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III~IIIIIIIIIIIIII
5405124699
WLADIMIR TROUBETZKOY
L'ombre et la différence
Le double en Europe
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ISDN 2 130477496
Chapitre I - Éclosions, 1
Chapitre IIV - « Du plus profond vers toi j'ai crié », M. Goliadkine, 137
Bibliographiegénérale, 209
Chapitre 1
1
Eclosions
1. Clément Rosset, Le réel et son double. Essai sur l'illusion, Paris, Folio/Essais,
1993, p. 19 (1" éd., Gallimard, 1976, nouv. éd. revue et augmentée, 1984).
Éclosions 1 5
1. Ibid., p. 33-41. Cf. aussi Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Galli-
mard,1938.
6 1 L'ombre et la différence
1. Otto Rank, Don Juan et Le Double, Paris, Payot, 1973 (1" éd., 1922, 1914).
Éclosions 15
son terme logique sa «perte de poids», car le Horla n'est rien sans
lui, n'est rien d'autre que lui: mourir est le terminus obligé de cette
conséquente reductio ad absurdum et la seule manière de la mener jus-
qu'au bout.
Ce qui attend Hermann Karlovitch, c'est le désespoir, avant-
coureur du même sort funeste. Lui qui aurait pu, après tout, n'être
qu'une figure de plus dans la longue galerie des doubles littéraires,
a commis deux ou trois péchés fatals, de ceux que Nabokov le Ter-
rible ne pardonne jamais. Ce mannequin syncrétique, pétri d'échos
littéraires innombrables, a non seulement assassiné celui qu'il s'était
attribué comme double, mais vis-à-vis duquel il s'était, en fait, ins-
titué, non pas comme original mais comme double accompagnateur et
persécuteur, il a assassiné son original, ce qui est une forme de suicide:
le double ne vit pas longtemps si l'original meurt, il s'efface
comme, sur la rétine éblouie, un mirage. Hermann n'est pas seule-
ment un meurtrier, il est un présomptueux, un hubristès tragique et
dérisoire: lui, la doublure d'occasion, il a défié l'auteur-destin, il
s'est dit auteur, écrivain, il a eu le front de se présenter comme
l'original de l'écrivain, soupçonné lui-même dans le texte d'impos-
ture, accusé de vouloir lui dérober son manuscrit afin de le publier
sous son propre nom, ce ridicule «Russe émigré», «l'auteur bien
connu de romans psychologiques [...] très artificiels, quoique pas
mal construits» (p. 107), en qui il convient de reconnaître en auto-
portrait humoristique et condescendant l'auteur impliqué, Vladimir
Nabokov, qui, tel un roi contre qui l'on a osé conspirer, ne fait pas
de quartier: il embastille en enfer, sans remise de peine ni aucun
jour de permission, ce double insolent.
Le double prend, au début du XIX e siècle, une importance d'au-
tant plus considérable qu'il est le résultat de la convergence des
deux grandes révolutions philosophiques des deux siècles passés,
d'un débat qui continue de nos jours: la littérature sur le double
exhibe ces deux moments essentiels de la pensée européenne que
sont, d'une part, le cogito cartésien de 1641, prolongé par l'empi-
risme de Locke en 1690, d'autre part, la formulation de la philoso-
phie fichtéenne du moi en 1794.
16 1 L'ombre et la différence
1. Georges Gusdorf, Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1986 (p. 13-
39: «Introduction: la Naturphilosophie, restauration d'une science totale»; p. 323-
345 : «Épilogue: apologie pour la Naturphilosophie »).
Éclosions 1 21
1. Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Seuil, 1986; Rose Fortassier, «Balzac et le
démon du double», L'Année balzacienne, 1986,7, p. 155-167.
22 1 L'ombre et la différence
1. Est transcendantal, chez Kant, par opposition à l'empirique, ce qui est une
condition a priori et non une donnée de l'expérience. L'aperception transcendantale est
l'aperception que nous avons de nous-mêmes, non par la conscience psychologique,
mais en raison de la nécessité de principe qui exige, en face de la multiplicité des sen-
sations et des sentiments, un sujet un et identique auquel ils soient rapportés (André
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 9' éd., 1962,
p. 1145-1146).
26 1 L'ombre et la différence
1. Alain Montandon (1984, p. 33-35) cite les héros de Jean-Paul, le roman par
lettres William Lovell de Ludwig Tieck (1795-1796), les Naehtwaehen von Bonaventura
(1804), le roman de Karl Philipp Moritz, Andreas Hartknopf Eine Allegorie (1786). Sur
le motif du Doppeltgiinger chez Jean-Paul, on lira avec intéret : Marianne Wain, «The
Double in Romantic Narrative: A Preliminary Study », The Germanie Review, 36,
4, décembre 1961, p. 257-268.
2. Romantiques allemands, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », l, 1963,
p. 1574.
Chapitre II
1. Sur la gémellité, les frères ennemis, etc., on lira en priorité, mais la bibliogra-
phie est immense: William Sangree, «La gémellité et le principe d'ambiguïté »,
L' Homme, juillet-septembre 1971 ; Nicole Belmont, «Quelques sources anthropologi-
ques du problème de la gémellité », Topique, 50, 1992, p. 185-203; René Zazzo, Les
jumeaux, le couple et la personne, Paris, PUF, 1960, 2 vol. ; René Zazzo, Le paradoxe des
jumeaux, Paris, Stock/Laurence Pemoud, 1984, réed. 1987; René Zazzo, Reflets de
miroir et autres doubles, Paris, PUF, 1993; Jean Perrot, Mythe et littérature sous le signe des
jumeaux, Paris, PUF, 1976; Michel Tournier, Les météores, Paris, Gallimard, 1977;
Roger Dadoun, «Frères ennemis, la violence fondatrice », in Psychanalyse entrechien et
loup, Paris, Imago, 1984, p. 101-118.
30 1 L'ombre et la différence
1. Sur ce sujet, voir R. Zazzo, 1960, ainsi que Topique, 50 et 51, 1992 et 1993,
«Les jumeaux et le double " passim, en particulier: Alessandra Piontelli, «Recherches
sur les jumeaux avant et après la naissance », Topique, 51, 1993, p. 89-111.
Le double ets)t l'illusion 1 31
de Dieu qui seul peut dire: «Je suis celui qui est», l'homme ne peut
dire que «Je suis celui qui parle. »1.
Notre personne n'est rien en elle-même, elle n'est pas une sub-
stance, elle est une relation, elle ne s'érige que dans l'acte de locu-
tion, et plus précisément dans Y'intetlocutiorr, et même dans et grâce
au contexte social: ne possède une identité que celui qui a des papiers
d'identité' Si ma subjectivité n'existe qu'en tant qu'intersubjectivité,
selon Jacques Lacan, je suis une relation qui n'existe qu'en fonction
de mes relations, entre autres, ce qui est très moderne, avec le gen-
darme, mon interlocuteur le plus fidèle. Sans masque, sans double
de papier, seul digne de foi, je ne suis rien: ma carte d'identité vaut
pour moi, sans elle, en certaines périodes de crises et d'incertitudes,
je suis bon pour la prison, ce qui est une manière un peu primitive
de m'assigner une case sur le plan de l'être, ou je suis collé le dos au
mur par des gens pressés à qui le temps manque pour me «caser ».
Forme vide par excellence, notre personnalité s'élabore sur le
modèle de l'autre: nous commençons toujours par ressembler à nos
parents, à nos amis, à tous ceux que nous choisissons d'imiter parce
qu'ils sont des modèles à suivre. Nous commençons notre vie dans
une société de doubles, dont nous nous efforçons nous-mêmes
d'être les semblables: il n'est que trop naturel de hurler avec les
loups, d'être semblable, tout commence, en fait, et nous commen-
çons à être quand nous construisons notre différence. Rien de plus
difficile que de se distinguer...
Eugène de Rastignac, dans Le Père Coriot de Balzac (1835), est
un jeune homme au carrefour, aux aguets, confronté à des choix
entre plusieurs modèles et pris entre un double mouvement d'atti-
rance et de répulsion, l'une n'étant jamais tout à fait étrangère à
Il faut être net: le double n'existe pas, car il ne peut pas exister.
Il correspond, en effet, à une contradiction logique, qui fait que, s'il
est imaginable, il est inconcevable. Le double est un mirage, un
spectre, un trouble d'optique, le résultat d'une certaine réfraction
selon un certain milieu, une aura fugitive, un halo évanescent
autour de l'être, un faux éclat comme ces éclairs fortuits et fugitifs
de mica qui peuvent éblouir une fraction de seconde. Le double est
précisément ce qui n'a point d'être, mais il faudra cependant nous
demander pourquoi, depuis deux siècles, se produit à répétition cet
incident électrique qui remet en cause l'être et le fait vaciller dans
son unicité: il faudra surtout nous demander à quelles fins nous per-
sistons à imaginer un double, dont nous savons bien qu'il n'existe
pas.
Même si le dieu le plus achevé, « non content de produire une
ressemblance de [ses] couleurs et de [ses] formes, ce que font les
peintres, en [réalisait] de plus, ce qu'ils ne font pas, tout le dedans
[...] rendant, jusqu'à l'identité, ce qu'il enferme de mou et de
chaud; y [introduisait] enfin le mouvement, l'âme et la pensée»,
même si cet artisan suprême, digne de Frankenstein, le Prométhée
moderne, créait en trois dimensions deux Cratyle(s) exactement
identiques sous tous les rapports, resterait une différence irréduc-
tible: il faudrait qu'aux deux Cratylefs)! ainsi imaginés appartienne
la propriété fondamentale, fondatrice de Cratyle, d'être lui-même
et non pas un autre (C. Rosset, 1976-1984, p. 85). La seule chose
sûre que l'on puisse dire de Cratyle, c'est qu'il n'yen a pas deux
comme lui: il est unique, s'il y a maintenant deux Cratyle(s), ils
sont deux, aucun d'eux n'est plus unique. Le dédoublement du
Cratyle réel et donc unique en deux Cratyle(s) est d'autant moins
concevable qu'en l'occurrence il ne s'agit pas de dédoubler une
chose ou un objet - une bille d'acier, par exemple, en millions
d'exemplaires indiscernables les uns des autres -, mais il s'agit de
dédoubler ce qui est par définition non interchangeable, irrernpla-
C'est ce qu'il faut bien avoir à l'esprit, quand on lit les œuvres
traitant du double, qu'il s'agisse de sosies, de jumeaux, d'halluci-
42 1 L'ombre et la différence
fait, se voir comme les autres me voient. Non pas se voir soi-
même, mais voir ce que les autres voient de moi, se voir comme
un autre, introduire dans son moi, à l'intérieur de son moi, une
distance, une scission, un clivage, une altérité irrémédiables. C'est
l'erreur par excellence que l'erreur narcissique, l'erreur du miroir,
l'errance au miroir. Car rien n'est plus dangereux que le miroir.
