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TEMPS ET RACE

Jean-Frédéric Schaub

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2018/3 Tome 81 | pages 455 à 475


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jean-Frédéric Schaub, « Temps et race », Archives de Philosophie 2018/3 (Tome 81),
p. 455-475.
DOI 10.3917/aphi.813.0455
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Archives de Philosophie 81, 2018, 455-475

Temps et race

J E a n - F r é d é r i c S c h au b
EhESS-PSL Mondes américains

des historiens, on attend qu’ils situent dans le temps aussi bien l’objet
de leurs enquêtes que le moment où les enquêtes sont conduites. cette rai-
son serait suffisante pour qu’un historien invité à réfléchir sur la race, le fasse
sous l’angle de la temporalité. Mais il en est une autre qui est propre à l’ob-

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jet considéré. En effet, les idéologies racistes postulent l’inaptitude au chan-
gement de ceux qu’elles stigmatisent, tout en redoutant la dégénérescence
(ou en louant la régénérescence). À l’articulation de ces pentes contradic-
toires se mesure le rythme de transformation des personnes et des popula-
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tions, et se lisent les réponses dont la pensée de la race est porteuse.


Les chercheurs en sciences humaines et sociales partagent une approche
constructiviste de la notion de race. ils l’envisagent comme un domaine de
l’action politique et comme la désignation de certains types de relations de
domination. En revanche, les races, entendues comme réalité génétique-et-
sociale sur laquelle puisse reposer une description de la diversité des socié-
tés, ne devraient se voir accorder aucune validité 1. ainsi la race opère-t-elle
depuis des années en France, et depuis plus longtemps aux états-unis, de la
même façon que la catégorie de genre, c’est-à-dire comme une notion à
valeur programmatique qui modifie le questionnaire des sciences humaines
et sociales. L’abandon des guillemets revient à reconnaître l’importance de
la distinction raciale comme opérateur social et politique. ainsi, la circula-
tion du mot race ne résulte pas d’un relâchement sémantique et elle n’accré-
dite pas l’existence des races. Le contraire serait surprenant puisque les cher-
cheurs qui souhaitent que cette notion devienne une ressource des sciences
humaines et sociales, s’inscrivent dans le cadre constructiviste. La race est
une réalité sociale, parce que les catégories raciales sont des instruments de
la lutte politique, ce qui n’empêche pas de tenir les races pour des fictions.
Si l’on excepte les idéologues racistes, un ample consensus académique les

1. Je dois à Emmanuelle Sibeud, la distinction entre la race (au singulier) comme champ
d’études et les races (au pluriel) comme objet d’études.
456 Jean-Frédéric Schaub

tient pour des montages de l’imagination destinés à conduire des actions


politiques et sociales.
L’extension indéfinie du domaine de la race, que ce soit dans les justifi-
cations des politiques publiques, dans la présentation des enquêtes de
sciences sociales ou dans la rhétorique des organisations militantes, est
source de confusion. Si toute forme de rejet des autres et toute domination
collective relèvent du racisme, alors cette notion semble inutile. car xéno-
phobie, exploitation et rejet des migrants sont des termes plus simples et
plus précis. Souvent, l’épithète raciste sert à accentuer la valeur péjorative
que l’on attribue à la xénophobie, à l’exploitation et au rejet des migrants.
L’expression d’une antipathie à l’égard de toute collectivité est injuste pour
les individus qui la composent. Seul l’individu est l’unité qui puisse faire
l’objet d’une antipathie sans injustice. Tout jugement portant sur une popu-
lation prise comme totalité est faux en termes de connaissance et, par consé-
quent, répréhensible sur le plan moral. Tout bornage d’une collectivité non

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institutionnelle est arbitraire pour les individus qui le composent, et chacun
d’eux est libre de refuser qu’on le tienne pour représentatif du groupe.
L’inadéquation peut aller jusqu’à la complète discordance entre la conscience
que les individus se font d’eux-mêmes et l’appartenance à une collectivité
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qu’on leur assigne, volens nolens. Le jugement collectif procède par stéréo-
types, qui prétendent dégager une moyenne représentative de l’ensemble et
forgent la caricature de ses traits saillants. c’est là l’empire du préjugé. Mais
toute antipathie à l’égard de collectivités relève-t-elle du racisme ?
une pensée raciste reproche à des groupes ce qu’ils sont et non ce qu’ils
font. Elle substitue une ontologie plus ou moins naturaliste à la sociologie.
Mais alors, quelle conclusion tirer du fait que la misogynie, la misandrie et
l’homophobie, tout comme l’antipathie à l’égard des jeunes ou à l’égard des
vieux, répondent au même caractère ? Peut-on admettre la validité d’expres-
sions telles que racisme anti-jeune ou racisme anti-gay ? dans ces cas, en
dépit de l’analogie – rejeter ce que sont les gens, non ce qu’ils font –, le
recours au registre de la race introduit une confusion et trahit sa fonction
rhétorique et polémique. de plus, si ce qui compte est la critique des poli-
tiques racistes, on peut estimer que les idéologies raciales (dont les fonde-
ments peuvent être la théologie, les sciences naturelles, la sociologie des
masses, la psychologie des foules, la linguistique comparée, etc.) ne présen-
tent guère d’intérêt. Les théories de l’inégalité des races sont alors réduites
au rôle de justification de politiques de domination, de persécution, voire
d’extermination, qui se déploieraient aussi bien sans elles. Si je faisais
mienne cette proposition, je n’aurais pas accepté l’invitation que m’adres-
sent les Archives de philosophie.
Temps et race 457

une «  histoire raciale contingente  », selon l’expression de Magali


bessone 2, doit enregistrer la diversité des acceptions et des expériences
sociales en évitant deux écueils, celui d’une dispersion telle que l’objet même
de l’enquête se dissout ou se perd, celui d’une réduction de la pluralité des
expériences qui fausse l’acuité de l’analyse. La race, comme notion permet-
tant d’interpréter sous une lumière particulière l’histoire de la politique de
la formation des sociétés, ne doit ni être mobilisée pour décrire toute situa-
tion de domination, ni être confinée aux études portant sur les régimes poli-
tiques ouvertement racistes. nombre d’accords et de désaccords portent sur
la détermination du juste point où situer la pertinence du concept de nation
dans le travail historiographique.

1) Comment caractériser la période que nous vivons lorsque nous entrepre-


nons de réfléchir sur la notion de race ?

