Sunteți pe pagina 1din 100

Commandez ces numéros

Abonnez-vous
Offrez un abonnement
ROS
6 NUMÉ ÉRIE
S-S
+ 2 HOR N
PAR A

Numéro 89 / mai-juin 2018 Numéro 88 / mars-avril 2018

Numéro 87 / janvier-février 2018 Hors-série / mars-avril 2018

Rendez-vous sur books.fr


22 faits & idées à glaner dans ce numéro

On constate aux États-Unis une


augmentation continue et linéaire de
l’anxiété et de la dépression chez
les jeunes depuis les années 1950. P. 13

Albert Einstein détestait l’école. P. 16 Dans tout le monde arabe, la proportion
de filles diplômées en sciences est plus
élevée qu’aux États-Unis. P. 66
Un Britannique sur deux Plusieurs centaines de millions d’enfants
ne sait plus reconnaître pauvres ne sont pas scolarisés. P. 68

un moineau. P. 21 Les filles ont l’avantage dans tous les tests
qui révèlent des différences entre garçons
et filles pour les facultés verbales. P. 72
L’une des premières écritures cursives a été
inventée par les Égyptiens. P. 25

36 millions d’élèves américains utilisent


En Chine, la profession
des applications de Google. P. 27 d’enseignant est aussi prisée
En Allemagne, la scolarité commune à tous que celle de médecin. P. 79.
les élèves ne dure que quatre ans. P. 28

Les adolescents en pleine puberté n’ont 55 % des parents français souhaiteraient
rien à faire à l’école. P. 29 retirer l’enfant du système public s’ils le
pouvaient. P. 80

Personne ne peut apprendre L’Éducation nationale est une


administration plus pléthorique que
quoi que ce soit sans être l’armée russe. P. 81

motivé. P. 37 La France a désormais l’un des systèmes


scolaires les plus inégalitaires du monde. P. 82

Wittgenstein doutait des capacités Seul un candidat sur dix est admis dans
intellectuelles des femmes. P. 51 la profession d’enseignant en Finlande. P. 85

L’État fédéral américain participe pour L’éducation enrichit les individus


moins de 10 % au financement public de bien plus qu’elle n’enrichit les nations. P. 89
l’enseignement primaire et secondaire. P. 56
Alexandre Dumas père a inventé
L’idée de la reproduction sociale ne relève 37 267 personnages. P. 96.
pas de la théorie du complot. P. 59

Plus de 87 millions d’enfants de moins


de 7  ans ont passé toute leur vie dans une
zone de conflit. P. 60

Books no 90 | juillet-août 2018 — 3


Édito Sommaire

SPARTE OU ATHÈNES ? BESTSELLERS


Quand les succès de librairie
8

racontent l’état du monde

SPÉCIAL ÉTÉ 12
u moment où, en beaucoup plus obscurs et peut-être plus
France, le 33e  ministre ­décisifs, que l’on ne saurait transposer à un COMMENT
de l’Éducation de la pays de culture différente.
Ve  République engage Il est frappant de voir que, dans la petite Grèce
RÉFORMER
une énième réforme de classique, au ve siècle avant notre ère, deux L'ÉCOLE
l’école, il nous a paru systèmes scolaires diamétralement oppo­sés se
intéressant de proposer une réflexion fon- faisaient concurrence. Sparte, dans le sud du
INTRODUCTION 12
dée, à la manière de Books, sur les réalités Péloponnèse, avait institué des écoles d’État.
du terrain et les expériences menées dans Il s’agissait d’un embrigadement militaire,
d’autres pays. Il est de mode aujourd’hui de dont l’organisation évoque le fascisme. Les PSYCHOLOGIE 13
mettre en avant les « bonnes pratiques » ayant garçons, en pension, apprenaient des rudi-
fait leurs preuves ici ou là et de s’en inspirer ments de lecture et d’écriture mais étaient ESPRIT LUDIQUE,
ES-TU LÀ ?
pour prendre des mesures. Mais la notion de surtout entraînés aux exercices physiques, à
Nous laissons de moins en moins
« bonne pratique » diffère s­ elon l’idée que l’on la dure, pour se préparer à la guerre. Ils rece- de temps aux enfants pour jouer.
se fait de la fonction de l’école. vaient également une instruction musi­cale, En tout cas, plus comme avant :
Quels objectifs se donne-t-on  ? Si l’on instruments et chant. Les filles aussi rece- entre eux, à l’extérieur et sans
­observe les pratiques en Chine, en Alle- vaient une éducation physique poussée, s’exer- surveillance. Il en résulte des
magne, aux États-Unis, en Jordanie ou au çant à la lutte, au lancement du disque et du individus angoissés, peu sûrs
Kenya, on se rend vite compte que les objec- javelot. À l’exercice comme dans les chœurs, d’eux et, souvent, socialement
tifs ne sont pas les mêmes. Faut-il privilégier elles se produisaient les cuisses nues, ce qui inaptes.
l’acquisition par tous d’un certain niveau de stupéfiait les Athéniens. Chez eux, en effet,
connaissances dans des matières prédéfi- les filles et les femmes vivaient recluses. Et le AUTONOMIE 18
nies ? Faut-il favo­riser la sélection en vue de système éducatif était tout autre, entièrement
JOUER AVEC
l’accès à des universités qui se font concur- privé. L’enfant était d’abord confié à la mère LES ALLUMETTES,
rence ? Faut-il plutôt mettre l’accent sur les ou à la nourrice, qui l’initiait à la mythologie C’EST PERMIS !
moyens d’assurer le bon fonctionnement de et lui faisait apprendre des contes par cœur. Dans les écoles allemandes,
l’ascenseur social ? Faut-il viser en priorité À partir de 7 ans, le garçon allait en groupe on apprend aux enfants
un enseignement adapté à la société actuelle (ou conduit par un esclave, si sa famille était à prendre des risques dès
et à ses mutations prévisibles ? Faut-il pré- riche) chez un maître de grammaire, puis chez leur plus jeune âge.
férer forger le caractère et l’apprentissage de un maître de cithare, puis chez un maître de
l’autonomie en misant sur les spécificités de gymnastique. Il apprenait à lire et à écrire, NATURE & DÉCOUVERTES 20
chaque enfant ? Faut-il embrigader, faut-il connaissait par cœur des pans entiers des
BULBIZARRE
former à l’exercice de la liberté ? Il n’y a pas poèmes homériques, jouait d’un instrument ET LE BLAIREAU
de « bonne pratique » en soi. À moins peut- et exerçait son corps. De Sparte ou d’Athènes, Les enfants britanniques ne
être de renverser la perspective et de se dire quelle était la meilleure pratique ? Athènes, savent plus reconnaître une pie,
que, indépendamment des objectifs à terme, a-t-on envie de répondre. Mais c’est Sparte un hêtre ou une vipère. Selon
l’essentiel est que l’école soit un lieu où tant qui, en 404 avant notre ère, a vaincu Athènes une étude récente, ils passent
les enseignants que les élèves sont motivés et et imposé le régime des moins de temps à l’air libre que
prennent plaisir à ce qu’ils font. Trente Tyrans. les détenus. Écrivains, artistes
Par ailleurs, si l’on juge qu’un système fonc- Il est en tout cas un et associations tentent de réparer
ce lien rompu avec la nature.
tionne mieux qu’un autre, il reste à s’assurer secret à ne révéler à
qu’on en comprend les raisons. Or ces raisons aucun écolier : le mot
plongent nécessairement leurs racines dans « école » vient du grec ÉCRITURE 25
l’histoire profonde du pays en question, dans σχολή (skholè), qui
© Mathieu Andrieu

LE STYLO FAIT
ses mœurs, dans ses règles de vivre-ensemble. voulait dire à l’origine DE LA RÉSISTANCE
À des raisons apparentes, faciles à mettre en « temps de loisir, temps Dans les écoles primaires
avant, s’ajoute un cortège de déterminants de repos ». — Olivier Postel-Vinay américaines, la priorité est

4 — Books no 90 | juillet-août 2018


donnée à la maîtrise du clavier. revendiquée, n’ont rien perdu
RÉUSSITE 66 POLÉMIQUE 86
Mais beaucoup voient dans de leur actualité.
le déclin de l’écriture cursive une L’ÉCHEC DES POURQUOI
perte d’identité et d’intelligence.
DIVERSITÉ 44 GARÇONS N’EST PAS L’UNIVERSITÉ
Tout porte à croire qu’ils n’ont UNE FATALITÉ NE SERT À RIEN
pas à s’inquiéter. UN LYCÉE Preque partout dans le monde, Pour prétendre à un bon salaire,
MULTICULTUREL À les filles ont de meilleurs résultats les études supérieures sont un
ORIENTATION 28 L’HEURE DU BREXIT que les garçons. Pourquoi ? Une passage quasi obligé. Pourtant,
Les habitants de Barking, enquête en Jordanie et dans elles n’apprennent rien qui soit
L’ENVERS banlieue populaire de l’est d’autres pays arabes met à bas utile sur le marché du travail
DU « MODÈLE de Londres, sont pour quelques idées reçues. et coûtent cher au contribuable.
ALLEMAND » beaucoup pauvres et issus
En Allemagne, le destin de l’immigration. Mais leurs
ÉLITISME 74 CONTREPOINT 90
professionnel des enfants est enfants ont d’excellents résultats
scellé dès l’âge de 10 ans. grâce à l’implication des UNE « PUBLIC EMMANUEL TODD :
Résultat : dans aucun autre enseignants d’un lycée a priori SCHOOL » ANGLAISE « TROIS ANS DE FAC
pays avancé les chances de tout ce qu’il y a de plus banal. OU RIEN POUR TOUS »
réussite ne dépendent autant Les nouveaux riches russes L’université ne sert pas qu’à
de l’origine sociale. ont beau être patriotes, ils apprendre des choses inutiles.
PÉDAGOGIE 49
n’imaginent pas scolariser leurs Elle sert aussi et surtout à ouvrir
ARCHITECTURE 30 WITTGENSTEIN rejetons ailleurs que dans les l’esprit, répond l’historien et
INSTITUTEUR collèges d’élite britanniques. anthropologue français à la thèse
DESSINE-MOI L’un des plus grands philosophes iconoclaste de Bryan Caplan.
UNE ÉCOLE du xxe siècle a consacré six ans
VOIE CHINOISE 76
Ouvert sur le monde ou de sa vie à enseigner dans des
EN LIBRAIRIE 92
ultrasécurisé, fantaisiste ou écoles primaires de l’Autriche BACHOTE
austère, un bâtiment scolaire profonde. Il ne croyait pas à ET TAIS-TOI ! Dernières traductions :
occupe une place particulière l’intérêt des réformes scolaires. Les jeunes désireux d’intégrer le choix de Books
dans le tissu urbain et social. Seul importait à ses yeux l’université doivent passer par
Sa conception reflète toujours le rapport qui s’instaure entre l’épreuve du gaokao, au terme
CHRONIQUES 98
une certaine philosophie le professeur et ses élèves. de douze années de travail
de l’éducation, de l’enfance intensif qui agissent comme un
et de la vie en général. puissant outil de domestication « DANS LES ARCHIVES »,
ÉGALITÉ DES CHANCES 54
des esprits. par Guy de Maupassant
NEUROSCIENCES 37 LE COLLÈGE,
ANTICHAMBRE DE des esprits.
ENTRETIEN 80 « MOT MANQUANT »,
PAS LA PRISON par Daniel Pennac
D’APPRENTISSAGE Après des siècles d’ostracisme PETER GUMBEL :
SANS PLAISIR et de racisme institutionnalisé, « L’ABSURDE
Les sciences cognitives les Noirs américains ont MONOLITHISME DE
peuvent contribuer à améliorer en théorie droit à la même L’ÉCOLE FRANÇAISE »
les méthodes d’enseignement. éducation que leurs concitoyens Le système scolaire français
Encore faut-il interpréter blancs. Mais, dans la pratique, est le plus centralisé du monde
correctement les résultats ils restent prisonniers de occidental. Résultat : des
de laboratoire, met en garde la « tradition de l’échec ». performances en berne, des
le chercheur espagnol inégalités croissantes et
Francisco Mora. une évidente démotivation.
DESSIN 60

PHOTOGRAPHIE 38 DES CRAYONS ET RÉFORME 83


DES KALACHNIKOVS
PHOTOS Les enfants témoignent LA RÉUSSITE À
DE CANCRES des atrocités de la guerre à CONTRE-COURANT
Entre 1993 et 1999, Olivier leur façon : en dessinant. La Finlande occupe les premières
Culmann et Mat Jacob ont Cette production éphémère, places du classement Pisa depuis
sillonné la planète, s’invitant encouragée par les psychologues, une décennie. Elle n’a pourtant
dans les salles de classe des intéresse de plus en plus appliqué aucun des préceptes en
écoles les plus emblématiques les historiens et les artistes. vogue dans le monde, préférant
comme les plus improbables. Et, depuis 2007, la justice tout miser sur l’autonomie
Leurs images, d’une subjectivité pénale internationale. et la formation des enseignants.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 5


Courrier VOUS POUVEZ AIDER BOOKS !
HERLAND Je fais un don de

au profit de Books. • Vous pouvez aussi
payer avec votre
L’enthousiasme dont fait preuve • Par carte bancaire, via ce site : http://bit.ly/aidezbooks téléphone portable en
Mary Beard pour le roman de • Par chèque, à l’ordre de Presse et Pluralisme/Books flashant ce QR code:
Charlotte Perkins Gilman, Herland, En ce cas, je précise mes coordonnées, afin que
m’a laissée perplexe (« Un modèle Presse et Pluralisme puisse émettre le reçu fiscal
résolument masculin », Books qui me permettra de bénéficier de la réduction
mai-juin 2018, p.  17). Comme de mon impôt (dans la limite de 20 % de mon
les lecteurs français pourront revenu imposable).
désormais s’en rendre compte,
puisque Books a traduit le livre Nom Prénom
(excellente initiative  !), Herland
n’est pas seulement un amusant Société (le cas échéant)
manifeste féministe vantant les
Adresse
mérites de ce que serait une société dirigée par des femmes. C’est
aussi un manifeste eugéniste. Le pays imaginé n’est habité que par Code postal Ville Pays
des Aryennes qui ont su habilement éliminer, au fil du temps, les
filles peu performantes physiquement ou moralement, en écartant E-mail @
de la reproduction les femmes jugées à risque et en écartant les
enfants mal nées. Il en résulte une société certes remarquable, Téléphone
notamment par son écologisme avant la lettre, son intelligence Coupon à compléter et à retourner accompagné de votre chèque à
et son pacifisme, mais c’est aussi une société que l’on pourrait Presse et Pluralisme, TSA 32649, 91764 PALAISEAU CEDEX.
qualifier de fasciste, composée uniquement de grandes femmes N’envoyez aucun chèque à Books.
athlétiques qui pensent toutes de la même façon. À l’inverse,
Mary Beard aurait pu souligner que Charlotte Perkins Gilman VOTRE RÉDUCTION FISCALE
était une grande intellectuelle, qui a réfléchi en profondeur et
de manière tout à fait inédite à l’histoire et à la fonction des Si vous faites Vous déduisez Il vous en coûtera
femmes dans l’économie. Son traité Women and Economics, publié un don de de votre impôt seulement
en 1898, est à juste raison considéré comme un classique dans 100 € 66 € 34 €
les universités anglo-saxonnes. 500 €* 330 € 170 €
1 000 €* 660 € 340 €
— Christine Perdiccas, Bâle. * Abonnement 2 ans inclus : 12 Books + 4 hors-série + versions numériques

Books no 90 | juillet-août 2018

Directeur de la rédaction et de la publication : Olivier Postel-Vinay Origine géographique du papier : FINLANDE


Rédacteur en chef adjoint : Alexandre Lévy Taux de fibres recyclées : 0 %
Chefs de rubrique : Ève Charrin, Amandine Meunier, Baptiste Touverey Certification des fibres utilisées : PEFC 10-31-1601

Chef d’édition : Isabelle Lauze Indicateur environnemental : eutrophisation (P total) : 0,011 kg/t
pefc-france.org

Front-page editor : Amandine Meunier


Création graphique : Renaud Othnin-Girard
Direction photo : Géraldine Lafont Abonnements : books@abopress.fr – Tél. : 03 88 66 26 19
Correction : Emmanuelle Dunoyer
SAS BOOKS. 4, allée Verte, 75011 Paris.
Pour joindre la rédaction : prénom@books.fr Tél. : 01 75 77 08 02 – e-mail : courrier@booksmag.fr

Éditrice, relations presse : Président : Olivier Postel-Vinay


Stéphanie Rian – 01 75 77 08 02 – stephanie@books.fr Directeur délégué : Jean-Louis de Montesquiou
Conseillers : Carlos Schmerkin, Frédéric Texier
Directrice marketing diffusion partenariats : Conception graphique : Pierre Seydoux
Martine Heissler – martine.heissler@gmail.com

Responsable du développement et de la publicité : Books est édité par la SAS BOOKS,


Anne-Solange Muis – anne-solange@books.fr – 06 81 60 86 37 au capital de 789 360 € RCS 2007 B 15638
Media Obs : Pauline Duval – pduval@mediaobs.com et SIRET 49919657400028 - Books est une publication bimestrielle
Christian Stefani – cstefani@mediaobs.com ISSN : 1967-7375 - ISBN : 978-2-36608-115-2
No de commission paritaire : 0119 D 89702 (validité jusqu’au 31/01/2019)
Comité éditorial :
Joséphine de Bodinat, Olivier Bomsel, Hughes Cazenave, Antoine Danchin, Revue publiée avec l’aide du CNL (Centre national du livre).
Yolaine Destremau, Philippe Even, Charles Gancel, Sophie Gherardi, Bernard Granger,
Pierre Jacquet, Stéphane Khémis, Hervé Le Bras, Dominique Lecourt, En couverture : © Robert Deutschman / Getty
Bernard Loupias, Marie Mendras, Jean-Louis de Montesquiou,
Priscilla de Moustier, Thierry Paquot, Anne Perrot, Nata Rampazzo,
Carlos Schmerkin. TARIF NORMAL D’ABONNEMENT
AU MAGAZINE « PAPIER »
Ont collaboré à ce numéro (rédaction) : (bibliothèques, institutions publiques, entreprises, etc.)
Michel André, Ariel Dumont,
Jean-Louis de Montesquiou, Pauline Toulet, Caroline Vigent. UN AN (6 NUMÉROS) : 60 €
France métropolitaine : 60 € TTC (TVA de 2,10 %)
Ont collaboré à ce numéro (traduction) : Union européenne + DOM : 66 € Europe hors UE + TOM : 72 €
Élyne Étienne, Jean-Louis de Montesquiou, Pauline Toulet. Reste du monde : 119 € frais de port inclus
Vente au numéro : Contactez notre service abonnement
Presstalis, 30, rue Raoul-Wallenberg, 75931 Paris Cedex 19
Réglage : Mercuri Presse - Laurent Bouderlique BOOKS – ABO PRESS – 19, rue de l’Industrie, 67400 Illkirch, France
Tél : 01 42 36 87 78 - lbouderlique@mercurie-presse.com Tél. : +33 (0)3 88 66 26 19 – e-mail : books@abopress.fr
Quantités modifiables sur www.direct-editeurs.fr
Toutes les photos non créditées sont de droits réservés
Impression : Aubin Imprimeur - LIGUGE ou dans le domaine public.
Fabriqué en France

Deux encarts d’abonnement à Books sont jetés dans ce numéro sur la totalité du tirage.

6 — Books no 90 | juillet-août 2018


Le magazine : 6 numéros par an Les hors-série : 2 numéros par an Le magazine et les archives

2 ANS (12 nos+ 4 HS) : 139€* 1 AN (6 NUMÉROS) : 49€


au lieu de 192€, soit 27 % de remise ! OU PAR PRÉLÈVEMENT DE 8,17€ tous les deux mois

1 AN (6 nos+ 2 HS) : 78€* Feuilletez Books


au lieu de 96€, soit 20 % de remise !
sur vos appareils mobiles
RECEVEZ EN CADEAU L’intégralité du site Books.fr :
les articles du magazine le jour de sa sortie
en kiosque toutes nos archives
(85 numéros, soit plus de 6 500 articles)

Le magazine au format numérique :


6 numéros par an, sur ordinateur, tablette
notre hors-série Le Cerveau, cet inconnu
et smartphone via books.fr
+ le livre Dieu est rouge, de Liao Yiwu
(Books Éditions/Les moutons noirs) Pour lire Books, partout et tout le temps.

FORMULE CLASSIQUE FORMULE SPÉCIALE


1 AN (6 nos) : 59€* DE SOUTIEN
au lieu de 72€, soit 20 % de remise !
OU PAR PRÉLÈVEMENT DE 9,85€* tous les deux mois 2 ANS (12 nos+ 4 HS) : 300€*
* Version numérique du magazine + accès aux archives inclus

Books no 90 | juillet-août 2018 — 7


BESTSELL
La planète des livres à succès

ÉTATS-UNIS

LA BANLIEUE HUPPÉE BRÛLE AUSSI


Dans une paisible cité-jardin, l’arrivée d’une locataire
bohème met le feu aux poudres. Les lecteurs adorent
ce roman où le rêve américain vire au cauchemar.
Rubrique animée par Ève Charrin

New York Times, offre « l’image de récupérer sa fille alors qu’un de Shaker Heights, dans l’Ohio.
même du succès » dans les États- couple ami des Richardson a déjà La romancière connaît bien cette
Unis de la fin des années 1990. ­recueilli l’enfant et entamé une banlieue cossue où elle a grandi,
Les parents vivent avec leurs démarche d’adoption. « Celeste cette cité-­jardin créée de toutes
quatre ados, deux garçons et deux Ng se confronte au débat sur pièces au début du xxe siècle par
filles, dont Izzy, gamine révoltée l’adoption interraciale », titre The les frères Van Sweringen, ma-
qu’on soupçonne d’avoir déclen- Washington Post, qui interroge : gnats des chemins de fer dési­
ché l’incendie. Ou plutôt les in- « À partir de combien de bébés reux de promouvoir harmonie
cendies, car les pompiers r­ epèrent chinois adoptés par des familles et coopération. Prévoyants, les
« de petits départs de feu par- blanches un incendie peut-il se fondateurs avaient imposé des
La Saison des feux (Little Fires tout », « de multiples points d’ori- déclencher ? » Il n’est pas anodin normes régis­sant tous les aspects
Everywhere), de Celeste Ng, traduit gine », et devinent « l’usage pos- que cette question brûlante soit de la vie, « depuis la couleur de
de l’anglais par Fabrice Pointeau, sible d’un accélérant » – autant de abordée par une auteure d’origine la maison (bleu ardoise, vert
Sonatine, 2018. caractéristiques qui dépeignent chinoise : née en Pennsylvanie mousse, un certain type de brun)
tout aussi bien la structure du il y a 38 ans, de parents scien- jusqu’à la hauteur maximale de la

S
uccès de librairie depuis sa roman, construit autour de plu- tifiques venus de Hongkong, pelouse (15 centimètres). » Il est
sortie en septembre der- sieurs intrigues convergentes. ­Celeste Ng sait voir les failles permis d’y voir, comme le quoti-
nier, le deuxième r­oman Car, une fois l’embrasement qui traversent son pays. dien britannique, une métaphore
de l’Américaine Celeste Ng ­décrit, l’auteure e­ xplore le passé
aborde les questions qui fâchent pour « comprendre comment
avec une élégance ­quasi « victo- les personnages en sont arri-
rienne », apprécie The New York vés là » : manifestement, c’est la
Times. À l’instar de son pre- venue d’une nouvelle loca­taire,
mier livre, Tout ce qu’on ne s’est Mia Warren, artiste un peu fau-
jamais dit (Sonatine, 2016), La chée accompagnée de sa fille de
Saison des feux traite « de race, 15 ans, Pearl, qui a mis le feu aux
de classe et de privilèges », ré- poudres. « Nomade, marginale,
sume l’auteure dans un entre- Mia est une charmante Hester
tien a­ ccor­dé au quotidien bri- Prynne », note le quotidien new-
tannique The Guardian. ­Autant yorkais en référence à l’héroïne
dire que ce best-­seller parle tout rebelle de La Lettre écarlate, le
simplement de l’Amérique. Pas classique de Nathaniel Haw-
celle des ghettos urbains et des thorne. Figure de la liberté, Mia
émeutes raciales, non, mais celle, apparaît bien sûr comme l’anti­
apparemment idyllique, des ban- thèse de sa propriétaire, la très
lieues verdoyantes – cette subur- bourgeoise Elena Richardson,
bia des classes aisées qui, avec « élevée pour suivre les règles et
ses jolies maisons, ses pelouses penser que la marche du monde
impeccablement entretenues et en dépend ». La romancière américaine Celeste Ng aborde les questions qui fâchent
sa sociabilité codifiée, fait par- À cet antagonisme latent entre avec une élégance quasi « victorienne ».
tie intégrante du rêve américain. les deux femmes, qui est aussi un
Le charme romanesque opère antagonisme de classe, s’ajoute Au fond, « peut-on planifier un des États-Unis, de leurs mythes
parce que les lecteurs, pas dupes, un drame humain qui réactive les quartier résidentiel », à savoir « le et de leur « innocence » trom-
se plaisent à voir le rêve bien tensions raciales. Une « bataille construire à partir de zéro et lui peuse. C’est pourquoi pareil ro-
­ordonné se fissurer lentement enfiévrée » se déclenche autour insuffler vertu et prospérité, pour man apporte au public américain
© Kevin Day / Sonatine

puis voler en éclats. de la garde d’un bébé aban- votre plus grande satisfaction » ? la même satisfaction trouble que
Dès les premières pages, la mai- donné par sa mère, écrit le Los D’après The Guardian, c’est la la lecture d’un conte : le récit dé-
son brûle. Elle appartient à E
­ lena Angeles Times  : celle-ci, jeune question essentielle que pose La voile au grand jour une violence
et Bill Richardson, couple de serveuse immigrée d’origine Saison des feux, dont l’intrigue se latente qu’il conjure du même
Blancs prospères qui, selon The chinoise, entreprend en effet déroule dans la très réelle localité coup par la grâce de la fiction.

8 — Books no 90 | juillet-août 2018


ERS
La planète des livres à succès

LES MEILLEURES VENTES EN ITALIE


CLASSEMENT
1

2

3

TITRE
Storie della buonanotte per bambine ribelli 2
Histoires du soir pour filles rebelles 2
Mio caro serial killer
« Mon cher tueur en série »
Ventuno giorni per rinascere.
« Vingt et un jours pour renaître »
AUTEUR
Francesca Cavallo Mondadori 
et Elena Favilli
ÉDITEUR

Alicia Giménez Sellerio Editore


Bartlett Palermo
Franco Berrino, Daniel Mondadori
Lumera et David Mariani
RUSSIE
BESTSELLERS

EN DISSIDENCE

4 La scatola dei bottoni di Gwendy Stephen King Sperling  


Gwendy et la boîte à boutons et Richard Chizmar & Kupfer
5 Nome d’arte Doris Brilli Andrea Garzanti
« Nom de scène Doris Brilli » Vitali Libri
6 Chiamami col tuo nome André Guanda
Appelle-moi par ton nom Aciman Aleksandr Ginsburg: ruskiï roman
7 Mi vivi dentro Alessandro DeA Planeta  (« Alexandre Ginsburg, un roman
« Tu vis en moi » Milan Libri russe »), de Vladimir Orlov, Rouskiï
8 Un atomo di verità. Marco Feltrinelli  Pout’, 2017.
Aldo Moro e la fine della politica in Italia Damilano
« Un atome de vérité.
Aldo Moro et la fin de la politique en Italie »
Sous la présidence de Pou-
tine, les lecteurs s’intéressent
9 The Cage. Uno di noi mente Lorenzo Mondadori
« The Cage. L’un de nous ment »  Ostuni Electa à Alexandre Ginsburg (1936-
2002). Après avoir effectué
10 Storia della mia ansia Daria Mondadori
« Histoire de mon angoisse » Bignardi trois séjours en colonie péni-
tentiaire et été expulsé d’URSS,
Classifica Libri, mars 2018
le poète-journaliste a fini ses
jours à Paris, où il travaillait
pour La Pensée russe, le journal
BONNE NUIT LES PETITES ! de la diaspora russe blanche.
Dans sa jeunesse, il avait ­fondé
Féminisme soft et nostalgie du temps où Syntaksis, la première revue
la politique suscitait encore des espoirs. éditée sous forme de samizdat,
qui accueillait la fine fleur de

C
ertains best-sellers révè­ des formes de réussite éloignées directeur de l’hebdomadaire la dissidence littéraire du pays.
lent les ambiguïtés de du foyer. Pourtant, une telle de gauche L’Espresso, permet Il a contribué à la diffusion
la société italienne. ­démarche présente ses limites. de mieux comprendre le pays, des idées de Soljenitsyne et de
Exemple  ? En tête des ventes, Les femmes érigées en modèles quarante ans tout juste après Sakharov, déjouant la censure
le deuxième tome d’Histoires du ne rompent pas toutes avec les l’enlèvement et l’assassinat du ou, parfois, choisissant de l’af-
soir pour filles rebelles, de Fran­ stéréotypes de genre. ­S ophia dirigeant de la Démocratie fronter. Un jour, en 1966, il se
cesca Cavallo et Elena Favilli, Loren et Beyoncé offrent l’image chrétienne Aldo Moro par les présente de lui-même au siège
offre une galerie de portraits de somme toute classique de la Brigades rouges. Car cet événe- du KGB pour remettre son
grandes figures féminines. On femme séductrice. C’est donc une ment marque le début de la crise « livre blanc » sur le sort des
y trouve, entre autres, la chan- égalité édulcorée que promeut ce de la représentation politique, opposants Andreï Siniavski et
teuse Beyoncé, la romancière livre d’histoires faites pour s’en- ­affirme l’auteur. Aldo Moro avait Iouli Daniel… ce qui lui vaut
J. K.  Rowling, l’actrice Sophia dormir : bonne nuit les petites ! orches­tré avec Enrico Berlinguer, d’être immédiatement arrêté.
Loren, la joueuse de tennis Billie En ce qui concerne la place des dernier grand secrétaire général Une biographie monumentale
Jean King et l’astronaute Saman- femmes, l’Italie évolue… lente- du Parti communiste italien, rend hommage à cet homme
tha Cristoforetti. Son éditeur, ment. En revanche, l’homosexua- le fameux « compromis histo- qui a « donné un organe de
Mondadori, se réjouit qu’« avec lité n’est pas taboue. Le roman rique » qui devait permettre au presse à la dissidence – le sa-
plus de 1 million d’exemplaires d’André Aciman ­A ppelle-moi PCI d’entrer au gouvernement. mizdat », écrit le quotidien libé­
vendus dans le monde » ce livre par ton nom, qui explore une Avec la mort d’Aldo Moro, ral Kommersant.
soit devenu « un symbole de li- passion d’été en Toscane entre ­affirme Damilano, l’espoir a cédé Son auteur, Vladimir O ­ rlov,
berté », montrant que « cela vaut deux hommes, est plébiscité. Sa la place à la peur, au narcissisme a su s’effacer au profit des
toujours la peine de lutter pour récente adaptation au cinéma par et au n
­ ihilisme. Et à la nostalgie, ­archives : lettres, coupures de
l’égalité ». Cette profession de foi Luca Guadagnino sous le titre peut-on ajouter. journaux, souvenirs et, surtout,
témoigne que l’Italie ne reste pas Call me by your name y est sans rapports de surveillance et
à l’écart du mouvement féministe doute pour quelque chose. — Ariel Dumont est la procès-­verbaux d’interrogatoire
actuel : avec ce recueil, les petites Dans un autre genre, « Un atome correspondante en Italie de du KGB. Dans la Russie d’au-
filles se voient en effet désigner de vérité », de Marco Damilano, l’hebdomadaire Marianne. jourd’hui, c’est un exploit. 

Books no 90 | juillet-août 2018 — 9


BESTSELLERS La planète des livres à succès

ESPAGNE RÉPUBLIQUE TCHÈQUE


MAUVAISE
RÉPUTATION
FRONTIÈRE PIÉGÉE
Pour coincer les transfuges, le régime communiste
nouvellement en place imagina un stratagème pervers.
de c­ inéma), postés dans les bois Ils ignoraient qu’ils étaient en
juste avant la frontière alle- train d’écrire leur propre acte
mande et chargés de récupérer d’accusation et celui d’autres
à bras ouverts les opposants en personnes » dont ils avaient
fuite, en leur faisant croire qu’ils vanté les actions anticommu-
ont réussi à passer de l’autre côté. nistes… « On était tellement
La mise en scène est parfaite : soulagés en arrivant dans ce
les fuyards sont ensuite conduits bâtiment, se justifie l’une des
Imperiofobia y leyenda negra. pour un débriefing dans des bu- survivantes dans le livre. Il n’est
(« Empirophobie et légende noire »), reaux où, entre les portraits de venu à l’idée de personne de se
de María Elvira Roca Barea, Falešné hranice: Akce „Kámen“. Truman et de Roosevelt, flotte demander si tout cela était vrai
Siruela, 2016. Obeti a strujci nejutajovanejších zlocinu un drapeau américain. Leurs ou pas… » Plusieurs centaines
StB 1948-1951 (« Fausse frontière : « sauveurs », Lucky Strike au de personnes (chefs d’entreprise,
D’où vient la « légende noire », l’opération Pierre. Les victimes et les bec, leur proposent de goûter membres de l’élite politique et
instigateurs des crimes les plus
cette hispanophobie qui re- au whisky bien de chez eux, les culturelle, officiers, souvent en
secrets de la StB 1948-1951 »), de
monte au xvie siècle, époque où Václava Jandecková, Argo, 2018.
enfants ont droit à du chocolat famille) sont tombées dans le
l’Espagne était une puissance suisse. Le tout avec du jazz en panneau jusqu’en 1951, date
hégémonique  ? Et pourquoi musique de fond. Là, les langues de la fin de l’opération. ­Václava

L
perdure-t-elle aussi bien dans ’une des actions
«
se délient. Les communistes Jandečková a construit son livre
l’esprit des étrangers que dans les plus insidieuses n’ont plus qu’à recueillir toutes à partir des témoignages des vic-
celui des Espagnols  ? C’est ­jamais perpétrées par les informations dont ils pou- times et des instigateurs (impu-
à ces questions que répond la police communiste », juge vaient rêver. S’ensuivent l’arres- nis) de cette opération inédite.
l’essai de l’universitaire María la télévision tchèque. « Une tation, le procès, la prison. « Elle a retrouvé des témoins
Elvira Roca Barea. L’auteure opération illégale », rappelle « Les fuyards ne se doutaient qui n’avaient jamais parlé. Elle
situe cette légende noire dans Literární Noviny. Le quotidien de rien, rappelle Dnes, ils vou- a suivi ses protagonistes jusqu’à
le cadre du rejet global qu’ins- Dnes évoque, lui, le « piège le plus laient montrer aux Américains leur mort, comme une vraie écri-
pirent les empires, s’attachant à raffiné imaginé par la Sécurité qu’ils avaient œuvré contre le vaine, comme l’aurait fait Victor
démonter les clichés d’une Es- d’État tchécoslovaque » (StB). communisme. Ils disaient de Hugo », s’enflamme Literární
pagne inquisitrice, génocidaire Raffiné ? Plutôt « diabolique », bonne foi tout ce qu’ils savaient. Noviny. 
d’Indiens, militariste, ignorante de l’avis de l’historien Igor
et fanatique. De la pure propa- Lukeš. Ces qualificatifs ont fusé
gande, assure-t-elle, orchestrée dans la presse tchèque lors de
au départ par des puissances la sortie de « Fausse frontière »
protestantes rivales comme les pour qualifier l’opération Kamen
Pays-Bas et l’Angleterre. L’ou- (« pierre » ou « borne-frontière »,
vrage a reçu un accueil enthou- en tchèque). Son auteure, l’histo­
siaste du public : il en est à sa rienne ­Václava Jandečková, pré-
16e édition et continue de figu- fère parler d’« une histoire digne
rer parmi les meilleures ventes. du théâtre de l’absurde ».
Il vise à montrer que l’Espagne L’opération commence après la
n’a pas fait pire que les autres prise de pouvoir des commu-
empires et à réconcilier les Es- nistes à Prague en 1948. De
pagnols avec leur passé. Mais nombreuses personnes tentent
certains y voient la marque alors de fuir à l’Ouest et les
d’un révisionnisme de droite. services secrets se demandent
« Le livre fournit des munitions comment stopper l’hémorra-
idéologiques au nationalisme le gie. En établissant une fausse
plus complaisant et réaction- frontière, par exemple  ! Des
naire », s’insurge ainsi l’univer- agents de la StB sont déguisés
sitaire Miguel Mártinez dans en agents américains et en doua- Été 1968. Des réfugiés tchécoslovaques à la frontière allemande,
Contexto, un magazine en ligne niers alle­mands (les uniformes après l’invasion soviétique consécutive au Printemps de Prague.
de gauche.  sont e­ mpruntés à des studios

10 — Books no 90 | juillet-août 2018


r i bl e s
La planète des livres… BESTSELLERS futu io n

es
d e l’ a ct

futuribl
ic e
a u se rv
a ti o n
L’ a n ti ci p

ALLEMAGNE nemen
t
L’enseig France
VOYAGE AU BOUT supérie
ur en
?
FINALITÉ
S

DE LA NUIT DE CRISTAL
QUELLES EV ÉE
A CH
RME IN
E RÉFO
018, UN LLENCE
1968-2 DE ’
L EX CE

L’Allemagne découvre le roman LA COMP


ÉT ITION M
ONDIALE
: LE DÉFI
n
évolutio
implacable d’un juif allemand mort Indus t r ie 4 .0, une r ciétale
s o
ielle et
en 1942 dans un naufrage. industr

avait apparemment pressenti - NUM


É RO 42
4

son destin et écrit à sa mère,


018
UIN 2
MAI-J

toujours internée en Angleterre,


une lettre qui sonne comme
un testament », commente
Martin Doerry dans Der Spie- Dossier spécial Enseignement supérieur
gel. Boschwitz y explique no- N° 424 - mai-juin 2018 - 22 €
tamment qu’il a déjà envoyé
les 109 premières pages de son w Enseignement supérieur : pour quoi faire ?
ouvrage révisé en Angleterre. Par Hugues de Jouvenel
Der Reisende (« Le voyageur »), Il demande à sa mère, au cas
w Enseignement supérieur : le modèle français
d’Ulrich Alexander Boschwitz, où il lui arriverait malheur, de
Klett-Cotta, 2018. trouver quelqu’un qui pour-
en question
suive le travail. Mais « Martha Par Jean-François Cervel

U
lrich Alexander Bosch­ Boschwitz n’a sans doute j­ amais w Université française : la longue marche…
witz aurait pu devenir reçu le texte retravaillé », note À propos du livre de Christine Musselin,
l’un des grands noms Doerry. À défaut de cette ver­ La Grande Course des universités
de la littérature allemande du sion introuvable, les lecteurs
Par Pierre Papon
xxe siècle. Mais, le 29 octobre allemands peuvent désormais
1942, le navire sur lequel il avait se faire une idée de la version w Quelles finalités pour l’enseignement
embarqué fit naufrage au nord- originale du roman, qui est enfin supérieur ? Pour une société apprenante
ouest des Açores, touché par publiée outre-Rhin. et au service du développement durable
une torpille. Il y eut une poignée Der Reisende – titre allemand de Par François Taddei
de survivants ; il n’en fit pas par- l’ouvrage – a pour héros un com-
tie. Que faisait cet Allemand de merçant juif allemand qui, après w Pour des universités de rang mondial
27 ans sur un bateau britannique la Nuit de cristal, tente déses­ Défis et chances des universités européennes
qui, parti d’Afrique du Sud trois pérément de fuir l’Allemagne au XXIe siècle
semaines plus tôt, faisait route et se retrouve à la sillonner en Par Gérard Escher et Patrick Aebischer
vers Londres ? Boschwitz avait train, rencontrant sans cesse de
fui l’Allemagne nazie avec sa nouveaux voyageurs. L’occa-
mère en 1935 à cause de ses ori- sion de dresser « un panorama Principale revue de prospective
gines juives, ­gagnant la Suède, impres­sionnant de la société en langue française à caractère réellement
puis la Norvège, Paris, Bruxelles alle­mande de l’époque », estime interdisciplinaire, Futuribles analyse ce qui peut
et enfin l’Angleterre où, bien Doerry. Boschwitz ayant rédi-
advenir (les futurs possibles) et ce qui peut être
qu’exilé, il avait été interné en gé ce texte en quatre semaines
fait (les politiques et les stratégies) vis-à-vis des
tant que ressortissant d’un pays seulement, « on s’attendrait à
ennemi puis déporté en Austra- des personnages schématiques, grands défis du futur.
Revue bimestrielle
lie. Le voyage fatal était son tra- les bons Juifs contre les mé- Rédacteur en chef :
jet de retour : il avait été autorisé chants Aryens. Mais le roman HUGUES DE JOUVENEL
à regagner l’Europe. est peuplé de figures ambiguës », Prix du numéro
Avec lui disparut le manuscrit affirme, de son côté, Alex R ­ ühle q 22 € l’exemplaire, port inclus
© Reg Lancaster / Express / Getty

d’un roman sur lequel il misait dans le Süddeutsche Zeitung.


beaucoup, dont une première Mieux  : «  Der Reisende vient Abonnement papier à la revue Futuribles
1 an / 6 numéros q 115 € 1 an / enseignants, q 58 €
version avait été publiée en combler une lacune de l’histoire étudiants (sur justificatif)
1939, directement en traduc- littéraire. Jusqu’alors, il n’existait
Abonnement Web, 1 an q 225 € - 1 à 10 postes (au-delà sur devis)
tion anglaise, sous le titre The pas de roman sur l’époque qui (6 numéros par an + accès aux archives depuis 1975 en texte intégral)
Man Who Took Trains. Avant suit immédiatement le grand
d’embarquer, « le jeune écrivain pogrom de novembre 1938. »  Pack Papier + Web, 1 an q 280 €
Tarifs valables pour tous les pays,
port inclus, jusqu’au 31/12/2018
Commande, contact
Hélène Vioujard, Futuribles, 47 rueo de Babylone, F-75007 Paris
Books n  90 | juillet-août 2018 — 11
Tél. + 33 (0)1 53 63 37 70 • hvioujard@futuribles.com
Site Internet www.futuribles.com
COMMENT RÉFORMER

L’ÉCOLE
D
ans toutes les sociétés pratiquant l’écriture, l’école n’a cessé d’être un
enjeu central depuis la Grèce et la Chine antiques. Elle s’est transfor-
mée avec la révolution industrielle et l’alphabétisation de l’ensemble
de la société : l’école de l’élite est devenue l’école des masses et son
organisation un problème majeur sur les plans politique, administratif, social et
économique. Mais, alors même qu’avec la mondialisation on voit se multiplier
les études comparatives, chaque pays reste les yeux rivés sur ses traditions et ses
difficultés propres. C’est particulièrement vrai de la France, où l’échec patent du
système éducatif n’a d’égal que la fierté que l’on continue d’éprouver pour les vertus
supposées de l’école républicaine.
Ce numéro de Books a pour ambition de faire apparaître la grande diversité des
systèmes scolaires, des méthodes et des modes d’enseignement, des types d’établis-
sements et des points de vue exprimés de par le monde. C’est aussi une réflexion
sur les succès et les échecs. Tout le monde a en tête cette question : existe-t-il un
bon modèle qui serait applicable un peu partout ou, du moins, dont il serait justifié
de s’inspirer ? Serait-ce, comme beaucoup le pensent, celui de la Finlande (lire
p. 83) ? Celui des charter schools américaines (p. 54) ? Le système chinois (p. 76) ?
Le modèle allemand (p. 28) ? Les vieilles public schools britanniques (p. 74) ? Le
nouveau modèle anglais (p. 44) ? Les méthodes proposées par les écoles alternatives
(pp. 13 et 30) ? Parmi les questions à se poser, il y a celles de l’impact d’Internet
et du smartphone (p. 25), de la validité des études comparatives (p. 88) et bien
sûr des objectifs à atteindre : faut-il, par exemple, valoriser à ce point les études
supérieures (p. 86) ?
Nous avons de bonnes raisons de penser que le modèle français est à rejeter
(p. 80). Quant à savoir comment le réformer… La transformation du bac engagée
actuellement est sans doute un pas dans la bonne direction. Mais, si l’on en juge par
les leçons que l’on peut intuitivement tirer des expériences menées dans d’autres
pays, ce n’est encore qu’un tout petit pas.
Ne perdons pas de vue, enfin, les différences de contexte. Comme le montre
l’analyse de l’exemple chinois – mais on peut en dire autant de la France, des États-
Unis, de l’Allemagne ou de la Finlande –, le poids de l’histoire est considérable.
Et dans les pays pauvres, dits en développement, les problèmes se posent encore
très différemment (lire p. 66).
S’il existe une leçon à tirer de ce dossier, c’est qu’il faut se garder des jugements
­catégoriques, des opinions à l’emporte-pièce. Une certitude : il n’y a pas de bonne
école sans la rencontre d’enseignants et d’élèves profondément motivés. La ques-
tion est de savoir comment parvenir à cet objectif tout en prenant en compte les
particularités du pays, voire de la région où l’on habite. 

— Books

12 — Books no 90 | juillet-août 2018


PSYCHOLOGIE

ESPRIT LUDIQUE, ES-TU LÀ ?


Nous laissons de moins en moins de temps aux enfants
pour jouer. En tout cas, plus comme avant : entre eux, à l’extérieur
et sans surveillance. Il en résulte des individus angoissés,
peu sûrs d’eux et, souvent, socialement inaptes. Car c’est bien en
jouant, et non en classe, que l’on apprend à devenir adulte.
PETER GRAY. Aeon.

D
urant notre enfance dans les parties improvisées ; les activités ex-
les années 1950, nous avons trascolaires remplacent les hobbies ; et
reçu, mes amis et moi, une les parents, par peur, interdisent à leurs
double éducation. Nous enfants d­ ’aller jouer dehors avec d’autres
avons eu l’école et ce que j’appelle une gamins, sans surveillance.
éducation de chasseurs-cueilleurs. Nous Dans le même temps, nous avons
étions une petite bande du quartier ­assisté à une dégradation de la santé
­composée d’enfants d’âges différents, mentale des jeunes. Ce n’est pas uni-
à jouer presque tous les jours, après la quement que nous voyons à présent des
classe, ­souvent jusqu’à la tombée de la troubles qui passaient inaperçus aupa-
nuit. Nous jouions tout le week-end et ravant. Des questionnaires cliniques
tout l’été. Nous avions le temps d’explorer, visant à évaluer l’anxiété et la dépres-
le temps de nous ennuyer et d’imaginer sion, par exemple, sont soumis sous une
des façons de tromper l’ennui, le temps de forme­­inchangée aux États-Unis à des
LE LIVRE faire des bêtises et de trouver le moyen de groupes de référence d’élèves depuis les
Children at Play: An American les réparer, le temps de rêvasser, de nous années 1950. L’analyse des résultats fait
History (« Les enfants et le adonner à nos passions, de lire des bandes apparaître une augmentation continue et
jeu : une histoire américaine »),
New York University Press, dessinées ou n’importe quoi d’autre plu- linéaire de l’anxiété et de la dépression
2008, 269 p. tôt que les livres qu’on nous avait donné chez les jeunes au fil des décennies. À
à lire. Ce que j’ai appris au cours de mon tel point qu’aujourd’hui 5 à 8 fois plus
L’AUTEUR ­éducation de chasseur-cueilleur a été de jeunes se verraient diagnostiquer un
Howard P. Chudacoff bien plus précieux pour ma vie d’adulte trouble anxieux généralisé ou une dé-
enseigne l’histoire américaine
à l’université Brown. Il est que ce que j’ai appris à l’école, et je pense pression majeure que dans les années
l’auteur (ou le coauteur) que d’autres personnes de mon âge en 1950. Au cours de la même période,
de plusieurs ouvrages de diraient autant. le taux de suicides a plus que doublé
référence sur l’évolution de Depuis une bonne cinquantaine d’an- chez les ­15-24 ans et quadruplé chez les
la société américaine, dont nées, les occasions qu’ont les enfants de moins de 15 ans.
The Evolution of American
Urban Society (1975) et jouer se font de plus en plus rares, aux
A People and a Nation (1982). États-Unis et ailleurs dans le monde.
Dans son livre Children at Play, Howard
Chudacoff parle de la première moitié
L a raréfaction des occasions de jouer
s’est également accompagnée d’une
baisse de l’empathie et d’une hausse du
du xxe siècle comme de « l’âge d’or » des narcissisme, tous deux étant évalués de-
jeux non structurés. Dans les années puis la fin des années 1970 à l’aide de
1900, le travail des enfants est devenu questionnaires standardisés soumis à des
moins ­nécessaire, ce qui a libéré du temps échantillons normatifs d’étudiants de pre-
pour le jeu. Mais, à partir de la fin des mier cycle universitaire. L’empathie est la
années 1950, les adultes commencent capacité à se mettre à la place de l’autre et
à rogner cette liberté en exigeant des à éprouver ce qu’il ressent. Le narcissisme
enfants qu’ils consacrent davantage de est un ego surdimensionné, assorti d’un
temps aux ­devoirs et, surtout, en les manque d’intérêt pour les autres et d’une
empêchant de jouer tout seuls – même incapacité à nouer des liens affectifs. Une
quand ils ne sont ni en classe ni en train baisse de l’empathie et une hausse du nar-
de faire leurs devoirs. Les activités spor- cissisme : c’est exactement ce à quoi on
tives dirigées par des adultes remplacent peut s’attendre chez des enfants

Books no 90 | juillet-août 2018 — 13


qui ont peu l’occasion de se socia- En jouant, les e­ nfants reçoivent les l­eçons Groos, la raison pour laquelle la sélec-
liser par le jeu. Ces valeurs et ces aptitudes de vie les plus importantes, celles qui ne tion naturelle a doté les enfants d’une
à vivre en société ne s’apprennent pas à peuvent être enseignées à l’école. Pour forte propension à observer les activités
l’école, car l’école est un cadre autoritaire bien apprendre ces leçons, les enfants ont de leurs aînés et à les incorporer dans
et non pas démocratique. L’école encou- besoin de jouer, beaucoup, énormément, leurs jeux. Dans toutes les cultures, lors-
rage la compétition, pas la coopération ; et sans que les adultes s’en mêlent. qu’ils sont autorisés à jouer librement,
et les enfants n’ont pas la possibilité de Le spécialiste de la psychologie évolu- les enfants acquièrent non seulement
claquer la porte quand on ne respecte pas tionniste que je suis s’intéresse à la nature des compétences universelles (la marche
leurs besoins ou leurs envies. humaine, à son lien de parenté avec celle et la course à pied), mais également des
des autres animaux et à la façon dont elle compétences spécifiques à leur culture

D ans mon livre Libre pour apprendre, je


pointe ces évolutions et postule que
l’augmentation des troubles mentaux chez
a été façonnée par la sélection naturelle,
tout particulièrement à travers le jeu. Tous
les jeunes mammifères jouent. Pourquoi ?
(tirer à l’arc ou faire paître le bétail).
Mes travaux et mes idées s’inscrivent
dans le prolongement de l’œuvre pion-
les enfants est en grande partie le résultat Pourquoi gaspillent-ils leur énergie et nière de Groos. Je me suis penché no-
de la restriction de leur liberté 1. Si nous risquent-ils leur vie et leur intégrité phy- tamment sur le mode de vie des enfants
aimons nos enfants et voulons qu’ils s’épa- sique à jouer, alors qu’ils pourraient juste dans les sociétés de chasseurs-cueil-
nouissent, nous devons leur laisser plus de se reposer, à l’abri dans un terrier ? Le leurs. Avant l’essor de l’agriculture, il
temps et d’occasions pour jouer. Or les philosophe et naturaliste allemand Karl y a à peine dix mille ans, nous étions
décideurs et les philanthropes continuent Groos est le premier à avoir apporté une tous des chasseurs-cueilleurs. Certains
de nous pousser dans la direct­ion oppo- réponse à cette question dans une pers- groupes sont parvenus à le rester jusqu’à
sée – vers davantage d’école, davantage pective évolutionniste, darwinienne. Dans une époque récente et leurs cultures ont
d’évaluation, davantage de supervision par son livre Les Jeux des animaux (1898), il été étudiées par des anthropologues. J’ai
les adultes. soutient que le jeu est un moyen, issu de lu tout ce que je pouvais trouver sur l’en-
J’ai participé en 2013 à un ­débat à la la sélection naturelle, destiné à permettre fance chez les chasseurs-cueilleurs, et j’ai
radio avec la représentante de l’associa- aux jeunes animaux d’acquérir les com- conduit une petite enquête auprès de dix
tion National Center on Time anthropologues qui avaient, à eux
and Learning, qui milite pour Les décideurs et les philanthropes tous, partagé la vie et étudié la
l’allongement de la journée et de culture de sept groupes sur trois
l’année scolaires aux États-Unis. continuent de nous pousser continents.
Sa thèse était que les enfants ont vers davantage d’école. Les sociétés des chas-
besoin de passer plus de temps en seurs-cueilleurs n’ont rien qui
classe pour être mieux préparés aux défis pétences dont ils auront besoin pour sur- ressemble à l’école. Les adultes sont
du monde d’aujourd’hui et de demain. vivre et se reproduire 2. convaincus que les enfants apprennent
J’ai soutenu le contraire. Le présenta- Aujourd’hui, cette théorie est commu- en observant, en explorant et en jouant,
teur a intro­duit le débat par ces mots : nément admise par les chercheurs. Elle et donc ils leur laissent tout le loisir de le
« Que faut-il aux élèves : davantage de explique pourquoi les jeunes animaux faire. En réponse à ma question « Quel
temps pour apprendre ou davantage de jouent davantage que leurs aînés (ils ont temps était dévolu au jeu dans la société
temps pour jouer ? » L’apprentissage par plus de choses à apprendre) et pourquoi que vous avez étudiée ? », les dix anthropo-
opposition au jeu. Cette dichotomie les animaux qui ont des instincts moins logues ont répondu que les enfants étaient
semble naturelle à des personnes comme figés sont les plus joueurs. On peut pré- libres de jouer presque toute la journée,
ce présentateur radio, à mon adversaire voir, avec un grand degré d’exactitude, à de l’âge de 4 ans environ (quand on les
lors du débat – et peut-être à vous aussi. quels genres de jeux va s’adonner tel ou tel jugeait suffisamment responsables pour
L’apprentissage, de leur point de vue, est animal en sachant quelles compétences partir loin des adultes, avec un groupe
ce que les enfants font à l’école et, peut- il doit développer pour se nourrir et se d’enfants de tous âges) jusqu’au milieu,
être, au cours d’autres activités dirigées reproduire. Les lionceaux et les jeunes des voire la fin, de l’adolescence (quand ils
par des adultes. Le jeu est, au mieux, une autres espèces de prédateurs jouent, par commençaient, de leur propre initiative,
pause bienvenue dans l’apprentissage. exemple, à épier leurs proies et à bondir à assumer des responsabilités d’adulte).
De ce point de vue, les vacances d’été sur elles, alors que les jeunes zèbres jouent
ne sont qu’une longue récréation, sans à prendre la fuite et à esquiver.
doute plus longue que néces­saire. Mais
on peut d
Groos a publié un second ouvrage C ela concorde tout à fait avec la théo-
rie de Groos. Les garçons jouaient
­ éfendre un autre point de vue, dans lequel il étend ses réflexions aux à pister et à chasser du gibier. Garçons
qui ­devrait être évident mais apparem- humains 3. Les humains ayant beaucoup et filles jouaient à trouver et déterrer des
ment ne l’est pas : jouer, c’est apprendre. plus de choses à apprendre que les autres racines comestibles, à grimper aux arbres,
espèces, ce sont les plus joueurs de tous à construire des huttes et des pirogues.
1. Libre pour apprendre, Actes Sud, « Domaine les animaux, observe-t-il. Les enfants, Ils jouaient à se disputer et à débattre,
du possible », 2016, traduction d’Elsa Petit.
contrairement aux jeunes des autres imitant parfois leurs aînés ou essayant
2. Félix Alcan, 1902, traduction de A. Dirr et A. Van espèces, doivent apprendre des compé- de faire mieux qu’eux. Ils s’amusaient à
Gennep.
tences différentes selon la culture au sein mimer les danses et chants traditionnels
3. Die Spiele der Menschen (Gustav Fischer, 1899). de laquelle ils grandissent. C’est, selon mais en inventaient aussi de nouveaux.