Me connaissant tel que les autres me voient, je suis entièrement
soumis à l'opinion d'autrui, et je crois désormais n'être que ce que
je suis pour les autres. Narcisse amant de sa propre image, Nar-
cisse confondant reflet et réalité, s'aime trop, comme Montaigne,
certes, mais il ne s'aime pas en soi, il fait erreur sur la personne, il
aime son autre, il aime son double. Il est victime non pas tant de
cet amour du propre, qui est en soi louable, ou de cette indiffé-
rence qui lui est tant reprochée, que de son aliénation à son alté-
rité (C. Rosset, 1976-1984, p. 114). Il a pris l'ombre portée du
moi dans l'œil d'autrui pour le moi, et ce contour labile et insai-
sissable a grandi, s'est étoffé des abandons de Narcisse ex-ténué,
(s')aminci(ssant) en faveur de son double, selon cette dynamique
diabolique que Clément Rosset expose si bien.
Les miroirs ne peuvent procurer que cette «fausse évidence
dont le moi se fait titre à parader de l'existence», selon Jacques
Lacan, cité par Clément Rosset (p. 83). Il faut être bien platement
matérialiste pour croire que si belle en ce miroir, c'est ma per-
sonne intime qui apparaît dans la glace. La Castafiore ou le maté-
rialiste saisi par la débauche narcissique: par une ruse de la raison,
le fantôme de l'idéalisme vient séduire, détourner le matérialiste.
Le miroir réduit mon corps à une surface flottant sur une profon-
deur: les miroirs sont des mares d'eau stagnante, des profondeurs
troubles d'où remontent monstres et chimères plus ou moins
répugnants. Les sorcières sont représentées toujours avec un
miroir, plus souvent, en tout cas, qu'avec un chaudron, et nous
en sommes les alouettes toujours prises au piège. Ce reflet qui
nous est opposé et que nous interprétons, au prix d'une opération
complexe de l'esprit comme étant le nôtre - les jeunes enfants, les
animaux ne se reconnaissent pas, ou pas tout de suite, en miroir,
Le double etsït l'illusion 1 47
1. Ils croient avoir affaire à un autre dans lequel ils ne se reconnaissent même
pas: ils vont regarder derrière le miroir pour voir qui s'y cache, ne baptisant pas ce
reflet qu'ils voient bien, comme reflet de leur moi. Le reflet au miroir est la première
forme prise par le double, témoin Sigmund Freud lui-même, l'instant d'une erreur
significative dans un wagon-lit (L'inquiétante étrangeté (1919), in Sigmund Freud, L'in-
quiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, «Folio-Essais », 1985, p. 257, n. 1), se
voyant lui-même dans le grand miroir de sa porte de compartiment qui s'était
ouverte par hasard: il se prit d'abord pour un étranger entré chez lui par erreur, puis,
oubliant l'existence de ce miroir, pour son double sous tous les rapports.
48 1 L'ombre et la différence
1. Lucien Dâllenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil,
1977.
2. Pour reprendre une expression citée par Christian La Cassagnère, dans sa pré-
face au Double dans le romantisme anglo-américain, 1984, p. 5.
Le double els)t l'illusion 1 49
tout son clan jadis lui avait interdit de goûter. Mais l'aube finit tou-
jours par se lever sur les sortilèges des ténèbres enchantées: le beau
corps de Clarimonde, sous les coups furieux de l'abbé Sérapion,
tombe en cendre, et la princesse à face de lune bascule à jamais en
tourbillonnant du côté du néant, laissant et Romuald et le potier,
revenus à eux et à leur petite vie, à leur petite sagesse humaine,
errer à la surface de leurs souvenirs.
Tels sont les enchantements funestes du dédoublement: le
double est ce dont il convient, toutes affaires cessantes, de guérir,
car il vous enlise au néant, l'on pourrait même soutenir que depuis
le XVIIIe siècle, les débuts de la littérature moderne se sont placés
sous le signe de la guerre des doubles, qui est la lutte du moi pour se
rétablir dans son unité, dans sa réalité, dans son existence, contre les
assauts incertains de ses propres fantômes.
La reconnaissance de soi, selon Clément Rosset (p. 97 et s.),
implique paradoxalement la déprise de soi, le renoncement à se
voir, l'exorcisme du double. Le double, ou comment s'en débarras-
ser. Le double est une trappe qui ouvre sur le néant, il a partie liée
avec le Diable, car il prend un malin plaisir à mettre obstacle à
l'existence de l'unique, à l'existence tout court: deux Cratyle(s)
n'existent ni l'un ni l'autre, ils ne sont que des eidola en double par-
tie, voir double c'est ne rien voir. Ce en quoi le Diable retrouve son
compte, lui qui est la puissance de mort, force sourde létale que l'on
peut respirer en certains lieux, comme Raskolnikov accoudé sur un
pont de la Néva face au panorama splendide mais fantastique,
incroyable et incertain de Saint-Pétersbourg et de ses pompes,
Saint-Isaac, le Saint-Synode, le Sénat, l'Université, l'île Vassilievski,
les rostres de la Bourse, la Forteresse Pierre et Paul, le Palais d'Hi-
ver, la Colonne Alexandre, l'État-Major, la Perspective Nevsky, la
flèche de l'Amirauté, rassemblés entre les bras de la Néva immense
et bleue. Mais Saint-Pétersbourg, Venise du Nord encore moins
réelle que la Fiancée de la Mer, n'existe pas, peut-être ces tréteaux
de plâtre du theatrum mundi s'élèveront-ils dans les airs pour se dis-
soudre dans le brouillard, ne laissant dans le marais finnois de tou-
jours que la statue de Pierre le Grand par Falconet, Russie cabrée
Le double eis)t l'illusion 1 51
1. Jacques Lacan, «Le stade du miroir comme formateur de la fonction duje telle
qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique» (1949), in Jacques Lacan,
Ecrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 89-97.
- - -----------------------------,
56 1 L'ombre et la différence
1. Cf. J.-B. Pontalis, ibid. Pour Jacques Lacan, le moi est un lieu, celui d'une inter-
locution: le je est ce à qui s'adresse un tu, il ne vient à l'existence que par l'acte de parole,
la thérapie consiste à recréer le moi en le recréant comme lieu d'échange, d'interlocu-
tian (Lacan, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse»
(1953), in Jacques Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 111-208).
Chapitre III
Ernst Theodor
Amadeus Hoffmann,
Le Grand Opéra des Doubles
1. Saint Augustin (354-430), père de la littérature moderne comme il est l'un des
Pères de l'Église, parle dans ses Confessions de son drame, qui est de servir deux volon-
tés en lui, et de se voir en deux êtres différents, que seule la grâce divine a pu accorder
dans la foi. C'est, onze siècles plus tard, tout le drame de Faust, dédoublé dramatique-
ment en un orgueilleux Méphisto, tentateur démoniaque sarcastique, et un être aspi-
rant à l'absolu, jusqu'à la rédemption finale, le renvoi sans gloire du démon subalterne
qui devait le séduire.
Les Élixirs du Diable 61
1. Nous renvoyons une fois pour toutes notre lecteur aux analyses magistrales de
Sarah Kofman. Sur la problématique générale du double, il faut avoir lu: « Vautour
rouge (Le double dans Les Élixirs du Diable d'Hoffmann) », in Mimésis des articulations,
Paris, Aubier-Flammarion, « La Philosophie en effet », 1975, p. 95-163.
2. J.-L. Borges fait du thème du double l'un des principaux piliers du fantastique.
62 1 L'ombre et la différence
1. The Private Memoirs and Confessions of aJustified Sinner, de James Hogg (1824),
peuvent apparaître comme une réécriture en terre calviniste écossaise des catholiques
et prussiens Élixirs du Diable (1816). Médard est lui aussi un pécheur qui obtient sa
«justification », l'absolution des crimes qu'il commet dans le cadre de sa mission de
rédemption de la race: déjà, pour atteindre ce but difficile, il lui faut une armée de
doubles bien utiles.
64 1 L'ombre et la différence
personnel de Médard, etc. ? Tant qu'il n'aura pas été répondu clai-
rement à cette question, le récit gardera quelque chose de fantas-
tique, le jeu des erreurs pourra continuer, ce compendium d'auto-
rité religieuse et rationnelle qu'est le vénérable et sympathique
prieur (Léonard, c'est l'Église, plus Léonard de Vinci) ne pourra
prononcer le mot de la fin, celui qui éclaire tout.
Il est certain que Victorin a été sauvé miraculeusement de l'abîme dans
lequel il était tombé; il est certain qu'il était le moine insensé qu'accueillit
le forestier, lui qui te poursuivit comme ton double et qui est mort ici au
couvent. Il n'a servi que d'instrument à la puissance ténébreuse inter-
venue dans ta vie; il n'était pas ton compagnon, mais simplement l'être
subalterne qui fut placé sur ton chemin afin que le but lumineux qui
peut-être se serait révélé à toi restât caché à ton regard. Ah! Frère
Médard, le diable rôde encore sans cesse sur la terre et il offre aux
hommes ses élixirs (p. 610).
