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UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID

III~IIIIIIIIIIIIII
5405124699

WLADIMIR TROUBETZKOY

L'ombre et la différence
Le double en Europe

... une pensée debout


devant son ombre
Bernard Noël,
L'ombre du double, 1993.

Resemblances are the shadows of diffe-


rences.
Vladimir Nabokov, Pale Fire, 1962.

-,
.. -. ... ...;
,." ...

Presses Universitaires de France


A Laure, à Nicolas, ma femme, mon fils
A la mémoire de mon père

Ce livre est né d'un cours sur le double professé à


l'Université de Lille III à l'initiative de mon excel-
lente collègue Christiane Solard, en 1980: qu'elle
trouve ici l'expression de ma reconnaissance.

ISDN 2 130477496

Dépôt légal - 1re édition: 1996, mars


© Presses Universitaires de France, 1996
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
SOMMAIRE

Chapitre I - Éclosions, 1

Chapitre II - Le double e(s)t l'illusion, 29

Chapitre III - E. T. A. Hoffmann, le Grand Opéra des Doubles, 59

Chapitre IV - Ce qu'a perdu Schlemihl, 109

Chapitre IIV - « Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine, 137

Chapitre VI - Le Horla, c'est moi, 167

Chapitre VII - La chute de l'empire du double. La Méprise de Vladimir


Nabokov, 189

Bibliographiegénérale, 209
Chapitre 1
1

Eclosions

Des bandits forcent une caisse, la nuit, dans un entrepôt du


Bronx: Batman apparaît, assis dans la caisse! Il maîtrise les gredins,
mais non sans que l'un d'eux ne lui vide son chargeur dans la
poitrine.
Batman, titubant, revient chez lui, accueilli par son fidèle
majordome, fort inquiet: nous découvrons alors la vérité, nous
avons affaire non au vrai Batman de chair et d'os, mais à une
réplique, un robot, à qui le génie informatique a conféré une intel-
ligence identique à celle de l'original. Ce répliquant parfait est
l'arme suprême que l'ennemi du justicier a dépêchée contre lui:
Batman est invincible, il ne peut être vaincu que par lui-même, par
un autre lui-même.
C'est bien vu, et la lutte commence, le double s'étant réparé lui-
même grâce à son «programme de dépannage» incorporé. Le vrai
et le faux Batman échangent des coups inouïs, longtemps sans
résultat décisif: Batman, se heurtant à une intelligence par défini-
tion égale à la sienne, est bel et bien mis en échec.
Mais, soudain, le double s'effondre, tué, «déprogrammé» par sa
contradiction intrinsèque: dans la mesure même où il est fait à
l'image de Batman, il ne saurait venir à bout de son alter ego, à
moins d'être supérieur à lui, mais alors il serait différent de lui: le
faux Batman est une victime de la contradiction propre à la notion
même du double (comment être à la fois même et autre ?). Et
2 1 L'ombre et la différence

le vrai Batman a sur lui une supériorité décisive: il est capable


d'inventer, de se renouveler sans pour autant cesser d'être lui-
même, la continuité fait sa force, le discontinu menace le robot de
désintégration. Il n'y a, par définition, pas plus fort que Batman:
Batman le seul, le vrai, a encore gagné. Parce qu'il n'y a qu'un seul
Batman.
Cet exemple, qu'on pourrait juger saugrenu, illustre pourtant
assez bien la dialectique du double et de l'original: on peut imagi-
ner, on peut rêver, fantasmer, (croire) voir le double, on ne peut le
concevoir. S'il ressortit à l'imaginaire, le double relève de l'illusion,
de l'erreur ou de l'hallucination, il ne peut relever de l'être.
L'exemple, pourra-t-on objecter, est mal choisi: le faux Batman
n'est pas un double dans l'acception traditionnelle du terme, il est
fabriqué, sans génie, à l'imitation la plus parfaite possible de Bat-
man, contrefaçon mécanique mais point double. Mais qu'est-ce, par
définition, que le double, sinon une réplique imaginaire à l'iden-
tique de l'original, de l'unique? Comme le faux Batman, le double
imaginaire, fantasmatique est, exactement au même titre que le
robot mécanique, une construction de l'esprit: c'est un remake de l'un,
de l'original.
Le double est une reproduction, une re-présentation, une pré-
sentation à nouveau, il est une production seconde, à qui Platon,
certes, dénie toute dignité ontologique: le double n'est que le simu-
lacre de l'apparence, il se situe en deçà du réel et de l'idée. Le
double n'a pas droit de cité dans la République de Platon, car un
double exactement identique d'un objet sensible, selon le Cratyle,
n'est pas plus concevable qu'un double d'une Idée intelligible, si
l'on se reporte au Parménide. Dans les deux cas, l'on aurait affaire
soit à un seul et même objet sensible, soit à deux idées distinctes et...
différentes.
Mais Aristote, qui distingue le sensible de l'intelligible, accorde
au premier une consistance ontologique propre, et pose un troi-
sième ordre de réalité, le fictif, au statut ontologique incertain, et
qui entretient avec son modèle sensible un rapport de complémen-
tarité et de concurrence fort ambigu et très fécond: le sensible n'est
Éclosions 1 3

plus le règne du vide et de l'erreur absolue, il est structuré par l'in-


telligible, et mérite d'être représenté par l'art. L'œuvre d'art est
activité d'intellection du sensible, et non pur et condamnable men-
songe, l'artiste n'est pas un faussaire de talent, il est un savant.
Complémentarité, concurrence, c'est toute l'histoire du double:
image prétendant à la reproduction parfaite, il empiète sur le ter-
rain où l'original croyait être seul, celui de l'être.
Produit d'une imitation, d'une mimésis, le double naît ainsi de la
même activité de l'esprit que l'œuvre d'art: le double est l'horizon
de la mimésis, laquelle tend vers un idéal impossible, contradictoire
et toujours fuyant, la production d'un double parfait de la réalité.
Derrière le double se profilent ainsi les mythes de Pygmalion et de
Narcisse, mythes de la confusion du réel et de l'imaginaire, de l'ef-
facement de la frontière entre le sensible et l'intelligible, la vie et le
marbre, ou la toile peinte, et, en tant qu'entreprise orgueilleuse de
substitution d'une réalité forgée de main d'homme à une réalité
«divine », les mythes de Prométhée ou de Faust: l'artisan humain
prétend rivaliser avec l'artisan divin.
Allons plus loin: nous sommes doubles et nous voyons toujours
double, la dualité nous structure jusque dans notre corps (deux
mains, deux yeux, etc.), et le dualisme philosophique est la chose
du monde la mieux partagée: même le platonisme est une méta-
physique du double, en dépit que son auteur en ait, car, comme
nous le verrons, nous vivons dans l'ombre, dans un monde d'appa-
rences et d'ombres que nous considérons comme la mince doublure
du monde réel. Le Mythe de la Caverne peint les hommes enchaî-
nés dans le crépuscule à regarder jouer les ombres sur le fond de la
Caverne, la vraie vie, la réalité, celle des Idées, est hors de la
Caverne.
L'on assiste en Europe, à la fin du XVIIIe siècle, à un extra-
ordinaire investissement littéraire dans le thème du double en Alle-
magne, au moment précis où la Raison, en France, tonne en son
cratère: un siècle de Lumières françaises et le Sturm und Drang ger-
manique se rencontrent à la fois sur les champs de bataille euro-
péens et dans l'esthétique du double, dont la figure exhibe à la fois
4 1 L'ombre et la différence

les apories, les promesses et les limites de la modernité. Le double


romantique, apparu avec le cycle de Siebenkas chez Jean-Paul
en 1796 n'est pas mort avec Le Horla de Maupassant en 1887: nous
verrons qu'il est le compagnon, le doppelganger, du rationalisme, du
romantisme et du réalisme ainsi que de la littérature moderne du
siècle suivant.
Le préromantisme et le romantisme portaient inscrite en eux la
thématique du double, c'est cette disposition qui a ouvert la porte
au double: une pratique individualiste et introspective découlant
d'une valorisation extrême du Moi s'exprime à travers des genres,
le lyrisme, la confession, l'autobiographie, qui favorisent un dédou-
blement du discours entre un je écrivant et un je «écrit », un je
racontant et le je qui a vécu et senti, mais sans penser. Se met en
scène dans le texte, sur un mode de plus en plus explicite, un
dédoublement des instances du discours: le je auteur et le je person-
nage sont à la fois le même et un autre, la différence entre celui qui
est après, et qui écrit, et celui qui était avant et qui vivait pourra aller
jusqu'à une dichotomie radicale.
Clément Rosset, dans Le réel et son double, montre ainsi que le
dédoublement est une maladie de l'hyperconscience moderne et
qu'il est à la fois cause et conséquence de l'illusion, laquelle consiste
à bien voir, mais à ne pas tirer les conséquences logiques de la vision
du réel'.
Ainsi, la tragédie est le spectacle de la résorption du double dans
l'unicité. Œdipe était double, il n'était pas celui qu'il croyait, il pen-
sait avoir évité de devenir ce qu'il était en fait, l'assassin de son père
et l'époux de sa mère. Or la prophétie qu'il avait tout fait pour
esquiver s'est accomplie point par point, et du fait même qu'il a fui
ceux qu'il croyait être ses parents et qui lui avaient caché qu'ils
étaient seulement ses parents adoptifs. La peste qui ravage Thèbes le
fait monter lui-même en accusé sur les tréteaux de la spectaculaire

1. Clément Rosset, Le réel et son double. Essai sur l'illusion, Paris, Folio/Essais,
1993, p. 19 (1" éd., Gallimard, 1976, nouv. éd. revue et augmentée, 1984).
Éclosions 1 5

enquête qu'il dirige de toute son autorité royale, le théâtre et la


peste présidant au retour du refoulé, au retour du et au réel'.
Lui qui s'était aveuglé sur ce monde où il figure désormais à ses
propres yeux enfin ouverts comme fils incestueux et parricide, il
s'aveugle, il s'arrache les yeux, car il a vu ce que l'homme ne saurait
voir: sur lui convergent les regards de tous les Thébains que nous
sommes, et il est pour jamais seul dans la nuit de l'être, il ne se
leurre plus, Œdipe-roi marque la fin du leurre, la fin du double, le
retour de la lumière et de la santé, le jour se lève sur Thèbes, mais
pas pour Œdipe, partant mourir à Colone, qui a fermé les yeux sur
ce monde d'erreurs, de doubles et de vanité; devin comme Tirésias,
il n'a plus besoin de voir le monde, car il l'a connu.
Le double existe en fait depuis bien avant le XVIIIe siècle, depuis
bien avant le siècle de Sophocle et de Périclès, il existe depuis tou-
jours, car il existe depuis le temps des mythes, lesquels sont des
structures binaires où figurent souvent des jumeaux: il n'est pas
faux de penser, avec Claude Lévi-Strauss, que l'esprit humain est
structuré par la dualité. Et, de nos jours, la révolution informatique
repose sur la structure duelle des messages, dont les atomes (les bits)
vont par deux: d'ailleurs, la vie informatique elle-même ne
connaît-elle pas, avec les virus (les bugs), ses problèmes de dédou-
blement? De plus, pour nous, l'ère de la communication est celle
de la duplication, de la photocopie, quand le double que nous déte-
nons nous semble, fallacieusement, plus important que la connais-
sance que nous n'avons pas de l'original.
Le double en fait n'existe pas, le réel est toujours unique, le
double n'est rendu possible, le temps d'une illusion, que par une
erreur du regard: voir double n'a jamais aidé à connaître la vérité,
et l'ivrogne voit bien mais deux fois, une de chaque œil, d'où ses
hésitations bien compréhensibles. Comme être de regard, enfant de
l'erreur et de l'illusion, le double est une figure éminemment théâ-

1. Ibid., p. 33-41. Cf. aussi Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Galli-
mard,1938.
6 1 L'ombre et la différence

trale ; comme objet d'hésitation et d'incertitude, le double se prête


au moins autant au fantastique.
Mais s'il apparaît effectivement selon un statut tout à fait
ambigu dans les récits fantastiques à partir de la fin du XVIIIe siècle,
c'est sous une forme parfaitement claire et maîtrisée qu'il achève au
même moment sa carrière histrionique.
N ombre de comédies antiques ou modernes sont des variations
sur le double, dont l'enjeu est l'établissement ou le rétablissement
d'une identité, des Ménechmes de Plaute à la Comédie des erreurs de
Shakespeare, et aux innombrables Ingannati (Les Abusés) de la
comédie italienne. Les pièces à «sosies », du nom du héros inventé
par Plaute dans son Amphitruo pour faire pendant à Mercure, Jupi-
ter ayant dû emprunter l'apparence du général thébain, seul passe-
port acceptable pour s'introduire dans la couche de la vertueuse
Alcmène, reposent sur ces doubles réels qu'offre la nature et que
sont les jumeaux. De plus, à la différence de l'incertitude entre le
double et l'original qui règne dans les romans mettant en œuvre, au
XVIIIe siècle, le double psychologique ou fantasmatique, le specta-
teur hors scène (hors-là?) sait toujours qui est qui, lequel est
Ménechme II, lequel Ménechme Il-Sosiclès, lequel Jupiter, lequel
Amphitryon, il se joue de leurs erreurs et il jouit de sa connaissance
toujours claire.
Avec Molière, Kleist et Giraudoux, mais déjà avec Plaute, l'his-
toire d'Amphitryon commence cependant à devenir inquiétante:
ce qui était comique (Sosie, interdit d'être soi, a de sérieux doutes
sur le sujet) devient angoissant. Le double, jusqu'alors agent de
réjouissances, attaque et détruit l'identité de l'original, et il faudra le
bon plaisir aléatoire d'un deus ex machina, en l'occurrence Jupiter
apparaissant en gloire, pour que les identités et les existences soient
restaurées dans leur statut et dans leurs droits. A partir du
XVIIIe siècle, on ne joue plus avec le double, le double ne fait plus
rire et les sosies désertent progressivement la scène des théâtres pour
, le roman, changeant ainsi de statut: on assiste à une intériorisation
du thème du double, qui devient un fantasme, une obsession
inquiétante. En se déréalisant, le double fait paradoxalement irrup-
Éclosions 1 7

tion dans la littérature réaliste naissante et il prend une allure de plus


en plus insolite.
C'est que le sujet, le moi, est désormais un royaume en déshé-
rence, sans constitution ni limites claires, un règne dont le maître
s'est absenté. Le moi n'a plus ni Dieu ni maître, il voudrait encore,
avec Descartes et Corneille, se croire maître de soi comme Auguste
se dit de l'univers. Mais les espaces infinis, déjà, échappaient à Pas-
cal, et le sujet qui, deux ou trois siècles plus tard, va proclamer la
mort de Dieu dans l'exil par rapport au règne de l'homme où, au
XVIIIe siècle, il l'avait relégué après l'avoir dégradé au rang de
«grand horloger», n'est même plus très sûr de maîtriser sa propre
subjectivité: réduit à parier sur un Dieu qui se cache, l'homme, face
au silence éternel des sphères, monarque d'un pur désert, va le peu-
pler de sa voix, de son écho et de son reflet; le double apparaît au
XVIII' siècle comme le fantôme et le symbole de cette incertitude
existentielle qui s'aggrave à proportion même de l'affirmation indi-
vidualiste. Que reste-t-il à l'homme, seul au monde? Le moi. Mais
est-ce assez? Plus personne, bientôt, ne se risquera à le dire. Le
double a pour première fonction de combler la fissure entre
l'homme et un monde qui le déborde. Car l'homme a horreur du
vide.
Le romantisme et la philosophie germaniques, avec Fichte au
premier chef, apparaîtront, dans cette perspective, comme une
tentative de reglobalisation de la saisie de l'univers, comme un
retour tenté vers ce que la théologie médiévale avait de complet,
pour l'homme, et surtout de rassurant: l'homme se redonne un
Dieu et un maître, de qui faire dépendre la création continuée du
monde et de soi, mais il n'y a plus personne au-dessus de l'empy-
rée, et ce Dieu, garant et soutien de l'être, c'est lui-même,
l'homme-Dieu, le moi transcendantal qui se produit en produi-
sant le monde, en le connaissant et en l'investissant. Le double
apparaît, avec Jean-Paul, comme un prolongement, une applica-
tion, et une dérision de la philosophie de Fichte.
Rimbaud n'a fait que formuler dans sa fameuse expression ce
qui est l'exaltante et angoissante découverte du XVIIIe siècle euro-
8 1 L'ombre et la différence

péen: «Je» est toujours «un Autre ». Je deviens, je me fuis, je


change, je suis ce qui change, ce qui donne le change. Dans le moi
coexistent impossiblement le je et le il, celui qui est, car il parle, et
l'absent d'Émile Benvéniste'. La conscience de soi et l'écriture sont
une longue traque, une chasse au moi où nous sommes et le pour-
suivant et le poursuivi, courre qui ne cesse qu'avec la mort, mais
alors, au moment de coïncider enfin, quand je rattrape il, quand
celui qui est, car il parle, rejoint celui qui n'est et ne parle, quand le
vif saisit le mort, le texte se tait et se clôt. Le moi est l'horizon du
moi: fuyante proie, il est ce qui est de l'autre côté de cette ligne
mouvante sur laquelle il se dessine comme un désir d'être.
Le temps cesse d'être l'accomplissement d'un programme,
d'une essence préfixée, préétablie en une instance éternelle, en Dieu
ou dans le Cosmos, ce livre ouvert du destin où dès les anciens
Mages la vie de l'individu était consignée en caractères d'étoiles et
exposée aux regards de ceux, les astrologues, qui savaient lire. Le
temps n'est pas davantage, ou pas forcément, une chute de soi par
rapport à soi, un manque à être par rapport à ce que seule une grâce
divine, de moins en moins assurée, pour les enfants de Port-Royal,
rendait possible: le temps nous fait être sans cesse autres que ce que
nous étions, autres que ce que nous sommes, et nous sommes hier
et aujourd'hui, sous le signe de la contingence de nos actions, la
seule cause, en dernier ressort, de ce que nous serons demain.
Misère et grandeur, grandeur dans la misère et misère dans la gran-
deur, chaque homme est un petit tas d'indécision, d'erreurs et d'il-
lusions : le roman devient, au xvnr siècle, une enquête, une histoire
inquiète, une quête sans fin, comme une vis sans fin, une quête
d'une fin à deviner dans les gestes esquissés de chacun, achevés dans
un futur qui traverse notre présent. Retrouver le temps, c'est faire
de l'esquisse un tableau complété. Je ne suis que ce que je me serai
fait dans le temps et dans l'espace, ou ce que je me serai laissé faire,

1. Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966,


p. 228. Sur cette question de la personne et de l'énonciation, lire, dans cet ouvrage de
Benvéniste, "v. L'homme dans la langue» (p. 223-285).
Éclosions 1 9

fils de mes choix, de mes erreurs et de mes renoncements: non pas


pur produit de ceux-ci, sur un mode déterministe matérialiste
simple -l'écrivain ne serait plus alors qu'un comptable qui, une fois
rassemblées les données de l'expérience, n'aurait qu'à prendre son
totalisateur pour dresser un bilan en deux parties, profits et pertes -
mon moi sera l'effet réactionnel par rapport à ce donné spatio-tem-
porel brut im-balisé, in-dirigé, monde sans amers et sans azimuts:
c'est moi qui trace dans le temps et dans l'espace ce que, par une
pétition de principe et une erreur de perspective, je lirai ensuite
comme une structure et un destin.
L'histoire du double en Europe commence avec Jean-Paul, et
toute la littérature préromantique et romantique allemande. Elle se
poursuit au-delà de Maupassant, à travers les deux Horla, à peu près
au moment où Freud va donner sa formulation décisive à cette idée
que le moi n'est pas une monade, n'est pas un atome de conscience
et d'existence, bien au contraire. On s'en doutait un peu, en effet,
depuis le XVIIIe siècle, qui est à la fois celui des grandes certitudes,
celles de la raison, et celui des grandes naïvetés: entre l'aplomb du
savant et sa foi ingénue dans ses lumières, se glisse le fantastique,
comme une hésitation et une incertitude qui ronge, élevée au rang
de Doppelgiinger, d'accompagnateur et de fou du monarque-pensée.
Siècle de la Raison géomètre et de la guillotine, l'Age des Lumières
entoure le niveau terroriste du sabbat du fantastique.
Double ricanant du philosophe, compagnon dont il est interdit
de se débarrasser, le fantastique! transforme en limites perméables
ce que le géomètre avait posé comme les bornes infranchissables de
la faculté de connaître. D'une certaine façon, le double qui com-
mence alors en littérature ses gesticulations variées et plus ou moins
frénétiques est l'exposant épistémologique des limites et des insuffi-
sances du rationalisme, et il en désigne le dépassement, sinon tou-
jours possible, du moins parfois imaginable. Le double est, en effet,
un produit de l'esprit rationnel. Sans la philosophie du xvnr siècle,

1. I. Bessière, Le récitfantastique, la poétique de l'incertain, Paris, Larousse-Univer-


sité, coll. «Thèmes et textes », 1974.
la 1 L'ombre et la différence

point de double en littérature, le besoin n'en eût point été éprouvé:


sans le rationalisme philosophique, sans Kant et ses contours criti-
ques posés à la raison, point de philosophie du moi, point de réac-
tion idéaliste et romantique au cerclage de la raison, point de Jean-
Paul, point de Doppelgiinger, cette ouverture, à travers et malgré
Kant, sur une totalité retrouvée, ne se serait pas avérée, simultané-
ment, un aperçu sur un néant que le moi romantique s'épuise à
remplir.
Doppelgiinger ironique du savant qui se prend pour un sage, le
double est aussi le poisson-pilote et l'éclaireur de la connaissance.
«Enfant perdu» de l'esprit scientifique, il gambade dans la nature
sauvage impénétrée qui entourait le domaine bien sarclé de la cons-
cience claire. Mieux, il en explore les confins et le revers. L'homme
en gris de Chamisso est puissant tant qu'il se met, en bon domes-
tique, au service des désirs, à peine inavoués, de Peter Schlemihl ; il
le suit comme son ombre et se substitue à elle, homme de l'ombre
qui se nourrit d'ombre, face peu cachée du moi de Schlemihl, mais
il disparaît quand Schlemihl, ayant appris à se connaître, renonce à
ses désirs, bourse de Fortunatus et main de Mina, or et amour, pour
l'idéal aride de la nomenclature scientifique. M. Goliadkine-cadet
apparaît d'abord pour sauver l'aîné du naufrage et de la noyade,
quand il a été chassé du «paradis» du bal chez Olsoufi Ivanovitch;
à la fois projection horrifiée et agent secret, peu honorable corres-
pondant de M. Goliadkine, extériorisation de tout ce dont ce der-
nier a honte et horreur, cloaque animé à ciel ouvert de l'esprit
grouillant de désirs de J'infâme M. Goliadkine, et ego alter chargé
de réussir là d'où M. Goliadkine n'a pu que se faire honteusement
jeter dehors, le double (hors-là) de M. Goliadkine est ce qui de lui
fait retour, et s'ébat triomphalement, accablant M. Goliadkine,
réduit à sa vérité, celle d'un pauvre fou et d'un vilain bonhomme:
comme Œdipe mène l'enquête qui résorbe inexorablement, réab-
sorbe l'Œdipe illusoire dans l'Œdipe réel, fait éclater ce dernier aux
yeux de ses contemporains et à ses propres yeux comme le trans-
gresseur criminel qu'il était sans le savoir, de même M. Goliadkine
tourne autour de sa propre vérité, laquelle va être, dans un silence
Éclosions 11

assourdissant, les mots s'avérant inutiles, solennellement proclamée


à la fin: il est un fou qui a voulu donner le change, leurrer et se
leurrer. C'est dans l'horreur de la faute, ayant perdu toute immu-
nité mentale contre une écrasante culpabilité, que M. Goliadkine
capitule et, prostré, s'en remet au terrible Dr Christian Ivanovitch
Rutenspitz, «pointe de fouet »,
«Double décalé», selon l'expression de Marie-Claire Bancquart,
de l'auteur, du narrateur et du lecteur, le Horla en est le négatif et
le révélateur: le Horla est le produit d'une autoscopie de signe
négatif censurée, et le texte du Horla, celui que lit la bête curieuse
par-dessus l'épaule du scripteur du journal, est un non-texte, peut-
être le texte à venir, dont Le Horla est l'annonciateur dans la mesure
où il proclame la fin des temps en égrenant les derniers instants de
l'homme seul et roi.
Hermann Karlovitch, le héros de La Méprise de Vladimir
Nabokov, est un farceur tout aussi peu recommandable. Ce
minable arrogant veut nous faire croire qu'il est un criminel génial
et un écrivain tout aussi admirable. S'il fait souvent illusion, c'est
parce qu'il nous attrape sans cesse, et ce dès les premières pages de
son texte - nous ne savons jamais quand ce mythomane, cet affabu-
lateur pathologique, ment, quand il ne ment pas, lui-même, d'ail-
leurs, ne le sait pas, et il s'en soucie encore moins - il n'est pas seu-
lement un homme d'affaires raté et un mari impuissant et cocu,
secrètement et intimement conscient d'être l'un comme d'être
l'autre. Il ne veut pas seulement escroquer son assurance-vie,
comme n'importe quel héros de roman bon marché, afin d'échap-
per à la faillite (à l'époque, un banqueroutier allait en prison) et de
regagner Lydia, dont le cousin Ardalion (eardeur de Iion s I) s'oc-
cupe manifestement beaucoup, il veut se transformer en Félix
W ohlfahrt le vagabond: «Felix» veut dire en latin « heureux, qui a
de la chance» - ce qui ne manque pas d'ironie dans le cas du
malheureux Félix; quant à Wohlfahrt, en allemand, cela signifie
«voyager bien, heureusement », «qui voyage heureusement », c'est
un nom typique de vagabond, qui convenait tout à fait au heureux
jusqu'alors Félix, mais c'est surtout une identité sarcastique pour le
12 1 L'ombre et la différence

fuyard ex-Hermann Karlovitch qui recule, s'abritant au moyen


d'une effroyable éruption pileuse, devant l'identité qu'il prétendait
adopter, celle de qui il s'était pourtant voulu le double. Hermann
n'a pris que bien métaphoriquement le bâton de voyage de sa vic-
time, abandonné, en fait, pour son malheur, dans sa voiture,
l' «Icare» bleue, ce qui le perdra, le fera tomber, ailes brisées, au
cœur du labyrinthe des identités perdues dans le dédale de son
texte, autominotaurisé. Le plus affreux des voyages va le mener en
France, à une station de montagne pyrénéenne au-dessus de Pignan,
ville de l'Hérault, que Nabokov s'amuse à placer au pied des Pyré-
nées, et de là, du moins on l'espère, à la prison et à la guillotine. Ni
criminel d'art, ni artiste génial, Hermann Karlovitch, qui a cru dis-
tendre assez les frontières du génie artistique pour leur faire englo-
ber l'acte criminel, à supposer que cela soit possible, non seulement
est tombé sur une faute humiliante, une faute de débutant, mais
c'est l'artiste en lui qui le dénonce et s'avoue artiste manqué, de
manière impardonnable, son erreur est figurée en toutes lettres dans
son texte, comme un aveu involontaire et une preuve, il la
découvre, d'ailleurs, en se relisant. Il n'est pas possible d'échouer plus
piteusement et dans la réalisation du crime présenté comme parfait
et dans la composition du texte génial qui devait en rendre compte,
œuvre d'art si géniale qu'elle devait empêcher d'attacher créance
même à un aveu complet et argumenté de l'assassin. Hermann n'est
pas plus agent qu'il n'est écrivain, parce qu'il est un être dédoublé
entre ce qu'il croit être, ce qu'il veut que nous croyions qu'il est, et
ce qu'il est, entre le génie qu'il se proclame et le fou en fin de partie
qu'il est. De plus, il manque tout à fait d'étoffe, parce qu'il n'est lui-
même qu'un texte, un sur-texte surchargé, un tissu brodé de stéréo-
types au point de n'être plus qu'une doublure, ce personnage rusé
n'est qu'une figure usée, lui qui se présentait à Félix comme un
acteur dont ce dernier devait remplir la fonction de doublure - qui
est pourtant bien celle qu'il lui destine: que Félix (mort, « détail»
qui change tout!) soit sa doublure de cinéma et son alibi; en fait il
est la doublure usée jusqu'à la corde d'une incroyable série d'êtres
de papier, il sort d'une quantité de pages déjà écrites, comme nous
Éclosions 13

verrons, et, à la fin du chapitre XI, ce chapitre superflu qu'il n'avait


pas l'intention d'écrire, il apparaît, dans toute sa misère, comme
une doublure trouée, que l'auteur triomphant invite à jeter à la
décharge de l'histoire littéraire.
Revenons à l'histoire de l'exploitation du double en littérature.
Le miroir romantique est un abîme et un révélateur: le moi s'y
découvre avec émerveillement ou, au contraire, avec angoisse, il
oscille de l'un à l'autre. Il s'émerveille de se lire sur fond de l'uni-
vers et en filigrane dans cet univers dont il fait partie sans solution
de continuité et qu'il lit tout entier dans le microcosme de son moi
transcendantal, comme dans ces tableaux de Caspar David Frie-
drich où le visage invisible du personnage se découvre sous la
forme du paysage qu'il contemple dos tourné, et que nous contem-
plons comme à travers son cerveau et ses yeux: ce que nous voyons
avec lui, n'est pas hors de lui, c'est ce qui est en lui, et c'est lui. Le
monde est un grand Double, dont l'homme est à la fois le petit
double, l'original et l'origine.
En réalité, le sujet se découvre, plus souvent, écrasé par ces pers-
pectives incommensurables, sous le signe du manque, son double en
majesté développant sans relâche, comme devant son maître et son
roi, les spectacles splendides de ses féeries naturelles, du Cosmos rou-
lant ses galaxies en flammes à l'atome désintégré en infinités d'uni-
vers. Cette grandeur virtuelle même du sujet, appelé à comprendre
parce qu'il les conçoit tant de merveilles comme posées par l'activité
du moi, comme identiques au moi, souligne et sa faiblesse et son
insuffisance réelles: le double mondial, trop puissant, est perçu
comme une menace de dépossession. Le motif du double, du Doppel-
giinger, redouble et accompagne, ricane et se moque. Surtout, rame-
nant le tout au moi, il vide l'univers de tout ce qui ne serait pas ce der-
nier: le moi se perd dans ce qui n'est plus qu'un désert d'échos de soi.
A tout le moins, peut-être, garantis par ce grand Double (nous
accorderons la majuscule à cette figure constitutive de l'Univers),
en qui nous devons apprendre à nous (re)connaître en le connais-
sant, pourrions-nous trouver une confirmation à l'immémoriale
croyance au double comme garantie, par son invulnérabilité, d'une
14 1 L'ombre et la différence

vie conservée par-delà la mort'. Mais le Doppelganger, en creusant,


par son immortalité, l'écart avec celui dont il est censé n'être que la
copie, enfonce l'original dans sa médiocrité et en souligne le carac-
tère périssable, mieux, l'original perd confiance en soi au point de
s'exténuer en double de son double, en s'aliénant à soi, de se substituer
à soi, au sens juridique du mot: le double hérite de l'être dont l'ori-
ginal se dépouille de son vivant.
Ainsi, Schlemihl sans ombre n'est plus que l'ombre de lui-même,
il se tapit dans l'ombre, la nuit, seul lieu et seul moment où il peut ne
pas être mis en demeure de produire une ombre. Double de soi aux
yeux des autres, puisqu'il ne fait pas d'ombre, fantôme de soi-même,
il a acquis, comme Faust avec Méphisto, un vrai double, un véritable
accompagnateur, qui détient son ombre, et qui n'est lui-même
qu'une ombre, l'incarnation fantomatique de Satan, l'homme en
vert-de-gris, dont on peut dire qu'il annonce la couleur et le grisé
même de l'ombre, la couleur, lugubre et inquiétante, de la mort.
Tantôt le Diable court après Schlemihl, tantôt celui-ci recherche
désespérément son compagnon perdu de vue, comme s'ils pouvaient
difficilement se passer l'un de l'autre, et l'on ne sait plus très bien qui
est le double, et qui l'original. Ils cherchent aussi, d'ailleurs, à se «dou-
bler» l'un l'autre, comme de vulgaires malandrins en miroir.
M. Goliadkine a la même attitude ambivalente à l'égard de son
double, l'un pourchassant l'autre. En fin de compte, le double
triomphe, son apothéose chez Olsoufi Ivanovitch contraste avec
l'effondrement et la déroute du «vrai» M. Goliadkine, qui lui a
tout cédé, jusqu'à son identité et sa réputation: il ne lui reste plus
qu'à «se laisser boire par le buvard» (stuievat'sja), s'évanouir sym-
boliquement du monde, en s'occultant derrière les murs de l'asile.
Le narrateur du Horla maigrit physiquement, vampirisé par cet
ectoplasme de soi qu'il nourrit de sa chair comme il fait de son
esprit. Pour finir, pour en finir avec le Horla, le seul moyen qui lui
reste est sa propre réduction à zéro, le suicide, qui prolonge jusqu'à

1. Otto Rank, Don Juan et Le Double, Paris, Payot, 1973 (1" éd., 1922, 1914).
Éclosions 15

son terme logique sa «perte de poids», car le Horla n'est rien sans
lui, n'est rien d'autre que lui: mourir est le terminus obligé de cette
conséquente reductio ad absurdum et la seule manière de la mener jus-
qu'au bout.
Ce qui attend Hermann Karlovitch, c'est le désespoir, avant-
coureur du même sort funeste. Lui qui aurait pu, après tout, n'être
qu'une figure de plus dans la longue galerie des doubles littéraires,
a commis deux ou trois péchés fatals, de ceux que Nabokov le Ter-
rible ne pardonne jamais. Ce mannequin syncrétique, pétri d'échos
littéraires innombrables, a non seulement assassiné celui qu'il s'était
attribué comme double, mais vis-à-vis duquel il s'était, en fait, ins-
titué, non pas comme original mais comme double accompagnateur et
persécuteur, il a assassiné son original, ce qui est une forme de suicide:
le double ne vit pas longtemps si l'original meurt, il s'efface
comme, sur la rétine éblouie, un mirage. Hermann n'est pas seule-
ment un meurtrier, il est un présomptueux, un hubristès tragique et
dérisoire: lui, la doublure d'occasion, il a défié l'auteur-destin, il
s'est dit auteur, écrivain, il a eu le front de se présenter comme
l'original de l'écrivain, soupçonné lui-même dans le texte d'impos-
ture, accusé de vouloir lui dérober son manuscrit afin de le publier
sous son propre nom, ce ridicule «Russe émigré», «l'auteur bien
connu de romans psychologiques [...] très artificiels, quoique pas
mal construits» (p. 107), en qui il convient de reconnaître en auto-
portrait humoristique et condescendant l'auteur impliqué, Vladimir
Nabokov, qui, tel un roi contre qui l'on a osé conspirer, ne fait pas
de quartier: il embastille en enfer, sans remise de peine ni aucun
jour de permission, ce double insolent.
Le double prend, au début du XIX e siècle, une importance d'au-
tant plus considérable qu'il est le résultat de la convergence des
deux grandes révolutions philosophiques des deux siècles passés,
d'un débat qui continue de nos jours: la littérature sur le double
exhibe ces deux moments essentiels de la pensée européenne que
sont, d'une part, le cogito cartésien de 1641, prolongé par l'empi-
risme de Locke en 1690, d'autre part, la formulation de la philoso-
phie fichtéenne du moi en 1794.
16 1 L'ombre et la différence

La nouvelle définition, à partir du XVII" siècle, de la personne


fragilise, en effet, celle-ci. D'une part, depuis Descartes, il n'est plus
de référence, d'autorité ni d'instance de définition de la personne
qui soit extérieure et transcendante à celle-ci: le sujet ne tient plus
son existence et sa conscience d'une théologie - il n'existe plus en
Dieu, ni par le secours continué de la grâce de Dieu - ou d'une
essence sociale communautaire, d'une Église « catholique» (univer-
selle) à laquelle il se rassure d'appartenir. Mais il dépend d'une sub-
jectivité réflexive à la fois première, souveraine, infime et solitaire.
Avant même que je pense, je suis. Je ne suis pas celui qui suis,
comme Dieu, mais celui qui est, à la troisième personne, c'est-à-dire
«l'absent», celui dont quelqu'un d'autre dit qu'il existe. Mais est-ce
que j'existe? Je ne suis que cela, qui prétend exister, c'est-à-dire pas
grand-chose, on l'accordera, je ne (me) suffis pas. Qui suis-je, ou,
pour parler comme Stendhal, que suis-je? Le temps, à partir du
XVIIIe siècle, apparaît, non plus comme le délai qui m'est dispensé
pour décider, dans l'angoisse de la liberté, de mon salut dans une
autre vie, mais comme la durée qui m'appartient, ou la durée qui
me reste, pour devenir quelque chose ici-bas, pour remplir cet
espace de temps qui m'a fortuitement été imparti, de mon moi en
creux et pour combler mon moi, activité vide (le Ich- Prinzip de
Fichte), au moins le temps d'exister, mais sans doute guère plus.
Condillac répondra bientôt que je suis odeur de rose, le monde
qui me pénètre de part en part et me traverse comme je le traverse
me fait vivre, remplit le vide de mon moi du seul être auquel je
puisse prétendre complaire. D'où une course à la sensation, qui est
toujours d'actualité: que serais-je si, seul dans l'univers et sans
recours ni garant, je ne sentais rien? L'homme est un creux inalté-
rable, assoiffé de tous les contenus possibles.
La personne, selon Locke, apparaît comme une identité de
conscience à travers une étendue de temps, l'individu est ce qui
reste semblable à soi par le moyen des souvenirs des pensées et
des actes passés, par la capacité à éprouver des désirs et à se proje-
ter dans l'avenir, le présent n'étant que l'avenir du passé, un passé
advenu dont le passé révolu est la cause, comme l'avenir est un
Éclosions 17

futur présent, dont le présent actuel est déjà à la fois le passé, la


cause et l'origine.
L'ego est une fonction multiple de rassemblement selon le lieu et
le temps, le roman est à l'image de cette enquête permanente qu'est,
toute notre vie, l'activité de notre mémoire et de notre réflexion: je
ne suis que ce que je suis devenu, et ce dont je me souviens, je ne
deviens que ce que je me suis fait. Ne pouvant plus songer à m'en
remettre à Dieu et à sa Providence - dont il fallait, sous réserve de
la prédestination janséniste, mériter la faveur, la grâce: mais de
nombreux codes religieux m'apprenaient comment me conduire
pour rapprocher ce but - il devient de la dernière importance que
je sois maître au moins de moi, si, après Auguste et Corneille, je ne
puis plus songer à l'être de l'univers.
Le temps, en passant, condamne à la non-réalité mes moi possi-
bles: ma différence, ce que je n'ai pas pu être, demeure en moi,
dans ma mémoire de moi, à titre de désirs rétrospectifs non réalisés.
Ces desideria, regrets et nostalgie, vagues espoirs quand même,
composent autour de chaque individu un halo de mondes fiction-
nels, fictionnalisés, de mondes possibles! peuplés des fantômes, des
doubles de soi non advenus: chez nombre de Romantiques, le
potentiel bascule vers un irréel passé où il fait meilleur vivre, qui est
plus riche des possibilités évanouies qu'un présent où l'on est bien
seul et qu'un avenir qui ne peut être qu'une perte continue. Cha-
teaubriand est peut-être le plus accompli maître de ce dédouble-
ment proliférant de virtualités possibles dans le passé": Chateau-

1. Lubomir Dolezel, « Le triangle du double. Un champ thématique", Poétique,


1985, 64, p. 464. The JoUy Corner de Henry James (1906) est un classique du double
possible, la rencontre dans la vieille maison new-yorkaise du narrateur avec celui qu'il
aurait été s'il était resté en Amérique au lieu de s'exiler plusieurs décennies en Europe.
C'est un sujet qui intéresse tous les exilés, qui sont des êtres avec doubles, leur double
(ou leur original ?) vivant, ou survivant dans leur terre d'exil, leur original (ou leur
double?) vivant sa « vraie vie» dans la terre perdue et interdite.
2. Max Milner, « "Si ..." ou les possibles inaccomplis dans la première partie des
Mémoires d'outre-tombe", Relire les Mémoires d'outre-tombe, journées d'études organisées
par la Société des études romantiques (15-16 janvier 1977) à l'École normale supé-
rieure, p. 54-67.
18 1 L'ombre et la différence

briand, de tous les Romantiques, à égalité au moins avec Byron,


son tourment secret, s'est montré le plus riche en poses, qui sont
toutes celles de ses personnages possibles, rêvés, renoncés.
Une âme parfaitement rassemblée, à supposer qu'elle soit conce-
vable, serait une «grande âme », et elle serait, sans déperdition,
coextensive au temps et à l'espace. Mais le siècle s'avance vers la
dérision du «grand homme». Napoléon est, à l'orée du XIX e siècle,
un grand souvenir, déjà quasiment un fossile, le dernier Romain du
dernier Empire qu'il s'est taillé pour lui-même, car il est le dernier
à avoir lu et mis en pratique Plutarque, et vraiment le dernier à
avoir cru à une humanité de héros.
L'homme est, en fait, ce qui échappe sans cesse à lui-même,
chaque acte de sa part est choix et abandon de ce qui cesse par là
même d'être possible et se fige en destin. En se faisant, l'homme se
dépouille de ce qu'il n'a pas eu la volonté d'être, mais il persiste à se
voir comme il désirait se voir, en oubliant ou en occultant ce qu'il
a renié ou refoulé de soi. Le gros petit et rebondissant Porphyre
Pétrovitch, à la vivacité élastique et au regard pénétrant, est ce qu'il
a manqué à être, il est un Napoléon raté: double du gros petit
homme gris qui, un demi-siècle auparavant, régentait les champs de
bataille de l'Europe, le policier-instructeur de Crime et châtiment est
le double de Raskolnikov dont il a lu les articles sur le surhomme
et le droit au sang, car il les avait pensés déjà, ce qui lui permet de
percer à jour l'étudiant famélique. L'homme ne se voit pas tel qu'il
est dans le présent, il se rêve tel qu'il aurait pu être, parfois tel qu'il
a été, ou se croit ce qu'il voudrait être: revenir au réel, c'est cesser
de se laisser fasciner par ses doubles fantaisistes.
Que se passe-t-il si un rêve de maîtrise, de rassemblement de soi
à travers le temps, si difficile à assurer déjà dans l'angoisse d'une
subjectivité aussi solitaire, même au prix des pertes et des abandons
que nous avons dits, vient à faillir? Qu'est-ce que je deviens, si j'ou-
blie ou j'ignore tout ou partie de ce qui constitue mon moi? Suis-je
encore moi? Le doute et l'incertitude vont me saisir sur ce qui est
moi et sur ce qui n'est pas moi, d'autant, pour le dire encore une
fois, que je me sens être aussi ce que je ne suis pas encore et ce que
Éclosions 79

je n'ai pas été. Cet Autre de mon moi relève indiffêrernment du


même ou du différent: le double peut naître, il ne peut pas ne pas
naître à la fin du XVIIIe siècle, comme il ne peut pas, toutes choses
restant égales, renaître encore et encore de nos jours, pour les
mêmes raisons, et aussi pour d'autres.
Le double, au XVIIIe siècle, naît et prospère ainsi des miettes échap-
pant au contrôle de notre personnalité. Cela peut être tout un aspect
de notre personne que nous avons oublié ou refusé, cela peut être aussi
une partie du corps, le nez par exemple, ou un appendice senti
comme une dépendance de notre corporéité, l'ombre en l'occur-
rence. Il convient de remarquer que le nez comme l'ombre relèvent
de la même problématique d'appartenance: tous deux sont des par-
ties superflues de notre être matériel, c'est leur absence qui produit le
sens que leur présence tranquille n'engendrait nullement. Qu'ils s'ab-
sentent, et tout à coup se déclenche une avalanche de conséquences
catastrophiques surprenantes, hautement instructives, non pas tant
sur le nez ou sur l'ombre, sur ce qu'ils signifient ou symbolisent (ilsne
signifient ni ne symbolisent rien), mais sur le contexte humain qu'ils
labourent de bouleversements inouïs. Qu'on se le dise bien: un nez
est un nez, et l'ombre est ombre, s'ils étaient autre chose, cela se sau-
rait, et s'ils étaient pour autre chose, le récit ne serait plus qu'une allé-
gorie à clés, s'épuisant dans ses interprétations.
Le double, dès sa naissance, apparaît comme un élément incon-
trôlé, comme un évadé en cavale: il est ce qui de moi s'évade de la
prison du moi, mon émissaire vers les pays dontje rêve, il est ce qui de
moi erre aux alentours de moi, le double est ce qui de moi habite et
parcourt les terrains vagues d'un univers qui n'est plus un jardin à la
française. Le double est ce qui cerne et délimite nos certitudes, à pro-
portion même de notre volonté de «cercler » le réel: il est le singe
odieux de mes prétentions au sérieux exhaustif et à la gestion maîtri-
sée d'un univers en expansion, ce qui grimace et se moque derrière les
barrières, les barreaux de la pensée rationnelle et du texte réaliste.
La seconde révolution philosophique qui confère au thème du
double une pertinence accrue vient d'une réaction contre cette
incertitude même qui accompagne l'avènement des Lumières: la
20 1 L'ombre et la différence

philosophie du moi de Fichte est une tentative pour réinvestir l'uni-


vers en levant les bornes posées à la pensée par le rationalisme du
XVIIIe siècle, en particulier par le kantisme. Le paradoxe est que ce
sont précisément ces «prolégomènes» kantiens qui devaient inter-
dire toute métaphysique future qui ont servi à faire des bornes des
frontières, traversables à merci dans les deux sens: plus de phéno-
mènes et de noumènes, d'objet pour moi et d'objet pour soi, de
nature et de surnature, de physique et de métaphysique, mais le
règne d'une continuité, d'une fusion, d'une consubstantialité entre
le moi transcendantal et l'univers, le moi et le non-moi, lequel n'est
que le moi non encore pris en conscience, non encore réinvesti, le
moi étant absolument thétique, la seule instance active à poser la réa-
lité de ce qu'il pense en continuité ontologique avec soi.
Sans cette révolte philosophique contre le harnais épistémolo-
gique passé par Kant à la raison humaine, point de romantisme et
point de double. Le rationalisme séparait l'esprit de ce qu'il cher-
chait à connaître: la Naturphilosophie allemande réintroduit le moi
dans un monde qui n'en est plus que l'expansion à I'infini', Le
double serait resté ce qu'il était, un motifludique et à peine contes-
tataire, sagement cantonné sur la scène comique, le temps de quel-
ques quiproquos entre personnages livrés à toutes les erreurs et à
toutes les extravagances, pour la plus grande joie d'un spectateur
qui, lui, sait toujours qui est qui: avec le romantisme allemand, le
double devient un motif crucial, car il est l'illustration d'une
conception nouvelle, non plus réduite, et pas davantage réaction-
naire, de l'homme, mais terriblement moderne.
Le chemin qui mène tout droit à Dostoïevski passe par le roman-
tisme allemand. «Je n'ai jamais rien lancé en littérature de plus sérieux
que cette idée», écrit Dostoïevski en 1876 à propos du double, qu'il
est allé chercher chez E. T. A. Hoffmann.
Cette seconde révolution philosophique est liée à la première

1. Georges Gusdorf, Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1986 (p. 13-
39: «Introduction: la Naturphilosophie, restauration d'une science totale»; p. 323-
345 : «Épilogue: apologie pour la Naturphilosophie »).
Éclosions 1 21

dans ses conséquences pour tout le romantisme européen comme


elle l'est dans ses origines. Par exemple, c'est sans doute l'influence
du romantisme allemand, en particulier d'B. T. A. Hoffmann, qui
explique en grande partie le système génial des personnages, res-
semblances troublantes et différences surprenantes, dans un roman
comme Le Père Coriot de Balzac (1835) : cette dernière figure épo-
nyme du texte se lit, se dessine à travers celles de Vautrin ou de
Rastignac, ou même de Mme Vauquer, née de Conflans, qui se
mirent en elle, aussi curieux que cela puisse sembler, et la force fas-
cinante de ces figures vient de ce qu'elles s'éclairent et s'expliquent
les unes les autres, les unes par les autres; le principe balzacien de
l' «unité de composition », emprunté aux sciences naturelles, se
montre par la communicabilité des caractères entre eux, si Goriot
est un «Christ de la paternité» sur qui le peintre a fait tomber la
lumière du tableau, Vautrin, diable roux fuliginant dans l'ombre,
en est le Satan, le double sulfureux et le complice, sur le plan de la
perversion homosexuelle, d'un Goriot poussant la passion pour ses
deux filles jusqu'aux limites de l'inceste, tandis que Rastignac est le
fils, l'héritier, le vengeur et le successeur de Goriot, un Goriot qui,
cette fois, ne se laissera pas dévorer les entrailles par ses filles. Pierre
Citron et Rose Fortassier ont étudié la dynamique du double chez
Balzac": il est, à notre avis, du plus haut intérêt de comprendre le
système magnétique du monde balzacien comme structuré et gal-
vanisé par une conception toute hoffmanienne de la relation entre
eux des personnages qui sont les doubles les uns des autres. Du Père
Coriot date le retour systématique des personnages qui fit des
romans de Balzac la cathédrale de La Comédie humaine: c'est de la
découverte que chaque personnage dépend secrètement de tous les
autres, que tous sont les doubles les uns des autres, car «tous sont
responsables de tout devant tous i (Dostoïevski), chaque geste est
une réponse composée en fonction des gestes de tous, c'est de cet
héritage de l'idéalisme allemand philosophico-littéraire qu'est née

1. Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Seuil, 1986; Rose Fortassier, «Balzac et le
démon du double», L'Année balzacienne, 1986,7, p. 155-167.
22 1 L'ombre et la différence

l' œuvre balzacienne et que Balzac est effectivement devenu «un


génie», comme il l'écrit à sa sœur Laurence en 1833.
Pour ce qui est de Dostoïevski, tout aussi grand lecteur, dix ans
plus tard, d'E. T. A. Hoffmann, au moment d'écrire Le Double, la
démonstration pourrait être refaite, s'il en était besoin. La première
œuvre de Dostoïevski fut une traduction, une adaptation plutôt,
en 1843, d'Eugénie Grandet (1833): c'est le «contact» par lequel le
jeune admirateur russe du colosse français s'en inocule le secret et le
génie, le système de parenté magnétique des personnages entre eux.
Lui qui avait commencé, avec Les Pauvres gens, en 1846, comme un
«nouveau Gogol », mais un Gogol revu et corrigé par les soins du
groupe d'influence de Bélinski en auteur sociale-humanitaire dénon-
çant les malheurs infligés par l'injustice sociale au « petit homme »,
tourne, la même année, le dos à une si belle carrière, à un avenir si
assuré, pour revenir au Gogol prébélinskien, au Gogol hoffmannien
duJournal d'un fou (1835) et du Nez (1836). E. T. A. Hoffinann était
passé de mode en Russie dès le début des années 1830, et encore
davantage en 1846, mais le jeune Dostoïevski a compris qu'il y a plus
de découvertes sensationnelles à faire dans ce retour à E. T. A. Hoff-
mann et cet approfondissement d'un sillon, en réalité superficielle-
ment tracé en son temps en Russie comme ailleurs, que dans la répéti-
tion et le ressassement démagogique de la littérature de dénonciation,
qui devait mener à la grande faillite de 1917.
Il avait l'impression, quand il écrivait Le Double, de donner une
œuvre de génie: il fut prodigieusement incompris, les instituteurs du
genre humain et des revues progressistes de l'époque marquèrent Le
Double comme de la «littérature d'hôpital », crièrent à la trahison des
idéaux humanistes élevés de la littérature russe, mais Le Double fut
tout de même un coup de génie, un coup de maître, de lui sortit toute
l' œuvre ultérieure de Dostoïevski, une des dix grandes de l'humanité
de tous les temps, Sigmund Freud passa sa vie à rendre des hommages
éclatants à Dostoïevski et à s'inspirer dans sa réflexion de celui en qui
il reconnaissait son grand prédécesseur. Du manteau de Dostoïevski,
ou de M. Goliadkine, est sortie toute notre modernité.
Lisez Crime et châtiment (1866): on croirait du Hoffmann en
Éclosions 1 23

terre russe, mais poussé à un degré de génie visionnaire inimagi-


nable. Hoffmann redivivus, Hoffmann ressuscité, mais Hoffmann
transformé, Hoffmann dépassé au point d'en être méconnaissable,
Dostoïevski dicte Crime et châtiment en même temps qu'il réécrit Le
Double. L'œuvre entière de Dostoïevski, désormais, sera pleine de
«quasi-doubles », pour reprendre Joseph Frank', chaque roman pro-
gresse plus par les décalages et les non-coïncidences entre les figures
que par leurs ressemblances, les premières provoquant chez les per-
sonnages des mouvements de différenciation, de recul, car les res-
semblances, comme l'écrit Vladimir Nabokov dans Pale Fire
(1962), ne sont que «les ombres des différences ». Dans Crime et châ-
timent, Raskolnikov se découvre dans ses ressemblances et se choisit
dans ses différences, à travers ses multiples accompagnateurs, Svi-
drigai1ov, Porphyre Pétrovitch, Marmeladov, Loujine, et même
Aliona Ivanovna, l'usurière assassinée, ainsi que Sonia, la prostituée
évangélique. Dans Les Frères Karamazov (1880), Smerdiakov, le
valet épileptique, l'exécuteur du crime, est le double difforme et la
vérité laide de son demi-frère, le haut intellectuel Ivan Karamazov,
le théoricien du parricide, lequel est par la suite confronté, sur un
mode fantastique, rare chez Dostoïevski, à son double, le Diable,
«moi-même, mais avec une autre gueule», et la «pensée Karama-
zov », qui est une pensée d'araignée, celle d'Ivan - Albert Camus
aurait dû mieux lire Dostoïevski, avant de faire d'Ivan le héros de
Dostoïevski et le sien - Satan humain et double du Diable,
archange terrestre révolté, est smerdiakovlëina, pensée d'esclave
(smerd) et qui pue (smerdit). Ivan plonge dans la fièvre chaude, et
M. Goliadkine périt parce qu'il est confronté, lui, à son double sous
tous les rapports, lui-même mais, cette fois, «avec la même
gueule» : si Le Double, malgré sa réécriture en 1866, est, du point de
vue de la forme et de la mise en œuvre de l'idée, manqué, de l'aveu
même de Dostoïevski, c'est parce que aucune différence, dans la
bio-noosphère de la diégèse, aucun décalage dynamique ne vient ini-

1. Joseph Frank, Dostoevsky: The Seeds of Revoit. 1821-1849, Londres, 1976.


24 1 L'ombre et la différence

tier et nourrir une dialectique entre personnages égaux dans l'auto-


nomie entre eux et par rapport à leur créateur, aucun dialogisme, tel
que le conçoit et le définit Mikhaïl Bakhtine', et parce que règne de
bout en bout et sur tous les plans le monologisme de la voix damans
in deserto sui du pauvre malade, du pauvre fou Goliadkine, seul dans
un monde désert qui ne lui accorde pas un mot.
Si, pour Kant, le sujet est, sur le plan transcendantal, strictement
limité dans sa faculté de connaître, s'il n'est de connaissance du monde
que dans les limites cognitives du moi et selon ses modalités constitu-
tives, les Romantiques renversent magistralement la proposition
kantienne: si les limites du monde sont les limites du moi, alors les
limites du moi sont les limites du mondez. Prendre conscience du
monde, en prendre connaissance n'est plus s'en détacher en esprit, il
n'y a pas de solution de continuité entre le monde regardé et l'esprit
regardant, lequel fait partie du monde, est même par excellence ce
qui est commensurable et coextensif au monde. La connaissance du
monde est de même nature que la connaissance de soi: l'esprit ne voit
pas le monde à côté de soi, il le voit à l'intérieur desoi.
Voilà à quoi mène le refus de la dichotomie esprit/monde,
moi/monde: en connaissant le monde, l'esprit se connaît, en se
connaissant, l'esprit connaît le monde, dans un seul et même mou-
vemenr', Une pareille continuité du moi et du monde suppose

1. Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L'Age


d'Homme, 1970 (l " éd. en russe: Problemy tvoréestva Dostoevskogo, 1928, rééd., Pro-
blemy poétiki Dostoevskogo, Moskva, 1979), p. 246-266: sur Le Double.
2. Alain Montandon, « Hamlet ou le fantôme du moi: le double dans le roman-
tisme allemand », in Le double dans le romantisme anglo-américain, Clermont-Ferrand,
Centre du romantisme anglais, fasc. 19, II, 1984, p. 31-56.
3. Georges Gusdorf, 1976, p. 38. Maurice Merleau-Ponty publiait, à la fin des
années 1950, les propos suivants, étranges et novateurs pour un philosophe de forma-
tion universitaire française: «La nature n'est pas seulement l'objet, le partenaire de la
conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C'est un objet dont nous avons surgi
[...[ le rapport originaire de l'homme et de l'Être n'est pas celui du pour soi à l'en soi»
(Annuaire du Collège de France, 1956-1957, cité dans Claude Lefort, «L'Idée d'Être brut
et d'Esprit sauvage », Les Temps modemes, octobre 1961, p. 273). La Naturphilosophie
comme logique de l'implication et de l'inclusion reparaît dans le champ philoso-
phique déjà avec Ravaisson, Bergson et Teilhard de Chardin.
Éclosions 1 25

levée la dualité épistémologique du phénomène et de la chose en


soi. C'est à ce coup de force que procède avec éclat Johann Gottlieb
Fichte en 1794, avec La Doctrine de la Science. Tout objet au monde
est un produit du moi transcendantal. Connaître, c'est être avec,
co-naître: connaître, c'est être. Le moi transcendantal est un prin-
cipe thétique absolu: s'il est en soi une forme vide, par son activité
de connaissance, de prise de conscience, il pose la réalité de ce qu'il
investit, en le connaissant il le fait être. L'identité gagne sans relâche
sur la différence, intègre cette dernière: le même apparaît comme la
nature, la réalité profonde, de ce que le moi, dans la naïveté de son
ignorance première, croyait lui être autre. Naïveté, certes, mais aussi
conséquence du dédoublement spéculatif constitutif de la connais-
sance rationaliste, qui suppose un dédoublement artificiel et stérili-
sant entre sujet connaissant et objet étudié, une impossible mise du
moi hors du monde étudié qui entraîne une mise du monde hors du
mm.
Les Romantiques se passionnèrent, avec angoisse parfois, pour
Fichte, et, piètres philosophes comme tout bon écrivain, pratiquè-
rent tout de suite la confusion entre le moi transcendantal! et le
moi empirique individuel: l'individu, pensèrent-ils, par l'activité
cognitive peut connaître le monde de manière totale, l'univers
n'étant qu'une expansion de son moi. Les conséquences de cette
révélation furent incalculables et vite désastreuses: passé un pre-
mier moment d'exaltation, ce fut l'ennui dans un univers uni-
forme qui n'est plus qu'un vertige, un labyrinthe ou un tourbil-
lon de reflets, d'échos et de fantômes du moi. Bélises
métaphysiques, les Romantiques s'étonnèrent que le monde ne

1. Est transcendantal, chez Kant, par opposition à l'empirique, ce qui est une
condition a priori et non une donnée de l'expérience. L'aperception transcendantale est
l'aperception que nous avons de nous-mêmes, non par la conscience psychologique,
mais en raison de la nécessité de principe qui exige, en face de la multiplicité des sen-
sations et des sentiments, un sujet un et identique auquel ils soient rapportés (André
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 9' éd., 1962,
p. 1145-1146).
26 1 L'ombre et la différence

réponde pas toujours à leur demande d'amour auto-adressée: le


double, c'est ce qui du monde fait faux bond.
Le rêveur (Schwiirmer) devient l'homme du siècle qui s'annonce,
parce qu'il veut faire de ses rêves qui embrassent l'univers une réa-
lité et un art de vivre totalement nouveaux. Solipsiste, il va retrou-
ver partout le même dans l'autre, l'identité dans la différence, mais
cela va presque aussitôt se traduire par un malaise existentiel, un
ennui, un dégoût allant jusqu'à l'indifférence devant la vie (taedium
vitae), qui sont les formes variées du Weltschmerz, du spleen ou des
«diables bleus» (blue devils) anglais, ce «mal du siècle» métaphy-
sique des Préromantiques et des Romantiques des cimetières d'Al-
bion ou des forêts de Germanie, et à qui, en France, Chateaubriand
et ses disciples européens, aristocrates individualistes mis en
vacances forcées de destin par la Révolution française, donnent, sur
un plan psychologique plutôt bénin, le nom de «vague des pas-
sions». La vie devient cependant ennuyeuse, pour qui pressent que
le monde n'est sans doute qu'un grand avatar du moi: je remplis le
monde, mais je suis seul au monde, labyrinthe de reflets et peuple
de doubles surgis de l'eau profonde des choses devant mon regard
pénétrant et désabusé.
Le double est partout, est tout, l'univers, émanation du moi, ne
renvoie plus à ce dernier que son image monotone, mais surtout
inquiétante: je suis aussi mon non-moi, car le moi, le même, étant
dans l'autre, est aussi (l')autre. Ipse diffuse dans idem et s'y dissout.
Dès le début, par exemple avec le Siebenkâs de Jean-Paul, qui paraît
deux ans après La Doctrine de la Science de Fichte, le double n'est
que le vertige du moi penché sur son propre vide, sur un univers
vidé de toute altérité, devenu un gigantesque cabinet de miroirs, un
espace-temps en sursis de réabsorption, comme la maya de l'hin-
douisme, dans un moi créateur qui fait penser à Vishnu, et tout
rempli des reflets passagers et changeants du moi. Passé l'émerveil-
lement du sujet de se découvrir partout dans un univers dont son
moi est le principe, le maître et le Créateur, l'angoisse ne peut pas
ne pas naître: plus rien n'existant, dans un monde qui ne fait que
céder devant mon regard, contre quoi m'opposer pour me poser,
Éclosions 1 27

toute altérité n'étant qu'une illusion provlSOIre, le moi a perdu


toute identité possible.
La thématique du miroir devient hautement significative, le
moi y lit son destin, car l'image de soi réfléchie en miroir - et
l'univers entier peuplé des fantômes du moi est un grand miroir -
n'est qu'un reflet de reflet. Mon image perd toute réalité, au
point qu'aucun moi n'apparaît plus dans mon miroir, ou plutôt,
me concevant comme la pensée d'une pensée, le rêve d'un rêve,
je ne me lis plus dans mon miroir parce que je ne m'y inscris plus
par la construction perceptive. Nous retrouverons ce phénomène
à l'autre extrémité du siècle, avec la fameuse scène du miroir du
Horla de Maupassant. C'est, en fait, simple: réduit à être mon
propre double, le reflet de mon reflet, je ne renvoie plus de reflet.
La duplication du miroir, en créant un double sans fin répété,
déréalise à l'infini le modèle originel. Du miroir surgit le double,
passé ou futur du moi, mais le miroir absorbe dans son gouffre
d'eau celui qui se penche sur lui. Je ne me vois pas en miroir
parce que mon reflet incarne non plus mon identité, mais ma
perte d'identité au monde, ma dissolution dans l'eau de l'être, mon
aliénation, comment je me défais au monde. Je ne me vois pas
parce que je ne me lis plus dans mon identité mais dans mon
indifférence, dans mon indifférenciation. On ne se contente, en
effet, jamais de se regarder dans un miroir: on s'y consulte, on s'y
déchiffre, on s'y interprète, le narrateur du Horla ne se voit pas
parce qu'il s'est pris pour ce qu'il craint d'être devenu, son propre
double. Ce positiviste outré, qui multiplie les protocoles expéri-
mentaux pour appréhender ce qu'il suppose être un «corps/msai-
sissable », selon son propre insoutenable oxymore, ce postposi-
tiviste est un néo-romantique. En brûlant sa maison, c'est son
lieu ontologique, ses racines, etc., qu'il détruit au profit de ce
«hors-là» dans lequel il erre et dont il ne peut s'échapper que dans
la mort.
Le solipsisme pathologique dont sont morts bien des Roman-
tiques leur fait considérer autrui comme des productions de leur
imagination, et l'univers comme un labyrinthe d'échos sonores
28 1 L'ombre et la différence

dont eux-mêmes sont à la fois l'émetteur et le récepteur


solitaires'.
On comprendra donc que la conjugaison de l'individualisme
cartésien et des conceptions de Locke qui entraînent une incertitude
inquiète quant au contrôle du moi par lui-même, laquelle se traduit
par la conviction que je suis aussi ce qui m'échappe, ce que je ne suis
pas encore et ce que j'aurais pu être, avec cette formidable démulti-
plication du monde en doubles du moi qui de loin se confondent
comme en un labyrinthe de glaces et frappent en retour ce moi
d'un doute quant à ses contours ontologiques propres, se traduise
par une figuration abondante, en littérature, du double: le double
est l'homme nouveau d'une ère nouvelle, car qu'est-ce que le héros
moderne sinon le double encore pâle de l'homme à venir? Sans
passé, sans Dieu ni maître, ayant largué les amarres avec l'homme
ancien, homme rangé, l'homme moderne est à la recherche de soi,
et il croit tomber sur lui-même à la faveur de toutes les rencontres
les plus fortuites qui l'intéressent parce que ce sont des rendez-vous
avec soi. Novalis imagine cette rencontre mystique, dans ses Paroli-
pomènes ajoutés aux Disciples de Saïs:
III. Un favori du sort ressentait le désir d'embrasser l'ineffable
Nature. Il se mit en quête du mystérieux séjour d'Isis. [...]
IV. Un seul y parvint - qui souleva le voile de la déesse de Saïs. Mais
que vit-il? Il vit - miracle des miracles - lui-même.

