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LUDWIK FLECK

GENESE

ET DÉVELOPPEMENT

D'UN FAIT SCIENTIFIQUE

Traduit de I'allemand
par

Nathalie Jas

Préface de lia na L6wy


Postface de Bruno Latour

Champs sciences
PRÉFACE

FLECK DANS SON TEMPS,


FLECK DANS NOTRE TEMPS :
GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UNE PENSÉE

Un livre venu de nulle part ?

L'histoire officielle de Genése et développement d'un


fait scientifique est celle d'un ouvrage três original surgi
du néant. Ce livre n'a pas trouvé d'audience lors de sa
publication et a été découvert tardivement grâce à un
concours de circonstances exceptionnelles. À Ia fin des
années 1940, I'historien des sciences Thomas Kuhn,
Titre original: physicien dont l'osuvre se dirigeait alors vers I'épisté-
Entstehung und Entwicklung mologie des sciences, remarqua par hasard I'ouvrage
einer wissenschaftlichen Tatsache de Fleck en lisant une note de bas de page dans un livre
© Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1980 du philosophe Hans Reichenbach, Experience and
Die Erstausgabe erschien 1935 bei Benno Schwabe & Co Prediction. Cette note ne se référait nullement au
© 2005, pour Ia traduction française et Ia préface contenu du livre. Reichenbach, dont Ia vision des
par Société d'édition Les Belles Lettres
95, bd Raspail, 75006 Paris. '
sciences était aux antipodes des idées développées par
© Éditions Rarrmarion, 2008, pour cette édition Fleck, faisait seulement allusion à des illustrations de
ISBN: 978-2-0812-1483-5 squelettes humains reproduites dans le livre de ce der-
nier. Kuhn fut pourtant intrigué par le titre Genése et
x GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XI

développement d'un fait scientifique, dont le thàme fai- L'histoire de Ia découverte du livre de Fleck, telle
sait écho à ses propres préoccupations'. qu'elle est présentée dans Ia préface de Ia traduction
Kuhn affirme que sa premiére lecture du livre de anglaise de Genése et développement d'un fait scienti-
Fleck, en 1950, fut assez superficielle, puisqu'il ne maf- fique ou dans celle de Ia traduction du recueil des
trisait bien ni I'allemand ni Ia problématique médicale articles de Fleck en langue anglaise, Cognition and
discutée par Fleck. 11 fut cependant suffisamment Fact, posséde I'accent épique de certains récits de
impressionné par certains arguments avancés dans grandes découvertes scientifiques : une découverte
Genése et développement pour mentionner Fleck, dans importante faite par un savant isolé dans I'indifférence
Ia préface de Structure des révolutions scientifiques, de ses collégues et le silence du milieu professionnel, Ia
parmi les auteurs qui avaient influencé sa propre pen- reconnaissance tardive de I'importance d'idées déve-
sée2. La renommée du livre de Kuhn attira I'attention loppées en marge des institutions officielles, Ia gloire
d'autres chercheurs sur I'ceuvre de Fleck, et le socio- posthume du savant 3. Une telle présentation est pour-
logue Robert Merton a promu Ia traduction anglaise. tant aux antipodes de Ia vision de Ia science développée
Celle-ci fut publiée en 1979, alors que Ia « sociologie par Fleck. Selon lui, le mythe d'un génie isolé dévelop-
de Ia connaissance scientifique » se développait et que pant une ceuvre importante est un pur non-sens. La
I'histoire des sciences connaissait un nouvel essor. science moderne, souligna Fleck à maintes reprises, est
Genése et développement d'un fait scientifique fut toujours une activité collective. La production et Ia vali-
réédité en allemand, traduit en plusieurs autres langues dation des connaissances scientifiques ne peuvent être
et intégré au corpus des travaux de sociologie des réalisées à I'écart ni de Ia société ni de Ia culture. 11 est
sciences. Un demi-siécle devait s'écouler avant que le donc probable que le développement des idées de Fleck
temps fút rnúr pour Ia diffusion des idées de Fleck parmi lui-même ne fit pas exception à cette rêqle. C'est pour-
les philosophes, les historiens et les sociologues de Ia quoi Ia premiare parti e de cette postface trace les cir-
science. Fleck lui-même, décédé en 1961 (une année constances qui ont vu naftre les idées novatrices de
avant Ia publication de Ia premiére édition de Ia Fleck, en insistant sur le « collectif de pensée » qui a
Structure des révolutions sCientifiques), ne put bénéfi- favorisé I'éclosion de ces idées. La deuxiéme partie suit
cier de ce réveil d'intérêt pour ses idées. I'évolution de Ia pensée de Fleck. Enfin, Ia derniére par-
tie survole rapidement Ia réception de ses idées.

1. Thomas Kuhn, « Foreword » (1979), dans Ludwik Fleck,


Genesis and Development of a Scientific Fact, trad. Fred Bradley &
Thaddeus J. Trenn, Chicago & Londres, The University of Chicago 3. Thaddeus Trenn, « Preface ». dans Fleck, Genesis and
Press, 1979 (1935), p. vii-xiii. Development of a Scientific Fact, op. cit., p. xiii-xix;Robert Cohen
2. Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions et Thomas Schnelle, « Introduction -, dans Robert Cohen et Thomas
Chicago & Londres, The University of Chicago Press, 1962 Schnelle (dir.), Cognition and Fact : Materiais on Ludwik Fleck,
(deuxiéme édition élargie, 1970). Dordrecht, Reidel, 1986, p. ix-xxxiii.
XII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XIII

Pendant I'occupation soviétique (septembre 1939-


La double marginalité de Ludwik Fleck. juin 1941), Fleck, qui poursuivait ses recherches et ses
publications dans des revues scientifiques, fut nommé
Ludwik Fleck (1896-1961) naquit à Lvov (Lemberg) en comme enseignant à I'école de médecine de Lvov
Ukraine, dans une famille juive. Lvov appartenait alors à (rebaptisée institut médical d'Ukraine) et directeur du
I'empire austro-hongrois. La ville devint polonaise en laboratoire municipal de bactériologie. Déchu de ses
1919, fut occupée par I'armée soviétique en 1939, avant fonctions avec I'occupation allemande de Lvov et
d'être conquise par les Allemands en 1941. Dans cette déporté au ghetto de cette ville, Fleck travailla dans le
ville, dans laquelle il vécut jusqu'en 1943, Fleck fit des laboratoire de I'hôpital du ghetto, et y développa un test
études de médecine entre 1914 et 19204• Attiré par Ia bac- de diagnostic du typhus, puis un vaccin contre cette
tériologie, il devint I'assistant de Rudof Weigel, un spécia- maladie préparé à partir de l'antiqéne trouvé dans I'urine
liste du typhus mondialement renommé, d'abord à des malades. Le typhus était un problêrne de santé
Przemysl, puis à I'université de Lvov ou Weigel fut nommé majeur non seulement dans le ghetto, mais aussi pour
professeur de bactérioloqie". Fleck ne parvint cependant les troupes allemandes. Aussi les Allemands encoura-
pas à obtenir un poste universitaire et travailla de 1923 à gerent-ils une production à grande échelle du vaccin
1928 à I'hôpital général de Ia ville de Lvov, ou il devint le élaboré par Fleck. En 1943, avec Ia liquidation du ghetto
directeur du laboratoire du département de dermatologie de Lvov, Fleck, sa femme et leu r fils furent déportés à
et des maladies vénériennes. Cette tâche lui permit de se Auschwitz. Repéré par les Allemands comme un expert
familiariser avec le test de Wassermann ; il écrivit d'ailleurs du typhus, il fut envoyé à Buchenwald, ou il participa à
durant cette période plusieurs articles sur le pertectionne- Ia production d'un vaccin contre cette maladie. Cette
ment de ce test. En paralléle, Fleck ouvrit un laboratoire activité garantit sa survie et celle de sa famille. Aprés Ia
privé d'analyses médicales. Entre 1928 et 1935, il travailla guerre, Fleck occupa une série de postes universitaires
également comme directeur du laboratoire d'analyses de et de recherche en Pologne (à Lublin, Wroclaw et
Ia caisse d'assurance maladie de Ia ville de Lvov, poste Varsovie), et devint membre de l'Académie polonaise
qu'il perdit en 1935, alors que I'antisémitisme sévissait en des sciences. Spécialisées en immunologie, ses
Pologne. Jusqu'en 1939, Fleck travailla uniquement dans recherches scientifiques portaient avant tout sur le rôle
son laboratoire privé. des globules blancs dans les maladies infectieuses, et
sur le phénomêne de « leukergie » (agglutination des
leucocytes), qu'il fut le premier à décrire. En 1957, avec
4. Thomas Schnelle, « Microbiology and philosophy of science, Ia libéralisation partielle du régime com muniste en
Lwow and the German holocaust : Stations of life-Ludwik Fleck, Pologne, Fleck et sa femme obtinrent Ia permission
1896-1961 ", dans Cohen et Schnelle (dir.), Cognition and Fact :
Materiais on Ludwik Fleck, op. cit., p. 3-36.
d'émigrer en Israel ou vivait déjà leur fils. Là, Fleck fut
5. Sur Weigel, cf. Paul Weindling, Epidemics and Genocide in employé par l'lnstitut des recherches biologiques de Nes
Eastern Europe, 1890-1945, Oxford, Oxford University Press, 2000. Ziona. 11 mourut en Israel en 1961.

