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Linx

Emile Benveniste, Platon, et le rythme des flots (Le père, le père,


toujours recommencé...)
Catherine Dalimier

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Dalimier Catherine. Emile Benveniste, Platon, et le rythme des flots (Le père, le père, toujours recommencé...) . In: Linx, n°26,
1992. Lectures d’Emile Benveniste. pp. 137-157;

doi : https://doi.org/10.3406/linx.1992.1240

https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1992_num_26_1_1240

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Résumé
Cet article réexamine l'analyse, faite par E. Benveniste et peu contestée Jusqu'ici de l'évolution
sémantique du terme grec rhuthmos.. On comprend qu'un structuraliste ait été intéressé à comprendre
les conditions d'apparition de la notion "scientifique et moderne" de rythme puisqu'elle concerne à la
fois la synchronie et la diachronie. Benveniste pensait qu'il a fallu attendre Platon pour que rhuthmos.
désigne une récurrence régulière et mesurable dans le temps, et qu'auparavant le mot se référait à
une structure spatiale "improvisée, momentanée, modifiable'. Un examen plus serré des textes remet
en cause ce schéma explicatif. Ce n'est pas le rationalisme platonicien qui a rendu possible la
perception du rythme au sens moderne. Seul un a priori "scientiste" a pu occulter tous les emplois pré-
platoniciens du terme rhuthmos liés au repérage dans la temporalité, d'une régularité et parfois même
d'un code.

Abstract
This paper aims at reevaluating E. Benventste's explanation for the semantic evolution of the greek
term rhuthmos (PLG, I , XXVII). As a structuralist, Benveniste is particularly concerned with the
determinating steps leading to the "scientific and modern" notion qfrythm, both dealing with diachrony
and synchrony. He makes Platon entirely responstblefor changing the first meaning (an improvised
andtemporary spatial structure which can be modified) into the modern one (regular temporal
recurrence thatcanbe measured}. Reconsidering the meaning of rhuthmos inthe very texts quoted by
Benveniste, andrefertng to other occurrences before Platon, the author intends to show how B.'s
scientist a priori overshadowed previous uses of the term, linked with notions of temporality, regularity
and codification.
Emile Benveniste, Platon, et

le rythme des flots

(Le père, le père, toujours recommencé...)

Catherine Dalimier

Résumé
Cet article réexamine l'analyse, faite par E. Benveniste et peu contestée
Jusqu'ici de l'évolution sémantique du terme grec rhuthmos.. On comprend
qu'un structuraliste ait été intéressé à comprendre les conditions d'apparition
de la notion "scientifique et moderne" de rythme puisqu'elle concerne à la fois
la synchronie et la diachronie. Benveniste pensait qu'il afallu attendre Platon
pour que rhuthmos. désigne une récurrence régulière et mesurable dans le
temps, et qu'auparavant le mot se référait à une structure spatiale "improvisée,
momentanée, modifiable'. Un examen plus serré des textes remet en cause ce
schéma explicatif. Ce n'est pas le rationalisme platonicien qui a rendu possible
la perception du rythme au sens moderne. Seul un a priori "scienttste" a pu
occulter tous les emplois pré-platoniciens du terme rhuthmos liés au repérage
dans la temporalité, d'une régularité et parfois même d'un code.

Abstract

semantic This
evolution
paper aims
of theat
greek
reevaluating
term rhuthmos
E. Benventste's
(PLG, I , XXVII).
explanation
As a for the
structuralist, Benveniste is particularly concerned with the determinating steps leading
to the "scientific and modern" notion qfrythm, both dealing with diachrony and
synchrony. He makes Platon entirely responstblefor changing thefirst meaning
(an improvised andtemporary spatial structure which can be modified) into the
modern one (regular temporal recurrence thatcanbe measured}. Reconsidering
the meaning of rhuthmos inthe very texts quoted by Benveniste, andrefertng
to other occurrences before Platon, the author intends to show how B.'s scientist
a priori overshadowed previous uses of the term, linked with notions of
temporality, regularity and codification.

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Catherine Dalimier

culture"
En du
1966
premier
Emiletome
Benveniste
de ses incluait
Problèmesdans
de la
linguistique
section "lexique
générale
et
un article intitulé "La notion de "rythme" dans son expression
linguistique"1, qu'il avait publié en 1951 dans le Journal de Psychologie.
Parce qu'il ne semble guère différer de l'érudition philologique
traditionnelle (inventaire des occurrences du terme rhuthmôs (jjufyidc) dans
la langue grecque classique à partir du dictionnaire de Ldddell-Scott-
Jones), le contenu de cette étude met d'autant plus en valeur certaines
réflexions inattendues et paradoxales: selon l'auteur, "la mer ne coule
pas"2, et "ce n'est pas en contemplant le jeu des vagues sur le rivage
que l'Hellène primitif a découvert le rythme"3. Pauvre Hellène
primitif... Or depuis quarante ans ces pages n'ont cessé d'être pour qui
parle du rythme, un objet de référence obligée, admirative ou critique;
si nous voulons donc traduire le mot grec jfrGuô'ç et ses dérivés, c'est
encore l'explication proposée par Benveniste qu'il nous faut mettre à
l'épreuve, en essayant de comprendre les conditions d'élaboration, les
ambitions théoriques, et ce qu'il appellerait lui-même la configuration
de son modèle.

L* explication de Benveniste : comment on l'a


comprise
Benveniste engage sa réflexion en s'en prenant au caractère
suspect du rapport sémantique qu'établit l'étymologie traditionnelle
en reliant le substantif J5<o8n6*ç (rythme) au verbe J5eïv (couler) : quel
lien pourrait-il y avoir en effet entre la valeur propre du mot rhuthmôs
et la notion d'écoulement ? Dans ses plus anciennes occurrences
rhuthmôs désignerait uniquement une "forme" spatiale dont
Benveniste dit qu'elle est "improvisée, momentanée, modifiable", "sans fixité
ni nécessité naturelle", forme fluide en un mot, accordée "au prédicat
essentiel de la nature et des choses dans la philosophie ionienne"4.
C'est Platon qui serait responsable d'un bouleversement sémantique
en appliquant le mot à la forme du mouvement de la danse, le
chargeant ainsi de deux nouvelles déterminations, la mesure et
l'ordre. A partir de cette valeur spécialisée qui a fonction de relais, le
mot pourra ensuite désigner de façon élargie "une activité continue
décomposée par le mètre"5, puis toute séquence ordonnée dans la

1 Problèmes de linguistique générale (désormais abrégé PLG), I, chap. XXVII,


pp. 327-335.
2 PLG, I, p. 327.
3 PLG, I, p. 335.
4 PLG. I. p. 333.
5 PLG, I. p. 335.

