Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Dalimier Catherine. Emile Benveniste, Platon, et le rythme des flots (Le père, le père, toujours recommencé...) . In: Linx, n°26,
1992. Lectures d’Emile Benveniste. pp. 137-157;
doi : https://doi.org/10.3406/linx.1992.1240
https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1992_num_26_1_1240
Abstract
This paper aims at reevaluating E. Benventste's explanation for the semantic evolution of the greek
term rhuthmos (PLG, I , XXVII). As a structuralist, Benveniste is particularly concerned with the
determinating steps leading to the "scientific and modern" notion qfrythm, both dealing with diachrony
and synchrony. He makes Platon entirely responstblefor changing the first meaning (an improvised
andtemporary spatial structure which can be modified) into the modern one (regular temporal
recurrence thatcanbe measured}. Reconsidering the meaning of rhuthmos inthe very texts quoted by
Benveniste, andrefertng to other occurrences before Platon, the author intends to show how B.'s
scientist a priori overshadowed previous uses of the term, linked with notions of temporality, regularity
and codification.
Emile Benveniste, Platon, et
Catherine Dalimier
Résumé
Cet article réexamine l'analyse, faite par E. Benveniste et peu contestée
Jusqu'ici de l'évolution sémantique du terme grec rhuthmos.. On comprend
qu'un structuraliste ait été intéressé à comprendre les conditions d'apparition
de la notion "scientifique et moderne" de rythme puisqu'elle concerne à la fois
la synchronie et la diachronie. Benveniste pensait qu'il afallu attendre Platon
pour que rhuthmos. désigne une récurrence régulière et mesurable dans le
temps, et qu'auparavant le mot se référait à une structure spatiale "improvisée,
momentanée, modifiable'. Un examen plus serré des textes remet en cause ce
schéma explicatif. Ce n'est pas le rationalisme platonicien qui a rendu possible
la perception du rythme au sens moderne. Seul un a priori "scienttste" a pu
occulter tous les emplois pré-platoniciens du terme rhuthmos liés au repérage
dans la temporalité, d'une régularité et parfois même d'un code.
Abstract
semantic This
evolution
paper aims
of theat
greek
reevaluating
term rhuthmos
E. Benventste's
(PLG, I , XXVII).
explanation
As a for the
structuralist, Benveniste is particularly concerned with the determinating steps leading
to the "scientific and modern" notion qfrythm, both dealing with diachrony and
synchrony. He makes Platon entirely responstblefor changing thefirst meaning
(an improvised andtemporary spatial structure which can be modified) into the
modern one (regular temporal recurrence thatcanbe measured}. Reconsidering
the meaning of rhuthmos inthe very texts quoted by Benveniste, andrefertng
to other occurrences before Platon, the author intends to show how B.'s scientist
a priori overshadowed previous uses of the term, linked with notions of
temporality, regularity and codification.
137
Catherine Dalimier
culture"
En du
1966
premier
Emiletome
Benveniste
de ses incluait
Problèmesdans
de la
linguistique
section "lexique
générale
et
un article intitulé "La notion de "rythme" dans son expression
linguistique"1, qu'il avait publié en 1951 dans le Journal de Psychologie.
Parce qu'il ne semble guère différer de l'érudition philologique
traditionnelle (inventaire des occurrences du terme rhuthmôs (jjufyidc) dans
la langue grecque classique à partir du dictionnaire de Ldddell-Scott-
Jones), le contenu de cette étude met d'autant plus en valeur certaines
réflexions inattendues et paradoxales: selon l'auteur, "la mer ne coule
pas"2, et "ce n'est pas en contemplant le jeu des vagues sur le rivage
que l'Hellène primitif a découvert le rythme"3. Pauvre Hellène
primitif... Or depuis quarante ans ces pages n'ont cessé d'être pour qui
parle du rythme, un objet de référence obligée, admirative ou critique;
si nous voulons donc traduire le mot grec jfrGuô'ç et ses dérivés, c'est
encore l'explication proposée par Benveniste qu'il nous faut mettre à
l'épreuve, en essayant de comprendre les conditions d'élaboration, les
ambitions théoriques, et ce qu'il appellerait lui-même la configuration
de son modèle.