1. S. Freud,jenseits des Lustprinzips, 1920, GW, XIII, 29; SE, XIV, 136, fr. 58, in
Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF,
8' éd., 1984 (1'" éd., 1967), p. 347.
78 1 L'ombre et la différence
Première apparition
Seconde apparition
Elle a lieu au cœur des forêts, chez le garde forestier (p. 479
et s.). Le double apparaît d'abord en songe à Médard - comme s'il
venait de son subconscient - sous l'apparence d'un dément en qui
Médard refuse de reconnaître ses propres traits. «Tu n'es pas moi,
tu es le Diable», s'écrie-t-il en rêve (p. 480), repoussant de ses der-
nières forces cette apparition vêtue en capucin. Mais le rêve
continue dans la réalité: un capucin fou est là, qui fouille les affaires
de Médard et semble fasciné par les effets du comte Victorin, qu'il
découvre. «L'effroyable rêve devenait réalité» (p. 480).
Victorin n'est pas un autre, il est deux en un, Médard et lui-
même, moine et comte. C'est le secret de sa démence plénière, tan-
dis qu'il ne fait que guetter et menacer Médard, lequel se fuit spi-
même vers sans cesse d'autres identités. La folie de Victorin, c'est
l'inteiférence, le recoupement, le recouvrement entre son moi ancien
et son nouveau moi, qui est celui de Médard. A soi-même son
propre double, il est celui de Médard, qu'il reconnaît admirable-
ment, tandis que ce dernier refuse longtemps de se voir en lui. Vic-
torin provoque Médard en un combat à mort qui est celui-là
même, selon Clément Rosset, du double et de l'original:
Il faut me suivre, disait-il, nous allons monter sur le toit, sous la girouette
qui chante un joyeux épithalame en l'honneur du hibou qui se marie. Là
nous lutterons et celui qui terrassera l'autre sera roi et pourra boire son
sang (p. 479-480).
Troisième apparition
le seul, le vrai Médard que l'on pense tenir entre les quatre murs du
cachot, et qu'il s'agit simplement de confondre, de confondre avec
les identités mensongères qu'il présente de soi, et le semblable, le
second qui ressemble au premier, qui lui est identique au point de
faire croire qu'ils ne sont qu'un, alors qu'il sont deux mais qui se
ressemblent: élémentaire, cher Léonard! Médard se met au travail
avec enthousiasme. Le deux sauve la mise, la paire fait la malle, ni
vu ni connu, je t'embrouille: tel est le tour de passe-passe que
Médard le Malin compte jouer au juge. L'on serait en train de
confondre ce pauvre Léonard avec Médard. Il s'agit de prouver au
juge qu'il y a erreur sur l'identité, identification abusive et réelle diffé-
rence. Médard a besoin de mettre par écrit sa «confession» parce
qu'il lui faut accumuler le plus grand nombre possible de détails
d'autant plus vraisemblables qu'ils sont des détails vrais pour mieux
faire passer en contrebande un petit et ultime détail, anodin en
apparence et allant de soi, mais crucial, que le capucin Médard et
Léonard ne sont pas une seule personne mais deux. La vie par écrit,
c'est le romanesque et ses sortilèges: rien de tel pour entortiller un
juge lecteur moderne. Pour cela, Victorin vient à point tenir le rôle
qui a bien été le sien, du moine au couteau. Allez vous y recon-
naître: il s'agit de faire voir double au plus sobre des juges, rien de
plus facile, en fait, car c'est un homme de l'âge réaliste. Et Médard
est tout près d'y arriver, d'autant qu'il ne fait qu'anticiper sur ce qui
se passera dans les faits: on a d'autant mieux capturé le capucin
qu'il a été amené en ville par le garde forestier et ses fils en même
temps que le vrai Médard y venait faire le Léonard à la cour du
prince, marchant sur les pas, sans le savoir, de son propre père. Le
capucin a tout avoué avec la dernière complaisance, le double Vic-
torin sauve l'original Médard, mais il lui vole son identité. En un
premier temps, le salut et la fuite est bien de s'instaurer le double de
son double. Mais rien n'est réglé.
Médard tente ce que Hermann Karlovitch, le héros de La
Méprise de Nabokov, va tenter en 1932, réussir le crime parfait en
faisant passer son double pour soi-même et soi-même pour la vic-
time, alors que Hermann Karlovitch est l'assassin bien réel de son
Les Élixirs du Diable 1 89
entame une carrière publique de «saint », le peuple des rues lui voue
un culte dont le Saint-Père prend ombrage, Médard, cependant, ne
s'oublie pas, tout en se complaisant à imaginer son propre martyre
(p. 596). Médard surmonte ces derniers assauts de l'orgueil diabo-
lique: il a voulu s'instaurer double imposteur du vicaire du Christ
(place déjà occupée par un imposteur du même acabit) et saint pour
la montre comme jadis éloquent saint Antoine. Son bon génie Bel-
campo/Schënfeld, devenu montreur de marionnettes et buffone, lui
dessille les yeux sur ce qu'il est et sur les comédies qu'il se joue à lui-
même comme il les joue aux autres. Médard n'a plus qu'à
reprendre son bâton de pèlerin et à retourner en Prusse, à son cou-
vent de B.
La sixième apparition est à la fois une rechute et une victoire sur
le double. Le Frère Médard assiste, aux côtés du prieur Léonard qui
le surveille et pourra attester de son innocence, à la prise de voile
d'Aurélie chez les Cisterciennes de l'abbesse, la seconde mère de
Médard. Dévoré du désir lancinant d'assassiner Aurélie qui lui
échappe pour toujours en devenant Sœur Rosalie, il retourne le
désir furieux et frustré qu'il éprouve en pulsion de mort contre
l'objet de celui-ci, la fiancée qui le trompe avec le Christ, son
double idéal de Capucin, qui est aussi l'époux céleste de toute reli-
gieuse, le Fils de Dieu. Assis près du prieur Léonard, il résiste aux
appels, en lui, au meurtre. Mais le double, lui, répond: il surgit
soudain, renverse furieusement ceux qui prétendaient l'arrêter et
plante le petit couteau familial dans le sein de la vierge, qui meurt
en pardonnant à Médard et en lui promettant son intercession
auprès du trône céleste où la vierge et la martyre, la sainte et la
malheureuse va comparaître dans un instant: « Sancta Rosalia, OTa
pro nobis! 1>, s'exclame la foule tombant à genoux, vox populi qui
sanctifie la jeune sœur qui, désormais, se confond avec son double
et son modèle (p. 616). C'est donc porté sur la vague de la clameur
du peuple rassemblé, ecclesia catholica, Église universelle, que
Médard, qui a résisté au double profond, se convertit enfin: son
cœur rebelle et ardent se brise, et du tableau qu'il a peint jadis de
sainte Rosalie, mais enfin purifié de ses blasphèmes impliqués,
94 1 L'ombre et la différence
1. Un livre est à lire, et qui recoupe plus d'une fois la problématique du double
pour l'époque dite baroque: Didier Souiller, La littérature baroque en Europe, Paris,
PUF, 1988. Nous renvoyons nos lecteurs à cette étude excellente.
Les Élixirs du Diable 1 97
meurt dans les yeux du public, son tombeau c'est son public. Le
monde l'a connu, et lui, il est resté à ses propres yeux un mystère
angoissé. Car s'aimer en miroir est l'erreur par excellence. C'est
croire que le sujet, le moi, peut être objet, objet d'un regard même
si c'est, grâce au miroir, du mien. C'est m'aliéner à mon petit
double dans l'œil et, de là, dans l'esprit de l'autre, à mon double
pupillaire qui danse sur le cristallin d'autrui. En me rendant ainsi
dépendant de ma gloire problématique, je me dédouble, je dépends
de ce que je suis sur le film de la caméra qui est comme la rétine de
celui pour qui je n'existe que s'il me regarde, je m'institue, angoissé,
en double de mon double, qui seul compte, je m'exténue à la confec-
tion et à la poursuite de mon reflet partout où je puis le saisir sinon
le contrôler. La blessure narcissique est de ces blessures que l'on ne
guérit pas, que l'on entretient, et dont on meurt.
Le salut vient de l'abandon du miroir de la sorcière, l'acteur sera
sublime quand il se sera oublié, l'amoureux quand il se sera donné.
Vermeer génial se peint de dos dans son Atelier, le modèle de face, et
c'est une incroyable irradiation de bonheur et de presence'. Car je
suis à moi-même ma propre Gorgone, et aucun miroir ne me sau-
vera, Persée malheureux, de la pétrification, si je m'attarde trop
devant la glace. Déprenons-nous du miroir, qui nous distrait de
nous comme il nous détourne des autres. Il faut renoncer à l'idée
que le moi puisse être saisi dans une réplique qui permette au sujet
de se saisir lui-même comme un autre. Je ne puis connaître que ce que je
suis pour les autres, mais ce que je connais alors ce n'est pas moi,
c'est ce que les autres croient connaître de moi. Décidément, le
double n'existe pas, sinon comme leurre du néant.
Revenons à la grande idée romantique, cessons de nous séparer,
pur esprit, spectre ascétique et desséché, du monde pour le
connaître, comme si ce recul en esprit, ce quant-à-soi inhabitable,
déshumanisant nous donnaient seuls une perspective sur un univers
dont nous ne serions pas censés faire partie: le plus grand monarque
propos, de citer The Picture of Dorian Gray d'Oscar Wilde, qui vit,
évolue à la place de son modèle, épinglé à vie sur son irréelle beauté
du moment où le portrait fut peint: le tableau vit, vieillit, enlaidit,
inscrit les stigmates des vices effrénés auxquels se livre, intouché par le
temps, comme un tableau desoi-même qui serait doué demobilité, l'immor-
tellement beau Dorian, Grec mais de Bas-Empire, que l'on retrouve
mort, poignardé par soi-même au moment où il voulait lacérer ce
double qui avait dévoré sa vie, recroquevillé et convulsé de vieillesse
hideuse, nœud écrasé des stigmates tombés du tableau sur le modèle,
tandis que le portrait restitué miraculeusement dans sa splendeur
pérenne de jadis, resplendit pour toujours sur le mur de la chambre
d'enfant de Dorian Gray. Dans Le Portrait de Gogol (1835), un
étrange et terrible usurier continue par-delà la mort à nuire efficace-
ment, au moyen du tableau qui le représente, à son prochain. La Cafe-
tière (1831), Onuphrius Wphly (1832), Omphale ou la tapisserie amou-
reuse (1834) sont des histoires, passablement parodiques, comme
l'indiquent leurs titres, d'images qui s'animent: Théophile Gautier se
moque parce qu'il est Jeune-France, et qu'Hoffmann, après 1830, est
passé de mode, mais chez Gautier la pensée persiste, funeste, que la
«vraie vie» est celle de l'objet représenté... 1.