h
XIV GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XV

Toute sa vie Fleck travailla comme bactériologiste et de savant et de penseur, avec son statut professionnel.
immunologiste, et il mena aprés Ia guerre une carriére Par ailleurs, Fleck fut peut-être d'autant plus marginal
scientifique réussie dans ce dornaine. Entre 1926 et qu'il avait développé un point de vue non orthodoxe sur
1946, il développa, en paralléle à son activité scientifique, des questions clés dans son domaine scientifique, à
des réflexions hautement novatrices sur Ia science, et savoir Ia stabilité des espéces bactériennes et Ia spéci-
dont le point d'orgue fut Ia publication, en 1935, de ficité chimique des anticorps".
Genése et développement d'un fait scientifique. Une des Les idées scientifiques de son maftre, Rudolf Weigel,
raisons de I'originalité de I'reuvre de Fleck est son furent probablement le point de départ des réflexions de
ancrage profond dans le vécu des chercheurs, résultat Fleck sur Ia dynamique des rapports entre les micro-
de sa riche expérience professionnelle. 11 est cependant organismes pathogénes et leurs hôtes. Weigel avait éla-
trés rare qu'un chercheur travaillant sur Ia paillasse par- boré Ia théorie de Ia « cyclogénie ", selon laquelle des
vienne à prendre du recul sur ses activités quotidiennes, bactéries pathogénes comme certains parasites proto-
à les objectiver, et à en faire une analyse fine et détaillée. zoaires, tels que celui de Ia malaria, ont des cycies de
À mon sens, deux facteurs peuvent expliquer cette parti- vie complexes dans I'organisme. De tels cycies ne peu-
cularité présentée par Fleck : d'une part sa marginalité au vent être observés dans les conditions standardisées
sein de Ia profession, à Ia fois institutionnelle et théorique, de Ia culture des bactéries en laboratoire. Fleck alia plus
et d'autre part I'existence en Pologne d'une tradition de loin dans cette direction. Pour lui, toutes les observa-
réflexion sur Ia médecine enracinée dans I'observation tions faites dans le laboratoire ne peuvent être que des
des activités des rnédecins, artefacts. La théorie de Ia cyclogénie n'allait pas suffi-
Fleck, n'ayant pu obtenir de poste universitaire avant samment loin, puisqu'elie postulait I'existence d'un
Ia guerre, a été obligé de s'en tenir à des emplois dans nombre restreint de formes microbiennes possibles.
des laboratoires d'analyses de routine. 11 n'a pour autant Fleck soutint que les bactéries ont des capacités quasi
jamais renoncé à ses aspirations scientifiques, et a illimitées de modifier leu r structure (Ia morphologie, les
continué de se percevoir comme un chercheur. La pour- antigénes de I'enveloppe bactérienne) et leur métabo-
suite de recherches scientifiques et Ia publication d'ar- lisme, et qu'elles le font pendant leur interaction avec
ticles dans des revues savantes furent des moyens de leur hôte",
persévérer dans cette direction et d'avoir accés à Ia
communauté scientifique. L'institutionnalisation de I'en-
seignement de I'histoire et de Ia philosophie de Ia méde- 6. Gad Freundenthal et lIana t.ôwy, « Ludwik Fleck's role in
cine en Pologne entre les deux guerres, com me society. A case study using Joseph Ben David's paradigm for the
I'existence d'une tradition locale de réflexions théoriques sociology of knowledge ", Social Studies of Science, 18, 1988,
p.625-652.
sur Ia médecine, auraient pu fournir à Fleck une voie 7. Ludwik Fleck, « Sur le concept de l'espêce en bactériologie »
alternative pour s'intégrer dans un milieu universitaire (en polonais), Polska Gazeta Lekarska, 10(26), 1931, p. 522-539 ;
et pour concilier I'idée qu'il avait de lui-même, à Ia fois Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 109.
XVI GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XVII

En paralléle, Fleck s'opposa fortement à Ia vision


dominante de I'immunité comme réaction entre les L'école polonaise de philosophie de Ia médecine :
structures chimiques fixes des bactéries (des antigénes) réflexions critiques sur Ia pratique médicale.
et des molécules bien définies dans le sérum (Ies anti-
corps). La vision chimique de Ia relation antigéne / anti- Le premier texte épistémologique de Fleck fut un
corps devait être remplacée par une perception selon article publié en 1927 dans le bulletin Archives d'histoire
laquelle les anticorps ne sont pas des entités chimiques et de philosophie de Ia médecine 10. 11 s'agissait du texte
fixes, mais des propriétés physico-chimiques du sérurn", d'une conférence faite un an plus tôt dans le « Cercle
Une telle vision dynamique et holiste (ou « écologique ») des amateurs de I'histoire de Ia médecine » de Lvov, un
des interactions entre I'hôte et le parasite était à contre- organe local de I'association polonaise d'histoire et de
courant des idées développées par Ia grande majorité philosophie de Ia médecine 11. Les médecins sont sou-
des bactériologues et des immunologistes des années vent intéressés par I'histoire de leur profession, et cer-
1920 et 1930. Durant cette période, ces deux disciplines tains nourrissent une véritable passion pour I'histoire et
furent dominées par des approches chimiques et par pour les réflexions philosophiques. La revue Archives
des recherches focalisées sur Ia spécificité des anti- d'histoire et de philosophie de Ia médecine reflétait les
génes bactériens et des anticorps sériques". L'oppo- traditions des « médecins humanistes », mais, en paral-
sition de Fleck aux idées dominantes de sa discipline et léle, se réclamait explicitement d'une autre tradition :
Ia recherche de I'origine de ce qu'iI considérait comme celle de l'École polonaise de Ia philosophie de Ia méde-
des idées erronées ainsi que les raisons de leur persis- cine12. Le terme « École polonaise » fut proposé par le
tance, voilà deu x éléments qui stimulérent certainement médecin et historien de Ia médecine Wladylaw
sa réflexion. Un autre paramétre important dans Ia Szumowski en 191713• 11 s'agissait d'un regard rétros-
genése de sa pensée est peut-être I'existence, en
Pologne, d'une tradition de réflexion critique sur Ia pra-
10. Ludwik Fleck, « Ouelques traits spécifiques de Ia pensée
tique médicale : celle développée par l'École polonaise rnédicale » (en polonais), Archiwum Historji i Fi/ozofji Medecyny, 6,
de philosophie de médecine. 1927, p. 55-64.
11. Fleck fut parmi les membres fondateurs de ce cercle, et par-
ticipa à toutes ses réunions, en 1925 et 1926. J. Fritz, « Notes des
réunions de cercle des amateurs de I'histoire de Ia médecine à
Lvov ", Archiwum Historji i Fi/ozofji Medecyny, 4,1925, p. 154-156;
ibid., 4,1925, p. 331-332; ibid., 5,1926, p. 149 ; ibid., 5,1926, p. 299.
12. Adam Wrzosek, « Les buts et les tâches des Archives de
I'histoire et de Ia philosophie de Ia médecine ", Archives d'histoire et
8. Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 148. de Ia phi/osophie de Ia médecine, 1, 1924, p. 1-13.
9. Arthur Silverstein, A History of Immunology, San Diego, 13. Wladyslaw Szumowski, « Ouelques mots sur I'École polo-
Academic Press, 1989 ; Anne-Marie Moulin, Le dernier langage de naise de Ia philosophie de Ia rnédecine », Polski Miesicznik Lekarski,
Ia médecine, Paris, PUF, 1991. Kiev, 5-6,1917.
XVIII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XIX

pectif sur I'activité intense d'un groupe de médecins telles trajectoires professionnelles étaient impossibles
polonais au tournant du siêcle, qui ont réfléchi sur Ia pour les médecins polonais. Nombre d'entre eux furent
nature de I'activité médicale. Cette activité fut ralentie formés à I'étranger (Ie plus souvent en Allemagne) dans
par les conséquences de Ia révolte de 1905 contre I'oc- des écoles de médecine de pointe. Cependant, à leu r
cupation russe : Ia fermeture du journal La critique médi- retour en Pologne, tous, y compris ceux attirés par Ia
cale, lieu principal des débats de cette école, Ia mort ou recherche scientifique ou par I'action sociale, furent obli-
I'activité ralentie de plusieurs participants actifs à ces gés de se tourner vers I'exercice pratique de Ia méde-
débats, et finalement Ia premiêre guerre mondiale. cine. C'est ainsi que certains parmi eux furent
L'établissement de I'enseignement de I'histoire et de Ia particuliêrement sensibles au fait que les importants
philosophie de Ia médecine dans des écoles de méde- acquis de Ia « médecine scientifique -. dans Ia
cine aprés Ia proclamation de I'indépendance de Ia deuxiême moitié du XIXe siêcle, n'ont pu se traduire par
Pologne ne conduisit cependant pas au renouveau de des progrês thérapeutiques. Leurs connaissances
cette tradition. L'institutionnalisation de ces disciplines approfondies en physiologie, en pathologie, en embryo-
contribua plutôt au développement d'approches plus tra- logie ou en histologie n'étaient pas d'un grand secours
ditionnelles et à I'alignement des réflexions théoriques quand il s'agissait d'alléger les souffrances de leurs
au sujet de Ia médecine sur les tendances développées malades et d'infléchir le cours de Ia maladie. Ce déca-
dans ce domaine à I'étranger. Cependant, certains lage entre les développements théorétique et pratique
articles publiés dans Archives d'histoire et de Ia philo- de Ia médecine fit sans doute naftre des réflexions sur
sophie de Ia médecine durant Ia premiêre période de Ia les rapports entre art et science de Ia médecine, sur le
parution de ce journal (1924-1929) se situaient dans Ia rôle des classifications en médecine, sur Ia différence
continuation de Ia tradition de l'École polonaise de phi- entre I'entité « maladie » et les phénomênes patholo-
losophie de Ia médecine. giques uniques observés chez un individu unique, ou
Les médecins-philosophes polonais avaient réfléchi encore sur les éléments pris en compte lors d'une déci-
sur Ia spécificité de Ia médecine en prenant comme sion médicale. De telles réflexions furent notamment
point de départ les activités professionnelles quoti- développées dans les écrits de Tytus Chalubinski (1820-
diennes des médecins. 11 semblerait que Ia combinai- 1889), d'Edmund Biernacki (1866-1911), d'Wladyslaw
son inhabituelle de Ia pratique médicale et des réflexions Bieganski (1857-1911), et de Zygmunt Kramsztyk
abstraites sur cette pratique ait reflété les répercussions (1848-1920)14.
sur Ia médecine de Ia situation politique en Pologne à Ia Zygmunt Kramsztyk occupe une place particuliêre
fin du XIXe siêcle. Des médecins occidentaux aux aspi- parmi les penseurs de l'École polonaise. 11 fut le fonda-
rations théoriques s'étaient orientés vers Ia recherche
scientifique et les carriêres universitaires, et ceux inté- 14. Voir à ce sujet lIana L6wy, The Polish School of Philosophy
ressés par les aspects sociaux de Ia médecine étaient of Medicine : From Tytus Chalubinski (1820-1889) to Ludwik Fleck
devenus des hygiénistes. Sous I'occupation russe, de (1896-1961), Dordrecht, Kluwer, 1990.
xx GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXI

teur et I'éditeur de Critique médica/e, journal qui, durant Dans son livre et dans ses articles, Fleck ne cite pas
Ia courte période de sa parution (1897-1908), joua un les travaux de l'École polonaise de Ia philosophie de Ia
rôle clé dans I'émergence des réflexions théoriques sur médecine. Cela n'a rien d'étonnant : Fleck ne fait
Ia médecine en Pologne. Kramsztyk fut aussi celui, aucune référence aux travaux des historiens et des phi-
parmi les penseurs polonais, dont les idées, notamment losophes de Ia science et de Ia médecine. Nous pou-
sur Ia nature des « faits cliniques », furent les plus vons supposer néanmoins qu'il connaissait certains
proches de celles développées par Fleck. Une obser- travaux de l'École polonaise. Lorsqu'il était étudiant à
vation neutre et objective, selon Kramsztyk, ne peut I'école de médecine de Lvov, I'histoire de Ia médecine
exister. Le but d'une observation influence inévitable- était enseignée par Wladyslaw Szumowski, un propa-
ment Ia nature de cette observation : nous tendons à gateur zélé des idées de l'École polonaise. Durant sa
percevoir en priorité les éléments qui nous semblent période d'activité dans le cercle des Amateurs de I'his-
utiles. En outre, les phénomênes naturels sont toujours toire de Ia médecine à Lvov (1925-1926), il a vraisem-
observés à travers les « yeux de I'esprit », c'est-à-dire à blablement lu le journal Archives d'histoire et de /a
travers le filtre des idées préconçues de l'observateur, philosophie de /a médecine, qui publia à cette époque
Par exemple, lorsque les idées changent sur Ia nature plusieurs articles discutant les idées de Chalubinski, de
d'une maladie, les médecins perçoivent certains phé- Bieganski, de Biernacki et de Kramsztyk. Leur pensée,
noménes pathologiques d'une maniêre radicalement dif- oubliée par Ia suite, était três répandue dans les cercles
férente. Pour cette raison les illustrations dans les atlas médicaux en Pologne dans les années 1920.
de pathologie, censées être les représentations fidêles Les penseurs associés à l'École polonaise de philo-
des observations cliniques, vieillissent souvent mal 15. sophie de Ia médecine ne furent súrernent pas les seuls
Or ces idées évoluent sans cesse. La science est un à influencer I'évolution des idées de Fleck. Ce dernier
phénomêne dynamique qui ne peut être appréhendé en mentionne dans son livre Ia psychologie de Ia Gesta/t,
dehors d'une perspective historique : « Pour un scienti- les sociologues Émile Durkheim et Wilhelm Jerusalem, et
fique, Ia science est immobile - pour un historien c'est I'anthropologue Lucien Lévy Bruhl. De même, son article
un courant rapide ; pour le premier, Ia science existe - « Sur Ia crise de Ia "réalité" » de 1929, qui contient de
pour le second, elle devient'". » La distance n'est pas si nombreuses idées développées dans Genése et déve-
grande entre une telle vision dynamique de Ia science et /oppement d'un fait scientifique, est une réponse directe
celle développée dans Genese et déve/oppement d'un à un texte du physicien Kurt Reizler qui discute les consé-
fait scientifique. quences épistémologiques de Ia théorie de Ia complé-
mentarité de Niels Bohr". Cependant le contact avec les

15. Zygmunt Kramsztyk, Notes critiques sur Ia médecine (en


polonais), Varsovie, E. Wende, 1899. 17. Vehuda Elkana, « Is there a distinction belween internal and
16. Zgmunt Kramsztyk, «Sur I'importance du savoir historique -, external sociology of science? ", in Cohen et Schnelle (dir.),
(en polonais), La critique médicale, 3,1899, p. 253-256. Cognition and Fact : Materiais on Ludwik Fleck, op. cit., p. 309-316.
XXII GENESE ET OÉVELOPPEMENT O'UN FAIT SCIENTlFIQUE PRÉFACE XXIII

penseurs OU les courants cités par Fleck dans son livre de vue unique et homogéne sur Ia maladie. Le mieux
n'explique pas les origines de son innovation méthodolo- qu'il soit possible de faire est de développer des points
gique majeure : Ia conviction - déjà explicitée dans I'ar- de vue partiels et incommensurables : « Dans le cas
ticle « Sur Ia crise de Ia "réalité" » - que toute réflexion d'un probleme médical, on est obligé de changer sans
théorique sur les sciences doit être solidement ancrée cesse I'angle de vision et d'abandonner une attitude
dans I'observation des activités concrétes des cher- mentale consistante [: -l ceei conduit à I'incommensu-
cheurs : « On confond les sciences naturelles et sciences rabilité des idées développées à partir des meniéres dis-
exactes avec ce qu'elles devraient être, ou plutôt avec tinctes d'appréhender les phénoménes petnoloçiques.
ce qu'on voudrait qu'elles soient": » 11est possible que Pour cette raison, une compréhension uniforme de Ia
Fleck ait été inspiré, dans sa démarche, par I'approche morbidité n'est pas possible. Ni Ia théorie cellulaire, ni
des médecins-philosophes polonais, à savoir fonder Ia I'humorale, ni I'approche fonctionnelle des maladies, ni
réflexion à propos de Ia nature de Ia médecine sur une le point de vue "psychogénique" ne peuvent seuls épui-
analyse détaillée des pratiques des médecins. ser toute Ia richesse des phénoménes motbkies'". »
Dans son deuxiéme texte théorique, I'article « Sur Ia
Des maladies aux « faits scientifiques » : le dévelop- crise de Ia réalité » de 1929 (publié dans Ia revue alle-
pement des idées de Fleck. mande Die Na turwissenscha ften) , Fleck radicalisa sa
vision et affirma que non seulement les maladies
Le point de départ des réflexions épistémologiques humaines mais aussi les bactéries qui induisent des
de Fleck fut Ia spécificité de Ia médecine. En atteste le maladies sont impossibles à appréhender d'un point de
titre de son premier texte théorique, « Sur quelques vue uniforme et unique. Selon lui, le but de chaque inves-
traits spécifiques au mode de pensée médical ». tigation modifie I'investigation elle-même et influence Ia
Certaines des idées discutées dans ce texte font écho à perception des objets étudiés. Le même microbe étudié
des débats conduits par les philosophes polonais de Ia par les biochimistes et par les épidémiologistes corres-
médecine de Ia génération précédente. Fleck explique pond en fait à deux entités incommensurables, et ceci
ainsi que les « maladies » sont des entités fictives qui dans le sens le plus littéral - ils ne sont pas mesurés
n'existent que dans les classifications construites par selon les mêmes méthodes. Pour cette raison, « en fin de
des médecins. Or nous trouvons dans Ia nature une compte on arrive à des vérités divergentes et non échan-
variabilité quasi infinie de phénoménes pathologiques. geables qui dépendent du but de l'investigation ». Toute
La complexité et Ia multi-dimensionnalité de ces phéno- connaissance scientifique dépend du contexte de sa pro-
ménes rendent illusoire I'espoir de développer un point duction, ce qui peut expliquer les écarts entre des

18. Ludwik Fleck, « Sur Ia crise de Ia "réalité" » (en aliemand), 19. Fleck, «Ouelques traits spécifiques de Ia pensée médicale ",
Die Naturwissenschaften, 18, 1929, p. 425-430. op. cito
XXIV GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXV

connaissances scientifiques produites par des cultures production des connaissances nouvelles est avant tout
différentes. « 11y a des cultures, par exemple Ia culture un labeur collectif et que « les réalités existantes se fon-
chinoise, qui, dans des domaines importants tels que Ia dent sur le travail continu et sérieux de tres grands
médecine, sont arrivées à des conclusions tres diffé- groupes » se trouve au centre de Genése et dévelop-
rentes de nous, les Occidenteux. Devons-nous les punir pement d'un fait scientitloue.
par notre pitié ? IIs ont une histoire différente, des aspi-
rations différentes et des exigences différentes qui sont Science et technoscience : instruments, méthodes et
décisives pour leur cognition. » Des études épistémolo- " faits »,
giques doivent donc toujours prendre en considération le
contexte social, culturel et historique du développement L'argument développé dans le livre de Fleck est bien
des connaissances'". trop riche pour tenter de le résumer en quelques para-
Pour Fleck, « Ia cognition n'est pas une contempla- qraphes'", Nous pouvons juste mettre en avant
tion passive ni I'acquisition d'une seule perception pos- quelques éléments saillants. Le point de départ de Fleck
sible de quelque chose donné d'avance. C'est une fut une controverse entre deux savants allemands,
interrelation active, une instance de façonnement et Wassermann et Bruck, sur Ia priorité de Ia découverte
d'être façonné, bref, un acte créatif ». Fleck présente Ia de Ia réaction d'un test diagnostique de Ia syphilis. Fleck
science comme « un labeur incessant, synthétique plu- s'est appuyé sur cette controverse pour s'opposer à
tôt qu'analytique, semblable à une tiviere qui creuse son I'idée qu'on peut parler d'un « découvreur » (ou de plu-
propre Iit ». Cette image saisissante des interactions sieurs « découvreurs ») d'un fait scientifique nouveau, et
dynamiques et non prédéterminées entre Ia « science » pour opposer à Ia vision qui met en avant le rôle des
et son « contexte » met aussi en relief une autre idée « grands hommes » et des « génies de Ia science »
importante de Fleck : Ia science est un effort collectif (Newton, Lavoisier ou Pasteur) celle de Ia science
des êtres humains. Définir Ia production des connais- comme travail collectif et comme phénoméne social et
sances scientifiques comme « labeur » ne veut nulle- culturel. La réaction de Wassermann se prêtait particu-
ment dire dévaloriser ces connaissances. Pour Fleck, liérement bien à une telle analyse.
c'est exactement le contraire : « De quoi veut-on que Ia
réalité absolue soit indépendante ? Si on désire Ia
21. Un exemple parmi d'autres : Fleck discute le fait que les
rendre indépendante des humains, on doit prendre en
médecins de l'Antiquité, puis ceux de Ia Renaissance, ont repré-
considération le fait que dans un tel cas elle n'aura senté les organes sexuels féminins comme un miroir des organes
aucune utilité pour des êtres humains. » Esquissée brié- masculins, et ont décrit les physiologies sexuelles féminine et mas-
vement dans « Sur Ia crise de Ia "réalité" », I'idée que Ia culine comme paralléles. Fleck reproduit, pour illustrer ses propos,
des images de livres d'anatomie. Voir Genése et développement
d'un fait scientitique, p. 65-66. Cette idée est au centre du livre de
Thomas Laqueur, Making Sex : Body and Gender from the Greeks
20. Fleck, « Sur Ia crise de Ia "réalité" », op. cit. to Freud, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990.
XXVI GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXVII

La description de I'agent étiologique de Ia syphilis, utiliser le langage de Fleck, d'un « style de pensée »
Ia bactérie Treponema pallidum, en 1905, fut immé- et d'un « col/ectif de pensée » nouveaux'".
diatement suivie (en 1907) par Ia description par Fleck s'appuie sur d'autres exemples tirés de son
Wassermann et ses collaborateurs d'un test sanguin expérience de bactériologue et de sérologiste pour ana-
pour Ia détection de cette maladie. Le principe de ce Iyser les éléments qui influencent Ia genêse et le déve-
test était une réaction du sérum des personnes infec- loppement des faits scientifiques. 11 se penche sur le rôle
tées avec un extrait de tissus provenant d'un animal décisif de I'apprentissage, donc de I'acquisition d'un
syphilitique. Cette réaction devait révéler Ia présence « style de pensée d'une communauté scientifique don-

d'anticorps spécifiques contre le tréponême. L'obser- née » (c'est-à-dire des connaissances considérées
vation selon laquelle le sang des malades réagit aussi comme acquises, les méthodes utilisées pour répondre
avec des extraits du tissu sain a mis en question I'hy- à des questions considérées com me légitimes et perti-
pothêse selon laquelle ce test révélait Ia présence des nentes, et les modalités de validation des connais-
anticorps spécifiques. Le test de Wassermann mesu- sances nouvelles), et sur Ia maniêre dont les chercheurs
rait « des changements dans le sang syphi/ítique », perçoivent les phénomênes naturels. Ce « style de pen-
explique Fleck, mais il n'était nullement clair pour sée » permet aux chercheurs de retrouver I'ordre dans
déterminer de quels changements il s'agissait. En le chaos initial des observations faites en laboratoire, et
outre, le test décrit par Wassermann et ses collabo- d'insérer ces observations dans le corpus des connais-
rateurs n'était pas suffisamment fiable pour une utili- sances de leu r discipline scienfífique'". Fleck s'intéresse
sation diagnostique. L'incertitude concernant ses en parallêle au rôle des méthodes employées pour étu-
bases théoriques rendait plus ardues les tentatives dier les phénomênes dans leu r fabrication. Les cher-
de le perfectionner. Aussi les chercheurs furent-ils cheurs observent Ia nature et établissent les « teits . à
obligés de procéder par tâtonnements. De telles ten- travers le prisme du style de pensée de leu r commu-
tatives furent cependant poursuivies par des cen- nauté scientifique. La codification stricte des conditions
taines, voire des milliers de spécialistes, qui ont dans lesquelles les chercheurs ont observé des bacté-
réussi en fin de compte à améliorer ce test et à le ries pathogênes a ainsi profondément influencé les
rendre utilisable en clinique. Pour Fleck, I'histoire de résultats de ces observations : « Les espéces ont été
Ia transformation collective de Ia réaction de perçues comme fixes parce qu'el/es ont été étudiées
Wassermann démontre qu'un fait scientifique n'est selon une méthode fixe et rigide, explique Fleck. Le style
pas « découvert » par un chercheur qui a eu un de pensée qui fut einsi développé a permis Ia perception
moment d'illumination mais est le fruit d'efforts conti-
nus de Ia part d'un três grand nombre d'individus. À
22. Le terme « sty/e de pensée » peut indu ire en erreur. En fait,
terme, un tel effort conduisit au développement d'une ce terme englobe à Ia fois les concepts et les pratiques partagées au
pratique nouvelle, mais aussi à I'émergence d'une sein d'une communauté scientifique donnée.
nouvelle spécialité médicale, Ia sérologie, ou, pour 23. Fleck, Genése et déve/oppement d'un fait scientifique, p. 65.
XXVIII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXIX

de nombreuses formes et I'étab/issement de nombreux tifique récente. Le collectif de Ia science contemporaine,


faits utíles. Mais íI a aussi rendu impossible Ia recon- explique-t-il, devient de plus en plus dense. C'est là, et
naissance d'autres formes et d'autres tens": » non dans des qualités abstraites telles que les diffé-
Fleck souligne que le développement de Ia science rences entre les créativités artistique et scientifique, que
est toujours contextuel, historique et contingent. 11n'y a réside Ia principale différence entre Ia science et I'art :
aucune trajectoire prédéterminée ni de progression défi- « L'artiste traduit ses expériences en une certaine pro-
nie à I'avance. Une autre succession des événements duction matérielle par certaines méthodes convention-
historiques, une autre évolution des innovations tech- nelles. Sa /iberté individuelle est en fait restreinte. S'il
niques, ou bien d'autres formes d'organisation sociale dépasse certaines /imites, son ceuvre cessera d'exister.
auraient certainement produit d'autres « styles de pen- Le scientifique traduit aussi son expérience, mais ses
sée» et d'autres « faits ». En 1929, Fleck constate déjà méthodes et les matériaux qu'íI utílíse sont plus proches
que « Ia trajectoire des sciences est três affectée par d'une tradition spécifique - celle de Ia science [. ..]. Si
I'ordre dans lequel les solutions sont trouvées, dans Ia l'on appelle "densité sociele" le nombre des interactions
mesure ou un tel ordre détermine le développement des entre les membres d'un collectif, Ia différence entre le
possibílítés techniques, I'éducation des futurs chercheurs collectif des scientifiques et celui des artistes sera sim-
et Ia formation des concepts et des compereisonsê ». plement Ia différence respective de leurs densités : le
Les techniques d'investigation de Ia science contempo- collectif de Ia science est beaucoup plus dense que celui
raine, souligne-t-iI dans Genése et développement d'un de I'art. Les obstacles qui limitent le chercheur scienti-
fait scientifique, sont ainsi le résultat d'un développement fique dans sa /ibre créetion, et qu'on perçoit comme "Ie
historique précis : « Elles sont telles qu'elles sont à cause noyau dur de Ia réalité" auquel il est confronté au cours
de leur histoire petticuiiére. » Les concepts scientifiques de son travail, résultent de cette oensité?'. »
actuels, fruits d'une histoire spécifique, sont loin d'être Ia La complexité et Ia densité de Ia science contempo-
seule possibilité logique d'ordonner et de comprendre les raine reflêtent des développements institutionnels. La
phénomênes naturels. On ne saurait donc comprendre Ia structure social e de Ia science contemporaine, souligne
science sans se pencher sur son histoire : « Toute théo- Fleck dans Genese et développement d'un fait scienti-
rie de Ia connaissance qui ne pratique pas I'analyse hts- fique, est immédiatement visible à toute personne qui veut
torique comparative n'est qu'un vein jeu de mots, une bien s'y intéresser : « Nous voyons un travaíl collectif orga-
epistemologia imaginabílís26• » nisé avec une division du travail, un travail en commun, un
Dans deux courts textes publiés en 1939, Fleck élar- travaíl préparatoire, des moyens techniques, un échange
git ses réflexions sur Ia spécificité de Ia recherche scien- contradictoire d'idées, de Ia polémique, etc. De nom-

24. Fleck, ibid., p. 163. 27. Ludwik Fleck, « Réponse au commenlaire de Tadeusz
25. Fleck, « Sur Ia crise de Ia "réalilé" -. op. cit. Bilikiewicz " (en polonais), Przeglad Wspolczesny, 18n, 1939,
26. Fleck, Genese et développement d'un fait scientifique, p. 44. p. 168-172.
xxx GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXXI

breuses publications sont signées par plusieurs auteurs image de Fleck résume aussi de maniére concise une
et, en plus de ces derniers, dans le cas des sciences des idées centrales développées à partir des années
exactes, les noms de /'institution et de son directeur sont 1970 par des études sociales et culturelles de Ia
presque toujours cités. /I existe une hiérarchie scientifique, science. Les phénoménes observés par Ia science
des groupes, des disciples et des opposants, des socié- contemporaine sont des « techno-phénoménes »,
tés, des conqrês, des périodiques, des institutions appréhendés et représentés à travers les technologies
d'échanges28, » Dans un de ses derniers textes sur Ia et les pratiques des chercheurs'". Pour Fleck - et pour
science, « Protnémes de Ia science de Ia science » les chercheurs qui étudient Ia science aujourd'hui -, ce
(1946), Fleck met de nouveau I'accent sur ce point : « On constat ne veut nullement dire que les travaux des
ne peut pas percevoir les sciences comme un ensemble scientifiques se déroulent dans un vide et sont du
d'énoncés ou comme un systéme de pensée. Ce sont des domaine de Ia libre construction. Le concept de « résis-
pnénoménes culturels complexes, autrefois peut-être indi· tance » développé par Fleck résume efficacement les
viduels, de nos jours collectifs [. ..]. Une structure organi· interactions complexes entre les activités des cher-
sée spécifique avec ses hiérarchies, ses modalités de cheurs et les contraintes imposées par le monde maté-
communication et de coopération, ses tribunaux internes, riel, I'horizon indépassable de leurs investigations32.
son opinion publique et ses instances de décision29• » Mais, d'autre part, I'impossibilité intrinséque de séparer
En 1939, Fleck rattache en paralléle Ia densité crois- les objets et les phénoménes étudiés - « Ia chose en
sante du collectif de Ia science contemporaine à Ia com- sol» - et les méthodes utilisées pour I'étude de ces phé-
plexification des instruments et des approches utilisés noménes transforme toutes les tentatives d'étudier Ia
par les chercheurs. Par voie de conséquence, il est de science sans étudier en même temps les pratiques des
plus en plus difficile de distinguer entre les phénoménes scientifiques en une « épistémologie imaginaire ».
et les méthodes utilisées pour les produire : « Les spé-
cialistes dépassent d'une meniére croissante /'idée de Ia Une science qui circule : des experts et leur public.
"chose en soi", car, lorsqu'ils pénétrent plus en proion-
deur leur objet d'étude, ils se trouvent de plus en plus Fleck ancre fermement Ia science au cceur de Ia
distanciés des "cnoses" et plus proches des société. Un « fait scientifique » est toujours produit par
"méthodes" : plus on s'enfonce dans Ia forêt, moins on un seul « collectif de pensée ». 11se cristallise à travers
rencontre d'arbres et davantage de búcnerone". » Cette des tâtonnements, des doutes, une mise en question,
des débats et des controverses, puis il se stabilise, et

28. Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 78.


