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Jean-Frédéric Schaub
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Temps et race
J E a n - F r é d é r i c S c h au b
EhESS-PSL Mondes américains
des historiens, on attend qu’ils situent dans le temps aussi bien l’objet
de leurs enquêtes que le moment où les enquêtes sont conduites. cette rai-
son serait suffisante pour qu’un historien invité à réfléchir sur la race, le fasse
sous l’angle de la temporalité. Mais il en est une autre qui est propre à l’ob-
1. Je dois à Emmanuelle Sibeud, la distinction entre la race (au singulier) comme champ
d’études et les races (au pluriel) comme objet d’études.
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qu’on leur assigne, volens nolens. Le jugement collectif procède par stéréo-
types, qui prétendent dégager une moyenne représentative de l’ensemble et
forgent la caricature de ses traits saillants. c’est là l’empire du préjugé. Mais
toute antipathie à l’égard de collectivités relève-t-elle du racisme ?
une pensée raciste reproche à des groupes ce qu’ils sont et non ce qu’ils
font. Elle substitue une ontologie plus ou moins naturaliste à la sociologie.
Mais alors, quelle conclusion tirer du fait que la misogynie, la misandrie et
l’homophobie, tout comme l’antipathie à l’égard des jeunes ou à l’égard des
vieux, répondent au même caractère ? Peut-on admettre la validité d’expres-
sions telles que racisme anti-jeune ou racisme anti-gay ? dans ces cas, en
dépit de l’analogie – rejeter ce que sont les gens, non ce qu’ils font –, le
recours au registre de la race introduit une confusion et trahit sa fonction
rhétorique et polémique. de plus, si ce qui compte est la critique des poli-
tiques racistes, on peut estimer que les idéologies raciales (dont les fonde-
ments peuvent être la théologie, les sciences naturelles, la sociologie des
masses, la psychologie des foules, la linguistique comparée, etc.) ne présen-
tent guère d’intérêt. Les théories de l’inégalité des races sont alors réduites
au rôle de justification de politiques de domination, de persécution, voire
d’extermination, qui se déploieraient aussi bien sans elles. Si je faisais
mienne cette proposition, je n’aurais pas accepté l’invitation que m’adres-
sent les Archives de philosophie.
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2. Magali bESSonE, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et
de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013, p. 113.
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Voici quelques exemples des tensions qui affleurent aujourd’hui dans les
sciences humaines et sociales et dans le débat politique sur ces thèmes. Sur
la question de la race, comme par exemple sur celle de la croissance écono-
mique, les chercheurs, les organisations militantes, le législateur, les experts
ou l’autorité exécutive produisent un travail intellectuel qui n’est pas de
même nature. Toutefois, dans le jeu de controverses, ces compartiments ne
sont pas étanches et des glissements peuvent être observés. Les remarques
qui suivent doivent dès lors être comprises comme des instantanés d’un
moment de l’histoire de la question raciale dans ses dimensions politique et
scientifique.
La reductio ad Hitlerum, selon l’expression de Leo Strauss, peut avoir
comme effet d’interpréter toute l’histoire européenne comme la préparation
du nazisme. il faut s’en garder en raison de la téléologie qu’elle installe dans
les sciences humaines et sociales. La critique du colonialisme s’est saisie de
l’hitlérisme pour en faire la métonymie de la présence au monde des
de vue sur le fait racial 4. cette posture épargne aux collectifs dominés le pro-
cessus de déconstruction que les sciences sociales déploient sur les idéolo-
gies des dominants. Elle définit les sociabilités aptes à faire émerger des
revendications, en procédant par exclusion. À certaines étapes de la construc-
tion du féminisme, par exemple, il fut nécessaire de créer des lieux de débat
réservés aux femmes. Toutefois, par son refus d’appliquer la critique à tous
les segments de la société et par sa prétention à désigner la compagnie
savante qui soit adéquate à ses fins politiques, l’« essentialisme stratégique »
fragilise le crédit scientifique que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire ou
la science politique veulent se voir reconnaître. L’exclusion politique qu’il
impose a pour corollaire une conception subjectiviste de la production de
connaissances. cet essentialisme prend donc le tour d’un relativisme. or, si
les savants ne reconnaissent pas que toute expérience sociale peut être com-
prise et étudiée par n’importe quel chercheur, à la condition de s’en donner
les moyens, alors le syntagme « sciences humaines et sociales » est vidé de sens.