Francesco le vieux peintre, élève de Léonard de Vinci, et Médard,
disciple de soi-même, ont été d'abord animés d'un véritable enthou-
siasme soutenu par une foi authentique. Mais, cessant de s'oublier en
art et en religion, ils se sont souvenus d'eux-mêmes pour courir éper-
dus après le succès mondain, l'argent et les voluptés les plus maté-
rielles d'ici-bas: leur corps a pris le pas sur leur âme et leur art est
devenu un moyen de gratification de ce qui, en eux, était le plus péris-
sable (eTour pour la tripe! »). Leurs œuvres picturales ou verbales ne
sont plus que les tableaux de leurs rêves, comme dira le Lorenzaccio
de Musset de ses plus indécentes catins, ou les plus exhibitionnistes
autobiographies sous le masque de l'éloquence sacrée. Tous deux
tournent le dos à Dieu. Hantés par eux-mêmes, se dédoublant à l'in-
fini, chacun rencontre son double qui devient son rival. Victorin fou
est un artiste qui joue Médard, à tous les sens du mot, comme le
peintre avec son modèle, il l'invite au combat, le vainqueur devenant
magiquement l'autre en buvant son sang: Victorin est le commen-
taire accablant de Médard. Ce cannibalisme esthétique représente, au
plan du fantasme, l'horizon de Narcisse peintre. Francesco, à force de
se vouloir le double de Léonard de Vinci, en devient le spectre.
Médard, au moment même du pic de son éloquence, va se croire
devenu réellement saint Antoine, quand ses yeux tombent sur le
spectre qu'est devenu son ancêtre dans l'erreur: il s'écroule, comme
fauché devant cette prophétie figurée du sort qui l'attend, l'être et la
substance lui faisant soudain défaut devant ce double originaire.
Francesco et Médard courent éperdus tous deux après le pou-
voir absolu de la mimésis, la capacité de jouer tous les rôles, car
aucune identité claire ne leur a été assignée, en particulier le Frère
Médard, qui est François, Franz, Franciscus, Léonard, et lutte pour
ne pas être Victorin: romantiques de ce point de vue, Hamlets tous
deux, ils ne peuvent, avant d'être, que sejouer. Ils aspirent à se trans-
former, à se transporter hors de soi en autrui. Mais, annonçant Her-
mann Karlovitch, le héros de La Méprise de Nabokov, ces «peintres
fous» ne veulent qu'une chose.. boire le sang de leur modèle:
meurtre et vampirisme sont les fantasmes secrets de tout peintre...
Il y a que, courant après leur gloire aux yeux d'autrui, qui seule
compte désormais pour eux - leur être se ramène à leur paraître - ils
s'aliènent à leur double pupillaire, ils dépendent complètement de
lui. Médard commence par rencontrer des succès en chaire, mais le
prieur et l'abbesse ne sont pas dupes:
Ces traits qui ne sont plus les siens et que Médard se prête sont
ceux que lui attribuent les autres: on ne saurait mieux que le prieur
104 1 L'ombre et la différence
à qui Peter Schlernihl est confronté; le récit des errances de celui-ci est
au moins autant celui des erreurs des hommes et de leurs extrava-
gantes suppositions à l'égard de l'ombre: l'ombre n'acquiert de sens
que des extravagances, des aberrations et des illusions des hommes.
Chamisso a répondu lui-même en 1837 à la forte pression inter-
prétative du public:
Cette histoire est tombée entre les mains de gens réfléchis qui, accoutu-
més à ne lire que pour leur instruction, se sont inquiétés de savoir ce
qu'étoit l'ombre. Plusieurs ont fait à ce sujet des hypothèses fort
curieuses; d'autres, me fusant l'honneur de me supposer plus instruit que
je ne l'êtois, se sont adressés à moi pour en obtenir la solution de leurs
doutes. Les questions dont j'ai été assiégé m'ont fait rougir de mon igno-
rance. Elles m'ont déterminé à comprendre dans le cercle de mes études
un objet qui jusque-là leur étoit resté étranger, et je me suis livré à de
savantes recherches dont je consignerai ici le résultat.
De l'ombre
«Un corps opaque ne peut jamais être éclairé qu'en partie par un corps
lumineux, et l'espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie
non éclairée, est ce qu'on appelle ombre. Ainsi l'ombre, proprement dite,
représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumi-
neux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci à l'égard du
corps lumineux.
«L'ombre considérée sur un plan situé derrière le corps opaque qui la
produit, n'est autre chose que la section de ce plan dans le solide qui repré-
sente l'ombre.» (Haüy. Traité élémentaire dephysique, t. II, § 1002 et 1006.)
Le héros arrive par mer, sans qu'on sache d'où, dans un pays et
une société incroyablement dominés par les rapports d'argent et
dont, par sa pauvreté, il est exclu. Campant un personnage d' « out-
sider» et de «huron », ou, mieux, d' «ahuri », ce naïf est fasciné,
ébloui par la société qu'il découvre chez Thomas John le nouveau
riche, une société (Gesellschaft) qui se montre complètement asser-
vie à l'argent et aux biens les plus matériels, et aux yeux de laquelle,
lui qui ne possède pas un million, ne peut être qu' «un gueux» (ein
Schuft, p. 30). Ou «un pauvre Diable» (ein armer Teufel, p. 30), pre-
mière mention, sans aucune connotation métaphysique, sur le plan
très prosaïque du langage courant, du Diable, lequel est bien pré-
sent (l'homme en gris) sous un aspect tout aussi peu prestigieux que
Schlemihl, et parlera aussi de soi comme d' «un pauvre diable »,
bien que ce Méphisto du pauvre, ou du riche moderne, soit, lui, un
diable au pied de la lettre (chap. V, p. 111). Étranger en cette terre
qui ressemble au pays du grand port commerçant de Hambourg,
Peter Schlemihl s'étonne d'entendre cette société élégante «s'entre-
tenir parfois sérieusement de choses frivoles, plus souvent avec fri-
volité de choses sérieuses» (p. 33). Cependant, aveuglé par ce luxe
qui provoque ses désirs incoercibles, il ne parvient guère qu'à
s'étonner devant cette complète perversion des rapports naturels
entre les choses, il ne critique pas, parce qu'il désire si intensément
être agrégé à cette société qu'il va jusqu'à approuver chaleureuse-
ment l'aphorisme cynique digne de la morale selon Talleyrand ((il
faut être riche ») proféré par le suffisant et prétentieux Thomas
John. A remarquer que ce parvenu effroyablement riche porte un
nom américain, et non allemand: milliardaire de type yankee
débarqué en Germanie romantique, c'est un capitaliste sans patrie.
Assez détaché dans ses attitudes en tant qu'étranger tout juste
débarqué, Peter Schlemihl ne l'est pas assez pour adopter une atti-
tude critique conséquente, lui qui ne possède pas un million, il se
crache en pleine figure en laissant dire qu'il est ein Schuft, ce qui
comble d'aise Thomas John, lequel, comme tous les parvenus, ne se
sent riche que quand il voit les pauvres s'humilier devant lui.
Peter Schlemihl est ébloui par les paillettes de cette société: c'est
116 1 L'ombre et la différence
marché sous le prétexte peu pertinent qu'il est irréalisable, ce qui est
en fait en accepter le principe. Mais il savait bien, comme nous, que
les impossibilités physiques ne sont vraiment pas un problème pour
l'étrange homme en gris.
Ce dernier, après cette habile captatio benevolentiae, détaille
comme un bon voyageur-représentant de commerce les articles
qu'il peut proposer à Schlemihl, et, le voyant intéressé, il lui pro-
pose d'essayer la bourse de Fortunatus, sans engagement de sa part,
bien entendu, comme, lors de sa deuxième tentative de séduction, il
laissera à Schlemihl, l'usage, un temps, de l'ombre tant regrettée
dont celui-ci s'est naguère défait. Peter Schlemihl tire quelques
pièces d'or de la bourse, se voit sur le point de réaliser le rêve qui le
possède depuis qu'il a franchi le seuil de M. Thomas John: il
accepte le marché, une bourse productrice sans limites de ducats
bien réels contre un (presque) rien qui ne sert à rien, son ombre qui
semble tellement désirée par cette incroyable dupe, vraiment déci-
dée à lâcher la proie pour l'ombre. Tope là! marché conclu,
l'homme en gris enlève l'ombre avec une adresse de tailleur ou de
tapissier aussi merveilleuse qu'elle est prosaïque, comme une pièce
de tissu qu'il replie et fait disparaître dans sa poche.
Le cadeau magique est aussi un cadeau symbolique: il va don-
ner à Peter Schlemihlles moyens d'accéder à la société telle qu'elle
est, et de réaliser tous ses rêves. L'argent possède en effet, dans notre
société moderne, des pouvoirs quasi magiques, il permet de sur-
monter les difficultés pratiques et confère à la vie une aisance fée-
rique et une légèreté presque totales, en rendant la réalité conforme
au moindre désir.
Mais il supprime, par là même, en Peter Schlemihl, cette
dimension humaine qui lui ouvrait des aperçus critiques sur la
société de M. Thomas John, et il risque de ne plus être troublé par
l'homme en gris: il devient un membre comme un autre de cette
société, aveugle et insensible à la présence du Diable. S'asservissant
au Diable, en devenant son obligé, il se vend à lui par avance.