29. Ludwik Fleck, « Problémes de Ia science de Ia science » (en 31. Pour Ia discussion de ce point chez Fleck, cf. Allan Young,
polonais), Zycie Nauki, 1, 1946, p. 332-336. The Harmony of lIJusions : Inventing Post Traumatic Stress Disordet:
30. Fleck, « Réponse au commentaire de Tadeusz Bilikiewicz », Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 9-10.
op. cito 32. Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 162.
XXXII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXXIII

devient un « faít íncontestable » pour le collectif d'ori- et profanes de Ia syphilis. La syphilis fut perçue comme
qine. Toute trace de labeur investi dans sa production est une malédiction héréditaire, liée à Ia dégénérescence.
alors soigneusement gommée ; les « faits » deviennent D'oú Ia force de I'image populaire du « sang syphílí-
naturels, évidents, allant de soi, et les chercheurs tíque », qui a joué un rôle important dans I'obstination
oublient souvent Ia rnanlére précédente de voir des des chercheurs à élaborer un test sanguin capable de
choses : « Comment pourraít-íI en être euuemeot" ? » mettre en évidence Ia présence d'un « mauvaís sang »;
Les faits scientifiques ne restent pourtant pas confinés à Selon Fleck, les chercheurs ne sont pas isolés du
un cercle réduit de spécialistes. Pour exercer une monde extérieur. IIs sont affectés par les événements
influence, ils doivent quitter leu r communauté d'origine et extérieurs à Ia science, et en même temps les façon-
se déplacer parmi d'autres « collectífs de pensée -. nent (( une riviére quí fait son lit » ). Ceci est encore plus
scientifiques ou nono Fleck consacre une parti e impor- vrai s'ils travaillent sur une question - telle que celle du
tante de son livre à de tels déplacements. La circulation diagnostic de Ia syphilis - qui a une grande importance
des « faíts scíentífíques » est d'abord une source d'in- sociale et culturelle, et qui a généré une multitude
novation à I'intérieur de Ia science. Les connaissances d'images puissantes'". En outre, dans un tel cas, le
« círculent à /'íntéríeur de Ia communauté, sont taíllées, « cercle ésotéríque » des experts interagit ave c les

transformées, renforcées ou affaíblíes, ínfluencent cercles exotériques consécutifs - celui des utilisateurs
d'autres connaíssances, I'élaboratíon de concepts, de professionnels (des chercheurs et des professionnels
conceptíons et d'habítudes de penséeê" ». Certaines dans d'autres domaines) -, puis avec celui du public en
choses sont perdues, mais d'autres sont trouvées durant général, et enfin, si le problérne scientifique a des réper-
ce processus : « Cette transformatíon de style de pen- cussions sociales directes, avec Ia sphére polltique'",
sée - c'est-à-díre Ia transformatíon de Ia dísposítíon pour Ainsi, le ministre allemand de Ia Santé, Friedrich Althoff,
une perceptíon dírígée - donne de nouvelles possíbílítés a joué un rôle important dans Ia mise en chantier et Ia
de découvertes et crée de nouveaux faít$35. » promotion d'un test sanguin pour Ia détection de Ia
Les « faíts scíentífíques » sont aussi enrichis par leur syphilis. Conscient de I'importance de Ia syphilis com me
circulation en dehors du domaine cios de Ia recherche problérne de santé publique, et de peur que les
scientifique. Fleck s'intéresse de ce fait aux interactions
entre les représentations savantes et populaires des 36. Fleck, Genêse et développement d'un fait scientifique, p. 30-
phénomênes naturels. Dans Ia prerniére partie de 33. La transmission de Ia syphilis à Ia descendance est une infection
Genése et développement d'un faít scíentífíque, il se classique : les méres contaminées peuvent transmettre le germe à
penche sur I'histoire des perceptions professionnelles leurs enfants, notamment au cours de I'accouchement. La croyance
en 1'« hérédosyphilis » fut pourtant si tenace que, même aprés Ia
description du germe de cette maladie, certains chercheurs ont sou-
33. Fleck, ibid., p. 152. tenu qu'un enfant syphilitique pouvait naftre d'un pére contaminé et
34. Fleck, ibid., p. 79. d'une mére indemne.
35. Fleck, ibid., p. 190. 37. Fleck, ibid., p. 196.
XXXIV GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXXV

Allemands soient dépassés dans ce domaine par les moins grande (une certaine tolérance des faux néga-
Français, Althoff a initié les recherches sur un test san- tifs"), 11fallait s'assurer, par ailleurs, que, en dépit de Ia
guin pour Ia détection de Ia syphilis, fourni les moyens complexité de ce test et de Ia nécessité de le recalibrer
matériels et suivi de prés I'avancée des travaux". en permanence, il soit exécuté correctement dans les
Un autre aspect important, seulement évoqué par laboratoires d'analyse de routine.
Fleck, est le rôle de Ia standardisation, de Ia régulation Dans les années 1920, Ia Ligue des nations organisa
et de I'encadrement légal des « faits scientifiques» pro- une série de conférences internationales dont le but était
duits par les chercheurs dans le « développement» de de comparer des méthodes utilisées dans divers labo-
ces faits. Le collectif de pensée des sérologistes rendit ratoires de sérologie à travers le monde. Des experts,
utilisable Ia réaction de Wasserman, « en unifia Ia mise qui avaient élaboré des variantes de Ia réaction de
en ceuvre, du moins qrosstérement, ce qui fut réalisé Wassermann, recevaient des échantillons de sérum
grâce à des moyens fondamentalement sociaux : (selon I'usage, environ une moitié provenait de malades,
conqrés, presse, reglements et mesures législatives39 ». et I'autre d'individus sains), et devaient les tester en
Cet aspect important de Ia circulation du test de aveugle selon leur méthode. L'objectif souhaité était
Wassermann fut rendu plus saillant encore par I'histoire I'obtention de moins d'un pour cent de résultats faux
de ce test aprés 1935. Un diagnostic positif de Ia syphi- positifs. L'association nord-américaine des microbiolo-
lis était lié à Ia stigmatisation du malade et au boulever- gistes convoqua des conférences semblables. En plus,
sement de Ia vie familiale. Par ailleurs, en I'absence d'un elle vérifia systématiquement Ia qualité des analyses
traitement véritablement efficace de cette maladie, un conduites dans les laboratoires américains d'analyse ;
résultat positif du test de Wassermann faisait planer le les laboratoires qui avaient produit trop de résultats faux
spectre de Ia souffrance et d'une mort prématurée pour positifs risquaient de se faire retirer I'autorisation de pra-
le malade, son conjoint et ses enfants. 11fallait donc tiquer Ia sérologie de Wassermann. Les conférences et
s'assurer que chaque résultat positif corresponde en les contrôles de qualité confirmêrent qu'aux mains des
effet à une infection par le tréponêrne". C'est pourquoi spécialistes le test de Wassermann était hautement
le test fut calibré pour une spécificité maximale (pas de fiable, et qu'un individu ayant reçu un résultat positif
tolérance des faux positifs), au prix d'une sensibilité avait plus de 95 % des chances (voire plus de 99 % de

41. Dans d'autres situations on peut faire un choix opposé. Face


38. Fleck, ibid., p. 121. à une épidémie qui se propage rapidement, les spécialistes vont
39. Fleck, ibid., p. 139. souvent préférer calibrer le test diagnostique pour une sensibilité
40. Le Salvarsan, introduit par Paul Ehrlich en 1909, puis les maximale, aux dépens de Ia spécificité. Leur but sera de repérer
dérivés de cette molécule, furent un grand pas en avant dans Ia thé- avec certitude tout individu contaminé, même au prix d'un certain
rapie de Ia syphilis, mais leu r efficacité ne fut que partielle, et le trai- nombre de faux positifs : iI est moins grave dans de telles conditions
tement était long, désagréable, et non dépourvu de risques, puisque de mettre en quarantaine quelques personnes indemnes que de per-
ces substances avaient une toxicité considérable. mettre aux personnes contaminées de circuler dans Ia communauté.
XXXVI GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXXVII

chances s'il était testé dans un laboratoire de haut soupçons des épidémiologistes. Dans les années
niveau) d'être infecté par le tréponérne. Lorsque Fleck 1950, il s'avéra que le test de Wassermann avait en
écrivait son livre, le lien entre le test de Wassermann et fait une spécificité faible : les changements dans le
Ia maladie syphilis était un fait scientifique stable, sang syphilitique mesurés par ce test pouvaient être
confirmé à maintes reprises. retrouvés dans d'autres pathologies, parmi elles les
La confiance en Ia fiabilité du test de Wassermann a maladies auto-immunes, certaines affections cardio-
conduit à Ia généralisation du dépistage de Ia syphilis vasculaires ou des maladies du foie42. De tels « vrais
par Ia voie légale. Ce dépistage était auparavant limité à faux positifs » n'ont pas été repérés avant I'introduction
des populations ciblées, comme les malades présentant de tests de dépistage de masse, puisque durant cette
des symptômes suspects ou les clients des cliniques période Ia syphilis était três fréquente au sein de Ia
spécialisées dans le traitement des maladies véné- population testée. La proportion de « vrais faux posi-
riennes. À Ia fin des années 1930 et dans les années tifs » dans cette population fut donc négligeable com-
1940, il fut étendu à des populations non ciblées, telles parée à celle des individus infectés par le tréponérne.
que les soldats ou les candidats au mariage obligés de Ceci fut également vrai pour les échantillons testés
passe r des examens médicaux prénuptiaux. La généra- dans des conférences internationales. Par contre, Ia
lisation du dépistage de Ia syphilis produisit cependant fréquence de Ia syphilis au sein de Ia population géné-
des résultats inattendus. Le test de Wassermann avait rale fut souvent moindre que celle des pathologies qui
été calibré pour une spécificité maximale aux dépens de produisent des « vrais faux positits " ».
sa sensibilité. On pouvait dês lors s'attendre à ce que le Le fait scientifique nouveau étudié par Fleck, « le fait
nombre des cas dépistés tút minime en regard de Ia fré- que Ia prétendue réaction de Wassermann est liée à Ia
quence de Ia syphilis, estimée par les épidémiologistes, syphilis », s'est en fin de compte avéré beaucoup moins
au sein de Ia population générale. C'est exactement le
contraire qui fut constaté : le nombre des cas dépistés fut 42. Aujourd'hui les ehereheurs eonsidérent que le test de
sensiblement plus grand que les projections épidémiolo- Wassermann mesure des antieorps eontre Ia eomposante lipidique
giques. L'écart entre les données épidémiologiques et du tréponéme. De tels antieorps sont moins spéeiliques que les anti-
sérologiques fut particuliérement visible dans les popu- eorps eontre les protéines baetériennes, et ils ont une réaetion croi-
sée avee des lipides qu'on retrouve dans les tissus normaux. En
lations faiblement touchées par Ia syphilis. En outre, cer-
outre, dans eertaines pathologies I'organisme produit des antieorps
tains individus dépistés positifs - par exemple, les jeunes eontre des lipides, qui induisent un résultat positil du test de
filles de « bonne famille » à Ia veille de leu r mariage - ne Wassermann. Bernard Zale, « Some eomments on Fleek's interpre-
pouvaient être accusées à Ia léqére de dissimuler un tation 01 the Bordet-Wassermann reaetion in view 01 present bio-
ehemieal knowledge ", dans Cohen et Sehnelle (dir.), Cognition and
passé libertin.
Fact: Materiais on Ludwik Fleck, op. cit., p. 399-408.
Le développement d'un test de dépistage de Ia 43. lIana L6wy, « Les laits seientiliques et leur publie : I'histoire
syphilis fondé sur un principe différent (Ie test d'immo- de Ia déteetion de Ia syphilis -, Revue de synthese, 4" S. n° 1, 1995,
bilisation du tréponêrne) a permis de confirmer les p.27-54.
XXXVIII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE PRÉFACE XXXIX

