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—
TROISIÈME ÉDITION
PARIS. — Ier
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
27, RUE DE RICHELIEU, 27
igo3
Tous droits réservés.
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« et voilà le succès. Sinon, le poème
passe de main en main, puis, encore
de main en main, jusqu'à ce que
<<
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TROISIÈME ÉDITION —
4903
Tous droits réservés.
PRÉFACE
Romney Leigh !
Je n'ai pas encore nommé mon cousin ; et pourtant il
était pour moi une espèce d'ami, mon aîné de quelques
années, froid, timide, absent par la pensée, tendre quand
il y songeait, grave avant l'âge, comme il convenait au
propriétaire de Leigh Hall. Cette dignité pesait comme
iun cauchemar sur sa jeunesse, réprimant les joies qu'elle
eût pu goûter, et lui faisant éprouver une agonie de re-
1mords en face de la misère universelle, du mal hideux,
qui lui montraient dans la possession de ses biens une
sorte d'injustice criminelle. Quand il venait du collège à
la campagne, bien souvent il traversait les collines pour
rendre visite à ma tante et lui apporter du raisin de ses
(serres. Si j'entr'ouvrais le livre qu'il tenait à la main,
j'étais sûre de trouver quelque volume de statistique, le
dénombrement des boucs fatalement voués à l'enfer, dé-
signés d'avance pour la gauche dans le jugement de
Dieu. Ma tante l'aimait presque ; elle tolérait même qu'il
soupirât en me regardant ; la compassion semblait être
pour lui un soulagement, et le soupir un don du ciel.
Elle le laissait donc parfois enfermer ma musique, mettre
de côté mes aiguilles, m'emmener dehors sous un pré-
texte quelconque — voir si les figues mûrissaient à l'abri
V
de lafaçade du midi. — A d'autres moments, elle détour- J
nait la tête, allait chercher un objet, me laissait le temps j
de respirer et de causer avec lui. C'était pour I*amour
de lui qu'elle m'accordait cela, évidemment. p
Quelquefois aussi le maintien, la physionomie de
Romney disaient qu'il eût voulu me sauver absolument.
Un jour, comme il était tout près de moi, il laissa
tomber doucement sa main sur ma tête penchée sur un^
ouvrage quelconqUe- : je me levai pour secouer cette
caresse qui osait me paraître douce à cette place sacrée
-4
-
malice, tout en marchant auprès de lui; je lui jetai un
regard de côté pour découvrir ce qu'il pensait, pareille
à un faucon posé sur le poing du chasseur, la tête un
semblaB
peu penchée, l'œil effrayé et défiant à la fois, qui
dire : « Attendez, vous allez voir ! Je vais m'envoler
tout à l'heure et vous ne m'en empêcherez pas ! » Momi
fauconnier muet me répondit d'un simple geste qui signi.
fiait: « Envolez-vous donc! :J Nous marchions en silence,*!
quand soudain, arrivés en vue de la maison, il saisit ii
l'autre bout de ma branche de lierre, et s'écria : —r
Aurora ! *
Je demeurai immobile, ma respiration même s'arrêta. i
— Aurora, ne plaisantons pas. Laissons là ce jeu du
cœur et de l'esprit. La vie, c'est l'union de l'un et de)i
l'autre, quand ils sont actifs, complets, sérieux. Ce sont i
des hommes et des femmes qui font le monde, de même)
que la tête et le cœur font la vie humaine. Que l'homme)
et la femme agissent, il y a du travail pour tous suri
cette terre assiégée de maux, et la pensée ne saurait i
accomplir l'œuvre de l'amour. Mais travaillez avec uni
but, je veux dire en vue d'une utilité quelconque, et t
non pour ces satisfactions futiles qui à la longue s'inter- -
posent entre nous et la vraie lumière. Oseriez-vous con-
fondre ces jouissances personnelles avec la gloire de )
ci
blanches ? Quand l'Egypte sera vaincue, que Marie chante
son cantique. Mais avant, c'est Moïse qu'il nous faut.
— Ah ! voilà !... mais où est Moïse ? se trouvera-t-il un
Moïse! Vous le chercherez vainement parmi les roseaux,
é tandis que vainement jejoue des cymbales. Accor-
jf1 dez-moi pourtant
que ces instruments ont servi à quel-
!,O que chose parfois, ne fût-ce qu'à coloniser des ruches
;« poète.
— Et vous concluez ?
manière frivole. D
donner?
Il saisit mes deux mains dans les siennes, et plongea
0 dans mes yeux un regard où pesait toute son âme.
:
les jambes fléchissantes, comme j'aurais suivi un fan-
n tôme me guidant à travers de ténébreux passages par
un doigt de feu.
Je trouvai ma tante assise dans son fauteuil au pied
de son lit; sur l'oreiller, aucune empreinte. Elle n'avait
pas eu besoin de lit, cette nuit-là, pour dormir profon-
dément. Suzanne avait ouvert les rideaux sans se dou-
ter que le cadavre de sa maîtresse était assis derrière elle
les yeux ouverts. 0 Dieu ! quelle ironie muette dans les
v rayons du soleil éclairant cette figure grise et rigide...
La morte tenait entre ses mains une lettre au cachet in-
tact qu'on lui avait remise la veille ; elle l'avait tenue
ainsi toute la nuit : qu'il s'agît là dedans de duchés ou
d'engrais, elle ne bougerait pas d'une ligne, évidemment
pour des disputes d'aussi peu d'importance, Tous les
soleils de l'univers répandant leurs flammes et dévorant
comme de la cire les espaces bleus, n'eussent pas fait
cligner ces paupières. Quelle était donc la dernière
vision qui avait laissé ces yeux troubles et ternes, leur
arrachant pour toujours la faculté de voir, comme si
rien d'autre ne restait qui fût digne d'être vu ?
Etaient-ce là les yeux qui m'avaient observée et per-
sécutée, épiant du matin au soir ma pauvre âme misé-
rable et haletante ? J'avais prié, une demi-heure aupara-
vant, qu'ils pussent dormir longtemps...
Ils dormaient maintenant. Dieu a parfois, pour nos
prières, des réponses promptes, inexorables; il nous
jette à la face, comme un gantelet contenant un don,
l'objet de nos désirs. Pour Dieu, chacun de nos désirs
est une prière.
Le mien était accompli. Je pourrais désormais mé-
diter à ma guise sur ce qui me convenait, conformer ma
vie à mes projets, me marier ou ne pas me marier.
Dorénavant, personne ne pouvait me désapprouver, me
contrarier, m'entraver. La place était libre, dans ce
désert fait depuis peu, pour Babylone ou pour Balbek,
quand les forces reviendraient pour édifier une ville.
:1
dont la foudre vient de tuer la femme ? Personne, n'est-
ce pas? Pourquoi donc, à un poème? Brisons le neuvième
cachet. Nous approchons de la fin. Ah ! celle-ci est de
Vincent Carrington : il veut, un rendez-vous de la Muse
qui doit inspirer son pinceau et lui prêter des ailes, et^
me demande, en post-scriptum, si j'ai entendu parler
de Romney Leigh, en dehors des journaux où, chaque
.
jour., il est question de ses phalanstères, de ses discours
de ses pamphlets, de ses plaidoyers, de ses rapports ;
il nomme incidemment lord Howe, qui honore de ses
applaudissements les sauveteurs de la trempe de Romney. j
tout en restant au bord, les vêtements secs, assistant à
la lutte du haut de la théorie. Très étrange, cette folie
soudaine s'emparant d'un jeune homme qui rêve de re-
faire le monde, tandis que lui, Carrington, se contente
de faire des tableaux. Il m'annonce deux croquis de sa'
Danaë, deux poses différentes entre lesquelles il me fau-
dra choisir : dans l'un, ardente, impudente, elle s'élance
les bras tendus, vers son amant divin, toute à lui déjà,
les cheveux épars dorés d'avance par la pluie merveil-
leuse ; dans l'autre, couchée dans sa chevelure semblable
à des algues marines, elle s'efface à demi derrière cette
pluie d'or, qui semble l'anéantir sous Je poids même
d'un amour lourd comme la destinée ce second projet
,
d'après le peintre indiquant mieux la passion. 1
Il a raison. Renonçant à elle-même, calme dans son
abdication, elle n'est plus Danaë, mais Jupiter, et nous
-
apparaît ainsi plus grande. Peut-être Carrington symbo--,
lyse-t-il par là, sans s'en do-uter, les deux états d'âme
de l'artiste attendant l'inspiration. Dans l'un, ces ins-"
pirations impatientes, sa personnalité accusée manquent
,
de réserve, par cela même qu'il l'attend : quand le Dieu
descend vraiment jusqu'à nous, notre rôle doit être tout
passif — ne l'oublions pas.
Je .le laisserai venir, ce bon Carrington. Il parle de
Florence — et il pourrait aussi faire allusion aux choses
d'il y a sept ans, ne serait-ce qu'au hérisson qui traversa
notre sentier, ou à l'oiseau blessé rencontré dans, une
^ promenade en ce temps où j'étais si malheureuse, cela est
certain. Et pourtant, depuis lors, une bénédiction semble
toujours me manquer.
La petite alouette, en chantant, s'élève dans le ciel. Il
j n'en va pas de même pour les hommes. Nos chants ne
sauraient nous arracher à la terre; tandis qu'ils s'élèvent,
nous restons solitaires ici-bas.— Peu importe, je reprends
' mon récit.
' Après ma séparation d'avec Romney, j'avais loué à
' Kensington
un logement peu éloigné de ces régions où
s'élèvent les oiseaux. J'y travaillai pendant trois ans.
Dans ce monde, le droit au travail est après tout ce que
^ l'on peut avoir de meilleur. Cette malédiction de Dieu
est pour nous un plus beau don que les bénédictions des
hommes : s'ils posent des couronnes sur notre front que
* Dieu a voué à la sueur, ces couronnes ont un cercle
d'acier et les morsures de leurs ressorts cachés y creusent
de douloureuses cicatrices. Procurez-vous du travail,
*
procurez-vous du travail! cela vaut mieux, soyez en cer-
»
tain, que tout ce que vous vous efforcez de vous procurer.
1 Sereine et sans crainte de la solitude, je travaillais
toute la journée. Je suivais le soleil, dans sa course à
travers les sombres matinées, les brumeux après-midi,
pareil à l'une de ces idoles druidiques toutes dégouttantes
du sang des victimes écrasées dans leurs lianes qui
rougirait l'air d'une buée de pourpre; promenant son j j
disque de cuivre flamboyant derrière un épais rideau
et surprenant par intervalles les toits en pente et les
tuyaux de cheminées d'un reflet de lumière crue.granM
Il
D'autres fois, je ne voyais que du brouillard, ce
brouillard couleur de tan, qui roule sur la cité pas™
se
sive, l'enveloppe lentement de ses replis, 1 étrangle
vivante, absorbe ses clochers, ses ponts, ses rues,
comme si une éponge avait effacé Londres — ou comme
si midi et minuit s'étaient rencontrés&rusquement, annu-
lant les heures intermédiaires, s'annulant l'un l'autre.