Le chapitre 1 procède ainsi à une introduction en contrebande
du surnaturel dans la vie de tous les jours: le merveilleux est quoti-
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 119
aussi parce que Schlemihl n'est plus un être de désir: il n'est plus
fasciné par une perspective d'intégration à la société du luxe et de
l'argent, il est même passablement dégoûté, il est prêt à y renoncer,
ce que marque sa proposition de rendre la bourse de Fortunatus,
c'est-à-dire de revenir à l'état de pauvreté de ses débuts. Il y a aussi
qu'une année d'expériences amères lui a appris ce que valaient les
hommes, surtout dans cette société d'argent qui le faisait tant rêver
le jour de son arrivée, la petite société qui entourait M. Thomas
John. Justement, c'est à propos de ce dernier que le Diable commet
l'erreur irréparable qui va lui faire perdre à jamais l'âme de Peter
Schlemihl. Voulant se vanter de ses excellents rapports avec
M. ThomasJohn, à qui il n'a même pas eu besoin de demander une
signature, il cède à la prière de Peter Schlemihl, et sort de sa poche
« par les cheveux la forme pâle et défigurée de Thomas John, et les
lèvres bleuies du cadavre remuèrent, laissant échapper ces mots
lugubres: ''Justojudicio Dei judicatus sum; justo judicio Dei condemna-
tus sum" ». Voilà ce qui attend Schlemihl, s'il signe avec le Démon!
Le résultat ne se fait pas attendre: Schlemihl jette dans le précipice
la bourse enchantée, et chasse Satan et ses pompes avec une gran-
diose imprécation, d'autant plus indigeste pour l'homme en gris
que le nom de Dieu est expressément prononcé (p. 158-159). Une
vie de délices et d'un bonheur hypothéqué par la malédiction,
même avec Mina, que vaut-elle en face d'un spectacle aussi affreux
et aussi édifiant? Le gros prétentieux richissime et content de lui
Thomas John, à peine un an après que Schlemihll'a vu, n'est plus
qu'un cadavre hideux et convulsé par l'horreur de son sort une fois
entre les mains de son «ami », qui se dit aussi celui de Schlernihl et
du genre humain tout entier: Dieu nous préserve de nos amis. Que
Schlemihl ait compris l'enjeu de l'affaire, qu'il s'agissait de son âme
et de son bonheur éternel, nous en voulons pour preuve que, l'ins-
tant d'après qu'il a renvoyé le Diable à ses ténèbres, et cette vieille
souris grise dans son trou, il se sent «serein» (ich war heiter, p. 160-
161). Pourquoi serein? Il n'a pas recouvré son ombre, il sait même
qu'il ne la recouvrera jamais, et il a perdu toute source de revenus:
il y a de quoi être content! Mais il est redevenu un être humain, à
132 1 L'ombre et la différence
qui il ne manque guère que d'avoir une ombre, et il est libre, libre!
Rien ne vaut cela: Schlemihl est passé dans un autre ordre de
valeurs. Comme il a compris que l'ombre avait plus de poids que
l'or, il a compris que l'âme pesait plus que l'ombre. Prenant le
contre-pied de tous les enseignements de l'homme en gris (l'or vaut
mieux que l'ombre, qui vaut mieux que l'âme), Schlernihl a rétabli
la véritable échelle des valeurs: il sait maintenant que rien ne vaut
l'âme, comme l'or ne vaut pas l'ombre.
«T out est pour le mieux dans le meilleur des mondes» : une fois de
plus, le Diable en voulant la perte du pécheur, en y travaillant avec le
zèle incroyable que nous avons vu, ajoué malgré lui un rôle salutaire
et éclairant. «Je suis celui qui veut toujours le mal, mais qui fait tou-
jours le bien », fait dire mélancoliquement Goethe à Méphistophélès,
et Mikhaïl Boulgakov à W oland (Le Maître et Marguerite): le
malheur du Diable est qu'il est subordonné au dessein de Dieu, en
bonne théologie. S'il l'emporte parfois, c'est du fait de l'homme et de
la liberté que le Créateur a laissée à ce dernier de faire ou non son
salut: quand l'homme se perd, c'est à cause de l'ignorantia malae
electionis (saint Thomas d'Aquin), la volonté de s'obstiner dans le
mauvais choix, alors que ses lumières propres et le secours de la grâce
divine pouvaient toujours lui permettre de choisir la voix du salut.
L'erreur est toujours possible, c'est la volonté d'errer, le libre choix
du mal qui conduit à Satan: errare est humain, c'est perseverare qui est
diabolicum.
En somme ce Diable, s'il est un pauvre diable, toujours en quête
d'âmes à corrompre, d'aspect plutôt minable et presque pitoyable,
avec son habit gris suranné, ses manières de maître d'hôtel qui serait
un marchand de cravates, mélange de Nestor de Moulinsart et du
marchand Oliveira, ne serait pas un si mauvais diable (cf. «Le
diable n'est pas si noir qu'on le peint », Der Teufel ist nicht 50
schwartz, als man ihn malt, rappelle-t-il lui-même, p. 148-149), ce
serait même presque un bon diable, car il a permis à Peter Schle-
mihl de voir clair en soi, de sortir de l'état de bêtise qui était le sien
le jour de son débarquement. Le «huron» de l'année passée n'est
plus un ahuri, il est devenu malin.
Ce qu'a perdu Schlemihl 1 133
lutte et la défaite finales qui vont mener son héros droit à l'asile
d'aliénés. C'est un drame psychique dont la seule scène est l'esprit en
voie de dislocation de M. Goliadkine, c'est aussi un drame de l'exclu-
sion, comment la société s'y prend, par ses non-réponses calculées,
pour enfermer un homme dans un enfer dont il ne sortira que pour
mourir: nous assistons à une «guerre des cerveaux» qui annonce
Strindberg, à un cas de non-assistance à personne en danger, à ses der-
niers appels au secours, aux derniers refus de venir à son aide qui lui
sont opposés, au naufrage final, en public, de son esprit. Le Double
est un roman cruel, un roman sadique: comment on laisse mourir
un malade qui appelle jusqu'au bout à l'aide, sans qu'on lui tende
même une main consolatrice. En ce sens, Le Double interpelle le lec-
teur qui ne peut s'empêcher de ressentir un malaise, après avoir lu
cette longue nouvelle: si M. Goliadkine est notre semblable, notre
frère, ses «ennemis» le sont aussi, nous sommes des deux côtés.
La première journée comprend les chapitres 1 à 5, jusqu'à l'ap-
parition du double en tant qu'être autonome. La deuxième journée
regroupe les chapitres 6 et 7, soit l'entrée du double dans le service
administratif où travaille M. Goliadkine (chap. 6) et le dîner et la
nuit que passe le double chez M. Goliadkine (chap. 7). La troisième
journée (chap. 8 et 9) montre le renversement qui se produit, le
début des hostilités entre M. Goliadkine et son double (celui-ci
offense cruellement M. Goliadkine en public au bureau, puis lors
de l'épisode du restaurant). La quatrième journée (chap. 10 à 13) est
celle de la montée vers le paroxysme fatal, vers le solennel «Juge-
ment dernier» de M. Goliadkine, emmené pour finir à l'asile par un
terrible Dr Rutenspitz.
La première journée (épiphanie progressive du double) et la
quatrième (déroute complète de M. Goliadkine) occupent respecti-
vement cinq et quatre chapitres, contre seulement deux pour chacune
des journées 2 et 3. Remarquons aussi que les événements s'organi-
sent selon deux séquences disposées en miroir: la séquence soirée-
bureau des jours 1 et 2 est reprise en miroir par la séquence bureau-
soirée des jours 3 et 4, tout commence lors de la première soirée
chez le «fabuleux» Olsoufi Ivanovitch Bérendéiev, figure rappro-
146 1 L'ombre et la différence
qu' «ils» étaient bien deux, mais entraîne aussi que M. Goliadkine
est pris par son domestique pour le double de son double. La diffi-
culté, désormais, pour M. Goliadkine, va être non seulement d'af-
firmer son identité, mais aussi de défendre son existence.
Au bureau, M. Goliadkine est cruellement offensé par son
double, qui subtilise un travail préparé par M. Goliadkine et s'en
fait attribuer tout le mérite. M. Goliadkine, trahi par son double,
commence une lutte à mort, ponctuée d'inopportunes tentatives, de
la part du «vrai» M. Goliadkine, de réconciliation et d'alliance,
comme dans Les Élixirs du Diable entre Médard et Victorin (mais
sur un mode parodique trivial, par exemple, chapitre XI, une
empoignade à drojki, ce taxi de l'époque).
M. Goliadkine décide de lutter jusqu'au bout contre l'infâme
Goliadkine-cadet, lequel lui inflige au restaurant un affront inima-
ginable: M. Goliadkine, qui n'a commandé qu'un seul beignet
fourré à la viande (piroéok), doit payer les dix que le double glou-
ton et qui clappe des lèvres en lui souriant en miroir a ingurgités,
scène symbolique du fait que le double se nourrit, très littérale-
ment, aux dépens de l'original.
S'ensuit un échange de lettres imaginaires, ou du moins le texte
ne permet guère de conclure sur leur statut, entre M. Goliadkine et
son double, par l'intermédiaire d'un certain Vakhraméiev: toute
l'infamie et la mauvaise réputation de M. Goliadkine, en particulier
la promesse de mariage non tenue à sa logeuse allemande, sont
publiquement révélées, et l'ostracisme social exercé contre le « vrai»
M. Goliadkine est complet, tandis que le «faux» est honoré de l'es-
time générale.
Le chapitre X commence par des rêves répétitifs et prémoni-
toires de M. Goliadkine: il est dans une brillante société où il ren-
contre les succès les plus flatteurs, mais survient son double qui le
dénonce comme imposteur et ruine cruellement sa bonne réputa-
tion. M. Goliadkine court dans les rues et, de ses pas sur le trottoir,
naissent d'innombrables Messieurs Goliadkine qui se dandinent à la
chaîne comme des oies. Le monde se peuple de doubles proliférants
de M. Goliadkine, signe que son solipsisme est en passe cl'être total.
