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2014/1 n° 13 | pages 21 à 34
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ISSN 1969-2269
ISBN 9782130629078
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OLIVIER CHEVAL
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Ces textes, dans l' étroit réseau qui les relie, fait d' accords et de désaccords, de
reprises et de d' écarts, dessinent pourtant une autre histoire que celle des différences
entre les arts : ils introduisent la notion de pathétique au cœur de la pensée
esthétique moderne. Plus encore, ils font de la représentation de la souffrance un
idéal de l' art. Cependant, cet idéal est aussi compris, de Winckelmann à Goethe,
comme un danger, un risque d' excès, de défiguration ou de cruauté, avant que
Warburg et Eisenstein n' abandonnent le besoin de mesure du pathétique compris
comme modalité d' une esthétique plus générale du beau ou du sublime, au profit
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de la seule description de son intensité figurative. La lecture de six de ces textes –
ceux de Winckelmann, Lessing, Schiller, Goethe, Warburg et Eisenstein – dessine
donc une petite histoire du pathétique, dans laquelle peu à peu la notion se libère
de l' idéal d' harmonie qui résorbait sa puissance de déflagration.
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Dans la troisième section de l' un des traités de littérature les plus importants
de l' Antiquité avec la Poétique d' Aristote et l' Institution oratoire de Quintilien,
le Traité du sublime de Pseudo-Longin, écrit entre le ier et le iiie siècle, le registre
pathétique est abordé par l' énumération de trois écueils majeurs à éviter : l' enflure,
la froideur et le parenthyrse. L' enflure, c' est le style « brouillé dans la manière de
dire et troublé dans les apparitions » de « ce qui se donne l' air tragique » [4] sans
parvenir à l' être. La froideur, c' est « le mauvais goût » ou le « clinquant » d' une
« pensée qui sent son écolier » « par trop de minutie » [5]. Au style ampoulé qui
rate le sublime par une effusion qui confine à la confusion et au style scolaire qui
échoue à l' atteindre par des formules figées et sans âme, s' ajoute un troisième
risque, le parenthyrse :
À côté existe un troisième genre de défaut dans le pathétique, que Théodore appelait le
parenthyrse. C' est de la passion hors de propos, et vide, là où il ne faut pas de passion ;
ou de la passion sans mesure, là où il faut de la mesure. Souvent, comme sous l' effet de
l' ivresse, pour des choses que le sujet n' exige plus, en voilà qui produisent des passions
personnelles et sentant l' école ; puis, face à un auditoire qui ne ressent aucune passion,
ils manquent aux convenances ; c' est tout à fait normal, ils sont hors d' eux-mêmes, face
à des gens qui ne sont pas hors d' eux-mêmes [6].
4. Longin, Du sublime, tr. J. Pigeaud, Paris,
Payot et Rivages, 1993, p. 55.
5. Ibid., p. 56. Le parenthyrse désigne donc l' excès par absence de justification ; ce n' est plus la
6. Ibid., pp. 56-57. manière d' amener le pathétique qui est en jeu, par une langue tantôt trop illuminée,
tantôt trop figée, mais sa nécessité même. Longin évoque ici l' art oratoire, décrivant
une situation de prise de parole face à un auditoire ; le registre pathétique ne peut
nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 22 être employé par l' orateur que pour décrire une passion qui l' exige, dans le jeu réglé
idylle tragique du Laocoon, Petite histoire du pathétique dans la pensée esthétique
L' | olivier cheval
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la peinture et la sculpture. Fait d' un seul bloc, continue le savant romain, ce groupe
comprend Laocoon lui-même, ses enfants, les dragons aux merveilleux replis, et est
dû, suivant un plan prévu, au travail des excellents artistes de Rhodes, Hagésandre,
Polydore et Athénodore [7] » (s' il est très incertain que ce soit le même groupe qui
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Le caractère général qui distingue tous les chefs-d' œuvre grecs est une noble simplicité
et une grandeur sereine, aussi bien dans l' attitude que dans l' expression. De même
que les profondeurs de la mer restent calmes en tous temps, quelque furieuse que soit
la surface, de même l' expression, dans les figures des Grecs, montre, au sein même
des passions, une âme grande et toujours égale. Cette âme se révèle dans le visage de
Laocoon, et non pas seulement dans le visage, au milieu des plus violentes souffrances.