Les poètes dela cité ne méprisent pas ces effets. Les mon-
tagnes du sud, grisées par une atmosphère enivrante,
déchirant de leurs roches nues la brume compacte,
ont peut-être inspiré moins de chants. Personne ne chante
en descendant du Sinaï : pour faire l'ascension du Par-
nasse, on prend une mule et non la muse de la fable :
les forêts se chantent à elles-mêmes leurs antiennes et vous
laissent muets. Mais si, placé derrière une fenêtre de
Londres au déclin du jour, vous voyez la ville immense
s'évanouir dans le brouillard comme l'armée de Pharaon
dans la mer Rouge, chariots, cavaliers et fantassins
engloutis dans un silence de mort, alors, surpris par une
impression soudaine faite de vision et de mélodie, vous
vous sentez vainqueur sans avoir combattu, et comme
les autres filles des Israélites, vous entonnez avec Marier
sœur de Moïse, un cantique inspiré. *
Je travaillai avec patience, ce qui revient presque à
dire avec puissance. J'écrivis d'une manière médiocre,
quelques choses excellentes, je composai avec un art
parfait des choses sans valeur. Les unes et les autres furent
louées, les dernières surtout. Et au moment même où j'en
l
/enais à les considérer comme des fautes insignifiantes,
semaine après semaine, je recevais des lettres admi-
-atives de jeunes filles timides, ou de jeunes fats qui
menaient sans doute d'arracher de leur propre dos les
plumes d'oies avec lesquelles ils les avaient écrites. Plus
l'une, signée ou non, montrait son auteur fatigué de la
rie à dix-huit ans, bien que cherchant le flambeau d'une
nuse pour éclairer son aurore. Tous ces hommages qui
ne faisaient tour à tour sourire et soupirer, ne pouvaient
3as plus passer pour de la gloire que des roubles pour des
'rancs sur les boulevards de Paris. Je souriais de l'amour
lue j'inspirais à toute cette jeunesse — je soupirais en
la voyant incapable de s'attacher à quelque chose de
DIUS élevé que<moi, puis je soupirais encore et cette fois
moins généreusement en me disant que ce genre de succès
prouvait après tout mon infériorité même. Les forts ne
sympathisaient point avec moi; et lui... mon cousin
Momney, n'écrivait pas. Je sentais le doigt de son dédain
silencieux toucher une à une les bulles de savon dont ma
1
"éputation était faite et la réduire à néant. Oh je jus-
tifiais bien l'idée qu'il se faisait de ma taille, — évidem-
ment il ne s'était pas trompé d'une ligne. Jejouaisavec
l'art, je poussais des bottes avec une épée d'enfant, j'amu-
sais les collégiens et les pensionnaires.
Alors venait un soupir plus profond, rauque, résolu
— je travaillerais en vue d'un but supérieur, ou je
me contenterais de jouir. « 0 ciel! si je continuais à mar-
cher dans cette route banale, je deviendrais presque
populaire! » Je déchirais mes vers, et il n'en sortait
pas une goutte de sang : embryons dont le cœur n'a-
vait jamais battu, ils ne pouvaient mourir; la vie ar-
lificielle qui les animait s'éteignait comme des notes
isolées qu'aucun compositeur n'a groupées en mélodie.
Et cependant je sentais quelque chose brûler au dedans
de moi : telles ces chaudes semences de vie enfermées
dans la main dé Zeus avant qu'il ne semât les mondes.
Mais moi —je n'étais pas même une Héré. Mes doigts
serrés par une faible contraction nerveuse, cette infir-
mité de la femme, se refusaient à obéir à ma volonté. A
la vérité, mes nerfs se révoltent encore à cette heure; J
cette main ne pourra sans doute s'ouvrirtoute grandeque
lorsque l'étincelle sera éteinte ou la paume carbonisée,
et alors ce sera la douleur qui prouvera ma puissance. >
merci. »
j
lumen t vraie;
)
- La vérité est amère. Voici uni homme qui regarde
| toujours à. terre. Il faut donc être né bien, bas
pour atti-
rer son attention, à moins d'être une grandeur à l'état
« de ruine, comme- les débris, d'un beau plafond gisant
sur le sol ! Pour me mettre au niveau voulu, j'ai fait
\
ce que peut faire une femme : c'est toujours assez limité,
humbles créatures que nous sommes ! mais j'ai fait de
mon mieux. Comme les hommes mentent quand ils jurent
que nos yeux ont une expression!' ils sont tout juste
I bleus ou bruns et savent se baisser à demi. Les miens,
' pourtant, ont fait davantage j'ailu la moitié de Fourier,
:
Proud'hon, Considérant, Louis Blanc et plusieurs autres
kde
ses socialistes, et si j'avais été un peu moins amou-
reuse, je me serais guérie à foree de bâillements. J'en étais
^
mariage à un mois. ™
Je ne comprends pas très bien votre but, dis-je.
—
Vous désirez me conduire chez la fiancée de mon cousin
pour serrer sa main digne ou indigne et justifier ainsi
le choix de Romney. Fort bien. Mais ce qui m'échappe,
c'est la façon dont ceci va servir vos intérêts, et pourquoi
vous m'avez fait la singulière confession de votre amour.
Son front s'assombrit. ^
— Alors, Aurora, malgré votre nom lumineux, votre
esprit n'est pas plus éclairé qu'un après-midi de Londres!
Je voulais du temps, j'en ai obtenu ; je voulais vous
avoir, je vous ai : vous allez venir avec moi voir la
jeune fille dont l'alliance met fin à l'orgueil de votre race :
hautaine. Vous pourrez alors dire votre avis en connais-
sance de cause, et prouver à Romney avec votre bril-
lante éloquence qu'il fera tort au peuple et à la postérité
(vous manqueriez, votre but en cherchant à l'apitoyer
sur vous ou sur moi) par un mariage aussi exécrable.
Qu'il se rompe, et nous trouverons quelque chose de
mieux pour Romney. Soyez donc bonne, Aurora, ne me
méprisez pas tant si je dis ce que je ne devrais pas
dire... je sais que je ne le devrais pas! J'ai observé
comme les autres, jusqu'ici, la règle de fer de la réserve
féminine, soit dans ma vie, soit sur mes lèvres. J'ai
pleuré pendant une semaine avant de me décider à
venir. ém
Elle étîiit pâle en achevant. Ses dernières paroles pro-
noncées.avec dédain étaient saccadées. Le palefroi se
cabrait sous le harnais, raidissait son cou, et à l'écume
qui recouvrait le mors on voyait qu'il le rongeait.
Je me levai.
— J'aime l'amour; la vérité n'est pas plus pure. Je
comprends un amour assez ardent pour consumer ses
voiles et se montrer dans la nudité sublime et chaste de
la Vénus de Médicis. Mais un pareil amour doit brûler
mssi les masques et surtout celui de la trahison. Quoi !
— Qu'il l'aime J Qui vous dit qu'il veut une femme pour
L'aimer? Quand il achète un cheval, -ce n'est pas pour
l'aimer mais pour s'en servir, je pense. Il y a du travail
aussi pour la femme, et, après, de la paille, si l'homme
est généreux. Pour ce qui me concerne, vous vous trom-
pez en m'attribuant le pouvoir de rompre ce mariage ;
je ne le pourrais pas, fût-ce pour sauver la vie de Rom-
.
ney ; je ne le voudrais pas quand il s'agirait de sauver
Iii mienne.
— Si c'est ainsi que vous le prenez, adieu. Ecrivez en
paix— autant que cela vous sera possible du moins,
d'après certains sentiments secrets que je commence à
comprendre : évidemment je me suis fourvoyée en venant
ici.
Elle me toucha la main, inclina la tête, et s'éloigna
comme un nuage silencieux qui laisse derrière lui une
sensation d'orage.
Je respirai, à la fois oppressée et soulagée. — Après
tout, cette femme rompt avec les conventions sociales
par amour, dans la mesure où il lui est possible d'aimer.
Les lis sont toujours des lis, bien que des mains tachées
de noir les aient souillés. Et peut-être vaut-elle mieux
en son genre que Romney vivant de problèmes géomé-
triques, supprimant tout ce qu'il y a en lui de vie spon-
tanée et individuelle pour ne tenir compte que des géné-
ralités. Comme si l'homme, placé par Dieu devant un
pupitre, avait reçu de lui la mission de tenir ses livres
à l'encre noire et rouge et de condenser en soi les senti-
ments de millions d'êtreslNe serait-il pas plus vrai de dire
que la divinité du Créateur s'affirme surtout dans son in-
dividualité infinie, intense, éternelle, qui va prodiguant
les mondes innombrables èomme la vague sans cesse re-
naissante ses myriades d'embruns, par la seule force de
son essence intime, de son impulsion, de sa mystérieuse
puissance — l'amour spontané devenant la preuve et
l'expansion même de la vie spontanée ?
S'il en est ainsi, vivons !
;
sous un sourire enfantin, et elle ne tarda pas à me sou-
rire, de même que ses yeux mais ceux-ci semblaient se
ressouvenir de larmes passées avec l'arrière-pensée
,
|
;
..v
!'•
elle compta ses tristes plaisirs, et je me sentis bon
teuse. Elle me dit qu'elle se trouvait heureuse parfois dil*
coudre paisiblement seule avec ses pensées, tandis qu<p
les rimes de quelque poésie charmante traçaient autour
d'elle leur cercle chantant. — Ses ^parents Tappelaien f
une enfant bizarre et maladive, bonne à peu de chose ^
boudeuse et ahurie, qui ne savait sourire qu'aux haie: t..
et aux nuages, et tressaillait si on l'éveillait de sa rêverit ;
par une secousse ou par une simple parole. Elle ne s'en
tendait ni aux corvées du dehors, ni aux travaux dLf
ménage. S'ils s'étaient fixés quelque part, dans le nord, i
i
de la consolation. Elle restait immobile, plongée dans une
•
sorte d'extase, désirant, par moments, devenir plus ma-
>
I&de encore, puisque cela rend les gens si admirablement
-v
)ons,j'air si calme., et les journées aussi paisibles que les
•' leures desommeil ; elle comprenait maintenant comment
,s\ a maladie peut s'achever au ciel dans des
ravissements
v nexprimables, et comment, plus le mal s'aggrave, plus
:if e bonheur est sûr et prochain. — Puis, joignant les
u:. nains, elle fermait les paupières comme les fleurs font
îi ;haque soir dé leur pétales ; elle s'arrangeait de façon à
perdre une parcelle de ce temps béni.
ie pas
.' Après
'> plusieurs semaines de fièvre, sa jeunesse triom-
)ha de l'épreuve, l'âme révoltée se réconcilia avec le
;orps ; l'un et l'autre allaient se trouver rendus aux
levoirs de chaque jour. Il lui fut pern&is de se promener
entement dans les vastes salles nues, de regarder par
es fenêtres : après quoi une femme, qui l'avait soignée
: omme une amie, lui dit simplement (une ennemie n'eût
r
w»
sont assez rouges sans que tes joues s'en mêlent, et
quelque jour il se trouvera un homme pour raffoler des
cheveux rouges. — Lucy s'est donc évanouie hier soir au
1
.1
à leur portée, autrement ce singulier couple mourra de
faim avant de mourir de maladie ! — Miss Bell; les ciseaux,
je vous prie. — La vieille est paralytique, c est pourquoi
doute l'aiguille de Lucy allait encore plus vite que
sans
souffle, qui était pourtant trop rapide, comme nous
son
Marian Erle ! eh ! quoi
— vous n'êtes pas assez
savons.
bête pour pleurer ? vos larmes vont gâter la robe neuve
de lady Waldemar, compatissante créature que vous
êtes !...
Marian s'était levée toute droite, et laissant là travail
et conversation, était sortie, à la stupéfaction générale,
pour aller soigner Lucy, quoi qu'il advînt. Elle savait
bien qu'en agissant ainsi elle perdait avec sa place toute
chance de rentrer en grâce auprès de sa maîtresse. L'ou-
vrière absente serait remplacée forcément et non par
inhumanité, sans que personne pût le trouver blâmable.
Mais la pitié aussi a ses droits. Pouvait-elle laisser périr
la pauvre fille dans son abandon, tandis qu'elle-même
concentrerait son attention sur un ourlet de robe comme
si aucune œuvre n'était plus importante? « Dieu, pen-
sait-elle, a besoin de ma main en ce moment ; Lucy a
soif peut-être, et personne pour la secourir. Que d'autres
se passent de moi! que l'appel de Dieu ne me trouve ja-
mais sourde ! »
Marian s'installa donc auprès du lit de Lucy, heureuse
d'accomplir son devoir. Et en récompense la force lui
fut donnée de tenir bien haut, à bras tendu, le flambeau
de la charité qui console les yeux mourants, en atten-
dant que les anges, du côté lumineux de la mort, aient
préparé le leur. Quand Lucy la remerciait et louait sa
bonté, elle se sentait étrangement émue. « Marian Erle
appelée bonne! pensait-elle. Quoi! cette même Marian,
battue et vendue, et qui n'a pu mourir? C'est une bonne
fortune en vérité que d'exercer la compassion. Ah ! vous
quiêtes nés pour jouir d'une pareille grâce, pensez avec
pitié à la classe déshéritée des pauvres, réduits à croire
que la meilleure de toutes les fortunes est de se voir
traité avec bonté par les autres. »
Lorsque Lucy, de sommeil en sommeil, s'en fût allée
doucement comme la petite lumière qu'on' voit au loin
sur la colline, et dont nul ne peut dire le moment où
elle a disparu, bien que tous voient qu'elle n'y est plus
— alors un homme entra qui se tint debout près du lit.