Ainsi, aux confins des mers, aux franges sacrées de l'univers,


l'homme rencontra... lui-même. Il leva le voile de Saïs, et que
vit-il? Son double'.

1. Alain Montandon (1984, p. 33-35) cite les héros de Jean-Paul, le roman par
lettres William Lovell de Ludwig Tieck (1795-1796), les Naehtwaehen von Bonaventura
(1804), le roman de Karl Philipp Moritz, Andreas Hartknopf Eine Allegorie (1786). Sur
le motif du Doppeltgiinger chez Jean-Paul, on lira avec intéret : Marianne Wain, «The
Double in Romantic Narrative: A Preliminary Study », The Germanie Review, 36,
4, décembre 1961, p. 257-268.
2. Romantiques allemands, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », l, 1963,
p. 1574.
Chapitre II

Le double e(s)t l'illusion

Et pourtant... Le monde, notre vie, nos textes pullullent effective-


ment, concrètement de doubles: illusion, peut-être, mais illusion
tenace, illusion obsédante. Sosie est un personnage de théâtre, mais il
est descendu de la scène dans la salle, et de la salle dans la rue. Qui ne
connaît des jumeaux, onarhémérophanton, songe en plein jour, songe
fait chair? Les jumeaux font de la vie un perpétuel quiproquo, mais
leur simple existence suggère que la différence entre les êtres est aussi
aléatoire que la ressemblance, ils suscitent un fantasme de pan-signifi-
cation: un en deux, ils renvoient à l'Un, à la Loi qui, à l'évidence,
régit la vaine diversité des apparences. Les jumeaux ont toujours été
sacri: monstrum en deux corps, prodige édifiant, maléfiques/bénéfi-
ques, les deux à la fois, car si, excrementa divum, progéniture du divin,
ils ont reçu de leur origine surnaturelle la puissance de faire le mal, ils
peuvent, si l'on sait, à travers eux, rendre propice le dieu ou le génie
qui les a engendrés, exercer la même puissance, par les mêmes voies,
mais à l'inverse faire le bien, réparer le mal comme faire tourner le
bien au mal : toutjumeau est sorcier'.

1. Sur la gémellité, les frères ennemis, etc., on lira en priorité, mais la bibliogra-
phie est immense: William Sangree, «La gémellité et le principe d'ambiguïté »,
L' Homme, juillet-septembre 1971 ; Nicole Belmont, «Quelques sources anthropologi-
ques du problème de la gémellité », Topique, 50, 1992, p. 185-203; René Zazzo, Les
jumeaux, le couple et la personne, Paris, PUF, 1960, 2 vol. ; René Zazzo, Le paradoxe des
jumeaux, Paris, Stock/Laurence Pemoud, 1984, réed. 1987; René Zazzo, Reflets de
miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993; Jean Perrot, Mythe et littérature sous le signe des
jumeaux, Paris, PUF, 1976; Michel Tournier, Les météores, Paris, Gallimard, 1977;
Roger Dadoun, «Frères ennemis, la violence fondatrice », in Psychanalyse entrechien et
loup, Paris, Imago, 1984, p. 101-118.
30 1 L'ombre et la différence

Mais, hélas, les jumeaux ne se sont jamais ressemblés! Dès le


ventre de leur mère, ils se combattent, une lutte pour la domination
a commencé, qui durera toute leur vie, car les jumeaux, rivaux et
complices attachés l'un à l'autre comme à une même chaîne, celle
de l'existence, sont des personnes qui forment un couplé: ne trouve-
t-on pas, après l'accouchement, parfois, un «jumeau papyrisé »,
réduit à deux dimensions par son alter ego vainqueur, qui s'est vam-
piriquement, dans la matrice même, nourri de la dépouille de son
" frère? La similitude parfaite n'existe pas: elle est une illusion, un
fantasme, un désir ou une crainte, la différence seule existe, le par-
ticulier, l'unique et non l'uniforme. L'Un est une vue de l'esprit,
l'unique seul est réel.
Le double est une fatalité, car il est un engrenage sans fin, qui se
met en route et ne s'arrête jamais une fois qu'on lui a donné le
branle. Le thème du double en est lui-même une riche illustration:
il est possédé par le démon du dédoublement.
Je perds mon double, mon ombre, mon reflet, mon âme. Sans
cette ombre, cette image mince de moi, cette représentation de
mon corps, je ne suis plus rien, et je perds paradoxalement jusqu'au
sentiment de mon corps: je deviens même aux yeux des autres
mortels un fantôme, un esprit, un intrus de l'autre monde. Je ne
suis, sans ombre, même plus reconnu comme un corps, je suis à
moi-même mon ombre, mon double.
Je rencontre un autre moi, ou plusieurs, sosies bien réels,
jumeau(x) que je ne me connaissais pas. Le résultat est le même,
sinon pire. Le doute s'instaure quant à l'identité (qui est qui? lequel
est lequel ? ..), ce qui permettra, on l'a déjà dit, au théâtre, les qui-
proquos les plus désopilants, à condition que le spectateur sache
toujours auquel des deux ménechmes il a affaire, sinon la pièce
sombre dans la confusion, la barrière scène/salle disparaît et les spec-
tateurs comme les protagonistes deviennent fous. Sosie-Sosie

1. Sur ce sujet, voir R. Zazzo, 1960, ainsi que Topique, 50 et 51, 1992 et 1993,
«Les jumeaux et le double " passim, en particulier: Alessandra Piontelli, «Recherches
sur les jumeaux avant et après la naissance », Topique, 51, 1993, p. 89-111.
Le double ets)t l'illusion 1 31

confronté à son double Sosie-Mercure en vient à se dédoubler mal-


gré lui et à douter de son existence, de son droit à l'existence.
Le double, le dédoublement ne devraient pas être permis: les
philosophes, de Platon à Kant, n'ont pas de paroles assez dures pour
dénoncer cette illusion néfaste. Mais le caractère sempiternel de
leurs dénonciations, la persistance de l'illusion du double montrent
que celle-ci ' a la vie dure. Le double représente une expérience
diverse, que l'on peut ramener à trois modalités:
1 / Le corps morcellé: le petit enfant rassemble les éléments de sa
personnalité en rassemblant, en s'appropriant comme siennes les
parties de son corps. Le thème du corps morcellé est une des formes
connues des histoires de dédoublement, par exemple chez Natha-
niel Hawthorne, Edgar Allan Poe et Nicolas Gogol. La plupart du
temps, il s'agit de parties fort inutiles du corps, mais dont le départ
et la fugue plus ou moins prolongée amènent paradoxalement le
personnage, en doutant de son intégrité, à douter de son identité et
à remettre en cause jusqu'à son existence.
2 / L'ombre, ce contour en sombre de notre corps, cette carence
en photons, pourrions-nous dire, qui souligne en creux notre pléni-
tude matérielle, en est l'indice sûr, a de tout temps été considérée
comme une forme du double ou de l'âme: en latin (umbra) comme
en grec (skia), l'ombre désigne l'âme, le reflet pâli sous la forme
duquel l'individu survit misérablement dans les ténèbres grises et
poussiéreuses de l'Hadès (Homère, Odyssée, chant XI; Virgile,
Énéide, chant VI).
3/ Le reflet dans l'eau et au miroir. Des profondeurs de l'eau, du
cœur de la transparence mystérieuse montent au regard de celui qui
s'y plonge, derrière l'image et le double inverse qui est par la sur-
face brillante opposé à son regard, son altérité, son autre vérité. Le
miroir est un instrument d'optique complexe par l'intermédiaire
duquel le moi se pose symboliquement en face de soi pour se
connaître. La toile du peintre, la page blanche de l'écrivain sont des
avatars du miroir: le moi y lit ce qu'il y trace, de son regard, de son
pinceau, de sa plume, toujours un moi pour moi, un autoportrait.
L'homme, toute sa vie, refait devant son miroir ce que le petit
32 1 L'ombre et la différence

enfant, grâce à l'intercession de sa mère et aux bras de celle-ci, a


fait: il se reconnaît lui dans cet autre, l'autre au miroir s'avère le
" même. C'est ce que Jacques Lacan appelle le «stade du miroir s'. Cet
enfant, comme l'adulte qu'il sera, n'arrêtera de sa vie de refaire le
chemin d'Œdipe, de Corinthe à Colone, depuis ce qu'il croyait
être, et qui était son autre, jusqu'à soi. Egô phanô: «j(e m'japparais »
ce que je suis". Je me découvre dans un autre qui est le même.
Comme toute résorption du double impossible, l'association du
même et de l'autre dans le moi un et indivisible peut fonctionner
dans l'autre sens: je puis, schizophrène, me penser autre et même
me voir en l'autre, sentir l'autre en moi, avoir l'impression pénible
d'avoir perdu quelque chose de fondamental, qui est moi-même. A
ce moment, je suis fou. Ou écrivain: découvreur d'hommes, l'écri-
vain est un fou qui s'ignore, mais qui se soigne, se contrôle et s'ana-
lyse en se retrouvant en l'autre.
Le double pose de manière angoissante la question de la person-
nalité. Qu'est-ce qu'être moi? L'on n'a encore rien dit, quand on a
dit: «Je suis moi.» On vous demandera de décliner votre identité
et, pour cela, de montrer vos papiers. Le moi est une forme vide,
en même temps que, si l'on suit le premier philosophe du moi,
René Descartes, une forme résistante, sinon résiduelle. Le moi est
ce qui (me) reste quand on m'a tout ôté, mais il est ce qui ne se
prête à aucun inventaire, ni à description ni à évaluation: il est ce
qui est sans valeur, mais aussi sans prix. Inutile et irremplaçable, je
SUIS une personne.
En tant que personne, justement, je suis double. «Personne» vient
de persona qui signifie en latin le masque de théâtre, ce à travers quoi
l'acteur parle (per, sonare), puis rôle, et enfin personnage, avant de
désigner la notion politico-philosophique de personne, de personna-
lité, par exemple par opposition à celle d'esclave, res ou jumentum.
Notre personne serait-elle, peu ou prou et secrètement, notre

1. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je», in


Jacques Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97.
2. C. Rosset, 1976-1984, p. 40.
Le double ets): l'illusion 1 33

masque, le masque dont nous nous affublons pour autrui, ou celui


dont nous nous couvrons pour répondre d'avance à sa demande,
afin de lui échapper? Notre personne, comme imago sui, se confond
avec la personnalité d'emprunt que nous endossons et que nous
jouons, et par laquelle nous nous distinguons d'autrui, lequel joue
exactement le même jeu, nous opposant l'un à l'autre un texte de
conventions, de stéréotypes en qui nous nous reconnaissons mais
grâce auquel nous échappons l'un à l'autre.
« Personne» contient implicitement une négation, peut ainsi être
ressenti comme un vide, une absence, un manque: la personne per-
met d'esquiver toute saisie, ce peut être un pur non-là. Polyphème
en sait quelque chose, qui a perdu la vue pour avoir cru que «Per-
sonne» (Outis) était quelqu'un. Pur non-là, je me situe dans un t'

hors-là: mon extérieur est mon intérieur.


La personne apparaît comme une fiction, quelque chose de
forgé, de construit. Persona, imago, iffigies, tous objets d'une acti-
vité artisanale, signifient aussi «spectre, fantôme, ombre ». Notre
personne est ainsi notre représentation: en nous présentant, nous
nous donnons en représentation, nous nous re-présentons par
deux fois, notre personne c'est notre double, nous dont la
majeure partie de la vie consiste à pratiquer la mise en scène de
soi. Le masque nous aurait-il collé au visage au point que notre
vérité individuelle se confond avec notre semblant, ce que nous
sommes pour les autres? Paraître c'est être, mon moi c'est mon
double.
Le visage est la vitrine et la scène sur laquelle se joue, dans ma
relation à autrui, le drame du moi, comme l'explique si bien le
regretté Emmanuel Lévinas. Le russe décline ainsi le masque sur le
visage, lièina, le masque de carnaval, sur lico, visage, qui entre dans
liènost, la personne. M. Goliadkine proteste curieusement qu'il ne
porte jamais de masque, sauf au Carnaval. Et encore... mais il en
porte en permanence! car il joue le rôle de soi tel que les autres
(fonctionnaires) l'attendent de lui.
La seule définition de la personne à laquelle nous puissions pré-
tendre, nous la trouverons chez Émile Benvéniste. A la différence
34 1 L'ombre et /a différence

de Dieu qui seul peut dire: «Je suis celui qui est», l'homme ne peut
dire que «Je suis celui qui parle. »1.
Notre personne n'est rien en elle-même, elle n'est pas une sub-
stance, elle est une relation, elle ne s'érige que dans l'acte de locu-
tion, et plus précisément dans Y'intetlocutiorr, et même dans et grâce
au contexte social: ne possède une identité que celui qui a des papiers
d'identité' Si ma subjectivité n'existe qu'en tant qu'intersubjectivité,
selon Jacques Lacan, je suis une relation qui n'existe qu'en fonction
de mes relations, entre autres, ce qui est très moderne, avec le gen-
darme, mon interlocuteur le plus fidèle. Sans masque, sans double
de papier, seul digne de foi, je ne suis rien: ma carte d'identité vaut
pour moi, sans elle, en certaines périodes de crises et d'incertitudes,
je suis bon pour la prison, ce qui est une manière un peu primitive
de m'assigner une case sur le plan de l'être, ou je suis collé le dos au
mur par des gens pressés à qui le temps manque pour me «caser ».
Forme vide par excellence, notre personnalité s'élabore sur le
modèle de l'autre: nous commençons toujours par ressembler à nos
parents, à nos amis, à tous ceux que nous choisissons d'imiter parce
qu'ils sont des modèles à suivre. Nous commençons notre vie dans
une société de doubles, dont nous nous efforçons nous-mêmes
d'être les semblables: il n'est que trop naturel de hurler avec les
loups, d'être semblable, tout commence, en fait, et nous commen-
çons à être quand nous construisons notre différence. Rien de plus
difficile que de se distinguer...
Eugène de Rastignac, dans Le Père Coriot de Balzac (1835), est
un jeune homme au carrefour, aux aguets, confronté à des choix
entre plusieurs modèles et pris entre un double mouvement d'atti-
rance et de répulsion, l'une n'étant jamais tout à fait étrangère à

1. Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966


(<< L'homme dans la langue », p. 223-285), p. 228: «Je» désigne celui qui parle et
implique en même temps un énoncé sur le compte de «je»: disant «je », je ne puis ne
pas parler de moi.
2. Jacques Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage en psychana-
lyse» (1953), in Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 135-136.
3. C. Rosset, 1976-1984, p. 116-124.
Le double eisït J'illusion 1 35

l'autre. Il lui faut à la fois ressembler et se démarquer, entre plu-


sieurs «côtés», celui de Vautrin et de Mme de Beauséant (réussir
dans le monde par tous les moyens), celui de Goriot et de sa propre
famille angoumoise (seul le sacrifice est grand, tout le reste est souil-
lure), celui de Bianchon (ne compter que sur sa conscience et son
génie). Mais Goriot est un forçat de la paternité, prêt au crime pour
ses filles, Vautrin est généreux, Madame de Beauséant sublime, la
famille aveuglément partiale, Bianchon finira Pair de Louis-Phi-
lippe: tous sont dans tous, ne pas choisir, c'est les choisir tous, Ras-
tignac réussira et s'élèvera, mais sans sortir des voies moyennes; être
sans génie propre ni exceptionnel, sans excès dans le bien ni dans le
mal, sans constance quand il est bon, désarmant quand il cède à la
corruption, il saura se tisser des attaches dans la haute société, s'ins-
taller en coucou dans le faux ménage Nucingen, jouir de la femme,
profiter des affaires du mari, épouser la fille, membre incontour-
nable de la société de Louis-Philippe, dans laquelle il deviendra
député puis ministre.
Raskolnikov, dans Crime et châtiment de Dostoïevski (1866),
l'être séparé par définition (de raskol'nik, «le schismatique », de ras-
kol, «la séparation (violente) », par exemple de la bûche fendue par
la hache), est lui aussi un jeune homme à la croisée des chemins,
mais il n'est pas chevalier et cousin de Claire de Bourgogne
(Mme de Beauséant), il est au carrefour des doubles, des personna-
lités à faire, les yeux fixés sur qui choisir, qui suivre: Svidrigailov,
Marmeladov, Porphyre Pétrovitch, Aliona Ivanovna, Sonia? Mais
ces «quasi-doubles », à la différence de ce qui se passe pour Rasti-
gnac, le héros de la synthèse, du tertium datur, du syncrétisme, celui
qui sait tout accommoder et tout concilier, sont incompatibles
entre eux : Raskolnikov est confronté à des choix qui sont des sacri-
fices, il n'ira pas aussi loin que Rastignac mais il s'élèvera plus que
lui, parce qu'il est un ascète. La hache est son instrument, la hache
que Rastignac, lui, aura refusé de prendre, parce qu'il a choisi,
contre la Révolte qui ne mène à rien, la Lutte qui donne l'impres-
sion de mener à tout.
Le double psychologique relève du narcissisme primaire, du
36 1 L'ombre et la différence

souvenir de l'enfant, heureux dans la matrice, qui ne distingue pas


entre sa mère et lui'. Cet amour de soi dans les autres vus comme
autant de prolongements du moi représente, à l'âge adulte, une
nostalgie régressive de cet état idyllique primaire et se manifeste
sous la forme d'un amour exclusif et excessif de l'image de soi, de
son reflet. Il n'y a qu'avec soi qu'on est sur d'être toujours bien, on
ne s'aime jamais trop, narcissisme et onanisme sont les amers de
l'homme avec double.
Narcisse le bel indifférent aime tant son image au ruisseau, qu'il
se noie en tentant la traversée du miroir des eaux pour se rejoindre:
Narcisse a essayé de faire se conjoindre l'original qu'il était avec le
double qu'il avait posé devant lui, mais, ce dont il ne se doutait pas,
il s'est conduit en double de son double, en idolâtre, au sens étymo-
logique du mot, en adorateur de son image. Erreur fatale! Prendre
son double pour son moi, prendre l'ombre que l'on projette pour
sa personne, c'est aller voir ailleurs sij'y suis, c'est catastrophique.
Point d'offense plus grande, dit-on, pour un homme que de
rencontrer son double: selon les croyances traditionnelles les plus
répandues, se voir en double ou rencontrer son double signifie
qu'on va bientôt mourir". Il y a comme une fatalité spécifique qui,
au moins en culture européenne et africaine', entraîne la collision
violente, mortelle entre l'original et le double, comme elle le fait
pour les jumeaux et les frères ennemis. Dans Les Elixirs du Diable
d'E. T. A. Hoffmann, Médard, capucin endiablé, lutte à mort avec
son double/sosie, réel Victorin au crâne fêlé sauvé du Gouffre du
Diable, ou fantôme de son moi et projection répugnante des mys-
tères de sa propre psyché déjà bien engagée sur la voie de la corrup-

1. Béla Grunberger, Le narcissisme. Essais de psychanalyse, Paris, «Petite Biblio-


thèque» Payot, 1975.
2. J. G. Frazer, The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, Third Edition,
Part 2, Taboo and the Perils of the Soul, Londres, 1911, p. 77-92: Mythes et croyances
liées à l'ombre. En français: Le Rameau d'Or. Le Roi magicien dans la société primitive.
Tabou et les périls de l'âme, introduction de Michel Izard, traduction de Henri Peyre,
Paris, Robert Laffont, «Bouquins », 1981, p. 500-542.
3. W. Sangree, 1971; N. Belmont, 1992.
Le double eisit l'illusion 1 37

tion. Victorin, le moine dément déguisé en Médard (l'habit fait le


Médard), cerveau à ciel ouvert et inconscient en écharpe, espèce de
«ça », est le revers et le complice, de ces prête-noms qu'il est com-
mode de s'offrir comme remplaçant pour le bagne que l'on a cent
fois mérité. Médard, cependant, ne vient à bout de son double
qu'au moment de mourir et en mourant lui-même. Le pauvre
Schlemihl-Chamisso répudie son Méphisto, mais c'est en s'exilant
lui-même des hommes aux déserts du monde, et de la vie heureuse
mais étriquée au steppe aride de la science. Goliadkine-aîné se débat
contre son odieux cadet, qui l'escorte triomphalement quand il part
pour l'asile. Double du soi écrivant, le narrateur du Horla, après
avoir brûlé sa maison, ses racines, se brûlera cette cervelle qui a
médité, sécrété son horla. Double de doubles aussi loin que le
regard porte, double imposteur de l'auteur réel figuré Nabokov,
vieux solitaire qui ne supporte pas les doubles, Hermann Karlovitch
est proprement exécuté dans les règles par l'auteur de ses jours de
papier. Le narrateur de William Wilson ne s'est pas aperçu qu'il
n'était plus l'original, mais le double de son double, et, en tuant le
double devenu l'original, il se condamne à mourir prochainement...
le temps d'écrire William Wilson. Pour être, pour être roi, il faut
boire le sang de l'autre, mais, devenu autre de ce qui n'existe pas, le
double du moi ne vit que ce que vivent les éclairs, il se volatilise
avec ce dont il était le mirage.
Car le double n'existe pas, il est précisément ce qui n'existe pas,
comme l'explique admirablement Clément Rosset: rien de plus
intelligent, à notre avis, n'a été écrit sur la nature du double que les
cent-vingt-sept pages insurpassées de son petit traité Le réel et son
doublé.

1. Voir note 1 du chapitre I. A compléter par la lecture d'autres ouvrages de Clé-


ment Rosset: L'anti-nature. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, «Qua-
drige », 1986 (1" éd., 1973, Paris, PUF, «Philosophie d'aujourd'hui ~) ; Le réel. Traité de
l'idiotie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977; L'Objet singulier, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1979; La force majeure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983; Le philosophe et les
sortilèges, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985; Le principe de cruauté, Les Éditions de
Minuit, 1988.
38 1 L'ombre et la différence

Il faut être net: le double n'existe pas, car il ne peut pas exister.
Il correspond, en effet, à une contradiction logique, qui fait que, s'il
est imaginable, il est inconcevable. Le double est un mirage, un
spectre, un trouble d'optique, le résultat d'une certaine réfraction
selon un certain milieu, une aura fugitive, un halo évanescent
autour de l'être, un faux éclat comme ces éclairs fortuits et fugitifs
de mica qui peuvent éblouir une fraction de seconde. Le double est
précisément ce qui n'a point d'être, mais il faudra cependant nous
demander pourquoi, depuis deux siècles, se produit à répétition cet
incident électrique qui remet en cause l'être et le fait vaciller dans
son unicité: il faudra surtout nous demander à quelles fins nous per-
sistons à imaginer un double, dont nous savons bien qu'il n'existe
pas.
Même si le dieu le plus achevé, « non content de produire une
ressemblance de [ses] couleurs et de [ses] formes, ce que font les
peintres, en [réalisait] de plus, ce qu'ils ne font pas, tout le dedans
[...] rendant, jusqu'à l'identité, ce qu'il enferme de mou et de
chaud; y [introduisait] enfin le mouvement, l'âme et la pensée»,
même si cet artisan suprême, digne de Frankenstein, le Prométhée
moderne, créait en trois dimensions deux Cratyle(s) exactement
identiques sous tous les rapports, resterait une différence irréduc-
tible: il faudrait qu'aux deux Cratylefs)! ainsi imaginés appartienne
la propriété fondamentale, fondatrice de Cratyle, d'être lui-même
et non pas un autre (C. Rosset, 1976-1984, p. 85). La seule chose
sûre que l'on puisse dire de Cratyle, c'est qu'il n'yen a pas deux
comme lui: il est unique, s'il y a maintenant deux Cratyle(s), ils
sont deux, aucun d'eux n'est plus unique. Le dédoublement du
Cratyle réel et donc unique en deux Cratyle(s) est d'autant moins
concevable qu'en l'occurrence il ne s'agit pas de dédoubler une
chose ou un objet - une bille d'acier, par exemple, en millions
d'exemplaires indiscernables les uns des autres -, mais il s'agit de
dédoubler ce qui est par définition non interchangeable, irrernpla-

1. Platon, Cratyle, 132 et S., in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque


de la Pléiade », t. I, 1950, p. 678 et s.
Le double ets)t l'illusion 1 39

çable et unique, un sujet, de plus changeant sans cesse et imprévi-


sible. Montaigne l'a dit, «le monde est une branloire pérenne », en
dédoubler un élément suppose en arrêter le branle: impensable! La
structure fondamentale du réel, c'est l'unicité, ce que Clément Ros-
set appelle plaisamment et finement, s'inspirant du grec, l'idiotie, le
monde est peuplé des idiots que nous sommes tous, simples particu-
liers. Même une bille d'acier produite à la chaîne et sur un rythme
accéléré diffère en quelque chose d'une autre, alors que dire d'un
alter ego, d'un autre moi? A supposer même que cela soit possible,
chacun des deux Cratyle(s), dès le premier instant, s'empresserait de
différer de l'autre sous l'effet de la plus minime influence extérieure
comme du plus léger mouvement intérieur. Le fantasme narcisséen
n'est même imaginable qu'à condition de suspendre le temps et
d'immobiliser Narcisse au-dessus de son ruisseau, le plus petit mou-
vement dérangeant irrémédiablement la perfection de la ressem-
blance, sans parler de la moindre «brise », qui «assombrit la félicité
de Narcisse s'. Voilà pourquoi Hermann Karlovitch tue Félix: c'est
pour l'empêcher de bouger. L'empêcher de changer, il n'y a de
double parfait qu'un double mort.
Otto Rank, dans sa fameuse étude sur Le Double (1914) met en
rapport le dédoublement de la personnalité avec la crainte de la
mort. Le double de soi que se donne le sujet périssable est un
double immortel destiné à le mettre à l'abri de sa destruction com-
plète. Le double ainsi conçu dans sa finalité est à l'origine de la
notion d'âme, ainsi le Ka égyptien (mourir, c'est «rejoindre son ,
double »). Notre Occident gréco-latin donne à l'âme les noms signi-
ficatifs d'ombre, umbra en latin, skia en grec. L'âme, ou anima,
désigne comme la psukhè grecque, une réplique immatérielle, faite
d'Un souffle d'essence divine, de notre moi: immatérielle, elle l'est,
pour échapper au sort évident de toute matière qui se transforme, si
elle ne se perd, mais ce que la corporéité ne fait que perdre, la forme

1. Vladimir Nabokov, La méprise, Paris, Gallimard, «Folio »,1991, p. 33 (eLife


only marred my double; thus a breeze dims the bless of Narcissus », Londres, Pen-
guin, 1981, p. 22).
40 1 L'ombre et la différence

insaisissable, sur laquelle ne peuvent se refermer les mâchoires et les


griffes du sarcophage, échappe et survit. Ma réalité vraie et indes-
tructible, ma réalité solide et impérissable n'est pas du côté de mon
corps ni de ma vie ici-bas, c'est-à-dire hic et nunc, elle est du côté de
mon ombre, de mon double, de mon eidolon, ma «petite image»,
qui est aussi ma «petite idée» (eidos). Les statues égyptiennes sont le
double dur, le double en grand, le double durable, en présence
réelle, des morts illustres qu'elles installent pour l'éternité dans le
temps historique labile et insignifiant des vivants. Le kolossos des
anciens Grecs, pierre informe substituée aux morts sans sépulture,
par exemple aux disparus en mer, et disposée à l'intérieur du céno-
taphe, puis sculptée à la ressemblance du mort au point de sortir du
tombeau pour être placée en effigie plus grande que nature et
magnifiée à l'entrée de celui-ci, ainsi les «colosses» gréco-romains,
est un bon exemple des relations du double avec l'original et avec
la mort: le « colosse» de marbre est ce en quoi le pauvre mort, vite
tombé en cendre, en poussière, met son espérance de survie. Mort
magiquement mis ailleurs, mort déplacé, au cadavre le néant, à
son effigie l'immortalité, le «colosse» est, inversement mais selon
la même logique, ce à travers quoi le mort revient, réapparaît aux
vivants, ainsi Darius, dans Les Perses d'Eschyle, appelé en consul-
tation par les héritiers du désastre, les survivants de Salamine,
ou comme le Commandeur marchant sur l'insupportable Don
Juan.
Rassuré sur la conservation de son moi, le vivant ne peut,
cependant, qu'éprouver plus fortement en retour l'impression
d'être périssable à proportion de l'immortalité même qu'il prête à
son double. Le double, en effet, est toujours senti par le sujet
comme possédant une «meilleure réalité». Ainsi les schizophrènes
sont-ils accablés par le sentiment d'avoir perdu quelque chose d'es-
sentiel et qui n'est rien de moins qu'eux-mêmes, de subir une conti-
nuelle déperdition de substance et d'être persécutés par ce double
égaré, bien vivant, lui, plus vivace, plus fort, plus malin qu'eux, et
qui les connaît mieux qu'ils ne se connaissent, comme le pauvre
Goliadkine-aînê, sans cesse percé de flèches cuisantes, Sébastien
Le double elslt l'illusion 1 41

héautontimorouménos et Laurent masochiste cuisant à petit feu sur


le gril des humiliations qu'il s'inflige à travers l'impitoyable Goliad-
leine-cadet. Toute réalité est transférée par le sujet du côté du
double. Ainsi, se produit dans la conscience du sujet un complet
renversement de positions, le rapport de forces s'inverse catastro-
phiquement. C'est mon double qui est réel, irrésistible, invulné-
rable, in-rattrapable, et c'est moi, pauvre mortel, cendre prochaine,
qui suis, de cette réalité supérieure, extra-ordinaire, un pauvre simu-
lacre, ballotté au gré des persécutions de mon double, à qui j'ai en
pensée délégué (pour me sauver de l'anéantissement!) et ma réalité,
et ma substance, et ma volonté, et mes pouvoirs. Loin, donc, de me
garantir et de me rassurer, l'autre semblable ne me double pas, c'est
moi qui deviens son double, je suis un double à la double puissance,
le double d'un mien double, lequel en est d'autant plus réel, d'au-
tant plus sarcastique. Il me connaît mieux que je ne me connais,
pour la bonne raison qu'il est une projection de tout ce que je ne
voulais pas savoir que j'étais, il est doué de la magie de l'ubiquité
spatiale et temporelle, il est moi ailleurs et en même temps, comme
il est ce que j'ai été, mon passé, et mon avenir parce qu'il est mes
désirs. L'on comprendra, sans doute, à quel point le double, à l'ère
du lyrisme subjectif et de l'individualisme de droit divin, puis à
celle de la «psychologie des profondeurs» Ge suis ce que je trouve
jeté au fond de mon puits), devient intéressant: catalogue bavard de
mes mille et trois désirs, il est ma vie en exposition permanente. Le
double, c'est une bibliothèque universelle.
[...] le double est toujours intuitivement compris comme ayant une
«meilleure» réalité que le sujet lui-même [...] Mais ce qui angoisse le
sujet, beaucoup plus que sa prochaine mort, est sa non-réalité, sa non-
existence [...] Dans le couple maléfique qui unit le moi à un autre fanto-
matique, le réel n'est pas du côté du moi, mais bien du côté du fantôme:
ce n'est pas l'autre qui me double, c'est moi qui suis le double de l'autre. A
lui le réel, à moi l'ombre. «Je» est «un autre»; la «vraie vie» est
«absente» (c. Rosset, 1976-1984, p. 91).

C'est ce qu'il faut bien avoir à l'esprit, quand on lit les œuvres
traitant du double, qu'il s'agisse de sosies, de jumeaux, d'halluci-
42 1 L'ombre et la différence

nations ou de spectres du moi: n'est pas le double ou l'original


celui que l'on croyait, une péripétie prend place, qui est celle de
l'exténuation de l'original face à son reflet projeté. Ainsi, ce n'est
pas l'autre, semblable ou opposé, qui me double, c'est moi qui,
atteint d'une dégénérescence de langueur, en deviens le double.
Dans William Wilson, d'Edgar Allan Poe, le narrateur-person-
nage, dédoublé déjà en celui qui raconte ce qu'il a vécu, est devenu
le double de son double, et quand il trucide proprement, ou dégoû-
tamment, celui qu'il n'a cessé de présenter comme son double
- et qui était son original -, quand il lui passe et repasse sauvage-
ment son épée à travers le corps en une véritable jouissance
(auto)-érotique, il se tue lui-même, comme «William Wilson»
expirant le lui révèle:
En moi tu existais, - et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la
tienne, comme tu t'es radicalement assassiné toi-même!

Évidemment, il faut, prosaïquement, supposer que le narrateur


garde assez de forces et assez longtemps pour (re)produire, en ce
texte que nous lisons, l'historique de son aventure. De même, de
manière encore moins vraisemblable, celui qui tenait le journal du
Horla prendrait le temps de compléter ce dernier, dont il n'est
jamais dit qu'il a emporté le manuscrit hors de la maison où il a
tenté de faire brûler son ennemi le Horla. C'est un journal brûlé que
nous lisons: le statut même du texte sur le double est extra-ordi-
naire, fantasmatique, c'est le texte impossible.
A mon double, à lui, le réel! Moi, je ne suis plus qu'une
ombre: telle est bien la conviction des héros de Chamisso
(L'étrange histoire de Peter Schlemihl), d'E. T. A. Hoffmann (Les
Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre), d'Andersen (L'Ombre).
Ces textes mettent en œuvre le thème bien connu de l'homme
qui a vendu son ombre ou son reflet en miroir. Être sans ombre,
sans reflet, signifie qu'on est soi-même une ombre ou un reflet
qui marchent, impalpable simulacre (C, Rosset, 1976-1984,
p. 90). On produit de l'ombre à proportion de sa matérialité, plus
on est riche et gros plus on en (pro)jette. Chamisso a écrit tout
Le double ets)t J'illusion 1 43

un court traité parodique de l'ombre dans sa préface à l'édition


française de 1838 de Peter Schlemihl'. Si l'on ne fait pas d'ombre,
c'est que l'on est manifestement dépourvu de substance, que l'on
est une ombre venue de la nuit, un reflet sorti du miroir. Ne pas
avoir d'ombre, c'est ne pas avoir de nom, comme le postcadavre,
ce je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue (Tertullien,
cité par Bossuet dans le Sermon sur la mort, 1662), c'est être un
spectre, une image qui imite la vie. C'est être un mannequin du
Diable, une mimésis diabolique, le triste résultat d'une tractation
douteuse avec le Grand Escamoteur. Peter Schlemihl et Erasmus
Spikher sont perçus par tous comme les dépouilles vides d'eux-
mêmes abandonnées par le Diable, qui en a sucé l'âme et la
moelle, comme des leurres contagieux, des morts-vivants envoyés
pour contaminer le genre humain. Ainsi, l'épouse d'Erasmus Spi-
kher, quand elle découvre que son mari est dépourvu de reflet en
miroir, le chasse-t-elle en s'écriant:
Laisse-moi, laisse-moi, homme affreux! Ce n'est pas toi, tu n'es pas mon
mari; non, tu es un esprit de l'enfer qui en veut à mon salut éternel, qui
veut me perdre. Laisse-moi, laisse-moi, tu n'as pas de pouvoir sur moi,
maudir' !

Devant un fantôme, nous tendons à devenir nous-même fan-


tôme: l'ambiguïté énigmatique, sur le plan de l'être, de ce que l'on
hésite à qualifier de réel, entraîne en retour un doute qui nous saisit
sur notre propre réalité, notre cœur s'arrête de battre, notre sang se
glace, nos genoux se dérobent, nous mourons mimétiquement à
nous-mêmes.
Nous avons naïvement tendance à croire que le sujet, le moi
existent, existent même matériellement, tandis que le double ne
serait qu'un fantôme ou une hallucination sans consistance: cela ne

1. Adelbert von Chamisso, Peter Schlemihls wundersame Geschichte IL'étrange his-


toire de Peter Schlemihl, Paris, Gallimard, 1992, p. 198-199.
2. E. T. A. Hoffmann, Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre, in Histoires de
doubles, La Grande Anthologie du fantastique, t. VI, éd. Jacques Goimard et Roland
Stragliati, Paris, Presses-Pocket, 1977, p. 138 (c'est nous qui soulignons).
44 1 L'ombre et la différence

correspond ni à l'expérience du sujet, ni au statut littéraire du per-


sonnage avec double. Le sujet à double ressent son existence
comme problématique, parce qu'il est spontanément platonicien: le
réel est unique, sur le plan du sensible comme sur celui de l'intelli-
gible, l'on n'existe que sur le mode de l'idiotie, pour reprendre l'ex-
pression de Clément Rosset, l'apparition d'un double du particulier
est intempestive, inconcevable, si le particulier, l'idiot ne l'est plus,
le réel cesse d'être, adveniente simulacro, cessat res. Face au fantôme de
soi, le moi se pétrifie.
Le dédoublement affecte le moi, qui doute de son existence hic
et nunc, même s'il n'a jamais douté de sa mortalité. Mais qu'est-ce
qu'être moi? Même sans être dédoublé, le moi est une notion pro-
blématique. Le moi est une forme vide: avant d'être un je pense, le
moi est un existant. Unique en tant qu'existant, il est ce réel qui ne
peut pas se connaître. Autrui peut-il me connaître? Pas davantage
que je ne peux connaître autrui: qui dit à Descartes que ce qu'il
voyait du haut de son poêle d'Amsterdam passer dans la rue n'était
pas «des chapeaux et des manteaux qui pouvaient couvrir des
machines artificielles et qui ne se remueraient que par ressorts»
1
(Méditations métaphysiques, «Méditation seconde»)? Un grand rêve
d'automates traverse le XVIIe siècle, jusqu'à l'homme artificiel, dont
l'artifex mythique n'est autre que Prométhée, double rival de Zeus,
jusqu'au fameux Frankenstein or the Modern Prometheus (1817) de
Mary Shelley'.
Je puis connaître un objet, et même un animal ou une plante
- à condition de ne voir en eux que des «machines », des méca-
nismes (Descartes) -, mais moi qui connais, je ne puis me connaître.
Je puis avoir l'intime conviction d'être moi, mais je ne puis me voir
ni m'étudier. Le moi est exactement ce qui échappe à la faculté
cognitive et aux réseaux de la probation et de la démonstration,
tout en ne relevant pas de l'évidence consensuelle pour autant: le
moi est une impression forte, une conviction irréfutable. L'unicité

1. Sur l'homme artificiel, voir l'ouvrage d'Annie Amartin-Serin, à paraître aux


PUF dans la même collection.
Le double ets)t l'illusion 1 45

et la réalité de toute chose sont évidentes, celles du moi improuva-


bles, sinon improbables.
En effet, qu'est-ce que connaître? C'est faire d'une chose un
objet de connaissance: ob-jectum, de objicere, l'objet est ce qui est jeté,
placé devant pour être examiné par les yeux de chair ou les yeux de
l'esprit, lequel doit se positionner à l'écart de ce qu'il étudie. Il y a,
dans toute la tradition scientifique européenne, un primat du regard
dans l'acte de connaître, et donc de la distance, de la mise à distance
pour permettre le regard. Le grand siècle qui programme la
connaissance universelle (par exemple, par l'Encyclopédie de Diderot
et d'Alembert) n'est-il pas celui des Lumières qui font reculer les
ténèbres et découvrent dans le lit des océans de la réalité, ouverts
par la science, comme jadis, pour les Hébreux, la mer Rouge sous
le doigt de Dieu, des choses cachées depuis le début du monde?
Savoir, c'est voir bien, tout est affaire de vision juste, les Idées,
c'est-à-dire la réalité qui existe par opposition aux apparences
superficielles, aux erreurs et aux illusions, qui sont toujours des
troubles d'optique, relèvent, en grec, de la racine qui signifie voir et
savoir, weid/woid/wid, (w)eidos/(w)oida/(w)idein, videre en latin
( «idée» / «je sais » r« voir» ).
La conjonction au XVIIIe siècle de cet essor de l'esprit scientifique
avec une incertitude croissante sur le moi depuis la postulation et le
défi cartésien expliquent le débat désormais lancé sur le double.
Comment se connaître soi-même? S'il ne s'agit plus d'une enquête
sur une nature, à mener sous les auspices de l'imitation des Anciens,
car ils ont le mieux connu l'homme, mais d'une analyse inquiète et
quotidienne du moi individuel, il ne sera possible de se connaître
qu'en se regardant, en appliquant la procédure cognitive normale, en
se posant soi-même à côté et en face de soi: l'esprit est un miroir où
le moi, cette chose si haïssable et sans cesse à surveiller, se mire dès
les grands moralistes du XVIf siècle.
Le moi en ob-jet? Mais justement, le moi est ce qui n'est pas
objet, mais sujet. Un moi objet est ce qui n'est pas concevable, ce
qui n'est qu'imaginable sous la forme d'un simulacre vide, c'est
prendre une ombre imaginaire, imaginée, pour le moi. C'est, en
46 1 L'ombre et la différence

fait, se voir comme les autres me voient. Non pas se voir soi-
même, mais voir ce que les autres voient de moi, se voir comme
un autre, introduire dans son moi, à l'intérieur de son moi, une
distance, une scission, un clivage, une altérité irrémédiables. C'est
l'erreur par excellence que l'erreur narcissique, l'erreur du miroir,
l'errance au miroir. Car rien n'est plus dangereux que le miroir.
Me connaissant tel que les autres me voient, je suis entièrement
soumis à l'opinion d'autrui, et je crois désormais n'être que ce que
je suis pour les autres. Narcisse amant de sa propre image, Nar-
cisse confondant reflet et réalité, s'aime trop, comme Montaigne,
certes, mais il ne s'aime pas en soi, il fait erreur sur la personne, il
aime son autre, il aime son double. Il est victime non pas tant de
cet amour du propre, qui est en soi louable, ou de cette indiffé-
rence qui lui est tant reprochée, que de son aliénation à son alté-
rité (C. Rosset, 1976-1984, p. 114). Il a pris l'ombre portée du
moi dans l'œil d'autrui pour le moi, et ce contour labile et insai-
sissable a grandi, s'est étoffé des abandons de Narcisse ex-ténué,
(s')aminci(ssant) en faveur de son double, selon cette dynamique
diabolique que Clément Rosset expose si bien.
Les miroirs ne peuvent procurer que cette «fausse évidence
dont le moi se fait titre à parader de l'existence», selon Jacques
Lacan, cité par Clément Rosset (p. 83). Il faut être bien platement
matérialiste pour croire que si belle en ce miroir, c'est ma per-
sonne intime qui apparaît dans la glace. La Castafiore ou le maté-
rialiste saisi par la débauche narcissique: par une ruse de la raison,
le fantôme de l'idéalisme vient séduire, détourner le matérialiste.
Le miroir réduit mon corps à une surface flottant sur une profon-
deur: les miroirs sont des mares d'eau stagnante, des profondeurs
troubles d'où remontent monstres et chimères plus ou moins
répugnants. Les sorcières sont représentées toujours avec un
miroir, plus souvent, en tout cas, qu'avec un chaudron, et nous
en sommes les alouettes toujours prises au piège. Ce reflet qui
nous est opposé et que nous interprétons, au prix d'une opération
complexe de l'esprit comme étant le nôtre - les jeunes enfants, les
animaux ne se reconnaissent pas, ou pas tout de suite, en miroir,
Le double etsït l'illusion 1 47

ils ne s'y voient même pas! - nous présente de nous-même une


image fallacieuse en ceci d'abord que nous avons l'air de nous
tenir face à nous-même, alors que ce n'est pas le cas: notre œil droit
semble à notre droite, alors qu'il devrait être à gauche. Plat reflet,
reflet aplati, illusion illogique, c'est à un moi retourné, retourné
comme un gant, comme une dépouille, que nous avons affaire.
Prenez la couverture de l'édition Verso-Phébus, 1979, des Elixirs
du Diable d'E. T. A. Hoffmann, ou bien La Reproduction interdite
(Portrait d'Edward James), 1947, du peintre René Magritte (en
couverture des Histoires de doubles, d'Hoffmann à Cortazar, présen-
tés par Anne Richter, Paris, Éditions Complexe, 1995): ces deux
illustrations nous montrent des personnages se regardant au
miroir de dos, comme s'ils étaient debout derrière eux-mêmes. Le
double me tourne le dos: dans le portrait de René Magritte, la
vérité du moi est sa face cachée, interdite. De même, Verrneer de
Delft s'est sans doute représenté lui-même de dos dans son Atelier.
Difficile, cependant, de définir ce qui est le plus à regretter: de
moi courant après ce moi qui me tourne le dos et me dérobe
son/mon visage, ou du double qui se retourne pour me faire face
et m'affronter. Si l'anxiété et la curiosité me lancent à la poursuite
de moi-même, l'angoisse et la terreur panique me paralysent
quand je me reconnais en l'autre, ainsi William Wilson et
M. Goliadkine se découvrant, se démasquant en l'autre. De toute
façon, ce qui nous attire c'est la/ma face «interdite», ma face luna-
tique: je suis attiré par la Lune, pâle double de la Terre, Terre au
miroir, comme si le secret de ma réalité était de l'autre côté de la

1. Ils croient avoir affaire à un autre dans lequel ils ne se reconnaissent même
pas: ils vont regarder derrière le miroir pour voir qui s'y cache, ne baptisant pas ce
reflet qu'ils voient bien, comme reflet de leur moi. Le reflet au miroir est la première
forme prise par le double, témoin Sigmund Freud lui-même, l'instant d'une erreur
significative dans un wagon-lit (L'inquiétante étrangeté (1919), in Sigmund Freud, L'in-
quiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, «Folio-Essais », 1985, p. 257, n. 1), se
voyant lui-même dans le grand miroir de sa porte de compartiment qui s'était
ouverte par hasard: il se prit d'abord pour un étranger entré chez lui par erreur, puis,
oubliant l'existence de ce miroir, pour son double sous tous les rapports.
48 1 L'ombre et la différence

face d'argent que je lis au miroir de l'empyrée, le miroir ne me


montre que ce que je connais déjà, il me cache deux fois ce que je
ne connais pas. Qu'est-ce qui est le plus catastrophique, de la
symétrie ou de la translation? Faux double, le symétrique ne peut
coïncider, même au prix de la torture et de la mutilation, avec
l'original, dont il est l'inverse absolu. Une main droite est insu-
perposable à une main gauche. Quant à la translation, elle me
lance à la poursuite de mon double, fuyante proie courant sans fin
devant moi. Le double en miroir relève en même temps du
célèbre paradoxe de «La Vache qui rit»: la mise en abyme et le
récit spéculaire! me proposent de moi une galerie de fuite vertigi-
neuse, vers un point qui est insaisissable à l'horizon et un fantasme
de révélation pour toujours dérobé. Elle fuit, et elle rit à jamais,
la vache, peinte sur ses propres fromages-boucles d'oreille, mais
moi je ris de moins en moins, ainsi M. Goliadkine lancé dans la
nuit et le brouillard de Saint-Pétersbourg sur les pas de son
double... jusque dans sa propre chambre.
Le dédoublement de personnalité, l'autodonation d'un double
ne seraient-ils pas une révolte contre les miroirs, la revanche de la
translation qui libère contre l'enfermement de la symétrie? Je brise
le carcan du miroir, en un geste d'affranchissement salvateur, et je
détache de moi par translation dans l'espace réel une image, une
«idole» qui me permette de me voir: enfin!
Mais cette idole qui «parade à l'existence», cette évidence fausse,
est un échappé du miroir, où, bien plus que je ne me vois, je me lis:
le miroir oublié revient toujours, et je reviens au miroir que je
croyais fuir. Les miroirs « hétéromorphes »2 sont le lieu d'un travail
tout à fait effrayant, par lequel je puis me lire, immobile, dans mon
être aboli comme dans mon être à venir. Aucun miroir (liroir?)
n'est «pur, étincelant et dur» comme l'imagine, dans La Maison du

1. Lucien Dâllenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil,
1977.
2. Pour reprendre une expression citée par Christian La Cassagnère, dans sa pré-
face au Double dans le romantisme anglo-américain, 1984, p. 5.
Le double els)t l'illusion 1 49

Berger, Alfred de Vigny. Au contraire, les miroirs sont pleins d'im-


puretés en suspension, qui sont les autres textes du moi, les inter-
textes à l'infini qui racontent la relation spéculaire de moi à moi, du
moi penché sur le miroir, tombé au miroir, lu au miroir, puits clair
sans fond où se lit le passé de chacun, avec ses remontées d'axolotls
étrangement familiers, d'une inquiétante familiarité', Mon moi tel
que je le lis en miroir est une chimère faite d'un assemblage bricolé
de ce que je lis dans le gouffre limpide, dans cette vase de l'incons-
cient qui tapisse la transparence du verre.
Autre mésaventure au miroir, plus courante que l'on ne pense:
ne plus s'y voir. Ce n'est pas simple trouble psychologique: c'est
écrire sur ou dans le miroir au point de l'opacifier. Hermann Kar-
lovitch et le narrateur du Horla s'y découvrent purs reflets déjà,
c'est-à-dire déjà reflets hors du miroir, transparents, doubles d'un
original perdu si aminci qu'il n'existe plus; ils n'ont plus, pour se
refaire, qu'une voie à emprunter, celle du vampirisme, songe en
pleine nuit à la recherche d'une incarnation. Le vampire est l'avatar
et la figuration terrible du double, car il est tout entier du côté de
ce qui n'est pas, et qui vise à être aux dépens de tout ce qui est. La
pauvre Clarimonde de Théophile Gautier (La Morte amoureuse,
1836) est un sensationnel fantôme d'amour éperdu et de beauté trop
plus qu'humaine, dont le désir par-delà la mort est de connaître les
félicités de l'amour vrai que dans sa vie de grande courtisane elle a
sans cesse fait naître sous ses pas sans jamais les éprouver. De même,
la beauté sélénique au blanc visage des Contes de la lune vague après
la pluie, le si beau film de Kenji Mizoguchi (1953), enveloppe dans
les panneaux de soie des robes splendides de son poignant amour le
potier villageois qu'elle a séduit et, comme la morte amoureuse de
Gautier, revit un temps, ou plutôt vit l'amour que le massacre de

