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Littérature

Écriture et ré-écriture au Moyen Âge


Daniel Poirion

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Poirion Daniel. Écriture et ré-écriture au Moyen Âge. In: Littérature, n°41, 1981. Intertextualité et roman en France, au Moyen
Âge. pp. 109-118;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1981.1342

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1981_num_41_1_1342

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Daniel Poirion, Université de Paris-Sorbonne.

ÉCRITURE ET RÉ-ÉCRITURE AU MOYEN AGE

II y a dans la notion d'intertextualité une promesse généreuse qui


contraste avec l'agressivité jalouse d'autres concepts à la mode. Le préfixe
mter-suggère une conciliation par la perception de rapports, tandis que le
radical texte semble assurer le respect d'une complexité toujours menacée
par les méthodes réductrices. A cet égard cette notion traduit une réaction
contre les diverses formes de structuralisme qui tendent à ramener la culture
à une nature, et celle-ci à quelques structures. L'idée à' intertextualité oriente
la philologie (au sens classique et noble rappelé par Karl Uitti) vers l'étude des
réseaux textuels qui relient l'écriture à une culture. Laurent Jenny, dans un
excellent article (« La Stratégie de la forme », Poétique 27, 1976, p. 260) citait
Tynianov pour nous dire que toute œuvre littéraire se construit comme un
double réseau de rapports différentiels, d'une part avec les textes littéraires
préexistants, d'autre part avec des systèmes de signification non littéraires. Les
premiers relèvent d'abord d'une enquête sur les origines, les sources, les
influences, les emprunts, etc., mais accompagnée d'une réflexion sur le
fonctionnement et la réception de ces éléments. Paul Zumthor a bien montré les
difficultés particulières que présente pour la critique génétique traditionnelle
le corpus des œuvres médiévales. D'où la nécessité de procéder à une critique
sémiologique décrivant la transformation des textes par des pratiques comme
la traduction, la reproduction globale ou partielle, le résumé, l'interpolation,
procédés qui n'ont pas la même valeur dans la civilisation du manuscrit que
dans celle du livre imprimé. Quant aux textes non littéraires, c'est-à-dire les
divers contextes (historique, sociologique, économique, etc.), ils sont
essentiels à l'identification des signes littéraires comme porteurs d'un sens, ou de
plusieurs niveaux de signification. Il y a donc place pour une sémantique
fondée sur l'étude typologique des données qui font sens, y compris celles
des codes linguistiques dont Peter Dembowski a rappelé l'intérêt pour les

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éditions de textes. Et nous voilà du côté des travaux de Iouri Lotman *. Ce
n'est pas à dire que les rapports de l'intertextualité avec la sémiotique soient
nettement établis. Fascinée par des schémas historiques très discutables, Julia
Kristeva a publié en 1970 une Approche sémiologique d'une structure
discursive transformationnelle pour faire de Saintré, d'Antoine de la Sale, notre
premier roman 2. Malgré l'imprudence de ses affirmations, et la menace que
présentait son lourd appareil chirurgical pour l'esthétique de l'œuvre, cette étude
renouvelait notre lecture en nous contraignant à nous poser quelques bonnes
questions. L'intertextualité, que Michael Riffaterre nous a présentée
aujourd'hui, en compagnie de son petit-frère l'intertexte, n'est donc plus pour nous
médiévistes, un nouveau-né. Reste à bien l'intégrer à une sémiotique
respectueuse de la spécificité littéraire. Nous proposerons ainsi sept théorèmes,
(sept, pour faire plaisir à Karl Uitti), ébauche d'une définition de l'écriture
médiévale.
Commençons par un retour à Saintré, puisqu'on vient de mettre en
cause, un peu brutalement, l'œuvre pilote qui lui a été consacrée. Premier
théorème : « L'esthétique de Jean de Saintré reflète la transformation d'un
système des genres littéraires. » Antoine de la Sale s'était auparavant signalé
comme un compilateur, mais en donnant pour titres à ses compilations La
Salade (1442)) et La Sale (1452) il semblait obéir à un principe esthétique
rassemblant des éléments divers d'information sous le texte autobiographique
suggéré par son nom. Jean de Saintré (et non pas Le Petit..., titre né d'une
mauvaise lecture de l'œuvre) est la combinaison d'un Enseignement, d'une
Chronique chevaleresque et d'une Nouvelle. Le même enseignement
aristocratique figure d'ailleurs, à quelques mots prés, dans le Livre des Faits de Jacques
de Lalaing (chap. IV à X), dont le héros a justement inspiré Antoine de La
Sale imaginant Saintré. C'est une première contamination entre le genre de la
chronique et la compilation pédagogique. Contamination qui se renforce
d'emprunts textuels à ses propres œuvres, notamment pour le programme
de lectures proposé par la Dame (p. 75 et qq.) qui recopie le début de La

