à l'abord particulière, se mêle
intimement à la méthode hésychaste, purifica-
tion et descente de l'intellect qui n'est autre q u e
l'extinction des forces de l'imagination et la
libération de l'intellect de toute image qui s'y
était introduite... et l'intellect ainsi uni au
cœur « est en général l'état normal de la vie
religieuse 21 ». Cet état, s'il est désiré par l'ascète,
/ n ' e n est pas moins pure grâce divine. L'Esprit-
Saint ne pourra prendre possession du priant,
l'élever à une intellection nouvelle de Dieu,
opérer dans son cœur, centre vital de l'homme,
source de la compassion et de l'amour, siège
de l'intelligence et lieu de l'esprit, que s'il est
pacifié et purifié. Mais il est bien évident que
cette maîtrise de l'ascèse de l'intellect, ainsi
que toute ascèse, comme accès à l'intellection
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 18
par le cœur dans la prière pure, comporte des
difficultés. Cette voie ardue ne pourra être
entreprise que sous la conduite d'un père spiri-
tuel très expérimenté, ayant vécu cette ascèse
et reçu l'Esprit.

La sainteté

La sainteté n'est pas l'apanage du seul mys-


tique. La sainteté est partage d'une sainteté
globale, réelle, existentielle, celle de Dieu dans
l'Eglise corps du Christ. L'Eglise, préfiguration
de la Jérusalem céleste, vit dans l'Esprit-Saint
et marche dans une eschatologie déjà commen-
cée à l'Incarnation vers la plénitude, vers la fin
pour laquelle elle existe, la déification totale
du cosmos. L'homme vit en ce sens une sain-
teté cosmique inséparable de chaque baptisé
ouvert au mystère et s'acheminant dans son
charisme personnel vers son aboutissement cos-
mique ; ce retour grandiose au sein du Père,
inauguré et présenté par le Fils, se réalise par
l'Esprit. La sainteté cosmique de l'Eglise est
trinitaire. Elle s'enracine dans la Trinité Créa-
trice, passant par la Trinité Rédemptrice, abou-
tissant dans la Trinité glorieuse. L'œuvre ainsi
commencée le prjemier jour de la création, dé-
tournée de son but par l'homme, redevient dans
la main du Père plus éclatante que jamais. L'ex-
plication de ce mystère de la sainteté dans
l'Eglise p a r un quelconque concept intellectuel
pose des difficultés. L'Eglise n'est saisissable
que par le cœur dans la foi, par les simples et
les purs de cœur. « Heureux les cœurs purs, car
ils verront Dieu » (Matt. V,8). Ceux qui accueil-
lent Dieu dans la fibre de leur être sensible
peuvent le comprendre. Et ces purs de cœur
sont les saints, ceux qui, déifiés par l'Esprit
dans la grâce divine, participent au grand mys-
tère de la vie Trinitaire. Ils ouvrent à la lumière
d'en-haut les portes de la connaissance affai-
blie p a r les lourdeurs de la chair ; ils sont les
porteurs de l'Esprit-Saint qui p a r eux se répand
et transforme ; ils sont ces vases d'élection que
,19 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

l'Eglise chante : les Théophores. Ils anticipent


sur la terre la mystérieuse vie divine du ciel,
faite de paix, de douceur et de joie dans l'Amour
divin. Ainsi ces participants de la grâce Trini-
taire nous révèlent l'Unité de l'Eglise, et l'Unité
de la sainteté chrétienne. La Trinité est Une,
l'Eglise est Une, la sainteté est une. Cela ne
veut pas dire que la personnalité de chaque être
soit effacée. Loin de là, car la grâce opère selon
le charisme de chacun, comme la lumière uni-
que du soleil donne à travers un prisme de
verre des couleurs différentes.

Le problème de la vie baptismale a été pré-


senté comme le chemin vers la sainteté. En
effet, est saint celui qui actualise les sacrements
de l'initiation. Est saint celui qui, passé de la
mort à la vie par la sainte immersion, a re-
trouvé et conservé en lui cette vie nouvelle. Est
saint celui qui, oint de l'huile spirituelle, revêt
les armes de la foi et, par l'Esprit-Saint, de-
vient le compagnon et participant du Christ.
Est saint celui qui entretiendra la vie nouvelle
ainsi reçue par le pain céleste, qui le rendra
selon l'expression de Cyrille de Jérusalem, re-
prise de la Deuxième Epitre de Pierre, « porte-
Christ », « associé à la nature divine ». Cette vie
sacramentelle est à la base de toute sainteté
et de ce fait réalisable par tous, ce qui ne veut
pas dire qu'eHe se situe dans une perspective
de facilité. La sainteté n'est pas un exploit irréa-
lisable, si élevé, que seuls quelques élus peuvent
y atteindre. La sainteté canonisée n'est qu'un
jalon, un encouragement pour tous vers le pro-
grès, une stimulation de la volonté, et non
une limite, sorte de prédestination réservée à
de rares privilégiés divins.

Au début de l'Eglise, les saints désignent les


baptisés, les mis-à-part pour constituer le nou-
veau peuple de Dieu, nouveau peuple dans la
foi en la Résurrection du Christ. Dans les Actes,
lorsque Pierre se rend à Lydda, il habite chez
« les saints », la communauté du lieu. Et quand
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 20

Paul s'adresse aux Corinthiens il leur parle de


« toutes les Eglises des saints ». Le saint est
donc ici le nouveau baptisé qui a changé radi-
calement de vie, abandonné le vieil homme pour
revêtir l'homme nouveau en Christ. Comme
tel il est appelé saint, porteur du Christ ; pour
parvenir à la sainteté au sens où nous l'enten-
dons, il lui faudra actualiser la vie divine reçue
en lui, garder sans tache son vêtement blanc
reçu au baptême. Il doit sans cesse tendre à
l'union totale et permanente en Christ, réaliser
ainsi la promesse et attendre avec espoir le
retour du Maître, en tenant sa lampe allumée
et surtout garnie d'huile. Ainsi l'on conçoit
mieux qu'il ne soit guère question de pénitence
durant les premiers siècles. Dans la pratique
chrétienne — il faudra attendre les questions
d'Hermas pour que la pénitence soit pratiquée
plus généralement — la rémission des péchés
était faite totalement lors du baptême ; après
celui-ci, la seule voie de pénitence lors de
péché grave était la séparation eucharistique et
l'espérance en la-clémence divine. Nous voyons
dans l'Eglise primitive une sainteté totale de
tous les membres unifiés dans le Christ par le
baptême, une sainteté eschatologique, vivant
avec ardeur l'attente du retour du Christ. Mais
si la théosis est déjà réalisée parmi les mem-
bres de l'Eglise, on doit constater assez tôt un
manque de foi et surtout de sainteté comme
intériorisation de la vie divine. Les souffrances
d'un apôtre Paul, écrivant aux Corinthiens pour
remettre de l'ordre dans cette jeune Eglise, nous
donnent une idée des difficultés surgissant entre
les frères d'un même Père.

Cette tension eschatologique, majeure dans le


Nouveau Testament et dans l'Eglise primitive,
ira .malheureusement en s'abaissant, s'amenui-
sant à l'extrême. L'installation de l'Eglise comme
société après les persécutions, et l'utilisation
qu'en fit l'Etat sous Constantin, le baptême
de tous fit que les « mis-à-part » furent la
majorité... Mais l'Esprit suggéra un nouveau
,21 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
type de martyrs capables d'affronter le péril
d'embourgeoisement spirituel, ce furent les
moines. Les moines renouèrent la tension escha-
tologique, la continuant par leur prière inces-
sante et l'intériorisation. Avec cette période,
commence, si l'on peut dire, la sainteté officielle,
plus individuelle, souvent en contradiction avec
le monde d'où le saint a fui. Cependant
l'Eglise, si elle a commencé à définir avec cir-
conspection la sainteté d'un de ses membres,
n'a jamais douté de la sainteté de son peuple
régénéré en Christ, participant de sa chair et
mis à part. Aussi au cours de la divine liturgie,
avant la communion, l'Eglise convie le peuple
des croyants à être attentif aux saints mystères,
elle le fait en leur rappelant qu'ils ne sont
accessibles qu'aux saints, ceux qui ont reçu la
divine illumination. Et le prêtre proclame que :
« Les choses saintes sont pour les saints ». Pour
bien faire sentir cette participation totale au
Christ de tous les régénérés par lui, le chœur
doit répondre •« Uij/seul est Saint, un seul est
Seigneur, Jésus3CKrist, à la gloire de Dieu le
Père. Amen ». Dans l'Eglise orthodoxe, la sain-
teté reste unique, partage de la vie divine, mais
aussi charisme accordé par Dieu à l'âme qui
l'accepte et surtout lui restera fidèle. Tous les
divers états de la vie humaine seront sanctifiés.
Chaque vocation sociale est honorée et a ses
saints canonisés, reflétant un des aspects de la
fonction qu'ils occupaient dans le monde.
L'Eglise les donne en exemples priviligiés, mo-
dèles de vie : les saints anargyres (médecins),
les saints martyrs, les saints princes, les saints
moines, les fous en Christ, les saints poètes et
iconographes... Cependant, certaines formes de
sainteté sont plus glorifiées, car elles mettent
davantage en relief le caractère d'union mys-
tique rayonnant sur le reste de l'humanité. Tels
sont les saints moines pneumatophores, nos
pères, les saints hommes apostoliques, didas-
cales de l'Eglise, les saints qui ont souffert la
passion du Christ, et l'ordre des fous en Christ,
époux privilégiés de la passion du Sauveur.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 22
Les saints martyrs sont glorifiés car, blessés
par l'amour divin, leurs souffrances et leur mort
sont illumination. En mourant pour le Christ, ils
ressuscitent avec lui, connaissant l'état mys-
tique suprême : l'union totale. Le martyr jus-
qu'au bout prie non seulement pour le salut de
son âme, pour ceux qu'il va quitter, mais aussi
pour ses bourreaux. Ainsi Polycarpe sur le
bûcher priait : « [Seigneur] je te bénis pour
m'avoir jugé digne de ce jour et de cette heure,
de prendre part au nombre de tes martyrs, au
calice de ton Christ pour la résurrection de la
vie éternelle de l'âme et du corps, dans l'incor-
ruptibilité de l'Esprit-Saint 22 .» La Russie offrira
à Dieu un nouveau type de martyr. L'homme
situé au-delà des passions accepte la mort dans
la paix, il sait qu'elle est envoyée par Dieu et
que toute rébellion devant elle serait vaine.
Dans ce cas, on peut parler de souffrant glori-
fié : tels saint Boris ou saint Gleb. Lorsque les
impies envoyés par son père Sviatopoik se pré-
sentèrent à saint Boris pour le tuer, ce dernier
pria, puis les embrassa tous en leur disant :
« Entrez, frères, accomplissez la volonté de celui
qui vous a envoyés » ; transpercé par les lances,
il peut encore prier pour ses assassins disant :
« Mon Souverain,, pardonne-leur leurs péchés,
accorde-moi le repos en compagnie des saints et
ne me livre pas entre les mains de l'ennemi,
car tu es ma défense. Seigneur, et entre tes
mains je remets mon esprit 23 . »

Le saint moine Théophore, comme le désigne


l'Eglise, a souvent accompli un exploit spirituel
que les Russes désignent sous le nom de
« podvig ». Cénobite ou ermite, le moine sans
l'aide du monde se consacre au travail spirituel
du jeûne et des veilles. Il est l'homme de la
prière, l'homme des larmes. Les moines sont
les cierges allumés devant l'image du Christ.
Pleurant leurs péchés, mais aussi implorant la
grâce pour l'univers entier... Le saint moine est
celui vers qui tout le peuple accourt, il devient
père spirituel, a surtout le don du discerne-
ment des esprits, et souvent on trouve en lui
23 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Un thaumaturge. Il peut guérir les corps et
soigner les âmes car, ayant acquis le Saint-
Esprit, ses dons spirituels sont immenses et
au service de tous, pauvres et riches. Bien sou-
vent, le saint moine unit en lui la vie de prière
et le service social, pratiquant la charité, recueil-
lant les pauvres, déliant la bourse des riches au
profit des déshérités, tel saint Serge de Rado-
néges ou Séraphin de Sarov, ces pneumato-
phores et prophètes de la terre russe.
La folie en Christ est une forme peu com-
mune de sainteté, mais très attachante. Le fou
en Christ est atteint de la « folie de la Croix »
(I Cor., 11,7). Le fou en Christ méprise les
formes extérieures de la vie religieuse, se\ré-
volte contre toutes les conventions sociales en-
gendrant l'hypocrisie morale et spirituelle. Le
fou en Christ proteste contre la sécuralisation
et l'humanisation de l'idéal chrétien. Il réalise
l'Evangile, vivant le Christ crucifié, pauvre, nu,
dépouillé de tout. L'action du fou en Christ se
situe sourtout parmi les classes pauvres et
s'exerce dans une œuvre sociale. Les foules le
vénèrent, l'aiment ; il peut parler aux grands
de ce monde qui l'humilient, le bafouent mais en
même temps le resp'ectent sachant qu'il est
l'envoyé de Dieu. Le fou en Christ parfois a une
action politique, dénouant les luttes intestines
entre grandes familles, conseillant le souverain,
mais le fou en Christ recherche avant tout
l'humiliation, sa préoccupation ascétique est
d'être humilié dans son orgueil humain. Cet
état lui permet la clairvoyance, découvrant tou-
tes les formes d'hypocrisie se cachant dans les
âmes et les révélant au grand jour. La folie en
Christ a été vécue souvent par des laïcs, quel-
quefois par des moines ; pour ceux-ci, il s'agit
plutôt d'un moyen passager d'ascèse dans la
vie cénobitique. Cette sainteté recherchant tou-
tes les humiliations chante la béatitude du
royaume de Dieu. Tel Syméon le Fou au VI e s.
en Syrie qui, après une retraite de 29 ans de
prière au désert, se rend, poussé par l'Esprit de
Dieu, dans les grandes villes. Simulant la folie,
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 24
il habite les quartiers pauvres et immondes où
les vertueux n'osent pas s'aventurer. Sous forme
de bouffonneries afin de stimuler la nostalgie de
l'éternité dans les âmes, il révèle aux hommes
leurs pensées secrètes. Au XVI e siècle, en Russie,
un fou en Christ, nommé Basile le Bienheu-
reux, affronte le tsar, distribuant aux pauvres
les biens des profiteurs et jetant des pierres
sur les maisons des bien-pensants, ftïSîSx cou-
vrant de baisers le seuil des maisons des pros-
tituées et des impies... Ivan Jakovlévitch, qui
vivait au XIX e siècle en Russie, mourra en
suppliant Dieu, ne cessant de répéter : « Que
tous soient sauvés, que toute la terre soit
sauvée. »

L'exploit spirituel n'est pas réservé aux seuls


saints moines. A côté des moines engagés par
des vœux, que de tout temps l'Eglise a reconnus
comme moyens privilégiés pour parvenir à
l'imitation du Christ, on trouve quantité de
saints n'ayant pas fait profession monastique.
Ce sont des saints qu'on pourrait placer sous
la « rubrique » des saints de la vie quotidienne.
Mystiques, eux aussi, possédant un charisme
particulier, ils ont soutenu l'exploit spirituel qui
est combat héroïque au niveau moral et spirituel
contre le péché, dans l'exercice d'une grande
charité. Le saint choisit la voie héroïque, se
préparant ainsi à devenir pneumatophore. Nous
ne voyons pas ici deux morales, deux vies spi-
rituelles, l'une pour le laïc, l'autre pour le moine.
Chaque chrétien doit être, comme l'a écrit le
P. Boulgakoff dans son livre sur l'Orthodoxie,
ascète et moine, et l'union mystique dans
l'amour divin se réalisera suivant la force du
cœur de chacun.

L'âme ouverte à l'Esprit, deviendra habitation


céleste, porteuse de Dieu, appelée à devenir
Dieu. La caractéristique de la sainteté ortho-
doxe et de sa mystique consiste en cette récep-
tion de l'Esprit. L'Eglise n'a jamais insisté
sur les phénomènes particuliers accompagnant
,25 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
parfois la vie mystique. Mais elle a toujours
reconnu la sainteté en ceux qui participent à la
transfiguration. C'est le signe manifeste de
leur union à Dieu, qui commence ici-bas, selon
le conseil de Syméon le Nouveau Théologien, et
se poursuit dans l'éternité. Dans ce cas, la mort
ne porte plus ce caractère douloureux qu'une
conception ordinaire lui confère, elle est joie,
exultation : joie de l'âme libérée, enfin délivrée
des contingences de la chair, possédant pour
l'éternité la contemplation et l'amour de l'Incon-
naissable. Cette participation à Dieu, cette
vision thaborique de la lumière, la divinisation
de l'homme sont, pour l'orthodoxie, la théosis,
la déification.

déification, finalité du saint

Le but de la vie mystique est de rendre à


l'âme sa vraie nature spirituelle dans l'union
avec Dieu. Toute la progression que nous avons
présentée culmine, dans l'Orthodoxie, en ce que
l'on appelle la divinisation ou ©écooi; , déifi-
cation. L'histoire de l'homme, cet être créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu peut se
schématiser en trois étapes, sa naissance dans
l'immortalité divine, sa mort par le péché, et
grâce à l'Incarnation du Verbe, sa renaissance
dans la lumière divine. C'est ce processus que
doit suivre l'âme cherchant Dieu. Passer de la
mort à la vie par l'eau baptismale, être accueillie
de nouveau dans le sein du Père, participer à
lui. L'homme devient alors un « porteur de
Dieu », un rempli de Dieu, un participant à
Dieu; ces mots de Ignace d'Antioche préfigurent
cette grande envolée théologique qui, avec les
Cappadociens et surtout Maxime le Confesseur
puis l'hésychaste Grégoire Palamas, mènera
l'homme sur les cimes de la contemplation et
de l'union mystique, tel Moïse au milieu de la
nuée qui sans voir Dieu était près de lui
participant à sa présence. L'homme, possesseur
de l'immortalité avant la chute, doit la récu-
pérer, car il a été fait à « l'image de l'immorta-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 26
îité, afin que, comme l'incorruptibilité appar-
tient à Dieu, de même l'homme, participant à
la portion de Dieu, possède l'immortalité 24 ».

Ce fut Clément d'Alexandrie qui le premier


parla sans hésiter de la divinisation : « Le
Verbe de Dieu s'est fait homme pour que tu
apprennes d'un homme comment l'homme peut
devenir Dieu.» Car c'est lui qui «nmis gratifie
de l'héritage paternel, réellement grand et divin
et inaccessible; il divinise ( @ e o 7 r o i é c o ) l'homme
par un enseignement céleste 25 » ; divinisation,
non par une simple gnose mais bien par la vie
pleinement ecclésiale car « baptisés nous som-
mes illuminés ; illuminés nous sommes adop-
tés ; adoptés nous sommes rendus parfaits ;
parfaits nous sommes immortalisés : J'ai dit
(est-il écrit), vous êtes des dieux et fils du
Très-Haut vous tous 26 » (Jean X,34). Déjà
Clément pose la base de la théosis, car il in-
siste sur l'immortalité, l'incorruptibilité comme
caractéristique de participation à la vie divine.
Origène, quant à lui, envisagera la divinisation
beaucoup plus dans le sens d'une contempla-
tion intellectuelle, d'une déification par la gnose.
Cependant la vision d'Origène est un élan gran-
diose cherchant à définir une doctrine profon-
dément scripturaire, contenue à l'état pur dans
les textes, mais non formulée encore par les
hommes, faute d'instrument philosophique. De
saint Athanase à Maxime le Confesseur, se dé-
veloppe magnifiquement la 0éoait; . Déjà Atha-
nase dans son Traité contre les païens et sur
l'Incarnation du Verbe, établit les principes
théologiques de la divinisation. Elle est en nous
renouvellement de l'image de Dieu, nouvelle
connaissance de Dieu, restauration de la créa-
tion du Père. Et cela fut confié au Verbe qui
« faisait disparaître la mort et renouvelait
l'homme ; étant absolument invisible, il se ma-
nifestait par ses œuvres et se faisait connaître
pour le Verbe du Père, le chef et le roi de
l'univers 27 ». Ainsi le Verbe s'est fait homme
afin que nous devenions dieux, il supporta la
,27 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
souffrance et l'injustice afin que nous
part à l'immortalité. Ce serait tout le traité de
l'Incarnation du Verbe qu'il faudrait citer, tant
à chaque page il est question de l'incorruptibi-
lité et de l'immortalité de nouveau acquise par
le Christ fait homme.

Cette doctrine déjà bien constituée par Atha-


nase, Grégoire de Nazianze la reprendra, poète,
dans ses discours et ses œuvres, utilisant les
mêmes expressions de divinisation mais, usant
d'un vocabulaire plus néo-platonicien, il n'hési-
tera pas à parler de l'âme humaine comme
« souffle de Dieu » ou bien « parcelle divine ».
Le grand visionnaire de l'homme déifié fut
Grégoire de Nysse, l'amoureux de Moïse, celui
qui a vu Dieu. L'influence de la pensée de
Grégoire de Nysse sera considérable sur la
théologie byzantine. Son problème, puis celui
de Maxime le Confesseur, se posera au plan du
langage spirituel ; comment traduire en langage
platonicien, celui de leur époque, le mystère de
l'Incarnation et du salut. Avec lui on pénètre
dans la ©écoaîç . Il s'agit d'expliquer l'union
à Dieu qui seule est capable, par l'Incarnation, de
sauver l'homme. Cette union potentiellement
donnée à l'homme dans le baptême, acceptée et
développée durant la vie entière, conduit à la
vision et à l'union. C'est en Moïse que Grégoire
de Nysse trouve un modèle biblique pour dé-
crire cette ascension. Et il compare l'ascension
spirituelle du chrétien à celle du prophète
Moïse sur le Sinaï. De ce fait, il pose directe-
ment le problème de la connaissance de Dieu ;
le mystère de la ténèbre dans laquelle se trouve
Dieu — et où Moïse fut admis à le voir —
devient une image de l'Inconnaissable se révé-
lant à l'homme. Ainsi Moïse doit laisser toutes
les apparences qui permettent la connaissance
par les sens, pour aller davantage vers l'intérieur
afin de pénétrer par l'esprit jusqu'à l'Inconnais-
sable, l'Invisible et que là il puisse contempler
Dieu. Grégoire pose ici le paradoxal connaître
l'Inconnaissable, voir l'Invisible dans la « ténè-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 28
bre lumineuse ». Et celui qu'on ne peut con-
naître se fait connaître. Le théologien en affir-
mant la connaissance du Transcendant rectifie
par certains points la spiritualité du désert, la
replace dans une orbite plus attrayante, plus
embrasée par la chaleur de l'Esprit-Saint se
répandant par la prière pure dans le coeur du
chrétien amoureux de Jésus et désirant l'union
mystique. Mais cette union restera un acte libre
de Dieu, une énergie libre, une grâce du Dieu
transcendant.

La déification, ainsi posée par Grégoire de


Nysse et semblable à la montée spirituelle de
Moïse, conduit l'âme à Dieu qui s'unit à elle et
la transforme. Grégoire insiste sur le sacrement
du pain et du vin qui, corps et sang du Christ,
divinise, unit notre chair à celle du déifié, nous
faisant ainsi participer directement à cette
déification.

Avec Maxime le Confesseur, toute la doctrine


de la déification parviendra à son point culmi-
nant. Chez Maxime, la divinisation est aussi en
fonction de l'Incarnation. Par le péché, l'homme
a perdu l'immortalité de la vie divine, mais le
Christ par sa mort et sa résurrection. Logos de
Dieu incarné, opère la synthèse de la divinisation
et de la transformation de la nature. Car
« l'homme devient Dieu autant que Dieu devient
homme ; l'homme est élevé par des ascensions
divines dans la mesure même où Dieu s'est
anéanti par son amour des hommes en parve-
nant sans changement jusqu'aux extrémités de
notre nature 2 8 ». Ainsi le Logos incarné pourra
pleinement introduire l'homme dans une com-
munion parfaite de la vie divine, non pas seule-
ment dans son intellect, mais dans sa nature
tout entière sensible et spirituelle. Le terme
de cette divinisation, cet état, se caractérise
pour l'âme par la présence intime de Dieu, par
la chaleur de la lumière incréée qui pénètre et
enveloppe l'homme tout entier dans l'Esprit,
ainsi l'âme tout entière est illuminée par la
,29 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
lumière comme elle est tout entière embrasée
p a r le feu.

La lumière divine incréée

La déification conduit le mystique à la con-


templation en cette vie de la lumière incréée,
énergie porteuse de l'Esprit-Saint. Sa descrip-
tion reste difficile, car il faudrait avoir vécu
cet instant. Seuls quelques mystiques, avec
pudeur, ont révélé par écrit, ou laissé des dis-
ciples contempler ce phénomène de la grâce.
Syméon le Nouveau Théologien a relaté à plu-
sieurs reprises, sous un autre personnage, ses
expériences de la lumière ; Séraphin de Sarov a
permis à Motovilov de le voir lumineux, pénétré
de l'énergie divine en l'y faisant participer. Le
staretz Silouane de l'Athos raconte à son disci-
ple les effets merveilleux de la divine lumière.
Celui qui participe à cette lumière est tout en-
tier pris par elle, la présence de Dieu se révèle
alors directement 2 9 . La sensation de l'immaté-
riel devient matérielle, sentie intellectuellement
par le noûs. Celui qui la ressent, tout en étant
dans ce monde, n'est plus de ce monde, il perd
la notion du temps, ne se rend pas compte s'il
est avec ou sans corps, mais prend conscience
de son être plus qu'à l'ordinaire. Ravi par la
douceur de l'Amour divin, il oublie tout, car
il saisit l'Insaisissable, voit l'Invisible et pleure
d'indignité et de joie, les larmes seules soula-
gent son âme. La lumière qui le saisit dans son
être est différente de la lumière naturelle. Elle
a plusieurs intensités croissant avec la profon-
deur de l'être ; elle n'est pas lumière froide et
crue, mais chaude et douce. Elle baigne le corps
entier dans une chaleur qui peut lui faire braver
les intempéries.

Comme la lumière du monde débouche sur la


vision des objets matériels qui nous entourent,
ainsi la lumière divine permet une vision authen-
tique. Cette lumière varie selon que Dieu la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 30

donne avec plus ou moins d'abondance ; ainsi


déjà la foi est lumière, mais faible ; le seul
amour total dans le don et l'espérance est
lumière qui dans la grâce atteint sa perfection.
Cette lumière permet de voir le monde spiri-
tuel, de voir l'invisible. Souvent, au milieu de
cette lumière qui est préparation, l'homme a
une vision plus directe, soit d'un saint, de son
père spirituel, de la Vierge ou du Christ, cet
achèvement est participation directe et antici-
pation du royaume. Mais la contemplation de
cette lumière ne peut être acquise, elle est
donnée. Don de l'Esprit, elle vient au moment où
on ne l'attend pas, d'une façon surprenante et
inconnue. L'homme alors ne sait si elle est
dehors ou dedans, elle pénètre, enveloppe et
conduit dans le rayonnement de la Joie divine.
On ne peut parler ici d'extase, car l'âme ne
quitte pas le corps, rien de pathologique ne
s'observe. Syméon le Nouveau Théologien a
sa vision dans la nuit et le lendemain il tra-
vaille au Palais... Le fait surprenant de cette
lumière est qu'elle déifie et immortalise l'homme
qui la reçoit, car il n'a plus la notion du temps
et de l'espace ; la mort, le sexe, l'âge, la condi-
tion sociale, ni aucune limitation imposée par
le monde n'ont de prise sur lui.

Le Seigneur lui-même visite dans la Lumière


l'âme repentante. C'est à l'heure de la prière
que l'homme voit et sent la divine lumière. La
première fois qu'il la ressent et la contemple est si
insolite qu'il ne peut y croire. Pendant et après
la vision, il se sent pénétré d'une paix profonde,
d'un amour divin lui enlevant tous les désirs
terrestres. Il n'aspire qu'à une seule chose, le
Christ. Mais la vision ne dépend pas des condi-
tions extérieures, du jour ou de la ténèbre. La
sensation du corps et du monde subsistant,
l'homme peut alors voir, au même moment, la lu-
mière divine et la lumière du jour. Cependant la
lumière divine est d'une autre nature que la
lumière naturelle, elle est lumière de l'esprit,
de l'intelligence, de l'amour, de la vie.
,31 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Ainsi l'homme créé à l'image et à la ressem-
blance de Dieu est susceptible d'être déifié. Il
peut devenir divin par la grâce ; recevoir la
déification. Dieu dans l'acte de déification est le
principe actif — l'homme, lui, le principe récep-
tif — non passif, car la déification est un acte
libre. La création du néant était pur acte de
Dieu, la déification, stade terminal suppose
l'adhésion de l'homme dans sa volonté libre.
Ce mystère est insondable, mystère qui s'accom-
plit dans l'homme lorsque Dieu l'introduit dans
le Royaume de la lumière incréée. Aussi, lorsque
l'homme par la grâce est appelé à contempler
la Lumière incréée, « son émerveillement devant
Dieu » est indescriptible et il ne peut trouver
ni paroles, ni images, ni soupirs pour lui
exprimer sa gratitude, seules les larmes tradui-
sent son allégresse.

La maternité spirituelle

Jusque-là, les mystiques dans l'Eglise ortho-


doxe sont des hommes. Eux ont écrit, divulgué
leurs enseignements ; du côté féminin rien de
cela, ou du moins, peu.

Cependant, dès l'Antiquité chrétienne, théolo-


giens et mystiques ont établi l'égalité spirituelle
entre les deux sexes. Hommes et femmes sont
déifiés, chacun prenant le chemin de la res-
semblance au Christ, unique époux arrivant
dans la nuit et appelant tous les invités à la
noce royale (Matth. XXII,2-10). « La vertu de
l'homme et de la femme est une seule et même
vertu. Un est le Dieu de l'un et de l'autre, un le
Pédagogue de l'un et de l'autre ; une Eglise, une
tempérance, une pudeur ; commune la nourri-
ture ; respiration, ouïe, connaissance, espérance,
obéissance, charité, tout est pareil. Des etres
qui ont une même vie, une même grâce, ont
aussi une même charité et une même ligne de
conduite 3 1 .» Cette égalité sur tous les plans,
que démontre Clément d'Alexandrie, récon-
forte. Aussi, pour les Pères, cette restriction
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 32
vis-à-vis de la femme, qui va s'introduire pro-
gressivement dans l'Eglise, n'existe pas en soi.
La femme a sa place dans la vie spirituelle, elle
égale l'homme, et peut donc par là même tenir
le même rôle que lui. En effet, il est plus aisé
de préciser l'importance de la maternité spiri-
tuelle dans l'Eglise ancienne — pourvue même
de diaconesses dans le monachisme ancien, où
la « Mère » est l'égale de l'Abbé, du Père, et
peut donc donner des conseils spirituels sur le
salut, dirigeant parfois des monastères impor-
tants — que par la suite où le côté exclusive-
ment masculin du « pouvoir » spirituel devient
de plus en plus souligné. Les monastères eux-
mêmes, dont la direction spirituelle devrait
relever de la Mère, seront pourvus de directeurs
masculins assumant toutes les responsabilités
spirituelles. En Orient, ce poids masculin se
fait particulièrement sentir dans une société
exclusivement patriarcale, où la théologie (sou-
vent la moins bonne) a trop vu dans la femme
le seul objet du péché, et même la seule source
de la chute. La femme, même simple laïque, se
voit tenue à l'écart de la vie de l'Eglise, et n'a
trouvé son vrai rôle que dans la prière, domaine
qu'elle partage avec la Théotokos, et donc
domaine de l'union mystique véritable mais dif-
ficilement explorable. De ce fait, les cas de
femmes-mystiques sont assez rares, au sens où
l'on entend mystique généralement. Il y a des
saintes, mais elles n'ont rien écrit en général, et
on ne les connaît qu'à travers les synaxaires, ou
les « Vies ». Cependant ces femmes unies à
Dieu, ces mystiques existent au sein des monas-
tères, dans la vie de tous les jours, mais elles
restent discrètes, à l'ombre de leur prière et de
leur ascèse, devenant le ferment de toute la
prière cosmique, en union avec les solitaires.

La femme n'a jamais été tenue à l'écart de la


vie spirituelle. La cohorte des vierges commença
très tôt dans l'Eglise son charisme d'orantes
consacrées à l'Epoux. Ethérie relate, dans son
voyage en Palestine, ces véritables cénobium de
,33 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
vierges vivant dans la prière et prenant une
part active à la vie cultuelle de l'Eglise. Théodo-
ret de Cyr dans son histoire religieuse, tout en
mentionnant les exploits des ermites et ascètes,
n'oublie pas « de faire aussi mention des femmes
qui ont lutté non moins, sinon plus que ceux-là ».
C'est par la force de l'Esprit-Saint, qu'elles réus-
sissent à surmonter la faiblesse de leur nature,
devenant ainsi l'égal des hommes. Cependant, la
force masculine doit-elle servir de critère? Une
Mère, interrogée dans le désert, disait qu'elle
avait dû devenir un « homme ». On peut sous-
entendre qu'ici « homme » signifie l'homme
d'avant la chute, l'être plénier, porteur de la
grâce. Mais c'est bien « la divine et sainte cha-
rité » qui peut seule conduire l'homme comme
la femme, suivant la force de chacun, vers les
sommets de l'union mystique. L'amour de Dieu
et du Christ, en effet, ne peut être conquis par
aucune autre force, or cette force est donnée à
tous, hommes et femmes, et toutes les femmes
sans grâces particulières peuvent s'éprendre de
l'Epoux divin, le Christ. Pour la femme, l'union
mystique se consumera dans cet amour qu'elle
ressentira plus que l'homme, puisque l'abandon
lui est plus familier dans son être même, le sens
de l'oblation plus développé ; elle l'emportera
dans biens des cas sur le froid masculin car, dit
un proverbe de Lao Tseu, « le plus doux l'em-
porte sur le plus dur, l'eau sur le rocher, le
féminin sur le masculin ».

L'exemple pour toute femme de cet abandon


se trouve en la Vierge Marie, « Reine des
chœurs des vierges » chante le Mélode, et joie
des saintes femmes, Mère en vérité de tous ceux
qui vivent l'Evangile, c'est-à-dire, toutes celles et
tous ceux qui menant la vie ascétique, monas-
tique ou apostolique, n'ont qu'un but recevoir
l'Esprit de l'immortalité ; un seul Evangile doit-
être mis en pratique par tous ceux qui veulent
être sauvés. On ne peut cacher que certains
textes conservent malgré tout une certaine
rudesse à l'égard de la femme. Théodoret dira
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 34
qu'au sexe de la femme est attaché la honte
ancestrale ; Nil de rappeler que sa psychologie
est différente de celle de l'homme, et qu'elle
doit donc se tenir dans l'humilité. Cependant,
personne n'osera la tenir pour spirituellement
inférieure. L'égalité apparaît bien dans la direc-
tion spirituelle dont la femme est capable, si
comme l'homme elle porte la même respon-
sabilité, a parcouru le chemin qui mène à la par-
ticipation à Dieu, la voie de l'ascèse et de l'union
mystique. La femme sera alors vraiment guide,
aimantée par l'amour du Christ dont elle com-
prendra mieux les paroles : « Je suis doux et
humble de cœur » (Matth. XI,29), et conduite
par l'exemple de l'humilité et de la prière de la
Théotokos.

Si la femme (ou la moniale) peut atteindre à


la plus haute vie spirituelle., elle peut donc être
guide et porter le titre de Mère ou animas,
« mère spirituelle »32. Cependant ce titre a été
peu employé. Les Apophtegmes en font état
ainsi que Théodore Studite, puis par la suite un
voile de silence recouvre la maternité spiri-
tuelle. On préférera appeler la Mère du monas-
tère : higoumène, terme plus administratif. De
nos jours, quand même, après ce long silence,
cette maternité spirituelle, qui sans être absente
ne se manifestait pas, recommence à briller dans
de jeunes monastères, en Grèce et dans l'immi-
gration russe en Europe, où des abbesses re-
nouent avec l'ancienne tradition de la maternité
et de la direction spirituelles, bien souvent de-
vant la pénurie de vrais pères spirituels. Ce
silence, s'il paraît pour certains négatif, spiri-
tuellement, ne l'est pas. L'absence d'écrits ou
de révélations n'est pas le signe d'une fin. Chez
la femme, plus que chez l'homme, le mystère
conserve toute sa valeur, et est plus prononcé.
La femme elle-même, pour l'homme est mys-
tère ; mystère de vie, mystère d'amour ; secret
à découvrir. Ainsi, la femme tournée entière-
ment vers Dieu porte en elle ce grand mystère
de l'amour divin, elle le cache au plus profond
,35 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
de ses entrailles et de son cœur, vivant secrète-
ment avec Lui, comme la mère porte son enfant
dans le secret de son sein. La femme peut donc
conserver ce trésor spirituel sans éprouver le
besoin de le faire partager au-dehors. Quelque-
fois, ces charismes personnels, acquis par la
force de la vertu et de la prière, deviennent des
signes dont Dieu se sert pour manifester aux
hommes sa miséricorde, tel le cas de Marie
l'Egyptienne. Son exploit, comme celui de bien
d'autres femmes qui vécurent au désert, aurait
pu rester inconnu. Dieu par l'intermédiaire de
Sozime le révéla au monde. Du fait de ce mys-
tère, les écrits de femmes sont rares et même
le fameux Matérikon de l'Abbé Isaïe semble
composé de toutes pièces, adaptation d'apoph-
tègmes des Pères 33 .

De la mère spirituelle, accessible à tous ceux


qui cherchent la parole de vie, l'évolution con-
duira 4 n'attribuer ce titre qu'à celle qui rem-
plit une fonction maternelle, comme higoumène
ou supérieure d'une communauté de femmes
à l'instar de l'higoumène ou abbé d'un monas-
tère dont il est le père spirituel. La femme qui
porte ce titre est alors « mère de son monas-
tère », elle exerce activement la direction spiri-
tuelle, « gouverne le troupeau de Dieu qui lui est
confié, saintement, en mère spirituelle, mon-
trant en elle le modèle de ce qui est commandé,
n'exigeant d'aucune rien de ce qui est au-dessus
de ses forces, donnant à toutes une égale part
de son affection, sans préférence pour aucune »,
recommande Théodore Studite. Paternité et ma-
ternité ne doivent en rien détruire l'égalité fra-
ternelle, condition de l'équilibre de la commu-
nauté, hommes et femmes doivent suivre la
voie de l'Esprit. Et Théodore de poursuivre :
« Les sœurs qui t'ont à leur tête doivent te
faire confidence de leurs inclinations et chacune
doit te dire vers quoi elle est portée davantage.
Toi, tu dois recevoir ces ouvertures ; exhorter
l'une, encourager l'autre, mettre en garde une
troisième ; en un mot prescrire à chacune le
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 36
remède convenable. Dieu nous soutient, nous
n'avons qu'à commencer, c'est lui qui enseigne la
science 34 ». La vie spirituelle, rappelle Théodore,
suppose pour le moine comme pour la moniale
l'exagoreusis, l'ouverture de l'âme, car tous
ont besoin de la direction spirituelle pour gravir
l'échelle des vertus, et cette montée ne peut se
faire que dans l'ouverture de conscience quoti-
dienne à la mère spirituelle. Ainsi, pour remplir
parfaitement ce devoir de maternité, l'higou-
mène Irène du monastère de Chrysobalante à
Constantinople (IX e siècle), après son élection
« prie Celui qui voit dans le secret, suppliant
Dieu de l'aider dans le gouvernement des
sœurs. Baignant le sol de ses larmes, elle de-
mande que lui soit envoyé d'en-haut un puis-
sant secours ». Elle constate aussi la difficulté
d'ouvrir les cœurs, elle demande à Dieu la
grâce de lui accorder le charisme de la clair-
voyance. Ce don lui fut accordé et alors lui
permit de redresser ses sœurs, et son habileté fut
si grande que « les gens du dehors eux-mêmes
accouraient faire l'épreuve de ses lumières et
profiter de ses leçons 35 ». Mais si la direction
spirituelle de la mère nécessite de sa dirigée
l'exagoreusis, la mère quant à elle ne peut
absoudre les fautes de sa fille. Cette impossibi-
lité introduisit dans les monastères le confes-
seur, qui souvent prit le titre de père spirituel
et joua le rôle de guide, en restreignant partiel-
lement celui de l'higoumène. Malgré cette pré-
sence du prêtre, la règle de Basile donne toute
son autorité spirituelle à l'higoumène, qui reste
ainsi mère spirituelle. La sœur avant de se con-
fesser devra avouer sa faute à la mère, et de
même le confesseur ne peut donner d'ordre à
une sœur sans en référer à l'higoumène. L'auto-
rité masculine est ainsi tempérée et laisse la res-
ponsabilité de la direction spirituelle à celle qui
en a la charge. Le rôle prépondérant de la mère
est ainsi défini, c'est elle et elle seule qui assure
la maternité de ses filles devant Dieu, et par con-
séquent la présence du prêtre ne dispense pas
les sœurs de lui ouvrir leur âme. Cependant la
,37 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
nécessité du père spirituel s'impose et Irène,
puis après sa fille Euphrosyne, sentent le besoin
de la direction personnelle de Théodore qui les
dirige dans la voie de l'union à Dieu, mais en
leur accordant les mêmes responsabilités qu'à
lui-même, vis-à-vis de leurs filles. L'impératrice
Irène avait écrit dans son Typikon « que toutes
les moniales doivent avoir un père spirituel »,
et celle qui aura le plus besoin d'aide sera bien
la supérieure. Mais déjà, nous sentons dispa-
raître ici le prophétisme qui animait les mères
spirituelles du désert. Ce prophétisme disparaît
au profit de l'installation dans le monde, dans
ce fait que seule est mère spirituelle celle qui
gouverne : le conformisme menace ainsi l'Esprit.

On relève ainsi peu de différence entre hom-


mes et femmes dans le domaine de la vie spiri-
tuelle, elles sont « formées d'après les mêmes
canons, elles s'attachent à vivre selon Dieu »,
et Basile suppose d'elles les vertus de courage et
de virilité (avSpéta), qui malgré leurs noms ne
sont pas le seul apanage des hommes et ne font
pas non plus défaut dans la nature féminine.
Les principes monastiques restent les mêmes,
quelquefois vécus d'une façon plus rude par les
femmes que par les hommes. L'idéal chrétien,
non plus, n'a jamais été abaissé en leur faveur,
mais les femmes l'ont pris en son entier, enten-
dant le message de l'Evangile comme les hom-
mes et n'y faisant pas de différence à cause de
leur sexe. Cependant, il semble, dans la direction
spirituelle des femmes, d'après la tradition an-
cienne, qui seule une femme mère spirituelle
peut traduire et enseigner aux autres femmes
l'expérience ascétique de l'Eglise, les usages
spirituels, mais à la condition toutefois que cette
femme soit vraiment une mère spirituelle. Il est
à relever aussi que dans la vie mystique la
femme aura l'avantage du cœur. La mystérieuse
profondeur de la femme lui permettra des ex-
ploits spirituels souvent insoutenables pour les
hommes. Cette supériorité du cœur, de l'inté-
riorité du mystère, à l'exemple de la Mère de
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 38
Dieu, peut conduire la femme à l'union mys-
tique avec l'Epoux divin dans une participation
directe au Royaume, sans que cet état se dévoile
à l'extérieur, restant enfoui dans la profondeur
de son être. L'amour du Christ et de sa Mère
conduit ainsi la femme, dans la prière, à
l'apatheia, la mettant à l'égal de l'homme, mal-
gré le doute constant de ce dernier à son sujet.

L'EXPLOSION PNEUMATOLOGIQUE
DE LA SPIRITUALITE BYZANTINE

La préparation sinaïtique et studite

Le centre de la vie spirituelle et de la civili-


sation de Byzance, malgré les attaques violentes
dont il fut l'objet, resta le monachisme. Ce
dernier connaîtra diverses tendances dues aux
influences exercées par les personnages et leurs
écrits, mais la spiritualité byzantine se formera
très tôt autour de deux grands courants de vie
monastique : celui du Sinaï et celui du Stoudios
de ConstantinnpK-

C'est autour du monastère de Sainte-Catherine


du Sinaï que se développe la spiritualité de
Jean Climaque, qui influencera jusqu'à nos
jours la vie monastique de l'Eglise d'Orient. La
montagne de l'Exode, de. la Théophanie de Dieu
se révélant à Moïse, a attiré depuis le début du
Christianisme de nombreux ermites. On peut
situer les premiers vers le III e siècle, lors des
grandes persécutions d'Egypte contre les chré-
tiens. Déjà au IV e siècle, lorsqu'Ethérie pénètre
dans ce saint lieu, les solitaires sont nombreux
pour la conduire et lui faire visiter l'endroit.
Cependant les ermites peu protégés, sans dé-
fense, furent l'objet d'attaques de la part des
nomades, et ainsi en 373 un véritable massacre
de solitaires les décima. Sous le règne de Justi-
nien, un monastère-forteresse sera érigé (vers
527-535) afin de regrouper les moines et de leur
,39 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
assurer une protection. Mais ce monastère, gar-
dera son caractère d'origine : un esprit nette-
ment érémitique ; car le souvenir du lieu mys-
tique par excellence influença profondément la
vie cénobitique du monastère, et c'est vers la
lumière de la Transfiguration que la spiritua-
lité sinaïtique se tournera.
Le Sinaï gardera la grande tradition de l'inté-
riorité de la prière, idéal des ermites. L'Echelle
de Jean Climaque, si elle fait une grande place
à l'ascèse, conserve cet idéal de la prière, sobre,
sans pensées, se concentrant sur une seule
parole. Cette «mémoire de Jésus » déjà attestée
par Diadoque de Photicée, Barsanuphe et Jean
se précise nettement, car la recherche de l'hésy-
chia est ce culte continuel de la présence de
Dieu. Ainsi l'union du souffle et de la mémoire
de Jésus amènent à connaître cette hésychia.
Cette liaison souffle-mémoire du Nom s'est
probablement développée à l'entour du Sinaï et
de là l'hésychasme byzantin, surtout concentré
sur cette pratique précise, prendra naissance.
Ainsi la pensée de Jean Climaque sera le point
de départ de toute la grande tradition mystique
de l'Orient. Les Centuries attribuées à Hezychius
de Batos essayeront de développer la pensée de
Jean Climaque et les premières appelleront cette
mémoire du nom : « la prière de Jésus »3,i.
Le monachisme constantinopolitain apparaît
à la fin du IVe siècle, et très tôt s'orientera de
façon différente de celui du Sinaï. C'est le mo-
nastère d'Alexandre sur le Bosphore qui, sus-
pecté pourtant de messalianisme à cause de sa
tendance à la prière perpétuelle, deviendra le
foyer du monachisme néo-basilien ; de type céno-
bitique exclusivement, actif, œuvrant sociale-
ment, il va constituer un modèle. Les moines,
avant leur installation dans Constantinople
même, s'adonnaient à la louange perpétuelle
alternant les chœurs jour et nuit afin de glori-
fier Dieu continuellement. Ces acémètes (moines
ne se couchant pas), après leur opposition à
Eutychès et leurs excellentes relations avec
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 40
Rome, furent installés dans la ville en 463 par
le consul Stoudios, d'où leur nouveau nom de
studites. Là, ils vont devenir un puissant bastion
de la prière et de la charité. Le « Typikon » ou
règlement leur f u t donné au IX e siècle par
Théodore. Cette règle, basilienne d'esprit, devien-
dra pour des siècles le modèle des cénobites
d'Orient et pénétrera grâce aux Byzantins dans
les pays slaves.
Théodore le Studite sera à la base de là der-
nière lutte contre l'iconoclasme ainsi que de la
réforme de la société et de l'Eglise. Son œuvre
en ce sens est considérable, car sur le type du
monastère studite, foyer du christianisme byzan-
tin, la société organisée, chrétienne et sacrale,
devient une vaste assemblée tout orientée vers
Dieu. Le centre en est la liturgie qui rayonne
sur toute l'existence de la cité. Le temple se
remplit d'icônes, recréant sur terre la vaste
assemblée du ciel. Et le grand désir spirituel de
Byzance, dans le sens unique du monachisme,
devient réalité. C'est une chrétienté monastique
qui impose à l'univers la Transfiguration. Cette
emprise sur la cité et cet impérialisme spirituel
sont en fait une équivoque au point de vue
monastique. Mais l'esprit du Sinaï, pénétré de
séparation radicale d'avec le monde, préconisant
l'entière liberté spirituelle, la transcendance de
Dieu, mais aussi la spontanéité personnelle du
moine, combattra sans relâche l'esprit du Stou-
dios. Les sinaïtes insistent toujours sur le
caractère charismatique du moine. C'est au mi-
lieu de cette tension spirituelle que se déve-
loppera la spiritualité byzantine, et dans cette
effervescence surgira le grand charismatique,
porteur des deux traditions, les intégrant en les
complétant, Syméon le Nouveau Théologien.

Syméon le Nouveau Théologien (i 1022)


Syméon le Nouveau Théologien est né en 949
à Galaté, en Paphlagonie 37 (Asie Mineure), d'une
famille de noblesse provinciale, aisée et possé-
dant une certaine influence dans le domaine de
,41 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

la politique byzantine. La vie de Syméon coïn-


cidera avec le règne de l'empereur Basile II le
Bulgaroctone (976-1025), une des grandes pério-
des de l'histoire byzantine. Syméon arriva à
Constantinople à l'âge de onze ans. Son père,
désireux de lui donner une éducation, le confia
aux écoles de la ville, afin de le faire entrer
par la suite au service de l'empereur, car son
oncle Basile occupait alors un poste important
près du souverain. Cependant, le jeune Syméon
refusa cette place, comme il avait refusé de
poursuivre son instruction dans des écoles
supérieures. A cet âge (autour de vingt ans), il
était « beau de figure, l'habit, l'allure et la dé-
marche si recherchés que d'aucuns en conce-
vaient à son sujet des méchants soupçons 38 ».
On peut penser qu'alors il menait une vie assez
relâchée, mais qu'au fond il était insatisfait car
il écrivit plus tard : «Je me suis moi-même
jeté dans le précipice, bondissant hors de ton
empire... » Dans cet état il se mit à rechercher
un père spirituel pour le guider hors du mauvais
chemin, et il se mit à lire la vie des saints.
Cette démarche semble lui avoir attiré l'incom-
préhension de ses proches, car il confessa par
la suite qu'on lui disait qu'il n'existe pas sur
la terre un tel guide, et cela le mena au bord
du désespoir. Mais face à cette attaque, il
réagit et porta en Dieu toute sa confiance. « Ja-
mais je ne crus cela », écrira-t-il. Enfin il
trouva le maître si ardemment recherché en la
personne de Syméon, moine du Stoudios. Le
visitant souvent, se conformant avec zèle à ses
préceptes, il mit en pratique de petites pres-
criptions tout en continuant son travail. Sa vie
en apparence ne changea pas. Et lorsque Syméon
lui demanda un livre de lecture spirituelle, le
vieillard lui donna la Loi spirituelle de Marc le
moine 39 , ascète du V e siècle. Et l'élève s'attacha
tout particulièrement à ces trois chapitres :
« Si tu cherches guérison, cultive ta conscience,
fais tout ce qu'elle te dit et tu en tireras pro-
fit. — Celui qui recherche les opérations de
l'Esprit avant d'avoir pratiqué les commande-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 42

ments rappelle l'esclave qui, au moment même


de son acquisition, réclamerait son affranchis-
sement. — Celui qui prie de corps et ne possède
pas encore la gnose spirituelle est l'aveugle
qui crie : « Fils de David, aie pitié de moi ! »
(Luc. XVIII,38). Mais l'aveugle, lorsqu'il eut
recouvré les yeux et qu'il eut vu le Seigneur, ne
l'appela plus « fils de David », mais « Fils de
Dieu » et l'adora comme il convenait 40 . » Avec
ferveur il mit en pratique ces conseils et con-
sacra ses nuits à une prière ardente. Dans la
prostration et les larmes il demandait à Dieu
d'avoir pitié de lui. C'est dans une de ces nuits
de prière qu'il eut sa première vision mystique.
La lumière se répandit sur lui, l'entourant, le
pénétrant tout entier, laissant Syméon sans
réaction, dans la joie des larmes. Dans cette
lumière lui apparut « l'angélique vieillard qui
lui avait fourni la consigne et le livre en ques-
tion »41. Mais la vision passée, l'enthousiasme
diminua, et le jeune homme retourna avec peut-
être plus de dérèglement à la vie mondaine qu'il
menait avant. Cependant, Dieu le rappela, le
tirant de l'ornière et le confiant de nouveau à
son père spirituel qu'il revoyait de temps en
temps. Il décida donc de devenir moine et à
l'âge de vingt-sept ans il entra comme novice au
stoudion où il retrouva son ancien, Syméon le
Pieux, et s'attacha fidèlement et définitivement
à lui. Cette attachement exclusif dans un monas-
tère fortement cénobitique provoqua des réac-
tions de la part des autres moines, et Syméon,
sommé par l'higoumène de suivre la règle de
la cénobie et d'abandonner son père spirituel,
fut expulsé sur son refus. Car Syméon tenait
au père que Dieu lui avait donné. Sur la recom-
mandation de Syméon le Pieux, le novice entra
au monastère voisin de Saint Marnas de Xéro-
cercos, tout en gardant son père spirituel au
Stoudion. Dans ce monastère, il fit rapidement
sa profession monastique, fut ordonné prêtre,
puis bientôt, à la mort de l'higoumène, le rem-
plaça, élu par les moines eux-mêmes. A cette
époque sa célébrité commence à dépasser les
,43 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

murs de son monastère; il est vénéré, mais aussi


haï. Sa vie alors est intense, il s'adonne à la
prière et à la direction de son monastère, le rele-
vant spirituellement car la discipline avait dis-
paru, et aussi matériellement, car les bâtiments
étaient à demi ruinés. Son zèle spirituel surtout
lui attira des inimitiés, et il fut envoyé en exil
après la révolte d'une trentaine de moines
(996-998). De nouveau dans son monastère, il
continua son enseignement, mais vers 1003 des
difficultés plus graves que les premières surgi-
rent, jusqu'à son exil définitif en 1009. C'est
vers 1005 que Syméon songe, selon Nicéthas
Stéthatos, « à se procurer une vie sans trouble
[et]... sur l'avis du patriarche Sergius il se
démet librement de sa charge 42 ». Les studites,
dit Nicéthas, y furent pour beaucoup, car le
culte que rendait publiquement Syméon à son
père spirituel, mort en 987, lui attira un procès.
L'adversaire le plus acharné fut Etienne, métro-
polite de Nicomédie, prélat en retraite, influent
et surtout jaloux de l'higoumène de Saint-
Mamas. L'attitude de Syméon, ferme devant le
patriarche et les autorités, le fit condamner à
l'exil en 1009. Ce procès reste obscur, car
Syméon rendait un culte à son père depuis
•longtemps (seize ans) et l'Eglise jusque-là
n'avait point manifesté son désaccord, puisque
la tradition reconnaît ce culte. On peut penser
que la fermeté de Syméon et -la jalousie
d'Etienne provoquèrent une tension entre l'en-
seignement réservé aux spirituels et le pouvoir
d'ordre qui en ce domaine ne confère aucune
autorité. Cette thèse sera soutenue par le bio-
graphe de Syméon, Nicéthas Sthétatos dans le
Paradis spirituel. Plus ou moins amené à la
démission en 1005, exilé en 1009, il se rend à
Paloukiton de l'autre côté du Bosphore. Ce déta-
chement fut salutaire à Syméon qui s'installa
dans un oratoire en ruine, Sainte-Marine, et là,
autour de lui, créa un centre spirituel. Plus tard,
sollicité par le patriarche de reprendre ses
fonctions après sa réhabilitation, il refusa et
resta en ce lieu, écrivant et composant des
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 44
hymnes au milieu des disciples fidèles à son
jenseignement. Il meurt à Sainte-Marine le
12 mars 1022. Et trente ans plus tard ses restes
regagneront Constantinople. Cinquante ans
après sa mort, il est canonisé, confondant ainsi
ceux qui s'étaient opposés à son prophétisme.
Syméon rédigea ses œuvres selon les circons-
tances de sa vie. Supérieur de Saint-Mamas, il
composa les Cathéchèses prêchées aux moines,
les Hymnes de l'amour divin — « véritables con-
fessions d'un voyant », dira Mme Lot-Borodine —,
puis diverses œuvres telles que les Traités
théologiques et éthiques, composés pendant la
période de controverse, révélant en Syméon
un défenseur de la théologie mystique. On
trouve aussi parmi ses écrits les Chapitres
théologiques gnostiques et pratiques, où Syméon
décrit son expérience personnelle la plus intime
afin que le lecteur y trouve une voie vers la
perfection spirituelle. A côté de ces grands dis-
cours, il en existe d'autres plus brefs : Discours,
extraits des Cathéchèses, Discours alphabéti-
ques, des lettres sur la confession, la pénitence,
sur le moyen de reconnaître un saint, sur la
seconde action de la grâce ; œuvres souvent
encore à l'état de manuscrits 4 3 .

Syméon le Nouveau Théologien est un mys-


tique de l'expérience. C'est un pneumatophore
visionnaire qui, au cours de son enseignement,
livre sa propre contemplation ; maître spirituel,
il est avant tout un père spirituel qui veut
conduire à la lumière, car toute vie chrétienne
est orientée vers la contemplation, dans la me-
sure où elle devient plus consciente. Etre père
spirituel est ce qui frappe d'abord dans la per-
sonnalité de Syméon.

Il découvrit la paterniic . s p i r i t u e l l e en la re-


cherchant pour lui-même, en ayant soif d'un
guide, saint homme de Dieu, qui puisse le con-
duire dans la voie de la prière. Et l'on constate
qu'aussitôt son élection à la charge d'higou-
mène il s'engage dans cette voie de paternité.
,45 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
continuant lui-même son œuvre ascétique et
voulant y entraîner les autres. Un des traits
particuliers de Syméon est cette affirmation de
l'autorité spirituelle, charisme prophétique con-
féré par la grâce. Dans tous ses sermons et
cathéchèses il se montre un authentique père,
aimant jusqu'à la tendresse ses enfants, résolu
à tout pour leur salut. « Passez-moi cette van-
tardise : entraîné, moi seul, dans l'abîme infer-
nal de ma négligence, je vous ai à grands cris
arrachés au lacet et, si fort que je sois tenu de
déplorer ma paresse, j'ai la satisfaction de vous
voir voler là-haut au-dessus des pièges du
diable 44 . » Conscient de cette responsabilité et
de son rôle spirituel, en ayant fait l'expérience
lui-même, il ne peut s'empêcher de tirer les
autres à sa suite. Il sent son indignité, il ne la
cache pas, mais dépassant celle-ci, conscient de
sa mission prophétique vis-à-vis des autres, il
se lie au devoir d'enseigner ses moines que
Dieu lui a confiés. Et tout son enseignement
reflète une profonde conviction : il est inspiré
par le Saint-Esprit, conviction d'ailleurs qui lui
attirera des conflits avec l'autorité représentée
par Etienne de Nicomédie. Pour se défendre
contre ses détracteurs, il affirme qu'il se sait
inspiré mais qu'il ne recherche aucune gloire
personnelle ; au contraire, il voudrait donner aux
autres la connaissance de l'amour sans limite
de Dieu et leur expliquer ce qu'est le fardeau des
commandements du Christ. Et tout cela pour
que ses auditeurs aient le désir d'atteindre à la
charité et à la vision 45 . C'est à la charité que
le guide appelera ses moines dans sa première
cathéchèse. Car la voie qui mène à Dieu, au
royaume, est la voie royale de la charité,
achèvement des commandements du Christ.
L'élan qu'il manifeste, ses évocations de la
charité, sont l'écho de son extase mystique.
« A peine me suis-je souvenu de la beauté de
l'irréprochable charité, que sa lumière a brillé
soudainement dans mon cœur, sa douceur m'a
ravi, j'ai perdu le sentiment des choses exté-
rieures, l'esprit si totalement arraché à cette
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 46
vie que j'ai oublié même ce que j'étais en
train de faire... 0 charité toute désirable, bien-
heureux qui t'a embrassée... Louange à qui te
poursuit, louange plus encore à qui t'a trouvée,
bienheureux plus encore qui est aimé de toi...
nourri par toi, pour toute nourriture, du Christ
immortel, du Christ notre Dieu. O divine cha-
rité, où le retiens-tu, le Christ ? Où le caches-tu ?
Pourquoi, ayant pris le Sauveur du monde, t'es-
tu éloignée de nous 4fi ? » Et Syméon de pour-
suivre que c'est à cause d'elle que le Verbe a
pris chair, que les martyrs ont versé leur
sang ; et il exhorte les frères qui l'ont choisi à
« titre de père spirituel » de prendre tous les
moyens nécessaires pour arriver à la charité
parfaite, la vie en Dieu. Syméon dès son pre-
mier discours situe donc sa relation avec ses
moines, elle est essentiellement personnelle,
personnaliste. Il veut créer un climat de con-
fiance et d'amour réciproque afin de ranimer
l'étincelle de vie spirituelle dormant au fond
de chacun. Pour lui, cela demande du disciple
l'engagement spirituel, la prise de conscience à
réaliser et à pratiquer. Dieu n'abandonne pas,
et la persévérance, l'obéissance, la prière con-
fiante ne tarderont pas à exercer la pitié de
Dieu envers celui qui les pratique.
Pour que cette charité aboutisse à la vie
mystique, elle doit être précédée de l'ascèse.
Cette union dans le temps présent exige que
l'on passe par la voie étroite, l'exécution des
commandements, la croix, le combat ascétique
de tous les instants. La vision à laquelle appelle
Syméon n'est pas obtenue par le travail de
l'ascète mais bien un don du Saint-Esprit, qui
dès ici-bas est animateur essentiel de la vie
intérieure, dès ici-bas « ... ressuscite et fait avec
lui ressusciter les âmes mortes avec lui par
la volonté et la foi 47 ». Ainsi la vision du Christ
commencera ici-bas et « n'attendons pas l'ave-
nir pour le voir mais dès maintenant, luttons
pour le contempler 48 ». L'ascèse, pour Syméon,
consiste avant tout en la pratique des comman-
dements qui purifient l'âme, la conduisant au
,47 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
seuil du grand mystère de l'amour divin et, si
Dieu lui en accorde la faveur, lui permettant la
contemplation de sa gloire dans la divine lu-
mière de la Transfiguration. Cette ascèse portera
avant tout sur les sens, les passions. Le jeûne
y jouera un rôle important, car s'il ne déracine
pas les passions incrustées dans l'âme, il calme
et affaiblit celles-ci, permettant alors de se
concentrer sur l'unique nécessaire de la charité
dans la prière. Si les passions demeurent sans
être combattues, l'union avec Dieu est impossi-
ble, et la ténèbre reste le seul endroit de l'âme.
Le repentir dans l'ascèse doit conduire à l'afflic-
tion. C'est la conversion radicale de l'âme se
reconnaissant pécheresse, et décidée, guidée
par l'Esprit, à revenir à une vie en harmonie
avec les commandements car « le royaume des
cieux est proche » (Matth. IV,17). Il encourage
ses moines sur cette voie du repentir parce que
l'engagement monastique sans le repentir pro-
fond ne sert à rien. Ce repentir n'est pas réservé
aux moines, les laïcs aussi doivent pleurer et
implorer Dieu continuellement, par le repentir.
Beaucoup de ceux-ci sont devenus dans la vie
présente de grands amis de Dieu, et Syméon
d'ajouter que « si nous (les moines) au lieu
d'être timides, paresseux, pleins de mépris peur
les commandements de Dieu, nous étions ar-
dents, bien éveillés et sobres, nous n'aurions
nul besoin de retraite, de tonsure ou de fuite
du monde 49 ».

Ce repentir, cette douloureuse tendresse, cette


profonde humilité devant le mystère divin se
manifestent par les larmes. Syméon fréquemment
évoque les larmes spirituelles comme « voie
nécessaire de la purification du cœur et, par
là, de la vision de Dieu et de l'union avec lui »r>0.
Dans une longue Cathéchèse (n° IV), il soutient
que le don des larmes n'est accordé que par
Dieu, uniquement à ceux qui réellement le cher-
chent, et que la nonchalance spirituelle en-
traîne la dureté du cœur, empêchant les larmes
de venir. Il faut rechercher de toute son âme
la reine des vertus, la componction, qui avec
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 48
les larmes élimine petit à petit les passions,
les arrachant du cœur. Sans les larmes, insiste
Syméon, nous n'avons rien, et la componction
ne se produira jamais. « Frère, ne communie
jamais sans larmes », avait dit Syméon le Pieux
à son élève. Cette phrase lue un jour aux moines
provoqua la risée, car alors, disaient-ils, nous
ne communierons jamais, attitude qui provo-
qua en Syméon la tristesse ; pleurant amère-
ment dans la souffrance de son cœur, il vit la
dureté de leur cœur. Car pour lui les larmes
transforment l'homme épris de la componction
en une demeure de la Sainte-Trinité. Ainsi
repentir et larmes sont inséparables de l'expé-
rience de la lumière. « Le repentir, dit Syméon,
fait jaillir les larmes des profondeurs de l'âme :
les larmes purifient le cœur et font disparaître
les grands péchés, ceux-ci sont effacés par les
larmes ; l'âme se trouve dans la consolation de
l'Esprit divin, arrosée par ces courants de la
suave componction et par eux, chaque jour,
spirituellement fertilisée, elle nourrit les fruits
de l'Esprit qu'au moment de la récolte, tel un
froment plein de suc, elle produit sans compter
en nourriture pour l'âme et pour sa vie incor-
ruptible et éternelle. Lorsqu'un beau zèle l'a
mise en cet état, elle est la familière de Dieu et
devient la maison de la divine Trinité, son
séjour, voyant purement son propre Créateur
et Dieu conversant avec lui chaque jour 5 1 . »

Ainsi, Syméon tout naturellement passe de


l'ascèse aux états spirituels élevés. Toute la
doctrine du Nouveau Théologien est organique
en ce sens. Thèmes ascétiques et thèmes mys-
tiques dans son enseignement se complètent. S'il
souligne fortement le moment de la préparation
ascétique comme préparation à la vision, seule
pour lui importe celle-ci : la réception de l'Es-
prit-Saint dans la lumière. Cette insistance sur
l'expérience mystique réalisable, accessible, si
l'âme y consent, provoquait autour de lui des
difficultés, car, disait-il, « il n'est pas sans
danger d'enfouir le talent qui nous a été donné
par Dieu 52 ». Et cela provoquera une tension
,49 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
dans son monastère composé de moines peu
enclins à faire cette expérience, du moins à
vivre la vie éternelle anticipée telle que la préco-
nisait le maître. Cette réaction, en un certain
sens normale, venait aussi du fait que Syméon
livrait trop ses expériences mystiques, sa con-
templation, et si les moines rétifs lui posaient
un sérieux problème, il se justifiait de ces révé-
lations par le souci qu'il avait d'expliquer à ceux
qu'il devait conduire les moyens et les bienfaits
de la vie mystique. Seule, la charité l'y pous-
sait, car son désir profond était la solitude,
propice à sa contemplation. Cet amour de Dieu
et des autres le portait à glorifier l'Ineffable
Bonté pour ceux qui, en lui, avaient mis leur
espoir d'arriver au salut par la voie monas-
tique. Malgré l'hostilité qu'il rencontra de toutes
parts, et qui le conduisit à l'exil, il persistait à
appeler ses moines à la conversion, à tendre
vers l'illumination divine, but de tout chrétien,
car devant Dieu, par sa charge d'higoumène, il
était responsable de leur salut.
Le message du Théologien s'adresse à tous,
et non aux seuls spécialistes de la spiritualité,
il n'est pas un enseignement purement de l'in-
tellect, mais il est une « philosophie », un art
de vivre pour arriver à la participation en Dieu,
à la réception de la divine Lumière incréée,
participation anticipée de la gloire éternelle des
saints. Pour lui « autant ceux qui vivent au
milieu du monde en purifiant leur cœur sont
à louer, autant les habitants des montagnes et
des grottes, s'ils aspirent aux louanges, aux
bénédictions et à la gloire des hommes, sont à
blâmer et à mépriser 53 ». Et Syméon, convaincu
que l'expérience de l'Esprit est réalisable à
chaque moment de l'histoire, insiste sur son
caractère normal, voire obligatoire pour chaque
chrétien, pour chaque génération, car chacun
doit « être mû par l'Esprit Divin et ressentir
sa présence d'une manière perceptible à la
conscience... au même titre que les Apôtres du
Christ 54 ». Toute l'expérience mystique comme
l'ont vécue les Apôtres, les Pères, les saints, est
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 50
possible, si on reçoit l'Esprit, si on se prépare
dans le fond du cœur à la réception de celui-ci.
Pour le Nouveau Théologien la vie éternelle
commence maintenant. « Le royaume des cieux
est en vous» (Luc. XVII,21), et ne pas en
avoir conscience c'est adopter l'attitude d'un
cadavre vivant et le rester à jamais. Dans la
mesure où nous n'avons aucune conscience ou
expérience de la vie éternelle, comment dans
la vie éternelle, l'espérerions-nous comme un
bienfait ? Si la vision de la lumière du Saint-
Esprit était impossible la condition de l'homme
après sa conversion serait pire que la première;
aveugle et insensible à la vie en Dieu, il ne lui
resterait plus rien, puisque sa vie sensible est
crucifiée.
Ce message de l'esprit révélateur du Christ
situe Syméon dans la grande ligne patristique,
et particulièrement à la suite de Maxime le
Confesseur. L'Esprit dans sa venue révèle le
Christ transfiguré dans la contemplation de la
divine lumière, qui n'est que préparation à la
vue et à la vie en Christ déifié en sa chair. C'est
en l'Esprit que se cache le Royaume de Dieu.
Et cette union divine se fait au-delà du sensible,
au-delà de l'intelligible, au-delà du noûs, car
« on ne peut concevoir ni définir l'impensable
ou l'inconnaissable »... èt arrivé à ce stade
d'inconnaissance et de contemplation du mys-
tère divin « on ne sait plus qu'une chose, c'est
qu'on est tout entier dans la profondeur de
la mer 3 3 ». Ce thème de l'anéantissement, du
désir de disparaître au plus profond des entrail-
les du cosmos, caractérise les mystiques du
désert. Arrivé à un certain point de la vision
cosmique, l'homme devant sa petitesse, son
péché énorme, face à l'infini amour de Dieu, n'a
qu'un désir disparaître, et chez certains ermites
ce désir de voir s'ouvrir la terre à leurs pieds
afin d'être engloutis dans sa profondeur est in-
tense et fait partie de leur prière 56 . Cet état
n'est qu'une étape, la réception de la lumière
finit par envahir l'être tout entier, pénètre sa
chair, ses membres, tout son corps, le rendant
,51 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
tout feu, tout lumière : « Il lui semblait devenir
lumière ». L'expérience de Syméon confirme sa
doctrine, il a vécu la Lumière et a été transfi-
guré par elle ; dans sa joie il ne peut cacher aux
autres la grâce immense qu'elle répand. La
pensée de Syméon le Nouveau Théologien a
souligné cette anticipation eschatologique, ten-
due vers l'intégrale Parousie commencée ici-bas,
et il se place ici dans la dimension pneuma-
tique et prophétique de l'Eglise. L'Eglise vit
dans l'histoire les Actes des Apôtres : vie dans
l'Esprit, vie en Christ. Toute sa mystique se
fonde sur les « mystères » de l'Eglise, actualisant
l'Incarnation et prodrome de la vie éternelle.
Cette vie mystique est inséparable de la ren-
contre existentielle avec le Christ, de la parti-
cipation ontologique à lui par la communion
à son corps déifié. Dans les prières de prépa-
ration à l'Eucharistie, Syméon dit : « Celui qui
participe à ces dons divins et divinisants n'est
certes plus seul, mais il est avec Toi... et je
reçois le feu, moi qui ne suis que paille, et,
miracle étrange, je suis couvert d'une rosée
ineffable comme jadis le buisson qui brûlait
sans se consumer. » Ainsi par la réception du
corps du Christ on reçoit aussi l'Esprit. Le pro-
phétisme s'enracine dans l'institution sacra-
mentelle.

Ce prophétisme, Syméon l'a vécu. Prophète de


l'Esprit, homme apostolique, père aimant, tra-
çant le chemin de la contemplation, il ne s'est
pas contenté d'enseigner, mais lui-même a vécu
la lumière de l'Esprit. Cette position, on le sait,
le mit au prise avec la hiérarchie. Pour Syméon,
afin d'enseigner, il faut avoir vécu le véritable
enseignement de l'Esprit-Saint. Pour avoir cette
garantie de l'enseignement dans l'Esprit, la vie
de ceux qui le proposent doit y correspondre.
Face au pouvoir hiérarchique, il rappelle l'au-
thentique paternité spirituelle, non liée à une
fonction mais à un charisme. C'est une grâce
personnelle, en relation avec l'Esprit et non
avec la fonction. Ce charisme se retrouvera
plus tard en Russie avec l'institution des startsi.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 52
Cette fonction de Syméon, inconfortable pour
certains hiérarques, manifeste directement l'Es-
prit qui réforme de l'intérieur l'institution,
l'empêche de s'installer dans la suffisance et
l'embourgeoisement spirituel.
Syméon le Nouveau Théologien apparaît donc
comme le maître de la liberté, liberté dans le
Saint-Esprit, par laquelle l'Orthodoxie se dé-
finit autant que par son sens du mystère. Choix
personnel d'un père spirituel, autorité supé-
rieure de l'Ecriture, guide le plus sûr, tout
cela a fait appeler Syméon protestant avant la
lettre, dit le P. Hausherr. Et son nom de Nou-
veau Théologien donné p a r ses élèves fait de lui
le véritable rénovateur de la vie mystique, con-
duisant directement à la participation anticipée
du Royaume, déification finale du chrétien.

LA DESOCCULTATION DE L'HESYCHASME
AUX XIII e ET XIVe SIECLES
Syméon, dans son œuvre, ne fait guère allu-
sion à la prière hésychaste. Très christique, il
n'enseigne nulle part la prière monologique, mais,
connaisseur de Jean Climaque, il peut se faire
qu'il l'ait'pratiquée, sous la forme simple du
Kyrie eleison, car Nicétas son disciple dit qu'il
criait à haute voix sans se lasser : Seigneur,
aie pitié de moi. Mais on ne peut dire qu'il f u t
un promoteur parmi ses moines de cette forme
de prière. L'origine, ou du moins le plus ancien
témoignage, de « la prière de Jésus » se trouve
dans Nicéphore le Solitaire, témoin le plus
reculé de l'hésychasme athonite, qui va mar-
quer profondément la spiritualité byzantine, et
celle de toute l'Orthodoxie jusqu'à nos jours.

Nicéphore le Solitaire
(deuxième moitié du XIIIe siècle)

Nicéphore le Solitaire 5 7 , appelé parfois


l'Hagiorite ou l'Hésychaste, est le premier té-
moin que l'on peut dater avec certitude de « la
prière de Jésus », prière qu'il associe avec la
,53 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

technique du souffle 58 . De lui on ne sait que


peu de chose, sinon qu'il était un latin italien
qui « préféra notre Empire à son propre pays
parce que la parole de vérité s'y dispense cor-
rectement », dit Grégoire Palamas. Mais ses
œuvres et les enseignements qu'il donna à
l'Athos nous sont parvenus. Son traité Sur la
garde du cœur franchit toutes les hésitations
antérieures et pose le fondement de la tech-
nique de « la prière de Jésus ». Cette œuvre, au
dire de Grégoire Palamas, est une anthologie de
textes patristiques sur la vertu de sobriété.
Souvent les débutants arrivent avec peine à
fixer leur esprit et pour eux il préconise une
méthode pour freiner la divagation de l'imagi-
nation. Il enseigne à celui qui prend la voie hésy-
chaste la maîtrise de la respiration car elle
fait rentrer « l'esprit dans le cœur ». Ainsi il
faut dans la vie spirituelle prendre conscience
du « trésor caché dans le cœur », car c'est en
lui que se situe le vrai centre de l'homme, et
pour cela il recommande l'actualisation des
grands sacrements de l'initiation chrétienne, que
« la prière de Jésus », loin d'éclipser, actualise.
Ici est le « cœur » du problème hésychaste,
l'union de l'esprit ou intellect (noûs) avec le
cœur ; l'intellect, de tradition évagrienne, signi-
fiant la conscience personnelle, et le cœur, de
tradition macarienne, étant vu comme le centre
de la nature humaine. Le cœur, réceptacle de la
grâce, l'Incarnation et les sacrements l'actuali-
sent, il devient le lieu de la présence réelle mais
inconsciente de la grâce divine. Ainsi, faire des-
cendre l'esprit dans le cœur, c'est rendre cons-
ciente cette présence. Le moyen pour effectuer
cette descente de l'intellect dans le cœur est
le souffle. C'est un véhicule symbolique, mais
profondément enraciné dans l'Ecriture, car le
souffle corporel qui maintient l'homme en vie
constitue une réelle participation au souffle
divin, l'homme est un « respirant Dieu », et ainsi
l'union se fera au centre de son être, le cœur :
« Pousse-le (l'intellect), force-le à descendre
dans ton cœur en même temps que l'air inspiré...
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 54
quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre. »
Pour le mystique, il n'est pas question de savou-
rer une « extase »59, car l'union intellect-cœur
tend à la réunification de l'être, et il doit alors
invoquer par le cœur le Nom de Jésus : « Sache
que, tandis que ton esprit se trouve là, tu ne
dois ni te taire ni demeurer oisif. Mais n'aie
d'autre occupation ni méditation que le cri de :
Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié
de moi ! » Aucune trêve, à aucun prix. « Cette
pratique, en maintenant ton esprit à l'abri des
divagations, le rend imprenable et inaccessible
aux suggestions de l'ennemi et, chaque jour,
elle l'élève dans l'amour et le désir de Dieu. »

Dans le même esprit, la Méthode ([ié9o8oç),


attribuée à Syméon le Nouveau Théologien,
mais maintenant, grâce à la critique, rattachée
à Nicéphore 60 , explique comment chercher le
lieu du cœur. Ici des détails techniques mon-
trent comment il faut arriver à ce « lieu du cœur
où toutes les puissances de l'âme aiment à se
réunir. » Pour cela l'hésychaste doit comprimer
« l'aspiration d'air qui passe par le nez de ma-
nière à ne pas respirer à l'aise et (scruter) men-
talement l'intérieur de (ses) entrailles à la re-
cherche de la place du cœur 61 ». L'esprit après
un long passage dans la ténèbre « voit l'air qui
se trouve au dedans du cœur, il se voit lui-
même entièrement lumineux ». Ainsi se dé-
couvre le ciel intérieur saturé de la lumière
divine, et s'acquiert la maîtrise de l'inconscient,
source de troubles ; et désormais, dès qu'une
pensée ou une imagination fera son apparition,
l'esprit, sachant discerner, « la pourchassera et
la réduira à néant par l'invocation de Jésus ».
Nicéphore dit lui-même n'avoir développé sur
la garde du cœur que la pensée des Pères, et
il renvoie à Marc l'ascète, Jean Climaque, Hésy-
chius et Philotée le Sinaïte, Isaïe, Barsanuphe,
le Patericon, etc. Ce n'est donc pas de sa part
une nouveauté, mais plutôt une synthèse expé-
rimentale. La méthode, suivant Jean Climaque,
établit un itinéraire spirituel : le « premier
,55 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

âge » où l'on tente « d'amoindrir ses passions »


et de « garder son cœur », la prière de Jésus
jouant un rôle pénitentiel. Le « second degré »
l'invocation non coupée de la psalmodie devient
l'instrument du combat systématique « contre
les pensées qui soufflent à la surface du cœur »,
là se déchaîne « la tempête des esprits », mais
grâce à la prière le calme gagne la profondeur
de l'intellect, et l'âme, alors agitée seulement en
surface, atteint le « troisième degré » qui est
celui de la maturité, de l'homme fait, de la
« virilité spirituelle », la paix se répandant dans
tout l'être et « l'attention du cœur devient inin-
terrompue ». Le dernier degré est « celui du
vieillard et des cheveux blancs », temps de
l'apatheia totale, transparence spirituelle où
l'homme participe à l'Esprit dans la rencontre
avec le « Christ Jésus Notre Seigneur 62 ».

Cet itinéraire, s'il semble facile, pose néan-


moins de sérieux problèmes aux commençants,
car vouloir forcer sans discrétion et sans conseil
l'esprit à entrer dans le cœur, peut mener à de
graves déséquilibres. Seul Dieu permet cette,
union, intellect-cœur. Il est évident aussi qu'un
tel chemin ne peut être poursuivi qu'avec un
un père spirituel expérimenté.

oire le Sinaïte ft 1346)

Si Nicéphore le Solitaire peut être considéré


comme à l'origine de la technique de la prière
du cœur, Grégoire le Sinaïte, lui, en fait la
systématisation expérimentale, préparation à la
grande synthèse théologique que fera après lui
Grégoire Palamas. Toute la vie de Grégoire est
consacrée, non à une lutte théologique, mais au
travail hésychaste : rendre pratique cette mé-
thode inaugurée p a r Nicéphore, mais peu
suivie. Le rôle du Sinaïte va être de promou-
voir, de sortir des limites de l'Athos et des cer-
cles monastiques le trésor spirituel. Il le répan-
dra jusqu'aux confins de l'Empire byzantin,
l'introduisant chez les Slaves.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 56
De lui, on sait qu'il était originaire d'Asie
mineure, il séjourna longtemps au Sinaï où il
vécut l'héritage de l'abbé Jean, mais cependant
il fut initié à la prière pure en Crète par un
ancien du nom d'Arsène. Avec sa précieuse
découverte, il part pour l'Athos où, semble-t-il,
l'enseignement de Nicéphore s'était perdu, et là,
au skite de Magoula, il rassemble des disciples
dont les futurs patriarches de Constantinople,
Isidore et Calliste, écrivains hésychastes. Vers
1325 il fuit en Bulgarie, car l'Athos était sujet
aux raids ottomans et à l'instabilité politique.
De la Bulgarie le courant hésychaste pénètre en
Russie et en Roumanie formant les futurs pas-
teurs de ces pays. Ainsi Grégoire, en se tenant
à l'écart des controverses théologiques et poli-
tiques, fait œuvre d'hésychaste dans le silence
en formant spirituellement ceux qui gouverne-
ront l'Eglise. Grégoire le Sinaïte se pose donc
comme le contemplatif dont les écrits sont de-
venus en Orient les classiques de la prière du
cœur. La Philocalie en contient cinq 63 . Un Acro-
stiche sur les Commandements... plutôt spécula-
tif, peu recommandable en raison de son carac-
tère parfois allégorique convenant aux débu-
tants, des Chapitres et trois Opuscules. Sur la
vie hésychaste, le Sinaïte apparaît dans ses œu-
vres nourri de Jean Climaque et de Syméon le
Nouveau Théologien. Toute son expérience pneu-
matologique est de redécouvrir expérimentale-
ment l'énergie baptismale et de percevoir la lu-
mière. Cette énergie donnée au baptême, reçue
par tous, peut s'actualiser de diverses façons.
Pour Grégoire, le chemin le plus rapide reste la
prière de Jésus, prière accompagnée de la tech-
nique respiratoire donnée par Nicéphore. Car la
vocation chrétienne est d'être « le • temple du
Saint-Esprit » ; le cœur purifié est « mû par
l'Esprit», le spirituel «respire la vie divine, la
parle, la pense, la vit». La méthode ici ser-
vira à acquérir cette connaissance précise de
l'Esprit et de ses lois pour métamorphoser
l'énergie des passions. La prière de Jésus exige
tout un art et une science de vie, qui va de la
,57 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

« mémoire de la mort », expérience de l'angoisse


existentielle, à la joie qui « confirme le cœur
dans un amour sûr et un sentiment de plénitude
indicible ». Technique rigoureuse exigeant un
dépouillement total, une vigilance, un dénue-
ment, un refus d'images même paraissant don-
nées par Dieu, aucune vision quelconque, afin
d'atteindre une apatheia virile, car il ne faut
« ni craindre, ni gémir quand nous invoquons
le Seigneur ».
Dans cette recherche « une », la technique
corporelle s'insère, et a. sa place bien déterminée.
Auxiliaire précieuse elle aide à cette découverte
du lieu du cœur par la maîtrise rationnelle du
souffle. Grégoire conseille de se concentrer
tantôt sur la première moitié de la formule
d'invocation : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié
de moi, tantôt sur la seconde : Fils de Dieu,
aie pitié de moi. Puis il décrit un certain endo-
lorissement du corps pendant la prière, normal
et nécessaire, dit-il, car l'invocation doit se
faire « laborieusement courbé, avec une vive
douleur dans la poitrine, les épaules et la
nuque ». Courbé, car il ne faut pas « respirer
à l'aise » mais bien « retenir son souffle » afin
« d'enfermer son esprit dans son cœur » tout en
« flagellant invisiblement par le Nom divin »
toute forme de tentation ou d'idée au niveau
mental. Alors peut s'acquérir, enseigne Gré-
goire, grâce à la prière ainsi exécutée, un dis-
cernement des esprits. Car l'erreur peut se pré-
senter sous la forme d'une pensée ou d'une
image se rattachant au divin, mais elle est
« indécise et désordonnée », elle apporte une joie
déraisonnable, la présomption, le trouble. Alors
que la descente de la grâce illuminant le cœur
« fortifie, réchauffe et purifie l'âme, suspend
pour un temps ses pensées et mortifie provisoi-
rement les mouvements du corps ; voici les
fruits et les signes qui témoignent de sa vérité :
les larmes, la contrition, l'humilité, la tempé-
rance, le silence, la patience, la retraite et tout
ce qui nous apporte un sentiment de plénitude
et de certitude indubitable ».
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 58
Ainsi Grégoire le Sinaïte donne, dans ses ins-
tructions sur la prière hésychaste, la synthèse
de l'anthropologie ascétique orthodoxe. La véri-
table nature humaine est « mémoire de Dieu »,
celle « du cœur sans pensée, mue par l'Esprit ».
Cette mémoire, simple et une, a éclaté lorsqu'elle
s'est détournée de Dieu, maintenant elle est de-
venue « composée et diverse », s'épuisant en des
« choses minuscules », se tournant sans cesse
vers les réalités sensibles et intelligibles au lieu
de tendre constamment vers l'Unique nécessaire,
Dieu. Et dans sa dispersion, créant dans les
choses des absolus, les idolâtrant, elle voue
l'homme à l'idolâtrie de soi et à l'angoisse de la
mort. La prière de Jésus seule, en réalisant en
l'homme l'union de l'intellect et du cœur, domi-
nant les passions, reconstitue l'unité de l'homme
dans le perpétuel souvenir de Dieu, antérieur à
la chute.

La prière de Jésus, bien implantée à l'Athos


par Grégoire, propagée dans les pays ortho-
doxes par ses voyages, se diffuse avec rapidité
et trouve un terrain propice parmi les laïcs
assoiffés de Dieu. Cette prière n'est pas l'exclu-
sivité des seuls moines. « Prier sans cesse »
(I Thess. V,17) doit être le but de toute vie
chrétienne, et le père de Palamas le pratiquera
en plein sénat. Les laïcs désireux de suivre le
commandement de l'Apôtre, se mirent à fré-
quenter les spirituels hésychastes. Le mona-
chisme agira comme prophétisme dans le monde,
sa mission ne se situe pas exclusivement dans
le désert, mais revenant, après la purification
nécessaire que seul le désert peut donner, vers
le monde, il doit être le levain dans la pâte, la
lumière qui brille pour tous. Ainsi Grégoire
enverra ses fils spirituels, simples laïcs, au sein
du tourbillon du monde afin de servir d'exemple,
de rayonner dans tous les milieux en propageant
la « prière de Jésus », préparant ainsi la grande
réforme hésychaste de l'Eglise dont l'achève-
ment théologique sera soutenu par saint Gré-
goire Palamas.
LA DEFENSE DES SAINTS HESYCHASTES :
SAINT GREGOIRE PALAMAS (+ 1359)
La défense et l'élaboration théologique que
fit Grégoire Palamas — à l'occasion de l'incom-
préhension de la technique de la prière du
cœur — conduit vers les sommets de la mys-
tique orthodoxe. Nicéphore et Grégoire avaient
silencieusement doté les moines d'une méthode
de prière efficace, orientée vers l'accomplisse-
ment des commandements. Grégoire Palamas,
va reprendre l'enseignement de ses prédéces-
seurs et, contre des attaques injustifiées, don-
ner à la prière de Jésus une assise théologique,
qu'elle avait déjà, mais qui n'avait pas été dé-
veloppée entièrement jusque-là.
Il naquit en 1296 de parents nobles émigrés
d'Asie mineure à Constantinople sous la poussée
turque. Le jeune Palamas fut ainsi élevé près
de l'empereur Andronic II. Là, il connut des
écrivains, des savants, lui-même était intellectuel
mais peu politique. Son souverain fut le plus
pieux des monarques byzantins, lui aussi fervent
zélateur de la prière de Jésus. Le père de
Palamas, comme son empereur, pratiquait l'hésy-
chasme. Les études de Grégoire durèrent assez
longtemps, il les termina à l'âge d'environ vingt
ans, ainsi ses connaissances classiques sur
Aristote furent assez poussées. S'il étudia Aris-
tote, Platon était exclu du programme car sa
métaphysique était considérée comme incom-
patible avec le christianisme. Vers 1316, il se
décide à devenir moine, la fréquentation assi-
due des spirituels de Constantinople avait
éveillé en lui ce désir. Son maître dans la
« prière pure » fut Théolepte de Philadelphie 65 .
L'empereur exerça une pression pour qu'il
renonce à entrer au monastère, mais rien n'y
fit ; afin de surmonter les dernières difficultés,
Grégoire proposa à sa mère, ses sœurs et ses
serviteurs, d'entrer eux aussi dans des cou-
vents de la capitale. Lui-même, avec ses deux
frères, prendra à pied la route de la Sainte
Montagne de l'Athos, où il restera vingt ans.
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 60
La vie que choisit alors Grégoire fut celle re-
commandée par Jean Climaque. Non la cénobie,
non l'érémitisme, mais bien la voie médiane,
celle de la vie semi-communautaire. Avec quel-
ques moines, il s'adonnait à l'ascèse et à la
prière dans un site éloigné du monastère vers
lequel il retournait pour participer à la liturgie
et recevoir les sacrements. Ainsi la grande Laure
Lavra sera la maison-mère de Grégoire Palamas
tout au long de son existence. Mais ce genre
de vie, il ne le pratiquera qu'après l'épreuve de
la cénobie. Puis, sous la direction d'un maître
hésychaste, il vécut à l'ermitage de Glossia.
Cependant, les attaques de plus en plus fortes
des pirates turcs l'obligèrent à fuir et il décida
d'aller chercher refuge au Sinaï ; il ne réalisa
pas ce projet et resta à Thessalonique, partici-
pant au groupe spirituel d'Isidore, disciple de
Grégoire le Sinaïte. C'est dans cette ville qu'en
1326, à l'âge de trente ans, il reçut le sacerdoce.
Aux environs de Berrhée, il fonde un ermitage
et y pratique avec des disciples une ascèse
rigoureuse ; vers 1331, il retourne à l'Athos et
choisit comme résidence l'ermitage de Saint-
Sabbas non loin de Lavra, menant le même
genre de vie qu'à Berrhée. Il assura de 1335 à
1336 la direction d'un grand monastère, Esphi-
gmenou, mais son zèle ne fut pas accepté par
les moines et il revint à son ermitage. De là,
il va prendre part à la controverse de Barlaam
et Akindynos. Avec d'autres laïcs byzantins ces
deux théologiens se piquèrent de curiosité pour
l'hésychasme. En effet, nombre d'indiscrétions
avaient ébruité les techniques qui, selon cer-
tains, conduisaient tout droit à l'union divine
et à la vision d'une lumière identique à celle
du Thabor. Barlaam, Calabrais assez brouillon,
frotté de philosophie, et les théologiens laïcs
s'indignèrent de semblables méthodes. Barlaam,
pour mieux connaître les hésychastes, alla jus-
qu'à passer quelque temps près d'eux, et les
méthodes d'oraison psycho-somatique qu'il dé-
couvrit heurtèrent son esprit philosophe et
humaniste, et surtout son platonisme ; il écri-
,61 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
vit après cette expérience : « J'ai été initié par
eux à des monstruosités et à des doctrines
absurdes qu'un homme ne peut dignement énon-
cer, s'il a de l'esprit ou seulement un peu de
raison 65 » ; et ce professeur de l'Université impé-
riale de Byzance, épris de logique, de décrire
les états des moines, le commerce qu'ont les
démons avec leurs âmes, les différentes lumières
« rousses et blanches » et surtout d'affirmer que
l'union se réalise à l'intérieur du nombril, etc.
Devant cette dénonciation partisane, Grégoire
Palamas, jusque-là peu connu, va prendre la
défense des moines dont il partage la vie, et,
face à ces attaques pleines de préjugés, il va édi-
fier une métaphysique qui, reprenant les thèmes
traditionnels de la prière, s'arrêtera plus parti-
culièrement à la distinction entre l'essence et
l'énergie divine. L'attaque de Barlaam en effet
mettait en cause l'expérience chrétienne fonda-
mentale, celle de la participation anticipée à
la vie divine. Face à la critique, il va opposer
l'expérience de la foi qui devient évidence par la
prise de conscience ontologique de la grâce
sacramentelle. Car depuis l'Incarnation, la sanc-
tifiante humanité de Dieu est offerte à tous
dans les « mystères » de l'Eglise. Palamas de
résumer la Christologie d'Athanase et de Cyrille,
reprise par Maxime le Confesseur, et de dire
que le corps du Christ — ecclésial et eucharis-
tique — n'est rien d'autre que « le c< : ps de
Dieu6T ». Ainsi l'humanité du Christ n'est
qu'une « enveloppe de verre » à travers laquelle
resplendit la gloire de la Trinité. L'être greffé
sur Christ par le baptême et l'eucharistie, chair
transfigurée du Christ, devient participant de
la lumière divine qui jaillit de lui par l'union
à la vie divine. La méthode hésychaste, rame-
nant l'attention au cœur réceptacle de la lu-
mière, se trouve donc justifiée. L'union avec
Dieu s'accomplit dans un élan personnel dé-
passant toutes « activités intellectuelles » et
« activités corporelles », et ce dépassement de
toute sensation et intellection permet enfin à
l'être entier de l'homme de participer à la vie
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 62
divine. « Chez les hommes spirituels, la grâce
de l'Esprit, transmise au corps par l'intermé-
diaire de l'âme, lui donne à lui aussi l'expérience
des choses divines », écrit Grégoire dans son
traité qui expose pleinement sa mystique, la
Défense des saints hésychastes 68 . C'est pour cela
que l'on peut voir Dieu avec les yeux du corps,
non les yeux ordinaires souillés du péché, mais
les yeux transformés par l'Esprit, transforma-
tion contenue dans l'assomption même de notre
nature déifiée par l'union avec le Verbe de
Dieu, proclame le docteur dans une homélie
sur la Transfiguration. L'expérience hésychaste
provoque la métamorphose complète du v o O ç
qui s'assimile au voGç Xpia-rou, à l'intelligence
humaine déifiée du Christ. La révélation tue et
recrée l'intellect, qui alors devient capable non
de saisir la plénitude mais d'être dans la pléni-
tude. Ainsi la gnose, la connaissance, n'est plus
le but, mais la conséquence de l'union, union
s'accomplissant au-delà de toute intelligence,
dans l'Intelligence. Palamas veut, en contem-
plant la réalité impensable, cerner rationelle-
ment une expérience contradictoire ; « affirmer
tantôt une chose, tantôt une autre, quand les
deux affirmations sont vraies, est le propre du
théologien pieux », dit-il. Sa pensée profonde est
métamorphose de l'intelligence, elle se trans-
forme dans la révélation ; porté par cette der-
nière, contraint par l'évidence, il a été obligé
de poser une double distinction, celle en Dieu
de l'essence et des énergies, afin de pouvoir
participer à l'Imparticipable, de pouvoir com-
prendre l'Incompréhensible.
En effet, Dieu ne peut être objet de connais-
sance, il ne nous est connu, révélé que par le
Christ. Sa transcendance détruit tout concept
que l'on peut se faire de lui, il « n'est pas être
si les autres êtres le sont 69 ». Il transcende la
connaissance et de lui l'âme ne peut concevoir
aucun mot, aucune représentation. De tout
temps, en effet, les théologiens ont déclaré que
l'essence divine est absolument inaccessible, et
c'est pourquoi on ne peut donner un nom
,63 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

propre à la substance ou essence de Dieu. Ce-


pendant, l'approche de Palamas n'est pas simple
théologie négative, car Dieu, qui ne peut être
saisi, s'est révélé dans l'amour, volontairement,
et cependant il reste transcendant et inacces-
sible, caché non dans la ténèbre, mais dans la
profusion de sa lumière qu'il nous communique.
« Dieu par un surcroît de bonté à notre égard,
étant transcendant à toutes choses, incompré-
hensible et indicible, consent à devenir partici-
pable... et invisiblement visible 70 ». Dieu, loin
d'être ime essence neutre, destruction de la
Trinité, surmonte en lui-même l'altérité sans
pour cela la dissoudre, et là est la distinction-
identité de l'essence et des hypostases. Il la
surmonte aussi sans non plus la dissoudre en se
rendant participable : et c'est la distinction-
identité de l'essence et de l'énergie — car,
écrit Palamas : Tout entier il se manifeste et ne
se manifeste pas... Tout entier il est participé
et imparticipable. Cette participation est totale,
et « Dieu tout entier vient habiter l'être tout
entier de ceux qui en sont dignes », et les
saints sont ainsi participants à Dieu. Dieu en
fait des dieux sans commencement ni fin, et
par la grâce l'homme déifié devient « incréé »,
« éternel », il unit en sa personne la grâce in-
créée à la nature humaine. Ces thèmes du
docteur de la lumière font pénétrer dans l'être
même de Dieu, dans cette mystérieuse distinc-
tion-identité, celle de l'essence inaccessible et
de l'énergie participable. Les deux modalités
de l'Existence personnelle absolue sont pour
ainsi dire l'essence et les énergies qui se don-
nent sans dissoudre l'absolu ; et Palamas d'af-
firmer que les Pères « ne disent pas que tout
cela (l'essence et les énergies) est une seule
et même chose, mais que cela appartient à un
seul Dieu... (et) Akindynos, en supprimant leur
différence, a proclamé l'existence d'une chose
unique au lieu d'un vivant unique 71 ». Cette
distinction essence-énergie n'est rendue pos-
sible que par la conception orthodoxe de la
Trinité, par l'équilibre de l'essence et des bypo-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 64
stases. Car, en Dieu, l'existence personnelle en-
globe l'essence. Dieu n'a pas dit à Moïse : « Je
suis l'essence », mais bien « Je suis Celui qui
est » (Ex. 111,14). Ce n'est donc pas Celui qui
est qui provient de l'essence, mais bien l'essence
qui provient de Celui qui est, car Celui qui est
contient en lui-même l'être tout entier. Ainsi
dans sa liberté souveraine, le Dieu d'Amour
peut transcender sa propre transcendance, sa
propre essence, pour se rendre vraiment partici-
pable, et « dans la surabondance de sa grâce...
il sort sans se diviser de lui-même, lui qui est au-
dessus de tout et transcende tout 7 2 ». L'énergie
divine n'est donc pas rayonnement imperson-
nel, elle est expression de la Trinité. C'est une
« procession naturelle » de Dieu lui-même qui
éclate (dans le sens de la lumière), du Père, par
le Fils dans le Saint-Esprit. Cette énergie trini-
taire qui se manifeste ainsi est une car elle est
Vie de Dieu, mais en même temps multiforme
dans ses manifestations. Dieu peut donc sans
se diviser se multiplier. Ainsi, l'énergie s'écoule
éternellement de l'essence de la Trinité, vie
s'écoulant dès la création et donnant ordre et
beauté, et d'autre part dans chaque cas parti-
culier Dieu adapte la communication de sa
gloire à la diversité des êtres qu'il crée, sauve,
déifie.
A la notion plutôt abstraite d'énergie, Palamas
préfère celle de lumière comme donnée expéri-
mentale, car dans l'union, écrit-il, si la cons-
cience « se regarde elle-même, elle voit la lu-
mière ; si elle regarde l'objet de sa vision, c'est
encore de la lumière, et si elle regarde le moyen
qu'elle emploie pour voir, c'est là encore de la
lumière ; c'est là qu'est l'union : que tout cela
soit un, de sorte que celui qui voit n'en peut
distinguer ni le moyen, ni le but, ni l'essence,
mais qu'il a seulement conscience d'être lumière
et de voir une lumière distincte de toutes les
créatures 73 . » Cette lumière coule ainsi éternelle-
ment de l'essence de la Trinité, emplit de gloire
le ciel et la terre, éclaire la création assombrie
par le péché, reste visible dans les grandes théo-
,65 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
phanies de l'Ancien Testament mais impartici-
pable. Avec l'Incarnation elle « habite corpo-
rellement la plénitude de la divinité » (Col. 11,9)
en Christ, et par sa mort et sa résurrection jaillit
définitivement sur tous et tout, devenant parti-
cipable, anticipation de la lumière éternelle de
la Trinité. L'expérience de cette lumière sera
donc eschatologique, car elle est projection
dans le temps de la plénitude de l'achèvement
de la création cosmique, elle est réellement la
manifestation de Dieu « tout en tous ». Car le
monde a été créé pour la transfiguration, et il
faut que tout participe en Dieu car il est
l'être des êtres. Mais l'homme est déchu, il doit
retrouver sa fonction de roi et prêtre de la
création dans le sens divin de ce culte cosmique
que Dieu lui a assigné lors de la création. Par
le Christ, l'homme retrouve sa fonction d'avant
la chute, mais il lui faut parvenir par le Christ
à la sainteté, redevenir le participant de l'énergie
divine ; et le cœur de l'homme saint lorsqu'il
s'éveille à la lumière divine redevient le cœur
du monde auquel il communique la lumière.
« L'homme véritable, lorsque la lumière lui sert
de voie, s'élève, ou est élevé, sur les cimes éter-
nelles ; il commence, ô miracle, à contempler les
réalités supra-cosmiques, mais sans se séparer
ou être séparé de la matière qui l'accompagne
dès le début... amenant à Dieu, à travers lui,
tout l'ensemble de la création 74 . »
Ainsi Grégoire Palamas sortit de l'hésychia
pour la défendre, et pour elle il dut faire
œuvre théologique profonde. Avec ses Triades
pour la Défense des saints hésychastes, pour la
première fois, la spiritualité orientale a enfin
une synthèse théologique. Cependant l'appro-
bation de cette théologie se fit par paliers suc-
cessifs. Les luttes politiques déchirèrent l'Em-
pire, et il fallut publier un document contre
Barlaam et ses compagnons ; ce fut le Tome
Hagioritique signé de Palamas et des moines
de l'Athos en 1340-1341. Deux conciles en 1341 à
Sainte-Sophie condamnèrent le Calabrais qui
retourna en Italie où ses idées trouvaient plus
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 66
large audience. Puis ce fut au tour d'Akindynos,
moine bulgare, compagnon de Grégoire, qui
était parmi les conservateurs formels et avait
évité les problèmes soulevés par Palamas, et s'en
tenait à la répétition des formules anciennes.
Après des événements politiques mouvemen-
tés, Palamas qui avait refusé sa caution au
Patriarche, Jean Calécas, fut arrêté en 1343 ; en
1344, Calécas, au pouvoir immense, condamne
Palamas, l'excommunie, ordonne prêtre Akin-
dynos. Mais l'impératrice Anne délivre Palamas
et en 1347 il est sacré archevêque de Thessalo-
nique. Un concile tenu en juillet 1351 condamne
le dernier adversaire de Palamas, le philosophe
Nicéphore Grégoras. Ces décisions furent enté-
rinées au cours du XIV e siècle par des conciles
locaux. Palamas alors déploie un zèle pastoral
immense à Thessalonique, enseignant son peuple
sur le Mystère du Christ. Il mourut en 1359, le
14 novembre, dans sa ville épiscopale. En 1368,
il fut canonisé par le patriarche Philothée, son
ancien disciple et ami. Jusqu'à aujourd'hui, il
reste le saint le plus vénéré à Thessalonique et
pour toute l'Orthodoxie le gardien de la théo-
logie de la lumière.

LA SPIRITUALITE DES LAÏCS

La sainteté, la mystique, n'est pas l'apanage


d'une catégorie spéciale, retirée du monde, con-
sacrée à cet unique but, avec les moyens que
cela nécessite, souvent inaccessibles pour le
commun. La vie mystique n'est pas réservée à
quelques-uns, et la grâce de Dieu, répandue sur
tous, donne l'exemple de cet universalisme de
la sainteté, de la vie mystique développée hors
des murs des monastères. La sainteté et la
mystique des Laïcs, dans le sens de peuple de
Dieu et non d'une catégorie non-initiée et non-
engagée dans la cléricature, est la tradition
toujours vivante de l'orthodoxie. Car la vie
mystique est la voie normale du peuple dans
sa totalité, tout entier il participe à la grâce
divine répandue sur lui lors de son initiation.
,67 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

Et souvent les mystiques laïcs, tel Nicolas Caba-


silas, aimeront développer cette vie en Christ
conférée lors de l'initiation mystique du bap-
tême. Mais il est un autre genre de sainteté
et de vie spirituelle, peu connu souvent, celui
qui marque la naissance du christianisme en
Russie, celui des saints princes.

Vladimir Monomaque (f 1125)


ou « l'idéal d'un laïc »
Vladimir était le petit-fils de Jaroslav le Sage
et donc arrière-petit-fils de saint Vladimir qui
présida à la conversion de la Russie au chris-
tianisme. Grand prince de Kiev, après son
père, il guerroya toute sa vie contre des enne-
mis de toutes sortes. Monomaque ne se pré-
sente pas à nous comme un saint, mais comme
un laïc pieux, instruit et d'une morale parfaite,
exemple d'une pratique des commandements
chrétiens. Sa popularité de son vivant et après
sa mort fut immense. L'intérêt qu'il suscita
provient d'une Instruction qu'il laissa à ses
enfants et qu'il écrivit (en 1099) au cours d'une
de ses expéditions. Lui-même trace le portrait
idéal d'un prince russe dont il reste le meilleur
représentant. Cette instruction, si elle emprunte
son inspiration au Recueil de Sviatoslav et uti-
lise des textes ascétiques et patristiques, reflète
néanmoins la vie d'un prince parmi son peuple
avec sa cour, dans les différents actes de la
vie, le tout à la lumière de l'Evangile. Et cela
vécu par un laïc, au milieu des affaires du
monde, exemple qu'il fallait donner, car à cette
époque-là la sainteté semblait passer exclusive-
ment par le cloître. Ainsi l'instruction de Vla-
dimir Monomaque résout, comme le dit le P. Ma-
richal, le problème de la sainteté laïque, car la
mentalité très primitive sur la perfection ris-
quait d'introduire un divorce entre la vie pro-
fane et la foi chrétienne, problème d'ailleurs
qui se pose à toutes les époques.
Vladimir, lorsqu n i-v.ni son Instruction, cons-
cient de sa faiblesse et de l'inutilité de son
discours, le recommande à ses enfants, en médi-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 68
tant et en louant Dieu. « Oui, mes enfants, qui-
conque entendra cet écrit, ne riez point, mais
celui de mes enfants à qui il plaira, qu'il le
reçoive dans son cœur et que, sans paresse, il
s'efforce d'agir de cette façon 76 . » La prière
doit être faite dans les larmes car il faut se
repentir des péchés commis et dire : « Comme
tu as eu pitié de la pécheresse, du larron et
du publicain, prends pitié de nous pécheurs. »
Et cela le faire aussi bien à l'église qu'à la
maison, surtout en se couchant. Le prince y
attache une grande importance. C'est une véri-
table ascèse qu'il recommande ainsi, de type
pratique, donnant des conseils sur les méta-
nies 77 . Il insiste aussi sur la psalmodie de nuit;
les psaumes, dans sa spiritualité, tiennent une
grande place. Surprenante aussi, sa recom-
mandation de dire « sans relâche tout bas :
Seigneur prends pitié », qu'il donne comme la
prière supérieure à toutes les autres ; influence
hésychaste certaine, puisque déjà la spiritualité
byzantine s'implantait en Russie.
Mais la prière ne peut être détachée des
vertus chrétiennes, et surtout de la vertu qu'il
considère comme la première vertu active la
charité. « Par dessus tout, n'oubliez pas les
pauvres, mais autant que vous le pouvez, nour-
rissez-les selon vos moyens, donnez à l'orphelin,
faites vous-mêmes justice à la veuve et ne per-
mettez pas au puissant de faire périr un
homme 78 . » Conseils exigeants pour des princes
qui détiennent en leurs mains tous les pouvoirs :
pouvoir de mort, ainsi que Vladimir le men-
tionne en appliquant à la lettre le commandement
divin : « Tu ne tueras point. » Et malgré le châ-
timent quelquefois nécessaire de la mort, il dé-
conseille de faire périr une âme chrétienne. La
soumission à l'Eglise au travers de ses représen-
tants est bien affirmée : « Recevez leur béné-
diction avec amour et ne vous éloignez pas
d'eux 79 . » Le grand combat spirituel se situe au
niveau de l'orgueil, car la puissance abusive
résulte de l'orgueil et comme moyen pour lutter
contre lui, il convient de garder présent à la
,69 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
mémoire que « nous sommes mortels, aujour-
d'hui vivants, mais demain dans la tombe ».
Conseil sévère mais évangélique, « vous ne
savez ni le jour ni l'heure » (cf. Matt. XXXIV,36;
Marc XIII,34). Il faut se garder du mensonge,
de l'ivrognerie, de la débauche, des faux ser-
ments. Enfin, au-dessus de tout, il est nécessaire
d'éprouver la crainte de Dieu. Divers conseils
suivent cette exhortation à la prière dans la
charité : l'emploi de son temps qu'il faut utiliser
à bon escient, car la « paresse est mère de
toute ignorance, et ce qu'on sait on l'oublie,
et ce qu'on ne sait pas on ne l'apprend pas 80 ».
Que le soleil ne vous trouve pas au lit, écrit
Monomaque. Retraçant ses campagnes, il y
raconte ses exploits et surtout la confiance en
Dieu qui l'accompagnait au plus fort des périls.
Lui-même faisait tout, donnait à tous ses
ordres, supervisait tout, veillant même à l'ordre
des services à l'Eglise. Il exprimait sa con-
fiance en Dieu en disant : « Mes enfants, ne
craignez pas la mort, ni la guerre ni les bêtes
sauvages, mais faites œuvre virile, selon que
Dieu vous le donnera. Si moi, à la guerre, face
au péril des fauves ou de l'eau, ou tombant
de cheval, je n'ai pas eu à souffrir, aucun de vous
non plus ne peut subir de mal ni être tué tant
que Dieu ne l'aura pas voulu. Par contre, si la
mort est envoyée par Dieu, ni père, ni mère, ni
frères ne pourront l'empêcher. S'il est bon de
se protéger, la protection de Dieu est meilleure
que celle de l'homme 81 ».
Cette spiritualité, si elle ne peut être appelée
mystique, est une mystique. Elle développe
l'essentiel de la vie chrétienne, dans la praxis
des commandements de l'Evangile. Spiritualité
fruste, certes, près de la mort, car à cette
époque et dans les circonstances guerrières la
mort était toujours présente, spiritualité de la
confiance, confiance de celui qui, introduit dans
la vie divine, se sait sauvé, en marche vers l'éter-
nité ; salut vécu, eschatologie réalisée dans la
vie simple d'un homme responsable des autres,
serviteur des serviteurs de Dieu.
Nicolas Cabasilas (î 1371 ),
la synthèse sacramentelle
La vie de Nicolas Cabasilas reste peu connue ;
seuls quelques fragments nous donnent des indi-
cations. Cependant, on peut le situer historique-
ment à deux grands moments de la vie byzan-
tine. Politiquement, entre 1341 et 1355, guerre
civile des Cantacuzènes et des Paléologues. Spi-
rituellement, autour de l'agitation qui précéda
et suivit la querelle hésychaste. Nicolas était
neveu du côté maternel de Nil Cabasilas, dis-
ciple et partisan de Grégoire Palamas. Sa mère,
personne-très pieuse, se retira à la fin de sa
vie au couvent Saint-Théodora de Thessalonique.
Il joua un rôle politique important dans l'entou-
rage de Cantacuzène dont il avait l'amitié. Ainsi,
lorsque le basileus manifeste le désir d'entrer
au couvent de Saint-Mamas, Nicolas est prêt à
le suivre. Ce projet ne se réalisa pas. Cantacu-
zène fut appelé par les Thessaloniciens lors de
la révolte des zélotes. En 1354, on proposa
Nicolas au patriarcat. Cette même année, en
décembre, l'empereur se retira et l'on peut
penser que Nicolas le suivit dans sa retraite
monastique. Après cette date les documents
restent muets. A-t-il été évêque ? Rien ne l'affir-
me, sa mort du moins est généralement située
vers 1371.
Ainsi Nicolas Cabasilas a fait sa carrière dans
ia haute administration byzantine. Homme de
grande culture, il appartenait aux lettrés épris
d'hellénisme. Cependant, contrairement aux
Cydonés qui pensaient que le thomisme était le
véritable héritage de la philosophie grecque,
Cabasilas, lui, se ralliait à lliésychasme, et, par
le contact avec Palamas, sa mystique s'orien-
tera vers la participation réelle à la vie divine
qu'il enseignera dans ses œuvres. S'il désira
entrer au monastère, son engagement dans le
siècle ne le poussa pas à renoncer, en tant que
laïc, à une spiritualité forte, ancrée totalement
dans le mystère de l'Incarnation, vécue dans les
sacrements.
,71 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
De ses écrits nombreux, deux marquent forte-
ment la spiritualité byzantine : la Vie en Jésus-
Christ82 et l'Explication de la divine liturgie83.
La correspondance abondante de Nicolas Caba-
silas reste encore peu connue. La spiritualité
qu'il propose « ne requiert ni sœurs, ni frères...
ne porte aucun obstacle à l'exercice d'un art ou
d'une profession. Le général garde la faculté
de commander, le cultivateur de travailler la
terre, l'artisan de procéder à ses travaux... Il ne
s'agit ni de se retirer dans une solitude, ni de
prendre une nourriture inaccoutumée, ni de
modifier son vêtement, ni de compromettre sa
santé». Ainsi n'importe qui peut accéder à la
« vie angélique » sans obligatoirement être
moine, l'engagement dans le siècle ne gêne pas
la vie spirituelle mais il est sanctifié par elle.
La vie spirituelle porte la vie à sa « plus haute
intensité », elle ne nuit donc aucunement à ce
qui est essentiel ; elle favorise les intérêts
vitaux, procure et apporte la joie. Pourquoi ne
pas sanctifier toutes les occupations qui méri-
tent, au besoin, qu'on leur consacre un pénible
effort, demande Cabasilas ?
Cette spiritualité s'oriente sur deux axes com-
plémentaires : l'actualisation des «mystères»
dans la vie liturgique, et l'attention dans le
Christ. La ligne continue en est la grande tradi-
tion hésychaste 84 , qui ne peut être vécue, affir-
me Cabasilas, que dans la vie liturgique acces-
sible à tous, «vie en Jésus-Christ ». Le chrétien
dès maintenant vit en Christ, il est membre de
son corps, chair de sa chair et os de ses os
(I Cor. XII,27). Dans l'Eglise, par laquelle le
soleil pénètre dans la ténèbre, il vit la vie
sacramentaire du Christ communiquant à chacun
la vie. Le chrétien par la réception du corps et
du sang du Christ, lui devient consanguin. Le
sang du Christ « est une garde pour nos sens,
il ne laisse passer par eux aucun élément de
corruption... Ce sang transforme le cœur où il
est déversé en un temple de Dieu plus beau
que les parvis de Salomon ». Le sang associé.au
cœur joue un grand rôle dans la mystique caba-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 72

silienne 85 , car le cœur est le lieu de Dieu ; ce


thème, repris de l'hésychasme, est rendu encore
plus familier dans la vie sacramentaire, car
garder son cœur logé dans le cœur du Christ
par la réception de son sang peut être d'une
pratique plus facile que la garde du cœur ascé-
tique,^et de plus le cœur sera gardé par le sang
même de celui « qui a pris sur lui nos maux et
nos infirmités ». (cf. Matt. VIII.17; Is. LUI,4).
C'est dans le mystère que se réalise l'unité du
chrétien. Dans le Christ nous avons la vie, le
mouvement, l'être, dit l'Apôtre Paul (Act. 17,28).
Ainsi dans le baptême on reçoit l'être, la nou-
velle vie, par la chrismation le Saint-Esprit qui
anime le nouvel être, et l'eucharistie conserve la
vie nouvelle. Cabasilas de dire que le Christ par
le baptême annexe toutes les issues de notre
être, par l'onction nous le respirons et le faisons
descendre dans le cœur, par l'eucharistie nous
l'absorbons.
La vie mystique, chez Cabasilas, est donc vie
sacramentaire. Et l'eucharistie, mystère des
mystères, nous introduit dans la vie la plus
haute. Elle est ce « Pain de vie qui change, trans-
forme et s'assimile celui qui le mange... » La
lumière divine sous ce voile se communique, le
corps transfiguré du Christ, s'assimilant au
nôtre, l'introduit dans la glorieuse parousie ; le
royaume de Dieu alors est au-dedans de nous.
Mystique christique, mais aussi pneumatique,
car l'Esprit-Saint, liberté et principe vivificateur,
est le bras du Créateur. Dans le mystère de la
liturgie, « l'Esprit par la main et la parole des
prêtres consacre les mystères ». Partout pré-
sent, l'Esprit est inséparable de l'Eucharistie.
L'Esprit descend, après les souffrances du
Christ, sur l'Eglise, et lorsque l'Eglise offre à
Dieu les saints dons, en retour l'Esprit est
envoyé. Communication permanente entre la
terre et le ciel, énergie divine, hypostase « mani-
festatrice », l'Esprit donne le Christ. Cette vie
christique et pneumatique se traduit, dans la
mystique cabasilienne, par la communion fré-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 73
quente, car il ne faut pas s'anémier mais recou-
rir à ce remède pour guérir par la Rédemption.
Les termes de Cabasilas, « participation », « vie
en Christ », suggèrent la tradition hésychaste.
L'union au Christ se fait en recevant le modèle,
la lumière. Et « l'originalité propre à Nicolas
Cabasilas, dit le P. Boris Bobrinskoy, consiste
dans l'application du thème traditionnel du
cœur au domaine de la spiritualité sacramen-
taire, dans la perspective christocentrique qui
lui est chère 88 ». Cette attention au cœur, chez
Cabasilas, est privée de technique ; elle de-
mande la simple humilité dans la confiance et
l'amoureuse attention. « A toute heure, écrit-il,
invoquons-le, lui, l'objet de notre méditation,
afin que notre esprit soit toujours absorbé en
lui, et que notre attention se concentre chaque
jour sur lui... Pour l'invoquer il n'est besoin ni
d'une préparation extraordinaire à la prière,
ni d'un local spécial... car il n'est absent de nulle
part ; impossible qu'il ne soit pas en nous, car
à ceux qui le recherchent, il adhère plus inti-
mement que le cœur même 8 7 . » La prière de Jésus
est ici recherche confiante du lieu du cœur,
amour du «Christ-Cœur» qui seul garde les
sens par son sang.

Cabasilas a su, dans un langage simple, réaf-


firmer les grands principes de la spiritualité
orthodoxe : vie sacramentaire et garde du
cœur. Il confirme la tradition des illuminés et
transfigurés par l'Esprit à la suite de Syméon
le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas ; il
prépare dans l'ombre la relève spirituelle russe
et grecque du XVIII e siècle. Docteur de l'expé-
rience liturgique et hésychaste, embrasé par
l'expérience de Syméon le Nouveau Théologien,
il allumera à ce foyer son amour du cœur du
Christ, amour insatiable en lequel il a vécu dès
maintenant la vie du Christ, transformé par le
sang du Christ en un temple de Dieu plus beau
que les parvis de Salomon 88 .
Saint Cosmas VElolien (t 1779),
apôtre et pédagogue des laïcs

Au XVIII e siècle, le plus représentatif de la


spiritualité pour les laïcs est bien Cosmas.
L'œuvre de Cosmas d'Etolie est missionnaire.
Né en Grèce continentale dans un petit village,
Cosmas passa sa jeunesse aux travaux des
champs. Ses parents pauvres et illettrés ne lui
donnèrent pas la possibilité de s'instruire ; il
étudia plus tard à l'Athos, où il fréquenta assez
longtemps l'Académie. Il entre au monastère de
Philothéou où à l'âge de quarante ans il reçoit
le sacerdoce. La vie monastique amène Cosmas
à réfléchir sur les besoins de son Eglise et de
ses frères et lui ouvre la voie de sa vraie voca-
tion : la prédication. Il veut devenir prédicateur,
car son cœur souffrait de l'ignorance du peuple
orthodoxe. A l'âge de quarante-cinq ans, il se
rend à Constantinôple afin d'obtenir la per-
mission et la bénédiction du patriarche pour
commencer son œuvre. En 1760, il part donc
à travers la Grèce pour prêcher l'Evangile au
peuple. C'est l'époque la plus féconde de l'Eglise
néo-grecque. Il meurt martyr le 25 août 1779.
L'infatigable apôtre fera le tour du territoire
grec apportant la bonne nouvelle dans la simpli-
cité, mais aussi dans la profondeur. Il va en
Crète, en Albanie, aux îles Ioniennes de la mer
Egée. Partout, face au manque d'instruction et
au déclin des mœurs, à l'islamisation, il répand
la parole avec le même amour. Sa réputation
s'étend, le niveau moral et intellectuel remonte ;
les conversions à l'Islam deviennent plus rares ;
la foi s'éveille.
L'œuvre écrite 8 9 de Cosmas se compose sur-
tout de Sermons ; étant prédicateur, il y a ras-
semblé tout son enseignement spirituel, mais il
écrivit aussi des lettres et quelques prophéties.
La vie spirituelle, pour Cosmas, est praxis, sa
mission le confirme : relever la foi et lui redon-
ner sa valeur mystique, tel est son désir dans
une époque d'affaiblissement. Il va insister par-
ticulièrement sur la foi qu'a reçue le peuple grec,
,75 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

non pas une foi statique, mais une foi qui se


conquiert, une foi qui a besoin du martyre pour
s'affirmer. Le souci du monde ne doit pas ef-
frayer le chrétien, sous le joug turc il doit être
prêt à tout donner, à payer l'occupant, à laisser
brûler son corps ; qu'il ne se soucie de rien,
car rien ne lui appartient. Ce qu'il lui faut « c'est
l'âme et le Christ », biens que personne ne peut
lui ravir. Chacun en son temps peut gagner le
ciel, les martyrs par le sang, les ascètes par
l'ascèse. A ses auditeurs, il recommande de pra-
tiquer l'hospitalité, comme commandement se-
cond après la foi, la charité. Cet amour incon-
sidéré du prochain est très puissant chez
Cosmas. « Si nous voulons passer agréable-
ment notre vie ici-bas, écrit-il, et gagner par
la suite le paradis ; si nous voulons appeler notre
Dieu Amour et Père, nous devons posséder
deux amours : celui de notre Dieu et
celui de notre prochain » : ne pas avoir
cet amour, dira Cosmas est « contre nature ».
Car la chose la plus naturelle est l'amour des
frères. Unis par le même baptême, partageant
la même eucharistie, comment ne pas aimer ?
Dans le style familier de sa catéchèse, il inter-
roge son interlocuteur : « Y a-t-il quelqu'un dans
cette assemblée qui aime ses frères ? Qu'il se
lève et qu'il me le dise. Je veux lui donner ma
bénédiction et demander à tous les chrétiens de
lui donner l'absolution, une absolution qu'il
ne pourrait acheter 90 . » Cette catéchèse pra-
tique insiste sur les commandements comme
réalisation plénière de la vie chrétienne. Pour
Cosmas, l'image d'une Eglise communautaire,
renouvelée par l'image du Christ, prédomine.
Ainsi il préside au grand renouveau spirituel
de la Grèce, dont le mouvement principal se
formera autour de la Philocalie. Renouveau qui
vient de la Sainte Montagne de l'Athos. Précur-
seur pratique d'une mystique nouvelle active
et sanctificatrice de l'état laïc, Cosmas hésy-
chaste prépare le renouveau hésychaste de Nico-
dème l'Hagiorite. Mouvement qui pénétrera jus-
qu'en Russie par le père Païssi Velitchkovski,
L'AVENEMENT PHILOCALIQUE

Au XVIII e siècle un grand souffle spirituel


traverse la Grèce. A la suite de Cosmas l'Eto-
lien, le mouvement des Collyvades 91 renoue avec
la tradition intérieure de la prière. L'évêque
Macaire Notaras et son ami et disciple Nicodème
l'Hagiorite vont profondément bouleverser la
vie spirituelle de l'Eglise orthodoxe de Grèce
et par contre-coup les églises slaves.
Macaire publie en 1777 un ouvrage audacieux
pour son époque et qui ouvre des voies larges
à la vie spirituelle, Manuel d'auteur anonyme
démontrant que les chrétiens doivent plus fré-
quemment communier aux saints mystères du
Christ. L'auteur y démontrait à l'aide de textes
bibliques, patristiques et conciliaires, la néces-
sité pour les chrétiens de recevoir plus fré-
quemment la communion, usage tombé en dé-
suétude dans le monde orthodoxe par excès de
respect envers la grandeur du sacrement, plus
considéré comme privilège que comme néces-
sité pour la vie en Christ. Macaire d'affirmer
avec force que l'Eglise n'est pas fondée unique-
ment pour des ermites, ni sur leurs seules mesu-
res, mais pour tous les chrétiens de quelque
force qu'ils soient. Ces idées nouvelles, avec
les réformes issues des Collyves pour une vie
liturgique plus juste, heurtèrent les esprits
« zélotes ». Mais néanmoins le mouvement s'af-
firma dans toute la Grèce, surtout grâce aux
moines chassés de l'Athos pour leurs idées
nouvelles. Un seul représentant des Collyvades
y resta, Nicodème l'Hagiorite, qui bientôt, dans
le silence et l'effacement, transforma profondé-
ment la pensée spirituelle, et surtout redonna
à l'Eglise le grand trésor de la prière de Jésus.

Nicodème l'Hagiorite (f 1809) :


Philocalie et hésychasme
Dans le renouveau mystique et philocalique
du XVIII e siècle la place la plus grande est
,77 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
occupée par un simple moine de l'Athos, Nico-
dème l'Hagiorite. Resté sur la Sainte-Montagne
après l'expulsion des membres hagiorites des
Collyves, il consacra toute sa vie à la composi-
tion d'ouvrages monumentaux qui soutiendront
le mouvement. Il donna ainsi à l'Eglise une
nouvelle richesse doctrinale, canonique, hagio-
graphique, hymnographique, liturgique et spiri-
tuelle, influençant — au-delà des frontières na-
tionales — l'orthodoxie, répandant par eux
l'esprit prophétique des Collyvades.
Nicodème l'Hagiorite, canonisé en 1955 à
Constantinople, naquit dans l'île de Naxos en
1748/49. Baptisé sous le nom de Nicolas, il entra
à l'âge de vingt-sept ans au monastère de
Saint-Denys (Dionisiou) et y prit l'habit monas-
tique sous le nom de Nicodème. Là, il bénéficia
de l'élan intellectuel athonite dû à l'Académie
fondée vers le milieu du siècle et dont le pres-
tige s'étendit, grâce à la personnalité et à l'en-
seignement de son directeur Eugène Voulgaris,
un des meilleurs représentants de la pensée
théologique grecque du XVIII e siècle. On peut
par analogie rapprocher cette école de celle de
Kiev ; cette dernière cependant ne favorisa pas
l'essor théologique orthodoxe, davantage ouverte
qu'elle était aux influences occidentales, à la
philosophie germanique et à la scholastique
catholique. Nicodème passera toute sa vie à
l'Athos, n'en sortant que par nécessité pour ses
études. En 1783, il reçut le grand habit et vécut
désormais dans un skite rattaché au monastère
de Pantokrator, puis dans le kellion Saint
Georges dépendant de Lavra, où il mourut le
14 juillet 1809.

L'œuvre littéraire de Nicodème compte parmi


les plus importantes. En effet ce théologien,
compilateur et traducteur, laisse environ trente
ouvrages connus, et d'autres à inventorier ; on
le connaît surtout par la compilation, qu'il fit
avec l'aide de Macaire Notaras, appelée à de-
venir la base de toute la vie spirituelle ortho-
doxe : la Philocalie. La Philocalie — dit Jean
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 78
Gouillard — est apparue comme l'Evangile d'une
prière, étrange à la fois et familière. Philocalie
signifie : « amour de la beauté », de celle qui
se confond avec le bien. Ce mot, déjà utilise
par Basile et Grégoire de Nazianze pour leur
anthologie sur Origène, était peu connu. En
1782, il reparut sous la forme d'un in-folio con-
tenant 1207 pages sur deux colonnes et sous le
titre de « Philocalie des saints nêptiques recueil-
lie parmi les Saints Pères théophores, où l'on
voit • comment, par la philosophie de la vie
active et de la contemplation, l'esprit se purifie,
est illuminé et rend parfait 3 2 ». L'œuvre était
commune à l'évêque Macaire qui avait rassem-
blé les textes, et à Nicodème qui avait assumé
la rédaction de la préface et des notices d'in-
troduction. Ce livre allait connaître un vif
succès car, dit Nicodème, il est le « trésor de
la sobriété, la sauvegarde de l'intelligence, la
mystique didascalée de la prière de l'esprit, le
modèle éminent de la vie active, le guide infailli-
ble de la contemplation, le paradis des Pères
et la chaîne des vertus. Un livre qui est sou-
venir familier et assidu de Jésus 93 ». Toute la
tradition se trouve en ce volume, depuis le
Désert avec Antoine, Evagre et Macaire jus-
qu'à Syméon le Nouveau Théologien. Souvent
un auteur est cité sur de nombreuses pages,
alors que d'autres le sont plus discrètement.
Cependant, pour un esprit peu averti des choses
spirituelles, ce livre paraît plein de redites. Il
faut comprendre comment les moines ruminent
ces paroles, les répètent sans se lasser, pour en
digérer toute la substance spirituelle ; et, depuis
Antoine, tout se répète, s'assimilant lentement,
chaque génération en tirant un suc particulier.
C'est pour cela que la Philocalie doit être uti-
lisée dans son contexte : la prière ; alors, avec
ses répétitions, elle prend une saveur toute spi-
rituelle. La « parole qui sauve » se rencontre à
chaque page et le moine, écrasé par la lutte,
trouve à chaque ligne la joie, découvre à tra-
vers ces mots l'éclat du soleil, de la Beauté. La
Philocalie, en Grèce, resta peu connue ; après
,79 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Nicodème cependant son influence grandira
dans les milieux monastiques, mais il faudra
attendre la traduction slavonne puis russe pour
qu'elle remplisse tout son rôle d'animatrice de
la renaissance spirituelle orthodoxe.
Les autres ouvrages de Nicodème restent
moins connus ; ce sont des Commentaires du
Psautier, des quatorze épîtres de Paul, des sept
épîtres catholiques ; des livres canoniques. Livre
des confesseurs, le Pédalion, ou gouvernail de
l'Eglise (textes dçs canons et leurs scholies),
des livres ascétiques, Apophtegmes, le Combat
invisible, les Exercices spirituels, ces deux der-
niers inspirés de textes occidentaux ; des textes
mystiques, où Nicodème livre sa propre expé-
rience : Sur la garde des cinq sens, Sur la
communion fréquente (reprise de l'écrit de
Macaire Notaras); des éditions de textes, Œuvres
de saint Syméon le Nouveau Théologien, Œuvres
de saint Grégoire Palamas, Lettres de Barsa-
nuphe et Jean ; des—hymnes, un Synaxaire de
l'année liturgique, des canons, et enfin deux
Confessions de foi, faites à la suite des accusa-
tions portées contre lui par les milieux zélotes.
Cette liste reste incomplète, car tous les écrits
de Nicodème n'ont pas encore été publiés.

L'œuvre la plus personnelle de Nicodème


reste celle qu'il composa, démuni de tout
appareil bibliographique, avec sa seule expé-
rience personnelle de la lecture et de la prière.
C'est, en effet, sur la petite île déserte de Skyro-
poula, où il était venu vivre la vie érémitique,
qu'il écrivit pour son cousin le Manuel de bon
conseil sur la garde des cinq sens et de l'ima-
gination de l'esprit. Fruit de la solitude inté-
rieure et de la prière, ce petit traité reflète en
des conseils bien précis la mystique person-
nelle de Nicodème, hésychaste lui-même, favo-
risé de la prière perpétuelle. Il donne des con-
seils précis sur la garde et l'exercice des sens
en vue d'une préparation active à la prière du
cœur et à la finalité de cette recherche hésy-
chaste, l'union avec Dieu. Après avoir décrit la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 80
méthode utilisée par les hésychastes, qui con-
siste en une élévation progressive de l'esprit
vers Dieu, Nicodème traite des fruits de la
prière du cœur. Ils sont au nombre de cinq.
1) Avec le temps, l'esprit habite dans le cœur
et s'éloigne des agréments de la vie. L'hésy-
chaste fuit alors les plaisirs du monde, les évite,
et il maintient son imagination afin d'écarter
toute mauvaise pen^'v
2) L'esprit habitant dans le cœur découvre
son visage impur et le masque répugnant qu'ont
fait de lui les spectacles et auditions indiscrètes;
par ce moyen il acquiert l'humilité, l'affliction
et les larmes, car ce spectacle continuel le sti-
mule dans le repentir et le progrès spirituel.
3) Le retour et le séjour dans le cœur, la con-
templation, la garde, et la prière deviennent un
miroir à l'aide duquel l'esprit regarde toutes ses
mauvaises inclinations,"éFTes pièges des esprits
impurs. Moments privilégiés de la vie mystique,
où l'âme voit toutes ses fautes et implore le
pardon, faisant son possible pour éviter de
retomber dans le péché.
4) La pureté de notre nature nous est donnée,
et l'action de la grâce de l'Esprit comme suite
à cette pureté de la nature retrouvée. Toute
l'ascèse, les veilles, les jeûnes délogent les pas-
sions qui quittent le corps; et la nature humaine,
se purifiant ainsi, permet à l'hésychaste de rece-
voir la grâce divine de l'Esprit, la divine lu-
mière.
5) L'esprit habitué à entrer dans le cœur con-
verse avec le Verbe intérieur, connaît sa volonté,
le contemple, contemple toutes ses facultés et
entre dans la joie et la délectation. L'esprit
alors dans le cœur ressent une joie indicible.
« Tel l'homme qui rentre chez lui après une
longue absence ne retient plus sa joie de pou-
voir retrouver sa femme et ses enfants, ainsi
l'esprit, quand il s'est uni à l'âme, déborde de
joie et de délices ineffables 94 . »
Ainsi par la «prière du cœur» l'hésychaste
retrouve la grâce cachée au fond de son cœur,
,81 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
et après ce travail mental intérieur, l'âme re-
devient le siège de l'Esprit, son temple. Dans
la pratique du nom de Jésus, le souvenir du
nom fait naître l'amour pour lui car, lorsque
l'esprit de l'amant est ébranlé par le souvenir
de Dieu, son cœur est aussitôt ébranlé par
l'amour de lui et ses yeux versent des larmes
abondantes, dit saint Isaac. L'esprit amène par
la prière de Jésus à cette contemplation de l'Es-
prit dans la lumière, voit la beauté divine, plus
suave encore que les charismes que Dieu pour-
rait accorder. Par la méthode, et surtout p a r
l'explication de ses fruits, l'âme peut croître en
Dieu, grandir dans son a m o u r et connaître le
chemin à parcourir. Ce chemin que suivit Nico-
dème, l'hésychaste porteur de la prière et
illuminé de la divine lumière^éclairant la re-
naissance mystique néo-grecque, ouvrira la voie
à la future transfiguration de la terre russe.

Le voyage de la Philocalie :
le slaretz Paissi Velitchkovski ft 1794)
Le continuateur des Collyvades et de Nico-
dème en terre moldave f u t le P. Païssi, nom
auquel s'attache toute la renaissance ascétique
et spirituelle du monachisme russe. Sa vie
errante contraste avec le mouvement dont il
reste le fondateur. Sa recherche incessante
d'un père spirituel, qu'il ne trouva jamais,
l'amena lui-même à en devenir un, avec pour
seule formation l'Ecriture, les Pères et la
prière, et à être à l'origine du startchestvo dont
l'activité reste encore vivante.
Le Père Païssi 95 , né en 1722 d'une famille de
prêtres, dans la petite ville russe de Poltava,
ressentit très tôt l'appel du silence. Il étudia le
Psautier et le livre d'Heures, chercha une autre
formation et se plongea alors dans l'Ecriture
et la vie des Pères. Cette lecture méditée fortifia
son désir de « vie angélique » et accentua encore
plus son goût du silence, à tel point que ses
proches mêmes parvenaient rarement à s'entre-
tenir avec lui. Vers l'âge de treize ans, il entra
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 82

à l'école ecclésiastique de Kiev et se montra


doué et studieux. En lui-même, il nourrissait
l'inclination grandissante pour la vie monas-
tique et, avec quelques amis animés du même
désir, il organisait clandestinement des entre-
tiens spirituels. Ensemble, ils rêvaient de l'Athos
et des célèbres déserts d'Egypte et de Palestine,
exaltés par les écrits d'Ephrem le Syrien. Ainsi,
une nuit il quitta définitivement l'école et
comme un pèlerin partit à la recherche de la
patrie céleste. Le destin le conduisit d'abord
au monastère de Liubetch sur le Dniepr, l'abbé
l'accueillit et commença sa formation monas-
tique ; il découvre lâ vïè du cloître, et l'amour
qui régnait entre les frères, et surtout il trou-
ve un guide spirituel en la personne de l'abbé.
Le jeune Païssi élevait son âme dans la recon-
naissance de Dieu. Après trois mois, l'abbé
changea, et l'atmosphère devint intenable. Alors,
avec d'autres frères, Païssi prit la fuite ; se diri-
geant à travers les steppes du sud, il arriva au
monastère saint Nicolas en Moldavie, il y entra
et fut consacré moine en la fête de la Transfi-
guration sous le nom de Platon ; il avait dix-
neuf ans. Mais de violentes persécutions le ren-
voyèrent à son état d'errant ; trouvant alors
refuge à la grande Laure de Kiev, il y apprend
l'imprimerie et l'iconographie. Cependant, son
désir de vie érémitique le pousse encore une
fois sur les routes et, après un long voyage à
travers l'Ukraine, la Moldavie et la Valachie,
il arrive à la Sainte Montagne de l'Athos. Durant
ce voyage, il avait fait une halte au monastère
de Kerkoul en Valachie, et sous la direction de
deux vieillards, Basile et Onuphre, il s'était
initié plus parfaitement à la vie monastique et
à la prière, apprenant même la langue du pays
en vue de traduire plus tard les écrits des Pères.

Enfin, à î'âge de vingt-quatre ans, il s'installe


à l'Athos. Là, il trouve un petit skite ou ermi-
tage dépendant de la Laure saint Athanase et,
avec un disciple, le hiéromoine Triphon, il
s'exerce à l'ascèse. Seul il mena le dur combat,
,83 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
priant, jeûnant plru:.i:i' il en sortit vain-
queur, uni à Dieu dans la prière perpétuelle.
Il vécut ainsi trois années, et fut alors ordonné
moine du grand habit sous le nom de Païssi.
Prêtre, il dirige une petite communauté car des
moines moldaves et slaves viennent se sou-
mettre à sa direction. S'installant dans un
skite plus grand, celui de Saint-Elie, il continue
son œuvre de direction spirituelle, mais devant
l'affluence des disciples décide de retourner en
Valachie. Le métropolite de Moldavie met à sa
disposition le couvent de Dragomirna (Des-
cente du Saint-Esprit^. C'est là que le P. Païssi
restaura la vie monastique suivant Basile et
Théodore Studite et qjue prit naissance la tra-
duction en slavon d'église de la Philocalie, afin
que tous puissent recueillir « des lèvres mêmes
des Saints Pères le miel spirituel
Dans cette existence paisible, parfois troublée
par des guerres de frontières entre la Russie
et la Sublime Porte, il consacre son temps à la
direction spirituelle, et passe ses nuits à la
traduction des textes patristiques. Il meurt à
l'âge de soixante-douze ans, le 15 novembre 1794.
A la nouvelle de sa mort, beaucoup vinrent lui
rendre l'affection et l'attachement qu'il portait
à tous. De ses monastères, le rayonnement de-
vint très important ; son école de vie ascétique
renoua le lien de parenté qui exista toujours
entre la vie religieuse r u ^ e et l'Athos.
Du -uaretz Païssi, il reste des écrits, sous
forme de lettres : Une lettre du staretz Païssi
sur la vie monastique, écrite à Dragomirna 9fi ;
un texte pour défendre la prière de Jésus Aux
adversaires et détracteurs de la « prière spiri-
tuelle », c'est-à-dire de la « prière de Jésus »,
commentaire et apologie par le staretz Païssi,
datant de 1764-1765»?.
Le pere Païssi — moine — estime la vie mo-
nastique comme chemin vers l'union mystique ;
cette vie reste pour lui le moyen idéal. Sa pen-
sée s'attache surtout à décrire quatre points
principaux : la vie claustrale, l'obéissance, la
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 84
direction spirituelle, la prière de Jésus com-
plétée par la lecture des Pères.
Dans la lettre sur la vie monastique, le staretz
distingue dans celle-ci plusieurs états : l'érémi-
tisme, vie dans la solitude complète ; la vie céno-
bitique et la vie en skite avec trois ou quatre
frères au maximum, car pour lui la cénobie
commence avec douze frères. L'essence même
du cénobitisme est la réunion de frères pour
la vie en Christ dans) un seul et même cœur,
et là « le moine apprend à se soumettre à la
sainte obéissance qui est la racine de la vie
monastique et la voie qui mène à l'humilité et
à la libération des passions ». Cette obéissance,
moyen ascético-mystique, reste l'idée maîtresse
de la spiritualité du P. Païssi. Nécessaire pour
la vie spirituelle de l'exagoreusis est l'ouver-
ture des pensées au staretz que le moine a
choisi pour le conduire sur le sentier rude mais
rapide de l'ascension mystique. C'est l'exemple
même du Christ que donne le saint staretz, car
par l'obéissance il a restauré l'homme en deve-
nant obéissant à son Père. Ainsi, par l'obéis-
sance, l'homme se dépouille des passions, res-
taure en lui la divine image de Dieu et retourne
à l'état de pureté d'avant la chute. Le staretz
organisa sa communauté autour de l'obéissance,
chose qu'il fit grâce à la direction spirituelle
qu'il pratiquait avec tous ceux qui s'étaient
donnés à lui. Sans être un novateur, il revalorise,
il restaure dans le monachisme cette ancienne
tradition de la paternité spirituelle. Païssi y
attachait une très grande importance, les âmes
qui s'étaient confiées à lui se voyaient l'objet
d'un très grand soin de sa part. Il dirigeait
lui-même ses frères en cellules, écoutant chaque
soir leurs pensées, les corrigeant, les conseillant,
et si un différend survenait entre eux il exigeait
qu'il prit fin le jour même.

Le staretz se situe à la suite de Nicodème


l'Hagiorite, cherchant à renouer et à implanter
en terre slave la tradition philocalique. Il tra-
duisit, parallèlement à l'enseignement de la
,85 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

prière de Jésus, la Philocalie en slavon d'Eglise


(elle sera reprise en russe par la suite grâce à
Théophane le Reclus) sous le nom de Dobroto-
lubijé (amour dU/bien). Cette philocalie demeu-
rera par la^suite le livre préféré des moines et
de toute personne désirant acquérir la prière,
tel le pèlerin russe du Récit.
C'est à la courte et simple invocation :
« Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié
de moi pécheur ! » que Païssi s'arrête, et il
enseigne que grâce à elle celui qui l'a toujours
dans le cœur reste intérieurement uni au Christ.
Et le Père Païssi, face aux détracteurs de cette
prière, écrit : « Il faut savoir que cette action
(la récitation de la prière) était l'occupation
continue de nos Pères remplis de Dieu. Elle a
resplendi comme un soleil parmi les moines
qui vivaient partout dans les solitudes et les
cloîtres : au Sinaï, dans les « skites » d'Egypte,
sur les monts de Nitrie, à Jérusalem et dans les
monastères voisins, en un mot dans tout l'Orient
et plus tard à Constantinople, sur la Sainte
Montagne de l'Athos, dans beaucoup d'îles et,
ces derniers temps, par la grâce de Dieu, aussi
dans la grande Russie 98 . »
Il définit cette prière comme le « fait de
porter constamment dans le cœur le très doux
Jésus et d'être enflammé par le rappel incessant
de son nom bien-aimé, d'un ineffable amour
pour lui ». Cette évocation établit un lien étroit
entre le Nom et la Personne même de Jésus-
Christ. Invoquer le nom, c'est porter en soi le
Christ. Le nom de Jésus devient ici l'instrument
de la communion réelle avec lui. Il rend pré-
sent le Christ, tel l'icône, il est sacramental.
Ainsi la prière de Jésus, loin d'être uniquement
un moyen pour parvenir à l'union mystique, est
la fin même de la vie spirituelle, car elle actua-
lise le lien direct qui unit le cœur au Christ.
Cependant elle doit « descendre dans le cœur »
pour être vraiment la fin, la révélai ion de Dieu
par son nom dans l'illumination de l'Esprit. Il
faut l'ouverture à la présence réelle de Dieu
dans la lumière, lumière qui ne peut pas être
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 86
perçue par l'intellect (noûs) seul, mais bien
uniquement par le cœur. Pour arriver à cette
illumination, le P. Païssi distingue deux degrés :
— le premier est le stade de la « prière active »
qui demande un grand effort, parfois doulou-
reux, où celui qui entreprend la prière passe
par le désert ; à ce niveau, le staretz est néces-
saire.
— le deuxième stade est celui de la « prière
charismatique », état de la prière pure où l'esprit
est uni au cœur, où les battements de celui-ci
correspondent aux mots, à la récitation de la
prière autant même que le souffle, stade pré-
paratoire à la récitation par le cœur. Cet état
est uniquement don de Dieu. Stade de l'illumi-
nation, de la lumière thaborique qui transforme
l'être en prière, et illumine le monde. Cette
explication plus technique du P. Païssi reflète
bien la pensée hésychaste grecque.
Cette sjiii n u a i i i c IK NU ha.ste transformée et
adaptée à l'âme russe, sous l'impulsion du sta-
retz, déborda des murs de son monastère et
rayonna en Moldavie et en Russie. Le P. Païssi
allie, en effet, à la vie cénobitique l'hésychasme
comme le « podvig », cher à l'âme russe. Loin
de s'arrêter à l'unique cénobie, la transforma-
tion opérée par la prière se répand directe-
ment dans la charité pratique. « Sans la charité
je ne suis rien », dit l'apôtre. Sans la charité le
travail du moine ou de tout homme cherchant
Dieu est aussi vain. Charité active du monastère
qui soulage, soigne et réconforte aussi bien
spirituellement que matériellement. Cette cha-
rité dans la prière, connue de très loin, attira
près du staretz les foules. Son œuvre de traduc-
tion, très tôt connue par la Philocalie, anima
la vie des monastères slaves jusqu'en 1917. A la
veille de la révolution, la mémoire très vénérée
du P. Païssi et son enseignement continuaient
à alimenter les foyers de culture spirituelle.
Son œuvre, surtout en Russie, de restauration
du startchesvo assura la redoutable relève spi-
rituelle du XIX e siècle.
Séraphin le Transfiguré (f 1833)

C'est d'une famille de marchands de Koursk


que naquit le 19 juillet 1759 celui qui allait
devenir le prophète de la Russie, Prokore Mos-
mine, en religion Séraphin. Très tôt, sa piété
s'imposa et le choix de Dieu sur lui se révéla.
A quinze ans, il part après avoir reçu la béné-
diction maternelle, car il perdit son père très
jeune. Il se rend au célèbre monastère des
Grottes à Kiev où il consulte un vieillard,
Dosithée, qui lui conseille alors d'aller au désert
de Sarov. Là, en 1786, il reçoit la consécration
monastique et prend le nom de Séraphin. Plus
tard, il sera ordonné diacre, puis prêtre. Jeune
moine, il est affligé d'une longue maladie et,
alors qu'il lutte entre la vie et la mort, la Mère
de Dieu et les saints apôtres Pierre et Jean lui
apparaissent. La Vierge le guérit et le désignant
aux apôtres dit : « Celui-ci est de notre race. »
Rétabli, il part dans la forêt s'exercer à la
solitude et à l'ascèse dans la prière continuelle.
La Mère de Dieu tient une place très impor-
tante dans sa vie, et jusqu'à sa mort. Il s'atta-
che beaucoup à une icône de la Théotokos dite
« De la Pitié ». Dans la forêt, ayant construit un
petit ermitage, il connut le froid, le dénuement,
même les coups des voleurs qui le laissèrent
jusqu'à la fin de ses jours infirme, c'est pour-
quoi les icônes le représentent toujours mar-
chant courbé. Mais au milieu de cette rude
ascèse, Dieu lui fit connaître la douceur de sa
grâce, le faisant participer à sa Vie. Après en-
viron quarante années d'une telle ascèse soli-
taire, vers l'âge de soixante ans, sur un ordre
de la Mère de Dieu, reçu au cours d'une vision,
il se manifeste alors au monde, devient staretz
et répand autour de lui la lumière de l'Esprit
dans lequel il vivait. Sa vie de staretz com-
mença alors, il donna son enseignement avec
grande humilité et simplicité à tous ceux qui
venaient à lui, riches et pauvres. Toute la Russie
se dirigea vers Sarov. De son couvent, Séraphin
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 88
fonda des monastères à Divéevo pour les fem-
mes et les hommes, la plupart du temps ses
pénitents. Il se pencha avec amour sur les
misères, la pauvreté, réconfortant de sa chaleur
spirituelle tous les souffrants. Sa charité, mûrie
dans l'hostilité du désert, n'avait pas de bornes.
A son contact les êtres s'élevaient, s'animaient
spirituellement, devenaient participants du
rayonnement de l'Esprit qu'il répandait autour
de lui. Il assumait la paternité spirituelle com-
plètement, prenant en charge non seulement ses
fils spirituels, mais se chargeant de leurs péchés.
Prophète et thaumaturge, il annonça au peuple
russe la grande épreuve qui s'abattrait sur lui,
mais la Russie cependant, prêcha-t-il, sortira de
ce malheur encore plus glorieuse. Avant sa
mort, il eut une dernière vision de la Mère de
Dieu. Près de lui se trouvait sœur Eudoxie,
moniale de Divéevo, qui raconta par la suite le
fait. A l'aube il se fit comme un grand coup de
vent, le P. Séraphin la rassura : « Il ne faut
pas avoir peur. Nous aurons la grâce de Dieu »,
dit-il. La porte alors s'ouvrit et une grande lu-
mière envahit toute la cellule. Séraphin se jeta
à genoux en disant : « O Vierge bénie et très
pure ! » La Vierge apparut dans une gloire de
fleurs avec saint Jean le Précurseur et l'apôtre
Jean, elle bénit le moine et dit : « Notre bien-
aimé sera bientôt avec nous. » Peu après le
vieillard se mit à s'affaiblir et bientôt il mourut
consumé de Dieu le 1er janvier 1833. La nuit de
sa mort, sa cellule remplie de chants de la
résurrection pascale fut illuminée. Le lende-
main, les moines inquiets ouvrirent la porte et
à l'intérieur, parmi les livres et les étoffes qui se
consumaient, le saint staretz, immobile se tenait
à genoux devant ses icônes, la tête inclinée, les
mains sur la poitrine, en prière, il était mort.
Toute la Russie se mit alors à vénérer le
saint moine, et sa canonisation plus populaire
qu'ecclésiale fut célébrée en présence de l'empe-
reur, en 1903, à la veille du grand bouleverse-
ment du pays. Son monastère est aujourd'hui
rasé et les restes du moine dispersés.
,89 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
Cependant malgré l'effort fait pour détruire
jusqu'à/la mémoire du saint, son enseignement
demeure vivant, et, du fait de la dispersion du
peuple russe, il est connu du monde entier.
Séraphin reste le plus populaire et le plus
vénéré, avec saint Serge, des saints de la terre
russe. Ses traités recueillis, puis perdus, ont été
connus d'un petit nombre. Mais c'est surtout
grâce à l'écrit de Motovilov, le fameux Dialogue
avec Motovilov, que nous connaissons la pensée
la plus profonde du saint". Ce témoignage très
précieux pour l'orthodoxie reflète toute la vie
dans l'Esprit-Saint, et Séraphin y développe son
enseignement sur l'acquisition du Saint-Esprit.
Le staretz se fait ici l'écho de la spiritualité
chrétienne la plus primitive. Dans cette entière
possession de l'âme par l'Esprit-Saint, véritable
Pentecôte, Séraphin situe toute la mystique.
« Quand Notre-Seigneur Jésus-Christ ayant ac-
compli son œuvre de rédemption, après sa
résurrection, souffla sur les apôtres, il renou-
vela en eux ce souffle vital perdu par Adam et
leur rendit cette grâce adamique de l'Esprit
divin. Puis, le jour de la Pentecôte, il leur en-
voya l'Esprit-Saint qui, au milieu d'un vent de
tempête, se posa sur eux sous forme de langues
de feu, entra en eux comme une flamme, les
remplit de la force de la grâce divine qui amène
avec elle une fraîcheur baignée de rosée, et la
joie. Cette grâce flamboyante est accordée à
tous les fidèles chrétiens. » Cet extrait du dia-
logue avec Molovilov résume la pensée du
P. Sérahin : l'Esprit n'est pas la possession
d'un petit nombre, mais bien au contraire, il
est accordé à tous ceux qui le cherchent et,
lorsque l'homme touché par l'Esprit commence
à percevoir la véritable réalité spirituelle, alors
il découvre la paix, l'allégresse et la joie de
l'âme qui déjà lui fait vivre la béatitude. L'Es-
prit donne à l'âme la faculté de percevoir Dieu ;
dès ici-bas elle peut voir, entendre Dieu, com-
prendre sa parole, converser avec les anges.
Etre dans le Saint-Esprit, dit Séraphin, c'est
participer à la Transfiguration du Christ en
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 90
devenant^comme lui resplendissant et plus clair
que le soleil ; lorsque l'Esprit descend dans
l'homme, il l'illumine de la plénitude de son
inspiration ; l'âme, alors, s'emplit d'une joie
ineffable, car l'Esprit divin réjouit tout ce qu'il
touche. Ainsi toute la vie chrétienne, la pratique
des vertus et surtout la vie sacramentelle sont
la vie mystique dans la mesure où celui qui
cherche reçoit l'Esprit qui le rend participant à
Dieu. Mystique toujours enracinée au plus pro-
fond de la vie liturgique et surtout de l'eucha-
ristie, cœur de la vie en Christ, car c'est par la
communion au très pur et vivifiant mystère du
corps et du sang de l'Agneau immaculé que
Phomme retrouve la Vie, retrouve l'Immortalité.
Parmi les vertus, Séraphin exalte la prière ;
c'est par elle surtout que l'homme va à Dieu,
et dans n'importe quel état, même au sortir des
actions les plus basses, l'homme peut toujours
prier, tourner son regard suppliant vers son
Créateur et Père. C'est par elle que l'on acquiert
le Saint-Esprit. « Naturellement, dit Séraphin,
toute vertu exercée au nom de Jésus-Christ, nous
procure la grâce de l'Esprit-Saint, mais la prière
plus que toutes les vertus... » Ainsi en est-il
aussi des bonnes œuvres, elles ne servent qu'à
acquérir l'Esprit : « Notre devoir de chrétien ne
consiste pas à multiplier les œuvres b o n n e s -
mais à en tirer le plus grand profit, c'est-à-dire
tous les dons du Saint-Esprit. » Toute la vie
chrétienne est donc joie dans l'Esprit. L'homme
vit en Dieu, mais il faut qu'il laisse faire en lui
la grâce, afin que « la lumière qui illumine
l'homme » puisse le transfigurer et qu'à son
tour, devenu réceptacle de la lumière, il trans-
figure autour de lui tous les êtres et toutes
choses. Ainsi en est-il des saints qui ont laissé
en eux agir l'Esprit, « ce qui nous semble
obscur et inconcevable était tellement clair pour
les saints qu'ils jugeaient naturelle, dans leurs
discours les plus ordinaires, l'idée des appa-
ritions de Dieu ». L'acquisition de l'Esprit, pour
Séraphin, ne demande pas de hautes perfor-
mances, elle est simplicité : « Tout est simple,
,91 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
dit-il, pour celui qui atteint l'intelligence. Notre
mal est précisément dans le fait que nous ne
cherchons pas cette intelligence divine qui est
difficile à percevoir, car elle n'est pas de ce
monde. Cette intelligence, faite d'amour pour
Dieu et pour le prochain, prépare tout homme
au salut. » Cette action de l'Esprit, contraire-
ment à ce que l'on pourrait penser, n'est pas
éteinte, la Pentecôte a toujours valeur actuelle
et, bien que nous soyons éloignés de la simpli-
cité de la foi chrétienne primitive, nous devons,
poussés par la sagesse divine, accepter l'inquié-
tude et les veilles, pour assurer notre salut par
le repentir de nos péchés, l'exercice des vertus,
afin que l'Esprit entre en nous, y agisse et y
prépare le royaume des cieux ; car, ajoute
Séraphin, le ciel accorde en abondance l'Esprit
et ne fait pas de distinction entre le laïc et le
moine, mais Dieu écoute de la même façon le
moine et le simple chrétien, pourvu qu'ils aiment
Dieu avec toute la profondeur de leur âme et
nourrissent dans leur cœur une foi grosse
comme un grain de sénevé. Ils peuvent ne pas le
voir, l'oublier, vivre à côté, mais s'ils le dési-
rent, alors, par la culture spirituelle, ils s'élè-
vent et le découvrent, arrivant à l'expérience
mystique la plus haute, la participation à la
lumière. Cette mystique simple reflète bien la
vie surnaturelle dans l'amour que vivait Séra-
phin et en qui on ne trouve pas de frontière
entre le naturel et le surnaturel. Il vivait dans
l'Esprit, dans la simplicité de la foi, dans la vie
naturelle de relation avec Dieu d'avant la chute.
Simplement, sans la moindre fausse humilité,
Séraphin le Transfiguré fit même participer son
frère Motovilov à la lumière divine, rare dépo-
sition dans la mystique orthodoxe. Voici ce qu'a
écrit Motovilov : « Regardez-moi simplement. Ne
craignez pas : Dieu est avec nous, dit Séraphin.
Après ces paroles, je levai les yeux et fus saisi
d'un effroi sacré. Imaginez le visage de l'homme
avec lequel vous parlez, situé au centre du soleil
au plus fort de l'éclat de midi. Vous voyez le
mouvement de ses lèvres, l'expression chan-
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 92
geante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous
sentez que quelqu'un vous tient aux épaules avec
ses mains, mais vous ne parvenez pas à voir ni
ces mains, ni ce visage, ni vous-même. Vous
ne voyez qu'une lumière aveuglante qui se
répand à plusieurs mètres alentour et- illumine
d'un effroi sacré. Imaginez le visage de l'homme
le pré, la forme neigeuse qui vient d'en-haut,
vous-même et le grand vieillard. Ce que je res-
sentais alors est impossible à imaginer!... J'ai
vu de mes propres yeux l'ineffable splendeur
qui émajiait de lui et je pourrais en témoigner
sous la foi du serment. » Cette déposition reflète
la simplicité de la spiritualité du P. Séraphin.
Spiritualité profondément russe aussi, qui, de
Serge de Radonége à Séraphin de Sarov, n'a
cessé d'être pleine d'amour et de bonté et se
poursuivra prophétique avec le Père Jean de
Cronstadt et le staretz Silouane de l'Athos.