14 — Books no 90 | juillet-août 2018


Royaume-Uni, 1952 : partie de conkers dans la rue. Dans ce jeu très prisé des enfants britanniques,
Même les plus jeunes jouaient avec des chaque joueur a un marron suspendu au bout d’une ficelle et doit casser celui de son adversaire.
choses dangereuses, comme le feu ou les
couteaux, et les adultes les laissaient faire déjà plusieurs centaines de diplômés qui tions pour que les enfants puissent
parce que c’était la seule façon pour eux s’en sortent très bien dans le monde réel, déve­lopper pleinement leurs aptitudes à
d’apprendre à s’en servir [lire aussi « Jouer non pas parce que l’école leur a appris quoi s’auto­éduquer ; elle leur laisse toute lati­
avec les allumettes, c’est permis ! », p. 18]. Ils que ce soit, mais parce qu’elle leur a permis tude pour jouer, explorer, creuser leurs
faisaient tout cela non pas parce qu’un d’apprendre tout ce qu’ils voulaient. Et, centres d’intérêt ; elle leur donne l’occa-
adulte les y avait incités, mais parce qu’ils conformément à la théorie de Groos, ce sion de se servir des outils propres à leur
en avaient envie, que c’était amusant et que les enfants ont envie d’apprendre, ce culture : elle leur offre la possibilité de
que quelque chose au fond d’eux-mêmes, sont les compétences les plus valorisées s’adresser à des adultes attentionnés et
le résultat de siècles de sélection natu- dans leur culture, celles qui débouchent compétents (qui sont là pour les aider
relle, les poussait à jouer à des activités sur un bon emploi et une vie épanouie. et non les juger) et de côtoyer librement
en lien avec leur culture, afin de devenir des camarades d’âges différents (ce qui
des adultes dotés de connaissances et de
compétences techniques.
Je me suis aussi intéressé à une école
L es comportements qu’ils apprennent
sont encore plus importants que les
compétences. Ils apprennent à être res-
est plus propice à l’apprentissage que de
jouer dans un groupe où tout le monde
en est au même stade de développe-
radicalement différente, celle de Sud- ponsables d’eux-mêmes et des autres, et ment). Enfin, aussi bien à Sudbury Val-
bury Valley, non loin de chez moi, dans ils apprennent que la vie est amusante, ley que chez les chasseurs-cueilleurs, les
le Massachusetts. On lui donne le nom même (et peut-être surtout) quand elle enfants évoluent dans un milieu sain et
d’école, mais elle n’a rien à voir avec ce implique de faire des choses difficiles. stable, ce qui leur permet de s’approprier
que l’on entend habituellement par là. Les Je tiens à préciser que ce n’est pas une les valeurs de la collectivité et d’acquérir
élèves – âgés de 4 à 19 ans – sont libres école coûteuse. La scolarité est deux le sens des responsabilités.
de faire ce qu’ils veulent toute la journée, fois moins onéreuse que dans l’ensei- Je ne vous convaincrai pas de sitôt qu’il
du moment qu’ils respectent les règles de gnement public, et encore moins que faut abolir l’école pour la remplacer par
© Popperfoto / Getty

comportement. Comment ces enfants dans la plupart des écoles privées. des centres de jeu et d’exploration en
peuvent-ils apprendre quoi que ce soit ? se L’école de Sudbury Valley s’apparente auto­nomie. Je pense en revanche pouvoir
demandent la plupart des gens. Pourtant, aux sociétés de chasseurs-cueilleurs à de vous convaincre qu’il est important de
cette école existe depuis 1968 et compte multiples égards : elle réunit les condi- jouer en dehors du temps scolaire.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 15


Les partisans d’une scolarité
plus classique veulent que les enfants
soient mieux formés pour le monde d’au-
QUATRE PRÉJUGÉS SUR L’ÉCOLE
jourd’hui et de demain. Mais de quelle Qu’est-ce qu’apprendre ? Daniel Greenberg d ­ irige trielle. On pense que tous les élèves d’un certain
formation ont-ils besoin ? Doivent-ils l’école de Sudbury Valley, évoquée dans l’article âge doivent apprendre telles matières au même
pouvoir recracher des ­réponses qu’ils ci-contre. Il expose les quatre préjugés qui selon lui rythme, d’où l’idée de programme scolaire. Et on
ont apprises par cœur ? Faire conscien- empoisonnent notre conception de l’école. classe comme déficients ceux qui n’entrent pas
cieusement ce qu’on leur dit de faire, D’abord, nous croyons savoir ce qu’il faut ap- dans le moule.
sans poser de questions  ? Les écoles prendre et donc enseigner. Lire, écrire, compter, Troisième préjugé : nous croyons savoir comment
voilà les bases, pense-t-on. Mais ne fut-il pas un un sujet doit être enseigné. La pédagogie aussi a
ont été conçues pour enseigner ce genre temps où le latin et le grec étaient des bases ? cédé à la tentation scientiste. De quoi renforcer la
de choses, et elles le font très bien. Ou Nous restons prisonniers d’une « vision indus- croyance en la nécessité d’un programme. D’où la
bien faut-il qu’ils sachent ­poser de nou- trielle et technologique de notre culture qui est production de manuels, destinés à tous les élèves
velles questions et trouver de nouvelles obsolète ». Quel besoin avons-nous d’être bons d’une même classe d’âge – des manuels qui pré-
réponses, faire preuve d’esprit critique et en arithmétique, puisque nous avons des cal- sentent un savoir statique mais qui changent tous
culettes ? Écrire ? Plus personne n’utilise l’écri- les deux ou trois ans.
de créativité, innover, prendre des ini-
ture manuscrite dans la vie professionnelle. Ces Quatrième préjugé : nous croyons savoir à qui
tiatives, apprendre sur le tas, par leurs « bases » étaient essentielles à l’époque de la so- telle matière doit être enseignée à tel moment.
propres moyens ? ciété industrielle, laquelle est derrière nous (lire Nous croyons pouvoir déceler les aptitudes réelles
aussi p. 25). Il est devenu fort douteux qu’il existe des jeunes, et ce de plus en plus tôt. Nous les

D epuis maintenant plus de deux


­décennies, la communauté éduca-
tive aux États-Unis, au Royaume-Uni et
une base de savoirs que chacun doive acquérir.
Deuxième préjugé : nous croyons savoir à quel
­moment un élève doit apprendre quelque chose.
« marquons » et les orientons en conséquence.
Alors que les vraies aptitudes ne se révèlent sou-
vent que bien plus tard, longtemps après l’école. 
C’est le produit de la psychologie dite scientifique,
en Australie nous incite à prendre ­modèle fille du scientisme généré par la société indus- — Books
sur le système asiatique – en particulier
japonais, chinois et sud-coréen. Les
­enfants de ces pays-là consacrent plus de raison des systèmes éducatifs chinois et et moins enclins à voir les choses sous un
temps à leurs études que leurs homolo- américain. Parce que les élèves passent le angle différent ».
gues américains et obtiennent de meil- plus clair de leur temps à étudier, ils ont D’après Kim, la créativité, sous toutes
leurs résultats aux tests internationaux peu l’occasion d’être créatifs, de prendre ses formes, est en baisse, mais la chute
standardisés. Ce que notre ministre de des initiatives ou de développer des com- la plus importante concerne l’indica-
l’Éducation ne semble pas réaliser, c’est pétences physiques et sociales : en bref, ils teur « élaboration créative », qui mesure
que, dans ces pays, on considère de plus en ont peu l’occasion de jouer. la capa­cité à s’emparer d’une idée et à la
plus que le système éducatif est un échec. Malheureusement, avec nos pro- déve­lopper de façon originale. Plus de
Il a certes permis aux élèves d’obtenir de grammes scolaires de plus en plus stan- 85 % des enfants de 2008 ont obtenu
bons résultats aux tests mais n’a pas été en dardisés et la multiplication des devoirs à pour cet indicateur une note inférieure
mesure de produire des diplômés créatifs la maison, notre système se rapproche de la moyenne de 1984. Une autre étude,
ou ayant une réelle soif d’apprendre. celui des pays asiatiques. L’une des preuves menée par le psychologue Mark Runco
Dans un article paru en 2010 dans en est donnée par une batterie de mesures et ses collègues du Torrance Creativity
The Wall Street Journal, Jiang Xueqin, un de la créativité, les « tests de pensée créa- Center de l’université de Géorgie, montre
éminent spécialiste chinois de l’éducation, tive de Torrance » (TPCT) – réalisés à que les résultats aux TPCT sont de meil-
écrivait : « Les défauts d’un système fon- partir d’échantillons normatifs d’élèves leurs prédicteurs de réussite que le QI ou
dé sur le bachotage sont bien connus : américains, de la maternelle à la termi- les notes obtenues au lycée.
manque de compétences pratiques et nale, sur plusieurs dizaines d’années 4.
­sociales, absence d’autodiscipline et
d’imagination, perte de curiosité et de
passion pour apprendre. […] Nous sau-
Kyung-Hee Kim, une psycho­pédagogue
du College of William and Mary, en Vir-
ginie, en a analysé les résultats et constaté
L a créativité ne s’enseigne pas ; tout ce
qu’on peut faire, c’est la laisser s’épa-
nouir. Les jeunes enfants, avant d’être sco-
rons que nous avons réussi à changer le qu’ils ont commencé à baisser en 1984, larisés, sont naturellement créatifs. Nos
système chinois le jour où ces résultats ou peu après, et qu’ils continuent de chu- plus grands innovateurs, ceux que nous
[aux tests standardisés] baisseront » [lire ter depuis. Comme elle le note dans son qualifions de génies, sont ceux qui ont
aussi « Bachote et tais-toi ! », p. 76]. En article sur la crise de la créativité, publié conservé d’une manière ou d’une autre
Chine, les diplômés sont souvent qualifiés en 2011 dans la revue Creativity Research cette capacité et l’ont mise à profit à l’âge
de gaofen dineng, « bonnes notes, compé- Journal, les données indiquent que « les adulte. Pour Albert Einstein, qui détes-
tences médiocres », souligne de son côté enfants sont devenus moins expressifs tait l’école, ce qu’il avait accompli dans le
Yong Zhao, un professeur de sciences émotionnellement, moins énergiques, domaine de la physique théorique et des
de l’éducation américain qui a grandi en moins loquaces et expres­sifs verbalement, mathématiques relevait d’un « jeu com-
Chine et s’est spécialisé dans la compa- moins drôles, moins imaginatifs, moins binatoire ». De nombreuses études ont
originaux, moins vifs et passionnés, moins montré qu’on est plus créatif quand on est
4. Cette série de tests conçue dans les années 1960 perspicaces, moins aptes à mettre en rela­ dans un état d’esprit ludique. Comme le
par le psychologue américain Ellis Paul Torrance vise
à évaluer la créativité à l’aune de quatre critères :
tion des éléments en apparence dispa- souligne la psychologue Teresa Amabile,
la fluidité, l’adaptabilité, l’originalité et l’élaboration. rates, moins capables d’esprit de synthèse professeure à la Harvard Business School,

16 — Books no 90 | juillet-août 2018


dans son livre Creativity in context nelle jouant à la maman et au bébé passent pour s’affirmer, et ne pas s’en prendre aux
(1996), faire miroiter une récompense plus de temps à définir les moda­lités du autres. Les caprices marchent peut-être
ou mettre les gens en concurrence a pour jeu qu’à jouer vraiment. Tout doit être avec les parents, mais ils ne fonctionnent
effet de bloquer la créativité. C’est dur négocié – qui sera la maman et qui sera jamais avec les camarades de jeu.
d’être créatif quand on redoute le juge- le bébé, qui pourra utiliser quels acces­
ment d’autrui. L’école est un bon endroit soires et comment la scène va se ­dérouler.
pour apprendre à faire exactement ce que Les joueurs habiles tournent leurs affir-
l’on veut que vous fassiez, mais pas pour mations en questions : « On d
À l’école et dans d’autres cadres où les
adultes commandent, ces derniers
­ irait que le prennent des décisions pour les enfants
laisser libre cours à sa créativité. collier est à moi, d’accord ? » Si c’est pas et règlent leurs problèmes. Dans leurs
Quand nous nous étions intéressés, d’accord, une discussion s’ensuit. jeux, les enfants prennent eux-mêmes
avec David Chanoff, aux élèves diplô- Le jeu apprend également à contrôler les décisions et règlent eux-mêmes les
més de Sudbury Valley pour notre article des émotions négatives telles que la peur problèmes. Quand les adultes dirigent
« Scolarité démocratique : qu’arrive-t-il ou la colère. Les chercheurs affirment les opérations, les enfants sont faibles et
aux jeunes qui se chargent de leur propre que l’un des objectifs principaux du jeu vulnérables. Lorsqu’ils jouent seuls, ils
éducation ? » 5, nous leur avions d ­ emandé chez les animaux est d’aider les petits sont forts et puissants. Pour nous le jeu
quelles activités ils avaient pratiquées à à affronter psychologiquement (autant est puéril, mais pour l’enfant jouer c’est
Sudbury et quel métier ils exerçaient que physiquement) les dangers. Au cours faire l’expérience de la condition adulte :
depuis. Dans nombre de cas, il y avait de leurs jeux, beaucoup de jeunes mam- se maîtriser et être responsable. En fai-
un lien direct entre les deux. Ils sant disparaître le jeu comme
continuaient à se ­livrer à des acti- L’un des objectifs principaux nous le faisons, nous empêchons
vités qu’ils avaient a­ imées enfants, les ­enfants de s’exercer à la vie
mais à présent ils en vivaient. Il y du jeu est d’aider les petits d’adulte. Nous créons des indivi-
avait des musiciens professionnels à affronter les dangers. dus qui vivront avec le sentiment
qui avaient beaucoup joué d’un d’être dépendants et qui se pose-
instrument et des programmeurs qui mifères se mettent délibérément dans ront en victimes, avec l’impression qu’il
avaient passé le plus clair de leur temps à des situations qui leur font modérément y aura toujours, quelque part, une forme
jouer avec des ordinateurs. Aucun d’entre peur. Selon les espèces, ils font des sauts d’autorité qui est c­ ensée leur dire quoi
eux ne se serait découvert cette passion qui rendent difficile la réception sur les faire et résoudre leurs ­problèmes. Ce n’est
dans une école classique où tout le monde pattes, courent au bord du précipice, se pas une façon saine de vivre.
doit faire la même chose. balancent de branche en branche ou Des chercheurs ont conduit des expé-
Pour être heureux en couple, avoir de jouent à se battre en se mettant à tour riences avec de jeunes rats et de jeunes
bons amis ou des collègues de travail de rôle dans des positions de vulnérabilité singes, élevés en l’absence d’individus
sympas, nous devons apprendre à bien dont ils doivent se sortir. de leur âge et donc privés de jeu. Il en
nous entendre avec les gens qui nous Les enfants humains, si on les laisse résulte des animaux adultes handicapés
entourent. Il s’agit peut-être de l’apti- faire, procèdent de la même manière, ce sur le plan émotionnel : quand on les pla-
tude la plus indispensable, que tous les qui stresse leurs mères. Ils s’administrent çait dans un environnement inconnu, ils
enfants doivent acquérir pour avoir une une certaine dose de peur afin d’atteindre éprouvaient une véritable terreur. Quand
vie accomplie. Dans les sociétés de chas- le degré le plus haut qu’ils puissent tolérer on les mettait en présence d’individus du
seurs-cueilleurs, à l’école de Sud­bury Val- et d’apprendre à l’affronter. Ce type de même âge, ils se recroquevillaient de peur
ley et partout où les ­enfants sont régu­ jeu doit être dirigé par les enfants eux- et/ou se montraient agressifs.
lièrement au contact les uns des autres, mêmes, jamais imposé ni même encou- Ces dernières décennies, nous avons
le jeu est une activité essentiellement ragé par une figure d’autorité. Il est cruel collectivement mené cette expérience
sociale. C’est par lui qu’on fait l’appren- de forcer des enfants à éprouver des peurs de privation sur nos enfants. Ils ne sont
tissage des compétences sociales. auxquelles ils ne sont pas préparés. C’est ce pas entièrement privés de jeu comme
La raison pour laquelle le jeu est un si que font les professeurs de gymnastique l’étaient ces rats et ces singes, mais ils le
puissant moyen de transmission des com- quand ils exigent que tous les enfants de sont davantage qu’il y a soixante ans, et
pétences sociales est qu’il fonctionne sur la classe grimpent à la corde jusqu’au pla- beaucoup plus qu’on ne l’était dans les
la base du volontariat. On est toujours fond. Ces situations-là peuvent engendrer sociétés de chasseurs-cueilleurs. On voit
libre d’arrêter, et c’est ce qu’on fait si l’on de la panique, de la gêne et de la honte, ce le résultat : les priver de jeu est mauvais
n’est pas satisfait. Le but, si l’on veut que qui réduit, plutôt qu’augmente, la future pour eux. Cela favorise, entre autres, l’an-
le jeu continue, est donc de satisfaire ses tolérance à la peur. xiété, la dépression, le suicide, le narcis-
besoins et ses envies tout en satisfaisant Les enfants font aussi l’expérience de sisme et la perte de créativité. Il est temps
également ceux des autres joueurs. Le jeu la colère au cours de leurs jeux. La colère de mettre fin à l’expérience.  
social implique beaucoup de négociation peut naître d’une bousculade accidentelle
et de compromis. Les enfants de mater- ou délibérée, d’une taquinerie, de l’échec — Peter Gray est psychologue du développement
à avoir gain de cause dans une dispute. et directeur de recherche au Boston College.
5. « Democratic Schooling: What Happens to Young Mais les enfants qui veulent continuer Il(Actes est l’auteur notamment de Libre pour apprendre
Sud, 2016). — Cet article est paru dans
People Who Have Charge of Their Own Education ? »,
American Journal of Education, vol. 94, no 2,
à jouer savent qu’ils doivent maîtriser le magazine en ligne Aeon le 18 septembre 2013.
février 1986. cette colère, l’utiliser de façon constructive Il a été traduit par Pauline Toulet.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 17


Autonomie

JOUER AVEC LES ALLUMETTES, C’EST PERMIS !


Dans les écoles allemandes, on apprend aux enfants à prendre
des risques dès leur plus jeune âge. Une Américaine expatriée
à Berlin l’a constaté à sa grande stupéfaction.
NARA SCHOENBERG. Chicago Tribune.

f­ açon de faire et à penser que les aussi pour les relations familiales doivent apprendre à se servir
parents américains ont beaucoup sur le long terme. » d’allumettes (de façon à ce qu’ils
à en apprendre. Les parents alle- Voici dix pratiques éducatives ne jouent pas avec en cachette)
mands préparent leurs enfants à alle­ m andes que Sara Zaske est désormais bien ancrée dans
affronter les risques et les dan- évoque dans son livre et qui tout le pays. À Berlin, les ate-
gers, observe-t-elle, tandis que ­paraîtraient impensables aux liers ont le soutien des pompiers
les parents américains interdisent États-Unis. et des compagnies d’assurances :
et surprotègent jusqu’à ce qu’à un 1. Apprendre à de jeunes « Ils sont tous de la partie. »
moment donné, à l’adolescence – ­enfants à se servir d’allumettes 3. Aller à l’école à vélo dans une
souvent à l’entrée à l’univer­sité –, à l’école. Lorsque sa fille Sophia grande ville à 9 ans. Alors que, à
Achtung Baby. An American Mom toutes les restrictions soient sou- avait 7 ans, Zaske l’a autorisée à Berlin, l’auteure hésitait encore à
on the German Art of Raising Self- dainement levées. allumer des bougies, comme le laisser Sophia aller à l’école toute
Reliant Children (« Achtung baby. Une « Nous commençons à nous demandait l’école, et elle a été seule à pied, l’une des ­copines
maman américaine et l’art allemand rendre compte que de nombreux ­ravie de constater que Sophia s’en de celle-ci s’y rendait déjà toute
d’élever des enfants autonomes »),
jeunes de 18  ans ne sont pas sortait bien. « J’ai eu un peu de seule à vélo. La petite fille devait
de Sara Zaske 1, Picador, 2018.
préparés à ce genre de liberté », mal, raconte-t-elle. Mais quand traverser une rue très passante,
­explique Zaske, qui vit désormais je l’ai vue faire, je me suis dit : comme d’autres enfants eux aussi

L
orsque sa fille de 7 ans lui dans l’Idaho avec son époux et “En fait, ce n’est pas si difficile à bicyclette. A l’époque, Zaske ne
a demandé des allumettes leurs deux enfants de 11 et 8 ans. à apprendre pour un enfant.” » laissait pas Sophia faire du vélo
en rentrant de l’école, Sara Accorder aux enfants de la l­ i­berté D’ailleurs, souligne-t-elle, un toute seule, mais, à leur retour
Zaske lui a répondu ce que tout dès le plus jeune âge n’est pas ­enfant qui ne sait pas faire et aux États-Unis, elle lui a permis
parent américain normalement de se rendre à l’école à bicyclette
constitué aurait dit : « Pour
quoi faire ? »
Aller à l’école à vélo à 9 ans : à 9 ans, ce qui n’a pas manqué
de faire froncer quelques sour-
Précisons que, à cette époque, courant en Allemagne, cils dans le voisinage. Ce que les
Zaske n’habitait pas aux États- ­parents craignaient par-dessus
Unis mais en Allemagne, où choquant aux États-Unis. tout, c’étaient les enlèvements.
les enfants apprennent dès leur Zaske s’est renseignée et assure
plus jeune âge à manipuler le feu f­ acile pour les parents allemands, le fait quand même risque de qu’ils sont très rares  : « Statis-
de façon responsable. La petite reconnaît-elle. « Lorsque je leur se brûler les doigts et de lais- tiquement, les enfants courent
­Sophia avait déjà appris à l’école demandais  : “Mais comment ser tomber l’allumette sur la beaucoup plus de risques d’être
à utiliser une allumette comme il pouvez-vous laisser votre enfant ­moquette. blessés ou tués dans un acci-
faut, et, à présent, elle rapportait faire ça ?”, ils me répondaient : 2. Apprendre à des enfants de dent de la circulation que d’être
à la maison un mot de la maî- “J’en suis malade. Ça ne me plaît 5  ans à faire un feu. Dans la kidnappés par un inconnu. »
tresse demandant aux parents de pas. Mais il faut qu’ils apprennent ­région de Berlin, des ateliers très Elle fait remarquer qu’interdire
laisser leurs enfants allumer des à prendre le métro ou à se repérer prisés apprennent à des enfants des activités adaptées à l’âge de
bougies et faire de petites expé- dans le quartier. Ils doivent savoir de 5 ans à faire un « joli feu », à son enfant comporte également
riences avec le feu. faire ces c­ hoses-là.” » savoir un feu qui ne risque pas de des risques : « Si vous ne laissez
Dans son nouveau livre, ­Achtung C’est très lié à l’importance que blesser quelqu’un ni de ­détruire pas vos enfants aller à l’école à
Baby, Sara Zaske relate toute une les Allemands accordent à l’auto­ la nature. Les enfants s’entraî­ vélo, par exemple, vous les pri-
­série de pratiques parentales alle­ nomie, note-t-elle : les p ­ arents nent à gratter des allumettes – vez d’une occasion d’être fiers
mandes que beaucoup d’Amé- allemands sont convaincus que une cinquantaine – jusqu’à ce d’eux-mêmes. Je le constate avec
ricains jugeraient risquées, voire l’indépendance est une bonne qu’ils commencent à se lasser de les miens  : ils sont tellement
dangereuses. L’auteure a passé chose pour les enfants et qu’il cet exercice. Ils passent ensuite contents à chaque fois qu’ils
six ans et demi en Allemagne ; est crucial d’apprendre à gérer le à l’élaboration d’un feu de camp font quelque chose de nouveau
elle en est venue à apprécier cette risque. Elle aimerait bien que les sur des plats en Inox ou du papier ou maîtrisent une nouvelle acti­
parents américains en fassent au- d’aluminium et font cuire des vité ! Parlons de l’estime de soi : la
1. Sara Zaske est une journaliste tant. « Si nous aidions davantage saucisses ensemble. Ces ateliers meilleure chose que vous puissiez
américaine qui a vécu en Allemagne. nos ­enfants à acquérir leur indé- ne sont pas aussi populaires dans accomplir pour votre enfant, c’est
Elle a raconté son expérience notamment
dans The New York Times et dans Bild am pendance, ce serait salutaire pour le sud de l’Allemagne, explique de lui apprendre à faire quelque
Sonntag. eux, écrit l’auteure. Et salutaire Zaske, mais l’idée que les enfants chose puis le laisser le faire. »

18 — Books no 90 | juillet-août 2018


Apprendre aux enfants à se servir d'allumettes, comme cela se fait dans les écoles allemandes,
4. Accepter un bonbon d’un est la meilleure façon d'éviter qu'ils ne jouent avec en cachette.
­inconnu. Au début de son odys-
sée allemande, l’auteure est dans
le métro avec Sophia, alors âgée même si elle a eu des sueurs été surprise de constater que ses 9. Apprendre à l’école, à 7 ans,
de 2 ans et demi, lorsqu’une vieille froides lorsqu’elle a vu pour la amis allemands laissaient leurs d’où viennent les bébés. Sara
dame lui offre un bonbon. La première fois un enfant plus enfants de 3 et 5 ans jouer hors de Zaske ne voit pas d’inconvénient
maman l’examine le plus discrè- âgé sus­pendu à la mâchoire du leur vue dans un parc de B ­ erlin. à ce qu’on explique la reproduc-
tement possible et Sophia l’avale dragon. « Je pense que la plupart Les enfants étaient à côté, dans tion humaine aux enfants : « J’ai
sans incident. Zaske raconte des enfants se fixent leurs propres une aire de jeux fermée, mais trouvé ça très bien, en fait. Je suis
que les parents allemands, tout limites : ils ne vont pas accomplir derrière un mur. Z ­ aske a laissé ravie qu’on ne leur ait pas donné
comme les américains, veillent des choses qui leur font peur, dit- Sophia, qui avait alors 3 ans, se trop d’informations non plus. On
à ce que leurs enfants sachent elle. Si votre enfant est un vrai joindre à eux, mais elle l’a accom- leur a juste expliqué ce qu’était
bien qu’il ne faut jamais suivre casse-cou, vous serez peut-être pagnée. « Je suis plus rassurée s’ils la sexualité. C’était suffisant et
un ­inconnu. Mais ils sont moins plus prudent, mais ma fille a mis sont cinq ou six et cela dépend cela a permis à mes enfants de
inquiets à propos des bonbons, à une éternité avant de parvenir aussi de l’aire de jeux, j’imagine. ». ­poser ensuite des questions sur
juste titre : « À ma connaissance, au sommet de ce dragon. Cela 8. Laisser un bébé endormi le ­sujet.  »
il n’y a jamais eu aux États-Unis ­devait faire un an qu’elle y mon- dans une poussette à l’extérieur 10. Laisser des enfants de 4 ans
de cas d’empoisonnement par un tait puis en redescendait, mais d’un restaurant. C’est ce que couper un fruit avec un cou­
bonbon. J’ai vérifié. Il y a bien eu elle n’osait ni glisser sur le tobog­ Zaske a vu à Berlin ; les adultes teau. En maternelle, les couteaux
un type qui a empoisonné son gan, ni s’asseoir dans la gueule du étaient assis à côté de la fenêtre n’étaient pas très tranchants, mais
enfant, mais jamais personne n’a dragon. Et puis finalement, elle de ­manière à pouvoir surveiller en primaire ils l’étaient, raconte
été empoisonné par un bonbon s’est décidée, mais elle ne l’a fait le nourrisson. En l’occur­rence, Sara Zaske. Elle y est favorable :
de Halloween. » que quand elle était prête.   l’auteure n’a pas suivi l’exemple ­« Proposer à vos enfants de pré-
5. Laisser des petits grimper sur 6. Laisser des enfants de mater­ allemand. Mais elle pense que parer les repas avec vous en uti-
une structure de jeu de 6 mètres nelle dormir sous la tente. ­Zaske la crainte principale – que lisant de vrais ustensiles est un
de haut. Dans une aire de jeux n’était pas très chaude au début quelqu’un vole le bébé – est moyen for­midable de les initier
de son quartier, les enfants d’âge pour que Sophia aille passer une ­largement infondée. Elle écrit à la c­ uisine. »
© D’Franc Photography / Getty

préscolaire avaient accès à un nuit sous la tente avec sa classe de dans son livre que, aux États-
dragon de 6 mètres de haut avec maternelle, mais sa fille y tenait Unis, on recense en moyenne — Nara Schoenberg est journaliste
un toboggan. Sophia a com­ et elle a passé un super-moment. moins de dix enlèvements d’en- au quotidien Chicago Tribune, où
elle couvre les sujets santé et famille.
mencé à y jouer quand elle avait 7. Laisser des enfants de 3 ans fant par an ; un bébé court donc — Cet article est paru dans Chicago
3 ans et sa mère raconte que ce jouer hors de votre vue dans le plus de risques d’être frappé par Tribune le 11 janvier 2018. Il a été
fut une expérience formidable, parc d’une grande ville. Zaske a la foudre que d’être kidnappé. traduit par Baptiste Touverey.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 19


NATURE & DÉCOUVERTES

BULBIZARRE
ET LE BLAIREAU
Les enfants britanniques ne savent plus reconnaître une pie,
un hêtre ou une vipère. Selon une étude récente, ils passent
moins de temps à l’air libre que les détenus. Écrivains, artistes et
associations tentent de réparer ce lien rompu avec la nature.
ROBERT MACFARLANE. The Guardian.

E
n août 1913, l’auteure de livres r­eprésentant chacune une e­ spèce com­
pour enfants Eleanor Farjeon mune de la faune et de la flore bri­
rendit visite au poète Edward tanniques, tels que la vipère, le héron,
Thomas et à sa famille dans la loutre, le macareux, le roitelet et la
leur maison près des South Downs, ­jacinthe des bois. Ils avaient aussi fabri­
dans le sud de l’Angleterre. Lors de leur qué un jeu de 100 cartes représentant
première promenade, la fille aînée des des « espèces communes » de Pokémon
Thomas, Bronwen, 11 ans, réalisa que telles que Dardagnan, Arbok, Tygnon,
Farjeon la citadine ne connaissait le nom Amonita, Psykokwak, Bulbizarre et
de presque aucune des fleurs sauvages qui Grodoudou.
poussaient dans les environs. « Elle fut Ils ont ensuite montré aux enfants un
horrifiée par mon ignorance », se souvint échantillon de cartes issues des deux
plus tard l’écrivaine. jeux et leur ont demandé d’identifier
LE LIVRE Un cours de rattrapage fut prompte­ ce qu’ils voyaient sur chaque image.
The Lost Words (« Les mots ment organisé. Bronwen cueillit une cen­ Les résultats étaient parlants. Les plus
perdus »), Hamish Hamilton, taine de variétés de fleurs et de plantes, de 8  ans reconnaissaient « nettement
2017, 128 p. indiqua leurs noms à Farjeon (« aigre­ mieux » les Pokémon (avec près de 80 %
LES AUTEURS moine, épervière, lotier corni­culé… ») de réussite) que des organismes vivants
Robert Macfarlane est et lui fit passer le lendemain une inter­ tels que le chêne ou le blaireau (moins
un écrivain et journaliste rogation écrite. Elle avait disposé les de 50 % de réussite).
britannique réputé pour échantillons numérotés de la cueillette de

L
ses écrits sur la nature et la veille selon un ordre précis sur la table. es chercheurs concluaient leur ­article,
le paysage. On peut lire
de lui en français L’Esprit de Farjeon avait une heure pour achever son publié dans la revue Science, par ces
la montagne (Plon, 2004). devoir : elle aurait la mention « passable » mots : « Les jeunes enfants ont manifes­
si elle arrivait à nommer 60 plantes et la tement une faculté extraordinaire pour
Jackie Morris est une mention « bien » si elle en identifiait 70. apprendre des choses sur les animaux,
illustratrice et auteure Elle avait bonne mémoire et parvint qu’ils soient réels ou créés de toutes
de littérature jeunesse
britannique. On lui doit à 90. « Bronwen était fière de moi. » pièces. » Mais ils sont actuellement « plus
notamment Je suis le chat Farjeon allait faire figurer ces noms de attirés par des créatures artificielles » que
et L’Ourse des neiges, parus fleurs dans ses livres pour enfants, qui par des « organismes vivants ». Les cher­
chez Gautier-Languereau. sont émaillés de connaissances sur la cheurs attribuaient « la moindre connais­
­nature, ­notamment son conte de fées sance de la nature au fait d’en être de
­Elsie Piddock et sa corde à sauter 1 et ses plus en plus coupé » et préconisaient de
récits de Martin Pippin. « remettre les enfants en contact avec
Près d’un siècle plus tard, des cher­ la nature pour gagner les cœurs et les
cheurs de l’université de Cambridge ont ­esprits de la prochaine géné­ration »,car
soumis à un test similaire une c­ ohorte « on aime ce qu’on connaît […] Quel
d’enfants britanniques âgés de 4 à 11 ans, sens a la disparition du condor pour un
dans le but d’évaluer leur « degré de enfant qui n’a jamais vu un ­roitelet ? ».
connaissance de la nature ». Ils avaient J’ai d’abord été consterné à la lec­
réalisé un jeu de 100  cartes i­llustrées ture de cet article. Puis cela m’a donné
­envie d’écrire un livre pour enfants qui
1. Gründ, 2000. évoquerait la magie des créatures vivantes

20 — Books no 90 | juillet-août 2018


Illustration de Jackie Morris tirée du livre The Lost Words. Les auteurs ont choisi 20 noms d’espèces
et non des objets créés de toutes pièces. animales et végétales courantes, d’alouette à vipère en passant par martin-pêcheur.
Ma troisième réaction a été la perplexité.
Comment se faisait-il que les mots pour rait que le milan royal était un oiseau. souviennent encore de ce jour où, dans
désigner la nature environnante aient à En revanche, ils étaient neuf sur dix à la forêt, j’avais reconnu catégoriquement,
ce point disparu de la vie et des lectures souhaiter que leurs enfants en sachent à une dizaine de mètres de distance, une
des enfants britanniques ? davantage sur la faune et la flore britan­ amanite tue-mouche. À y regarder de
D’autres études sont venues confir­ niques. Selon une autre enquête conduite plus près, la chose se révéla être une
mer les principales conclusions des la même année par le Wildlife Trust, un tranche de pastèque abandonnée (j’in­
chercheurs de Cambridge. Selon une tiers des adultes étaient incapables de criminai mes lunettes). Je sais que j’au­
enquête menée en 2008 par le National reconnaître une chouette effraie, trois rais échoué à l’examen floral de Bronwen,
Trust 2, un tiers seulement des 8-11 ans quarts, un frêne, et les deux tiers avaient même si je vis moi-même sur des terres
étaient capables de reconnaître une pie le sentiment d’avoir « perdu le contact crayeuses et que j’adore les fleurs et les
alors qu’ils étaient neuf sur dix à pouvoir avec la nature ». plantes qui poussent sur leur sol calcaire.
nommer un Dalek, cette espèce mutante L’envie existe, mais pas le savoir. Où
de la série Docteur Who. Une étude réali­
sée en 2017 par la Royal Society for the
Protection of Birds (RSPB) évalue de
sont donc passés tous ces mots ? Leur
disparition est-elle un problème ? Et, si
c’est le cas, que faire pour nous incul­
P assionné depuis une dizaine d’années
par le rapport entre le lexique et la
nature, j’ai écrit en 2015 un livre sur le
façon très judicieuse les connaissances quer, à nous et à nos enfants, ce que sujet intitulé Landmarks 3. Je m’inté­
des parents et non celles des enfants. Sur l’anthropologue Beth Povinelli appelle resse plus particulièrement à l’incidence
les 2 000 adultes interrogés, la moitié ne une « culture de la nature »  ? A-t-elle qu’ont ces questions sur les enfants d’au­
pouvait pas reconnaître un moineau, ­jamais vraiment existé  ? Les résultats jourd’hui – et notamment à la façon dont
un quart ne connaissait pas la mésange de ces enquêtes nous consternent et elles sont traitées dans ce qu’on appelle
© Jackie Morris / Hamish Hamilton

bleue ou l’étourneau, un cinquième igno­ nous font douter de nous-mêmes. Mes la « littérature pour enfants » mais que
­enfants, par exemple, peuvent nommer je préfère désigner sous le terme de
2. Cette association de protection du patrimoine naturel
une poule d’eau mais pas une tourterelle « littérature lue par des enfants » afin
et culturel gère toute une série de sites au Royaume-Uni turque, un merle mais pas un étourneau. de ne pas circonscrire ou traiter avec
et revendique plus de 4 millions de membres.
Ils connaissent le chêne mais pas l’au­ condescendance cette production extra­
3. Penguin Books, 2015. bépine, le hêtre mais pas le frêne. Ils se ordinairement variée.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 21


Selon un récent rapport, le Royaume-Uni figure parmi les pays du monde où la nature
Je ne suis pas certain que les a le plus reculé : 53 % de ses espèces autochtones sont en déclin.
enfants aient besoin de mots pour avoir
besoin de nature. Dans le dernier cha­ notre ressenti », écrivait récemment le en quarante ans. L’augmentation de la
pitre de Landmarks, inspiré des travaux journaliste et militant écologiste George circulation automobile, l’accumulation
d’une spécialiste de la petite enfance, Monbiot, dans un article où il invitait des devoirs, les craintes des parents, la
Deb Wilenski, je raconte le « voyage à créer de nouveaux mots pour encou­ dimi­nution des espaces verts, tout cela
fantastique » d’une classe d’enfants de rager la protection de l’environnement. a contribué à la disparition du jeu libre
4 à 5 ans dans un parc naturel du Cam­ Sans noms pour la décrire en détail, la et des connaissances qu’il procure [lire
bridgeshire. Tous les lundis, pendant nature peut rapidement se transfor­ aussi « Esprit ludique, es-tu là ? », p. 13].
trois mois, les enfants ont exploré le parc mer en une coulée verte et uniforme, « Des enfants seuls dans la nature, dans
et l’ont cartographié à l’aide de textes et une toile de fond ou un papier peint les bois ou dans les champs, ça n’existe
de dessins. J’ai été fasciné par la manière jetables. Alors que les bons noms, bien plus », ­déplorait en 2012 le présen­
qu’ils avaient de tisser un récit autour de utilisés, peuvent jouer le rôle de porte tateur de docu­mentaires animaliers
ce petit espace, délimité par une route d’entrée – de « passe-broussaille », pour Chris Packham. Pendant ce temps, la
à quatre voies et le parking de l’hôpital reprendre le terme de l’auteur de fan­ ­santé physique et mentale des enfants
voisin. En fait, si on leur en donne l’oc­ tasy Robert Holdstock 4 – vers le monde se dégrade et le taux d’obésité monte
casion, les enfants inventent un nouveau plus ­qu’humain d’oiseaux, de mam­ en flèche. Une étude de 2016 (finan­
sens à la nature, lui donnent de nouveaux mifères, d’arbres et d’insectes. Les bons cée notam­ment par la marque de les­
mots. Si on leur en laisse l’occasion, ils noms font avancer les connaissances et sive Persil) était intitulée « Les enfants
vont à la rencontre du vivant avec leur convoquent le merveilleux. Et le mer­ passent moins de temps dehors que les
corps et leur intellect, en le touchant, veilleux est un équipement de survie prisonniers ».
en le goûtant, en le rêvant : ils n’ont pas indispensable à l’ère de l’anthropocène. Ce genre d’affirmation à l’emporte-­
besoin de Linné. pièce cache néanmoins une réalité plus
Mais je crois aussi que les noms ont
leur importance et que la façon que nous
avons de désigner le monde naturel
L ’absence de « culture de la nature »,
surtout de la nature environnante,
est clairement due aux grandes muta­
complexe. Le contact avec la nature varie
énormément en fonction de la catégorie
sociale, de revenu et de l’appartenance
déter­mine le rapport éthique et imagi­ tions survenues dans la vie des enfants ethnique. Dans le discours sur le « déficit
naire que nous avons avec lui. « Les mots des pays développés. La culture numé­ de nature », on incrimine trop souvent
© Jackie Morris / Hamish Hamilton

exercent un pouvoir extraordinaire sur rique a pris une place prépondérante ; le de façon simpliste le numérique, alors
temps passé devant les écrans est monté qu’il peut être un allié de poids. Et on
4. La plupart des livres de Robert Holdstock sont
en flèche. En Grande-Bretagne, le rayon suppose l’existence d’un âge d’or où les
disponibles en poche. Robert Mcfarlane fait ici référence d’autonomie des enfants, l’espace dans enfants allaient pieds nus. Ces titres
au troisième volet de la série La Forêt des Mythagos.
The Hollowing, traduit en français sous le titre Le Passe-
lequel ils sont autorisés à jouer sans sensationnalistes occultent également
Broussaille (Folio, 2004). surveillance, a rétréci de plus de 90 % tous les signes encourageants et les

22 — Books no 90 | juillet-août 2018


progrès visibles, selon moi du moins, Press, qui venait de désigner « hashtag » chose mais, d’une manière mystérieuse
en Grande-Bretagne et ailleurs. Dans comme mot de l’année 2015 chez les et ­magnifique, en viennent à faire corps
son livre Last Child in the Woods [« Le enfants.La technologie est fantastique avec elle ».
dernier enfant dans la forêt »], Richard mais le vivant l’est tout autant, notam­ Nous avons donc choisi avec Jackie
Louv fait valoir que les adultes comme ment cette nature qui nous entoure au 20  noms d’espèces animales et végé­
les enfants considèrent de plus en plus la quotidien. Et cette merveille du monde tales courantes qui formaient un quasi-­
nature « comme quelque chose que l’on se retrouve aujourd’hui reléguée à la abécédaire – d’alouette à vipère en pas­
regarde, que l’on consomme, que l’on use, marge de l’expérience et de l’expression sant par campanule, martin-pêcheur et
bref que l’on bafoue ». Inévitablement, orale et écrite de beaucoup d’enfants [liresaule. Pour chaque nom, j’ai rédigé un
un tel basculement – si tant est que cela l’encadré p. 24]. sort d’invocation sous forme d’acros­
en soit un et non la réédition d’un vieux tiche, destiné à être lu à voix haute par
La nature, les mots et les rêves s’entre­
problème – a des conséquences sur les mêlent dans la scène de lecture enfan­tine un enfant à un adulte, par un adulte à un
territoires de l’imagination autant que sans doute la plus célèbre de la littéra­ enfant ou par un adulte à un autre adulte.
sur ceux de la réalité. « Si les enfants ture anglaise. Jane Eyre a 10 ans, et, au La lecture à haute voix était une façon
désertent les terrains vagues et les lits début du roman éponyme de Charlotte de faire réapparaître le mot comme par
des ruisseaux, les ruelles et les bois, que Brontë, elle se réfugie dans la lecture. enchantement.
deviendront le monde des contes et la Assise en tailleur dans l’embrasure d’une Comme je ne suis assurément pas un
­littérature elle-même ? » se demandait fenêtre, séparée du reste de la maison poète – et que je ne veux pas qu’on pense
le romancier Michael Chabon dans The par un épais rideau rouge, elle savoure que je me considère comme tel –, j’ai
New York Review of Books 5. sa « double retraite » : derrière un rideau,
imaginé mes petits textes comme des
dans un livre. Le livre en question est « sorts » et non comme des poèmes. Je

U ne réponse à la question de Cha­


bon est apportée par les données
issues du concours annuel « Une histoire
« L’histoire des oiseaux de Grande-­
Bretagne », de Thomas Bewick, dans
lequel les planches représentant les dif­
les ai écrits pour être dits à voix haute,
et je me les suis souvent dits à voix
haute avant de les coucher sur le papier
en 500 mots », organisé par la BBC et férentes espèces sont accompagnées de pour voir s’ils allaient s’imprimer dans
Oxford University Press à l’intention des leur nom et d’une petite notice. Alors ma mémoire comme des incantations.
5-13 ans et auquel participent plus de qu’elle tourne les pages, son esprit vaga­ L’acrostiche sur la loutre m’est venu
120 000 enfants (soit un corpus annuel bonde : « Chaque gravure me disait une lors d’une randonnée en compagnie de
de plus de 50 millions de mots). mon père en Écosse. Celui sur
Pris ensemble, ces textes offrent « Si les enfants désertent le saule, sur le chemin de halage
un extraordinaire aperçu de
l’imagination et du lexique des les terrains vagues, que deviendra de la Lea, à Londres. Celui sur le
triton, alors que je faisais la queue
petits Britanniques. On peut y le monde des contes ? » à la caisse du supermarché.
constater l’apparition et la dis­ Pour les jeunes enfants, le
parition d’intrigues et de personnages, histoire, mystérieuse souvent pour mon ­langage est une expérience sensuelle
mais aussi de mots. Sans surprise, dans la intelligence inculte et pour mes sensa­ ­autant que sémantique. Ils s’imprègnent
­cuvée 2017, le mot Trump tient la vedette tions imparfaites, mais toujours profon­ de ce que Francis Spufford appelle dans
de même qu’une série de v­ ariantes telles dément intéressante. » Elle s’imagine son livre The Child that Books Built
que Trumpedo et Trumpstilskin 6. En voguant vers le Grand Nord, dans l’im­ [« L’enfant que les livres ont fait »] les
2015, les personnages les plus fréquents mensité blanche de l’Arctique, portée éléments ­« merveilleusement inscrits »
étaient Wayne Rooney, Blanche-Neige, sur les ailes des mots et des planches. dans la langue : « sa texture, son timbre,
Adolf Hitler, Lionel Messi et Cendril­ « Je ne craignais qu’une interruption », son grain, sa musique ». C’est aussi sur
lon. Avec 3 975 occurrences – un score dit-elle joliment 7. ces éléments que se fondent les sorts et
encourageant –, « chêne » était le mot du En 2015, j’ai commencé à travailler les incantations, car ces énoncés pro­
lexique de la nature le plus fréquent cette avec l’illustratrice Jackie Morris à un viennent de cultures orales où tout pas­
année-là. Tout en bas de la liste, voués à livre intitulé The Lost Words, consacré à sait par le geste et la parole.
la disparition, figuraient « gland » (293), la magie des mots et de la nature. Au
« renoncule » (168), « merle » (167) et
« marron » (155). « Le numérique prend
une place prépondérante dans la vie
début, nous savions seulement que nous
voulions faire un grimoire moderne du N ous ne devrions pas être surpris
que les noms de certaines espèces
monde naturel, un livre qui chercherait natu­relles disparaissent de la bouche et
des enfants », notait Oxford University à faire réapparaître les mots, les noms et de l’imagination des enfants, parce que
les espèces qui étaient en train de som­ la nature elle-même disparaît. Nous
brer dans l’oubli. Nous voulions célébrer vivons actuellement la sixième grande
5. The Wilderness of Childhood, 16 juillet 2009.
les « identifications » rendues possibles extinction : la biodiversité de la planète
6. « Trumpelstilskin » est un clin d’œil au personnage par des noms qui font partie, selon la décroît à un rythme et dans des pro­
de conte allemand Rumpelstilzchen, nommé
Rumpelstiltskin en anglais et Nain Tracassin en français.
formule du chroniqueur de The Obser- portions ­jamais vus depuis le crétacé.
ver Henry Porter, « du lexique eupho­ Loca­lement, cela se traduit par ce que le
7. Traduction de Mme Lesbazeilles Souvestre (Librairie
Hachette, 1890). Le roman était alors signé Currer Bell,
nique ordinaire du monde naturel et journaliste Michael McCarthy a baptisé
pseudonyme de Charlotte Brontë. ne se contentent pas de désigner une « le grand appauvrissement ». Le

Books no 90 | juillet-août 2018 — 23


Rapport britannique sur l’état de
la nature 2016 constate que le Royaume-
Uni figure « parmi les pays du monde où
DÉSUET, LE MOT « MARRON » ?
la nature a le plus reculé », 53 % de ses
De nouveaux mots font régulièrement leur entrée Cette lettre a eu un grand écho dans la presse
espèces autochtones (dont les chouettes dans les dictionnaires. Ainsi, l’édition 2007 de britannique. Beaucoup ont soutenu cet appel à
effraies, les tritons, les moineaux et les l’Oxford Junior Dictionary (OJD), la version junior « résister » à l’« effacement » de la nature dans
étourneaux) étant en déclin. du célèbre dictionnaire britannique, a accueilli le lexique des enfants. Au printemps 2018, une
La nature s’appauvrit et, avec elle, des termes comme « blog », « analogique » ou péti­tion demandant le retour des mots sup-
le souvenir que nous en avons. Le « copier-coller ». Personne n’y aurait trouvé à primés a recueilli plus de 200 000 signatures.
redire si d’autres mots n’avaient été discrètement « Si les lexicographes de l’OJD se prenaient un
syndrome de la référence glissante
escamotés. Laurence Rose, de la Royal Society marron sur la tête, ils réaliseraient peut-être que
­occulte les pertes, et chaque génération for the Protection of Birds, a fait le compte  : toutes ces petites merveilles dont ils ont décrété
s’accommode de l’état le plus récent une cinquantaine de mots se sont ainsi volati- qu’elles ne font plus partie de notre vie urbaine
de la ­nature 8. La Route, de Cormac lisés, la plupart liés à la flore et à la faune. Exit trépidante sont plus nombreuses que j­amais,
­McCarthy, ­entrevoit l’aboutissement de « hamster », « héron », « homard », « huître », même en ville », écrit le journaliste ­Patrick
ce processus. Dans ce roman, les espèces « pie ». Mais aussi « marron », « trèfle » et Barkham dans The Guardian. Le quotidien a aussi
« chou-fleur » ! Dans la dernière édition en date publié l’un des rares articles critiques à l’égard
communes ont disparu, mais leurs noms
de l’OJD, mise à jour en 2012, ces changements de la lettre ouverte des écrivains. Il est signé
subsistent. Ils sont prononcés sans a­ ucun ont été maintenus, ce qui a ­amené, en 2015, par Martin Robbins, un chercheur spécialiste de
espoir, secoués comme des h ­ ochets vingt-huit écrivains et artistes britanniques (dont l’intelligence artificielle. « S’en prendre à un dic-
­remplis de cendre. ­Robert Macfarlane, l’auteur de l’article ci-contre) tionnaire, c’est comme s’en prendre au thermo-
à tirer la sonnette d’alarme. « Nous comprenons mètre lorsqu’il fait trop froid ou aux journalistes

P our mettre fin à cet épouvantable qu’il faille introduire des mots nouveaux et leur si l’actualité syrienne vous révulse. Ils ne font que
faire de la place, écrivent-ils dans une lettre refléter la réalité. Ce n’est pas au dictionnaire de
déclin, on nous parle sans arrêt de
­ouverte adressée à l’éditeur du dictionnaire. faire jouer les enfants dehors, c’est aux parents
« renouer le contact avec la nature », Nous n’entendons pas commenter le choix des – et c’est peut-être sur eux que les pétitionnaires
comme s’il suffisait de rebrancher le mots ajoutés. Néanmoins, il est inquié­tant de devraient diriger leur attention », écrit-il. « Tous
grille-pain pour avoir à nouveau de jolies voir que, contrairement à ceux qui ont été élimi- nos dictionnaires sont censés reflé­ter l’usage
tartines dorées. Nous attendons beau­ nés, beaucoup d’entre eux renvoient à l’existence qui est fait de la langue. Nous ne préconisons
coup de cette expression à la mode mais solitaire et confinée des enfants d’aujourd’hui. À par l’usage de tel ou tel mot », s’est pour sa part
la lumière de ce que nous ­savons sur les bienfaits ­défendu un porte-parole d’Oxford University
n’examinons que rarement ses a­ spects
du jeu en plein air et du lien avec la nature, nous Press, l’éditeur du dictionnaire. 
pratiques ou philosophiques. Le rapport jugeons le choix des mots retirés choquant et
2013 de la RSPB, « Entrer en contact particulièrement malvenu. » — Books
avec la nature », fait exception à la règle.
Ce document, fruit de trois années de
recherches, considère à juste titre le classes vertes. La plupart de ces associa­ de ronces et de tabac du diable » derrière
« déficit de nature » comme un pro­ tions cherchent en particulier à aider les la clôture du jardin. Elle en a remisé son
blème complexe, où les facteurs socio-­ enfants menacés d’exclusion sociale ou rationalisme au placard : « J’ai commencé
économiques et culturels jouent un rôle qui n’ont que très peu de chances d’avoir à croire à ce que disaient mes livres de
important. Il déplore que seul un enfant accès à des espaces verts. Jackie et moi contes. Soudain, j’ai vu le paysage comme
britannique sur cinq ait « un réel contact reversons une partie des recettes issues quelque chose de vivant, plein de mystère
avec la nature ». Mais il souligne avec de la vente de notre livre à ­Action for et de promesses. La nature me semblait,
une note d’espoir que le contact avec la Conservation, une association récente comme à la plupart des enfants qui en
nature n’est pas seulement une question qui a pour mission d’inciter les jeunes à ont fait l’expérience, puissante et sensible
de « préservation », mais aussi d’éduca­ agir pour la nature. à la fois » [lire aussi l’article d’Alison Lurie
tion, de santé physique et mentale et Le déficit de nature requiert aussi « Dessine-moi une école», p. 30].
d’accomplissement personnel. Bref, ce des actions artistiques et culturelles. C’est cela que devrait être à mon avis
qui est bon pour la nature est aussi bon « Nous avons la chance d’être dotés la nature pour les enfants, « vivante,
pour l’enfant. d’une ­nature riche et d’une langue riche. puissante et sensible », et non pas, pour
Le déficit de nature requiert des Rapprochons-les, et utilisons l’une pour reprendre l’expression de Richard Louv,
­remèdes politiques et structurels. De ­défendre l’autre », écrit Monbiot en quelque chose que l’on regarde, que l’on
manière encourageante, des centaines conclusion de son article sur la nature et consomme, que l’on bafoue. Cette diffé­
d’associations s’emploient à rapprocher les mots pour la nommer. Absolument. rence s’apparente à celle qui existe entre
les enfants de la nature en travaillant avec Et, d’ailleurs, un nombre croissant d’au­ l’anthropomorphisme et l’animisme  :
les écoles pour qu’elles multiplient les teurs de littérature jeunesse les mêlent dans le premier cas, nous remodelons le
merveilleusement. monde plus qu’humain à notre image,
8. Ce syndrome a été décrit par le biologiste marin
Dans Boys and Girls Forever [« Garçons dans le second, nous tentons de percer
français Daniel Pauly à propos de la pêche. Dans et filles pour toujours »], son étude désor­ sa complexité et ses mystères.
une situation qui se dégrade inéluctablement mais
progressivement, chaque génération prend pour
mais classique sur la littérature enfantine,
référence la situation qu’elle trouve au début de sa Alison Lurie se souvient du jour où elle — Robert Macfarlane est un auteur britannique
carrière. La dégradation mesurée à l’échelle de temps de livres sur la nature. — Cet article est paru
humaine ne dépasse jamais le seuil qui aurait entraîné
a déménagé de la ville à la campagne et dans The Guardian le 30 septembre 2017. Il a été
une réaction drastique. qu’elle a découvert « l’impénétrable fourré traduit par Alexandre Lévy.