1. Je citerai simplement, comme intéressant notre réflexion théorique d'aujourd'hui, l'article de


Jacqueline Cerquiglini, « Espace du texte, espace du sens : bilan des recherches sémiotiques en moyen
français », dans Sémantique lexicale et sémantique grammaticale en moyen français (colloque des 28-29
septembre 1978), publié par Marc Wilmet, Vrije universiteit Brussel.
2. Le Texte du roman. Mouton, La Haye, 1970. On peut en effet ne pas être d'accord avec l'analyse
du contexte historique et social qui nous est proposée dans ce livre, ornée de slogans marxisants. Criti-
cable aussi la volonté de rattacher cette œuvre à la ville, à ses voix, au carnaval : « il est vrai que nous ne
retrouvons pas, chez Antoine de La Sale, le rire retentissant de la foire, ni le discours obscène du
carnaval », constate l'auteur, étonnée (p. 152). On s'en serait douté, mais le carnaval bakhtinien, devenu depuis
une tarte-à-la crème, commençait ses ravages. Criticables enfin les interprétations opposant acteur et auteur :
c'est le même mot en moyen français, et, inversement, la confusion entre istoire (enluminure) et istoire
(récit). Quant à Boucicaut, il faut plutôt parler de la chronique consacrée à Jean Le Maingre, que des Heures
du Maréchal, tout en signalant que le personnage ainsi nommé dans Saintré confond encore deux
Boucicaut, Jean Le Maingre, du xive siècle, et le sire de Breuil Doré, contemporain d'Antoine de la Sale. Le
couple romanesque Saintré-Boucicaut évoque celui (plus « particulier ») que formaient Jean de Clèves et
son « mignon » Jacques de Lalaing. Très intéressantes, au contraire, dans Le Texte du roman, les remarques
consacrées à l'écriture (p. 139) : elles donnent un sens aux découvertes de P. Champion et F. Desonay, qui
manquaient de recul.