J.-P. R.

staretz Macaire (f 1860)


Né dans une famille noble, il subit l'influence
du staretz Païssi par l'intermédiaire d'un dis-
ciple de celui-ci, le staretz Athanase. Il se rendit
au désert d'Optino et se confia au staretz
Leonide. Physiquement et intellectuellement,
tout opposait les deux startsi : Macaire était
maladif, sensible, porté vers les arts et l'érudi-
tion. Le staretz Macaire convertit Constantin
Sôderholm, jeune savant dont le père était le
chef spirituel des luthériens de Moscou. Le
staretz Macaire fut le père spirituel du grand
philosophe slavophile Ivan Kireevski (1806-1856)
qui passa la fin de sa vie au désert d'Optino
sous la direction du staretz qui le guidait, non
seulement dans les problèmes de la foi, mais
aussi dans les affaires de la vie quotidienne,
dans sa manière de se comporter à l'égard de
sa femme, de ses enfants, de ses paysans. Le
staretz Macaire fit appel à des professeurs de
l'Université de Moscou pour travailler à la
traduction et à la publication des écrits patris-
93 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

tiques. Parmi les œuvres traduites, corrigées,


annotées et publiées sous la direction du staretz
on peut citer : Nil de la Sora, Barsanuphe,
Syméon le Nouveau Théologien, Isaac le Syrien...
Outre ce travail scientifique, le staretz recevait
dans l'antichambre de sa cellule des visiteurs
innombrables qui partaient apaisés par la parole
stimulante de l'homme de Dieu. Jusqu'à nos
jours son souvenir reste vivant à Optino.
Le staretz Ambroise ft 1891)
Il s'agit du plus célèbre des startsi du désert
d'Optino, car il a servi de modèle à Dostoïevski
pour le staretz Zosime des «Frères Karamazov»;
on sait que les startsi d'Optino ont protesté
contre la représentation que donne Dostoïevski
du staretchestvo dans son roman, sans saisir
que, si l'écrivain a choisi comme cadre exté-
rieur le désert d'Optino et ses habitants, il leur
a donné une vision du monde différente, celle
d'un autre staretz, Tikhon de Zadonsk. Le
staretz Ambroise est aussi le prototype de la
nouvelle de Tolstoï, « le Père Serge ». Qui était
donc ce Sage qui eut un rayonnement étonnant
dans l'histoire spirituelle et intellectuelle de la
Russie au XIX e siècle ? Alexandre Grenkov
était fils d'un chantre d'une église de campagne.
Il est passé par tous les degrés traditionnels de
la vie religieuse, pour aboutir en 1839 à Optino
chez le staretz Léonide qui le confie, à sa mort,
au staretz Macaire. De constitution maladive, il
ne pouvait ni célébrer la liturgie, ni assister aux
longs offices. Il restait à demi allongé dans sa
cellule. Il apporta aide et encouragement à
Dostoïevski, accablé après la mort de son en-
fant. Tolstoï, tourmenté par les problèmes reli-
gieux, lui rend visite trois fois ; on sait que la
route où il est mort le menait au .désert
d'Optino, où il aurait souhaité devenir moine et
retrouver la paix. Le nombre des intellectuels
qui vinrent demander la bénédiction du staretz
est très grand. Citons encore Constantin Leon-
tiev qui, après une brillante carrière de consul,
d'homme de lettres, de publiciste, éprouva le
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 94
besoin de se rendre à Optino en 1874, à quarante-
trois ans, et de devenir moine ; cela dura six
mois, puis Leontiev revint à la vie civile. En
1887, à cinquante-six ans, il s'installe à nouveau
à Optino et se met sous la garde du staretz
Ambroise qui lui donnera désormais sa bénédic-
tion pour tout ce qu'il écrit. Le staretz Ambroise
possédait un don de clairvoyance exceptionnel
qui ne fut dépassé au siècle dernier que par
Séraphin de Sarov. Les manifestations de ce
charisme touchent aux petites comme aux
grandes choses, aux faits extérieurs comme aux
mystères de l'âme. De plus, le staretz avait un
don de guérison étonnant et, s'il n'y avait pas
eu la Révolution de 1917, il aurait été probable-
ment canonisé.
L'originalité du startchestvo russe
Elle lui vient tout d'abord du caractère spéci-
fique de la géographie de la Russie. Alors que
les saints anachorètes de Syrie, de Palestine et
d'Egypte ne connaissaient que l'excessive dureté
des déserts avec ses jours brûlants et ses nuits
froides, la rareté de sa végétation et la conti-
nuelle et obsédante présence d'un ciel tantôt
ardent, tantôt somptueusement étoilé, l'ermite
russe, lui, vit au milieu de forêts immenses
où la lumière du ciel a peine à pénétrer : il est
entouré de tout le mystère des bois et de toutes
sortes d'animaux. Si les paysages rudes du
Moyen-Orient ont stimulé, exalté, exacerbé le
sentiment mystique, au point de lui faire prendre
quelquefois des formes étonnantes (par exemple
chez les stylites), rien de semblable en Russie.
L'alternance régulière des saisons, l'absence de
végétation luxuriante, une certaine monotonie
et une humble désolation poussent plutôt l'âme
à la tristesse et à la mélancolie, à la recherche
intérieure de Dieu. Il ne fait aucun doute que
la plupart des saints des déserts du Moyen-
Orient étaient des startsi au sens plein du terme.
L'exemple, entre autres, de Daniel le Stylite au
V e siècle est probant : sa réputation de reclus
était telle qu'« un fleuve d'hommes, de femmes
,95 / LA MYSTIQUE BYZANTINE
et d'enfants » se portaient vers le saint. Les
grands (l'ex-consul Cyrus, l'impératrice Eudoxie,
l'empereur Léon I " , Goubazios, roi des Lazi)
se déplaçaient vers la colonne de Daniel pour
entendre ses prophéties, recevoir ses conseils.
Mais, nous l'avons dit, le climat dans lequel
évoluent les startsi russes est totalement diffé-
rent de celui des startsi du Moyen-Orient. On
n'y trouve pas les excès, les outrances de
l'ascèse palestinienne. Le staretz russe est en
général plus proche du peuple. Il y a chez lui
bonhomie et humanité. Son langage est simple,
parfois dru, malicieux et plein d'humpur. Ses
paroles sont souvent énigmatiques et dérou-
tantes, mais on s'adresse à une sorte d'ange
gardien terrestre, car on sait que ce n'est pas
lui qui parle, mais Dieu à travers lui. On ne
s'étonne donc pas que le rayonnement et l'im-
portance spirituelle des startsi en Russie tout
au long du XIX e siècle aient été immenses.
Leur prestige était si grand auprès de toutes
les couches de la société que l'on peut affirmer
que le pays tout entier est allé vers eux quand
il s'agissait de résoudre les questions les plus
cruciales de l'existence. Non seulement les
startsi consolaient, encourageaient, guérissaient,
guidaient, dirigeaient les foules qui accouraient
vers eux, mais ils prenaient sur eux toutes les
souffrances de la chrétienté. Us étaient le cœur
de l'Eglise vivante, bien que leur existence puisse
être considérée de l'extérieur comme se situant
dans une zone périphérique de l'Eglise officielle
hiérarchisée.

Pendant tout un siècle il y eut un éton-


nant échange spirituel entre tout un peuple
croyant et les startsi. Dès que l'on avait à faire
à une situation désespérée, on leur écrivait, on
leur envoyait des télégrammes, on venait, quel-
quefois à pied, de centaines de kilomètres, pour
recevoir d'eux leur bénédiction, la parole qui
régénère, le conseil qui résout ou la parole qui
guérit physiquement ou moralement. Ces Sages
sont plus que de simples « rebouteux » des
âmes, car leur force qui paraît magique à un
LA MYSTIQUE BYZANTINE / 96
niveau empirique leur vient tout droit des en-
seignements de l'Evangile et de ce qui est dit sur
le don prophétique et le pouvoir de faire des
miracles. Leur aventure spirituelle montre bien
que le charisme des charismes, au-delà des
charismes particuliers, est l'Amour, grâce au-
quel tout est parfait et éternel.
J. M.

Visages contemporains

Le témoignage des mystiques byzantins ne


s'arrête pas avec le startchestvo d'Optino, d'au-
tres figures illuminent jusqu'au XX e siècle
l'Eglise byzantino-slave. On peut ranger parmi
les plus brillants visionnaires F.M. Dostoïevski
(t 1881) qui souligne, au cours de ses romans
centrés sur le problème de l'homme et de
Dieu, la souffrance, l'impossibilité de vivre sans
Dieu et surtout la question fondamentale :
pourquoi l'homme cherche-t-il toujours à lutter
contre Dieu ? Avec cette interrogation Dos-
toïevski pénètre au cœur même de l'expérience
humaine de Dieu : la liberté. L'homme a le
choix, il peut refuser l'état divin qui est en lui,
au profit d'un autre état qui le conduit dans la
perte de sa raison d'être. Dostoïevski n'est
pas un homme de doctrine mais d'expérience.
Pour lui la souffrance, postulat de base néces-
saire à toute expérience spirituelle, conduit
l'homme à la Sagesse et par elle il devient Christ
pour les autres.
Une autre personnalité se détache dans la
Russie d'avant la révolution et continue la trans-
figuration commencée par Séraphin de Sarov :
Jean de Cronstadt (t 1909) ; homme de la
praxis, il s'épanouit dans la charité et la lutte
contre la misère. Intercesseur audacieux, il était
célèbre pour les transfigurations qu'il avait lors
de la célébration de la divine liturgie, au cours
de laquelle il devenait de feu. Sa mystique sim-
ple et dépouillée se base sur la prière comme
moyen efficace d'union à Dieu. Par elle l'homme
97 / LA MYSTIQUE BYZANTINE

se purifie, elle est sa respiration. L'imitation


du Christ a chez lui une place importante.
Active, sereine, virile, sa spiritualité conduit à
la vie du Royaume, état final de l'homme.

Cette spiritualité de la charité trouvera un


écho en Occident à la suite du grand chaos
révolutionnaire en la personne de la mère Marie
Skobtzoff (t 1945). Après une vie pleine de
remous à l'image de l'époque dans laquelle elle
vécut, elle découvrit sa voie mystique dans
l'autre. L'autre, celui auquel on ne pense pas et
qui justement est l'image du Christ dépouillé
et délaissé. Moniale, elle inaugure une nouvelle
forme de monachisme, basé sur la liberté, l'au-
thenticité et le service, tout entier axé sur le
prochain. Ce prochain, lumière à laquelle il faut
allumer sa propre lampe sous peine de voir
l'huile emmagasinée dans la solitude se gâter,
dirigea toute sa vie. Femme de l'Esprit, la mère
Marie laisse le témoignage d'une vraie mystique,
marginale pour certains, mais tout entière fondue
dans le second commandement, seule voie par
laquelle s'exprime l'amour du Christ.

Le monachisme orthodoxe de tendance hésy-


chaste connut au début de ce siècle une énigma-
tique figure, le staretz Silouane (f 1938). Moine
de l'Athos, homme simple, il réalisa l'expé-
rience du grand Antoine, au milieu d'effroyables
tentations et de douces visions. Dieu le secourut
et lui laissa cette maxime déjà longuement com-
mentée par ses disciples : « Tiens ton esprit
en enfer et ne désespère pas. » Le combat spiri-
tuel qu'il endura, traditionnel dans le désert,
prouve chez ce mystique une authentique expé-
rience. Pour lui, l'humilité est la vertu essen-
tielle afin d'acquérir la grâce de l'Esprit ; sans
elle on s'égare dans le « prélest » ou orgueil spi-
rituel, danger terrible qui mène parfois à la
folie. Homme de lumière, il connut à la fin de
sa vie l'apatheia et l'amour universel. A la veille
de l'inquiétude générale de l'humanité, il mourut
inconnu et silencieux.
LA MYSTIQUE B Y Z A N T I N E / 98

Il faut encore signaler un courant spirituel qui


souleva d'espoir la Roumanie et les pays d'ex-
pression slave, celui du renouveau philocalique
dû au Père Dimitriu Staniloe. Ce dernier entre-
prit la traduction commentée du recueil de
textes hésychastes compilé par Nicodème
l'Hagiorite et Macaire Notaras. A la suite de ce
travail, de nombreuses communautés monas-
tiques et laïques retrouvèrent l'hésychasme
dans sa pureté traditionnelle. Le mouvement
ne dura pas, sauf dans quelques foyers isolés,
car les conditions politiques arrêtèrent l'œuvre
entreprise par les spirituels.
On ne peut clore ce rapide aperçu des cou-
rants mystiques orthodoxes sans mentionner la
mystique du sang et de la lumière vécue à
l'heure actuelle dans les pays où règne la per-
sécution religieuse. Le témoignage de ces chré-
tiens répand la grâce mystique nécessaire à la
survie de l'espérance spirituelle. Tels les martyrs
volontaires du début de la conversion russe, ces
nouveaux martyrs en acceptant la mort et en
pardonnant aux ennemis confirment avec force
l'attente et la réalisation de la lumière du
royaume dans le témoignage du sang.
J.-P. R.
M.-M. DAVY

LA MYSTIQUE
MONASTIQUE OCCIDENTALE

n
J L ^ ANS l'Orient chrétien, la mystique peut
sembler indivise du fait de l'absence d'« écoles »
ou d'« ordres ». Les moines sont moines et non
pas moines actifs ou moines contemplatifs. Le
clergé séculier (prêtres mariés) se distingue du
clergé régulier composé de moines vivant dans
des monastères ou dans les déserts. De ce fait, on
parle de « mystique orthodoxe » ou de « mys-
tique byzantine » d'une façon globale. Sous cette
unité extérieure se cachent des courants spiri-
tuels qui sont parfois opposés. Ainsi le mouve-
ment appelé « l'hésychasme » ne fait pas l'una-
nimité des spirituels ; telle forme d'ascèse vécue
en Grèce sera comprise différemment par les
pays slaves. Tous cependant poursuivent le
même but, la contemplation, en s'appuyant sur
les Ecritures et la doctrine de l'Eglise.

Les centres monastiques occidentaux, même


les plus contemplatifs, sont toujours marqués
par un contexte historique déterminé ; ils ont
pour but de rénover et de réformer. Ainsi les
cisterciens veulent vivre à la lettre la Règle
de saint Benoît dont les bénédictins leur sem-
blaient s'écarter. Les fondations s'insèrent dans
un climat social et politique, qu'il s'agisse de la
féodalité, sorte de bloc monolithe ou des nou-
velles structures après son ébranlement. La
société chrétienne évolue ; au morcellement de
la société correspond le morcellement du mo-
nachisme. Avant le XI e siècle, l'unité en Occi-
dent est totale sur le type bénédictin ; dès la
fin de ce siècle, les fondations commencent à se
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 0

multiplier. L'Esprit se communique sous de


multiples formes, toutefois, il provient de la
même et unique Trinité. Les différences exté-
rieures de ces écoles sont souvent « matérielles ».
Le tempérament du fondateur, le lieu géogra-
phique, la circonstance de l'appel au service de
Dieu et de l'Eglise singularisent les fondations
et orientent les textes des écrivains. Ces diver-
sités peuvent apparaître plus profondément au
niveau des expériences personnelles de chaque
créateur d'ordre. Celui-ci, formé en un temps
donné, en des circonstances ecclésiales précises,
privilégie un texte ou un mystère particulier de
l'Evangile sans pour autant mésestimer les
autres éléments. Aussi chaque école répond à
une nécessité à un moment précis de l'histoire
spirituelle. La base religieuse de ces différentes
écoles est unique : L'Ecriture, l'Ancien et le
Nouveau Testament, les dogmes et la tradition
écrite et orale, les Pères.

En Occident, l'influence d'Augustin s'avère


prépondérante. En séparant l'action de la con-
templation, celui-ci a introduit une dualité au
sein de l'unité spirituelle. Un déséquilibre s'ins-
taure progressivement et va s'accentuer avec
Grégoire le Grand dont la pensée véhicule à la
fois la doctrine des Cappadociens et celle d'Au-
gustin, créant ainsi une sorte d'ambiguïté insur-
montable. Il importe de choisir entre « Marie et
Marthe », symboles de la contemplation et de
l'action extérieure. Désormais ces deux termes
de contemplation et d'action seront compris
comme deux voies, alors qu'à l'origine l'action
était envisagée comme une sorte de propédeu-
tique à la contemplation. Pierre Damien, en exi-
geant le rejet de tout le terrestre — y compris
des contacts directs avec autrui afin d'acquérir
le royaume céleste —, jette un discrédit sur la
direction spirituelle que les Pères du Désert ne
refusaient pas, sans pour autant la rechercher.
Ceux-ci donnaient plus ou moins volontiers des
conseils aux voyageurs, aux passants et pas seu-
lement à leurs propres disciples. On verra au
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 101

contraire des religieux protéger leur retraite en


s'entourant de terres plus ou moins incultes
que ne doivent pas franchir les laïcs, et refuser
tout contact même spirituel avec autrui, sauf
cas privilégiés. Cette dualité entre contempla-
tion et action va aussi entraîner une opposition
entre vie contemplative et travail manuel. Les
cisterciens chercheront à rétablir un équilibre
entre la prière méditative et le travail de la
terre.
Une autre dualité s'instaure lentement au sein
du savoir. Pierre Damien s'est élevé véhémen-
tement contre la recherche intellectuelle, « dis-
traction néfaste pour l'âme ». Il est vrai que le
savoir — qui ne s'épanouit pas en co-naissance
— est vanité pour le spirituel. Le savoir lui-
même perd son unité. Auparavant, il formait
un tout, les sept arts fusionnaient. Peu à peu,
philosophie, théologie, arts plastiques se distin-
guent et cessent de s'imbriquer mutuellement.
Cela n'empêchera pas les moines d'être souvent
des lettrés et de sacrifier parfois aux tentations
subtiles de l'intellectualité. Le vice de la curio-
sité —contre lequel s'élève la littérature monas-
tique — appartient à la majorité des hommes ;
il affecte surtout ceux qui sont coupés de
relations avec l'extérieur. Les ermites du désert
interrogeaient les passants sur les événements
du siècle, de même les centres contemplatifs de
tous les temps auront leurs « agents de rensei-
gnements ».
La division s'opère aussi au niveau dévotion-
nel. Au culte de la Vierge qui apparaît dès le
VII e siècle grâce aux moines orientaux et
s'intensifie progressivement, s'ajoute la dévo-
tion aux anges, aux saints. La liturgie acquiert
une importance considérable, psalmodie, messes
d'autant plus fréquentes que l'ordination s'étend
à un grand nombre de clercs. Déjà la voie est
ouverte au primat des sacrements, qui devien-
dront plus tard les seuls véhicules de la grâce
au détriment parfois du « sacrement de la
prière suivant la formule des Pères d'Orient.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 2

Les fondations monastiques occidentales sont


suspendues à la pensée des moines d'Orient. La
vie des pères du Désert restera toujours le
modèle à suivre, la source à laquelle il convient
de s'abreuver. Les écoles monastiques bénédic-
tine, cartusienne, cistercienne se créent en abso-
lue fidélité à l'idéal poursuivi par le monachisme
oriental.

En Occident, le terme d'école monastique doit


être pris au sens de Benoît de Nursie qui fonda
une « école au service du Seigneur ». L'enseigne-
ment donné dans les monastères concerne la
théologie mystique. De telles écoles sont donc
radicalement différentes de celles tenues par les
clercs, berceaux de la scolastique. Par destinée
les moines sont des hommes spirituels ; à pro-
pos de Benoît de Nursie, Grégoire le Grand
emploiera l'expression « homme de Dieu ». Leur
vie est entièrement axée sur la recherche de
Dieu. Leur seul désir est d'en avoir l'expérience,
rien ne doit distraire, solliciter les sens, capter
l'intelligence ou le cœur. C'est pourquoi leurs
livres privilégiés sont l'Ecriture Sainte et les
ouvrages des Pères qui la commentent.
Une étude de la terminologie employée par
les auteurs monastiques serait un guide pré-
cieux à l'égard de la mystique, les mots en
usage convergent vers la contemplation. L'étude
de Dom Jean Leclercq 1 présente à ce propos un
document précieux. Les termes les plus signifi-
catifs concernent le silence, la solitude, le repos
de l'âme, le sabbat, la paix et surtout cette
suprême vacance que l'âme doit acquérir pour
« voir Dieu », c'est-à-dire l'éprouver.
Tout est mis en œuvre, dans la vie monastique,
pour parvenir à l'unité. Le moine, comme son
nom l'indique (monos) est « un » et « singulier »,
ses renoncements ne sont que des abandons
successifs des diverses dualités matérielles et
subtiles situées dans l'extériorité et l'intério-
rité. Quitter le monde et se quitter soi-même
est une œuvre qu'il poursuit durant toute son
1 0 3 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

existence, car le monde il l'emporte avec lui


dans sa tête et dans son cœur, tel le voyageur
dont parle Sénèque qui conserve en lui les
soucis qu'il avait pensé laisser derrière lui.
A propos des traités monastiques consacrés
à la mystique, l'école du silence, silentium Io-
quendi magister — suivant l'expression de Pierre
Damien — aboutit à l'emploi de mots identiques
exprimant la purification, le dépouillement, le
désir d'aimer, l'amour, la tristesse de l'exil, la
nostalgie de la présence divine, les approches
à tâtons, la rencontre et l'émerveillement qu'elle
suscite, la joie et la paix que l'adhésion engen-
dre. Le vocabulaire monastique exprime une
anticipation paradisiaque, la conversation du
moine est déjà dans les cieux, l'intensité de son
désir de contempler face à face est proportion-
nelle à l'intensité de son amour.
Diverses questions peuvent se poser : com-
ment expliquer que des hommes voués au si-
lence par vocation puissent être si bavards
dans leurs traités, et si prolixes dans l'écriture ?
Par ailleurs, ces moines écrivains répètent inlas-
sablement les mêmes thèmes, ils s'interprètent,
se copient, d'où le caractère presque fastidieux
parfois de la littérature spirituelle. La littérature
médiévale fidèle aux procédés de l'Antiquité tient
compte des procédés de style. L'écriture est en
quelque sorte la contre-partie du silence : « Au
monastère — dira Jean Leclercq — on écrit
parce qu'on ne parle pas, on écrit pour ne point
parler-. » On écrit pour édifier autrui (c'est-à-
dire les autres moines) et pour s-édifier soi-
même. L'émulation naît des rencontres, conver-
sations ; plus encore, la pensée devient plus
aiguë quand elle est explicitée, on s'instruit soi-
même par l'enseignement qui oblige à clarifier
sa propre réflexion. L'écriture correspond ainsi
à l'absence de colloques, elle est monologue
intérieur, compréhension plus profonde dans
une privation totale de distraction. Recueilli,
l'esprit cherche, tire de lui-même les réponses à
ses propres problèmes. Dieu étant la préoccu-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 104

pation unique, des thèmes identiques se propo-


sent. Le bavardage extérieur se répandant en
paroles est ici remplacé par un bavardage inté-
rieur s'exprimant par l'écriture, cela est fort
probable au niveau psychologique. Toutefois,
il ne convient pas d'être ici trop sévère et de
risquer d'être injuste à l'égard de ces moines
silencieux. La rencontre avec la beauté et la
découverte des mystères provoquent norma-
lement le jaillissement du langage et ici de
l'écriture ; ayant découvert la source, comment
s'opposer à son jaillissement d'autant plus
opportun qu'il peut apporter à autrui une aide
efficace. Quand le mystique est propulsé au
cœur du mystère, il n'est sans doute plus de
langage : il se tait pour mieux savourer et sa
communication s'établit dans le silence. Il ne
peut que murmurer avec le prophète : A ! A !
nescio loqui !
Par ailleurs, ce que le lecteur moderne peut
envisager comme une répétition, se situant aux
limites de la compilation, s'explique aisément.
Des thèmes identiques constituent la base de
la pensée monastique, les moines éprouvent les
mêmes préoccupations, lisent les mêmes ou-
vrages. La lectio divina ne varie pas quant aux
textes médités. Il ne faut pas oublier non plus
que la lecture se pratique le plus souvent à
haute voix. La lectio divina comporte la médi-
tation qui la poursuit en lui conférant son achè-
vement. Dans cette lecture à haute voix, les
oreilles participent autant et plus que les yeux.
Dom Jean Leclercq a parlé d'une véritable « lec-
ture acoustique »:i. La lecture en silence n'est
pas pour autant bannie, les textes en font men-
tion. La meditatio est une réflexion, une cogi-
tation comportant une considération sur la-
quelle l'être unifié porte toute son attention.
La mémoire enregistre le texte et le retient.
Quand apparaissent dans les traités mystiques
des répétitions, des abus de citations qui peu-
vent évoquer des compilations, il convient de
se souvenir que les moines aux différents siècles
ont eu les mêmes lectures, qu'ils en connais-
1 0 5 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

saient le contenu par cœur. Normalement en


écrivant ou en parlant, ces textes s'inscrivent
spontanément dans leurs propos. Cette réflexion
est surtout valable pour l'Ecriture sainte que le
moine affectionne particulièrement en tant que
Parole de Dieu. Il connaît par cœur la Bible. La
pensée monastique est tissée de textes scriptu-
raires qui la forment et lui confèrent son élan
mystique. Le Cantique des Cantiques est le livre
de prédilection retenu par les moines du Moyen
Age. Le langage de l'épouse est celui du mys-
tique et le récit d'amour que ce texte propose
relate sa propre histoire. D'où les nombreux
commentaires composés par les moines écri-
vains et le nombre d'ouvrages sur le Cantique
conservés dans les bibliothèques monastiques
du Moyen Age.
L'aspect dévotionnel — ou mieux le style
. dévot si fréquent dans la littérature religieuse —
n'affecte guère les auteurs des grandes écoles
monastiques médiévales ; ce type d'écriture se
présentera plus tard et s'exprimera dans de mi-
sérables clichés encore utilisés aujourd'hui et
prodigieusement irritants en raison de leurs fla-
tulence rhétorique. En dépit des interprétations
parfois identiques, les moines présentent une
mystique vécue d'une façon strictement per-
sonnelle. Leur expérience s'exprime à l'intérieur
d'un cadre, celui-ci est comparable à une Règle
religieuse dont chaque moine est invité à obser-
ver l'esprit davantage que la lettre. L'expé-
rience mystique des grands moines spirituels est
incontestable. La nier ou en récuser la beauté
serait la preuve d'un manque de parenté avec le
mystère.

L'ECOLE BENEDICTINE
Benoît (t versj547), le « Patriarche des moines
d'Occident » est né en Nursie à une centaine de
kilomètres de Rome où il viendra étudier. Son
biographe, Grégoire le Grand, le nomme « hom-
me de Dieu ». Ce nom lui convient car dans sa
vie et dans la Règle fameuse qu'il écrit, Benoît
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 0 6

propose aux moines sa propre option : la re-


cherche de Dieu. Devenu ermite dans un lieu
solitaire nommé Subiaco, il s'adonne à la prière,
se tenant en marge des bouleversements qui
affectent Rome dans les dernières années du
Ve siècle. Au Mont-Cassin il fonde un grand mo-
nastère. Benoît possède un charisme, celui de
la prophétie, il lit dans le cœur des hommes et
perçoit aussi bien les pensées secrètes que les
événements futurs. Grégoire lui attribue de
nombreux miracles ; que ceux-ci appartiennent
à la légende du saint ou qu'ils se soient réalisés
concrètement, peu importe, l'essentiel n'est pas
là, car les légendes sont toujours plus signifi-
catives que les faits bruts qui s'inscrivent
dans un contexte historique.
A l'exemple des pères du Désert, Benoît, vêtu
d'une peau de chèvre ou de mouton qui lui
donne l'apparence d'une bête sauvage, ne cher-
che jamais l'accomplissement de sa volonté
propre, il veut obéir à celle de Dieu ; sa fonda-
tion cénobitique n'aura pas d'autre but que de
réaliser la volonté divine.
Benoît n'est point un créateur stricte-
ment original, la vie communautaire exis-
tait bien avant sa propre fondation. Sous
une forme cénobitique l'existence monas-
tique est attestée en Italie, en Gaule, en
Espagne et en Afrique dès le milieu du IVe siè-
cle. La Règle qu'il formule est basée sur
l'Ecriture Sainte et les textes des Pères, il con-
naît la pensée traditionnelle et se garde fidèle
à son esprit. Benoît se réfère volontiers à
Pachôme, l'organisateur de la vie cénobitique,
contemporain du grand Antoine, « Père des
Moines ». La question s'est posée des ëmprunts
faits par Benoît à ce qu'on nomme la Règle du
Maître, texte anonyme dont s'est inspiré
« l'homme de Dieu ». Les travaux sur ce point
ne sont pas encore suffisamment avancés pour
qu'on sache de façon rigoureuse si Benoît est
uniquement l'auteur de la Règle qui porte son
nom, accomplissant ainsi l'œuvre d'un compila-
1 0 7 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

teur, ou s'il n'aurait pas composé également


cette Règle anonyme antérieure à la sienne.
L'important est de savoir comment Benoît
se présente en tant que « maître spirituel », fon-
dateur d'un ordre consacré à la louange de
Dieu. Sa Règle devait se répandre lentement en
dehors de l'Italie, elle apparaît parfois mélangée
à celle de saint Colomban, elle atteint la Gaule
au VII e siècle. En 731, lors du premier concile
germanique, la Règle de saint Benoît est impo-
sée à tous les moines de Germanie. La réforme
carolingienne facilitera son succès, grâce à
l'action de Benoît d'Aniane (f 821).

Quand la division de l'Empire carolingien pro-


voque une crise non seulement politique mais
sociale et religieuse, qu'il s'agisse de la papauté,
des moines ou du clergé séculier, une certaine
corruption des mœurs se répand dans tous les
centres religieux. Les guerres civiles, les inva-
sions ont détruit de nombreux monastères. Nom-
més par des seigneurs, les abbés tendent à de-
venir des personnages laïcs. Au début du X e siè-
cle la vie monastique sérieusement entamée se
dégrade de plus en plus. Des réformes s'impo-
sent ; parmi elles Cluny sera un des foyers les
plus fervents de renouveau spirituel. Fidèle à la
Règle de Benoît, avec des additions et déroga-
tions introduites par Benoît d'Aniane —
abandon du travail manuel, place plus impor-
tante donnée à la liturgie —, l'ordre de Cluny
se propage au milieu du X e siècle, avec la fon-
dation de multiples monastères qui lui sont sou-
mis, auxquels s'ajoutent les diverses abbayes
qui acceptent sa réforme. Cluny restera dans
l'histoire monastique un centre spirituel parti-
culièrement fervent. Il subira au XII e siècle
quelques attaques de Bernard de Clairvaux.
Quand ce dernier s'élève contre sa richesse, on
peut cependant penser que ce n'est pas là un
défaut des seuls monastères clunisiens.
Cette Règle attribuée a Benoît de Nursie est
un chef-d'œuvre de modération et de parfaite
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 108

harmonie. Pas de sévérité excessive, de labeur


trop dur risquant de mettre en cause l'équilibre
mental ou physique des sujets qui l'observent.
Il ne faudrait pas croire que la seule pratique
de la Règle conduise les moines à la vie mys-
tique. Benoît conseille à tous ceux qui désirent
la perfection la lecture des Pères (ch. LXXIII).
Il a conscience de présenter une sorte de pré-
ambule, d'avant-propos qu'il convient de dé-
passer. En réalité il fixe un cadre, construit un
tremplin. S'y fixer présenterait un risque de
pétrification ; en vivre l'esprit exige d'aller
plus loin. Ainsi chaque moine bénédictin pourra
développer sa vie spirituelle dans une souve-
raine liberté correspondant à sa vocation
propre.

La « discrétion », cette qualité essentiellement


bénédictine, est considérée comme la « mère de
toutes les vertus », elle tient compte de la diver-
sité des tempéraments et des désirs de perfec-
tion. Tout en encourageant les faibles, elle sti-
mule les forts. Cette discrétion concerne aussi
l'ascétisme comme mode de purification et la
prière personnelle. Benoît présente le mona-
chisme comme une forme de vie parfaite, pré-
lude de la vie céleste. Elle ne saurait inclure la
perfection personnelle de tous ceux qui sou-
haitent la vivre. Ce fondateur possède une
grande connaissance des hommes èn 3 vertu de
ses qualités d'intelligence, mais plus encore du
fait des charismes dont il est le bénéficiaire. « Il
habite avec lui-même », dira Grégoire le Grand
en parlant de Benoît. Il n'est point de consta-
tation plus élogieuse, « vivre avec soi-même »
appartient aux parfaits ; chercher à se trouver
concerne les débutants. Un tel état suppose une
profonde intériorité, le mental et le cœur dé-
noués de toute emprise extérieure. L'errant est
celui qui s'abandonne lui-même, qui prend des
voies parallèles et hors du droit chemin. Ainsi
l'enfant prodigue revient vers lui-même car il
s'était quitté. Revenir dans sa maison, c'est en-
trer en soi-même, s'y tenir en attente de la véri-
1 0 9 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

table découverte du royaume divin. D'où l'im-


portance de la stabilité, celle du corps symbo-
lise la tranquillité du cœur et de l'intelligence.
Le cadre monastique occidental deviendra
l'œuvre de Benoît de Nursie. Aucune Règle
n'aura plus d'influence que la sienne, les monas-
tères bénédictins et ceux qui se réclament de
son obédience, comme les cisterciens, seront ou-
verts à la vie mystique.
Tout est prévu dans les soixante-douze cha-
pitres de la Règle auxquels s'ajoute le LXXIIP
qui signale un dépassement de celle-ci : « Com-
ment la pratique de la justice n'est pas toute
enfermée dans cette Règle. » A qui s'adresse
ce statut fondamental pour les moines d'Occi-
dent ? L'homme de Dieu nous renseigne dans
son Prologue, en disant : « A vous s'adresse ma
parole, mon exhortation paternelle, qui que vous
soyez, pourvu que vous apparteniez à la race des
dociles et des forts. » Le législateur fait appel
à « l'oreille du cœur ». Dans « les instruments
des bonnes œuvres », il insiste sur la nécessité
de renoncer à soi-même pour suivre le Christ,
et de briser immédiatement les pensées mau-
vaises qui peuvent naître dans le cœur.
A l'invitation de Benoît répondent un grand
nombre d'hommes appartenant à tous les pays
d'Occident, c'est pourquoi saint Benoît a été
promu patron de l'Europe. Les bénédictins
joueront un rôle fondamental dans la civilisa-
tion. Les grands moines seront marqués par
cette discrétion bénédictine, si présente chez
Pierre le Vénérable quand il répond avec
humour aux propos de Bernard de Clairvaux
accusant Cluny.
A l'époque où est rédigée la Règle de Benoît
de Nursie, la rupture entre la langue courante
et la langue littéraire qui se transformera en
« latin médiéval » n'est pas encore consommée.
Benoît compose suivant la langue vivante parlée
en Italie au VI* siècle. On pourrait dire qu'elle
se place à mi-chemin entre le latin vulgaire et
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 110

le latin littéraire. Christine Mohrmann, étudiant


la terminologie et le style de saint Benoît, dira
qu'un demi-siècle plus tard le latin « devenu
langue plutôt artificielle d'une culture inspirée
par le christianisme et par le monachisme » sera
transplanté par les fils de saint Benoît dans les
pays anglo-saxons 4 . La langue employée par
Benoît sera jugée peu traditionnelle, s'inscrivant
' en marge de l'enseignement donné dans les
écoles. A cette époque, une langue monastique
commence à se forger. Le langage possède son
importance même du point de vue mystique, car
il est véhicule des états spirituels. D'où la
nécessité de faire remarquer la sobriété du lan-
gage de Benoît, sa privation de toute ornemen-
tation inutile. Le style de Cassiez fidèle à la tra-
dition orientale est quelquefois orné.
Quelques mots employés dans la Règle méri-
tent d'être relevés, il serait significatif d'en
étudier l'évolution à l'époque médiévale au
niveau monastique. Ainsi le terme d'école em-
ployé au début du Prologue (dominici scola
servitii) s'inspire sans doute de la tradition
orientale selon laquelle l'école cénobitique pré-
parait à une existence érémitique, proposant des
exercices d'entraînement. Le terme conversio
auquel on pourrait s'attendre ne se trouve pas
dans la Règle, dans laquelle on remarque dix
fois le mot conversatio. Ch. Mohrmann étudie
aussi l'évolution de ce terme qui présente un
grand intérêt pour la mystique monastique :
conversatio et conversio fusionneront dans le
langage de Grégoire le Grand et auront une
signification identique 5 .
L'ordre bénédictin sera non seulement célèbre
par ses moines, mais aussi par ses moniales.
Scholastique, la sœur de saint Benoît avait
donné l'exemple d'une vie entièrement consacrée
à Dieu et dès le VIII e siècle les monastères de
bénédictines se fixent en Gaule. Ces moniales
sont pour la plupart des femmes instruites. Lioba
(f vers 771) possède une culture à la fois scrip-
turaire et patristique ; les grandes visionnaires
1 1 1 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

Elisabeth de Schônau (t 1165) et Hildegarde


de Bingen (f 1179) éclairent par leurs révéla-
tions de nombreux prélats et clercs. Le monas-
tère d'Helfta dont les coutumes semblent à la
fois bénédictines et cisterciennes est un foyer
mystique renommé. Mechtilde de Magdebourg
(f 1282) oriente par sa doctrine Mechtilde de
Hackeborn (f 1298) vers une mystique essen-
tiellement liturgique, dans laquelle la dévotion
au « Cœur » prend une place prépondérante. Mo-
niales et oblates bénédictines, appartenant à des
abbayes ou vivant en dehors des monastères,
apportèrent à la mystique bénédictine des élé-
ments d'une incomparable spiritualité ; comme
leurs frères bénédictins, toute leur existence est
suspendue à la recherche de la présence de
Dieu, d'où résulte la paix, suivant la devise de
l'ordre bénédictin.

Anselme de Cantorbéry 1109)


Anselme de Cantorbéry se situe à la charnière
de deux grandes époques : celle de la création
des ordres nouveaux tendant à remettre en
valeur l'érémitisme un peu délaissé au profit
du cénobitisme — ce sont les fondations de
Bruno en Chartreuse et de Romuald à Camal-
doli — et le grand essor du monachisme et des
études qui commencera au XII e siècle. Le
temps intermédiaire dans lequel vit Anselme est,
l'on peut dire, encore aux mains des bénédictins
qui assurent l'équilibre spirituel et intellectuel
de l'Occident. La crise qui surgira de ce mona-
chisme cénobitique et qui entraînera la création
d'autres branches de l'ordre provoquera en son
sein une floraison d'écrivains spirituels à partir
du XII e siècle. Ceux-ci uniront à leur pensée
théologique l'exposé de leur doctrine spirituelle
et ascétique.

Originaire d'Aoste, après un long débat avec


lui-même, Anselme entre à l'abbaye du Bec
en Normandie et y fait profession. Ecolâtre,
prieur puis abbé de ce monastère, il occupera
le siège épiscopal de Cantorbéry en 1093. La
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 2
penode du Bec sera pour lui la plus fructueuse
car il y écrit de nombreux traités doctrinaux et
y enseigne sa méthode spirituelle. Ses œuvres,
le Monologion, le Proslogion, Pourquoi Dieu
s'est fait homme, Méditations et Lettres contien-
nent ensemble sa pensée philosophique, théolo-
gique et mystique. La plus célèbre reste le
Proslogion qui a joué dans l'histoire de la philo-
sophie, médiévale et moderne un rôle très im-
portant. Elle contient le fameux argument d'An-
selme sur l'existence de Dieu, baptisé « argu-
ment ontologique », qui sèmera discorde et
division chez les penseurs. Certains l'accepte-
ront en le transformant, d'autres le rejetteront.
Disciple d'Augustin, Anselme veut comprendre
profondément ce qu'il croit en tant que chrétien.
«Je ne comprends pas pour croire, mais je crois
pour comprendre», écrira-t-il. Anselme pose donc
un problème de philosophie problématique. Sa
condition de philosophe et de chrétien l'amène
à chercher la Vérité, et cette vérité il la trou-
vera dans le Verbe ; ce qu'il démontrera dans
son ouvrage Pourquoi Dieu s'est fait homme.
Anselme, par Augustin, reçoit le legs néo-
platonicien, mais il ne s'identifie pas étroitement
à son maître à penser. Chrétien de son
temps, tout en s'inspirant de Platon et de Plotin,
il s'insère dans une société chrétienne qui prend
conscience des problèmes philosophiques et s'y
engage. Chrétien, moine, chercheur de Dieu, il
veut le comprendre et souhaite l'expérimenter
d'une façon intellectuelle et pratique. « Rentre
dans le caveau de ton âme, exclus-en tout, ex-
cepté Dieu et ce qui peut t'aider à le chercher
et, ayant fermé l'entrée, cherche-le ! Dis mainte-
nont à ton cœur tout entier, dis à Dieu : je
cherche ton visage, ton visage, ô Seigneur, je le
cherche! » (Ps. XXVI,8). Cette exhortation à
la quête de Dieu, du premier chapitre du Pros-
logion, situe exactement les vues d'Anselme.
Il professe que Dieu est la seule vérité vérs la-
quelle il faut tendre ; et ainsi moine, unissant en
lui le théologien et le philosophe, il fait culminer
cette symbiose dans l'Anselme mystique, le
1 1 3 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

contemplatif du mystère divin. Sa recherche de


la contemplation se base sur la foi et la prière.
Il supplie Dieu de l'éclairer. Comment l'âme,
éprise de la vision de Dieu peut-elle le voir,
puisqu'elle ne l'a jamais vu ? « Jamais Seigneur
je n'ai vu ta face ! » Il faut donc que ce soit
Dieu lui-même qui par sa lumière instruise son
serviteur. Il n'a pas besoin de comprendre pour
avoir la foi, il croit ; mais son but est de
comprendre cette foi à laquelle il a donné sa
vie. Le croyant est directement rattaché à Dieu
et il le manifeste par sa foi, mais ce ne doit pas
être une passivité qui exclut toute l'intelligence.
Anselme exige pour lui et pour les autres une
foi qui s'appuie sur la raison et qui expliquera
ainsi l'existence, l'unité fondamentale de son
J univers et lui découvrira que son être est tourné
et orienté vers la lumière de Dieu. Cette dé-
marche rationnelle influencera les futurs scho-
lastiques... L'être, existant fini, doit obligatoire-
ment regarder l'Etre infini de qui il tient la
vie, mais qui lui est voilé. C'est de cet Etre
que l'homme a l'être, et c'est encore Lui qui
l'entraîne vers l'Etre, puisqu'il est l'Etre créa-
teur. L'homme n'est qu'un être qui mendie une
existence suspendue à l'Etre. Cette pérégrina-
tion, voie vers la contemplation, actualise la
théologie d'Anselme. Il applique en cela la
maxime d'Evagre : est théologien celui qui
prie, celui qui prie est théologien. Le point de
départ de sa mystique réside dans l'approche du
mystère senti et vécu dans l'existence. L'Idée
de Bien de Platon ou le Premier Moteur d'Aris-
tote sont ici trancendés par une ouver-
ture résolument chrétienne qui s'engage dans
la connaissance de Dieu avec des racines reli-
gieuses. L'effort d'Anselme est de contempler ce
qu'il croit et de chercher à l'énoncer pour le
vivre. Il pose ainsi les bases de ce que l'on appel-
lera — à tort — la « philosophie chrétienne ».
Maître spirituel, Anselme attira au cloître un
grand nombre d'hommes décidés à cher-
cher Dieu dans la contemplation de son
mystère. A ces disciples il donne une forma-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 4

tion qui fait d'eux des « philosophes » au sens


médiéval et monastique du terme, pourvus
d'une ascèse monacale que lui-même a acquise
auprès de son initiateur Lanfranc. Moine de-
puis son enfance, il considère que c'est dans
cet état que l'homme peut le mieux apprendre
à se maîtriser « en se plaçant sous le joug aus-
tère de la discipline monastique ». Pour lui, le
monachisme est le château fort, le lieu de
l'amour et de la connaissance, là où s'instaure
le véritable dialogue entre l'amant et l'aimé, où
le serviteur devient familier de Dieu. Le moine,
parfait disciple du Christ, mène la vie chré-
tienne dans sa plénitude. Il développe dans sa
pensée spirituelle la nécessité de l'anéantisse-
ment en Dieu de celui qui cherche à en avoir
l'intelligence ! Anselme se situe ainsi dans la
ligne des anachorètes d'Egypte ou de Palestine,
de Cassien, Benoît et Grégoire le Grand. La
crainte, qui n'est ni peur ni scrupule, réside dans
l'attitude filiale basée sur le respect du Père.
A cela s'ajoute la componction du cœur, désir
des larmes spirituelles qui dissolvent l'orgueil
tenace s'accrochant telle la glu à toutes les
démarches humaines. L'observance claustrale
qu'il définit dans les Similitudes insiste en par-
ticulier sur la stabilité du moine dans sa péré-
grination spirituelle. La fidélité à la cellule, au
monastère est la condition requise afin que
le moine soit fort dans les luttes et avance
rapidement dans la contemplation. Fidèle à la
règle de Benoît qu'il professe, il s'attache aux
vœux dans lesquels les moines s'engagent, et
qui sont les armes de son combat pour trouver
la pureté du cœur, indispensable à la réception
de la grâce qui ouvre l'intelligence au mystère.
Dans ses prières, contemplation de l'Incarna-
tion, de la Mère de Dieu à qui il voue un culte
particulier, des saints, ces « amis » de Dieu,
Anselme unit doctrine et dévotion, développant
d'une façon équilibrée l'affection du cœur néces-
saire à l'homme.
L'intellection de la foi le conduit à une sa-
gesse mystique donnant à l'âme l'expérience de
1 1 5 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

la présence divine. Homme d'unité, il désire que


prière et recherche intellectuelle soient unifiées,
comme aussi l'action et la contemplation. An-
selme apparaît dans ce début de l'ère médié-
vale comme une figure authentique et unique
parmi les penseurs et spirituels chrétiens.
Bénédictin et « philosophe », il maintient, dans
une recherche des « raisons nécessaires », le
primat de la contemplation. Cette investigation
des « raisons nécessaires » amorce le trouble
qui ira en s'accentuant jusqu'à la sèche sco-
lastique du bas Moyen Age, introduisant le goût
de l'intellectualité chez les moines et préparant
le rationalisme futur.

LES CAMALDULES
L'ordre religieux des Camaldules apparaît aux
alentours de l'an mille. Romuald, leur fonda-
teur, cherche la retraite, le silence favorable à
la pure et lumineuse contemplation. Il veut
être dégagé de tout lien avec le monde, comme
le resteront ses fils, vivant d'une poignée de
pois trempés dans le secret d'une pauvre cellule.
Cet homme introduit une révolution dans le
monachisme occidental qui tenait au seul
cenobium en déconsidérant l'érémitisme. Re-
nouant avec la grande tradition du désert puisée
en Orient, il arrivera à établir puis à faire re-
connaître un ordre d'ermites, d'hommes uni-
quement voués à la solitude. Le berceau de
cet ordre, Camaldoli fondé en 1012, existe tou-
jours, et, quoique fort peu nombreux, les ermi-
tes camaldules continuent, dans la sombre et
silencieuse forêt des Apennins, d'assurer avec
les chartreux la tradition érémitique si souvent
incomprise.
Quelle fut la pensée spirituelle de Romuald
en fondant Camaldoli ? Lui-même, remarquable
par sa vie austère, son ascèse et sa mystique,
demeure le modèle de la recherche spirituelle.
Il n'a pas laissé à proprement parler de Règle,
mais un esprit. La Règle, ses fils s'en charge-
ront... Lui-même vécut inspiré de celle de saint
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 6

Benoît, l'interprétant à sa façon, lui donnant


tout son sens, recherchant Dieu à la suite du
Christ. Son enseignement simple, raconté dans
sa biographie, entraîne l'esprit et le cœur vers
les textes sublimes des Apophtegmes d'Egypte
ou de Palestine, sa doctrine puisée chez ces
maîtres de la vie mystique reflète la simplicité
et la fidélité. Ce monachisme érémitique qu'il
créa lui fut inspiré dans l'illumination de l'Es-
prit, dont pneumatophore il était rempli. Ses
disciples, tels les frères des cellules du Sinaï,
venaient à lui cherchant le maître qui leur
montrerait la voie royale de la sainteté.
Cette mystique, illustrée plus tard par la
figure du frère Paul Giustiniani, reflète le
désert, l'ermitage lieu de la rencontre avec
Dieu. Pour le camaldule, tout est centré sur
l'ermitage, la cellule, le silence. L'ermitage four-
nit au moine le lieu nécessaire à l'épanouisse-
ment du désir de Dieu incrusté au fond de.
son cœur. Mais, si ce lieu paraît le meilleur,
nul ne peut y vivre sans en avoir la force, sans
recevoir la grâce spéciale du combat corps
à corps avec ses ennemis. Aussi Romuald, fidèle
disciple des Pères du Désert, désirera préparer
l'ermite par une sage probation cénobitique,
capable de forger l'endurance au combat, avec
l'assistance des frères, avant de le laisser seul.
L'ermite doit être buriné par la discipline mo-
nastique et soumis à la vigilance des anciens,
rappellera plus tard Pierre Damien, docteur de
Camaldoli. Ainsi le passage au désert, la montée
à l'ermitage sera naturelle, c'est l'amour gran-
dissant et équilibré qui poussera le disciple, à
l'imitation d'Antoine, vers la solitude plus com-
plète du désert.
L'existence à l'ermitage a une dimension d'ab-
solu. La vie de l'ermite et sa mystique reposent
sur la joie procurée par une mort volontaire
afin de vivre en Christ. C'est un nouveau bap-
tême du désert, une mort et une résurrection
Chaque jour, le vieil homme s'enfonce dans
l'eau du silence purificateur pour réapparaître
1 1 7 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

glorieux, dans la transparente lumière. Ce pas-


sage est à lui seul la finalité de l'ermitage.
L'ermitage n'offre aucun autre but, aucun autre
terme que la vision de Dieu, que la lumière par-
tagée dans la plénitude réciproque du don.
L'ermitage de Romuald, dans le silence de la
cellule, par la prière et le travail, conduit à la
vie ressuscitée en Jésus-Christ, et celui qui y
entrerait dans un autre but se trouverait rapi-
dement à l'intérieur d'une prison ne cherchant
qu'à en fuir. La mystique de l'Ordre apparaît
purement contemplative. Le camaldule vient à
l'ermitage pour partager le mystère de la seule
adoration de Dieu, en communiant au secret de
son amour.
Une des plus pures figures camaldules, peu
connue elle aussi, est celle du Bienheureux frère
Paul Giustiniani (1476-1528)1. Frère Paul, ermite
devenu supérieur de Camaldoli, mêlé aux affai-
res de l'Eglise et de l'Ordre, quittera définitive-
ment Camaldoli pour se réfugier dans une
grotte près de Sassoferrato en Italie. Cet huma-
niste, homme de prière, sera désormais favo-
risé d'expériences mystiques qu'il consignera
dans ses Elévations sur l'amour de Dieu2.
Au' .u s de Sa «.ciobias;..i, • ' ••! 1 .u istie, le
frère Paul est éclairé sur la manière dont
l'homme doit mourir à lui-même, afin de vivre
pour Dieu en Dieu. Il éprouve en lui le Tout de
Dieu et l'unique réponse qui peut satisfaire à
l'amour consiste dans l'anéantissement en Lui,
afin qu'il n'y ait plus que Dieu existant et
vivant en l'homme. Cette expérience forte et
éclairante, le frère Paul la consigne, décrivant
ses états, composant ainsi une sorte de traité
de l'anéantissement dans l'Amour, le Secretum
meum mihi.
Toute sa vie, le tourment de cet amour inal
térable le poursuit ; jour et nuit, il l'implore.
A quoi bon les opinions de Platon ou d'Aristote,
écrit-il, seule le console la faible lueur qui le
porte vers Dieu. Puis, peu à peu, durant sa vie
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 1 8
d'ermite, à l'école des Pères du Désert et de
ses frères Camaldules, dans les souffrances et
les abandons, Dieu exauce son serviteur, dé-
ployant sa capacité du divin.
Au cours d'une révélation du 7 août 1524, le
frère Paul voit avec clarté sa vie douloureuse,
cette réduction au néant nécessaire aux révéla-
tions divines. Enfin il comprend : « Il me f u t
accordé, dira-t-il, de voir, d'une façon encore
timide et entourée d'ombre, comment il m'était
possible de retrouver mon être si je m'unissais
de telle sorte à ce Dieu qui est l'Etre véritable
de toutes créatures, qu'entièrement englouti en
Lui, je ne sois plus rien en moi-même...3 » Et,
reprenant le Psaume LXXII, il chantera à pres-
que tous les paragraphes : « J'ai été réduit à
rien et je ne le savais point ! » Ce refrain, plein
d'une secrète allégresse, traduit faiblement
sa jubilation ; ce n'est plus dans les larmes
mais dans la joie qu'il élève vers Dieu cette
supplication de l'âme passée à la vie : « Je vis,
et cependant ce n'est plus moi, c'est le Christ
qui vit en moi » (Galates 11,20).

Réfléchissant à l'exigence de cet anéantisse-


ment de soi en Dieu, il pose le problème de
l'Amour. Qu'est-ce qu'aimer ce Dieu intouchable,
invisible ? « Aimer, quel que soit le degré d'a-
mour, n'est rien d'autre que désirer, chercher,
se réjouir de l'approche de l'aimé ou de la
chose aimée ; rejoindre l'autre, s'unir à lui,
s'approfondir en lui et se transformer en lui,
être et vivre, donc plus en lui qu'en soi-même
puisque, comme il a été dit bien avant nous,
par plus docte que nous : l'âme vit plus là où
elle aime que là où elle anime 4 . » Une fois dé-
gagée de tout lien charnel, l'âme peut s'élancer
vers cet amour qui la conduit à l'union dans la
nuée. Le frère Paul conseille encore à l'âme qui
tout d'abord non pas en elle-même mais en
Dieu, puis quand elle sera arrivée là... de ne
plus s'aimer elle-même en Dieu, mais d'aimer
Dieu en elle. Et quand elle se sentira élevée à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 119
cet amour, c'est alors que lui sera possible un
troisième degré, n'aimant plus Dieu en elle
mais seulement en Lui, car tel est l'amour le
plus sublime que puisse connaître l'âme
humaine 5 . » Celle-ci peut alors s'élever, libre,
souple, légère, volant vers l'éternelle lumière,
se confondant en elle, se changeant en lumière,
objet de son amour. Un tel amour, une si noble
ressemblance avec Dieu, se communique alen-
tour, illuminant dans cet élan les créatures, la
création entière.
Les saints Mystères furent pour lui le lieu
de la révélation, celui de la rencontre. Les
ardents désirs de toute sa vie, sèche, aride,
privée de consolation, prennent forme et cou-
lent littéralement de son cœur au cours de la
célébration de la liturgie. Ces élévations écrites
en 1526, furent les dernières du frère Paul, elles
sont significatives ; elles révèlent comment par-
venir à cette union tant désirée de l'homme
avec son Dieu, qui aime d'un même amour et
dans ce même amour toutes ses créatures.

LES CHARTREUX ET LA MYSTIQUE


A la fin du XI e siècle, le monachisme est
affecté par une crise profonde ; il la surmonte
par un retour à plus d'austérité, de silence, de
vie contemplative. La fondation des chartreux
inaugure un retour à la « philosophie » des Pères
du désert. Institués par Bruno, originaire de
Cologne (né vers 1030), maître à l'école cathé-
drale de Reims, les chartreux vont tenter de
reprendre sous la forme d'un érémitisme tem-
péré l'idéal semi-anachorétique des moines
égyptiens, connu grâce à l'Histoire lausiaque
de Pallade, aux Apophtegmes et à Cassien.
L'Ordre cartusien présente un juste équilibre
entre l'érémitisme et le cénobitisme. Il évite les
périls liés à l'isolement et les dangers inhérents
aux formes structurées réglant la vie commune.
Dans le désert de la Grande Chartreuse et en
Calabre, l'érémitisme cartusien est une école
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 0
au sens où tout monastère tend à réaliser une
recherche de perfection. Toutefois, il n'existait
pas, du moins au début de la vie cartusienne,
des statuts imposés du dehors tendant à uni-
formiser les hommes. Les Coutumes seront co-
difiées après quarante ans d'observance. Elles
s'inspirent particulièrement de la Règle attri-
buée à Benoît, des écrits de Jérôme et de Cas-
sien. C'est pourquoi au terme « d'école », il
semble préférable de substituer celui d'audi-
torium Spiritus. La solitude a pour maître
l'Esprit-Saint qui conduit l'âme vers le Père
« source de toute divinité ».
Tels les ermites du désert, les premiers char-
treux répondent d'une façon personnelle à
leurs vocations. Solitaires dans leurs ermitages
distincts, ils se rencontrent chaque nuit pour la
récitation des Matines et le jour pour les
Vêpres; ils prennent leur repas en commun le
dimanche et certains jours de fête. Leur mode
d'existence apparaît une réplique de la vie des
thérapeutes décrite par Philon : même genre
d'habitat, d'amour de la solitude, d'érémitisme
et d'une certaine vie commune. La lecture de
Philon permet de mieux saisir l'esprit cartusien
et l'importance donnée à la solitude et au si-
lence. Dieu est seul, d'où la nécessité d'être seul
pour le trouver (cf. De contemplatione 20-21 )*.
« Ceux qui cherchent Dieu et aspirent à le ren-
contrer aiment la solitude » (De Abrahamo 85-
87). Certes, ce n'est pas chez Philon que Bruno
et ses compagnons vont chercher leurs modèles,
l'Ecriture Sainte et la vie des Pères du désert
leur suffisent. Toutefois, les analogies entre
l'idéal cartusien et la mystique philonienne du
désert sont trop frappantes pour ne pas être
soulignées. La véritable tradition des chartreux
est celle de l'hésychia pratiquée par les Pères
du désert ; qu'ils s'en détournent, ils perdent
contact avec leur source originelle.
Dans une lettre adressée à Raoul le Verd,
Bruno révèle son visage profondément humain,
sensible, d'une extrême bonté, douceur, simpli-
121 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
cite. 6a . 'iidation est particulièrement équili-
brée dans le style basilien : les austérités exagé-
rées, risquant de mutiler la nature, sont reje-
tées. La détente est recommandée afin que l'âme
puisse mener sans tension excessive une exis-
tence austère vouée uniquement à Dieu ; cette
détente est assurée par un bref travail manuel.
L'ascèse s'intériorise. Le moine n'est pas seu-
lement appelé à une vie solitaire, il doit tendre
à réaliser la solitude du cœur, sans laquelle
l'isolement physique serait privé de sens. Tel
Antoine, le « Père des moines », Bruno ne mé-
prise pas la nature de l'homme, elle possède
sa grandeur, l'important est de lui conférer une
structure et par conséquent de la conduire à
son achèvement. Cette nature éduquée s'o-
riente « naturellement » vers le mystère de Dieu
quand elle se meut dans le silence et retrouve
son état originel.

Les chartreux peuvent être considérés comme


« les fils du silence ». C'est pourquoi ils s'éta-
blissent dans des lieux solitaires, face aux ro-
chers, aux montagnes, dans des régions recou-
vertes de neige durant de longs mois. La situa-
tion géographique possède son importance en
tant que lieu propice à la recherche de l'âme.
La beauté de la nature achemine vers la
source de toute Pbeauté. L'ascèse cartusienne a
pour but d'acclimater le corps, l'âme, l'esprit
à un parfait silence : celui des lèvres, du cœur
et du mental. Les sens extérieurs se dépouillent
des attachements ; la curiosité du regard ou de
l'oreille devient privée d'objets : l'affectivité
s'étend à tous les êtres, sans privilège, elle
embrasse le cosmos dans sa totalité. Le
mental s'apaise et les pensées voltigeantes dis-
paraissent de la même manière qu'au sommet
d'une haute montagne les insectes n'ont pas
accès. Quand l'être est devenu entièrement
silencieux, les paroles, les échanges, la corres-
pondance n'exercent sur lui aucune morsure ;
le silencieux n'en éprouve plus la nécessité, seule
la compassion peut l'arracher à son silence. On
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 2

peut se demander comment l'homme normale-


ment orienté vers un « Toi » peut vivre dans la
solitude. En réalité, le solitaire n'est pas isolé ;
le silence le rend disponible devant la Présence
divine, elle est le « Toi » suprême, c'est pour
mieux capter les signes de son approche que
le chartreux se tait. A certains instants privilé-
giés le silence devient dévoilement du mystère ;
le silencieux accède à la connaissance des se-
crets. Le silence a aussi pour fonction d'éveiller
des forces inconscientes, des énergies subtiles ;
par lui, la personnalité s'efface au profit d'un
certain anonymat : le silencieux perd son nom.
D'une certaine manière, l'homme disparaît, l'ex-
tériorité s'amenuise. Certes, le « je » profond
subsiste, toutefois il passe en Dieu. Ainsi le
silencieux apparaît insulaire, aucune passerelle
ne le relie à la terre aride ; la parole d'Isaïe
le concerne : « Iles, faites silence pour m'écou-
ter» (XLI,1). Le voici, par là même, exempt de
tout souci à l'égard du devenir; il est désormais
dans un présent sans lendemain. Nomade à
l'intérieur de lui-même, il se meut dans des
zones profondes situées au-delà de toute fluc-
tuation et alternance. L'unification, fruit du si-
lence, ne supporte pas le partage et la dualité.
D'où la nécessité de se dissocier constamment
de la multiplicité pour tendre vers l'Un.

Le chartreux s'approche de Dieu par Dieu


lui-même et participe à l'unité divine. Dieu opère
dans le silence, le solitaire le sait et c'est pour-
quoi il se tait. Ce silence ne saurait être abordé
par des pas successifs, il exige une sorte de
plongée dans le vide, de vacuité, de « lâcher
prise », d'abandon. Plonger dans le silence com-
me dans la mer est comparable à une sorte
d'anéantissement qui ne cesse de se répéter à
chaque instant. Le silence est vaste et dans
la mesure où l'âme y pénètre, il se déploie et
l'amant du silence n'en touche jamais le fond.
Situé au-delà des pensées, de l'imagination, du
rêve, des évaluations, le silencieux ne s'inter-
roge point sur son état, ses progrès, le sens de
123 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
sa démarche, l'importance de ses doutes ; toute
recherche de formulation risquerait de rompre
le silence dans lequel il se tient. Son activité
consiste à se laisser pétrir, former, marteler,
structurer par le silence qui devient pour lui
un art de vivre et de mourir. Pour le chartreux,
l'art des arts n'est pas d'aimer ou de connaître,
l'art des arts est de se tenir silencieux. Ce
silence engendre en lui la connaissance et
l'amour, la simplicité et la virginité du cœur.

Cette simplicité est une des caractéristiques


de la mystique cartusienne, elle se manifeste sur
le plan concret dans la liturgie de la messe et
de la psalmodie. La voix humaine se suffit, elle
est privée de tout accompagnement musical.
Intériorisée dans le silence, la vie mystique n'a
pas à se manifester extérieurement aux yeux de
tous, d'où le peu d'importance donnée à certains
états souvent d'origine psycho-somatiques (vi-
sions, extases, songes), et parfois confondus
avec la réalité spirituelle. La simplicité cartu-
sienne apparaît jumelée avec la pureté du cœur
appelée aussi virginité du cœur. Cette virginité
est une conquête, elle concerne le mental et le
cœur. Les expressions virginitas mentis et puri-
tas cordis employées par les Pères, et en parti-
culier par Cassien, doivent se comprendre
comme un état de vacuité rendant l'esprit et
le cœur aptes à l'union avec Dieu. La virginité
du cœur, plus importante que celle du corps,
résulte d'une libération du terrestre, et plus en-
core de soi-même ; quitter le monde, se dé-
pouiller de toute propriété extérieure est privé
d'importance si la désappropriation de soi-
même et de ses choix affectifs n'est pas réalisée.
La pureté du cœur — louée dans les Béatitudes
— donnant accès à la vision de Dieu est le
résultat d'une purification constante, nécessaire
pour arriver au repos (hésychia) en Dieu. Le
cœur « unique » (lêb éhâd) est un cœur sans
partage. Déjà Philon recommandait à l'âme de
se transformer en « Vierge pure » pour recevoir
la semence divine (De exsecrationibus, 158-160).
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 4

Quand le cœur est pur, la fine pointe de l'esprit


s'affine et devient capable d'intuition à l'égard
de l'ineffabilité divine. Dans son exercice, cette
intuition appartient uniquement au domaine de
l'âme. Le silencieux, ayant acquis le repos du
mental et du cœur, perçoit le nous purifié,
retrouve sa nature originelle ordonnée à la vi-
sion divine. Il échappe à la corporéité et déve-
loppe, par la contemplation, sa capacité du
divin. Cette intuition, propulsée par le noûs
lumineux, devient incisive. Le silencieux donne
des réponses aux sollicitations de ceux qui le
questionnent ; il ignore les noms des hommes
que Dieu — à travers lui — console, redresse,
guide, accompagne.

Le silence constitue un état de prière que


rien ne peut distraire, ni la psalmodie vocale,
ni la recherche studieuse, à condition toutefois
d'échapper à l'intellectualité. Cette prière conti-
nuelle exhausse l'univers et l'harmonise. Elle
s'étend sur toute la création. Semblable à une
semence, elle féconde ceux qui s'orientent vers
elle, hâte la « poussée des ailes », transmue les
ténèbres en lumière. La prière des « fils du si-
lence » fait germer dans le cœur des hommes
le grain de sénevé, de riz, de moutarde don;
parlent les traditions d'Orient et d'Occident.

Le silence de l'ermite enclôt sa vie intérieure


il n'a pas à faire connaître par la parole ou
l'écriture sa propre expérience ; il lui suffit de
l'éprouver et de la vivre. Il conserve en lui-
même « le secret du Roi ». D'où l'importance
donnée par les chartreux à la discrétion concer-
nant leur propre recherche. Par pudeur ils se
taisent. Suivant l'aveu de Bruno, le fondateur
des chartreux : « Ce que la solitude et le silence
du désert apportent d'utile et de divine jouis-
sance à ceux qui les aiment, seuls le savent ceux
qui en ont fait l'expérience » (A Raoul le Verd !:
Certains mystiques peuvent tenter de préciser
leur état spirituel et tracer des itinéraire!
Quand un homme de silence écrit, il s'efface, il
125 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
fait appel à des textes scripturaires ; il évoque
le Christ dans son humanité et sa divinité, et
se tient discrètement dans son ombre. Par l'in-
termédiaire du Christ, le chartreux offre cons-
tamment le monde à Dieu.
Le pèlerinage du chartreux s'effectue dans
la profondeur du silence et sa mystique — dans
la mesure où il est possible d'employer ce
terme pour des solitaires qui n'ont pas à se
ressembler — est une mystique du silence, par
conséquent une mystique essentiellement con-
templative. Elle ne peut concerner qu'un petit
nombre d'hommes, cherchant dans la solitude
et le silence la grâce du face à face avec Dieu.
Toutes les fondations monastiques se réclament
de la solitude et du silence, toutefois il est
bien évident que la vie en cellule stimule la
réalisation intérieure et propulse l'âme en Dieu.
Les voies spirituelles ne sont pas exactement
identiques pour tous, même à l'intérieur d'une
famille religieuse.

La mystique cartusienne est fidèle à l'ensei-


gnement des ermites du désert. Le cistercien
Guillaume de Saint-Thierry l'avait compris
quand il écrivait aux chartreux du Mont-Dieu
« d'implanter dans les ténèbres de l'Occident
et les froidures de la Gaule la lumière de
l'Orient et l'antique ferveur de la vie religieuse
de l'Egypte» (P.L. CLXXXIV,309).

Physionomies de Chartreux :
Guigues J ft 1137)
Le cinquième prieur de la Grande Chartreuse,
doué d'une profonde personnalité, est l'auteur
des Coutumes (Consuetudines) de l'Ordre car-
tusien, de Lettres et de Méditations. Il composa
aussi une Vie de saint Hugues de Grenoble.
Son style s'apparente à celui des Pères du dé-
sert. Les Meditationes se présentent sous la
forme de sentences, de maximes, de réflexions
exprimées avec rigueur et précision. Aucun
bavardage, peu de redondances ; parfois la re-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 6
cherche des antithèses, des assonances, suivant
le goût de l'époque. L'auteur ne s'abandonne
jamais à la facilité, il ne souhaite pas com-
poser une œuvre littéraire ; il écrit en contem-
platif, sans pouvoir, bien entendu, échapper aux
procédés de son temps. A travers des phrases
courtes s'exprime l'expérience spirituelle du lé-
gislateur et prieur. Le ton est grave, parfaite-
ment lucide à l'égard des hommes et de lui-
même. La beauté sobre des Pensées manifeste
— souvent dans un raccourci spontané — l'essen-
tiel de la vie cartusienne. Le prieur use d'images,
d'anecdotes afin de provoquer la réflexion de
son lecteur.
Dans les Consuetudines, Guigues I précise les
statuts qui doivent régler la vie cartusienne :
.ceux-ci recommandent principalement de « va-
quer au silence et à la solitude de la cellule »
(Consuet. XIV, 5). L'accent est mis cons-
tamment sur la solitude ; le solitaire s'exerce
à entrer dans le sabbat et à s'y maintenir :
« Rien n'est plus laborieux parmi les exercices
de la discipline régulière, que le silence et le
repos de la solitude » (Consuet. XIV). Cepen-
dant, plus le solitaire réside dans sa cellule, plus
il l'aime (Consuet. XX, I) ; la garde de la
cellule et la garde du cœur se conjoignent. Ces
diverses occupations ont pour finalité de con-
duire le solitaire vers la contemplation qui est
son office essentiel : « Nous nous sommes en-
fuis dans le secret de ce désert... pour le salut
éternel de nos propres âmes » (Consuet. XX).
Ce salut — qui désigne un état de charité —
s'opère par la contemplation à l'imitation de la
vie angélique. « L'âme nue adhérera à la vérité
nue, n'ayant besoin d'aucun discours, d'aucun
sacrement, d'aucune image pour la saisir ni
non plus d'exemple » (475)3 ; l'homme étant in-
capable en raison de son impureté d'adhérer
au divin, le Verbe a pris une âme humaine et
un corps afin que l'homme puisse le voir 4 ; par
la présence du Verbe de Dieu l'intelligence
s'éclaire et le cœur s'enflamme 5 . Le solitaire est
appelé à collaborer à la rédemption du monde ;
127 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
qu'il perde la volonté de sauver les hommes, il
se retire aussitôt des membres du Christ.
Au cours de ses Meditationes, Guigues I
recommande l'humilité. Quand l'homme prend
conscience de sa misère, il se tourne normale-
ment vers Dieu et désire sa présence pour
s'arracher à sa propre pesanteur qui l'incline
vers un constant attachement à lui-même. Du
fait de sa condition terrestre, il lui faut obliga-
toirement passer par la souffrance purificatrice,
dans l'imitation du Christ crucifié. D'une façon
constante, Guigues fait appel à l'attention de
son lecteur en l'invitant à examiner, à réfléchir
en le renvoyant à l'examen sévèrê de sa cons-
cience. Le plus souvent l'homme s'ignore, il
oublie que la connaissance de soi est à la base
de toute démarche vers Dieu,' c'est pourquoi
Guigues l'incite à se connaître.
Dans leur ensemble, les Coutumes de Gui-
gues I sont un commentaire des Meditationes ;
elles possèdent un caractère concret, moral ;
elles apprennent au solitaire les éléments essen-
tiels de sa vie ; de ce fait elles pourraient sem-
bler se réduire à une exhortation sans débou-
Gher nécessairement sur la mystique. Un tel
jugement serait erroné. Guigues I se donne pour
mission d'informer et de former ses religieux.
Quand il écrit que « la vraie charité connaît
Dieu », une telle phrase non seulement amorce
mais achève le sens de l'itinéraire conduisant à
la contemplation qu'il propose aux moines
chartreux.

Guigues II (i 1188)
Neuvième prieur de la Grande Chartreuse,
Guigues II est l'auteur de plusieurs traités :
l'Échelle des moines (scala claustralium), douze
méditations, un commentaire sur le Magnificat.
Le style et le ton sont tout différents de ceux
de l'auteur des Consuetudines, il s'en distingue
surtout par sa prolixité, ses élans affectifs. Tou-
tefois, Guigues II reste étroitement dépendant
de la grande tradition monastique, fidèle à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 2 8
l'Écriture Sainte et peu chargée de références
aux auteurs anciens ou contemporains. Le style
imagé est rempli d'allégories. Nettement chris-
tologique, parlant de l'eucharistie et de la
Vierge Marie, Guigues II a subi l'influence de
l'école cistercienne. Dans la Scala (allusion à
l'échelle de Jacob, sujet fréquemment exploité
depuis Origène), Guigues se propose de présen-
ter ses « pensées sur la vie spirituelle des
moines », dont la vie contemplative doit être
considérée comme l'ébauche de la vie céleste.
Reprenant les thèmes classiques des trois
degrés : commençants, progressants, parfaits,
Guigues II décrit à l'intérieur de ces différentes
étapes les échelons ascensionnels. Les qûatre
degrés ascendants sont la lecture, la méditation,
la prière et la contemplation. La lecture corres-
pond à une recherche, elle crée dans l'âme une
soif et entretient la ferveur. L'étude attentive
de l'Écriture récuse toute appréhension intellec-
tuelle, elle engendre une disposition que la
méditation exalte. Guigues II compare la médi-
tation à l'extraction du jus d'une grappe de
raisin, à l'étincelle qui fait jaillir la flamme. Par
la prière l'âme découvre l'incapacité de son
intelligence dans la saisie de Dieu, elle perçoit
son indignité et se tient humblement devant la
divine présence. En intensifiant le désir de
l'âme, elle la dispose à la contemplation. L'âme
répond à l'appel perçu en elle-même, Dieu
répond au désir véhément de l'âme souhaitant
le contempler. La lecture concerne l'écorce, la
méditation atteint la moelle, la prière entraîne
la ferveur du désir qu'elle dilate, la contempla-
tion provoque la joie. « Ceux qui n'ont pas
trouvé les merveilles sont incapables de les
saisir. »
Solitaire extérieurement, l'homme découvre
qu'il n'est pas vraiment seul : « Je suis à moi-
même une foule », écrit Guigues II (Med. I).
Par cet aveu, Guigues entend désigner les bêtes
sauvages qui font leur litière dans le cœur et
dont il est possible de percevoir les cris dans
le silence. Quand le cœur s'apaise tout devient
1 2 9 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

calme autour de lui ; les bêtes sauvages s'en-


fuient, le Christ devient le seul compagnon
du solitaire (Med. I). Le «solitaire silencieux»,
se tenant humblement dans le silence, perçoit
alors le murmure de la voix divine : « Qui n'est
pas solitaire ne peut être silencieux ; qui ne fait
pas le silence ne peut entendre celui qui parle »
(Med. I). Privé d'appui, de conseiller, refusant
toutes les consolations extérieures, l'âme se
tient devant la porte du tabernacle ; la consta-
tation de sa stérilité provoque ses larmes, elles
arrosent sa terre et l'irriguent (Med. II).
L'homme prend conscience de l'instabilité de
son cœur, il éprouve le sentiment de manier
de la poussière, sorte de sable privé de toute
solidité (Med. IV) ; semblable au tohu-bohu pri-
mitif, sa terre est « informe et vide », couverte
de ténèbres (Med. V). Les diverses opérations
de la formation du monde se répètent en lui.
L'âme revient vers son origine, elle éprouve la
nostalgie de sa patrie, de la face divine (Med.
VI).

S'inspirant du Cantique des Cantiques, Gui-


gues II parle des visites de l'Epoux, de la dou-
ceur de sa présence, puis de son départ quand
il se dérobe à l'âme, la laissant suspendue à
son retour, l'incitant à « voler » au-dessus d'elle-
même. « Absent... il est désiré davantage ; dé-
siré... il est cherché avec plus d'ardeur ; long-
temps cherché... [il est] trouvé avec plus de
joie» (Med. X). Il vient un instant où la foi se
transforme en vision. L'union au corps du
Christ se meut en union à son esprit. L'amour
— comparé au cœur occupant le centre de
l'être — assume la foi, illumine l'intelligence.
Guidée par son amour, l'âme imite le Christ et
adhère à lui. L'imitant, elle est crucifiée. A la
chair crucifiée s'ajoute la croix de l'âme et
celle de l'esprit qui est amour. Il n'y a plus
d'errance, l'âme « fixée » peut enfin s'adonner
à la contemplation. Cette contemplation est
comparée à la chaleur du soleil de midi : grâce
à sa lumière l'âme recouvre son état céleste, le
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 0

ciel étant le lieu où elle a reçu la ressem-


blance.
Les méditations de Guigues peuvent être com-
parées à un hymne en faveur de la vie solitaire
dont le Christ est le modèle. « Il s'assiéra soli-
taire et se taira ». Ce texte de Jérémie (Lament.
111,28) résume l'existence du chartreux ; il ne
s'applique pas uniquement à une solitude exté-
rieure, celle-ci n'étant que le reflet de la solitude
intérieure plus difficilement accessible. La mys-
tique de Guigues II est orientée vers le Christ.
Celui-ci dirige l'âme dans la traversée du nuage
qui le sépare de Dieu (allusion à Moïse), il la
conduit devant la présence divine, source de
toute sagesse.

Guigues du Pont ft 1291)


e
A la fin du XIII siècle, Guigues du Pont com-
pose un traité de la contemplation (De Contem-
pla tione) divisé en trois parties, dans lesquelles
les divisions et subdivisions abondent, avec de
nombreuses références à des «autorités» : Denys
l'Aéropagite, Bernard de Clairvaux, Augustin,
Jérôme, les Victorins... Il cite aussi Hugues de
Balma, son confrère chartreux et presque son
contemporain. En dépit de cette abondance
d'auteurs, l'œuvre de Guigues n'est pas une
récapitulation, elle témoigne d'une expérience
mystique personnelle. La voie conduisant à la
contemplation comporte douze degrés. Après le
passage par la purification (1-4 degrés) l'âme
aborde des étapes intermédiaires (5-8 degrés)
et passe par la méditation de l'humilité du
Christ lui donnant accès au Verbe. Quand elle
est purifiée, l'Époux semblable au soleil descend
dans la chambre nuptiale de son cœur, se répand
en un ruissellement doux et paisible le réjouis-
sant dans un silence tranquille (tranquille silen-
tio). L'âme possède la certitude de sa venue,
mais elle ne le perçoit pas tel qu'il est. Pour
tenter de le trouver, elle oriente son regard
vers ceux qui contemplent Dieu : les anges et
les saints. Comparant son état à leur béatitude,
131 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
elle prend conscience de son exil et de sa misère.
S'inspirant des moines orientaux, Guigues in-
siste sur les larmes de pénitence et de dévotion
qui lavent l'âme et le regard. Soudain l'Esprit-
Saint visite l'âme. Aussitôt la raison s'éclaire, la
mémoire participe à la sagesse, l'intelligence
contemple, les facultés sont unifiées. Tout est
changé telle l'eau en vin, la froideur en feu.
Auparavant, l'âme se tenait dans la foi et l'es-
pérance, désormais elle jouit de Dieu. Jouir de
Dieu c'est adhérer à lui. Dans sa démarche
affective et intellective, à la fois spéculative et
anagogique, l'âme atteint l'Esprit de sagesse.
Après les visites du Verbe et de l'Époux, l'âme
est attirée par la face divine. Elle va pénétrer
dans la ténèbre divine, habitacle secret du
cœur paisible (secretiori cordis tranquilli et
devoti habitaculo).
Selon Guigues du Pont, l'âme est soulevée
vers Dieu par trois mouvements successifs. Le
premier oblique la dirige vers l'extérieur, elle
considère l'Écriture et la création ; le deuxième
circulaire par lequel l'âme cesse d'errer au de-
hors et mue par la grâce rentre en elle-même ;
la nuée des divines ténèbres perd son opacité,
elle cesse de séparer l'âme de Dieu. Un dialogue
s'entame entre l'âme et son Époux. Dans la
chambre secrète de son cœur, sous la chaleur
du soleil, l'âme est vivifiée, consolée, illuminée.
Elle ne cherche plus à raisonner, il lui suffit
d'aimer et d'étreindre. Les yeux intellectuels et
les yeux affectifs se heurtaient à l'épaisseur de
la nuée ; « spirituels », ils peuvent contempler.
Le troisième mouvement, appelé direct, est à la
fois anagogique et spéculatif, mais il cesse d'être
spéculatif, c'est-à-dire opérant par l'intermé-
diaire d'un miroir, quand la contemplation s'ac-
complit dans la vision de la vérité privée d'enve-
loppe et de voile, regardée dans sa pureté.
Les derniers degrés (11 et 12) sont consacrés
à la vision de Dieu qui peut être vu de deux
manières différentes allant de la vision par la
foi à la vision parfaite des bienheureux. Cette
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 132
dernière exige le passage par la mort. Ainsi
l'âme durant son exil terrestre ne peut parvenir
à la vision parfaite. Guigues insiste sur ce qu'il
nomme les « sorties » de l'âme. Ces sorties dési-
gnent des dépouillements successifs. Le moine
cartusien imite Abraham à qui Yahwé com-
mande de sortir de sa terre, de sa parenté, de sa
maison (cf. Gen. XII,1). Ce thème est sans doute
emprunté à Cassien et à Richard de Saint-Victor
selon lesquels « sortir » signifie dépouillement,
acquisition de la parfaite pureté.
Ce texte De Contemplatione se présente com-
me un traité mystique. Une étude du vocabulaire
employé par l'auteur permettrait de constater
l'usage des termes appartenant à la mystique
du désert : les mots quies (et ses dérivés),
silentium, solus, solitarius reviennent fréquem-
ment sous la plume de Guigues. La cellule est
qualifiée de chambre nuptiale (cella cubicula-
ria), chambre royale (cella regalis). Guigues fait
allusion au cœur qui est un lit (cubiculum cor-
dis), un lieu nuptial (thalamus cordis) dans
lequel se conserve le trésor (armarium cordis)
qui est par excellence un temple (templum cor-
dis) et un asile (hospitium cordis). Le cœur est
encore un habitacle secret (habitaculum secre-
tioris cordis) dans lequel se tient l'ermite atten-
tif au mystère divin. A la fin du XIII e siècle,
Guigues du Pont se montre fidèle à la tradition
de l'hésychasme; il emploiera une prière monolo-
gique sous une forme moins sobre que sa for-
mule habituelle. Certes, on peut reprocher à son
traité un certain manque de structure ; il cède
aux usages de son époque. Est-il possible à l'hom-
me occidental — fut-il chartreux — d'échapper au
cadre historique dans lequel il s'insère ? Guigues
du Pont, tel Origène, envisage la contemplation
de Dieu par la théorie des sens spirituels. Il doit
à Denys l'Aréopagite le thème de l'obscurité
translumineuse où la vision s'opère par une-
non-vue et une non-science, plus encore il s'ap-
parente à Bernard de Clairvaux qu'il cite abon-
damment. La mystique de Guigues du Pont
est essentiellement trinitaire, elle présente les
133 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

opérations successives des Personnes divines


œuvrant dans le cœur du contemplatif.
Parmi les écrivains mystiques cartusiens il
convient de citer Adam le Chartreux (XII e s.)
dont le traité sur les quatre degrés de la cel-
lule » a influencé un grand nombre d'auteurs
médiévaux ; Bernard de Portes et ses lettres à
un reclus ; Hugues de Balma (fin XIII e s.)
antérieur à Guigues du Pont, auteur d'un traité
sur la théologie mystique ; Ludolphe le Char-
treux (t 1378) appelé aussi Ludolphe de Saxe
qui a composé une vie du Christ, et Denys le
Chartreux (Denys de Rijckel) (f 1471) dont l'in-
fluence sera considérable. Son admiration pour
Denys l'Aréopagite lui permet d'opter pour la
voie négative dans la connaissance de Dieu.
Parlant de la contemplation, il dira : « Le secret
de la contemplation, c'est de beaucoup aimer. »
En lisant les textes de Guigues II et surtout
de Guigues du Pont, on pourrait s'étonner de
leur prolixité. Ces ermites, tout en étant séparés
du monde, sont influencés par les procédés
d'écriture en usage à leur époque. Les char-
treux — comme d'ailleurs tous les autres moines
de la fin du XII e et du XIII e siècle — font face —
sinon à une nouvelle orientation mystique —
du moins à une autre façon de l'exprimer. Les
chartreux demeurent fidèles à leur option pri-
mitive suspendue à l'hésychia des Pères du Dé-
sert. Toutefois, les termes quies et otium appa-
raissent de moins en moins fréquemment dans
leurs ouvrages et leur style perdra sa concision
primitive. Sans pour autant cesser de privilé-
gier l'Écriture Sainte, ils accepteront de recourir
aux « autorités » et de charger leurs textes de
citations d'auteurs. En étant fidèle à Denys
l'Aréopagite, Hugues de Balma (fin XIII e s.)
opte pour lu connaissance par l'ignorance (cogni-
tio per ignorai]tiam). Guigues du Pont presque
contemporain d'Hugues — d'un tempérament
plus intellectuel — décrit cependant la contem-
plation en termes dionysiens. Un tel choix
s'avère en faveur de la fidélité des chartreux à
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 4

la mystique orientale. Tout en paraissant quel-


que peu oublier l'hésychasme au cours des siè-
cles, ils y reviendront d'instinct comme à la
source capable de les alimenter. C'est pourquoi
aujourd'hui les chartreux s'adonnent avec fer-
veur à la lecture des Pères du Désert et aux dif-
férents traités des mystiques orientaux.

L'ECOLE CISTERCIENNE
Toute fondation religieuse correspond à une
époque donnée. Cîteaux est profondément mar-
qué par son contexte religieux, social, écono-
mique. Au XII* siècle, Cluny groupait de nom-
breux monastères et sa vie religieuse s'y dé-
roulait selon une perspective traditionnelle :
Règle de Benoit à laquelle se sont peu à peu
ajoutées différentes coutumes datant de l'épo-
que carolingienne. Ce vieil héritage risquait
d'alourdir Cluny et de le rendre moins apte à
recevoir les jeunes recrues plus exigeantes qui
souhaitaient vivre l'esprit des premières fonda-
tions monastiques. A toutes les périodes, il
existe une nostalgie de l'âge d'or, celui-ci coïn-
cide souvent avec l'enfance. Pour le mona-
chisme, l'âge d'or signifie le temps de la fonda-
tion. Les créateurs de Cîteaux viennent de
Cluny. Leur but est de rétablir dans toute sa
rigueur la Règle de Benoît libérée de tout super-
flu. Il ne leur suffit pas non plus d'une obser-
vance littérale, ils souhaitent en vivre l'esprit.
Ces « novateurs », qui voulaient modifier les
usages établis, prenaient pour leurs aînés un
visage de « progressistes ». Ils soulevaient au-
tour d'eux une inquiétude souvent malveillante.
A ses débuts, Cîteaux sera un très pauvre mo-
nastère calomnié par des moines et des laïcs
effrayés de ce nouveau témoignage dont on ne
voyait pas tellement l'opportunité. L'Abbé Ro-
bert de Molesme subira un échec lors de sa
première tentative, il recommencera l'expérience
avec un groupe de moines, qui s'installèrent dans
une solitude à quelques lieues de Dijon. Lors
de leur premier essai, Robert et ses compa-
gnons vécurent dans la misère, logeant dans des
135 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
huttes comme ermitages. Grâce à des dons le
monastère s'organisa. L'Abbé Albéric puis
Etienne Harding remplirent successivement la
fonction de supérieur. Toutefois l'entrée de
Bernard et de ses amis donna à la jeune fonda-
tion une assurance et un élan.
L'originalité de Cîteaux consiste dans l'équi-
libre réalisé entre la prière et le travail manuel.
D'une certaine manière, on peut dire que les
cisterciens furent des moines paysans, mais des
moines merveilleusement lettrés. Parlant de la
première génération cistercienne, Etienne Gil-
son dira : «Nourris de Cicéron et de saint Au-
gustin, ils ont renoncé à tout, sauf à l'art de
bien écrire. » Ces moines possèdent une cul-
ture littéraire très ample, les théoriciens de
l'amour, Cicéron et Ovide, étaient lus dans les
cloîtres. Les écrivains cisterciens se réfèrent
volontiers aux auteurs classiques dont les cita-
tions voisinent avec celles des Pères de l'Église,
Origène et Grégoire de Nysse, à travers Maxime,
Cassien, Grégoire le Grand.
Les cisterciens sont les fils des Pères du
Désert, ils leur empruntent ce caractère d'absolu
inhérent aux ermites et aux cénobites d'Ëgypte.
L'Histoire Lausiaque formait les novices, et les
récits des athlètes du Désert créaient une ému-
lation chez ces nouveaux ascètes et contempla-
tifs. Bernard conseille le «retour au cœur», le
silence nécessaire afin de percevoir la voix di-
vine s'exprimant au-dedans. La suavité devient
délectable dans la mesure où l'âme se tient
en repos dans la solitude. Bernard est ici fidèle
à l'hésychia des moines d'Orient. Cîteaux répond
aux besoins de son temps, les fondations se
créent au rythme de deux par an et Bernard
sera' le père de soixante-dix abbayes qui ne
tarderont pas à essaimer à leur tour. L'Europe
du XII e siècle se couvre de monastères cister-
ciens, une telle expansion est significative de
l'opportunité de Cîteaux.
La mystique cistercienne avec Bernard, Guil-
laume de Saint-Thierry et leurs diciples est
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 6
entièrement suspendue à l'amour. Dieu est
amour (Deus caritas est, I Jean. IV,9). C'est
dans la mesure où l'homme aime Dieu qu'il
peut s'unir à lui. Plus encore, il ne s'agit pas
seulement de l'aimer, la vocation du mystique
est de pouvoir devenir amour comme Dieu est
Amour. Selon l'apôtre Jean, Dieu a aimé l'hom-
me le premier (I Jean IV,16), aimer Dieu c'est
répondre à son amour. La mystique cistercienne
est parfaitement exprimée dans un des sermons
de Bernard sur le Cantique des Cantiques
(LXXI.10) : « Qui adhère parfaitement à Dieu,
sinon celui qui, demeurant en Dieu puisque
Dieu l'aime, est pai-venu en aimant Dieu à l'atti-
rer à lui. Ainsi, lorsqu'un homme et Dieu sont
attachés l'un à l'autre... lorsqu'ils sont pleine-
ment incorporés l'un à l'autre, Dieu est en
l'homme et l'homme en Dieu... Cependant, puis-
que Dieu l'a toujours aimé, l'homme est en Dieu
de toute éternité... Mais Dieu, lui, est en l'homme
depuis que l'homme l'a aimé. » La démarche
cistercienne consiste à aimer Dieu, à être en lui.
Quand l'âme est en Dieu, elle se trouve fécondée,
elle devient Mère. Peu importe le nom donné
à cet enfant unique. Sous les noms d'enfant
divin, de puer aeternus, la réalité est analogue.
Une telle densité d'amour engendre l'extase.
Non pas une extase extérieure qui se produirait
au niveau psychologique, elle se situe à la fine
pointe de l'âme. L'union à Dieu tend à devenir
un état, mais en raison de la fragilité humaine,
du poids de la chair, des divertissements inté-
rieurs qui sollicitent le cœur, l'extase est de
courte durée.

La mystique cistercienne présente un carac-


tère poétique. Ainsi les commentaires de Ber-
nard sur le Cantique des Cantiques sont autant
de poèmes dont le rythme envoûte le lecteur.
Leur chant évoque une chaude lumière présente
et à venir. Le cosmos y participe, Bernard évo-
que volontiers la faune et la flore ; il se sert
d'exemples pris dans les astres, les saisons ; et la
pierre elle-même n'est pas absente. Cette, exalta-
1 3 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
tion de l'intelligence et du cœur devant la
beauté de la nature, il la doit à la lecture assi-
due de la Bible, à l'ancienne tradition issue
de Pline et pr.ésente chez les Pères de l'Église.
Les auteurs cisterciens sont tellement impré-
gnés de la Bible que l'Écriture Sainte semble
constituer le canevas sur lequel se dessine leur
propre écriture. Leur langage éminemment sym-
bolique est d'une lecture aisée, essentiellement
d'ordre spirituel. Les commentaires sur le
Cantique des Cantiques de Bernard de Clair-
vaux et de Guillaume de Saint-Thierry ne datent
point. On peut les lire aujourd'hui de " la m ê m e
manière qu'ils s'offraient au Moyen Age à la
méditation. Us ne sont pas affectés p a r le
temps car ils se situent à un niveau au-delà de
l'historicité.

Bernard de Clairvaux (t 1153)


Bernard est un personnage doué d'une très
forte personnalité. En lui les aspects peuvent
apparaître contradictoires. Ce contemplatif d'une
profonde sensibilité affective, infiniment doué,
est un homme d'Église, attentif aux problèmes
de la chrétienté ; c'est ainsi qu'on le verra prê-
cher une croisade, s'insurger contre des «héré-
tiques ». Son agressivité déborde aussi à pro-
pos de Cluny dont il flétrit le « faste », d'ailleurs
tout relatif.
Bernard est né à Fontaine-les-Dijon, il fait ses
études à l'école de Saint Vorles de Châtillon- sur-
Seine où il s'exerce aux sciences du trivium et
du quadrivium. La carrière des lettres le tente,
mais il opte pour la vie monastique cistercienne
dont il deviendra le plus célèbre écrivain. Ber-
nard possède le sens de la beauté, d'une beauté
simple, rigoureusement dépouillée mais toujours
harmonieuse. Les abbayes qu'il fait construire
selon un plan strictement déterminé qu'on ap-
pellera le style « claravallien » répondent à
son exigence intérieure. Celle-ci est partout pré-
sente afin que la vie spirituelle puisse s'expri-
mer dans un cadre de pierre disposant les moi-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 3 8

nés au recueillement. Bernard s'intéresse d'une


façon active non seulement à l'architecture mais
à la mélodie grégorienne dont il sait l'impor-
tance pour disposer l'esprit et le cœur à l'amour
et à l'intelligence du mystère. Il veut que le
chant soit léger, qu'en charmant l'oreille il
puisse émouvoir le cœur, calmant l'impatience,
soulageant la tristesse ; le chant doit accompa-
gner le texte en lui laissant toute sa dehsité, le
fécondant en quelque sorte pour accentuer sa
profondeur. Tout doit favoriser la prière et
l'union à Dieu.

C'est dans un cadre de beauté, au sein d'une


solitude sise dans le creux des vallées loin des
agglomérations, que naissent les filiales de
Clairvaux. Bernard est un- grand voyageur, mais
son monastère est toujours pour lui la retraite
aimée qu'il quitte à regret et retrouve avec allé-
gresse. La douceur cistercienne, apparente dans
les textes, l'architecture et la mélodie, est une
douceur issue de Bernard lui-même. Une dou-
ceur plus acquise que naturelle, résultat d'une
ascèse et plus encore d'une contemplation que
rien n'altère même quand il s'abandonne pas-
sagèrement à une agressivité tout extérieure qui
lui semble nécessaire pour mieux frapper ses
contemporains. A travers cette douceur passe
toute sa sensibilité intuitive, sa tendresse pour
ses moines et son amour pour Dieu.

Théologien mystique, Bernard présente une


pensée à la fois spéculative et concrète qu'il
peut d'autant plus aisément exposer qu'elle est
en lui le fruit d'une expérience. Le thème de
l'âme-épouse est fondamental pour l'école cister-
cienne et en particulier pour Bernard de Clair-
vaux et Guillaume de Saint-Thierry. Un tel sujet
se place au sommet de la mystique, il coïncide
avec la plus haute expérience spirituelle en célé-
brant la réconciliation du haut et du bas, du
céleste et du terrestre. L'homme est un pèlerin
(sermon sur le pèlerin, le mort, le crucifié), son
pèlerinage désigne son retour vers sa patrie
1 3 9 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Exilé, son rapatriement s'opère par l'ordon-
nance en lui de la charité, au sens du Cantique
des Cantiques dont s'inspire Bernard, en disant :
Ordinavit in me caritatem (Cant. 11,4). Au dé-
part l'homme charnel, au terme l'âme devenant
esprit vivant ; entre ces deux extrêmes : un
voyage.
Tout débute, selon Bernard, par la connais-
sance de soi. L'homme doit apprendre ce qu'il
est, d'où il vient et où il va. Le récit de la
Genèse le renseigne. L'homme est corps tiré du
limon, il est esprit venant du ciel. Dieu, l'artisan
suprême, a uni ce qui était originairement dis-
semblable. Le limon est animé par un esprit de
vie ; le corps est formé et l'esprit insufflé. Le
sceau qui scellait l'unité fut brisé par la faute
originelle. L'homme avait été créé à l'image et
à la ressemblance de Dieu ; l'image subsiste,
mais la ressemblance s'est effacée dès que
l'unité a été rompue. Image du monde par son
corps, image de Dieu par son âme, l'homme est
à la fois terre et ciel, microcosme et microthéos.
Qu'il s'agisse du ciel ou de la terre, il possède
un élément correspondant à chaque degré d'être.
Lors de la création, il n'existait aucune inimitié
entre la chair et l'esprit, le divorce apparut après
la faute originelle. Toutefois la chair n'est pas
mauvaise, elle est ombre. Sorte de glu qui re-
tient l'homme, le colle à la matière et fait de
lui la proie de la curiosité, de la vanité et de la
volupté, l'empêchant de se tenir à l'inté-
rieur. La connaissance de soi permet de savoir
sa grandeur et sa misère. Une telle connaissance
est à la base de toute recherche spirituelle, de
toute spéculation philosophique ou théologique ;
que l'homme se connaisse, le monde se révèle
et Dieu lui-même n'est plus un étranger. « Com-
mence par te considérer toi-même, dira Bernard
dans le De Consideratione (11,3), bien plus, finis
par là... tu es le premier, tu es aussi le dernier
(tu primus tibi, tu ultimus). » Il place ces mots
sur les lèvres du Dieu-Epoux à l'égard de l'âme-
épouse : « Comment demandes-tu à me voir
dans ma clarté, toi qui ne te connais pas en-
LA. MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 0

core toi-même?» (Sermon sur le cant. XXXVIII,


5).
Cette connaissance de soi permet donc de
saisir la réalité d'une première création par la-
quelle l'homme était normalement orienté vers
Dieu; détourné de la face divine il lui faut opé-
rer un retour. De lui-même l'homme est incapa-
ble de retrouver ce qu'il a perdu, c'est pourquoi
Dieu ne voulant pas l'abandonner lui envoie un
modèle à la fois humain et divin. Dieu est esprit,
il importait que l'esprit devint vivant sur le
plan terrestre, le Fils pourvu d'une forme char-
nelle inaugure une deuxième création. Le second
Adam inaugure cette nouvelle création, dont la
seconde Ève sera la Mère divine.
Le pèlerinage de ce retour vers Dieu devient
possible grâce à l'Incarnation qui va renouvel îr
l'amour de l'homme pour Dieu. Dans le De
diligendo Deo, Bernard mentionne quatre de-
grés de l'amour. Suivant l'ordre de la nature,
l'homme s'aime d'abord lui-même ; la grâce n'est
pas exclue de cet amour charnel, car elle est
présente dans la nature. Cet amour s'étend,
concerne le prochain et le Christ envisagé dans
son humanité. Dieu commence à se faire perce-
voir et aimer. Enfin l'homme aime Dieu pour
lui-même. Dans d'autres textes, Bernard dis-
tingue l'amour du mercenaire qui aime par inté-
rêt, du fils qui pense à l'héritage de son père,
de l'épouse qui aime pour aimer. A ces diffé-
rents types d'amour correspondent les niveaux
de la liberté. Plus l'âme se perfectionne, plus
elle devient libre. L'amour parfait s'obtient par
grâce, celle-ci respecte la liberté de l'homme qui
doit lui donner son consentement. Par ce con-
sensus, l'âme réintégrée dans sa patrie est appe-
lée à la déification. Affranchi de tout proprium,
donc du faux-moi charnel, son corps se spiri-
tualise (corps glorieux), l'âme aime Dieu et
aime tout en lui.
Le thème de l'ombre et de la lumière est
important dans la pensée de Bernard de Clair-
vaux. Parlant du Christ, il dira qu'en assumant
1 4 1 / LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

la chair, de lumière le Christ est devenu ombre :


obscura aurora. Tant que l'homme s'attache au
Christ dans son humanité, il se tient dans
l'ombre : ombre de la chair, ombre de la foi,
ombre du Christ qui voile le Verbe. L'œil char-
nel a besoin d'ombre, car la lumière l'éblouirait.
Le charnel et son ombre sont comparables à
une coque, le spirituel et sa lumière désignent
l'amande. L'âme doit nécessairement passer de
l'amour du Christ selon la chair (ombre) à la
connaissance du Verbe selon l'esprit (lumière).
L'âme-épouse ne peut prendre contact avec le
Christ que dans la mesure où elle le considère
dans sa divinité : « Pourquoi veux-tu me toucher
dans ma laideur ? Tu ne peux me voir que dans
ma beauté. » Tel est le langage que le Christ-
Époux tient à l'égard de l'âme-épouse. La pré-
sence du Verbe forme et conforme l'âme.

Dans ce mouvement, l'homme passe des sens


extérieurs aux sens intérieurs, de l'imagination
charnelle au dévoilement des secrets divins.
Bernard recommande la purification de l'œil
intérieur. L'âme n'est pas abandonnée à elle-
même dans ce pèlerinage terrestre. Elle est con-
duite par le Christ. Sa destinée d'épouse se
conforme à un prototype, celui de la Mère de
Dieu qui est la Mère des « deux fois nés ». En
elle se retrouve chaque âme singulière et toute
l'humanité. Bernard de Clairvaux décrit d'une
façon pathétique l'attente anxieuse de la créa-
tion dont le salut est suspendu à l'acquiesce-
ment de la Vierge-Marie. S'adressant à elle, il
écrit : « Le monde entier est prosterné à tes
genoux, attentif à tes lèvres. Hâte-toi, donne ta
réponse : les cieux, la terre, et les enfers t'atten-
dent. Donne ton consentement : lève-toi, cours,
ouvre. » Quand l'âme est épouse, elle de-
vient mère, le Christ naît en elle. Son
consentement est une répétition du fiât
de la Vierge. Tant que le royaume de Dieu
ne sera pas achevé, la nature entière se tient
suspendue au consentement de chaque âme in-
vitée à aimer. Ainsi l'âme-épouse est source de
LA. MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 2
métamorphose pour le cosmos. Elle résout les
éléments contradictoires, unifie et harmonise ;
elle continue la rédemption du Christ en deve-
nant cette humanité de surcroît dont a parlé
Paul dans une de ses épîtres. Dans la mystique
de Bernard de Clairvaux, la Vierge tient une
place prépondérante. Elle est celle qui dit «oui».
Chaque âme est aimée par Dieu d'une façon
singulière comme si elle était seule et unique,
et son consentement est strictement personnel.
C'est pourquoi les noms donnés à la Mère di-
vine conviennent à l'âme-épouse : tabernaculum
Dei, templum filii Dei, domus Do mini. Elle est
vase, cellier, coupe divine, échelle, montagne,
mère de vie. Mère du roi des anges, épouse du
Père, des Esprits, elle met Dieu au monde
(genitrix Dei). Bernard dira que le Verbe est
sans mère, le Christ est sans Père. La semence
est céleste et féconde la terre. Ainsi se crée la
nouvelle terre face au nouveau ciel.

Le thème nuptial est présenté comme une


expérience trinitaire, l'âme-épouse participe à
la vie des personnes divines. Une telle expé-
rience est à la fois connaissance et amour. Le
Verbe instruit l'âme et l'éclairé ; l'Esprit-Saint
apporte la lumière de la connaissance et le feu
de l'amour. Le Père ravit l'âme, par lui s'opère
le raptus. Quand l'âme reçoit les visites du
Verbe, elle ignore d'où il vient et où il va. Elle
se tient dans un état de vigilance, elle n'inter-
rompt jamais sa veille. Il était absent et sou-
dain le voici présent. Cette divine présence est
comparable à une brûlure, à un amour qui sé-
duit et transforme. L'âme se trouve située dans
le cœur de Dieu, et le regard de Dieu se pose
constamment sur elle avec amour. L'épouse de-
vient vivante dans l'Epoux (in sponso sponsa).
Comparée aux bras de l'âme, l'amour et la
connaissance saisissent l'Aimé. L'âme n'a plus
qu'un désir : contempler la face de son époux.
Déjà se réalise pour elle l'uni tas spiritus ; cette
unité ne désigne pas un état dans lequel l'âme
pourrait se tenir avec stabilité, de temps à
1 4 3 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
autre elle s'y trouve transportée. Cette union,
l'âme en témoigne par le langage des symboles,
car aucun terme ne pourrait rendre compte de
l'ineffabilité de l'union. S'inspirant du Cantique
des Cantiques, Bernard compare l'expérience
de cette union au « baiser de l'Époux ». Manne
secrète, fontaine scellée, signe d'amour, le « bai-
ser » signifie l'étreinte et l'extase, l'effusion de
l'Esprit-Saint. L'âme se tient passive sous le
rapt de l'Esprit. Certes, elle tend vers lui, elle
« aspire le souffle », mais l'Esprit vient quand
il veut et le rapt est comparable à l'éclair
éblouissant et rapide. L'âme est active dans son
désir et passive dans son attente. Soudain Dieu
est présent et la voici comblée.

L'âme-épouse est transformée durant sa vie


terrestre. Dans la mesure où l'âme rencontre
son Dieu, elle participe à la lumière de gloire de
la même manière que Moïse descendit du
mont Thabor le visage transfiguré. A cette trans-
figuration participe le cosmos. La lumière reçue
par l'âme, n'est pas comparable à l'aube, ou à
celle du jour à son déclin, elle est l'éblouissante
lumière du plein midi ; terre illuminée, elle
reçoit une plénitude de lumière. C'est pour-
quoi Bernard a pu écrire : « O lumière du plein
midi, ô éternel solstice !» De cette pleine lumière,
Bernard dans un sermon sur le Cantique
(XXXIII) avouera à ses moines en avoir eu
l'expérience. Il sait la signification de l'extase
qui précède la vision totale et appartient à la
vie terrestre. Dans un autre sermon (Cant. III),
Bernard parle des révélations divines produites
par les songes et les visions, mais elles sont en-
core imparfaites et très inférieures à la véri-
table révélation qui se manifeste dans la pensée
pure et qui concerne les parfaits. Elle est l'expé-
rience suprême, l'homme peut alors goûter l'in-
finie douceur de Dieu qui se montre dans son
intimité. Connaissance et amour se conjoignent,
ce qui permet à Bernard de décrire avec des
formules cognitives des états affectifs. On com-
prend pourquoi Dante prend pour guide le mys-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 4

tique extatique Bernard, quand il abandonne


Béatrice pour un initiateur plus sûr.
La mystique de Bernard de Clairvaux illumine
tout le XII e siècle. Ce contemplatif est aussi un
actif. En dehors de son activité dans le cadre
ecclésial (prédication d'une croisade, opposi-
tion aux hérétiques), Bernard est un fondateur
de monastères. L'Europe se couvre d'abbayes
cisterciennes sous son impulsion. Alors que
nombre d'ouvrages médiévaux sont difficiles à
lire aujourd'hui parce qu'ils se présentent trop
souvent comme des compilations, la qualité du
style de Bernard, la beauté des images présen-
tées, la profondeur de sa pensée font de lui un
auteur éblouissant. Sa mystique affective devait
influencer non seulement ses contemporains
mais ses successeurs. Maître spirituel, Bernard
a su donner à Cîteaux son visage et son "équi-
libre. Il déterminera tout un courant monas-
tique d'une inépuisable fertilité. Bernard est
un lettré, mais il s'insurge contre le vain savoir ;
la science n'est pas mauvaise en soi, dira-t-il,
mais la brièveté de la vie oblige à faire un
choix. Bernard n'insiste pas démesurément sur
l'ascèse, nécessaire sans être une fin en soi. Il
décrit moins un cadre monastique que l'ineffa-
bilité de l'amour de Dieu auquel toute créature
humaine est conviée.

Guillaume de Saint-Thierry (i vers 1148)


Le biographe de Bernard de Clairvaux devait
être Guillaume de Saint-Thierry. D'origine lié-
geoise, encore adolescent, Guillaume quitte sa
patrie pour venir étudier en France. Bénédictin
à Saint-Nicaise près de Reims, il devient abbé
du monastère de Saint-Thierry. Ami de Ber-
nard de Clairvaux, qui le séduit par sa pensée
mystique, il entre comme simple moine à l'ab-
baye cistercienne de Signy. Guillaume se rend
souvent à Clairvaux pour rencontrer Bernard ;
lors d'un de ses séjours, malades l'un et l'autre,
soignés à l'infirmerie de Clairvaux, ils para-
phrasent ensemble le Cantique des Cantiques.
1 4 5 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Guillaume apparaît plus théologien que Ber-
nard. Son tempérament et la formation reçue
chez les bénédictins lui ont permis d'acquérir
une structure qui ne nuit point d'ailleurs aux
caractéristiques affectives de sa pensée. Théolo-
gien de la foi, il consacre deux traités à ce
thème (Spéculum fidei, iEnigma fidel). La foi,
antérieure à l'espérance et à la charité, demeure
présente dans la démarche ascendante du mys-
tique, elle passe par des niveaux différents
allant du connaissable à l'inconnaissable de
Dieu. L'intelligence de Dieu dans la foi se meut
en amour et devient vertu au sein de la cha-
rité. A son sommet, la foi illuminée se déploie
dans la lumière initiale. La lumière qui a pro-
voqué l'assentiment se prolonge en lumière
d'éclairement et de pénétration. Au départ la
foi est basée sur l'autorité divine, puis éclairée
par la grâce et l'abondance de la charité elle
aboutit à une expérience savoureuse des mys-
tères révélés. C'est par l'amour que l'âme de-
vient en capacité de saisir les secrets divins.

Guillaume de Saint-Thierry consacre deux ou-


vrages à l'amour de Dieu (De contemplando
Deo, De natura et dignitate amoris) auxquels
s'ajoutent un commentaire du Cantique des
Cantiques (inachevé) et des Méditations. Voir
la face divine est le destin de l'âme et seul
l'amour y conduit. « Montre-moi ta face, montre-
moi ta face », s'écrie Guillaume ; de tels appels
ne cessent de se répéter : « Voir ta face, voir ton
visage, être éclairé par la lumière de ta face. »
Le secret de la face de Dieu désigne la connais-
sance que Dieu a de lui-même. C'est pourquoi
Guillaume fait dire à l'âme-épouse : « Que mon
âme soit illuminée par la fête éternelle de ta
face. » L'âme-épouse se tenant près de Dieu
reçoit la lumière de sa face, elle goûte déjà
les prémices de la vision béatifiante.
Guillaume de Saint-Thierry a séjourné chez
les chartreux du Mont-Dieu ; près de ces ermi-
tes, il a compris l'idéal solitaire et il le fait
passer dans sa Lettre aux novices du Mont-Dieu.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 6
Le Traité de la vie solitaire, appelé communé-
ment Lettre aux frères du Mont-Dieu, est un
chef-d'œuvre de la mystique médiévale. Long-
temps attribué à Bernard de Clairvaux, ce texte
exercera sur tout le Moyen Age une influence
profonde. La vie monastique comporte la réclu-
sion dans la cellule, les observances régulières,
la mortification dans la nourriture et le som-
meil, la pauvreté du vêtement et de l'habitat,
auxquels s'ajoutent l'étude, et plus encore les
exercices spirituels, la méditation et la prière.
Ce cadre, dans lequel chacun s'exprime sui-
vant sa vocation propre, constitue ce que Guil-
laume nomme « l'école spéciale de la charité ».
Il existe un art d'aimer et c'est « l'art des arts ».
L'âme se façonne et apprend à aimer, non seul-
e m e n t par une volonté intérieure personnelle se
disposant et s'adaptant à la grâce, mais par
l'apprentissage des moyens et des techniques
présentés par l'école de charité. « Vaquer à
Dieu, c'est l'œuvre des œuvres. » Tel est l'ensei-
gnement donné par l'école monastique qui a
pour but de préparer et d'engendrer à la sain-
teté ceux qui se confient à sa direction. L'école
de charité dispose ses élèves à pénétrer dans le
mystère, sa fonction est d'enfanter des mys-
tiques.

La solitude avec Dieu est la condition néces-


saire au développement de la vie spirituelle. Le
solitaire s'enferme avec Dieu dans sa cellule.
C'est là qu'il le trouve, s'unit à lui et jouit de
lui. La cellule n'est pas une prison, mais un lieu
secret dont on a clos soi-même la porte, afin
d'avoir la liberté de penser à Dieu, de l'aimer,
de converser avec lui. Ciel et cellule se ressem-
blent, dira Guillaume de Saint-Thierry, dans la
cellule l'esprit s'évade du corps, c'est une terre
sainte, un temple dans lequel se déroule le
mystère sacré de la prière, où se reçoivent les
sacrements de la piété. A la stabilité de la vie
en cellule correspond la stabilité du cœur et
de l'esprit. La cellule extérieure a son analogue
dans la cellule intérieure, cette dernière signifie
1 4 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
l'intériorité dans laquelle la grâce de l'Esprit-
Saint réside et se meut. Le royaume de Dieu est
au-dedans, la cellule extérieure serait privée de
sens si elle ne servait pas à faciliter la vie de la
cellule intérieure. Celui qui s'adonne à la soli-
tude afin de vaquer uniquement à Dieu apprend
peu à peu à vivre au dedans de lui-même dans
le silence de son imagination et de ses affec-
tivités, qui risquent toujours de provoquer l'er-
rance de sa pensée et de ses désirs.

Dans la Lettre aux frères du Mont-Dieu, Guil-


laume de Saint-Thierry retrace le dégagement
progressif de l'esprit quittant l'animalité, tra-
versant une étape que Guillaume nomme rai-
sonnable afin de parvenir à la perfection. Les
différents états, animal, raisonnable, parfait
correspondent à l'ancienne division : commen-
çants, progressants, spirituels que l'on retrouve
dans l'ancienne littérature judéo-chrétienne (Phi-
Ion). Le débutant doit se considérer comme un
aveugle. Avec humilité, simplicité et obéissance
il se laisse guider dans la recherche de Dieu.
Prenant conscience de lui-même, il saisit sa mul-
tipliçité, c'est-à-dire sa propre misère, il s'en
dégage en dirigeant son regard vers le Christ
incarné ; se détachant de lui-même, il se libère
du monde. Dans l'état raisonnable, le novice ac-
quiert la maîtrise de ses mouvements affectifs
et des opérations de son esprit. En lui, la multi-
plicité était désordre, opposition. Peu à peu il
comprend le sens de sa destination : parvenir à
l'unité. Quand il se spiritualise dans son corps et
dans son âme, il se libère des liens qui aupara-
vant le retenaient prisonnier. Les événements
intérieurs et extérieurs n'ont plus de prise sur
lui et ne risquent plus d'entamer son recueille-
ment. La recherche de Dieu qui, dans l'état ani-
mal, se présentait comme un effort laborieux,
une active discipline maintenant l'esprit tendu,
s'exprime dans une perception directe et spon-
tanée. Illuminé, le spirituel n'a plus le pas chan-
celant. La qualité de sa joie correspond au degré
de sa spiritualisation. Dans une ressemblance
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 4 8
restaurée, il goûte la douceur de l'union avec
Dieu. Divinisant sa nature, la grâce le rend
« déiforme ».
Pour Guillaume de» Saint-Thierry, dont la pen-
sée est ici comparable à celle de son ami Ber-
nard de Clairvaux, si l'âme commence norma-
lement par méditer sur l'humanité du Christ,
elle ne doit pas s'attarder à cette considération
mais s'attacher au Verbe afin de passer du
terrestre au céleste. L'amour charnel n'est
qu'une étape vers l'amour spirituel.
Guillaume de Saint-Thierry décrit le rôle de l'Es-
prit-Saint dans l'unité d'esprit réalisée entre l'âme
et Dieu. Par une spéciale infusion de l'Esprit,
l'âme devient capable d'adhérer au divin et de
s'unir à lui : « Il y a une ressemblance qui est si
essentiellement parfaite qu'elle ne doit plus
s'appeler ressemblance mais unité d'esprit.
L'homme ne fait qu'un avec Dieu, un seul esprit,
non seulement par l'unité d'un même vouloir...
mais par l'incapacité de vouloir autre chose
[que Dieu]... La conscience bienheureuse se
trouve elle-même comme située au milieu de
l'étreinte et du baiser du Père et du Fils. Selon
un mode ineffable, inconcevable, l'homme de
Dieu mérite de devenir, non pas Dieu mais ce
qu'est Dieu, l'homme étant par l'effet de la
grâce ce qu'est Dieu en vertu de sa nature. »
Par cette unité réalisée, l'homme n'a pas d'autre
volonté que celle de Dieu, il aime comme Dieu
aime. L'infusion de la charité réalise dans
l'homme le même amour que Dieu éprouve pour
lui-même.
Dans l'état spirituel, l'âme contemple la gloire
de Dieu révélant sa face. L'homme acquiert
ainsi une nouvelle intelligence de Dieu. La foi
est toujours présente, mais elle est illuminée.
Après avoir purifié sa volonté et ses amours,
son intelligence et ses pensées, le progressant a
pu recevoir la connaissance des vérités révélées
par l'Écriture Sainte, il lui devient possible de
parvenir à la contemplation. Sa mémoire, sa rai-
1 4 9 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
son et son amour sont modifiés par la foi illu-
minée, ses différentes facultés se transfigurent.
Dans la connaissance mystique, les trois puis-
sances (mémoire, raison, volonté) devenues
amour sont privées de tout élément étranger.
Les images corporelles disparaissent et permet-
tent à l'être entièrement purifié de se livrer à la
seule contemplation. L'âme devenue image res-
semblante, c'est-à-dire parfaitement fidèle, re-
çoit le don de sagesse. Cette sagesse est per-
fection de la vie active qui, selon Guillaume,
comporte le raisonnable discernement des réa-
lités temporelles, l'exercice des vertus, l'usage
des dons naturels, l'emploi vertueux des arts.
La perfection de la vie contemplative exige la
mise en œuvre des vertus théologales. Seule, la
condition terrestre sépare l'âme de la vision plé-
nière de Dieu et de la charité parfaite : « Arri-
vée à ce point de perfection, l'âme n'est plus
divisée ni séparée du saint des saints et de la
béatitude supra-céleste que par le seul voile
du corps mortel. » Intérieurement, elle jouit de
la béatitude par la foi et par l'espérance, elle
sait ce que signifie la plénitude de l'amour, c'est
pourquoi elle accepte avec patience le temps
qu'il lui reste à vivre. Ainsi l'opposition entre la
nature humaine déchue et la nature restaurée
par la grâce est abrogée.
Dans son Commentaire sur le Cantique, Guil-
laume de Saint-Thierry décrit l'union de
l'Époux et de l'Épouse sous la forme d'une
méditation spontanée. Les sentiments affectifs,
la tendresse jaillissent de son âme contempla-
tive qui a besoin de chanter son amour. Le texte
de Guillaume présente de nombreuses affinités
avec celui de Bernard de Clairvaux.

INFLUENCE DE LA MYSTIQUE MONASTIQUE


LA NATURE — LE CHANT — L'ART
La mystique vécue dans les centres monas-
tiques, exposée par les moines écrivains, exer-
cera une profonde influence sur les différents
auteurs spirituels. En dépit des difficultés de
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 0
communications, les copies de manuscrits seront
transmises à travers toute l'Europe aux diffé-
rents monastères. Toutefois, cette mystique mo-
nastique ne se révèle pas uniquement dans
l'écriture, elle est présente dans la conception
de la nature, elle se déploie dans l'art, la mu-
sique, les romans de chevalerie.
Les moines ne sont pas étrangers à la beauté
de la nature. Les images qu'ils présentent sont
le plus souvent empruntées au « miroir de la
nature ». Ainsi, la pensée monastique donnera
une impulsion qui verra peu à peu son applica-
tion concrète chez les moines et les laïcs du
Moyen Age.
Pour découvrir la beauté divine et s'en appro-
cher, le moine utilise toutes les ressources que
la création met à sa disposition. La présence
de Dieu que le mystique recherche dans la
prière, il la découvre aussi dans la nature. Il
s'émerveille devant le miroir de beauté exaltant
la magnificence divine. Microcosme au sein du
macrocosme, il éprouve sa parenté avec l'uni-
vers, portant en lui les différents règnes allant
de l'homme au minéral. Tout est vivant, or tout
ce qui est pourvu d'existence est reflet divin.
C'est pourquoi les religieux contemplatifs — tels
les chartreux et cisterciens — s'installent dans
les montagnes ou au creux des vallées. La
nature qui entoure les solitaires leur parle en
silence de Dieu ; symbole des réalités spirituel-
les, elle achemine ceux qui la contemplent vers
la contemplation suprême; unifiée, la nature rap-
pelle à l'homme le sens de l'unité mystique dont
il doit conserver en lui la nostalgie ; elle évoque
sa démarche de pèlerin allant de la multiplicité
à l'unification de lui-même : unité du royaume
divin auquel chaque créature participe suivant
sa place dans la hiérarchie de la création. Les
lois de la nature, le mystique les éprouve en lui;
sous la forme d'un perfectionnement répondant
à sa propre structure, il saisit le rôle de l'ascèse
nécessaire pour provoquer en lui la saison des
fleurs et des fruits, c'est-à-dire de sa pleine
1 5 1 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
maturité. Il apprend la pauveté par la médita-
tion des fleurs des champs, et les oiseaux lui
enseignent la confiance en la Providence. Enfin,
il s'unit au concert de louange célébré par le
cosmos dont il perçoit l'écho dans les Psaumes.
Le resplendissement de la lumière, sa chaleur
et son efficacité, il les découvre grâce au soleil
et à son éblouissement ; la lune lui permet de
discerner la clarté qu'il reçoit quand il est jus-
tement orienté.

A certains instants, dans son monastère, le


moine n'a plus besoin de recourir aux « lumi-
naires du ciel », « le soleil ne brille plus pour lui
durant le jour, ni la lune durant la nuit» (Is.
XIII,10), car le Seigneur est devenu sa lumière.
Cette lumière, il la célèbre dans le chant litur-
gique, riche en prières, hymnes, séquences. Ces
mélodies composées à des époques différentes
manifestent l'amour de l'homme pour son Dieu.
Le chant permet à l'homme de prier en s'unissant
à la Beauté. Au VIII e siècle, âge d'or du chant gré-
gorien, monastères et cathédrales, sous l'in-
fluence du pape Grégoire le Grand (t 604),
adoptent cette expression musicale qui devient
un moyen d'unification religieuse. L'empereur
Charlemagne encourage son développement afin
que la tradition chantée à Rome s'étende sur
tout l'Empire. Le grégorien, fruit d'une lente
évolution et conjonction de coutumes natio-
nales diverses, peut sembler primitif à sa nais-
sance. Les chantres apprenaient « par cœur ».
Très vite le besoin d'un matériel de mémorisa-
tion se fit sentir. Apparaît alors le premier
essai de notation : un léger trait au-dessus
de la note indique la ligne mélodique. Cette
façon simple de signaler la modulation du son
engendra peu à peu le neume carré qui devien-
dra la pierre angulaire du chant grégorien. Le
neume placé au-dessus de la syllabe ou du
groupe de syllabes détermine l'endroit où le
chantre doit placer le son. L'accent mis sur la
note la sacralise. Le neume se charge du mystère
du mot sacré, mcludie et parole intimement
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 2

liées véhiculent ensemble la prière du chœur mo-


nastique. Le neume permet à l'âme un déploie-
ment d'amour, la voix retenue avec pudeur, loin
de chercher à dominer, se fond dans une mys-
térieure allégresse et le chœur réalise l'unité.
C'est principalement dans le milieu monastique
que le chant est exécuté dans toutes ses normes
harmoniques. Moines et chanoines chargés de
l'office divin, la Laus Dei, manifestent par le
chant l'émotion spirituelle du cœur que pro-
voquent les textes scripturaires. Par ce chant
l'esprit s'élève jusqu'aux régions inaccessibles
du mystère. L'être participe ainsi selon la ri-
chesse de sa sensibilité et de son émotion pro-
fonde à la recherche du Beau, condition essen-
tielle de l'ascension mystique.

Le moine, entraîné et porté par le chant,


« voit » sa prière monter vers les hautes voûtes
de l'église qui la retiennent et la lui rendent
ert un mystérieux écho ; ce ciel de pierre sym-
bolise le céleste vers lequel il oriente constam-
ment son regard. Sept fois le jour, son amour le
ramène au chœur pour la psalmodie de l'office
divin : l'opus Dei. Le rythme des temps litur-
giques le plonge dans la tristesse, la joie et
l'espérance. Il éprouve une austère gravité par
sa condition de pèlerin dans cette « vallée de
larmes » que provoque l'absence du Bien-Aimé.
Il exulte lors des grandes fêtes qui lui rappellent
sa vocation angélique. Chaque heure canoniale
suivant son mode établit une atmosphère spiri-
tuelle particulière. Le chant des psaumes tout
de sérénité et de sobriété devient „une mélopée
incantatoire. Le secours de Dieu est sans cesse
invoqué. Le moine, homme du combat spirituel,
médite et rumine la parole divine qui imprègne
son esprit et sa chair. Le chant rend plus douce
cette appropriation du mystère révélé que le
moine redécouvre sous l'écorce de la lettre.
Quand le neume se prolonge sur les mots es-
sentiels, sa voix devient ailée pour tracer lés
volutes ascendantes et descendantes des tons et
demi-tons. Dans la mélodie psalmique la finale
153 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
retient son attention, coupant la monotonie qui
pourrait résulter d'une récitation s'exprimant
sur un clavier réduit.
Au cours du chant le moine accomplit des
gestes de prière rythmant la psalmodie : les
mains se joignent, les corps s'inclinent en de
profondes prostrations, s'agenouillent ou se
lèvent. Celui qui entonne, par respect pour la
louange divine, conserve la station droite. Pen-
dant la psalmodie des offices le moine
peut prendre un léger repos en utilisant la
« miséricorde », qui sans lui donner le confort
de la stalle lui permet un « repos éveillé » ; sa
tension demeure, il ne s'installe point, il n'est
pas somnolent ; l'inconfort lui rappelle sa con-
dition d'exilé. L'habit dont il est revêtu l'isole
du monde extérieur tandis que le capuchon —
véritable petite cellule — lui donne à chaque
instant la possibilité de s'isoler, de garder ses
yeux de toute curiosité. La couronne de cheveux
qui entoure son crâne rasé en signe de soumis-
sion, symbolise le soleil auquel il aspire, image
de l'éternelle lumière. Bénédictins, chartreux et
cisterciens propageront ce chant. Sobre chez les
chartreux, enrichi par les bénédictins, le grégo-
rien retrouvera avec les cisterciens sa simplicité
primitive exempte de toute fioriture.
Le chant cistercien est à l'image des abbayes
dont ils seront les architectes. Le temple dans
lequel le moine chante est mystère en tant que
lieu de la transmutation. L'homme charnel se
transforme entre ces pierres en homme spiri-
tuel. Chaque jour le moine assiste aux Mystères.
Il ne contemple qu'une matière terrestre voilant
l'éternité divine.
L'enseignement de Dieu et de la nature, les
moines comme les laïcs peuvent le déchiffrer
sur la pierre des églises romanes qui lui présen-
tent les personnages de l'Ancien et du Nouveau
Testament entourés de tous les éléments de la
création : animaux, plantes, air, feu et eau. Le
temple de pierre est à l'image de l'homme qui
1 5 3 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

retient son attention, coupant la monotonie qui


pourrait résulter d'une récitation s'exprimant
sur un clavier réduit.
Au cours du chant le moine accomplit des
gestes de prière rythmant la psalmodie : les
mains se joignent, les corps s'inclinent en de
profondes prostrations, s'agenouillent ou se
lèvent. Celui qui entonne, par respect pour la
louange divine, conserve la station droite. Pen-
dant la psalmodie des offices le moine
peut prendre un léger repos en utilisant la
« miséricorde », qui sans lui donner le confort
de la stalle lui permet un « repos éveillé » ; sa
tension demeure, il ne s'installe point, il n'est
pas somnolent ; l'inconfort lui rappelle sa con-
dition d'exilé. L'habit dont il est revêtu l'isole
du monde extérieur tandis que le capuchon —
véritable petite cellule — lui donne à chaque
instant la possibilité de s'isoler, de garder ses
yeux de toute curiosité. La couronne de cheveux
qui entoure son crâne rasé en signe de soumis-
sion, symbolise le soleil auquel il aspire, image
de l'éternelle lumière. Bénédictins, chartreux et
cisterciens propageront ce chant. Sobre chez les
chartreux, enrichi par les bénédictins, le grégo-
rien retrouvera avec les cisterciens sa simplicité
primitive exempte de toute fioriture.

Le chant cistercien est à l'image des abbayes


dont ils seront les architectes. Le temple dans
lequel le moine chante est mystère en tant que
lieu de la transmutation. L'homme charnel se
transforme entre ces pierres en homme spiri-
tuel. Chaque jour le moine assiste aux Mystères.
Il ne contemple qu'une matière terrestre voilant
l'éternité divine.
L'enseignement de Dieu et de la nature, les
moines comme les laïcs peuvent le déchiffrer
sur la pierre des églises romanes qui lui présen-
tent les personnages de l'Ancien et du Nouveau
Testament entourés de tous les éléments de la
création : animaux, plantes, air, feu et eau. Le
temple de pierre est à l'image de l'homme qui
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 4

est lui-même le plus parfait des temples. Il réca-


pitule toute la création, et les Personnes trini-
taires oeuvrent en lui d'une façon plus prégnante
encore que dans l'église bâtie par des mains
d'hommes. L'autel où s'opère le mystère est le
symbole de son propre cœur. Le temple, qu'il
soit nu ou orné, sacralise l'homme, l'harmonise
et l'exhorte à la perfection, lui rappelant sa
vocation, son passage du terrestre au céleste,
l'intériorisant pour le conduire au seuil du mys-
tère.
Dans l'église la nef symbolise le vaisseau qui
achemine le moine vers la contemplation en lui
rappelant sa condition de nomade, d'itinérant
vers Dieu. Son ornementation, ses vitraux et
ses fresques lui remémorent l'invisible dans la
prière. Image de la Cité de Dieu, l'église de
pierre contient le temple céleste. Le Christ, les
anges, les saints y sont présents, la psalmodie
les appelle. Le Christ en Gloire des portails
romans reçoit le fidèle sur le seuil. Les moines
assemblés en un chœur comparable aux chœurs
angéliques donnent au lieu de la prière sa signi-
fication. Le temple de pierre, refuge provisoire,
abrite les amis de Dieu et devient leur demeure.
Les formes géométriques possèdent aussi leur
sens mystique, le carré exprime le temps, le
cercle l'éternité. L'obscurité de la nef romane
recueille l'homme et l'apaise en l'arrachant à
l'extériorité. L'homme saisit le sens de son
propre mystère : il assume le cosmos dont il
est l'image. La nature, le chant, la pierre sont
autant de voies qui le conduisent dans son es-
pace intérieur où se célèbrent les noces mys-
tiques de l'ombre et de la lumière, de l'homme
et de Dieu.

La mystique du Saint Graal


La mystique ne se trouve pas seulement dans
les monastères, dans l'art roman, dans la litur-
gie et les gestes de prière, elle se déploie de
façon subtile dans les romans arthuriens et tout
spécialement avec la Queste du saint Graal.
1 5 5 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
L'ouvrage inachevé de Chrétien de Troyes, inter-
prété et commenté durant tout le Moyen Age est
un texte initiatique introduisant au cœur même
du mystère de la grâce divine.
Dans un château situé en Grande-Bretagne se
trouve un vieux roi souffrant d'un mal étrange.
Il n'est pas en danger de mort, mais son mal est
sans guérison. Autour de lui la nature est
affectée par une épreuve identique : tout semble
paralysé, pétrifié. Les arbres sont privés de
fruits, les eaux de poissons ; le blé ne pousse
pas et les femelles sont incapables d'enfanter.
La vie est en quelque sorte suspendue ; un mal-
heur indéfinissable plane, évoquant une terrible
malédiction. Traverser les terres arides, parve-
nir au château n'est pas une démarche aisée,
celui qui s'y aventure rencontre des dangers
multiples, des périls menacent son existence. Le
soi endeuillé et le vieux roi malade attendent
leur libérateur. Mais ce dernier, après avoir
franchi tous les obstacles, devra poser la ques-
tion « juste » en découvrant le vase sacré, le
Graal. Des chevaliers audacieux parviennent à
pénétrer dans le château, ils sont éconduits.
Leur échec provient de leur préparation insuf-
fisante. Ils manquent de pureté, éprouvent à
leur propre égard une confiance trop grande ;
leur errance — celle de leur cœur ou de leur
imagination, produite encore par l'aspect char-
nel de leurs désirs — les rend inaptes à con-
templer le Graal, le vase précieux de la sainte
Cène dans lequel Joseph d'Arimathie aurait re-
cueilli le sang du Christ coulant de ses plaies
lors de la crucifixion. Suivant les récits, le
Graal est porté par une jeune fille ou, privé de
support, il apparaît dans les airs. Près du vase
se trouve la lance, celle de Longin qui perça le
flanc du Christ. Nul ne peut voir ce vase sans
être préparé à le contempler, sans éprouver en
lui-même le sentiment de son indignité. Plus
encore, une certaine parenté est requise, tel
l'œil incapable de s'orienter vers le soleil tant
qu'il n'est pas entraîné à fixer la lumière en
prenant conscience de sa parenté avec elle.
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 5 6
Le chevalier magnifique, le héros admis à
contempler le saint vase, sera Galaad le simple,
le parfait. Il est à la fois mesure et innocence,
harmonie et beauté, la qualité de son âme rend
lumineux son visage. Un ermite a précisé le
sens du Graal en disant qu'il était « sainte
chose ». Dans les légendes, l'ermite désigne celui
qui sait, qui possède la connaissance, car il a
tout quitté par amour de la vérité. L'ermite dira
à Hestor que le saint Graal désigne la grâce de
l'Esprit-Saint.
La grâce est amour, elle n'est pas Dieu mais
elle provient de lui : Dieu est amour. Galaad
devra passer par une série d'épreuves avant
d'être admis. Il est vierge, totalement vierge,
de cette virginité comprenant aussi le cœur et
l'esprit. Entièrement tendu vers la conquête du
Graal, aucun autre souhait ne le hante ; unifié
en lui-même, il n'appartient plus au monde de
la dualité ; sa pureté le rend invincible.
Chaque personnage est présenté avec son
poids charnel et sa recherche. Ces chevaliers di-
vers représentent les états intérieurs de chaque
homme qui est multiple en lui-même avant de
parvenir à l'unité et à la déification. Lancelot
distrait de la queste par la reine Guenièvre sera
vaincu ; lucide il comprendra la cause de son
infortune. Bohort est chaste ; imparfait, il appa-
raît toujours tenté, la grâce lui fait éviter de
tomber dans les pièges constamment tendus
sous ses pas. Grâce à un ermite, il a compris
que le cœur est comparable au gouvernail d'un
navire, d'où la nécessité de veiller constamment
sur lui. Gauvain est un chevalier valeureux, il
échouera car il fait confiance à lui-même et
néglige la grâce. Perceval est vierge, cependant
il a été proche de perdre cette pureté, nécessaire
pour percevoir le Graal ; toutefois tel Galaad et
Bohort il pourra atteindre l'extase mystique.
Galaad le parfait est fils de Lancelot l'imparfait,
car la toute puissance de la grâce peut modifier
l'homme, ainsi l'amour humain peut se muer en
.amour divin.
1 5 7 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
•Dans l'homme le «vouloir» et le «pouvoir»
s'affrontent, seule la grâce peut supprimer
l'écartèlement qui déchire l'homme, et rendre sa
volonté capable de se mouvoir, sans pour au-
tant supprimer sa liberté. Au contraire, la grâce
permet une liberté plus grande. Tout se passe un
jour de Pentecôte, dans un palais dont les portes
et fenêtres sont closes, un vieillard cependant
pénètre dans la salle où les chevaliers sont réu-
nis ; s'adressant à eux, il leur dit : « La paix soit
avec vous. » Ainsi la « Queste » évoque l'évan-
gile de Jean (XX,19) : les disciples sont enfer-
més dans une salle et le Christ se présente au
milieu d'eux, disant la mêrfie parole de paix que
le vieillard, et ce souhait les remplit de joie.
L'Esprit rend capable de scruter les profon-
deurs de Dieu (I Cor. 11,9-10), ainsi Galaad ani-
mé par la grâce du Saint-Esprit recevra une
réponse à son amour : il pourra contempler le
Graal, les secrets divins. Les sens extérieurs
n'agissent plus, seuls les sens intérieurs sont
actifs. En cette fête de l'Esprit-Saint, le Christ
ressuscité est présent par l'Eucharistie sous la
forme d'une hostie. La légende du Saint Graal
est une recherche de la grâce, c'est elle qui
donne accès au profond mystère de la lumière
divine. La beauté de ce texte relève de sa subti-
lité et de la parfaite délicatesse des sentiments
exposés. Il ne saurait s'agir d'un plaidoyer en
faveur de la perfection spirituelle, ou d'un texte
chargé d'emprunts à différents auteurs, fruit
d'une savante compilation. Toute l'histoire se
déroule sous le mode d'un conte oriental, chaque
auditeur saisit le mystère suivant la qualité de
son attention et de sa capacité réceptive. Le
moindre incident possède son importance en
raison des valeurs qu'il recèle. La démarche pro-
posée est un « queste » que seul l'amant du
divin peut commencer et poursuivre. Cette
« queste » est une aventure périlleuse, une con-
quête monopolisant les énergies de l'être. Elle
n'est pas seulement victoire de l'esprit sur la
chair, elle contient une densité cosmique. Quand
l'homme tendu vers le Christ et mû par l'Esprit
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 166
est conduit au Dieu caché, il parvient par
grâce au coeur du mystère divin ; la nature,
auparavant paralysée dans son ascension par
le péché d'origine, se trouve soudain libérée.
Faire son salut, c'est apporter au cosmos sa
libération. Galaad, le mystique, collabore à la
rédemption du Christ en devenant lui-même
rédempteur. La grâce de l'Esprit-Saint féconde
l'intelligence et le cœur de l'amant de la
lumière ; à travers lui, elle éclaire toute la
création.
La légende du Saint Graal est un texte aussi
mystique que le commentaire de Bernard de
Clairvaux sur le Cantique des Cantiques. Il s'en
inspire d'ailleurs comme l'a montré Etienne
Gilson dans sa magnifique étude sur le Graal.
Cette légende est une explication initiatique de
la théologie mystique cistercienne reposant sur
l'Écriture Sainte. Elle s'adresse aux chevaliers,
c'est-à-dire à ceux qui ont revêtu ces armes de
lumière dont parle l'apôtre Paul ; par l'im-
portance donnée à la lumière elle s'insère dans
l'enseignement présenté par Jean dans son évan-
gile. Le vase sacré désigne le cœur de l'homme
en lequel s'opère la transmutation alchimique
par laquelle le terrestre devient céleste. La
queste du Saint Graal concerne la nouvelle che-
valerie destinée à contempler les « spirituelles
choses », les secrets de Notre Seigneur que
« cœur mortel ne pourrait imaginer ni langue
d'homme terrien prononcer ».
Au Moyen Age le rapport entre l'homme et la
transcendance s'établit dans un climat de foi,
les preuves concernant l'existence de Dieu ne
peuvent encore retenir l'attention ; il n'est point
non plus de méthode apologétique. Augustin
avait posé le problème de l'incroyance ; pour les
auteurs chartreux et cisterciens une semblable
question serait entièrement privée de significa-
tion. La conversion est moins une adhésion au
christianisme que le retournement du cœur. Sa
manifestation parfaite exige d'ailleurs l'entrée
dans un monastère ; le quitter pour une abbaye
1 5 9 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

d'observance plus sévère est encore une façon


de fuir le siècle et de se convertir.

POSITION DE LA MYSTIQUE DITE «HERETIQUE»

En marge de la mystique appartenant au mo-


nachisme et sans lui être pour autant opposée,
il conviendrait d'évoquer la mystique dite
« hérétique ».

Les fondations religieuses sont fidèles à


l'Église tout en présentant leur autonomie. Il
n'en est pas de même des hommes appelés
« hérétiques », vivant groupés ou solitaires,
exerçant eux aussi une propagande conforme à
leurs convictions. Ce n'est pas par agressivité
qu'ils s'élèvent contre l'Église ; le plus souvent
assoiffés d'absolu, celle-ci les choque par son
comportement, son goût de la puissance, les
privilèges qu'elle octroie au mépris de la jus-
tice, les distinctions qu'elle opère parmi les
hommes et sa dureté envers ceux qui ne jouis-
sent point de ses faveurs. Ces « hérétiques »
sont le plus souvent animés par un idéal : désir
de réforme, goût positif pour la pauvreté. Cer-
tains présentent des idées extravagantes, d'au-
tres apparaissent plus mesurés. Les hérésies ont
leur mystique ; celle-ci apparaît difficile à con-
naître car les documents conservés à leur pro-
pos émanent presque toujours de leurs adver-
saires. Bogomiles, Cathares, Vaudois, Humiliés,
Frères du Libre Esprit, pour ne citer que ces
différents noms, offrent à leurs adeptes une
doctrine mystique. Toutefois, le cas est sem-
blable pour les écoles monastiques, une collec-
tivité n'est jamais mystique à proprement par-
ler, seul l'individu en tant que tel peut avoir une
expérience intérieure, c'est pourquoi il est seu-
lement possible à l'égard des groupements de
présenter quelques indications favorisant un
certain type de dimension spirituelle. Toute re-
cherche rigoureuse risque de tomber dans des
excès et surtout de susciter des jalousies ; on
condamne volontiers ce qui échappe à la pru-
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 0
dence humaine. La pauvreté, prise dans son sens
rigoureux évangélique, refuse non seulement la
possession individuelle mais aussi la richesse
collective. Or, durant le Moyen Age les ordres
religieux recevaient des dons importants de
terre, et régissaient de vastes domaines, qu'ils
travaillaient ou laissaient en jachère ; de toute
manière ces terrains protégeaient leur retraite
et servaient ainsi à les isoler. Parfois, les moines
ne voyaient pas sans inquiétude des laïcs reven-
diquer une plus grande pauvreté, une simplicité
plus absolue que leur propre dépouillement ma-
tériel. De nombreux hérétiques ont versé leur
sang en témoignage de leur doctrine ; les mou-
vements dits « hérétiques » ont eu leurs martyrs.

Dénoncés, arrêtés, torturés, incarcérés pendant


une durée souvent fort longue, ils mouraient
dans les flammes d'un bûcher. Les plus faibles
acceptaient d'abjurer et de livrer les noms de
leurs coreligionnaires, la plupart d'entre eux
acceptaient l'épreuve de la mort par fidélité à
leur foi. On comprend l'inquiétude de l'Église
devant des hommes qu'elle jugeait dangereux.
L'unité religieuse garantissait l'unité sociale et
politique, on pourrait dire qu'elle en était le
fondement. D'ailleurs l'Église n'a rien innové à
cet égard, elle n'a fait que reprendre à son
compte des attitudes anciennes. Quand le culte
du Soleil rassemblait les sujets de César, les
chrétiens furent martyrisés comme infidèles à
la religion officielle. Il faut nécessairement
beaucoup de maturité à une religion pour éprou-
ver le respect des consciences se manifestant
dans la liberté. Au Moyen Age la société chré-
tienne est une, tolérer des hérétiques, c'est ris-
quer la contagion d'éléments perturbateurs.
D'où la réaction totalitaire qu'un tel péril pro-
voque. En terre chrétienne médiévale, l'héré-
tique occupe une place spéciale, toute différente
de celle des juifs ou des musulmans auxquels le
terme d'hérétiques ne saurait s'appliquer.
« L'hérétique » n'est pas un étranger pour la
communauté chrétienne, il apparaît comme un
1 6 1 ' I.A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

faux-frère, sinon dans l'esprit du moins dans


la lettre. Le jour où il deviendra possible de
mieux connaître la mystique hérétique, par les
documents qui lui appartiennent et sans recou-
rir à ceux de ses adversaires qui sont forcé-
ment tendancieux, peut-être sera-t-on surpris par
l'intégrité de leur vie spirituelle et de leur au-
dace dans la foi.
mystique cathare
Parmi les divers mouvements appelés « héré-
tiques », la mystique cathare présente une in-
contestable originalité. Elle est difficile à sai-
sir en raison de ses antinomies. Tout est para-
doxe non seulement dans les Écritures sacrées,
mais dans les textes d'ordre initiatique. Le
mouvement cathare a toujours suscité, hier
comme aujourd'hui, une grande irritation chez
ses adversaires et un fanatisme parmi ses par-
tisans. Les travaux récents (Bru, Dondaine,
Faure, Puech, Vaillant et Thouzellier) et tout
particulièrement ceux de René Nelli permettent
d'avoir une vision du catharisme sans céder
pour autant aux fantaisies de l'abondante litté-
rature qu'il ne cesse de susciter.

Le catharisme doit être en grande partie con-


sidéré comme un mouvement néo-manichéen ;
toutefois, on ne saurait le réduire au manichéis-
me ancien, il draine des influences diverses sur-
tout d'origine gnostique et c'est par cet aspect
gnostique qu'il présente des éléments mysti-
ques. Son rattachement au bogomilisme, actuel-
lement certain, évoque aussi l'ancien mani-
chéisme par le truchement fort probable de
l'hérésie paulicienne.
Quand on parle du catharisme on évoque
presque toujours la rigueur d'un système dua-
liste opposant le Bien au Mal. Il ne faut pas
oublier que pour les Cathares le dualisme ap-
partient à la matière, donc à la création, au
monde du Mélange. Dieu n'est que bonté im-
muable, excluant toute relativité, le mal lui est
totalement étranger; le Bien appartient à l'Être
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 2

et le Mal au non-être, l'un est perfection et


l'autre imperfection, les deux principes ne doi-
vent pas être placés face à face car ils sont essen-
tiellement inégaux. Plus encore, René Nelli a
parfaitement posé ce problème des deux prin-
cipes en écrivant : « Le mauvais principe... en
lui-même... n'est pas : il n'est que pour ceux qui
croient qu'il est quelque chose, c'est-à-dire pour
les êtres partiellement anéantis... Il est l'absur-
dité même et le mensonge. Il ne peut apparaître
que temporellement : en tant que manifesté, il
doit finir un jour. Toutes les âmes sont appe-
lées à vaincre le mal et à faire retour au Bien,
c'est-à-dire à Dieu. La matière n'est pas mau-
vaise en soi, elle désigne « le plus bas degré de
l'émanation », et par là même attire le démon
qui appartient au mal de la même manière que
les ténèbres et les vices. L'office du démon est
d'attirer vers le néant, donc de tenter de
néantiser ; lui échapper, s'en séparer, c'est aller
vers l'être, la bonté, l'immuable, l'éternité. Suc-
comber au démon, faire le mal c'est aussi re-
fuser la liberté et lui préférer l'esclavage. « Pour
les dualistes absoflus, être bon, c'est suivre sa
nature, et les bons sont « libres » quand ils
ne peuvent faire que le bien. » 2 La grâce divine
lève l'obstacle dressé par le démon, c'est elle
qui empêche l'homme d'être pris dans les pièges
que le démon lui tend. Le libre arbitre est pour
les cathares une conséquence du péché, il appar-
tient au monde du Mélange ; le parfait peut
s'en affranchir par son adhésion totale au
Bien. La libération se poursuit et s'obtient au
cours de vies successives en raison des multi-
ples expériences qu'il lui faut nécessairement
traverser.
La mystique cathare repose sur la recherche
de l'unité. Cette unité se réalise dans l'être inté-
riorisé, elle exige une ascèse rigoureuse, elle
comporte des étapes dont la plus parfaite est
le troisième et dernier degré : le consolamen-
tum. La perfection suppose l'androgynat, le
retour à l'état primitif d'Adam décrit dans le
premier récit de la Genèse. La séparation entre
1 6 3 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE
Adam et Ève introduit une division, désormais
les deux partenaires se tiennent dans une oppo-
sition chargée à la fois d'inimitié et d'amour
qui affectent le corps et les parties inférieures
de l'âme. Refuser le mariage et la procréation
n'est pas comme on l'a cru un refus de l'exis-
tence ; il faut plutôt considérer en la doctrine
cathare vécue par les parfaits une tentative vers
l'unité, au sens où l'apôtre Paul dira dans son
épître aux Galates (111,28) qu'« il n'y a plus
ni juif ni grec ; il n'y a plus ni esclave ni
homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme »,
pour ceux qui ont revêtu le Christ. L'homme ne
cesse d'osciller entre l'être et le néant, entre
l'unité et la dualité, son choix est voie de salut
ou de perte ; ce salut, il le hâte ou le retarde
suivant ses options.

Pour saisir le fond mystique du catharisme


il est nécessaire de rappeler les principes fonda-
mentaux de la gnose, non pas celle de Valentin
ou de Basilide, mais la gnose éternelle, dont on
trouvera les éléments les plus constitutifs chez,
par exemple, Maître Eckhart et Boehme. Il
convient de distinguer — sans pour autant
opposer — le corps physique du corps subtil,
l'un est condamné à périr, l'autre se construit
durant l'existence et la mort physique ne sau-
rait l'altérer. La différenciation entre I'« épais »
et le « subtil » est ici nécessaire ; est « épais »
ce qui concerne le corps et les parties inférieu-
res de l'âme, est « subtil » ce qui relève de la
fine pointe de l'âme, c'est-à-dire de l'esprit. Ce
qui alimente le corps physique, par exemple la
sexualité et la gourmandise, n'est mauvais que
dans la mesure où cette alimentation du coips
physique tend à le fortifier et à lui donner une
plus grande exigence. Procréer — pour les
cathares — ne convient pas aux parfaits, car
former des corps appartient à la dualité, à ce
qui est fragmentaire et passager. Refuser l'en-
fantement physique n'est donc valable que dans
la mesure où la totalité de l'être se veut or-
donnée au service de l'esprit. L'énergie sexuelle
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE / 1 6 4

sera utilisée à d'autres fins, comme d'une


façon analogue, le refus de la vie mondaine et
de sa projection extérieure permet d'intérioriser
des énergies non répandues au-dehors. Cette
théorie qui a suscité tant d'indignation rejoint
celle des ascètes de toutes les traditions, qu'il
s'agisse des thérapeutes de Philon, des Yogis,
des moines du bouddhisme Zen ou des moines
chrétiens.
Le retour à l'état originel poursuivi par les
cathares se retrouve chez tous les mystiques; il
s'agit de réintégrer, même avant la mort, et
dans la mesure du possible, l'état céleste. Le
ciel et l'enfer sont dans l'homme, ils appartien-
nent en quelque sorte à sa structure. Le thème
de la lumière céleste, si important dans la
mystique chrétienne orientale et dans le sou-
fisme, se retrouve dans le catharisme. Ce qui
est pur appartient à la lumière, ce qui est im-
pur est engendré par les ténèbres, c'est-à-dire
par le démoniaque : Dieu est lumière et le
démon est ténèbres. Qu'il s'agisse dans le catha-
risme du dualisme absolu ou du dualisme mi-
tigé, toute dualité engendre le ténébreux, le
mal ; le lumineux est le bien, l'éternité, l'unité.

Dès le Xe siècle, il semble possible de discer-


ner en Bulgarie les premiers signes du bogo-
milisme qui gagnera l'Italie et la France au
XI e siècle ; ce mouvement fera durant le Moyen
Age de nombreux adeptes. Il est bien évident
que peu d'hommes seront de parfaits cathares,
de la même manière d'ailleurs qu'il existe peu
de parfaits chrétiens, et moins encore de véri-
tables mystiques parmi les uns et les autres
groupes.
On comprend, sans pour autant la justifier
dans ses sanglantes répressions, l'attitude de
l'Église à l'égard du catharisme. L'Église a
toujours été effrayée par la gnose, car celle-ci
contient en elle-même les principes d'une Église
universelle déliée de l'Église romaine en tant
qu'institution. La gnose ne peut accepter l'Église
1 6 5 ' I . A MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE

qu'au niveau pneumatique. L'Église cléricale,


autoritaire, devait pour sa sauvegarde adopter
un système, donc éliminer ceux qui s'en déta-
chent par leur choix, leur exigence intérieure ou
leur propre misère. L'Église cléricale s'est tou-
jours opposée à l'Église pneumatique. Cette
dernière désigne essentiellement l'Église inté-
rieure qui appartient à la métahistoire. La doc-
trine cathare et sa mystique seront combattues
par l'Église qui verra en elles un danger pour
sa propre unité. Les motifs politiques ne furent
pas absents de l'attitude de l'Église ; en massa-
crant les cathares elle fortifiait le pouvoir de la
dynastie capétienne.
J.-P. RENNETEAU

L'ECOLE CATHEDRALE
SAINT-VICTOR
En marge de la vie monastique

TJ N des centres mystiques les plus actifs du


XII e siècle fut l'abbaye parisienne de Saint-
Victor. Composée de chanoines augustins, cette
école spirituelle, fondée en 1108 par Guillaume
de Champeaux, abrita deux grands mystiques :
Hugues de Saint-Victor et Richard de Saint-
Victor. L'originalité de cette école de chanoines
réguliers observant la règle d'Augustin est d'être
ouverte à la fois aux études profanes et sacrées.
Hugues de Saint-Victor ft 1141)
Hugues appelé parfois « le nouvel Augustin »
donna à cette école son statut intellectuel et
spirituel. Il attache une grande importance au
savoir. Sa position qui reprend celle des maîtres
de l'École de Chartres consiste à tout appren-
dre, à ensuite constater que rien n'est inutile. Un
tel programme intellectuel ne s'oppose nullement
à la mystique. Cependant Hugues n'est pas
aveugle et sait que l'intellectualité présente un
grand risque : celui de la distraction. L'esprit
qui se penche s u r les choses intellectuelles
peut perdre l'essentiel qui est cette vacance in-
térieure nécessaire à la contemplation. Né en
Saxe, c'est dans ce pays qu'il reçut une solide
formation intellectuelle, profane et théologique.
Ses connaissances passent de la philosophie
aux sciences et arts, ces bases de la théologie.
Il écrit sur tous les sujets. Son ouvrage le Didas.
calicon présente l'art de se cultiver, il y retrace
en conseils sa propre expérience en ce domaine.
Commentateur des textes de l'Écriture, auteur
d'un traité sur les Sacrements (De Sacramentis)
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 167

Hugues écrit aussi des opuscules spirituels et


en particulier un opuscule sur la Sagesse du
Christ. On ne trouve pas dans sa pensée cette
opposition presque systématique à l'égard du
« siècle » alors très courante chez de nombreux
moines de la même époque. Il semble privé de
toute parenté d'esprit avec la mystique des
Pères du Désert. Ses sources sont essentielle-
ment l'Écriture qu'il consulte et étudie dans
le texte latin, n'ayant crainte d'utiliser au
besoin les écoles juives du Nord de la France.
L'Écriture règle sa vie et sa pensée. Les Pères
de l'Église nourrissent aussi sa pensée. L'auteur
qui se détache avec le plus de relief est Augustin
dans la doctrine duquel s'inscrit Hugues. Le
Pseudo-Denys, Jérôme, Cassien, Grégoire le
Grand lui fournissent de nombreux éléments
de sa spiritualité. L'antiquité latine exerce suf
la formation de sa pensée une notable influence,
et par l'intermédiaire de Macrobe il reçoit la
pensée platonicienne. Hugues, homme d'école,
connaît surtout ses maîtres directs. Raban Maur,
Bède le Vénérable, Yves de Chartres, Jean Scot
Érigène l'ont fortement marqué. Au point de
vue théologique et mystique, il s'inspire de
Bernard de Clairvaux.
Les novices qui entrent à Saint-Victor ne
viennent pas s'instruire des arts libéraux, mais
bien accomplir la conversio, la réforme des
mœurs nécessaire à l'apprentissage de la vie
contemplative. Dans ses conseils spirituels,
Hugues se révèle un grand mystique. Philosophe
et scientifique, profondément « intellectualisé »
il enseigne comment il convient de lire l'Écriture
et l'art de la méditer. Mystique instruit et sou-
cieux de tourner son savoir en contemplation,
il va établir une doctrine hiérarchisée. La lec-
ture, la méditation débouchent dans la prière,
laquelle s'épanouit enfin en contemplation ; « re-
cueillant en quelque sorte le fruit de ce qui
précède, on goûte en cette vie même qu'elle
sera un jour la récompense des bonnes œuvres ».
Cette récompense sera la joie éternélle dans
l'amour divin. Aussi le méditant est-il convié à
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 6 8

se mettre en garde contre deux pièges qui


risquent de faire avorter son désir : l'amertume
et la dissipation de l'esprit. La pensée d'Hugues
s'ordonne au mystère divin, afin que toute re-
cherche spéculative aboutisse à la formation de
l'homme intérieur, seul capable de percevoir
Dieu. Cette attention donnée à l'intériorité est
sans cesse présente dans les traités d'Hugues, le
discernement des pensées et actes préside à
toute recherche mystique. C'est avec une luci-
dité sans cesse accrue que s'accomplit la dé-
marche spirituelle proposée par le Victorin.
L'homme qui médite doit toujours avoir en vue
la métaphore de l'œil, si fréquente dans les
traités médiévaûx. L'œil de la chair s'arrête à
la surface des choses, l'œil du cœur est plus
profond, mais il lui est impossible de pénétrer
au dedans du cœur, lui-même il erre dans l'ex-
tériorité et l'incompréhension et ne voit que la
lettre. Seul, l'œil de Dieu peut discerner. L'hom-
me doit l'acquérir. L'œil de Dieu voit l'intérieur
comme l'extérieur, la lettre comme l'esprit, pour
lui rien n'est voilé. Le regard de Dieu pénètre
les intentions dont les sens profonds échappent
à l'homme ordinaire.

De même la parole de Dieu sera atteinte


intérieurement ou extérieurement. L'homme
veut converser avec Dieu, pour le faire il
s'adresse au Christ intermédiaire entre l'âme
et le Père céleste. Le lien qui unit l'homme
à Dieu est un lien d'amour. L'homme le dé-
couvre dans la contemplation. Pour décrire cet
acte qui dépasse la philosophie, il utilise la
triade : meditatio - speculatio - contemplatio.
L'âme préparée et soulevée dans le feu pur et
sans fumée s'approche de la vision de la vérité
dans une admirable douceur faite de joie et de
suavité. Il s'agit ici d'un véritable rapt de l'âme
attirée dans l'être divin. Hugues décrit ainsi ce
phénomène : « Comme si, dit l'âme, j'étais enle-
vée à moi-même et emportée je ne sais où.
Subitement je suis toute nouvelle et toute trans-
formée. » Ravie dans la beauté, l'âme reçoit la
visite de son bien-aimé et monte au-dessus
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 169

d'elle : « Monte au-dessus de toi et viens à moi. »


Hugues fait une grande place à l'amour. La
connaissance précède l'amour, mais une fois
que celui-ci est découvert il fait taire la con-
naissance. L'amour donc est connaissance trans-
cendée. Il va plus loin que la simple connais-
sance rationnelle; alors que la science approche
le mystère, l'amour, lui, le pénètre. Dans son
De contemplatione, Hugues n'hésite pas à dire
qu'elle est l'union entre le ciel et la terre. Là
aussi il divise l'ascension pour parvenir à la
vision de Dieu; celle-ci cependant n'a pas lieu
dans le face à face mais dans le « rayon de la
contemplation», cette lumière, soleil divin qui
vient de la face de Dieu. La vision de Dieu est
donc possible par l'illumination. Le Dieu est
présent mais caché, visible mais invisible. L'âme
en a l'expérience indirecte par la quiétude qui
lui est accordée.

