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CHAPITRE 6

Le corps en prise avec le monde physique

Parmi les enjeux contemporains des études consacrées aux techniques et à culture matérielle,
j’ai souligné en préambule de ce cours celui du rôle du corps dans la construction du rapport
au monde matériel. D’emblée, il semblait évident que le corps devait être envisagé à la fois
comme moyen d’action sur la matière ou sur autrui, et comme réceptacle de l’action d’autrui
et de l’environnement physique. Au cours des chapitres précédents, nous n’avons cessé d’être
confrontés à ce double processus « d’incorporation » et « d’excorporation ». Qu’il s’agisse
des manières de tables, de l’auto-érotisme, du tatouage, du traitement de la pilosité ou du port
du vêtement, nous avons vu que le corps était un médiateur de premier plan dans les rapports
qui s’établissent entre la personne, la société et l’environnement physique.

Jusqu’ici, néanmoins, nous avons surtout abordé la dimension historique de cette médiation,
en explorant la façon dont se constituent les normes et pratiques corporelles, ainsi que la
façon dont ces normes retentissent sur la constitution de la personne et des représentations
sociales. Ce n’est qu’au cours du chapitre précédent que nous avons commencé à approcher le
corps de plus près et à prêter attention à la dimension physique de l’engagement avec le
monde matériel.

Qu’il s’agisse du tatouage ou de certains traitements du cheveu (défrisage en particulier), nous


avons vu que les pratiques s’inscrivaient dans le corps suivant un double processus. Le
premier, immédiat, relève des sensations que procure l’engagement physique : douleurs
éprouvées par les clientes du salon de coiffure P.K’s dont les cheveux sont traités à
l’ammoniaque et au fer brûlant, ou sensation de gêne éprouvée par Webb Keane lorsqu’il est
obligé de porter un pagne indonésien. Le second processus est à plus long terme, puisqu’il
relève de l’intégration des modes d’engagement physique dans le schéma corporel de
l’individu. Ce schéma, profondément plastique, « renferme un ensemble d’actions acquises,
potentiellement réalisables par un sujet donné » (Rosselin 1999 : 108)1. Il se construit tout au
long de l’existence, par intégration des objets dans « l’espace corporel » et intégration de cet
espace aux objets (ibid.).

Nous avons vu, notamment, comment les personnes tatouées intégraient le tatouage dans leur
schéma corporel, à travers les jeux de masquage et de mise en valeur propres à des contextes
particuliers. Ou encore, comment des postures et des démarches étaient rendues possibles par
le port de certains vêtements qui acquéraient de la sorte une valeur d’icône. Étant donné
l’impact que les sensations immédiates et les modes de constitution du schéma corporel ont
sur les représentations développées au sujet des actions et des productions matérielles, cette
« médiation par le corps » doit figurer au cœur de toute approche de la culture matérielle.

1
Rosselin, C., 1999. « Si tu vas un peu brusquement, tu te cognes contre l’armoire ! ». In M.-P. Julien et J.-P.
Warnier (Eds) Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l’objet, pp. 107-117. Paris : L’Harmattan.
1
À vrai dire, l’intérêt pour le processus d’incorporation du monde physique n’est pas neuf en
sciences humaines. Dans la première moitié du 20e siècle, des philosophes comme Martin
Heidegger2 et Maurice Merleau-Ponty3 ont développé une « phénoménologie de la
perception » dans leurs travaux consacrés à l’engagement du sujet avec les objets de la vie
quotidienne et le monde physique en général. Redécouverte par une nouvelle génération de
chercheurs, des deux côtés de l’Atlantique, cette approche phénoménologique montre bien
que la connaissance du monde n’existe pas en tant qu’idée abstraite, désincarnée, mais se
constitue à travers l’engagement physique de la personne. Fondée sur un rapport actif avec la
matière, cette connaissance est non seulement nécessaire à la mise en œuvre de toute activité,
mais elle est également constitutive de l’identité. Elle façonne l’Être, autant que l’Être
façonne le monde qui l’entoure.

Plutôt que de résumer ici les travaux de ces deux philosophes — dont le point de vue semble
parfois, paradoxalement, assez abstrait — j’évoquerai ici deux travaux récents qui explorent
empiriquement les multiples facettes de l’engagement corporel en rapport avec la constitution
de la personne. Le premier travail est une réflexion de l’anthropologue anglais Tim Ingold sur
la marche à pied et, plus fondamentalement, la façon dont le corps entre en contact avec le
sol. Cet article nous intéresse d’autant plus qu’il fait le lien avec les réflexions de Marcel
Mauss sur les techniques du corps, évoquées dans le premier chapitre. Il constitue également
un tour d’horizon extrêmement large en termes spatial et temporel, comme nous le verrons
d’entrée de jeu, et s’ouvre sur des questions qui dépassent de loin le seul cadre corporel. En
particulier, il permet de repenser l’approche de « l’activité » — qu’elle soit professionnelle ou
récréative —, en y adjoignant une dimension phénoménologique. C’est ce que fait Miriem
Naji, l’auteure du second travail évoqué dans ce chapitre et consacré au tissage des tapis dans
le Sud marocain.

6.1. Une culture sous les pieds4

Au cours de l’évolution humaine, trois développements essentiels se sont produits qui ont
contribué à singulariser notre espèce des autres animaux. Le premier est l’accroissement
considérable de la taille du cerveau. En comparaison avec les autres mammifères, notre
cerveau est plutôt grand, mais proportionnellement à notre taille, il est massif. Le second
développement est le remodelage de la main, et surtout la position du pouce, dont l’extrémité
peut toucher celle de tous les autres doigts. C’est cette position particulière du pouce qui nous
permet d’effectuer des manipulations extrêmement précises et diversifiées. Le troisième
développement correspond à une suite de modifications anatomiques : redressement de la tête
sur le cou, courbure en « S » du dos, élargissement du bassin et redressement des membres
inférieurs, ce qui nous permet de nous tenir debout et de nous déplacer à l’aide des pieds.

Cette évolution est classiquement illustrée dans les ouvrages ou dans les musées par une
juxtaposition de squelettes d’anthropoïdes (par ex : gibbons, orang-outan, chimpanzés,
gorilles et hommes) qui matérialise le redressement progressif des espèces jusqu’à arriver au
stade humain. Dans cette narration, l’humain apparaît bien sûr comme l’apothéose du
développement, l’espèce dont la posture redressée est à l’origine de sa domination sur les
autres espèces et de l’émergence de la culture et de la civilisation. Toutefois, si cette posture
corporelle particulière a permis à nos ancêtres de cheminer vers la civilisation, l’histoire

2
Heidegger, M., 1986 [1927]. Être et temps. Paris : Gallimard.
3
Merleau-Ponty, M., 1976 [1945]. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.
4
Ingold, T., 2004. Culture on the ground. The world perceived throught the feet. Journal of Material Culture
9(3) : 315-340.
2
« officielle » de ce cheminement n’accorde pratiquement aucune attention aux pieds, pour
mettre l’accent sur les mains : ce sont les mains qui nous auraient conduits vers la civilisation.

Dans « The descent of Man », Darwin se penche tout particulièrement sur le processus de
spécialisation respective des membres inférieurs et supérieurs. Les singes, explique-t-il,
gardent une capacité de préhension des pieds que l’humain a perdue ; toutefois, leurs mains
servent surtout à supporter le corps. Chez l’humain, les pieds ne possèdent plus cette capacité,
mais leur morphologie assure la stabilité du corps en station debout, ce qui libère les mains et
donne la possibilité de créer et de manipuler des outils. Or, selon Darwin, ces outils sont à
l’origine du processus de sélection responsable de l’accroissement de la taille du cerveau : les
individus les plus intelligents sont les plus inventifs en matière d’outil et cette inventivité leur
confère un avantage compétitif — donc reproductif — sur les autres individus, dont les
descendants sont peu à peu éliminés par la sélection naturelle.

Comme le remarque Ingold, ce scénario a une très longue histoire, puisqu’on en retrouve la
trace dans l’Antiquité, chez des auteurs comme Xénophon ou Aristote. A partir du 18e siècle,
il s’est généralisé chez les naturalistes. Ce que Darwin apporte de neuf par rapport à cette
vision des choses, c’est l’idée que la supériorité humaine n’est pas une question d’espèce,
mais de degré d’évolution. Toutes les créatures animales possèdent une forme d’intelligence,
affirme-t-il, mais celle-ci relève surtout de l’instinct tant que l’ancrage dans le monde naturel
reste prédominant. La pensée rationnelle émerge progressivement, au fur et à mesure que
l’espèce sort du monde naturel. Chez l’humain, le rapport instinct/rationalité s’est inversé
suite au redressement du corps et à la libération des mains, qui a, pour ainsi dire, libéré la
pensée. Dans ce schéma, on se retrouve donc face à une sorte de coupure horizontale qui
passerait au niveau de la taille : les membres inférieurs et tout particulièrement les pieds
seraient encore plongés dans la matérialité de l’environnement naturel, leur rôle étant
purement mécanique et visant à nous mouvoir au sein du monde naturel, tandis que les
membres supérieurs seraient dégagés de la matérialité du monde naturel et permettraient dès
lors d’agir sur lui.

6.1.1. Bottes et chaussures

Dans sa discussion sur les différences anatomiques respectives entre le pied et la main,
Darwin remarque — sans y accorder plus d’attention — que les capacités de préhension du
pied n’ont pas complètement disparu « chez certains sauvages », et leur permettent de grimper
aux arbres avec une grande agilité ou de réaliser des tâches techniques à l’aide des orteils. Ce
fait ne l’étonne pas d’avantage dans la mesure où le « sauvage » est considéré comme une
espèce intermédiaire entre le singe et « l’homme moderne », c’est-à-dire occidental.

T. H. Huxley aborde la question plus en détail dans « Man’s place in nature ». Comme
Darwin, il observe que les « primitifs » peuvent mener à bien de multiples tâches avec leur
pied (manœuvrer un gouvernail, tisser des vêtements,…), mais, se demande-t-il, plutôt que de
considérer que ces habiletés relèvent d’un stade d’évolution inférieur, ne faudrait-il pas plutôt
y voir le fait que ces gens ont l’habitude de rester pieds nus ? N’oublions, ajoute-t-il, que
l’orteil du « civilisé », confiné depuis l’enfance dans des chaussures, est perçu comme un
désavantage alors que celui du primitif conserve une certaine mobilité et parfois même une
position opposée. En d’autres termes, la « marche vers la civilisation » aurait contribué,
paradoxalement, à un retrait progressif du lien entre l’intellect et les membres inférieurs, le
pied étant transformé en un dispositif mécanique sous l’effet de son emprisonnement dans des

3
bottes ou des chaussures. Et ici, souligne Ingold, la chaussure apparaît clairement comme une
cause et non une conséquence de la modification morphologique du pied.