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Salade (p. 22), et pour les exemples romains de coutumes en fait de
veuvage (p. 3-5), recopiant exactement un passage de La Sale (p. 138-140). Enfin
et surtout transformation d'une « nouvelle », dans le style des Cent Nouvelles
nouvelles, ayant pour argument un exemple de veuve trahissant son amant
avec un abbé, mais dont le récit se déploie à la manière d'un roman de
chevalerie. Toutes les spéculations sur l'idéologie du texte risquent de s'égarer
si elles ne tiennent pas compte de ce mélange des genres. En fait nous nous
acheminons, avec ce texte, vers YHeptaméron de Marguerite de Navarre,
avec le commentaire d'une petite société de cour qui a entendu le récit d'une
nouvelle à la manière du Décaméron de Boccace. Saintré nous raconte un
« exemple riable » d'inconduite féminine, mais la « réception » par le public et
la conversation qui doit en faire le commentaire sont incorporées à la fiction,
puisque Saintré lui-même fait le récit devant la cour. Antoine de La Sale
cherche la formule d'un genre associant un exemple moral à un récit risible
pour en tirer une conversation édifiante, mais cette formule, qui est celle de la
nouvelle au xvie siècle, est encore brouillée par des interférences, faute de
modèle déterminé par la tradition littéraire 3. Car ce qui crée le genre, ce n'est
pas la résurgence d'un archétype, mais la combinaison d'écritures fondées
sur des lectures diverses mais complémentaires. Antoine de La Sale, qui est
sans doute, quoi qu'on en ait dit, Y acteur des Cent Nouvelles nouvelles, c'est-
à-dire le rassembleur de la collection, et le conteur des nouvelles 50, 51, 91,
92 et 99, nous donne avec Saintré une œuvre atypique, au carrefour d'une
évolution allant soit vers Rabelais soit vers Marguerite de Navarre 4. Et c'est
pourquoi le manuscrit de la B. N. fr. 10057 devait comporter, avec Jean de
Saintré, l'histoire de Floride et d'Elvyde, traduite de Nicolas de Clamanges
par Rasse de Brunehamel, texte qui constitue la 98e des Cent Nouvelles
nouvelles 5. D'où le principe caché sous mon premier théorème : « en matière
de théorie littéraire, le dernier mot appartient toujours à l'histoire littéraire, les
systèmes littéraires étant en perpétuelle transformation ».
« II n'y a pas de véritable mimésis, dans un roman historique comme
Jean de Saintré, mais une falsification du contexte pour fabriquer un monde
référentiel en trompe-l'œil. » Tel serait mon second théorème. En effet, le
contexte historique fonctionne comme un texte littéraire lui-même composite.
L'histoire de Saintré se situe à l'époque de Jean le Bon et de sa femme Bonne
de Luxembourg, qui n'a pas été reine, contrairement à ce que dit le texte, étant
3. Puisqu'on nous parle de dialogisme (Karl Uitti revendique même une responsabilité dans
l'apparition, en français, de ce rejeton discutable) Saintré nous fournit un bel exemple d'utilisation du dialogue à
des fins « dialogiques », la « réception » de l'œuvre étant habilement préparée, préfigurée même par celle que
la cour fictive réserve au récit fait par Saintré de ses malheurs, reprenant à son compte le récit de Yacteur.
4. Je serai plus affirmatif encore, pour l'attribution des Cent nouvelles nouvelles à Antoine de La Sale,
après avoir entendu la communication de François Rigolot, et ses remarques sur le nombre central dans les
grandes compositions numériques de la littérature. On lit, dans le manuscrit de Glasgow (édition Franklin
P. Sweetser, p. 324) : « La cinquantiesme nouvelle, par monseigneur de La Salle, premier maistre d'hostel
de Monseigneur le duc », et dans l'édition Vérard : « ...par Anthoine de La Salle. »
5. Cette nouvelle, tragique, souligne la séparation du monde aristocratique et courtois du monde
dangereux, violent que l'on rencontre dès que l'on s'éloigne, seul, des grands chemins.

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morte en 1349, un an avant l'avènement de son époux. Saintré meurt le
25 octobre 1368, nous dit son épitaphe, comme sénéchal d'Anjou,
chambellan du duc. Mais cette épitaphe, peut-être lue réellement par l'auteur qui la
transcrit, a été le point de départ d'une rêverie qui substitua à ce personnage
historique Jacques de Lalaing, mort le 3 juillet 1453. Notre texte, achevé le
6 mars 1456, raconte donc la vie d'un personnage du XIVe siècle, d'après celle
d'une personne du XVe, dont la mort a frappé les esprits. Car ce champion de
bien des tournois, dont le scénario a servi à imaginer celui des combats prêtés
à Saintré, est mort tué par un boulet de canon. Cet événement était propre à
revêtir un sens symbolique, naturellement. Mais il a dû féconder la mémoire
fertile d'Antoine de La Sale puisque dans sa compilation La Sale, plus liée
qu'il ne semble à son Moi, il raconte l'histoire de l'enfant de Pierre de Cas-
tille, tué à Naples par une pierre lancée d'un canon (septembre 1437). Et
c'était alors le seul exemple de « piteuse mort » emprunté aux événements
contemporains (p. 242).
Mais le rapport entre les trois morts se renforce par le lien familial avec
la cour d'Anjou, dont le duc est roi de Naples. Antoine de La Sale dédie
Saintré au fils de René d'Anjou, Jean de Lorraine, livre où il parle d'un
chambellan d'Anjou. La Sale était un ouvrage destiné, lui, aux enfants de Louis de
Luxembourg, dans la famille, donc, de Bonne de Luxembourg. Le réseau de
relations, définissant le public auquel l'œuvre est destinée, est responsable
dans une large mesure de l'écrasement du devenir historique, à seule fin de
rehausser la gloire du lignage. C'est pour ces deux ou trois familles surtout
que l'on superpose les prouesses et les fastes de deux époques différentes.
L'histoire contemporaine, qui s'ébauche dès la mort de Lalaing dans YÉpître
de Saint Rémy adressée au frère de Jacques de Lalaing, et qui va se
poursuivre dans la Chronique de Georges Chastellain, les Mémoires d'Olivier de
La Marche, et le Livre des Faits de Jacques de Lalaing, sert à falsifier une
éventuelle chronique du xive siècle qui aurait pris pour modèles Les Livres de
Faits de Charles V et surtout de Jean Le Maingre dit Boucicaut. Les
souvenirs, les notes personnelles d'Antoine de La Sale, ses registres de tournois ont
creusé encore l'écart. Et c'est cette falsification qui, à son tour, a pu servir de
modèle à la chronique « historique » du Livre des faits de Jacques de Lalaing,
si celui-ci est bien postérieur à Saintré 6. Entre la littérature et l'histoire il y a
un perpétuel échange, ce dont il faut se souvenir quand on étudie le prétendu
réalisme, et les allusions historiques de romans plus anciens. L'histoire
contemporaine n'est qu'un texte ou un discours; c'est sous cette forme qu'elle inspire
la littérature, non sous celle d'un registre de vérité. Cette constatation nous