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notre temps se distingue par trois séries de phénomènes. d’abord, l’hor-
reur qu’inspire l’extermination des juifs et des Tziganes d’Europe inaugure
une contestation accrue de théories qui prétendaient bâtir un tableau des
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hiérarchies des populations décrites comme des réalités raciales. Ensuite, la


biologie génétique décrit les mécanismes de transmission intergénération-
nelle des caractères avec une sûreté de diagnostic et de pronostic qui n’avait
jamais été atteinte. notre temps voit le raisonnement racial banni hors du
champ politique, mais il est aussi celui du défi que l’accumulation des résul-
tats de la biologie génétique lance aux sciences sociales. Enfin, nous vivons
une montée des revendications en faveur de l’égalité des droits dans les socié-
tés où coexistent des populations anciennement installées et des populations
immigrées, selon quatre variantes : des populations descendantes d’esclaves
déportés, des populations issues d’anciennes colonies d’outre-mer, des
migrants transfrontaliers, des migrants sans proximité avec le pays d’accueil.
En ce qui concerne l’histoire de la question raciale, la période actuelle, celle
de l’ouverture des camps de la mort, des grandes découvertes en biologie
génétique, et des revendications en faveur des droits des migrants se pré-
sente donc comme un âge nouveau, par opposition à tout ce qui l’a précédé.
La sociobiologie a subi, en France, au milieu des années 1970, une contre-
offensive d’une grande efficacité qui l’a cantonnée dans un angle de l’ex-
trême-droite intellectuelle. Sommes-nous quittes quarante ans plus tard ?
non, et cela en un double sens. d’une part, les thèses sociobiologiques font

2. Magali bESSonE, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et
de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013, p. 113.
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l’objet de vulgarisations sur tout type de supports. À ce titre, la vigilance à


laquelle avait appelé la revue Le genre humain en 1981 n’a rien perdu de son
actualité. d’autre part, les chercheurs des sciences humaines et sociales ris-
quent gros à rejeter a priori et en bloc ce que biologistes et généticiens enten-
dent décrire sur les déterminations non sociales des conduites humaines. La
frontière du social et du naturel peut-elle conserver son imperméabilité dis-
ciplinaire, quels que soient les progrès des connaissances disponibles sur les
causalités génétiques ? cette frontière tient-elle lorsque les neurosciences
affirment que le développement des facultés du cerveau requiert la socialité ?
cette frontière tient-elle lorsqu’anthropologues, archéologues et zoologues
décrivent des modèles de cultures animales ?
au moment même où les sciences de la nature veulent éclairer certains
aspects des comportements humains, chercheurs en sciences humaines et
sociales et activistes tendent à gommer la dimension naturaliste de la pen-
sée raciale. car ils élargissent le champ de pertinence de la notion de racisme

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à toute forme de domination, de rejet ou de persécution. une enquête d’his-
toire des sciences et d’épistémologie permettrait d’établir, du moins peut-
on le souhaiter, un lien entre l’ambition des sciences naturelles à expliquer
des conduites humaines sur leurs propres bases expérimentales, et la ten-
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dance des sciences humaines et sociales à élargir le modèle des « racismes


sans race ». contentons-nous de souligner la coïncidence entre les deux phé-
nomènes.
dans l’histoire de l’université, il a souvent fallu en passer par des mobi-
lisations militantes pour imposer des objets d’études tenus pour marginaux
ou inexistants. L’histoire des mondes ouvriers et du monde des femmes en
offre deux exemples. Les recherches sur la race empruntent le même che-
min. Mais l’université doit apprendre à enrichir son questionnaire, sans
abandonner l’agenda scientifique au militantisme. il y va de la capacité des
sciences humaines et sociales à produire des connaissances par des procé-
dures d’accréditation distinctes de l’adhésion idéologique. Tant que la
demande d’intégration de questions négligées n’est pas satisfaite, la distinc-
tion entre militantisme et rénovation disciplinaire demeure indécise. Mais
dès lors que des chaires et des appels d’offre manifestent l’intérêt des pou-
voirs publics et de l’université pour des thèmes sortis de relégation, alors la
posture militante perd sa légitimité dans le cadre académique. La préhistoire
militante d’un domaine de recherche peut continuer de peser dans son nou-
veau cadre académique. de fait, une fois constaté l’accord des chercheurs
sur l’approche constructiviste de la race, tout le reste n’est que désaccord.
Le commun rejet du racisme ne peut en effet masquer les divergences au sein
du monde universitaire sur la question raciale.
Temps et race 459

Voici quelques exemples des tensions qui affleurent aujourd’hui dans les
sciences humaines et sociales et dans le débat politique sur ces thèmes. Sur
la question de la race, comme par exemple sur celle de la croissance écono-
mique, les chercheurs, les organisations militantes, le législateur, les experts
ou l’autorité exécutive produisent un travail intellectuel qui n’est pas de
même nature. Toutefois, dans le jeu de controverses, ces compartiments ne
sont pas étanches et des glissements peuvent être observés. Les remarques
qui suivent doivent dès lors être comprises comme des instantanés d’un
moment de l’histoire de la question raciale dans ses dimensions politique et
scientifique.
La reductio ad Hitlerum, selon l’expression de Leo Strauss, peut avoir
comme effet d’interpréter toute l’histoire européenne comme la préparation
du nazisme. il faut s’en garder en raison de la téléologie qu’elle installe dans
les sciences humaines et sociales. La critique du colonialisme s’est saisie de
l’hitlérisme pour en faire la métonymie de la présence au monde des

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occidentaux. Selon aimé césaire, les occidentaux se cachent derrière hitler
pour expulser le mal hors d’eux, faisant du nazisme un corps étranger et de
courte durée. ce point est discutable, au regard de l’immense littérature qui
essaie de comprendre comment la civilisation a engendré la barbarie en
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Europe. d’après césaire, ce que l’homme européen « ne pardonne pas à


hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’hu-
miliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’hu-
miliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colo-
nialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’algérie, les coolies de
l’inde et les nègres d’afrique 3 ». ici est dénoncée une forme de « deux poids
et deux mesures ». Mais ce texte réduit l’état du monde à l’opposition entre
l’homme blanc et tous ceux qui ne le sont pas. Le sort des albinos de plu-
sieurs sociétés africaines, celui des dalits dans l’inde démocratique, le carac-
tère ineffaçable de la condition de burakumin au Japon ; des génocides
comme celui du rwanda ; le colonialisme de l’indonésie à Timor et en
Papouasie, celui de la chine au Tibet et dans le Xinjiang : autant de phéno-
mènes, la liste n’étant pas exhaustive, qui interdisent de faire de la question
coloniale et raciale un affrontement entre l’homme blanc et le reste du
monde, quelles qu’aient été la profondeur et l’extension du colonialisme
européen.
L’« essentialisme stratégique », c’est-à-dire le travail positif d’essentiali-
sation identitaire que conduit un groupe dans le but de se défendre contre
la domination qu’il subit, joue un grand rôle dans la confrontation des points

3. aimé céSairE, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1955.


460 Jean-Frédéric Schaub

de vue sur le fait racial 4. cette posture épargne aux collectifs dominés le pro-
cessus de déconstruction que les sciences sociales déploient sur les idéolo-
gies des dominants. Elle définit les sociabilités aptes à faire émerger des
revendications, en procédant par exclusion. À certaines étapes de la construc-
tion du féminisme, par exemple, il fut nécessaire de créer des lieux de débat
réservés aux femmes. Toutefois, par son refus d’appliquer la critique à tous
les segments de la société et par sa prétention à désigner la compagnie
savante qui soit adéquate à ses fins politiques, l’« essentialisme stratégique »
fragilise le crédit scientifique que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire ou
la science politique veulent se voir reconnaître. L’exclusion politique qu’il
impose a pour corollaire une conception subjectiviste de la production de
connaissances. cet essentialisme prend donc le tour d’un relativisme. or, si
les savants ne reconnaissent pas que toute expérience sociale peut être com-
prise et étudiée par n’importe quel chercheur, à la condition de s’en donner
les moyens, alors le syntagme « sciences humaines et sociales » est vidé de sens.