La misérable vieille idiote se mi t à crier faiblement comme
une enfant qui étouffe : — Monsieur, monsieur, ne me
prenez pas pour le cadavre au moins! ne m'enterrez pas,
moi J'ai beau être couchée sans mouvement, je suis
1
aussi bien en vie que vous, excepté les bras et les jambes.
Je mange, je bois, et je comprends que vous êtes le mon-
sieur venu pour les funérailles. Au nom du ciel, dépê-
chez-vous, monsieur. Ah! certainement je serais en
meilleur état si Lucy, que vous voyez là (c'est Lucy qui
est la morte, monsieur), avait travaillé un peu plus pour
m'acheter du vin. Mais elle a toujours été lente à l'ou-
vrage, et je ne perdrai pas grand'chose en la perdant.
Marian Erle, parlez donc, et montrez le corps à monsieur.
Et alors une voix dit : — Marian Erle! —Elle se leva.
C'était l'heure des anges; — et voici, le sien se trouvait
là. Elle s'étonna à peine de voir Romney Leigh. Comme
novembre met sa neige dans les nids vides, comme
l'herbe vient sur les tombes, la mousse sur les pierres,
le soleil de juin sur les ruines à travers des brèches, les
.esprits consolateurs aux affligés par l'épreuve, le ciel
lui-même à l'âme humaine par les affres de la mort, de
même il arrivait sans être attendu partout où était venue
la souffrance.
<- f-'
Il ne fut point fâché, comme elle l'avait craint, de ce
qu'elle eût quitté la maison où il l'avait placée. Et lors- f
après rensevelissement, il la retrouva auprès du f
que,
corps à demi-vivant qui gisait la, le cœur atrophié aussi f^
bien que les membres, acceptant tous les sacrifices et
remerciant par des malédictions, il ne dit pas que c était
bien, mais ne parut pas le désapprouver non plus. Loin ^
de là, il venait chaque jour, et chaque jour elle sentait
dans sa manière de parler et de la regarder une pré-
sence plus tendre de son âme, jusqu'au moment où il
'séparerons plus.
f
lui dit : — Nous ne nous ..
Ce fut le jour même où Marian eut achevé son œuvre. *
Elle avait arrangé le lit vide, balayé la sciure sur laquelle f
le cercueil, remis ordre les chaises te
avait reposé en sur
lesquelles la vieille infirme ne devait plus bavarder;
debout au milieu de cette pauvre chambre froide, la clé $
de la porte à la main, elle était prête à partir comme les
autres, bien que ce fût pour prendre un autre chemin. Il ..
paria : £
Chère Marian, Dieu nous a tous faits d'une même a
—
argile ; les hommes ont beau la pétrir comme les enfants a
qui façonnent des pdtés de terre, donner une apparence h
de réalité aux créations de leur fantaisie, inventer des J
inégalités, des dignités, des privilèges, quand tout, au
fond, n'est que de la boue — à la fin, pourtant, il fautt)
|
bien qu'ils y reviennent : le premier fossoyeur venu le ^
prouve avec sa pelle et rétablit l'égalité par un nivelage
..
définitif. Qu'avons-nous besoin, vous et moi, d'attendre ij
ce moment ?
'
Elle le regardait sans comprendre, ainsi qu'on s'efforce
de trouver le ciel à travers les pluies d'automne torren- s
tielles. Il continua : ' ,
I
Marian, je suis de noble naissance, comme disent
1:
ÎS hommes, et vous êtes née au milieu du peuple, qui
n st noble aussi. Parce qu'une lance tyrannique a percé le
i œur du crucifié en séparant le monde en deux, et opposé
i 38 classes aux classes, les riches aux pauvres, est-ce une
t.
aison pour que nous restions séparés ? Non. Appuyons-
ù. on s plutôt l'un sur l'autre, efforçons-nous ensemble de
e approcher les bords sanglants de cette plaie béante, en
J ant que deux âmes en sont capables. Unissons ma
if ichesse et votre misère dans une protestation commune
k ontre les torts de tous.
"
Ses paroles n'apportaient qu'un sens confus à l'esprit
,
ie Marian, car il lui tenait la main en parlant et- le
/ œur de la jeune fille battait si fort qu'autant eût valu
es écrire sur la poussière, où quelque pauvre oiseau à
r
teine tombé du bec d'un faucon battrait des ailes, effa-
ant tous les mots tracés.. Elle comprit à peu près ceci :
.
~ e trouvant, elle et lui, aux deux extrémités de l'échelle
^ ociale, ils avaient été marqués d'une même empreinte,
lestinés qu'ils étaient l'un et l'autre à un ministère de
charité, lui par son savoir, elle par ses sentiments; —
ui par sa conscience d'homme, 'elle par son cœur, de
, femme ; il leur fallait renoncer, l'une à son labeur per-
onnel tout honorable qu'il fût, l'autre à la large exis-
V
ence que sa fortune lui permettait pour travailler
:nsemble avec Dieu, à une œuvre d'amour. Et puisque
j )ieu voulait qu'en étendant la main pour toucher à
* :ette arche sainte, il rencontrât
la main d'une femme,
* 1 accepterait le signe
avec la mission, il garderait entre
3 es
siens ses doigts débiles ; c'est pourquoi il lui disait :
' Ma compagne de travail, sois ma femme. »
<
j
égards auxquels il a droit pour admirer dans un miroir
a perle de sa propre beauté ; — tandis que moi... ah !
hère madame, la serge vaut mieux que la soie quand
Tiennent les jours de froid, et je serai une femme fidèle
,
>
)our votre cousin Leigh.
Avant que j'eusse pu répondre, il se trouva là en per-
onne. Il avait probablemeut entendu la moitié de ce
[u'elle avait dit. Il paraissait pétrifié, blanc comme le
narbre ; est-ce que d'ordinaire de tendres discours font
insi pâlir les hommes ? il l'aime donc profondément.
— Vous ici, Aurora je
! C'est icique vous rencontre ?...
- Nos mains s'étreignirent.
— Mais oui, cher Romney. Lady Waldemar m'a en-
'oyée en toute hâte pourvoir ma future cousine.
— Lady Waldemar est bonne.
— Voici en tous cas quelqu'un qui est bon, dis-je avec
in soupir en caressant l'heureuse tête de Marian, qui
ittendait son tour d'être remarquée comme un chien
remblant, à la fois patient et passionné. — Je viens de
)asser une heure avec votre fiancée, je l'ai apprise par
œur et c'est par le cœur que je puis vous remercier de
a cousine que vous me donnez.
— Vous daignez en fin accepter un don de moi, Aurora
Enfin j'ai trouvé un moyen de vous plaire ?
voix était changée
| £
|
IH
Comme sa !
V
dédain plein de mélancolie et d'impatience — un homme
qui n'aurait jamais eu d'enfant mettrait ainsi de côté un
enfant qui joue à l'homme. Vous n'avez jamais compris,
vous ne comprenez pas à cette heure, et vous ne com-
prendrez jamais mon choix, ni mon but, ni moi-même.
Mais peu importe à présent. N'en parlons plus, comme
vous dites. Je vous remercie de votre générosité iie cou-
sine qui m'aide à vous faire ce présent. J'accepte pour
Marian votre appréciation bienveillante. Ellé et moi qui
ne sommes point poètes, nous sommes tombés sur une
époque où le mariage demande moins un amour mutuel
qu'une charité commune à répandre ensemble sur les in-
nombrables déshérités de l'amour. Unis par l'anneau nup-
tial comme les galériens par celui de leur chaînes, nous
travaillerons à deux avec la même continuité — l'hon-
neur seul sera plus grand. Quant à l'amour tel que les
poètes l'entendent (vous êtes en retard sur votre siècle),.
l'amour... ah ! ce paradis des fous n'est pas plus de sai-
son que celui d'Adam. Un cygne nagerait plus facilement
sur les cascades de Trenton, que l'amour au plumage
fabuleux sur les cataractes périlleuses de cette période
de transition, dont le bruit assourdissant bourdonne dans
mes oreilles etleur interdit à jamais d'entendre une autre
musique.
Je me retournai de mauvaise humeur pour embrasser
Marian. L'homme m'avait si bien déconcertée et irritée,
que je me réfugiais auprès de la femme, de même qu'il
nous arrive, quand l'atmosphère surchauffée d'un appar-
tement nous suffoque, d'ouvrir la fenêtre pour aspirer
une bouffée d'air pur et rafraîchir notre front à l'humidité
de la nuit. Elle, du moins, n'était pas bâtie à la manière
des remparts, brique par brique, à l'alignement voulu,
le feu de la jeunesse les n
d'autant plus résistantes que a .
durcies davantage : ces briques peuvent être excellentes
et le mur solide, mais il sert à nous barrer le chemin
après tout, et nous avonsbeau nous cogner la tête contre j
-lui, nous ne pouvons voir ce qui se passe au dedans. L
Adieu, dis-je pour celte fois, mes cousins. Et
pardonnez-moi le mot, Romney, soyez heureux — oh
- ! !
i
m
sement simultané de leurs robes de moire ; tandis que >
I
ï
Depuis lors, j'ai dormi pendant bien des nuits, veillé
pendant bien des jours — mais ce souvenir me hante
sans cesse avec l'obsession d'un cauchemar. Il y a, en
vérité, des journées fatales, dans lesquelles les années
ont pris racine si profondément que toutes leurs fibres
frémissent quand on en remue la poussière.
Mon cousin me prit la main en passant, me dit
que
Vlarian Erle allait venir accompagnée de ses amies de
noce, me plaça rapidement près des marches de l'autel,
puis alla attendre sa fiancée au milieu de nobles dames
ît d'hommes de haute naissance.
Nous attendions. Il était de bonne heure. On avait le
temps de se dire bonjour, d'échanger un compliment, et
peu à peu on entendit s'élever une houle de conversation
féminine dont l'écume s'éparpillait çà et là sous forme
i's anglais aussi doux qu'un c chut t silencieux,
— aussi
Derceptibles pourtant que les phrases prononcées sur
an ton plus élevé par des voix d'hommes; — c Oui, en
vérité, s'il nous faut attendre dans l'église, il faut bien
y parler. » — « Çà ? c'est lady Ayr, en bleu ; en rouge,
;'est la douairière. »
— « Elle paraît aussi jeune... » —
<
Vous voulez dire aussi coquette; si vous l'aviez vue
eudi soir, vous trouveriez miss Norris modeste. »
—
t Encore vous ! Comment ! il y a trois heures, je valsais
ivec vous; debout,à six, debout encore à dix! le temps
le changer de souliers. Je me sens aussi blanche
— «
lu'un fantôme et d'humeur aussi sombre ; ne me parlez
lonc pas, je vous en prie, lord Belcher 1 , — « Bien ; je
ne contenterai de vous regarder : avec votre figure on
l'en demande pas davantage. En pleine église?... fi
—
lonc '! »
— « Adair, vous êtes resté fidèle à la com-
mission? » Manqué l'affaire
— « — pour un vote. —
« Ah! diable... tant pis. Si je n'avais promis à mistress
Grove... » — « Vous auriez pu tenir parole à Liver-
pool. » __ « Les électeurs doivent se souvenir, après tout,
que nous sommes de simples mortels. — Nous nous
chargeons de le leur rappeler. » — « Chut! Voici la mariée
dans une rivière de lait. — « Là-bas ! mon cher, vous
]l'
la voici... »
— Où
C!
cela
-
de la société avec de jolies1 figures' effarées. « Enfin!
? qui l'a vue? vous me poussez,
monsieur, beaucoup plus qu'il n'est convenable...
— Madame, vous marchez sur mes volants ; je vous sup-
plie.. jJ — Non! ce n'est pas la mariée. Onze heures
cI:
ni chez moi, ni chez Romney, qui nous vaut tous les deux. ;
îleva la voix :
t
r*
— Prenez garde, vous autres, que la viande et lat>ière
?' ie vous soient chipés comme le reste. Une chope est
olus vite renversée qu'une femme n'est perdue! Ces no-
t-
oies ne sont guère honnêtes avec les pauvres : ils nous
élèvent pour nous tromper.
^ — Allons, Jim ! s'écria une femme, j'ai le cœur tendre
moi, je n'ai jamais écorché un enfant en le rossant que
je n'en aie pleuré le moment d'après
— et j'ai le malheur
l'en avoir sept. Je n'aurai pas faim, même pour du bœuf
-
tant que je ne saurai pas ce que cette fille est devenue.