6. Lequel a copié l'autre? On aura beaucoup de reconnaissance aux théoriciens de Pintertextualité


s'ils nous donnent les moyens de trancher ce genre de débat, car toute notre chronologie de la littérature
médiévale en dépend. Dans le cas présent il semble bien que ce soit Le Livre des Faits du noble et vaillant
chevalier Jacques de Lalaing (édité par Kervyn de Lettenhove, Œuvres de Georges Chastellain, t. VIII)
qui copie Saintré, lequel aura connu néanmoins YEpistre de Saint Rémy (ms. B. N. fr. 1667, P. 68 à 1 1 1).

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permet de contester la plupart des raisonnements qui ont servi à dater les
œuvres du Moyen Age 7.
Troisième théorème : « Ce sont déjà des œuvres littéraires, et non des
modèles abstraits, des archétypes, qui servent de matrice à l'engendrement
de l'espace textuel. » C'est une loi que nous venons d'entrevoir, dans la
confusion formelle du xve siècle, mais qui se dégage nettement de l'étude des grands
chefs-d'œuvre du xme siècle, Le Roman de la Rose, le Tristan en Prose, le
Lancelot-Graal. L'intention première de Jean de Meun est formulée dans sa
référence au De Consolatione, « Boèce De confort » (vers 5007 du Roman de
la Rose) 8. C'est en effet le thème de la consolation qui assure la soudure avec
l'œuvre de Guillaume de Lorris (v. 4029-4190), et se trouve rappelé dans le
hors-d'œuvre tenant lieu de préface (miface, plutôt, car nous sommes au
milieu de l'œuvre, v. 10627-630) : « que cist las, doulereus Guillaumes... soit
secouruz et confortez ». Pour surmonter l'obstacle qui bloque le désir de
Guillaume de Lorris, considéré comme le narrateur-personnage de la première
partie, c'est le De planctu d'Alain de Lille qui fournit les grands acteurs,
et les discours. L'intervention de Genius, qui sera décisive, est annoncée dès
le vers 4314, confirmant que l'auteur a d'avance disposé la matière textuelle
sur laquelle il construira son propre texte. Le personnage de Natura se dédouble
cependant en Raison et Nature, le premier héritant du rationalisme chartrain
pour donner les définitions, le second étant chargé de l'éducation sexuelle,
suivant la critique formulée à l'adresse des pervers par Alain de Lille dans
le De planctu. Dans cette disposition ternaire, que renforce VAnticlaudianus,
exemple de construction allégorique, et accessoirement modèle de description
de Fortune, vient s'inscrire le projet de faire profiter l'amoureux des
enseignements d'Ovide. La confrontation avec Ami, dont Guillaume de Lorris
avait eu l'idée, fournit le joint : le discours d'Ami transmettra la substance
des livres I et II de VArs amandi; quant au livre III, il sera confié au
personnage de la Vieille, entrevu par Guillaume (v. 3902). Enfin la satire
contemporaine, le De periculis de Guillaume de Saint-Amour, va servir d'armature au
personnage de Faux Semblant, dont l'intervention est indispensable au
dénouement de la crise, puisque l'hypocrisie masculine est nécessaire pour triompher
de la méfiance féminine. Mais le cadre de l'espace textuel, défini par ces grands
ensembles, n'est rendu homogène que par la ré-écriture à laquelle se livre
l'auteur et qui efface les contrastes de style9. Travail différent de celui des
citations, dont Nancy Regalado a rappelé les principaux caractères.
Quant à la première partie, où nous ne trouvons guère que l'allusion de
Guillaume de Lorris à Macrobe, elle a dû se servir de modèles matriciels plus