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Venue d’une longue tradition philosophique, mais banalisée par son
emploi dans les sciences de gestion, la notion d’agency, qu’on pourrait tra-
duire par « faculté ou puissance d’agir », a acquis une grande importance
dans les sciences sociales à la suite de l’usage qu’en propose Judith butler 5.
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Elle est invoquée pour éviter que les victimes de ségrégation ou de persécu-
tions soient réduites à cet unique caractère. depuis que le mot a été lancé,
les historiens l’ont tiré dans deux directions : trop d’agency édulcore le récit
de la persécution, pas assez d’agency efface une seconde fois la mémoire des
opprimés. cet outil permet de comprendre que des racisés soient racistes,
ou que d’anciens esclaves, une fois libérés, deviennent propriétaires d’es-
claves, sans toutefois relativiser les brutalités qu’ils ont subies. au cœur des
pires formes de persécution, circule de l’autorité, c’est-à-dire un certain
degré de compréhension par les victimes du sort qui leur est fait. comme
l’a montré barbara Jeanne Fields, ce en quoi le racisme est une des princi-
pales idéologies politiques des temps modernes, c’est qu’elle infecte tous
ceux qui y participent, oppresseurs et opprimés 6.
La discussion sur la pertinence des statistiques ethniques mérite mieux
que des approximations. La croyance selon laquelle en France la statistique

4. Gayatri chakravorty SPiVak, The Post-Colonial Critic: Interviews, Strategies,


Dialogues, Sara harasym ed., new York, routledge, 1990, p. 95-112 ; kristina WoLFF,
« Strategic Essentialism », Blackwell Encyclopedia of Sociology, George ritzer ed., Malden,
oxford, 2007, p. 4922-4927.
5. Judith buTLEr, « on linguistic vulnerability », Excitable Speech: A Politics of the
Performative, new York, routledge, 1997, p. 1-41.
6. barbara Jeanne FiELdS, « Slavery, race and ideology in the united States of america »,
New Left Review, 181, 1990, p. 95-118.
Temps et race 461

publique ne produirait pas de données sur les nationalités et les origines géo-
graphiques des naturalisés est fausse 7. La question est de déterminer le sens
qu’on accorde à ce type de données. certains dénoncent les processus d’es-
sentialisation que peut enclencher la mise en œuvre d’un dénombrement
des citoyens en fonction de leur origine. d’autres soutiennent ces enquêtes
qui sont le seul moyen de mesurer les inégalités au sein d’une société dont la
composition a changé – mais dans quelle mesure ? – depuis une cinquantaine
d’années. Le refus de compter n’est pas indifférence ; le désir de compter n’a
pas valeur d’émancipation. aux états-unis, dans la littérature de sciences
sociales la catégorie de « color blindness » désigne la cécité face aux fonde-
ments raciaux des inégalités sociales. cette posture, bien souvent, est mobi-
lisée contre les programmes d’« affirmative action » (discrimination positive).
or, la volonté de désactiver des programmes d’aide sociale n’est pas le moteur
de la « color blindness » française. Elle hérite d’un idéal d’égalité des droits
des citoyens reposant sur l’indifférence à l’égard de leur groupe ou de leur

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confession d’appartenance. on peut juger que cet idéal a été dévoyé par l’aven-
ture impériale, et que la persistance de ségrégations dont sont victimes les
descendants de migrants originaires des anciennes colonies réactualise ce
dévoiement. cependant, l’égalité des conditions passe aussi par le refus de la
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fragmentation du corps social sous la forme de distinctions identifiables.


d’autres questions, issues des organismes militants, alimentent la dis-
cussion académique. ainsi est-ce le cas de l’offensive lancée par des mouve-
ments indigénistes, tant en amérique Latine que dans les grandes villes
européennes, contre l’attention portée à l’intersectionnalité. cette méthode
consiste à croiser les études sur différentes formes de ségrégations combi-
nées entre elles : de religion, de classe, de genre, de préférences sexuelles, de
race 8. Elle peut être comprise comme une façon d’enrichir l’étude des iné-
galités ou, selon certaines organisations indigénistes et selon les indigènes
de la république, comme une ruse du colonialisme pour désamorcer les
potentialités révolutionnaires du clivage racial, « blanc » contre « noir », pour
revenir à la citation de césaire.
L’attachement aux traditions et la sécularisation sont désormais convo-
qués dans les études raciales. En alignant fractures culturelles et opposition
« noirs » / « blancs », on modifie en profondeur les termes de la discussion.
Si l’émancipation des « blancs » a résulté d’une rupture avec les traditions et

7. François héran, « France / états-unis : deux visions de la statistique des origines et


des minorités ethniques », Santé, Société et Solidarité, n°1, 2005, p. 167-189 ; François héran,
Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir, Paris, La découverte, 2017.
8. kimberlé Willliams crEnShaW, « Mapping the Margins: intersectionality, identity
Politics, and Violence against Women of color », Stanford Law Review, 43- 6, 1991, p. 1241-1299.
462 Jean-Frédéric Schaub

les dogmes religieux institués, la lutte des « noirs » pour l’égalité, quant à elle,
pourrait passer par la revendication de traditions et de dogmes religieux ins-
titués. cette vision de l’histoire amalgame des périodes différentes. d’un côté,
le recours récent à des marqueurs confessionnels pour exprimer des revendi-
cations sociales. d’un autre côté, le combat anticolonialiste et la défense des
droits des immigrés des années 1960-1990 qui étaient alors conduits suivant
les paramètres de l’internationalisme et du mouvement ouvrier, sans relation
avec les appartenances religieuses des victimes de violences racistes. ces
deux moments, dans un pays comme la France, se distinguent aussi par le
degré de violence meurtrière des trente années qui ont suivi la fin de la
Guerre d’algérie, et qui n’a plus son équivalent depuis trois décennies.
Encore devrait-on exposer ici la façon dont l’anti-culturalisme contem-
porain censure l’introduction de doses, même homéopathiques, d’éléments
culturels ou identitaires dans la conduite d’enquêtes socio-économiques ou
sociopolitiques. ce faisant, il culbute l’« essentialisme stratégique » et porte

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sa color blindness crânement. ainsi, les historiens qui abordent la question
de l’émergence des catégories raciales découvrent-ils un paysage des sciences
sociales traversé par de très vives confrontations. une fois admis l’antira-
cisme commun, le paysage se transforme en une scène de conflits.
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2) Quelles sont les propriétés de la réflexion historique sur la race ?

Lorsqu’en 1950-1951, l’unesco avait demandé à claude Lévi-Strauss et


à Michel Leiris de rédiger des essais sur le racisme, ils avaient montré que la
description des sociétés humaines comme races était incompatible avec la
notion d’histoire 9. car l’identité raciale, fût-elle le résultat d’une histoire,
se définit, en premier lieu, par son caractère inaltérable, c’est-à-dire inapte
au changement qui est l’objet et la raison d’être de la recherche historique.
L’enquête historique sur la formation des catégories raciales et la mise en
œuvre de politiques inspirées par elles bute sur trois antinomies. La pre-
mière concerne l’opposition entre normes édictées et pratiques observées.
Placée sous l’étendard de la conformité au sens commun, cette discordance
alimente l’idée que les catégories raciales seraient symboliques et négocia-
bles. La deuxième antinomie porte sur le fait que la pensée raciale affirme
l’incapacité des stigmatisés à progresser, et redoute la dégénérescence. c’est
donc là affaire du rapport au temps que développent les sociétés. La troi-
sième est l’antinomie de l’universalisme et de l’assignation de traits naturels

9. Michel LEiriS, Race et Culture, Paris, unesco, 1951 ; claude LéVi-STrauSS, Race et
Histoire, Paris, unesco, 1952 ; Maurice oLEndEr, Race sans histoire, Paris, Seuil, 2009.
Temps et race 463

immuables et inassimilables. L’histoire politique de l’occident chrétien


dément l’annonce de la fin de la distinction entre Juifs et Grecs, libres et
esclaves, hommes et femmes (épître de Paul aux Galates 3, 28-29).
une approche historique de la question raciale peut reposer sur une
remarque formulée par l’anthropologue nancy Farriss, dans ses travaux sur
les sociétés du Yucatán : « Physical anthropologists tell us that scientifically
speaking there is not such thing as race. but for most of recorded history,
we must deal with people unaware of this recent finding and for whom race
was a palpable reality 10 ». cette remarque désigne le travers qui consiste à
transférer le point de vue constructiviste du chercheur vers l’objet de son
enquête, qu’il s’agisse d’une société, d’une communauté constituée ou d’un
individu. nancy Farriss répond au réflexe des historiens tendus qu’ils sont
dans la traque aux anachronismes. or, les historiens ne s’accordent pas sur
le choix du moment à partir duquel il est juste de décrire les clivages qui
fragmentent et hiérarchisent les sociétés comme relevant de la race.