138
Emue Benveniste, Platon, et le rythme desjlots
6 PLG, 1, p. 333.
7 PLG, I. p. 335.
8 Paul Fraisse. Psychologie du rythme, Paris 1974. p. 9.
9 Michel Serres, La naissance de la physique dons le texte de Lucrèce, 1977, p. 190.
10 PLG, I, p. 335.
11 Rédigée en 1957 et publiée dans la Revue de l'histoire des religions, janv.-mars
1960. pp. 55-80 ; reprise dans Le chasseur noir, 1981.
12 YvyvaxTKe iftftrç puopaç av8p<5ran>ç tx,ex, Fr. 66. H. 400 ; Bergk.
13 Pierre Vidal-Naquet, op. cit pp. 75-76. Rhusmôs est seulement pour Benveniste
une forme dialectale ionienne pour rhuthmôs.
139
Catherine Dcûimier
14 PLG, I. p. 333.
15 Pierre Vidal-Naquet, op. cit 1981, Temps des dieux et temps des hommes", pour
cette analyse, voir pp. 75-77.
16 C'est moi qui souligne.
17 Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre, 1979, p. 57. A cette traduction, on
pourra opposer celle de Robert Brasillach, conforme à l'interprétation de
Benveniste Anthologie de la poésie grecque. 1991, p. 88 : "Et sache bien que les
choses humaines / Ne sont jamais que mouvance incertaine."
18 Paideia, Trad, fr., I, p. 162.
19 Fr. 67a, 7 ; Diehl.
20 Aristote, Métaphysique. A, 4, 985bl6. C'est Jaeger qui parle de "traduction". On
verra plus loin (pp. 154-155) que je conteste qu'il s'agisse précisément d'une
traduction terme à terme.
21 Nous reviendrons plus loin (p. 156) sur les divergences des traductions.
140
EmUe Benveniste, Platon, et le rythme desjlots
141
Catherine Daltmier
29 Je renvoie à l'abondante bibliographie que donne Paul Fralsse [op. cit. 1974) à la
fin de chacun des chapitres de son livre.
30 Paul Valéry. Variété m, Paris, Gallimard 1936. par exemple, p. 75 : "C'est la forme
unique qui ordonne et survit. C'est le son. c'est le rythme. . . c'est le retour, la forme
conservée... qui est le ressort de la puissance poétique."
31 André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (dates des
éditions successives : 1902-3. 1926, 1928. 1938. 1947, 1980). Article "Rythme",
pp. 935-936.
32 PLG. I, p. 328.
142
Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots
143
Catherine DaUmter
144
Emile Benverdste, Platon, et le rythme desjlots
145
Catherine Dalimier
51 Voir par exemple Mode, XVm, 399, 402-403 : XXI. 195 ; Odyssée, XXIV. 1 1 .
52 Koexà {56ov, Odyssée, V, 327.
53 vrçaco Iv fxii^ipfrn}, Odyssée, I. 50 ; Tteptppvcoç, id., XIX. 173.
54 made, XIV. 201.
55 Théétète, 152e.
56 Dans le même passage du Théétète, Socrate cite deux vers d'Orphée : "L'Océan
au beau cours... ". Voir aussi dans D.L. Page. Select papyri. III. 1970. fr. 82, un
fragment de Corinne (fin Vie s.) ; fr. 1 18, un fragment de Panyasis (début du Ve
s.).
57 PLG, p. 333.
58 Théétète, 152e- 153a. Pour justifier le terme technique îwtoppooci (effluves) chez
Empédocle, Plutarque se référera encore à la notion banale d'écoulement ("le fait
de toujours couler en quelque sorte") appliquée aux choses périssables dans la
langue courante. [Questions naturelles, 19, 91 6d).