7. On se demande ce que donneraient de tels raisonnements, dans quelques siècles, pour dater Anabase
de Saint-John Perse, une fois perdue l'identité d'Alexis Saint-Léger, dont d'ailleurs peut sembler nous parler
un poème du Xe siècle, La vie Saint Léger!
8. Nos citations sont prises à l'édition Félix Lecoy, Paris, Champion, 3 vol., 1965-1970.
9. Voir D. Poirion, « Alain de Lille et Jean de Meun », dans Alain de Lille, Gautier de Châtillon,
Jakemart Giélée et leur temps, par H. Roussel et F. Suard, Presses Universitaires de Lille, 1979.

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difficilement repérables. Utilisant au rebours de son interprétation une
découverte de Charles Mela, je verrais volontiers dans le passage du Lancelot en
prose où le héros, enfermé dans sa prison dont il a fait une salle aux images
comme Tristan, voit une rose épanouie et écarte les barreaux pour aller
cueillir la fleur, non pas le cadre, mais le noyau de l'histoire racontée par le
Roman de la Rose, à quoi l'on peut ajouter la transformation du Val des Faux
Amants en Verger avec une fontaine. Le personnage de Galehaut aura donné
à Bel Accueil la responsabilité d'introduire l'amant auprès de l'aimée. Si l'on
ajoute que le Roman de Guillaume de Dole, autre Roman de la Rose, de
Jean Renart, a pu fournir, outre le nom de Guillaume (si ce n'est pas seulement
celui de l'auteur), l'intrigue et le symbole à partir de quoi s'est élaborée la
construction narrative et allégorique, on voit que le désert référentiel de
l'œuvre se remplit rapidement 10.
Quant au Lancelot en prose, nous avons là le plus bel exemple d'engen-
drement d'un texte à partir d'un autre texte, le Lancelot de Chrétien de Troyes.
Mais le processus prend une apparence particulière, que nous pouvons
appeler la composition spéculaire, ce qui nous conduit au théorème suivant.
« Divisant et multipliant les éléments contenus dans le texte-mère, la
lecture-écriture opère comme un miroir à plusieurs facettes, pour donner au texte
une plus grande richesse en réseaux signifiants. » Nous retrouvons les effets
de miroir mentionnés par Douglas Kelly à propos de Froissart. Le Lancelot
en prose ne se contente pas de dérimer le texte de Chrétien de Troyes. Certes
à un certain moment du récit on suit presque pas à pas l'histoire du Chevalier
de la Charrette. Mais il y a anticipation de cette histoire dans l'épisode du
cimetière de la Douloureuse Garde n, épisode qui sera encore utilisé dans le
château d'Escalon le Ténébreux. Peut-être même faut-il considérer, avec
Charles Mêla 12, que toute l'histoire de Galehaut, à laquelle on n'a pas encore
trouvé de modèle littéraire précis, anticipe en la transformant sur l'histoire de
Méléagant, ainsi dédoublé en un bon et un mauvais géant. Les dédoublements
sont très nombreux dans le détail, permettant à la signification allégorique de
surgir de la comparaison. L'analyse intertextuelle devrait aussi rendre compte,
ici, de l'utilisation d'Yvain, de Perceval, du Roman de l'Estoire dou Graal.
L'imprégnation du grand roman en prose par ces œuvres du xne siècle n'est
pas une vague influence, mais le résultat d'un travail de l'écriture et de
l'imagination.
La chose se complique encore en raison de ce que l'on a appelé la
mouvance des textes du Moyen Age. « Les variations apportées à un texte par des
variantes de détail ou des versions nettement divergentes ont elles-mêmes un
sens et une histoire qu'il faut retrouver. » Et voilà un théorème qui s'applique
10. Voir Michel Zink, Roman rose et rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de
Jean Renart, Paris, Nizet, 1979.
11. Édition Sommer, t. III, p. 143-153.
12. Dans sa thèse, La Reine et le Graal, La Conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de
Troyes au « Livre de Lancelot », Université de Paris-Sorbonne, juin 1979.