1. Julien Cortazar, Axolotl, in Les Armes secrètes, Paris, Gallimard, 1959. Le


contemplateur des axolotls du Jardin des Plantes, devenu axolotl lui-même (s')appa-
raÎt dans le nom même de ceux-ci, qui est un regard: axOlOtl. Voilà un cas limite de
dédoublement: le dédoublement, ici, induit la métamorphose, la transformation, c'est
le double moins la distance.
50 1 L'ombre et la différence

tout son clan jadis lui avait interdit de goûter. Mais l'aube finit tou-
jours par se lever sur les sortilèges des ténèbres enchantées: le beau
corps de Clarimonde, sous les coups furieux de l'abbé Sérapion,
tombe en cendre, et la princesse à face de lune bascule à jamais en
tourbillonnant du côté du néant, laissant et Romuald et le potier,
revenus à eux et à leur petite vie, à leur petite sagesse humaine,
errer à la surface de leurs souvenirs.
Tels sont les enchantements funestes du dédoublement: le
double est ce dont il convient, toutes affaires cessantes, de guérir,
car il vous enlise au néant, l'on pourrait même soutenir que depuis
le XVIIIe siècle, les débuts de la littérature moderne se sont placés
sous le signe de la guerre des doubles, qui est la lutte du moi pour se
rétablir dans son unité, dans sa réalité, dans son existence, contre les
assauts incertains de ses propres fantômes.
La reconnaissance de soi, selon Clément Rosset (p. 97 et s.),
implique paradoxalement la déprise de soi, le renoncement à se
voir, l'exorcisme du double. Le double, ou comment s'en débarras-
ser. Le double est une trappe qui ouvre sur le néant, il a partie liée
avec le Diable, car il prend un malin plaisir à mettre obstacle à
l'existence de l'unique, à l'existence tout court: deux Cratyle(s)
n'existent ni l'un ni l'autre, ils ne sont que des eidola en double par-
tie, voir double c'est ne rien voir. Ce en quoi le Diable retrouve son
compte, lui qui est la puissance de mort, force sourde létale que l'on
peut respirer en certains lieux, comme Raskolnikov accoudé sur un
pont de la Néva face au panorama splendide mais fantastique,
incroyable et incertain de Saint-Pétersbourg et de ses pompes,
Saint-Isaac, le Saint-Synode, le Sénat, l'Université, l'île Vassilievski,
les rostres de la Bourse, la Forteresse Pierre et Paul, le Palais d'Hi-
ver, la Colonne Alexandre, l'État-Major, la Perspective Nevsky, la
flèche de l'Amirauté, rassemblés entre les bras de la Néva immense
et bleue. Mais Saint-Pétersbourg, Venise du Nord encore moins
réelle que la Fiancée de la Mer, n'existe pas, peut-être ces tréteaux
de plâtre du theatrum mundi s'élèveront-ils dans les airs pour se dis-
soudre dans le brouillard, ne laissant dans le marais finnois de tou-
jours que la statue de Pierre le Grand par Falconet, Russie cabrée
Le double eis)t l'illusion 1 51

domptée par le geste modérateur de l'Impérator russe. Ainsi songe


Dostoïevski dans L'Adolescent, en 1875. Esprit ricanant, «moi-
même mais avec une autre gueule», le Double est le Diable, il est le
calomniateur (diabolos) qui «jette en travers», il est cette opposition
qui s'appelle la mort: il ricane, parce que la farce que prépare ce
malin, c'est la mort de ses dupes. Le double néantiseur comme le
Diable est partout: mimésis magique qui confère à la reproduction
l'efficace dont l'original se sent tragiquement dépourvu, il fait rêver
et attire vers la mort, mort au monde, mort au Ciel, les mortels,
phalènes fascinées par cette lampe de Lucifer.
Le double n'a pas partie liée avec le diable seulement, mais
aussi avec la psychanalyse, qui est née à la fin du XIX e siècle, à
mesure que nombre d'écrivains découvraient la pluralité intrin- f

sèque du moi, de la «personnalité multiple». La psychanalyse


représente la formalisation et l'héritage de la prolifération des
doubles en littérature. Le psychanalyste rencontre le double, dont
il fait la projection, le moi autre contre lequel et au moyen duquel
le moi se défend contre l'insoutenable au fond de lui: le double,
analysé par Freud dans L'Inquiétante étrangeté /Das Unheimliche
(1919), à propos de L'Homme au sable d'E. T. A. Hoffmann, est
l'avant et l'après de la «psychologie des profondeurs». De même
que le double est né de la présomption des Lumières de la Raison
du XVIIIe siècle comme l'accompagnateur des incertitudes sur le
moi humain, de même Freud succède à Charcot, ce mot dernier
de la psychologie positiviste, il succède à Maupassant, qu'il croise
à La Salpêtrière, et il le prolonge: Freud et le Horla, dont le
règne annoncé par le narrateur, ce dernier étant le dernier cham-
pion en titre, le champion en déroute, du moi monadique et cer-
clé, qui tenait son journal de bord pour y enfermer son «horla »,
ouvrent le règne, bientôt séculaire, de la «psychologie des profon-
deurs», notre horla de ce jour.
C'est entendu depuis Freud et déjà avant Freud: les doubles sont
les enfants perdus de la littérature du moi, un essaim de poissons
pilotes, les éclaireurs de la modernité, laquelle se fraie un chemin
vers toujours davantage de connaissance de l'homme, cet «homme
52 1 L'ombre et la différence

dans l'homme », cet être effrayant et imprévisible comme le définis-


sait déjà Sophocle (deinos). Quatre concepts peuvent être définis
comme présidant à la description psychanalytique du moi clivé:
l'ambivalence, la projection, le narcissisme et la castration',
L'ambivalence des sentiments représente la coexistence difficile et
alternative de deux courants d'émotions contraires, par exemple du
fils au père: admiration et soumission, tendresse et rivalité, amour
et haine.
Cette ambivalence, quand elle devient insupportable, se traduit
par un clivage, un dédoublement de l'objet libidinal, vu tantôt
comme bon, tantôt comme mauvais, et un dédoublement des
sentiments du sujet dans le sens que nous avons indiqué.
L'exemple canonique est celui de L'Homme au sable
d'E. T. A. Hoffmann (1816), analysé par Sigmund Freud dans
son célèbre article paru au tome 5 (5-6) d'Imago en 19192, «L'In-
quiétante étrangeté) / «Das Unheimliche ), sur lequel nous ne
reviendrons pas: il est trop connu, et le récit d'Hoffmann, plus sa
glose freudienne constituent un bréviaire à la fois de l'ambiva-
lence de la relation père-fils et du dédoublement par clivage de la
figure du père par rapport à son fils. Sarah Kofman (1974) a tout
dit sur le sujet.
«L'inquiétante étrangeté », ou l'inquiétante familiarité, le fami-
lier devenant inquiétant ou le fortuit devenant mystérieux, etc.,
telle est l'atmosphère qui annonce l'épiphanie du double: l'espace se
creuse de curieuses répétitions, et le temps de non moins curieuses
ressemblances entre des événements qui n'ont rien à voir les uns
avec les autres, comme si, à la cohérence normale, logique et habi-
tuelle, menaçait de se substituer une autre cohérence, un autre
ordre, à la fois contraignant et inacceptable.
Mais c'est sans doute la projection qui le mieux donne corps et

1. Bernard Brugière, « Les apports de la psychanalyse au thème du double en lit-


têrature », in Le double dans le romantisme anglo-américain, 1984, p. 9-30.
2. Voir aussi Sarah Kofman, « Le double e(s)t le diable », Revue française de psycha-
nalyse, 1974,38, 1, p. 25-56.
Le double ets): l'illusion 1 53

apparence à cette cohérence potentielle pressentie dans l'inquiétude


- il va venir, il est venu l'ordre nouveau du Horla! Le lien du
double avec le fantastique est évident: dans le plus quotidien des
univers, régi par des lois connues, fait irruption un événement ou
un être inacceptable, relevant à l'évidence d'un autre ordre, incom-
patible avec l'ordre sublunaire. Le fantastique est fait d'hésitation et
de scandale devant l'incohérence montrée des normes logiques éta-
blies, et d'une aspiration à une nouvelle cohérence: à partir d'un
certain moment, on ne croit plus seulement au Horla, on appelle de
ces vœux l'établissement de son ordre, pour sortir des affres du
chaos et de l'incertitude.
La projection consiste pour le sujet à attribuer à un autre, un
proche, un individu quelconque, mais aussi à une création halluci-
natoire, ses désirs, ses fautes et ses penchants inavoués: à la fois
autre, étrange, étrangéifié, et proche, chargé de tous mes secrets
inavouables, l'autre se découvre comme le même que moi, mon
double et mon complice.
La projection se présente ainsi comme un mécanisme de
défense, un mécanisme apotropaïque à double détente: au lieu de
refouler au fond du moi, de « forclore» l'interdit, je le répudie et le
projette hors de moi, en une tentative de purgation, pour lutter
contre lui à armes égales, comme contre un agresseur étranger.
Mais l'ambiguïté continue à présider à l'attitude du sujet vis-à-
vis de la projection qu'il a opérée.
D'une part, il projette hors de lui ce qu'au plus profond de lui il
se refuse à reconnaître. Cette projection de dépossession (disowning
projection) est un mode de malédiction. Médard met du temps à
admettre que Victorin soit son double, sa projection, le catalogue
exhibitionniste de ses pulsions à lui de stupre et de sang, qui sont,
bien sûr, « du Diable» et ne lui appartiennent pas... M. Goliadkine
s'évertue aussi frénétiquement que vainement à renier son double
révoltant, M. Goliadkine-cadet.
Le sujet peut, inversement, reconnaître en autrui ce que de soi il
a projeté sur lui, mais refuser l'identification. A la fois le double est
moi, je me vois en lui, mais je refuse de me laisser confondre avec
54 1 L'ombre et la différence

lui. Le procédé le plus souvent employé vis-à-vis de ce double


étrangement inquiétant parce que trop proche est de le diaboliser: le
double est le diable, il provoque une inlassable horreur, marquée
par son aspect méphistophélique, ricanant, sauvage et nu ou vêtu de
noir.
La projection comprend aussi l'introjection, l'assimilation, ou la
reconnaissance, en soi, d'éléments étrangers. Elle est évidemment le
complémentaire de la projection: ce que je projette de moi sur
autrui, ce dernier l'intériorise. C'est ainsi que se produit, dans The
Private Memoirs and Conjessions of A Justified Sinner de James Hogg
(1824), une étonnante confusion entre le «bon» et le «mauvais»
double. En effet, il n'existe pas un original bon et un double mau-
vais: la ligne qui sépare le bien du mal passe à travers le cœur de
chaque homme, double et original ne sont jamais pures répliques
inversées l'un de l'autre en parfaite symétrie psychologique et
morale. Médard n'est pas le «bon », Victorin, s'il est l'affreux, n'est
pas le «mauvais»: ce que Victorin comporte de mauvais, sauvagerie
et bestialité, stupre et meurtre, est en connivence secrète avec
Médard, qui persécute son double au moins autant que celui-ci
s'acharne à le poursuivre. Médard a besoin de Victorin, et pour le
charger des crimes à commettre, et pour opérer, en projetant sa
culpabilité sur lui, la catharsis finale. Victorin est immortel, parce
qu'il est un pharmakon. S'il est hors de doute que c'est bien Médard
qui tue Euphémie et Hermogène, qui assaille à chaque occasion
Aurélie, que ce digne capucin meurt d'envie et de violer et de tuer,
tous actes et désirs qu'il s'arrange pour mettre sur le compte de son
accompagnateur, de son accolyte Victorin, il faut reconnaître que
c'est tout de même Victorin qui tue Aurélie, mais comme par délé-
gation. Ils se repassent l'un l'autre le petit couteau héréditaire de
tous les meurtres. Les rapports de Médard et de Victorin sont ceux
de disowning projection, ils sont des doubles qui cherchent à se fuir
l'un l'autre, mais en vain, car ils ont besoin l'un de l'autre, pour se
renier réciproquement.
C'est le moi qui intéresse au premier chef le moi: le double
n'intervient que comme une médiation, une péripétie dans la rela-
Le double etstt l'illusion 1 55

tion spéculaire complexe de moi à moi. Le double doit se com-


prendre sur le fond du narcissisme primaire qui caractérise tout
individu.
Sigmund Freud a traité du narcissisme dans trois études, anté-
rieures toutes trois à L'Inquiétante étrangeté: Trois essais sur la théorie
de la sexualité (1910), Le Président Schreber (1911) et Pourintroduire au
narcissisme (1914).
Le narcissisme apparaît comme corrélatif et contemporain de la
formation du moi par identification à autrui. Cette constitution du
moi en tant qu'unité psychique est accélérée par certaines images
acquises du moi sur le modèle ou l'anti-modèle d'autrui. Le moi ne
se structure et ne s'identifie pas seulement grâce au stade du miroir,
tel qu'il est décrit par Jacques Lacan', mais aussi grâce à la libido
afiluant vers lui par le jeu des identifications. Je me construis par
imitation et par éloignement, par rapport à ce(ux) que j'aime ou
que je hais - je puis haïr ceux que j'aime, ou aimer ceux que je hais,
les haïr de les aimer, m'en vouloir d'être attiré par eux, les aimer de
ne pas les aimer, etc. Rien n'est simple ni unilatéral, c'est toute
l'histoire du roman d'éducation, roman de création, de constitu-
tion, et de l'autobiographie, comment je me crée en racontant
comment j'ai écrit en actes le roman de ma vie. Le héros se forme
par ses rencontres avec de nombreux personnages dont il choisit ou
non de se faire des modèles, les «mentors» réels mais toujours
potentiels contribuant à socialiser le héros dont ils déterminent les
premiers pas dans le labyrinthe social. Ils lui permettent de cons-
truire son identité en l'invitant à devenir conforme à ce qu'ils atten-
dent de lui. Règne entre le héros et cet entourage une relation de
double à original dans la mesure où le sujet, jusqu'à la fin du
roman, ne se sent et ne se voit, par rapport à ceux qu'il envisage
d'imiter, de doubler positivement ou négativement, que comme
leur «autre». Toute identification narcissique est aliénante parce que

1. Jacques Lacan, «Le stade du miroir comme formateur de la fonction duje telle
qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique» (1949), in Jacques Lacan,
Ecrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97.
- - -----------------------------,

56 1 L'ombre et la différence

le sujet y est son propre double: il n'apparaît comme lui-même


qu'une fois sa formation achevée, tout son texte n'est qu'une
longue préparation, un long exorcisme du double, menant à sa
prise de parole, quand le moi est devenu, enfin, sui-référentiel.
Le héros de roman apparaît aussi comme dédoublé parce qu'il
projette en avant de soi un idéal du moi, qui est son double et son
menin, qu'il ne peut jamais rejoindre mais qui toute sa vie l'élève
au-dessus de lui-même.
Rose Fortassier, nous l'avons vu, a montré dans un excellent
article cette prégnance extrême de la dynamique du double dans Le
Père Coriot de Balzac'.
Le narcissisme est aussi responsable du choix de l'objet amou-
reux : on aime selon son type narcissique ce que l'on est, ce que l'on
a été, ce que l'on voudrait être. Les fantasmes d'inceste et d'homo-
sexualité du Romantisme s'expliquent de même, par un intense
besoin de gémellité dans l'amour": l'objet d'amour idéal, c'est, der-
rière ces figures du même, sœur ou frère, même sexe, etc., le
double. L'amour du ressemblant pousse aussi Narcisse à aimer son
propre tableau: The Picture of Dorian Cray d'Oscar Wilde (1890) est
une belle histoire d'image-double finissant par tuer celui qui s'est
miré en elle et a tout misé sur elle.
C'est que l'amour du semblable se retourne en terreur du sem-
blable: le reflet en miroir, sur la toile ou dans la pierre, met en péril
le sujet parce que, comme tout double de ce dernier, il en conteste
l'unicité. Surtout quand le portrait ou la statue s'animent, au moins
sous le régime de l'hallucination de celui qui a servi de modèle,
d'original. S'ensuit un trouble de l'identité: lequel est lequel? qui
est l'original, qui est le double? William Wilson fuit son homo-
nyme qui est aussi son répliquant, Dorian Gray cache son portrait
animé. Le double devient le rival persécuteur et triomphant. D'allié

1. Rose Fortassier, «Balzac et le démon du double dans Le Père Goriot», L'Année


balzacienne, 1986,7, p. 155-167.
2. Peter L. Thorslev, « Incest as Romantic Symbol », Comparative Literature Stu-
dies, II, 1965, p. 41-58.
Le double eisn l'illusion 1 57

et de moi fort et rassurant, le double s'avère le plus fort, il réduit


l'original à l'impuissance, au pied de la lettre: dans Siehenkas de
Jean-Paul, dans le film L'Étudiant de Prague de Hans Heinz Ewers,
analysé par Otto Rank, le double symbolise le passé, la culpabilité
du héros et représente comme le champion du narcissisme primitif
apparaissant pour interdire le passage du héros à l'amour génital: il
s'interpose à chaque fois que le héros prend une femme dans ses
bras.
La perte du double, du reflet ou de l'ombre équivaut évidem-
ment à la castration redoutée. La perte de l'ombre est assimilée à la
perte d'une partie du corps: se produit le renversement dialec-
tique que nous avons analysé, l'individu qui reste doute de son
intégrité, et de son existence, coupé en deux il n'est plus que la
moitié de lui-même, il est devenu ce qu'il a perdu, son propre
double.
L'ambiguïté intrinsèque du double permet ainsi deux expé-
riences opposées, la plénitude et l'angoisse. En particulier, il repré-
sente le moi comme une pluralité d'êtres possibles, un faisceau
d'identités instables. Le double est bien le symbole de notre moi
ondoyant et divers, de notre moi intermittent et à éclipses. Il se
comprend sur le fond de la nostalgie récurrente d' «un sujet unifié
et unifiant, d'un sujet pouvant se reconnaître comme soi-même,
comme soi et même, c'est-à-dire comme unité et continuité [...]
illusion d'un sujet monadique, d'une personne totale assurée de
s'appartenir! »,
Le double pré-romantique puis romantique est la mise en scène
explicite du débat sur le moi. Au début, avec Jean-Paul,
E. T. A. Hoffmann, le drame du double est une histoire dont la
finalité avouée est le recouvrement de l'unité en voie de dislocation du
moi: y parvient-on au terme de la série des Siebenkas, à la fin des
Elixirs du Diable? Il est permis d'en douter, car les temps ont
changé, c'est la fin du postulat du moi «unifié et unifiant », le moi

1. J.-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 161.


58 1 L'ombre et la différence

n'est plus un centre, c'est un point de fuite, un lieu de passage pour


autrui, à lui-même un horizon. La psychanalyse, un siècle plus tard,
proposera une réintégration, au moins provisoire, sinon du moi, du
self, du propre: renonçant à défendre l'identité, car celle-ci est un illu-
sion monadique'.

1. Cf. J.-B. Pontalis, ibid. Pour Jacques Lacan, le moi est un lieu, celui d'une inter-
locution: le je est ce à qui s'adresse un tu, il ne vient à l'existence que par l'acte de parole,
la thérapie consiste à recréer le moi en le recréant comme lieu d'échange, d'interlocu-
tian (Lacan, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse»
(1953), in Jacques Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 111-208).
Chapitre III

Ernst Theodor
Amadeus Hoffmann,
Le Grand Opéra des Doubles

La Doctrine de la Science (Grundlage der gesammten Wissen-


schaftslehre, 1794) de Johann Gottlieb Fichte fut le détonateur, le
big-bang d'où jaillirent tous les doubles, les Doppelgiinger (ou Dop-
peltgiinger) de notre littérature européenne.
Ernst Theodor Amadeus/Wilhelm Hoffinann (1776-1822) est
celui qui, sur le thème du double, lancé en littérature par Jean-Paul
avec Siebenkas, en 1796, a brodé les variations les plus riches, depuis
L'Église des Jésuites (1813), jusqu'à Die Doppelgiinger (1821) et Martre
Puce (1822), en passant par Don Juan (1813), La Maison
déserte (1813), Le Vase d'Or (1814), Les Élixirs du Diable (1815-
1816), L'Homme au sable (1816), Ignace Denver (1816), Le Cœur de
pierre (1817), Les Automates (1819), Le Chat Mu" (1819), Mademoi-
selle de Scudéry (1820), La Princesse Brambilla (1820), sans oublier
Signor Formica (1821).
Toutes ces œuvres présentent, à des degrés divers, des doubles.
Nous n'allons évidemment pas les étudier toutes: un ouvrage n'y
suffirait pas. La pièce la plus brillante, la plus musicale - Hoffmann,
qui avait ajouté à ses prénoms celui d' «Amadeus », aimé des Dieux,
repris de son idole, le divin Mozart, était, pour l'essentiel de sa
vocation, musicien, compositeur (l'opéra Ondine) et chef d'or-
chestre, et il désignait les récits qui échappaient à sa plume du terme
proprement musical de stück, pièce, morceau - est sans contredit
Les Élixirs du Diable.
60 1 L'ombre et la différence

E. T. A. Hoffmann, fasciné par la découverte par Richter de la


face cachée de la personnalité humaine, met en scène, dans Les
Élixirs du Diable (1815-1816), le moine Médard, double du Christ
en tant que capucin, mais qui commence comme double démo-
niaque de l'éloquent saint Antoine, et comme double déchiré du
jeune Augustin en butte aux trappes du Malin', dont le stratagème
le plus perfide et le plus efficace est d'essayer d'empocher âme de sa
victime à la faveur de la confusion provoquée par le jeu sur le
dédoublement. Crimes et incestes se répètent sur un rythme sou-
tenu de roman noir tout au long d'une lignée issue du Diable par
l'intermédiaire du mauvais peintre blasphémateur Francesco, dis-
ciple et double orgueilleux de Léonard de Vinci. Le capucin
Médard, entouré d'innombrables doubles qui sont pour la plupart
ses parents ou des parties de lui-même, du vieux peintre fantôme,
son ancêtre, à Aurélie - sainte Rosalie, sa demi-sœur, arrête en lui et
la lignée maudite et le ressassement des forfaits sexuels. Faisant
couple avec son demi-frère Victorin, double dément et bestial qui
commet les crimes et forfaits imputés à Médard comme sous la dic-
tée télépathique de ce dernier, il projette sur lui ses pulsions de
meurtre et de stupre, chacun prenant l'autre pour son double et se
comportant en double de son double. Finalement, c'est par l'écri-
ture seule que le moine Médard touche au salut: s'il met fin à la
répétition diabolique des crimes héréditaires, c'est par la répétition
ultime par écrit, la représentation véridique et implacable, en une
cruelle psychothérapie qui annonce le divan freudien, de toute sa
vie et de ses longues erreurs, pénitence imposée par le pénétrant
prieur Léonard (double de Léonard de Vinci), texte qui prolonge,
complète et élucide celui consigné déjà dans le manuscrit laissé par

1. Saint Augustin (354-430), père de la littérature moderne comme il est l'un des
Pères de l'Église, parle dans ses Confessions de son drame, qui est de servir deux volon-
tés en lui, et de se voir en deux êtres différents, que seule la grâce divine a pu accorder
dans la foi. C'est, onze siècles plus tard, tout le drame de Faust, dédoublé dramatique-
ment en un orgueilleux Méphisto, tentateur démoniaque sarcastique, et un être aspi-
rant à l'absolu, jusqu'à la rédemption finale, le renvoi sans gloire du démon subalterne
qui devait le séduire.
Les Élixirs du Diable 61

le vieux peintre, le fauteur de tout: le salut de Médard comme de


sa lignée est aussi un déchiffrement et une interprétation, seul le
martyr de l'écriture aura permis au capucin de sauver son âme en
exorcisant son double que toutes les autoflagellations de Rome, ou
du monastère auquel il fait retour, n'avaient pu, à sa proie attaché,
décoller. Né de l'écriture, le double y retourne. Le double est
soluble dans l'écriture: voilà la grande découverte de Hoffmann. La
tâche de Médard-Augustin aura été de (ré)unir ce qui a été en lui et
de tout temps dans sa lignée, divisé, de débrouiller, de clarifier,
autant que faire se peut, ce que le Malin s'est évertué, toute la vie
de Médard et toute l'histoire de ses ascendants, à embrouiller.
Résister au Diable, c'est voir clair dans ses imbroglio, ses
« embrouilles»: à ce moment, le Diable se dissipe comme fumée sur
la face du Seigneur'.
Thème primordial du fantastique', le double est aussi le thème
poétique par excellence: tout texte est (un) double, car il se prétend
imitation ou fiction, tentative de recréation d'une réalité, première
ou dernière. Re-production du réel, le texte relève de Prométhée:
non content de dérober aux Dieux le feu sous son avatar littéraire,
l'écrivain, Prométhée moderne, prétend rivaliser avec Dieu en imi-
tant, c'est-à-dire en recréant la Création, en opposant sur le plan sym-
bolique au réel donné un réel créé, une création nouvelle, comme une
leçon et un défi. Un défi pour lequel il n'aura peut-être pas à payer, si
Dieu est mort ou absent, comme on peut l'espérer, ou, mieux, si le
monde est incréé. Double de Dieu, Prométhée ou Satan, l'écrivain
propose en réplique un univers de signes sans référent. Miroir du
monde, la littérature ne fait pas que le redoubler, elle le dédouble et
l'enrichit en abîme d'une création à l'intérieur de la Création. Écrire,
c'est plonger au miroir pour y trouver du nouveau.

1. Nous renvoyons une fois pour toutes notre lecteur aux analyses magistrales de
Sarah Kofman. Sur la problématique générale du double, il faut avoir lu: « Vautour
rouge (Le double dans Les Élixirs du Diable d'Hoffmann) », in Mimésis des articulations,
Paris, Aubier-Flammarion, « La Philosophie en effet », 1975, p. 95-163.
2. J.-L. Borges fait du thème du double l'un des principaux piliers du fantastique.
62 1 L'ombre et la différence

Les Élixirs du Diable se présentent, selon une convention cou-


rante depuis le XVIIIe siècle, mais ici particulièrement efficace et pré-
gnante, comme un feuilleté de textes, comme un millefeuille tex-
tuel: une «Préface de l'auteur» qui est le simple éditeur du
manuscrit (signée «E. T. A. Hoffmann »), une longue confession
manuscrite du moine Médard, une «Note intercalaire de l'éditeur»
(p. 572-573)\ «Le contenu du parchemin du vieux peintre», plus
une «Note finale du Père Spiridion » racontant la très édifiante mort
du Frère Médard et prononçant un discutable Requiescat in pace sur
sa cendre. Soit cinq textes de quatre plumes différentes. Ajoutons,
avec Sarah Kofman, que chaque couche textuelle forme, en relation
dialectique avec chacune des autres et avec l'ensemble, une nouvelle
structure.
Ce dispositif à visée réaliste - E. T. A. Hoffmann nous incite à
croire à l'existence effective, naguère, du moine Médard,
aujourd'hui disparu, et donc aux événements rapportés dans ces
mémoires véridiques, confession exacte et donc nullement un texte
de fiction - s'organise sous le signe de la supplémentarité: aucun
des textes ne se suffit à lui-même, chacun s'éclaire à la lecture du
texte suivant, mais aussi des textes précédents. Il se produit ainsi une
stéréoscopie, ou mieux, si l'on songe à la passion ardente de Hoff-
mann pour Mozart, dont il se voulait le double redivivus, de Hoff-
mann qui écrivait ses morceaux en prose comme s'il composait des
partitions, une stéréophonie thématique, par la juxtaposition et la
superposition d'un petit nombre de motifs, en majeur, en mineur,
en clé de sol, fa, ut, infiniment déployés en variations chromatiques,
la duplication, le double, le même et l'autre, le même dans l'autre,
l'autre dans le même étant les dieux de la composition musicale, car
ils sont les génies infatigables de l'écriture hoffmannienne. Le sens
des Élixirs du diable apparaît par la superposition herméneutique des
textes, des partitions qui les composent.

1. Nous renvoyons le lecteur, dans le corps du texte, à l'édition suivante: Ernst


Theodor Amadeus Hoffmann, Les Élixirs du Diable, traduit par Alzir Hella et Olivier
Bournac, in Romans terrifiants, Paris, Robert Laffont, «Bouquins", 1984, p. 409-624.
Les Élixirs du Diable 63

Le parchemin du vieux peintre éclaire et complète le manuscrit


de Médard parce que le vieux peintre est l'ancêtre, le père de
Médard: si Médard est le produit, l'effet du vieux peintre, celui-ci
est la souche et la cause.
Fantôme, mort-vivant, Juif errant sur terre tant que son rejeton
ultime n'aura pas vu le jour et n'aura pas, en mourant, fermé les
yeux de la race maudite plantée par lui, «tête sans force» (Homère,
Odyssée), image sans matière qui ne pourra se dissiper, s'engloutir
au tombeau que lorsque Médard, lui aussi entre deux vies, quand ce
n'est pas entre deux élixirs, entre deux vins, entre deux statuts,
entre deux et même plusieurs identités, aura retrouvé son intégrité
perdue, le vieux peintre est le vieil accompagnateur de Médard, son
double préhistorique, un double bénéfique et protecteur, long-
temps méconnu sous ce jour par son descendant, et le juste pendant
du double satanique et maléfique de Médard, son demi-frère Victo-
rin, qui est son présent, et l'avenir à éviter: céder à Victorin, s'iden-
tifier à lui, serait faire du temps et des générations qui passent une
éternelle répétition de sang et de stupre.
Selon une interprétation allégorisante, Médard et ses ancêtres
figurent l'histoire répétitive de la Chute de l'Homme, jeté au
monde hors du Paradis terrestre, multipliant avec la descendance de
Caïn crimes et péchés jusqu'à ce que le Christ, ici Francesco-
Médard - le double de l'Enfant Divin -, rachète les hommes et
meurre crucifié sur les péchés du monde qu'il assume: Agnus Dei,
qui tolZis peccata mundi...
Si le parchemin du vieux peintre creuse, derrière les «mémoires
et confessions» du «pécheur justifié» Médard', un abîme d'événe-
ments en miroir, le manuscrit de Médard résume en abîme l'his-
toire de la lignée dont il est issu: une vie, celle de Médard, pour une

1. The Private Memoirs and Confessions of aJustified Sinner, de James Hogg (1824),
peuvent apparaître comme une réécriture en terre calviniste écossaise des catholiques
et prussiens Élixirs du Diable (1816). Médard est lui aussi un pécheur qui obtient sa
«justification », l'absolution des crimes qu'il commet dans le cadre de sa mission de
rédemption de la race: déjà, pour atteindre ce but difficile, il lui faut une armée de
doubles bien utiles.
64 1 L'ombre et la différence

histoire, celle de ses ancêtres. Il aura fallu la lecture en synopsis, le


déchiffrement du manuscrit du vieux peintre, sans mystère pour
Médard puisqu'il en a par sa vie écrit en actes une version claire, et
l'écriture de sa confession, pour que les deux histoires, la longue et
la courte se rejoignent, les deux textes s'éclairent et se recouvrent
l'un l'autre, Médard meurt réconcilié autant qu'on peut l'être, et le
vieux peintre, vieux Juif errant, peut reposer en paix, enfin. Et le
roman peut finir: mais en points de suspension, car rien n'est défi-
nitivement et complètement réglé.
Le vieux peintre est un double de Médard, mais un double
ambigu. Longtemps, Médard, aveuglé par ses désirs ambitieux, le
prend pour le Démon: possédé lui-même par le Diable, ivre de
désirs salaces et d'orgueil intellectuel et mondain, Médard prend
pour le Diable celui qui était un revenant, un rappel au fils de l'er-
reur initiale du père, des deux Francesco, le peintre et le père de
Médard, alors que ce spectre est un double protecteur et avertisseur.
Le texte écrit par Médard est son texte propre, le texte de sa
confession sur le divan de la page blanche, son texte manifeste,
comme l'écrit Sarah Kofman. Si, le premier et le seul, il comprend
ce que le vieux peintre a écrit jadis, Médard produit cependant un
texte qui reste lacunaire et hétérogène: il confond souvent ce qui
lui est arrivé, ce qu'il a vécu avec ce qu'on lui a raconté, sa voix
n'est pas la seule, d'autres se font entendre à travers son texte, et sa
biographie est un mélange inextricable de vécu et de rêvé. Sa
confession, sans aucun doute sincère, est, à l'invite du Père Léonard,
une tentative de la dernière chance pour sortir de la confusion: y
parvient-il tout à fait? La confrontation du texte manifeste de
Médard avec le texte latent du vieux peintre déçoit: « Non, il n'y
avait pas d'énigme pour moi», s'écrie Médard (p. 572). Le texte
ancien n'est que le reflet en plus net du texte moderne. Comme si
le texte du vieux peintre, au mépris de la chronologie, venait seule-
ment refléter celui de Médard et en recevoir sa signification, cachée
depuis l'origine pour tous jusqu'alors, message inutile à sa postérité,
à lire et à déchiffrer par celui qui aurait déjà, sans encore le savoir,
accompli la mission dont il le chargeait. Ce n'est même plus un
Les Élixirs du Diable 65

message ou un testament, c'est une confirmation. Médard ne des-


cend pas du vieux peintre, ses ancêtres descendent de lui et de sa
plume.
Mais si le texte de Médard expose des iffets dont il ne pouvait
connaître les causes, le parchemin du vieux peintre révèle des
causes dont ce dernier ignorait encore les effets: les deux textes
sont ainsi en relation spéculaire, seulement un peu de biais l'un par
rapport à l'autre: la symétrie ni le parallélisme ne sont parfaits
entre les deux textes, et l'angle qu'ils forment ouvre des perspec-
tives sans fin.
A peine sorti du couvent des Capucins, Médard est environné et
assailli de doubles, une duplication sarcastique proliférante le
détourne sans cesse et l'entraîne sur toutes les voies de traverses pos-
sibles et impossibles, et, il le sent bien, vers une désintégration com-
plète de sa personnalité, qu'il vit sous la forme du morcellement:
(...] ma personnalité était divisée en une centaine de fragments. Chaque
partie, s'agitant pour son compte, avait sa propre conscience de l'exis-
tence, et c'est en vain que la tête commandait aux membres, qui, comme
des vassaux infidèles, ne pouvaient pas se grouper sous son autorité. Alors
les idées des diverses parties se mirent à tourner comme des points lumi-
neux, toujours plus vite, toujours plus vite, de manière à former un cercle
de feu, qui devint plus petit à mesure que la vitesse augmentait, de telle
sorte que finalement il sembla n'être plus qu'une boule de feu immobile.
Il en sortait des rayons d'un rouge ardent, qui se mouvaient dans un jeu
de flammes colorées (p. 558).

C'est là un petit emblème en abîme de l'odyssée du moi de


Médard, un fantasme de réintégration de la personnalité après le
morcellement. « Tu as assassiné Aurélie », s'était-il horrifié, et sa
conscience avait à l'instant éclaté: maintenant, sous le chaud soleil
de l'Italie, dans les bras secourables de l'Église et du bon Schôn-
feld/Belcampo, Médard revit pièce à pièce.
Déjà, à peine sorti du monastère, Médard avait été, par un
incroyable concours de circonstances, obligé de douter de son iden-
tité. Quand le vieux Reinhold le prend pour... Médard, lui qui est
bien Médard, mais qui croit s'être habilement substitué au comte
66 1 L'ombre et la différence

Victorin déguisé en capucin, mais précipité par lui dans le Gouffre


du Diable, en ce qu'il convient particulièrement bien d'appeler un
geste manqué, et avoir endossé avec la robe le rôle de Médard pour
mieux faire le Victorin au château, forniquer avec Euphémie, si
possible violer Aurélie (le capucin au château: qui, du capucin
échappé de cellule, ou de Victorin est le plus atroce?), Médard a de
bonnes raisons pour se croire engagé dans le plus étrange des laby-
rinthes, et pour ne plus savoir, sinon à quel saint se vouer, du moins
à quelle identité se référer :
Mon propre moi, devenu le jouet cruel d'une destinée capricieuse et revê-
tant des formes étrangères, flottait sans relâche sur une mer d'événements
dont les flots mugissants venaient l'assaillir. Je n'arrivais plus à me retrou-
ver moi-même. Évidemment, c'était le hasard et non ma volonté qui
avait guidé ma main et précipité Victorin dans l'abîme. Je prends sa
place; mais pour Reinhold, je suis le Frère Médard, le prédicateur du
cloître de B. et, pour lui, je suis ce que véritablement je suis. Cependant,
l'intrigue de Victorin avec la baronne, c'est moi qui la poursuis, car c'est
moi qui suis Victorin. Je suis ce que je parais, et je ne parais pas ce que je
suis. Je suis pour moi-même une énigme inexplicable! Je suis en lutte
avec mon moi! (p. 446).

Médard va encore prendre les identités de M. Léonard - mais c'est


un souvenir volontaire du nom du Prieur du couvent -, précisé, si
l'on ose dire, en Léonard de Krczynski, de Kwiecziczewo, plaisante-
rie de fonctionnaire prussien ayant dû servir en Pologne prussienne:
pour le lecteur, allemand ou français, c'est le désastre, la fin des identi-
tés, un véritable refus de (se) nommer, d'ailleurs c'est bien pour faire
pièce aux curieux, à la vieille dame de cour, au juge qui l'interroge,
que Médard se brouille la personne: c'est à ce moment du comble de
la confusion qu'il va (se) reconnaître (en) son double, et pouvoir
repartir vers lui-même, vers son couvent, après encore quelques cro-
chets dramatiques, dont Rome, passage obligé, car, les catholiques le
savent bien, tous les chemins mènent à Rome.
«Je suis en lutte avec moi! », Médard, qui a un double, Victorin,
se sent intérieurement divisé, dédoublé, d'autant plus que les autres
ne distinguent pas mieux Victorin de lui-même que ne fait
Les Élixirs du Diable 1 67

Médard: quand même le public ne distingue plus Ménechme I" de


Ménechme II, c'est la folie qui gronde et agite ses grelots, sur scène
et dans la salle. Médard est partagé également entre ses identités:
«[ ] je croyais, d'une façon étonnante, être réellement Victorin.
[ ] Reinhold [...] me connaissait comme le Frère Médard. Mais
cela me semblait être un mensonge» (p. 446). L'incertitude gagne
par contagion le lecteur, qui ne cessera désormais de douter s'il a
affaire à Médard ou à Victorin: même le perspicace Père Léonard
s'y perdra. Qui a tué Hermogène et Euphémie? Médard ou Victo-
rin? Victorin ne serait-il pas l'alibi d'un Médard rusé qui, sous cou-
vert d'une mission rédemptrice, l'extermination des damnés, pour-
suit, en une seule et même ligne, l'assouvissement obstiné de ses
fantasmes luxurieux?
C'est que le héros - si l'on peut encore parler d'un héros un et
central, indivisible et unifié - nous échappe, et se perd dans la forêt
de ses doubles: voilà la grande découverte, magnifiquement mise
en œuvre par E. T. A. Hoffmann, les personnages en apparence les
plus étrangers les uns par rapport aux autres communiquent entre eux,
les révélations bien ultérieures sur leurs parentés secrètes, dans le
manuscrit du vieux peintre, n'étant que des rationalisations, au
fond, indigentes et passablement humoristiques (la famille de
Médard est vraiment une «famille à scandales »). Dostoïevski est à
portée de flèche de Hoffmann: ses personnages, en particulier à
partir de Crime et châtiment, écrit l'année même où Dostoïevski réé-
crit Le Double (1866), se découvrent eux-mêmes les yeux dans les
yeux les uns les autres, Mychkine et Rogojine (L'Idiot), Stavro-
guine et Piotr Verkhovenski (Les Démons), le vieux Karamazov et
son fils Ivan, celui-ci et son frère Aliocha (Les Frères Karamazov).
Le vieux peintre est le double ancestral de Médard. Mais il est
aussi celui de Joseph dans le tableau de la Sainte Famille que «le
vieux pèlerin» forme avec l'enfant dans le souvenir de Médard. Il
est, bien sûr, le double de son ancien maître, Léonard de Vinci,
dont le prieur Léonard est, pour le descendant Médard, le double;
Médard prenant volontiers pour nom de guerre, au cours de ses
aventures, celui du prieur, à la fois souvenir le rattachant au passé,
68 1 L'ombre et la différence

au couvent, et guide rationneL Le prieur de Rome, au couvent


jumeau de Capucins, est un parent de Léonard, et en est un double.
Médard, quant à lui, a un double fameux, le Christ, idéal de vie des
Capucins en général, et qui lui rend visite sous la forme de l'enfant
divin.
Voilà pour les doubles élevés de Médard. Le comte Victorin,
lui, son demi-frère, est son âme damnée, son alter ego maléfique.
Nous aurons l'occasion de reparler de lui.
Euphémie, avec qui Médard fornique furieusement au sortir du
couvent - mais c'est le comte Victorin en lui qui se conduit de la
sorte ... -, est sa demi-sœur et son mauvais génie, elle est pour lui
toute une école de cynisme, elle l'initie à l'orgueil et aux charmes
de la domination et de la manipulation psychologiques: mais
l'élève dépasse vite le maître, et Euphémie tombe victime de la traî-
trise de son amant le trêtre.
Hermogène, autre demi-frère inconnu, est le double pénétrant
de Médard, celui qui a tout compris, et qui a percé à jour les mani-
gances d'Euphémie, sa belle-mère, ainsi que de Médard en qui il
reconnaît le «moine» endiablé de M. G. Lewis, dont il est juste-
ment en train de lire le célèbre roman: témoin gênant qu'Euphé-
mie a su compromettre dans sa couche torride, il sera liquidé.
Aurélie, la demi-sœur, est l'alter ego féminin de Médard. Dou-
blet exact jusque dans son costume du tableau représentant au cou-
vent sainte Rosalie - et peint sur le corps lascif d'une Vénus
païenne et les traits d'une ravissante diablesse, leur grand-mère à
tous -, sa vocation est le martyre et la sainteté. Elle précède Médard
sur la voie de la purification et de la rédemption de la race, et elle
lui indique le chemin. L'original du tableau peint par l'ancêtre est
au couvent de B., en Prusse, la copie près de Rome: le retour de
Médard, de la Rome fausse et vendue vers le couvent de la vraie
vocation est un retour vers la vraie Rosalie, au-delà même du
tableau, sanctifié et débarrassé des équivoques du Diable. Le sang de
Rosalie, versé par le double satanique dépité Victorin, qui assassine
<da fiancée du moine », est roses de la grâce (rosalia), qui rachètera le
pécheur Médard in extremis.
Les Élixirs du Diable 1 69

Le pape de Rome est un autre Médard, vicaire et faux double


du Christ, Antéchrist et idéal perverti du capucin, l'autre et la fausse
route de Médard, le bout de la route et de l'impasse - toutes les
routes mènent à Rome mais elles s'y terminent en autant d'im-
passes -, le pécheur, le vaniteux, le comble de l'ambitieux, ce que
Médard aurait pu être mais, doublet du Christ, il ne daigne en être
le vicaire terrestre.
Belcampo/Schënfeld est le double ironique, ludique de Médard,
et le fou du roi Francesco-Médard-Léonard et tutti quanti. Extrava-
gant coiffeur, nul ne sait mieux que lui faire changer de personna-
lité ses pratiques, ou plutôt leur faire acquérir leur personnalité
vraie. Perpétuel et fatigant comédien, il revient en Italie pour y
devenir buffone et montreur de marionnettes. A lui-même son sosie,
il ressemble à un personnage de comédie (p. 464). Dédoublé à l'in-
fini, il porte deux noms, l'un italien, Belcampo, l'autre allemand,
Schënfeld, traduction l'un de l'autre (eBeauchamp »). Rire sans fin
du double sans cesse nouveau, il est l'ange gardien de Médard. Il est
aussi la raison qui soutient Médard et le sauve de la folie: il l'ap-
porte très littéralement à l'asile, en Italie, et il survivra un temps à
Médard qu'il rejoint au couvent de B. avant de l'accompagner dans
la mort.
Franz-Francesco-François-Médard-Léonard est appelé aussi
« Franziscus » par l'abbesse, sa mère seconde, Médard étant son nom
de religion. Pendant ses voyages, il prend à la cour du Prince de B.
le nom de Léonard, avons-nous vu. Médard se croit devenu saint
Antoine, comme son ancêtre se prenait pour Léonard de Vinci.
Tous deux se constituent en doublures vampiriques de leurs
modèles, l'un pour la peinture comme l'autre pour l'éloquence et la
sainteté. Médard, cependant, est le double terminal d'une longue
dynastie de doubles: revenir à l'Un, c'est marquer la fin du pas de
deux sanglant qui sème les cadavres et engendre les monstres de
génération en génération.
Médard, au monastère, est fasciné, comme par son destin, par
un tableau représentant sainte Rosalie, qu'il peut voir à l'église
depuis son confessionnal. Ce tableau est l'original dont Médard
70 1 L'ombre et la différence

retrouvera la copie à Rome, au second couvent de Capucins. Auré-


lie apparaît dans son confessionnal comme le double de la sainte
Rosalie du tableau, dont elle semble être descendue (p. 433). Ce
tableau, peint par l'ancêtre commun, est comme s'il avait été peint
par Médard, en tout cas c'est Médard qui lui prête la vie de son
désir incoercible, c'est sous son regard lubrique qu'il s'anime. Ce
tableau en deux exemplaires est lui-même secrètement double,
chargé qu'il est d'un maléfice originel. Cette sainte Rosalie peinte
pour de l'argent par Francesco l'Ancien a d'abord été peinte nue, de
manière donc délibérément sacrilège, sur le modèle d'une superbe
V énus antique, et son corps sensuel et magnifique transparaît sous le
vêtement dont le peintre, à un moment de remords, l'a recouvert.
Aurélie, beauté céleste, éveille aussi bien chez Médard le plus ter-
restre et le plus sensuel des amours. Pour le visage, Rosalie a reçu
celui d'une jeune beauté envoyée par le Diable au peintre, lequel,
anticipant sur son lointain descendant Médard, avait déjà régénéré
son inspiration défaillante dans l'excellent vin de Syracuse, premier
en date des élixirs du Diable (et sans doute bouteille jumelle de celle
que Médard emportera du monastère). Cette «beauté du diable»
que Francesco, l'homme de toutes les tentations, ne manque pas
d'épouser lui permet d'achever le visage de la sainte qui se brouillait
sous son pinceau: il se fixe même sur la toile sans l'intervention de
Francesco, «non fait de main d'homme », acheitopoiêtos, mais par la
main obligeante du Diable, en une dérision sacrilège de la face du
Christ, la vera icona imprimée sur le linge tendu par Véronique. Ce
tableau, composé d'un corps de déesse païenne et d'une face de suc-
cube, est donc une anti-relique, une anti-Sainte Face, et, de cette
beauté satanique et captieuse, descend toute la race, dans les veines
de laquelle coule le «liquide incolore et repoussant» que Médard
fait s'échapper en rêve de sa plaie (p. 596).
Enfin, il convient d'ajouter à cette kyrielle de doubles tourbil-
lonnant autour du héros principal la généalogie explicative qui
répète de génération en génération le même environnement de
doubles criminels et incestueux: nous voyons qu'il est aisé de faire
communiquer les doubles de Médard entre eux. Cette généalogie,
Les Élixirs du Diable 71

exposée au manuscrit du vieux peintre (p. 573-586), et qui creuse


dans le temps tout un décor approfondissant pour les crimes de
Médard-Victorin, est au fond simple: c'est sans arrêt la même chose
qui se répète d'âge en âge, de génération en génération, et sur une
durée qui est celle de l'art classique renaissant (Leonardo da Vinci)
jusqu'au XVIIIe siècle rococo. Médard saura-t-il mettre fin à la malé-
diction monotone, racheter son sang et accorder enfin la paix de la
tombe à tous ses ancêtres criminels, fantômes errants aux portes de
la vie éternelle? Oui, car les temps sont venus, les temps sont finis,
celui d'Hoffmann est un temps nouveau, quand s'achève l'ancien
monde et l'art ancien, l'art classique.
Quoi de plus simple, donc, en fait, derrière le kaléidoscope des
péripéties chatoyantes qui brouillent en apparence l'écheveau
généalogique? En fait, ce sont toujours les mêmes crimes, les
mêmes passions sexuelles qui se répètent: simplement, si les incestes
se font, à force d'être sans cesse commis, toujours plus proches, c'est
de l'unité que les membres de la lignée, sans le savoir, se rappro-
chent, de l'indifférenciation, de l'indistinction, de la confusion, de
l'anéantissement. Ce qui compte, c'est le résultat de cette vaine et
violente agitation: les transgressions répétées des structures de
parenté par l'inceste aboutissent à ce que tous, aux générations V
et VI, soient frères, sœurs, demi-frères, demi-sœurs les uns des
autres. Plus loin on ne peut aller: au terme de la gravitation vers le
centre, il ne peut se produire que l'implosion, Médard est le terme
parfait de cette évolution, et son terme final, celui par lequel elle se
couronne et s'abolit. L'inceste est frappé d'interdit afin de per-
mettre, au niveau des structures élémentaires de la parenté, la diffé-
rence, la différenciation: le résultat le plus clair est que, à force d'in-
ceste, la lignée diabolique de Francesco le peintre retombe dans
l'indifférenciation. C'est à une involution du stemma généalogique
que nous assistons, et à une extinction de la lignée en la personne de
l'unique Médard: Victorin réduit à une folie bestiale et assassine,
Hermogène et Euphémie tués par Médard, Aurélie assassinée par
Victorin, Médard le seul à tenir, en fin de compte, les promesses
données par saint Bernard à Francesco, père immédiat de Médard,
72 1 L'ombre et la différence

dernier avatar meurtrier et incestueux du vieux peintre à pousser


un rejeton, le seul à clore la race maléfique en la détruisant sera
Médard, assisté de sa demi-sœur martyre Aurélie sublimée en
Rosalie: avec elle, le sang immonde devient roses et grâce divine,
Dieu retourne vers la race maudite la face qu'il en avait détournée
depuis six générations. A quelque chose malheur est bon, en bonne
théologie, le Diable n'est jamais, en fin dernière, que l'agent de
Dieu: en poignardant Aurélie, Victorin en fait une martyre, une
sainte qui reçoit par là même du Seigneur le pouvoir de convertir
l'obstiné Médard, en le rachetant d'en faire le rédempteur des siens
comme le Christ sur la voie duquel il a toute sa vie marché, duquel
il se rapproche et avec lequel il se confond au moment de mourir.
Mais Victorin, le double fou, continue son existence probléma-
tique: il court toujours dans les espaces sauvages extérieurs. Tout
n'est pas expliqué, apaisé. L'auteur-éditeur, qui a reçu l'héritage du
manuscrit composite du défunt Médard, le transmet à ses lecteurs,
pour qui, à l'instar du moine scribe de sa vie, il ne propose pas de
mystère: c'est un miroir qu'il nous tend; en racontant sa vie,
Médard raconte la nôtre, Médard notre semblable, notre frère,
notre double...
Le dédoublement est présent dès l'oxymoron du titre. «Élixirs»
fait penser à «élixir de longue vie», c'est quelque chose de délicieux
et de bénéfique, ou à élixir de jouvence: élixirs du Diable instaure
une dualité, au lieu de la tautologie attendue, comment un élixir
peut-il être du mal? D'autant plus que ces fameux élixirs du Diable
sont contenus au cœur du couvent, dans l'armoire aux reliques. Ils
sont aussi au pluriel: or le texte (p. 423: «dans le coffret, il y a jus-
tement une de ces bouteilles remplies d'élixir du diable », c'est nous
qui soulignons) ne mentionne qu'une seule bouteille. Il s'agit d'un
seul des élixirs proposés à saint Antoine par le Diable, et le couvent
n'en possède qu'une seule bouteille. Serions-nous victimes d'un
miracle de multiplication des élixirs en ce couvent capucin, donc
éminemment christique? Il faut imaginer plutôt que ce pluriel
insistant et non justifié indique la pluralité des fonctions de cet élixir
singulier...
Les Élixirs du Diable 73

Il convient de rappeler que quand Médard en boit, il est déjà


corrompu: les trichines de la luxure et de l'orgueil se sont déjà glis-
sées en lui, il a déjà vu la sœur du maître de chapelle à demi nue, il
a déjà voulu égaler saint Antoine prédicateur et en vertu (lui qu'une
demoiselle à sa toilette suffit à affoler !). S'il boit à la bouteille inter-
dite, c'est pour retrouver une inspiration défaillante. De plus, l'ac-
tion de cet élixir ne semble jamais être très longue: il faut en
reprendre souvent pour que l'effet se renouvelle. Enfin, l'élixir ne
figure dans le texte, exactement, que de la page 422 à la page 488,
soit soixante-sept pages sur deux cent treize. Médard pourrait en
fait très bien se passer de ces élixirs qui ont une valeur redondante
et symbolique.
Nous pouvons toujours nous demander ce qu'une pareille bou-
teille, venant des caves de Satan, peut bien faire dans un couvent de
moines dont la règle est d'imiter la vie du Christ. Une réponse est
que le Diable est l'artisan des desseins de Dieu, il lui est même indis-
pensable, pour faire jouer la liberté de la créature: la bouteille
d'élixir est bien une relique, elle est même la plus importante de
toutes.
La nature de cet échantillon d'élixir est sans mystère: son par-
fum capiteux le dénonce comme de l'excellent vin de Syracuse. Les
élixirs du Diable sont tout bonnement du vin, c'est dans le vin des
assassins que Médard puise son inspiration poétique...
Car l'origine de cette bouteille est peu prestigieuse. Le Diable
apparaît à saint Antoine comme une silhouette bardée de goulots
qui lui sortent par les trous de son manteau, dans un «singulier
accoutrement» (p. 423). La scène est triviale et comique: suivons les
suggestions de Hoffmann, ne prenons pas ces élixirs trop au sérieux,
il s'agit sans doute de vulgaire «pousse-au-crime »...
Le texte de Médard a permis de déchiffrer, pour la première
fois, le parchemin du vieux peintre, il en est le double originaire
tout en lui étant postérieur, comme le parchemin du vieux peintre
jette pour nous la lumière sur les mystères de la vie de Médard:
d'ailleurs, ce dernier ne se met-il pas à écrire sa confession bien
après avoir décrypté le texte du vieux peintre? Une relation de
74 1 L'ombre et la différence

supplémentarité règne entre les deux, mais l'explication proposée


est d'une cohérence par trop arbitraire. En particulier, rendre
compte de la véritable relation de télépathie qui règne entre
Médard et Victorin par leur parenté réelle et par leur parenté spiri-
tuelle, par un commun héritage maudit, ne satisfait pas la raison.
Comment expliquer que Victorin sache aussi bien tous les détails de
la vie et des aventures de Médard, qu'il se porte régulièrement au-
devant de ses désirs les plus sauvages pour les mettre à exécution
comme s'ils étaient les siens propres, par exemple tuer/violer «la
fiancée du moine» (qu'il n'est pas)? Ou Victorin est extérieur sosie,
ayant son nom à lui, Victorin, ou il vient du dedans de Médard, et
il en est l'émanation, la projection, et nous comprenons alors qu'il
soit au courant de tout. L'ennui, et l'intérêt, est que le texte nous
laisse croire l'un et l'autre.
Sur le chemin du retour vers le cloître, Médard, qui repasse par
les lieux à partir desquels ont commencé ses crimes, le bord du
Gouffre du Diable, là où, après y avoir précipité, ou non, le comte
Victorin, se sont déchaînées les incertitudes dont il est difficilement
en train de sortir, entend raconter par un paysan ses propres aven-
tures, mais attribuées à son double Victorin. Lui-même, quand il se
fait reconnaître du vieux bonhomme, est pris pour son propre
spectre:

La façon dont l'événement fatal, qui s'était passé au Gouffre du Diable


avait été travesti, affecta profondément mon âme, car je comprenais par-
faitement comment toutes les circonstances avaient concouru forcément
à amener cette funeste confusion avec Victorin (p. 602).

Le prieur Léonard a des raisons pour opposer aux interpréta-


tions de Médard les siennes, qui en sont l'inverse: pourquoi son dis-
ciple se charge-t-il donc des crimes commis au château de F. alors
que seul Victorin a pu les commettre?...
Les différentes confessions du moine fou Victorin (Victorin se
prenant pour Médard parce qu'il en a revêtu la bure), qui s'appro-
prie tous les actes de Médard, achèvent d'ébranler les certitudes
acquises. Comme Médard, il aurait bu l'élixir qui rend fou, et, chez
Les Élixirs du Diable 75

le garde-chasse, il aurait pris Médard, comme Médard Victorin,


pour son double:
[...] il me sembla que les pensées les plus secrètes sortaient de mon âme et
se métamorphosaient en un être corporel qui, bien qu'étant affreux, était
mon moi. Ce second moi avait une force considérable et il me jeta dans
l'abîme [...] le moi de mes pensées était le plus fort [...] le moi de mes
pensées apparut chez [le roi des forêts] et me reprocha toutes sortes d'hor-
reurs, et puisque nous avions fait tout cela ensemble, il ne voulut pas me
quitter [...] comme ce moi ridicule voulait toujours et sans cesse se nour-
rir de mes pensées, je le terrassai, je le rossai de bonne manière et je lui
pris ses habits (p. 609).

On reconnaîtra, à travers les propos délirants de Victorin sur


Médard, une histoire en double, en miroir, de leurs relations, non
exempte de véridicité, à travers la phraséologie particulière du
dément: il faut bien être dément pour croire au double, pour se
croire (avoir) un double, tout faire reposer sur le dédoublement.
Victorin, cependant, est une part importante de la vérité de
Médard, Médard serait-il la face cachée, la face vraie du pauvre
dément Victorin?
Le prieur Léonard finit par se laisser convaincre par Médard
d'accepter la vérité de ce dernier, mais au prix du postulat douteux
pour le lecteur que nous avons signalé (tous les mystères de la rela-
tion Médard-Victorin s'expliquent par leur parenté physique et spi-
rituelle, comme fils tous deux d'un père prédestiné déjà, comme
eux, au crime). Léonard est l' autorité finale, celle qui, dans le texte,
doit dire le sens, dissiper tous les nuages noirs de l'incompréhension
et du mystère: pouvons-nous accepter sa lecture, qui est, comme
nous pouvions nous y attendre, toute théologique? Elle est même
biblique: elle repose sur l'idée que les crimes des pères retombent
sur les enfants jusqu'à la septième génération, ici la sixième, car de
septième il n'yen aura pas. Léonard propose une cohérence qui n'en
est pas une. Il n'a pas le mot de la fin, son «mot» ne fait que lancer
le débat interprétatif sur Les Élixirs du Diable, lequel dure encore de
nos jours: la faute en est au statut de Victorin, du double, est-il un
être réel, un spectre qui hante la société, ou un fantasme purement
76 1 L'ombre et la différence

personnel de Médard, etc. ? Tant qu'il n'aura pas été répondu clai-
rement à cette question, le récit gardera quelque chose de fantas-
tique, le jeu des erreurs pourra continuer, ce compendium d'auto-
rité religieuse et rationnelle qu'est le vénérable et sympathique
prieur (Léonard, c'est l'Église, plus Léonard de Vinci) ne pourra
prononcer le mot de la fin, celui qui éclaire tout.
Il est certain que Victorin a été sauvé miraculeusement de l'abîme dans
lequel il était tombé; il est certain qu'il était le moine insensé qu'accueillit
le forestier, lui qui te poursuivit comme ton double et qui est mort ici au
couvent. Il n'a servi que d'instrument à la puissance ténébreuse inter-
venue dans ta vie; il n'était pas ton compagnon, mais simplement l'être
subalterne qui fut placé sur ton chemin afin que le but lumineux qui
peut-être se serait révélé à toi restât caché à ton regard. Ah! Frère
Médard, le diable rôde encore sans cesse sur la terre et il offre aux
hommes ses élixirs (p. 610).

Rien de tout cela n'est «certain» ni établi, l'hypothèse de Léo-


nard, qu'il présente avec la certitude de celui qui a la foi, ultime
recours et unique pensée, encore pour combien de temps? suppose
le recours à un postulat théologique des plus discutés (la théologie
des rapports du Diable et de Dieu, à l'intérieur du problème plus
général et combien délicat de la théodicée).
Victorin sous-démon et agent du Diable, c'est-à-dire de Dieu,
ou alibi démoniaque de Médard, et qui prend sur lui tous les péchés
de ce dernier? Ce serait trop commode, en particulier pour Médard
qui aurait les jouissances du crime et les avantages de l'absolution en
prIme.
L'explication généalogique comme l'explication théologique ne
tiennent pas à l'examen, elles supposent trop d'inexpliqué: ce sont
des parodies d'explication.
Le statut de Victorin, en effet, est indécidable. A peine aperçu
endormi au bord du Gouffre du Diable - bien curieusement! ce
beau jeune comte en habit brodé occupe concrètement la position
qui est la sienne moralement, sa vie ardente de pécheur le met au
bord de sa perte, et il ne s'en rend pas compte: il dort - il disparaît
dans l'incertain le plus flou: il faudra supposer, contre toute vrai-
Les Élixirs du Diable 77

semblance, qu'il a survécu à son effroyable chute, qu'il est sorti du


gouffre tout à fait fou et en même temps très lucide, devenu
Médard qu'il ne connaissait pas l'instant d'avant sa chute (l'a-t-il
seulement vu?). Cela demande bien des éléments factuels, qui ne
sont jamais donnés dans le texte qu'à titre de suppositions labo-
rieuses. Ne serait-il pas plutôt un double parprojection, une partie du
moi refusée et extériorisée par Médard, déjà assez survolté de désirs
affreux, pour mieux s'en défendre? Projeter un Victorin, le préci-
piter symboliquement au non moins symbolique Gouffre du
Diable, qui est comme le Tartare de la conscience, l'inconscient
- mais dont, tôt ou tard, remontent toujours les désirs larvaires et
les renvois de conscience - c'est déjà engager la lutte avec soi, avec
son double en soi. Selon Freud, la projection consiste en

une inclination à traiter [les inclinations internes] comme si elles n'agis-


saient pas de l'intérieur mais bien de l'extérieur pour pouvoir utiliser
contre elles le moyen de défense du pare-excitation 1.