Reprenant une image spatiale, Hugues


dira en plusieurs endroits de son œuvre que
•la course de l'âme, à l'image de la course du
stade, est provoquée par l'amour-désir tendu
vers la présence goûtée dans le repos. Trois mo-
biles poussent le désir : Dieu, le prochain, le
monde. L'important pour celui qui entreprend
l'œuvre mystique est de se tenir en Dieu, de se
diriger vers Dieu et de partir de Dieu pour
aborder le prochain. L'homme doit ainsi s'élever
vers le créateur puis redescendre vers les créa-
tures et non le contraire. L'homme dans la
pensée du Victorin n'a pas à se détourner du
monde. La considération du temporel procure
un désir de stabilité, le choc ressenti par l'im-
permanence achemine vers le permanent. La
nature est remplie de signes qui sont autant
d'appels vers la Divinité dont ils évoquent la
présence.

Hugues de Saint-Victor donne une grande


importance à l'Esprit-Saint. Son traité De
septem donis Spiritus Sancti fut durant long-
temps attribué à Bernard de Clairvaux. Pour
Hugues le principe divin est unique mais son
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 7 0
action est multiforme. L'homme reçoit les dons
de l'Esprit suivant l'ardeur de sa recherche.
Dieu ne se donne qu'à celui qui le demande. La
venue de l'Esprit prépare la contemplation, il
est don de lumière et de vie. « La lumière est une
en elle-même, et en toi aussi elle serait une, si
elle te trouvait un. » Grâce au don de l'Esprit,
l'âme peut entreprendre la lutte contre les
vices qui la divisent. L'homme fait pour servir
Dieu doit retrouver son unité fondamentale à
l'image de son créateur. Le retour à l'intégrité
conditionne donc la vision.

Théologien mystique, Hugues est désireux de


tracer un itinéraire qui permettra aux autres
d'atteindre la véritable sagesse. La connais-
sance profane tend à permettre l'élévation jus-
qu'à l'expérience, laquelle est couronnée par
l'amour prolégomène de la béatitude éternelle.
L'influence de la pensée de Hugues de Saint-
Victor sera très grande. Thomas d'Aquin, Albert
le Grand, Bonaventure, pour ne citer que les
plus importants, se référeront à lui. Les mys-
tiques rhénans eux-mêmes le lurent avec ferveur
et jusqu'à nos jours il exerce son emprise, ainsi
Kierkegaard le cite. Esprit génial, mystique vi-
sionnaire, Hugues de Saint-Victor, cet huma-
niste chrétien, demeure un des auteurs les plus
attachants de ce XII e siècle.

Richard de Saint-Victor ft 1173)


Disciple et successeur de Hugues, il suit les
grands principes de la philosophie et de la théo-
logie médiévale. Richard se distingue car il
appartient au grand courant de la mystique
spéculative. Lecteur d'Anselme, abbé du Bec, il
souligne la nécessité d'un fondement sensible
dans l'établissement des preuves de Dieu. Son
Monologium s'attache à cette exigence. Par
Anselme, Richard remonte à Augustin, le maître
à penser de l'École de Saint-Victor. La théolo-
gie de Richard utilise la raison ; il cherche les
« raisons nécessaires » qui le conduiront à la
compréhension des dogmes. Cherchant Dieu
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 171
dans la nature, la beauté, l'imagination et la rai-
son, celle-ci le mène à la raison pure trans-
cendant la raison. L'âme arrive alors au plus
haut degré de connaissance, elle s'élève et se
perd dans la vérité de « la lumière de la suprême
Sagesse» (E. Gilson). Les grandes œuvres mys-
tiques de Richard, le De preparatione anima: ad
contemplationem et le De gratia contemplationis
exerceront une action profonde sur le XIII e siè-
cle.
Richard, surtout connu comme auteur mys-
tique, fait une grande place à l'amour qui
permet l'union avec Dieu. Dante dit de lui que
« pour contempler il fut plus qu'un homme »
(Paradis chant X,130). Dans son opuscule sur les
Quatre Degrés de violente charité, il reconnaît
dans la charité la « force invincible » par la-
quelle l'homme domine l'indominable et s'élève
vers les sommets inaccessibles. Richard rap-
pelle que le moine doit « se perdre » au plus
profond de lui-même pour trouver Dieu et
« aimer de toute son âme ». Cette renonciation,
il ne peut l'accomplir que dans un parfait et
total amour, reflet de l'amour divin. L'âme
abîmée dans l'amour se trouve transportée vers
l'unique réalité : Dieu. Il s'agit d'une folie
amoureuse, l'âme quitte tous les biens pour
acquérir cet amour qui seul peut lui procurer
l'apaisement. La divine provocation appelle la
folie de l'amour. Dieu ne peut être ici suivi par
la froide raison et ce qui est folie aux yeux des
hommes est sagesse au regard de Dieu ; on re-
trouve l'apôtre Paul pour qui la folie de Dieu
est plus sage que la sagesse des hommes (cf. I
Cor. 1,25). L'âme qui atteint ce stade de la
contemplation dans l'amour ne peut plus se
priver des visites divines ; elle ne peut dissimu-
ler davantage sa peine, ni tenir caché le feu
qui brûle son triste cœur. Dieu touche l'âme
en entrant en elle et, lorsqu'il la quitte, à chaque
fois l'âme veut retrouver la saveur divine pour
de nouveau être appelée à goûter ; elle doit
quitter l'Égypte des mondanités pour pénétrer
dans le désert ; libérée des passions, elle dé-
UNE ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 1 7 2

couvre la « présence ». L'âme qui a pour maître


Dieu, qui a reconnu en lui son tout, cherche par
tous les moyens à l'atteindre, à posséder la sa-
gesse divine de la « contemplation ». Dans sa re-
cherche il n'y a pas de logique, la raison perd
de son assurance, seule la raison du cœur
compte alors, et le mystique « énamouré »
accède selon la volonté divine à la vision mys-
tique de l'Aimé.
L'amour transforme tout. L'homme encore
soumis aux passions acquiert dans la charité
force et résistance face aux tentations. Mais
l'amour dans l'âme ravie en Dieu opère la
déification du mystique qui plonge dans le
divin et oublie le monde. Ce désir d'être en Dieu
n'est cependant pas permanent. Dieu appelle à
lui et renvoie sur la terre. « Dieu semble se
livrer par moments à un aimable jeu avec les
enfants des hommes. Ceux-ci pensent-ils le tenir?
Il leur glisse des mains. On le poursuit, il se
laisse reprendre. On ne le voit plus, disparu
qu'il est de nouveau, jusqu'au moment où, rap-
pelé à force de larmes et de prières, il revient.
Ainsi la joie de sa visite n'empêche pas le
tourment de sa recherche », dit un auteur sou-
vent identifié comme étant Richard.
Richard a une vision dynamique de la con-
templation. Il ne s'installe pas dans une douce
quiétude possédante, Dieu ne se laisse pas pos-
séder, il se donne, il ravit, il prépare à la défi-
nitive vision. Et même est-ce qu'au ciel la
contemplation sera repos ? L'amour est infini,
il sera sans cesse, dans la vision béatifique, in-
finie découverte. La possession de l'infini ne fera
qu'accroître la soif d'infini. La mystique de
Richard anticipe par tous les moyens la pos-
session eschatologique. Le désir incessant de
l'amour prépare le désir infini d'aimer.

Pour l'âme sur terre, Dieu est absent et ne


se manifeste que de rares fois. Ces manifesta-
tions cependant sont des grâces de la contem-
plation. L'âme possède une faculté unique « le
U N E ÉCOLE CATHÉDRALE : SAINT-VICTOR / 173

regard anticipateur »; avant d'être plongée dans


le mystère, elle peut le voir. Tout dans la créa-
tion s'ordonne pour orienter l'œil vers l'amour
divin et partout, où qu'il se trouve, « l'amant de
Dieu reçoit l'avertissement de l'amour qui trans-
paraît en chaque chose, création de la main
divine. Dieu a répandu autour de l'homme des
« gages d'amour » qui lui servent de miroir et
qui sont un véritable « cadeau de noces ». L'œil
humain blessé a besoin de ces supports, poûr
contempler. Signes, ils « transpirent » l'amour
divin et le regard aiguisé qui sait interpréter se
dégage de l'éphémère matérialité dont est recou-
verte la présence, pour contempler l'éternel. Cet
œil qui voit l'amour est l'œi'l de l'âme affiné
par l'ascèse spirituelle. Pénétrant au-delà du
sensible, il atteint la Sagesse divine et par là
touche Dieu lui-même. Denys déclare que l'a-
mour dans sa défaillance saisit davantage par
son ignorance. Richard lui aussi redonne sa
primauté à l'amour défaillant, surpassant son
maître Hugues pour qui l'amour a besoin de la
connaissance. Dans la contemplation « tout est
sûr de ce que voit l'œil de l'amour ». L'homme
ne voit pas directement Dieu, il ne le peut pas,
mais il a la certitude de la présence divine der-
rière la nuée qui voile l'invisible. Dans l'amour
l'homme s'unifie, devient impassible; ayant ac-
quis la suprême sagesse, il ne fait plus qu'un
avec son Dieu. Dieu n'aliène pas l'homme, il n'y
a pas confusion, mais réduction et fusion dans
le feu divin, tel le f e r plongé dans la forge.
L'amour divin s'approprie et ravit tout à lui,
mais sans enlever à la personne son bien propre,
il y a union des volontés. La vision de Richard
s'épanouit dans une grande intériorité. « Ce
qu'on voit n'est encore qu'extérieur, commence
à être intérieur ce que l'on goûte. »
J.-P. RENNETEAU. / J.-G. BOUGEROL

LES ORDRES MENDIANTS

MYSTIQUE FRANCISCAINE

E N u n moment o ù l'Eglise surchargée d e


biens matériels s'enfonce peu à peu dans le
luxe et la cupidité, surgit un homme assoiffé de
la pureté évangélique, prêt à tous les renonce-
ments afin de remettre en valeur la parole même
du Christ : « Cherchez d'abord le royaume de
Dieu et sa sainteté, et le reste vous sera donné
en surplus. » Le début du XIII e siècle voit la
conversion du Poverello d'Assise qui, lui-même
riche, découvrira le commandement du Christ,
mènera une vie évangélique exemplaire sans
aucun compromis. François veut que tous
prennent conscience de la Vérité évangélique
dans son essence, c'est-à-dire que tous dé-
couvrent le Royaume de Dieu qui suppose le
détachement complet des choses d'ici-bas. Ce
dépouillement, cet abandon exige la pauvreté.
François et ses disciples se distingueront dans
l'histoire mystique de l'Occident par la prise
de conscience d'un nouveau moyen d'ascension
mystique : la pauvreté comme état spirituel,
vécu dans son intégralité. La pauvreté suppose
l'abandon, la confiance en Dieu sans limite car,
suivant la parole évangélique, il suffit de voir
«les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne mois-
sonnent, ni ne font des provisions. Cependant,
le Père céleste les nourrit », et le Christ ajoute :
« Et vous, ne valez-vous pas mieux qu'eux ? »
Le vrai disciple s'en remet au Père et ne pos-
sède rien pour le chemin. L'ascension se fait
dans la nudité extérieure, signe de la pauvreté
intérieure, préparation à la réception de Dieu.
1 7 5 / LES ORDRES MENDIANTS
On ne doit posséder « ni or, ni argent », et
François déposant les habits monastiques de
son temps revêtira « une loque ceinte d'une
cordelette », et ira pieds nus prêcher le Christ
afin de vivre la perfection apostolique et de
répondre à la règle évangélique. La possession
de n'importe quel bien dans ce contexte de
recherche absolue dénature la pauvreté. L'au-
thentique disciple de « Dame pauvreté », véri-
table « balayure du monde », sans demeure sta-
ble, éternel mendiant, n'a pas de lieu où poser
sa tête. L'ordre que François fonde, révolution
du monachisme parfois trop confortablement
installé, menace dans ses fondements l'autorité
d'une certaine partie de l'Église. Avant cette nou-
velle forme de vie, les moines fiers de leur pau-
vreté individuelle n'en étaient pas moins de
grands propriétaires.
Le nouveau fondateur pose au contraire
comme principe de base que ses religieux
n'auront ni bien foncier, ni revenu fixe. Dieu
qui pourvoit aux lys des champs et aux oiseaux
pourvoira de la même manière aux besoins de
ceux qui ont choisi la meilleure part. Cette dé-
cision apeura la papauté et même certains par-
mi les frères franciscains, mais François tint
bon et maintint dans sa règle l'obligation de la
pauvreté absolue. Il faut ici citer en abrégé le
chapitre IV de sa règle : « Que les frères ne
s'approprient rien, ni maison, ni bien, ni au-
cune chose... C'est là l'excellence de la très
haute pauvreté... Qu'elle soit votre partage...
Attachez-vous y totalement, frères bien-aimés,
et au nom de Jésus-Christ, ne désirez jamais
posséder autre chose sous le ciel. » Le Poverello
étendu nu sur la terre mourra après s'être dé-
pouillé de toute possession. Bienheureux les
pauvres qui ne possèdent rien de visible et de
matériel, mais surtout « bienheureux les pau-
vres en esprit ». Les biens sensibles sont objet
de renoncement, les biens de l'esprit doivent
eux aussi subir l'ascèse du dépouillement. Les
valeurs intellectuelles, biens auxquels l'homme
s'attache plus facilement qu'aux biens de la
LES ORDRES MENDIANTS / 1 7 6

terre — quoique la cupidité vis-à-vis de l'argent


soit dans bien des cas indéracinable —, exer-
cent une fascination jusque dans la plus grande
dépossession. Thomas de Celano dans sa Lé-
gende souligne ce point. Le savant qui désire
devenir disciple de « Dame pauvreté » doit lui
aussi se désapproprier de sa possession intel-
lectuelle. François ne méprise pas la science,
surtout la science théologique, mais il en exige
le dépouillement, une voie plus sûre au salut
que toute autre. On remarque ici une subor-
dination de la sagesse même la plus haute à la
simplicité de la croix et de l'Évangile. La re-
cherche de la conformité à l'idéal tracé par
le Christ suppose l'oubli de soi jusque dans
les lieux les plus retirés, et l'intime de l'intellect.
L'homme pauvre ne peut se glorifier de sa
science, ce n'est pas la science qui le sauve,
mais la gloire de la croix victorieuse. La pau-
vreté aussi totale n'est pas un abandon facile,
bien au contraire, celui qui l'embrasse passe par
le rude chemin de l'ascèse. L'esprit de posses-
sion, l'amour-propre qui gît au fond de l'esprit
ou du cœur n'arriveront à être dominés, soumis
aux puissances raisonnables que par un dur
combat. Mortification, pénitence, humilité, ces
vertus des ascètes de la Thébaïde se retrouvent
en François et ses fils.

Amour, pauvreté s'épanouissent dans la chari-


té, charité incarnée dans une pratique. Le Christ
avertit ses apôtres en leur disant : « Tout ce que
vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est
à moi que vous l'avez fait. Et tout ce que l'hom-
me ne fera pas à un de « ces petits », ce sera à
Dieu qu'il ne le fera pas. » L'idéal franciscain
aussi simple qu'absolu apparaît comme le mi-
roir évangélique. Pauvreté, charité, annonce du
Royaume, tels sont les fondements qu'a voulus
François. La « Bonne nouvelle », que cache l'arti-
ficiel d'une Église administrative, peut de nou-
veau être écoutée des pauvres et remuer les
cœurs.
J.P. R.
Bonaveniure (f 1274)
Le caractère propre de la spiritualité francis-
caine est qu'elle n'est pas issue d'une théologie
particulière mais d'une expérience personnelle,
celle de saint François d'Assise. Cette expé-
rience vécue a été assumée et réfléchie par des
théologiens et rattachée par eux au grand cou-
rant spirituel issu de saint Anselme, de saint
Bernard et des Victorins, Hugues et Richard,
non dans le but de lui trouver un fondement tra-
ditionnel mais avec le souci d'insérer cette expé-
rience et cette réflexion théologique dans le
dynamisme de la chrétienté médiévale.
L'EXPERIENCE SPIRITUELLE
DE SAINT FRANÇOIS
Elle débute par la rencontre du Christ cru-
cifié au terme d'un cheminement intérieur par
lequel François se dégage lentement de son mi-
lieu et de sa condition de bourgeois. L'appel est
suffisamment précis pour que François réagisse
en s'offrant à la lumière du Seigneur par des
actes de pauvre, de petit, de frère des lépreux
et des clochards. Dans l'église de Saint-Damien,
le crucifix s'anime : « François, va réparer mon
église qui tombe en ruine ! »
Le sens ecclésial de cet appel ne lui appa-
raît pas dès l'abord. Il répare la pauvre église
abandonnée et, devant l'évêque, jette à son père
ses vêtements, sa fortune et son nom. Dès lors
et jusqu'aux stigmates, François reçoit du
Seigneur la confirmation de son appel et s'at-
tache à suivre la règle apostolique de l'Evangile.
Des compagnons se joignent à lui. Il leur donne
pour toute règle les textes évangéliques dont Je
Seigneur lui a révélé le sens concret.
Le fondement vécu de la mystique de saint
François est donc la communion à Jésus-Christ
crucifié, la tension constante vers le Maître
unique, l'imitation du Christ historique. La re-
cherche des traces du Christ portait François
vers les mystères évangéliques, vers l'Écriture
dont il s'assimila les textes au point que son
langage en devient un langage biblique.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 7 8
Les vertus qui forment le comportement
chrétien de François sont celles du Christ :
pauvreté sans cesse liée à l'humilité et fondée
en elle. La relation Créateur-créature en est le
motif formel. Son expérience spirituelle s'épa-
nouit en une vie mystique dont le caractère
affectif marque la spiritualité fransciscaine.
Nourrie de la Parole de Dieu et de l'Eucharistie,
cette vie mystique est tout entière amour des
personnes divines, louange exaltée de la bonté
infinie de Dieu, transformation en Jésus-Christ
crucifié. Cette image est pleinement réalisée
dans le miracle des Stigmates (17 septembre
1224) : ardeur intérieure et signes extérieurs
dans le côté, les mains et les pieds.
LA THEOLOGIE MYSTIQUE
DE SAINT BONAVENTURE

Bonaventure domine tous ses maîtres, Alexan-


dre de Halès, Eudes Rigaud, Guillaume de
Meliton. Par eux, il se trouve en contact direct
avec les sources théologiques de l'École francis-
caine de Paris : Thomas Gallus, le maître
d'Alexandre de Halès et d'Antoine de Padoue,
et par lui, le Pseudo-Denys où il puise aux
sources grecques.
Bonaventure se laisse façonner dans sa propre
expérience spirituelle et sa pensée théologique
par celui à qui il doit la guérison corporelle et
la vocation religieuse : saint François qu'il n'a
pas connu mais dont il assume intégralement
le charisme.
Théologien, il donne à Jésus-Christ la place
centrale d'unique médiateur et maître de notre
connaissance, de notre amour, de notre action.
L'analogie de l'être et l'analogie de la foi sont
comme les présupposés de sa réflexion, qui dé-
veloppe sa vision de la réalité autour de la rela-
tion Créateur-créature. L'exemplarisme lui sem-
ble être l'explication de cette relation. L'Un
s'exprime dans la hiérarchie des trois personnes
de la Trinité comme dans un Multiple parfaite-
ment ordonné selon les exigences de la circu-
1 7 9 /' LES ORDRES MENDIANTS
mincession et des propriétés personnelles. L'Un
s'exprime dans le multiple de la hiérarchie an-
gélique et, par elle, dans le multiple de la hiérar-
chie humaine où chacun des membres du corps
du Christ retrouve l'Un dans un contact et une
relation personnels, bien que cette relation
s'établisse par la médiation de l'Église. Les
appropriations des personnes divines rendent
éminemment compte de la vie intime de Dieu :
le Père, source jaillissante de vie, « plenitudo
fontalis », s'exprime lui-même et exprime tout
ce qu'il fait et peut faire dans l'unique Parole
qui est le Verbe ; le Père et le Fils dans une
union substantielle, « concordia », s'aiment dans
le co-bien-aimé, l'Esprit-Saint.
Les apparitions des personnes divines rendent
aussi compte de l'œuvre ad extra de la Trinité,
présente à toute la création, présente d'une
manière que la créature raisonnable peut recon-
naître et à laquelle elle peut participer, car
l'homme est « capax Dei ». La participation de
l'homme est double : il peut retrouver la pré-
sence et l'action de Dieu, son « influentia »
dans toute la création, mais aussi, à partir de
cette découverte illuminée par la foi par laquelle
l'Esprit-Saint le hiérarchise, l'homme porte dé-
sormais en lui l'exigence de revenir au Père par
Jésus-Christ, avec Jésus-Christ, en Jésus-Christ.
Bonaventure veut réaliser pleinement la
forme de vie dans laquelle il s'est délibérément
engagé à la suite de saint François. Il entend
fonder l'itinéraire spirituel du franciscain. Pour
lui, la théologie n'a de sens que si elle explique
la décision prise par Dieu de s'unir à la création
dans l'Incarnation et dans la grâce. La raison
profonde de cette décision est que le Verbe in-
carné apporte au monde l'amour du Père en
rendant possible la réponse de la créature à cet
amour. Une telle démarche est typiquement une
démarche d'humilité. Car Dieu se donne au vide
dans une Incarnation pauvre et humble, il crée
son partenaire, l'homme, pour lui offrir son
amour en consentant le risque d'un refus.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 0
François avait réalisé tout le mystère de
l'anéantissement du Christ. Comme le dit Bona-
venture, il ne voulut être que l'humble « repe-
titor » de Jésus-Christ. Le Christ est pour Bona-
venture Celui qui appelle, attire, approuve et au-
thentifie. Il est le Christ pauvre, humble, cruci-
fié, anéanti. Le franciscain ne le quitte jamais
des yeux pour marcher à sa suite et l'aimer
de tout l'amour dont l'aime Jésus-Christ.

L'humilité de Dieu, devenue tangible pour


François, est posée par Bonaventure comme le
motif le plus profond de l'Incarnation. Dieu a
voulu ainsi révéler la raison éternelle de sa
volonté de se donner. Il n'a pas à se protéger
contre un rival possible. Quand il se donne au
vide, alors éclate l'Amour qu'il est essentielle-
ment. Il n'est pas étonnant que Bonaventure
ait employé le fameux axiome dionysien « Bo-
num diffusivum sui », pour expliquer en Dieu
la Trinité des personnes et toute l'œuvre divine
dans la création.
La seule réponse possible pour François et
pour Bonaventure à l'humilité de Dieu est la
vie pauvre et humble de la fraternité. Si Dieu
est pleinement Dieu dans l'humiliation de l'In-
carnation, le chrétien, à son exemple, peut se
mettre à la dernière place sans se perdre.

Mais François, dans sa volonté d'imitation du


Christ, entend, traduire et vérifier sa contem-
plation dans l'action immédiate et littérale. Dans
l'Homme-Dieu Jésus-Christ, l'homme est arrivé
à être ce qu'il est : pure indigence. En répon-
dant à l'humilité de l'amour débordant de Dieu
par une pauvreté et une humilité littérales,
François découvre que dans cet abaissement
Dieu ne se renie absolument pas. Il déifie au
contraire l'homme qui accueille son offre d'a-
mour. La « condescensio » de Dieu venant jus-
qu'à nous se double, dans l'acceptation par
l'homme, d'une « dignatio ». Dieu prend au sé-
rieux la réalité de son partenaire : le riche de-
1 8 1 /' LES ORDRES MENDIANTS

vient le pauvre, il devient mendiant et veut


avoir à demander ce qui lui est nécessaire, ris-
quant toujours la haine et le refus. Et c'est là
qu'il rachète et sauve l'homme en nouant avec
lui le dialogue. La loi de la « condescensio » est
la loi de l'Incarnation, elle se réalise dans la vie
sacramentelle de l'Église où le Verbe incarné
accepte la réalité humaine, le pain et le vin
dont l'homme vit dans son indigence et sa dé-
pendance d'autrui. Elle s'achève dans le dialogue
incessant qu'est la vie de la grâce, « dignativa
condescensio et condescentiva dignatio ».
Bonaventure accomplit donc, dans son expé-
rience et sa réflexion théologique, l'itinéraire
mystique vécu par François : ayant découvert
Jésus-Christ en posture d'abandonné et de men-
diant, il a conscience de pouvoir encore donner.
Il a rencontré Dieu en tant qu'indigent. Il a
surtout compris que pour Dieu ce qui importe
n'est pas ce qu'on peut lui donner mais qu'on se
donne soi-même en lui donnant quelque chose.
L'humilité est donc le fondement de la spiri-
tualité franciscaine : « La somme de toute la
perfection chrétienne présente trois niveaux :
celui de la grâce, celui de la justice, celui de la
sagesse, dans le sens où le Christ est appelé voie,
vérité et vie. En effet, le don de la grâce conduit
à la vérité de la justice en quoi consiste l'action.
La vérité de la justice conduit au goût de la
sagesse en quoi consiste le repos de la contem-
plation. Celui qui les possède atteint au sommet
de la perfection évangélique que Jésus-Christ a
enseignée par la parole et par l'exemple, lui qui
s'appelle le maître d'humilité : « Apprenez de
moi que je suis doux et humble de cœur » (qu.
disp. De perfectione evangelica, q. 1).

Si l'on veut construire, à partir des écrits de


Bonaventure, une synthèse théologique de la
vie spirituelle, nous en trouvons ici la trame
nécessaire. Les longs développements du Solilo-
quium sur la condition de l'homme image du
Verbe, les considérations si denses du De tri-
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 2
plici via, les profondes méditations du Lignum
vitae, les conseils pratiques du De perfectione
vitae ad sorores ou De regimine animse rejoi-
gnent la réflexion profonde de l'Itinerarium et
l'exemple proposé de François dans la Legenda
major.

De son premier Commentaire sur les Senten-


ces à la dernière conférence sur l'Hexameron,
Bonaventure n'a eu qu'un seul désir : compren-
dre et vivre l'unique lien de charité unissant
Dieu à sa création. Ce qui dans le Breviloquium
est mentionné d'un mot est traduit ainsi dans
la Vitis mystica : « Je t'avais conformé à l'image
de ma Divinité quand je t'ai créé, je me suis
conformé à l'image de ton humanité pour te
recréer. Si tu n'es pas demeuré comme je t'avais
créé, demeure au moins comme je t'ai recréé.
Je suis devenu homme visible pour que tu
m'aimes en me voyant, moi que tu ne voyais
pas et ne pouvais voir dans ma Divinité et que
tu n'aimais pas. Je me suis donné à toi, donne-
toi à moi. » Alors jaillit du cœur cette prière
qu'on disait composée par saint François lui-
même : « Père de lumière de qui vient tout don
excellent et toute donation parfaite, regarde
avec miséricorde ceux qui humblement te con-
fessent et savent qu'ils ne peuvent rien sans
toi. Et toi qui t'es donné à nous en rachat, fais
que, malgré notre indignité, nous soyons rendus
intégralement et parfaitement à la grâce, afin
qu'en nous conformant à l'image de ta passion,
nous soyons recréés à l'image que nous avons
perdue en péchant, celle de ta divinité ! Amen. »

J.G. B.
Raymond Lutte (f 1316)
Parmi les mystiques fransciscains, Raymond
Lulle occupe une place prépondérante. Tertiaire
de l'ordre de Saint-François, il mène avant sa
conversion une vie aventureuse. Après un chan-
gement total il déploie un zèle missionnaire qui
le conduit au martyre. Auteur de nombreux ou-
1 8 3 /' LES ORDRES MENDIANTS
vrages, il est disciple de Bonaventure, car il suit
dans son ascension mystique l'Itinéraire de
l'âme vers Dieu. Méditant sur l'homme, le
monde, il s'élève progressivement vers Dieu.
Son œuvre la plus mystique, l'Art de Contem-
plation, décrit comment l'âme doit orienter ses
puissances pour parvenir à l'union avec Dieu.

La mystique de Lulle est très ordonnée. Il y


a une progression spirituelle qui permet de
contempler d'abord les vertus divines les unes
dans les autres, puis, par décantations succes-
sives, le mystique contemple les vertus dans
l'essence ou l'unité de la Divinité. S'appuyant sur
l'Incarnation, il en fait le centre de sa médi-
tation. Loin d'être une contemplation apopha-
tique, la mystique de Lulle s'appuie sur les
dignités divines, les attributs de Dieu qui ser-
vent de base de départ à son ascension. Toutes
les puissances de l'âme sont requises pour
gravir la montagne de la connaissance mystique.
La mémoire, l'entendement et la volonté s'unis-
sent pour acquérir la faculté de saisir le mys-
tère. Dans le livre de l'Ami et de l'Aimé il écrit :
«La volonté de l'Ami voulut monter bien haut
pour pouvoir aimer beaucoup son Aimé et elle
ordonna à l'entendement de monter de tout son
pouvoir ; l'entendement donna le même ordre à
la mémoire et tous trois montèrent contempler
l'Aimé en ses vertus... Ami, où as-tu trouvé ton
Aimé ? — Page, j'ai trouvé mon Aimé dans ma
mémoire, mon entendement et mon amour. »

A ces puissances s'ajoutent les sens spirituels,


par eux l'esprit s'applique à Dieu. Les cinq sens
qui sont la pensée réfléchie, la perception, la
conscience, la subtilité et la ferveur. L'exercice
de ces sens que Lulle expose dans une large
synthèse empreinte d'un lyrisme franciscain
est un point central de la montée mystique. Ces
puissances spirituelles ainsi développées reçoi-
vent « la lumière de la foi », cette divine lumière
qui éclaire et enflamme l'esprit. Par elle Dieu
infuse la science spirituelle, porteuse de l'Esprit
LES ORDRES MENDIANTS / 1 8 4
aux sept dons, illumine l'âme qui alors « con-
naît » l'Ami et vit dans ses vertus. Cette acqui-
sition nécessite ascèse et oraison. Cette dernière
chez Lulle se divise en deux formes : vocale ou
liturgique et intellectuelle. Celle-ci est contem-
plation de Dieu. L'homme y contemple les ver-
tus et dignités divines. A la méditation s'ajoute
la componction. Les larmes et la dévotion sen-
sible accroissent l'Amour qui va unir l'Ami
et l'Aimé. Cette recherche d'une ardeur af-
fective s'épanouit dans la pensée de Lulle dans
un péril encouru pour l'Aimé, en l'occurrence le
martyre. La contemplation de Raymond Lulle
est essentiellement pratique. Ce qu'il veut, c'est
embraser d'amour les âmes et les conduire au
sacrifice de leur vie pour propager la foi en
l'Aimé. Intellectuelle, cette contemplation ne
rejette pas les sciences et les facultés raison-
nables. Lulle en effet « priait la science de lui
montrer la gloire de son Aimé afin qu'il pût
aimer plus fermement ». Par l'intelligence Lulle
pense s'élever plus rapidement vers les som-
mets de la connaissance mystique. « L'Ami de-
manda à l'entendement et à la volonté lequel
des deux était le plus près de son Aimé. Tous
deux coururent et l'entendement parvint près
de l'Aimé plus tôt que la volonté. » Mais à l'en-
tendement s'ajoute l'amour, chaîne par laquelle
l'homme est traîné aux portes célestes. Le mys-
tique chez Lulle est condamné à une mort par
amour. « On demanda à l'Ami quel était son
maître ; il répondit : l'amour... De quoi vis-tu ?
D'amour. Quel est ton nom ? Amour. D'où viens-
tu ? De l'amour. Où vas-tu ? A l'amour. » Ainsi
l'âme avec le seul entendement ne peut arriver
à Dieu. Entendement et amour s'unissent pour
connaître le divin. Dans cet amour se consomme
l'union de l'Ami et de l'Aimé. Lulle en une sai-
sissante image mystique décrit cette union :
« L'amour illumina le nuage qui était entre
l'Ami et l'Aimé et le fit ainsi lumineux et res-
plendissant comme la lune dans la nuit... le
soleil dans le jour... Et dans ce nuage resplen-
dissant, l'Ami et l'Aimé se parlaient. » Amour,
1 8 5 / LES ORDRES MENDIANTS
lumière, nuage, toute la terminologie de Lulle
le situe dans le grand courant des mystiques qui
depuis Moïse cherchent dans l'Ombre divine
la connaissance du mystère de Dieu, lui-même
mystère de l'homme. La place de Raymond
Lulle est donc très importante dans la mystique
du Moyen Age. Il s'offre comme l'homme de
la paix et de la contemplation mystique et sa
doctrine manifeste un être qui a connu de si
hautes expériences que la pauvreté du langage
humain ne peut les exprimer.

LA MYSTIQUE DE L'ECOLE DOMINICAINE


L'Ordre des Frères Prêcheurs ou Dominicains,
fondé en 1215 par Dominique de Guzman, a
pour idéal la vie évangélique et se situe parmi
les Ordres mendiants. On ne peut à proprement
parler de mystique dominicaine car l'ordre ne
se distingue pas de la mystique tradition-
nelle chrétienne. Le fondement spirituel en est
l'Évangile vécu dans toutes ses dimensions
comme le faisait à peu près au même moment
François d'Assise. La devise de l'Ordre : « Con-
templare et aliis tradere contemplata » (con-
templer et livrer aux autres le fruit de sa
contemplation) est attirante. Très tôt cepen-
dant, on y relèvera une grande influence intel-
lectuelle du fait de la spécialisation universi-
taire de ses chanoines, orientation qui répon-
dait à des besoins nouveaux en raison de l'igno-
rance du clergé. De l'Ordre sortiront des mys-
tiques qui ne seront pas forcément reconnus
comme tels, les Rhénans, qui tout en s'appuyant
sur la scolastique savent la dépasser au profit
d'un élan spirituel et d'une vision du mystère
plus apte à séduire les âmes éprises de divin.
De tous les écrivains spirituels dominicains on
peut retenir trois figures qui ont marqué le
christianisme mystique occidental : Albert le
Grand, son disciple Thomas d'Aquin et enfin
une âme humble qui soutiendra au sein de sa
contemplation une vie apostolique réforma-
trice, Catherine de Sienne.
Albert le Grand (1206-1280)
Premier docteur dominicain et maître de
Thomas d'Aquin il exerça surtout son influence
mystique sur ses frères d'outre-Rhin. Professeur
à Cologne puis à Paris, évêque de Ratisbonne,
membre du Concile de Lyon, il laisse une
œuvre écrite immense. Son enseignement spiri-
tuel garde un caractère dévôt inhérent à son
époque. On doit rechercher sa véritable attitude
mystique dans sa Théologie, et notamment dans
son Commentaire du Livre de la théologie mys-
tique de Denys l'Aréopagite.

Le sens général de la doctrine spirituelle


d'Albert le Grand, préparation à celle de Thomas
d'Aquin, se situe dans le courant de son temps,
gardant l'influence d'Augustin alors maître spi-
rituel : la perfection réside en la charité. Tout
homme doit tendre vers cette perfection avec
ses sens et son intellect. Comme tous ne peu-
vent gravir les sommets, il existe un minimum
requis, l'observance des commandements. Celui
qui tend vers la sainteté doit se conformer en-
tièrement à la volonté divine, plus encore, s'unir
à cette volonté afin de ne faire qu'un avec elle.
La plus haute de ces conformités à la volonté
souveraine est celle des parfaits qui ne désirent
que ce que Dieu veut en eux et elle consiste
« à vouloir ce que je sais que Dieu veut ». Tout
cela dans l'unique but de la gloire de Dieu, du
rayonnement de sa charité. Albert suit aussi
un autre schéma classique repris plus tard par
son disciple : la comparaison entre la vie active
et la vie contemplative. Il affirme que la vie
contemplative n'est acquise que grâce et par
l'intermédiaire de la vie active, qu'elle est en
quelque sorte la récompense attribuée en vertu
du bon accomplissement de cette dernière. Il
agit ainsi en bon dominicain qui connaît le but
et la devise de son Ordre : contemplata tradere,
et en ce sens il ajoute que la contemplation in-
formera l'action, la guidera en de justes che-
mins. Toujours dans la tradition des Prêcheurs,
il insiste dans son Commentaire de Luc sur la
1 8 7 /' LES ORDRES MENDIANTS
nécessité de la contemplation dans l'action. Si
celle-ci est nécessaire préparation à la contem-
plation, il faut aussi savoir la quitter, afin de
vaquer à la contemplation, retrouver ainsi le
silence propice à la rencontre avec Dieu qui va
nourrir la vie apostolique. Cette spiritualité
s'actualise dans son milieu de Prêcheurs voués
par les vœux à cette œuvre semi-active et semi-
contemplative.

« Dans l'opinion de son temps, dit Préger,


Albert fut mystique comme pas un et bien des
mots ailés de la mystique allemande se ratta-
chent à son nom » (Geschichte der deutschen
Mystik..., t. II, p. 39). D'autres auteurs le juge-
ront de la sorte affirmant qu'il est à l'origine
de la mystique allemande, car son néoplato-
nisme scolastique (M. Grabmann), introduit
dans la théologie dominicaine allemande, per-
mettra à des hommes de s'élancer vers les som-
mets du mystère divin. Ici se situe sur le plan
mystique l'important Commentaire du Livre de
la théologie mystique de Denys l'Aréopaglte.

Le choix mystique d'Albert le Grand fut d'éta-


blir une solide relation entre une expérience
philosophique et théologique de type aristotéli-
cien et une vision mystique de tendance plato-
nicienne ; la charnière de cette recherche sera
le Pseudo-Denys, duquel il va s'inspirer et rece-
voir l'influence. Il faut cependant préciser qu'Al-
bert ignorait probablement le grec et qu'il n'uti-
lisait que des traductions latines, qui l'ont cer-
tainement « dévoyé ». Malgré ces difficultés
Albert s'attachera à rechercher l'authentique
pensée dionysienne et conserve la gloire de
l'avoir développée théologiquement, dans des
milieux peut-être peu enclins à cette approche
mystique. La théologie pour Albert est en rap-
port direct avec la mystique, elle prépare la
contemplation ; disciple de Denys, il suit avec
lui le chemin qui mène à l'union avec Dieu,
dans la ténèbre. Albert d'ailleurs donne une
grande importance à la théologie négative de
LES ORDRES MENDIANTS / 188
type dionysien. Elle conduit selon lui à la
nécessité • de se débarrasser des images terres-
tres, afin de parvenir à une plus parfaite con-
naissance de soi et de Dieu. Dans sa pensée, la
vision immédiate résulte de la seule gloire
céleste et elle est rendue possible en cette vie
par ce qu'il appelle le rapt. La contemplation
mystique proprement dite s'opère grâce à une
« espèce intelligible » abstraite dont l'intelligence
humaine n'aperçoit pas le contour en la con-
templant d'une façon confuse. La théophanie ne
se fait pas sous le mode d'une vision corporelle
(un tel mode de vision reste admis chez les
pères orientaux). En l'homme plusieurs puis-
sances concourent à l'intelligence naturelle et à
l'intelligence surnaturelle ; celle-ci ne saisit pas
Dieu en lui-même, mais dans la théophanie voit,
comme Moïse sur le Sinaï, les effets de cette
théophanie divine. Albert, ainsi que tous les
mystiques, affirme que Dieu ne peut être vu
dans son essence, c'est-à-dire face à face en cette
vie, il ne se manifestera dans la vision directe
qu'en la « patrie céleste ». Seuls les signes et
effets divins sont perceptibles en cette vie, « car
Dieu dit à Moïse : tu me verras par derrière,
mais ma face ne saurait être vue. » De plus
pour que les choses soient reçues par l'intellect
humain « il faut pour que nous les connaissions
que vienne à notre intelligence une lumière an-
gélique qui multiplie en nous les aspects sous
lesquels sont vues les choses divines ». Cette
lumière qui vient de Dieu pour illuminer l'hom-
me et le rendre réceptif à sa gloire « est appe-
lée le miroir de l'éternité dans lequel virent les
prophètes ». Celle-ci n'est pas Dieu, mais vient
de Dieu. Le mystique qui participe de Dieu dans
la lumière qu'il reçoit et qui ouvre sa connais-
sance des choses divines ne voit pas Dieu.
L'âme purifiée, illuminée, perçoit donc les effets
de Dieu et non ce qui est Dieu, elle ne voit pas
sa divinité, mais elle s'élève au-dessus de tout
objet créé pour percevoir le surnaturel divin.
Cette démarche du docteur dominicain trouvera
écho au siècle suivant en Allemagne.
n
homas d'Aquin (f 1274)
D'abord disciple de Benoît, Thomas d'Aquin
entre très jeune chez les Frères Prêcheurs. Se
succèdent alors études à Paris, à Cologne où il
rencontre son maître Albert le Grand, et profes-
seur. Malgré une activité universitaire débor-
dante, il rédige une œuvre dont l'ampleur est
comparable à celle de son maître Albert. Philo-
sophe, exégète, théologien, mystique, Thomas
touche tous les sujets et reste malgré les
siècles le pilier central de la pensée théologique
occidentale. Très tôt sa doctrine se distingue
des maîtres fransciscains, tel Bonaventure, et
même de son propre maître Albert, pour s'orien-
ter vers un net « intellectualisme », comme affir-
mation du primat de l'intelligence s u r la vo-
lonté. D'Aristote, il hérite une confiance sans
limite en la possibilité de l'intellection humaine
qui selon lui est capax Dei, (capable de Dieu).
Sa spéculation morale et psychologique, son
rationalisme sur Dieu dépasse tout ce qui était
pensé alors. Malgré son affection pour Aristote,
Thomas, lecteur et connaisseur des anciens as-
cètes, fondera son œuvre sur la Parole divine et
s'attachera à l'exégèse afin d'enraciner sa pensée
philosophique et théologique au sein même de
l'Écriture. Il lui faut à travers celle-ci trouver
« la lumière de la sagesse divine » qui permet
d'annoncer les vérités qui y sont contenues.

Le vocabulaire de Thomas d'Aquin mystique


comporte trois mots essentiels : béatitude, con-
templation, amour. Chez l'homme sage, cons-
tate-t-il, il y a un désir naturel de voir Dieu.
Cette remarque spirituelle lui sert aussi de
base en théologie où il existe aussi une connais-
sance naturelle de Dieu. Ce désir profondément
ancré dans l'homme reste cependant inaccessible
à la simple puissance humaine. Dieu seul peut
accorder une telle grâce et cela suppose en
contrepartie une préparation dans l'ascèse qui
sera régénération de l'homme marqué par le
péché, afin de retrouver un état proche de
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 0

celui de la béatitude originelle. Beaucoup d'au-


teurs avaient jusque-là prétendu à l'impossibi-
lité de la connaissance de Dieu en cette nature
charnelle. Thomas va utiliser le rôle de la foi
afin d'universaliser la connaissance de Dieu.
Il s'oppose à. toute gnose, et surtout à tout
monopole de là connaissance divine. Celle-ci n'est
pas réservée à un petit nombre de grands es-
prits, elle est possible et peut être vécue par
tous. Elle dirige l'homme vers le destin final :
la béatitude éternelle, mais sans l'anticiper en
ce monde. En cela Thomas se sépare de cer-
tains mystiques orientaux pour qui la connais-
sance terrestre du mystère est posée comme
nécessaire pour la vie future. La connaissance,
la participation au mystère reste le but de
« toute une vie » qui ne sera que préparation.

Reprenant une citation de Grégoire le Grand


dans la l i a Ilae q. 180, il souligne que la
contemplation a pour fin la vérité, que l'intel-
ligence s'exerce à la contemplation et surtout
que « la vie contemplative foulant aux pieds tout
autre souci brûle du désir de voir la face de son
créateur ». Recherche qui se fait dans l'amour de
Dieu et du prochain. Il reprend dans la même
question le thème de la beauté et remarque que
«la beauté se rencontre premièrement et.essen-
tiellement dans la vie contemplative ». Recherche
qui conduit l'être à devenir amoureux de la
beauté divine et fait du mystique un homme du
beau. Thomas précise ensuite plusieurs actes
dans le fait de contempler. D'abord la possi-
bilité de la contemplation « à visage découvert
de la gloire du Seigneur », alors l'homme se
transforme dans la lumière divine. Puis l'admi-
ration de la beauté divine de laquelle découle
la crainte. Ces deux états les plus remarquables
s'apparentent à celui qui achève le temps ter-
restre de l'homme, alors que celui-ci peu à peu
gravit les sommets dans la considération des
œuvres et des bienfaits de Dieu. Ces derniers
dispensés à la créature l'acheminent vers l'ul-
time perfection en la Vérité divine. La suprême
1 9 1 /' LES ORDRES MENDIANTS
contemplation n'est accordée que par Dieu, per-
mettant la vision de son essence, mais alors
elle requiert un état intermédiaire entre la vie
présente et la vie future. Dans la contemplation
le mystique trouve la joie, celle-ci dépasse toute
joie humaine, elle est issue d'un autre amour,
elle s'inscrit dans le mot du Psaume « goûtez et
éprouvez la douceur de Dieu », et plus le combat
ascétique sera dur plus la victoire apportera
d'allégresse. Thomas comme les autres théolo-
giens mystiques se demande si cette contempla-
tion est durable. Il répond affirmativement en
soulignant qu'elle l'est dans la charité, son prin-
cipe et sa fin. La vie contemplative de la béati-
tude se prépare ici-bas et doit être continuée afin
d'aboutir un jour dans les « vives flammes
d'amour ». Elle dure car elle concerne la partie
divine de l'homme : son intelligence incorrup-
tible et impassible.

Cette rapide synthèse d'un vaste enseigne-


ment découvre un Thomas d'Aquin mystique,
qui n'est pas un pur intellectuel, mais
qui recherche un équilibre difficile entre
une nécessité scolastique qu'il veut rigou-
reuse et une liberté spirituelle qu'il puise
Chez les ascètes. Il se situe à la limite
où science et expérience mystique ne sont pas
cloisonnées, et réagit contre une tendance spiri-
tuelle « dévotieuse » qui risquait alors de mettre
en péril le fondement même de la mystique.

Catherine de Sienne ("f 1380)


Cette illustre fille de Sienne est entourée d'un
halo de légendes, mais, à travers des récits et
des indications historiques discutables, trans-
paraît une expérience mystique extraordinaire.
Au milieu de pénitences, de jeûnes, de difficul-
tés de toutes sortes, elle est favorisée de visions
peu courantes. Elle ne choisit ni le mariage ni
le cloître, car elle veut une cellule ni de pierre
ni de bois « mais seulement de la connaissance
d'elle-même », ce qui a priori dénote une vie
mystique de premier ordre, tout entière vécue
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 2

dans l'intériorité. Son œuvre écrite se compose


d'un Dialogue, de Lettres et d'Oraisons diverses.
Le Dialogue, souvent commenté, est une théo-
rie de la connaissance spirituelle qui échappe
à la systématisation d'école. Elle considère la
nuit mystique comme une épreuve nécessaire à
l'âme qui désire réellement faire l'ascension
spirituelle. Sa mystique profondément enracinée
dans la foi chrétienne est, semble-t-il en lisant
le Dialogue, assez réservée face à l'expérience
religieuse personnelle. Il ne faut voir là qu'une
réaction normale d'un être se sachant comblé
dans le mystère, connaissant son cas comme
exception, et qui ne veut pas, par démagogie
spirituelle, entraîner des âmes plus faibles à
des expériences sans lendemain. Elle enseigne
que la connaissance de Dieu n'est possible que
dans cette lumière de la foi, laquelle aide à la
connaissance de soi, car c'est en soi que s'ac-
complit l'ouverture au mystère. Aussi, dans cette
acquisition le Maître intérieur joue-t-il un grand
rôle. La connaissance n'est pas un quelconque
« système de concepts, une combinaison de for-
mules, un solennel tintamarre de mots », mais
révélation intérieure, expérimentation de la
parole du Maître intérieur qui guide l'âme sur le
chemin de la Vérité. Le Maître s'est donné à
elle de façon visible, en des visions où il lui
dicte sa conduite et ses volontés. La réponse de
Catherine sera don total ; instrument docile du
désir divin, elle sortira de son univers mystique
pour intervenir fermement dans les affaires
politiques de l'Église et œuvrera à sa réforme
en des temps de troubles.
Cette vision mystique de la recherche inté-
rieure prépare la spéculation des dominicains
rhénans. Lâ créature, ce « néant », n'est aux
yeux de Dieu : rien. De Lui elle tient la vie et
l'être, en lui elle cherche la connaissance ; la
soif de possession divine informe son être dans
toutes ses dimensions. La béatitude pour elle
ne se trouvera qu'au terme du chemin qui mène
à Dieu, toute la vie n'est que préparation, re-
1 9 3 / LES ORDRES MENDIANTS
cherche incessante de l'Amour, de la Charité qui
unit à Dieu. Ame unique, Catherine désire le
mystère en son entier et non une école; elle est,
on peut le dire, une des dernières grandes ma-
nifestations mystiques hors des cadres officiels
avant le cloisonnement déjà sous-jacent du
temps de Thomas d'Aquin.

MYSTIQUE DU CARMEL
L'Ordre du Carmel représente en Occident
un des chaînons d'union avec le monachisme
de l'Orient et, plus encore, le lien dans la tra-
dition mystique et prophétique avec l'Ancien
Testament, l'ordre se rattachant à Élie et
Élisée, Élisée qui, après l'ascension du grand
prophète, alla au mont Carmel où Dieu avait
déjà manifesté sa puissance (I Rois XVIII,20; II
Rois 2,25). Mais l'ordre, une fois en Occident,
perd ce goût de la retraite et du désert, il de-
vient mitigé. Il faut attendre Thérèse d'Avila
et Jean de la Croix pour qu'enfin revive l'esprit
ancien de l'Ordre, pour que le goût du désert,
la soif de l'Unique nécessaire dans le retrait du
monde jaillisse de nouveau. Thérèse et Jean ne
sont pas les créateurs de l'école carmélitaine,
elle existait bien avant eux. Ils apparaissent les
restaurateurs de l'idéal primitif compromis par
une insertion du monde dans la vie du carme,
héritier du désert.

La vocation carmélitaine développe essentiel-


lement la vie mystique dans le prolongement
du mont Carmel, c'est-à-dire, jusqu'à la vision
de Dieu. Le moyen d'actualiser cette mystique
est la voie d'oraison. Les différentes ascèses ac-
cessoires ont pour finalité l'oraison contem-
plative, l'union avec Dieu, dans la vision de la
Lumière. Cette voie apprend au carme à médi-
ter, jour et nuit, la Loi Divine, à s'entretenir à
chaque instant de Dieu dans le désert de sa
cellule, lieu essentiel à sa vie spirituelle. Cette
oraison qu'il tend à développer continuellement
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 4
est comparable à la flamme. Il est consumé de
l'amour de Dieu et, telle la veilleuse, il brûle
continuellement devant la face de Dieu, lui ma-
nifestant son amour. La flamme, la brûlure tien-
nent chez les carmes, tout autant que le symbole
de la montagne, une place prépondérante. La
flamme symbolise, dans la pauvreté du lan-
gage humain, l'Amour subsistant, infini de
l'Eternel. Au feu qui évoque la Pentecôte re-
tourne la flamme, symbole de l'amour. Ce
retour vers Dieu, du bas vers le haut, s'étend à
toute la vie mystique qui n'est que retour
d'amour. Le feu est descendu du ciel, et l'homme,
tel un autre foyer, lance vers Dieu les flammes
de son amour. Cette flamme d'amour, comme
le feu, brûle et consume, mais à l'encontre de
ce dernier, ne détruit pas ; au contraire, elle
comble de délices suaves l'âme embrasée.

Cette flamme, le Carmel ne la conserve pas


jalousement en sa possession ; il l'envoie au
monde, la partage pour que ce feu mystique de
l'Esprit devienne aussi la part des âmes géné-
reuses. Cloître et prédication alternent dans la
vie, mais l'un n'exclut pas l'autre : et le désert
appelle toujours à lui, pour des temps plus ou
moins longs, ceux qui le cherchent ; dans la
solitude, le carme puise la contemplation à la
source vivante du Carmel.

Le souci parfois angoissant d'une Thérèse


d'Avila ou d'un Jean de la Croix vis-à-vis des
âmes qui ne connaissent pas la joie de l'Amour
manifeste l'attention de l'ermite face au salut
cosmique. Le carme qui prêche ou la carmélite
qui, de son couvent, soutient spirituellement un
missionnaire, illustrent ce souci du don de la
flamme à ceux qui ont soif de l'Amour de Dieu.

Amour et joie, on ne peut dissocier ces deux


termes. La joie carmélitaine est légendaire. Joie
de l'âme, fiancée au Dieu éternel, joie de l'être
tout entier, purifié au creuset de l'Esprit, vivant
ici-bas l'allégresse céleste. Joie d'avoir enfin re-
1 9 5 /' LES ORDRES MENDIANTS
trouvé la véritable image, celle de la ressem-
blance avec Dieu, après une profonde purifi-
cation. Joie d'entendre Dieu passer dans le
frémissement de la brise...

Jean de la Croix (f 1591 )


Fils d'un pauvre tisserand catalan, Jean de
Yépès entre à vingt et un ans chez les carmes
de Médina-del-Campo. Toute sa vie sera mar-
quée par sa rencontre avec Thérèse d'Avila :
celle-ci va le persuader d'entreprendre la ré-
forme masculine du Carmel. Persécuté, battu,
incarcéré, réhabilité, de nouveau discrédité,
puis exilé au couvent de Ubeda, il y meurt en
1591.
L'œuvre de Jean de la Croix est capitale :
Cantique spirituel, Avis et Maximes, Montée du
Carmel, Nuit obscure, Vive Flamme d'Amour
réunissent toute la doctrine spirituelle du doc-
teur. Tous ces poèmes et écrits n'ont qu'un but ;
retracer l'expérience vécue en cachant volon-
tairement le moi.
Avant d'être transformé en une mystique spé-
culative, la pensée de Jean de la Croix apparaît
une doctrine concrète s'enracinant profondé-
ment dans l'existence. Il a transmis à ses disci-
ples l'itinéraire d'ascension à Dieu que lui-même
emprunta. Il serait faux de l'envisager unique-
ment sous l'angle de la théologie théorique. Son
œuvre, loin de toute élaboration savante, pré-
sente bien au contraire le caractère d'une des-
cription étape p a r étape de cette ascension,
sans idée ni plan préconçus de la part de
son auteur. Ainsi J. Baruzi affirme que « rien
n'est plus faux que cette transformation de
l'œuvre de Jean de la Croix en un vaste ma-
nuel 1 ». Il est nécessaire avant d'étudier cet
auteur mystique de bien poser qu'il n'a pas
écrit un traité systématique, mais, bien au con-
traire une description des états aux divers de-
grés de son ascension personnelle. « Les œuvres
de Jean de la Croix ont leur point de départ lit-
téralement en un cri 2 . »
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 6

Toute sa vie il a conservé l'amour et le souci


des âmes. Ce père au sens ancien de la litté-
rature ascétique, ne reste jamais indifférent
devant la détresse de l'âme attentive à Dieu.
Au seuil de son ouvrage le plus initiatique, la
Montée du Carmel, il s'adresse à ceux qui cher-
chent en souhaitant leur montrer la voie que
lui-même a empruntée. Dans chaque conseil
éclate sa tendresse, il commence souvent sa
correspondance par cette petite phrase : « Que
Jésus soit en votre âme. » Il porte secours,
conseil, aide afin de mener à la claire vision
ceux qui se confient à lui. Pour le père Jean de
la Croix le symbole de la vie mystique est la
nuit, la ténèbre. Cette nuit, cette plongée dans
l'obscurité de la foi il l'estime plus que tout, et
il voit dans le dénuement total l'unique
moyen d'arriver à Dieu. Cette intuition
de la ténèbre divine, il l'a ressentie
d'abord dans l'affrontement à la ténèbre
de la créature plongée dans l'obscurité des
sens. Toute l'expérience du maître réside dans
cet affrontement de la transcendance du Créa-
teur et du néant de la créature qui rejette
l'amour. Il pose ainsi le postulat de l'Absolue
Transcendance de Dieu qui est l'Être, sans au-
cune mesure avec tout être. Ce sentiment, cette
certitude du mystique, introduit directement le
chercheur de Dieu dans la lutte spirituelle qu'il
devra mener contre lui-même et contre tout ce
qui ne concourt pas à la recherche de Dieu seul :
« Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu
montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu
de cas ; il met dans une même balance avec
Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment
éloigné 3 . »
Ce mystère de la transcendance divine, Jean
de la Croix le représente par la montagne téné-
breuse dont il faut réaliser l'ascension. Telle
l'Échelle de Jean Climaque, la montagne de Jean
de la Croix est le centre de son enseignement
et du système d'images qui illustre les divers de-
grés d'ascension. Dieu se tient au sommet de
cette montagne environnée de la nuée, et pour
1 9 7 /' LES ORDRES MENDIANTS
parvenir à lui il faut gravir les flancs escarpés
de ce mont, cela dans la ténèbre du Rien, en
abandonnant progressivement tout le savoir, la
science, la gloire, les sens, pour arriver à acqué-
rir les vertus de justice, de force, de prudence
qui conduisent à la charité, seuil du Banquet
-perpétuel dans l'intimité divine.

Cette mystique repose profondément sur


l'Écriture. Jean de la Croix la puise ou du moins
illustre son expérience en suivant ses Pères dans
la montée spirituelle : Moïse sur le Sinaï et
Élie sur la même chaîne de l'Horeb. On touche
ioi la tradition même du Carmel, l'ordre se ré-
clamant du prophète Élie. Moïse et Élie, dévo-
rés par l'amour divin après une marche au dé-
sert, parviennent à la montagne de Dieu (Sinaï-
Horeb) et là, dans une grandiose manifestation,
Dieu se révèle. Théophanie mystérieuse du Dieu
caché qui au milieu des éclairs et du tonnerre
laisse Moïse le voir « de dos « <:t où Dieu vient,
à lui « dans une épaisse nuée » (Ex. XÏX.9). tîie,
prosterné au creux du rocher entend Dieu
« passer dans le murmure léger de la brise ».
Jean de la Croix, carme fidèle à la tradition de
la montagne, lieu de la vision divine, ne peut
trouver meilleurs exemples pour illustrer sa
propre ascension spirituelle. Le mont Carmel,
comme l'Horeb, signifie pour lui cette ascension
vers la présence mystérieuse du Dieu de ma-
jesté. A l'imitation du contemplatif Élie qui sur
le Carmel s'entretient dans la douceur de
l'amour, Jean dans la ténèbre ressent cette pré-
sence lumineuse qui à chaque étape de l'ascen-
sion pénètre l'âme, lui permettant de progresser.

Le dessin de la sainte montagne du Carmel


laissé par Jean de la Croix traduit son expé-
rience personnelle de lutte dans la voie étroite.
Aussi faut-il le voir non comme un instrument
infaillible de progession mystique, mais avant
tout comme le chemin d'une vie, d'une expé-
rience vécue, inspirée par l'Esprit-Saint et don-
née au monde par son pneumatophore.
LES ORDRES MENDIANTS / 1 9 8
Approche négative du mystère : par la «nuée»
on arrive au seul sommet qui compte, là où se
tient Dieu seul,. l'inconnaissable qui enfin se
révèle à l'âme fidèle. La distance reste infinie
entre le Créateur et sa créature, pécheresse et
prisonnière de la nuit des sens. Dieu ne peut
être objet de l'intelligence ou de la sensibilité.
Seul l'amour et par conséquent le cœur trans-
figuré dans la lumière de l'esprit est capable
de saisir la réalité de la présence personnelle de
Dieu. Ce renoncement à tout ne poursuit qu'un
seul but : Dieu transcendant. Pour cet unique
but, Jean de la Croix a ordonné et organisé sa
doctrine. Sinon tout devient absurde, tout de-
vient folie, folie du néant. Le dépouillement en-
seigné par le maître ne sert qu'à la purification,
il n'est pas le but, celui-ci n'étant que la trans-
cendance de l'Être divin : « plus les choses de
Dieu sont élevées et lumineuses en elles-mêmes,
plus elles sont inconnues et obscures pour
nous 4 ». La seule approche consiste en ce dé-
pouillement total afin que le moi disparaisse au
profit de l'autre qui établit là sa demeure.

La vie mystique nécessite une purification.


Jean de la Croix insiste sur la purification de
toute sensibilité et surtout sur le dénuement de
l'esprit. Nos idées, nos pensées propres ne
sont en aucun cas à la mesure de Dieu. Ce rien
radical applique l'Évangile à la lettre : « va, vends
tout ce que tu as et donne-le aux pauvres ». Il
faut dans le combat spirituel se débarrasser de
toute possession étrangère à la seule perspective
de l'union avec Dieu. Libération nécessaire, car
sur Dieu la sensibilité humaine n'offre aucune
prise, ni la volonté, ni l'intellect, ni l'imagination,
ni aucun autre sens. Cette transcendance abso-
lue, que l'on trouve à chaque moment de la vie
spirituelle, persuade l'âme d'accomplir ce dé-
pouillement, sinon elle sera incapable de voir
sa face. La seule ressource dans la connaissance
reste la voie négative. Connaître Dieu par ce
qu'il n'est pas. L'âme doit aller à Lui en niant
toute connaissance naturelle et même surna-
1 9 9 /' LES ORDRES MENDIANTS
turelle. Ce n'est qu'après un tel renoncement à
tout mouvement de la raison et de la volonté
propre que l'union sera possible. De même
l'imagination doit être combattue, car elle con-
tribue à la formation d'images fausses de Dieu.
Toute idée est nuisible à la saisie mystique de
Dieu. Cette affirmation, bien entendu, se conçoit
comme fin, ce n'est que dans le progrès de son
ascension que l'âme peut arriver à un tel état.
Le commençant se délivre de sa sensibilité,
d'abord au moyen d'images au cours de sa
méditation. Dès qu'il entre dans la voie contem-
plative, progressivement il quitte tout discours
ou imagination, et, avec la seule force et grâce
de Dieu, il avance sur la voie surnaturelle, en se
plongeant toujours plus profondément, se déta-
chant même de cette grâce pour vivre dans la
Foi pure qui seule lui donne Dieu tout entier.
« L'âme doit se vider de tout ce qui peut tomber
en sa capacité... elle doit toujours demeurer
comme dénuée et en ténèbres, s'appuyant sur la
foi seule et la prenant pour guide et lumière
sans faire crédit à rien de ce qu'elle entend,
goûte, sent ou imagine 5 . » Le combat spirituel
qui s'instaure dans l'âme engloutit l'humain sen-
sible et développe les vertus théologales qui
pratiquées avec perfection luttent contre les
pensées, les sentiments et les vouloirs humains.

La foi pour Jean de la Croix se trouve au


cœur de la nuit mystique. Elle est le seul moyen
pour parvenir à Dieu. L'ultime purification
avant la vision lumineuse consiste en cette foi
pure, fond de la nuit obscure. Cette purification
ne s'opère que dans « l'horreur de la ténèbre
totale », l'être tout entier se trouve désarticulé
car, dépouillé de tout, de tout soutien de lui-
même, seule la foi lui permet d'avancer «à tâ-
tons » dans la ténèbre qui l'entoure, il ne sait
rien, ne voit rien, mais, confiant en la divine
parole, il avance tel un aveugle. Cette ténèbre
cependant éclaire l'âme. « La foi illumine avec
ses ténèbres les ténèbres de l'âme... 6 » Pour
l'âme fidèle la seule voie est celle de l'aveugle-
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 0

ment volontaire par la foi, le non-savoir, et cette


foi requiert le courage spirituel afin de franchir
les limites naturelles des facultés intérieures et
extérieures. Dans ce néant, l'âme privée de toute
connaissance de soi reçoit de Dieu la connais-
sance de l'humilité, de la charité et de l'amour.
Ces purifications achevées, ces différentes nuits
passées, l'horreur nocturne s'achève sur la
Croix, au milieu de la ténèbre de la neuvième
heure, préparation du sabbat de l'illumination
cosmique de la résurrection. Comme le Christ
suspendu sur le bois au milieu de cette ténèbre,
l'âme crucifiée dans la nuit souffre en Christ
l'horrible dislocation de son être, apparemment
abandonnée du Père.

L'horreur de la nuit peu à peu se dissipe et


à travers la nuée perce la lumière qui la rend
transparente, donnant à l'âme la possibilité de
recevoir les rayons de l'aurore. Dans cette clarté
qui surgit de la pénombre, l'âme reste malgré
tout au sein de la nuit, c'est la ténèbre lumi-
neuse de la mystique de Jean de la Croix. Dans
la nuit baignée de soleil, l'âme connaît l'union
béatifique, un léger voile seulement lui masque
encore la pleine manifestation de la lumière di-
vine, car l'homme ne peut voir Dieu et vivre.
Purifiée, pénétrée de l'amour divin l'âme con-
temple dans la simplicité. Cet amour exclusif
de Dieu ne dépend que de lui et non du fait de
la montée ou du vouloir. Dieu se donne à celui
qui a la capacité de le recevoir, ce don descend
de lui. La montée au Carmel conduit à cette
sortie de soi, préparation à la réception du don
de Dieu. L'homme sorti de lui-même répond par
un langage nouveau, d'esprit à Esprit, il entre
en communion immanente. Cette nouvelle con-
naissance, simple et intuitive, jette sur Dieu le
regard qui coïncide alors avec l'éternelle vérité,
fusionnant, communiant dans le mystère de
l'être. Dépouillement et ascension, lumière et
ténèbre conduisent l'âme comme aimantée vers
son pôle d'attraction. Après de multiples sépa-
rations, unifiée, elle triomphe et parvient en une
2 0 1 /' LES ORDRES MENDIANTS

région dépassant toute expérience, toute notion :


le mystère du Dieu Amour, qui lui redonne la
vraie dimension perdue.

Cette suprême union annonce le moment de


l'ultime et dernière vision, du terme de l'ascen-
sion où l'âme devient celui ^qu'elle aime,
retrouve son Créateur et la familiarité
de Dieu, « elle est transformée en Dieu
par amour, elle participe à la nature de
Dieu par son union avec lui, bien que cette
union ne soit pas essentielle 7 . » La recherche an
goissante prend fin et le face à face avec Dieu
pressenti dans l'amour s'actualise. En elle se
réalise l'habitation de la Trinité : « Elle donne
Dieu à Dieu même ; elle peut rendre à Dieu
l'Amour dont il l'a poursuivie sans trêve, elle lui
rend le Verbe qu'il lui avait donné 8 . » Réalisa-
tion de la « divinisation » de l'âme qui retrouve
le triomphe de la création d'avant la chute.
Enfin, arrachée aux obstacles et à l'opacité,
elle crie son amour dans la vision, elle s'illu-
mine, brûlant à la face de Dieu.

L'ascension est accomplie, la nuée obscure


cache faiblement les rayons de la gloire divine,
et l'âme enfin parvient à ce qui la consumait
dans la nuit.

Jean de la Croix, guide spirituel, a. laissé son


enseignement mystique souvent sous forme de
poèmes. Ce qu'il a expérimenté, il l'enseigne
mais lui ne se raconte point, il n'emploie nulle
part la première personne. Le silence résolu
dans lequel il s'enferme ne sera jamais trahi.
Aucune anecdote, aucune confidence. C'est un
mystique secret, et il applique sur lui-même
l'enseignement qu'il dispense sur le renonce-
ment même du moi propre.

Thérèse d'Avila (1515-1582)


Thérèse naquit à Avila, le 28 mars 1515. Con-
vertie, elle entre au couvent et devient réforma-
trice du Carmel ; parcourant l'Espagne, elle
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 2
fonde dans les villes de nouveaux monastères.
Femme active, elle est aussi un écrivain mys-
tique que l'Église catholique romaine procla-
mera docteur. Elle a ainsi laissé de nombreux
ouvrages. Ses principaux écrits furent rédigés
entre 1562 et 1582 (année de sa mort). Sur
l'ordre de son confesseur, en 1562, elle compose
le Livre de la vie. En 1565, elle commence le
Chemin de la Perfection qu'elle corrige en 1569
et 1570. Puis viennent les Constitutions destinées
aux religieuses d'Avila. Le Livre du Château in-
térieur ou des Demeures de l'âme date de 1577,
livre bientôt remplacé par le Château intérieur,
puisque le manuscrit du précédent restera en
la possession des inquisiteurs. Bien d'autres
écrits entrent encore dans ses œuvres, mais ils
sont souvent mineurs et sous la forme d'Avis
et de Relations spirituelles. Tous ces écrits de
tendance autobiographique donnent une descrip-
tion d'elle-même et des réactions de son âme.
Ils relatent son développement spirituel et ses
divers états mystiques. Thérèse se révèle une
psychologue avertie des nombreux problèmes
inhérents à la vie spirituelle, et un chantre de sa
vie intérieure personnelle qu'elle raconte d'une
façon captivante.

La mystique thérésienne est tout entière


centrée sur la vie d'oraison qui apparaît ainsi
la seule voie d'ascension. On doit remarquer
que Thérèse accorde peu de cas aux autres
formes d'approche mystique, telle par exemple,
la vie liturgique. Pour elle, l'oraison tient la
place centrale, car, déclare-t-elle dans son auto-
biographie, elle lui doit sa propre conversion.
Mais quelle fut son initiation ? Il est peu aisé
d'y répondre. Les différentes approches qu'elle
décrit s'expliquent mal, le Carmel mitigé de son
époque n'ayant pas, comme assise spirituelle,
l'oraison mentale, qui deviendra, après la ré-
forme, la règle principale de l'Ordre. L'exercice
introduit par Thérèse constitue donc une nou-
veauté. Dans ses lectures de Louis de Grenade,
d'Osuna, de Pierre d'Alcantara, elle n'a pas, à
2 0 3 /' LES ORDRES MENDIANTS

proprement parler, trouvé un système, et de


plus ces auteurs sont tardifs par rapport à sa
première initiation, lors de sa conversion. On
peut donc penser que, lorsqu'elle décrit, dans
sa Vie ou dans le Château, la succession des
états d'oraison, elle présente là, d'une façon
plus ou moins synthétique, sa propre histoire.
Pour elle, aucun critère précis ne lui permet de
caractériser tel ou tel degré. Ils sont à ses
yeux des niveaux marquant son propre chemin
intérieur vers l'amour parfait, vers le mariage
spirituel, but ultime de l'oraison.

Dans le Livre de Vie, elle indique quatre états


progressifs conduisant l'âme à la réception
abondante de la grâce. L'oraison de méditation
exige l'effort et le travail de l'entendement afin
d'arriver à quelques considérations spirituelles,
conduisant à l'oraison de quiétude, état dans
lequel le commençant prend un certain contact
avec le surnaturel, ou du moins devient capable
de se rendre compte du surnaturel agissant en
lui. Les deux autres oraisons, celle du sommeil
des puissances et celle d'union à Dieu, sont plus
parfaites. La première comporte le calme des
puissances de l'âme, état où les passions, sans
être détruites, subissent un arrêt, sans que le
sujet tout tendu à Dieu puisse se rendre compte
d'où vient cette suspension. La seconde, l'union
à Dieu, agit pleinement, et l'âme purifiée par les
étapes antérieures n'a plus aucune pensée et
reçoit l'abondance de la grâce.

Le Château intérieur complète ces quatre de-


grés et en ajoute un cinquième : degré que
Thérèse vient d'expérimenter, union totale,
achèvement de l'oraison mystique — le mariage
spirituel. Elle va, dans ce nouvel écrit modifier
la classification précédente dont elle illustre la
progression à l'aide des demeures décrites dans
le Château. Les trois premières demeures, allant
de l'extérieur vers l'intérieur, correspondent à
la simple oraison de méditation, exercice des
commençants. Les quatre dernières concernent
LES ORDRES MENDIANTS / 2 0 4

l'oraison de recueillement et les moyens pour y


parvenir. Cette oraison produite par Dieu en-
gendre l'oraison de quiétude où l'âme, dans le
silence divin, goûte un suave repos. Dans cet
état se produit l'oraison d'union, avec ou sans
extase, dans laquelle Dieu fait sentir avec force
sa présence à l'âme. L'achèvement de ces états
est le mariage spirituel ou oraison d'amour par-
fait. Ainsi, entre l'oraison d'union et le mariage
spirituel, Thérèse situe les préparatifs néces-
saires qu'elle considère comme une entrevue de
l'âme avec le Christ annonçant le mariage spiri-
tuel préparé par des purifications passives, des
ravissements, visions et révélations (Vie, ch. 20,
24-29, 32, 37-40). L'oraison d'union conduit à
l'extase, phénomène important pour Thérèse, et
qu'elle analyse avec précision tout au long du
Château. De même, à la sixième demeure, elle
donne avec précision des éléments sur l'ivresse
spirituelle, caractéristique des grands mystiques,
et sur le fait mystique de la transverbération,
grâce qu'elle connut personnellement.

Malgré toute cette classification qui reste


bien extérieure à la vie de Thérèse, une phrase
brève souvent citée dans la Vie et le Chemin
de la Perfection éclaire son œuvre et sa mys-
tique : « Dieu mène les âmes par divers che-
mins. » Ceci donne une large ouverture. Elle
conseille dans ses degrés d'oraison une voie,
mais en soi cette voie n'est pas exclusive ; seul
l'aboutissant, le terminus : mariage spirituel ou
oraison d'amour, contemplation ou vision dans
la nuit, reste unique pour tous. Chez Thérèse,
toute démarche vers ce but unique est prise
de conscience de la Présence Divine. La prière
n'est que cela. Dieu ne se manifeste pas unique-
ment par ses dons extraordinaires, mais bien
plutôt par cette présence continuelle, réelle. Dieu
ici ne constitue pas une abstraction dans le jeu
de l'intellect, mais il est le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob, le Dieu d'Élie, père du
Carmel.
2 0 5 /' LES ORDRES MENDIANTS

L'oraison ne s'étudie pas, n'est pas un mo-


ment d'occupation ; elle est état de vie. Puis-
que Dieu vit présentement, il faut lui parler, lui
parler continuellement. Et de quoi l'entretenir,
sinon de paroles d'amour ? L'oraison est respi-
ration d'amour, épanouissement de personnes
en des instants privilégiés en paroles d'amour.
Cette grande tendresse, très féminine, manifeste
cet élan, ce retour d'amour dont le monde fut
inondé lors de la mort et de la résurrection du
Fils, événements suivis de la descente de l'Es-
prit. Dieu a tant aimé le monde qu'il a envoyé
son Fils pour le sauver ; et de même le monde,
dans un grandiose retour, va vers le Père, lui
retournant son amour. Ce mouvement, Thérèse
l'a saisi, et son oraison ne fait que l'exprimer.
Ce caractère essentiellement christique de sa
mystique tient en la profondeur de la relation
personnelle Dieu-homme,' dont elle découvre,
dans le Christ souffrant, la réalité. Dans cet
amour trouvé et vécu, le mariage spirituel cons-
titue, pour elle, un état stable. L'âme, une fois
qu'elle a atteint son centre, y demeure sans
cesse avec Dieu.

C'est là l'essentiel du message mystique de


Thérèse. Qu'importent ses méthodes d'oraison
et les classifications des états. La méthode n'est
valable que si elle prépare et facilite cet acte
d'union divine. Elle est dangereuse si elle donne
l'illusion de le remplacer. Pour certains, le but
reste la « consolation » dans l'oraison... Mais
dans la consolation où se trouve Dieu ? Ce qui
importe c'est le don, et Thérèse, maîtresse d'orai-
son, a compris et expérimenté cette exigence de
l'Amour. Elle n'a jamais perdu de vue que
l'oraison n'a pas pùur but la consolation, qu'elle
n'est même pas un but en soi, mais qu'elle n'a
de valeur que dans l'amour qu'elle exprime,
même maladroitement. Elle n'oublia pas que
prier consiste à parler à Dieu, à parler d'amour
à Dieu, à se tenir en silence devant sa face.
Thérèse de Lisieux ("f 1897)
Cette carmélite, dont on connaît l'influence,
continue la tradition de Jean de la Croix et de
Thérèse d'Avila, mais insiste particulièrement
sur la voie d'enfance. Pour elle l'Amour se dé-
couvre dans la simplicité. Le départ de la vie
mystique est motivé par le désir de Dieu qui
seul permet d'atteindre à l'Union. A une assoif-
fée d'infini et de lumière divine elle trace un
chemin d'accès à Dieu simple et abordable pour
tous, car dit-elle : « Il faut assez fixer le soleil
divin et monter vers lui comme l'aigle. » Elle
peut alors s'écrier : « O Phare lumineux de
l'Amour, je sais comment arriver jusqu'à toi,
j'ai trouvé le secret de m'approprier tes
flammes. »

Elisabeth de la Trinité (f 1906)


Comme Thérèse de Lisieux la vie de cette reli-
gieuse sera très courte. Pour elle la voie royale
de l'ascension mystique est le silence. Silence
intérieur et extérieur, cet état foncier de l'âme
prépare à la rencontre avec Dieu. Sa mystique
sobre et dépouillée de tout état sensible oriente
l'être désireux de Dieu vers la vie intérieure
seul endroit propice à la vie divine. Il faut, dit-
elle, oublier jusqu'au « moi » afin que cette dé-
sappropriation de soi tranche toute sensibilité
et laisse le champ libre à l'Unique nécessaire —
« Le silence, écrit-elle, est ta louange... Oui, c'est
la plus belle louange puisque c'est elle qui se
chante éternellement au sein de la tranquille
Trinité. »
JEAN DELUZAN

LA MYSTIQUE RHENANE

Maître Eckhart (né vers 1260)


Né en Thuringe, dominicain, professeur à
Paris et à Cologne, vicaire du général de son
Ordre, parcourant l'Europe pour fonder des
couvents et les visiter, prédicateur, directeur
spirituel. Maître Eckhart apparaît un des plus
grands mystiques chrétiens de l'Occident. Il est
impossible de classer sa doctrine, l'homme lui-
même échappe à toute catégorie. Frère prêcheur,
il dépasse les limites de sa famille religieuse ;
fils du XIII e siècle, il émerge de son siècle ;
Occidental, il s'apparente aux sages de l'Orient.
Sous des pressions malveillantes, l'Église res-
tera réservée à son égard et le pape Jean XXII
condamnera certaines de ses propositions. Ma-
niant le paradoxe comme les sages de l'Anti-
quité, obligeant ses lecteurs et auditeurs à sortir
de leur somnolence pour se poser les problèmes
essentiels, Maître Eckhart écrivain et prédica-
teur peut désarçonner l'homme épris de facilité,
enlisé dans ses habitudes religieuses, fabrica-
teur de son Dieu. Original, profondément per-
sonnel, ce dominicain génial connaît la pensée
de Platon, d'Aristote, de Proclus. A travers sa
doctrine, on peut retrouver un écho d'Augustin,
de Denys l'Aréopagite, de Bernard de Clairvaux,
d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin. En
outre, il connaît les traditions juive et arabe.
Eckhart n'est pas un compilateur, il échappe
totalement à toute systématisation. Il sait perti-
nemment qu'il présente des idées nouvelles ; par
exemple, il précise : « Je vais vous dire ce que
personne n'a dit. » Il verse du vin nouveau,
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 0 8

fait passer dans le cœur de ceux qui l'écoutent


des énergies subtiles. Il agit comme un maître
Zen, obligeant celui qui l'entend ou le lit à lui
tourner le dos ou à se transformer. Il entraîne
son auditeur ^u dedans de lui-même, dans le
fond de son âme, là où les mutations s'opèrent
quand la réalité surgit : « Aussi longtemps
que l'homme ne s'égalera pas à cette vérité, il
ne comprendra pas ce discours. »

Maître Eckhart donne une place éminente à


la vie intérieure et à la liberté qu'elle engendre.
L'homme pénètre dans le mystère quand il se
sépare de tout le créé. Quitter le créé exige
l'abandon du temps et de l'histoire, du corps
qui s'insère dans la durée et la dualité. Il faut
donc se quitter soi-même, opérer une sortie de
soi, pénétrer dans l'éternité pour devenir un.
Quand cette sortie de soi est totale, l'homme
peut rentrer en soi ; il ne se trouvera plus
situé comme précédemment, il s'abordera par
un autre rivage et à un niveau tout autre,
d'une profondeur impossible à décrire. Se quit-
ter et rentrer en soi ne résultent pas de mou-
vements alternés, ils sont concomitants : la
sortie de l'extériorité est plongée dans l'inté-
riorité. Se quitter désigne un état de pauvreté,
de dépouillement absolu, une entrée dans le
vide le plus abyssal.

En termes inspirés, Maître Eckhart dira l'im-


portance de cette sortie : « Là où finit la
créature, là commence l'être de Dieu. Tout ce
que Dieu te demande de la façon la plus pres-
sante, c'est de sortir de toi-même dans la me-
sure où tu es créature, et de laisser Dieu être
Dieu en toi » (Traités et sermons, trad. M. de
Gandillac, p. 144)1. Ce vide doit entraîner toute
disparition d'images car la moindre image barre
à Dieu le chemin : « Sors en totalité de toi pour
l'amour de Dieu, et Dieu sortira entièrement de
Lui-même pour l'amour de toi... ce qui reste alors,
c'est l'unité simple » (id.). Cette sortie du créé
est anéantissement ; qu'il s'opère ne fut-ce que
2 0 9 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

d'une façon brève, la rencontre est inévitable :


« Si tu pouvais t'anéantir toi-même, ne fut-ce
qu'un instant, alors tout cela t'appartiendrait en
propre qui réside dans ce mystère incréé du
dedans de toi-même » (id. p. 231). Sortir de soi,
rentrer en soi dans le fond de soi-même, l'âme
peut alors entendre Dieu et converser avec lui
dans une parfaite unité. A cet instant le Fils
naît dans l'âme ; par cette naissance une muta-
tion s'opère, l'âme peut justement être nommée
« enfant de Dieu ». L'Incarnation se prolonge, se
répète dans chaque âme vide d'elle-même, tota-
lement décréée puisque ses liens avec le sen-
sible sont rompus. Pour cette âme, il y a pas-
sage du temps à l'éternité, le mystère de cet
accomplissement devient présent. Dieu attend
que l'âme soit vide pour engendrer son Fils.
« Le but de Dieu... est que nous soyons le Fils
unique. » L'homme, ayant perdu son nom par
sa totale désappropriation du créé, le Verbe
peut assumer en lui la nature humaine. Dans ce
sens l'Incarnation du Verbe ne cesse de se pour-
suivre dans les hommes et ne sera jamais ache-
vée tant qu'il y aura des créatures pour se dé-
créer et se transfigurer dans l'éternité. La mys-
tique de maître Eckhart est suspendue à cette
naissance « de Dieu dans l'âme et de l'âme en
Dieu ». Quand ce mystère de Noël s'effectue,
Dieu éprouve délectation et joie parfaite dans
l'homme, et l'homme connaît, aime et devient
ce que Dieu est. Le Dieu engendré dans l'âme ne
survient pas avec ses attributs, il n'a pas non
plus à être considéré en tant que Dieu trinitaire.
C'est la déité qui se trouve dans le fond de
l'âme, c'est l'Un. Eckhart distingue Dieu (Gott)
de la Divinité (Gottheit). De Dieu il est possible
de parler en se référant à ses attributs et à
son œuvre créatrice. A l'égard de la Divinité
rien ne peut être dit ; il n'y a pas d'autre lan-
gage que le silence. Eckhart s'attriste du « ba-
vardage » sur Dieu, car le « Dieu sans nom est
inexprimable et l'âme dans son fond est aussi
inexprimable qu'il est lui-même inexprimable ».
L'homme devenu un temple vide est habité par
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 0

Dieu et il n'existe à l'« intérieur rien d'autre que


lui seul ».

Une autre démarche, ou plutôt un nouvel


abandon s'avère nécessaire. Plus subtil, il peut
apparaître difficile à saisir : l'âme est invitée à
abandonner Dieu : « L'abandon le plus élevé et
le plus total que l'homme puisse faire, c'est
l'abandon de Dieu pour Dieu. » Tant que l'âme
n'a pas abandonné Dieu, elle n'est pas entière-
ment dépouillée, elle est mue par des désirs,
elle se contraint à des efforts, elle agit en
créature située dans la dualité, souffrant et
jouissant, distinguant les êtres autour d'elle,
privilégiant certains d'entre eux. Elle n'arrive
pas à saisir l'égalité des créatures en Dieu. Elle
se tient encore dans la division sans comprendre
qu'elle doit tout aimer d'un même amour, un
amour solaire incapable de différencier. L'âme
doit nécessairement parvenir à une vision radi-
calement différente qui lui fait saisir l'unité des
créatures : anges, hommes, moucherons ; ceux-
ci sont égaux en Dieu, car ange, homme, mou-
cheron ne sont pas situés dans leur existence
particulière, individuelle : ils sont regardés en
Dieu.

« La mouche en Dieu est plus parfaite que


l'ange le plus élevé hors de Dieu. » C'est pour-
quoi Fernand Brunner, parlant de Maître
Eckhart, peut écrire à propos de cette égalité
des créatures en Dieu : « L'égalité de la créa-
ture avec Dieu est donc l'égalité de la créature
avec lui-même, l'égalité du Fils avec le Père,
puisque l'égalité est un des noms traditionnels
de la Deuxième Personne 2 . »

L'âme devenue capable de parvenir à cette


unité, à cette parfaite égalité entre les créatures,
les aime du même amour qu'elle porte à elle-
même : « Il faut que tu aimes tous les hommes
comme toi-même, en un seul homme tous les
hommes, et cet homme est Dieu et homme »
(XII e sermon allemand). L'homme est unifié
2 1 1 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

avec Dieu comme il est unifié avec les hommes


en Dieu. Quand il parvient à cet état, il apparaît
« incréé et incréable », et par conséquent ce
n'est pas en tant que créature qu'il aime Dieu
et adhère à lui. Il se tient en Dieu car il a aban-
donné Dieu pour Dieu ; unifié avec Dieu, devenu
un en Dieu, il n'a pas à le chercher et à le
trouver, il n'est plus en dehors de lui, puisqu'il
est situé en lui ; aucune adjonction n'est possi-
ble à l'homme parvenu à l'unité. « On peut
trouver étrange l'affirmation que l'âme doit
perdre jusqu'à Dieu... Pour que l'âme devienne
parfaite... il lui est plus nécessaire de perdre
Dieu que de perdre la créature. Il faut, il est
vrai, que tout soit perdu, car la place de l'âme
doit être dans un libre néant. Le dessein bien
arrêté de Dieu, c'est que l'âme perde Dieu. En
effet, tant que l'âme a encore un Dieu, connaît
un Dieu, a la moindre notion d'un Dieu, elle est
encore éloignée de Dieu. C'est pourquoi, c'est
le désir formel de Dieu de s'anéantir Lui-même
dans l'âme afin que l'âme se perde elle-même...
Le plus grand honneur que l'âme puisse faire à
Dieu, c'est de l'abandonner à Lui-même et de
s'affranchir de Lui. C'est dans ce sens qu'il faut
entendre la mort la plus intime de l'âme, celle
qui lui permet de devenir divine 3 . » Se libérer de
soi puis se libérer de Dieu, telle est la démarche
de « l'homme noble », c'est-à-dire du parfait
mystique qui réalise la pauvreté totale, le dé-
pouillement du créé et de Dieu lui-même. «...Dans
cette pauvreté l'homme retrouve l'être éternel. »
Par cette pauvreté l'homme devient le lieu dans
lequel Dieu se meut et opère. Ce n'est pas dans
l'homme que Dieu agit mais en lui-même, et
l'homme n'a pas à savoir comment Dieu se
meut et agit. « Celui qui est pauvre en esprit
doit être dépouillé de tout savoir propre, de
telle sorte qu'il ne sache absolument rien ni de
Dieu, ni de la créature, ni de soi-même. D'où
la nécessité pour l'homme d'aspirer à ne rien
savoir, à ne rien connaître des opérations divi-
nes 4 . » Plus encore, l'homme dépouillé cesse
d'être un lieu dans lequel Dieu se tient, car
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 2

dans ce fond secret rien ne peut être retranché


ou ajouté, « il n'a ni passé ni futur, il ne peut
rien gagner ou perdre ».
Cette pauvreté en esprit correspond au vide,
au rien permettant à l'âme d'entrer « dans la
lumière sans mélange, transportée en son Rien,
et, dans ce Rien, elle est tellement loin de son
moi créé que sa puissance propre ne suffit plus
à la ramener à son moi créé. Alors Dieu qui
n'est pas créé saisit le Rien de l'âme et accueille
cette âme en lui-même 5 »
Si on devait donner un nom à la mystique
de Maître Eckhart on pourrait l'appeler la mys-
tique de la pauvreté en esprit, cette pauvreté à
laquelle fait allusion une des Béatitudes, en
disant : « Bienheureux les pauvres en esprit car
le royaume des cieux leur appartient » (Matth.
V,3). Une telle mystique provoquera l'inquiétude
dans les esprits incapables de recevoir un tel
souffle, ignorant cette dimension de profondeur,
cet abîme du « Fond » de l'âme auquel Eckhart
fait sans cesse allusion. Toutefois, l'influence de
Maître Eckhart s'exercera sur les mystiques
présentant avec lui une certaine parenté d'inté-
riorité. Car c'est bien au sein de l'intériorité la
plus profonde que se situe la mystique de
Maître Eckhart. Mystique à la fois spéculative
et affective, privée de toute compromission
avec l'intellectualité de son époque.

Tauler (f 1361)
Le plus grand disciple d'Eckhart est un domi-
nicain strasbourgeois : Tauler. Prédicateur dans
des monastères féminins, ses auditrices ont pris
des notes et conservé ses sermons. Sachant la
défiance qui entoure certaines propositions de
son initiateur, il ne le cite pas, tout en repre-
nant la majorité de ses thèmes concernant le
fond de l'âme dans lequel le Père engendre le
Verbe, la contemplation et la divinisation. Il
avouera que l'abandon total auquel parviennent
certains êtres « n'est qu'une brève réussite ».
Tauler indique clairement la structure de l'âme
2 1 3 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

humaine, il y revient souvent dans ses sermons.


« L'homme est tout à fait comme s'il était' trois
hommes et cependant il est un. » Le premier
désigne l'homme extérieur, animal, sensible ; le
second concerne l'homme raisonnable. Quant au
troisième homme, c'est le gemuete, la partie su-
périeure de l'âme. Les trois hommes dans un
seul homme correspondent à des stades d'ordre
hiérarchique. La montée vers Dieu s'opère par
l'ascension progressive de ces trois niveaux.
L'idée d'ailleurs n'est pas nouvelle, on la re-
trouve chez un grand nombre de mystiques,
mais elle est exprimée par Tauler d'une façon
personnelle. Quand l'homme extérieur est
dompté par l'ascèse, la raison se fait non seule-
ment respecter mais obéir. L'homme est soumis
à l'ordre qui lui convient, c'est ainsi que l'homme
suprême apparaît. D'où l'importance donnée par
Tauler aux termes gemuete (qui a le sens de
mens : esprit) et de grund (fond) qui peut s'ap-
pliquer à l'homme supérieur et à Dieu, mots
essentiels chez Tauler auxquels Claire Champol-
lion a consacré une magistrale étude". L'esprit
orienté, nécessairement tourné vers Dieu, anime
les facultés : le gemuete de l'âme est sans cesse
actif dans son mouvement d'amour contem-
platif. C'est l'Esprit-Saint, grâce à ses dons
essentiels, qui entraîne l'âme en elle-même et
lui fait toucher son Fond. L'être privé de tout
nom s'unit à l'esprit de l'homme. Ce Fond
(grund), Tauler tente de le définir en le compa-
rant à une forteresse, transformation ou sur-
formation grâce à la présence de la Déité ; un
texte qui a justement été nommé la cantate de
la nudité exalte l'abîme dut Fond de l'âme dans
lequel la rencontre de Dieu s'accomplit : « Je
chanterai ce chant nouveau : la nudité. - La
pensée, elle doit se tenir à l'écart. - C'est ainsi,
moi, que j'ai perdu ce qui est à moi. - Je
suis réduit à rien. - Qui s'est dépouillé...
ne peut plus avoir de souci... - Il m'a fallu me
vider de moi-même... - Depuis que me voilà
perdu dans cet abîme. - J'ai cessé de parler, je
suis muet. - Oui, la divinité m'a englouti7. »
Suso ft 1366)
Doué d'une grande sensibilité, ce dominicain,
né à Constance — qui a peut-être rencontré
Eckhart à Strasbourg et à Cologne — est sur-
tout connu par ses sermons prêchés aux reli-
gieuses dominicaines. L'histoire de sa vie —
comportant des fragments de son œuvre — a été
composée par une de ses dirigées : Elisabeth
Stagel. Son tempérament affectif et quelque peu
naïf a son charme, il manque toutefois de
vigueur et de hardiesse. Homme austère, cédant
parfois -à une tendance légèrement doloriste,
Suso se veut prudent. Il n'innove rien, n'ose
pas suivre la piste de Maître Eckhart dont il
utilise les principales notions tout en freinant
ce qu'elles pourraient sembler avoir d'intem-
pestif. A ce propos, Dom François Vanden-
broucke fait remarquer avec pertinence la mo-
dération de certains de ses propos. Suso parlera
par exemple de l'instant où l'âme « perd le sen-
timent d'être distincte de Dieu 8 ». Il n'osera
pas faire allusion à la parfaite unité de la ren-
contre de Dieu et de l'âme.

Suso fut réputé pour ses miracles. Certains


peuvent sembler des fictions plus ou moins
naïves. D'un coffret où elle avait placé des notes
de son père spirituel, une religieuse perçoit des
mélodies. Une sœur voit le visage de Suso res-
plendir comme le soleil, lors d'une de ses pré-
dications. D'autres prodiges relèvent quelque
peu du fantastique. De nombreux critiques ont
douté de l'authenticité de certains textes. L'ima-
gination des filles spirituelles de Suso a pu
m a j o r e r l'aspect merveilleux des récits. De toute
manière, le Livre de la sagesse éternelle et l'Hor-
loge de la sagesse eurent un grand succès en
particulier dans les couvents féminins domini-
cains. Notons que l'Horloge de la sagesse s'ins-
crit sous la rubrique des horloges spirituelles
appartenant au genre dévotionnel cher à l'épo-
que médiévale. Suso admire avec passion la
pensée de Bernard de Clairvaux qu'il proclame
« béni entre tous les docteurs ». Il a horreur de
2 1 5 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

la vanité puérile des théologiens qui discutent


vainement sur des sujets qu'ils ne pourraient
connaître que par expérience. Suso n'est pas
opposé à la théologie ; la mystique en est la
fine pointe, quand cette théologie est avant tout
prière et recherche dans l'amour d'une meilleure
connaissance de Dieu.

Des auteurs ont mis en cause l'authenticité de


la Vie de Suso en raison des propos laudatifs
formulés par lui à son propre égard. Il ne faut
pas s'y tromper. L'apôtre Paul s'est rendu à lui-
même témoignage. Quand ces mystiques sem-
blent s'abandonner à une certaine louange d'eux-
mêmes, il ne convient pas d'y relever des senti-
ments de vanité ou d'orgueil. Il s'agit au con-
traire de reconnaître la puissance de la grâce
et de la bonté de Dieu envers eux. La conversion
du cœur est une œuvre divine ; en reconnaître
l'efficience n'est jamais un manque de modestie.
Toutefois, il est normal que tant de simplicité
provoque l'étonnement car elle suppose pour
être comprise une grande pureté ; une parfaite
simplicité jaillit d'un esprit d'enfance difficile
à saisir en raison de sa spontanéité et de sa
fraîcheur. Dire du mal de soi — comme le font
nombre de mystiques — est souvent un procédé
de style tout extérieur, n'exigeant pas forcé-
ment une vision de sa propre misère. Quand
Suso ou les mystiques visionnaires parlent de
leur vie intérieure et de leurs acquisitions spiri-
tuelles, on peut les croire car c'est une manière
directe de manifester la puissance de l'amour
de Dieu. Pleurer ses fautes ou rendre grâce à
Dieu de ses vertus résulte toujours d'une ten-
dance à l'analyse personnelle. Le véritable mys-
tique n'a plus le goût de ces formulations. Mais
la mystique comporte de multiples étapes, le
sommet n'est jamais atteint.
Ruysbroeck /t 1381 )
Ruysbroeck est né en 1293 aux environs de
Bruxelles. Ordonné prêtre, appartenant à la col-
légiale de Sainte-Gudule, solitaire dans la forêt
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 6

de Soignes en l'ermitage de Vauvert (vallée


verte), il devient augustinien et prend la direc-
tion de la communauté. Non dominicain, ne se
situant pas géographiquement en Rhénanie,
Ruysbroeck appartient cependant à la mystique
rhénane en raison de sa doctrine. Ruysbroeck
s'inscrit dans la tradition d'Eckhart et en com-
mente les principaux thèmes. Tout d'abord le
« Rien » : « L'homme a été créé de rien. C'est
pourquoi il poursuit ce rien qui n'est nulle part,
et, dans cette poursuite, il s'écoule si loin de
lui-même, qu'il perd sa propre trace ; plongé
dans la simple essence de la Divinité, comme
dans son propre fond, il s'en va mourir en
Dieu » (Le royaume des amants). Pour Ruys-
broeck, l'important est d'entrer à l'intérieur de
soi-même et de s'y tenir librement. Lucide,
Ruysbroeck dénonce les dangers d'un pseudo-
renoncement, d'une fausse quiétude. Il parle de
l'affaissement sur soi-même, du goût de l'inac-
tion, sorte de paresse physique, mentale, affec-
tive qui peut être prise pour un vide intérieur
(Ornement des noces spirituelles). C'est là une
certaine forme de déséquilibre qui n'a rien à
voir avec la vraie mystique. Il y a bien un repos
en Dieu, celui-ci résulte d'une désappropriation
de soi-même ; elle apparaît quand l'homme a
déjà franchi trois étapes : un repos amoureux
en Dieu qui s'exprime dans une pureté essen-
tielle ; un état comparable au sommeil, quand
l'homme se perd en Dieu. Le troisième degré dé-
passe toute dualité, l'âme plonge dans la ténè-
bre divine, devenant incapable de discerner ce
qui provient de Dieu ou d'elle-même, située
dans une dimension de profondeur d'où la dua-
lité est bannie. Quand l'être s'abandonne totale-
ment à Dieu, Celui-ci peut librement œuvrer
dans l'âme, il ne rencontre aucune barrière ; les
obstacles devenus fluides ne forment plus de
barrage. La nuit (entendons la nuée) dans la-
quelle se tient l'amant de Dieu ne comporte au-
cune fluctuation, l'âme est libre et de ce fait
elle échappe aux morsures liées aux événe-
ments extérieurs ou intérieurs. Privée de choix
2 1 7 / 1.A MYSTIQUE R H É N A N E

et de volonté propre, l'âme laisse Dieu agir en


elle, n'offrant ni résistance, ni acquiescement,
se retirant en quelque sorte pour que Dieu soit
totalement libre en elle. Elle se tient impassible
devant la présence ou l'absence, située au-delà
des doutes et de la souffrance. On retrouve ici
la pensée d'Eckhart disant à propos de l'œuvre
divine : « L'âme sent bien que cela est, mais
elle ne sait pas... ce que c'est. » Cette rencontre
entre Dieu et l'âme qui se produit par une
immersion, Ruysbroeck l'a décrite dans L'orne-
ment des noces spirituelles. Aucun intermé-
diaire ne survient entre l'âme et Dieu, l'âme
reçoit la lumière qui lui révèle la ténèbre
et le rien dans lesquels elle s'enfonce
sans pouvoir distinguer ; elle ne voit rien,
ne peut rien reconnaître et nommer, elle
apparaît semblable à quelqu'un qui s'égare
sans savoir où il va. Elle est en quelque
sorte noyée dans l'Amour abyssal de la divinité
qui la transfigure. La voici à la fois béatifiée
et béatifiante. Elle aime et son amour devient
pour elle une joie. Elle jouit de la Présence et
ne l'abandonne point quand elle doit se livrer
à l'action.

Il se produit en elle une modification de


l'être, les sages orientaux parleraient ici de
l'Eveil. Peu importe le nom employé, l'impor-
tant est de savoir discerner ce qu'une telle modi-
fication provoque. L'âme libérée d'elle-même et
de la création ne retrouvera jamais l'état dans
lequel elle se tenait avant cette expérience. Dans
la ténèbre elle a perdu son individualité, car
Dieu ne se révèle qu'à ceux qui ont dépassé
toute dualité. Dans l'Ornement des noces spiri-
tuelles qui est un de ses premiers ouvrages,
Ruysbroeck semble admettre la vision intuitive
de l'essence divine; il deviendra plus circonspect
à la suite des problèmes posés à son époque à
propos de la vision immédiate de Dieu. Dans son
étude sur la structure de l'âme, Ruysbroeck se
réfère à la doctrine augustinienne selon la-
quelle les facultés de la mémoire, de l'intelli-
LA MYSTIQUE R H É N A N E / 2 1 8
gence et de la volonté sont en relation avec l'uni-
té de l'esprit. L'âme reçoit la lumière, dans cette
lumière elle voit. Par amour, elle a tout perdu,
rompu toutes ses attaches, elle a pénétré dans
le vide, happée en quelque sorte par Celui qui
l'aime et qu'elle aime en retour. Plus le vide de
l'esprit est total, plus l'âme voit. La lumière
éclaire l'âme et l'âme est cette lumière : « Dans
la simple nudité qui enveloppe toutes choses, le
contemplatif se sent identique à cette lumière
grâce à laquelle il voit. » (Ornement des noces
spirituelles). Ruysbroeck rejoint Maître Eckhart
quand il précise que l'homme intérieur discerne
la présence de Dieu en toutes choses ; son re-
gard pur, devenu simple, ne retient aucune des
complications nées de la dualité ; il n'y a plus
pour lui d'opposition, ou de division, d'intérieur
ou d'extérieur : tout est parfaitement un. Un
double mouvement — d'ailleurs impossible à
disjoindre — le pousse soit au dedans, soit au
dehors. Pour Ruysbroeck, dont la pensée s'expri-
me dans le climat d'Eckhart, l'action est dé-
ploiement de la contemplation ; discerner le
dedans du dehors, la contemplation de l'action
est le résultat d'une opposition, d'une dualité.
Quand l'homme pénètre dans le mystère de
l'unité, tout devient spontané et indifférencié.
Î1 agit ou il n'agit pas, peu importe son mode
d'existence puisqu'il est relié à ses propres ra-
cines d'ordre divin. Quand l'âme touche son
fond en lequel se trouve l'image divine, elle
participe à la vie trinitaire.

Ce qui apparaît primordial dans la mystique


de Ruysbroeck réside dans la liberté : une li-
berté absolue, rigoureuse, envahissant tout
l'être, liberté (il n'emploie pas le terme) qu'on
pourrait qualifier de pneumatique, animant les
pensées et les actes. Cette liberté est engendrée
par l'unité essentielle. L'âme ne distingue pas
l'amour de la connaissance, ni le recueillement
de l'acte qui en est le fruit ; elle se laisse en-
gloutir dans l'amour de Dieu s'exprimant à tra-
vers elle et par elle.
2 1 9 / 1 . A MYSTIQUE RHÉNANE

Ruysbroeck n'a pas l'audace d'un maître


Eckhart, ses propos sont plus mesurés. Il insiste
par exemple sur la distinction entre Dieu et la
créature. H écrira prudemment : « Aucune créa-
ture ne peut être ni devenir sainte au point de
perdre sa nature créée et de devenir Dieu. » Il
atteint par une autre voie les sommets de la
mystique. Dans sa langue maternelle (le néer-
landais) encore en pleine mutation, il a su s'ex-
primer dans un langage d'une très grande
beauté. Les mystiques qui viendront après Ruys-
broeck, tout en écrivant en néerlandais, présen-
teront une spiritualité affective tout différente
de celle de Maître Eckhart. Parmi ceux-ci il con-
vient de retenir Gérard Groote, initiateur de la
Dévotion moderne (Devotio moderna) synthèse
des courants spirituels de l'époque. L'Imitation
de Jésus-Christ, dont l'influence sera prépondé-
rante sur les moines et les laïcs, enseigne sur-
tout le détachement, l'humilité, la pureté du
cœur.
JEAN DELUZAN

LA MYSTIQUE VISIONNAIRE

J L j A mystique visionnaire, souvent mal inter-


prétée, a été réhabilitée dans ses principes par
les travaux d'Henry Corbin et de Gilbert Durand.
Il ne s'agit pas d'émettre à son propos des
jugements de valeur, mais de la considérer
dans sa vraie dimension. Elle fait d'ailleurs
partie de la structure humaine. La plupart des
hommes ont besoin d'images, de symboles dans
le langage ou l'écriture et dans leur propre vie
intérieure. Cette mystique plonge dans l'invi-
sible et tente de saisir le monde intermédiaire
qui l'en sépare. La mystique visionnaire n'est
pas sans rapport avec la gnose, non dans ses
déformations, mais dans sa dimension de pro-
fondeur. Quand elle semble céder passagère-
ment aux données historiques, elle se situe au-
delà, étant transhistorique par nature. Les faits
historiques ne sont pas niés; intériorisés, ils se
révèlent dans leur expression profonde, signi-
ficatifs à l'extérieur et plus révélateurs encore
au sein de l'intériorité qui les décante de leur
matérialité. Ce n'est plus sous le revêtement
d'une coque extérieure que la réalité est envi-
sagée mais dans la plénitude de sa densité que
les sens intérieurs peuvent capter. La coque
cache l'amande, il convient nécessairement de
la découvrir dans son unité. Le Dieu étranger
est séparé du monde, le prince de ce monde est
fils du temps ; Dieu échappe au temps, il appar-
tient à l'éternité. Le mystique doit nécessaire-
ment s'évader du temps, s'insérer dans l'éternel
aujourd'hui de l'unité.
• 2 2 1 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E

Les visions des mystiques ne coïncident pas


avec des états hallucinatoires. Certes, elles peu-
vent être dans certains cas liées à des états
psycho-somatiques. Elles résultent davantage de
la nécessité de percer le mystère, d'ouvrir des
fentes dans un univers clos. Il faut franchir le
dualisme qui sépare deux mondes étrangers l'un
à l'autre pour parvenir à l'unité essentielle.
D'où la fréquence des symboles de barrières, de
murailles dans la gnose comme dans la litté-
rature visionnaire ou dans les romans initiati-
ques de chevalerie. Le diable est le diviseur, ce-
lui qui sépare ; qu'on le combatte dans son
repaire avec les ermites du désert, ou dans le
désert plus sauvage de l'intériorité, ou encore
dans les obstacles qu'il érige pour séparer le
monde d'en bas du monde d'en haut, il est
toujours présent même quand il n'est pas
nommé. Monde céleste et monde terrestre se
décrivent dans des symboles identiques tout en
étant placés à des niveaux opposés. Les ténèbres
extérieures ont leur correspondance dans le
céleste : tout est barrage, clôture de protection,
présence de dragons et d'anges. Mais dans ces
ténèbres la lumière de la grâce opère une trans-
parence, le mur apparaît translucide, le vision-
naire voit ; il n'y a plus pour lui — du moins
par instants — de clôture. L'amour de l'aimée
veut saisir l'amant. Incapable de voir sa face,
elle s'introduit aux approches de sa résidence.
De telles visions sont chargées de symboles,
d'images, d'allégories, sortes d'hiéroglyphes qu'il
convient de déchiffrer. La mystique visionnaire
est verticale ; ses aspects horizontaux ne sont
que des méandres qu'il faut savoir dépasser.
D'ailleurs les images et allégories doivent être
dépouillées de leur gangue pour être saisies
dans leur signification. Se tenir au contenu exté-
rieur des visions, à leur apparence concrète
fausserait totalement le message qu'il importe
de découvrir. Les thèmes les plus importants
sont toujours ceux de la lumière issue du
monde invisible et céleste, transfigurant le
monde d'en bas, ordonnant le « mélange » et la
confusion vers l'unité, sommet de la mystique.
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 2 2

C'est au cœur d'une religion de type prophé-


tique que se situe la mystique visionnaire. Elle
s'exprime par des images intermédiaires, mais
elle les dépasse. Il ne s'agit pas de se restrein-
dre aux quatre sens de l'Écriture (littéral, mo-
ral, allégorique, anagogique) en faveur à l'épo-
que médiévale. A cet égard Henry Corbin fait
remarquer qu'il s'agit d'une theosophia, « péné-
tration (mentale ou visionnaire) de toute une
hiérarchie d'univers spirituels que l'on ne dé-
couvre pas à coup de syllogismes, parce qu'ils
ne se dévoilent qu'à un certain mode de con-
naissance, une hiérognose, conjuguant le savoir
spéculatif de données traditionnelles et l'expé-
rience intérieure la plus personnelle... 1 ». Ici,
Henry Corbin évoque le théosophe visionnaire
suédois Swedenborg (f 1772) et le phénomène
religieux shi'ite en Islam. Il est bien évident que
les moniales visionnaires du XIII e siècle se
situent en marge d'un Swedenborg ou d'un Ibn
'Arabi. Leur démarche est différente, toutefois
il s'agit d'un même type d'esprit se mouvant
dans un monde spirituel identique.
Par ailleurs, les mystiques visionnaires du
XIII e siècle subissent l'influence de la littéra-
ture courtoise. Celle-ci ne passionne pas les seu-
les châtelaines, éprises de romans de chevalerie,
elle s'est glissée dans les béguinages et dans les
monastères et tout spécialement dans les cou-
vents féminins. La mystique visionnaire est in-
fluencée par la pensée profane. Les moniales,
sorte de troubadours du Christ, tout en étant
fidèles à la stabilité monastique, célèbrent dans
leurs chants et leurs traités, d'allure souvent
poétique, leur amour pour le Christ. D'où l'im-
portance donnée au thème nuptial sur lequel
Bernard de Clairvaux avait insisté dans ses
sermons sur le Cantique des Cantiques. Les
hommes seront aussi influencés par ce climat
particulièrement affectif, toutefois les femmes
visionnaires apparaissent encore plus concer-
nées par la littérature courtoise. Le chevalier
fait la guerre et durant ce temps, sa « dame »
reste esseulée. Les poètes nomades tentent de
• 223 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
la consoler de sa longue solitude. La vierge con-
sacrée à Dieu, moniale ou béguine, attend aussi
avec impatience la venue de son Époux divin ;
elle languit et projette dans ses visions un re-
flet de sa présence. Uné telle mystique a son
charme, par la délicatesse et la finesse des sen-
timents qui s'expriment le plus souvent en ter-
mes poétiques. Cette littérature visionnaire
n'est pas une pure création du XIII e siècle.
Déjà Aldegonde (f 684) et Anschaire (t 865)
(une femme et un homme) furent réputés pour
leurs visions. Mais les mystiques se défient car
le silence et la solitude favorisent les phantas-
mes, les rêves avec tout leur pouvoir d'errance.
La vision n'est qu'une étape, la manifestation
d'une Présence ; au terme du cheminement tout
s'efface, il n'existe plus de forme quand l'unité
divine est saisie et savourée dans le silence.
La mystique visionnaire peut sembler revêtir
un aspect quelque peu légendaire, sorte de
voyages dans l'au-delà, pèlerinages à la fois exté-
rieurs et intérieurs pourvus d'un caractère mer-
veilleux, situés aux limites du fantastique. Les
visionnaires du XIII e appartiennent à l'Allema-
gne et aux Pays-Bas, telles Élisabeth de
Schônau, Hildegarde de Bingen, Mechtilde de
Magdebourg, Marie d'Oignies, Ludgarde de Ton-
gres, Hadewijch d'Anvers, Béatrice de Nazareth.
A l'époque où le langage d'école risque de sclé-
roser la spiritualité, la mystique visionnaire à
la fois affective et spéculative, dans sa recherche
de la plénitude de l'unité, affirme une des notes
essentielles de la mystique : celle de l'affec-
tivité.

Hildegarde de Bingen (j 1179)

Hildegarde est née en Hesse en 1098, elle a été


élevée par une recluse avant d'être moniale dans
un monastère bénédictin où elle recevra la
consécration des vierges. A trois ans ses pre-
mières visions commencent. « J'ai vu tant de
lumière, dira-t-elle, que mon âme en a tremblé. »
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 2 4
Les visions se poursuivent durant toute son
existence. Cette religieuse conseille des papes,
des évêques, des prêtres, des moines, des laïques.
Elle assume à la fois un rôle de prophète et de
directeur spirituel. Une voix intérieure lui dicte
ce qu'elle doit écrire et répondre à ceux qui la
sollicitent. Sa vocation de conseillère et de
réformatrice s'exerce non seulement dans son
monastère mais à l'extérieur. Moniale, elle quitte
son couvent pour voyager en Franconie et en
Allemagne et servir d'arbitre dans les conflits
religieux. Des centaines de lettres nous permet-
tent de connaître ses dons charismatiques, sa
pensée spirituelle ascétique et contemplative.
Cette femme étrange possède une culture uni-
verselle s'étendant sur la théologie, la méta-
physique, l'histoire, la science. Ses intuitions
sont fulgurantes. Hildegarde discerne le sens de
l'Écriture Sainte, explique en les intériorisant
certains faits d'ordre historique relatés dans la
Bible. Sa connaissance de l'Écriture est si pro-
fonde que non seulement elle est capable de
commenter des textes, mais elle établit entre
eux des concordances, plus encore des corres-
pondances qui provoquent l'admiration de maints
théologiens. Ce savoir est-il le fruit de la lec-
ture des Pères et à travers eux du néo-plato-
nisme ? A-t-elle pu consulter des ouvrages dans
la bibliothèque de son monastère ou s'agit-il
d'une sorte de science infuse ? Peu importe la
source d'une telle connaissance qu'elle souhaite
humblement mettre au service de Dieu.
Son intuition s'étend même à la science, la
physique par exemple, elle pressent des nou-
veautés encore ignorées en son temps. Elle con-
naît les vertus curatives des plantes et obtient
nombre de guérisons. Cette visionnaire demeure
pleine de sagesse et de prudence dans la direc-
tion de sa communauté. Elle met en garde ses
filles contre les méfaits de l'imagination désor-
donnée des rêves qui empêchent l'âme de va-
quer à l'essentiel et ne cessent de troubler la
paix de l'âme. Elle conseille la connaissance de
soi comme fondement de toute connaissance.
2 2 5 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
Elle écrit : « O homme, regarde-toi, tu as en toi
le ciel et la terre. » Avec un don psychologique
peu commun, Hildegarde étudie et précise avec
concision son état intérieur et son comporte-
ment extérieur lors de ses visions. Elle ne
s'abandonne pas à de telles descriptions, elle
s'analyse à la façon d'une psychologue avertie.
Ses visions ne sont pas le fruit d'extases momen-
tanées, elles n'entraînent aucune rupture phy-
sique ou mentale, aucune suspension même
brève des sens, elles se présentent à l'état de
veille. Hildegarde voit, comprend ; elle peut
interpréter les signes, leur conférer leur valeur.
Écrivant au moine Guibert de Gembloux, Hilde-
garde dira que lors de ses visions elle éprouve
l'impression d'un changement d'air. Elle n'en-
tend pas par ses oreilles corporelles, ses yeux
restent ouverts, elle entend et voit à l'intérieur
de son âme. Ce que j'écris, dira-t-elle encore, « je
le vois et je l'entends en vision ». Elle n'ajoute
rien, elle ne commente aucune des paroles en-
tendues. « Les mots ne sont pas comme des
mots qui retentissent sur les lèvres de l'homme,
mais comme le flamboiement de l'éclair ou
comme le nuage qui s'avance dans un air pur. »
Elle est inondée de lumière, une lumière qui
n'est pas locale, mais plus lumineuse que la
nuée qui entoure le soleil. Hildegarde distingue
« l'ombre de la vivante lumière » et là « vivante
lumière toute pure ». Elle écrit et parle car au
sein de cette lumière elle a entendu une voix,
disant : « Annonce donc et écris. » Elle obéit à
cette injonction et la relate dans la préface de
son ouvrage Scivias (Scite vias Domini). Ce
traité, divisé en trois parties, décrit la création
du monde, l'incarnation du Verbe fait homme,
l'histoire du salut. Le Livre de vie des mérites,
composé dans une perspective apocalyptique,
est considéré comme le texte le plus important
de la psychomachie médiévale; celui des Œuvres
divines est consacré à une anthropologie débou-
chant sur une cosmologie. L'homme est centre
du cosmos car le Verbe a pris la nature humai-
ne. Hildegarde reprend la théorie traditionnelle
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 2 6
selon laquelle l'homme est un microcosme, le
réceptacle de tout l'univers. Elle a aussi écrit
de nombreuses lettres.
Lors de la première vision relatée dans le
Scivias, elle perçoit la voix de Dieu, disant :
« O créature humaine, poussière fragile de la
poussière de la terre, crie et parle... jusqu'à ce
que soient édifiés ceux qui, connaissant la
moelle des Écritures, ne veulent ni les annoncer
ni les prêcher, parce qu'ils sont tièdes et lan-
guissants... Ouvre la clôture des mystères car,
par timidité, les gens les ont gardés inutiles et
enfermés dans un champ caché. » Hildegarde est
donc obligée de communiquer sa révélation en
raison de l'indigence de ceux qui devraient par
fonction propager le sens profond de l'Écriture.
Ces maîtres chargés par vocation de parler,
dira Guibert de Gembloux, secrétaire d'Hilde-
garde, sont « enlacés par les liens subtils des
vaines disputes, ils ont un cœur vide et une
bouche qui n'est qu'un sac à bruit ». Ceux-là
sont incapables de percevoir les secrets mys-
tères.
Hildegarde est acceptée par l'Église. Quand
le pape Eugène III (ancien cistercien) accom-
pagné de Bernard de Clairvaux quitte sa ville
sous la pression des séditions romaines et tra-
verse les pays rhénans, il apprend les révélations
de la célèbre visionnaire et lui donne son appro-
bation, l'encourageant à faire connaître tout ce
que l'Esprit-Saint lui suggère. Eugène III, sans
doute sous l'influence de Bernard, accepte ce
ministère prophétique.
Élisabeth de Schônau (diocèse de Trêves),
religieuse bénédictine, correspondante assidue
d'Hildegarde, est aussi gratifiée de prophétisme.
Sa prière, sa méditation lors de l'office liturgi-
que débouchent sur des visions extatiques. Elle
est considérée par l'aumônier de son monastère
et aussi par ses compagnes comme une authen-
tique mystique, au point que le contenu de ses
visions est intégré à la liturgie du jour. A l'ex-
• 227 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
térieur de son couvent, certains raillent ses
messages ; la voyante avoue à son amie Hilde-
garde son étonnement : « Je ne sais quels aiguil-
lons les piquent mais ils se moquent de la
grâce de Dieu. » Parfois elle voudrait se taire,
demeurer dans le silence de la prière, alors la
voix intérieure devient plus autoritaire, disant :
« Clama fortiter et die heu ! Ad omnes gentes. »
Toutes les nations sont donc concernées par ses
prophéties et ses visions, sa fonction doit se
manifester dans le monde entier. Bientôt les
nouveaux ordres religieux auront leurs prophètes:
aux Dominicains, Marguerite de Cortone annonce
des châtiments en raison de leur orgueil ; Angèle
de Foligno présente une véritable apocalypse
aux Frères Mineurs-.
Joachim de Flore ft 1202)
Un matin de Pâques, dans une grotte du
Thabor, lors de son voyage en Palestine, un an-
cien cistercien, Joachim de Flore, originaire de
Calabre, reçut une révélation intérieure. Il lui
fut permis de saisir les transformations du
christianisme futur. Afin de méditer le contenu
de sa vision il s'installa au cœur des Alpes
dans une région glaciale et s'adonna dans la
, retraite à la composition de ses ouvrages :
l'Harmonie (Concordia) du Nouveau et de l'An-
cien Testament, un Commentaire sur l'Apoca-
lypse, le Psautier. L'histoire du monde est divi-
sée en trois parties: l'âge de Dieu le Père soumis
à l'autorité de la loi, allant de la création à la
Rédemption du Christ ; l'âge du Fils soumis à
l'Évangile ; l'âge de l'Esprit-Saint signifiant ce-
lui de l'Évangile éternel. Cette dernière période
censée débuter vers 1260 devrait provoquer une
nouvelle et plus profonde compréhension de
l'Évangile. Le visionnaire prévoyait un ordre
d'hommes voués uniquement à la vie spirituelle
(une élite de viri spirituales), sans direction
d'un supérieur.
La doctrine de Joachim de Flore, d'une grande
profondeur mystique, repose sur l'évolution du
christianisme ou plutôt sur la saisie progressive
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 2 8

du message divin par les différentes générations


d'hommes. Ce christianisme doit être appréhen-
dé d'une façon plus spirituelle convenant à
l'homme s'intériorisant dans sa foi et sa relation
avec Dieu. L'ère de l'Esprit-Saint illuminant
l'intelligence et le cœur de l'homme ferait suite
à l'Ancien et au Nouveau Testament, annonçant
une époque de liberté et d'amour, unissant tou-
tes les religions dans un mouvement unique.
S'inspirant de l'Évangile de Jean (IV,21,23) an-
nonçant les vrais adorateurs du Père en esprit
et en vérité, Joachim prophétisait en quelque
sorte une religion totalement spirituelle, située
au-delà des divisions et oppositions, seule capa-
ble de séduire et de retenir les esprits soucieux
d'unité réalisée dans une dimension de profon-
deur spirituelle. Ainsi une Église nouvelle devait
apparaître, indépendante de toute puissance tem-
porelle, se manifestant uniquement dans la
pauvreté et l'amour. Suivant cette conception
l'Église de Pierre n'a pas à être détruite, mais
purifiée. La hiérarchie ecclésiastique s'effacera
d'elle-même devant la présence des spirituels.
L'âge voué à l'Esprit-Saint désigne l'ère des
contemplatifs orientés vers le céleste. Pour
Joachim de Flore, les contemplatifs désignent
les moines voués au silence conduisant à la
sortie de soi pour pénétrer en la divinité. L'ins-
piration du prophète se situe dans un climat
oriental fidèle aux Pères grecs. Les contem-
porains de Joachim et en particulier les fran-
ciscains et béghards saisirent l'importance d'une
telle révélation. Plus tard, Dante, conscient de
la profondeur du message, placera le prophète
calabrais dans le Paradis (Paradiso XI,40) :
II calavrese abate Giovacchino Di spiritu pro-
fetico dotato.
La pensée du prophète s'inspire de l'Apoca-
lypse, en particulier du texte faisant allusion à
l'Ange volant au milieu du ciel en tenant un
Évangile éternel (XIV,6), le commentateur
d'ajouter : « Que se trouve-t-il dans cet Évan-
gile ? Tout ce qui va au-delà de l'Évangile du
• 2 2 9 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E
-ist. Car la lettre tue et l'esprit vivifie » (II
Cor. 111,6). Parlant des contemplatifs, Joachim
de Flore dira que l'ordre des contemplatifs
relève de l'Esprit-Saint, qu'il remonte à Élie
et Isaïe. De même, l'apôtre Paul entendit des
paroles secrètes réservées à ceux qui habitent
le ciel. Moïse ayant conversé avec Dieu se
couvrit d'un voile afin que les fils d'Israël ne
puissent point lire sur son visage ce qu'il avait
perçu. De même Paul garde son secret. Le voile
de Moïse est enlevé par le Christ et celui de Paul
par l'Esprit-Saint. Le troisième ciel auquel Paul
accède signifie le lieu de l'Esprit-Saint, c'est-à-
dire la compréhension spirituelle. C'est à l'in-
térieur de lui-même que l'homme doit poser et
résoudre les problèmes essentiels : « Si tu es
marié, dira Joachim de Flore, sois moine par
le cœur... si tu es un clerc, et que tu sois jaloux
des moines, qui t'empêche de t'asseoir au
banquet mystique ?... Tout entier et intègre, suis
le Christ. » (Psaiter à dix cordes). Cette Église
nouvelle que proclame l'auteur de l'Évangile
éternel est avant tout une Église intérieure, qui
intériorise et vit au dedans ce qu'elle proclame
au dehors. La mystique désigne la compréhen-
sion ayant atteint sa plénitude, elle symbolise la
Jérusalem céleste, la vision de la paix divine.
La métaphysique correspond à la foi, la contem-
plation à l'espérance et la mystique à la cha-
rité. Les papes Lucius III et Urbain III se
montrèrent favorables à Joachim de Flore au
début de son ministère prophétique. Celui-ci fut
chargé de divulguer le sens secret des Écritures.
Expliquant sa mission, il ne se considère pas
comme un prophète et préfère parler à son
propos d'esprit d'intelligence : « Dieu, qui jadis
a accordé aux prophètes l'esprit prophétique,
m'a donné à moi l'esprit d'intelligence [des
textes sacrés].» Plus tard, Joachim de Flore
sera considéré comme un hérétique par l'Église,
une sévère polémique l'avait déjà opposé à
Pierre Lombard à propos de la Trinité, il f u t
anathématisé par le IVe concile de Latran.
Cependant Joachim soumit ses ouvrages au
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 0

jugement de l'Église et suivant l'expression


d'usage « mourut en odeur de sainteté ». Son
accent mis sur l'Église intérieure et sa division
en trois âges devaient être repris plus tard par
Jacob Boehme et aussi par Nicolas Berdiaev.

On retrouve chez Joachim de Flore les thèmes


appartenant au prophétisme biblique. Ainsi l'élé-
ment extatique fait partie de la littérature pro-
phétique, l'inspiration se manifeste le plus sou-
vent dans l'extase, elle est accompagnée de
phénomènes visuels et auditifs. L'action mys-
tique de Dieu s u r l'homme ressemble à une
possession divine provoquant l'extase. Celle-ci
tout en éclairant le présent est tournée vers
l'avenir, le prophète peut découvrir les desseins
de Dieu sur le monde. Joachim de Flore n'est
pas un prophète isolé en Calabre, l'Italie méri-
dionale étant réputée pour ses visionnaires. Entre
le VIIP et le XI e siècle, cette région dut subir le
choc incessant de l'Islam. Une école de pro-
phètes, par ses prédications, provoquait la con-
fiance et calmait l'angoisse des populations. Les
moines basiliens de Calabre furent réputés pour
leurs visions prophétiques.
Hadewijch d'Anvers (t XIIIe siècle)
Cette flamande, très probablement béguine,
est célèbre par ses visions, lettres et poèmes
et par son influence sur Ruysbroeck. Elle a vécu
dans la première moitié du XIII e siècle et nous
est surtout connue grâce aux savants travaux
des pères van Mierlo et Revpens. Les thèmes de
sa doctrine se réfèrent à l'exemplarisme, au
loisir intérieur exigeant le refus de tout souci
et dispersion, à l'abîme divin dans lequel l'âme
plonge à la recherche de la simplicité de l'es-
sence divine au-delà des Personnes trinitaires.
Les Personnes œuvrent spécifiquement dans
l'âme ; après en avoir éprouvé l'action, celle-ci
parvient à l'unité de l'essence divine. Cette dé-
marche allant des Personnes à l'essence est pri-
mordiale pour Hadewijch, il convient de cher-
cher la base, le principe de la Trinité. Hadewijch
• 231 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
est discrète dans ses lettres envoyées à ses
disciples, elle ne cherche pas à faire, communi-
quer les secrets qu'elle reçoit. Elle dira que les
visions sont une consolation pour l'âme, indé-
pendantes de la perfection du sujet.

Les visions stimulent, mais ne sont pas


la rsainteté. A cet égard Hadewijch cite
l'exemple de la Vierge qui n'avait nul besoin.de
vision en raison de sa parfaite sainteté. Les
symboles présentés durant les instants vision-
naires révèlent leur contenu. Sorte de livre dans
lequel tout peut être déchiffré; les réponses aux
problèmes sont données pour soi et pour au-
trui ; rien ne reste dans l'ombre, la vérité se dis-
tingue du mensonge. Les visions coïncident le
plus souvent avec les fêtes liturgiques ou du-
rant leur vigile. Hadewijch compare ses visions
à un enfantement. Cette femme robuste et
saine — c'est là une exception car les femmes
visionnaires sont le plus souvent de santé pré-
caire — se pense aux approches de la mort quand
la vision survient. Elle éprouve une sorte de
gestation douloureuse quand elle se sent comme
«engloutie en Dieu». A cet instant les sens
extérieurs s'intériorisent, il lui semble sortir
d'elle-même ; le monde extérieur s'estompe, elle
en est rejetée. Selon son propre aveu, au sommet
de la vision, elle connaît un état extatique d'une
durée plus ou moins brève. Dans ses poèmes,
tout en s'abandonnant au rythme de la poésie
courtoise, Hadewijch présente l'essentiel de sa
doctrine mystique. Elle loue la profondeur de
la connaissance reçue par la contemplation, tout
en dénonçant sa pauvreté par rapport à la
connaissance parfaite. Le contemplatif saisit
cette carence : « Ceux dont le désir pénètre
toujours plus avant dans la haute connaissance
sans parole de l'amour pur, trouvent aussi la
déficience toujours plus grande. » Elle emploie
ces termes significatifs : « présence d'absence ».

L'intuition jaillit du sein de la totale nudité.


L'âme intérieurement dépouillée devient libre du
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 2
temps. Incréée elle franchit toutes les limites,
atteint « l'abîme d'en haut », à ce stade « l'esprit
demeure en Dieu ; c'est la clôture où l'amour
est prisonnier de l'unité ». Les visions n'enta-
ment pas le silence dans lequel se tient Hade-
wijch ; n'a-t-elle pas entendu la voix intérieure
lui dire : « Que ton âme en silence m'écoute :
mes paroles ne sont claires qu'au silence. » Le
cheminement du mystique est une continuelle
descente dans l'intériorité. Quand l'âme éprouve
la fragilité de sa connaissance et de son amour,
il lui faut se réfugier à l'intérieur d'elle-même ;
elle y trouve « le clair miroir », la présence de
la lumière dans le cœur, l'amour qui couvre,
cache... « celui qu'il instruit sous les ailes des
séraphins ». Située dans un état de jubilation
intérieure, l'âme écoute ce que dit l'amour en
« jetant l'ancre dans la belle Déité ». La Déité
est privée de « toute apparence de personne, les
Trois dans l'Un sont nudité pure ». On retrouve
ici la pensée de Maître Eckhart affirmée dans
la mystique spéculative selon laquelle il convient
de distinguer Dieu agissant et se manifestant de
la Divinité, sans mode, privée de tout attribut.
Hadewijch dira : « L'âme est libre dans l'inti-
mité sans différence. » Cette unité, l'âme l'éprou-
ve à l'égard de la création. Elle ne privilégie per-
sonne, elle aime toute la création comme Dieu
l'aime dans une parfaite égalité. Elle n'est affec-
tée par aucune limitation. « Je me sens vaste,
dira Hadewijch, c'est une Réalité incréée que
j'ai voulu saisir éternellement. »

Le terme de « nouveauté » employé par Hade-


wijch se retrouve chez Béatrice de Nazareth,
cette expression appartient d'ailleurs à la litté-
rature médiévale, comme les notions de « tradi-
tionnel » et de « progressiste » sont prises dans
des sens divers suivant les auteurs qui les utili-
sent pour les louer ou pour les réfuter 3 . Ce mot
« nouveau » ne désigne pas uniquement les nova-
tions dans la pensée et dans l'art, il prend une
dimension plus profonde avec Hadewijch, et
signifie le sens caché qui se découvre à l'âme
2 3 3 / LA MYSTIQUE VISIONNAIRE
et apparaît nouveau pour elle. En effet, il est le
fruit d'une découverte, d'une inspiration qui
soudain s'impose à l'esprit et au cœur. Cette
« connaissance nouvelle », Hadewijch la chante
en écrivant : « Ah ! qu'il est doux de chanter la
grâce nouvelle ! — Bien qu'elle oriente chaque
fois en un sens nouveau — et qu'elle procure
sans cesse des souffrances nouvelles—elle est
aussi soutien nouveau 4 . »

Hadewijch ajoute encore : «... Grâce nouvelle


sera entière — en une jouissance nouvelle par-
faite — lorsque l'amour neuf sera entièrement
à moi 5 . » Les termes nouveau, nouvelle, neuf
doivent être considérés dans un contexte bibli-
que. Il est parlé du « cantique nouveau » (Ps.
XXXIII,3 ; XL,4) ; des nouveaux cieux et de la
nouvelle terre (Ez. LXV,17 ; LXVI,22 ; Apoc.
XXI,1) de l'esprit nouveau (Ez. XI,19 ; XXXVI,
26 ; Rom. VI 1,6, etc.) ; du vin nouveau (Matth.
IX,17 ; Marc 11,22 ; Luc. V,37) ; de pâte nouvelle
(I Cor. V,7) ; de nouvelle créature (II Cor. V, 17).
Selon l'enseignement du Christ, l'homme doit
naître de nouveau. Quand cette naissance s'o-
père, l'esprit de l'homme se renouvelle, devient
capable de scruter et de saisir la science des
secrets qui se révèle au cœur pur et libre. La
mystique d'Hadewijch se présente comme une
pénétration du mystère caché à l'homme an-
cien, indigne d'accéder à cette nouveauté qui
est essentiellement l'apanage de l'homme nou-
veau. De nombreux mystiques insistent sur le
dépouillement, Hadewijch revient fréquemment
sur la « nouveauté » qu'implique la vie intérieure
et l'adhésion au divin.

Au XIII e siècle l'idée de renouveau appartient


à la chevalerie féodale et le biographe d'Hade-
wijch, le P. Van Mierlo insiste sur cette in-
fluence subie par la visionnaire". Sans refuser
ce prestige de la chevalerie sur la mystique fla-
mande, il apparaît plus juste de placer tout
d'abord sa doctrine du renouveau dans un
contexte biblique.
.LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E / 2 3 4

Hadewijch a été influencée par Ruysbroeck


dans le choix des thèmes qu'elle présente et
dans leur ordonnance, car la recherche de l'uni-
té divine est une des notions centrales de la
pensée de Ruysbroeck. Cependant son ortho-
doxie sera contestée. Incomprise parfois, elle in-
quiète les représentants de l'Inquisition aux
Pays-Bas. Mystique, s'exprimant en des poèmes
métaphysiques, elle atteint une cime spirituelle
qui normalement l'isole et rend suspecte sa
pensée religieuse.

Béatrice de Nazareth (t 1268)


Née à Tirlemont vers 1200, après avoir été
formée par des béguines, Béatrice de Nazareth
devient religieuse cistercienne ; elle consigne ses
expériences spirituelles. Son analyse des sept
différents degrés conduisant à l'amour et à la
connaissance de Dieu est un hymne consacré
à l'acquisition de la béatitude. Quand l'âme
n'aime plus que Dieu, elle attend avec un insa-
tiable désir de le voir face à face. Béatrice a lu
les ouvrages attribués à Bernard de Clairvaux,
elle est fidèle à la pensée grecque qui lui a été
transmise par Guillaume de Saint-Thierry dont
le traité sur-la Vie solitaire était fort répandu.
La doctrine de Béatrice repose sur la présence
dynamique de l'image divine dans l'homme,
principe de la déification. La démarche de
l'homme spirituel est de lui faire retrouver l'état
paradisiaque d'Adam vivant lors de sa création
dans l'intimité de Dieu. La restauration de
l'image, accomplie par l'Incarnation et la Ré-
demption du Christ, permet à l'âme de recouvrer
l'image dans sa perfection de ressemblance. Dans
sa structure primitive, la nature humaine était
parfaite, d'où la nécessité d'être fidèle à cette
nature dans sa beauté originelle. L'expérience
naturam sequi signifie cette recherche du « re-
couvrement » de l'image divine. Dans le premier
degré de l'amour, l'âme souhaite se tenir « dans
cette pureté et dans cette liberté et dans cette
noblesse dans laquelle elle a été faite par son
Créateur à son image et à sa similitude ». Cette
• 2 3 5 / LA MYSTIQUE V I S I O N N A I R E

libération de la nature s'accomplit grâce à un


amour désintéressé, un amour total « sans pour-
quoi ».
Il arrive, dira Béatrice, que l'âme accède
à « une autre manière d'aimer, c'est-à-dire qu'elle
se met à servir Dieu sans motif, uniquement par
amour, sans pourquoi et sans rétribution de
grâce ou de gloire ». On retrouve ici dans ce
propos de Béatrice l'influence du traité de
l'Amour de Dieu de Bernard de Clairvaux. Au
quatrième degré, l'âme « sent que tous ses sens
ont été consacrés dans l'amour et que sa volonté
est devenue amour et qu'elle est profondément
abîmée et engloutie dans l'abîme de l'amour
et que, elle-même, est devenue amour ». Au sep-
tième degré, l'âme apparaît pleinement unie à
Dieu « elle devient tout entière un esprit avec
lui en inséparable fidélité et en amour éternel ».
Durant cette démarche progressive, l'amour a en
quelque sorte caché à l'âme son pouvoir, la vio-
lence de ses énergies profondes ; quand il se
révèle, l'âme devient libre, privée de toute crainte
non seulement devant les anges et les saints,
mais en présence de Dieu lui-même.

Béatrice est une visionnaire. Ses visions con-


cernent surtout l'Humanité du Christ donnant
accès au Verbe. Le cœur — celui du Christ et
le sien — prend une grande importance dans
ses visions. On retrouve ici cette notion du cœur
particulièrement chère aux grands moines du
XII e siècle (voir la mystique bénédictine
et cistercienne). Ses visions de la Trinité s'appli-
quent à la description de trois cieux entourés
d'anges. La dévotion particulière de Béatrice
à la Passion du Christ présente un caractère à
la fois douloureux et affectif. D'un tempérament
faible, souvent malade, on peut se demander
si les déficiences de son corps n'entrent pas pour
une grande part dans ses visions ou si — au
contraire — celles-ci provoquent un état physi-
que déficient en raison d'une charge émotive
trop lourde à supporter. Cette moniale née à
.LA MYSTIQUE VISIONNAIRE / 2 3 6

l'aube du XIII e siècle anime toute une littérature


visionnaire féminine médiévale. Parmi les dif-
férents traités qui lui sont attribués, il convient
de retenir quelques-uns de ses récits allégori-
ques composés suivant les usages de son temps.
Le Monastère spirituel est appliqué à l'âme, le
supérieur est Dieu lui-même entouré de
l'Amour, de l'affection spirituelle et de la dévo-
tion. Toutes les vertus sont représentées et pour-
vues de charges particulières. La Raison est
abbesse et la Sagesse prieure. Les vertus tien-
nent chaque jour un « chapitre » et examinent
les divers comportements.
THIERRY PAGE

APERÇU SUR LA MYSTIQUE


ET L'ALCHIMIE

T
JLi'ALCHIMIE autrement appelée science sa-
crée, tant pratiquée tout au long du Moyen Age,
affirme avoir pour but de ses recherches la dé-
couverte de la « très précieuse Pierre Philoso-
phale ». Quelle est-elle ? Où et comment la
trouve-t-on ? En gardant à l'esprit le conseil
donné aux lecteurs dans la Turbe des Philo-
sophes : « Ils doivent entendre nostre intention,
et non pas se prendre aux paroles », écoutons ce
que dit Pierre Vicot, alchimiste normand de la
fin du XV" siècle. « Or la pierre, à bien considérer
son essence, ses effects et sa vertu, est par les
yeux d'un vray philosophe cogneue dans toutes
les choses qui sont au monde, laquelle pierre
n'est mie autre chose qu'une vertu célestielle
spécifiée dans tous les individus de la nature, la
nature de laquelle iacoit que très noble est
pourtant en sa primeraine nature en indifférence
générale dont elle se devest en espousant la
nature des* choses soubs le mantel desquelles
elle produict effects convenables à icelle nature
moiennant toute fois la première vertu qui tient
en son Secret, couleurs, odeurs et autres puis-
sances 1 . »

A partir de ce court extrait de texte, il sera


possible de définir quelques points importants
dans le corps des doctrines alchimiques, notam-
ment ce qui concerne la création du monde et
la nécessité de l'œuvre alchimique. On peut
noter tout d'abord que l'adepte présente ici
une genèse de la Pierre Philosophale, genèse
d'autant plus complète qu'elle est DITE. En
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 238

effet, et c'est là le premier point important,


l'alchimiste est un homme qui parie, par néces-
sité, pour répondre à la fois à un vœu de
Dieu et aux besoins des hommes. Il parlera car
la création sera incomplète tant que l'homme
ne l'aura pas dite. La tâche de l'alchimiste est
très précisément de poursuivre la création en
la comprenant (la prenant en lui) afin de la
conduire à son terme. Mot pris dans son double
sens d'achèvement et d'élément de parole : achè-
vement par la parole.
Reprenons ceci. Selon ce que dit Vicot de
l'histoire de la Pierre, il y a trois temps dans la
création. Tout d'abord la « primeraine nature »
vêtue du bel habit de l'unité ; c'est l'enfance
de la Pierre. Puis sa puberté, c'est-à-dire la dé-
couverte du multiple, et enfin son âge mûr
que l'alchimiste ne nomme pas, mais qu'il réa-
lise dans la conscience et connaissance des
deux âges précédents, ce qui correspond en
propre à la transmutation de la Pierre. On peut
noter que l'alchimiste parle également de trois
temps essentiels dans les opérations pour l'ob-
tention de la Pierre ; ces trois phases sont
l'œuvre au noir, l'œuvre au blanc et l'œuvre au
rouge. Le passage de l'une à l'autre de ces
phases ne se fait pas dans une continuité par-
faite. Les expressions employées par Vicot pour
marquer la transformation de la nature origi-
nelle sont éloquentes. Il décrit la double action
de se dévêtir et de s'habiller sous un nouveau
costume. Ceci donne l'idée d'une représentation
scénique. Il en est ainsi. Lorsque la nature
quitte le sommeil de la nuit des temps pour
entrer dans la lumière de la dualité du jour et
de son ombre, commence « le drame essentiel,
celui qui est à la base de tous les Mystères,
celui de la difficulté et du Double, celui de la
matière et de l'épaississement de l'idée 2 . » Ce
drame est celui de l'alchimiste en tant qu'hom-
me face à la nature dont « la première vertu
tient en son secret ».
Il est tout à fait remarquable que Vicot ait
associé, comme puissances et vertus de la na-
239 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

ture, le secret avec les odeurs et les couleurs,


voulant dire à la fois le secret sensible et la
virtualité des autres qualités. Pour l'alchimiste,
tout est manifestation de quelque chose ; la
nature n'est pas inerte, elle vit et elle a un
sens, la connaissance duquel est son but. Com-
ment procédera l'alchimiste ? « Il faut rendre
manifeste ce qui est caché et occulte ce qui est
manifeste. En cela seul consiste l'œuvre des
sages 3 », assure Bernard de Trevisan, alchimiste
du XVe siècle. De quoi s'agit-il ? Il s'agit de
délier ce qui a été lié, de refaire ce qui a été fait.
C'est une recréation qui implique que l'on fasse
à l'envers le chemin de la création pour que l'on
reprenne l'œuvre de la nature en l'achevant par
l'art humain.

En quoi la nature a-t-elle besoin de l'interces-


sion de l'homme ? C'est que Dieu a prescrit à
la nature des bornes, des limites, et qu'il a ré-
servé le dépassement de celles-ci pour l'accom-
plissement de la création « aux justes », c'est-à-
dire à ceux qui d'après Bernard de Trevisan se
seront employés à cultiver les sciences et à
achever l'Arbre de Sapience 4 . Mais l'explication
de la nécessité de l'homme dans l'œuvre de la
nature est plus claire selon ce que dit un autre
alchimiste : « Car sans le corps l'esprit ne peut
agir et sans esprit en vain le corps appétera
(désirera) l'âme 5 . » Cette âme que le corps et
l'esprit en union recherchent est la Pierre Philo-
s o p h a i . Le fruit de leur désir commun sera lui-
même désir. (Vicot nommait la Pierre vertu ; un
texte alchimique parle du Désir Désiré ; le poète
René Char dit que le poème est l'amour réalisé
du désir demeuré désir 6 .)

La Pierre, le Désir est la récompense de


l'union mystique de l'alchimiste avec la nature,
de l'esprit avec le corps. Mystique parce qu'ac-
complie à la fois par la connaissance et par la
grâce de Dieu. L'alchimiste en effet travaille
autant qu'il prie. Le conseil donné au profane
dans un ouvrage alchimique du XVII e siècle, le
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 240

Mutus Liber, stipule : « ORA, LEGE, LEGE,


LEGE, RELEGE, LABORA ET INVENIES. » La
connaissance à laquelle il œuvre est celle de
Dieu, la lecture est celle de l'œuvre de Dieu. Or
la Pierre est dite par tous les alchimistes sans
exception : DON DE DIEU. C'est là l'expression
la plus claire de la mystique alchimique.

Il convient de s'arrêter sur le don. Il ne faut


pas le comprendre comme un simple échange,
un passage de main à main sans contact des
mains ni des yeux ; le don de Dieu invoqué par
les alchimistes ne correspond pas non plus à
l'idée que l'on se ferait d'une grâce qui tombe-
rait du ciel sans que l'on sache pourquoi, et
dont on irait chercher l'origine dans la volonté
insondable de Dieu. Ce serait oublier que l'alchi-
mie est une science initiatique et que l'adepte
est un savant qui connaît parfaitement le « règne
de nature ». A cette condition préliminaire de
la connaissance, pour la découverte de la Pierre,
il en est une autre, plus subtile et particulière-
ment importante, que les alchimistes n'oublie-
ront jamais de rappeler : celui qui s'apprête à
mener de longues études dans l'espoir de la pos-
session de la Pierre Philosophale doit être pur
dans ses intentions. Dès les premières pages de
leurs traités, les alchimistes sont nombreux qui
préviennent le lecteur que l'homme le plus sa-
vant jamais ne trouvera le grand secret si son
cœur n'est pur. Il faut que « cet homme soit
sage, craignant Dieu, constant, patient et hum-
ble, et non cuidant ou par trop présumant de
sa science 7 . »

Pour comprendre le don, il faut dépasser la


première idée selon laquelle il ne s'agit que
d'établir un rapport entre deux éléments, deux
personnes par exemple. Cela serait singulière-
ment limiter le don, dans la mesure où l'on
semble oublier que quelque chose est objet du
don, ou du moins nier toute valeur en soi à cet
objet. Or pour les alchimistes ce qui est donné
par Dieu est proprement le don. Ce qu'il con-
241 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

vient d'expliquer. On remarquera d'abord que,


comme pour le rire, le don demande à être réa-
lisé de semblable à semblable. C'est en quelque
sorté une reconnaissance d'identité, ou plus pré-
cisément une nouvelle naissance à partir de cette
identité puisque l'on passe de un à plus qu'un.
Cette identité doit être si parfaite que la sensa-
tion de se perdre dans l'autre doit se conjuguer
au même instant avec la sensation de se retrou-
ver dans sa totalité. Se perdre et se retrouver,
donner et rendre, c'est le même mouvement,
comme lorsque l'on dit qu'une femme se donne
à un homme ou se perd en lui.

Si on demande maintenant à quel moment


intervient le don, c'est-à-dire si on veut placer
le don dans l'éclairage du temps, en constatant
que certains alchimistes ont trouvé la Pierre
(ont reçu le don de Dieu) beaucoup plus tôt
que d'autres, on doit demander aussi pourquoi
se fait le don ? Le don échappe ici à toute
volonté, il n'y a pas de volonté de donner (pour
faire plaisir, par exemple), il n'y a pas de
détermination individuelle quant à l'instant au-
quel se fera le don. En fait il semble que le don
se fait donner, au sens où c'est celui qui reçoit
qui fait qu'il y a don ou pas. C'est parce que la
réception est prête que le don se fait. Encore
qu'il faille préciser qu'il n'y a dans la réception
aucune volonté bonne ou mauvaise de faire don-
ner, mais une volonté pure, comme il est dit dans
les doctrines orientales que l'enfant qui veut
naître réunit dans l'union charnelle ses parents 8 .

Le receveur, qui nourrit le donneur de son don


et proprement reçoit ce qu'il a donné, doit réa-
liser le don parfaitement en donnant à son tour.
L'alchimiste en effet a l'obligation de trans-
mettre le don de Dieu, la découverte de la très
précieuse Pierre Philosophale. Mais ce qu'il va
donner, c'est le recevoir, et ceci est parfaitement
éclairant du don qui apparaît maintenant tout
à la fois comme recevoir le don et donner le
recevoir. Cette structure du don, on voit déjà
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 242

qu'elle correspond à ce qui a été dit ci-dessus


de la nécessité pour l'alchimiste de poursuivre
l'œuvre de la nature en la disant, car dire la
nature sera le geste humble de la réception : le
don de sa réception, la nature étant don de
Dieu.

On comprendra mieux le don d'après la com-


paraison que font eux-mêmes les alchimistes
de leur magistère avec la Messe chrétienne. Le
don de Dieu pour l'alchimiste sera la Présence
Réelle dans l'Eucharistie pour le prêtre. Cepen-
dant l'alchimiste élargit considérablement le
champ de la présence puisque selon Maurice
Aniane : « Le vrai rôle de l'alchimie (c'est) :
célébrer analogiquement une messe dont les
espèces ne seraient pas seulement le pain et le
vin mais la nature tout entière 9 . » La Pierre est
le Christ, répètent tous les alchimistes. Il est
frappant de constater que l'élaboration de la
Pierre reprend les diverses phases de la vie du
Christ. Michel Maier, alchimiste lui-même par-
lant d'un autre alchimiste, écrit : « Cet homme
savant comprit ce qui était imputé à la Pierre
philosophique, comme étant la naissance, la vie,
la passion ou l'exaltation dans le feu et, par
suite, la mort dans la couleur noire et téné-
breuse ; enfin la résurrection et la vie dans la
couleur rouge et la plus parfaite. De là, il
établit le rapport de la Pierre avec l'œuvre du
Salut des hommes, c'est-à-dire avec la nativité,
la vie, la passion, la mort et la résurrection
du Christ, qui toutes sont rappelées dans la
Messe 10 . »

Dans une position intermédiaire entre le


mystique traditionnel et le prêtre, l'alchimiste
vise moins à être au niveau de Dieu qu'à
chercher le véritable rapport à Dieu. Maurice
Aniane écrit : « L'alchimie dont le rôle doit
rester cosmologique ne cherche pas à s'unir à
la transcendance, mais à établir un contact avec
elle par le rayon « angélique » qui unit le supra-
formel au mode des formes 11 . »
243 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

Il est temps de voir maintenant sur quel


espace se déroule le don. C'est l'espace du si-
lence, celui du septième jour, celui du repos,
chaque chose ayant été posée. Ce silence, l'alchi-
miste comme le Créateur l'établit sur son
œuvre — dans son œuvre. C'est le silence du
mystère, un silence qui ne cesse de dire. Car le
repos n'est pas la fin de la création, ce n'est
pas un espace vide, un temps séparé de l'autre.
Ce sont les yeux qui regardent. Le silence, c'est
la présence du dieu, le mystique étant celui qui
vit dans le présent du dieu. Comprenons bien
en quoi ce présent est riche de sens. Il est
d'abord l'objet du don, puis selon le sens de
présenter — c'est-à-dire faire connaître, appor-
ter la connaissance — ce qui fait être ; il est
enfin ce présent défini dans le temps. Ayant déjà
abordé le premier sens, voyons les deux autres.
La présence de Dieu, l'alchimiste la conçoit
dans la nécessité et la possibilité d'œuvrer sur
la nature, de prolonger la genèse dans son
laboratoire. « Car les corps parfaictz par nature
ont seulement simple forme parfaite pour leur
degré et nature y a seulement besoigné quant
au premier degré de perfection et ainsi ils sont
comme morts. C'est par l'art qu'ils seront par-
faits véritablement 12 . »' Un autre alchimiste cité
par Trevisan lui-même, Maître Guillaume, ex-
prime la même idée : « Nature crée les matières
et non pas art. Mais après quand elles sont
créées, art les fait être et conjoindre avec
la vertu naturelle qui est la cause prin-
cipale. Et art est la cause féconde de
icelle chose 13 . » Ainsi donc la présence se
marque par le manque, en ce sens que l'alchi-
miste perçoit Dieu dans le don qui lui est donné
d'aider la nature « asphyxiée par la déchéance
humaine », dit M. Aniane, qui ajoute, « offrant
à Dieu la prière de l'univers, il ancre celui-ci
dans l'être et renouvelle son existence 14 . »

Etudier comment se fera cette offrande, c'est


voir le dernier sens de Dieu présent, celui de la
présentation. L'alchimiste donne représentation
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 244

de l'histoire de la matière, c'est-à-dire qu'il va


mémoriser le drame de la création. Comment
se déroule celle-ci ? Trevisan répond : « Si tu
veux ajouter quelque perfection à ses produc-
tions (de la nature) comme cela se peut faire
facilement, imite-la et sers-toi pour parvenir
à ta fin des mêmes moyens dont elle s'est servie
pour faire le commencement... Parcours tout le
genre métallique depuis la fin jusqu'à son ori-
gine et depuis son origine jusqu'à sa perfection
et par cette spéculation tu apprendras toutes
les opérations que tu dois faire dans le grand
œuvre 15 . »

Sur la scène de son laboratoire l'alchimiste


va faire jouer à la matière le jeu de la première
création, et on a compris que l'alchimiste ne
sera pas uniquement souffleur (nom qui désigne
dans les livres de la science les chimistes vul-
gaires qui croient pouvoir transmuter la matière
sans l'aide de Dieu). Il sera à la fois le metteur
en scène et l'acteur. Que verra le spectateur,
celui qui est à l'écoute de l'alchimie ? La
parole de l'alchimiste est un sceau ; lorsqu'il a
trouvé la Pierre Philosophale, l'alchimiste scelle
son œuvre par un livre ou par une œuvre d'art,
sculptée ou peinte. Le sceau, étant la marque
de la propriété, non pas au sens matériel de pos-
session mais plutôt de qualité, comme on parle
des diverses propriétés de l'or. Le livre ou
l'œuvre gravée ou peinte restera donc toujours
à un niveau de virtualité. C'est qu'il faut main-
tenir intégralement la nature en son secret ;
l'alchimiste invite à le recevoir, il ne fait rien
par volonté mauvaise comme le pensent les
envieux, mais c'est selon le mode d'apparaître
du secret que doit se manifester le mystère. Le
mystère de la nature réside dans sa virtualité.
La parole du mystère doit se manifester de
même. Aussi bien, les livres d'alchimie sont-ils
troublants. Cest que « les philosophes ont
appelé ce secret Verbum Dimissum, c'est-à-dire
la parole laissée ou tue en cet art, laquelle à
peu près tous, ont celée 18 . » On comprend en
245 / MYSTIQUE ET ALCHIMIE

quoi le sceau ne ferme pas ; bien au contraire


il est le premier indice dans la découverte de
la Pierre, il est la main qui retient devant le
danger et qui par cela dit le danger dans
sa virtualité. Car il y a danger. Dans
le Livre des Figures Hiéroglyphes attribué
au légendaire Nicolas Flamel, il est dit
à propos de figures d'un texte trouvé par
l'auteur : « Je ne représenterai point ce qui
était écrit en beau et très intelligible latin (...)
car Dieu me punirait d'autant que je commet-
trais plus de méchanceté que celui (comme on
dit) qui désirerait que tous les hommes du
monde n'eussent qu'une teste et qu'il la put
couper d'un seul coup 17 . » On ne force pas impu-
nément la nature en sa vertu.

Ces opérations terminées, « l'alchimiste est


alors le roi secret, l'être consciemment central
qui relie le ciel à la terre 18 . » Le symbole qu'il
choisit pour représenter l'alchimie est celui par
ailleurs utilisé pour représenter le Christ : le
pélican. C'est bien dire sa dépendance vis-à-vis
des hommes et de la matière. Ce que vise la
philosophie alchimique n'est rien moins que
d'assumer le rôle de l'homme sur terre dans le
sens ou le Christ voulait réaliser la parole de
son Père. L'homme, créé à l'image du Créateur,
se doit de réaliser entièrement cette image, ce
qui revient à poursuivre l'œuvre de la création.
Ce devoir est impératif. Trevisan s'adressant à
son disciple lui rappelle une parabole de la
Bible : « Tu sais quelle fut la punition du ser-
viteur paresseux pour n'avoir pas fait valoir
les talents que le Seigneur lui avait donnés 19 . »
Dieu, dit-il plus loin, ne veut pas que l'on
cache la lumière sous le boisseau.

Ce que recherche l'alchimie c'est de maintenir


le contact de l'image avec ce dont elle est
l'image. Le miroir était un symbole constam-
ment utilisé au Moyen Age ; il servait principa-
lement à dénoncer la luxure. On le retrouve dans
l'alchimie, où il signifie d'aboi d les apparences
MYSTIQUE ET ALCHIMIE / 246

à dépasser, puis la nécessité pour l'homme de


recréer ; c'est-à-dire, dans la reconnaissance du
don de Dieu, la première image, l'homme devra
rendre à Dieu cette image. Cet échange inces-
sant, ce double mouvement, caractérise, comme
il a été vu, la mystique alchimique.
JACQUES LACOUDRE

LES GRANDS
COURANTS SPIRITUELS
XIVe au XVIIe siècle

UN RENOUVEAU EREMITIQUE AU XIV SIECLE

T>
J L ^ EPUIS sa christianisation l'Angleterre a
connu de nombreux spirituels. Bénédictins, char-
treux, cisterciens, prémontrés, victorins, francis-
cains et clercs anonymes contribuèrent à prépa-
rer ce que l'on devait appeler « l'école anglaise »
du XIV e siècle. Cette période apparaît comme la
plus riche et la plus féconde sur le plan pure-
ment mystique. Solitaires, reclus dominent par
leurs visions et leurs expériences personnelles
la spiritualité des différents ordres, au profit
d'une mystique plus élevée. Ces mystiques du
XIV e siècle forment une école assez homogène.
Us se rejoignent tous dans une recherche de
la solitude et un certain retrait par rapport à
la vie commune ; ils se méfient aussi d'une spé-
culation trop abstraite qui resterait au seul
niveau de l'esprit. Dans leur vision l'expérience
même est spéculation. La tendance de ce
XIV e siècle est la vie érémitique. Un document,
l'Ancien Riwle, propose un règlement pour ce
genre de vie. Il souligne la solitude, la recherche
de la sainteté par l'ascétisme et la mystique
laissant en marge doctrine et théologie. La prière
y est présentée sous forme de « dévotion ». Ce
genre de règle, type d'une multitude d'autres,
était courant à l'époque. Aussi, les grands per-
sonnages de la mystique anglaise sont-ils à
rechercher parmi ces ermites et reclus, hommes
ou femmes. Richard Rolle (t 1349) f u t le pre-
mier de ces écrivains spirituels. Le Nuage de
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 248

l'inconnaissance, œuvre anonyme très forte-


ment marquée par l'apophatisme dionysien,
adressée à un jeune homme, l'instruit de la
perfection et de la vie des solitaires. L'auteur
connaît, outre Denys, Augustin, Richard de
Saint-Victor, Bernard et probablement Thomas
d'Aquin. Pour lui, aller vers Dieu ne peut se
faire que dans l'amour. « L'amour seul peut
atteindre Dieu dans cette vie mais non la con-
naissance. » Aller vers Dieu demandera aussi
une certaine praxis qui se développe dans la
charité, forme inférieure de la vie active. La vie
supérieure consistera, elle, en méditations et
contemplations qui dans l'amour aboutissent
à percer le nuage d'inconnaissance. L'œuvre
amoureuse de l'homme monte vers ces nuages et
l'auteur propose même une certaine technique
de répétition de mots simples tels : God, sin,
love pour constamment tendre vers le but fixé :
Dieu.
Il semble que ce soit l'expérience qui parle
directement au cours de tout ce livre. Il pro-
pose d'acquérir une sagesse spirituelle. L'âme
ne doit pas suivre ses propres impulsions mais
écouter « l'Ange du grand Conseil » et se « mettre
à l'école de Dieu ». La recherche d'un maître spi-
rituel fait partie intégrante de ce message. Ce-
lui-ci devra avoir « une longue expérience des
voies extraordinaires ». Le directeur, lui-même
en union avec Dieu, enseignera et conseillera ses
frères avec discrétion, dosant ses paroles que
le disciple écoutera avec soumission et humi-
lité. Cette manière de procéder dans la voie de
l'ascension mystique évite, dit l'auteur, les « illu-
sions » et les « pièges du démon ». Le maître dé-
couvre ainsi si son élève est pris dans le faux
mysticisme, grand danger des spirituels. La
santé religieuse se cherche dans la prière,
car son action met le démon en fuite, Le Nuage
de l'inconnaissance approche donc le mystère
dans un ignorant amour qui seul peut traver-
ser la ténèbre dont la lumière divine s'entoure.
Walter Hilton (f 1396) propose lui aussi une
voie d'ascension dans son Échelle de perfection.
2 4 9 / COURANTS SPIRITUELS (XIV e SIÈCLE)
Inspiré de Rolle et du Nuage, il souligne que
l'œuvre essentielle en cette vie est la contem-
plation. Le traité prépare le contemplatif à la
grâce de la vision. Il développe le thème de la
« nuit » comme étape de purification. La direc-
tion spirituelle tient dans son œuvre une très
large place. Julienne de Norwich (f 1442) re-
cluse visionnaire a laissé le récit de ses extases
dans ses Révélations de l'amour divin. Son mes-
sage simple et dépouillé témoigne de l'humilité
de sa foi et de son sens du péché.
Cependant l'influence prédominante reste
celle de Richard Rolle (t 1349) dont on a déjà
mentionné le nom. Son œuvre originale et per-
sonnelle demeure la plus connue. Écrivain, créa-
teur de la prose anglaise, son ouvrage mystique
majeur est le Melos Amoris ou Chant d'Amour.
Après des études à Oxford, il revêt la bure
d'ermite. Contemplatif, il s'élève contre les di-
verses formes de la vie conventuelle, qui ne
procurent pas une aussi grande solitude que
l'érémitisme. Cette existence le met en marge de
la vie sociale. Il connaît le froid, la faim, la
nudité. Dans ce genre de vie, il n'éprouve pas
le besoin d'une règle. Peu à peu ses dons mys-
tiques apparaissent et lui suscitent des ennemis.
Le Chant d'Amour, œuvre de jeunesse, raconte
sa « conversio » et son orientation définitive vers
la vie mystique. Dans ce livre, véritable « pèleri-
nage spirituel », il loue l'excellence de la vie
contemplative et la condition d'ermite. Ce
chant débouche sur l'amour parfait, terme
de l'initiation mystique. Cet ouvrage se
présente donc comme le récit d'une ex-
périence mystique. Un petit nombre est ap-
pelé à de telles faveurs ; aussi, écrit-il, « seul
un très petit nombre pourra, dans la vie pré-
sente, atteindre la perfection et savourer la dou-
ceur de l'éternelle sagesse ». Cette restriction
démontre à quel point l'expérience mystique
demeure gratuite et immédiatement dépendante
de la volonté de Dieu. Le processus que suit
Rolle est semblable à un itinéraire, il convie
l'âme à entrer dans le pèlerinage mystique. La
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 250

vision éloignée nécessite le parcours d'un « es-


pace à franchir » pour aller au but. L'homme, cet
errant spirituel, ne peut pénétrer dans les hau-
teurs parfaites en restant statique. La vie est
comparable à l'exode, cette marche quotidienne
des Hébreux dans le désert. La contemplation,
Rolle l'envisage souvent comme l'ouverture
d'une porte ou d'une fenêtre vers laquelle on se
dirige. Il y a toujours un mouvement spatial
dans les images qui illustrent la progression
vers le repos céleste. Le pécheur, pour Rolle, est
en état d'instabilité, l'homme appelé à la « tran-
quillité » divine s'oriente au contraire dans une
« course jamais inachevée mais infailliblement
tendue vers le Seigneur ». Les mystiques ainsi
retournés à la similitude divine partagent le
bonheur des élus déjà introduits dans la gloire
divine. Ils deviennent demeure et trône de Dieu.
La vie mystique est le prélude à la vie céleste,
étape définitive du parcours commencé sur la
terre. Dans cet exil terrestre l'homme vit de la
foi, et la mort est nécessaire pour voir Dieu ;
aussi Rolle souhaite-t-il la mort car elle permet
de recévoir la « beauté de l'Aimé » et de siéger
au « cœur du mystère ».