La douleur, qui se révèle dans tous les muscles et tendons du corps, et que, sans examiner
le visage et d' autres parties, on croit presque ressentir soi-même, à la seule vue du bas-
ventre douloureusement rentré ; cette douleur, dis-je, ne se manifeste pourtant par
aucune violence dans le visage et l' ensemble de l' attitude. Laocoon ne profère pas des 7. Pline L' Ancien, Histoire naturelle, XXXVI,
cris horribles comme celui que chante Virgile ; l' ouverture de la bouche ne le permet 37, trad. R. Bloch, Paris, Les Belles Lettres,
1981, p. 61.
pas ; c' est plutôt un gémissement angoissé et oppressé [...]. La douleur du corps et la
8. Hubert Damisch, « Topology incorporated :
grandeur de l' âme sont réparties avec la même vigueur dans toute la structure de la
Laocoon au cinéma », Trafic n° 60, hiver
statue, et se font en quelque sorte équilibre. Laocoon souffre, mais souffre comme le 2006, p. 92.
Philoctète de Sophocle ; sa détresse nous pénètre jusqu' au fond du cœur, mais nous 9. Johann Joachim Winckelmann, Réflexions
souhaiterions pouvoir supporter la détresse comme cette grande âme elle-même [9]. sur l' imitation des œuvres grecques en pein-
ture et en sculpture (1755), trad. fr. Léon
Mis, Paris, Aubier, 1954, pp. 143-145.
Ce silence du Laocoon, qui demeure muet et noble dans la souffrance extrême,
c' est selon Winckelmann la grandeur de l' œuvre, son respect de l' exigence
d' équilibre de la statuaire grecque, et la manière par laquelle l' artiste échappe nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 23
études | Varia
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dépeinte serait disqualifiée comme parenthyrse.
Onze ans plus tard, en 1766, dans son Laocoon, Lessing, sur un ton
polémique, estime que la reprise du terme de parenthyrse par Winckelmann
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Dans ses écrits sur l' imitation dans les œuvres d' art grecques, M. Winckelmann a été
quelquefois induit en erreur par Junius. Comme il veut constamment y parler avec les
mots des Anciens, il leur prend souvent, pour les appliquer à la peinture, des passages
qui, à la place d' où ils sont tirés, ne traitent rien de moins que de la peinture [...]. « Chez
les Grecs, dit-il, toutes les actions et toutes les postures de figures qui n' étaient pas
empreintes d' un caractère de modération, mais trop passionnées ou trop violentes,
tombaient dans une faute que les artistes anciens nommaient “parenthyrse”. Les
artistes anciens ? On n' en pourrait avoir d' autre témoignage que ce qu' en dit Junius.
Car “parenthyrse” était un terme de rhétorique et, comme paraît le laisser supposer
le passage de Longin, peut-être était-il propre au seul Théodore. » [Ici, Lessing cite le
passage de Longin que nous avons déjà cité.] Je doute beaucoup que ce mot ait pu être
appliqué d' une manière générale à la peinture car, dans l' éloquence et dans la poésie,
il y a un pathos qui peut être porté aussi loin que possible sans devenir parenthyrse, et
le pathos porté au plus haut degré et sans motif constitue seul le parenthyrse. Mais en
peinture, le pathos poussé au plus haut degré serait toujours parenthyrse, quelle que soit
la justification qu' il puisse trouver dans les circonstances où est placé le personnage [12].
tous deux si dignes dans la douleur, pour proposer une tout autre lecture de la
pièce de Sophocle :
Il est étrange que la souffrance ait laissé en nous des impressions si différentes. Les
plaintes, les cris, les imprécations sauvages dont sa douleur remplissait le camp en
troublant tous les sacrifices, toutes les cérémonies religieuses retentissaient de manière
non moins terrible dans l' île déserte, et c' était ce qui l' y avait fait reléguer. De quels
accents de colère, de douleur, de désespoir, le poète dans son drame a-t-il fait également
retentir le théâtre.