59 Pour les cheveux : Odyssée, X, 393 ; Hésiode, fr.29 ; pour les paroles : Iliade, I,
146
Emfle Berweniste, Platon, et le rythme desjlots
à la maison qui s'écroule61, bref à tout ce qui passe. C'est sans doute
à cette valeur courante du mot, plus qu'à celle des Héraclitéens, que
Platon fait allusion quand il parle dans le Cratyle de la qualité
particulière de la lettre p (qui sera, on le sait classée par les
grammairiens postérieurs parmi les "liquides" [frypa] ) : "C'est, dit-il, un
instrument fort propre à rendre le mouvement que l'auteur des noms
a cru y trouver pour leur faire reproduire la mobilité (q>op6t)... n voyait
je suppose, que c'est sur cette lettre que la langue s'arrête le moins
et vibre le plus."62 Et les deux premiers exemples donnés à l'appui
sont rheîn (pav) et rhoé (jkrfj).
Plusieurs philosophes présocratiques ont donné un compte-
rendu du mécanisme de la clepsydre, cet instrument qui permettait
de mesurer le temps63. Dans ces textes, le verbe rheînet ses composés,
ainsi que les substantifs apparentés sont les termes ordinaires qui
permettent de décrire le flux et reflux de l'eau, modèle pour
l'explication du phénomène de la respiration64. Cet usage s'impose même
dans la page où Aristote rend compte de la théorie d'Anaxagore, en
dépit de la répugnance du premier pour ce vocabulaire d'une physique
des flux. On peut donc considérer qu'avant Platon, ces termes
désignant l'écoulement n'étaient pas bannis des descriptions techniques
de mouvements alternatifs, remarquables pour leur périodicité.
n va de soi qu'envisager un champ d'application plus large pour
rheîn, expliquerait que le terme rhuîhmôs ait pu désigner très tôt et
dans des domaines très différents une forme identifiée dans la
mobilité, une disposition d'éléments, point de repère dans le flux du
changement. Mais si l'on reprend les nombreux exemples que Benve-
niste commente on s'aperçoit de sa préoccupation constante : insister
sur le caractère individuel, particulier et variable de la forme désignée
par rhuihmôs afin de préparer la formule globale ^'configurations sans
fixité ni nécessité naturelle et résultant d'un arrangement toujours
sujet à changer". Pourtant dans chaque contexte où apparaissent
rhutivnôs et les verbes dérivés, on peut saisir que la forme perçue dont
il est question est remarquable par sa récurrence ou par la proportion
qui la fait repérer dans un ensemble ou une série, et qu'elle est même
parfois l'effet d'un code technique, artistique ou culturel.
C'est pour cette raison que le terme peut s'appliquer dans la
poésie lyrique aux manifestations psychologiques récurrentes (peut-
147
Catherine Dalimier
148
Emue Berweniste, Platon, et le rythme desjlots
149
Catherine Dalimier
gères qui montrent plus d'un signe rituel (p-ofyioç) de deuil"77. Un texte
médical parle de chaussures "à la mode (putyioç) des crépldes de
Chios"78.
De même en introduisant la notion de rhuthmôs au sujet d'une
cuirasse, Xénophon ne donne pas une vague appréciation esthétique
comme pourrait le faire croire la présence conjointe de la notion
d'"harmonie"79 ; l'épisode montre clairement qu'une cuirasse de
qualité est une cuirasse qui s'adapte à celui qui doit la porter (le sens
propre de l'apiiovia c'est rajustement") et qui, "à l'usage ne fait pas
mal". Le p\>'ô\i6ct est donc entendu ici comme la forme fonctionnelle.