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nombreux sont ceux qui refusent l’idée que la catégorie de race ait été une
ressource politique avant la diffusion des histoires naturelles au siècle des
Lumières, voire avant l’éclosion du « darwinisme social ».
La réflexion sur la formation des catégories raciales se heurte à un pro-
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blème de calibrage. Soit les politiques raciales reposent sur des normes qui
définissent individus et groupes en termes physiologiques. dans ce cas, on
vide l’histoire du racisme de tout contenu, car même dans le cas du nazisme
la référence à la biologie demeure vague, l’assignation de l’identité « raciale »
reposant sur des critères lignagers, religieux et politiques, que les relevés
anthropométriques ne pouvaient au mieux que corroborer. Soit on qualifie
de raciales toutes sortes d’assignations de caractères à des collectifs, dans
des contextes de domination sociale et politique. dans ce cas, les pro-
grammes adossés à des idéologies racistes ne se distingueraient plus guère
d’autres types de dominations politiques. La difficulté consiste donc à défi-
nir la bonne mesure. une définition simple offre une première orientation :
relève de la pensée raciale l’idée que les caractères sociaux et moraux des
personnes se transmettent de génération en génération à travers des proces-
sus qui font intervenir des éléments physiologiques tels que les fluides et les
tissus du corps.
un livre récent situe l’origine du racisme en occident dans la croisade
des Xi-Xiiie siècles 11. En ce cas, la question raciale naît de la confrontation

10. nancy FarriSS, Maya Society Under Colonial Rule. The Collective Enterprise of
Survival, Princeton, Princeton university Press, 1984, p. 101.
11. Francisco bEThEncourT, Racisms. From the Crusades to the Twentieth Century,
Princeton, Princeton university Press, 2013.
464 Jean-Frédéric Schaub

avec l’altérité. La chrétienté médiévale tenait l’islam méditerranéen pour cet


« autre » que tout séparait d’elle et qui dominait la Terre sainte par usurpa-
tion. L’arrivée à Jérusalem en 1099, que rapportent les chroniques médié-
vales, prit les traits d’un affrontement avec un monde que tout séparait de
ses conquérants chrétiens. Les langues parlées, la religion, le vêtement, les
armes, la pilosité, le hâle, la forme des maisons, le tracé des rues, le style des
édifices religieux, les goûts et les odeurs culinaires : tout était différent. Tout
était haïssable car cette guerre était portée par des croyances spirituelles.
Lorsqu’on fait de la croisade la matrice du racisme, on affirme que son prin-
cipe moteur est la confrontation avec l’altérité. cette position ne se distingue
guère de ce que le politologue Samuel huntington désigne comme « choc de
civilisations 12 ». un tel amalgame interdit d’analyser en quoi consiste la spé-
cificité de la politique raciale. En effet, quand on fait de la croisade la
matrice de la pensée raciale, on permet de qualifier de raciste toute ségréga-
tion et toute persécution d’une population non conforme aux normes cultu-

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relles dominantes. À ce compte-là, les guerres de religion seraient raciales,
celles qui opposaient catholiques et calvinistes dans la France d’henri iii,
orangistes et catholiques dans l’ulster après 1921, chiites et sunnites au
Moyen orient aujourd’hui.
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À l’histoire on demande d’analyser des processus, c’est-à-dire de com-


prendre des enchaînements de phénomènes qui obéissent pour partie à des
projets, pour partie à des accidents et dont la combinaison explique l’émer-
gence de réalités sociales nouvelles ou la persistance de formes anciennes.
un grand nombre de travaux produits dans des pays tels que les états-unis
ou le brésil centrent leur attention sur l’identité entre situation coloniale,
condition esclave, peau noire et idéologie raciale. La lecture des archives et
de la littérature de ces pays au XiXe siècle aide à comprendre pourquoi cette
identification s’est imposée dans les mémoires. Toutefois, le point d’abou-
tissement d’un processus ne peut se substituer au récit de ce qui conduit
jusqu’à lui. À d’autres moments de l’histoire de l’occident, il n’existait pas
de corrélation entre couleur de peau et statut servile, quand les esclaves
venaient des balkans ou du Maghreb. En outre, si la chute dans la condition
servile était le résultat d’un accident de l’existence, la définition raciale du
sujet n’avait aucune pertinence. dans les sociétés impériales et coloniales de
l’occident, servilité, race et négritude n’ont acquis une sorte d’évidence
voire d’équivalence qu’à partir du dernier tiers du XViie siècle, et encore par
une évolution progressive. Plus récemment, au croisement de l’abolition des
esclavages et de la décolonisation, la question raciale paraît liée à trois don-
nées : le colonialisme, l’esclavagisme et ce que William E. b. du bois dési-

12. Samuel hunTinGTon, Le Choc des civilisations, Paris, éditions odile Jacob, 1997.
Temps et race 465

gnait comme « la ligne de couleur ». or, les périmètres respectifs de chacun
de ces termes (races, colonie, esclavage, couleur) ne coïncident jamais par-
faitement. ainsi, la réduction à l’esclavage, y compris dans ce qu’elle a de
déshumanisant, ne repose pas toujours sur une théorie de la hiérarchie natu-
relle de l’humanité. Sur un autre versant, la distinction raciale à l’encontre
des « races maudites » (cagots dans le sud de la France, burakumin au Japon)
ne doit rien aux entreprises coloniales. Enfin, la pratique de la discrimina-
tion raciale ne se limite pas au rejet de distinctions visibles ou phénoty-
piques, dont la négrophobie est la plus frappante. on comprend les raisons
politiques et académiques qui conduisent à porter le regard sur la « supré-
matie blanche ». Toutefois, il est salutaire de désagréger les équivalences
entre race, esclavage, colonie et couleur, quand bien même cela heurterait la
sensibilité militante. Mais c’est aussi à la condition de ré-agréger ces élé-
ments, afin de comprendre comment nous en sommes arrivés là, et de le faire
sans anachronisme, sans téléologie, sans contradiction logique.