Lessing décrit même ensuite l' acte III comme une longue suite, presque abstraite
ou musicale, d' interjections et d' onomatopées, semblant anticiper sur les
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travaux contemporains de Nicole Loraux sur l' interjection aiaî dans les tragédies
d' Euripide, qui conduisent l' helléniste à évoquer la présence d' « un en-deçà de
la langue, d' une autre langue de la lamentation [13] » au sein du langage tragique
grec, ou sur ceux de Jacqueline de Romilly montrant comment la tragédie
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Ce que met au jour Lessing, c' est que le cri n' est pas la même forme, qu' il soit
rapporté dans un poème ou représenté plastiquement :
Une bouche béante est, en peinture, une tache, en sculpture un creux, qui produisent
l' effet le plus choquant du monde, sans parler de l' effet repoussant qu' elle donne au
reste du visage tordu et grimaçant.
13. Nicole Loraux, La Voix endeuillée, Essai sur
la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999,
p. 60.
Dans le projet d' établir une différence entre les arts afin de s' opposer à la doctrine
14. Jacqueline de Romilly, L' Évolution du pathé-
de l' ut pictura poiesis dominante au xviiie siècle, le cri est la figure qui permet tique, D' Eschyle à Euripide, Paris, Les Belles
à Lessing de marquer la différence entre les médiums autour d' un même geste, Lettres, 1980, en particulier le chapitre III
« Homme et Dieux », pp. 90-134.
devenu deux formes différentes : d' une part, en littérature, une plainte que le Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon…,
15.
poète, Virgile dans L' Énéide en l' occurrence, peut insérer dans le cours d' un récit, op. cit., p. 58.
après avoir assuré le lecteur de la grandeur morale du héros, car le poème est la
forme temporelle fondée sur des signes qui se succèdent et qui ont pour objet
des actions ; dans les arts plastiques, le même cri n' est plus qu' une puissance de nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 25
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défiguration, tache ou trou sans justification, car la peinture a pour seul objet « les
corps avec leurs qualités visibles [16] ». Le cri est un geste que le poète peut mettre
en forme mais auquel doit renoncer le plasticien sous peine de défiguration.
La discussion avec Winckelmann sur le terme de parenthyrse permet donc à
Lessing de faire droit au déchaînement pathétique dont la poésie et la tragédie
grecques font œuvre quand la description d' une passion les y autorise ; mais
sa conception figée de la peinture l' empêche d' imaginer un geste pathétique se
déroulant dans le temps comme le cri dans les arts plastiques, sinon sous l' espèce
de la défiguration, envisagée bien sûr négativement.
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SCHILLER : LE CONFLIT ENTRE L' ÉTHOS ET LE PATHOS
et, surtout, la même citation de Homère sur Mars qui crie « comme dix mille
hommes ensemble » après une blessure, qu' on peut se demander si ce n' est pas
son Laocoon qui a permis à la notion de pathétique de devenir l' un des pivots
théoriques de l' une des toutes premières philosophies esthétiques de l' âge
moderne. Schiller d' ailleurs revient sur la statue grecque pour illustrer son
idée du pathétique, citant tour à tour Winckelmann et Lessing, non pas pour
reprendre et se situer dans la polémique lancée par ce dernier contre le premier,
mais pour ressaisir théoriquement ce que les deux auteurs avaient pressenti sans
le conceptualiser comme tel, le fait que le pathétique se laisse décrire comme un
conflit entre le corps et l' âme.
Comme chez Lessing, et contrairement à Winckelmann, l' éloge schillérien
de l' art grec se fonde non plus sur l' idée d' une retenue ou d' une pudeur, mais,
bien au contraire, sur la violence expressive de la plainte tragique. Schiller oppose
d' ailleurs le naturel pathétique grec d' une part à la codification rationnelle de la
tragédie classique française, dans laquelle la souffrance est perdue à force d' être
rapportée à un système intellectuel d' analyse et d' être cadenassée par un système
trop contraignant de convenances, et d' autre part à la mode allemande de son
époque qui, tant du côté du drame bourgeois que de la musique moderne, ne vise
qu' un sentiment tendre et doux dans un sentimentalisme dont « l' unique effet [...]