solide qu'on le croyait en 193544• Son histoire peut science font précisément cela: ils étudient des pratiques
démontrer que les faits sont faits, mais aussi qu'ils peu- scientifiques du passé et du présent, observent des cher-
vent être défaits, et ceci de multiples maniêres. La dis- cheurs à Ia paillasse et déchiftrent des cahiers de labo-
location du lien fort entre Ia réaction positive dans le test ratoire. IIs reconstruisent également des instruments
de Wassermann et I'infection par le tréponême n'a pas anciens et des techniques d'autrefois et mênent des
eu pour origine des changements dans Ia pratique des investigations anthropologiques, ethno-méthodologiques
chercheurs et des médecins, mais I'introduction du et linguistiques dans les laboratoires. Par ailleurs, ils sui-
dépistage de masse de Ia syphilis et donc des considé- vent les déplacements des chercheurs, ainsi que leurs
rations relatives à Ia santé publique et à des modifica- méthodes et instruments, dans le monde extérieur.
tions de Ia législation. La réaction de Wassermann fut le Comment s'insêre Ia réception de I'ceuvre de Fleck dans
premier test de dépistage d'une maladie à bénéficier ce renouveau de Ia « seienee de Ia seienee » ?
d'un encadrement légal spécifique, et son histoire est La premiêre conférence internationale dédiée à Ia
aussi I'histoire d'un tel encadrement. Fleck ne pouvait pensée de Fleck fut tenue à Berlin en 1984. Les textes
probablement pas prévoir à quel point le cas qu'il avait prononcés pendant cette conférence furent inclus dans
choisi d'étudier serait une i1lustration exemplaire des le volume Cognition and Faet : MateriaIs on Ludwik
liens complexes entre Ia science, I'expertise, Ia politique Fleek, de 1986. Le titre du livre indique Ia principale
et Ia loi. préoccupation des organisateurs de cette conférence :
Ia contribution de Fleck à une meilleure compréhen-
De " Cognition et fait » à Ia « Seienee eomme une sion de Ia cognition. Une telle interprétation est assu-
eulture et une pratique » : Ia réeeption des idées de rément légitime. Le livre de Fleck accorde une place
Fleek. importante au développement des structures cogni-
tives, et oscille entre les interprétations qui soulignent
Pour étudier Ia science, Fleck proposa, en 1946, de le rôle des actions des chercheurs et celles qui mettent
créer une discipline spécifique, Ia science de Ia science : I'accent sur leurs manteres de penser, une ambigui'té
« La seienee de Ia seienee est une scienee à part, fondée qui se retrouve dans les diverses interprétations don-
sur I'observation et I'expérimentation, sur les reeherehes nées à I'expression « style de pensée ». Cependant, il
historiques et eocioíoçiques": » De nos jours, de três est intéressant de noter qu'aucun des contributeurs au
nombreux historiens, sociologues et anthropologues de Ia volume Cognition and Faet ne discute Ia contribution
de Fleck à I'étude des pratiques des chercheurs.
Même Ia contribution de Steven Shapin, centrée sur
44. Fleck, Genése et développement d'un fait scientifique, p. 170. les similitudes et les diftérences entre I'approche de
45. Fleck, « Problémes de Ia science de Ia science ». op. cit. Le
Fleck et le programme de Ia sociologie de Ia connais-
terme " science de Ia science " (naukoznawstwo) ne fut pas déve-
loppé par Fleck. 11 a ses origines dans Ia tradition polonaise des sance scientifique (Soeiology of Scientifie Knowledge,
recherches en sciences sociales de I'entre-deux-guerres. ou SSK), parle principalement de Ia contribution de
XL GENESE ET OÉVELOPPEMENT O'UN FAIT SCIENTlFIQUE PRÉFACE XLI

Fleck (et de Ia SSK) à une meilleure perception des travers un engagement dans le monde matériel au
usages sociaux de Ia science'". moyen des instruments et des techniques'". En paral-
À partir des années 1980, les historiens, les socio- lele, Golinski souligne Ia contribution de Fleck à Ia com-
logues, les philosophes et les anthropologues qui préhension de Ia nature de I'expérimentation dans les
avaient étudié les sciences développêrent un intérêt sciences naturelles : « La description riche et réfléchie
croissant pour les instruments scientifiques, les tech- du vécu du chercheur faite par Fleck continue à nous
niques utilisées par les chercheurs, les systérnes expé- lancer un défi et à imposer une responsabilité. Le socio-
rimentaux, Ia socialisation des chercheurs, les modalités logue et I'historien ne veulent pas simplement reproduire
de Ia validation et de Ia diffusion des connaissances le récit du chercheur sur Ia nature du travail expérimen-
nouvelles, les techniques littéraires et sociales des tal, i1saspirent à transcender un tel récit et à le contex-
scientifiques, les liens entre Ia science et I'industrie, ou tualiser pour pouvoir I'intégrer dans leur cadre
entre Ia science et Ia politique'". Résumée dans le titre analytique. Mais ils devraient réfléchir sérieusement
d'un recueil d'articles sur le sujet, De Ia science comme avant de mesurer leur vision de Ia pratique scientifique
savoir à Ia science comme culture et comme pratique, à Ia subtilité et à I'élégance de ceife de Fteck'". »
cette évolution a enrichi et nuancé Ia réception du livre Dans I'introduction de Ia traduction anglaise de
de Fleck'". L'historien des sciences Jan Golinski Ia Genése et développement d'un fait scientifique, Kuhn
résume ainsi en faisant de Fleck le pionnier de I'ap- affirme qu'à Ia relecture du livre de Fleck il fut frappé
proche étudiant Ia science comme modalité de raison- par I'abondance des idées qu'on peut y trouver. Kuhn fut
nement pratique et comme travail, Selon Golinski, Fleck particullérernent intéressé par Ia contribution de Fleck à
a également été I'un des premiers (avec Gaston Ia compréhension des rapports entre Ia science des
Bachelard) à soutenir que les ressources humaines et chercheurs et celle des manuels, ainsi que par ses
matérielles sont une partie constitutive des phénornénes remarques sur les difficultés de communication entre les
expérimentaux, et que de tels phénornênes émergent à individus appartenant à des « colfectifs de pensée » dif-
férents. Tous ces thémes faisaient écho à ses propres
préoccupations. D'autres penseurs ont mis I'accent sur
46. Steven Shapin, « History of science and its sociological d'autres sujets : en particulier, sur les pratiques des
reconstructions », dans Cohen et Schnelle (dir.), Cognition and Fact: chercheurs, leu r socialisation, Ia consolidation et Ia dit-
Materiais on Ludwik Fleck, op. cit., p. 325-386. Shapin fut un des
pionniers de Ia SSK.
47. Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle
des sciences : Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pra- 49. Jan Golinski, Making Natural Knowledge : Constructivism
tiques ». Annales HSS, 3,1995, p. 487-522. and the History of Science, Cambridge, Cambridge University Press,
48. Andrew Pickering, « From science as knowledge to science 1998, p. 32-35.
as practice and culture -. dans Andrew Pickering (dir.), Science as 50. Jan Golinski, « The theory of practice and the practice of

Practice and Culture, Chicago & London, Chicago University Press, theory. Sociological approaches in history of science -, Isis, 81,
1992. 1990, p. 492-505,surtoutp. 505.
XLII GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE

fusion des connaissances ; mais aussi sur le rôle des


« proto-idées ", sur I'importance de Ia vulgarisation, sur

les relations entre raisonnement scientifique et cogni-


tion en général ; ou encore sur le rôle des images, des
métaphores et des modifications du langage. La
richesse et le foisonnement de I'ceuvre de Fleck ainsi
que, dans une certaine mesure, son caractére inachevé,
et de ce fait ouvert, permettent de toujours y découvrir
des aspects nouveaux et de continuer à y puiser des AVANT-PROPosa
idées pour des études futures. Dans Ia préface de Ia tra-
duction anglaise du livre de Fleck, Thomas Kuhn
explique que I'ceuvre de Fleck est une source abon-
dante et largement inexplorée : « Fleck continue à ouvrir Un teit scientifique médical est perticutiérement bien
des pistes pour des recherches empinques» .•• Et nous adapté à notre réflexion puisqu'il est, dans son histoire
pouvons penser que cela est plus vrai aujourd'hui qu'en comme dans son contenu, três richement constitué et
1976. Le développement rapide des études historiques, qu'iI n'e pas encore été usé par Ia théorie de Ia connais-
sociologiques, philosophiques ou anthropologiques cen- sance.
trées sur les sciences, et I'accumulation impression-
nante des connaissances dans ces domaines Qu'est-ce qu'un fait ?
augmentent encore I'intérêt de Ia lecture et de Ia relec- 11 est opposé aux théories éphérnéres en ce qu'il
ture de Genese et développement d'un teit scientifique. serait solidement établi, durable, indépendant de I'opi-
nion subjective du chercheur. 11 est le but de toute
science ; Ia critique des méthodes utilisées pour I'établir
lIana L6wy constitue I'objet de Ia théorie de Ia connaissance.