Si Victorin n'existait pas, Médard aurait été amené à l'inventer:


il avait besoin de cet alter ego abominable, grouillant en bandoulière
de tous ses désirs inavouables et intolérables, à la fois pour s'en
défendre et pour se donner les moyens de les assouvir. Et pour lui
faire attribuer (cf le bon prieur Léonard qui, manifestement, veut
sauver son cher filleul, le bon petit Médard, qui a de si mauvais
camarades) ses propres méfaits.
L'une des plus saisissantes occurrences du double se situe à un
moment particulièrement critique pour Médard-Léonard, reconnu
par Aurélie comme l'innommable capucin qui a tué Euphémie et
Hermogène et tenté de la violer au château de F. La thèse de
Médard, jeté en prison, sa stratégie, ressemble à celle de M. Goliad-
kine: je ne suis pas moi... Médard a d'abord voulu s'esquiver, se
néantiser dans un nom imprononçable, un nom particulièrement

1. S. Freud,jenseits des Lustprinzips, 1920, GW, XIII, 29; SE, XIV, 136, fr. 58, in
Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF,
8' éd., 1984 (1'" éd., 1967), p. 347.
78 1 L'ombre et la différence

polonais, Léonard de Krczynski, de Kwiecziczewo (p. 521), puis,


démasqué comme faux Polonais, il demande de quoi écrire le
roman fallacieux de sa vie: «Je résolus de mettre par écrit le roman
qui devait me sauver» (p. 528). C'est là, comme par hasard, une
idée de son double, qui se fait entendre au creux du désespoir de
Médard:

Alors il me sembla entendre murmurer et siffier à mes oreilles:


« Fou que tu es, pourquoi te décourages-tu? As-tu oublié Victorin? »
Je m'écriai tout haut:
« Ah! la partie n'est pas perdue, elle est gagnée» (p. 528).

Ultima ratio du moi que l'on traque: Médard-Léonard va écrire


un roman habile, passant au plus près de la vérité, sur tout ce qui
s'est passé au château de F., simplement il se présentera comme
simple spectateur, et il mettra tout sur le dos de Victorin déguisé en
capucin. «M. Léonard» est victime, dans les esprits, d'une malheu-
reuse et fortuite ressemblance, sa malchance est d'avoir en Médard
un double... Le double, ainsi évoqué et mis en scène, est comme
convoqué: la séance nocturne d'écriture mensongère s'achève sur
l'evocatio du double, qui, avant de surgir du sol du cachot, surgit du
texte où Médard raconte l'histoire d'un double imaginaire de lui-
même, le vrai double survient à travers le plancher, comme remon-
tant des caves de l'esprit de Médard, de son inconscient. Hallucina-
tion? Médard ne le supporte pas, il s'évanouit. Mais quand il
revient à lui, il retrouve dans sa poche de gilet le petit couteau des
crimes récurrents et héréditaires que le double sauvage et nu,
hagard et triomphant, et en qui Médard, pour la première fois,
accepte de se reconnaître, lui a remis dans ce qu'il hésite désormais
à appeler un simple cauchemar ou une hallucination sans réalité.
Nous sommes en pleine incertitude, en plein fantastique: tout
pouvait s'expliquer par le délire psychologique, la projection, etc.,
mais le couteau? que faire du petit couteau? Le double Victorin a
ceci de caractéristique, qu'il a comme vocation d'accourir et, vrai
Antéchrist, de prendre sur lui les péchés, sinon du monde, du moins
ceux de Médard, ce qui n'est déjà pas mal. Agnus Dei qui tolZis pec-
Les Élixirs du Diable 79

cata mundi? Médard s'offre tout au long du roman la tension de


tous les désirs, la joie de tous les assouvissements, sauf un, l'assassinat
effectif d'Aurélie, en même temps que le bonheur d'échapper au
supplice cent fois mérité, grâce au très obligeant Victorin, qui se
précipite sans cesse au bon moment pour prendre sa place à la barre
des accusés ou sur la charrette des condamnés.
On échappe aux hommes, même aux policiers, aux juges, aux
prieurs, et aux lecteurs, mais l'on n'échappe pas à Dieu: Dieu a les
moyens de vous faire parler, et Médard va devoir se mettre à table,
pour écrire sa confession véridique, sans tricher cette fois. Le pre-
mier roman était une idée du double, surgi dans sa nudité obscène
du tréfonds de l'inconscient abominable de Médard aux abois qui
prépare sa fuite à travers un texte habilement mensonger: le double
lui apporte, outre la clé des champs, son outil de travail, le petit
couteau qui, depuis six générations, multiplie les crimes.
Médard, pour la première fois, reconnaît en celui en qui il ne
voulait voir qu'un odieux importun et un imitateur de soi, son
double: il se reconnaît. Et il s'évanouit: il refuse de suivre la voie
frayée et balisée par le double, la cavale sauvage, la guirlande des
crimes. C'est un progrès! Car c'est la première fois depuis les temps
de Léonard de Vinci que, dans cette famille possédée, on décline
l'offre du crime. En s'évanouissant, Médard renonce à Aurélie, à
violer Aurélie, à tuer Aurélie, or il a cette dernière dans le sang, il
renonce donc en général à la vengeance: il convient d'apprécier le
mérite de Médard à sa juste grandeur.
Cette interprétation êthico-psychologique tient fort bien, mais,
encore une fois, nous butons sur le petit couteau! Il s'est passé
quelque chose en dehors de «l'autre scène» de Médard. Ce petit
couteau nomade qui passe d'époque en époque, d'espace en
espace, de main en main, franchit toutes les frontières logiques, il
est la signature du fantastique, le corrélat objectif du surnaturel,
comme dans Véra, de Villiers de L'Isle-Adam, la petite clé du
caveau verrouillé, jetée par le trèfle de la porte à l'intérieur de
celui-ci et retrouvée par le comte sur le tapis après la nuit
d'amour passée avec sa femme revenue du tombeau. Ce couteau
80 1 L'ombre et la différence

vient du Diable par la main du double: théologie et psychologie


des profondeurs se rejoignent indiscernablement au bout du bras
nu du triomphant Victorin.
Les Élixirs du Diable sont l'histoire d'un départ du Paradis et
d'un retour au Paradis: le long trajet de Médard, parsemé
d'épreuves terribles, est un cercle, le succès, pour lui, est d'achever,
de fermer le cercle, que sa mort soit une naissance, une naissance à
la félicité éternelle, dont la félicité des enfances, au premier temps
de la vie, était une image et une préfiguration.
L'enfance au cloître du Saint-Tilleul, en Prusse, est un Age d'or,
au sein d'une bonne nature, sous la protection de deux mères - déjà
la duplication -, une mère naturelle que Médard aime par-dessus
tout, l'autre, l'abbesse du couvent voisin de Cisterciennes, une
noble princesse, et une mère de substitution qui prend en charge
l'éducation de Médard et son salut: nous apprendrons qu'elle est la
sœur de la Princesse de W., qu'elle a été fiancée au père de Médard,
lequel vient de mourir au Saint-Tilleul.
Toutes deux interviendront pour garder la piété et la vertu de
Médard au moment où elles chancellent, ainsi la mère de Médard
lui apparaît en songe au moment où il va accomplir l'erreur irrépa-
rable, épouser Aurélie sa demi-sœur (p. 555).
Le cloître du Saint-Tilleul, où Médard est élevé, est un Éden, un
Paradis avant la Chute. C'est là qu'il reçoit ses premières impres-
sions, le diapason qui donne toute la tonalité de sa vie: en harmonie
sublime avec la Nature réconciliée, les fresques peintes jadis par
celui dont il apprendra qu'il est son ancêtre, le peintre Francesco
repentant, sont un hymne à Dieu, repris par les voix des moines:

Mes premières images me retracent, comme à travers un voile, les char-


mantes images du cloître [...] j'entends encore murmurer autour de moi
la sombre forêt [...] Aucune bête venimeuse, aucun insecte nuisible ne
s'approche du sanctuaire des êtres bénis [rien n'interrompt] le silence
sacré, coupé seulement par les chants liturgiques des prêtres (p. 411).

Dans cet épisode calqué sur le motif des enfances du Christ, le


double fondateur, le double originaire de Médard, son ancêtre
Les Élixirs du Diable 1 81

Francesco, déjà présent à travers les œuvres par lesquelles il a


embelli la Nature, et fait du couvent tout entier un chant d'action
de grâces et une offrande à Dieu, veille sur son dernier rejeton, sous
la forme du «vieux pèlerin», du «vieux peintre». L'enfant promis
au salut, en conformité avec la promesse de saint Bernard apparu au
père avant sa mort, forme avec lui et avec sa mère une Sainte
Famille. Autre double, «l'enfant merveilleux» qui vient jouer avec
lui, Christ-enfant et frère idéal, «idéal du moi» pour le capucin pré-
destiné Médard, et qui vient jouer avec lui, qui lui apprend à faire
de tous ses actes, de tous ses jeux, un hymne à la Croix rédemptrice
(p. 412).
La belle Nature, pleine de voix perceptibles au seul poète, et
elle-même un double de son Créateur, dont elle chante la gloire, à
l'unisson des voix des prêtres et des Capucins, au couvent desquels
réside l'auteur-éditeur du manuscrit de Médard (p. 409). Les fres-
ques sacrées du Saint-Tilleul semblent avoir pris vie, comme les sta-
tues de l'église des Capucins, pour redoubler l'hommage de la
Nature à Dieu. Plus loin, le garde forestier, homme droit qui vit au
cœur des forêts, dans le sein de Dieu, in sinu Dei, déclare:

Oui, dans le murmure et le bruissement merveilleux de la forêt, je crois


réellement entendre des voix qui me parlent, des voix tout à fait particu-
lières, et j'ai l'impression que ce langage est la louange véritable de Dieu
et de sa toute-puissance, en même temps qu'une prière que la parole
humaine ne pourrait jamais arriver à exprimer (p. 479).

Chrétienne peut-être, mais au goût du temps, cette conception


romantique de la poésie est aussi celle, présentée sous un jour
humoristique, de l'étudiant Anselme, au début du Vase d'or de
Hoffmann, qui lui permet de déchiffrer les bruissements des feuilles
du saule au bord de l'Elbe parcouru des serpents d'or du feu d'arti-
fices qui embrase Dresde - Dresde la magnifique, qui, cent trente
ans plus tard, périra sous les bombardements barbares des Alliés
occidentaux! - et de voir des petits serpents verts dorés aux yeux
bleus, tout à fait irrésistibles.
A chacune des étapes de la vie de Médard, avant que ne com-
82 1 L'ombre et la différence

menee un nouvel épisode de turpitudes atroces, un hymne à la


Nature sert d'ouverture musicale (p. 435,451, par exemple).
Cette belle Nature exprime, chez Hoffmann comme chez
Médard, une poignante nostalgie, un désir de revenir à ce monde
d'harmonie avec soi, avec les autres, avec la Création dont
l'homme fait partie en continuité, mais dont il n'a cessé de vouloir
se séparer: les Élixirs sont écrits sous le signe et sur le ton de la Senn-
sucht romantique.
Cette Nature harmonieuse et célébrante, cette Nature orante est
aussi, à l'entrée du livre, le modèle de l'art agréable à Dieu, de la
bonne mimésis. Les fresques du Saint-Tilleul sont une des voix du
chœur, elles sont le fruit d'une bonne mimésis, parce qu'elles ont été
peintes ad majorem Dei gloriam, dans l'ascèse et le repentir, et non
plus dans le but orgueilleux et coupable de forcer les hommages
mondains des hommes et de rivaliser avec Dieu.
Suivre la bonne voie, c'est se joindre au cortège des arts, pein-
ture, musique, de la Nature et de la prière pour faire du monde, par
le moyen de l'art inspiré, une procession vers le Salut.
Mais si le but est clair, les voies sont obliques: la nature si
belle, loin du cloître, a son Gouffre du Diable, au bord duquel se
rend, avec un sûr instinct, Médard: comme par un geste manqué,
il y précipitera son double mauvais endormi au fond, ou au bord,
de son inconscient, en ce qu'il faut considérer, certes, comme un
crime, mais surtout comme une felix culpa, une faute heureuse, il
refoule le double, le renvoie vers le (Gouffre du) Diable. Et aux
modèles de la mimésis bonne s'oppose celle représentée par les
profanes rapins qui s'apprêtent à croquer «une Sainte Famille»
dans un esprit de dérision (p. 412). Leur art frivole ne saurait être
que convention et mondanité, et non ascèse, exercitation, élan
vers Dieu, Dieu découvrant dans le monde sa face à l'homme,
élévation de l'homme vers son Créateur. L'art des jeunes gens
sacrilèges n'est qu'un simulacre vide et mort: c'est l'esthétique du
double qui vient troubler l'unité, l'union de l'Homme dans la
Nature avec Dieu. Vient le temps de la Séparation, du dédouble-
ment, des errances après celui des enfances, mais ce temps, par le
Les Élixirs du Diable 1 83

fait de la grâce, est celui du Retour, de la réintégration de


Médard dans le cloître et dans son identité.
Tous les chemins mènent à Rome, mais à condition d'en reve-
nir, car Rome n'est plus dans Rome, Rome est devenue la Baby-
lone pontificale, un épitomé et une quintessence des horreurs du
siècle: Médard revient à la règle capucine, après avoir résisté à la
tentation de la sainteté et aussi de la papauté, lui, double du Christ,
en devenir le Vicaire terrestre et corrompu. Mais il n'a pas par-
couru encore tout le calvaire: la dernière station en sera le couvent
des origines.
Médard, sorti de ce dernier sur l'initiative du clairvoyant prieur
Léonard, qui l'envoie à Rome pour éviter pire au couvent, semble
tout de suite se perdre dans la forêt du monde. Il change de rôle au
gré du hasard, ce qui marque en lui une inquiétante absence d'iden-
tité définie: très vite, au château de F., il ne sait même plus s'il est
Médard. Comme Sosie sous le bâton de Mercure, il n'ose plus être
soi, et c'est le déferlement des (fausses) identités, Médard se raccro-
chant toujours cependant au nom de son prieur, Léonard, lequel,
comme nous l'apprendrons par la suite, n'a pas abandonné sa brebis
prodigue, et le fait suivre par ses agents jusque dans le secret du
cabinet du pape de Rome.
Commence donc la valse des doubles, et la longue marche de
Médard ne va plus être que trébuchements sur trébuchements.
Au sortir du couvent, Médard, comme tout jeune moine
échappé, ivre du désir érotique de retrouver l'inconnue du confes-
sionnal, renaît littéralement en s'imbibant des sucs enivrants de la
nature, qui valent bien de certains élixirs dont ce pécheur conscient
et organisé a emporté avec lui le flacon. C'est le mal qui le possède,
et le Diable qui tire les ficelles. Une première métamorphose
l'amène à s'identifier, à la faveur d'un concours de circonstances
apparemment fortuit, avec le comte Victorin. Ce dernier, double
réel ou ectoplasme psychique de Médard, devient le double accom-
pagnateur de Médard, qui se conduit de même à son égard, l'un
s'emparant à tour de rôle des vêtements de l'autre, en particulier de
cette robe de capucin qui circule dans tout le roman avant que
84 1 L'ombre et la différence

Médard ne la réendosse définitivement - l'habit faisant, à tous les


sens de l'expression, magiquement, le moine: celui qui l'enfile
(re)devient régulièrement Médard, dont il (ré)intègre la personna-
lité, l'histoire, le passé et les pensées. Victorin est aussi cette voix
singulière, bégayante ou bredouillante, voix de la démence, mais
aussi du désir et de la mauvaise conscience de Médard.
Médard, confondu avec Victorin par le chasseur de celui-ci,
puis par Euphémie, la maîtresse adultère qui devient celle de
l'autre en croyant rester celle du même, en jetant Victorin dans
l'abîme, en a absorbé l'âme: Victorin, le dément nu qui bondit
sur les épaules de Médard, ou le pourchasse comme un obsédé,
est la face sauvage du moine en fuite, la bête en lui. Pris par les
uns (Reinhold) pour ce qu'il est, pris pour Victorin par Euphé-
mie, Médard vient au château de F. pour y jouer les Valmont,
coucher avec la marquise et, si possible, séduire la Volanges
locale. Mais ce qui commence comme un chapitre de la vie au
château se termine comme un roman de Mrs. Radcliffe: il n'en-
dosse pas seulement la personnalité du libertin en chasse, il met en
œuvre aussi celle du moine déchaîné et sexuellement obsédé, tel
que l'antipapiste Matthew Gregory Lewis s'était plu à la camper
dans The Monk en 1797, ouvrage très apprécié de Hoffmann, qui
en fait, dans Les Élixirs du Diable, toute une réécriture'. Au châ-
teau de F., Médard est Ambrosio, le moine obscène et sanglant,
Aurélie est la pauvre Antonia, promise au même poignard du
moine dégoûtant, de son double opportun, si elle échappe au
moins à ses embrassements sadiques.
Le double de Médard fait sept apparitions, qui méritent d'être
étudiées, à la suite de Sarah Kofman. Tel est le chemin de croix de
Médard, ou les Sept Tentations du capucin, avant sa mort en état
de sainteté.

1. André Faure, «Du simple au double: du Moine de Matthew Gregory Lewis


aux Élixirs du Diable d'E. T. A. Hoffmann », Europe, 1984,62,659, p. 54-62.
Les Élixirs du Diable 1 85

Première apparition

Comme la conscience sur son chemin, le spectre sanglant de Vic-


torin se dresse devant Médard, au moment où, poursuivi, il veut jus-
tifier le double crime qu'il vient de commettre, en se prétendant l'ins-
trument de la vengeance céleste, ce qu'il est bien sans encore le savoir.
Commencent les «aventures de voyage», marquées par le refou-
lement du passé et la quête d'une identité. Il abandonne sa bure de
moine, adopte un nouveau nom. Il se confie aux soins du comique
coiffeur Belcampo/Schônfeld, qui possède le talent du bon capilli-
culteur de doter n'importe quel client de l'apparence qui convient à
sa personnalité. Examinant Médard-Léonard, il remarque qu'en lui
«plusieurs natures se heurtent» (p. 465). Damon le costumier se
charge de compléter la métamorphose de Médard. Ce dernier a
l'impression de mener enfin une vie nouvelle.
Mon âme ne trouva de consolation qu'en considérant toute ma vie
comme épuisée et vaincue - si j'ose dire - et lorsqu'il me sembla entrer
dans un être nouveau, animé par un principe spirituel où le souvenir
même de mon existence antérieure devenait de plus en plus faible et dis-
paraissait enfin tout à fait (p. 468).

Mais est-il possible de devenir un homme nouveau? «Je» n'est


jamais tout à fait «un autre»: sinon, que resterait-il du je que l'on
était? S'étant déjà symboliquement dédoublé en un M. Léonard où
subsiste, par le nom du prieur, le souvenir du couvent, Médard
mène une existence singulièrement irréelle, à laquelle il ne croit pas
lui-même, une existence fantomatique :
Il me semblait être un revenant qui continue à errer sur terre, bien que tout
ce qui l'attachait autrefois à la vie ait disparu depuis longtemps (p. 469).

Errant spectral dans une vie étrangère, exactement comme le


vieux peintre exilé entre Ciel et Terre, il en devient alors vraiment
le double. Se refait-on? Il suffira des tableaux du mystérieux étran-
ger pour que Médard soit confondu, que l'assassin reparaisse sous
Léonard, et que ce dernier s'enfuie, éperdu, sauvé du lynchage par
l'énigmatique Schônfeld.
86 1 L'ombre et la différence

Seconde apparition

Elle a lieu au cœur des forêts, chez le garde forestier (p. 479
et s.). Le double apparaît d'abord en songe à Médard - comme s'il
venait de son subconscient - sous l'apparence d'un dément en qui
Médard refuse de reconnaître ses propres traits. «Tu n'es pas moi,
tu es le Diable», s'écrie-t-il en rêve (p. 480), repoussant de ses der-
nières forces cette apparition vêtue en capucin. Mais le rêve
continue dans la réalité: un capucin fou est là, qui fouille les affaires
de Médard et semble fasciné par les effets du comte Victorin, qu'il
découvre. «L'effroyable rêve devenait réalité» (p. 480).
Victorin n'est pas un autre, il est deux en un, Médard et lui-
même, moine et comte. C'est le secret de sa démence plénière, tan-
dis qu'il ne fait que guetter et menacer Médard, lequel se fuit spi-
même vers sans cesse d'autres identités. La folie de Victorin, c'est
l'inteiférence, le recoupement, le recouvrement entre son moi ancien
et son nouveau moi, qui est celui de Médard. A soi-même son
propre double, il est celui de Médard, qu'il reconnaît admirable-
ment, tandis que ce dernier refuse longtemps de se voir en lui. Vic-
torin provoque Médard en un combat à mort qui est celui-là
même, selon Clément Rosset, du double et de l'original:

Il faut me suivre, disait-il, nous allons monter sur le toit, sous la girouette
qui chante un joyeux épithalame en l'honneur du hibou qui se marie. Là
nous lutterons et celui qui terrassera l'autre sera roi et pourra boire son
sang (p. 479-480).

Le retour à l'unique est un duel à mort entre le double qui vam-


pirise l'original et ce dernier qui ne peut mettre à mort le double
sans porter atteinte à son être propre.
Médard voit dans la folie sanglante du moine un avertissement
divin. Voilà ce qui le menace, il doit s'écarter le plus possible de ce
double, mais, ce faisant, il aggrave le dédoublement. En attendant,
Médard utilise Victorin comme projection et comme alibi.
Arrivé à la résidence du Prince, il change à nouveau de cos-
tume, s'attribue un nom polonais impossible (un non-nom !), Léo-
Les Élixirs du Diable 1 87

nard de Krczynski, de Kwiecziczewo - à prononcer vite, surtout


avec les vieilles dames de cour trop curieuses. Mais c'est un dédou-
blement de plus, en direction d'une non-identité, une fricassée de
consonnes. Ce n'est pas ainsi que Médard dédoublé se débarrassera
de son double et s(e ré)intégrera lui-même.
Sa ressemblance frappante avec Francesco son père, l'ancien
fiancé criminel de la sœur de la Princesse (l'abbesse, mais il ne le sait
pas encore), provoque autour de lui un profond malaise. Aurélie
orpheline apparaît à la Cour. Médard-Léonard est saisi à nouveau
de furieux désirs; la voyant danser avec un major dont l'apparence
lui rappelle le comte Victorin - c'est comme si son double maudit
enlaçait Aurélie, ce que lui-même a tant de fois essayé de faire au
château de F. -, il éclate d'un rire abominable, qui provoque le
scandale et en qui Aurélie reconnaît l'assassin d'Hermogène et
d'Euphémie.

Troisième apparition

Elle marque le « coup de théâtre », le tournant de la vie et du


roman-confession de Médard. Jeté en prison sur dénonciation
d'Aurélie, Médard se croit perdu. Léonard, désespérant de parvenir
à cacher son identité d'origine, Médard, commence par opposer
aux enquêtes pénétrantes du juge le paquet de consonnes, l'antidè-
nomination polonaise que nous lui connaissons. Même cet écran est
percé: le juge parle polonais, et il a fait faire son enquête aux lieux
mêmes dont a parlé Médard. Mais ce juge est le comble du réaliste:
c'est sur le terrain même des réalités que Médard pourra le rouler.
En effet, Médard avait oublié qu'il n'avait sans doute pas été le seul
à commettre les crimes du château de F.: et Victorin? Il avait
oublié Victorin, lequel se rappelle obligeamment à son souvenir, et
le double en lui suggère à Léonard, qui est le même que Médard,
de se présenter par écrit comme un autre que Médard, auquel il res-
semblerait, un presque semblable de Médard, ressemblant mais dif-
férent, autre, jouer sur les deux sens du concept d'identité, l'unique,
88 1 L'ombre et la différence

le seul, le vrai Médard que l'on pense tenir entre les quatre murs du
cachot, et qu'il s'agit simplement de confondre, de confondre avec
les identités mensongères qu'il présente de soi, et le semblable, le
second qui ressemble au premier, qui lui est identique au point de
faire croire qu'ils ne sont qu'un, alors qu'il sont deux mais qui se
ressemblent: élémentaire, cher Léonard! Médard se met au travail
avec enthousiasme. Le deux sauve la mise, la paire fait la malle, ni
vu ni connu, je t'embrouille: tel est le tour de passe-passe que
Médard le Malin compte jouer au juge. L'on serait en train de
confondre ce pauvre Léonard avec Médard. Il s'agit de prouver au
juge qu'il y a erreur sur l'identité, identification abusive et réelle diffé-
rence. Médard a besoin de mettre par écrit sa «confession» parce
qu'il lui faut accumuler le plus grand nombre possible de détails
d'autant plus vraisemblables qu'ils sont des détails vrais pour mieux
faire passer en contrebande un petit et ultime détail, anodin en
apparence et allant de soi, mais crucial, que le capucin Médard et
Léonard ne sont pas une seule personne mais deux. La vie par écrit,
c'est le romanesque et ses sortilèges: rien de tel pour entortiller un
juge lecteur moderne. Pour cela, Victorin vient à point tenir le rôle
qui a bien été le sien, du moine au couteau. Allez vous y recon-
naître: il s'agit de faire voir double au plus sobre des juges, rien de
plus facile, en fait, car c'est un homme de l'âge réaliste. Et Médard
est tout près d'y arriver, d'autant qu'il ne fait qu'anticiper sur ce qui
se passera dans les faits: on a d'autant mieux capturé le capucin
qu'il a été amené en ville par le garde forestier et ses fils en même
temps que le vrai Médard y venait faire le Léonard à la cour du
prince, marchant sur les pas, sans le savoir, de son propre père. Le
capucin a tout avoué avec la dernière complaisance, le double Vic-
torin sauve l'original Médard, mais il lui vole son identité. En un
premier temps, le salut et la fuite est bien de s'instaurer le double de
son double. Mais rien n'est réglé.
Médard tente ce que Hermann Karlovitch, le héros de La
Méprise de Nabokov, va tenter en 1932, réussir le crime parfait en
faisant passer son double pour soi-même et soi-même pour la vic-
time, alors que Hermann Karlovitch est l'assassin bien réel de son
Les Élixirs du Diable 1 89

pseudo-double Félix: de même que Hermann Karlovitch prétend


écrire un roman qui soit une œuvre de génie à la hauteur de la per-
fection de son crime, Médard veut réaliser le même tour de passe-
passe littéraire, couvrir son crime d'une fiction indébrouillable.
Mais l'un et l'autre ne peuvent qu'échouer, seul un texte véridique
est génial, car Pouchkine l'a écrit dès 1830:
Genij i zlodejstvo
Dve vescci nevsovmestnye.
Un crime et le génie
Sont deux choses incompatibles.
(Mozart et Saliéri, 1830.)

Le crime et la littérature «sont deux choses incompatibles» : il n'y


a pas de bonne littérature vantant, couvrant ou glorifiant le crime,
comme le crime ne peut revendiquer une perfection quelconque, il
n'y a qu'un mauvais texte, comme il n'y a qu'une mauvaise action.
Hermann Karlovitch rate son livre comme il a raté son crime,
Médard n'écrit pas son roman mensonger, car le texte qu'il médite,
c'est l'apologie et la dissimulation du crime, et le double apparaît au
bout du texte pour relancer Médard sur la voie du crime.
Le double intervient deux fois (p. 523-524 et p. 528-529),
d'abord comme une voix puis en personne. L'important, le vrai
«coup de théâtre», au chapitre portant ce titre, est que Médard qui,
jusqu'à présent, méconnaissait son double, le repoussait, reconnaît
d'abord sa propre voix (p. 524) puisses traits personnels (p. 529).
L'épisode du cachot est un tournant parce que c'est une longue
scène de reconnaissance, or l'on sait que ces sortes de scènes sont ce
qui dénoue l'intrigue traditionnelle: Médard n'a pas fini ses aven-
tures ni ses crimes, ses tentatives de crime du moins, mais cesse le
temps des erreurs, et donc des errances. Non seulement il se recon-
naît lui-même dans le double «hagard et triomphant », mais ses
yeux se dessillent sur le vieux peintre en qui il voyait un persécu-
teur, une figure du Diable. Le dominicain du rêve, quand Médard
croit passer devant un tribunal ecclésiastique, ce qui annonce un
épisode réel à Rome plus tard (p. 592-595), se révèle être le vieux
90 1 L'ombre et la différence

peintre, et Médard comprend que ce double n'était pas le Diable,


mais son tuteur, son ange gardien: ce fantôme accompagnateur
révèle son identité de double protecteur parce que Médard s'est
enfin reconnu avec horreur dans son double vraiment diabolique
Victorin, et parce que Médard a par là choisi de s'engager sur la
bonne voie.

Dernières apparitions du double

La quatrième apparition du double marque une régression.


Ayant envahi la chambre d'Aurélie, sa fiancée, pour la violer,
Médard est mis en fuite, au moment où il allait enfin posséder une
Aurélie curieusement consentante, par le fantôme d'Hermogène: la
scène du château de F. se répète. Mais ce qui est nouveau, et regret-
table, c'est que Médard songe à faire alliance avec son double, qui
l'encourage à prendre Aurélie «vite» (p. 541). Ce rapprochement
avec le double, en qui, désormais, il tend à voir un pur produit de
son imagination, marque une intériorisation du double: le méca-
nisme de défense par la projection ne fonctionne plus, et jamais
Médard n'est aussi proche de la chute, car jamais il n'aura été aussi
proche de l'accomplissement de ses vœux, la possession d'Aurélie,
ce qui aurait été une catastrophe fatale, l'union incestueuse plénière
avec la demi-sœur (Adieu, sainte Rosalie, vive le stupre dans la
transgression, et bonjour, une longue lignée de petits monstres au
couteau!) et aurait marqué la victoire continuée du Démon.
C'est, en fait, heureusement, le début du combat: comme pour
M. Goliadkine, dans Le Double de Dostoïevski, les relations entre le
double une fois reconnu et l'original marquent une phase de rap-
prochement qui prélude à une vive hostilité. M. Goliadkine envoie
son « cadet» mener les intrigues que lui-même n'ose entreprendre
mais dont il rêve: de même, le double de Médard passe son temps
à le faire se jeter comme une bête en rut sur la pauvre Aurélie, qui
se défend mal.
Au moment où Médard, négligeant les avertissements de sa
Les Élixirs du Diable 91

conscience comme les larmes de sa mère apparue en songe, part


épouser Aurélie, son double apparaît à sa vue, enchaîné sur la char-
rette qui le mène au supplice, vivante image du sort qu'il a mérité
et qui l'attend, châtiment normal du crime, de l'inceste (commis
avec Euphémie) et du sacrilège (Médard, ordonné moine, a reçu
l'onction sacrée, et il va se marier !). Médard, devant ce tableau par-
lant de sa vérité et de son avenir, devient fou, il s'identifie à son
double, c'est, au sens propre du mot, une schizophrénie qui éclate,
un clivage de son moi se produit, il projette sur Aurélie l'interdit et
la transgression, la traite en ennemie et, du petit couteau prédestiné
qu'il tire de sa poche, frappe ...
Mais, heureusement, il n'a fait que s'en prendre à lui-même, se
blesser lui-même de son petit couteau, et il s'enfuit hors de la ville.
Commence une effroyable lutte entre les deux doubles. Victorin
s'est enfui avec lui, et ne le lâche plus:
[...] à peine eus-je fait quelques pas que, bondissant hors du fourré, un
homme sauta sur mon dos et de ses bras me serra le cou. En vain, je cher-
chai à m'en débarrasser: je me jetai à terre, je me frottai l'échine contre
les arbres, tout était inutile.
[...] - Hi L.. Hi L.. Hi ! petit frère ... petit frère ... toujours, toujours, je
suis près de toi ... Je ne te lâche pas... Je ne te lâche pas... Je ne puis pas...
cou ... courir, comme toi. Il faut que tu me por... portes... Je viens de
l'écha... l'échafaud... On a voulu me rou... rouer... Hi! Hi L..
Ainsi riait et hurlait le terrible spectre, tandis que moi, puisant des
forces dans l'horreur que je ressentais, je bondissais comme un tigre
étreint par les nœuds du serpent boa.
Je me précipitais contre les arbres et les rochers, pour le blesser griè-
vement sinon le tuer, afin qu'il fût obligé de me lâcher. Alors il ne faisait
que rire plus fort et c'était moi seul qui éprouvais une douleur subite [...]
(p. 557).

Médard pressent confusément que le double, c'est lui-même,


que le double est en lui-même, qu'il n'est pas un étranger, un
inconnu: c'est le début de la cure.
C'est d'abord le moment de la crise. Le combat se termine sans
issue claire, par la chute de Médard en catalepsie et par son réveil à
l'asile, en Italie, terre de lumière, royaume des clefs de saint Pierre,
92 1 L'ombre et la différence

où Médard, recueilli par son double ludique Schônfeld (re)devenu


Be1campo, a fini par arriver quand même, car, encore une fois, tous
les chemins mènent à Rome...
Aller à Rome, c'est revenir à soi, à sa vocation, affronter le
double pour s'en défaire, Rome sera pour Médard un martyre et
un calvaire, où il gagnera le droit de revenir au couvent qu'il a
quitté. La page 558, déjà citée, ramasse en un paragraphe la désinté-
gration de la personnalité que traverse Médard et le rassemblement,
cette fois définitif, de son moi. Schônfeld/Belcampo l'a trouvé
gisant dans la forêt, l'a recouvert de sa bure de capucin, abandonnée
près de lui par le double dément reparti galoper nu comme une
bête dans les buissons comme devant: désormais, Médard reviendra
dans Médard, c'est la fin des changements de nom, des jeux de rôles
et des déguisements, l'habit (re)fera le moine.
La troisième partie de la vie de Médard est, à Rome, une
longue expiation des péchés, un long exorcisme du double. Dans
un cloître de Capucins, près de Rome, le jumeau de celui de B.,
Médard découvre une copie du tableau représentant sainte Rosalie:
bouleversé, il confesse au prieur, Léonard bis, tous ses nombreux
péchés. Il tente une terrible pénitence; descendu « dans le déposi-
toire du couvent où l'on mettait les morts» (p. 568), Médard espère
renaître. Mais c'est en vain, car, comme le lui explique le spectre
d'Euphémie, sa première victime,
ta torture est en toi, et elle ne te tue pas, car tu vis en elle. Ta torture est
la pensée du sacrilège que tu as commis, et cette pensée est éternelle
(p. 569).

Les pénitences et les mortifications malmènent son corps, mais


glissent sur son âme rebelle. A Rome, Médard reprend inlassable-
ment ses errements initiaux, le démon de l'ambition lui fait rêver
d'une brillante carrière auprès du pape, sinon d'une carrière de
pape, mais il rencontre dans le Souverain Pontife son double et son
maître en matière d'ambition, de fausseté et de vice. Pris un temps
entre le parti dominicain et le parti capucin, il assiste au martyre du
Père Cyrille, le gardien des reliques du couvent de B. Médard
Les Élixirs du Diable 1 93

entame une carrière publique de «saint », le peuple des rues lui voue
un culte dont le Saint-Père prend ombrage, Médard, cependant, ne
s'oublie pas, tout en se complaisant à imaginer son propre martyre
(p. 596). Médard surmonte ces derniers assauts de l'orgueil diabo-
lique: il a voulu s'instaurer double imposteur du vicaire du Christ
(place déjà occupée par un imposteur du même acabit) et saint pour
la montre comme jadis éloquent saint Antoine. Son bon génie Bel-
campo/Schënfeld, devenu montreur de marionnettes et buffone, lui
dessille les yeux sur ce qu'il est et sur les comédies qu'il se joue à lui-
même comme il les joue aux autres. Médard n'a plus qu'à
reprendre son bâton de pèlerin et à retourner en Prusse, à son cou-
vent de B.
La sixième apparition est à la fois une rechute et une victoire sur
le double. Le Frère Médard assiste, aux côtés du prieur Léonard qui
le surveille et pourra attester de son innocence, à la prise de voile
d'Aurélie chez les Cisterciennes de l'abbesse, la seconde mère de
Médard. Dévoré du désir lancinant d'assassiner Aurélie qui lui
échappe pour toujours en devenant Sœur Rosalie, il retourne le
désir furieux et frustré qu'il éprouve en pulsion de mort contre
l'objet de celui-ci, la fiancée qui le trompe avec le Christ, son
double idéal de Capucin, qui est aussi l'époux céleste de toute reli-
gieuse, le Fils de Dieu. Assis près du prieur Léonard, il résiste aux
appels, en lui, au meurtre. Mais le double, lui, répond: il surgit
soudain, renverse furieusement ceux qui prétendaient l'arrêter et
plante le petit couteau familial dans le sein de la vierge, qui meurt
en pardonnant à Médard et en lui promettant son intercession
auprès du trône céleste où la vierge et la martyre, la sainte et la
malheureuse va comparaître dans un instant: « Sancta Rosalia, OTa
pro nobis! 1>, s'exclame la foule tombant à genoux, vox populi qui
sanctifie la jeune sœur qui, désormais, se confond avec son double
et son modèle (p. 616). C'est donc porté sur la vague de la clameur
du peuple rassemblé, ecclesia catholica, Église universelle, que
Médard, qui a résisté au double profond, se convertit enfin: son
cœur rebelle et ardent se brise, et du tableau qu'il a peint jadis de
sainte Rosalie, mais enfin purifié de ses blasphèmes impliqués,
94 1 L'ombre et la différence

racheté et sanctifié par le martyre de celle qui est l'ultime descen-


dante de son impie modèle, descend le vieux peintre pour annoncer
au monde, urbi et orbi, le salut à Médard, enfin repentant... La dou-
ceur et le sang de Rosalie - Aurélie n'est plus, ne vit plus à jamais
que Rosalie, la sainte - roses de sang et sang des roses de la grâce,
parfum des roses et fleurs de l'amour à jamais, ont fait ce que nulle
pénitence, même les plus dures, n'ont pu faire: la fin prochaine de
Médard sera la fin de ses épreuves, la rédemption des péchés de la
race maudite qu'il a exterminée autour de lui, par double interposé,
et en lui, et la paix du tombeau ensevelira l'ancêtre et ses longs
tourments, la cause et la souche du mal (p. 617). Les Élixirs du
Diable sont un auto sacramentale se terminant sur l'apothéose des
champions de Dieu et sur la déroute de Satan et de ses suppôts.
Le vieux peintre réapparaît une dernière fois au moment de la
mort du Frère Médard, pour que le très borné bibliothécaire puisse
rédiger son témoignage, la «Note finale du Père Spiridion », d'au-
tant plus digne de foi que l'auteur est bien incapable de rien inven-
ter, son honnêteté lui tenant lieu de tout. Le spectre du vieux Fran-
cesco est revenu une dernière fois pour veiller à l'accomplissement
des promesses de salut faites à Médard, à ce double de l'enfant divin
parvenu au terme solennel de sa passion, et l'arracher aux derniers
assauts du double (p. 621).
Le double enfui n'a pu être retrouvé: enfant du Prince de ce
Monde, gageons qu'il demeure en vie pour hanter les halliers de la
Nature déchue qu'il souille et signe de sa présence. Projection
médardienne ou hallucination collective, reste le petit couteau
planté dans le corps de Sœur Rosalie: le double règne et régnera en
ce bas monde, qui est le double pâle du seul monde réel, le monde
céleste auquel accède la sainte avant de tendre une main secourable
au grand réprouvé repentant. Pour être sauvé, Médard a dû se libé-
rer de son double, s'instituer en mourant le double solide de son double
terrestre, et, pour cela, s'en dédoubler, abandonner le vieil homme
en lui, son vieux compagnon, le vieux double: l'unité, la réintégra-
tion n'est pas d'ici-bas, elle ne peut se faire que dans l'autre monde,
l'autre vie, la vraie vie.
Les Élixirs du Diable 1 95

Au cours du Requiem - que Médard repose en paix, requiescat


in pace: il a mérité au moins le repos - chanté par ses frères capu-
cins, «une très forte odeur de roses» se répand dans l'église
(p. 621), signe terrestre du succès au ciel de l'intercession au Ciel
de la Princesse des Roses en faveur de l'âme de Médard, nouvel-
lement présentée: rosalia, offrande et sang qui s'est fait roses de la
grâce, celle-ci est accordée à Médard, le salut lui est donné, il
repose désormais dans le sein de Dieu avec tous les siens que, Bon
Berger, il a sauvés ...
Toute activité artistique est représentation, re-présentation
d'une réalité pareille ou autre, toute esthétique est de re-produc-
tion: tout art est du double, re-présenter, c'est faire de la réalité une
deux réalités. Platon tranche le nœud gordien de toute philosophie
en toute rigueur: l'être n'est pas du côté du simulacre, qui n'est
qu'apparence d'apparences, sans «le chaud et le mou» de Cratyle,
sans Cratyle, pur mirage tout à fait inconsistant, illusion d'optique
et fantôme inane. Pour Aristote, par contre, nous l'avons vu, le fic-
tif participe également des deux ordres, le sensible et l'intelligible,
l'art est l'imitation de la vie, dans le sens où il est recréation en acte
de la vie, semblant qui est vrai: mimésis est poiésis. Les œuvres de
l'art participent de l'être sur un mode intermédiaire entre celui-ci et
le néant: une œuvre d'art, ce n'est pas rien.
Mais tel est le drame de la mimésis et l'enfer du double: toute
imitation en acte double et redouble l'action qu'elle imite, ajoute à la
réalité sa représentation, en fait une re-présentation, une représenta-
tion ontologiquement superflue. Plus grave: elle déréalise la réalité,
car chacun, objet et copie, s'institue copie de l'autre, autre de l'autre,
copie de copie, et commence la dialectique proprement infernale
décrite par Clément Rosset (p. 91). On n'en sort pas: ce que l'on a
perdu, c'est la réalité..
Les choses sur terre vont par deux: elles-mêmes et leur repré-
sentation, dès leur reflet dans la prunelle puis sur la rétine de l'être
regardant que l'homme est par excellence. Les choses du monde
tombent dès lors sous les coups de l'implacable dialectique qui pré-
side aux relations entre le double et l'original: la représentation de
96 1 L'ombre et la différence

la chose, double de la chose originale et sentie comme plus vraie,


plus réelle, de plus en plus réelle, que la chose qui s'institue double
pâlissant de son double, lequel se colore et s'étoffe de la substance
que la chose blêmissante semble perdre. C'est vrai, en particulier,
de la naïveté réaliste, qui s'astreint à un aussi fantasmatique qu'il est
laborieux (photo)copiage, exact et scrupuleux d'un réel mythifié
par les sciences cognitives, sociologie d'Auguste Comte, physique
et biologie expérimentale de Claude Bernard: l'art, en fait, c'est la
réalité, mais une réalité plus vive, plus haute en couleur, plus frap-
pante. L'esthétique réaliste est une esthétique du double, avec tout
ce que cela comporte de déréalisant et d'aliénant.
Au temps d'Hoffmann, on pouvait encore dénoncer l'enfer de
la duplication en recourant aux notions transcendantes de Dieu et
du Diable, les deux compères doubles l'un de l'autre. Mais, de nos
jours, Dieu est mort, et le Diable en congé indéterminé, le double,
lui, s'en porte d'autant mieux, évidemment. Mais la problématique
reste inchangée en ses termes fondamentaux, tronquée qu'elle est de
toute métaphysique: l'absurde a occupé la place et la fonction de la
transcendance, de même que le theatrum mundi, si l'on refuse l'hy-
pothèse d'un divin spectateur-metteur en scène, n'est plus qu'un
très innocent et superflu divertissement ludique gratuit auquel nos
ancêtres «baroques» auraient eu la curieuse idée, entre 1580 et 1640,
de se livrer, méritant bien le nom dont nous les affublons', avant
que le contrôleur Malherbe vienne y mettre le holà. Mais, dans un
cas comme dans l'autre, l'enjeu a toujours été grave, il n'yen a pas
de plus grave: sommes-nous acteurs inconscients enrôlés dans une
comédie qui se joue sur les tréteaux du néant, devant une salle vide,
ou bien jouons-nous la comédie de notre salut devant un Spectateur
qui est en même temps notre metteur en scène et notre Juge
suprême? Dédoublés en un acteur et en un personnage qui n'est pas
le nôtre, comment devons-nous jouer le rôle qui nous est imposé et

1. Un livre est à lire, et qui recoupe plus d'une fois la problématique du double
pour l'époque dite baroque: Didier Souiller, La littérature baroque en Europe, Paris,
PUF, 1988. Nous renvoyons nos lecteurs à cette étude excellente.
Les Élixirs du Diable 1 97

dont dépend notre salut (Calderon, El Gran Teatro dei Mundo,


vers 1645)? De même, l'art du double est-il défi à Dieu, hymne au
Créateur ou Création corrigée à partir d'une réalité sans origines et
sans fins dernières, donné amorphe dont l'homme tire simplement
une statue? Où que l'on se trouve, depuis l'époque baroque jusqu'à
nos jours, nous nous heurtons, dès que nous prenons la plume, le
pinceau ou le burin, mais aussi dès que nous portons les yeux sur le
livre, le tableau ou la statue, au problème, à l'existence et à la légi-
timation du double.
Médard délire, déraille au sens étymologique de ces deux
mots, à partir du moment où il prétend sculpter la statue de lui-
même, Pygmalion de soi, il se dédouble en prédicateur éloquent,
il va de sermon en sermon, de chaire en chaire se forger orateur
génial et saint. Singe de saint Antoine, en fait saint Antoine
retourné depuis qu'il a vu à demi nue la sœur du maître de cha-
pelle, courant après les tentations sexuelles que le glorieux ermite,
lui, avait bien su repousser - le Diable, ayant raté avec ses batail-
lons érotiques enchanteurs, n'a-t-il pas recours à une tentation à la
fois plus basse et supérieurement efficace, avec ses bouteilles de
bon vin, celle de l'ivresse, de l'illusion d'une puissance d'un autre
ordre, toujours disponible et, sans fatigue, renouvelable, celle-là,
mais plus sûrement destructrice? - il imite en acte la sainteté, sa
première dupe étant lui-même quand il se croit réellement
devenu saint Antoine, la seconde étant le popolo romain qui court
après « il Santo! ») le Frère Médard qui se mortifie en public aux
carrefours de la Ville au grand dam du successeur de saint Pierre,
lequel lui médite benoîtement mille morts toutes plus affreuses les
unes que les autres.
Comme Médard se sculpte en saint Antoine redivivus, le vieux
peintre en son jeune temps, à force de l'imiter, a pensé être
devenu Léonard de Vinci: lui qui, jusqu'à sa mort, a fait le par-
cours de l'erreur jusqu'au bout, puis, montrant la voie et l'issue à
son dernier rejeton, s'est repenti, converti, retourné pour accom-
plir le trajet inverse, revient pour avertir, guider, ramener
Médard sur le droit chemin, procéder à l'involution et à l'implo-
98 1 L'ombre et la différence

sion de la race fautive' née de sa présomption d'artiste et de son


pacte fatal. Médard est la chance d'un anti-destin, pourvu qu'il le
comprenne et le veuille - car telle est le liberté du pécheur: la
grâce ne descend sur lui que s'il la veut - pourvu qu'il abjure le
double.
A l'origine de la vocation du peintre, de l'acteur, de l'écrivain
est la «blessure narcissique»: éperdus, ils se mirent dans les yeux
d'autrui, dans le monde, sur la feuille blanche, la toile, ou ils
pêchent leur reflet, dans les profondeurs du miroir du marbre.
Étreints par un inguérissable doute sur soi qui les lance dans une
quête de leurs origines", de leur vraie vie ou de leur imaginaire de
prédilection, les artistes sont des êtres qui ne cessent de susciter des
doubles, doubles possibles, doubles rêvés, doubles non advenus,
doubles regrettés. Par le succès, ils recherchent une assez vaine
garantie de soi, une image de soi vaine de n'être rien ou presque
dans l'espace ou dans le temps, mais qui, à leur yeux, prouve leur
existence auprès du public. En filigrane à travers toute œuvre, dans
tout tableau, livre ou sculpture, se devine l'autoportrait de
l'homme en artiste. L'artiste, ce sont ses œuvres, Michel-Ange,
c'est, à Florence, le buste de Brutus ou le Davidjeune. Bartolomeo
Colleone, pour moi, c'est Verrochio qui s'avance. Que m'appren-
dra sur son art Buonarotti revenu sur terre? Rien que je ne sache
déjà par ses œuvres.
Mais l'artiste désespère, car Narcisse finit par mourir d'aimer
son image, ce qu'il est, encore une fois, pour et par les autres. L'artiste

1. Le Diable est vraiment l'être le plus à plaindre qui se puisse concevoir: il


manque toutes ses entreprises, de Faust à Melmoth, finalement la justice de Dieu a tou-
jours le dernier mot. Mais The Monk? Le Diable roule Ambrosio, le sauve du cachot
et du supplice moyennant son âme, mais c'est pour se payer au plus vite, en envoyant
le moine odieux se fracasser à l'abîme et y agoniser longuement. Ce n'est, cependant,
que justice sur la Terre comme au Ciel, et ce Diable jésuite et bon catholique, encore
et toujours, a travaillé ad majorem Dei gloriam, en dépit que le papiphobe Matthew
Gregory Lewis en ait eu.
2. C'est la thèse de Marthe Robert, in Roman des oriçines et origines du roman,
Paris, Gallimard, « Teh, 1977 (1re éd., Grasset, 1972).
Les Élixirs du Diable 1 99

meurt dans les yeux du public, son tombeau c'est son public. Le
monde l'a connu, et lui, il est resté à ses propres yeux un mystère
angoissé. Car s'aimer en miroir est l'erreur par excellence. C'est
croire que le sujet, le moi, peut être objet, objet d'un regard même
si c'est, grâce au miroir, du mien. C'est m'aliéner à mon petit
double dans l'œil et, de là, dans l'esprit de l'autre, à mon double
pupillaire qui danse sur le cristallin d'autrui. En me rendant ainsi
dépendant de ma gloire problématique, je me dédouble, je dépends
de ce que je suis sur le film de la caméra qui est comme la rétine de
celui pour qui je n'existe que s'il me regarde, je m'institue, angoissé,
en double de mon double, qui seul compte, je m'exténue à la confec-
tion et à la poursuite de mon reflet partout où je puis le saisir sinon
le contrôler. La blessure narcissique est de ces blessures que l'on ne
guérit pas, que l'on entretient, et dont on meurt.
Le salut vient de l'abandon du miroir de la sorcière, l'acteur sera
sublime quand il se sera oublié, l'amoureux quand il se sera donné.
Vermeer génial se peint de dos dans son Atelier, le modèle de face, et
c'est une incroyable irradiation de bonheur et de presence'. Car je
suis à moi-même ma propre Gorgone, et aucun miroir ne me sau-
vera, Persée malheureux, de la pétrification, si je m'attarde trop
devant la glace. Déprenons-nous du miroir, qui nous distrait de
nous comme il nous détourne des autres. Il faut renoncer à l'idée
que le moi puisse être saisi dans une réplique qui permette au sujet
de se saisir lui-même comme un autre. Je ne puis connaître que ce que je
suis pour les autres, mais ce que je connais alors ce n'est pas moi,
c'est ce que les autres croient connaître de moi. Décidément, le
double n'existe pas, sinon comme leurre du néant.
Revenons à la grande idée romantique, cessons de nous séparer,
pur esprit, spectre ascétique et desséché, du monde pour le
connaître, comme si ce recul en esprit, ce quant-à-soi inhabitable,
déshumanisant nous donnaient seuls une perspective sur un univers
dont nous ne serions pas censés faire partie: le plus grand monarque

1. C. Rosset, 1976-1984, p. 111.


100 1 L'ombre et la différence

du plus grand empire du monde est à soi le premier de ses sujets, et


il est partie continue de son royaume, seul le savant et le penseur
croient indispensables de se retirer sur l' Aventin de leur science:
nous ne pouvons, en fait, comme dit le moderne Francis Ponge,
que co-naître, naître avec le chaos et le monde et ordonner le cosmos
sous le régime de notre logos continu avec l'univers.
L'image, encore une fois, tue le modèle, le double vampirise
l'original: l'artiste rêve d'un art qui ne soit point du double, du
diable, qui échappe à la malédiction de la duplication et du narcis-
sisme obsédant.
Toute particularité de la peinture répond à une particularité du peintre
lui-même [car lejugement du peintre] l'oblige à se copier lui-même [...] Le
plus grand défaut des peintres est de répéter dans une composition les
mêmes mouvements et les mêmes visages et draperies, et de faire que la
plupart des visages ressemblent à leur auteur'.

Tout grand peintre, tout grand écrivain, tout grand écrivain,


tout grand musicien, Vélasquez, Stendhal, Mozart, sont reconnais-
sables à l'instant parce qu'ils sont inimitables, dès le premier coup
d' œil, dès les premiers mots, dès les premières notes, car ils sont
eux-mêmes, sans doubles, et ils ne daignent être les doubles ni
d'eux-mêmes ni de quiconque.
S'il n'est pas possible d'échapper au narcissisme naïf, du moins le
grand artiste doit-il se soumettre à une observance stricte des lois de
la nature et, ce qui peut sembler choquant à un esprit d'au-
jourd'hui, à un respect de l'opinion reçue en art :
Note les belles parties d'un grand nombre de beaux visages dont la beauté
est confirmée par l'opinion commune plutôt que par ton propre juge-
ment, car tu pourras te tromper en choisissant des visages semblables
au tierr',

C'est une invitation à l'académisme, au respect des canons établis


de la beauté, contre les dangers de l'individualisme et du subjecti-

1. Léonard de Vinci, La peinture, Paris, Hermann, «Miroir de l'Art », p. 185. Cité


par S. Kofman, 1975, p. 121.
2. Ibid.
Les Élixirs du Diable 101

visme en art : le meilleur moyen de lutter contre l'autoportrait est le


respect des lois de la nature. Déjà les lois nouvellement formulées de
la perspective dépossédaient l'artiste de son point de vue au profit de
celui du spectateur; une imitation rigoureuse de la nature sous le
contrôle des Anciens garantira une impersonnalité de la création qui
manifestera l'humilité du peintre. Cette ascèse éthique -le peintre de
la Renaissance comme le peintre d'icônes russes n'abordaient leur
chevalet qu'après s'être purifiés par la prière, et même après avoir
communié - écarte de l'artiste les risques de la folie: l'œuvre n'est pas
vertige de la création prométhéenne d'une réalité autre ou d'une réa-
lité corrigée, mais humble hymne aux œuvres de Dieu. En effet, le
fantasme orgueilleux du peintre ou du sculpteur est d'être Pygma-
lion, donner la vie, «le mou et le chaud », à la forme, au simulacre, au
double qu'il forge et qu'il fige, de la Création.
Singe de l'artifex sublime, le peintre, devenant fou, voit son
tableau se conformer à son désir, s'animer: mais c'est de sa propre vie,
de son propre sang, ou du sang du modèle dont il trace la copie:
Je suis le vautour rouge et je peins lorsque j'ai fait un repas de rayons
colorés. Je sais peindre lorsque j'ai pour vernis du sang chaud... et c'est
ton sang qu'il me faut, petite Princesse!

s'écrie, inspiré, le peintre fou Ettlinger en sortant un «petit couteau »',


qui ne laisse par de faire penser au petit instrument d'égorgeteur qui,
dans les Élixirs, se transmet de génération en génération parmi les fils
du vieux peintre, tous «artistes» à leur manière. Car, pour peindre,
pour dérober son âme ou son double au modèle et en animer la repré-
sentation qu'il en fait, l'artiste a vendu son âme au Diable, ou, artiste à
vendre, il ne demande qu'à le faire. L'image peinte est souvent, chez
les Romantiques, assimilée au reflet volé en miroir. Nombreux sont
les récits de portraits maléfiques qui ont capturé et retiennent, même
au-delà de sa mort, l'âme du modèle, à jamais conservé, vivant et
agissant avec des facultés et des pouvoirs supérieurs. Il convient, à ce

1. Hoffmann, Le Chat Mu", Paris, Gallimard, « L'Imaginaire », 1980 (l " éd., en


allemand, 1819-1821), p. 159.
102 1 L'ombre et la différence

propos, de citer The Picture of Dorian Gray d'Oscar Wilde, qui vit,
évolue à la place de son modèle, épinglé à vie sur son irréelle beauté
du moment où le portrait fut peint: le tableau vit, vieillit, enlaidit,
inscrit les stigmates des vices effrénés auxquels se livre, intouché par le
temps, comme un tableau desoi-même qui serait doué demobilité, l'immor-
tellement beau Dorian, Grec mais de Bas-Empire, que l'on retrouve
mort, poignardé par soi-même au moment où il voulait lacérer ce
double qui avait dévoré sa vie, recroquevillé et convulsé de vieillesse
hideuse, nœud écrasé des stigmates tombés du tableau sur le modèle,
tandis que le portrait restitué miraculeusement dans sa splendeur
pérenne de jadis, resplendit pour toujours sur le mur de la chambre
d'enfant de Dorian Gray. Dans Le Portrait de Gogol (1835), un
étrange et terrible usurier continue par-delà la mort à nuire efficace-
ment, au moyen du tableau qui le représente, à son prochain. La Cafe-
tière (1831), Onuphrius Wphly (1832), Omphale ou la tapisserie amou-
reuse (1834) sont des histoires, passablement parodiques, comme
l'indiquent leurs titres, d'images qui s'animent: Théophile Gautier se
moque parce qu'il est Jeune-France, et qu'Hoffmann, après 1830, est
passé de mode, mais chez Gautier la pensée persiste, funeste, que la
«vraie vie» est celle de l'objet représenté... 1.
Francesco le vieux peintre, élève de Léonard de Vinci, et Médard,
disciple de soi-même, ont été d'abord animés d'un véritable enthou-
siasme soutenu par une foi authentique. Mais, cessant de s'oublier en
art et en religion, ils se sont souvenus d'eux-mêmes pour courir éper-
dus après le succès mondain, l'argent et les voluptés les plus maté-
rielles d'ici-bas: leur corps a pris le pas sur leur âme et leur art est
devenu un moyen de gratification de ce qui, en eux, était le plus péris-
sable (eTour pour la tripe! »). Leurs œuvres picturales ou verbales ne
sont plus que les tableaux de leurs rêves, comme dira le Lorenzaccio
de Musset de ses plus indécentes catins, ou les plus exhibitionnistes
autobiographies sous le masque de l'éloquence sacrée. Tous deux
tournent le dos à Dieu. Hantés par eux-mêmes, se dédoublant à l'in-

1. P. P. Whyte, « Gautier, Nerval et la hantise du Doppelgônger », Bulletin de la


Société Théophile Gautier, 1988, 10, p. 17-31.
Les Élixirs du Diable 103

fini, chacun rencontre son double qui devient son rival. Victorin fou
est un artiste qui joue Médard, à tous les sens du mot, comme le
peintre avec son modèle, il l'invite au combat, le vainqueur devenant
magiquement l'autre en buvant son sang: Victorin est le commen-
taire accablant de Médard. Ce cannibalisme esthétique représente, au
plan du fantasme, l'horizon de Narcisse peintre. Francesco, à force de
se vouloir le double de Léonard de Vinci, en devient le spectre.
Médard, au moment même du pic de son éloquence, va se croire
devenu réellement saint Antoine, quand ses yeux tombent sur le
spectre qu'est devenu son ancêtre dans l'erreur: il s'écroule, comme
fauché devant cette prophétie figurée du sort qui l'attend, l'être et la
substance lui faisant soudain défaut devant ce double originaire.
Francesco et Médard courent éperdus tous deux après le pou-
voir absolu de la mimésis, la capacité de jouer tous les rôles, car
aucune identité claire ne leur a été assignée, en particulier le Frère
Médard, qui est François, Franz, Franciscus, Léonard, et lutte pour
ne pas être Victorin: romantiques de ce point de vue, Hamlets tous
deux, ils ne peuvent, avant d'être, que sejouer. Ils aspirent à se trans-
former, à se transporter hors de soi en autrui. Mais, annonçant Her-
mann Karlovitch, le héros de La Méprise de Nabokov, ces «peintres
fous» ne veulent qu'une chose.. boire le sang de leur modèle:
meurtre et vampirisme sont les fantasmes secrets de tout peintre...
Il y a que, courant après leur gloire aux yeux d'autrui, qui seule
compte désormais pour eux - leur être se ramène à leur paraître - ils
s'aliènent à leur double pupillaire, ils dépendent complètement de
lui. Médard commence par rencontrer des succès en chaire, mais le
prieur et l'abbesse ne sont pas dupes:

Les applaudissements, disons plus, l'admiration idolâtre dont tu es l'objet


de la part d'un peuple léger, toujours à la recherche d'excitations, t'ont
aveuglé au point que tu te vois à présent sous une image qui n'est pas la
tienne, qui est purement trompeuse et qui t'entraîne dans l'abîme funeste.
Rentre en toi, Médard ['0'] (p. 426).