154 1 L'ombre et la différence
Dans la folie [...] l'absence de la parole [se] manifeste par les stéréotypies
d'un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu'il ne parle:
nous y reconnaissons les symboles de l'inconscient sous des formes pétri-
a.
fiées [...] Lacan, Écrits 1,1966, p. 159).
M. Goliadkine aurait tant voulu être sans avoir jamais osé le tenter,
il est son idéal. Mais il est aussi, poussée au paroxysme, l'image de
cet autrui, objet de tous les bas vœux de M. Goliadkine: l'apparte-
ment de la double soirée du conseiller d'État Bérendéiev est une
caverne remplie d'un tas de bureaucrates prévaricateurs (Olsoufi
Ivanovitch lui-même), de népotistes (André Philippovitch et son
neveu Vladimir Sémionovitch), de fiancées vendues (Klara Olsou-
fievna, telle qu'on pressent sa «vérité» à travers la lettre fantasma-
tique que s'écrit de sa part M. Goliadkine, Don Juan-Don Qui-
chotte-Faublas détrempé attendant vainement son échelle de soie
derrière son tas de bûches), de courtisans plus ou moins décorés qui
n'attendent que le signal pour hurler en meute. Et au milieu, le
double, l'autre (de) M. Goliadkine, virevolte comme un papillon de
cauchemar: lui, il est chez lui, comme un poisson dans l'eau, il est le
génie du foyer, le domovoj, il se nourrit de l'écœurement même de
M. Goliadkine, qui lui donne des ailes, il est vraiment l'ignoble (de)
M. Goliadkine, mais l'ignoble bien reçu. En même temps, il est
tous les désirs de M. Goliadkine, ceux que ce dernier nourrit en
secret comme une mauvaise habitude, et qu'il n'ose pousser au
bout. Le double est le fantôme de la liberté de M. Goliadkine,
rêvant d'une vie sans chaînes, d'une vie déchaînée.
M. Goliadkine n'a plus qu'un recours: en appeler à un arbi-
trage suprême, afin de retrouver la parole, de redevenir soi par la
résorption du double, en obtenant que l'autorité prononce solen-
nellement une parole définitive pour que la vérité éclate, pour que
M. Goliadkine soit innocenté, bien sûr, blanchi du moins, mais
surtout pour qu'il soit reconnu: car «la vie est en danger »,
M. Goliadkine a de plus en plus de peine à exister.
Le Dr Christian Ivanovitch, au chapitre II, et Son Excellence, au
chapitre XII, sont les deux principales autorités et les deux recours
du roman. M. Goliadkine attend d'eux, plus qu'un «diagnostic», il
en attend un jugement et surtout la réponse au cri d'appel qu'il lance
du plus profond de son isolement, mais ce cri meurt sur ses lèvres et
sur la frontière de son moi.
La scène du chapitre II est une scène tout à fait extraordinaire,
164 1 L'ombre et la différence
tel'stuo, unizenno proiu pozvoleniia vasego govorit', c'est nous qui sou-
lignons). M. Goliadkine demande «le pardon de la parole»
(J. Lacan, Écrits 1, 1966, p. 161), de la vaine parole «séductrice» et
narcissique qu'il avait jusqu'à présent prodiguée. Mais «il n'est pas
de parole sans réponse» (p. 123), et «c'est sur le fondement de
[l']interlocution, en tant qu'elle inclut la réponse de l'interlocuteur,
que le sens se délivre» (p. 135): M. Goliadkine ne peut parler et
prononcer un discours de vérité que si l'autorité qu'il considère
comme suprême, lui parle, entre avec lui dans une situation, nourrie
dans les deux sens, d'interlocution, chaque affirmation contenant en
puissance la réponse à la question qu'elle représente. Rien de tout ce
que M. Goliadkine attendait, demandait, désirait, une parole de vie,
n'arrive, et sa (demande de) parole fait du silence qu'elle rencontre
une réponse et une condamnation, l'orant interprète le terrible silence
qu'il a rencontré comme un silence mérité, il n'est aux yeux de
l'Absolu rien, et sa parole est réduite à l'écho d'elle-même, comme
son moi, au chapitre l, à son image en miroir. Dieu et le Tsar se
sont tus, comme jadis les oracles, et l'humble sujet n'a plus qu'à
s'anéantir.
Cette scène chez Son Excellence est décisive: elle a été la répéti-
tion générale in extremis de ce qui va être, au chapitre XIII, la
déroute finale de M. Goliadkine. La scène à grand spectacle du cha-
pitre XIII est elle-même commandée, décidée par ce qui s'est passé
au chapitre précédent. Dans la salle d'Olsoufi Ivanovitch, le même
silence, un extraordinaire silence s'abat comme une hache, juste
avant l'arrivée du D' Christian Ivanovitch, sur la personne compa-
raissante de M. Goliadkine, à qui il ne reste plus que la prière (au
D' Rutenspitz), la forme extrême de l'appel de la parole au comble
de l'Autre, Dieu ou Diable: dans la prière, l'absence intense créée
par le silence de celui à qui elle est adressée rend le plus intensément
la précarité du moi damans de profundis et in deserto.
Goethe avait eu tort de renverser saint Jean; non pas le verbe,
mais l'action était, selon lui, au commencement. En fait:
tous les deux... ou si... si notre successeur est réellement arrivé ... »)1,
est un être particulièrement plat, vide et conforme au mode
ambiant, en 1886-1887, de vivre, de penser ou plutôt de ne (plus
guère) penser: ce semblable, ce frère en devient particulièrement
persuasif.
L'année 1886 représente à la fois l'ère du triomphalisme positi-
viste et scientiste, le règne encore sans partage de la méthode expé-
rimentale, du scalpel et du credo matérialiste, celui de Zola en litté-
rature, le naturalisme - Zola-horla : possesseur des esprits, Zola
offre dans son nom le vocalisme suggestif de la souveraineté, selon
Maupassant, car Zola a un nom qui claironne et qui sonne, et qui
ne pouvait pas ne pas connaître son effectif retentissement" - mais
c'est aussi l'année de la parution du Roman russe d'Eugène-Melchior
de Vogüé' et du Manifeste symboliste de Jean Moréas: la révolte
gronde dans les rangs du public contre le joug de cette espèce de
horla, une raison ressentie de plus en plus comme étriquée, et le
monde va changer de base, les deux Horla ne laissant pas de mani-
fester ce desserrement des certitudes, cette incertitude profonde au
coucher d'un siècle qui avait commencé avec le règne du double.
Le Horla, nous le verrons, reprend, sur le concept du moi, un débat
que l'on avait pu croire clos, et en des termes qui nous ramènent un
siècle ou presque en arrière.
Le Horla est, en effet, un avatar particulièrement original du
n'écrira pas mais qu'il pressent, qu'il fait pressentir et qu'il désigne
dans Le Horla.
N'en déplaise aux critiques sceptiques ou hésitants, nous rencon-
trons le double à chaque aspect du Horla que nous étudions: Le
Horla met en scène l'Autre, de Maupassant, du texte, du monde, il
est même non pas le double de l'écrivain, mais l'écrivain en personne,
et le lecteur, non le double du lecteur, le Horla n'est pas le double,
c'est lejantôme du double, c'est l'écrivain et le lecteur eux-mêmes, dont
le narrateur et nous sommes les doubles, doubles de notre double
évidemment.
Maupassant écrit les deux Horla dans le contexte des expériences
de Bernheim et de Charcot sur l'hypnose. Le Horla est un fantasme
de l'au-delà du réalisme et du naturalisme, modes obsessionnelles et
superficielles du temps: il figure ce qui commence à être pressenti
derrière le mur, le poli, le lissé de la représentation plastique et lit-
téraire, en leur perfection alors inégalée, et de l'étude scientifique de
la seule réalité reconnue en ce temps, la matière, il est cela d'opacité
que suppose la transparence vertigineuse de l'air, de l'eau, du lait,
du miroir d'un réel prétendument à la fois premier et, sinon élu-
cidé, du moins entièrement élucidable. Extrapolation à la Jules
Verne et sans angoisse, de l'inconnu à partir d'un connu qui s'ouvre
et fait défaut, vient à manquer, qui ne se et ne nous suffit plus,
monde invité à se diviser d'avec soi-même en monde autre, en autre
(du) monde, qui se sauve et se prolonge en se dédoublant, en se suc-
cédant à lui-même, de l'homme au hors-l'homme, au hors-là (point
de «là» sans «hors »), ce texte est aussi une dramatisation, une mise
en drame et une mise en scène de l'écrivain écrivant qui, à la fin du
Horla-Tl, referme sur lui-même le piège qu'il avait passé son temps à
préparer tout au long, méticuleusement, pour un autre qui n'avait
pas d'existence hors de lui, hors (de) là.