Ce lien est illustré plus en détail par Tylor, dans son « Anthropologie » de 1881. De façon
classique, il confronte le dessin d’un pied et d’une main de chimpanzé à celui d’un pied et
d’une main d’homme pour montrer qu’il existe des différences morphologiques beaucoup
plus prononcées dans l’espèce humaine. Mais il s’empresse de préciser qu’il s’agit, pour cette
dernière, du dessin d’un pied d’Européen « compressé dans une botte en cuir rigide », car sa
forme permet le mieux de faire sentir la différence entre le pied du singe et celui de l’homme.
En d’autres termes, la morphologie quintessentielle du pied humain, celle au travers laquelle
les différences anatomiques entre le Singe et l’Homme peuvent être jaugées, correspond à un
pied dont l’apparence a été artificiellement modifiée par le port d’une botte… Ici encore, le
paradoxe n’inquiète pas d’avantage Tylor, tant il est convaincu que c’est la main qui a conduit
l’homme sur le chemin de la civilisation.

L’impact des bottes et bottines sur la morphologie du pied et la façon de marcher est pourtant
bien connue à l’époque. Ingold cite l’exemple du chirurgien Charles Bell, qui compare la
façon de marcher des paysans irlandais, qui se rendent aux champs pieds nus, et des paysans
anglais dont les pieds et les chevilles sont enserrés dans des chaussures à semelles en bois.
Ces derniers semblent marcher sur des échasses, remarque Bell, car il n’y a aucune souplesse
de la cheville, du pied et des orteils, ce qui explique pourquoi leurs jambes sont « petites et
informes ». Il préconise l’usage de semelles souples, plus adaptées à la morphologie naturelle
du pied. Toutefois, il semble que pour les élites occidentales de l’époque, cette « démarche
d’échassier » soit favorisée, la constriction du pied apparaissant comme une marque de
civilisation aussi claire que la liberté des mains.

Dans cette perspective, se demande Ingold, peut-on suivre Darwin lorsqu’il affirme que la
distinction entre l’activité des mains et des pieds est naturelle chez l’homme ? Ne résulterait-
elle pas plutôt, dans une certaine mesure, d’une conception de la « géométrie corporelle » qui
correspond à une théorie moderne qui affirme la prééminence de l’intelligence sur l’instinct et
celle de l’Homme sur la Nature ? Et ne pourrait-on pas déceler, dans l’évolution des
« techniques de la chaussure », une certaine volonté d’affirmer la suprématie de la main sur le
pied et, de ce fait, de transformer une idéologie en expérience sensible ?5 Ou, en tout cas, une
histoire des « techniques du pied » influencée avant tout une conception idéologique de la
géométrie corporelle ? Cette conception aurait influencé la façon dont nous construisons notre
rapport au sol, au mouvement, et au monde qui nous entoure.

6.1.2. Quitter le sol

L’hypothèse d’Ingold est que la réduction du pied à un simple dispositif mécanique résulte
d’une série de changements intervenus avec l’avènement de ce qu’on appelle la
« modernité » : changements dans les modes de voyage et de transport, dans l’éducation des
postures et des gestes, dans le rôle attribué aux différents sens, et dans l’environnement
construit.

Voyons d’abord ce qu’il en est du voyage. À partir du 18e siècle se développent en Europe
une notion et une pratique du « voyage » clairement distinctes du déplacement. Avant la
généralisation des routes pavées et des moyens de transport, les déplacements de la majeure

5
Ingold, op. cit., 321.
4
partie de la population se font à pied. La marche est une activité banale, visant à se déplacer
d’un point à l’autre, dans le cadre des activités quotidiennes. Elle n’implique le plus souvent
que des distances assez modestes. Quant au marcheur, il se « déplace », il ne « voyage » pas.

A l’inverse, les « voyageurs » du 18e siècle marchent aussi peu que possible : ils préfèrent le
cheval ou la voiture tirée par les chevaux, même si ces moyens de transport ne sont pas
fondamentalement plus confortables ou plus rapides que la marche. C’est que le voyage est
une activité des classes supérieures, qui associent la marche avec les couches plus pauvres de
la société. Mais même en évitant de marcher, le voyage en soi n’est pas considéré comme une
expérience digne d’intention. Ce qui importe, c’est l’endroit où l’on se rend et l’expérience
gagnée par la visite et surtout la contemplation de cet endroit — ici, on recherche une réalité
objective qui pourra être mise à l’épreuve des représentations que le voyageur se fait de
l’endroit. Dans cette perspective, le déplacement n’est pas seulement conçu comme une
activité peu digne d’intérêt, mais comme une source d’interférence possible. Si l’expérience
physique du voyage se fait trop sensible, elle risque de compromettre celle que doit procurer
la contemplation du lieu de destination, comme lorsque Samuel Johnson se plaint de sentir
sous ses pieds de trop nombreuses pierres qui l’empêchent de jouir pleinement de la
contemplation d’une arche de pierre sur l’île de Ulinish, en Écosse. De toute évidence, l’esprit
et le corps doivent être en repos pour vivre pleinement l’expérience d’un lieu.

Les élites du 18e siècle en viennent ainsi à pratiquer le voyage et à en parler comme si les
voyageurs étaient dépourvus de jambes et si le monde devait être connu par la vue seule,
comme à travers une fenêtre. L’expérience corporelle de la locomotion et de la marche à pied
est tout bonnement rejetée en coulisse : elle ne concerne que les pauvres, les criminels, les
jeunes et, par-dessus tout, les ignorants.

Ce n’est qu’au 19e siècle que les conceptions changent quelque peu, la marche devenant une
fin en soi pour certaines personnes et étant considérée comme propice à la réflexion. Si cette
conception semble trancher avec la période précédente, il faut cependant bien voir que les
techniques de transport ont évolué entre temps, et que les classes sociales inférieures ne sont
plus condamnées comme par le passé à se déplacer à pied. La marche, de ce fait, s’affranchit
d’une certaine image de classe. Par ailleurs, le développement des nouveaux moyens de
transport accroît considérablement la distance et le nombre des destinations où l’on peut
s’adonner à la promenade. Mais ici encore, la marche reste indépendante du déplacement
proprement dit, puisque le voyageur choisit exactement où il démarre et finit sa promenade.

Si la marche devient ou redevient un choix possible pour l’élite, celle-ci possède en revanche
une alternative depuis très longtemps : la position assise. En fait, ceux qui exhortent
maintenant les membres de la haute société à pratiquer la promenade à pied, le font dans la
position très confortable d’individus complètement accoutumé à la chaise. Celle-ci s’est
généralisée dans l’ameublement occidental au cours du 16e siècle, mais notre « société
assise » n’a vraiment pris la forme qu’on lui connaît aujourd’hui que depuis environ 200 ans.
Et comme le remarque Ingold, ce n’est sans doute pas par hasard que la civilisation qui nous a
amené la chaussure soit aussi celle qui nous a amené la chaise. Car les humains n’ont
absolument pas besoin de s’asseoir sur une chaise. La chaise est en fait un instrument
superflu, le premier, remarque humoristiquement le designer Ralf Kaplan, dont on a besoin
quand on n’a besoin de rien. Elle apparaît cependant comme la quintessence de la société
occidentale en termes de corporalité : de même que la chaussure emprisonne les membres
inférieurs et les transforme en un dispositif mécanique qui empêche l’individu de « penser
avec ses pieds », la chaise lui permet de penser en déconnexion complète de ses pieds.

5
Chaises et chaussures constituent ainsi la fondation technique d’une séparation entre la pensée
et l’action, entre l’esprit et le corps. Les individus occidentaux modernes évoluent, pour ainsi
dire, en suspension dans un espace déconnecté du sol.

Il existe bien d’autres alternatives que la position assise sur une chaise. Dans la plupart des
sociétés non occidentales, les individus s’accroupissent, une position qui, selon Ingold, reste
dominante, malgré la propagation des chaises à travers la planète. Pour nous qui avons
l’habitude d’utiliser des chaises, cette posture est extrêmement inconfortable, comme si cet
ustensile avait bloqué notre capacité de nous accroupir, de la même façon que la chaussure à
fait disparaître le caractère préhensile de nos pieds. Par ailleurs, la verticalité des postures —
qu’elles concernent le corps debout ou assis — a acquis une valeur sociale et morale dans
notre société occidentale. Se «tenir droit » est une injonction classique dans notre processus
éducatif, et la position accroupie est associée à des personnes inférieures ou déviantes :
marginaux, mendiants, suppliants.

Armés de chaises hautes et de déambulateurs, les parents s’évertuent à faire se tenir assis les
enfants, puis à les faire marcher. C’est à ce moment que la chaussure prend le relais de la
chaise haute et Ingold remarque en passant que le nouage des lacets est une des premières
aptitudes motrices à maîtriser pour un jeune enfant qui s’apprête à entrer dans notre « société
de la chaussure ».

Selon l’historien Jan Bremmer6, l’idéal d’une posture corporelle droite et rigide trouve son
origine dans l’Antiquité grecque. Elle se serait incarnée dans une démarche particulière — le
pas grec — qui trouverait lui-même son origine dans des temps plus anciens, lorsque les
hommes portaient systématiquement des armes et se tenaient prêts à en faire usage. Cette
démarche consiste à tenir le buste droit, la tête relevée, les yeux scrutant l’espace devant soi et
les mains placées un peu en avant du tronc, les paumes tournées vers soi — exactement
comme sont présentés les squelettes humains dans les diagrammes d’évolution du 19e siècle.

Junzo Kawada7 a comparé cette démarche typiquement occidentale et masculine avec celle
des Japonais, durant une période qui s’étend du 12e au 20e siècle. Il constate que tandis que
l’européen marche à longues enjambées, en propulsant les jambes depuis les hanches et en
tenant celles-ci bien droites, le japonais marche à petites enjambées, en pliant les articulations
au niveau des genoux et en minimisant les mouvement des hanches. Il en résulte une marche
traînante qui semble disgracieuse aux yeux des européens, mais qui est bien adaptée aux
terrains en pente — diminution du risque de faux pas grâce à l’abaissement du centre de
gravité des mouvements — et surtout aux anciennes méthodes de portage (charges réparties
sur une perche portée sur les épaules).