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Si l’on affirme que toute ségrégation de minorités dominées relève du
racisme, alors on ne peut pas avancer que les sociétés européennes soient
plus racistes que d’autres. Si le critère que l’on adopte, en effet, est celui de
la ségrégation et de la persécution de minorités, l’Europe est aujourd’hui la
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région la moins persécutrice. Est-ce cela que l’on prétend démontrer,


lorsqu’on dilate le champ de pertinence du racisme au point de le confon-
dre avec la domination en général ? de plus, la conviction d’incarner une
forme supérieure de l’humanité, elle non plus, n’est en rien un trait spéci-
fique de l’Europe. ainsi, si l’on opte pour une définition très large de la poli-
tique raciale et que l’on compare les hiérarchisations de l’humanité qu’ont
produites différentes sociétés du monde, on doit en conclure que le racisme
ne singularise pas l’Europe. il faut donc choisir entre deux voies : si la défi-
nition en est trop lâche, alors la mise en accusation des sociétés européennes
ne fonctionne pas ; si l’on cherche à décrire une singularité européenne dans
la construction d’une idéologie raciale qui lui serait propre, il faut resserrer
les critères de définition de la pensée raciale.

3) Quelle chronologie peut-on proposer de la formation des catégories


raciales ?

Les historiens doivent se prononcer sur la question du temps, c’est-à-dire


prendre position sur le moment à partir duquel un phénomène émerge. Voici
les propositions les plus usuelles parmi les historiens qui étudient la ques-
tion de la race. chacune de ces propositions mériterait un examen appro-
fondi. on se contentera d’en indiquer quatre.
466 Jean-Frédéric Schaub

(1) L’antiquité classique nous a légué, avec aristote, la théorie des qua-
lités naturelles qui vouaient certains types de personnes à l’esclavage de père
en fils, par opposition à des qualités naturelles qui disposaient d’autres types
de personnes à participer à la vie civique. bien avant lui, l’Iliade montre
achéens et Troyens, qui partageaient la même langue et les mêmes dieux, se
faisant une guerre sans merci, cette formidable machine à produire de l’al-
térité à partir de l’identité. La jurisprudence romaine, qui qualifie les
esclaves comme biens meubles, donne une forme normative à la hiérarchi-
sation des hommes.
(2) La deuxième hypothèse, qui fait de la croisade médiévale la matrice
des politiques raciales de l’occident chrétien, a été abordée plus haut.
(3) La troisième prend appui sur la coïncidence, au siècle des Lumières,
de l’établissement des classifications naturelles (Linné, buffon, blumenbach)
comme modèles de distinctions des types humains avec le pic – mons-

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trueux – de la traite négrière atlantique, entre la seconde moitié du XViiie
siècle au premier tiers du XiXe siècle. on ne peut pas contester l’émancipa-
tion dont sont porteuses les Lumières, par rapport aux conditions de l’exer-
cice de la pensée aux périodes précédentes. Toutefois les propositions nées
dans les milieux des « philosophes » font rejouer des cadres de pensée qui,
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sous d’autres formes, ont accompagné des choix politiques et institutionnels


plus anciens, notamment depuis la renaissance. dans l’histoire de la race,
les Lumières ne peuvent être tenues comme une rupture intellectuelle aussi
nette que dans d’autres domaines. L’essai de François bernier publié dans
le Journal des sçavans en 1684, à l’acmé de la majesté de Louis XiV, divise
l’humanité en grands ensembles géographiques et phénotypiques, et livre
un palmarès hiérarchique de leurs qualités respectives. ce tableau ne pro-
cède pas de la classification naturaliste et on ne peut l’associer à la critique
des encyclopédistes 13. Mais il témoigne de l’ambition bien plus ancienne de
tenir l’ensemble de l’humanité sous un regard qui en organise la diversité
pour mieux situer celle des Européens.
(4) La dernière proposition embrasse le siècle qui couvre la Guerre de
Sécession aux états-unis, la diffusion du darwinisme social, l’explosion des
racismes pseudo-scientifiques et le nazisme, pour finir avec la législation
d’apartheid en afrique du Sud. Les historiens qui se penchent de façon
exclusive sur cette période, restent dans l’incertitude quant à ce que devrait
être la répartition entre ce que le racisme doit à la diffusion d’une concep-
tion pseudo-scientifique de l’hérédité et à l’ivresse de la passion nationale.

13. Pierre h. bouLLE, « François bernier et le concept moderne de race », in Race et escla-


vage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007, p. 47-58.
Temps et race 467

chacune de ces options s’appuie sur des arguments historiques de grande


solidité. il serait déraisonnable de les écarter d’un revers de main, sous pré-
texte qu’elles soulèvent des objections. La proposition que je présente ici
peut être tenue, au mieux comme alternative, sinon pour complémentaire
des précédentes.
Entre le Moyen Âge finissant et la renaissance, la monarchie espagnole
a été le théâtre de deux processus dont l’analogie est frappante. après les
pogroms déclenchés en 1391 et les disputes théologiques que Vincent Ferrier
avait imposées aux autorités juives dans les années 1410, de nombreuses
familles juives ont accepté les eaux du baptême. Les premières à s’y soumet-
tre appartenaient, en général, aux milieux les plus fortunés et les mieux édu-
qués. Elles cédaient sous la contrainte de la violence, mais certaines étaient
convaincues que la Loi de leurs ancêtres était caduque face aux évidences de
l’évangile, d’autres enfin agirent par intérêt. Quel qu’ait été le dosage de ces
trois composantes pour chacune des familles, dans un premier temps, entre

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la dernière décennie du XiVe siècle et les trois premières du XVe siècle, nom-
bre de convertis purent établir des alliances matrimoniales dans la meilleure
société vieille chrétienne – notamment dans l’aristocratie – et eurent accès
aux charges et dignités les plus désirables. L’accueil des nouveaux chrétiens
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par les vieux chrétiens avait des fondements sociaux et idéologiques.


d’abord, des familles dont les ressources déclinaient trouvaient leur intérêt
à s’allier à des lignées anciennement juives et disposant de capitaux. Ensuite,
un enthousiasme de caractère millénariste avait saisi une société chrétienne
qui voyait dans la conversion des juifs un événement qui annonçait la parou-
sie. Enfin, de façon plus modeste, après que le mirage d’une conversion de
tous les juifs se fut dissipé, restait la foi dans l’efficacité de la grâce et du
sacrement du baptême. au bout de quatre décennies environ, lorsque les
enfants des enfants nés des premières alliances entre nouveaux et vieux chré-
tiens arrivèrent à l’âge adulte, c’est-à-dire lorsque des descendants de conver-
tis ayant un ou deux parents d’origine converse se furent manifestés dans
toute la société, des réactions hostiles se produisirent. dans toutes sortes
d’institutions, de corps ou de communautés, ce fut le temps de l’adoption
des « statuts de pureté de sang » qui entendaient rejeter les candidatures d’in-
dividus dont la lignée était entachée par l’existence d’un ancêtre converti.
Le rejet ne portait pas sur les croyances, le cas échéant suspectes, des indi-
vidus mais sur leur généalogie, c’est-à-dire sur la présence de sang juif, fût-
il dilué par l’effet des mariages, dans les veines des candidats aux places ou
aux alliances matrimoniales.
un processus de nature comparable s’observe, un siècle plus tard, dans
les sociétés coloniales espagnoles en amérique. En effet, la conquête des
468 Jean-Frédéric Schaub

grands empires, aztèque au Mexique et inca au Pérou, a déclenché des unions


entre conquistadors et femmes amérindiennes, en l’absence d’Européennes.
ces alliances ont concerné en premier lieu des parentes des familles impé-
riales américaines ainsi que leurs proches. alors que les conquérants avaient
séparé « république des Espagnols » et « république des indiens », très vite
sont nés des enfants métis en nombre considérable. ceux qui étaient le fruit
d’un mariage entre un conquistador et une amérindienne convertie étaient
tenus pour vieux-chrétiens, dans la mesure où leur mère était issue de la gen-
tilité, sans trace d’infidélité juive ou musulmane. ces métis légitimes, c’est-
à-dire reconnus par leur père et nés d’un mariage, étaient voués à s’unir, dans
la mesure du possible, au sein de la société espagnole des amériques et se
voyaient ouvrir toute sorte de possibilités d’accession aux charges et digni-
tés. Mais lorsqu’une quarantaine d’années environ après les conquêtes, les
enfants des métis parvinrent à l’âge adulte, ce premier moment d’ouverture
touchait à sa fin. Les garçons métis, même ceux qui étaient pleinement légi-