Le Horla est fabriqué, forgé de toutes pièces de seconde main
(clichés d'actualité, lieux communs touristico-littêraires, modes
scientifiques, tous propos qui sont ce qui se répète jusqu'à se vider de
toute substance: la répétition déréalise, car répéter c'est ne rien dire
de nouveau, c'est ne dire rien) par un narrateur oisif, lui-même tissé,
Le Horta c'est moi 1 171
1. J. Lacan, Écrits 1, Paris, Seuil, 1966, p. 277, cité dans B. E. Fitz, 1960, p. 960.
Le Horla c'est moi 1 173
s'explique par cela même que dit Jacques Lacan: l' «opacité transpa-
rente» et le temps qu'elle dure sont l'opacification de la transpa-
rence, elles figurent le décalage instantiel et ontologique entre
l'existence Ge suis) et la pensée Ge pense [que je suis)), le positionne-
ment après l'existence et à côté de celle-ci, qui obligent le narrateur
comme le lecteur à comprendre que la perception est quelque chose
qui se lit parce que c'est quelque chose qui s'écrit. Ainsi, le narra-
teur-personnage raconte comment il déchiffre à nouveau son image
dans l'«eau» de la grande glace, «de gauche à droite» (p. 79, c'est
nous qui soulignons) - même et surtout au moment de l'éclipse, il
ne cesse en fait de (se) voir, «les yeux affolés », comme ce qui se
passe sur la page- sur laquelle se penchent le narrateur et son ombre
le Horla, l'un écrivant, ou faisant semblant d'écrire, Le Horla-jour-
nal, l'autre lisant ou croyant lire à moins qu'il ne fasse semblant de
lire, avidement, le (non-)texte qui le fait advenir au royaume des
signes - ou la carte blanche dans laquelle Mme Sablé, la cousine-
sœur, lit elle aussi le reflet d'un reflet, celui de la photographie de
l'auteur. Car le miroir réaliste n'est jamais qu'une cage à reflets qui
déréalise à proportion que se multiplient les instances réfléchis-
santes. On trace et on lit la réalité sur et dans le miroir dit si hon-
nête, comme on l'écrit sur la page blanche, faite pour être envahie
par le horla comme la blanche maison devant qui passe le blanc
trois-mâts brésilien, comme l'eau et le lait, le transparent de
l'opaque blanc sont bus par le vampire.
Le narrateur-personnage du Horla fait comme Léon Tolstoï, qui
venait de lire le philosophe idéaliste Berkeley, et se retournait le
plus rapidement possible pour ne pas laisser aux objets, censés n'être
que de purs appendices de l'esprit, le temps de se (re)mettre en
place. De même, le protagoniste du Horla, après avoir piégé le
Horla, en se retournant soudain par surprise, essaie de visionner le
hiatus, l'intervalle chrono-logique, the gap dit l'anglais, qui existe,
selon Jacques Lacan, entre le «je pense» et le «je suis»: le récit-jour-
nal incite plutôt à dire indifféremment «je pense, donc j'ai été», ou,
si c'était concevable, «je suis, donc je penserai », ou encore, pour
conclure, «je suis, dans la mesure où je pense (ce) que j'ai été». L'on
174 1 L'ombre et la différence
C'est parce qu'il se sent trop bien, parce qu'il se sent trop moi,
trop chez soi dans sa maison, dans son pays, dans sa peau, dans son
corps, trop chez soi dans le monde, dans ce petit monde où il vit en
accord musical harmonieux, qu'il tombe soudain malade, qu'il res-
sent tout à coup la fêlure, qui ne pourra plus que s'agrandir. Son
grand air de l'incipit est en même temps son chant du cygne:
J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, etc. [...]
J'aime ma maison [...] De mes fenêtres, je vois la Seine, etc. (p. 55).
Etc. : tout est là, le narrateur est un etc., jusqu'à ce que quelque
chose lui arrive, enfin, pour changer. Mais au-delà de la perfection, il
n'y a que le pire, au-delà du cosmos, le chaos: le monde s'ouvre sur
une béance, qui est celle du moi, naguère si plein, si harmonieux.
Edgar Poe, dans The Fall of the House of Usher (1839), mais surtout
dans Eureka (1848), a exposé cette théorie cosmogonique du dépasse-
ment de la perfection: au-delà de l'attirance des éléments les uns vers
les autres, au-delà de la constitution du cosmos, ce ne peut être, après
l'implosion créatrice des galaxies, des étoiles et des mondes, que la
dislocation, l'explosion, le narrateur du Horla, comme Roderick
Usher, l'homme arrivé juste au-delà de sa perfection et qui est
comme une bombe à l'article de son explosion, s'est dépassé lui-
même, son confort ontologique est devenu malaise existentiel, avant,
au cycle suivant, si nous prolongeons Maupassant par Edgar Poe, le
retour de et à l'Un, mais pas avant le nombre d'éons prescrit. En
attendant (!), l'Un est devenu l'enfer du Deux, c'est notre Age de Fer.
Pour Taine, il faut, si l'on veut comprendre quelque chose à
l'intelligence et, en général, à la personne humaine, oublier jus-
qu'aux termes mêmes de raison, d'intelligence et de volonté, la
notion de moi n'est, comme toute notion, qu'une «métaphore litté-
raire» (c'est nous qui soulignons): Maupassant prend ici Taine au
mot, et lui, l'homme de lettres, va inlassablement esquisser ce roman
de l'intelligence dont Taine a présenté l'analyse, l'argument.
Marianne Bury a raison, on dirait que Maupassant, qui a bien lu
Taine, le paraphrase, le traduit sur le registre de la fiction roma-
nesque. Ainsi un «halluciné» tainien écrit dans son journal, en date
Le Horla c'est moi 1 181
du 2 août, qu'il se sent «un peu triste, sans être malade ». Et le nar-
rateur du Horla écrit, lui, le 12 mai: «Je me sens souffrant, ou plu-
tôt je me sens triste» (p. 56). L'évolution du malade tainien est sui-
vie pas à pas par le texte maupassantien, sauf que le patient réel
guérit, tandis que le personnage de Maupassant se précipite vers la
mort, comme un reflet se fuyant à une vitesse vertigineuse:
Non non sans aucun doute, sans aucun doute ... il n'est pas mort...
Alors alors il va donc falloir que je me tue moi 1. .. (p. 82).
sur terre l'étrange - rien d'étrange pour le croyant, tout est mer-
veilleux - de le réaliser, mais elle ne peut y procéder jusqu'au bout,
car ce serait achever trop tôt un récit qui ne serait plus ouvert, ce
serait anéantir l'interrogation fantastique. Ce à quoi procède, au
Mont-Saint-Michel, le narrateur, avec l'aide quasi providentielle
d'un moine bien moderne et qui sent le fagot, c'est à une traduction
du fantastique d'un langage archaïque sur un discours moderne,
une traduction qui est aussi un sauvetage, Maupassant imaginant les
conditions d'un fantastique possible.
Le souci rationalisant dissimule aussi une volonté d'occulter
l'insoutenable: le fait que je ne m'appartiens pas. L'invention de
textes seconds à l'intérieur du texte, celui de la Revue du Monde
Scientifique relatant une étrange épidémie vampirique au Brésil et
l'ouvrage du pesant pédant pédestre allemand D' Hermann Here-
stauss, le Niebuhr de son temps, afin d'objectiver, de prouver
l'existence du Horla par l'autorité (?) de la presse et celle d'une
« science» de l'extrapolation compilatoire, est destinée à masquer
et à dissiper le vertige du narrateur devant l'absence de cadres et
de frontières autour d'un moi indéfiniment pluriel et dépossédé.
Les fantômes les plus terribles sont les fantômes masqués, car ils
sont enveloppés d'un linceul de doute qui les protège contre
l'exorcisme.
La fameuse scène du miroir où le narrateur, ne se voyant pas
lui-même, en conclut, par un saut logique, qu'il a vu le Horla, doit
se comprendre en relation avec d'autres éléments du texte, la lec-
ture de la Revue du Monde Scientifique, à laquelle elle succède, le
Horla censé être assis dans le fauteuil du narrateur et y lisant le livre
du D' Hermann Herestauss sur lui-même...
Dans la première version du Horla, il (re)lisait, après le narra-
teur, La Nuit de mai, d'Alfred de Musset, texte sur le double et sur
l'inspiration littéraire: encore plus qu'à l'eau ou au lait, le Horla
s'intéresse à la lecture et à l'écriture, qui sont liées au piège optique
destiné à l'attirer pour le voir. On peut tout autant se demander si
ce n'est pas la lecture et l'écriture qui suscitent le Horla, le font non
seulement venir, mais le font être, d'une manière ou d'une autre.
186 1 L'ombre et la différence
« [...] si je n'avais pas eu en moi ce talent [d' écrire], cette habileté [à expri-
mer les idées avec une grâce et une vivacité suprême], et cetera, non seu-
lement je me serais abstenu de décrire certains événements récents, mais
encore il n'y aurait rien eu à décrire car, gentil lecteur, rien du tout ne
serait arrivé. Stupide peut-être, mais au moins clair! » (p. 19).
Tout serait-il imaginaire, tout n'est-il jamais que des mots, des
mots et encore des mots, illusions sur supercheries et tromperies sur
mystifications? Rien, en effet, ne serait arrivé si Hermann n'avait
pas lu 1û18 livres de 1914 à 1919, et s'il n'avait pas imaginé de se
forger un double en la personne de Félix; Hermann est, sans doute,
la victime d'une funeste intertextualité: prenant ses lectures pour la
réalité, ou l'inverse, il plie à l'aune de ses songes un monde qui
existe à peine pour lui. Le récit tout entier pourrait n'être que les
mémoires d'un fou, ce qu'il devient ouvertement au dernier cha-
pitre, une narration à la véracité de laquelle nous ne sommes pas
obligés de croire, la forgerie d'un poète ou une mise en scène de
dramaturge délirant: le finale, dans la version américaine, quand
Hermann Karlovitch semble décidé à faire sa sortie sur la place du
village comme un acteur de cinéma jouant la fuite d'un criminel,
La chute de l'Empire du double 1 193
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Early Fiction. Patterns of Self and Other, Cambridge, Cambridge University Press, 1992
(sur Despair, p. 143-160).
La chute de l'Empire du double 1 197
corps allongé dans une mort apparente, menée par Hermann Kar-
lovitch jusqu'à une mort effective. Félix, couché sur le dos dans
l'herbe, lui ressemblait parce qu'il offrait l'apparence d'un cadavre:
la ressemblance ne peut être accomplie que dans la mort,
La vie ne faisait que corrompre mon double; ainsi un souille de brise
obscurcit la félicité de Narcisse (p. 33).