La vision mystique accordée par la grâce de


Dieu en cette vie n'est donc que le prélude de
la joie au cours du pèlerinage, engageant à
poursuivre l'œuvre entreprise. Nombreux sont
les autres thèmes mystiques que développe le
Chant d'Amour. Amour, baiser, blessure, chaleur,
ivresse, douceur, lumière lui permettent d'appro-
cher le mystère avec tous les sens spirituels.
Rolle se présente donc comme un homme d'ex-
périence. Il veut retracer littérairement ce qu'il
a vécu intérieurement. Les images qu'il emploie
tentent de « faire sentir »• au lecteur soucieux
de perfection spirituelle les états par lesquels il
devra passer et auxquels il reconnaîtra qu'il est
en voie de progression. Rolle sensitif et non in-
tellectuel s'écarte des mystiques de l'essence, il
se découvre témoin de la présence divine res-
sentie et vécue. Le P.F. Vandenbroucke dans une
251 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)
récente étude dit qu'il se rapprohe davantage
des hésychastes orientaux que de ses contem-
porains. Il possède la science mystique non par
une acquisition intellectuelle mais par son
intimité avec Dieu. Cet « ami de Dieu », gratifié
de nombreux charismes, réalise la parole d'Osée
et illustre ce que doit être la véritable vie érémi-
tique. « Je la conduirai dans la solitude et je
lui parlerai au cœur » (Osée 11,14). On comprend
ainsi son rejet de la vie commune. Seul le désert
engendre le parfait amour. Seul le désert permet
•d'écouter la parole de Dieu que transmet
l'Esprit et qui rend l'homme malade d'amour
(Cantique des Cantiques 11,5).

UN HUMANISTE MYSTIQUE DU XV SIECLE :


NICOLAS DE CUES (f 1464)

Ce cardinal philosophe mêlé au mouvement


humaniste italien et français du XVe siècle est
aussi un mystique. Sa vision théologique, qu'il
développe dans son ouvrage La Docte Igno-
rance, en fait un disciple de Denys l'Aréopagite.
Héritier des Rhénans, il connaît la pensée
d'Eckhart. Il possède en outre les œuvres de
Raymond Lulle et le commentaire d'Albert le
Grand sur la Théologie mystique du Pseudo-
Denys. Son œuvre d'homme d'Église est aussi
remarquable. Initié par son maître vénitien
Hugo Benzi à l'hellénisme, il découvre par ce
biais le problème byzantin et la mystique de la
Chrétienté d'Orient. Toute sa vie, poursuivi par
les conséquences de ce schisme, il devient un
passionné d'irénisme. Plus tard, à Constanti-
nople, mis en rapport avec le monde de l'Islam
« il rêvera d'une pacification totale de l'Huma-
nité ».

Le 27 novembre 1437, il quitte la Corne d'Or


après quatre mois de mission près de l'Église
grecque. Ce voyage est capital dans la vie de
Nicolas. Une nuit, dans la paix et la douceur
méditerranéennes, il entrevoit le fondement de
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 252

sa philosophie mystique : la Docte Ignorance.


Il ne parle pas d'une révélation divine, mais d'un
don, d'une aide directe du « Père des Lumières ».
Cette découverte qui germait en lui depuis ses
premières lectures de Denys s'étend à tous les
domaines du savoir, alors que le Pseudo-Denys
reste orienté uniquement vers l'ascension mys-
tique dans la ténèbre divine. Nicolas de Cues,
en plus des sources chrétiennes, dispose d'un
grand nombre d'anciens auteurs grecs. Il cite
volontiers Pythagore et la recherche de l'Un.
Anaxagore lui révèle que tout est dans tout et
Parménide le sens de l'unité. Platon, plus connu
par les nombreuses traductions latines du
Phédon, Criton, Ménon et République, lui dé-
couvre le « symbolisme mystique » mais surtout
un moyen de déchiffrer l'expérience. Ayant eu
à lutter contre les scolastiques aristotéliciens
allemands, il utilise volontiers leur langage et
se réfère au De Anima d'Aristote. L'influence ma-
jeure, difficile à cerner mais repérable, reste le
néo-platonisme. A-t-il lu dans le texte Philon et
Plotin ? Il se rattache à Philon par ses dévelop-
pements sur l'idée d'une Révélation commune
aux juifs et aux païens, à Plotin par sa pureté
mystique. Proclus exerce sur lui un attrait, il
l'a lu et annoté et le cite textuellement dans ses
traités. Il extrait de ce génie l'idée de « l'Unité
absolue » et de la « diversité unifiée » qui lui
servira dans son mouvement irénique pour ratta-
cher toutes les diverses branches schismatiques
à l'unique Évangile. Les Pères de l'Église, tel
Grégoire de Nysse, lui étaient aussi très fami-
liers ; mais parmi eux Denys l'Aréopagite con-
tribua le plus à former sa pensée mystique. Il
réserve une place primordiale à la Théologie
mystique et aux Noms divins. La voie apopha-
tique de Denys, ascèse de l'âme, dépouillement
des sens et de l'intelligence, Nicolas de Cues l'in-
terprète comme une « connaissance positive du
paradoxe vivant » (M. de Gandillac).

La théologie de Nicolas de Cues donne toute


leur place à la raison et à l'intellection, mais va
253 / COURANTS SPIRITUELS (XVIIe SIÈCLE)

au-delà de l'intelligence. Il garde dans le déve-


loppement de sa pensée une perpétuelle équi-
voque entre la vertu infuse surnaturelle et la
dialectique naturelle de l'entendement. Il penche
pourtant vers ce qu'il appelle le raptus (le rapt)
qu'il croit le seul moyen d'union mystique. Ce
mode d'union dépend entièrement de la Déité
qui provoque ainsi l'union en Dieu. La « théolo-
gie négative » consistera chez lui en une appro-
che par paliers de la « pure transcendance ». En
niant tous les noms attribués à la Divinité le
mystique reste dans « l'ignorance ». Cette igno-
rance ne demeure pas chez Nicolas à l'état de
passivité. Il doit découvrir un processus dans
l'opération mystique qui dépasse même la pure
négation au profit d'une négation enrichissante,
qui rend l'Un nullement séparé ou extérieur au
monde. Dans ce processus d'approche mystique
de la Déité, le cosmos tient une place relative-
ment importante. Il est le médiateur entre l'in-
fini et le fini. Pour Nicolas de Cuës il est comme
la « limite indéfinie dans la durée et dans l'es-
pace de tous les phénomènes passés, présents et
futurs ». Il fait de l'univers un « Dieu sensible ».
Les individus participent par l'intermédiaire de
ce cosmos à la divinité, acquérant ainsi pour
chaque « image » la possibilité de devenir pro-
gressivement ressemblance de la Face éternelle
de Dieu.

L'anthropologie de Nicolas reste malgré tout


assez floue mais il est un point intéressant,
celui du « spiritus universel ». Le problème ici
est celui de la création. La difficulté pour Nico-
las de Cues est de fabriquer du concret avec
de l'abstrait. Il introduit donc l'idée des arché-
types éternels de chaque espèce, véritables
« images dans le ciel » du concret issu de la
chute. Cette hypothèse nécessaire à sa dialec-
tique de la recherche des existants, il ne l'a que
très peu développée. L'homme isolé dans le
cosmos perçoit son identification à Dieu. Son
privilège, « l'ultime union », le forme progressi-
vement à la recherche de l'union avec la tota-
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 254

lité du monde sensible. La communauté humaine


comprend ainsi, au-delà d'une « Église conjectu-
rale », une communauté invisible, une « Église
cachée » composée des hommes de tous rites
et vivant dans la bonne foi, ayant découvert dans
le monde sensible la présence de la Déité. La
présence divine culmine avec la descente de
l'idéal, l'Homme total image du Créateur : le
Christ incarné. Il révèle la divinité, montre en sa
personne la Totalité, l'Un. La nature humaine, par
cette immanence de la Divinité dans l'humanité,
devient capable de déification. Pour Nicolas de
Cues toute âme est similitude du Verbe et par
lui elle accède à la « Visio » qui la transporte sur
des sommets mystiques. L'ascèse, la pénitence
retracent le chemin suivi par le Christ-homme.

Le Verbe véritable « synthèse cosmique » ap-


porte le salut à l'humanité lui redonnant la pos-
session du Royaume dont elle devient héritière.
Par la Trinité la réconciliation a lieu et, depuis la
descente de l'Esprit, Cosmos et Humanité par-
tagent l'attente de la joie paradisiaque recon-
quise par la Divinité elle-même. Cette naissance
de l'homme dans le Fils déjà développée par
les mystiques rhénans conduit l'homme à la
participation, à la Déité. Nicolas de Cues garde
le sens de l'unité divine des Rhénans. La Trinité
en un certain sens « préserve » apophatiquement
la transcendance divine, et Dieu agit par l'inter-
médiaire du Verbe et de l'Esprit. Dieu ne peut
être vu ou connu, mais il reste Déité participable
et imparticipable, visible et invisible.

MYSTIQUE DE LA COMPAGNIE DE JESUS

Depuis leur approbation en 1540, les jésuites


ont connu au sein de leur Compagnie plusieurs
tendances mystiques. Dans l'ensemble la spiri-
tualité ignacienne, telle que la vivront les suc-
cesseurs d'Ignace de Loyola, apparaît peu spé-
culative. Elle s'appuie sur la doctrine tradition-
nelle de l'Église en matière de mystique : Écri-
ture, dogmes, saines dévotions. Deux courants
255 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

se dessineront progressivement allant parfois


jusqu'à s'opposer d'un pays à l'autre, l'un plus
doctrinal et de préférence actif, l'autre plus spé-
culatif, « mystique dans l'action » se ralliant à
la tradition des Pères et des grands théologiens
auteurs de synthèses spirituelles, tels les Jésui-
tes français au moment du « siècle d'or » de la
mystique française.

Cette mystique est peu spéculative et plus


pratique, orientée directement vers une action,
s'incarnant dans la vie concrète. La mystique
ignacienne conserve la marque de la fonction
de l'Ordre dans l'Église. Actif, pratique, le
jésuite engagé dans le siècle, pour répondre à
tous les besoins doit être sérieusement formé
et d'une spiritualité ferme. Toute l'orientation
spirituelle concourt à l'exécution des volontés
de Dieu. La contemplation de la vérité divine,
dit le P. Joseph Guibert « est une fin qui se
réalisera pleinement dans la patrie [céleste] ».
La vie pratique d'ici-bas tendra, elle, à recher-
cher la vérité, préparation à la vie future et ser-
vice demandé en la vie présente. On sent nette-
ment la subordination de la contemplation à
l'action, alors que d'autres ordres actualiseront
l'opposé. Le bienheureux Pierre Favre, spirituel
jésuite, définit dans son Mémorial la ligne spiri-
tuelle de la Compagnie. Au cours d'une réflexion,
il note : « Je compris clairement que celui qui
en esprit cherche Dieu dans les bonnes œuvres
le trouvera ensuite dans sa prière mieux que
s'il n'avait pas agi ainsi. Je dis qu'il arrive sou-
vent que nous cherchions Dieu surtout dans la
prière, pour le trouver ensuite dans les œuvres.
Celui donc qui cherche et trouve l'esprit du
Christ dans les bonnes œuvres, celui-là pro-
gresse d'une façon plus solide que celui qui ne
s'occupe que de la seule prière... 1 » Cette spiri-
tualité qui cherche à se concrétiser utilise tous
les moyens mis à la disposition de l'homme et
notamment l'ascèse sous toutes ses formes. Dans
cette orientation spirituelle le « combat spiri-
tuel » occupe une place prépondérant^ Les
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 256
Exercices spirituels d'Ignace de Loyola en tra-
cent l'orientation. Celui qui entre dans la voie
doit réformer sa vie jusqu'au plus profond de
lui-même. L'« examen de conscience » joue un
rôle important, car il permet la connaissance
toujours plus approfondie de soi-même et donne
les moyens de déraciner jusqu'au moindre obsta-
cle qui ferme l'accès de la grâce divine trans-
formante. Aussi, soulignent les Exercices, ceux
qui entreprennent un tel travail « s'offriront
tout entiers à la tâche... engageant la lutte contre
leur propre sensibilité et contre tout ce qui les
attache à la chair et au monde 2 . » Lutte sans
merci contre la volonté personnelle par l'obéis-
sance, contre l'amour-propre, la facilité, pour
aboutir à une docilité intérieure capable de
saisir la motion de l'Esprit et, d'être victorieux
des passions. A côté de l'ascèse le jésuite dispose
de l'oraison mentale. Il trouvera en elle le
moyen efficace de placer l'âme directement dans
le domaine de l'Amour de Dieu et de se rendre
docile et réceptif à sa volonté par la considéra-
tion des seules choses divines.
Par l'ascèse et l'oraison celui qui suit la voie
tracée par Ignace monte peu à peu vers les
sommets de l'union divine dans la prière conti-
nuelle. Celle-ci est « familiarité divine », elle
exerce à la présence de Dieu dans une relation
intérieure. Le jésuite J.B. Scarnarelli (f 1752) la
cite comme la force qui accompagnait Abraham
au cours de ses longues pérégrinations. Plus on
se rapproche de la vraie source d'une façon
constante et plus l'union demeure définitive.
Les théologiens jésuites distinguent deux
modes d'oraison, deux états peut-on dire dans
la contemplation. La contemplation infuse avec
manifestations visibles des grâces divines, et la
contemplation acquise, sans aucun signe parti-
culier. Sans entrer dans ce débat théologique,
il faut remarquer ici que le courant mystique
ignacien se situe sur un plan nettement expéri-
mental. Dieu donne s'il le veut un sens nouveau,
une nouvelle perception de son mystère qui per-
2 5 7 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)
met de le connaître et d'y entrer. Le P. Joseph
de Guibert dira que cette perception est « cons-
cience immédiate », « expérience inédite qui jette
l'âme dans la stupeur », mais elle n'est pas
perception directe de l'Essence divine. Le mys-
tique atteint Dieu par les dons qui lui sont com-
muniqués dans un acte libre du Créateur. Il vit
alors l'état de contemplation, il expérimente
d'une façon tout à fait personnelle le mystère.
C'est ici la contemplation infuse. La contempla-
tion acquise n'a rien d'insolite, elle se vit dans
la foi et la charité, aucun mode supra-humain
de connaissance n'entre en jeu. Elle constitue
un palier pour les persévérants et une espérance
que Dieu interviendra personnellement par ses
faveurs en se manifestant plus particulièrement.
Si tous doivent avancer dans cet état considéré
comme normal, d'autres âmes plus assoiffées
de divin et plus réceptives à Dieu se dirigeront
vers l'état de contemplation infuse sous la
conduite d'un directeur averti. On sent dans
cette distinction un peu abstraite et théolo-
gique les deux tendances fondamentales de la
mystique jésuite : une voie plus simple, plus
insérée dans l'action, une autre de caractère
contemplatif conduisant par la spéculation mys-
tique à la contemplation de Dieu. Ce désir de
« voir Dieu », légitime bien que le jugement
d'Ignace soit réservé, conduira de nombreux
mystiques jésuites à des expériences spirituelles
particulières qui restent des modèles d'itiné-
raires mystiques.

Ignace de Loyola (T 1556)


Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie
de Jésus, mystique et maître spirituel, se dis-
tingue par la profonde union qui existe entre la
doctrine qu'il enseigne et sa propre expérience
mystique. Ses œuvres écrites ne sont pas « une
théorie » mais le résultat noté d'une expérience,
dans le but d'amener les autres à renouveler
celle-ci. Ainsi les Exercices, de notes personnel-
les devinrent un itinéraire complet de l'expé-
rience spirituelle. L'expérience individuelle est
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 258
donc communicable. Ignace ne s'adresse pas aux
seuls membres de la Compagnie dont il est le
père, mais sa mystique embrasse tous les. états
de vie. Chaque chrétien trouve dans les Exer-
cices la voie qui mène au salut et à la gloire de
Dieu. L'expérience ignacienne recherche la vo-
lonté de Dieu sur l'homme, il faut déchiffrer ce
que veut Dieu pour tel ou tel être et ensuite
l'accomplir. Malgré son caractère individualiste
cet itinéraire reste ancré dans l'Église.
Ignace apparaît comme un maître spirituel iné-
galé. Toute sa vie il a dirigé les âmes vers Dieu
et donné des directives sûres. Celui qui cher-
che Dieu doit en premier lieu vaincre ses
penchants mauvais afin d'atteindre à une purifi-
cation intérieure ; pour cela Ignace conseille de
lutter contre une inclination mauvaise par son
contraire, par exemple s'il est question de l'or-
gueil, chercher l'abjection. La lutte contre les
défauts portera ses fruits, si elle est entreprise
avec comme fondement la recherche constante
de l'humilité et de l'obéissance. Afin de conduire
l'âme à son but réel : Dieu, le directeur doit
s'adapter à chacune en particulier. En effet, le
tempérament, les capacités, l'attrait et la vo-
lonté divine varient avec chacun. Il n'y a pas
de voie unique, mais des yoies multiples qui
conduisent au but. Le directeur devra avec son
dirigé découvrir l'itinéraire particulier corres-
pondant à la force de l'âme. « Pour guérir des
maladies en apparence identiques, atteste Riba-
deneira, un contemporain, il employait des re-
mèdes tout à fait différents, parfois même oppo-
sés et contraires. Il traitait l'un avec douceur
et suavité, tel autre avec rigueur et sévérité. Le
résultat cependant démontrait toujours que le
remède adopté pour chacun était le meilleur et
le plus approprié... 3 » Afin de réussir dans une
telle tâche, celui qui s'appliquera à la direction
des âmes doit vivre dans la « familiarité divine »,
se tenir uni à Dieu et n'être que l'instrument
docile dans la main de l'artiste, pour éviter de
tomber dans l'abus de confiance et d'exercer un
pouvoir de domination sur l'homme.
2 5 9 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

La mystique d'Ignace de Loyola est intime-


ment liée à son charisme de directeur spiri-
tuel. Il livre aux autres ce qu'il a vécu. Sa spiri-
tualité, à part ses visions et extases, est profon-
dément enracinée dans la Trinité et dans le mys-
tère eucharistique. De là il s'élance dans le
service des hommes, caractéristique fon-
cière de la Compagnie de Jésus. Dans son Jour-
nal où il décrit ses visions, Ignace manifeste sa
dévotion à la Trinité et dévoile ses contempla-
tions. Il est admis à voir le mystère divin et
reçoit des « intelligences » qui lui font sentir et
voir la Trinité dans sa totalité ou seulement
percevoir l'Esprit-Saint. Parfois, il contemple
l'essence divine « dans une clarté lumineuse ».
Ces visions de type imaginatif ne sont pas à
priori mauvaises. Dieu se manifeste, permet sa
connaissance à travers des images intellectuel-
les. Ignace recevra ainsi tout au long de son
existence des grâces qui éclaireront son enten-
dement. La vraie réalité divine est ici la lumière
qui inonde l'intellect humain et l'amour des
Personnes divines ; les imaginations qu'Ignace
décrit avec maladresse ne sont que la réaction
sensible à cette illumination divine.

Il faut souligner chez ce mystique la place


importante qu'occupent les larmes. Abondantes,
fréquentes, toute sa vie Ignace pleura, soit de la
componction du cœur, soit de la joie de la
contemplation. Ce n'est pas chez lui un état
maladif, car ses contemporains, amis et enne-
mis, le décrivent comme un homme d'une vo-
lonté de fer et tendu vers l'action. Les larmes
manifestent chez lui le désir de voir Dieu et
l'union avec la divinité. Les larmes chez les
mystiques constituent très souvent la seule ré-
ponse possible face à la beauté divine à laquelle
ils participent. Contemplation, larmes mais aussi
ascèse conduisent à la vie intérieure par le
rejet des passions sous toutes leurs formes.
L'âme ainsi guidée par l'Esprit vers Dieu dans
une union et un recueillement continuels peut
alors se tourner vers les autres et les servir
COURANTS S P I R I T U E L S (XVII e SIÈCLE) / 260

dans l'action. On le voit, la mystique d'Ignace,


basée s u r la recherche de la présence divine, se
situe en dehors du courant intellectuel et spé-
culatif. Il est pratique, il doit aboutir. L'imagi-
nation, la sensibilité, les larmes, tout concourt
à rechercher Dieu dans l'immédiat comme un
but qu'il faut atteindre rapidement ; ce n'est pas
un sommet mais une réalité qui s'incarnera dans
l'amour du service, l'obéissance, la charité.

Louis Lallemant ft 1635)


Le P. L. Lallemant est un des mystiques fran-
çais les plus attachants du XVII e siècle. Sa doc-
trine à la fois traditionnelle et neuve dénote un
équilibre et une sûreté spirituelle hors pair.

Il axe sa mystique sur deux principes : la


garde du cœur qui mène à l'union avec Dieu et
la recherche de la motion de l'Esprit-Saint. Ses
auteurs sont Grégoire de Nazianze, Basile, Au-
gustin, Bernard, Bonaventure, Thomas d'Aquin
et l'Imitation. Lallemant découvre le terrible
vide que rien ne saurait combler, hormis Dieu !
« Il y a dans la vie spirituelle de longues nuits
à passer et de grands déserts à traverser. »
L'itinéraire mystique passera donc p a r l'amour
et la connaissance de Dieu, mais aussi dans
l'obscurité divine, où l'on avance par la « voie
du retranchement » jusqu'à la « plus pure région
de l'esprit ». Cette approche négative, obligatoire
pour retrouver Dieu, conduit l'âme à chercher
en toute chose Dieu et lui seul en s'abandonnant
à l'Esprit-Saint maître de Sagesse. Ainsi « quand
une âme s'est abandonnée à la conduite du
Saint-Esprit, il l'élève peu à peu et la gouverne...
en ses actions de sorte qu'elle n'a presque autre
chose à faire que de laisser faire par Dieu en
elle, et par elle ce qu'il lui plaît ; ainsi elle
s'avance merveilleusement 4 . » Possédée de l'Es-
prit l'âme reçoit le don de contemplation, vraie
sagesse ; ravie dans la beauté, elle s'entretient
avec Dieu dans sa divine et glorieuse lumière et
a connaissance des choses naturelles et surna-
turelles.
2 6 1 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE)

Le P. Lallemant souligne dans son itinéraire


un point qui le rattache aux grands mystiques
du désert, tels Jean Climaque ou Cassien : la
garde du cœur. « Le premier moyen pour arri-
ver à la perfection, dit-il, est la pureté du cœur...
voilà le chemin de la perfection 5 . » Il la consi-
dère comme la voie la plus courte pour obtenir
les grâces divines. Cette pureté consiste « à n'a-
voir rien dans le cœur qui soit tant soit peu
contraire à Dieu et à l'opération de la grâce ».
Ce contrôle s'opère sans cesse grâce à l'ascèse
et à l'examen de conscience. La garde du cœur
tient l'âme constamment éveillée et permet
l'observation de tous les mouvements de l'être.
Cet état approfondit la connaissance de soi
jusque dans les grandes profondeurs où l'on
découvre « une autre vie inconnue à ceux qui
se laissent charmer aux plaisirs de la vie pré-
sente ». Cette descente en soi permet à l'homme
de découvrir Dieu à l'intérieur de lui-même et
en même temps de mener le combat contre les
puissances qui se disputent cette demeure sa-
crée. La garde du cœur suppose l'exactitude à
relever les points obscurs, elle permet de
s'élever progressivement dans la perfection né-
cessaire, condition préalable de la réception de
l'illumination mystique. Cette voie, le P. Lalle-
mant la considère comme « la voie la plus courte
et la plus sûre pour arriver à la perfection ».
Lutte positive préparant la réception des « lu-
mières », elle est recherche de l'Esprit. Mystique
simple, équilibrée, enracinée dans un héritage
spirituel, elle mérite à l'heure actuelle d'être
retrouvée. L'œuvre principale du P. Lallemant,
sa Doctrine spirituelle, contient et développe
tous ces thèmes mystiques.
Jacques-Joseph Surin (f 1665)
Le Père Surin, jésuite, élève du P. Lallemant,
reprend nombre de ses thèmes. Cependant, plus
influencé par la tendance française, il se dis-
tingue par son théocentrisme. Dieu est au cen-
tre de toutes choses, caché dans les créatures ;
le spirituel qui s'oriente vers lui par leur inter-
COURANTS S P I R I T U E L S (XVIIe SIÈCLE) / 262
médiaire ne voit que Lui. L'homme qui veut de-
venir spirituel doit éteindre en lui toute convoi-
tise, se dégager de l'extériorité, rechercher la
nudité, le vide, le néant, pour laisser toute place
à Dieu. Cette découverte de l'homme intérieur
est chez lui un point capital de sa recherche
mystique 6 . « Les hommes extérieurs, écrit-il,
s'émeuvent, parlent beaucoup et se mettent
hors d'haleine, faisant des réflexions et tirant
des conséquences sans nombre ; l'homme inté-
rieur laisse tout cela et se recueille pour lors en
soi-meme, donnant simplement l'ordre qu'il faut
suivant que la prudence le prescrit. »

Détachement, recherche de tout en Dieu, humi-


lité, pureté d'intention, abandon et dénuement
spirituel, tels sont les états p a r lesquels l'âme
doit passer avant de contempler la gloire divine.
Il faut cette « plongée en l'abîme de la foi per-
due en des ténèbres où Dieu habite, ne cherchant
expérience d'aucune chose 7 ... » Cet abandon
de type dionysien qui consiste à résider en la
ténèbre, « cet obscur abîme de la vérité univer-
selle » est pour le Père Surin l'acte mystique.
Coupée de tout, dans un état d'attente, l'âme
conduite par la seule foi se précipite dans la
« vérité incréée » où elle demeure « confondue
et perdue ». La pratique de l'oraison, de l'ascèse,
de l'examen de conscience, la recherche de la
conduite intérieure mènent le mystique à cet état
d'union où il se perd « dans un admirable chaos
divin ». De ses œuvres nombreuses, il faut sou-
ligner le Traité inédit de l'amour de Dieu et
le Guide spirituel pour la perfection.

Jean-Baptiste de Saint-Jure (f 1657)


Ce jésuite est l'un des plus représentatifs du
courant bérullien. H. Bremond pense qu'il l'au-
rait même devancé en professant la même doc-
trine mystique. La Compagnie de Jésus le tient
pour un érudit et un maître éminent de la spiri-
tualité française jésuite. Cet humaniste amateur
de belles lettres connaît Ignace, mais possède et
cite abondamment Ruysbroeck, Suso, Tauler,
2 6 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Gerson. Le courant rhéno-flamand exerça sur


lui une grande influence. Son ouvrage principal
De la connaissance et de l'amour du Fils Dieu
Notre Seigneur Jésus-Christ fut suivi d'un autre
plus discret, la Connaissance et l'Amour, où il se
révèle un connaisseur des grands mystiques. Ses
thèmes favoris, très christocentriques, sont la
« mort mystique et l'anéantissement » qui con-
duisent aux plus hauts états contemplatifs. Le
secret de la vie mystique est dans : « le Verbe
s'est fait chair », cette alliance mystérieuse du
divin avec l'humain. Pour lui, l'homme ne peut
accéder à Dieu que par l'intermédiaire du
Verbe. Le mystère de l'Incarnation introduit
directement l'homme dans le mystère divin.
Aussi faut-il centraliser « la participation et la
ressemblance que nous avons avec Jésus-Christ
et avec toutes ses façons de faire ». Christocen-
trisme mais aussi théocentrisme, car tout dans
sa mystique par l'intermédiaire du Verbe con-
court à l'union avec Dieu comme principe et
fin dernière de l'homme. Ignacien, il constate
que l'être humain est tout entier fait pour la
gloire de Dieu qu'il manifeste ici-bas avant de
la contempler dans le Royaume.

L'AGITATION MYSTIQUE AU XVII e SIECLE


Le XVII e siècle en France est un siècle mys-
tique. L'école qui s'y développe portera plus
tard le nom d'École française et connaîtra un
grand succès. Pourtant, l'aube du XVII e siècle
est remplie de contradictions. La France vit
sous le concordat de 1516 et supporte les abus
d'un pouvoir royal ayant droit d'ingérence dans
le domaine religieux. Les charges spirituelles
distribuées ou vendues jettent les couvents et
les abbayes dans une profonde détresse. Les
cloîtres dans un piètre état matériel et moral
recrutent surtout des cadets incapables de por-
ter les armes ou des filles sans dot. Le clergé
séculier ne connaît pas une meilleure situation.
Analphabète, de mœurs corrompues, il exerce
son ministère auprès de populations illettrées et
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 6 4
superstitieuses. Chez les uns et les autres l'igno-
rance est de règle. La vie intellectuelle, morale,
spirituelle semble s'être retirée des membres
de l'Église. Cependant, quelques îlots demeu-
rent. D'eux viendra le renouveau français. La
Sorbonne, par exemple, servira de cadre à la
formation de nombreux théologiens. Des hom-
mes comme Monsieur Vincent ou Monsieur Olier
présideront au redressement de l'esprit du cler-
gé séculier. Madame Acarie, François de Sales,
par l'apport d'ordres religieux nouveaux, le Car-
mel et la Visitation, contribueront à la revalori-
sation de la vie ascétique du cloître, tombée en
décadence. Madame Guyon, Bérulle mèneront
leur action en des milieux très divers, relevant
le niveau spirituel dans toutes les couches de
la société, alors touchée d'un esprit sceptique
et surtout antimystique. Depuis le début du
XVII e siècle la suspicion vis-à-vis de la mystique
se développait en maints endroits. Les vieilles
hérésies médiévales encore présentes dans les
esprits ecclésiastiques contribuaient à attiser
une certaine méfiance face à l'expérience mys-
tique. Le sièc- 2 précédent avait déjà condamné
les Alumbrados espagnols et l'on sait que Jean
de la Croix fut soupçonné d'appartenir à cette
confrérie. L'École rhéno-flamande gardait en-
core une teinte de polémique. Tout cela était
passé en France. Le théocentrisme qui consti-
tuait la base de cette recherche mystique cho-
quait nombre de personnes. Les jésuites réagi-
ront parfois violemment contre leurs spirituels,
et la mystique du P. Lallemant fut considérée
assez longtemps comme étrangère à la Com-
pagnie de Jésus. C'est au milieu de tels remous
qu'une recherche va s'instaurer et conduire peu
à peu des hommes et des femmes à former des
synthèses mystiques qui malheureusement se-
ront incomprises, déformées et remaniées pour
le pire aux XVIII' et XIX 1 siècles.
Une des bases de la mystique française est
l'école abstraite. Ce fut le premier mouvement
de recherche, surtout organisé par les capucins
avec Laurent de Paris et Benoît de Canfeld. Puis
2 6 5 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

se rattacheront à ce mouvement François de


Sales et Jean-Pierre Camus. La place primordiale
est accordée dans cette recherche à la contem-
plation, elle est un acte d'une « amoureuse »,
simple et permanente attention de l'esprit aux
choses divines 1 .
Mais François de Sales s'écartera de la voie
abstraite au profit d'une mystique personnaliste.
Les véritables piliers de l'école abstraite, Benoît
de Canfeld, Louis Chardon, Mme Acarie insis-
teront d'une façon plus aiguë sur la médita-
tion qui mène sur la voie du néant et axe sur
un «volontarisme mystique» 2 . L'homme va à
Dieu en unissant sa volonté à celle de son créa-
teur par paliers progressifs jusqu'à une véritable
vie suréminente en Dieu, état d'union avec l'es-
sence divine. Cette conformité avec la volonté
divine non conceptuelle est « totalement ab-
straite... dénuée de toutes formes et images de
choses créées, corporelles ou spirituelles, tempo-
relles ou éternelles, et n'est appréhendée ni par
le sens, ni par le jugement de l'homme, ni par
la raison humaine... 3 » Ces lignes montrent la
voie que suit Benoît de Canfeld. Jugé trop
hardi, il connaîtra de multiples difficultés. Ses
thèses seront transformées par Mme Guyon
(t 1717) qui abandonnera cette orientation
abstraite afin de rechercher l'expérience sen-
sible de Dieu sous forme de contemplations et
d'extases. Cette attitude que l'on jugerait avec
dureté en notre siècle n'est au temps de Mme
Guyon que normale. Tous doivent « faire » l'ex-
périence. On pourrait dire qu'elle forme une
école « expérimentale ». Dieu doit être senti
pour être vécu. Il est un Dieu vivant et non
abstrait. Le but : l'union à l'essence, dépasse
donc le cadre du pur entendement intellectuel,
il y a une participation de tout l'être associé
dans la quête divine. Cette doctrine très élevée,
Mme Guyon l'élabore dans une vie de souffran-
ces physiques et elle rallie nombre de spirituels
du XVII e siècle, tel Fénelon dont on connaît les
démêlés avec Bossuet. Parmi les directeurs de
Mme Guyon, il faut mentionner le P. Lacombe
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 266

qui probablement exerça sur elle une influence


très grande. Cet homme d'une spiritualité élevée
la conduisit dans la voie « expérimentale ». Il
connaîtra la persécution et l'emprisonnement
pour sa doctrine. Cependant le « crépuscule des
mystiques » 4 ne tarda pas à arriver. La querelle
qui agita la fin de l'existence de Mme Guyon
prouve à quel point la mystique commença en
cette fin du XVII e siècle à laisser le pas à la
politique et au jeu des influences.

Bossuet (t 1704) se saisit de la doctrine de


Mme Guyon, afin de pouvoir juguler Fénelon
dont la renommée spirituelle va grandissante.
Prêtre puis évêque, Fénelon (t 1715), ancien
disciple de Mme Guyon, développa la doctrine
du pur amour. Cette tendance déjà sous-jacente
parmi les générations de mystiques antérieures,
assoiffés du retour au sein de la divinité, trouve
en la personne de Fénelon un doctrinaire 5 .
Condamné puis réhabilité, Fénelon, incompris
de Bossuet, dont le classicisme en vient à tuer
la mystique, reste surtout connu pour son ou-
vrage sur les Aventures de Télémaque. Pour-
tant il est un grand mystique. Homme de vo-
lonté, directeur clairvoyant, il unit l'éloquence
et la sagesse. Sa doctrine du pur amour, loin
d'être une tendance au repliement sur soi, est
une ouverture vers la perfection. Dieu aime
parce qu'il est parfait. L'amour ne signifie pas
un recourbement égocentrique. Dieu s'ouvre et
accueille en sa perfection ceux qui le désirent.
L'être se désapproprie afin que Dieu devienne
son seul propriétaire. « C'est l'amour que Dieu
a pour nous qui nous donne tout... » L'activité
de l'homme ravi en l'amour s'éteint au profit
d'une passivité. Pour Fénelon état passif ou
amour pur (ou désintéressé) sont une même
chose. Là est le centre de toute la mystique de
Fénelon, point que ne comprendra pas Bossuet.
L'action de l'évêque de Meaux portera un rude
coup à l'élan mystique français. Une prudente
réserve s'instaure désormais dans les milieux
séculiers et religieux vis-à-vis du phénomène
2 6 7 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

mystique. La tendance sera à la dévotion, et l'on


connaît les tristes résultats d'une telle orien-
tation. La mystique subira après cette glorieuse
période un temps de persécution plus ou moins
déclarée au profit d'une religion dévotionnelle
déjà amorcée par les successeurs de Bérulle. Ce-
pendant quelques milieux garderont vivante la
tradition du début du siècle. Ainsi Port-Royal
qui malgré sa triste fin demeure un des lieux
les plus renommés de la vie religieuse française.
Les communautés religieuses que l'on a vues
très affaiblies au début du XVII e siècle connaî-
tront la faveur du renouveau mystique des es-
sais de réformes. La plus célèbre de ces réfor-
mes fut Port-Royal. Cette abbaye cistercienne
délabrée et sans recrutement trouva en la per-
sonne de Jacqueline-Marie-Angélique Arnauld
(t 1661) l'abbesse qui allait la reconstruire. Mo-
nastère fervent et centre spirituel austère, Port-
Royal aidera d'autres communautés à accomplir
ce retour à la vie spirituelle. Ainsi Maubuisson
où œuvra la mère Marie des Anges, fille spiri-
tuelle de la mère Angélique Arnauld. Port-Royal
cependant se distingue plus par sa vie ascétique
que par sa recherche de l'expérience mystique.
La mère Marie des Anges, réformatrice de Mau-
buisson, combattra même la mystique en la per-
sonne de la mère Madeleine de Fiers 6 , soupçon-
née de mysticisme. Port-Royal suit de très près
la piété personnelle de la mère Angélique : un
christocentrisme solidement dogmatisé fondé
sur la grandeur de Dieu et le sentiment de sa
propre misère. Port-Royal reçut plusieurs in-
fluences : François de Sales, le P. Binet, mais ce
furent surtout les oratoriens, en la personne de
Zamet, qui marquèrent les débuts de Port-Royal.
Un grand directeur dont le nom est indétachable
de « l'aventure » de Port-Royal, Saint-Cyran
(t 1643) prépara le second Port-Royal, celui qui
abritera les pensées de Jansénius et soutiendra
les luttes de Pascal face à la casuistique jésuite.
Saint-Cyran que l'on fait propagateur du jan-
sénisme n'est pas le défenseur de l'Augustinus,
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 6 8
œuvre de Cornélius Jansénius (f 1638). Son
œuvre est plus personnelle, et souleva de nom-
breuses critiques. Il vécut dans une constante
persécution et connut l'internement dans le
donjon de Vincennes. La spiritualité de Saint-
Cyran doit l'essentiel au fondateur de l'Oratoire,
Bérulle. Les thèmes platoniciens et dionysiens
voisinent comme chez Bérulle avec la dévotion à
l'Incarnation. La mystique est négative. Dieu
reste incompréhensible et ne peut être approché
que par la voie apophatique de la négation de
toutes choses. Cette attitude très proche de celle
de l'Aréopagite fait de cet oratorien un grand
mystique. Audacieux et sincère, il proclame « les
choses visibles me sont comme invisibles et
les invisibles comme visibles 7 ». Lorsqu'en 1634
Saint-Cyran a des contacts avec Port-Royal il
prêche sur le néant du péché, qui manifeste le
vide ontologique de l'homme depuis la chute.
Depuis la chute l'homme porte en lui le vide et
le néant ; il a été ruiné. C'est par l'Incarnation
que la restauration a lieu. Il retrouve Bérulle,
pour qui le Verbe incarné, l'Homme-Dieu, est la
clef du salut. Il fallait cette humilité divine,
afin que la satisfaction fût universelle et défi-
nitive. Dieu s'est anéanti pour l'homme. Spiri-
tuellement, maintenant, l'homme doit s'anéantir
pour Dieu. C'est dans ce mouvement descendant
et ascendant que l'homme éprouve la grandeur
et la magnificence de Dieu. Dieu opère dans le
cœur de l'homme anéanti. Il le transforme et
l'élève parades voies suréminentes à des états
d'adhérence à sa personne divine. ~*utre Bérulle,
Saint-Cyran intégrera dans sa pensée François
de Sales et le courant salésien. Recherchant une
charité et une dévotion qui puissent s'épanouir
en sainteté dans le monde, il n'en conserve pas
moins l'idéal salésien de la fuite et de la re-
traite propices à l'éclosion mystique. Il s'appro-
che aussi des thèmes développés par Jansénius
à propos de la grâce qui laisse à Dieu toute
puissance sur l'homme, même dans la tentation,
détruisant ainsi la notion de liberté développée
par les Pères de l'Eglise. Malgré ces diverses
2 6 9 / COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE)
influences, les luttes et les condamnations qu'il
encourut, Saint-Cyran apparaît un « Homme
tout de fer ». Etre de contradiction comme tous
les grands spirituels, il propose néanmoins un
chemin qui s'inscrit dans la tradition mystique.
Ses écrits de jeunesse plus axés sur la voie néga-
tive lui appartiennent davantage que ceux ayant
subi les influences trop nettes de Jansénius.
Son amour, son obéissance lui procurèrent un
grand nombre d'amis. Véritable oracle de Port-
Royal, il marquera la deuxième période de
l'abbaye, et ses successeurs durcissant sa pensée
la conduiront à sa tragique fin.
A côté de la figure de Saint-Cyran, on peut en-
core placer dans le sillage spirituel de Port-
Royal, Biaise Pascal (t 1662). Cet homme qui
ne vécut pas même quarante ans apporta dans
ce milieu monastique, qui tendait à se refermer
sur lui-même à la suite des querelles, un nouveau
souffle, une nouvelle lumière. Sa conversion
puis son attrait pour la rude religion de Port-
Royal l'amenèrent à une expérience religieuse
inédite. Ce savant mathématicien et physicien se
double d'un mystique. Ses Pensées commentées
tant de fois révèlent deux voies d'accès à Dieu.
L'une qui utilise l'expérience, l'autre la parole.
C'est à la première que s'attachera Pascal. Très
jeune, son père l'initie au travail intensif. Scien-
tifique de nature il se distingue par son esprit
de clarté. Par l'intermédiaire de pénitents de
Monsieur de Saint-Cyran, Pascal est conquis à
la doctrine solide et à la vie chrétienne prêchée
par ce dernier : conversion des mœurs, culture
de la vocation propre, direction spirituelle en
sont les grands axes ; Pascal adopte ce style de
vie, devient un fervent de Port-Royal et en
même temps un redoutable défenseur de la
doctrine de Saint-Cyran ; mais « il y a loin de la
connaissance de Dieu à l'aimer 8 ». Pascal con-
verti en 1646 reste au niveau de la connaissance
intellectuelle. Il continue ses recherches scienti-
fiques. La mort de son père survenue en 1651
l'oriente définitivement dans la recherche de
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 0

Dieu, mais son cœur reste réticent et sujet au


divertissement. Il faut que Dieu lui-même mani-
feste son amour afin qu'il se rende. Le 23 no-
vembre 1654, en la fête de saint Clément, Pascal,
tourmenté, souffre et gémit, prie pendant les
heures de nuit et rédige ce que l'on peut appe-
ler sa « capitulation ». C'est la Nuit de Feu du
Mémorial, émouvant témoignage de cette trans-
formation spirituelle. Il n'y décrit aucune vi-
sion, ce n'est pas non plus une extase mais une
grâce illuminative qui l'entoure. Elle stabilise
sa recherche et de l'homme hésitant fait un
homme sûr qui oriente d'une façon définitive
l'attitude de son âme. Le Dieu de la Bible se
manifeste dans le Feu de l'illumination mys-
tique et Pascal se sent personnellement con-
cerné par l'amour divin. L'esprit auparavant
était touché, maintenant c'est le cœur qui est
conquis, Pascal voit clairement le Dieu d'Abra-
ham, d'Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ se pla-
cer au centre de sa vie comme il est au centre
de l'histoire. Pascal tressaille alors d'une im-
mense ferveur qu'il exprime par ces mots :
« Joie, Joie, Joie, pleurs de Joie. » Tout au long
de cette « nuit lumineuse » révélatrice du divin,
le dialogue entre Dieu et 6a créature se poursuit.
Pascal passe par des sentiments de joie, de
crainte, de repentir qui aboutissent à la décision
finale « Renonciation totale et douce... soumis-
sion totale à Jésus-Christ et à mon directeur. »

La nuit du 23 novembre 1654, sommet de son


expérience mystique, l'oriente définitivement
dans la voie de la totale « conversio ». Un mois
après cette nuit de feu, il se rend à Port-Royal
où il se livre à son directeur, Monsieur Singlin.
De retour à Paris, repris par la vie quotidienne,
les événements, « ces maîtres que Dieu nous
donne », l'orientent vers une carrière active et
combattante. Deux ans durant (1656-1657), il va
attaquer ces « législateurs », ennemis de l'expé-
rience mystique incontrôlable parce que per-
sonnelle, qui s'étaient déjà attaqués à Port-
Royal. Antoine Arnauld requiert donc l'acerbe
2 7 1 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

et spirituelle plume de Pascal pour lutter contre


ce courant antimystique, voire même antispiri-
tuel. Cette défense de Port-Royal restera sans
lendemain. Pascal rédige encore des Ecrits sur
la grâce, et pratique les bonnes œuvres de la
charité. Port-Royal cependant se désolidarise de
lui, ce qui l'incite à se retirer de la polémique.
Malade, il vécut durant son agonie la nuit de
feu et expire en prononçant ces paroles : « Que
Dieu ne m'abandonne jamais. » Après sa mort
ses amis réunirent les matériaux qu'il avait
recueillis depuis plusieurs années. Brèves ou
longues ces annotations publiées en 1670 sous
le nom de Pensées de Pascal réunissent diffé-
rentes recherches, surtout axées sur l'existence
de Dieu. Il se préparait en fait à composer une
Apologie de la religion chrétienne destinée aux
athées. Les Pensées restent toujours très sug-
gestives et proposent des thèmes de réflexion
à la fois philosophiques et religieux.

Pascal, héritier de Bérulle, de Montaigne et


de tant d'autres, transforme ce qu'il reçoit. Son
œuvre est originale et provocante. L'auteur ten-
du et passionné s'éloigne et se rapproche de
son lecteur. Plus qu'un système de pensée il
crée une atmosphère de réflexion, proposant
des thèmes que lui-même vécut et qui relatent
son expérience personnelle. Prophète, Pascal,
d'abord spirituellement classé parmi les égarés
de Port-Royal par l'autorité, demeure pour tous
les spirituels un grand mystique de l'expérience,
et cela permet de le rattacher aux grands
expérimentateurs de Dieu que furent Jean de
la Croix ou Mme Guyon. Il est l'homme du
vécu, celui qui détourne du divertissement le
cœur engourdi par l'extériorité, pour le plonger
en Dieu.

L'École française du XVII e siècle peut donc à


juste titre être considérée comme le siècle d'or
de la mystique. Epoque féconde, controversée,
inspiratrice de nombreuses réformes, elle est
positive, mais hélas! ne durera que peu de temps.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 2

Avant la fin du siècle les crises se succèdent.


Déjà Saint-Cyran dans sa lutte avec Richelieu
démontra à quel point le pouvoir temporel avait
autorité. Bossuet sous l'influence de Mme de
Maintenon cherche des brèches dans les théories
de Mme Guyon et s'attaque en même temps
à Fénelon. Ce « bel arbre couvert de fleurs mais
blessé à la racine » (L. Cognet) que fut le
XVII e siècle français ne résista pas à l'assaut
des courants antimystiques. Les intellectuels
issus de la Sorbonne ou de la Compagnie de
Jésus feront office de bûcherons. Les mystiques
mis en déroute par ces attaques se tairont et
le XVIII e siècle ne révèle que peu de noms. Le
père de Caussade (jésuite), soupçonné de quié-
tisme, devra attendre notre époque pour retrou-
ver une place parmi les jésuites mystiques.
L'ursuline Marie de l'Incarnation, elle aussi in-
connue, écrira des Relations au cours desquelles
elle dévoile ses abandons mystiques. Les pro-
dromes de la décadence mystique sont donc
antérieurs au XIX e siècle. L'action funeste du
roi et celle de certains prélats contribueront à
accélérer la décadence qui dans le domaine mys-
tique est souvent très rapide. L'expérience spiri-
tuelle est l'expérience d'un homme. Les disciples
souvent moins élevés ne sont que les compila-
teurs et l'écho du maître.

Madame Acarie (t 1618)


(Marie de l'Incarnation - carmélite)
Lorsqu'en 1618 mourait sous le voile de car-
mélite Mme Acarie, une des plus belles person-
nalités de la mystique française s'éteignait. De
son vivant elle influença un grand nombre de
personnes désireuses de Dieu et introduisit le
Carmel en France. Elle reste connue de ce seul
milieu religieux, car elle n'a pas écrit. Cette fem-
me s'affirme comme une «maîtresse spirituelle»,
« elle avait ce don qui n'est pas petit d'imprimer
aux âmes une disposition sérieuse » à la re-
cherche spirituelle. Très jeune elle est comblée
de grâces mystiques ; après son mariage elle
2 7 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

continue son ascension spirituelle et connaît


ses premières extases au grand désespoir de
son époux. Le P. Benoît de Canfeld reconnaîtra
ses états mystiques en déclarant que tout cela
« venait de Dieu », il la suivra dans son labeur
et l'assistera de ses conseils. A cette époque, où
le sentiment mystique est un peu affadi, Mme
Acarie subira les critiques ironiques de son mi-
lieu. Extatique, puis stigmatisée, elle mène une
tâche écrasante à la fois matérielle pour diriger
sa maison et éduquer ses enfants, et spirituelle
pour continuer avec son entourage ses réunions
à l'hôtel de Rambouillet, lieu célèbre du renou-
veau mystique français. Son principe de vie,
simple, tout orienté vers la charité, s'exprimait
dans sa maison où régnait une atmosphère mys-
tique. Tous venaient à elle pour la mettre au
courant de la « France mystique ». Favorisée de
lumières surnaturelles et surtout du pouvoir
d'entrer en état d'extase à n'importe quel mo-
m e n t , elle formait son entourage par son
exemple. Plus que par la prière vocale elle était
unie à Dieu par la prière mentale, état continuel
dans lequel elle vivait. Son message, «le royaume
de Dieu est au dedans de vous. — Il faut pénétrer
jusqu'au fond du cœur et voir si Dieu y est ou
du moins s'il y sera », ralliait autour d'elle
toutes les âmes assoiffées de Dieu. Cependant
elle ne croyait pas que tout le monde f û t appelé
à s'engager dans de telles voies. Ses extases,
elle les comprenait comme des signes sensibles,
qui orientent vers autre chose, vers une recher-
che plus profonde conduisant à l'union perma-
nente avec Dieu. Par sa foi, sa simplicité et sa
clairvoyance mystique, elle sut être l'inspiratrice
et le modèle du grand renouveau mystique
français du XVII e siècle.

Louis Chardon (t 1651)


Ce dominicain à la vie simple et cachée,
méconnu de son vivant, devra attendre trois
siècles avant d'être découvert, estimé à sa juste
valeur et placé avec les maîtres de la mystique
chrétienne. Parmi de nombreux écrits relatifs à
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 7 4

la méditation, son livre le plus important est


la Croix de Jésus où les plus belles vérités de
la théologie mystique et de la grâce sanctifiante
sont établies, paru à Paris en 1647. Ouvrage
spéculatif et pratique, il dénote un théologien
doublé d'un homme de l'expérience mystique.
L. Chardon s'arrête plus spécialement sur les
purifications passives, bien qu'il n'en cite pas
le nom, parlant simplement des souffrances de
l'âme. Il faut accepter la voie du Crucifié, par-
ticiper à la souffrance du Christ par « les croix »,
qui sont exigence même de la grâce sanctifiante
et union à la vie de Dieu. On est ici dans une
perspective foncièrement christocentrique qui
marquera fortement d'autres mystiques de
l'École française. Le chrétien qui vit de la vie
du Christ doit s'approprier les exemples du
Maître et plus encore se laisser mouvoir par le
Christ qui imprimera en lui ses propres traits.
Le mystique doit devenir Christ, se christifier
pour aller à Dieu.
La vie spirituelle, pour le P. Chardon, comporte
deux états : consolation et désolation, étapes
nécessaires et successives qui mènent progres-
sivement à la participation au Christ. Cette
spiritualité axée sur l'état de grâce voit celle-ci
comme participation au Rédempteur crucifié
qui a obtenu la grâce capitale pour tous. La
voie sera donc celle-ci : les commençants qui
reçoivent les consolations, les profitants qui eux
pénètrent dans l'état de désolation, et les par-
faits désolés qui trouvent leur perfection dans
l'union avec leur Chef et par lui avec la divinité.
Cette logique un peu systématique ne semble
pas applicable à tous. Les progrès de chacun ne
s'accompagnent pas d'un ordre si rigoureux dans
l'acquisition de la grâce. Les âmes qui suivront
un tel sentier seront introduites dans la vie « su-
réminente », essentiellement mystique. Dans
l'état de « consolation » Dieu se communique,
car il y a déjà rencontre de deux amours : celui
de l'homme chercheur de Dieu et celui de Dieu
qui cherche à s'introduire dans l'âme. Cet
2 7 5 / COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE)
amour de type actif devra peu à peu laisser la
place à un amour passif dans lequel s'opère
l'union transformante et qui est l'état de « déso-
lation ». L'âme est alors poussée, souffrante p a r
l'opération amoureuse de Dieu. Cette' transfor-
mation « déifique » conduit l'homme spirituel au
sommet de la connaissance obscure. A ce mo-
ment, l'âme connaît après l'amour les épreuves,
la sécheresse, la pesanteur, l'absence de Dieu,
l'ignorance... Tout cela à l'image de la désolation
que connut Job ; Chardon appelle ces états les
« croix intérieures » ou purifications passives.
Au milieu de cette obscurité, Dieu envoie des
« missions » invisibles qui permettent à l'âme
de goûter en cette vie un prélude du Paradis,
d'éprouver la paix divine. Ces communications
gratuites ne doivent pas être recherchées pour
elles-mêmes, car elles présentent des risques de
jouissance égoïste et parfois mènent à l'aber-
ration spirituelle.

Purifiée, anéantie, l'âme s'établit alors dans


l'amour de quiétude ; l'amour actif disparaît.
L'âme repose en Dieu.
Chardon qui s'inspire à la fois de ses maîtres
dominicains et des principaux auteurs de l'hu-
manisme dévot n'en demeure pas moins origi-
nal. Théologien mystique, on peut le considérer
comme un mystique spéculatif à la manière de
Tauler. Esprit rigoureux, expérimenté, son
œuvre peu répandue mérite une attention par-
ticulière.

François de Sales ft 1622)

La personnalité spirituelle de l'évêque de Ge-


nève domine le début du XVII e siecle ; sa répu-
tation et sa spiritualité, débordant très vite son
diocèse, trouveront à Paris un milieu propice.
Auteur de grands ouvrages comme l'Introduction
à la Vie dévote et le Traité de l'Amour de Dieu,
il marque un tournant dans la vie mystique fran-
çaise, alors en pleine recherche.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 276
Dans son introduction à la vie dévote, il s'af-
firme dès les premières pages un maître spiri-
tuel, insistant sur la « nécessité d'un conducteur
pour entrer et faire progrès en la dévotion » (par
dévotion il faut entendre la vie spirituelle, vie
mystique). Sa conception de la direction spiri-
tuelle se situe dans la tradition ascétique. Il ne
veut pas que le directeur exerce une quelconque
volonté de puissance, mais au contraire qu'il
devienne le collaborateur discret et respec-
tueux de l'œuvre de Dieu. Il s'agit pour celui qui
entreprend l'ascension spirituelle, comme pour
son directeur, de découvrir Dieu et son désir.
A la base de la vie mystique, François de Sales
pose le principe de la connaissance de soi. Ce-
pendant, fait-il remarquer, il faut éviter une
connaissance qui tomberait dans l'inquiétude,
ce qui alors engendrerait un obstacle à l'ascen-
sion spirituelle ; son conseil le plus courant est
« Marchez simplement ». Il connaît la misère de
l'homme et pour lui la « reconnaissance » de
celle-ci permet la confiance totale en Dieu.

Il déclare dans le Traité de l'Amour de Dieu


faire appel à son expérience personnelle. L'évê-
que de Genève « docteur mystique » n'a qu'un
désir : la perfection spirituelle, la communion
au mystère divin. Selon François, tous sont
appelés par Dieu, et, s'inspirant du Pseudo-
Denys, il décrit ce désir de beauté, ce désir de
Dieu enfoui au cœur de l'être humain. Cette
recherche volontaire dépend de la décision de
l'homme. Se plaçant au-dessus des écoles philo-
sophiques et théologiques, il cherche Dieu avec
son expérience et les moyens spirituels de son
temps. L'homme doit conquérir sa propre per-
fection et il trouve la pleine réalisation de son
être dans l'amour extatique. Le mystique avance
grâce au dépouillement, à l'ascèse, au vide. Né-
cessaire est l'ascèse des sens et de l'intellect
afin d'aboutir au dénuement total, condition de
l'union avec la volonté divine. Rappelant Jean
de la Croix, il n'hésite pas à parler de désolation,
de dérélxction, qui sont les voies de la nuit
2 7 7 / COURANTS S P I R I T U E L S (XVII e SIÈCLE)

mystique, obligatoires à toute conquête spiri-


tuelle.
Cependant, François de Sales n'utilise pas le
terme de contemplation au sens où on l'entend
ordinairement. Pour lui, la sécheresse purifica-
trice (la nuit) marque déjà l'entrée dans les
« voies mystiques »; arrivée à cet état l'âme s'en
remet à « la pure merci de la spéciale provi-
dence de Dieu ». Cet état d'abandon provoque
la confiance aveugle, témoignage de l'amour. La
vie mystique est donc envisagée ici comme
recherche du vide, de la mort à soi et de la
vie en Jésus-Christ ; l'ascèse et la purification
débouchent sur l'Amour lumineux, aspect posi-
tif de l'expérience mystique. -
Cette synthèse spirituelle, équilibrée, reposant
à la fois sur une expérience personnelle et uné
connaissance des grands mystiques, notamment
des Carmes, trouvera un large écho en France
et donnera naissance à une école spirituelle
féconde : le salésianisme.

Madame Guyon 1717)

Malgré la controverse quiétiste, due en grande


partie à l'influence de Mme de Maintenon et
à l'incompréhension de Bossuet, la mystique de
Mme Guyon est des plus originales en la fin de
ce XVII e siècle français. Méconnue et volontai-
rement éloignée, cet écrivain spirituel, qui, il
faut le rappeler, n'a jamais encouru de condam-
nation spéciale de la part des autorités ecclésias-
tiques, sauf une mise en garde limitée au diocèse
de Paris et à d'autres évêchés directement sous
l'action du pouvoir de Mme de Maintenon, se
rattache au grand courant mystique inauguré
par la « belle Acarie ».
Sa vie mystique personnelle, ses expériences
influencèrent ses contemporains et des hommes
comme Fénelon viendront près d'elle chercher
la voie qui mène à Dieu. Elle aura conscience
de cette « maternité spirituelle » et pour cela
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 278

laissera venir à elle clercs, moines et laïcs, les


orientant vers les voies de la contemplation. De
ses nombreuses œuvres écrites, la meilleure
semble être les Torrents spirituels ; les autres,
souvent compilations et redites, noient le lecteur
sous un flot de pages. Dans le domaine de l'en-
seignement mystique, elle se révèle une doctri-
naire et tous ses voyages, contacts, écrits n'ont
qu'un seul but : propager cet enseignement. De
fait, elle tiendra cet apostolat comme prophéti-
que et nécessaire à l'avancement spirituel de
tous ceux qui, désorientés par l'intellectualisme
ou l'humanisme, cherchent dans une mystique
simple la voie qui les réconcilie avec la vie spiri-
tuelle. Elle tient sa doctrine de plusieurs sources
qui se sont fondues en elle pour donner l'origi-
nalité de la mystique guyonnienne. Le premier
point sur lequel elle revient tout au long de
ses œuvres est son « inspiration intérieure »
personnelle, de laquelle découle son enseigne-
ment inscrit dans la ligne prophétique. Cette
inspiration sera donc le catalyseur de toutes
ses lectures, méditations et influences exté-
rieures, telles celles de Denys l'Aréopagite,
François de Sales, Thérèse d'Avila, Jean de la
Croix ou bien de ses directeurs, Bertot, Benoît
de Canfeld ou le P. Lacombe. Sa culture spiri-
tuelle, ainsi qu'en témoignent ses sources, appa-
raît vaste et sûre.

Sa doctrine a comme postulat de base la


nécessité de la recherche de Dieu inscrite au
plus profond de l'être humain. C'est la seule
règle qu'elle impose, excluant toute technique
ou école. Très vite, elle expérimente et conseille
aux âmes avancées l'oraison non conceptuelle
(influence du P. Lacombe). Cette méthode issue
de « l'école abstraite » du début du XVII e siècle,
groupée autour de Mme Acarie, a sa source dans
la mystique rhénane, et tend à éliminer tout
concept et image au profit de l'union directe
avec l'essence divine en dépassant l'humanité
du Christ ; cette voie se retrouve aussi chez
Benoît de Canfeld et Jean de Saint-Samson. Au
2 7 9 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

point de vue purement ascétique, elle adopte


les formes d'ascèse traditionnelles et les idées
courantes de son époque. Sa mystique est donc
« une saisie expérimentale de la présence de
Dieu ». Dans cet état, l'âme alors devient con-
quête divine et s'oblige à « faire cesser l'action
et l'opération propres pour laisser agir Dieu ».
Cette attitude tend à confondre plus ou moins
expérience psychologique et essence de la mys-
tique. Les descriptions de ses états mystiques
sont le plus souvent des esquisses de ses pro-
pres états psychologiques, ce qui effraiera cer-
tains théologiens de son entourage. A ce psycho-
logisme que l'on peut considérer comme à peu
près normal dans cette ambiance mystique sur-
venue en France depuis Mme Acarie, se rattache
la méthode métaphysique dépendant de l'école
abstraite, qui tend à baser l'union mystique sur
l'omniprésence de la Divinité dans tous les êtres;
conception à tendance philosophique, amenant
à laisser de côté le point de départ de la mys-
tique chrétienne, à savoir l'initiation sacramen-
telle qui engendre l'homme nouveau et le pro-
met au face à face avec le Père. On retrouve
la même attitude chez le P. Lacombe qui sera
soupçonné de « mysticisme », puis condamné
et arrêté, comme le sera sur l'ordre de Bossuet
Mme Guyon, mais non Fénelon qui lui aussi
développera ces idées. François de Sales, qui
ne fut pas inquiété, reste imprécis sur le
même point. Développant ce thème, Mme Guyon
avec les grands spirituels lance l'appel univer-
sel des chrétiens à la mystique, mais au nom de
l'omniprésence divine et non du fait de leur ini-
tiation mystérique. Ce point de vue, qui n'est pas
hérétique en soi, était un thème courant à son
époque formée par l'école abstraite.

Mme Guyon se situe dans la ligne anti-intel-


lectuelle ; pour elle, il faut chercher l'oraison du
cœur sans aucune sentimentalité. Il ne s'agit
pas, dit-elle, de faire « l'oraison de la tête mais
l'oraison du cœur ». L'âme se laisse conduire
par l'Esprit dans un état mystique considéré
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 0

comme normal. Dieu dans ce contexte a le pri-


mat de l'initiative. L'âme doit se couler en lui,
le prendre comme un guide qui l'amène vers la
« source de l'amour pur ». Plus elle s'élève, plus
l'action de Dieu se fait sentir et plus elle entre
dans le domaine des voies passives (on retrouve
ici Jean de la Croix). Sa mystique est mystique
d'anéantissement. L'être doit entrer dans la
ténèbre des sens et de la connaissance pour
rencontrer Dieu, selon ce qu'il est réellement.
Elle n'a cependant pas le même but que Jean de
la Croix, car cette nuit, cet anéantissement elle
l'envisage comme la fusion de la volonté humai-
ne dans la volonté divine. « Il y a union d'es-
sence à essence »,, dit-elle. On ne peut la taxer
de panthéisme car son équilibre spirituel sait
transcender une telle tentation. Elle utilise le
symbole nuptial comme image de la consom-
mation d'amour entre l'âme et son Dieu, il y a
fusion et non mélange : Dieu est elle et elle est
Dieu, elle retrouve ainsi la divinité de l'homme,
image et ressemblance de Dieu qui se parachève
dans la ressemblance. L'âme conserve toutes
ses propriétés et en aucune façon elle ne s'assi-
mile à l'unique substance divine.

La querelle du « pur amour » qui assombrit


la fin de sa vie, due plus à l'ignorance qu'à
l'hérésie, ne trouve pas dans cette doctrine un
écho profond. Certes, Mme Guyon peut être
appelée « essentialiste », on ne peut le contester.
Le peu de place qu'elle fait à l'humanité du
Christ, alors que les Français étaient résolument
christocentriques, la rapproche davantage de
l'école abstraite. Il est certain, fait remarquer L.
Cognet, que l'incompétence de Bossuet en ma-
tière mystique et sa « passion » contre Fénelon
contribuèrent à assombrir la pensée de Madame
Guyon. Il faut donc chercher la racine de cette
querelle plutôt chez ce dernier qui développa
plus largement la doctrine quiétiste que chez
Mme Guyon. Les poursuites dont elle fut l'objet
relèvent plus d'une affaire de politique royale
et ecclésiastique que de doctrine mystique.
2 8 1 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Volontairement éloignée, alors qu'elle devrait


prendre place parmi les plus grands auteurs
mystiques du siècle d'or de la spiritualité fran-
çaise, qui officiellement reconnaît surtout Fran-
çois de Sales, Bérulle, Fénelon, Monsieur Vin-
cent et les Oratoriens, elle apporte à celle-ci,
par les thèmes qu'elle touche, une ouverture
et une vision originale. Sa connaissance des
grands mystiques, son érudition et ses expé-
riences la situent parmi les figures les plus
rares de son époque.
Bérulle et ses continuateurs
De tous les représentants de l'Ecole fran-
çaise, Bérulle est la figure centrale. Avec lui
s'organise une synthèse qui marquera profondé-
ment l'avenir mystique de la France, Son mérite
est d'avoir une vision englobant le passé médié-
val — attaché à l'humanité du Christ — et le
présent dans lequel il vécut — surtout orienté
vers la mystique de l'essence. De plus il amal-
game la scolastique et l'Écriture, provoquant le
jaillissement d'une nouvelle tendance spirituelle,
basée sur l'Incarnation du Verbe et sur la pos-
sibilité de gravir par lui les sommets du mys-
tère divin. Ses successeurs et adaptateurs, tout
en s'inspirant du maître, sauront garder leur
génie propre, tels Vincent de Paul, Monsieur
Olier ou Jean Eudes, d'où naîtront ainsi de mul-
tiples branches de bérullisme.
Pierre de Bérulle (1575-1629) a pour point de
départ le milieu appelé l'École abstraite. Cousin
et familier de Mme Acarie il gravita autour
d'elle et subit son influence ; ses œuvres nom-
breuses furent publiées en 1644 sous le titre
Œuvres complètes. Sa vie subit une évolution
qui le mena — tel Pascal — à un changement
intérieur. Probablement moins soudaine que
pour ce dernier, elle semble plus progressive, et
a l'allure d'une transformation intérieure qui le
guidera de la spiritualité de caractère abstrait
et théocentrique au christocentrisme qui désor-
mais sera la clef de voûte de sa doctrine. Cette
COURANTS SPIRITUELS (XVII e SIÈCLE) / 2 8 2
lente progression dans un milieu fortement pé-
nétré du mysticisme rhénan et influencé par
l'Aréopagite ne le détachera pourtant pas de
ses antécédents. Il reste dans la théologie apo-
phatique, adopte la vision néo-platonicienne et
hiérarchique de Denys.

Bérulle se considère comme un initiateur


mystique, aussi dans la première partie de sa
vie, peur divulguer ses vues spéculatives rela-
tives à la Trinité, à l'adhérence au Christ et à
la vie dans l'unité de l'essence divine, il met au
point une technique initiatique basée sur la ser-
vitude au Christ et à la Vierge Marie. Cette spiri-
tualité du vœu envahit les textes bérulliens et
si elle paraît une « dévotion » aux yeux des
contemporains, elle est pour Bérulle dans ses
Élévations une condition nécessaire pour l'avan-
cement dans les degrés hiérarchiques, ce qui ma-
nifeste son époque dionysienne. Bérulle hiérar-
que joue le rôle d'initiateur et d'introducteur
dans la cour céleste ; mais cet aspect de la mys-
tique bérullienne se terminera en un douloureux
conflit qui le fera rompre avec Mme Acarie.

Bérulle devra aux alentours de 1619-1620 se


disculper de son attachement aux rhénans et à
l'École abstraite. Le vœu n'est plus alors une ini-
tiation mystique réservée aux élus : Bérulle dé-
place sa pensée et, sous les attaques des Carmes,
évolue vers les Pères et la Christologie. L'initia-
tion proposée par la « servitude » devient alors
prolongement des vœux baptismaux et recherche
de la conformité à l'humanité du Christ comme
sommet de la vie mystique. Pour se concilier
toutes les écoles, il fait profession de tho-
misme et se rattache à la scolastique. Mais mal-
gré toutes ces « illustres protections » l'idée ini-
tiale reste et se développera maintenant autour
du thème christocentrique qui sera le thème
bérullien par excellence. Il publie de nombreux
ouvrages ayant trait à Jésus où il analyse les
divers états du Verbe incarné ; glissant de
l'abstraction au réalisme, du platonisme au
2 8 3 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

thomisme, Bérulle reste, en dépit de ses options


imposées par un entourage antimystique, un
homme de la mystique à son plus haut degré :
c'est-à-dire de la participation à la divinité, telle
qu'il l'avait apprise de ses maîtres français ou
nordiques. Oublié après sa mort, il sera exalté
plus tard comme l'« Apôtre du Verbe incarné... ».

Avant de résoudre ses problèmes mystiques


par l'Incarnation, Bérulle sous l'emprise ab-
straite et dionysienne cherche à comprendre
Dieu. Il est sur cette question « essentialiste »,
car il aime le contempler en son essence, isolé,
« vraiment inaccessible en. lui-même... pleinement
content et satisfait de la contemplation de son
essence ». Bérulle s'affirme ainsi disciple de la
« déité » présentée par Eckhart. Le Dieu de
Bérulle est le Dieu de la Révélation d'Abraham,
le Dieu personnel. Comme tous les mystiques, il
aime à le voir dans son unité, retrouver l'unité
de son être dans l'unité de l'Être divin. « Ainsi,
Dieu qui est unité conduit tout à l'unité, et,
par degrés distincts d'unité, vient et descend
jusqu'à l'homme, et l'homme va et monte jus-
qu'à Dieu, et enfin arrive jusqu'à la jouissance
de l'unité suprême et primitive de la divine
essence. » Bérulle distingue ici une gradation
dans l'ascension divine. Il suppose des intermé-
diaires hiérarchisés entre Dieu et l'homme. Dans
cette vision de type platonicien la contemplation
bérullienne se spécifie par le fait que l'unité
sera atteinte par l'Incarnation. Il la considère
comme partie de l'unité de la divinité, à l'instar
de Ruysbroeck pour qui Trinité et Unité repré-
sentent des « moments dialectiques contraires,
complémentaires et ontologiquement simulta-
nés » (P. Henry R.S.R. 1952, t. II, p. 340.)
Cette idée trinitaire, cœur de sa pensée, il la
développera selon le schéma d'Augustin à l'image
du triangle que l'on retrouve dans l'iconogra-
phie et l'ornementation des édifices religieux.
Bérulle cependant respecte l'égalité des per-
sonnes et souligne le rôle de chacune d'elles.
Le Père principe esssentiel de la vie trinitaire ;
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 4

le Fils qu'il montre dans ses perfections de


Verbe incarné ; l'Esprit milieu de la connais-
sance du Père et du Fils, mutuel regard d'amour.
Toutes les personnes prolongent dans l'Incar-
nation leur rôle particulier, aussi Bérulle aime
contempler le Verbe qui va devenir l'axe de sa
mystique dans le principe du Père qui ordonne
l'Incarnation sous le regard de l'amour infini
de l'Esprit. La Trinité collabore à la naissance
du nouvel Adam, de l'Homme-Dieu ; l'univers se
trouve changé par l'Incarnation qui unit le ciel
et la terre d'un lien indestructible et qui permet
la contemplation des mystères jusque-là voilés
et ignorés des hommes. Le Verbe réellement uni
à l'humanité lui donne l'être de Dieu « car le
Verbe est Dieu, Dieu est homme et l'homme
est Dieu ». Cette déification de l'homme commu-
niquée par la divinité du Verbe est un des points
essentiels de sa mystique. Bérulle, attaqué sur ce
sujet, devra invoquer l'autorité des Pères pour
défendre son opinion. L'Incarnation fonde ainsi
des relations nouvelles entre Dieu et l'homme,
elle est l'intermédiaire nécessaire pour trouver
l'union avec la divinité. Dieu se fait connaître,
se manifeste, Lui l'incompréhensible et l'incon-
naissable. L'initiation mystique passe nécessaire-
ment par le Verbe qui récapitule en lui l'unité
divine et qui y conduit. Le Christ, chef de l'huma-
nité, la rend à sa « déification » première par sa
résurrection, attente de la résurrection finale.
La mystique bérullienne, fondée sur l'écono-
mie de l'Incarnation, est plus pratique que spé-
culative, elle recherche les états liés aux mys-
tères de la vie terrestre du Christ qui sont au-
tant d'étapes acheminant progressivement vers
l'intégrale participation au Verbe. Le mystique
découvrira les états intérieurs de chacune des
circonstances de la vie du Verbe, se confor-
mant ainsi à une réalité humaine assumée par
une personne divine.

Bérulle, véritable fondateur de l'École fran-


çaise, laissa surtout dans les Carmels où il avait
2 8 5 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

été directeur au début de son ministère une


foule de disciples qui appliquèrent et dévelop-
pèrent directement les thèmes bérulliens ; ainsi
Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) qui f u t
une de ses fidèles propagatrices ; le P. François
Bourgoing (1585-1662) accentua d'une manière
légèrement platonicienne les vues de Bérulle ;
Guillaume Gibieuf (vers 1580-1650), disciple di-
rect de Bérulle, f u t écarté de l'Oratoire après la
mort de son maître. Condren (1588-1641), un des
plus remarquables écrivains bérulliens, repren-
dra à travers les thèmes courants de cette mys-
tique l'idée augustinienne de l'homme marqué
au profond de sa nature par le péché. Il déve-
loppera parallèlement la notion de sacrifice
comme immolation réparatrice permettant le
retour à l'état d'innocence. Claude Seguenot
(1596-1676) s'attachera surtout au problème de
l'oraison, recherchera un type d'oraison non
subordonnée aux méthodes, alors nombreuses, et
professera l'oraison simple, accomplie dans la
liberté et sous la motion de l'Esprit.

Les diverses symbioses de la mystique bérul-


lienne avec d'autres courants contribueront à
parachever la réforme du « milieu dévot fran-
çais ». Elles pénétreront dans des couches socia-
les plus humbles, moins cultivées de ce fait, et
se présenteront avec un caractère dévotionnel
que l'on ne doit pas pour autant mépriser.

Vincent de Paul (1581-1660) base sa doctrine


sur la foi et la charité comme éléments de pro-
gression spirituelle. En une période de troubles,
parmi la vague tumultueuse de la recherche
protestante, Monsieur Vincent demande à ses
disciples d'adhérer aux vérités de l'Eglise. A
l'image de Bérulle, il approfondit sa connais-
sance théologique et fonde, pour propager la
foi, un ordre de missionnaires qui sillonnent la
France, contribuant à son relèvement spirituel.
Sa mystique inspirée de celle de Bérulle s'ap-
puie sur l'Incarnation du Verbe ; il ne suffit
pas d'imiter extérieurement les actes de la vie
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 6

du Christ, encore convient-il de les intérioriser.


En prenant ainsi l'habitude de .l'intériorisation
l'âme pénètre plus intimement le mystère de
la filiation divine sur terre qui « regarde » la
filiation éternelle. Il considère aussi l'anéantis-
sement du Christ grand Prêtre, éternel sacrifi-
cateur et oblation nécessaire au salut des
hommes ; l'homme consacré à son image conti-
nue cette offrande au Père.

« Pour continuer la mission de Jésus-Christ,


il faut se revêtir de son esprit. » Cette maxime
de Vincent de Paul trace la voie mystique. Celui
qui part à la recherche de Dieu pour aboutir-à
lui, comme dans le schéma bérullien, doit revê-
tir le Christ et s'identifier mystérieusement à
lui par l'Esprit dans la grâce baptismale. Le
baptême — authentique initiation — exprime
le transfert du chrétien, passant par l'immersion
comme symbole de la mort et aboutissant à
l'émersion symbole de la résurrection. Ces
thèmes pauliniens repris par Monsieur Vincent
éclairent le passage de l'homme esclave à
l'homme libre, fils de l'adoption divine. L'ascèse
trouve sa place dans l'ascension de la ténèbre
de la mort à la vie dans la lumière. Le mystique,
qui a reçu la grâce christique au baptême, se dé-
pouille peu à peu du vieil homme par la puri-
fication ascétique (Ephésiens IV,22) pour re-
vêtir le nouvel Adam. Monsieur Vincent dans
le sillage de Paul et de Bérulle monnaye de
façon dynamique cette synthèse théologique.
L'action de la charité dans ce contexte acquiert
une réelle signification mystique. La profondeur
théologale et mystique du baptême ne se dé-
couvre que dans la charité vécue. La mystique
devient chez lui praxis, c'est avec elle et par
elle que l'âme s'élève vers les sommets de
l'union divine. L'action caritative, dépouillement
de soi, conduit au don de soi. Il l'exige des Filles
de la Charité qu'il réunit autour de lui. Par
cette forme d'action simple, mais d'une exigence
constante, il lutte contre la sclérose de la spé-
culation pure. Les fallacieux mirages mystiques
2 8 7 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

se résorbent vite dans une vie quotidienne qu'il


veut « mangée » par les autres, ces pauvres qui
dénoncent « la sensualité qui se fourre partout »
dans la pseudo-mystique. Ainsi, et là est son
originalité, Monsieur Vincent introduit le « pau-
vre » dans sa « doctrine » afin qu'elle ne soit pas
une pure conception de l'esprit humain. L'œuvre
écrite de Monsieur Vincent se compose surtout
de Lettres et d'Entretiens avec des mission-
naires, c'est là qu'on peut connaître les grands
traits de sa perspective spirituelle.

Avec Jean Eudes (1601-1680), la mystique de


type dévotionnel va connaître son apogée en
France. Sa vie qui couvre presque entière-
ment le XVII e siècle est dans la ligne du cou-
rant bérullien auquel Jean Eudes se rallie en
bien des points. Bérulle, Condren furent ses
intimes et ses correspondants assidus. Ses œu-
vres principales : le Royaume de Jésus, le
Cœur admirable de la Mère de Dieu et Médita-
tions convergent toutes en une christologie s'ap-
puyant sur l'humanité de Jésus et notamment
sur la dévotion du Cœur qui se répandra peu
à peu en France. L'œuvre de Eudes comme
celles de Vincent de Paul et d'Olier s'inscrit
dans une pratique. Sa vie mystique person-
nelle se découvre dans son apostolat, ses mis-
sions et ses écrits. Ceux-ci reflètent une spiritua-
lité simple, peu métaphysique, destinée surtout
à la piété populaire, mais fidèle aux thèmes
bérulliens. La dévotion aux mystères de la vie
de Jésus, source et base de toute vie chrétienne,
se cristallise dans l'adhérence à Jésus déjà signa-
lée par Bérulle. Celle-ci devient chez Jean
Eudes l'axe de sa doctrine. Il fonde sa pensée
sur le retour au Christ, son imitation
par et dans le sacrement de baptême.
Incorporation, participation au Verbe sont
ici les mots clefs de cette mystique. Pas
d'envolée lyrique, mais une simple recherche
« de l'adhérence et application très parfaite à
Jésus », souligne Eudes. Cette conformité chris-
tique accentuée par Eudes au début de sa vie.
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 8 8

il la dépasse lors de sa rencontre avec Marie


des Vallées, la développant dans le symbolisme
du cœur. Recherche des sentiments et affec-
tions du cœur de Jésus dans sa vie terrestre
conduisant l'âme dans le mystère même du Fils
de Dieu, comme participation directe à son In-
carnation. Dévotion au Cœur de Jésus qui s'éten-
dra peu à peu au Cœur de Marie. On distingue
à travers la simplicité de la voie que trace
Eudes un mystique de l'intériorité, malgré la
forme dévotionnelle de l'époque, cachant et
alourdissant une pensée qui rejoint l'«état» mys-
tique bérullien. Mais la simplicité de langage et
d'expression n'enlève pas à Eudes le mérite
d'avoir contribué à répandre parmi des classes
plus pauvres la spiritualité du Verbe incarné. Le
Christ devient dans cette vision le divin initia-
teur et reconduit l'âme à travers son humanité
à la divinité. Spiritualité cultuelle et populaire
qui trouvera en France un large écho aux
XVIII® et XIX* siècles.

Eudes fut selon certains auteurs influencé


par Marie des Vallées (1590-1656) ; une telle as-
sertion n'est pas définitivement prouvée mais
on ne peut les dissocier l'un de l'autre, car ils
se rejoignent dans une même perspective de
l'humanité du Christ. Très tôt favorisée de
phénomènes surnaturels, Marie des Vallées,
considérée parfois comme atteinte de psycho-
névrose, n'en reste pas moins un cas mystique
frappant en ce début du XVII e siècle alors si
effervescent. C'est vers 1641, tandis qu'il était
à Coutances, lieu d'origine de Marie des Vallées,
que le P. Eudes institua ses dévotions aux Cœurs
de Jésus et de Marie. Les révélations de Marie
des Vallées concernant l'humanité de Jésus
influencèrent fortement Jean Eudes, surtout si
l'on connaît l'attachement qu'il avait pour elle,
puisqu'il était son directeur spirituel. La Vie
admirable de Marie des Vallées, encore inédite,
qu'il écrira montre l'intérêt qu'il porta aux
institutions et élévations mystiques de sa fille.
Le mysticisme de celle-ci reflète l'influence de
2 8 9 / COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE)

Benoît de Canfeld et de Catherine de Gênes, car


il y a en elle recherche « d'états mystiques ».
Possédée, visionnaire ou fabulatrice, Marie des
Vallées pose ainsi un problème : la quête volon-
taire des « états mystiques » est-elle possible et
saine ? De nombreux écrits, parfois contradic-
toires, entourent sa personne. Mais ses vertus de
patience, de charité, de soumission à la motion
de l'Esprit auquel elle se livre avec passion
donnent une idée de la voie qu'elle suivit, tendant
par l'ascèse à une plus grande pureté spirituelle
afin de bénéficier des grâces mystiques. Ame
simple, elle n'est pas une métaphysicienne mys-
tique mais, si l'on peut employer cette compa-
raison, une femme de laboratoire, vouée à l'ex-
périence divine, étant elle-même objet de contra-
diction dans son milieu terrestre. Torturée dans
son corps par le démon, c'est au milieu d'un tel
enfer qu'elle a ses visions les plus remarquables,
comme celle où le Père lui tend une coupe
pleine de feu et de soufre, image de celle à
laquelle but son Fils. Ses visions au sein de l'en-
fer ne sont pas à priori des phénomènes pure-
ment d'ordre psychique, certains mystiques de
l'Orient connaîtront aussi ce mode de percep-
tion mystique. Ce thème de l'enfer dans lequel
reste le mystique et au milieu duquel lui vient
la consolation montre l'humilité nécessaire, le
détachement même des consolations divines. Ces
souffrances de caractère actif et passif sont
tout au long de l'histoire mystique les prépa-
rations à la vision lumineuse.

Jean-Jacques Olier ft 1657j

Cette figure sulpicienne, assez peu connue et


surtout déformée par les générations postérieu-
res, présente un intérêt de premier ordre. Mon-
sieur Olier f u t un très grand mystique du cou-
rant bérullien, il connut les plus hauts états jus-
qu'à la transverbération. Allégeant, simplifiant
la doctrine de Bérulle, il suit la voie du néant.
Il recherche avant tout l'intériorité, et il expéri-
mente Dieu dans la « portion la plus intime »
COURANTS S P I R I T U E L S ( X V I I e SIÈCLE) / 2 9 0
de lui-même. Cette recherche, il la poursuit sous
le regard du « divin Maître » auquel il se réfère
sans cesse. Pour lui, l'âme est cette chambre
qui sert de retraite à Jésus-Christ. Le recueille-
ment consistera donc à retrouver en soi cette
présence divine, la découvrir, la dévoiler de
façon à en avoir la claire vision. « Ce bien qu'elle
possède » l'âme ne doit poursuivre que lui.
Christocentrique, il voit comme obligation es-
sentielle du chrétien « de participer au mystère
de Jésus-Christ », par là l'homme pénètre dans
le mystère, l'Incarnation en est la clef. Une fois
uni au Christ l'homme découvre « cette mysté-
rieuse région que les mystiques nomment le
centre de l'âme» (H. Bremond) où réside la
divinité. Cette ascension ou plutôt cette des-
cente dans les profondeurs de l'être s'accom-
pagne de l'ascèse et surtout de la pauvreté d'es-
prit. Monsieur Olier se déclare contre toute
vision, prophétie ou révélation. L'union avec
Dieu se fait intérieurement sans manifestations
extérieures; si celles-ci ont lieu, elles ne sont que
grâces exceptionnelles. Les œuvres les plus im-
portantes de Monsieur Olier sont le Catéchisme
chrétien, l'Introduction à la vie et aux vertus
chrétiennes et le Traité des Saints Ordres d'ins-
piration dionysienne et probablement retouché
par M. Tronson.
M.-M. DAVY

LES POETES MYSTIQUES

Angélus Silesius ("f 1677) :


Mystique de Vintériorité (a)

Johannès Scheffler, fils d'un Allemand protes-


tant, prendra à son baptême le nom d'Angélus
Silesius lors de sa conversion au catholicisme.
Après des études à Breslau, Angélus s'oriente
vers la profession médicale, il étudie à Stras-
bourg, à Leyde et passe ses derniers examens
à Padoue. En Allemagne, il fait la connaissance
d'Abraham von Frankenberg, homme doué d'une
grande culture, luthérien d'origine, devenu in-
terconfessionnel : il se présentait lui-même,
comme le cœur des religions catholique, ortho-
doxe, réformée. A sa mort, il lègue son abon-
dante bibliothèque à Angélus Silesius qui grâce
à elle pourra lire non seulement Paracelse et
Boehme mais tous les grands mystiques chré-
tiens. C'est par la voie mystique — qu'on re-
trouve souvent dans le mouvement de la Contre-
Réforme — qu'Angélus Silesius sera conduit au
catholicisme. Tout en conservant sa liberté indi-
viduelle, sa recherche basée principalement sur
l'intériorité, ce converti ne provoquera point —
du moins en son temps — l'irritation de l'Église.
Plus tard, il sera taxé de panthéisme. Peut-on
à son propos retenir ce terme ? Une telle quali-
fication correspond le plus souvent à un besoin
de facilité, on classe volontiers sous des étiquet-

(a) La majorité des textes cités sont emprun-


tés à l'édition de Henri Plard, Angélus Silesius,
Pèlerin chérubinique, Paris, 1946 ; quelques-uns
ont été traduits de nouveau.
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 2

tes ce qui est original et de ce fait échappe à


tout classement. Il en f u t ainsi le plus souvent
pour les interprètes de Maître Eckhart. D'ail-
leurs le sens des notions varie, ce qui est jugé
« panthéisme » à une époque cesse de l'être à
une autre, tout au moins les termes n'entraînent
point des jugements identiques. Ainsi le mot
« modernisme » qui a soulevé en son temps une
immense inquiétude est aujourd'hui totalement
anodin.

La recherche d'Angelus Silesius, entièrement


orientée vers le divin, monopolise toutes ses
énergies, l'absorbe et l'unifie. Il est difficile de
trouver un homme possédant une attention
plus dense à l'égard du mystère. « L'abîme de
son esprit invoque toujours avec des cris. //
L'abîme de Dieu» (1,68). Reprenant Boehme,
il précise : « Le poisson vit dans l'eau, la plante
dans la terre. // L'oiseau dans le ciel, le soleil au
firmament. // Boehme dans le cœur de Dieu »
(IV,32). En réalité, c'est lui Angélus Silesius qui
est happé et habite dans la Déité. Son chef-d'œu-
vre le Voyageur chérubinique ou le Pèlerin ché-
rubinique ( Cherubinischer Wandersmann) con-
duit, d'après l'aveu de son auteur, à la contem-
plation divine. Suivant les usages de son temps,
il aurait pu dédier son œuvre à un prince,
Johannès préfère offrir à l'éternelle Sagesse de
Dieu cet itinéraire vers lui. Son but est de
tracer un chemin vers la connaissance et l'amour
dont il possède la profonde expérience.

Inspiré, Angélus Silesius compose avec une


rapidité qui l'étonné lui-même. Il obéit à la voix
qui le conduit, son seul office est d'écrire ce
qu'il perçoit intérieurement. L'inspiration esl
son seul guide ; est-elle absente ? Il doit sus
pendre sa rédaction et attendre avec patience
sa prochaine visite. En lisant le Pèlerin chéru
binique , un lecteur inattentif pourrait penseï
que l'inspiration est uniquement d'essence
poétique et de ce fait privée de rapport avec 1e
mystique. Cependant, il n'est pas rare de voii
2 9 3 / POÈTES MYSTIQUES

la poésie et la mystique se jumeler. Toute pensée


mystique possède son rythme, sa poésie. Le
mode de langage révèle une expérience person-
nelle. L'écriture d'un véritable mystique pro-
voque une résonance, un écho chez celui qui,
lui aussi, est ordonné vers le mystère de l'inté-
riorité. « Sobre et puissante poésie », écrira Jean
Baruzi 1 en faisant allusion à l'émotion poétique
que la lecture de Silesius provoque en lui. La
mystique emprunte nécessairement un langage
poétique, le mystère découvert étant inexpri-
mable ne peut se rendre que par le truchement
d'images. D'où leur abondance dans le Pèlerin
chérubinique. Angélus doit à son époque ses
procédés de style, il s'exprime sous la forme
d'épigrammes en distiques, forme utilisée déjà
par d'autres auteurs.

Un problème hante Angélus : celui de


l'homme. Qu'est-ce donc que l'homme appelé
à s'approcher de Dieu ? L'homme dépasse l'ange
et le séraphin à condition de s'élever au-dessus
de sa condition humaine. « Ne demeure pas
homme, conseille-t-il, monte plus haut » (V,219).
La seule démarche permettant d'aboutir à la
Déité exige de se jeter en elle, sorte de mer
incréée dans laquelle il convient de plonger
sans retour en arrière, sans s'égarer dans des
voies parallèles qui risqueraient d'aboutir à des
impasses. L'homme doit comprendre qu'il ne
peut rien saisir de Dieu à partir de l'extérieur ;
qu'il écoute ce qui est dit de Dieu, le voici de-
venu le serviteur d'une idole. «L'extérieur ne
t'aide pas » (1,62), dira Angélus; devant celui qui
le cherche au dehors, Dieu recule, se dérobe, il
fuit. L'homme qui cherche Dieu au dehors est
comparable à celui qui, éclairé par le soleil,
s'élance à sa poursuite. Le soleil est là et il
l'ignorait, Dieu est présent et il ne le savait pas.
La Déité se rencontre à l'intérieur de soi-même.
En prenant conscience de sa propre plénitude,
l'homme découvre Dieu qui se tient dans son
âme et ne cesse de lui donner un enseignement
dans la mesure où il se fait oreille pour l'écou-
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 4

ter. Il faut que l'âme « endure » cette présence


divine qui fait « craquer » sa dimension humaine
trop faible pour la contenir. « Dieu agit sans
arrêt : il verserait en toi mille joies, d'un seul
coup, si tu pouvais le supporter » (V,205). Pour
saisir cette Présence en lui il n'est que de
tourner vers elle son regard. « Ouvre les yeux,
dira Angélus, tu vois bien que le ciel est
ouvert. » L'homme s'abandonne à l'amour, qui
« bouillonne en lui comme un jeune vin ».

Quand Dieu se découvre à l'âme, l'attire et la


séduit, il se révèle dans sa splendeur. A Moïse
il a montré ses biens, à l'âme aimante il ne veut
rien cacher. Dieu cherche sa joie dans l'âme, il se
suffit et cependant il veut s'unir à elle pour
l'éternité : tel est le miracle de l'amour. Comme
Marie-Madeleine se tenant aux pieds du Christ,
répandant ses larmes car son amour fait fondre
son cœur, devant l'émerveillement de la Pré-
sence l'âme et le corps voudraient n'être que
larmes. Séduit par cette rencontre, adhérant par
sa connaissance et son amour, l'homme devient
un imitateur du Christ. Cette imitation lui per-
met de parvenir à un état de parfaite filiation :
l'homme est ainsi fils de Dieu. C'est par le
Christ qu'il apprend sa voie de retour vers
Dieu ; cette voie est renoncement, pureté, souf-
france et mort : mort mystique, abandon total
à la volonté divine. Angélus est fidèle au
propos exprimé par Boehme dans le Mysterium
Magnum : « Dieu n'est une présence qu'en
Christ » (VII,5). La mystique d'Angelus Silesius
donne à la personne du Christ une importance
essentielle : Le vrai Fils de Dieu, Christ seul
l'est, mais chaque chrétien doit s'efforcer d'être
lui-même Christ. S'inspirant des Pères grecs.
Angélus dira que l'âfne devient par grâce ce
qu'est Dieu par nature, ainsi l'âme peut partager
la béatitude divine, devenir « lumière dans la
Lumière, verbe dans le Verbe, dieu en Dieu ».
Pour préciser le sens de cette union, l'auteur
reprend les images habituellement présentées
par les mystiques : rencontre du soleil avec
2 9 5 / POÈTES MYSTIQUES

l'air, du feu avec le fer, du vin avec l'eau. Il sait


que de telles comparaisons peuvent déconcerter
le lecteur. Dans un avertissement il l'avait mis
en garde de tout jugement trop prompt : « Il
faut que tu saches que l'âme humaine ne perd
jamais sa nature, la déification ne la transforme
pas en l'essence divine, aucune créature ne sau-
rait devenir essentiellement Dieu. »

Dans la rencontre entre Dieu et l'âme, toute


connaissance s'effondre et disparaît. Il n'est plus
que la Déité nue, il n'y a rien d'autre que l'Amour.
Quand la connaissance s'arrête, car il lui devient
impossible de s'étendre davantage, l'amour
supplée à cette carence, il se déploie ; l'âme
pénètre en Dieu puisque Dieu est Amour. Dès
que l'Amour de Dieu envahit le cœur tout le
reste semble fade, insignifiant ; le terrestre
apparaît dépourvu d'attirance, aucun effort pour
refuser ce qui pourrait distraire, l'homme est
intérieurement saisi. Quand l'homme échappe au
temps et découvre Dieu dans sa plénitude, il
devient authentique, Angélus Silesius dira :
« homme essentiel, homme fils de l'éternité. »
L'homme essentiel, c'est celui en qui « l'esprit
a fait sa brèche » suivant l'expression employée
par Boehme. Cette brèche est une ouverture
vers un nouveau temps et un nouvel espace.
Que l'homme « s'élance en esprit au-delà de
l'espace et du temps, [il peut] à chaque instant
être dans l'éternité ». « L'homme est Eternité...
le temps est comme l'Eternité, l'Eternité comme
le temps » (1,47). Le temps est apparence, donc
inauthentique ; tout ce qui s'actualise dans le
temps s'est déjà produit de toute éternité.
C'est pourquoi l'œil intérieur est capable de
distinguer le symbole et sa réalité en suspen-
dant le temps historique sans pour autant le
récuser. Dans ce sens le Christ naît, meurt et
ressuscite à chaque instant. Les événements ex-
térieurs n'ont plus,, de prise sur l'homme situé
dans l'éternité. « L'homme essentiel est comme
l'éternité // Qui reste inchangée par n'importe
quelle extériorité» (11,71). Ce distique d'Angelus
POÈTES MYSTIQUES/ 2 9 6

Silesius éclaire la transformation subie par


l'homme. Le temps s'intériorise, les termes de
passé et de f u t u r s'évanouissent. Pour parvenir
à cet au-delà du temps et des éléments qu'il
comporte, l'homme doit découvrir le fond secret
et immobile de son âme, se retrancher de toute
attraction née de l'extérieur. Echapper au
temps, c'est par là même échapper à sa propre
finitude liée au passé et au futur. L'homme de
l'éternité est homme du présent, un présent que
la mort ne saurait suspendre.

Né en Dieu et en qui Dieu naît, l'homme essen-


tiel enfante: «Je dois être Marie, et enfanter Dieu»
(1,23), écrit Angélus Silesius. « Si tu es né de
Dieu, Dieu fleurit en toi, et sa divinité est ta
sève et ta parure» (1,81). L'important n'est pas
qu'il naisse une fois à Bethléem mais qu'il
naisse à chaque instant dans les hommes. Le
Christ s'incarne dans l'âme devenue un cristal,
dont la Déité est la lumière et le corps l'écrin.
A cet instant l'homme ressuscite d'entre les
morts. Ainsi Dieu vient sans cesse dans l'âme
qui l'accueille et le reconnaît. La source de vie
est dans l'homme, celui-ci n'a donc pas à
crier vers Dieu comme on appellerait un absent,
l'important est de ne pas se fermer à cette
source qui ne cesse de s'écouler. Angélus con-
seille de se tenir assis en soi-même afin d'écou-
ter la Parole, se tenir en silence dans l'humi-
lité, être celui qui attend avec patience, sans se
lasser, se tenant présent dans une muette
vigilance. « Dieu ést un laboureur, le grain sa
Parole éternelle, le soc est son esprit, le cœur
de l'homme le champ semé » (1,64). Ainsi « Dieu
est le feu dont le cœur est le foyer» (1,66).
L'homme naît dieu en Dieu et le Christ naît
homme dans l'âme (1,101). Ce propos d'Ange-
lus Silesius doit être retenu avec attention.
Cette naissance en Dieu fait de l'homme une
nouvelle créature, prolongeant l'humanité du
Christ, participant à la divinité ; ses rapports
avec le cosmos sont ceux d'un sauveur « le
plomb se change en or... je suis changé par
2 9 7 / POÈTES MYSTIQUES
Dieu en Dieu. Ainsi moi-même je suis métal,
l'esprit feu et fourneau, le Messie la teinture
qui transmue corps et âme » (1,102-103).

Pour que Dieu se révèle à l'âme il est néces-


saire, dira Angélus Silesius, que l'âme entre dans
la pauvreté, car « la pauvreté est divine » (1,65)
et Dieu est ce qui existe de plus pauvre. La pau-
vreté de l'âme consiste à ne rien vouloir. Privée
de tout désir elle pénètre dans un état de
quiétude. Cette quiétude ne doit pas être recher-
chée pour elle-même, sinon c'est encore une
façon de se chercher soi-même ; l'homme doit
devenir un enfant, il n'a plus à chercher et se
contente de recevoir.

L'esprit de l'homme est encore comparé par


Angélus Silesius au grain de sénevé que le
soleil divin éclaire. Dieu étant le soleil de
l'homme, celui-ci n'a plus besoin du soleil du
jour pour l'éclairer. « Retire-moi la lumière du
soleil : Dieu est le soleil qui éclaire mon âme »
(1,113), écrit Silesius. Plus encore, l'homme
est lui-même soleil, « je dois de mes rayons
peindre la mer sans couleur de toute la Déité »
(1,115). La mer désigne le monde qu'éclaire
l'homme devenu soleil : Solaire, l'homme imite
Dieu, il éclaire sans privilégier ou retrancher de
sa lumière : «Tout est pareil pour Dieu //
Dieu ne fait pas de distinction // ...Il se com-
munique tout autant à la mouche qu'à toi-
même» (1,127). Ici on retrouve l'influence de
Maître Eckhart disant : « La mouche en Dieu
est plus parfaite que l'ange le plus élevé hors de
Dieu. » Dès que l'homme se situe en Dieu, il
étend sur la création un regard identique, cha-
cun reçoit suivant sa capacité : « Tout dépend
de la réceptivité. // Si je pouvais recevoir de
Dieu autant que Christ, il m'y ferait parvenir
à l'instant même» (1,128). Dieu ne s'éloigne
jamais de l'homme, c'est l'homme qui se retire
de lui. L'homme authentique comprend que
« toutes les créatures découlent de Dieu de la
même manière que les nombres proviennent de
POÈTES MYSTIQUES / 2 9 8
l'unité. Tout comme l'unité se trouve en chaque
nombre, de même Dieu, l'Un est partout dans
les choses » (V,3). C'est en partant de l'unité
qu'il est possible de contempler et d'aimer la
création sans pour autant la diviser. L'homme
qui se tient en Dieu ne sort pas de l'unité. Il
voit les créatures en Dieu comme l'arbre dans
le noyau. C'est pourquoi l'homme n'a pas à
s'interroger sur les raisons de la création : « La
rose est sans pourquoi ! »
Il arrive un instant où l'homme ne cherche
plus Dieu et n'éprouve plus la nostalgie du
divin : « Si tu as encore le désir... de Dieu, c'est
qu'il ne t'a pas encore saisi tout entier» (1,126);
que l'homme sorte de lui-même, Dieu entre en
lui ; plus il s'enfuit de lui-même en renonçant à
lui, plus Dieu s'écoule dans l'homme. « La
vacuité est comme Dieu. // Homme si tu es
vide, l'eau jaillit de toi...» (1,159). Dieu a soif
et le cosmos a soif, et voici que l'homme à la
fois abreuve Dieu et le monde : « Homme, tout
éprouve de l'amour pour toi... Tout s'élance vers
toi pour aller jusqu'à Dieu » (1,276).
La situation de l'homme en Dieu est d'annon-
cer au monde le Royaume, il devient le messa-
ger de l'amour de Dieu et le témoin de son
amour. Ôn songe ici à un Cantique (Geistliche
Lieder) de Novalis : « Partez, allez sur toutes les
routes // Faites entrer tous les errants ! //
Tendez-leur à tous les mains... invitez-les... ils
verront le ciel ouvert 2 . » Quand l'homme est en
Dieu, quand il regarde le cosmos en Dieu, il n'a
plus à chercher Dieu, il se tient « dans la
retraite entre les mains de Dieu ». A cet instant
Dieu se charge du fardeau de l'homme.

Dieu est indéfinissable, personne ne peut le


nommer, il se suffit et cependant il a besoin de
l'homme. « Je sais que sans moi Dieu ne peut
vivre un instant / / S i je deviens néant, il faut
qu'il rende l'âme » (1,8). Ce distique qui appar-
tient au I" des six livres du Pèlerin chérubinique
paraît déconcertant, une telle affirmation fait
2 9 9 / POÈTES MYSTIQUES
dépendre Dieu de l'âme humaine. En réalité ce
texte ne présente rien de blasphématoire. Dieu
est vie et sa vie est indépendante des instants,
il est délié de toute durée et de toute finitude, il
n'est dans l'instant que dans ses éphiphanies.
C'est dans l'homme, grâce à l'empreinte de sa
propre image, que Dieu peut se contempler lui-
même (1,105).

La démarche de l'homme comporte une su-


prême exigence. Avec Maître Eckhart, Angélus
dira qu'il faut « dépasser Dieu », monter plus
haut que lui afin de découvrir que « La Déité
subtile est Néant, Surnéant // (1,111)... Dieu est
vraiment néant, et s'il est quelque chose, il ne
l'est qu'en moi seul, quand il m'élit pour lui »
(1,96). Pour saisir le sens de ce texte, deux
termes doivent être retenus : d'une part « dé-
passer Dieu », c'est-à-dire l'abandonner ; d'autre
part son « néant ». Selon Angélus l'abandon
auquel doit se livrer l'homme essentiel est
total. « L'abandon saisit Dieu, mais de laisser
Dieu même // Est un abandon que peu d'hom-
mes comprennent » (11,92). En effet, peu d'hom-
mes sont capables de comprendre que pour
entrer dans l'infinité de Dieu, il convient de
« dépasser » Dieu. La nudité totale de l'homme
exige un abandon de Dieu. En l'abandonnant, il
s'abandonne lui-même, c'est pourquoi un tel
homme, Angélus Silesius l'appelle « un homme
abandonné jusqu'en son fond ». En perdant
Dieu il le trouve d'une façon plus profonde, il
abandonne ce qu'il en peut penser, ce qu'il peut
dire à son propos. Il devient muet devant Dieu
et à propos de Dieu. Cet abandon est silence,
c'est-à-dire plénitude ; on retrouve ici la notion
de vide si chère à la mystique orientale, le sens
profond de la viduité. Renoncer à Dieu signifie
trouver Dieu au sens du texte évangélique
disant qu'il convient de perdre son âme pour la
sauver (Matth. XVI ,25). Abandonner Dieu, c'est
dépasser la dualité et pénétrer dans l'unité su-
prême située au-delà de toute différenciation.
Maître Eckhart ira jusqu'à dire qu'il est plus
POÈTES MYSTIQUES / 3 0 0
important de perdre Dieu que de perdre les
créatures.

Quant au néant de Dieu, il convient pour com-


prendre ce texte de se référer ici encore à
Boehme et à Maître Eckhart. Dieu, pour Angé-
lus comme pour Maître Eckhart, est à la fois
Tout et Rien, Être et Néant. Il existe plusieurs
formes de néant, tout d'abord le néant du
monde et le néant du moi. Quitter ces deux
formes de néant signifie se quitter soi-même, car
le monde-obstacle se situe dans le moi et non
à l'extérieur du moi. La splendeur du monde
apparaît au regard du mystique quand il le con-
temple sous son vrai visage. Selon Angélus,
Dieu ne cesse de se répandre sur le monde de
la même manière qu'il ne cesse de le créer. C'est
pourquoi, comme l'avait déjà suggéré Plotin,
il ne s'agit pas de mépriser le monde, mais au
contraire de discerner dans les créatures qui
l'habitent la présence divine. « Je sais voir le
visage de Dieu... dans ses créatures », avoue
Angélus Silesius. Une telle attitude permet
d'échapper à une spiritualité exsangue, tout en
conservant présente la dualité des deux hommes
qui habitent l'homme et qu'Angélus emprunte
à l'apôtre Paul quand il écrit : « Deux hommes
sont en moi : l'un veut ce que veut Dieu //
L'autre, ce que veulent le monde, le diable, la
mort» (V,120).

Cette notion du néant de Dieu doit être


envisagée dans le mouvement proposé par la
théologie négative de Denys. II est possible de
bavarder sur Dieu, on ne saurait en parler d'une
façon adéquate car il échappe à tout entende-
ment : « Plus tu connaîtras Dieu, et plus tu
sauras que tu es incapable de lui donner un
nom» (V,41). Le néant signifie l'indifférencié;
comme le dit si bien Jean Baruzi, c'est à « un
par-delà qu'il faut songer 3 ». Le néant est ici un
silence, silence de l'abîme, silence de la totalité.
Le néant est la clef de l'Éternel, comme le rien
est la clef du tout.
3 0 1 / POÈTES MYSTIQUES

Angélus Silesius appartient au courant plato-


nicien dont on sait l'importance chez de nom-
breux mystiques : Pères grecs, Denys, Jean Scot
Erigène, Eckhart, et plus tard, Giordano Bruno
et Spinoza. Il possède un sens rare de l'infinité
divine ; sa mystique d'intériorité a le privilège
de présenter un caractère universel, une saisie
profonde de l'unité. Le « je » employé par Angé-
lus Silesius désigne l'humanité et non pas sa
propre personne, toutefois il est évidemment
inclus dans cette humanité.

Il ne s'agit pas de savoir si Angélus Silesius


appartient ou non à l'Église officielle catholique.
Le jésuite qui fit son éloge funèbre le loua sans
pour autant parler du Pèlerin chérubinique, ce
qui ne signifie pas qu'il réprouvait cet ouvrage
mais qu'il n'en avait sans doute pas saisi le sens
ou qu'il le jugeait trop audacieux. En effet le
Pèlerin chérubinique dépasse les limites com-
munes. Toutefois, il s'inscrit dans la grande tra-
dition spirituelle de la véritable mystique.

Angélus Silesius, ce mystique authentique, cet


« homme essentiel » pouvait s'écrier dans la joie
de la naissance de Dieu en lui et de sa naissance
en Dieu : Ich glaube keinen Tod (je ne crois
pas à la mort) (1,30). Celui qui est en Dieu a
en effet dépassé la mort car il est déjà passé par
la mort libératrice qui le conduit dans « le giron
de Dieu » dans lequel il se trouvait avant le
temps. « Le sage ne meurt plus » ; il est déjà
mort d'avance... mort à tout ce qui n'est pas
Dieu.

« Heureux celui qui suit la vie contemplative :


Il entre dès ce monde dans la vie éternelle »
(IV,25).

Novalis (t 1801) : Mystique de la nuit


Novalis (Friedrich von Hardenberg), fils d'un
directeur de salines de Saxe, devint ingénieur
POÈTES MYSTIQUES / 3 0 2

des mines après des études aux universités


d'Iéna et de Leipzig. Son père appartenant à la
secte protestante des Frères Moraves, il fut éle-
vé dans une atmosphère de piété profondément
biblique. Rêveur, doué d'une puissante imagina-
tion poétique, il devait subir l'influence de
Schiller, de Frédéric Schlegel, de Fichte ; un
événement tragique provoqua une rupture dans
son existence et le détacha brusquement du
monde extérieur.

Séduit par une merveilleuse adolescente de


treize ans, Sophie von Kùhn, il se fiance avec
elle. Cette jeune fille réputée pour sa « beauté
supra-terrestre » mourra deux ans plus tard.
Cette mort bouleverse Novalis, plus encore, elle
l'entame en profondeur. Propulsé à un autre
niveau par l'intensité de sa douleur, en dépit de
son affection pour Julie von Charpentier, le
poète mystique se^nble happé par le dedans :
« Le monde entier pour moi est mort avec elle »,
écrira Novalis en faisant allusion à Sophie de-
venue pour lui Sophia ; elle lui sert désormais
de guide comme le fut pour Dante Béatrice.

Avec cette mort, Novalis pénètre dans une


dimension nocturne, qu'il célèbre dans ses
Hymnes à la Nuit. Plus de soleil, plus de lu-
mière, plus de jour, seulement la nuit. Une nuit
non par défaut de lucidité, mais par excès.
Novalis pénètre dans « la sainte, ineffable, mys-
térieuse Nuit ». L'amant de la Nuit s'interroge :
« Quelle est, soudain, cette source en mon
cœur ? »... Les yeux de la Nuit qui sont autant
d'étoiles, s'ouvrent et voient. Ces yeux sont
comparables à ceux qui ornaient les ailes de
l'Ange de la Mort que Chestov aimait à évoquer.

Quand l'homme veille, il n'a plus besoin de


la lumière du jour, une lumière plus lumineuse
l'éclairé dans le secret. « Nuit nuptiale », dira
Novalis, dans laquelle l'amant et l'amante s'unis-
sent. Le Jour est lié au temps et à l'espace, à
l'agitation ; la Nuit apparaît privée de limites,
303 / poètes mystiques

elle est repos, silence, paix. Cette entrée dans


la Nuit est grâce, l'homme en est le bénéficiaire
quand il se tient dans sa solitude, sans succom-
ber aux diverses tentations des divertissements
qui pourraient le projeter au dehors. « Solitaire,
comme aucun solitaire n'avait jamais été», écrit
Novalis, en évoquant sa propre expérience.
« Oppressé dans l'angoisse indicible, à bout de
forces, plus rien qu'un souffle de détresse... »
Dans cet état de déréliction, le poète cherche
un secours, il le quémande, il crie afin d'être
sauvé du gouffre de la solitude dans lequel il
se noie. II implore la pitié, la compassion. Secou-
rable, la Nuit répond à son appel et l'étreint
dans son immensité. De cette visite et de son
emprise, Novalis témoigne en écrivant : « Je
sens en moi une foi éternelle. » Mais tout appa-
raît difficile : « Lointain et harassant fut mon
pèlerinage... et pesante la croix. » Novalis évo-
que « l'onde de cristal », invisible aux sens exté-
rieurs, qui prend sa source au cœur du tertre
ténébreux « au pied duquel vient se briser le
flot du temporel ». Pour le poète mystique, l'im-
portant est de découvrir l'harmonie et le rythme
de la mystérieuse Nuit. « Rester fidèle à la Nuit
et à l'Amour créateur, son enfant », tel est le
souhait du mystique éprouvant la beauté de la
Nuit maternelle qui lui révèle le sens de sa
destinée ; elle « enserre dans ses liens pour de-
venir chaleur et faire, en flamboyant, naître le
monde ». Ce cantique de la Nuit évoque le chant
de Jean de la Croix et la célébration de l'union
de la Divinité avec l'âme. Pour Novalis :
« ... L'Amour nous est donné
« ... O Nuit unique, ô volupté !
« Poème unique de l'éternité
« — Et le Soleil devant les yeux
« De tous, c'est la face de Dieu. »
Un des présents offert par la Nuit est de don-
ner à l'homme le désir de la mort « qui rompt
nos liens et nous libère pour nous jeter au
sein de notre Dieu ». Ainsi la mort ne comporte
aucune angoisse, elle est passage définitif de
l'épais au subtil.
poètes mystiques / 304

Dans les Fragments (Pollens), Novalis revient


sur le problème de la mort et sur celui de Dieu.
« Partout nous cherchons l'Absolu... la doctrine
du langage est la dynamique du royaume de
l'esprit. » Nomade à l'extérieur, Novalis convie
l'homme voyageur à pénétrer dans les profon-
deurs de lui-même : « Nous rêvons de voyages
à travers l'univers, mais l'univers n'est-il pas en
nous ? Les profondeurs de notre esprit, nous ne
les connaissons pas ! » Ce voyage symbolique,
Novalis le décrit dans Henri d'Ofterdingen.
L'itinéraire suivi concerne le moi « nocturne »
avec ses rêves, ses images, ses intuitions, ses ré-
miniscences. Dans la mesure où le voyageur
renonce aux habitudes et aux illusions du sens
commun, des facultés nouvelles se créent en lui.
Il devient en capacité d'entendre le murmure
intérieur de la nature et des âmes qu'il libère
par sa compréhension et son amour.

Novalis exprime sa pensée poétique et con-


templative dans les Hymnes à la Nuit, dans les
deux petits traités Die Christenheit et Glauben
und Liebe. Les Lehrlinge zu Sais sont des frag-
ments ; Ofterdingen comporte des esquisses ;
les Cantiques présentent une œuvre posthume.
Les différents ouvrages de Novalis sont animés
par un même souffle. Le poète mystique ne dé-
crit pas les dépouillements d'une démarche as-
cétique comme la plupart des mystiques chré-
tiens ; la mort de Sophie a opéré en lui une
mutation totale, une métamorphose. Cette mort
a fait rouler sur ses gonds la porte donnant
accès au mystère de l'invisible dont l'homme
porte en lui la nostalgie. La souffrance à son
point ultime est une plongée en soi-même. Il ne
s'agit plus de chercher au dehors mais de
scruter le dedans et de s'abandonner à la joie
d'une telle découverte. Novalis écrit par obliga-
tion, il lui faut nécessairement s'exprimer ;
c'est une manière d'échapper provisoirement
à la mort. On rejoint ici la pensée de Rainer
Maria Rilke s'adressant à un jeune poète. En
dépit de cette écriture, la mort est intervenue.
305 / poètes mystiques

Novalis avait éprouvé le pressentiment d'une


existence brève, il avait fait allusion à « sa fin
joyeuse ». En mars 1801, âgé de vingt-neuf ans,
il mourait dans les bras de Friedrich Schlegel
en écoutant un de ses frères jouer du piano. Au
dire de ses proches, ses derniers instants
furent joyeux et sereins, empreints même de
gaieté. La mort n'éveillait en lui aucune frayeur,
elle ne le surprenait pas, il l'attendait. N'avait-il
pas écrit dans les Fragments (Pollens) : « C'est
intérieurement que va le chemin mystérieux.
En nous, ou nulle part, sont l'éternité et ses
mondes, l'avenir et le passé. Le monde extérieur
est l'univers des ombres qui projette ses ombres
dans le royaume de la lumière. Si tout ce qui
nous est intérieur nous apparaît aujourd'hui
tellement obscur, solitaire et informe, combien
en sera-t-il autrement quand cet obscurcisse-
ment sera derrière nous, et rejeté le corps
d'ombre. »

Les grands thèmes de la poésie mystique sont


toujours ceux de la lumière et de la nuit, de
l'amour et de la mort. La poésie est lien entre
deux mondes : le visible et l'invisible. Le poète
mystique est comparable à un passeur qui ne
cesse de traverser le fleuve séparant les deux
rives. Là où la majorité des hommes découvre
un abîme situé entre le visible et l'invisible, le
poète distingue seulement un mince filet d'eau
qu'il peut franchir à pieds joints. Si on lui
demandait quelle est sa patrie, le lieu où il se
tient, la discrétion l'empêcherait seulement de
nommer le site où sa tente est dressée. Pour le
poète et le mystique il n'existe plus de dualité,
ombre et lumière se pénètrent, vie et mort
s'accouplent. Le chant du poète est comparable
à la prière du mystique, l'un et l'autre dési-
gnent un état où tout est révélation, échange de
secrets, amour et plénitude. Pour Novalis, la
fonction de la poésie est de découvrir l'éternel
dissimulé dans les réalités passagères, c'est
pourquoi sa mission est essentiellement ré-
demptrice.
ANTOINE FAIVRE

ASPECTS DE L'ESOTERISME
CHRETIEN
XVIIIe siècle

T
JLJ'ESOTERISME chrétien constitue, sinon une
tradition ininterrompue, du moins un ensemble
de tendances permettant de comparer entre eux
des penseurs et des écrivains à l'esprit souvent
fécond. Il se manifeste à certaines époques plus
qu'à d'autres ; les Kabbalistes chrétiens de la
Renaissance constituent ainsi un renouveau de
la théosophie et de l'illuminisme en terre chré-
tienne ; mais le siècle s'y prêtait ; et si Guil-
laume Postel, Pic de la Mirandole, Reuchlin,
n'ont cessé d'avoir des successeurs, il faut
attendre la seconde moitié du XVIII e siècle
pour trouver une autre période propice. Certes,
à l'époque qui précède la Révolution française
et qui la prolonge, l'illuminisme ne gagne pas
seulement des chrétiens ; mais ils sont la ma-
jorité, et si leurs options théosophiques ne sont
pas toujours identiques, du moins se rattachent-
ils à une foi assez semblable. C'est d'eux qu'il
s'agit ici, de leurs tendances les plus représen-
tatives, environ un siècle après la mort de Jacob
Bôhme jusqu'au congrès de Vienne. Cet exposé
concerne essentiellement des théosophes chré-
tiens ; mais n'oublions pas que des affinités
identiques d'esprit rattachent ces derniers à
d'autres penseurs également marqués par le
pythagorisme, la Kabbale, etc. Fabre d'Olivet.
Court de Gébelin ne font pas ici l'objet de déve-
loppements ; mais par leur théorie du langage,
leur goût de la recherche analogique, leur désir
de parvenir à une clef universelle, grâce à une
intuition guidée par une Tradition qu'il s'agit
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 0 7

de retrouver, on peut les comparer à Saint-Mar-


tin, à Baader. C'est ainsi qu'il ne sera guère
question des néo-polythéistes, de tous ceux qui
répandent — surtout après 1800 — le goût des
spéculations orientales, préparant à leur ma-
nière l'avènement du romantisme. Sans une
semblable limitation, ce chapitre aurait été dé-
mesuré ; mais un Restif de la Bretonne, un
Dupont de Nemours, y eussent trouvé leur place.
On constatera aussi, parmi ces chrétiens, l'ab-
sence du grand poète von Hardenberg, alias No-
valis, présenté dans un autre chapitre ; certes,
on se devait de le faire figurer parmi les roman-
tiques allemands ; mais il se rattache aussi à
l'illuminisme chrétien. Son absente est due au
plan de cet ouvrage. D'autre part, le choix des
vingt-huit noms retenus ici pourra sembler arbi-
traire ; n'est-ce point le sort de toute sélection
de ce genre ? Si des penseurs tels que Johann
August Starck, Karl von Hund, Savalette de
Lange, Jean de Turckheim, Chefdebien, etc., ne
font pas l'objet d'une rubrique particulière,
c'est par manque de place, et l'on pourrait à
bon droit prétendre que chacun d'eux eût mérité
d'être présenté séparément.

Quels traits communs réunissent la plupart


de ces penseurs ? Ils représentent la source vive
à laquelle viendra puiser le romantisme ; pres-
que tous, ils se rattacheraient plus au roman-
tisme allemand qu'aux autres courants litté-
raires « romantiques » de France et d'Angleterre
par exemple. En premier lieu, ils font presque
tous partie de l'Eglise « intérieure », se méfient
des « médiations » proposées par les grandes
Eglises constituées. L'Eglise matérielle est appe-
lée à disparaître ; mais l'Eglise invisible repré-
sente le règne à venir dont ils sa considèrent
généralement comme les porte-parole. Foin des
théologiens, et des preuves de l'existence de
Dieu ! Les meilleures preuves sont en nous-
mêmes, dans le sentiment, où l'intelligence a sa
part. Pourtant, le catholicisme exerce souvent
sur eux un bien singulier attrait ; Joseph de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 308

Maistre ne cesse de lui demeurer fidèle ; Lava-


ter, pasteur protestant, nourrit pour Rome un
amour respectueux et discret ; Zacharias Werner
devient prêtre catholique ; et les Aufklârer alle-
mands, inquiets de ces tendances, reprochent
aux illuminés un crypto-catholicisme, un crypto-
jésuitisme, dont ils sont bien rarement coupa-
bles. Jugement sommaire, certes ; mais l'œcumé-
nisme est à la mode ; en 1782, au convent de
Wilhelmsbad, Willermoz et ses partisans rêvent
d'utiliser la franc-maçonnerie pour répandre le
christianisme sur toute la terre : de telles ten-
dances favorisent les persécutions gouvernemen-
tales — jésuites, bien souvent — contre les élé-
ments révolutionnaires.

Les illuminés chrétiens mettent fortement


l'accent sur l'idée de chute et de réintégration ;
en même temps, il rêvent à l'infini sur l'état
de l'homme avant la chute, son rôle dans l'éco-
nomie divine, son androgynéité, etc., ainsi que
sur la nature même de ce péché originel, qui
suivit celui des anges et dont la matière gros-
sière actuelle, purement provisoire, est une con-
séquence : Rom. VIII,19-22 fournit un terrain
de choix à leurs spéculations. A la suite de
Jacob Bôhme, qui exerce une très profonde in-
fluence chez plusieurs d'entre eux, ils confèrent
au fait historique de l'Incarnation une signifi-
cation cosmique, ils passent insensiblement
d'une doctrine de salut à une cosmogonie. Les
loges mystiques, et même la franc-maçonnerie
tout entière, par leur aspect initiatique, la na-
ture de leurs rituels, orchestrent magnifique-
ment ce thème. Presque toujours, il s'agit de se
réintégrer dans l'état qui a précédé la chute de
l'homme ; on peut y parvenir par la perfection
intérieure, la connaissance progressive des ar-
canes symboliques dévoilés les uns âprès les
autres aux initiés, et par la théurgie, qui met
l'initié en contact avec des entités angéliques
capables de le mener efficacement sur la voie
du salut ; cette théurgie, chez les Elus Cohens
et dans d'autres Ordres, n'est pas seulement in-
e
309 / l'ésotérisme chrétien (xvm siècle)
dividuelle ; sa pratique a aussi une fonction
universelle, qui est d'accélérer la réintégration
de l'humanité et de faire disparaître le mal de la
surface de la terre. Dès 1780, les Rose^-Croix d'Or
d'Allemagne ont déjà essaimé des loges dans
presque toute l'Europe. Partout, et particulière-
ment dans les pays protestants, l'homme éprou-
ve souvent un besoin de compenser la dispari-
tion des hiérarchies spirituelle, politique, sociale,
de l'Europe médiévale, en s'affiliant à des so-
ciétés secrètes.

On comprend dès lors que ce renouveau des


doctrines théosophiques s'accompagne à la fois
d'un intérêt plus marqué que jamais pour la
doctrine des correspondances et, partant, pour
la nature et toutes ses manifestations. Cette
conception des rapports cohérents entre l'hom-
me et Dieu, les anges et l'homme, l'homme et
les choses, etc., se résume dans le titre d'un
des principaux ouvrages de Saint-Martin :
Tableau naturel des rapports qui unissent Dieu,
l'homme et l'univers. Il s'agit d'expliquer la
nature par l'homme, et non pas l'homme par
les choses. Chez beaucoup de ces penseurs, il
est difficile de séparer le physicien du métaphy-
sicien. Eckartshausen, Novalis, Baader et bien
d'autres rêvent d'une physique transcendantale,
d'une chimie « supérieure » capable d'unifier ce
qui jusqu'alors était morcelé, et de faire de
l'homme à la fois un poète, un prêtre et un
mage. Certes, les charlatans pullulent. Johann
Gessner (1727-1779), Johann Georg Schrepfer
(1739-1774), Gottlieb Franz Gugomos (1742-1816)
semblent abuser des pouvoirs dont ils se préten-
dent les dépositaires; mais tous les illuminés
de cette époque essayent d'embrasser les lois de
la nature autrement que par les méthodes du
matérialisme. Le mesmérisme participe à une
telle tentative : dans les années quatre-vingts,
Mesmer, Puységur, répandent la théorie du
« magnétisme animal ». Une étude sur l'illumi-
nisme du XVIII e siècle ne saurait les ignorer ;
et si le présent travail ne présente sur eux aucun
i.'ésotérisme chrétien (xviiie siècle) / 310
développement particulier, c'est qu'il a fallu se
limiter à l'ésotérisme d'inspiration chrétienne.
Mais, presque toujours, l'intuition reste la
même : connaissance de Dieu et science de
Dieu deviennent connaissance de ce monde dans
sa totalité. Connaître le monde, c'est connaître
Dieu dont la nature est une révélation graduelle.
La science acquiert du même coup une significa-
tion religieuse, et le salut du monde devient pos-
sible grâce à une connaissance purifiée de celui-
ci. Herder parle de « force dynamique », prépa-
rant ainsi la voie à Schelling ; il est moins ques-
tion du concept spinozien de substance que
d'énergie au sens leibnizien ; on proclame un
monisme vitaliste, et Swedenborg, physicien et
visionnaire, remplace l'idée d'inertie par celle de
mouvement dont est constituée la substance
active du monde.

L'élément gnostique, c'est l'accent mis sur


l'existence et l'importance des esprits intermé-
diaires entre l'homme et Dieu ; c'est la croyance
en ces éons, en ces anges auxquels les hommes
sont d'ailleurs supérieurs car ils leur comman-
daient jadis : sephirot, idées platoniciennes,
Elohims, vertus, puissances, autant de mots qui
se rapportent peut-être à un archétype identir
que. Mais au dix-huitième siècle, le scénario est
presque toujours le même : Dieu a puni l'ange
déchu en créant le monde afin de l'y enfermer,
l'homme fut créé à son tour pour servir'de geô-
lier au prévaricateur. Ce monisme, s'il est de na-
ture gnostique, ne saurait être comparé qu'à celui
de Basilide ou de Valentin, au second siècle.
Déjà le néo-platonisme affirmait des idées cou-
rantes chez les « physiciens romantiques ». Pour
Paracelse, Nicolas de Cuse, Cornélius Agrippa
et même Kepler, l'univers est comme un être
vivant pourvu d'une âme, une relation d'univer-
selle sympathie régit toutes les manifestations
de la vie, d'où la croyance en la magie, en b
valeur de l'arithmosophie ; les illuminés du siè-
cle verront presque toujours dans les nombres
un moyen d'accès aux plus hautes sphères c;
311 / l'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIIIe siècle)
connaissance. D'autre part, contemplation néo-
platonicienne et mystique chrétienne — quié-
tiste surtout — présentent de grandes ressem-
blances, et c'est à Paracelse que l'on doit d'avoir
fait coïncider cette mystique avec le néo-plato-
nisme pur, préparant ainsi la voie à l'illumi-
nisme du XVIII e siècle.

Les doctrines ésotériques, perpétuées silen-


cieusement pendant le XVII e siècle, connaissent
donc un renouveau de faveur en ce XVIII e siècle
qui ressemble par tant de côtés à l'époque où
surgit le mouvement Rose-Croix. Saint-Martin
contribue à répandre Jacob Bôhme en Alle-
magne et, partant, l'idée de différentes étapes
de l'émanation divine, la notion de Sophia. Quié-
tisme français et piétisme allemand, qui teintent
fortement l'illuminisme de leur marque propre,
ne sauraient pourtant se confondre avec lui car
les illuminés attachent une grande importance à
la mystique spéculative ainsi qu'à l'intérêt actif
porté à la nature ; ils cherchent non seulement
l'illumination intérieure, mais aussi la clef qui
procure le savoir et la puissance suprêmes.
Kant, connu surtout à partir de 1781, semble
rendre à l'esprit sa dignité, mais sa pensée ne
suffit pas à satisfaire le désir d'exaltation vitale
si fortement ressenti par bien des âmes de ce
temps ; les lois abstraites que propose le philo-
sophe de Kônigsberg restent au fond assez éloi-
gnées de cette volonté de progrès créateur
fondé sur les instincts et les tendances profon-
des de l'individu. A cet égard, si les illuminés
empruntent souvent à l'Aufklârung ses métho-
des, on comprend les liens étroits qui les relient
au Sturm und Drang, au rousseauisme, par leur
goût de la fraternité, de l'amitié, des petits
cénacles. Ils se rattacheraient aussi au classi-
cisme par leur désir d'ennoblissement de l'hom-
me. Mais c'est bien entendu au romantisme
qu'on pourrait les rattacher, à ce romantisme
éternel dont parle Nicolas Berdiaev — qui doit
tant à certains d'entre eux. Il écrit en effet —
et cette phrase peut servir d'introduction à la
i.'ésotérisme chrétien (xviiie siècle) / 312

présente étude : « Le romantisme exprime la


vérité du « subjectif » contre le mensonge de
« l'objectif ». Le romantisme ne croit pas que
dans le monde objectif on puisse atteindre à
la perfection » (Métaphysique eschatologique).

Franz Xaver von Baader (1765-1841)


Il serait difficile de classer Franz Xaver von
Baader dans un système ; aussi bien aucun parti
politique ou philosophique allemand ne s'est-il
jamais réclamé de lui. Catholique, il a passé
presque toute sa vie à prêcher le rapprochement
avec l'Église orthodoxe, mais les théologiens
officiels l'ont tenu à l'écart. Si Baader reste in-
classable selon les normes courantes, c'est qu'il
est un ésotériste de pure souche. Son style
baroque, voire maniériste, mais toujours précis,
absolument accordé à sa pensée, rebute le lec-
teur habitué aux logiques occidentales de type
aristotélicien, d'autant que l'œuvre entière se
présente sous forme de brochures, de petits
écrits de circonstance dans chacun desquels il
touche à tous les problèmes à propos d'un seul.
Franz Hoffmann, disciple du théosophe, a heu-
reusement rassemblé ces publications dans des
Œuvres complètes, parues de 1851 à 1860.

Né à Munich en 1765, fils de médecin, lui-


même étudiant en médecine mais peu désireux
d'exercer cette profession, Baader se tourne
vers la minéralogie qu'il étudie à Freiberg, en
Saxe (1788-1792), là où enseigne Abraham Gott-
lieb Werner qu'entendra plus tard Novalis. Dès
cette époque Baader se familiarise avec les
écrits mystiques, ainsi qu'il ressort de son
Journal de jeunesse. En 1792, il se rend en
Angleterre pour quatre ans, y étudie les ques-
tions relatives à l'industrie des mines, s'inté-
resse à Darwin et à Adam Smith. Rentré à
Munich, il se plonge dans Bôhme et dans Saint-
Martin, pour devenir le « Boehmius redivivus »
dont parlera A.W. Schlegel. Lecteur des grands
mystiques, il sera en mesure de faire connaître
Maître Eckhart à Hegel. Un an après son retour
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 3
d'Angleterre, nommé conseiller des Mines de
Bavière, il gravit rapidement les échelons de
cette carrière sans cesser de prouver ses réels
talents d'administrateur ni un sens pratique
hors de pair. Correspondant d'Alexandre I" et
de A.N. Galitzine jusqu'en 1822, il joue un rôle
de premier plan dans les tentatives de rappro-
chement entre l'Allemagne et la Russie, si bien
qu'avec Mme de Kriidener il apparaît comme
un des inspirateurs du projet initial de la
Sainte-Alliance. Les œuvres de Baader n'ont pas
été mises à l'index, mais l'encyclique Aeternis
patris unigenitus (1879), expression du néo-
thomisme romain, contribuera beaucoup à
étouffer la voix du théosophe et de tous ceux
qui, proposant un renouveau catholique fondé
sur un élargissement de la théologie tradition-
nelle, tentaient d'édifier l'Église intérieure se-
lon leurs moyens. Apprécié de Bonald et de
Lamennais, Baader a contribué à faire con-
naître en Allemagne ces deux penseurs.
Kant insistait sur la relativité de la connais-
sance. mais Baader met l'accent sur la pénétra-
tion du sujet et de l'objet, sur la coopération
active du sujet à la réalisation de l'objet. Entre
Jacobi, qui souligne trop le rôle de l'optatif, du
sentiment, et Hegel qui a tort de croire au
caractère inconciliable du rationnel et de l'affec-
tif, Baader affirme que la religion doit être une
science, et la science une religion, qu'il faut
savoir pour croire, et croire pour savoir. Seule-
ment, la connaissance ne commence point par
le cogito cartésien mais par l'admiration, car
connaître, c'est prendre conscience de la con-
naissance que Dieu a de nous. Pourquoi ne pas
partir de l'être qui nous fonde ? Ainsi, la con-
naissance qui commence par la foi et qui
s'achève par sa connaissance intellectuelle est le
produit de la foi et de la spéculation, elle est
aussi le prolongement naturel de la révélation.

Décrire la pensée théosophique de Baader re-


viendrait, dans les grandes lignes, à décrire
celle de Bôhme. Mais Baader, outre une parenté
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 314

certaine en matière de cosmogonie, de cosmo-


logie et d'anthropologie, met plus encore que
IBohme l'accent sur des problèmes comme
l'androgynéité, la Sophia, les chutes succes-
sives, le sacrifice, le magnétisme, l'amour. Il
subit aussi, de très bonne heure et fortement,
l'influence de Saint-Martin dont il connaît la
pensée d'abord par le Magikon (1784) de Johann
Friedrich Kleuker, avant d'approfondir et de
répandre en Allemagne les idées du philosophe
français. Baader meurt en 1841 sans avoir cessé
d'écrire; sa vie et son œuvre débordent donc
le cadre de l'époque étudiée ici, mais de cette
œuvre toutes les grandes routes sont déjà tra-
cées en 1815, et même dès 1797 (Contributions
à la physiologie élémentaire) et 1798 (Du carré
pythagoricien dans la nature ou les quatre
points cardinaux).
Baader, à la suite de Bohme, d'Œtinger, de
Saint-Martin, développe les deux notions fonda-
mentales et complémentaires de corporéité et
d'antagonisme. La seconde mériterait d'être étu-
diée pour elle-même chez Baader — comme
d'ailleurs chez plusieurs théosophes présentés
dans ce chapitre —, ce qui ferait apparaître
d'instructives analogies avec la logique et les
principes de Stéphane Lupasco. On retrouve en
effet chez Baader, et dès le début de son œuvre,
l'opposition lupascienne entre « contradiction-
nel » et « contradictoriel », quand il affirme par
exemple que Satan sépare pour séparer, tandis
que le Christ sépare pour réunir. D'autre part,
entre les deux forces, qu'il appelle eau et feu,
il affirme la nécessité d'en admettre une troi-
sième servant de point d'appui, la terre ; chaque
élément forme un côté de triangle, celui-ci est
revêtu d'un point en son centre, le principe actif
animant tout, c'est-à-dire le principe air qui
appuie sur le levier. « La doctrine du Ternaire
s'identifie avec celle du cercle et se ramène au
carré de Pythagore » (Samtliche Werke, VIII,
71). Ainsi, Baader découvre l'autre couplage lu-
pascien : actualisation - potentialisation. Du
même coup, il affirme, entre le naturalisme
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 5

de Schelling et le supra-naturalisme de Hegel,


que la vie éternelle n'existe point sans corpori-
sation, et que la véritable Naturweisheit devrait
enseigner ce que sont le soma pneumatikon, le
corpus, spirituale, le corps transfiguré. « Et vis
ejus (= Dei, unitatis) intégra est, si conversus
fuerit in terram » : enseignement de la Tabula
Smaragdina souvent rappelé par Baader. Enfin,
les vues du théosophe sur « l'éclair père de la
lumière », sur la roue d'Ixion, l'imagination, la
Sophia, etc., d'une pénétration rarement égalée,
gardent leur actualité et demeurent, sans doute,
en avance sur notre époque même, tant en
science qu'en philosophie.
Pierre-Simon Ballanche ( 1776-1847)
Il ne semble pas entretenir de rapports avec
les martinistes et ne mentionne pas Willermoz,
Lyonnais comme lui. Ce n'est pas par Willermoz
que Ballanche s'initie aux doctrines illuministes
du XVIII e siècle, mais plutôt par la lecture de
Charles Bonnet, Vico, Joseph de Maistre et
Saint-Martin. Il transpose sur le plan de l'espèce
humaine tout entière l'idée de palingénésie in-
dividuelle de Charles Bonnet. Dans sa propre
Palingénésie, Ballanche se demande si l'homme
n'est pas appelé à transformer la terre, et « jus-
qu'à quel point il peut entraîner la nature dans
la sphère de la liberté humaine, l'assujettir,
l'ennoblir en la domptant, en la subjuguant, en
la transformant ». Dans Orphée, on lit : « Le
monde détraqué p a r une intelligence déchue re-
couvrera son harmonie primitive par cette
même intelligence régénérée. » Antimilitariste
et anticlérical, Ballanche s'en prend à l'Église
officielle ; pour lui, ainsi qu'il l'explique dans la
Ville des Expiations, c'est un collège de théo-
sophes qui devrait se charger de la direction
de toute vie spirituelle. Méfiant à l'égard de l'oc-
cultisme, du mesmérisme, de Swedenborg et
même de Joseph de Maistre, il adopte un mysti-
cisme surtout intérieur.
C'est que cet homme, un peu timide, d'une
douceur assez féminine, a connu une enfance
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 316
maladive dont il sort avec un visage presque dé-
figuré. Cela ne l'empêche pas de rester jusqu'à
la fin un très grand ami de Mme Récamier, à
laquelle il fait ses premières visites à Lyon en
1812 ; il l'aime en silence, et elle lui rend bien
son amitié. Il est aussi l'ami de Camille Jordan,
de Chateaubriand, entre à l'Académie française
en 1842. A la fin de sa vie, il s'occupe beaucoup
de physique, notamment de moteurs. Par ses
dates, cet esprit polyvalent et sensible dépasse
quelque peu les limites de la période envisagée,
mais c'est un grand théosophe, dont les idées
sur la chute originelle, la régénération de la terre
par l'homme régénéré, la mission paradisiaque
du premier homme, doivent beaucoup à la pen-
sée martiniste. « Le principe ontologique de
l'homme, écrit-il dans Vision d'Hébal, est un
principe cosmologique, et ce principe cosmolo-
gique repose dans le dogme de la déchéance et
de la réhabilitation. » Saint-martiniennes sont
aussi l'idée qui lui fait considérer les victimes
de la Révolution comme des victimes d'expia-
tion, et celle qui lui fait écrire : « Le monde
matériel est un emblème, un hiéroglyphe du
monde spirituel. » Tout est voile à soulever,
symbole à deviner. « L'Univers plastique et
l'Univers idéal correspondent l'un à l'autre. »
Il croit en l'androgynéité primitive : la manifes-
tation de l'homme sur la terre et dans le temps
est un châtiment qui lui est infligé comme con-
séquence de la chute ; « l'unité brisée produit la
succession ». Il est fixiste, et croit à l'apoca-
tastase.

Mais ce penseur ne pourra jamais se rattacher


vraiment à aucun système ni en élaborer défini-
tivement aucun ; aussi la timidité de son carac-
tère donne-t-elle à son œuvre le cachet d'un
manque d'assurance. Il s'intéresse aux utopies
socialistes ; Fourier fait ses débuts dans le jour-
nal qu'il dirige.

Avant tout, il recherche les fondements du


platonisme, s'intéresse au néopythagorisme dont
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 1 7

la théorie du langage l'attire, doit beaucoup à


Fabre d'Olivet et, par Fabre, aux doctrines
orientales ; il ne cessera guère de se passionner
pour l'Égypte ancienne, les antiques initiations.
Mais loin d'adopter la polythéisme de Fabre
d'Olivet, il reste fidèle au culte du Christ et fait
partie du groupe de fervents théosophes fondé
en 1804 par Claude-Julien Bredin et Jean-Marie
Ampère sous le nom de « Société Chrétienne »,
dont font aussi partie Roux et Gasparin. Bal-
lanche, qui veut être un « prophète du passé »,
se présente comme l'écho même de l'Église
intérieure, « le solitaire de Pathmos ». Il croit à
l'interprétation successive du dogme, à la chute
progressive des sept sceaux qui nous masquent
encore le vrai visage de la Révélation.
Bathilde d'Orléans,
Duchesse de Bourbon ( 1750-1822)
La mère du duc d'Enghien, sœur de Philippe-
Égalité, a laissé des écrits qui témoignent d'une
intéressante pensée théosophique et d'une in-
fluence non négligeable. Instruite en maçon-
nerie et en illuminisme p a r Bacon de la Cheva-
lerie, elle s'intègre à la franc-maçonnerie dès
1770, devient la grande maîtresse des loges
d'Adoption, et son domicile accueille, pêle-mêle,
nombre d'illuminés, y compris des somnambules
et des magnétiseurs. On trouve chez elle des
exaltés comme Pontard et Suzette Labrousse,
qui répandent à profusion leurs oracles ; elle-
même fait imprimer à ses frais les prophéties
de Suzette Labrousse. C'est à son intention que
Saint-Martin compose Ecce Homo, publié en
1792, afin de la détourner d'un intérêt un peu
trop marqué pour les sciences occultes. Aussi
bien Saint-Martin reste-t-il son maître à penser,
influence à laquelle il faut ajouter celles de
Mme Guyon, l'«épouse du Verbe», et de Dutoit-
Membrini. Penchant vers le docétisme, elle re-
tient en outre l'essentiel de l'enseignement saint-
martinien, y compris la notion d'androgynat.
Pour elle aussi, la Révolution est un châtiment
divin auquel on n'a pas le droit de s'opposer ;
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 318

mais les idées pacifiques et démocratiques de


cette princesse du sang — elle affiche, comme
son frère, des idées fort libérales — n'empêchent
pas la duchesse de Bourbon d'être emprisonnée
sous la Terreur et bannie de France au moment
de Fructidor.

Pendant des années, sous l'Empire, elle corres-


pond avec un jeune homme nommé Ruffein ;
elle l'appelle son « bon ange », tente de le con-
vertir à la théosophie et le recommande à
Saint-Martin. Amie de Bergasse dont elle suit
passionnément les expériences magnétiques, cor-
respondante de Lavater, très marquée p a r le
quiétisme, elle influence aussi quelque peu Ben-
jamin Constant. Surtout, elle est un des porte-
parole les plus véhéments de l'Église intérieure,
prônant le détachement à l'égard des autorités
religieuses, distinguant « être de l'Église » et
« être dans l'Église », recommandant elle aussi
la « prière du coeur » et l'oraison continuelle.

Richard Brothers (1757-1824)

Après une vie exaltée et aventureuse, ce marin


anglais quitte la carrière militaire pour se con-
sacrer à la méditation. En 1793, il se déclare le
« neveu du Tout-Puissant » et commence, l'année
suivante, à faire imprimer ses prophéties. Il se
croit descendant de David, annonce la recons-
truction de Jérusalem pour 1798. Arrêté en 1795,
il est enfermé comme fou à Islington, où il
continue à écrire. Puis il est relâché en 1806. Par
ses ouvrages il se fait un très grand nombre de
disciples, et c'est surtout à ce titre qu'il retient
l'attention de l'historien. Il correspond avec l'as-
tronome Bartholomew Prescot, et meurt à Mary-
lebone. Sa doctrine de la « lumière intérieure »
rappelle beaucoup l'enseignement des premiers
quakers. Brothers est enterré dans le même
cimetière que Joanna Southcott (1750-1814), la
prophétesse du Devonshire, qui s'était désignée
comme « l'épouse de l'Agneau » et avait annoncé
qu'elle mettrait au monde le second Christ.
Joseph Balsamo,
Comte de Cagliostro (1743-1795)
Il apparaît à Londres en 1777, à Mitau, puis
à Saint-Pétersbourg en 1779, à Varsovie en
1780 ; déjà il surprend l'Europe par ses cures
merveilleuses, ses connaissances alchimiques,
ses évocations d'esprits, sa magie cérémonielle.
Il arrive en 1780 à Strasbourg, un des hauts
lieux du mysticisme au XVIII e siècle, y est
accueilli par l'archevêque et achève ainsi de se
rendre célèbre. On se presse à sa porte ; il se
fait des amis fidèles, se trouve des protecteurs
efficaces : le cardinal de Rohan, Jacob Sarasin,
F.R. Salzmann, Ramond de Carbonnières et bien
d'autres. En 1784, il se rend à Lyon, où il s'attire
la sympathie des francs-maçons lyonnais, pro-
voquant par ses prodiges le comble de l'en-
thousiasme à la loge de « La Sagesse » qui de-
vient alors « Sagesse Triomphante ». Mais il ne
parvient pas à convaincre Willermoz de ses idées,
si bien que la loge de la « Bienfaisance » lui est
fermée. L'année suivante, à Paris, il ne peut
s'entendre avec les députés du Convent des
Philalèth'es. Dans la capitale, Cagliostro mène
une existence fastueuse. Impliqué dans l'affaire
du collier de la reine, mais innocenté en 1786,
il connaît alors sa plus grande heure de gloire.
Cagliostro gagne ensuite l'Angleterre, où il
continue à s'occuper de maçonnerie, mais se
rend à Bâle en 1787 où l'attend la famille Sara-
sin. En 1788, il part pour l'Italie, est arrêté à
Rome par l'Inquisition en décembre 1789 ; après
un jugement absurde et cruel, on l'enferme
dans un cachot où il meurt misérablement en
1795. Le « rite écossais » de Cagliostro est digne
d'intérêt pour l'historien de la théosophie, de
même que tous ses projets d'organisation ma-
çonnique. Ce personnage n'est pas seulement
l'aventurier qu'on lui a reproché d'avoir été ;
par sa conception de la chimie, de l'observation
de la nature, il est un continuateur de Paracelse,
d'Agrippa et de tant d'autres. Si sa vie mouve-
mentée a déjà fait l'objet de nombreuses bio-
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 320
graphies, il conviendrait maintenant d'étudier
d'une façon précise quel f u t son système — au
sens théosophique et maçonnique.
Marie-Daniel Bourrée de Corberon
(1748-1810)
Ayant embrassé la carrière diplomatique dès
1773, Corberon fait partie des « ministres » re-
présentant la France dans la Russie de Cathe-
rine II, de 1775 à 1780. Il est l'auteur de
Mémoires qui fourmillent de renseignements in-
téressants sur l'engouement de ses contempo-
rains pour les sciences secrètes et la franc-
maçonnerie. On y trouve maintes notations sur
l'alchimie, les swedenborgiens, les sociétés mys-
tiques, le magnétisme, ainsi que sur les illumi-
nés d'Avignon. Ce n'est guère un penseur, et il
n'a point laissé d'ouvrage théosophique. Mais
Corberon, qui a connu personnellement Mesmer
et Cagliostro, n'est nullement un observateur
indifférent ; plus d'une secte l'a reçu. C'est un
naïf friand d'anecdotes, de mystère et de révéla-
tions ineffables. On connaît mieux, grâce à lui,
l'illuminisme des salons et des carrefours dont
il nous instruit d'autant plus aisément qu'il y a
joué un rôle non négligeable.
Louis de Divonne (1765-1838)
Louis-Marie-François de la Forest, comte de
Divonne, entre de bonne heure dans la carrière
des armes. Dès 1789, il est accueilli par les illu-
minés d'Avignon en même temps que Reuter-
holm, ministre suédois, et Silverhielm, f u t u r
ambassadeur à Londres. Auguste Viatte a pu
appeler cet ami intime de Saint-Martin le « che-
valier errant de la théosophie », un « commis-
voyageur en illuminisme ». Emigré en 1791 en
Suisse, il se lie avec Kirchberger, puis se rend
plusieurs fois à Londres à partir de 1795 où il
fréquente les swedenborgiens ainsi que l'abbé
Fournié. Longtemps, il parcourt l'Europe ; en
1802, il rencontre Eckartshausen à Munich. En
1810, il est en rapport avec Baader grâce à
l'entremise d'A. W. Schlegel, et le restera de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 2 1

nombreuses années. C'est un ami de Mme Swet-


chine ; il entre de bonne heure en relation avec
Mme de Staël : il connaît bien le milieu de
Coppet, surtout aux alentours de 1810. Ami de
Dutoit-Membrini, il recueille ses manuscrits,
s'occupe de les éditer ; c'est que Divonne est
aussi l'un des chefs du groupe quiétiste de
Suisse, qui subit grandement l'influence de
Mme Guyon. Divonne prêche la troisième révé-
lation, l'universelle effusion de l'esprit. En même
temps, sa pensée, très saint-martinienne, se rap-
proche beaucoup de celle de Jacob Bôhme et
de Baader. Kirchberger l'encourage à traduire
des textes de William Law : ce travail, publié
en 1805, est précédé d'une petite œuvre, profonde
et fort significative, de Divonne lui-même sous
le pseudonyme de « Lodoïk ». En 1815, à Paris,
il fréquente le salon de piété de Mme de
Krudener dans lequel Alexandre I" se rend
presque chaque s o i r ; le tsar se sert des ins-
tructions s u r la prière que lui donne Divonne.
On ne connaît guère de textes de Divonne pos-
térieurs à la Restauration. Nommé pair de
France en 1827, il passe les dernières années de
sa vie à Divonne, dans son château.

Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)


Né à Moudon, de famille aux tendances piétis-
tes, cette grande figure du christianisme vau-
dois ne quitte guère sa Suisse natale ; à part un
voyage à Strasbourg, où il est précepteur en
1746, toute sa vie s'écoule entre Berne, Mou-
don et Lausanne. Une maladie, en 1752, décide
de sa vocation mystique, suscitant une crise in-
térieure qui aboutit à une nouvelle naissance spi-
rituelle ; mais cette dernière ne sera pas pour
lui, comme pour tant d'autres, le point de départ
d'une paix, d'une joie toujours grandissantes ;
il traverse des crises douloureuses en entrant
« dans le désert de la foi obscure ». Sur le plan
doctrinal, c'est l'œuvre de Mme Guyon qui
l'éveille et oriente toute sa théosophie («Après la
Vierge Marie, je ne connais point de créature
à lui comparer »). Il prise fort Saint-Georges de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 322
Marsais, Antoinette Bourignon et Pierre Poiret.
Ministre protestant à Lausanne, il s'y fait re-
marquer par ses talents de prédicateur. Dans les
années cinquante, il tente de faire pièce aux
succès que remporte Voltaire (fixé à Montriond)
dans les milieux lausannois. Sous l'influence de
Dutoit, et particulièrement de ses prédications,
le marquis de Langallerie et son frère le che-
valier, qui avaient brillé d'un vif éclat dans le
cercle voltairien de Lausanne, se retirent du
monde et se convertissent à l'intérieur. Trop
malade pour pouvoir continuer à prêcher, Du-
toit se consacre essentiellement, à partir de
1760, à la rédaction de ses ouvrages. Par Klin-
kowstrom, que dirige spirituellement Dutoit, ce
dernier est mis en rapport avec le comte Fré-
déric de Fleischbein, et le considère comme son
directeur ; de son côté, Fleischbein fait de Dutoit
le plus grand cas ; pendant près de quinze an-
nées (de 1760 à 1774) Dutoit se soumettra spiri-
tuellement à Fleischbein malgré certains dé-
saccords en matière de théosophie. En 1769,
Dutoit, comme d'autres piétistes et âmes inté-
rieures, est victime des persécutions inquisito-
riales menées par les autorités religieuses ber-
noises, et il doit se justifier.

A la mort de Fleischbein (1774), il se charge


seul du fardeau de guider les âmes qui, privées
de leur directeur, se mettent alors à recourir
à lui. Le groupe de ces « âmes intérieures », dont
le siège était à Berlebourg jusqu'à la mort de
Fleischbein (1774), et qui se déplace à Lau-
sanne avec Dutoit, autour duquel se réunit ce
cercle de piété, n'a rien d'organisé ni de sec-
taire ; c'est une fraternité de chrétiens ne
s'imposant aucune organisation de caractère
maçonnique, mais communiant dans des affi-
nités, des aspirations et des réactions sembla-
bles, d'une façon libre et spontanée rappelant
les « collegia pietatis » de Spener. L'une des
« âmes intérieures » les plus caractéristiques de
ce milieu est Daniel Pétillet, qui rencontre Du-
toit en 1777 à l'âge de dix-neuf ans, et restera
jusqu'à la mort du théosophe son secrétaire,
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son confident, son fils spirituel. Pétillet, d'autre


part, correspond avec bon nombre d'illuminés,
et ses fonctions de libraire à Lausanne lui per-
mettent de jouer un rôle non négligeable dont
l'importance mériterait d'être étudiée. Les der-
nières années de sa vie sont assombries par la
maladie, ce qui ne l'empêche pas de se consa-
crer à ceux qui viennent le trouver, et d'appro-
cher, à travers mille combats, son idéal de per-
fection spirituelle. Mais il meurt sans avoir pu
atteindre le stade supérieur de désappropriation,
celui auquel Mme Guyon parvint au bout de
sept ans de luttes, et qu'elle appelait « l'état
d'union essentielle ». Après la mort de
Dutoit, Mme de Staël entretient d'étroites
relations avec son école. Le chevalier Charles
de Langallerie, cousin de Benjamin Constant,
gendre du collaborateur de Dutoit, Jean-François
Baillif ( 1726-1790), assume le pontificat de ces
piétistes, tandis que le comte de Divonne voue
un culte particulier à la mémoire du théosophe.
Finalement, les derniers membres passent au
catholicisme.

La piété de Dutoit n'est pas toujours sou-


riante. Comme Mme Guyon, il met l'accent sur
la « propriété » qu'il faut détruire en soi. « Dieu
ne peut vivre en nous que lorsque tout y est
mort. » Il pratique la mortification sur lui-même,
mais place l'oraison au-dessus. Certes, il distin-
gue l'uniformité, qui est foi, possession réelle,
intérieure et centrale de notre être par le Christ,
et la conformité, simple croyance de ceux qui
croient en Jésus mais ne l'ont pas reçu ; la voie
qu'il préconise est douloureuse ; sa grande exi-
gence spirituelle fait de lui un adversaire dé-
claré de la théorie de l'imputation, d'où une
hostilité à l'égard des Frères Moraves, qui font
découler la sanctification de la justification.
Pour Dutoit, la sanctification précède la justifi-
cation, et la rend seule possible. Les successeurs
de Dutoit, et notamment Daniel Pétillet, feront
plus tard les mêmes reproches au « réveil ».
Par cette opposition, Dutoit se rattache au
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie s i è c l e ) / 324
catholicisme ; il parle d'ailleurs de la Vierge et
de l'Immaculée Conception en des termes peu
courants chez les Protestants. On comprend dès
lors qu'il se rattache lui aussi à l'Église inté-
rieure, qui outrepasse — selon l'expression de
Dutoit — « toutes ces montagnes de Garizim et
de Jérusalem » ; il s'en prend à Butler, qui veut
expliquer la foi par la « religion naturelle » ; à
Swedenborg, qui se maintient trop dans l'esprit
« astral » ; à SaintnMartin, de faire souvent fil-
trer la vérité de l'Écriture « à travers son imagi-
nation » dont elle prend « trop souvent la tein-
ture et le vernis » ; à part cela, Saint-Martin « a
du bon ». Cagliostro et Mesmer « ont trahi leur
cause par les impostures qu'ils y ont mêlées ».