16. Ibid., p. 13.
17. Friedrich Von Schiller, « Du pathétique »
est de vider la poche lacrymale, et de soulager agréablement les vaisseaux de leur
(1793), in Du Sublime, trad. fr. Adrien trop-plein [17] ». Toutefois, Schiller ne plaide pas non plus pour la seule violence
Régnier, Arles, Éditions Sulliver, 1997, p. 82.
pathétique : « Le goût véritable exclut toutes les affections extrêmes qui ne font
18. Ibid., p. 83.
19. Friedrich Von Schiller, « Fragment sur le
que torturer la sensibilité, sans dédommager l' esprit de cette torture [18]. » Seule
sublime », id., p. 69. « la représentation d' une souffrance étrangère, accompagnée d' émotion et de la
conscience de notre liberté morale intérieure, est pathétiquement sublime [19] ».
L' esthétique schillérienne définit le pathétique comme un système d' équilibre des
nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 26 forces exercées sur le spectateur, entre une affection physique, la compassion, et
idylle tragique du Laocoon, Petite histoire du pathétique dans la pensée esthétique
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Pour le sublime pathétique, deux conditions principales sont exigées : d' abord, une
vive représentation de la souffrance, pour exciter avec la force convenable l' affection
compatissante ; en second lieu, une idée de la résistance à la souffrance, pour éveiller la
conscience de la liberté intérieure de l' âme [20].
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l' éthos du visage.
de sa lecture :
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esthétiques, ainsi qu' en témoigne la correspondance entretenue avec lui au sujet
de la juste distinction entre les différents genres de la poésie [23], Goethe le critique
implicitement, ainsi que Lessing, dans son texte consacré au Laocoon [24].
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Le sommeil n' est plus compris à partir du texte qui le narre, mais à même la
sculpture qui garderait la trace de la sieste dans sa description de ce réveil tragique.
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Cette pensée temporelle de chaque figure grosse du passé et du futur, et
de l' ensemble des figures pensé comme une juxtaposition ou un montage de
temporalités disjointes (Goethe montre d' une part que les trois hommes ne
sont pas synchrones quant à l' événement dépeint, mais s' attarde aussi sur leur
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différence d' âge) mène Goethe à nier, l' air de rien, sans s' y appesantir, le cœur
même du propos de Lessing : le fils aîné « pousse un cri [34] ». Le cri, c' était
l' interdit de la représentation plastique chez Lessing, le geste qui défigure le
corps, fait tache. Mais Goethe, en pensant la sculpture comme une composition
de figures temporellement hétérogènes, autorise cette défiguration localisée du
corps au nom d' une cohérence figurative plus élevée, celle du groupe. « Lorsque
l' art se tourne vers des objets d' une signification pathétique [...] il représente un
cercle de figures entretenant entre elles des relations pathétiques [35]. »
Goethe n' abandonne pas l' idée d' une mesure du pathétique : sans une lueur
d' espoir pour le fils aîné, celui qui crie, « l' événement perdrait son témoin-
participant [36] » et « de tragique, la représentation deviendrait cruelle [37] ». Mais
29. Ibid., p. 151.
il ne la situe plus, contrairement à Lessing, au niveau de chaque corps qui devrait
30. Ibid., p. 147.
se garder de franchir une certaine limite d' expression pathétique sous peine 31. Ibid., p. 148.
de défiguration. Goethe esquisse ici la pensée d' une communauté pathétique 32. Ibid., p. 147.
de cette famille « idyllique » : le pathos est gradué d' une figure à l' autre, et la 33. Ibid., p. 151.
grandeur tragique naît du fils aîné, le compatissant, celui qui crie non pas à cause 34. Ibid., p. 150.
de sa propre douleur, mais du spectacle désolant de la mort prochaine de son 35. Ibid., p. 146.
