PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE Sous la direction de

collection dirigée par Frédéric Worms

Patrice Maniglier

I .e Moment philosophique
Où « contemporaine » désigne le moment présent, en philosophie,
aujourd'hui, qu'il nous revient de penser, ce qui ne se peut sans les
des années 1960 en France
moments du siècle, qui y ont conduit, à travers ruptures irréversibles et
reprises profondes, parfois méconnues.
Où « française » désigne une diversité d'œuvres, de méthodes, de
positions, dont les relations tendues, ouvertes, entre elles et avec leurs
contemporaines, partout, ont dessiné un visage singulier et complexe,
trop souvent réduit à une image figée.
Où « philo,Sophie », enfin, est à entendre en un sens lui aussi ouvert,
celui des problèmes surgis de notre vie, des savoirs et des pratiques des
hommes, de leur histoire.
« Philosophie française contemporaine », donc : une collection qui
s'inscrit dans la ligne de la « Bibliothèque de philosophie contempo-
raine» fondée par Félix Alcan dans le «moment 1900 », à travers des
recherches singulières et collectives, où moments, relations et problèmes
ne sont pas des objets d'étude extérieurs, mais une tâche vivante à
poursuivre.

F. W.

Presses Universitaires de France

 T

SOMMAIRE

Remerciements IX

Liste des auteurs xi

Avant-propos, par Frédéric Worms 1

INTRODUCTION - Les années 1960 aujourd'hui, par Patrice
Maniglier 5

PREMIÈRE PARTIE
UN MOMENT ÉPISTÉMOLOGIQUE
Chapitre I - Structuralisme et comparatisme en sciences humaines
et en mathématiques : un malentendu ?, par David Rabouin . . 37
Chapitre II - La renaissance des philosophies de la nature et la
question de l'humain, par Alberto Gualandi 59
Chapitre III - Linguistique de corpus philosophique : l'exemple de
Deleuze, par Sylvain Loiseau et François Rastier 73
Chapitre IV - Le nietzschéisme comme épistémologie : la réception
française de Nietzsche dans le moment philosophique des
années 1960, par Alan D. Schrift 95
ISBN 9 7 8 - 2 - 1 3 - 0 5 8 2 0 6 - 9

Dépôt légal — édition : 2 0 1 1 , avril

© Presses Universitaires de France, 2 0 1 1

6, avenue Reille, 7 5 0 1 4 Paris
VI Le Moment philosophique des années 1960 en France Sommaire

DEUXIÈME PARTIE CINQUIÈME PARTIE

LÉVI-STRAUSS 1962 UN MOMENT PHILOSOPHIQUE
Chapitre I- La Pensée sauvage aujourd'hui : d'Auguste Comte à Cliapitre I - Spinoza 1968: Guéroult et/ou Deleuze, par Pierre
C\2i\xdtLévï-StT2i\xss^par Frédéric Keck 113 Macherey 293
Chapitre II - Les jeux anaclastiques de Lévi-Strauss, par Stefano Chapitre II - Derrida et la philosophie analytique, par Jean-
Franchi 125 Michel Salanskis 315
Chapitre III - Granger et Foucault lecteurs de Lévi-Strauss. C :hapitre III - Deleuze dans le moment 1960. Une nouvelle image
L'antlîropologie structurale entre épistémologie et archéologie de la pensée ?, par Jean-Christophe Goddard 335
des sciences humaines, par Philippe Sabot 143
( chapitre IV - Pouvoir, création, deuil, survie : la vie, d'un moment
Chapitre IV - Du système à la structure, la redéfinition de la
philosophique à un autre, par Frédéric Worms 349
méthode comparative dans « Les systèmes de transformations »
(La Pensée sauvage, chapitre III), par Gildas Salmon 159
SIXIÈME PARTIE
DERRIDA 1967
TROISIÈME PARTIE
UN MOMENT POLITIQUE ( lhapitre I - Térontologie saussurienne : ce que Derrida n'a pas lu
dans le Cours de linguistique générale, par Patrice Maniglier. . 371
Chapitre I - La petite bourgeoisie intellectuelle en France : d'un
rèvt Vautre, par Jean-Claude Milner 179 C:hapitre II - Être juste avec Freud : la psychanalyse dans
l'antichambre de De la grammatologie, par Vladimir Safatle. . 395
Chapitre II - Du sable à la bataille: Foucault avant 1968, par
Mathieu Potte-Bonneville 195 ( Chapitre III - Déconstruction et dialectique négative : la pensée de
Chapitre III - La philosophie et l'actualité : au-delà de l'événe- Derrida dans les années 1960 et la question du «tournant
ment ?, par Étienne Balibar 211 éthique », par Peter Dews 409

SEPTIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE
ALTHUSSER 1965 UN MOMENT ESTHÉTIQUE

Chapitre I - La pratique d'Althusser : d'un marxisme à l'autre, par Chapitre I - De la distanciation à la désidentification : contro-
Andrea Cavazzini 237 verses sur la réception de Brecht en France, par Dimitra Pano-
poulos . . 431
Chapitre II - De la théorie du théâtre à la scène de la théorie:
réflexions sur « Le "Piccolo", Bertolazzi et Brecht » d'Althusser, Chapitre II - Boulez et Lévi-Strauss: la question de la structure,
par Guillaume Sibertin-Blanc 255 par Jehanne Dautrey . 447
Chapitre III - Althusser face à Godard : l'esthétique matérialiste de Chapitre III - Un effet de blow-up : philosophie, cinéma et incons-
La Chinoise, pur Julien Pallotta 273 cient de l'histoire, par Dork Zabunyan 463
VIII Le Moment philosoph ic^ue des années 1960 en France

Chapitre IV - Comment inverser exactement Les Ménines:

Michel Foucault et la peinture à la fin des années 1960, des Remerciements
formes symboHques aux dispositifs, par Lucien Vinciguerra . . 477

HUITIÈME PARTIE
LYOTARD 1971
Chapitre I - Notes sur le détour par la fonction critique de
l'œuvre., par Gaëlle Bernard 495
Chapitre II - Enluminures - à propos de Lyotard, par Jean-Clet
Martin 5Q9 Le présent ouvrage n'aurait pas été possible sans le soutien de nom-
breuses personnes et institutions, aux différentes étapes de sa réalisation.
Chapitre III - Discours, figure : coup et après-coup, par Corinne
Les textes ici réunis sont, pour la plupart, issus d'une série de quatre
Enaudeau 523
rencontres organisées, au cours de l'année 2008, par le Centre interna-
Chapitre IV - L'esthétique au sein des mots : Discours, figure, ou tional d'étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC) de
le renouvellement du projet critique, par Juan Luis Gastaldi. . 537 l'École normale supérieure de Paris, composante depuis 2010 du Centre
international de recherches en philosophie, lettres, savoirs (USR 3308
BibHographie 557 ENS/CNRS). Le Collège international de philosophie a aussi collaboré à
l'organisation de ces journées. Ce programme international de
Index recherches n'aurait pas été possible sans le soutien de ces institutions.
Il faut tout particulièrement remercier ceux qui ont assuré l'organisa-
Table des rriatières 533 tion de certains de ces colloques : Frédéric Keck (pour la journée sur La
Pensée sauvage), Guillaume Sibertin-Blanc et Stéphane Legrand (pour la
journée sur Pour Marx) et Ehe During (pour la journée sur Discours,
figure).
Mais c'est à tous les intervenants qui ont rendu chacune de ces
journées passionnantes que va la plus vive gratitude : que cela soit aussi
l'occasion de redire que la présente publication, après ces journées, n'est
elle-même encore qu'une étape d'un parcours à poursuivre et à dévelop-
per.
Une partie du travail nécessaire de direction de cet ouvrage m'a été
rendue possible grâce à un congé de recherche que m'a accordé l'univer-
sité d'Essex pendant le printemps 2010. Je tiens à exprimer ma très pro-
fonde gratitude à l'égard de tous mes collègues du département de
philosophie de l'université d'Essex qui m'ont si généreusement accueilli
et m'ont permis de travailler pendant les années de préparation de cet
ouvrage. Je remercie aussi Marie Gil pour l'aide qu'elle m'a apportée
 Chapitre II