Lorsque l'Electre d'Euripide s'informe du "type de meurtre"80 par
lequel son frère a exécuté Egisthe, on lui répond : "le sang avec usure
a coulé douloureusement pour le sang" , formule qui lui permet
d'identifier l'acte en rapport avec un code moral. Car le rhutivnôs peut
être enfin hireprcxiucttond'vneforme liée à un code. Ainsi pourrait-on
comprendre le "rythme" des éléments dans le vocabulaire de Démo-
crite commenté par Aristote82 comme une forme codée qui ne doit
rien au hasard, ce qui justifierait la référence aux lettres, autres
éléments83 dont la graphie est soumise à un code. Sans doute
Benveniste est-il fondé à rapprocher ce dernier usage du mot de celui
qu'en fait un autre Ionien, Hérodote, quand il parle de l'emprunt de
l'alphabet des Phéniciens84. Mais encore une fois, chez Hérodote, il
ne s'agit pas de formes momentanées, de "lettres arbitrairement
modelées". Il est bien précisé que les Grecs dionie reçoivent ces lettres
par voie d'enseignement, et que, même s'ils font quelques
modifications de formes, il s'agit toujours d'un code qu'ils ont introduit en
Grèce d'Europe sous le nom de (powucnia («phéniciennes»). Le verbe
HETapvônîÇeiv n'exprime pas une simple déformation, une
modification aléatoire, mais une re-formation, un re-codage : tel est le sort
commun de l'Hellespont modifié par Xerxès85, du jeune favori et du
disciple rééduqués ; Aristote fait allusion à certains de ses
prédécesseurs qui, voulant éviter l'emploi du verbe "être" dans sa valeur de
copule, voulait modifier (n£Tapvô|iiÇeiv) dans le code de la langue la
150
Emue Benveniste, Platon, et le rythme desjlots
151
Catherine Dalimier
94 Cf. Odyssée V, 430 : icotXippodiov ■ "qui reflue", aux deux sens du préfixe ndkiv
( «= re-), c'est-à-dire en sens inverse ou par réitération.
95 Aristote. Métaphysique A, 985b. 14sq.
96
97 Cf. supra,
PLG, I, p. 329
p. 5.: "pWnoç^ signifie oxnna
^ 'forme', ce qu'Aristote confirme... "
152
Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots
98 J. Barnes [The Presocratic PhQosophers, 1979. pp. 378-370) considère que les
atomes de Démocrates "diffèrent de façon intrinsèque par leur forme et leur taille"
(p . 370) . mais que les deux derniers termes. diaOUgé et tropé ne peuvent concerner
que des groupes d'atomes. Une autre page d'Aristote (De generatione et
corruptione, 315b. 6sq). parle clairement de l'infinité de formes attribuée par
Leucippe et Démocrite aux atomes pour expliquer la diversité du réel.
99 L'histoire de ce débat est exposé par Fr. Desbordes dans Idées romaines sur
l'écriture. 1990. pp. 114-115.
100 Aristote, Degenemitoneetoorruptione, 3 15b 15. "Avec les mêmes lettres, on peut
composer une tragédie ou une comédie".
101 On connaît la répugnance d'Aristote pour cette physique (cf. Métaphysique.
987a29-988al7).
102 Aristote, De anima, 404a 6-7.
153
Catherine Dalimier
103 Démocrite. Diels-Kranz II, p. 153, B33 (citée par Clément, Stromates, IV, 151).
104 Sextus Empiricus, Contre les logiciens, I, 137 lmp"oo^vr| licacrcoicnv f| SoÇiç.
105 PLG, p. 330.
106 C'est l'option de Bury dans la traduction de l'éd. Loeb, et celle de Bailey (Greek
Atomists, p. 178).
107 L'étude musicale est normalement liée à l'étude littéraire (Hippias mineur 368b)
et l'ensemble s'appelle musique (mousflcé) : cf. le doute de Socrate sur le sens large
ou restreint du mot à propos du rêve par lequel Apollon lui enjoint de "faire de la
mousiké" (Phédon, 60e).
108 Cf. H. Roller, "Stoicheion", GlottaXXXIV, 1955. pp. 161-174.
109 F. Desbordes, op. cit, 1990, p. 277, oppose cette explication à celle de Roller.
154
Emile Benveniste, Platon, et le rythme desjlots
755
Catherine Dalimier
156
Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots
Catherine DALIMIER
Lycée Balzac - C.R.L. Paris X
10, rue Vandrezanne 75013 PARIS
129 Cf. par exemple : Odyssée, K, 521 ; Hésiode. Boudier d'Héraclès, 396 ; Théogonie,
83 ; Pindare, Jsthmiques, VIII (7). 64 ; Eschyle. Suppliantes, 632. Sept contre
Thèbes, 73. Fragm, 36. etc..
157