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Emue Benveniste, Platon, et le rythme desjlots

durée. Ce serait donc seulement grâce à ce que Benveniste appelle


"la création"6 de Platon, que nous aurions la notion de rythme
temporel et que nous pourrions percevoir la récurrence des vagues,
ce "rythme des flots" des explications des dictionnaires, que
Benveniste tient pour une métaphore récente. Le rythme dans son acception
moderne n'est donc pas "naturel" mais doublement effet de culture,
par décision théorique et par attribution privilégiée à un
comportement humain maîtrisé, la danse. "Rien n'a été moins naturel que cette
élaboration lente"7.
Signalons d'emblée certaines lectures contradictoires. En
premier lieu, celle du psychologue Paul Fraisse, qui prend pour réalité
certaine l'hypothèse de Benveniste: selon lui, c'est seulement depuis
Platon que "nous avons généralisé l'usage" du concept de rythme "à
tous les phénomènes périodiques" et que "notre mémoire peut
enregistrer les moments des rythmes de basse fréquence comme les
phases du jour et de la nuit ou celle des saisons et en inférer l'existence
de rythmes dont la science précise les modalités"8. Michel Serres lui,
semble moins convaincu par l'article de Benveniste : il pense que
celui-ci "n'a jamais navigué en eau douce", qu'il lui manque
"l'expérience physique immédiate" du "tourbillon dans le cours"9 qui lui
aurait permis de comprendre le "rythme" des atomlstes grecs. De son
côté, sans doute gêné par la perspective trop positiviste de la
conclusion qui oppose la notion "authentique" à la notion "scientifique"
moderne acquise par Teffort des penseurs"10, Pierre Vidal-Naquet ne
fait allusion au schéma interprétatif de Benveniste qu'en le tronquant
et en le réinterprétant. Dans son étude 'Temps des dieux et temps
des hommes"11, il décrit le temps "déchu" qui tourmente les lyriques
grecs illustré par un vers d'Archiloque: "Sache à quel rhusmôs sont
soumis les hommes"12. En traduisant rhusmôs par rythme, il
comprend ce terme comme désignant "la succession saccadée des
accidents de la vie", et se réfère au premier sens de riiuihmôs dégagé par
Benveniste13, celui de la forme mouvante et fluide. Quand au second
sens (forme ordonnée) dont l'invention est attribuée à Platon, P.
Vidal-Naquet le passe sous silence - et pour cause : alors que
Benveniste insiste sur Tabsence de fixité et de régularité naturelle"14 dans

6 PLG, 1, p. 333.
7 PLG, I. p. 335.
8 Paul Fraisse. Psychologie du rythme, Paris 1974. p. 9.
9 Michel Serres, La naissance de la physique dons le texte de Lucrèce, 1977, p. 190.
10 PLG, I, p. 335.
11 Rédigée en 1957 et publiée dans la Revue de l'histoire des religions, janv.-mars
1960. pp. 55-80 ; reprise dans Le chasseur noir, 1981.
12 YvyvaxTKe iftftrç puopaç av8p<5ran>ç tx,ex, Fr. 66. H. 400 ; Bergk.
13 Pierre Vidal-Naquet, op. cit pp. 75-76. Rhusmôs est seulement pour Benveniste
une forme dialectale ionienne pour rhuthmôs.

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Catherine Dcûimier

la notion première, Pierre Vidal-Naquet, lui, y découvre déjà la


contrainte d'une sorte de récurrence ou d'alternance ("régularité dans le
désordre") qui appartient aussi, d'après lui, au temps cyclique du
théâtre de Sophocle15. C'est d'ailleurs l'option (favorisée par le
contexte) de plusieurs traducteurs pour ce vers d'Archiloque : " Puisque
c'est le destin de toute créature/ Et le rythme alterné de l'humaine
aventure" glosait la traduction de Marguerite Yourcenar17. Voilà
presque réhabilité le "rythme des flots" des explications anciennes...
H faut donc revenir au texte de Benveniste et voir comment il s'est
figuré le problème.

Les circonstances de l'élaboration du problème


Benveniste n'a certes pu ignorer, bien qu'il ne les signale pas,
les perplexités de Werner Jaeger, qui fut l'un des premiers à exploiter
les difficultés du rapport sémantique $\>Q\i6q / few. Le chapitre 7 de
son ouvrage Paideia (dont la première édition date de 1933) entendait
lire dans la poésie ionienne et éolienne les échos de la prise de
conscience de la personnalité individuelle, de son maintien dans un
schéma, un pattern, une forme codée qui l'arrache au chaos des
passions18. L'emblème de cette maîtrise est alors, pour Jaeger, le vers
d'Archiloque cité plus haut, qu'il traduit ainsi : "Apprends à connaître
le rhuthmôs qui tient l'homme"19. Et si le rhuthmôs tient l'homme, dit
Jaeger, ce ne peut être un flux. D'ailleurs la notion de rhuthmôs est
liée à celle de tenue, de maintien : dans le vers d'Archiloque, J5i)8hj6ç
est sujet du verbe ixeiv (tenir), et c'est par le substantif apparenté à
ce verbe, oxrftux (forme) qu'Aristote le "traduit"20 quand il rend compte
du vocabulaire des atomistes, Leucippe et Démocrite ; le verbe
dénominatif simple J5 \)6p.iÇeo0ai, et le verbe préfixé pETap-uGpiCeaGai sont
employés par Eschyle dans le contexte de la contrainte et de
l'asservissement : selon l'expression du poète - et quoi que la formule signifie
exactement21 -, sont semblablement "pris dans un rythme" Promé-

14 PLG, I. p. 333.
15 Pierre Vidal-Naquet, op. cit 1981, Temps des dieux et temps des hommes", pour
cette analyse, voir pp. 75-77.
16 C'est moi qui souligne.
17 Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre, 1979, p. 57. A cette traduction, on
pourra opposer celle de Robert Brasillach, conforme à l'interprétation de
Benveniste Anthologie de la poésie grecque. 1991, p. 88 : "Et sache bien que les
choses humaines / Ne sont jamais que mouvance incertaine."
18 Paideia, Trad, fr., I, p. 162.
19 Fr. 67a, 7 ; Diehl.
20 Aristote, Métaphysique. A, 4, 985bl6. C'est Jaeger qui parle de "traduction". On
verra plus loin (pp. 154-155) que je conteste qu'il s'agisse précisément d'une
traduction terme à terme.
21 Nous reviendrons plus loin (p. 156) sur les divergences des traductions.

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EmUe Benveniste, Platon, et le rythme desjlots

thée qui se plaint d'être enchaîné22, et l'Hellespont que Xerxès dans


sa folle voulut entraver23. Et Jaeger de rêver sur l'étymologiste idéal
qui fournira une solution satisfaisante.. . Sera-ce Wilhelm Schulze qui
se propose de chercher une racine commune à pirôjioç et opfldç (droit,
correct)24?
Ce philologus ex machina , ne viendra pas. Mais dans cette crise
du sens du rythme, Benveniste se veut néanmoins acteur du
dénouement par son explication de la polysémie du terme f>\)8noç. n décrira
"la complexité des conditions linguistiques d'où s'est dégagée la notion
de rythme"25.