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essentiellement à la littérature médiévale. Mais pour le Lancelot en prose il
ne serait pas facile à vérifier, en raison du nombre d'informations à mettre en
ordre, à partir des manuscrits, et des interférences entre les divers manuscrits.
Les copistes sont des interprètes obéissant à des goûts différents, personnels
ou collectifs. Certains copistes vont dans le sens de la rationalisation, attitude
sensible chez le copiste Guiot qui effaçait plus d'un effet de merveilleux chez
Chrétien de Troyes. Rationalisation qui a séduit les jansénistes de la
philologie, comme Mario Roques. Pourtant les versions, longues ou brèves, du
Lancelot en prose ont su garder les mots clés que Guiot avait effacés; par exemple
au vers 336 où l'édition Guiot-Roques nous dit, en parlant de Lancelot monté
dans la charrette : « s'avoit totes enors perdues », la prose dit : « ainsi avoit
perdues totes lois n », ce qui prouve que les auteurs auraient préféré l'édition
Foerster. Car la liste des ratures de Guiot est à peu près celle des passages où
le sens caché se donne à voir; mais Guiot badigeonne ce qui est féerique,
irrationnel. C'est aussi une esthétique de la rature qu'il faudrait définir pour
expliquer le redressement apporté par certaines variantes, comme celles des
manuscrits 110 et 754 de la Bibliothèque Nationale. On corrige le texte quand il
s'éloigne de sa source littéraire, si bien que la version la plus proche de
Chrétien de Troyes par endroits peut fort bien être la plus récente. Il y a donc des
corrections de goût déjà humaniste pour revenir au texte premier, tandis que
d'autres cherchent à donner plus d'unité à l'ensemble du Lancelot-Graal,
notamment par rapport à l'histoire de Merlin. Le manuscrit veut ainsi rendre
à Merlin sa moitié divine en substituant au récit du piège diabolique, où tomba
sa mère (mythe de Psyché dont la pensée chrétienne donne alors une
caricature) le récit fait par Robert de Boron, qui édulcore toute l'histoire. Un tel
retour au texte-modèle, dès la lecture savante du Moyen Age, explique aussi
les variantes de certains manuscrits de VÉnéas, où se perd le sens
démonstratif du récit médiéval pour rejoindre la lettre de YÉneide. Preuve qu'on lisait les
œuvres dès cette époque en prêtant attention aux traces intertextuelles,
définies par Michael Riffaterre. Mais cela m'amène au point suivant.
« Dans la texture narrative la symbolisation littéraire brode des motifs
empruntés à des œuvres supposées connues. » Une excellente démonstration
nous est donnée par Michelle Freeman, à partir du blond cheveu de Soreda-
mors, dans Cligès. Cet exemple a l'avantage de prouver que les poètes
concevaient clairement, mais à leur manière, allégorique, l'interpénétration des
textes littéraires. Mais les signes empruntés changent de valeur dans leur
nouvel emploi, si l'on passe d'un conte féerique à un merveilleux moralisateur.
En tout cas l'exemple choisi semble bien expressif d'une esthétique
consciente, qui se définit par ce passage emblématique, où Chrétien de Troyes
risque un art poétique. Le même effet de reflet intérieur à valeur embléma-

13. Lancelot, roman en prose du xiii* siècle, éd. par Alexandre Micha, tome II, p. 12 (Genève, Droz,
1978). L'édition Roques du Chevalier de la Charrette ne donne pas les variantes du vers 336. La version
« lois » marque mieux la transgression, où se résume toute la valeur symbolique de l'aventure.