Ces traits qui ne sont plus les siens et que Médard se prête sont
ceux que lui attribuent les autres: on ne saurait mieux que le prieur
104 1 L'ombre et la différence

Léonard décrire l'abîme sur lequel se penche Médard et dans lequel


il risque de tomber, c'est celui de Narcisse au-dessus de son ruisseau,
avec au fond le double-sirène fatal.
Francesco et Médard réparent leur inspiration défaillante dans le
«vin de Syracuse », mais ce qui était déjà excitation artificielle
devient bientôt aliénation à la drogue: l'épuisement, le désespoir
sont au bout du chemin. Un pareil recours aux paradis artificiels
pourrait leur être pardonné si c'était pour la cause de l'art: en fait,
c'est le fantôme de leur gloire personnelle qu'ils poursuivent par
tous les moyens. C'est le double qui tire les ficelles qui les
remuent: fantoches de leurs fantasmes, ils sont les marionnettes du
destin qu'ils se forgent à reculons.
Le texte lui-même des aventures de Médard est un double du
roman gothique et du roman noir du siècle précédent. Les Élixirs du
Diable comportent tout l'attirail obligé qui fait pour nous le charme
un peu vieillot de l'abondante progéniture du Château d'Otrante de
Horace Walpole (1764) : couvents, moine frénétique et frustré, châ-
teaux moyenâgeux, chaînes et cachots, belle jeune fille pourchassée,
souvent violée, parfois tuée, crimes extravagants ou monstrueux,
comme l'inceste, l'infanticide, le parricide, etc. Les passages torrides
- chaque fois que Médard tente de violer Aurélie, la9uelle oublie
toujours de fermer sa porte - ne manquent pas: Les Elixirs sont la
réécriture catholique de l'antipapiste The Monk de Matthew Gre-
gory Lewis (1799), où les horreurs macabres ou sanglantes s'entre-
lacent inextricablement aux scènes sexuelles les plus débridées.
Aurélie avoue, dans sa lettre à l'abbesse, avoir lu The Monk,
curieuse lecture pour une jeune fille sage, et y avoir reconnu sa
propre histoire (p. 550): ce livre brûlant, elle l'a trouvé dans la
chambre de son frère Hermogène, à qui, d'ailleurs, il a sans doute
ouvert les yeux sur la vraie nature du capucin qui vient d'arriver au
château. Cela ne saurait nous étonner: The Monk, prototexte des
Élixirs, en est la clé, dans la mesure où il en est le prototype'.

1. André Faure, « Du simple au double: du Moine de Matthew Gregory Lewis


aux Élixirs du Diable d'E. T. A. Hoffmann », Europe, 1984,62,659, p. 54-62.
Les Élixirs du Diable 105

Médard est un avatar du moine dévoré de désirs sexuels Ambrosio,


prédicateur à succès lui aussi des églises madrilènes, qui lui sert de
modèle pour couvrir du manteau de la religion l'accomplissement
de ses plus noirs desseins. Que n'a-t-elle mieux lu et médité l'ou-
vrage de l'Anglais? Elle aurait compris et son passé et, surtout, son
avenir, la fin sanglante qui la menaçait. Mais, cela est connu, les
héroïnes de roman ne savent pas lire, ou lisent mal: peut-être
Aurélie fait-elle une lecture complaisante et ambiguë, et sympa-
thise-t-elle secrètement avec les âpres désirs du moine pour Anto-
nia, comme elle avouera à Médard, in articulo mortis, avoir eu pour
lui des pensées pas toujours élevées (p. 616). Il convient de rappeler
que le premier et plus abondant public du roman noir est composé
des femmes, qu'il fait rêver sans risques.
Ce qui est tout aussi parodique, dans Les Élixirs du Diable, c'est
leur cohérence exagérée, du moins une suggestion de cohérence
complète. Nous serions tentés même de voir en eux un roman
d'éducation - mais quel roman n'en est pas un? - un Bildungsroman,
comment un jeune homme s'échappe du couvent pour affronter le
monde, comment il en surmonte les embûches: mais c'est pour
revenir au couvent dont il était parti. Non pas succès et épanouisse-
ment dans ce monde, mais rédemption dans l'autre vie et apoca-
lypse ici-bas pour la race rédimée, Les Élixirs du Diable sont un
roman du salut plus qu'un roman d'éducation. Ou encore, une allé-
gorie de l'histoire sainte de l'humanité: Paradis terrestre d'où la
race est chassée par le péché originel qui la ronge, pénitence dans le
siècle, retour à ce Paradis avant de franchir les portes du Ciel, une
fois l'humanité réconciliée avec elle-même, avec Dieu et avec la
Nature. C'est toute une histoire providentielle que Les Élixirs du
Diable.
L'une des sources d'angoisse les plus constantes de Médard est
qu'il ne cesse d'osciller entre l'idée qu'il est le maître des événe-
ments, et celle qu'il n'est qu'une marionnette. Il se croit maître du
destin, mais deux épisodes particuliers le font douter de sa toute-
putssance.
Le premier est celui de la chasse aux faisans avec le garde fores-
106 1 L'ombre et la différence

tier et ses fils, quand, tirant absolument au hasard, ce chasseur


novice abat d'un coup deux oiseaux. Il se demande si ce n'est pas le
Diable qui a tiré à sa place:
Plus que jamais en désaccord avec moi-même, je n'arrivais pas à me com-
prendre, et je me sentais envahi par un sentiment d'horreur accablante
(p. 488).

L'autre épisode est celui dujeu du pharaon àla Cour du Prince. Le


jeu de pharaon connut au XVIIIe siècle un succès extraordinaire, parce
que le duel entre le ponte (lejoueur) et le banquier, le désir de maîtri-
ser les lois qui, manifestement, commandaient l'ordre selon lequel
étaient posées à droite et à gauche de la banque (le paquet de cartes) les
cartes tirées alternativement par le joueur et son rival, semblait offrir
en acte et en modèle réduit une représentation des lois secrètes de la
vie. Purjeu de hasard, le pharaon était une application des lois mathé-
matiques des probabilités: le joueur pouvait tout perdre ou tout
gagner si, par son choix des cartes sur lesquelles miser, il parvenait ou
non à s'inscrire dans le cours de la contingence. Le pharaon devait ins-
pirer à Pouchkine l'une de ses plus extraordinaires nouvelles, La
Dame de pique (1834). Médard-Léonard, à la table du Prince, gagne
coup sur coup au pharaon, au mépris des enseignements du souve-
rain, parce qu'il mise de manière répétée, c'est-à-dire aberrante, sur la
dame, cette dernière symbolisant Aurélie. Se livrer en aveugle au des-
tin qui vous entraîne, c'est s'aliéner, se dédoubler:
C'est un jeu admirable, continua [le prince] et, dans sa grande simplicité,
le vrai jeu qui convienne aux hommes d'esprit. On sort, en quelque sorte,
de soi-même, ou, mieux, on occupe un point de vue, d'où l'on peut aper-
cevoir les enchaînements et les étranges combinaisons que tisse avec des
fils invisibles cette puissance mystérieuse que nous appelons le hasard
(p. 494).

Médard joue et gagne sur Aurélie, mais ne peut s'empêcher


d'être inquiet:
En un mot, dans les quatre dernières tailles, la dame avait gagné sans
interruption et mes poches étaient pleines d'or [...] Bien que je fusse
maintenant hors d'embarras, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un
Les Élixirs du Diable 107

sentiment lugubre. Phénomène étrange, je voyais un rapport secret entre


ma veine présente et l'heureux coup de feu tiré au hasard, qui, l'autre
jour, avait abattu les faisans. Je me rendais clairement compte que ce
n'était pas moi, mais le pouvoir étranger entré dans ma vie qui accom-
plissait toutes ces choses extraordinaires; je n'étais entre ses mains qu'un
instrument sans volonté dont il se servait pour des desseins que j'ignorais.
Mais la conscience de cette dualité qui troublait mon être m'apporta
une consolation, car elle m'annonçait que ma propre force allait toujours
augmenter (p. 497-498).

Médard ressent des remords à ainsi profaner dans un usage dou-


teux la sainte image d'Aurélie et de la prostituer dans les flots d'or
qu'elle lui rapporte - et l'or est toujours du Diable - mais il ne s'en
croit pas moins le maître du monde parce qu'il est manifestement le
maître du hasard, avec l'aide du pouvoir inquiétant qui gouverne
son destin:
En tirant au hasard cette carte indifférente, qui réveillait en mon âme des
sentiments déchirants et douloureux, une idée effrayante s'élevait dans
mon esprit: ce que me procurait ma chance au jeu et mon gain de mau-
vais aloi, ce n'était pas mon habileté ni mon pouvoir de commander au
hasard et de pénétrer ses détours les plus secrets, en pensant à un être
charmant dont je voyais surgir d'une carte inanimée l'image aux vives
couleurs, mais une puissance inconnue, dont j'étais le jouet (p. 498).

C'est jusqu'à la légende de Faust, au moins, qu'il faut remonter:


l'homme désormais seul face à un univers peut-être vide, hésitant à
hériter de la toute-domination divine de naguère manifestement
tombée en déshérence, invoque à son aide une puissance subsidiaire
qui soit comme son double et son accolyte merveilleusement fort et
malin pour exercer le gouvernement d'un monde qui ne peut rester
sans maître, Méphisto notre semblable est notre double délégué aux
affaires. Non plus, Dieu s'étant absenté, empereur de l'univers,
l'homme est le jouet d'un mauvais plaisant qui fait de lui sa
marionnette. Ce que nous appelons le double est à la fois l'aveu de
notre faiblesse et de notre impuissance, et la traduction naïve de
notre désir timide de domination mondiale.
Il convient de rapprocher cette rêverie mythique, bien en
accord avec les fantasmes de maîtrise rationaliste des Lumières et les
108 1 L'ombre et la différence

craintes de celles-ci - un coup de dés abolira-t-il le hasard? - et qui


explique le succès alors du pharaon, des préoccupations de Médard
écrivant sa grande confession-pénitence, ainsi que de l'auteur-édi-
teur Hoffmann produisant Les Élixirs du Diable.
Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la
connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant
solidement dans toutes ses phases. Mais il faudrait considérer comme
perdu celui qui croirait, grâce à cette connaissance, avoir acquis la force
de briser violemment le fil et de se mesurer avec l'obscur pouvoir qui
nous commande (p. 410).

Le double est le roi dans l'ombre de cet « obscur pouvoir» qui


commande la face cachée de notre moi. Qui ne comprendra que,
dans un pareil passage d'auteur, s'annoncent toute notre modernité,
entre autres freudienne, et la quête de l'homme par l'homme à tra-
vers le texte qu'il produit et qu'il tisse? Freud n'est pas apparu le
premier, il est venu le dernier, et le double romantique, qui s'ébat
dans le texte hoffmannien en traçant les figures les plus riches et les
plus complètes, est son plus éclatant héraut.
Chapitre IV

Ce qu'a perdu Schlemihl

L'étrange histoire de Peter Schlemihl est-elle une histoire de


double? Il est permis d'en douter. C'est, semble-t-il, plus une his-
toire de privation que de démultiplication. Mais outre le fait
qu'E, T. A. Hoffinann, dès 1815, associe dans Les aventures de la
veille de la Saint-Sylvestre Peter Schlemihl sans ombre et son Eras-
mus Spikher sans reflet dans la catégorie des hommes à doubles,
des hommes vus comme doubles, Peter Schlemihl, nous le verrons,
passe par toutes les épreuves de la perte puis de l'acquisition de la
personnalité.
Sans ombre, lui qui n'avait guère de caractère, il n'est plus
qu'une ombre et, avec le Diable, il entretient des relations qui res-
semblent curieusement à celles entre l'original et son accompagna-
teur, son Doppelgiinger: L'étrange histoire de Peter Schlemihl est une
histoire de double.
Depuis la parution en 1814 de L'étrange histoire de Peter Schle-
mihl, le public comme les critiques ont été fascinés par le problème
de la signification qu'il fallait attribuer à l'ombre, dont, sans doute
par angoisse, on a tendance à faire le personnage central, le prota-
goniste réel d'un récit alerte, direct et simple, centré en fait sur le
seul Peter Schlemihl, un individu concret mis dans des situations
inattendues auxquelles il fait face tant bien que mal: à la différence
de ce qui se passe dans L'Ombre de Hans Christian Andersen (1847),
on ne revoit plus guère l'ombre de Peter Schlemihl, après qu'elle a
110 1 L'ombre et la différence

été empochée par l'homme en gris, elle ne devient jamais un per-


sonnage à part entière et elle n'acquiert une épaisseur, très relative,
que lorsqu'elle est traitée par le diable comme une pièce de tissu
qu'il roule avant de la ranger. Ce qui nous est raconté, ce sont les
aventures de Peter Schlemihl, et non celles de son ombre, diffé-
rence essentielle avec le récit du même nom d'Andersen.
Les interprétations de l'ombre de Schlemihl n'en demeurent pas
moins innombrables: l'ombre, pour beaucoup, est le nombre du
récit, son chiffre, son code, cette fascination par l'ombre provoque
ainsi un déplacement d'intérêt indu depuis le texte authentique de
Chamisso vers un texte-fantôme, un métatexte qui serait comme
l'ombre portée, peut-être inévitable, du premier. Ainsi, l'on a
d'emblée voulu voir en elle un symbole: de l'honneur perdu de
Peter Schlemihl, de la patrie (elle aussi perdue, de Chamisso), de
l'identité nationale en général, de la persona sociale selon
C. G. Jung, de la face sombre ou nocturne du moi, de l'intégrité de
la personnalité, de la solidarité avec la communauté humaine, de la
participation à la société bourgeoise, des rapports humains à l'inté-
rieur de la société capitaliste naissante. Plus intéressant, mais ne
menant pas à grand-chose, on a essayé, dans une perspective post-
moderniste, de montrer 1'« ininterprêtabilitê » du récit de Cha-
misso: il est vrai que ce récit limpide présente un sens premier, un
sens clair qui éclate à sa simple description.
Car c'est faire violence au texte que de vouloir à tout prix voir
en lui une allégorie, un sens autre, déplacé, riche de «symboles pytha-
goriques », et de révélation de «très hauts sacrements et mystères
horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que aussi l'état
politique et vie économique» (Rabelais). Et pourtant: L'étrange his-
toire fait réfléchir; si elle ne cesse depuis près de deux siècles de pré-
occuper, d'inquiéter les lecteurs, il ne convient pas de la soumettre
à la vivisection herméneutique ou exégétique, laquelle a donné lieu
à une débauche d'ingéniosité interprétative confinant parfois au
délire.
L'ombre résiste, elle reste impalpable et insaisissable, elle est
quelque chose comme le nez de la nouvelle du même nom de
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 111

Gogol (1836): ce dont la présence benoîte ne semble rien ajouter ni


retrancher à l'individu, mais dont l'absence soudaine bouleverse le
statut existentiel de celui-ci et les rapports sociaux en général, sans
ombre l'homme n'est plus qu'une partie de lui-même, un paria, un
coupable, on ne sait trop de quoi, comme le major Kovaliov, il lui
manque une partie de lui-même, après laquelle il court, s'instituant
double de son double, il est montré du doigt et réduit à raser les
murs, la nuit de préférence. La lumière le tue: c'est le chemin de sa
tombe que l'homme sans ombre est instamment invité à emprun-
ter, la perte de cette plus inutile, extérieure et immatérielle dépen-
dance du corps de l'individu entraîne une lutte à la fois comique et
pathétique pour la vie, rien de moins.
L'ombre, telle qu'elle fonctionne dans l'histoire, n'est rigoureuse-
ment rien et elle est quelque chose: elle est sans aucune valeur et elle
est infiniment précieuse. Tout comme le nez du major Kovaliov, elle
est une variable indépendante, un paramètre à qui l'on peut attribuer
le sens et la valeur que l'on veut: ce qui compte, ce sont les consé-
quences du calcul, la résolution de l'équation, pas l'inconnue.
L'ombre, qui est, dans le récit de Chamisso, une ombre perdue,
une ombre virtuelle, en effet, ne possède ni n'acquiert pour autant
aucune valeur en soi, celle-ci dépend entièrement du contexte des
attitudes de l'entourage à l'égard de son absence. Ne serait-il pas
vain de nous interroger sur la signification et la valeur propres de
quelque chose qui n'est (presque) pas, et qui, confisqué par le Grand
Escamoteur, n'est plus? Ne serait-ce pas jouer le jeu même du
Diable que de s'angoisser sur l'absence d'un presque rien? La signi-
fication de l'ombre résiderait-elle dans le fait qu'elle n'est rien? Sa
valeur pour nous n'est pas en elle-même, mais dans ce qu'elle nous
apprend sur ceux qui réagissent au phénomène de sa disparition, le
remarquent et l'interprètent: ce sont eux qui nous étonnent, qui
nous interpellent, la sagesse serait peut-être de tenir l'ombre pour
in-signifiante.
L'ombre peut se prêter partiellement à toutes les significations
qu'on lui a supposées, mais elle demeure une ombre, elle n'est pas un
symbole, ou plutôt, par son absence, elle le devient dans la tête de ceux
112 1 L'ombre et la différence

à qui Peter Schlernihl est confronté; le récit des errances de celui-ci est
au moins autant celui des erreurs des hommes et de leurs extrava-
gantes suppositions à l'égard de l'ombre: l'ombre n'acquiert de sens
que des extravagances, des aberrations et des illusions des hommes.
Chamisso a répondu lui-même en 1837 à la forte pression inter-
prétative du public:
Cette histoire est tombée entre les mains de gens réfléchis qui, accoutu-
més à ne lire que pour leur instruction, se sont inquiétés de savoir ce
qu'étoit l'ombre. Plusieurs ont fait à ce sujet des hypothèses fort
curieuses; d'autres, me fusant l'honneur de me supposer plus instruit que
je ne l'êtois, se sont adressés à moi pour en obtenir la solution de leurs
doutes. Les questions dont j'ai été assiégé m'ont fait rougir de mon igno-
rance. Elles m'ont déterminé à comprendre dans le cercle de mes études
un objet qui jusque-là leur étoit resté étranger, et je me suis livré à de
savantes recherches dont je consignerai ici le résultat.

De l'ombre
«Un corps opaque ne peut jamais être éclairé qu'en partie par un corps
lumineux, et l'espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie
non éclairée, est ce qu'on appelle ombre. Ainsi l'ombre, proprement dite,
représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumi-
neux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci à l'égard du
corps lumineux.
«L'ombre considérée sur un plan situé derrière le corps opaque qui la
produit, n'est autre chose que la section de ce plan dans le solide qui repré-
sente l'ombre.» (Haüy. Traité élémentaire dephysique, t. II, § 1002 et 1006.)

C'est donc de ce solide dont il est question dans la merveilleuse his-


toire de Pierre Schlemihl. La science de la finance nous instruit assez de
l'importance de l'argent, celle de l'ombre est moins généralement
reconnue. Mon imprudent ami a convoité l'argent dont il connoissoit le
prix et n'a pas songé au solide. La leçon qu'il a chèrement payée, il veut
qu'elle nous profite et son expérience nous crie: songez au solide. (Berlin
en novembre 1837, Adelbert de Chamissov

1. Nous renvoyons à l'édition suivante: Adelbert von Chamisso, PeterSchlemihls


wundersame Geschichte / L'étrange histoire de Peter Schlemihl, traduit de l'allemand par
Albert Lortholary, préface et notes de Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, «Folio-
bilingue», 1992; ici, p. 198-199.
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 113

Nous voici éclairés, au moins d'un seul côté, celui de la phy-


sique puérile et honnête, ce qui nous avance bien, et l'ombre reste
bien opaque pour nous, dans sa transparence frustrante. Mais Cha-
misso ne fàit pas que se moquer de nous, «gens réfléchis qui»
sommes «accoutumés à ne lire que pour leur instruction»: le
«solide» négligé par Schlemihl vient du latin solidus, qui a donné
«sou », ombre et argent ont partie liée, mais, nous le verrons, à
condition de ne pas être traités en symboles solidifiés. Le «solide »,
c'est aussi le « sûr », le «bon choix », sur le plan éthique et religieux:
la faute de Peter Schlemihl aura été de lâcher la proie pour l'ombre,
très exactement son ombre à lui pour l'or maudit de la bourse de
Fortunatus, contre les «vrais biens », qui sont, comme chacun
devrait savoir, ceux de la morale et de la religion, impalpables
comme l'ombre. Autre erreur de sa part, avoir méconnu que la
monnaie est le signe des choses, l'argent, les doubles ducats, ne sont
par définition et par fonction que l'ombre, l'abstraction, le tenant-
lieu des biens réels et des relations humaines concrètes et vivantes, il
existe comme une réversibilité entre l'or et l'ombre, si l'or solide
fait du monde une abstraction, un monde à l'envers, l'ombre
immatérielle, peut-être, rend-elle paradoxalement au monde de la
vie ses droits, elle est sans prix, elle est même, du fait de son insai-
sissabilité, la seule chose qui soit sans prix concevable.
L'ombre est ainsi un joker, à aucun moment elle ne présente la
valeur allégorique forte qui est la sienne, par exemple dans l'opéra
de Richard Strauss, La femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten) sur
un livret de Hugo von Hofmannsthal (1919), où la possession de
l'ombre, pour la femme, est synonyme de fécondité. Non indispen-
sable au sens de l'histoire de Schlemihl, c'est l'ombre qui se charge
et se colore des significations que lui confère celle-ci, et que l'ombre
expose.
Surtout, l'histoire et le thème de l'ombre sont pénétrés, par
Chamisso, d'un humour constant qui empêche toute prise de signi-
fication sérieuse. La magie est traitée de manière terre à terre et
quasi mondaine qui la démystifie, le surnaturel est obligé d'exister
et de fonctionner à travers une réalité sociale prosaïque, et des effets
114 1 L'ombre et la différence

ironiques sont obtenus par cette dialectique constante du réel et du


merveilleux, du concret et de l'abstrait.
Humour et ironie, contrepoint et distance expliquent aussi que
le thème du double, déjà traditionnel depuis Jean-Paul, soit depuis
moins de vingt ans, connaisse un traitement bien particulier, un
traitement que nous pourrions qualifier de postromantique. Cha-
misso est sans doute, de ce point de vue, plus moderne même que
son ami Hoffmann, lequel s'apprête, avec Les Élixirs du Diable
(1815-1816), à donner du thème une version, particulièrement plai-
sante, certes, mais encore classique: c'est la raison pour laquelle
nous avons parlé d'abord d'Hoffmann, en dépit de la chronologie.
Une préface composée de trois lettres, de Chamisso à son édi-
teur Hitzig, de Hitzig à Fouqué, de Fouqué à Hitzig, raconte com-
ment le manuscrit donné par Schlemihl à Chamisso a été publié
(voir aussi les divers avant-propos aux éditions en français de 1822
et de 1838). Il apparaît que Chamisso et Hitzig connaissent person-
nellement Schlemihl. Chamisso est touché par l'histoire de ce der-
nier, mais il regrette qu'elle n'ait pas fait l'objet d'une élaboration
littéraire par un véritable écrivain, comme Jean-Paul, l'inventeur
du Doppelgiinger (Siebenkas, 1796). Fouqué et lui admirent cette
confession personnelle, que Fouqué fait publier sans l'autorisation
expresse de Chamisso: l'histoire que nous allons lire est vraie,
l'homme qui l'a écrite a existé, c'était un ami attesté par eux d'écri-
vains et d'éditeurs allemands bien connus. Cela signifie que le mer-
veilleux est encore possible dans le monde du XIX e siècle naissant,
même et surtout dans la société mercantile et sans âme des Thomas
John. Tout au long du récit, référence constante est faite par Schle-
mihl à mein lieber Chamisso, ce qui est une manière de rappeler
l'existence du monde contemporain le plus réel, et que l'enseigne-
ment moral qui y est exprimé s'applique à la société d'aujourd'hui,
sur laquelle règnent en force les Thomas John et leur Doppelgiinger,
l'homme en gris, notre contemporain capital, notre accompagna-
teur quotidien.
Le chapitre 1 pose toute la problématique du sujet de Peter
Schlemihl et mérite une étude aussi complète que possible.
Ce qu '8 perdu Schlemihl 1 115

Le héros arrive par mer, sans qu'on sache d'où, dans un pays et
une société incroyablement dominés par les rapports d'argent et
dont, par sa pauvreté, il est exclu. Campant un personnage d' « out-
sider» et de «huron », ou, mieux, d' «ahuri », ce naïf est fasciné,
ébloui par la société qu'il découvre chez Thomas John le nouveau
riche, une société (Gesellschaft) qui se montre complètement asser-
vie à l'argent et aux biens les plus matériels, et aux yeux de laquelle,
lui qui ne possède pas un million, ne peut être qu' «un gueux» (ein
Schuft, p. 30). Ou «un pauvre Diable» (ein armer Teufel, p. 30), pre-
mière mention, sans aucune connotation métaphysique, sur le plan
très prosaïque du langage courant, du Diable, lequel est bien pré-
sent (l'homme en gris) sous un aspect tout aussi peu prestigieux que
Schlemihl, et parlera aussi de soi comme d' «un pauvre diable »,
bien que ce Méphisto du pauvre, ou du riche moderne, soit, lui, un
diable au pied de la lettre (chap. V, p. 111). Étranger en cette terre
qui ressemble au pays du grand port commerçant de Hambourg,
Peter Schlemihl s'étonne d'entendre cette société élégante «s'entre-
tenir parfois sérieusement de choses frivoles, plus souvent avec fri-
volité de choses sérieuses» (p. 33). Cependant, aveuglé par ce luxe
qui provoque ses désirs incoercibles, il ne parvient guère qu'à
s'étonner devant cette complète perversion des rapports naturels
entre les choses, il ne critique pas, parce qu'il désire si intensément
être agrégé à cette société qu'il va jusqu'à approuver chaleureuse-
ment l'aphorisme cynique digne de la morale selon Talleyrand ((il
faut être riche ») proféré par le suffisant et prétentieux Thomas
John. A remarquer que ce parvenu effroyablement riche porte un
nom américain, et non allemand: milliardaire de type yankee
débarqué en Germanie romantique, c'est un capitaliste sans patrie.
Assez détaché dans ses attitudes en tant qu'étranger tout juste
débarqué, Peter Schlemihl ne l'est pas assez pour adopter une atti-
tude critique conséquente, lui qui ne possède pas un million, il se
crache en pleine figure en laissant dire qu'il est ein Schuft, ce qui
comble d'aise Thomas John, lequel, comme tous les parvenus, ne se
sent riche que quand il voit les pauvres s'humilier devant lui.
Peter Schlemihl est ébloui par les paillettes de cette société: c'est
116 1 L'ombre et la différence

le moment choisi par l'homme en gris pour déployer des prodiges


qui vont accroître encore l'admiration et l'aveuglement du nou-
veau venu. Mais ce qui frappe Peter Schlemihl, c'est que les
exploits remarquables de ce mystérieux personnage sont acceptés
par la société comme allant de soi. La magie est, en effet, introduite
très progressivement, très naturellement peut-on dire: les services
rendus par l'homme en gris ne deviennent inquiétants qu'au
moment où il sort un tapis de près de cent mètres carrés de sa
poche. Mais la magie même est comme atténuée par le fait que
l'homme en gris ne sort jamais du rôle social attendu du serviteur
stylé: accoutumée à ce que tous ses désirs soient immédiatement
exaucés, cette société de gens riches n'y voit qu'un service de plus
rendu par un mercenaire. Pour les gens riches et oisifs qui entourent
Peter Schlemihl, tout est possible si l'on a de l'argent; ce qui est
physiquement impossible et ce qui est physiquement possible exis-
tent sur le même plan: cette société blasée, qui n'est plus capable de
s'étonner de rien, est un monde propice au fantastique. En endos-
sant le rôle d'un serviteur, l'homme en gris, sous le masque de son
obligeance, se fait accepter de cette société sur laquelle il acquiert
tout pouvoir, il en fait partie au point qu'on ne le remarque plus,
même quand il réalise l'impossible: cette société, il en est le maître
et l'ordonnateur. Peter Schlemihl, parce qu'il n'est pas encore inté-
gré à ce groupe, est le seul à remarquer le caractère insolite de la
conduite de l'homme en gris. Mais, comme il est fasciné par cette
société et ébloui par elle, il ne tire pas de ce qu'il voit la consé-
quence que, si la conduite de l'homme en gris est inquiétante, alors
celle de cette société en son pouvoir l'est au moins autant.
Et c'est parce que l'homme en gris a remarqué le désir éperdu
de Peter Schlemihl de s'agréger à cette société riche dont, pour le
moment, il est exclu, qu'il le poursuit et l'aborde: Schlemihl lui
semble mûr pour la tentation.
Peter Schlernihl et l'homme en gris rivalisent d'obséquiosité
l'un à l'égard de l'autre, comme s'il tentaient de l'emporter l'un sur
l'autre en marques de soumission, en offres de service. Car
l'homme en gris, nous l'avons vu, est l'esprit même de ce monde
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 117

où tout est à l'envers, où le grave est traité à la légère, le frivole est


l'objet de conversations sérieuses: tout est à l'envers dans ce monde,
le respect, la crainte affichée, la soumission, la serviabilité même
sont des indices non d'humilité, mais de pouvoir et de supériorité.
Le vainqueur sera celui qui saura se faire le «serviteur» de l'autre,
afin de prendre barre sur lui, comme l'homme en gris a su se rendre
indispensable au petit monde de M. Thomas John, à force d'obsé-
quiosité. Tous deux jouent les serviteurs, ils rougissent même l'un
devant l'autre. Le discours de l'homme en gris se caractérise par
l'obséquiosité, l'autodépréciation. Ainsi, très insidieusement, il
complimente Peter Schlemihl sur l'excellence superlative de son
ombre, cette belle ombre que Schlemihl projette sans s'en donner le
moins du monde la peine: le Diable, car nous nous doutons qu'il
s'agit de lui, attribue au minable, au gueux Peter Schlemihl, une
aristocratique insouciance, lui-même se met complaisamment dans
une posture d'infériorité, en adoptant l'attitude de l'homme qui
admire quelque chose dont Peter Schlemihl ne savait même pas
qu'il était le possesseur. Peter Schlemihl le minable, flatté au vif,
rougit de fierté: c'en est fait de lui, l'homme en gris a réussi à se
glisser sous lui, il est perdu.
Si Peter Schlemihl en conclut que cet homme en vieil habit gris
doit être fou (Er muss verrückt sein, p. 42) pour lui proposer un mar-
ché aussi loufoque, les flatteries de l'inconnu produisent leur effet.
Peter Schlemihl abandonne toute feinte et toute prudente obsé-
quiosité pour un ton arrogant et une attitude pleine de hauteur. En
fait, en se conduisant comme n'importe quel Thomas John avec
l'homme en gris, il a perdu la bataille, charmé qu'il est de se croire
maître d'un homme dont il connaît, pourtant, les pouvoirs extra-
ordinaires, Peter Schlemihl regrette bien d'avoir pu appeler «mon
bon ami» (guter Freund) un homme aussi dangereux, mais il est trop
tard pour reprendre son ton servile du début. En outre, il commet
une faute irréparable: au lieu de rompre toute relation avec cet
inquiétant personnage, de le renvoyer (Vade retro: telle est la seule
attitude conseillée par tous les catéchismes avec le Diable) comme il
fera, un peu tard, à la fin du chapitre VIII (p. 159), il repousse le
118 1 L'ombre et la différence

marché sous le prétexte peu pertinent qu'il est irréalisable, ce qui est
en fait en accepter le principe. Mais il savait bien, comme nous, que
les impossibilités physiques ne sont vraiment pas un problème pour
l'étrange homme en gris.
Ce dernier, après cette habile captatio benevolentiae, détaille
comme un bon voyageur-représentant de commerce les articles
qu'il peut proposer à Schlemihl, et, le voyant intéressé, il lui pro-
pose d'essayer la bourse de Fortunatus, sans engagement de sa part,
bien entendu, comme, lors de sa deuxième tentative de séduction, il
laissera à Schlemihl, l'usage, un temps, de l'ombre tant regrettée
dont celui-ci s'est naguère défait. Peter Schlemihl tire quelques
pièces d'or de la bourse, se voit sur le point de réaliser le rêve qui le
possède depuis qu'il a franchi le seuil de M. Thomas John: il
accepte le marché, une bourse productrice sans limites de ducats
bien réels contre un (presque) rien qui ne sert à rien, son ombre qui
semble tellement désirée par cette incroyable dupe, vraiment déci-
dée à lâcher la proie pour l'ombre. Tope là! marché conclu,
l'homme en gris enlève l'ombre avec une adresse de tailleur ou de
tapissier aussi merveilleuse qu'elle est prosaïque, comme une pièce
de tissu qu'il replie et fait disparaître dans sa poche.
Le cadeau magique est aussi un cadeau symbolique: il va don-
ner à Peter Schlemihlles moyens d'accéder à la société telle qu'elle
est, et de réaliser tous ses rêves. L'argent possède en effet, dans notre
société moderne, des pouvoirs quasi magiques, il permet de sur-
monter les difficultés pratiques et confère à la vie une aisance fée-
rique et une légèreté presque totales, en rendant la réalité conforme
au moindre désir.
Mais il supprime, par là même, en Peter Schlemihl, cette
dimension humaine qui lui ouvrait des aperçus critiques sur la
société de M. Thomas John, et il risque de ne plus être troublé par
l'homme en gris: il devient un membre comme un autre de cette
société, aveugle et insensible à la présence du Diable. S'asservissant
au Diable, en devenant son obligé, il se vend à lui par avance.
Le chapitre 1 procède ainsi à une introduction en contrebande
du surnaturel dans la vie de tous les jours: le merveilleux est quoti-
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 119

dien. L'extraordinaire fonctionne à travers l'ordinaire, selon un


mode constamment humoristique. L'homme en gris est à la fois un
serviteur gourmé et comique, et aussi un commis-voyageur au
boniment habile. Le merveilleux est désamorcé par la manière dont
il est présenté au long du récit. Les prouesses de l'homme en gris
sont autant de prestations de domestique ou de coups réussis de
vendeur de cravates, Peter Schlemihl doit se colleter comme un
crocheteur avec le propriétaire de l' «invisible nid d'oiseau », les
bottes de sept lieues, trouvées d'occasion chez un fripier, sont
munies par lui d'un dispositif de freinage, de prosaïques pantoufles
sans pouvoirs magiques enfilées par-dessus cette récupération de
seconde main des Contes de Perrault, mais qui n'empêche pas les
embardées et les grands écarts funestes de leur propriétaire dans
l'océan glacial, un jour qu'il avait oublié de retirer l'une de ses pan-
toufles-freins : le merveilleux traditionnel fait mauvais ménage avec
la vie pratique. Le comique linguistique naît aussi du mélange de
l'abstrait et du concret, du grandiose et du quotidien. Ainsi, quand
le Démon parle de lui-même comme d' «un pauvre diable» (ein
armer Teufel, p. 111) et qu'il justifie sa conduite par l'adage bien
connu, «le diable n'est pas si noir qu'on le peint» (der Teufel ist nicht
sa schwarz, ais man ihn malt, p. 148-149). En effet, il est gris...
Effectivement, c'est à un diable bien minable, aux apparences de
domestique en retraite et de vendeur à la sauvette que nous avons
affaire, un diable peu pittoresque, peu romantique et, tout de gris
vêtu, qui ne se distingue guère de la grisaille et de la piétaille ordi-
naires. D'ailleurs, la tonalité de son personnage explique son attrait
pour l'ombre de Schlemihl, il est de la même couleur, sinon de la
même nature ambiguë et insaisissable, que celle-ci, ombre et fan-
tôme si discret que nul sauf Schlemihl ne remarque cet acolyte dis-
cret du genre humain. Il se nourrit d'ombre, et il en a bien besoin
pour étoffer son apparence.
L'ombre apparaît comme liée à toute une série d'occurrences
surnaturelles, en même temps elle reste désespérément ancrée dans
la réalité. Elle revêt un ensemble de significations, sans être elle-
même le symbole fixé et exclusif de quoi que ce soit, l'ombre reste
120 1 L'ombre et la différence

une ombre au sens où Chamisso la définit en 1837 en s'appuyant


sur le plus plat manuel de physique élémentaire.
L'homme et son ombre sont gris: l'original en vieil habit gris
démodé comme son double ombré sont de la même couleur, au
point que l'on ne saurait dire qui est plus réel, de l'être surnaturel
fantomatique qui n'est que l'apparence sociale que le Diable se
donne quand il hante les hommes, ou de l'ombre factice qu'il pro-
jette en plus pour passer inaperçu. L'homme (en) gris se redouble
en ayant une ombre double, celle de Peter Schlemihl plus la sienne
propre, mais en s'appropriant l'ombre de Peter Schlemihl, il
devient l'ombre de Peter Schlemihl, il s'institue son double, et il le
poursuit... comme son ombre, sans doute, nous le verrons, parce
qu'il a (encore) quelque chose à lui demander, son double intime et
ultime, cette fois, c'est-à-dire son âme, l'ombre de l'ombre.
Mais chaque chose en son temps. Peter Schlemihl et l'homme
en gris devaient se rencontrer, car ils ont trop en commun. Peter
Schlemihl débarque, venu d'ailleurs, dans un pays dont l'homme en
gris est le roi secret du royaume des relations d'argent, et dont ce
Grand Abstracteur, le Diable, tire les ficelles. Son désir de trouver
sa place en cette Démonie conduit Peter Schlemihl à s'identifier à
l'homme en gris: tous deux sont des outsiders, tous deux observent
une distance respectueuse par rapport à la petite société de M. Tho-
mas John, tous deux sont à peine remarqués et tous deux filent à
l'anglaise, l'un sur la trace de l'autre. L'homme en gris a deviné les
désirs les plus profonds de Peter Schlemihl, il les extériorise et les
exprime si clairement que Peter Schlemihl, quand son interlocuteur
lui met en main le moyen absolu de les réaliser, se reconnaît si bien,
lui, ses rêves et ses aspirations, qu'il ne peut résister: l'homme en
gris correspond à la projection des bas instincts de Schlemihl. Les
sentiments de ce dernier à l'égard de l'homme en gris dont, avec
une insigne mauvaise foi, il se dissimule aussi longtemps qu'il peut
l'horrible identité qu'il a percée en fait dès le premier regard, sont
tout au long du récit, ambivalents: personnellement, il éprouve
pour lui une répugnance quasi physique qui se traduit par une aver-
sion profonde, mais il est secrètement enchanté d'être traité avec
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 121

tant d'obligeance et même d'obséquiosité par un personnage si


puissant malgré ses apparences pitoyables. Une ouverte complicité
lie Schlemihl le Simple et son alter ego le Malin: avec la sagesse
venant à Schlemihl, l'égalité va se rétablir entre eux, et Schlernihl
trouvera la force de se séparer de son accompagnateur.
L'homme en gris procède à une astucieuse séduction de Peter
Schlernihl, qui le met en son pouvoir, avons-nous vu. La ressem-
blance de Peter Schlernihl avec son suborneur continue et même
s'accentue d'abord, après l'échange de l'ombre contre la bourse. En
effet, avec la mine d'or qu'il a en poche ou dans la main, Peter
Schlemihl acquiert un pouvoir quasi discrétionnaire sur les
hommes, un pouvoir jumeau de celui du Diable, dont il devient
l'agent actif et l'honorable correspondant: son or affole les
humains, les corrompt, les rend fous, un père vend sa fille, même si,
par un malheureux concours de circonstances, ce n'est pas à Peter
Schlemihl (mais si ce mariage d'argent eût été conclu avec le riche
Peter Schlemihl, donc, par un heureux hasard, eût été aussi un
mariage d'amour, aurait-ce été plus beau du côté du père de
Mina ?). Si le Diable est répugnant, Peter Schlernihl sans son ombre
fait naître le même genre de sentiments au seul étalage de son or.
Chamisso se voyait lui-même expressément comme un double
de Schlemihl. Dans une lettre à Hitzig du 27 septembre 1813, il
avouait que Peter Schlernihl était une partie de lui-même, et, le
17 mars 1821, il expliquait à son frère Hippolyte le sens du terme
yiddisch choisi par lui et qu'il s'appliquait à lui-même, «schlemihl »
signifie «aimé de Dieu, Théophile, Gottlieb», et aussi «un mala-
droit, un malchanceux», l'élection divine n'étant nulle part mieux
marquée que dans la figure de Job, le malchanceux mis à l'épreuve
de la misère, puis récompensé pour sa foi. On lira aussi les notes de
Bernard Lortholary qui relèvent les traits autobiographiques, vesti-
mentaires (pipe, kurtka, béret, caniche Figaro, domestique Ben-
del, etc.) prêtés à son héros par celui que son ami Fouqué appelait
dans ses lettres «Mein lieher Schlemihl ». L'identification de Cha-
misso à son double est poussée en 1813 au point d'être prophé-
tique: comme lui, Chamisso, qui y songeait évidemment déjà
122 1 L'ombre et la différence

(p. 146-147), deviendra naturaliste et, de 1815 à 1818, parcourra le


monde en cette qualité sur le navire Rurik de l'expédition russe du
comte Roumiantsov. Chamisso rêvait pour lui, non d'une carrière
d'écrivain, mais d'une carrière à la Schlemihl de grand botaniste, de
nomenclateur du règne végétal.
A mesure que l'histoire avance, cependant, cette structure
évolue et change de sens, l'identification de Schlemihl avec
l'homme en gris, le mauvais double, recule au profit de celle avec
Chamisso, le bon double. Les trois images réfractées dans le person-
nage central (l'homme en gris, le schlemihl sans ombre, Chamisso)
sont reflétées elles-mêmes dans les trois milieux où elles se
déploient, la petite société de M. Thomas John, l'ordre social
ambigu qui ostracise Peter Schlemihl, le monde de la nature, vaste
désert d'hommes.
L'absence de l'ombre remplit une fonction extrêmement ambi-
guë dans l'attitude par rapport à Peter Schlemihl des personnes qui
le voient déambuler sans cet attribut de tout être matériel. Tous
pressentent qu'il y a quelque chose de répréhensible dans le fait de
ne pas avoir d'ombre, et manifestent un effroi et une horreur que
nous, lecteurs du xx- siècle, ne comprenons peut-être pas bien.
L'explication n'est pas difficile à donner, même si elle demande cer-
tains développements: on prend Peter Schlemihl pour un esprit, un
fantôme, plus précisément pour un être qui s'est retranché de l'hu-
manité parce qu'il s'est au moins compromis avec le Diable. Cha-
misso n'a sans doute pas explicité davantage ce contexte, parce que
celui-ci était extrêmement courant à l'époque, dans la mentalité
populaire comme dans la littérature fantastique, les contes merveil-
leux, les romans gothiques et les romans noirs. La superstition éta-
blie repose aussi sur une assimilation entre l'ombre et l'âme, qui
explique l'horreur et la puissance des réactions provoquées par
Peter Schlemihl, lequel, aux yeux du populaire, est un véritable
monstrum, un homme qui a vendu son âme, un corps vidé de l'hu-
main dans la mesure où il s'est dépouillé de l'image du divin en lui
qu'est l'âme, succube, mandragore, mort-vivant et automate du
Diable, brûlot du Démon, horriblement contagieux. Bendel est,
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 123

pour l'honneur du genre humain, une exception à ce contexte


panique, il a vu le fond d'innocence de son maître et il a éprouvé
pour ce dernier la compassion chrétienne qui est singulièrement
absente chez les autres hommes: l'on comprend cependant que les
belles, promises au contact le plus étroit avec l'amoureux Schle-
mihl, soient les premières à fuir sa présence. Mais Peter Schlemihl
n'a perdu, et vendu, que son ombre, un point c'est tout, même pas du
vent, une pincée de gris et de clair-obscur: c'est ce que les com-
mères des deux sexes, à l'intérieur de la diégèse comme parmi les
lecteurs les plus savants d'aujourd'hui, ne veulent ni comprendre ni
admettre, Peter Schlemihl entre comme criminel et comme victime
dans l'ère du soupçon, son ombre cache une tare, que ce soit ses vils
instincts sexuels, son âme obscure de bourgeois ou de capitaliste, et
toutes les horreurs à la mode en notre siècle affreux retombent sur
celui dont on veut à toutes forces faire un pharmakon, alors qu'il
n'est victime que de la légèreté, finalement vénielle, de qui croyait
avoir conclu un marché de dupes à son avantage, et n'a perdu,
encore une fois, que son ombre, vraiment trois fois rien. Peter
Schlemihl, ou de l'horrible danger du commerce: Peter Schlemihl
est aussi envié, parce qu'on le soupçonne d'avoir réussi la trans-
action à laquelle nous aspirons tous, la consommation sans frein.
Comment, cependant, n'être qu'une pure apparence, représen-
ter en sa personne, songe en plein jour, cet éventuel rapt de l'âme
par le Démon? Très facile, il suffit de n'être que l'ombre de soi-
même, en étant à soi son propre double: l'original, le solide, seul
réel, seul existant, l'âme immortelle, a été subtilisé par le Démon à
la faveur des entortillages et des escroqueries où il est passé maître.
Être sans ombre ou, comme Erasmus Spikher dans Les aventures
de la Nuit de la Saint-Sylvestre de E. T. A. Hoffmann, sans reflet,
c'est être un homme avec double. En effet, le double, nous l'avons
vu, contredit la conviction profonde et universelle qui a trouvé en
Platon, dans le Cratyle, sa formulation définitive, comme le montre
très bien Clément Rosset: il ne saurait exister deux Cratyle(s) car à
chacun manquerait ce qui le caractérise, qui est d'être lui-même et
non un autre. La conséquence en est que, en cas de dédoublement,
124 1 L'ombre et la différence

se produit une véritable interversion des rôles: l'original, menacé dans


son statut ontologique qui n'est plus défini par l'unicité, ressent son
existence comme devenue soudain problématique, il s'exténue à
jouer les doubles de son double, s'amincissant de tout ce qu'il prête de
substance, de forces et de réalité à son double qui devient son
vampire.
«A moi l'ombre », car « être sans ombre signifie qu'on n'est
qu'une ombre soi-même» (C. Rosset 1976-1984, p. 90), pure
image immatérielle: être sans ombre ou sans reflet c'est être un
double, les autres êtres humains prennent Schlemihl dépourvu
d'ombre pour un être sans matière, pour un fantôme, un revenant,
sinon un esprit mauvais de l'ordre des vampires, tout comme le
«vampire» malgré lui Erasmus Spikher, l'homme qui ne se reflète
en aucun miroir, sans doute parce qu'il est pur, ou très impur, fan-
tôme. Tous deux doivent leur disgrâce au fait d'avoir cm passer un
marché de dupes à leur avantage avec le Diable ou son agent (la
courtisane Giulietta, en ce qui concerne Erasmus Spikher) : il y va
plus ou moins de leur faute, même si cela a été par légèreté, car le
Diable ne donne jamais rien contre rien, ou plutôt il ne donne pas
grand-chose, les plaisirs illusoires et éphémères du péché, contre
l'essentiel, le salut éternel. L'homme sans ombre ni reflet exhibe
dans sa ténuité et dans son évidement les stigmates de son acoquine-
ment avec le Mauvais, qui est un malin. Le malheur de ces êtres
réduits à n'être plus que l'ombre de soi devient sans recours quand
ils s'affrontent à la femme, le comble de l'Autre, lourde de la chair
et du sang dont ces ectoplasmes d'eux-mêmes se sentent vidés: de
ce point de vue, la femme, trop substantielle pour ces hommes
exténués, joue le rôle que le double est amené à jouer par rapport à
l'original, elle a trop de substance, elle tue son pâle partenaire. La
fréquentation, la simple présence d'une femme aimée est intolérable
à l'homme double: il la fuit au bout de la terre ou dans la mort, rai-
son, sans doute, pour laquelle Peter Schlemihl ne cherche pas à
retrouver Mina devenue veuve. Une fois son ombre confisquée
sans retour, il s'exténue comme un original face à son double, dont
l'homme en gris, homme-ombre ou homme de l'ombre, est une
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 125

bonne représentation, passablement humoristique. Mais, quand il a


eu la bourse de Fortunatus rejetée, Schlernihl coupe tout lien avec
son double diabolique, le renvoie dans ses ténèbres, comme le
Christ après avoir longtemps subi les tentations de Satan au désert,
mais cela ne lui rend pas son ombre, et si l'homme en gris ne le
poursuit plus, Schlemihl se retrouve fixé dans le statut de double qui
n'a plus de double ni d'original; s'il perd sa réputation de fantôme de
soi, il est réduit à ce qu'il est, un pur existant qui n'aurait pas
d'ombre, et, parti aux déserts qu'il arpente à toute allure, au moins
il n'est plus en butte aux commérages. Il demeurera dorénavant à
part, cependant, car il est interdit, comme un anachorète ou un
moine dont le monde serait le couvent, et cette situation nouvelle
explique sa vocation à se faire, grâce aux bottes de sept lieues, coex-
tensif à ce monde dont il travaille à fournir une représentation, une
description, un catalogue exhaustifs, un double.
Quel jeu joue donc le Diable, en jouant les accompagnateurs
intéressés de Schlemihl? Pourquoi tient-il tant à l'ombre d'un Peter
Schlernihl ? Et, d'abord, y tient-il vraiment à cette ombre bien
banale d'un homme tout aussi banal, quoi qu'il en dise pour flatter
sa pratique? Voir clair dans le jeu tortueux de l'homme en gris,
définir le rôle de l'ombre dans sa stratégie confirmera ce que nous
soutenons depuis le début: l'ombre, ce n'est pas grand-chose, ce
n'est même rien du tout.
Les buts stratégiques du diable sont bien connus depuis au
moins deux mille ans: peupler son empire d'âmes dérobées à Dieu,
séduire, détourner, et, à cette fin, tromper, illusionner, escroquer le
chaland sur la qualité de la « marchandise» qu'il propose, qui est
horrible et qu'il faudrait être bien bête pour accepter, une éternité
de tourments contre quelques décennies de plaisirs. Si la stratégie
du diable est évidente, sa tactique est retorse et repose à chaque fois
sur l'étude du client.
L'étrange histoire de Peter Schlemihl met en scène deux pactes suc-
cessifs avec le diable, ce qui est déjà en soi original. Le pacte avec le
diable est une vieille croyance chrétienne selon laquelle le Diable
scelle avec l'homme un contrat en bonne et due forme, signé avec
126 1 L'ombre et la différence

le sang de celui-ci, une vie de voluptés contre l'âme dont le Diable


prendra livraison à la mort naturelle du pécheur. C'est une inver-
sion blasphématoire de l'histoire du Salut, de la Rédemption de
l'Homme par le Christ: le sang du sacrifice du Fils de Dieu est
parodié dans le sang de l'homme, lequel, dans son orgueil aberrant,
a choisi, en dissident du Royaume de Dieu, le bonheur sur la Terre
au prix de la damnation en Enfer. Dans toutes les grandes affaires
de sorcellerie, on a retrouvé des pactes dûment signés, évidemment
fabriqués selon l'esprit qui, à la fin du XIX e siècle, présida à la
confection des faux du procès de Dreyfus. La légende de Faust, au
XVI" siècle, dans sa mise en œuvre par Marlowe (The Tragical His-
tory of Docteur Faustus, 1588) et par Goethe (Faust, 1806-1832), est le
grand mythe de l'homme moderne, tenté de vendre son âme,
c'est-à-dire une éternité à laquelle il ne croit plus beaucoup, contre
la possibilité, à laquelle il aspire davantage, de jouir de toutes les
connaissances et de tous les plaisirs de la vie terrestre, depuis Hélène
de Troie jusqu'à l'immortalité. Peter Schlemihl est une sorte de
variante de Faust, un Faust inversé, qui, finalement, renonce à sa
Marguerite (Mina), contre une plénitude de connaissances, en fait,
dans son cas, bien médiocre: il devient un catalogue vivant de
botanique...
Le premier pacte, l'ombre de Schlemihl contre l'or du monde,
relève du droit coutumier: tout se passe oralement et pas du tout
dans les formes notariales traditionnelles, clauses et stipulations
écrites sur parchemin et signature au sang. Le Diable vante son
article, en fait faire l'essai, comme procède tout bon camelot, à sa
dupe, qui est enchantée. On tope, comme un maquignon avec son
client sur une foire normande, et le marché est conclu. Mais le
Diable est bien le dieu des marchands de chevaux, peu réputés sur
le chapitre de l'honnêteté des transactions, et que la dupe ne soit pas
celle que pense Schlemihl, que la source intarissable d'or qu'il pos-
sède désormais assure plutôt son malheur que ses plaisirs, ceci est
une autre question. L'important est que le Diable, contre un rien
qui ne sert à rien, l'ombre, a offert au gueux Peter Schlemihl ce qui
donne la maîtrise du monde, l'or devant qui hommes et femmes,
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 127

riches et pauvres, rampent éperdus. La persuasion que le Diable


n'est tout de même pas aussi bête a inspiré à beaucoup l'idée que
l'ombre qu'il acquiert avait en fait une valeur beaucoup plus grande
que l'on ne pense: c'est pour justifier cette première transaction du
Diable que les modernes herméneutes dépensent des trésors d'ingé-
niosité afin d'écarter du Diable l'accusation de naïveté en com-
merce. Leurs efforts sont méritoires, et cela leur sera sans doute
rendu au centuple par l'intéressé, mais il n'en a jamais eu besoin;
souvenons-nous que le Diable est au moins aussi malin que nous, et
faisons-lui confiance: si Méphistophélès perd finalement, il com-
mence toujours par gagner beaucoup. Le premier pacte ne fait que
préparer le second, autrement important, dont il est un analogue et
une répétition générale.
Le premier pacte est un moyen pour parvenir à unefin, qui est la
conclusion du second pacte. Le premier pacte a montré la valeur
paradoxale de l'ombre: avec tout l'or du monde, si l'on n'a pas
d'ombre, la vie en société est impossible. Que ne donnerez-vous
pour récupérer votre ombre? Votre âme, ce fantôme d'ombre.
L'homme en gris, en effet, a examiné de près sa future victime:
Peter Schlemihl est un naïf, il débarque venant d'on ne sait où, mais
c'est un naïf manifestement vertueux, car il découvre les relations
d'argent qui règnent dans ce pays et dont il ne semble, par consé-
quent, avoir aucune idée préalable. Ébloui au point de n'en pouvoir
faire la critique, il est violemment tenté, et son seul désir est de faire
partie de cette société de l'argent-roi dont la petite société de
M. Thomas John est un avant-goût délicieux pour ce «huron»
ahuri frais débarqué.
Mais Peter Schlemihl n'est pas mûr, il n'est donc pas sûr - les
recrues les plus sûres sont celles qui demandent elles-mêmes à signer
leur engagement - et le Diable va devoir se livrer à tout un travail
«pédagogique» pour faire sauter cette âme dans son escarcelle. Pour
cela, il faut, bien sûr, soumettre Schlemihl à des tentations maté-
rielles répétées, la bourse de Fortunatus est le moyen, à l'intérieur de
ce premier pacte, de rendre inextinguible sa soif des jouissances que
l'on peut acheter avec de l'argent. Mais créer l'accoutumance aux
128 1 L'ombre et la différence

voluptés que procure seule la richesse peut ne pas suffire, il faut en


appeler à ce qui, pour l'homme en gris, est le défaut risible de
Schlemihl, sa générosité morale, le mettre dans des situations telles
que le pacte avec le Diable, la vente de son âme apparaissent
comme une action moralement louable et hautement chevale-
resque. Le noble et vertueux Schlemihl tolérera-t-il que la ravis-
sante Mina soit livrée en mariage à l'impudent richard Rascal? Le
diable se fait même professeur de morale, c'est avec des accents
d'une indignation non feinte qu'il adjure Schlemihl de se sacrifier
pour sauver sa bien-aimée Mina (p. 133). Le vertueux Schlemihl est
aussi un amoureux Schlemihl: la gloire, la conscience et l'amour
devraient lui mettre la plume à la main, c'est comme si l'âme du
jeune homme était déjà dans la poche de l'homme en gris. A court
de raisons, la plume déjà prête, Schlemihl ne trouve plus d'autres
moyens de résister que de tomber sans gloire dans un évanouisse-
ment prolongé, comme une femmelette.
Le diable en a peut-être, cependant, trop fait, en particulier il a
su trop bien ligoter Schlernihl pour que celui-ci ne cherche pas à lui
échapper. Il va d'ailleurs, à partir de ce moment, commencer à faire
des fautes qui le démasqueront comme un démon bien méphisto-
phélien prédestiné, comme le montrent Leibniz et, plus tard Goethe
dans le Second Faust, à permettre, non la perte, mais le salut final de
celui dont il avait voulu faire sa proie.
Pour le moment, aux raisons morales et aux raisons sentimen-
tales de signer un contrat qui se présente comme une ardente obli-
gation, l'homme en gris ajoute des raisons économiques, rendues
fortes par la conception tout à fait erronée que Peter Schlemihl a de
ce qui est le cœur de toute l'histoire, la notion d'évaluation. Tout
repose sur l'opposition et le parallélisme quasi phonétiques, en alle-
mand, entre l'ombre (Der Schatten) et l'action d'évaluer (schiitzen) ,
entre ce qui est évaluable, comptable, appréciable en termes de
valeur monétaire, et ce qui ne l'est pas, ce qui est d'un autre ordre,
ne relevant pas de l'évaluation, ce qui est unsthdtzbar.
Toutes les péripéties de l'histoire reposent sur des erreurs comp-
tables et sur des erreurs de compétence: l'ombre est-elle évaluable,
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 129

ou est-elle unschatzhar i Le Diable maintient aussi longtemps qu'il


peut la confusion dans l'esprit, il est vrai déjà confus, de Peter
Schlernihl : mais nous verrons que la société humaine qui ostracise
si cruellement Schlemihl ne vaut guère mieux sous le rapport du
comptable, en dépit de ses prétentions au bon sens et à l'honnêteté.
Le sens et la finalité du premier marché proposé et accepté
(ombre contre or) apparaissent dans les commentaires et l'argumen-
tation dont l'homme en gris accompagne le second pacte. La
conclusion du premier pacte s'entourait d'arguments à peine dignes
de ce nom, pures flatteries plutôt (votre «ombre si belle, si belle »,
« cette ombre superbe », p. 43), ou contradictoires: déclarer que
«pour cette ombre vraiment inestimable le prix le plus élevé me
semble encore insuffisant» (p. 43), pour ensuite la mettre quand
même à prix, l'échanger contre la bourse de Fortunatus, représente
une inconséquence assurée. Bien sûr, une source intarissable de
pièces d'or peut sembler l'image concrète la plus approchée de la
valeur infinie qui est prêtée à l'ombre. Mais, d'une part, la bourse
aura beau dégorger de l'or, cette valeur infinie ne sera jamais
exhaustivement traduite dans la réalité, d'autre part c'est tendre un
piège à Peter Schlemihl : affirmer que l'ombre est inévaluable et lui
faire accepter d'en traduire quand même la valeur dans un autre
ordre, celui du numéraire concret, c'est habituer Schlemihl à vivre
dans la contradiction logique. L'important est là: Schlemihl a
accepté de confondre l'ordre de l'évaluable et l'ordre de ce qui ne
s'évalue pas, schatzen et unschiitzbar. Si l'on marchande aujourd'hui
son ombre, rien n'empêchera de marchander demain son âme,
ombre d'ombre. L'homme en gris emprisonne Peter Schlemihl
dans de fatales erreurs logiques. Il empoisonne son esprit pour
mieux escamoter son âme.
Lors du second pacte (p. 109-159), le Diable propose ce qui
semble une répétition du premier marché: échanger quelque chose
qui, le Diable en convient volontiers, n'a pas de valeur concrète
prouvée, l'âme, cet appendice problématique et notoirement inutile
de l'homme, contre quelque chose dont la valeur et l'utilité pra-
tique vitale et immédiate ont été démontrées a contrario pour le
130 1 L'ombre et la différence

pauvre Schlemihl, son ombre, dont l'absence cruelle l'a depuis un


an contraint à vivre dans l'ombre et dans une effroyable et inhu-
maine frustration. Contre cette ombre même pas visible, cette
ombre métaphysique, cette ombre de l'ombre, Peter Schlemihl,
tout en gardant la bourse inépuisable, recouvre son ombre réelle,
fait retour dans la pleine lumière du jour, retrouve le bonheur,
encore si possible, avec Mina, la plus belle et la plus aimante des
filles du monde, tout en la sauvant d'un sort abominable. Zorro-
Schlemihl se voit arriver. Le Diable-notaire réendosse son rôle de
serviteur-courtier avec une brillante insistance: Peter Schlemihl
devrait s'estimer heureux de trouver quelqu'un qui est prêt à offrir
un paiement substantiel concret (or, amour et considération) pour
un rien, un millefois rien, comme l'âme. Dans la seconde transac-
tion, l'ombre occupe la fonction de marchandise «solide» qui était
occupée, lors de la première, par l'or de la bourse fidèle et inépui-
sable, l'âme étant l'homologue de l'ombre du premier marché:
Premier marché: ombre vs or
Second marché: âme vs ombre