Les préoccupations méthodologiques


Lorsque Benveniste reprend le problème en 1951, son objectif
est clair: il veut détruire une des illusions de la grammaire comparée
du début du XEXe siècle qui entendait retrouver les processus naturels
d'invention de la langue26. Ce n'est pas de la nature que l'homme
apprend "le principe des choses"27 et un sens n'en engendre pas un
autre comme un être vivant engendre un autre être vivant. C'est
l'utilisation du critère formel de distribution à l'intérieur d'un corpus
qui permettra seul de définir des liaisons sémantiques; ce sont des
redistributions qui rendront compte du changement et, à la limite, on
pourrait se passer de la preuve étymologique . L'examen du rapport
sémantique problématique entre les mots ftafyioç et peco est donc pour
lui une occasion de montrer la naïveté d'une étymologle "évolutlon-
niste". Le premier réfèrent de fuGjioç, nom d'action correspondant au
verbe feôû, est bien l'écoulement continu d'un fluide; mais c'est
seulement parce que l'homme danse, et que Platon en pensant la
danse en termes de rhuthmôs réinvestit le mot d'une nouvelle fonction
dans le jeu de la langue grecque, qu'on peut par analogie appliquer
notre terme rythme (qui en découle, via le latin rythmus) à la forme
d'un mouvement périodique décrit comme organisation d'unités
discrètes.

22 Eschyle. Prométhée, 241-245.


23 Eschyle, Perses, 747.
24 ftifctefa, I, p. 51 7.n.53.
25 PLG, I, p. 335.
26 On trouvera, un exposé de cette stratégie qu'il attribue déjà à Saussure dans :
PLG, II. p. 32. "Ce langage qui feit l'histoire", à partir d'une interview de 1968.
27 PLG, I, p. 327.
28 Cf. PLG, I. chap. XXIV, "Problèmes sémantiques de la reconstruction" (art. de
1954), p. 290. Cf. la description de cette phase Hévolutk>nniste" de la linguistique
dans PLG. I, chap. II. "Coup d'œil sur le développement de la linguistique" (1963).
pp. 19-20.

141
Catherine Daltmier

Mais si le problème précis du rythme a attiré l'attention du


linguiste, c'est, me semble-t-il, parce qu'en "configurant" un ensemble
de rapports sémantiques dans la langue grecque, Benveniste fait
l'historique d'une notion qui revêt une importance capitale pour sa
méthode.
Le public auquel il s'adresse s'est familiarisé depuis une
vingtaine d'années avec l'entrecroisement des discours psychologique,
musical, poétique, architectural sur la notion de rythme29 liée à la
notion de forme. Si l'on considère seulement les titres des travaux
concernant les phénomènes rythmiques élaborés dans ces domaines
pendant la période 1920-1950, on y rencontre : structure, pattern,
perceptual organization, Gestolf, forme, comme autant de termes en
relation de substitution, d'équivalence ou de complémentarité avec
"rythme". Il n'est pas jusqu'aux aimables aphorismes de Paul Valéry
qui n'aient vulgarisé le flirt sémantique de la "forme" et du "rythme .
Or il semble que cet entrecroisement de discours aboutisse à des
"abus d'usage" qui choquent les puristes. On trouve un écho de ce
débat sur la légitimité de l'emploi du mot avec un sens "vague", dans
l'article "rythme" du dictionnaire d'André Lalande31 . Le mot "rythme",
nous dit-on, désigne "l'allure propre", "le style d'une œuvre d'art, le
dessin d'une pensée et pour ainsi dire sa courbe". Allure, dessin,
courbe, autant de métaphores pour rendre la qualité particulière et
momentanée de la forme repérée: "Usage fâcheux, venu d'une méprise
sur le sens propre du mot" nous dit Lalande, mais usage qui
correspond singulièrement aux premiers emplois du mot tels qu'ils sont
compris par Benveniste... La dérive du sens ne serait-elle en fait
qu'une restauration du sens propre ?
L'"histoire plus instructive"32 établie par le linguiste voudrait
nous garder de cette interprétation laxiste. La réorganisation même
qu'il décrit (cette correspondance bi-univoque nouée par la culture
entre un mouvement, le rythme, et un ensemble ordonné particulier
d'éléments stables, les mètres), est comme l'emblème même de son
projet structuraliste. Au jeu de la langue, fonder la répartition
nouvelle des emplois du mot, c'est pour Benveniste, établir la supériorité
opératoire de la valeur que lui confère Platon : non plus forme vague,
hasardeuse et fugitive apparition phénoménale, mais forme conflgu-

29 Je renvoie à l'abondante bibliographie que donne Paul Fralsse [op. cit. 1974) à la
fin de chacun des chapitres de son livre.
30 Paul Valéry. Variété m, Paris, Gallimard 1936. par exemple, p. 75 : "C'est la forme
unique qui ordonne et survit. C'est le son. c'est le rythme. . . c'est le retour, la forme
conservée... qui est le ressort de la puissance poétique."
31 André Lalande. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, (dates des
éditions successives : 1902-3. 1926, 1928. 1938. 1947, 1980). Article "Rythme",
pp. 935-936.
32 PLG. I, p. 328.

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Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots

rée, objet d'analyse et de mesure. En témoigne, dans l'article de 1951,


pour expliquer la notion de rhuihmôs aussi bien que pour désigner la
danse, l'usage systématique du terme configuration qui scandera
désormais sa réflexion méthologique. Il ne s'agit pas seulement d'un
équivalent du mot forme ; et l'introduction de l'expression "se
configurer" dans la conclusion du chapitre "Problèmes sémantiques de la
reconstruction"33 : "C'est dans le discours, actualisé en phrases, que
la langue se forme et se configure" - n'est pas une redondance oratoire.
Par la suite, configurer, configuration, s'imposeront dans sa
terminologie pour désigner l'effet perceptible d'une structuration particulière
d'éléments dans un ensemble. Les termes d'une langue configurent
la réalité34, et la langue configure la société35 ; l'inclusion du "parlant
dans son discours" détermine une configuration de la langue36, B.
Malinowski, parlant du phénomène qu'il appelle "communion phati-
que", en a "dessiné la configuration , certains esprits ont configuré
des notions38, etc... Pour comprendre l'adoption de ces termes,
peut-être n'est-il pas indifférent de rappeler qu'avant de se restreindre
à leurs acceptions actuelles (en particulier dans la langue des sciences
naturelles et de l'astronomie), configuration et configurer furent aussi
des termes utilisés dans la langue mystique et religieuse (Calvin et
Bossuet par exemple parlent de la configuration des hommes aux
passions de Jésus-Christ39). On comprend que Benveniste qui devait
par la suite manier ce concept de configuration comme une sorte de
double esthétique et diachronique de la structure, soit
particulièrement intéressé par ce terme grec rhuihmôs qui, depuis la "création"
de Platon en serait venu à désigner toutes sortes de "configurations
harmonieuses d'éléments ordonnés dans la durée". Et s'il est vrai,
comme il le dit qu' "une science ne commence d'exister ou ne peut
s'imposer que dans la mesure où elle fait exister et où elle impose ses
concepts dans leur dénomination"40, la reconstruction du sens de
rhuihmôs qui a donné notre rythme légitime en quelque sorte le
recours au concept de structures formelles compatibles avec une
diachronie, dénommées configurations.
Fidèle en cela à ce qu'il considère comme la saine réaction de
Saussure contre les considérations historiques de ses
prédécesseurs41, Benveniste remplace l'impossible saisie de l'évolution du