I .a renaissance des philosophies

(M la nature et la question de Phumain
Alberto Gualandi

I . , .muées 1960 en France ont-elles marqué, pour la réflexion philo-

îî:|»hi»jiic sur les sciences de la nature et de la vie, un moment nettement
?Mmiihi tie ce qui s'était produit dans les décennies précédentes? Oui,
rîM tloiire, et le changement le plus visible est peut-être celui-ci : dans les
•fUMi '. I960, la réflexion épistémologique sur la science cède du terrain
.1. ' \\\{ une renaissance des philosophies de la nature.
( cite renaissance est un fait nouveau et significatif, pour des raisons
jn'il l.uit brièvement rappeler ici. D'abord, elle singularise le moment
.1. . .innées 1960 dans la tradition épistémologique française des décen-
ffif . précédentes, où les philosophies de la nature y étaient considérées
nininc le degré le plus bas de la réflexion sur la science. Brunschvicg, par
' ii niple, identifiait les philosophies de la nature aux philosophies idéa-
lises de Schelling et Hegel. Ces dernières auraient accompH un dange-
if iix pas en arrière par rapport à l'épistémologie kantienne, en refusant
ilr se limiter à saisir, de façon intemporelle, les principes a priori en acte
il.nis la science de leur temps, et en prétendant devancer les méthodes et
1rs résultats des disciplines scientifiques pour identifier les lois ontolo-
IlIlies qui président à la genèse historique de la raison scientifique (Brun-
ei hvicg, 1922).
Elle singularise ensuite une tendance spécifiquement française qui n'a
p.is son équivalent, à cette époque, dans les autres traditions nationales.
Ailleurs, la réflexion philosophique sur la science est dominée par la
revision critique du néopositivisme, avancée par des auteurs comme Pop-
per, Kuhn et Lakatos, ou, du côté allemand, par Habermas. La réflexion
snr la science est réflexion sur le langage scientifique, et la distinction
60 Un moment épistémologiquc
wittgensteinienne entre domaine des causes et domaine des raisons, hi
partition poppérienne entre contexte de découverte et contexte de justifi-
cation, la distinction herméneutique entre explication et reconstruction,
empêchent toute contamination entre l'objet de la science et le sujet de la
raison, entre l'esprit humain et la nature des objets étudiés par la phy-
sique ou par la biologie. Bref, hors de la France, la réflexion épistémolo-
gique reste fondamentalement kantienne, parce qu'elle demeure réflexion
sur les structures logiques et discursives de la raison scientifique.
Ce n'est que lors des dernières décennies du siècle précédent qu'un
changement de signe s'est produit en Angleterre et aux États-Unis. À ce
changement, on donne habituellement le nom de « programme de natu-
rahsation des sciences de l'homme et de la culture». Ce programme
présuppose bien sûr une certaine philosophie de la nature et de la vie.
Ses tenants considèrent pourtant que cette conception de la nature et de
la vie n'a rien à voir avec une métaphysique parce que ses outils sont
repérés dans la science même, notamment dans la conception darwi-
nienne de l'évolution. À l'aide d'exemples, je voudrais essayer de mon-
trer que les partisans actuels de ce programme de naturalisation se
trouvent confrontés à des problèmes proches des penseurs français qui
ont animé ce mouvement de renaissance des philosophies de la nature
dans les années 1960.
1. LE RENOUVEAU DES PHILOSOPHIES
DE LA NATURE EN FRANCE DANS LES ANNÉES 1960
Je ne nommerai que trois de ces penseurs français qui incitèrent à un
renouveau des philosophies de la nature : Simondon, Deleuze, Serres. En
ce qui concerne Serres, je me limiterai à des citations qui marquent la
rupture séparant les philosophies de la nature des années 1960 de l'épis-
témologie historique de Brunschvicg et Bachelard. Selon Serres, « le
terme coupure» est en effet «le mathé-matème de la discontinuité»,
mais il est aussi le signe d'une « histoire normaUsée », « idéale », à « réfé-
rence mathématique», qui s'appuie à son tour «sur une éthique» :
l'éthique « de la réforme » et des « fondateurs de l'Université » (Serres,
1972, p. 213-214). « Or, il n'existe aucune coupure entre science et phi-
losophie. [...] l'épistémologie est plus le signe du divorce que la possibi-
I ./ renaissance des philosophies,,. 61
IIIr till Concordat, elle désigne la déhiscence en essayant de la réduire »
(Sn rcs, 1968 a, p. 64-65). Cette déhiscence ne peut être dépassée que
l'.ii un «nouveau-nouvel esprit scientifique» qui décrète la «fin des
ilicories idéalistes de la connaissance » et des épistémologies historiques
(SJ'I res, 1968 b, p. 66-67), et qui « nous amène vers une philosophie de
l.i nature» où l'information-structure est «inscrite» dans «la chose
iiicMne », et dont l'on peut affirmer qu'« il existe bien un transcendantal
nhic'ctif» (Serres, 1972, p. 15).
\in ce qui concerne Simondon, je dois me limiter à quelques notions
néc essaires à la bonne compréhension de la suite de ce texte. La notion
»le processus d'individuation est au centre du système de la nature de
Snnondon. La philosophie de la nature de Simondon est sans aucun
Joute une philosophie de 1' « être univoque », au sens où, pour Simon-
don, un cristal, une drosophile, un cochon ou un philosophe sont tous
(ijuoique inégalement) des «individus». Ce qui rend pourtant un être
humain plus individuel que tout autre individu, c'est le caractère ralenti
(lu processus d'individuation qui ne prend fin qu'au moment de sa mort,
je reviendrai par la suite sur cette manière simondonienne de poser la
(|ucstion de l'humain.
Venons maintenant à Deleuze. La philosophie de la nature de Deleuze
pourrait paraître la plus éloignée de toute implication épistémologique.
|c' crois pourtant que toute philosophie doit garantir une certaine tenue
par rapport à la science, et que la philosophie de la nature de Deleuze est
même allée plus loin. Je disais que le défaut majeur des philosophies de la
nature était pour Brunschvicg leur prétention à devancer, de façon
deductive et a priori,, la science. Je ne sais si Deleuze a effectivement eu