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times, eurent du mal à trouver une épouse espagnole en raison de la faible
présence de celles-ci aux amériques avant la fin du XVie siècle. Puis, quand
elles furent enfin devenues plus nombreuses, la voie du mariage fut coupée,
comme l’atteste la création de couvents destinés à recueillir des Espagnoles
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que leurs parents ne destinaient pas au mariage. Sans doute les hommes
métis avaient-ils eu accès à certains honneurs et à certaines charges, mais
l’enthousiasme des Espagnols était retombé. L’illusion que la conversion des
amérindiens engendrerait en peu de temps un nouveau peuple du christ
s’était dissipée. Sous l’adoption de principe de la religion des Espagnols
paraissaient persister les croyances, les rites et les mœurs des temps païens.
cette déception inaugura une ère du soupçon. À partir des années
1560/1570, on vit ainsi les collèges, la cléricature et les magistratures muni-
cipales se fermer aux métis américains. La suspicion fut cause et prétexte
d’une clôture de plus en plus sévère.
dans les deux cas se ferment les possibilités de promotion sociale et d’al-
liance matrimoniale. S’impose le refus de laisser des personnes qualifiées
d’exogènes accéder à ces ressources, sous prétexte que leur métamorphose
en véritables « Espagnols » est un leurre. La correspondance entre le cas des
descendants de juifs convertis et celui des métis d’origine amérindienne
n’épuise pas, tant s’en faut, l’expérience hispanique. il faut y ajouter la lan-
cinante question des Morisques, descendants des habitants de l’Espagne
musulmane conquise par les rois chrétiens à la fin du Moyen Âge et qui
furent contraints, au XVie siècle, de se convertir en masse au christianisme.
Suspects d’islamiser en secret et tenus pour une cinquième colonne au ser-
vice d’alger et de constantinople, les Morisques finirent par être expulsés
en 1609-1611. ils étaient alors décriés comme un corps étranger et toxique,
Temps et race 469

montrant comment une partie de la société devient étrangère dans son pro-
pre pays. Les archives de l’époque montrent que les Gitans, sauf lorsqu’ils
ramaient dans les galères du roi, formaient un élément interne mais, lui
aussi, inassimilable de la société espagnole. aucune de ces populations,
judéoconvers, Morisques, Gitans, métis amérindiens n’était étrangère. La
monarchie ne les plaçait pas sur le même plan que les Portugais, Français,
Grecs ou albanais présents en grand nombre en Espagne. Le contrôle de la
pureté de sang et la purge des éléments malsains s’appliquaient à des indi-
vidus issus de familles établies dans le royaume depuis des temps immémo-
riaux. il ne s’agissait pas de tenir à distance des étrangers, mais de décréter
que ces sujets du roi n’étaient pas vraiment Espagnols.
nombre d’auteurs ont repéré les correspondances entre les mécanismes
de rejet des judéoconvers, des Morisques et des métis amérindiens, avant que
la question « noire » n’occupe le cœur du système de ségrégation. George
Fredrickson, historien du suprématisme blanc aux états-unis et en afrique

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du Sud, dans son dernier livre, essai consacré à l’histoire longue du racisme,
reconnaissait avoir négligé d’associer la racisation des juifs à celle des colo-
nisés en général, et des noirs en particulier 14. il rebouclait ainsi une généa-
logie historique dont on peut suivre le développement à partir de l’étude des
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empires ibériques. c’était aussi le chemin proposé par l’historien de la philo-


sophie henry Méchoulan dans son essai pionnier, Le sang de l’autre 15. Plus
récemment, adriano Prosperi a placé l’accent autour de la date de 1492, sur
la coïncidence de trois manifestations d’« intolérance » envers les juifs (et
judéo-convers), les musulmans (et Morisques), les hérétiques de tous ordres
et les amérindiens 16. En son temps, l’année 1492 a été comprise comme un
tournant providentiel dans l’histoire de l’occident chrétien 17. En quelques
mois isabelle de castille et Ferdinand d’aragon ont conquis le dernier
royaume musulman d’Europe occidentale (Grenade), expulsé les juifs et reçu
christophe colomb après son premier repérage des caraïbes. Toutefois, on
ne peut pas affirmer que 1492 ouvre l’âge du colonialisme et du racisme com-
binés. L’imagination politique et le système normatif dont étaient porteurs
les conquérants du nouveau Monde avaient été forgés, très en amont, par la
segmentation de la population selon les clivages raciaux que définit la
pureté de sang. on observera, pour finir, que dans l’Espagne du Siècle d’or

14. George FrEdrickSon, Racisme. Une histoire, Paris, Liana Lévi, 2003.
15. henry MéchouLan, Le sang de l’Autre ou l’honneur de Dieu. Indiens, juifs et
morisques au Siècle d’Or, Paris, Fayard, 1979.
16. adriano ProSPEri, Il seme dell’intolleranza. Ebrei, eretici, selvaggi: Granada 1492,
rome-bari, Laterza, 2011.
17. bernard VincEnT, 1492, « l’année admirable », Paris, aubier, 1991.
470 Jean-Frédéric Schaub

la doctrine royale affirme que sa catholicité est un universalisme. universalité


réservée aux catholiques sans tache ; hiérarchie raciale pour tous les autres.

4) Comment les politiques raciales conçoivent-elles la question de la trans-


formation des personnes et des populations ?

La mauvaise réputation de l’Espagne, connue comme la « légende noire »,


a reposé sur des griefs complémentaires. depuis le XVie siècle s’est exprimée
la répulsion à l’égard de l’intolérance et des procédures de l’inquisition. Mais
l’Espagne était d’abord décrite en italie, en France, aux Pays-bas, en
angleterre, comme une puissance bâtarde, chrétienne d’apparence, mais
enjuivée, plus qu’à moitié maure, moins européenne qu’africaine.
L’obsession de la purge intérieure est aussi le résultat de ce regard extérieur.
dans leurs réflexions sur le motif de la « guerre des races », ni hannah