.
j Elle est perdue, nous dit-on ? tuée, peut-être !
Je me mé-
fIais, d'abord, je pensais bien que ce grand personnage ne
^
nous voulait rien de bon ni à elle non plus. Il se peut qu'il
en ait eu raison en lui montrant un anneau de mariage,
et puis il l'aura étouffée hier soir, et toute celte histoir
n'est que pour nous faire tenir tranquilles comme elle
pauvre innocente! «
Disparue! »
Il n'y a que les esprit
qui disparaissent et on n'y croit pas aux esprits! Je vou
demande un peu si une fille se sauverait au lieu de si
marier ? L'histoire est bonne ! C'est un méchant homme
je vous le dis, un méchant homme. Pour moi, je préfèn
tromper ma faim en buvant du gin, que d aller ~(Uaéu
«
vient frapper des yeux délicats.
«
Mais votre cousine a été meilleure encore, tout à fait
« semblable à vous. Avant votre arrivée ses lèvres
,
«
s'étaient posées sur les miennes, j'avais senti son âme
« passer dans ce baiser grave comme un feu sacré. Que
« Dieu me soit.en aide! Cela m'avait donné de l'orgueil,
«
je lui dis presque que vous ne perdriez rien en me
« prenant pour femme. Depuis IOr8, j'ai beaucoup ré-
«
Adieu I... je sais que je ne l'ai jamais touchée.
« Voici ce qu'il y a de plus triste : les enfants grandis-
« sent, et ne convoitent plusles choses qu'ils ne peuvent
« atteindre. Pour une pièce d'argent, ils sauteront très
Il haut; pour les étoiles, plus jamais.
Je l'arrêtai : *
I
t
quelque aliment impur et abominable. Car ici la satiété
prouve une pénurie plus irrémédiable, et puisqu'il nous
faut être affamés, mieux vaut être privé d'amour humain
que de vérité divine, de doux compagnons que de grandes
convictions. Sachons porter nos fardeaux et préférer nos
foyers désolés à des âmes désertes.
On nous croit envieux, nous autres rimeurs ; en ma
qualité de femme sans doute, je ne le suis de personne
s'il s'agit de style ou de composition. Ce que j'envie à
un auteur, c'est le sourire d'une mère qui sanctionne
son œuvie d'hier comme elle approuva ses devoirs d'en-
fant, c'est l'affection d'un époux chéri plus grande
encore que son admiration.
Qui m'aime?... Père chéri, douce mère, je prononce
quelquefois vos noms quand je suis seule. Ils font fris-
sonner le silence et me semblent aussi étranges que l'est
la langue hindoue pour un homme né aux Indes, mais
transplanté en Angleterre depuis nombre d'années ; ou
comme des vers étrangers dont nous avons oublié le sens
et dont la musique continue à chanter à nos oreilles.
C'est là-haut, dans le ciel, qu'il me faut chercher mon
père et ma mère ; leurs chers visages m'apparaissent
entourés d'une lumineuse auréole, ils ne sont plus de la
terre, il ne comptent plus pour mon foyer. Les meilleurs
vers écrits de ma main ne peuvent les atteindre pour
obtenir leur approbation. La mort sépare absolument,
met de terribles inégalités entre les vivants et les morts
et une différence de langage comme celle qui amena la
dispersion de Babel. Un César même ne saurait marcher
de pair avec ceux que je pleure.
Et pourtant cette séparation, ce changement sont
peut-être moins grands qu'ils ne le semblent. On vend
'
cinq passereaux pour une pite, et Dieu prend soin de
t
ser les bottes de son père, il semble se croire aussi l'hé, '
ritierde son autorité maritale. Je me suis laissé dire qut 1.
ce spectacle était touchant. Cher lord Howe, ne faite; \
jamais mon éloge de cette façon contre vos conviction .
quand le succès et les fagots me manqueront à la fois <
Pas tant d'amertune, car... en un mot, j'ai un< r
—
lettre à vous remettre desapart, il m'a conjuré de vous »j,
cr:
Chère lady Waldemar,
« Je n'ai pu vous parler au milieu de la foule ; ce soir,
« impossible de m'endormir en laissant sans réponse la
I
Voilà les vieilles Tuileries avec leur grand capuchon
baissé sur leurs yeux, confondues, bourrelées de
ix emords à. l apparition d'une nouvelle figure dans leurs
niroirs dévorants... Quel monceau d'enfants
on voit à
!
ravers la grille du jardin!, on dirait que de toutes les
? ues avoisinantes ils ont été balayés comme des feuilles
usque sous ces marronniers : serait-ce par des ombres
.Mêmes d'illustres victimes errant autour du théâtre
f unèbre deleur supplice ? Chers et jolis bébés, je leur
>
est ainsi, je devrais écrire à Romney pour le rassurer.
Ma plume s'est échappée de mes doigts, mes mains se
;
sont serrées l'une contre l'autre comme des mains qui
n'ont rencontré aucun appui. Comment lui écrire une
demi-vérité, en fermant les yeux sur l'autre moitié... la
pire? Que sont donc nos âmes, si pour continuer leur
marche d'un pas tranquille, pour ne pas ressauter a
chaque pierre du chemin, à chaque feuillu morte, il leur
faut porter un bandeau, ignorer des faits, supprimer les
six dixièmes de la route ? Mon âme, regarde la vérité en
face Or, aussi vrai que ce visage était celui de Marian,
1
« morte,
elle est seulement... damnée. »• r
-
| vingtaines jamais une Marian Erle. Autant eût valu
il aller
aux champs chercher un haricot bigarré, moucheté
par
I
i
jeunes, éveillées, des têtes aux tresses noires, rapides
comme les bouvreuils dans un arbre en fleurs; elles st
penchaient sur tous les bouquets, les marchandant avec
une joyeuse volubilité. Soudain mon cœur bondit au
dedans de moi: j'avais entendu une voix faible, hési-
tante, demander lentement, avec un accent étranger, le
prix d'une branche de genêt : — Autant que cela? Alors
c'est trop cher pour moi! et en disant ces mots la
bouche qui les prononçait se retourna de mon côté, si
près de moi que son,soupir vint effleurer ma joue.
— Marian! Marian !... m'écriai-je en saisissant ses
poignets délicats de mes deux mains. Marian, je voagj
retrouve enfin, —je ne vous laisserai pas aller.
Elle chancela, pâle comme une fleur que la rafale jette
contre une palissade.
Laissez-moi! dit-elle.
^
—
— A aucun prix! Voilà bien des jours que j'ai perdu
ma sœur Marian, je la cherche depuis lors dans toutes
mes promenades, dans toutes mes prières. Et mainte-
nant que je l'ai trouvée, — jetons-nous le pain gagné
par notre travail, obtenu par nos prières! Irons-nous
l'émietter et le perdre? Pourquoi ferais-je ainsi de toi,
ma sœur Marian? J'avais soif de toi; — pourrais-je te
nuire? Non, n'est-ce pas? Pourquoi cette défiance? Ne
tremble donc pas ainsi. Viens plutôt avec moi là où nous
pourrons causer tranquillement. J'ai un appartement où
nous serons seules. $Èâ
Elle secoua la tête. W
— Je préférerais un toit de mousse où une fleur
pourrait pousser, à votre demeure où il n'y a de place
que pour deux; mais à cette heure je ne saurais m'en
payer un pareil. Merci pour votre offre. Vous êtesbonne
i
comme le ciel, bonne comme une personne que j'ai
connue autrefois. Adieu.
Au nom de Romney, je n'accepte pas votre adieu.
—
(Elle resta immobile, bien que j'eusse laissé aller ses
mains.) Au nom de son amour, en souvenir du bien
qu'il voulut vous faire, de l'affection qu'il vous demanda,
du chagrin, de l'abandon, des reproches qu'il a subis en
retour...
Lui, Romney? qui a eu le cœur de lui faire de la
—
peine? A quels reproches faites-vous allusion? Par pitié,
parlez vite1
<
sommeil en avaient gardé l'empreinte.
Je restais muette, comme Marian, m'e demandant
eom-
'ment une pareille innocence pouvait constituer la preuve
d'une faute. Le grand jour fit ouvri-r lesyeux au petit
être, ces yeux bleus s'arrêtèrent sur nous, un-peu étonnés,
embarrassés de concilier notre très mortelle présence
v avec les visions d'anges qu'il venait d'avoir. Lorsqu'il
: reconnut le visage de sa mère, il l'accepta à la place du
>
ciel avec un sourire qu'il y avait arpris sans doute; il
bougea pas, mais continua à lui sourire dans une sorte
ne
d'extase paisible et bienheureuse, toujours comme une
rose qui fleurit au milieu de ses feuilles, contente de
remplir sa destinée et d'être belle.
Marian se pencha au-dessus de lui, le buvant des yeux
cette tendresse excessive où se confondent le ravis-
avec
sement et l'angoisse — car l'amour contient les émotions
les plus extrêmes. S'oubliant elle-même, noyée dans un
infini de tendresse, sa figure pâle et passionnée était
tout entière à la contemplation de son enfant. Puis,
comme il souriait, elle lui sourit en retour' doucement;
s'en sans rendre compte, les couleurs lui revenaient ; on
eût dit qu'observant une flamme elle en avait reçu quel-
que reflet.
Comme il est beau ! dit-elle.
—
Faut-il, pensais-je, que le péché ait ses compensations
comme le chagrin, cette chose sainte? ce jouet de la
femme qui s'appelle l'enfant m'empêchera-t-il de flétrir
le vice ? Je m'efforçai de rester froide en répondant :
L'enfant est assez beau. Si les mains de sa mère
—
sont pures, elles peuvent se réjouir de serrer ce trésor.
Sinon, elles feraient mieux de s'appuyer sur l'autel in-
candescent où l'on immolait les agneaux que de toucher
les boucles sacrées d'un enfant comme celui-là.
Elle plongea ses doigts dans ces cheveux frisés comme
une accusée qui ne redouterait pas l'épreuve du feu.
O non chéri ! les plus impurs des hommes repre-
—
naient courage, autrefois, pour s'approcher de Dieu, par
le moyen de ces agneaux auxquels tu ressembles. Toi.
tu ne peux même m'obtenir un peu de pitié et quelques
bonnes paroles !
I: H
basse et calme elle commença son récit : ainsi parlerait
être parvenu sur le rivage d'un autre monde en ra-
un
contant son existence antérieure, sans que ni colère ni
honte eût la puissance de l'émouvoir. Elle avait aimé à
comme d autres prient, plus parfaitement ab-
genoux,
sorbée qu'eux dans son adoration. Elle se sentait à Rom-
même titre qu'une esclave, un tabouret où il
ney au
pourrait poser ses pieds, une coupe qu'il remplirait à
son gré de vin ou de vinaigre et qui attendrait, à la
portée de sa main, le bon plaisir du maître : il lui sem-
blait tout naturel qu'il y inscrivît son nom. Au reste je
l'avais vue en ce temps-là, j'avais pu remarquer que cet
amour était devenu toute sa vie, pareil à ces lumignons
que les ménagères posent à la surface de l'huile et qui
se consument tout entiers dans l'espace d'une nuit.
Faire le bien étant l'essence môme de sa vie, elle ne
supposait pas qu'il fallût autre chose pour le rendre
joyeux. Elle ne s'était jamais demandé s'il était heureux
du moment qu'il la rendait heureuse, ni s'il l'aimait,
puisqu'elle l'aimait tant. Qui songerait à demander si
le soleil est lumineux voyant la lumière qu'il répand,
qui oserait mettre en doute la félicité de Dieu ? Elle
s'avouait coupable d'avoir accepté comme incontestable
ce dont elle aurait dû s'assurer d'abord, mais de cela
seulement. Qu'espérer d'une créature comme moi? dit-
elle. Votre chevreau favori, laissé en liberté dans un beau
jardin, malgré son attachement et sa gentillesse, sau-
tera dans les plates-bandes, cassera vos tulipes, broutera
les bourgeons de vos massifs ; il serait surprenant que
la petite bête fit moins de dégâts : un jardin n'est point
un endroit convenable pour des chevreaux.
./.
Au contact des amies bienveillantes amenées par Rom-
-
ney, elle avait senti combien elle était déplacée, elle
aussi, dans cet Eden délicieux : comme le chevreau inin-
telligent, elle nuisait à l'objet de sa plus tendre affection.