36. Le traducteur note que le mot allemand,
père et de son frère. En cela, il n' est pas absolument original, car il reprend l' idée Teilnehmer, signifie littéralement celui qui
très forte émise par Karl Philipp Moritz dans ses Voyages d' un Allemand en Italie, sympathise avec le malheur d' un autre, le
compatissant.
publiés sans succès immédiat en 1794, mais que Goethe a dû connaître, puisque
37. Ibid., p. 152.
les deux hommes s' étaient rencontrés en Italie : « Ce n' est que par le biais des deux
38. Karl Philipp Moritz, Voyages d' un allemand
fils de Laocoon, qui se trouvent eux aussi enlacés par le serpent, que ce groupe en Italie (Reisen eines deutsche in Italien,
1794), cité par Éric Osterkamp, « Le Laocoon
devient beau et doux. Car la sublime, la douce pitié absorbe l' expression de la à l' époque préromantique et romantique en
souffrance physique en anoblissant et en élevant le tout. » Moritz peut ainsi faire Allemagne », art. cit.
du groupe l' expression universelle et collective du « tourment de toute l' humanité
souffrante [38] ».
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Alors qu' il est encore étudiant, il prononce en mai 1889 dans le séminaire
de son professeur Carl Justi à Bonn un exposé intitulé « Projet d' une critique du
Laocoon à partir de l' art du Quattocento à Florence » dont les notes manuscrites
sont entreposées à l' Institut Warburg de Londres. Le même jour, il rend à son
professeur un projet de thèse sur l' art florentin, notamment sur ses drapés
baroques, que Carl Justi refusera [39]. Ces notes partiellement rédigées se lisent
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essentiellement comme « la critique d' une œuvre écrite à partir d' œuvres
graphiques » : face à l' interdit du cri lié à l' instantanéité temporelle de la plastique,
Warburg s' amuse « à renvoyer à des personnages intéressants en train de pousser
un cri, comme il en voit dans certains tableaux de Giotto », ou encore à d' autres
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actes langagiers représentés en peinture : « les enfants qui chantent par Gozzoli
ou le tableau de la médisance par Botticelli [40] ». Une notation amorce déjà
l' idée warburgienne que les images pensent elles-mêmes contre tout principe
esthétique a priori : « Bien des choses paraitraient en théorie irréfutables si le
génie n' avait pas réussi à prouver le contraire en agissant [41]. » À la norme édictée
par Lessing, des images singulières viennent infliger un démenti actif, vivant.
Dans l' ensemble du texte, selon Michel Espagne, « Warburg se montre préoccupé
par la difficulté à exprimer la passion en peinture et sculpture ou plutôt à associer
39. Ernst Gombrich, Aby Warburg. An intel-
l' individuation et la peinture de la passion [42] ». Warburg ne semble pas partager
lectual biography, Londres, The Warburg cette idée développée par Lessing dans le Laocoon selon laquelle le personnage
insitute, 1970.
est tout entier absorbé par sa passion dans une peinture, réduit à elle, le peintre
40. Michel Espagne, « Le Laocoon de Lessing
entre Carl Justi et Aby Warburg », Revue ne disposant pas de cette faculté poétique de décrire une série d' actions qui le
germanique internationale [En ligne], 19, caractériserait en propre. Ainsi, un peintre ne pourrait représenter un dieu en
2003.