La pensée de Dutoit est calquée sur son


expérience mystique ; les mystères lui sont ré-
vélés d'une manière expérimentale, mais son
enseignement détourne du magnétisme, de la
magie et même de la théurgie ; comme Saint-
Georges de Marsais, il développe à cette occa-
sion toute une théorie de l'astral. Sans Fleisch-
bein, Dutoit eût peut-être écrit davantage d'ou-
vrages théosophiques ; pourtant, malgré l'in-
fluence de ses maîtres, il ne renonce pas à la
liberté de penser : sa Philosophie divine le
prouve. La théosophie membriniste enseigne à
vénérer dans la nature la Sagesse du Logos qui
répand sa lumière sur tous les hommes et dont
notre raison n'est qu'un reflet au même titre
que l'instinct animal. De la Trinité émane le
Verbe ; les Idées, ou Elohims, sont les formes
originelles, les germes, de toutes les créatures.
L'Homme-Dieu est l'un de ces Elohims ; même
si le péché originel n'avait pas été commis, le
Logos serait apparu, sans but de rachat mais
uniquement par besoin de diviniser l'homme.
Comme dans toute théosophie, le déroulement
d'un processus spirituel entraîne des consé-
quences dans le monde physique ; par la chute
de la troisième partie des anges, le feu céleste
perdit sa pureté : ainsi se formèrent les cieux,
qui ne sont pas purs devant Dieu. En tombant,
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les esprits déchus mêlent confusément le ter-
restre et le céleste, créant ainsi l'immense chaos
universel ; de ces « affreux débris » Dieu forme
la terre comme demeure de l'homme, créé libre
et d'abord soumis à l'infaillible nécessité de
l'épreuve. De ce nouveau « palais de toute ma-
gnificence », l'homme devait être le domina-
teur et le roi. Dutoit donne, sur la supériorité ou
l'infériorité ontologique de l'homme par rap-
port aux anges, des opinions qui semblent con-
tradictoires. Mais il affirme que l'homme était
androgyne et portait le p u r feu divin en lui ;
il tomba par les sens, se retrouva habillé de
chair, entraînant toute la nature dans sa chute.
La matière est donc ce qu'il y a de plus
éloigné de l'être véritable, elle « n'est pour
ainsi dire que l'excrément de l'être primitif ».
De « microthée », l'homme n'a presque plus été
que microcosme ; depuis lors, son principe n'est
plus l'esprit de Dieu mais l'esprit astral ; toute-
fois, le Logos demeure le principe de son exis-
tence : on le pressent encore dans la voix de
la conscience et dans la nostalgie de Dieu. La
rédemption, fait unique, a une importance non
seulement humaine mais cosmique. Tant qu'il
n'est pas régénéré, l'homme est soumis à la Loi,
ordonnée et disposée par les anges, qui sont
des administrateurs chargés du « calcul moral
du péché ». Dutoit développe aussi plusieurs
idées curieuses, notamment sa conception assez
particulière de la métemsomatose, et il annonce
le millénaire.
Karl von Eckartshausen (1752-1803)
Eckartshausen a peu voyagé ; il n'a guère quit-
té sa ville de Munich. Mais le nombre de ses
ouvrages dépasse la centaine, et sa correspon-
dance est aussi intéressante que volumineuse.
Conseiller aulique en 1776, membre de l'Aca-
démie de Bavière en 1777, archiviste secret en
1784, il a écrit plusieurs ouvrages de droit, de
chimie, ainsi que des « feuilles » de littérature
édifiante et larmoyante. Mais il est avant tout
un théosophe, surtout à partir de 1788. En poli-
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tique, c'est un théocrate, un ami des jésuites,
un ennemi farouche des « Illuminés de Ba-
vière » (la secte révolutionnaire de Weishaupt)
auxquels il s'est affilié dans sa jeunesse comme
par mégarde, n'en soupçonnant pas les buts
réels.
Par sa science des nombres, il tente de ré-
soudre l'opposition kantienne entre le noumène
et le phénomène, et de réaliser la synthèse de
toutes les connaissances. C'est un Kabbaliste,
qui se nourrit aux sources les plus traditionnel-
les des Kabbales chrétienne et juive, mais en
les adaptant à son propre système d'une façon
toute personnelle. Ses ouvrages sont encore
traduits dans la seconde moitié du vingtième
siècle, de même que l'un de ses plus purs chefs-
d'œuvre, la Nuée sur le sanctuaire (1802), qui
n'a cessé de connaître de nouvelles rééditions.
Dans la plupart de ses travaux, Eckarts-
hausen développe ses intuitions fondamentales
en matière de cosmogonie et d'anthropologie
(chutes, androgynat, réintégration), d'Eglise in-
térieure — dont il est l'un des chantres les plus
éloquents, malgré son catholicisme —, de ma-
gnétisme animal, d'eschatologie millénariste
fondée sur l'arithmosophie. Dans ses livres, et
surtout dans sa correspondance, il raconte un
certain nombre des manifestations surnaturelles
dont il a été le témoin.
Eckartshausen, qui a\ant de mourir connaîtra
Baader, est l'ami très cher de Sailer — le
célèbre ex-jésuite qui devait devenir évêque de
Ratisbonne —, Conrad Schmid — l'ami des «Er-
weckten » —, Thun — ce magicien ami de Lava-
ter —, Jung-Stilling, Kirchberger ; il correspond
également avec Herder, Nicolai, et les Russes
Lopouchine et Plechtchéieff qui répandent ses
ouvrages en Russie. Alexandre I" les lit, et
considère qu'ils font partie des livres les plus
importants, au même titre que ceux de Fénelon,
Mme Guyon, Jung-Stilling et Saint-Martin. On
retrouve l'influence d'Eckartshausen sur Nova-
lis, Eliphas Levi, Aleisier Crowley, Papus et
bien d'autres auteurs « traditionnels ».
Pierre Fournie (vers 1738-vers 1827)
C'est vers 1768 que Pierre Fournié rencontre
celui qui va bouleverser de fond en comble sa
destinée : Martines de Pasqually, auprès duquel
il exercera plusieurs mois les fonctions de
« secrétaire ». Initié élu Cohen, le clerc tonsuré
Fournié connaît Willermoz et Saint-Martin ; il
réside surtout à Bordeaux, où il sert d'intermé-
diaire entre différents membres de l'Ordre. En
1776, Saint-Martin le dépeint comme un élu
Cohen exceptionnellement favorisé en matière
de manifestations surnaturelles ; Fournié en dé-
crira lui-même quelques-unes dans son ouvrage,
redoutant d'en dire trop. Malgré ces dons,
Willermoz le tient à l'écart des révélations de
l'« Agent Inconnu » (cf. article sur Willermoz),
si bien que Fournié, à partir de 1786, est presque
brouillé avec ses anciens Frères. Au moment de
la Révolution, il émigré en Angleterre où il
restera jusqu'à sa m o r t ; de là, il correspond,
de 1818 à 1821, avec le théosophe munichois
Franz von Baader ; il y rencontre aussi Divonne.

Son ouvragé, d'un martinisme « catholicisé »,


atteste également l'influence de Jacob Bôhme,
de William Law, de Mme Guyon, de Sweden-
borg et du mesmérisme. Fournié reste avec
Willermoz — mort en 1824 — l'un des tout der-
niers survivants parmi les penseurs disciples de
Martines. Son livre, commencé dès 1775, n'est
publié qu'en 1801.

Christian Heinrich Karl von Haugwitz


(1752-1832)
Président des Etats provinciaux de Silésie,
ambassadeur à Vienne et, en 1791, ministre
d'État et de Cabinet à Berlin, Haugwitz a laissé
un nom dans l'histoire politique ; mais ce nom
est aussi inséparable de l'histoire maçonnique.
On trouve chez lui autant de sensualité dé-
bridée que d'exaltation religieuse. Ami du grand-
duc de Toscane, qui partage son goût pour les
sciences secrètes, Haugwitz se fait initier dans
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 328

la maçonnerie à Leipzig et à Francfort. Puis il


s'affilie à la loge rectifiée de Goerlitz et se laisse
séduire par le système suédois — très ésotérique
et occultiste — de Zinnendorf et contribue à
fonder en Silésie une loge provinciale repré-
sentant ce rite suédois. En 1777, il s'en retire
pour suivre le mystique suisse Kauffmann, déjà
célèbre en Allemagne pour son originalité, et
dont le visage — comme celui d'Haugwitz —
figure dans les Fragments physiognomoniques
de Lavater. Inspiré dans sa jeunesse par la
sentimentalité de Klopstock, Haugwitz tente de
donner à la maçonnerie une orientation piétiste;
il combine la théosophie de Kauffmann avec les
pratiques de dévotion en usage chez les Frères
Moraves, cherche ainsi à créer une technique
d'illumination intérieure et de visions extatiques,
et rassemble un groupe de disciples formelle-
ment rattaché à la franc-maçonnerie, se récla-
mant de la personne du Christ, et dénommé
« Frères de la Croix ». Haugwitz tente de prouver
que le but de la franc-maçonnerie a toujours été
d'atteindre le Père par l'entremise du Fils, et
qu'elle est au fond la véritable Église chré-
tienne.

Hostile à l'alchimie et aux Rose-Croix d'Or,


il trouve des adhérents en Silésie, terre du
piétisme protestant ; ayant fait, en 1778, la
connaissance de Ferdinand de Brunswick, il cor-
respond avec lui, vient à Gottorp, en 1780, caté-
chiser Charles de Hesse-Cassel, et enrôle dans
ses Frères de la Croix les frères Christian et
Leopold von Stolberg, ainsi que l'écrivain Mat-
thias Claudius, qui en 1782 traduit en allemand
le premier livre de Saint-Martin. L'enseigne-
ment de Haugwitz semble corroborer, aux yeux
de Ferdinand de Brunswick, les révélations d'un
autre illuminé initié, Waechter, et les enseigne-
ments de la Profession willermozienne ; aussi
Ferdinand, chef effectif de la maçonnerie recti-
fiée (S.O.T.), décide de préparer un grand con-
vent dans lequel on examinera s'il existe vrai-
ment une tradition chrétienne ésotérique qui
3 2 9 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
serait l'âme même de la maçonnerie : ce convent
se tiendra en 1782 à Wilhelmsbad, petite ville
d'eau de la Hesse dans le voisinage de Hanau.
Mais Haugwitz décide finalement de se limiter
à de tout petits groupuscules de fidèles, et
refuse de participer au convent. Après avoir
joué dans les loges un rôle aussi actif, Haugwitz
deviendra, après la Révolution française, un en-
nemi de la franc-maçonnerie dont il dénoncera,
au Congrès de Vienne, de prétendues tendances
subversives.
Karl von Hessen-Kassel (1744-1836)
La vie de ce prince et landgrave est caracté-
risée par une intense et active participation aux
divers ordres maçonniques de son temps. Beau-
frère du roi de Danemark Chrétien VII, et gou-
verneur royal des duchés de Schleswig-Holstein,
il est membre, dès 1775, de la Stricte Obser-
vance Templière fondée par le baron de Hund,
et ne cessera de se passionner pour toutes les
manifestations ésotériques de cette époque, dans
la franc-maçonnerie et en dehors d'elle. En
1779, il fait venir chez lui à Schleswig le comte
de Saint-Germain, qui y mourra peu après, en
1783. Membre de la secte des illuminés de
Bavière en 1783, il s'en retire bien vite — tout
comme Eckartshausen — en comprenant le
vrai propos de Weishaupt ; n'était-il pas, dès
1782, au convent de Wilhelmsbad, l'un des trois
principaux champions du « clan mystique » avec
Willermoz et Ferdinand de Brunswick ? (cf. aux
articles Haugwitz, Willermoz, Joseph de Mais-
tre). Il s'affilie aussi aux Frères Initiés de
l'Asie, dont le fondateur, Hans Heinrich von
Ecker und Eckhofen, qu'il rencontre en 1782,
est l'un de ses grands amis. Malgré la variété de
ses préoccupations occultistes, c'est un chrétien
véritable, qui désire avant tout hâter le règne de
Jésus-Christ par le moyen de la franc-maçonne-
rie. Son goût pour l'eschatologie apocalyptique,
qui le rapproche beaucoup de son ami Jung-Stil-
ling, lui donne la certitude de vivre les derniers
temps de l'histoire.
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 330
Son véritable éveil théosophique comménce en
1777 grâce à la découverte de Jacob Bôhme.
L'enseignement qu'il reçoit ensuite des Frères
Initiés de l'Asie lui permet, grâce à des exer-
cices appropriés, de voir apparaître en plein
jour des figures, des signes lumineux — du
moins le prétend-il. Dans ses expéditions mili-
taires, il n'entreprend rien qui ne soit ordonné
par Dieu ou par des esprits. Longtemps, un
portrait du- Christ, autour duquel il aperçoit des
lumières de différentes couleurs, est utilisé par
lui comme source d'oracles. Sur un oratoire, il
fait apparaître des manifestations lumineuses,
et fait venir Lavater à Copenhague afin que le
pasteur se rende compte p a r lui-même des pro-
diges de son « École du Nord ». Charles de
Hesse écrit aussi ce que le Christ lui « dicte »
par écriture automatique. A quatre-vingt-douze
ans, il meurt auprès de ses creusets alchimiques.
Sa correspondance avec Willermoz, qui dura
fort longtemps malgré une longue interruption,
est l'une des sources de renseignements les plus
riches concernant l'histoire de l'illuminisme.

Johann Heinrich Jung-Stilling ( 1749-1817)


Ce fils d'un tailleur du duché de Nassau-
Siegen reçoit dans son enfance une éducation
piétiste. Instituteur jusqu'en 1762, il se met en-
suite à voyager et éprouve cette année-là une
illumination, en même temps qu'il se sent dirigé
par la Providence. Jusqu'en 1768, il ne cesse
d'étudier, et acquiert une immense culture ; il
fait ensuite des études de médecine et particu-
' lièrement d'ophtalmologie. En 1770, il séjourne
à Strasbourg où il se lie d'amitié avec Gœthe
et Herder. A cette époque, la philosophie de
Wolf et de Leibniz, les idées de l'Aufklârung font
sur lui une impression profonde, l'amènent à
douter de sa foi, qui cependant ne sortira que
renforcée de ces épreuves. Docteur en médecine
en 1772, il s'établit à Eberfeld pour y exercer sa
profession ; en 1774, il fait la connaissance de
Lavater, et rencontre à nouveau Gœthe. C'est
à ce moment que commence vraiment son acti-
3 3 1 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
vité d'écrivain. Il a peu de succès comme méde-
cin, et se fait nommer professeur d'économie
politique à Kaiserlautern (1778), puis à Heidel-
berg (1784), enfin à Marbourg (1787) où il passe
les seize années les plus importantes et les plus
riches de sa vie. Les œuvres de Kant, qui pro-
clament I'insuffissance de la raison et son inca-
pacité à résoudre le problème de Dieu, le libè-
rent définitivement de ses doutes relatifs au dé-
terminisme, tandis que les excès de la Révolu-
tion française lui prouvent la nocivité des idées
de l'Aufklârung. Ses écrits eschatologiques et
théosophiques l'accaparent presque exclusive-
ment, aux dépens de l'enseignement qu'il de-
vrait dispenser à Marbourg, si bien qu'il quitte
cette ville en 1803, pour trouver en Karl Frie-
drich von Baden un mécène disposé à lui per-
mettre de se consacrer exclusivement à son
activité de « missionnaire ». A Heidelberg, puis
à Karlsruhe, Jung-Stilling passe ainsi les quatorze
dernières années de sa vie en écrivant un grand
nombre d'ouvrages, en multipliant des contacts
avec des gens de toutes conditions, auxquels il
prêche le retour du Seigneur, l'arithmosophie
apocalyptique et les bienfaits de la prière.

Jung-Stilling" a laissé à la fois une abondante


correspondance et un très grand nombre d'ou-
vrages. Il correspond avec Kant, Lavater, de la
Motte-Fouqué, Sophie La Roche, Eckartshausen,
Kirchberger, Gœthe, Charles de Hessen-Kassel,
Mme de Kriidener, Oberlin, Sailer, F.K. von
Moser, J.F. von Meyer, Friedrich Rudolf Salz-
mann, Mme de Stourdza, et avec bien d'autres
personnages encore. Mme de Kriidener séjourne
chez lui en 1808. Jung-Stilling — dont le portrait
à l'université de Chakov est placé sur une
colonne à côté de celui du Christ — rencontre
Alexandre I er en juin 1814, et son influence sur
le tsar « illuminé », pour être moins profonde
que celle de Mme de Kriidener, n'en est pas
moins précise et durable. Il lit Bôhme, mais on
ne peut le dire bôhmiste. Ses deux sources d'ins-
piration sont la nature et la Bible. Méfiant à
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 332
l'égard de l'alchimie, il ne dédaigne pas l'utili-
sation du magnétisme en médecine. Comme
certains illuminés protestants, il se montre peu
favorable à l'Église romaine. Dans sa cosmo-
logie, Jung-Stilling fait une grande place aux
anges et aux démons, mais aussi aux astres, qui
servent d'instrument au pouvoir divin sur la
terre. Il s'intéresse au sort des défunts, aux
apparitions, à toutes sortes d'expériences méta-
psychiques, mais les estime généralement dan-
gereuses. Comme Saint-Martin, il repousse la
métempsychose ; mais il doit beaucoup à Swe-
denborg, et développe une ingénieuse théorie du
purgatoire. Surtout, il prophétise : s u r les révo-
lutions, les Églises, la conversion des Juifs et la
venue à résipiscence de l'être pervers.

Niklaus Anton Kirchberger (1739-1799)


v
Ce patricien bernois n'a pratiquement pas
laissé d'ouvrages, mais sa correspondance avec
un grand nombre d'illuminés témoigne de son
influence et constitue l'un des documents les
plus précieux sur la théosophie au XVIII e siècle.
Ami de Jean-Jacques Rousseau dès 1762, il ren-
contre Gœthe en 1779, mais ses préférences vont
aux mystiques de son époque — et à Jacob
Bôhme, qu'il découvre à partir de 1792 grâce à
Saint-Martin, et qu'il contribue à faire connaître
en Suisse. Ami intime de J.C. Lavater et de
Jacob Sarasin, il connaît bien Divonne et Jung-
Stilling, les cagliostriens de Bâle, et correspond
plus activement encore avec Saint-Martin et
Eckartshausen, ce qui nous vaut de nombreuses
lettres de ces deux théosophes. Il n'est guère
d'aspects de l'illuminisme qui lui demeurent
étrangers. Les dernières années de sa vie, mar-
quées par un christianisme teinté de quiétisme,
sont consacrées à un approfondissement inté-
rieur ainsi qu'à des rapports de plus en plus
nombreux avec les mystiques suisses groupés
sous le signe du Philosophe Teutonique ou de
Dutoit-Membrini.
Julie de Kriidener (1764-1824)
Mariée en 1782 à un homme beaucoup plus
âgé qu'elle, Julie de Vietinghoff, baronne de
Kriidener, trouve dans sa Livonie natale une foi
vivante en Jésus-Christ. Elle parcourt l'Europe
et ne vit guère avec son mari, qui meurt en
1802 ; en 1803, elle écrit son roman Valérie. Le
spectacle des mourants d'Eylau (1807), la lec-
ture des œuvres de Zinzendorf et de Tersteegen,
enfin, l'influence d'un cordonnier disciple des
frères Moraves, déterminent sa vocation de pré-
dication ; elle est amie de Jean-Paul Richter
depuis 1796, et prêche la reine Hortense de Hol-
lande, la reine Louise de Prusse, l'impératrice
Catherine de Russie. Elle s'attache aux doctrines
d'Adam Miiller et de Mayr, le maître de Z. Wer-
ner, croit en la chute originelle et en une régé-
nération que nous pouvons hâter par notre piété
et l'exercice de nos sens intimes. En Suisse, elle
fréquente Daniel Pétillet, le chevalier de Lan-
gallerie, Divonne, Dampierre. C'est sur le sol
d'Alsace qu'elle va découvrir sa véritable voca-
tion ; dès lors, elle ne cessera de prophétiser,
identifiant les événements de son temps à la fin
du monde. En 1808, elle va chez Jung-Stilling à
Karlsruhe ; il la persuade de sa vocation. Elle
se rend également chez le pasteur Friedrich Fon-
taines à Sainte-Marie-aux-Mines (Markirch), qui
mène avec Marie Kummer une vie « mystique »
de qualité suspecte et fort extravagante. En
1812, elle va avec sa fille au Ban de la Roche
chez le pasteur Oberlin ; elle y conduit le préfet
du Bas-Rhin, Adrien de Lezay-Marnésia, qu'elle
« convertit ». Puis elle se rend à Genève où les
« Frères Unis », d'origine morave, avec Jacques
Mérillat, et la « Société des Amis » avec Henri
Empeytaz, enfin les réunions du pasteur Mouli-
nié, adepte des « Ames intérieures », attirent de
nombreux hommes de désir. Amie de la demoi-
selle d'honneur d'Elisabeth II, Roxandre de
Stourdza, Julie tente, en 1814, de gagner la faveur
d'Alexandre I " , franc-maçon depuis 1803. Julie
fait alors grand cas de Mme Guyon. La même
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 3 4
année, elle est en rapport avec le prince Alexan-
dre Galitzine, ministre des Cuites et de l'Ins-
truction : elle intercède auprès de lui en faveur
de Jung-Stilling dont la famille est dans la gêne;
puis on la retrouve chez Oberlin avec Empeytaz.
Elle étudie Fénelon, et Roxandre de Stourdza lui
fait lire Saint-Martin.
Le 4 juin 1815, Julie de Kriidener se fait
recevoir avec sa fille à Heilbronn par le tsar
^Alexandre, bien prévenu en sa faveur par
Roxandre de Stourdza. Alexandre avait, dès au-
paravant, reçu une lettre de Mme de Kriidener
au moment où il venait de lire dans Eckarts-
hausen un passage traitant des derniers temps
et de la grâce pour l'Église intérieure. Le tsar
est influencé aussi — directement ou indirecte-
ment — par les idées de Franz von Baader,
Saint-Martin, Edmund Burke, Adam Mûller.
Mme de Kriidener le persuade alors qu'il fait
l'ob jet d'une « élection particulière ». Le tsar
s'attache à elle, en fait sa confidente, son « con-
fesseur». A Paris, en juillet 1815, Alexandre
avant choisi l'Êlysée-Bourbon comme résidence,
Julie est sa proche voisine. Il lui rend visite
presque chaque soir, dans le salon de piété de
Mme de Kriidener que fréquentent également
Divonne, la duchesse de Bourbon, Bergasse, El-
zéar de Sabran ; on voit aussi parfois chez elle
Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme Réca-
mier, le baron de Stein, Metternich, Capo d'Is-
tria, la duchesse de Duras, Mme de Genlis, et
l'abbé Grégoire qui remet à Empeytaz « une
partie de la vraie croix ». Bien entendu, ces
personnes ne font pas toutes partie du petit
groupe « mystique », réservé à quelques initiés
comme le tsar, Bergasse ou Divonne.

Le grand dessein de la baronne est d'inciter le


tsar à créer une nouvelle Eglise « régénérée »,
que l'on commencerait à faire prospérer en Al-
sace, au Rappenhof, et dont le pasteur Fontaines
serait l'un des pontifes. Pendant cette période
parisienne, Mme de Kriidener joue un rôle fort
important : « Alexandre semble avoir été le
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 3 5
seul auteur de la Sainte-Alliance, mais à ses
côtés Julie fut par sa longue patience, sinon
l'inspiratrice du texte, du moins l'instigatrice
de l'acte » (Francis Ley). Bergasse y est peut-
être aussi pour quelque chose. Pour Mme de
Kriidener, la Sainte-Alliance doit réaliser le rêve
de la théocratie mystique. « Le programme de
Mme de Kriidener, c'est encore celui de Wil-
helmsbad : le règne du Christ par l'union des
Églises » (A. Viatte). Ce texte, présenté en
septembre aux gouvernements de Prusse et
d'Autriche, est quelque peu modifié par eux —
notamment par Metternich —, car il est jugé
trop mystique ; la Quadruple Alliance (novem-
bre 1815), pacte d'intervention, n'aura plus rien
de commun avec le projet initial de Sainte-
Alliance des rois, expression des sentiments
chrétiens d'Alexandre. Le tsar quitte Paris en
septembre en ayant fait la sourde oreille aux
exhortations de Mme de Kriidener qui voudrait
voir aboutir son projet d'Eglise régénérée. Mais,
en 1817, il se décide à ouvrir ses frontières aux
émigrants chrétiens de Suisse et de Wurtemberg
souffrant de la famine, et s'offre à présider à
l'installation de ces colons dans la région d'Odes-
sa et en Crimée. Jung-Stilling n'avait-il pas affir-
mé depuis plusieurs années le rôle de la Russie
comme terre promise, devant occuper une place
importante dans l'économie divine de l'histoire ?

Julie de Kriidener, après 1815, mène à travers


l'Europe une vie errante, tentant d'exhorter les
populations à se rassembler dans une vaste
Sainte-Alliance des peuples, et si elle parvient
souvent à susciter de l'enthousiasme, il faut
dire en revanche qu'elle se fait expulser de
partout. A Weimar, en 1818, elle retrouve son
amie Rôxandre de Stourdza (devenue Frau
von Edling), mais néglige de rendre visite à
Goethe qu'elle considère comme définitivement
perdu pour le christianisme. En 1820, elle cor-
respond encore avec le prince Galitzine, et par
son intermédiaire avec le mystique Kochelev,
grand maître de la Cour de Russie. Elle les
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 336

retrouve à Saint-Pétersbourg, où elle cherche à


convaincre Alexandre de soutenir la révolte
des Grecs e t . demande même la libération du
Saint-Sépulcre. Mais le tsar, tout en lisant
Mme Guyon, suit les conseils réactionnaires de
Metternich et ne l'écoute pas. On m u r m u r e
pourtant qu'Alexandre suit aveuglément les
conseils de l'illuminée ; d'autre part, c'est l'épo-
que du général Araktchéïev et de l'archiman-
drite Photius, « préfigurateur de Raspoutine » ;
Photius dénonce Mme de Kriidener aux auto-
rités religieuses ; le tsar la prie de s'éloigner de
Saint-Pétersbourg. En 1822, toutes les sociétés
secrètes sont interdites, et en 1824 Galitzine est
destitué de son poste. Julie meurt en Crimée
au milieu des colonies chrétiennes venues pour
convertir les Tartares. Alexandre, qui ne survit
guère à Mme de Kriidener, et dont la légende
raconte qu'il survit jusqu'en 1864 sous les traits
du vagabond Fédor Kouzmitch, n'a jamais cessé
de conserver pour son ancienne inspiratrice
respect et affection.
Johann Caspar Lavater (1741-1801)
Ce pasteur de Zurich, qui ne quitte guère sa
ville ni son ministère sinon pour entreprendre
quelques voyages auxquels le pousse un goût
inextinguible de révélations ineffables, est une
bien curieuse et attachante figure. Jeune homme,
il s'intéresse aux problèmes politiques de son
pays presque autant qu'aux questions religieu-
ses ; il polémique, entretient des correspon-
dances étendues, noue des relations dans tous
les milieux, avec des gens de toutes conditions.
Dès 1763, il figure parmi les animateurs de plu-
sieurs « Sociétés » suisses : Société Helvétique,
Société Morale, etc., avec des hommes comme
Kirchberger et Isaac Iselin. Il s'intéresse à la
pédagogie, notamment aux ouvrages de Base-
dow ; il tente de convertir le juif Moses Men-
delssohn au christianisme : c'est que sa piété,
joyeuse et très vive dès l'enfance, l'envahit
bientôt tout entier. En m ê m e temps, son
illuminisme le détourne très tôt de toute
3 3 7 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE)
rigidité dogmatique ; il vante la puissance
magique du prêtre, compose des poèmes sur
la Vierge, et ne manque guère d'occasion de
s'affirmer l'ami de l'Église romaine ou
d'en souligner les mérites ; ses ennemis en pro-
fitent pour l'accuser de crypto-catholicisme ;
mais ne partage-t-il pas, en ce domaine, le sort
de quantité de théosophes protestants ? Lavater
se refuse à faire partie d'aucune secte. Avant
tout, il est un apôtre de l'Église intérieure et
va jusqu'à se réjouir de ce que des chrétiens
puissent penser autrement que lui ; mais ni
les esprits forts, ni les tenants de la « religion
naturelle » ne trouvent grâce à ses yeux. La
piété de Lavater est caractérisée surtout par un
attachement inconditionnel, passionné, à la per-
sonne du Christ ; non pas à un Christ d'abstrac-
tion mais au Jésus historique, à son corps char-
nel et mystique.

C'est un théosophe, à la fois f é r u de mystique


spéculative et curieux de manifestations supra-
naturelles. Lavater n'admet guère l'éternité des
peines infernales et envisage le millénaire com-
me une réalité théologique. Dans ses Vues sur
l'éternité (1768), il disserte à l'infini sur l'état
de l'homme dans la vie future. Il croit en
l'exaucement des prières, en leur vertu magi-
que. Surtout, il a soif de miracles et s'efforce
de trouver à cette nostalgie une justification
chrétienne. La foi réelle doit nous rendre les
pouvoirs surnaturels que possédaient les pre-
miers chrétiens. Lavater, qui se méfie de Swe-
denborg, est beaucoup plus proche de Saint-
Martin. Il est déçu par Cagliostro, mais compte
beaucoup d'amis parmi les disciples du Grand
Cophte. On verra Lavater pratiquer le magné-
tisme ; consacrer un examen attentif aux génies
familiers du comte de Thun ; aller jusqu'à Co-
penhague pour constater par lui-même et expé-
rimenter la réalité des visions théurgiques dont
sont favorisés les disciples de Charles de Hessen-
Kassel ; manifester le désir de retrouver saint
Jean l'Évangéliste afin de le garder auprès de
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 338

lui. Ses travaux de physiognomonie, qui l'ont


rendu si célèbre, ne sont qu'un des moindres
aspects de son œuvre ; lui-même ne leur accorde
pas une importance exagérée. Mais ils ont
trouvé de nombreux continuateurs.

On a pu dire que depuis Luther, aucun penseur


de langue allemande n'avait entretenu une cor-
respondance pareille à la sienne. Cette corres-
pondance, conservée à la Bibliothèque Centrale
de Zurich, est monumentale ; elle témoigne des
très nombreuses amitiés de Lavater avec les
rois et les princes, mais aussi avec quantité de
gens très simples. Certains écrivains, comme
Gœthe, pourtant très liés avec Lavater, finissent
par le quitter, agacés par son désir de prosély-
tisme. Son influence, quoique énorme, s'exerce
peu sur les grands penseurs. D'ailleurs, Lavater
n'aura jamais de « système » bien défini, et si
sa vie tout entière est celle d'un vrai chrétien,
son rôle est principalement celui d'un génial vul-
garisateur. Les illuminés avec lesquels il corres-
pond — Mme de Bourbon, Mme de Staël, les
cagliostriens, Divonne, Jung-Stilling, Mme de
Klettenberg, Kleuker, Kirchberger, Obereit,
Passavant, Sailer, F.R. Salzmann, les Sarasin,
J.A. Starck, Thun, Jean de Tiirckheim, Sweden-
borg, et bien d'autres — répandent un peu par-
tout ses idées et son influence. Après la Révo-
lution, quantité d'émigrés accourent chez lui, le
supplient de leur accorder sa protection, et ses
amitiés avec les grands de ce monde lui permet-
tent d'intervenir en faveur de prisonniers et de
proscrits.
William Law (1686-1761)
C'est le plus grand « bohmiste » anglais du dix-
huitième siècle, et le seul mystique notable
qu'ait engendré l'anglicanisme. Après avoir étu-
dié la théologie à l'université de Cambridge, où
il entre en 1705, il reçoit la prêtrise anglicane.
C'est un ami de John et Charles Wesley —
pourtant bien peu bôhmistes —, et l'influence
de ses premiers livres sur la formation dù mou-
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 3 9

vement méthodiste est indéniable ; mais à par-


tir de 1731 il se consacre exclusivement à
l'exégèse des œuvres de Jacob Bôhme. II met au
premier plan le processus spirituel de régéné-
ration, si bien qu'il est en fait beaucoup plus
un mystique stricto sensu qu'un théosophe. Il
s'agit de rechercher la « perle d'éternité » cachée
en nous, et l'âme doit atteindre un état de
passivité complète. Law s'insurge contre l'idée
de damnation éternelle ; sa théosophie s'achève
par le tableau d'une régénération universelle,
le cosmos revenant finalement tout entier à son
état originel, lumineux et angélique. La doctrine
de Law n'est pas exactement une reprise pure
et simple de celle de Jacob Bôhme ; elle en dif-
fère sur plus d'un point, et l'œuvre de ce pen-
seur anglais est attachante et originale. Louis
de Divonne contribuera à le faire connaître à la
France en traduisant l'un de ses ouvrages.
Après Law, beaucoup d'Anglais liront, certes,
Jacob Bôhme — depuis William Blake, jusqu'à
Robert Browning en passant par Coleridge —,
mais aucun ne peut être considéré comme un
bôhmiste au même titre que William Law.
Joseph de Maistre (1753-1821)
Franc-maçon de bonne heure, Joseph de
Maistre (en maçonnerie : Josephus a Floribus)
est d'abord membre de la loge des Trois Mor-
tiers, à Chambéry ; il passe en 1778 à celle de
la Sincérité, loge réformée écossaise dépendant
du directoire d'Auvergne que dirige à Lyon
Willermoz. Dans ce cadre maçonnique, Maistre
fait partie d'un Collège particulier (il en est
d'autres, par exemple à Chambéry, Turin" et
Naples) fondé en 1779 et formé d'une classe
secrète de quatre Grands Profès chevaliers
maçons de l'Ordre Bienfaisant de la Cité Sainte
(cf. à l'article sur Willermoz) ; il se rend à
Lyon pour s'instruire à la source même, et, s'il
n'est pas sûr qu'il reçoive une initiation Cohen
comportant un enseignement théurgique, il est
certain toutefois qu'il y apprend la théosophie
martinésiste, destinee par Willermoz à véhiculer
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n (xviiie siècle) / 340

le système des Chevaliers Bienfaisants de la


Cité Sainte. Joseph de Maistre correspond en
1779 et 1780 avec Willermoz et Savaron, à qui il
demande des éclaircissements sur plus d'un
point de doctrine ; il se rend. même plusieurs
fois à Lyon pour y recevoir ces enseignements.
Projetant la réunion d'un convent européen,
le duc Ferdinand de Brunswick, en 1780, envoie
aux loges un questionnaire sur l'origine de la
franc-maçonnerie, sa fin véritable, l'organisation
des rites et du cérémonial, la place que les
sciences secrètes doivent occuper dans l'Ordre.
La réponse de Maistre est en même temps le
premier ouvrage important du philosophe. Dans
ce Mémoire, il explique qu'il ne croit pas à
l'origine templière de la franc-maçonnerie ; il
n'accepte pas d'être subordonné à des Supé-
rieurs Inconnus. Quant aux initiations antiques,
il écrit : « Attachons-nous à l'Évangile et lais-
sons là les folies de Memphis. » Il ajoute qu'il
considère comme le gouvernement idéal celui
du pape. Sans exclusivisme, il fait, dès cette
époque, nettement profession de catholicisme ;
le rôle de la franc-maçonnerie est de travailler
à l'avancement de la religion et à la réunion
des Églises. En 1782, le grand convent maçon-
nique projeté se réunit à Wilhelmsbad (cf. aussi
les articles s u r Haugwitz et Willermoz). Il
n'est pas sûr que Ferdinand de Brunswick ait lu
le Mémoire, mais les tendances de ce prince, si
proches de celles de Joseph de Maistre et de
Willermoz, triomphent à Wilhelmsbad, du
moins apparemment. En 1784, Joseph de Maistre
reçoit une convocation au convent occultiste des
Philalèthes qui doit se tenir l'année suivante :
on ignore la suite donnée à cette invitation ;
mais jusque vers l'âge de quarante ans, il reste
un maçon zélé. Maistre rencontre aussi Saint-
Martin à Lyon, et à Chambéry en 1787 quand le
Philosophe Inconnu y passe pour se rendre en
Italie. Tous deux correspondent.
Comme beaucoup de théosophes de son temps,
Maistre est l'ami des jésuites ; il conseille au
i . ' é s o t é r i s m ec h r é t i e n( x v i i i es i è c l e )/3 4 1

tsar Alexandre I" de les protéger et de leur


accorder la liberté d'enseignement. Aux marti-
nistes, à qui il doit tant, il reprochera leur mé-
pris de la hiérarchie sacerdotale légitime, et
il regrettera que Saint-Martin partage ces pré-
ventions ; toutefois, Maistre lui-même distingue
la religion et le cléricalisme aveugle ; sans aller
jusqu'à la violence d'un Léon Bloy, il s'insurge
contre ce qu'il considère comme des « abus », et
il en veut au pape lors du sacre de Napoléon.
Maistre réfute aussi la plupart des thèses de
l'abbé Barruel qui, dans son Mémoire pour ser-
vir à l'histoire du jacobinisme (1797), s'est rendu
coupable d'innombrables erreurs concernant
l'influence de la maçonnerie sur la Révolution
française. Maistre pensera toujours que les
sociétés mystiques sont nécessaires dans les
pays protestants, et qu'elles le sont partout dans
les époques d'impiété.
On ne saurait faire de Maistre uniquement
un martiniste. Mais il faut admettre que l'ensei-
gnement willermozien a laissé sur lui des traces
profondes, et qu'il n'a jamais cessé d'appro-
fondir les dogmes révélés en se servant des tra-
ditions théosophiques. Selon Dermenghem, il
est peut-être le seul penseur à avoir réussi une
synthèse aussi satisfaisante entre les éléments
théosophiques et l'élément romain. En 1816,
Maistre écrit encore ; « J'en suis demeuré à
l'Église catholique romaine, non cependant sans
avoir acquis dans la fréquentation des illuminés
martinistes et l'étude de leurs doctrines, une
foule d'idées dont j'ai fait mon profit. » Pour
Maistre comme pour saint Paul, « le monde est
un ensemble de choses invisibles, manifestées
visiblement ». Le panthéisme de Spinoza et des
stoïciens n'est qu'une déviation de cette théorie
de l'Apôtre. Le temps est « quelque chose de
forcé qui ne demande qu'à finir ». Maistre affir-
me ainsi la valeur de la pensée analogique ;
pour lui, éteindre « le flambeau de l'analogie »
équivaudrait à renoncer au raisonnement. Il dé-
couvre des rapports entre la prière et les causes
secondes, entre la chute et la loi d'hérédité,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 4 2
entre les maladies et les fautes, etc. Le sacre-
ment eucharistique est la plus belle et la plus
profonde des analogies ; il est fondé sur la cor-
respondance qui existe entre l'homme et la
divinité. Maistre, comme tant d'autres ésoté-
ristes, s'oppose au fidéisme et à une tradition
qui fait appel à la Foi aveugle et à l'autorité.
Ses registres contiennent de nombreuses cita-
tions d'Origène.
Son anthropologie est celle, traditionnelle, de
la triple constitution de l'homme, et des deux
âmes (anima et spiritus selon saint Paul), dis-
tinctes depuis la chute, et qui devront un jour se
confondre. Il s'interroge longuement, et de façon
très nuancée, sur la croyance en l'éternité des
peines infernales. Il pense que la dégénérescence
de certaines tribus sauvages a eu pour cause
une chute originelle du second degré. Maistre
admet absolument le principe même d'ésoté-
risme, c'est-à-dire de connaissances réservées à
quelques initiés ; il recommande ainsi l'exégèse
historique des Écritures, considère, en s'ap-
puyant sur l'autorité d'Origène, que le christia-
nisme primitif « était une véritable initiation
où l'on dévoilait une véritable magie divine »,
et que la création de la matière par Dieu n'a pas
eu lieu afin que de « bonnes choses » soient
faites, mais pour en empêcher de mauvaises, les
esprits pécheurs ayant mérité d'être enfermés
en divers corps comme dans une prison. Le Mal
n'est pas ontologiquement égal au Bien : il est
appelé à disparaître. La dualité sexuelle est une
conséquence de la chute.
Résolument anti-militariste, il redoute aussi la
démocratie, génératrice de guerres. Comme
Saint-Martin, il croit à la vertu rédemptrice du
sang, dans lequel semble s'incarner la force
vitale corrompue, si bien que son effusion est
comme la libération du péché. La religion est
à la base de la civilisation. Les plus grandes
civilisations ont été les plus religieuses. Enfin,
le millénarisme, l'attente du Troisième Règne
et de la Nouvelle Révélation, occupent une
grande place dans sa pensée.
Johann Freidrich Oberlin (1740-1826)

Le pasteur du Ban de la Roche (Steinthal,


près de Schirmeck) exerce à partir de 1767, un
peu comme son correspondant Lavater, une
profonde influence en divers milieux, et se
signale par un apostolat de nature fort théoso-
phique. Son rayonnement ne se limite pas à sa
paroisse : on voit Mme de Kriidener faire chez
lui un séjour dont elle sortira transformée,
plus convaincue que jamais de la mission dont
elle se croit chargée. Oberlin estime que les
communications avec le monde des esprits sont
nécessaires à une communauté chrétienne. Les
anges peuvent se faire voir à qui ils veulent ;
mais Oberlin prétend aussi communiquer avec
de chers disparus. Non seulement sa femme dé-
funte, mais encore la Vierge lui apparaissent en
rêve, et la mère du Seigneur lui révèle maints
détails pittoresques sur elle-même. Oberlin, qui
note soigneusement les rêves de ses paroissiens,
fait aussi grand cas de Swedenborg, à qui il
reproche seulement de ne pas assez distinguer
ce qu'il tient de Jésus-Christ et ce qu'il tient des
anges bienheureux ; il regrette aussi que Swe-
denborg ne soit pas allé jusqu'au ciel angélique
décrit par Pordage. Il s'intéresse au magnétisme
et à la physiognomonie, lit Jacob Bôhme,
Œtinger et Lavater, s'inspire quelque peu du
quiétisme.
Ses relations avec Jung-Stilling remontent à
1801 ; en 1812, Stilling et sa famille font un
séjour au Ban de la Roche. Pour la plus grande
joie de ses amis Empeytaz et de la baronne
de Kriidener, il schématise les demeures céles-
tes sous forme de tableaux dessinés et peints ;
s'appuyant sur la parole de Jésus : « Il y a
plusieurs demeures dans la maison de mon
père », il cherche à représenter ces demeures
par des couleurs symboliques. Il enseigne la
notion d'androgynat primitif, et pense que la
résurrection mettra fin à la séparation des
sexes. Il arrive à Oberlin de décrire longuement
la progression, à travers les demeures célestes,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 4

de deux époux se rejoignant pour se séparer à


nouveau. La démonologie d'Oberlin est assez
pittoresque, tout en se référant généralement
aux Écritures ; les diables peuvent, comme les
bons anges, se transporter où il leur plaît ; ils
rôdent partout, mais de préférence dans les
lieux secs et déserts ; plusieurs maladies pro-
viennent non pas de causes naturelles, mais
d'esprits malfaisants. Oberlin prêche contre
l'éternité des peines, sans toutefois se prononcer
très nettement. Gotthilf Heinrich von Schubert
lui fera une bonne place dans sa Symbolik des
Traumes (1814).

Freidrich Christoph Œtinger (1702-1782)

C'est le père de la théosophie chrétienne en


Souabe à son époque. Tempérament impres-
sionnable — il a des contacts personnels dans
le royaume des esprits —, de très bonne heure
pieux et mystique, il se nourrit d'abord de Male-
branche, puis, par Fende, découvre la Cabbala
denudata de Knorr de Rosenroth. A Tubingen,
un artisan lui fait connaître les œuvres de
Bohme ; aussitôt, Œtinger abandonne Male-
branche ainsi que l'arianisme dont il faisait plus
ou moins sa doctrine. A Francfort, le juif Cappel
Hecht l'initie à la kabbale juive. Il rencontre
aussi Zinzendorf, mais ne s'entend guère avec
lui. A Halle, un kabbaliste l'intéresse à la
philosophie d'Isaac Louria, qui aura sur lui une
influence déterminante, à laquelle se mêlent
celles de Bohme et de Swedenborg. Pour Œtin-
ger, les sephiroth ne sont pas créatures de
Dieu, mais formes de la manifestation divine,
émanation (Ausstrahlung) de l'être divin dans
le monde des créatures. Kabbaliste chrétien, il
veut montrer que les traditions ésotériques
juives contiennent déjà les vérités de la foi
chrétienne, établit un rapprochement entre
Bohme et Louria, fait connaître au piétisme
allemand — par Louria — le chassidisme, spiri-
tuellement si étroitement parent du piétisme.
Œtinger, le Mage du Sud, s'est toujours consi-
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 4 5

déré comme un théologien luthérien et membre


de l'Église évangélique. Contre la théorie de la
monade, il s'oppose à Leibniz et à Wolf. Selon
lui, la dualité est issue du chaos originel ; il
parle fréquemment de « principes opposés » :
tout consiste en feu et en eau, en attraction et
répulsion. Œtinger remplace ainsi la conception
leibnizienne, mathématique et mécanique de la
nature, par une conception organique selon la-
quelle un principe spirituel fait agir la vie dans
le monde des corps ; ce principe, il l'appelle, avec
Jacob Bôhme, « Tinktur », et, comme le Philo-
sophe Teutonique, Œtinger décrit des états de
combat et de contradiction là où Leibniz voyait
au contraire des « passages glissants ». Œtinger,
qui s'oppose ainsi à la loi de continuité, est
assez proche de l'empirisme et du sensualisme ;
il met l'accent sur l'expérience et la perception,
au détriment des mathématiques, un peu comme
le font Hamann, Matthias Claudius ou Baader.
On reconnaît là l'influence de Bacon.
C'est que Œtinger fait partie de ces protes-
tants qui, depuis le XVIII e siècle, par opposition
à l'orthodoxie, l'Aufklarung et le piétisme, dé-
veloppent une compréhension particulière et
vivante de l'histoire conçue comme le lieu même
de la révélation divine. Il est très caractéristique
qu'à cet égard Œtinger s'oppose même à Lava-
ter, que Jung-Stilling qualifiait pourtant de
« Sinnlichkeitschrist » ; car Lavater, selon
Œtinger, ne croit pas suffisamment au corps
matériel, ses Vues sur l'éternité (1773) sont en-
core trop spiritualistes, elles présentent trop un
monde transfiguré à venir, ne s'en tiennent pas
assez à la lettre de l'Évangile. Pour Œtinger,
nous jouissons encore dans le ciel de joies cor-
porelles. Cette manière d'insérer la nature dans
la théologie est l'un des traits de sa pensée
moniste ; un tel attachement à la nature, à la
réalité, est d'ailleurs conforme à l'un des as-
pects durables de la pensée protestante : Dieu
et le monde s'interpénétrent. Œtinger, en quête
d'un lien entre la physique terrestre et la physi-
que céleste, montre comment la nature est une
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 6

« grande académie » et que la plus petite chose,


dans les créatures, témoigne des « invisibilités ».
de Dieu ; il voit dans Rom I, 20, la confirmation
d'une analogie complète entre le visible et l'invi-
sible, et cette analogie elle-même lui prouve que
tout, dans l'au-delà, « doit avoir figure »
(« Leiblichkeit des Geistigen »). Toute l'Écri-
ture ne représente-t-elle pas les objets spirituels
comme doués de corporéité (Leiblichkeit ist das
Ende der Werke Gottes). Aussi la magie, qui
recherche le nexus invisibilium cum invisibili-
bus, est-elle la plus haute des sciences. Œtinger
s'occupe beaucoup d'alchimie. La révélation
eschatologique sera un renversement, ut tandem
exterius sit sicut interius. Il développe large-
ment le thème de l'androgyne primitif.

Œtinger influence beaucoup les cercles pié-


tistes d'Allemagne du Sud, notamment celui de
Michael Hahn, et la communauté nazaréenne de
Johann Jacob Wirz. Ses œuvres, souvent tradui-
tes en russe, trouvent de nombreux échos, plus
tard, dans les cercles maçonniques de l'Empire
d'Alexandre I " . Œtinger s'intéresse beaucoup à
Swedenborg, et contribue à en répandre l'in-
fluence ; c'est lui qui, le premier, traduit et
publie en allemand un écrit de ce visionnaire
suédois. Enfin, les deux philosophes qui plus
tard redécouvriront Jacob Bohme, c'est-à-dire
Franz von Baader et Schelling, connaissent
d'abord Bohme par l'interprétation qu'en donne
Œtinger, qui utilise le bôhmisme comme le cri-
tère même d'une critique de la science contem-
poraine. Toutefois, Schelling connaît aussi
Bohme par Tieck qui le fait connaître également
à Novalis.

Martines de Pasqually (1710-1774)


D'origine incertaine, ce personnage dont l'évo-
lution spirituelle reste encore dans l'ombre
faute de documents, apparaît tout à coup vers
1754, commence une carrière de thaumaturge
et surtout de théurge, s'impose d'emblée comme
un théosophe considérable, un mage nanti de
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 4 7

pouvoirs prodigieux. Sa doctrine, dont le carac-


tère chrétien ne fait aucun doute, se présente
comme la çlef de toute cosmogonie eschatolo-
gique : Dieu, l'Unité primordiale, donna une
volonté propre à des êtres « émanés » de Lui ;
mais Lucifer, ayant voulu exercer lui-même la
puissance créatrice, tomba, victime de sa pro-
pre faute, en entraînant certains esprits dans
sa chute ; il se trouva enfermé avec eux dans
une matière destinée par Dieu à leur servir de
prison. Puis la Divinité envoya l'homme, andro-
gyne au corps glorieux, doué de pouvoirs im-
menses, garder ces rebelles et travailler à leur
résipiscence ; c'est même à cette fin que l'hom-
me fut créé. Adam prévariqua à son tour, en-
traîna la matière dans sa chute ; il s'y trouve
maintenant enfermé, est devenu physiquement
mortel et n'a plus dès lors qu'à essayer de sau-
ver la matière et lui-même. Il peut y parvenir
avec l'aide du Christ, par la perfection inté-
rieure, mais aussi par les opérations théurgiques
qu'enseigne Martines aux hommes de désir
qu'il estime dignes de recevoir son initiation :
fondées sur un rituel minutieux, ces opérations
permettent au disciple d'entrer en rapport avec
des entités angéliques se manifestant à lui dans
la chambre théurgique sous forme de « passes »
rapides, généralement lumineuses, qui représen-
tent des caractères ou hiéroglyphes, signes des
Esprits invoqués par l'opérant auquel les mani-
festations prouvent qu'il est sur la bonne voie
de la Réintégration.

Cette doctrine, destinée à une élite réunie sous


le nom d'Elus Cohens (prêtres élus), va con-
naître une fortune singulière, mais les opéra-
tions théurgiques resteront toujours réservées
aux seuls initiés. De 1754 à sa mort (1774),
Martines travaille à la construction de son Tem-
ple Cohen, et n'utilise guère la franc-maçonnerie
qu'afin de soucher sur elle son propre système.
Jusqu'en 1761, on le trouve à Montpellier, Paris,
Lyon, Bordeaux, Marseille, Avignon ; à Foix,
où il initie Grainville et Champoléon ; en 1761,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 4 8

il construit à Bordeaux son Temple particulier,


et réside en cette ville jusqu'en 1766. A cette
époque, l'Ordre des Cohens est un système de
hauts grades enté sur la maçonnerie Bleue. La
première étape des grades comprend trois
grades symboliques auxquels s'ajoute celui de
Maître-Parfait-Elu ; puis viennent les grades
(Cohens proprement dits : Apprenti Cohen,
Compagnon Cohen, Maître Cohen, Grand Archi-
tecte, Chevalier d'Orient, Commandeur d'Orient.
Le dernier grade, consécration suprême, est
celui de Réau-Croix. En 1766, à Paris, Martines
de Pasqually instruit Bacon de la Chevalerie,
puis le Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz. Il
constitue l'année suivante son Tribunal Souve-
rain, avec Bacon de la Chevalerie, et rentre à
Bordeaux. En 1768, Willermoz y est ordonné
Réau-Croix par Bacon de la Chevalerie, et
Saint-Martin, initié aux premiers grades vers
1765, est reçu Commandeur d'Orient ; Martines
laisse sur le futur « Philosophe Inconnu » une
impression ineffaçable. Les années 1769 et 1770
voient les groupes Cohens se multiplier un peu
partout en France. Saint-Martin quitte alors son
régiment, dès le début de 1771, pour rester au-
près de Martines comme secrétaire et y rem-
placer dans cette tâche l'abbé Fournié. De cette
époque date la mise au point des rituels et la
rédaction du Traité de la Réintégration, base
doctrinale de la théosophie et de la théurgie
martinésistes. En 1772, Saint-Martin est ordonné
Réau-Croix, mais Martines, parti la même année
pour Saint-Domingue afin d'y toucher un héri-
tage, y mourra en 1774. Dès lors, l'Ordre se dé-
sagrège, et 1781 marqua la fin du fonctionne-
ment des établissements Cohens. Toutefois, des
Elus Cohens continuent à exercer la théurgie et
à procéder à des ordinations. D'autre part,
l'enseignement théosophique de Martines n'en
est pas perdu pour autant ; au sein de la maçon-
nerie, il se répand encore longtemps après sa
mort de ce chef de file, grâce au système maçon-
nique institué par Willermoz peu après la mort
de son maître.
Dom Pernéty (1716-1796)
Antoine-Joseph Pernéty, bénédictin de la con-
grégation de Saint-Maur, traducteur de Wolf et
de Swedenborg, collaborateur de la Gallia
christiana, auteur d'un Dictionnaire portatif de
peinture, de sculpture et de gravure (1757), est
un esprit universel. La lecture de l'Histoire de
la philosophie hermétique de Langlet-Dufresnoy,
parue en 1742, inaugure sa vocation théosophi-
que. A la suite de Burgravius (Achilles Pano-
phos, 1612), il assure que les poèmes de l'Anti-
quité, et la mythologie elle-même, sont des
traités allégoriques de science hermétique, et
qu'il suffirait d'avoir la clef de ces allégories
pour découvrir le secret de la chrysopée. En
1763, le duc de Choiseul l'envoie avec Bougain-
ville aux îles Malouines, où il reste une année.
En 1765, il quitte la règle de son Ordre.

Pernéty se rend alors à Avignon, où il fonde


son « Rite Hermétique », sorte d'académie alchi-
mique. La pierre philosophale qu'il recherche
est d'ailleurs bien moins une « poudre de pro-
jection » qu'un « élixir de longue vie ». Deux
ans plus tard, il quitte Avignon pour se rendre
à Berlin, où Frédéric II le nomme conservateur
de la bibliothèque de la ville, et il devient bien-
tôt membre de l'Académie royale. Surtout, il fait
à Berlin la connaissance du staroste polonais
Grabianka, qui lui présente l'abbé Louis-Joseph
Guyton de Morveau, dit Brumore ; ce dernier
lui révèle l'existence d'un personnage mysté-
rieux nommé Élie Artiste. Se fondant sur les
théories d'Élie Artiste et sur les révélations de
Swedenborg, Pernéty constitue définitivement
son Rite Hermétique, qui pratique dorénavant
la théurgie et la magie divine, permet de com-
muniquer avec les esprits angéliques. Mais ses
initiés s'adressent aussi à la « Sainte Parole »,
sorte d'hypostase de l'Intelligence suprême,
qu'ils interrogent et dont ils reçoivent des ré-
ponses. D'illustres personnages s'affilient à la
secte : Henri de Prusse, Charles-Adolphe de
Briihl, le f u t u r Frédéric-Guillaume II (enrôlé
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 5 0

dans les Rose-Croix d'Or depuis 1781), la reine


de Prusse.
Persuadé par la Sainte Parole qu'il est l'un
des annonciateurs du Millenium imminent, le
« Pontife » du nouveau Peuple dont Grabianka
sera le roi, Pernéty quitte Berlin en 1783. Bru-
more, ayant appris par la Sainte Parole que
leur nouveau lieu de travail doit être Avignon,
s'y rend et y constitue la secte avec La Richar-
dière et Bouge. Grabianka s'y établit à son
tour en 1785, rejoint par Bousie et Morinval.
Brumore meurt l'année suivante, mais en 1787
la secte compte une centaine de membres. Per-
néty, qui l'a rejointe, en établit le siège près
d'Avignon, à Bédarrides, dans la demeure du
marquis Vernetti de Vaucroze, située sur une
petite montagne baptisée mystiquement « Tha-
bor », et dans laquelle les illuminés se mettent
à pratiquer l'alchimie et les cérémonies cul-
tuelles.
Dès lors, les prodiges les plus extraordinaires
favorisent la société, et Charles de Sudermanie,
frère de Gustave III, convaincu de l'intérêt
mystique de la secte par le baron de Staël,
envoie à Avignon, en 1789, son confident Reuter-
holm, chambellan de la reine de Suède, ainsi
que Silverhielm, capitaine des gardes du corps
du roi de Suède, futur ambassadeur à Londres
et neveu de Swedenborg. En même temps, le
comte de Divonne et la duchesse de Wurtem-
berg sollicitent l'initiation. Mais Grabianka pro-
teste contre le culte mariai instauré par Pernéty
et constitue un groupe dissident appelé «Le
Nouvel Israël », dont le chef serait Octavio
Capelli, un Romain recevant des communica-
tions de l'archange Raphaël. Grabianka initie
Reuterholm à son schisme, mais l'arrestation
de Capelli par l'Inquisition romaine ruine bien-
tôt son prestige. Quant à la société de Pernéty
proprement dite, sa décadence se manifeste elle
aussi dès 1790, à la suite de perquisitions effec-
tuées par la légature, et en 1793 la loi des sus-
pects disperse la plupart de ses membres. Mais
Pernéty, avec persévérance, continue jusqu'à sa
3 5 1 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
mort à s'occuper d'alchimie. En 1800, la société
compte encore une quinzaine de membres, dont
Tardy de Beaufort et Chais de Sourcesol. Ver-
netti de Vaucroze, déçu de ne pouvoir la res-
susciter, s'affilie en 1808 aux Chevaliers Bien-
faisants de la Cité Sainte.

Charles-Hector de Saint-Georges de Marsais


(1688-1755)

Né à Paris en 1688, de Marsais (ou Marsay)


se retire dans l'ermitage de Schwarzenau, où il
se livre à l'oraison et à la lecture des œuvres
d'Antoinette Bourignon (1616-1680). Lieutenant
à l'armée en Brabant, il résigne son engagement
et se rend avec deux autres mystiques (le pas-
teur Baratin et le Suisse Cordier) dans la prin-
cipauté de Wittgenstein. De fréquents séjours en
Suisse romande lui permettent de se lier avec
bon nombre de piétistes et de mystiques ; il
habite quelque temps à Vevey, chez le piétiste
Magny, rentre en Allemagne en 1719, se fixe à
Berlebourg, centre de la « Société philadel-
phique » qui groupe divers représentants de
l'irénisme. C'est là qu'est publiée par Johann
Heinrich Haug (mort en 1753) la Bible de
Berlebourg (1726 à 1742), louée par Jung-
Stilling, influencée par Jacob Bohme, Johann
Ardnt, Fénelon, Mme Guyon, Antoinette Bouri-
gnon, Browley, Pordage, Jane Lead, etc., qui
répand la théorie de l'homme primitif androgyne
dans les milieux du piétisme continental, mais
aussi en Scandinavie et aux Pays-Bas ; il s'agit
d'une nouvelle traduction allemande et com-
mentée de la Bible, sorte de justification exégé-
tique des croyances répandues par Hedwig
Sophie et Kasimir von Sayn-Wittgenstein-Berle-
bourg.
A Berlebourg, Marsais publie ses ouvrages, de
1738 jusqu'à sa mort. Il fait la connaissance de
Zinzendorf, puis de Fleischbein en 1734, qu'il va
diriger spirituellement. Frédéric de Fleischbein
(1700-1774) le remplace en 1755 comme directeur
de toute une communauté de Vaudois ; en 1740,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 2
Fleischbein s'était établi à Pyrmont qui devint
le centre des mystiques quiétistes allemands ;
il traduit en allemand les œuvres de Mme Guyon
et entretient une abondante correspondance
avec les chrétiens « intérieurs » de nombreux
pays. A sa mort, survenue en 1774, Dutoit-Mem-
brini transportera à Lausanne le siège de la
secte.
Vers la fin de sa vie, Marsais se rallie à la
théorie de la justification du pécheur par le
sang de Jésus-Christ, évolution qui sera sévè-
rement jugée par quelques autres représentants
de la religion « intérieure », dont Dutoit-Mem-
brini, que tant d'affinités rattachent néanmoins
à Marsais. Bien qu'il écrive un Traité de la
magie, Marsais ne préconise pas ses voies
actives mais bien plutôt une passivité de type
quiétiste. A côté d'Antoinette Bourignon, ce
sont Jacob Bôhme, Mme Guyon et Pierre Poiret
qui nourrissent sa pensée et ses réflexions. Les
ouvrages de Marsais seraient écrits sous la
dictée divine, sans que lui-même tire rien de
son propre fonds. La chute de Lucifer produisit
le chaos, matière grossière dont ce monde f u t
formé ; l'homme f u t créé pour remplacer les
anges rebelles, androgyne, concevant sans plai-
sir charnel et dans l'union divine. Mais l'homme
chuta par les sens, et la terre fut maudite à
cause de lui. Marsais développe une pittoresque
géographie céleste dans laquelle chaque théoso-
phe occupe une place bien déterminée.

Louis-Claude de Saint-Martin ( 1743-1803)


Né à Amboise, il lit de bonne heure Abadie et
Burlamaqui, puis se tourne vers des études
juridiques dans lesquelles il ne persévère pas.
En 1765, le duc de Choiseul lui fait obtenir un
brevet de sous-lieutenant au régiment de Foix,
alors stationné à Bordeaux où Martines de
Pasqually s'est établi l'année précédente. Pré-
senté à Martines, Saint-Martin est admis dans
l'Ordre des Cohens (cf. l'article sur Pasqually);
il est initié aux premiers grades par Baudry de
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 5 3

Balzac, vers 1765 ou 1766. En 1768, il est reçu


Commandeur d'Orient. Le maître, la doctrine
et la rituélie théurgiques fournissent à Saint-
Martin, et définitivement, l'essentiel de sa philo-
sophie, la plupart des thèmes principaux qu'il
ne cessera de développer dans toutes ses œu-
vres. Passionné dès lors de mystique, de théoso-
phie et de sciences secrètes, il quitte l'armée
en 1771 pour se consacrer dorénavant à sa voca-
tion, et sert pendant plusieurs mois de secré-
taire à Martines. Il obtient des « passes », en
1772, au cours de l'opération d'équinoxe ; la
même année, il est reçu Réau-Croix.
Le début de son activité littéraire coïncide
avec le départ de Martines. En 1773 et 1774, il
demeure à Lyon, chez Willermoz, et rédige son
premier ouvrage Des erreurs et de la vérité, qui
divulgue l'illuminisme au grand public ; il com-
mence à répandre activement sa doctrine dans
les salons, où il séduit tant par ses idées que
par son charme, et où il gagne bien des cœurs.
Il se rend en Italie. Quand paraît son livre, en
1775, il est à Paris, et devient déjà le « Philo-
sophe Inconnu » qu'il restera pour la postérité.
Le Tableau naturel (1782) reprend et prolonge
les enseignements de Des erreurs. Depuis quel-
que temps déjà, Saint-Martin prend ses dis-
tances à l'égard de l'occultisme, de la franc-
maçonnerie, et même de toute théurgie ; il
s'oriente vers une voie de plus en plus « inté-
rieure ». Il ne participe pas au convent de
Wilhelmsbad (1782), et refuse de se rendre au
convent des Philalèthes (1784-1785). Néanmoins,
il est nommé Chevalier Bienfaisant de la Cité
Sainte en 1785, pour pouvoir participer à la
« Société des Initiés » de Lyon, qui reçoit ses
enseignement du mystérieur « Agent Inconnu »
(cf. l'article sur Willermoz). En 1787, il arrive à
Londres avec le prince Galitzine, puis se rend en
Italie. Son séjour à Strasbourg (1788-1791) est
surtout marqué par la rencontre de Mme de
Bôcklin et de Friedrich Rudolf Salzmann, qui
lui révèlent la philosophie de Jacob Bohme.
L'année où paraît l'Homme de désir (1790), il
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 4
fait rayer son nom des registres maçonniques
depuis 1785.

Après le Nouvel Homme et Ecce Homo (des-


tiné à instruire la duchesse de Bourbon ; cf.
l'article Bourbon), parus en 1792, Saint-Martin
écrit principalement sous l'influence de Bôhme,
dont il concilie les enseignements avec ceux de
son « premier maître ». En même temps débute
la belle correspondance théosophique de Saint-
Martin avec Kirchberger; elle ne cessera qu'en
1799, à la mort du Bernois. La duchesse de
Bourbon accueille le Philosophe Inconnu à
Petit-Bourg en 1793. De 1795 date sa célèbre
controverse avec Garat. Saint-Martin, ce théo-
crate convaincu, monte la garde devant le
Temple où est enfermé Louis XVII ; mais il
expose brillamment, dans plusieurs opuscules,
ses idées sur la Révolution française. Il écrit
d'autres ouvrages dont le Ministère de l'Homme-
Esprit (1802), sans doute le plus élaboré, conci-
lie le mieux les enseignements de Bôhme et
ceux de Martines. En même temps, il rédige
des traductions d'ouvrages de Bôhme et les
fait publier. Peu après avoir rencontré Chateau-
briand à la Vallée aux Loups, en janvier 1803,
il s'éteint le 13 octobre à Aulnay chez le séna-
teur Lenoir-Laroche.
Saint-Martin a laissé une importante corres-
pondance, notamment avec Willermoz et Kirch-
berger ; tout comme ses ouvrages proprement
dits, elle permet de se rendre compte qu'il est
toujours resté fidèle aux enseignements de Mar-
tines, et qu'il n'a jamais renié la valeur ni
l'efficacité de la théurgie Cohen ; simplement, il
a estimé, à un moment donné, n'avoir plus
besoin de cette dernière, dont il a cru tirer
suffisamment d'avantages spirituels. Sa philo-
sophie, qui tient des systèmes de Martines .et
de Bôhme, ne doit pratiquement rien à Sweden-
borg ; Mme Guyon elle-même n'a pas fait sur
lui une forte impression. Exprimant de façon
complète et exacte les thèmes essentiels de
tout occultisme, il apparaît vraiment comme
3 5 5 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
« l'héritier de toute la pensée traditionnelle occi-
dentale » (Robert Amadou). Saint-Martin déve-
loppe une sophiologie,. ainsi qu'une arithmoso-
phie, d'une grande solidité, intéressantes et
jamais abstraites, car toujours inséparables de
l'idée de régénération, de réintégration, exprimée
avec une ferveur qui est au fond une prière
permanente d'une très haute élévation spiri-
tuelle. Il décrit longuement les conséquences
de la chute, tire de là l'essentiel de sa cosmo-
logie, et indique les remèdes par lesquels l'es-
prit de l'homme pourrait se régénérer lui-même
ainsi que la nature tout entière. Jamais il ne
craint de trop exalter l'homme, ni son rôle
dans l'économie divine ; il souligne ses liens
avec le créateur, nous entretient de ce qu'il y a
de meilleur en nous : admiration, charité, soli-
dité des rapports humains, valeur inestimable
du grain de sénevé qui est dans le cœur de
chacun et peut nous porter jusqu'aux cieux,
nous permettre de retrouver notre splendeur
passée. Car c'est toujours de l'homme que part
Saint-Martin, qui écrit par exemple : « Expli-
quer les choses par l'homme, et non pas
l'homme par les choses ».
Dans d'innombrables pensées d'une profondeur
rarement égalée, il exprime sa foi au Christ,
son opposition au sensualisme et au matéria-
lisme de son époque. Ses idées sur la Révolution
française, semblables à celles de Joseph de
Maistre qui exprime presque simultanément les
siennes, sont d'un théocrate convaincu; mais il
voit dans ce grand bouleversement un châtiment
provisoire envoyé par la Providence, et bien mé-
rité à cause de la décadence des trônes et des
autels. Son style, à la fois original, solide et
mélodieux, est celui d'un des meilleurs prosa-
teurs français. Si, dans les quelques poèmes
qu'il a écrits, Saint-Martin n'a pas fait preuve
de génie, il est en revanche inégalable lorsqu'il
modèle ses réflexions sur le rythme des
Psaumes ; à cet égard, l'Homme de désir est le
chef-d'œuvre d'un genre dont notre langue offre
peu d'exemples ; il faudra attendre Lamennais,
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 6
puis Paul Claudel, pour en retrouver la force,
la saveur et la qualité : tel est l'homme en qui
Joseph de Maistre voyait « le plus instruit, le
plus sage et le plus élégant des théosophes ».

Friedrich Rudolf Salzmann ( 1749-1821 )

Né à Sainte-Marie-aux-Mines, conseiller de
légation de la Saxe ducale, précepteur auprès
du jeune baron de Stein (le f u t u r ministre
prussien) en 1774, cet Alsacien, juriste de for-
mation, a passé presque toute sa vie à Stras-
bourg et s'est consacré de bonne heure à l'étude
des théosophes. Il acquiert la Librairie Acadé-
mique de Strasbourg, devient ainsi éditeur-
libraire, ce qui lui assure une tranquillité rela-
tive et momentanément interrompue par la
tourmente révolutionnaire. Ami d'Oberlin, de
Jean de Tùrckheim, de Jacob Lenz et de H.L.
Wagner, mystiques et théosophes connus de
Goethe, il fonde avec eux une revue, Der
Biirgerfreund. Pendant des années et jusqu'à la
fin de sa vie, il reste l'ami dévoué de Willermoz;
c'est avec Jean de Tùrckheim, son compatriote
strasbourgeois, que Salzmann organise le sys-
tème des C.B.C.S. (cf. article sur Willermoz) ; à
la même époque, il prend une part active au
convent de Wilhelmsbad (1782, cf. ibid.) et res-
tera toujours, en Alsace, le représentant autorisé
des Grands Profès. On le verra servir d'intermé-
diaire entre Willermoz et les princes allemands
Charles de Hesse-Cassel et Frédéric de Bruns-
wick. Il rencontre Saint-Martin en 1788, à Stras-
bourg, où le Philosophe Inconnu passe l'une des
périodes les plus heureuses de sa vie en compa-
gnie des mystiques alsaciens, dont Salzmann et
Mme de Bocklin font partie. Peut-être lui doit-
on, comme c'est certainement le cas pour
Mme de Bocklin, d'avoir intéressé Saint-Martin
à la philosophie de Jacob Bôhme. C'est que Salz-
mann s'inspire des théories du cordonnier de
Goerlitz, mais aussi d'Engelbrecht, Œtinger,
Bengel et Hahn. Il correspond avec Jung-Stilling,
3 5 7 / L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE)
Lavater, Georg Millier, Moulinie, Saint-Martin.
l'évêque Grégoire, Oberlin, Friedrich von Meyer,
Gotthelf Heinrich von Schubert, Emil von
Darmstadt, Mme de Kriidener, Nuscheler et
d'autres écrivains ou théosophes.
Son œuvre initiale, Tout se renouvellera, parue
en sept parties de 1802 à 1810, contient de nom-
breux extraits de lectures théosophiques et des
notes personnelles. On y trouve des pages de
Ruysbroek, Tersteegen, Catherine de Sienne, An-
toinette Bourignon, Mme Guyon, Jane Lead,
Swedenborg, Bromley, etc., auteurs que Salz-
mann répand et fait mieux connaître des lec-
teurs alsaciens, des Allemands du Nord et des
Suisses. Dans ce travail, Salzmann expose d'in-
téressantes idées sur l'état de l'âme après la
mort et sur la résurrection. Avant la résurrec-
tion, nous passons par un état transitoire avant
d'aller définitivement dans le ciel ou en enfer ;
Salzmann tente ainsi de rendre acceptable aux
protestants la théorie catholique du purgatoire.
Il est l'auteur de quinze volumes parmi les-
quels se trouvent aussi : Sur les derniers temps
(1806), critique d'un ouvrage de Kelber (1805)
sur le royaume de mille ans ; et surtout :
Regards dans les mystères des voies de Dieu
relatives à l'humanité (1810). Salzmann présente
une cosmogonie de type très martinésiste : la
révolte des anges fut à l'origine d'un chaos dont
Dieu fit une splendide demeure habitée par les
hommes. Le désordre des éléments est la consé-
quence de la chute d'Adam. Salzmann prophé-
tise volontiers sur la fin des temps. On l'a
souvent confondu avec son cousin Johann Daniel
Salzmann, secrétaire d'une commission muni-
cipale (Actuarius) et commensal de Gœthe, Jung-
Stilling et Herder en 1771 ; cet ami de Gœthe
est mort en 1812, mais l'ami de Saint-Martin
en 1821.

Em manuel Swedenborg ( 1688-1772)

Né à Stockholm, m o r t à Londres, Swedenborg


est à plus d'un titre un personnage considérable.
L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII E SIÈCLE) / 3 5 8
Anobli en 1719, il siège alors à la Chambre des
Seigneurs. De bonne heure poète, organiste, il
est aussi dès sa jeunesse un mathématicien de
grande classe. A Londres en 1710, il étudie
Newton, puis voyage par toute l'Europe, rend
visite à bon nombre de savants avec lesquels
il entretient ensuite une importante correspon-
dance scientifique. Il invente un type de sous-
marin, un nouveau système d'écluses, un appa-
reil volant mû par une hélice, etc. Assesseur au
Collège des Mines, il publie en 1719 des ouvrages
sur le mouvement de la terre et des planètes,
l'algèbre, le calcul différentiel et intégral, et en
1733 un gros livre de physique naturelle. Son
(Economia regni animalis (1740-1741) contient
déjà des spéculations de nature cosmogonique ;
l'auteur applique à ses raisonnements scientifi-
ques l'idée d'analogie entre le microcosme et le
macrocosme. L'année 1745 marque la fin de son
activité scientifique proprement dite ; en effet,
depuis juin 1743, il a observé chez lui des rêves
prémonitoires et symboliques, qu'il a consignés
dans le Journal de ses rêves (1743-1744). Il se
met alors à l'étude des Écritures et rédige ses
Arcana coelestia (1748), exégèse biblique. Dès
lors, les ouvrages théosophiques vont se suc-
céder.

Swedenborg est moins une âme contemplative


qu'un esprit observateur et analytique. C'est un
géographe des sphères célestes plus qu'un mys-
tique décrivant des visions béatifiques. Emerson
a dit de lui qu'il avait su traduire la nature en
termes de pensée. Il cherche le lien organique,
vital, entre l'homme et la divinité, présente son
enseignement comme une « révélation » et
affirme avoir été choisi par le Seigneur pour
expliquer aux hommes le sens spirituel de la
parole de Dieu. Pour Swedenborg, la création
est l'œuvre du Soleil spirituel qui émane de
Dieu. L'univers créé renferme en soi l'image
divine. L'homme est lui-même l'origine du Mal
depuis qu'il s'est détourné de Dieu, et la chute
est une dégradation progressive de l'espèce
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 5 9
humaine égarée par les sens. Swedenborg dis-
tingue quatre âges de l'humanité : l'âge d'or,
d'argent, de bronze, de fer. La Trinité n'apparut
qu'à l'instant où Dieu se fit homme. Le Christ
a rétabli l'équilibre entre le ciel et l'enfer, mais,
depuis l'Incarnation, de nouveaux méfaits ont
été perpétrés et un nouveau Jugement sera
nécessaire. Assez hostile au catholicisme,
Swedenborg fait aussi grand cas de Mahomet.
Il attaque l'idée de la foi seule justifiante, fré-
quente chez les protestants (théorie de Melanch-
ton).

Les mondes spirituel et temporel étant uni-


quement peuplés par des hommes, il n'y a point
d'anges directement créés par Dieu, donc point
d'anges déchus. Dans le monçle des esprits, cha-
que être humain finit par revêtir son visage
intérieur, révélant ainsi son être véritable ; en
enfer, les réprouvés se plongent eux-mêmes
dans leurs vices avec délices. Le vrai travail de
régénération consiste à aliéner notre libre-arbi-
tre, à supprimer notre volonté propre, pour de-
venir un instrument dans les mains de Dieu ; de
plus, Swedenborg soutiendra que l'homme ne
peut vraiment penser ni vouloir par lui-même :
il est le centre d'une infinité d'esprits cherchant
à agir sur lui. Le salut se fait non par l'œuvre
d'un Rédempteur, mais par l'entraînement de
la volonté. « Le secret de la manifestation divine,
de la Théophanie, c'est que le Seigneur apparaît
à chacun sous une forme correspondant à la
capacité respective de chacun. » (C'est exacte-
ment ce que nous enseigne, en théosophie isla-
mique, un Ibn Arabi.) Swedenborg précise :
« Le Seigneur ne se cache pas, mais les mauvais
le font apparaître comme s'il se cachait, comme
s'il était sans existence » (Henry Corbin).

Toute chose naturelle est la représentation


d'une chose spirituelle. « Toute chose naturelle
tend à sa Geistleiblichkeit, à cet état de corps
spirituel dont Œtinger, en fidèle disciple de
Swedenborg, a fait une notion fondamentale.
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 6 0

parce qu'aussi bien c'est l'état des êtres et des


choses observés par Swedenborg au cours des
états visionnaires que rapportent les Memora-
bilia ou le Diarium spirituale » (Henry Corbin).
Swedenborg se plaît particulièrement à décrire
le monde spirituel, le séjour des justes, où il
prétend s'être longuement promené. Il en peint
les villes, les maisons, les musées, les bibliothè-
ques, etc. Comme sur terre, les hommes qui y
séjournent ont besoin de se loger, de se nourrir,
de se vêtir... Ils peuvent se marier, mais aucun
enfant ne naît de ces unions. On retrouve chez
Swedenborg plusieurs conceptions propres au
Poïmandres d'Hermès Trismégiste. Ainsi que
l'explique Maurice Got, Swedenborg use avec
une rigueur toute scientifique de sa table des
correspondances ; sa démarche concerne essen-
tiellement les moyens d'investigation du réel,
et c'est à ce titre qu'il a pu intéresser Paul
Valéry. Les visions de Swedenborg sont subor-
données à l'utilisation d'une méthode exacte.
Le spirituel n'est point l'abstrait. Selon sa théo-
rie des influx, l'homme peut jouir d'une cons-
cience élargie. L'influx, qui provient du monde
spirituel, est la lumière de chaque homme natu-
rel ; cet influx assure la cohérence, fait l'unité
entre tous les éléments du réel, mais la notion
de « correspondances » n'est pas un simple
parallélisme qui se manifesterait entre diffé-
rents plans ; cause et effet appartiennent à un
même ordre ; toutes les choses manifestées
dans l'espace et le temps sont les symboles de
situations spirituelles qui en sont la cause, si
bien que le monde visible n'est que la représen-
tation du monde spirituel. L'âme forme le
corps à son image. La substance du monde est
active, elle est liée au mouvement ; l'idée d'onde
et de vibration concrétise sa théorie des cor-
respondances ; le mouvement crée l'espace et
le temps. L'interne est la réalité spirituelle
dont le monde sensible est l'apparence. De
même qu'il y a trois cieux — ciel suprême,
ciel moyen, ciel inférieur —, de même il y a
trois sens de la parole divine : un sens célestiel,
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 6 1
spirituel, naturel. Chatanier, l'un des traduc-
teurs de Swedenborg en France, pense que sa
doctrine doit beaucoup à la Cabala denudata
de Knorr de Rosenroth ; mais l'œuvre de Swe-
denborg doit sans doute aussi plus d'une image
à Saint-Georges de Marsais.

« Aucun mystique n'a eu sur la littérature


française du siècle dernier une influence aussi
décisive, aussi durable que le Suédois Sweden-
borg » (Paul Arnold). Balzac, Baudelaire, Nerval,
George Sand lui doivent beaucoup, mais aussi
Strindberg, et de nombreux autres écrivains
parmi les plus grands. Ses doctrines pénètrent
en France dès 1770. Pernéty et Chatanier le tra-
duisent dès 1782. A la Swedenborg Society de
Londres, la New Church de New York, il faut
ajouter aussi la société des Illuminés d'Avignon
groupée autour de dom Pernéty et de Gra-
bianka. Aux alentours de 1820, BonifaS-Laroque,
Anne-Pierre-Jacques de Vismes, Hindmarsch, pu-
blient sa doctrine sous forme d'abrégés ; citons
encore le capitaine Bernard, qui tente de conci-
lier swedenborgisme et martinisme — la syn-
thèse est difficile —, Gobert, Moët — qui publie
une traduction complète de ses œuvres (1819-
1824). Kant connaît d'abord Swedenborg par
ses Arcana cœlestia, et le critique dans ses
Traume eines Geistersehers, erlâutert durch
Traume der Metaphysik (Kônigsberg, 1766), ou-
vrage d'une très grande importance pour le
développement de la philosophie kantienne, car
Kant y développe ses propres idées sur les limi-
tes de la métaphysique. Novalis, Justinus Ker-
ner, Baader, G.H. von Schubert s'occupent de
problèmes de visions et reprennent, par certains
côtés, bien des intuitions swedenborgiennes ;
de même, les principaux représentants du mou-
vement de l'Erweckung (Jung-Stilling, Lavater,
Mme de Kriidener et Oberlin), malgré de pro-
fondes divergences théologiques, s'apparentent
à cette philosophie dans la mesure où ils se
soucient beaucoup des manifestations de l'au-
delà.
Zacharias Werner (1768-1823)
Cet enfant de Konigsberg se tourne de bonne
heure vers la franc-maçonnerie, d'abord par
calcul plus que par conviction. Mais bien vite,
il est séduit et fait siennes les conceptions fon-
damentales de l'illuminisme de son époque.
Ernst Christian Friedrich Mayr (1755-1821), es-
prit inquiétant, Rose-Croix qu'enveloppe un halo
de fantastique et de mystère, le séduit et l'in-
fluence profondément. Ce Mayr est le secrétaire
particulier du ministre de Frédéric-Guillaume II,
Wôllner (1732-1800), l'un des mages qui ont
converti le roi de Prusse à la théosophie et
même à la théurgie. Aussi bien le chef-d'œuvre
de Zacharias Werner, les Fils de la Vallée (1803-
1804), est-il inséparable du milieu maçonnique
qui fut celui de l ' a u t e u r ; ce récit, dont la pre-
mière partie est terminée en 1802, véritable
résumé des doctrines occultistes de son temps,
regorge de symboles ésotériques et maçonni-
ques : arithmosophie, millénarisme, alchimie,
magie constituent le fond même de ce récit,
« initiatique » comme tant d'autres ouvrages de
la même époque, mais écrit par une âme ardente
que sert un immense talent. Ce livre doit
beaucoup à Jacob Bôhme et à Saint-Martin,
comme l'a montré Louis Guinet dans une ma-
gistrale étude. De même que Novalis, qu'il con-
sidère comme un saint, Werner voudrait restau-
rer le catholicisme primitif ; son rêve est de
créer à cette fin un nouvel Ordre des Templiers.

Ce charmeur, ce séducteur génial répand en-


suite ses théories dans les salons, où il sait
l'art de briller, de gagner à sa cause les cœurs
féminins. A Berlin, il fréquente la société litté-
raire et mondaine ; à Iéna, en 1807, il rencontre
Gœthe, qui le soutient tout en le critiquant.
Gœthe fait représenter à Weimar, en 1808, le
drame de Werner : Wanda, reine des Sarmates.
Werner rencontre aussi Jung-Stilling, qui lui fait
présent de sa Geisterkunde ; on le trouve plus
tard à Coppet, en 1808, chez Mme de Staël, où
il rêve avec A.W. Schlegel, où on l'adule ; s'en
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N ( X V I I I e SIÈCLE) / 3 6 3
étonnera-t-on ? La fille de Necker fréquente
Charles de Villers, Elzéar de Sabran, Mme de
Kriidener, Dampierre, Divonne, et d'autres vi-
sionnaires ! De retour à Weimar, Werner y écrit
le Vingt-quatre Février (sa mère, et son meilleur
ami, étaient morts un 24 février), qui sans être
une œuvre théosophique, est néanmoins une
pièce « noire » agissant fortement sur l'imagi-
nation des contemporains ; elle devait connaître
un succès prodigieux, consacré par d'innombra-
bles imitations. Gœthe prend une part active à
l'élaboration de cette pièce, écrite en 1809 et
représentée sur la scène de Weimar en 1810.

Zacharias Werner se rend ensuite à Rome où


il a b j u r e , en avril 1810, la religion protestante et
se déclare catholique romain. Gœthe le renie.
Puis Werner gagne l'Autriche, est ordonné
prêtre en 1814 à Aschaffenburg et professe des
idées ultramontaines. Jusqu'à sa mort, il reste
le prédicateur favori du grand monde, à Vienne,
où ses sermons connaissent un immense succès.

Jean-Baptiste. Willermoz (1730-1824)


Ce Lyonnais, issu de famille franc-comtoise,
exerce le métier de soyeux ; vite installé à son
compte, il dirige une affaire prospère et vit
confortablement. Dès l'âge de vingt ans, la
franc-maçonnerie le passionne. En 1753, Willer-
moz fonde la loge de la Parfaite Amitié, et joue
en 1760 un grand rôle dans la formation de la
Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon,
dont il devient le grand maître. Avec l'aide de
son frère Pierre-Jacques, médecin influencé per-
sonnellement par dom Pernéty et qu'intéressent
les études alchimiques, il fonde en 1763 le
Chapitre Rosicrucien des Chevaliers de l'Aigle
Noir RoseCroix. C'est Bacon de la Chevalerie
qui, en 1767, le met en rapport avec Martines
de Pasqually, à Versailles, où il est initié aux
premiers degrés de l'Ordre des Elus Cohens. La
même année, il représente Martines à la Pro-
vince de Lyon. Initié Réau-Croix en 1768, c'est-à-
dire au plus haut grade Cohen, Willermoz se lie
i.'ÉSOTÉRISME C H R É T I E N (XVIIIe SIÈCLE) / 3 6 4

d'amitié avec un autre Elu Cohen, Louis Claude


de Saint-Martin, avec lequel il entretient depuis
1771 une active correspondance. Saint-Martin
vient le voir à Lyon en 1773, et à cette occasion
les deux hommes se voient pour la première
fois ; Saint-Martin demeure chez Willermoz
pendant plus d'une année. Fortement impres-
sionné — de même que Saint-Martin — par l'en-
seignement théosophique et théurgique de Mar-
tines, qui lui fournit définitivement un cadre
dogmatique et un système, Willermoz va dès
lors consacrer sa vie au martinésisme. Toute-
fois, sur le plan théurgique, il lui faudra attendre
de nombreuses années avant d'obtenir des ma-
nifestations de l'invisible ; de plus, il se voit
dans l'obligation, après 1769, de contribuer ma-
tériellement à pensionner Martines ; sans cesser
de croire en l'enseignement de son maître, il
entre alors en rapport avec la Stricte Obser-
vance Templière (allemande) du baron de Hund,
fondée en 1751 ; et l'année même de la mort de
Pasqually, en 1774, Weiler, représentant le baron
de Hund, inaugure le premier chapitre de la
S.O.T. dans la « Province d'Auvergne », dont
Willermoz est nommé Chancelier.

Peu intéressé par ces tractations, Saint-Martin


quitte le domicile de son ami et se rend à
Paris. Mais on appelle « Bienfaisance » ce nouvel
établissement, et Willermoz, organisateur infa-
tigable, prend ensuite, en 1778, une part pré-
pondérante au convent des Gaules — réuni à
Lyon —, qui aboutit à libérer pratiquement la
section française de la S.O.T. du contrôle alle-
mand, et à la transformer en un Ordre plus en
accord avec les idées et les croyances Cohens.
Ainsi naît le Système des Chevaliers Bienfai-
sants de la Cité Sainte, établi par Willermoz
avec l'aide des maçons F.R. Salzmann et Jean
de Tùrckheim ; il comporte deux classes secrètes
— rédigées par Willermoz — de Profès et de
Grand Profès ; cette « Profession » contient l'es-
sentiel de la théosophie martinésiste, et n'est
elle-même qu'un stade préparatoire à la théur-
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 365
gie. Puis ce système essaime en France (Joseph
de Maistre est reçu à la Profession) et en
Italie où les Grands Profès se multiplient aussi.
La Grande Profession est importée à Turin par
Giraud et le marquis d'Albaret, à Naples par
Diego Naselli et Joseph Pepe ; les trois ont été
reçus C.B.C.S. au cours de leurs séjours à Lyon,
en 1779 et 1780, et les Grands Profès qu'ils re-
crutent font partie, comme eux, de la Stricte
Observance dans le Grand Prieuré d'Italie. Au
fond, Willermoz a obtenu que les cadres de la
S.O.T. allemande servent à l'enseignement des
Cohens.

Willermoz, après être entré en rapport avec


le duc Ferdinand de Brunswick, Grand Maître
de la S.O.T., et le prince Karl von Hessen-Kassel
(tous deux admis à la Profession, et endoctrinés
au Willermozisme par Plessen), joue avec ces
hommes un rôle essentiel au convent de
Wilhelmsbad, en 1782, véritable champ clos où
s'affrontent mystiques et rationalistes (cf., aussi
l'article J. de Maistre) ; c'est le « clan » de
Willermoz qui triomphe, du moins apparem-
ment ; mais même au sein de ce « clan » mys-
tique, Willermoz se crée à Wilhelmsbad de
solides inimitiés, notamment celles de Savalette
de Lange et de Chefdebien, en contrecarrant les
initiatives de ce dernier qui représente à
Wilhelmsbad le groupe occultisant des « Amis
Réunis ». Savalette envoie, en 1784, des convo-
cations à son convent des Philalèthes, en ex-
cluant Willermoz, qui s'attire également, à
Wilhelmsbad, l'hostilité de Beyerlé, lequel repré-
sente la tendance des Templiers préoccupés
d'alchimie.

En 1784, Willermoz fait la connaissance de


Cagliostro, alors de passage à Lyon ; mais les
deux hommes ne s'entendent pas, et le Grand
Cophte ne parvient pas à exercer d'influence sur
la loge willermozienne de la Bienfaisance (cf.
l'article sur Cagliostro). L'influence de Mesmer
commence à se faire sentir en France, surtout
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 3 6 6
à partir de 1780 ; dès 1784, Willermoz fait partie
d'une société magnétisante, « la Concorde » ; il
va alors négliger quelque peu son entreprise
maçonnique au profit de séances magnétiques,
obtenant, par l'intermédiaire de médiums — le
plus important est Gilberte Rochette — des révé-
lations sur l'autre monde. En 1785, Mme de
Vallière, sous la dictée d'une mystérieuse entité
surnaturelle — l'Agent Inconnu — rédige des
textes « inspirés » dont les enseignements sem-
blent bien confirmer celui de Martines ; autour
de ce prodige se constitue une « Loge Élue et
Chérie », dirigée par Willermoz. Puis la Révo-
lution française contribue encore à retarder les
projets échafaudés à Wilhelmsbad ; Willermoz
échappe de peu à la guillotine ; mais sous l'Em-
pire, il reprend courage, tandis que des groupes
de C.B.C.S. tentent de se reformer à Paris et en
province, notamment à Avignon, Marseille, Aix,
Besançon. En 1796, à 66 ans, il avait épousé en
secondes noces une jeune femme de 25 ans,
qui lui donne un fils en 1805. Dans les dernières
années de sa vie, il correspond encore avec
Charles de Hessen-Kassel, Jean de Turckheim et
Rodolphe Salzmann.

Dès la mort de Martines, Willermoz est de


ceux qui contribuent le plus à accentuer l'aspect
chrétien du martinésisme. L'œuvre maçonnique
de ce catholique pratiquant vise, au fonds à
véhiculer la théosophie de Martines, de façon
diffuse dans les grades inférieurs, mais plus
précise dans les grades supérieurs de Profès-
et de Grand Profès. Sa très volumineuse cor-
respondance, conservée à la bibliothèque de
Lyon, nous renseigne sur ses relations avec
Saint-Martin, Martines de Pasqually, Haugwitz,
Joseph de Maistre, Saint-Germain, Cagliostro
et bien d'autres. De caractère actif et créateur,
Willermoz n'est pas dépourvu d'une certaine
vanité ni d'une certaine ambition. Plus capable
de juger des faits que des idées, d'esprit forma-
liste, il est moins doué pour la méditation, l'illu-
mination intérieure, que pour l'organisation et
i.'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN (XVIII e SIÈCLE) / 367
l'activité. La Révolution aura été presque fatale
à son œuvre ; mais en Europe, on le considérera
longtemps — et certains le considèrent tou-
jours — comme un Frère particulièrement bien
renseigné en matière d'occultisme, et déposi-
taire des plus grands mystères.
RAYMOND H. LEENHARDT

LA MYSTIQUE PROTESTANTE

Y JL a-t-il une mystique protestante ? La ques-


tion se pose si l'on recueille les réticences des
auteurs protestants sur les plans théologique,
historique et religieux.

Pierre Jurieu 1 publie en 1699 un Traité histo-


rique contenant le Jugement d'un protestant sur
la théologie mystique... et la première édition est
enlevée en quinze jours. Jurieu répond aux atta-
ques de Bossuet contre Fénelon dont il apprécie
la valeur spirituelle mais rejette le quiétisme.
Le mysticisme lui paraît déifier l'homme, ce qui
est étranger à l'Écriture ; il condamne la passi-
vité, le pur amour, le sacrifice de notre propre
salut et refuse le caractère ésotérique (p. 71) qui
conduit au fanatisme et à l'orgueil. II relève
aussi la déclaration des prélats qui assure que
l'état passif n'est pas incompatible avec le péché
mortel, parce que « la grâce qui fait les états
passifs n'est pas la grâce qui fait les saints »
(p. 77). La théologie mystique serait « une in-
vention des moines ».

En 1860, Félix Bovet 2 , biographe du comte


de Zinzendorf, remarque : « Ignace avait voué
sa vie à Notre-Dame, c'est à Jésus seul que
Zinzendorf avait consacré la sienne. Or Notre-
Dame n'est que la patronne de l'Église romaine,
Jésus est le chef de l'Église universelle et le
Sauveur du monde. Travailler à la gloire de
Marie, ce ne pouvait être pour Ignace qu'étendre
la domination de l'Église romaine et extirper
3 6 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
l'hérésie. Servir Jésus-Christ, ce n'était pour
Zinzendorf travailler au profit d'aucune Église
en particulier... C'était les unir toutes, quelle
que fût la différence de leurs cultes et même de
leurs dogmatiques, par le seul lien d'un amour
commun envers Celui « qui est mort non seule-
ment pour nos péchés, mais encore pour ceux
du monde ».

Et enfin, Tommy Fallot» (1844-1904) écrit en


1898 à Ernest Naville qu'il y a deux sortes de
mysticisme, l'un « conduit l'homme à Dieu par le
chemin de la repentance et de l'humilité, en
sorte que l'homme s'écrie : Toi avec moi et
même Toi en moi, mais sans jamais perdre de
vue l'abîme qui persiste entre le Toi très saint et
le moi très infirme et très souillé. Et puis, il
y a la fausse monnaie du mysticisme, la cari-
cature, l'ange de ténèbres se revêtant de lumière
pour persuader à l'homme qu'il doit se faire
Dieu. Cette prédication est très vieille : Eritis
sicut dei. »

Cette attitude est liée au fond même de la


Réforme. Celle-ci n'a pas été une simple protes-
tation contre les abus ecclésiastiques, mais elle
a d'abord été un mouvement théologique con-
duit par des docteurs pour réévaluer la doctrine
et la vie chrétienne. Le point de rupture porte
sur la notion catholique de théologie naturelle,
« cet ensemble de preuves, dit Roger Mehl 4 ,
par lesquelles la raison, appuyée sur ses seules
ressources, prétend établir l'existence de Dieu,
définir son essence, et déduire de cette essence
les attributs principaux de la divinité, puis prou-
ver la spiritualité et l'immortalité de l'âme».
Cette théologie naturelle permet en effet de
passer insensiblement du monde de la chair au
monde de l'esprit, pour employer les termes
johanniques et de développer alors toute une
gamme d'états mystiques. Elle prône aussi le
principe de la double morale, selon lequel l'état
laïc est inférieur à l'état religieux qui seul per-
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 0
met au croyant d'accéder aux plus hautes jouis-
sances de la foi. C'est la négation du principe
du sacerdoce universel.

La Réforme refuse donc une mystique spécu-


lative et extatique qui recherche une union
substantielle avec le principe premier et as-
pire à devenir unum, à s'identifier avec lui dans
une même essence, mais elle accepte une mys-
tique pratique qui entend cette communion de
l'âme avec Dieu et n'aspire qu'à devenir unus,
c'est-à-dire semblable à Lui par ses sentiments.

Dans le protestantisme, la mystique n'est donc


pas exaltée, elle n'est pas recherchée pour elle-
même. Elle est une grâce qui accompagne la
vie spirituelle chez les tempéraments forts. Elle
n'est pas une félicité « en plus », à laquelle il
faudrait tendre. Elle repose sur la communion
avec Dieu par la foi en Jésus-Christ qui justifie
et parle au cœur par le témoignage intérieur du
Saint-Esprit. « Le voile du mystère, dit R. Mehl,
n'est soulevé que parce que Dieu a parlé et
que, dans l'acte même de sa révélation, il a
éveillé, dans les hommes qu'il a choisis, la capa-
cité de Le connaître, tel qu'il veut être connu,
dans sa subjectivité radicale, comme personne,
comme communion de personnes », dans la Tri-
nité. La théologie de la Réforme est une théolo-
gie de la Parole et « la notion de Révélation est
tout entière couverte par cette notion de
Parole », et Mehl résume admirablement cette
situation : « Non pas le Christ et la Vierge, mais
le Christ seul ; non pas la grâce et la liberté,
mais la grâce seule créatrice de liberté ; non
pas la foi et les œuvres, mais la foi seule d'où
naissent les œuvres ; non pas l'Écriture et la
Tradition, mais l'Écriture seule en tant que
témoignage unique rendu à l'œuvre de Dieu ;
non pas l'Église et le Royaume dans une sorte
de continuité temporelle, mais le Royaume seul
objet de l'attente de l'Église ; non pas la foi et
la raison, mais la foi seule capable de renouveler
l'intelligence. »
3 7 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Elle trouve sa méthode dans la lecture et la
méditation de la Bible qui nourrit l'intelligence
et le cœur, et forme des personnalités singuliè-
rement ouvertes et profondes. Ce fondement
biblique est exclusif, et si l'on peut faire re-
monter la mystique protestante aux Pères de
l'Église, ce n'est pas que les protestants les ont
pratiqués, c'est uniquement parce que les uns
et les autres ont trouvé leur inspiration aux
sources de la Bible.

Dans cette Bible se trouve l'histoire de saint


Paul. Il récapitule en lui les formes d'expé-
riences et les affirmations trinitaires que nous
retrouvons chez nos auteurs. On pourrait ne
citer que ces « salutations » qu'il place en tête
de ses Épîtres (Rom. 1,1-7 par exemple) où il
donne comme sa carte de visite. Suivons plutôt
les différents aspects de son histoire.

Il fait l'expérience-type de la conversion


brusque sous l'action de la grâce : à l'âge adulte,
il est interpellé par le Christ : « Saul, pourquoi
me persécutes-tu ? » et il est terrassé : « Sei-
gneur, que veux-tu que je fasse?» (Actes IX,
5-6). Le Christ a une place centrale dans sa vie
et sa pensée : « Christ est ma vie » (Ph. 1,21),
« votre vie est cachée avec Christ en Dieu »
(Ph. 111,3). — « Le Saint-Esprit rend témoi-
gnage à notre esprit que nous sommes enfants
de Dieu » (Rom. VIII,16). Il « nous aide dans
notre faiblesse car nous ne savons pas ce qu'il
nous convient de demander dans nos prières »
(Rom. VIII,26). Paul est « empêché par le Saint-
Esprit d'annoncer la Parole dans l'Asie » (Actes
XVI,6). — La Parole doit être annoncée: «La foi
vient de ce qu'on entend et ce qu'on entend
vient de la Parole du Christ » (Rom. X,17.) —
Paul a reçu du Seigneur l'institution du sacre-
ment de la Sainte Cène (I Cor. 11,23-27). — Il
proclame la transcendance de Dieu : « Nous
prêchons la sagesse de Dieu mystérieuse et
cachée, que Dieu, avant les siècles, avait des-
tinée pour notre gloire » (I Cor. 11,7). — Il
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 2
excelle dans la contemplation : « Or nous savons
que jusqu'à ce jour la création tout entière sou-
pire et souffre les douleurs de l'enfantement... »
(Rom. VIII,22). — L'intelligence est renouvelée
par le mystère de la foi: «Nous amenons toute
pensée captive à l'obéissance de Christ » (II Cor.
X,6). — Il ne recherche pas les visions, mais
elles interviennent pour orienter son action :
à Troas, « pendant la nuit Paul eut une vision :
un Macédonien lui apparut et lui fit cette
prière : Passe en Macédoine et viens nous
secourir » (Actes XVI,9). — Et enfin, il explique
au chapitre XIV de la I r e Epître aux
Corinthiens ce qu'est la glossolalie et
l'usage privé qu'il faut en faire : « Je rends
grâces à Dieu de ce que je parle en langue plus
que vous tous ; mais, dans l'église, j'aime mieux
dire cinq paroles avec mon intelligence, afin
d'instruire aussi les autres, que dix mille paroles
en langue. »

Et on pourrait continuer une énumération


extraordinairement riche des dons spirituels de
cet homme qui les a reçus en vue de l'action
et de la communication de la Parole.

Comme celle de Paul, la mystique protestante


n'est pas une occupation de moines. Elle est le
fait de pasteurs tournés vers la cure d'âmes,
de laïcs engagés dans le combat contre l'injus-
tice et la persécution, plongés dans la vie de la
cité et de la famille et y semant les germes
d'une vie plus consciente et plus religieuse. Elle
n'est pas de l'art pour l'art. Elle est toujours une
grâce reçue. Il fallait préciser ces différents
points pour comprendre le choix de nos au-
teurs ; ils n'ont pas toujours laissé d'écrits
mystiques et il faut rechercher à travers leurs
correspondances et leurs travaux cette tonalité
particulière, sans oublier que derrière les quel-
ques noms que nous retenons, il y a l'humble
et vivante cohorte des hommes et des femmes
qui se nourrissent de cette méditation biblique
personnelle.
3 7 3 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Car la sève mystique n'a jamais manqué. « La
foi devient en son principe même un élément
mystique, car elle nous unit à Christ », écrit le
professeur J.D. Benoît 5 . Nous suivrons ce dé-
veloppement avec le Traité de la dévotion de
Jurieu qu'ont pratiqué les Galériens pour la foi
et les Prédicants de l'Église du Désert, et avec
les prédicateurs de Réveils aux XVIII e et
XIX e siècles, et enfin avec l'essor nouveau d'une
spiritualité plus réfléchie que celle des Réveils.
Nous regrettons d'avoir dû nous limiter à tous
égards pour cette étude.

Nous laisserons de côté les manifestations


artistiques. Hasso Jaeger 6 a montré que les
cantates de J.S. Bach sont l'expression suprême
de la mystique luthérienne et qu'il s'est nourri
de Calvin. On pourrait aussi montrer dans un
tout autre milieu que c'est de la contemplation
du Christ que sont sortis les négro-spirituals
des Noirs américains. On apprécierait enfin la
signification de la lumière dans l'œuvre de
Rembrandt, qui trouva dans la Bible une inspi-
ration profonde et non un simple prétexte à
déployer son talent, et donna au Christ une
place centrale dans ses nombreuses illustrations
de scènes évangéliques.
Nous consacrerons quelques pages aux Com-
munautés, parce qu'elles sont l'expression du
développement du sens mystique. Le protestant
est souvent individualiste. Ce renouveau spiri-
tuel déborde aujourd'hui les communautés dans
une recherche de groupes d'action ou de parois-
ses consistoriales.
Enfin, l'Europe n'a pas l'exclusivité et nous
aurions voulu pouvoir présenter le protestan-
tisme dans d'autres civilisations. Nous nous
bornons à un Hindou, le Sadhou Sundar Singh,
à un Japonais, T. Kagawa, et à un Africain,
Kïbangu.

Veut-on trouver ici une sorte de classification


des courants de la mystique protestante ? Ce
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 4
serait bien théorique, car la vie déborde les
cadres et ne se laisse pas analyser. C'est un
travers d'intellectuel de penser qu'il ne peut
comprendre .sans disséquer et de se laisser
entraîner à appliquer à l'étude de la vie spiri-
tuelle des méthodes qui sont adaptées à l'étude
de la nature, mais ne peuvent aborder la vie
que de l'extérieur.- On gagne beaucoup à être
prudent et à ne pas trancher avec trop d'assu-
rance.
On pourrait cependant situer, grosso modo,
nos personnages dans les tendances suivantes,
comme le propose Sœur Antoinette Butte, de
Pomeyrol.
— La mystique de la transcendance où s'af-
firme l'absolue majesté de Dieu en face de
l'absolue misère de l'homme. De Calvin à Karl
Barth, la sève est ininterrompue et elle a contri-
bué à donner un squelette et comme un garde-
fou à la pensée et à la piété par le Soli Deo
gloria.
— La mystique de la croix serait celle des
piétistes. Le P. Hasso Jaeger distingue cinq rami-
fications du piétisme luthérien :
a) le piétisme de Spener au tempérament
conciliateur se refuse au séparatisme ;
b) celui de son disciple, A.H. Francke, de
Halle, insiste sur l'expérience immédiate de la
conversion et date l'heure à laquelle il a ressenti
la certitude de la nouvelle naissance ;
c) le piétisme des spiritualistes, apocalyptiques
et illuministes, à la suite de Boehme et de Gott-
fried Arnold, où l'enthousiasme et l'excitation
dominent ;
d) celui de Zinzendorf et des Moraves est
proche de Luther et a marqué plus que d'autres
tendances les Français du XIX e siècle ;
e) le piétisme souabe réintégré dans l'Église
luthérienne du Wurtemberg s'oriente avec Ben-
gel et Œttinger vers un mysticisme spéculatif.
3 7 5 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Il faut souligner que les Adolphe Monod,
Oberlin, Kagawa, etc., qui sont des mystiques
de la croix, ont su garder un équilibre que tous
n'ont pas eu. On trouve dans ce groupe l'Armée
du Salut et les Revivalistes : l'expérience reli-
gieuse entraîne une libération et un dépassement
de soi par la puissance du sang de Jésus.
— La mystique du Saint-Esprit est repré-
sentée par les mouvements de Pentecôte et les
Tziganes qui connaissent aujourd'hui un grand
essor.
— La mystique de la présence faite d'amour,
d'adoration et de contemplation, s'oriente en
deux sens :
Un sens horizontal, où se retrouvent ceux qui
ne s'attachent pas aux formules traditionnelles
et conservent néanmoins le patrimoine spirituel
classique : les Quakers, Charles Wagner, les
équipes de croyants en milieu sous-prolétarien,
les Fraternités ;
Un sens vertical, où la présence s'exprime
aussi bien dans l'immanence que dans la trans-
cendance et où ce qui importe est la pénétra-
tion de la vie et de la pensée par la vie et la
pensée de Dieu, qui transfigurent les plus hum-
bles détails et les plus grandes souffrances :
Vinet, Oberlin, Adolphe Monod...
Et puisque la mystique protestante est tour-
née vers l'action, il n'y a pas à s'étonner qu'elle
ait entraîné une réforme de la Réforme et
contribué à revivifier les différents aspects de
la vie en ce qui concerne :
— le sens de l'Église, Corps de Christ, et
réalité mystique présente.
— le sens de la prière liturgique, celle de
l'Église unie à la prière du Seigneur et non
une prière seulement individuelle.
— le sens du sacrement, comme signe attesté
et tangible d'une présence crue dans la foi et
accueillie dans l'adoration.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 6
— et enfin, une mystique de communion où
l'on s'aperçoit qu'elle est la seule voie pour
vivre l'unité.
Terminons cette introduction sur une remar-
que d'Annie Perchenet, catholique fervente
d'unité : « On peut constater deux faits : d'une
part, l'Église catholique, mettant l'accent sur la
valeur du baptême, dit que tout chrétien est
appelé à la sainteté et elle ne considère plus la
vie religieuse comme un état de perfection ;
d'autre part, les protestants trouvent naturel
de puiser dans le fonds commun p o u r soutenir
le renouveau des communautés religieuses. »

Martin Luther7 (1483-1546)


Luther est né à Eisleben, où il est
revenu mourir. « Mon père, mon grand-
père, mon aïeul, étaient de vrais paysans. » En-
fant pauvre, il d u t chanter pour pouvoir conti-
nuer de brillantes études. A 22 ans, en 1505, il
entre au couvent des Augustins à E r f u r t . Il s'ap-
pliquait à l'extrême à suivre les règles et se
mortifiait pour avoir la paix qu'il ne trouvait
pas. Jusqu'au jour où Staupitz lui conseille la
confiance en Dieu. « Comme je méditais nuit et
jour ces paroles : la justice de Dieu se révèle en
lui comme il est écrit : le juste vit par la foi,
Dieu eut enfin pitié de moi. Je compris que la
justice de Dieu est celle dont vit le juste, par
le bienfait de Dieu, c'est-à-dire la Foi ; et que le
passage signifiait : l'Évangile révèle la justice
de Dieu, par laquelle le Dieu de miséricorde
nous justifie au moyen de la foi. Alors je me
sentis comme re-né ; il me semblait que j'en-
trais, à portes ouvertes, dans le Paradis. » —
« Que* la vie est belle, écrivait-il plus tard avec
ferveur dans la Liberté chrétienne, et glorieuse !
qui peut en comprendre la beauté et la richesse?
elle possède toutes choses et ne souffre jamais
d'indigence ; elle est plus forte que le péché, la
mort et l'enfer ; mais en même temps elle est
tout entière au service des autres, pleine de
bonté et de sollicitude. » Dans son Commen-
3 7 7 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
taire de l'Épître aux Romains, Luther a déve-
loppé l'affirmation que le chrétien est toujours
et ' simultanément pécheur, juste et pénitent.
Tant qu'il vit sur la terre, il reste imparfait
donc, de fait, pécheur. Mais quand Dieu a fait
naître en son cœur la certitude de sa bienveil-
lance, le chrétien reçoit le courage de croire au
pardon de ses péchés. Et il continue sa lutte
par la conversion, la sanctification, la pénitence
perpétuelle. C'est cette pénitence perpétuelle
qui ressort des questions pertinentes posées
dans les 95 thèses. Car alors Luther ne souhai-
tait que de réformer son Église et il va le
proposer au pape. Le spectacle de la Rome
papale l'épouvante, le commerce des indul-
gences le révolte. Après que l'évêque ait refusé
de s'associer à sa protestation, Luther affiche les
95 thèses sur les murs de l'église du château
de Wittemberg le 31 octobre 1517. Ce fut le
départ de cette étonnante aventure où Luther
tient tête à Rome « dans la pleine autorité d'un
enfant de Dieu par le baptême, et de cohéritier
de Jésus-Christ, fondé sur le roc, et ne craignant
point les portes de l'enfer » (au pape Léon, en
1520).
Mais il a eu le malheur, au bout de quelques
années, et il en a douloureusement souffert, de
ne pas réussir à s'affranchir des princes, et
d'être bientôt entraîné et déchiré par les riva-
lités des États et des alliances politiques. On
voit, aux dates de ses publications, que pendant
ces moments difficiles, il saisissait toutes les
occasions de préciser des points de doctrine,
d'appeler à la conversion, de secouer les cons-
ciences, même des princes. Car sa raison d'être
n'a pas tant été de dénoncer les abus que de
communiquer à d'autres par son témoignage la
foi qui l'enflammait. Passionné de musique « ce
don de Dieu qui dissipe la tristesse et chasse le
diable », il se mit à composer des cantiques, et
ce fut un véhicule révolutionnaire de son mes-
sage et une école de piété pour les fidèles.
« La bénédiction de Dieu qui était sur Luther,
écrivait l'historien Michelet, apparut en ceci
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 7 8
surtout que, le premier des hommes depuis
l'Antiquité, il eut la joie et le rire héroïques...
la joie de l'inventeur... la joie du combattant... la
joie du vrai fort, ferme sur le roc de la cons-
cience. »
8
Jean Calvin (1509-1564)
Jean Calvin est né à Noyon en France.
« Ce fut, dit le critique littéraire Emile
Faguet, un homme de combat et de création,
qui sut renverser et bâtir, une des plus vigou-
reuses intelligences qui aient été, une des plus
hautes consciences, surtout un des plus grands
courages qui se soient montrés dans la race
humaine. » Calvin s'était décidé lentement, par
révérence pour l'Église et pour les sacrements
auxquels il tenait, à passer à la Réforme ; et
sa conversion lui est apparue comme un acte
de Dieu qui a mis fin à ses hésitations. « Cha-
que fois que je descendais en moi, ou que
j'élevais le cœur à Toi, une si extrême horreur
me surprenait qu'il n'était ni purifications, ni
satisfactions, qui m'en pussent guérir. Et plus
je me considérais de près, plus ma conscience
était pressée d'aigres aiguillons, tellement qu'il
ne me demeurait autre consolation ni réconfort,
sinon de me tromper moi-même en m'oubliant...
Seigneur ! je me confesse digne d'être entière-
ment anéanti mais puisque je n'ai pas la force
de porter telle sévérité, ne me traite pas selon
mes démérites, mais plutôt pardonne-moi mes
péchés par lesquels j'ai provoqué ta colère
contre moi. » — « La prière, disait-il encore, est
sacrifice d'adoration, en même temps qulune
communion directe avec Dieu par laquelle nous
pénétrons dans le sanctuaire du ciel, et, admis
en présence de Dieu, nous l'interpellons sur
ses promesses. »

Nous avons montré dans notre introduction le


fondement théologique de la Réforme. C'est à
la vigoureuse pensée de Calvin qu'on le doit,
et à cette somme théologique que représente
l'Institution chrétienne qu'il a publiée en 1736
3 7 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
à l'âge de vingt-cinq ans. Sa langue claire a
incité les Français à la lecture de la Bible et
ses commentaires ont été très lus. Il a consolidé
l'œuvre de Luther en ajoutant au rôle de la
Parole et des sacrements celui d'une Discipline.
Il a appelé à la sanctification et formé des
caractères aptes à la contemplation de la ma-
jesté de Dieu par la médiation du Christ. Au
troisième livre de l'Institution chrétienne, il
parle de l'union mystique : « J'élève en degré
souverain la conjonction que nous avons avec
notre chef, la demeure qu'il fait en nos cœurs
par la foi, l'union sacrée (unio mystica) par la-
quelle nous jouissons de lui à ce qu'étant nôtre,
il nous départisse les biens auxquels il abonde
en perfections. Je ne dis pas que nous devons
considérer Jésus-Christ de loin de nous, afin
que sa justice nous soit allouée, mais parce que
nous sommes vêtus de lui et entés en son corps,
bref parce qu'il a bien daigné nous faire un
avec soi. » D'après Calvin, dit Jaeger 6 , « l'union
sacrée avec le Christ est la condition indispen-
sable pour accéder à la vie spirituelle et plus
précisément à la sanctification... Terme de
la sanctification, la vision de Dieu dans la béa-
titude se révèle essentiellement comme jouis-
sance béatifiante (friiitio divina)... « L'avant-
goût de la fruitio divina explique le sens profond
de la présence divine qui sanctifie et béatifie
l'homme dans son cœur. »
La prédication de Calvin a été celle d'un
homme de prière qui a eu le souci constant
d'éveiller chez les autres le sens de la méditation
et de la lecture de la Bible. Cela se sent à travers
tout ce qu'il a écrit, même quand il polémique.
Il invite toujours à ce contact mystique réel
entre l'Esprit saint et notre esprit qui est
affirmé et affermi par le sacrement de com-
munion. « L'âme fidèle, dit-il, reconnaît indubita-
blement et, pour ainsi dire, touche à la main la
présence de Dieu, là où elle se sent vivifiée,
illuminée, sauvée, fortifiée et sanctifiée. »
L'œuvre de Calvin n'incite pas au mysticisme,
mais elle soutient un grand courant qui anime
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 0
une poussée vers la mystique. Malingre et fié-
vreux, il entretenait une correspondance énorme,
conseillait les chefs, dirigeait les Eglises, affer-
missait les martyrs, exposait sa théologie, ne
cessait pas de polémiquer quand il le fallait.
Il a laissé plus de deux mille sermons manus-
crits et ses œuvres tiennent à peine dans une
soixantaine de gros volumes.

Richard Hooker22 (1554-1630)


Richard Hooker naît sept ans après
la mort d'Henri VIII qui s'est séparé en
1539 de la papauté, non de la doctrine catholi-
que, en fondant l'anglicanisme, Eglise d'Angle-
terre. A la suite de controverses avec le puritain
Travers, il écrit huit volumes sur : Of the laws
of ecclesiastical Politie (1572), pour montrer
que l'Église est une extension de l'Incarnation :
« Le Christ est tout entier dans l'Église et tout
entier dans chaque partie de l'Église. En plus de
cette présence et de ce lien mystique avec le
Christ, il existe une influence vraie et actuelle-
de grâce par laquelle cette vie de sainteté que
nous vivons est sienne et par laquelle nous
recevons de lui ces perfections en lesquelles
consiste notre bonheur éternel. »

Jean Arndt (1556-1621)


Jean Arndt est né à Ballenstaedt.
Il lit saint Bernard, Thomas a Kempis, Tauler,
fait des études de médecine et devient pasteur
à la suite d'une maladie. Ses différents minis-
tères ont été beaucoup attristés par les divisions
politiques et théologiques. Son dévouement fut
extrême lors de la peste de 1598. Il publie le
Vrai christianisme et sa patience et sa valeur
s'imposent enfin à ses ennemis en 1607 : « Vir
placidus, candidus, pius et doctus », lit-on dans
les actes du ministère. Il est prédicateur de la
cour à Celle en 1611 et publie des sermons sur
les Évangiles, le Petit Catéchisme de Luther, un
recueil de prières très répandu : Petit Jardin du
Paradis, et il réédite l'Imitation de Jésus-Christ
3 8 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
et la Théologie germanique. On l'a accusé d'avoir
découvert la pierre philosophale et l'art de
faire de l'or parce qu'il avait fait de la médecine.
En fait il a toujours voulu rester fidèle à la
doctrine de son Église. Il enseignait avec un
modus docendi mysticus, « cette manière d'en-
seigner est fort nécessaire aujourd'hui que la foi
s'est éteinte et que la charité s'est refroidie
dans les hommes. » Il revivifie la doctrine de la
justification en mettant l'accent sur la doctrine
johannique qui met l'homme en communion de
vie avec Jésus-Christ : « Voilà ce que j'ai voulu :
d'abord détourner les étudiants en théologie et
les pasteurs de cette théologie étroite et batail-
leuse qui menace de nous ramener à la scolas-
tique ; ensuite conduire les âmes de la foi morte
à la foi vivante, de la science pure et de la
théorie à une piété pratique et féconde ; montrer
enfin ce que c'est que la vraie vie chrétienne
inséparable de la vraie foi, et ce que signifie
cette parole de l'apôtre : Je ne vis plus pour
moi-même, mais Christ vit en moi ! Mon inten-
tion n'était donc point de présenter Christ uni-
quement comme un exemple, comme font les
moines, mais d'augmenter la foi en Christ et de
lui faire porter des fruits, afin que nous ne fus-
sions pas trouvés stériles au jour du jugement. »
Son action a été profonde et Zinzendorf a
publié en 1725 une traduction française en trois
volumes du Vrai christianisme.

Jacob Boehme (1575-1624)


Fils de pauvres paysans silésiens, la
recherche de la vérité f u t la grande
affaire de sa vie. Ce théosophe chré-
tien protestant n'a d'autre maître que la Bible
et est animé d'une grande piété. Il lit les astro-
logues, les mystiques, les chimistes, et est capa-
ble d'une telle faculté de concentration qu'il a
eu quatre fois des extases. Une fois, il se vit
lentouré d'une lumière divine pendant sept
jours. Il parlait peu de ses visions qui lui ont
pourtant permis de contempler « le centre de
la nature et la lumière de l'essence divine ».
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 2
Dans son premier livre Aurora, il raconte com-
ment il en a plus vu et appris en un quart-
d'heure que pendant des années dans les plus
hautes écoles. Il voulait connaître le cœur de
Jésus et s'y cacher, et il a pu lire au fond des
cœurs et déchiffrer les secrets de la nature.
Pendant les cinq dernières années de sa vie, il
a écrit : les Trois principes de l'essence divine,
la Triple Vie de l'homme, Quarante Questions
sur l'âme, le Miroir de l'éternité, la Contempla-
tion de Dieu, l'Incarnation de Jésus-Christ, et
plus de vingt autres traités sur des sujets de
vie intérieure. C'est son disciple Frankenberg
qui a réuni et édité ses œuvres complètes en
1682. Ses idées se sont rapidement répandues en
Hollande et, en 1646, Charles I" fit traduire ses
œuvres en anglais.
9
Charles Drelincourt (1595-1669)
Charles Drélincourt est né à Sedan où
son père est réfugié. Sa mère a vu
massacrer son fils aîné le troisième jour de la
Saint-Barthélémy. Il fait de brillantes études et
commence son ministère en 1618. L'interdiction
du roi de créer une église à Langres lui cause
une forte émotion. Il est appelé à Charenton
où il sera jusqu'à sa mort. D'une constitution
très robuste, infatigable, il prêchait encore sept
jours avant sa mort. Calviniste, il attire l'atten-
tion sur le Christ souffrant, mourant, mis au
tombeau, ressuscité, montant au ciel et régnant
dans la gloire. Son activité littéraire est impor-
tante et célèbre les scènes bibliques et les
moments de la vie religieuse. Les Consolations
de l'âme fidèle contre les frayeurs de la mort
ont été réimprimées plus de quarante fois ; elles
proposent six remèdes et douze consolations.
En 640 pages, il exhorte avec une ferveur et une
pénétration biblique rares. Il a laissé aussi un
grand nombre de sonnets chrétiens et les
Visites charitables ou consolations chrétiennes
pour toutes les personnes affligées. Sa langue
est d'une pureté classique et d'une grande
clarté..
Philippe-Jacques Spener (1635-1705)
Né à Ribeauvillé, il subit l'influence de la com-
tesse douairière Agathe de Ribeaupierre et du
chapelain Joachim Stoll, piétistes distingués.
Dans sa jeunesse, il traduit en vers allemands la
Bible et des livres de piété. Il soutient sa thèse en
1659 à Strasbourg et voyage de Bâle à Genève
et en Allemagne, donnant des cours et suivant
les prédications de Labadie. En 1664, sa thèse de
doctorat porte sur l'Apocalypse IX, 13-21. Il se
marie et est appelé comme doyen des pasteurs
de Francfort. Il réussit des réformes remar-
quables en expliquant le catéchisme de Luther,
faisant des réunions à la campagne, fixant une
discipline pour les communions et éveillant à la
nouvelle naissance. Il réunit en 1670 de petites
assemblées d'édification mutuelle : Collegia
pietatis. Mais ces groupuscules ayant favorisé
l'orgueil spirituel et l'étroitesse ecclésiastique,
et suscité le sobriquet de « piétistes », Spener les
abandonne. Il publie les « Pia desideria » (1675)
pour appeler au réveil religieux de l'Église
luthérienne. Il répond toujours et courtoisement
aux attaques. Dix ans plus tard, il reçoit la plus
haute charge de l'Église luthérienne, comme
premier prédicateur à la cour de Dresde. Mais
son esprit réformateur déplaît à la cour dis-
solue. Il encourage Francke à ouvrir à Leipzig
des cours d'exégèse pratique. Mais des étudiants
convertis font des excès, méprisant le scolasti-
cisme officiel et brûlant les livres des profes-
seurs, et en 1690 les chaires sont retirées aux
piétistes et les réunions interdites. Spener crée
à Berlin avec Francke l'Université de Halle.
Mais ses amis lui donnent plus de soucis que
ses ennemis par des scènes de surexcitation
religieuse, d'extases et de visions dans plusieurs
villes. Il renonce à la polémique et écrit sur la
divinité de Jésus-Christ. Il a publié 123 volumes
et reçu près de mille lettres par an. Sans aban-
donner la théorie évangélique de la justification
par la foi, il incite les croyants à travailler à
leur sanctification, à appliquer à la vie rçrA
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 4
sente les privilèges que les théologiens ren-
voyaient à la vie f u t u r e et à diriger leurs re-
gards moins sur l'Église que sur leur commu-
nion immédiate avec Dieu par le Christ et le
Saint-Esprit. On admire qu'avec une mauvaise
santé il ait eu une si grosse puissance de travail,
de mémoire, de cordialité. Il est avant tout
homme de prière. « Sa noble figure, a-t-on dit,
occupera toujours une place d'honneur dans
la galerie des saints de l'Église protestante. »

Spener a jeté les bases de ce que sera le


piétisme. Mais tandis qu'il avait lui-même un
rare équilibre et une belle ouverture de cœur
et d'esprit, ses successeurs s'occuperont plus de
leurs états d'âme que de l'Évangile, seront sen-
timentaux, obscurantistes, sectaires et phari-
siens, ou tomberont dans un mysticisme dégra-
dé. Mais, malgré ces lacunes, l'impulsion venue
de la première génération avec Spener donnera
naissance, au XVIII e et au XIX' siècles, aux
grandes œuvres du protestantisme, les sociétés
bibliques, les sociétés de missions, les écoles,
les œuvres d'évangélisation et de charité, etc.
Georges Fox (1624-1691)
Il est le fondateur de la « Société
des Amis » ou « Peuple de Dieu » (1649),
dits « Trembleurs ». D'une famille mo-
deste et profondément religieuse, il f u t marqué
p a r l'horreur de l'hypocrisie. « Quand j'arrivai
à l'âge de onze ans, je connaissais la pureté
et la droiture car on m'avait enseigné comment
il faut marcher pour se garder pur. » Trop pau-
vre pour faire des études de théologie, il fut
placé chez un cordonnier à garder des moutons !
Sa vie se décide à vingt ans : à la foire, trois
jeunes gens pieux l'invitent à vider avec eux
un pot de bière. Il accepte. Ses compagnons font
alors le pari que le premier qui s'arrêterait de
boire paie pour tous. Consterné, Fox pose immé-
diatement l'argent sur la table et sort : « Je ne
me couchai pas cette nuit-là, je marchai de
long en large et je priai. Le Seigneur me dit :
3 8 5 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Tu vois comment les jeunes vont à la vanité et
comment les vieux vont au cimetière ; aban-
donne-les tous... Alors, le neuvième jour du
septième mois 1643, je rompis toutes mes rela-
tions et vécus en étranger. » Cette date impor-
tante situe l'originalité de Fox ; il entend la
parole de Dieu et y conforme sa vie et sa foi
avec une logique intégrale. « Je jeûnais beau-
coup ; j'emportais ma bible dans des endroits
déserts ; je m'asseyais dans un creux d'arbre
jusqu'au soir... j'avais perdu espoir dans les
hommes ; tout secours extérieur me manquait.
Alors, oh ! je perçus une voix qui disait : « Il en
est un, le Christ Jésus, qui peut répondre à ta
situation — et mon cœur bondit de joie. Car le
Christ lui-même a été tenté, il a triomphé du
malin ; et, à travers lui, par sa puissance, et
sa lumière, et sa grâce, et son esprit, je puis
remporter la même victoire... » — « Je voyais
qu'il existait un océan de nuit et de mort ;
mais cet abîme était recouvert par un océan
infini de lumière pour protester contre l'ido-
lâtrie. « Le pasteur déclarait à l'auditoire que
la Bible était la pierre de touche pour éprouver
toutes les doctrines. Je m'écriai : Mais non ! les
Juifs possédaient les Écritures ; et cependant
ils ont repoussé le Messie. La vraie pierre de
touche, c'est l'Esprit-Saint qui parle en nous.
Alors on me jeta dans une prison puante, pour
avoir troublé le culte. » Devenu évangéliste, il
fut arrêté trente-six fois en quarante ans de
ministère e.t passa des années en prison. Tel est
l'homme qui a proclamé avec vigueur une
spiritualité incarnée, supprimé les rites et les
fêtes vides de sens, appelé chacun à vivre par
l'esprit du Christ et à manifester cette vie. Les
Quakers (la Société des Amis) persécutés en
Angleterre partirent pour New-Jersey en Amé-
rique, en 1660, et furent accueillis par William
Penn en 1680, en Pensylvanie.
Les Quakers ne veulent pas d'une religion ins-
titutionnelle ni des sacrements, et prennent très
au sérieux dans un esprit de mystique évangé-
lique et de silence le Sermon sur la montagne.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 6
La charité seule peut vaincre le mal. Aussi leur
action sociale a toujours été remarquable. Ils
ont été les premiers à travailler à l'abolition de
l'esclavage et ont encore une influence réelle
aujourd'hui.
1
Pierre Jurieu (1637-1713)
En 1656, il est maître ès arts à
Saumur, puis soutient à Sedan sa thèse
de théologie : De vita Dei. Il est consa-
cré pasteur anglican en Angleterre, succède à
son père dans l'église de Mer et devient profes-
seur d'hébreu à Sedan en 1674 avec deux thèses
sur la Kabbale et sur le Pouvoir des Clefs.
L'Académie étant supprimée le 9 juillet 1681,
Jurieu dut partir en exil et devint professeur
à Rotterdam pendant trente-deux ans. Ardent
controversiste, il défendit ses coreligionnaires.
Comme il arrive dans les temps de persécution,
Jurieu étudia les prophéties et l'Apocalypse pour
y trouver l'espoir d'une délivrance et annonça
pour 1689, puis pour 1715, la ruine du papisme
et la chute de l'Antéchrist. Ses adversaires
étaient très violents et bien en place, mais
Jurieu reste un des champions les plus vigou-
reux du protestantisme. Il a laissé plus de
soixante ouvrages. Citons le Traité de la dévotion
(1675) que P. Burgelin résume ainsi : « Dès les
premières pages nous le voyons parler du
« Désir d'union », et citer ce texte si évidemment
mystique du Cantique : « Qu'il me baise des
baisers de sa bouche, car ton amour vaut
mieux que le vin » (p. 67). La dévotion est
une « véhémente passion de converser avec Dieu
et de lui verser dans le sein ses douleurs, d'ouïr
sa parole et de recevoir les gages de son amour
en ses sacrements » (p. 8). Elle nous procure
« une joie qui se peut appeler inconcevable...
c'est un océan où se noient tous les chagrins
de la chair ». (p. 10). Parlant de l'oubli du
monde, lorsque l'homme se retire dans son
cabinet, il va jusqu'à dire : « Le fidèle meurt
de cette manière plusieurs fois par jour. » A
3 8 7 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
propos du progrès de la piété, il parle d'une
« certaine élévation de l'âme que je ne saurais
appeler autrement qu'une espèce d'extase par
laquelle l'âme est comme ravie hors d'elle-
même. Elle est si attachée à la contemplation
des objets célestes que non seulement elle n'a
plus d'intelligence pour les choses terrestres,
mais elle n'a plus de sens, plus d'oreilles, plus
d'yeux ; elle ne voit, elle n'entend rien. » (p. 13).
Il réserve cet état comme un «privilège des
prophètes et des saints du premier ordre », tout
à fait exceptionnel.
Jurieu écrivait de Rotterdam des lettres pas-
torales (1688) pour faire connaître les exploits
des prédicants et approuver l'un d'eux. Vivent,
qui sans études et sans vocation régulière,
avait été requis par ses auditeurs pour leur
donner la Sainte Cène. On lui reprocha alors
d'être montaniste, sous le prétexte qu'en encou-
rageant les prédicants il rabaissait les représen-
tants normaux de l'Église.

Gérard Tersteegen (1697-1769)


Gérard Tersteegen a vécu à Mulheim
en iWestphalie comme tisserand et s'est
livré très tôt à l'étude et à la prédication
dans un milieu fortement imprégné par la
spiritualité réformée et la théologie biblique
hollandaise, dont le rayonnement a toujours
marqué cette ville. Sa culture humaniste, sa
connaissance de l'hébreu, du français et du hol-
landais, lui permettent d'assimiler cette théolo-
gie et de devenir le mystique calviniste. Son
œuvre se caractérise par l'union intime de la
piété et de l'intelligence, et réserve une place
à la saine raison, ce qui l'éloigné du sentimen-
talisme piétiste. Dans son ouvrage, la Voix de
la vérité, il précise : « Par théologie mystique,
nous comprenons ce qu'on appelle la vie inté-
rieure ou la présence béatifiante dans le cœur. »
La mystique, c'est la théologie pratique ou la
réalisation du cœur. C'est « ce degré de la
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 8 8
connaissance de Dieu par expérience que saint
Paul, et tout mystique après lui, a appelé l'illu-
mination, demandant à Dieu d'en faire don aux
fidèles ». Il se réfère toujours à saint Jean et
saint Paul. Il insiste beaucoup sur la doctrine
calviniste de la sanctification par laquelle Dieu
est présent dans l'âme croyante. Directeur d'âmes,
Tersteegen aide ses disciples à trouver la voie
de la contemplation : d'abord la « méditation »,
ensuite « l'acte » de la contemplation et « l'état
pur » de la contemplation où l'âme demeure
continuellement en présence de Dieu, « l'impré-
gnation cachée de la présence de Dieu ». Il a su
préserver son équilibre en face des formes dégé-
nérées du mysticisme exubérant de son époque.
Il publie ses sermons, le Jardin spirituel en
1727 et se révèle comme un poète religieux de
premier ordre célébrant le repos bienheureux
que l'âme trouve en Dieu et le renoncement du
monde. Ces chants ont passé dans les recueils
hymnologiques de l'Allemagne.

William Law (1686-1761)


Ce diacre de l'Eglise anglicane a dû
renoncer, en 1715, à son poste parce
qu'il refusait de prêter le serment au
roi George I er . Il devient alors prêtre de
la petite église des « non-jureurs ». Vers 1725, il
publie : A serious call to a Devout and Holy
Life, qui a autant de succès que l'Introduction
à la Vie dévote de saint François de Sales. Il
rappelle que le Christ a réhabilité notre nature
pervertie et que nous pouvons, par un p u r don
de Dieu, commencer à goûter à la joie éternelle.
Il a eu une influence sur les frères Wesley.

Emmanuel Swedenborg10 (1688-1772)

Fils d'un pasteur suédois et physicien célèbre,


cet homme étonnant eut à Londres, à cinquante-
cinq ans, une vision où Dieu lui dicte, dit-il, ce
qu'il doit écrire. Il s'adonne alors, jusqu'à sa
3 8 9 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
mort, à la contemplation et à l'étude des choses
qui échappent à l'entendement rationnel. Sa
théologie s'accorde aux thèmes traditionnels :
Jésus-Christ résume en lui tout ce que l'homme
peut connaître de Dieu, et c'est à lui que doit
remonter toute adoration. Mais sa lecture de la
Bible cherche un sens spirituel à travers cer-
tains récits d'allure historique ; son commen-
taire du début de la Genèse, par exemple, est
tout à fait original. Il n'est pas hérétique puis-
qu'il conserve les bases de l'Évangile et de la
doctrine. Il ne se pose pas en chef de secte
puisqu'il reste toujours dans l'Église officielle.
Ce qui le caractérise, c'est l'interprétation qu'il
donne des doctrines reçues et ses vues particu-
lières sur le monde, Dieu, les anges et les
démons.
Il est impossible de résumer ici sa découverte.
Donnons seulement envie de lire les Arcana
cœlestia (1749-1756) où il raconte ses expérien-
ces. Il pense qu'à une période initiale l'homme
avait le privilège d'une perception spirituelle
immédiate, c'est-à-dire qu'en voyant tous les
objets du monde, il pensait, par eux, les choses
célestes et divines que ces objets signifiaient :
un peu comme quand, écoutant un orateur, ce
ne sont pas simplement des mots que nous
entendons, mais leur signification. Quand l'objet
de la connaissance sensible devint la chose
principale, au lieu d'être l'instrument, l'homme
se mit à raisonner sur les choses spirituelles de
la même manière que sur les choses sensibles
et devint spirituellement aveugle. Toute l'œuvre
de Swedenborg est commandée par cette théorie
des « Correspondances » entre le monde spiri-
tuel et le monde naturel qui en est à la fois
l'effet et la « Représentation ». Mais ce n'est pas
pour lui une théorie abstraite, c'est l'exposé de
ses visions, de sa propre perception spirituelle,
perception qui procède d'un sentiment profon-
dément et authentiquement mystique : il sait
qu'en fait le sujet actif dans chacun de ses
actes de connaître et de penser est le Seigneur
lui-même.
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 0
Il n'a pas cherché à avoir de disciples autour
de lui ; mais l'originalité de ses idées a séduit
des personnalités de tous bords qui se sont en-
thousiasmées pour ses théories et ont fondé une
petite église. Ses qualités de cœur et d'esprit,
le charme et la noblesse de sa personne, et la
haute position de ses protecteurs le préservèrent
des persécutions. Il faut, pour pouvoir entrevoir
à quelle plénitude de vie et de conception son
intelligence et sa foi lui donnent accès, s'élever
soi-même très haut dans la perception spiri-
tuelle. Sinon on risque d'en rester aux tâtonne-
ments du spiritisme et de perdre le contact du
Dieu vivant en Jésus-Christ qu'il recommande.
C'est en cela qu'il est un des mystiques les
plus riches. Il semble avoir entrevu une pléni-
tude de l'univers avec Dieu que les dogmatiques
chrétiennes ont peut-être trop voulu ignorer.
2
Nicolas-Louis Zinzendorf (1700-1760)
Nicolas-Louis Zinzendorf appartient à une
dynastie connue dès le XI 5 siècle et élevée
au titre de comte de l'Empire en 1662, son grand-
père devient luthérien dès l'origine et, pour sa
foi, accepte l'exil, perdant tous ses biens en
Autriche. « J'étais un Zinzendorf et un Zinzen-
dorf n'est pas digne de vivre, dit le comte, s'il
n'emploie pas sa vie à une bonne cause... la devise
de notre maison est celle-ci : Je ne cède ni à
un ni à tous. Il y en a Un cependant devant qui
s'est brisé mon courage, c'est ce Jésus qui f u t
pendu au bois, ce Jésus qui fut l'objet des rail-
leries et des outrages, et auquel bientôt après
le monde rendit les armes. » C'était vers 1719,
en voyage, il vit à Dùsseldorf un Ecce Homo
portant cette inscription : Hoc feci pro te, quid
facis pro me ? « Je sentis, dit-il, que je n'avais
pas grand-chose à répondre à cette question,
et je suppliai mon sauveur de me forcer à
souffrir avec lui si je n'y consentais pas volon-
tairement. » Il prit rapidement des contacts
avec un grand nombre d'Eglises, rencontra à
Paris le cardinal de Noailles et des évêques,
puis se sentit appelé « à être ouvrier dans
3 9 1 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
l'Église philadelphique... pour réunir les enfants
de Dieu qui sont maintenant séparés les uns
des autres ». Il est convaincu que seule la reli-
gion du cœur est la vraie.
Christian David lui fait rencontrer des exilés
moraves, et Zinzendorf deviendra le restaura-
teur de la nouvelle Église Morave. Il fonde en
1724 une colonie établie à Herrnhut, et rédige
des statuts conformes à l'ancienne constitution
des Frères qu'il a étudiée dans l'Histoire des
Frères de Comenius. Chacun doit signer indivi-
duellement et s'engager à observer ces statuts.
Douze anciens sont chargés d'y veiller. Le
comte est nommé directeur et WatteVille son
second, car c'est en même temps une société
civile et l'on ne peut y résider qu'en s'y ratta-
chant par la foi. On employait le tirage au sort
d'un verset biblique comme un moyen de con-
naître la volonté de Dieu. La vie de la commu-
nauté était animée par la prière et le chant des
cantiques dans un esprit de communion et de
charité qui devait inaugurer l'ère philadelphi-
que d'union de tous les chrétiens dans l'amour
du Christ.

A plusieurs reprises, Zinzendorf rencontra des


difficultés de la part des autorités politiques,
comme en 1736 et il f u t exilé pour dix ans. Il en
profita pour créer de nouvelles églises, voyager
en Europe et en Amérique, et étendre l'action
des Moraves. Il y eut, entre 1744 et 1749, une
période de divagations et de « jésulâtrie » où
les Frères, au lieu d'adorer simplement le sau-
veur crucifié, vouaient un culte à ses plaies elles-
mêmes, où, à Pâques, on écoutait des discours
en trente langues, on illuminait et se livrait
à des jeux enfantins. Il est admirable que
Zinzendorf et ses collaborateurs aient su mettre
un terme à ces idées extravagantes, et cela
grâce au fondement très solide sur lequel re-
posait la communauté. « La jésulâtrie de Zinzen-
dorf qui a subi, écrit le P. Hasso Jeager, une si
sévère critique de la part des spirituels posté-
rieurs et fut même tournée en ridicule, n'est
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 2
rien en comparaison de certains excès de la
mariolatrie catholique de la même époque. La
spiritualité catholique du XVIII e siècle, elle
non plus, n'évita pas alors ce sentimentalisme
et ces déchéances. »

L'expérience mystique de Zinzendorf l'a con-


duit à supprimer la distinction du sacré et du
profane, du clerc et du laïc : « L'humanité du
Créateur sanctifie toute la création profanée
par le péché. » — « Le pompier exerce un minis-
tère aussi important que s'il devait garder l'ar-
che de l'Alliance. » Fervent apôtre de l'unité des
chrétiens, il avait écrit vers la fin de sa vie au
patriarche copte du Caire pour lui proposer
« d'arroser du sang du Christ toutes les églises ».
II a donné aux Moraves une base solide par la
justification par la foi et par l'équilibre qu'il a
établi entre les doctrines de Luther et de Wesley.
Ouvert à tous, il prenait ce qui est bon. En
1728, il s'était mis à donner un viatique chaque
jour. On tirait au sort un texte de l'Ancien
Testament et on en choisissait un correspondant
dans le Nouveau. Depuis deux cent-quarante et
un ans, les Moraves publient ainsi « Paroles et
Textes tirés de l'Écriture sainte pour chaque
jour de l'année ». Cela permet de réaliser à tra-
vers le monde une réelle communion de
croyants. Ces textes répandus partout attestent
aussi l'influence des Moraves pour l'éducation
de la jeunesse, les missions, etc.

John (1703-1791)
et Charles (1708-1788) Wesley"

Fils précoces d'un ecclésiastique de la


High Church anglicane, ces deux frères font
un voyage en Géorgie (Etats-Unis) et rencon-
trent des Moraves. John revient vite. II se
cherche, lit l'Imitation de Jésus-Christ, est déçu
du ritualisme et, brusquement, se convertit par
un acte subit de Dieu, dit-il. Il prend contact à
Herrnhut avec les Moraves mais n'approuve pas
toute leur doctrine. Il rencontre à Londres
3 9 3 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
Whitefield retour de Géorgie avec qui il entre-
prend des tournées missionnaires. Voulant de-
meurer dans l'Église anglicane, ils essaient de
gagner les évêques mais ils sont repoussés.
Whitefield prêche alors aux mineurs de Kings-
wood et Wesley à Londres et Bristol devant
vingt mille personnes la conversion du cœur et
des mœurs. Quand, en 1739, leurs réunions de
plein air sont interdites, John fonde d è s le mois
de mai l'United Society et ouvre une chapelle.
A l'instigation de sa mère, il installe des prédi-
cateurs laïcs, et ce sera l'essor du méthodisme
qui secouera la torpeur religieuse de l'Angle-
terre. Ouvert aux autres, John traduit les can-
tiques du Réveil réformé et luthérien. Charles
est le poète du méthodisme et le Wesleyan
Hymm Book contient 627 cantiques de lui. Ses
œuvres ont été publiées en treize volumes en
1868-1872.

John Wesley n'a pas une pensée théolôgique


précise et se contentait de subir des influences
diverses. Mais il a le don de communiquer son
expérience et d'orienter la vie chrétienne vers
une charité active. Sa mystique se manifeste
par un sens profond de la communion ininter-
rompue avec Dieu, fondée sur l'expérience de
l'amour personnel que le Christ lui porte comme
à tout homme captif. Il croit au salut de tous
par le sang de Jésus, et insiste sur la liberté et
la responsabilité de l'homme. On lui a reproché
d'assurer que le chrétien peut arriver à la per-
fection par la sanctification. Il a donné au
méthodisme un minimum de règles et d'organi-
sation qui rappellent de loin les Exercices spiri-
tuels d'Ignace de Loyola.

Jean-Frédéric Oberlin12 (1740-1826)


Appartient à une famille heureuse de neuf en-
fants. Il va au gymnase de Strasbourg, puio de-
vient docteur en philosophie en 1763 avec : « Du
degré des forces vivantes et des forces mortes
d'après Leibniz». Il fait ensuite de la théologie et
de la médecine. Le pasteur Stouber de Walders-
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 4
bach cherche un successeur et va voir Oberlin
chez lui : « Et que veut donc dire ce poêlon de
fer au-dessus de votre table ? — C'est ma cui-
sine, je dîne avec mes parents, ils me permet-
tent d'emporter chaque fois un morceau de
pain ; à 8 heures du soir, je mets le pain dans
ce poêlon, j'ajoute du sel, je verse de l'eau, je
place ma lampe dessous et je continue d'étudier.
Si vers 10 ou 11 heures du soir j'ai faim, je
mange la soupe que j'ai faite. — Vous êtes
l'homme que je cherche. » Le 17 avril 1767, il
commence un ministère de cinquante-trois ans;
il était avant tout pasteur et missionnaire, mais
en même temps jardinier, cultivateur, pépinié-
riste, médecin, ingénieur, agent voyer, pionnier,
juge de paix, industriel, maître d'école, etc., au
milieu d'une population tout à fait sous-déve-
loppée. Son rayonnement spirituel et ses quali-
tés pédagogiques attirèrent de nombreuses per-
sonnalités d'Europe. Jean-Luc Legrand, indus-
triel protestant, préoccupé du sort des ouvriers,
s'installa aux environs à Fouday et son fils
Daniel poursuivant son action parvint à obtenir
en France une loi sur la protection du travail
des enfants.

Le fondement de la foi d'Oberlin était « un


attachement intime et parfait à Jésus-Christ
suivi des œuvres semblables aux siennes ; ou
un amour des plus tendres, intime, dominant
envers Jésus-Christ, suivi d'une parfaite con-
fiance et d'une obéissance des plus cordiales
à tous ses commandements ». Il partageait la
coutume des Moraves de tirer au sort des ver-
sets bibliques qui permettent de connaître la
volonté de Dieu et il explique : « Dieu a bien
les moyens de nous montrer sa volonté et sa
décision sans qu'on ait recours à des moyens
superstitieux et fanatiques, mais au moins fai-
sons la justice à Dieu de ne pas appeler supersti-
tieux ou fanatique un moyen qu'il a lui-même
introduit chez son peuple et par lequel il a dé-
claré sa volonté aux premiers chrétiens ; qu'on
n'en fasse pas un métier, une coutume, mais
3 9 5 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
le cas échéant, qu'on ne le rejette pas
comme méprisable. » Il a défini son tempéra-
ment dans la dédicace d'un de ses portraits
offert au Rev. Francis Cumingham en 1820 avec
une franchise rare. Son éducation, ses relations
piétistes à Strasbourg, berceau de la mystique
allemande, son sentiment remarquable et origi-
nal de la présence de Dieu, joint à la préoccu-
pation incessante des choses invisibles, for-
maient en lui la certitude que Dieu parlait aux
hommes non seulement en agissant sur leur
conscience par son Esprit, mais en se rendant
en quelque sorte sensible, Lui ou ses envoyés,
à la manière des théophanies anciennes, par des
songes et des rêves. C'est en particulier après
la mort en 1768 de Mme Oberlin à la naissance
de son neuvième enfant, qu'il fut sujet à des
apparitions de sa femme : « Il m'a été dit :
aujourd'hui une période nouvelle de ma vie a
commencé et elle durera juste vingt ans, ma
chère femme était très émue et inquiète de
savoir comment j'en sortirais. » Il tenait un
« Mémoire ou petit recueil des révélations »
confidentiel : « Les amis qui par hasard verront
ces feuilles que je n'écris proprement que pour
moi-même sont priés de penser à l'avertisse-
ment de Jésus j Christ : ne jetez pas les perles
devant les pourceaux de peur qu'ils ne les
foulent aux pieds et que se tournant ils ne
vous déchirent. » Cet homme extraordinaire-
ment actif avait la nostalgie du monde invisible
et il aimait dessiner un « Tableau des Trépas-
sés » en couleur, intitulé : « Hypothèses ou
représentations hasardées de la chère patrie des
disciples de Jésus-Christ. » Son idée sur l'enfer
a changé du jour où ses élèves rencontrèrent
un ivrogne qui leur dit que, méchant comme il
l'était, il accueillerait pourtant son fils prodigue;
Dieu pourrait-il faire autrement, serait-il capa-
ble de nous laisser en enfer ? Et Oberlin notait
en 1782 : « Si Dieu pouvait damner éternelle-
ment une de ses créatures, il cesserait d'être
Dieu, il deviendrait diable. » Pour se rendre
compte de l'extraordinaire activité d'Oberlin,
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 6
il faut aller visiter son Musée, à Waldersbach,
en Alsace, et voir les collections de pierres, les
tableaux, les jeux de couleurs, et tout le maté-
riel que son imagination de pédagogue inven-
tait pour instruire et éveiller la foi.

S'il ne fut pas un penseur, il incarnait l'idéal


du royaume de Dieu. Par là, sans peut-être s'en
rendre compte, il remettait en valeur la théolo-
gie biblique. Il fut aussi un initiateur qui, par
les répercussions de son influence sur ses
continuateurs, mérite d'être salué comme un
des ouvriers les plus efficaces de la réforme
de la Réforme.

Alexandre Vinet13 (1797-1847)


Né à Ouchy, près de Lausanne, il a
très tôt une vocation littéraire qui se
réalisera dans son enseignement et p a r
la publication de livres et d'articles ap-
préciés par Sainte-Beuve. Infirme à 26 ans p a r
accident, il n'a jamais pu se mettre à genoux.
Après la mort de son père, sa vie religieuse se
ressaisit. A cette époque, le Réveil en Suisse
était un catalyseur. Vinet est d'abord hostile
à ces gens « toujours furieux contre la raison ».
Puis il note, le 19 décembre 1823 : « Je suis
devenu plus sérieux ! » La rencontre d'Erskine,
le marin anglais distingué propagateur du Réveil
anglais, l'enthousiasme et le rallie. Vinet veut
montrer un christianisme moral : « Il est éga-
lement impossible de croire sans pratiquer et
de pratiquer sans croire. » Cette union insépa-
rable du dogme et de la morale lui paraît essen-
tielle. Il prit parti dans les luttes politiques et
ecclésiastiques sur « Liberté des cultes », « Li-
berté religieuse et questions ecclésiastiques »,
« Manifestations des convictions religieuses ».
Autant de travaux de jeunesse qui exercent une
influence réelle, car sa pensée est courageuse,
claire et neuve. « La protection du gouverne-
ment, écrit-il en 1824, est un joug pour l'Église...
La liberté est l'âme de toute ferveur religieuse
en même temps que le gage de la tolérance... Et
3 9 7 / LA MYSTIQUE PR0TESTANT1.
les relations que l'on a établies entre l'État et
et la religion, entre la société politique et le
royaume des cieux, me paraissent, je l'avoue,
adultères et funestes. » Et pour la « liberté des
cultes », il s'élevait contre ceux qui prétendaient
veiller à l'unité du culte : « C'est imposer une
rude tâche. Voilà quinze siècles que les princes
les plus puissants échouent dans cette entre-
prise. Vous reprochez à quelques zélateurs d'at-
tiser les discordes et de préparer les révolutions,
mesurez les maux qu'a versés sur le monde ce
système fatal d'unité... Vantez-nous cette unité
impie !... Impie est le mot : car si c'est une
impiété de nier Dieu, n'en est-ce pas une aussi
grande de nier la conscience qui est son organe
dans nos âmes ? » En effet, « la conscience est
cette voix intérieure qui condamne tout ce que
nous faisons contre notre persuasion intérieure.»
Il fut professeur de théologie, pasteur et direc-
teur d'âmes. Il a contribué au Réveil théologique
de cette époque, non pas en formulant un sys-
tème mais en témoignant d'une attitude. Homme
de prière, d'une grande sensibilité, il invitait à
regarder Jésus dans les Évangiles : « Le regard
vers Jésus, à mesure qu'il se prolonge, excite
dans nos âmes un saint enthousiasme, un saint
amour ; il rend ces dispositions habituelles ou
dominantes dans notre c œ u r ; il devient la lu-
mière en même temps que la chaleur de notre
vie ; il facilite, il simplifie, il éclaircit tout ; il
fait mieux que réfuter les doutes, il les absorbe;
il éteint dans ses clartés toutes les lueurs équi-
voques ou fausses ; il écarte les questions fri-
voles, il jette au rebut les subtilités, il crée une
évidence triomphante, et, nous transportant
d'avance dans la lumière du ciel, il met sous nos
pieds tous les nuages qui étaient sur nos têtes...
Ah! puisse l'homme, quelquefois, dans cet amour
qui est le salut, oublier que cet amour est le
salut, et dans l'amour, ne voir que l'amour. »

On a beaucoup dit que Vinet était un mora-


liste, alors qu'il est d'abord un mystique qui
s'est élevé au f u r et à mesure qu'il avançait en
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 3 9 8
méditation. Observateur perspicace du fait chré
tien, il a aplani le sentier vers la foi pour sa
génération. P.A. Robert a montré, en 1948, le
caractère mystique de Vinet, en dépouillant une
correspondance inédite. L'œuvre écrite de Vinet
révèle sa richesse spirituelle. On connaît le can-
tique qu'il a composé :

« Sous ton voile d'ignominie


Sous ta couronne de douleur,
N'attends pas que je te renie,
Chef auguste de mon Sauveur !
Mon œil, sous le sanglant nuage
Qui me dérobe ta beauté,
A retrouvé de ton visage,
L'ineffaçable majesté. »

Il écrivait en 1821 : « Il y a dans cette com-


munication de l'homme avec son Père céleste
un ravissement inexprimable, qu'il est permis
à chacun de concevoir, pour que chacun le
puisse désirer, mais qu'une âme profondément
religieuse peut seule sentir avec plénitude. C'est,
je le pense, un sentiment si vif de Dieu, une
conscience si intime de sa grâce, qu'il est mora-
lement impossible de tomber de ce degré élevé
lorsqu'on y est parvenu. » Et à propos de cette
définition que donne Vinet : « L'obéissance, c'est
l'union de la créature avec le Créateur », le pro-
fesseur J.D. Benoit remarque : « Union intime,
mais distincte de l'unité, car elle maintient les
deux termes : l'homme et Dieu, la créature et
le Créateur. »

Christophe Dieterlen3 (1818-1874)


Né à Sainte-Marie-aux-Mines, commerçant, il est
à Paris de 1840 à 1846. La rencontre avec le pas-
teur luthérien Louis Meyer 14 , à la Société des
Amis des Pauvres, « Ecole de prophètes », à
l'église des Billettes, détermine sa conversion :
« Ma vie a été dès lors rattachée à la vie éter-
nelle... Sans regarder à ma faiblesse, à tout ce
qui me séparait de Toi, je répondis joyeuse-
ment : Je suis à Toi ! je suis à Toi ! » La piété
3 9 9 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
devient alors la seule affaire de sa vie et s'il
n'est pas devenu pasteur, c'est que Louis Meyer
lui conseille de servir l'Évangile comme laïc.

De retour à Rothau, en Alsace, il rencontre


Blumhardt, le prophète de la communauté spiri-
tuelle de Bad-Boll, un mystique lui aussi qui
croyait à un royaume de Dieu sur la terre, des-
cendant du ciel en un clin d'œil. Il reçut une
impression très vive de la foi de Blumhardt
dans la toute-puissance de la prière, dans la
vertu surnaturelle de l'imposition des mains, et
de sa notion si riche de l'œuvre du Saint-Esprit.

Industriel à Rothau, Dieterlen aura longtemps


« un sentiment si poignant de la pauvreté des
églises, des sectes, du piétisme, qu'il se défiera
des meilleures choses qui viennent de ce côté-
là », et il se tient à l'écart des églises et des
théologiens qui, au lieu de vivre la vérité, « la
discutent comme des hommes qui, de nuit, par-
lent d'un même objet qu'ils ne voient plus et
dont il ne reste que des souvenirs. » Il visite
les pauvres, qui osent se confier à lui. Il tient
des réunions le dimanche soir et y parle une
langue simple et biblique qui touche les cœurs.
Homme de prière, il croit que les divisions vien-
nent du manque d'amour des chrétiens et puise
dans la Bible la méthode de sa vie et de son
action. S'il a une pensée profonde, il ne l'a pas
systématisée. Il a cultivé les mystiques,
J. Boehme, et les théosophes, Saint-Martin, etc.,
et avait appris à comprendre d'une façon nou-
velle l'enseignement biblique sur les relations
de Dieu avec l'homme. « Dieu et l'homme sont
deux semblables qui se sont perdus et qui se re-
cherchent. » Une connaissance de Dieu ne peut
donc venir d'une définition abstraite mais,
comme chez Boehme, elle est avant tout une
connaissance de nous-mêmes. « La coopération de
l'homme étant indispensable à toute action de
Dieu en sa faveur, chaque existence humaine est
pour Dieu aussi une espérance en vue de la
délivrance générale. » « Par cette prééminence
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 4 0 0
de la volonté en Dieu et dans l'homme, l'action
acquiert, dit Marc Boegner, comme mode de
connaissance, une incomparable efficacité. »

Imprégné de la Bible, qui est révélation, Die-


terlen redécouvre le rôle de la personnalité, ce
qui évite de se laisser aller « à rechercher des
spéculations de théosophes sur l'origine de
Satan et de ses anges... Il y a là des mystères
que notre pensée affaiblie ne peut sonder... Du
reste, lorsqu'on est impressionné par un grand
malheur, on ne discute pas longtemps sur ses
causes : toutes les pensées et toutes les forces
sont employées à le réparer... S'enquérir de l'ori-
gine du mal par delà les limites de notre his-
toire est une curiosité oisive et indiscrète; celui
qui a le mal en horreur, qui en souffre, concen-
tre tout son effort pour déchirer ses liens hon-
teux. La maladie et la mort doivent disparaître
avec le péché. » Ainsi pardon et guérison sont
intimement liés. Si les miracles n'ont plus lieu,
c'est « parce que l'Église n'a pas persévéré dans
la charité ». Ce mystique est bien dans la tradi-
tion protestante qui invoque l'Esprit, attend
dans la prière, et sait que les « hommes aime-
ront Dieu quand les gens religieux aimeront les
hommes comme Jésus-Christ nous a aimés lors-
que nous étions encore ses ennemis (Rom. V) ;
lorsque, pour eux, nous nous abaisserons, sacri-
fierons, comme lui s'est abaissé, sacrifié, les
aimant jusqu'à la mort. »

Adolphe Monod15 (1802-1856)


Fils du pasteur Jean Monod de Copen-
hague, Adolphe est un romantique dont
la mélancolie isera chassée par sa foi.
A quinze ans, il annonce à ses parents sa
vocation en vers cornéliens ! On le connaît par
ses discours, par sa correspondance avec ses
amis et sa famille, qui est d'une sincérité et
d'une confiance vraiment rares.

Pasteur à Naples (1825-1827), il découvre que


sa vocation a précédé sa conversion et il tra-
4 0 1 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
verse une crise profonde. Erskine, le marin an-
glais d'une grande foi, vient le voir et le conduit
vers le dénouement. « Un jour, écrit Monod,
trente ans plus tard sur son lit de mort, c'était
le 21 juillet 1827, me promenant dans les rues de
Naples, accablé toujours par une mélancolie
sans consolation, je me dis tout d'un coup :
D'autres ont été tristes avant toi, ils ont trouvé
la paix dans l'Evangile. Pourquoi ne l'y trouve-
rais-tu pas ? Je rentrai chez moi, je me jetai à
genoux, et je priai comme je n'avais encore prié
de ma vie. A partir de ce jour, une vie intérieure
nouvelle commença pour moi. » — « Je crus, an-
nonce-t-il à sa famille, pour la première fois de
ma vie, à cette promesse... Je lui ai demandé son
Saint-Esprit pour changer le mien... comme il y
a un abîme sans fond de misère à ne compter
que sur soi-même, il y a un abîme sans fond de
consolation à ne compter que sur Dieu. »
Dès lors, c'est un homme nouveau. Pasteur à
Lyon, il se dresse contre le formalisme religieux
et se fait bientôt destituer pour un sermon direct
sur « Qui doit communier ? ». Il ouvre' alors une
chapelle indépendante. La faculté de théologie
de Montauban l'appelle à enseigner l'hébreu
et rhomilétique ; il poursuit ' néanmoins son
ministère itinérant de prédicateur du Réveil.
Puis il est nommé à Paris et persévère dans la
même ligne. « Il n'y a de foi vivante que la foi
personnelle et il n'y a de foi personnelle que
celle qui traite directement avec Dieu, sans souf-
frir ni un pasteur, ni un saint, ni un ange entre
elle et lui. » Il définit bien là une attitude au-
thentiquement protestante. Mais ce qui nous
retient, c'est l'exemple d'un malade, sachant à la
fin de sa vie qu'il est condamné et endurant les
plus grandes souffrances physiques, qui réunit
sa famille dimanche après dimanche pour
l'exhortation et la communion. Ses méditations
ont été publiées sous le titre les Adieux. La note
dominante est son intense conviction que la
toute-puissance de Dieu manifestée dans la croix
de Jésus doit transfigurer la faiblesse. Et l'on
discerne chez Adolphe Monod une pénétration de
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 4 0 2
la vie et de l'être par le Christ comme en une
mystique d'identification. « O mon Dieu ! Toi
qui vois mes douleurs, Homme de douleurs, aie
pitié de moi... O mon Dieu ! c'est Ta main,
qu'elle est redoutable cette main divine ! Qu'elle
est irrésistible ! Qu'elle est secourable, cette
main divine ! Qu'elle est irrésistible ! -Qu'elle
est secourable, cette main paternelle... Si j'ai
assez souffert, et si j'ai tâché de souffrir pour
ta gloire, guéris-moi. O mon Dieu ! je ne mur-
mure pas ; il n'y a pas une fibre, pas un senti-
ment en moi qui .murmure ; guéris-moi pour ta
gloire, pour ton service, ou retire-moi dans Ton
sein. Mon Dieu, je t'attends. Que je suis heureux
de Te connaître ! De pouvoir t'appeler le Dieu
d'amour ! Mon âme s'élève à Toi ! » C'était le
temps des Vinet, des Meyer, des hommes qui
avaient retenu du Réveil l'exigence d'une consé-
cration intégrale et en avaient reçu un rafraî-
chissement spirituel et le rayonnement d'une foi
communicative.