Elle est invoquée pour éviter que les victimes de ségrégation ou de persécu-
tions soient réduites à cet unique caractère. depuis que le mot a été lancé,
les historiens l’ont tiré dans deux directions : trop d’agency édulcore le récit
de la persécution, pas assez d’agency efface une seconde fois la mémoire des
opprimés. cet outil permet de comprendre que des racisés soient racistes,
ou que d’anciens esclaves, une fois libérés, deviennent propriétaires d’es-
claves, sans toutefois relativiser les brutalités qu’ils ont subies. au cœur des
pires formes de persécution, circule de l’autorité, c’est-à-dire un certain
degré de compréhension par les victimes du sort qui leur est fait. comme
l’a montré barbara Jeanne Fields, ce en quoi le racisme est une des princi-
pales idéologies politiques des temps modernes, c’est qu’elle infecte tous
ceux qui y participent, oppresseurs et opprimés 6.
La discussion sur la pertinence des statistiques ethniques mérite mieux
que des approximations. La croyance selon laquelle en France la statistique
publique ne produirait pas de données sur les nationalités et les origines géo-
graphiques des naturalisés est fausse 7. La question est de déterminer le sens
qu’on accorde à ce type de données. certains dénoncent les processus d’es-
sentialisation que peut enclencher la mise en œuvre d’un dénombrement
des citoyens en fonction de leur origine. d’autres soutiennent ces enquêtes
qui sont le seul moyen de mesurer les inégalités au sein d’une société dont la
composition a changé – mais dans quelle mesure ? – depuis une cinquantaine
d’années. Le refus de compter n’est pas indifférence ; le désir de compter n’a
pas valeur d’émancipation. aux états-unis, dans la littérature de sciences
sociales la catégorie de « color blindness » désigne la cécité face aux fonde-
ments raciaux des inégalités sociales. cette posture, bien souvent, est mobi-
lisée contre les programmes d’« affirmative action » (discrimination positive).
or, la volonté de désactiver des programmes d’aide sociale n’est pas le moteur
de la « color blindness » française. Elle hérite d’un idéal d’égalité des droits
des citoyens reposant sur l’indifférence à l’égard de leur groupe ou de leur
les dogmes religieux institués, la lutte des « noirs » pour l’égalité, quant à elle,
pourrait passer par la revendication de traditions et de dogmes religieux ins-
titués. cette vision de l’histoire amalgame des périodes différentes. d’un côté,
le recours récent à des marqueurs confessionnels pour exprimer des revendi-
cations sociales. d’un autre côté, le combat anticolonialiste et la défense des
droits des immigrés des années 1960-1990 qui étaient alors conduits suivant
les paramètres de l’internationalisme et du mouvement ouvrier, sans relation
avec les appartenances religieuses des victimes de violences racistes. ces
deux moments, dans un pays comme la France, se distinguent aussi par le
degré de violence meurtrière des trente années qui ont suivi la fin de la
Guerre d’algérie, et qui n’a plus son équivalent depuis trois décennies.
Encore devrait-on exposer ici la façon dont l’anti-culturalisme contem-
porain censure l’introduction de doses, même homéopathiques, d’éléments
culturels ou identitaires dans la conduite d’enquêtes socio-économiques ou
sociopolitiques. ce faisant, il culbute l’« essentialisme stratégique » et porte
9. Michel LEiriS, Race et Culture, Paris, unesco, 1951 ; claude LéVi-STrauSS, Race et
Histoire, Paris, unesco, 1952 ; Maurice oLEndEr, Race sans histoire, Paris, Seuil, 2009.
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blème de calibrage. Soit les politiques raciales reposent sur des normes qui
définissent individus et groupes en termes physiologiques. dans ce cas, on
vide l’histoire du racisme de tout contenu, car même dans le cas du nazisme
la référence à la biologie demeure vague, l’assignation de l’identité « raciale »
reposant sur des critères lignagers, religieux et politiques, que les relevés
anthropométriques ne pouvaient au mieux que corroborer. Soit on qualifie
de raciales toutes sortes d’assignations de caractères à des collectifs, dans
des contextes de domination sociale et politique. dans ce cas, les pro-
grammes adossés à des idéologies racistes ne se distingueraient plus guère
d’autres types de dominations politiques. La difficulté consiste donc à défi-
nir la bonne mesure. une définition simple offre une première orientation :
relève de la pensée raciale l’idée que les caractères sociaux et moraux des
personnes se transmettent de génération en génération à travers des proces-
sus qui font intervenir des éléments physiologiques tels que les fluides et les
tissus du corps.
un livre récent situe l’origine du racisme en occident dans la croisade
des Xi-Xiiie siècles 11. En ce cas, la question raciale naît de la confrontation
10. nancy FarriSS, Maya Society Under Colonial Rule. The Collective Enterprise of
Survival, Princeton, Princeton university Press, 1984, p. 101.