Bien malin qui assignera une valeur fixe à l'ombre comme à


l'âme: elles sont et ce qui en soi n'a aucune valeur, et ce qui se situe
au-delà de toute évaluation imaginable, ce qui est d'un autre ordre.
Le Diable l'avait pourtant dit dès le premier marché: «Pour cette
ombre vraiment inestimable (unschiitzbaren Schatten) le prix le plus
élevé me semble encore insuffisant» (p. 43). A Peter Schlemihl de
comprendre ces paroles, en qui il n'a vu que flatterie démesurée,
mais en acceptant de vendre, et de vendre infiniment cher, son
ombre, il s'engage sur la voie de la vente de l'âme, en s'y refusant,
il se dédit de manière inattendue (et peu motivée, par simple aver-
sion personnelle pour l'homme en gris: cela ressemble à un caprice)
et nous pouvons comprendre la stupéfaction et la colère du Diable,
qui a si bien parlé, quand Schlemihllui fait faux bond.
Si Schlemihl se cabre, malgré l'habileté de la seconde offre de
l'homme en gris, c'est sans doute parce que celle-ci est trop habile
et par trop contraignante: le Diable lui force la main. Mais c'est
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 131

aussi parce que Schlemihl n'est plus un être de désir: il n'est plus
fasciné par une perspective d'intégration à la société du luxe et de
l'argent, il est même passablement dégoûté, il est prêt à y renoncer,
ce que marque sa proposition de rendre la bourse de Fortunatus,
c'est-à-dire de revenir à l'état de pauvreté de ses débuts. Il y a aussi
qu'une année d'expériences amères lui a appris ce que valaient les
hommes, surtout dans cette société d'argent qui le faisait tant rêver
le jour de son arrivée, la petite société qui entourait M. Thomas
John. Justement, c'est à propos de ce dernier que le Diable commet
l'erreur irréparable qui va lui faire perdre à jamais l'âme de Peter
Schlemihl. Voulant se vanter de ses excellents rapports avec
M. ThomasJohn, à qui il n'a même pas eu besoin de demander une
signature, il cède à la prière de Peter Schlemihl, et sort de sa poche
« par les cheveux la forme pâle et défigurée de Thomas John, et les
lèvres bleuies du cadavre remuèrent, laissant échapper ces mots
lugubres: ''Justojudicio Dei judicatus sum; justo judicio Dei condemna-
tus sum" ». Voilà ce qui attend Schlemihl, s'il signe avec le Démon!
Le résultat ne se fait pas attendre: Schlemihl jette dans le précipice
la bourse enchantée, et chasse Satan et ses pompes avec une gran-
diose imprécation, d'autant plus indigeste pour l'homme en gris
que le nom de Dieu est expressément prononcé (p. 158-159). Une
vie de délices et d'un bonheur hypothéqué par la malédiction,
même avec Mina, que vaut-elle en face d'un spectacle aussi affreux
et aussi édifiant? Le gros prétentieux richissime et content de lui
Thomas John, à peine un an après que Schlemihll'a vu, n'est plus
qu'un cadavre hideux et convulsé par l'horreur de son sort une fois
entre les mains de son «ami », qui se dit aussi celui de Schlernihl et
du genre humain tout entier: Dieu nous préserve de nos amis. Que
Schlemihl ait compris l'enjeu de l'affaire, qu'il s'agissait de son âme
et de son bonheur éternel, nous en voulons pour preuve que, l'ins-
tant d'après qu'il a renvoyé le Diable à ses ténèbres, et cette vieille
souris grise dans son trou, il se sent «serein» (ich war heiter, p. 160-
161). Pourquoi serein? Il n'a pas recouvré son ombre, il sait même
qu'il ne la recouvrera jamais, et il a perdu toute source de revenus:
il y a de quoi être content! Mais il est redevenu un être humain, à
132 1 L'ombre et la différence

qui il ne manque guère que d'avoir une ombre, et il est libre, libre!
Rien ne vaut cela: Schlemihl est passé dans un autre ordre de
valeurs. Comme il a compris que l'ombre avait plus de poids que
l'or, il a compris que l'âme pesait plus que l'ombre. Prenant le
contre-pied de tous les enseignements de l'homme en gris (l'or vaut
mieux que l'ombre, qui vaut mieux que l'âme), Schlernihl a rétabli
la véritable échelle des valeurs: il sait maintenant que rien ne vaut
l'âme, comme l'or ne vaut pas l'ombre.
«T out est pour le mieux dans le meilleur des mondes» : une fois de
plus, le Diable en voulant la perte du pécheur, en y travaillant avec le
zèle incroyable que nous avons vu, ajoué malgré lui un rôle salutaire
et éclairant. «Je suis celui qui veut toujours le mal, mais qui fait tou-
jours le bien », fait dire mélancoliquement Goethe à Méphistophélès,
et Mikhaïl Boulgakov à W oland (Le Maître et Marguerite): le
malheur du Diable est qu'il est subordonné au dessein de Dieu, en
bonne théologie. S'il l'emporte parfois, c'est du fait de l'homme et de
la liberté que le Créateur a laissée à ce dernier de faire ou non son
salut: quand l'homme se perd, c'est à cause de l'ignorantia malae
electionis (saint Thomas d'Aquin), la volonté de s'obstiner dans le
mauvais choix, alors que ses lumières propres et le secours de la grâce
divine pouvaient toujours lui permettre de choisir la voix du salut.
L'erreur est toujours possible, c'est la volonté d'errer, le libre choix
du mal qui conduit à Satan: errare est humain, c'est perseverare qui est
diabolicum.
En somme ce Diable, s'il est un pauvre diable, toujours en quête
d'âmes à corrompre, d'aspect plutôt minable et presque pitoyable,
avec son habit gris suranné, ses manières de maître d'hôtel qui serait
un marchand de cravates, mélange de Nestor de Moulinsart et du
marchand Oliveira, ne serait pas un si mauvais diable (cf. «Le
diable n'est pas si noir qu'on le peint », Der Teufel ist nicht 50
schwartz, als man ihn malt, rappelle-t-il lui-même, p. 148-149), ce
serait même presque un bon diable, car il a permis à Peter Schle-
mihl de voir clair en soi, de sortir de l'état de bêtise qui était le sien
le jour de son débarquement. Le «huron» de l'année passée n'est
plus un ahuri, il est devenu malin.
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 133

Cette péripétie nous permet ainsi de ranger L'étrange histoire de


Peter Schlemihl dans le genre des récits édifiants didactiques, où un
personnage dans l'erreur ou l'ignorance, par une série d'expériences
directes et indirectes, peut s'amender à temps et éviter, souvent in
extremis, une chute sans remède (Voltaire, Le blanc et le noir; Grill-
parzer, Der Traum ein Leben; Dickens, A Christmas Caroîy. Ici,
l'homme en gris est responsable de son échec, et Peter Schlemihl
sort grandi et amélioré de l'épreuve traversée. «A quelque chose
malheur est bon », dit l'adage, qui pourrait être leibnizien: rares
sont les récits qui montrent le triomphe de Satan.
Chamisso a écrit une œuvre pour son temps et pour le nôtre,
dans laquelle il peint la confusion et le déracinement psychologique
et moral que la société où les Thomas John règnent provoque chez
les contemporains. La découverte fondamentale de Schlemihl, et
qui lui permettra de sauver son âme, est que, contrairement à ce
qu'il attendait, l'ombre chez les hommes l'emporte en importance
sur l'or:
autant l'or en ce monde l'emporte sur le mérite et la vertu, autant
l'ombre surpasse dans l'opinion l'or lui-même (p. 49).

et tout son or prodigué se révèle impuissant à le sauver de l'ostra-


cisme social qui fait de lui un paria parce qu'il n'a pas d'ombre. Il
est vrai que, de tout temps en fait, les hommes ont mis l'argent au-
dessus de la morale, comme le père de Mina ils sont prêts à vendre
père, mère ou fille, à condition que ce soit le plus cher possible: la
culpabilité morale de Peter Schlemihl d'avoir rallié le parti de l'ar-
gent est largement partagée par la grande majorité des humains qui
l'entourent et surtout par ceux qui le vilipendent et l'excluent de
leur société. Il est même vrai de dire que le dommage causé par
Schlemihl du fait de son action irréfléchie est bien moindre que
celui entraîné par certaines transactions parfaitement acceptées dans
le monde, par exemple, encore une fois, la cession de Mina à
l'ignoble Rascal, parce que celui-ci est riche et qu'il possède une
ombre respectable.
Le monde auquel Schlemihl aspire d'accéder est dominé par
134 1 L'ombre et la différence

l'échelle des valeurs monétaires, c'est tout ce qui compte: ne compte


que ce qui se compte. Le père de Mina serait prêt à bénéficier encore
de la fortune de son gendre, à condition que les apparences soient
sauves, que celui-ci puisse exhiber une ombre, peu importe
laquelle, peu importe que ce ne soit pas la sienne: au fond, l'absence
d'ombre de Peter Schlemihl lui indiffère, mais elle le gêne sur le
plan de la respectabilité sociale, il ne faut pas qu'on puisse dire qu'il
a vendu sa fille à quelqu'un que l'on soupçonne d'avoir vendu lui-
même son âme au diable, quant à faire effectivement cette transac-
tion, peu lui chaut! L'argent, pour de certaines âmes basses, ne sent
jamais le souffre.
L'ombre n'est rien, mais les hommes commettent tous la même
erreur où l'homme en gris voudrait entraîner, à la faveur du pre-
mier pacte, le naïf et ignorant en économie Schlemihl - et aussi les
Schlemihls de la critique littéraire d'aujourd'hui - faire de l'ombre
un signe et un symbole, un tenant-lieu d'autre chose, un valant-
pour. Considérer l'ombre comme une chose que l'on possède,
comme une composante du moi au même titre que l'argent, les
vêtements, les possessions matérielles en général, c'est commettre
une erreur fatale, et jouer sur la main du Diable: mon ombre ne
fait pas plus partie de mon moi que n'en ont jamais fait partie mon
argent, mes vêtements ou mes biens, je suis autre et ailleurs, je suis
ce que tout cela n'est pas, je me suffis quand tout cela m'a quitté, je
ne me confonds pas davantage avec mes qualités ou mes défauts,
comme je ne me confonds pas avec mon corps ou une partie de
mon corps. Le Diable est ce génie qui réifie tout ce qu'il touche,
ainsi de l'ombre même quand il se baisse pour la détacher du gazon,
la soulever, la rouler, la plier et la mettre dans sa poche: tout ce que
le Diable touche devient aussitôt un objet marchand, ici une pièce
de tissu qu'un vendeur range, le plus que l'ombre puisse valoir en
elle-même.
Quand Peter Schlernihl, par le coup de force en apparence
gratuit que nous avons vu, refuse, contre toute logique, de
conclure le second marché alors qu'il avait bien conclu le pre-
mier, c'est justement contre la logique marchande de notre
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 135

monde qu'il s'insurge: prenant ses distances par rapport aux


normes de notre société, qui joue vraiment dans les intérêts du
Diable, il prend ses distances par rapport au monde, il s'en exclut
et s'en éloigne, bottes de sept lieues aidant, il se détourne des
humains pour leur préférer les plantes qui, elles au moins, ne
cherchent pas de l'argent derrière toute chose. Lui qui a perdu à
jamais son ombre parce qu'il a voulu se vendre à ce monde de
mercantis, il abandonne l'or pour l'ombre, la valeur monétaire
pour un autre ordre, où «le prix même le plus élevé» pour «cette
ombre vraiment inestimable» serait toujours «insuffisant ».
L'étrange histoire de Peter Schlemihl, finalement, est une histoire
de double paradoxale. Venant juste après, bien que presque en
même temps, que les histoires classiques du double, elle en propose
un traitement qui rejoint d'un bond celui du Horla par Maupassant
(1886-1887) : elle nous montre non le développement d'une histoire
de double, mais la conséquence d'une histoire de double, le héros est
un héros sans plus aucun double, il est devenu à jamais le double
d'aucun original. Peter Schlemihl ou le double confisqué: que reste-t-il
à l'homme qui n'est plus que le double de soi, sans plus d'original?
Pas grand-chose, on en conviendra.
Chapitre V

« Du plus profond vers toi j'ai crié »,


M. Goliadkine

C'est, en effet, une grande pitié que l'histoire de M. Goliadkine,


si antipathique et peu touchant qu'il soit: le spectacle d'un homme
qui se noie, dont l'esprit sombre, et qui le sait, vous arrache le cœur.
Surtout que nous, lecteurs, nous sentons fautifs, à proportion même
de la bonne conscience des personnages qui, dans le roman, entou-
rent M. Goliadkine, et ne font rien pour l'aider à survivre, au
contraire: si nous sommes tous des Goliadkines en puissance, nous
sommes tous responsables de ce qui lui arrive, car il est notre sem-
blable, notre frère, sinon notre double.
Le récit, publié en 1846, réécrit au début des années 1860 et
inclus dans les Œuvres éditées en 1866, est à coup sûr le plus remar-
quable traitement du motif qui nous occupe, venant trente années
après Les Élixirs du Diable d'Hoffmann (1816), tout en présentant
des aspects novateurs promis à un bel avenir, en premier lieu dans
l'œuvre même de Dostoïevski. Cependant nous serons d'accord
avec Dostoïevski pour considérer son Double comme une œuvre à
demi manquée - d'où la nécessité, pour Dostoïevski, d'écrire Crime
et châtiment, Les Démons, L'Idiot, L'Adolescent, Les Frères Karama-
zov - manquée parce que Dostoïevski, en instaurant l'incroyable et
pathétique dialogue de M. Goliadkine avec lui-même, n'a pas réussi
à instaurer cette polyphonie que Mikhaïl Bakhtine analyse si bien et
qui est le nerf de son écriture à venir. Il faudra que M. Goliadkine
se dédouble vraiment en plusieurs personnages quasi semblables et
138 1 L'ombre et la différence

quasi différents pour que commence la geste de la littérature


moderne.
Le Double (Dvojnik), publié en 1846, est le deuxième roman de
Dostoïevski', après Les Pauvres gens (Bednye ljudi), qui lui a d'em-
blée assuré la gloire. La critique avait salué en lui «un nouveau
Gogol» et, avec Le Double, Dostoïevski veut produire un chef-
d'œuvre. Dans le Journal d'un écrivain, en 1877, Dostoïevski écrira à
propos du Double: «Je n'ai jamais rien lancé en littérature de plus
sérieux que cette idée. » Pourtant, Le Double subit un échec complet
auprès de la critique et du public: on y voit «de la littérature d'hô-
pital » une imitation outrageuse de Gogol et d'Hoffmann. L'échec
de Dostoïevski à s'imposer face au public, à obtenir la reconnais-
sance et la consécration d'autrui semble une réplique dans la réalité
de l'échec qu'il peint de son héros Goliadkine. La vie copie la litté-
rature: au même moment, dans sa correspondance, Dostoïevski
s'identifie à ce dernier au point de déclarer son intention de «deve-
nir fou », d'écrire à son frère Michel: «Je suis désormais un vrai
Goliadkine. » Goliadkine apparaît à plus d'un titre comme un double
de Dostoïevski, un double qui lui restera cher toute sa vie: c'est
avec Le Double que Dostoïevski est devenu génial, comme Balzac
en 1835 quand il a eu, avec Le Père Cortot, l'idée de faire revenir ses
personnages, depuis ses romans précédents et dans ses romans
futurs.
En tout cas, Dostoïevski est revenu toute sa vie sur cette œuvre
de jeunesse, jugée par lui manquée pour la forme, mais cruciale
pour la compréhension de la poétique de tous ses romans. L'arres-
tation en 1849 pour avoir participé au cercle de Pétrachevski, le
séjour de dix ans en Sibérie l'empêchent de procéder à la révision et
à la réécriture du Double, auxquelles il songe dès 1859, encore à

1. Nous renvoyons à l'édition suivante: Dostoïevski, Le Double, Paris, Galli-


mard, « Folio », préface d'André Green, traduction de Gustave Aucouturier, 1969 (tra-
duction), 1980 (préface). Pour l'étude de la genèse et de la composition du Double,
nous ne pouvons mieux faire que de signaler l'étude suivante: Claude De Grève, « Le
Double de Dostoïevski: des "aventures de M. Goliadkine" au "poème pétersbour-
geois" », op. cit., 5, novembre 1995, p. 269-277.
« Du plus profond vers toi j'ai crié H, M. Goliadkine 1 139

Sémipalatinsk: il y procède en 1862, puis en 1866, en même temps


qu'il écrit Le Joueur et Crime et châtiment, l'un de ses textes où le
principe structurant du double est le plus prégnant.
Cet échec, en 1846 comme en 1862-1866, s'explique par le
caractère disparate de l' œuvre comme par son extrême originalité
pour l'époque. Dostoïevski s'inspire ouvertement de Gogol
(Mémoires d'un fou, Le Nez, Les Ames mortes) ainsi que d'Hoffmann
(La Nuit de la Saint-Sylvestre, Les Élixirs du Diable, Le Chat Murr),
au point de passer, aux yeux de ses contemporains, pour un imita-
teur et un épigone sans talent: son roman apparaît comme un double
usé de ces œuvres, et Dostoïevski lui-même comme une doublure de
ces auteurs. Les contemporains n'ont vu que ce en quoi Le Double
ressemblait à la littérature antérieure, ils n'ont rien vu de ce qu'il
avait de révolutionnaire.
Dans les Mémoires d'un fou (1835) de Gogol, Popristchine, un
petit fonctionnaire misérable - son nom vient de priSCik, «bouton
sur le nez, furoncle» - écrasé par son insignifiance minable, amou-
reux de la fille de son supérieur, finit par devenir fou: Dostoïevski
reprend de Gogol en particulier l'idée de mener la narration du
point de vue du héros devenant fou, le texte semblera émis par
celui qui est en proie au dédoublement, ce sera le journal de bord
du naufrage de son esprit. Le personnage de Gogol n'est pas plus
sympathique, en fait, que celui de Dostoïevski, s'il est plus
cornique : c'est, dans son journal, le même feu d'artifice de désirs,
d'envies rentrées et de jalousies «bureaucratiques », où le minable le
dispute à l'infâme. C'est un pou écrasé, il n'en sent pas meilleur. ..
Dostoïevski s'inspire aussi du Manteau, qui met en scène un
malheureux «conseiller titulaire », Akaki Akakiévitch Bach-
matchkine, prototype de l'hilote social, du fonctionnaire médiocre
et aliéné produit par le système rigide du Tchin russe, cette Table
des Rangs qui, depuis Pierre le Grand, réduit l'individu à son grade
tout en lui conférant, au-dessus du peuple prosterné, la seule valeur
à laquelle un homme puisse prétendre en Russie. M. Goliadkine,
comme Akaki Akakiévitch, est un pur produit de cette ville fantas-
tique qu'est Saint-Pétersbourg, mirage de pierre se dressant au
140 1 L'ombre et la différence

milieu des marais finnois, ville du pouvoir et ville diabolique, pétrie


des sortilèges du néant, ville de toutes les horreurs et de tous les
enchantements. Mais M. Goliadkine n'est ni pauvre, ni sympa-
thique ni pitoyable, raison pour laquelle il déçoit fortement les
tenants de l' «école naturelle» (Bélinski, Grigorovitch) ainsi que le
public qui attend une peinture humanitaire et socialisante des vic-
times de l'injustice et des laissés-pour-compte de la société contem-
porame.
Dostoïevski s'inspire surtout du Nez de Gogol, paru en 1836.
Cette nouvelle traite déjà, sur un mode infiniment parodique, du
thème du double. Le «major» Kovaliov se réveille un matin pour
s'apercevoir qu'il n'a plus de nez. Au même moment, le barbier
Ivan Iakovlévitch trouve, dans le petit pain que sa redoutable
épouse vient de sortir du four, le nez du major. Ce dernier se pré-
cipite à la police pour porter plainte; le barbier, de son côté, plus
épouvanté encore par son «crime» qu'il ne s'étonne devant un pro-
dige qui, à Saint-Pétersbourg, ne surprend personne, se hâte, sous
les injures et les menaces de sa femme, de se débarrasser du «corps
du délit» en le jetant dans la N éva. Quelle n'est pas la surprise du
major Kovaliov quand, dans la rue, il tombe nez à nez - c'est le cas
de le dire: la nouvelle est bâtie sur plusieurs dizaines d'expressions
idiomatiques où entre le mot «nez », Kovaliov est prisonnier, dans
le cadre d'un véritable fantastique sémantique, d'un langa~e devenu
fou - avec son propre nez, mais déguisé en Conseiller d'Etat, grade
très supérieur à celui du major, lequel ne sait vraiment pas com-
ment s'adresser à lui pour le démasquer, car dire à ce haut fonction-
naire en tenue de gala qu'il n'est qu'un nez serait risquer très gros.
Ce qui est caractéristique du Nez de Gogol, c'est ce que l'on pour-
rait appeler le fantastique social et policier: à Saint-Pétersbourg, on
ne s'étonne pas qu'un événement aussi incongru puisse se produire,
on s'indigne de son caractère inconvenant (nepriliénost'), et l'on s'en
remet à la toute-puissance merveilleuse de la police pour rétablir
l'ordre social un instant perturbé par cet événement fantastique qui
est surtout un événement inadmissible. Et le mieux, c'est que la
police pétersbourgeoise y parvient! Un policier rapporte, enve-
(( Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 141

loppé dans sa poche, à Kovaliov, le nez, appréhendé au moment où


il allait filer à Riga sans papiers. Que le nez refuse de se laisser
recoller, cela n'est plus de la compétence de la police; qu'il revienne
au milieu de la figure du Major, «comme si de rien n'était», plus
personne ne s'en étonnera; par contre, ce qui reste choquant, c'est
qu'il se trouve des auteurs pour raconter de pareilles histoires et là,
la police revient sur l'eau... Le major Kovaliov sans son nez, cette
partie la plus inutile de son individu, le major Kovaliov dédoublé,
ayant perdu une partie de lui-même, n'est plus un tout, il n'est plus
rien, il court après sa partie, il court après lui-même, comme un
chat après sa queue, il se comporte comme la partie de sa partie, qui
est devenue autonome, plus importante que lui et qui le tyrannise
comme un vulgaire Doppelganger allemand: la nouvelle de Gogol
est déjà elle-même une parodie des œuvres d'Hoffmann traitant du
double. Les malheurs de M. Goliadkine commencent eux aussi,
comme pour le major Kovaliov, au réveil, quand il se regarde en
miroir. La même incertitude fantastique colore les faits et événe-
ments du roman de Dostoïevski, où le statut du double reste incer-
tain. Comme le major Kovaliov, M. Goliadkine court après lui-
même, après son imago sociale, son double est son «nez », qui lui fait
des pieds de nez.
Dostoïevski reprend aux Ames mortes le chef-d'œuvre de Gogol
paru en 1842, le valet Pétrouchka: M. Goliadkine, ou son double,
serai(en)t-il(s) un nouveau Tchitchikov, le comble de l'aventurier,
de l'escroc et de l'imposteur? Surtout, dans la version de 1866,
Dostoïevski donne en sous-titre à son ouvrage «poème pétersbour-
geois », Gogol avait intitulé ses Ames mortes «poème»: il voulait
donner un grand tableau de la Russie, «ne serait-ce que d'un seul
côté », Dostoïevski, lui aussi, veut évoquer la Russie pétersbour-
geoise, cet épitomé du monde russe enserré depuis 1722 dans les
mailles du filet bureaucratique jeté sur le sous-continent russe par
Pierre le Grand: Le Double est un «poème», parce qu'il est une poé-
tique, un manifeste, un programme et un projet, celui rempli par
l'œuvre ultérieure tout entière de Dostoïevski. Saint-Pétersbourg
est un «poème », celui de la Russie moderne, et Dostoïevski est son
142 1 L'ombre et la différence

prophète: l'avenir, terrible, de la Russie, surgira des entrailles et des


replis de la Ville de Pierre. L'affreux M. Goliadkine, révolution-
naire pétrachevskien dans certaines variantes, est le héros du siècle
qui s'avance.
De Hoffinann, dont il est grand lecteur, Dostoïevski a
emprunté le thème du double. Mais il convient de remarquer que
Hoffinann, connu très tôt en Russie, est, dans les années 1840, très
largement passé de mode, comme ailleurs en Europe. De même
que la critique a vu dans Le Double un prolongement de Gogol, de
même on a vu en Dostoïevski un imitateur attardé d'Hoffmann.
Dostoïevski s'inspire de très près, dans certains passages du Double,
du Chat Murr, de La Nuit de la Saint-Sylvestre et des Élixirs du
Diable, mais s'il reprend Hoffmann, ce n'est pas sur le ton flam-
boyant du romantisme, au contraire, c'est sur un registre trivial et
presque sale qui n'a rien à voir avec son modèle. Les articles de
Claude De Grève et de Michel Cadot (voir la bibliographie) étu-
dient de manière très complète les «modèles hoffmanniens » de
Dostoïevski et la transposition qu'il en fait dans la boue et la neige
de Saint-Pétersbourg.
Remarquons tout de suite que les personnages gogoliens
comme les personnages dostoïevskiens avec doubles ont, d'une
manière ou d'une autre, à voir avec l'écriture: ils sont copistes, on
connaît l'importance symbolique vitale des écritures pour ces êtres
de papier(s), parfois mâché, que sont en général les fonctionnaires
russes. Venant après les héros hoffmanniens, ils en sont de tardives
doublures littéraires. Les textes d'Hoffmann sont déjà des parodies, de
Chamisso ou de soi-même (Les Aventures de la Nuit de la Saint-Syl-
vestre), Les Élixirs du Diable sont la confession écrite du Capucin
Médard, qui inclut quelques autres textes écrits, et le double naît
des activités esthétiques (1'éloquence sacrée, en fait sacrilège, de
Médard qui se prétend le double usurpateur de saint Antoine) et
l'histoire ainsi que la signification du double surgissent de la super-
position stéréographique de quatre manuscrits. Il s'agit sans doute
d'une loi du genre: le double est un être de papier, ou plutôt l'em-
blème explicite de l'activité scripturale, laquelle consiste à noircir
« Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 143

du papier: le mystère et l'enchantement sont que l'on s'évade par la


feuille de papier dans un monde de signes, devenant signe soi-
même le temps de la lecture, nos textes sont nos tissus.
Le Double, en effet, se nourrit de textes: il n'existe que par une
riche et incessante inter- ou intratextualité, Hermann Karlovitch,
cette dernière incarnation nabokovienne du Doppelgiinger, double
dévorateur de l'unique et du vivant, n'étant pas la moins significa-
tive illustration du vampirisme textuel du Double, cette pompe lit-
téraire.
L'idée de la séparation entre un moi doux et patient et un moi
arrogant et hostile au premier vient des Élixirs du Diable, Médard
jouant toujours les mignons, tandis que Victorin bat la scène dans le
genre affreux: mais nous avons vu que les choses ne sont pas si sim-
ples, Médard ne valant guère mieux, en fait, que Victorin (sinon,
pourquoi désirerait-il tant être pardonné ?). S'ajoutant aux
emprunts à la parodie gogolienne, Le Double devait marquer un
dépassement du thème hoffmannien du Doppelgiinger: le roman
dostoïevskien apparaît comme une réécriture et une transformation
d'un thème traditionnel éculé, afin de faire du neuf, car c'est avec
les vieux textes qu'on fait les meilleurs romans.
Dostoïevski s'inspire aussi de Pogorélski, lequel, en 1828, dans
Le Double, ou mes soirées en Petite Russie, met en scène un double de
soi avec qui le narrateur converse pour tromper l'ennui des longues
soirées ukrainiennes. Pogorélski est l'inventeur du mot dvojnik, «le
deux, le répliquant, le double », pour traduire le mot allemand Dop-
pelgiinger popularisé par Hoffmann, et le titre choisi par Dostoïevski
renvoie expressément à cet ouvrage bien connu de tous ses lecteurs.
Le double est un alter ego avec qui le sujet mène une conversation
interminable: c'est aussi un succédané d'interlocuteur, à Saint-
Pétersbourg, vaste désert d'hommes, comme en Petite-Russie.
L'originalité de Dostoïevski est cependant considérable, mais
cette originalité ne pouvait pas ne pas déconcerter et offusquer ses
contemporains.
C'est que Dostoïevski, pour la première fois en littérature, pré-
tend faire œuvre d'art en se livrant à une description médicale, cli-
144 1 L'ombre et la différence

nique de la folie, ici d'une paranoïa schizophrénique accompagnée


d'un dédoublement de la personnalité. Il consulte en particulier son
ami le docteur allemand Riesenkampf, l'un des prototypes du
Dr Rutenspitz. Et cette description clinique, il la mène à partir de la
victime de la schizophrénie, du point de vue, pathétique et drama-
tique, du malade qui voit son esprit se décomposer: Le Double est,
en littérature, l'un des premiers témoignages de malades, comme
l'époque de Maupassant aimera en publier, Le Horia, surtout dans sa
première version, se présentant comme un document clinique.
Tout est vu et décrit, écrit à travers les yeux, à travers l'esprit fêlé
de M. Goliadkine, que l'on s'étonne de ne pas découvrir, vers la fin
du récit, la plume à la main. Le discours même du narrateur, pro-
gressivement, devient indiscernable de celui du protagoniste, qui est
l'unique personnage d'une narration dont il apparaît comme le seul
point d'émission: la coloration stylistique, les clichés idéologico-
littéraires, les bredouillements et le hachis répétitif, tout ce qui
caractérise la parole, complètement introvertie, de M. Goliadkine,
tout cela est aussi dans le discours du narrateur, lequel cède peu à
peu la parole au personnage, au point que le roman, à l'évidence,
finit par apparaître comme écrit par le double, il est un texte émis,
écrit par M. Goliadkine, mais qui se retourne contre lui, se moque
de lui, selon une mimétique sarcastique tout à fait odieuse: le
double lui-même, M. Goliadkine-cadet, en tant que personnage
figuré, n'est qu'un singe insupportable, tout à fait révoltant, car il
ne dit jamais rien que M. Goliadkine n'ait déjà dit ou ne puisse dire,
ce qui justement horrifie, révulse et accable M. Goliadkine-aîné,
héautontimorouménos, Narcisse masochiste et auteur monopoliste
et solipsiste du récit des malheurs dont il est l'unique artisan, selon
un discours dans lequel il se reconnaît avec consternation. Le style
de M. Goliadkine relève d'une forme du skaz, ce discours à la troi-
sième personne dans lequel le personnage se confond avec le narra-
teur, fusionne avec lui, signe leur style indiscernable de ses idio-
tismes et de ses manies langagières.
Le roman comprend treize chapitres, groupés en quatre jour-
nées consécutives: c'est dire que Dostoïevski nous montre la crise, la
« Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 145

lutte et la défaite finales qui vont mener son héros droit à l'asile
d'aliénés. C'est un drame psychique dont la seule scène est l'esprit en
voie de dislocation de M. Goliadkine, c'est aussi un drame de l'exclu-
sion, comment la société s'y prend, par ses non-réponses calculées,
pour enfermer un homme dans un enfer dont il ne sortira que pour
mourir: nous assistons à une «guerre des cerveaux» qui annonce
Strindberg, à un cas de non-assistance à personne en danger, à ses der-
niers appels au secours, aux derniers refus de venir à son aide qui lui
sont opposés, au naufrage final, en public, de son esprit. Le Double
est un roman cruel, un roman sadique: comment on laisse mourir
un malade qui appelle jusqu'au bout à l'aide, sans qu'on lui tende
même une main consolatrice. En ce sens, Le Double interpelle le lec-
teur qui ne peut s'empêcher de ressentir un malaise, après avoir lu
cette longue nouvelle: si M. Goliadkine est notre semblable, notre
frère, ses «ennemis» le sont aussi, nous sommes des deux côtés.
La première journée comprend les chapitres 1 à 5, jusqu'à l'ap-
parition du double en tant qu'être autonome. La deuxième journée
regroupe les chapitres 6 et 7, soit l'entrée du double dans le service
administratif où travaille M. Goliadkine (chap. 6) et le dîner et la
nuit que passe le double chez M. Goliadkine (chap. 7). La troisième
journée (chap. 8 et 9) montre le renversement qui se produit, le
début des hostilités entre M. Goliadkine et son double (celui-ci
offense cruellement M. Goliadkine en public au bureau, puis lors
de l'épisode du restaurant). La quatrième journée (chap. 10 à 13) est
celle de la montée vers le paroxysme fatal, vers le solennel «Juge-
ment dernier» de M. Goliadkine, emmené pour finir à l'asile par un
terrible Dr Rutenspitz.
La première journée (épiphanie progressive du double) et la
quatrième (déroute complète de M. Goliadkine) occupent respecti-
vement cinq et quatre chapitres, contre seulement deux pour chacune
des journées 2 et 3. Remarquons aussi que les événements s'organi-
sent selon deux séquences disposées en miroir: la séquence soirée-
bureau des jours 1 et 2 est reprise en miroir par la séquence bureau-
soirée des jours 3 et 4, tout commence lors de la première soirée
chez le «fabuleux» Olsoufi Ivanovitch Bérendéiev, figure rappro-
146 1 L'ombre et la différence

chée du tsar mythique Berendeï, et tout finit en une soirée-apo-


théose chez le même Bérendéiev, avatar burlesque de Dieu-le-Père.
En effet, tout est burlesque dans Le Double: des héros de bas étage,
plus ou moins infâmes, sont présentés sur un plan où n'éclatent plus
que leurs prétentions injustifiées et leur effroyable médiocrité.
Au chapitre I, nous assistons au réveil de M. Goliadkine. Le
nom de M. Goliadkine est déjà significatif «Goliadkine.» est formé
sur le mot goljad', goliadka, qui signifie «gueuserie, indigence» (de
golyj, mu, dêpouillè »). Le suffixe -kin est, de plus, un diminutif très
péjoratif M. Le Gueux...
M. Goliadkine est «conseiller titulaire », c'est-à-dire qu'il occupe
le neuvième rang du Tchin, rang très moyen, juste avant celui qui
confère la noblesse personnelle et qui, depuis Le Manteau de Gogol,
est le rang typique du fonctionnaire insignifiant et sans envergure.
Depuis l' oukaze de 1809 qui prescrit d'avoir passé des examens à
l'Université pour accéder aux rangs supérieurs du Tchin, le grade
de conseiller titulaire est celui auquel avait été arrêtée la carrière des
fonctionnaires déjà en place mais qui n'avaient pas fait d'études:
M. Goliadkine est un fonctionnaire borné, plafonné, auquel tout
avancement est refusé, replié par la force des choses sur la vaine
affirmation de soi-même, arrêté au point mort: il délègue un
double de lui-même pour obtenir les succès qui lui sont refusés, un
double qui exhibe toutes ses envies rentrées et rancies.
A ce nom ridicule et pitoyable, est accolé de manière dérisoire
le titre pompeux de «Monsieur» (gospodin). Il faut savoir qu'en
russe on ne donne jamais à quelqu'un le titre de «Monsieur» - gos-
podin est un terme un peu archaïque qui signifie «seigneur» - sinon
de manière très officielle, très artificielle et seulement dans l'usage
administratif L'emploi du mot dans l'usage courant, par exemple
étot gospodin, «ce monsieur», est très dépréciatif, instaure une dis-
tance méprisante: Monsieur Goliadkine est un être distancié, dont le
lecteur pouffe... La manière normale est de s'adresser à quelqu'un,
même à un supérieur, en l'appelant par son prénom plus son nom
patronymique (e Iakov Pêtrovitch »: «Iakov, fils de Pierre »). Le tu
était de rigueur dans la Russie prê-pêtrovienne, celle d'avant les
« Du plus profond vers toi j'ai crié ». M. Goliadkine 1 147

Rangs, du moujik au Tsar: c'est l'Occident qui introduit la com-


plication du vous.
Le réveil de M. Goliadkine rappelle celui du major Kovaliov,
dans Le Nez de Gogol: le premier geste de M. Goliadkine est de se
précipiter sur son miroir afin de s'assurer qu'un bouton ne lui a pas
poussé sur le nez, pour lui gâcher toutes ses entreprises. Ce geste est
fatal au major Kovaliov, qui s'aperçoit qu'il n'a plus de nez, mais il
n'est guère moins funeste pour M. Goliadkine, qui se découvre
«possesseur» d'une « figure» parfaitement banale, comme si le reflet
en miroir de son insignifiance créait entre lui et son image une dis-
tance qui est celle de Narcisse contemplant son image dans l'eau
avant de s'abîmer en elle. Il est extrêmement dangereux de se
regarder en miroir, tout miroir est trompeur, nous le savons: ce
n'est pas soi, mais un autre que l'on découvre dans l'eau profonde
du miroir, et qui vous fait face.
M. Goliadkine s'habille, son valet Pétrouchka enfile une livrée
trop grande pour lui, et tous deux partent en coupé de louage. Mais
M. Goliadkine est vu d'abord par deux jeunes collègues, puis par
son chef de service André Philippovitch. M. Goliadkine veut se
cacher, ne pas saluer, faire comme si ce n'était pas lui: finalement, il
fait l'un et l'autre, à la fois il joue les étrangers et il salue son chef
stupéfait. M. Goliadkine ne supporte pas d'être regardé, les regards
d'autrui ont sur lui un effet anéantisseur, qu'il renvoie sous la forme
d'un «terrible regard »... sur la paroi du coupé en face de lui. Déjà,
au moment de son réveil, les murs de sa chambre, le mobilier, et
jusqu'à la lumière du jour «regardaient» M. Goliadkine, qui fer-
mait les yeux, pour ne pas voir, mais surtout, magiquement, pour
ne pas être vu: la situation préférée de M. Goliadkine est celle du
voyeur, qui voit sans être vu.
Juste après ces rencontres, M. Goliadkine, qui a été surpris,
regardé, décide soudain, au chapitre II, de se rendre illico chez son
médecin, le Dr Christian Ivanovitch Rutenspitz, dont le nom signi-
fie «pointe de fouet »,
Face au Dr Rutenspitz, M. Goliadkine se livre à un discours pas-
sablement incohérent, dont la fonction première est de faire écran au
148 1 L'ombre et la différence

discours du docteur. Au cours de son monologue, M. Goliadkine


affirme son indépendance, son autonomie individuelle, parle des
« ennemis» qu'il possède, et raconte tout cela comme si c'était l'histoire
d'un autre: à cet invérifiable et énigmatique « roman », qui ressemble
à une timide demande d'amour, le Dr Rutenspitz répond en répé-
tant ses conseils médicaux, et surtout par des silences qui font dire à
M. Goliadkine, après l'avoir quitté, que ce docteur est «bête »... A
la fin de l'entretien, se produit tout à coup une scène extraordinaire.
Sans prononcer une parole, les yeux dans ceux du médecin,
M. Goliadkine fond en larmes, montrant qu'il comprend, qu'il sait
qu'il est perdu. Et qu'il sait que le Dr Rutenspitz sait que
M. Goliadkine est conscient que le docteur sait que son client est
perdu: les regards se croisent sans paroles comme des épées dans un
duel, en un incroyable va-et-vient d'éclairs entre leurs prunelles.
Jusqu'au début de l'après-midi, M. Goliadkine, au chapitre III,
se livre à des emplettes effrénées. En fait, il joue à faire des achats,
comme pour un mariage: ludique, infantile, il change même ses bil-
lets de banque contre des petites coupures, pour que son porte-
feuille ait l'air plus gonflé, pour que lui-même ait vraiment l'air
d'un fiancé achetant son trousseau...
Il se présente à la maison d'Olsoufi Ivanovitch Bérendéiev,
conseiller d'État et protecteur de toujours de M. Goliadkine. Nous
comprenons qu'il s'est invité au dîner et à la soirée donnés par
Olsoufi Ivanovitch: il se fait éconduire poliment une première fois,
sous les yeux d'André Philippovitch, ce qui n'arrange rien.
Le chapitre IV commence par une longue description épico-
burlesque gogolienne du dîner puis du bal donné par Olsoufi Iva-
novitch pour l'anniversaire et les fiançailles de sa fille unique Klara
avec le jeune fonctionnaire Vladimir Sémionovitch, neveu d'André
Philippovitch et rival heureux de M. Goliadkine: un autre est
promu, un autre est fiancé à Klara! M. Goliadkine, ainsi dépossédé,
à ses yeux, reprend l'offensive: l'intrusion de M. Goliadkine, après
deux heures d'hésitations dans l'escalier de service, est le retour de
M. Goliadkine sur la scène d'où il a été exclu. Se produit un grand
scandale, et M. Goliadkine est à nouveau, mais cette fois publique-
« Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 149

ment et honteusement, jeté à la rue, préfigurant ce qui se passera


au même endroit au chapitre XIII, l'exclusion définitive de
M. Goliadkine.
Au chapitre V, M. Goliadkine, chassé de la maison de son bien-
faiteur, de son «père», s'enfuit, éperdu, dans la nuit et à travers la
tempête. C'est ici que Dostoïevski imite au plus près Les Aventures
de la Nuit de la Saint-Sylvestre d'Hoffmann. L'« enthousiaste voya-
geur» rencontre à une soirée de Nouvel An son ancien amour Julie
dont la froideur le désespère. Il s'enfuit dans la nuit et la tempête à
travers les rues de Berlin, qui sont indiquées nommément: de
même, M. Goliadkine parcourt des rues connues de Saint-Pêters-
bourg. L' «enthousiaste voyageur» s'arrête dans une taverne où tous
les miroirs sont voilés par déférence pour un client, Erasmus
Spikher, qui hait les miroirs parce qu'il a vendu son reflet à la dia-
bolique Giuletta de Florence (ou de Venise, capitale des miroirs et
des faux-semblants), double de l'impitoyable Julie de 1'« enthou-
siaste voyageur », Celui-ci rencontre aussi, comme par hasard, Peter
Schlemihl, le héros de Chamisso, qui a vendu son ombre à
l' «homme en gris ». Peter Schlemihl et Erasmus Spikher sont, nous
l'avons vu, des hommes avec doubles, parce qu'ils ont vendu, en un
marché qu'ils croyaient un marché de dupes à leur avantage, leur
image immatérielle. S'étant ainsi gravement dédoublés, ils apprennent
à leurs dépens que, hommes sans ombre ni reflet, ils sont exclus des
rangs de l'humanité qui les considère, dans leur apparente immaté-
rialité, comme des esprits, fantômes, succubes ou vampires: ombres
d'eux-mêmes que traverse sans être arrêtée la lumière, ils sont des
doubles sans originaux. On comprendra que M. Goliadkine, pris dans
un pareil réseau de références aussi appuyées, ne peut pas ne pas
rencontrer son double, le lecteur, qui a lu Les Aventures de la Nuit de
la Saint-Sylvestre, s'y attend encore plus que lui.
C'est alors, effectivement, que M. Goliadkine rencontre son
double. Dostoïevski s'inspire dès lors d'un passage du Chat Murr
d'Hoffmann, où le musicien fou Johannes Kreisler, regardant son
image dans l'eau, du haut d'un pont, croit reconnaître en elle le
peintre fou Ettlinger, son double, qui a blessé la princesse Hed-
150 1 L'ombre et la différence

wige. Il s'enfuit, et son double, vrai Doppei-ganger, lui semble


courir à côté de lui. Il veut se réfugier dans la cabane de Meister
Abraham, vieil escroc illusionniste: au moment d'entrer, il croit
voir son double se dresser devant lui à la porte, il défaille car voir
son double c'est apprendre que sa mort est proche. En fait, il
s'agissait de sa propre image dans un miroir concave, Kreisler a
cru que c'était son double sorti de l'eau qui le poursuivait. Nar-
cisse pourchassé à la course par son reflet sorti du ruisseau, miroirs
facétieux comme toujours, histoires de fous et de doubles en
cavale dans la nuit romantique, Hoffmann s'amuse, et Dostoïevski
encore plus.
De même, M. Goliadkine, fuyant devant lui, s'arrête pour se
pencher sur le parapet du canal de la Fontanka, comme pour regar-
der son reflet dans l'eau, malgré l'obscurité et la tempête.
M. Goliadkine veut « se cacher de lui-même)), « sefuir lui-même », il est
« anéanti », il aspire à « disparaître », et c'est au moment où ses pul-
sions de mort sont les plus intenses qu'il s'arrête pour se pencher sur
l'eau noire... et que le double se manifeste. Le double est d'abord
une voix (p. 83-84) qui s'adresse à M. Goliadkine, avant de revêtir
une forme visible. Projection du dialogue intérieur incessant de
M. Goliadkine en un être autonome, la première démarche du
double est de se muer en une voix extérieure qui s'adresse à
M. Goliadkine.
Le double vient d'abord à la rencontre de M. Goliadkine, par
deux fois (dans tout le reste de la narration, double comme original
font toujours tout au moins deux fois): s'il imite exactement
M. Goliadkine, s'il fuit comme lui dans la tempête et dans la même
direction, il l'imite d'abord en miroir, il fait face à M. Goliadkine, il
vient le chercher, le provoquer. Puis se produit un renversement de
rôles significatif, c'est M. Goliadkine qui se lance à sa poursuite, le
double fuit devant lui. Jusque dans la chambre de M. Goliadkine,
où il le devance: c'est à ce moment et à ce moment-là seulement
que M. Goliadkine le reconnaît, se reconnaît...
Le dédoublement par division (figuré par le dialogue intérieur
obsédant de M. Goliadkine) se projette en dédoublement par multipli-
« Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 151

cation: il y a désormais deux Messieurs Goliadkine, alors qu'aupara-


vant M. Goliadkine était deux en un.
La scission en deux Messieurs Goliadkine intervenait, nous
l'avons vu, juste au moment où les pulsions suicidaires de
M. Goliadkine le faisaient se pencher sur l'eau noire: l'apparition
du double détourne M. Goliadkine de son désir d'anéantissement,
l'apparition du double est donc, dans un premier temps, salutaire.
Il faut rajouter, p. 91, à la fin du chapitre V, deux lignes de
pointillés qui figurent dans l'original russe: il s'agit d'un procédé
venant d'Hoffmann, qui indique une rupture ludique de la logique
narrative, quand l'explication s'avère impossible et que l'auteur
plante là sans façons son lecteur.
Le lendemain, au chapitre VI, le double vient s'asseoir au
bureau, en face de M. Goliadkine, qui s'y attendait, comme en
miroir. Profitant d'une absence du double, M. Goliadkine entame
une curieuse conversation avec son voisin, Anton Antonovitch
Sétotchkine. Pour ce dernier, l'autre M. Goliadkine, c'est « quel-
qu'un qui porte le même nom », il y a « comme un air de famille »,
peut-être êtes-vous jumeaux? Anton Antonovitch Sétotchkine,
sans se prononcer jamais très clairement sur l'existence effective
d'un second M. Goliadkine, plus soucieux, semble-t-il, de ne pas
contrarier son voisin que de discuter les faits, s'efforce de normaliser,
de réduire à la norme cet événement dont personne ne s'étonne
dans le bureau. Anton Antonovitch est un vrai pétersbourgeois,
comme dans Le Nez de Gogol: tout événement non conforme doit
être expliqué, réduit à la rationalité, même la plus plate et la plus
bête. Sa tante, avant de mourir, s'est vue en double, piètre consola-
tion pour M. Goliadkine, d'ailleurs il y a aussi les frères siamois, et
peut-être M. Goliadkine et son frère jumeau... Le bavardage gogo-
lien d'Anton Antonovitch introduit, au-delà de l'absurde, l'incerti-
tude fantastique: un tiers personnage semble authentifier l'existence
concrète du double, sans que le lecteur en soit tout à fait sûr, étant
donné la profusion d'inepties que ce « témoin» se montre capable de
proférer.
A la fin de la journée de travail, le double aborde humblement
152 1 L'ombre et la différence

M. Goliadkine: c'est encore «son double sous tous les rapports»


(p. 91), un double parfaitement identique, humble, soumis, tout
comme M. Goliadkine.
Au chapitre VII, M. Goliadkine emmène son double chez lui, et
le retient à dîner. M. Goliadkine déborde de joie, comme au sortir
d'une longue retraite et d'une longue solitude, le double, lui, est
timide, obséquieux, il sollicite la protection de M. Goliadkine,
lequel s'érige en double de son double, double bavard, fort, protec-
teur, double supérieur. La biographie de l'autre M. Goliadkine est
un effroyable tissu de lieux communs sur la vie d'un médiocre
fonctionnaire, et elle est manifestement la réplique «sous tous les
rapports» de la vie et de la carrière de M. Goliadkine telle qu'il
pourrait (s')en faire le récit.
Nous touchons ici à quelque chose de très important: l'absolue
impersonnalité de la parole de M. Goliadkine et de son double, qui
n'est que le robinet d'eau tiède de toutes les expressions et de toutes
les pensées toutes faites, dénonce la psychose galopante de
M. Goliadkine qui le coupe de l'humanité et va le conduire à un
enfermement matériel qui n'est que la traduction concrète de son
enfermement psychologique.
M. Goliadkine s'égaie, devient bavard, fait venir du punch. Une
amitié passionnée se noue entre les deux Messieurs Goliadkine, non
exempte d'ambiguïté. M. Goliadkine, perdant toute prudence,
avoue à son double son amour secret pour Klara, la fille du
Conseiller d'État Bérendéiev. M. Goliadkine passe alliance avec son
double: «... nous aussi nous mènerons notre intrigue» pour les
embêter... pour les embêter nous allons mener notre intrigue
(p. 119). Remarquez la construction en chiasme de la phrase de
M. Goliadkine: il ne s'exprime que sous forme de répétitions, de
parallélismes, de phrases reprises en miroir.
M. Goliadkine se réveille le lendemain, mécontent d'avoir trop
parlé. L'autre M. Goliadkine a disparu, et même le lit qui lui avait
été confectionné! A croire que toute la scène de la veille n'était
qu'une hallucination: mais, à une question de son maître, l'abruti
Pétrouchka répond: «Le maître n'est pas là !», ce qui sous-entend
Il Du plus profond vers toi j'ai crié ». M. Goliadkine 1 153

qu' «ils» étaient bien deux, mais entraîne aussi que M. Goliadkine
est pris par son domestique pour le double de son double. La diffi-
culté, désormais, pour M. Goliadkine, va être non seulement d'af-
firmer son identité, mais aussi de défendre son existence.
Au bureau, M. Goliadkine est cruellement offensé par son
double, qui subtilise un travail préparé par M. Goliadkine et s'en
fait attribuer tout le mérite. M. Goliadkine, trahi par son double,
commence une lutte à mort, ponctuée d'inopportunes tentatives, de
la part du «vrai» M. Goliadkine, de réconciliation et d'alliance,
comme dans Les Élixirs du Diable entre Médard et Victorin (mais
sur un mode parodique trivial, par exemple, chapitre XI, une
empoignade à drojki, ce taxi de l'époque).
M. Goliadkine décide de lutter jusqu'au bout contre l'infâme
Goliadkine-cadet, lequel lui inflige au restaurant un affront inima-
ginable: M. Goliadkine, qui n'a commandé qu'un seul beignet
fourré à la viande (piroéok), doit payer les dix que le double glou-
ton et qui clappe des lèvres en lui souriant en miroir a ingurgités,
scène symbolique du fait que le double se nourrit, très littérale-
ment, aux dépens de l'original.
S'ensuit un échange de lettres imaginaires, ou du moins le texte
ne permet guère de conclure sur leur statut, entre M. Goliadkine et
son double, par l'intermédiaire d'un certain Vakhraméiev: toute
l'infamie et la mauvaise réputation de M. Goliadkine, en particulier
la promesse de mariage non tenue à sa logeuse allemande, sont
publiquement révélées, et l'ostracisme social exercé contre le « vrai»
M. Goliadkine est complet, tandis que le «faux» est honoré de l'es-
time générale.
Le chapitre X commence par des rêves répétitifs et prémoni-
toires de M. Goliadkine: il est dans une brillante société où il ren-
contre les succès les plus flatteurs, mais survient son double qui le
dénonce comme imposteur et ruine cruellement sa bonne réputa-
tion. M. Goliadkine court dans les rues et, de ses pas sur le trottoir,
naissent d'innombrables Messieurs Goliadkine qui se dandinent à la
chaîne comme des oies. Le monde se peuple de doubles proliférants
de M. Goliadkine, signe que son solipsisme est en passe cl'être total.
154 1 L'ombre et la différence

M. Goliadkine, toute la journée, espionne à l'entrée du bureau


pour savoir si l'on y parle de lui. Fort désappointé d'apprendre qu'il
n'en est rien, il entre, et son rêve se réalise: le double est là, qui
multiplie les bassesses flatteuses devant les collègues et les infamies à
l'égard de M. Goliadkine, en particulier après lui avoir serré la
main comme par erreur, il s'essuie ostensiblement les doigts, et
dénonce M. Goliadkine comme «notre Faublas russe », ce qui mor-
tifie ce dernier de honte. Désespéré, M. Goliadkine court après son
double, et réussit à le saisir au collet.
Au chapitre suivant, M. Goliadkine entraîne son double dans un
café, pour une ultime explication. Mais, loin de lui demander des
comptes, M. Goliadkine semble s'excuser auprès de son double
infâme, trahissant une fois de plus son désir de passer alliance avec
lui, sans doute dans les mêmes fins douteuses qu'au chapitre VII.
Mais ce dernier, toujours plus ignoble et plus sarcastique, tente de
s'esquiver. Suit une lutte au corps à corps sur le drojki qu'ils ont
emprunté, et qui se termine dans la cour d'Olsoufi Ivanovitch.
M. Goliadkine se réfugie dans un restaurant; là, il tire de sa poche
une lettre qu'on lui a remise au ministère: Klara Olsoufievna, dans
la plus pure, ou impure, tradition des romans poisseux du senti-
mentalisme du siècle précédent - M. Goliadkine est un homme qui
a tout lu, il nourrit ses délires de ses lectures - le supplie, lui son
bien-aimé, de la sauver d'un mariage odieux, ce soir même elle
s'enfuira dans ses bras, etc. La vie est un roman, elle est surtout «en
danger », comme s'écrie M. Goliadkine en tirant de sa poche, en
même temps, une fiole de médicament donnée par le Dr Rutens-
pitz.
Au chapitre XII, M. Goliadkine se rend chez Son Excellence, le
chef suprême du service administratif, pour faire un appel ultime
contre les persécutions du double. Mais celui-ci est évidemment
présent, Son Excellence oppose aux propos confus de M. Goliad-
kine un accablant silence, et c'est le double qui réplique par une
généreuse colère, une diatribe dans laquelle se font entendre,
retournés contre M. Goliadkine, les griefs mêmes de celui-ci contre
l'imposteur, lequel triomphe sur toute la ligne.
{( Du plus profond vers toi j'ai crié», M. Goliadkine 1 155

Le chapitre XIII est le grand finale, la déroute de M. Goliad-


kine. Ce chapitre s'inspire des Élixirs du Diable, de la grande tete
religieuse qui marque la consécration et le martyre d'Aurélie, mais
de manière tout à fait parodique et inversée: loin de triompher sur
le double, l'original est solennellement vaincu par ce dernier.
M. Goliadkine, pendant deux heures, se dissimule derrière un tas
de bois dans la cour d'Olsoufi Ivanovitch, debout sous la pluie. Il y a
bal chez le splendide conseiller. Soudain, les fenêtres s'ouvrent, une
foule de gens se penchent dans la cour, lui font de grands gestes d'ap-
pel, le double se précipite pour l'inviter à monter dans cet apparte-
ment d'où il avait été, au chapitre IV, chassé, rejeté par tous.
Ce n'est pas l'apothéose de M. Goliadkine, qui n'est pas réinté-
gré là d'où il avait été jeté à la rue, au contraire, c'est une parodie
grotesque de Jugement Dernier, un «Jugement effrayant» (<< Stral-
nyj Sud »), dans le cadre de ce qui est une Apocalypse pour
M. Goliadkine, une «Présentation à la Lumière» (<< Svetoprestavle-
nin», une «fin du monde». M. Goliadkine comparaît par deux fois
devant Olsoufi Ivanovitch, Dieu-le-père afiligé de goutte et qui
trône dans son fauteuil. Point de paroles, un silence assourdissant,
Klara Olsoufievna est présente, ange de blanc vêtu, pâle et doulou-
reuse, le fiancé Vladimir Sémionovitch est de l'autre côté du fau-
teuil. Tous semblent avoir les larmes aux yeux. Un geste d'abandon
à son sort du «Père» à M. Goliadkine, les portes s'ouvrent, apparaît
le maître des exécutions, le D' Rutenspitz, en frac noir, qui fait
monter M. Goliadkine avec lui dans une voiture, sous le vacarme
soudain des hurlements de triomphe des «ennemis» de M. Goliad-
kine. La voiture démarre, accompagnée au galop par les viles poli-
chinelleries du double qui, les mains dans les poches, saute d'un côté
et de l'autre du véhicule.
M. Goliadkine perd connaissance. Quand il se réveille, il croit
avoir affaire à «un autre Christian Ivanovitch, un effrayant Chris-
tian Ivanovitch », un terrible juge d'Enfer dont les yeux flamboient
dans la nuit, et qui a retrouvé sa rude prononciation allemande
pour dispenser à M. Goliadkine la seule parole qui lui aura été adres-
sée de toute la scène, une parole de condamnation et de désespé-
156 1 L'ombre et la différence

rance: « On fa fous locher aux frais de l'État, avec chauffage, mit


Licht und Bedienung, dont fous êtes intigne !» Maintenant que le
double a disparu, M. Goliadkine ne peut plus maintenir l'écran qu'il
avait opposé à la réalité, il se retrouve face à sa vérité, celle de la
folie, de l'asile et de la mort, «comme il le pressentait depuis
longtemps ».
Le drame de M. Goliadkine est de ne pouvoir être seul. Plus il
se coupe d'autrui et plus autrui compte en fait pour lui: il dépend
totalement d'autrui au moment même où il nie l'existence d'autrui.
Voyeur, souhaitant voir sans être vu, M. Goliadkine mime la non-
existence pour autrui afin d'entraîner la non-existence d'autrui pour
lui: cela suppose évidemment de ne pas quitter autrui de l' œil, pour
se modeler sur l'attitude de l'autre, pour esquiver l'autre,
M. Goliadkine regarde autrui entre ses doigts, et son comporte-
ment est mimétique, au point d'être parfaitement inauthentique,
l'autre face de son drame, c'est de n'avoir ni personnalité, ni parole à
soi, M. Goliadkine est stéréotype de la tête aux pieds, son discours
ne lui appartient pas, il est celui de tout le monde. Nous suivrons
ici, pour l'essentiel, les analyses de Mikhaïl Bakhtine (La Poétique de
Dostoïevski, 2e section, chap. V) : l'histoire du Double est une poly-
phonie plus ou moins discordante de «voix» différentes, du narra-
teur, d'un Goliadkine apeuré et timide, d'un autre Goliadkine qui
se parle à soi-même pour se rassurer, d'un Goliadkine soumis et
docile, c'est de ce dialogue intérieur extériorisé et dramatisé que naît
le double, lequel est l'interlocuteur extérieur de Goliadkine, et prend
progressivement possession du texte tout entier.
La voix authentique de M. Goliadkine est une voix timide, peu
assurée, celle d'un petit fonctionnaire minable et pleinement cons-
cient de sa totale insignifiance. Mais cette « serpillière» est «une ser-
pillière avec ambitions », une serpillière qui relève la tête...
Aussi, M. Goliadkine simule sa parfaite indépendance par rap-
port à cet autrui qui ne le reconnaît pas: au silence, il oppose l'ab-
sence. Il s'adresse à lui-même - personne ne le faisant - des compli-
ments, sur un ton caressant, autorisé et bienveillant, sur le registre
d'une notation administrative: pas un intrigant, fonctionnaire irré-
« Du plus profond vers toi j'ai crié ». M. Goliadkine 1 157

prochable, a son quant-à-soi, existe par lui-même (on sam po sebe),


il suit une voie droite, il ne porte pas de masque, sauf pendant le
carnaval... mais dire cela, c'est déjà révéler qu'il en porte un: c'est
M. Goliadkine tel que lui-même se voit vu, ou voudrait se voir vu
par les autres, c'est son image pour les autres, c'est Goliadkine-Nar-
cisse affolé par le souci névrotique de son image dans la vitrine de
la prunelle d'autrui. Évidemment, ce Goliadkine-pour-les-autres est
un effroyable tissu, un terrible texte de stéréotypes sociaux, ici, dans
ce contexte russe, bureaucratiques. On peut s'imaginer que cette
dépendance peut aisément se transformer dans la plus affreuse des
tyrannies: la voix rassurante, qui est celle de la norme administra-
tive, du conformisme, peut hausser le ton, devenir autoritaire, inci-
sive, sarcastique, c'est celle que va adopter le double, qui fait sans
cesse de l'ironie à l'égard du pauvre M. Goliadkine, qui ne fait que
lui renvoyer à la figure ce dont M. Goliadkine lui-même ne cesse,
avec une imprudence aussi obstinée qu'elle peut paraître bizarre, de
lui faire confidence.
La troisième voix de M. Goliadkine prolonge la précédente: s'il
est «bien sous tous les rapports », alors il se fondra dans la foule, les
regards d'autrui glisseront sur lui, en particulier ceux de ses supé-
rieurs pour qui le fonctionnaire sans histoires est le fonctionnaire
idéal, le fonctionnaire à promouvoir. Les deux «voix» précédentes,
M. Goliadkine se les adressait à lui-même, celle-ci est une instance
muette dirigée vers autrui: je me fonds dans le décor social, je
m'efface, je m'estompe (stulevajus'} comme une tache d'encre de
Chine (tus) sur un buvard - ceci vient de l'argot scolaire, nous
disons plutôt, en français, « s'écraser» - afin de passer inaperçu, de
ne pas attirer l'attention. Circulez, il n'y a rien à voir.
Enfin, M. Goliadkine capitule, car il a besoin de se soumettre, le
plus spectaculairement possible, à autrui, il vient au-devant des
vœux d'autrui, afin d'en obtenir, par la consécration solennelle et
publique de sa militante nullité, la reconnaissance qu'il n'arrive pas
à obtenir: je suis de part en part coupable, punissez-moi pour que
mon sort dépende toujours de vous.
En réalité, ces ruses infinies de la dialectique de la relation à
158 1 L'ombre et la différence

autrui, de la part de M. Goliadkine, sont parfaitement imaginaires.