L’intérêt du travail de Kawada est qu’il met cette démarche en relation avec d’autres activités
comme la danse, le travail artisanal et l’éducation des enfants. La danse européenne, par
exemple, aspire à la verticalité, le danseur se servant de ses pieds comme d’échasses, une
figure typique des ballerines qui la combinent à un élancement des bras vers le haut, tandis
que leurs partenaires masculins bondissent autour d’elles, perdant temporairement contact
avec le sol. Les danseurs japonais, au contraire, gardent continuellement le pied en contact

6
Bremmer, J., 1992. Walking, standing and sitting in ancient Greek culture. In J. Bremmer et H. Roodenburg
(Eds) A cultural history of gestures, pp. 15-35. Oxford : Polity Press.
7
Kawada, J., 1996. « Postures de portage et de travaux manuels en rapport avec d’autres domaines de la vie
japonaise », communication présentée lors du colloque Culture et usages du corps, Saint Germain en Laye, 1-4
mars.
6
avec le sol et se déplacent par petits pas traînés, en fléchissant les jambes au niveau des
genoux. Parallèlement, les artisans japonais tendent à travailler assis et recourbé, tandis que
leurs collègues occidentaux adoptent presque toujours une posture assise. Enfin, dans le
domaine de l’éducation des enfants, Kawada remarque que les parents japonais laissent les
enfants se déplacer à quatre pattes aussi longtemps qu’ils le veulent, sans montrer l’inquiétude
des parents européens par rapport à la marche. La culture japonaise semble ainsi beaucoup
plus « tournée vers le sol » que la culture occidentale. Et on n’y retrouve aucunement l’idée
que la station debout place l’homme dans une position de domination par rapport à la nature.

6.1.3. Marcher en rue

Durant le 18e siècle, les rues des villes occidentales ont progressivement été transformées en
surfaces dures, relativement régulières, et dépourvues des trous et des zones d’accumulations
de déchets qui caractérisaient jusque-là l’environnement urbain. Dans les écrits de l’époque,
on trouve quelques indications de ce qu’était l’expérience du marcheur. Ici encore, le
principal sens invoqué est la vue, l’odorat et le toucher étant considérés comme des auxiliaires
dont l’utilité ne se fait sentir que dans l’obscurité.

Mais c’est Erving Goffman8 qui apporte, dans la seconde moitié du 20e, l’une des
descriptions les plus minutieuses de ce qu’est la pratique de la marche dans une ville
occidentale. Ici, le piéton est conçu comme un pilote inséré dans la « coque molle » de ses
vêtements et de sa peau, et s’efforçant de se mouvoir sans trébucher et sans entrer en collision
avec les autres piétons. Ce qu’Ingold trouve fascinant chez Goffman tient en ce que ce dernier
conçoit la marche comme une activité essentiellement menée à l’aide des yeux. Le pilote se
sert de ses yeux pour guider le corps. Il scanne inlassablement une zone située devant lui, dont
la forme est ovale et allongée. Lorsqu’un autre piéton entre dans le champ de vision, l’allure
et la direction du corps sont adaptées de façon à le laisser passer sur le côté. La tête pivote
pour conserver le champ de vision ovale lorsqu’un obstacle masque la vue. Parallèlement, le
piéton lit l’expression de ceux qu’il croise à la manière d’un rétroviseur, car il peut ainsi
savoir si une source de danger ou d’intérêt se trouve derrière lui. Enfin, dans une rue bondée,
le piéton adopte une démarche particulière — le « step and slide » — qui consiste à se glisser
entre les gens en se présentant alternativement de face et de côté et une mobilité qui permet
d’éviter des collisions auxquelles les automobilistes ou les motards n’échapperaient pas.

Ce que montre bien Goffman, c’est que la marche en ville est une activité éminemment
sociale et ceci non pas en raison de l’existence de représentations ou de discours qui lui
seraient attachées, mais parce qu’elle se construit dans l’instant, en interaction constante avec
les autres piétons. Toutefois, son « pilote-piéton » semble bien détaché de la matérialité du
sol, tout occupé qu’il est à scanner le mouvement et le visage des autres piétons. Il pourrait
aussi bien flotter dans l’espace.

Goffman évoque brièvement l’existence d’un regard parfois tourné vers le bas, afin
d’identifier d’éventuels obstacles ou saletés, mais il ne va pas plus loin. Il semble en fait que
l’intensité de ce regard vers le sol fluctue selon l’âge ou le genre, suivant les conventions
culturelles en cours. Ingold cite, par exemple, des travaux de psychologie expérimentale qui
montrent que les femmes qui marchent regardent plus souvent le sol que les hommes. Les
raisons de ce comportement ne sont malheureusement pas explorées, de sorte qu’on ignore si
cela est dû au fait qu’elles marchent plus lentement, qu’elles se conforment à des règles de
8
Goffman, I., 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public. Paris : Les Éditions de
Minuit.
7
modestie féminine, ou qu’elles portent des chaussures pourvues de talons dangereusement
étroits (p. 328). En ce qui concerne les enfants de moins de 7 ans, il semble que les parents les
manipulent comme des bagages lorsqu’ils marchent en rue, les tirant par la main comme des
valises à roulette. Les piétons adultes remarquent simplement les parents et se positionnent
par rapport à eux, mais ne paient aucune attention aux enfants, ce qui est réciproque.

De nos jours, l’expérience de piéton en ville a été considérablement réduite chez l’homme —
un peu moins chez la femme—, du fait de l’usage généralisé de la voiture. Les grands
marcheurs contemporains sont les individus de moins de 15 ans. Mais comme le souligne
Ingold, cette diminution drastique de la pratique de la marche n’est pas simplement imputable
à la voiture : elle s’inscrit dans une histoire longue qui part de la transformation des pieds par
la chaussure et passe par la prolifération des chaises ainsi que l’avènement des voyages dont
la vocation est la destination. Il remarque également que le couple formé par l’usage de la
chaussure et le revêtement du sol contribue à ce que l’individu ne laisse aucune trace de son
passage lorsqu’il se déplace, comme s’il n’était jamais passé par là. La déconnexion entre la
personne et le sol trouve ici une nouvelle expression, qui s’accorde parfaitement avec
l’évolution historique récente de la société occidentale.

Résider dans la ville moderne, c’est habiter un environnement déjà construit. Toutefois, si cette
construction est le fruit d’un travail manuel, y habiter implique un inlassable travail pédestre. Or,
cet environnement que l’on doit à des mains humaines est sensé ne pas être affecté par le travail
des pieds de l’habitant. On en arrive à ce qu’une trace d’activité pédestre — par exemple, lorsque
des piétons coupent à travers un parterre d’herbe dans une ville dessinée pour la voiture —soit
considérée comme une détérioration et non une amélioration de l’environnement (…). Ce genre de
chose est habituellement perçue par les urbanistes et les autorités municipales comme une menace
pour l’ordre établi, une subversion de l’autorité. (p. 329 ; ma traduction)

6.1.4. Environnement, technologie, paysage

Le fait que nous tendions à être de plus en plus déconnectés du sol sur lequel nous nous
déplaçons ne relève pas seulement de l’expérience corporelle quotidienne. Cette déconnexion
s’inscrit aussi dans la façon dont des disciplines comme l’anthropologie, la psychologie ou la
biologie conçoivent la façon « d’être au monde ». On peut alors se demander ce qu’il
adviendrait si l’on se débarrassait de nos idées préconçues pour adopter une conception du
rapport au sol comparable à celle que Kawada observe au Japon.

En ce qui concerne la perception de l’environnement, nous savons bien que les yeux, les
oreilles ou la surface extérieure du corps ne sont pas les seules en jeu. Nous percevons
l’environnement à travers la totalité de notre corps. Depuis l’Antiquité, ce sont cependant la
vue et l’ouïe qui ont été mis en avant, tandis que le toucher restait au second plan. Pour
Ingold, il ne fait aucun doute qu’une approche plus pragmatique de la perception devrait
prendre la mesure du rôle essentiel du toucher, et notamment de la façon dont nous percevons
le sol avec nos pieds, y compris lorsque ces derniers sont emprisonnés dans des chaussures.
Or, les études consacrées à la perception par le toucher mettent essentiellement l’accent sur le
travail des mains (et surtout des doigts). La perception manuelle nous informe-t-elle de la
même façon que la perception pédestre ? — s’interroge Ingold. Peut-on réellement penser que
le contact établi avec un objet que l’on tient en main, que l’on enserre éventuellement avec les
doigts, soit du même type qu’un contact établi, via la plante des pieds, par la masse du corps
pesant sur le sol ? Et comment la perception d’une surface varie-t-elle selon que l’on entre en
contact avec elle par pressions discontinues — comme dans le cas de la marche — ou par
pression continue, comme lorsqu’on tient l’objet en main ? L’expérience des personnes
aveugles ou sourdes — l’oreille assure le sens de l’équilibre — montre que la marche est
8
rendue possible par un travail de perception des pieds, ou plus précisément, par une attention
portée aux informations livrées par les pieds en contact avec le sol.

Toujours dans le domaine de la perception de l’environnement, la prise en compte du travail


des pieds et de la locomotion en général pourrait se révéler indispensable du point de vue des
théories de la cognition. En effet, nous avons vu que la conception des voyageurs du 18e
siècle était que la connaissance découlait d’une contemplation immobile de l’environnement ;
d’un esprit suffisamment déconnecté du travail du corps pour ne pas en être distrait. Or,
comme le montre James Gibson dans ses recherches sur la perception visuelle9, nous
appréhendons la forme des objets à travers les transformations dans leur façon de réfléchir la
lumière au fur et à mesure que nous déplaçons à leurs abords. En d’autres termes, la
perception visuelle ne se construit pas depuis un point fixe, mais à travers un « cheminement
d’observation », un itinéraire mobile constant. Puisque la perception visuelle est une question
de mouvement — contrairement à ce qu’affirmaient les voyageurs du 18e siècle—, ce que
nous percevons pourrait bien être partiellement influencé par la façon dont nous nous
déplaçons. En d’autres termes, la cognition ne peut pas être envisagée indépendamment de la
locomotion, suivant cette dichotomie habituelle opérée entre la tête et les jambes. Les
mouvements ambulatoires du corps sont eux-mêmes une source de connaissance, ce qui ouvre
le champ à des études nouvelles. Il faudrait en particulier se pencher sur les multiples
« techniques pieds », sur ces dispositifs qui modifient la façon dont le corps est mis en
mouvement : skis, skateboards, raquettes, chaussures de course ou de football, étriers ou
pédales, palmes, etc. (p.331)

On retrouve un écho des conceptions d’Ingold dans les réflexions du philosophe espagnol
José Ortega y Gasset, qui a notamment exploré la façon dont le chasseur perçoit le paysage10,
très différente, estime-t-il, de la perception que peuvent en avoir ceux qui se contentent d’y
déambuler ou de le contempler. Ortega met tout particulièrement l’accent sur la nécessité qu’à
le chasseur de se placer autant que possible « dans la peau » de sa proie, d’en adopter le
comportement, et de développer de la sorte une perception singulière de l’environnement.