cette prétention démesurée pour toute épistémologie historique. Ce que
je peux essayer de montrer, en revanche, est que sa philosophie de la
nature a su entrevoir, selon une méthode qui n'est ni déductive ni induc-
tive, ni a priori ni a posteriori, des lignes d'évolution de la science, qui
n'étaient que préfigurées de façon virtuelle par la science de son temps, et
autour desquelles la science de nos jours est en train de bâtir un nouveau
paradigme scientifique.
Pour étayer cette thèse, je voudrais revenir à une page célèbre, où
Deleuze nous propose le modèle ontologique de l'œuf ou, mieux, l'œuf
comme modèle du monde :
60
Un moment é p i s t é m o l o g i q u c
Le monde est un œuf. Et l'œuf nous donne, en effet, le modèle de l'ordre
des raisons [...]. Nous considérons que la différence d'intensité, telle
qu'elle est impliquée dans l'œuf exprime d'abord des rapports différen-
tiels comme une matière virtuelle à actualiser. Ce champ intensif d'indi-
viduation détermine les rapports qu'il exprime à s'incarner dans des
dynamismes spatio-temporels [...]. C'est toujours l'individuation qui
commande l'actualisation [...]. C'est pourquoi la question du rôle com-
paré du noyau et du cytoplasme, dans l'œuf comme dans le monde, ne se
laisse pas résoudre aisément. Le noyau et les gènes désignent seulement
la matière différentiée, c'est-à-dire les rapports différentiels constituant
le champ pré-individuel à actualiser ; mais leur actualisation n'est déter-
minée que par le cytoplasme avec ses gradients et ses champs d'indivi-
duation. [Deleuze, 1968, p. 323]
Cette page est très significative pour plusieurs raisons. Avant tout
parce qu'elle résume la conception deleuzienne du structuraHsme, le pro-
blème du rapport entre structure et genèse, idéel et réel, virtuel et actuel.
En second lieu, elle nous permet de mettre à jour les stratégies discursives
de Deleuze, sa façon de travailler la science de son temps en faisant com-
muniquer des théories différentes : en l'occurrence, la théorie de l'indivi-
duation de Simondon et l'embryologie morphogénétique de Dalcq. Relue
à la lumière de la grande tradition des philosophies de la nature de Spi-
noza, Leibniz et Bergson, la théorie simondonienne de l'individuation
nous permet de voir dans Vœuf une grande métaphore du monde^. Voilà
donc notre hypothèse : la philosophie de la nature de Deleuze, comme
toute grande philosophie de la nature, a pu devancer la science parce
quelle a réussi à identifier les métaphores qui soutiennent ses conceptua-
lisations, ses changements paradigmatiques, ses ruptures épistémiques^.
J'éclaircirai par la suite ce que j'entends ici par métaphore. Pour l'instant
essayons de confirmer cette hypothèse en revenant à l'exemple de l'œuf.
Quel problème est en train d'affronter Deleuze au moyen de concepts
où l'individuation de Simondon joue un rôle important ? Deleuze, on le
1. Selon Canguilhem, le vitaliste est quelqu'un qui est poussé à réfléchir sur les
problèmes de la vie par la contemplation d'un œuf (Canguilhem, 1965, p. 132).
2. En discutant des rapports entre mécanisme et vitalisme, Canguilhem nous rappe-
lait que la philosophie peut aussi indiquer à la science une position que cette dernière doit
encore occuper, plutôt qu'occuper tardivement, comme le voudrait Bachelard, une
position déjà périmée (Canguilhem, 1965, p. 149).
62
I ./ renaissance des philosophies,,.
est antiplatonicien. Il croit que ce qui existe dans l'immanence de ce
monde n'est pas la copie d'un modèle qui constituerait le moule idéal des
iiulividus réels. Ce qui est réel, n'est pas Vun ou le transcendant^ mais
bien plutôt les singularités et les différences. Or, quel est le concept qui
occupe dans la biologie contemporaine la fonction de modèle transcen-
dant ? Bien évidemment, les concepts de code biologique et de gène. Pour
un généticien extrémiste comme Daw^kins, nous ne sommes que le véhi-
ulie de nos gènes, les enveloppes corporelles d'une information-modèle
qui nous exploite pour se transmettre de génération en génération Les
gcnes les plus aptes et performants sont ceux qui passent l'épreuve de la
sélection. Dans ce modèle, il n'y a pas de place véritable pour les diffé-
Icnces. Les différences se produisent à la source, grâce à des mécanismes
de tirage que Monod (1970) comparait à une roulette ou à une loterie.
Mais, une fois qu'elles se sont produites, elles sont sélectionnées ou éU-
ininées en fonction de l'impératif unique de la survie du mieux adapté.
( )n voit bien que la bonne nouvelle de l'éternel retour du différent ne
nous fournirait pas ici beaucoup d'espoir. Là où il n'y a que le hasard et
la nécessité, il n'y a d'espace pour le virtuel et la création : tout dépend
lie la matrice ou du code dans lequel a été écrit le grand livre du monde.
A la métaphore du code qui domina le structuralisme le plus superficiel,
I )eleuze oppose donc la métaphore de l'œuf. En découle, nous le verrons,
toute une réarticulation du rapport entre le symbolique et le vital.
2. L'ANTICIPATION DELEUZIENNE
I:T LA QUESTION DE LA MÉTAPHORE
KNTRE SCIENCE ET PHILOSOPHIE
À la lumière de la biologie actuelle, peut-on assigner la moindre
validité au modèle ontologique de Deleuze } Je voudrais répondre à cette
question par la citation d'un grand neurobiologiste contemporain, Ste-
ven Rose :
1. Pour cette conception ultragénétiste, «tous les plus divers et complexe aspects
d'un organisme ou d'une personne ne seraient rien d'autre que la façon par laquelle nos
gènes égoïstes programment ces robots qui nous sommes, afin de servir leurs intérêts et de
se propager » (Pinker et Rose, 2006, p. 69).
60 Un moment é p i s t é m o l o g i q u c
Les organismes vivants existent en quatre dimensions, les trois de
l'espace et celle du temps, et ils ne peuvent pas être « déduits » de la
dimension simple de la molécule d'ADN. Les organismes ne sont pas des
phénotypes vides, directement reliés à des génotypes particuliers. Notre
vie forme une trajectoire de développement, une ligne de vie, stabilisée
grâce aux principes homéodynamiques. Cette trajectoire n'est pas déter-