William Booth16 (1829-1912)


Ouvrier à 13 ans, il se convertit de l'Eglise an-
glicane à l'Eglise wesleyenne à 15 ans et est pré-
dicateur laïc en plein air à 17 ans. A 26 ans, il
épouse Catherine qui sera une aide exceptionnel-
le et l'encouragera à suivre sa vocation de sauver
ceux que les Églises n'atteignent plus. Il crée,
en 1865, une Armée du Salut avec des volon-
taires, et une discipline qui fait gagner du
temps, dit-il. Il en élimine tous les thèmes de
disputes comme le parlementarisme ecclésiasti-
que, le byzantinisme doctrinal, et le ritualisme
sacramentaire. « Je ne puis jamais voir une
douleur sans me poser deux questions : quelle
est la cause de cette souffrance? et que puis-je,
moi, pour la soulager ? » Son stimulant sera la
prédication de la croix et celle des peines éter-
nelles. Il recrute ses premiers volontaires dans
les cabarets : « Nous ne garantissons à nos
officiers aucun salaire, mais ils doivent réussir,
comme le gouvernement français au temps de
la Révolution exigeait de ses généraux qu'ils
4 0 3 ! LA MYSTIQUE PROTESTANTE
reviennent... vainqueurs. » Le succès de sa mé-
thode tient à ces trois caractères : a) la prédi-
cation doit être puissante et elle l'est quand il
faut parler dans la rue, sous la pluie et non
dans une chaire ; b) les convertis sont aussitôt,
après quelques mois d'école, mis au travail, le
Saint-Esprit accomplissant le reste de leur for-
mation ; c) les femmes — et c'était nouveau —
sont absolument égales aux hommes à tous les
emplois. On reconnaît ici la marque de Cathe-
rine Booth qui, avec ses huit enfants, a rempli
une tâche de haute qualité. Sa fille est venue
plus tard à Paris, à vingt ans : c'était la Maré-
chale qui a fait merveille sur cette base de foi
et d'obéissance au Christ. Peut-on trouver plus
beaux exemples de vie mystique vécue dans le
concret et dans les conditions les plus difficiles?
Boegner'7 (1851-1912)
Le f u t u r grand directeur de la So-
ciété des Missions Evangéliques de Paris
a reçu dans sa famille, et dans sa
paroisse à Strasbourg, la forte empreinte
de Spener. A 17 ans, il passe ses vacances chez
Christophe Dieterlen et note après une « réunion
faite par oncle Christophe le jour de Pentecôte
1868 : cette réunion a été décisive dans ma vie.
Je fais dater du jour où je l'ai entendu et des
jours suivants, ma nouvelle existence. Préparée
depuis longtemps, elle s'est fait jour en moi à
cette date. »
Il appartient à une génération qui a cherché à
concilier son intelligence et sa foi. Sa thèse de
théologie porte sur la sainteté de Dieu dans
l'Ancien Testament (1876). Sa seule paroisse a
été Fresnoy-le-Grand (1876-1879), avant qu'il soit
appelé à la Société des Missions. Il note ses
pensées et médite la plume à la main, et bientôt
sa discipline spirituelle s'impose et féconde son
ministère. « Aujourd'hui, 24 juin 1876, après
avoir consacré mes loisirs de plusieurs jours à
sonder devant Dieu mon cœur et la vie... j'ai
décidé d'emprunter à la Parole de Dieu l'expres-
sion de tout ce qui me remplit en ce moment.
la mystique protestante / 404
Je déclare donc devant Dieu qui me voit et
m'entend que je prends pour devise de ma vie
tout entière cette parole de saint Paul : « Vous
n'êtes point à vous-même... » Tu n'es point à
toi-même, voilà la règle et la force de ma vie.
Et maintenant, ô Dieu, si tu me fais la grâce
de ratifier l'acte que j'accomplis en ce moment,
accorde-moi, en signe de ta faveur, que je me
rappelle, chaque fois qu'il en sera besoin, la
devise que je prends aujourd'hui, et que j'y
obéisse sans hésiter. Quand je serai tenté, quand
l'égoïsme ou la paresse, ou la chair, ou l'orgueil,
voudront reprendre leur empire sur moi, qu'a-
lors j'entende ta voix me dire : « Vous n'êtes
point à vous-même », et qu'ainsi j'apprenne de
toi à aimer, à travailler, à être pur et humble.
Quand je serai triste et abattu, en proie au dé-
couragement et proche du désespoir, viens en-
core me dire : vous n'êtes point à vous-même,
et je retrouverai le calme, le courage, la paix
et la joie. Que j'entende cette parole dans mes
joies, dans mes doutes, dans mes combats,
qu'elle transforme peu à peu ma vie à l'image
de la tienne, qu'elle m'associe toujours plus
étroitement à ton œuvre sur la terre. Oh ! que
ce soit ma joie et ma gloire de mourir ainsi à
moi-même, de n'avoir plus un seul désir, ni une
seule pensée qui ne soient pour ta gloire et pour
le salut de mes frères, que ta vertu triomphe
dans mon infirmité jusqu'au jour où tu me
prendras à toi, et où m'appelant par mon nom tu
me diras encore une fois : tu n'es point à toi-
même, tu es à moi, car je t'ai racheté pour
l'Éternité, entre dans la joie de ton maître. »

Cœur sensible et préoccupé de répondre à


l'attente des autres, il veut demeurer en commu-
nion avec Jésus : « La nourriture de l'âme
c'est Jésus... Jésus a donc de quoi me nourrir
aussi, et assez pour « tant de gens », pour t o ^
ceux qui, directement ou indirectement, atter-
dent de moi la direction, l'impulsion, la subsis-
tance spirituelle. O Jésus, donne-moi à manger
relève mes forces, rends-moi santé, vigueur, iyjt
405 / la mystique protestante
à vivre et à travailler. Aujourd'hui, donne-moi le
pain de vie. »

Au retour d'un voyage à Madagascar où il


rencontre Gallieni 17 , pour défendre les missions
protestantes menacées, et sous le poids de trop
lourdes responsabilités, il doit se reposer six
mois et en profite pour faire retraite ou se re-
cycler, comme on dit aujourd'hui. Il lit Kaehler,
Vinet, Pascal, Saint-Cyran (1900). « J e réclame
une théologie qui m'aide à ressaisir [les grandes
doctrines de l'Evangile] et à les apporter à
l'âme dans la forme appropriée à notre époque.
Cette théorie, je crois l'avoir trouvée en Kaehler,
dont je me suis nourri depuis le j o u r où je l'ai
rencontré. » On trouve dans les Pensées du
matin l'expression de la démarche de sa foi et
de son profond amour pour son Sauveur. Cette
communion intense donnait aux visiteurs le sen-
timent que ce mystique les introduisait dans la
présence de Dieu. Homme d'action, s'il n'a pas
eu le temps de systématiser sa pensée, il a fait
mieux, il a fait revivre. C'est en 1912 que,
prêchant à la Rochelle, il s'est affaissé en
chaire : « Tu n'es point à toi-même. »

18
Charles Wagner (1852-1918)
Fils de Pasteur lorrain, orphelin à
sept ans, élevé dans une pauvre ferme,
tempérament religieux, Wagner a une ro-
buste et saine nature qu'il gardera jus-
qu'à la mort. Son enfance, dans la liberté de
la nature, a marqué sa pensée et sa langue. Sa
soif de communion l'avait amené, un jour qu'il
parlait aux étoiles et qu'elles lui parlaient, à
« s'agenouiller pour adorer la lune ». Son père
respectant les manifestations du sentiment reli-
gieux lui dit doucement : « Mon enfant, aujour-
d'hui tu adores la clarté de Dieu dans son ciel ;
plus tard, tu la verras briller sur le front des
hommes. » A Paris, à 16 ans, il est enflammé
par le Père Hyacinthe à Notre-Dame. Etudiant
en théologie à Strasbourg, il alimente sa "vie
intérieure à la sève mystique luthérienne : « Je
la mystique protestante / 406

passais un soir une longue heure, assis sur une


malle, à prier Dieu avec larmes, pour la conver-
sion du diable !... Cette prière d'enfant est bien
demeurée le fond de mes aspirations. » — « Je
me rappelle avec quel amour je m'absorbais
dans l'habitude des mystiques comme Tauler,
Eckhart, Suso. Les Amis de Dieu ont été long-
temps les compagnons inséparables de ma pen-
sée... cette corde mystique qui est tout à la fois
absolument religieuse et respectueuse, et abso-
lument indépendante, n'a plus cessé de vibrer en
moi. J'ai donné pour jamais mon cœur à ces
saintes hérésies et à la piété indépendante.
S'associer à toute prière et ne pouvoir signer au-
cune formule, être le serviteur de tout le monde,
et l'esclave de personne, nul ne l'a mieux mis en
pratique que les grands mystiques. Comme je
les comprends ! » — « Le but suprême de l'hom-
me n'est pas la félicité, c'est de faire avancer le
règne de Dieu. S'il travaille à ce but, le bonheur
vient sans qu'il s'en doute. Ma nourriture, c'est
de faire la volonté de mon Père. »

Sa belle-mère s'inquiétant un jour de la forme


de sa pensée, il lui écrit une série de lettres
(février-mars 1879) pour se faire comprendre.
« Laissez agir sur vous cette vivante image de
Jésus. Vivifiez ce passé... vous en retirerez l'im-
pression suivante : un homme a paru dans
l'humanité qui n'a pas son pareil, qui n'a qu'à
parler pour vous fasciner... toute sa vie est
amour, abnégation, service de son Dieu. Il ne
songe jamais à lui, toujours au Père. Il est saint
et pourtant il aime le pécheur et le cherche
pour le convertir. Il est tel que chacun aimerait
l'avoir avec soi pour en faire son maître, son
ami, son seigneur. A mesure qu'on le regarde et
qu'on l'aime, il grandit et monte. Ensuite, il
devient si grand qu'on s'étonne de l'approcher
avec tant d'abandon. On a comme l'intuition
d'un grand mystère, et l'instinct de la foi nous
avertit que cet homme vient de Dieu. »

« Je t'aime, ô Christ... tu n'es pas quelque


pâle ressuscité... mais un vainqueur de la mor:
407 / la mystique p r 0 t e s t a n t 1 .
en vérité. Et cependant ce que tu as de plus
beau, ce sont tes blessures. Je t'aime couronné
de lumière où brillent les épines, où les meur-
trissures lancent des feux. Et les gouttes de ton
sang sont une pluie d'étoiles. »
La mort de son fils avait ranimé le sentiment
de la présence des morts. « J'ai cette confiance
dans le gouvernement du monde que tout y est
soigné. Les morts sont entrés du contingent
dans l'Éternel... dans la pensée de Dieu. Penser
que mon fils est là, près de moi, d'une façon
plus complète que lorsqu'il vivait et que j'étais
momentanément séparé de lui, c'est une con-
ception juste, conforme, mais inférieure à la
réalité. Les moyens que nous avons ne sont pas
à la hauteur de ce que Dieu fait de nous... L'es-
sentiel est de faire crédit à Dieu et d'oser s'en
remettre à Lui. Après cela, il est permis de pen-
ser ce qui rassure le mieux notre pauvre cœiyr. »
Ce pasteur, qui avait la sève mais non le patois
du mystique, exerça un ministère fécond à Remi-
remont (1878-1882), à Paris Sainte-Marie pour
la fraction dite libérale (1882-1885), puis fonda
le Foyer de l'Ame où il eut une très large au-
dience. Ses livres, nombreux — viatique et non
œuvre systématique —, ont exercé une influence
profonde.
19
Toyohiko Kagaiva (1888-195...)
Né à Kobé (Japon). Son biographe,
A. Mobbs, le présente : « Ami des humbles,
réformateur social, économiste, romancier,
poète et philosophe, Kagawa est tout
cela, mais essentiellement en fonction de
sa foi chrétienne... Le but essentiel de sa vie. :
évangéliser, faire connaître aux hommes qui
l'ignorent ce Jésus-Christ qui a transformé sa
vie. » Orphelin d'une riche et noble famille,
Kagawa dit de son enfance : « Une vie dans
l'opulence, mais dépourvue d'amour, c'était pour
moi l'enfer. » Il étudie dans un couvent boud-
dhiste et suit des cours d'anglais donnés par
un missionnaire américain qui lui fait lire le
la mystique protestante / 408
Sermon sur la montagne. « Je commençais à
adresser des prières au Père céleste, à celui
qui créa les beaux lys des champs... ce verset
de l'Écriture me fit découvrir que l'amour de
Dieu enveloppe tout cet univers. En outre, je
compris cette vérité formidable qu'au lieu de
devenir un petit dieu après ma mort, comme
l'enseignait le bouddhisme, j'étais ici et dès
maintenant un enfant du Dieu créateur et maître
de l'univers. J'en sautais presque de joie. Je
fus complètement saisi par Jésus-Christ qui
donna sa vie pour révéler l'amour de Dieu son
père à toute l'humanité. »
Chassé et déshérité par l'oncle qui l'élevait,
puis tuberculeux pendant quatre ans, il reste
résolu à devenir pasteur, et dans une nuit de
prières il a la certitude que Dieu lui çonfie une
mission précise : « Mettre en pratique l'esprit
du Christ en vivant avec les pauvres. » Guéri
contre toute attente, il s'installe dans un taudis
ouvert à tous les misérables. Il y reste quatorze
ans, même après son mariage avec une femme
que sa prédication avait convertie et qui l'a
toujours admirablement secondé. Par la suite, il
s'attaque aux causes de la misère par la création
de syndicats d'ouvriers, puis de fermiers, l'orga-
nisation de coopératives, etc. Il manifeste son
opposition à la guerre sino-japonaise. Mais « ce
n'est pas parce que socialiste ou communiste
que je travaille à améliorer la société ; je ne
suis ni l'un ni l'autre : j'agis avant tout comme
chrétien et parce que je crois à la souveraineté
de Dieu ». « Le chemin de Jésus, c'est la croix ;
sa méthode, ce n'est pas la révolution violente,
mais la repentance. »

En 1934, il parcourt le monde et en soixante-


dix jours de voyage donne 178 conférences de-
vant 115.000 auditeurs, et est surnommé par un
reporter « le saint qui sait rire ».
Il n'a pas été dogmaticien mais a marque
toute une génération par sa foi, sa mystique e:
son action sociale.
Sadhou Sundar Singh20 (1889-194...)
Né à Ratnpur (Inde) de parents fortunés, nobles,
Sikhs, pratiquant aussi l'hindouisme, le jeune
Sundar Singh sait par cœur la Baghavad Gita
à sept ans, a lu le Granth des Sikhs, le Coran
et bon nombre d'Upanishad hindous. Il pratique
le yoga mais toute cette recherche ne le satis-
fait pas. A l'école presbytérienne du village, il
lit la Bible, mais en est heurté et la brûle. Trois
jours après, le 18 décembre 1904, dégoûté, il
décide « de tout quitter et de se suicider... je me
réveillai à 3 heures du matin environ ; je fis mes
ablutions rituelles et priai ainsi : O Dieu, s'il y
a un Dieu, veuille me montrer le chemin, sinon
je me tuerai (en se couchant sur les rails au
passage du train de 5 heures). Je continuai de
prier... espérant trouver la paix. A 4 heures et
demie du matin... dans la chambre où je priais,
je vis une grande lumière ; je crus que la maison
était en feu. Je regardai autour de moi, mais ne
trouvai rien. La pensée me vint alors que c'était
une réponse de Dieu... Je regardai cette lumière
et j'y vis resplendir l'apparition du Seigneur
Jésus... J'entendis une voix qui me parlait en
hindoustani : combien de temps me persécute-
ras-tu encore ? Je suis venu te sauver ; tu priais
pour connaître le vrai chemin, pourquoi ne le
prends-tu pas ? — Je pensai en moi-même :
Jésus-Christ n'est pas mort, il vit, ce doit être
lui-même. Alors je tombai à ses pieds et trouvai
cette paix merveilleuse... C'était la joie tant ar-
demment désirée... Quand je me relevai, la vi-
sion s'était évanouie, mais bien qu'elle ait dis-
paru, la joie et la paix ne me quittèrent plus... »
Baptisé un an plus tard, il choisit de garder le
costume et le genre de vie hindous pour mieux
évangéliser. « Soyez vous-mêmes et ne copiez
personne. » Jusqu'en 1918, il travaille en lépro-
serie, évangélise, dans le Nord puis dans le Sud
de l'Inde, et à Madras. En 1921, il voyage en
Europe et marque profondément ses auditoires.

Il exprime son message en images et en


paraboles éloquentes et il faut lire ses écrits.
la mystique protestante / 410

Il est christocentrique : « Christ est mon Sau-


veur. Il est ma vie. Il est tout pour moi au
ciel et sur la terre... Quand mes yeux spirituels
s'ouvrirent, je vis des fleuves d'eau vive qui
jaillissaient de son côté percé. J'en bus ; j'étais
désaltéré. Mon cœur est un hymne de joie. »
Il comprit un jour la Trinité qui le heurtait, par
une vision : « Je f u s ravi en extase jusqu'au
troisième ciel (comme saint Paul). Là je vis le
Christ revêtu d'un corps spirituel glorifié, assis
sur un trône... je demandai : Mais où est Dieu?
— Il me f u t dit : Dieu ne peut se voir... car
Dieu est infini. Mais voici le Christ, il est l'image
du Dieu invisible et ce n'est qu'en Lui que nous
pouvons contempler Dieu, tant au ciel que sur
la terre. — Je vis alors des vagues de lumière
et de paix qui rayonnaient du Christ... et je
compris que c'était là le Saint-Esprit. » La doc-
trine de l'incarnation le rebutait, quand un jour
il voulut traverser une rivière profonde. « L'air
vous transportera, lui dit un homme. — Je fus
surpris... » L'homme gonfle une outre et il
passe. « L'air ne pouvait me transporter qu'à
la condition d'être enfermé dans une outre ;
de même Dieu, pour aimer l'homme, a trouvé
nécessaire de s'incarner. La Parole de vie a été
faite chair... » Mystique, il" connaît la paix, la
nuit obscure de l'âme, et l'extase qui est faci-
litée par le jeûne. Cependant « je n'essaie jamais
d'entrer en extase, et je déconseille aux autres
de le tenter. C'est un don que nous devons rece-
voir et non rechercher. Si nous l'avons, c'est une
perle de grand prix. Il y a bien des moments
dans ma vie de Sadhou où les persécutions, la
faim ou la soif m'auraient fait tout abandonner
si ce n'avait été ces heures d'extase dont la
grâce m'a été faite ». « Saint Paul, dit-il, f u :
bien avisé de ne pas parler » aux gens de ce
qu'il a vu en extase.
Cette expérience authentiquement évangélique
mérite d'être mieux connue.
Simon Kïbangu2' (1889-1951)
Sur soixante ans de vie, il commence
à prêcher à trente ans pendant cinq mois
411 / la mystique p r 0 t e s t a n t 1 .
et passe les trente dernières années de
sa vie en prison. Cultivateur congolais,
il fait ses études primaires à la mission
baptiste et, pendant quelque temps, remplira le
rôle d'évangéliste. Puis, à trente ans, il se sent
appelé à prêcher à ses frères, mais ne se décide
qu'après avoir été intérieurement contraint de
faire des guérisons. Il prêche alors, Bible en
main, et obtient la suppression des fétiches, des
danses obscènes, de la polygamie, et les foules
le suivent avec ferveur. Alors les missionnaires
hésitent, l'administration arrête « le prophète »
en septembre 1921 et il est condamné à mort.
Le roi Albert commue sa peine et il mourra dans
la prison d'Élizabethville.
En cinq mois de ministère, une Église est née
qui a connu de 1921 à 1957 trente-huit ans de
persécutions et trente-sept mille déportés, mais
qui a reçu le message de Kibangu et s'est déve-
loppée sainement. Elle a une énorme activité
sociale, des églises dont une de deux mille places
près de Kinshasa, et des cultes joyeux, frater-
nels et communautaires de type protestant.
Aujourd'hui, cette Église sollicite son entrée au
Conseil œcuménique des Églises.
Dans sa prison, Kibangu est demeuré lui-
même, exhortant de loin la masse des fidèles
à recevoir l'amour du Christ et à prendre au
sérieux la non-violence. Il y a là une expérience
vécue qui souligne l'influence profonde exercée
par Kibangu. Il n'était pas théologien, mais il a
communiqué la pensée évangélique habituelle.
Christ est le Sauveur du monde et la piété est
orientée vers le sacrifice rédempteur de la croix.
Il n'a rien écrit, mais il est un des témoins de
ces éclosions spirituelles d'un christianisme au-
thentique de l'Afrique, et dans la ligne de la
mystique protestante tournée vers une incarna-
tion du message.
22
Les Communautés
Les communautés anglicanes ont souffert de
la même sécheresse que l'Église d'Angleterre et
c'est l'action des George Fox, des Wesley, etc.,
LA MYSTIQUE PROTESTANTE / 4 1 2
qui a sivoué leur torpeur et les a aidées à retrou-
ver, par la lecture de la Bible, une raison d'être.
Cela a été long, et c'est seulement à partir de
1841 qu'ont lieu des fondations féminines, les
Sisterhood, pour s'occuper-des prisons, puis de
toutes activités charitables ou paroissiales, dans
un esprit de prière et de contemplation. Les
femmes apprenaient à « être prêtes à quitter
Dieu pour Dieu, c'est-à-dire à laisser la prière
pour trouver Dieu en ceux pour lesquels II a
versé son sang, ou plutôt pour leur porter Dieu».
Il y eut quarante fondations de 1845 à 1900 et
elles se sont répandues à travers le monde par
le canal des œuvres missionnaires. Les commu-
nautés d'hommes ont naturellement suivi le
mouvement. Annie Perchenet, qui s'est penchée
sur ces question, note : « Alors que tant de
fondations catholiques avaient surtout pour pré-
occupation légitime de préserver, de conserver,
de défendre, on trouve dans les communautés
anglicanes les plus vivantes une vive compré-
hension des problèmes actuels, assumés dans la
prière contemplative, ou vécus dans l'apostolat. »

Les communautés en Allemagne n'ont pas sur-


vécu longtemps à la Réforme, parce que les posi-
tions étaient très tranchées. Pourtant, le profes-
seur Esnault a donné une étude sur le mona-
chisme de Luther où l'on voit qu'il n'était pas
plus opposé que Calvin à « la bonne moynerie »,
mais il y en avait trop peu de cas heureux de
connus. C'est au piétisme qu'elles doivent d'avoir
retrouvé un nouveau souffle en 1836, avec une
importante floraison. Il y eut un ralentissement
au début du XX e siècle jusqu'à ce que les dé-
sastres des guerres aient ranimé la flamme à
travers l'épreuvè. En effet, l'expérience luthé-
rienne de la séparation de la vie intérieure et
de la vie civile est apparue dangereuse lorsqu'il
fallut résister au régime politique, et les folies
de l'hitlérisme ont provoqué des attitudes re-
marquables dans l'Église confessante avec Nie-
moller, Bonhoeffer, etc. Dès 1921, de nouveaux
ordres se fondaient ; les théologiens s'intéres-
413 / la mystique p r 0 t e s t a n t 1 .
saient à la culture de la piété et sortaient de
leur tour d'ivoire et de leurs abstractions. Mais
c'est depuis trente ans que l'essor a repris. Nous
ne parlerons ici que de la communauté des
Sœurs de Marie, de Darmstadt. La mère Basi-
lea 23 , en 1935, en plein nazisme, quitta une direc-
tion d'étudiantes à Hambourg pour se consacrer
à la formation biblique des femmes et eut un
cercle pour jeunes filles. Elles étaient cent cin-
quante en 1944 lorsque le bombardement du
11 septembre rasa Darmstadt en vingt minutes
et fit trente mille morts. Les survivantes décou-
vrirent alors, à travers la repentance, u n e vie
nouvelle, et, en 1945, elles se réunirent pour la
première fois en vie communautaire dans la
maison de famille de mère Basilea. Vie remar-
quable de travail (constructions), de prière, de
contemplation, au cours de laquelle les sœurs
créèrent des « jeux d'appels », sortes de repré-
sentations de mystères par lesquelles elles an-
nonçaient l'Évangile. L'impression produite f u t
telle dans le cadre de leur « Canaan », leur ter-
ritoire peu à peu agrandi, qu'elles furent appe-
lées à témoigner aux différents Kirchentage,
rassemblements du protestantisme allemand.
Elles se sont occupées des réfugiés dans les gares,
tiennent des réunions de plein air, ont des
chambres pour les retraites des visiteurs, etc.
« Dès lors, notre service de Dieu et de nos frères,
inclus dans le plan de Dieu pour nous, devient
l'expression normale de notre vie consacrée, une
offrande continuelle, une plénitude, une cons-
tante louange. »

En France, c'est aussi à la suite des Réveils


du début du siècle dernier que les Diaconesses
de Reuilly 23 sont nées en 1841 en même temps
que celles de Kaiserswerth en Allemagne.

Wilfred Monod24 (t 1944)


Issu d'une famille pastorale privilégiée, il
voyage après ses études de philosophie et
prend à l'étranger des contacts durables avec
U-jAV.-i.-r. Ç^ii.-rVjuin \V600-1-5017, arcneveque
la mystique p r o t e s t a n t e / 414

d'Upsal en 1913, et autres. A peine à


la faculté de Théologie, il réunit des
camarades pour une réunion de prières. Pasteur
à Condé-sur-Noireau en Normandie, il vécut en
juin 1893 à 11 heures du matin dans son cabinet
une heure décisive, en méditant un texte de
l'Apocalypse : « Et je pleurai beaucoup de ce que
personne ne fut trouvé digne... » — « Et moi
aussi je pleure, dans le secret de mon cœur. Je
pleure, ô Christ, mon Roi, mon Sauveur ! d'être
indigne de te contempler, incapable même de
comprendre ta beauté. Mon âme est trop petite
pour se rassasier de ta splendeur. J'en sens
quelque chose, et je suis incapable de me l'expri-
mer à moi-même. Ma pensée, mon imagination,
mon cœur, ma conscience, T'acclament. Un
rayon de ta gloire est tombé sur moi, et tout
mon être frémit d'enthousiasme. En Toi, l'huma-
nité actuelle pourrait triompher de la misère,
de l'ignorance, de l'erreur, du péché... Toute vie
pourrait se transfigurer en conquête et toute
mort en triomphe... Je vois cela, ou plutôt je
l'entrevois... Prosterné à tes pieds, je t'adore, et
je pleure beaucoup de ce que tu es méconnu
ici-bas, hiéconnu par ceux qui te haïssent, mé-
connu par ceux qui portent ton nom... méconnu
par moi-même en ce moment même... »
Après trente ans de ministère, le 20 avril 1923,
il fonde le Tiers-Ordre protestant des Veilleurs
qui « se proposent de mettre leur conduite en
harmonie avec l'esprit de; Béatitudes » et d'être
« ainsi les champions déterminés du christia-
nisme intérieur (joie), du christianisme prati-
que (simplicité), du christianisme universaliste
(miséricorde) ». Son action s'est étendue à
l'étranger et il a su éviter l'écueil de l'étroitesse
des groupes piétistes comme celui des limita-
tions que suppose une communauté constituée.

Sœur Geneviève
et la communauté de Grandchamp (Suisse)
Geneviève Micheli, née de Lacroix (f 1964),
veuve à vingt-sept ans, élève ses trois en-
fants et en 1936 ouvre à Grandchamp
4 1 5 / LA MYSTIQUE PROTESTANTE
une maison de prières pour l'exercice de la dis-
cipline spirituelle. Elle en devient la supérieure,
sœur Geneviève. Elle racontait : « Aucune de
nous n'était une fondatrice d'ordre, aucun
homme d'Église expérimenté n'était à nos côtés,
nous étions vraiment dépendantes du Christ qui
appelle comme il veut, et qui seul nous liait...
Nous avons obéi et nous avons essayé de suivre
notre maître. » Elles ont envoyé des sœurs à
Saint-Ouen, Alger, Beyrouth, fondant des frater-
nités, foyers d'unité voulant « être une présence
plutôt qu'un instrument d'efficacité ». « Mous
sommes venues avec une certitude, dit l'une
d'elles, c'est-à-dire que le Seigneur nous a en-
voyées non seulement avec un ordre mais aussi
avec une bénédiction « afin que vous portiez
beaucoup de fruits ». Avec cela, on peut tenir
dans cet apostolat caché. »

Roger Schultz et la communauté de Taizé25


Encore étudiant en théologie, Schultz décide
en 1940 de fonder un ordre masculin. Un ami
anglican note que « dès sa fondation, il a consi-
déré comme une de ses tâches essentielles de
jouer un rôle dans le mouvement œcuménique.
Tandis que Reuilly s'est efforcé de réinsérer la
vie religieuse dans la ligne du protestantisme,
Taizé s'est librement inspiré — dans sa liturgie,
dans l'architecture et l'aménagement du sanc-
tuaire, et dans sa Règle — de sources catholiques,
et orthodoxes, et incarne un effort pour faire
bénéficier le protestantisme des richesses des
autres confessions chrétiennes, plutôt que de
développer quelque chose d'essentiellement
protestant. » Des Frères occupent des postes un
peu partout. Le Concile des Jeunes témoigne
de la qualité spirituelle qui s'y épanouit et de
l'influence déterminante de la communauté.
SERGE HUTIN

LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE

P
A RONONCER le nom même de Rose-Croix,
c'est évoquer tout de suite les images, les rêve-
ries volontiers les plus mystérieuses chez maints
lecteurs. Dans un article anonyme de la revue
théosophique le Lotus bleu (numéro du 27 sep-
tembre 1895), nous lisons ces lignes révélatrices
de l'attitude couramment répandue — aujour-
d'hui e n c o r e — dans les milieux occultistes et
dans le grand public :
« Les Rose-Croix ont formé et forment peut-
être encore la fraternité la plus mystérieuse qui
se soit jamais établie sur le sol occidental ; nul
homme au monde n'a connu consciemment un
vrai Rose-Croix... »
On sait d'ordinaire, au surplus, qu'il existe un
grade maçonnique supérieur, appelé précisément
Rose-Croix en raison de son symbolisme parti-
culier.
Le titre de Rose-Croix évoque de suite l'idée
de surhumanité, d'une triomphale victoire alchi-
mique sur la mort : thème vivace dans les
légendes traditionnelles comme celle relative
au comte de Saint-Germain, et qui s'est trouvé
traité dans des romans fantastiques contempo-
rains, le plus célèbre étant Zanoni de Bulwer
Lytton.

Le symbole
Mais qu'est-ce donc que la Rose-Croix ? C'est
le symbole que forme une rose placée à l'inter-
417 / la mystique rosicrucienne
section des deux branches d'une croix. Symbole
christique donc, la définition la plus courante
en étant celle-là même que donnait au XVII e siè-
cle le médecin alchimiste anglais Robert Fludd :
la Croix du calvaire éclaboussée par le sang du
Christ, d'où naquit une rose.

La définition la plus commode et la plus


précise du Rosicrucianisme serait donc celle-ci :
un courant spirituel qui a pris pour symbole
central celui, précisément, de la Rose-Croix.

L'ésotérisme rosicrucien est foncièrement


christique, même si— dans ses formes contem-
poraines — l'appartenance effective à la religion
chrétienne n'est pas exigée. Il importerait, à cet
égard, de faire remarquer la nuance capitale
qui existe entre les adjectifs chrétien (au sens
habituel du terme) et christique. De toute ma-
nière, Jésus est considéré, dans la mystique rosi-
crucienne, comme l'Homme parfait, ayant ac-
compli le sacrifice total pour ses semblables et
pour l'espèce humaine. Il est aussi le Verbe, le
Feu divin qui a organisé le chaos matériel au
début du présent cycle terrestre et qui consu-
mera toutes choses à la fin des temps. Le
Rosicrucianisme interprète ainsi les lettres
I.N.R.I. placées au-dessus de la croix comme
signifiant, en lecture alchimique, la formule
latine que voici : Igne Natura Renovabitur
Integra, « la Nature tout entière sera renouvelée
par le Feu ». Quel Feu ? Le Feu divin et géné-
rateur, régénérateur aussi.

Il est assez curieux de remarquer que le mot


latin Ros signifiait « rosée », tandis que Crux
désignait non seulement la croix mais le creu-
set : dans la mystique rosicrucienne, l'alchimie
joue un rôle capital.
On ne devrait pas omettre de constater que
la Rose-Croix combinait en fait deux symboles
qui, s'ils passèrent dans le christianisme, lui
étaient bien antérieurs. Traditionnellement, la
croix représentait les quatre directions de l'es-
la mystique rosicrucienne / 418
pace 1 . Quant à la rose, elle symbolisait à mer-
veille (n'est-ce pas un être vivant qui naît, se
développe, s'épanouit et meurt, pour renaître
ensuite ?) les cycles mêmes de la vie, l'alter-
nance vitale de la naissance, de la mort et du
renouveau.

légende de Christian Rosenkreuz

Autre image de marque rosicrucienne, si nous


osons nous exprimer ainsi : la belle légende
des voyages, de la mission et du tombeau de
Christian Rosenkreuz, littéralement « Chrétien
Rose-Croix »2. Ce fondateur légendaire de la fra-
ternité rosicrucienne étant donc ce qu'on appelle
un héros éponyme, c'est-à-dire portant le nom
même de l'organisation qu'on dit avoir été
fondée par lui.
L'histoire de ce « Chrétien Rose-Croix » se
trouvait imprimée pour la première fois en 1614
et 1615, dans les deux « manifestes » allemands
— Fama Fraternitatis et Gonfessio Fraterni-
tatis — rédigés par Jean Valentin Andreae et
qui avaient commencé de circuler en manuscrit
aux alentours de 1610 ; la rédaction étant sans
doute quelque peu antérieure à ces dates.
Christian Rosenkreuz, né en 1378, d'une famille
pauvre mais noble, est confié dès l'âge de six
ans à une abbaye. A seize ans, il part en pèle-
rinage pour la Terre Sainte, accompagné d'un
ami qui mourra en 'cours de route, à Chypre.
Parvenu seul au Moyen-Orient, le jeune homme
entre en contact avec les sages de Damcar, qui
lui « confient les arcanes de la Nature ». Damcar
semblerait à première vue être une simple dé-
formation de Damas, la capitale de la Syrie ; i'.
existe pourtant (il est curieux de le faire remar-
quer) un Damcar au Yemen.

Du Moyen-Orient, Rosenkreuz se rendra au


Maroc, pour y suivre l'enseignement d'autres
instructeurs, en la vieille cité de Fez. Il reçoi:
la mission de retourner en Allemagne et d'y
419 / la mystique rosicrucienne
fonder une société secrète destinée à répandre
sa sagesse dans les pays chrétiens.

Les premiers membres devaient être en nom-


bre très limité, célibataires, renoncer à toute
sensualité 3 , n'avoir plus de domicile fixe mais
parcourir le monde, guérissant gratuitement les
malades. Les disciples devaient se réunir une
fois par an dans le Temple du Saint-Esprit.
« On peut tenir pour certain que ces personnes
(les disciples), dirigées par Dieu et toute la
céleste Machina, choisies parmi les hommes
les plus sages de nombreux saeculis 4 , ont vécu
entre elles et avec les autres dans la plus haute
union, le plus grand mutisme, la bienfaisance
extrême 5 . »
C'est à cent six ans que mourra le « Père
Rosenkreuz », en Engelland déclare le texte ori-
ginal allemand, mot à mot donc : dans le
« pays des anges » ; jeu verbal qui modifiait,
volontairement sans doute, le nom courant qui
désigne l'Angleterre, England.
Cent vingt années après la mort du chef de la
Fraternité, son tombeau — dont l'emplacement
avait été oublié — sera découvert par les dis-
ciples, à l'occasion de travaux. Mais le Père
avait vu l'événement, car la porte cachée por-
tait, gravée en grosses lettres, la formule latine
Post CXX Annos Patebo, « Après cent vingt ans
je serai découvert ». La Fama relate ainsi l'en-
trée des Frères dans le mausolée symbolique du
fondateur de l'Ordre : « Au matin nous ouvrîmes
la porte, nous trouvâmes une voûte avec sept
côtés et angles, chaque côté de cinq • pieds, la
hauteur de huit pieds. Bien que le soleil ne l'ait
jamais éclairée, elle brille pourtant à cause
d'un autre soleil qui a appris cela du soleil
et se tient en haut au Centro<>. »
Outre le corps embaumé du Père, le tombeau
contenait des livres secrets, des figures symbo-
liques, diverses inscriptions latines. Dont celle-ci,
devise des Rose-Croix : Ex Deo Nascimur, In
la mystique rosicrucienne / 420
Jesu rnorimur. Per Spiritum Sanctum revivis-
cimus. (Nous naissons de Dieu, Nous mourons
en Jésus, Nous ressuscitons par le Saint-Esprit.)
Comme dans toutes les légendes initiatiques
(par exemple celle d'Hiram dans la Maçonnerie,
celle de Maître Jacques dans le compagnon-
nage), le personnage historique — qu'il ait ou
non existé — s'avère très secondaire par rap-
port aux thèmes symboliques concrétisés, incor-
porés, codifiés, incarnés autour de lui.
Au surplus, et tous les historiens sont d'accord
à ce sujet, Christian Rosenkreuz n'a jamais
existé ; le simple fait de porter le même nom
(«Rose-Croix») que le symbole de la société
fondée par lui relèverait certes de la plus impro-
bable des coïncidences. Le portrait de Rosen-
kreuz qui nous le montre comme un beau vieil-
lard ascétique à la barbe blanche, méditant sur
les vanités de la vie humaine terrestre, est une
œuvre du XVII e siècle, sans rapport avec un
personnage historique médiéval réel.
La légende, symbolique, mêle divers thèmes :
celui des voyages du pèlerin spirituel à la re-
cherche de la lumière initiatique (y remarquer
le contact avec des initiés musulmans) ; celui
du Maître et de ses fidèles disciples ; celui, en-
fin, de la découverte du tombeau caché, cent
vingt années (en 1604) après la mort du fonda-
teur. Il serait aussi loisible de penser que
Rosenkreuz symboliserait le Rosicrucianisme
lui-même, qui passe — selon la tradition —
par des phases historiques d'occultation maxi-
male et, inversement, des périodes où l'Ordre
se réveille, où il se manifeste dans le monde.
1604 aurait donc marqué le début d'une telle
période de réveil extérieur du Rosicrucianisme.

LA SPIRITUALITE ROSICRUCIENNE

Compte tenu des variations, des particulari-


sations, des adaptations successives aussi au
4 2 1 / LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE
cours des âges, il est néanmoins possible de
caractériser les points importants de la mys-
tique rosicrucienne, ce qui caractérise toujours
le courant initiatique occidental.

Le Rosicrucianisme traditionnel se présente


tout d'abord comme une voie christique, où
Jésus est pris comme modèle même de toute
perfection humaine. Dans le Summum Donum
(1632), traité rosicrucien signé Jachim Frizius
mais qui était très certainement de Robert
Fludd, on peut lire :

« Le seul et unique objet de la magie aussi


bien que de la vraie kabbale, n'est autre que
la Sagesse, le Verbe, le Christ. Et il n'y a pas
d'autre nom à invoquer que celui de Jésus, car
il n'y a pas de nom sur la terre, ni dans le ciel,
par qui nous puissions être saufs, excepté le
nom de Jésus, sous lequel toutes choses sont
réunies, car le Christ Jésus est tout en tous. »

Un auteur allemand, qui signe Florentinus de


Valentia 7 , s'écrie, dans un petit traité au titre
significatif : Jhesus nobis omnia ! (« Jésus tout
pour nous»), publié à Francfort en 1617 : «Je
veux ne rien être et croire tout, m'abandonner
à Dieu comme un enfant, accommoder ma
volonté à la sienne, le chercher avant tout, lais-
ser agir son royaume en moi. » Mais l'ascension
céleste à laquelle aspire l'âme du Rosicrucien
se trouve sans doute le mieux chantée ainsi
par Robert Fludd 8 :

« L'âme qui anime le corps tend à s'élever


ainsi que la flamme, vers les hautes régions de
l'air. C'est là son instinct et son bonheur. Or,
comment se fait-il que nous éprouvions une si
grande fatigue lorsque nous gravissons une
montagne ? Ne suivons-nous pas la route qui
plaît à l'âme ? C'est que le corps matériel, dont
l'essence est de tendre, tout au rebours de
l'âme, vers le centre de la terre, l'emporte de
beaucoup, par sa masse, sur l'étincelle qui nous
LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE / 4 2 2
anime. Il faut que l'âme réunisse toutes ses
forces pour élever avec elle et faire obéir à son
impulsion la lourde masse du corps qui l'en-
chaîne. »

L'homme, en atteignant l'illumination régéné-


ratrice, pourra se libérer des effets de la chute,
de l'emprisonnement en la matière. But fort
bien défini ainsi dans la Stéganographie (1500)
de Trithème : « ... La montée vers cette harmonie
qui est supra-céleste, où rien n'est matériel
mais ou tout est spirituel. Car c'est là qu'est
la Ressemblance et l'origine de l'âme. »

Pour parvenir à ce but : l'illumination salva-


trice de sa conscience, l'homme devra s'épurer
de ses appétits animaux, travailler à l'élimina-
tion de toutes ses tendances négatives et limi-
tées.

Voici un passage de la Prognostlcatio de Para-


celse,. qui énonce fort bien les buts de cette
alchimie spirituelle, de cette ascèse régénéra-
trice :
« Comme l'or et l'argent, tu dois être purifié
de tes souillures et mis à l'épreuve plus de
sept fois avec une sérénité plus rigoureuse que
le feu ne purifie l'or et l'argent de leurs scories.»
Dans son Tractatus apologeticus (1617), Ro-
bert Fludd le précise fort bien :
« Le Saint-Esprit ne descend pas sur lui
(l'homme impur) avant que l'habitacle du cœur
et de l'âme n'ait été purifié et purgé de toutes
impuretés. »

Un auteur rosicrucien allemand de la même


période, Valentin Tschirnessen ( Assertio, petit
traité imprimé à Dantzig en 1617), avertit d'ail-
leurs que ne seront, au départ même, admis
dans la Fraternité que les candidats qui « sont
maîtres de leur corps et sont des hommes
libres ».
423 / la mystique rosicrucienne

Il est assez curieux de constater la curieuse


ressemblance de ces conditions d'admission
avec l'injonctiwn dans ia Franc-Maçonnerie de
ne recevoir que des candidats qui soient libres
et de bonnes mœurs.

Si, une fois admis, le Rosicrucien sait épurer


son être, progresser dans la régénération, s'éle-
ver dans l'ascèse libératrice, il pourra retrouver
le contact avec le noyau divin, avec son Maître
intérieur.

Il acquerra simultanément la connaissance


des deux Livres « écrits » par Dieu : le Grand
Livre de la Nature et cet autre « Livre » à dé-
chiffrer qu'est l'Homme. C'est le principe fon-
damental au cœur de toutes les voies initiati-
ques : l'analogie complète entre les lois du
Macrocosme (le monde) et celle du Microcosme
(l'être humain).

L'adepte capable de s'affranchir des limita-


tions de l'état humain ordinaire atteindrait
l'état parfait désigné par le symbole même de
la Fraternité : la Rose-Croix, c'est le symbole ;
le Rose-Croix, c'est l'être parvenu à la délivrance,
à la réalisation effective, à la vraie perfection
de l'état humain. Quant à ceux qui, plus modes-
tement, se contentent — sans oser espérer at-
teindre effectivement ce but — de travailler en
toute humilité et persévérance sur le Sentier,
de s'approcher (aussi modestement que ce
soit) de l'archétype de la perfection humaine,
ce sont les simples Rosicruciens.

Parvenu à l'épuration, à la libération inté-


rieure, l'adepte verra se réaliser dans son âme
les noces spirituelles des composantes mascu-
line et féminine de sa psyché, « l'époux enlacera
son épouse bien-aimée ». L'illumination rosi-
crucienne le fera pénétrer au cœur caché des
choses, acquérir la science totale, une connais-
sance vraiment universelle (Pansophie). Il aura
déchiffré les lois universelles et fondamentales
la mystique rosicrucienne / 424

du Divin, celles qui régissent — en complet pa-


rallélisme analogique — le Monde et l'Homme.

Il connaîtra les mécanismes qui commandent


le déroulement de chacun des cycles terrestres,
depuis l'organisation du chaos primordial par
la Lumière (le secret des six jours de la
Genèse) jusqu'au grand embrasement destiné
à purifier et régénérer toute la terre.

Cette illumination rosicrucienne, après la si


nécessaire épuration de l'être inférieur, redon-
nera à l'homme tous les pouvoirs perdus lors
de la chute adamique, les moyens de reprendre
conscience de son être spirituel, de sa « sur-
âme », de son Noyau intérieur supra-personnel
et divin, par delà toutes les limitations égocen-
triques. La tempête pourra se déchaîner autour
de lui : l'adepte aura conquis l'harmonie et le
calme intérieurs, réalisé l'idéal si bien caracté-
risé par les mots Paix Profonde.

Une grande peinture rosicrucienne anonyme,


réalisée à la manière d'Antoine Caron, symbo-
lise fort bien cet idéal : atteindre, par delà
toutes les agitations et tempêtes du monde sen-
sible, l'état libérateur, la sérénité qui fait du
sanctuaire intérieur une véritable arche dans
la tempête. Cette grande toile, qui appartient
au collectionneur parisien Jean Loynel d'Estrie
fut peinte — en Allemagne sans doute — an
moment de la guerre de Trente Ans. (On >
reconnaît les deux grands généraux adverses
Tilly et Wallenstein.) Nous voyons un paysage
dans lequel, à l'arrière-plan, se déroulent les
horreurs de la guerre (massacre, pillage, incen-
dies). Au premier plan, un vaste labyrinthe —
symbole traditionnel des apparences sensibles,
où se perd l'homme ordinaire — dans les repla
duquel se déploient les moyens illusoires ez
éphémères par lesquels les humains tenterr
désespérément d'oublier l'amère réalité : a
confiance en la fortune « aveugle et folle » ; ïs
plaisirs de la sensualité animale ; la recherche
425 / la mystique rosicrucienne

du pouvoir, des honneurs, des distinctions. Au


centre du labyrinthe, se dresse un belvédère :
quelques personnages s'y sont élevés et jettent
sur les désordres, erreurs et folies du monde
sensible un œil qui les regarde sans plus les
voir ; ils ont retrouvé la vraie vie, celle qui n'est
plus éphémère mais permanente, celle du Divin.
Ces hommes, au visage tout rempli de vraie
sérénité intérieure, ce sont les adeptes qui, dé-
passant même la condition des simples Rosi-
cruciens, sont parvenus « au centre du laby-
rinthe », ont trouvé le chemin de la Paix Pro-
fonde, du vrai Rose-Croix.

Il faudrait également mettre l'accent sur un


thème capital du Rosicrucianisme : celui du
sacrifice libre et total, du total désintéressement.
Un symbole rosicrucien bien connu — passé
dans le 18e degré de la Franc-Maçonnerie écos-
saise — est celui du Pélican (représentant le
Christ) qui s'ouvre la poitrine pour, de son
propre sang, nourrir ses petits. Dans le célèbre
roman de Bulwer Lytton, Zanoni, cet idéal rosi-
crucien du sacrifice se trouve mis en scène dans
le dénouement : le héros accepte, par compas-
sion pour sa bien-aimée, d'abandonner son im-
mortalité alchimique et d'être guillotiné comme
elle (l'action finale se passe à Paris au moment
de la Terreur révolutionnaire).

Ascèse christique, contemplation, sacrifice :


telles sont les trois caractéristiques majeures de
la mystique rosicrucienne, d'après les documents
originaux.

Mais il est une autre caractéristique : il s'agit


d'une voie initiatique rituelle. Autrement dit, le
Rosicrucianisme est à ranger parmi les organi-
sations qualifiées de sociétés secrètes : existence
chez elles de tout un ritualisme, réservé aux
seuls membres et célébré dans un local spécial
(temple ou loge). L'erreur fréquemment faite
par divers historiens — celle de nier l'existence
effective de ces rites initiatiques, de cet aspect
la mystique rosicrucienne / 426
visible du Rosicrucianisme — vient sans nul
doute d'une confusion entre les simples Rosi-
cruciens (ceux qui sont encore sur le chemin)
et les Rose-Croix qui, ayant atteint la perfection
de l'état humain, peuvent passer désormais
au-delà de toutes les formes.

Si on n'a pas encore retrouvé de rituels, impri-


més ou manuscrits antérieurs au milieu du
XVIII e siècle, cela ne constitue pas du tout une
preuve décisive : jusqu'à une date assez tardive
(milieu du XVIII e siècle), les sociétés secrètes
initiatiques considéraient comme tout à fait
impensable de codifier par écrit leurs rituels,
qui ne devaient être transmis que d'une manière
orale. On dispose pourtant de preuves, au se-
cond degré peut-être sans doute, mais à notre
avis décisives. D'une part, il y a des textes où
des auteurs rosicruciens de la Renaissance et du
début du XVII e siècle ont, semble-t-il, incorporé
des descriptions (étonnamment détaillées et pré-
cises dans certains cas) de rites secrets. C'est
le cas pour les Noces chymiques de Christian
Rosenkreutz (Strasbourg, 1616), où Jean-Valen-
tin Andreae révélait noir sur blanc toute une
série de secrets rituels, y compris aux plus hauts
degrés de l'Ordre dont il était l'un des digni-
taires. On trouve aussi des passages très révé-
lateurs épars çà et là dans les traités de Robert
Fludd, de Michel Maier, de MynsiCht et d'autres
contemporains d'Andreae.

Autre source précieuse pour connaître les rites


du Rosicrucianisme ancien : les illustrations 9
de traités rosicruciens publiés aux XVIe et
XVII e siècles.

Sur l'une des gravures qui illustrent la


Cabala de Etienne Michelsfacher (Augsbourg
1615), alchimiste rosicrucien allemand, on peut
voir des personnages qui, portant une massue
symbolique, exécutent une marche rituelle cir-
culaire dans un local souterrain où, à l'Es*
trônent deux épées flamboyantes entrecroisées
427 / la mystique rosicrucienne
Si, dans le grade maçonnique rosicrucien tel
qu'il se trouve pratiqué par les obédiences
maçonniques traditionnelles, l'un des articles
des Constitutions d'Anderson interdit évidem-
ment (comme pour tous les autres degrés d'ail-
leurs) l'admission des femmes, il faut recon-
naître la nature mixte du Rosicrucianisme
extra-maçonnique (qu'il soit antérieur ou paral-
lèle à la franc-maçonnerie). Aussi bien les
textes que l'iconographie sont formels à ce
sujet. Contentons-nous de citer ce document
remarquable : en frontispice à son Epitimia Fr.
R.C. (1619), Irenaeus Agnostus a placé une
belle gravure qui reproduit un tableau inconnu.
On y voit une femme — visiblement une haute
dignitaire de l'ordre — qui, sur ses genoux,
contemple un livre symbolique.

LES ORIGINES DU ROSICRUCIANISME


Une société secrète initiatique ne se crée
jamais de toutes pièces, par simple décision arbi-
traire d'un personnage ou d'une coterie. C'est
d'ailleurs là un test décisif pour reconnaître
la nature vraiment traditionnelle d'un ordre
qui se veut initiatique. Prenons le cas (qui est
le mieux connu) de la franc-maçonnerie mo-
derne : l'historien connaît certes les noms de
divers personnages ayant, au milieu et à la fin
du XVIII e siècle, organisé des systèmes de
hauts grades. Et pourtant, ils construisaient
à partir d'éléments (symboles et rites) qui, eux,
n'étaient pas inventés ; non seulement ceux-ci
leur préexistaient, mais il s'avérerait impos-
sible de dire qui les a inventés. Il n'est, en
fait, nullement arbitraire de parler d'une véri-
table transcendance du symbolisme tradition-
nel. Il est même facile, quand on a une cer-
taine expérience des recherches en ce domaine,
de faire d'emblée la différence entre des re-
constructions conventionnelles, même quand
elles prétendent manier un héritage tradition-
nel, et la construction vivante qui, elle, s'appuie
toujours sur une réelle transmission.
la mystique r o s i c r u c i e n n e / 428
Avant le Rosicrucianisme sous sa forme clas-
sique, tel que nous le révèlent les textes et l'ico-
nographie de la Renaissance et du début du
XVII e siècle, il y avait très certainement eu
quelque chose.

Les auteurs rosicruciens contemporains font


volontiers remonter les origines premières du
mouvement jusqu'à l'Êgypte ancienne, voire
même au-delà (à l'époque de l'Atlantide légen-
daire).

Du point de vue de la recherche ' historique


rigoureuse, on se trouve certes confronté alors
à des faits devenant complètement invérifiables
dans l'état actuel de la recherche positive. Mais
on devrait se garder de sourire : il semble
parfaitement normal d'admettre qu'avant l'ap-
parition du qualificatif même de Rose-Croix,
il y ait eu ainsi une série de sociétés secrètes,
tenant leur filiation les unes des autres. C'est
là un fait qui, à notre avis, ne saurait être nié.
C'est au XVI e siècle que, semble-t-il, nous
voyons à l'œuvre des hommes qui agissent d'une
manière franchement rosicrucienne, conformé-
ment aux critères, aux habitudes de l'historien
moderne.
C'est le cas pour un Jean Trithème (1462-1516),
pour un Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim
(1486-1534) et sa «Fraternité des Mages». C'est
le cas pour le célèbre Théophraste Bombast
von Hohenheim, plus connu sous le nom de
Paracelse (1493-1541). Dans sa Prognosticatio
(1536), la figure XXVI montre une rose épa-
nouie dans une couronne et portant un F
greffé sur elle. Dans le dit ouvrage, si curieux,
Paracelse semble se considérer comme un sacri-
fié, œuvrant dans l'adversité de manière à per-
mettre l'ultérieure manifestation du jour de la
Fraternité. Il écrit en effet :
« Tu auras peiné durement pour amener l'âge
d'or dans le monde. Heureux qui naîtra dans
429 / la mystique rosicrucienne
cette ère de sommeil. Il n'aura point connu le
mal puisque tu as été purifié au prix de grands
efforts et de grandes souffrances durant ces
jours. » Chez Paracelse, on trouve pleinement
exprimé l'idéal rosicrucien d'une connaissance
universelle, totale, acquise par l'illumination in-
térieure ; du fait que, chez l'homme, la « lumière
de la nature » et celle « de la grâce » se corres-
pondent, confluent. C'est, en Allemagne, dans le
courant dit pansophique (ainsi nommé à cause
de sa recherche de la sagesse universelle), déve-
loppé par les disciples allemands de Paracelse,
que se développera la grande explosion rosi-
crucienne du début du XVII e siècle, celle qui
est considérée par les historiens positifs comme
ayant été le Rosicrucianisme classique : celui
des Manifestes de 1614-15.

Parmi les personnages ayant joué un rôle


sans nul doute important, il faudrait citer aussi
le pasteur Valentin Weigel (1533-1588) et aussi
l'alchimiste Aegidius Gutman, qui vécut à Augs-
bourg de 1490 à 1584. Son volumineux ouvrage,
Offenbarung der Gottlicher Majestat (1575),
« Révélation de la Divine Majesté ». Il sera ré-
édité par deux fois au début du XVII e siècle,
et fréquemment cité par les Rosicruciens alle-
mands.

rosicrucianisme classique

Parmi les « Pansophistes », il faudrait citer au


premier plan Julius Sperber (mort en 1616),
conseiller d'Anhalt-Dessau, et un autre célèbre
alchimiste rosicrucien, Henri Khunrath, auteur
du célèbre « Amphithéâtre de la Sagesse éter-
nelle »10. Khunrath (né à Leipzig en 1562, mort à
Dresde en 1605) était très certainement l'un des
plus hauts dignitaires de l'Ordre, immédiate-
ment avant la phase de manifestation extérieure
de l'Ordre. L'Amphitheatrum est illustré de
planches fort curieuses, souvent rééditées. L'une
d'elles représente un adepte (Khunrath lui-
même) en prière dans son oratoire, tandis que
son laboratoire se trouve lui aussi représenté
LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE / 4 3 0
avec tous les détails. Y compris — notation
significative — la présence d'instruments de
musique, symbolisant la maîtrise, par l'alchi-
miste rosicrucien, des rythmes susceptibles de
produire à volonté telle ou telle manifestation
vibratoire.
Citons aussi Figulus (pseudonyme latin de
Toeffer) qui, en 1603, annonçait la manifestation
d'Élie Artiste11 — le Génie recteur des Rose-
Croix — et l'ouverture du « siècle d'or ».

Il ne faudrait pas oublier non plus Simon


Studion, auteur d'un traité intitulé Naometria
(1604), décrivant — à l'aide d'un langage em-
prunté (fait digne de remarque) à l'architecture
— les merveilles de la Nouvelle Jérusalem.
Studion avait organisé une société secrète la
Militia Crucifera Evangelica, dont le caractère
rosicurcien ne fait aucun doute.

Mais c'est au pasteur luthérien Jean-Valentin


Andreae (1586-1654) qu'il faut faire incomber
la rédaction des manifestes (Fama Fraternitatis,
1614 ; Confessio Fraternitatis, 1615) qui révé-
laient au grand jour 1 2 l'existence de la Frater-
nité. Andreae se trouvait être le centre d'un
groupe, réuni autour du margrave de Hesse-
Cassel, comptant des hommes tels que Tobias
Adami, Christophe Besold, Tobias Hess, Abra-
ham Holzel. Mais Andreae semble avoir eu un
véritable père spirituel en la personne de Johann
Arndt (1555-1621).
C'est Andreae qui est l'auteur de cet étrange
et si fascinant ouvrage rosicrucien intitulé
les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz
(1616), qui retraçait les épreuves traversées par
« Chrétien Rose-Croix », le héros éponyme de
l'Ordre, avant d'atteindre l'illumination hermé-
tique 13 qui lui permettra de comprendre k
Monde, l'Homme et Dieu.
En Allemagne même, il faudrait citer d'autres
personnalités du mouvement de la Rose-Croix
431 / l a mystique rosicrucienne
Par exemple Mynsicht, dit Madathanus, auteur
d'un traité — illustré de fort curieuses planches
symboliques — intitulé Aureum saeculum redi-
vivum (La résurrection du Siècle d'Or). C'est
le type même du récit où l'auteur relate son
propre itinéraire initiatique. Nous en donnerons
un extrait significatif, tiré du début de l'ou-
vrage : « ... le fond de ce lieu changeait de cou-
leur suivant les circonstances, le temps et le
rayonnement du soleil14, ce qui m'émerveillait
grandement et excitait encore mon envie. Et,
bien que ce fût en hiver et que la planète domi-
nante manifestât puissamment son action par
le froid, je trouvais encore çà et là de belles
prairies, des prés verdoyants et des fleurs de
couleurs variées ; mais je ne pensais qu'aux
délices du lieu vers lequel tend la voie rebu-
tante, surtout parce que cela avait été com-
mencé pour l'honneur de Dieu tout-puissant et
pour le bien des hommes. »

Citons aussi l'alchimiste Michel Maier (1568-


1622), médecin et conseiller de l'empereur Ro-
dolph II de Habsbourg1-*"'.
Nous mentionnerons aussi le curieux petit
traité Raptus philosophicus, paru sous la signa-
ture de Rhodophilus Staurophorus (littéralement
« celui qui aime la rose et porte la croix»). On
y trouve des allusions initiatiques précises.

Mais, au XVII e siècle, la diffusion du mouve-


ment rosicrucien ne se fit pas seulement en
Allemagne mais à travers toute l'Europe.
Parmi les personnalités influencées par le
Rosicrucianisme, il faudrait citer Comrnius
(l'évêque morave Jean-Amos Kumensky), Tom-
maso Campanella (l'auteur de la Cité du Soleil,
qui présente des analogies avec une utopie
d'Andreae : la Reipublicae Christianopolis
Descriptio).
C'est le médecin alchimiste anglais Robert
Fludd (1574-1637), ami personnel de Michel
LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE / 4 3 2
Maier, qui semble avoir été, hors d'Allemagne,
la personnalité rosicrucienne la plus marquante.
Il ne sera pas inutile de donner un extrait du
Tractatus theologico-philosophicus16, ouvrage dé-
dié par Fludd aux Frères de la Rose-Croix, ses
initiateurs :
« Mes yeux se sont ouverts et j'ai compris, par
votre courte réponse, ce que (sur l'avertisse-
ment du Saint-Esprit, ainsi que vous le dites)
vous livrez à deux élus, dans votre cénacle ;
vous avez la science du vrai mystère et la con-
naissance de la clef qui conduit à la joie du
paradis, telles que les patriarches et les pro-
phètes dans les Saintes Eoritures...
« Vous avertissez deux hommes choisis qu'il
y a une montagne située au milieu de la terre
et gardée par la jalousie du diable. De féroces
et puissantes bêtes en rendent l'accès difficile
Vous leur ordonnez, après qu'ils se seront prépa-
rés par de dévotes prières à une telle tentative,
de se rendre à la montagne, durant une nuit
bien longue. Vous leur promettez un guide, qui
viendra s'offrir lui-même et se joindre à eux
et qu'ils ne connaissent pas... Tempête, trem-
blement de terre. Puis, vers le matin, viendra
un calme bienfaisant. Vous verrez l'étoile matu-
tinale monter et s'annoncer l'aurore. A ce mo-
ment le trésor s'offrira à vos yeux...

« Concluez donc avec moi, ô hommes de ce


monde qu'aveugle un nuage d'ignorance, que
la vertu et l'efficace du Saint-Esprit sont vrai-
ment avec les frères de la Rose-Croix et croyez
que leur retraite est située ou aux frontières
de ce lieu même de volupté terrestre où voisi-
nent les nuages, ou aux sommets de certaines
montagnes, très haut, suivant la volonté de
Dieu et où les habitants respirent et dégustent
un air très suave et très subtil, là où soufflent la
Psyché ou les effluves de l'Esprit de la vraie
sagesse. »

Il n'est nullement absurde, bien au contraire,


de découvrir dans ce passage l'allusion très
433 / la mystique rosicrucienne
précise à un rituel initiatique vécu par Fludd
lui-même, au cours d'une cérémonie nocturne.

On peut penser que René Descartes a été


en rapport direct, tout jeune, avec des membres
de la Fraternité : il existe de curieux points de
recoupement entre ses trois songes, faits dans
la nuit du 10 au 11 novembre 1619, et les docu-
ments rosicruciens allemands.

En 1622, on vit apparaître, coup sur coup, deux


affiches — se disant émaner des mystérieux
Rose-Croix — sur les murs de Paris, conviant
tous les hommes dignes d'y être admis d'entrer
dans l'Ordre. En 1670, un fort curieux ouvrage,
mi-fantastique et mi-humoristique, le Comte
de Gabalis se donnera pour la révélation des
secrets rosicruciens sur les « esprits des quatre
éléments »17. Il était l'œuvre de l'abbé Mon-
faucon de Villars (1635-1673), qui aurait —
dit-on — joué un rôle important dans la diffu-
sion du mouvement en France.

rosicruciens modernes
e
Le XVIII siècle, loin de voir le déclin de la
Rose-Croix, verra se fonder toutes sortes d'Or-
dres et Fraternités se réclamant tous de cette
transmission si prestigieuse. Ce sera le cas pour
l'organisation dont, en 1710, le prêtre catholique
saxon Samuel Richter (dit Sincerus Renatus)
donnera les règles et statuts. Ce sera le cas pour
îles Rose-Croix d'Or, qui se répandront en
Allemagne, en Russie, dans les pays Scandinaves.
Ce le sera pour des organisations telles que la
société secrète des Frères Illuminés de l'Asie,
à la veille de la Révolution française. Le conseil-
ler Karl von Eckartshausen (1752-1803) se ré-
clamera, pour son alchimie christique, de l'éso-
térisme rosicrucien 18 .

Mais l'un des problèmes les plus importants


serait sans nul doute celui des rapports histo-
riques entre le Rosicrucianisme et la franc-
maçonnerie.
la m y s t i q u e r o s i c r u c i e n n e / 434
Dès la seconde moitié du XVII e siècle, l'alchi-
miste britannique Elias Ashmole (1617-1692) au-
rait, une tradition persistante l'affirme, introduit
en maçonnerie des éléments empruntés à la
Rose-Croix ; notamment la formule hermétique
Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies
Occultum Lapidem (Visite les parties intérieures
de la Terre et en rectifiant tu trouveras la
Pierre cachée) — dont les premières lettres,
combinées, donnent le nom-code V.I.T.R.I.O.L.
On a même pu penser que le rituel du troisième
degré (Maître) qui met en scène la mort et la
résurrection d'Hiram, serait d'origine rosicru-
cienne.
Au milieu du XVIII e siècle, on verra surgir
parmi les hauts-grades maçonniques dits « Ecos-
sais », un degré 19 appelé Rose-Croix, au symbo-
lisme christique tout à fait révélateur.
Les choses se passent comme si, à cette épo-
que, des hommes avaient réussi à greffer sur
la maçonnerie un ésotérisme directement em-
prunté aux anciens Rose-Croix.
PHILIPPE DE BOULEAU

LA MYSTIQUE MAÇONNIQUE

T
» J ES origines de la franc-maconnerie sont
presque aussi obscures que celles des religions.
Pour déterminer dans les traditions la part de
la vérité et celle de la légende, les documents
sont rares et ne donnent pas beaucoup de pré-
cisions. Tous ne sont pas authentiques.

Néanmoins, la méthode historique est une


chose et l'analyse de la franc-maçonnerie comme
« phénomène » humain, social et historique, en
est une autre. Cela veut dire que si certaines
filiations de la franc-maçonnerie moderne à des
traditions ésotériques antiques peuvent être dis-
cutées du point de vue de la méthode historique,
il n'en demeure pas moins que la volonté de
nombreux francs-maçons de se rattacher à ces
traditions contient en soi une signification. C'est
cette signification qui nous intéresse du point
de vue de la mystique maçonnique. On sait que
lorsqu'un psychanalyste interroge un sujet sur
ses rêves, il importe peu que ces rêves soient
authentiques ou « brodés », ou même carrément
inventés. Qu'ils soient réels ou inventés, ils
aident autant le praticien à connaître son pa-
tient. De même, une société humaine s'attribue
des ancêtres dans le but de cautionner ses
objectifs. Que ces ancêtres soient réels ou sup-
posés, iîs éclairent autant les objectifs. Ce qui
est important pour la connaissance de la mys-
tique maçonnique, c'est de savoir comment elle
se situe dans le monde. Or, elle correspond à
une nécessité ressentie d'une façon plus aiguë
la mystique m a ç o n n i q u e / 436
par certains hommes : celle de se réunir pour
mieux se connaître, se connaître soi-même,
s'améliorer et améliorer les autres. Cette néces-
sité est commune à toutes les fraternités initia-
tiques de tous les âges et de tous les horizons.
En effet, le mot « initiation » implique l'idée
qu'il existe des « variétés », des « lois » dont
la connaissance n'est ni immédiate ni évidente,
mais réservée à quelques-uns. Ceux-là doivent
produire un effort. Cet effort est d'une qualité
particulière : il fait participer la totalité de
l'être : intelligence, sensibilité, fonctions physi-
ques. Cet effort est le témoignage du désir
d'accéder à un niveau de conscience supérieur.
De plus, il ne peut être produit que dans le
cadre d'un « rituel » transmis p a r les « anciens »
par ceux qui savent. D'où la nécessité d'un
groupe structuré et hiérarchisé. L'élève doit
avoir un maître. A tout néophyte correspond
un hiérophante.

La notion d'harmonie entre la connaissance


intellectuelle et le niveau moral est essentielle
dans toutes les traditions initiatiques. La con-
naissance se mérite et elle ne saurait être dis-
pensée à ceux qui s'en serviraient pour le mal.

La franc-maçonnerie est l'une des expressions


sociales et historiques de la grande « famille
de pensée » de caractère initiatique dont nous
venons de présenter les traits essentiels.

La franc-maçonnerie opérative
Parmi les sources de la franc-maçonnerie mo-
derne, dite « spéculative », la plus importante et
la seule indiscutable du point de vue de la mé-
thode historique est la franc-maçonnerie opéra-
tive. La fin du XII e siècle européen voit com-
mencer la décadence des ordres monastiques ;
d'autre part, les villes ont grandi et les évêques
veulent construire des cathédrales capables de
contenir leur peuple et de rivaliser de magnifi-
cence avec les églises abbatiales. La population
de la ville, qui souvent a déjà conquis des
437 / la mystique maçonnique
libertés et établi une commune, entend avoir
un monument plus beau et plus vaste que les
cathédrales des cités voisines. C'est alors que
commence l'art gothique.
La direction des travaux, jusque-la l'apanage
des moines, passe à des « maîtres de l'œuvre »
laïques, et les artisans qui les secondent, parmi
lesquels on choisira leurs successeurs, ne dé-
pendent plus des couvents, ne sont plus les
« hommes » de l'abbaye : ce sont des hommes
libres, « francs », des francs-maçons. Ils se dé-
placent d'une ville à une autre, d'un pays à
l'autre. Là où ils s'installent, ils sont affranchis
des obligations et règlements que le métier im-
pose à ses membres : ce sont des « horsoins »,
des étrangers qui comme tels ne peuvent appar-
tenir à une corporation. Que suivant l'esprit de
l'époque ils aient formé une confrérie, cela est
plus que probable, car ils eurent leur patron et
furent les confrères, les « Frères » de Saint-Jean.
Il existe à ce sujet un document unique en son
genre sur la maçonnerie opérative : l'album de
Villard de Honnecourt, architecte qui vivait au
temps de Saint Louis (manuscrit français 19093
de la Bibliothèque nationale). Trente-trois feuil-
lets de parchemin couverts d'esquisses et de
notes en dialecte picard. L'auteur semble avoir
voulu faire un manuel et écrit : « Dans ce livre,
on peut trouver grand secours pour s'instruire
des principes fondamentaux de la maçonnerie et
de la construction en charpente... et... aussi la
méthode pour dessiner un trait, selon que l'art
de géométrie le commande et enseigne. » Cet
album nous donne une idée assez précise de la
culture d'un maître d'œuvre : il connaît la
zoologie, il indique comment on fait un herbier,
il donne des recettes pour soigner les blessures
qui sont fréquentes sur un chantier, il donne
des schémas des machines : scierie hydraulique,
cric, etc. Il résout des problèmes élémentaires
de géométrie, il parle en technicien de la coupe
des pierres, du calcul de la résistance des maté-
riaux, des questions de charpente et de menui-
serie, de la manière d'établir un pont.
la mystique m a ç o n n i q u e / 438
Les grands maîtres d'œuvre du XIII e siècle
ont été .comme Vilïard, architectes, géomètres,
statuaires, décorateurs, ingénieurs. Michelet,
Henri Martin, Rimbaud évoquent les francs-
maçons car, si les textes sont rares, la tradi-
tion qui attribue aux Frères de Saint-Jean un
rôle prééminent dans l'art médiéval est resté
vivace. A Strasbourg, Laon, Noyon, Senlis, Sois-
sons, Chartres, les maçons fondent entre eux
des confréries au caractère à la fois mystique
et professionnel (cf. : « Histoire des corporations
de métiers » par Martin-Saint-Léon).

Dans les pays soumis à un pouvoir absolu


comme la France, ou à l'Inquisition comme l'Ita-
lie et l'Espagne, les loges, confréries de maçons,
suspectes à l'Église et à la Royauté, ont pris un
caractère secret. En Allemagne, l'absence d'un
pouvoir fort, et dans les îles Britanniques, l'exis-
tence de certaines libertés ont permis aux loges
de constructeurs de se former et de durer. Pour
ces pays, nous avons des documents : le pre-
mier texte connu concernant les francs-maçons
groupés en loges (Hiitton, dans le texte) date
de 1459. Il s'agit des « Constitutions de Stras-
bourg ». Elles contiennent le préambule sui-
vant : « Les maîtres et les compagnons réunis
à Spire, à Strasbourg et à Ratisbonne, renou-
velèrent et révisèrent ces anciens usages, et,
avec bienveillance et amitié, s'accordèrent pour
adopter ces statuts et créer la confrérie. » Nous
ne savons pas depuis quand existaient les
fraternités locales, mais il est évident que nous
sommes en présence d'une réorganisation. On
codifie ce qui pouvait jusque-là n'être établi que
par la tradition et nous assistons probablement
à la formation d'une fédération de loges. Jost
Dotzinger, de Worms, maître des maçons de la
cathédrale de Strasbourg, est reconnu comme
chef-juge de la fraternité, et cette dignité appar-
tiendra à tous ses successeurs.

A la suite des Constitutions, un premier addi-


tif, enregistré à Ratisbonne en 1459 et à Spire
en 1463, reconnaît comme chefs-juges, chacun
439 / la mystique maçonnique
dans sa région, les maîtres de l'œuvre à Cologne
et à Vienne. Un second additif désigne un chef-
juge pour la Suisse. La loge de Strasbourg
conserve sa primauté et c'est son maître qui
juge en dernier ressort les différends relatifs au
métier. Les ordonnances de Torgau qui datent
de 1462 nous apprennent que les maîtres réunis
à Strasbourg en 1459 avaient envoyé une copie
de leurs constitutions aux loges du Nord et de
l'Est de l'Allemagne parce qu'elles n'étaient pas
représentées bien qu'elles fussent de l'obédience
de Strasbourg. Les frères réunis à Targau dé-
clarèrent se rallier aux constitutions de 1459 et
rédigèrent les Ordonnances, destinées à déve-
lopper le code de Strasbourg.

Les constitutions (ou codes) de 1459 restèrent


en vigueur jusqu'en 1563. Cette année-là, deux
assemblées tenues à Bâle et à Strasbourg votè-
rent une nouvelle révision d'où sortit le Livre
des frères de 1563. Un exemplaire imprimé de
ce livre fut remis aux loges. Il ressort de ces
documents que l'apprenti devait être engagé
pour cinq ans. Le contrat ne pouvait être
dressé ou résilié qu'en loge. Quand l'apprenti
avait bien rempli son service, la loge le déclarait
libre et lui donnait le titre de compagnon. Il
était alors admis dans m ^ m h c n o , sous réserve
de jurer fidélité et de ne pas divulguer de
secrets. Il apprenait alors la façon de saluer
pour être reconnu ainsi que le mot de passe et
les formalités à employer pour demander se-
cours à ses frères.

Dans la loge, le maître exerçait une autorité


souveraine qu'il déléguait, en cas d'absence, à
un surveillant installé par lui. Il dirigeait les
travaux de la loge comme il dirigeait ceux du
chantier. Il rappelait à l'ordre par un coup de
marteau qui faisait régner le silence. Le para-
graphe 28 des Ordonnances de Torgau stipule
que : « Le Maître frappera trois coups, le sur-
veillant deux coups consécutifs et un coup pour
les avertissements du matin, du midi et du soir
comme il est d'usage dans le pays. »
la mystique m a ç o n n i q u e / 440
Il paraît évident que les rituels actuels doi-
vent beaucoup à ces rites anciens des maçons
cJpératifs.
Quand la construction se ralentit après la
Réforme, l'institution déclina. Après la prise de
Strasbourg par Louis XIV (1681), la diète
impériale prit en 1707 un décret abolissant la
suprématie de la chef-loge de Strasbourg sur les
loges allemandes. Les diètes de 1731 et de 1772
déclarèrent illégales les fraternités ouvrières.
L'Association des francs-maçons allemands sub-
sista, mais végéta avec une tendance à devenir
un compagnonnage. La fraternité allemande n'a
pas contribué à la création de la franc-maçon-
nerie spéculative, laquelle vient d'Angleterre.
Dans les îles Britanniques, les documents sur
la maçonnerie opérative sont nombreux, mais
assez tardifs. Sauf la loge d'Edimbourg dont
les premières minutes datent de 1599, les autres
loges n'ont rédigé de procès verbaux qu'à partir
du XVII e siècle : Glasgow en 1620, Aberdeen en
1670. Une minute d'Édimbourg du 27 novembre
1599 indique qu'un convent de maçons aurait
été convoqué pour janvier 1600 par le surveil-
lant général William Shaw. Dans la plupart des
loges, la fête de saint Jean l'Évangéliste (27 dé-
cembre) était célébrée par un banquet. Le mot
de maçon semble avoir été le seul secret com-
muniqué : dans son Secret Commonwealth,
Robert Kink, ministre à Aberfoïll en 1691, écrit
qu'il consiste « dans une sorte de commentaire
sur Johin et Booz, les deux colonnes érigées
dans le Temple de Salomon avec l'enseignement
d'un signe secret transmis de main en main, au
moyen duquel les frères se reconnaissent et
deviennent familiers entre eux ».
L'initiation se faisait très simplement et était
parfois conférée par des frères isolés, mais avec
l'autorisation de la loge. Les statuts d'Aberdeen
de 1670 ordonnent qu'aucune loge ne sera tenue
dans une maison habitée, mais en plein champ,
sauf le cas de mauvais temps et qu'alors on
choisirait une maison où l'on ne puisse être
441 / la mystique maçonnique
vu ni entendu. Nous ne savons pas depuis
quand existaient ces loges, la plupart préten-
dent remonter à une époque reculée fixée par
la construction d'une abbaye, d'une cathédrale
ou d'un château,, car leur ancienneté fixe leur
rang ; de là des extravagances généalogiques :
la loge de Dundee par exemple affirme qu'elle
existe depuis plus de mille ans, c'est-à-dire
avant même l'apparition de l'art roman.
Les registres de la loge d'Édimbourg nous
apprennent enfin que : « A Mary's Chapel, le
24 août de l'année 1721, James Watson, actuel-
lement diacre des maçons d'Édimbourg, prési-
dent. Lequel jour, le docteur John-Théophile
Désaguliero... dernièrement maître général des
loges de maçons d'Angleterre... désirant se ren-
contrer avec le diacre, le surveillant et les
maîtres maçons d'Édimbourg » f u t admis dans
la loge. A partir de ce moment, le symbolisme de
la maçonnerie pénètre dans les loges d'Écosse
et nous arrivons à l'époque où se constitue la
franc-maçonnerie spéculative.

La franc-maçonnerie spéculative
Alors que sur le continent, les loges de francs-
maçons opératifs disparaissaient ou évoluaient
vers le compagnonnage, en Angleterre le passage
de la franc-maçonnerie opérative à la franc-
maçonnerie spéculative se fit lors de la forma-
tion de la Grande Loge d'Angleterre. Dans les
loges opératives, seul compte le métier et seuls
y ont accès les possesseurs des diverses tech-
niques de la construction. Dans les loges maçon-
niques spéculatives, les outils deviennent des
symboles chargés d'une signification philoso-
phique et y ont accès tous les hommes de
bonne volonté, quelles que soient leurs profes-
sions.

Cette transition s'est produite de la manière


suivante : les loges opératives constituaient des
groupements d'ouvriers d'élite, les confrères
de Saint-Jean. Ceux-ci discutaient avec les em-
ployeurs : évêque, prince, grand seigneur, du
la mystique m a ç o n n i q u e / 442
plan de l'œuvre, des horaires, du recrutement,
du salaire, des privilèges ou libertés.
Après avoir couvert l'Europe occidentale "de
leurs chefs-d'œuvre, ils disparurent peu à peu
du continent quand la Renaissance amena de
nouveaux procédés de construction ou fit réap-
paraître ceux des anciens, ce qui provoqua
l'abandon du style ogival et rendit inutiles la
science et l'art des francs-maçons.
La persistance du gothique dans les îles Bri-
tanniques permit aux loges d'y subsister plus
longtemps. C'est à ce moment que la franc-ma-
çonnerie se transforme et qu'apparaît une nou-
velle fraternité, jeune, vigoureuse, qui va faire
la conquête du monde : la Grande Loge d'An-
gleterre, mère de toutes les maçonneries du
monde, allait naître. Ce changement fut le
résultat d'une longue évolution. Au Moyen Age
déjà, les confréries et les guildes acceptaient
parfois en leur sein des protecteurs influents,
clercs ou nobles. Plus que toute autre confrérie,
celle des francs-maçons, des confrères de Saint-
Jean, formée d'une élite d'ouvriers artistes,
devait attirer non seulement des gentlemen,
mais aussi des très grands seigneurs. En raison
de leur profession, les Frères de Saint-Jean
étaient en rapport avec toutes les classes de la
société : princes, haut clergé et riches bour-
geois qui les employaient, marchands et arti-
sans dont ils utilisaient les services, peuple qui
leur fournissait les manœuvres dont ils avaient
besoin. Ils avaient l'amour du beau et du vrai
puisqu'ils aimaient les belles œuvres et savaient
les réaliser dans un art rationnel où tout est
profondément logique. Us cultivaient aussi le
sens de l'égalité et la pratique de la solidarité.

Leur caractère d'errants leur avait fait con-


naître la diversité des opinions religieuses, ce
qui leur avait appris à être tolérants. Leur vie
en marge des formations ordinaires de la société
de leur temps, grâce aux « franchises » acquises
par leur valeur propre, ne manquait ni d'allure
443 / la mystique maçonnique
ni de fierté. En avance sur leur époque, ils en-
tendaient rester libres, et cette volonté, dès le
XIII e siècle, les constructeurs de la cathédrale
de Chartres l'avaient affirmée : au portail Nord,
la statue de la Force, couronne en tête, précède
le cortège des autres vertus et montre de son
bras levé ce mot sublime gravé dans la pierre
de la voûte : LIBERTAS. Ces hommes, au-dessus
du niveau moral et intellectuel de leurs con-
temporains, devaient fatalement attirer à eux
tous ceux qui sentaient qu'en leur compagnie
ils trouveraient un milieu supérieur à ce qui
existait alors. De plus, grâce au secret, des
hommes de valeur pouvaient, au sein des loges,
échanger des idées qu'il eût été imprudent
d'émettre dans le monde profane. Il fallait en
effet tenir compte de l'autorité royale, de l'into-
lérance religieuse et aussi de l'incompréhension
des masses. Ces esprits libres adoptés par les
loges furent appelés « maçons acceptés ».

Leur nombre augmenta alors que diminua


sans cesse celui des opératifs dont l'activité, aux
XVII e et XVIII e siècles, ne trouvait plus à s'exer-
cer. C'est ainsi par exemple que la loge de Saint-
Paul de Londres en 1703, voyant la réduction de
son personnel à cause de l'imminence de la
fin des travaux de la cathédrale Saint-Paul et
désirant que la loge survive à l'achèvement de
l'église, prit la décision suivante : « Les privi-
lèges de la maçonnerie ne seront plus désormais
le partage exclusif des maçons constructeurs,
mais, comme cela se pratique déjà, les hommes
de différentes professions seront appelés à
en jouir, pourvu qu'iis soient régulièrement
approuvés et initiés dans l'ordre.»
Mais, en même temps que les francs-maçons
« acceptés » prenaient la majorité à l'intérieur
des loges, il s'instaurait une diversité dange-
reuse pour l'unité morale de l'ordre. Cette diver-
sité se manifestait dans la manière d'interpréter
les vieilles constitutions (Old charges), dans
les manières d'initier et de conduire les tra-
vaux. Pour pallier ce danger, quatre loges se
la mystique m a ç o n n i q u e / 444
réunirent en 1717, s'assemblèrent, se consti-
tuèrent en Grande Loge, élirent un grand maître
et donnèrent un gouvernement à la franc-maçon-
nerie.
Parmi ces hommes réunis pour créer la
maçonnerie moderne, il faut citer Jean-Théo-
phile Désaguliero, Français émigré à Londres
à cause de la révocation de l'Édit de Nantes,
professeur de sciences expérimentales à Oxford
et le docteur Anderson, pasteur et docteur en
théologie. C'est à ces hommes que la franc-
maçonnerie doit ses Constitutions (première
édition en 1723 et seconde en 1738). Le premier
grand maître élu de la Grande Loge f u t un
maçon opératif, Antoine Sayer, mais dès l'année
suivante, en 1718, il fut remplacé par un maçon
accepté, George Payne. Désormais, seuls les
maçons spéculatifs présideront aux destinées
de l'Ordre. George Payne fit voter les Ordon-
nances générales qui établissent qu'aucune loge
ne sera reconnue comme régulière si elle n'a
pas été autorisée par le grand maître et ins-
crite sur la liste : l'obédience était née et les
ateliers obligés de se fédérer sous l'autorité
de la Grande Loge.

Les constitutions d'Anderson


Le livre qu'on appelle les Constitutions d'An-
derson de 1723 est en réalité le fruit d'une col-
laboration et aussi une compilation. Payne, lors
de sa première grande maîtrise en 1718-1719,
avait fait rassembler tout ce qu'on avait pu
trouver des vieilles constitutions toujours res-
tées manuscrites. Il y a puisé en partie ses
« Ordonnances ». En même temps, Anderson y
a puisé des éléments d'histoire et a mis en
ordre les Obligations des francs-maçons. Le
docteur Désaguliero a rédigé la préface et la
dédicace au grand maître sortant, le duc de
Montagu.

Ce travail collectif dont le but est de résu-


mer l'essentiel de l'histoire et des objectifs
de la franc-maçonnerie s'est fait avec difficulté.
445 / la mystique maçonnique
Il aurait été terminé en 1720 mais aurait été dé-
truit et recommencé. Le titre exact est : « les
Obligations d'un franc-maçon, extraites des an-
ciennes archives des loges au-delà de la mer et
de celles d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande, à
l'usage des loges de Londres. »

La grande innovation des Constitutions d'An-


derson de 1723, c'est l'article premier des Obli-
gations d'un franc-maçon. Il constitue le docu-
ment essentiel de la spiritualité de l'ordre :

« I. Concernant Dieu et la Religion.

« Un maçon est obligé de par sa Tenure 1 ,


d'obéir à la loi morale ; s'il entend exactement
l'art, il ne sera jamais un stupide athée ni un
libertin irréligieux. Mais quoique dans les temps
anciens les maçons étaient tenus dans chaque
pays d'être de la Religion, quelle qu'elle fût, de
ce Pays ou Nation, il est maintenant considéré
plus à propos de les obliger seulement à cette
Religion en laquelle tous les hommes sont
d'accord, laissant à chacun ses opinions parti-
culières : c'est-à-dire, d'être des hommes de
bien et loyaux, ou hommes d'honneur et de
probité, quelles que soient les dénominations
ou croyances qui puissent les distinguer ; la
maçonnerie devient ainsi le centre de l'union et
le moyen d'assurer une fidèle amitié entre les
personnes, qui seraient restées sans elle perpé-
tuellement éloignées. »

Pour juger ce texte, il faut le situer relative-


ment aux vieilles obligations des maçons opéra-
tifs. Ces dernières contenaient des invocations
à Dieu, à la Très-Sainte-Trinité, à la Vierge
Marie, aux quatre martyrs couronnés et fai-
saient obligation d'être fidèle à Dieu et à
l'Église. Dans ce contexte, cet article où le mot
Dieu n'intervient que dans le titre et où l'esprit
de tolérance est affirmé, où le comportement
moral de chacun est apprécié indépendamment
de sa croyance apparaît comme véritablement
révolutionnaire. Plus tard, des maçons se réfé-
la mystique m a ç o n n i q u e / 446
reront à ce texte fondamental pour affirmer que
l'athéisme n'est pas compatible avec l'esprit
maçonnique. Mais ils font ainsi une erreur de
jugement car, à partir du moment où l'on
affirme que toutes les orthodoxies se valent
et que seuls comptent l'honneur et la probité,
l'agnosticisme et l'athéisme deviennent accep-
tables. Les francs-maçons du Grand Orient de
France qui, en 1877, ont supprimé l'obligation
de la croyance en Dieu, ont pris, à l'égard des
constitutions d'Anderson une liberté moins
grande que celle qu'Anderson lui-même s'est
octroyée à l'égard des « old charges » des ma-
çons opératifs. Il existe un courant d'idées que
l'on peut appeler « humaniste » parce qu'il prend
l'homme et le bonheur de tous comme fin en
soi et la tolérance comme premier moyen de
perfectionnement individuel. Cet humanisme se
développera, au fil des générations, dans plu-
sieurs directions et ira jusqu'à ses conséquences
extrêmes. On ne peut en effet exiger d'un fleuve
qu'il remonte à sa source.
Ces constitutions d'Anderson de 1723 ont
d'ailleurs provoqué en Angleterre des résistan-
ces sérieuses. Aussi, une nouvelle édition un
peu corrigée voit le jour en 1738. Cette nouvelle
édition traduit une certaine régression sur le
plan de la tolérance : on y lit dans l'article
premier : « Un maçon doit observer la loi
morale, en tant que véritable Noachide », « les
maçons chrétiens sont tenus de se conformer
aux coutumes chrétiennes de chaque pays »,
« tous s'accordent sur les trois grands articles
de Noé. » On perçoit aisément dans cette nou-
velle rédaction la pression des protestants qui
veulent faire leur chose de la franc-maçonnerie.

Trois mois après l'approbation de 1738, le


24 avril, le pape Clément XII lançait sa bulle
« In Eminenti » qui excommuniait les francs-
maçons. Certains historiens de la franc-maçon-
nerie, dont Marcy, prétendent que c'est la
mainmise protestante sur la Grande Loge d'An-
gleterre qui a précipité l'action de la papauté.
447 / la mystique maçonnique
Les Constitutions d'Anderson reprennent et
mettent en ordre les trois grades initiatiques
traditionnels d'apprenti, de compagnon et de
maître. Ces trois grades se retrouvent chez les
maçons opératifs, avec des variétés : compa-
gnon est synonyme de maître dans certains
cas. Dans d'autres cas, l'apprenti n'appartient
pas à la loge. C'est à partir du moment où il a
fait ses preuves qu'il y est admis et il reçoit
d'emblée le titre de compagnon. Le maître est
souvent le président de la Loge, c'est-à-dire que,
chez les maçons opératifs, la maîtrise était plus
une fonction qu'un degré initiatique.
Mais depuis les Constitutions d'Anderson, la
franc-maçonnerie universelle reconnaît et prati-
que les trois degrés de l'initiation dans l'ordre
suivant : apprenti, compagnon et enfin maître.

SYMBOLISME DES GRADES ET L'ART ROYAL

L'art royal est un terme ésotérique qui nomme


ainsi les voies de l'initiation. La franc-maçonne-
rie se situe dans la famille des traditions initia-
tiques et se considère comme l'une des dépo-
sitaires de l'art royal.
Les ésotéristes et les hermétistes tout autant
que les rationalistes positivistes sont d'accord
sur ces observations essentielles : le progrès est
le fruit du travail. L'homme est perfectible. La
finalité du travail est le bonheur. Les francs-
maçons vouent un culte au travail. La totalité
du symbolisme maçonnique est empruntée à la
construction, avec ses outils (équerre, compas,
truelle, marteau, fil à plomb), avec son maté-
riau (la prierre brute, la pierre taillée), avec
les sciences et les techniques qui la rendent
réalisable et réussie (figures géométriques telles
que l'équerre, l'étoile, etc.). Le franc-maçon est
un optimiste qui pense qu'un effort soutenu et
concerté permet d'améliorer l'homme et la so-
ciété. Il se rattache aux traditions initiatiques
en ce sens qu'il connaît la nécessité de se con-
naître soi-même pour avancer dans le chemin
qu'il s'est tracé. Ainsi, symboliquement, il se
la mystique m a ç o n n i q u e / 448
mesure avec les éléments, le feu, l'eau, le vent.
Symboliquement, il se considère lui-même com-
me une pierre brute qu'il faut travailler sans
relâche, sous le signe du précepte socratique :
« Connais-toi toi-même. » Les anciens Égyptiens
qui s'initiaient aux mystères d'Osiris dans la
pyramide de Giseh, les Grecs qui, dans les
sanctuaires d'Apollon, recevaient les mystères
de Dionysos et d'Orphée, n'étaient pas essen-
tiellement différents des francs-maçons aspirant
à la « lumière ». Toutes les traditions initiatiques
se rejoignent, quelles que soient les mythologies
porteuses de vérités éternelles qui les caracté-
risent (et qui se ressemblent souvent étrange-
ment). Elles se rejoignent sur le plan de la
méthode de pensée et d'action. La méthode ini-
tiatique consiste tout d'abord à créer chez le
néophyte une rupture avec sa vie antérieure.
Par cette rupture, il faut entendre à la fois le
ohoc psychologique de l'initiation elle-même, le
vocabulaire nouveau et particulier au groupe
qu'il découvre et dont il s'imprègne, l'effort
d'introspection qui lui est imposé par les mes-
sages qu'il entend. Ensuite, la méthode initiati-
que polarise la réflexion du néophyte sur tel ou
tel objet symbolique ou sur tel ou tel événe-
ment mythique dont il doit par lui-même ex-
traire un sens pour s'imprégner d'une leçon.
Enfin, la méthode initiatique n'est concevable
que dans un groupe à l'intérieur duquel tous
participent, tiennent un rôle.

Le néophyte reçu dans une loge maçonnique,


les yeux bandés, passe les épreuves du feu, de
l'eau et de l'air et accomplit trois voyages au
cours desquels il « résume » son enfance, son
adolescence et sa prise de conscience d'homme
responsable. Il est reçu apprenti. Il écoute et
s'impose le silence. Il découvre la vertu du si-
lence et il s'imprègne par le symbolisme des
autels d'un vocabulaire nouveau qui oriente
ses réflexions sur les grandes idées générales.
Il travaille à « dégrossir la pierre brute ». Com-
pagnon, il fait le recensement des moyens dont
449 / la mystique maçonnique

il dispose pour accéder aux diverses sciences.


Puis, lorsqu'il a donné à la Loge des gages
suffisants sur sa fidélité, sa probité, son assi-
duité, il est admis à la cérémonie de réception
au grade de maître. A l'issue de cette cérémonie,
il sera un maçon entièrement intégré au groupe.
Le grade de maître confère en effet le droit,
dans toutes les obédiences maçonniques, de
remplir toutes les fonctions responsables.
Au cours de la cérémonie de réception à la
maîtrise est communiquée la légende d'Hiram.
Hiram, l'architecte du Temple de Salomon, a
été agressé par trois compagnons. Ces compa-
gnons voulaient accéder à la maîtrise avant
d'en avoir été jugés dignes par les maîtres. Ils
voulaient arracher par la force les « mots » du
grade de maître à Hiram, afin de pouvoir
pénétrer dans le cénacle des maîtres. Par trois
fois Hiram refusa et il reçut de chacun une
blessure, dont la dernière fut mortelle. Ses
compagnons affolés enlevèrent le corps d'Hiram
et l'enterrèrent dans un lieu éloigné. Les com-
pagnons recevant la communication du meurtre
d'Hiram doivent justifier qu'ils ne sont pas les
assassins. Cela fait, ils vivent symboliquement
la mort et la renaissance. Le mythe d'Hiram
est apparenté au mythe d'Osiris et au mythe
d'Orphée. Il s'agit toujours d'une conjuration
de la mort et aussi de l'expression d'une réalité
profonde qui réside dans les couches végétatives
de notre être profond : le meurtre du père, suivi
nécessairement par l'identification au père. La
signification humaine de ce processus a été mise
au jour par la psychanalyse. Il s'agit de la
survivance ritualisée et ainsi « exorcisée » de
pratiques primitives.

Le passage des différents degrés de l'initiation


permet, en principe, au franc-maçon d'acquérir
une seconde nature, de s'imprégner d'un certain
style qui l'intègre entièrement au groupe. Mais
ce groupe a une finalité. Son objectif est d'amé-
liorer l'homme et la société. En langage sym-
bolique, l'objectif est la construction du Temple
la mystique m a ç o n n i q u e / 450
Idéal. Le Temple c'est celui de Salomon qui a
été détruit. Il s'agit de le reconstruire. Mais le
Temple Idéal a pris au cours des âges une di-
mension messianique. Le Temple Idéal symbo-
lise la société heureuse, juste, éclairée, paci-
fique, qu'annonçait le prophète Isaïe par ces
mots : « Le lion fraternisera avec l'agneau et
les épées seront fondues pour forger des socs de
charrue. » Le Temple Idéal, c'est le moment
où l'histoire s'arrête parce qu'il n'y a plus de
conflits, c'est le paradis terrestre retrouvé. Le
mythe du Temple Idéal exprime, en même
temps que l'éternelle nostalgie de l'innocence,
l'aspiration affective à la fraternité universelle.
Par là, il rattache la franc-maçonnerie au cou-
rant de pensée messianique illustré par le ju-
daïsme et en même temps, et de ce fait, il justi-
fie l'intervention du franc-maçon dans la vie
de la cité. La vision du Temple Idéal à cons-
truire oriente nécessairement l'initié vers la
remise en cause de l'ordre établi et dans l'enga-
gement philosophique et politique dans les
mouvements de progrès social.

Le fait que la pratique de la méthode initia-


tique ait survécu à la civilisation antique où
la transmission de la connaissance se faisait
essentiellement de bouche à oreille et le fait
qu'elle soit encore vivace après plusieurs siècles
de civilisation de l'écriture et enfin le fait
qu'elle soit perçue aujourd'hui comme néces-
saire par un nombre croissant d'hommes ins-
truits, à l'aube d'une civilisation où la trans-
mission de la connaissance est de plus en plus
« socialisée » grâce aux procédés audio-visuels,
méritent une réflexion soutenue sur l'homme
et ses besoins réels. Tout ce qui est mystique
se désolidarise du temps et de l'histoire et se
veut éternel. La méthode initiatique, du seul
fait qu'elle survit, témoigne d'une nécessité
éternelle, permanente, chez l'homme. D'autre
part, une mystique a une finalité. La mystique
maçonnique est une mystique de type messian-
nique, c'est-à-dire une mystique du progrès.
Déclaration de principe
A Genève, du 19 au 23 octobre 1921, un congrès
maçonnique a eu lieu. Il a réuni les puissances
maçonniques de l'État de New York, d'Autriche,
de Belgique, de Bulgarie, d'Espagne, de France,
d'Italie, des Pays-Bas, du Portugal, de Suisse et
de Turquie. Une déclaration de principe en est
issue. Elle est aujourd'hui toujours rappelée
dans les réunions solennelles de francs-maçons
sous toutes les latitudes. Kl le r é s u m e tout ce
qui précède et fait le point de l'esprit actuel de
tous les maçons du globe. Nous la reproduisons
intégralement :

« La franc-maçonnerie, institution tradition-


nelle, philanthropique, philosophique et pro-
gressive, basée sur l'acceptation du principe que
tous les hommes sont frères, a pour objet la re-
cherche de la Vérité, l'étude et la pratique de la
morale et de la solidarité.

« Elle travaille à l'amélioration matérielle et


morale ainsi qu'au perfectionnement intellec-
tuel et social de l'humanité. Elle a pour prin-
cipes la tolérance mutuelle, le respect des
autres et de soi-même, la liberté de conscience.

« Elle a pour devoir d'étendre à toute l'huma-


nité les liens fraternels qui unissent les francs-
maçons s u r toute la surface du globe.

« La franc-maçonnerie, considérant le travail


9
comme un des devoirs essentiels de l'homme,
honore également le travail manuel et le travail
intellectuel.

« Elle forme une association d'hommes pro-


bes, libres et dévoués, qui, liés par des senti-
ments de liberté, d'égalité et de fraternité, tra-
vaillent individuellement et en commun au
progrès social, exerçant ainsi la bienfaisance
dans le sens le plus élevé. »
M. MOKRI

LA MYSTIQUE MUSULMANE

T
_1_JE mysticisme — et son vaste déploiement
en Islam — est une profonde attitude spirituelle
basée sur le Coran. En tant que phénomène
social, il est issu d'un noble idéal visant à con-
server la pureté religieuse. Les racines de cet
idéal se trouveraient au sein des masses depuis
même la fin du premier siècle de l'Hégire.
Une étude socio-religieuse s'impose donc pour
une meilleure compréhension de cette for-
mation.
En effet, le pouvoir hérité du brillant legs
laissé par le fondateur de l'Islam et poursuivi
par ses quatre compagnons, les Khulafâ' râshidîn
« les Califes marchant dans le droit chemin du
Prophète », dépassait incomparablement le com-
portement superficiel des Omayyades. Cet héri-
tage riche en spiritualité s'était mal accom-
modé par ces califes monarques (les Omayya-
des) aux profondeurs de l'Islam. Ces derniers
étaient considérés par la plupart des amis et
des compagnons de la famille de Muhammad
comme des usurpateurs. Ils étaient remplis de
haine tribale et animés plutôt par un certain
chauvinisme ancestral en contradiction avec
l'esprit d'universalité du message islamique.
Ils étaient également très épris d'une puissance
qu'ils ne méritaient pas, et, pour la détenir,
ils étaient prêts à accomplir n'importe quel
crime et atrocité, comme par exemple le mas-
sacre inhumain de Husayn le petit-fils de
Muhammad et de sa famille entière ainsi que
453 / la mystique musulmane
de ses amis. Le déclin de la spiritualité s'avéra
pour un moment utile pour la propagation de
la corruption qui caractérisait cette première
« dynastie ». Comme tout pouvoir impopulaire
et craintif gouvernant par la ruse et les pro-
cédés plus ou moins honnêtes, ils exercèrent
une forte pression sur toute la société islamique
de cette époque. Ils dévièrent plus d'une insti-
tution telle que la substitution de l'élection du
califat en nomination. En vérité les Omayyades
ont "transformé la république libérale en gou-
vernement autoritaire, ce qui facilita. grande-
ment plus tard la tâche des despotes investis
par toutes les invasions et ingérences exté-
rieures.

origines historiques et la formation

Après les guerres de Djamal (en l'an 36/656)


et de Siffîn (en l'an 37/657) qui opposaient les
partisans de 'Alî (le gendre du Prophète, le
premier homme converti à l'Islam, l'homme
à la fois le plus pieux et le plus savant) et
ceux de Mu'âwiyah (d'une lignée rivale et hostile
à la famille de Muhammad à l'époque pré-isla-
mique), deux catégories de classes apparaissent:
les adeptes de la haute moralité et de la dévo-
tion, gens de cœur et de droiture qui compo-
saient la suite de 'Alî, en face d'une poignée
d'hommes intéressés et leurrés par les avan-
tages aléatoires, hommes qui entouraient Mu-
'âwiyah, le premier des Omayyades. Ceux-ci se
souciaient peu de ce qui était juste et légal.
Bien que le courage et la compétence de Alî
l'emportèrent moralement sur Mu'âwiyah, ces
guerres aboutirent néanmoins par une tricherie,
commise par le représentant de Mu'âwiyah, à un
partage des pays musulmans entre ces deux
rivaux. Tous ces pays ensuite, après l'assassinat
de 'Alî et le massacre de ses descendants, tom-
bèrent au pouvoir des Omayyades. Ces événe-
ments enfin donnèrent un tour encore plus fort
dans la profondeur à l'opposition latente.
Les groupes dévots et ascètes

Une nouvelle classe d'hommes, désintéressés


et s'attachant à une vie intérieure et contem-
plative, commençait à se former en contre-
partie de ces états de choses dans la commu-
nauté musulmane de cette période. Ils pre-
naient comme source la vie du Prophète et de
certains saints. Ils essayaient, par leurs idées
et leur attitude,, de créer une idéologie dans le
sens qui allait de pair avec l'aspect profond de
l'Islam, sans délaisser aucune obligation reli-
gieuse et sans se tourner vers des réflexions
supposées hérétiques.
Ce courant de pensée et de sainteté recrutait
tout d'abord des sympathisants et des disciples
parmi ceux qui étaient directement touchés par
les pressions tyranniques et non-islamiques des
agents du pouvoir usurpateur. Les adhérents se
trouvaient en effet parmi les différentes cou-
ches de la société qui voulaient se tenir à
l'écart du pouvoir et voyaient les oppresseurs
et les détracteurs du Bien Commun (bayt al-
mâï) avec des yeux défavorables.
Par ces contradictions de la société et le
développement des idées, non seulement plu-
sieurs écoles et branches des sciences théolo-
giques et autres virent le jour, mais des mou-
vements spontanés des sectes politico-religieu-
ses et des attitudes diverses s'échelonnèrent au
cours des deux premiers siècles de l'Hégire.
C'est ainsi que la mystique apparut et fit ses
premiers pas.
Le message islamique qui venait à l'aide
des peuples opprimés aux conditions sociales
dégénérescentes et débilitantes avait tellement
convaincu le peuple et assuré le bonheur, l'éga-
lité et la fraternité des gens qu'aucun complot
et qu'aucune force ne pouvaient plus les arra-
cher de la foi musulmane et du Livre révélé, le
Coran. Toutes les sectes et écoles apparues au
fil des années revendiquaient à juste titre
l'Islam. Cela était, bien entendu, selon les
455 / la mystique musulmane
propres interprétations de chacune, mais jamais
en dehors de la légitimité islamique ou dans le
cadre d'autres religions.
En ce qui concerne les sensibilités proches et
immédiates face à l'âpreté et au manque de
scrupules de l'administration des Omayyades
et de tous ceux qui imitèrent ces derniers dans
le temps, trois mouvements parallèles sont à
mentionner, mouvements qui s'interpénétrent et
s'expliquent mutuellement :
1) Les sectes shî'ites.
2) La mystique.
3) La futuwwat, l'affiliation fraternelle et
solidaire représentant une sorte de syndica-
lisme aux caractères de chevalerie. C'est un
pacte d'honneur conclu entre les artisans musul-
mans.

Facteurs économiques

Les facteurs économiques ne sont p a s moin-


dres dans la formation de tous ces groupements.
Les différents membres de métiers artisanaux-
agricoles se lient en corporations nourries d'un
vocabulaire et d'un sentiment mystiques.
La plupart des mystiques s'attachant à la
famille de Muhammad prennent souvent, comme
les shî'ites, 'Alî pour modèle et idéal comme un
proche de Dieu et homme parfait. Il en est de
même pour les adhérents de la Futuwwat pour
qui Salmân, attaché à 'Alî et considéré p a r le
Prophète comme un membre de la maison
muhammadienne, est à la tête de toutes les
corporations.
Il est vrai que la tâche de la Futuwwat
était, sur le plan économique, la sauvegarde
d'intérêts corporatifs pour les petits métiers
que la conversion massive des grandes cités avait
fait entrer dans la communauté musulmane. Ils
cherchaient à tirer leurs propres statuts à
partir de la sunnat, « pratiques observées par
la mystique musulmane / 456

les musulmans au temps du Prophète », autre-


ment dit de « lois tirées des actes et des paroles
de Muhammad ».

Une autre cause plus rationnelle, toujours


dans ce même cadre économique, à la base des
idées révolutionnaires des premiers mystiques,
était la richesse accumulée par la victoire sur
les nouveaux pays, avec les abus exercés par
les dirigeants (cruels et terribles hommes ambi-
tieux, étrangers à la famille du Prophète) sur le
trésor public, qui avaient créé une classe qui
s'attachait foncièrement à la mondanité et à
l'aspect temporel de l'existence. Ils menaient
une vie oisive et pleine de douceur, en contra-
diction avec l'austérité et la dignité du Pro-
phète et de ses premiers compagnons loin de
toute prétention mondaine. Les Persans ouverts
et d'avant-garde pour l'acceptation de l'Islam
et de ses idées progressistes (à l'exclusion de
quelque faible résistance attachée au pouvoir
despotique des Sassanides et à leurs gouver-
neurs qui conservaient leurs intérêts) avaient
embrassé avec enthousiasme cette religion. Eux
aussi de leur côté ne voyaient pas avec satis-
faction ce déclin de piété. C'est ainsi qu'à côté
des mouvements shî'ites et des institutions
corporatives hostiles aux Omayyades, un cou-
rant d'ascétisme viril et austère se mit en
opposition. Le germe se trouvait dans la vie
contemplative et spirituelle du Prophète et des
saints compagnons qui l'entouraient.

La mondanité et Vanti-spiritualisme

L'ascétisme servit de bouclier aux gens pieux


ayant horreur de la corruption dans laquelle
les hauts dignitaires de l'État omayyade s'étaient
enlisés. Ces califes-monarques ne pouvaient
réagir devant ce mouvement d'intellectualisme
et de spiritualité qu'avec la rénovation de l'ap-
parat, du luxe et d'une garde personnelle royale,
à l'exemple des anciens monarques tyrans,
pour leur sécurité et leur position précaire.
457 /' la mystique musulmane

Les thèmes préférés de l'État omayyade étaient


la re-propagation de la poésie arabe anté-isla-
mique de la Djâhilîyah (l'époque baptisée
d'Ignorance). Yazîd, le calife ivrogne et dé-
bauché, ainsi que la plupart des Omayyades
montraient un goût raffiné pour cette poésie
tout en ayant des arrière-pensées. Us désiraient
tourner les attentions penchées sur la noble
piété et la touchante sainteté de la famille de
'Ali pour les attirer vers les plaisirs futiles et
les basses mondanités dont ils faisaient eux-
mêmes preuve. Cet effort finalement aboutit
à un échec, la poésie pré-islamique arabe n'a pu
leur servir à grand-chose ; les grammairiens, les
lexicographes et les commentateurs du Coran,
eux, en tirèrent grand profit.
Les Omayyades encourageaient en réalité la
courtisanerie et le panégyrique idolâtrique du
calife-monarque loué en sauveur de la commu-
nauté ; ils insultaient publiquement, avec l'aide
des forces policières et militaires, la famille
de 'Alî qui représentait le symbole de la
piété. D'une façon générale, ils luttaient contre
les courants opposés et surtout contre ceux qui
se tenaient à l'écart de leur pouvoir, et de cette
façon portaient tort au régime en place. Ce
régime gaspilleur, de façade pompeuse, modelé
suivant le règne des tyrans dépassés, se desti-
nait, en particulier, à attirer et éblouir les
masses incultes sans dissimuler pourtant habi-
lement son chauvinisme sectaire anti-islamique.
Bien que ces propagandes et ces pressions man-
quaient encore de perfections techniques et
psychiques, l'effet ne doit pas être ignoré pour
l'époque.

Or, la solution proposée par les dévots et


leur vie modeste et à l'écart ne pouvaient, en
aucun lieu, être sapées par une condamnation
prononcée par le pouvoir autoritaire. Les ascètes
jouissaient même du soutien de la foule qui les
considérait comme des saints, représentant
à ses yeux un des aspects attrayants de l'Islam
contemplatif.
la mystique musulmane / 458
Les ascètes pratiquant la pauvreté et la pri-
vation préparaient les premières phases du sou-
fisme. Ils étaient apparus souvent dans les mi-
lieux orthodoxes musulmans. Leur position était
d'autant plus privilégiée qu'on ne se permettait
pas de leur fulminer une excommunication ou
de lancer contre eux les accusations de shî'ites
et d'hérétiques. Leur comportement de désinté-
ressement et de détachement comme leur vie in-
cessante de prière et l'accomplissement d'obli-
gations religieuses supplémentaires les met-
taient à l'abri. En réalité l'Etat omayyade de
Damas avec tous ses défauts et ses cruautés ne
pouvait vivre que sur le legs du Prophète en
défendant, si hypocritement que ce fût, la
cause de l'Islam. Ils étaient incapables, même
s'ils le désiraient, de contrôler ou de mettre
leur empreinte sur l'épanouissement d'une cul-
ture et d'une civilisation résultant d'un nouvel
esprit de tolérance et d'égalité. Ce nouvel esprit
donnait un essor à toute virtualité des couches
sociales et détruisait tous les obstacles ou « ido-
les » de la société. L'expansion progressiste de
l'Islam et l'adhésion de nouveaux croyants
zélés apportèrent des secours considérables au
développement de plusieurs branches des scien-
ces : linguistique, lexicographie, droit cora-
nique ainsi que les sciences humaines, plus
tard enrichies par la musique, les mathémati-
ques, la géométrie, l'architecture et la philo-
sophie.

Du moment où l'Islam préconisait, en abolis-


sant les castes et les privilèges familiaux et
raciaux, l'égalité de tous les individus sans ex-
ception de rang, de sexe, de couleur et d'origine,
aucun ne pouvait s'opposer à cette réforme uni-
verselle et arrêter le fonctionnement de cette
« machine en route ». Les Omayyades rusés et
doués d'une certaine intelligence ne jugeaient
pas utile de se mêler à tous les courants d'actua-
lité islamiques indifférents à leur propagande.
Ils avaient le bonheur de n'avoir pas le temps
pour y penser, si ce n'était en période d'émeute
ou en face de leurs rivaux déclarés, les 'Alides.
Apparition des théories mystiques

C'est dans cette ambiance et cet état de


choses que, depuis la fin du premier siècle de
l'Hégire, deux sensibilités se développèrent par-
mi les croyants orthodoxes : ceux qui s'atta-
chaient à une vie ascétique et dévote, et ceux
qui, tout en étant de bons musulmans, évitaient
l'excès et tenaient à régler leur existence selon
la simple apparence du Coran et la sunnat,
suivant une école précise du droit canonique.

Le courant d'ascétisme et les inspirations


d'idéal spirituel peu à peu donnèrent naissance
à la formation des théories des mystiques issus
directement, comme les Mu'tazilites, des pre-
miers ascètes. Les influences mazdéennes, boud-
dhiques, manichéennes, judaïques, chrétiennes
et hellénistiques, aussi possibles soient-elles, ne
changent en rien la structure de la mystique
'islamique. Cette mystique, quelque ressem-
blance ou quasi-ressemblance qu'elle puisse être
supposée avoir avec d'autres mystiques, est
issue uniquement de la structure propre de
l'Islam et sur le sol même de l'Islam. Elle a
fait sa propre -apparition et suivi sa propre
marche. Les rares rapports des ascètes avec les
moines chrétiens se transforment, pour une
période donnée du temps abbasside, en échan-
ges d'idées et controverses fructueuses. Si les
mystiques musulmans se refusent à. prendre
modèle sur le célibat et à se cloîtrer à l'instar
des moines chrétiens, en revanche, ils ne man-
quent pas de s'assimiler un certain nombre
d'idées des mystiques chrétiens hellénistiques
selon leur propre esprit. Parmi les prophètes
précédant Muhammad, Jésus possède une place
de choix en ce qui concerne son détachement
absolu de ce monde et la vénération que lui
portent les musulmans. Selon le Coran (IV.156)
« ... ils ne l'ont pas tué, ils ne l'ont pas crucifié,
mais leurs yeux ont été trompés par la substitu-
tion de Jésus par un sosie », « tout au contraire,
Dieu l'a élevé vers lui » (IV,157).
La dénomination
Le nom même des mystiques, soufi, dérive du
mot arabe sûf (laine) dont se vêtissaient les
premiers ascètes et mystiques à l'exemple de
Jésus et, selon certains autres, à l'exemple des
quatre premiers califes. Le tissage de lin et de
soie, étant confié après le pacte de Mubâhalah
aux chrétiens à l'époque du Prophète, et l'intro-
duction des tissus précieux, venant de nouveaux
horizons ajoutés à l'Islam, étaient déjà consi-
dérés p a r les piétistes comme une activité de
luxe. En revanche l'expansion de l'industrie de
la laine, même dans la production rudimentaire
des villages attachés surtout à la vie nomade
des tribus arabes, représentait une économie de
base populaire au prix modeste et abordable
pour tout le monde. D'ailleurs, « l'humilité » et
la pauvreté adoptées p a r les ascètes piétistes se
conformaient bien avec ce choix du « manteau
de laine », sans aller chercher plus loin les
origines fictives. On a donné au nom générique
des mystiques d'autres sources chimériques
(comme le grec sophia, sagesse) qui sont for-
mellement à rejeter 1 .

C'est un kouféen Abû Hâshim 'Uthmân ibn


Sharîk (mort vers 160/776) qui a été le premier,
apparemment, à employer le terme de sûfî (cf.
également infra 'Abdak al-Sûfî).

Le mysticisme appelé tasawwuf (grammatica-


lement, l'infinitif de cinquième forme basé sur
le radical sûf signifiant se revêtir de laine ou
être soufi : l'attitude et la pensée soufies) f u t
doté de bonne heure d'une autre appellation, la
tarîqa (ou tarîqat), « la Voie ». Puisque le soufi
saisit un itinéraire qui le conduit vers Dieu, ce
chemin prend alors le nom même de l'ensemble
des rites et des méthodes tracés par les maîtres
ayant choisi cette voie. Tandis que les noms
de sûfî et tasawwuf se rapportent étymologique-
ment à leur tenue et à leur aspect extérieur, le
nom de tartqa est lié plutôt à la doctrine qui
s'attache à cet « itinéraire ». Il en est de même
461 / la mystique musulmane

pour son synonyme sûlûk « acheminement »,


d'où le sâlik, celui qui va progressivement étape
après étape vers Dieu.

Le mot sûfîyah est le pluriel de sûfl ( = soufi)


et désigne l'ordre mystique ou simplement les
soufis. Ce terme a été aussi attribué à une
révolte en 199/814 à Alexandrie.

Efforts et mouvements parallèles

La communauté musulmane, après avoir subi


un inquiétant bouleversement intérieur avec le
commencement de l'avènement des Omayyades,
était jalouse de garder intacte 'une tradition à
laquelle elle croyait fermement. De bonne heure
elle a réagi afin de limiter les actes répressifs
des agents du pouvoir et de mettre des barrages
aux caprices de ces premiers despotes post-
islamiques. A côté du mouvement piétiste des
ascètes, nombre de croyants savants se
mirent à rassembler en grands recueils des
traditions remontant au Prophète et à ses com-
pagnons. Cela, il y a toute raison de le croire,
pour deux motifs essentiels :

1) Régler la vie sociale des musulmans à


l'heure où se posaient des nouveaux problèmes.
2) Refréner par la coditieation de ces législa-
tions sacrées les abus et les interventions dé-
viatrices et influentes des dirigeants. En effet,
les efforts de ces traditionalistes contribuaient
à donner l'élan à l'Islam et à mandater les
représentants du droit canonique dans l'assem-
blée de la grande communauté islamique.

Or, la grande vague d'opposition face aux


exaspérations du despotisme requérait une vigi-
lance qui se manifestait sous deux formes dif-
férentes : ascétisme-mysticisme et « traditiona-
lisme » qui se rejoignaient, sur le plan social,
dans un but commun.

L'ascétisme donna naissance à la fois au


mysticisme et au mu'tazilisme. Le fondateur de
la mystique musulmane / 462

i'école mu'tazilite, Wâsil ibn 'Atâ (mort en 131/


748) était un ascète. Le nom même de sa
doctrine signifie « se retirer ou s'isoler » et
représente un mouvement de libéralisme se
donnant comme critère le raisonnement humain.
Les Mu'tazilites comme les Qadarites (ceux
qui réduisent le qadar), partisans du libre arbi-
tre, s'affrontaient aux Djabrites, ceux qui
croyaient à la prédestination et à la non-respon-
sabilité de l'homme face à ses actes. Etant
donné que le pouvoir omayyade imposait sa
domination au peuple par la tyrannie, il lui
était préférable de propager l'idée du fatalisme
et d'aller à l'encontre de ceux qui prônaient
l'homme libre de ses gestes et de ses pensées.
Les Mu'tazilites parallèlement aux ascètes-
mystiques s'opposaient aux Omayyades, qui
n'étaient soutenus que par le Murdji'isme,
mouvement opportuniste répandant le fatalisme
formé à partir d'une machination du gouverne-
ment. Mais peu à peu ces isolationnistes (Mu'ta-
zilites) par leur attachement à la raison, 'aql,
(sans parler de leurs idées sur le rejet des
attributs de Dieu dans un souci de sauvegarder
le monothéisme de l'Islam et d'éviter le danger
de tomber dans un certain polythéisme) devin-
rent des rationalistes, tandis que les mystiques
n'étaient par la sensibilité que des intuition-
nistes.

Hiérarchie de groupes

Durant toute une époque allant du premier


au troisième siècle de l'Hégire apparaissent
une quantité de forts et attrayants personnages
dévots-ascètes, assurant la transition entre les
premiers grands piétistes et les mystiques pos-
térieurs.
En effet, les derniers compagnons du Pro-
phète en vie encore après l'époque des « califes
vertueux » refusèrent la collaboration des
Omayyades et se retirèrent à La Mecque et à
463 / la mystique musulmane

Médine. Par leur retrait dans les lieux saints


ils affirmaient leur impuissance devant la force
du mal et la superficialité des arrivistes attirés
par l'intérêt individuel et éblouis de fausses
apparences. Ils s'adonnaient à la piété à laquelle
ils s'attachaient intérieurement et accomplis-
saient des suppléments de prières et des obser-
vances religieuses. Mu'âwiyah, dans le but de
briser cette résistance, a tout essayé pour les
leurrer ou les combattre. Certains parmi ces
premiers grands piétistes ont été même assas-
sinés à la suite de complots et de ruses menés
contre eux par les intrigues de la cour. Les plus
célèbres parmi cette génération pieuse et résis-
tante sont 'Abd ar-Rahmân (fils d'Abû-Bakr le
premier calife), 'Abd-Allâh (fils de 'Umar le
deuxième calife), 'Abd-Allâh (fils de Zubayr le
compagnon du Prophète), 'Ayishah (épouse de
Muhammad et fille d'Abû-Bakr) et 'Abd ar-
Rahmân (fils de Khâlid ibn Walîd) empoisonné
plus tard sur l'ordre de Mu'âwiyah.

Une partie de ces piétistes ou de leurs enfants


et leurs disciples ayant échappé à l'assassinat
de Mu'âwiyah furent recherchés à tout prix
par Yazîd et d'autres Omayyades qui ont donné
l'ordre de les torturer et de les tuer sans qu'au-
cun ne cède. A eux doivent être ajoutés tous
ceux qui étaient attachés à la famille de 'Alî,
les fidèles compagnons de Husayn, qui furent
massacrés avec lui à Karbalâ et la vaste inqui-
sition ainsi que la destruction des amis de cette
famille avec d'autres opposants dans toutes les
villes. La qualité la plus renommée de ceux-ci
était la vertu et le sens de la justice.

Après cet écrasement barbare, la formation


de groupements politiques céda, pour un mo-
ment, la place aux efforts d'ordre intime : un
nombre d'élus et de gens de valeur de la com-
munauté musulmane se concentrèrent doréna-
vant dans d'autres voies quasi-pacifiques, mais
en réalité l'attaque frappait plus fort la struc-
ture même du régime en place.
la mystique musulmane / 464

Parmi la deuxième couche succédant aux iso-


lés piétistes résistants, nous trouvons au moins
une quarantaine d'ascètes qui élaborent lente-
ment une idéologie de la mystique. Us sont
groupés en deux écoles : 1) l'école de Basra :
à laquelle se rattachent les grammairiens de
tendance logique, réalistes et orthodoxes (sun-
nites) pré-mu'tazilites qui en mystique ont
comme maître Hasan Basrî (22/642-110/728) ;
2) l'école de Koufa : école de grammairiens
cherchant le rarissime, idéalistes et de tendance
shî'ite dont les maîtres les plus connus sont
Rabî' ibn Khaytham, atteint de paralysie à la
fin de sa vie (mort en 68/687), l'alchimiste
Djâbir ibn Hayyân (qui vécut vers le II e siècle de
l'Hégire), Abu-l-Atâhîya et Abdak, l'ascète végé-
tarien mort à Bagdad vers 210/825, le premier,
il semble, qui porta le surnom al-Sûfî.

En dehors de Basra et de Koufa, d'autres


foyers d'ascétisme vont contribuer à enrichir
le mysticisme et ses pensées : c'est exactement
à Khorâssân, dans le sens géographique du
terme, qu'apparaît Ibrâhîm Adham, un prince
de Balkh, passant ses dernières années en Irak
et en Syrie, et mort aux environs de 160/777.
Ibrâhîm est l'exemple d'un prince qui vécut au
début de sa vie au sein de l'oisiveté et des plai-
sirs charnels et dont certaines légendes plus
ou moins tardives font un champion de la dé-
bauche. Un jour, au cours d'une chasse, à la
poursuite d'une gazelle (d'après 'Attâr dans son
Tadhkirat al-awlîâ) ou selon d'autres (par exem-
ple Abû Nu'aym dans son Hilya, édité au Caire,
VIII, p. 368) un lièvre (ou un renard), il fut
guidé par une voix intérieure impérieuse qui
l'avertissait de son véritable rôle dans l'exis-
tence. Ce fut à la suite de cette révélation qu'il
abandonna tout et mena une vie d'ascète et
d'errant, optant pour la pauvreté et le renonce-
ment à tous les biens et joies futiles de ce
monde. Il s'agit, sans aucun doute, d'un courant
de spiritualité et d'ascension vers les aspirations
transcendantes qui, avec l'Islam, a pris pied,
465 / la mystique musulmane

sous une nouvelle forme, sur le sol de Khorâs-


sân, cette lointaine province de la capitale
d'Islam. C'est cette même province qui mûrit
les hommes révoltés et décida de renverser dé-
finitivement le pouvoir tyrannique des Omayya-
des.

A Ibrâhîm Adham succède Shaqîq Balkhî


(mort en 194/814). Les mystiques postérieurs
(à partir du III e siècle de l'Hégire) approfon-
dirent un système du renoncement sur lequel
ce dernier se basait. Un autre continuateur de
l'école de Khorâssân est 'Abd ar-Rahmân ibn
'Ulwân connu sous le nom de Hâtam Asamm,
originaire de Balkh (mort en 237/852). Il mit
l'accent, parmi d'autres, sur l'antagonisme de
Dieu et de Satan ainsi que sur la part de lutte
que l'homme s'engage à entreprendre contre
l'adversaire de Dieu, qui est considéré comme
l'adversaire de l'homme. Cette spiritualité intro-
duit une rénovation de l'ancienne doctrine,
chère aux Iraniens pré-islamiques à propos de
la participation de l'homme pieux à côté de
l'esprit du Bien et le combat mené par lui face
aux cohortes ahrimaniques du Mal : idée qu'on
peut supposer également, non sans raison,
comme un thème universel de tout temps.

On peut citer aussi comme de la même école


Abû-Nasr Bushr ibn al-Hârith al-Hâfl (le nu-
pied) de Merv (Khorâssân) ^vivant de 150/767
à 227/841 et passant une partie de sa vie à
Bagdad. Son indifférence à l'égard d'autrui et
son unique attachement à ce qui plaît à Dieu
donnèrent plus tard une base aux Malâmatîyah
(les Cibles de Reproches), secte répandue à Kho-
râssân, qui attiraient intentionnellement le mé-
pris des gens et surtout indignaient les Zâhirites
(les exotéristes formalistes) par leurs actes équi-
voques, tandis qu'ils restaient en réalité inté-
rieurement purs, ne se préoccupant nullement
du formalisme mondain.

La méthode de mépris envers une société ab-


surde par sa frivolité, énoncée par Bushr al-Hâfî,
la mystique musulmane / 466

fut suivie par Abu 'Abd-Al!âh Fudayl ibn 'Iyâd


(cf. son Hidjâb al-aqtâr dont le ms. se trouve
à la B.N. de Paris [2741]) de la ville d'Abîward
,î K h n r â s v m m o r t e n 183/803.
A cette liste on pourrait certainement joindre
d'autres noms dont l'attitude se situe dans une
étape à mi-chemin entre les ascètes préparant
par leurs pratiques un système, et les mystiques
déjà pourvus d'une formation et suivant un
ensemble de rites et d'observances particulières.

CENTRES PRINCIPAUX DE L'APPARITION


DE LA MYSTIQUE

La Mecque et Médine sont les deux premiers


centres que l'Islam connut du fait de la prédi-
cation du message divin par Muhammad. Aus-
sitôt, certains tempéraments disponibles par
la nature à un excès de prières, à l'intériorisa-
tion et à l'ascèse s'y fixèrent. Une armée même
de zuhhâd (dévots) et de huffâz (récitants par
cœur tout le Coran) se trouvant parmi les parti-
sans de 'Ali intervint dans la guerre de Siffîn
à la frontière de l'Irak et de la Syrie en l'an
37/657 pour empêcher les musulmans de s'entre-
tuer...
Après l'assassinat de 'AIî, c'est de nouveau
les lieux saints à Hidjâz (La Mecque et Médine)
qui abritent les pieux résistants à l'hégémonie
des Omayyades ainsi qu'une foule de croyants
indifférents aux avantages et aux avances offerts
par les dirigeants anxieux de leur avenir.
L'Irak, noyau des adeptes de 'Ali et centre
propice aux opposants du régime, devient la
scène principale et ses nouvelles agglomérations
surtout Koufa et Basra voient apparaître et
progresser un mysticisme légitime. En revanche,
les tendances mystiques corporatives s'élaborent
à Madâïn (ancienne Ctésiphon, la capitale d'hi-
ver des Arsacides et des Sassanides) près de
Bagdad sur le Tigre) parmi les artisans et
ouvriers musulmans de bas métiers. Ensuite,
c'est Khorâssân qui a son école de mystiques.
Sans parler encore de l'apport spirituel et des
467 / la mystique musulmane

services rendus par ces groupements des deux


premiers siècles de l'Islam, il faut souligner,
entre autres, la part d'intervention sociale des
mystiques de l'Irak et de Khorâssân jointe aux
autres efforts dans le but d'abattre les Omaya-
des. Or, pendant que les Muhaddithîn (traditio-
nalistes) par leur zèle à recueillir les hadîth
(paroles et traditions citées du Prophète) et leur
étude sur la Loi canonique mettaient un obsta-
cle, par un langage orthodoxe, devant l'égoïsme
et les volontés despotiques des Omayyades, les
mystiques de l'Irak, par leur écart des affaires
de l'Etat, plantaient des semences de doute au
sein de la population, devant la propagande
omayyade. Les mystiques de Khorâssân, eux de
leur côté, par leur position, augmentaient ce dé-
goût envers le climat créé par les Omayyades
et préparaient peu à peu des réactions vigou-
reuses aidant les masses à s'affronter ouverte-
ment par leur émeute au pouvoir temporel
écrasant. Ce pouvoir omayyade f u t enfin battu
et écrasé pour toujours grâce à la convergence
de toutes ces fon
A l'exclusion de cas isolés et de faits spora-
diques, cette lutte, sans être au début toujours
ouvertement déclarée, gagnait du chemin à
travers t o u t e s les d i s c i p l i n e s
Une fois atteint ce but général qui dominait
l'atmosphère de l'époque, le mysticisme n'est
plus cantonné uniquement dans les villes et les
provinces citées plus haut et on ne parle plus
de mystiques de l'Irak, de Khorâssân, de Syrie
et de Hidjâz, mais de mystiques de l'Islam tout
court. Au f u r et à mesure que les mystiques for-
mèrent leur idéologie et leur propre forme de
vie, les rivalités et les contradictions latentes
des divers systèmes et écoles se transformèrent
en conflits plus ou moins arides.

But commun et référence à la source :


La relation du Shî'isme avec le mysticisme
des deux premiers siècles ne saurait être conce-
vable, pour quiconque l'étudié, sans se référer
la mystique musulmane / 468

à cet objectif commun politico-social. Dès la


fin du IIIe siècle de l'Hégire la non-conformité
de certaines vues des Shî'ites avec celles des
mystiques orthodoxes n'est plus à négliger, et
cela même quant aux orthodoxes non mystiques.
Plus tard, le Shî'isme forme sa propre mystique,
quoique la tendance majoritaire du zâhirisme
et des 'Ulamâ condamne, comme celle des or-
thodoxes, les mystiques (cf. la conclusion, les cri-
tiques adressées aux mystiques). Les mystiques
shî'ites font de certains des compagnons entou-
rant Muhammad et restant fidèles à 'Ali leurs
propres prédécesseurs.

Pour en finir avec d'autres pensées ambiantes


auxquelles le mysticisme ne pouvait être indif-
férent et dont il subit l'influence, on peut avan-
cer les faits suivants :

Le mouvement de pensée mu'tazilite partant


de l'ascétisme et se nourrissant du rationalisme
libéral finit, surtout par sa position sur la
création du Coran (à l'opposé des orthodoxes
— et surtout des Hanbalites — qui considéraient
le Coran comme la parole de Dieu, éternelle et
incréée), par causer des intolérances et des in-
quisitions. Ma'mûn (le calife 'abbâside de 196/
811 à 218/833) fit même à la fin de son califat
un article de foi des idées des Mu'tazilites sur
le Coran. Cet article fut rejeté à l'époque d'al-
Mutawakkil (gouvernant de 232/846 à 247/861)
pour empêcher le danger qui planait sur son
règne. L'attaque de celui-ci visait à la fois les
Mu'tazilites et les mystiques.

La réconciliation entre les idées des Mu'tazi-


lites et de l'orthodoxie fut réalisée par Abu-1-
Hasan al-Ash'arî (260/874-324/935), un disciple
mu'tazilite de Basra converti à l'âge de quarante
ans au traditionalisme hanbalite. Celui-ci ne
renonça pas néanmoins totalement au raisonne-
ment pour mieux soutenir l'hanbalisme. Il ré-
futa la création du Coran et la négation des
attributs divins résultant du rationalisme rigide
469 / la mystique musulmane

de ses anciens condisciples. L'ash'arisme rejeta


de même le pur littéralisme attaché, par les par-
tisans de tashbîh (« analogie »), aux expressions
anthropomorphiques du Coran touchant Dieu :
autrement dit, cette école admit à ce propos une
certaine ressemblance entre Dieu et les créatu-
res sur le plan du langage et de la logique et
non une analogie sur le plan transcendantal.

En ce qui concerne l'orthodoxie elle-même,


le progrès sur le règne des Lois canoniques s'af-
firmait nettement au détriment du pouvoir per-
sonnel. La tâche acharnée des Muhaddithîn
« ceux qui relataient ou recueillaient les tradi-
tions prophétiques » pourrait être affectée par le
glissement de traditions apocryphes servant aux
abus des dirigeants et autres intéressés. C'est
ainsi que les quatre rites juridiques ortho-
doxes apparurent avec des méthodes légèrement
différentes et cela pour accommoder les textes
sacrés à la vie pratique des musulmans selon
l'esprit de la révélation et se conformant aux
précédents tirés de la vie du Prophète. Le déve-
loppement et la codification du droit islamique
s'échelonnèrent donc sur les trois premiers
siècles à mesure que, le besoin se faisait jour.
Tout d'abord, Mâlik ibn Anas, le fondateur du
rite mâlikite, né en 93/711 et mort en 179/795,
attacha une importance à la lettre des hadîth
et non à leurs transmetteurs. Mais en se basant
sur le Coran et la Sunna il tira ses autres sour-
ces des docteurs de Médine. Dans les problèmes
litigieux et suscitant des hésitations et des dé;
bats, il admettait de se référer à l'idjmâ' (lé
consensus) uniquement des savants de Médine
et dans certains cas à l'interprétation person-
nelle (ra'y). C'est à cette époque même qu'un
juriste spéculatif d'origine persane, Abû Hanîfa
Nu'mân ibn Thâbit (né à Koufa en 80 '699 et
mort à Bagdad en 150/767), surnommé Imân
A'zam (le Grand Maître) élabora son système
juridique. Celui-ci fut fondé sur le principe
d'analogie (qiyâs), sur une interprétation per-
sonnelle de bon sens (ra'y) et enfin sur istihsân,
la mystique musulmane / 470

r.'est-à-dire la préférence accordée à la façon


d'agir à l'égard d'un sujet ayant d'autre ana-
logie. Le Mâlikisme et le Hanafisme se rappro-
chent par les affinités des principes.
Le troisième rite juridique, fondé par Muham-
mad ibn Idrîs ash-Shâfi'î (né à Ghazza en
Palestine en 150/767 et mort au Caire en 204/
819), se donna comme principe après le Coran
et la Sunna, le qiyâs (l'analogie) et l'idjmâ'
(le consensus). L'idjmâ' de Shâfi'î ne se limite
pas comme celui d'al-Mâlik aux savants de
Médine, mais s'étend aux opinions de tous les
docteurs de son temps. Le quatrème rite, l'han-
balisme, est basé par Abû 'Abdallâh Ahmad ibn
Muhammad ibn Hanbal (né à Bagdad en 164/
780 et mort en 241/855) qui s'attacha aux quatre
principes suivants : 1) Le texte littéral du
Coran et des hadîth. 2) L'idjmâ' (consensus),
non émanant des savants de Médine (le principe
de Mâlik) et de tous les docteurs de la commu-
nauté musulmane (le principe de Shâfi'î), mais
exclusivement émané des compagnons du Pro-
phète. En l'occurrence, dans les questions dou-
teuses, il admettait la fatwâ (décision juridi-
que) de l'unanimité, et à défaut, la majorité
des compagnons du Prophète. 4) L'opinion per-
sonnelle (ra'y), au cas où les trois premiers
principes ne se présenteraient pas.

La fixation de ces quatre rites dans le champ


de l'orthodoxie contribua à la participation lo-
gique des canonistes et des savants juristes dans
la direction et le gouvernement de la commu-
nauté. C'est surtout Shâfi'î — comme le note
le Professeur H. Laoust (les Schismes dans
l'Islam, Paris, 1965, p. 91) à propos du traité
de fiqh, le Kitâb al-umm — qui est « soucieux
de limiter, au nom de la révélation et de la tra-
dition, l'arbitraire gouvernemental ». Ce progrès,
dans le domaine traditionaliste, se caractérise
donc par la classification et la codification de
la législation canonique empêchant tout arbi-
traire politique. Toutes ces étapes ne sont que
la manifestation d'un souci pour un meilleur et
471 / la mystique musulmane

juste emploi des « traditions » recueillies et


mises en pratique. Ces étapes se récapitulent
tout d'abord par l'avis personnel de l'Iman
versé dans les lois et les jurisprudences, l'avis
basé sur le Coran et la Sunna ; ensuite, l'analo-
gie (qiyâs), à savoir, l'ensemble des règles
concernant le degré de l'authenticité accordée
aux traditions. Après, on parvient au consensus
partiel modifié plus tard par le consensus de
tous les docteurs pour créer en quelque sorte
l'infaillibilité de la communauté islamique.

Avec l'avènement des Abbassides et l'effon-


drement du pouvoir absolutiste des Omayyades
qui se considéraient improprement comme des
califes, le mysticisme passe de son accent de
dégoût et d'écart à une systématisation de ses
propres vocations d'intériorisation et de cer-
taines règles de dévotion. Pourtant, les mysti-
ques gardent leur répugnance et leur mépris
radical vis-à-vis des ambitions temporelles de
l'époque, sans pour autant agir contre la cons-
truction interne du pouvoir en fonction. Doréna-
vant, Bagdad, la capitale des califes abbassides,
devient le centre principal des différentes disci-
plines, celles de la théologie, de la grammaire et
des lettres, du droit canonique et de la philo-
sophie ainsi que le grand et le libre foyer du
soufisme. La mystique atteint aux III-IV' siècles
de l'Hégire sa phase la plus élevée, à savoir
son époque d'or. Elle ne s'arrêtera pas là mais
s'étendra à des développements ultérieurs consi-
dérés par certains comme une déviation et par
d'autres comme la maturité résultant de son
essor. L'étude des origines mêmes des idées mys-
tiques ou exactement de « la structure mentale »
du soufisme nous conduira mieux à situer ses
marches à travers le temps.

Bases idéologiques et grands soufis


L'aperçu succinct consacré à l'aspect « enra-
cinement » du mysticisme musulman ne pour-
rait, sans aucun doute, estomper la structure
la mystique musulmane / 472
mentale et la disposition psychologique qui en
forment le noyau. La source principale reste
toujours les termes de la Révélation, autrement
dit les idées contenues dans le Coran lui-même.
Les thèmes universels, pris au hasard en dehors
de l'Islam, n'aboutissent pas à révéler la cou-
leur originale de la mystique musulmane. Ils
ne contribueraient pas non plus à une méthode
d'investigation rigoureuse comme l'ont fait cer-
tains orientalistes, pour qui le problème s'est
posé d'une autre façon. Une recherche solide
doit pourtant être consciente de ces deux points
de vue apportant à chacun sa juste appréciation.
Pour examiner le mysticisme à l'intérieur de
son propre cadre islamique, il faut bien conce-
voir que le Coran est une source intarissable
dans laquelle les mystiques ont puisé toutes
leurs pensées spirituelles. La classification
exhaustive des idées coraniques avec les-
quelles les soufis se sont nourris serait
un grand secours à ce propos. Une telle besogne
ne rentre pas, pour le moment, dans le cadre de
cette étude restreinte. Louis Massignon a, dans
une perspective tracée par lui-même, tâché d'éta-
blir certains thèmes mystiques tirés du Coran.
(Essai sur les origines du lexique technique de
la mystique musulmane, Paris, 1954, pp. 45-49.)

Les difficultés de cette recension et les diver-


ses directives qu'on peut donner à l'inventaire
de ces thèmes seront abordées au début d'une
étude actuellement en préparation.
Tout d'abord, un discernement est à relever
à juste titre entre la source de la méditation et
du comportement des soufis d'une part et les
origines du lexique technique du soufisme d'au-
tre part. Le Coran est à la fois la base de ré-
flexion et de vocabulaire, mais l'inventaire de
la terminologie peut couvrir les mots et les
expressions venant de différents horizons. Il
s'agit de termes grammaticaux, emprunts faits
aux écoles théologiques, aux sciences de l'épo-
que, à la philosophie, à la littérature, aux paral-
lélismes de structure et aux termes techniques
473 / la mystique musulmane

et d'idéologies religieuses résultant de contro-


verses et de discussions polémiques (pourtant
tolérantes et d'esprit large) surtout au début
de l'époque abbasside. C'est spécialement l'es-
prit même du message coranique que les mys-
tiques des premiers temps prennent en charge,
essayant de s'y conformer et de le vivre. Au
premier chef, vient l'idée de l'unité de Dieu
(tawhîd) et de l'abstraction totale de la Divi-
nité : idée si chère à l'Islam et sur laquelle se
fondent toute sa métaphysique et sa structure
mentale. L'acte d'adoration s'adresse à Dieu
seul ; Muhammad, comme il le dit lui-même,
n'est qu'un humain semblable aux autres, c'est
là que réside le secret de la grandeur de l'Islam.
Le souci de l'Islam vise à combattre l'idolâtrie
sous toutes ses formes : le culte primitif des
idoles et le fait de mettre au rang de ces idoles
les personnages et les-monarques au détriment
du peuple et de la communauté s'avèrent pré-
judiciables envers la société. C'est ainsi que l'in-
dépendance et la particularité du message isla-
mique seront sauvegardées, par le zèle attaché
à l'idée de « l'unité de Dieu », devant d'autres
religions et en dépit de « ceux qui sont l'objet
du courroux de Dieu » (maghdûhîn) et « les
égarés » (dâllîn). De ce fait vont disparaître
également les superstitions et les aliénations
sociales qui entravaient le progrès et l'illumi-
nation des peuples. Le comportement initial du
mystique est de trouver la voie qui conduit à
ce but unique et d'arriver jusqu'à lui sans pour-
tant devenir Dieu lui-même. Certains dévelop-
pements ultérieurs concernant la fusion des
êtres créés et de Dieu mèneront à l'idée de
« l'unicité de l'existence » (wahdat wudjûd),
qui est jugée aux yeux de l'orthodoxie de
l'Islam comme une sorte de dégénérescence et
de déviation condamnable, bien que la position
des théologiens soit inégale à cet égard.

Le monothéisme islamique intelligible et ra-


tionnel sur tous les plans a bien servi l'univer-
salisme des opinions mystiques. C'est du thème
LA MYSTIQUE MUSULMANE / 4 7 4
même de « l'unicité de Dieu » que les mystiques
vont tirer une des plus célèbres formules de
leur dhikr. Cette formule fait partie de la pro-
fession de foi musulmane, à savoir lâ ilâha
illallâh, « il n'y a aucune autre divinité qu'Allâh».
Le dhikr est en effet se remémorer le nom de
Dieu, soit articulé (djalî), soit fait en silence
(khafiy), mais toujours émanant du fond du
cœur en prenant Dieu entièrement présent (cf.
infra).

C'est toujours dans le cadre de ce thème


principal de l'unicité de Dieu qu'Abû-Yazîd Bas-
tâmî, Abû-l-Qâsim al-Djunayd et tant d'autres
voient pâlir leur propre lumière et ressentent
leur « moi » humain à travers le « soi » de Dieu.
L'union mystique issue du thème de tawhîd
constitue donc le but des soufis : vivre en eux-
mêmes cette unité transcendante de l'être divin.

Parmi les figures les plus représentatives qui


doivent être citées il faut souligner selon l'ordre
chronologique les mystiques suivants :

Hasan Basri
Abû Sa'îd al-Hasan ibn Abi-Hasan Yasâr al-
Basrî, né en 21/642 à Médine, a été (selon Ibn
Khallikân, Wafayât al-a'yân, éd. de I. 'Abbâs,
Beyrouth, s.d.) le fils d'un des « clients » de
Zayd ibn Thâbit al-Ansârî. Sa mère, Khayrah,
était également une « cliente », mais attachée à
Umm Salamah l'épouse du Prophète.

Il vécut à Basra d'où son nom d'al-Basrî et


finit sa vie dans cette ville même en 110/728.
Il est revendiqué par les mystiques postérieurs ;
la généalogie de plusieurs ordres soufis remonte
jusqu'à lui. Sa piété exemplaire et sa dévotion
ascétique sont à la base de l'épanouissement con-
nu par le soufisme. En plus, il a prêché pour le
libre arbitre et avait pour disciples Wâsil ibn
'Atâ et 'Amr ibn 'Ubayd, les promoteurs du
Mu'tazilisme. Les disciples de cette dernière
école le considérèrent pour cette raison comme
475 / la mystique musulmane
un précurseur de leur doctrine. Al-Basrî était
doué d'une grande éloquence de parole, pourvu
d'une profonde connaissance en matière reli-
gieuse, renommé pour sa force de foi ainsi que
pour son comportement élevé et détaché. Il fit
preuve d'une grande personnalité en désapprou-
vant ouvertement la succession de Yazîd au
califat, sur laquelle les autres savants n'osaient
exprimer leurs avis. Ce geste audacieux d'al-
Basrî était en accord avec l'opposition sourde
qui dominait l'atmosphère de l'époque. Peu à
peu l'accroissement de pression despotique des
Omayyades transforma cette prise de position
déclarée en une hostilité aux devis non expri-
més des mystiques. C'est ainsi que se créa leur
ligne de conduite.

La grande foule de Basra qui participa avec


émotion à ses obsèques révélait sa grande popu-
larité dans le peuple en dépit de l'hésitation des
dirigeants envers lui. La revendication des mys-
tiques de sa personne réside donc bien dans son
caractère et dans son r e f u s d'adhérer au pou-
voir injuste et meurtrier. Puisque le soufisme
est une attitude de protestation contre ceux qui
réduisaient l'Islam à des observances unique-
ment littérales, la formation d'une tendance
vers la compréhension des profondeurs com-
mençait à prendre naissance. Il est permis de
découvrir déjà dans le comportement des gens
des villes un vif penchant à saisir le sens spiri-
tuel du message du Prophète.

Al-Muhasihi
Abu 'Abdallâh Hârith ibn Asad al-Muhâsibî est
né à Basra en 165/781 et a vécu à Baghdad où il
mourut en 243/857. Son nom al-Muhâsibî a
pour sens « celui qui examine sa conscience », ce
qui n'est pas sans rapport avec sa vocation de
recherche de soi à laquelle se joint implicite-
ment une étude de typologie psychique axée sur
les différentes catégories d'esprits. On peut
découvrir entre les lignes de ses Wasâyâ
(qu'on doit appeler plutôt Nasâih) une impor-
la mystique musulmane / 476
tante critique de la société, une protestation
contre ceux qui ne lient pas la pratique à la
théorie, et enfin une description détaillée des
diverses mentalités sous toutes leurs formes.
Il se livre à l'étude de son propre cas et examine
sa propre conscience afin de déduire comment
il s'est tracé son chemin. La richesse et toute
l'ambition temporelle sont de sa part l'objet
d'un vif mépris alors que sa vie d'ascète lui
confère plus de satisfaction pour se consacrer
uniquement au service et à l'amour de Dieu.

Al-Muhâsibî se place parmi les premiers qui


ont préparé une théologie de la mystique, pour
ne pas dire une technique. Juriste par formation
et versé dans les hadîth, il fut la cible d'atta-
ques de la part d'Ahmad ibn Hanbal et en subit
des conséquences fâcheuses. Il fut contraint de
quitter Baghdad pendant un certain temps, et
il revint y mourir dans l'isolement. Ibn Khalli-
kân raconte à ce propos dans ses Wafayât (en
citant ce qu'a apporté as-Sam'ânî) que seulement
quatre personnes ont assisté à sa mort et ont
prié sur sa dépouille mortelle.

Dans son ouvrage, ar-Ri'âyah li-huqûq Allah (éd.


M. Smith, dans les Gibb Mémorial New Sériés,
1940) divisé en 61 chapitres, il trace une méthode
de vie intérieure. Le livre est conçu sous la
forme de recommandations données à un disciple.
Al-Ghazâlî les a suivies avec conviction avant de
rédiger son Ihyâ' 'ulûm ad-Dîn comme il a pu
puiser certaines de ses idées de Wasâyâ d'al-
Muhâsibî dans son livre al-Munqidh-u min al-
dalâl. Al-Muhâsibî avait comme disciple le
célèbre al-Djunayd dont les récits ont été rap-
portés dans la plupart des ouvrages hagiogra-
phiques ; un exemple de leurs entretiens se
trouve dans le livre de Hilyah d'Abû-Nu'aym
(Le Caire, 1351/1932). Ibn Khallikân dit de lui
qu'il était un savant réunissant à lui seul les
sciences de zâhir (les lois canoniques et l'Islam
légal et traditionaliste) et de bâtin (la connais-
sance gnostique et du monde intérieur), l'au-
477 / la mystique musulmane

teur de plusieurs livres et traités sur le « Re-


noncement » (Zuhd) et les Principes des lois
(Usûl). Il a hérité, comme dit l'auteur de
Wafayât, soixante-dix mille darham de son
père, mais il n'en a rien pris p a r dévotion et
par principe. Al-Muhâsibî a dit q u e son père
croyait au libre arbitre 2 et, selon une tradition
rapportée du Prophète, « les hommes de deux
communautés en désaccord d'opinion n'héri-
tent pas l'un de l'autre ». Pourtant, il mourut
pauvre et dans le besoin. Louis Massignon (Essai
sur les origines du lexique technique de la
mystique musulmane, Paris, 1954, p. 15) attire
l'attention sur l'universalisme et l'efficacité mo-
rale d'un monothéisme rationnel et naturel à
tous les hommes que présentent al-Muhâsibî et
Ibn Qassâm.

Dhunnun Egyptien
Abû-l-Fayd Thawbân ibn Ibrâhîm Misrî (Egyp-
tien) est né à Akhmîm (où se trouve le tombeau
de Shâfi'î) en Égypte d'un père nubien « client »
de la famille Quraysh. Il est mort à Djize en
245/860. Son nom Dhûnnûn (Dhû-n-Nûn) signifie
« l'homme au Poisson » et rappelle le surnom
de Jonas dans le Coran (XXI,87). Un de ses
frères, comme cite 'Abd ar-Rahmân Djâmî dans
les Nafahât al-uns, s'appelait Dhi-l-Kifl, le nom
d'un prophète mentionné également dans le
Coran (XXI,85) tout près du nom de Dhûnnûn.

Il était l'élève de Mâlik ibn Anas (le fonda-


teur du rite Mâlikite) et a entendu le livre de
Muwatta' de la bouche même de Mâlik, son
auteur. Ce livre englobe les lois de la pratique
selon le rite de Mâlik basé sur l'idjmâ' (le Con-
sensus) des docteurs médinois. Son maître mys-
tique, dit Djâmî, était Serâfîl. Ses idées et ses
sentences choquaient les savants de son époque
et ce n'est qu'après sa mort qu'il a connu une
grande notoriété. Il a déclaré : « J'ai voyagé
trois fois et rapporté trois sciences. De retour
de mon premier voyage, j'ai ramené avec moi
une science, acceptée par l'élite et le commun
la mystique musulmane / 478
des mortels. De mon deuxième voyage, je suis
revenu avec une science acceptée par l'élite et
refusée par les autres. De mon troisième voyage,
j'ai rapporté une science refusée cette fois-ci et
par l'élite et par le commun des gens. » Djâmî
mentionne (dans les Nafahât, op. cit., pp. 33-34)
le commentaire de Cheik al-Islâm (Abdallâh
Ansârî) à ces propos : « La première fut la
science du repentir admise par tous. La seconde
fut celle de la résignation (tawakkul), de la
complicité avec Dieu (mu'âmalah) et de l'amour
(mahabbah) conformes à la vocation de l'élite
seule. La troisième fut la science de Vérité
(Haqîqat) n'étant pas à la mesure de la con-
naissance et de l'intelligence de tout le monde.
Comme les gens ne l'ont pas compris, ils
s'éloignèrent de Dhûnnûn et le réfutèrent. »

Djalâl ad-Dîn Rûmî consacre dans son


Mathnawî (livre II) quelques pages à Dhûnnûn
comparé, Selon lui, à une perle rare ou plutôt
à un océan renfermé dans une goutte ou en-
core à un soleil caché dans un vallon. Il dit que
Dhûnnûn s'était mis dans un état d'effervescence
dont les gens ne pouvaient saisir le sens. Ils
l'ont pris pour fou et l'ont conduit à la prison.
Djalâl ad-Dîn fait allusion lui aussi au compor-
tement de Dhûnnûn suscitant à cette époque le
doute et la désapprobation des foules. C'est
parce que Dhûnnûn commençait à dévoiler les
secrets mystiques jusqu'alors non exprimés.
Abdallâ^ Ansârî (voir Nafahât al-uns de Djâmî,
éd. cit., p. 33) a dit : « Dhûnnûn était précédé
par les grands maîtres, mais lui fut le premier
qui osa énoncer ouvertement ce dont les autres
parlaient par signes. Puis Djunayd mit un ordre
dans cette « science » et la développa. Nous nous
entretenions pourtant de cette « science » dans
les caves et les sous-sols. Quand vint Shiblî (247/
861-334/945), il la propagea par ses prédications
du haut de la chaire. »

Djalâl c ' Dîn Rûmî dit à propos de la persé-


cution sub.e par Dhûnnûn : « Quand la plume
479 / la mystique musulmane

tombe dans la main d'un dirigeant imposteur,


nécessairement Hallâdj est envoyé au gibet.
L'arrivée au pouvoir des sots et leurs abus de
puissance entraînent par conséquent le meurtre
des âmes saintes (des prophètes). »

Djunayd Baghdadi
Abû-l-Gâsim ibn Muharnmad al-Djunayd al-
Baghdâuî al-Khazzâz « Pelletier » (nommé aussi
al-Qawârîrî « Verrier » et az-Zadjâdj « Vitrier »
à cause du métier de son père). On lui a donné
par respect les surnoms de Sayyid al-tâifah
« le seigneur de la famill des mystiques » et
Tâwûs al-"ulamâ' « le paon des savants ». Ses
parents sont de Nahâvand et lui est né et a
été élevé à Baghdâd où il mourut en 297/910.
Djunayd était le neveu de Sarî as-Saqatî, un
célèbre soufi qui fut son initiateur. Il a été
également le disciple et l'ami d'al-Muhâsibî et
Muhammad ibn 'Alî Qassâb. Il avait étudié en
plus le fiqh (Loi canonique) et les sciences tra-
ditionnelle." chez Abû Thawi al-Kalbî, un de",
grands maîtres shâfi'îtes de l'époque et ras-
semblait en lui les sciences de zâhir et de bâtin,
voir les connaissances extérieure et intérieure.
Djunayd est l'auteur de plusieurs livres et traités
tels que Adâb al-muftaqir « les modes de con-
duite propres à celui qui a besoin de Dieu »,
Kitâb al-fanâ « le livre de l'anéantissement
mystique », Dawâ' al-arwâh « le remède des
âmes », Kitâb al-Tawhîd « le livre sur l'unité
de Dieu », dans lesquels il met en rapport étroit
les devoirs stricts des préceptes canoniques
avec la vocation et les pratiques mystiques. Le
professeur H. Corbin voit ingénieusement dans
la polarité de la Sharî'at (la lettre de la Loi
divine changeant de prophète en prophète) et la
haqîqat (la vérité spirituelle permanente) qui
conditionnent la spiritualité de Djunayd un
approchement du' phénomène religieux du shî'-
isme et du postulat de son imamologie (cf. His-
toire de la philosophie islamique, Paris, 1964,
p. 272).
la mystique musulmane / 480
Parmi les mystiques postérieurs, Djunayd
reste un des piliers du soufisme ; la plupart des
soufis font remonter à lui leur généalogie initia-
tique.
Al-Halladj
Abû-l-Mughîth Husayn ibn Mansûr est né en
244/857 dans le village de Tûr (près de la bour-
gade de Baydâ dans la province du Fârs au sud
de l'Iran). Son père exerçait le métier de « car-
deur » d'où son nom al-Hallâdj. Il f u t supplicié
et martyr à Baghdâd en 309/922 à la suite de
huit ans d'emprisonnement et d'un procès lancé
par les juristes traditionalistes le condamnant
pour avoir blasphémé contre l'Islam.

Tout d'abord élève de Sahl Tostarî à Wâsit, il


part à Basra, puis à Baghdad où il devient le
disciple de 'Amr ibn 'Uthmân Makkî et plus tard
le disciple d'al-Djunayd al-Baghdâdî.

Il épouse Um al-Husayn, la fille d'Abû Ya'qûb


Aqta', un des disciples de son maître Tostarî.
A la suite de ce mariage, il vivait à Basra dans
le quartier des Tamîm où habitait la famille de
sa femme. Or, cette famille s'attachait à la
tribu des Bin Mudjâshi' qui avait participé à
la révolte des Zandjî (mouvement extrémiste).
Tous ces faits portaient déjà préjudice à al-
Hallâdj aux yeux du pouvoir en place. On l'avait
même arrêté, à tort, comme complice des extré-
mistes, ce qui plus tard n'a pas été sans le
marquer d'une certaine empreinte. Après le re-
tour à Baghdad de son pèlerinage à La Mecque,
il rompit avec son maître al-Djunayd et la
plupart des soufis ; il rejeta sa tunique mystique
(k.iirqa) pour parler librement au public et le
familiariser avec la réalité sublime. Ses voyages
au sud de l'Iran, aux Indes, en Transoxiane et
dans une partie de l'Asie centrale jusqu'à Tur-
fan rappellent le style d'un prêcheur qarmatî bien
qu'il n'en soit pas un. Etant le petit-fils d'un
zoroastrien (gabr), ayant des liens familiaux
avec les socles hérétiques révoltées et propa-
481 / la mystique musulmane

géant une doctrine d'ascèse non conformiste, iî


a bien pu être considéré comme un suspect et
agitateur social tant aux yeux des politiciens
qu'à ceux des différentes disciplines juristes et
traditionalistes. Les mystiques eux-mêmes se
trouvaient dans l'embarras quant à sa position
et ils ne voulaient pas que les secrets mystiques
soient divulgués à tout le monde et surtout à
ceux qui n'étaient pas encore aptes à les saisir.