Une telle pensée est faite pour rendre une femme folle
(c'est sa supériorité sur l'animal) ; il est affreux pour
elle de se dire que son amour peut devenir mortel à
l'ami auquel elle sacrifierait sa vie, que ses bras, en se
nouant autour d'un cou bien-aimé, l'entraîneront dans
l'abîme, qu'en lui prodiguant son âme elle attire sur lui
la perdition.
— Vous demandez qui avait remué ces pensées en
moi? Oh ! ce n'est personne, personne, vous dis-je. La
lumière brille et nous y voyons, mais si nos yeux
n'étaient ouverts, toute la lumière du monde ne pourrait
nous éclairer. De même, si Marian y a vu clair à la fin,
c'est que la faculté de voir était en elle ; sans cela lady
Waldemar eût parlé en vain.
— Ah! m'écriai-je, elle a parlé!... les pressentiments
de mon cœur ne m'avaient donc point trompée !
— Parla-t-elle ? dit Marian rêveuse, ou se fit-elle seu-
lement comprendre par un signe, par un jeu de physio-
nomie ; était-ce dans son regard qui m'impressionnait, ou
dans les plis de sa robe, comme un parfum de romarin
qu'un mouvement répand dans l'air à l'insu de tout le
monde, qui pourra le dire ?... Une chose est certaine :
du moment où cette femme gracieuse est venue me voir
pour la première fois, j'ai vu les choses sous un jour
différent et cessé de mettre ma confiance en cet abri
sous lequel toutes mes espérances s'étaient blotties. Mon
cœur agité allait et venait, battant des ailes comme les
oiseaux avant l'orage, sans connaître la cause de son
effroi. Et cependant, la dame revenait bien plus souvent
que ne le pensait mister Leigh ; elle me défendait de lui
parler de ses visites, parce qu'elle avait du plaisir à
me témoigner ainsi son amitié en cachette ; elle était
bonne, lady Waldemar ! Et chaque fois elle apportait
un peu plus de lumière avec elle, et chaque fois cette
lumière rendait mon chagrin plus évident... Mais quoi!
nous ne la blâmerons pas pour cela, il en serait de même
si un ange entrait chez nous : sa pureté prouverait notre
imperfection. Et chaque fois elle me semblait plus belle
et sa voix plus mélodieuse; et enfin, de même que les
gens émus par une musique ravissante se mettent à
pleurer, j'éclatai en sanglots devant elle, je lui demandai
conseil : mon bonheur m'avait-il induite en erreur?
voulait-elle me remettre dans la bonne voie? Placée par
sa naissance et sa sagesse au-dessus des plaines que je
n'avais jamais dépassées, elle pouvait juger de la situa-
tion, savoir si j'étais capable décroître sur les hauteurs,
si une pauvre herbe de mon espèce suffirait à apaiser la
faim de Romney Leigh, ou si le repas devait lui sembler
maigre ou 'si même il ne risquait pas de mourir d'inani-
tion? Elle m'entoura de ses bras généreux, ce qui me
fit rêver une seconde au bonheur d'avoir une vraie mère,
mais lorsque Je relevai les yeux, son visage me parut
rajeuni, et la jeunesse,est trop brillante pour n'avoir pas
quelque chose de dur : chez elle la beauté triomphe de
la bonté.
;ï
«
Biei. que très-bonne, lady Waldemar me blessa,
comme vous blesse le soleil quand il brille'sur vos pau-
pières et vous réveille avec un mal de tête. Et bientôt
la clarté fut assez vive pour me meurtrir aussi le cœur.
Elle me dit la vérité que je lui avais demandée, c'était
ma faute; elle me dit que Romney, le voulût-il, ne pou-
vait m'aimer d'amour : il y a des sangs qui coulent
ensemble comme certaines rivières sans pouvoir se mê-
ler jamais. Il voulait m'épouser afin de s'allier à ma
classe, mettre en pratique une théorie inconsidérée ;
une fois marié, un homme aussi juste et aussi bon ne
pourrait faire autrement que de rendre ma vie facile et
douce ; il me donnerait des serviteurs, des bijoux, toutes
mes fleurs préférées, de belles robes de soie tout le long
-
de l'année... Je l'arrêtai : Voilà pour moi, mais.lui?-
Elle hésita ; la vérité devenait difficile à dire: Evidemment
P*
^
un homme comme Romney Leigh avait besoin d'une
femme qui fût plus à sa hauteur. S'il lui fallait, jour
après jour, se baisser pour ramasser de la sympathie,
. des opinions, des pensées, et pour cet échange de
pro-
pos qui aide un homme à vivre, son lot élait dur. On
' n'achète pas, en guise de canne, un jonc qui vous arrive
au .genou. Il serait amer pour lui de se voir condamné à
ne jamais goûter cette joie parfaite des couples bien as-
sortis, où les deux individualités se fondent dans le bon-
heur des impressions partagées. Je demandai si la
volonté sérieuse, l'amour dévoué, joints à ma jeunesse
s ne pourraient m'élever jusqu'à son niveau, comme deux
bras vigoureux élèvent un enfant jusqu'au fruit qu'il
convoite. —Je crains que non, medit-elle en soupirant
profondément. Vous avez beau, à force de soins, faire
d'un œilletsauvage une plante de jardin, vous ne sauriez
le transformer
en héliotrope : l'espèce reste. Puis vint
la vérité plus cruelle : Romney Leigh, si téméraire quand
^il s'agit de franchir les palissades, si brave quand la
conscience parle^wsi prompt au martyre, saurait-sans
! aucun doute souffrir avec fermeté, mais n'en souffrirait
pas moins Sûrement et amèrement, en voyant ses pairs
lui tourner le dos à cause d'un mariage honteux, fair
de lui le but de leurs sarcasmes. — J'essayai d'insinué
que nous lui faisions tort par nos craintes. Et
— si, dis-je
ces choses ne parviennent pas plus à l'émouvoir ql1
les chevaux piaffant dans la rue ne peuvent éclabousse
une reine assise dans les appartements de son palais?..
J'eus un instant d'espoir, mais lady Waldemar me ferm
cette issue par l'observation suivante et très sage : 1
cœur tendre qui le rendait si bon envers une classe inft
rieure, ne pourrait manquer de le rendre sensible a
jugement d'un milieu plus élevé.
— Hélas !... hélas !... dit Marian en berçant doucemen
le joli bébé presque endormi dont les paupières s'a
baissaient lentement sur ses yeux bleus ; elle me rendi
la chose claire, trop claire, — je vis tout. Gommer
aurais-je distingué mon chemin, sans la lumière apporté
par lady Waldemar, la généreuse dame qui, voyar.
mon hésitation, aurait mis le feu à sa propre maiso
pour m'en faire un flambeau! Elle pencha sur moi se
yeux froids, anéantissant ma volonté. Elle me parla ter
drement (comme les gens qui s'approchent des malade
pour leur annoncer qu'ils vont mourir), elle me dit qu
Romney Leigh l'avait aimée précédemment ; elle l'aimai
de son côté, elle pouvait l'avouer aujourd'hui, mais
son insu ; quelque chose était venu se mettre entre eux
obstacle aussi léger qu'une toile d'araignée, mais suf
fisant à intercepter le jour. L'orgueil de l'homme, celu
de la femme, — lequel est le plus grand ? s'opposen
—
également à l'enlèvement des toiles d'araignée. Ils étaien
restés amis ; du moins, ils ne paraissaient être rien d
plus, car Romney s'était lié les mains et ne pouvai
s'affranchir... Quant à elle, pour rien au monde elle n
voudrait faire une tache — fût-ce de la grandeur d'une
larme — sur mon contrat de mariage ; je me trouvais
entre son cœur et le ciel, mais elle m'aimait sincè-
rement.
Je ne sais si ma réponse fut un rire ou une imprécation.
Je crois que j'écoutais en silence ; j'entendais tout, —
j'entendais double ; — d'une part, le récit de Marian ; de
l'autre, le serment de fidélité de Romney adressé à cette
femme serpent, qui peut-être, à cette heure même, va
être unie à lui à, l'église.
— Lady Waldemar parla encore, continua Marian,
mais comme l'âme est transportée par la musique dans
une région supérieure, la mienne allait des choses
entendues aux choses souffertes. Ce fut plus tard que je
pris ma résolution d'agir. Nous parlâmes durant des
heures. A quoi bon ? la destinée allait s'accomplir, elle
me paraissait évidente, inéluctable. Lady Waldemar,
dans sa générosité, tenait néanmoins à épuiser lèsujet et
multipliait les arguments dans son plaidoyer en ma
faveur, mes intérêts étant en contradiction avec ceux de
Romney — et pourtant elle ignorait la monstrueuse fin
que devait avoir l'affaire, elle ne savait pas au devant de
quelle mort j'allais marcher.
Je pensai : peut-être, en cet instant, glisse-t-il l'an-,
neau au doigt de cette femme!... Elle reprit :
— Lady
Waldemar ne pouvant réussir à me convaincre
comme elle l'espérait, tira le meilleur parti possible de
mes hésitations, rassembla mes désirs confus et a\éc sa
grande bienveillance me suggéra une conclusion. Je
pensais pouvoir respirer plus librement loin de l'An-
gleterre, en m'en arrachant sansréflexion et sans adieux,
en abattant d'un coup la seule branche fleurie de ma
vie pleine- d'épines. Elle me promit, gracieusement de
pourvoir à mes besoins, de m'envoyer sans délai aux
colonies sous bonne escorte,- de me confier à une an-
cienne femme de chambre qui avait l'expérience de la
vie et désirait elle-même aller chercher fortune en Aus-
tralie. Je remerciai lady Waldemar comme les mourants
;
remercient l'ami de:' la dernière heure qui arrange
leur oreiller c'est peu; de chose, c'est pourtant tout ce
dont ils. sont capables, que, d'attendre la mort sur un lit
bien uni. Ce fut donc convenu ; dès lors, chaque jour, la
femme en question vint me voir.
La pauvre fille s'arrêta, — se redressa et me regarda
fixement, les yeux- dilatés parl'horreur, comme si j'avais
.
j'ignorais
Ce
saisi?
le
voyage
terme
—
Í
mais qui m'éloignait de tout ce que j'aimais; le bateau
à destination de Sydney... ou de la France, mais ei
tous cas d'un pays étranger ; le mal de mer, les syncopes
la tempête horrible, le rivage inconnu, la maisoi
infâme, la nuit, ma faiblesse physique, mon anéantis.
sement moral... avec tout cela leur coupe aux droguer
maudites devenait bien inutile : ils l'apportèrent pour
tant. L'enfer est prodigue de ses dons diabolique^, i
chasse grandement avec une meute, il ne tue pas unr
seule petite créature des bois qu'il n'excite contre elle5
e
C'est assez, — c'est suffisamment clair ainsi. Nous
ne pouvons, il est vrai, moi et les misérables de mon
espèce, dire tous les outrages que nous avons subis sans
choquer les gens heureux et décents. Il nous faut parler
scrupuleusement à demi mots, usèr d'allusions et de rt
ticences délicates pour raconter ce que nous avons pleine-
ment éprouvé sans que nul songeât à s'en inquiéter.
Passons donc. Seulement, je renouvelle mon serment
sur la tête de cet enfant endormi : c'est la violence, non
la séduction, qui m'a perdue... Je lui avais dit que je
serais perdue. Quand nos mères nous trahissent, com-
ment nous sauverions-nous? Cela est fatal.
« Et vous appelez cela être perdue? Le lendemain me
trouva gisant sur le sol, divaguant et délirant, me de-
mandant ce qui se passait dans les cieux pour que le
soleil osât briller alors que Dieu lui-même était certai-
nement aboli.
«
J'avais perdu la raison. Combien de semaines cela
dura-t-il? Je n'en sais rien, — bien des semaines. Je crois
qu'ils me laissèrent aller tout de suite, tant mes yeux
leur firent peur. Les enfants lâchent ainsi un pauvre
chien après l'avoir torturé. Je parcourus les routes et
les villages, de grandes étendues de pays inconnus,
sillonnées en tous sens par de longues lignes de peu-
pliers, où je croyais voir, dans ma folie, des mains dia-
boliques envoyées par l'enfer pour me rattraper.