minée par nos gènes et elle n'est pas partagée par les catégories dichoto-
miques telles que nature/culture. Elle représente plutôt un processus
autopoïétique, façonné par l'interaction de spécificité et plasticité. Si
d'un certain côté il est correct d'affirmer que tout aspect de la vie est
contenu « dans les gènes », de l'autre il faut ajouter que les gènes nous
fournissent la capacité de la spécificité [...] mais aussi la capacité de la
plasticité, c'est-à-dire la capacité de répondre de façon appropriée à des
contingences extérieures imprévisibles, c'est-à-dire à l'expérience. [Rose,
1997, p. 306]
Cette citation dessine une perspective très proche de celle suggérée par
la métaphore de l'œuf. Avant tout, elle nous dit que le génotype n'est pas
un moule qui détermine de façon univoque l'individu. Entre le génotype
et le phénotype s'insère un processus de développement où la variable
temporelle joue un rôle aussi important que la variable topologico-
spatiale. La structure s'actualise par un processus de développement qui
introduit des facteurs de variabilité stochastique et temporelle qui singu-
larisent le phénotype individuel. La molécule d'ADN interagit en fait
« avec l'orchestre cellulaire où elle se trouve insérée et grâce à l'interaction
avec les cellules et avec le milieu extérieur les organismes s'engendrent
eux-mêmes » (Pinker et Rose, 2006, p. 69).
Ces citations de Rose nous permettent avant tout de comprendre que
les problèmes soulevés par Deleuze dans les années 1960 sont de nou-
veau au centre de la discussion biologique contemporaine. Touchant
aux problèmes qu'on appelle aujourd'hui evo-devo, elles concernent le
rapport entre développement et évolution, épigenèse et code génétique,
plasticité neurobiologique et modularité cérébrale, mais aussi des ques-
tions plus amples de philosophie de la nature et de la vie, de gnoséologie
et d'ontologie^.
1. Selon Rose, la conception rigidement génétiste de théoriciens comme Dawkins ou
Pinker, conception que Rose définit comme « ultradarwiniste », est trop statique, trop
I ./ renaissance des philosophies,,. 65
La philosophie de la nature de Deleuze n'est dès lors pas une vague
métaphore dans le sens où l'entendait Sokal. Si elle est une métaphore,
elle l'est dans un sens plus noble, puisqu'elle saisit des problèmes théo-
l iques là où la science même ne les a pas encore clairement perçus et
systématisés^. Elle est une métaphore dans le sens où l'on peut affirmer
ciue toute procédure intellectuelle créative procède par métaphore et
par analogie. À la suite de Lakoff et Johnson, on peut en effet définir
les métaphores et les analogies non pas comme de simples figures rhéto-
riques, mais comme des stratégies heuristiques qui permettent de
conceptualiser des nouveaux domaines de Vêtre et de l'expérience en
transposant des structures, des schèmes ou des modèles d'un domaine à
rautre du savoir, d'un domaine plus connu à Vautre moins connu
(Lakoff et Johnson, 1980).
Pour exprimer cette idée de façon plus efficace, je voudrais citer Ste-
phen Jay Gould. En posant le problème de la méthode authentiquement
créative de la science, et notamment la méthode qui a conduit Darwin à
mécanique, incapable de rendre compte des véritables devenirs de la nature. Elle congèle
la vie et en perd le devenir. Elle transforme des « processus dans des objets réifiés ». Chez
elle, les organismes véritables, les phénotypes individuels apparaissent comme des simples
copies de modèles idéaux, qui ne dépensent aucun effort pour s'actualiser dans le monde
concret, dans Vici et maintenant du devenir naturel : « Ce point est crucial. Tous les
organismes doivent simultanément "être" et "devenir". [...] Cette dynamique, cette
autoconstruction, se perd complètement dans les explications abstraites en termes de
gènes et de comportement contrôlés par eux » {ibid., p. 70).
1. En partant de la réactualisation génétique proposée par Deleuze du concept de
plan d'organisation de Geoffroy Saint-Hilaire (Deleuze, 1968, p. 240), on pourrait même
montrer que chez Deleuze il y a une tentative de mathématiser soit les composantes
architectonico-spatiales de la structure génétique, soit les devenirs temporels par lesquels
elle s'actualise. La tentative deleuzienne d'employer à la fois l'analyse différentielle et la
mathématique topologique des transformations algébriques pour penser la structure
génétique et ses processus d'actualisation est proche de celle qui dans la biologie
contemporaine se concrétise dans les concepts de gènes du développement, concernant la
structure architectonique ou Bauplan organique, et de gènes régulateurs, qui déterminent
les rythmes de son actualisation (Prochiantz, 1997, p. 121 et suiv. ; Sean B. Carroll,
2005). Les biologistes contemporains essayent en effet de décrire par là le jeu d'interac-
tion entre les composantes spatiales et temporelles de la structure génétique dans le
domaine du développement ontogénétique aussi que dans celui de la macro-évolution
(Gould, 2002, p. 1322 et suiv.). Ces deux concepts ont en outre des implications très
importantes concernant le ralentissement du processus d'individuation qui caractérise
l'espèce humaine par rapport à cette espèce jumelle qui partage 98,6 % de nos gènes : le
chimpanzé.
 60
Un moment é p i s t é m o l o g i q u c
la formulation de la théorie de l'évolution par sélection, Gould soutient
avoir été souvent frappé par le fait que les contributions théoriques déci-
sives pour l'élaboration de la théorie darwinienne ne provenaient pas de
la biologie, mais bien plutôt de la sociologie (Comte), de l'économie
(Smith) et de la statistique des populations (Malthus). Gould conclut dès
lors de la façon que voici :
Si à partir de là je devais avancer une hypothèse concernant ce qui consti-
'I
tue le dénominateur commun du génie, je conclurais qu'il est caractérisé
par des intérêts vastes et par la capacité de construire des analogies fruc-
tueuses entre les différents domaines du savoir. [Gould, 1980, p. 57]