33 PLG, I. p. 131 (1954).


34 PLG. II, ch. XVII, p. 247(1969).
35 PLG, II, ch. VI. p. 98 (1968).
36 Ibid., p. 99.
37 Ibid., p. 86.
38 PLG. I, p. 328.
39 Cf. art "configuration" et "configurer" du Dictionnaire de la langue française de
Uttre.
40 PLG, II, chap. XVn, "Genèse du terme scientifique", p. 247.

143
Catherine DaUmter

sens du mot par la mise en rapport d'événements repérables


(combinaisons, coupures, superpositions, oppositions). Il décrit son devenir
en termes de combinatoire élémentaire, non pas comme
enchaînement linéaire de causes et d'effets, mais par repérage d'une
discontinuité qui n'a rien à voir avec un mouvement dialectique continu où
chaque moment nouveau conserve le précédent tout en le dépassant.
Ainsi, dans le rythme discontinu de "l'élaboration" du sens du rythme,
Platon "innove", "la circonstance décisive est là". Emblématiquement,
le rhufhmôs originaire, fluide et modifiable, dont Benveniste dit qu'il
est fait de configurations "sans fixité ni nécessités naturelles" cède la
place - Platon soit loué - au rythme, configuration esthétique
d'éléments mesurables. C'est grâce au philosophe qui a placé
l'intel igibilité du devenir dans un monde immobile de formes et d'entités
mathématiques, que nous sommes devenus sensibles au jeu des
vagues, au rythme des significations, en un mot à toutes les
configurations. Le modèle d'une connaissance des phénomènes liés au
devenir, conçu selon un paradigme esthétique (déchiffrement d'un
texte ou perception d'une musique) et placé sous le patronage de
Platon, est donc, pour Benveniste, réactualisé par le désir de dépasser
la linguistique historiciste. Les deux notions de rythme et de
configuration sont imposées par une nouvelle description de l'ordre dans la
durée, alternative à la pseudo-logique causale d'un récit linéaire.

Le retraitement des données et les postulats


interprétatifs
De quelles propositions Benveniste dispose-t-il, comment et
pourquoi les "retraite"-t-il ?
Tout d'abord, il exclut après d'autres, tout rapprochement de
{JuGiaoç avec d'autres radicaux que f> a) -, degré zéro de la racine *sreu
du verbe f$ eco (couler)42. Mais sur ce rapport morphologique il ne fonde
aucune explication. Au contraire, il ne l'examine qu'après l'étude des
exemples qui lui permettent de "rectifier"43 le sens du terme.
Ensuite, il admet l'indication de J. Holt (qu'il cite) et de W. Porzig
(qu'il ne cite pas) sur la valeur du suffixe -OJpoç ; tous les deux
assignent au morphème la même valeur, celle de "modalité particulière
de l'accomplissement"44 du procès. Mais Benveniste passe sous

41 Cf. PLG, II. p. 32.


42 Apparemment, ce rapprochement correspond à l'opinion établie au moment où il
écrit. Cf. H. Frisk, Griechisches etymologisches Wôrterbuch, Heidelberg,
1954-1970.
43 PLG, I. p. 332.
44 J. Holt : "die Weise" ("Die homerischen Nomina actionis auf -*ioç", Glotia 27, 1939,
p. 198) ; W. Porzig : "die Art und Weise" ("Die Namen fur Satzinhalte im

144
Emile Benverdste, Platon, et le rythme desjlots

silence la nuance itérative induisant celle de régularité que signalent


J. Holt et Ernst Wolf45. Cette nuance serait en effet en contradiction
avec le sens que Benveniste reconnaît au mot J3i)fyioç depuis la langue
archaïque jusqu'à la prose attique du Ve siècle. Il veut mettre en valeur
la transformation du rythme en objet de connaissance rationnelle46,
et en bon rationaliste, il se méfie des objets particuliers, éphémères,
qui relève de l'empirique. Il charge donc le jSvdpoç pré-platonicien,
cette "modalité particulière" de l'écoulement, du "fluement", d'une
connotation négative: il la voit "arbitraire", liée au "gré", "à l'humeur",
"improvisée"47. Cette détermination particulière du sens premier
importe pour la constitution du modèle explicatif.
Il confirme enfin l'explication généralement donnée pour la
distribution des formes en -fyioç et en -o>i6"ç : l'emploi de /5i)o>idç et des
verbes dérivés, "qui prédominent en ionien" n'indiquerait rien d'autre
qu'une différence dialectale48, justifiable dans la langue de Démocrite
et d'Hérodote aussi bien que dans celle des poètes lyriques. Mais il ne
donne pas d'explication pour la coexistence des deux types de formes
chez un même auteur. Il resterait à savoir par exemple si cette
coexistence dans les titres des ouvrages de Démocrite49 ou dans ses
fragments et dans le texte d'Hérodote est imputable, pour le premier
auteur aux caprices des doxographes, pour le second à son manque
de purisme50 et aux incohérences de la tradition manuscrite ; ou si
au contraire, elle n'est pas l'indice d'une valeur technique de l'un ou
l'autre type de formes, dans certains contextes. Mais envisager
plusieurs usages techniques déjà fixés dans la langue grecque au Ve
siècle mettrait en péril l'attribution du fameux virage sémantique à
Platon.