C'est un pseudo-dialogue, entièrement à la première personne du
singulier. Un dialogue ne commence qu'à partir de la présence,
dans le discours du je, d'un tu, qui est la personne à qui je parle, or
le seul tu à qui M. Goliadkine s'adresse, c'est son double, c'est-à-
dire un alter ego, un autre je: M. Goliadkine est un je dédoublé, un
je qui ne contient implicitement aucun tu. Le dédoublement, c'est le
dialogue de je avec je.
C'est que ce dédoublement de l'instance première de l'énoncia-
tion, chez M. Goliadkine, a pour finalité de remplacer la voix d'au-
trui, d'un interlocuteur, par sa propre voix: le je second du dia-
logue intérieur a pour fonction de remplacer et d'exclure le tu, celui
de la personne à qui je parle et celui employé par le je qui me parle.
Le dialogue intérieur, le je qui se parle à lui-même, a pour fonction
de redoubler, de dédoubler le processus de l'énonciation, d'adresser
un second énoncé au je qui parle: chez M. Goliadkine, il y a deux je
qui parlent, parfois en même temps. Ce dédoublement de l'énon-
ciation en vient souvent à prendre tout naturellement la figure d'un
semblant de dialogue: M. Goliadkine se parle à la deuxième personne.
La condition du clivage du moi est la néantisation de tout autre. Le
tu cesse d'avoir droit à la parole.
Désespérant de jamais obtenir la reconnaissance par autrui,
M. Goliadkine tente de mettre un autre à la place d'autrui, mais un
autre qui serait lui-même, dont M. Goliadkine sera en droit, évi-
demment, d'attendre toutes les reconnaissances désirées. M. Goliad-
kine, en s'érigeant lui-même en autre de l'autre, s'érige en autre de
lui-même: le pseudo-dialogue est un dispositif pour verrouiller
tout vrai dialogue, qui serait dialogue avec autrui, le je sans tu ni
implicite ni explicite de M. Goliadkine interdit l'interlocution, et
vraiment M. Goliadkine a raison de s'écrier à plusieurs reprises:
«La vie est en danger! », car le moi ne vit que de et dans l'autre,
comme nous le verrons avec Jacques Lacan.
Penchons-nous, en effet, avec l'aide des Écrits de Jacques Lacan
(1966) sur la personnalité de M. Goliadkine. La critique, jusqu'à
présent, n'a guère donné, de ce dernier personnage, qu'une inter-
({ Du plus profond vers toi j'ai crié". M. Goliadkine 1 159

prétation «monadique »: la folie de Goliadkine est causée par son


aliénation sociale dans le monde bureaucratique figé de Nicolas I",
ou bien la success story du double, émissaire fantasmatique du
minable Goliadkine chargé de réussir ce que ce dernier n'ose même
pas entreprendre en société, renforce sa folie dépressive. La pre-
mière interprétation, de type «soviétique », est un truisme vide et
tendancieux, la seconde ne va pas au fond des choses, n'explique pas
pourquoi Goliadkine recourt au mécanisme de la projection, ni
pourquoi il suscite un substitut à autrui, dans la figure d'un double,
d'abord soumis, amical, puis hostile.
Il convient, en nous inspirant des travaux de Jacques Lacan, de
considérer la structure du moi de Goliadkine comme une structure de
langage, c'est-à-dire non comme une «personne» ou une monade,
mais comme un lieu, un terme d'une situation d'interlocution: le moi
de Goliadkine est ce qu'il est par rapport à l'autre, il se définit
comme une relation.
Lacan considère, en effet, la relation du moi à soi-même comme
la relation entre la langue, système cohérent préexistant à la per-
sonne individuelle, et la parole, la réalisation concrète et occurren-
tielle, contingente, en acte, de ce système à travers et entre les indi-
vidus: comment être un homme, appartenir à une catégorie générale
de manière à pouvoir communiquer, et être en même temps soi,
une personne unique et non un exemplaire interchangeable d'une
espèce. C'est tout le problème, insoluble pour lui, de Goliadkine:
comment être «comme tous» (kak vse) tout en étant «par soi-
même» (sam po sebe). Disons-le tout de suite: la folie de Goliadkine
est engendrée par son incapacité à proférer une parole qui soit
sienne, Goliadkine est prisonnier de la langue.
L'aliénation du moi, chez Goliadkine, se manifeste par son souci
anxieux de ce qui est convenable, c'est-à-dire comment les autres le
voient. Priliènost', ou «convenances»: le russe (pri-, «appliqué à,
contre»; liènost', de lico, qui signifie «visage», mais aussi «personne»
et «personnalité (par exemple, importante) ») indique bien que la
«personne» a quelque chose à voir avec le masque (persona, en latin,
nous l'avons vu, est le masque de théâtre à travers lequel on se fait
160 1 L'ombre et la différence

entendre, *per-sonare), lièina, en russe, de lico, et qu'elle est sinon un


élément adventice, au moins le résultat d'un processus relationnel
entre le moi, forme en soi vide, et les autres.
Pour simplifier, si possible, il faut comprendre le moi non
comme une essence donnée, mais comme un processus et le résultat
d'un processus, comme une construction de l'imaginaire sans cesse
remise en cause, remise en construction, dans et par la relation à
autrui.
[le sujet] finit par reconnaître que cet être W« être de lui-même »] n'a
jamais été que son œuvre dans l'imaginaire et que cette œuvre déçoit en
lui toute certitude. Car dans ce travail qu'il fait de la reconstruire pour un
autre, il retrouve l'aliénation fondamentale qui la lui a fait reconstruire
comme une autre, et qui l'a toujours destinée à lui être dérobée par un autre
(J. Lacan, Écrits 1, 1966, p. 125).

Ce moi de langage est donc un moi sans cesse naissant d'une


situation d'interlocution intrinsèque et pris en elle, il peut être
«dérobé» par l'autre parce que cet «être de lui-même» que le moi
construit et revendique sans cesse est une construction du langage,
donc une affaire publique en débat - M. Goliadkine ne pourra
jamais néantiser autrui, vivre séparé: d'ailleurs, nul plus que lui ne
vit sous le regard d'autrui, il en souffre quasi physiquement. La dif-
ficulté pour le moi est de trouver son expression dans une parole
sans se perdre soi-même «dans les objectivations du discours»
(p. 161), dans ces constructions objectives, a-personnelles, de la
langue, sans être la proie des formules figées qui nous rendent sem-
blables à tout le monde. Si le moi est un processus, c'est un proces-
sus fait d'assertions et de réponses; si le moi est structuré comme un
langage, il est structuré selon sa relation à l'autre. Le vain bavar-
dage, et les phrases figées de la foule sont l'opposé même de la
parole, elles excluent toute réponse et même toute relation avec
autrui: ce sont des déjà-réponses, elles tiennent lieu de parole neuve,
le discours de M. Goliadkine est un vain bruit destiné à exclure
l'autre de toute communication, psittacique il est fait de tous les sté-
réotypes possibles de son temps, pur «jacassin » hors de propos et
impersonnel au point qu'à force de se nourrir de lui-même et des
« Ou plus profond vers toi j'ai crié ». M. Goliadkine 1 161

lieux communs courants, il se réfugie dans la répétition et se meurt


d'inanition, Nicolas S. Troubetzkoy (1948) le remarque bien,
M. Goliadkine éprouve de plus en plus de peine à parler, jusqu'à
avoir la langue paralysée, car il perdu la parole.
La relation entre le moi et l'autre consiste dans la relation entre
le langage propre du moi et le langage de ce que Heidegger appelle
Das Man, ce que nous pourrions appeler «Eux »: parler et voir
comme «Eux », c'est parler et voir comme les autres parlent et
voient, cela ne peut produire qu'un Man-selbst, un «Moi-Eux », un
moi de la foule. Le problème de M. Goliadkine, mais c'est aussi
notre problème quotidien à tous, est de s'intégrer aux catégories de
l'autre sans pour autant se diluer dans celles-ci, de rester en relation,
en communication, avec autrui en parlant le langage d'autrui, qui
est le seul langage commun permettant la communication, sans
pour autant tomber dans une pure mimésis d'autrui, être en même
temps conforme et original, être (avec) autrui et être soi, inventer sa
parole à l'intérieur de la langue de tous, qui est la langue d'autrui. Et
c'est précisément ce que M. Goliadkine, totalement médusé par le
vacarme de la langue d' «Eux », ne peut faire: ivre de détresse à
l'idée qu'il ne trouve ni le lieu ni le moyen d'être lui-même, dans
son regret de n'avoir pas sa propre parole, il se rue dans le langage
d' «Eux », comme si au fond du connu il pouvait espérer trouver du
nouveau, il se cache la tête dans le sable du désert d'hommes qu'est
ce langage fait de stéréotypes éculés à force d'être répétés, véritable
politique de l'autruiche, pour reprendre un jeu de mots fameux de
Lacan:

Dans la folie [...] l'absence de la parole [se] manifeste par les stéréotypies
d'un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu'il ne parle:
nous y reconnaissons les symboles de l'inconscient sous des formes pétri-
a.
fiées [...] Lacan, Écrits 1,1966, p. 159).

Faut-il encore en faire la démonstration? Goliadkine enfile cli-


ché sur cliché, platitude usée sur platitude usée, et ne réfère qu'à une
seule sorte d'autorité, qui est la vox populi sous sa forme la plus ano-
nyme, «comme on dit» (kak govoritsja), «comme dit le proverbe»
162 1 L'ombre et la différence

(kak po poslovice). M. Goliadkine aspire à une position respectable


et à un bon renom, non pas pour eux-mêmes seuls, mais parce que
le désir individuel, surtout ce désir-là, ne peut être exaucé que par
la médiation d'autrui, ce qui entraîne comme condition gratifiante
suprême la reconnaissance par autrui, sans laquelle le moi n'est pas:
[...] le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'autre, non pas
tant parce que l'autre détient les clefs de l'objet désiré, que J;'arce que son
premier objet est d'être reconnu par l'autre (J. Lacan, Ecrits 1, 1966,
p. 146).

Ainsi, M. Goliadkine n'a pas de rêve plus cher, et plus récur-


rent, que de se voir fêtê et reconnu au sein d'une société choisie et
distinguée, et surtout, surtout, parfaitement conformiste: le salon
Bérendiéiev, c'est «Eux» rassemblés, Das Man, le lieu où Man-selbst
se fait donner le la.
Mais c'est à ce moment, quand M. Goliadkine cherche un
autrui de substitution, à sa mesure et à sa convenance, que le double
survient, ruinant ce rêve en démasquant l'infamie de M. Goliad-
kine; le double est le symbole ou la personnification du concept
d'autre. Toujours désigné comme l'autre (en italiques, drugoj en
russe), il est l'autre de cet autre de substitution, dans la mesure où ce
dernier n'était alter que dans l'exacte mesure où il était une réplique
de l'ego goliadkinien: le double, M. Goliadkine-cadet, est le fan-
tôme et la figuration de l'autre réel. Double, parangon du comme-
il-faut, il trahit avec une noble indignation les vœux de conformité
de M. Goliadkine, en démasquant à quel point ce dernier est faux,
s'écarte de l'idéal de platitude conforme auquel il fait parade d'aspi-
rer, avec toutes ses «saloperies» personnelles cachées, logeuse alle-
mande, Klara, etc. M. Goliadkine est un conformiste démasqué: il
en meurt.
Le double persécute M. Goliadkine au nom des autres, de tous
les autres, offensés parce que dédaignés, superbement ignorés par
M. Goliadkine, et que le double fréquente familièrement, suce,
lèche et caresse dans le sens du poil. Mais le double est autrui en
M. Goliadkine: il est, à son image à lui, projection de tout ce que
« Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine 1 163

M. Goliadkine aurait tant voulu être sans avoir jamais osé le tenter,
il est son idéal. Mais il est aussi, poussée au paroxysme, l'image de
cet autrui, objet de tous les bas vœux de M. Goliadkine: l'apparte-
ment de la double soirée du conseiller d'État Bérendéiev est une
caverne remplie d'un tas de bureaucrates prévaricateurs (Olsoufi
Ivanovitch lui-même), de népotistes (André Philippovitch et son
neveu Vladimir Sémionovitch), de fiancées vendues (Klara Olsou-
fievna, telle qu'on pressent sa «vérité» à travers la lettre fantasma-
tique que s'écrit de sa part M. Goliadkine, Don Juan-Don Qui-
chotte-Faublas détrempé attendant vainement son échelle de soie
derrière son tas de bûches), de courtisans plus ou moins décorés qui
n'attendent que le signal pour hurler en meute. Et au milieu, le
double, l'autre (de) M. Goliadkine, virevolte comme un papillon de
cauchemar: lui, il est chez lui, comme un poisson dans l'eau, il est le
génie du foyer, le domovoj, il se nourrit de l'écœurement même de
M. Goliadkine, qui lui donne des ailes, il est vraiment l'ignoble (de)
M. Goliadkine, mais l'ignoble bien reçu. En même temps, il est
tous les désirs de M. Goliadkine, ceux que ce dernier nourrit en
secret comme une mauvaise habitude, et qu'il n'ose pousser au
bout. Le double est le fantôme de la liberté de M. Goliadkine,
rêvant d'une vie sans chaînes, d'une vie déchaînée.
M. Goliadkine n'a plus qu'un recours: en appeler à un arbi-
trage suprême, afin de retrouver la parole, de redevenir soi par la
résorption du double, en obtenant que l'autorité prononce solen-
nellement une parole définitive pour que la vérité éclate, pour que
M. Goliadkine soit innocenté, bien sûr, blanchi du moins, mais
surtout pour qu'il soit reconnu: car «la vie est en danger »,
M. Goliadkine a de plus en plus de peine à exister.
Le Dr Christian Ivanovitch, au chapitre II, et Son Excellence, au
chapitre XII, sont les deux principales autorités et les deux recours
du roman. M. Goliadkine attend d'eux, plus qu'un «diagnostic», il
en attend un jugement et surtout la réponse au cri d'appel qu'il lance
du plus profond de son isolement, mais ce cri meurt sur ses lèvres et
sur la frontière de son moi.
La scène du chapitre II est une scène tout à fait extraordinaire,
164 1 L'ombre et la différence

que l'on n'arrêterait pas de commenter, en particulier ce moment


étonnant et pathétique où M. Goliadkine s'arrête de verser un tor-
rent de paroles pour se mettre à pleurer, les yeux dans les yeux du
Dr Christian Ivanovitch. Il a compris et il laisse comprendre au
médecin qu'il a compris, qu'il est perdu. Mais surtout il comprend
pourquoi il est perdu, et il le fait savoir au Dr Christian Ivanovitch:
de Christian Ivanovitch, il n'a obtenu que la répétition de platitudes
médicales (recherchez la vie en société, ne dédaignez pas la bou-
teille, etc., ce qui est pollo, vulgaire et débile), il n'a obtenu que des
recettes, des ordonnances, il n'a obtenu aucune réponse à sa demande
de parole. Christian Ivanovitch se conduit comme devant un
malade incurable, il ne lui oppose, il ne lui propose que toute une
série de silences «significatifs» (znaCitel'nii). M. Goliadkine com-
prend non seulement qu'il est perdu, mais que condamnation a été
passée contre lui: le silence de l'interlocuteur est lourd de sens et
révélateur, car «l'inconscient du sujet, c'est le discours de l'autre»
O, Lacan, Écrits 1, 1966, p. 143), le non-discours de Christian Iva-
novitch permet à M. Goliadkine d'écarter comme inauthentique la
propre logorrhée verbale qu'il déverse, et de voir en face ce qu'il
savait depuis longtemps, qu'il est perdu, et qu'il n'y a plus rien à
faire. Mais s'il est perdu, c'est parce qu'on l'a perdu, parce que ce
médecin est «bête»: c'est un médecin à l'ancienne, qui ne sait que
réprimer la folie, enfermer les fous, il a refusé la seule chose qui
aurait pu, peut-être, sauver M. Goliadkine, une parole qui l'aurait
réinséré dans la relation d'interlocution en dehors de laquelle le moi
ne peut pas plus vivre qu'un poisson hors de l'eau.
M. Goliadkine, au chapitre XII, se précipite chez Son Excel-
lence, ultime recours, en qui il voit «un père », la figure de la Loi
qui va tout arranger, le restaurer dans sa place légitime. Mais à ses
propos décousus, Son Excellence ne réplique mot, et c'est le double
qui, avec une indignation généreuse, prononce contre M. Goliad-
kine, sous forme d'un torrent de lieux communs moraux, le réqui-
sitoire qui va entraîner au chapitre suivant la condamnation et l'en-
fermement du réprouvé. «Votre Excellence, je requiers
humblement de vous la permission de parlers» (Vase prevosxodi-
Il Ou plus profond vers toi j'ai crié», M. Goliadkine 1 165

tel'stuo, unizenno proiu pozvoleniia vasego govorit', c'est nous qui sou-
lignons). M. Goliadkine demande «le pardon de la parole»
(J. Lacan, Écrits 1, 1966, p. 161), de la vaine parole «séductrice» et
narcissique qu'il avait jusqu'à présent prodiguée. Mais «il n'est pas
de parole sans réponse» (p. 123), et «c'est sur le fondement de
[l']interlocution, en tant qu'elle inclut la réponse de l'interlocuteur,
que le sens se délivre» (p. 135): M. Goliadkine ne peut parler et
prononcer un discours de vérité que si l'autorité qu'il considère
comme suprême, lui parle, entre avec lui dans une situation, nourrie
dans les deux sens, d'interlocution, chaque affirmation contenant en
puissance la réponse à la question qu'elle représente. Rien de tout ce
que M. Goliadkine attendait, demandait, désirait, une parole de vie,
n'arrive, et sa (demande de) parole fait du silence qu'elle rencontre
une réponse et une condamnation, l'orant interprète le terrible silence
qu'il a rencontré comme un silence mérité, il n'est aux yeux de
l'Absolu rien, et sa parole est réduite à l'écho d'elle-même, comme
son moi, au chapitre l, à son image en miroir. Dieu et le Tsar se
sont tus, comme jadis les oracles, et l'humble sujet n'a plus qu'à
s'anéantir.
Cette scène chez Son Excellence est décisive: elle a été la répéti-
tion générale in extremis de ce qui va être, au chapitre XIII, la
déroute finale de M. Goliadkine. La scène à grand spectacle du cha-
pitre XIII est elle-même commandée, décidée par ce qui s'est passé
au chapitre précédent. Dans la salle d'Olsoufi Ivanovitch, le même
silence, un extraordinaire silence s'abat comme une hache, juste
avant l'arrivée du D' Christian Ivanovitch, sur la personne compa-
raissante de M. Goliadkine, à qui il ne reste plus que la prière (au
D' Rutenspitz), la forme extrême de l'appel de la parole au comble
de l'Autre, Dieu ou Diable: dans la prière, l'absence intense créée
par le silence de celui à qui elle est adressée rend le plus intensément
la précarité du moi damans de profundis et in deserto.
Goethe avait eu tort de renverser saint Jean; non pas le verbe,
mais l'action était, selon lui, au commencement. En fait:

Au commencement était la relation (Martin Buber, 1962, p. 90).


166 1 L'ombre et la différence

M. Goliadkine n'avait pas de relation(s): seul au monde, il est


exclu du monde, le double n'était que le deutéragoniste d'un com-
bat d'arrière-garde, dont l'issue était prévisible pour M. Goliadkine
dès le début, et le double a vaincu parce qu'il est passé du côté de
ceux qui ne voulaient pas parler à M. Goliadkine, au pauvre
M. Goliadkine qui, flanqué de son malheureux double, ersatz de
moi, est une personne décomposée, désarticulée, à ciel ouvert, infi-
niment vulnérable.
Mais M. Goliadkine est fautif, car il n'a pas voulu voir son autre
dans son double, il n'a vu en lui que son même. Dans les variantes,
M. Goliadkine se montre infiniment plus actif et décidé, plus agis-
sant et offensif dans le sens de ses désirs qu'il assume jusque dans
leur infamie. Dans la version finale, il n'ose sortir du rang, et laisse
le double l'écraser: mais ce n'est qu'un début, le combat ne fait que
commencer, car commence, à travers toute l'œuvre ultérieure de Dos-
toïevski, la quête de l'Autre.
Le Double est raté, mais c'est un raté qui indique la voie. Vladi-
mir Nabokov, si féroce à l'égard de Dostoïevski, considérait que
son Double était ce qu'il avait écrit de mieux. Lui-même, avec
Otéajanie /La Méprise, en 1932, s'est engagé sur les brisées de Dos-
toïevski, écrivant d'une certaine manière Le Double pour la troi-
sième fois.
Chapitre VI

Le Horla c'est moi

Nous assistons aujourd'hui à une incroyable invasion de Horlas :


éditions savantes, éditions scolaires, études ingénieuses se multi-
plient, comme si le Horla était notre contemporain majeur, notre
accompagnateur et notre Doppelgiinger favori.
Si Le Horla, paru en une double version, l'une explicitement
dédoublée en récit encadré et récit encadrant (la conférence d'un
fou très convaincant devant un aréopage de cliniciens réunis autour
d'un aliéniste, le D' Marrande), l'autre implicitement dédoublée
sous la forme d'un journal-miroir, à la fois journal de bord, journal
d'un fou et journal d'une histoire (de fou), peut être considéré
comme le fantôme des Temps modernes - nous vivons, comme
l'explique spirituellement Pierre Yerlès, sous le signe du «retour du
Horla »1, il apparaît à un moment particulièrement significatif: le
double n'apparaît jamais au hasard.
Le je qui parle, celui qui prononce ce discours particulièrement
péremptoire devant les savants dont, dans Le Horla-I, le D' Mar-
rande se fait le porte-parole ébranlé à travers des propos sceptiques
et dualistes qui annoncent curieusement le narrateur du Horla-II,
écrit en 1887 («]« ne sais si cet homme est fou ou si nous le sommes

1. P. Yerles, «Le Retour du Horla », Itinéraires et plaisirs textuels. Mélanges offerts


à Raymond Pouil/art, Louvain, Bibliothèque universitaire, Bruxelles, Nauwelaerts,
« Recueil de travaux d'histoire et de philologie de l'Université de Louvain », VI' série,
fasc. 32, 1987, p. 179-187. Les choses n'ont fait que s'aggraver depuis 1987.
168 1 L'ombre et la différence

tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé ... »)1,
est un être particulièrement plat, vide et conforme au mode
ambiant, en 1886-1887, de vivre, de penser ou plutôt de ne (plus
guère) penser: ce semblable, ce frère en devient particulièrement
persuasif.
L'année 1886 représente à la fois l'ère du triomphalisme positi-
viste et scientiste, le règne encore sans partage de la méthode expé-
rimentale, du scalpel et du credo matérialiste, celui de Zola en litté-
rature, le naturalisme - Zola-horla : possesseur des esprits, Zola
offre dans son nom le vocalisme suggestif de la souveraineté, selon
Maupassant, car Zola a un nom qui claironne et qui sonne, et qui
ne pouvait pas ne pas connaître son effectif retentissement" - mais
c'est aussi l'année de la parution du Roman russe d'Eugène-Melchior
de Vogüé' et du Manifeste symboliste de Jean Moréas: la révolte
gronde dans les rangs du public contre le joug de cette espèce de
horla, une raison ressentie de plus en plus comme étriquée, et le
monde va changer de base, les deux Horla ne laissant pas de mani-
fester ce desserrement des certitudes, cette incertitude profonde au
coucher d'un siècle qui avait commencé avec le règne du double.
Le Horla, nous le verrons, reprend, sur le concept du moi, un débat
que l'on avait pu croire clos, et en des termes qui nous ramènent un
siècle ou presque en arrière.
Le Horla est, en effet, un avatar particulièrement original du

1. Nous renvoyons à l'édition suivante: Maupassant, Le Horla et autres contes


d'angoisse, établissement du texte, introduction, bibliographie et notes par Antonia
Fonyi, chronologie par Pierre Cogny, Paris, Garnier-Flammarion, 1984; ici: p. 54.
2. Maupassant, Chroniques, Paris, UGE, «10/18 », 1980, 3 vol., Éd. Hubert Juin,
t. II, p. 306, 10 mai 1883. Cité par Marianne Bury, «Le Horla ou l'exploration des
limites », op. cit., novembre 1995, p. 246. Si Zola «sonne comme deux notes de clai-
ron» (0, a), c'est celles d'une charge que Maupassant qui, avec Les Soirées de Médan,
en 1880, avait contribué à sa naissance, lance contre l'hypnose du naturalisme. Mau-
passant, en 1886, est un positiviste mécontent de l'être, un positiviste retourné.
3. Maupassant connaissait des Russes à travers la fréquentation d'Ivan Tourgué-
niev, mort à Bougival en 1883, et l'idéalisme spiritualiste que leur prêtait Vogüé
contre la littérature « sans âme» de la France du temps ne lui était pas inconnu. Mau-
passant admirait, en tout cas, le «fantastique sans transcendance» de Tourguéniev.
Le Horta c'est moi 1 169

traitement du double, dont il annonce paradoxalement la fin, ou du


moins la métamorphose radicale: quelle identité attribuer au Horla,
double sans visage, comme le berger du Mont-Saint-Michel
menant ses deux créatures animales/humaines, homme et femme
doubles, en relation animée de couple? Le Horla c'est moi, ce trou
noir qui pense le monde, que le monde ne peut penser, et qui ne
peut se penser, se voir lui-même. «Double décalé », si nous repre-
nons l'expression de Marie-Claire Bancquart', ou «double indéter-
miné» (A. Ponyi)", double discuté en tout cas: Antonia Fonyi,
expert reconnu en ce qui concerne les études sur Maupassant,
remarque que le champ critique est très partagé quant à la présence
du thème du double dans Le Horla (p. 91-92). Le motif du double
serait comme le fantôme du Horla, le horla du Horla: on ne le voit
jamais autant que lorsque l'on ne le voit pas dans le texte du Horla,
qu'il hante comme fait le Horla - le Horla, c'est ce qui hante -
étrange papillon ou chimère atroce, sombre visage décomposé ou
magnifique horla intercosmique, intermondes, sur lequel Maupas-
sant-narrateur s'embarquerait, cosmonaute méta-littéraire, vers des
infinis toujours nouveaux et un «AUTRE MONDE »3. Maupassant
s'évade-t-il? Peut-être, mais vers où? En fait, il s'évade sur place
(son seul vrai départ sera six ans plus tard vers la folie et la mort,
mais de ce voyage sans retour Maupassant n'a pas tenu le journal),
il s'évade en littérature, il largue les amarres vers le texte futur, qu'il

1. M.-C. Bancquart, Maupassant conteur fantastique, Paris, Minard, Archives de


Lettres modernes, 163, 1974, p. 74. Curieusement, Marie-Claire Bancquart ne cite pas
Le Horla à l'appui de cette définition qui convient particulièrement bien, à notre avis,
à cette œuvre.
2. A. Fonyi, « Le Horla, Double indéterminé », Le Double. Chamisso, Dostoïevski,
Maupassant, Nabokov. Études recueillies par Jean Bessière, avec la collaboration d'An-
tonia Fonyi et de Vladimir Troubetzkoy, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 91-141.
3. Le Horla faisait partie du bric-à-brac mythologique personnel de Maupassant.
Il aurait baptisé de ce nom son bateau. « Le Horla » est aussi le nom du ballon dans la
nacelle duquel, la même année 1887, où, en mai, paraissait chez Ollendorf Le Horla-
II, Maupassant raconte un voyage réellement accompli en juillet (Le Voyage du Horla
ou De Paris à Heyst, publié dans Le Figaro). Les majuscules sont de Maupassant.
170 1 L'ombre et la différence

n'écrira pas mais qu'il pressent, qu'il fait pressentir et qu'il désigne
dans Le Horla.
N'en déplaise aux critiques sceptiques ou hésitants, nous rencon-
trons le double à chaque aspect du Horla que nous étudions: Le
Horla met en scène l'Autre, de Maupassant, du texte, du monde, il
est même non pas le double de l'écrivain, mais l'écrivain en personne,
et le lecteur, non le double du lecteur, le Horla n'est pas le double,
c'est lejantôme du double, c'est l'écrivain et le lecteur eux-mêmes, dont
le narrateur et nous sommes les doubles, doubles de notre double
évidemment.
Maupassant écrit les deux Horla dans le contexte des expériences
de Bernheim et de Charcot sur l'hypnose. Le Horla est un fantasme
de l'au-delà du réalisme et du naturalisme, modes obsessionnelles et
superficielles du temps: il figure ce qui commence à être pressenti
derrière le mur, le poli, le lissé de la représentation plastique et lit-
téraire, en leur perfection alors inégalée, et de l'étude scientifique de
la seule réalité reconnue en ce temps, la matière, il est cela d'opacité
que suppose la transparence vertigineuse de l'air, de l'eau, du lait,
du miroir d'un réel prétendument à la fois premier et, sinon élu-
cidé, du moins entièrement élucidable. Extrapolation à la Jules
Verne et sans angoisse, de l'inconnu à partir d'un connu qui s'ouvre
et fait défaut, vient à manquer, qui ne se et ne nous suffit plus,
monde invité à se diviser d'avec soi-même en monde autre, en autre
(du) monde, qui se sauve et se prolonge en se dédoublant, en se suc-
cédant à lui-même, de l'homme au hors-l'homme, au hors-là (point
de «là» sans «hors »), ce texte est aussi une dramatisation, une mise
en drame et une mise en scène de l'écrivain écrivant qui, à la fin du
Horla-Tl, referme sur lui-même le piège qu'il avait passé son temps à
préparer tout au long, méticuleusement, pour un autre qui n'avait
pas d'existence hors de lui, hors (de) là.
Le Horla est fabriqué, forgé de toutes pièces de seconde main
(clichés d'actualité, lieux communs touristico-littêraires, modes
scientifiques, tous propos qui sont ce qui se répète jusqu'à se vider de
toute substance: la répétition déréalise, car répéter c'est ne rien dire
de nouveau, c'est ne dire rien) par un narrateur oisif, lui-même tissé,
Le Horta c'est moi 1 171

texte de stéréotypes vidés par un usage abusif de tout contenu, un


être à la fois péremptoire et hésitant, laborieux et ingénieux, qui se
donne une bête lisante et écrivante à son image - un anti-modèle,
plutôt, nous verrons, de l'auteur et du lecteur, ou qui s'érige en
anti-modèle et en double apparent de l'auteur/lecteur réel - à
laquelle il ne manque plus que de posséder les traits mêmes de son
géniteur: le Horla est à l'image du narrateur, à l'égard de qui il
adopte un comportement mimétique si exact que le narrateur ne
sait plus si c'est lui qui décide ou s'il obéit, s'il commence ou s'il
imite. Le Horla est sans visage parce qu'il n'en a pas besoin, et parce
que celui-ci est un visage censuré: s'il en avait eu un, nul doute que
c'eût été celui du narrateur, son double, mais c'est la vérité même
que le narrateur refoule, à savoir que le Horla n'est personne
d'autre que lui, raison pour laquelle le Horla reste sans (le) visage
(du narrateur), encore une fois comme le vieux berger de la
légende racontée au Mont-Saint-Michel. Le Horla naît d'un dédou-
blement sur image mentale. Le Horla est senti par le narrateur et
présenté par lui comme lui dictant ce qu'il doit faire, mais cette
inquiétante et puissante créature semble singulièrement dépourvue
d'imagination: s'il dicte quelque chose au narrateur, c'est toujours
ce que le narrateur faisait déjà sans lui avant de le faire sous ses
ordres. Il n'y a pas une seule différence d'importance entre le Horla
et le narrateur, il n'y a qu'une différance, c'est-à-dire, comme le sug-
gère Marie-Claire Bancquart, un décalage.
Le Horla exerce sur le narrateur une possession, que Ross Cham-
bers a rapprochée de la fameuse «dictée de Spirite», dans la nou-
velle du même nom de Théophile Gautier (1866)1: comme Guy de
Malivert, le narrateur devient le médium du Horla, lequel s'ex-
prime à travers lui, et le fait penser. Le Horla est «la hantise de la
lecture» et de l'écriture.
Maupassant nous raconte, sous couvert d'un récit qui tend vers
la science-fiction - l'asservissement annoncé de l'humanité par une

1. R. Chambers, « La lecture comme hantise. Spirite et Le Horla », Revue des


sciences humaines, 1980, l, p. 105-117.
172 1 L'ombre et la différence

mystérieuse population de nouveaux venus - et de tout un fatras


idéologique et scientifique, qui ressemble au dépôt de bilan sous sa
forme la plus matérielle de la science et de la pensée de son temps,
l'inéluctable dédoublement entraîné par la dualité instantielle entre
le je de l'énonciation et le je de l'énoncé: je me dédouble et m'altê-
rise dès que je me prends pour sujet de l'énoncé que j'énonce; plus
exactement, le je de l'énoncé tend à devenir un il par rapport au je
de l'énonciation, l'absent de toutes grammaires selon Émile Benvé-
niste. Ce n'est plus lui qui parle, car il est muet, on le parle, un autre
(je) parle de lui, le premier je, celui de l'énoncé, premier dans le
temps, devient (le) second par rapport au je qui parle et qui lui suc-
cède chronologiquement, le premier je devient personnage du récit
fait par un autre je, qui est son double comme le je-personnage est le
double du je-narrateur: un autre je fait du moi un je autre.
S'introduit comme un retard, un raté par dédoublement entre
deux je instantiels, alter l'un par rapport à l'autre. Non seulement
un retard mais comme un changement de plan ontologique. Jac-
ques Lacan l'a très bien dit :
Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas'.

L'être et la conscience sont irrémédiablement séparés, et se


recherchent l'un l'autre pas moins que les deux moitiés de l'an-
drogyne de Platon. Ils sont décalés: le temps mais aussi l'espace
s'introduisent entre les deux, et la figuration de cet incomblable
intervalle se fait par la page blanche que la main noircit d'écriture
pour relier celui qui est et celui qui pense et écrit. Car je me pense
dans la mesure où je m'écris. Mais cette jonction laborieuse desti-
née à masquer mon intrinsèque séparation d'avec moi-même se
transforme, en fait, parce que l'écriture la figure et la met en
scène (je écrivant Ije écrit), en disjonction, je deviens, car je le suis
toujours, et surtout quand j'écris, le double de moi-même. Tout écri-
vain est un être avec double.
La fameuse scène du miroir, quand le narrateur ne s'y voit pas,

1. J. Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 277, cité dans B. E. Fitz, 1960, p. 960.
Le Horla c'est moi 1 173

s'explique par cela même que dit Jacques Lacan: l' «opacité transpa-
rente» et le temps qu'elle dure sont l'opacification de la transpa-
rence, elles figurent le décalage instantiel et ontologique entre
l'existence Ge suis) et la pensée Ge pense [que je suis)), le positionne-
ment après l'existence et à côté de celle-ci, qui obligent le narrateur
comme le lecteur à comprendre que la perception est quelque chose
qui se lit parce que c'est quelque chose qui s'écrit. Ainsi, le narra-
teur-personnage raconte comment il déchiffre à nouveau son image
dans l'«eau» de la grande glace, «de gauche à droite» (p. 79, c'est
nous qui soulignons) - même et surtout au moment de l'éclipse, il
ne cesse en fait de (se) voir, «les yeux affolés », comme ce qui se
passe sur la page- sur laquelle se penchent le narrateur et son ombre
le Horla, l'un écrivant, ou faisant semblant d'écrire, Le Horla-jour-
nal, l'autre lisant ou croyant lire à moins qu'il ne fasse semblant de
lire, avidement, le (non-)texte qui le fait advenir au royaume des
signes - ou la carte blanche dans laquelle Mme Sablé, la cousine-
sœur, lit elle aussi le reflet d'un reflet, celui de la photographie de
l'auteur. Car le miroir réaliste n'est jamais qu'une cage à reflets qui
déréalise à proportion que se multiplient les instances réfléchis-
santes. On trace et on lit la réalité sur et dans le miroir dit si hon-
nête, comme on l'écrit sur la page blanche, faite pour être envahie
par le horla comme la blanche maison devant qui passe le blanc
trois-mâts brésilien, comme l'eau et le lait, le transparent de
l'opaque blanc sont bus par le vampire.
Le narrateur-personnage du Horla fait comme Léon Tolstoï, qui
venait de lire le philosophe idéaliste Berkeley, et se retournait le
plus rapidement possible pour ne pas laisser aux objets, censés n'être
que de purs appendices de l'esprit, le temps de se (re)mettre en
place. De même, le protagoniste du Horla, après avoir piégé le
Horla, en se retournant soudain par surprise, essaie de visionner le
hiatus, l'intervalle chrono-logique, the gap dit l'anglais, qui existe,
selon Jacques Lacan, entre le «je pense» et le «je suis»: le récit-jour-
nal incite plutôt à dire indifféremment «je pense, donc j'ai été», ou,
si c'était concevable, «je suis, donc je penserai », ou encore, pour
conclure, «je suis, dans la mesure où je pense (ce) que j'ai été». L'on
174 1 L'ombre et la différence

ne se connaît que selon les modalités de ce triple décalage, on se


connaît à côté de soi, on se connaît en esprit ou sur le papier, on se
connaît toujours après-coup. Telles sont, pareillement, les trois
dimensions de l'espace littéraire.
Le Horla, finalement, n'est pas à proprement parler un double
de l'auteur-narrateur, c'est ce dernier qui, en écrivant, s'instaure
double de son double: le Horla est Maupassant et il est son lecteur,
c'est le narrateur qui est le double de ceux-ci, et non l'inverse, il est
l'autre de l'autre, moi altérisé, tel que Maupassant parvient à se
figurer, se mettre en scène, sous une forme à la fois auto- et hété-
roscopique. Le Horla, c'est lui, l'écrivain écrivant, écrivant Le
Horla, naturellement, et c'est nous, nous lisant au piège, au piège du
Horla, cela va également de soi. Piège à double détente, si l'on
pense que le narrateur ne peut attirer le Horla qu'en faisant semblant
de lire (Le Horla-I) ou d'écrire (Le Horta-Il].
Double sans nom, non-double, nom double, le Horla est notre
double inconnaissable. Marianne Bury est peut-être la personne qui
a le mieux approché la nature du texte du Horla: celui-ci est, pour
une grande part, une mise en fiction, une mise en récit littéraire du
traité d'Hippolyte Taine, De l'Intelligence (1870), que Maupassant
connaissait bien et possédait dans sa bibliothèque. De plus, comme
tous les grands écrivains du XIXe siècle, Maupassant lisait les
ouvrages de psychiatrie les plus divers, bien au-delà de l'intérêt
considérable qu'il manifestait pour les expériences à la mode de
Charcot à La Salpêtrière sur l'hypnose. Méditation sur les limites de
l'esprit humain, et sur les aspects inédits qui s'en découvrent, Le
Horla est un texte qui annonce «la fin de la littérature fantastique»
(7 octobre 1883), en même temps qu'il rouvre un débat sur un
concept plus que jamais d'actualité, celui du moi, dont le motif du
double, à partir de la fin du XVIIIe siècle, avait été l'exposant et le
révélateur. Sur ces divers points, nous suivrons, pour l'essentiel,
Marianne Bury.
Le horla est un mot nouveau, presque un nom propre dans la
mesure où il est un hapax, c'est un idiotisme intraduisible et qui
fait penser au langage des jumeaux, compréhensible pour eux
Le Horla c'est moi 1 175

seuls: ce nom, donné ou reçu de soi à soi, renvoie à la dialectique


du dédoublement. C'est, par ailleurs, le narrateur qui, à grands
renforts d'autres textes, mobilisés à l'intérieur de son propre texte
(La Revue du Monde Scientifique, l'ouvrage du Dr Hermann Here-
stauss, pompeux compilateur allemand) nourrit le Horla comme
le Horla se nourrit de lui, l'édifie dans son esprit, son discours
obsessionnel le fait être. Le narrateur, ingénieux bricoleur intellec-
tuel, juxtapose les ordres du discours, les théories cognitives en
apparence les moins compatibles: produit de l'hallucination d'un
fou ou être nouveau, le Horla, chimère onirique ou très réel
monstre suprahumain, obéit, dans tous ses avatars, à une logique
de la traduction du fantastique, qui naguère encore, aux temps
«gothiques» d'avant 1880, relevait de la surnature et du merveil-
leux, en un naturel nouveau, le réel, tout le réel, mais élucidé ou
élucidable jusqu'au bout. Maupassant s'efforce à la fois et contra-
dictoirement de faire être son Horla par lui-même, de l'expliquer,
et, renonçant à se convaincre, il nous abandonne dans une hésita-
tion qui est proprement fantastique.
Taine reprend un débat que le Romantisme avait cru pouvoir
clore, sur la notion de moi. Ce qu'il faut appeler l'intelligence ne
doit plus être considéré comme le règne un et harmonieux de l'es-
prit: l'imagination, l'illusion, l'hallucination sont les trois Gor-
gones, entourées d'une quantité d'autres dérèglements larvaires, qui
président à cette vie, qui est un Enfer à ciel ouvert. Alors que, pour
Descartes, même le délire du fou prouvait au moins que, aussi mal
qu'il pense, à tout le moins le dément pense et donc il est, même s'il
est fou, la marge de l'esprit est rapprochée du centre, l'esprit
devient cet espace pascalien, dont, si la circonférence est nulle part,
ou Dieu sait où, le centre, au moins, est partout. Le moi n'est plus
qu'une juxtaposition contingente et sans principe ordonnateur
d'impressions, de sensations, d'idées naissant de l'influence du
milieu et de l'instant. L'homme ne possède plus ce trésor des idées
innées, dont il suffisait de lui faire souvenir, comme les mathémati-
ques au petit esclave du Phèdre, il est esclave lui-même tout entier
de son temps, de son lieu: c'est la contingence absolue qui le cons-
176 1 L'ombre et la différence

titue et le nourrit. Nous ne pouvons même engranger toute l'expé-


rience que le monde nous propose, et une grande partie de nous-
même nous échappe:
Le moi visible est incomparablement plus petit que le moi obscur'.

On ne saurait mieux dire: nous ne pensons être que cette pointe


brillante émergée, celle dont nous sommes conscients, et nous nous
avançons dans le monde, iceberg oublieux de notre immense et
incommensurable masse immergée, nous étonnant des dégâts éven-
tuels causés par notre comportement imprévisible, imprévisible sur-
tout par nous, l'ignorance et la mauvaise foi présidant aux relations
de nous à nous. En tout cas, c'est donc dès 1870 qu'est posé par
Taine le principe de la dichotomie intrinsèque de la conscience
humaine, paradoxalement divisée en un moi clairement conscient
de soi et un moi obscurément/conscient: certains ont refusé toute
leur vie cet oxymoron insupportable à l'esprit français, Sartre par
exemple, voir son Baudelaire, au nom de l'idée bien cartésienne
qu'une porte est soit ouverte soit fermée, tertium non datur; le moi
se sait moi, ce qu'il ne sait pas être moi n'est pas censé être son moi.
Mais déjà, pour Taine est acquis, deux à trois décennies avant La
naissance de la psychanalyse (1887-1902) par Sigmund Freud, le prin-
cipe du dédoublement de la conscience, non point accident
moderne survenu à l'homme au tournant du siècle, mutant des
temps nouveaux, mais propre constitutif de ce «palais hanté»
(Edgar Poe, The FaU of the House of Usher, 1839), hanté par soi-
même, le soi intrus chez soi et despote de soi qu'est la pensée de
l'homme, tourment total et absolue félicité, foncièrement plurielle.
Taine pose comme constat général
la coexistence au même instant, dans le même individu, de deux pensées,
de deux volontés, de deux actions distinctes, l'une dont il a conscience,
l'autre dont il n'a pas conscience et qu'il attribue à des êtres invisibles
(p. 16).

1. H. Taine, De l'Intelligence, Paris, Hachette, 1888, 3' éd. corrigée et augmentée,


ore
2 vol., t. l, p. 9 éd., 1870).
Le Horla c'est moi 1 177

Nous marchons par deux, surtout quand nous nous croyons


seul(s), le fanal, le falot clair de notre volonté consciente accompa-
gné, escorté de ténèbres peuplées de désirs inavoués, habitées de
notre moi obscur. Ibant obscuri sola sub nocte... Nous marchons
obscurs dans une nuit déserte, notre vie traverse un clair-obscur
peuplé d'ombres qui sont nos doubles, interdits ou en réserve.
Maupassant, qui ne cite presque jamais les auteurs qu'il lit,
honore De l'Intelligence d'une mention élogieuse dans La vie errante:
M. Taine, d'ailleurs, a magistralement traité et développé cette idée [des
limites de l'intelligence].

Déjà, on le sent, à lire Taine en 1870, on aura eu l'impression de


lire Le Horla de 1886-1887. Maupassant et Taine, s'ils ont les mêmes
préoccupations, ont aussi les mêmes lectures'. On trouve, en parti-
culier chez Fleuret dès 1834, un témoignage de malade qui ne peut
pas ne pas avoir attiré l'attention de Maupassant:
« On me fait faire, on me fait dire, on veut que j'agisse» [...] Toutes locu-
tions bizarres qui pourtant ont un sens vrai; car elles expriment fidèle-
ment une manière d'être intérieure, un changement survenu dans la pro-
duction, l'arrangement des pensées, ou des sentiments, un véritable
dualisme chez un même individu» (F. Leuret, 1834, p. 182-183, c'est nous
qui soulignons).

Le Horla n'a attendu ni Maupassant ni le texte portant son


nom pour s'installer en coucou, en parasite, dans la psyché de
l'individu. François Leuret et son patient sont peut-être contami-
nés par l'esthétique et le style du double, encore récemment,
en 1834, très en vogue, mais il est curieux de découvrir, quarante
ans plus tard, en écho, les mêmes préoccupations. La notion psy-
chiatrique de «dédoublement du moi» (Taine, t. II, p. 17) vient
droit de François Fleuret. Dès le milieu des années 1870, dans En
canot, de Maupassant, qui paraîtra en 1881 dans le recueil La Mai-

1. F. Leuret, Fragments psychologiques sur la folie, Paris, Crochard, 1834; Baillar-


ger, « De la folie à double forme », Extrait des Annales médico-psychologiques, 6' série,
t. IV, juillet 1880; A. Maury, Le Sommeil et les rêves, Études psychologiques, Paris,
Didier, 1870, très lu à l'époque.
178 1 L'ombre et la différence

son Tellier, l'on trouve la première version du passage connu de


Sur l'eau:
Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait
en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me
demandai ce que je pouvais redouter; mon moi brave railla mon moi pol-
tron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l'opposition des deux
êtres qui sont en nous, l'un voulant, l'autre résistant, et chacun l'empor-
tant tour à tour (p. 145, Sur l'eau, 1881).

Taine rapporte ce témoignage d'un «halluciné»:


Je suis porté à croire qu'il y a toujours en moi une double pensée, dont
l'une contrôlait les actions de l'autre (t. II, p. 230).

On voit que Maupassant n'invente rien: il met en scène l'éter-


nel horla, notre compagnon de toujours. Le Horla, dans sa
seconde version, plus subtile, comme dans sa première, relève du
genre très attendu, à l'époque, du témoignage de malade, dont les
revues étaient pleines. Si, dans ce premier cas, le malade
témoigne, fait sa déposition devant des juges, car les sommités du
monde médical, comme on dit, ont à juger s'il est fou ou non, si,
dans le second, c'est au journal de bord, au journal tenu in medias
res d'un naufrage mental que nous avons affaire, le but recherché
par Maupassant est le même, ébranler nos certitudes, nous faire
ajouter un point de perplexité, un point d'interrogation, au titre
de sa nouvelle, Le Horla?, comme il y en a un à Lui? (1883), Le
Horla comme Lui? étant avant tout des questions adressées au
lecteur: à lui de juger, de répondre. Le Horla est une énigme,
c'est-à-dire une devinette.
Il s'agit, au-delà, du problème général du moi - qu'est-ce
qu'être moi? comment peut-on être moi, pour reprendre les éton-
nements parisiens connus, ici en face d'un horla-Persan? - la
preuve en est le personnage que choisit de peindre Maupassant: un
homme jeune de quarante-deux ans, bourgeois rentier oisif qui, s'il
ne possède ni nom ni généalogie ni parenté (sauf une cousine-sœur
et un Dr Parent qui ne lui est pas apparenté), est bien ancré par de
fortes racines dans une terre, au bord de l'eau (par qui tout arrive),
Le Horla c'est moi 1 179

face à un espace qu'à travers sa fenêtre-cadre, il domine à la perfec-


tion comme tout bon écrivain réaliste de son temps, d'ailleurs son
écriture flaubertienne saisit et rend à la perfection le paysage de
Rouen, qu'il contemple de sa fenêtre, comme eût fait Flaubert,
mort en 1880, et qui habitait au même endroit, et dont Maupassant
se veut le fils et le continuateur. Mais ce maître des choses, qui vit
en symbiose heureuse avec un espace qu'il occupe, qui le pénètre
quasi physiquement, est une forme vide: il n'existe pas par lui-
même, il est un stéréotype, le bourgeois semi-rural1880, pas besoin
de le nommer, cet homme sans histoires n'a pas, non plus, d'his-
toire. A force d'imposer au monde sa règle, le joug de son bon sens
si commun, son scepticisme facile, à la fois cynique et péremptoire,
sa répulsion pour l'Autre, il sent sa férule faiblir. Pensant que le
monde se révolte contre lui, il s'en détourne, malcontent, ferme ses
fenêtres, s'enferme dans son ultime refuge, sa chambre, lieu régres-
sif, palais de Narcisse, dernière ligne de défense et forteresse mal en
point, afin de demeurer là, au moins, le seul, mais bientôt il ne le
sera plus, même en ce lieu. Le Horla est l'histoire d'une dépossession:
après les lieux, le corps, le moi vont être expulsés d'eux-mêmes.
Maupassant était en proie à la hantise du moi, de ce moi erra-
tique et surprenant. Pour lui, comme dans l'Antiquité, l'homme est
effroyablement surprenant, deïnos dit Sophocle, imprévisible,
effrayant: les dieux, la mythologie régulaient, maîtrisaient, naguère
encore, cette force qui ne cesse d'aller, aujourd'hui le grand Pan est
aussi mort que le Dieu des chrétiens dans le cœur de l'homme
contemporain, qui ne peut plus que se pencher avec angoisse sur
son propre abîme. Le moi moderne est un puits sans fond. Ce que
Maupassant découvre, à la lecture de Taine, sur le moi, c'est la
proximité, mieux, la réversibilité parfaite entre le moi et le non-
moi, l'autre du moi et l'autre en moi, le même dans l'autre, l'autre
dans le même, entre la santé et la maladie, la folie et la normalité
- bien avant le mot profond de Knock: «Un homme bien portant
est un malade qui s'ignore»:
La folie est toujours à la porte de l'esprit, comme la maladie est toujours
à la porte du corps (Taine, t. II, p. 230).
180 1 L'ombre et la différence

C'est parce qu'il se sent trop bien, parce qu'il se sent trop moi,
trop chez soi dans sa maison, dans son pays, dans sa peau, dans son
corps, trop chez soi dans le monde, dans ce petit monde où il vit en
accord musical harmonieux, qu'il tombe soudain malade, qu'il res-
sent tout à coup la fêlure, qui ne pourra plus que s'agrandir. Son
grand air de l'incipit est en même temps son chant du cygne:
J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, etc. [...]
J'aime ma maison [...] De mes fenêtres, je vois la Seine, etc. (p. 55).

Etc. : tout est là, le narrateur est un etc., jusqu'à ce que quelque
chose lui arrive, enfin, pour changer. Mais au-delà de la perfection, il
n'y a que le pire, au-delà du cosmos, le chaos: le monde s'ouvre sur
une béance, qui est celle du moi, naguère si plein, si harmonieux.
Edgar Poe, dans The Fall of the House of Usher (1839), mais surtout
dans Eureka (1848), a exposé cette théorie cosmogonique du dépasse-
ment de la perfection: au-delà de l'attirance des éléments les uns vers
les autres, au-delà de la constitution du cosmos, ce ne peut être, après
l'implosion créatrice des galaxies, des étoiles et des mondes, que la
dislocation, l'explosion, le narrateur du Horla, comme Roderick
Usher, l'homme arrivé juste au-delà de sa perfection et qui est
comme une bombe à l'article de son explosion, s'est dépassé lui-
même, son confort ontologique est devenu malaise existentiel, avant,
au cycle suivant, si nous prolongeons Maupassant par Edgar Poe, le
retour de et à l'Un, mais pas avant le nombre d'éons prescrit. En
attendant (!), l'Un est devenu l'enfer du Deux, c'est notre Age de Fer.
Pour Taine, il faut, si l'on veut comprendre quelque chose à
l'intelligence et, en général, à la personne humaine, oublier jus-
qu'aux termes mêmes de raison, d'intelligence et de volonté, la
notion de moi n'est, comme toute notion, qu'une «métaphore litté-
raire» (c'est nous qui soulignons): Maupassant prend ici Taine au
mot, et lui, l'homme de lettres, va inlassablement esquisser ce roman
de l'intelligence dont Taine a présenté l'analyse, l'argument.
Marianne Bury a raison, on dirait que Maupassant, qui a bien lu
Taine, le paraphrase, le traduit sur le registre de la fiction roma-
nesque. Ainsi un «halluciné» tainien écrit dans son journal, en date
Le Horla c'est moi 1 181

du 2 août, qu'il se sent «un peu triste, sans être malade ». Et le nar-
rateur du Horla écrit, lui, le 12 mai: «Je me sens souffrant, ou plu-
tôt je me sens triste» (p. 56). L'évolution du malade tainien est sui-
vie pas à pas par le texte maupassantien, sauf que le patient réel
guérit, tandis que le personnage de Maupassant se précipite vers la
mort, comme un reflet se fuyant à une vitesse vertigineuse:
Non non sans aucun doute, sans aucun doute ... il n'est pas mort...
Alors alors il va donc falloir que je me tue moi 1. .. (p. 82).