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tique peut être signalé dans le Lancelot en prose. Car la notion même de
conjointure, si importante pour Chrétien de Troyes, se trouve figurée par l'écu
fendu qui se ressoude au tournant du roman, quand Lancelot devient l'amant
de Guenièvre H. Dans d'autres œuvres de l'époque c'est la soudure de l'épée
qui exprime la même idée esthétique 15. Mais, pour prendre un exemple plus
précis encore, YEscoufle de Jean Renaît fait un usage subtil d'éléments
empruntés à Tristan et Yseut. C'est ainsi qu'un rayon de soleil nous oblige à comparer
la scène du sommeil d'Aélis dans la forêt, scène où l'oiseau va ravir à la jeune
fille son anneau, à la scène du sommeil d'Yseut avec Tristan, dans la loge de
feuillage où, selon Béroul et selon bien des images d'art, le roi Marc va faire
des substitutions, notamment celle de l'anneau 16.
En l'occurrence l'intertextualité littéraire doit être mise en rapport avec
un contexte socio-familial où la figure du père, et celle du mari et celle du roi
se confondent dans une même crainte et une même fuite des amants. De ce
point de vue les textes littéraires nous donnent une expression beaucoup plus
nuancée des mentalités, que les structures, sociales ou psychologiques,
auxquelles on est d'abord tenté de se référer. Par exemple, on peut dire que le
souci de la filiation l'emporte sur celui du mariage. C'est vrai de l'histoire
d'Œdipe, telle que la raconte le Roman de Thèbes, dans son prologue, c'est
vrai aussi de l'histoire de Tristan, dont Denis de Rougemont fait, à tort, un
mythe d'adultère, comme si l'histoire s'adressait aux lecteurs de Paul Bourget.
Mais à propos de la mythologie antique, on peut lui consacrer aisément
un théorème, et nous terminerons par les hors-d'œuvre, ayant commencé par
la « salade ». « Le hors-d'œuvre mythologique des grandes œuvres narratives
marque la volonté de rendre un sens mythique au récit préalablement
moralisé. » L'histoire d'Œdipe, fils exposé à la mort par son père, celle de Paris,
qui préféra la volupté à la prouesse, servent à « remythifier » la geste de Thèbes
comme celle d'Énéas. Dans ce dernier cas, le mythe de la ville dévastée par la
faute sexuelle de Paris est conjuré par l'abandon de Didon. La bipartition
méconnue de l'histoire d'Énéas, la coupure intervenant après la descente aux
Enfers (qui a permis de vérifier que la dangereuse femme est bien là-bas) est
pourtant rendue sensible par un de ces symptômes philologiques auxquels
Michael Riffaterre semblait faire allusion : en effet les copistes ont hésité au
moment crucial, et parfois soudé des raccords malencontreux n. Et le nouveau
mythe doit s'interpréter en fonction d'un contexte politico-philosophique à
chercher dans les Mythographes, et chez les écrivains de la cour des Planta-
genêt, comme dans le Polycraticus de Jean de Salisbury. Quant à Thèbes, la

14. Éd. Sommer, t. III, p. 411.


15. Motif introduit par le Conte du Graal (v. 3663 de l'édition William Roach, Genève, Droz, 1959)
et exploité par la Première Continuation.
1 6. Voir D. Poirion, « Fonction de l'imaginaire dans YEscoufle », dans Mélanges Charles Foulon,
Université de Haute Bretagne, t. I, p. 287-294 (1980).
17. Les vers 3021-3104 de l'édition J.-J. Salverda de Grave sont une addition que l'éditeur a eu tort
d'ajouter au texte du manuscrit de base.