« Quand on chasse, l'air qui glisse sur la peau ou visite les poumons prend une saveur exquise, la
roche acquiert une physionomie plus expressive, et la végétation devient chargée de significations.
Mais tout cela est dû au fait que le chasseur, quand il marche ou s'embusque en attente, se sent lié
par la terre à l'animal qu'il poursuit, que l'animal soit en vue, caché ou absent. » (p. 138)

« Le touriste voit largement les grands espaces, mais son regard glisse, il ne saisit rien, il ne perçoit
pas le rôle de chaque ingrédient dans l’architecture dynamique du paysage. Seul le chasseur, en
imitant l'alerte perpétuelle de l’animal sauvage, pour qui tout est danger, voit toute chose et chaque
chose fonctionnant comme aide ou adversité, traquenard ou abri. » (p. 145)

Si l’on se débarrasse de la conception dualiste du corps, qui veut que la main « fabrique »
tandis que le pied « fait se mouvoir la machine », on peut aussi se débarrasser de la
conception dualiste du rapport au monde sur laquelle elle se fonde.
Plutôt que de supposer que la main agit sur la nature, tandis que le pied s’y meut, je préfèrerais
dire que et la main et le pied, armés d’outils, de gants et de chaussures, médiatisent l’engagement
historique de la totalité de l’appareil humain dans le monde qui l’entoure. Car il est certain que
nous marchons, tout comme nous parlons, nous écrivons et nous utilisons des outils avec
l’entièreté du corps. (p. 332)

9
Gibson, J.J., 1979. The ecological approach to visual perception. Boston, MA : Houghton Mifflin.
10
Ortega y Gasset, J., 2006 [1957]. Méditations sur la chasse. Septentrion. [Traduit de l’espagnol par Charles-A
Drolet].
9
Par ailleurs, le pied occidental ne se contente jamais d’effectuer un mouvement mécanique de
métronome, même lorsqu’il est emprisonné dans une chaussure. Nous percevons toujours
certaines caractéristiques de la surface sur laquelle nous marchons et nous y adaptons notre
pas, de la même manière que le piéton urbain adapte sa vitesse et sa trajectoire en fonction des
autres piétons dans l’exemple de Goffman. Cette adaptation du mouvement des pieds à
l’environnement physique s’inscrit dans un contexte spatial et temporel forcément changeant
— que l’on songe, par exemple, à l’évolution de l’environnement urbain au cours des derniers
siècles — ; elle fait donc non seulement partie de notre expérience individuelle, mais
également de l’expérience historique de l’humanité.

On peut alors reconsidérer la façon dont se constitue le paysage, conçu ici comme une
transformation historique de la nature. La perspective habituelle est d’envisager cette
transformation comme une succession d’opérations de mise en forme, dont chacune constitue
une « empreinte » de représentations mentales préalables. La surface du paysage est donc
assimilable à un palimpseste11 (p. 333). Ingold estime au contraire que la forme du paysage
découle bien moins d’une imposition extérieure, que d’une « condensation » ou d’une
« cristallisation » des rapports entre l’activité humaine et le milieu. Dans leurs activités
quotidiennes, les individus se déplacent dans un environnement familier, dont les
caractéristiques physiques « s’impriment » pour ainsi dire dans le corps, induisent des
sensations et des adaptations qui finissent par être complètement incorporées dans la
« conscience musculaire » des individus, dans leur schéma corporel. Mais parallèlement, les
individus impriment la marque de leurs déplacements sur l’environnement. Ils laissent
derrière eux un enchevêtrement de sentiers dont la forme est directement liée aux interactions
qu’ils ont développées avec le milieu, mais qui contribue également à modifier celui-ci et à
tracer de nouvelles voies pour les générations qui leur succèdent.

Dans un livre consacré aux pratiques alimentaires contemporaines aux États-Unis12, le


journaliste Michael Pollan illustre magnifiquement ce concept de « cristallisation » des
rapports entre l’activité humaine et le milieu, mais il l’étend aussi au monde animal. L’extrait
qui suit se situe vers la fin du livre, lorsque Pollan décide de jouer son rôle de carnivore
jusqu’au bout, en partant chasser — pour la première fois — sous la supervision d’Angelo, un
ami Italien gastronome et gourmet. Ce matin-là, ce sont leurs proies, les cochons sauvages,
qui vont entraîner Pollan dans la construction d’un rapport tout à fait neuf à l’environnement.
On trouve ici un écho des « Méditations sur la chasse » d’Ortega.

« Marcher avec un fusil chargé dans un bois inconnu, grouillant des signes de votre proie est une
expérience exaltante. Ça me gêne de l’écrire, mais c’est vrai. Je ne suis pas très observateur de
nature, pourtant ici, en cet instant, mon attention pour tout ce qui m’entoure et ma surdité à tout le
reste sont totales. Rien dans mon expérience antérieure (à l’exception peut-être de certaines
substances toxiques) ne m’a préparé à une telle qualité d’attention. Je remarque comment la
première brise du jour peigne les épines des pins, produisant un léger sifflement et une oscillation
des taches d’ombre et de lumière tatouant les troncs et le sol. Je remarque la densité spécifique de
l’air. Toutefois, tout cela ne relève pas d’une attention passive ou esthétique; il s’agit d’une
attention avide, qui se tend comme des doigts, comme des nerfs, vers le monde environnant. Mes
yeux pénètrent profondément dans des fourrés où mon corps ne pourrait jamais entrer, se frayant
un chemin dans l’enchevêtrement des branches, glissant au-dessus des rochers et autour des
souches pour ramener à moi la plus infime trace de mouvement. Dans les endroits trop sombres

11
Terme désignant des manuscrits réalisés sur des supports déjà couverts d’écriture que l’on gratte
préalablement. L’exemple classique est celui des textes grecs écrits sur des parchemins de papyrus.
12
Pollan, M., 2006. The omnivore’s dilemma. The search for a perfect meal in a fast-food world. London :
Bloomsbury.
10
pour y faire pénétrer mes yeux, mes oreilles traînent sans relâche, me rapportant le bruit d’un
craquement de branche au fond d’un ravin, ou le reniflement d’un… attendez : qu’est-ce que
c’était ? Juste un oiseau. Tout est amplifié. Même ma peau est en alerte, et quand l’ombre d’un
vautour s’envolant soudainement passe au-dessus de ma tête, je jure pouvoir ressentir une baisse
momentanée de la température. Je suis l’homme en alerte.
La chasse transforme profondément un endroit. La prose ordinaire du sol, ce qui se trouve
littéralement au ras de la terre, prend un aspect aussi superposé et élastique que des vers. Angelo,
mon Virgile dans ce monde, m’a appris comment lire sur le sol les traces d’un cochon sauvage.
Avez-vous remarqué la surface fraîchement labourée à la base de ce chêne ? Regardez comme la
terre n’a pas encore été craquelée par le soleil de la mi-journée ; cela indique que les cochons ont
remué les racines par ici depuis hier après-midi, jusque dans la nuit ou en début de matinée. Avez-
vous remarqué cette flaque d’eau légèrement évidée ? C’est un trou de boue où ils vont se vautrer,
mais voyez comme l’eau est encore parfaitement claire : les cochons ne l’ont pas encore troublée
aujourd’hui. On pourrait les attendre ici. Angelo dit que les cochons, qui voyagent en bande d’à
peu près une demi-douzaine d’animaux, suivent une routine quotidienne à peu près fixe, se
déplaçant d’un endroit à l’autre, se nourrissant, dormant et se rafraîchissant. C’est dans cette
chênaie qu’ils viennent déterrer des glands, des tubercules et des vers. Dans la chaleur de l’après-
midi, ils somnolent dans des nids ovales creusés dans le sol poussiéreux, à l’abri de ce buisson de
manzanita. Ils se rafraîchissent dans ces mares de boues, dont les contours portent les impressions
de leurs sabots délicats. Ils grattent la boue de leurs dos sur ce pin là-bas, celui dont le bas de
l’écorce a pris un aspect lisse et tanné. Et ils se déplacent d’un lieu pour cochon à un autre, en
suivant des voies étroites qui ouvrent temporairement l’épaisse fourrure d’herbe à ratlesnake qui
couvre les flancs de collines ; étant donné que l’herbe se redresse pour effacer leur passage après
quelques heures d’ensoleillement, vous pouvez vous faire une assez bonne idée du temps écoulé
depuis qu’ils sont passés par là. (Pollan 2006 : 334-335 ; ma traduction).

*
* *

Comme annoncé, l’article de Tim Ingold nous a permis de faire un large périple à travers les
multiples facettes de la marche à pied : partant de la conception darwinienne de l’évolution
des membres inférieurs, passant par celle que l’élite occidentale du 18e siècle se fait du
voyage, comparant la façon dont les occidentaux et les japonais se tiennent et se meuvent sur
le sol et considérant enfin l’étude classique de Goffman sur la navigation des piétons en ville,

- ce que l’on tient pour profondément naturel est en fait profondément construit ; il n’y a pas
de marche naturelle, pas plus qu’il n’existe une morphologie standard du pied : ces aspect font
l’objet d’une construction en situation, dans un rapport dialectique entre l’individu, l’univers
social, les outils et ustensiles mobilisés et l’environnement physique où se déroule l’action.

- Ce rapport est continuellement reconstruit par les individus et en évolution constante. On


voit pourtant qu’il est susceptible de marquer durablement leur corps, d’y imprimer des
modifications morphologiques qui retentissent sur ses aptitudes physiques — tout le monde
n’est manifestement pas capable de détacher un hameçon à l’aide des orteils —, sur sa façon
d’être au monde et sur ses conceptions, l’exemple de la théorie de l’évolution ou de la valeur
morale attachée à la posture grecque étant particulièrement parlant à cet égard.

- dimension historique et culturelle : l’interaction entre l’homme et son milieu n’est une
simple affaire d’écologie. D’une part, les pratiques se développent dans un cadre physique qui
ne cesse d’être modifié ; d’autre part, les techniques du corps s’inscrivent dans des cadres
culturels dont on a vu qu’ils pouvaient se développer — et parfois se maintenir — sur un
temps très long.

11
- Enfin, pas de perspective de l’activité qui n’inclurait pas les dimensions kinesthésiques et
perceptuelles. Ingold procède par petites touches, par questionnements et intuitions, par mise
en relation de données extrêmement variées — pour ne pas dire disparates. Il conserve par
ailleurs une perspective très large du point de vue des échelles de temps et des univers
culturels. L’enjeu est maintenant de se placer à un plus haut niveau de détail et de voir ce
qu’une perspective qui place la perception et l’incorporation de l’univers physique au centre
de ses préoccupations peut nous apporter de concret.