GERMES -INSERM
Paris
a. Les notes introduites par deslettres sont les notes de Ia tra-
ductrice. Les notes introduites par des chiffres sont les notes de
Ludwik Fleck. Les notes ont été rendues de Ia maniêre dont elles
S?~tparues dans I'édition originale. Une bibliographie des ouvrages
cites par L. Fleck se trouve à Ia fin de I'ouvrage. Les expressions en
italique dans le texte correspondent au texte allemand. li est à noter
que ce texte, três riche et três dense, a, selon toute vraisemblance
été écrit dans I'urgence et a été publié dans une forme encere
51. Kuhn, « Fotword », op. cit., p. X. inachevée - ce qui, paríois, peut en rendre Ia lecture un peu difficile.
250 GENESEET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE

C'est ainsi que, par étapes, est créée une configura-


tian qui, commençant comme un événement unique
appartenant à I'histoire de Ia pensée (découverte),
devient, grâce à Ia spécificité des forces propres au col-
lectif de pensée, ce qui semble être une connaissance
se répétant nécessairement, et donc, de fait, objective et
réelle,
L'état d'esprit discipliné, porté à Ia mise en commun,
de Ia pensée scientifique, composé des éléments que POSTFACE
naus venons d'énumérer, associé aux moyens et aux
effets pratiques, produit le style de pensée spécifique TRANSMETTRE LA SYPHILlS_
deIa science. Les bons travaux en conformité avec le PARTAGER L'OBJECTIVITÉ
styleéveillent de suite un état d'esprit solidaire corres-
pondant chez le lecteur, et c'est cet état d'esprit qui,
aprésquelques phrases, pousse à apprécier le livre et
faitque ce dernier a de I'effet. Ce n'est que par Ia suite Quel livre étonnant ! C'est un peu comme Moby
queles détails sont vérifiés : s'ils peuvent être intégrés Dick : il fait irruption de temps à autre, à des décennies
à un systéme, c'est-à-dire si Ia réalisation du style de d'intervalle, puis disparaft sans bruit avant d'émerger
penséea été menée à bien de maniére consistante, et soudain, frais, écumant, couvert de coquillages, dange-
en particulier si Ia procédure suivie a été conforme à Ia reux par sa nouveauté, tout à fait capable, comme Ia
traditian (c'est-à-dire conforme à Ia formation reçue). célébre baleine blanche, de faire sombrer, d'un grand
Cescanstatations légitiment le travail de maniére à faire coup de sa tête obstinée, plus d'un vaisseau chargé
de ce dernier une composante permanente de Ia d'historiens des sciences. /I ne lui manque même pas
science, et transforme ce qui a été présenté en fait son Achab en Ia personne de Thomas Kuhn, qui a tou-
sclentifique. jours voulu le domestiquer mais sans jamais y parvenir,
Depuis sa publication en anglais iI y a prés de trente
ans, on a voulu le ré-enterre r dignement en faisant de ce
livre un simple précurseur de I'histoire sociale des
sciences : Ludwik Fleck aurait entrevu en allemand, et
di~ér~nee en évidenee, eomparez Ia position diamétralement oppo- de façon confuse, ce que d'autres, plus tard, auraient
see d une connaissance dogmatique eonsidérée eomme aboutie. perçu de façon claire et en anglais. Le « collectif de pen-
C'~st .done une earaetéristique démoeratique du style de pensée sée » ne serait qu'une préfiguration maladroite du célé-
se.l~n!lfl.que que de n'accorder aucune préférence ni aucune position
brissime « paradigme ». Rien ne serait plus injuste. Loin
pnvlleglee aux eonnaissances passées sur les connaissances nou-
velles. d'être un précurseur dépassé, Fleck reste un pionnier
252 GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTlFIQUE POSTFACE 253

três en avance encore sur I'état de nos connaissances. son génie propre, I'emprise délétere d'un cadre de pen-
La version française - tour de force de Ia traductrice -, sée collectif.
soixante-dix ans aprés sa (dis)-parution, va peut être
permettre de lui rendre enfin justice dans un contexte En fait, le malentendu est total sur le sens du mot
social et intellectuel fort diftérent de celui qui accueillit sa « collectif », et il mene au coeur des enjeux les plus
réapparition en Amérique. actuels de Ia sociologie et de Ia philosophie des sciences.

À Ia veille de Ia guerre, en 1934, I'auteur, médecin à Pourtant, il semble bien que Fleck ait réellement
Lvov en Pologne, immunologiste de quelque renom, oftert le premier une explication sociale des sciences. 11
inaugure, dans ce livre rédigé en allemand, ce qu'on aurait fait pour les savants ce que Lévy-Bruhl proposait
appelle aujourd'hui Ia sociologie ou I'histoire sociale des à I'époque pour Ia mentalité primitive, étendant simple-
sciences. Aprés s'être fiérernent exclamé : « Les théo- ment au rationnel ce que les sociologues du temps
ries de Ia connaissance n'ont aucune raison d'être » - dont il se moque gentiment (p. 87) - n'osaient prati-
(p. 25), il entreprend d'élaborer toute une théorie de Ia quer qu'aux dépens des seules pensées archaiques ou
connaissance à partir du cas merveilleusement com- irrationnelles.
plexe de I'histoire de Ia syphilis et, plus particuliêrernent,
du test sérologique découvert - ou inventé ? - par L'argument ne manque pas de poids. Fleck déve-
Wassermann - ou par ses successeurs ? C'est là toute loppe en eftet un programme de recherche qui res-
Ia questiono semble à s'y méprendre au « programme fort » mis au
point, quarante ans plus tard, par David Bloor, Barry
À premiére vue, voici un assez beau cas de contra- Barnes, Harry Collins, Steve Shapin et bien d'autres :
diction : Fleck, qui n'hésite pas à écrire : « Une sorte de « L'acte cognitif est I'activité humaine Ia plus condition-
peur superstitieuse empêche d'attribuer à un collectif de née qui soit par le social, et Ia connaissance est tout
pensée ce qu'it y a de plus intime dans Ia personnalité simplement une création sociale », écrit-il par exemple
humaine, Ia capacité de penser » (p. 85), ou encore : (p. 78). Nous retrouvons dans les deux programmes I'at-
« Les trois quarts au moins, Ia totalité peut-être, du tention portée à Ia pratique - y compris Ia pratique théo-
contenu de Ia science sont conditionnés et peuvent être rique - au lieu de Ia liaison des concepts entre eux : « Je
expliqués par I'histoire de Ia pensée, Ia psychologie et Ia n'accepte pas I'opinion selon laquelle le seul travail de Ia
sociologie de Ia pensée » (p. 44), semble tout à fait théorie de Ia connaissance, ou en tout cas son travaille
isolé lorsqu'il crée, de toutes pléces, ce qui est devenu plus important, serait I'examen de Ia capacité des
maintenant un vaste domaine de recherches. Quel para- concepts à former des systémes ou des connexions que
doxe que de voir I'inventeur de Ia notion de collectif de ces concepts entretierment- (p. 47). Nous y retrouvons
pensée s'infliger à lui-même un tel démenti ! Ses inno- également I'intérêt pour Ia science en train de se faire
vations prouvent assez qu'il est possible de briser, par par opposition aux savoirs enseignés ; le refus du point
254 GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE POSTFACE 255

de vue rétrospectif en histoire qui force toujours à ridi- tue. Qu'iI soit le précurseur de cette aberration relativiste
culiser les anciens systérnes de pensée ; I'anti-empi- ne peut qu'ajouter à ses défauts : vraiment, iI n'y a pas
risme appuyé par Ia description fine des difficultés de quoi se vanter de I'avoir inventée.
indéfinies de I'expérience : « Si l'on comprend par "teit"
quelque chose de fixe, de prouvé, alors on ne trouve de Pourtant, si certaines expressions peuvent prêter à
faits que dans Ia science des manuels » (p. 217) ; le confusion, l'atmosphére du livre qu'on va lire I'éloigne
rejet d'une analyse seulement logique des catégories de complêternent de Ia sociologie ou de I'histoire sociale
pensée pour Ia raison sim pie : « De tout temps le savoir des sciences « à I'anglaise ». 11y a d'abord Ia situation
a été, du point de vue de tous ceux qui le partagent, sys- même de I'auteur. Fleck n'est en rien I'héritier de Ia tra-
tématique, démontrable, applicable, évident. Tout sys- dition marxiste et critique si essentielle pour Ia formation
teme étranger était selon eux contradictoire, non de I'histoire sociale. Médecin du ghetto de Lvov pen-
démontré, inapplicable, fantastique ou mythique » dant Ia guerre, forcé par les nazis à travailler sur un vac-
(p. 47). Naus y trauvons même le principe de symétrie cin contre le typhus, déporté à Auschwitz, émigré aprés
- qu'il appelle « méthode compara tive » - qui rejette Ia guerre en Israel, passionné autant par Ia recherche en
comme inopérante Ia distinction entre le vrai et le faux, science que sur les sciences, praticien engagé autant
laquelle n'est que le résultat et non Ia cause de I'incor- que méticuleux, I'auteur se prête plutôt mal à I'accusa-
poration progressive des faits dans le cours ordinaire tion de « relativiste » qui sert d'habitude à clore toute
des pensées. Pour cette raison Fleck frôle un relativisme discussion sur « I'influence du contexte social » sur Ia
- entendu au sens banal du terme - qui peut faire frémir, science. Non seulement il sait de quoi il parle, mais rien
par exemple, lorsque il affirme : « 1/n'existe ni liberté vis- dans sa démarche ne se prête à une critique du carac-
à-vis des émotions en tant que tel/es ni rationalité pure tere assuré, indubitable, indiscutable des résultats de Ia
en tant que telle - comment pourrions-nous seulement recherche biologique. C'est là toute Ia nouveauté de son
les constater ? 1/n'existe que des harmonies ou des dif- livre - nouveauté plus frappante encare aprés bientôt
férences d'émotions » (p. 91). Autrement dit, le rationnel trais quarts de síêcle. Jamais le social n'y apparaft
n'est qu'un état stabilisé de I'irrationnel, un « point fixe» com me ce qui annule, limite, flétrit, rabaisse Ia quatité
(p. 162), une « habitude de pensée » (p. 77) pour des résultats, mais, au contraire, toujours comme ce qui
reprendre ses formules. Pour les lecteurs français, habi- I'autorise, le permet, le rend possible, I'assure. C'est là
tués à I'épistémologie de 8achelard ou de Canguilhem tout le malentendu sur Ia notion clef de « collectif de
dont tout le travail consiste à extraire Ia rationalité pensée ». Loin d'être le précurseur de I'explication
cachée dans les méandres de I'histoire sociale des sociale des sciences, Fleck invente en tâtonnant, ce que
sciences pour mieux faire ressortir Ia différence totale nous pourrions appeler un empirisme collectif.
entre le rationnel et I'irrationnel, entre Ia science et I'idéo-
logie, Fleck semble avoir les mêmes défauts que cette Comme le point est central et qu'il a été massacré
explication sociale des sciences qu'ils ont tant combat- par ceux qui ont fait de Fleck un sim pie « précurseur »,
256 GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE POSTFACE 257