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arendt ni Michel Foucault n’ont repéré sa première manifestation dans la
monarchie espagnole du XVie siècle. Pourtant ce phénomène dessine la trame
politique de cette société, en Europe et dans l’empire. La dignité de la
monarchie espagnole, au sommet de sa puissance mais toujours aux marges
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de l’occident, se joue dans ces processus d’altérations, pour emprunter à


claude-olivier doron le concept dont il a su démontrer la pertinence avec
tant de puissance 18.
À l’époque contemporaine, Viktor klemperer livre un exemple parfait
de ce qu’est une politique de l’altération, lorsqu’il découvre le 25 avril 1933
sur la façade de la maison des étudiants de l’université de dresde une affiche
qui proclame : « Quand le Juif écrit en allemand il ment, désormais il ne doit
plus écrire qu’en hébreu. Les livres juifs en langue allemande doivent être
signalés comme étant des “traductions” 19 ». de l’expérience du nazisme et
du régime de Vichy Vladimir Jankélévitch tirait des conclusions qui, elles
aussi, illustrent ce qu’est l’altération :
L’antisémitisme reproche aux Juifs de ne pas être tout à fait comme les autres.
Si ce n’était que cela, ce serait le sentiment élémentaire du racisme ou de la
xénophobie. une pure méfiance. dans le cas du Juif, il y a un doute. car il res-
semble en même temps qu’il diffère. dissembler en ressemblant. Et on lui en
veut encore plus en un sens d’oser ressembler. on lui en veut d’avoir l’imper-
tinence d’être presque semblable aux autres. comme un noble en voudrait à
un bourgeois qui ressemble à un noble. de la même manière un non-Juif qui

18. claude-olivier doron, L’homme altéré : Races et dégénérescence, xvIIe-xIxe siècles,


Paris, champ Vallon, 2016.
19. Viktor kLEMPErEr, Mes soldats de papier. Journal 1933-1941, Paris, éditions du Seuil,
2000, vol. 1, p. 37-38.
Temps et race 471

voit un Juif ressembler à un aryen, considère qu’il s’agit d’une escroquerie


quand il découvre qu’il est juif. c’est comme si les Juifs trichaient au jeu. (…)
ainsi s’explique souvent le caractère inquisitorial et dénonciateur de l’antisé-
mitisme. il déjoue, démasque les signes de la race. (…) L’autre n’est autre que
parce qu’il est un peu le même. La possibilité de la similitude est la condition
de la différence 20.

on ne saurait s’étonner que dans cette note résonne l’écho de


l’inquisition. L’analyse serait pleinement convaincante si Jankélévitch n’en
tirait pas une conclusion discutable, qui donne le titre de sa conférence :
« L’antisémitisme n’est pas un racisme ». on est tenté de dire le contraire :
l’antisémitisme, c’est le racisme dans sa version première et matricielle, du
moins pour l’occident chrétien.
L’assignation raciale ne consiste pas d’abord à constater l’altérité, phé-
nomène statique et visible. il s’agit de débusquer l’imperceptible différence,
ce en quoi consiste l’opération d’altération. Le racisme engendre donc l’al-

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térité afin de nourrir des mécanismes de différenciation, de stigmatisation
et de discrimination. Les idéologies racistes affirment que quelles que soient
les transformations que s’imposent les individus afin de correspondre à ce
que la majorité dominante exige d’eux, demeure en eux un reste d’étrangeté
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dont le siège est le corps. dans un article magistral, Pierre-antoine Fabre a


su dégager la temporalité dans laquelle sont enfermés les descendants de
juifs convertis admis dans la compagnie de Jésus 21. ils sont reçus mais le
processus de conversion engagé par leur lignée demeure inachevé à perpé-
tuité. ces individus ne sont pas rejetés mais les traces de leur passé ne s’ef-
facent jamais. un indice sémantique révèle cette suspension du temps. dans
l’espagnol des sources le terme « cristiano nuevo » et dans l’historiographie
le terme « converso » désignent aussi bien une personne (juive ou musul-
mane) qui s’est convertie que ses arrière-petits enfants nés de parents et de
grands-parents eux-mêmes baptisés dès leur naissance. Pourquoi écrit-on
encore que Thérèse d’avila était une « conversa », alors qu’il faudrait dire
qu’elle était petite-fille de conversos ? L’empreinte de la langue de l’Espagne
inquisitoriale est sensible jusque dans l’historiographie actuelle : l’origine
converse ne peut s’effacer.
Les spécialistes du judaïsme d’Espagne et du marranisme se séparent sur
le point de savoir si les descendants de judéo-convers observaient en secret

20. Vladimir JankéLéViTch, « L’antisémitisme n’est pas un racisme (1967) », L’esprit de


résistance. Textes inédits, 1943-1983, Paris, albin Michel, 2015, p. 138-141.
21. Pierre-antoine FabrE, « La conversion infinie des conversos. des « nouveaux-chrétiens »
dans la compagnie de Jésus au XVie siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1999, p. 875-
893.
472 Jean-Frédéric Schaub

des rites qui les reliaient au passé de leur famille. chercher la réponse dans
les procès de l’inquisition est incertain, puisque l’objectif de l’enquête était
de prouver qu’ils accomplissaient les gestes et disaient les mots interdits (en
conformité avec leur origine). Pour ce qui nous concerne, l’essentiel est que
la présomption de culpabilité était donnée par la généalogie des individus.
Les méthodes de l’inquisition sont bien documentées : la recherche des ori-
gines familiales des suspects occupe une place écrasante dans la procédure,
tout comme dans la vérification de la généalogie des personnes aspirant à
rejoindre les institutions protégées par un statut de pureté de sang.
L’inquisition a installé une temporalité d’un type nouveau. Les familles
tombant sous le coup d’une procédure, par exemple à la fin du XVie siècle,
pouvaient avoir eu un ancêtre converti cent ans plus tôt. Le procès réactua-
lisait une origine fautive souvent occultée et surtout oubliée après trois ou
quatre générations. Si, sous la torture, les suspects avouaient des crimes
contre la foi, leur faute retombait sur leurs descendants pour une durée indé-

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finie. À l’amont et à l’aval le temps de la réprobation s’étendait pour des
durées interminables. alors que le droit canonique prévoyait qu’au-delà des
petits enfants la descendance d’un hérétique ne pâtissait plus des effets du
crime, cette règle n’était plus reconnue par l’inquisition. Elle réactivait un
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lointain passé et rechargeait une faute dans un avenir sans limite.


Le poids de la généalogie dans la vie sociale est la question la plus impor-
tante dans la mesure où, en Europe, les sociétés d’ancien régime n’opé-
raient pas la distinction, devenue pour nous familière, entre parenté et filia-
tion 22. En effet, contrairement à ce que pratiquait la société romaine,
l’occident chrétien ne reconnaissait pas l’adoption comme moyen de trans-
mission du nom, de la renommée, de la dignité d’une famille à un individu
qui n’appartiendrait pas au sang du lignage. Les normes européennes défi-
nirent ainsi une part indisponible du caractère de chaque famille et l’ancrè-
rent dans le sang. cet indisponible renvoie-t-il à une ontologie hors du temps,
ou sert-il à préserver ce dont on espère que la disparition ou la dilution sera
ralentie ? La place centrale qu’occupe la hantise de l’alliance mixte dans la
pensée raciste répond à cette question. au cœur des politiques raciales on
trouve toujours l’interdiction de mariages entre personnes réputées de
natures différentes. une des premières occurrences connues est le Statut de
kilkenny (1366) qui prohibait les unions entre anglais et irlandais, afin de
freiner la dégénérescence des familles anglaises installées à dublin et dans
ses environs. L’objectif était d’empêcher qu’anglais et irlandais ne se res-
semblent au point de se confondre, et que cette confusion soit accélérée par