24 — Books no 90 | juillet-août 2018


ÉCRITURE

LE STYLO FAIT
DE LA RÉSISTANCE
Dans les écoles primaires américaines, la priorité est donnée
à la maîtrise du clavier. Mais beaucoup voient dans le déclin
de l’écriture cursive une perte d’identité et d’intelligence.
Tout porte à croire pourtant qu’ils n’ont pas à s’inquiéter.
ANNE TRUBEK. The New York Times.

D
ans le socle commun de on n’a pas à lever le stylo du papier. Les
connaissances et de com- écritures cursives sont aussi vieilles que
pétences 1 établi aux États- l’écriture elle-même. Les Égyptiens ont
Unis en 2010, l’écriture inventé l’une des toutes premières, le
manuscrite était reléguée au second démotique, pour permettre aux scribes
plan, derrière l’écriture au clavier. d’enregistrer les transactions commer-
Les établissements scolaires devaient ciales et les décrets pharaoniques plus
désormais faire en sorte que tous rapidement qu’avec des hiéroglyphes.
les élèves possèdent « une maîtrise C’est ce désir d’écrire plus vite qui a servi
suffisante du clavier » dès le CM1, de moteur à l’innovation tout au long
les « bases de l’écriture scripte », ou en de l’histoire : le stylo à bille a remplacé
carac­tères d’imprimerie, n’étant ensei- la plume d’oie, la machine à écrire le
gnées qu’en grande section de mater- stylo, et l’ordinateur la machine à écrire.
LE LIVRE
The History and Uncertain nelle et au CP. L’écriture cursive, elle, Pourquoi revenir en arrière ?
Future of Handwriting passait carrément à la trappe, au grand Certains experts estiment qu’écrire
(« L’histoire et l’avenir mécontentement de bon nombre d’en- à la main a des effets neurologiques
incertain de l’écriture seignants, de ­parents et d’élus. ; plusieurs ­positifs pour les enfants. Selon Virginia
manuscrite »), Bloomsbury États et districts ont réussi, à force de Berninger, professeure à l’université de
USA, 2016, 192 p.
lobbying, à la réintroduire dans les Washington, « l’écriture manuscrite – la
L’AUTEURE écoles publiques 2. formation des lettres – mobilise l’intel-
Anne Trubek est la fondatrice À entendre les gens, on a l’impression lect, ce qui aide les enfants à se concen-
de la maison d’édition Belt que le déclin de l’écriture manuscrite an- trer sur la langue écrite ». Une étude de
et du magazine du même nonce celui de la civilisation. Mais, si le 2012 portant sur 15 élèves montre que
nom. Elle a coordonné Voices
from the Rust Belt (Macmillan, but de l’instruction publique est de pré- le tracé des lettres facilite l’apprentissage
2018), un recueil de textes parer à la vie professionnelle, il est indé- de la lecture – qu’on écrive en script ou
sur la Rust Belt, le bassin niablement plus utile de savoir m ­ anier le en cursive. Il ressort aussi d’une étude de
industriel en déclin du nord- clavier que le stylo. L’écriture manuscrite 2014 que les étudiants qui prennent des
est des États-Unis, qui a est encore indispensable dans quelques notes sur papier pendant le cours mémo­
été pour beaucoup dans
l’élection de Donald Trump. rares circonstances, qui seront encore risent mieux l’information que ceux le
plus rares lorsque les élèves de mater- font sur ordinateur – mais peut-être est-
nelle auront achevé leur scolarité. ce parce que l’écriture manuscrite, moins
Si l’écriture scripte reste une compé- rapide, rend les étudiants plus sélectifs
tence utile quoique rarement utilisée, dans ce qu’ils notent. Cela prouve non
l’écriture cursive a fait son temps. Elle pas la supériorité du stylo sur le clavier,
répond pourtant à un impératif d’effica- mais la nécessité ­d ’apprendre la tech-
cité : on écrit beaucoup plus vite quand nique de prise de notes.
L’enseignement de l’écriture dans les
1. Les Common Core Standards sont un ensemble
petites classes a pour but de faire acqué-
de normes relatives aux apprentissages fondamentaux rir aux enfants un automatisme cognitif
qui visent à uniformiser les programmes dans tous
les États des États-Unis.
(la capacité de former des lettres sans
effort conscient) le plus tôt possible,
2. À ce jour, 21 États sur 50 ont réintroduit
l’enseignement de l’écriture cursive et 5 autres
afin qu’ils puissent se concentrer sur ce
s’apprêtent à le faire. qu’ils veulent dire plutôt que sur

Books no 90 | juillet-août 2018 — 25


Apprendre à écrire ou à coder ? En Estonie, les enfants s’initient à la programmation informatique
la ­façon d’écrire les mots ­requis. dès le CP, une classe traditionnellement dévolue à l’enseignement de l’écriture manuscrite.
Les écoliers possèdent aujourd’hui
un automatisme de frappe au clavier gnement de l’écriture cursive était un une calligraphie jugée plus vigoureuse
(la capacité de taper sans regarder les acte de patriotisme. Un mois plus tard,et masculine et donc mieux adaptée à
touches) de plus en plus jeunes, souvent l’Alabama imposait l’enseignement de l’ère industrielle – « un style simple et ra-
dès le CM1, ce qui leur permet de se l’écriture cursive aux écoles publiquespide », au dire d’Austin Palmer – en lieu
concentrer sur des questions autrement et place du style spencérien plus effémi-
avant la fin du CE2 par la loi dite Lexi
plus importantes, comme la structure de né. Les élèves qui l’apprenaient avaient
(du nom de la petite-fille de l’élu répu­
la phrase ou le choix des mots. blicain local Dickie Drake). Pour le pour consigne de devenir des « machines
à écrire » : ils devaient maintenir leurs
député Drake, « l’écriture cursive en dit

C ertains estiment aussi que l’appren-


tissage de l’écriture cursive renforce
ce qu’on appelle la motricité fine (les
siques ». Autrement dit, notre écriture
est révélatrice de notre singularité.
bras et leurs épaules dans une position
autant sur quelqu’un que ses traits phy-
inconfortable pendant des heures pour
s’entraîner aux exercices d’écriture.
mouvements qui sollicitent les On croyait aussi que la maî-
petits muscles de la main et des Les débats sur l’écriture trise de la méthode Palmer
doigts). Mais c’est le cas de bien ferait des élèves de meilleurs
d’autres activités sans doute plus
manuscrite sont révélateurs chrétiens, aiderait les immigrés
utiles, comme la cuisine, la cou- des angoisses d’une société. à s’intégrer (par son « puissant
ture ou la menuiserie, dont per- effet hygiénique »), remettrait les
sonne n’exige pourtant la réintroduction Aux États-Unis, l’écriture cursive a mauvais éléments sur le droit chemin
dans les programmes. longtemps été censée produire l’effet (« le premier pas dans la rééducation des
© Stefano De Luigi / VII / Redux / Réa

Ces débats occultent les vraies ques- contraire  : pour la maîtriser, il fallait délinquants ») et rendrait les travailleurs
tions, qui sont d’ordre culturel. En s’astreindre à un labeur morne et répé­ plus productifs (parce que cette graphie
avril 2016, lorsque le sénat de Louisiane titif afin que l’écriture de chacun se comportait moins de fioritures que la
vota la réintroduction de l’écriture cur- conforme à un modèle standard. Au spencérienne). Nos ancêtres des xixe
sive dans l’enseignement public, les milieu du xixe  siècle, ce modèle était et xxe  siècles greffaient leurs valeurs
sénateurs manifestèrent leur joie aux celui de l’écriture spencérienne, plus sur l’écriture comme nous le faisons
cris d’« America ! », comme si l’ensei- tard remplacé par la méthode Palmer, aujourd’hui avec nos conceptions de

26 — Books no 90 | juillet-août 2018


l’individualisme, du patriotisme et du l’université d’État de l’Arizona, « quand primaire. C’est une perte, j’en conviens.
moi unique. on demande à des professeurs de noter Faire glisser son stylo sur le papier a
On a assisté à des débats semblables plusieurs versions d’une même copie quelque chose d’agréable, d’apaisant.
sur la signification de l’écriture manus- qui ne diffèrent que par la qualité de Et c’est toujours émouvant de relire les
crite à d’autres époques de transition. l’écriture, on constate qu’ils attribuent boucles et les traits propres à l’écriture
Au début du Moyen Âge, les moines une meilleure note aux copies rédigées de nos aïeux.
se voient contraints d’abandonner la d’une écriture soignée ». Avec le clavier, Mais, en tant que gauchère affligée
graphie romaine, jugée trop païenne, tout le monde est sur un pied d’égalité. d’une écriture épouvantable et mère
au profit d’une graphie d’allure plus d’un petit garçon qui a eu toutes les
chrétienne. Au xvie  siècle, Érasme
écrit un dialogue où des personnages
utilisant une graphie humaniste impré­
N ous vivons peut-être un âge d’or de
l’écriture. La plupart des enfants
et des adultes écrivent beaucoup plus
peines du monde à maîtriser l’écriture
cursive – il a été privé de récréation
p endant presque toute son année
­
gnée de l’esprit de la Renaissance cri- au quotidien qu’il y a dix ou vingt ans, de CM1 parce qu’il t­raçait ses « j » à
tiquent l’allure barbare de l’écriture parce qu’ils s’envoient des messages sur l’envers –, je ne vais pas me lamenter
gothique, qu’ils jugent moins civilisée. les réseaux sociaux ou des textos au lieu sur sa dispa­rition. L’histoire regorge de
Ils reprochent aussi aux femmes d’avoir de se téléphoner ou de se voir. Plus on pertes de ce genre  : combien y a­ -t-il
une écriture brouillonne et impatiente. écrit, mieux on écrit. Par ailleurs, rien ­aujourd’hui de gens qui gravent des
Aujourd’hui, celles-ci sont censées pos- ne permet d’affirmer que le langage mots dans la pierre, trempent leur plume
séder une meilleure calligraphie que les SMS – genre MDR – est entré dans la dans l’encrier ou activent la m
­ anette de
hommes (essentiellement parce que langue scolaire ou que les élèves fassent retour chariot d’une machine à écrire ?
l’écriture s’enseigne désormais à un âge plus de fautes d’orthographe de ce fait. L’intelligence de nos enfants n’y perdra
plus tendre, où la motricité fine des filles Il est avéré au contraire que les étudiants rien. Les valeurs culturelles que nous
est plus développée). rédigent des devoirs mieux construits projetons sur l’écriture manuscrite évo-
La cursive n’a pas plus à voir avec le et deux fois plus longs que ceux de la lueront avec nous, comme c’est le cas
patriotisme que l’écriture gothique avec génération précédente. Pas de souci à depuis six mille ans.
la barbarie ou la méthode Palmer avec le se faire pour les jeunes !
christianisme. Les débats sur l’écriture Malgré les protestations récentes, — Anne Trubek est une journaliste américaine.
— Cet article est paru dans The New York Times
manuscrite sont révélateurs des valeurs l’écriture manuscrite va progressive- le 20 août 2016. Il a été traduit par Jean-Louis
et des angoisses d’une société ; ils n’ont ment voir sa place diminuer dans le de Montesquiou.
pas grand rapport avec les talents ou les
compétences des enfants.
Dernier point : les défenseurs de la INTERNET, CE DIEU BIFRONS
cursive affirment souvent que, si on ne
l’apprend pas, on ne saura pas la déchif- Au négatif, Internet est l’ennemi du bon ensei- Au positif, Internet est un formidable support
frer. « Les élèves ne pourront pas lire la gnant. Les enfants sont de plus en plus tôt ­accros pour les nouveaux logiciels d’enseignement en
Déclaration d’indépendance », s’alar- à leur smartphone, l’information accessible ligne, qui exploitent les progrès de l’intelligence
ment-ils. Mais l’argument est fallacieux. ­arrive sans hiérarchie ni contrôle, Wikipédia est artificielle pour produire des programmes adap-
un outil formidable mais semé de pièges et une tés à chaque élève. Celui-ci peut correspondre
La plupart des gens qui maîtrisent l’écri- incitation à la paresse. Et les études de sociolo- avec un tuteur, de plus en plus souvent virtuel.
ture cursive ont du mal à déchiffrer l’ori- gues et psychologues se succèdent pour dénon- Certaines écoles, comme la Khan Lab School,
ginal de ce document du xviiie siècle, cer les effets nocifs de « l’héroïne numérique » 1. en Californie, sont organisées pour profiter des
car sa graphie nous est ­désormais peu Jusqu’à la dépression et au suicide. Par ailleurs, programmes disponibles. Les élèves ne passent
familière. les géants du numérique se sont engouffrés qu’une partie de la journée en classe et n’ont pas
En fait, les transformations induites dans le gigantesque marché des scolaires. de devoirs à faire à la maison. Ils travaillent dans
­Google mène la danse. Aux États-Unis, 30 mil- une salle commune qui accueille des enfants
par le numérique pourraient bien s’avé- lions de petites têtes utilisent des applications de d’âges différents suivant chacun un programme
rer bénéfiques aux scripteurs et à l’écri- la multinationale américaine, qui inonde aussi adapté. Si les études publiées jusqu’à présent
ture elle-même. Comme ils acquièrent les écoles avec son Chromebook, un ordinateur n’indiquent pas d’avantages substantiels pour
des automatismes au clavier beaucoup portable bon marché. Google Classroom est un les élèves qui exploitent les technologies de
plus vite, on peut imaginer que les élèves outil dans lequel l’enseignant inscrit les devoirs l’information, le tableau est en train de chan-
à faire et les leçons à apprendre. Google permet ger, conclut une enquête de The Economist.
de CE2 s’exprimeront mieux par écrit,
aussi à l’élève de trouver quantité de réponses Des programmes sont conçus pour identifier
car l’apprentissage de l’écriture empié­ à des questions en sciences et en maths, en tous les types d’erreurs commis par les élèves.
tera moins sur leur scolarité. Et le cla- lui épargnant l’effort de chercher lui-même la Les outils d’enseignement en ligne pénètrent
vier est une aubaine pour les enfants qui réponse. De nombreux parents s’inquiètent de dans les écoles du monde entier : en Afrique
ont des problèmes de motricité fine ou voir le mastodonte enregistrer les données per- du Sud, au Brésil, en Inde, en Chine. Bien sûr,
pour ceux qui, n’ayant pas une belle sonnelles de leurs enfants. De même que pour les programmes sont plus efficaces en maths et
Facebook, qui a lancé Messenger Kids, destiné en grammaire qu’en histoire ou en poésie. Et,
écriture, sont moins bien notés que les
aux 6-12 ans. là aussi, les parents s’inquiètent de voir le profil
autres, indépendamment de la qualité scolaire de leur enfant numérisé. 
du contenu. C’est ce qu’on appelle l’« ef-
1. Nicholas Kardaras, Glow Kids: How Screen Addiction
fet écriture » : comme l’a montré Steve is Hijacking our Kids (St Martin’s Press, 2016). — Books
Graham, professeur de p ­ édagogie à

Books no 90 | juillet-août 2018 — 27


Orientation

L’ENVERS DU « MODÈLE ALLEMAND »


En Allemagne, le destin professionnel des enfants est scellé
dès l’âge de 10 ans. Résultat : dans aucun autre pays avancé
les chances de réussite ne dépendent autant de l’origine sociale.
BAPTISTE TOUVEREY.

nombre de pratiques qui nous une moindre mesure, en Suisse). Quels étaient les arguments des
semblent désormais inadmis- À 10 ans, donc, on décide si un opposants à la réforme proposée
sibles – l’impossibilité pour les enfant aura la possibilité plus tard à Hambourg  ? « Si l’on allon-
femmes de voter et d’ouvrir un d’aller à l’université. Dans ce cas, geait à six ans l’école primaire
compte bancaire sans l’autorisa- il est orienté vers un Gymnasium commune, les meilleurs élèves
tion de leur mari, par exemple, ou où il obtiendra au bout de huit ou perdraient deux des années qu’ils
encore, pour revenir au domaine neuf ans (selon les Länder) l’Abi- passent ­exclusivement entre eux
scolaire, les châtiments corpo- tur, le bac allemand, sésame pour au Gymnasium, deux années qu’ils
rels – ont longtemps été jugées l’université. Le Gymnasium est ce ne pourraient jamais rattraper. Le
tout à fait naturelles. Nul doute, qui ressemble le plus à notre col- niveau de l’Abitur baisserait et,
Anna, die Schule und der liebe selon Precht, que les méthodes lège et à notre lycée général. avec lui, les chances de ces élèves
Gott. Der Verrat des Bildungssystems d’enseignement actuelles seront Pour les autres, direction la face à la concurrence internatio-
an unseren Kindern (« Anna, bientôt reléguées aux oubliettes Realschule ou la Hauptschule. nale », rapporte Precht, qui, pour
l’école et le bon Dieu. Comment de l’histoire. Cette dernière propose un ensei- sa part, ne voit là qu’un raison-
le système éducatif trahit nos
Contrairement à d’autres de ses gnement professionnalisant (c’est nement de classe court-termiste,
enfants »), de Richard David Precht 1,
Goldmann, 2013.
ouvrages, celui-ci n’a pas été tra- la fameuse filière technique alle- une façon pour les plus favorisés
duit en français. La raison est mande), la Realschule constituant de perpétuer leurs privilèges.
évidente : il s’intéresse avant tout une voie moyenne entre les deux Et de citer l’essayiste Bruno

L
’idée est aussi dérangeante à l’école allemande. Cela ne signi- autres. Des passerelles existent, Preisendörfer  : « La reproduc-
que stimulante  : dans fie pas pour autant qu’il soit sans mais, de fait, les enfants de milieux tion des inégalités n’est pas un
deux ou trois décennies, intérêt pour un lecteur français. favorisés se retrouvent au Gymna- dysfonctionnement de notre sys-
il n’est pas impossible que nous D’abord, il permet de découvrir sium et ceux de parents immigrés tème éducatif, comme le croient
regardions notre système scolaire les singularités d’un système par- dans les Hauptschulen. les bonnes âmes, mais une part
actuel avec horreur et perplexité. fois présenté chez nous comme Malgré son injustice flagrante, essentielle de sa mission. »
Qu’on y réfléchisse un peu : des un modèle à suivre et dont Precht constate Precht, le système des L’autre raison de cet étrange
cours magistraux d’une durée fixe, dénonce, lui, les travers. Ensuite, trois filières reste une « vache conservatisme tient à la place
le savoir découpé en matières im- centrale traditionnellement dévo­
perméables les unes aux autres, « Ce n’est pas une nouvelle lue à la famille en Allemagne.
des élèves regroupés selon leur « Il n’existe peut-être aucun autre
année de naissance, des heures réforme éducative qu’il nous faut. pays d’Europe où se fasse sen-
entières à rester immobile sur C’est une révolution ! » tir aussi fortement le besoin de
une chaise, des notes, des exa- ­tenir l’État à l’écart de l’éducation
mens, des devoirs, le redouble- et malgré ce particularisme alle- s­acrée » en Allemagne. Après la des enfants », juge Precht. Les
ment… Tout cela ne pourrait-il mand, beaucoup de ses critiques – défaite nazie, les Alliés avaient ­parents – et, de fait, surtout les
pas nous paraître, un jour pas si et, partant, beaucoup de ses pro- bien tenté de le réformer, mais mères, qui renoncent souvent à
lointain, parfaitement ridicule et positions de réforme – peuvent « même leurs recommandations exercer un emploi pour s’occuper
inadapté ? Le philosophe alle- être transposées à la France . les plus minimes ne furent pas de leur progéniture – sont ­tenus
mand Richard David Precht en Pour Precht, si l’école allemande suivies ». Repousser, par exemple, d’assumer un certain nombre de
est persuadé. se distingue, c’est avant tout par de deux ans l’âge où s’opère le tri tâches qui, dans les autres pays,
En 2013, il a publié Anna, die son inégalitarisme. Dans aucun fatidique ? Nein danke… sont du ressort de l’école. C’est ce
Schule und der liebe Gott, charge autre pays industrialisé, note- En juillet 2010, cette même qui ­explique que la scolarité obli-
violente contre le système édu- t-il, les chances de réussite ne ­proposition a fait l’objet d’un gatoire ne commence qu’à 6 ans
catif allemand. À la fin de son dépendent aussi fortement de ­référendum régional à Ham- et qu’en général les cours soient
introduction, il rappelle que bon l’origine sociale. Dès l’âge de bourg. Nouvel échec. Si bien concentrés le matin.
10 ans, l’enfant est orienté dans qu’aujourd’hui encore, outre- Precht réclame la fin de cette école
1. Richard David Precht est un essayiste une filière qui scelle son destin Rhin, l’école n’étant obligatoire à mi-temps, tout comme l’allon-
allemand. Son ouvrage de vulgarisation
philosophique Qui suis-je et, si je suis, professionnel. C’est plus tôt que qu’à partir de 6 ans, la scolarité gement de la scolarité commune
combien ? (Belfond, 2010) a été un partout ailleurs dans le monde commune à tous les enfants ne à tous. Pour le reste – le fonction-
best-seller outre-Rhin. Pourquoi j’existe ? développé (sauf en Autriche, dont dure que quatre ans : pas assez nement des cours eux-mêmes –, il
Et autres leçons de philosophie pour les
enfants curieux est son dernier livre paru le système scolaire est très proche pour i­nfléchir le déterminisme estime : « Ce n’est pas une nouvelle
en français (Belfond, 2014). du système allemand, et, dans social. réforme éducative qu’il nous faut.

28 — Books no 90 | juillet-août 2018


Des élèves de l’enseignement professionnel en formation dans un atelier de soudure en Allemagne.
C’est une r­évolution éducative. » Les enfants d’immigrés sont surreprésentés dans la filière technique.
Il lui semble aberrant que, avec
tout ce que l’on sait désormais
du fonctionnement psychique et 7 000 heures de devoirs, il ne leur suppose une approche beau- même et son rôle social ». Est-ce à
cérébral des enfants et des adoles- reste en mémoire qu’à peu près coup plus individualisée. Pour dire qu’il faudrait lâcher les ado-
cents, on continue à les éduquer 1 % de l’ensemble des contenus ce qui est des mathématiques, lescents dans la nature en atten-
comme on le faisait au xixe siècle. qu’on a voulu leur inculquer [lire Precht estime tout simplement dant que leurs hormones se cal-
Et même bien avant, puisque le aussi « Pourquoi l’université ne sert qu’« elles n’ont pas leur place dans ment ? Non, mais, de 13 à 15 ans,
cours ­magistral, rappelle-t-il, est à rien », p. 86]. En général, seule la une salle de cours ». Dans aucune les élèves, plutôt que d’être rivés
un héritage du Moyen Âge, du mémoire à court terme est solli- autre ­matière la disparité entre les des heures sur une chaise entre
temps où « un seul possédait un citée – celle qui permet de réussir dispositions de chaque élève n’est quatre murs, l’esprit absent et le
livre et les auditeurs ne savaient les examens. Après, l’élève se sent plus élevée. Dans aucune autre corps en feu, devraient pouvoir
pas lire ». Lorsque le système libre de tout oublier. À quoi, au matière l’apprentissage ne d ­ evrait s’investir dans de grands projets
éducatif allemand a été mis en juste, servent les notes ? se de- donc être plus personnalisé. extrascolaires avec des jeunes du
place (pour l’essentiel aux xviiie mande Precht. « À évaluer la dis- ­Precht voudrait que le professeur même âge : tourner un film, mon-
et xixesiècles, comme en France), cipline ? La résistance au stress ? de mathématiques se transforme ter une pièce de théâtre, exploiter
son objectif était de former avant Le conformisme  ? Le soutien en coach  : chaque élève suit, à une forêt, faire un grand voyage
tout « des serviteurs de l’État, des apporté par les parents ou les pro- son rythme, un programme qui d’exploration… Ces projets pré-
fonctionnaires, des employés et fesseurs particuliers ? » Ce qui est lui est adapté, et le professeur n’est senteraient l’avantage d’être des
du personnel qualifié dans des sûr, c’est qu’elles laissent de côté là que pour apporter un soutien défis stimulants et d’enseigner
domaines bien définis. La passi- des qualités qui sont essentielles individuel. en brisant le cloisonnement par
vité de l’élève était non seulement pour réussir dans la vie, comme Autre affirmation décapante de ­matières. Car, et c’est une autre des
justifiée, mais souhaitée, et la créa- l’originalité, l’humour, le sens de Precht : les adolescents en pleine grandes revendications de Precht,
tivité aussi inutile que proscrite. » l’initiative, le charisme, le charme, puberté « n’ont rien à faire à créer des liens entre les différentes
Résultat de cet archaïsme sco- la force de caractère. l’école ». Bien des problèmes que disciplines permet de leur redon-
laire  : à l’heure actuelle, l’école La grande force de l’ouvrage de rencontrent les enseignants avec ner un sens.
pourrait bien être l’« entreprise Precht est que, pour remédier leurs classes de collégiens seraient Que peut l’école au bout du
la plus inefficace du monde ». aux maux qu’il dénonce, il fait résolus, d’après lui, si on admettait compte ? Développer au mieux le
S’appuyant sur les travaux du des propositions aussi concrètes cette vérité. À cet âge, l’adolescent potentiel de chacun, lui donner les
psychologue Thomas Städtler, que convaincantes. Le but de cherche davantage la reconnais- instruments nécessaires pour être
Precht ­estime qu’à l’issue des l’enseignant, selon lui, ne doit sance de ses pairs que l’approba- un citoyen autonome et réussir sa
13 000  heures que les Alle- plus être de classer et d’éliminer tion des adultes, et ce qui compte vie. C’est peu et c’est énorme.
©DPA / AFP

mands passent sur les bancs de au fur et à mesure, mais de tirer à ses yeux est « moins la géométrie,
l’école, auxquelles il faut ajouter le maximum de chacun. Cela la grammaire et l’histoire que lui- — Ce texte a été écrit pour Books.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 29


ARCHITECTURE

DESSINE-MOI UNE ÉCOLE


Ouvert sur le monde ou ultrasécurisé, fantaisiste ou austère,
un bâtiment scolaire occupe une place particulière dans le tissu
urbain et social. Sa conception reflète toujours une certaine
philosophie de l’éducation, de l’enfance et de la vie en général.
ALISON LURIE. The New York Review of Books.

L
’idée que nous nous faisons leçons de morale). Entouré de vergers
de l’enfance a toujours condi­ et de bois, Plumfield ressemble à une
tionné les méthodes éducatives grande et confortable maison familiale
et l’aspect des écoles. Jusqu’à la – ce qu’il était auparavant. Les enfants
moitié du xviiie siècle, garçons et filles y cultivent leur petit lopin de terre, pos­
étaient souvent considérés comme des sèdent des animaux domestiques et font
adultes en miniature, des lutins diabo­ de fréquentes sorties éducatives dans la
liques ou, sous l’influence de John Locke, nature – peut-être sous l’influence des
comme des feuilles blanches sur les­ ouvrages du naturaliste et poète ­Henry
quelles parents ou éducateurs pouvaient David Thoreau, pour lequel Louisa
inscrire savoir et morale. Puis, dans le sil­ May Alcott avait eu un sérieux béguin
lage du mouvement romantique de la fin ­pendant son enfance 2.
du xviiie,on s’est mis à considérer l’enfant Au cours du siècle écoulé, on a assisté
LE LIVRE comme un être innocent, intrinsèque­ à plusieurs autres tentatives d’inspira­
School (« École »),
Reaktion Books, 2008, 208 p. ment bon et avide d’apprendre ; cela a eu tion romantique pour changer l’appa­
des effets durables (mais pas universels) rence et le fonctionnement des écoles
LES AUTEURS sur l’architecture des écoles. élémentaires traditionnelles. Le mou­
Ian Grosvenor est professeur En littérature, l’une des premières vement Waldorf, fondé en Europe en
d’histoire de l’éducation manifestations de ces idées nouvelles 1919 et inspiré en partie des idées de
en milieu urbain à l’université
de Birmingham et auteur apparaît chez Louisa May Alcott dans Rudolf Steiner, met l’accent sur la sin­
de plusieurs ouvrages sur le Le Rêve de Jo March et La Grande ­Famille gularité et l’imagination à la fois chez
sujet. de Jo March 1. Ces deux romans ont pour les enfants et dans l’architecture des bâ­
cadre Plumfield, le pensionnat dirigé timents. Les écoles de ce mouvement
Catherine Burke enseigne par Jo March et son mari, qui s’ins­ sont encore souvent, un peu partout dans
l’histoire de l’éducation
et de l’enfance à l’université pirent des théories éducatives radicales le monde, des bâtisses biscornues, qui
de Cambridge. Elle est de Ralph Waldo Emerson et de son ressemblent tantôt à des chalets alpins,
notamment l’auteure ami Bronson Alcott, le père de Louisa tantôt à des demeures tout droit sorties
d’un livre sur le couple – lequel avait lui aussi dirigé un éphé­ du pays d’Oz. Les écoles Montessori, qui
d’architectes Mary et David mère externat à Boston fonctionnant datent elles aussi du début du xxe siècle,
Medd (A Life in Education
and Architecture, 2013). sur les mêmes principes. À Plumfield, encouragent l’apprentissage autodirigé et
on part du postulat que tous les enfants l’activité physique tout en insistant sur
ont un bon fond et qu’ils deviendront l’importance de la relation de l’enfant à
en grandissant de dignes citoyens d’une la nature. Les membres de l’équipe péda­
démocratie pourvu qu’on les éduque avec gogique y sont parfois désignés sous le
bienveillance et dans le respect de leurs nom de « guides ». Ces écoles aussi ont
besoins individuels (plus le maximum l’air de vastes et confortables maisons
d’exercice et d’air pur et de fréquentes entourées d’arbres et de verdure. À l’in­
térieur, les salles de classe regorgent de
1. Louisa May Alcott (1832-1888) est une romancière spécimens de la nature – élevages de
américaine, surtout connue pour ses livres pour enfants,
le plus célèbre étant Les Quatre Filles du docteur March
fourmis, poulets, souris blanches –, et
(Livre de Poche jeunesse, 2014). les murs sont tapissés de dessins et de
2. Ami des Alcott, Henry David Thoreau fut l’instituteur
peintures d’enfants.
de Louisa lorsqu’elle avait 7 ans (le poète en avait 23). Un autre mouvement européen
L’auteur de Walden ou la vie dans les bois emmenait
régulièrement ses élèves dans la nature et leur apprenait
appa­renté, celui de l’école de plein air
à mieux connaître la flore et la faune. des a­ nnées 1920 et 1930, se fonde sur

30 — Books no 90 | juillet-août 2018


Leçon dans la nature, Royaume-Uni, 1935. Le mouvement de l’école de plein air se fonde
l’idée que les élèves doivent passer le sur l’idée que les enfants doivent passer le plus de temps possible dehors.
plus de temps possible dehors. Comme
Ian Grosvenor et Catherine Burke le remise ouverte, non chauffée, et cer­ la plupart des écoles fondées sur cette
soulignent dans School, beaucoup de ces tains des cours avaient lieu à l’extérieur, pédagogie progressive aux États-Unis
établissements ont été créés à l’inten­ même en plein hiver. En cas de pluie ou et en Europe étaient payantes, ce qui
tion d’enfants atteints de tuberculose de neige, on s’abritait sous le toit de la en réservait le bénéfice aux rejetons des
ou risquant de contracter la maladie. Ils remise. Je me revois encore taper le sol familles aisées.
étaient l’équivalent juvénile du sanato­ gelé de mes bottes en caoutchouc pour
rium de Thomas Mann dans La Mon-
tagne magique. Ces écoles avaient sou­
vent en guise de murs des panneaux de
me réchauffer les pieds et prendre des
notes sur l’histoire européenne avec des
moufles de laine vertes.
D ans les États-Unis de la fin des an­
nées 1960 et au début des années
1970, un nouveau mouvement éducatif,
verre coulissants, si bien que les dortoirs L’architecture de ces écoles novatrices, celui de la « classe ouverte », exerce une
ou les salles de classe s’ouvraient d’un et d’une façon générale tout le mouve­ influence importante, quoique de courte
côté au moins sur l’extérieur. ment de pédagogie progressive du milieu durée, sur la conception des écoles. Un
L’école de plein air a parfois traversé du xxe siècle, donnait à entendre que les de ses textes fondateurs est « La classe
l’Atlantique. Mon pensionnat dans le enfants étaient des êtres innocents, sin­ ouverte » (1969), de Herbert R. Kohl 3.
Connecticut, dirigé par des aristocrates guliers, précieux, et que le monde lui- Kohl y critique la structure hiérarchique
européens en exil, était en partie conçu même était d’un intérêt sans bornes. Il des bâtiments scolaires de l’époque, qui
sur ces principes. Nous tenions notre fallait aux enfants des classes de petite favorise, selon lui, consciemment ou non,
© Fox Photos / Getty

assemblée quotidienne dans une longue taille, des professeurs enthousiastes et la déférence envers l’autorité et étouffe la
un environnement sain, confortable liberté de pensée. « On y apprend surtout
3. The Open Classroom: A Practical Guide to a New Way
et ­varié. Malheureusement, toutes ces à taire ce qu’on pense ou qu’on éprouve »,
of Teaching (New York Review Books, 1969). bonnes choses ont un prix, et, de ce fait, écrit-il. Dans la première école où

Books no 90 | juillet-août 2018 — 31


il a enseigné, déplore Kohl, l’en­
semble du personnel « avait l’obsession
du “contrôle”, et durant les conseils de
classe transparaissait l’idée que les élèves
étaient un ennemi imprévisible, immoral
et dangereux ».
Kohl entend inculquer à ses élèves
la ­liberté de penser, de s’exprimer et de
suivre leurs propres inclinations. À cet
effet, il préconise d’abandonner la dispo­
sition classique des salles de classe (des
rangées de pupitres faisant face à l’impo­
sant bureau du maître et au tableau noir)
au profit de petits groupes de chaises et
de tables, avec des espaces dévolus à la
lecture, à l’écriture, à la discussion et
autres activités. Il conseille aussi de dis­
poser le bureau du professeur dans un
coin et de laisser les élèves choisir leur
place au lieu de leur en assigner une.
La contre-culture se réapproprie de
la sorte le romantisme et son postulat
que les enfants – et les jeunes en général
– sont bons, spontanés, libres d’esprit,
et qu’il ne faut pas trop les enfermer
ni les contraindre. Les pédagogues les
plus radi­caux proposent, dans la lignée
des expériences britanniques d’écoles
sans murs, de décloisonner les salles de
cours, aussi bien à l’école qu’à l’univer­
sité. Certaines de ces nouvelles écoles en
open space éliminent partiellement ou
totalement les murs intérieurs, ou bien,
dans les variantes moins extrêmes, les Initiation aux mathématiques dans une école Montessori. La pédagogie créée en 1907
remplacent par des cloisons mobiles. par Maria Montessori met l’enfant au cœur du processus d’apprentissage.
Le mouvement en faveur des écoles
décloisonnées s’accompagne d’une L’école décloisonnée présente des par extension, la vie) est source de plaisir
demande de confort supplémentaire. avantages  : les coûts de construction, mais aussi une expérience intéressante
Dans « Architecture sociale », le socio­ d’entretien et de chauffage se voient net­ et variée qui nous met en contact avec
logue Robert Sommer s’en prend par tement réduits ; l’espace peut être modu­ des personnes d’âges et de personnalités
exemple à ce qu’il appelle les « salles de lé pour accueillir des enfants ayant des différentes.
classe dures », avec sol carrelé, mobilier centres d’intérêt ou des aptitudes variés, Mais, comme tant d’autres mou­
standardisé, couleurs ternes et éclairage et les enseignants peuvent circuler faci­ vements novateurs, l’école décloison­
au néon. Il propose à la place des « salles lement d’un groupe à l’autre. Des enfants née s’est révélée à l’usage présenter de
de classe douces », meublées de tapis, de d’âges différents peuvent suivre un cours ­sérieux inconvénients. Quiconque a
banquettes capitonnées, de poufs et de ensemble sans s’ennuyer ni se décourager. ­jamais d­ écoré un appartement sait que le
coussins, et éclairées par des spots 4. Dans Ils peuvent être assis par terre à côté du confort a un prix : les meubles mous, les
des enquêtes, même les étudiants et les prof et échanger en même temps. coussins, les tapis sont peut-être moins
professeurs d’université disent préférer ce chers à l’achat, mais ils sont moins ­faciles
type d’aménagement, dont ils constatent
qu’il favorise les échanges. À la suite de
ces propositions et d’autres du même
L a mobilité des enseignants fait ­aussi
qu’aucun enfant ne se r­etrouve
­coincé toute une année scolaire avec
à entretenir et durent moins longtemps
que le mobilier en métal, en bois, en
plastique rigide et le carrelage. À en
© Stéphanie Tétu / PINK / saif images

genre, beaucoup de classes ouvertes se un adulte dont la personnalité ne lui croire plusieurs professeurs expérimen­
retrouvent dotées de tapis et parsemées convient pas (et inversement). Les plus tés, faire régner la discipline dans une
de grands coussins aux couleurs vives, à grands peuvent travailler en binôme école décloisonnée n’est pas chose aisée,
l’image des salles de thérapie de groupe. avec des élèves plus jeunes, exerçant une et il est facile pour un enfant qui a la
sorte de tutorat individualisé que tout bougeotte ou s’ennuie de s’écarter du
4. Social Design: Creating Buildings with People in Mind
le monde apprécie. L’école décloisonnée groupe. L’absence de murs augmente
(Prentice-Hall, 1983). véhicule le message que l’éducation (et, considérablement le niveau sonore, ce

32 — Books no 90 | juillet-août 2018


qui distrait élèves et professeurs. Impos­ tiques : aquariums, colonies de fourmis, écrites et à la mémorisation ­encourage
sible de se concentrer sur les tables de cages à oiseaux et parfois même hams­ ce que beaucoup d’enseignants qualifient
multiplication quand d’autres enfants, ters, lapins ou souris. Dans certains cas, amèrement de bachotage [teaching to the
quelques mètres plus loin, chantent ou les enfants ont le droit de venir avec leur test]. Ce ne sont pas les acquis des élèves
racontent des histoires. La moindre animal ou d’emprunter un cochon d’Inde qui sont valorisés, déplorent-ils, mais la
explo­sion, qu’il s’agisse d’une expérience pour le week-end. On emmène les éco­ progression d’une année sur l’autre de
de chimie en sixième ou d‘une crise de liers visiter des musées ou d’autres lieux leurs résultats aux évaluations standar­
larmes en mater­nelle, risque de détour­ d’intérêt des environs. Quand cela n’est disées. Si bien qu’une excellente école
ner l’attention de tout le bâtiment. pas possible – généralement pour cause peut se retrouver mal classée parce que
de restrictions budgétaires –, on encou­ ses élèves y affichent constamment de

U n autre problème est qu’il n’y a pas


de limite claire au nombre d’élèves
que peut accueillir une école à espaces
rage les dessins et peintures d’animaux,
de plantes et de tout sujet extérieur à
la classe, une façon de signifier qu’on
bons résultats. Plusieurs professeurs
m’ont confié que ce système incitait des
enseignants et administrateurs stressés et
décloisonnés  : tout ce que le conseil ­accorde de l’importance à l’expérience angois­sés à trafiquer les résultats puisque
scolaire a à faire, c’est d’ajouter quelques du monde qu’ont les enfants. la compétition ne se déroule plus au­
coussins. Si bien que ces écoles sont vite La salle de classe dépouillée, avec ses jourd’hui entre élèves ou entre classes,
en sureffectif, et qu’on y voit parfois des rangées de pupitres fixes, se fait rare de mais entre écoles. Résultat, on privilégie
grappes d’enfants agglutinés autour de nos jours. Aux États-Unis, dans beau­ l’apprentissage par cœur et l’agencement
leur enseignant au bout d’un couloir coup d’écoles primaires, les salles sont des salles de classe du xixe siècle, et on en
pour échapper au tohu-bohu général. désormais dotées de tables légères vient parfois à expulser les élèves moins
Avec le recul, on constate aussi que rectangulaires ou hexagonales. Même performants ou à maquiller leurs résul­
cette configuration convient mieux aux chose en Grande-Bretagne, où les vieux tats afin de ne pas nuire à la moyenne
petites classes et que les enseignants ­pupitres à deux places en chêne et en générale de l’établissement.
gardent une préférence pour les salles fonte avec sièges fixes ont disparu au Les problèmes récurrents de concep­
de classe fermées. Si bien que tion des bâtiments scolaires aux
beaucoup d’écoles en open space Des « musées vivants » avec États-Unis conduisent certains
ont installé des cloisons, même experts à prôner le retour à un
si les classes de maternelle et de faux instituteurs et de faux passé idéalisé. Comme le note
de CP disposent toujours d’un élèves en costumes d’époque. l’historien de l’éducation Jona­
grand ­espace de jeu avec un tapis, than Zimmerman dans « Petite
d’un mobilier moelleux et parfois même profit de tables et de chaises en plastique merveille », dans les années 1950, la plu­
de piles de coussins. et en acier tubulaire. Dans les deux pays, part des écoles rurales à classe unique
Les innovations radicales que l’on a les élèves travaillent sur des projets par avaient fermé leurs portes, mais « la
pu voir aux États-Unis dans les années tables de trois ou de six pendant que petite bâtisse en bois peinte en rouge »
1970 ont été plus rares et plus éphé­ l’instituteur circule d’un groupe à l’autre. était devenue un symbole chargé d’émo­
mères en Europe. Certains établisse­ Ce type d’agencement donne à entendre tion 5. Soudain, on se mit à préserver ces
ments, n ­ otamment ceux qu’ont conçu qu’il est plus naturel de s’affronter entre bâtiments désaffectés pour en faire des
les archi­tectes David et Mary Medd, équipes qu’entre individus et que la sites touristiques, voire les transformer
se sont efforcés de restituer l’environ­ ­composition des groupes n’est pas figée. en « musées vivants », avec de faux ins­
nement de la maison, avec des cloisons Cette configuration changeante est, bien tituteurs et de faux élèves en costumes
et des meubles amovibles ainsi que des sûr, de plus en plus répandue dans les d’époque. À la fin des années 1990, plus
espaces réservés à différentes activités, ­entreprises. Difficile de savoir toutefois de 450 de ces écoles à classe unique
de sorte que les ­enseignants puissent se si la démarche par projets de l’école pri­ avaient été restaurées et ouvertes au
déplacer facilement d’un groupe à l’autre. maire en est la conséquence ou la cause. public – la plupart désormais en bien
Mais, depuis la fin des années 1970, la Cela signifie aussi que l’on n’a plus for­ meilleur état et d’un rouge plus éclatant
plupart des écoles en open space ont été cément de place attitrée pour travailler qu’elles ne l’avaient été par le passé.
divisées en classes séparées. et ranger ses affaires : dans les classes où
L’influence du courant de l’éduca­ les élèves n’ont pas de pupitre fixe, on
tion nouvelle des années 1920 et 1930 met souvent les livres, les cahiers et les D ans le même temps, sans doute en
raison des écoles rurales idéalisées
reste cependant perceptible de part et casse-croûte dans un sac à dos ou une dans beaucoup de récits autobiogra­
d’autre de l’Atlantique. La plupart des boîte étiquetée. phiques et de classiques de la littérature
écoles primaires d’aujourd’hui tentent de Les espaces modulables et le travail par jeunesse comme Caddie Woodlawn, de
faire pénétrer la nature à l’intérieur des projets sont moins fréquents dans les éta­ Carol Ryrie Brink (1935) ou Au bord du
classes, qui sont décorées par des dessins blissements surpeuplés et manquant de ruisseau, de Laura Ingalls Wilder (1937,
d’enfants. Les salles abritent des plantes personnel : l’agencement de la classe est deuxième tome de La Petite Maison
et souvent aussi des animaux domes­ d’un grand secours quand on doit maî­ dans la prairie), l’école rurale du passé
triser 25 à 35 gamins agités qui peuvent est érigée en modèle pédagogique, à la
5. Small Wonder: The Little Red Schoolhouse in History
se déplacer à leur guise. L’importance fois par les conservateurs et les progres­
and Memory (Yale University Press, 2009). accordée actuellement aux épreuves sistes. Mais pas pour les mêmes

Books no 90 | juillet-août 2018 — 33


raisons, comme le fait observer tissage par cœur constituait la principale privilèges qu’à l’âge adulte. Autrement,
Zimmerman. Les progressistes mettent méthode d’enseignement. les enfants ne voudraient jamais grandir ;
en avant le petit nombre d’élèves par À lire et à entendre la plupart des les étudiants ne voudraient jamais obte­
classe, la différence d’âges et d’aptitu­ spécialistes actuels de l’architecture nir leurs diplômes, commencer à travail­
des, la souplesse des emplois du temps scolaire, on a le sentiment que le but ler ou même quitter le domicile familial.
et l’attention accordée à chaque Avec les meilleures intentions du
enfant. Les conservateurs ap­ Un nombre d’accès réduit, des monde, on aurait produit une
précient les programmes qui popu­lation d’adultes maussades
vont à l’essentiel (« lire-écrire- fenêtres condamnées et des murs et déçus passant leur vie à re­
compter »), l’importance de la érigés autour des aires de jeux. gretter le paradis perdu de leur
discipline et de l’obéissance à enfance qu’architectes scolaires,
l’instituteur, la prière quotidienne et est de construire des bâtiments aussi pédagogues et parents ont créé pour eux
la lecture de la Bible. Les deux camps attrayants et confortables que possible en croyant bien faire.
s’accordent toutefois à voir dans l’école et de transformer l’éducation en acti­
rurale une institution au charme suranné vité ludique. Mais d’autres estiment
qui encourageait l’initiative individuelle qu’il ne faut pas faire de l’école – ni de A ujourd’hui, deux nouveautés sont
en passe de modifier à la fois la
et l’autonomie, créait du lien social et l’enfance en géné­ral – quelque chose de conception des bâtiments scolaires et
mettait les élèves à l’abri de la confusion, trop merveilleux (certains internats pri­ celle de l’éducation en général. La pre­
de la dépravation et du mercantilisme de vés américains semblent s’être conformés mière est l’ordinateur, qui a déjà chassé
la grande ville. Or, note Zimmerman, à cette idée : dortoirs austères, matelas pupitres et manuels de beaucoup de salles
« en se figurant un lieu d’obéissance pai­ durs, douches froides, terrains de sport de classe et de bibliothèques scolaires.
sible, les conservateurs travestissent le boueux et nourriture monotone visaient Le numérique fait pénétrer l’éducation
passé tout autant que les progressistes à forger le caractère des pensionnaires dans chaque foyer et rend les bâtiments
qui exaltent la liberté et l’apprentissage – et aussi, bien sûr, à réduire les coûts). actuels obsolètes. Certains enseignants
coopératif ». En fait, l’histoire de l’école Aujourd’hui encore, certains voudraient voient d’un bon œil le formidable accès
à classe unique abonde en exemples de présenter l’enfance comme un stade infé­ à l’information que permet Internet.
bâtiments décrépits et d’instituteurs rieur et pénible de l’existence, où l’on a D’autres ont de fortes préventions contre
incom­pétents ou débordés ; et l’appren­ beaucoup moins de gratifications et de les outils numériques parce qu’ils nuisent
à l’apprentissage de groupe et aux liens
personnels, et qu’ils incitent à bricoler ses
DES ÉCOLES SANS CLASSES devoirs à partir d’informations glanées
sur Internet, souvent fausses de surcroît.
Il faut aller en Colombie pour trouver l’une des s’est démontré à lui-même qu’il domine le sujet. À leurs yeux, une salle de classe équipée
plus étonnantes expériences pédagogiques de S’il a fini le programme avant l’heure, il peut d’ordinateurs ressemble à une usine ou à
la planète. Fondées en 1985 avec l’accord du partir en vacances avant la date fixée. Il n’y a un atelier de prison où chacun travaille
­ministère de l’Éducation par le couple Fontán – quasiment pas de redoublements. dans son coin et où la compétition rem­
lui psychologue et elle philologue –, les écoles « Si vous mettez ensemble des enfants du
place la coopération.
qui portent leur nom ne regroupent pas les même âge dans une salle de classe, ils auront
élèves par âge, mais par niveau d’auto­nomie. forcément tendance à entrer en compétition. L’autre grand changement dans la
Les tâches sont réalisées par les élèves dans Quand ils sont d’âges différents, ils collaborent. conception des écoles résulte de l’avène­
des « ateliers », sur des tables communes. Les Cela change complètement l’environnement ment d’une « ère de l’anxiété » d’un nou­
­enfants choisissent leur emploi du temps ; il n’y scolaire », dit Julio Fontán. Il n’y a pas d’exa- veau genre, où la peur physique a rem­
a pas d’horaire fixe pour la récréation, pas de mens, car « il est prouvé qu’avec les examens placé le malaise métaphysique que décrit
devoirs à la maison. Chacun a son ordinateur, et traditionnels le ­savoir est oublié en quelques
W. H. Auden dans le poème du même
tout le système de l’école est sur le cloud. semaines ».
La philosophie de base repose sur un constat : Les écoles Fontán accueillent 30 000  élèves nom 6. Aujourd’hui, non seulement nous
chaque enfant a son propre rythme d’appren- dans 23 établissements, dont seulement 3 sont craignons toutes sortes de dangers venus
tissage. À son arrivée, on établit un diagnostic, privés. La méthode a e ­ ssaimé à l’étranger, où du dehors, mais nous avons peur les uns
et, sans perdre de vue le programme officiel l’on compte 13 écoles de ce type (États-Unis, des autres. Nous nous sentons vulné­
colombien, on le laisse élaborer sa stratégie Mexique, Costa Rica, Chili, Espagne). rables et considérons que nos enfants le
d’acquisition de compétences. Il fixe son pro- Les enseignants, considérés plutôt comme des
gramme pour la journée, la semaine et le guides, reçoivent quarante heures de formation
sont encore plus. Certains l’attribuent au
mois. Il ne s’agit pas de lui enseigner, mais de spéciale et sont ensuite accompagnés pendant 11-Septembre, d’autres à la télévision, à
l’accompagner dans les projets qu’il se fixe lui- quelque temps. Le réseau Fontán dispose éga- Internet et aux jeux vidéo, qui propulsent
même ; et il est son propre évaluateur. Il n’y lement d’un centre de recherche. Cela a permis dans nos foyers un flux continu d’images
a ni manuels ni livres imposés  : l’élève doit d’établir que les élèves finissent en moyenne le de violence et de destruction.
recher­cher ce dont il a ­besoin à la bibliothèque, programme plus tôt que dans les autres écoles Par le passé, on pouvait entrer dans
sur Internet ou dans les musées, explique Julio de Colombie. Microsoft a fait figurer les écoles
Fontán, l’actuel direc­teur, qui a pris la suite de Fontán sur sa liste des établissements les plus
n’importe quel établissement scolaire aux
ses parents. Mais il dispose aussi de logiciels innovants du monde.  États-Unis pendant les heures de cours.
qui lui proposent des exercices adaptés à son Aujourd’hui, de plus en plus d’écoles,
niveau. Il passe au niveau supérieur quand il — Books surtout dans les grandes villes, sont pro­
tégées par un portail avec interphone,

34 — Books no 90 | juillet-août 2018


L’école Domaine du possible, fondée en 2015 à Arles, puise dans les principales pédagogies
des agents de sécurité (parfois armés) novatrices du début du xxe siècle (Steiner, Waldorf, Montessori, Freinet).
et même des détecteurs de métaux et
des caméras de surveillance. Le nombre se concentrer. On laissait aussi les vitres par le fait que beaucoup de charter schools
d’accès aux locaux a été réduit, des se couvrir de décorations achetées dans font leur promotion, voire recrutent leurs
­fenêtres ont été condamnées et des murs le commerce ou confectionnées par les élèves par voie de publicité.
érigés autour des aires de jeux. Pendant élèves eux-mêmes. On a longtemps justifié l’obstruction
des siècles, même après l’invention de On atteint aujourd’hui aux États-Unis ou la suppression des fenêtres comme
l’électricité, les écoles étaient dotées de un nouveau stade dans l’élimination des un moyen de limiter les distractions en
grandes fenêtres afin de laisser pénétrer fenêtres avec la reconversion des maga­ classe – déprimant mais compréhensible.
au maximum la lumière naturelle. Dans sins à grande surface (généralement Combien d’écrivains racontent qu’ils
les salles de classe, les bureaux étaient des hypermarchés) en charter schools 7. contemplaient par la fenêtre les nuages,
disposés de telle sorte que la l­umière Comme l’explique Julia Christensen les oiseaux, les arbres, les animaux ou
puisse provenir de la gauche pour limi­ dans « Le recyclage des grandes sur­ les gens au lieu d’écouter le prof ou de
ter les ombres sur les cahiers des élèves faces », à l’origine de beaucoup de ces se concentrer sur leurs devoirs ? Plus
droitiers. Mais il arrivait que les fenêtres écoles, à but lucratif ou non, il y a sou­ tard, on a expliqué les murs d’enceinte
soient placées si haut que les enfants vent une transaction immobilière 8. Elles et l’éclairage artificiel par la nécessité de
­assis ne voyaient rien d’autre que le ciel, sont construites sur un terrain à vendre protéger les enfants contre d’éventuelles
la cime des arbres ou un mur blanc. Ou ou aménagées dans un bâtiment désaf­ intrusions.
que la vue soit bloquée par des vitres fecté ou sous-utilisé, qui peut être une
en verre dépoli – surtout si on jugeait
qu’elle était laide ou qu’elle empêchait de
ancienne école publique. Un bâtiment
de plain-pied, le plus vaste possible de
préférence, permettra de faire des éco­
L es multiples fusillades commises
au sein des établissements par des
élèves depuis la fin des années 1990 aux
6. The Age of Anxiety est le titre d’un long poème
nomies et d’éviter d’avoir à se soumettre États-Unis font douter du bien-fondé
de l’Anglo-Américain W. H. Auden, paru en 1947. aux normes d’accessibilité aux handica­ de cet argument. La sécurisation des
7. Ces établissements privés à financement public ou
pés ; les coûts peuvent être encore réduits écoles a désormais pour but non seu­
© Nicolas Tavernier / Rea

semi-public ont une grande autonomie en matière de en ne perçant qu’un petit nombre de fe­ lement d’en interdire l’accès à de dan­
programmes et de recrutement des enseignants. Ils
doivent toutefois se doter d’une charte précise. Ils sont
nêtres sur la façade. Le fait que le bâti­ gereux intrus, mais aussi d’empêcher
souvent fondés à l’initiative de parents ou d’enseignants ment ait été à l’origine une grande sur­ que des élèves armés puissent se livrer à
dans des quartiers défavorisés. Lire aussi p. 54.
face transmet le message que l’éducation un carnage. Beaucoup d’établissements
8. Big Box Reuse (MIT Press, 2008). est une marchandise – message renforcé aux États-Unis ont désormais un

Books no 90 | juillet-août 2018 — 35


­travailleur social ou un psycho­ de jeux dont je me souviens avec tant ils cherchent à protéger leurs e­ nfants de
logue à ­demeure qui est censé prévenir d’émotion, écrit le journaliste politique tous les dangers réels ou supposés, et sur­
ce genre de tragédies, ou offrir un soutien David Harsanyi dans “L’État nounou”. tout des adultes inconnus. Ils se sentent
psychologique après coup. Les immenses portiques d’escalade avec rassurés par les aires de jeux grillagées
leur tapis de caoutchouc, les grands avec sol de caoutchouc et copeaux de

E n Grande-Bretagne, bien que les


épisodes de violence dans les écoles
soient beaucoup moins nombreux, Gros­
­toboggans qui vous brûlaient les fesses
quand on glissait dessus, les balançoires
qui allaient si haut qu’on pensait qu’on
bois, où il n’y a rien de lourd qui puisse
bouger ou être déplacé, rien qui puisse
blesser ou salir. Les matériaux naturels
venor et Burke observent des tendances allait faire le tour complet. » 10. – bouts de bois, cailloux, plantes, herbe,
semblables dans l’architecture scolaire : Il n’en a pas toujours été ainsi. Pour terre – sont remplacés par des « équi­
réduction du nombre d’accès et des les mouvements d’éducation nouvelle pements de jeu » en plastique, et il y a
­fenêtres donnant sur l’extérieur, mise en du milieu du xxe siècle, les enfants toujours un adulte dans les parages pour
place de portails de sécurité, méfiance à étaient non seulement des êtres inno­ surveiller et organiser les activités.
l’égard des personnes extérieures à l’éta­ cents et créatifs, mais aussi des esprits Ces aires de jeux ultrasécurisées sont
blissement. Résultat, « dans un récent libres qu’il fallait encourager à explorer ennuyeuses au possible et pas stimu­
sondage, un nombre impressionnant le monde par eux-mêmes. De ce fait, les lantes pour un sou, ­dénoncent Mark
d’élèves disent se sentir surprotégés et années 1960 et 1970 ont vu apparaître Dudek et d’autres. Elles signifient aussi
trouver que leur école commence à res­ dans beaucoup de parcs à l’ancienne ce aux enfants qui les fréquentent que le
sembler à une prison » (j’ai beau être une que l’on appelle des « terrains d’aven­ monde est dangereux, qu’eux-mêmes
femme blanche d’un certain âge qui n’a ture ». Les enfants pouvaient escalader sont fragiles et vulnérables et qu’ils ont
rien de menaçant, je me suis vu refuser des structures de bois inventives, agré­ besoin d’être surveillés en permanence.
l’accès à une école primaire de Londres mentées de piles de matériaux modu­ Le manque d’occasion de se livrer à des
où je souhaitais m’entretenir avec des lables : boîtes, planches, bûches, bouts jeux actifs et créatifs fait parfois des
enseignants sur l’architecture scolaire de bois, parpaings, pneus. Il y avait des ­dégâts sur ces enfants ultrasurveillés [lire
en dehors des heures de cours). Que tas de gravier et de pierres, de la terre aussi « Esprit ludique, es-tu là ? », p. 13].
l’école-forteresse soit plus sûre ou pas, et du sable pour creuser, souvent aussi C’est particulièrement vrai de ceux
elle véhicule toujours le même message : une fontaine ou un point d’eau. Tout qui ont à la maison des poupées ou des
dehors, danger  ! Une salle de peluches qui parlent, pour les­
classe sans fenêtres communique L’école-forteresse quels on n’a pas besoin d’inventer
aux élèves l’idée que l’école est et des dialogues ; ou des figurines
doit rester sépa­rée du monde. véhicule toujours le même en plastique qui changent de
Mais, comme l’ont montré plu­ message : dehors, danger ! forme, dont on n’a pas besoin
sieurs études, l’école complète­ d’imaginer la transformation  ;
ment repliée sur elle-même a un effet cela communiquait le sentiment que le ou encore des voitures et des avions
déprimant. Elle est alors perçue à la monde était plein de possibilités et qu’on électriques que l’on actionne à l’aide
fois comme oppressive et ­déconnectée pouvait le changer. d’une télécommande. L’interaction avec
de la « vie réelle », ce qui peut inciter les On trouve encore des aires de jeux ce genre de jouets devient à la longue
élèves à s’en détacher, voire à la rejeter de ce type, mais elles sont plus rares, répétitive et sans ­intérêt, surtout s’il y
et à ­décrocher. pour des raisons de santé et de sécurité. a toujours un adulte dans les parages
Dans « Espaces enfants », l’architecte On craint davantage que les enfants se pour superviser le jeu. On devient gras
scolaire Mark Dudek estime que ce cli­ blessent : les planches pourraient avoir et flasque par manque d’exercice, on en
mat de peur généralisée a changé la f­ açon des échardes, les boîtes être empilées conclut que seuls de coûteux petits appa­
dont les enfants perçoivent le monde trop haut ; on risque de tomber d’une reils rendent possible l’excitation, l’aven­
qui les entoure 9. La plupart des plus de tour improvisée, ou bien de se mouiller ture, l’invention et l’absence de surveil­
30 ans se souviennent qu’au r­etour de et de prendre froid. Les experts émettent lance – un désolant constat qui perdure
l’école, après le goûter, ils a­ llaient jouer de doutes sur la sécurité des aires de jeux souvent jusque dans l’adolescence et
dehors sans surveillance jusqu’à l’heure classiques : les balançoires et toboggans l’âge adulte. Après tout, que l’on ait 6 ou
du dîner si la météo le permettait. provoquent parfois des graves accidents 60 ans, si on ne sort jamais de chez soi
Aujour­d’hui, quand on ne les trimbale corporels et devraient par conséquent ou qu’on n’éteint jamais son ordinateur,
pas d’une activité ou d’une compétition être éliminés. il ne nous arrivera probablement jamais
sportive à l’autre, on ­emmène les enfants Pourquoi au juste ces craintes à pro­ rien de vraiment mauvais – ni rien de
dans des aires de jeux surveillées où rien pos des dangers de l’école et des aires de vraiment bien non plus.
de dangereux – mais rien d’intéressant jeux ont-elles pris de telles proportions ?
non plus – ne peut leur arriver. « Ces Une des hypothèses est que, lorsque les — Alison Lurie est une romancière et
universitaire américaine. Elle est l’auteure
endroits n’ont rien à voir avec les aires deux parents travaillent à l’extérieur, ils d’une dizaine de romans (traduits pour
éprouvent souvent de l’inquiétude, voire la plupart chez Rivages) et de plusieurs essais
de la culpabilité, car ils n’ont pas tota­ sur la littérature jeunesse. — Cet article
est paru dans The New York Review of Books
9. Children’s Spaces (Elsevier, 2005).
lement confiance dans les parents de le 18 décembre 2008. Il a été traduit par
10. Nanny State (Broadway, 2007). substitution qu’ils ont engagés. Du coup, Jean-Louis de Montesquiou.