Griechischen und im indogennanlschen" Untersuchungen Zur indogermanischen


Sprach-undKuliurwissenschajt X, Berlin 1942, p. 237).
45 Ernst Wolf. Die Bedeutungen von in der griechischen Uteratur bis oufPlaton. Diss. ,
Innsbruck 1947. et : Zur Etymologie von und seiner Bedeutung in der àlteren
griechischen Uteratur, Wien Stud. 68, 1955, pp. 99-119.
46 On notera que Platon lui-même, auquel Benveniste attribue pourtant l'invention
du rythme mesurable, parle d'un "sens du rythme" caractéristique de l'être
humain, antérieur à l'acquisition de l'intelligence (Lois, 672 c.d).
47 PLG, I, p. 333.
48 PIC, I. p. 328.
49 Selon le catalogue de Trasylos relevé par Dlogène Laërce (IX.45), Démocrite aurait
écrit entre autres ouvrages sur la nature (qnxnicc^ : Des djfférents^ rythmes
atomiques ou Des formes («Epi vw Ôice©ep6vrû)v ^va^Sv ^ wepi foov iSeœv) et Des
changements de rythmes atomiques (rapt âjaeiyipvajiiSv) flrad. J.-P. Dumont Les
présocratiques, 1988, pp. 844-845) ; mais aussi parmi les ouvrages sur la musique
(HowcikS) : Sur les rythmes et l'harmonie (nept $ vfyuSv Koà Spuovfrçç).
50 Hermogène (Ile s. ap. J.-C.) oppose le style mixte d'Hérodote (StâXexxoç iiz\nyn&xn\.
itonaXr\) au style pur, non contaminé de son prédécesseur Hécatée. (rcepl *i&5v.
411.12. éd. Rabe).

145
Catherine Dalimier

Un seul sens technique est donc évoqué par Benveniste, celui


que la tradition accorde au pixj^oç/pvfyioç de Leucippe et Démocrite
(la forme, le schéma), sens auquel il dénie toute connotation avec les
notions de régularité et de récurrence, pour mieux faire valoir ensuite
ce qu'il croit être l'apport de Platon.
De plus, il accompagne le constat d'absence du mot pvfyioç dans
le lexique homérique de deux affirmations étonnantes qui lui
permettent de nier l'établissement de tout lien ancien entre le pDfyiôç et le
mouvement de la mer : 1) "La mer ne coule pas", 2) "Jamais péiv
(couler) ne se dit de la mer" - ce qui est proprement insoutenable.
Dans les poèmes homériques, f)éiv et ses dérivés nominaux se disent
du fleuve Océan qui est une désignation fréquente de la mer51 ; dans
le chant V de l'Odyssée, la tempête emmène le radeau d'Ulysse "le
long du flot"52, et les îles sont "cerclées par les flots"53. Platon voit
même cette notion tellement liée à l'Océan chez Homère qu'il
extrapole : si "l'Océan est générateur des Dieux et leur mère Thétis"54, c'est
pour "dire que toutes choses ne sont que produits du flux (j5on) et du
mouvement"55. Des emplois similaires se retrouvent chez les premiers
lyriques56. Mais sans doute faut-il aussi donner à (Jew un sens moins
restreint que celui de "couler" : il désigne l'action de tout être liquide,
fluide, labile, en un mot ce que Benveniste appelle "le prédicat
essentiel de la nature et des choses dans la philosophie ionienne"57
mais qui, bien avant de trouver un emploi dans un contexte
philosophique, dut être l'expression d'une conception empirique de l'espace,
du temps, et du mode d'existence de certains éléments.
Au témoignage même de Platon, ce ne sont pas quelques
philosophes isolés qui ont soutenu ce mobilisme universel , mais "tous
les sages à la file, sauf Parménide", sans compter les poètes - en
somme "toute une armée dont Homère est le stratège". De fait le
verbe peïv se dit des cheveux et des paroles dans les poèmes d'Homère
et d'Hésiode59. Et la prose attique l'applique au corps vieillissant60.

51 Voir par exemple Mode, XVm, 399, 402-403 : XXI. 195 ; Odyssée, XXIV. 1 1 .
52 Koexà {56ov, Odyssée, V, 327.
53 vrçaco Iv fxii^ipfrn}, Odyssée, I. 50 ; Tteptppvcoç, id., XIX. 173.
54 made, XIV. 201.
55 Théétète, 152e.
56 Dans le même passage du Théétète, Socrate cite deux vers d'Orphée : "L'Océan
au beau cours... ". Voir aussi dans D.L. Page. Select papyri. III. 1970. fr. 82, un
fragment de Corinne (fin Vie s.) ; fr. 1 18, un fragment de Panyasis (début du Ve
s.).
57 PLG, p. 333.
58 Théétète, 152e- 153a. Pour justifier le terme technique îwtoppooci (effluves) chez
Empédocle, Plutarque se référera encore à la notion banale d'écoulement ("le fait
de toujours couler en quelque sorte") appliquée aux choses périssables dans la
langue courante. [Questions naturelles, 19, 91 6d).
59 Pour les cheveux : Odyssée, X, 393 ; Hésiode, fr.29 ; pour les paroles : Iliade, I,

146
Emfle Berweniste, Platon, et le rythme desjlots

à la maison qui s'écroule61, bref à tout ce qui passe. C'est sans doute
à cette valeur courante du mot, plus qu'à celle des Héraclitéens, que
Platon fait allusion quand il parle dans le Cratyle de la qualité
particulière de la lettre p (qui sera, on le sait classée par les
grammairiens postérieurs parmi les "liquides" [frypa] ) : "C'est, dit-il, un
instrument fort propre à rendre le mouvement que l'auteur des noms
a cru y trouver pour leur faire reproduire la mobilité (q>op6t)... n voyait
je suppose, que c'est sur cette lettre que la langue s'arrête le moins
et vibre le plus."62 Et les deux premiers exemples donnés à l'appui
sont rheîn (pav) et rhoé (jkrfj).
Plusieurs philosophes présocratiques ont donné un compte-
rendu du mécanisme de la clepsydre, cet instrument qui permettait
de mesurer le temps63. Dans ces textes, le verbe rheînet ses composés,
ainsi que les substantifs apparentés sont les termes ordinaires qui
permettent de décrire le flux et reflux de l'eau, modèle pour
l'explication du phénomène de la respiration64. Cet usage s'impose même
dans la page où Aristote rend compte de la théorie d'Anaxagore, en
dépit de la répugnance du premier pour ce vocabulaire d'une physique
des flux. On peut donc considérer qu'avant Platon, ces termes
désignant l'écoulement n'étaient pas bannis des descriptions techniques
de mouvements alternatifs, remarquables pour leur périodicité.
n va de soi qu'envisager un champ d'application plus large pour
rheîn, expliquerait que le terme rhuîhmôs ait pu désigner très tôt et
dans des domaines très différents une forme identifiée dans la
mobilité, une disposition d'éléments, point de repère dans le flux du
changement. Mais si l'on reprend les nombreux exemples que Benve-
niste commente on s'aperçoit de sa préoccupation constante : insister
sur le caractère individuel, particulier et variable de la forme désignée
par rhuihmôs afin de préparer la formule globale ^'configurations sans
fixité ni nécessité naturelle et résultant d'un arrangement toujours
sujet à changer". Pourtant dans chaque contexte où apparaissent
rhutivnôs et les verbes dérivés, on peut saisir que la forme perçue dont
il est question est remarquable par sa récurrence ou par la proportion
qui la fait repérer dans un ensemble ou une série, et qu'elle est même
parfois l'effet d'un code technique, artistique ou culturel.
C'est pour cette raison que le terme peut s'appliquer dans la
poésie lyrique aux manifestations psychologiques récurrentes (peut-

248 ; Hésiode. Théogonie, 39, 97.