Selon Gould, en d'autres termes, la méthode inventive de la science
n'est « ni la déduction », « ni l'induction », mais « ce qui se donne au
milieu » : c'est-à-dire « l'analogie » Si cela vaut pour la science, on peut
le supposer d'autant plus pour la philosophie. Je crois en effet que c'est en
tant que capacité à saisir de façon réflexive les métaphores et les analogies
communes aux différents domaines du savoir que la philosophie peut
encore avoir un avantage sur la science. Je crois aussi que c'est de l'emploi
systématique de cette faculté de tracer des passages et des analogies que
dérivait une partie du charme théorique exercé par ce génie rusé qu'était
Deleuze.
Mais essayons d'être plus précis, et redéfinissons les métaphores et
les analogies, par le moyen d'un terme plus technique, venu à nouveau
de Simondon, celui de transduction - terme lui-même métaphorique
d'ailleurs (issu, de manière significative, de la bactériologie et de la viro-
logie^), qui nous permet de replacer ces concepts dans le contexte de la
théorie de l'individuation :
1. Au cours de l'histoire de la philosophie, cette démarche, consistant en la transpo-
sition d'une loi, d'un modèle ou d'une structure d'un domaine mieux « consolidé » du
savoir, à un domaine plus problématique, a été conceptualisée diversement: comme
« jugement réfléchissant » ou comme « abduction ». Cette remarque repose bien sûr elle-
même sur une «analogie», qu'il faudrait expliciter en considérant les contextes histo-
riques et logiques différents de ces conceptions philosophiques.
2. La transduction est le processus par lequel l'ADN est transféré d'une bactérie à
une autre par un virus. Par ce terme on se réfère aussi au processus par lequel l'ADN
étranger est introduit dans une autre cellule par un vecteur viral. Il s'agit d'un outil
normalement utiHsé par les biologistes moléculaires pour introduire un gène étranger
dans le génome de la cellule hôte.
66
I ./ renaissance des philosophies,,.
La transduction peut être une opération vitale ; elle exprime en particu-
lier le sens de l'individuation organique ; elle peut être opération psy-
chique et procédé logique effectif [...]. Dans le domaine du savoir, elle
définit la véritable démarche de l'invention, qui n'est ni inductive ni
déductive, mais transductive [...] : elle est Vopération analogique en ce
qu'elle a de vahde. Cette notion peut être employée pour penser les
différents domaines d'individuation [...]. Objectivement, elle permet de
comprendre les conditions systématiques de l'individuation [...]. Logi-
quement, elle peut être employée comme fondement d'une nouvelle
espèce de paradigmatisme analogique, pour passer de l'individuation
physique à l'individuation organique, de l'individuation organique à
l'individuation psychique, et de l'individuation psychique au transindivi-
duel subjectif et objectif, ce qui définit le plan de cette recherche. [Simon-
don, 1989, p. 25-26 ; je souligne]
Je voudrais pourtant faire observer que cette recherche ne peut être
menée à bien qu'à la condition de souligner le rôle « communicatif » singu-
lier que joue ici ce domaine de l'être par lequel la transduction analogique
devient effectivement un procédé logique et une méthode heuristique, à
savoir l'humain^. En d'autres termes, le projet qui anime les philosophies
de la nature ne peut aboutir qu'à condition de reconnaître dans l'humain
la condition originaire de toute transduction métaphorique.
3. L'ANIMAL HUMAIN ENTRE VITAL
ET SYMBOLIQUE
Nous voilà donc parvenus au point essentiel de ce que je voudrais ici
avancer. En deçà ou au-delà de toute polémique concernant l'humanisme
ou l'antihumanisme de la philosophie des années 1960, les philosophies
1. Comme on verra par la suite, Simondon reconnaît que la transduction peut être
reconnue en tant que telle seulement par un être qui comprend le «monde objectif»
(physico-biologique extraspécifique) par analogie avec son « monde subjectif » (social-
psychique intraspécifique) : voir infra et Simondon (1989, p. 30). Au lieu d'analyser de
façon plus approfondie cette dynamique analogique et communicative, qui est au
fondement de tout anthropomorphisme et transcendantalisme, il finit, a notre avis, par
perdre la spécificité de cette dynamique métaphorique originaire dans une ontologie
univoque de l'être métastable.
r
68 Un moment épistémologiquc
de la nature des années 1960 ont posé la question de la place de l'animnl
humain à l'intérieur de leur système de la nature ou de la vie. J'écris
l'animal humain, parce que tous les auteurs cités seraient d'accord pour
affirmer « que l'on ne peut faire sortir l'homme du vital » et que « la
notion d'anthropologie comporte déjà l'affirmation implicite de la spéci-
ficité de l'homme, séparé du vital » (Simondon, 1989, p. 181).
L'homme, cependant, est un animal symboHque (Ruyer, 1964,
chap. IX). Il faut donc essayer d'expliquer de quelle façon les structures
symbohques du sens et de la signification s'enracinent dans le corps
vivant. L'ambition de toute philosophie de la nature, en effet, est celle de
retracer une genèse de la pensée, en reparcourant le chemin par lequel la
pensée et la culture s'engendrent à partir de la nature. La question qu'il
faut se poser est alors celle-ci : ces auteurs sont-ils parvenus à identifier
le lieu précis où le symbohque s'enracine dans la nature biologique de
l'animal humain ? Ou n'ont-ils pas plutôt tout simplement juxtaposé ou
superposé, comme par une sorte de parallélisme onto-épistémologique,
la question du symbolique à celle du vivant et de l'animalité ? Et cette
superposition ne conduit-elle pas ces auteurs à traiter les problèmes des
sciences de la culture (le langage, l'histoire, la société...) comme de
simples effets de structure, produits d'un processus d'individuation
spatio-temporelle qui suit les mêmes lois morphogenétiques qui sont en
jeu dans les productions de la nature ? Et ne finit-on pas ainsi par voir
dans le langage, l'histoire et la société les effets d'un calcul qui soustrait
aux actions symboliques humaines ce que j'aimerais nommer leur inten-