Myriem Naji, qui vient de soutenir sa thèse de doctorat au University College of London livre
un excellent exemple de la richesse d’une telle perspective, dans une étude qu’elle consacre
aux tisseuses de la région de Siroua, au sud du Maroc13. Son objectif est de considérer
l’activité technique du point de vue des techniciens et non pas seulement de celui des
techniques, des outils et des produits finis. Elle s’efforce par ailleurs d’évaluer la façon dont
l’activité contribue à construire le sujet et lui faire incorporer des normes sociales en même
temps qu’une expertise technique.

6.2. Tissage et construction morale dans le Sud marocain

La pratique du tissage implique bien plus que l’usage d’un métier à tisser. Le terme astta, qui
désigne notamment cet instrument, doit être abordé dans une acceptation beaucoup plus large.
Outre le métier, il désigne en effet — explicitement ou implicitement — le peigne à tasser, les
pinces en fer qui tendent le tissu, l’aiguille servant à corriger les erreurs, le coussin ou le
morceau de tissu sur lequel s’assied la tisseuse, mais également les courants d’air, la musique
venant de la radio et la lumière ambiante. Astta désigne ainsi à la fois le tissage en devenir et
le cadre dans lequel se déroule l’action.

Le fonctionnement de cet ensemble technique mobilise tous les sens et nécessite un long
travail d’incorporation avant que l’artisane en arrive à ne plus ressentir d’inconfort et agisse
sur la matière d’une façon qui soit à la fois efficace et extérieure à l’objet. Au cours de ce
processus d’incorporation « dans la synthèse corporelle », l’artisane agit sur la matière tout
autant qu’elle est « agie » :

Plusieurs points du corps sont simultanément sollicités et impliquent une variété de sensations : au
niveau du sol où elle est assise, elle ressent le froid qui engourdit ses membres inférieurs. Son
postérieur est décrit comme s’endurcissant et se refroidissant à force de supporter le poids de son
corps longuement immobilisé. À travers l’ensouple que ses pieds ou ses jambes touchent, elle
perçoit les vibrations dues aux percussions régulières du peigne à tasser que les autres tisseuses
utilisent de manière discordante. La peau du dos de la main, irritée par le passage continuel de la
main entre les fils de chaîne très serrés, prend un aspect farineux. Les doigts et en particulier
l’index sont souvent tailladés par les fils coupants de la chaîne. Les index des tisseuses de tapis
noués se déforment du fait de la violence du geste de nouage. La matière envahit les orifices : les
particules de laine et de poussière qui volètent autour de l’aire de travail, soulevées par les gestes
de croisement des fils et de tassage de la trame sont inhalées et avalées. De même, elle adhère aux
vêtements qui ne cessent de se salir. Les mains moites de transpiration absorbent la couleur (et les
propriétés toxiques) de la teinture mal rincée des fils. (Naji, sous presse, p. 3)

Le peigne en fer, très lourd — 1 à 2 Kg —, marque aussi le corps de la tisseuse, du fait de la


violence du choc avec la trame. Mais cette violence marque aussi le peigne, dont les dents
s’éliment au fil des décennies.

13
Naji, M., sous presse. La technique du tissage, lieu de construction morale pour les femmes du Siroua, dans le
Sud marocain. In C. Rosselin et M.-P. Julien (Eds) Anthropologie de la culture matérielle et construction des
êtres humains. Paris : Éditions du CTHS.
12
Un autre aspect important, du point de vue de l’engagement physique dans l’activité, tient en
ce que le tissage impose une progression verticale du travail, du bas vers le haut. La moitié
inférieure du corps est complètement immobilisée et « froide » — certaines la perçoivent
comme devenant « informe » —, tandis que le tronc et les membres supérieurs ne cessent de
s’agiter et « d’irradier de la chaleur ». Le corps de la tisseuse s’adapte à la position de
l’ouvrage, au fur et à mesure qu’il croît en taille vers le haut : commençant par se rehausser
sur des coussins, elle finit par travailler les bras en extension, en s’écorchant les mains sur les
nappes extérieure et intérieure lors du tramage, celle-ci étant très rapprochée dans la partie
supérieure du cadre. C’est à ce moment qu’il faut libérer la chaîne non-tissée, enrouler le tissu
autour de la poutre inférieure et reprendre le travail tout en bas, en se pliant en deux.

La matérialité du dispositif de tissage contraint les artisanes à exercer leur métier dans une
position assise et dans un espace très confiné. En général, les tisseuses travaillent côte à côte,
la vue masquée par la trame. Elles peuvent à peine bouger et gardent les yeux fixés sur le
cadre du métier. Leur posture n’est pas uniquement contrainte par le dispositif technique,
mais également par des règles sociales : les jeunes filles doivent se tenir droite lorsqu’elles
sont assises et conserver les jambes serrées ou couvertes. D’autres positions seraient pourtant
moins inconfortables pour réaliser certaines opérations de tissage — comme s’asseoir les
jambes écartées ou se tenir à genoux le postérieur légèrement redressé — mais cela leur est
interdit, car ces postures évoquent des positions sexuelles et risquent d’éveiller le désir des
hommes. Par ailleurs, l’immobilité fait également partie des techniques du corps typiquement
féminines — application du henné, cérémonie de mariage.

En ville, les tisseuses peuvent travailler jusqu’à 12 heures d’affilées, car l’adduction d’eau, la
diminution des tâches agricoles et l’existence de magasins les dispensent des corvées que
doivent assurer celles des montagnes, qui trouvent ainsi l’occasion de rythmer leur travail et
de le rendre plus supportable. L’activité est placée sous la responsabilité du chef de famille,
qui la délègue à la femme de la maisonnée la plus âgée ou la plus expérimentée. Les tisseuses
font respecter l’autorité auprès des récalcitrantes et le contrôle est intériorisé par chacune. Il
peut aussi s’exercer de l’extérieur puisque le bruit du peigne contre la trame renseigne
l’entourage sur ce que font les femmes à l’intérieur. Le tissage apparaît ainsi comme une
technique disciplinaire au service de la société patriarcale, de l’ordre moral et de l’économie.

6.2.1. Savoirs sur soi et réalisation de soi

Le processus de fabrication ne se confine pas à une production d’artefact ou à la mise en


œuvre d’une suite de savoirs plus ou moins spécialisés. Il engendre aussi une transformation
physique, psychologique et cognitive de l’artisan. Ainsi par exemple, la patience est une
compétence féminine que renforce la pratique du tissage dans les premières années
d’apprentissage — entre 8 et 15 ans. Le corps s’inscrit dans une « temporalité de la lenteur »
qui demande endurance et motivation, afin de maintenir malgré tout une intensité et une
vitesse constante. Il faut également que la tisseuse maintienne son sens de créativité et apporte
un soin constant à son travail.

Si la tisseuse est contrainte à sacrifier de sa personne pour répondre aux contraintes sociales et
techniques de son travail, elle en retire de la force et un prestige moral qui participe de sa
construction identitaire. Une tisseuse consciencieuse refuse d’utiliser des techniques plus
rapides mais qui donne un tissu moins régulier. Il y a en fait homologie entre l’aspect final de
la matière, la posture et l’attitude adoptées durant le travail et la droiture morale —

13
phénomène qu’Ingold évoquait déjà au sujet de la posture corporelle occidentale, héritée de
l’Antiquité grecque.

La rectitude [des] gestes [de la tisseuse] assure non seulement la perfection de l’objet fini, mais
aussi l’entretien de sa vertu. Les tisseuses de qualités sont celles qui entretiennent leur moralité à
travers une esthétique du geste juste, gestes soigneux, précis et attentifs. Si la moralité des femmes,
leur savoir et leur valeur sont lus dans leurs techniques du corps et dans les objets résultants de
celles-ci, cela est dû au fait que pour les sociétés du Siroua, les gestes techniques sont un dressage
moral. Le technique (dont fait partie l’esthétique), l’éthique et l’affectif sont inséparables dans
cette production mutuelle de sujets féminins moraux et de la technique. (Naji, sous presse, p. 8).

L’intérêt de cette perspective, comme le souligne Myriem Naji, c’est qu’elle permet de
comprendre plus finement l’expérience des femmes du Siroua qui vivent dans une société
patriarcale et dans un univers économique dominé par une logique capitaliste. D’une part, les
tisseuses valorisent l’adoption des normes sociales et la soumission aux contraintes de la
technique : une femme qui « résiste » — au plan moral ou technique — n’est pas considérée
comme une femme « intelligente » et « compétente », point de vue qui déborde d’ailleurs
largement le cadre du tissage.

On retrouve cette conception morale de l’effort physique dans une multitude d’activités qui se
caractérisent, comme le tissage, par une lutte continuelle contre la douleur et le laisser aller
corporel ou intellectuel. Dans un article consacré au bodybuilding féminin, Pascal Duret14
l’illustre bien lorsqu’il cherche à identifier les valeurs que les personnes interrogées mettent
dans cette activité sportive :

Marie et Isabelle n’opposent pas le cultivé à l’inculte, le raffiné au grossier mais l’acharné au
dilettante, l’opiniâtre au fumiste, l’ « authentique » au « frimeur ». Ainsi, quel que soit le domaine
culturel, Marie respecte les choix dès qu’ils supposent un défi difficile. Son cousin instituteur veut
passer une maîtrise puis faire un master, chapeau ! Respect ! Sa voisine se met intensivement au
piano à 50 ans, chapeau ! Respect ! A l’entendre parler, il m’arrive même de me demander si elle
perçoit seulement une différence entre le piano et les haltères. En tout cas son admiration ne va pas
uniquement aux adeptes des exercices physiques mais à toute personne qui cherche à se grandir
par l’effort dans des activités consacrées académiquement ou non. (2005 : 48-49)

Et lorsque qu’on demande à une de ces femmes de désigner une personne dans la salle de
gym qu’elle admire particulièrement, elle pointe sans hésitation un quinquagénaire
rondouillard qui peine manifestement « en s’efforçant de prolonger, au-delà du raisonnable,
une série d’abdominaux » (p. 49).