60 Platon. Phèdre, 87d.
61 Gorgias, ap. Stobée. 4.51.28.
62 Cratyle, 426 d-e.
63 Voir l'Index du recueil de Diels/Kranz, Die fragmente der Vorsokratiker, III. p. 237.
64 Voir Empédocle (cité par Aétius IV, 22.1) ; et Anaxagore dont les théories sont
rapportées par Aristote [Problèmes XVI, 8, 914b9).

147
Catherine Dalimier

être sur le fond du discours médical sur les humeurs)65 Impliquant


comme Jaeger l'avait bien vu dans le vers d'Archiloque un minimum
de maîtrise ou de mimesis culturelle. Le corpus hippocratique parle
du flux des humeurs du corps, (jSeviia, ftoîa, nombreux composés)
mais n'applique jamais le terme pufyioç à des formes d'écoulement
naturel. Le putyioç est en effet l'expression de l'fjtioc [êthos)6®,
disposition morale liée à l'habitude ou à l'éducation.
C'est aussi un terme pour désigner l'organisation voulue d'une
maison67, le style architectural d'un édifice ou le style d'un motif
décoratif. Dans un péan probablement consacré à la série des temples
successifs construits à Delphes, Plndare s'interroge sur le rfvuihmôs
du troisième édifice68. On dispose d'un très intéressant fragment
d'Eschyle69 décrivant une cimaise (îcuua kûma) lesbienne avec des
motifs triangulaires, tv xpvyiovoiç jfofyioïç ; dans son édition70 H.
Lloyd-Jones comprend qu'il s'agit "d'une cimaise ornée d'un motif en
forme de feuille et de langue, qui ressemble à un triangle. La cimaise
lesbienne est visible dans la Tholos à Epidaure." Le motif n'est qu'un
indice approximatif, mais il permet néanmoins de rattacher l'œuvre à
un style, dans le vaste ensemble mouvant des productions artistiques.
Or cet indice est récurrent comme l'Indique le nom même du support.
Kv\ia (et son diminutif Kunonov qui a donné notre "cimaise") désigne
au sens propre la vague, l'onde ; en architecture, c'est une frise de
bordure sur bois, marbre ou chaux, qui reproduit le mouvement de
la vague, et très tôt - le fragment cité d'Eschyle le prouve - le motif
récurrent servira à identifier un style (dorien avec la chouette, ionien
avec l'ongle ou les oves, lesbienne avec la feuille).
Ce n'est d'ailleurs pas le seul domaine dans lequel K-ojia prend
une valeur technique. Voici comment Galien (Ile s. ap. J.-C.) justifiera
les termes TconœTffl&nç (ondulant) et okcoAiikiCwv (vermiculaire)
traditionnellement appliqués au pouls : "La pulsation désigne le
gonflement périodique de l'artère à la manière d'ondes successives et le
terme de vermiculaire s'explique par le fait que la pulsation imite
l'allure ondulante de la démarche du vers". Au Ve s. av. J.-C, le terme
icujxa n'avait peut-être pas encore cette valeur précise, mais il était
nous le savons, utilisé métaphoriquement pour décrire une progres-

65 Cf. Archiloque. fr. 66.7 ; Anacréon, fr. 74,2 ; Théognis. 964.


66 On sait qu'à partir d'Aristote, la rhétorique systématisera ce rapport.
67 Eschyle, Suppliantes, 961 (jovoppw&poi ôojioi, "des demeures organisées pour une
seule personne'^;
68 Tiç o ^wiHiSç eçaivexo [Isthmiques, Fragments, p. 135, 1 2, 5. éd. Aimé Puech, CUF,
1961).
69 Cité par Pollux
charpentiers" ? ). (7,122) comme appartenant à la pièce QaXajxoîtoioi ["Les
70 Aeschylus, II, Loeb Cl. L. 1983. p. 406.

148
Emue Berweniste, Platon, et le rythme desjlots

sion, un déroulement par récurrence: au terme de son explication,


Galien ajoute en effet : "Et c'est peut-être au sujet de telles choses que
Démocrite dit : 'tout ce qui progresse en ondulant' "71, et nous
connaissons la métaphore de la vague, chère aux poètes, pour
désigner les aléas de l'existence, les hauts et les bas de la passion72. Nous
avons conservé ce fragment de l'un des premiers auteurs tragiques,
Phrynichos ( fin du Vie s. av. J.-C.) qui suggère qu'on n'a pas attendu
Platon pour voir la mer danser ; les vagues (kûmata) y sont clairement
assimilées à des figures de danse [schemata) : "Et je connais autant
de figures de danse/ Que la mer dans la nuit a de flots orageux."73
Les deux vers sont d'ailleurs cités par Plutarque comme une
prétention à saisir l'infinité des "rythmes et des harmonies". Même s'il s'agit
là d'une lecture "platonicienne" dont les contemporains de Phrynichos
eussent été incapables, il nous faut soupçonner au moins qu'ils
n'étaient plus assez "primitifs" pour ne pas voir la danse des vagues.
K\>|xa désigne donc couramment une forme repérable dans sa
répétition, et au moins dans la langue de l'architecture le terme est lié à
celui de $vd\uoç avant même que celui-ci ne soit systématiquement
utilisé à l'époque hellénistique pour désigner Tordre (dorique, ionien,
corinthien)74.
On a plusieurs exemples qui prouvent l'extension de cet emploi
de rhuthmôs impliquant la reconnaissance d'un objet dans le contexte
d'un code. Un historien d'Olynthe au IVe s. av. J.-C. (?) dit d'une
maison qu'elle était construite "dans le style (putyiô^) grec"75 ; ce peut
être aussi une forme vestimentaire liée à une culture, un rituel, une
fonction. C'est ainsi que je comprends les referents de deux emplois
chez Euripide pour lesquels Benveniste parle seulement de "formes
distinctives", alors que le contexte nous empêche de les considérer
comme "arbitraires", "sujettes à changer" ou "improvisées". Ce sont
au contraire toutes des formes codées et par suite reconnues. D'un
personnage au comportement barbare il est dit : "II a pourtant le
costume d'un Grec et le style (Jutyioç) du manteau"76 et Thésée
reconnaît dans le cortège accompagnant sa mère "des femmes étran-

71 GaJien, De diff.puls. I, 25 (Diels Kranz. II p. 168, Demokritos B 126) : "oacc


icun-otoeiôSç fcvà-n\v rcopetav n&aÇecaT.
72 Cf. Eschyle, Prométhée, 886 ; Théognis, 758 ; Euripide, Ion, 927.
73 Cité par Plutarque, Propos de table, Vm. 9,3. La traduction que je cite est de
Marguerite Yourcenar, op. cit p. 184.
74 Cf. Wolf Koenigs. "Mafïe und Proportionen in der griechischen Baukunst", Pdyklet,
DerBUdauerdergriechischenKlassik, cat expo. Francfort 1990, Mayence, p. 123.
Entre autres exemples, on trouvera cet emploi chez Philon méchanikos (IIIe-De s.
av. J.-C.) : SdvtoÇiç, 4,4. Le terme est repéré avec une valeur technique par Pollitt
The Ancient View of Greek Art, 197 4 (voir l'index).
75 etç xov*EUtivikov putyiov (Pseudo-Callisthène. éd. W. Kroll, 1 926. 1.M.28.9).
76 Euripide. Les HéracUdes. 130.