Chaque Christ de carrefour, pendu à sa croix, les plaies
saignantes, me semblait agiter ses clous avec colère, des-
cendre de son gibet, me poursuivre à travers les vignes
basses et les blés vertsen criant : « Saisissez cette fille ! elle
n'est plus au nombre des miens désormais... » —Puis, je
me rendis compte que les paysans charitables me don-
naient du pain, me permettaient de dormir dans la
paille ; deux fois, au départ, ils m'attachèrent autour du
cou l'image de Marie ; — comme elle me semblaitlourde !
aussi lourde qu'une pierre : une femme a été étranglée
par un moindre poids. Je la jetai dans un fossé pour la
mettre à l'abri de ma souillure, et respirer plus à l'aise
Je n'avais pas besoin d'une telle sauvegarde ; les hom-
mes les plus brutaux s'arrêtaient au milieu de leurs in-
sultes quand ils avaient vu ma figure; je devais avoir
une expression terrible.
Et je vécus ainsi : les semaines passèrent ; je vécus
«
C'était revivre mon ancienne vie vagabonde, maiscomme
en rêve cette fois et hantée par un cauchemar pro
digieux qui, cependant, prit fin; mon cerveau recouvr;
son équilibre. Un soir, je me trouvai assise au bord <1
Marian.
Oh ! quel triste monde ! m'écriai-je, et qn il serait
—
ridicule s'il était moins lamentable... Voilà bien comme
sont ces femmes légères qui font du vice l'agent de leur
luxe : toujours dures envers leurs sœurs dont la vertu
a reçu un accroc ; la leur, cependant, est si bien reprisée
et rapiécée par la perfidie, que, vu de l'autre côté de la
rue, sur un balcon, ou dans un landau, ce haillon fait
l'effet d'une étoffe superbe. Pour ma part, j'aimerais
mieux respirer les émanations d'une maison dedébauche,
que de toucher ces femmes-là du bout du doigt ! Elles se
placent, par leurs mensonges, bien au-dessus des pros-
tituées, et paraissent meilleures parce qu'elles sont pires.
Le diable est d'autant plus diabolique qu'il se fait plus
respectable! Mais revenons à vous, Marian, et à votre
hisloire.
— Tout le reste est ici, dit-elle en désignant l'enfant.
Je trouvai un atelier dont la maîtresse me traita avec
bonté et me permit de coudre tranquillement au milieu
de ses ouvrières. Je ne pouvais rien désirer de meilleur
que de tirer l'aiguille pour lui, du matin au soir et une
partie dela nuit. Je vécus donc pour mon enfant et voilà
comment il vit, et voilà comment je sais, à cette heure,
qu'il y a encore un Dieu.
Elle eut en finissant un sourire qui allait au delà de
ce monde et toute mon âme prit parti pour elle contre
les réputations, les vertus, les gloires mondaines.
— Viens, ma sœur, lui dis-je, viens vivre près de moi
et me faire du bien. Tu m'appartiens désormais. Ma vie
est solitaire, comme la tienne ; cet enfant est à moiti-é
orphelin.Viens, nous serons uneamie l'une pour l'autre,
et pour lui, deux mères lui tiendront lieu d'un père. Je
vais dans le midi; j'ai de la place à mon foyer tos-
can, tu y vivras comme une sainte avec ton enfant, tu
seras la madone de mon oratoire, je t'entourerai des
# 1
V' 1
*4
«
Cher lord Howe, À
«
tricherie au jeu les enrichirait mieux ? Expliquez-tnoi
«
cela : du trèfle d'abord — puis, tandis que vous regar-
« dez
le trèfle, du pique ; c'est prodigieux. La foudre
«
frappe un individu, et quand nous pensons le trouver
« mort et
carbonisé, le voilà en train de .jouer du fla-
« geolet sous l'arbre foudroyé. Le crime, la honte et
c toute leur horde
ignoble piétinent le sol uni de ce
« monde sang y laisser plusde traces que les vaches
«
de feuillage afin d'amortir le bruit de leurs pas. Je
« suis si triste, ce soir, si lasse et si triste, que j'en de*-
*
viens aigre : pardonnez-moi ! Être à la fois bas-bleu
« et acariâtre, cela excéderait toute patience humaine
i
«
petit être que vous avez foulé aux pieds... Oui, ce
t bébé de Marian, ce pauvre enfant sans père, vous ose-
«
riez le regarder en face quand il se réveille en ouvrant
« ses yeux merveilleux : vous ne sourcilleriez pas
« même,
qui sait ? vous ne redouteriez point d'y ren-
« contrer la vengeance de Dieu .'- cette vengeance
«
s'exercera un jour. Il rétablira la balance de la jus-
«
tice, il élèvera jusqu'au ciel l'innocence et vous rabais-
« sera au
niveau de Tophet. Pour moi, moins coura-
« geuse, ces yeux d'enfant m'ont fait prier, je
l'avoue.
* Ces yeux, levés vers le ciel, suffiront à appeler sur
« vous les jugements de Dieu, sans que je
m'en mêle.
« Ecoutez-moi bien. Si vous êtes
la femme de Romney
« Leigh (héritage auquel votre naissance ne vous don-
* insensées
qui riraient sans pouvoir s'arrêter. Dans mon
;
rêve je voulais crier, le carillon couvrait ma voix ; je
m'évanouissais sans cesser de l'entendre.
| J'étais faible ; je luttais pour reprendre mon équilibre
moral et me rendre un compte exact des choses, mais
entre la veille et le sommeil je retombais toujours dans
^
mon hallucination. De temps en temps, mon régard ren-
contrait celui de Marian; —je reprenais alors mes sens;
il est très bon, pour redevenir fort, de sentir qu'un autre
a besoin de votre force.
^ Je me trouvais dans un de ces intervalles de lucidité
lorsque nous roulâmes au-dessus des toits de Dijon.
Lyon passa presque inaperçu, comme une étincelle dans
la nuit. Mais bientôt je vis les méandres du Rhône
mouiller les berges argentées par le clair de lune; les
ombres des châteaux et des villages se confondre dans
ses flots précipités. Un air vif et humide vous cinglait le
front, à cet endroit. Je me tournai vers Marian et cons-
tatai en souriant qu'elle ne regardait que eon enfant;
il dormait, le visage éclairé par la lune. i,
Nous parcourûmes la campagne aux grands horizons i
et les vallons plus resserrés; nous traversâmes des tun- f
«
Ward!... Je croyais... je ne pensais pas... Puis il
« s'est tu.
1 « Comme il est changé Je ne l'avais pas vu depuis
1
î « anneau
depuis lors, vous vous êtes éloignés l'un de l'autre, de :
i
mois en mois, d'année en année. Dieu sait mieux que
« nous ce qui nous convient; ainsi disons-nous, mais
«
d'une voix rauque. Lorsque Romney a été si malade,
«
aussitôt après ma lettre adressée à Paris, lady Wal-
« demar, 'me dit-on,
l'a soigné comme une vraie garde-
<r
malade, avec des larmes en plus. Et lord Howe ! vous
« avez
raison, lord Howe est un atout ; et cependant,
« l'ayant en
mains, un homme comme Romney peut
(j
perdre; c'est ce qui lui arrive... Je finis. Ecrivez un
« mot pour
Kate; elle lit toujours mes lettres, même
a avant d'être ma femme. Si elle voit son nom, cela la
CI:
fera sourire et j'en bénéficierai. Dieu vous bénisse,
« notre amie ! Je ne vous demande pas quelles sont vos
« impressions à Florence au milieu de mes tableaux .
« aimés ;
j'entends battre votre cœur par-dessus les
I( monts
neigeux qui nous séparent ; pour parcourir
CI:, une fois avec vous les galeries du palais Pitti, je don-
« nerais une demi-heure de ma promenade de demain
« avec Kate... je le crois du moins !
« VINCENT GARRINGTON. »
^
V
VIII
I '
•*
doutes—car je doutais. Enfin, mes oeuvres s'effon-
drèrent soudainement, et me laissèrent dans l'état où
vous me voyez : le rideau baissé, mon rôle fini, tous
les feux de la rampe éteints, sifflé par moi-même,
prêt à avouer mes torts; je me suis trompé, j'ai échoué,
j'ai manqué ma vie—je suis vaincu, tandis que vous
triomphez. 1
4
nuit... Elles ne vous appartiennent pas en propre il est
vrai, mais elles se trouvent mises à ma portée par votre
moyen, clairement démontrées par vos vers. En vérité,
j'ai eu tort ! Bien des penseurs de ce siècle, bien des pré-
dicateurs chrétiens vivant à moitié dans le ciel se sont
trompés comme moi dans leur conception trop insulaire
de notre monde : ils voient la nature, et n'en aperçoivent
pas la contre-partie spirituelle , son sens intime leur
échappe; ils ignorent ce cercle complet de justice et de
perfection où chaque ligne, chaque forme visible corres-
pondent à une ligne et à une forme idéales, où aucun objet
ne doit être étudié à part ; car le grand ensemble des
choses supérieures enveloppe le grand ensemble des
choses terrestres, l'ombre d'ici-bas prouve la substance
qui l'a projetée, le corps prouve l'âme, l'effet prouve la
cause. Notre esprit grossier est trop porté à s'en tenir à
la réalité palpable, comme les chiens s'acharnent sur un
os : la nature et la raison ont beau nous résister, nous
nous y acharnons obstinément, nous aussi; nos dents se
briseraient plutôt que de lâcher prise. Nous sommes en
toutes choses trop matérialistes; au lieu du blé d'Adam
et de la vigne de Noé, nous nous nourrissons de boue,
comme les riverains de l'Orénoque et de l'Amazone ,
nous la mangeons par poignées, par tas ; nous ncus en
emplissons jusqu'à la gorge, nous finissons par prendre
la couleur sale de cette argile devenue notre aliment.
Oui ! notre époque peut bien s'appeler matérialiste.
Pour quelques-uns, Dieu n'est que le résultat de son
propre ouvrage : ils additionnent la nature à un zéro,
et mettént un x au total. Il y a même des hommes dont
les noms sont inscrits dans l'Eglise chrétienne
sans la
déshonorer, qui pourtant vivent de boue et en éclabousr
\
sent les autels : on pourrait croire que l'argile dont
Christ oignit leurs paupières pour leur rendre la vue y
adhère encore et par ses incrustations retarde leur gué-
rison. Ils prennent pour des mystères les créations de
leur fantaisie ; tout près du ciel, ils voudraient bien y
entrer quand l'heure sera venue, mais avec un tout autre
corps que celui promis par saint Paul. Ils veulent le
grain entier avec son enveloppe et sa balle ; autrement,
pensent-ils, où serait la résurrection?... Quand nous
avons obstrué de cette boue la grande clé qui s'appelle
le monde matériel, nous essayons en vain de l'introduire
dans la serrure du monde spirituel ; alors nous nous
sentons enfermés au milieu des rugissements de fauves,
des luttes de la vie réelle, des terreurs et des remords
de nos âmes, comme des saints parmi des lions : nous
qui ne sommes point des saints et dont le regard est
dépourvu de cette autorité céleste qui fait reculer les
bêtes féroces. Ainsi emprisonnés, nousjugeons forcément
le tout avec partialité, nous concluons mal. Une phrase
sans verbe et sans pronom serait-elle compréhensible ?
Affolés par les rugissements de la vie, nous n'entendons
que l'adverbe dans la phrase divine, nous déclarons l'idée
absente, le sens désespérant, nous nous écrions que le
gouvernement du monde va échapper des mains de
Dieu à moins qu'un nouveau Christ (Romney Leigh par
exemple) ne surgisse et ne transforme le monde ; le pre-
mier n'ayant pas été à la hauteur de sa tâche, quelles
que soient notre admiration pour sa grande œuvre, notre
vénération pieuse pour sa personne. Notre doctrine
aboutit ainsi à un blasphème, puisque nous désespérons
de la terre pour laquelle il est mort.
— Et maintenant, demandai-je, vous n'en désespérez
plus?
— J'espère, dit-il. J'en suis venu à penser avec vous
que Dieu accomplira son œuvre, et que nous ne devons
pas nous laisser troubler par les échecs de Romney Leigh
et de quelques autres, par le discrédit de leurs remèdes
empiriques, de leur secret pour rester sur les sommets en
supprimant les bas-fonds, pour combattre mollement le
mal et faire de l'héroïsme à bon marché. Nous échouons...