Pour les culturistes, transformer son corps n’est pas qu’une simple question de muscle mais surtout
de volonté. Vouloir, c’est partir en campagne contre le corps qui leur est imposé pour en faire un
lieu de dépassement de soi. Ainsi, faire du bodybuilding ce n’est pas d’abord chérir son corps mais
au contraire lui en vouloir, et vouloir en découdre avec lui. C’est chercher à plier à volonté sa
résistance face à la fatigue, à l’effort et à la douleur. Le gouvernement de soi exige d’aller à
contre-courant de la facilité, et de remonter la pente qui nous y entraîne. Faire un footing matinal
quand on n’aime ni courir ni se lever tôt est la preuve qu’on sait se commander. (…) Autant de
victoires qui participent de l’élévation de soi. » (2005 : 50 ; je souligne).

Pour en revenir au travail de Myriem Naji et aux tisseuses du Siroua, il est important de noter
que la soumission à la technique et aux contextes social et économique de production ne doit
pas être perçue comme purement négative. Tout d’abord, la discipline sur soi engendre un
14
Duret, P., 2005. Body-building, affirmation de soi et théorie de la légitimité. In C. Bromberger, P. Duret, J.-C.
Kauffman, D. Le Breton, F. de Singly et G. Vigarello (Eds) Un corps pour soi, pp. 41-65. Paris : PUF (Pratiques
physiques et société).
14
gain de savoir et de compétence qui permet aux femmes, comme on vient de le voir, de se
construire en tant que personne « morales » et « stables ». La permanence de l’activité de
tissage — opposable au caractère plutôt éphémère du tapis fabriqué — aide également à
structurer l’expérience quotidienne, cette structuration étant d’autant plus effective qu’elle
touche aux techniques du corps, à la répétition quotidienne de gestes et de postures insérés par
la pratique dans le schéma corporel.

Le processus technique procure également une certaine satisfaction, à la fois par le plaisir issu
de la manipulation de la matière et par celui que ressent la tisseuse lorsqu’elle a résolu un
problème complexe ou obtenu un résultat qui supporte la comparaison avec le travail des
autres. Ce plaisir de la manipulation existe dans toute activité nécessitant de la concentration
et un grand effort physique. Quand à « l’enchantement » que procure la vue d’un produit
réussit, il s’agit d’une émotion comparable à celle que décrit Alfred Gell au sujet des
émotions ressenties par les amateurs d’art devant une matérialisation de gestes techniques
complexes et bien exécutés. Du point de vue de la satisfaction, il y a aussi l’effet physique des
endorphines libérées par l’effort intense du travail. Certaines femmes parlent même
« d’addiction », ou évoquent la capacité du tissage à faire oublier les soucis.

Ici, on peut à nouveau élargir le champ, en considérant par exemple, les émotions et le plaisir
ressenti par ceux qui s’engagent dans l’activité ménagère. C’est ce que montre bien Jean-
Claude Kaufmann, dans un chapitre de son livre « Le cœur à l’ouvrage »15. Tout d’abord, le
plaisir final est manifestement proportionnel à l’effort consenti et au degré de conscience de
cet effort. Celles et ceux pour qui le ménage relève de la routine et d’automatismes profonds
et fermés (non-réflexifs) tirent une satisfaction moindre. Les autres, pris dans un rapport
passionnel — tour à tour négatif et positif — avec l’action ménagère en retirent un plaisir plus
prononcé.

Le goût particulier (et le coût) de l’économie des sensations est le lot de des mondes où règnent la
passion : passer en un instant du pire au meilleur, mais aussi du meilleur au pire. Arlette connaît
bien ces changements inopinés et violents. Elle qui vit le flottement des définitions, les agacements
perpétuels et le corps rebelle à l’action, n’en éprouve qu’avec plus de flamme la satisfaction
finale : « Il y a deux plaisirs : le rangement déjà c’est bien, on est content, mais ce qui m’excite le
plus c’est après, la satisfaction quand j’ai vraiment fini, c’est très agréable. » (1997 : 242)

Outre l’effort, il y a la fierté : fierté de dominer le corps pour mener l’action, fierté aussi de se
prouver à soi — et aux autres — que l’on est capable de « maîtriser une organisation
domestique complexe » (p. 243). Et comme dans le cas du tissage, la répétition de gestes et de
routines procure aussi un bien être par « abandon de soi dans les gestes », par diminution de la
charge mentale, « jusqu’à la sérénité reposante » (p. 247).

Enfin, il y a la sensualité de la tâche, son incorporation au travers des sens. C’est le cas de
Lola, qui vit l’entretien du linge comme une succession d’émotions olfactives.

[Q]uand elle est dans sa lessive, le plaisir futur de la bonne odeur nécessite (…) qu’elle s’imprègne
de négatif : « Le linge crad’, c’est vraiment crad’, c’est moche, ça pue, c’est affreux ! » Puis vient
l’acte rédempteur : « Ça tourne, y a plein d’eau, ça sort : c’est propre, ça sent bon ; c’est super.
J’aime bien le linge frai lavé qui sent l’assouplissant. » Suivi d’un cérémonial très particulier :
l’étendage sur les radiateurs, toujours pour l’odeur, pour obtenir un maximum d’odeurs : « Ça sent
bon, j’adore. Je mets à sécher sur les radiateurs : ça sent bon de partout dans l’appartement. »
Enfin arrive le moment de plaisir suprême, le repassage, où elle chante et danse, en communion

15
Kaufmann, J.-C., 1997. Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère. Paris : Editions Nathan (Presse
Pocket 10975)
15
avec elle-même et son linge, ses piles la bonne odeur. Fête des odeurs qui ne s’arrête pas là : le
plaisir continue longtemps après. « Et à chaque fois que je prends un mouchoir, ça sent bon le
linge repassé. Et quand je me mouche dedans, franchement, je le sens. » (1997 : 252)

Pour en revenir aux tisseuses du Siroua, une dernière raison pour laquelle la soumission aux
contraintes de l’activité procure satisfaction et plaisir chez certaines est la dimension
religieuse. Ici, le travail sur soi est assimilé à une purification qui apporte des bienfaits à la
tisseuse et sa famille, « voire l’assurance d’un accès au paradis. » (p. 9)

6.2.2. Une autre catégorie de « pouvoir d’action »

Outre la capacité à nous faire « entrer dans la peau des tisseuses », à mieux se figurer ce que
représente leur engagement physique dans l’activité, la perspective développée par Myriem
Naji permet d’enrichir le champ d’analyse des études féministes consacrées aux sociétés
arabo-musulmanes. Ces études mettent généralement l’accent sur la façon dont les femmes
construisent leur autonomie en résistant aux normes. Elles montrent aussi, à juste titre,
comment la technologie et le genre se construisent mutuellement. Toutefois, l’absence de
prise en considération de la dimension corporelle de l’action technique ne leur permet pas
d’approcher la réalité de cette co-construction mutuelle, ni d’appréhender la dimension
performative de l’activité technique, c’est-à-dire ce que sa pratique quotidienne fait émerger
comme émotion et comme représentation chez les praticiens.

Dans le cas des tisseuses du Sud marocain, le refus des normes ne paraît pas être,
paradoxalement, un facteur d’émancipation. Au contraire, la façon d’agir sur soi pour en tirer
de la satisfaction et se construire en tant que sujet individuel, passe par une incorporation des
contraintes sociales, morales et techniques. C’est cette incorporation, construite en interface
avec la matière, qui procure du pouvoir et du savoir. Comme le souligne Myriem Naji, « [l]a
discipline de tisser est donc à la fois contraignante et habilitante, imposition et pouvoir
d’action. » (p. 10) Plutôt que de considérer, comme nous sommes habitués à le faire en
occident, que l’épanouissement et la réalisation de soi passe par un désengagement de la
norme collective, la prise en compte de la dimension physique de l’activité nous force à
mesurer le rôle que peut jouer l’acceptation de la norme ou, plus précisément, la façon
« d’habiter une norme », pour reprendre les termes de S. Mahmood. Car c’est bien la
dimension contraignante de l’action sur soi qui habilite l’individu, mais cette habilitation n’est
rendue possible que par l’incorporation « de qualités et de capacités spécifiques qui leur
permettent d’habiter et de vivre le pouvoir des normes ». (p. 10).

Enfin, le pouvoir d’action des tisseuses s’étend sur la société dans son ensemble, et
notamment l’univers masculin :

À travers la production de tapis, les femmes créent leur monde comme domestique et stable,
séparé de, et opposé à celui, incertain et inconfortable, des hommes. Elles savent que, sans leur
travail productif et reproductif, les hommes ne pourraient être les sujets qu’ils sont. Dans un
contexte de chômage où les jeunes hommes refusent le travail agricole pour celui du commerce de
tapis, elles ne veulent pas les voir perdre leur pouvoir. Elles considèrent que, loin d’être contraire à
leur intérêt, le pouvoir des hommes dans la maison et son autorité sur les femmes est synonyme de
pouvoir des hommes dans le monde public, pour le bénéfice des femmes de leur famille. Loin
d’être seulement de passives exécutantes techniques et reproductrices de la norme, ces femmes du
Siroua sont également les tisseuses de leur société. (Naji, sous presse, p. 11).

16
* *

Dans les chapitres 2 et 3, nous avons exploré plusieurs dimensions des règles et contraintes
relatives au corps. Partant du travail de Norbert Elias sur l’évolution des manières de table,
nous avons vu que la notion « d’autocontrainte » posait problème, dans la mesure où elle
supposait une prise en charge individuelle des règles sociales, à travers un processus
d’éducation prenant cours dès l’enfance et façonnant — hors de la conscience de la personne
— les manières d’agir en société et les émotions. Comme le montre André Burguière (2004),
le processus d’autocontrainte qui prolonge la recomposition des normes de la commensalité
ne correspond pas à une phase de répression renforcée des pulsions et de l’affectivité, mais
plutôt à une phase où les règles sont suffisamment explicitées pour pouvoir être utilisées de
façon stratégique et réflexive. Nous en avons eu un exemple éloquent avec la description des
pratiques culinaires dans un café punk de Seattle. Avec le travail de Myriem Eladi, nous
pouvons à présent compléter le point de vue de Burguière, en constatant que ce n’est pas
seulement l’explicitation des règles qui en permet l’usage réflexif, mais également leur
incorporation, leur domestication par le corps, dont nous avons vu qu’elle devait, pour être
efficace, se construire dans un rapport initial de soumission. Comme le montre l’exemple des
tisseuses du Sud marocain, une façon « d’habiter » la norme est d’en tirer les conditions de sa
propre habilitation : habilitation à se penser et à se montrer aux autres en tant que « personne
morale » et « personne experte ». Clairement, une approche des pratiques qui dépasse le
caractère strictement social et interactionniste des comportements peut nous apporter une
compréhension plus fine des processus de construction des normes culturelles et des cadres
d’action.