Hallâdj mettait l'accent sur l'union trans-


substantielle avec Dieu qui serait le but de la
vie spirituelle et intérieure. Il prêchait aux
gens toute une spiritualité profonde qui fondait
sa doctrine selon laquelle l'être atteindra, grâce
à son amour pour Dieu, à cette Réalité ; la
personnalité humaine s'effacera alors devant
celle de Dieu pour être envahie par celui-ci.
Ses pensées ne se limitaient donc pas aux
phrases extatiques débordantes de son âme,
elles représentaient en outre des divergences
d'opinions avec les théologiens, les juristes et
même les nombreux mystiques. Sa pensée sur
l'union pleine avec la Réalité sublime telle qu'il
la voyait n'était pas partagée par toutes les sen-
sibilités mystiques, néanmoins peu de soufis le
condamnèrent nommément par un fatwâ dé-
claré au cours des siècles. Un certain nombre
de mystiques (même de théologiens) s'abstin-
rent de prendre position ni envers ni contre lui.
En revanche, le recours à l'absolution, comme
dit L. Massignon, « a pris deux formes succes-
sives : celle de la ghalabah, ou sokr — excuse
sentimentale invoquant une « suprématie »
momentanée de l'« ivresse » divine —, et celle
de la walidat al wudjûd — mise au point
abstraite fondée sur la considération moniste
de l'unité a priori de l'Être » (Ana al Haqq, Der
Islam, 3. Jahrgang, Heft 3., pp. 248-257). Le
procès reste toujours ouvert et connaît encore
des retentissements. Plusieurs fatwâ même sont
intervenus pour réhabiliter al-Hallâdj jusqu'à
une époque relativement récente.
la mystique musulmane / 482
D'une manière générale al-Hallâdj conserve
l'image d'un grand martyr du soufisme et une
abondante littérature dans toutes les langues
orientales des pays musulmans s'est développée
autour de lui.
Sa formule a n a - l - H a q q , qu'il prononçait jus-
qu'à son dernier soupir sur le gibet, caractérise
ses pensées et a été l'objet d'innombrables in-
terprétations mystiques de tous les bords. Litté-
ralement, cette formule signifie : « Je suis la
Vérité » ou « Je suis la Réalité divine », ou encore
mieux « Mon Je est Dieu ».
Certainement la terminologie psychique des
mystiques concernant la métaphysique n'était
pas familière et à la portée de tout le monde.
Cela pourrait être à la source de nombreux
malentendus. Pour cette même raison, Hallâdj
a été réhabilité par plusieurs savants théolo-
giens ou mystiques attachés de très près à
l'observation rituelle des obligations religieuses.
La doctrine mystique d'al-Hallâdj inquiétait
certains esprits sous prétexte qu'il représentait
une sorte de polythéisme sur lequel l'Islam est
fermement réservé. C'est l'assimilation (tashbîh)
de Dieu à l'homme qui attenterait au mono-
théisme islamique. Al-Hallâdj, toujours fidèle à
sa pensée sur la pleine union, considérait son
« moi » effacé devant la volonté de Dieu et il
ne restait en lui rien que Lui qui parlait de sa
bouche. Dieu, chez al-Hallâdj, est la pure sub-
stance dans le sens de la terminologie des
Mu'tazilites et non de celle des attributistes.
Louis Massignon, le célèbre islamisant et le
plus grand spécialiste d'al-Hallâdj, lui a consa-
cré une œuvre capitale et de nombreuses études
approfondies. Il l'a rendu très connu en Occi-
dent (voir infra la bibliographie).

Muhammad Ghazali
Abû-Hâmid Muhammad ibn Muhammad al-
Ghazâlî, né en 450/1058 à Tûs (dans le Khorâs-
sân) où il mourut en 505/1112. Élève de Djovaynî
4 8 3 / LA MYSTIQUE MUSULMANE
Imâm al-Haramayn, devenu un remarquable
jurisconsulte et philosophe à Nîsâbûr, il se rendit
à Baghdad et fit partie des savants dans la
suite du vizir Nizâm al-Mulk ; celui-ci nomma
Ghazâlî professeur à l'université de Nizâmîya
à Baghdad. Là, il connut une gloire pleine
d'éclat et devint le conseiller et le proche du
Calife. Il interrompit soudainement en 484/1091
sa brillante carrière et se retira pendant près
de neuf années des affaires publiques et quitta
la ville de Baghdad.

Ghazâlî est certainement parmi les plus sin-


cères des savants et penseurs musulmans ; sa
haute connaissance de la profondeur du legs
de l'Islam l'a conduit à sauver l'orthodoxie de
son raidissement face à la mystique. Sa conver-
sion à la mystique qu'il a réhabilitée et le
soutien ferme qu'il lui a accordé par ses
écrits a réconcilié ces deux voies de l'Islam
et a empêché les écarts. Une première
réforme du système théologique était déjà
intervenue au troisième siècle de l'Hégire
par Ash'arî. Ce dernier avait créé une
école selon laquelle l'emploi des argumentations
logiques soutenait l'orthodoxie, autrement dit,
il a réconcilié le Mu'tazilisme (en le dégageant
de son extrême abstraction) avec le hanbalisme
et le traditionalisme. Ghazâlî, à son tour, vers
la fin du cinquième siècle de l'Hégire a élaboré
une autre réforme qui complétait la tâche
d'Ash'arî, mais dans un autre sens, pour rappro-
cher les différentes sensibilités et mieux assurer
l'unité spirituelle de l'Islam. Cette fois-ci en
donnant à la raison et à la philosophie sa juste
appréciation, il s'est référé à l'extase et à l'édi-
fication de l'âme pour parvenir à une certitude
dans la foi. Il a jugé la pure philosophie (qui est
selon sa nouvelle vue uniquement un système
de réflexion) incapable d'atteindre la méta-
physique sans le secours d'une flamme inté-
rieure.

Dans une vaste étude qui compose une somme


religieuse, Ihyâ'u ulûm ad-Dîn « La vivification
la mystique musulmane / 484

des sciences de la religion » (Le Caire, 1387/


1967), il développe tout son nouveau système
dans les diverses matières de foi. Cette somme
se divise en quatre parties ; chacune est compo-
sée de dix livres, ce qui fait en tout quarante
livres. C'est dans le huitième livre, la partie des
coutumes (pp. 342-390), nommé kitâb-ul-âdâb
-is-samâ' wa-l-wadjd, qu'il étudie la musique et
la danse religieuse, à savoir le samâ' et le wadjd.
Il défendit le chant mystique et les instruments
musicaux, employés à cette fin, contre les criti-
ques qui les interdisaient. Il arrive à les réha-
biliter juste avant que ne se creuse davantage
le fossé créé par l'orthodoxie. Celle-ci, il est
vrai, ne voyait pas d'un œil favorable la musique
et allait s'enfermer dans une position sans
issue. L'alerte donnée par Ghazâlî a provoqué
des développements considérables en matière
de musique et a poussé au cours des siècles des
générations de savants vers la recherche musi-
cale. Une abondante bibliographie apparût alors
à un rythme croissant qui dépassait celui de
l'époque anté-ghazâlienne (cf. M. Mokri, le Sou-
fisme et la mystique, in Encycl. de la musique,
t. 3, éd. Fasquelle, Paris, 1961).

Les nombreux écrits de Ghazâlî sont consacrés


au droit canonique, à la théologie spéculative,
à la logique et la philosophie, et à la foi tradi-
tionnelle. Il s'est élevé contre les bâtinides
ismâ'îliens et contre un abus de la philosophie
en écrivant des dizaines de livres et de traités
analytiques sur eux.

L'ouvrage représentatif de l'évolution de sa


pensée et de sa conversion à une nouvelle mé-
thode dans laquelle il défend la foi et la mys-
tique est le livre d'al-Munqid min ad-dalâl
« Erreur et délivrance » (voir la nouvelle traduc-
tion française de F. Jabre, Beyrouth, 1959).
Dans ce livre, il explique les raisons de ses
doutes et de son insatisfaction de la philosophie.
Il expose comment il parvint à trouver la solu-
tion à ses hésitations ; finalement il établit une
485 / la mystique musulmane

théorie de prophétie dans le domaine suprara-


tionnel. Il épargne l'orthodoxie des critiques
bâtinides afin de l'emporter sur eux, en étu-
diant leurs livres et en prouvant la précarité de
leur vision des choses.
Ghazâli a rédigé le livre d'al-Munqid, comme
il le dit lui-même, à la demande d'un frère de
foi. Je cite ici un fragment du début du livre
qui explique le dessein de l'auteur : « Tu me
demandes de te révéler le but et les secrets
des sciences, le mal et les abîmes des écoles de
pensée. Tu voudrais que je te dise ce que j'ai
enduré pour dégager le vrai de la confusion
des tendances, malgré les différences de che-
mins et de voies. Tu veux connaître l'audace
qu'il m'a fallu pour m'élever de la plaine du
conformisme jusqu'aux hauteurs de l'observa-
tion : 1° le profit que j'ai d'abord retiré de
la scolastique, 2° puis l'aversion que m'ont ins-
pirée les partisans de l'« Enseignement » (ta'lfm)
incapables d'atteindre le vrai par leur soumis-
sion à l'Imâm, 3° combien ensuite j'ai méprisé
la philosophie et enfin, 4° combien j'ai apprécié
le mysticisme. Tu voudrais voir la « pulpe du
vrai » qui m'est apparue en redoublant d'efforts
à travers les propos des hommes, savoir ce qui
m'a fait abandonner mon enseignement à Bagh-
dad (malgré le nombre de mes disciples) et ce
qui me l'a fait reprendre, longtemps après, à
Nîshâpûr » (trad. op. cit., pp. 57-59).

La nouvelle ère née au sein de l'Islam avec la


pensée de Ghazâlî 'a été féconde pour l'appro-
fondissement des sciences religieuses et humai-
nes et la théosophie ultérieure. Les pensées de
Ghazâlî n'ont pas manqué d'écho même en Occi-
dent. Son influence s'est étendue sur saint
Thomas d'Aquin et a même déteint sur Pascal.

Dans l'ensemble, l'apogée de la doctrine mys-


tique musulmane atteint sa plénitude dans la
personne de Ghazâlî, surtout en ce qu'on peut
appeler tasawwuf tashri'i, mystique conforme
à l'esprit de l'Islam traditionnel et orthodoxe.
Muhyi ad-Din Ibn'Arabi
Abû-Bakr (ou Abû-'Abdallâh) Muhyî ad-Dîn
Muhammad ibn 'Aîî ibn al-'Arabî (appelé généra-
lement Ibn 'Arabî avec l'omission d'al- pour être
distingué de son homonyme Abû-Bakr ibn al-
'Arabî né à Séville en 468/1076), né en 560/1165
à Murcie et m o r t en 638/1240 à Damas, f u t un
grand mystique andalou reconnu pour son
« monisme existentialiste ». Ses idées restent
discutées par certains mystiques ; quant aux
traditionalistes, ils les réfutent rigoureusement.

La doctrine d'Ibn 'Arabî — non sans quelque


ressemblance avec le spinozisme qui aurait été
influencé par lui — présente certes une affinité
avec les pensées d'al-Bastâmî et d'al-Hallâdj,
sans pourtant être pourvue des mêmes struc-
tures. L'union de la transcendance divine (lâhût)
avec le royaume et la nature non-divins (nâsût)
se décèle dans les formules extatiques si carac-
téristiques d'al-Bastâmi et d'al-Hailadj. Ibn
'Arabî, reconnu pour son extrême et sa tou-
chante piété, doublée d'une solide formation
théosophique, formule très habilement sa grande
théorie sur cette unité de l'existence. Selon lui,
« l'existence des choses créées n'est que l'exis-
tence même du Créateur ». Il avance que « l'exis-
tence est une seule réalité : si nous la regardons
d'un certain côté, nous la considérons comme
l'existence des choses créées, et si nous la
regardons d'un autre côté, nous la considérons
comme l'existence même de Dieu. La réalité
donc n'est qu'une seule chose apparue sous des
formes multiples. L'univers entier serait l'ombre
même de Dieu ». Dans son Fusûs al-Hikam (voir
la traduction partielle en français entreprise par
T. Burckhardt : la Sagesse des prophètes, Paris,
1955), Ibn 'Arabî mentionne les noms de tous
les prophètes anciens cités dans le Coran en
les associant au « verbe éternel » comme les
déterminations immédiates de celui-ci. Le thème
principal de ce livre, comme le résume si bien
T. Burckhardt dans son introduction (p. 9)
précédant sa traduction, est que « la révélation
487 / la mystique musulmane

divine se conforme à la réceptivité du cœur,


de même que la lumière, incolore en elle-même,
se colore selon le cristal qui la réfracte ; l'aspect
que la Divinité assume dépend donc de son
« récipient ». D'autre part, la Réalité divine
étant active et créatrice, tandis que le « réci-
pient » est passif, toute qualité positive par la-
quelle Dieu se manifeste doit émaner de Lui ;
ce sont donc les contenus réels de l'Essence
divine qui déterminent la qualité d'un état
contemplatif... »

D'autres ouvrages d'Ibn 'Arabî comme les


Futûhât al-Makkiyah (éd. du Caire, 1329/1911 —
la nouvelle édition de Dâr-i-Sâdir, Beyrouth, s.d.
4 vol.), son vaste commentaire du Coran, Tafsîr
al-Qur'ân al-Karîm (éd. de Dâr al-Yaqzah al-
'arabîyah, Beyrouth, 1387/1968) et ses nombreux
traités (voir Rasâ'il Ibn al-'Arabî, The Asafiyah
Library, Hyderabad-Deccan, 1948), sans parler
des nombreux autres écrits, sont d'un grand se-
cours pour l'étude de ses idées. Ibn 'Arabî a
laissé une grande empreinte sur beaucoup de
mystiques et d'auteurs ultérieurs à lui, déclarés
ou non, liés à sa doctrine.

Le professeur H. Corbin dans une excellente


étude ' intitulée : l'Imagination créatrice dans
le soufisme d'Ibn 'Arabî (Paris, 1958) se propose
de tracer une esquisse d'une topographie spiri-
tuelle entre l'Andalousie et l'Iran. Il s'étend
remarquablement sur la propre vision d'Ibn
'Arabî et son imagination créatrice. A propos
de celle-ci il affirme : « Il ne s'agira ni de fan-
taisie, profane ou non, ni de l'organe à sécréter
un imaginaire identifié avec l'irréel, pas même
exactement de ce que nous considérons comme
organe de la création esthétique. Il s'agira d'une
fonction absolument fondamentale, ordonnée à
un univers qui lui est propre, pourvu d'une
(existence parfaitement « objective » et dont
l'imagination est en propre l'organe de percep-
tion. » (p. 5).
la mystique m u s u l m a n e / 488

Tandis que l'œuvre d'Ibn 'Arabî et sa théoso-


phie ont passionné de nombreux savants et
mystiques, certains autres se sont élevés contre
elle. Il a suscité des controverses plus ou moins
violentes au sein des savants musulmans. C'est
ainsi qu'Ibn Taymiyah (661/1262-728/1328), tout
conscient qu'il soit de la dévotion et du mérite
d'Ibn 'Arabî, ne lui épargne pas ses sévères
critiques ; il traite les idées développées dans
les Fusûs al-Hikam comme de pures hérésies ;
il juge que « son monisme existentialiste n'est
que la croyance des Ahl-al-HulûI « les Incarna-
tionnistes » et Ahl al-Ittihâd « les Fusionnistes ».
(Voir son traité Ar-Radd al-aqwam 'alâ mâ fi
kitâb-i F.-H. « La forte critique sur les Fusûs... »
et surtout la première et la quatrième partie des
Rasâ'il Chiekh al-Islâm ibn Taymiyah, éd. du
Caire, 1368/1949.)

Un autre critique, Muhammad ibn Abî-Bakr


ibn Ayyûb al-Damishqî connu sous le nom d'Ibn
Qayyim al-Djawzîyah (691/1292-751/1350) adresse
à Ibn 'Arabî de durs reproches et il l'accuse
de la même hérésie que celle attribuée aux
Malâhidah (Ismâ'îliens) à qui il s'en prend pour
leur renoncement aux obligations rituelles ; il
attaque Ibn 'Arabî pour sa doctrine considérée
comme une fusion entre le serviteur et le
Créateur, la négation des attributs divins... Il en
résulte que l'idée de wahdat al-wudjûd (le mo-
nisme existentialiste) est corollaire à l'exclusion
de l'existence de Dieu, à la réfutation des attri-
buts divins ainsi qu'au renoncement aux servi-
tudes envers Dieu. Selon Ibn Qayyim, quand
Ibn 'Arabî prétend que l'existence de ce monde
est l'existence même de Dieu, il ne reste alors
dans l'esprit des gens aucune • distinction entre
le Seigneur et le serviteur, entre le possesseur
et le possédé, entre celui qui absout et celui qui
est absous, entre l'adorateur et l'adoré et enfin
entre le secourable et le secouru (cf. Madâridj
as-Sâlikîn, éd. d'al-Minâr, part I, p. 145 — et une
analyse des pensées et des œuvres d'Ibn Qayyim
écrite par 'Abd al-'Azîm 'Abd as-Salâm Sharaf
489 / la mystique musulmane
ad-Dîn sous le titre de Ibn Qayyim al-Djawzîyah,
'asruhu wa minhadjuhu wa arâ'uhu fî-l-fiqh
wa-l-'aqâ'id wa-t-tasawwuf, Le Caire, 2e éd., 1387/
1967). La critique ne s'arrête pas là et une abon-
dante bibliographie touche ce sujet sur lequel
les discussions ne sont jamais closes.
La terminologie subtile, caractéristique des
œuvres d'Ibn 'Arabî, offre aussi à ceux qui le
suivent de près une source de finesse et de
nuances touchantes. Elle ne représente aux yeux
de ses critiques que « des termes volontaire-
ment obscurs et ésotériques qui sont précisé-
ment un des signes de la décadence (L. Màssi-
gnon, Essai sur les origines du lexique technique
de la mystique musulmane, Paris, 1954, p. 16).
La pensée d'Ibn 'Arabî laissa une profonde
marque sur la plupart des écoles théosophiques
et des confréries mystiques ainsi que sur les
littératures arabe, persane, turque et des autres
langues des pays musulmans.
Il faut rattacher à l'école d'Ibn 'Arabî les
théories mystiques formées par 'Abd al-Karîm
al-Djîlî (767/1366-820/1417) et tant d'autres qui
suivent dans l'ensemble ses traits pi : : pau.\
en y apportant des détails. Les philosophes tels
que Shuhâb ad-Dîn Suhrawardî et toute la lignée
de ses continuateurs et de ses commentateurs
ont une affinité indéniable de pensée avec Ibn
'Arabî. Les différentes branches de la confrérie
de Ni'matallâhî et d'une façon générale les con-
grégations mystiques shî'ites ainsi que celles
des ésotériques ('Alavites, Bektâshîs, Ahl-i Haqq)
sont nourries et marquées, plus ou moins cha-
cune selon sa structure intérieure, par le mo-
nisme existentialiste d'Ibn' Arabî.

LES POETES MYSTIQUES PERSANS

La poésie mystique persane, par ses chefs-


d'œuvre romanesques et ses imageries nup-
tiales (surtout dans le ghazl «odes lyriques»
si intraduisibles dans d'autres langues), prête
la mystique m u s u l m a n e / 490
son grand apport à l'éthique mystique islamique.
Elle tire ainsi ses thèmes majeurs de grands
maîtres tels que Bastâmî, Djunayd, Hallâdj, Ibn
'Arabî et de ses propres représentants tels que
Sanâî, 'Attâr, Hâfez et Djalâl ad-Dîn Balkhî
Rûmî.
A côté des œuvres mystiques en vers écrites
par les célèbres soufis persans, la plupart des
autres — et cela dans la littérature classique —
ne sont que les panégyriques de la dévotion et
de la pauvreté. La vocation mystique leur per-
met de préserver leur profonde attache avec la
masse et les pauvres ainsi que de leur épargner
toute sorte de mondanité et de fade courtoisie
exigée par la cour. Ils donnèrent naissance à
une morale élevée avant de subir une certaine
dégénérescence à la suite des défaites politiques
et militaires survenues dans les pays musul-
mans surtout à partir de la période de l'hégé-
monie mongole. Nous étudions ci-après certains
poètes et prosateurs mystiques de la langue
persane qui ont participé au mouvement litté-
raire de l'époque. On peut retenir parmi les
plus notables les poètes suivants :

Cheikh Abu Sa'id abi-l-Khayr


Abû Sa'îd Fadlallâh né en 357/967 à Mahna (en
Khorassan) et mort à cet endroit en 440/1049
f u t disciple des grands mystiques de son époque,
tels que Abû 'Abdallâh Husrî, Abû-Bakr Qaffâl,
Cheikh Abû-l-Hasan Sarakhsî, Abû-l-Abbâs Qas-
sâb et surtout 'Abd ar-Rahmân Sulamî (l'auteur
de Tabaqât as-sûfîyah). Il est le promoteur du
quatrain mystique persan et compte parmi les
premiers prosateurs et poètes mystiques de la
langue persane ; la finesse de ses paroles et
l'émotion dont il fait preuve dans ses œuvres
sont la base littéraire de l'essor que connaissent
les pays musulmans de l'Orient en matière mys-
tique. Son ouvrage célèbre a pour titre Asrâr
at-tawhîd fî maqâmât il-Cheikh Abî Sa'id (éd.
V.A. Jukovsky, Saint-Pétersbourg, 1899), livre
réuni entre 553/1158 et 599/1202 par un de ses
petits-fils, Muhammad ibn Abî Munawwar, et
491 / l a mystique musulmane
qui contient ses paroles, ses prédications et
certains de ses quatrains. Au début de son
entrée dans le soufisme, Abû-l-Qâsim Qushayrî,
l'auteur du célèbre ar-Rlsâlah sur la mystique, ne
le voyait pas d'un œil très favorable. Selon Asrâr
ar-tawhîd, Qushayrî dit un jour qu'Abû-Sa'îd
aime Dieu, mais c'est nous que Dieu aime ; ce
qui nous différencie est que nous sommes, dans
cette Voie, tel qu'un éléphant et Abû-Sa'îd tel
qu'un moustique. Quelqu'un rapporta cette pa-
role à Abû-Sa'Id. Celui-ci s'adressa à cette per-
sonne et lui dit : « Va chez le maître et dis-lui
que ce moustique est aussi toi, je ne suis rien
et il n'y a ici rien de moi »
Sur la méthode de la connaissance de Dieu
selon la philosophie et la sagesse péripatéti-
cienne qu'Avicenne représentait en comparaison
avec la vision mystique qu'Abû-Sa'îd défendait,
Asrâr attawhîd raconte ceci : pendant trois
jours et trois nuits, Avicenne et Abû-Sa'îd s'en-
fermèrent dans une chambre sans en sortir si
ce n'était que pour les prières en commun et
personne n'y est entré sans permission et cela
pour les services. Au terme de ces trois jours,
ils se séparèrent. Alors on questionna Avicenne
pour savoir comment il avait trouvé Abû-Sa'îd.
Il répondit : « Tout ce que je sais, il voit. » Les
disciples d'Abû-Sa'îd lui demandèrent comment
il avait trouvé Avicenne. Abû-Sa'îd répondit :
« Tout ce que je vois, il sait. » Abû-Sa'îd se ré-
jouissait de ces paroles : « Ceux qui se bornent
aux apparences sont morts même de leur vivant
et les chercheurs de la Vérité sont vivants même
après leur mort. » Il dit « qu'il arrivait des
moments au cours desquels cette idée me suivait
partout où j'allais, que ce soit sur la montagne
ou dans le désert ; je cherchais alors Dieu dans
tous ces endroits. Il m'arrivait quelquefois de
Le trouver et quelquefois de ne Le point trouver.
Maintenant je suis devenu tel que je ne trouve
même pas ma propre personne. Tout est Lui et
je n'existe plus. Cela vient de ce qu'il était et
de ce que je n'existais pas : Il sera toujours et
je n'existerai pas. »
Baba Tahir Hamadani
Bâbâ Tâhir est le plus populaire des poètes
mystiques de l'Iran et le moins connu quant à
sa vie, à la date précise de sa naissance et de
sa mort. Si on en croit l'idée généralement ad-
mise par les biographes, il serait mort en 410/
1019 bien que selon un passage cité par l'auteur
de Râhat as-sudûr wa Ayat as-surûr (écrit en
599/1202) il y aurait eu une rencontre devant la
porte de la ville de Hamadân entre Bâbâ Tâhir
et le roi saldjoukide Toghrol-beig (429/1037456/
1063). Ce sont les Fidèles de Vérité (Ahl-i Haqq),
selon ce que je viens de découvrir dans mes
recherches sur cette secte, qui le revendiquent
comme un des leurs, supposé contemporain de
Shâh-Khôshîn, la première grande Épiphanie
après 'Alî et apparue à Luristan parmi les tribus
lurs. Shâh-Khôshîn, toujours d'après la tradition
de la secte, serait né en 330/941 d'une mère vierge
à la façon de Jésus. La rencontre de Shâh-
Khôshîn avec Bâbâ Tâhir rappelle, il est vrai,
celle mentionnée ci-dessus du roi saldjoukide
avec Bâbâ Tâhir, mais je donnerai dans mon
édition les autres vers de la secte attribués à ce
poète dans un dialecte assimilable avec celui de
ses do-baytî. Ce parler d'origine lur-kurde domi-
nait autrefois une grande zone géographique
comprenant en son sein la ville de Hamadân
dans laquelle repose le corps du poète.

C'est un poète mystique aux traits fortement


rustiques au moins dans ce qui relève de ses
propres quatrains. Ceux-ci sont d'un genre légè-
rement différent du quatrain habituel persan ;
ils s'appellent do-baytl et s'approchent plutôt
de la poésie syllabique et non métrique, dans
lesquels les vocables dialectaux foisonnent. A
Bâbâ Tâhir est également attribué un recueil de
maximes en arabe nommé les Kalimât-i qisâr,
composé de propos mystiques et philosophiques
(voir le ms. arabe 1903, fol. 100 v. - 105 v.,BN„
Paris). Mais ce sont ses do-baytî qui l'ont rendu
si populaire.
493 / la mystique musulmane
En renonçant à toute ambition mondaine et
choisissant une vie errante et contemplative,
il n'a jamais composé un seul vers à la louange
de quiconque et n'a jamais eu la moindre inten-
tion de fréquenter les cours. Ce sont plutôt les
traditions populaires, et non les biographes offi-
ciels attachés aux cours, qui ont gardé de nom-
breuses histoires et légendes sur sa vie et son
œuvre. Une anecdote, souvent rapportée à son
propos, raconte qu'il assista aux cours d'une
école (madrassah) théologique et philosophique
sans en comprendre un strict mot et la moindre
idée. Il posa alors le problème aux étudiants et
demanda la raison pour laquelle les autres par-
venaient à saisir et non lui. Comme il était un
être simple, quelqu'un en plaisantant lui sug-
géra d'aller se baigner au bassin de l'école en
pleine nuit d'hiver afin qu'il puisse pénétrer les
sciences. Bâbâ Tâhir prit ces paroles à la lettre
et brisa la glace à la surface du bassin et s'y
baigna. Il entra ensuite nu dans ce dortoir de
l'école et le lendemain matin une grande lucidité
l'attendait. Il devint grâce à cette flamme inté-
rieure un maître non-contesté et un grand mys-
tique. On raconte qu'il a dit lui-même : « Le soir,
je me suis endormi kurde et le matin je me suis
éveillé arabe », ce qui signifie que le paysan ne
sachant que le kurde (par extension le dialecte
lur qui en fait partie) est devenu un savant
connaissant toutes les sciences de son époque
qui étaient enseignées en arabe.

Ses vers émanant d'une âme enthousiaste et


extatique ont bouleversé par leur extrême
naïveté charmeuse les esprits sensibles tout au
long des siècles. Us ont été murmurés et vécus
tant par la couche instruite que par les gens
simples des villages en Iran et dans tous les
pays de langue persane. Ces do-baytî ont contri-
bué, en plus, à la propagation des idées mys-
tiques dans la masse de la société. Plusieurs
traductions de l'état actuel de ces do-baytî se
trouvent en langues européennes dont les plus
connues sont celles d'Edward Heron-Allen (Lon-
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
don, 1902) et d'AJ. Arberry (Cambridge, 1937)
en langue anglaise et celle de Clément Huart
(J.A., 1886) en langue française. Les quatrains
ont été commentés par Mawlawi et H. Husayn
sous le titre d'ad-Dahr az-zâhir fi sharh-i Rubâ
'îyât-i Bâbâ Tâhir (Lahore, 1924). Les Kalimât-i
qisâr, de leur côté, ont fait le sujet des com-
mentaires en persan et en arabe de la part de
H â d j d j Mullâ Sultân-'Alî Gonâbâdî.

Bien que le choix ne soit pas aisé, je traduis


ici quelques quatrains caractérisant ses pensées
poétiques et mystiques :

« En hommage à Dieu, le Bien-Aimé par excel-


[lence :

« Une brise qui vient en soulevant les boucles de


[ses cheveux
« M'est plus douce que la senteur des jacinthes.
« La nuit, quand j'étreins son image dans mes
[bras,
« A l'aube, je trouve le parfum des roses dans
[mon lit. »
« Sans toi, ô Dieu, qu'aucune rose ne pousse
[dans le jardin !
« Si elle pousse que personne ne puisse la sentir !
« Sans toi, celui qui ouvre les lèvres pour sourire
« Que de son visage jamais ne s'efface le sang
[qui jaillit du cœur ! »
« O toi qui n'as pas lu la science des cieux !
« O toi qui n'as pas pu pénétrer dans les « ta-
[vernes » !
« O toi qui ne connais ni ton intérêt ni ta perte !
« Quand arriveras-tu aux compagnons ? Jamais,
[jamais. »
« Celui qui est amoureux n'a pas peur pour sa
[vie.
« L'amoureux ne, craint ni entrave ni prison.
« Le cœur de l'amoureux ressemble à un loup
[affamé.
495 / la mystique musulmane
« Le loup affamé ne redoute pas les cris du
[berger. »

« Heureux ceux qui te contemplent chaque nuit !


« Heureux ceux qui s'adressent à toi, qui s'as-
[soient près de toi !
« Si le ciel ne m'accorde pas de te voir,
« J'irai contempler ceux qui te voient. »

« Moi qui erre dans le désert jour et nuit,


« Je verse de mes yeux des larmes jour et nuit,
« Je n'ai ni fièvre ni rien qui me fasse mal,
« Mais, ne sais qu'une chose : je gémis jour et
[nuit. »

« Les boucles de tes cheveux forment les cordes


[de ma guitare
« Que veux-tu de mon âme déchirée ?
« Toi qui ne désires pas être mon « Bien-Aimé »
« Pourquoi donc en pleine nuit viens-tu dans mon
[rêve ? »

« Je contemple la campagne, je te vois telle.


« Je contemple la mer, je te vois telle.
« Partout où se pose mon regard, sur la monta-
[gne, dans la vallée et dans la plaine,
« J'aperçois la trace de ta gracieuse silhouette. »

« O vous tous au cœur brûlé, venez vous assem-


[bler à nous !
« Parlons l'un à l'autre, montrons-nous nos cha-
grins !
« Apportons une balance et comparons nos tris-
[tesses ;
« Le plus affligé d'entre nous pèsera le plus
[lourd. »

Sana'i
Sanâ'î, Abû-l-Madjd Madjudûd ibn Adam de
Ghazna (473/1080-535/1140) passa le début de sa
carrière de poète à la cour des rois ghaznavides
Ebrâhîm (451/1059-493/1099) et Mas'ûd III (493/
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
1099-508/1114) et composa des odes à la louange
du roi et de ses agents. Une fois redevenu lucide
grâce à une bénéfique rencontre avec un mys-
tique qui le bouleversa profondément, il renoriça
à la courtisanerie et s'adonna entièrement à la
dévotion, à l'ascèse et à la vie mystique. Il re-
gretta tout le reste de sa vie d'avoir ainsi gâché
ses débuts à écrire des vers mensongers et
d'avoir reçu des récompenses illicites. Ces re-
mords l'incitèrent à la création d'oeuvres de
haute spiritualité et il refusa même d'épouser,
comme on le raconte, la fille de Bahrâm-shâh le
ghaznavide (512/1118-547/1152) afin de rester à
l'écart de la cour. Il est le premier grand poète
mystique à avoir composé de nombreux vers
moraux et didactiques. Outre son Dîvân (Recueil
des poèmes), il écrivit sous la forme d'anecdotes
et de paraboles plusieurs mathnawî, à savoir,
Hadîqat al-Haqîqah « le Clos de la Vérité » (com-
menté dans le Mir'ât ad-Daqâ'iq « le Miroir des
subtilités » écrit par 'Abd al-Latîf ibn 'Abdallâh
'Abbâsî contemporain de Shâh-Djahân l'empe-
reur mogol aux Indes), Tarîq at-Tahqlq « la Voie
de Recherche », Sayr al-'Ibâd « le Voyage des
serviteurs », 'Ishq-nâma « le Livre de la pas-
sion », Kâr-nâma'ye Balkh ou Motâyaba-nâma
« le Recueil des plaisanteries » dû à son séjour
à Balkh avant sa conversion à la mystique, 'Aql-
nâma « le Livre de l'intellect ». « Le Clos de la
Vérité » comprenant plus de dix mille distiques
est un apport mystique de valeur exception-
nelle. Les Zohdîyât (vers consacrés à la dévo-
tion) et les Qalandariyat (vers concernant la
vie et les mœurs mystiques) constituent les deux
grandes parties de son Dîvân.

Dans une longue ode de son Dîvân (éd. de


Modarres Razavî, Téhéran, 1341 H.S., p. 51) on
peut traduire ces vers :
« Ne réside pas dans le corps ni dans l'âme : l'un
[est vil, l'autre est noble,
a Sors de l'emprise des deux, ne demeure ni
[dans celui-ci ni dans celui-là.
497 / la mystique musulmane
« Renonce à tout ce qui t'écarte de la Voie : qu'il
[s'agisse de la rnécréance ou de la foi.
« Abandonne tout ce qui t'empêche d'arriver à
[l'Ami : que cet obstacle revête une forme
[laide ou belle.
« Quand tu parles religion, qu'importe que ce soit
[en hébreu ou en syriaque.
« Quand tu cherches un lieu pour plaire à Dieu,
[que ce soit à Djâbolqâ ou à Djâbolsâ3.
« O compagnon, meurs avant de mourir si tu
[veux la vie.
« Enoch monta au ciel, avant nous, grâce à cette
[mort. »
Les vers suivants, tirés de son Dlvân et tra-
duits par H. Massé, sont d'une extrême beauté
en langue persane :

« ... En ce monde on a vu bon nombre de


monarques, dont la flèche, lancée du ciel de la
puissance, a blessé les Gémeaux et brisé les
Pléiades ; or ne voyez-vous pas que tous ces
insensés n'ont qu'une tombe étroite et sombre,
semblable à l'œil bridé des Turcs ? Mais re-
garde donc leurs cheveux, tout empesés par la
poussière qui les a faits durs et compacts,
comme une écaille de tortue ; et regardez donc
leur visage ridé comme un dos de lézard. Il in-
cline aujourd'hui la tête vers la terre, celui qui
portait diadème ; il apporte son corps à l'enfer,
cette année, celui qui, l'an dernier, se dressait
vers le ciel. N'êtes-vous pas honteux à cause
de ces chiens pleins d'iniquité ? Ne vous sentez-
vous pas le cœur serré à cause de ces ânes
lâchés sans licou ? L'un paraît l'ornement de
la religion ; mais de lui l'impiété tire en réalité
et sa couleur et son odeur ; en apparence, l'autre
est l'honneur de l'empire qui en réalité ne reçoit
de sa part que la honte et l'opprobre. L'un d'eux
se dit le défenseur des humbles esclaves d'Allah ;
mais par sa faute tout un peuple se trouve dans
le désarroi ; l'autre se proclame gardien des ter-
ritoires de l'Islam ; et par lui, tout un univers
est tout à fait bouleversé. » (Anthologie persane,
Paris, 1950, pp. 93-94).
Farîd ad-Dîn Muhammad de Nichâpûr au
Khorassan, médecin et droguiste, d'où son sur-
nom de 'Attâr, fut un des trois grands poètes
mystiques persans avec Sanâ'î et Djalâl ad-Dîn
Rûmî. En dehors de son Dîvân, qui comprend
de nombreux vers religieux et mystiques, il
composa de nombreux mathnawî et un Mémo-
rial des saints (Tadhkirat al-Awlîâ (ed. by R.A.
Nicholson, London, 1907).
Il mourut, après une longue vie, martyr dans
sa ville natale, persécuté par les Mongols. Le
renoncement de Sanâ'î aux cours des princes
et aux louanges du pouvoir temporel créa un
exemple et un style à suivre pour la lignée à
venir des poètes mystiques persans. 'Attâr res-
pecta fermement ce nouveau mode et il ne se
livra jamais, même dans sa pleine jeunesse, aux
flatteries et aux panégyriques de quiconque, si
ce n'est aux hommages rendus au Prophète,
aux Imâms et aux premiers califes. Un des
mathnawî les plus connus de 'Attâr qui représente
mieux son personnage mystique est le Mantiq
at-Tayr «le Colloque des oiseaux» (trad. de
Garcin de Tassy, Paris, 1863 >. Dans ce livre
'Attâr trace les étapes à parcourir pour atteindre
la perfection p a r un thème allégorique si unique
dans la littérature mystique: Un jour les oiseaux
se réunirent en assemblée et décidèrent de se
mettre en quête d'un roi. Sur "le conseil du
hibou, ils reconnurent que ce roi ne pourrait être
autre que le Sîmorgh (oiseau fabuleux). Après
avoir parcouru un long itinéraire parsemé de
nombreux obstacles en sept grandes étapes (la
recherche, la passion, la connaissance, le parfait
désintéressement, s'ancrer à l'unicité de Dieu,
stupéfaction et enfin l'anéantissement de soi
dans le Bien-Aimé), il ne resta de tous ces
chercheurs que Si morgh, c'est-à-dire « trente
oiseaux » parvenus au seuil de Sîmorgh. Us le
regardèrent comme devant un miroir et décou-
vrirent que le Sîmorgh n'était que leur propre
image. Us trouvèrent de cette façon en eux-
mêmes ce qu'ils cherchaient sans le savoir. C'est
499 / la mystique musulmane
ainsi que le mystique, en commençant par une
recherche résolue, s'achemine, de degré en de-
gré, pour finir en s'anéantissant en Dieu, il ne
trouve personne autre que celui-ci qui rem-
place son propre « moi ». Le Sîmorgh symbolise
donc non seulement le maître parfait et la ma-
nifestation de Dieu, mais aussi le « moi caché » ;
cela se trouve dans la parole de 'Alî (le 4 e calife
et le premier I m â m shi'îte) là où il dit : « Celui
qui arrive à se connaître (ou à acquérir une
connaissance de son « moi »), connaîtra son
Dieu. » Le thème de Sîmorgh a été repris et
honoré par la plupart des poètes et des mysti-
ques. C'est ainsi que Hâfez (726/1325-792/1389)
dans une des plus connues de ses ghazal chante 4 :

« Je ne suis pas arrivé, de moi seul, à la demeure


[de *anqân,
« J'ai franchi ces étapes en compagnie de l'oiseau
[de Salomon 6 .
'Attâr peut être rangé parmi les mystiques
Owaysî, à savoir ceux qui se dispensaient de
maître et parvenaient à leur but par leurs
efforts et recherches personnels, à moins qu'il
ne s'agisse d'un Ange initiateur. Le professeur
H. Corbin cite comme le mentionne 7 Djâmî un
« être-de-lumière » de Mansûr al-Hallâdj (sup-
plicié en 309/922) en tant qu'initiateur de 'Attâr.
Il ajoute (dans son ouvrage : l'Imagination
créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî, Paris,
1958, p. 49) : « 'Attâr, guidé et initié par « l'être-
de-lumière », l'Ange de Mansûr Hallâdj, atteint
au « Mansûr de son être », devient lui-même
Mansûr au cours des cinquante pathétiques
dernières pages de son Haylâj-Nâmah. »

Djalal ad-Din Rumi


Mawlânâ Djalâl ad-Dîn Muhammad ibn Bahâ'
ad-Dîn Muhammad de Balkh (604/1207-672/1275),
installé à Konia en Asie mineure d'où son nom
Rûmî, connu également sous les appellations de
Mawlawî et de Mawlâ-ye Rûm, fut un savant
théologien enseignant les sciences de son époque
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
et surtout le fiqh « le droit canonique » à ses
nombreux disciples. Après avoir fait connais-
sance avec un mystique nommé Shams-e Ta-
brîzî, sa vie fut bouleversée et il se convertit
entièrement au soufisme abandonnant la ma-
drassah « université » et la chaire. Il instaura
la danse mystique et l'ordre des Mawlawî, c'est-
à-dire « les derviches tourneurs », autrement dit
« les derviches qui dansent ». Djalâl ad-Dîn dé-
passa ses illustres prédécesseurs, Sanâ'î et
'Attâr, et composa de vastes ouvrages en vers
persans dont les principaux sont le Mathnawî
et le Dîvân. Le Mathnawî (en six daftar « to-
mes ») a été édité de nombreuses fois en Iran,
aux Indes, en Turquie et dans d'autres pays
musulmans. Une traduction entière de cette
œuvre a été faite par R.A. Nicholson (Gibb
Mémorial Sériés. Leiden, 1925-1933) : en dehors
de cette traduction et des traductions turques
et arabes, un certain choix de textes existe en
plusieurs langues européennes.

Le Mathnawî est une vaste somme mystique


d'environ vingt-cinq mille distiques composée
d'anecdotes et de paraboles, commentant cer-
tains versets coraniques avec une sensibilité
et une ardeur mystiques. Un symbolisme riche
est lié à ces vers dont les conclusions éthiques
et les subtilités spirituelles foisonnent dans
l'œuvre.

Son Dîwân (ou plus exactement Dîwân-e


Shams) est dédié à son maître, Shams-e Tabrîzî,
inspiré même par l'amour platonique qu'il lui
portait. Ce livre est un recueil d'odes lyriques et
mystiques avec apport d'idées très élevées. L'ex-
tase et l'enthousiasme nourris de la doctrine de
wahdat-i wudjûd « le monisme existentialiste »
s'y expliquent à travers un langage poétique
élégant et subtil. Un extrait du Dîwân est tra-
duit en anglais par R.A. Nicholson (Cambridge,
Univ. Press., 1890) sous le titre de Selected
poems from the Dîwân-i Shamsi Tabriz. La tra-
duction française effectuée par moi-même (en
501 / la mystique musulmane
collaboration) est à paraître très prochaine-
ment sous les auspices de l'Unesco à Paris
Klincksieck). Il faut compter, encore, parmi
les œuvres de Djalâl ad-Dîn ses Quatrains
(Rubâ'îyât) et son « recueil de lettres » (Maktû-
bât) ainsi que son Fîhi-mâ-fîh en prose.
Ce mystique a célébré au début de son
Mathnawi, comme il a été déjà souligné (voir
M. Mokri, le Soufisme et la musique, in Encycl.
de la musique, t. III, éd. Fasquelle, Paris, 1961),
les plaintes de la flûte (nay) par des vers médi-
tés et vécus sans cesse par les soufis pendant
des siècles. Ces poèmes expliquent la souffrance
de l'âme séparée de sa source qui s'exhale par
la voie de la flûte.
Je citerai de préférence la traduction de ces
tout premiers vers si bien transmis par
G. Lazard (Encycl. de la Pléiade, t. 1, iii->-
toire des littératures, Littérature persane, Paris,
1956, pp. 891-913) :

« Ecoute le roseau, sa plainte


nous parle de séparations.
« Depuis qu'on m'a coupé de la jonchaie,
mon souffle fait gémir les hommes.
« Je veux un cœur déchiré par l'exil
pour lui conter la douleur du désir.
« Tous ceux qui ont rompu les liens originels
sont en quête de l'instant de la réunion.
« J'ai gémi dans bien des sociétés,
compagnon des heureux et des misérables.
« Chacun s'est cru mon ami, mais dans mon cœur
nul n'a cherché mon secret.
« Mon secret n'est pas loin de mon gémissement;
c'est ma clarté invisible à l'œil.
« Il est comme l'âme que personne ne voit,
mais l'âme et le corps ne sont pas cachés
[l'un à l'autre.
« C'est du feu, non du vent, le son du roseau.
s'anéantisse tout ce qui n'est pas possédé
[de ce feu.
« C'est le feu de l'amour qui brûle dans le
[roseau,
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
c'est le bouillonnement de l'amour qui
[palpite dans le vin.
« Confident de tous les amoureux exilés,
le chant du roseau déchire nos voiles.
« C'est le poison et la thériaque,
c'est le consolateur et l'amant éperdu. »

Djalâl ad-Dîn se déclare comme le continua-


teur de Sanâ'î et de 'Attâr et se situe modes-
tement ainsi envers eux :
'Attâr a été l'âme et Sanâ'î ses deux prunelles,
Je suis la trace de Sanâ'î et de 'Attâr.

Et dans un autre vers il dit :


'Attâr a parcouru les sept cités de l'amour
Quant à moi, je suis encore au tournant d'une
[seule rue.

Djami
Mawlânâ Nûr ad-Dîn 'Abd ar-Rahmân Djâmî
est né à Djâm dans le Khorassan en 817/1414 et
mort en 898/1414 à Hérat. Il est le fils de Nizâm
ad-Dîn Ahmad ibn Shams ad-Dîn Muhammad
et le disciple d'un célèbre soufi, Sa'd ad-Dîn
Muhammad Kâshgharî, dont la généalogie mys-
tique aboutit à Baha' ad-Dîn Naqshband. C'est
à ce dernier que remonte le nom patronymique
de la chaîne des soufis Naqshbandî.

Djâmî, grand mystique et auteur d'œuvres


considérables en vers et en prose, reste comme
le dernier poète mystique et classique de la
littérature persane. Ses connaissances prodi-
gieuses des sciences de son époque et sa faculté
intellectuelle en firent un personnage de premier
ordre. Il gagna l'estime de nombreux princes et
rois, comme les Timourides Sultan Sa'îd et
Sultan Husayn Baîqara ainsi que Sultan Ya'qûb
Aq-Qoyûnlû (de la dynastie des «Moutons
Blancs ») et Djahânshâh Qara-Qoyûnlû (de la
dynastie des « Moutons Noirs ») et enfin l'otto-
man Sultan Muhammad Fâtih (« le Conqué-
rant »), mais lui ne s'est jamais livré aux louan-
5 0 3 / I-A MYSTIQUE MUSULMANE
ges flatteuses hau iuciles à leur égard. Parmi
ses grands admirateurs s'exaltant pour ses
idées et lui vouant un grand respect, on compte
surtout son ami le prince et le savant ministre,
Mîr 'Alî-Shîr Nawâî, lui-même homme de lettres
d'une profonde connaissance des langues turque,
persane et arabe. Ce ministre consacra une de
ses œuvres Khamsat al-mutahayyirîn (rédigée
en turc oriental) à la mémoire de Djâmî et à
sa biographie. Le Sultan Muhammad Fâtih et
son fils le Sultan Bâyazîd II ressentaient un
grand dévouement envers lui et échangeaient
des lettres et des messages avec lui. Non seule-
ment sa popularité se perpétua en Iran comme
un des gsands poètes et mystiques classiques,
mais surtout par sa foi sunnite, il fut honoré
et suivi par des lignées de poètes et mystiques
en pays ottomans, aux Indes, en Afghanistan et
en pays musulmans de l'Asie Centrale ; il fut un
modèle littéraire dans les langues de ces pays.

Son Dîwân est divisé par lui-même, éventuel-


lement à l'exemple du poète Amîr-Khosrow
Dehlawî (651/1253-725/1324), en trois parties :
1) Fâtihat ash-shabâb, vers composés durant sa
jeunesse ; 2) Wâsitat al-'iqd, poèmes écrits au
milieu de sa vie ; 3) Khâtimat al-hayât, poésies
rédigées à la fin de son existence, autrement
dit les vers composés dans sa vieillesse. Djâmî,
Imoins original et plus mystique dans ses
mathnawî, rédigea comme Nizâmî une suite de
livres en vers qu'il nomme Haft-Awrang « les
Sept Étoiles de la Grande-Ourse » : 1° Silsilat
adh-dhahab, concernant les problèmes mysti-
ques, moraux et philosophiques accompagnés
d'anecdotes et de subtilités spirituelles à l'appui
des versets coraniques et de leurs commentai-
res; 2° Salâmân-o Absâl (traduit en français par
A. Bricteux, Paris-Bruxelles, 1911), thème déjà
traité par Avicenne ; 3° Tuhfat al-ahrâr, offert à
Nâsir ad-Dîn 'Ubaydallâh connu sous le nom de
Khvâdja-ye Ahrâr, un des grands maîtres de la
confrérie des Naqshbandî ; 4° Subhat al-abrâr,
sur les questions mystiques et l'existence du
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
Créateur à partir de l'existence même ; 5° Yûsof-
o Zolaykhâ, l'histoire de Joseph et de sa tenta-
trice, la femme de Putiphar nommée chez les
musulmans Zolaykhâ. C'est « la plus belle des
histoires » (Coran, XII,3) à laquelle est consa-
crée entièrejnent la douzième sourate du Coran.
La traduction française a été effectuée par A.
Bricteux (Paris, 1927). Ce thème a été repris
par une vingtaine de poètes persans dont le
premier serait Ferdawsî, bien que -:ette attribu-
tion ne soit pas absolument certaine ; 6° Laylî-o
Madjnûn, la légende d'amour d'origine arabe de
deux amants, thème littéraire et poétique très
répandu ; 7° Kherad-nâma-ye Sekandarî qui
imite le rythme d'Eskandar-nâma de Nizâmî.
Parmi ses nombreux ouvrages en prose, c'est
surtout le Béharistan (Bahârestân) « le Jardin
printanier »*, prose tempérée de vers com-
posés sur le modèle du Golestân « le Jardin des
roses » de Sa'dî. Le Bahârestân, écrit en 893/
1487, se divise en huit jardins précédés d'un pro-
logue et suivis d'un épilogue.

Un ouvrage particulièrement remarquable


pour la mystique musulmane écrit par Djâmî
est les Nafahât al-uns rédigées en 883/1478.
Parmi ses multiples éditions en Orient, je cite
celle de Lucknow en 1328/1910 avec des notes
en marge de 'Abd al-Ghafûr Lârî. Ce livre est
un recueil de biographies de plus de six cents
soufis. Il a eu pour origine un ouvrage compilé
en langue arabe sous le titre Tabaqât as-Sûfîyah
par 'Abd ar-Rahmân Muhammad ibn Husayn
Sulamî (mort en 412/1021) et ensuite traduit et
développé en langue de Hérat par 'Abdallâh
Ansârî (mort en 481/1088). Djâmî l'a retraduit
de la langue de Hérat en persan et le compléta
en utilisant le Tadhkirat al-awlîâ de 'Attâr et
le Tadhkirah de Dawlat-châh Samarqandî.

Je traduis ici quelques lignes de ses Nafahât


al-uns sur le thème de wilâyat (éd. persane
citée, p. 4-5) :
505 / la mystique musulmane
« Le terme de wilâyat dérive du mot walî
(— ami de Dieu, saint) et se partage en deux :
1° wilâyat 'âmmah « la sainteté universelle »,
2° wilâyat khâssah « la sainteté appropriée ». La
sainteté universelle est commune à tous les
croyants. Dieu le Très-Haut a dit : « Allâh est
l'« Ami » (walî) de tous ceux qui ont prêté foi,
Il les fait sortir des ténèbres vers la lumière »
(Coran 11,258). La sainteté appropriée est, parmi
ceux qui parcourent la Voie mystique, particu-
lière à ceux qui sont unis à Dieu. Elle consiste
à l'anéantissement (ou « l'absorption ») du
serviteur devant Haqq (Dieu, Réalité divine) et
à son éternité à travers Celui-ci. Donc, le walî
est anéanti en Dieu et éternel par Lui. Or,
l'anéantissement (fanâ) est le terme du «voyage»
vers Dieu, tandis que l'éternité (baqâ) est le
début de ce « voyage » en Dieu. L'achemine-
ment vers Dieu serait atteint quand on aurait
parcouru entièrement le désert de l'existence
des pas de la sincérité. L'acheminement en
Dieu se réaliserait au moment où le serviteur,
après son absorption totale, obtiendrait une
existence et une essence purifiées des souillures
du monde éphémère ; et cela dans le but, de la
part du serviteur, de progresser dans un univers
où l'on essaye de s'assimiler aux attributs divins
et de s'apparenter aux qualités de Dieu. Abû
'Alî Djûzdjânî — que la miséricorde de Dieu le
couvre ! — a dit : « Le walî est celui qui s'anéan-
tit dans son propre état et s'éternise dans sa
vision de Dieu ; il ne lui est pas possible de
s'informer de sa personne d'ici-bas et il ne
trouve pas la paix avec tout ce qui n'est pas
Dieu ». Ibrâhîm Adham — que la miséricorde
de Dieu le couvre ! — interrogea un homme pour
savoir s'il voudrait être un des walî de Dieu.
Cet homme répondit oui. Ibrâhîm alors lui
recommanda: « Ne désire rien de ce monde et de
l'autre monde ; détache-toi de toi pour te lier
à Dieu le Très-Haut et tourne la face de ton
cœur vers Lui. Quand toutes ces qualités seront
réunies en toi, tu seras un walî. »
Apogée, continuité et nouvelles formations

Que l'apogée du mysticisme musulman ait


été atteint par Ghazâlî (V'-VI* s. de l'Hégire)
ou par Ibn 'Arabî (VP-VIP s. de l'Hégire)
selon une tendance vers l'Islam légaliste ou
une tendance pour « l'Islam ésotérique », la
situation postérieure ne s'écarte pas, dans sa
continuité, de ces deux sensibilités majeures.
Sous le nom « d'Islam ésotérique » on désigne
dans un sens général toutes les branches (le
Sunnisme, le Shî'isme et les sectes extrémistes)
qui s'inspirent du système du monisme existen-
tialiste d'Ibn 'Arabî tout en préservant-chacune
sa propre aspiration sur les aspects non-dévoi-
lés de sa foi. Il est vrai qu'Ibn 'Arabî lui-même
est un sunnite convaincu et qui observe ferme-
ment et pieusement les observations rituelles.

Le soufisme avait installé solidement, au


IVe siècle de l'Hégire, les fondements de sa
doctrine au sein de l'Islam. C'est aux VP-VIP
siècles de l'Hégire qu'il parvint alors, selon l'avis
de beaucoup de spécialistes, à son âge d'or.
Tandis que dorénavant les chaînes mystiques
sunnites, surtout les Naqshbandî et les Qâdirî
se rangent dans une sensibilité proche de Gha-
zâlî, les poètes mystiques persans et les confré-
ries shî'ites et extrémistes se découvrent une
affinité avec la pensée d'Ibn 'Arabî. Les deux
camps héritent d'ailleurs en partie des rémi-
niscences et des échos des anciens mystiques
pré-ghazâliens, tels que Djunayd, Bastâmî et
Hallâdj avec une signifiante discrétion. Un cer-
tain nombre de chaînes mystiques font même
aboutir leurs généalogies initiatiques à ceux-ci.

Jusqu'ici la tâche d'un Ghazâlî était la réhabi-


litation du soufisme et la réconciliation de
l'orthodoxie avec celui-ci. Ghazâlî s'adonne en
outre à freiner l'engagement démesuré porté,
par d'autres milieux, pour la philosophie. Après
avoir écarté toute la doctrine philosophique
des dahriyyûn (les athées) et des tabî'iyyûn
(les naturalistes), qu'il traite d'ailleurs en
507 / la mystique musulmane
zindîq (mécréants niant l'existence de Dieu ou
la vie de l'au-delà), il s'arrête un instant sur la
philosophie des ilâhiyyûn (théistes). Ici même, il
met en garde contre le rejet absolu ou l'accepta-
tion totale de leur discipline. Une attitude modé-
rée et prudente à l'égard de la philosophie est
conseillée au fidèle pour mieux guider sa con-
duite dans l'enseignement révélé, le Livre (le
Coran) et la Sunna (la tradition ébauchée par
les gestes du Prophète et des Compagnons).
Les dangers ressentis par l'Islam orthodoxe et
légaliste, causés surtout par les Malâhidah,
entravaient l'unité de l'Islam fortement struc-
turée à l'époque des Saldjûkides. Le ministre
Nizâm al-Mulk, grand diplomate persan musul-
man, était soucieux de la sauvegarde de l'inté-
gralité de l'Islam et s'acharnait à résoudre les
contradictions et les divergences soulevées dans
la société développée de l'époque. Il réunissait
autour de lui un groupe de savants dont les
directives consistaient à ramener les pensées
dans la juste voie et à défendre l'Islam contre
les menaces de scission et de révoltes. C'est
aussi le but des différentes écoles et grandes
universités fondées par Nizâm al-Mulk, dont
celles de Baghdad et de Nîshâpûr étaient les
plus illustres. Ce n'est pas par hasard que
Ghazâlî a été élu pour enseigner à la Nizâmiyyah
de Baghdad. Il élaborait étape par étape ses
réformes à mesure qu'il sentait le malaise social
et idéologique. S'il a résolu, selon lui, dans l'en-
semble de son œuvre les problèmes de l'adhé-
sion des mystiques et des philosophes à l'Islam
et a donné à chacun sa juste appréciation, il a
fallu aussi qu'il trouve une solution idéologique
et une réponse adéquate aux bâtinides (Malâhi-
dah). Quand Ghazâlî, en parlant de la philo-
sophie, taxait de déficience le seul raisonne-
ment et les pensées discursives pour pénétrer
dans les réalités et le fond des choses, les
bâtinides pouvaient alors trouver leur méthode
confirmée par Ghazâlî. En effet, les bâtinides
réfutaient également le recours à la dialectique
et au simple raisonnement humain et voyaient
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
dans l'enseignement d'un Maître infaillible, à
savoir leur Imâm, la clé du problème. Or, Gha-
zâlî devait viser deux plans : protéger la foi
musulmane du danger de la philosophie et des
menaces des bâtinides. Sa mise au point de la
philosophie s'avérait justement bénéfique pour
ses adversaires bâtinides, s'il se taisait devant
leur doctrine. Mais Ghazâlî préparait une solu-
tion d'ensemble à tous ces problèmes et rien ne
pouvait échapper à sa vue, surtout que se joi-
gnait à son aspiration personnelle, comme il le
dit lui-même dans al-Munqid, un moteur ex-
terne, c'est-à-dire un ordre du Calife pour rédiger
un traité sur ce propos. Il s'est donc mis à
étudier leurs écrits et à élucider le contenu réel
de leur doctrine. Cela n'a pas été sans susciter
quelques critiques de la part des « gens de
Vérité » (Ahl al-Haqq), voire les sunnites ash
'arites. Ils lui reprochaient d'aller trop au fond
des choses dans l'explication des raisonnements
des adversaires.

Ghazâlî admet l'argumentation des bâtinides


selon laquelle les raisonnements humains n'at-
teignent pas la connaissance réelle des choses,
accessible seulement par la lumière d'un Maître
infaillible (Mu'allim ma'sûm). Il se sert des
mêmes armes pour combattre ses rivaux bâti-
nides et il leur répond « c'est précisément le
Prophète Muhammad qui doit être considéré
comme tel ». Puis il expose les principes d'une
Voie de prophétie accessible au domaine supra-
rationnel. En dehors des sens tangibles et de
!a faculté de l'intellect, il y a un champ de
vision permettant de concevoir et de voir ce
qui est caché et échappe à la raison, c'est la
« Prophétie » qui peut être ressentie et vécue par
la voie mystique uniquement.

Ibn 'Arabî fait de la « Prophétie » ainsi envi-


sagée par Ghazâlî une nouvelle synthèse en
accord avec son système du monisme existen-
tialiste. Un riche symbolisme s'ajoute à sa phi-
losophie pour exposer les côtés les plus élevés
509 / la mystique musulmane
de la mystique. Or, les prophètes, dans leur
forme humaine et spirituelle, manifestent les
différents aspects de la sagesse et de la connais-
sance divines. Us représentent les attributs et
les noms très parfaits de Dieu (al-asmâ' al-
husnâ), parties intrinsèques de Lui-même. L'ex-
tase et la science du cœur gagnent du chemin
au détriment de la philosophie, d'autant plus
que désormais la mystique a trouvé légalement
sa place appropriée dans l'orthodoxie après une
période d'approche pendant laquelle elle ren-
contre son plus fervent défenseur en la personne
du juriste Ghazâlî.

La voie ainsi tracée par le destin de l'Islam


dans un souci de perfection et d'unité amène
ensuite Shihâb ad-Dîn Suhrawardî à distinguer
entre philosophie et philosophie, dont il ne re-
jette pas pour autant cette fois-ci les fonde-
ments. Il est né à Suhraward (au sud de
Zandjân en Iran) en 549/1155 et fut tué en
587/1191 à Alep. Suhrawardî est connu égale-
ment, du fait de sa mort tragique, sous l'épithète
d'al-Maqtûl (= Mis à mort) ou ash-Shahîd
( = le martyr) selon le sentiment qu'on éprouve
devant sa fin. Il est surtout appelé le Cheikh
al-Ishrâq ou Sâhib al-Ishrâq (Maître de la
philosophie illuminative) à la suite du système
de pensée qu'il a élaborée.

Suhrawardî, de prime abord, ne récuse pas


la valeur de la philosophie et juge même que
celle-ci est indispensable pour la formation du
mystique, de même qu'un philosophe ne peut
pas non plus se passer de la mystique ; ces
deux voies se complètent et ont besoin l'une
de l'autre. Tout d'abord, par une trilogie d'ou-
vrages nommés Kitâb at-Talwîhât al-lawhîyah
wa-I-'arshîya, Kitâb al-Muqâwamât et Kitâb al-
Mashâri' wa-I-Mutârahât9, il prépare les disci-
ples à une formation philosophique. Celle-ci se
fonde sur le péripatétisme, ou plutôt sur une
mise au point personnelle de Suhrawardî qu'il
appelle la philosophie des « Anciens-Péripatéti-
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
ciens ». Ce n'est qu'un entraînement dialectique
destiné à celui qui veut suivre de près le
contenu de ses philosophèmes exposés dans son
Hikmat al-Ishrâq « la philosophie de l'Orient »
qui est « une philosophie illuminative ». Il re-
jette, en fait, les thèses centrales des péripaté-
ticiens et- se range à côté de Platon, tout en
reconnaissant le service que pourra rendre
l'école d'Aristote à la formulation de la pensée
philosophique. Après un amendement concer-
nant le péripatétisme postérieur et après avoir
assimilé les grandes thèses des anciens sages,
c'est à Platon que revient chez Suhrawardî et
ses continuateurs la place d'honneur. Les pen-
sées authentiques d'Aristote ne seraient d'ail-
leurs pas à l'encontre de sa vision : Suhrawardî
s'entretient dans un songe étrange avec ce
dernier qui lui apparaît sous les traits d'un
philosophe ishrâqî et considère en outre comme
« vrais philosophes Abû Yazîd al-Bastâmî et Abû
Muhammad Sahl ibn 'Abd-Allâh at-Tostarî, le
premier maître d'al-Hallâdj (passage déjà signa-
lé par H. Corbin dans Opéra Metaphysica et
Mystica, p. VIII. Cf. aussi le texte arabe d'at-
Talwîhât al-lawhîyah, la fin du § 55 de l'édition
cnée).

La philosophie ishrâqî en contraste avec le


péripatétisme ne se limite pas aux dix Intellects
qui s'identifient aux Intelligences détenant le
pouvoir sur les neuf sphères célestes. Chez
les Ishrâqî, c'est un nombre illimité d'hypos-
tases angéliques, de pures Lumières qui sont
à la base d'un schéma du monde selon le zoro-
astrisme tardif. Ces « êtres de Lumière » sont
divisés en deux ordres de hiérarchie : les anges
suprêmes et les âmes Seigneurs des espèces
(arbâb al-anwâ'). Les Ishrâqî font remonter
leur système à la sagesse des anciens Perses
fondée sur le dhawq (la délectation spirituelle)
et le kashf (la méditation dévoilant le sens des
choses cachées). Cette philosophie illuminative
consiste en manifestations de Lumières se rap-
portant à l'Intelligence ainsi qu'en rayonne-
511 / la mystique musulmane
ments'et en éclairages de celles-ci sur les âmes
à l'état pur. Suhrawardî et ses adeptes préten-
dent que cette philosophie fut aussi celle des
anciens Grecs, excepté Aristote et ceux qui le
suivirent ; ces derniers se fiaient principalement
à la spéculation discursive et au raisonnement.

L'expérience mystique donc est le gage de la


sagesse ishrâqî jointe à une préfiguration angé-
lique et illuminative du monde supra-sensible et
supra-rationnel. Cette « sagesse de l'Orient » des
anciens Perses, comme dit Suhrawardî, se fonde
sur un ensemble de mythes et de symboles sous
forme de Lumière et de Ténèbres. Elle est
dominée par un certain nombre de termes
concernant l'angélologie zoroastrienne. Si Suh-
rawardî ne peut s enf ermer dans l'idée que le
nombre des Intellects ou hypostases se limite
à dix, c'est parce qu'il ne peut s'empêcher de
voir à travers des « entités » zoroastriennes
une multitude d'« êtres de Lumière ». Cette
vision intérieure est également celle de Platon
et d'Hermès, d'où une analogie que Suhrawardî
ressent profondément ; il donne un double com-
plément à la dénomination de sa théosophie :
la sagesse de l'Orient de l'ancienne Perse qui
est de même celle de Platon. Il va de soi que ce
platonisme-zoroastrisme est une ontologie basée
sur la connaissance de soi et s'oppose au péri-
patétisme-avicennisme qui n'est qu'une théorie,
une connaissance abstraite et non ressentie.
Selon cette dernière connaissance, l'homme
cherche hors de lui la structure d'une Réalité
par la logique et les méthodes rationnelles.

Suhrawardî mort relativement jeune (38 ans)


laisse derrière lui une riche bibliothèque (49 li-
vres et opuscules) dont une partie sont des
romans symboliques illustrant sa pensée théo-
sophique 10 .

Shihâb ad-Dîn Suhrawardî a été suivi par


une lignée de savants mystiques, commenta-
teurs et continuateurs de valeur inégale jusqu'à
la mystique m u s u l m a n e / 52 6
une époque récente. Cela sans parler des théo-
logiens, mystiques et philosophes qui se sont
étendus sur son œuvre et sa théosophie et les ont
mentionnées à l'occasion. La théosophie de Suhra-
wardî est une philosophie surtout mystique.
Elle poursuit une voie de l'intellectualisme
au sein du soufisme sans pourtant former des
adeptes groupés en confrérie. Suhrawardî a
quand même composé une œuvre appelée al-
Wâridât wa-t-Taqdîsât qui est un ensemble de
prières et d'hymnes appropriés à chaque jour de
la semaine. Quelques disciples à l'état isolé et
dans le temps ont récité pieusement les prières
de ce recueil inspiré. Pourtant aucun groupe
organisé de mystiques n'a été rassemblé autour
des pensées de Suhrawardî sous la forme habi-
tuelle de confréries. C'est plutôt un mouvement
de « discussions philosophiques » joint à « l'ex-
tase » et à « la délectation spirituelle ».

Pour couper court et éviter d'autres dévelop-


pements qui dépasseraient le cadre de cet aper-
çu, il faut mentionner que c'est à Alep même,
où Suhrawardî connut son sort bizarre et fut
mis à mort, que plus tard Shâh Nûr ad-Dîn Ni'
matallâh Walî naquit en 731/1330. C'est exacte-
ment à lui que remonte la très vaste chaîne de
Ni'matallâhî avec toutes ses branches en Iran
et aux Indes. Shâh Ni'matallâh Walî, imprégné
de la pensée d'Ibn 'Arabî, de Nadjm ad-Dîn Râzî
et d'autres, forma une nouvelle école dans la
pratique de la mystique. Il a même commenté
les Fusûs al-Hikan d'Ibn 'Arabî. C'est à l'exemple
de ce dernier qu'il s'est donné pour mission de
guider les âmes et de les conduire dans la vraie
voie de la foi comme il la voyait. Le rôle pré-
pondérant de ce mystique au sein de l'Islam
shî'ite et la formation des diverses congréga-
tions du dervichisme moderne font l'objet d'une
réflexion à part. Cela exigerait un approfondis-
sement particulier et à loisir sur le mysticisme
chî'ite et les différentes sectes extrémistes de
l'Islam, sujets que j'ai traités ailleurs et que je
continuerai à étudier dans mes autres travaux.
513 / la mystique musulmane
Ici, ils ne peuvent entrer en aucune façon dans
les limites du présent exposé.

LA GENEALOGIE MYSTIQUE
Les pensées et les vocations mystiques de
l'Islam convergent autour de deux axes princi-
paux, desquels descendent des générations de
soufis : 1° Les penseurs et les grands maîtres ;
2° les confréries.

1° On peut ranger sous le titre de penseurs


et de grands maîtres, à défaut d'autre appella-
tion, les catégories suivantes :

a. Tous les mystiques qui ont donné un


grand exemple de piété et d'originalité sur le
plan de la pratique,

b. les premiers auteurs préparant une idéolo-


gie mystique dont la théorie et la systématisa-
tion dominent la sainteté et la pratique exem-
plaire,

c. les philosophes mystiques qui ont élaboré


une nouvelle théosophie et ont formé autour
d'eux ou après eux des disciples-commentateurs
qui s'attachent à l'aspect idéologique et scienti-
fique. La caractéristique des mystiques de cette
classe serait plutôt l'état des penseurs isolés.

2° Les confréries, présentant des chaînes mysti-


ques, remontent chacune, par une généalogie à
l'exemple des traditionalistes, à un maître connu
qui aboutit lui-même aux sources suivantes :

a. Muhammad le Prophète auquel, en plus


d'autres liens, sont attachés par des liens mys-
tiques Salmân Fârsî, Abû-Dharr Ghaffârî, 'Amrnâr
Yâsir, Aswed ibn Miqdâd et surtout et avant
tout 'Alî (le quatrième calife et le premier îmâm
shî'ite) qui est revendiqué à son tour à la tête
de la généalogie de la plupart pour ne pas dire
la totalité des chaînes mystiques.
la mystique m u s u l m a n e / 52 6

Excepté 'Alî, aux autres figures mentionnées


ici ne remonte pratiquement aucune généalogie
de mystiques. Ces saintes figures représentent
plutôt les dévots et les disciples les plus dé-
voués au Prophète ; leur fidélité à celui-ci est
chantée en particulier par les Shî'ites.

b. 'Ali est considéré comme à la racine de la


quasi-totalité des soufis. A lui se rattachent, en
dehors de sa fructueuse et nombreuse lignée,
ses propres disciples sincères, à savoir Qanbar,
Sa'îd ibn Djubayr, Mâlik ibn Hârith, Kumayl
ibn Ziyâd, Hasan Basrî et quelques mystiques
postérieurs remontant à ces derniers. Il s'agit
surtout de Habib 'Adjamî, Dâwûd Tâ'î (< Hasan
Basrî), 'Abd al-Wâhid ibn Zayd, Abû-Ya'qûb
Nahrdjûrî, 'Amr ibn 'Uthmân et Abû Ya'qûb
Tabarî (< Kumayl ibn Ziyâd).

c. Imâm Muhammad Bâqir (le cinquième


îmâm shî'ite) duquel descendent Ibrâhîm
Adham, Cheikh Hudhayfah, Cheikh Hîrah Basrî,
Cheikh 'Ulwân, Cheikh Abû Ishâq ath-Thânî,
Khwâdja Ahmad Tchashtî et les autres maîtres
de la chaîne des Tchashtî.

d. Imâm Dja'far Sâdiq (le sixième îmâm


shî'ite) duquel descendent Abû Yazîd Bastâmî,
Cheikh A l u i \ U i s a , Cheikh Ibrâhîm Kashbân et
"plusieurs générations postérieures remontant
à ceux-ci.

e. 'Ali ibn Mûsâ ar-Radâ (le huitième îmâm


shî'ite) duquel descendent Ma'rûf Karkhî, Sarî
as-Saqatî, Djunayd al-Baghdâdî, Shiblî et une
fructueuse génération de maîtres.

Selon l'ordre numérique, c'est à îmâm 'Alî ar-


Radâ (le huitième îmâm) et en deuxième lieu à
îmâm Dja'far Sâdiq (le sixième îmâm) que
remonte la généalogie de la plupart des chaînes
mystiques. D'une façon générale, c'est à 'Alî ibn
Abî-Tâlib et puis à Muhammad que les soufis
attribuent leur initiation mystique. 'Alî est au
515 / la mystique musulmane
sommet de la wilâyat (sainteté mystique et
l'amitié avec Dieu), tandis que le Prophète
Muhammad est le sceau des prophètes trans-
mettant le rôle initiatique de la wilâyat à 'Alî.
De rares chaînes mystiques font également
remonter leur arbre généalogique à Abû-Bakr
(le premier calife).
Je réserve à part la place qui revient aux
confréries et aux isnâd généalogiques au sein
de la mystique musulmane. On peut se référer
pour le moment à la dense et importante liste
établie par L. Massignon sur les différentes
congrégations sous le titre de Tarîka ( = Tarîqa)
dans l'E.I.

LA PRATIQUE ET LES ETAPES A FRANCHIR

L'Islam, ayant aboli toute discrimination ra-


ciale et différenciation familiale et sociale, pré-
conise la préexcellence des uns sur les autres
par la force de leur foi et de leur morale. En
effet, selon un verset du Coran (IL,13) « le plus
noble d'entre vous (= musulmans) est celui qui
est le plus pur (ou celui qui a le plus de crainte
envers Dieu) ». Le mystique musulman pour
arriver au seuil de Dieu et être digne de cette
« noblesse » au cours de son itinéraire doit
s'adonner à la pureté et remplir un certain nom-
bre d'obligations préalables qui le préparent à
ce voyage. Tout d'abord, il met fin à ses ambi-
tions séculières par un vœu de pénitence (tawba)
qui le sépare de son passé et lui procure plus
tard une nouvelle naissance. Plusieurs étapes
sont à franchir par des efforts intérieurs. Après
s'être isolé dans une retraite (souvent de qua-
rante jours) pour couper court à ses antécédents
et à ses habitudes indignes, il effectue des morti-
fications morales et des abstinences alimentaires
en priant et en s'humiliant devant Dieu. Il lui
arrive des hâl, c'est-à-dire des états au cours
desquels le mystique reçoit et goûte les faveurs
spirituelles de la part de Dieu. Cette méthode
LA MYSTIQUE MUSULMANE / 5 1 6
de « parcours » varie selon différents auteurs
et écoles mystiques, mais le principe reste le
même. Parmi ces théoriciens, citons par exemple
les étapes citées par Abû Tâlib Makkî (mort en
386/996) dans son Qût al-Qulûb (Le Caire, 1351/
1932), d'Abû-Bakr ibn Abî Ishâq Muhammad
Kalâbâdî (mort en 380/990) dans son at-Ta'arruf
li Madhab-it-Tasawwuf (voir les commentaires
de ce livre écrits par Abû Ibrâhîm ibn Ismâ'îl al-
Mustamlî al-Bukhârî mort en 434/1042, édité en
Inde, 1912) ; par Abû Nasr Sarrâdj at-Tûsî
(mort en 378/988) dans son Kitâb al-Luma" (éd.
R.A. Nicholson, Leyden, 1914, E.J.W. Gibb Mémo-
rial, XXII), par Abû Nu'aym Isfahânî (mort en
430/1038) dans son Hilyat al-Awlîâ (Le Caire,
1351/1932), d'Abd al-Karim Qushayrî (mort en
465/1072) dans son ar-Risâlah (Le Caire, 1385/
1966) et par Abd ar-Rahmân Sulamî (mort en 412/
1021) dans son Tabaqât-as-sûfiyah, et ceux-ci
sans parler des renseignements apportés à ce
propos par Abi-i-Hasan 'Alî ibn 'Uthmân al-
Djullâbî al-Hudjwîrî dans son Kashf al-Mahdjûb
(édité par V.A. Jukovskiy, Leningrad, 1926, voir
également traduction anglaise de R.A. Nicholson,
E.J.W. Gibb Memorail, XVII, Leyden, 1911).
Un essai de plan et de systématisation a été
abordé sur ces pratiques par 'Abdallâh Ansârî
Harawî (mort en 448/1056), l'auteur du traité
persan Sad-maydân. Ce traité, recueilli apparem-
ment par un de ses élèves à partir de ses
paroles et de ses prédications, divise les « sta-
tions » à parcourir par le mystique en « cent
sentiers », d'où le nom persan Sad-maydân. En
commençant par le sentier de tawba (repentir)
et en finissant par celui de baqâ (l'union éter-
nelle), l'auteur donne un ordre systématique et
fait remonter chaque maydân à celui qui le
précède immédiatement. Ces cent maydân ou
« sentiers » sont divisés, à leur tour, chacun en
dix maqâm ou « stations », ce qui fait en sorte
que le mystique doit parcourir mille étapes.
Ce premier essai a été repris et complété de la
part de l'auteur par _un autre ouvrage, les
Manâzil us-Sâ'irîn (= les Étapes de ceux qui
5 1 7 / LA MYSTIQUE MUSULMANE
parcourent la Voie mystique) en arabe, qui est
en vérité une refonte et un large commentaire
du traité persan susmentionné. L'auteur prête,
comme il le dit lui-même, le thème de cette ré-
partition en « mille étapes » à Abû-Bakr Muham-
mad ibn 'Alî Kattânî (mort en 323/934) selon
lequel inna bayn al-'abd wa-l-Haqq alf maqâm
min nûrin wa zulmâtin « entre le serviteur et
Dieu il y a mille maqâm (stations) de la lumière
et des ténèbres ».
Bien que ce souci d'« ordre arithmétique et
rationnel » donne son originalité à Abdallâh An-
sârî, le sujet n'est pourtant pas épuisé après
lui : d'une manière générale, chaque auteur
mystique fait allusion aux définitions et aux
nombres de stations et d'états selon sa façon et
sa propre optique. 'Abd ar-Rahmân Djâmî, le
célèbre mystique du IX e siècle de l'Hégire, ne
manque pas non plus, à côté de ses biographies
dans les Nafahât al-uns, de donner des défini-
tions se rapportant aux études et aux étapes
mystiques dans ses Lawâyih (éd. whinfield und
M. Qazwînî — Oriental translation fund. N.S.
vol. XVI, London, 1906).
Dhikr
En dehors d'une terminologie et d'un certain
cérémonial corhmuns à tous les soufis, chaque
confrérie ou chaîne de mystiques possède un
rituel ou une tradition de pratiques ainsi que
des formules de dhikr propres à elle-même.
Bien entendu, toutes ces éducations mystiques
convergent vers un seul but commun.
Pour apporter ici des données plus inédites
et vivantes sinon actuelles, on peut résumer en
les traduisant ces quelques enseignements d'un
auteur tardif, 'Abd ar-Rahîm Wafâ'î de l'ordre
Naqshbandî. Wafâ'î est un écrivain et un poète
de langues persane et kurde, il fut le secré-
taire de Cheikh 'Ubaydallâh Shamdhînânî Naqsh-
bandî (mort en 1304/1886), chef religieux puis-
sant qui gouverna un certain temps dans la
région de Nihrî en Turquie près de la fron-
tière de l'Iran. Il exerça une profonde influence
LA MYSTIQUE MUSULMANE / 5 1 8
sur les habitants kurdes de l'Iran et de l'Empire
ottoman et eut de nombreux disciples en Iran,
en Inde et en Asie centrale. A la fin, il fut
exilé à Hidjâz par le sultan ottoman et il
mourut là en 1886 dans la ville de La Mecque.
Wafâî reprend les termes des pratiques mys-
tiques des Naqshbandî sous sa propre plume
(pages insérées dans son Tuhfat al-murîdîn,
ms. personnel) pour mieux les adapter à l'exi-
gence de néophytes naqshbandîs de ces derniers
temps, et de la façon suivante :

« Voici les huit locutions en usage parmi les


nobles cheikhs naqshbandî :
1° yâd-kard « re-mémorisation » est une for-
mule (dhikr) que l'initiateur (murshid) suggère
au disciple (murîd) ou au chercheur (tâlib).
Cette formule est répétée soit à haute voix soit
mentalement.
2° bâz-gasht « révision » qui consiste à prier
Dieu. Après la répétition de « la re-mémorisation
du nom majestueux de Dieu » (dhikr djalâla)
pendant chaque tour d'égrenage du chapelet,
c'est-à-dire cent une fois, le disciple prononce
la prière suivante :
« O Dieu tu es ma fin et ton consentement est
mon désir. » Il la répétera à la fois oralement
et avec la conviction du cœur. Le débutant s'en-
traîne à cette prière tant que le maître juge
cela nécessaire.
3° negâh-dâsht « préservation ». Le disciple
garde son cœur de toute tentation et ne laisse
y pénétrer que Dieu le Très-Haut.
4° yâd-dâsht « rappel » est de ne se souvenir
que de Dieu. Il faut se rappeler de Lui sans
intervention du mot, de la voix et de l'espace.
Cet état est nommé par certains maîtres la
mushâhadah « vision », à savoir l'observation à
travers soi-même du monde spirituel. Cette
observation s'acquiert en principe par l'extase.
519 / la mystique musulmane
5° hûsh dar-dam « présence de l'esprit » est de
ne pousser un seul soupir sans « présence » et
-•<; toute l'âme soit liée à cette « présence ».

o' nazar bar qadam « regard jeté sur les pas ».


A aucun moment le regard du disciple ne doit
se distraire et subir de défaillance. Il inclinera
la tête vers le bas et jettera son regard sur
ses pas afin de stabiliser la concentration de
son cœur.
7° khalwat dar andjuman « retrait au milieu
du tumulte ». Le soufi en apparence s'occupe de
ses transactions avec le monde, mais dans son
for intérieur il se consacre à Dieu.
8" safar andar watan « voyage dans sa demeure
même », à savoir transformer la vilenie de
caractère en pureté et transfigurer les attributs
humains en attributs angéliques. »
En ce qui concerne le dhikr, l'auteur explique
que l'un des signes par lesquels on sait que
le cœur se livre à cette expérience est ainsi :
au cours des vingt-quatre heures de la journée,
si le cœur passe la moitié de son temps en futi-
lités, l'autre moitié doit être passée dans « la
présence » et la lucidité de l'esprit.
Quand le disciple est chargé par le maître de
pratiquer ce dhikr, c'est-à-dire la re-mémorisa-
tion du nom majestueux de Dieu (Iâ ilâha
illallâh), il lui faut présenter cette formule à la
matière subtile [immatérielle par rapport à la
matière proprement dite] de l'âme qui se loca-
lise au-dessous du sein. Le disciple répète tant
cette formule que cette « subtilité » de l'âme
devient aussi récitante du dhikr. La preuve en
serait que la remémorisation du nom de Dieu
et la conscience de celle-ci prédominent à cha-
que instant sur l'indifférence et l'oubli de Dieu.

Ensuite, le disciple, en récitant, concentre cette


formule dans «la subtilité de l'intérieur» (sirr)
qui se localise sur le sein gauche jusqu'à ce
que cette forme participe à la nature de cette
la mystique m u s u l m a n e / 52 6

« subtilité ». On reconnaît cette capacité de


l'intérieur par le fait qu'aucune tentation et
qu'aucun oubli ne peuvent intervenir dans l'état
de disciple ; il ne se souvient pas de ce qui n'est
pas Lui et il est perpétuellement dans « la
présence ».
Puis c'est à « la subtilité du caché » (sans
doute s'agit-il de l'inconscience) localisée sur le
sein droit qu'on doit concentrer la récitation du
dhikr. Le signe de la reconnaissance de cet état
est que de temps à autre le mystique sera hors
de lui, il lui arrive de sombrer son « moi » dans
l'anéantissement et l'absence absolue de son état
non transcendant. Tout ce qui n'est pas Dieu
n'a pas d'entrée dans son cœur et c'est l'amour
et le désir pour Dieu qui envahissent son être.
Après vient le tour de « la subtilité du plus
caché» (l'inconscience la plus profonde!) loca-
lisée au milieu de la poitrine. On concentre ici
la récitation du dhikr, jusqu'à ce que cette
« subtilité » même participe par sa nature à
cette formule méditée. La preuve d'une telle
prise de conscience de cette « subtilité » con-
siste en ce que la personne oublie jusqu'à elle-
même et le mâ-sawâ (ce qui n'est pas Lui) ;
elle ne pense à rien d'autre qu'à Dieu ; c'est
l'état dans lequel le disciple sera hors de lui et
dominé, à la suite de l'anéantissement de son
« moi », par le désir et l'amour pour Dieu.

Enfin, c'est à « la subtilité du nafs » (latîfa-y


nafs), l'âme liée au corps, localisée dans le cer-
veau face au front qu'on concentre le dhikr.
La présentation du dhikr à cette « subtilité »
est plus réitérée qu'aux autres et c'est ici même
le signe de sa profonde réceptivité, à savoir de
réciter de plus en plus le dhikr.

Toutes ces étapes passées, apparaît le sultan


al-adhkâr « le plus haut des dhikrs » avec lequel
tous les membres et parties du corps devien-
nent librement et spontanément récitants. Dans
cette phase, le disciple entend la récitation du
521 / la mystique musulmane
dhikr à partir de tous les objets situés en de-
hors de lui. Il a l'impression que ces objets
sont réellement ses propres subtilités qui ré-
pètent partout ce dhikr.
Un autre sujet intéressant qui suit le dhikr
est abordé par l'auteur : c'est l'état de murâ-
qabah « méditation » ou plus exactement « re-
gard tourné à l'intérieur de soi-même », s u r
lequel chaque confrérie a sa parole. Il écrit
que le disciple, par un effort soutenu, se con-
centre dans son cœur dont la forme rappelle une
pomme de pin et ne se sépare ni de soi ni de
l'intérieur de son cœur. Le disciple se considère
comme le lieu de la manifestation de l'Aimé et
imagine qu'il atteindra à l'union avec le Bien-
Aimé par excellence dans son propre cœur. Mais
selon la tradition qu'on attribue à Mawlânâ
Djalâl âd-Dîn Rûmî et à d'autres nobles maîtres
du passé — que Dieu le Très-Haut sanctifie leur
intérieur — cette éducation a été proposée d'une
autre façon aux chercheurs et aux disciples.
Ceux-ci préconisent qu'on doit proposer à cha-
que « subtilité » mentionnée plus haut la for-
mule du nom majestueux de Dieu séparément
et successivement afin que la nature de chacune
d'elles participe à ce dhikr. Mais les vénérés
sayyid naqshbandi de Shamdhînân recomman-
dent ainsi aux novices : Afin que le disciple
prenne l'habitude de réciter de lui-même le
dhikr, il doit exposer vingt-trois mille fois la
formule du nom majestueux de Dieu aux « sub-
tilités » de son corps. Pour la « subtilité du
cœur » le nombre de récitations se fixe à trois
mille et pour les autres à quatre mille.

La méthode d'articulation de la négation et de


l'affirmation du dhikr
Le dhikr djalâla, c'est-à-dire la formule de la
re-mémorisation du nom majestueux de Dieu,
est en réalité la formule de la profession de foi
musulmane consistant à lâ ilâha illallâh « il n'y
a aucune autre divinité qu'Allah ». La première
partie de cette phrase, lâ ilâha, représente la
la mystique m u s u l m a n e / 52 6

négation et la deuxième partie, illallâh (= iîlâ


Allâh) représente l'affirmation auxquelles se
rattachent une technique du geste et des mouve-
ments respiratoires.
Tout d'abord, trois conditions préalables sont
posées. 1° être attentif et plongé dans la médita-
tion ; 2° s'attacher profondément à la significa-
tion de la formule ; 3° la présence consciente du
cœur. La négligence d'une seule de ces condi-
tions entraîne l'annulation du dhikr. Vient en-
suite la répétition de la re-mémorisation. Le
disciple coupe avec sa langue sa respiration et,
par la parole du cœur, il apporte « la négation »,
à savoir le mot lâ ( = il n'y a) à partir du milieu
de son nombril jusqu'à son front (centre de
son âme) traînant mentalement sa voix. Puis il
traîne le mot ilâha (la divinité) de son front
jusqu'à son avant-bras. A ce moment il frappe
avec la force de son imagination l'affirmation
de la formule, c'est-à-dire illallâh (= excepté
Allâh) sur son cœur de sorte qu'il ressente la
chaleur de cet organe. Il lui faut répéter dans
l'intervalle d'une seule aspiration trois fois de
suite l'ensemble de « la négation » et de « l'affir-
mation ». Ensuite, il répète une fois mentale-
ment l'invocation Muhammad Rasûl-Allâh
(= Muhammad est l'Envoyé d'Allâh). Le novice
s'entraîne tellement à cet exercice, que de trois
fois il passe à cinq fois, puis sept, puis neuf et
ainsi de suite jusqu'à vingt et une s'il y parvient.
Le nombre des répétitions est toujours impair et
à la fin de chaque aspiration, comme il a été
dit plus haut, la répétition mentale de Muham-
mad Rasûl-Allâh est indispensable. On ordonne
habituellement dans cette branche de confrérie
naqshbandî mille et une fois quotidiennement la
répétition de la négation et de l'affirmation du
dhikr.

Au cas où l'attention du débutant vagabonde


au cours de l'exercice, on lui prescrit des règles
et des pratiques supplémentaires pour l'habi-
tuer à la concentration et à la présence perpé-
tuelle du cœur.
L'initiation et le rapport entre le maître
et le disciple
Le disciple qu'un désir intérieur guide vers
un maître après avoir fait ses ablutions se
tourne en direction de La Mecque et accomplit
deux rak'at de prière pour se repentir de se
péchés antérieurs. Ensuite, toujours face à La
Mecque, il s'agenouille en abandonnant toute
autre pensée et il répète cinq ou onze ou vingt-
cinq fois la formule astaghfurullâh « je me
repens devant Dieu » et expose à son cœur la
signification de cette formule. Il s'abandonne au
maître « comme un mort entre les mains du
laveur » et commence à rétablir son lien de
cœur avec son initiateur. A cette fin, le novice
rassemble toutes ses pensées et ses imagina-
tions sur son propre front (qui est le centre de
son âme) et s'imagine qu'il n'a qu'un seul œil
sur son front. Il observe intérieurement p a r
cet œil le visage de son maître tellement qu'il
devient le réceptacle parfait de celui-ci. S'il ne
voit pas le visage de son maître, la chaleur du
cœur et l'ardeur, du désir et de l'enthousiasme
lui suffiront. A cet instant tous les membres de
son corps s'agiteront par émotion. C'est dans cet
état que le maître assigne au disciple un dhikr
que celui-ci doit répéter par le cœur situé au-
dessous du sein gauche, comme on le rappelle
toujours au novice. Parvenu au comble de la
pratique du dhikr, le disciple aura abouti à
l'extase et au ravissement de l'âme.

L'extase (djadhbah) elle-même est le penchant


du cœur vers Dieu et l'état dans lequel on est
rempli de Lui en se détachant de ce qui n'est
pas Dieu.

Le murshid ou Pîr (le maître, l'initiateur)


lui-même dirige l'application des vocations per-
sonnelles dans une psychologie morale aux
accents émotifs et vertueux.
CONCLUSION :
CRITIQUES ADRESSEES AUX MYSTIQUES
Depuis les premiers siècles de l'Islam, les tra-
ditionalistes et les juristes-canonistes ont taxé
de faibles les traditions propres recueillies par
les mystiques sur le zuhd « le renoncement aux
plaisirs de ce monde éphémère ». Les savants
séculiers et juristes ne se prononçaient pas
toujours pour une vie écartée de la société et
pour un excès de l'ascèse, considérés comme
non conformes aux préceptes pratiques de l'Is-
lam. Ils ne partageaient pas non plus la façon
dont les mystiques saisissaient les hautes mora-
lités de l'Islam et évitaient tous les risques
d'une vie ressemblant à la vie monacale et
claustrée, le célibat et le monachisme n'étant
pas approuvés et recommandés. Cela pourtant
sans prendre parti contre leur dévotion et leur
austère piété qui attiraient tant l'admiration et
l'estime des masses des croyants.
Jusqu'à la chute du pouvoir des Omayyades, la
psychologie des foules et les efforts des notables
de chaque discipline convergeaient vers un but
commun. Les piétistes-mystiques, comme on
l'a déjà vu, avaient une part considérable dans
cette lutte profonde, bien que non déclarée ou-
vertement pour mieux garder leur sérénité et
leur liberté d'action. Avant même qu'ait été ac-
compli l'écrasement du pouvoir usurpateur et
tyrannique, les élites des autres formations
essayèrent de se rapprocher de certaines vues
des mystiques ainsi que de brider les écarts et
les déviations de l'esprit de l'Islam par ceux qui,
éblouis par le luxe et la richesse, abusaient du
pouvoir au détriment des pauvres. Le zuhd devint
alors une vertu agréée par les théologiens eux-
mêmes, bien que sous un angle différent. L'in-
fluence morale et sociale des mystiques-dévots
et leur touchant désintéressement avaient déjà
gagné beaucoup de chemin et avaient pénétré
bénéfiquement au sein de chaque matière de
connaissance. C'étaient plutôt le développement
et la sensation de l'approfondissement de l'es-
525 / la mystique musulmane

prit de l'Islam qui naissaient et rendaient


conscient et solidaire tout le monde. Les mysti-
ques représentaient donc les précurseurs et les
formateurs d'une connaissance intérieure de la
cause divine et de l'amour pour Lui et le pro-
chain. Pourtant, la progression des autres disci-
plines et l'intérêt apporté par celles-ci dans un
dessein de justice n'accordaient pas l'exclusivité
unique de certains côtés de l'Islam à une seule
classe de pensée, à savoir la mystique. En outre,
le comportement extérieur des soufis de ten-
dance malâmatî choquait les juristes et provo-
quait leur indignation. C'est ainsi que peu à peu
les traditionalistes ne s'occupant plus d'une
question socialement vitale, comme c'était le
cas à l'époque omayyade, commencèrent à
prendre des distances idéoîogiquement plus
nettes avec les soufis, bien que le pouvoir abbas-
side ne fût pas l'idéal de tous et manifestât de
maintes vulnérabilités sociales et morales. Fina-
lement, deux penchants se distinguèrent parmi
les mystiques, les uns observant méticuleuse-
ment les obligations rituelles, les autres négli-
geant un peu les aspects extérieurs de la foi avec
un esprit anti-ritualiste et anti-conformiste ;
tous deux se tournant néanmoins vers une in-
tériorisation du sens profond de l'Islam. Des in-
terpénétrations eurent lieu entre les différentes
matières des connaissances religieuses, mysti-
ques et philosophiques. Après avoir subi des
critiques d'ordre doctrinal et méthodique, cha-
cune de ces tendances se rejustifiait en progrès
et se structurait sur des fondements plus fer-
mes. L'essai de réconciliation et de rapproche-
ment entre le mysticisme et l'orthodoxie ainsi
que l'alarme donnée contre le fait de se figer
dans une conception particulière de la philo-
sophie couronnaient tous ces efforts. Une spiri-
tualité ainsi élaborée, divisée plutôt par les
méthodes éducatives et la typologie psychique
des fidèles que par les réalités essentielles,
s'échelonna tout au cours des siècles et dans
les différentes régions des pays musulmans. La
liberté sociale et doctrinale à laquelle les mys-
la mystique m u s u l m a n e / 52 6

tiques participaient fermement limitait les am-


bitions temporaires et l'excès de griserie des
esprits médiocres parvenant malgré tout au
pouvoir.
D'autre part, le message anti-incarnationniste
et anti-polythéiste de l'Islam ne favorisait pas,
par son essence, un développement qui serait
allé à rencontre de son tawhîd (croyance à un
Dieu unique au-delà des formes et attributs
humains), le centre de sa profession de foi.
Toute filiation entre Dieu et l'homme étant
impossible, c'est l'amour qui est à la base du
mouvement de cosmos et à l'origine de la
création de l'homme. L'amitié donc unifie la
créature au Créateur ; le Coran n'hésite pas à
nommer par exemple Abraham comme l'Ami
de Dieu (Khalîl-Allâh). Les soufis partis de
l'idée de wilâyat, l'amitié sacrée entre Dieu et
l'homme, conformément à l'esprit du Coran, se
sont donné pour tâche l'acquisition de celle-ci.
Le vocabulaire succinct et plein de symboles
des mystiques sur leur état d'âme et sur leur
arrivée au seuil de cette « amitié » unificatrice
a provoqué des soupçons de la part de nom-
breux savants non-mystiques. Les phrases exta-
tiques proférées dans un état de ravissement et
d'ivresse spirituelle envers la Réalité sublime
n'en ont pas moins suscité la fureur des exoté-
ristes contre eux. Pourtant les mystiques se
sont toujours défendus contre les accusations de
l'incarnationnisme et du fusionnisme avec Dieu.
La lutte paraît parfois plutôt être due à une
incompréhension sur le plan de la termino-
logie ; les équivoques sont souvent éclairées par
les auteurs mystiques et par ceux qui prenaient
en charge leur défense. En effet, l'ambiguïté de
certains termes mystiques pourrait leur faire
attribuer une forme de polythéisme auquel
l'Islam est irrémédiablement réfractaire. Néan-
moins les incidents résultant des querelles inté-
rieures opposant les différentes disciplines
s'avéraient proportionnellement minimes, quand
on pense à la dimension réelle que représentait
le legs immense de l'Islam.
527 / la mystique musulmane

Les services rendus par la mystique tant dans


l'épanouissement d'une spiritualité féconde que
dans l'apaisement accordé aux âmes sont in-
déniablement considérables. Toute une littéra-
ture enrichissante y est consacrée et représente
un des trésors spirituels de l'humanité.
Quant aux temps modernes, les choses de-
viennent plus complexes. Une méfiance se mani-
feste devant les accents non orthodoxes et de-
vant les thèmes qui ne valent qu'aux études
ethno-psychiques historiques. Il est permis dans
les essais et les publications d'intérêt scienti-
fique d'avancer que les efforts anachroniques
tardifs ont cherché un domaine d'influence et
de recrutement parmi les sectes mystiques en
exploitant l'attrait folklorique et exotique. Mais
le réveil actuel est profondément conscient
et sensible à ce terrain épineux. La répression
et le culte du pouvoir temporel ainsi qu'une
apologie du luxe excessif se désintéressant des
pauvres que les peuples musulmans ont vomi
depuis longtemps n'ont jamais servi qu'à la
servitude. Devant ces faits, le destin contem-
porain de la mystique surtout en Iran est à
étudier séparément. Les masses ainsi que l'intel-
ligentsia commune ne sont pas totalement étran-
gères à une orientation artificielle nouvelle,
affichée, mortifiante et corruptrice. C'est au
contraire la grandeur et la liberté de l'esprit, le
recueillement du cœur et la tolérance exem-
plaire de l'Islam qui sont à l'origine d'une mys-
tique créatrice d'âmes éternelles, de développe-
ments des pensées spirituelles et de chefs-
d'œuvre universels.
Ces quelques pages n'ébauchent que certains
traits de la mystique musulmane et n'ont aucu-
nement l'ambition d'examiner de fond en comble
les thèmes correspondants et corrélatifs. C'est,
en effet, l'approche d'un terrain complexe que
certains travaux d'éminents savants rendent
moins périlleux mais dont l'accès reste encore
aventureux.
M.-M. DAVY

LA MYSTIQUE
DU MONDE NOUVEAU

rg"i
A ROIS visages de mystiques, tous philoso-
phes, présentent quelques-unes des orientations
fondamentales de la nouvelle mystique. Une
rupture s'est opérée entre le passé et le présent,
car la mystique dans ses formulations ne sau-
rait échapper au temps et par conséquent à
l'histoire, plus encore parce que la mystique
s'intériorise en profondeur et de ce fait se dirige
nécessairement vers l'unité.

Elle prend conscience des dimensions spirituel-


les qui appartiennent à un passé sinon périmé
du moins strictement révolu. Les anciens mysti-
ques conservent leur beauté, ils ont éclairé leur
époque et ils nous apportent toujours un ensei-
gnement. Certes en tant qu'ils relèvent de
l'intemporel, ils se placent au-delà des mouve-
ments issus de l'évolution des civilisations et
leur message conserve une valeur éternelle. Mais
dans la mesure où ils sont liés intimement à
leur époque, leurs textes risquent de présenter
un caractère dévctionnel ou sentimental, leur
langage se charge de clichés, leur fréquent ap-
pel à des autorités risque de rendre parfois
fastidieuse la lecture de leurs ouvrages.

Dans le christianisme, la majorité des mysti-


ques appartiennent à l'ordre monastique ou
font partie de la cléricature. Des trois visages
qui ont été ici retenus, un seul est théologien :
Kierkegaard. Nicolas Berdiaev orthodoxe se
veut un penseur libre ; Simone Weil, juive
529 / mystique pour un monde nouveau
d'origine, n'est pas baptisée. Concernant le
passé, d'autres philosophes auraient pu être
présentés, Spinoza et Leibniz par exemple, Male-
branche et de nos jours Chestov, Bergson,
Heidegger, Jean Baruzi, Jean Grenier, Jacques
Paliard. Tout véritable philosophe possède —
en tant que sage — une intuition mystique.
L'examen des problèmes essentiels sont autant
d'approches à tâtons du mystère : celui de Dieu
et celui de l'homme étroitement conjoints.

L'originalité de Kierkegaard est d'avoir mon-


tré l'ébranlement des Églises officielles dans la
mèsure où elles pactisent avec le monde, pos-
sèdent le goût de la puissance, s'extériorisent
aux dépens de la vie intérieure qui seule favo-
rise le sens de l'universel. Il ne s'agit pas pour
Kierkegaard de dénoncer, il souffre, il pâtit
plus de la grande misère des Églises qu'il, ne
la divulgue. Ce qu'il dit du luthéranisme de son
temps vaut également pour les autres formes
chrétiennes, catholicisme et orthodoxie. Les
systèmes sont ébranlés. Pour sauver la vie spiri-
tuelle, il ne s'agit pas de revenir aux sources.
Les déviations apportées au cours de l'histoire
ne seront pas corrigées et résorbées par un
retour à l'Eglise primitive. Tout est à la fois
plus complexe et plus simple.

A cet égard Nicolas Berdiaev a posé le pro-


blème essentiel en montrant qu'une conception
sclérosante de l'homme n'a cessé de le détruire,
elle en a fait un esclave de Dieu et — dans une
certaine mesure — des Eglises officielles et des
différentes collectivités. Toutes les valeurs sont
remises aujourd'hui en question, les assises des
Églises sont fortement ébranlées ; leur pouvoir
ne cesse de s'amoindrir. Les hommes ne sont
plus des adolescents qu'il faut conduire et me-
nacer de châtiments posthumes ; ils sont de-
venus capables de prendre la responsabilité
d'eux-mêmes. Exalter l'homme — pour Berdiaev
— n'est pas minimiser Dieu, l'un et l'autre doi-
vent prendre leur véritable dimension. Si le
530/mystique pour un monde nouveau

mot Dieu semble difficile actuellement à pro-


noncer, ce n'est point parce que Dieu est mort
— sa mort aurait entraîné celle de l'homme — ;
le mot Dieu ne « passe » plus car on ignore ce
qu'il recouvre : idole ou réalité. Grâce à une
nouvelle anthropologie, il sera possible de s'ap-
procher de la Déité et de répondre à son appel.
Pour Berdiaev les temps sont venus où il est
nécessaire non seulement de s'affranchir des
divers esclavages, mais de donner sa réponse à
Dieu dans la liberté et la création authentique.
L'homme se réconcilie avec lui-même, avec le
cosmos dans lequel il s'inscrit. Il ne se retire
pas du monde ; ermite ou non, il le porte en lui.

Dans ce sens, Simone Weil a très bien vu que


l'athéisme pouvait dans certains cas opérer dans
l'homme une purification nécessaire afin de
l'affranchir des idoles ; renoncer aux idoles est
un détachement subtil. Sa mystique n'est pas
séparative, elle se situe dans le monde et son
active compassion s'étend de la classe ouvrière
à tous les déshérités. La justice est pour elle
aussi théologale que la foi. Par son sens de la dé-
création, elle rejoint certains grands mystiques
du passé, qu'elle retrouve aussi en insistant sur
l'humilité et la souffrance dominée. Simone
Weil n'est pas traversée par l'exaltation d'un
Berdiaev, sa vocation est autre. Sa démarche se
réalise aussi dans l'universel, elle ne supporte
point ce qui morcelle la « sainte unité ». Son
immense culture lui permet d'établir des points
de contact judicieux entre les différentes tra-
ditions.

Ces trois visages sont essentiels pour saisir


les caractéristiques de la nouvelle mystique.
Celle-ci n'a pas à se réclamer de la psycho-
logie, elle la dépasse ; elle ne relève pas non
plus d'une ontologie ou d'une métaphysique
particulières. Cette mystique est entièrement
dépouillée des systèmes d'écoles. Se manifes-
tant dans un monde nouveau, elle n'a pas à
craindre la prudence des Églises établies ou les
sarcasmes de ceux qui la défigurent par igno-
531 / mystique pour un monde nouveau
rance de sa beauté. Vivante comme hier, tou-
jours fruit d'une expérience personnelle, la
mystique d'aujourd'hui n'appartient en propre
à aucun ghetto, à' aucune religion particulière,
elle concerne tous les hommes séduits par le
mystère à la fois divin et humain.

Sôren Kierkegaard (t 1855)

Né dans une famille austère, dans un vieux


quartier de Copenhague, Sôren Kierkegaard se
dira « l'enfant de la vieillesse » en raison de
l'âge de ses parents dont il f u t le dernier des
sept enfants. Durant sa jeunesse, il perdra cinq
de ses frères et sœurs. On peut penser que ces
morts successives ont eu leur importance dans
le développement de sa vie intérieure et raffi-
nement de sa lucidité.
« Il est impossible de mettre l'accent sur
l'existence avec plus de force que je ne l'ai fait »,
dira Kierkegaard. En effet, dès 1846, Kierke-
gaard emploie le mot existentiel avec un sens
totalement neuf. Désormais, le terme devait
faire fortune non seulement en philosophie,
mais dans les domaines les plus variés. L'exis-
tant recouvrait sa plénitude, et le destin de
l'homme allait pouvoir être considéré avec un
nouveau regard. L'auteur avait conscience de
l'importance de son affirmation quand il écri-
vait : « La seule réalité dans un existant est
plus qu'un savoir, c'est sa propre réalité, le
fait d'être là, d'exister, et cette réalité est son
intérêt absolu. »
L'originalité de Kierkegaard réside dans son
intensité : tout en lui est violent. Eprouvé inté-
rieurement, ce philosophe vit en profondeur ce
qu'il exprime par l'écriture ou par le verbe. Le
refus de tout système, l'éveil qu'il provoque,
les masques qu'il arrache lui attireront de
nombreux ennemis. Comment pourraient-ils ac-
cepter que soit dénoncée l'inertie dans laquelle
les hommes aiment somnoler. Non seulement il
secoue ses lecteurs, mais il engendre par ses
MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU / 5 3 2
propos la mauvaise conscience. Il remet tout
en question car il n'est point satisfait des argu-
ments de ses devanciers ; il refuse les concepts
abstraits qui peuvent combler les faibles, seule
l'expérience personnelle lui apparaît valable.
« Etre homme résolument », dira-t-il à une
époque où une telle expression apparaissait ten-
dancieuse. Tragédie et ironie se conjuguent,
Kierkegaard souffre et il provoque de doulou-
reux accouchements. Cet art de la maïeutique
qu'il a hérité de Socrate renforce sa lucidité.
Son point de départ n'est ni l'émerveillement ni
l'étonnement que comporte la démarche philo-
sophique. Le début de sa recherche, son pre-
mier pas est provoqué par l'angoisse, et quelle
angoisse : « Une syncope de la liberté » !
Ce n'est point au péché que se réfère Kierke-
gaard, telle la majorité des théologiens prolixes
en enseignement sur le mal, ses causes et ses
effets. L'angoisse procède d'une autre réalité :
la condition humaine circonscrite par le néant
et l'absurde, alliant à la fois l'éternel et le tem-
porel et se présentant dans son extrême fragi-
lité. L'angoisse n'est pas synonyme de la
peur, bien au contraire, elle ne cesse de la
juguler ; elle propulse le courage, la décision.
Pas de retour pusillanime vers un passé rassu-
rant. Le paradoxe est un lieu d'élection, car le
paradoxe est vie et remise en question. De ce
fait, Kierkegaard demande des comptes à Hégeï,
il s'adresse à Nietzsche. Une volonté d'authen-
ticité caractérise sa démarche qui se dresse
comme un impératif impossible à esquiver ; le
labeur fondamental qu'il importe d'assumer
n'est pas situé au-delà de soi, il n'a pas à être
recherché au dehors, « se choisir soi-même
comme tâche », dira Kierkegaard. Vivre avec
soi, vivre au-dedans de soi dans l'authenticité
la plus exigeante, telle est d'ailleurs l'attitude
des mystiques des grandes époques spirituelles.
L'intériorisation de plus en plus profonde sera
l'enjeu de la recherche kierkegaardienne. Ce
choix de l'intériorité l'inscrit dans la liste des
mystiques authentiques.
533 / mystique pour un monde nouveau
A la question : qu'est-ce que la vie intérieure ?
Kierkegaard répond dans le Concept d'angoisse:
« La vie intérieure c'est le sérieux. » Il ne s'agit
pas de décrire la dimension de profondeur,
mais d'insinuer qu'on ne joue pas avec l'essen-
tiel, et qu'il est impossible d'en parler légère-
ment. Dans son Journal, il se dépeint sans
complaisance. Son malheur est d'être une
« interjection » : « Rien n'y est cloué à demeure,
tout est mouvant... Sur moi tout passe : pensées
de passage, passantes douleurs. » Il voudrait
trouver au-dedans de lui-même un élément so-
lide servant de point d'appui : comment s'ac-
crocher quand tout est muable et s'écoule ?
Cette errance, il en sait la cause et il la dépeint.
Etre « greffé sur le divin » ferait aussitôt cesser
cette mouvance dont il souffre. Dieu seul peut
révéler à l'homme sa propre vocation, Abraham
apprit de Yahwé le sens de son appel, Dieu a
parlé, mais Kierkegaard n'a pas bien entendu :
il en est encore à se chercher lui-même, et
faute de se trouver, il se masque, ou plutôt il
se présente sous d'autres noms.

Sa capacité de souffrance s'intensifie en lui-


même. La mélancolie est en lui comparable à
une pierre qui ne cesse de tomber dans le fond
de son être, il n'en parle point autour de lui et
conserve sa détresse dans son cœur. Il distrait
autrui, il l'écoute, et peut ainsi communiquer
au-dehors, mais, au-dedans, il est seul et sup-
porte le vide tragique de son isolement. On le
prend pour un autre. Comment pourrait-il d'ail-
leurs révéler la profondeur de sa solitude ?
Après sa rupture avec Régine, il écrira : « Si le
Christ doit habiter en moi, cela s'accomplira
sûrement selon le texte de l'Évangile du jour :
le Christ entre par les portes fermées. » Parfois
la joie le visite, il voudrait la retenir, il de-
mande humblement la présence de la grâce. Il
viendra un temps où il acceptera le fardeau de
son angoisse et de sa mélancolie : « Je ne vou-
drais plus rien dire d'autre que le mot Amen...
Malgré les instants où la mélancolie et la tris-
tesse m'attaquent encore, je vis la plupart du
534/mystique pour un monde nouveau
temps, et j o u r après jour, dans l'enchantement
le plus parfait. » Il accepte son instabilité en
évoquant « l'immutabilité de Dieu ».

Dans les Miettes philosophiques et le Post-


scriptum, Kierkegaard pose le problème de la
valeur actuelle du christianisme. Dans la mesure
où il approfondit le christianisme, il se sent de
plus en plus séparé de l'Eglise établie. L'Appren-
tissage du christianisme décrit sinon son hosti-
lité, du moins sa déception à l'égard de l'auto-
rité officielle, tandis que son attention donnée
au Dieu de l'Évangile ne cesse d'inviter les
hommes à l'aimer. On a défiguré le Christ et le
christianisme dira Kierkegaard : « La chré-
tienté a aboli le christianisme sans trop le sa-
voir ; il s'ensuit que le seul remède c'est d'es-
sayer de réintroduire le christianisme' dans la
chrétienté. » Trouver Dieu exige de « se faire
le contemporain du Christ ». Ce sont les hommes
solitaires qui cherchent Dieu et non les ins-
titutions. Le même thème sera repris dans
la Maladie mortelle et dans Invitation à faire un
examen de conscience.

Les personnalités de l'Église danoise sont


concernées, Kierkegaard traite de radoteur tel
pasteur en vue. A travers ses théologiens,
l'Eglise d'État danoise est attaquée, elle semble
avoir oublié la vérité du christianisme et ceux
qui en parlent le moins mal ne doivent être
considérés que comme des apprentis. Dans ses
écrits destinés au public, Kierkegaard parle
avec respect de Luther, par contre dans ses
notes personnelles il s'abandonne à une criti-
que sévère. Il reproche à Luther d'avoir « dimi-
nué les exigences là où il fallait les augmen-
ter ». Le luthéranisme aurait dû se vouloir
et être un correctif et non un absolu : « Le cor-
rectif luthérien, en devenant de façon auto-
nome tout le christianisme, produit l'espèce la
plus raffinée de mondanité et de paganisme. »
Etre chrétien ou tenter de le devenir exige de
témoigner : « Il est aussi impossible d'être un
vrai chrétien en silence — jovial et jouisseur —
535 / mystique pour un monde nouveau
que de tirer le canon en silence. » Ce que re-
proche Kierkegaard à la chrétienté, c'est son
adaptation au monde, son goût de l'extériorité
et du nombre. A la mondanité acceptée et vécue
par le luthéranisme s'oppose fa sainteté. A l'égard
du catholicisme Kierkegaard montre plus d'in-
dulgence, il le pense moins entamé par la mon-
danité que le luthéranisme, du moins à son
époque.
En réalité, il ne s'agit pas de s'affilier à un
clan dit « chrétien », mais de tenter, par un
approfondissement réel, grâce à une intériorité
plus dense, de devenir chrétien. Se nourrir du
christianisme sur un plan existentiel est exigé
pour devenir chrétien. Dieu ne communique pas
avec les hommes en édictant des dogmes, il
propose des paraboles que chacun doit vivre
suivant sa propre capacité. Trop de chrétiens
perdent leur personnalité dans de fausses réa-
lisations sociales, ils ont un commerce très
assidu avec l'histoire, dira Kierkegaard dans
Post-scriptum en s'attaquant à Hégel. La con-
quête de la subjectivité demande un effort,
elle ne cesse de s'opposer à la foi objective ,
« La foi objective, c'est comme si le christia-
nisme était annoncé comme un petit système...
comme si le Christ... avait été professeur et que
les Apôtres avaient constitué une petite société
savante » (Post-scriptum). Se saisir dans sa
subjectivité, c'est par là même construire et
façonner sa propre réalité.
L'expérience religieuse apparaît essentielle-
ment pathétique, la conscience est aux prises
avec l'univers, l'homme subit à travers les
épreuves des mutations successives. Le pathé-
tique est le signe normal de l'expérience spiri-
tuelle ; la subjectivité tendue et frémissante
surmonte les contraires en faveur de l'unité du
moi. Ce n'est pas la représentation de l'exis-
tence qui doit être modifiée mais l'existence
elle-même. Dans ce mouvement d'intériorité, la
souffrance intervient. Il ne s'agit pas d'une
souffrance imposée du dehors, tout se passe
536/mystique pour un monde nouveau

au-dedans et d'une façon d'autant plus violente


que le processus d'approfondissement s'accom-
plit. Quand un homme s'éveille à la présence
divine, il lui devient impossible d'éviter la
souffrance. Kierkegaard cite le texte d'Isaïe
(LVII, 15) dans Post-scriptum : « Dieu habite
dans un cœur brisé. » Toutefois la souffrance
n'est pas comparable à une sorte d'échelle con-
duisant au ciel ; seulement l'homme éprouve
sa médiocrité et sa misère, et il en ressent une
souffrance spirituelle. La conversion en tant
qu'orientation vers Dieu est révolution inté-
rieure, dans laquelle l'intelligence n'est d'aucun
recours : « La prédominance de l'intelligence
chez l'homme cultivé, son penchant vers ce qui
est objectif, provoquera toujours davantage de
la résistance contre l'acte de devenir chrétien; et
la résistance est le péché de l'intelligence »
(Post-scriptum). Selon Kierkegaard, devenir
chrétien constitue la plus terrible des décisions
dans la vie d'un homme, « à travers le déses-
poir et le scandale, il faut gagner la foi qui est
la plus haute passion à laquelle l'homme puisse
parvenir » (id.). Par cette conversion, l'homme
devenant une nouvelle créature subit une muta-
tion intérieure qui modifie ses rapports avec
Dieu et avec autrui. Dans cette métamorphose
il conserve la pensée de sa précarité, de l'ins-
tabilité de son équilibre, il se sait « une syn-
thèse d'infini et de fini, de temporel et d'éter-
nel, de liberté et de nécessité ». En se tournant
vers le Christ l'homme acquiert le sens de sa
propre mesure.

Le « tourment religieux » hante l'homme ap-


pelé à devenir chrétien, son désespoir est sans
comparaison avec tout sentiment de tristesse,
il brise ses attaches esthétiques pour s'intro-
duire dans la vie éthique. Le tourment engendre
une liberté d'esprit ; cette liberté est liée à la
réalisation de la personne. D'où la nécessité de
rencontrer son moi, de pouvoir « l'entendre »,
de passer « de l'abstraction à la personne ».
Tef est le sens de l'œuvre de Kierkegaard
d'après son propre aveu. Il serait erroné de
5 3 7 / MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU
relever dans l'emploi des pseudonymes divers
dont il a usé, une intention de dissimulation.
Kierkegaard s'explique à ce propos en écrivant
dans son journal de 1849 : « Commencer tout
de suite avec son propre moi dans ces circons-
tances où le monde était tellement habitué à
ne jamais entendre un moi, c'était impossible.
Ma tâche fut alors de forger des personnalités
d'auteurs et de les faire passer dans la réalité
de la vie pour habituer du moins un peu les
hommes à entendre ce discours à la première
personne. »

L'importance donnée à la personne se pré-


sente en tant qu'appel à l'expérience de l'inté-
riorité dont la mystique forme le sommet. La
mystique n'est jamais également répartie dans
un groupe, elle relève de la singularité. Déjà le
stade religieux — décrit par Kierkegaard —
correspond à une éthique supérieure surmon-
tant l'historicité avant de revenir de nouveau
vers elle après avoir subi une mutation. Ainsi
Abraham, le « chevalier de la foi », demeure en
suspens tant qu'il n'a pas dépassé la dimen-
sion mondaine corrélative au temps dans un
au-delà du temps. Le véritable christianisme
ne saurait appartenir en propre à un mouve-
ment collectif. La tension naît du paradoxe qui
surmonte le temps, de la même manière que
le désespoir exerce une fonction positive et
débouche sur l'espoir et que la vérité s'affirme
dans l'instant même où elle est niée.

Privé de toute vanité Kierkegaard se décrit


lui-même, il se considère comme un cobaye.
Ainsi les mystiques parlent de leur expérience,
non pour se faire connaître, mais uniquement
pour révéler l'action de la grâce en eux. Pour
Kierkegaard, dans l'ordre spirituel, tout est
nécessairement retour vers l'inter-subjectivité
car l'objectivation est idolâtrie. Dans l'Ecole du
christianisme, il insiste sur la nécessité du
Christ pour connaître Dieu. « L'impossibilité de
la communication directe est le secret de la
souffrance du Christ », seule l'idole peut se ren-
MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU / 5 3 8
contrer sans intermédiaire. Le rapport de per-
sonne à personne prend tout son relief dans
la mystique ; l'homme qui s'approche du mys-
tère accomplit le « saut » qui déclenche la méta-
morphose. « Aimer est mon seul domaine »,
écrit Kierkegaard. L'amour est la fonction
même du mystique, il ne peut s'exercer que de
personne à personne.

Quand Kierkegaard s'effondra dans la rue,


tandis qu'on le transportait à l'hôpital où il de-
vait quelques jours plus tard mourir, il formula
un souhait : donner sa vie en témoignage pour
la cause qu'il avait servie durant son existence.
Une telle mort évoque d'une certaine manière
;elle de Simone Weil qui donna elle aussi sa
vie en témoignage. Susciter la démarche diffi-
cile et solitaire à l'égard de la vérité dans une
acceptation totale de l'isolement et de la déré-
liction convient aux « témoins de la vérité ».
Kierkegaard se compare aux fruits, aux harengs
qui placés en bordure des caisses sont quelque
peu écrasés mais protègent par leur présence
ceux qui se trouvent au milieu. C'est en tant que
mystique que Kierkegaard s'élève contre les
Églises établies. Il sait que la sève mystique
risque toujours de provoquer l'effroi et même
le scandale.

Nicolas Berdiaev (11948)

Né en 1874 à Kiev, Nicolas Berdiaev appar-


tient par sa famille à l'aristocratie militaire.
Après ses études universitaires, il prend contact
avec le marxisme dont il espère l'établissement
d'une meilleure justice. Arrêté avec d'autres
étudiants sociaux-démocrates, exilé dans le Nord
de la Russie, Berdiaev rentre à Kiev et s'installe
successivement à Saint-Pétersbourg et à Moscou.
Ayant défendu les valeurs spirituelles par sa
parole et ses ouvrages, après des emprisonne-
ments successifs, Berdiaev est exilé. Il séjourne
en Allemagne avant de s'établir en France où
il restera jusqu'à sa mort. Son œuvre est con-
sacrée à la pneumatologie, au destin spirituel
539 / m y s t i q u e pour un monde nouveau

de l'homme ; son influence sera considérable


non seulement en Europe mais dans le monde
entier. D'un tempérament prophétique, ce philo-
sophe de la liberté et de l'acte créateur inau-
gure un nouveau type de mystique correspon-
dant à l'homme pourvu d'une supra-conscience.
L'homme et Dieu sont le tourment de toute
son existence. « Dieu, écrira-t-il, n'est en rien
semblable à l'idée qu'on s'en fait, absolument
en rien » (Autobiographie, p. 373). Précisant le
sens de sa recherche, il note : « C'est de la
pneumatologie, non de la psychologie que re-
lève mon travail. Dévoiler la part spirituelle, tel
est mon objet » (l'Esprit de Dostoïevski, p. 11).
Orthodoxe, tout en se tenant en marge de
l'Église officielle, Berdiaev considère que « la
venue du Christ a une importance cosmique et
cosmogonique ; ... le saint n'est rien d'autre
qu'une divinisation et cette divinisation impli-
que le cosmos entier ».

Berdiaev utilise la division apportée par Kant


entre l'ordre phénoménal et l'ordre nouménal,
entre la nature et la personne. C'est à partir de
cette distinction que devient possible la philo-
sophie de la liberté. Sa critique du concept en
tant que généralité et abstraction engendrée
par un monde aliéné, de l'être appartenant à un
« ordre objectif » lui permet de constater
l'aspect « naturaliste » de la métaphysique onto-
logique. « Système de naturalisme clos, dira-t-il,
penser l'esprit comme étant l'être, c'est le penser
à la manière naturaliste comme étant nature,
objet... l'Etre c'est l'acte figé » (Eschatologie
et liberté, p. 81). Ainsi le Dieu de l'ontologie est
une abstraction, un Absolu privé de vie. « Le
Dieu omniscient et omnipotent est... son propre
partenaire, lui-même répond à ses propres
appels, lui-même et personne d'autre » (Esprit
et Réalité, p. 144). C'est ainsi qu'on aboutit à
établir des rapports sociaux entre Dieu et
l'homme, de domination et d'esclavage. Le Dieu
conçu comme objet est source d'esclavage et
dalinéation. Or, Dieu inspire à l'homme la
liberté.
540/mystique pour un monde nouveau
L'homme présente deux principes indépen-
dants l'un de l'autre. D'une part une indétermi-
nation originelle prenant sa source dans l'Un-
grund (notion empruntée à Boehme mais cor-
rigée), incréé, originel, privé de toute différen-
ciation ; abîme néontique. Cette indétermination
qui appartient à l'homme est à la fols sans
fond et sans fondement. Le second principe con-
cerne l'image de Dieu dans l'homme, lui-jnême
déterminé par cette présence. Seule la liberté
originelle donne un sens, selon Berdiaev, au
problème du mal. « La liberté s'allume dans les
ténèbres » (Esprit et Réalité, p. Î82) ; la liberté
est antérieure à l'être.

La pensée de Berdiaev relève à la fois d'Ec-


khart, de Boehme et de Grégoire de Nysse.
D'une part : Ungrund-Absolu-Néant-Gottheit coïn-
cident. D'autre part, cette présence de l'image
divine dans l'homme oriente l'homme vers sa
déification : « Le vrai hunpain est ce qui est
dans l'homme à la ressemblance de Dieu, ce qui
est le divin » (Dialectique existentielle, pp. 139-
140). Cette image de Dieu dans l'homme signifie
à la fois la personne et la liberté. « La personne
humaine... est la révélation en l'homme de
l'image de Dieu » (Vérité et Révélation, p. 78).

C'est à travers la philosophie de la liberté


que Berdiaev aborde le niveau mystique. Son
point de départ est existentiel : « On ne peut
concevoir la profondeur de l'esprit que d'une
façon existentielle, en vivant le destin tragique,
en traversant la souffrance, l'angoisse, la mort,
l'amour, la création » (Esprit et Réalité, p. 67) ;
l'expérience de l'angoisse et de la nostalgie, voire
du désespoir — présente dans la recherche de
Kierkegaard — constitue la voie d'approche dé-
crite par Berdiaev ; seule l'expérience intérieure
aboutit au face à face avec le mystère. « L'an-
goisse est séparation et aspiration vers ce dont
elle est séparée... » La nostalgie prend un relief
important ; « dans la nostalgie, l'homme éprouve
un sentiment d'abandon, de solitude, de rup-
ture avec le monde... Il y a dans la nostalgie
5 4 1 / MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU
quelque chose de transcendant au double sens
du mot. En même temps, en effet, que la per-
sonne se sent transcendante, étrangère au mon-
de, elle est effrayée par l'abîme qui la sépare
du monde supérieur, d'un monde qui devrait
être le sien » (Esclavage et liberté, p. 56). Le
drame de l'homme est de se trouver dans
l'obligation d'assumer sa temporalité qui le jette
dans le fini et le limité, tout en éprouvant en
lui l'infini et l'illimité. Le paradoxe est à la fois
rupture et déchirement. Ce paradoxe sera vécu
à son sommet grâce à l'expérience mystique.
C'est en partant de l'élément divin que l'homme
possède en lui, qu'il lui devient possible d'accé-
der au mystère : « La vérité n'existe pas hors
de nous et au-dessus de nous, elle est possible
parce que nous sommes la vérité... Dieu est la
vérité » (Métaphysique eschatologique, p. 34).
Le mystique n'a pas à sortir de lui-même, mais
à pénétrer en son moi profond : « La personne
humaine est un être théandrique » (Esclavage
et liberté, p. 47). Ainsi la rencontre entre Dieu
et l'homme sera une rencontre entre deux per-
sonnes. Le mystique ne rencontre pas l'Absolu,
ni une essence, il rencontre une personne, une
existence. Dieu et l'homme « souffrent » d'être
séparés, ils souhaitent se rencontrer et s'unir.
Non seulement l'homme souffre de sa sépara-
tion, mais Dieu lui-même pâtit. Il existe une
« nostalgie humaine de Dieu et une nostalgie
divine de l'Homme ». C'est pourquoi Berdiaev
peut écrire : « Ce qui se passe dans les pro-
fondeurs de l'homme se passe également dans
celles de Dieu » (Dialectique existentielle, p. 65).
Ainsi « la mystique est une victoire sur l'état
de créature. Seul y participe l'homme spirituel,
grâce au principe spirituel qui est en lui »
(Esprit et réalité, p. 165). L'expérience mystique
est l'aboutissement normal de la rencontre de
Dieu et de l'homme. « Le transcendant est
immanent à cette expérience, la différence
même entre la transcendence et l'immanence
s'efface, mais cela ne signifie aucunement
absorption du divin par l'humain. Le divin est
senti comme immanent, Dieu se révèle dans le
MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU / 5 4 2
fond de l'âme ; tout vient de la profondeur, et
de l'intérieur, non pas d'en haut et de l'exté-
rieur » (Esprit et réalité, p. 167).
Le contenu de l'expérience mystique présentée
par Nicolas Berdiaev est très proche de la
pensée de Maître Eckhart et d'Angelus Silesius.
Dieu et l'homme ne sont pas l'un sans l'autre ;
ils forment un couple. « Dieu est, par nature,
amour qui ne peut ni ne veut exister sans son
bien-aimé... créateur et créature sont des ter-
mes corrélatifs. Si l'homme n'existe pas, Dieu
n'existe pas non plus » (Esprit et réalité, p. 169).
Fidèle à Maître Eckhart, Berdiaev fait allusion
à la divinité inaccessible au-delà de Dieu. Cette
divinité (Déité) est mystère, c'est en elle, et
non seulement en le Dieu révélé, que le mys-
tique plonge ; seule l'expérience mystique per-
met de dépasser Dieu et de pénétrer dans le
mystère de la Déité. L'élan est la caractéristique
de l'acte créateur à l'état pur. L'acte créateur
est communication avec Dieu, il sauve le monde
déchu dont il modifie la structure en raison
de ses liens avec l'éternité. Tendu dans un
mouvement créateur, le mystique libéré de toute
dualité concernant le bien et le mal transcende
son moi égoïste, dépasse même l'idée d'un salut
ou d'une perfection personnelle par un renonce-
ment total à lui-même. Un tel homme ne cesse
d'innover et de créer. Selon Nicolas Berdiaev
l'homme mû par l'acte créateur, à la fois micro-
cosme et microtheos, animé par l'énergie théan-
drique, régénère le monde, lui apporte la
beauté et la manifeste : « Transfigurer et régé-
nérer réellement la nature humaine, c'est at-
teindre la beauté... la fin suprême est la beauté
de la créature... la beauté sauvera le monde »
(Destin de l'homme, p. 318). Pour Berdiaev, « la
beauté correspond à l'être parfait... harmo-
nieux ». L'énergie divino-humaine a pour fonc-
tion de créer la beauté. Par son élan créateur,
le mystique apporte au cosmos la vie, la liberté
et participe à la déification de la créature.
Les thèmes de l'image, du symbole et du
mythe présentés par Berdiaev éclairent le lan-
5 4 3 / MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU
gage des mystiques ; image, symbole et mythe
sont moyens de communication et manifestent
la nostalgie du divin que l'homme porte dans
le secret de son cœur. De ce fait, ils orientent
vers une vision eschatologique.
Le mystique se tenant au-delà des oppositions
entre le divin et l'humain transcende le temps
et l'histoire et s'établit dans la profondeur de
l'intériorité. Certes, il n'échappe pas à l'an-
goisse : « La nostalgie et l'angoisse profonde qui'
nous étreignent devant le mystère de la mort
sont la preuve que nous ne relevons pas unique-
ment de la surface, mais de la profondeur ; de
ce que nous n'appartenons pas seulement à la
quotidienneté de la vie dans le temps, mais
aussi à l'éternité » (Destination de l'homme,
p. 344).
Quand l'élan de l'acte créateur est unique-
ment considéré dans le temps et l'espace, un
sentiment de détresse peut s'éprouver, l'homme
se heurte durement au monde aliéné. Mais il
doit savoir qu'il n'a pas à considérer le fruit de
ses œuvres ; « ce qui a été vécu au fond de cet
instant existentiel demeure », il concerne non
seulement le monde des phénomènes, il atteint
le monde nouménal ; il opère non seulement
dans l'histoire humaine, mais dans l'histoire
céleste. « Les œuvres des grands créateurs pré-
parent le royaume de Dieu et pénètrent en lui »
(Métaphysique eschatologique, p. 280).
Tout se passe au niveau de l'esprit. A ce
stade, la conception religieuse ne se présente
plus comme une passivité, elle devient pléni-
tude de tout l'être, « la création est en elle-
même la religion « (le Sens de l'acte créateur,
p. 145) ; l'expérience religieuse créatrice n'est
reliée à aucune distinction entre le sujet et
l'objet. En réalité, « le mystère divin et le mys-
tère humain ne sont qu'un mystère, en Dieu se
garde la mystique de l'homme et dans l'homme
le secret de Dieu » (Id., p. 406).
« L'idée maîtresse de ma vie, écrit Nicolas
Berdiaev, est l'idée de l'homme, de son visage,
MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU / 5 4 4
de sa liberté créatrice et de sa prédestination
créatrice. » Par l'acte créateur, l'homme donne
sa réponse à Dieu. La création s'opère par
l'Esprit-Saint, l'homme reçoit l'énergie théan-
drique créatrice. « L'homme attend la naissance
de Dieu en lui, Dieu attend la naissance de
l'homme en lui. C'est dans cette profondeur que
doit être posé le problème de la création. » La
création de l'homme poursuit et achève la
création du monde.

L'acte créateur de l'homme ne saurait con-


cerner les valeurs culturelles, la génération ou
l'évolution, il constitue un changement de ni-
veau, une transfiguration ; il s'affirme dans un
mouvement vertical comme illumination au-delà
de toute extériorité. Par là même, il opère la
transformation du cosmos et suscite l'avène-
ment du Royaume de Dieu.

En raison de sa propre métamorphose et de


son action sur le monde, le mystique est essen-
tiellement créateur. Il se situe en dehors des
catégories morales et de tout système ; son
éthique s'oppose à celles de la Loi. Le mystique
découvre le monde de l'homme intérieur ; il
prend conscience du cosmos qu'il porte en lui.
« Ainsi, la mystique anime et inspire la source
et la racine de la vie religieuse. Elle est le fon-
dement essentiel de toute connaissance reli-
gieuse. Les religions traduisent en connaissance
et en être ce qui, dans la mystique, est vécu et
révélé dans l'immédiat » (id., p. 377). Plus en-
core, Berdiaev distingue dans la connaissance
dogmatique des Eglises universelles, « la tra-
duction objectivç de l'expérience mystique direc-
tement vécue ». Les dogmes s'effritent et meu-
rent, quand ils ont perdu le contact avec leur
source mystique ; ils instruisent l'homme ex-
terne et non l'homme intérieur ; ils confondent
l'expérience spirituelle avec l'expérience physi-
que et psychique. D'où l'insistance de Berdiaev
sur les deux principes qui ne cessent de s'af-
fronter : le principe mystique intérieur et le
principe de l'être extérieur (Id., p. 377). Malheu-
5 4 5 / MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU
reusement, mystique et psychologie sont deux
notions souvent confondues, bien que s'établis-
sant à des niveaux rigoureusement différents.

Pour Nicolas Berdiaev « la religion de la


vérité crucifiée est la religion de la liberté de
l'esprit. La vérité crucifiée ne possède pas de
contrainte logique ou juridique ; elle apparut
dans le monde comme l'amour infini, et l'amour
ne contraint pas, il me rend infiniment libre.
Dans l'amour, j'acquiers la liberté suprême. La
liberté doit m'amener à l'amour, et l'amour
doit me rendre libre. La grâce du Christ cons-
titue précisément le mystère de la liberté qui
aime et de l'amour qui affranchit » (Esprit et
liberté, p. 168). Liberté et création se jumellent,
« ce qui vaut pour la liberté vaut également
pour la création » (id., p. 180).

Le mystique exerce sur le cosmos et sur


Dieu lui-même une influence dont les traces
sont perceptibles : « Les événements se dérou-
lent dans la réalité de l'esprit avant de se mani-
fester dans- la réalité extérieure de l'histoire.
Tout ce qui arrive dans le monde... a une
source intérieure spirituelle. » Ce texte de
Nicolas Berdiaev éclaire l'époque moderne. En
termes prophétiques, il a annoncé un temps
nouveau : celui de l'homme devenu libre et
créateur. A cette époque nouvelle correspond
un nouveau type de mystique. « ... Jusqu'à pré-
sent, la mystique était née au hasard des indi-
vidualistes particuliers, elle était demeurée
secrète, clandestine. A présent sont venus les
temps d'une mystique universelle... pleinement
révélée. La révélation de la mystique est la
caractéristique de notre époque, et l'époque
implique la nécessité de reconnaître quelle mys-
tique peut être dirigée vers un devenir créa-
teur » (le Sens de l'acte créateur, p. 303).

Simone Weil (f 1943)

Née à Paris en 1909, élève d'Alain au lycée


Henri IV, Simone Weil entre à l'Ecole Normale,
546/mystique pour un monde nouveau
passe l'agrégation de philosophie et devient pro-
fesseur avant de faire une expérience ouvrière
dans une usine. D'origine juive, Simone Weil se
posera la question du baptême sans toutefois
l'accepter, lors de ses diverses rencontres, à
Marseille en 1942, avec le Père Perrin. Après
un bref passage à New York où elle accompa-
gne sa famille, elle parvient à gagner l'Angle-
terre, travaille dans les services de la France
libre créés par le Général de Gaulle. Malade,
elle est soignée dans un sanatorium et meurt
à l'hôpital d'Ashford le 24 août 1943. Elle écrira
un nombre important d'essais dans lesquels
s'affirme, d'une façon constante, son attention
donnée aux problèmes essentiels. Simone Weil
s'inspire de ce qu'elle nomme « les authentiques
amis de Dieu ». Ceux-ci appartiennent aux diffé-
rentes races et religions et peuvent également
se trouver en dehors des confessions religieuses.
Elle étudie les textes des diverses Ecritures sa-
crées, les légendes et les mythes. Sa manière
d'écrire est à la fois affirmative et interroga-
tive ; fidèle disciple de l'enseignement d'Alain,
elle a l'audace de tout remettre en question.
Sa prodigieuse culture et sa parfaite honnêteté
l'obligent à revenir sur des thèmes identiques
tout en les envisageant sous des facettes diffé-
rentes.

« Les diverses traditions religieuses authen-


tiques sont des reflets différents de la même
vérité, et peut-être également précieux. Mais on
ne s'en rend pas compte, parce que chacun vit
une seule de ces traditions et aperçoit les autres
du dehors » (Lettre à un religieux, p. 35). Ce
texte est important pour souligner l'unité des
mystiques. Cette unité se retrouve dans une
formule brève des Védas : « Un seul existe que
les sages appellent de divers noms », et chez
Héraclite : « Le principe premier veut et pour-
tant ne veut pas être nommé Zeus ; il se nomme
au gré de chacun. » Tout en étant non reliée
à une forme religieuse distincte, Simone Weil
apparaît dépendre étroitement de son expé-
rience du Christ. Un jour, elle avait noté : « Le
547 / mystique pour un monde nouveau

Christ est descendu et m'a prise. » Pour elle,


tout aboutit au Christ et en découle. Durant
les siècles, avant l'Incarnation, les peuples de
façons diverses ont réclamé sa venue. Péguy
avait écrit : « Et les pas de la grâce avaient
marché pour lui. » Simone Weil établit sous
une forme interrogative des rapprochements
entre les différentes traditions et le christia-
nisme auquel elles aboutissent.

La beauté du monde est un des thèmes favo-


ris de Simone Weil. Son aspect visible est com-
paré au corps de l'Ame du Monde. L'Ame du
Monde, d'après les termes mêmes de Platon, est
antérieure au monde visible, antérieure au
temps. Elle peut être envisagée comme une
personne, et représente le Fils unique à la fois
« Dieu heureux » (par la vie trinitaire) et dé-
chiré car jeté dans l'espace et le temps.

Le problème du temps est fondamental pour


la mystique telle que la présente et l'expéri-
mente Simone Weil. L'homme étant incapable
d'agir sans intermédiaire, le temps caractérise
la médiateté de l'existence humaine ; plus en-
core, il est l'existence même. C'est pourquoi « la
contemplation du temps est la clef de la vie
humaine » (la Connaissance surnaturelle, p. 137).
En prenant conscience de sa situation dans le
temps, l'homme est crucifié sur la Croix. « Le
temps à proprement parler n'existe pas... Nous
sommes soumis à ce qui n'existe pas » (Cahiers I,
114; I, 42). Le temps se déroule par minutes
successives, l'attention doit se fixer sur cette
brièveté, en accepter parfois l'entière monotonie.
Double aspect de la monotonie, écrira Simone
Weil, en tant que reflet de l'éternité elle est
ce qu'il y a au monde de plus beau ; le cercle
en constitue le modèle. Mais quand l'homme se
dérobe à l'instant présent, quand il s'échappe
de l'instant, la monotonie offre son affreux
visage, elle devient accablante. D'où la nécessité
de transcender le temps, de se situer au-delà de
la série d'événements qui se déroulent inlassa-
blement, en se tenant dans la partie négative
548/mystique pour un monde nouveau
de l'âme dans laquelle se trouve l'énergie végé-
tative située au-dessous du temps et qu'il im-
porte de faire passer au niveau surnaturel. Cette
mutation modifie immédiatement les rapports
avec les événements liés au temps. Telle est la
seule manière de transcender le temps, de sor-
tir de la Caverne, de son obscurité et de ses
illusions et d'amorcer le processus de décréation
qui constitue la base de la mystique de Simone
Weil.

Le temps signifie l'abdication de Dieu, il cons-


titue en quelque sorte sa limite, or il est impos-
sible d'échapper au temps, on peut seulement
le transcender. L'image de Dieu que l'homme
porte en lui est semence d'éternité. Dans la
mesure où l'homme plonge dans le fond de son
âme, il atteint le lieu secret qui l'apparente à
Dieu, aussitôt il se libère de la création et du
temps. Se situer à ce niveau d'intériorité abys-
sale permet de vivre d'une autre manière le
temps, de se fixer au-delà de son écoulement et
de retrouver par là même un état d'innocence.
Parvenu à ce niveau, l'homme se libère de tout
passé et de tout avenir. Certes, son passé
risque de le conditionner, mais il lui refuse
toute dimension imaginative. « Accepter, écrit
Simone Weil, que l'avenir soit encore vierge et
intact, rigoureusement lié au passé par des liens
que nous ignorons, mais tout à fait libre des
liens que notre imagination croit lui imposer.
Accepter la possibilité qu'il arrive et en parti-
culier qu'il nous arrive n'importe quoi, et que
le jour de demain fasse de toute notre vie
passée une chose stérile et vaine » (Attente de
Dieu, p. 173). Renoncer à son propre futur,
renoncer aux compensations que pouvaient faire
naître en nous les circonstances passées qui ont
blessé notre personnalité, renoncer à l'expan-
sion du moi, se détacher des événements à
venir, c'est la seule façon de renoncer à son
moi, de se vider de lui et par conséquent de
ne pas avoir nécessairement recours à cet inter-
médiaire constitué par le temps. « Considérer
le rapport du temps indéfini à l'Esprit, qui
549 / mystique pour un monde nouveau
coupe les racines plongées dans le temps, qui
descend dans les âmes pour les sauver et les
transplanter, les enraciner dans l'éternité, les
mettre dans la plénitude de la perfection... »
(Attente de Dieu, p. 175). Le temps devient le
cadre des représentations, il n'a plus d'autre
fonction que d'instaurer un présent.
C'est dans ce présent qu'il importe de se
tenir, de recevoir la grâce, d'adhérer à Dieu,
de se soumettre à sa volonté, de lui demander
le pain quotidien surnaturel de la grâce. La
contemplation de la beauté favorise le détache-
ment du temps. Contempler un beau paysage,
c'est souhaiter qu'il ne se modifie pas, qu'il
reste exactement ce qu'il est. Vivre dans l'ins-
tant avec plénitude exige de lui apporter son
consentement total « le oui du mariage » (At-
tente de Dieu, p. 171). De même «la joie est
notre évasion hors du temps » (Connaissance
spirituelle, p. 154). A la beauté et à la joie s'ad-
joint la souffrance, elle fixe dans l'instant et
pénètre ainsi dans l'éternité. Se tenir sans
orientation dans l'existence est déjà une façon
non seulement d'accepter la mort mais de la
vivre. Dans cette mort du moi se trouve îe
fondement de la décréation. « Le temps mène
hors du temps », vivre dans le temps c'est
constamment s'en détacher ; l'important est de
renoncer au futur, à ses compensations, à ses
rêves, que l'attention soit regard et non atta-
chement. Supporter le temps, l'accepter comme
une nécessité tout en refusant de tenter d'exer-
cer une domination sur lui. Ainsi l'homme
s'évade de son moi illusoire tendant à tout
ramener à lui-même. Le détachement du moi
dévoile « un fragment de Dieu ». Par ce déta-
chement qui engendre le vide, l'homme devient
capable de saisir l'étincelle divine qu'il porte
en lui. Renoncer à l'expansion est la façon la
plus certaine de renoncer à sa volonté propre.

La décréation en tant que passage dans l'éter-


nité, regard attentif donné à l'instant présent,
correspond à une nouvelle création. De même
550/mystique pour un monde nouveau

que la prière est un état, il existe un état de


décréation qui est réception de lumière sans
interruption : « Nouvelle naissance. Au lieu que
la semence serve à engendrer un autre être,
elle sert à engendrer une seconde fois le même
être. Retour sur soi, circuit bouclé, cercle »
(Connaissance surnaturelle, p. 154). Qu'il s'agisse
de l'action non-agissante ou du travail, tout
s'accomplit dans cette même perspective. Le
travail, selon Simone Weil, est comparable
à une mort, il effectue la décréation, il
implique une transformation, il y a passage de
« sa propre substance vivante en matière non
organique ». Aussi « le travail physique se pré-
sente comme une mort quotidienne ».

Simone Weil évoque le consentement donné


à la mort quand celle-ci est présente et vue dans
sa nudité. Elle rapproche de ce consentement
celui donné au travail, consentement moins vio-
lent que le premier mais complet dans son
exercice (Enracinement, p. 256). L'attention
donnée au travail est requise, sinon le travail
perd son sens. Attention donnée au travail et
détachement des effets qu'il comporte mon-
trent comment « tout attachement à un objet
est émission d'énergie... Le détachement, c'est
l'émission de la totalité de l'énergie vers Dieu »
(Connaissance surnaturelle, p. 252). Cet état de
détachement engendre avec autrui des rapports
différents, le parfait agir non-agissant que
Simone Weil a pu apprendre de la Bagavad-
Gîta intervient dans les rapports humains.
L'amour pour autrui doit s'adresser à la per-
sonne, il ne supporte ni froideur, ni indiffé-
rence, il sera éprouvé dans la mesure où il est
donné avec chaleur : « Dieu n'est pas présent,
même s'il est invoqué, là où les malheureux sont
seulement une occasion de faire le bien, même
s'ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont
dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière,
de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Et
il faut leur porter, dans leur état inerte, ano-
nyme, un amour personnel » (Attente de Dieu,
pp. 110-111). L'homme peut avoir conscience
551 / mystique pour un monde nouveau
d'être un intermédiaire entre Dieu et autrui,
cette persuasion ne doit pas l'empêcher d'aimer
autrui comme une personne. Traiter quelqu'un
comme une chose est « un sacrilège envers ce
que l'homme enferme de sacré » (Ecrits de
Londres, p. 77). Le thème de l'attention, sur
lequel Simone Weil insiste fréquemment dans
toute son œuvre, prend un relief particulier
quand il s'agit d'autrui. Cependant, l'homme
donne difficilement son attention : « Il y a
quelque chose dans notre âme qui répugne à la
véritable attention, beaucoup plus violemment
que la chair ne répugne à la fatigue. Ce quelque
chose est beaucoup plus proche du mal que la
chair » (Attente de Dieu, p. 76).

La compassion à l'égard d'autrui est un des


moteurs de l'engagement social de Simone Weil.
Dans un commentaire de la phrase d'Eschyle
concernant Prométhée : « Il est bon d'aimer au
point de paraître fou », elle se décrit elle-même
en ajoutant : « La folie d'amour quand elle a
saisi un être humain, transforme complète-
ment les modalités de l'action et de la pensée.
Elle est apparentée à la folie de Dieu... » Elle
précise sa pensée en écrivant : « Le critère
des choses qui viennent de Dieu, c'est qu'elles
présentent tous les caractères de la folie, ex-
cepté la perte de l'aptitude à « dénoncer » la
vérité et à aimer la justice » (la Connaissance
surnaturelle). Cet amour de la justice, Simone
Weil le réalise suivant le texte de Platon :
« L'amour ne fait ni ne souffre l'injustice, ni
parmi les dieux ni parmi les hommes. » Un tel
amour de la justice rend solitaire, car il « pré-
cipite dans des risques qu'on ne peut pas courir
si on a accordé son cœur à quoi que ce soit en
ce monde, fut-ce une grande cause, ou une
Eglise, ou une patrie ». Il est impossible d'ac-
cepter « la vérité cristallisée en opinion collec-
tive infaillible ». Le langage universel, Simone
Weil le place dans le beau, il peut s'appliquer à
tous les hommes et le beau est anonyme. Quand
un homme est séduit par le beau, il ne s'inté-
resse pas à son origine. Il lui suffit d'admirer,
MYSTIQUE POUR UN MONDE N O U V E A U / 5 5 2
il en est ainsi pour la « beauté du monde ». C'est
dans la mesure où le beau met en communi-
cation avec l'Un que le sentiment du beau re-
joint la foi. Dans une lettre adressée à Joë
Bousquet en mai 1942, Simone Weil écrit :
« Vous n'avez plus... qu'une coquille à percer
pour sortir des ténèbres de l'œuf dans la clarté
de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper
contre la coquille... l'œuf, c'est ce monde visi-
ble. Le poussin c'est l'Amour, l'Amour qui est
Dieu même et habite au fond de tout homme
comme un germe invisible. Quand la- coquille
est percée, quand l'être est sorti, il a encore
pour objet ce même monde... »
Tenter de mettre une étiquette de chrétienne
sur la pensée de Simone Weil serait une erreur.
On peut seulement dire avec exactitude que
son platonisme l'oriente vers le christianisme
et se fixe en lui. Tel n'est pas d'ailleurs le pro-
blème. L'important consiste dans son expé-
rience spirituelle. C'est en raison de la profon-
deur de cette expérience que Simone Weil doit
être considérée comme une mystique authen-
tique. Toute sa pensée est suspendue à l'Esprit
de vérité. Elle écrit : « L'esprit de vérité — le
souffle igné de la vérité, l'énergie de la vérité —
est en même temps l'Amour... » « La vérité
transformée en vie », telle est la dimension pro-
fonde de sa mystique.

Simone Weil semble avoir inauguré un nou-


veau type de mystique, convenant à notre
époque. Une mystique libérée de tout aspect
dévotionnel, de toute répétition. Simone Weil
innove, elle est dégagée de toute influence
sclérosante. Sa mystique est géniale, c'est pour-
quoi elle suscite autant d'intérêt et même de
passion en sa faveur ou contre ses propos.
Dans Attente de Dieu, elle avait écrit : « Nous
vivons à une époque tout à fait sans précédent...
Aujourd'hui ce n'est rien encore que d'être un
saint, il faut la sainteté que le moment exige,
une sainteté nouvelle, elle aussi sans précédent...
Le monde a besoin de saints qui aient du génie
comme une ville où il y a la peste a besoin de
5 5 3 / MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU

médecins » (p. 105). Cette sainteté nouvelle n'a


pas à renier les grands mystiques des temps
passés, elle, est autre car elle correspond à une
autre époque. « Un type nouveau de sainteté,
c'est un jaillissement, une invention..., c'est
presque l'analogue d'une révélation nouvelle de
l'univers et de la destinée humaine » (Id.).

Dans une telle mystique les facultés de l'in-


telligence ont leur rôle, elles se tiennent de-
vant la porte du mystère mais ne la franchis-
sent pas.
MATHILDE NIEL.
BAILEY YOUNG

LA MYSTIQUE HIPPIE

MYSTIQUE ET DROGUE

A
X J L la fin du XIX* siècle, parurent deux livres
qui sont le point de départ et la préfiguration
de notre propos ici. Dans les Variétés de l'expé-
rience religieuse, W. James eut le premier le
courage d'étudier l'expérience religieuse du point
de vue de la psychologie, ceci sans irrespect pour
l'une ou pour l'autre, à une époque où la science
identifiait religion et superstition et où la reli-
gion considérait la science comme l'ennemie
de la foi. L'étude de James sur le mysticisme
demeure notre référence de base. Au même
moment parut à Londres la Mescaline : un nou-
veau Paradis artificiel, où Havelock Ellis relate
sa propre expérimentation du peyotl, et qui de-
vait devenir le premier ouvrage d'un nouveau
genre littéraire, celui de l'exploration par les
Occidentaux de l'espace intérieur à l'aide des
drogues psychédéliques.
Le premier ouvrage ? A condition toutefois de
négliger tout un ensemble littéraire du XIX' siè-
cle, notamment les Paradis artificiels de Baude-
laire dont dérive manifestement le titre de Ellis.
Insistons sur la distinction fondamentale entre
les « drogues » connues en Europe au XIX e siècle,
pour la plupart dérivées de l'opium ou de la
cannabis, et les drogues psychédéliques, sans
négliger de considérer comment le folklore qui
s'est développé autour des premières a influencé
les attitudes à l'égard de ces dernières. Les
écrits concernant les drogues du genre opium-
5 5 5 / MYSTIQUE HIPPIE ?
hachisch se divisent en une tendance positive,
qui loue leur pouvoir de libérer l'imagination
et de magnifier les sensations agréables, et une
tendance négative qui .les accuse d'embrouiller
l'esprit et d'asservir les corps. Mais personne
ne revendique à leur égard un usage religieux,
et l'expérience mystique semble bien au-delà de
leurs possibilités.
Quant aux drogues psychédéliques, que sont-
elles ? Comment en vinrent-elles à être associées
au mysticisme ? Nous nous occuperons ici des
trois plus fameuses, celles sur lesquelles on
a le plus écrit. La mescaline et la psilocybine
proviennent respectivement du peyotl et de
champignons du genre psilocybe. Elles furent
utilisées pendant des siècles à des fins religieu-
ses par les Indiens du Sud-Ouest américain et
du Mexique. Le LSD-25 est un produit synthé-
tique découvert par accident à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, qui se répandit après
la guerre dans les expériences médicales. On
reconnut la similitude de ses effets avec ceux
de la mescaline, et plus tard de la psilocybine ;
de nombreuses expériences médicales furent pra-
tiquées à l'aide de ces drogues dans les années
50 : on les nommait les « psychomimétiques »;
selon une théorie qui voulait qu'elles produi-
sissent un état de schizophrénie modèle. Il im-
porte de souligner l'absence dans cette tradition
sur l'usage des drogues de toute suggestion de
valeur religieuse ou de possibilité mystique.
C'étaient des instruments scientifiques, puis-
sants certes, à n'utiliser que par des spécia-
listes, soit pour mieux comprendre la nature
des désordres mentaux, soit à des fins théra-
peutiques, pour contribuer par exemple à la
guérison d'alcooliques. Les articles rédigés par
les médecins-chercheurs à cette époque le sont
tous de ce point de vue objectif; ils ne traitent
jamais de l'expérience du médecin mais de ses
observations sur un individu dont il assure
qu'il n'est pas exalté mais mentalement dé-
rangé. Les comptes rendus des cobayes humains
présentent une image radicalement différente,
comme nous le verrons.
mystique hippie ? / 556
Et l'usage des drogues par les Indiens ? Re-
pose-t-il sur des aspirations mystiques ? Il existe
un corps de littérature, œuvre de chercheurs
occidentaux qui ont étudié cet usage chez les
Indiens et qui y ont pris part. Ils sont tous
d'accord sur le sérieux religieux de l'usage indien
des drogues psychédéliques. Les Aztèques, rap-
porte G. Wasson, banquier new-yorkais qui s'in-
téressa toute sa vie à l'anthropologie culturelle,
appelait ces champignons donneurs de visions :
la « chair de Dieu ». Aujourd'hui encore les
champignons sont considérés comme « la clé de
la communication avec la divinité », ils « sont
ingérés quand un grave problème doit être
résolu, et, me semble-t-il, en cette occasion seule-
ment ». Il n'y a « absolument rien de commun
entre ces champignons sacrés et notre usage de
l'alcool », souligne-t-il. L'anthropologue J.S. Slot-
kin étudia l'usage du peyotl chez les Menominées
du Wisconsin. Pour eux cet usage est de date
récente, importé du Sud-Ouest avec la « New
Native American Church » au XIX* siècle, mais
Slotkin fut impressionné par le même sérieux, le
même décorum, fortement teinté ici d'éthique
chrétienne, que Wasson avait constaté dans le
sud du Mexique. Les parents introduisent leurs
enfants dans le rite au cours des services, et
les Indiens interrogés témoignent tous que la
« médecine » les fait se sentir « vraiment bien »,
savoir que Dieu les regarde, que les hommes
sont frères et qu'ils doivent traiter leur pro-
chain avec bonté, etc. En 1967 parut The Teach-
ings of Don Juan, remarquable compte rendu
par un étudiant en anthropologie, Carlos Casta-
dena, de son apprentissage auprès d'un sorcier
indien. Les traditions magiques de Don Juan
sont très anciennes, il sait comment « se servir
de nombreuses drogues », mais pour lui le
peyotl, qu'il personnifie toujours sous le nom
de « Mescalito », est une divinité indépendante,
non manipulable, mais qui peut, s'il le choisit,
vous enseigner les plus grands et incommuni-
cables secrets de la vie.
557 / mystique hippie ?
Parlant de leurs propres réactions aux dro-
gues psychédéliques, les observateurs occiden-
taux empruntent parfois des expressions au
vocabulaire de la tradition mystique. Wasson dit
que les champignons peuvent « prendre posses-
sion de vous avec une puissance irrésistible »,
vous donner une « euphorie divine », vous faire
voir toute chose sous un « aspect de nouveauté,
de fraîche beauté », vous faire sentir la « présence
de Dieu ». Slotkin découvre que « la distinction
entre le moi et le non-moi disparaissait quand
je fermais les yeux... Quand je me concentrais
sur quelque chose, toute mon expérience immé-
diate se fondait avec cette chose harmonieuse-
ment, sans distinction entre l'intérieur et l'exté-
rieur, ... le peyotl permet d'avoir une série sou-
tenue d'expériences mystiques pendant des
heures... » Les ohoses furent moins aisées pour
Castadena. Il semble être anti-mystique de tem-
pérament et il s'efforça péniblement de croire
que ses visions étaient des hallucinations de
son esprit, mais ses luttes entre doute et foi
ressemblent au conflit des mystiques chrétiens,
ce que saint Jean de la Croix appelle « la nuit
noire de l'âme », et pour finir il est forcé d'ad-
mettre que le peyotl le met en contact avec une
force extérieure à lui-même.

De l'expérience intérieure des Indiens, cepen-


dant, les sources nous livrent peu de choses.
Don Juan considère que les visions accordées
par Mescalito sont incommunicables à quicon-
que. Wasson et Slotkin affirment leur sentiment
de communion avec les Indiens, mais leurs des-
criptions se limitent à la conduite extérieure :
chants, danses, etc. Les Menominées de Slotkin
s'expriment en termes vagues : la médecine les
fait se sentir bien, avoir confiance en Dieu, être
humbles, traiter leur prochain avec bonté. Un
compte rendu véritablement subjectif par un
Indien dans sa société fait encore défaut et est
probablement impossible, mais ce qui ressort
clairement de toutes les sources existantes est
que pour les Indiens l'usage des drogues psyché-
mystique hippie ? / 558
déliques est une pratique sociale et religieuse,
habituellement accomplie en groupe. C'est pré-
cisément cet aspect qui le sépare des traditions
mystiques occidentales, qui sont radicalement
individualistes.