149
Catherine Dalimier

gères qui montrent plus d'un signe rituel (p-ofyioç) de deuil"77. Un texte
médical parle de chaussures "à la mode (putyioç) des crépldes de
Chios"78.
De même en introduisant la notion de rhuthmôs au sujet d'une
cuirasse, Xénophon ne donne pas une vague appréciation esthétique
comme pourrait le faire croire la présence conjointe de la notion
d'"harmonie"79 ; l'épisode montre clairement qu'une cuirasse de
qualité est une cuirasse qui s'adapte à celui qui doit la porter (le sens
propre de l'apiiovia c'est rajustement") et qui, "à l'usage ne fait pas
mal". Le p\>'ô\i6ct est donc entendu ici comme la forme fonctionnelle.
Lorsque l'Electre d'Euripide s'informe du "type de meurtre"80 par
lequel son frère a exécuté Egisthe, on lui répond : "le sang avec usure
a coulé douloureusement pour le sang" , formule qui lui permet
d'identifier l'acte en rapport avec un code moral. Car le rhutivnôs peut
être enfin hireprcxiucttond'vneforme liée à un code. Ainsi pourrait-on
comprendre le "rythme" des éléments dans le vocabulaire de Démo-
crite commenté par Aristote82 comme une forme codée qui ne doit
rien au hasard, ce qui justifierait la référence aux lettres, autres
éléments83 dont la graphie est soumise à un code. Sans doute
Benveniste est-il fondé à rapprocher ce dernier usage du mot de celui
qu'en fait un autre Ionien, Hérodote, quand il parle de l'emprunt de
l'alphabet des Phéniciens84. Mais encore une fois, chez Hérodote, il
ne s'agit pas de formes momentanées, de "lettres arbitrairement
modelées". Il est bien précisé que les Grecs dionie reçoivent ces lettres
par voie d'enseignement, et que, même s'ils font quelques
modifications de formes, il s'agit toujours d'un code qu'ils ont introduit en
Grèce d'Europe sous le nom de (powucnia («phéniciennes»). Le verbe
HETapvônîÇeiv n'exprime pas une simple déformation, une
modification aléatoire, mais une re-formation, un re-codage : tel est le sort
commun de l'Hellespont modifié par Xerxès85, du jeune favori et du
disciple rééduqués ; Aristote fait allusion à certains de ses
prédécesseurs qui, voulant éviter l'emploi du verbe "être" dans sa valeur de
copule, voulait modifier (n£Tapvô|iiÇeiv) dans le code de la langue la

77 Euripide. Les suppliantes, 94.


78 Hippocrate, Sur les articulations, 62.
79 Xénophon. Mémorables, m, X, 10-1 5. Benveniste comprend qu'il s'agit de "la
qualité d'une belle cuirasse". Mais le texte est clair : "c'est l'armure qui s'adapte
qui est bien rythmée" ojxpjjottajv yap eonv e«p\>d|xoç. (1 2).
80 Electre, 772 : xfvt fivfauo ipovov. x _
81 Electre, 857-858 : o^iaVoct^axoç / jcucpoç ôaveiajioç l\k-ôe.
82 Métaphysique^A, 985b 4.
83 Le mot otovxéîa désigne en grec aussi bien les éléments des philosophes que les
lettres, éléments de la langue.
84 Hérodote, Histoires. V. 58.
85 Cf. supra, p. 5 et note 23.
86 Eschyle, Perses. 747 ; Platon, Phèdre, 253b ; Xénophon, Économiques, 1 1,2.

150
Emue Benveniste, Platon, et le rythme desjlots

formule de prédication "être + adjectif', en utilisant un verbe au


passif87 ; employé dans le contexte de la toilette, jSofyiiÇeiv c'est le
geste à la fois esthétique et rituel des kosmètes88 ; dans la langue
judiciaire, l'acte de mettre dans un rhuthmôs (fJvtijjiîv) c'est la tâche
du tribunal qui définit le code : "Que le débiteur paie au trésor public
ce que le tribunal met dans un rythme"89.
Cette valeur ancienne de rhuthmôs comme «ordonnancement
codé qui ne doit rien au hasard», nous permet de revenir sur le sens
du mot arrhuthmùton (âpputyiiCTOv, littéralement : "non rythmable")
qu'Aristote emploie pour désigner "ce à partir de quoi en premier existe
ou procède tout être par nature... et qui est incapable de changer de
soi"90. Le terme qu'il a peut-être emprunté au sophiste Antiphon lui
permet ailleurs91 d'opposer ce qui a une substance [ousia) durable (le
bois par exemple) à l'objet dont la disposition ou diathèse {diathesis)
est obtenue "par code {nSmos) et par l'art" (un lit par exemple).
Commentant cette page, Simplicius affirme disposer de deux
leçons : "diathèse par code [nômosT et "diathèse par rhuthmôs" qu'il juge
équivalentes, avec pourtant une légère préférence pour la seconde.
C'est sans doute un des exemples qui nous montre le mieux la double
valeur ancienne du mot rhuthmôs, qui par rapport à Vœrhuthmtston
"éternel et immuable", implique l'apparition de formes repérables sur
fond de temporalité.93

Difficultés d'une histoire des rythmes


Ce que démontre cette "histoire instructive", revue et corrigée,
c'est bien que l'analyse, la mesure et la reproduction des rythmes (au
sens moderne), sont solidaires de la perception des formes premières
qui nous garantissent la reconnaissance des événements. Le repérage
et le maniement d'un ensemble de séquences (j$ vduoi) passe par
l'assignation d'une modalité d'existence particulière aux unités qui le
constituent (jSuouoi), modalité reconnue par la communauté.