C’est sur cette notion de constitution des « cadres » et « normes » d’action au travers d’un
engagement physique avec le monde matériel que je voudrais à la fois clôturer ce chapitre et
notre survol des multiples dimensions de l’action du corps et de l’action sur le corps. L’étude
qui nous servira d’illustration a été réalisée par Nicolas Dodier, un sociologue qui a réalisé un
travail de terrain intensif dans une entreprise de fabrication de fûts en tôle à la fin des années
198016. Son intérêt porte sur la façon dont les individus donnent à voir et jugent l’habileté
dans le maniement des objets. Nous sommes à la fois très proche de ce que montre Myriem
Naji, dans la mesure où ce qui habilite les individus aux yeux de leurs pairs, c’est leur
capacité à domestiquer et incorporer des contraintes propres aux dispositifs techniques, de
même que ce sont ces caractéristiques des dispositifs qui créent les conditions des
« performances » au travers desquelles l’habileté se donne à voir. Mais nous ne sommes pas
pour autant en présence d’une soumission à la technique : au contraire, le jeu — où le corps
occupe une place centrale — consiste à se désengager de la contrainte, ou tout au moins à en
donner l’illusion. L’intérêt pour nous est de voir à quel point ce désengagement n’est possible
qu’au terme d’une incorporation préalable des contraintes — elle même, clairement
habilitante — et qu’il émerge dans un contexte où règne une certaine compétition entre les
acteurs techniques, liée au contexte professionnel : diversité des postes de travail et des
contraintes qui les caractérisent, recrutement au terme de périodes d’essai, trajectoires
professionnelles au sein de l’entreprise, travail à la chaîne qui force l’individu à s’intégrer
dans un rythme collectif.

16
Dodier, N., 1993. Les arènes des habiletés techniques. Raisons pratiques 4 : 115-140.
17
6.3. Les arènes des habiletés techniques

Le travail de Nicolas Dodier vise à identifier et expliquer ce qu’il appelle les « arènes de
prouesses », c’est-à-dire la mesure concrète des capacités techniques face à une audience
(collègues, supérieurs, …) et au travers d’un certain nombre de médiations (observations
directes, rapports, comptages, images, …). Dans l’entreprise Palard — nom d’emprunt —
cette mesure se donne à voir autour de la manipulation de machines classiques de la
métallurgie : cisailleuses, presses, cabines de peintures, sertisseuses, dégrilleuses, soudeuses,
etc.). Leur maniement, notamment, révèle un certain nombre de qualités chez les salariés :
adresse, force physique, sang-froid et courage.

L’adresse, d’abord. Sur la ligne de sérigraphie, par exemple, la défileuse est une machine qui
prend les tôles une à une et les engage au rythme de 80 feuilles par minute. Lorsqu’on
effectue les réglages sur une nouvelle série, il faut régler la presse (en aval) par tâtonnement.
Dès lors, si la défileuse qui engage les tôles sur la ligne est mise en mode automatique, on
perd inévitablement beaucoup de feuilles entre deux commandes « marche » et « arrêt »,
même en allant très vite. Certains ouvriers sont capable de procéder manuellement, en
envoyant les feuilles une à une ; d’autres ne savent pas ou ne s’y risquent pas. Sur la même
ligne, certains ont développé le « coup de main » qui leur permet de saisir la feuille entre le
vernissage et la presse pour vérifier, sans arrêter la machine, si le réglage tient toujours.

Certaines machines requièrent de la force physique, surtout en cas de pane. Lorsque les
couvercles se coincent, par exemple, les individus rivalisent de force pour extraire le métal
tordu. Si personne n’est assez fort pour le faire, il faut démonter la machine, ce qui entraîne
une perte de temps.

Le sang-froid et le calme sont indispensables surtout en cas de problème. Les salariés insistent
sur l’importance de garder son champ d’attention « ouvert ». Ceux qui paniquent ou se
focalisent sur un aspect seulement du problème risquent l’accident car la chaîne ou la machine
continue à tourner.

Sur l’une des lignes de fabrication, la T3, le chef avait eu deux accidents graves, dont il lui restait
deux doigts coupés. Il était à quelques années de la retraite, et intervenait très peu sur les
machines, déléguant ce travail à son régleur. Les ouvriers de la ligne faisaient volontiers des
commentaires sur sa personnalité. En particulier, ils mentionnaient qu’il avait tendance à se
focaliser exclusivement sur l’incident à résoudre, dès qu’il y en avait un, et oubliait tout le reste :
« Il a les mains là et la tête ailleurs », « Mon chef il paraît calme comme ça mais c’est une
véritable bombe », « C’est une bombe à retardement », « C’est ça les gens nerveux, ils voient
quelque chose, il faut tout de suite qu’ils le fassent, sans réfléchir. » Le régleur lui avait confisqué
la clé d’accès à une machine difficile. Tout le personnel de la ligne reconnaissait faire
extrêmement attention dès qu’il s’agissait d’intervenir dans une machine pendant que le chef
faisait jouer simultanément les commandes manuelles, par exemple pour débloquer par à-coups un
fut coincé. (1993 : 119-120).

Il y a enfin le courage devant l’accident, voire la mort, que l’opérateur doit avoir dans un
environnement qui comprend des « entités menaçantes » : éléments coupants et contondants,
produits toxiques, rayonnements. Comme le résume Nicolas Dodier, « les arènes des
habiletés techniques distribuent les individus entre les pôles de l’adresse et de la maladresse,
de la force et de la faiblesse physiques, de l’expérience et de l’ignorance, du calme et de la
nervosité, du courage et de la pusillanimité. » (p.120).

18
6.3.1. Épreuves et jugements

La distribution des individus selon les pôles qui viennent d’être énumérés ne résulte pas de
leur hiérarchie professionnelle dans l’entreprise, ni d’ailleurs d’une hiérarchie informelle, liée
à une culture partagée. Elle s’établit à travers une multitude d’actes dans le cours de l’activité
qui sont inlassablement commentés et rappellent les qualités respectives des travailleurs.
Deux types d’actes sont mis en valeur par Dodier : les épreuves et les jugements.

Les épreuves peuvent se constituer dans le cours de l’action en un « théâtre » de l’habileté


technique d’une personne, autour de laquelle se met peu à peu en place une audience. Au
niveau du poste de fixation des colliers autour des couvercles de certains fûts, deux hommes
travaillent habituellement ensemble. Un jour, l’un d’eux s’absente et le second tente de faire
seul le travail commun. « Plusieurs ouvriers observent la scène, forment un cercle,
encouragent la vedette du moment, et applaudissent. » (p. 121).

L’épreuve peut prendre une tournure de compétition et viser à désigner un vainqueur et un


perdant. C’est le cas lorsqu’un travailleur dose le rythme de la chaîne et teste la capacité d’un
collègue situé en aval à suivre ce rythme. Elle peut aussi être préparée à l’avance — rites
d’accueil des nouveaux venus — et s’intégrer dans aux évaluations officielles, qui sont aussi
bien le fait des autres salariés que de l’agent lui-même, conduit dans certains contextes à
s’auto-évaluer.

Il y a enfin l’épreuve ludique, dans laquelle l’habileté se construit et se donne à voir en dehors
de l’activité technique. C’est le cas de cet ouvrier qui se sert d’un chalumeau pour chauffer le
vernis des fûts blancs mais également pour frôler les personnes qu’il appelle près de lui ou
pour provoquer sa voisine de ligne, provoquant peurs, rires, allusions sexuelles et
exclamations. Une telle épreuve demande de sa part des aptitudes qui lui sont reconnues par
les spectateurs.

Les chariots automoteurs qui s’arrêtent au dernier moment, les couteaux ou les marteaux qui
frôlent les collègues, les mélanges de produits savamment dosés pour exploser avec mesure, etc. :
tous ces objets peuvent servir pour ces scènes de quasi-incidents volontaires. Le ressort de ces
scènes est double : il met en valeur l’habileté du faiseur de farce, en jouant sur la finesse d’un
maniement qui suppose d’apprécier les infimes différences le faux incident et le vrai ; et il éprouve
en même temps les qualités de la victime, dont le courage ou la peur, la présence d’esprit ou la
panique, ressortiront de l’instant. La peur de la victime redouble en même temps la mise en valeur
des qualités de son agresseur, puisqu’elle témoigne du caractère surprenant des capacités de celui
qui sait ramener en temps voulu les objets dans leur droit chemin. (1993 : 122-123).

Du point de vue des jugements, certains sont explicites — reproches, compliments, récits de
prouesses — d’autres sont équivoques. Le silence, par exemple, peut prendre la forme d’une
marque d’estime profonde lorsqu’il suit un incident sur la machine. Inversement, les
reproches des supérieurs sont interprétés comme une marque de défiance, même s’ils sont
mérités. Quant à la proposition d’aide ou le conseil, ils peuvent être « interprétés dans la
situation comme prétention à posséder une habileté supérieure. » (p. 123) Les actes de
langage et les gestes sont scrutés chez ceux dont l’habileté ou la valeur reste incertaine ; ils
constituent aussi une source de commentaires potentiels lorsqu’ils sont perçus comme
tentatives de marquer une hiérarchie.

Une autre façon de signifier son estime pour une personne est l’attribution d’un poste
particulier. Sur la ligne figurent des postes qu’on ne confie qu’à des « personnes de
confiance », comme les « postes de tête », en aval de la ligne, ou la manipulation de machine
19
reconnues pour la finesse de leur réglage ou la fréquence des incidents. Une marque d’estime
plus formalisée encore est la position de la personne dans la nomenclature de qualification.
Pour un régleur de la T3, par exemple, « Les OS [agents de fabrication] ne connaissent pas les
machines, il faut les protéger. » (p.124), ce qui se traduit par une interdiction de d’accéder aux
parties mobiles des machines.

Les rapports entre jugements et épreuves sont complexes, parfois étayés par une épreuve
concrète, parfois lié de façon plus lâche et surtout allusive à une épreuve passée. Les réactions
des personnes jugées prennent plusieurs formes, qui constituent souvent des épreuves
réactives : par ex., déplacement des hiérarchies par extension des zones d’intervention sur la
machine, défis par rapport aux prétentions implicites d’habiletés, validation des jugements
antérieurs (placement, titre) par le spectacle des capacités actuelles (un chef qui intervient sur
une machine écarte d’autorité les autres personnes), protestations contre les hiérarchies par
renversement d’aptitudes.