22. Enric PorQuErES i GEné, « corps relationnel, inceste et parenté aux temps de la géné-
tique globalisée », Ethnologie française, 2017/3, p. 519-530.
Temps et race 473

la multiplication d’unions mixtes. L’horreur de la mésalliance fait appel à ce


que les hommes croient savoir sur la gestation et la génération. L’articulation
de la hiérarchie sociale et de l’ordre naturel se joue donc là. Plus près de
nous, la doctrine de la « goutte de sang » des tribunaux américains faisait
rejouer la norme de l’hypodescendance, selon laquelle l’avilissement du sang
dans le lignage ne pouvait pas être effacé par l’apport de sang pur, quelle
qu’en fût la proportion 23. des afro-américains à peau claire qui souhaitaient
passer pour « blancs » ont été traînés devant des cours de justice à l’époque
de la ségrégation, au titre de cette doctrine. Elle est comparable à celle que
mettaient en œuvre les inquisiteurs et les gardiens de la pureté de sang.
Le racisme fait appel à la nature, sans métaphore, pour freiner à court et
moyen terme des processus de mobilité sociale dont on redoute les effets à
long terme. Si l’instrument privilégié est le contrôle de la génération, alors
l’appel à la nature n’est pas symbolique mais réel. ces politiques relèvent
bien de l’ingénierie sociale. Mais les arguments tirés de la nature n’y sont

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pas de pure façade. En injectant du naturel dans le jeu social, ce qui est
recherché est une glaciation – ou du moins un ralentissement – de la trans-
formation (c’est-à-dire de l’histoire). Gobineau et consorts voyaient l’abâtar-
dissement des peuples comme des phénomènes – et des catastrophes – natu-
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rels, que l’on ne pouvait prétendre éviter. Plus tard, comme en écho, la
rhétorique nazie décrivit l’œuvre d’extermination des Juifs comme une mis-
sion héroïque d’ambition prométhéenne.
au XiXe siècle, les politiques d’attraction de migrants européens dans les
amériques reposaient, elles aussi, sur une ingénierie sociale à fondement
naturel, visant au blanchiment (blanqueamiento) de la population comme
vecteur de civilisation. dans certaines républiques, comme l’argentine ou
l’uruguay, l’apport de sang blanc accompagnait des campagnes d’extermi-
nation de populations amérindiennes. La finalité de cette planification démo-
graphique n’était pas d’engendrer une population métisse, mais de réduire
à terme toute trace de la présence des amérindiens et des africains dépor-
tés. Si les mariages mixtes n’étaient pas interdits, contrairement à ce qui
dominait alors aux états-unis, cela s’explique par le désir d’aboutir à l’effa-
cement d’un passé non européen. dans ce cas, le pari sur l’ingénierie sociale
l’emporte sur la logique de l’hypodescendance. il importe, enfin, de signa-
ler que lorsque la répugnance à l’égard de la mixité matrimoniale devient
une norme sociale, les politiques d’état n’en ont pas le monopole tant s’en
faut. La famille, la communauté, la coutume imposent aux personnes les
règles de l’alliance, avec une puissance d’oppression aussi efficace que celle

23. Pierre SaVY, « Transmission, identité, corruption. réflexions sur trois cas d’hypodes-
cendance », L’Homme, 182, 2007, p. 53-80.
474 Jean-Frédéric Schaub

des programmes totalitaires. ce qui est en jeu, c’est la reproduction sans


changement de l’identité héritée, dans un temps arrêté.
*
dans l’histoire des discriminations, l’argument naturaliste s’impose sur-
tout là où la différence est ténue. on le constate avec le cas des judéo-convers,
chez ceux qui estimaient que la conversion des juifs d’Espagne avait été un
mensonge. il en est ainsi de ceux qui jugeaient, comme Jefferson, que les
noirs émancipés de leur condition d’esclaves ne pouvaient pas rejoindre une
commune citoyenneté. L’argument du sang juif devient indispensable quand
la synagogue n’existe plus et que les descendants de ses fidèles ne se signa-
lent plus. L’argument du sang noir s’impose quand plus rien ne s’oppose à
l’inclusion des anciens esclaves et de leurs descendants dans le corps poli-
tique.

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Post Scriptum : remarques actuelles.

Le « racisme sans race » est une xénophobie qui n’a pas besoin de théo-
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ries naturalistes pour promouvoir des normes d’exclusion. L’expression


désigne des processus que nous connaissons aujourd’hui. Elle permet de
comprendre que certains partis politiques soient racistes sans revendiquer
quelque théorie biologique que ce soit. La difficulté réside dans la définition
de ce qui relève de ces racismes sans race. Prenons un exemple un peu daté.
La répugnance de la famille Peugeot à employer des ouvriers catholiques aux
usines de Sochaux-Montbéliard relevait-elle du racisme sans race ? La pro-
babilité que les enfants de ces familles demeurent catholiques (ou tout du
moins qu’ils ne se convertissent pas au protestantisme) était forte. on aurait
donc affaire à une ségrégation à l’embauche fondée sur une antipathie reli-
gieuse, qui se transmettait de génération en génération. S’agissait-il de
racisme ? Pour odieuse qu’elle nous semble, qualifier de raciste l’ancienne
politique de ressources humaines des Peugeot ne serait-il pas un abus de lan-
gage ayant pour finalité rhétorique de forcer le trait péjoratif ?
cet exemple m’incite à répondre, enfin, à une question qui m’a été posée
plus d’une fois depuis que j’ai publié un ouvrage sur les politiques de la race :
l’islamophobie en France est-elle un racisme ? bien avant que la question ne
surgisse, la haine des travailleurs maghrébins dans sa version première (et
très meurtrière) relevait du racisme, puisqu’elle signifiait que ces hommes
n’étaient pas dignes de rejoindre la classe ouvrière de métropole.
aujourd’hui, l’islamophobie est un racisme si l’on prétend que les origines
culturelles des musulmans constituent un obstacle infranchissable pour
Temps et race 475

qu’ils atteignent à une égalité de droits et de devoirs en tant que citoyens.


Elle est raciste surtout lorsqu’elle reconduit la détestation des Maghrébins
sous de nouveaux habits.
En revanche, l’islamophobie n’est pas un racisme si elle exprime de l’hos-
tilité face à la réactivation d’un islam politique, puisant dans les ressources
que fournissent des régimes et des médias exportateurs d’idéologie cléricale,
comme ceux des pays du Golfe. ne pas distinguer ces deux registres relève
de la confusion volontaire. Le jour n’est pas lointain où la critique de la bigo-
terie sera mise en demeure de démontrer qu’elle n’est pas un racisme.
schaub@ehess.fr

résumé : La recherche historique sur la constitution de la catégorisation raciale en tant que


ressource politique s’inscrit dans le paradigme du constructivisme social. À partir de ce
point d’accord, des propositions s’affrontent sur la question de savoir à partir de quand
une discrimination attestée peut à bon droit être décrite comme raciale. Plusieurs modèles

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sont présentés dans l’article. Il s’agit de montrer d’une part que la désignation de l’alté-
rité porte en premier lieu sur des groupes qui ne sont guère marqués par des différences visi-
bles, et d’autre part que les politiques raciales ont pour finalité de freiner les processus de
réduction de l’altérité.
Mots-clés : Race. Racisme. Chronologie. Altérité. Historiographie. Antisémitisme. Sang.
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abstract: Historical research on the constitution of racial categorization as a political resource


relies upon the paradigm of social constructivism. From this general agreement, different
approaches clash when trying to decide at what point an act of discrimination can rightly
be described as being racial. Several models are presented in the article. The main aim of
the argument is to show, firstly, that the designation of otherness primarily concerns
groups that are scarcely distinguishable in terms of visible differences, and, secondly, that
racial policies are intended to slow down processes of reduction of otherness.
keywords: Race. Racism. Chronology. Alterity. Historiography. Antisemitism. Blood.
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