tionnalité métaphorique et communicative ?
À travers ces questions, je ne suggère pas de préférer une position
dualiste selon laquelle la culture et la .pensée seraient l'effet d'un surgis-
sement irréductible. Des biologistes et paléontologues comme Gould,
Tattersall ou CorbaUis ont récemment montré que le langage, la culture
et l'histoire portent aux extrêmes conséquences la logique de Vexapta-
tion restructurante 1 qui est déjà partout en acte dans le monde vivant.
1. En introduisant le concept d'exaptation, Gould, Lewontin et Vrba ont montré que
l'évolution procède souvent par cooptation de structures préexistantes, réadaptées pour
des fonctions et des buts nouveaux, non prédéterminés par la sélection (voir Gould et
Lev^ontin, 1979 ; Gould et Vrba, 1982). Contrecarrant ainsi l'orthodoxie ultradarw^iniste
centrée autour du concept d'adaptation, ces biologistes ont montré que la nature crée
grâce à des « bricolages anatomiques », à des « transpositions » et des « transductions »
I ,1 renaissance des philosophies... 69
« nie logique de Vexaptation ou, comme l'appellent Lévi-Strauss et
t »inl), cette stratégie du bricolage représente un processus de déplace-
HMm lonctionnel ou de transduction biologique et cognitive grâce
MH|ucl une structure anatomique, perceptive, symbolique ou institution-
Mi llc, vient à être utilisée pour des buts différents de ceux qu'elle possé-
il Ml a l'origine. Ce qu'il reste pourtant à expliquer est la raison pour
U»|U('llc le bricolage exaptant assume chez l'homme un rôle cognitif et
iM iiiistique beaucoup plus important que chez tout autre animal. Or la
M ulc réponse que je connaisse à cette question est la suivante: ce trans-
Im lo^nitif est motivé par le fait que l'homme est un animal qui pour
vivir t'st obligé d'établir entre soi et le monde une relation analogique et
• nmmiiiiicative. C'est en raison de cette relation communicative origi-
ihiiir (|ii'on ne peut pas considérer une structure symbolique comme le
Mimpic résultat d'un calcul, fût-il connexionniste. Je suis de l'avis que
hiiin' structure symboUque essaye en effet de résoudre un problème typi-
»lurnuMit humain, le problème posé par le fait que tout processus d'indi-
viihi.iiion symbolique ne peut s'accomplir chez l'homme que de façon
iiMlirct lc, grâce à la médiation de VAutre, On pourrait même souligner
I» . t onscquences philosophiques de cette thèse de la façon que voici:
iMui processus d'individuation cognitive de la réalité extérieure est méta-
plioi isc par un processus d'individuation subjective, alors que tout pro-
M . ,ns d'individuation des structures de la raison et de l'esprit est
Mirili.iiisé par les processus d'individuation qui se produisent dans la
M extérieure.
I 'iiulividuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à
Piiulividuation analogique de la connaissance dans le sujet. [...] Cette
'4.iisic est donc [...] une analogie entre deux opérations, ce qui est un
irrtain mode de communication. [Simondon, 1989, p. 30]
( )i, à quoi tient ce mode de communication analogique qui est à la
h isr de tout phénomène animiste et anthropomorphique, totémiste,
H l^fKMix et transcendantaliste, mais qui explique aussi que l'homme est
U M ill vivant qui a besoin de s'identifier métaphoriquement à l'Autre, à
M» Ml lui {'Iles qui parviennent à leur puissance maximale avec le cerveau plastique et
iMfhipliorique de l'homme.
60
Un moment é p i s t é m o l o g i q u c
l'autre animal, à la machine ou à Dieu pour savoir ce qu'il est et com
ment il a à agir dans le monde ?
Pour répondre à cette question, il faut encore une fois s'adresser à la
biologie et reformuler la question : si l'on enlève à l'homme la faculté de
comprendre et élaborer cet ensemble d'informations, plus ou moins abs
traites et conventionnelles que sont les symboles ou les signes, faut-il voii
en l'homme un animal comme tous les autres ? Pour des biologistes et des
psychologues ultradarwinistes comme Dawkins et Pinker, l'homme est
tout simplement un singe surdoué, auquel un surplus de 900 centimètres
cubes de matière cérébrale fournit des modules cognitifs, génétiquemeni
prédéterminés, qui lui permettent d'accéder à la dimension du langage v\
des autres significations culturelles. Pour un biologiste comme Goulil,
mais aussi pour des neurobiolologistes comme Ramachandran, Marcus
ou Prochiantz, cette réponse risque pourtant d'attribuer à l'homme tro/f
de qualités, en faisant de lui le contraire de ce qu'il est. L'homme n'est p;is
un animal hyperadapté, mais bien plutôt un singe néoténique, au dévf
loppement ontogénétique ralenti, que la sélection naturelle a favorisé, .1
l'époque des grands changements climatiques^, en raison de son carac
tère désadapté et « infantile », de sa plasticité cérébrale quasi fœtale qui
lui a permis de se spécialiser dans la non-spécialisation (territoriale), dans
la communication et dans la socialité.
On pourra noter que cette conception néoténique de l'homme csi
proche de celle, simondonienne, du ralentissement individuatif qui ou vie
l'être humain à la dimension transindividuelle, psychique et sociale, ihi
symbolique. Mais elle se rapproche aussi de la conception deleuzienne ciu
vivant humain par essence déterritoriaUsé^. Dans l'ontogenèse humaine,
1. Voir Corballis, 1991 et 2002 ; Stanley, 1996 ; Mithen, 2005.
2. En effet, on peut le rappeler en passant, cette conception était déjà connue en
France depuis le début des années 1930, grâce surtout à la traduction de l'œuvre dv I
Beer, Embryologie et évolution. Dans son ouvrage majeur, Simondon cite Bolk aussi i|in'
le concept de néoténie (Simondon, 1964, p. 280) et l'un des couples catégoriels utilisés \\\\
l'embryologie de De Beer est celle, reprise ensuite par Simondon et Deleuze, du virtuel c i
de l'actuel. En reprenant la thèse formulée par Bolk en 1926, De Beer propose iinr
conception hétérochronique du développement et de l'évolution, et met l'accent sur IP
concept de ralentissement individuatif humain ou de néoténie (De Beer, 1930, chap. VIII),
Cette conception sera ensuite reprise par Gould, qui montrera (à la suite de Portniaiiii),