11. Francisco bEThEncourT, Racisms. From the Crusades to the Twentieth Century,
Princeton, Princeton university Press, 2013.
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12. Samuel hunTinGTon, Le Choc des civilisations, Paris, éditions odile Jacob, 1997.
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gnait comme « la ligne de couleur ». or, les périmètres respectifs de chacun
de ces termes (races, colonie, esclavage, couleur) ne coïncident jamais par-
faitement. ainsi, la réduction à l’esclavage, y compris dans ce qu’elle a de
déshumanisant, ne repose pas toujours sur une théorie de la hiérarchie natu-
relle de l’humanité. Sur un autre versant, la distinction raciale à l’encontre
des « races maudites » (cagots dans le sud de la France, burakumin au Japon)
ne doit rien aux entreprises coloniales. Enfin, la pratique de la discrimina-
tion raciale ne se limite pas au rejet de distinctions visibles ou phénoty-
piques, dont la négrophobie est la plus frappante. on comprend les raisons
politiques et académiques qui conduisent à porter le regard sur la « supré-
matie blanche ». Toutefois, il est salutaire de désagréger les équivalences
entre race, esclavage, colonie et couleur, quand bien même cela heurterait la
sensibilité militante. Mais c’est aussi à la condition de ré-agréger ces élé-
ments, afin de comprendre comment nous en sommes arrivés là, et de le faire
sans anachronisme, sans téléologie, sans contradiction logique.
(1) L’antiquité classique nous a légué, avec aristote, la théorie des qua-
lités naturelles qui vouaient certains types de personnes à l’esclavage de père
en fils, par opposition à des qualités naturelles qui disposaient d’autres types
de personnes à participer à la vie civique. bien avant lui, l’Iliade montre
achéens et Troyens, qui partageaient la même langue et les mêmes dieux, se
faisant une guerre sans merci, cette formidable machine à produire de l’al-
térité à partir de l’identité. La jurisprudence romaine, qui qualifie les
esclaves comme biens meubles, donne une forme normative à la hiérarchi-
sation des hommes.
(2) La deuxième hypothèse, qui fait de la croisade médiévale la matrice
des politiques raciales de l’occident chrétien, a été abordée plus haut.
(3) La troisième prend appui sur la coïncidence, au siècle des Lumières,
de l’établissement des classifications naturelles (Linné, buffon, blumenbach)
comme modèles de distinctions des types humains avec le pic – mons-
que leurs parents ne destinaient pas au mariage. Sans doute les hommes
métis avaient-ils eu accès à certains honneurs et à certaines charges, mais
l’enthousiasme des Espagnols était retombé. L’illusion que la conversion des
amérindiens engendrerait en peu de temps un nouveau peuple du christ
s’était dissipée. Sous l’adoption de principe de la religion des Espagnols
paraissaient persister les croyances, les rites et les mœurs des temps païens.
cette déception inaugura une ère du soupçon. À partir des années
1560/1570, on vit ainsi les collèges, la cléricature et les magistratures muni-
cipales se fermer aux métis américains. La suspicion fut cause et prétexte
d’une clôture de plus en plus sévère.
dans les deux cas se ferment les possibilités de promotion sociale et d’al-
liance matrimoniale. S’impose le refus de laisser des personnes qualifiées
d’exogènes accéder à ces ressources, sous prétexte que leur métamorphose
en véritables « Espagnols » est un leurre. La correspondance entre le cas des
descendants de juifs convertis et celui des métis d’origine amérindienne
n’épuise pas, tant s’en faut, l’expérience hispanique. il faut y ajouter la lan-
cinante question des Morisques, descendants des habitants de l’Espagne
musulmane conquise par les rois chrétiens à la fin du Moyen Âge et qui
furent contraints, au XVie siècle, de se convertir en masse au christianisme.