Revenons à James. Il constate que toute expé-


rience mystique possède d'une manière ou d'une
autre quatre caractéristiques. L'ineffabilité : le
mystique, même lorsqu'il essaie de décrire son
expérience, insiste toujours sur le fait qu'elle est
réellement incommunicable, qu'il faut l'éprouver
soi-même. Deuxièmement, elle est totalement
convaincante, son authenticité, sa réalité est hors
de question à un degré inconcevable pour des
circonstances normales. Troisièmement, le temps
ordinaire est brisé pendant la durée de l'expé-
rience, qui semble toujours avoir été fort brève
«objectivement» (de quelques secondes à vingt
minutes), mais en même temps si riche et si
pleine qu'elle semblait éternelle. Quatrièmement,
l'expérience laisse une marque permanente dans
la vie du sujet, son impact demeure au cours
des vicissitudes ultérieures. Quant au contenu,
il va du ciel à l'enfer, on parle d'extase, de ravis-
sement, ou de la nuit noire de l'âme, de l'abîme
sans fond. Mais tout ce qui est ressenti l'est
avec une intensité, une plénitude qui déborde
les limites normales de l'expérience humaine.
Et tandis que le mystique peut souffrir ou se
réjouir, il est au-delà, à un niveau cosmique, au-
dessus des préoccupations humaines et maté-
rielles telles que la haine, le désir, l'envie, l'am-
bition ; il peut éprouver de la pitié pour les
humains en lutte qui ne peuvent comprendre
comme lui, mais il sent sa propre volonté trans-
cendée : il est dans un état d'impuissance divine
où il ne peut plus distinguer entre lui-même et
Dieu ou le cosmos ; il voit l'unité de toutes
choses, au-delà du moi. Dans les comptes rendus
de mystique joyeuse, on rencontre souvent le
thème de la renaissance, du renouveau : du haut
de son désengagement, le mystique voit les
choses nouvellement, trouve une complexité fas-
5 5 9 / MYSTIQUE HIPPIE ?
cinante dans le plus simple des objets, «l'uni-
vers dans un grain de sable ». Sa joie et son
émerveillement peuvent se comparer à celles
d'un enfant. Selon l'expression de James, il est
né deux fois (twice-born).

James n'a pas inclus les drogues dans son


matériel mystique (bien que dans un autre cha-
pitre il analyse les effets de l'éther sur des
patients en chirurgie), et l'on a vu que la
recherche médicale n'était pas préparée à voir
le mysticisme dans les états provoqués par la
drogue, que la culture indienne, tout en leur
attribuant une valeur religieuse, demeure en
dehors des traditions mystiques occidentales.
Où donc trouvons-nous l'association des drogues
psychédéliques et du mysticisme ? Nous l'avons
vue suggérée dans les réactions des chercheurs
occidentaux chez les Indiens. La connaissance
de leurs activités éveilla la curiosité de certains
universitaires, artistes, poètes, qui se mirent à
essayer les drogues psychédéliques. Quelques-
uns, comme Ellis, connaissaient les traditions
de la drogue comme expérience esthétique au
XIX e siècle, et lui-même, fasciné principalement
par les couleurs, définit le peyotl « principale-
ment comme une saturnale des sens, et, par des-
sus tout, une orgie de vision ». D'autres, comme
Aldous Huxley, depuis longtemps intéressé par
le mysticisme, en parle en termes de « brûlant
éclat de réalité non mitigée, la Révélation, la
Claire Lumière du Vide ». Ses écrits reliant le
mysticisme à la mescaline parurent au début
des années 50. Mais la popularisation du mysti-
cisme psychédélique et l'exploration du moi
intérieur par des masses de gens au moyen des
drogues psychédéliques datent des premières an-
nées 60, époque où fut largement répandue l'œu-
vre des professeurs Leary et Alpert.

Ces deux psychologues de l'université de


Harvard, après avoir fait de la recherche tradi-
tionnelle sur les drogues psychédéliques en les
administrant à des volontaires et en observant
mystique hippie ? / 560
les effets, se rendirent compte que cette méthode
ne leur permettrait jamais de comprendre l'état
provoqué par la drogue. Aussi décidèrent-ils
d'en prendre en même temps que les prison-
niers qui leur servaient de sujets. Cette expé-
rience eut pour effet de les convaincre qu'on
avait affaire ici à un outil plutôt religieux que
médical, et ils organisèrent l'expérience du
Vendredi Saint. Vingt séminaristes prirent une
pilule avant des services religieux : la moitié
de ces pilules étaient des drogues psychédé-
liques, l'autre moitié des placebos. Presque
tous les sujets qui avaient ingéré les drogues
dirent avoir éprouvé une profonde communion
mystique avec Dieu pendant le serviçe. Les
autres n'éprouvent pour la plupart rien d'inha-
bituel. L'adhésion subséquente de Leary et
Alpert au mysticisme psychédélique, qui les
conduisit à pratiquer une discipline de médita-
tion et à rédiger un manuel psychédélique
fondé sur le Livre des Morts tibétain, influença
fortement de nombreux jeunes gens anglais et
américains qui se mirent à essayer ces drogues
autrefois connues d'une élite. Leary et Alpert
perdirent au même moment leur respectabilité
scientifique, se faisant expulser de Harvard,
puis de Mexico où ils essayaient d'organiser une
fondation de recherche. Une telle réaction avait
son origine dans les traditions négatives des
expériences de drogues au XIX e siècle, aux-
quelles s'ajoutaient puissamment la propagande
officielle et la législation du début du XX' siè-
cle, voyant dans toute « drogue » une menace
pour la stabilité de l'homme et de la société.
D'où le nom populaire d'« hallucinogène », qui
souligne que les effets de ces produits sont
trompeurs et illusoires. «Psychédélique», terme
par lequel les savants remplacèrent l'insatis-
faisant « psychomimétique » se traduit par « ma-
nifestant l'esprit » (mind-manifesting).

Il est nécessaire de comprendre ce climat d'es-


poir et de crainte, ces propagandes négatives
et positives sur « l'expérience de la drogue »,
5 6 1 / MYSTIQUE HIPPIE ?
avant d'aborder les sources traitant de l'essai
des drogues psychédéliques par les Occiden-
taux. Il existe de nombreux documents et un
vaste folklore qu'on ne peut se permettre d'igno-
rer. Même en ne considérant que les comptes
rendus d'expériences personnelles, il faut tenir
compte des grandes différences d'environne-
ment, de préparation et de préconception du
sujet, de tempérament, etc. Tous les cher-
cheurs ont remarqué que les drogues n'affec-
tent pas uniformément les différentes person-
nes. Au moment où Slotkin avait sa « série
soutenue d'expériences mystiques », sa femme,
qui est « par tempérament étrangère au mysti-
cisme », rapporta seulement des distorsions de
sons et « une synchronisation de la danse des
flammes avec le rythme de la batterie », soit
des phénomènes purement sensoriels. Quelques
sujets prirent des drogues psychédéliques à
l'hôpital, comme cobayes, sans la moindre idée
de ce qui allait se passer ; d'autres, chez eux,
avec un ami pour les surveiller, d'autres en
commun avec un groupe de gens dont quelques-
uns avaient déjà l'expérience et dont le rôle de
guide fut décisif dans la détermination de leurs
propres réactions. Cependant, toutes ces réser :
ves faites, il est possible d'isoler certains traits
communs en vue d'une comparaison avec les
critères de James.

L'incommunicabilité de l'expérience, d'abord,


est mentionnée dans presque toutes les sources.
Le sujet d'une expérience exprime sa frustration
aux questions du médecin : « Ce qu'il ne voit
pas, c'est que le temps que je prononce les
premiers mots de ma réponse, cent ou mille
nouvelles " pensées ont traversé mon esprit. »
Comme on lui demande s'il peut expliquer
quelque chose il répond : « Oui. — Quoi ?
— Non. » Un professeur de religion à Oxford
éclate d'un rire hystérique à la vue d'une
peinture représentant les Mages ; comme on lui
demande ce qui est si drôle, il ne peut que
répondre extatiquement : « Rien ». Plus tard, il
mystique hippie ? / 562

nota : « Tout était soudain devenu si totalement


drôle que d'avoir isolé une chose plutôt qu'une
autre n'aurait pas communiqué l'expérience de
drôlerie totale. »

L'ineffabilité est étroitement liée à cette


totalité, qui peut être de souffrance aussi bien
que de rire. Dans un autre cas, deux amis pri-
rent du peyotl ensemble, l'un d'eux commence à
éprouver de la souffrance. — « Est-ce physique
ou mental ? demande l'ami. — Je ne sais
pas, cette question n'a pas de sens ». Puis l'ami
commence à ressentir la même chose et il com-
prend : « Il n'y avait pas moyen de décrire mon
état, si ce n'est comme un état de souffrance.
Pas une souffrance à propos de quelque chose,
car chaque pensée qui venait produisait une
égale détresse ; toutes les pensées provenaient
d'un réservoir qui était l'essence de la souf-
france même. »

La communication normale requiert, semble-


t-il, l'acceptation de limites fonctionnelles au
sens des symboles donnés, elle requiert un choix,
mais pour le mystique qui voit l'univers dans
un grain de sable ou pour le drogué psychédé-
lique qui voit dans une tache sur le mur « toutes
les relations qu'elle a avec le reste de l'univers »,
cette partialité est impossible. Cependant, le fol-
klore abonde en exemples où des personnes pre-
nant de la drogue ensemble ont la possibilité de
communiquer à des niveaux inimaginables autre-
ment : « Il revient et me dit ; « Mon Dieu » ; il
me regarde et nous nous comprenons ; je sais ce
qu'il pense et il sait ce que je pense et pour la
première fois il y a possibilité de communiquer.»

Le sentiment fondamental chez les mystiques,


selon James, d'une authenticité absolue de ce
qui est perçu est un des éléments de l'expérience
psychédélique les plus largement corroborés.
« Ce que je voyais était plus réel que tout ce
que j'avais vu auparavant » écrit Wasson. « En-
fin, je voyais avec les yeux de l'âme, pas à
563 / mystique hippie ?

travers les lentilles grossières de l'oeil corporel. »


D. Breslaw écrit : « Le sens de sagesse, de com-
préhension, me balaie comme le vent. Mon
esprit est maintenant à mon être normal ce
qu'un être humain est à un moustique. » Plus
d'un sujet réagit aux questions du docteur par
une pitié infinie, ou par le rire : le sujet com-
prend parfaitement ce que le docteur essaye de
faire de sa manière comiquement limitée, et le
docteur ne peut pas le comprendre, lui. Enten-
dant « l'explication » donnée par le docteur de sa
conduite «schizophrénique», un patient déclare :
« J'écoute ses énoncés, ils semblent surfaits, pré-
tentieux, tantôt vrais, tantôt faux, mais invaria-
blement d'une simplicité qui frise l'inanité. »

La rupture du sens du temps est également


frappante : « Je tombai dans... des labyrinthes
de pensées qui semblaient me mener dans des
milliers de directions pendant des milliers
d'heures... Je regardai l'heure... Mon Dieu ! seu-
lement trois minutes ? » (Expérience de LSD).
« Je demeurais hors du courant du temps, et
j'étais conscient d'événements. » (Politicien an-
glais — mescaline.) « Mon esprit et moi ne de-
vrions pas tarder à approcher de la vitesse de
la lumière. » (Expérience de psilocybine.) Cette
expansion de la conscience est fonction de l'in-
tensité des perceptions dans un cadre de réfé-
rence cosmique : le temps séquentiel ordinaire,
une chose puis une autre, ne peut supporter la
violence de tous ces éclairs simultanés — c'est
comme si l'on passait d'un boulier à un ordina-
teur. Les limitations de l'espace ne tiennent plus
non plus. Ce n'est pas tant une question d'effets
visuels distordus, bien que ceux-ci se produi-
sent (motifs qui semblent remuer, silhouettes
de vitraux qui paraissent vivantes) que la capa-
cité de l'esprit d'oblitérer tout sens de position
physique et d'errer à volonté. Un sujet anglais
appelle cela « partir en excursion ». Le folklore
américain l'appelle «voyager» (tripping). « J e
suis étendu immobile, yeux fermés, excluant le
docteur, excluant tout sauf « l'Univers. »
mystique hippie ? / 564
C'est précisément cette tendance à ressentir
l'espace comme cosmique qui suggère ici une
extase mystique plutôt qu'une rêverie ordinaire.
On trouve dans les textes psychédéliques de
nombreuses références à la distance de soi, qui
rappellent l'âme mystique s'élevant au-dessus
des préocupations terrestres. « Je me sentais
complètement détaché de mon corps et du
monde, je me rendais compte que mes yeux
voyaient, mes oreilles entendaient et que ma
bouche parlait comme à une certaine distance
au-dessus de moi. » « Quelqu'un, pas tout-à-fait
identique à moi-même (se mit à manger). Je
regardai, d'une distance considérable et sans
beaucoup d'intérêt. »
Comme chez les mystiques, le détachement
peut susciter une sérénité remarquable : « Il me
vint à l'esprit que je pourrais très bien mourir...
Je considérai cette idée comme dénuée d'intérêt
pour quiconque, surtout pour moi. » On rencon-
tre la même absence de volonté, consciente qu'il
n'y a rien à protéger, rien à quoi renoncer. « Mon
attitude est que je n'en ai pas. — Sachant essen-
tiellement que toute chose peut être connue,
ma perspective détachée rend les sentiments
de colère, de mépris, d'ennui hors de propos. »

On trouve fréquemment des expériences de la


force de l'amour dans l'univers. « Je suis con-
tent d'avoir pris le peyotl. Je me sens bien, je
sens que Dieu va prendre soin de moi... Pas de
soucis, pas de craintes, car il est Tout-Puissant. »
(Menominée indien.) «Alors, j'ouvris mon cœur
à l'univers entier et je vis qu'il était Amour »
(Extrait de la chanson Cinquième Dimension,
par les Byrds). La littérature psychédélique est
pleine des roulements d'un « rire incontrôlé »
que Wasson assimile à la « divine euphorie » des
mystiques. Le rire est souvent excité par le
comique de la vanité humaine. Aldous Huxley,
à la vue d'une automobile clinquante, fut « sou-
dainement submergé par une gaieté énorme.
Quelle complaisance, quelle absurde auto-satis-
565 / mystique hippie ?
faction... L'homme a créé l'objet à son image,
ou plutôt à 1 'image de son personnage fictif
favori... » Les amis du professeur Zaehner ne
peuvent comprendre ce qui l'amuse ; à la vue
de leurs visages sérieux il s'écroule de rire.
« Qu'est-ce qui est si drôle ? » demande le doc-
teur, crayon à la main. Le sujet, sous l'effet du
LSD, éclate de rire à la pensée qu'il attend vrai-
ment une réponse, qu'il espère saisir avec des
méthodes laborieusement liées au temps et à
l'espace, la drôlerie totale, emprisonner dans
ses stupides limites séquentielles des millions
d'éclairs simultanés aux dimensions cosmiques.
Le drogué psychédélique, comme le mystique,
est saisi par la totalité de la vision, par l'insépa-
rabilité que la science, passionnée de tout mesu-
rer, essaie continuellement de diviser et de con-
tenir. Lui n'a pas de temps pour réagir, pas de
manière assez pleine, sauf le rire extatique ou
les larmes. Mais le sens de fraîcheur, d'émer-
veillement renouvelé devant la simplicité et la
complexité des choses du monde, que James
associe à la re-naissance mystique, est aussi
important dans les comptes rendus psychédéli-
ques. Eveillez-vous et regardez autour de vous,
tel est le thème de mainte histoire et de mainte
chanson. Wasson écrit : « Un verre d'eau, une
bouffée de cigarette sont transformés, vous
laissent le souffle coupé d'émerveillement et de
délices. » La rue qu'on a vue tous les jours pen-
dant dix ans est différente, pleine de mystères.
La rupture des formes anciennes qui contien-
nent le sens en le stéréotypant, ouvre un nombre
infini de nouvelles combinaisons de perceptions,
donc de sens ; ainsi le monde est toujours
renouvelé.

Le cœur même de la ressemblance entre dro-


gues psychédéliques et expérience mystique ré-
side dans l'écroulement des limites normales,
des catégories, des « règles » qui guident l'esprit
ou qui l'emprisonnent, comme on préfère. Le
sujet se trouve confronté à ses préoccupations
les plus profondes, en lui-même, et à la com-
plexité de l'interrelation des choses à l'extérieur;
mystique hippie ? / 566

et ce par les fulgurations et les perceptions nou-


velles données à son esprit par les dimensions
élargies du temps et de l'espace cosmique. La
forme de ses visions, l'extase ou la souffrance,
la solitude ou la communion au-delà de l'imagi-
nation ordinaire, tout cela dépend de son carac-
tère, de sa préparation, des circonstances. Les
drogués psychédéliques qui emploient des méta-
phores mystiques semblent être ceux qui
avaient déjà connaissance des traditions mysti-
ques ; ce n'est que par analogie et déduction
que l'on peut trouver du « mysticisme » chez les
Indiens, et chez de nombreux Occidentaux non
intellectuels. Mais les drogués psychédéliques
partagent la même intensité de conscience, la
même acuité de l'esprit et des sens, le même dé-
tachement de soi et de la volonté, la même
libération temporaire du temps et de l'espace
ordinaires, qui semblent caractériser la tradition
mystique. Les mystiques ont souvent atteint ces
états par la concentration et la discipline ascé-
tique, qui altèrent évidemment l'équilibre chimi-
que du corps. Il y a peu de preuves d'ascétisme
dans les documents psychédéliques ; que les
drogués psychédéliques aient peu de désir de
manger est assez bien attesté, et l'on a suggéré
que le développement des mouvements végéta-
riens, macrobiotiques et de recherche d'une
nourriture saine aux Etats-Unis est dû à l'expé-
rience psychédélique. Même si on peut le prou-
ver, cela n'éclaire pas la relation à l'ascétisme
traditionnel.

L'expérience psychédélique laisse-t-elle la


marque indélébile que James revendique pour
le mysticisme ? Dans les cultures indiennes il
s'agit de toute évidence d'une partie de la vie
des gens, un élément sérieux aux effets durables.
Les Occidentaux qui y ont participé affirment
que leur travail leur est apparu dénué d'impor-
tance, futile ou superficiel en comparaison.
Quant au vaste groupe de sujets et d'explora-
teurs occidentaux, ils admettent tous. une in-
fluence profonde, mais peut-être est-il trop tôt
567 / mystique hippie ?
pour dire si elle sera durable. Terminons par
le compte rendu d'une « expérience mystique au
LSD » d'un professeur américain qui admet con-
naître W. James : « Étendu sur le lit, je n'avais
pas de poids, je pouvais sentir mes tensions
fondre comme du beurre, se transformant en
vibrations émanant de mon corps, non, mon
corps était les émanations, montant, se fondant
avec les émanations de l'Univers tout autour de
moi, sans jamais s'arrêter... Moi ? Il n'y avait
plus de moi, je ne tenais plus ensemble, je
n'étais plus une unité solide différenciée de
l'espace m'entourant, j'étais un avec cet espace,
j'étais totalement les émations du Tout jusqu'au
sommet de l'Univers. Je ne pouvais plus avoir
peur de perdre mon être, il n'y avait plus de
moi pour avoir peur. Je crois que je — mon
corps — se mit à rire et alors « je » commençai
à revenir à moi comme identité séparée de Tout
le Reste, capable d'opinions, de décisions, de
mouvements... Combien de temps cela dura-
t-il ? Hors du temps, une éternité, objectivement
peut-être cinq secondes, ou dix, pas longtemps
en tout cas, une telle désintégration est trop in-
tense pour durer longtemps... Effet sur ma vie ?
Je ne sais pas, c'était il y a six ans, tout ce que
je peux vous dire est que j'ai toujours su depuis
ce que saint Paul voulait dire par ces mots :
« Maintenant nous voyons à travers un miroir
obscurci, mais alors nous verrons comme en
plein jour. »

MYSTIQUE HIPPIE ?

Hippie, de hip.adj. : qui sait — qui comprend —


dans le coup — initié 1 . Certains le font remon-
ter à « hip » : à la page ; d'autres le font
dériver de « hip » : hanche — à cause des blue-
jeans serrés sur les hanches, portés par les
beatniks, surnommés « hipsters »2, d'autres
font dériver « hippie » de « happy » (heureux) 3 .

Le mouvement hippie est né à San Francisco,


en Californie, en 1966, époque à laquelle furent
mystique hippie ? / 568

fondées les premières communautés, dans le


quartier Haight-Ashbury de cette ville, dans les
forêts californiennes et à New York. Ce fut, à
l'origine, un mouvement mystique, libertaire et
révolutionnaire, dirigé contre « l'American way
of life ». Il avait pour but de libérer l'individu
de tous les tabous sociaux et moraux et des
divers refoulements qui l'empêchent d'être spon-
tané, créatif, et de vivre en communion avec
autrai, la nature, l'infini.

Les hippies sont des jeunes gens, âgés de 17


à 25 ans (ils étaient environ 300.000 aux États-
Unis en 1968), généralement issus de familles
aisées, dont ils rejettent le mode de vie et les
valeurs matérialistes. Ils sont toutefois soute-
nus ou guidés par quelques adultes qui jouent
le rôle de chefs spirituels ; depuis 1968, ils
sont rejoints par de jeunes fugueurs : les
« runaways », attirés par le mystère de la drogue,
de la vie collective, et qui sont mus par le besoin
de se libérer des contraintes familiales et sco-
laires.

Les « enfants-fleurs » — ainsi appelés parce


qu'ils ornent de fleurs leurs longs cheveux et
leurs cous — rejettent la société technocratique
et commercialisée de leurs aînés ; ils lui repro-
chent d'être fondée sur la propriété, l'efficacité,
la consommation, le culte de l'argent, et d'avoir
perdu tout contact avec la nature et les forces
universelles. Délaissant le confort, le luxe, la vie
artificielle de leurs aînés, ils ont choisi de
mener une vie simple, dépouillée, naturelle. Us
refusent par dessus tout d'entrer dans le sys-
tème social fondé sur la volonté de puissance,
la violence et la guerre. Us se disent les
« lâcheurs » du monde « réglo » et ils désirent
créer une contre-culture absolument opposée à
notre culture qu'ils prétendent répressive —
c'est-à-dire une société pacifique, égalitaire,
u'ihuVvihbs épanouis, îl'ôe're'e ae toute autorité'.
Le poète Allen Ginsberg — un de leurs gurus —
les décrit ainsi : « Les meilleurs, les plus sensi-
5 6 9 / MYSTIQUE HIPPIE ?
bles lâchent cette société... Ils portent de longs
cheveux adamiques, et forment des commu-
nautés kéristanes dans les quartiers miséreux.
Ils font le pèlerinage vers le grand Sud et
vivent nus dans les forêts à la recherche de
visions naturistes et de méditations. Au cœur
même des grandes villes du monde « réglo », ils
parviennent à se reconstituer des jardins d'Eden
comme si ces villes étaient des forêts hermé-
tiques 4 . »
Les hippies ignorent les nations ; ils veulent
abattre pacifiquement, par la pratique de la
fraternité, les frontières de toutes sortes qui
divisent les hommes : frontières nationales, ra-
ciales, religieuses, sexuelles, frontières de classes
et frontières idéologiques. Us pensent que la
pratique de l'amour est bien plus révolution-
naire que les luttes politiques et qu'elle a une
force de contagion irrésistible : « L'action doit
se jouer sur une échelle plus humaine que
politique », écrit l'un d'eux 5 .
Méprisant les idéologies matérialistes et mes-
sianiques modernes, ils refusent de sacrifier
l'homme présent à l'homme futur. Pourquoi,
pensent-ils, faire dépendre le bonheur de l'hom-
me du développement des forces productives et
de la lutte des classes, pourquoi sacrifier en
vain aux générations futures la génération d'au-
jourd'hui, quand tous pourraient être heureux
dans le présent ? Ce qu'ils veulent, ce n'est pas
le Paradis dans l'au-delà ou dans la société
future, c'est la paix de l'âme, c'est la liberté
d'être soi-même, c'est le paradis maintenant :
Paradise now.
Ce paradis, ni les idéologies, ni les dogmes, ni
les Bibles ne nous le donneront : « God's law
is not written, get free from creeds 7 », disent-
ils ; ils rejettent de la même façon tous les
conformismes : « Il te faut apprendre non pas
à te conformer à ce que les personnages de ton
entourage considèrent comme bon ou mauvais,
mais à agir dans la vie selon ce que dicte ta
conscience 8 », recommandent-ils.
mystique hippie ? / 570

Un boo-hoo, sorte de prêtre hippie, a résumé


pour Michel Lancelot le but des hippies au
début du mouvement : « Par notre conduite
nous voulions réveiller et faire renaître la ten-
dresse dans le cœur de l'homme que nous appro-
chions... Ayant, à peu près tous, abandonné les
signes extérieurs de la richesse et de la réussite
— à l'exemple du Bouddha quittant sa famille
royale pour vivre d'une façon modeste et con-
templative — nous cherchions la joie dans la
beauté, les couleurs et les fleurs. Et enfin, et
surtout bien sûr, nous voulions connaître Dieu9.»

Ce besoin d'atteindre Dieu par la simplicité


de l'âme, le dépouillement de la vie et l'amour
pour tous les êtres est commun à tous les
mouvements religieux à leur origine. Pour
l'évêque de Californie, James Pike, les hippies
évoquent les premiers chrétiens : « Il y a quel-
que chose de bon en eux — une douceur, une
tranquillité, un intérêt — qui en font des êtres
de qualité », dit-il 10 . L'historien Arnold Toynbee
les compare à saint François d'Assise et au
Bouddha. Mais ce que reoherchent par dessus
tout la majorité des hippies, c'est la fusion de
leur Moi en Dieu, c'est, selon les expressions
de Richard Alpert et de Jacques Kérouac, « voir
Dieu en face ».

Tout homme, selon eux, posséderait des fa-


cultés mystiques et des possibilités de sensa-
tions insoupçonnées, que les tabous sociaux et
moraux nous empêcheraient d'utiliser. Dans
son ouvrage sur le mysticisme, Emmanuel Aeger-
ter attribue des idées semblables à tous les
grands mystiques : « Chaque homme possède
en lui, écrit-il, la puissance mystique, la possibi-
lité de s'évader de l'empire des sens pour entrer
en communication avec un mode de l'univers qui
peut être l'infini de la matière, mais qui peut
aussi être Dieu... Nous possédons des forces
inutilisées, nous recelons des rêves inconnus de
nous-mêmes et devant lesquels, si par hasard
ils tendent à se manifester, nous reculons,
571 / mystique hippie ?
comme effrayés de nous pencher au bord d'un
gouffre 11 . »

Toutefois, ce qui distingue la mystique hippie


de la mystique chrétienne ou hindoue, c'est
qu'elle prétend atteindre l'extase sans passer
par les épreuves de l'ascèse et des mortifica-
tions, mais par l'emploi de drogues hallucino-
gènes : LSD - 25 — ou « acide » — marijuana,
psylocybine, mescaline 12 . L'expérience « psyché-
délique » (qui exalte l'esprit) par la drogue,
c'est l'extase hippie. « J'ai été très embarrassé,
écrit Allen Watts, de découvrir que le LSD
pouvait produire pour moi une expérience très
puissante de prise de conscience cosmique 13 . »

L'extase psychédélique, réalisée le plus sou-


vent en communauté, prend le nom de «voyage»
(trip). Mais le voyage peut tout aussi bien être
accompagné de sensations éblouissantes et di-
vines (good trip), que d'hallucinations angois-
santes (bas trip) ; tout dépend de la person-
nalité du sujet, de la dose de LSD absorbée,
de la qualité de la préparation et de l'adresse
des gurus qui conduisent et surveillent l'expé-
rience. Dans les bons voyages, les sons suscitent
des visions colorées et changeantes, les objets
que l'on a devant soi se transforment harmo-
nieusement et prennent des couleurs intenses
et insolites, tandis que le corps perçoit des sen-
sations ineffables et que l'esprit, plongé dans
le ravissement, se sent fusionné au Tout.

Toutefois, la majorité des hippies ne prennent


pas de LSD. Us refusent la dépendance que crée
la drogue : « D'une façon générale, un hippie
qui s'enferme dans la drogue, c'est l'échec, écrit
Bernard Plossu. La drogue n'est qu'un moyen
et n'est pas indispensable 14 . » De plus en plus,
les hippies sérieux préfèrent retrouver, par une
recherche spirituelle personnelle l'état de com-
munion et de plénitude créé artificiellement par
la drogue. C'est ainsi que les beatles, après avoir
chanté le LSD, l'ont abandonné pour le yoga.
mystique hippie ? / 572

Les hippies s'abreuvent à des sources spiri-


tuelles variées. On peut reconnaître leurs précur-
seurs dans les Cyniques grecs : Diogène vivait
dans un tonneau et ses adeptes rejetaient déjà
le mode de yie et les préjugés de leur époque.
Certaines sectes chrétiennes primitives, comme
les Adamites, préconisaient également la sim-
plicité de vie, la communauté des biens, la
nudité et la liberté sexuelle ; leurs membres
pratiquaient la non-violence, le pacifisme et la
charité ; ils voulaient se faire une âme simple
et pure et mener la vie innocente d'Adam avant
le péché.

Les hippies puisent également leur inspiration


dans le mysticisme médiéval ; ils partagent le
goût de François d'Assise pour la pauvreté, la
bonté vis^à-vis des êtres humains et des ani-
maux ; doux comme le saint, ils ne répugnent
pas à mendier leur subsistance. Ils s'inspirent
également des religions et des philosophies
orientales : le Bouddha, Gandhi, Tagore, Shri
Aurobindo, les maîtres Zen, font partie, au
même titre que Jésus, du Panthéon hippie. Ils
lisent le Livre des Morts tibétain, s'intéressent
à la magie, l'occultisme. Ils s'inspirent tout par-
ticulièrement de pratiques sexuelles du Tantra.
Us estiment que l'amour doit être absolument
libre et à la fois sentimental, sensuel, mystique
— terrestre et divin ; Timothy Leary affirme
que « l'énergie sexuelle soulevée par le LSD est
universelle, cosmique et divine 15 » Elle est « la
conscience de l'unité physique ressentie dans
le sang, les nerfs et les os 16 » J.-J. Rousseau,
Charles Fournier et l'écrivain américain H.-D.
Thoreau sont également leurs maîtres ; sous
leur influence, beaucoup se retirent dans les
forêts et la campagne, vivent en communautés
en partageant strictement leurs biens ; beaucoup
sont végétariens 17 et ne boivent pas d'alcool.

Emerson, Baudelaire, Walt Whitman, René


Daumal, Antonin Artaud, Aldous Huxley sont
particulièrement vénérés des enfants-fleurs. Ce
573 / mystique hippie ?
dernier écrivain est même devenu l'objet d'un
véritable culte ; il faut dire qu'il fut un précur-
seur de l'expérience psychédélique par la mes-
caline, et que son grand talent a magnifié et
permis de divulguer les délices de l'extase
chimique.

En dehors de ces influences éclectiques, les


hippies ont été également marqués par le freu-
disme (ils veulent libérer en eux le ça, bien
que Freud n'ait jamais préconisé le débridement
des instincts, mais leur sublimation) et par la
psychologie existentielle et créativiste de Cari
Rogers, Abraham Maslow, Rollo May, Erich
Fromm (l'Art d'aimer de ce psychologue est
un des livres de chevet des hippies).

Bien que les hippies prétendent rejeter toute


doctrine, tout dogme, toute Église et toute
hiérarchie (on sait que Al Hallaj prétendait
que le culte était inutile et que Maître Eckhart
en usait très librement vis-à-vis du dogme), ils
suivent cependant l'enseignement de plusieurs
gurus, dont les demeures, où se pratique l'extase
chimique en commun, sont revêtues de tapisse-
ries hindoues, de peintures vivement colorées
et ornées de statues de Bouddha. Parmi ces
maîtres spirituels, on peut citer le poète Allen
Ginsberg, Allen Cohen, éditeur de la revue
Oracle, Bob Dylan, le chanteur poète qui attire
les foules aux festivals hippies, les écrivains
Jacques Kérouac, Norman Mailer, Allan Watts
(auteur célèbre de The Way of Zen, The Book
et Joyeuse Cosmologie, ouvrage traduit en
français), William Burroughs, Ken Kesey, etc.

Mais le plus connu des leaders hippies pour son


influence sùr les étudiants et ses démêlés avec
la police est Timothy Leary, ancien professeur
de psychologie à Harvard et renvoyé de l'Uni-
versité pour avoir entraîné ses étudiants à se
droguer au LSD. On connaît sa formule, célèbre
chez les hippies, et qui résume leurs aspirations :
« Tune in, turn on and drop out » (ce qui veut
mystique hippie ? / 574
dire : « Mets-toi en état psychédélique, entre en
extase et lâche l'ordre établi).

Actuellement très controversé par les hippies


mêmes, il fut arrêté en 1970 pour trafic de
drogues ; son influence est allée en déclinant,
depuis qu'il a été prouvé, en 1967, que le LSD
détériore les cellules du cerveau et les chromo-
somes de la reproduction. En effet, dès octobre
1967, les hippies de San Francisco brûlèrent en
place publique leurs colliers, leurs magazines et
les portraits de T. Leary. Mais le mouvement
est resté vivant, bien qu'il connaisse une cer-
taine décadence et que les hippies se soient
souvent clochardisés. Il tend à être remplacé
par un mouvement plus politisé et moins mys-
tique, celui des « freebies », pour lesquels la
nouvelle drogue est le culte de Marx, Lénine,
Mao, Che Guévara.

De ce qui précède,. on peut déduire que le


mysticisme hippie est un mysticisme syncré-
tique et libertaire ; il tend à renouveler le mys-
ticisme traditionnel par l'importance qu'il donne
à l'autonomie et à l'épanouissement de la
personne.

Pour le hippie authentique, en effet, pas de


communion avec l'Être sans le bonheur et la
plénitude individuels : « Si je n'étais pas. Dieu
ne serait pas », disait Maître Eckhart. Mais le
« je » dont parle le grand mystique, n'est pas
le Moi aliéné par une société répressive, mais
le Moi spontané, le Moi créateur, le Moi libéré
du désir des richesses, du prestige et de la
puissance, et qui vit l'union à l'Être dans toutes
ses actions : « Il faut vivre sans désir au milieu
de la ville », écrit Bernard Plossu 18 ; pour un
hippie, « le paradis n'est pas donné par une
religion, il est où vous le faites vous-même...
son souci fondamental est un art de vivre 19 ».
Or, « l'art de vivre » importe beaucoup plus au
véritable hippie que la jouissance solitaire de
l'extase psychédélique. Aussi sait-il découvrir ses
575 / mystique hippie ?
aptitudes et ses dons et créer son mode de vie
personnel. Il ne recherche pas l'Art en soi, mais
sa créativité s'exprime à tout instant de sa
vie dans son costume (d'où la fantaisie des
vêtements hippies), dans ses ornements, dans
ses créations artisanales, dans ses poèmes, dans
ses danses et dans ses chants. Ce qu'il aime
par-dessus tout, c'est se sentir uni aux autres,
uni à l'Être dans toutes les actions de sa vie ;
ce qu'il veut, c'est vivre en état d'amitié avec
les êtres et les choses : « Être hippie, c'est
redécouvrir l'amitié », écrit encore Bernard
Plossu 20 . Adeptes du Zen, les hippies ont com-
pris que l'identification du Moi à des Images,
à des Idoles, à des valeurs absolutisées, élève
entre les hommes des barrières d'incompré-
hension et de haine, et empêche d'appréhender
l'autre dans sa réalité et la réalité de l'Être.
Vivant sans conflit l'Un et le Multiple, le hippie
n'a pas besoin de projeter d'Image idéale du
Futur, de la Transcendance ou de l'Au-delà ;
son être « est en soi une raison suffisante d'exis-
ter 2 1 ». Aussi s'accepte-t-il lui-même et accepte-
t-il l'autre tel qu'il est, tel que la nature l'a
créé ; comme pour Maître Eckhart, toutes les
créatures sont la parole de Dieu : pas de mé-
pris du corps, des sens et de soi-même ; jamais
de mépris de l'autre, même s'il est injuste et
violent : le hippie répond à la haine par la
compréhension et l'amour et il jette des fleurs
à ses ennemis ; mais s'il se veut aimant, il se
veut en même temps indépendant : le hippie
cherche à aimer d'une façon libre et saine, sans
attachement morbide. Cette harmonie avec soi-
même, avec les autres, et avec la vie doit être
vécue dans la vie quotidienne, mais elle peut
être magnifiée dans l'extase psychédélique et
dans les grandes fêtes collectives, avec récita-
tion de poèmes, chants, danses, pop music, que
sont les be-in (celui de San Francisco, le 14 jan-
vier 1967 attira à Golden Park près de 50.000 per-
sonnes), les love-in (ceux du Grand Canon, le
21 juin 1967 et de l'île de Wight, la même année),
ou les smoke-in (celui de Woodstock en août
1969 réunit 400.000 participants).
mystique hippie ? / 576
Les festivals, la « pop music », « l'acid music »,
accompagnée de « light shows », les happenings
et leurs transes collectives, ont pour but de
remplacer ou de prolonger l'extase chimique 22 .
Certes, on peut mettre en doute la valeur de
l'expérience religieuse à laquelle conduit ce
fatras d'activités, inspirées par la recherche
effrénée de sensations absolues, auditives, vi-
suelles, tactiles, olfactives et sexuelles, mais
quels que soient les excès et les mystifications
auxquels se sont livrés certains hippies et quel-
ques-uns de leurs gurus, quelles que soient les
aliénations de cette étrange religion, il ne faut
pas oublier qu'à l'origine du mouvement, les
enfants-fleurs, avec leur gentillesse, leur simpli-
cité, leur joie de vivre, leur désintéressement
et leur naïveté, ont fait passer sur le monde
du business, de la machine et de la guerre, un
souffle d'air pur, de spiritualité et d'authentique
fraternité. Ces jeunes ont tenté, de vivre à leur
manière une synthèse originale entre les mysti-
cismes traditionnels et le besoin moderne de
libérer l'affectivité et la créativité individuelles.
Us ont eu le mérite de rechercher une nouvelle
forme de religion libérée des aliénations reli-
gieuses mutilantes pour l'individu, et une nou-
velle forme de société libérée de la course à
l'argent et de l'esprit de ségrégation et de vio-
lence. Ils ont voulu vivre l'Être, dans le présent,
par l'amour et l'épanouissement de chaque indi-
vidu. On pourrait dire que les hippies ont re-
cherché, à leur manière, ce que voulait réaliser
Maître Eckhart : « L'union dans la liberté la
plus haute, l'indépendance la plus infinie, dans
un présent indéfini. »
585 / NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

MYSTIQUE BYZANTINE (Suite)

10. Selon O. CLEMENT, (l'Eglise orthodoxe, id.,


p. 52), théosis n'est pas un emprunt helléniste, il
s'agit là d'une création chrétienne inséparable du
langage de l'adoption : « Dans l'Esprit, écrit typi-
quement saint Athanase, le Verbe glorifie la créa-
ture et, en la déifiant et l'adoptant, la conduit au
Père. » P.G. CL, 923 D.
11. Id.
12. Catéchèses, id., 22-88, p. 104.
13. Id., I, C. 14. Id., I, 8, S.C.
15. Saint Cyprien, De habitu Virg., dans D.S
Ascèse, l e . 96.
16. Cf. Arch. Sophrony, Des fondements de l'as-
cèse orthodoxe, Messager de l'Exarchat russe, 17
(Paris 1954), p. 31 sv.
17. Archimandrite SOPHRONY, id.
18. SYMEON, le Nouveau Théologien, Catéchèse
6, 356-368, S.C. 104, Paris.
19. Id., 2, pp. 421-425.
20. Intellect ici = nous ( voûç ) grec et oum russe
21. Archimandrite SOPHRONY, De la prière pure
dans Messager de l'Exarchat du Patriarche russe
14 (1953), p. 80.
22. Le Martyre de Polycarpe, dans les Ecrits d
Pères apostoliques, Paris 1963, pp. 230-231.
23. R. MARICHAL, Premiers Chrétiens de Russi
Paris 1966, p. 150.
24. TATIEN, Oratio ad Graecos, 7.
25. Protreptique, S.C., Paris 1949, pp. 63-183.
26. Pédagogue, 1, 6. P.G. VIII, 281 a.
27. De Incarnatione Verbi. P.G. XVI, 124 d - 125 a.
28. Capit. Theol. P.G. XL, 1165 b.c.
29. Cette étude de la lumière divine incréée est
inspirée du chapitre VIII du livre de l'archiman-
drite SOPHRONY, Staretz Silouane, Paris 1952
notes et bibliographie / 578

(en russe). Toute l'introduction de cet ouvrage dé-


veloppe théologiquement la mystique du staretz.
30. Cf. I. HAUSHERR, la Direction spirituelle en
Rome 1955, p. 251 ; D.S. Direction ;
Orient autrefois,
P. EVDOKIMOV, la Femme et le salut du monde,
Paris 1958.
31. Pédagogue, l.n. P.G. VIII, 260c, trad. I. HAUS-
HERR. id.
32. Cf. I. HAUSHERR, la Direction spirituelle, ib„
p. 261. Ammas correspond à abbas ; transcription de
l'hébreu Em'ma et signifie non un titre de supé-
riorité mais l'aptitude à devenir « mère » ou « père »
spirituel.
33. Cf. I. H A U S H E R R , Noms du Christ et voies
d'oraison, Rome 1960, p. 261.
34. THEODORE STUDITE, Correspondance avec
Euphrosyne, Epist. II, P.G. CXVIII, 1389 sq.
35. Cf. I. HAUSHERR, D.S. XXI, 1954.
36. J. GOUILLARD, Petite Philocalie de la prière
du cœur, Paris 1968, p. 109.
37. SYMEON le Nouveau Théologien, Catéchèses,
t. I, introduction de Basile Krivochéine, S.C. 96,
Paris 1963, p. 17 sv.
38. Id., Catéchèses, n" 22, 22-27.
39. Sur la loi spirituelle de Marc le Moine, cf. P.G.
LXV, pp. 905-929.
40. Cité par L. BOUYER dans la Spiritualité
chrétienne, t. II, Paris 1961, pp. 663-664.
41. Id., Catéchèses,~12, pp. 100-103.
42. N. STETHATOS, Vie de Syméon le Nouveau
Théologien, trad. I. Hausherr, Rome 1928.
43. Cf. Chapitres théologiques, gnostiques et pra-
tiques, introduction, S.C. 51, Paris 1957, pp. 9-11.
44. Id., Catéchèses, 12, pp. 32-37.
45. Cf. Id., Catéchèses, 17, pp. 87-95.
46. Id., Catéchèses, 1, p. 70 sv.
47. Id., 6, pp. 358-368.
48. Id., 2, pp. 421-424. 49. Id., 5, p. 155.
50. Id.. 1.1, S.C., 96, Paris 1963, introd., p. 48.
51. Id., 9, pp. 374-385. 52. Id., 34, voir le titre.
579/ notes et bibliogr m'hte
53. Chapitres théologiques, gnostiques et prati-
ques, id., p. 100.
54. Chapitres, id., p. 66.
55. Chapitres, id., pp. 75,76.
56. Propos recueillis par des moines ayant vécu
à l'Athos.
57. Cf. J. GOUILLARD, id., p. 138 sv. et P.G. 147,
9450.
58. Cf. Note sur le moine hésychaste Nicéphore et
sa méthode d'oraison. Echos d'Orient, n° 35, cité
par J. Gouillard, p. 138.
59. O. CLEMENT, Byzance et le Christianisme,
Paris 1964, p. 9.
60. Supposition vraisemblable de I. Hausherr;
dans la Petite Philocalie, elle est attribuée au
Pseudo-Syméon le Nouveau Théologien, Paris 1953,
p. 154.
61. Petite Philocalie, id., p. 161.
62. La technique hésychaste a été comparée avec
la technique d'extase musulmane. D'après les études
actuelles, il vaudrait mieux chercher, au contraire,
certaines racines de dhikz dans l'hésychasme. Cf.
l'Avènement philocalique en Roumanie, Istina 1958,
3, p. 301 ; Petite Philocalie de la prière du cœur, id.,
appendice, p. .234 ; Défense des saints hésychastes,
soulignant l'antique tradition de Nicéphore, Lou-
vain 1959, p. 372 ; Byzance et le christianisme, id.,
p. 12 sv.
63. P.G. 150, p. 1239 sv.
64. J. GOUILLARD, Petite Philocalie, id., p. 176 sv.
65. Théolepte de Philadelphie, 1250-1321, ancien
élève de Nicéphore. Cf. J. GOUILLARD, id., p. 165.
66. Texte dans J. MEYENDORFF, Grégoire Pala-
mas et la mystique orthodoxe, Paris 1959, p. 91.
67. Expression de saint Athanase, Epist. ad Adel-
phium 3, P.G. XXVI, p. 1073.
68. J. MEYENDORFF, Grégoire Palamas, Défense
des saints hésychastes, 2 vol., Louvain 1959.
69. Cf. Chapitres physiques et théologiques, 121,
P.G. CL, 1205 A.
70. J. MEYENDORFF, Grégoire Palamas, Défense
des saints hésychastes, id., p. 128.
71. Contre Akindynos, V, 13.
72. J. MEYENDORFF, id., p. 212.
notes et bibliographie / 580

73. Ibid., pp. 458-461.


74. Cf. O. CLEMENT, Byzance et le Christianisme,
id., p. 45, note 3 et cf. J. MEYENDORFF, Intro-
duction à l'étude de Grégoire Palamas, Paris 1950,
p. 218.
75. Cf. R. MARICHAL, Premiers Chrétiens de
Russie, Paris 1966, p. 132.
76. Ibid., p. 133.
77. Métanie — inclination jusqu'à terre,
78. Ibid., p. 134. 79. Ibid., p. 134.
80. Ibid., p.,136. 81. Ibid., p. 138.
82. La Vie en Jésus-Christ, 2• éd., Chevetogne 1960.
83. Explication de la divine liturgie, S.C. 4 bis,
Paris 1967.
84. B. BOBRINSKOY, Nicolas Cabasilas et la spi-
ritualité hésychaste; la Pensée orthodoxe, Institut
Saint-Serge, Paris 1966.
85. Ce thème se trouve souvent dans les Apoph-,
tegmes.
86. La Pensée orthodoxe, id., p. 33.
87. Cité par O. CLEMENT, Byzance et le Christia-
nisme, id., p. 62.
88. La Pensée orthodoxe, id., p. 42.
89. Voir A. KANTIOTIS, Cosmas d'Etolie, Athènes
1952, recueil le plus complet.
90. Cité par A. ARGYRIOU dans les Spirituels
néo-grecs, Namur 1967.
91. Ce mouvement des Collyvades bouscula pro-
fondément les habitudes ecclésiastiques et, de façon
bien byzantine, suscita une opposition à un léga-
lisme outrancier, provoquant une saine réaction des
spirituels, cf. à ce sujet, A. ARGYRIOU, Spirituels
néo-grecs, XV'-XX' s., Namur 1967, p. 39.
92. (Nêpsis) — sobriété — jeûne de l'âme, état de
vigilance éveillée. Action et contemplation, deux
états complémentaires. L'action comme purification
des passions par l'ascèse ; au terme contempla-
tion, il est préférable d'utiliser celui de participa-
tion, d'union avec Dieu après la purification.
93. Préface, trad., J. GOUILLARD in Philocalie,
Paris 1968, p. 10.
94. A. ARGYRIOU, Spirituels néo-grecs, id., p. 93.
Texte de Nicéphore le Solitaire.
581/ notes et b i b l i o g r m'hte

95. Igor SMOLITSCH, Moines de la sainte Russie,


Paris 1967. Vie du staretz Païssi en langue moldave
et en slavon d'Eglise, publiée en 1831 au monastère
de Nimetz. '
96. Citée et traduite en français dans Moines de
la sainte Russie, id., p. 89.
97. En russe dans la revue Put, Paris 1926-1927, 3-7,
traduction française par Igor Smolitsch, ibid., p. 98.
98. I KOLOGRIVOF, Essai sur la sainteté en
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par Dom Philibert Schmitz, Maredsous 1955, p. 11.
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Schmitz, Maredsous 1948. L'édition du texte latin
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comporte en outre une concordance et une intro-
duction philologique de C. Mohrmann, qui répond
aux critiques de B. Paringer (R. Bén. 1951),
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1. J. L E C L E R C Q , un Humaniste ermite le bien-
heureux Paul Giustiniani, E d . C a m a l d o l i 1951, p. 10.
2. Le « Secretum meum mihi », ou Elévations sur
l'amour de Dieu, a été édité en 1941 par les soins
des ermites de Frascati avec une préface de Dom
Stolz.
3. Secretum meum mihi, commentaire de L.A.
Lassus dans Carmel II (1967), Tarascon, p. 114.
4. Id., p. 115. 5. Id., p. 117.
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LES CHARTREUX ET LA MYSTIQUE
NOTES
1. Voir en particulier De Abrahamo 85-87 ; De Vir-
tutibus 55 ; De Cherubim 45, etc. Sur ce sujet F. Dau-
m a s , la « Solitude » des Thérapeutes et les antécé-
dents égyptiens du monachisme chrétien, dans Phi-
lon d'Alexandrie, colloque (Lyon 11-15 sept. 1966),
Paris 1967, pp. 461 sv.
2. Lettres des premiers chartreux, intr. texte, trad.
par un chartreux, dans S.C., Paris 1962, p. 71.
3. Voir Dom A. Wilmart, le Recueil des pensées du
bienheureux Guigues, dans Etudes de philosophie
médiévale, 2e éd., Paris 1936.
Les numéros indiqués renvoient à cette édition
(pp. 32, 473).
4. Id., pp. 32, 473. 5. Id., pp. 237, 367.
BRUNO — GUIGUES I — GUIGUES II
P.L. CLII-CLIII.
Lettres des premiers chartreux, saint Bruno, Gui-
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traduction et notes par un chartreux, dans S.C. 88,
Paris 1962.
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289.
La brève étude consacrée à Guigues du Pont a été
fait d'après la lecture du De contemplatione
(texte encore inédit) contenu dans le manuscrit
latin du XIVe siècle actuellement au Collège des
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P.L. CLXXXII-CLXXXIII. Une édition critique est
en cours de publication, sont déjà parus : Ser-
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L. JANAUSCHEK, Bibliographia Bernardina, Hil-
desheim 1959.
Etudes :
A. d'ALES, le Mysticisme de saint Bernard, dans
R.S.R. XXV,3 (1935).
Saint Bernard théologien, Actes du congrès de
Dijon, 15-19 sept., contient des articles importants
du point de vue mystique : C. BODARD, la Bible,
expression d'une expérience religieuse chez saint
Bernard, pp. 24-25; J. DANIELOU, Saint Bernard
et les Pères grecs, pp. 46-55; J.M. DECHANET,
Aux sources de la pensée philosophique de saint
Bernard, pp. 56-77 ; la Christologie de saint Ber-
nard, pp. 78-91 ; P. DELFSGAAUW, la Nature et
les degrés de l'amour selon saint Bernard, p p . 234-
252 ; J. H O U R L I E R , Saint Bernard et Guillaume
de Saint-Thierry dans le « Liber de amore Dei »,
pp. 223-233; M.E. von IVANKA, la Structure de
l'âme selon saint Bernard, pp. 202-208 ; J. MOU-
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4. Id., II, p. 13. 5. Id., II. ch. IV, p. 128.
6. Nuit obscure, c h . V, p. 559.
7. Montée du Carmel, id., I I , ch. I V , p. 111.
8. Yvonne PELLE-DOUEL, Saint Jean de la Croix
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notes et b i b l i o g r a p h i e / 602
2. F. BRUNNER, Maître Eckhart, trad. et intr.,
Paris 1969, p. 84.
3. Voir le sermon : Pourquoi nous devons nous
affranchir de Dieu même, id., pp. 254-259.
4. Id., p. 257.
5. Id., p. 120.
6. Claire Champollion, le Vocabulaire de Tauler,
dans la Mystique rhénane, Paris 1963. Voir en parti-
culier, pp. 184-192.
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Jean Chuzeville, dans Hermès, Le Vide, 6, Paris 1969.

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4. Traduction de B. Spaapen, id., p. 435.
5. Ibid., p. 436.
6. Cf. Van MIERLO, Hadewijch, Een bloemle-
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pp. 40-41.
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2. Anthonin ARTHAUD, le Théâtre alchimique,
d a n s le Théâtre et son <l<>ubb- P;iris 1%4, p. 61.
3. Bernard de TREVISAN. le Texte d'alchimie,
Paris 1695.
4. Ibid. -v Cité par Trevisan in ibid.
6. René CHAR, « Partage Formel », Fureur et Mys-
tère, Paris 1967, p. 73.
7. VICOT, op. cit.
8. Maurice ANIANE, « Notes sur l'alchimie, «Yoga»
cosmologique de la chrétienté médiévale, dans
Yoga : Science de l'homme intégral. Texte et études
publiés sous la direction de Jacques Masui (les
Cahiers du Sud), Paris 1953.
9. Maurice ANIANE, op. cit., p. 247.
10. Cité dans Eugène GANSELIET, Alchimie,
Paris 1964, p. 174.
11. ANIANE, op. cit., p. 262.
12. T R E V I S A N , Traité de la philosophie natu-
relle des métaux, Anvers 1567.
13. Cité in ibid. 14. ANIANE, op. cit., p. 246.
15. TREVISAN, le Texte d'alchimie, op. cit.
16. TREVISAN, la Parole délaissée, Paris 1618.
17. Nicolas FLAMEL, le Livre des figures hiéro-
glyphiques, Paris 1612.
6 0 9 / NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
18. ANIANE, op. cit., p. 259.
19. TREVISAN, le Texte d'alchimie, op. cit.

LES GRANDS COURANTS SPIRITUELS


(XIV'-XVIP)

UN RENOUVEAU EREMITIQUE AU XIV« SIECLE

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MYSTIQUE DE LA COMPAGNIE DE JESUS


NOTES
1. Cité par Joseph de GUIBERT dans Spiritualité
de la Compagnie de Jésus, Rome 1953, p. 584.
2. Exercices, n~ 96-97.
3. Cité par H. PINARD de la BOULLAYE dans
Saint Ignace de Loyola, directeur d'âmes, Paris
1953, p. XLII.
4. L. LALLEMANT, Doctrine spirituelle, Paris 1959,
p. 171.
5. Ibid., p. 141.
6. J.J. SURIN, les Voies de l'amour divin, Paris
1954, p. 18. 7. Ibid., p. 56.
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L'AGITATION MYSTIQUE AU XVII» SIECLE

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1958, p. 25.
3. Ibid., p. 26, note I.
4. F. VARILLON, Fénelon et le pur amour, Paris
1957, p. 87. 5. Ibid., p. 101.
6. Voir sur ce sujet le chapitre «!'Antimysticisme»
de l'ouvrage de L. COGNET, Crépuscule des mysti-
ques, op. cit., p. 32 sv.
7. Cité par J. ORCIBAL dans Saint-Cyran et le Jan-
sénisme, Paris 1961, p. 56.
8. Pensées, 377, texte établi par L. Lafuma, Paris
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Paris 1946.
Angélus Silesius, le Pèlerin chérubinique, éd. E.
Susini, 2 vol., Paris 1964.
Angélus Silesius, l'Errant chérubinique, trad. par
Jean Munier, préface de R. Laporte, Paris 1970.
Etudes :
F. ARNDT, Der neue Wandersmann auf Wegen des
Angélus Elgersburg 1923.
Silesius,
J. BARUZI, Création religieuse et pensée contempla-
tive, Paris 1951, pp. 97-239.
H. BASEDOW, Angélus Silesius : « Wie Gott in der
Heiligen Seele», Potsdam 1924.
O. DITZ, Vom Mystiker zum Ketzenrichter, dans
Cihristentum und Wirklichkeit, XVIII (1928),
pp. 247-254.
H. HESSE, Angélus Silesius, Betrachtungen, Berlin
1928, pp. 231-235.
W. KOHLER, Angélus Silesius, Miinchen 1929.
L. KOLAKOWSKI, Chrétiens sans Eglise, Bibl. de
Philosophie, Paris 1965, pp. 567-639.
J. ORCIBAL, la Formation spirituelle d'Angelus
Silesius (1624-1657), Mystique et contre-Réforme,
Mémoire de diplôme, Paris 1937.
H. PLARD, la Mystique d'Angelus Silesius, Paris
1943.
K. R I C H S T A E T T E R , Barocke Mystik bei Angélus
Silesius, Stimmen der Zeit, CXXI (1031), pp. 326-
340.
6 1 7 / NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
NOVALIS :
MYSTIQUE DE LA NUIT
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres :
Editions : Heilborn, 3 vol., Berlin 1901 ; Minor, 4 vol.,
Iéna 1907; Kluckhohn, 4 vol., 1929 ; Leipzig 1930.
En français, Collection bilingue : Henri d'Ofterdin-
gen, trad. et préface par Marcel Camus, Paris 1942 ;
Hymnes à la Nuit, Cantiques, trad. Geneviève
Blanquis, Paris 1943 ; Petits Ecrits, trad. Geneviève
Blanquis, Paris 1947 ; Novalis dans Romantiques
allemands, Coll. de la Pléiade, présentés par Armei
Guerne, Paris 1963, pp. 192-261. Notice par Maxime
Alexandre ; les Disciples à Sais (trad. Maurice
Maeterlinck), pp. 347-352 ; Heinri d'Ofterdingen
(trad. par. J.D. Délétang-Tardif), pp. 381-500.
Etudes :
H. LICHTENBERGER, Novalis, Paris 1912.
E. SPENLE, Novalis. Essai sur l'idéalisme roman-
tique en Allemagne, Paris 1904.
Cahiers du Sud, 1937 (numéro spécial sur le roman-
tisme allemand).
ASPECTS DE L'ESOTERISME CHRETIEN
AU XVIII« SIECLE
BIBLIOGRAPHIE
Cette bibliographie ne prétend nullement être
exhaustive. Des ouvrages sur les personnages traités,
elle concerne généralement les plus récents ; sur la
plupart de ces personnages, on trouvera des indi-
cations dans Auguste Viatte, les Sources occultes du
Romantisme, Paris 1928, réédité en 1965 ; sur plu-
sieurs d'entre eux, dans Antoine Faivre, Eckarts-
hausen et la théosophie chrétienne, Paris 1969.
Pour une bibliographie générale sur rHIuminisme
jusqu'en 1927, cf. A. Viatte, op. cit. Jusqu'en 1966,
A. Faivre, op. cit. ainsi que, du même auteur, Kirch-
berger et Vllluminisme du XVII' siècle, La Haye
1966.
BALLANCHE
Le Vieillard et le Jeune Homme, Paris 1819,
Œuvres, Paris 1830; Vision d'Hébal, Paris 1831;
la Ville des expiations, Paris 1832.
Sur B. : J. Roos, Aspects littéraires du mysticisme
philosophique : W. Blake, Novalis, Ballanche, Stras-
bourg 1951.
notes et bibliographie / 618

Duchesse de BOURBON
Opuscules ou pensées d'une âme de foi, s. 1.,
1812; Correspondance entre Madame de B(ourbon)
et M. R(uffin) sur leurs opinions religieuses,
2 vol., s.l., 1812.
Sur elle : Comte Ducos, la Mère du duc d'Enghien,
Paris 1899. Georges Lenôtre, Ruffin le bon ange, in
« Temps », 27 septembre 1927.
BROTHERS
On trouvera une bio-bibliographie détaillée dans
Leslie Stephen, Dictionary of national biography,
vol. VI et LUI, Londres, 1886 et 1898.
CAGLIOSTRO
Marc Haven, le Maître inconnu, Cagliostro, Paris
1932, réédité, en 1967 ; Constantin Photiades, les Vies
du comte Cagliostro, Paris 1932 ; E. Baumann,
Strassburg, Basel und Zurich in ihren geistigen und
kulturellen Beziehungen im ausgehenden acht-
zehnten Jdt, 1937; Joseph-Marie Bopp, Cagliostro,
fondateur de la Maçonnerie égyptienne, dans Revue
d'Alsace, t. 96 (1957).
CORBERON
Un diplomate français à la cour de Catherine II
(présenté par L.-H. Labande), Paris 1901 ; Antoine
Faivre, Un familier des sociétés ésotériques au
XVIII« siècle, Bourrée de Corberon, dans Revue des
Sciences humaines, Lille, avril-juin 1967.
DIVONNE
Lodoïk, la Voix qui crie dans le désert (Lodoïk
est le pseudonyme de Divonne), introduction à
la Voie de la science divine, traduction par Divonne
de William Law, Paris 1805.
Eugène Susini, Notes et commentaires aux Lettres
inédites de Franz von Baader, Vienne 1951, index des
noms, 2 vol. ; du même auteur, Lettres inédites de
Franz von Baader, Paris 1942, p. 68 s.v.; Pierre Tet-
toni. Histoire d'une grande amitié, dans l'Initiation,
Paris 1966, nr. 2, pp. 77-95 ; Antoine Faivre, Kirch-
berger..., et Eckartshausen, op. cit., index des noms.
DUTOIT-MEMBRINI
Keleph ben Nathan (pseudonyme de Dutoit), la
Philosophie divine, appliquée aux lumières naturelle,
magique, astrale, surnaturelle, céleste et divine, s.l.,
1793. Pétillet publia la Philosophie chrétienne, de
Dutoit, en quatre volumes, de 1800 à 1819. Dutoit fit
619 / notes et bibliographie
réimprimer les Œuvres de Madame Guyon à Paris
(1789-1791, 35 vol.) et le Mystère de la croix de
Douzetemps (Lausanne, 1791).
Pour une bonne bio-bibliographie, cf. Jules Cha-
vannes, Jean-Philippe Dutoit, Lausanne 1865, et An-
dré Favre, un Théologien mystique vaudois au
XVIII« siècle, J.-P. Dutoit, Genève 1911.
ECKARTSHAUSEN
Aufschliisse zur Magie (4 vol.), Munich 1788-1792;
Mystische Nâchte, Munich 1791 ; Sammlung der
merkwiirdigsten Visionen, Munich 1792; Zahlenlehre
der Natur, Munich 1794 ; Probaseologia, Munich
1795 ; Chimische Versuche, Ratisbonne 1801 (dernière
traduction française : Essais chimiques (présenté
par A. Savoret), Paris 1963 ; Die Wolke iiber dem
Heiligthum, s.l., 1802 (dernière édition française :
la Nuée sur le sanctuaire, Paris 1948, présenté par
A. Savoret) ; Vber die Zauberkràfte der Natur,
Munich 1819.
Sur Eckartshausen, cf. Antoine Faivre, Eckarts-
hausen et la théosophie chrétienne, Paris 1969 ;
Ludwig Kleeberg, Studien zu Novalis, dans
Euphorion, 1921, Jg.23, pp. 603-639 ; Ludwig von
Pigenot, article dans Antaïos, t. III, nov. 1961,
pp. 297-307.
FOURNIE
Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce
que nous deviendrons, Londres 1801.
Sur lui : Antoine Faivre, un Martinésiste catho-
lique : l'abbé Pierre Fournié, dans R.H.R., juil.-sept.,
et oct-déc. 1967 ; Robert Amadou, l'Abbé Fournié,
dans l'Initiation, oct.-déc. 1966.
HAUGWITZ
René Le Forestier, la Franc-Maçonnerie occultiste
et templière aux XVIII' et XIX' siècles, Paris
1970 ; Alice Joly, un Mystique lyonnais et les secrets
de la Franc-Maçonnerie, Mâcon 1938, p. 155 sv.
HESSEN-KASSEL
Mémoires de mon temps, Copenhague 1861 ; sur
H.-K. : Gérard van Rijnberk, Episodes de la vie
ésotérique, Lyon 1949 ; Max Geiger, Aufklàrung und
Erweckung, Zurich 1963 (index des noms). Le Fores-
tier, op. cit. (1970).
JUNG-STILLING
Blicke in die Geheimnisse der Natur-Weisheit, Ber-
notes et bibliographie / 620
lin und Leipzig 1787 ; Heimweh, 1794 ; Der graue
Mann, 1795 à 1816 ; Scenen aus dem Geisterreiche,
Francfort 1795.
Sur lui : Eugène Susini, Notes et commentaires,
etc., op. cit., index des noms ; Antoine Faivre,
Kirchberger..., op. cit., index des noms ; et surtout
Max Geiger, op. cit., consacré à Jung-Stilling et
contenant une solide bibliographie dans laquelle
figurent, entre autres travaux, les excellentes études
d'Ernst Benz.
KIRCHBERGER
Correspondance inédite entre Saint-Martin et
Kirchberger, éditée par Schauer et Chuquet, Amster-
dam 1962.
Sur lui : Antoine Faivre, Kirchberger..., op. cit.,
Mme de KRUDENER
Max Geiger, op. cit., index des noms ; Francis
Ley, Madame de Kriidener et son temps, Paris 1961.
LAVATER
Aussichten in die Ewigkeit, 1768-1778 ; Physio-
gnomische Fragmente, 1775-1778 ; Nathanaël oder die
Gôttlichkeit des Christenthums, s.l., 1786 ; Briefe
an die Kaiserin Maria Fedorovna iiber den Zustand
der Seele nach dem Tode, Saint-Pétersbourg 1858.
Paul Wernle, Der schweizerisohe Protestantismus,
Tiibingen 1925, 3 vol. ; Guinaudeau, Lavater, Paris
1924 (ce dernier ouvrage étudie Lavater jusqu'en
1786 seulement) ; F. Enderlin, Der Magier von
Zurich, 1953.
LAW
A serious call to a holy and devout life, 1729 ; The
spirit of payer, 1750 ; The way to divine knowledge,
1752 ( traduit en français par Divonne, cf. à Divonne ;
traduction rééditée à Lyon, chez Derain, en 1962).
La bibliographie de et sur Law est très abon-
dante ; on en trouvera presque tous les éléments,
ainsi qu'une excellente biographie, dans Serge Hutin,
les Disciples anglais de Jacob Bohme, Paris 1960
(cf. index des noms).
MAISTRE (de)
Œuvres complètes, Lyon 1884, 14 vol. ; la Franc-
Maçonnerie (Mémoire au duc de Brunswick), Paris
1925.
Sur lui : Emile Dermenghem. Joseph de Maistre
621 / notes et bibliographie
mystique, Paris 1923 (réédité en 1946, Paris). Mon
article du présent travail a été composé essentielle-
ment à partir de cet ouvrage. Cf. aussi Paul Vul-
liaud, Joseph de Maistre franc-maçon, Paris 1926.
OBERLIN
Sur lui, cf. Camille Leenhardt, la Vie de J.-F.
Oberlin, Toulouse 1914. Anna Marguerite Meyer,
Licht und Schatten, Schirmeck-Belmont, 1971.
ŒTINGER
Theologia ex idea vitee deducta, 1765 ; Aufmun-
ternde Griinde zur Lesung der Schriften Jakob
Bôhmes, Frankfurt und Leipzig 1731 ; Lèhrtafel der
Prinzessin Antonia, 1763 ; Swedenborgs und an-
derer Irrdische und Himmlische Philosophie, 1765 ;
Des wiirttembergischen Prdlaten Friedrich Christoph
Œtingers Selbstbiographie, Hg. von Dr. Julius Ham-
berger, Stuttgart 1845.
Sur lui : Elisabeth Zinn, Die Theologie des Frie-
drich Christoph Œtinger,dans Beitràge zur Fôrder-
36, Giitersloh 1932 ; Wil-
ung christlicher Theologie
helm Albert Hauck, Das Geheimnis des Lebens,
Natur-anschauung und Gottesauffassung F. C. Œtin-
gers (Auswahlsammlung), Heidelberg 1947; Ernst
Benz, Swedenborg in Deutschland, Œtingers und
Kants Auseinandersetzung mit der Person und
Lehre E. Swedenborgs, Francfort 1947 ; Ernst Benz,
Schellings theologische Geistesahnen dans Akademie
der Wissenschaften und der Literatur, 3 (1955).
Enfin, signalons à ce propos l'excellente petite antho-
logie théosophique d'Ernst Benz, Adam, der Mythus
vom Urmenschen, Munich 1955, et sa Theologie der
Elektrizitat, Mayence et Wiesbaden, 1971.
PASQUALLY
Traité de la réintégration des êtres dans leurs
premières propriétés, vertus et puissances spirituel-
les et divines, publié seulement en 1899,- Paris.
Sur lui, cf. Gérard van Rijnberk, un Thaumaturge
au XVIII• siècle, Martines de Pasqually, Paris 1935,
et t. II, Lyon 1938 ; Papus, Martines de Pasqually,
Paris 1895 ; Papus, Louis-Claude de Saint-Martin,
Paris 1902 ; René Le Forestier, la Franc-Maçonnerie
occultiste au XVIII' siècle et l'Ordre des Elus-
Cohens, Paris 1928 et op. cit. (1970) ; Alice Joly, un
Mystique lyonnais et les secrets de la Franc-Maçon-
nerie, Mâcon 1938. Cf. aussi les articles de Robert
Amadou et Léon Cellier dans l'Initiation, janvier à
septembre 1969.
NOTES ET BIBLIOGRAPHIE / 6 2 2
PERNETY
Dictionnaire mytho-hermétique, Paris 1758 ; la
Connaissance de l'homme moral par celle de
l'homme physique, 2 vol., Berlin 1777 ; Fables égyp-
tiennes et grecques dévoilées, 2 vol., Paris 1786 ;
les Vertus, le pouvoir, la clémence et la gloire de
Marie, mère de Dieu, Paris 1790. Traduction des
Merveilles du ciel et de l'enfer de Swedenborg,
Berlin 1782.
Sur lui : Joanny Bricaud, les Illuminés d'Avignon,
Paris 1927 ; Josef Ujejski, Krot Nowego Izraela,
Varsovie 1924 (surtout consacré à Grabianka) ; Alice
Joly, la Sainte Parole des illuminés d'Avignon, dans
la Tour Saint-Jacques, I I , I I I , I V , 1960.
MARSAIS (Saint-Georges de)
Explication des trois premiers chapitres de ta
Genèse, Berlebourg 1738 ; Explication mystique et
littérale de l'épltre aux Romains, Berlebourg 1739 ;
Vie des saints patriarches, Berlebourg 1740 ; Discours
spirituels, Berlebourg 1738 ; De la magie divine,
angélique, naturelle et charnelle, Berlebourg 1739.
Sur lui, cf. Paul Wernle, op. cit., index des noms,
et Jules Chavannes, op. cit.
SAINT-MARTIN
Des erreurs et de la véritéEdimbourg 1775 ;
Tableau naturel des rapports qui existent entre
Dieu, l'homme et l'univers, Edimbourg 1782 ;
l'Homme de désir, Lyon 1970; Ecce Homo, Paris 1792;
le Nouvel Homme, Paris 1792 ; Lettre à un ami, ou
considérations philosophiques et religieuses sur la
Révolution française, Paris 1796 ; Eclair sur l'asso-
ciation humaine, Paris 1796; le Crocodile, ou la
guerre du Bien et du Mal, Paris 1799; l'Esprit des
choses, Paris 1800; le Ministère de l'Homme-Esprit,
Paris 1802 ; Œuvres posthumes, Tours 1807 ; cf.,
pour beaucoup plus de détails, la Bibliographie
générale de ses écrits, par Robert Amadou. Signa-
lons seulement une réédition de Ecce Homo (Lyon
1959), et du Crocodile (par les soins d'Amadou),
Paris 1962, et l'existence de nombreux inédits publiés
par Amadou dans la Tour Saint-Jacques et l'Ini-
tiation.
Sur lui : Jacques Matter, Saint-Martin, le Philo-
sophe inconnu, Paris 1862 ; E. Caro, Essai sur la
vie et la doctrine de Saint-Martin, Paris 1852 ; Papus,
Louis-Claude de Saint-Martin, Paris 1902 ; R. Ama-
d o u , Louis-Claude de Saint-Martin et le Martinisme,
623 / notes et bibliographie

Paris 1946 ; Antoine Faivre, Kirchberger..., op. cit. ;


A. F a i v r e , De Saint-Martin à Baader : le « Magikon »
de Kleuker, dans Revue d'Etudes germaniques,
Paris, janv.-mars et avril-juin 1967. Signalons enfin
— mais cette bibliographie reste évidemment très
sommaire — le bon ouvrage d'Arthur Edward
Waite, The tife of L.C. de Saint-Martin the Unknown
Philosopher and the substance of his transcendental
doctrine, Londres 1901.
SALZMANN
Es wird ailes neu werden (7 Stiicke, 1802-1810) ;
Bemerkungen iiber die letzten Zeiten, und die zweyte
sichtbare Zukunft Jesu Christi zur Errichtung seines
herrlichen Reichs auf Erden. Von einem Forscher
der Wahrheit. Als Anhang ist eine kurze Abhandlung
iiber die sieben Zornschalen beygefiigt worden,
Strasbourg 1806 ; Blick in das Geheimnis des Rath-
schlusses Gottes iiber die Menschheit, von der
Schôpfung bis an das Ende dieser Welt-Zeit. Mit
beygefiigten Tabellen. Hohe Wiirde des Menso'ten,
sein Beruf, seine Hoffnungen, Strasbourg 1810.
S u r lui, c f . Lettres choisies (de Salzmann), tra-
duites de l'allemand par M.E.C. et précédées d'une
Etude sur le mysticisme, Paris 1906 ; Anne-Louise
Salomon, F.R. Salzmann, Paris 1932. Il existe de
nombreuses lettres de et à Salzmann aux archives
Willermoz à la bibliothèque municipale de Lyon.
Cf. aussi Le Forestier, op. cit. (1970), index des
noms propres. M. Jules Keller, maître-assistant à
l'Université de Strasbourg, prépare actuellement
une thèse sur le milieu spirituel à Strasbourg à la
fin du XVIII' siècle.
SWEDENBORG
On pourra consulter les traductions de Moët (Du
ciel et de ses merveilles, et de l'enfer, Paris 1819 ;
la Vraie Religion chrétienne, Paris 1819 ; de la Nou-
velle Jérusalem, Paris 1821 ; Apocalypse révélée,
Paris 1823), la traduction de Le Boys des Guays
(Arcanes célestes, Saint-Amand 1841-1845), de Per-
néty, de Chatanier. Mais on se reportera utilement
à deux bibliographies valables : James Hyde,
A bibliography of the works of E. Swedenborg,
Londres 1906, et A. Stroh, An abriged chronological
list of the works of E. Swedenborg, S t o c k h o l m
1910.
Sur lui : Henry de Geymiiller, Notice sommaire
sur la doctrine et les écrits d'E. Swedenborg,
notes et bibliographie / 624
Paris, Lausanne et Genève, s.l. ; Martin Lamm,
Swedenborg, Paris 1936 (préface de Paul Valéry) ;
Ernst Benz, Swedenborg und Lavater, dans Z.K.G.
57 (1938) ; E. Benz, E. Swedenborg Naturforscher
und Seher, Munich 1948 ; E. Benz, Swedenborg in
Deutschkind, Francfort 1947 ; Friedemann Horn,
Schelling und Swedenborg, Zurich 1964 ; Henry
Corbin, Herméneutique spirituelle comparée (I. Swe-
denborg - II. Gnose ismaélienne), dans Eranos-
Jahrbuch XXXIII/1964, Zurich 1965; signalons en-
fin — parmi bien d'autres travaux — deux intéres-
sants articles, de Maurice Got et Paul Arnold, dans
la Tour Saint-Jacques, I I , I I I , I V , 1960.
WERNER
Die Sôhne des Thaïes, Berlin 1803-1804 (et nom-
breuses rééditions) ; Das Kreuz an der Ostsee, Ber-
lin 1806 ; Martin Luther, B e r l i n 1807 ; Wanda, Kôni-
gin der Sarmaten, Tiibingen 1810 ; Der vierund-
zwanzigste Februar, Altenburg 1815.
S u r lui : E. Vierling, Z, Werner, la conversion d'un
romantique, Nancy 1908 ; Louis Guinet, Z. Werner
et l'ésotérisme maçonnique, Paris 1962, et De la
Franc-Maçonnerie mystique au sacerdoce, Caen,
1964 ; signalons aussi un article de C.G. Jung,
« Phosphorus » bei Z. Werner — Das « Ein- und
Etwaswerden », dans Gestaltungen des Unbewus-
sten, Zurich 1950. On trouvera chez Guinet toutes
les indications bibliographiques nécessaires.
WILLERMOZ
Réponses aux assertions contenues dans l'ouvrage
du R.'. F.', a Fascia (...) ayant pour titre : De
conventu generali latomorum apud Aquas Wilhelmi-
nas, s.l.n.d. ; les Sommeils (présenté par Emile
Dermenghem, Paris 1926. Et de très nombreux MS
à la bibliothèque municipale de Lyon.
Sur lui : Alice Joly, un Mystique lyonnais et les
secrets de la Franc-Maçonnerie, Mâcon 1938 ; Alice
Joly, De l'Agent Inconnu au Philosophe Inconnu,
Paris 1962 ; Gérard van Rijnberk, Episodes de la
vie ésotérique, Lyon 1949 ; Révérend Keith Dear,
J.-B. Willermoz, dans le Symbolisme, juillet 1958 ;
sur les archives Willermoz, cf. Henry Joly, les Archi-
ves maçonniques de J.-B. Willermoz à la bibliothèque
municipale de Lyon, dans Bulletin des Bibliothèques
de France, juin 1956, pp. 420-424. Consulter surtout
Le Forestier, op. cit. (1970).
625 / NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
MYSTIQUE PROTESTANTE
NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
Nous donnons un minimum de références en
notes. Pour une importante bibliographie en alle-
mand et en anglais, voir Hasso JAEGER, note 6.
1. P. BURGELIN, Mystique protestante, dans
R Ph. Th. 1936, pp. 68-114; P. JURIEU, Traité
historique contenant le jugement d'un protes-
tant sur la théologie mystique et le quiétisme,
etc., anonyme 1699.
2. F. BOVET, le Comte de Zinzendorf 2 tomes,
Genève 1860 ; M. BOUTTIER, Pour le deuxième
centenaire de la mort de Zinzendorf, Verbum
Caro, n° 64, 1962.
3. M. BOEGNER, la Vie et la Pensée de T. Fallot,
I ' : la Préparation (on trouve au ch. 4 la liste
des écrits de Christophe Dieterlen). II : l'Achè-
vement, Paris 1914.
4. R. MEHL, la Théologie protestante. Que sais-
ie ? 1230, Paris.
5. J.D. BENOIT, dans R.H.P.R. 1950 ; la piété pro-
testante, Paris 1946, pp. 81-104.
6. H. JAEGER, dans la Mystique et les Mystiques:
Mystique protestante et anglicane, Paris 1965,
pp. 257-407.
7. H. STROHL, la Substance de l'Evangile selon
Luther. Témoignages choisis, traduits et anno-
tés, Paris 1924; R.H. ESNAULT Luther et le
monachisme aujourd'hui, Paris-Genève 1964.
8. CALVIN, Institution de la religion chrétienne,
3- livre, ch. I, 1859 ; Commentaires sur l'Evan-
Paris 1854.
gile de Jean,
9. Ch. DRELINCOURT, les Consolations de l'âme
fidèle contre tes frayeurs de la mort. Sonnets
chrétiens, Amsterdam 1723.
10. SWEDENBORG, Traité des Représentations et
des Correspondances. Extraits de Arcana Coe-
lestia et publiés par un disciple, Paris 1857 ;
H. CORBIN, Herméneutique spirituelle com-
parée. (I : Swedenborg — II : Gnose ismaë-
lienne), dans Eranos-Jahrbuch XXXIII, 1964.
11. M. LELIEVRE, la Théologie de Wesley, Paris
1924.
12. C. LEENHARDT, la Vie de J.F. Oberlin, Paris
1911.
NOTES ET b i b l i o g r a p h i e / 6 2 6
13. A. VINET» Méditations évangéliques, Théologie
pastorale; P.A. ROBERT, la Flamme et l'Autel.
Etude cFitique sur la crise religieuse d'Alexandre
Vinet. La Concorde 1948.
14. J. MEYER, Louis Meyer, Paris. Cf. 3, pp. 128-
130
15. A. MONOD, les Adieux à sa famille et à son
église. Octobre 1855 à mars 1856, Paris 1857 :
Sermons I : 1" série Lyon, p. 265 ; Souvenirs
de sa vie et extraits de sa correspondance,
2 vol., Paris 1885.
16. G. BRABANT, un Prophète des temps modernes,
W. Booth.
17. M. L E E N H A R T , Alfred Boegner d'après son
journal intime et sa correspondance, Paris 1939.
18. A. WAUTIER-d'AYGALLIER, un Homme, le pas-
teur Charles Wagner, Paris 1927.
19. A. MOBBS, Kagawa, l'ami des humbles, Ge-
nève-Paris 1942.
20. Sadhou SUNDAR SING, Visions du monde
spirituel, Lausanne 1936; Aux pieds du Maître,
1925; STREETER et APPASAMY, le Sadhou,
Sundar Singh. Préface de G. Bauttier, Paris 1930;
A. P A R K E R , un Apôtre hindou, le sadhou Sun-
dar Singh. Traduit par Ch. Rochedieu, Tou-
louse 1926.
21. Cahiers de la Réconciliation, mai-juin 1966
(contient bibliographie). J. LASSERRE, l'Eglise
kimbanguiste au Congo, dans Monde non chré-
tien (juillet-déc. 1966), n" 79-80, pp. 45-52;
W. BEGUIN et M.L. MARTIN, Découverte du
Kimbanguisme et une interprétation théologiaue,
dans Monde non chrétien (janv.-juin 1969),
n"' 89-90, pp. 4-37.
22. A. PERCHENET, Renouveau communautaire et
Unité chrétienne, Paris 1967.
23. G. LAGNY, le Réveil de 1830 à Paris et les
origines des Diaconesses de Reuilly, Paris 1958.
24. W. MONOD, la Nuée de témoins, 2 vol. (le pre-
mier volume est réédité), Paris 1957 ; Pour com-
munier. Pensées et prières, Paris 1920, pp. 50-52 ;
Livre de prière adopté par la communauté des
Veilleurs, Genève 1937.
25. R. SCHULTZ, Vivre l'aujourd'hui de Dieu, Taizé
1959.
635 / notes et bibliographie

LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE
NOTES
1. Il y a d'autres significations aussi : voir tout
spécialement le Symbolisme de la Croix, par René
Guénon.
2. On rencontre aussi les orthographes Rosen-
creutz, Rosenkreutz.
3. La Fama emploie l'expression « fiancés à la
virginité ».
4. Siècles (en latin dans le texte).
5. Fama Fraternitatis, traduction française E. Coro
(Paris, Edit-Rhé, 1921). p. 43. 6. Ibid., p. 52
7. C'est sans doute le même auteur rosicrucien
que celui ayant écrit sous le pseudonyme Irenaeus
Agnostus (« Irénée l'Inconnu »).
8. De supernaturali naturali, praeternaturali et
contranaturali Microcosmi Historia ( tome II de
l'Vtriusque Cosmi Historia, 1617), tract. I, liber
VII,
p. 137.
9. Certaines sont de véritables œuvres d'art : par
exemple, les admirables gravures de Jean-Théodore
de Bry qui illustrent certains ouvrages de Michel
Maier et de Robert Fludd.
10. Voici le titre latin : Amphitheatrum Sapien-
tiae Aeternae Solius verae christiano-kabbalisticum,
divino-magicum nec non physico-chymicum..
11. Ou Elias Athirsata.
12. Us semblent avoir circulé en manuscrits dès
1610.
13. Symbolisé par la Toison d'Or.
14. Cela ferait penser au moment symbolique, dif-
férent selon les grades supérieurs, où les travaux
maçonniques sont censés débuter.
15. Il y a des raisons de penser qu'avant lui les
empereurs d'Allemagne Maximilien I" et Maximi-
lien II avaient eu des rapports avec une société
secrète rosicrucienne. 16. I, XVI.
17. Voir 1 (édition donnée par Pierre Mariel
(Paris, La Colombe, 1962). Anatole France, dans sa
Rôtisserie de la reine Pédauque, a paraphrasé ce
livre.
notes et bibliographie / 628
18. Voir l'important travail d'Antoine Faivre :
Eckartshausen et la théosophie chrétienne (Paris,
Klincksieck, 1969).
19. C'est le 18e du Rite Ecossais Ancien et Accepté.
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6 2 9 / NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
LA FRANC-MAÇONNERIE

NOTES
1. Le mot «Tenure» signifie en vieil anglais
comme en vieux français : « Mod ede possession
d'un fief, d'un droit d'usage ». La traduction de ce
texte est de Maurice Paillard.
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MYSTIQUE MUSULMANE

NOTES
1. Abû-l-Hasan 'Alî ibn 'Uthmân al-Djullâbî al-
Hudjwîrî (mort vers 465/1072) dans son Kashf al-
Mahdjûb (éd. de V.A. Jukovskiy, Leningrad, 1926)
passe en revue (pp. 34-35) d'autres étymologies
données à ce mot. Après avoir cité le mot sûf
(laine) comme origine du terme soufi (Sûfî), il en
vient à rappeler la dérivation de ce terme à partir
de saff dans l'expression de saff-i awwal « le pre-
mier rang» ou de suffah (tiré de l'expression
Ashâb-as-Suffah « les compagnons assis sur l'estrade
de la mosquée), le nom d'un groupe de dévots au
temps du Prophète à Médine. Il mentionne égale-
ment la provenance du mot sûfî à partir de safâf
safw (pureté). Bien que ni le mot de sûfî ni celui
de tasawwuf ne puissent en aucune façon être dé-
rives de safâ/safw, al-Hudjwîrî met néanmoins sa
préférence sur la notion de safâ sur laquelle il
s'étend davantage. L'inexactitude de cette dérivation
notes et bibliographie / 630
se prouve dans le fait que le participe actif et le
nom adjectif de safâ/safw donnent safiy et sâfi
« pur » et non sûfî. L'infinitif de la cinquième forme
de la racine défectueuse safâ/safw ne sera pas
non plus tasawwuf, mais *tasaffî (*tasaffâ).
2. Il semble qu'il se soit glissé ici une erreur sur
le mot qadar « libre arbitre ». Nous savons par
ailleurs qu'al-Muhâsibî lui-même s'approchait de
l'école mu'tazilite donc plutôt partisan du « raison-
nement » et du « libre arbitre », ce qui fut la cause
des attaques d'Ahmad ibn Hanbal contre lui et les
Mu'tazilites.
3. Djâbolqâ et Djâbolsâ, les noms de deux villes
fabuleuses aux deux extrémités du monde, au' levant
et à l'occident. On les a même supposées comme
deux villes de Chine et on est allé jusqu'à les
prendre pour deux cités imaginaires dans le ciel.
4. Voir Dîvân de Khnâdja Shmas ad-Dîn Muhnm-
mad Hâfez, éd. de M. Qazvînî et Q. Ghanî, Téhéran,
1360/1941, p. 217, 1.8.
5. 'anqâ, équivalent arabe du mot persan sîmorgh
(oiseau fabuleux de la mythologie iranienne).
6. « L'oiseau de Salomon », autre nom du hibou.
7. Nafahât, éd. Lucknow, 1910, p. 540.
8. Traduit en allemand accompagné du texte per-
san par Schlechta-Wssehrd, Vienne, 1846 et en
français par H. Massé, Paris 1925, en dehors des
fragments traduits par Grangeret de Lagrange (cf.
Notice sur Djamy et son Béharestan, J.A. 1825, VI,
257 et sv.), par Langlès et par Defrémery. Parmi
•les traductions anglaises, comme les a citées
H. Massé dans la préface de sa traduction, ce sont
celles faites à Bénarès en 1887 « printed by the
Kamashastra Society for private subscribers on'v »
et à Bombay en 1317/1899e par Sorabji Fardunji Mulla
et une traduction du VI ch. par C.-E. Wilson, Lon-
don, 1883. Cf. également l'édition accompagnée de
commentaires turcs, Hadâyat al-'irfân 'alâ kitâb al-
mashhûr bi-Bahârestân, Constantinople 1252/1836.
9. Chacun de ces livres est partagé en trois par-
ties (logique, physique et métaphysique). Les parties
métaphysiques sont groupées dans une nouvelle
édition précédée d'une introduction substantielle et
des notes analytiques dues à H. CORBIN (Sihâbad-
dîn Yahyâ as-Suhrawardî, Opéra Metaphysica et
Mystica. Istanbul 1945.
631 / notes et bibliographie

10. En Occident, tout le mérite en revient à


H. CORBIN qui s'est longuement penché sur le
personnage et l'œuvre de Suhrawardî. Des éclaircis-
sements précieux ont été fournis à ce sujet grâce
à ses travaux. Je m'y suis référé à maintes re-
prises dans le cadre de cette étude sur Suhrawardî
(voir la bibliographie).
BIBLIOGRAPHIE
Pour un essai bibliographique sur la mystique
musulmane, étant donné la grande multitude des
sources, on se dispensera d'en fournir une liste
exhaustive. On essaiera donc de se contenter de
mentionner les plus notables et encore faut-il pou-
voir y parvenir. D'une façon générale, une documen-
tation divisée en deux catégories permet un accès
souhaitable : 1° les études et les textes anciens
(surtout en arabe et en persan) écrits par les sa-
vants musulmans et les mystiques eux-mêmes ;
2° les recherches récentes et actuelles dues en
particulier aux islamologues. Mais cette division
restera théorique : en effet, une partie des textes
anciens sont édités et parfois analysés et préfacés
par les savants islamologues et on ne peut les citer
toujours sous deux rubriques différentes. L'Intérêt
des lecteurs européens se place surtout pour les
études accessibles dans une langue occidentale. De
là, finalement s'opère, pour une grande partie, la
fusion entre ces deux sources indispensables et sou-
vent inséparables. La part des savants français à
ces études est particulièrement considérable.
Je cite ici, pour une connaissance bibliographique
sur la mystique musulmane, non seulement la plu-
part des études mentionnées dans le corps de la
présente recherche, mais également certains autres
travaux aussi importants qui attireront l'attention
de ceux intéressés par ces propos :
1° Textes mystiques anciens arabes et persans :
'Abd ar-Razzâq Kermânî, Tadhkirah dar manâqib-e
Ni'matullâh Walî. Matériaux pour la bibliogra-
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637 / notes et bibliographie
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Jahrbuch 24 (1955), pp. 119-132; la Signification
religieuse du dernier pèlerinage de Gandhi,- D a r
el-Salam, Paris 1956, pp. 7-23 ; Mystique musul-
mane et mystique chrétienne au Moyen Age, Con-
vegno di scienze morali storiche e filologiche,
1956, pp. 20-34 ; Akhbâr al-Hallâj, recueil d'orai-
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1957 ; la Cité des morts au Caire - Qarâfa - Darb
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orientale, t. LVII, (1958), pp. 25-79; « la Ciudad
de los muertos » en el Cairo, Al-Andalus, vol.
XXIII, 1958, fasc. I ; la Cité des morts au Caire
(à l'Imam Shâfi'î), Dar el-Salam, Paris 1958. pp. 7-
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musulmane sur la destinée du Prophète, Bull, de
l'Inst. franç. d'archéologie orientale, t. LIX, 1960,
p p . 241-272 ; Ibn Sab'în et la « conspiration hallâ-
gienne » en Orient au XIIIe siècle, Etudes d'Orien-
talisme, Lévi-Provençal, II, 1962, pp. 661-681 ;
Paroles données, Paris 1962 ; Opéra Minora, textes
recueillis, classés et présentés avec une bibliogra-
phie par Y. Moubarac, 3 vol., Dar al-Maaref-Liban,
1963 ; Mutanabbi devant le siècle ismaélien de
Mémoires de l'Inst. franç. de Damas —
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AL-MUTINIBBl (extrait : Beyrouth 1936, 17 p.).
M. MOKRI, Cinquante-deux versets de Cheikh
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Wisbaden 1959 ; le Symbole de la Perle dans le
folklore persan..., J.A., Paris 1960, pp. 463-481 ;
le Soufisme et la musique, dans l'Encyclopédie de
la musique, t. 3, éd. Fasquelle, Paris 1961 ; le
Secret indicible et la
Pierre Noire en Perse...,
J.A., Paris 1962, pp. 369-433;
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chez les Kurdes Ahl-i Haqq, Trudy XXV Mezhu-
narodnogo Kongressa Vostokoved, t. 2, Moscou
1963, pp. 159-163 ; l'Esotérisme kurde, Paris 1966 ;
Kalâm sur l'Aigle divin et le verger de Pirdîwar,
J.A., Paris 1967, pp. 361-374 ; le Chasseur de Dieu
et le mythe du Roi-Aigle (Dawra-y Dâmyârî),
texte établi, traduit et commenté avec une étude
sur la chasse mystique, le temps cyclique et des
notes linguistiques, Wiesbaden 1967 ; la Musique
sacrée des Kurdes « Fidèles de Vérité » en Iran,
l'Encyclopédie des musiques sacrées, Paris 1%*\
notes et bibliographie / 638
pp.441-453 ; Mythes, rêves, couleurs, gestes, formes,
figures et nombres dans l'Islam et le Mazdéisme,
Dictionnaire des symboles, Paris 1969 ; l'Ange dans
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development of Sufism, with a list of définitions.
G. VAJDA, En marge de l'« autobibliographie »
d'Ibn al-'Arabî, Arabica 3 (1956), p. 93 ; Comment
le philosophe juif Mo'ise de Narbonne, commen-
tateur d'Ibn Tufayl comprenait-il les paroles
extatiques (Shatahât) des soufis, Congreso de
estudios arabes e islamicos, Cordoba 1962. Actes,
1964, pp. 129-135 ; un Opuscule inexistant d'al-
Shadalî, Arabica 8 (1961), p. 100.

MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU


KIERKEGAARD

BIBLIOGRAPHIE
En raison du très grand nombre d'ouvrages de Kier-
kegaard peu de titres seront ici retenus. Voir un
Essai de bibliographie critique très complète jus-
qu'à l'année 1948 dans Pierre Mesnard, le Vrai
Visage de Kierkegaard, Paris 1948, pp. 474-483 et
M. Grimault, Kierkegaard par lui-même, Paris
1962, pp. 182-187 et surtout J. Colette, Kierkegaard,
la difficulté d'être chrétien, Paris 1964, pp. 283-
302.
Traductions :

Le Traité du désespoir, trad. Ferlov et Gateau, Paris


1932.
La Répétition,trad. P.-H. Tisseau, Paris 1933.
Le Banquet, trad. P.-H. Tisseau, Paris 1933.
La Pureté du cœur, trad. P.-H. Tisseau, Bazoges-en-
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Pour un examen de conscience, trad. P.-H. Tisseau,
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Le Souverain Sacrificateur. Le Péager. La Péche-
re.-se, trad. P.H. Tisseau, Bazoges-en-Pareds 1934.
639 / notes et bibliographie
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Le Concept d'angoisse, trad. P.-H. Tisseau, Paris
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NICOLAS BERDIAEV

BIBLIOGRAPHIE
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notes et bibliographie / 640
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De la destination de l'homme (Essai d'éthique para-
doxale), Paris 1935.
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Paris 1936.
Destin de l'homme dans le monde actuel. Pour com-
prendre notre temps, Paris 1936.
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fasc. IV, 43-50.
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Jankélévitch, Paris 1946.
Deux études sur Jacob Boehme, dans le premier
volume de Mysterium Magnum de Jacob Boehme,
traduit par N.B., 2 vol., Paris 1946.
Essai de métaphysique eschatologique, trad. Herman,
Paris 1946.
Dialectique existentielle du divin et de l'humain,
Paris 1947.
Au seuil de la nouvelle époque, trad. Olivier, Paris
1947.
Le sens de l'Histoire, trad. Jankélévitch, Paris 1948.
De l'esprit bourgeois, Paris 1949-1950.
Royaume de l'Esprit et royaume de César, trad.
Sabant, Paris 1951.
Vérité et Révélation, trad. Constantin, Paris 1954.
Le Sens de la création (Un essai de justification de
l'homme), trad. L. Julien-Cain, Bruges-Paris 1955.

Etudes :
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Thought of Nicolas Berdiaev, New York 1951.
G.B. CATALFAMO, Il metafisico delle libertà, Mes-
sina 1953.
O.F. CLARKE, Introduction to Berdiaev. London
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641 / notes et bibliographie
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J. GAITH, Nicolas Berdiaev, philosophe de la liberté,
Beyrouth 1968.
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E. I»AMPERT, Modem Christian Revolutionaries.
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Nicolas Berdiaev, Neuchâtel 1944.
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holm 1946.
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SIMONE WEIL
BIBLIOGRAPHIE
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L'Enracinement, Prélude à une déclaration des de-
voirs envers l'être humain, Paris 1950.
Attente de Dieu, Paris 1950.
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Lettre à un religieux, Paris 1950.
Intuitions pré-chrétiennes, Paris 1951.
La Condition ouvrière, Paris 1951.
Cahiers, t, I, Paris 1951 ; nouvelle éd. augmentée d'un
cahier inédit, Paris 1970.
Cahiers, t. 2, Paris 1953.
Oppression et liberté, Paris 1955.

(1) Les articles et lettres ne sont pas cités dans cette


bibliographie.
NOTES ET BIBLIOGRAPHIE / 6 4 2
Cahiers, t. 3, Paris 1956.
Ecrits de Londres et Dernières Lettres, Paris 1957.
Ecrits historiques et politiques, Paris 1960.
Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu,
Paris 1962.
La Source grecque, Paris 1963.
Sur la science, Paris 1966.
Poèmes suivis de Venise sauvée, Lettre à Paul
Valéry, Paris 1968.
Etudes :
P. BUGNION-SECRETAN, Simone Weil, itinéraire
politique et spirituel, Neuchâtel 1954.
J. CABAUD, Simone Weil, A Fellowship in Love,
London 1964, New York 1965 ; l'Expérience vécue de
Simone Weil, Paris 1957 ; Simone Weil à New York
et à Londres : les quinze derniers mois (1942-1943),
Paris 1967 ; Simone Weil, Die Logik der Liebe,
Freiburg-Miinchen 1968.
M.-M. DAVY, The Mysticism of Simone Weil, .trans.
by C. Rowland, London 1951, Boston 1951 ; Intro-
duction au message de Simone Wêil, Paris 1954 ;
Simone Weil, Coll. Témoins du XX• siècle, Paris
1956; trad. italienne (1964), japonaise (1964) ;
Simone Weil, sa vie, son œuvre avec un exposé de
sa philosophie, Coll. Philosophes, Paris 1966.
V.-H. D E B I D O U R , Simone Weil ou la transparence,
Paris 1963.
G. D R A G H I , Razioni di una forza in Simone Weil,
Roma 1958.
E. FLEURE, Simone Weil ouvrière, Paris 1955.
F. HEIDSIECK, Simone Weil. Présentation, choix
des textes, biographie, Paris 1965.
R. HENSEN, Simone Weil, een pelgrim naar het
absolute, Lochem 1960.
G. K E M P F N E R , la Philosophie mystique de Simone
Weil, Paris 1960.
A. KROGMANN, Simone Weil, Hamburg 1970.
I. MALAN, l'Enracinement de Simone Weil, Paris
1961.
M. NARCY, Simone Weil. MaVieur et beauté du
monde, Paris 1967.
J.M. PERRIN, J. DANIELOU, J. DURAND, C. KAE-
LIN, J. LOCHET, L. HUSSAR, B. EMMANUELLE,
643 / notes et bibliographie
J.M. Réponses aux questions de Simone Weil,
Paris 1964.
R. REES, Simone Weil, esquisse d'un portrait, trad.
par E. Meyerovitch, Paris 1968.
M. THIOÛT, Jalons sur la route de Simone Weil ;
I. La Recherche de la Vérité chez Simone Weil;
I I . Essai de bibliographie des écrits de Simone
Weil, Paris 1959.
E.W.F. TOMLIN, Simone Weil, New Haven 1954,
Cambridge 1954.

MYSTIQUE HIPPIE ?
MYSTIOUE ET DROGUE
NOTES
1. Les Hippies, par le correspondant de Time,
sous la direction de Joe David Brown (éd. Robert
Laffont), p. 11.
2. S. LABIN, Hippies, drogues .et sexe (éd. La
Table Ronde), p. 25.
3. B. PLOSSU, Pourquoi n'êtes-vous pas hippie ?
(éd. La Palatine), Petit Dictionnaire hippie.
4. S. LABIN, id., p. 26.
5. B. PLOSSU, id., p. 51.
6. M. L A N C E L O T , Je veux regarder Dieu en face,
Paris, p. 93.
7. Id., p. 94. 8. Ibid., p. 93.
9. Les Hippies, id., p. 264. 10. Id., p. 17.
11. E. AEGERTER, le Mysticisme, Paris, p. 242.
12. L.S.D. 25, ou « acid » e : diéthylamide de l'acide
lysergique — c'est le 25 produit d'une série de
modifications chimiques de la molécule basique
d'ergot du seigle, synthétisée par Hofmann en 1935.
1935.
Le L.S.D. est un hallucinogène puissant ; mais il
n'est pas une drogue addictive, au contraire de
l'opium, de l'héroïne et de la cocaïne.
La Marijuana, appelée par les hippies « pot », ou
« grass » ou « boo », est la feuille et la fleur pilées
d'un chanvre des pays chauds (cannabis), le
haschisch en étant la résine plus concentrée. La
substance active est un alcool : le cannabinol.
La Psylocybine est la substance active d'un cham-
pignon sacré du Mexique. C'est un hallucinogène.
notes et bibliographie / 644
La Mescaline est la substance active extraite des
boutons du peyotl, petit cactus du Mexique. On
sait en faire la synthèse. Elle fut employée couram-
ment par Aldous Huxley.
Consulter Claude Olievenstein : la Drogue (Ed.
Universitaires).
13. M. LANCELOT, ibid, p. 70.
14. B. PLOSSU, ibid, p. 19.
Notons que les hippie.s refusent de prendre des
stupéfiants (opium, cocaïne, héroïne), parce qu'ils
suppriment la personnalité, tandis que les halluci-
nogènes la respecteraient, ce qui est loin d'être
établi.
15. S. LABIN, ibid, p. 202. 16. Id., p. 201.
17. Comme la communauté de la Rose des Sables,
décrite par Michel Lancelot, ibid, p. 170. Ou celle de
Drop City près de Denver, une des premières
créées.
18. B. PLOSSU, ibid., p. 49. 19. Id., p. 46.
20. Ibid., p. 90. 21. Ibid., p. 41.
22. L'acid music est très proche du rock ou de la
pop music, mais elle est beaucoup plus halluci-
nante ; à la musique négro-américaine, elle ajoute
la musique hindoue et la musique électronique.
Elle est presque toujours accompagnée de light
shows (dont l'origine revient à l'écrivain beatnik
Ken Kesey), c'est-à-dire de projections géantes et
colorées. Le tout constitue une fête plus qu'un
spectacle : le public reste debout, danse ou s'assied.

LES HIPPIES ONT-ILS UNE MYSTIQUE ?


BIBLIOGRAPHIE
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for God, Chicago 1967.
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1954. Il existe d'autres ouvrages de cet auteur sur
la drogue, en anglais.
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New York 1901-1902.
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Belfond 1969 avec une bibliographie plus récente
et complète.
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1966.
H. MICHAUX, plusieurs ouvrages traitent l'expé-
rience de ce poète avec les hallucinogènes, par
exemple : Misérable miracle, Paris 1956 ; Con-
naissance par les gouffres, Paris 1967 ; Vers la
complétude, Paris 1967.
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Berlin, Académie. Strasbourg.
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Rome. ris 1919 sv.
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Se. Cat., La Scuola Cattolica, chengeschichte, Stuttgart.
Milan.
Zk. Th., Zeitschrift fiir ka-
S.P., Studia Patristica, Ox- tholische Theologie, Inns-
ford, Berlin 1957. bruck.
S.S.L., Spicilegium Sacrum Z.N.T.W., Zeitschrift fiir
Lovaniense, Louvain. die Neutestamentlichen Wis-
sensohaft und die Kunde
St. Th., Studia Theologica, der alteren Kirche, Gies-
Upsala. sen, Berlin.
INDEX DES NOMS

A ABU YA'QUB NAHRDJURI 514


ABU YA'QUB TABARI 514
"ABBAS (I.) 474 ABU-YAZID BASTAMI (v. Al-
'ABDAK 464 Bastâmî) 474, 510, 514
'ABDAK-AL-SUFI 460 ACARIE (Mme) 264 , 272-273 , 279
'ABD-AL-'AZIM 'ABD AS-SALAM 282
SHARAF AD-DIN 488-489 ADAMI (T.) 430
'ABD-AL-GHAFUR LARI 504 ADAM LE CHARTREUX 133
'ABD AL-KARIM AL DJILI 489 AEGERTER (E.) 570
'ABD AL-KARIM QUSHAYRI 516 AGNOSTUS (Ilreaneus) 427
'ABD-ALLAH (fils de 'Umar le 2« AGRIPPA (Henri, Cornelle) 310,
calife) 463 319, 428
'ABD-AL-LATIF IBN 'ABDALLAH AHMAD IBN HANBAL 470, 476
ABBASI 496 AKINDYNOS 60, 63 , 66
'ABD-AL-WAHID IBN ZAYD 514 ALBARET (marquis d') 365
'ABD AR-RAHMAN (fils de Khâ- AL-BASTAMI 486, 490, 506, 510
lid ibn Walîd) 463 (v. Abû Yazîd B.)
'ABD AR-RAHMAN DJAMI 477, ALBERIC (abbé) 135
502-505, 517 ALBERT LE GRAND (saint) 170,
'ABD AR-RAHMAN SULAMI 490, 185, 186-188, 207, 251
504, 516 ALDEGONDE 223
ABI-L-HASAN 'ALI IBN 'UTH- AL-DJUNAYD (v. Djunayd Bagh-
MAN AL-DJULLABI AL-HUDJ- dâdî) 476, 490
WIRI 516 ALEXANDRE DE HALES 178
ABU 'ABDALLAH HUSRI 490 AL-GHAZALI (M.) (v. Ghazâlî)
UBU-BAKR 463, 515 476
ABU-BAKR QAFFAL 490 AL-HALLADJ (Abu-I-Mughîth Hu-
ABU-BAKR-IBN ABI MUHAM- sovn ibn Mansûr) 480-482, 486,
MAD KALABADI 516 490, 506, 510, 573
ABU-BAKR MUHAMMAD IBN'ALI 'ALI 453 , 455 , 457 , 463 , 466 , 468,
KATTANI 517 492, 499, 513, 515
ABU-DHARR GHAFFARI 513 'ALI IBN-ABI-TALIB 514
ABU HANIFA (Nu'mân ibn Thâ- 'ALI IBN MUSA AR-RADA 514
bit) 469-470 •ALI-SHIR NAWAI (Mîr...) 503
ABU IBRAHIM IBN ISMA'IL AL ALI-MALIK (v. Mâlik) 470
MUSTAMLI AL-BUKHARI 516 AL-MUHASIBI 475-477 , 479
ABU ISHAQ ATH-THANI (cheikh) AL-MUTAWAKKIL 468
514 ALPERT (R.) 559, 560, 570
ABU-L-ABBAS QASSAB 490 AMADOU (R.) 355
ABU-L-ATAHIYA 464 AMBROISE (staretz Alexandre
ABU-L-HASAN AL-ASH'ARI 468 Grenkov) 93, 94
ABU-L-HASAN SARAKHSI 490 'AMMAR YASIR 513
ABU-L-QASIM AL DJUNAYD 474 AMPERE (J.-M.) 317
ABU-L-QASIM QUSHAYRI 491 'AMR IBN 'UBAYD 474
ABU-MUSA (cheikh) 514 'AMR IBN 'UTHMAN MAKKI 480,
ABU-NASR BUSHR IBN AL-HA- 514
RITH AL-HAFI 465 ANAXAGORE 252
ABU-NASR SARRADJ AL-TUSI 516 ANDERSON (Dr.) 427, 444-447
ABU NU'AYM (...Isfahâni) 464, ANDREAE (Jean, Valentin) 418,
476, 516 426, 430
ABU SA'ID FADLALLAH 490 ANGELE DE FOLIGNO 227
ABU TALIB MAKKI 516 ANGELUS SILESIUS 291-301
ABU THAWR AL-KALBI 479 ANHALT-DESSAU 429
ABU YA'QUB AQTA 480 A.MIANE (M.) 242
649/index des noms

ANSARI (Abdallâh) 478 , 504 , 516 BENOIT de Canfeld 264 , 265 , 273,
ANSCHAIRE 223 278, 289
ANSELME d'Aoste (saint) 111-115, BENOIT (J.D.) 373, 398
170, 177 BENOIT de Nursie 99, 102, 105-
ANTOINE (Père des moines) 78, 111, 114, 115, 120, 134, 189
106, 116, 121 BERDIAEV (Nicolas) 230, 311,
ANTOINE de Padoue 178 528-530, 538-545
APOLLON 448 BERGASSE 318, 334
ARBERRY (A.J.) 494 BERGSON (-H.) 529
ARISTOTE 59, 113, 117, 189, 207, BERNARD (capitaine) 361
252, 510, 511 BERNARD DE CLAIRVAUX 107,
ARNAULD (A.) 270 109, 130, 132, 135, 144-146, 158,
ARNAULD (J.-M.-A.) 267 167, 169, 177, 207, 214, 222, 226,
ARNDT (J.) 351, 380-381, 430 234 , 248 , 260, 380
ARNOLD (G.) 374 BERNARD DE PORTES 133
ARNOLD (P.) 361 BERTOT 278
ARSENE (abbé) 56 BERULLE (P. de) 264 , 267 , 268,
ARTAUD (A.) 572 271, 281-285 , 287 , 289
ARTISTE (E.) 349, 430 BESOLD (C.) 430
ASH'ARI 483 BINET (P.) 267
ASHMOLE (Elias) 434 BIN MUDJASHI' 480
AS-SAM'ANI 476 BLAKE (William) 339
ASWAD IBN MIQDAD 513 BLOY (Léon) 341
ATHANASE d'Alexandrie 26, 61 BOBRINSKOY (B.) 73
'ATTAR (F.) 464, 490, 498-499, BOCKLIN (Mme de) 353, 356
500, 504 BOEGNER (A.) 403-405
AUGUSTIN 100, 112, 130, 135, BOEGNER (M.) 400
158, 166, 167, 170, 186, 207, 248, BOEHME (J.) 230, 292, 294, .295,
260, 283 300, 306, 308, 311-314, 321, 327,
AUROBINDO (Shri) 572 330-332, 339, 343-346, 351, 353, 354,
AVICENNE (Abû 'Alî Hosayn 356, 362, 374, 381, 382, 399, 540
'Abdillah Ibn Sînâ) 491, 503 BONALD (L. de) 313
'AYISHAH 463 BONAVENTURE 170, 177-182, 189,
260
B BONHOEFFER (D.) 412
BONIFAS-LAROQUE 361
BAADER (F.X. von) 307, 309, BONNET (Ch.) 315
312-315, 320, 326, 327, 334, 345, BOOTH (C.) 402
346, 361 BOOTH (W.) 402-403
BABA TAHIR HAMADANI 492- BOOZ 440
495 BORIS (saint) 22
BACH (J.-S.) 373 BOSSUET (J.-B.) 265 , 266 , 272,
BACON DE LA CHEVALERIE 277, 280, 368
317, 345, 348, 363 BOUGE 350
BADEN (K.F. von) 331 BOULGAKOFF (S.) 24
BAILLIF (J.F.) 323 BOURBON (Duchesse de : Ba-
BALLANCHE (P.S.) 315-317 thilde d'Orléans) 317-318, 334, 338,
BALZAC 352, 361 354
BAQIR (Imâm Muhammad) 514 BOURGOING (Fr.) 285
BARLAAM 60, 61, 65 BOURIGNON (A.) 322, 351, 352
BARRUEL (abbé) 341 BOUSIE 350
BARSANUPHE 13, 39, 54, 79, 93 BREDIN (Cl.-J.) 317
BARTH (K.) 374 BREMOND (H.) 262, 290
BARUZI (J.) 195 , 293 , 300 , 529 BRESLAU (D.) 563
BASILE LE BIENHEUREUX 24 BRICTEUX (A.) 503, 504
BASILE LE GRAND 14, 37, 78, BROTHERS (R.) 318
82, 83, 260 BROWLEY 351, 357
BASILIDE 310 BROWNING (R.) 339
BASTAMI (v. Al-Bastâmî) BRU 161
BAUDELAIRE (Ch.) 361, 554, 572
BEATRICE 302 BRUMORE (L.J. Guyton de Mor-
veau) 349, 350
BEATRICE DE NAZARETH 223, BRUNNER (F.) 210
232, 234-236 BRUNO (saint) 111, 119-124
BEAUFORT (T. de) 351 BRUNSWICK (F. de) 328 , 329,
BEDE LE VENERABLE 167 340, 356, 365
BENGEL (J.A.) 356, 374 BURCKHARDT (T.) 486
BENOIT d'Aniane 107 BURGELIN (P.) 386
index des noms/650
BURKE (E.) 334 DAVID (Chr.) 391
BURROUGHS (W.) 573 UAWLAT-CHAH SAMARQANDI
BUSHR AL-HAFI 465 504
BUTLER 324 DAWUD TA'I 514
BUTTE (A.) 374 DEHLAWI (Amîr-Khosrow) 503
DENYS L'AREOPAGITE 1, 130,
C 133, 167, 178, 186, 187 , 207 , 248,
251, 252, 268, 278, 282, 300
CAGLIOSTRO (Joseph Balsamo) DENYS LE CHARTREUX (Denys
319-320 , 324, 337 , 365 , 366 de Rijckel) 133
CALLISTE 56 DERMENGHEM (E.) 341
CALVIN (Jean) 373, 374, 378-380, DESAGULIERO (Jean-Théophile)
412 441, 444
CAMPANELLA (Tomaso) 431 DESCARTES 433
CAMUS (J.-P.) 265 DHUNNUN (Abû-l-Fayd Thawbân
CAPELLI (O.) 350 ibn Ibrahim Misrî) 477-479
CARBONNIERES (R. de) 319 DIETERLEN (Chr.) 398-400, 403
CARON (Antoine) 424 DIOGENE 572
CHARPENTIER (Julie von) 302 DIONYSOS 448
CASSIEN (Jean) 110, 114, 119, DIVONNE (L. de) 320-321, 323,
120, 132, 135, 167, 261 327, 332, 333, 338, 350, 363
CASTADENA (C.) 557 DJABIR IBN HAYYAN 464
CATHERINE de Gênes 289 DJA'FAR SODIQ (Imân) 514
CATHERINE de Sienne 185, 191- DJALAL AD-DIN RUMI 478, 490,
193, 357 499-502, 521
CAUSSADE (Père de) 272 DJAMI (Mawlânâ Nûr ad-Dîn
CHAMPOLEON 347 'Abdar-Rahmân) 477 , 502-505 , 517
CHAMPOLLION (C.) 213 DJOWAYNI (Imâm al-Haramayn)
CHARDON (L.) 265, 273-275 482-483
CHATANIER 361 DJUNAYD BAGHDADI (Abû-l-Qâ-
CHATEAUBRIAND (F.-R. de) 316, sim ibn Muhammad al Djunayd
334, 354 al-Baghadâdi al-khazzâz) 476, 479-
CHEFDEBIEN 307, 365 480, 490, 506, 514 (v. al-Djunayd)
CHESTOV (L.) 529 DOMINIQUE DE GUZMAN (saint)
CHRETIEN de Troyes 155 185
CICERON 135 DONDAINE (A.) 161
CLAUDEL (Paul) 356 DOROTHEE DE GAZA 13
CLAUDIUS (M.) 328, 345 DOSITHEE 13
CLEMENT D'ALEXANDRIE 9, DOSTOÏEVSKI (F.-M.) 93, 96
26, 31 DRELINCOURT (Ch.) 382
CLEMENT XII 446 DUPONT DE NEMOURS 307
COGNET (L.) 272, 280 DURAND (G.) 220
COHEN (Allen) 573 DUTOIT-MEMBRINI (J.-P.) 317,
COLERIDGES (S.T.) 339 321-325, 332, 352
COLOMBAN (saint) 107 DYLAN (Bob) 573
CONDREN (Père) 285, 287
CONSTANT (B.) 318, 323, 334
CORBERON (M.D. Bourrée de) E
320 ECKER UND ECKHOFEN (H.-H.
CORBIN (Henry) 220, 222, 359, von) 329
360, 479, 487, 499, 510 ECKHART (Maître Johann) 207-
COSMAS L'ETOLIEN 74-76 212, 214, 216-219, 232, 251, 283,
COURT DE GEBELIN 306 292, 297, 299-301, 312, 406, 540,
CROWLEY (A.) 326 542, 573, 574, 575
CUMINGHAM (F.) 395 ECKHARTSHAUSEN (K. von)
CYRILLE DE JERUSALEM 8, 9, 309, 320, 325-326, 331, 332, 334,
19, 61 433
ELISABETH DE LA TRINITE
D 206
ELISABETH DE SCHONAU 111,
DAMIEN (P.) 101, 116 223, 226-227
DAMPIERRE 333, 363 ELLIS (M.) 554, 559
DANIEL LE STYLITE 94 EMERSON 358
DANTE 171, 302 EMPEYTAZ (H.) 333, 334, 343
DARMSTADT (E. von) 357 ENGELBRECHT 356
DARWIN 312 EPHREM LE SYRIEN 82
DAUMAL (R.) 572 ERSKINE (Th.) 401
651/lndex des noms

ESNAULT (R.-H.) 412 GOETHE (Johann Wolfgang) 330,


Et)TRIE (Jean-Loynel) 424 332, 335, 338, 357, 362, 363
E l l E N N E DE NICOMEDIE 45 GONABADI (Hâdjdi Mullâ Sultan
tUDES RIGAUD 178 'Alî...) 494
EUGt-NE VOULGARIS 77 GOT (M.) 360
tUi-HRUSYNE 36 GOUILLARD (J.) 77
EU1VCHËS 39 GRABIANKA 350, 361
EVAGRE LE PONTIQUE 7, 78, GRABMANN (M.) 187
113 GRAlNVlLLE 347
GRLGOIRE (évoque) 334, 357
F ORfaGOlKE DE NAZlANZE 27, 78,
FABRE D'OLIVET 306, 317 zoo
FAGUET (E.) 378 GREGOIRE DE NYSSE 1, 28, 135,
FALLÛT (T.) 369 252, 540
FAUKE lbl GREGOIRE-LE-GRAND 100, 102
FAVRE 255 106, 1U8, 110, 114, 135, 167, 190
FENDE 344 GREGOIRE LE SINAÏTE 55-58, 60
FENELON 265, 266, 272, 277, 279- GREGOIRE PALAMAS 3, 4, 25, 53,
281, 326, 334, 351, 368 55, 58, 59-65, 70, 73, 79
FtRDAWSI 504 GRENIER (Jean) 529
F1CHTE (Jean-Gottlieb) 302 GRENKOV (A.) 93
FIGULUS (Toeffer) 430 GROOTE (Gérard) 219
FLAMEL (Nicolas) 245 GUEVARA (Che) 574
FLEISCHBEIN (F. de) 322, 324, GUGOMOS (G.-F.) 309
351 GUIBERT (J. de) 255, 257
FLUDD (R.) 417, 421, 426, 431- GUIBERT DE GEMBLOUX 225,
433 226
FONTAINES (P.) 333 GUIGUES I 125-127
FOURIER (Ch.) 316 GUIGUES II 128-130, 133
FOURNIE (P.) 327, 348 GUIGUES DU PONT 130-133
FOURNIER (C.) 572 GUILLAUME (Maître) 243
FOX (G.) 384-386, 411 GUILLAUME DE CHAMPEAUX
FRANCKE (A.-H.) 374, 383 166
FRANÇOIS D'ASSISE, 174-182, 185 GUILLAUME DE MELITON 178
FRANÇOIS DE SALES 264, 265, GUILLAUME DE SAINT-THIER-
268, 2/5-278, 281, 388 RY 125, 135, 137, 138, 144-149, 234
FRANKENBERG (A. von) 291, 382 GUINET (L.) 362
FRIZIUS (J.) 421 GUTMAN (A.) 429
FROMM (E.) 573 GUYON (Mme) 264 , 265 , 266 , 271,
FUDAYL IBN 'IYAD (Abû 'Abd- 277-281, 317, 321, 323, 326, 327, 333,
AUâh) 466 336, 351, 352, 354, 357
G
GABALIS (comte de) 433 H
GALITZINE (A.-N.) 313, 334, 335, HABIB 'ADJAMI 514
353 HADEWIJCH D'ANVERS 223 , 230-
GALLIENI (J.) 405 234
GANDHI 572 HAFEZ (Shams ad-Dîn Muham-
GANDILLAC (M. de) 252 mad) 490, 499
GARAT 354 HAHN (M.) 346, 356
GASPARIN 317 HALLADJ (v. Al-Hallâdj)
GAULLE (Ch. de) 546 HAMANN 345
GENLIS (Mme de) 334 HARDING (E.) 135
GERSON (Jean-Charlier) 263 HASAN BASRI 464, 474-475, 514
GESSNER (J.) 309 HATAM ASAMM ('Abd-ar-Rahmân
GHAZALI (Abû-Hâmid Muham- 'ibn 'Ulwân) 465
mad ibn Muhammad al Ghazâlî) HAUG (J.-H.) 351
482-485, 506-509 HAUGWITZ (C.H.K. von) 327-329,
GIBB (E.J.W.) 516 340. 366
GIBIEUF (G.) 285 HAUSHERR (I.) 52
GILSON (E.) 135 HECHT (C.) 344
GINSBERG (A.) 569, 573 HEGEL (Georg Wilhelm Fried-
GIORDANO (Bruno) 301 rich) 312, 313, 532
GIRAUD 365 HENRY (P.) 283
GIUSTINIANI (P.) 116-119 HERACLITE 546
GOBERT 361 HERDER (Johann Gottfried von)
GOERLITZ 328, 356 310, 326, 330, 357
index des noms/652
HERMAS (le Pasteur d 1 ) 20 JEROME 120, 130, 167
HERMES TRISMEGISTE 360, 511 JOACHIM DE FLORE 227-230
HERON-ALLEN (E.) 493 JOHIN 440
HESS (T.) 430 JORDAN (C.) 316
HESSE-CASSEL (K. von) 328, JUKOVSKY (V.-A.) 490, 516
329-330, 3SI, 356, 365, 366, 430 JULIENNE DE NORW1CH 249
HESYCHIUS DE BATOS (le si- JUNG-STILLING (J.-H.) 326, 329,
naïte) 39, 54 330-332, 333, 334, 335, 338, 343, 345,
HILDEGARDE DE BINGEN III, 351, 356, 357, 361, 362
223-227 JURIEU (P.) 368, 373, 386-387
HILTON (Walter) 248-249
HINDMARSCH 361 K
HIRAH BASRI (Cheikh) 514 KAEHLER (M.) 405
HOFFMAN (Franz) 312 KAGAWA (T.) 373, 407-408
HOLZEL (A.) 430 KANT (Emmanuel) 311, 313, 331,
HOOKER (R.) 380 361, 539
HUART (Cl.) 494 KARBALA 463
HUDHAYFAH (Cheikh) 514
HUGO BENZI 251 KASHBAN (Cheikh Ibrâhîm) 514
HUGUES DE BALMA 130, 133 KAUFFMAN 328
HUGUES DE GRENOBLE 125 KEPLER (J.) 310
HUGUES DE SAINT-VICTOR 166- KERNER (J.) 361
170, 173, 177 KEROUAC (J.) 570, 573
KESEY (K.) 573
HUND (K. von) 307, 329, 364 KHALID IBN WALID 463
HUSAYN (petit-fils de Muham- KHAYRAH (mère de Hasan Bas-
mad) 452, 463 ri) 474
HUXLEY (Aldous) 559, 564, 572 KHUNRATH (H.) 429
KHVADJA-YE AHRAR (Nâsir ad-
I Dîn 'Ubaydallâh) 503
KIBANG (S.) 373 , 410-411
IBN AL-ARABI (Abu Bakr) 486 KIERKEGAARD (Soren) 170, 528,
IBN 'ARABI (Mukyî ad-Dîn Mu- 531-538
hammad ibn 'Ali ibn al-'Arabi)
222, 359, 486-489, 506, 508, 512 KINK (R.) 440
IBN KHALLIKAN 474, 476 KIRCHBERGER 320, 321, 326, 331,
IBN QASSAM 477 336, 338, 354
IBN QUAYYIM AL-DJAWZIYAH KIREEVSKI (I.) 91
488 KLETTENBERG (Mme de) 338
KLEUKER (J.-F.) 314, 338
IBRAHIM ADHAM 464, 465, 514 KLINKOWSTROM 322
IGNACE D'ANTIOCHE 25 KLOPSTOCK (F.-G.) 328
IGNACE DE LOYOLA 254-261, 262, KNORR DE RÔSENROTH 344, 361
393 KOCHELEV 335
IRENE (Higoumène) 36-37 KRUDENER (Mme J. de) 313,
1SAAC LE SYRIEN 81, 93 321, 331, 333-336, 343, 357, 361, 363
ISAIE (abbé) 35 KUHN (Sophie von) 302
ISELIN (I.) 336 KUMAYL IBN ZIYAD 514
ISIDORE 56 KUMENSKY (J.A.) 431
J KUMMER (M.) 333
JABRE (F.) 484
JACOBI 313
JAEGER (H.) 373, 379, 391
JAKOVLEVITCH (I.) 24 LABROUSSE (S.) 317
JAMES (W.) 554, 558, 559, 561, LACOMBE (O.) 265-266 , 278-279
562, 566, 567 LALLEMANT (L.) 260-261, 264
JANSENIUS (C.) 267, 268 LAMENNAIS 313, 356
JEAN (abbé) 55, 79 LANFRANC (Félicité de) 114
JEAN-BAPTISTE DE SAINT-JURE LANGALLERIE (Ch. de) 322, 333
262-263 LANGE (S. de) 307 , 365
JEAN CALECAS 66 LANGLET-DUFRESNOY 349
JEAN CLIMAQUE 16, 39, 52, 54, LAO TSEU 33
56, 60, 196, 261 LAOUST (H.) 470
JEAN DE CRONSTADT 96 LA RICHARDIERE 350
JEAN DE LA CROIX 193, 195-201, LA ROCHE (S.) 331
206, 264, 271, 276, 278, 557 LAURENT DE PARIS 264
JEAN DE SAINT-SAMSON 278 LAVATER (J.-C.) 308, 318, 328,
JEAN EUDES 281, 287-288 330, 331, 332, 336-338, 343, 345, 357
JEAN SCOT ERIGENE 167, 301 361
653/lndex des noms
LAW (W.) 321, 327, 339, 388 MASSE (Henri) 497
LAZARD (G.) 501 MASSIGNON (Louis) 472, 477, 481,
LÊAD (J.) 351, 357 489, 515
LEARY (T.) 559, 572, 573, 574 MAWLAWI 494
LLCLERCQ (J.) 102, 103 MAXIME 135
LEGRAND (j.-L.) 394 MAXIME LE CONFESSEUR 1,
LEIBNIZ (Gottfried Wilhelm) 2, 9, 25, 26, 28, 50, 61, 135
330, 345, 393, 529 MAY (R.) 573
LENINE 574 MAYR (E.C.F.) 333, 362
LENZ (J.) 356 MECHTILDE DE HACKEBORN
LEON IDE (Slaretz) 93 111
LEONTIEV (C.) 93 MECHTILDE DE MAGDEBOURG
LEVI (E.) 326 111, 223
LEY (F.) 335 MEHL (R.) 369, 370
LICBA 110 MELANCH THON 359
LOYNEL D'ESTRIE (J.) 424 MENDELSSOHN (Moïse) 336
LOPOUCHINE 326 MERILLAT (J.) 333
LOT-BORODINE (Mme) 44 MESMER 309 , 324 , 365
LOUIS (saint) 437 METTERNICH 334, 335
LOUIS DE GRENADE 202 MEYER (J.F. von) 331, 357
LOURIA (I.) 344 MEYER (L.) 398, 402
LUDGARDE DE TONGRES 223 MICHELET (J.) 377, 438
LUDOLPHE LE CHARTREUX (de MICHELI (G.) 414-415
Saxe) 133 MICHELSFACHER (E.) 426
LUPASCO (S.) 314 MIERLO (P. van) 230, 233
LUTHER (Martin) 338, 374, 376- MOBBS (A.) 407
380, 392, 412, 423 MOET 361
LYTTON (B.) 416, 425 MOHRMANN (Chr.) 110
MOKRI (Muhammad) 484, 501
M MONFAUCON DE VILLARS 433
MONOD (A.) 375 , 400-402
MACAIRE 77, 91-93, 98 MONOD (W.) 413-414
MACROBE 167 MONOMAQUE (Vladimir) 67
MADELEINE DE FLERS (Mère) MONTAIGNE (Michel Eyquem
267 de) 271
MADELEINE DE SAINT-JOSEPH MORAVES (Frères) 323, 327, 333
285 MORINVAL 350
MAIER (M.) 242 , 426, 431 MOSER (F.K. von) 331
MAILER (N.) 573 MOTOVILOV 4, 29, 89, 92
MAINTENON (Mme de) 272, 277 MOTTE-FOUQUE (dé la) 331
MAISTRE (Joseph de) 308, 315, MOULINIE 333, 357
329, 339-342, 355, 365, 366 MU'AWIYA (le 1" des Ommayya-
MAKKI (Abû Tâlib) 516 des) 453, 463
MAKKI ('Amr ibn 'Uthmân) 480 MUHAMMAD (le Prophète) 452,
MALEBRANCHE (Nicolas) 344 454 , 459 , 460 , 469 , 473 , 508 , 513,
529 515, 522
MALIK (... ibn Anas) 469, 470, MUHAMMAD IBN ABI-MUNAW-
477 (v. Al-Mâlik) WAR 490
MALIK IBN HARITH 514 MUHASIBI (v. al-Muhâsibi)
MA'MUN 468 MULLER (A.) 333, 334
MAO 574 MULLER (G.) 357
MARCY 446 MUTAWAKKIL (v. al-Mutawakkil)
MARGUERITE DE CORTONE 227 MYNSICHT (de) 426, 431
MARICHAL (R.) 67
MARIE DE L'INCARNATION (Ur- N
suline) 272
MARIE DES ANGES (Mère) 267 NADJM AD-DIN RAZI 512
MARIE DES VALLEES 288 NAQSHBAND (Baha'ad-Dîn) 502
MARIE D'OIGNIES 223 NASELLI (D.) 365
MARIE L'EGYPTIENNE 35 NAVILLE (E.) 369
MARSAIS (Ch. H. Saint-Georges NELLI (R.) 162
de) 322, 324, 351-352, 361 NERVAL (Gérard de) 361
MARTIN (Henri) 438 NEWTON 358
MARTIN SAINT LEON 438 NICEPHORE GREGORAS 66
MA'RUF KARKHI 514 NICEPHORE LE SOLITAIRE 52-
MARX (K.) 574 55, 56, 59
MASOW (A.) 573 NICETAS 52
index des noms/654
NICETHAS STETHATOS 43 PIK.E (J.) 570
NICHOLSON (R.A.) 498, 500, 516 PLATON 59, 82, 112, 113, 117, 207
NICODEME L'HAGIORITE 76-81, 252, 510, 511, 547, 551
84, 98 PLECHTCHE1EFF 326
NICOLAI 326 PLINE 137
NICOLAS CABASILAS 67, 70-73 PLOSSU (B.) 571, 574, 575
NICOLAS DE CUES 251-254, 310 PLOT IN 112, 252, 300
N1EMOLLER (M.) 412 POIRET (P.) 322, 352
NIETZSCHE (Friedrich) 532 POLYCARPE 22
NIZAM AD-DIN AHMAD IBN PONTARD 317
SHAMS AD-DIN MUHAMMAD 502 PORDAGE 343, 351
NIZAM AL-MUK 483, 507 POSTEL (G.) 306
NIZAMI 503 PREGER 187
NIL DE LA SORA 93 PRESCOT (B.) 318
NOVALIS (Friedrich von Harden- PROCL.US 207, 252
berg) 298 , 301-305 , 307 , 309 , 312, PUECH (H.C.) 270
326, 346, 361, 362
NUSCHELER 357 PUYSEGUR 309
PYTHAGORE 252, 314

OBEREIT 338
OBERLIN (J.F.) 331, 333, 334, 343, QASSAD (Muhammad ibn 'Ali)
344, 356, 357, 361, 375, 393-396 479
OETINGER (F.C.) 314, 343, 344- QAZWINI (M.) 517
346, 356, 359, 374
OLIER (Monsieur) 264 , 281, 287, R
289-290, 325
ONUPHRE 82 RABAN MAUR 167
ORIGENE 26, 78, 128, 132, 135, RABI IBN KHAYTHAM 464
342 RADA (RAZA) (v. 'Ali ibn Mûsâ
ORPHEE 448 ar-Radâ)
OSIRIS 448 RAOUL LE VERD 120, 124
OSUNA 202 RAYMOND LULLE 182-185 , 251
OVIDE 135 RAZAVI (M.) 496
RECAMIER (Mme) 316, 334
REMBRANDT 373
RESTIF DE LA BRETONNE 307
REUCHLIN 306
PAISSI VELITCHKOVSKI 75, 81- REUTERHOLM 320. 350
87 REYPENS (P.) 230
PALIARD (J.) 529 RIBADENEIRA 258
PAPUS 326 RIBEAUPIERRE (A.) 383
PARACELSE 291, 310, 311, 319. RICHARD DE SAINT-VICTOR 132
422, 429 166, 170-173, 177, 248
PARMENIDE 252 RICHARD ROLLE DE HAMPOLE
PASCAL (Biaise) 267 , 269-271, 281. 247, 249-251
405, 485 RICHELIEU (Armand-Jean du
PASQUALLY (M. de) 327, 346-348 Plessis) 272
352, 353, 354, 363, 364, 366 RICHTER (J.-T.) 333
PASSAVANT 338 R1CHTER (S.) 433
PAYNE (G.) 444 RIMBAUD (Arthur) 438
PEGUY (Charles) 547 ROBERT DE MOLESME 134
PENN (W.) 385 ROBERT (P.A.) 399
PEPE (J.) 365 ROCHETTE (G.) 366
PERCHENET (A.) 376, 412 RODOLPHE II DE HABSBOURG
PERNETY (A.-J.) 350, 361, 363 431
PETILLET (D.) 322, 323, 333 ROGERS (K.) 573
PHILARETE DE MOSCOU (Mé- ROMUALD 111, 115-117
tropolite) 6 ROSENKREUZ (Ch.) 418-420, 426
PHILON 120, 123 , 252 430
PHILOTEE LE SINAÏTE 54, 66 ROUSSEAU (Jean-Jacques) 332
PIC DE LA MIRANDOLE (Jean) ROUX 317
306 RUFFEIN 318
PIERRE D'ALCANTARA 202 RUMI (v. Djalâl ad-Dîn)
PIERRE LE VENERABLE 109 RUYSBROECK (Jean de) 215-219
PIERRE LOMBARD 229 230, 234, 262, 283, 357
655/lndex des noms
SMITH (M.) 476
SOCRATE 532
SABRAN (E.) 334, 363 SODERBLOM (N.) 413
SA'D AD-DIN MUHAMMAD KASH- SODERHOLM (C.) 91
CHARI 502 SOPHRONY (Archimandrite) 15
SADHOU SUNDAR SINGH 373 SOURCESOL (C. de) 351
409-410 SOUTHCOTT (J.) 318
SADIO (Imâm Dja'far) 514 SOZIME 35
SA'ID IBN DJUBAYR 514 SPENER (Ph.-J.) 322 , 374 , 383-384
SAILER 326, 331, 338 403
SAINT-GERMAIN (comte de) 329 SPERBER (J.) 429
366, 416 SPINOZA (Baruch) 341, 421, 529
SAINT-MARTIN (L.-C. de) 309 STAËL (Mme de) 321, 323 , 338
311, 314, 315, 317, 320, 324, 326, 327 362
332, 334, 337, 340, 341, 348, 350-356 STAËL (baron de) 350
362, 364, 399 STAGEL (Elisabeth) 214
SALMAN 455, 513 STANILOE (D.) 98
SALZMANN (F.R.) 319, 331, 338 STARCK (J.-A.) 307 , 338
353, 356-357, 364, 366 STAUPITZ (J. de) 376
SAM'ANI (v. as-Sam'âni) STAUROPHORUS (R.) 431
SANA'I (Abu-l-Madjd Madjdûd ib: STEIN (baron de) 334
Adam 490, 495-497, 500 STOLBERG (Chr. et L.) 328
SAND (Georges) 361 STOLL (J.) 383
SARASIN (J.) 319, 332, 338 STOUBER DE WALDERSBACH
SARI AS-SAQATI 479, 514 393-394
SAVARON 340 STOURDZA (Mme R. de) 331, 3'
SAYER (A.) 444 335
SAYN - WITTGENSTEIN - BER- STRINDBERG (Jean-Auguste) 331
LEBOURG (H.S. et K. von) 351 STUDION (S.) 430
SCAMARELLI (J.-B.) 256 SUDERMANIE (Ch. de) 350
SCHEFFLER (Johannes) (v. An SUHRAWARDI (v. Shuhâb ad-
gelus Silesius) Dîn)
SCHELLING (Frédéric-Guillaume- SULAMI (v. 'Abd ar-Rahman Su-
Joseph) 310, 315, 346 lâmî)
SCHILLER (Frédéric) 302 SURIN (Jacques-Joseph) 261-262
SCHLEGEL (A.-W.) 312, 320, 362 SUSO (Heinrich Seuse) 214-215
SCHLEGEL (Frédéric) 302 262, 406
SCHMID (C.) 326 SVIATOPOLK 22
SCHREPFER (J.-G.) 309 SWEDENBORG (Emmanuel) 222
SCHUBERT (G.H. von) 344, 357 310 , 315 , 324 , 327 , 332 , 337 , 338
361 343 , 344 , 349, 353 , 354, 357-361
SCHULTZ (R.) 415 388-390
SEGUENOT (Cl.) 285 SWETCHINE (Anne-Sophie) 321
SENEOUE 103 SYMEON LE FOU 23
SERAFIL 477 SYMEON LE NOUVEAU THEO-
SERAPHIN DE SAROV 4, 23, 29 LOGIEN 6-7, 24, 29, 40-55, 73, 79
92, 94 93
SERAPHIN LE TRANSFIGURE SYMEON STUDÏTE 7
87-91, 92
SERGE DE RADONEGES 23
SHAFI'I (Muhammad ibn Idris
ash...) 470 1
SHAH-KH' 11 IN 492 TAGORE (Rabindranath) 572
SHAH V \. M I.AH WALI (Nûr TASSY (G. de) 498
ad-Dîn "'2 TAULER (Jean) 212-213, 262, 380
SHAM-I ^00 406
SHAQIO 1- K' 465 TCHASHTI (Khwâdja Ahmad) 514
SHIBLI 47,n 4 TERSTEEGEN (G.) 333, 357, 387-
SHIHAB AD-DIN SUHRAWARDI 388
489, 509-512 THEODORE STUDITE 34, 35, 40
SILOUANE (P.) 7, 16, 29, 97 83
SILVERHIELM 320, 350 THEODORET DE CYR 32, 33
SINGLIN (Antoine) 270 THEOLEPTE DE PHILADELPHIE
SKOBTZOFF (M.) 97 59
SLOTKIN 561 THEOPHANE LE RECLUS 85
SMITH (A.) 312 THEOPHORE (moine) 22
index des noms/656
THERESE D'AVILA 193, 194, 201- VILLERS*(Ch. de) 363
205, 278 VINCENT DE PAUL (saint) 264
THERESE DE LISIEUX 206 281, 285-287
THOMAS A KEMPIS 380 VINET (A.) 396-398
THOMAS D'AQUIN 170, 185-191 VIVENS (F.) 387
207, 248, 260, 485 VISMES (A.P.J. de) 361
THOMAS DE CELANO 176 VOLTAIRE (François-M. Arouetl
THOMAS GALLUS 178 322
THOREAU (H.-D.) 572
THOUZELLIER (Ch.) 161 W
THIJN (comte de) 326, 337 , 338 WAECHTER 328
TIECK (Louis) 346 WAFA'I ('Abd ar Rahîm) 517
TIKHON DE ZADONSK 93 WAGNER (Ch.) 375, 405-407
T1LLY 424 WAGNER (H.-L.) 356
TOLSTOÏ (Léon) 93 WALLENSTEIN 424
TOSTARI (Sahl) 480, 510 WASIL IBN 'ATA 462, 474
TOYNBEE (Arnold) 570 WASSON (G.) 556, 564
TREVISAN (Bernard de) 239, 243 WATSON (James) 441
TRITHEME (Jean) 422, 428 WATTS (A.) 571
TRONSON (M.) 290 WEIGEL (Valentin) 429
TSCHIRNESSEN (V.) 422 WEIL (S.) 528, 530, 545-553
TURCKHEIM (J. de) 307, 338 WEILER 364
356, 364, 366 WEISHAUPT 329
WERNER (A.-G.) 312
U WERNER (Z.) 308, 333, 362
WESLEY (John et Charles) 338,
UBAYDALLAH SHAMDHINANI 392-393, 411
NAOSHBANDI (Cheikh) 517 WHITEFIELD (G.) 393
ULVVAN (Cheikh) 514 WHITMAN (W.) 572
UMM AL-HUSAYN 480 WILLERMOZ (J.-B.) 308, 315, 319:
'UMAR (le 2' calife) 463 327, 329, 339, 340, 348, 353, 354
UMM SALAMAH (épouse du Pro- 363-367
phète) 474
'UTHMAN IBN SHARIK (Abû WIRZ (J.-J.) 346
Hâshim) 460 WOLF (Gustav) 330, 345, 349
WOLLNER 362
WURTEMBERG (Duchesse de) 350
V
VAILLANT 161
VALENTIA (Florentinus de) 421
VALENTIN (Jean) 310, 430 YAZID 457, 463 , 475
VALERY (Paul) 360 YVES DE CHARTRES 167
VALLIERE (Mme de) 366
VANDENBROUCKE (Dom Fr.)
214, 251
VAUCROZE (V. de) 350 ZAMET 267
VIATTE (A.) 320, 335 ZANDJI 480
VICO (Jean-Baptiste) 315 ZINZENDORF (L.N. de) 328, 333
VICOT (Pierre) 237-238 344, 369, 374, 391
VILLARD DE HONNECOURT 437 ZUBAYR 463
TABLE

MYSTIQUE BYZANTINE, par Jean-Pierre Renneteau, Jean


Marcadet (suite) 1
LA MYSTIQUE MONASTIQUE OCCIDENTALE, par M . - M . Davy 99
L'ECOLE CATHÉDRALE SAINT-VICTOR, par Jean-Pierre Renne-
teau 166
LES MENDIANTS, par Jacques-Guy Bougerol et Jean-Pierre
Renneteau 174
MYSTIQUE RHÉNANE, par Jean Deluzan 207
MYSTIQUE VISIONNAIRE (xir-xnr s.), par Jean Deluzan . . 220
APERÇU SUR LA MYSTIQUE ET L'ALCHIMIE, par Thierry Page 237
LES GRANDS COURANTS SPIRITUELS (xiv-xvir s.), par
Jacques Lacoudre 247
LES POÈTES MYSTIQUES, par M . - M . Davy 291
ASPECTS DE L'ÉSOTÉRISME CHRÉTIEN au xvnr siècle, par
Antoine Faivre 306
MYSTIQUE PROTESTANTE, par Raymond Leenhardt 368
LA MYSTIQUE ROSICRUCIENNE, par Serge Hutin 416
LA FRANC-MAÇONNERIE, par Philippe de Bouleau 435
MYSTIQUE MUSULMANE, par Mohammad Mokri 452
MYSTIQUE POUR UN MONDE NOUVEAU, par M . - M . Davy 528
MYSTIQUE HIPPIE, par Mathilde Niel et Bailey Young — 554
Notes et Bibliographie 577
Index des Noms 648
Petite Bibliothèque Payot

Guy Achard, La communication à Rome/211


Alfred Adler, Connaissance de Phomme/26
Alfred Adler, Le sens de la vie/47
Alfred Adler, Le tempérament nerveux/84
Alfred Adler, L'enfant difficile/122
Ernest Aeppli, Les rêves et leur interprétation/64
Alexandrian, Histoire de la philosophie occulte/205
Alexandrian, Histoire de la littérature érotique/230
Jacques André, Être médecin à Rome/256
Gérard Apfeldorfer, Je mange, donc je suis/140
Jean-Paul Aron, Le mangeur du xixe siècle/8
Paul-Laurent Assoun, Freud et la femme/219
Piera Aulagnier, Un interprète en quête de sens/43
Pierre Avril, Essais sur les partis politiques/41
Michael Balint, Le défaut fondamental/44
lise Barande, Ferenczi/270
Blandine Barret-Kriegel, L'Etat et les esclaves/4
Charles Baudouin, L'œuvre de Jung/133
Walter Benjamin, Charles Baudelaire/39
Eric Berne, Analyse transactionnelle et psychothérapie/37
Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance/201
Philippe Boulu, La dynamique du cerveau/124
François Boureau, Contrôlez votre douleur/60
Jean Bourguignon/Charles Houin, Vie d'Arthur Rimbaud/172
Régis Boyer, La saga de saint Ôlâf/77
T. Berry Brazelton, Écoutez votre enfant/74
T. Berry Brazelton, L'enfant et son médecin/139
Jacques Brosse, Mythologie des arbres/161
François Burgat, L'islamisme au Maghreb/241
Louis-Jean Calvet, Georges Brassens/129
Bernard Cathelat, Publicité et société/83
Léonce Chaleil, Récits de mon village/192
Jean-Pierre Chartier, Introduction à la pensée freudienne/162
Jean-Pierre Chartier, Les parents martyrs/163
Roger Chartier, Pratiques de la lecture/167
Malek Chebel, L'esprit de sérail/265
Léon Chertok, L'hypnose/10
Louis Chevalier, Juanito/213
Victor Chklovski, Le voyage de Marco Polo/127
Noam Chomsky, Le langage et la pensée/31
A. Cohen, Le Talmud/65
Peter Collier/David Horowitz, Les Kennedy/101
Commission « Efficacité de l'Etat » du Xe Plan présidée par
François de Closets, Le pari de la responsabilité/21
Edward Conze, Le bouddhisme/223
Egon C. Corti, Elisabeth d'Autriche/125
Egon C. Corti, Vie, mort et résurrection d'Herculanum et de Pompéi/268
Jean-Jacques Courtine/Claudine Haroche, Histoire du visage/185
Maurice Croiset, La civilisation de la Grèce antique/206
Liza C. Dalby, Geisha/106
Christian David, L'état amoureux/36
Marie-Madeleine Davy, Encyclopédie des mystiques 1/273
Marie-Madeleine Davy, Encyclopédie des mystiques 11/274
Marie-Madeleine Davy, Encyclopédie des mystiques III/275
Marie-Madeleine Davy, Encyclopédie des mystiques IV/276
Hélène Deutsch, Problèmes de l'adoléscence/67
Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque/7
Paul Diel, Education et rééducation/19
Paul Diel, Le symbolisme dans la Bible/20
Paul Diel, Psychologie de la motivation/66
Paul Diel, La divinité/71
Paul Diel, La peur et 1'angoisse/78
Paul Diel/Jeanine Solotareff, Le symbolisme dans l'Évangile de Jean/200
Françoise Dolto/J. D. Nasio, L'enfant du miroir/110
Albert Einstein, La relativité/25
Frank Elgar, Cézanne/253
Christine Fauré, Les déclarations des droits de l'homme de 1789/81
Sandor Ferenczi, Thalassa/112
Marc Ferro, Nicolas 11/62
Marc Ferro, Comment on raconte l'histoire aux enfants/82
Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne/35
James G. Frazer, Mythes sur l'origine du feu/48
Sigmund Freud
Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de Contribution à l'histoire
du mouvement psychanalytique/1
Sigmund Freud, Totem et tabou/9
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne/11
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse/15
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse/16
Sigmund Freud / William C. Bullitt
Le Président T. W. Wilson. Portrait psychologique/27
Erich Fromm, Le langage oublié/17
Erich Fromm, Le cœur de l'homme/68
John Kenneth Galbraith, La crise économique de 1929/3
Philipe Gillet, Le goût et les mots/144
Albert Grenier, Les Gaulois/202
Pierre Grimai, L'amour à Rome/231
Mirko D. Grmek, Claude Bernard/69
Mirko D. Grmek, Histoire du sida/236
Béla Grumberger, Le narcissisme/160
Jean Guiloineau, Nelson Mandela/190
Christian-J. Guyonvarc'h/Françoise Le Roux, La civilisation celtique/254
Michael J. Harner, Les Jivaros/264
Jean Hatzfeld, Histoire de la Grèce ancienne/226
Heinrich H. Houben, Christophe Colomb/93
Johan Huizinga, L'automne du Moyen Âge/6
Karl Jaspers, Introduction à la méthode philosophique/174
Alain Joxe, L'Amérique mercenaire/232
Odette Joyeux, Le troisième œil. La vie de Nicéphore Niepce/165
Cari Gustav Jung/Charles Kérényi
Introduction à l'essence de la mythologie/168
Ernst Jiinger, Le boqueteau 125/240
Helen A. Keller, Sourde, muette, aveugle/59
Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances/63
John Maynard Keynes, Essais sur la monnaie et Péconomie/24
A. Kirkpatrick, Les conquistadores espagnols/92
Mélanie Klein/Joan Riviere, L'amour et la haine/18
Etienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire/134
Elisabeth Labrousse, La révocation de l'Edit de Nantes/34
Etienne Lamazou, L'ours et les brebis/250
François Laplantine, L'anthropologie/227
Jean-Philippe Lauer, Saqqarah/107
T. E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse/99
Michel Le Bris, L'homme aux semelles de vent/95
Michel Le Bris
Henry James-Robert L. Stevenson : une amitié littéraire/177
Michel Le Bris, Dans le coffre de l'homme mort/187
Michel H. Ledoux, Introduction à l'œuvre de Françoise Dolto/262
Jean-G. Lemaire, La relaxation/45
Sous la direction de Bernard Lewis, L'islam/207
Anna Lietti, Pour une éducation bilingue/179
Konrad Lorenz, Évolution et modification du comportement/33
Robert Lowie, Histoire de l'ethnologie classique/49
Margaret Mahler, Psychose infantile/30
Bronislaw Malinowski
La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives/28
Jean Markale, La femme celte/108
Predrag Matvejevitch, Bréviaire méditerranéen/251
Marcel Mauss, Manuel d'ethnographie/13
Gérard Mendel, Pour décoloniser l'enfant/5
Jack Messy, La personne âgée n'existe pas/180
Jacques Meunier, Le monocle de Joseph Conrad/150
A. de Mijolla/S. A. Shentoub, Pour une psychanalyse de l'alcoolisme/40
Pierre Milza, Voyage en Ritalie/224
Marie Moscovici, Il est arrivé quelque chose/46
J. D. Nasio, Enseignement de 7 concepts cruciaux de la psychanalyse/111
J. D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan/203
J. D. Nasio, L'hystérie/263
André Neher, L'identité juive/198
André Neher, Prophètes et prophéties/272
Willy Pasini, La qualité des sentiments/243
Michel Pinçon/Monique Pinçon-Chariot, La chasse à courre/269
Danielie Porte, Le prêtre à Rome/255
Jean Poueigh, Le folklore des pays d'oc/212
Paul C. Racamier, Les schizophrènes/32
Otto Rank, Le traumatisme de la naissance/22
Otto Rank, Don Juan, suivi de Le double/23
Wilhelm Reich, Ecoute, petit homme !/29
Claude Revault d'Allonnes, Être, faire, avoir un enfant/182
Emmanuel Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie/246
François Rivenc, Introduction à la logique/14
Jean-Noël Robert, Les plaisirs à Rome/197
Marthe Robert, La révolution psychanalytique.. La vie et l'œuvre de Freud/2
Jean Ropars, Au pays d'Yvonne/138
Jean Ropars, L'amour de la terre/233
Marie Rouanet, Les enfants du bagne/214
Catherine Salles, Lire à Rome/196
Catherine Salles, Les bas-fonds de l'Antiquité/220
Pierre Sansot, Cahiers d'enfrance/191
Pierre Sansot, Jardins publics/257
Pierre Sansot, La France sensible/258
Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique/12
Albert Schweitzer, Les grands penseurs de 1'Inde/38
Marcel Scipion, L'homme qui courait après les fleurs/249
Idries Shah, La magie orientale/204
Marc Sherringham, Introduction à la philosophie esthétique/123
Jeanine Solotareff, Le symbolisme dans les rêves/199
Jérôme Spycket, Clara Haskil/76
Constantin Stanislavski, La formation de l'acteur/42
Robert Louis Stevenson, Essais sur l'art de la fiction/98
Lytton Strachey, La reine Victoria/126
Rabindranath Tagore, La maison et le monde/61
Wou Tch'eng-en, Le singe pèlerin/109
René Thévenin/Paul Coze
Mœurs et histoire des Indiens d'Amérique du Nord/94
Jean-Didier Urbain, L'idiot du voyage/166
Jean-Didier Urbain, Sur la plage/271
Alan W. Watts, Le bouddhisme zen/70
Arthur Weigall, Alexandre le Grand/149
Donald W. Winnicott, L'enfant et sa famille/50
Donald W. Winnicott, Fragment d'une analyse, /113
Marina Yaguello, Les mots et les femmes/75

Petite Bibliothèque Payot / Classiques


La vision perspective (1435-1740)
Textes choisis et présentés par Philippe Hamou/238
Maine de Biran, la vie intérieure
Textes choisis et présentés par Bruce Bégout/237

Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs


Edward Abbey, Désert solitaire/228
John James Audubon, Journal du Missouri/142
Nigel Barley, Un anthropologue en déroute/176
Nigel Barley, Le retour de 1'anthropologue/267
SybiUe Bedford, Visite à Don 0tavio/102
Alain Blottière, L'oasis/210
Jean-Claude Bourlès, Retours à Conques/242
Nicolas Bouvier, Chronique japonaise/53
Nicolas Bouvier, L'usage du monde/100
Nicolas Bouvier, Journal d'Aran et d'autres lieux/155
Fawn Brodie, Un diable d'homme (Richard Burton)/130
Bill Bryson, Motel Blues/260
Frank Bullen, La croisière du Cachalot! 147
Richard F. Burton/John Speke, Aux sources du Nil/58
Robert Byron, Route d'Oxiane/137
Théodore Canot, Confessions d'un négrier/148
Jules Crevaux, Le mendiant de l'Eldorado/135
Jules Crevaux, En radeau sur l'Orénoque/193
Richard H. Dana, Deux années sur le gaillard d'avant/266
Daniel Defoe, Les chemins de fortune/119
Daniel Defbe, Le grand rêve flibustier/120
Paul Del Perugia, Les derniers rois mages/154
Charles Doughty, Arabia Deserta/189
Gerald Durrell, La forêt ivre/221
Patrick Leigh Fermor, Courrier des Andes/159
Peter Fleming, Courrier de Tartarie/79
Peter Fleming, Un aventurier au Brésil/152
Robert Fortune, La route du thé et des fleurs/181
Louis Garneray, Corsaire de la République/56
Louis Garneray, Le négrier de Zanzibar/80
Louis Garneray, Un corsaire au bagne/86
Robert Graves, Lawrence et les Arabes/121
Graham Greene, Routes sans lois/87
Werner Herzog, Sur le chemin des glaces/277
William H. Hudson, Sous le vent de la pampa/184
William H. Hudson, Un flâneur en Patagonie/194
Isabelle Jarry, Théodore Monod/169
Mary Kingsley, Une odyssée africaine/143
Jacques Lacarrière, Chemin faisant/97
Gilles Lapouge, Les pirates/55
Laurie Lee, Un beau matin d'été/208
Barry Lopez, Le chant de la rivière/234
Ella Maillart, La voie cruelle/51
Ella Maillart, Des monts célestes aux sables rouges/72
Ella Maillart, La vagabonde des mers/85
Ella Maillart, Oasis interdites/175
Ella Maillart, Croisières et caravanes/247
Peter Matthiessen, Deux saisons à l'âge de pierre/151
Jacques Meunier/Anne-Marie Savarin, Le chant de Silbaco/104
Geoffroy Moorhouse, Au bout de la peur/188
Présenté par Jean-Pierre Moreau,
Un flibustier français dans la mer des Caraïbes/209
John Muir, Voyages en Alaska/235
Eric Newby, Un petit tour dans l'Hindou Kouch/90
Tomâs O'Crohan, L'homme des îles/195
Redmond O'Hanlon, Au cœur de Bornéo/54
Redmond O'Hanlon, Help !/146
Francis Parkman, La piste de l'Oregon/153
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Villes du Sud/131
Jean Rolin, La ligne de front/96
Jean Rolin, Journal de Gand aux Aléoutiennes/244
Pierre Savorgnan de Brazza, Au cœur de l'Afrique/183
Ernest Shackleton, L'odyssée de Y Endurance/12%
Robert Louis Stevenson, La route de Silverado/57
Robert Louis Stevenson, Dans les mers du Sud/248
Colin Thubron, Les Russes/52
Colin Thubron, Derrière la Grande Muraille/118
Edward John Trelawnay,
Mémoires d'un gentilhomme corsaire/88
Florence Trystram, Le procès des étoiles/136
Mark Twain, La vie sur le Mississippi, 1/91
Mark Twain, La vie sur le Mississippi, 11/105
Mark Twain, À la dure 1/170
Mark Twain, À la dure 11/171
Mark Twain, Le voyage des innocents/259
Daniel Vauxelaire, Les chasseurs d'épices/222
Éric Vibart, Alain Gerbault/89
Paul-Émile Victor, L'iglou/252
Michel Vieuchange, Smara/141
Evelyn Waugh, Bagages enregistrés/73
Evelyn Waugh, Hiver africain/103
Jacques Yonnet, Rue des Maléfices/245
Jan Yoors, Tsiganes/229
Gavin Young, C'est encore loin, la Chine ?/164

Petite Bibliothèque Payot / Échecs

Michel Benoit, Les échecs en trois jours/215


Max Euwe/Walter Meiden, Maître contre amateur/156
Max Euwe/Walter Meiden, L'amateur devient maître/216
Alexandre Koblentz, L'école des échecs, 1/217
Alexandre Kotov, L'école des échecs, 11/225
Bent Larsen, Mes 50 meilleures parties d'échecs/116
Emanuel Lasker, Le bon sens aux échecs/178
Aaron Nimzowitsch, Mon système 1/157
Aaron Nimzowitsch, Mon système 11/158
Aaron Nimzowitsch, Pratique de mon système/261
Ludek Pachman, Les ouvertures/173
Michael Stean, Les échecs simples/114
Siegbert Tarrasch, Traité pratique du jeu d'échecs/117
Xavier Tartacover, Tartacover vous parle/115

Reproduit et achevé d'imprimer le 15 décembre 1995


dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a., 61250 Lonrai
Dépôt légal : décembre 1995 - N° d'imprimeur : 15-2101
Imprimé en France
Petite Bibliothèque Payot

Tome II : christianisme occidental,


ésotérisme, protestantisme, islam
L'histoire des religions occidentales est
parcourue, dans l'espace et le temps, par le
vaste courant souterrain des mystiques.

Des moines byzantins du début du christianisme


aux mystiques hippies, en passant par les
mouvements franc-maçon, rosicruciens,
l'alchimie, l'ésotérisme et la poésie mystique,
une même « démarche vers le fond de l'âme »
a conduit quelques hommes à pénétrer dans le
domaine de l'aventure intérieure.

Dans ce deuxième volet de la prestigieuse


Encyclopédie des mystiques, les spécialistes
réunis sous la direction de Marie-Madeleine
Davy retracent les grands courants spirituels qui
ont enflammé l'Europe et les pays musulmans,
et nous livrent la somme des aventures intenses,
hardies, étranges, des explorateurs de l'invisible.

Illustration : Sainte Thérèse d'Avila, azuleros, Séville.


Photo : Roland et Sabrina Michaud.

catégorie 7
ISBN : 2-228-88988-1
Code Seuil : 28627

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