comment la temporalité humaine est en réalité caractérisée par une phase hétérochm
nique double, que certains auteurs ont défini comme ultranéoténie.
70
I ./ renaissance des philosophies,,.
It i.ilentissement individuatif - qui s'exprime surtout dans le prolonge-
tiM'iil presque démesuré de la condition de dépendance néonatale et
mi.nitine (et ensuite dans l'adolescence et dans une période de vieillesse
)»nst reproductive), mais aussi au niveau morphologique par la conserva-
III m de caractères fœtaux (concernant l'orthognathisme, la taille réduite
ilr l.i mandibule et des arcades oculaires, ou la position avancée du fora-
fHt'N magnum et du vagin) - est précédé par une phase d'accélération
iiiii .i-utérine (Gould, 1977, p. 369 sgg.). Cette phase d'accélération intra-
iiic l ine est caractérisée par des taux de croissance élevés du cerveau qui
11ml la conséquence d'un accouchement prématuré (d'environ dix mois,
t u comparaison du rapport entre la taille adulte et néonatale des autres
^ ,prces). Cet accouchement est nécessaire à cause de la conformation du
h.issiii de la femme bipède, mais aussi en raison des avantages cognitifs et
Hunportementaux que l'espèce humaine a reçus du fait de posséder un
•nvcau quasi fœtal exposé au conditionnement du milieu familial et
n.iiurel dans un état prématuré et encore très plastique. Ce cerveau qui
' iriit au monde développé à seulement 23 % de sa capacité - contre
10,5 % environ pour le chimpanzé - serait cependant complètement
iii.ipte à affronter le monde, et à élaborer la profusion des stimuli auquel
il se trouve surexposé, s'il n'était en état de transposer à toutes les moda-
liics sensorielles cette structure communicative qui lie le nourrisson à sa
iiirrc et que la modalité auditive avait déjà commencé à exercer dans la
III m utérine^. Cette structure communicative est ce qui permet aux diffé-
M Mics modalités sensorielles d'entretenir entre elles ces relations synes-
ilicsiques et métaphoriques qui distinguent le cerveau de l'animal humain
ilr celui de tout autre animal. En conclusion, Vhomme est un animal
vniholique car sa condition ultranéoténique lui impose d'entretenir une
h'hition communicative avec VAutre pour pouvoir poursuivre son pro-
. i*ssns d'individuation cognitive, émotive, sociale, linguistique,
I. Cette transposition est rendue possible par le rôle central que vient à assumer chez
rinimain la modalité phono-auditive, à la suite d'un processus progressif d'exaptation
^ihHoinique, sensorielle et cognitive, qui commence avec la réadaptation de la main et du
Ujynx pour des fonctions qui n'étaient pas prédéterminées par la sélection. Selon
|tlusi('urs auteurs, ce rôle central de l'appareil phono-auditif est au fondement de cette
Imiimc de conscience que les neurobiologistes contemporain appellent «conscience
^ I nndaire » ou « supérieure » : c'est-à-dire l'autoconscience humaine (voir Straus, 1960 ;
I nih.dlis, 2002 ; Mithen, 2005).
 72 Un moment épistémologiquc
Or, cette conception néoténique de l'animal humain a des consé-
quences très significatives pour le rapport entre les sciences biologiques et
des disciplines comme l'anthropologie culturelle, la psychanalyse, la lin-
guistique ou la sociologie. Ce problème permet aussi d'identifier une dif-
ficulté véritable du structuralisme, parce que, si l'on ne tient pas compte
de cette structure communicative qui oriente l'anthropogenèse, l'isomor-
phisme ou le paralléUsme onto-épistémologique entre les structures natu-
relles et les processus d'individuation psychique, sociale et culturelle
devient seulement une transgression catégoriale (Aristote) qu'on pourrait
définir aussi une «mauvaise analogie» (Simondon, 1964, p. 280). Une
analogie derrière laquelle on pourrait reconnaître l'illusion transcendan-
tale qui conduit à la présomption d'un nouveau savoir absolu et à la
suppression scientiste de cet effort de réflexion critique, concernant le
savoir humain et son histoire, qui - au-delà de toute aspiration légitime
des métaphysiques de la nature et de la vie - est aussi la philosophie.
î houcault propose de caractériser les discours scientifiques par l'agence-
Chapitre III
Linguistique de corpus philosophique
Pexemple de Deleuze
Sylvain Loiseau et François Rastier
Du « structuralisme » aux corpus numériques. - Dès les débuts de l'in-
lormatique, le traitement automatique de textes théoriques a été pratiqué
par des pionniers comme Roberto Busa, qui dans les années 1950 mettait
saint Thomas d'Aquin sur cartes perforées. Prolongeant ces usages pour
Tcssentiel philologiques, le projet d'une description proprement linguis-
tique de ces textes a été formulé dans les années 1960 par les premières
scmiotiques textuelles (alors même que la linguistique, avec l'essor du
chomskysme, renforçait le privilège millénaire de la syntaxe phrastique).
Il s'agissait, en s'inspirant d'auteurs comme Lévi-Strauss ou Greimas, de
considérer les textes philosophiques comme des œuvres, descriptibles avec
la même méthodologie que des mythes ou des œuvres littéraires (voir
Rastier, 1971)^ ; et d'autre part d'utiUser les instruments de la lexicomé-
trie pour en dévoiler les non-dits idéologiques, et poursuivre par ce biais
l'entreprise d'auteurs comme Althusser et Foucault (voir Pêcheux, 1969).
ment et l'évolution de leurs formations discursives, structurant les rela-
tions entre objets, types d'énonciation, concepts et choix thématiques
(Foucault, 1969, p. 53). Tant Althusser que Foucault prolongeaient ainsi,
1. Cet ouvrage reprend l'essentiel d'une thèse soutenue en juin 1968 et consacrée à
l'analyse structurale de l'œuvre philosophique majeure de Destutt de Tracy. En France, la
sémiotique des textes devient, sinon une discipline, du moins un courant de recherches
scientifiques au cours des années 1960 après la publication de recueils de Jakobson, de la
Sémantique structurale de Greimas, des premiers tomes des Mythologiques, la relecture
de Dumézil, de Spitzer, de Propp, et plus généralement des traditions rhétoriques
(Barthes).