36 — Books no 90 | juillet-août 2018


Neurosciences
PAS D’APPRENTISSAGE SANS PLAISIR
Les sciences cognitives peuvent contribuer à améliorer les méthodes
d’enseignement. Encore faut-il interpréter correctement les résultats
de laboratoire, met en garde le chercheur espagnol Francisco Mora.
ANA TORRES MENÁRGUEZ. El País.

neuronaux impliqués dans la der. Des ­méthodes associées à la tout concentrer en dix minutes
transformation des graphèmes récom­pense et non à la punition. pour que les étudiants absorbent
en phonèmes – c’est-à-dire de ce 100  % du contenu. C’est dans
que l’on lit en ce que l’on dit –, les Vous dites qu’il faut faire preuve cette direction que l’on s’oriente.
connexions synaptiques ne sont de prudence vis-à-vis des don-
pas entièrement formées avant nées de la neuroéducation. Dans votre livre Neuroeduca-
l’âge de 6 ans. Si les circuits qui La neuroéducation n’est pas ción, vous alertez sur le danger
permettent d’apprendre à lire comme la méthode Montessori, de ce qu’on appelle les neuro­
ne sont pas formés, l’appren­ il n’y a pas un ensemble de règles mythes. Quels sont les plus
tissage peut se faire à coups de à appliquer. Elle n’est pas encore répandus ?
Francisco Mora est professeur de fouet mais pas de façon natu­ une discipline universitaire d
­ otée L’un des plus répandus veut que
physiologie à la faculté de médecine relle. Si l’on commence à 6 ans, d’un corpus de connaissances nous n’utilisions que 10 % des
de l’université Complutense de Madrid on appren­dra très vite, alors que, établi. Nous devons poursuivre capacités de notre cerveau. On
et chercheur en neuroéducation. si l’on commence à 4 ans, on n’y nos recherches plus avant, car ce commercialise encore des logi­
Il est l’auteur notamment de
parviendra qu’au prix d’im­ que nous savons aujourd’hui sur ciels fondés sur ce mythe, et les
Neuroeducación. Sólo se puede
aprender aquello que se ama
menses souffrances. le cerveau n’est pas entièrement gens imaginent pouvoir dévelop­
(« Neuroéducation. On ne peut transposable au quotidien de la per leurs capacités et repousser
apprendre que ce que l’on aime »), Quel est le principal change­ classe. Beaucoup de chercheurs les limites de leur intelligence.
Alianza, 2013. ment que doit accomplir le estiment qu’il est trop tôt pour Or le cerveau mobilise toutes ses
­système éducatif ? introduire les neurosciences à ressources lorsqu’il est confronté
Aujourd’hui, nous commençons l’école, d’abord parce que les à la résolution de problèmes, à

P
ourquoi est-il impor- à comprendre que personne ne enseignants ne comprennent des processus d’apprentissage ou
tant de tenir compte peut apprendre quoi que ce soit pas bien de quoi on leur parle, de mémorisation.
des a­ pports de la neuro­ sans être motivé. Des études ensuite parce qu’on ne dispose Un autre neuromythe a trait aux
éducation pour transformer les ­récentes montrent que l’appren­ pas encore d’assez d’études cerveaux droit et gauche et au fait
modes d’apprentissage ? tissage a les mêmes substrats pour dire à quel âge il convient qu’il faudrait classer les enfants
Les enseignants sont très dési­ neuronaux que la recherche ­d ’apprendre quoi, et comment. en fonction de l’hémisphère
reux d’ancrer dans du solide d’eau, de nourriture ou de sexe. On a juste quelques lueurs. cérébral qui est le plus déve­
ce qui jusqu’ici n’était que des Ce qui procure du plaisir. C’est loppé chez eux. Les recherches
opinions. La « neuroéducation » pour cela qu’il faut faire naître Pourriez-vous en citer une ? en laboratoire ont montré que
consiste à appliquer les connais­ des émotions chez l’élève, car Nous constatons, par exemple, l’hémisphère droit est plus créa­
sances sur le fonctionnement c’est sur celles-ci que reposent qu’il est impossible de soutenir teur et l’hémisphère gauche, plus
du cerveau à l’amélioration des les processus d’apprentissage et l’attention pendant cinquante analytique. On en a extrapolé
méthodes d’enseignement. Par de mémorisation. minutes, ce qui signifie qu’il faut l’idée que nous avons un cerveau
exemple, savoir quels stimuli repenser la durée des séances de droit ou gauche d ­ ominant et créé
éveillent l’attention puis créent Quelles stratégies l’enseignant cours. Mieux vaut assister à cin­ le mythe de deux hémisphères
de l’émotion, car, sans ces deux peut-il déployer pour éveiller quante cours de dix minutes qu’à qui travaillent de façon indé­
facteurs, il n’y a pas d’appren­ des émotions, de la curiosité ? dix cours de cinquante m ­ inutes. pendante, si bien que si l’on ne
tissage possible. L’enseignement Il doit commencer son cours Dans la pratique, comme ces fait pas cette distinction quand
n’a pas changé depuis deux cents par une phrase ou une image formats ne vont pas changer on enseigne aux élèves, on leur
ans, mais les connaissances dont frappantes. Un élément qui dans l’immédiat, les ensei­ fait du tort. Cette dichotomie
nous disposons à présent rendent inter­pelle les élèves, qui brise gnants doivent introduire toutes n’existe pas ; le transfert d’infor­
cette transformation urgente. la mono­tonie. Nous savons que, les quinze minutes un élément mations entre les deux hémis­
pour qu’un élève soit attentif perturbateur : une anecdote, une phères est constant.  
Quelles sont les certitudes que en classe, il ne suffit pas d’exi­ question, une vidéo… L’univer­
l’on possède déjà ? ger qu’il le soit. L’attention doit sité Harvard m’a chargé récem­ — Ana Torres Menárguez couvre
les questions d’éducation au quotidien
L’une d’elles est l’âge auquel être suscitée par des mécanismes ment de concevoir un MOOC espagnol El País. — Cet article est
­apprendre à lire. Aujourd’hui, que la psychologie et les neuro­ (cours en ligne ouvert à tous) paru dans El País le 20 février 2017.
nous savons que, dans les ­circuits sciences commencent à éluci­ sur les neurosciences. Je dois Il a été traduit par Isabelle Lauze.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 37


PHOTOGRAPHIE

PHOTOS DE CANCRES
Entre 1993 et 1999, deux photographes ont sillonné
la planète, s’invitant dans les salles de classe des écoles
les plus emblématiques comme les plus improbables.
Leurs images, d’une subjectivité revendiquée – et de plus
en plus rare –, n’ont rien perdu de leur actualité.

E
n feuilletant leur ouvrage, on Naturellement, les deux comparses – qui
sent d’emblée que les pho- ont vadrouillé chacun de leur côté –
tographes se sont fait plai- sont plus attirés par « le petit garçon qui
sir. Pour commencer, ils se ­s’ennuie à mort au fond de la salle » que
sont « partagé le monde ». Cinq ans de par le premier de la classe. Sur ce point
­vadrouille, une vingtaine de pays. Des ils sont d’accord. Olivier parle v­ olontiers
endroits attendus, comme Hongkong, la de « photos de cancres » (et d’anciens
Grande-Bretagne ou les États-Unis, ou cancres derrière l’appareil). Mat, lui,
plus improbables, comme ce village de n’aime pas ce mot. Il lui préfère celui
la pampa bolivienne, ce ­hameau vietna- d’« échec » et ne peut s’empêcher de pen-
mien où les enfants passent deux heures ser à son propre parcours scolaire. Ancien
à l’école tôt le matin afin de pouvoir aider élève du lycée expérimental a­ utogéré de
ensuite leurs parents dans les rizières, ou Saint-Nazaire – né à la faveur du raz de
LE LIVRE cette petite île du Japon dont le collège marée socialiste de 1981 –, il regrette de
Les mondes de l’école, compte en tout et pour tout huit élèves. ne pas avoir eu son bac et donc de ne pas
Marval, 2001, 270 p., 44 €. Le fil conducteur des pérégrinations avoir pu faire les études dont il rêvait –
d’Olivier Culmann et de Mat Jacob est de lettres ou de philosophie, par exemple.
LES AUTEURS l’école, un sujet « universel et intempo- Après avoir sillonné le monde, il se dit
Olivier Culmann et
rel », dit ce dernier. Ils sont allés chercher d’autant plus attaché à l’éducation, à ce
Mat Jacob sont deux
photographes français des réponses à des questions qui, visible- geste de transmission « beau et néces-
membres du collectif ment, les taraudaient depuis leur propre saire ». « Si imparfaite qu’elle soit, l’école
Tendance floue. scolarité. Pourquoi s’y e­nnuie-t-on est indispensable », dit-il. Sur ce sujet,
Le premier s’intéresse aux ­autant, par exemple ? son camarade voit leur livre comme un
questions de liberté
Olivier Culmann et Mat Jacob ne sont « grand point d’interrogation », toujours
et de conditionnement.
Le second est notamment pas des nouveaux venus dans le métier. d’actualité plus de quinze ans après sa
connu pour son travail Ils font partie des membres fondateurs parution.
documentaire sur du collectif Tendance floue, créé en Les mômes immortalisés par Olivier
l’insurrection au Chiapas. 1991. C’était au temps de l’argentique, Culmann et Mat Jacob sont devenus
du noir et blanc et du fameux format adultes. Ils sont peut-être parents et
24/36. Et du documentaire – un travail ­s’interrogent à leur tour sur l’avenir de
sur le temps long, en immersion, avec leurs enfants et le rôle que jouera l’école
l’ambition sans cesse renouvelée d’être dans leur éducation. Que l’on se trouve
les pionniers d’une nouvelle démarche. au fin fond de la Bouriatie, au milieu du
« La photographie non pas comme un Pacifique ou dans les rizières du Viet-
reflet du monde, mais comme la pro- nam, ces questions restent les mêmes
position d’un regard sur le monde », malgré l’irruption des nouvelles tech-
­explique Olivier. Cette subjectivité nologies à l’école. Il y a, et il y aura cer­
­assumée, r­evendiquée, est peut-être le tainement toujours, des salles de classe,
seul dénominateur commun de leurs des bancs, des tableaux et des profs plus
photos sur l’école. ou moins inspirés. Des premiers de la
Mais il n’y a pas que cela. Cette odys- classe et des cancres qui s’ennuient à
sée photographique est aussi, d’une mourir. Et deviendront peut-être un jour
certaine façon, une occasion de revisiter des photo­graphes de renom. Qui sait ?
leur propre expérience d’écoliers. « Plu-
tôt négative », résume Olivier Culmann. — Books

38 — Books no 90 | juillet-août 2018


Pakistan.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 39


Japon.

40 — Books no 90 | juillet-août 2018


Mauritanie

Cameroun.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 41


Cuba.

Chiapas, Mexique.

42 — Books no 90 | juillet-août 2018


Bolivie.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 43


DIVERSITÉ

UN LYCÉE MULTICULTUREL
À L’HEURE DU BREXIT
Les habitants de Barking, banlieue populaire de l’est de Londres, sont
pour beaucoup pauvres et issus de l’immigration. Mais leurs enfants ont
d’excellents résultats, grâce aux efforts des enseignants d’un lycée a priori
tout ce qu’il y a de plus banal. Une ancienne élève a mené l’enquête.
AAMNA MOHDIN et JENNY ANDERSON. Quartz.

J
oe Lawrence commença sa beaucoup plus bigarrée. Au cours de cette
première journée de lycée, dans période, cet ancien bastion de la classe
l’est de Londres, la tête dans ouvrière britannique s’est appauvri, et la
la cuvette des toilettes. Nous vie quotidienne y est devenue plus dif-
étions en 1969, et il appréhendait ce ficile. À l’époque, il fallait attendre six
bizutage. Mais il se consola à l’idée que mois pour obtenir un logement social ;
toute sa classe allait passer par là. Et aujourd’hui, il faut compter cinquante
puis, était-ce si terrible ? D’accord, ça ans. Des familles entières étaient sco-
n’avait rien d’une partie de plaisir, mais larisées à Barking Abbey ; aujourd’hui,
Barking était une ville où tout le monde on n’est plus sûr d’y avoir une place tant
se connaissait, où personne ne prenait l’établissement est surpeuplé. Entre 2010
la peine de fermer sa porte à clé (il n’y et 2015, l’arrondissement de Barking
avait pas grand-chose à voler de toute et Dagenham est passé de la 20e à la
façon). Un soir, Joe et ses amis étaient 9e place dans le classement des districts
LE LIVRE parvenus à se faufiler dans le pub 1. Leur les plus pauvres du pays  : 30,2 % des
The New Minority: White cœur s’arrêta de battre lorsqu’ils aperçu- enfants vivent dans la pauvreté (contre
Working Class Politics in rent leur professeur d’économie. Celui-ci 23,5 % en moyenne à Londres et 30 % au
an Age of Immigration and leur offrit une bière et un petit conseil : Royaume-Uni). Pour la deuxième année
Inequality (« La nouvelle
minorité. La représentation « Buvez-la et foutez le camp. Je ne veux consécutive, Barking et Dagenham est
politique de la classe plus jamais vous voir ici. » arrivé en tête des districts où l’on vit le
ouvrière blanche à l’heure Aujourd’hui, Barking ne ressemble en moins bien du Royaume-Uni.
de l’immigration et des rien à la ville dans laquelle Joe a grandi. Lors du référendum de juin  2016,
inégalités »), Oxford Dans son école, Barking Abbey, la pro- Barking a voté à 62 % pour la sortie du
University Press, 2016, 272 p.
portion de Blancs a diminué de plus de Royaume-Uni de l’Union européenne.
L’AUTEUR moitié. Le nombre d’élèves bangladais, Cela n’a pas surpris Margaret Hodge, la
Justin Gest est maître qui constituent désormais le premier députée travailliste locale qui avait fait
de conférences en politiques groupe ethnique de l’établissement, a campagne pour que le pays reste dans
publiques à l’Université quintuplé. Et, pour ce qui est des bonnes l’UE. « Je n’étais pas en mesure d’offrir à
George-Mason, en Virginie.
Il est spécialiste des notes, les enfants blancs brillent par leur la population blanche ce qu’elle voulait,
questions d’immigration absence. Les meilleurs élèves de 2016, à savoir un retour à ce qu’était la ville en
et de minorités. de la troisième à la terminale ? Rokas 1994, quand je m’y suis installée. »
Povilonis, Imran Haque, Tega Ayerume De même que l’élection de Donald
et Jeevan Fernando. « Vous aurez du mal Trump a révélé l’ampleur des inégalités
à trouver un nom typiquement britan- et du désespoir aux États-Unis, le Brexit
nique comme John Smith », explique a montré la colère d’une population
Anthony Maloney, qui enseigne dans subis­sant le contrecoup de changements
ce lycée depuis 1995. profonds et rapides. Pour des millions de
Barking Abbey est à l’image de Bar- Britanniques, l’appartenance à l’UE n’a
king, qui s’est métamorphosé depuis les pas apporté d’emplois. Ou de meilleurs
années 1990. La population, autrefois salaires. Ou un niveau de vie plus élevé.
majoritairement blanche, est aujourd’hui Elle n’a apporté que de nouveaux arri-
vants. Comme le dit Joe : « Ce n’est pas
1. En principe, les mineurs ne sont pas autorisés à y entrer. qu’on ne veut plus des étrangers. C’est

44 — Books no 90 | juillet-août 2018


dès lors si mon école n’a
pas des pistes à offrir à
l’ensemble du pays.
L’arrondissement de
Barking et Dagenham
est issu d’une expé-
rience sociale très réus-
sie des années 1920, un
exemple de l’État-provi-
dence moderne créé sous
le Premier ministre Da-
vid Lloyd George. Au
cœur de cette expérience
se trouvait la cité de
Becon­tree, le plus vaste
ensemble de logements
sociaux jamais construit,
selon Justin Gest, maître
de conférences à l’Uni-
versité George-Mason
et auteur de The New
Minority. Dans les
­années 1920 et 1930, le
gouvernement britan-
nique fait déménager
des dizaines de milliers
de familles du centre-
ville congestionné de
Londres dans ce district
de la périphérie. Pour
beaucoup de familles
ouvrières, ces maison-
nettes dotées de sani-
taires, bordées de haies
« Je ne me rendais pas compte que la population changeait à l’école et dans le quartier.
Tout ce que je voyais, c’était que mes professeurs exigeaient énormément de moi. » de troènes et possédant
un jardinet devant et derrière, repré-
sentent une réelle avancée. « À vrai dire,
qu’on pense qu’on en a déjà suffisam- Le Royaume-Uni a décidé de quit- c’est la première fois que nous avions une
ment. Que notre ville n’a pas les moyens ter l’UE, mais les immigrés (à la fois salle de bains », raconte Joe.
d’en accueillir d’autres. » les plus récents comme ceux établis de Ford ouvre une grande usine à
Je suis moi-même, Aamna Mohdin, longue date) sont toujours là, bien sûr. Dagenham en 1931, qui offre des em-
l’un de ces nouveaux arrivants. Née en Et, contrairement à l’époque d’avant le plois stables. À son apogée, dans les
Somalie peu après le début de la guerre référendum, il est devenu plus difficile années 1950, l’usine employait plus de
civile, au début des années 1990, je suis pour les responsables politiques de nous 50 000 personnes. « C’était facile de se
arrivée à 7 ans au Royaume-Uni en tant ignorer. Cela signifie que le Royaume- faire embaucher, se rappelle Joe. On
que réfugiée. J’étais en retard sur le plan Uni fait face à un défi colossal  : res- ­allait chez Ford, on nous faisait faire
scolaire quand je suis entrée à Barking souder des centaines de communautés un tour de l’usine, on nous demandait :
Abbey. J’ai lu Ne tirez pas sur l’oiseau profondément fracturées et trouver des “Qu’est-ce que vous voulez faire ?” et
moqueur, et j’ai eu peur que ma prof moyens de réconcilier les différences de on répondait : “Je veux être électricien.”
s’aperçoive que j’étais larguée. Elle m’a couleur de peau, de culture, de religion “Parfait, voici un contrat d’apprentissage
interrogée sur le livre, puis m’en a donné et d’histoire. de trois ans. Vous commencez lundi.” »
d’autres à lire: Orgueil et préjugés, Gatsby Joe ne connaissait personne qui soit allé
le Magnifique, Des souris et des hommes,
Emma, Jane Eyre. Je ne me rendais pas C ’est en cela que Barking Abbey
pourrait avoir un rôle à jouer.
à l’université.
Mais, à partir du milieu des années
© Philippe Brault / Agence VU

compte que la population changeait à L’établissement a résisté au double 1970, les emplois autrefois stables com-
l’école et dans le quartier. Tout ce que je choc de l’austérité et du changement mencent à se faire rares chez des piliers
voyais, c’était que mes professeurs exi- démographique, et continue de produire de l’économie locale tels que la centrale
geaient énormément de moi et que je d’excellents élèves dotés d’un fort sen- électrique et l’usine chimique May &
devais me montrer à la hauteur. timent d’appartenance. Je me demande Baker’s. En 2002, seule une petite

Books no 90 | juillet-août 2018 — 45


partie de l’usine Ford était encore les plus « doués et talentueux » de toutes Justin Gest parle de Barking et
en activité. Ford Dagenham emploie à les classes du même niveau. En proie à Dagenham comme de villes en « état de
présent moins de 4 000 personnes. Dans des sentiments confus, je me sentais à la stress post-traumatique ». Frappées de
l’intervalle, le gouvernement lance en fois déconcertée et surexcitée (cela impli- plein fouet par la désindustrialisation
1980 le programme « Accès à la pro­ quait de partir camper un week-end avec et le changement démographique, ces
priété », qui donne aux locataires de mes camarades pour faire de la varappe et communes ont réagi en se jetant dans
longue date de logements sociaux la du rappel). Au départ, ma mère hésitait à les bras de l’extrême droite nationaliste.
possibilité de se porter acquéreurs de me laisser y aller (« Pourquoi as-tu besoin « Elles sont rongées par un sentiment de
leur logement, à un prix très intéres- d’aller dormir Dieu sait où alors que tu perte – perte de stabilité économique,
sant. Le parc de logements vacants se as un bon lit ici, à la maison ? »), mais elle perte d’influence politique. Elles sont
réduit, laissant à la génération suivante a fini par céder. C’est pendant ce séjour rongées par le déclas­sement, analyse-
des solutions moins nombreuses et plus que j’ai réalisé que Maloney n’attendait t-il. Elles ont le sentiment de compter
onéreuses. pas de moi que je sois une bonne élève. Il pour des prunes aux yeux des décideurs,
Entre 2001 et 2011, la population attendait de moi que je sois la meilleure. et que l’avenir de la Grande-Bretagne se
de Barking a augmenté de 13 %, et elle Hors de l’enceinte de l’école, tout le fait sans elles. »
devrait s’accroître encore de 10 % entre monde ne se montrait pas aussi bien- Au milieu de ce raz de marée, l’école
2015 et 2020. L’arrondissement Barking Abbey est demeurée un
de Barking et Dagenham est Les habitants se plaignaient îlot de stabilité. Un mercredi de
l’épicentre du baby-boom ac- mars froid et pluvieux, les élèves
tuel en Grande-Bretagne, avec des nouvelles églises évangéliques d’un cours d’anglais de quatrième
une croissance de presque 50 % et des odeurs de curry. s’essaient à un projet d’écriture
du nombre d’enfants âgés de créative. Humpty Dumpty, le
0 à 4 ans entre 2001 et 2011. Barking veillant. Les habitants se plaignaient des ­protagoniste d’une comptine anglaise
abrite la plus grande école primaire du nouvelles églises évangéliques (on y « fai- bien connue, est leur point de départ :
pays en nombre d’élèves. La municipa- sait la bamboula ») ainsi que des odeurs « Humpty Dumpty sur un muret perché
lité a fait bâtir des salles de classe sur de curry et d’autres plats ethniques qui Humpty Dumpty par terre s’est écrasé.
des parkings, pour accueillir des enfants s’échappaient des cuisines de restaurants. Ni les sujets du Roi, ni ses chevaux
toujours plus nombreux. Entre 2015 et Des affrontements entre l’extrême droite Ne purent jamais recoller les morceaux. »
2020, le nombre de 10-14 ans devrait et des extrémistes musulmans éclataient Un groupe de garçons décide que
augmenter de 30 %, ce qui représente sur la place publique. Le chef d’accusa- Humpty Dumpty est un migrant mexi-
un défi sans précédent pour des écoles tion ? Nous étions inassimilables. cain en fuite. « Appelons-le Pablo ! » crie
comme Barking Abbey. À partir du début des années 2000, le un garçon. Un autre plante le décor : « Ça
Parti national britannique (BNP), qui se passe dans le futur, au moment où

L a croissance démographique de prône le renvoi des immigrés dans leur Trump construit le mur et le fait payer
l’arrondissement s’est accompagnée pays d’origine et le principe de préfé- au Mexique. » Les élèves débattent pour
d’un changement de sa composition rence nationale, a commencé à gagner savoir s’il faut qualifier le personnage
ethnique. Les Britanniques d’origine du terrain. Quand, en 2005, il a obtenu de migrant, de demandeur d’asile ou
africaine, qui représentaient 4,4 % de le nombre ahurissant de 12  sièges au de réfu­gié. Ils décident que Pablo est
la population en 2001, étaient 15,4 % conseil municipal de Barking, la dépu- un m ­ igrant sans papiers. Ils présentent
en 2011. Les Bangladais sont passés de tée Margaret Hodge a compris qu’elle ensuite leur histoire à la classe. Quand
0,4 % à 4,1 % au cours de cette même ne pouvait plus se voiler la face. « Per- le professeur demande de quel genre
décennie – et les Britanniques blancs, sonne ne parlait d’immigration, se sou- narratif il s’agit, un garçon répond qu’il
de 80,86 % à 49,46 %. La proportion vient-elle. Les gens perdaient leur travail, s’agit d’une dystopie. L’enseignant le
de musulmans a augmenté (4,36 % en n’arrivaient pas à se loger, leurs voisins corrige ; leur récit s’accorde très bien au
2001, 13,73 % en 2011), ainsi que celle changeaient, les enfants à l’école chan- paysage politique d’aujourd’hui. Peut-
de tous les autres groupes religieux – geaient, les produits alimentaires dans être même contient-il plus de détails et
à l’exception des chrétiens et des juifs. les magasins changeaient… » de nuances que l’on pourrait en trouver
Pendant que des églises fermaient, des Sur ce, la crise financière mondiale est dans un d ­ ébat présidentiel américain ou
mosquées, des temples hindous et des arrivée. Le conseil d’arrondissement de dans la décision du Royaume-Uni de
temples sikhs ouvraient un peu partout Barking et Dagenham, qui est financé quitter l’UE.
dans le secteur. par l’État, s’est vu sommé de faire passer
En tant que musulmane, noire et afri- ses dépenses annuelles de 150 millions de
caine, je rentre dans plusieurs de ces caté­ livres à 80 millions pour les cinq années B arking Abbey n’a rien pour être un
établissement qui réussit. Il a été
gories. Mais, à Barking Abbey, ma cou- suivantes. Cela s’est traduit par moins de confronté à des coupes budgétaires suc-
leur de peau ou ma religion ont toujours dotations pour les écoles, les hôpitaux cessives. « La toiture fuit, et nous avons
été une force. Je n’ai jamais été ostracisée. et la collectivité – et par un méconten- dû condamner des bâtiments parce qu’ils
Quand j’avais 12 ans, mon professeur de tement accru. (Le projet, tant attendu, représentaient un risque pour les élèves
biologie et professeur principal, Maloney, de rénovation de Barking Abbey fut et l’administration », explique Jo Tupman,
m’a fait figurer parmi la dizaine d’élèves ajourné.) le proviseur suppléant. Des préfabriqués

46 — Books no 90 | juillet-août 2018


faisant office de salles de cours sont du recensement britannique montre que culturel comme le leur est un formidable
éparpillés dans la cour de récréation. Ils seuls 13 % d’entre eux vont à l’univer- atout pour eux. Cela les rend « plus tolé-
­devaient être démontés au bout de deux sité, contre 53 % des enfants d’origine rants », estime une élève, qui explique :
ans, cela fait quinze ans qu’ils sont là. indienne et 30 % des Antillais les plus « Tous les jours, on voit toute la palette.
Et pourtant, Barking Abbey fait des pauvres. « Tout d’un coup, vous avez cet On apprend à les connaître. » Elle ajoute :
merveilles. Ses élèves sont parmi les afflux d’élèves très déterminés et très « Je ne pense pas qu’on ait ce genre de
meilleurs du district et systématiquement concentrés », explique Maloney. Non préjugés ici… On se dit juste que c’est un
au-dessus de la moyenne nationale. En seulement les élèves britanniques blancs élève de l’école. »
2016, 63 % des lycéens ont été reçus à ont été submergés, mais ils se sont très Des études récentes ont montré que
l’examen d’anglais et à celui de maths, vite laissé distancer. le sentiment d’appartenance était un
contre 60  % dans l’arrondissement et facteur déterminant de réussite scolaire
59 % dans tout le Royaume-Uni.
La cafétéria est une marée d’élèves en
blazer noir et cravate rouge et or, où les
L es discussions des élèves à propos de
leurs propres expériences reflètent
bien cela. Les parents leur mettent-ils
et un rempart contre le décrochage. Des
chercheurs de l’université Stanford ont
mené une intervention ponctuelle dans
foulards islamiques se mêlent aux tresses la pression ? En parlant avec d’autres cinq collèges multiculturels de Californie
et aux boules à zéro. Le seul incident à élèves, un élève blanc de première pour aider les enseignants à comprendre
caractère raciste dont les enseignants ­répond : « Mes parents m’encouragent, ce que ressentent les élèves. L’étude,
se souviennent est le fait d’une famille mais ils comprennent que ma valeur n’a ­publiée dans la revue Proceedings of the
blanche remontée contre tous les immi- rien à voir avec mes notes. » Une autre National Academy of Sciences, montre que
grés. Cette famille s’était mise à hurler élève, de parents immigrés africains, le taux d’exclusion a diminué de moitié
des injures racistes sur le réceptionniste. grommelle immédiatement : « J’aime- et que les élèves disent se sentir plus liés
Elle a rapidement été évacuée des locaux. rais bien que ma mère comprenne ça. » à leur établissement.
Si tensions il y a, elles proviennent Elle dit passer son temps à étudier et être Une autre expérience a été conduite
de familles immigrées plus anciennes, stressée en permanence. dans un collège de banlieue de la côte
mieux établies. Elles nourrissent du res- Les élèves sont mal à l’aise quand il Est des États-Unis par Geoffrey Cohen,
sentiment vis-à-vis des migrants plus s’agit de parler de couleur de peau ou de Stanford, et Julio García, du Centre
récents, qui prennent trop de place à d’origine ethnique (« Je peux dire “noir” ? » mexicain de recherche et d’études su-
leurs yeux. Ajoutons à cela que les élèves demande une jeune fille blanche. Un autre périeures en anthropologie sociale. Les
issus de la classe ouvrière blanche bri- élève éclate de rire quand il dit « indien » chercheurs ont demandé à un groupe
tannique obtien­nent des résultats bien ou « blanc »), mais ils ne prétendent pas d’élèves de cinquième en échec scolaire
au-­dessous de la moyenne. Et pas seu- pour autant être aveugles à la différence. de rédiger le portrait d’un de leurs héros.
lement à Barking Abbey  : une étude Ils sont tous d’accord sur le fait qu’être Les professeurs ont corrigé les rédac-
­datant de 2015 et fondée sur les données scolarisés dans un établissement multi- tions en faisant des appréciations dans
la marge. Puis la classe a été divisée en
deux groupes, chacun ayant la possibilité
LE LABORATOIRE BRITANNIQUE de modifier les textes. Un groupe s’est vu
remettre un Post-it disant : « Je te fais ces
Le Royaume-Uni est le pays qui privilégie le plus rées du modèle des meilleurs charter schools commentaires pour que tu aies un r­ etour
l’expérimentation scolaire. Dans les années américaines (lire « Le collège, antichambre de sur ton devoir. » Le Post-it de l’autre
1960-1970 le système britannique a été trans- la prison », p. 54). Dans les « académies » du groupe disait : « Je te fais ces commen-
formé par une mode aujourd’hui jugée absurde, secondaire, l’enseignement est souvent fondé taires parce que j’attends beaucoup de
celle de l’éducation « progressive », consistant à sur des méthodes très directives, une morale
croire que faire découvrir les choses aux élèves explicite de la réussite fondée sur l’effort et un
toi et que je sais que tu peux te montrer
(« finding out ») était plus efficace que de les leur respect absolu de la discipline. à la hauteur. »
enseigner (« being told »). Imposée par les syndi- Un fonds a été créé pour informer les ensei- Les élèves blancs, qui n’avaient pas à
cats d’enseignants mais aussi par les collectivités gnants de tous les résultats des recherches et craindre d’être victimes de préjugés, ont
locales, qui traditionnellement gèrent les écoles, expériences scolaires menées dans le monde *. obtenu des résultats légèrement meilleurs
cette mode avait été sacralisée par un rapport du Le fonds finance aussi des expériences en double dans le groupe des « grandes attentes ».
gouvernement conservateur en 1963. Londres aveugle. Quand les résultats sont positifs, de
a décidé peu à peu de reprendre les choses l’argent est dégagé pour soutenir des initiatives.
Mais, chez les élèves noirs, l’écart était
en mains. Une loi de 1988 a introduit un pro- Ainsi tout récemment de la pratique des « clubs énorme : 17 % de ceux qui ont reçu le
gramme national et des tests standardisés à petit-déjeuner », destinés à s’assurer que tous Post-it standard ont corrigé leur travail,
chaque « étape clé ». Les écoles se voyaient aussi les élèves prennent une solide collation avant les contre 72 % dans le groupe des « grandes
conférer le droit de se libérer de la tutelle des cours. Des académies modèles sont labellisées attentes ». « Le simple fait de répondre à
autorités locales et de recevoir leurs dotations « écoles de recherche », obtiennent des fonds
la question “Est-ce que tu crois en moi ?”
directement de l’État. Dans la foulée ont été supplémentaires et jouent un rôle d’entraîne-
créées quantité d’établissements sous contrat, ment pour les établissements voisins. 
peut faire des merveilles pour un enfant
les academies. Fondées par des organismes pri- qui pense qu’il n’a peut-être pas sa place
* Voir le site Teaching and Learning Toolkit
vés sans but lucratif, financées par l’État mais (educationendowmentfoundation.org.uk).
dans la classe », note Cohen dans un
pouvant faire appel aux fonds privés, ces écoles ­article publié dans Education Week.
secondaires mais aussi primaires se sont inspi- — Books À Barking Abbey, tout le monde,
y compris les élèves, parle de

Books no 90 | juillet-août 2018 — 47


l’établissement comme d’une
famille. « Les enfants qui nous arrivent
sont confrontés à de terribles difficultés,
explique Pete Flaxman, dont le titre –
proviseur adjoint suppléant, chargé de
l’inclusion, de la sécurité et de la collec-
tivité – reflète bien les priorités de l’école.
Certaines familles sont terriblement
­démunies. L’école prend particulièrement
soin de ces élèves-là. »
Les professeurs de Barking Abbey
comprennent les ressorts de la pauvreté.
Ils voient qu’elle nous broie et trouvent le
moyen de rendre l’épreuve moins pénible.
Ils savent ce que c’est que de vivre entas-
sés dans un logement exigu et pensent à
nous donner accès à des salles pour que
nous puissions étudier après les cours ou
à nous orienter vers les bibliothèques
municipales. Alors que personne n’avait
le moindre espoir pour notre avenir,
­Malo­ney nous a emmenés visiter les
meilleures universités du pays.
Quand on est un réfugié, le chaos qu’il
y a dans notre cœur et dans notre tête
ne disparaît pas tout d’un coup quand
nos parents font leur trou quelque part.
Nous devons nous faire une place dans L’école primaire de Kingsmead, arrondissement de Hackney, à Londres.
la société sans que personne nous dise Dans cet établissement d’excellence, 95 % des élèves sont issus de minorités.
comment faire. Nous sommes dans un
conflit perpétuel  : nous devons nous la diversité (sans parler des perpétuels tives qu’un ressentiment illégitime dû au
souvenir du monde que nos parents ont changements dans les programmes changement démographique, juge Justin
laissé derrière eux et les aider à recoller scolaires), Barking Abbey a su créer un Gest : « Comme vous êtes dans l’insécu-
les morceaux tout en veillant à ne pas lieu où les élèves peuvent s’épanouir. La rité culturelle, je ne fais pas cas de votre
nous laisser submerger et emporter par ­famille de Barking Abbey a changé, mais insécurité économique. » Si tant est qu’il
notre nouveau monde. Essayer de faire elle reste une famille. y ait une leçon à tirer du Brexit et l’élec-
coïncider les histoires et les identités, C’est une tâche similaire qui attend tion de Donald Trump, c’est que ces deux
sachant qu’on ne correspond réellement la Grande-Bretagne tout entière. La événements sont intimement liés et qu’ils
à aucune d’entre elles, est un véritable sortie de l’UE pourrait bien créer un requièrent toute notre attention.
numéro d’équilibriste. Barking Abbey nouvel ­ environnement commercial, Les professeurs de Barking Abbey
nous a aidés en nous offrant un endroit voire porter atteinte à la libre circulation sont conscients des immenses efforts
où nous nous sentons chez nous. des personnes. Mais, pour les millions qu’ils déploient et devront continuer à
de Britanniques qui diffèrent par leur ­déployer pour intégrer des élèves d’ori-

C ’est toujours le cas aujourd’hui. Tous


les professeurs semblent avoir plu-
sieurs casquettes. Tout en enseignant la
origine ethnique, leur religion et leur
tranche de revenu, le Brexit ne va pas
créer, comme par magie, un sentiment
gines extrêmement diverses. Ils sont tou-
tefois convaincus qu’ils y arriveront. Les
élèves ne se tiennent pas à l’écart du débat
biologie et en veillant au bien-être de d’appartenance. Le Brexit ne va pas non qui fait rage autour d’eux ; ils le vivent
300 élèves, Maloney supervise un pro- plus recréer du lien social. Cette tâche et en voient toutes les nuances. Par bien
gramme de cours de soutien linguistique. sera dévolue aux écoles et aux églises, des aspects, ils ont plus de jugeote que les
Il travaille également avec un groupe de aux associations et aux élus locaux, dont politiciens qui déversent leurs diatribes
très bons élèves de terminale – dont l’engagement doit être indéfectible. L’em- incendiaires, où qu’ils se trouvent sur
© Gideon Mendel / In Pictures / Corbis / Getty

beaucoup sont issus de familles dans ploi est primordial, et il faut protéger les l’échiquier politique.
le besoin – pour les encourager à aller plus vulnérables. Nous sommes en droit
plus loin. Au fil des années, il a lancé des d’avoir de grandes espérances, mais nous — Aamna Mohdin est une journaliste
britannique, spécialiste des questions
initiatives destinées à réduire le taux de devons également être prêts à parler fran- d’immigration. Jenny Anderson a longtemps
grossesses précoces et enrayer l’épidémie chement des questions de diversité et suivi les questions d’éducation pour The New
de tuberculose. d’identité. Il est tentant de ne voir dans York Times. Toutes deux sont correspondantes
du magazine en ligne Quartz à Londres.
Malgré la diminution constante de le ressentiment légitime lié aux inégalités — Cet article est paru dans Quartz le 26 octobre
ses ressources et les défis que représente économiques et à l’absence de perspec- 2017. Il a été traduit par Pauline Toulet.

48 — Books no 90 | juillet-août 2018


PÉDAGOGIE

WITTGENSTEIN INSTITUTEUR
L’un des plus grands philosophes du xxe siècle a consacré six ans
de sa vie à enseigner dans des écoles primaires de l’Autriche profonde.
Il dut abandonner cette carrière improbable après avoir frappé un jeune
garçon. Il ne croyait pas à l’intérêt des réformes scolaires. Seul importait
à ses yeux le rapport qui s’instaure entre le professeur et ses élèves.
MICHEL ANDRÉ.

D
e 1920 à 1926, Ludwig Quand elle apprit son projet de faire
Wittgenstein, l’un des phi- cours à des enfants, sa sœur Hermine lui
losophes les plus originaux fit observer qu’utiliser un esprit comme
et i­nfluents du xxe siècle, a le sien pour une telle tâche était « comme
exercé le métier d’instituteur dans des se servir d’un instrument de précision
villages de montagne de Basse-­Autriche. pour ouvrir des caisses ». Ce à quoi Witt­
Au moment où il prit la décision d’en- genstein répondit : « Tu me fais penser à
seigner dans des écoles primaires, sa un homme qui regarde à travers la fenêtre
réputation philosophique était solide- fermée et ne parvient pas à expliquer les
ment établie. Bertrand Russell, chez mouvements étranges d’un passant ; il
qui il s’était r­endu à la suggestion du ignore la tempête qui fait rage dehors et
mathé­maticien allemand Gottlob ­Frege ne sait pas que cet homme a peut-être
et qui l’avait accueilli à Cambridge en bien du mal à tenir sur ses pieds. »
1911, impressionné par la pertinence En 1919, au sortir de la guerre, après
LE LIVRE des critiques qu’il formulait à l’encontre quatre ans dans les rangs des troupes
Der Volksschullehrer
des idées ­développées dans ses Principia ­autrichiennes (au sein desquelles il s’était
Ludwig Wittgenstein.
Mit neuen Dokumenten mathematica, le tenait pour un génie. enrôlé moins par patriotisme que dans
und Briefen aus den Jahren Mais il avait l’habitude de se conduire un souci moral d’amélioration person-
1919 bis 1926 (« L’instituteur de façon peu conventionnelle. À la mort nelle) puis un an de captivité en Italie,
Ludwig Wittgenstein. Avec en 1913 de son père Karl, richissime Wittgenstein était en effet un homme
de nouveaux documents
indus­triel autrichien de l’acier d’ori- profondément perturbé. Hanté depuis
et lettres de 1919 à 1926 »),
Suhrkamp, 1985, 357 p. gine juive, il avait hérité d’une immense toujours par l’idée de se donner la mort,
fortune dont il avait largement profité secoué par le suicide de trois de ses frères
L’AUTEUR ­durant sa jeunesse. Après avoir fait, dans en l’espace de quelques années, il était
Konrad Wünsche (1928- la tradition familiale de mécénat, un don meurtri par le décès, dans un accident
2012) était un enseignant,
pédagogue et homme de
de 100 000 couronnes à des artistes, dont d’avion, de son ami le plus cher, David
lettres allemand. Professeur les poètes Rainer Maria Rilke et Georg Pinsent, et blessé de voir le pays pour
à la Pädagogische Hochschule Trakl, il venait d’en léguer la totalité à lequel il s’était battu défait et amputé de
de Berlin de 1948 à 1980, trois de ses frères et sœurs, en un geste certaines portions de son territoire. Il
il est l’auteur d’études sur qualifié par le notaire chargé de l’opé- venait d’autre part de mettre la dernière
l’enseignement, de pièces de
ration de « suicide financier ». À 24 ans, main à un livre sur lequel il travaillait
théâtre et de radio ainsi que
d’essais, dont un ouvrage sur il avait effectué un long séjour studieux ­depuis de longues années, le futur Tracta-
l’école d’art du Bauhaus. et solitaire en Norvège, qu’il répétera à tus logico-philosophicus. Convaincu qu’en
47 ans. Quatre ans avant sa mort, c’est délimitant de l’intérieur – par l’analyse
en Irlande qu’il s’exilera. Chaque fois, il logique du langage – le domaine de ce
vivait en un lieu isolé dans une maison qui est exprimable il avait apporté une
rustique ou une cabane sans confort. De réponse définitive à toutes les questions
retour à Cambridge en 1929, il y exer­ qu’on pouvait légitimement se poser en
cera durant trente ans son travail philo- philosophie, il estimait n’avoir plus rien à
sophique dans des conditions très singu- dire dans ce domaine. Et, déçu de ne pas
lières, puisqu’il ne donnait pas de cours et parvenir à faire publier l’ouvrage, il avait
ne publiait pas, mais animait chez lui des le sentiment que personne, pas même
séminaires durant lesquels il réfléchissait Russell, n’avait compris la nature, l’ob-
à voix haute devant les participants. jectif et le sens de son entreprise.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 49


« Un temps, confiera-t-il plus de ses anciens élèves et de leurs parents. ­essentiellement des garçons. Parce qu’ils
tard au directeur d’une des écoles dans Un certain nombre d’entre eux ont été n’envisagaient pour leurs fils et leurs filles
lesquelles il a enseigné, j’ai envisagé de rassemblés par une enseignante nom- aucun autre destin que le leur, les villa-
devenir architecte 1 ou pharmacien, mais mée Luise Hausmann, à la suite d’une geois n’appréciaient cependant ni l’atta-
je suis arrivé à la conclusion que je ne ­demande adressée au directeur de l’école chement qu’éprouvaient les enfants pour
trouverais pas dans ces professions ce que de Trattenbach par l’économiste Friedrich leur professeur, ni les encouragements à
je cherchais. […] Je veux mourir comme Hayek, lointain cousin de Witt­genstein, poursuivre leurs études que celui-ci leur
un citoyen respectable. Il me semble que qui faisait des recherches biographiques prodiguait.
je peux le mieux y arriver dans l’isole- sur lui (le livre qu’il préparait est resté Une des raisons qu’ils invoquaient
ment d’un endroit comme [celui-ci] à l’état de manuscrit). Les informations pour justifier leur antipathie à son égard
où, comme professeur et éducateur de qu’elle a collectées ont été complétées par était son recours aux châtiments cor-
la jeunesse, je peux exercer un métier William Bartley 2 et Konrad Wünsche, porels. Dans l’Autriche du début du
respectable en menant une vie simple. » qui ont poursuivi l’enquête. xxe siècle, c'était une pratique courante.
Au début de la guerre, Wittgenstein Mais Wittgenstein, contrairement aux
avait découvert Abrégé de l’Évangile,
de Tolstoï, qui l’avait immédiatement À l’étonnement des autochtones, qui usages, les appliquait aux filles comme
connaissaient ses origines bour- aux garçons. Selon William Bartley, s’il
captivé et dont il avait fait son livre de geoises, Wittgenstein menait une exis- lui arrivait fréquemment de frapper un
chevet. Ce que représentait à ses yeux tence d’une austérité spartiate. « Il est très enfant sur l’oreille ou de lui tirer les che-
le métier d’instituteur dans des villages pauvre, notait après l’avoir rencontré à veux, ce n’était jamais de manière arbi-
perdus, c’était la possibilité d’une vie de Puchberg Frank Ramsey, jeune et brillant traire ou imprévisible et toujours pour des
travail et de dévouement parmi les pay- mathématicien et logicien qui traduisit le comportements bien connus des élèves,
sans pauvres, qu’il idéalisait, à l’instar de Tractatus en anglais et décéda peu après comme le mensonge. Il semble pour-
l’auteur de Guerre et Paix. à l’âge de 26 ans. À tout le moins il vit tant qu’il ait aussi ­frappé des enfants par
Tout au long des années passées dans chichement. Il a une petite chambre impatience, lorsqu’ils ne comprenaient
les écoles rurales de Trattenbach, Hass- aux murs blanchis, meublée d’un lit, un pas assez rapidement. Certains élèves
bach, Puchberg et Otterthal, Witt­ ­lavabo, une petite table, une chaise droite n’hésitaient cependant pas à exagérer les
genstein a maintenu un contact épisto- et c’est tout ce pour quoi il y a de la place. conséquences visibles de ces punitions
laire avec ses amis de Cambridge. Ses Son repas du soir, que j’ai partagé avec lui en se blessant eux-mêmes ou, semble-
lettres à Russell révèlent l’évolution de hier, est composé de pain grossier, assez t-il, en feignant de s’évanouir. Dans tous
son état d’esprit. Très vite, l’enthousiasme déplaisant, de beurre et de cacao. » les cas, c’est un épisode de ce type qui
fait place à la déception. Witt­ mettra fin à sa carrière d’institu-
genstein se plaint d’être « entouré « Un fou qui voulait enseigner teur. En 1926, à Otterthal, après
de haine et de vulgarité » et décrit
les habitants de la région comme
les mathématiques supérieures qu’il l’eut frappé, un enfant du
nom de Haidbauer perdit appa-
« des bons à rien et des irrespon- à des enfants de primaire. » remment connaissance. Un fer-
sables ». À Russell, qui lui objecte mier qui vouait à Wittgenstein
qu’ils ne peuvent pas être pires que les Déconcertés par son comportement, une haine tenace, traitant celui-ci de
autres (« mon instinct logique s’insurge ses manières et son aspect, qui trahis- « dresseur d’animaux », le ­dénonça à la
contre cette idée »), il répond : « Vous saient à la fois ses origines sociales très police. Une expertise psychiatrique eut
avez raison, les habitants de Trattenbach différentes des leurs et son caractère lieu, ainsi qu’un procès dont on ignore
ne sont pas remarquablement pires que étrange, les habitants de la région consi- l’issue exacte 3.
le reste de la race humaine. Mais Trat- déraient Wittgenstein avec un mélange Entre-temps, Wittgenstein avait
tenbach est un endroit particulièrement de perplexité, de méfiance et d’hostilité. démis­sionné. L’affaire et ses suites
insi­gnifiant d’Autriche, et les Autrichiens « Un type complètement fou qui voulait furent terriblement humiliantes pour
sont tombés si lamentablement bas enseigner les mathématiques supérieures lui. Dix ans après, il se rendit auprès des
­depuis la guerre qu’il m’est trop pénible à des enfants de primaire », dira de lui ­familles des enfants qu’il avait molestés
d’en parler. » l’un d’entre eux. En dépit de la gratitude pour d ­ emander pardon. Et l’aveu de ce
L’essentiel de ce que nous connais- que lui valut, à Trattenbach, la réparation qu’il avait fait et du mensonge dont il
sons des années de Wittgenstein en d’une machine de l’usine locale de tis- s’était rendu coupable au cours de l’ins-
Basse-Autriche provient des souvenirs sage, ses relations avec les adultes étaient truction, en niant les faits qui lui étaient
limitées et tendues. Avec les enfants, elles reprochés, figure au cœur de la confes-
1. Il consacrera deux ans de sa vie à superviser
étaient meilleures. Wittgenstein était un sion solennelle de ses fautes qu’il s’est
l’aménagement intérieur d’une maison conçue pour professeur exigeant, particulièrement senti plus tard obligé de faire à plusieurs
sa sœur Margaret par son ami l’architecte Paul
Engelmann, dans le style très fonctionnel et dépouillé
en mathématiques, puisqu’il attendait de ses amis – une de ces entreprises de
de son maître Adolf Loos. de ses élèves qu’ils maîtrisent l’algèbre. « purification spirituelle » auxquelles le
2. Wittgenstein, une vie (Complexe, 1978).
Mais il savait capter l’attention et, aux conduisait la « bataille entre son orgueil
différents endroits où il a exercé, il don- naturel et l’humilité à laquelle il aspi-
3. On a dit que Wittgenstein avait été acquitté. Mais
il n’est pas impossible que l’affaire ait été étouffée sur
nait souvent des cours supplémentaires rait », écrit le philosophe britannique
intervention de sa famille. à un petit groupe d’enfants brillants, Colin McGinn.