L’arène des habiletés techniques prend forme dans ce creuset des épreuves et des jugements : d’un
côté des épreuves qui visent à infléchir les jugements des audiences ; de l’autre des jugements
produits et exprimés avec une référence souvent oblique à des épreuves concrètes ; enfin des
épreuves réactives qui font travailler des marques d’estime considérées tout au plus comme
prétention à l’habileté. (1993 : 125)

6.3.2. Personnalisation des objets

Dans les arènes de l’habileté technique décrites par Nicolas Dodier, le travailleur doit non
seulement manipuler correctement la machine, mais il doit s’efforcer d’être jugé par
l’audience comme l’auteur de la performance. C’est cela qui révèlera — ou non — ses
qualités propres. La difficulté dans une entreprise comme Palard, c’est que la performance est
distribuée entre humains et non humains (machines) qui agissent conjointement. Pour réaliser
une « prouesse technique », il faut prendre sur soi la plus grande part de l’activité technique et
cet impératif pousse les travailleurs à s’engager dans une exploration des objets qui visent à
les transformer, à les dépouiller de leur capacité à agir hors du contrôle humain.

Ainsi, certains dispositifs visent à repérer ou orienter les conduites humaines : forces de
rappel mues par la machine, qui entraînent le bras ou poussent le corps — par ex. menottes de
sécurité sur certaines presses, qui relèvent brutalement les bras au moment où la presse va
frapper la pièce ; guidages souples, qui visent à mettre le corps dans certaines position (par
ex. double commande), à effectuer des étapes dans un ordre précis, où à empêcher l’accès à
certaines parties dangereuses de la machine. Ce second type de dispositif est moins brutal que
le premier, mais il conduit également les individus à déléguer aux objets une partie du
guidage de son action et à diminuer l’attention qu’il y porte.

Pour mettre son habileté en valeur, un travailleur peut être conduit à supprimer ces dispositifs
qui contrôlent son action et en arrivent même parfois à gêner ses mouvements. Les
protections (carters, grillages, double-commande, menottes, baudriers, lunettes de sécurité,
gants, etc) matérialisent notamment l’idée que l’individu engagé dans l’action peut avoir des
défaillances qui menacent autant son intégrité physique que celle de la machine. Se
débarrasser de ces protections est une façon de signifier une habileté qui met à l’abri du
danger et permet de se démarquer des travailleurs ordinaires.

Enlever les gants quand on manipule des feuilles coupantes ouvre simultanément deux espaces de
prouesse : l’individu marque ainsi que les prises fines qu’il sent sur une feuille à mains nues sont
pertinentes dans son maniement — il en aura besoin, par exemple, pour apprécier l’épaisseur et la
20
régularité de la couche de peinture déposée sur la feuille — ; il marque en même temps que son
adresse le met à l’abri des accidents qui menacent les plus maladroits lorsqu’ils manipulent ces
feuilles. Le dépouillement de soi, le travail à main nue sans protection inutile fait entrer la
personne dans une arène d’habileté. (1993 : 127)

Mais la suppression des « objets secondaires » ouvre également de nouvelles potentialités et


avec elles de nouvelles formes de prouesses. Faire fonctionner une machine « à découvert »,
la dépouiller entièrement de ses dispositifs de contrôle, y découvrir des commandes masquées
par le concepteurs, modifier ou « bidouiller » celles-ci au point de rendre la machine initiale
méconnaissable — toutes ces action d’appropriation témoignent de l’expertise acquise par
ceux qui les manipulent et de leur capacité à transformer une « boîte noire » en « boîte grise »,
à y tracer « des surfaces et des chemins d’accès. » (p. 128). Utiliser la machine comme l’a
conçu son concepteur, s’en tenir à un éventail d’interventions limité, confère au contraire un
statut « assez misérable » dans une arène d’habileté.

6.3.3. Personnalisation des usages

Une autre possibilité pour le travailleur de mettre son habileté en valeur est le développement
de compétences personnelles dans le maniement des objets et des machines. Nous ici au cœur
de cet « ajustement progressif entre les personnes et les choses » (p. 129), de ce
développement d’aptitudes propres à et issu de l’action technique et difficilement
verbalisable. Nocolas Dodier les qualifie de repères individuels et les oppose aux repères
extérieurs que sont les règlements, modes d’emploi, procédures et autres usages en vigueur.

Leur importance — et leur valeur — tient en ce qu’ils sont mis au point par les individus et
liés aux incidents ou difficultés auxquels ils sont directement confrontés. La maîtrise est
acquise au prix d’une familiarité avec l’objet et assure un succès de l’activité qui rejailli sur
les qualités propres de la personne. Ici, le « mystère du rapport familier à l’objet » ainsi que
son caractère difficilement verbalisable participent pleinement de l’effet produit sur
l’audience :

Le spectacle d’une habileté véritable suppose que l’observateur ait des difficultés à reconstituer les
repères intermédiaires de l’action. C’est bien cette invisibilité des intermédiaires qui conduit
l’observateur à imputer les résultats de l’activité technique à des capacités détenues en propre par
l’utilisateur. L’usage des objets techniques devient alors hermétique à l’observateur. Cet
hermétisme devient spectacle lorsque l’individu réussit à mettre en scène le contraste entre les
déplacements infimes de son corps vis-à-vis des commandes et les effets démultipliés à travers la
machine. Le théâtre de l’habileté est un jeu sur le contraste entre les « petites causes », si petites
qu’elles en sont invisibles, et des « grands effets ». Le mystère de la réussite est une composante
du prestige individuel. Puisque rien ne permet de comprendre, extérieurement, le processus de la
réussite, c’est que l’utilisateur de la machine a un accès à l’objet que lui seul maîtrise. (1993 :
130).

Au final, tout indique qu’une « prouesse véritable » est réalisée en repoussant autant que
possible les composantes externes de l’activité (protections, objets secondaires, repères
extérieurs) au profit des aptitudes forgées par l’individu dans son rapport à l’objet technique.
Dans un tel contexte, c’est sur l’individu que reposent au final les succès et les échecs de
l’activité, le rapport à l’environnement technique ayant alors tendance à s’exprimer dans des
termes très psychologiques. Ainsi, pour signifier qu’une situation peut être surmontée, malgré
l’absence de règles et de dispositifs de sécurité, un opérateur dira qu’il a « confiance en lui ».
Celui qui ne se fie pas à cette expertise et s’en tient strictement à des repères extérieurs
témoignera, au contraire, d’une absence de « confiance en soi », d’une « peur » — comme cet
« aide-conducteur sur la ligne de sérigraphie [qui] dit du marqueur qu’« il a peur de travailler
21
en manuel », « il n’a pas confiance en lui », alors que lui déclare avoir d’emblée « osé
travailler en manuel ».

6.3.4. Potentialité des objets

Les modes d’appropriation des machines dépendent des caractéristiques des machines, que
Nicolas Dodier propose de suivre selon trois entrées : commandes, affichage des repères,
formes des échanges avec l’environnement.

Du point de vue des commandes, on peut opposer les machines digitalisées, peu sensibles à
l’engagement corporel (un bouton de contact fonctionne indépendamment de la pression
exercée), aux machines dont la manipulation requiert des gradients fins d’engagement
corporel : levier de défileuse, manette de réglage de la pression de peinture, réglage du
« calage » des feuilles sur la presse de lithographie. Le dosage se fait alors par repères
individuels que le travailleur doit découvrir par lui-même pour assurer un effet satisfaisant sur
l’objet.

En ce qui concerne l’affichage des repères, on peut opposer les objets qui livrent leurs repères
sous forme de plages continues à ceux qui les livrent sous forme discontinue, accessible à tous
y compris les spectateurs de l’action technique. Les repères qui prennent la forme de plages
continues sont plus difficiles à identifier, ils demandent un entraînement sensoriel, une
découverte progressive par l’utilisateur — comme « les nuances grises, par exemple, dans la
figure blanche sur fond blanc créée par l’acétone sur un couvercle de fût. » (p. 132). Dans ce
contexte, la réussite des manipulations est imputée aux qualités personnelles de l’utilisateur.

Enfin, en termes d’interactions avec l’environnement, on peut opposer les « machines


fermées » dont la manipulation et relativement ou complètement indépendante des conditions
extérieures et les « machines ouvertes » qui nécessitent un ajustement constant aux conditions
extérieures, au « milieu associé ».

D’un côté on trouvera par exemple la T3, la ligne de fûts pour laquelle les machines, une fois
réglées, sont généralement compatibles avec toutes les tôles qui arrivent de l’amont, sans que les
opérateurs aient à se soucier d’autres paramètres. De l’autre côté, on trouvera des machines
sensibles à des variations imperceptibles dans la qualité du métal comme la B2, à l’humidité de
l’air comme sur la ligne de sérigraphie, à la qualité de la peinture, mais également, si l’on étend la
notion de milieu associé aux êtres humains, aux variations de goûts des clients, ou aux réactions
des ouvriers en avals face au surcroît de travail imposé par des produits légèrement défectueux.
(1993 : 133-134)

Si plusieurs points de sensibilité interviennent simultanément, on peut à nouveau opposer les


machines selon qu’elles sont « intérieurement cloisonnées », de sorte que le réglage d’un
paramètre ne retentit pas sur les autres paramètres, ou « intérieurement décloisonnées », leur
réglage supposant alors une recherche d’équilibre entre les différents paramètres, travail qui
se révèle à la fois plus difficile à formuler selon des règles et met en jeu une habileté plus
valorisée.

On le voit, les potentialités de l’objet technique, telles que les analyse Nicolas Dodier, nous
renvoient à la notion de « bundle » ou « paquet de qualités » discutée par Webb Keane au
sujet des processus de construction sémiologique (voir § 5.3.2.). Dans cette perspective, on a
d’une part des objets dont les propriétés physiques créent les possibilités d’émergence
d’usages et de sens, et d’autre part des acteurs qui, en interagissant avec les objets dans un

22
contexte historiquement et socialement situé, concrétisent ces possibilités selon des termes qui
leur sont propres.

Or c’est exactement ce que décrit Nicolas Dodier : dans un contexte professionnel où se


développent des « arènes d’habiletés », les propriétés des machines sont exploitées soit
directement, soit au terme de diverses manipulations, afin de théâtraliser les compétences
individuelles. Et ces compétences données à voir au sein des « arènes d’habileté » sont bien
assimilables à des signes, à un langage souvent implicite, parfois explicite, qui contribue non
seulement à singulariser les individus, mais également à « indexer » leur psychologie. Il est
possible que Dodier se raidirait à l’idée de voir ses « arènes » interprétées en termes
sémiologiques, mais en s’inscrivant dans la perspective développée par Webb Keane — et
avec lui, Charles Saunders Peirce — le rôle fondamental de la matérialité de l’objet et de
l’engagement de la personne dans sa manipulation reste au premier plan. Ce qui change,
relève plus du vocabulaire et de la perspective théorique explicitement adoptée que du
contenu.

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