41. Aby Warburg, Entwurf zu einer Kritik des
proie à une passion qui ne lui serait pas essentielle, sans quoi le spectateur ne
Laokoon an der Kunst des Quattrocento saurait l' identifier. Cette idée semble perturber Warburg, qui note avec un peu
in Florenz, 1889, inédit, cité et traduit par
M. Espagne, art. cit.
d' embarras semble-t-il : « Lessing suppose donc que les affects dans les arts
42. Michel Espagne, ibid. plastiques anéantissent complètement la personne dans la mesure où il ne reste
43. Aby Warburg, ibid. rien de personnel [43]. » Mais il ne possède pas encore l' outil théorique qui va lui
44. À ce sujet, voir le très volumineux ouvrage permettre de penser une singularité souffrante : la formule de pathos.
de Georges Didi-Huberman sur Aby Warburg,
L' Image survivante, Histoire de l' art et temps
des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les L' expression « formule de pathos » (pathosformel), capitale dans le modèle
Éditions de Minuit, 2002.
historique de Warburg articulé autour d' une pensée de la survivance des images,
45. Aby Warburg, « L' entrée du style idéal
antiquisant dans la peinture du début de la des rituels et des faits culturels qui rompt avec le schéma académique de la
Renaissance » (1914), in Essais Florentins,
trad. S. Müller, Paris, Klincksieck, 1990,
transmission et de l' influence [44], trouve son emploi heuristique et son dépli
pp. 221-243, ici p. 241. conceptuel les plus conséquents dans un article majeur de 1914 : « L' entrée du
style idéal antiquisant dans la peinture du début de la Renaissance [45]. » À la fin de
l' article, Warburg s' excuse d' ailleurs d' avoir abusé de l' expression et s' en justifie :
nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 30 « Si au cours de cet exposé j' ai dû trop souvent parler de formules de pathos, il
idylle tragique du Laocoon, Petite histoire du pathétique dans la pensée esthétique
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faut considérer que ces formules n' ont pas été jusqu' à maintenant recensées en
particulier, et encore moins vues dans leur connexion [46]. » Or, c' est aussi dans ce
texte que le fondateur de l' iconologie s' en prend le plus directement à l' idéalisme
du père de l' histoire de l' art, Winckelmann, qui tente de résorber la force
pathétique de l' art grec dans l' équilibre formel, qui nie à la douleur la puissance de
déferler dans l' œuvre d' art, d' en perturber les formes, en la soumettant à la dignité
supérieure et idéelle de l' âme. Warburg lui oppose une compréhension plastique
des images antiques comme « expression intensifiée de l' homme pathétique [47] ».
À l' injonction prescriptive de Winckelmann sur la nécessité d' imiter l' art grec
pour sa noble tranquillité, Warburg oppose une description historique qui établit
une tout autre image de l' art antique : si « les œuvres d' art de l' Antiquité ont
pénétré au cœur de la Renaissance », c' est « à cause de leur mouvement passionné
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intérieur et extérieur » [48], c' est-à-dire d' une animation pathétique et des âmes et
des corps. Warburg reproche à Winckelmann d' avoir fantasmé cette « grandeur
tranquille » de l' art grec « jusqu' à les percevoir dans le Laocoon qui se convulse
dans une souffrance mortelle ». Warburg remet ainsi en cause la lecture du
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Laocoon par Winckelmann qui était aussi, même si fondées différemment, celles
de Lessing et de Schiller. « Pour affirmer qu' une conception du monde antique,
diamétralement opposée à celle de Winckelmann, répond effectivement à l' esprit
du Quattrocento », Warburg cite le témoignage d' un archéologue travaillant pour
les Médicis et qui, découvrant une réplique du Laocoon en 1488, presque vingt
ans avant la découverte de l' original, et ignorant tout du contenu mythologique
représenté, n' est sensible qu' « au pathos de la forme ». En effet, l' intensité
pathétique est si forte que l' archéologue déclare naïvement, inconscient de
s' opposer avec plus de deux siècles d' avance à toute une littérature germanique
du silence du Laocoon : « On dirait mêmes qu' ils respirent, crient [49]. »
Warburg reprend alors, pour l' approfondir, l' intuition qui l' avait mené vers
l' art florentin dans son exposé d' étudiant sur le Laocoon de Lessing : « C' est de
Florence que partit cet irrésistible élan pour interpréter et remodeler la vie en
mouvement dans le style sublime du grand art des ancêtres païens [50] » et que
s' inventa un « nouveau style pathétique [51] » chez des héritiers de Masaccio et de
Piero, autour de Donatello et des frères Pollaiolo ; ainsi, « l' Hercule de Pollaiolo
qui étouffe Antée et vainc l' Hydre [...] est presque plus ancien que l' Antiquité
même » et « les dieux et les héros peints et sculptés par Antonio [...] sont tellement
pleins de tempérament pathétique, que sa rhétorique musculaire conduit presque 46. Ibid., p. 241.