50 — Books no 90 | juillet-août 2018


­ratait pas une occasion de cribler de sar-
casmes les idées de la réforme scolaire, à
l’esprit de laquelle il était complètement
étranger. Le caractère ostensiblement
laïc de l’initiative heurtait sa sensibilité
religieuse – il était à cet égard bien plus
proche des idéaux du Bund Neuland,
mouvement catholique traditionnaliste
auquel appartenait Ludwig Hänsel, un
enseignant qu’il avait rencontré en capti-
vité et était devenu son ami. Et les objec-
tifs progressistes de la réforme lui étaient
indifférents. Il était, on le n ­ otera, peu
favorable à l’émancipation des femmes,
doutant de leurs capacités intellectuelles :
la seule femme parmi ses élèves qu’il ait
jamais respectée, d ­ evenue un de ses exé-
cuteurs testamentaires, était Elizabeth
Anscombe, qu’il considérait comme
une espèce d’homme honoraire.« Witt­
genstein, écrit Monk, ne cherchait pas à
améliorer [ses élèves] “de l’extérieur” mais
“à l’intérieur”. Il voulait développer l’intel-
ligence des enfants en leur enseignant les
mathématiques, étendre leur conscience
culturelle en les introduisant aux grands
classiques de langue allemande, amélio-
rer leur âme en lisant la Bible avec eux.
Ludwig Wittgenstein (ici en 1939, à Cambridge). L’expérience d’instituteur de l’auteur Il ne cherchait pas à les sortir de leur
du Tractatus logico-philosophicus a eu une influence certaine sur l’évolution de sa pensée.
misère et, pour lui, l’éducation n’était pas
un moyen qui leur permettrait de vivre
À sa parution, l’ouvrage de William hommes ont eu un caractère d’intimité une “meilleure” vie dans la Cité. Ce qu’il
Bartley suscita un scandale en raison des physique, tout indique que ce fut rare- voulait, c’était leur démontrer la valeur
« révélations » qu’il contenait au sujet de la ment. Dans l’hypo­thèse, plausible, où il propre de l’effort intellectuel – comme il
vie sexuelle de Wittgenstein. Son homo­ se serait rendu régulièrement au Prater, tenterait plus tard de faire comprendre à
sexualité et la dimension amoureuse de c’était très probablement pour rêver en ses étudiants de Cambridge la valeur du
ses relations avec, successivement, David contemplant de beaux garçons. travail manuel. »
Pinsent, Francis Skinner et Ben Richards Au modèle de la Drillschule et de la
ne font guère de doute. S’appuyant sur
des sources qu’il n’a j­amais révélées, Bart-
ley va toutefois très loin en présentant
U ne autre thèse controversée de
­Bartley est que les méthodes d’ensei-
gnement de Wittgenstein ont été direc-
Lernschule, dans lequel l’enseignement
était fondé sur la discipline, la répétition
et la mémorisation, les promoteurs de la
Wittgenstein comme un homosexuel à la tement influencées par la grande réforme réforme scolaire entendaient substituer
fois honteux et promiscuous, qui, pendant scolaire entreprise en Autriche dans les celui de l’Arbeitschule, qui impliquait la
ses études d’instituteur, aurait assidûment années 1920. Mise en œuvre à l’initiative participation active de l’élève à un proces-
fré­quenté le parc du Prater à Vienne en du ministre de l’Éducation Otto G ­ löckel, sus d’apprentissage par la pratique (Selbst­
quête d’aventures avec de jeunes hommes cette réforme, d’inspiration s­ ocialiste et tätigkeit). Sur ce point, Wittgenstein peut
des classes populaires. Dans un appendice reflétant plus particulièrement les vues sembler à première vue avoir été proche
à sa biographie du philosophe, Ray Monk politiques de l’austro-­marxisme, combi- des réformateurs : incitant les enfants à
fait sur ce point une utile mise au point 4. nait une v­ olon­té de démocratiser l’accès trouver par eux-mêmes les réponses aux
Ce n’est pas avec son homosexualité que au savoir et de mettre fin à l’hégémo- questions qu’il leur posait, il était aussi un
Wittgenstein (qui avait un moment envi­ nie exercée par l’Église sur le système ardent partisan des exercices pratiques.
sagé de se marier à condition que ce fût éducatif avec des idées très similaires à Avec lui, nous informe Monk, « on ap-
une union platonique et sans enfants) celles défendues par les théoriciens des prenait l’anatomie […] par l’assemblage
était mal à l’aise, mais avec la sexualité en pédagogies ­modernes, alternatives et du squelette d’un chat, l’astronomie par
© UtCon Collection / Alamy

général, dont sa soif de p ­ ureté s’accom- « actives »  : ­Johann ­Pestalozzi, Rudolf l’observation nocturne du ciel, la bota-
modait mal. Si ses relations avec certains Steiner, John Dewey, Ovide Decroly, nique par l’identification des plantes lors
Maria ­Montessori, ­Célestin Freinet. de marches dans la campagne, l’archi-
4. Wittgenstein. Le devoir de génie (Flammarion, 1999,
Cette thèse n’est pas très convaincante. tecture par l’identification des styles de
réédité en 2009). Bartley le reconnaît, Wittgenstein ne construction ». Afin de faire com-

Books no 90 | juillet-août 2018 — 51


Wittgenstein (à droite), avec ses élèves à Otterthal, en 1925. L’année suivante, il met un terme
prendre l’agencement de leurs os, à sa carrière d’instituteur après qu’un garçon qu’il a frappé a perdu connaissance.
il disséquait méticuleusement des ani-
maux (un écureuil, un corbeau, un lapin). livre semblable existât, pas les conditions dans laquelle la signification des mots
Et il construisit une maquette en bois de dans lesquelles il avait été fabriqué. Quant et des propositions est déterminée par
machine à vapeur et un tour de potier. au principe fondamental de la péda­gogie l’usage, par l’intermédiaire de différents
Comme le fait toutefois remarquer un réformiste consistant à « partir de l’en- « jeux de langage ». Bartley voit dans cette
des critiques les plus déterminés de Bart- fant » (vom Kind aus), rien n’était plus évolution la trace des thèses du psycho-
ley, les machines et les maquettes qu’il éloigné des vues de Wittgenstein : quel logue Karl Bühler, étroitement associé
utilisait pour ses démonstrations, Witt­ que soit le sens qu’on donne à cette ex- au mouvement de la réforme. Ici aussi,
genstein les fabriquait seul, sans ­jamais pression, fait observer Konrad Wünsche, on peut être dubitatif. Que Wittgenstein
demander à ses élèves de contribuer à leur « on trouvera difficilement une accep­ ait été marqué par les idées d’un certain
élaboration. On a aussi fait valoir qu’il tion de cette formule qui corresponde nombre d’écrivains, savants et intellec-
emmenait ses élèves dans des châteaux à la pédagogie de Wittgenstein ». Rien tuels viennois (comme il l’a d’ailleurs été
forts et des mines, et entreprit avec eux n’était de surcroît plus incompatible avec par Schopenhauer et Dostoïevski) ne fait
un voyage de deux jours à Vienne, qu’il son caractère. « [ Jamais], relève Jacques aucun doute. Mais ceux dont il se récla-
finança avec l’aide de sa famille : dans Bouveresse, Wittgenstein ne s’est départi mait ou se sentait proche étaient plutôt
le livre de Wünsche, on trouve la liste du comportement dominateur et, pour Karl Kraus, Otto Weininger et S ­ igmund
des nombreux bâtiments, monuments parler comme les pédagogues, éminem- Freud. Et s’il existe entre les idées du «­  se-
et attrac­tions diverses (églises, musées, ment “directif ” qui semble avoir été une cond Witt­genstein » et celles de Bühler
palais, jardins zoologiques, machines) caractéristique constante de son attitude une similitude sur certains points, rien
qu’ils ont eu l’occasion de voir. De tels à l’égard d’autrui. » n’indique qu’on ait ici affaire à autre
voyages éducatifs n’ont cependant rien de Bartley soutient aussi que les idées de chose qu’un cas de convergence.
particulier à la pédagogie de la réforme. la réforme scolaire ont profondément

À l’appui de la thèse de la participa-


tion de Wittgenstein à la réforme
influencé le contenu de la « deuxième
philosophie » de Wittgenstein, celle qu’il
a développée une fois de retour à Cam-
L es considérations psychologiques et
pédagogiques occupent une place
importante dans la deuxième partie de
scolaire, on cite aussi souvent le diction- bridge et que l’on trouve exposée dans l’œuvre de Wittgenstein. Dans Recherches
naire orthographique qu’il a réalisé – le ses ouvrages posthumes, à commencer philosophiques, les références sont nom-
seul livre qu’il ait publié de son vivant à par Recherches philosophiques. On sait qu’à breuses à des situations d’enseignement
côté du Tractatus –, parce qu’il était basé l’intérieur d’un projet global inchangé ou d’apprentissage, par « un élève » ou
sur des cahiers produits par les écoliers et – la mise en évidence des illusions sur « un enfant », de l’alphabet, du langage
qu’un des arguments avancés pour justi- lesquelles reposent les grands problèmes et de la signification des mots ou de
fier son existence était qu’il accroissait leur philosophiques par l’analyse du langage – notions de mathématiques et de calcul.
autonomie. Mais un ouvrage de ce type Wittgenstein y abandonne la thèse d’une Mais davantage que l’empreinte des doc-
est plutôt représentatif de l’esprit de la correspondance entre la forme logique trines psychologiques qui sous-tendaient
Lernschule traditionnelle. Et l’important du langage et celle du monde au pro- la réforme d’Otto Glöckel, il faut voir
pour Wittgenstein était clairement qu’un fit d’une représentation plus complexe dans ces fréquentes allusions le produit

52 — Books no 90 | juillet-août 2018


direct de l’expérience d’enseignement « Wittgenstein, disait Russell, est peut- Contre toute attente, cet homme in-
de Wittgenstein et de sa confrontation, être le plus parfait exemple que j’aie jamais transigeant au caractère difficile s’est
durant six ans, à des situations pédago- connu de génie dans le sens traditionnel révélé un instituteur efficace, dont la
giques concrètes. C’était en tout cas l’avis de ce mot, passionné, profond, intense plupart des élèves ont conservé un
de son ami Paul Engelmann, pour qui et dominateur. » Ni purement logicien, souvenir positif, voire émerveillé. Son
il ne fallait pas sous-estimer l'influence ni seulement philosophe des sciences, du dévouement, son enthou­siasme, son
de l’expérience d’instituteur de Witt­ langage ou des mathématiques, il était imagination, sa capacité d’invention, sa
genstein sur l’évolution de sa pensée, si « davantage un artiste créatif qu’un sa- rigueur intellectuelle, sa foncière pro-
pénible qu’elle ait été par ailleurs. vant », faisait justement ­remarquer Ru- bité, son intérêt pour les connaissances
dolf Carnap, figure centrale du Cercle de pratiques lui ont permis de surmonter

U n autre point doit être souligné.


Parmi les caractéristiques qui dis-
tinguent Wittgenstein des autres philo-
Vienne – ce groupe de scientifiques et de
philosophes qui avaient cru trouver dans
le Tractactus les bases d’une conception
les réticences que ses exigences élevées,
sa sévérité, sa brusquerie, son irritabilité
et son comportement inso­lite pouvaient
sophes, trois sont particulièrement remar- positiviste, ­logique et empirique du savoir susciter chez les enfants. Leur curiosité
quables. La première est cette tournure qui n’était en réalité pas du tout la sienne. excitée, « même les garçons les moins
d’esprit, largement due à sa formation Pour Wittgenstein, note Erich Heller doués et les moins attentifs, écrit sa sœur
d’ingénieur (avant de venir à Cambridge, dans un éclairant rapprochement avec Hermine, trouvaient des réponses éton-
il avait étudié l’ingénierie aéronautique Nietzsche, la philosophie était « non une nantes de justesse, et ils se battaient lit-
à Manchester), qui lui faisait aborder les profession, mais une passion dévorante téralement pour répondre ou démontrer
questions philosophiques comme des […], la seule forme possible d’existence ». quelque chose. » Le constater suffisait-il
problèmes techniques à résoudre, penser Fanatiquement attaché à la vérité et à la à apaiser Wittgenstein ? Sous l’emprise
en termes de diagrammes et de schémas précision en matière de connaissance, de sa volonté coutumière de rester lucide
et privilégier les approches fondées sur éperdument en quête d’une impossible et de n’être victime d’aucune illusion, il
la modélisation, dans l’esprit des forma- perfection au plan moral, spontanément écrira plus tard : « Un professeur peut
lismes employés en physique par obtenir de ses élèves de bons ré-
Heinrich Hertz pour la méca- « Un professeur peut obtenir sultats, voire des résultats stupé-
nique et par Ludwig Boltzmann fiants […] sans pour autant être
pour la thermodynamique. Le de bons résultats de ses élèves un bon professeur ; parce qu’il se
second trait est l’omniprésence, sans être un bon professeur. » peut que, tant qu’ils sont sous son
dans ses textes, ses cours, ses pro- influence directe, il les porte à des
pos privés et son enseignement, de ce que enclin au mysticisme, il était « une âme hauteurs qui ne leur sont pas naturelles,
Stuart Gilbert a pertinemment appelé torturée » (Freeman Dyson) et un homme sans pour autant développer leurs capa-
un « mode confessionnel » de réflexion naturellement porté à l’ascétisme et à l’ex- cités de travailler à ces hauteurs. En sorte
fondé sur une forme d’autoexamen à la cès. Dans son beau livre de souvenirs à que, dès que le professeur quitte la classe,
manière de saint Augustin. « Quasiment son sujet 5, Norman Malcolm décrit l’état leur niveau baisse. Peut-être est-ce ainsi
tout ce que j’écris, avouait-il d’ailleurs, est d’extraordinaire tension mentale et psy- avec moi. » 
une conversation privée avec moi-même chologique dans lequel il conduisait ses
[…] en tête à tête. » séminaires, qui engendrait autour de lui — Michel André, philosophe de formation,
a travaillé sur la politique de recherche et
Quant à la troisième caractéristique, une atmosphère électrique et dont il ne de culture scientifique au niveau international.
elle consiste précisément dans ce qu’on pouvait se libérer qu’en se jetant dans une Né et vivant en Belgique, il a publié en 2008 Le
a pu baptiser le « style pédagogique » de salle de cinéma pour s’y absorber dans un Cinquantième Parallèle. Petit essai sur les choses de
l’esprit (L’Harmattan). — Cet article a été écrit
sa façon d’aborder les problèmes. « Witt­ film noir ou une comédie musicale. Et pour Books.
genstein, fait judicieusement obser­ver l’altercation violente qui l’a opposé à son
Michael Peters, est moins un philo- compatriote Karl Popper, venu le provo-
sophe qui fournit une méthode pour quer sur ses terres en défendant la thèse,
analyser les concepts de l’enseignement diamétralement opposée à la sienne, qu’il
qu’un penseur qui approche les questions existe des problèmes philosophiques ne se POUR ALLER
philosophiques d’un point de vue péda- réduisant pas à des confusions de langage, PLUS LOIN
gogique. » Souvent, il présentait la phi- est entrée dans la légende. Combinée avec
losophie comme une forme de thérapie. son absolutisme et sa propension à l’hon-   Essais I. Wittgenstein, la modernité, le
Mais elle était aussi à ses yeux une sorte nêteté brutale, sa personnalité complexe ­progrès et le déclin, de Jacques Bouveresse
de pédagogie de la réflexion, qu’il mettait et tourmentée rendait les rapports avec lui (Agone, 2000).
en œuvre en puisant dans un vaste réper- difficiles. « Qu’il s’agisse de questions phi-
toire de procédés : questions, énigmes, losophiques ou des problèmes de la vie,   Essais III. Wittgenstein ou les sortilèges du
langage, de Jacques Bouveresse (Agone,
devinettes, exemples, images, dialogues, dira son successeur à Cambridge Georg
2003).
aphorismes, paradoxes, fables, etc. Henrik von Wright, chaque conversation
avec lui était comme un jour du Jugement   Recherches philosophiques, de Ludwig
5. Ludwig Wittgenstein: A Memoir (Oxford University dernier […] tout était mis en question et Wittgenstein (Gallimard, 2014).
Press, 1984). soumis à un test de véracité. »

Books no 90 | juillet-août 2018 — 53


ÉGALITÉ DES CHANCES

LE COLLÈGE,
ANTICHAMBRE DE LA PRISON
Après des siècles d’ostracisme et de racisme institutionnalisé,
les Noirs américains ont en théorie droit à la même éducation que
leurs concitoyens blancs. Mais, dans la pratique, ils restent
prisonniers de la « tradition de l’échec ». Comment y remédier ?
DWIGHT WATKINS. Aeon.

P
as une seule semaine ne se pas- Personne ne se fait d’illusions sur
sait sans que Butta, mon neveu les collèges de Baltimore. J’ai discuté
de 13 ans, ait des problèmes à il y a quelque temps avec Stacey Cook,
l’école. Il se disputait avec les une ancienne prof de l’école James
profs, ignorait les consignes de l’admi- ­Mc­Henry à South Baltimore. Elle m’a
nistration, quittait la classe. Au point dit qu’il y avait eu plusieurs fusillades
que ma sœur devait prévoir chaque mois l’année ­dernière juste en face de l’école
un créneau dans son emploi du temps pendant les heures de cours. « Une fois,
pour une réunion parents-professeurs. le prof de gym a failli se trouver pris
Mais cela ne servait à rien. entre deux feux. Il sonnait comme un
Pourtant, Butta est un gamin aussi fou à la porte, il avait peur de se prendre
dodu qu’inoffensif. Le genre de môme une balle, il suppliait qu’on le laisse
sympa qui partage de bon cœur ses frites entrer. Mais le principal n’a pas voulu
avec ses copains et n’hésiterait pas à vous ouvrir tant que durait la fusillade. Il a
LE LIVRE donner la dernière bouchée de son sand- dit qu’on savait tous où on avait mis les
Buck: A Memoir (« Buck : une wich. Il n’a jamais eu d’ennuis en dehors pieds et qu’ici c’était comme ça, point
autobiographie »), Random de l’école – ce qui n’est pas rien, sachant barre. À la fin de l’année, avec le prof de
House/Spiegel & Grau, 2013,
qu’à son âge son père et tous ses oncles, gym et un paquet d’autres enseignants,
272 p.
moi y compris, avions au moins une fois on a claqué la porte. »
L’AUTEUR été expulsés du collège ou eu maille à Je me réjouis que personne n’ait
M. K. Asante est un musicien partir avec la police. tiré sur l’école de mon neveu, mais ce
de hip-hop, écrivain et « Qu’est-ce qui ne va pas à l’école ? » qu’on lui fait subir là-bas n’en est pas
réalisateur de films américain.
lui ai-je demandé. « Les profs me dé- moins criminel. Être enfermé dans une
Né en 1985 au Zimbabwe,
il a grandi dans les rues de testent, et ils m’ont collé dans la classe de classe plus de six heures par jour, dans
Philadelphie, une expérience M. Ronald – c’est le suppléant qui passe l’anarchie la plus totale, avec un rempla-
qu’il raconte dans son livre sa journée au téléphone à expliquer qu’il çant qui passe son temps à tripoter son
Buck, plébiscité par la presse a pas besoin de ce boulot parce qu’il a sa portable ne me semble pas très régulier.
outre-Atlantique. Il enseigne
boîte. Sa boîte, tu parles ! »

J
également le cinéma
et la création littéraire à Butta est au collège, alors il ne devrait e pensais qu’il y avait un problème
l’université d’État Morgan, pas avoir qu’un seul professeur. Mais on de communication entre Butta et
à Baltimore. a mis tous les gosses à problèmes dans ses profs et que je pouvais faire quelque
la même classe, avec un prof remplaçant chose. Beaucoup de profs des écoles de
qui fait toutes les matières. Il les laisse quartier ont l’habitude de n’avoir affaire
jouer aux dés ou aux cartes, tweeter, – dans le meilleur des cas – qu’à un seul
surfer sur Instagram ou sur Facebook, parent. Je voulais servir de tierce partie
danser, monter sur les tables – bref, faire capable d’écouter tous les points de vue
ce qu’ils veulent. Moi aussi j’ai pas mal afin d’aider Butta à se ressaisir. Alors j’ai
empoisonné la vie des remplaçants pris rendez-vous.
quand j’avais l’âge de Butta – tout le Nous nous sommes garés, ma sœur
monde nargue le remplaçant quand le et moi, devant le collège un lundi. Vu
titulaire est absent –, mais il se trouve du dehors, le bâtiment, situé dans une
que, pour ces gamins, ça dure depuis jolie rue bordée d’arbres, paraissait bien
des mois. entretenu. Nous avons sonné et nous

54 — Books no 90 | juillet-août 2018


Jour de rentrée scolaire dans un lycée de Philadelphie. « Quand les écoles ressemblent à des prisons
sommes retrouvés dans un hall d’accueil et les prisons à des écoles, faut-il se comporter en élèves ou bien en prisonniers ? »
exigu. Trois agents de sécurité serrés
dans leurs uniformes bloquaient le pas- dans le couloir, les bureaux valsaient, des était absente ce jour-là. Comme on l’a
sage. Ils ressemblaient à des matons. Le ­devoirs corrigés (ou pas) traînaient par appris par la suite, elle s’était fait piétiner
détecteur de métaux était en panne, si terre, on se bagarrait (et on se filmait), et tabasser par des filles de troisième à
bien que, comme dans une prison, un on écoutait du rap plein pot, on jouait qui elle avait confisqué leurs portables.
des agents nous a passés au détecteur aux cartes et aux dés, et partout des
manuel pendant qu’un autre examinait
nos papiers. Puis ils nous ont orientés
vers le bureau d’accueil, à l’étage au bout
élèves se lançaient des « Salope ! » et des
« Va te faire enculer ! ». Tout ça dans un
espace c­ onfiné envahi par cette odeur
P as facile de recevoir une bonne ins-
truction dans cet environnement.
J’ai peine à croire que même un bon prof
du couloir. de rat, si forte qu’on pouvait presque la y serait efficace. Les ordinateurs étaient
L’escalier sentait le vieux caoutchouc palper, et j’avais peur que mes fringues hors d’âge, les manuels tombaient en
et la pisse de rat. Le sol était jonché de s’imprègnent de cette puanteur. morceaux et il devait faire – 10 °C dans
résidus de joint, de fluides non identifiés « Eh ben nous y voilà ! » dit ma sœur la classe. Une trentaine d’ados transpi-
et d’emballages de bonbon. Des parents avec un sourire gêné. Elle n’a pas le choix. rants qui sentaient le fauve et, malgré
attendaient déjà, l’air soucieux, proba- Elle élève seule Butta, et, même si on tout, on caillait  ! Comment peut-on
blement eux aussi en quête d’une meil- mettait tous la main à la poche, l’envoyer apprendre dans un tel froid  ? Com-
leure éducation pour leurs gosses. On a dans une école privée serait au-dessus ment, aux États-Unis, en 2014, dans
salué la secrétaire. Elle avait l’air gentil, de nos moyens. Dans la classe de Butta, une grande métropole, peut-il y avoir
se souvenait de ma sœur et nous a fait on se serait dit dans une fête de quartier des classes sans chauffage  ? Dans le
signer le registre avant de nous envoyer à East Baltimore : les élèves dansaient bureau d’accueil, il faisait chaud, c’était
dans la classe de Butta. Dans la cage le pogo, sautaient d’un pupitre à l’autre bien agréable, alors pourquoi les classes
d’escalier menant à l’étage ­supérieur pendant qu’un de ces remplaçants dont étaient-elles des frigos ?
© Matt Rourke / AP / Sipa

­régnait la même odeur bizarre. avait parlé Butta envoyait des textos ou Cela ne me surprenait pas tant que
Cette école ressemblait à une pri- surfait sur Facebook. L’un des buts de ça. J’avais connu la même chose au
son, et le deuxième étage, celui de la notre visite était justement de soustraire collège – même odeur, mêmes équipe-
classe de Butta, c’était la section psy- Butta au remplaçant et de le confier à ments ­obsolètes, mêmes profs surme-
chiatrique. Les élèves couraient partout nouveau à sa prof titulaire – mais elle nés et d ­ émotivés qui se faisaient

Books no 90 | juillet-août 2018 — 55


remplacer au bout d’un semestre. de leurs riches propriétaires recevaient tion des Afro-Américains remonte à
Ajoutez-y le fait d’aller en cours dans une instruction. Dans les années 1800, loin. Dans le Sud, des lois interdisaient
une zone de guerre. Mon histoire, des écoles avaient surgi un peu partout aux esclaves d’apprendre à lire, et ils
la réplique de celle de Butta, ne fait aux États-Unis et, à la fin du xixe siècle, risquaient une raclée ou la mort s’ils
que s’inscrire dans la longue tradition tous les enfants blancs avaient accès tentaient de le faire. Il y a toujours eu
­d ’éducation des Afro-Américains aux à ­l’enseignement gratuit. Les Noirs, une grosse demande. »
États-Unis. eux, sont aux États-Unis depuis 1619 L’administration Lincoln entreprit de
À la fin des années 1990, mon prof et n’ont quasiment pas été scolarisés réparer les torts subis par les Noirs en
d’histoire, un Blanc réac, nous endor- jusqu’à la Proclamation d’émancipa- matière d’éducation et autres injustices
mait avec ses interminables diatribes tion signée par le président Abraham sociales en créant le Bureau des affran-
patriotiques. Les yeux perdus dans le Lincoln en 1863. Les Blancs avaient chis en 1865. Cette instance était char-
vide, il nous racontait que les États- pris deux cent quarante-quatre ans gée de fournir des vêtements, des rations
Unis étaient le seul endroit au monde où d’avance – deux cent quarante-quatre et un emploi aux esclaves nouvellement
l’on pouvait débarquer avec rien d’autre ans au cours desquels ils avaient été ini- affranchis pour les aider à devenir des
que sa religion et ses rêves et trouver tiés au ­raisonnement scientifique ou à citoyens américains ; elle pouvait même
d’inépuisables possibilités de réussite. la pensée philosophique et avaient eu leur attribuer des terres.
J’ai bien pigé l’histoire des rêves. Mais l’occasion de découvrir le pouvoir des La période de la Reconstruction,
nos ancêtres avaient pour seul bagage livres et de la lecture, et de transformer ces années consécutives à la guerre
leurs chaînes, leur peur et l’incerti- leurs rêves en réalité. de S ­ écession qui virent le retour des
tude du l­endemain. Ce n’était pas des États du Sud dans l’Union, aurait été
gens en quête d’espoir mais des captifs
contraints de cultiver et de construire le
soi-disant monde libre.
«I l y a ce mythe que l’éducation,
les livres sont propres à la culture
blanche », me dit Eric Rice, spécia-
le moment idéal pour aider les Noirs
à s’intégrer dans la culture dominante
par le biais de l’éducation. Pour la pre-
Tandis que les esclaves passaient leur liste de l’éducation en milieu urbain, mière fois aux États-Unis, on assistait
vie à cuisiner, astiquer, se faire violer, se quand je le rencontre à la faculté de à l’apparition de commerçants, de poli-
faire battre, suer dans les champs et, à sciences de l’éducation de l’Université ticiens, d’hommes d’Église noirs. Mais
l’occasion, se faire lyncher, les enfants ­Johns-Hopkins. « Mais la soif d’éduca- notre pays n’a pas su tirer parti de cette
chance. Cela ne s’est pas traduit par une
éclosion d’écoles noires.
LES ÉTATS-UNIS, AUTRE PLANÈTE Les promesses de Lincoln disparurent
avec lui une nuit de 1865. Andrew
Le système scolaire américain est à peu près Actuellement, l’État de l’Oklahoma manque de ­Johnson, son successeur, opposa son
impossible à comprendre vu de France. Il y a fonds, et les districts ont dû fermer les écoles le veto en 1866 à la reconduction du
bien un ministre fédéral de l’Éducation (une lundi ; les enseignants sont si mal payés qu’ils Bureau des affranchis. Il confisqua les
femme, actuellement), mais son influence est doivent avoir un second métier. terres que les Afro-Américains étaient
minime. L’État fédéral participe pour moins de En revanche, les autorités locales ont toute
10 % au ­financement public de l’enseignement ­liberté pour stimuler les initiatives et pro-
en train d’acquérir dans le Sud et les
primaire et secondaire. Le système est presque mouvoir des expériences nouvelles. Les char- restitua aux propriétaires blancs qui les
entièrement décentralisé et diversement orga- ter schools évoquées dans cet article en sont occupaient avant la guerre. Entre 1866
nisé selon les États. Dans la majorité des cas, le l’illus­tration. Dans la ville de Philadelphie, par et 1869, Johnson vida le Bureau de sa
financement, l’organisation et le contrôle des exemple, 21 écoles des quartiers défavorisés substance avant que son successeur,
établissements scolaires sont délégués à des col- ont été confiées à des opérateurs privés, qui se Ulysses Grant, le démantèle purement
lectivités territoriales dédiées, les school districts. donnent pour mission d’en relever le niveau. Un
Les districts ont le pouvoir de lever l’impôt et tiers des élèves de la ville dépendent désormais
et simplement en 1872.
d’exproprier. Ils sont gérés par un school board, de ce système. Ce mouvement est très prisé des Certes, on vit apparaître des écoles
élu localement au suffrage universel. Celui-ci parents noirs, qui nourrissent l’espoir de voir pour affranchis. Dans l’année qui sui-
désigne un directeur, qui exerce le pouvoir exé- leurs enfants sortir du ghetto. La demande est vit leur émancipation, 8 000  anciens
cutif. Il n’y a pas de programmes nationaux. si forte qu’il a fallu recourir au tirage au sort. esclaves étaient scolarisés en Géorgie ;
Les établissements sont simplement tenus de Témoin le documentaire de Davis Guggenheim,
huit ans plus tard, ces écoles noires
respecter des directives sur les connaissances Waiting for Superman (2010). Aujourd’hui, à La
que les élèves sont censés avoir assimilées à la Nouvelle-Orléans, 93 % des élèves fréquentent
­accueillaient 20 000 élèves. Une mul-
fin de chaque année scolaire. une charter school, et les résultats ont nettement titude d’enfants s’entassaient dans ces
Un État peut décider de prendre le contrôle d’un progressé. À Washington, le pourcentage est baraques et se débrouillaient pour
district. Mais, dans tous les cas, les autorités de 46 %. Néanmoins, seuls 7 % de l’ensemble ­apprendre, parfois sans livres ni pupitres,
­locales jouissent d’une autonomie quasi totale. des élèves américains relèvent du dispositif, et avec des toitures qui fuyaient et des
Elles peuvent fermer une école jugée déficiente le ­bilan est très contrasté. Dans le district de
équipements sommaires. « Beaucoup
ou accepter de privatiser une école publique. Detroit, c’est un échec. La qualité dépend étroi-
Elles fixent la rémunération des enseignants. tement des compétences et de la personnalité
des premières écoles pour Noirs dispo-
La dépendance à l’égard de responsables et de des admi­nistrateurs privés, qui gèrent souvent saient de vieilles fournitures et de vieux
fonds publics locaux a de sérieux inconvénients : tout un réseau d’écoles de ce type.  manuels cédés par des écoles blanches.
comme on le voit dans cet article, certaines Les classes avaient des effectifs plus
écoles sont quasiment laissées à l’abandon. — Books importants et les professeurs étaient
moins bien formés. Les moyens alloués

56 — Books no 90 | juillet-août 2018


aux écoles noires étaient moindres et plus connus pour maintenir la sépara- stratégique pour placer à nouveau les
le matériel de moins bonne qualité que tion étaient le blockbusting – pratique Afro-­Américains sous la coupe d’un
ceux des écoles blanches », m’explique consistant à faire chuter la valeur im- système de contrôle et d’une répression
Rice. On parvint à aller à l’école, mais mobilière d’un quartier en propageant extrêmes, tactique qui continuera de
dans une école de deuxième classe. la rumeur de l’installation imminente s’avérer gagnante pour les générations
Les lois Jim Crow, qui autorisaient d’un groupe d’« indésirables » – et le red­ suivantes. » 1
la ségrégation raciale, ont eu pour effet lining – consistant à refuser ou à faire
prévisible de creuser cet écart au fil du payer plus cher des services bancaires
temps. À la fin du xixe siècle, 17 États de façon à rendre un quartier ethnique-
américains plus le district de Colum- ment homogène.
L e parcours qui mène les Noirs direc­
tement de l’école à la prison fait
couler beaucoup d’encre aux États-Unis
bia avaient voté la ségré­gation scolaire. Le résultat est là : des établissements et donne lieu à de nombreux débats.
Quatre autres États auto­risaient égale- de mauvaise qualité, auxquels sont venus M. K. Asante y consacre un chapitre
ment cette pratique. s’ajouter la ségrégation institutionnali- dans Buck (2013), le récit autobiogra-
On pensa que tout ça était sur le point sée et des financements insuffisants, ont phique qui retrace son enfance dans
de changer ce jour de 1951 où treize fa- profondément enraciné le déni d’édu- les quartiers noirs de Philadelphie. « Il
milles de Topeka portèrent plainte contre cation pour les Noirs mais aussi creusé y a une relation incestueuse et toxique
le ministère de l’Éducation du Kansas. l’écart en matière de réussite scolaire. La entre les écoles noires, les prisons et les
Comme leurs ­ancêtres, ces gens récla- combinaison de tous ces facteurs histo- politiciens, dont les campagnes sont fi-
maient pour leurs enfants une éducation riques a engendré ce que j’appelle la tra- nancées par des entreprises qui profitent
de qualité, semblable à celle à directement de l’incarcération de
laquelle les Blancs avaient droit Dans le Maryland, seuls 57 % masse, du travail des détenus et
depuis des décennies. L’affaire, des contrats avec les prisons, aux
connue sous le nom de « Brown
des Noirs terminent le lycée dépens des Afro-Américains. »
contre le ministère de l’Éduca- contre 81 % des Blancs. « Les écoles noires font partie
tion du Kansas », constitua une du complexe carcéro-industriel »,
victoire majeure dans le combat pour dition de l’échec. Cette tradition n’est pas soutient-il. Asante pense que les établis-
l’éducation des Afro-Américains. Elle de notre fait. Bien sûr, les Afro-Amé- sements scolaires des quartiers pauvres
était porteuse d’immenses promesses ricains sont en partie responsables de forment les élèves noirs à la prison. « Les
et suscita chez beaucoup de Noirs l’es- l’état actuel de leur communauté ; mais écoles primaires sont censées préparer
poir d’un ­changement. En 1954, l’arrêt beaucoup sont complètement largués les élèves à l’université ou à un métier.
historique de la Cour ­suprême, adopté parce qu’ils appartiennent à une histoire Mais regardez : il y a des barreaux aux
à l’unani­mité par neuf juges, infirma où l’on a toujours été complètement fenêtres, des vigiles qui ressemblent à
l’arrêt de 1896 « Plessy contre Fergu- largué, depuis le jour où nos ancêtres des matons et des détecteurs de métaux !
son », qui autorisait la ségré­gation avec ont quitté le port négrier d’Elmina, au Tout fonctionne exactement comme
l’aval de l’État. La séparation des Noirs Ghana, pour entamer leur long voyage dans une prison. Et fait de l’école une
et des Blancs à l’école était désormais vers le Nouveau Monde. pépinière de futurs détenus. »
anticonstitutionnelle. Les Noirs n’avaient pas la moindre J’ai pensé à ce que j’avais vu dans
Mais l’idée que Blancs et Noirs idée de ce qui les attendait de l’autre l’école de Butta et j’ai interrogé Asante
puissent être scolarisés ensemble côté de l’Atlantique. Pire encore, nous sur le rôle que jouent les entreprises
­déchaîna l’hystérie. Le 11  juin 1963, avons débarqué en Amérique sous les privées. « Aujourd’hui, on privatise les
le gouverneur de l’Alabama, George traits de l’ennemi ingrat et paresseux, prisons. Et la mauvaise qualité de l’en-
­Wallace, alla jusqu’à se planter flanqué sans même savoir pourquoi, et, depuis, seignement, associée à d’autres facteurs
de policiers devant l’entrée de l’universi- ça a été un parcours du combattant. existant dans les quartiers noirs défa-
té pour empêcher les étudiants noirs de Ce n’est pas nous qui avons inventé le vorisés, transforme l’échec des Noirs
s’y inscrire. Il ne fit machine arrière que concept de race ou théorisé le travail en une source de profits », affirme-t-il.
lorsque le président John F. Kennedy fit forcé. On a juste fait ce qu’on nous disait « Quand les écoles ressemblent à des
intervenir la Garde nationale. – ou contraignait – de faire, et depuis on prisons et les prisons à des écoles, com-
en paie le prix. ment faut-il se comporter ? En élève ou

B eaucoup de Blancs, pétrifiés à l’idée Mais le prix le plus élevé, même mes bien en prisonnier ? » se demande-t-il
que leurs enfants puissent aller en ancêtres esclaves n’auraient pas pu l’ima- dans son livre.
classe avec des Nègres, réagirent en giner : on refusait l’éducation aux Noirs, La plupart de mes camarades de col-
changeant de quartier : c’est ce qu’on mais les prisons leur ouvraient grand lège ont décroché avant le lycée. Moi,
appelle le white flight [la « fuite des leurs portes et les accueillaient à bras j’ai beau être allé au bout du secon-
Blancs »]. Les Blancs emportèrent leurs ouverts. Michelle Alexander, spécialiste daire, l’environnement et les influences
impôts locaux, leurs moyens financiers des droits civiques à l’université d’État que j’ai subis m’incitent à penser qu’il
et leur éducation de qualité vers les de l’Ohio, écrit dans La Couleur de la est plus facile de faire carrière dans la
banlieues cossues. Les deux moyens les justice. Incarcération de masse et nouvelle délinquance qu’apprendre à lire correc-
ségrégation raciale aux États-Unis : « Le tement. Cela paraît dingue, mais c’est
1. Syllepse, 2017, traduit par Anika Scherrer. système judiciaire est utilisé de manière sans doute vrai !

Books no 90 | juillet-août 2018 — 57


Dans une école rurale de l’Alabama, en 1965. Depuis 1954, la ségrégation scolaire est interdite
Je ne sais pas quelle proportion aux États-Unis. Mais tous les moyens sont bons pour maintenir la séparation entre Blancs et Noirs.
de gosses de l’âge de Butta vendent de la
drogue. Mais en avril 2014, notre quo- Un amour qui est totalement absent Doob. Selon lui, il faut un certain
tidien local, The Baltimore Sun, a publié des couloirs glacials des établissements nombre de travailleurs au ­salaire mini-
un article sur les résultats scolaires de comme ceux que Butta, moi-même et mum et de prisonniers pour assurer la
notre ville : « Selon l’Évaluation natio- des millions d’Afro-Américains ont survie du capitalisme – et on met donc
nale des progrès du système éducatif fréquentés. en place des structures sociales qui
(NAEP) 2, seuls 7 % des élèves noirs de ­pérennisent ce processus.
troisième à Baltimore ont des compé-
tences correctes en lecture. Pire encore,
dans le Maryland, seulement 57 % des
L e collège de Butta a fermé ses portes
depuis ma visite. C’est le cas aus-
si de quelques autres établissements à
« La ­reproduction sociale est une réa­
lité, mais je ne suis pas sûr que cela soit
­voulu, estime Eric Rice. Le système
Noirs terminent le lycée contre 81 % problèmes de la ville. Les élèves ont été tend à produire les individus dont on
des Blancs. À Baltimore, des centaines ­recasés dans une école d’un autre dis- a besoin pour pourvoir les emplois de
de jeunes Noirs abandonnent chaque trict, si bien que les classes sont surchar- demain. On entend tous ces beaux dis-
année le lycée. Ils débarquent dans le gées, ce qui n’arrange pas l’ambiance. cours sur la nécessité de former l’esprit
monde des adultes sans savoir lire, sans Le nouveau collège de Butta ressemble critique, parce que les futurs emplois
pouvoir comprendre le journal ou trou- comme deux gouttes d’eau au précédent. se situent dans la science, la techno-
ver un emploi qui leur procure de quoi Mais au moins Butta a-t-il droit à une logie, la robotique, les mathématiques,
se nourrir et se loger. » scolarité à mi-temps. ­l’informatique, etc. Mais, en fait, les
Il y a quelque chose qui manque dans J’entends souvent les gens se plaindre : principaux viviers d’emplois seront
beaucoup des écoles où les Noirs sont « Nos écoles sont foutues ! Nos écoles la restauration rapide, les différents
majoritaires. Et ce « quelque chose », sont foutues ! » Le sont-elles vraiment ? ­métiers de services et beaucoup d’autres
c’est dans la rue qu’on l’apprend : la soli- Ne serait-ce pas plutôt que notre sys- secteurs où l’esprit critique n’est pas
darité, la survie, la débrouille, l’amour… tème fonctionne à la complète satisfac- indis­pensable. Je ne dis pas qu’il y a un
© Bruce Davidson / Magnum

tion de ceux qui l’ont conçu ? Lorsque petit cercle qui planifie tout cela ; mais je
2. Le National Assessment of Educational Progress j’étais en master de sciences de l’édu- suis frappé de voir que nous continuons
(NAEP) est une évaluation périodique des connaissances cation à Johns-Hopkins, j’ai étudié la à produire des quantités de gens adaptés
des élèves américains en mathématiques, en lecture,
en écriture et en sciences. Elle est réalisée par un service théorie de la « reproduction sociale », à ce genre d’emplois, et qui ont tendance
spécialisé du ministère fédéral de l’Éducation. élaborée par le sociologue Christopher à sortir de ce genre d’écoles. »

58 — Books no 90 | juillet-août 2018


Les établissements comme celui de a trouvé des mécènes et des donateurs sion ? Rien n’a changé ici », a-t-il rigolé.
Butta ou celui que j’ai fréquenté sont qui d’habitude ne donnent pas un sou C’était même d’une certaine façon pour
financés par l’impôt foncier des quar- au système scolaire. Je ne sais pas si nous un facteur de nivellement – des
tiers pleins de logements sociaux et de c’est une façon pérenne de résoudre les gens qui n’étaient pas noirs commen-
maisons murées, où les pauvres paient problèmes à l’échelle d’une ville entière. çaient à éprouver les difficultés dont
pour perpétuer leur misère. Ce système Pour moi, si l’on veut vraiment remé- nous sommes coutumiers. Nous vivons
immémorial conjugué à la policiarisa- dier aux difficultés du système éduca- dans une récession permanente où tenir
tion des établissements scolaires fait que tif, il faut s’attaquer au problème de une semaine entière avec 20 dollars n’est
l’on passe effectivement directement de la pauvreté ainsi qu’aux problèmes de pas un miracle mais un mode de vie.
l’école à la prison. santé publique qui en résultent et à la Chez nous, le four fait souvent office
Je partage l’avis de Rice : je ne crois question du chômage », estime-t-il. de chauffage, tout le monde travaille au
pas qu’une poignée d’hommes blancs Rice soulève des points qui sont à noir et il faut trouver tous les jours une
fortunés conspirent contre nous, je pense la racine des problèmes d’éducation nouvelle combine pour survivre.
que le système se perpétue de lui-même. que connaît notre pays. L’idée que les
On serait tenté de penser que l’idée de ­communautés sont structurées de façon
reproduction sociale relève de la théorie à créer des générations d’élèves largués U ne chose est sûre : comme tout le
monde, les Afro-Américains ont
du complot, qu’elle est fausse. Mais je qui créeront à leur tour des générations envie d’apprendre et de faire des projets.
suis sûr qu’elle ne l’est pas. Comment d’autres élèves largués colle parfai­ Les spécialistes de l’éducation peuvent
pourrait-il en être autrement dès lors tement avec la théorie de la reproduc- aider à réduire l’écart de résul­tats, mais
qu’aux États-Unis – sans doute le centre tion sociale. uniquement s’ils veulent bien prendre
mondial de l’innovation – personne ne La remise à plat du système éducatif le temps de voir ce à quoi ces élèves
s’attaque au problème en haut lieu ? public n’est que la moitié du problème, sont confrontés. Ma façon à moi de
J’invite quiconque serait d’avis estime Celia Neustadt, fondatrice de m’atta­quer au problème, c’est à travers la
contraire à faire un tour dans les écoles l’Inner Harbor Project, une associa- ­lecture et l’écriture. Je voudrais donner
des quartiers où j’ai grandi. Si l’on n’a tion de Baltimore qui travaille avec les aux h ­ abitants des quartiers d ­ éfavorisés
pas besoin de remplir les prisons avec écoles et les adolescents pour favoriser le goût de la lecture en écrivant des
toujours plus de jeunes de Baltimore, le changement social. Neustadt attribue livres qui s’adressent directement à
alors pourquoi ne remet-on pas immé- le succès de son initiative au fait qu’elle eux et qui les encouragent à en écrire
diatement les écoles en état ? J’applaudis intervient à l’extérieur du système. « Les ­eux-mêmes.
les visionnaires comme Geoffrey Mais nous avons tous le ­devoir
Canada, le pionnier des charter Tenir une semaine entière moral de remettre les choses
schools 3, qui cherche à corriger d’aplomb. Nous avons tous la
les déséquilibres éducatifs dont
avec 20 dollars n’est pas responsabilité de remettre le sys-
pâtissent les Afro-Américains en un miracle mais un mode de vie. tème en question et de l’obliger à
créant des écoles d’un genre nou- instaurer un apprentissage équi-
veau. Aujourd’hui, dans les lycées gérés jeunes avec lesquels je travaille sont table, parce que le problème n’est pas juste
par son association, Harlem Children’s confrontés à la nécessité de subvenir un système éducatif en déliquescence ou
Zone, le taux d’admission à l’université aux besoins de leur famille et d’assurer un foyer brisé, ou même des millions de
est de 92 %. Beaucoup de charter schools leur sécurité », dit-elle. Pour aider ces foyers brisés ; notre problème, c’est un
américaines se sont inspirées du modèle adolescents à réussir leurs études, il faut échec de dimension épique, qui s’étale
de Canada ainsi que d’autres modèles des outils radicalement différents. sur des centaines d’années.
éprouvés visant à former des jeunes aptes On dit un peu vite que les États-Unis La première étape d’un vrai change-
à aller à la fac. Si ça marche, pourquoi ne sont un pays équitable où tout le monde ment serait de reconnaître la dimension
généralise-t-on pas son modèle à l’en- peut réussir, mais ce n’est pas vrai. Il faut épique de cet échec. Pas évident dans un
semble de l’enseignement public ? Pour- admettre l’existence d’un échec si pro- pays comme les États-Unis, où accepter
quoi ne fait-on pas évoluer les méthodes fondément enraciné dans notre histoire l’échec n’a jamais été notre fort. Personne
pédagogiques pour augmenter encore le qu’on ne peut même plus le désigner clai- ne peut tout faire. Mais si on s’inspire du
taux de réussite ? rement, et encore moins l’éradiquer. Les proverbe éthiopien « Quand les araignées
J’ai posé cette question à Rice, qui Afro-Américains ne sont pas de mauvais s’unissent, elles peuvent ligoter un lion »,
siège au conseil d’administration de élèves stupides. Nos succès scientifiques, on sera plus à même de résoudre ces pro-
deux charter schools de Baltimore. « Le sportifs, économiques en politiques sont blèmes ensemble et de créer un pays qui
succès de Geoffrey Canada doit beau- extraordinaires – surtout compte tenu soit à la hauteur du rêve de ses fonda-
coup à sa capacité à lever des fonds. Il des innombrables obstacles. En fait, c’est teurs : la réussite à la portée de tous.
à l’aune de notre capa­cité de survie qu’il
— Dwight Watkins (ou D. Watkins) est
faudrait nous juger. originaire de Baltimore. Chroniqueur, auteur
3. Ces établissements privés à financement public
ou semi-public sont souvent fondés à l’initiative de
Je me souviens d’avoir interrogé mon de livres remarqués sur la condition des Noirs
parents ou d’enseignants dans des quartiers défavorisés. ami Ron, de West Baltimore, sur la aux États-Unis, il enseigne également à
Disposant d’une grande autonomie en matière l’université de sa ville. — Cet article est paru
de programmes et de recrutement des professeurs,
réces­sion consécutive au krach boursier dans le magazine en ligne Aeon le 24 avril 2015.
ils doivent toutefois se doter d’une charte précise. de 2008. « La récession ? Quelle réces- Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 59


DESSIN

DES CRAYONS
ET DES KALACHNIKOVS
Les enfants témoignent des atrocités de la guerre à leur façon :
en dessinant. Cette production éphémère, encouragée par
les psychologues, intéresse de plus en plus les historiens et les
artistes. Et, depuis 2007, la justice pénale internationale.

L
es reporters de guerre, les alors que les historiens auraient ten-
huma­nitaires et les enquêteurs dance à prendre ces témoignages avec
le savent bien : les pires atro- une multitude de précautions métho-
cités des conflits sont généra- dologiques, pour Zérane S. Girardeau
lement commises sans témoins directs. ils sont universels : « C’est la magie du
On peut certes tenter de reconstituer les dessin. Il nous parle, sans traducteur ni
faits, à partir de récits de rescapés, de intermédiaire. Au-delà des cultures, des
photos et même d’images satellite qui époques et des territoires. »
fixent l’ampleur des destructions, avant Ces gribouillis à première vue naïfs ou
et après. Mais, si fortes soient-elles, ces maladroits se révèlent souvent incroya-
preuves (invariablement récusées par les blement précis. En sa qualité d’ancien
assaillants) ne seront qu’un pâle reflet de enquêteur pour Human Rights Watch
l’horreur brute, indicible, vécue par ceux au Darfour, Olivier Bercault raconte
LE LIVRE
qui ont tout vu et tout entendu. comment, un jour de 2005, dans un
Déflagrations. Dessins
d’enfants, guerres d’adultes, Beaucoup d’entre eux sont des ­enfants. camp de réfugiés au Tchad, ses collè-
Futuropolis, 2017, 153 p., Selon l’Unicef, début 2016, plus de gues ont distribué de quoi dessiner aux
30 €. 87 millions d’enfants de moins de 7 ans ­enfants, « pour les tenir occupés » pen-
avaient passé toute leur existence dans dant qu’ils débriefaient leurs parents
L’AUTEURE
des zones de conflit. Parmi les 65 mil- sur le conflit qui faisait rage de l’autre
Directrice artistique et
commissaire d’expositions, lions de personnes réfugiées et déplacées côté de la frontière. Avant de se rendre
Zérane S. Girardeau dans le monde, 28 millions sont égale- compte que c’était dans leurs dessins
travaille sur les enfants et ment des enfants. Les guerres de Syrie qu’ils pouvaient trouver les preuves
les violences de masse. et du Yémen ont mis à elles seules plus les plus flagrantes (uniformes, avions,
Elle est la coordinatrice de
de 16 millions d’enfants en situation de ­b lindés légers) de l’implication de
l’ouvrage Déflagrations, dans
lequel les dessins d’enfants besoin d’aide humanitaire urgente, selon ­l’armée soudanaise dans les razzias com-
sont accompagnés par les une estimation de l’ONU. « Les enfants mises par les milices janjawids. Cette
contributions d’une vingtaine ont une expérience totale, une parole et expérience, renouvelée dans d’autres
de chercheurs, d’auteurs une mémoire à part entière des violences camps, permettra la constitution d’un
et d’artistes, parmi lesquels
de masse », écrit Zérane S. Girardeau corpus de 500 dessins qui, deux ans plus
Enki Bilal, Rémy Ourdan,
Linda Lê et Vladimir Velickovic. dans l’introduction de Déflagrations, tard, seront acceptés par la Cour pénale
L’ouvrage est préfacé par qui rassemble quelque 150 dessins sur internationale comme « preuve circons-
l’anthropologue Françoise « un siècle de guerres », de 1914-1918 au tancielle » dans les procès intentés contre
Héritier, récemment décédée. conflit syrien. Avec l’aide d’une équipe plusieurs officiels s­ oudanais.
de spécialistes (historiens, psychologues, Cette décision va-t-elle créer un précé-
experts du droit international, humani- dent ? s’interroge Olivier Bercault. Une
taires…), d’auteurs et de témoins, cet question pertinente quand on a sous les
ouvrage a un objectif à la fois simple et yeux les dessins des petits Syriens. Vous
abyssal : montrer « la guerre des adultes » avez certainement entendu parler des
par les yeux des enfants. avions du régime qui pilonnent les quar-
Les enfants dessinent, spontanément. tiers d’habitation ou des barils de TNT
« En zone de guerre comme ailleurs, largués par hélicoptère sur la ­population
ils se saisissent des crayons qu’on leur civile. Ils y figurent. 
tend », note Manon Pignot, spécialiste
de la Première Guerre mondiale. Mais, — Books

60 — Books no 90 | juillet-août 2018


Darfour, 2007. Jeune garçon tchadien dans un camp de personnes déplacées dans l’est du Tchad.
Source : Waging Peace.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 61


Camp de concentration de Theresienstadt, mai 1944.
Erika Taussigová, née en 1934, morte à Auschwitz en octobre 1944.
Source : Musée juif de Prague.

62 — Books no 90 | juillet-août 2018


En haut : Raqqa, Syrie, 2012. Haïdar, 11 ans. Source : Alwane.
En bas : cimetière Behesht Zahra, Iran, 1985. Sara Kashipaz, 13 ans.
Source : Conseil suprême de la Défense, République islamique d’Iran.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 63


En haut : ex-Yougoslavie, 1994. Robert, 14 ans, réfugié de Foča. Source : Unicef.
En bas : Syrie, juin 2015. Enfant d’une école d’Alep. Source : Solinfo.

64 — Books no 90 | juillet-août 2018


RÉUSSITE

L’ÉCHEC DES GARÇONS


N’EST PAS UNE FATALITÉ
Partout dans le monde ou presque, les filles obtiennent de meilleurs
résultats que les garçons. Pourquoi ? Une enquête en Jordanie et dans
d’autres pays arabes met à bas quelques idées reçues. Pour motiver
un élève, rien de tel qu’une bonne école et des enseignants… motivés.
AMANDA RIPLEY. The Atlantic.