« Alors... alors... »: le narrateur se transforme en écho sonore par


métathèse symétrique inverse du Horla (Alors/Horla) qu'il ne peut
supprimer qu'en anticipant par le suicide sur la possession totale par
le Horla. Ce dernier, comme tous les doubles, est un «feu pâle », un
feu follet qui ne brûle pas, un halo fugace, une réverbération acci-
dentelle qui s'évanouit au degré zéro du néant.
Taine, en positiviste bien curieux, conclut de ses analyses que la
plus grande partie de notre être se trouve «hors des prises de notre
conscience» (t. l, p. 202, c'est nous qui soulignons). Chez cet
ennemi des «métaphores littéraires» que seraient la raison, la
volonté, le moi, reviennent, obsédantes, les métaphores de l'ombre,
de la pénombre et de l'obscurité: obscur à moi-même, je ne suis pas
mon mirage, je suis mon inconscient. On admirera comment, d'un
bout à l'autre de l'Europe, de Dostoïevski à Maupassant, en passant
par Taine et quelques autres, se nouent les fils de la conspiration
dont Sigmund Freud fera bientôt la déclaration officielle, le dépôt
de statuts à la face du monde et sur le porche du xx- siècle.
Taine conclut son étude par une «Note sur les éléments et la
formation des idées du moi », qui semble rapporter, à travers le
témoignage d'un malade, ce qu'aurait pu dire et ce que dit en
termes proches le narrateur-personnage du Horla au stade ultime
avant le collapsus final:
Je suis un autre [...] [mes] jambes étaient mues comme par un ressort
étranger à [ma] volonté [...] et je haïssais, je méprisais cet autre; il m'était
absolument odieux (t. II, p. 462-468).
Il est en moi, il devient mon âme; je le tuerai! (Maupassant, Le
Hor/a, p. 78).
182 1 L'ombre et la différence

N'est-il pas un peu tard, et le Horla ne s'est-il pas trop


confondu avec son «âme», au point d'être devenu le narrateur?
Au point de lui souiller même ces projets assassins, en autant de
«provocations» dont le narrateur est la seule victime assurée. Il
faudrait aussi qu'il soit possible de tuer un être à la matérialité si
problématique, peut-être une pure hallucination sécrétée par la
cervelle dédoublée du narrateur, simple projection de la division
intérieure propre à tout être humain. L'original ne peut tuer le
double dont il se constitue lui-même le double, comme nous le
savons depuis Clément Rosset (1976-1984, p. 91), qu'en se tuant
lui-même. Dorian Gray veut lacérer du poignard dont il s'est
servi pour tuer le peintre responsable Basil Hallward le tableau
maléfique, déformé par la hideur secrète de son modèle, lequel
demeurait si magnifiquement beau sans être marqué par sa traver-
sée des abîmes de stupre et de vices: au matin, on découvre, au
pied du tableau redevenu celui du splendide jeune homme de
jadis sur qui il avait été levé, le même devenu autre, altéré,
hideux, grimace crispée de souillure et de vice, poignardé de sa
propre mam.
Texte décevant les attentes des lecteurs - ce qui explique, sans
doute, l'inouï effort interprétatif, et sa recrudescence actuelle,
effort dont l'auteur de ces lignes ne s'exclut nullement, pour
«caser» ce texte étrange, Le Horla - Le Horla est et n'est pas un
récit fantastique, il est et n'est pas un traitement du double, etc. Il
mobilise les savoirs contemporains, leurs protocoles d'expérimen-
tation, mais comme pour mieux les mettre en échec: le Horla est
cet événement qui permet la cohabitation littéraire de plusieurs
logiques qui s'excluent les unes les autres. Nous insisterons, pour
le moment, sur le fait que Maupassant n'est ni l'apôtre d'une
science nouvelle, ni un opposant à toute science - il ne possède ni
ne revendique aucune compétence propre - ni un illustrateur ni
un vulgarisateur. «Notable négociant en lettres» selon le mot
méchant des Goncourt, ses anciens amis, Maupassant est avant
tout homme de lettres: Le Horla ne doit pas être jugé à l'aune de
tel ou tel savoir constitué, il obéit à ses règles propres, comme il
Le Horta c'est moi 1 183

doit être décrit en fonction des contextes généraux dans lesquels il


s'inscrit.
Quelle est la question à laquelle Le Horla apporte une réponse, et
quelle réponse? 1886, nous l'avons dit, est une date-pivot: nous
sommes en pleines festivités scientistes, au moment de la parution et
du Roman russe d'Eugène-Melchior de Vogüé, qui prépare le chan-
gement des sensibilités en France et la fin du naturalisme, et du
Manifeste symboliste qui ramène sur le devant de la scène la poésie
après un demi-siècle de triomphe du roman. Le Horla, qui présente,
chez la cousine du narrateur, une scène d'hypnose, bat en brèche le
scientisme ambiant: l'hypnose pratiquée tant par Charcot à La Sal-
pêtrière (hypnose endormie) que par Bernheim à Nancy (hypnose
éveillée) n'est pas une avancée décisive de la psychologie scientiste
- au contraire de ce que pense, non sans jactance, le Dr Parent,
apprenti sorcier,
Nous sommes [...] sur le point de découvrir un des plus importants
secrets de la nature [...] nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou
cinq ans surtout, à des résultats surprenants (p. 65).

tout le reste n'étant que superstitions de bonnes femmes ou indi-


gestes élucubrations religieuses (( la légende de Dieu ») - mais la
preuve qu'il y a plus de choses au monde que n'en peut rêver la
philosophie des modernes Horatios. Mieux, plus le fanal du Progrès
scientifique éclaire les recoins de l'univers, plus le mystère s'épaissit.
Le surnaturel, auquel Maupassant ne croit pas plus qu'aucun des
positivistes, n'existe pas, les voix du monde se sont tues, nymphes,
lutins et loups-garous ont déserté nos bocages comme nos esprits,
mais le silence effraie et l'espace qui se creuse donne le vertige, le
rien fascine et paralyse et l'univers se repeuple d'angoisses et d'ap-
préhension.
C'est à un nouveau fantastique que Maupassant nous initie, un
fantastique de l'incertitude. Ce qui compte, c'est non pas que le
narrateur-personnage tente par tous les moyens possibles et impos-
sibles d'expliquer le Horla au maximum (il en fait même trop, de ce
point de vue: le Horla est surexpliqué), de le normaliser en le rendant
184 1 L'ombre et la différence

conforme à la norme rationnelle: c'est qu'il n'y parvient pas, par


excès comme par défaut, le Horla n'étant affaire ni de curé exor-
ciste, de sorcier amateur ou d'expert sourcier; il est pris en charge
par un discours qui se veut scientifique! mais celui-ci, malgré qu'il
en ait, ne réussit même pas à être réducteur, et il ne vient pas à bout
de l'inquiétude fantastique. Au contraire, il contribue à la mainte-
nir, en la fondant sur de nouvelles bases. Le public du temps, qui
est, dans sa majorité, positiviste, sympathise avec les efforts du nar-
rateur pour dresser le procès-verbal établissant expérimentalement
l'existence ou la non-existence du Horla, tranchant en tout cas la
question, pour sortir de l'incertitude, qui n'est pas scientifique,
mais, en dépit qu'il en ait et bien malgré lui, il tend à ranger ce récit
parmi les histoires de fantômes, ou de doubles fantastiques à l'alle-
mande. La visite au Mont-Saint-Michel, haut lieu de l' «âge reli-
gieux» si fort tourné en dérision par les esprits positivistes du
temps, est le théâtre d'une «mise à distance» (Marianne Bury) du
fantastique traditionnel. Gargouilles, monstres et diables «gothi-
ques» laissent indifférent le narrateur que seuls impressionnent ce
que le moine dit sur le vent que nous ne voyons pas et donc ne
connaissons pas - curieux moine positiviste qui ne croit qu'à ce qu'il
voit, et ne connaît que ce qu'il touche de son corps, mesure de toutes
choses, disciple du saint Thomas de l'Évangile plus que du Christ -
et la légende du berger sans tête menant devant lui deux moutons à
tête d'homme et à tête de femme, et qui se disputent: non que le
narrateur croit à ce dernier récit, mais il fait le rapprochement avec
la situation de dépendance dans laquelle il se sent lui-même par rap-
port au Horla sans visage qu'il a cru fuir, mais qui l'a sans doute
mené à l'étrange mont sacré, carrefour des temps anciens du fantas-
tique surnaturel et du fantastique moderne de l'immanence, pour
lui enseigner quelque chose sur lui-même: le Horla existe comme
le vent que nous ne pouvons voir mais dont la puissance confond.
L'écriture maupassantienne démystifie le surnaturel afin de ramener

1. M. Dentan, « Le Horla ou le vertige de l'absence », Études de Lettres, III, 9, 2,


1976, p. 45-54.
Le Horla c'est moi 1 185

sur terre l'étrange - rien d'étrange pour le croyant, tout est mer-
veilleux - de le réaliser, mais elle ne peut y procéder jusqu'au bout,
car ce serait achever trop tôt un récit qui ne serait plus ouvert, ce
serait anéantir l'interrogation fantastique. Ce à quoi procède, au
Mont-Saint-Michel, le narrateur, avec l'aide quasi providentielle
d'un moine bien moderne et qui sent le fagot, c'est à une traduction
du fantastique d'un langage archaïque sur un discours moderne,
une traduction qui est aussi un sauvetage, Maupassant imaginant les
conditions d'un fantastique possible.
Le souci rationalisant dissimule aussi une volonté d'occulter
l'insoutenable: le fait que je ne m'appartiens pas. L'invention de
textes seconds à l'intérieur du texte, celui de la Revue du Monde
Scientifique relatant une étrange épidémie vampirique au Brésil et
l'ouvrage du pesant pédant pédestre allemand D' Hermann Here-
stauss, le Niebuhr de son temps, afin d'objectiver, de prouver
l'existence du Horla par l'autorité (?) de la presse et celle d'une
« science» de l'extrapolation compilatoire, est destinée à masquer
et à dissiper le vertige du narrateur devant l'absence de cadres et
de frontières autour d'un moi indéfiniment pluriel et dépossédé.
Les fantômes les plus terribles sont les fantômes masqués, car ils
sont enveloppés d'un linceul de doute qui les protège contre
l'exorcisme.
La fameuse scène du miroir où le narrateur, ne se voyant pas
lui-même, en conclut, par un saut logique, qu'il a vu le Horla, doit
se comprendre en relation avec d'autres éléments du texte, la lec-
ture de la Revue du Monde Scientifique, à laquelle elle succède, le
Horla censé être assis dans le fauteuil du narrateur et y lisant le livre
du D' Hermann Herestauss sur lui-même...
Dans la première version du Horla, il (re)lisait, après le narra-
teur, La Nuit de mai, d'Alfred de Musset, texte sur le double et sur
l'inspiration littéraire: encore plus qu'à l'eau ou au lait, le Horla
s'intéresse à la lecture et à l'écriture, qui sont liées au piège optique
destiné à l'attirer pour le voir. On peut tout autant se demander si
ce n'est pas la lecture et l'écriture qui suscitent le Horla, le font non
seulement venir, mais le font être, d'une manière ou d'une autre.
186 1 L'ombre et la différence

Pourquoi attirer le Horla, déjà trop présent dans la vie du narra-


teur? Le voir, c'est se prouver qu'il est possible, puisqu'il est maté-
riel, de le tuer, de l'étrangler, de le lacérer, de le mettre en pièces,
comme ferait un chien, et comme le Horla le tente nuit après nuit
avec le narrateur qu'il agresse pendant son sommeil. Il convient de
remarquer que le narrateur, de plus en plus, modèle son comporte-
ment sur celui qu'il prête à son ennemi, lui ressemble de plus en plus.
La scène du miroir indique en tout cas ceci: le narrateur, debout
face à la grande glace illuminée, ne s'y voit pas parce qu'il s'est lui-
même institué le double de son double. C'est le Horla qui existe, qui
possède, plus ou moins ( «transparence opaque »), un corps, le nar-
rateur, lui, s'est complètement ex-ténué, il n'est plus à ses propres
yeux - curieusement préservés de l'éclipse (eEt je regardais cela
[son absence totale au miroir] avec des yeux affolés », p. 79) - que
le fantôme abstrait, le double, en pensée, de soi-même.
La galerie, le labyrinthe des doubles sont mis en scène et en
place dans l'épisode parisien de la scène d'hypnose, quand le
D' Parent substitue sa volonté à celle de la cousine du narrateur,
Mme Sablé, dont le nom, sable, évoque ceux du Mont-Saint-
Michel, d'où revient le protagoniste, et ce matériau opaque dont
provient la transparence du verre, du miroir. Le processus montré
dans cette scène d'une douteuse expérience de salon se déroule à
l'inverse, de manière symétrique par rapport à ce qui se passe dans
la scène du miroir. Le dos tourné au narrateur, qui se tient debout
derrière elle, Mme Sablé voit dans l'opacité blanche de la carte-
miroir, symbole de la page blanche de l'écrivain, son cousin, lequel
joue lui-même les miroirs en tirant de sa poche une photographie en
pied de lui-même, autre effet de mise en abyme: reflet d'un reflet,
la réalité se déréalise complètement, mais au moins l'opacité de la
feuille blanche s'élucide à mesure que l'on passe d'instance en ins-
tance de représentation. Mme Sablé a vu le narrateur dans la
mesure où, les yeux fermés, elle ne le voit pas, et la carte blanche,
support et allégorie du texte à écrire, représente le journal que
rédige le narrateur. Il convient de remarquer aussi que Mme Sablé,
la non-voyante, occupe la place que le narrateur occupera lors de la
Le Horta c'est moi 1 187

scène du miroir, tandis que le protagoniste occupe celle qu'investira


le Horla, et remplit la fonction du miroir, encore une fois, en four-
nissant une image de soi, cette image que ni Mme Sablé ni lui, dans
la scène du miroir, ne sont censés voir. Inversement, le fait de ne
pas se voir dans la glace révèle au narrateur, nous l'avons dit, le hia-
tus, la béance entre l'être et la représentation: être, exister, c'est
s'absenter de toute reproduction, tout tableau est une nature morte,
il n'y a dans le texte, dans le miroir du texte, que mon double,
c'est-à-dire rien, ce que je ne suis pas. C'est la raison pour laquelle le
miroir reste vide et la page, sur laquelle on feint de tracer, blanche.
Le Horla est mon fantôme, le fantôme de mon moi. Le narra-
teur se déréalise progressivement parce que ce n'est pas le Horla
qui le traque et le persécute, c'est lui qui court après le Horta, qui le
pourchasse, pour le cerner et le faire tomber au piège, l'imite et le
singe. Le Horla, c'est le narrateur hors de lui, à toutes les acceptions
du terme, hors et là, c'est lui qui cherche à prendre la place du
Horla, ainsi, horla de soi-même, hors- là! d'un bond prodigieux
il s'élance pour (ré)occuper le fauteuil avant que le Horla ait eu le
temps de le quitter, pour l'occuper en même temps que lui. Le
piège de l'écriture ou de la lecture simulés n'a qu'une finalité, rap-
procher le Horla, afin que, tempe contre tempe, les deux ne fas-
sent plus qu'un. Un horla, un hors-là? Ça, jamais! Il faut tuer le
Horla, et c'est possible, concevable du moins, car le narrateur a
pu voir le Horla. Pour qu'il puisse être tué, il faut que le Horla
présente au moins un peu de matière à détruire, on ne tue à coup
sûr que ce qui existe, M. de Chabannes, maréchal de La Palice en
conviendrait de bonne grâce.
Voilà pourquoi il était si important pour le narrateur de voir
le Horla: c'était faire la preuve de l'existence matérielle de
celui-ci. Mais, comme le montre très bien Antonia Fonyi, Mau-
passant, même dans son entreprise de subversion du positivisme,
partage l'article de foi de ce dernier: n'existe et n'est connaissable
que ce qui possède un corps. Le Horla n'est concevable qu'à condi-
tion d'être, peu ou prou, appréhendable par les sens, la vue, donc
les mains, pour l'étrangler: mais, corps bien particulier, inféré
188 1 L'ombre et la différence

parce que le narrateur, qui s'est mis en position, par rapport au


miroir-piège, de double du Horla, ne s'est pas vu lui-même,
corps/inconnaissable', ce qui est en soi contradictoire, le Horla, à
la fois perceptible et imperceptible, est le double en même temps
que le radicalement autre du narrateur.
Si nous nous souvenons que le narrateur a fini par devenir, dans
son esprit, lui-même le double de ce qu'il avait pris d'abord pour
son double et baptisé «le Horla », alors le Horla occupe la place et la
fonction d'original de ce «double» - il est le narrateur (qui le hait),
et le narrateur a changé de place avec lui, c'est le narrateur qui est le
Horla première manière et se conduit comme tel: le Horla et lui
sont, l'un par rapport à l'autre, des « doubles indéterminés»
(A. Fonyi), des doubles se fuyant et se persécutant l'un l'autre, sans
que l'on puisse décider qui a commencé.

1. J. Delabroy, « Corps inconnaissable; Hommage à Pierre Albouy », in


Y. Gohin et R. Ricatte (éd.), Recherches en sciences des textes, Grenoble, Presses Uni-
versitaires de Grenoble, 1977, p. 125-134.
Chapitre VII

La chute de l'Empire du double.


La Méprise de Vladimir Nabokov

Nabokov livre un match de lutte gréco-romaine avec le motif


du double, son principal ennemi: avant de le terrasser une fois pour
toutes et pour le terrasser, encore faut-il l'avoir mis en œuvre. LA
Méprise, qui date de 1932, est un règlement de comptes, avec pro-
longations jusqu'à Lolita (1955) et la réécriture d' Otàajanie en Des-
pair (1965).
Dans sa version en anglais de La Méprise', Vladimir Nabokov a
ajouté de nombreuses précisions destinées à présenter Hermann
Karlovitch comme un fou et comme un narrateur en qui il ne fal-
lait absolument pas faire confiance.
Il est même possible de soutenir que Nabokov, en dépit de son
mépris bien connu pour la psychanalyse, mais sans doute influencé
par le fait qu'il vivait aux États-Unis où la psychanalyse est fort à la
mode, à moins que ce ne soit pour faire mine d'aller au-devant des
attentes de son lecteur américain, imbu de psychanalyse, afin de
mieux le rouler, a ajouté de nombreux détails destinés à exciter le
psychanalyste qui dort en chacun de nous, en particulier, bien sûr,

1. Nous utiliserons l'édition suivante en français: Vladimir Nabokov, LA


Méprise, Paris, Gallimard, «Folio», 1991, préface de l'auteur, traduit de l'anglais par
Marcel Stora, édition revue et augmentée, compléments de textes traduits par Gilles
Barbedette, 1" éd., en anglais: New York, G. P. Putnam's Sons, 1965. Pour notre
part, nous renvoyons à l'édition anglaise suivante: Londres, Penguin Books, 1981.
190 1 L'ombre et la différence

des détails sexuels: Hermann Karlovich n'est pas seulement un fou,


il est aussi un pervers sexuel, tel il se montre avec son épouse Lydia
et avec son double prétendu (connotations homosexuelles narcissi-
ques à la Dostoïevski).
Un fou, un narrateur peu sûr, un pervers sexuel, un monstre, en
un mot, tel apparaît Hermann Karlovitch dans la version de 1965:
celui de la version russe de 1936 1 semble moins cohérent, plus
inquiétant peut-être, plus polysémique.
Dans la version de 1965, le lecteur reçoit plus d'information que
dans la version russe sur Hermann Karlovitch, sur ses frustrations
érotiques", en particulier dans le «passage important qui avait été
bêtement omis lors d'une époque plus timide que la nôtre» (p. 14),
la scène de «dissociation » (chap. 2, p. 47-49).
Hermann se regarde lui--même en train de faire l'amour avec
Lydia. Le lecteur croit d'abord que c'est le moi dément de Her-

1. Rappelons l'histoire éditoriale de La Méprise. Écrit en russe en 1932 à Berlin,


publié à Paris dans la revue russe d'émigration Sovremennye zapiski en 1934, à Berlin
en édition séparée par la maison d'édition Petropolis en 1936, Otcajanie fut traduit par
Nabokov lui-même en anglais à partir de la fin de la même année. Cette traduction,
pour laquelle Nabokov eut recours à la collaboration d' « un Anglais assez grincheux»
(p. 13), se vendit très peu et le stock de John Long fut détruit par une bombe à Lon-
dres pendant la guerre. La version anglaise fut traduite en français dès 1939, par Mar-
cel Stora, et valut à Nabokov le déplorable article, «remarquablement stupide »,
d' «un critique communiste (Jean-Paul Sartre) » (p. 15, note).
En 1965, Vladimir Nabokov réalise une édition en anglais revue et augmentée de
Oteajanie [Le désespoir], sous le titre de Despair. Cette version doit être considérée
comme la version canonique de l'œuvre. La traduction française de la version anglaise
par Marcel Stora a été, en 1991, enrichie des apports de la version américaine de 1965
par Gilles Barbedette. Chaque version, russe et américaine, garde sa spécificité et son
intérêt, mais elles sont comme de quasi-doubles l'une de l'autre: ressemblances et sur-
tout différences composent un ensemble aux riches significations.
2. Carl R. Proffer, «From Otchaianie to Despair », Slavic Revieu/, 28, 1966,
p. 258-267. Alexander A. Dolinin, dans un excellent article «< Caning of Modernists
Profaners: Parody in Despair », Cycnos, 1995, 12, 2, p. 43-54), apporte de précieux
compléments sur l'intertextualité russe de la version de 1932-1936. Nabokov y prend
pour tête de Turc une certaine littérature russe ultradécadente du début du siècle qui
affectait de vanter le crime comme œuvre d'art (A. Bely, L. Andreev, V. Brioussov,
le terroriste B. Savinkov).
La chute de l'Empire du double 1 191

mann, son double imaginaire, qui observe l'action de loin, debout,


nu, la main appuyée sur le dossier d'une chaise, ou bien assis au
salon, loin du lit sur lequel le moi véritable besogne magnifique-
ment Lydia: en fait, le moi qui regarde est le moi réel, c'est le moi
imaginaire qui fait en même temps, de manière tout aussi imagi-
naire, l'amour avec Lydia, laquelle baille et demande que Hermann
lui apporte son livre. Cette scène représente un désir et un regret:
Hermann sait qu'il est déficient, et il aimerait bien être plus à la
hauteur, sinon le cousin Ardalion palliera ses insuffisances, il s'en
doute.
De même, chaque fois qu'il le peut, Hermann Karlovitch, avec
une obsession maniaque, tente de faire prendre au lecteur l'illusion
pour la réalité, ou des vessies pour des lanternes, puis il se fait une
joie quasi enfantine de révéler avec jubilation que nous sommes
tombés dans le panneau, ainsi les premières pages du récit, qui sont
remplies de mensonges délibérés, par exemple sur sa mère (nulle-
ment une princesse russe de vieille souche, vêtue de soie lilas: en
fait, Hermann décrit l'illustration ornant le chocolat qu'il vend à
Berlin, sa vraie mère aurait été une Russe du peuple en sarrau, sans
aucune distinction, etc.). Hermann Karlovitch est un narrateur qui
se moque du lecteur, qui cherche sans arrêt à lui accrocher des
«poissons d'avril », pour en faire le héros d'une farce continuelle
qu'il monte à ses dépens et qui ne fait rire que lui. Hermann Karlo-
vitch, dès les premières pages, apparaît comme un être double et,
qui pis est, ne contrôle même pas une duplicité qui semble révéla-
trice de sa vraie nature, ou plutôt de son absence de nature.
Le miroir que Hermann Karlovitch utilise dans cet épisode éro-
tique pour augmenter la distance et pour accentuer l'effet de distan-
ciation engendre un double de plus et un degré d'illusion de plus:
dans sa manière d'écrire, sans cesse déceptive, Hermann Karlovitch
apparaît comme prisonnier d'une galerie de miroirs et d'un proces-
sus général de dissociation, sinon de désintégration. De la même
façon, nous sommes rendus, par ce narrateur, incapables de distin-
guer la fiction de la réalité, et nous avons l'impression que nous
pouvons être trompés par cet étrange écrivain à chaque instant, ce
192 1 L'ombre et la différence

qui ne laisse pas de produire un certain malaise à la lecture. Devons-


nous faire confiance à Hermann Karlovitch? Devons-nous faire
confiance à Nabokov, l'auteur dissimulé derrière le texte qu'il
confie à un pareil narrateur?
Hermann Karlovitch nous trompe si souvent que nous ne
sommes jamais sûrs de rien, nous ne sommes même pas assurés qu'il
a vraiment commis le meurtre qu'il décrit pour nous dans le texte
qu'il rédige a posteriori. Jusqu'au finale compris, qui a lieu le
1er avril, la tète internationale des «poissons d'avril », le lecteur n'est
pas tout à fait sûr qu'un crime s'est réellement passé. Tout, peut-
être, n'est qu'un produit de l'imagination débridée de Hermann
Karlovitch lequel, à sa manie de tromper le lecteur, ajoute le fait
qu'il est écrivain, ce qui n'est en rien une garantie de vérité: la fan-
taisie est un droit imprescriptible de l'écriture. Comme Hermann
Karlovitch le dit dès la première page,

« [...] si je n'avais pas eu en moi ce talent [d' écrire], cette habileté [à expri-
mer les idées avec une grâce et une vivacité suprême], et cetera, non seu-
lement je me serais abstenu de décrire certains événements récents, mais
encore il n'y aurait rien eu à décrire car, gentil lecteur, rien du tout ne
serait arrivé. Stupide peut-être, mais au moins clair! » (p. 19).

Tout serait-il imaginaire, tout n'est-il jamais que des mots, des
mots et encore des mots, illusions sur supercheries et tromperies sur
mystifications? Rien, en effet, ne serait arrivé si Hermann n'avait
pas lu 1û18 livres de 1914 à 1919, et s'il n'avait pas imaginé de se
forger un double en la personne de Félix; Hermann est, sans doute,
la victime d'une funeste intertextualité: prenant ses lectures pour la
réalité, ou l'inverse, il plie à l'aune de ses songes un monde qui
existe à peine pour lui. Le récit tout entier pourrait n'être que les
mémoires d'un fou, ce qu'il devient ouvertement au dernier cha-
pitre, une narration à la véracité de laquelle nous ne sommes pas
obligés de croire, la forgerie d'un poète ou une mise en scène de
dramaturge délirant: le finale, dans la version américaine, quand
Hermann Karlovitch semble décidé à faire sa sortie sur la place du
village comme un acteur de cinéma jouant la fuite d'un criminel,
La chute de l'Empire du double 1 193

pourrait constituer un très acceptable coup de théâtre pour un lec-


teur qui ne savait pas qu'il assistait au tournage d'un film. Nous
pouvons aussi parfaitement imaginer une troisième fin, après celle
de la version russe, après celle de la version américaine, un discours
de l'auteur au lecteur naïf: «Je vous ai trompés, vous êtes tous les
poissons d'avril que Hermann Karlovitch voulait faire de vous
depuis qu'il a pris la plume. » Poisson d'avril! aurait été un assez bon
titre pour le texte de Hermann Karlovitch. Mais ce finale pirandel-
lien relevant de la comédie au château ou du theatrum mundi aurait été
trop attendu, aurait senti le procédé, aurait laissé entendre que
Nabokov était en accord profond avec son personnage, lui prêtant
même un talent d'artiste, ce qui ne saurait absolument pas être le
cas, Hermann est un raté qui, comme un mauvais plongeur, doit
terminer son salto mortale par un «plat» retentissant et fatal.
Pourquoi Nabokov n'a-t-il pas donné suite au prolongement
suggéré dans ce finale de la version de 1965, qui aurait constitué un
redémarrage pour l'histoire? Hermann Karlovitch repartant pour
de nouvelles aventures ou de nouveaux délires. Brian McHale écrit!
que depuis LoUta (1955) jusqu'à Ada (1969), en passant par Pale Fire
(1962), Nabokov évolue du modernisme 1930, visible dans Otèaja-
nie, au postmodernisme de ce grand roman russo-américain où Vla-
dimir Nabokov installe sa Russie intérieure dans les espaces du
Nouveau Monde, quand l'Amérique devient Zembla ou Zemlia,
« Terre », gisement du sol mental de Vladimir Nabokov, exilé de
Russie en littérature universelle au domaine russo-américain d'Ar-
dis", et qui a su ne pas rester le pauvre Pnin, émigré balbutiant, jeté
hors du langage où il était roi mais que plus personne ne parle ni
n'écrit, celui du paradis enfoui sous le siècle nouveau, pour devenir
le fétu exotique que tous moquent, car il n'a pas eu et il n'aura plus

1. Brian McHale, Postmodernist Fiction, 1987, p. 214.


2. « Ardis» est le nom du domaine où Ada et Van Veen vivent les ardeurs (ardor,
en anglais, se prononce comme « Ada ») de leur inceste d'insecte, qui est une hiéroga-
mie littéraire. « D' Ardis » : le jeu de mot est volontaire de notre part, ardis en grec
signifiant « dard, pointe de javelot »,
194 1 L'ombre et la différence

de racines ni de terre. Il aurait été étonnant que, dans sa révision,


en 1965, d' Otcajanie/Despair, Nabokov n'ait pas franchi le pas entre
le modernisme, indéniable pour l'époque (1932), de l'œuvre russe et
le postmodernisme que Brian McHale relève dans ses œuvres des
années 1950 et 1960. On pourrait même soutenir que Nabokov a
toujours été, peu ou prou, postmoderniste et déconstructionniste.
Despair doit être considéré comme une sorte de double d'Otcaja-
nie, ou comme une version américaine de l'œuvre russe (dubbing,
doublage, ou même plutôt remake, que doubling exact d'Otcajanie).
Même si Hermann Karlovitch apparaît comme un personnage plus
cohérent, plus expliqué et plus classique, que l'auteur nous invite
fallacieusement à réduire à la figure paradoxale mais en fait tout à
fait traditionnelle du narrateur fou, du fou qui écrit - de ce point
de vue, Despair peut sembler plutôt un retour vers une tradition
plus ancienne, celle de Gogol par exemple - nous ne devons jamais
faire naïvement confiance à Vladimir Nabokov, qui est, comme le
montre Maurice Couturier', un tyran, et, tout comme son person-
nage Hermann Karlovitch, un trompeur professionnel',
Despair doit, à notre avis, être considéré comme une version
postmoderne d'Otcajanie, ce qu'indique en particulier le traitement
imposé, infligé pourrait-on dire, au thème très traditionnel du
double. Bien sûr, Despair pas plus qu'Otcajanie ne sont des romans
sur le double, car il n'y a pas de doubles dans l'œuvre de Nabokov.
Nabokov l'écrivain, Nabokov le professeur de littératures, Nabo-

1. Maurice Couturier, Nabokov ou la Tyrannie de l'auteur, Paris, Seuil, 1993. Voir


aussi les très intéressants articles de Géraldine Chouard (« La Méprise: mirages de la
désespérance », op. cit., 5, novembre 1995, p. 259-267) et de Marie-Claude Schapira
(« Le faux double dans La Méprise », op. cit., 5, novembre 1995, p. 279-284).
2. Ce n'est pas une raison pour inaugurer l'ère du soupçon en ce qui concerne
Vladimir Nabokov, et l'on ne sera pas forcément très malin, en tout cas plus malin
que lui, si l'on considère systématiquement tout ce qu'il écrit comme «Iudique . ou
« trompeur » : Vladimir Nabokov est un écrivain sévère, un écrivain qui obéit à un
code éthique très exigeant, dont les principes peuvent se lire chez Pouchkine, son
Dieu, en particulier dans les propos de Mozart (Mozart et Saliéri, 1830). Il y a toujours
un moment où il ne plaisante pas; d'ailleurs, plaisante-t-il jamais? L'ironie du
créateur n'est pas futile plaisanterie.
La chute de l'Empire du double 1 195

kov l'artiste ne s'intéressent qu'aux différences, comme le poète


Shade le dit dans Pale Fire (commentaire au vers 894) : «Les ressem-
blances sont les ombres des différences» (<< Resemblances are the
shadows of differences»). Même s'il n'y a aucun double dans La
Méprise, le thème du double plane au-dessus du texte comme une
erreur, une illusion, comme une ombre ou comme un fantôme:
c'est cette présence fantomatique qu'il vaut la peine d'étudier, nous
verrons que c'est lefantôme de la littérature qui hante le texte et y
délègue un ectoplasme sous la forme de Hermann Karlovitch. Her-
mann Karlovitch est un ectoplasme littéraire, la formule nous plaît,
nous pourrions même dire, un ersatz de figure littéraire.
Qu'est-ce que le postmodernisme? Vaste question dans laquelle
on risque le naufrage, si l'on prétend donner d'une aussi évanes-
cente notion une définition exhaustive. Nous voudrions seulement
montrer qu'en doublant en 1965 son texte russe Vladimir Nabo-
kov, contrairement à la première impression, ne produit pas un
nouveau Hermann Karlovitch, à la fois plus traditionnel et plus
cohérent, et un Hermann Karlovitch de remake (-up), un Hermann
Karlovitch américain, mais renforce la signification polysémique et
moderniste de son roman.
En accentuant la folie évidente de son narrateur-décepteur, ainsi
qu'en développant ses perversions sexuelles, Nabokov permet à
Hermann Karlovitch d'apparaître comme un double potentiel de
l'auteur et comme un rival malheureux de Vladimir Nabokov lui-
même. Nous ne voulons pas dire qu'un meurtrier fou, un pervers
sexuel et un auteur postmoderniste peuvent avoir quelque chose
en commun entre eux et avec Vladimir Nabokov. Notre thèse est
que Hermann Karlovitch est, entre autres, un double exclu de Nabo-
kov, l'ombre de Nabokov, c'est-à-dire qu'il est la différence même
par rapport à lui, précisément parce qu'il présente une apparente,
une trompeuse ressemblance avec lui: c'est à un supplice que
Nabokov nous invite, celui de la mise à mort d'un rival qui a tenté
de se faire passer pour lui, l'auteur unique et le roi légitime du texte
que nous lisons. Hermann Karlovitch marche sur les talons de
Nabokov, afin de se faire passer pour lui et pour un auteur de plein
196 1 L'ombre et la différence

droit, mais, alors qu'il s'efforce de se présenter comme l'auteur sou-


verain de son texte, il n'est qu'un personnage defiction, un personnage
littéraire à l'intérieur de la fiction qu'il croit qu'il est en train
d'écrire, mais où on lui fait jouer le plus odieux et le plus lamen-
table des rôles, celui de clown de soi-même. Il n'est pas en train
d'écrire, il est écrit, et, plus gravement, il est le dernier produit d'une
très longue série de figures littéraires, aux mains crochues des-
quelles, comme Blanche-Neige fuyant dans la forêt, il essaie vaine-
ment et désespérément d'échapper: il meurt d'une soif indue d'im-
mortalité', mais tout ce que Nabokov, implacable comme un
souverain que l'on a prétendu détrôner, lui accorde, c'est l'immor-
talité en Enfer, une éternité de tourments. Despair est un bon titre,
meilleur que La Méprise, pourtant agréé par Nabokov en 1939. Le
désespoir est l'explicite conclusion de la tentative manquée d'éva-
sion, de la part de Hermann Karlovitch, hors de son statut de pur
personnage. Hermann Karlovitch poursuivi par un essaim de sté-
réotypes et de personnages clichés: Despair est le hurlement du pri-
sonnier qui a tenté sa cavale et qui est rattrapé pour être remis en
prison avec ses doubles obsessionnels.
Dans aucune des premières œuvres de Nabokov l'on ne
trouve autant d'allusions littéraires. Comme Julian W. Connolly
l'a montré dans ses remarquables travaux', elles ont pour fonction
de faire de Hermann Karlovitch un personnage purement litté-
raire, sans aucune «réalité» même dans le cadre de la fiction, de le
contraindre à conserver son caractère fictif, synthétique, inter-

1. Claire Rosenfield, «Despair and the Lust for Immortality », Wisconsin Studies
in Contemporary Literature, Spring 1967, «Vladimir Nabokov», p. 174-192; réédité in
Nabokov. The Man and His Work, studies edited by L. S. Dembo, Madison, The Uni-
versity of Wisconsin Press, 1967, p. 66-84.
2. Julian W. Connolly, «The Function of Literary Allusions in Nabokov's Des-
pair », Slavic and East European Journal, 26, 3, 1982, p. 302-313; «Dostoevsky and Vla-
dimir Nabokov: The Case of Despair », in A. Ugrinsky et V. Ozolins (eds), Dostoev-
sky and the Human Condition after a Centurv ; New York, 1986, p. 155-162; Nabokov's
Early Fiction. Patterns of Self and Other, Cambridge, Cambridge University Press, 1992
(sur Despair, p. 143-160).
La chute de l'Empire du double 1 197

textuel, à l'intérieur du récit dont il croit, ridicule suprême, qu'il


est l'auteur.
Hermann Karlovitch est, en effet, l'ombre de nombreuses
ombres littéraires et le double de nombreux doubles. Il voudrait
nous faire croire, dans son texte, qu'il est l'original, Félix étant son
double, même s'il reconnaît que pour ce dernier, lui, Hermann
Karlovitch, peut sembler un «douteux imitateur» (chap. 1, p. 31),
ce qu'il est bien, effectivement. Mais, selon la dialectique élémen-
taire des relations du double à l'original, telle qu'elle est exposée par
Clément Rosset', Hermann Karlovitch devient le double de son prétendu
double, il se conduit comme s'il était le double de son double, la pré-
sence de ce dernier se faisant de plus en plus importante dans le
texte aux dépens de Hermann Karlovitch, lequel s'exténue irrémé-
diablement à tenter de prouver qu'il est autre chose qu'une ombre
ou le reflet d'une ombre. Félix, lui, n'est le double de personne, et
il ne possède aucun double ni réel ni imaginaire, et encore moins
littéraire, il n'est l'ombre ni le reflet de personne. Félix est absolu-
ment original, il existe par lui-même, il ne désire nullement possé-
der un double, à la différence de Hermann Karlovitch qui veut
n'avoir que des doubles, afin que le monde entier soit celui de la res-
semblance généralisée avec lui-même (c'est une des raisons pour
lesquelles cet élégant homme d'affaires berlinois, embryon de dicta-
teur, professe avec un tel enthousiasme des opinions prosovièti-
ques). C'est Hermann Karlovitch qui est obsédé par le désir d'avoir
un double, Félix, lui, s'en soucie comme d'une guigne. Voilà pour-
quoi Félix, qui est unique, et donc authentique et réel existant, tient
le rôle de l'original, tandis que Hermann Karlovitch joue celui du
double, du Doppelganger qui poursuit et finalement tue l'original,
son double imaginaire, le malheureux Félix.
Pourquoi Hermann Karlovitch a-t-il choisi précisément Félix
pour être son «double»? Parce qu'il était couché par terre: sa pre-
mière vision de Félix se superposera à la dernière qu'il en aura, un

1. C. Rosset, 1976-1984, p. 85-124.


198 1 L'ombre et la différence

corps allongé dans une mort apparente, menée par Hermann Kar-
lovitch jusqu'à une mort effective. Félix, couché sur le dos dans
l'herbe, lui ressemblait parce qu'il offrait l'apparence d'un cadavre:
la ressemblance ne peut être accomplie que dans la mort,
La vie ne faisait que corrompre mon double; ainsi un souille de brise
obscurcit la félicité de Narcisse (p. 33).

En tant que vagabond, Félix est aussi une image de l'avenir qui
menace Hermann Karlovitch, homme d'affaires au bord de la fail-
lite. De plus, Félix est l'alter ego de Hermann, dans la mesure où il
est tout ce que Hermann a rejusé d'être: un clochard libre, joyeux
et heureux (jelix, en latin, signifie «heureux », et aussi, ironiquement
en l'occurrence, «qui a de la chance »), qui aime la liberté, le jardi-
nage, les oiseaux (il signe «Moineau »), jouer du violon, qui rêve
d'avoir un ami. Félix désire avoir un ami, Hermann désire avoir un
double, c'est toute la différence: Hermann ne sera pas cet ami élu,
il sera son Doppelgânger et son assassin. Félix n'est que la projection
de tout ce qu'a refoulé l'esprit de Hermann Karlovitch: il est l'in-
conscient, la vérité cachée, refusée de Hermann Karlovitch, cette
vérité de soi que le banqueroutier désire à la fois supprimer et s'ap-
proprier, afin de s'épargner à lui-même la déconfiture totale qui le
menace. En choisissant Félix comme son double et en le tuant après
l'avoir soigneusement déguisé en lui-même, Hermann, ce dernier
essaie magiquement de liquider son moi haï, afin de devenir vrai-
ment Félix, de prendre physiquement sa place, tout à fait comme le
Horla, chez Maupassant: ce qui poussait Hermann Karlovitch, ce
Horla, aurait été donc, au-delà de la ressemblance superficielle,
commode pour l'accomplissement de ses desseins, entre lui et Félix,
la différence réelle entre eux, c'était cette différence qu'il voulait
conquérir en l'investissant par magie, en la convertissant en ressem-
blance, en identité par identification, sans doute pour être, enfin, heu-
reux. Mais la différence de Félix est la seule chose qui ne puisse être
partagée, elle n'existe qu'à condition d'être maintenue, la ressem-
blance tue, car la différence, elle, est, depuis Platon (et avant lui), ce
qui définit et fonde l'existence.
La chute de l'Empire du double 1 199

Le double, en effet, n'existe pas; s'il est imaginable, il n'est pas


concevable, nous le rappellerons pour la dernière fois:
il ne peut y avoir deux Cratyle, car il faudrait qu'à chacun des deux
appartînt paradoxalement la propriété fondamentale de Cratyle, qui est
d'être lui-même et non pas un autre (C, Rosset, 1976-1984, p. 85).

Si deux objets correspondent à une même définition, alors l'on


a affaire à un seul objet. Aucun des deux éventuels Cratyle(s)
dédoublés n'existe, ne peut exister: c'est la raison pour laquelle
commence inévitablement entre les doubles imaginaires une lutte à
mort en vue de l'unique, une lutte en vue de l'existence, pour
déterminer qui est le double, qui est l'original, l'un devant «tuer»
l'autre pour être <de seul », car l'on existe comme l'on meurt, tou-
jours seul.
Hermann Karlovitch échoue, bien entendu, dans son entreprise
douteuse, parce qu'il est impossible de rejeter et d'abandonner son
moi, le vieil homme, sa vieille peau, comme ferait un serpent. Un
homme ne peut, sinon fantasmatiquement, devenir un autre
homme en prenant sa place et sa vie, comme un serpent ne peut
devenir un autre serpent en se faufilant dans la peau abandonnée
d'un autre serpent, comme tente pourtant de le faire ce cobra de
Hermann Karlovitch.
Ce n'est pas l'original qui a tué le double, c'est le double qui a
tué l'original, dans sa soif d'exister enfin. Mais, en fait, comme on
peut le constater, Hermann Karlovitch le tueur se met à exister de
moins en moins, tandis que Félix, même après sa mort, est de plus
en plus présent: le vent furieux qui fait rage à Pignan et dans la sta-
tion de montagne où Hermann Karlovitch s'efforce de se cacher de
soi-même derrière le nom qu'il porte de Félix et derrière la barbe
luxuriante et sauvage qui le dé-figure complètement, est un sym-
bole de cette présence fantomatique qui peuple l'environnement de
Hermann Karlovitch d'hypostases de Félix (même le gendarme
français est assimilé à Félix par Hermann Karlovitch, au cha-
pitre 11, p. 249).
Ainsi, la prédiction de Hermann Karlovitch, choisissant un Félix
200 1 L'ombre et la différence

gisant pour son double, se réalise: en devenant l'ombre de lui-


même, il devient l'ombre de Félix, sa ressemblance se réalise à tra-
vers la mort, il meurt à petit feu pour «devenir» Félix. Telle est la
grande vérité que nous apprennent les expérimentations et les
manipulations de Hermann Karlovitch: le seul double concret
concevable de nous-même, c'est nous en figure morte, en nature
morte. Nous ne pouvons nous dédoubler qu'en nous figeant en
notre gisant, car, en l'original, toujours dérange la vibration de la
vie qui nous empêche d'être jamais le double parfait de nous-
même.
La tragédie intime de Hermann Karlovitch est que, jusqu'au
bout, il ne renonce pas à l'espoir de devenir un créateur alors qu'il
est un destructeur, lui qui n'est qu'une créature du Dieu-Nabokov,
et l'ombre de l'ombre de nombreuses créatures de fiction. C'est la
raison pour laquelle il s'arroge arbitrairement le privilège de don-
ner et de reprendre la vie à ses créatures afin de (se) prouver qu'il
est Dieu (Dieu, lui, n'est pas autorisé à exister, sinon la place serait
prise, et Hermann Karlovitch ne serait plus qu'un être créé, comme
il l'explique dans sa diatribe athée, au début du chapitre 6, p. 129-
131) : Félix, en tant que son double choisi, est sa pure création, son
œuvre. Hermann Karlovitch veut être le maître et, en tant que
créateur, le Dieu du monde qu'il crée, le maître de notre monde, de
nos vies, il désire réduire chacun à sa ressemblance, c'est-à-dire à
son pouvoir, celui de l'original sur tous ses reflets: tuer tout le
monde*, parce que sa maîtrise ne peut être complète que dans ce
royaume de l'identité généralisée qu'est un pays de cadavres, ce
pays des miroirs que, dans Pale Pire, Nabokov a appelé la nouvelle
Zembla, la Zembla d'après la Révolution, qui n'est plus Zemlia-
Rossija, mais Semblerland. L'identité généralisée ne peut être réalisée
que dans la mort et par la mort, au pays de la mort, au pays de Sta-
line: le vrai double, le seul double réel, est le double mort, celui qui
bientôt ne sera même plus une trace. Un bon double est un double
mort: Hermann Karlovitch a entièrement raison, Nabokov

* C'est un fou qui parle.


La chute de l'Empire du double 1 201

comme nous tous serons d'accord avec lui, car le double est préci-
sément ce qui n'existe pas et ne peut exister sur terre. Bien sûr, c'est
pour lui une raison pour fabriquer des doubles, c'est-à-dire tuer les
gens. Félix est son œuvre, le tuer c'est donner la dernière touche à
celle-ci, au point qu'une fois Félix étendu mort, dans les habits
d'Hermann, ce dernier ne sait plus qui a tué qui, qui est mort, de
son «sosie» ou de lui, sosie de ce dernier. De la ressemblance à l'iden-
tité, en passant par l'art, depuis celui du costumier et du maquilleur
jusqu'à celui de l'écrivain. Est-il besoin de rappeler encore une fois
quel piètre artiste sur tous ces plans s'avère Hermann Karlovitch?
Le double n'existe que si on le fabrique, or cela est impossible.
Comme l'a démontré Ellen Pifer', Hermann Karlovitch est un
double de Hermann, de La Dame de pique de Pouchkine (1834), de
Popristchine, duJournal d'un fou de Gogol (1835), de Raskolnikov-
« Rascalnikov » (Dostoïevski, Crime et châtiment, 1866) et, bien sûr,
de M. Goliadkine (Dostoïevski, Le Double, 1846-1866),
d'I. S. Tourguéniev, d'Oscar Wilde, de Swinburne, du D' Watson
de Conan Doyle (<< Whatson »), de l'Arsène Lupin de Maurice
Leblanc, etc. La Méprise est l'histoire du combat de son protago-
niste-narrateur contre ses doubles littéraires, qu'il essaie tous, mais
sans grand succès, de tuer: il ricane de tout et de tous, Pouchkine,
Gogol, Dostoïevski, mais c'est parce qu'il ne leur doit que trop. En
tuant son double supposé, il se tue lui-même, comme William Wil-
son, et, en mettant symboliquement à mort ses doubles littéraires, il
se condamne à l'insignifiance et à la folie. Hermann Karlovitch fait
feu sur un mannequin qu'il a affublé de ses propres vêtements, à qui
il a transféré sa propre identité, dans l'espoir d'échapper à sa vie, qui
n'est pas seulement la vie d'un petit-bourgeois raté et d'un époux
malheureux, mais, avant toute chose, celle d'un double littéraire de
trop: il est un double supetflu, un homme en trop, le double de
« l'homme superflu » de la littérature russe du XIX e siècle, la plus
inutile des figures. Hermann Karlovitch ne peut devenir Félix,

1. Ellen Piffer, « Wrestling with Doubles in Nabokov's Novels: Despair, Lolita


and Pale Pire», The Nabokovian, VI, 1981, Spring, p. 37-40.
202 1 L'ombre et la différence

parce que cette doublure en galerie de miroirs ne peut être transfor-


mée en Félix l'unique, l'homme sans double concevable, et il ne
peut être Félix parce qu'il ne peut être heureux.
Ce que Hermann Karlovitch désire, c'est triompher sur
«Dosto » (<<Dusty», «Dusty and Dusky »)', «Tourguè efniev), et
quelques autres, tous doubles ou pères littéraires des doubles qui lui
causent tant de soucis et l'empêchent d'exister. Hermann Karlo-
vitch a bien des comptes à régler avec eux. Il essaie même de
détourner le célèbre poème de Pouchkine, Para, moj drug, para... ,
adressé par Pouchkine à sa femme, et exprimant l'aspiration à «une
retraite lointaine, de labeur et de pure félicité) (p. 16). C'est un
poème sublime, et une pensée sublime, bien au-dessus du projet de
Hermann d'escroquer son assurance-vie: Hermann Karlovitch
tente de se justifier en se cachant sous l'aile du plus grand des poètes
russes, qui est le vrai Dieu de Nabokov. Mais l'usage malhonnête
de Pouchkine est précisément ce que Nabokov ne pardonne jamais.
C'est, derrière Nabokov, Pouchkine qui triomphe sur Hermann
Karlovitch et qui a le mot de la fin, car il a depuis longtemps
démasqué ce dernier à travers sa condamnation sans appel de son
arrière-ancêtre, Hermann, de La Dame de pique, assassin fou, et de
Saliéri, qui a cru atteindre au génie en assassinant celui qu'il admi-
rait entre tous, Mozart. Pouchkine fait dire en un trait de génie par
Mozart qui va mourir, Mozart moriturus:
Genij i zlodejstvo
Dve vetèi nesovmestnye.
Le génie et le crime
Ne peuvent cohabiter.
(Mozart et Saliéri, 1830).

Aussi fort qu'il l'a tenté et qu'il l'a espéré, Hermann Karlovitch
ne pouvait pas être un génie, car il n'y a pas de meurtrier génial, et

1. C'est-à-dire Dostoïevski. Julian W. Connolly (1986) nous rappelle judicieuse-


ment que c'est le cinglé Hermann Karlovitch qui se moque de Dostoïevski, pas
Nabokov, lequel semble vouloir réécrire Le Double.
La chute de l'Empire du double 1 203

pas plus d'artiste génial pour faire l'apologie du cnme: l'art est
création, le crime est destruction.
Pouvait-il même devenir un auteur? En fait, il n'a pu et il ne
pouvait être qu'un auteur calamiteux: c'est dans son propre texte,
en le relisant, qu'il découvre sa fatale bévue - nous recourrons ici
au texte anglais - «the mystic stick (my stick)/the mistake 1» en qui
se résume son échec, le bâton de Félix, portant gravée son identité,
et que Hermann Karlovitch a oublié dans sa voiture, réduisant à
néant toute sa machination et lançant les polices sur ses traces: Her-
mann Karlovitch est un assassin raté, et un écrivain tout aussi raté,
parce qu'il n'a pas remarqué qu'il se dénonçait lui-même, dans son
propre texte, comme le minable et surtout ridicule meurtrier qui
croyait avoir trompé tout le monde, et donc comme un «artiste»
doublement incapable, d'où son «désespoir» (p. 243), plus rien ne
lui reste que ruminer «sur les restes de [sa] merveille brisée» et à
écrire «rapidement et hardiment sur la première page de [son]
œuvre: "Désespoir" ; inutile de chercher un meilleur titre» (p. 242-
243).
Ce qu'il voulait, c'était être l' «auteur impliqué» de la narration,
se comporter comme Dieu et régner en despote absolu au moins
sur son texte, mais même ses personnages, qui auraient dû être ses
«galériens », échappent à sa férule, car il est lui-même l'un des
«galériens» du véritable «auteur impliqué», Vladimir Nabokov,
qui se représente, avec humour, dans la figurine de l'écrivain russe
émigré à qui Hermann Karlovitch pense envoyer son manuscrit,
mon premier lecteur, vous, l'auteur bien connu de romans psychologi-
ques [...] très artificiels, quoique pas mal construits (p. 107).

et qui, comme Hermann Karlovitch le suspecte avec quelque rai-


son, risque fort de publier son œuvre comme la sienne. Hermann
Karlovitch a tout à fait raison, car ce mystérieux écrivain, son
double qui va le «doubler », comme on dit dans un certain milieu,

1. Encore un jeu de mots en anglais: ce qui est en jeu ici, at stake, c'est Hermann
Karlovitch en son entier: mistake/my stake, ma mise, mon sort.
204 1 L'ombre et la différence

et à qui il a l'intention de faire hommage de son manuscrit, est l'au-


teur réel, Vladimir Nabokov, qui fait ici son apparition brève et
inattendue, comme Alfred Hitchcock le faisait dans ses films, mon-
tant dans un bus qui démarre, procédé qui remplissait la fonction
de la signature de l'artiste dans le coin de son œuvre.
Hermann Karlovitch, le criminel raté, n'est donc même pas un
auteur, car, comme Roland Barthes et d'autres l'ont démontré,
aujourd'hui l'auteur est mort, absent ou en voyage: l'auteur post-
moderne ne peut occuper que le rôle de l'auteur dans sa propre fic-
tion, en tant que celui de personnage de la fiction, celui de l'auteur
imaginaire, un hôte ou un fantôme - a host or a ghost -, car il n'y
a plus de place pour l'auteur dans le texte, lequel est un rendez-vous
de nombreux textes déjà écrits, en particulier, ici, l'impressionnante
littérature sur le double depuis le XVIIIe siècle qui hante le tissu tex-
tuel de La Méprise.
Nabokov a accentué et enrichi l'intertextualité de son œuvre au
point que son héros est noyé dans la littérature dont il est originaire
et qu'il n'est guère plus qu'un mannequin littéraire. Nabokov a mis
en scène tout le drame de l'auteur, en montrant un personnage qui
croit produire un texte et dont tous les vains et pathétiques efforts
consistent à nous faire croire qu'il en est le Dieu tout-puissant et
l'auctor.
L'absence de clôture finale ramène le récit au commencement.
C'est sans doute la raison pour laquelle Vladimir Nabokov a ajouté
à la version russe un second finale, un double du finale, comme si,
assimilés à la foule française, nous étions censés assister au tournage
de l'évasion publique, hors d'un hôtel, d'un acteur jouant un crimi-
nel: Hermann Karlovitch va, en fait, jouer son propre rôle, le
meurtrier réel, déguisé en meurtrier, va très réellement se lancer en
cavale, et nous, naïfs spectateurs-lecteurs, allons, bien sûr, le laisser
filer.
Ce n'est qu'une possibilité, brièvement rêvée par un personnage
de fiction à l'intérieur de la fiction: le livre s'achève sur le discours,
même pas prononcé à haute voix, de Hermann Karlovitch. Mais
notre perplexité demeure, car la fin n'est pas nette: Hermann Karlo-
La chute de l'Empire du double 1 205

vitch va-t-il passer à l'action? va-t-il réussir son évasion? a-t-il encore
une chance d'être heureux, sera-t-il felix ? aura-t-il, cette fois, un peu
plus de chance? Reste au lecteur à imaginer la suite selon ses préfé-
rences. Rien ne nous l'interdit, car seul le lecteur réaliste demande
une fin bien carrée. Cette sorte de lecteur naïf, qui relève de la plus
puissante des traditions, est persuadé de la «réalité» des événements
qu'il lit, tel est le pacte de lecture. Depuis le début du roman, il croit
que Félix est bien un double, ou une sorte de double, de Hermann
Karlovitch. Exactement comme ce dernier, il pense qu'il a échoué
uniquement à cause du malencontreux bâton de Félix: il est prêt à
avaler tous les plus saugrenus romans (que ce serait-il passé si Her-
mann Karlovitch n'avait pas commis cette «méprise»? l'imagination
de Nabokov n'y a manifestement pas suffi). Ce lecteur, dans l'esprit
duquel sont assis en rang un critique rationaliste, un juge sévère et sans
imagination et un policier vigilant, désire en fait que Hermann Kar-
lovitch soit pris, condamné et exécuté, pour que les choses soient
claires, et que le roman ait un sens.
Mais Hermann Karlovitch, en ce premier jour d'avril, qui est
aussi le jour anniversaire du grand maître de Vladimir Nabokov,
Nicolas Gogol, ne saurait manquer de faire de nous, lecteurs raison-
nables, désespérément sérieux et naïfs, fossiles vivants du XI xe siècle
réaliste, les poissons d'avril d'aujourd'hui.
Nabokov abandonne ainsi son Hermann Karlovitch dans une
situation des plus difficiles, comme Pouchkine avait fait en 1830
avec son Eugène Onéguine, tombé, un peu tard, aux pieds de
Tatiana, alors que le mari, un peu tôt, fait son entrée. Nabokov «ne
[se] souvien[t] pas de ce qui lui est arrivé» (p. 17). Ces paroles
insouciantes d'un auteur qui ne se préoccupe guère de la destinée
ultérieure de son personnage principal n'excluent pas que ce dernier
ait échappé au destin auquel nous pouvions nous attendre pour lui,
la guillotine, mais Nabokov a raison, Hermann Karlovitch n'est
vraiment pas un personnage intéressant, il est a frighiful bore. La
Méprise est la lutte finale, avec Hermann, serre-file de la procession
des Doppelgânger, c'est la fin du Double, de son règne et de ses
pompes.
Une petite fille laide aux yeux bleus et en robe rose entre dans
une salle de miroirs qui lui renvoient de tous côtés son portrait. De
sa poupée-révolver, elle fracasse les glaces les unes après les autres,
jusqu'à ce qu'elle hésite devant un grand miroir contenant son
image en jolie blonde adulte, vêtue elle aussi d'une robe rose, et qui
la regarde avec colère, les bras croisés. Est-ce elle future, une figu-
ration de sa maman ou de sa grande sœur, à bon droit tachées? La
petite fille tire sa dernière balle, l'effrayant fantasme s'écroule.
Batman entre de son pas ample et majestueux. La petite affreuse
se presse contre son genou, avec ce mot de nature ininventable: «Je
ne l'ai pas fait exprès! ». Batman, impénétrable, étend sur cette
petite tête têtue sa grande main gantée, apaisante et protectrice.
Bravo, petite! Grandir, c'est grandir seule, c'est avoir traversé et
abattu la forêt des doubles, s'en être, par tous les moyens, dépris.
Tu as la bénédiction de Batman.
Bibliographie générale

Notre désir est de fournir à notre lecteur, sur le Double, la bibliographie


la plus complète possible, telle qu'elle existe au début de l'année 1996. Les
références sont innombrables, nous avons choisi les plus intéressantes, nous
bornant à celles qui concernent les auteurs étudiés (Hoffmann, Chamisso,
Dostoïevski, Maupassant, Nabokov), que nous avons fait précéder d'un état
de la question générale du Double, plus quelques doubles particuliers que
nous n'avons pas abordés dans le corps de notre étude.

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