47. Ibid., p. 238.
à la limite d' un maniérisme baroque du langage mimique ». Warburg montre
48. Ibid., p. 241.
notamment comment un relief en bronze de l' école de Donatello représentant
49. Ibid., pp. 240-241.
une scène de Lamentations sur le corps mort du Christ hérite de « la formulation 50. Ibid., p. 239.
pathétique du deuil des sarcophages païens [52] » : « La gesticulation effrénée, les 51. Ibid., p. 233.
cris, les mains levées au ciel, les chairs tourmentées correspondent exactement 52. Ibid., p. 234.
dans cette sculpture, aux attitudes de l' assemblée en deuil comme nous la voyons
dans les représentations des reliefs de la conclomatio païenne » ; plus encore, cette
survivance est comme figurée dans le tableau par ce détail : « Ce qui est étrange, nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 31
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c' est que le Christ, porté comme Méléagre, est allongé dans un sarcophage
sur lequel figure Proserpine », un sarcophage païen donc ; or, des sarcophages
antiques figuraient souvent des scènes de lamentation sur la mort de Méléagre ;
cette condensation de deux figures, païenne et chrétienne, Warburg la retrouve
dans une crucifixion du sculpteur Bertoldo di Giovanni, « cet élève du Donatello
tardif [qui] s' était donné corps et âme – et plus que quiconque – à la formule du
pathos antique » [53], qu' il décrit ainsi : « Telle une Ménade brandissant la bête
déchiquetée, Madeleine en pleurs au pied de la croix serre convulsivement les
mèches arrachées de ses cheveux dans un deuil orgiaque [54] » ; le deuil chrétien et
le délire bachique s' unissent pour figurer la perte de l' être aimé qu' est pour Marie-
Madeleine la mort de Jésus. Warburg note qu' alors, à la fin du Quattrocento, « la
sculpture antique a produit l' effet académique d' un manuel illustré de l' expression
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intensifiée de l' homme pathétique [55] », ce dont témoigne la Victoire de Constantin
due à l' école de Raphaël.
Les différents exemples cités mènent à penser que la formule de pathos
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vient désigner chez Warburg deux phénomènes, imbriqués dans les tableaux et
dans leur description : d' une part, la reprise stylistique à la Renaissance d' une
rhétorique musculaire et mimique de la représentation des corps dans l' art païen ;
en effet, les différents gestes, postures, grimaces de l' être souffrant ont ainsi pu
faire l' objet d' un répertoriage académique à la toute fin du Quattrocento, quand
s' est imposé un maniérisme de la représentation des corps, et que la reprise des
formules intensifiées de la douleur est devenue un exercice d' imitation de l' art
grec dans les académies. D' autre part, elle vient aussi désigner, de façon plus
complexe et moins académique, toute une série de passages, de transfigurations
et de condensations entre l' art grec et l' art chrétien.
normale pensant les pieds en bas » [58]. Cette pose se retrouve autant chez un
fidèle du Christ dans sa Résurrection que chez l' un des fils du prêtre grec dans sa
variation sur la statue rhodienne, La mort de Laocoon et de ses fils, peinte autour
de 1610. Cette pose peut donc signifier différemment selon le montage opéré par
le tableau : « Elle peut être dictée par autre chose que par l' intensité religieuse :
par la souffrance, par exemple. » L' analyse d' Eisenstein est ici toute proche de la
théorisation par Warburg de la « formule de pathos » : une même configuration
corporelle se retrouve, immuable, entre deux œuvres ; elle est douée d' une
même charge ou d' une même puissance pathétique : l' attitude « toutes jambes en
l' air » marque la sortie hors de soi d' un corps extatique ; mais selon le montage
du tableau, l' extase sera ouverture à la révélation ou altération de soi dans la
souffrance et la mort.