L
a Jordanie n’a jamais eu de a­ utrement, pourquoi les garçons s’en
­ministre de l’Éducation femme, tirent si mal.
les femmes représentent moins La tendance se répand partout sur la
d’un cinquième de la popula- planète : là où les filles sont scolarisées,
tion active et n’occupent que 4  % des elles semblent finalement mieux réussir
sièges aux conseils d’administration que les garçons. En 2015, les adolescentes
des grandes entreprises. Mais, à l’école, ont eu de meilleurs résultats à une éva-
les filles écrasent les garçons. Elles font luation internationale des compétences
mieux dans presque toutes les matières en lecture dans la totalité des 69 pays
et à tous les âges. À l’Université de Jor- examinés. Aux États-Unis, elles sont
danie, la première en nombre d’étudiants, plus susceptibles d’obtenir un diplôme
les filles sont deux fois plus nombreuses de fin d’études secon­daires et d’entrer à
que les garçons et ont de meilleures l’université, et font un an d’études supé-
LE LIVRE notes en mathématiques, en ingénierie, rieures de plus que les garçons. Disparités
Pourquoi les garçons en informatique et dans quantité d’autres frappantes dans un monde qui valorise
perdent pied et les filles
se mettent en danger,
disciplines. comme ­jamais les compétences de haut
Marabout, 2015, 256 p. Dans tout le monde arabe, la propor- niveau.
Publié initialement en tion de filles diplômées en sciences est Natasha Ridge, qui dirige la Fonda-
2007 sous le titre Boys Adrift plus élevée qu’aux États-Unis. En Arabie tion Cheikh Saoud ben Saqr al-Qassimi,
(« Garçons à la dérive »), saoudite, c’est la moitié. Mais la plupart aux Émirats arabes unis, est une spécia-
ce livre a fait l’objet d’une
nouvelle édition augmentée
d’entre elles ne vont pas longtemps en liste des disparités hommes-femmes
en 2016 (Basic Books, tirer profit. C’est pour le moins déconcer- en matière d’éducation dans le monde.
350 p.). tant. Les chercheurs occidentaux pensent Au Royaume-Uni et aux États-Unis,
depuis longtemps que les perspectives elle pense pouvoir établir un lien entre
L’AUTEUR de carrière incitent les jeunes à s’investir l’échec scolaire des garçons et le vote en
Leonard Sax est un
psychologue et médecin
dans les études. L’idée reçue veut que les faveur du Brexit et de Donald Trump.
américain. Il soutient l’idée performances des filles à l’école augmen- Devenus adultes, les garçons démotivés
qu’il existe des différences tent à mesure que les femmes acquièrent deviennent des hommes désenchantés,
cognitives innées entre de nouveaux droits légaux et politiques. des laissés-pour-compte du progrès qu’ils
les garçons et les filles Or, au Moyen-Orient, la plupart des constatent autour d’eux. L’écart entre les
mais que ces différences
peuvent être atténuées
­diplômées ne font pas carrière longtemps. sexes au Moyen-Orient représente un cas
par l’environnement. Elles passent une bonne partie de leur vie extrême de cette tendance, estime-t-elle.
à accomplir leurs tâches d’épouse et de
mère. En Jordanie, au Qatar, en Arabie
saoudite, dans les Émirats arabes unis et
à Oman, moins d’un travailleur sur cinq
«S i l’on donne aux filles une éducation
de qualité, elles vont s’en emparer et
faire des choses étonnantes. Cela les pro-
est de sexe féminin. pulse en avant », explique Ridge. Tandis
J’ai effectué un voyage dans la région que pour les garçons, surtout ceux qui
au printemps 2017 pour tenter de com- sont issus de milieux défavorisés, l’accès
prendre pourquoi les filles réussissent à l’école n’a pas le même effet. « Ils ont du
mieux que les garçons à l’école, alors mal à faire le lien entre l’école et la vie.
qu’elles vivent dans des sociétés fon- Et, de ce fait, ils considèrent de plus en
cièrement patriarcales. Ou, pour le dire plus l’école comme une perte de temps. »

66 — Books no 90 | juillet-août 2018


Dans un lycée d’Irbid, en Jordanie. Comme dans la plupart des pays de la région,
La motivation est la matière noire de filles et garçons sont scolarisés séparément à partir du CE2.
l’éducation. Elle est partout mais on ne la
voit pas. Elle contribue à expliquer pour- g­ énéraliser. Ainsi, au Liban, les garçons Sept adolescentes vêtues des mêmes
quoi certains pays obtiennent des résul- continuent d’avoir de meilleurs résultats tuniques vertes pénètrent à la file dans le
tats impressionnants dans le domaine de que les filles en maths, et au Yémen les bureau de la proviseure et s’asseyent sur
l’éducation malgré un fort taux de pau- filles ont ­encore moins de chances que une rangée de chaises. C’est une chaude
vreté enfantine et un enseignement de les garçons d’être scolarisées. Il faut dire matinée de printemps à Amman ; nous
faible qualité, alors que d’autres ont des aussi que, au Moyen-Orient, ni les filles sommes juste avant l’examen de fin
résultats médiocres en dépit d’une cou- ni les garçons n’ont de très bons résul- d’études secondaires, et, à en juger par
verture santé universelle et de l’usage de tats – la réussite est relative. Les jeunes les sourires timides des filles, elles sont
tablettes en classe. Tous les profs vous le ­Jor­daniennes continuent de se classer contentes de rencontrer une journaliste
diront, quand les enfants croient à l’école moins bien aux tests internationaux plutôt que d’être en classe. « Ce sont de
tout devient plus facile. Il est donc cru- que leurs homo­logues américaines. Et bonnes élèves. Des modèles », me dit la
cial de comprendre ce qui donne l’envie pourtant, à l’âge de 15 ans, elles ont un proviseure en les faisant entrer.
d’apprendre et comment cela fonctionne an d’avance sur les garçons en sciences
dans la vie réelle des garçons et des filles.
Car la baisse de l’intérêt des garçons
pour l’école constitue un échec profond
et près de deux ans d’avance en lecture,
­selon l’enquête Pisa de 2015.
Cet important écart scolaire est très
L e lycée et collège Princesse-Alia
porte le nom de la demi-sœur aînée
du roi, une femme qui a eu son diplôme
pour la société. Et les conséquences sont comparable partout dans la région, que avec mention et a consacré une bonne
­désastreuses. Partout dans le monde, les ce soit dans des pays prospères et riches partie de sa vie à l’élevage et à la pro-
hommes peu instruits ont tendance à se en pétrole comme Oman, où les garçons tection des chevaux. Aujourd’hui, l’éta-
retrouver au chômage, à être en mauvaise sont quasiment assurés d’un emploi dans blissement accueille 470 filles de tous
© Thomas Trutschel / Photothek / Getty

santé physique et mentale, à commettre la fonction publique, ou dans des pays âges. Les locaux sont bien entretenus, les
des actes de violence contre leur famille pauvres comme la Jordanie, où ce n’est murs fraîchement peints en blanc – la
et à faire de la prison. Ils ont moins de pas le cas. Que se passe-t-il (ou ne se couleur du hidjab que portent la moitié
chances de se marier mais toutes les passe-t-il pas) ? Pas simple à expliquer. des élèves. En Jordanie, près l’équiva-
chances d’engendrer des enfants. « C’est devenu un phénomène mondial, lent du CE2, filles et garçons des écoles
Naturellement, chaque pays ayant reconnaît Ridge. Et il ne va pas dispa- ­publiques sont scolarisés séparément, un
ses spécificités, il faut se garder de raître de sitôt. » modèle commun à toute la région

Books no 90 | juillet-août 2018 — 67


en raison des préventions sociales
et religieuses à l’égard de la mixité. Les
écoles ont toutes le même programme
UN CAS D’ÉCOLE
et la même dotation, mais le personnel
Plusieurs centaines de millions d’enfants pauvres La société s’est retrouvée sous le feu des critiques.
administratif et enseignant est entière-
ne sont pas scolarisés ou fréquentent une école Le caractère automatisé du système fait que les
ment féminin dans les écoles de filles où ils n’apprennent pas grand-chose. Shannon enseignants n’ont pas besoin d’une formation
et entièrement masculin dans les écoles May et Jay Kimmelman, un couple d’anthro- poussée et entretiennent le minimum de rela-
de garçons. pologues américains, ont levé 100 millions de tions avec les élèves. Ceux-ci ne sont pas invités
Depuis 2011, le système éducatif jor- dollars auprès de Bill Gates, Marc Zuckerberg, à exercer leur esprit critique. Hormis au Liberia,
danien a dû intégrer 126 000  enfants la Banque mondiale, l’État britannique et l’État ces établissements sont payants, ce qui exclut les
néerlandais pour lancer la plus grande initiative familles les plus pauvres. Au Liberia, les résultats
­syriens : à l’école Princesse-Alia, 20 % des
privée jamais conçue en matière d’éducation. des élèves de Bridge sont clairement meilleurs
élèves sont des réfugiées. Mais la guerre Leur entreprise, Bridge International Academies, que ceux des écoles publiques. Mais ailleurs, en
en Syrie n’est pour rien dans l’écart de gère aujourd’hui 600 écoles dans quatre pays raison du biais financier, c’est moins sûr, d’autant
résultats entre filles et des garçons, qui d’Afrique anglophone et en Inde. que le prix à payer par les familles s’est révélé
existait déjà avant le conflit. L’enseignement est totalement standardisé. nettement plus élevé que le coût ­annoncé. Et
Après avoir bu une petite tasse de café Chaque semaine, le prof télécharge sur sa ta- Bridge rechigne à faire inspecter ses écoles par
blette des instructions minutées pour chaque des évaluateurs internationaux.
arabe, je demande aux lycéennes si elles
cours. À chaque instant, dans toutes les écoles, L’entreprise a fait miroiter aux investisseurs un
ont une idée de la raison pour laquelle les élèves de chaque classe de même niveau se taux de rentabilité de 20 %. On en est loin. La
les filles en Jordanie réussissent mieux voient impartir exactement la même leçon. Les société perd pour l’instant 12 millions de dol-
à l’école que les garçons. La réponse ne instructions concernent le moment où les élèves lars par an. L’ambition affichée était d’encadrer
se fait pas attendre : « Je fais mes devoirs doivent se lever, résoudre un problème, écrire 10 millions d’enfants en 2025. Bridge en est à
et je lis des livres, dit Nawar Moussa, un texte, féliciter un camarade de classe, travail- plus de 100 000, ce qui est remarquable mais
ler en groupe. Le programme est établi par des loin du compte. Peinant à attirer de nouveaux
une adolescente de 16  ans qui porte élèves, elle accorde une prime aux enseignants
experts de Cambridge, dans le Massachusetts,
des lunettes et un grand bandeau rouge en collaboration avec des équipes locales. Les sous-payés pour chaque nouvel élève qu’ils
sur ses cheveux bruns bouclés. Et mon retours sont informatisés et évalués. ­recrutent, en leur faisant souvent de fausses pro-
frère, qu’est-ce qu’il fait ? Il sort avec ses Au Liberia, faute d’enseignants qualifiés après la messes. En 2015, le Forum économique mondial
­copains. Il joue à la PlayStation. » Les guerre civile qui a ravagé le pays, l’État a choisi de Davos a désigné Shannon May comme « l’une
autres filles approuvent. Les p ­ arents, de confier peu à peu la majorité de ses écoles à des quinze femmes qui ont changé le monde ». 
des sociétés privées. Bridge gère plus du quart
­expliquent-elles, les laissent moins sortir d’entre elles. — Books
et exigent davantage d’elles. « Si je tra-
vaille cinq heures par jour, ils trouvent
que ce n’est pas assez, dit Riima al-Sab- même trouver un emploi après le lycée, parce que l’État leur procurera à presque
bah, 17 ans. Quand mon frère travaille par exemple dans la police ou comme tous un emploi quand ils seront adultes,
une heure, ils crient au miracle. » Nous homme de ménage dans un hôtel. Pas un explique l’anthropologue saoudienne
éclatons de rire. Le seul homme dans la emploi formidable, mais suffisant pour Madawi al-Rasheed. Cette professeure
pièce, mon traducteur, rit avec nous. lui procurer un revenu et lui permettre de invitée à la London School of Econo-
Dans les pays développés, les filles se marier un jour – ce qui demeure une mics a publié « Un État suprêmement
consacrent aux devoirs une heure de plus marque de prestige social. En outre, la loi masculin : genre, politique et religion en
par semaine que les garçons tandis que permet souvent à l’homme d’obtenir une Arabie saoudite » 1. « Quand on est un
ces derniers sont cinq fois plus nombreux double part d’héritage. garçon, dit-elle, on a le droit de conduire,
que les filles à jouer des jeux vidéo tous de se promener dans la rue, d’assister à
les jours ou presque, selon une étude de
l’OCDE. Dans de nombreuses sociétés
musulmanes, les parents laissent aussi
L es filles ont nettement moins de
choix. Soit elles ont de très bonnes
notes à l’équivalent du bac (que seule-
des matchs de foot. Pour les filles, sortir
est plus compliqué. Elles doivent avoir
un chauffeur pour rencontrer des amies
moins de liberté aux filles. Il y a la crainte ment la moitié des élèves obtiennent), de dans un centre commercial, car elles n’ont
omniprésente qu’une fille ternisse l’hon- façon à aller à l’université et décrocher un pas le droit de conduire. » 2 Même une
neur de sa famille en ayant une relation emploi respectable d’enseignante ou de visite au zoo doit être programmée, car
sexuelle. Les garçons eux, se retrouvent médecin, soit elles se marient très vite. Il les femmes ne peuvent s’y rendre que
dans la rue et dans des cafés enfumés, est jugé déshonorant pour une femme de certains jours de la semaine. Mais ces
hors de la surveillance des parents. travailler aux côtés d’hommes dans l’hô- contraintes, au lieu d’être simplement
Les incitations ne sont pas non plus les tellerie ou la restauration. « Un garçon n’a étouffantes, peuvent avoir un effet moti­
mêmes. En Jordanie, un garçon ayant de pas besoin de travailler beaucoup à l’école vant : « Je pense qu’elles voient la scolarité
médiocres résultats scolaires peut tout de pour avoir un bon boulot, dit Moussa. comme un moyen de sortir de leur confi-
Tandis que nous, on est obligées si on nement », observe Al-Rasheed.
veut trouver un emploi respectable. » Cette thèse va à l’encontre de ce que
1. A Most Masculine State: Gender, Politics and Religion in
Saudi Arabia (Cambridge Middle East Studies, 2013).
Une dynamique semblable est à l’œuvre les chercheurs savent du comportement
dans les États pétroliers voisins. En humain en général. Les psychologues
2. Les Saoudiennes ont le droit d’assister à des matchs
de football depuis janvier 2018 et celui de conduire
Arabie saoudite, les garçons ne sont pas constatent que l’autonomie accroît le
depuis juin. inci­tés à travailler d’arrache-pied à l’école plus souvent la motivation et non pas le

68 — Books no 90 | juillet-août 2018


désinvestissement. Dans les pays arabes, À entendre Daraghmeh, la qualité de interrogés disaient avoir été victimes
pourtant, la liberté dont jouissent les gar- l’école compte autant, sinon plus, que de brimades au cours de l’année précé-
çons semble les desservir et détourner les habitudes quotidiennes des garçons dente, contre seulement 11 % des filles.
leur attention de l’école lorsqu’ils sont Les deux tiers des enseignants hommes
et des filles. Son école n’est pas très sti­
jeunes et impulsifs. Et la surveillance mulante, affirme-t-elle. Il n’y a pas de disaient avoir été témoins de violences
étroite à laquelle sont soumises les filles cours d’arts plastiques ni de musique, physiques entre élèves l’année précé-
paraît agir, de façon perverse, comme sa passion. Mais l’établissement de son dente, contre moins d’un quart de leurs
un facteur de motivation. N’ayant guère homologues féminines.
jeune frère est e­ ncore pire. Il fréquente un
d’autres possibilités, les filles travaillent lycée de garçons, où tous les enseignants Les garçons disaient aussi entretenir de
davantage. Cette théorie, je l’ai entendu sont des hommes. Pour elle, la ­solution mauvais rapports avec leurs enseignants.
répéter à l’envi partout dans la région aux problèmes du système éducatif Seuls 40 % d’entre eux estimaient que
par des fonctionnaires du ministère de leurs profs se souciaient de leurs résultats,
­jordanien est simple : « Il nous faudrait
l’Éducation, des chercheurs, des parents contre 74 % des filles. Ces données sont
des profs plus à l’écoute. Ils ne sont pas
et des élèves. Mais elle ne me semblait à l’écoute. » confortées par une autre étude ­financée
pas totalement convaincante. Après quoi Daraghmeh m’emmène par l’Usaid – elle n’a pas été rendue
chez elle rencontrer sa famille. Son ­publique mais a été communiquée à

A près m’être entretenue avec les filles


de l’école Princesse-Alia, je leur ai
donné mes coordonnées pour le cas où
frère, Ahmad, 15 ans, est assis en silence
à côté de sa mère dans le salon. Sa sœur
The Atlantic par l’institut de recherche
RTI International, qui y a participé.
Des groupes d’experts de l’éducation ont
tente de le faire parler. Parfois, finit-il
elles souhaiteraient garder le contact. Et par dire, ses profs donnent les réponses ­observé plusieurs classes dans tout le pays
le soir même, un peu avant minuit, je aux élèves ou font semblant de ne pas et constaté que les enseignants des écoles
reçois un courriel de Maha Daraghmeh, de garçons avaient davantage tendance
voir qu’ils trichent. Ils les frappent aussi,
une fille qui avait très peu parlé. « Je suis une pratique habituelle dans les écoles de à rabaisser ou à punir les élèves qui ne
la fille qui est restée assise en silence sur garçons. Il minimise le problème : « Les fournissaient pas la bonne réponse. Et les
le canapé, écrivait-elle. Mademoiselle garçons sont moins sérieux », sourit-il. garçons se plaignaient beaucoup plus que
Amanda, je ne suis pas d’accord que les Cela l’embarrasse de critiquer son école, les filles de la propension de leurs profs à
filles sont plus intelligentes que les gar- mais la mère de Daraghmeh, comme sa les frapper et à leur crier dessus.
çons, et pas du tout d’accord que nous Par ailleurs, dans l’enquête plus vaste
fille, va droit au but : « Les écoles de filles
sommes des bûcheuses. » sont meilleures ; moins dangereuses. » de 2014, les enseignants étaient trois fois
Nous nous retrouvons dans un café le En 2013, le ministère jordanien de plus nombreux que les enseignantes à se
lendemain. Daraghmeh, 17 ans, porte l’Éducation a commandé une vaste étude dire insatisfaits de leur métier. Les ensei-
des Converse bleues, une che- gnants ne sont pas très bien payés
mise en flanelle noire et blanche Les enseignants hommes en Jordanie, où les hommes sont
et un foulard de couleur foncée.
« Avant que vous arriviez, la pro-
sont souvent obligés de prendre encore censés être les principaux
soutiens de famille. Les ensei-
viseure nous a demandé de ne un deuxième emploi. gnants hommes se voient donc
rien dire de négatif sur l’école », souvent contraints de prendre un
me confie-t-elle. Elle est restée silen- sur l’écart scolaire entre filles et garçons deuxième, voire un troisième travail, de
cieuse pour ne pas avoir d’ennuis mais dans le pays. Les chercheurs ont ana­lysé professeur particulier ou même de chauf-
n’est pas du genre à se taire longtemps. les résultats aux tests internationaux et feur de taxi. Un élève jordanien m’a parlé
Il y a une part de vérité dans ce que nationaux sur plus d’une décennie et d’un prof en biologie qu’il avait eu : il
les autres filles ont dit, m’explique-t- constaté que les filles faisaient mieux était tellement épuisé par ses deux autres
elle, mais elles ont un peu enjolivé les que les garçons dans presque toutes les emplois qu’il baissait les stores pendant la
choses. « Je les connais bien. Elles ne tra- ­régions et dans toutes les ­matières. Mais première heure de cours et s’endormait.
vaillent pas tant que ça. » Et elles sortent, ils ont aussi étudié des données d’en-
m’avoue-t-elle – quoique pas autant que quêtes et organisé des discussions de
les garçons. Elle-même sort une fois par groupe avec près de 400 élèves, ensei- E
n moyenne, les enseignants hommes,
qui sont passés pour la plupart par
semaine, parfois plus. Elle aussi joue à la gnants, ­parents et chefs d’établissement. le même système éducatif, réussissent
PlayStation, et il lui est même arrivé de Ce n’était pas un échantillon représen- moins bien le concours national de recru-
sécher les cours. Elle a l’intention de tra- tatif, mais les résultats, publiés en 2014, tement. Cela signifie que, en moyenne,
vailler davantage l’an prochain, quand elle rejoignaient ceux d’autres études du les garçons ont des enseignants moins
devra passer l’équivalent du bac. Elle veut ­ministère : c’est comme si les garçons et bien formés que les filles.
avoir de bonnes notes afin de convaincre les filles avaient été scolarisés dans des Sans surprise, le métier d’enseignant
sa mère de la laisser partir un jour à pays différents. n’est pas très valorisant, surtout pour
Londres pour étudier la musique. Pour Pour commencer, les écoles de garçons les hommes. Peu d’entre eux aspirent à
l’heure, plein de distractions l’attendent sont des lieux plus violents, concluait l’exercer. Et ceux qui l’exercent sont nom-
sur YouTube et Facebook, qu’elle reste à l’étude, financée par l’Agence des États- breux à partir à l’étranger, dans les pays
la maison ou non : « Cela n’a rien à voir Unis pour le développement interna- du Golfe, qui manquent cruellement de
avec le fait d’être une fille ou un garçon. » tional (Usaid). La moitié des garçons professeurs pour leurs écoles de

Books no 90 | juillet-août 2018 — 69


garçons. Du coup, en Jordanie, garçons qu’aux activités quotidiennes Le ministre de l’Éducation envisage
« les enseignants hommes sont une den- des uns et des autres. « Je travaille plus aussi de retarder l’âge auquel les élèves
rée rare et les bons une denrée encore que mes sœurs », assure-t-il. Lesquelles sont séparés selon leur sexe, afin que
plus rare », déplore Haifa Dia al-Attia, en conviennent, ainsi que leur mère. les garçons passent plus de temps au
PDG de la Fondation Reine-Rania pour Et, en fait, il ne joue pas au foot tous contact de femmes enseignantes. Mais
l’éducation et le développement, un or- les jours pendant des heures. « Je veux la mesure suscite l’hostilité des milieux
ganisme créé par la souveraine, qui joue devenir avocat d’affaires international, conservateurs. Pour l’instant, tout ce
un rôle actif dans la réforme du système dit-il, j’aime les maths et l’arabe. » Il se que peut faire le ministère, c’est d’affec-
éducatif du pays. plaint de ce que certains enseignants de ter les ­enseignantes plus investies dans
Mohammed al-Qazaq encadre 35 éta- son école passent la moitié du cours à les petites classes, ce qui peut avoir une
blissements scolaires à Amman, de filles faire la discipline. Il faudrait peut-être, influence sur les deux sexes. Désormais,
comme de garçons. Les femmes sont suggère-t-il, mettre des caméras dans les quand un enseignant quitte son poste
« plus investies dans leur travail, constate- classes pour que les élèves se tiennent dans une école primaire mixte, il est
t-il. Quand je demande à leurs collègues tranquilles. remplacé par une femme.
masculins de m’apporter leur programme La non-mixité des écoles publiques
du semestre, ils n’en ont cure. Quand on remplit peut-être une fonction sociale
organise des séances de formation, ils ne et religieuse, mais elle semble avoir pour E n mai  2014, le gouvernement
d’Oman, un petit pays paisible et
viennent pas. Ils sont enseignants par effet de créer pour les garçons un ghetto discret à l’extrémité sud de la pénin-
­défaut. » Il tombe parfois sur certains de dans lequel des enseignants moins inves- sule Arabique, a organisé un colloque
ces profs occupés à leur second travail tis s’adressent à des élèves moins motivés sur le « dilemme masculin ». L’objectif
dans un restaurant ou un centre com- dans une atmosphère de violence. « Les était de commenter les résultats d’une
mercial. « Ils me disent : “Qu’est-ce que établissements de garçons, tels qu’ils étude sur l’écart scolaire entre garçons
je peux faire ? Je veux me marier. Je veux fonctionnent, sont beaucoup moins pro- et filles ­menée sur trois ans, et de faire
acheter une voiture.” » pices à l’apprentissage », souligne le rap- des recom­mandations. Un petit pas
L’un des établissements placés sous port de 2014, qui préconise une ­remise en avant pour traiter un problème dif-
la responsabilité d’Al-Qazaq est l’école à plat du métier d’enseignant pour le ficile – mais un pas que la plupart des
élémentaire de garçons Akef-Alfayez. Je rendre plus attractif financièrement et autres pays de la région n’ont pas encore
m’y suis rendue. Les locaux m’ont semblé lui conférer prestige et professionnalisme. franchi. « Jusqu’ici on parlait toujours
moins bien entretenus que ceux d’autonomiser les femmes, main-
de Princesse-Alia, peut-être Ezzeldine, 16 ans : « En fait, je ne tenant on parle d’autonomiser
parce que les filles sont tenues les hommes », observe Hamoud
d’aider au ménage, ce qui n’est joue pas au foot tous les jours. ben Khalfan al-Harthy, secrétaire
pas le cas des garçons. Dans les Je travaille plus que mes sœurs. » d’État chargé de l’Éducation et
classes où je suis allée, ceux-ci des Programmes à Oman.
semblaient motivés, levant la main et L’Institut supérieur du professorat Mohammed Eltahir Osman et ses
posant des questions. Mais, plus tard, Reine-Rania, affiliée à la fondation, collègues de l’Université Sultan-Qabous
deux élèves m’ont confié en privé que le ­s’attache à améliorer la formation et la ont analysé les résultats d’évaluation de
directeur leur avait demandé de bien se sélection des enseignants des deux sexes 27 000 garçons et filles de tout le pays.
tenir. Les scènes auxquelles j’avais assisté en Jordanie. « Le principal problème S’aidant eux aussi de questionnaires et
ne correspondaient pas à la réalité. que je rencontre avec les enseignants d’autres outils d’analyse, ils ont identifié
hommes est qu’ils ont tendance à crier une longue liste de facteurs interdépen-

L e directeur d’Akef Alfayez m’au- sur les enfants, à les humilier, regrette dants qui expliquent le fonctionnement
torise à interroger un groupe de Mary Tadros, conseillère chargée des du système éducatif actuel. La qualité des
garçons dans son bureau, où trônent programmes de formation au sein de enseignants, le sentiment de sécu­rité des
de grands portraits du roi et d’autres l’institut. C’est le meilleur moyen de les élèves, leurs habitudes de travail, les subti-
hommes de la famille royale. Ezzeldine démotiver. » Les professeurs jordaniens lités de la culture de groupe chez les filles
Abou ad-Darak, 16 ans, avance la théorie ne reçoivent ­aucune formation particu- et les garçons, tout cela finit par donner
classique sur l’écart scolaire : « Les filles lière sur les méthodes à employer pour un bon ou un mauvais cocktail.
sont plus sérieuses pour plein de choses. enseigner à des classes composées uni- Partout, un meilleur cocktail est pos-
Moi, je sors avec mes copains. On joue quement de filles ou de garçons. sible. Ainsi, dans les écoles privées jorda­
au foot partout où on peut, pendant des Le nouveau programme de l’institut niennes, qui accueillent 20 à 30 % des
heures. Mes sœurs restent à la maison et prévoit dix mois de formation, dont cinq élèves, l’écart entre filles et garçons est
jouent sur leurs téléphones portables ou en situation devant des élèves. L’institut moins marqué. Les filles ne réussissent
font leurs devoirs. » compte généraliser ce dispositif à tous les donc pas forcément mieux ; cela ­dépend
Mais le lendemain, quand je rends nouveaux enseignants du pays. À l’issue du contexte. Personne ne sait pourquoi
visite à Ezzeldine chez lui, son propos de ce parcours, les étudiants s’engagent l’écart est moindre dans l’enseignement
n’est plus tout à fait le même. Comme à enseigner dans le public pendant trois privé. Est-ce parce que les parents aisés
Maha Daraghmeh, il dit que le problème ans, faute de quoi ils doivent rembourser font prendre des cours particuliers à leurs
tient davantage à la qualité des écoles de les frais de leur formation. fils ? Ou parce que les établissements

70 — Books no 90 | juillet-août 2018


Rentrée des classes à Amman, en Jordanie. Les établissements de garçons sont beaucoup moins
privés mettent plus de soin à ­recruter propices à l’apprentissage, note un rapport du ministère de l’Éducation jordanien.
leurs enseignants et leur donnent plus
de moyens ? Il est vrai aussi que, dans les ou l’autre sexe en Caroline du Sud en man, les garçons omanais n’ont pas le
écoles privées, il y a d­ avantage de classes 2008, des enseignants ont constaté que sentiment que leurs enseignants s’inté-
mixtes où l’enseignant est une femme. des garçons qui n’avaient jamais connu ressent à eux et ils sont nombreux à faire
Cela peut vouloir dire que les femmes de problèmes de comportement étaient état de châtiments corporels. Il y a plus
sont de meilleurs profs et que les garçons devenus des habitués du bureau du direc­ motivant comme cadre.
bénéficient, comme les filles, d’un meil- teur. « Quand on est dans une classe uni- Mais il y a autre chose qui freine la
leur enseignement. Il se peut aussi que quement composée de garçons, manquer motivation, quelque chose de plus dif-
les garçons cherchent à impres­sionner les de respect au prof peut vous faire bien fus qui ne peut se régler en instaurant
filles, tant du point de vue des résultats voir de certains élèves, dit Sax. Les gar- un meilleur climat ou en augmentant le
que du comportement. Justement, c’est çons savent qu’il n’en va pas de même nombre de professeurs femmes : « Les
la même tendance qui se manifeste en avec les filles. » Si les enseignants n’ont garçons ne jugent pas très viril d’être un
Tunisie et au Liban, deux des rares pays pas été formés à la gestion d’une classe bon élève », observe Osman. L’idée qu’ils
arabes où la mixité est la norme. Dans composée uniquement de garçons (ou se font de la masculinité ne coïncide pas
les deux pays, l’écart en en maths et en de filles), un petit problème de discipline avec les objectifs et les valeurs de l’école.
sciences est faible, voire nul. peut dégénérer en chahut complet. Du coup, ils cultivent d’autres ambitions,
Dans les pays occidentaux, certaines modelées par leurs pairs sur les terrains
études montrent que les garçons et les
filles réussissent mieux dans les établis-
sements non mixtes. Mais tout dépend
C ’est exactement ce qui semble se
passer dans de nombreuses écoles
publiques du Moyen-Orient. Et l’on en
de foot et dans la rue.
Le problème est l’un des plus univer­sels
qui soient. Aux quatre coins de la planète,
de la mise en œuvre, précise le psycho- revient toujours à cette fameuse matière les conceptions de la virilité sont en dé-
logue américain Leonard Sax, auteur du noire. « Ce n’est pas une question d’in- calage par rapport à un monde qui fait
livre Pourquoi les garçons perdent pied et telligence, mais de motivation », affirme primer la créativité et l’esprit critique sur
les filles se mettent en danger. « Se conten- Al-Harty, faisant écho aux lycéens qui la force physique. Même aux États-Unis,
ter de séparer les filles et les garçons ne excluaient l’idée que les filles sont plus les parents ont davantage d’exigences à
© Xinhua / Zuma / Réa

donne rien de bon et mène souvent à la studieuses par nature. Le problème est l’égard de leurs filles que de leurs fils, in-
catastrophe », estime Sax, qui a visité des que le degré de motivation dépend des dique un sondage récent. « Les garçons
écoles non mixtes dans le monde entier. parents, des enseignants et de la culture n’ont pas le sentiment que l’école va né-
Après l’ouverture d’écoles réservées à l’un ambiante. Comme l’observe l’étude d’Os- cessairement les aider à devenir

Books no 90 | juillet-août 2018 — 71


mission à l’égard des garçons – est rare-
ment abordé dans les débats sur l’éduca-
AVANTAGE AUX FILLES tion aux États-Unis. On s’intéresse aux
garçons au coup par coup, s’ils appar-
Les différences d’aptitudes cognitives entre filles et Dans toutes les classes du primaire et du secon-
tiennent à une minorité ou qu’ils ont un
garçons ont fait l’objet de nombreuses enquêtes, daire, elles sont meilleures en rédaction. Il y a
dont les résultats convergent. « Il existe peu de trois à quatre fois plus de bègues chez les garçons,
handicap cognitif.
désac­cords entre spécialistes sur les ­différences quatre à cinq fois plus de dyslexiques, trois à neuf
­cognitives entre les sexes », écrit Diane Halpern
dans un livre qui fait autorité 1. Les filles se
montrent statistiquement meilleures aux tests
fois plus de troubles de l’attention.
Les causes de ces différences sont inconnues.
­Certaines sont peut-être à relier aux différences
I l y a des raisons de penser qu’il se-
rait utile d’accorder plus d’attention
à l’éducation des garçons, comme cela
de mémoire, qu’il s’agisse de mémoire visuelle de facultés perceptives. Les filles ont un odorat,
l’a été pour les filles dans le passé. En
ou verbale, de mémoire des lieux, de mémoire un goût et un sens du toucher plus fins que les
associative (lien entre deux items), de mémoire garçons. D’autres spécialistes font le lien avec la 2016, une excellente étude de l’écono-
olfactive, de ­mémoire épisodique (concernant les plus forte propension des garçons à l’agressivité miste ­David Autor et de ses collègues
événements de la vie). physique. Toutes ces différences s’accusent aux du Massachusetts Institute of Techno-
Dans tous les tests qui révèlent des différences deux extrémités de la courbe en cloche qui repré- logy (MIT) a montré que les résultats
entre garçons et filles pour les facultés verbales, les sente leur ampleur pour chaque compétence. À des garçons sont très liés à la qualité de
filles ont l’avantage. Elles parlent plus tôt, utilisent un bout de la courbe, on trouve beaucoup plus
leur établissement. À partir des registres
un lexique plus vaste plus tôt. Elles l’emportent de garçons en difficulté, à l’autre beaucoup de
aux tests d’apprentissage verbal, d’orthographe filles qui excellent. Chez la majorité des enfants, d’état civil et des dossiers scolaires des
et de ponctuation, d’apprentissage de la lecture, la dichotomie est moins marquée. Halpern fait habitants de Floride, les chercheurs ont
de compréhension de ce qu’elles lisent. Elles sont observer que les différences de faculté de mémo- comparé les effets d’écoles de qualité sur
deux fois plus fortes pour trouver des synonymes. risation selon le sexe sont déjà présentes chez les les membres d’une même fratrie. L’écart
primates non humains.  entre filles et garçons était d’autant plus
1. Sex Differences in Cognitives Abilities (Psychology grand que les écoles étaient mauvaises.
Press, 4e édition, 2011). — Books
« La qualité de l’école est plus lourde de
conséquences pour les garçons que pour
des hommes », constate le psy- tères masculins. Osman n’adhère pas à les filles », concluent-ils.
chologue Michael Thompson, coauteur ce système de quotas : « Cela résout un Les adolescents jordaniens que j’ai
de l’ouvrage « Élever Caïn »3. « Ils vivent problème dans l’immédiat, mais cela a rencontrés semblaient l’avoir compris
parfois l’école comme un obstacle à l’affir- un effet à long terme sur la confiance en instinctivement  : l’échec scolaire des
mation de leur virilité, ce qui est rarement soi et l’égalité. Ils auraient mieux fait de ­garçons n’a rien de naturel ni d’inévitable.
le cas pour les filles et leur féminité. » trouver un moyen de renforcer les apti- Il se peut, comme semblent l’indiquer
On peut toujours parfaire la formation tudes des garçons. » les recherches sur le développement de
des enseignants et améliorer les rapports Les écoles pourraient par exemple l’enfant, que les garçons aient tendance
scolaires, mais ce problème d’identité ­repérer les enseignants hommes de à être plus actifs et avoir plus de mal à
masculine est plus difficile à résoudre ; qualité qui ont réussi à améliorer les maîtriser leurs impulsions. Mais ce sont
et, tant qu’il ne le sera pas, les réformes résultats des garçons et leur donner un là des problèmes que des enseignants
auront peu d’effet. « Tant que les garçons rôle plus important. Les chefs d’établis- bien formés et des parents bien informés
penseront que le parcours pour devenir un sement pourraient aider les professeurs ­devraient être capables de résoudre. Ce
homme s’effectue en dehors de l’école, ils à bâtir des relations de confiance avec ne sont pas les garçons qui sont défail­
continueront à moins bien réussir que les leurs élèves et à élaborer de meilleures lants ; c’est l’école. Si tant de garçons sont
filles », dit Michael Thompson. stratégies pour gérer les questions de à la peine partout dans le monde, c’est
discipline. Dans leur rapport, Osman et que trop d’écoles sont conçues avec un

E n attendant, certains pays font de


curieux compromis. Afin de ne pas
se retrouver avec des cohortes d’étudiants
ses collègues ont fait 30 recommanda-
tions de ce genre. Aucune n’a été mise
en œuvre à ce jour, regrette-t-il, mais il a
biais en faveur des filles. Trop d’ensei-
gnants préfèrent la docilité à la compé-
tition, le zèle à la prise de risque, et cela
entièrement composées de filles, l’Uni- bon espoir. Actuellement, les jeunes gens donne partout dans le monde des écoles
versité Sultan-Qabous, le seul établis- ont plus de chances d’intégrer l’Univer­ plus adaptées aux filles qu’aux garçons.
sement public d’Oman, a instauré de sité Sultan-Qabous, mais ils représentent Mais, vu le monde qu’on leur lègue, les
critères d’admission différenciés selon aussi neuf cas d’abandon sur dix. garçons ont autant besoin d’apprendre
le sexe – la barre est fixée plus bas pour Si le système de quotas établi à Oman à se concentrer que les filles ont besoin
les hommes. Chaque année, le ministre paraît injuste, il faut relever que certaines d’apprendre à prendre des risques.
de l’Éducation fixe des quotas selon la des universités d’élite américaines pra-
discipline et le nombre de candidats. En tiquent aussi la discrimination positive — Amanda Ripley est une journaliste américaine.
2009, la filière ingénierie a ainsi refusé en faveur des hommes. Être un homme Boursière de la New American Foundation,
elle a notamment écrit une enquête sur les pays
732 jeunes femmes qui auraient été ad- augmente les chances d’être admis dans qui obtiennent les meilleurs résultats aux tests
mises si on leur avait appliqué les cri- bon nombre de cursus de lettres et de internationaux, The Smartest Kids in the World
sciences humaines des facs américaines and How They Got That Way (Simon & Schuster,
2014). — Cet article est paru dans The Atlantic
3. Raising Cain. Protecting the Emotional Life of Boys
les plus sélectives. Mais le vrai problème le 21 septembre 2017. Il a été traduit par Olivier
(Ballantine Books, 2000). – le fait que l’école ne remplisse pas sa Postel-Vinay.

72 — Books no 90 | juillet-août 2018


Bons baisers de Corée
« L’auteur n’en est pas à sa
première escapade
romanesque, toujours
sur fond d’histoire ».
Laurent Lemire, Livres Hebdo

« Jean-Louis de Montesquiou
sait si bien raconter
des histoires qu’on pourrait
penser qu’il n’a fait que
cela toute sa vie ».
Jean-Louis Gouraud , La Revue

« Ce livre aux allures


d’effroyable farce kafkaïenne
est à lire impérativement ».
Philippe Blanchet,
Rolling Stone

Que sait-on vraiment de la Corée du Nord et de la dynastie des Kim ? Dans


ce roman, voici l’histoire véridique (mais incroyable) de quatre soldats
américains, déserteurs si l’on veut, qui passent la fameuse DMZ, la zone
démilitarisée qui sépare depuis 1953 les deux Corées.
Ces hommes attendent, s’occupent comme ils peuvent, découvrent la
vie nord-coréenne et le charme des femmes locales, et l’on voit peu à peu
évoluer leur caractère…
Ce que propose ici l’auteur, c’est une sorte de Désert des Tartares au pays
du Matin calme.

Chez votre libraire


2 rue du Regard
75006 Paris
www.editions-exils.fr
Élitisme

UNE « PUBLIC SCHOOL » ANGLAISE OU RIEN


Les nouveaux riches russes ont beau être patriotes, ils n’imaginent
pas scolariser leurs rejetons ailleurs que dans les collèges d’élite
britanniques. Mais leur rêve tourne souvent au cauchemar.
IRINA CHOUMOVITCH. BBC Russian Service.

toujours quelque chose de plus, Sa maman m’a raconté plus cessait de tripoter son petit-fils
par exemple un talent musical tard que, lorsqu’il retournait au pendant qu’elle pérorait. L’enfant,
ou sportif particulier, un enga- Royaume-Uni après avoir passé lui, faisait sans cesse des caprices,
gement associatif… Nos clients ses vacances à Moscou, il laissait s’agitait dans tous les sens, mais
finissaient donc par accepter désormais son luxueux téléphone devint totalement mutique une
l’idée que leurs chéris n’iraient portable Vertu à la maison, pré- fois dans le bureau du directeur
pas dans ces deux écoles d’élite férant emporter un vieux Nokia. de l’école. Lorsque ce dernier
mais dans des établissements Puis il demanda à ses parents de s’adressait à lui, il se contentait
moins prestigieux, quoique tout ne plus le conduire à Londres de regarder ailleurs. Après avoir
aussi respectables. à bord de l’avion familial, se déployé pas mal d’efforts et mul-
The English Public School: Ce n’était pas le cas de cette contentant du vol régulier de tiplié les assurances que, malgré
A Personal and Irreverent History ­famille de Moscou qui avait British Airways (que l’on appelle les apparences, le jeune garçon
(« L’école privée britannique : pris soin de nous contacter bien à Moscou la « navette scolaire » voulait absolument étudier en
une histoire personnelle et à l’avance. L’enfant n’avait que des oligarques). Sa mère évoquait Angleterre, nous finîmes par
irrévérencieuse »), de Martin Stephen 1,
9 ans à l’époque, mais son che- ces nouvelles habitudes avec un convaincre un établissement de
Metro Publishing, 2018, 320 p.
min était déjà tout tracé : c’était ­mélange de stupéfaction et d’ap- l’accepter.
Eton ou rien. J’ai expliqué aux probation, car elle y voyait le signe Très affectée par l’idée de se sépa­

E
n 2008-2009, lorsque j’ai parents que le seul moyen pour d’une maturité nouvelle chez son rer de son petit-fils, sa mamie lui
commencé mon activité que leur fils intègre cet établisse- fils – ce qui n’était pas pour lui attribua un assistant personnel
de conseil aux familles ment, c’était de l’envoyer tout de déplaire. Le garçon acheva avec qui, en échange d’un salaire
russes désirant scolariser leurs suite poursuivre sa scolarité dans succès ses études primaires et fut supé­rieur à celui que je percevais
enfants en Grande-­Bretagne, une école primaire britannique. reçu à Eton. Il s’y fit de nombreux comme journaliste à la BBC, fai-
nos clients étaient pour la plu- Contrairement à ce que je pen- amis, aussi bien russes que britan- sait tous les jours la navette entre
part r­ichissimes. Ils possédaient sais, la famille s’est rapidement niques, et devint un jeune homme Londres et l’école pour s’assurer
des jets privés, des villas et des faite à cette idée, malgré le jeune avisé, serein et sûr de lui. que l’enfant avait bien son maté-
yachts à Monaco. Et tous vou- riel de sport et n’avait pas oublié
laient envoyer leur progéniture
dans les écoles les plus presti- Le jeune garçon était habitué de mettre tel ou tel manuel dans
son sac. La direction de l’établis-
gieuses, à savoir Eton ou, en der- à ce que sa nounou moscovite sement finit par lui demander
nier recours, Harrow. de ne plus venir  : l’élève russe
Autrefois, pour scolariser ses lui noue les lacets. devait apprendre de ses erreurs.
enfants à Eton ou à Harrow, Lorsqu’il oubliait ses affaires, il
il suffisait d’être aristocrate et âge de l’intéressé. Sa maman Avec la famille d’un autre jeune se voyait assigné aux corvées de
riche – et de ne pas oublier de avait fini par réaliser que, plutôt garçon, nous faisions la tournée nettoyage à la cantine. Cela finit
les inscrire dès le jour de leur que de passer ses journées à la des écoles britanniques à bord par faire son effet, mais le garçon
naissance. La société britannique maison avec sa nounou, son fils de trois Mercedes noires. Dans avait du mal, beaucoup de mal à
a évolué depuis : les talents et ap- serait bien mieux dans un pen- la première, sa grand-mère, l’en- s’y faire. Chez lui, il était habitué à
titudes de l’élève sont désormais sionnat, entouré d’enfants de son fant et moi ; dans la deuxième, sa ce que sa nounou moscovite fasse
plus appréciés que son origine âge – il pourrait y faire davantage maman et sa tante. La troisième tout à sa place, y compris nouer
sociale et la fortune de ses pa- de sport et développer sa person- voiture, qui fermait le cortège, ses lacets. Ses études allaient
rents. De nos jours, pour obtenir nalité tout en faisant de l’anglais n’avait pas de passagers et ne de- cahin-caha, son comportement
le précieux sésame pour Eton sa deuxième langue maternelle. vait servir que si un membre de laissait à désirer, et il n’avait pas
et Harrow, qui accueillent des Le jeune garçon se révéla intel- notre délégation ressentait l’envie d’amis ; résultat, il râlait contre
élèves de 13 à 18 ans, il ne suffit ligent, appliqué, poli et ouvert subite de rentrer à Londres plus tout : la Grande-Bretagne, l’école
pas d’avoir d’excellentes notes d’esprit, ce qui facilita énormé- tôt que prévu. Pendant que nous et ses camarades. Il y est toujours,
dans toutes les matières. Il faut ment son intégration dans une roulions à travers la campagne mais je doute qu’il finisse sa scola-
école primaire connue pour avoir anglaise, sa mamie s’indignait rité sans autres péripéties et qu’il
1. Martin Stephen a dirigé deux des plus accueilli les princes William et contre ces Britanniques si froids puisse intégrer une univer­sité
prestigieuses écoles privées britanniques, Harry (c’était important pour ses et indifférents qui embrassent digne de ce nom. J’espère juste
la St Paul’s School et la Manchester
Grammar School. Il a pris sa retraite parents). Il y resta jusqu’à l’âge à peine leurs enfants. En signe que les notions d’autonomie, de
en 2011. de 13 ans. de sa supériorité tactile, elle ne responsabilité et d’autodiscipline

74 — Books no 90 | juillet-août 2018


Le collège d’Eton, la plus prestigieuse des public schools britanniques, est le seul endroit du monde
finiront par faire leur chemin où se pratique le wall game, un sport qui ressemble vaguement au rugby.
dans sa petite tête et accomplir
leur œuvre bénéfique.
Un autre adolescent était, à tionnaires. Je me souviens de cette Une autre famille : des parents c’est aux nounous de nouer les
16 ans, un déçu de la vie en dépit maman qui, d’entrée de jeu, pré- très pris, mais qui trouvaient tou- lacets des enfants, les choses
de la richesse monumentale de senta son fils de 13 ans comme un jours le temps, le soir, de passer seront bien compliquées.
son père. De fait, il ne lui man- jeune aux « capacités inférieures à du temps avec leur fils de 9 ans. Un couple d’amis britanniques
quait qu’une chose : l’attention la moyenne, avec des problèmes Ils jouaient ensemble à des jeux a dans son salon, parmi d’autres
de son papa, qui, étant quelqu’un dans toutes les matières ». Était- éducatifs. Leur garçon était ef- tableaux, une affiche du ­célèbre
de très occupé, avait recruté une il vraiment aussi nul ? Pendant fectivement un grand matheux, graphiste A ­ nthony Burrill  :
armée de consultants et de psy- que nous discutions, je remarquai mais il dut apprendre l’anglais à « Work hard and be nice to people »
chologues pour s’occuper de son qu’elle contrôlait le moindre de marche forcée. Après deux mois (« Travaille dur et sois sym-
fils à sa place. Ce jeune n’était pas ses mouvements, ne le laissant de cours intensifs, il réussit néan- pa avec les gens »). Si tous les
heureux. Il considérait ses études pas s’exprimer. Elle-même avait moins les tests, se défendit bien ­parents prenaient cette affiche
en Angleterre comme un bannis- une attitude assez inconséquente pendant les entretiens et, malgré pour devise et, en montrant
sement et s’en prenait à son pays – lui faisant miroiter des récom- son anglais encore hésitant, inté- l’exemple, ­apprenaient à leurs
d’accueil et à ses habi­tants, qu’il penses financières d’un côté, le gra une très bonne école. Je n’ai enfants à la respecter, on ­aurait
traitait avec mépris de « rosbifs ». réprimandant pour ses mauvais aucun doute quant à la suite de beaucoup moins de jeunes
Il n’avait que des amis russes ; il résultats de l’autre, tout en affir- sa scolarité en Grande-Bretagne. Russes qui se pensent « inférieurs
suivait les cours à contrecœur et mant qu’il n’était qu’un bon à rien. Que peut-on conclure de à la moyenne », se considèrent
n’était pas bien noté. Ma seule Quelle marge de manœuvre avait ces quelques récits  ? Je dirais comme le nombril du monde,
consolation était que nous nous cet adolescent, sinon tout faire que, lorsque des élèves russes détournent le regard lorsque des
occupions en paral­lèle d’une pour se montrer conforme à ce viennent en Grande-Bretagne adultes leur adressent la parole
jeune fille du même âge, ­ouverte ­vilain portrait dessiné d’avance pour ­entrer dans une école d’élite, et traitent les Britanniques de
d’esprit, issue d’une famille sou- par sa mère  ? Inférieur à la tout ­dépend de leur motivation – « sales rosbifs ».
dée et positive. Elle s’intégra moyenne ? Qu’à cela ne tienne ! Il et de celle de leurs parents. S’ils
© James Jenkins / Report Digital / Réa

en un temps record, se fit une ne faisait aucun effort, expédiait sont vraiment curieux et ouverts, — Irina Choumovitch vit à
multitude d’amis et suit aujour­ ses d
­ evoirs en moins de dix mi- mus par le désir de s’intégrer et Londres depuis 1983. Après avoir été
d’hui des études supérieures à nutes et laissait tout tomber à la d’apprendre selon des règles journaliste à la BBC et enseignante,
­Cambridge. moindre difficulté. Lui non plus dont ils n’ont pas l’habitude, alors elle a fondé une agence de placement
À partir de 2012, nous avons n’avait pas d’amis ; il vomissait tout se passera pour le mieux. Si, scolaire destinée aux familles russes.
— Cet article est paru sur le site
vu arriver parmi nos clients l’Angleterre et critiquait son sys- en revanche, ils sont persuadés en langue russe de la BBC le 13 avril
des repré­sentants de la classe tème éducatif : « En Russie, nous que les Britanniques sont froids, 2016. Il a été traduit par Alexandre
moyenne, en majorité des fonc- sommes meilleurs en maths ». qu’ils sont nuls en maths et que Lévy.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 75


VOIE CHINOISE

BACHOTE ET TAIS-TOI !
La Chine communiste est restée fidèle au mode de sélection des élites
mis en place par la cour impériale au viie siècle. Les jeunes désireux
d’intégrer l’université doivent passer par l’épreuve du gaokao,
au terme de douze années de travail intensif qui agissent comme
un puissant outil de domestication des esprits.
SHENG YUN. The Times Literary Supplement.