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dévastation de la terre, résultat de la lutte fraternelle, est attribuée à la faute du
père, Œdipe (point de vue de la moralisation); mais cette faute découle, en
dernière analyse, de celle de Laïos, qui préoccupe davantage le Moyen Age 18.
Ainsi s'annonce la Mort Arthur, où la destruction de la société chevaleresque
est due, en fin de compte, à la faute de l'aïeul, le père d'Arthur ou le père de
Lancelot. Mais c'est une vieille histoire, nous rappelle le Jeu d'Adam.
Ces propositions, que je n'ai surnommées théorèmes que par amour du
grec, ne relèvent pas, je le sais bien, d'une théorie littéraire aussi rigoureuse
que celle de Michael Riffaterre ou celle de Paul Zumthor. A mes yeux l'inter-
textualité est la trace d'une culture dans l'écriture, que je vois être, au Moyen
Age, une réécriture. Culture latérale, définissant un code linguistique et des
références à la vie, culture profonde, constituant la mémoire qui s'inscrit dans le
grimoire des textes. La double définition de la culture n'a pas été ignorée des
meilleurs médiévistes, qui n'ont pas cherché pour autant à encombrer les
bibliographies de notules erudites. Mais souvent ils ont donné l'impression de ne pas
savoir que faire des sources et documents qu'ils trouvaient. C'est le cas pour
Ernest Langlois, (Origines et sources du Roman de la Rose, Paris, 1891),
ou pour Edmond Faral (Recherches sur les sources latines des contes et romans
courtois du Moyen Age, Paris, 1913). Ce n'est pas une raison pour jeter la
pierre aux sourciers; leur baguette faisait merveille, ce qui n'est pas toujours
le cas de notre linguistique.
Remarquons simplement, et la théorie critique sera guidée par
l'observation des faits, que la littérature médiévale ne découle pas d'un modèle abstrait,
d'un archétype; elle ne se situe pas, non plus, dans une archi-poétique par
l'intermédiaire d'un système fonctionnel de genres. Elle s'est formée peu à
peu par l'imitation de modèles concrets, qui étaient eux-mêmes des
traductions de vies de saints, d'épopées antiques, ou d'adaptations de chants épiques
celtes à des histoires bretonnes (je n'envisage ici que les romans). Le rôle de
Chrétien de Troyes a été déterminant dans l'évolution de la littérature, sa
formule de la conjointure l'emportant sur celle proposée par Gautier d'Arras,
dans Éracle, qui ramenait la composition à la juxtaposition 19.
L'écriture médiévale est une « manuscriture ». C'est une activité, une
production qui reste attachée à la main qui écrit, et, par le bras, à l'épaule d'un
auctor. Cet auteur (non pas X acteur de la littérature orale) est celui qui
garantit de son auctoritas et qui prend en charge, le texte. L'écriture transmet le
message, d'auteur à auteur, chaque texte renvoyant à l'autorité d'écrivains
antérieurs. Et quand on arrive au bout, dans la remontée, il y a Dieu dont la
main tend un texte du haut du ciel. Il va sans dire que cette communication
écrite va de hauteur en hauteur, à un certain niveau de clergie, et qu'elle s'égare
18. Voir D. Poirion, « Edyppus et l'énigme du roman médiéval », dans L''Enfant au Moyen Age,
Senefiance n° 9, Aix-en-Provence, CUER MA, 1980, p. 287-298.
19. Ou plus exactement à l'entrelacement, pour reprendre le terme même de Gautier d'Arras : « Ne
voel pas ci entrelacier / l'ahan qu'il ot au porcacier, /qu'ensi ne va pas la matire; / ains dirai... » (v. 2903-
2906 de l'édition Guy Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1976).

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rarement dans les vallées de l'histoire où il est à la mode d'aller la chercher
aujourd'hui. La notion d'intertextualité a au moins le mérite de ne pas
confondre ces sémaphores avec les entités d'une sémiologie scientifiste,
mutilante. Il reste à la décrire, précisément, dans son application à la littérature
médiévale, dans une sémiotique respectant l'originalité des sociétés et des
mentalités d'alors. Nos exposés d'aujourd'hui nous donnent une idée de départ :
« auctoritas, translatio, conjointure sont les trois principaux modes d'insertion
de la culture dans l'écriture au Moyen Age. » Dans le pénitencier de sa vie
quotidienne, tout enténébré par l'infortune de l'histoire et les destinées de la
nature, l'homme d'autrefois était en quête de lumière. Elle arrivait parfois,
avec le message de la lettre, quand venait le visiter la Madeleine à la veilleuse,
la Littérature. Il nous appartient de retrouver la flamme par l'écriture déplacée,
le phosphore, sous la métaphore.

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