Eh bien, après? Aurora, si j'ai sourijadis en vous voyant
essayer si fièrement votre couronne à une heure trop
matinale (les murs, vous le savez bien, doivent se cou-
vrir de mousse avant que le lierre y grimpe), j'étais, moi-
même, bien plus digne de dédain dans mon arrogance
intolérable, en m'estimant capable de porter le poids
des douleurs de l'humanité et même de ses inégalités.
Un homme a le droit de désespérer, quand il se croit
si nécessaire au succès. J'ai échoué : j'attends de Dieu le
remède, et je m'assieds confiant à vos côtés.
— Prenez garde de tomber dans l'excès contraire, ce
serait vous trqmper une seconde fois. Soyez sûr qu'au-
cun travail sérieux accompli par une créature sincère,
si faible, si imparfaite, si incapable qu elle soit,
ne peut
échouer au point que Dieu ne le recueille comme un
grain de sable qui ira grossir le total des actions humaines
devant contribuer à la réalisation du plan divin. Aucune
créature ne travaille assez mal pour être congédiée.
L homme sincère 'et sérieux doit agir, la femme
aussi,
sans quoi elle s abaisse au-dessous de la dignité de l'homme
et accepte le servage. Les hommes libres travaillent li-
brement. Qui craint Dieu craint de rester assis à l'aise.
— Vous avez raison. Après Adllm, le travail fut une
malédiction, la créature l'accomplit à la sueur de son
front et en gémissant. Mais depuis Christ il s'est trans-
formé en privilège : l'Ouvrier des six jours fait un avec
notre humanité, agissant en nous, nous convie à tra-
vailler à son œuvre dans une sublime collaboration. Là
est le bonheur suprême. La vie du ciel même n'est à
mes yeux qu'un travail continuel dont le succès est as-
suré. Travaillons donc, mais non plus à la manière d'A-
dam, ni du Leigh d'autrefois, comme si nous étions
seuls responsables de tous les chardons qui poussent sur
la terre, de tous les tigres qui y sont embusqués, seuls
à lutter contre les maux et les intempéries, nous plai-
gnant toujours de ce que la terre n'est pas le paradis.
Ah ! Aurora, soyons contents, désormais, quand nous
travaillerons, de faire ce qui est en notre pouvoir, et ne
nous dépitons pas parce que c'est peu. Ilfaut sept hommes,
dit-on, pour faire une épingle parfaite : l'un fait la tête
sans s'inquiéter de la pointe ; l'autre fait la pointe et ne
s'occupe pas de la soudure ; et si un homme criait : Je
veux une épingle et la veux faire tout entière, sa sagesse
ne vaudrait pas l'épingle qu'il demande. Sept hommes
pour une épingle, et pas un homme de trop ! Sept gé-
nérations, peut-être, pour réparer de la largeur d'un
doigt les iniquités de ce monde et raccommoder un peu
ses brèches. — Moi, manqué de sagesse comme
l'homme de tout à l'heure : j'ai déclaré le monde intolé-
| rable ; j'ai repoussé le blé et le vin qu'il m'offrait, je me
suis refusé les joies de l'amour ne voulant pas d'un
bonheur légitime que je n'aurais pu consacrer à un but
i utilitaire (car la vertu s'allume au contact de la joie
j
comme la joue d'un homme posée sur la main d'une
j
femme, et Dieu veut que notre bonheur se transforme
en, gratitude). — Je voulus une vie plus vaste que la vie
individuelle; je rasai toutes les cellules claustrales dt
l'âme pour en faire servir les décombres à la construc-
.
tion de greniers d'approvisionnement, comme si les
créatures de Dieu devaient être perdues sans ce moyen,
sauvées infailliblement par son emploi. Je pensai pou-
voir sculpter l'humanité sur un nouveau modèle d'après
un plan spécial de mon invention, résoudre ces questions
sociales si terribles — disons le mot : insolubles, puisque
leurs racines plongent au plus profond du problème du
mal..Dieu permet ce problème, car il lui est difficile d'a-
bolir le mal sans attenter au libre arbitre, — mais Rom-
ney Leigh, avec son plan, espérait tout arranger, sans
prendre la peine de séparer ce qui est élémentaire de ce
qui est conventionnel, et façonner un monde sans le con-
cours des hommes, à moins qu'il ne leur plût de prendre
son joug, de recevoir intruction de lui ; il avait tant de
bonnes choses à enseigner ! un monde si parfait à édi-
fier ! celui-là même après lequel « toute la création sou-
pire »... Plus de riches ni de pauvres, plus de gain ni de
perte, ni de barrières ; plus de plats de lentilles vendus
pour un droit d'aînesse, — plus de droit d'aînesse à cé-
der : l'un et l'autre assurés à chacun, la vertu parfaite
dispensée gratuitement avec le reste, et la soupe donnée
à l'heure précise à ceux même qui ne la demandent
pas...
— Assez! interrompis-je. J'avais naguère un cousin
que je révérais. S'il aspira trop haut, ce ne fut pas
pour atteindre des honneurs, mais pour venir en aide
aux autres. Le geste était héroïque. Si la main n'accom-
plit rien (et. ce n'est pas prouvé), cette main vide, tendue
comme celle d'un impotent qui supplie, aura été saisie
plus vite, je crois, par Dieu, que plus d'une main encore
brillanLe du reflet de la faucille avec Laquelle elle a mois-
sonné. Je vous en prie donc, soyez, par pitié pour moi,
moins amer en parlant de mon cousin.
Ah ! quand le prophète bat son âne, l'ange s'inter-
6< —
pose... Et cependant, ce mélange d'une bonne intention
et d'un misérable dénouement est bien dans la nature et
dans la destinée de l'homme : c'est une antithèse habi-
tuelle à notre race. Il y a dans ce pauvre monde trop de
volonté abstraite, trop de desseins arrêtés. Nous par-
lons par aphorismes, nous pensons par systèmes ; habi-
tués à voir nos maux en face dans des statistiques, nous
croyons trop facilement à l'efficacité de remèdes dont
la recette a été écrite à la hâte au revers de l'ardoise.
*: — Cela est vrai,
répondis-je en plaisantant. Oui, nous
généralisons assez pour vous plaire. Quand nous prions,
n'est plus pour notre pain quotidien, mais pour les
ce
moissons du siècle prochain...-Quand nous donnons, ce
n'est pas un verre d'eau : nous attendons d avoir établi
des canaux et fondé une compagnie avec des ramifica-
tions. Une femme ne peut remplir sa mission, c est-à-
dire accomplir la chose la plus parfaite possible soit dans
la vie pratique, soit dans le domaine de la science ou de
l'art, sans craindre de voir son œuvre se substituer à elle
et faire oublier sa personnalité. Elle se vante de sa capa-
cité ava-nt d'entreprendre quoi que ce soit; elle déclame
ï les droits de la femme, sa mission, son rôle, jusqu'à
-sur
les hommes (occupés à bavarder de leur côté) s 'é-
ce que
trient : — « Le rôle le plus évident de la femme est de
:
iîl
*•
il
j"t manité, le réaliser d'abord en lui-même. En
vou-
lant faire de ce monde un joli parc, nous entreprenons
1 une œuvre qui n'est
pas de la compétence de l'homme ;
'» Dieu seul siège assez haut pour concevoir d'aussi
vastes.
f plans. Nul d'entre nous, pas même RomneyLeigh,
n'est
assez fou pour projeter une plantation de chênes, et ou-
blier qu'il faut des glands pour les semer.
— Un gou-
vernement véritable et légal ne peut être imposé par une
i main étrangère ; on ne le choisit pas au hasard à la ma-
L nière d'un froid idéologue qui opte pour l'empire
* il opterait
comme
pour la république. Le vrai gouvernement
t n'est que l'expression, bonne ou médiocre, de la nation
de même toute société, malgré ses inégalités,
^monstrueuses erreurs, la folie et la malédiction dont ses
elle
est peut-être frappée, est le résumé de toutes les viesin-
4 dividuclles, le total bruyant des unités silencieuses.
Pourrait-on en changer l'ensemble en laissant les indi-
vidus tels qu'ils sont? Qui tromperons-nous par cette
) prétention ? Pas même Romney, à cette heure.
jJ? Vous êtes triste, mon ami. Toutes vos institutions
—
"j de Leigh Hall et d'ailleurs n'auraient-elles abouti à
ii rien ?
—Elles n'étaient rien, répondit-il avec résignation.
•Jl S'il y a de la place pour les statues, dans
ce grand
J monde qui appartient à Dieu, il n'y en point
a pour les
j vides; — pourquoi donc me plaindrais-je ? Mon phalans-
\ tère chimérique s'est désagrégé. Les êtres dissolus que
j'avais essayé d'y convertir à une vie régulière ont brisé
mes masques de cire avec les grimaces sauvages qui
leur sont naturelles; ils m'ont maudit pour avoir voulu
t; les contraindre à marcher droit ; ils ont excité contre
>jmoi tous les chiens du pays; il fallait bien me faire
repentir de la mauvaise action que j'avais commise en
de leur faire du bien en dehors de l'Eglise et
essayant
souvenez de vos anciens voisins?
des squires : vous vous
grande bibliothèque circulaire abonde en brochures
La
contre les agitateurs politiques qui troublent les vieilles
relations entre les riches généreux et les pauvres recon-
naissants. Le pasteur a prêché sur un texte de l'Apoca-
lypse, et m'a placé au rang des esprits immondes com-
parés à des grenouilles pendant trois dimanches succes-
sifs ; il a versé quelques larmes (car il vieillit) sur le
malheur affreux de voir l'un de ses paroissiens, proprié-
taire de si beaux champs, se damner ainsi volontairement.
Ses sermons ont été imprimés à la demande générale:
si votre livre se vend aussi bien, vos vers sont moins
je Les femmes ont même fait unt
bons que ne pense.
souscription pour m'en envoyer un exemplaire riche
relié de Leigh; cela m'a touché, j(
ment aux armes
l'avoue. ;
Pauvre Romney 1
—
Mes fenêtres ont été brisées une ou deux fois pai
—
des paysans irrités contre le perturbateur de leur repos
qui ne leur reconnaissait pas le droit de donner de:
de pieds à leurs femmes comme il convient à de,
coups
Bretons, ni d'endormir leurs enfants avec des toxiques ; qu
-
menton et sa bouche ; c'est pour cette bonne œuvre que
je l'ai arrachée aux flammes. Le reste est parti. Vous
voilà triste, ma cousine. Pour moi, quand tous mes
phalanstériens ont été dehors (on m'a dit que les
malheureux avaient prêté main forte aux incendiaires,
] et plus d'un, sans doute, en a rugi de joie) là ruine ne
1
1 Hell, enfer.
m'a pas affecté autant que je l'aurais cru ; moins que ne
m'affecta un jour la destruction d'une certaine lettre...
— C'était un spectacle grandiose que cette immense
bâtisse flamblant avec ses parquet s de chêne, ses lambris
sculptés, ses murs à panneaux par où l'on faisait dispa-
raître jadis un martyr ou un coquin, ses longues galeries
à échos, ses escaliers glissants et sombres qui condui-
saient en tous sens: tout cela alimentant la flamme
unique et gigantesque qui, de toutes les fenêtres, faisait
sortir un démon rouge, un serpent de feu, dont chacun
semblait me dire : Vois-tu, Romney Leigb! nous sauvons
les gens de ton salut, par le feu nous offrons même un
!
— Pauvre Romney !
1
Allez, dis-je, mon cousin. Nous nous disions adieu
—
avec moins de longueurs autrefois. Bien que, depuis
lors, j'aie écrit un livre ou deux, je ne suis pas faite à
l'art mâle de la parole. Un homme peut sculpter une
vingtaine d'Amours dans des blocs de neige, ainsi que le
fit Buonarotti et les mettre en sureté à l'ombre (comme
vous votre mariage). Mais si une femme en prenait un
pour le placer sur sa table, parmi ses fleurs, en souvenir
d'un certain ami, il fondrait tout de suite et ne suppor-
terait pas même la marque de ses doigts — cela vaut
mieux ainsi. Pour moi, je ne voudrais pas toucher cet
objet fragile et le gâter une demi-heure avant que le
soleil ne s'en charge ; qu'il resle où il est. Je suis franche
dans mes discours, je vais droit au but — comprenez
les choses telles que je les dis, ne tenez pas compte
des plis que des points habiles forment dans l'étoffe,
— je suis une femme, monsieur, je me sers d'images
féminines comme vous de votre mâle éloquence. Je
vous souhaite du bonheur. Je suis simplement peinée
des chagrins que vous avez eus, et non seulement pour
l'amour de vous, mais de l'humanité. Cette race fut
toujours ingrate ; quand on lui a rempli sa coupe de
vin généreux, elle vous le rend, à l'heure de la croix, à
dans une éponge, à l'état de vinaigre et de fiel.