L
a BBC a diffusé en 2015 un de leur existence. La tradition consistant
documentaire intitulé « Nos à se fonder sur le résultat d’un seul exa-
enfants sont-ils des petites men pour séparer le bon grain de l’ivraie
natures ? L’exemple de l’école remonte au viie siècle, époque où fut créé
chinoise ». Cinq enseignants chinois le concours d’entrée dans la fonction
y prenaient en charge un groupe de ­publique impé­riale. J’ai le sentiment que
50 élèves de quatrième dans un collège rien n’a changé ou presque depuis lors.
public du Hampshire. Il s’agissait de Lorsque la cadence s’accélère au lycée,
montrer que le système éducatif chinois, les élèves bûchent quatorze heures par
fondé sur le bachotage – douze années jour et ceux qui obtiennent les meil-
de travail intensif, du primaire à l’examen leures notes sont encensés dans la presse
d’entrée à l’université, le gaokao – était ­nationale  »  1.
plus efficace que les méthodes d’ensei- Ash a parfaitement raison : l’actuel sys-
gnement britanniques, moins contrai- tème de bachotage est l’héritier direct du
LE LIVRE gnantes et moins directives. Il faut croire concours qui permettait à l’empereur de
Street of Eternal Happiness: que oui : les élèves eurent de meilleurs recruter ses fonctionnaires. Le système
Big City Dreams Along résultats. Un vif débat s’ensuivit. fut vivement critiqué durant le Mouve-
a Shanghai Road (« Rue du Indépendamment de la question de ment du 4 mai (1919) et accusé d’étouf-
bonheur éternel : rêves
de grande ville sur une artère savoir quel système est le meilleur, les fer la créativité des Chinois 2. L’épreuve
de Shanghai »), Crown, Occidentaux devraient s’interroger sur la plus célèbre de ce concours s’appelait
2016, 336 p. la raison d’être de cet enseignement axé la « composition à huit jambes » (ba gu
sur le bachotage. Et sur la manière dont wen). On soumettait aux candidats deux
L’AUTEUR les élèves le vivent. À l’âge où un ado- citations, soit des Entretiens de Confu-
Rob Schmitz est le
correspondant de la lescent occidental est occupé à tomber cius, soit du Mencius. En imitant le style
radio publique américaine amoureux ou à découvrir la vie, un jeune de l’un des deux sages, ils devaient faire
NPR à Shanghai. Chinois a toutes les chances de se retrou- l’exégèse des citations en huit parties
ver cloîtré à mémoriser des informations de prose rimée. L’équivalent occiden-
dont il n’aura probablement aucun usage tal serait d’imiter Socrate ou Platon en
dans sa vie future. Comme Alec Ash le couplets héroïques.
souligne dans son livre consacré à la
jeunesse chinoise, « depuis leur premier
jour de collège, on met dans le crâne des
élèves que se préparer à ces deux jours
A ssez logiquement, les enfants étaient
gavés de citations de Confucius et
de Mencius. Scène typique dans une
d’examen qui auront lieu un week-end école privée de l’époque impériale : le
de juin six ans plus tard est l’unique but professeur, une règle à la main, marche
à grands pas entre des rangées d’enfants
remuant la tête en récitant et en répé-
1. Wish Lanterns: Young Lives in New China (« Lanternes
volantes : vies de jeunes dans la Chine nouvelle »),
tant les écrits des sages ; un mot de tra-
Arcade Publishing, 2017. vers entraîne un coup douloureux sur la
2. Le 4 mai 1919, 3 000 étudiants manifestent place
paume. Fort heureusement, à l’époque
Tian’anmen, à Pékin, pour protester contre le traité de où j’étais moi-même à l’école, dans les
Versailles qui attribue une partie du Shandong au Japon.
Ils réclament aussi la modernisation du pays, protestant
années 1980 et 1990, les mauvais trai-
contre le poids des traditions dans tous les domaines. tements avaient diminué – même si les

76 — Books no 90 | juillet-août 2018


Á Lu’An, dans l’est de la Chine. Des lycéens partent pour le centre d’examens où ils vont passer
profs nous lançaient régulièrement des les épreuves du gaokao. Environ 10 millions de candidats s’y présentent chaque année.
craies. Mais la punition sociopsycholo-
gique était un substitut efficace. On nous
mettait au piquet ou on nous faisait subir et banales qu’on trouve dans les archives pas quoi faire de mon temps, même pas
d’autres formes d’humiliation publique. du concours impérial, les vrais talents – comment m’amuser. À la fac de lettres,
Quand j’étais en primaire, l’instituteur du moins en termes d’expression écrite la première chose que nous a dite notre
a contraint une élève qu’il soupçonnait – sautent aux yeux. Encore aujourd’hui, professeur, c’est : « Oubliez tout ce que
de vol à monter sur l’estrade, tandis que en parcourant les compositions à huit vous avez appris ! Table rase. » Nous nous
le reste de la classe était incité à la blâ- jambes les mieux notées, il est aisé d’ap- sommes empressés de suivre ce judicieux
mer, regrettable écho des « séances de précier le brio, la faconde, la virtuosité de conseil, balayant toute une décennie de
lutte » maoïstes 3. Ceux qui, comme moi, la rhétorique et la bonne compréhension « savoir » appris inutilement par cœur. Il
ne s’étaient rien fait voler prétendirent des textes de Confucius et de Mencius. semble qu’il ne soit jamais trop tard pour
le contraire. La persécution dura deux Après sa prise de pouvoir en 1949, apprendre à penser.
heures, et la fille perdit toutes ses cama- le Parti communiste expérimente dif-
rades de jeu. « Perdre la face » est si grave
dans la culture asiatique que la honte
peut être une punition plus sévère que
férents systèmes avant de trouver un
compromis très similaire à l’ancien
concours impérial : un examen national
L e système de bachotage sert un objec-
tif social plus large, qui a sans doute
contribué à sa longévité. La discipline, se
des coups de fouet. pour entrer à l’université. Aujourd’hui, le plier aux ordres de l’autorité (professeurs
Pourquoi cet absurde système d’exa- gaokao divise la société chinoise en deux : et parents), répéter les mêmes tâches fas-
men a-t-il eu les faveurs des empereurs les douze premières années d’ingurgita- tidieuses : tout cela vise à produire des
chinois (aussi bien Han que Mandchous), tion de connaissances que presque tous travailleurs parfaitement dociles.
pendant plus de mille ans ? Parce que la les enfants doivent endurer sont suivies Chez ceux qui ne réussissent pas à
difficulté des épreuves constituait une pour une minorité de chanceux par entrer à l’université, douze années de
méthode très efficace pour repérer les quatre années ou plus à l’université, où bachotage auront servi à mater les esprits
meilleurs éléments d’une génération. prévalent une autonomie et une liberté et préparé les élèves à une vie de travail
© China Daily / Reuters

Parmi les milliers de copies semblables intellectuelle à l’occidentale. répétitif au bureau ou à l’usine. Le sys-
Je me rappelle encore le choc culturel tème éducatif tout entier agit comme un
3. Il s’agit des séances d’autocritique publique infligées
de mes premières semaines à l’univer­ gigantesque tamis social. Les élèves bril-
pendant la Révolution culturelle, vingt ans plus tôt. sité. J’étais livré à moi-même, je ne savais lants ont la possibilité ­d’accéder

Books no 90 | juillet-août 2018 — 77


à l’enseignement supérieur et de de provinces reculées n’avaient pas s­ aisi
système i­nformatique et à subtiliser le
devenir membres des futures élites diri­ le sens du mot « avion » – parce qu’ils
sujet d’examen de son fils. Il s’est fait
geantes ; les moins doués sont formés prendre et a perdu son emploi à l’uni- n’en avaient jamais vu. Dans de grandes
pour être de bons travailleurs et des versité ; son fils s’est vu interdire à vie de
métropoles comme Pékin, Shanghai et
­citoyens modèles au service de l’intérêt se présenter à l’épreuve. Tianjin, le taux d’admission aux meil-
général – comme le documentaire de la leures universités, qui ont un droit de
Malgré sa rigidité, le gaokao me semble
BBC l’illustrait de manière convaincante. priorité sur les candidats les mieux
la meilleure façon de permettre la mobi­
­notés, est beaucoup plus élevé que celui
lité sociale en Chine. C’est le « grand éga-

C haque fois que je me souviens de


ces jours gris d’avant le gaokao, mes
nerfs se crispent. J’ai grandi dans une
lisateur », comme Rob Schmitz l’appellede ­régions entières. En 2016, l’université
dans son livre Street of Eternal Happiness.
Personne en Chine n’ose imaginer ce
de Pékin et l’université Tsinghua (égale-
ment à Pékin) ont accepté 626 étudiants
famille ordinaire, sans beaucoup de re- que serait le système sans cet examen, provenant de la capitale mais moins de
lations, et j’y voyais ma seule chance de notamment en raison de la corruption. 100 (parfois à peine 20) issus de chacune
réussir. Le gaokao est peut-être l’examen des autres provinces chinoises. Bien que
Le gaokao est certes abrutissant, mais il est
le plus strictement surveillé du les chiffres concernant les quo-
monde. Environ 10 millions de Les enfants de travailleurs tas d’admission ne soient pas
candidats s’y présentent chaque
année 4. Malgré un taux d’admis- migrants sont particulièrement communiqués, il est clair qu’un
nombre disproportionné d’élèves
sion qui tend à augmenter, relati- désavantagés par ce système. des grandes villes est admis dans
vement peu d’élèves sont acceptés les meilleures universités. Si des
par les universités les plus prestigieuses. indéniablement rigoureux, et le fait qu’il provinces comme le Tibet et le Xinjiang
En 2015, les universités du Projet 985, soit organisé à l’échelle nationale empêche sont pénalisées parce que pauvres et recu­
c’est-à-dire les établissements d’excel- les établissements d’accepter des candi- lées, d’autres comme le Shandong ou le
lence, avaient un taux d’admission in- dats de milieu aisé qui n’auraient pas le Guangdong le sont car elles sont sur-
férieur à 1,4 % pour les candidats de la niveau. Les choses seraient bien pires si les peuplées et que les bonnes universités ne
province du Guangdong et de 4 % pour universités prestigieuses étaient autorisées leur attribuent pas un quota à la mesure
ceux de Shanghai. Des scandales éclatent à organiser leurs propres examens. de leur population.
régulièrement et la fraude est sévèrement Et pourtant, le système n’est pas réelle- Une catégorie est particulièrement
réprimée. Le père d’un de mes camarades ment équitable. Une année, par exemple, désa­vantagée par ce système : les enfants
d’école était parvenu à pénétrer dans le pendant l’épreuve d’anglais, des élèves des travailleurs migrants. Dans Street of

© Guo Chen / Xinhua / Réa

Dans une boîte à bac pour lycéens recalés au gaokao, à Hefei, capitale de l’Anhui, province de l’est de la Chine.

78 — Books no 90 | juillet-août 2018


Eternal Happiness, Schmitz parle d’une
femme de la campagne, Zhao Shiling,
qui avait réussi à s’établir à Shanghai et à
VICES ET VERTUS DU KEJU
ouvrir un magasin de fleurs prospère sur
Avec la poudre à canon, la boussole, le papier peuple dès les petites classes. Témoin l’appren-
Changle Lu, dans le centre. Son fils avait
et les caractères d’imprimerie, le concours tissage par cœur et la récitation du Di Zi Gui, un
de bons résultats au lycée, et l’université impé­rial, ou keju, est l’une des cinq inventions ­manuel confucéen de civilité obéissante datant
le tentait bien. Cependant, en tant que majeures de la Chine, écrit Yong Zhao, un uni- de l’époque de Louis XIV.
fils de migrant dépourvu de hukou (per- versitaire américain d’origine chinoise 1. Ce n’est Lenora Chu, une Américaine d’origine chinoise
mis de résidence), il était obligé de passer pas un hasard, dit-il, si les pays d’Asie où le keju qui vit à Shanghai, a mis son fils de 3 ans dans
le gaokao dans sa province natale. De re- a essaimé – le Japon, la Corée, Singapour – se une bonne école publique. Six ans plus tard,
retrouvent régulièrement, avec les grandes elle raconte son expérience 2. D’abord horrifiée
tour dans le Shandong, « il réalisa que les
métro­poles chinoises, dans le peloton de tête par l’autoritarisme des maîtres, capables de
élèves des régions rurales utilisaient des des enquêtes Pisa sur les compétences des fourrer dans la bouche de son fils la nourriture
manuels conçus pour un examen d’en- élèves de 15 ans. Le système est parfaitement qu’il déteste, elle a dû se rendre à l’évidence :
trée à l’univer­sité beaucoup plus difficile adapté à la réussite aux tests. Le revers de la ça marche. Elle montre qu’un atout du système
que celui qu’on passait dans les grandes médaille, soutient Yong Zhao, est que c’est aussi est de valoriser l’effort, considéré comme la clé
villes  ». Il jeta l’éponge et retourna à un excellent outil pour sacrifier la créativité, la de la réussite, l’intelligence passant au second
pensée personnelle, l’originalité et l’individua- plan. Par ailleurs, le respect de son autorité
Shanghai pour n’être qu’un travailleur
lisme. Il y voit la raison pour laquelle la Chine confère à l’enseignant un statut social élevé. De
migrant de plus. n’a pas connu de période comparable à la Re- même qu’en Finlande, la profession est aussi
Les enfants des villes issus de familles naissance ou aux Lumières. La remise à l’hon- prisée que celle de médecin. Comme Yong Zhao,
privilégiées disposent d’un avantage, avec neur du confucianisme par les dirigeants chinois Lenora Chu déplore le culte de l’obéissance et
ou sans gaokao. Le véritable enjeu est de actuels a pour objectif de sceller la docilité du l’endoctrinement. Et souligne le grand nombre
donner à leurs camarades des régions des ­laissés-pour-compte : chaque année, 9 mil-
lions de jeunes ne parviennent pas au terme des
rurales une réelle possibilité de mobilité 1. Who’s Afraid of the Big Bad Dragon? (Jossey-Bass,
études secondaires.  
sociale. La plupart des enfants de milieu 2014).
rural savent que, s’ils veulent échapper aux 2. Little Soldiers (Harper, 2017). — Books
difficultés que connaissent leur famille la
plupart du temps, leur seul espoir est de
travailler comme des bêtes et de briller à de scolarité se montent au minimum à L’éducation ne profite pas qu’aux cita­
l’examen. Seuls un bon diplôme univer- 10 000 yuans (1 300 euros) par an. Ce n’est dines. Selon des enquêtes officielles, les
sitaire et une bonne offre d’emploi leur pas grand-chose pour certains ménages femmes de milieu rural travaillant dans
permettront d’obtenir un hukou urbain. Et urbains, mais c’est une fortune pour les le secteur des services urbains (comme
cela dépend d’un système de points très familles rurales pauvres. Des prêts étu- assistantes maternelles ou agents d’entre-
strict et très complexe. A ­ insi, pour avoir diants et des bourses d’études ont été mis tien) gagnent davantage que leurs homo­
un hukou à Shanghai, il faut 72 points. en place pour aider les plus pauvres, mais logues masculins exerçant un métier
Une licence vaut 21 points (plus 15 points ils ne sont pas toujours faciles à obtenir. manuel, dans l’industrie ou le BTP par
si elle est issue d’une des universités du exemple. Dans son livre, Schmitz nous
Projet 985), un master 24, un doctorat 27,
une offre d’emploi seulement 5 (des com-
pétences en anglais ou en informatique
U n phénomène plus positif est l’aug-
mentation du nombre d’étudiantes
admises à l’université. Le concours impé-
fait découvrir plusieurs femmes de tête,
comme Zhao, originaire du Shandong,
bien plus compétente que son mari ou ses
rapportent aussi des points). rial était un privilège masculin. Ce n’est hédonistes de fils ; elle est le pilier de la
Depuis 2000, les étudiants venant de plus le cas. Maints spécialistes l’affirment : famille. Leur pouvoir financier donne aux
zones rurales constituent environ 60 % les filles, élevées dans notre système pa- femmes rurales voix au chapitre dans un
des effectifs de première année. C’est net- triarcal pour être dociles et travailleuses, système qui reste par ailleurs résolument
tement mieux que par le passé ; mais, dans semblent plus faites pour le bachotage patriarcal. Même si la Chine est encore
les établissements prestigieux comme que les garçons. Lorsque la Chine décida en retard sur l’Occident pour ce qui est
l’université de Pékin, la proportion tourne soudain, en 1999, d’accroître fortement de l’égalité des droits et des salaires, le
autour de 10 %. Et il devient de plus en l’effectif des admis à l’université, on vit plafond de verre commence doucement
plus difficile de gravir l’échelle sociale sans surprise le nombre d’étudiantes se fissurer. À l’avenir, qui sait, les hommes
à mesure qu’on approche du sommet. ­dépasser rapidement celui des étudiants. pourraient à leur tour vouloir bénéficier
Quand je suis entré à l’université Fudan Le basculement a eu lieu en 2006 pour d’un traitement préférentiel. De fait, on
en 1998, l’enseignement était presque la licence et en 2010 pour le master. Les envisagerait déjà de modifier les épreuves
gratuit. L’allocation de scolarité couvrait médecins femmes (que l’on appelle d’examen afin de favoriser l’accès des
les frais d’inscription, et nous pouvions cruellement « le troisième sexe », car ces ­garçons à l’université.
toujours donner des cours de mandarin droguées du travail risquent de devenir
aux étudiants étrangers pour arrondir des sheng nu, des célibataires dont per- — Sheng Yun est chercheur à l’Académie chinoise
nos fins de mois. Aujourd’hui, les frais sonne ne veut) représentent aujourd’hui des sciences sociales. Il contribue régulièrement
36,9 % de la profession. Nul doute que la à The Shanghai Review of Books. — Cet article
est paru dans The Times Literary Supplement
4. Á titre de comparaison, quelque 700 000 lycéens Chine aura bientôt plus de femmes que le 18 janvier 2017. Il a été traduit par Nicolas
passent le bac en France chaque année. d’hommes médecins. Saintonge avec l’aide d’Élyne Étienne.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 79


ENTRETIEN

PETER GUMBEL :
« L’ABSURDE MONOLITHISME
DE L’ÉCOLE FRANÇAISE »
Le système scolaire français est le plus centralisé du monde
occidental. L’État décide des programmes et des horaires dans
les moindres détails. Résultat : des performances en berne,
des inégalités croissantes et une évidente démotivation.

u’est-ce qui vous a incité à de plus important à mes yeux. On voit


vous pencher sur la question ainsi que les élèves français sont peu
de l’école en France ? sollicités par les enseignants pour don­
Je suis arrivé de Los An­ ner leur opinion et qu’ils craignent de le
geles en 2002 après une faire, qu’ils reprochent aux profs de ne
carrière à l’étranger. J’ai tout de suite vu à pas s’assurer que l’ensemble de la classe
quel point ce sujet préoccupe les Français. a compris avant de passer au point sui­
C’est même une obsession. Et j’ai trouvé vant, de ne pas suffisamment chercher à
fascinant le décalage entre le mythe répu­ les aider. Les élèves français sont parmi
blicain d’une école égalitaire et efficace et le plus inquiets à l’idée d’avoir de mau­
la pratique, car à l’évidence cela marche vaises notes en maths. Et puis il n’y a pas
très mal. D’après une enquête, 55  % que Pisa. D’autres études internationales
des parents souhaiteraient retirer leurs et françaises complètent le tableau. Les
­enfants du système public s’ils en avaient élèves français manquent de confiance en
LE LIVRE la possibilité. Et puis j’ai été confronté au eux et se dévalorisent. Leur manque de
On achève bien les écoliers,
Grasset, 2010, 176 p.
réel, car nous sommes arrivés en France confiance se projette sur l’avenir : ils sont
avec nos deux filles. La grande avait fait beaucoup moins nombreux qu’ailleurs à
sa maternelle à Los Angeles : une école penser être en mesure de choisir leur vie.
privée classique, où l’objectif était d’être
soi-même, de jouer, d’être créatif… Ici, Vous pensez que cette désaffection à l’égard
nous avons mis la petite dans une mater­ de l’école et ce déficit de confiance sont
nelle publique, très bonne d’ailleurs, mais ­produits par le système scolaire lui-même ?
la différence sautait aux yeux. Il s’agissait Je crois que ce n’est pas un hasard si
de rester assis, d’obéir, de ne pas dépasser la France est le seul pays où des adoles­
les limites. C’est encore plus vrai au col­ cents envisagent de bloquer leur collège
lège : il faut écouter, suivre les règles. Deux ou leur lycée – et sont autorisés à le faire.
systèmes culturellement opposés. Et je J’ai beaucoup enquêté, beaucoup inter­
me suis posé la question : quelles sont les rogé. Aux yeux d’un étranger, ce qui
conséquences pour la France ? frappe, c’est la dictature de la salle de
L’AUTEUR classe. Avec une culture de l’excellence qui
Peter Gumbel est un écrivain
et essayiste britannique, Alors vous avez décortiqué les résultats des décou­rage les élèves moyens et enfonce
auteur notamment de Ces enquêtes internationales. Qu’en avez-vous les plus faibles. Il faut lire L’Élève humilié 1,
écoles pas comme les autres conclu ? de Pierre Merle. On met l’accent sur vos
(Vuibert, 2015) et Élite Quand les enquêtes Pisa sont publiées, erreurs. Ce n’est pas une culture de l’en­
Academy. Enquête sur la les médias se focalisent sur les résultats couragement. Si l’on est convoqué par le
France malade de ses grandes
écoles (Denoël, 2013). comparatifs par matières. Ils ne sont pas directeur, ce n’est jamais pour être félicité,
Il vit en France depuis 2002. bons pour la France et se sont dégradés mais pour être tancé. Jusqu’à récemment,
depuis la première enquête de 2001. les redoublements concernaient trois fois
Mais ces enquêtes comparent aussi les plus d’élèves que la moyenne des pays de
pratiques culturelles. C’est ce qu’il y a l’OCDE. Ce n’est pas un hasard si dans
ce pays de grands mathématiciens, où les
1. PUF, 2005. maths sont l’outil de sélection par excel­

80 — Books no 90 | juillet-août 2018


D’autres études témoignent de leur
propension à l’irritabilité, à la nervosité,
aux maux d’estomac, à l’insomnie, aux
troubles de l’attention. C’est lié aux maux
du système que j’ai décrits, mais aussi à
d’autres. On accorde très peu de place aux
activités qui ne rentrent pas dans le cadre
des matières nobles du programme : arts
plastiques, musique, jeu, sport. Contrai­
rement à ce qu’on voit dans le monde
anglo-­saxon, il n’y a pas de grand terrain
de sport attenant à l’école. Du coup, les
élèves ne sont pas valorisés en raison de
leurs compétences dans ces domaines,
qui dans d’autres pays sont considérés
comme faisant partie intégrante de l’en­
seignement et sont exploités pour don­
ner confiance à des élèves par ailleurs en
difficulté. Le déficit de plaisir entretient
ce que la socio­logue Marie Duru-Bellat
­appelle un déficit du sentiment d’appar­
tenance. Pour la majorité des élèves,
l’école française n’est pas une commu­
nauté à laquelle on se sent appartenir.
Et, comme par hasard, selon l’enquête
Pisa de 2012, « la France est le pays qui
Peter Gumbel : « Les enquêtes Pisa montrent que la France est l’un des rares pays ­demande le moins de retour d’informa­
où la plupart des jeunes n’ont pas de plaisir à aller en classe. » tion de la part des élèves sur les leçons,
les enseignants et les ressources ».
lence, les résultats des petits Français sont métier d’enseignant est hautement valo­
médiocres par rapport à d’autres pays. risé. Pour y accéder, la sélection est aussi L’une des clés d’un bon système serait-elle
stricte qu’en médecine. Après une forma­ la décentralisation ?
Vous décrivez une « culture du dénigre- tion théorique et pratique de haut n ­ iveau, L’Éducation nationale est bien le
ment ». Quel lien faites-vous entre cette les enseignants jouissent en classe d’une « mammouth » naguère dénoncé par
culture et l’organisation de l’Éducation large autonomie. L’État ne fixe que les Claude Allègre. C’est une administra­
­nationale ? grandes lignes du programme. L’ensei­ tion plus nombreuse que l’armée russe !
Comme le souligne Andreas Schlei­ gnant module son travail en fonction de Il me paraît clair que l’enseignement est
cher, à la tête de la Direction de l’édu­ la compétence des enfants, et il le fait d’autant plus efficace qu’il est exercé par
cation et des compétences à l’OCDE, en collaboration étroite avec ses col­ des professionnels motivés en mesure
le système français perpétue le « mode lègues des autres disciplines. Un prof d’adapter leur métier au contexte local.
indus­triel d’enseignement du xixe siècle ». d’anglais et un prof de finnois peuvent La très grande diversité des contextes ne
C’est un modèle extrêmement centralisé concevoir ensemble l’enseignement de peut être ni appréhendée ni gérée à partir
et directif dans lequel l’État décide des la littérature. Les enseignants, qui sont de bureaux dans le 7e arrondissement de
programmes dans les moindres détails, mieux payés qu’en France [voir le gra- ­Paris. L’une des forces du système fin­
depuis le nombre exact d’heures consa­ phique p. 82], veillent à ce que tous les landais est que, depuis 1985, la gestion
crées à chaque matière jusqu’à l’ordre pré­ enfants suivent ; ceux qui ont des diffi­ des écoles est confiée aux collectivités
cis dans lequel les connaissances doivent cultés sont pris en charge. Et la confiance ­locales. C’est le cas dans de nombreux
être acquises. Les enseignants sont traités faite aux enseignants est telle qu’il n’y a pays. En France, un chef d’établisse­
comme des ouvriers d’usine dont la fonc­ pas d’inspecteurs [lire aussi « La réussite à ment n’a même pas son mot à dire sur
© C. Beauregard - Joanna Tarlet Gauteur / Signatures

tion est d’appliquer le programme. Ils ne contre-courant », p. 84]. le choix des ensei­gnants. Ceux-ci sont
disposent pas de réelle autonomie. On ne affectés depuis Paris en fonction de cri­
leur fait pas confiance. Dans votre livre, vous insistez sur le plaisir : tères définis par l’administration centrale.
un système scolaire ne pourrait pas bien Pour motiver les élèves, il faut motiver
Vous lui opposez le système finlandais, que fonctionner si les élèves ne prennent pas les enseignants, ce qui implique de les
vous êtes aussi allé observer. plaisir à venir en classe, si les enseignants former au plus haut niveau et leur faire
L’exemple finlandais est essentiel, car ne prennent pas plaisir à e­ nseigner… confiance en leur laissant une grande
c’est presque l’exact opposé du système Les enquêtes Pisa montrent que la marge de manœuvre. Mais il faut aussi
français. Tout est fait pour motiver les France est l’un des rares pays où la plu­ motiver les chefs d ­ ’établissement, selon
enseignants et les élèves. D’abord, le part des jeunes sont dégoûtés par l’école. le même principe.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 81


Il y a en effet des expériences intéres­
RÉMUNÉRATION DES ENSEIGNANTS santes, y compris au sein de l’enseigne­
ment public. Elles sont le fait d’initia­
tives individuelles. C’est le cas de ce qu’on
­appelle les microlycées, ces structures qui
60 k
accueillent des jeunes ayant décroché du
lycée ou été orientés en fin de troisième
vers une filière professionnelle, mal
40 k
considérée, qu’ils ont abandonnée pour
faire des petits boulots: vers 18 ou 19 ans,
certains ont envie de « raccrocher » et de
20 k
passer le bac. L’administration considère
souvent ces initiatives avec suspicion et
leur met parfois des bâtons dans les
0k
roues, comme en témoigne l’expérience
de Céline Alvarez, qu’elle raconte dans

s
rie

ue

aël

lie

de

de

ne

he

ge

rk

Ba
èd
Ric

Su
nc

ma
rvè
lan

lan
xiq

ag

tric
Ita
ng

Isr

Su

ys-
Fra

un livre 2. En dehors du système public,

du
Esp
sta
Ho

ne
Me

Fin

-Zé

No
Au

Pa
rée

Da
Co

lle

Co
uve

on assiste aujourd’hui à un véritable e­ ssor


No

Primaire Lycée
d’écoles privées hors contrat qui méritent
Rémunération des enseignants du primaire et Il s’agit de la rémunération brute moyenne
d’être examinées avec attention. Il y a
du 2e cycle du secondaire (lycée), au bout de ­annuelle avant impôts, déduction faite des
quinze ans d’ancienneté, en milliers de dollars. ­cotisations sociales. Source : OCDE 2018. un boom d’écoles Montessori, mais en
France ces écoles sont destinées à des
enfants de familles aisées. Il y a aussi de
La centralisation est-elle aussi en jugés les meilleurs sont dirigés vers les nouvelles écoles d’inspiration chrétienne
cause dans la perpétuation des inégalités établissements jugés les meilleurs. Même qui exploitent les réductions d’impôt
scolaires ? en Chine, les meilleurs ensei­gnants et les ­accordées aux dons à des fondations
Beaucoup de Français adhèrent encore meilleurs ­directeurs sont envoyés dans les pour s’installer dans des quartiers défa­
aujourd’hui au mythe d’une école assurant écoles les plus difficiles. vorisés. Elles attirent beaucoup d’enfants
l’ascenseur social. Mais le mythe a volé en de ­familles musulmanes pauvres. Mais
éclats. Toutes les études le montrent, au Comment expliquer que ce système soit si tout cela reste assez marginal.
cours des dernières ­décennies, le système difficile à réformer ?
scolaire français a au contraire aggravé les Il fige les mentalités et favorise le Que pensez-vous des réformes entre-
inégalités. Le mot « égalité » est inscrit statu quo. L’administration centrale n’a prises par l’actuel ministre de l’Éducation,
au fronton des vieilles écoles publiques, évidemment pas intérêt à plaider pour Jean-Michel Blanquer ?
mais, selon Pisa, la France a désormais son démembrement. Fonctionnaires du La Ve République a épuisé trente-deux
l’un des systèmes les plus inégalitaires ministère, administrateurs et enseignants ministres de l’Éducation avant lui, sans
du monde. Elle est au niveau de pays sont attachés à leur statut. Les syndicats compter les secrétaires d’État. Ce qui est
comme la Bulgarie, le Chili ou le Pérou. sont une force conservatrice. Le système nouveau, c’est sa profonde connaissance
Un enfant sur quatre ne parvient pas n’est pas menacé par la concurrence, car du sujet et le fait qu’il ait dirigé une école
au terme de l’enseignement secondaire. la plupart des écoles privées, qui drainent de commerce de rang international. La
Tout est fait pour privilégier la petite moins de 20  % des élèves, sont sous réforme qu’il entreprend est sans précé­
élite des élèves qui sont en tête de classe. contrat avec l’État, dont elles dépendent dent. Il transforme en effet le sens du
Comment pourrait-il en être autrement, financièrement. Elles sont elles aussi baccalauréat, en supprimant l’élitisme de
quand le programme doit être appliqué tenues d’appliquer les programmes à la la filière S, en privilégiant le choix par les
de manière uniforme et au même rythme lettre et au même rythme, si bien qu’en élèves des matières qui les motivent et en
à Paris et en Lozère, en centre-ville et général les méthodes d’enseignement donnant une place importante à l’oral. Or
en banlieue, dans des classes dont le ne diffèrent guère de celles des écoles l’oral est jusqu’ici un point faible du sys­
seul point commun est l’âge moyen des ­publiques. Malgré quelques exceptions, tème français. Priés de ne pas exprimer
élèves ? Quand les enseignants sont peu ce ne sont pas vraiment des écoles alter­ leurs opinions, les élèves sont beaucoup
motivés, insuffisamment formés et qu’ils natives. Les résultats des enquêtes Pisa ne moins exercés à argumenter que dans
ont été nommés par une machine admi­ plaisent pas, donc on préfère en contester le monde anglo-saxon. La réforme du
nistrative désincarnée ? Tant pis pour la méthodologie, comme on conteste la bac devrait générer d’heureux effets en
les élèves qui ne suivent pas, ils sont pris méthodologie du classement de Shan­ chaîne jusqu’au primaire. Mais il n’est pas
dans l’étau des mauvaises notes, zéros ghai, qui illustre les faibles performances question pour l’instant de s’en prendre
compris, discrédités et laissés à eux- des universités françaises. au problème numéro un, le gigantisme
mêmes. La centralisation est mise au du mammouth et le monolithisme d’un
service de l’élite, puisque les ­enseignants Il y a tout de même une petite place pour système étroitement centralisé.
des écoles alternatives. Vous avez même
2. Les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016). publié un livre sur le sujet. — Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.

82 — Books no 90 | juillet-août 2018


RÉFORME

LA RÉUSSITE
À CONTRE-COURANT
La Finlande occupe les premières places du classement international Pisa
depuis une décennie. Elle n’a pourtant appliqué aucun des préceptes
en vogue dans le monde, préférant tout miser sur l’autonomie et la
formation des enseignants. Son modèle est-il transposable ailleurs ?
DIANE RAVITCH. The New York Review of Books.

I
l n’est pas rare que les États-Unis plus homogènes, ce qui signifie qu’elle
s’inspirent de ce que font d’autres semble sur le point d’atteindre l’égalité
pays pour réformer leur système des chances – un idéal américain.
éducatif. Au milieu du xixe siècle, Quatrièmement, la Finlande a em-
les responsables académiques saluaient le prunté beaucoup de ses idées les plus
modèle prussien pour son professionna- prisées aux États-Unis  : l’égalité des
lisme et son organisation. Dans les années chances, l’enseignement personnalisé, le
1960, ils s’émerveillaient devant les écoles portfolio scolaire 1 et l’apprentissage coo-
pilotes britanniques. Vingt ans plus tard, pératif. La plupart sont issues des travaux
ils attribuaient la réussite économique du du philosophe américain John Dewey.
Japon à son système p ­ édagogique. Désor- Dans Finnish Lessons, Pasi Sahlberg
mais, c’est la Finlande qui a leurs faveurs, explique les raisons de la réussite de
et ce pour quatre bonnes raisons. son pays. Pour cet ancien professeur de
Premièrement, le pays possède l’un des mathématiques et de sciences, l’amélio-
LE LIVRE systèmes scolaires les plus performants ration du système finlandais est le fruit
Finnish Lessons 2.0: du monde selon l’enquête du Programme de décisions audacieuses prises dans les
What Can the World Learn
from Educational Change international pour le suivi des acquis des années 1960 et 1970. Le parcours de son
in Finland ? (« Leçons élèves (Pisa), qui évalue les compétences pays mérite qu’on s’y intéresse, écrit-il, car
finlandaises 2.0. Ce que d’élèves de 15 ans en compréhension de « il donne de l’espoir à ceux qui déses-
le monde peut apprendre l’écrit, en mathématiques et en sciences pèrent de l’enseignement public ».
de la réforme éducative dans les 34 pays membres de l’Organisa- À ceux qui attribuent la réussite de la
en Finlande »), Teachers
College Press, 2015 tion de coopération et de développement Finlande à l’homogénéité de sa popu-
(2e édition), 208 p. économiques (OCDE), parmi lesquels lation, Sahlberg répond qu’on peut en
les États-Unis. dire autant du Japon, de Shanghai ou de
L’AUTEUR Deuxièmement, du point de vue amé- la Corée, tant vantés par les entreprises
Pasi Sahlberg est un ricain, la Finlande est un univers paral- qui entendent réformer le système par
chercheur et enseignant
finlandais. Spécialiste lèle. Elle rejette toutes les « réformes » un recours accru aux tests d’évaluation.
mondialement reconnu des en vogue aujourd’hui aux États-Unis : À ceux qui objectent que le pays, avec
questions d’éducation, les tests standardisés, les écoles privées, ses 5,5 millions d’habitants, est trop petit
il a participé à la conception les chèques-éducation, la compétition, la pour servir de modèle, il rétorque qu’une
de la politique éducative rémunération des enseignants au mérite, trentaine d’États américains comptent
de son pays. Il enseigne
à présent au Gonski Institute leur évaluation en fonction des perfor- autant ou moins d’habitants.
of Education de l’Université mances de leurs élèves.
de Nouvelle-Galles du Sud,
à Sydney.
Troisièmement, la Finlande est le pays
de l’OCDE affichant les résultats les L es décideurs américains se sont
tournés vers des solutions inspirées
du monde de l’entreprise  : « mise en
concurrence, évaluations chiffrées, inter-
1. Le portfolio est un outil de suivi des apprentissages.
Il prend la forme d’une compilation de travaux de diction des syndicats enseignants, mul-
l’élève qui témoigne des progrès accomplis et permet tiplication des écoles privées, méthodes
à l’enseignant et à l’élève de se fixer des objectifs.
de gestion sur le modèle entrepreneu-
2. En Finlande, tous les enseignants et chefs rial » 2. La Finlande a passé les quarante
d’établissement sont affiliés au Syndicat de
l’enseignement (OAJ). Celui-ci travaille en étroite dernières années à mettre en place un
collaboration avec le ministère de l’Éducation. système radicalement différent,

Books no 90 | juillet-août 2018 — 83


« J’ai découvert des bâtiments lumineux et pleins de vie où les élèves font de la musique,
axé sur la formation des profes- du théâtre, jouent, apprennent et ont droit à quinze minutes de récréation entre chaque cours. »
seurs, où l’évaluation est limitée au strict
nécessaire, qui fait primer la confiance et les enseignants ne se soucient pas de ces qu’une fois que les autorités auraient
l’autonomie sur la performance et confie résultats. Le seul avantage qu’ils leur abandonné cette idée saugrenue. »
la direction des écoles et des académies trouvent, c’est qu’ils les mettent à l’abri Sahlberg m’a invitée à aller visiter
aux professionnels de l’éducation. des assauts de ceux qui veulent davantage des écoles en Finlande, ce que j’ai fait
Pour un observateur américain, le plus de tests et d’évaluation. en septembre 2011. J’ai découvert des
étonnant du système éducatif finlandais Les enseignants finlandais, nous dit bâtiments lumineux et pleins de vie où
est que les élèves ne sont pas soumis à des Sahlberg, sont bien formés, bien préparés les élèves font de la musique, du théâtre,
tests normalisés avant la fin du lycée. Les et très respectés. Leur rémunération est jouent, apprennent et ont droit à quinze
élèves passent des examens, mais ceux- comparable en début de carrière à celle minutes de récréation entre chaque cours.
ci sont conçus par leurs professeurs, pas de leurs homologues américains mais J’ai discuté longuement avec des ensei-
par une multinationale de l’évaluation. ­supérieure après quinze ans d’ancien­neté. gnants et des chefs d’établissement dans
Les neuf années de tronc commun sont Je demande à Sahlberg comment on me- des salles spacieuses et confortables. À
une « zone sans tests » où on incite les sure la performance des écoles et des pro- l’abri de cette obsession des tests qui
enfants à « apprendre, créer et exercer leur fesseurs en l’absence de tests d’évaluation occupe une bonne partie de la journée
curiosité naturelle ». standardisés. Mais pourquoi mesurer la des écoles américaines, les équipes ont
J’ai rencontré Pasi Sahlberg en performance lorsqu’on fait conscien- du temps pour s’organiser et parler des
­décembre 2010. Je faisais partie d’une cieusement son travail ? me répond-il. élèves et du programme.
d izaine de pédagogues invités par
­ « Nos enseignants sont responsables ; ce
le consul finlandais à New York au
­lendemain de la publication de la der-
nière ­enquête Pisa 3. Une fois de plus,
sont des professionnels. » Et les incom-
pétents ? « Ils n’auraient jamais dû être
recrutés, car, une fois qu’un enseignant
A vant mon départ, Sahlberg m’a
­offert un livre intitulé The Best School
in the World: Seven Finnish Examples from
la F ­ inlande se situait dans le peloton diplômé est en poste, il est très difficile the 21st Century (« La meilleure école du
de tête, comme c’était le cas depuis une de le démettre de ses fonctions. » Com- monde : sept exemples finlandais du xxie
© Giles Clarke / Getty

décennie. Pasi Sahlberg nous assure que ment réagiraient les enseignants finlan- siècle »). Cet ouvrage, consacré à l’archi-
dais si on leur disait qu’on allait les juger tecture des établissements scolaires fin-
3. L’enquête Pisa a lieu tous les trois ans. La dernière
aux performances de leurs élèves ? « Ils landais, est tiré d’une exposition présen-
date de 2015, la prochaine sera publiée en 2019. démissionneraient et ne reviendraient tée à la biennale d’architecture de Venise

84 — Books no 90 | juillet-août 2018


en 2010 4. La visite de l’une des écoles gences sont telles que presque tous les Les enfants finlandais bénéficient de
figurant dans le livre m’a fait prendre professeurs sont bien formés. Ils choi- nombreux avantages que les nôtres n’ont
conscience du plaisir que j’avais à décou- sissent cette voie avec le sentiment pas. Leur pays possède un système de
vrir un pays profondément soucieux de d’être investis d’une mission, à laquelle protection sociale très développé, pour
l’environnement dans lequel les enfants ils ne renonceraient que « s’ils devaient lequel sont prélevés de lourds impôts.
apprennent et les adultes travaillent. perdre leur autonomie professionnelle » Moins de 4 % des jeunes vivent dans la
La Finlande est assurément un pays ou « si une politique de rémunération au pauvreté en Finlande contre plus de 20 %
hors normes. Ses écoles sont conçues ­mérite était mise en place », écrit Sahl- aux États-Unis. Tous les petits Finlan-
pour répondre aux besoins scolaires, berg. ­Pendant ce temps, les États-Unis dais ont droit à des soins complets et à un
­sociaux, psychologiques et physiques infligent à leurs enseignants exactement repas gratuit chaque jour alors que beau-
des enfants, et ce dès leur plus jeune âge. ce que leurs collègues finlandais trouvent coup d’enfants américains ne bénéficient
L’école maternelle n’est pas obligatoire, si dommageable sur le plan profession- pas d’un suivi médical régulier.
mais 98 % des enfants y sont inscrits. nel : les juger à l’aune des résultats aux La Finlande, souligne Sahlberg, se
L’instruction obligatoire commence à tests de leurs élèves. tient à l’écart de ce qu’il appelle le mou-
7 ans. Les enseignants veillent à ne pas vement mondial de réforme éducative
freiner la progression des élèves et à ne
pas leur apposer l’étiquette « en diffi- L es programmes finlandais définissent [« Global Education Reform Movement »,
les connaissances qui doivent être ou Germ]. Le Germ, explique-t-il, est
culté », sachant que cela les conduirait ­acquises, mais pas le contenu des cours ni un virus qui a infecté non seulement les
à l’échec, diminuerait leur motivation les méthodes. Figurent notamment aux États-Unis, mais aussi le Royaume-Uni,
et aggraverait les inégalités sociales. Au programmes une langue maternelle (le l’Australie et bien d’autres pays. Les pro-
terme de neuf années de tronc commun, finnois ou le suédois), les mathématiques, grammes No Child Left Behind (« Pas
au cours desquelles ils ne sont pas notés, des langues étrangères, l’histoire, la bio- d’enfant laissé de côté »), du président
les élèves s’orientent vers la voie géné- logie, les sciences de l’environnement, la George W.  Bush, et Race to the Top
rale ou la voie professionnelle. Environ religion, l’éducation civique, la géogra- (« Course vers le s­ommet »), de Barack
42 % optent pour cette dernière. Le taux phie, la chimie, la physique, la musique, Obama, en sont des émanations. Ces
d’achèvement de l’enseignement secon- les arts plastiques, des activités manuelles, deux programmes promeuvent la pri-
daire est de 93 %, contre environ 80 % l’éducation physique et la santé. vatisation des écoles par le transfert de
aux États-Unis. Les enseignants ont toute latitude leur gestion au privé, la standardisation
La formation des enseignants est au dans chaque établissement pour déci- des programmes et la gestion du système
cœur de la stratégie de réforme du sys- der quoi enseigner et de quelle façon, et scolaire en ­fonction des résultats des
tème finlandais. Seules huit universités comment m ­ esurer les progrès de leurs élèves aux tests. Ils considèrent ces éva-
sont habilitées à préparer au professorat, élèves. Pour les éducateurs finlandais, luations comme le moyen le plus fiable
et la sélection à l’entrée est très stricte : « chaque enfant a le droit, dans le cadre de mesurer la réussite des enfants, des
seul un candidat sur dix est admis. Il n’y d’une ­scolarisation normale, à une aide enseignants et des écoles.
a pas d’autres moyens d’accéder Le système finlandais, en
à la carrière. Les candidats admis Près de la moitié des élèves ­revanche, a pour but premier de
doivent avoir suivi au lycée des faire des enfants des personnes
cours de physique, de chimie, de reçoivent une forme ou une autre réfléchies, actives et créatives, pas
philosophie, de musique et d’au de soutien pédagogique. de leur faire obtenir les meilleures
moins de deux langues étran- notes aux tests ; sa stratégie est la
gères. Tous passent ensuite par un pre- personnalisée fournie par des profes- coopération et non pas la compétition.
mier cycle universitaire classique avant de sionnels qualifiés ». Pasi Sahlberg estime Les professeurs conçoivent leurs propres
préparer un master. Les enseignants qui qu’environ 50 % des élèves reçoivent une méthodes pour mesurer les progrès et
veulent se spécialiser dans une matière forme ou une autre de soutien pédago- évaluer les besoins de leurs élèves. Ils font
doivent obtenir un master dans cette dis- gique durant leurs ­premières années de de leur mieux par conscience profession-
cipline, et non, comme aux États-Unis, scolarité. Professeurs et directeurs dis- nelle : ce n’est pas la crainte d’être licen-
être diplômés en sciences de l’éducation cutent régulièrement des besoins des ciés ou l’espoir de toucher une prime qui
ou d’une école de formation au profes- élèves et de l’établissement. les motive mais leur travail lui-même. Et
sorat. Chaque candidat est formé à en- Le résultat, selon Sahlberg, est celui-ci : ils cherchent à insuffler cette motivation
seigner à toutes sortes d’élèves, y compris « La plupart de étrangers découvrent de à leurs élèves. En l’absence de tests per-
ceux qui sont handicapés ou ont besoin beaux bâtiments peuplés d’enfants calmes mettant de comparer leurs élèves et leurs
d’un enseignement adapté. et d’enseignants hautement qualifiés. Ils écoles, les enseignants doivent compter
L’accès à la carrière d’enseignant étant constatent aussi la très grande autono- sur la soif d’apprendre des enfants.
difficile et la formation rigoureuse, la mie dont jouissent les établissements :
profession est respectée et prestigieuse l’Éducation nationale interfère peu dans — Diane Ravitch est une historienne de
en Finlande. La sélection et les exi- la vie scolaire, des procédures permettent l’éducation américaine. Elle a été conseillère des
de résoudre les problèmes personnels des ministres de l’Éducation de George Bush père
et de Bill Clinton. — Cet article est paru dans
4. Avec des textes de Pasi Sahlberg et d’autres
élèves et des professionnels aident ceux The New York Review of Books le 8 mars 2012.
professionnels de l’éducation (Helsinki, Art-Print Oy, 2011). qui en ont besoin. » Il a été traduit par Amandine Meunier.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 85


POLÉMIQUE

POURQUOI L’UNIVERSITÉ
NE SERT À RIEN
Pour prétendre à un bon salaire, les études supérieures sont un
passage quasi obligé. Pourtant, elles n’apprennent rien qui soit utile
sur le marché du travail et coûtent cher au contribuable. Au final,
elles ne sont qu’une immense perte de temps pour les étudiants.
BRYAN CAPLAN. The Atlantic.

C
ela fait plus de quarante ans liers d’heures à étudier des sujets sans
que je fréquente l’école. Il y a rapport avec le marché du travail actuel.
d’abord eu le jardin d’enfants, Pourquoi les cours d’anglais portent-ils
l’école maternelle, l’école pri- sur la littérature et la poésie et non sur
maire, le collège et le lycée. Puis un pre- la rédaction technique et commerciale ?
mier cycle universitaire à l’Université de Pourquoi les cours de maths avancés nous
Californie à Berkeley, suivi d’un doctorat ennuient-ils avec des démonstrations que
à Princeton. L’étape suivante a été ce que presque aucun élève ne peut suivre ? En
l’on pourrait appeler mon premier « vrai » quelles circonstances l’élève moyen uti-
travail – comme professeur d’économie à lisera-t-il l’histoire, la trigonométrie, les
l’Université George-Mason. arts plastiques, la musique, la physique, le
Maintenant que je suis titularisé, j’ai latin ? Le pitre qui fait rigoler la classe en
un travail de rêve à vie. À titre personnel, ­demandant ce que tout ça a à voir avec la
je n’ai aucune raison d’en vouloir à notre vraie vie n’a pas totalement tort.
LE LIVRE
système d’enseignement supérieur. Et, Le décalage entre les cursus univer-
The Case Against Education: pourtant, l’expérience de toute une vie sitaires et le marché du travail a une
Why the Education System plus un quart de siècle de lectures et de explication toute prosaïque : les profes-
Is a Waste of Time and Money réflexion m’ont convaincu que c’est un seurs enseignent ce qu’ils connaissent
(« L’éducation en procès. énorme gaspillage de temps et d’argent. – et la plupart ont une connaissance du
Pourquoi le système éducatif
est un gaspillage de temps
Lorsque des politiques s’engagent à en- monde de l’entreprise aussi limitée que
et d’argent »), Princeton voyer davantage d’Américains à l’univer- la mienne. Mais cela ne fait que compli-
University Press, 2018, 416 p. sité, je ne peux m’empêcher de m’étran- quer le casse-tête. Si les universités ont
gler  : « Pourquoi  ? Vous voulez qu’on pour but de doper la future rémunération
L’AUTEUR gaspille encore plus ? » de leurs étudiants en leur inculquant des
Bryan Caplan est professeur
d’économie à l’Université
Comment, me direz-vous, peut-on compétences professionnelles, pourquoi
George-Mason, en Virginie. oser dire que les études supérieures ne confient-ils la formation de ces étudiants
Spécialiste de la théorie des servent à rien à une époque où le retour à des personnes si éloignées du monde
choix publics, il s’est fait sur investissement est plus important que réel ? Parce que, en dépit du gouffre entre
connaître par ses ouvrages jamais ? L’avantage salarial procuré par ce que les étudiants apprennent et ce que
libertariens et iconoclastes,
l’un sur « le mythe de
le diplôme a bondi à 73 % – c’est-à-dire les travailleurs font, la réussite universi-
l’électeur rationnel » (voir que les diplômés du supérieur gagnent taire constitue un prédicteur de la pro-
Books no 31, avril 2012), en moyenne 73 % de plus que ceux qui ductivité du travailleur.
l’autre sur « les raisons ne sont pas allés au-delà du secondaire.

S
égoïstes d’avoir davantage Cet avantage était de 50 % à la fin des upposez que votre cabinet d’avocats
d’enfants » (voir Books no  36,
octobre 2012).
­années 1970. La question cruciale n’est recherche un stagiaire pour l’été. Un
pas, cependant, de savoir si cela paie de étudiant en droit avec un doctorat de
faire des études supérieures, mais pour- philosophie obtenu à Stanford postule.
quoi. La réponse habituelle, toute simple, Qu’en déduisez-vous ? Le candidat est
est qu’on y acquiert des compétences pro- sans doute brillant, travailleur et prêt
fessionnelles utiles. Mais c’est une façon à supporter une bonne dose de tâches
d’esquiver les questions embarrassantes. ­ennuyeuses. Si vous cherchez ce genre de
En premier lieu celle-ci  : dès la profil – et quel employeur ne le cherche-
­maternelle, les élèves passent des mil- rait pas ? –, vous lui proposerez le stage

86 — Books no 90 | juillet-août 2018


Les diplômés du supérieur gagnent en moyenne 73 % de plus que ceux qui ne sont pas allés
tout en ­sachant pertinemment que rien au-delà du secondaire. D’où une course aux titres universitaires.
de ce que votre philosophe a appris à
Stanford ne lui servira pour cet emploi. moins dans l’avantage salarial que pro- parer les étudiants à des emplois qu’ils
Le marché du travail ne vous paie curent les études supérieures. ont de bonnes chances d’occuper.
pas pour les matières inutiles que vous L’essentiel de l’avantage vient du Le point de vue classique – l’éduca-
maîtrisez ; il vous paie pour les qualités ­diplôme. Supposons que vous abandon- tion rapporte parce que les étudiants
que vous manifestez en les maîtrisant. niez vos études au bout d’un an. Vous apprennent – part du principe que
Ce n’est pas là une idée extravagante. aurez droit à un salaire plus élevé que l’étudiant type acquiert et engrange une
­Michael Spence, Kenneth Arrow et quelqu’un qui n’est jamais allé à l’univer- grande quantité de connaissances. C’est
­Joseph Stiglitz – tous Prix Nobel d’éco- sité, mais l’avantage sera loin de repré- faux. Les enseignants se plaignent sou-
nomie – ont apporté des contributions senter 25 % de celui que vous auriez ob- vent du désapprentissage qu’entraînent
majeures à cette théorie du signal. Tout tenu au terme de quatre années d’études. les grandes vacances. Or ce désappren-
étudiant qui fournit l’effort minimal De même, la prime à l’issue de la deu- tissage estival n’est qu’un cas particulier
pour obtenir de bonnes notes y adhère xième année équivaudra à bien moins de du problème de l’oubli progressif : les
tacitement. Pourtant, le « signal » ne joue 50 % de celle que vous auriez perçue avec êtres humains ont du mal à garder en
pratiquement aucun rôle dans le débat un diplôme de premier cycle en main, et mémoire des connaissances qu’ils uti-
public ou l’élaboration des politiques. la prime à l’issue de la troisième année lisent rarement.
Notre société continue à inciter toujours sera loin d’en représenter 75 %. De fait,
plus d’étudiants à aller encore plus loin
dans leurs études. Ce qui en résulte, ce
en moyenne, la dernière année d’études
procure plus de deux fois la hausse sala- B ien entendu, certains diplômés uti-
lisent ce qu’ils ont appris et du coup
© Joe Buglewicz / The New York Times-Redux-Réa

ne sont pas de meilleurs emplois ou un riale des première, deuxième et troisième le retiennent – c’est le cas par exemple
niveau de compétences plus élevé, mais années cumulées. des ingénieurs et d’autres professions
une course aux titres universitaires. À moins que les universités ne repous­ nécessitant des compétences mathéma-
Qu’on ne s’y méprenne pas : je ne nie sent à la toute fin de leur cursus la prépa- tiques. Mais, quand on évalue ce dont le
pas, loin de là, que l’éducation confère ration au marché du travail, le « signal » diplômé moyen se souvient au bout de
certaines compétences qui ont une valeur est à peu près l’unique explication. Il quelques années, les résultats sont pour
sur le marché, en l’occurrence les savoirs s’ensuit un énorme gaspillage de res- le moins décourageants.
de base. Néanmoins, je suis convaincu sources – du temps et de l’argent qui En 2003, le ministère américain de
que le « signal » compte pour moitié au auraient été bien mieux dépensés à pré- l’Éducation a procédé à une

Books no 90 | juillet-août 2018 — 87


évaluation nationale des compé- ­ éthode scientifique et qu’ensuite ils y
m s’améliorent en statistiques ; les étudiants
tences en lecture et en écriture des adultes aient ­recours pour analyser le monde. Or en chimie ne rencontrent pratiquement
à partir d’un échantillon de 18 000 per- cela n’arrive que très rarement. jamais de statistiques, donc ils ne s’amé-
sonnes. Le degré d’ignorance qu’a r­ évélé liorent pas en statistiques. Si tout va bien,
l’enquête est atterrant. Moins d’un tiers
des diplômés du supérieur avaient des
compétences « élevées », et près d’un
L es étudiants affûtent effectivement
certains types de raisonnement
propres à leur matière principale. Une
les étudiants apprennent ce qu’ils étu-
dient et ce à quoi ils s’exercent.
En fait, c’est là une vision optimiste.
cinquième en avaient de « faibles » ou vaste étude a été menée à l’université Les psychologues de l’éducation ont
« très faibles ». On ne peut pas imputer du Michigan pour évaluer le raisonne- ­découvert qu’une grande partie de notre
ces résultats à la difficulté des questions ment verbal, statistique et conditionnel savoir est « inerte ». Souvent, les étudiants
posées. De nombreux diplômés du supé- d’étudiants en sciences naturelles, en qui excellent aux examens n’arrivent pas à
rieur étaient incapables de comprendre lettres, en psychologie et autres sciences appliquer leur savoir au monde réel. Pre-
un tableau expliquant que le coût annuel ­sociales au cours du premier semestre de nez la physique. Comme l’écrit le psycho-
de l’assurance santé variait selon les reve- leur première année. Lorsque ces mêmes logue de Harvard Howard Gardner, « les
nus et la taille du ménage, ou de résumer étudiants ont été testés de nouveau au étudiants obtenant les meilleures notes
l’expérience professionnelle requise pour cours du second semestre de leur qua- en physique sont souvent incapables de
un emploi, ou même de trouver l’heure trième année, chaque groupe avait fait de résoudre des problèmes tout simples
à laquelle se terminait une émission sur nets progrès dans un domaine spécifique. présentés sous une forme légèrement
le programme du journal télé. Des tests Les étudiants en psychologie et autres différente de celle qu’on leur a apprise et
évaluant les connaissances en histoire, sciences sociales étaient devenus bien sur laquelle on les a évalués ».
en instruction civique et en sciences meilleurs en raisonnement statistique. Il en va de même avec les étudiants en
ont abouti à des résultats tout aussi Ceux de sciences naturelles étaient de- biologie, en mathématiques, en statis-
­pitoyables. venus bien meilleurs en raisonnement tiques et, j’ai honte de le dire, en écono-
Bien sûr, on n’attend pas des étudiants conditionnel – autrement dit pour analy- mie. J’essaie d’apprendre à mes étudiants
qu’ils se contentent de recracher des ser des problèmes de type « si… alors… » à rattacher les cours au monde réel. Les
faits : ils sont censés apprendre à réfléchir et « si et seulement si… ». Dans les autres épreuves que je fais passer portent sur
dans la vie réelle. Qu’en est-il ? L’étude la domaines, en revanche, les gains au bout la compréhension, pas la mémorisation.
plus précise à propos des effets de l’ins- de trois ans et demi étaient faibles, voire Pourtant, dans une bonne classe, 4 per-
truction sur le raisonnement appliqué a nuls. Explication : les étudiants en psy- sonnes sur 40 font preuve d’une véritable
été menée par David Perkins, professeur chologie manient les statistiques, donc ils intelligence de l’économie.
à Harvard, au m ­ ilieu des années 1980.
Elle évaluait les étudiants d’après leurs
réponses orales à des questions desti-
nées à mesurer le raisonnement pratique,
QUELLES « BONNES PRATIQUES » ?
telles que : « Est-ce qu’une loi imposant
une consigne de 5 cents sur les bouteilles Observer ce qui se passe dans les autres pays et cette démarche, écrit Greene, est ce qu’en théorie
dans les écoles pas comme les autres est un exer- des jeux on appelle la ­« sélec­tion sur la variable
et les canettes réduirait les déchets de
cice salutaire. Mais quelle est la bonne méthode ? dépendante ». Concrètement, cela signifie que
manière significative  ? » L’avantage Beaucoup d’auteurs se contentent d’analyser les l’on ne peut expliquer les d ­ éterminants de x en
­procuré par les études supérieures sem- pays les plus performants selon certains critères recensant les exemples où x est vrai. La plupart
blait nul  : les étudiants de quatrième (les résultats aux enquêtes Pisa, par exemple) et des personnes qui meurent ont bu de l’eau avant
année ne faisaient pas mieux que ceux préconisent de s’inspirer des politiques menées de mourir : ce n’est pas pour autant que l’eau est
de première année. dans ces pays. Il s’agit de recenser les « bonnes la cause de la mort. On ne peut pas juger de l’effi-
pratiques » et de les promouvoir. Témoin un livre cacité de sanctions si l’on se contente de lister les
D’autres éléments vont dans le même collectif récent intitulé « Surpasser Shanghai », cas où ce type de sanctions a été imposé. Il faut
sens. Un chercheur a évalué la capa­cité publié sous la houlette de Marc Tucker, directeur aussi comparer avec les cas où de telles sanctions
des étudiants de l’Université d’État de du think tank américain National Center on Edu- n’ont pas été imposées. Il en va de même dans
l’Arizona à « appliquer des concepts cation and the Economy 1. Cet institut reçoit des le domaine de l’éducation. Si l’on se contente de
statistiques et méthodologiques au rai- subsides de la fondation Gates. regarder les systèmes performants, il n’y a pas
sonnement à propos des événements du Dans un article cinglant, intitulé « Les meilleures de variation de la variable dépendante. On ne
pratiques sont les pires », Jay P. Greene, profes- sait pas si des systèmes défaillants ou moins per-
quotidien ». Voici ce qu’il en a conclu : seur à l’Université de l’Arkansas et spécialiste des formants ne recourent pas aussi aux pratiques
« Sur les centaines d’étudiants testés, réformes éducatives, remet profondément en censées avoir contribué au succès des autres
dont beaucoup avaient derrière eux cause l’approche de Tucker et de ses semblables. Il systèmes. On est dans l’incapacité de savoir
plus de six années de sciences expéri- y voit un sous-produit des livres de m ­ anagement dans quelle mesure une pratique jugée bonne
mentales […] et de mathématiques publiés par des gourous tels que Peter Drucker a contribué à ce succès, ni si d’autres pratiques
avancées, presque aucun n’a fait preuve ou Jim Collins, qui incitent les d­ irigeants à imiter en réalité plus importantes n’ont pas échappé à
des entreprises qui ont réussi. Le péché capital de la sagacité des chercheurs. On risque de prôner
ne serait-ce que d’un semblant de rai- l’imitation aveugle de succès dont on n’a pas
sonnement m ­ éthodique correct. » compris les causes.
1. Surpassing Shanghai: An Agenda for American
Si l’on pense que l’université a­ pprend Education Built on the World’s Leading Systems
à apprendre, on s’attend à ce que des (Harvard Education Press, 2011). — Books
étudiants en sciences assimilent la