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L' analyse d' Eisenstein ne s' arrête pas là : il note que l' autre fils « est présenté
en une cassure arquée typique [de l' extase], partant de bas et s' enfonçant dans la
profondeur du tableau ». Le peintre assemble donc deux « signes-hiéroglyphes »
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Les deux fils pris ensemble donnent à nouveau l' image d' un saut d' une phase « en arc »
à une autre. Gageons que ce soit plus curieux que nulle part ailleurs. Car ici le procédé
de composition permet d' atteindre une sensation ininterrompue de contorsion vers
l' extérieur et de repli en soi : les fils sont disposés en cercle, produisant ainsi la sensation
de poses qui se substituent l' une à l' autre à l' infini [60].
De la même manière que les Lumières allemandes avaient exemplifié le Laocoon
de Rhodes, Eisenstein fait de La mort de Laocoon du Greco une « curiosité » sans
égal qui lui permet de décrire ce qu' est un tableau, exemplairement : un montage
de signes-hiéroglyphes, chacun possédant un sens par soi, mais n' atteignant une
58. Ibid., p. 77.
pleine puissance et une pleine singularité que par la disposition plastique ou le
59. Ibid., p. 79.
« tracé graphique [61] » qui les relie. Cette analyse d' Eisenstein peut jouer le rôle 60. Ibid., p. 78.
de parangon d' une compréhension plastique du pathétique : un corps souffrant 61. Ibid., p. 79.
n' existe que dans cette double dynamique, ce cercle infini de l' impossibilité d' une 62. Jocelyn Benoist, « Chair et corps dans les
séminaires de Zollikon : la différence et le
sortie hors de soi ; cercle qui ne fait que relier ces deux vérités phénoménologiques reste », in Autour de Husserl, L' ego et la raison,
sur la souffrance, contradictoires qu' en apparence : la souffrance est à la fois Paris, Vrin, 1994, p. 119.
l' instance qui me fait découvrir mon corps comme autre (« il n' est plus ce dans
quoi je me dispose mais ce qui de moi se dépose, le factice qui de moi est hors
de moi [62] ») et l' expérience qui me rappelle à l' impossibilité d' échapper à mon nouvelle Revue d’esthétique n° 13/2014 | 33
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De Winckelmann à Warburg jusqu' au détour hispano-soviétique de l' analyse
du Greco par Eisenstein, la pensée du pathétique s' autonomise, se défait
lentement de la nécessité classique d' une harmonie malgré tout préservée, malgré
la souffrance et la convulsion, malgré la mort inexorable. Cependant, Jacques
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Rancière a raison de rappeler que Winckelmann n' est pas le dernier des poéticiens
classiques, mais bien le premier des esthéticiens modernes [64] : s' il voit de la
noblesse sur le visage de Laocoon malgré les terribles souffrances qu' il endure,
c' est déjà selon cette indistinction de l' agir et du pâtir qui fonde l' âge esthétique
des arts dans la pensée de Rancière. Cette indistinction est aussi ce qui fonde
toute politique du pathétique ; c' est elle qui permet de penser la conversion de la
souffrance en force, en résistance. Or, malgré les débats, explicites ou implicites,
entre Winckelmann et ses successeurs, malgré la différence entre les textes, liée
notamment à l' évolution de l' esthétique vers une autonomisation qui la mène
hors de la sphère morale, cette même idée d' une passion agissante se retrouve
dans chacun des textes. C' est l' âme noble se détachant de son enveloppe charnelle
chez Winckelmann. C' est le silence de Laocoon qui est comme la traduction
plastique de ses cris poétiques chez Lessing. C' est la résistance à la souffrance qui
est au cœur du conflit pathétique chez Schiller. C' est l' instant paroxystique où
se rencontrent l' effort passé et la souffrance actuelle chez Goethe. C' est le deuil
comme déchaînement gestuel et ouverture infinie à la douleur chez Warburg.
C' est, enfin, le cercle infini de la contorsion et du repli chez Eisenstein.