—Plus reconnaissante, elleseraitd'autantmoinsàplain-
dre ! murmura-t-il. Dieu lui-même ne serait pas venu
mourir ici-bas si les hommes avaient pu l'en remercier.
— Il est manifeste pourtant que vous avez souffert de
leur ingratitude. Vous surnagez comme le berceau d'osier
de Moïse, lorsque Moïse en eut été retiré ; vous êtes léger,
mon cousin, vous êtes léger ! cela est bon pour vous, du
reste, cela est viril. Ecoutez-moi bien ! si, au lieu de
brûler Leigh Hall, vos misérables, consommant leur
ressemblance avec Lucifer, avaient mis le feu à une ou
deux de ces étoiles que nous admirions tantôt et en
avaient passé les cendres au crible au-dessus de l'univers
croulant — eh bien ! quoi ? si rien en nous n'était
changé, les événements extérieurs ne modifieraient
positions respectives de simples amis, et n'ex-
pas nos
cuseraient aucunement, de votre part, des paroles qui
dépassent vos sentiments. Ne m'interrompez pas ! vous
l'avez dit, nous nous séparons. Plusieurs fois, ce soir,
vous vous êtes raillé de moi ou de vous-même ; pour ma
part, je ne l'ai pas mérité. Mais assez. Je vous souhaite,
cousin Leigh, du bonheur dans toutes les circonstances
et dans toutes les relations de la vie, surtout dans le
mariage ; — et cela me fera plaisir (c'est votre mot) de
savoir que votre femme trouvera en vous protection,
liberté, repos et très douce affection. Vivez si heureux
avec elle que vos amis puissent l'en remercier. En at-
tendant, je ne comprends absolument pas comment elle
souffert par vous et quelle est la dette que votre tendresse
a
doit payer. Mais, s'il est doux pour l'amour de payer sa
dette, il lui est plus doux encore de répandre ses dons, —
donc généreux à votre aise. Du moins, en ce qui
soyez
touche, vous ne lui devez ni dédommagement, ni
me
Votre femme n jamais été de mes amies, ni
excuses. 'a
capable de sacrifier, pour l'amour de vous un trésor
aussi mince que mon amitié : rassurez-vous, mon cher
cousin, pour vous et pour elle. Je ne troublerai jamais
votre obscurité, je n'attristerai jamais vos heures lumi-
je vous dérangerai ni dans votre joie ni dans
neuses, ne
votre repos; vous n'aurez nul besoin de fermer vos
fenêtres pour écarter Aurora ; vos pays du nord font
d'ailleurs des aurores qui ne dérangent personne, et
qu'on distinguerait à peine de la nuit ! J'ajouterai que
alouettes volent plus haut que certaines fenêtres.
mes
Enfin, vous connaissez vos Leigh. Il y aurait bien de
quoi ébranler une maison, si une femme de ma trempe,
après avoir serré la main de quelqu'un, que vous
savez, allait tendre la sienne à la maîtresse de votre
demeure et reconnaître pour telle lady Waldemar !
Un grand éclat de voix m'interrompit :
Au nom de Dieu qu'avez-vous dit, Aurora
! ?
Pardonnez-moi. Je voudrais pouvoir nommer votre
femme sans vous blesser et rester digne.
— Sommes-nous fous? Ma femme:... lady Waldemar 1
«
qu'on appelle de ce nom, quand une femme, prise de
« dépit contre l'instrument
dont elle a joué, en agace
«
les cordes jusqu'à les casser, elle peut cesser d'aimer
et pourtant accepter un service sans déchoir. C'est
«
II: mon cas. Je n'aime plus Romney Leigh, ni vous, Au-
« rora ; j'entends que vous vous repentiez de votre lettre
« méchante et de votre indigne calomnie (car c'en était
« une et Romney lui-même pourra vous en convaincre).
« Vous devez être bien mauvaise pour m'imputer tant
« de noirceur. Après tout, je vous sais gré de m'avoir
« prouvé à moi-même qu'il y a des choses dont j'aurais
« été incapable, soit pour sauver ma vie, soit par amour
« pour
lui, bien qu'il me soit arrivé d'aller trop loin.
a Un matin, par exemple, en montant sur l'Olympe
t rendre visite aux dieux, en attirant sur moi la foudre
« d'un certain nuage, je me suis
compromise d'une
«
manière vile. Dans la muse que j'espérais gagner en
« lui confiant mes secrets les plus intimes, pouvais-je
«
deviner un cœur féminin et soupçonner son amour
le mortel que j'aimais moi-même?
« pour — Lui, du 1
«
moins, vous aimait ! Je l'ai entendu, au milieu d.g son-
«
délire, vous adresser des paroles brûlantes, pour me-
récompenser de mes peines pendant les quatorze nuits'
a:
«
il me demandait aussitôt si le portrait sauvé par lui
« était en sûreté. Puis, divaguant à demi : — Je l'aurais
c bien aimée, quoiqu'elle ne m'aimât point ! — Dites
plutôt qu'elle V'ous aime !
c — Je délirais à mon tour;
« je
l'aurais épousé malgré le changement survenu en
« lui, malgré les
railleries dont le monde ne m'aurait
! murmura-t-il,
« pas fait grâce. — Non, non elle ne'
c m'aime pas, elle fait mieux que cela : apportez-moi
« son livre,
lisez-le-moi à voix basse. Je vous en saurai
c plus de gré que de bien des services moins faciles à
« rendre. — Un jour, je lui ai fait la lecture de votre
« volume,
je suis restée parfaitement calme, et calme
« encore en
le fermant : seulement j'ai prévenu mister
c Leigh qu'il aurait à se chercher une autre lectrice la
« prochaine fois, et que je hais les femmes supérieures
c à l'amour, les poètes du sexe
fort me semblant d'ailleurs
t préférables à tous égards. Ainsi je triomphai de vous.
i
1
« deux
etle laissai. >
le
« Lorsque
je l'ai revu, j'avais lu votre lettre indigne,
!
« j'avais sondé mon propre cœur.
Il venait, rétabli, me
; « remercier,
accompagné de son ami lord Howe, me
; « dire ce que les hommes osent dire aux femmes quand
* ils sont leurs débiteurs. Je l'ai arrêté d'un' mot : je lui
,
a ai dit que je n'avais pas marché dans le sentier du
e(
dévouement pour mettre de la boue à la semelle de
« mes souliers. Puis, avec quelque dédain, j'ai imploré
« son pardon (et le mien) pour n'avoir pas su faire
« mïeux que l'aimer, et l'aimer follement — il y avait
« longtemps de cela, il est vrai, et le mal était radicale-
« ment guéri. Je lui ai dit ce que je vais vous répéter,
« ce que j'ai fait par amour pour lui. Sachant qu'il n'ai-
«
mait point la pauvre fille, je m'étais abaissée à lutter
« contre les hésitations de cette nature faible. Je la fis
«
partir avec une personne de confiance qui avait été
« ma femme de chambre pendant cinq mois, à laquelle
G:
j'avais donné une bourse bien remplie pour aller re-
«
joindre son mari en Australie. Si cette femme a menti,
« si la mission dont je l'avais chargée a échoué, il nous
« arrive à tous d'échouer et de mentir — et je le déplore ;
« la contrition est tout ce qu'on nous demande quand
« nous allons à l'église confesser nos erreurs les plus
« fâcheuses. Mes intentions étaient les meilleures du
« monde pour lui, pour moi, et même pour Marian ; —
«
je suis fâchée de leur résultat, très fâchée. Pourtant
«
je me suis laissé dire qu'on l'avait vue s'arrêter dans
« Oxford Street pour parler à une personne qui... mais
c peu importe ! Je couperais plutôt ma main droite (un
« duc l'eût-il baisée il y a une heure en lui promettant
CI: une bague de fiançailles) que d'imputer à cette fille
«
pareille faute. Pauvre enfant! je l'aurais volontiers
«
dédommagée avec de l'or, de quoi faire briller sa tête
«
folle comme une seconde coupole de Sainte-Sophie...
«
Mais il m'a arrêtée de ce regard glacial propre aux
« Leigh en me déclarant que, désormais, il considérait
« Marian comme sa femme, qu'il allait à Florence renouer
« le lien rompu. Ils se disaient heureux, lui et Howe,
c de me dispenser de la plus lourde de toutes les char-
« ges. Je lui demandai alors de se charger de ma lettre
« en réponse à votre accusation, et de la ratifier de sa
«
bouche véridique. Il y a consenti à la condition que
mon message serait prêt en temps voulu. Il est juste,
CI:
CI:
votre cousin, abominablement juste. Il laverait ses
mains dans du sang pour les garder pures de toute
«
iniquité. Froid, courtois, en simple gentilhomme, il
«
€ m'a saluée et nous nous sommes séparés.
Me voici donc sans son visage, sans sa voix, sans
«
amour! Tout cela est effacé, comme le brouillon
« mon
d'un écolier grossier qui crache sur son ardoise pour
«
la nettoyer. J'ai été trop vile et trop faible. Qu 'avons-
«
à faire, dans notre rang, de sang circulant dans
« nous
veines? Désormais, je n'en aurai plus, pas même
« nos
colorer mes lèvres. Une rose peut fleurir, pourpre
« pour
jolie, avoir de sang pourquoi pas une femme ?
« et sans ;
Quand amusées à adorer en vain,
« nous nous sommes
il reste la ressource de continuer le jeu en nous
« nous
laissant adorer. Voici déjà Smith à mes pieds jurant
«
je suis la femme idéale, je ne veux pas de lui ;
que —
de socialiste
CI:
«
absurde et insolente, malgré ma
! Quand vous aurez assisté
Smith à ce ma-
« nez mon
riage d'une Erle immaculée à un noble Leigh, quand
«
amour égarer sur cette femme
« vous aurez vu son s
indigne de lui, lors même que vous n'ayez pas besoin
«
de cet amour, vous aurez besoin d'une consolation.
CI:
t
ou de la vénération? Jugez-en, Aurora. Si c'était de
l'amour,oh il y a des siècles de cela. C'était avant l'ap-
parition des astres,"avant que les portes de l'enfer eus-
sent été ouvertes, avant d'entendre le cri de mon enfant
dans la nuit sombre me dire qu'il n'avait point de,
père!... D'autres femmes, déchirées et écrasées, restent
capables d'aimer; peut-être suis-je moins forte qu'elles,
plus froide que les morts, qui aiment encore au delà de
la tombe. Pour moi, ayant été tuée, mon âme ne peut
plus aimer personne, excepté l'enfant. J'ai dit à votre
cousine que j'étais morte : croit-elle que je vais sortir
de ma tombe, faire de mon linceul.un voile de mariée,
et me glisser le long des murs du cimetière pour que les
morts me reprochent de déserter la place qui me con-
vient parmi eux ? A cette pensée, je sens un frisson passer
sur mon corps, pareil à celui de la lèpre, bien que je
sois pure. Oui, pure en tant que Marian Erle : Marian
Leigh ne le serait pas, car je ne dois aimer que mon.,
enfant. 0 Dieu je ne pourrais le voir sur les genoux
1
d'abord...
Et puis, dit-il en soupirant, l'amour de ces àmcs ?
—
unies qui présente la contre-partie de ce mystère, rose
mystique de Sçaron flottant sur les eaux de la vie,
fleur vivante aux semences fécondes dont le calice
contient d'innombrables pétales, l'amour filial, l amour
fraternel et toutes les autres affections terrestres, colorés
et embaumés par un cœur central.
Il y a peu de temps, m'écriai-je, vous n'admiriez
pas tant cette organisation de la société.
- Hélas! répondit-il, est-ce que je l'admire?...
l'amour filial a des ingratitudes, l'amour fraternel des
duretés, les autres sont perdus. Je ci ois simplement
que la fleur céleste flotte en vain sur les eaux troubles -
OEUVRES COMPLÈTES