il ne me paraft pas inutile de le signaler au lecteur pour le vecteur du développement historique d'un domaine
compliquer quelque peu sa lecture. de pensée, d'un état du savoir déterminé et d'un état de
Ia culture, c'est-à-dire d'un style de pensée particu/ier.
Pourquoi serait-iI indispensable de parler de collectif C'est ainsi que le collectif de pensée apporte I'élément
en science ? Parce qu'il existerait toujours un contexte manquant de Ia relation cherchée» (p. 74). Renversant
social préformé en plus du strict cadre cognitif et des toute Ia tradition sociologique - en tous cas celle de
données objectives ? Telle serait Ia position d'un Pierre Durkheim à Bourdieu en passant par Bloor -, Fleck fait
Bourdieu, par exemple, limitant I'explication sociale au du collectif « I'élément manquant » qui assure Ia qualité
« contexte ", laissant le contenu aux savants eux- des résultats. Le collectif n'entre pas en scéne comme
mêmes. À I'inverse, Fleck s'intéresse três peu au ce qui vient biaiser les données immédiates des sens,
contexte social - une seule note de trais lignes sur Ia mais comme ce qui permet, au contraire, de les authen-
guerre mondiale ! C'est pour expliquer le contenu et pas tifier. Dans Ia phrase suivante : « Le sens et le cerectere
le contenant des sciences qu'il a besoin du terme « cot- véridique de Ia connaissance produite par Schaudinn
lectif de pensée » - le mot le dit avec toute Ia précision [I'un des découvreurs du spirochéte responsable de Ia
voulue. « Une théorie de Ia connaissance ne doit pas syphilis] reposent donc dans Ia communauté de per-
considérer I'acte cognitif comme une relation binaire sonnes qui, en interagissant intellectuellement et en
entre le sujet et I'objet, entre celui qui connait et ce qui ayant un passé intellectuel commun, ont rendu son acte
est à conneitre. Parce qu'iI est un facteur fondamental possible, puis qui I'ont accepté » (p. 75-76), c'est l'ad-
de toute nouvelle connaissance, I'état du savoir du jectif « véridique » qui compte ainsi que I'expression
moment doit être le troisléme terme de cette relation » « rendu possible ».
(p. 72-73). Naus sommes tellement intoxiqués par le
sociologisme que naus ne pouvons naus empêcher de Au lieu de mettre le monde social au débit et les faits
lire une telle phrase comme I'irruption d'une contrainte, empiriques au crédit de Ia connaissance objective, Fleck
d'un biais, d'une millêre qui empêcherait le sujet de per- élabore une comptabilité tout à fait différente en mettant
cevoir directement I'objet. Si seulement il n'y avait pas au crédit ce qu'il appelle les « liens actifs » et au débit
de société, comme naus saurions davantage et surtout les « liens passifs » : le collectif est toujours présent,
plus rapidement ! Mais hélas, que pouvons-nous faire, toujours nécessaire, mais Ia nuance que I'on va d'habi-
naus ne sommes que de pauvres humains, plongés tude chercher dans « Ia » différence entre rationnel et
dans le monde social, aveuglés par ses catégories. irrationnel se trauve dans « les » différences entre acti-
vités et passivités, « comme s'iI [Ie chercheur] était
Or ce n'est pas du tout Ia leçon que tire Fleck : « Si conscient que seule Ia circulation de Ia pensée à I'inté-
nous définissons un collectif de pensée comme Ia com- rieur du collectif pouvait faire émerger Ia certitude des
munauté des personnes qui échangent des idées ou qui incertitudes imposées par Ia prudence » (p. 207). Oui,
interagissent intellectuellement, alors nous tenons en lui c'est bien de certitude qu'il s'agit. Jamais il ne viendrait
258 GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE POSTFACE 259

à /'esprit de Fleck de brandir le collectif pour réduire ou parler d'expérimentation, il utilise cette merveilleuse
rabaisser I'activité scientíüque. expression (dans Ia traduction française) de « gagner
de I'expérience », comme si Ia communauté savante
D'oú Ia prolifération de termes qui échappent tout à s'assurait peu à peu dans son « expérience collective »
fait à I'explication sociale des sciences : tissu, nuage, - un autre de ses termes - des propriétés discutées des
entrelacs, intrication, circulation, tâtonnement, zigzag, faits,
savoir-vivre, lignes de développement, style et même
réseau - « Un réseau en constante fluctuation que /'on Toute Ia difficulté d'interpréter et de comprendre ce
nomme réalité ou vérité » (p. 2)0 Alors que les termes uti- livre baleine blanche se trouve dans Ia phrase suivante
lisés par Ia sociologie et I'histoire sociale des sciences qui peut basculer du relativisme le plus extrême (( on ne
ont toujours pour métaphore centrale celle d'un moule peut ni Ia reproduire ni Ia légitimer ») à Ia plus assurée
donnant forme à Ia réalité - et en cela ils descendent des certitudes (Ie fait est bien " indubitable ») : « Si nous
toujours de Kant -, Fleck multiplie les termes qui ren- résumons Ia théorie de Ia reconnaissance de Ia relation
dent possible I'émergence dans Ia réalité empirique de entre Ia réaction de Wassermann et Ia syphilis, alors
capacités nouvelles de voir, Autrement dit, alors que, nous devons affirmer ce qui suit : Ia découverte, ou l'ln-
pour les kantiens et néo-kantiens plus ou moins socio- vention, de Ia réaction de Wassermann s'accomplit dans
logisés, une catégorie préforme toujours un donné empi- un processus historique unique qu'on ne peut ni repro-
rique informe, chez Fleck Ia catégorie fait apparaftre des duire expérimentalement, ni légitimer logiquement. Des
possibilités nouvelles dans les « faits »0 C'est pourquoi, motits à Ia tois sociaux et psychologiques et une sorte
à ses yeux, le fait n'est jamais simple, indiscutable, élé- d'expérience collective ont taçonné Ia réaction, parmi
mentaire, atomique, mais jamais non plus seulement de nombreuses erreurs. La relation que Ia réaction de
construit par une théorie - ou un préjugé - qui le maftri- Wassermann entretient avec Ia syphilis, un tait indubi-
serait complétement. Le fait est pour lui ce qu'il y a de table, est de ce point de vue un évenement de I'histoire
plus complexe, de plus instable, de plus nouveau, de de Ia pensée » (p. 169-170)0 Voilà ce qui échappe tou-
plus riche, de plus collectif, ce qui prête le plus à dis- jours aux explications sociales comme à leurs sceurs
cussíon. En ce sens, il ne partage aucunement I'anti- ennemies, les explications rationalistes : au lieu d'ap-
empirisme de Ia tradition socloloqique, Seulement, il paraftre comme un simple donné, le fait devient un
refuse que I'empirisme soit réduit à ce contact binaire « événement de Ia pensée » o

entre un sujet individuel et un monde de sensations


pures, comme dans Ia fantasmagorie inventée par On voit combien I'assimilation du collectif de pensée
Locke et ses descendants. li explore bien une voie, tout à Ia notion de paradigme serait rnalencontreuse. Kuhn,
à fait neuve, qui a pour intention de renouveler I'empi- s'il a bien lu Fleck, en a laissé tomber tout I'intérêt, pour
risme et sa tradition, et pour laquelle le terme d'empi- ne retenir du paradigme que ce « qu'on ne peut penser
risme collectif ne me paraít pas lnapproprlá. Au lieu de eutrement » (p, 71)0 Tout se passe comme si le physi-
260 GENESE ET DÉVELOPPEMENT D'UN FAIT SCIENTIFIQUE

cien n'avait pas pU, su OUvoulu comprendre le physio-


logiste. Rien dans Ia succession des paradigmes, des
anomalies, puis des révolutions, ne correspond à Ia
complexité du scénario imaginé par Fleck pour rendre
compte de I'innovation en science - Fleck parle
d'ailleurs seulement de « mutation » (p. 53). Kuhn a, si
I'on peut dire, re-rationalisé et profondément désocia-
lisé ce que Fleck avait inventé. Passer du style collectif
au paradigme c'est vider I'événement de pensée de BIBLlOGRAPHIE
toutes ces interactions, en faire une banale épistême à
Ia maniêre de Foucault. Avec Kuhn, on en revient à Kant
et à Durkheim. Avec Fleck, on allait tout à fait ailleurs.
Aux lecteurs français, de rendre rétrospectivement ce ALMENAR,Joannis de, De morbo Gallico libellus, Venice,
livre précurseur d'un mouvement un peu plus intéres- 1502, dans Lusininus, Aloysius (dir.), Aphrodisiacus,
sant que Ia seule étude du contexte social des sciences. sive de lue venera, vel morbo Gallico Opus, Leyden,
C'est de pensée qu'il est question, qu'il a toujours été Langerak et Verbeek, 1728, p. 359-370.
question : mais de Denkkollectiv.
BAAS,Johann H., Grundriss der Geschichte der Medizin
und des heilenden Standes, Stuttgart, Enke, 1876.
Bruno Latour BARTHOllN, Thomas, Anatome ex omnium veterum
recentiorumque observationibus, Leyden, Leyden,
Centre de sociologie de I'innovation 1673.
École des mines
BERENGARIUS DA CARPI, Giacomo, Commentaria super
Paris
anatomia Mundini, Bologna, 1521.

BERENGARIUSDA CARPI, Giacomo, Isagogae breves,


Bologna, 1522.

BETHE,Albrecht, « Kritische Betrachtungen über den


vorklinischen Unterricht », Klinische Wochenschrift,
7,1928, p. 1481-1483.

BETHE,Albrecht, « Forem und Geschehen im Denken


des heutigen Arztes ", Klinische Wochenschrift, 7,
1928, p. 2402-2405.

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