88 — Books no 90 | juillet-août 2018


L’approche purement comptable de quarante heures par semaine en cours toutefois que l’enseignement supérieur
l’éducation qu’ont les économistes peut ou à étudier. Depuis, l’effort a considéra- rend possible la prospérité générale ou
paraître terriblement étriquée. Les blement diminué à tous égards. Les étu- la justice sociale. Une année d’études
non-économistes – c’est-à-dire les êtres diants « à plein temps » consacrent désor- augmente le revenu individuel de 8 à
humains normaux – ont une vision plus mais vingt-sept heures en moyenne par 11 % en moyenne dans le monde. En
globale  : on ne saurait mesurer l’uti­ semaine au travail universitaire – dont revanche, prolonger l’éducation d’une
lité sociale de l’éducation uniquement seulement quatorze heures à étudier. année en moyenne par personne n’aug-
à l’aune des résultats aux examens ou Que font-ils de tout ce temps libre en mente le revenu national que de 1 à 3 %.
aux avantages salariaux. Il faut plutôt plus ? Ils s’amusent. Comme les socio- En d’autres termes, l’éducation enrichit
se ­demander dans quel genre de so­ciété logues Richard Arum et Josipa Roksa le les individus bien plus qu’elle n’enrichit
nous souhaitons vivre – une société remarquent froidement dans leur livre les nations.
­instruite ou ignare ? de 2011, « L’université à la dérive » :« À
Les êtres humains normaux défendent supposer que les étudiants dorment huit
une thèse solide : nous pouvons et ­devons heures par nuit, ce qui est une hypo- L a raison ? L’inflation des diplômes :
plus le niveau d’éducation moyen
examiner ce qu’apporte l’éducation à la thèse généreuse au vu de leur manque augmente, plus le niveau minimal ­requis
société. Mes calculs du retour sur inves- de ponctualité et de leur apparence par- par les employeurs est élevé. Une équipe
tissement éducatif me font passer aux fois débraillée tôt le matin en cours, cela de chercheurs a calculé que, entre le dé-
yeux des humanistes pour le type même leur laisse quatre-vingt-cinq heures par but des années 1970 et le milieu des an-
de l’économiste cynique, oublieux des semaine pour d’autres activités. » 1 nées 1990, le niveau d’éducation moyen
idéaux si chers aux pédagogues. Je suis Arum et Roksa citent une étude mon- de 500  catégories professionnelles a
économiste et je suis cynique, mais je ne trant que les étudiants d’une université augmenté de un an et deux mois. Or, la
suis pas le type même de l’économiste type passent treize heures par semaine à plupart des emplois n’ayant pas beau-
cynique. Je suis un idéaliste cynique. Je étudier, douze heures à « se socialiser avec coup changé au cours de cette période,
crois au pouvoir de transformation de des amis », onze heures à « utiliser l’ordi- il n’y a aucune raison, hormis l’inflation
l’éducation. Je crois de tout mon des diplômes, pour qu’on ait eu
cœur à la vie de l’esprit. Ce qui La course aux diplômes a aiguillé besoin de faire plus d’études pour
me rend cynique, ce sont les gens. les occuper en 1995 qu’en 1975.
Je suis cynique à propos des vers l’université trop d’élèves Qui plus est, le niveau d’ins-
étudiants. Dans leur immense qui n’étaient pas faits pour cela. truction de tous les travailleurs
majorité, ce sont des béotiens. Je américains a augmenté de un
suis cynique à propos des enseignants. nateur pour le plaisir », huit heures à tra- an et demi durant la même période –
Dans leur immense majorité, ils sont vailler contre rémunération, six heures à ­autrement dit, l’essentiel de cette édu-
médiocres. Je suis cynique à propos des regarder la télé, six heures à faire du sport, cation supplémentaire a servi à obtenir
« décideurs » – ceux qui ont la haute main cinq heures à des hobbys et trois heures à non pas un emploi plus qualifié, mais un
sur les enseignements dispensés. Dans « d’autres formes de divertissement ». La emploi qui était occupé naguère par des
leur immense majorité, ils pensent avoir surnotation vient compléter ce tableau travailleurs moins qualifiés.
fait leur travail du moment que les étu- idyllique en protégeant les élèves de toute Avec la multiplication des diplômes se
diants s’exécutent. appréciation négative. La moyenne de multiplient aussi les tentatives, parfois
En cherchant dans sa mémoire, on l’étudiant s’établit désormais à 3,2 [soit vaines, pour les obtenir. Les étudiants
trouve toujours de nobles exceptions à 14/20 selon le barème français]. déboursent des frais de scolarité, perdent
ces tristes règles. J’ai connu des tas d’étu- Qu’est-ce que cela signifie pour l’étu- une année, sont recalés à l’examen final.
diants enthousiastes et d’enseignants diant  ? Conseillerais-je à une bonne Tout jugement raisonnable sur la valeur
passionnés, et quelques décideurs avi- élève de 18 ans de ne pas aller à la fac des études doit prendre en compte ces
sés. Néanmoins, mes quarante années parce qu’elle ne va pas y apprendre faillites universitaires. Le taux d’échec
passées dans le secteur de l’éducation grand-chose d’intéressant ? Sûrement est élevé, en particulier chez ceux qui
ne laissent aucun doute sur le fait qu’ils pas. Le fait d’apprendre des choses inu- n’avaient pas de bonnes notes au lycée ;
constituent une petite minorité. tiles au cours des quatre années suivantes en fin de compte, à peu près 60 % des
impressionnera ses futurs employeurs étudiants à plein temps ne vont pas au

D e fait, les étudiants actuels sont et augmentera son revenu potentiel. Si bout de leurs quatre années. Pour le dire
moins disposés que ceux des géné­ elle tentait de postuler directement à un simplement, la course aux diplômes a
rations précédentes à faire le strict mini- premier emploi de cadre, faisant valoir : aiguillé vers l’université trop d’élèves qui
mum : se pointer en cours et apprendre « J’ai tout ce qu’il faut pour obtenir un n’étaient pas faits pour cela.
provisoirement tout ce qui sera l’objet diplôme, j’ai juste choisi de sauter cette L’idéologie de l’université pour tous a
de l’examen. Il y a cinquante ans, les étape », les employeurs ne la croiraient fait négliger une alternative réaliste : l’en-
études universitaires étaient un travail pas. Mettre volontairement un terme seignement professionnel et technique.
à plein temps. L’étudiant moyen passait à ses études, c’est se reléguer parmi les Celui-ci prend diverses formes – la for-
travailleurs moins qualifiés. À l’échelle mation en milieu scolaire, l’apprentissage
1. Academically Adrift (University of Chicago Press, 2011).
individuelle, il est payant de faire des et d’autres types de formation sur le tas,
Lire « À quoi sert l’université ? », Books, mai 2012. études supérieures. Cela ne veut pas dire et tout simplement l’expérience

Books no 90 | juillet-août 2018 — 89


professionnelle – qui ont beau- blement jamais les leurs – et s’il y a une considérons qu’elle va de soi. Les jeunes
coup en commun. Dans tous les cas, on chose qu’on sait à propos de l’avenir du doivent franchir d’interminables étapes
acquiert des compétences, et, dans tous travail, c’est que la demande d’écrivains, universitaires pour s’assurer une place
les cas, on apprend en faisant et non pas d’historiens, de politologues, de physi- dans le monde des adultes. Ma thèse
en écoutant. Les recherches, bien que ciens et de mathématiciens restera faible. en bref : dans les sociétés civilisées, tout
lacunaires, indiquent que l’enseignement Il est tentant de dire que les étudiants tourne désormais autour des études,
professionnel et technique fait grimper qui ont choisi la voie universitaire ont mais il existe une meilleure solution –
les salaires, réduit le chômage et aug- toujours comme plan B la possibilité se plus c­ ivilisée, en fait. Si tout le monde
mente le taux de réussite au lycée. tourner vers l’enseignement profession- avait un diplôme universitaire, le résul-
Les tenants de l’éducation tradition- nel et technique, mais on ne peut pas tat ne serait pas de bons emplois pour
nelle invoquent souvent les incertitudes écarter l’éventualité fâcheuse qu’après tous, mais une inflation galopante des
de l’avenir. À quoi bon préparer des avoir échoué ils soient trop aigris pour ­diplômes. Quand on cherche à généra-
­étudiants à l’économie de 2018 alors revenir en arrière et apprendre un mé- liser la réussite par l’éducation, on géné-
qu’ils seront employés dans celle de tier. Le vaste quart-monde américain ralise l’éducation, pas la réussite.
2025 ou de 2050 ? Mais ignorer de quoi prouve que cette éventualité fâcheuse
sera fait l’avenir n’est pas une raison pour est une réalité. — Bryan Caplan est économiste. — Ce texte,
paru dans The Atlantic de janvier-février 2018, est
former les étudiants à des activités pro- L’éducation fait tellement partie inté­ un extrait remanié de son livre The Case Against
fessionnelles qui ne seront vraisembla- grante de la vie moderne que nous Education. Il a été traduit par Baptiste Touverey. 

CONTREPOINT

EMMANUEL TODD :
« TROIS ANS DE FAC POUR TOUS »
L’université ne sert pas qu’à apprendre des choses utiles. Elle sert
aussi et surtout à ouvrir l’esprit, estime l’historien et anthropologue
français en réaction à la thèse iconoclaste de Bryan Caplan.

V
ous avez lu le livre de Bryan pour les métiers exercés par la suite. Ce les autres. Il est, en effet, beaucoup plus
Caplan, The Case Against Educa- que montre Caplan de façon dévasta- difficile de remettre en question des
tion. Qu’en avez-vous pensé ? trice, c’est qu’il n’en est rien. inégalités fondées sur le « mérite », en
Caplan est un libertarien : l’occurrence la réussite scolaire, que sur
il ne croit qu’au marché, il est anti-État, Dans votre dernier livre, Où en sommes- la richesse ou l’hérédité. Mais l’ouvrage
antisocial. Et, paradoxalement, il a pro- nous ?, vous dénoncez, à la suite du socio­ de Young ­remonte à une époque où ce
duit une théorie qui va très au-delà de logue britannique Michael Young, les système commençait juste à se mettre
ce que pourrait dire un Mélenchon ­méfaits de la méritocratie. La thèse de en place. Celui de Caplan arrive, lui, à
contre le système. En lisant ce livre, Caplan ne va-t-elle pas dans le même sens ? l’issue de plusieurs décennies de stratifi-
j’en suis arrivé à la conclusion que les Il est vrai que Caplan, en s’en pre- cation et de blocage, et ce qu’il dénonce
libertariens, certes socialement nuisibles, nant à la théorie du capital humain, avant tout, c’est la disproportion entre
peuvent être intellectuellement utiles. s’attaque à l’un des grands mythes de les sommes toujours plus considérables
Son grand mérite, selon moi, est de l’idéologie méritocratique. Pour autant, dépensées pour l’enseignement supé-
démolir la théorie du capital humain, il faut distinguer deux moments de rieur et les effets très limités de cet effort
cette grande niaiserie dominante dont l’histoire. Dans son roman dystopique financier sur la croissance économique.
les économistes avaient accouché pour de 1958, The Rise of the Meritocracy:
justifier les inégalités de rémunération. 1870-2033, Michael Young avait prévu Vous approuvez tout ce que dit Caplan ?
Le fait est que plus le niveau d’études su- que le déve­loppement des études supé- Loin de là. Il y a des erreurs d’ana-
périeures est élevé, plus la rémunération rieures aboutirait à stratifier la société lyse, des évitements  : il minimise,
est forte. Les économistes ont voulu y à partir des performances scolaires ou par exemple, en dépit de l’évidence,
voir la preuve que les études ­supérieures intellectuelles 1. Selon lui, cette strati- les ­bénéfices extra-économiques de
apportaient des compétences réelles fication, dérivée de l’idéal d’égalité des ­l’éducation – comme le fait de jouir
chances, produirait un monde hiérar- d’une meilleure santé ou d’avoir moins
chique beaucoup plus implacable que de risques de se retrouver en prison. Sa
1. L’édition française, parue sous le titre La Méritocratie
en mai 2003 (SEDEIS, « Futuribles », 1969) et traduite
le monde postulé par le marxisme, di- principale faiblesse vient de sa convic-
par Maurice Luciani, est épuisée. visé entre les possesseurs du capital et tion qu’on peut tout mesurer, tout

90 — Books no 90 | juillet-août 2018


totalitaire. Il serait absurde de voir dans
la situation allemande un triomphe de
l’idéologie libertarienne.

Le système d’enseignement supérieur tel


qu’il existe, notamment en France et aux
États-Unis, serait donc irréformable ?
Bien sûr que non. Caplan a raison
de dire que les études supérieures sont
devenues un système à trier sur la base
non seulement de l’intelligence, mais de
l’application et du conformisme. Voyez
l’ENA : il est clair pour moi que le tri
qu’on y pratique aboutit à la sélection
des étudiants les plus conformistes et,
partant, les plus mauvais pour les tâches
qui les attendent. Il est vrai, par ailleurs,
qu’une part énorme du PIB passe dans
l’éducation et nourrit cette espèce de
course infernale et stérile à la distinc-
tion. On voit des jeunes qui font des
études interminables, qui accu­mulent les
diplômes, pour arriver à leur entretien
d’embauche supérieurement armés, à un
âge avancé où ils ont déjà usé la moitié
de leur cerveau. Simplement, la réforme
qu’il faudrait faire n’a rien à voir avec ce
que propose Caplan.
Les études supérieures ne devraient
Emmanuel Todd : « Les études supérieures sont devenues un système à trier sur la base durer que trois ans. Et on devrait,
non seulement de l’intelligence, mais aussi de l’application et du conformisme. » contrairement à ce que souhaiterait
Caplan, non seulement les rendre plus
r­amener à des valeurs de marché, épa- Caplan propose de développer l’enseigne- généralistes encore, mais les ouvrir à
nouissement du moi compris. C’est de ment professionnel et technique. Qu’est-ce ­davantage de monde – ce que permet-
l’anti-humanisme, j’entends par là une que cette solution vous inspire ? trait la réduction de la ­durée moyenne
négation de l­ ’humanisme du xvie siècle, Elle existe déjà : c’est le modèle édu- des scolarités. Ce n’est qu’au-delà de ces
un rejet absolu de l’idée qu’un homme catif allemand [lire aussi « L’envers du trois ans, qui, dans l’immense majorité
éduqué est en soi meilleur qu’un homme “modèle allemand” », p. 28]. Et ce modèle des cas, suffisent pour préparer l’entrée
non éduqué. donne à la fois raison et tort à Caplan. sur le marché du travail, que se pose-
Sa vision est celle d’une éducation De tous les grands pays avancés, l’Alle­ rait le problème de la sélection. Cette
qui ne devrait servir qu’à faire tourner magne est celui qui a le moins déve- sélection, établie sur des critères qui
la ­machine économique. On ne devrait loppé son enseignement supérieur. Le resteraient à définir, s­ erait pour le coup
­apprendre que des choses utiles. Or nombre d’étudiants de sexe masculin a très sévère. Elle vise­rait à déterminer
jamais l’enseignement supérieur n’a eu même tendance à y diminuer. Or c’est qui est doué pour la r­ echerche ou pour
cette vocation étroite. Il sert aussi et sur- aussi l’un des pays les plus efficaces du quelques formations techniquement très
tout à ouvrir l’esprit. Caplan peut bien monde : malgré son système universi- pointues. Parce que, au bout de trois ans,
prétendre que la plupart des étudiants taire sous-développé, il arrive à dégager c’est de cela qu’il s’agit. Or les étudiants
sont des béotiens, il n’arrivera jamais à un excédent commercial de 8 % ! Voilà très bons dans le domaine de l’intelli-
le démontrer. Cela ne correspond pas à qui prouve que l’éducation supérieure gence pure, les plus appliqués, les plus
mon expérience des jeunes à mon époque n’est pas aussi décisive qu’on le croit pour conformistes, font ­rarement de bons
ni des jeunes que je connais aujourd’hui. les performances économiques et qui va chercheurs ou des virtuoses technolo-
© Stéphanie Lacombe / PINK / Saif Images

Le mépris avec lequel il parle des années donc dans le sens de Caplan. Cepen- giques… Pour être un bon chercheur, ou
de fac comme d’un moment de détente dant, croire que ce m ­ odèle est trans- un virtuose, il ne faut pas être confor-
et de distraction est complètement ridi­ posable est illusoire. Car ce « choix » de miste, il ne faut pas être appliqué dans
cule parce qu’effectivement les années l’Allemagne n’en est pas un. C’est juste le sens banal du terme, et il n’est même
de fac devraient aussi être un moment la conséquence du fait que les élites pas sûr qu’il faille être supérieurement
d’ouverture, de détente. On apprend des universitaires ont été décimées par le intelligent.
choses, on va à des fêtes. Et c’est fait pour nazisme et qu’une partie de la haute
ça, c’est un moment nécessaire de la vie. culture a été détruite par l’expérience — Propos recueillis par Baptiste Touverey.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 91


EN LIBRA
Dernières traductions

DANS LA TÊTE DES POULPES


Les octopodes sont un accident de l’évolution. Dotés d’un
cerveau disproportionné, ils savent imaginer des stratégies et
même faire des farces. Ont-ils pour autant une conscience ?
Rubrique animée par Baptiste Touverey

Le Prince des profondeurs.


L’intelligence exceptionnelle des
poulpes, de Peter Godfrey-Smith,
traduit de l’anglais par Sophie Lem,
Flammarion, 352 p., 21 €.

L
’évolution réserve des
surprises. Prenez le
cas du poulpe et de ses
cousins céphalopodes (seiches,
nautiles, calamars) : ils se sont
séparés de notre branche à
nous, celle des vertébrés, il y a
au moins 600 millions d’années
(notre ancêtre commun était
sans doute un petit ver plat
du fond des océans). Or cette
lignée a elle aussi développé
un cerveau, avec neurones et
­synapses. Mais ce cerveau-là n’a
pas grand-chose à voir avec le Pour le philosophe des sciences Peter Godfrey-Smith, « le poulpe représente une fascinante étude de cas
nôtre. Il n’est pas concentré dans par ce qu’il nous apprend de l’intelligence des animaux, la nôtre comprise ».
la tête mais distribué dans tout
le corps, y compris dans les ten- né de plongée, « le poulpe repré- rait en fait s’agir d’un « accident à la fois par un déficit corporel
tacules, qui du coup possèdent sente une fascinante étude de cas de l’évolution ». et par un « surplus mental ».
une véritable autonomie intel- par ce qu’il nous apprend de l’in- Autre question, carrément méta­ Dans ces conditions, comment
lectuelle. Cet étrange cerveau telligence des animaux, la nôtre physique : le poulpe a-t-il une interprète-t-il son environne-
est néanmoins très performant. comprise », résume Philip Hoare conscience  ? Il dispose certes ment ? Peut-il se penser comme
Les poulpes savent déjouer des dans The Guardian. Le cerveau de tous les ingrédients néces- poulpe ? « Il faut tenter par tous
pièges, ­résoudre des problèmes, des poulpes soulève en effet bien saires, y compris la mémoire. les moyens ­possibles d’appré-
imaginer des stratégies, dévis- des questions. Notamment celle- Mais les relations entre corps hender l’aube de la conscience
ser et revisser des objets. Ils ci : pourquoi l’évo­lution a-t-elle et cerveau sont chez lui com- afin de ne pas p­ ercevoir celle-ci
font des farces, en aspergeant pourvu d’un organe si élaboré, et plètement inédites. Chez nous comme l’irrup­tion d’une nature
depuis leur aquarium, avec leur si consommateur d’énergie, un autres vertébrés, le corps four- nouvelle inexistante jusqu’alors »,
­siphon, les personnes qui ne leur animal qui s’en sert si peu et vit nit les informations sensorielles, postulait à la fin du xixe siècle
© Gabriel Barathieu / Biosphoto

­reviennent pas, voire provoquent si peu de temps ? L’existence du puis le cerveau les décrypte et le psychologue William James.
des courts-circuits en dirigeant poulpe ne dure en effet pas plus les exploite. Rien de tel pour le Le poulpe est un témoin inap-
leur jet sur des ampoules élec- de deux ans, après quoi l’animal poulpe  : son corps n’est qu’un préciable de cette « aube de la
triques qui les dérangent. part littéralement en morceaux amas gélatineux, un corps désin- conscience ».
Pour Peter Godfrey-Smith, un (les calamars et les seiches s’en carné qui fait office de cerveau
philosophe des sciences passion- sortent un peu mieux). Il pour- mobile. Le poulpe se caractérise — JLM

92 — Books no 90 | juillet-août 2018


AIRIE
Dernières traductions

L’ÉPOPÉE VIKING REVISITÉE


Les Vikings pâtissent d’une réputation désastreuse. Pourtant,
leurs accomplissements forcent le respect. Et leurs rapines ont
sans doute contribué au décollage économique de l’Europe.
BAPTISTE TOUVEREY.
EN LIBRAIRIE

de l’espèce ». C’est ainsi, par 2008), « ce terme n’existe sim- des Vikings, mais il constitue
exemple, qu’au vie siècle l’histo- plement pas en vieux norrois [la une très bonne synthèse des
rien Jordanès ­expliquait l’origine langue parlée par les Vikings], connaissances actuelles. Et
des Goths qui avaient envahi c’est l’invention d’un petit jour- ­balaie certains mythes qui ont
l’Empire romain. naliste français un peu barbouillé la peau dure. Le fameux casque
En réalité, la Scandinavie des ixe, de suédois et écrivant au milieu à cornes ? Il remonte à la pre-
xe et xie siècles n’était pas parti- du xixe siècle ». mière de L’Anneau du Nibe­lung
culièrement peuplée, et à aucun Avant la fin du viiie siècle, les de ­Wagner, en 1876. Les redou-
moment durant cette période Scandinaves, pour une raison tables bersekir, ces guerriers-­
elle ne connut une émigration de qui reste mystérieuse, n’utili- fauves presque invincibles ? Une
Au temps des Vikings, masse, comme ce sera le cas, au saient pas la voile. Mais, à partir invention délirante à partir d’une
d’Anders Winroth, traduit xixe siècle, vers les États-Unis. du moment où ils l’adoptent, expression ne signifiant rien
de l’anglais par Philippe Pignarre, Selon Winroth, ce qui provo- ils inventent très vite l’une des d’autre que « tunique d’ours ». Le
La Découverte, 318 p., 22 €. qua le mouvement viking, c’est embarcations les plus excep- terrifiant supplice de l’« aigle de
« l’existence de réelles opportu- tionnelles de l’histoire maritime. sang » ? Des élucubrations dues à

L
e phénomène viking a nités ailleurs ». Une litote pour Elle a la particularité d’être ex- la mauvaise interprétation d’une
pris fin il y a presque un désigner des possibilités de pil- trêmement polyvalente. Son strophe en vieux norrois. Celle-ci
millénaire. Et il ne laisse lages faciles et d’enrichissement faible tirant d’eau lui permet est tirée d’une saga islandaise du
pas de stupéfier. Les guerriers rapide. De fait, le début des raids de s’enfoncer dans les terres en xie siècle assez laconique et que
venus du nord ont terrorisé et leur intensification corres- suivant les fleuves  ; sa relative ses premiers lecteurs compre-
l’Europe pendant trois siècles, pondent au déclin puis à l’écla- légèreté, de pouvoir être por- naient sans doute ainsi : « Et Ivar
conquis plusieurs fois l’Angle- tement de la superpuissance de tée à dos d’homme (entre deux […] fit en sorte que l’aigle taille
terre, fait plier les descendants l’époque, l’Empire carolingien. bassins fluviaux, par exemple). dans le dos d’Ella [son ennemi
de Charlemagne, créé des États Comme le relevait déjà François Mais elle est tout aussi capable et le meurtrier de son père] ».
destinés à un brillant avenir Neveux dans L’Aventure des Nor- d’effectuer de longues traversées Ce qui signifiait tout simple-
(dont celui qui deviendra un jour mands (Perrin, 2006), « la princi- en mer, comme le prouve la dis- ment qu’Ivar tuait Ella et laissait
la Russie), colonisé l’Islande et pale cause du mouvement viking
le Groenland, sans doute décou- est la faiblesse des États qu’ils Le début des raids coïncide avec
vert l’Amérique… Mais le plus étaient amenés à fréquenter ».
ahurissant reste la disproportion Commerçants avant toute chose, le déclin de l’Empire carolingien,
entre l’étendue de ces prouesses les hommes du Nord glanaient superpuissance de l’époque.
et le nombre restreint de per- des informations dans les ports
sonnes qui les ont accomplies. anglais et francs et constataient tance qui sépare les côtes norvé- son corps être dévoré par l’aigle
Car les Vikings ne furent jamais souvent que ces États n’étaient giennes de l’Islande. Sa coque est (sans sépulture donc). Mais une
ces hordes innom­brables que plus en mesure de se défendre – d’une souplesse inédite grâce aux autre lecture possible était : « Ivar
se sont figurées leurs contem- ce dont ils auraient eu tort de ne planches qui la constituent : elles tailla l’aigle sur le dos d’Ella ».
porains. Dans son dernier ou- pas profiter. ne sont pas sciées, mais « obte- Elle était moins vraisemblable,
vrage, le premier à être traduit L’autre facteur décisif fut la mise nues en fendant des bûches à parce qu’elle n’avait pas grand
en français, le médiéviste sué- au point d’un navire remar­ l’aide de coins et de cognée », ce sens. Qu’importe, des exégètes
dois Anders Winroth rappelle quable. En effet, pas de Vikings qui fait qu’elles épousent la fibre ultérieurs se sont chargés de lui
que cette idée d’une « Scandi- sans bateau. C’est ce qui les dis- du bois, explique Winroth, qui en trouver un : « Dans un pre-
navie surpeuplée à l’origine de tingue de leurs prédécesseurs nous apprend en outre que des mier temps, on a imaginé qu’Ivar
déferlements barbares » est un cimbres, teutons, burgondes ou copies modernes de ces navires avait torturé Ella de son vivant
topos plus vieux que les Vikings goths, qui tous étaient des en- atteignent la vitesse impression- en gravant l’image d’un aigle
eux-mêmes. « Elle ­découle de vahisseurs terrestres. En France, nante de 15 nœuds (soit près de sur son dos, rapporte Winroth.
l’ancienne théorie des climats ce navire est appelé de façon tout 30 km/h). L’histoire a néanmoins culminé
développée par Hippocrate et à fait impropre « drakkar » alors L’ouvrage de Winroth, pro- au xive  siècle, quand un autre
Aristote », selon laquelle le froid que, comme le note Régis Boyer fesseur à l’université Yale, aux conteur a imaginé une horrible
du Nord serait plus sain et favo­ dans Les Vikings. Histoire, mythes, États-Unis, ne révolutionne pas torture. ». Il s’agissait, en plus de
riserait donc « la multiplication dictionnaire (Robert Laffont, la vision que l’on pouvait avoir tailler un aigle dans le dos de la

Books no 90 | juillet-août 2018 — 93


EN LIBRAIRIE Dernières traductions

victime, de lui « séparer toutes les


côtes de l’échine avec une épée,
de façon à lui arracher par là
les poumons ». Et puis, comme
il aurait été bête de s’arrêter en
si bon chemin, on ajouta encore
quelques détails horrifiques,
comme le sel appli­qué sur les
blessures pour les rendre plus
douloureuses.
Le point commun de ces défor­
mations et autres malentendus
est qu’ils tendaient tous à mettre
en avant la brutalité extrême des
Vikings. Or, comme le montre
très bien Winroth, si les Vikings
furent bel et bien violents, ils
ne le furent pas outre mesure.
Il compare l’ampleur de leurs
dévas­tations à celles qu’ont cau-
sées les incessantes campagnes
militaires de Charlemagne et
note, à juste titre, que même les
pires méfaits des barbares scan-
dinaves font pâle figure à côté
des massacres quasi génocidaires
perpétrés par le glorieux « père de
l’Europe ». Au bout du compte,
Charlemagne ne se comportait
pas autrement que les chefs
vikings. Comme eux, il obtenait
butins et tributs par la force et
en partageait les bénéfices avec
ses fidèles pour conserver leur
loyauté. Simplement, il le faisait
à une échelle bien plus vaste.
La mauvaise réputation des
Vikings doit beaucoup à ceux
qui furent leurs victimes de
prédilection  : les hommes
d’Église. C’est un point qui a
souvent été relevé et que Win-
roth mentionne à son tour : les Les Vikings inventent l’une des embarcations les plus exceptionnelles de l’histoire maritime.
édifices religieux, notam­ment Ici, une tapisserie moderne de Mabelle Linnea Holmes représente l’arrivée des Normands en l’an 1000.
les monastères, constituaient
des cibles idéales pour les raids. prenant au clergé, ils s’en prirent pillage de Nantes en 843  : les péenne. « Le commerce et les
Ils présentaient le double avan- aux seules personnes sachant lire Vikings, ­décrits comme de véri- échanges étaient tombés au
tage d’être riches et mal proté- et écrire à cette époque – et donc tables ­machines à tuer, ­auraient plus bas après la chute de l’Em-
gés – puisque jusqu’alors, dans aux auteurs d’une bonne partie massacré abso­lument tout le pire romain », rappelle Winroth.
les conflits qui les opposaient des témoignages qui nous sont monde, nous dit-on dans un Une timide reprise s’était amor-
entre eux, les seigneurs francs, parvenus sur eux. premier temps (à grand renfort cée sous les Carolingiens, mais
anglais ou irlandais les avaient Dès qu’il est question des d’images saisissantes, comme elle était freinée par le manque
respectés. Les païens nordiques ­ravages causés par les Vikings, celle de la cathé­drale inondée de de monnaie. Pour une raison
n’eurent bien sûr pas ce genre les ­récits des moines ou des sang). Sauf qu’on apprend plus simple  : l’or et l’argent dispo-
de scrupules, et leurs premières évêques n’hésitent pas à ver- loin qu’il y eut aussi un grand nibles avaient « servi à fabriquer
© AGAGP / Bridgeman

attaques s­ emèrent la sidération. ser dans l’exagération, même la nombre de ­prisonniers… des calices, des reliquaires et
Elles furent d’autant plus dom- plus invraisemblable. Win­roth Ces pillages, si terribles furent- autres objets d’orfèvrerie à usage
mageables à leur réputation au- montre ainsi les contradictions ils, eurent une vertu paradoxale : religieux. Les trésors des églises
près de la postérité que, en s’en d’une chronique relatant le ils stimulèrent l’économie euro- et des monastères ­regorgeaient

94 — Books no 90 | juillet-août 2018


Dernières traductions EN LIBRAIRIE

de métaux précieux, en principe


indisponibles pour le mon-
formidablement et peut retour-
ner en Norvège, où il prend le ILS ONT TUÉ CÉSAR
nayage. On doit aux Vikings
d’avoir changé cela. » Grâce à
pouvoir. S’ouvre alors le dernier
acte de cette vie tumultueuse : Le meurtre le plus célèbre
leurs extorsions, tous ces mé- Harald se lance à la conquête de l’Antiquité suscite encore
taux qui avaient été thésauri- de l’Angleterre. La tentative
sés purent être réinjectés dans tourne au fiasco  : son armée bien des questions.
l’économie européenne, et le est défaite à Stamford Bridge
commerce se fluidifia. et lui-même tué d’une flèche à ces questions et à bien d’autres.
Mais les Vikings firent mieux dans la gorge. Nous sommes Il reconstitue tous les tenants
encore. Leurs exploits mari- en 1066. Pour Win­roth, cette et les aboutissants du meurtre
times à l’ouest – en Islande, bataille marque la fin de l’ère du dictateur : la biographie de
au Groenland et au Labrador viking. Quelques ­semaines plus ses assassins (parmi lesquels
– sont bien connus, leurs per- tard, Guillaume de Normandie on retrouve autant d’amis que
cées à l’est beaucoup moins. Ils réussit là où ­Harald le Sévère d’ennemis), leurs motivations
y établirent pourtant le long des a échoué : il s’empare de l’An- (où les idéaux républicains se
grands fleuves eurasiens, entre gleterre. Guillaume est descen- mêlent à l’intérêt personnel), la
la Baltique et la Caspienne, de dant de Vikings, mais ce n’est logistique, la mise en œuvre, les
nouvelles routes commerciales. déjà plus un Viking. C’est un La Mort de César, de Barry Strauss, conséquences.
On les retrouve à Byzance et monarque franc. traduit de l’anglais par Clotilde Meyer, Dans le chant 34 de L’Enfer,
à Bagdad, où ils contribuèrent Diverses hypothèses ont été Albin Michel, 350 p., 22,50 €. Dante place deux de ces meur-
à renflouer un Occident avancées pour expliquer le dé- triers, Brutus et Cassius, dans les

L
jusqu’alors déficitaire. « Même clin des Vikings. On a évoqué a veille de son assassinat, mâchoires mêmes de Lucifer,
si on ne dispose d’aucune sta- leurs navires, parfaits pour le Jules César, au sommet aux côtés de Judas. Mais, s’il avait
tistique, on peut penser que les transport du fruit de leurs ra- de sa puissance, dînait voulu punir le véritable traître de
Scandinaves, en exportant entre pines mais, à cause de leur faible avec des amis. À un moment l’histoire, il aurait dû ajouter un
autres des ­esclaves, des fourrures tonnage, inadaptés au commerce donné, les convives se seraient certain Decimus. Celui-ci est
et d’autres marchandises vers le de gros. Régis Boyer a parlé de demandé quelle était la meil- le véritable héros du livre de
califat arabe et Byzance, ont la concurrence des Frisons et de leure mort possible. Réponse de Strauss. C’était un proche de
rééquilibré pour un temps le leurs grosses cogues lourdes et César : une mort inattendue. César, qu’il avait accompagné en
solde de la balance commerciale pansues, tout à fait aptes, elles, La désagrégation de la Répu- Gaule, et un homme de guerre
entre l’Europe de l’Ouest et à transporter des matières pre- blique romaine, au ier siècle avant de tout premier plan. Mais César
l’Orient, mettant un point d’ar- mières. Win­roth (après d’autres) notre ère, est peut-être la période n’avait pas prévu de l’emmener
rêt, voire peut-être inversant le préfère insister sur l’émergence de l’histoire la plus docu­mentée dans la campagne qu’il projetait
flux d’argent et d’or qui s’échap- en Scandinavie de monarchies avant la Renaissance et l’inven- contre les Parthes, lui préférant
pait de l’économie occidentale », stables et ­christianisées. tion de l’imprimerie. Pourtant, le jeune Octavien, futur Auguste.
explique Winroth. Dès le départ, le mouvement l’un de ses points d’orgue, le Decimus lui en tenait rancune.
Les Vikings ont donc joué un viking avait eu partie liée avec meurtre de César, poignardé Son rôle dans la conjuration fut
rôle central dans le décollage de la décentralisation du pouvoir à vingt-trois reprises en plein décisif : c’est lui qui attira César
l’Europe médiévale, qu’ils ont et l’éclatement de l’autorité, les Sénat, reste encore difficile à au Sénat le jour fatal.
revivifiée et désenclavée. Leur chefs de guerre rivalisant d’au- interpréter  : l’événement a été Strauss ne pense pas que la fin
champ d’action s’étendait sur des dace contre leurs ennemis et de « réfléchi par le miroir défor- de la République et l’instaura-
milliers et des milliers de kilo­ générosité envers leurs fidèles. À mant de nombreux auteurs tion de la monarchie (sous un
mètres : des côtes canadiennes partir du moment où des États (dont Plutarque, Tite-Live et autre nom, celui de principat)
aux rives de l’Euphrate ! Cer- imposent un contrôle de la vio- Suétone), chacun apportant des étaient inéluctables. Ce qui rend
tains individus connurent, de ce lence et où, de surcroît, il n’est informations différentes qui sou- son ­récit d’autant plus palpitant.
fait, des destinées hors norme. plus dans leur intérêt d’attaquer lèvent d’innombrables interroga- Les conjurés commirent des
Winroth retrace ainsi celle d’autres nations chrétiennes, tions. Par exemple, les conjurés erreurs. Si le meurtre de César
d’Harald le Sévère. Contraint l’ancien modèle vole en éclats. utilisèrent-ils des épées ou des avait été soigneusement préparé,
de fuir la Norvège, il trouve Comme le résume Winroth, ­dagues ? Comment C ­ ésar a-t-il la suite le fut beaucoup moins.
­refuge dans la Rus’ de Kiev « quand les Scandinaves firent réagi – a-t-il maudit ses assassins Brutus et ses complices n’avaient
avant de ­rejoindre Constan- le choix de rejoindre l’Europe, ou s’est-il contenté de gémir sous pas ou mal prévu la réaction du
tinople et la fameuse garde d’embrasser le christianisme leurs coups ? Un augure l’avait- peuple et des soldats ; ils se firent
varègue, composée pour l’essen- […], quand [ils] devinrent des il vraiment averti de se méfier rouler par Marc Antoine et sous-­
tiel de Scandinaves et chargée sujets de rois et des serviteurs de des ides de mars ? » écrit Nick estimèrent gravement Octavien.
de la protection rapprochée de l’Église universelle, ils cessèrent Owchar dans la Los Angeles Mais surtout, suggère Strauss,
l’empereur byzantin. Le voilà d’être des Vikings. » ­Review of Books. Dans La Mort leur meilleur général, Decimus,
qui guerroie dans tout l’est du de César, l’historien américain après une série d’exploits, connut
bassin méditerranéen, s’enrichit — Ce texte a été écrit pour Books. Barry Strauss tente de répondre une fin sordide et prématurée.

Books no 90 | juillet-août 2018 — 95


EN LIBRAIRIE Dernières traductions

AUTOPSIE DEUX TODOROV EN UN


D’UNE BATAILLE Un recueil posthume rassemble plusieurs textes
remarquables du grand historien des idées.
n’est jamais juste), le mal (qu’il té du réel sans renoncer à la clar-
est dangereux de croire toujours té, ni à l’émotion. L’un des textes
extérieur à nous), le rôle et les les plus bouleversants arrive à la
dévoiements de la mémoire, la fin de l’ouvrage. Il est consacré
grandeur des Lumières (qui, pour au grand linguiste Émile Ben-
la première fois, ont conçu la plu- veniste. Todorov l’a connu, et
ralité). Mais, à la faveur d’un ar- il en dresse un portrait presque
ticle sur Romain Gary, nous voilà tragique : mort prématurément
Koursk, 1943. La plus grande bataille aussi violemment ramenés à cette et diminué, Benveniste offre
de la Seconde Guerre mondiale, vérité aujourd’hui un peu ou- l’exemple d’une vie qui ne fut pas
de Roman Töppel, traduit de Lire et vivre, de Tzvetan Todorov, bliée : Todorov reste l’un des plus totalement accomplie.
l’allemand par Jean Lopez, Perrin, Robert Laffont/Versilio, 450 p., 22 €. grands critiques du xxe siècle. Il Pour beaucoup d’intellectuels, se
304 p., 21 €.
nous démontre, par l’exemple, revendiquer de la nuance et de la

A
ux deux tiers de son que l’essai est un genre littéraire voie moyenne est une façon de
La bataille de Koursk, lit-on dernier livre, Tzvetan à part entière : lui dont le français ne pas penser. Chez Todorov, la
dans les livres d’histoire, fut la Todorov donne une n’était pas la langue maternelle nuance n’a rien d’une paresseuse
« plus grande bataille de blindés défi­nition de l’essai : un « texte écrit merveilleusement bien, sans démission, elle est une forme
de tous les temps » – l’un des de connaissance et de réflexion jamais se payer de mots. Son style d’intransigeance qui, loin d’affa­
affron­tements les plus meur- qui n’oublie pas pour autant qu’il parvient à embrasser la complexi- dir, stimule et féconde. 
triers et destructeurs qu’on ait est littérature ». Cette description

BOOKS EN A PARLÉ
jamais vus. Mettant aux prises lui est inspirée par un texte de
la Wehrmacht et l’Armée rouge Kundera, mais elle s’appliquerait
à l’été 1943, elle constitua une aussi à merveille à ses propres
étape déci­sive dans le reflux travaux. Lire et vivre rassemble
allemand vers l’ouest. Parado-
xalement, malgré son carac-
une quarantaine d’articles, d’in-
terventions et de contributions
LE PRIX DE L’IMMORTALITÉ
tère superlatif, Koursk reste diverses (dont sept parus initia- grès de la science le permettront.
un épisode assez méconnu de lement dans Books), rédigés entre Max More est l’une des personna-
la Seconde Guerre mondiale, 1988 et 2016. Todorov en a dicté lités hautes en couleur que Mark
un nid de désinformation l’ordonnancement à ses enfants, O’Connell a rencontrées lors de
et de légendes. L’ouvrage de sur son lit d’hôpital, juste avant son périple à travers les États-Unis
­Roman Töppel entend réta­ son décès en février 2017. sur les traces du transhumanisme,
blir la réalité des faits. Ce Un recueil d’écrits de circons- ce mouvement qui milite pour
n’est pas pour autant un récit tance court toujours le risque l’incorporation de la technologie
lassant des différentes opéra- de n’être qu’une juxtaposition dans le corps humain et l’éradica-
tions militaires, mais, comme arbitraire de textes prématuré- tion de la vieillesse comme cause
le souligne Rolf-Dieter Müller ment vieillis. Rien de tel avec Aventures chez les transhumanistes, de décès. O’Connell est un « obser­
dans le Frankfurter Allgemeine Lire et vivre. L’ouvrage offre, au de Mark O’Connell, traduit vateur extrêmement sceptique,
Zeitung, « une étude accessible, contraire, un ultime feu d’artifice de l’anglais par Émilien Bernard, tantôt amusé, tantôt horrifié »,
y compris pour les profanes ». de l’esprit. Comme le rappelle L’Échappée, 270 p., 20 €. note Paul Laity dans The Guar-
Dans son excellente préface, André Comte-Sponville dans Le travail de Max More, patron de dian. Car les transhumanistes ne
le traducteur Jean Lopez, lui- une préface vibrante, il y a eu l’Alcor Life Extension Foundation, sont pas uniquement des illumi-
même spécialiste de la période, deux Todorov : « Todorov I », le consiste à surveiller 117  « pa- nés marginaux qui s’implantent
note les principaux apports de brillant théoricien de la littéra- tients » conservés dans de l’azote des puces électroniques dans le
Töppel. On y apprend qui est ture, et « Todorov II », qui s’inté- liquide, quelque part dans une bras ou veulent rester vierges en
à l’origine de la bataille (et ce ressait « de moins en moins aux zone industrielle de l’Arizona. attendant l’arrivée de « sexbots ».
n’est pas qui l’on pensait). Et structures et aux signes, de plus Avant leur mort, ces personnes Certains comptent parmi les plus
aussi à quel point « le prix payé en plus aux individus et au sens ». ont déboursé, pour être cryogé- grosses fortunes de la planète et
par les deux camps [fut] dissy- Lire et vivre réunit les deux ; on nisées, 200 000 dollars (un peu voudraient ajouter à tous leurs
métrique […], l’Armée rouge y retrouve une grande partie des moins s’il ne s’agissait de conser- privilèges celui de l’immortalité. 
[devant] sacrifier cinq hommes, thèmes qui obsédaient Todorov ver que leur tête). Leur objectif :
cinq chars et cinq avions pour ces dernières années : la guerre être ressuscitées quand les pro- — Books no 85, sept.-oct. 2017.
en détruire un seul en face ».  (qui peut être nécessaire mais

96 — Books no 90 | juillet-août 2018


L’avenir radieux
de la lecture

CATHERINE FRUCHON-TOUSSAINT

Par Jean-Louis de Montesquiou

LA PERSONNALITÉ
DU PERSONNAGE DIMANCHE 19H40

C
omme tant d’autres entre les mains qu’une dépouille. »
couples qui se respectent, Exact. C’est même la marque d’une
celui formé par le lecteur création réussie que de la voir ainsi
et l’auteur du roman est en fait un échapper à son créateur, comme
ménage à trois, avec, dans le rôle les six personnages de Pirandello.
pernicieux du troisième comparse, Il faut savoir lâcher la bride, et ce
le personnage. Ou plutôt les per- n’est pas donné à tout le monde.
sonnages, car en général ils sont « Je sens trop que ce n’est qu’à
plusieurs, voire pléthore : près de mon gré que mon héros se marie­
500 dans À la recherche du temps rait ou divorcerait, serait fidèle ou
perdu  ; au moins 2 000 dans La infidèle, heureux ou cocu, qu’il
Comédie humaine ; 3 237 dans la tuerait ou mourrait », avoue Jean
Bible ; et 37 267 chez Alexandre Guéhenno, qui décide sagement
Dumas, probablement le déten- d’abandonner le roman pour le
teur du record. journal.
Non seulement le personnage a Dans ce triangle amoureux litté­
tendance à capter l’affection du raire, les gagnants sont les lec-
lecteur – le plus souvent une lec- teurs et les personnages. L’auteur,
trice –, mais en plus il donne bien lui, est un peu le dindon de la
du fil à retordre à son créateur. farce, ce qu’il vit plus ou moins
Rares sont les romanciers comme bien. Rousseau s’offusque que les
Vladimir Nabokov qui conduisent gens lui écrivent pour lui deman-
leurs personnages « au fouet » der l’adresse des personnages de
(« S’ils doivent traverser la rue, ils La Nouvelle Héloïse – mais il est
ont intérêt à le faire »). La plupart en même temps flatté d’avoir si
du temps, ceux-ci se construisent bien trompé son monde, et que
puis existent indépendamment de l’on croie qu’il a lui-même été
l’auteur, sinon de son subconscient. l’amant d’Héloïse ! Kafka préfère la
« J’en connais qui prennent le ­manière forte : quand il écrit L’Amé-
contre-pied de toutes mes idées, rique, il a maille à partir avec deux
par exemple qui sont anticléri- olibrius – « Tout le temps que j’ai
caux en diable et dont les propos écrit ils sont restés sur mes talons.
me font rougir », gémit François Et comme dans le roman même
Mauriac, si soucieux de piété et de ils devaient dresser les bras et ser-
bienséance. Mais, en bon casuiste, rer les poings, ils ont fait la même
il avance aussitôt une excuse  : chose contre moi » ; du coup, les
« C’est assez mauvais signe qu’un deux enquiquineurs sont éliminés
des héros de nos livres devienne du texte final. Mais cette rancœur,
© Gédéon. Photographie Michel Bousquet.

En partenariat avec
notre propre porte-parole. Lorsqu’il c’est encore Flaubert qui, sur son lit
se plie doci­lement à ce que nous de mort, l’exprime le plus directe-
attendons de lui, cela prouve, le ment : « Cette pute de Bovary va
plus souvent, qu’il est dépourvu vivre, et moi je vais mourir comme
de vie propre et que nous n’avons un chien ! » 

Le premier dimanche du mois,


retrouvez la chronique de Books
Dans les archives MOT
MANQUANT
ON ENFERME LA JEUNESSE
Quel odieux système ! Le lycée, le collège, la pension
constituent le plus grand mal de la société moderne.
L’enfant devrait courir dans les bois, nager dans les fleuves…
GUY DE MAUPASSANT. Gil Blas.
Par Daniel Pennac

J
’ai signalé dans une récente au milieu d’une ville, alors qu’il ou ­l’allure normales. Voyez-les
chronique les dangers de devrait jouer à son gré, à son aise, marcher. Ils ont les jambes trop BABOCHŁOP
l’odieux système d’éduca- suivant le désir de la nature qui a minces, ou le torse trop long, ou
tion suivi en France dans tous les mis en lui le besoin impérieux du les bras démesurés, ou le cou de « “Androboulon en grec ancien”,
établissements où l’on enferme la jeu. Il devrait courir dans les bois, travers. Prenez en vingt, mettez-­ dit l’un, ”Babochłop en polonais”,
jeunesse. nager dans les fleuves, grimper les en face de vous, côte à côte, dit un autre, ”Manwijf en batave”,
J’ai reçu depuis ce jour tant de des côtes, faire des armes, mon- alignés et vous aurez une collec- dit un troisième, ”Otokomasari en
lettres sur ce sujet que je me vois ter à cheval. Car tous les mou- tion de caricatures à faire pleurer japonais”, dit un quatrième, qui
ajouta : ”Et butch en anglais” ;
forcé d’y revenir. J’en ai reçu de vements, tous les exercices sont de rire, car l’homme d’aujourd’hui
bref il ne manquait pas de mots
médecins, d’hommes politiques, nécessaires pour la formation n’est plus en réalité que la carica-
en ce bas monde pour désigner
de mères, et enfin d’hommes complète de tous les membres, ture de l’humanité. » “une femme qui se conduit en
connus et riches qui demandent pour la solidification de tous les Il y a beaucoup de vrai là-dedans. homme”. La bagarre com­mença
si on ne pourrait former une sorte os, et aussi pour la fortification du La race est certainement faible quand Roseline demanda ce
d’association, une ligue, et même courage viril. et malade. Certes les gens qu’on qu’on entendait exactement par
une société pour fonder en France Le lycée, le collège, la pension, tels rencontre dans les rues ne font “se conduire en homme”. Deux
un établissement d’instruction où que nous les comprenons, consti- pas songer aux hercules. On sent, morts et trois blessés plus tard,
l’on s’occuperait au moins autant tuent le plus grand mal, la plus à leur démarche, à la gaucherie nous dûmes mettre un terme à
du corps que de l’esprit. grande cause d’affaiblissement, ­visible de leurs mouvements, que ce débat. »
Un médecin m’écrit : « Il est in- de décadence de notre société ces bonshommes-là n’ont pas été D. P.
croyable, en effet, qu’on s’efforce,
par tous les moyens les plus anti-­ « Ce sont des chétifs, des petits, Remerciements à Béatrice
naturels, d’arrêter la croissance Dame­ron, Richard Hall, Richard
physique de l’homme. C’est ainsi des affaiblis, des crochus, des ventrus, Lauwaars et Romain Su pour leur
qu’on arrive promptement à l’étio- des bossus, des étiques. » contribution à cette recherche.
Le mot grec androboulon était
lement complet d’une race. La vie
­évoqué par Mary Beard (Books
de l’enfant, depuis le jour où on moderne. Ils ne sont en réalité développés, entraînés, fortifiés,
no 89, p. 20).
l’emprisonne dans ces établisse- que des établissements publics exercés à toutes les besognes
ments malsains jusqu’au jour où il d’étiolement, où on courbature corporelles. D’où vient cela ? Du Aidez-nous à trouver le prochain
en sort, est une vraie torture pour l’âme trop jeune en surmenant collège, de la pension, de l’enfance mot manquant :
lui. Voilà ce qu’il faudrait montrer ses organes en formation, où on affaiblie dans les classes, entre les Existe-t-il dans une langue un mot
à tout le monde, faire comprendre comprime la sève humaine en grands murs tristes de la cour, de pour désigner une personne qui
à toutes les familles. » violentant la nature, en imposant l’immobilité de l’étude, qui a fait est paralysée devant l’action car
Et mon correspondant suit heure à l’être qui grandit un esclavage dévier le cou, le dos, qui a remonté elle met d’emblée en avant des
par heure, mois par mois, année stérile et épuisant, en arrêtant, l’épaule droite, qui a fait s’allonger problèmes dissuasifs ?
par année l’existence de l’être, du pendant les seules années qui lui les bras au détriment des jambes,
petit être faible, au commence- sont nécessaires, l’épanouissement et qui a détruit lentement l’équi- Écrivez à courrier@books.fr
ment de sa croissance, au moment de la force animale. libre naturel de toutes les parties
où tout son corps subit le travail *** du corps en croissance. 
mystérieux du développement,
où le sang a besoin de tous les
Un autre correspondant m’engage
à regarder passer les gens dans la
— Guy de Maupassant.
— Cet article est paru à la une du
MOT DU MOIS
éléments fortifiants qui donne- rue. «  Sont-ce là des hommes, quotidien Gil Blas le 23 juin 1885. « L’heureuse et créative
ront à la chair, aux muscles et aux dit-il, tels qu’ils devraient être, infidélité du traducteur ».
organes la vigueur et la santé. Il le de grands hommes, de beaux Jorge Luis Borges, « Les traducteurs
RetroNews
montre mal nourri, mal soigné, à hommes aux bras forts, à la taille des Mille et Une Nuits », 1935.
Dans le cadre d’un partenariat avec
peine lavé, presque jamais baigné, haute, à la poitrine large dont la RetroNews, le site de presse de la
enfermé jour et nuit, étiolé par vigueur apparaît à chaque mouve- BnF (retronews.fr), Books publie cet Dans notre prochain numéro
une besogne inutile que son e­ sprit ment ? Non. Ce sont des chétifs, article issu des archives de la presse
n’est pas encore apte à accom­ des petits, des affaiblis, des tor- française. RetroNews propose à la
consultation plus de 300 journaux,
Les maléfices
plir. Cet enfant a deux heures de tus, des crochus, des ventrus, des datés de 1631 (année de création de la corruption
­liberté par jour, de liberté captive bossus, des étiques. On n’en voit de La Gazette par Théophraste En kiosque le 6 septembre.
dans une cour entourée de murs, pas un sur dix qui ait la stature Renaudot) à 1945.

98 — Books no 90 | juillet-août 2018


Un roman culte

EN LIBRAIRIE
LE 11 AVRIL
.
libretto
20
libretto20ans.fr

100 — Books no 76 | mai 2016

S-ar putea să vă placă și