Suspects d’islamiser en secret et tenus pour une cinquième colonne au ser-
vice d’alger et de constantinople, les Morisques finirent par être expulsés
en 1609-1611. ils étaient alors décriés comme un corps étranger et toxique,
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montrant comment une partie de la société devient étrangère dans son pro-
pre pays. Les archives de l’époque montrent que les Gitans, sauf lorsqu’ils
ramaient dans les galères du roi, formaient un élément interne mais, lui
aussi, inassimilable de la société espagnole. aucune de ces populations,
judéoconvers, Morisques, Gitans, métis amérindiens n’était étrangère. La
monarchie ne les plaçait pas sur le même plan que les Portugais, Français,
Grecs ou albanais présents en grand nombre en Espagne. Le contrôle de la
pureté de sang et la purge des éléments malsains s’appliquaient à des indi-
vidus issus de familles établies dans le royaume depuis des temps immémo-
riaux. il ne s’agissait pas de tenir à distance des étrangers, mais de décréter
que ces sujets du roi n’étaient pas vraiment Espagnols.
nombre d’auteurs ont repéré les correspondances entre les mécanismes
de rejet des judéoconvers, des Morisques et des métis amérindiens, avant que
la question « noire » n’occupe le cœur du système de ségrégation. George
Fredrickson, historien du suprématisme blanc aux états-unis et en afrique
14. George FrEdrickSon, Racisme. Une histoire, Paris, Liana Lévi, 2003.
15. henry MéchouLan, Le sang de l’Autre ou l’honneur de Dieu. Indiens, juifs et
morisques au Siècle d’Or, Paris, Fayard, 1979.
16. adriano ProSPEri, Il seme dell’intolleranza. Ebrei, eretici, selvaggi: Granada 1492,
rome-bari, Laterza, 2011.
17. bernard VincEnT, 1492, « l’année admirable », Paris, aubier, 1991.
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des rites qui les reliaient au passé de leur famille. chercher la réponse dans
les procès de l’inquisition est incertain, puisque l’objectif de l’enquête était
de prouver qu’ils accomplissaient les gestes et disaient les mots interdits (en
conformité avec leur origine). Pour ce qui nous concerne, l’essentiel est que
la présomption de culpabilité était donnée par la généalogie des individus.
Les méthodes de l’inquisition sont bien documentées : la recherche des ori-
gines familiales des suspects occupe une place écrasante dans la procédure,
tout comme dans la vérification de la généalogie des personnes aspirant à
rejoindre les institutions protégées par un statut de pureté de sang.
L’inquisition a installé une temporalité d’un type nouveau. Les familles
tombant sous le coup d’une procédure, par exemple à la fin du XVie siècle,
pouvaient avoir eu un ancêtre converti cent ans plus tôt. Le procès réactua-
lisait une origine fautive souvent occultée et surtout oubliée après trois ou
quatre générations. Si, sous la torture, les suspects avouaient des crimes
contre la foi, leur faute retombait sur leurs descendants pour une durée indé-
22. Enric PorQuErES i GEné, « corps relationnel, inceste et parenté aux temps de la géné-
tique globalisée », Ethnologie française, 2017/3, p. 519-530.
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rels, que l’on ne pouvait prétendre éviter. Plus tard, comme en écho, la
rhétorique nazie décrivit l’œuvre d’extermination des Juifs comme une mis-
sion héroïque d’ambition prométhéenne.
au XiXe siècle, les politiques d’attraction de migrants européens dans les
amériques reposaient, elles aussi, sur une ingénierie sociale à fondement
naturel, visant au blanchiment (blanqueamiento) de la population comme
vecteur de civilisation. dans certaines républiques, comme l’argentine ou
l’uruguay, l’apport de sang blanc accompagnait des campagnes d’extermi-
nation de populations amérindiennes. La finalité de cette planification démo-
graphique n’était pas d’engendrer une population métisse, mais de réduire
à terme toute trace de la présence des amérindiens et des africains dépor-
tés. Si les mariages mixtes n’étaient pas interdits, contrairement à ce qui
dominait alors aux états-unis, cela s’explique par le désir d’aboutir à l’effa-
cement d’un passé non européen. dans ce cas, le pari sur l’ingénierie sociale
l’emporte sur la logique de l’hypodescendance. il importe, enfin, de signa-
ler que lorsque la répugnance à l’égard de la mixité matrimoniale devient
une norme sociale, les politiques d’état n’en ont pas le monopole tant s’en
faut. La famille, la communauté, la coutume imposent aux personnes les
règles de l’alliance, avec une puissance d’oppression aussi efficace que celle
23. Pierre SaVY, « Transmission, identité, corruption. réflexions sur trois cas d’hypodes-
cendance », L’Homme, 182, 2007, p. 53-80.
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Le « racisme sans race » est une xénophobie qui n’a pas besoin de théo-
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