En tant que vagabond, Félix est aussi une image de l'avenir qui
menace Hermann Karlovitch, homme d'affaires au bord de la fail-
lite. De plus, Félix est l'alter ego de Hermann, dans la mesure où il
est tout ce que Hermann a rejusé d'être: un clochard libre, joyeux
et heureux (jelix, en latin, signifie «heureux », et aussi, ironiquement
en l'occurrence, «qui a de la chance »), qui aime la liberté, le jardi-
nage, les oiseaux (il signe «Moineau »), jouer du violon, qui rêve
d'avoir un ami. Félix désire avoir un ami, Hermann désire avoir un
double, c'est toute la différence: Hermann ne sera pas cet ami élu,
il sera son Doppelgânger et son assassin. Félix n'est que la projection
de tout ce qu'a refoulé l'esprit de Hermann Karlovitch: il est l'in-
conscient, la vérité cachée, refusée de Hermann Karlovitch, cette
vérité de soi que le banqueroutier désire à la fois supprimer et s'ap-
proprier, afin de s'épargner à lui-même la déconfiture totale qui le
menace. En choisissant Félix comme son double et en le tuant après
l'avoir soigneusement déguisé en lui-même, Hermann, ce dernier
essaie magiquement de liquider son moi haï, afin de devenir vrai-
ment Félix, de prendre physiquement sa place, tout à fait comme le
Horla, chez Maupassant: ce qui poussait Hermann Karlovitch, ce
Horla, aurait été donc, au-delà de la ressemblance superficielle,
commode pour l'accomplissement de ses desseins, entre lui et Félix,
la différence réelle entre eux, c'était cette différence qu'il voulait
conquérir en l'investissant par magie, en la convertissant en ressem-
blance, en identité par identification, sans doute pour être, enfin, heu-
reux. Mais la différence de Félix est la seule chose qui ne puisse être
partagée, elle n'existe qu'à condition d'être maintenue, la ressem-
blance tue, car la différence, elle, est, depuis Platon (et avant lui), ce
qui définit et fonde l'existence.
La chute de l'Empire du double 1 199
comme nous tous serons d'accord avec lui, car le double est préci-
sément ce qui n'existe pas et ne peut exister sur terre. Bien sûr, c'est
pour lui une raison pour fabriquer des doubles, c'est-à-dire tuer les
gens. Félix est son œuvre, le tuer c'est donner la dernière touche à
celle-ci, au point qu'une fois Félix étendu mort, dans les habits
d'Hermann, ce dernier ne sait plus qui a tué qui, qui est mort, de
son «sosie» ou de lui, sosie de ce dernier. De la ressemblance à l'iden-
tité, en passant par l'art, depuis celui du costumier et du maquilleur
jusqu'à celui de l'écrivain. Est-il besoin de rappeler encore une fois
quel piètre artiste sur tous ces plans s'avère Hermann Karlovitch?
Le double n'existe que si on le fabrique, or cela est impossible.
Comme l'a démontré Ellen Pifer', Hermann Karlovitch est un
double de Hermann, de La Dame de pique de Pouchkine (1834), de
Popristchine, duJournal d'un fou de Gogol (1835), de Raskolnikov-
« Rascalnikov » (Dostoïevski, Crime et châtiment, 1866) et, bien sûr,
de M. Goliadkine (Dostoïevski, Le Double, 1846-1866),
d'I. S. Tourguéniev, d'Oscar Wilde, de Swinburne, du D' Watson
de Conan Doyle (<< Whatson »), de l'Arsène Lupin de Maurice
Leblanc, etc. La Méprise est l'histoire du combat de son protago-
niste-narrateur contre ses doubles littéraires, qu'il essaie tous, mais
sans grand succès, de tuer: il ricane de tout et de tous, Pouchkine,
Gogol, Dostoïevski, mais c'est parce qu'il ne leur doit que trop. En
tuant son double supposé, il se tue lui-même, comme William Wil-
son, et, en mettant symboliquement à mort ses doubles littéraires, il
se condamne à l'insignifiance et à la folie. Hermann Karlovitch fait
feu sur un mannequin qu'il a affublé de ses propres vêtements, à qui
il a transféré sa propre identité, dans l'espoir d'échapper à sa vie, qui
n'est pas seulement la vie d'un petit-bourgeois raté et d'un époux
malheureux, mais, avant toute chose, celle d'un double littéraire de
trop: il est un double supetflu, un homme en trop, le double de
« l'homme superflu » de la littérature russe du XIX e siècle, la plus
inutile des figures. Hermann Karlovitch ne peut devenir Félix,
Aussi fort qu'il l'a tenté et qu'il l'a espéré, Hermann Karlovitch
ne pouvait pas être un génie, car il n'y a pas de meurtrier génial, et
pas plus d'artiste génial pour faire l'apologie du cnme: l'art est
création, le crime est destruction.
Pouvait-il même devenir un auteur? En fait, il n'a pu et il ne
pouvait être qu'un auteur calamiteux: c'est dans son propre texte,
en le relisant, qu'il découvre sa fatale bévue - nous recourrons ici
au texte anglais - «the mystic stick (my stick)/the mistake 1» en qui
se résume son échec, le bâton de Félix, portant gravée son identité,
et que Hermann Karlovitch a oublié dans sa voiture, réduisant à
néant toute sa machination et lançant les polices sur ses traces: Her-
mann Karlovitch est un assassin raté, et un écrivain tout aussi raté,
parce qu'il n'a pas remarqué qu'il se dénonçait lui-même, dans son
propre texte, comme le minable et surtout ridicule meurtrier qui
croyait avoir trompé tout le monde, et donc comme un «artiste»
doublement incapable, d'où son «désespoir» (p. 243), plus rien ne
lui reste que ruminer «sur les restes de [sa] merveille brisée» et à
écrire «rapidement et hardiment sur la première page de [son]
œuvre: "Désespoir" ; inutile de chercher un meilleur titre» (p. 242-
243).
Ce qu'il voulait, c'était être l' «auteur impliqué» de la narration,
se comporter comme Dieu et régner en despote absolu au moins
sur son texte, mais même ses personnages, qui auraient dû être ses
«galériens », échappent à sa férule, car il est lui-même l'un des
«galériens» du véritable «auteur impliqué», Vladimir Nabokov,
qui se représente, avec humour, dans la figurine de l'écrivain russe
émigré à qui Hermann Karlovitch pense envoyer son manuscrit,
mon premier lecteur, vous, l'auteur bien connu de romans psychologi-
ques [...] très artificiels, quoique pas mal construits (p. 107).
1. Encore un jeu de mots en anglais: ce qui est en jeu ici, at stake, c'est Hermann
Karlovitch en son entier: mistake/my stake, ma mise, mon sort.
204 1 L'ombre et la différence
vitch va-t-il passer à l'action? va-t-il réussir son évasion? a-t-il encore
une chance d'être heureux, sera-t-il felix ? aura-t-il, cette fois, un peu
plus de chance? Reste au lecteur à imaginer la suite selon ses préfé-
rences. Rien ne nous l'interdit, car seul le lecteur réaliste demande
une fin bien carrée. Cette sorte de lecteur naïf, qui relève de la plus
puissante des traditions, est persuadé de la «réalité» des événements
qu'il lit, tel est le pacte de lecture. Depuis le début du roman, il croit
que Félix est bien un double, ou une sorte de double, de Hermann
Karlovitch. Exactement comme ce dernier, il pense qu'il a échoué
uniquement à cause du malencontreux bâton de Félix: il est prêt à
avaler tous les plus saugrenus romans (que ce serait-il passé si Her-
mann Karlovitch n'avait pas commis cette «méprise»? l'imagination
de Nabokov n'y a manifestement pas suffi). Ce lecteur, dans l'esprit
duquel sont assis en rang un critique rationaliste, un juge sévère et sans
imagination et un policier vigilant, désire en fait que Hermann Kar-
lovitch soit pris, condamné et exécuté, pour que les choses soient
claires, et que le roman ait un sens.
Mais Hermann Karlovitch, en ce premier jour d'avril, qui est
aussi le jour anniversaire du grand maître de Vladimir Nabokov,
Nicolas Gogol, ne saurait manquer de faire de nous, lecteurs raison-
nables, désespérément sérieux et naïfs, fossiles vivants du XI xe siècle
réaliste, les poissons d'avril d'aujourd'hui.
Nabokov abandonne ainsi son Hermann Karlovitch dans une
situation des plus difficiles, comme Pouchkine avait fait en 1830
avec son Eugène Onéguine, tombé, un peu tard, aux pieds de
Tatiana, alors que le mari, un peu tôt, fait son entrée. Nabokov «ne
[se] souvien[t] pas de ce qui lui est arrivé» (p. 17). Ces paroles
insouciantes d'un auteur qui ne se préoccupe guère de la destinée
ultérieure de son personnage principal n'excluent pas que ce dernier
ait échappé au destin auquel nous pouvions nous attendre pour lui,
la guillotine, mais Nabokov a raison, Hermann Karlovitch n'est
vraiment pas un personnage intéressant, il est a frighiful bore. La
Méprise est la lutte finale, avec Hermann, serre-file de la procession
des Doppelgânger, c'est la fin du Double, de son règne et de ses
pompes.
Une petite fille laide aux yeux bleus et en robe rose entre dans
une salle de miroirs qui lui renvoient de tous côtés son portrait. De
sa poupée-révolver, elle fracasse les glaces les unes après les autres,
jusqu'à ce qu'elle hésite devant un grand miroir contenant son
image en jolie blonde adulte, vêtue elle aussi d'une robe rose, et qui
la regarde avec colère, les bras croisés. Est-ce elle future, une figu-
ration de sa maman ou de sa grande sœur, à bon droit tachées? La
petite fille tire sa dernière balle, l'effrayant fantasme s'écroule.
Batman entre de son pas ample et majestueux. La petite affreuse
se presse contre son genou, avec ce mot de nature ininventable: «Je
ne l'ai pas fait exprès! ». Batman, impénétrable, étend sur cette
petite tête têtue sa grande main gantée, apaisante et protectrice.
Bravo, petite! Grandir, c'est grandir seule, c'est avoir traversé et
abattu la forêt des doubles, s'en être, par tous les moyens, dépris.
Tu as la bénédiction de Batman.
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