87 Aristote, Physique, 185b28.


88 Euripide. Hécube, 924 ; Xénophon, Cyropédie, 8. 8. 20.
89 Dans vine inscription attique de 410-404 (Hesperia, 4, 1935. 15).
90 Aristote, Métaphysique A, 1014b.
91 Aristote, Physique, 193a. 9sq.
92 Simplicius. Commentaire a la physique d'Aristote, 27.35.
93 Pour le commentaire de ce texte, cf. G. Romeyer-Dherbey. Les sophistes, 1989,
pp. 98-105. On notera que pour rendre la traduction de rhuthmSs pour Heidegger
iVerfassury), F. Félier (Questions H, pp. 217-221) adopte le terme de "structure",
le mot arrhuthmtston étant rendu par "ce qui en soi-même manque de structure" ;
mais rhuthmôs est aussi commenté par Heidegger de la façon suivante (p. 221) :
"en tant que changement et échange, c'est le 'temporel' ".

151
Catherine Dalimier

En application de cette règle générale, si l'on veut décrire les


avatars d'une notion comme une succession d'emprunts d'idiolecte à
idiolecte, puis de langue à langue, se pose nécessairement à chaque
étape le problème de la référence et de la valeur contextuelle du mot
Or nous ne pouvons rassembler qu'un corpus fragmentaire et
excessivement réduit par rapport à l'ensemble des textes effectivement
produits. Il est donc très difficile d'identifier la nature et l'importance
des événements textuels ; difficile aussi de reconstruire les systèmes
sémiotiques dans lesquels un mot (p-u-ôpoç par exemple) a eu sa place.
On a vu combien il est délicat d'évaluer la valeur rhétorique ou
simplement technique d'un usage ou d'un rapprochement de termes.
En l'absence du terme abstrait rhuûunôs, la langue poétique
homérique rend bien compte de l'apparition de formes [kûmata) sur fond
d'écoulement [rhôori) ; elle repère même des récurrences au sein de
cet écoulement94 ; l'association entre ces kûmata et les figures
[schemata) de la danse (déjà dans le fragment de Phrynichos), l'usage
ancien du mot rhuihmôs lié à celui de kûma (cf. le fragment d'Eschyle)
sont-ils encore des tropes ou ne sont-ils plus que de pures catachrèses
banalisées dans les langues techniques ? Ces associations de termes
se sont faites en tout cas antérieurement au commentaire qu'en fait
Platon. La fameuse métaphore du "rythme des flots" que Benveniste
voudrait moderne et patronnée par les efforts théoriques de Platon,
n'est en fait qu'une belle figure endormie, réveillée après des siècles
d'immobilité dans la langue technique.
La relecture du commentaire des théories de Leucippe et Démo-
crite par Aristote95, confrontée à l'utilisation qu'en fait Benveniste
offre l'exemple du type d'infléchissement qui peut faire obstacle à la
reconstitution du système sémiotique particulier d'un idiolecte. Aune
époque où la forme jfofyioc est en usage, faut-il comprendre que
l'emploi de pvfyioç a une valeur technique, archaïque ou dialectale ?
Pour en décider (peut-être sur la foi de Jaeger96) Benveniste part de
l'idée qu'Aristote offre une définition de terme à terme97. Or voici ce
que nous dit Aristote dans cette page du livre A de la Métaphysique
où il évoque la théorie élémentaire "de Leucippe et de son disciple
Démocrite" : "Selon eux, l'étant se différencie par le rhusmos, par le
contact [diathigè) et par l'orientation [tropé). Parmi ces choses, le
rhusmos c'est la forme [schéma), le contact c'est l'ordre [taxis), et
l'orientation c'est la place [thésis) ; ainsi, A diffère de N par le schéma,

94 Cf. Odyssée V, 430 : icotXippodiov ■ "qui reflue", aux deux sens du préfixe ndkiv
( «= re-), c'est-à-dire en sens inverse ou par réitération.
95 Aristote. Métaphysique A, 985b. 14sq.
96
97 Cf. supra,
PLG, I, p. 329
p. 5.: "pWnoç^ signifie oxnna
^ 'forme', ce qu'Aristote confirme... "

152
Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots

AN de NA par la taxis et Z de N par la thésis." Ce texte présente


plusieurs ambiguïtés. Dans chaque série, les caractéristiques
données concernent-elles les éléments pris Individuellement ou des
ensembles d'éléments i98 Le parallèle entre les éléments de l'être et les
éléments de la langue remonte-t-il aux atomistes ou est-Il introduit
de façon pédagogique par Aristote en raison de la banalisation de la
série schéma, taxis, thesis, par la techné grammaticale ? Problème de
l'oeuf et de la poule, puisqu'il semble impossible à déterminer pour le
mot stoichefbn (élément) lequel, de tous ses emplois est premier :
désigne-t-il à l'origine la lettre, l'unité musicale, l'élément physique
de l'univers, ou l'unité de raisonnement entrant dans une
démonstration mathématique ?" On pourrait considérer que le parallèle
éléments/lettres, utilisé ailleurs pour expliquer la théorie du
changement des atomistes100 permet de traduire la série dynamique d'une
physique des flux101 dans un langage plus adapté à la physique
d'Aristote. Quoiqu'il en soit, il ne s'agit pas d'une définition
aristotélicienne habituelle par le genre prochain et la différence spécifique,
non plus que d'une équivalence terme à terme comme dans un
dictionnaire : c'est l'établissement du rapport différentiel des termes
dans chaque série et des deux séries entre elles à l'intérieur de la
langue grecque. Les deux séries décrivent grâce à trois facteurs de
détermination croissante appartenant à des systèmes différents, les
modalités de différenciation de l'être. Ce sont donc les séries plutôt
que les termes qui sont mises en rapport, et l'herméneutique devient
dès lors composante nécessaire de l'analyse sémantique. On
comprend mieux la valeur spécifique de rhuthmôs par rapport à schéma
qui d'habitude désigne une forme statique, à la lecture d'une autre
page d'Aristote où il présente les théories de l'âme de Leucippe et
Démocrite : "Les atomes sphériques s'identifient à l'âme, parce que
les rhusmoide cette espèce sont éminemment propres à traverser tous
les milieux et à mouvoir le reste, étant eux-mêmes en mouvement.." 102
Les rhusmoi sont donc formes, mais formes qui s'ordonnent dans un
mouvement, et formes solidaires avec d'autres par le contact et

98 J. Barnes [The Presocratic PhQosophers, 1979. pp. 378-370) considère que les
atomes de Démocrates "diffèrent de façon intrinsèque par leur forme et leur taille"
(p . 370) . mais que les deux derniers termes. diaOUgé et tropé ne peuvent concerner
que des groupes d'atomes. Une autre page d'Aristote (De generatione et
corruptione, 315b. 6sq). parle clairement de l'infinité de formes attribuée par
Leucippe et Démocrite aux atomes pour expliquer la diversité du réel.
99 L'histoire de ce débat est exposé par Fr. Desbordes dans Idées romaines sur
l'écriture. 1990. pp. 114-115.
100 Aristote, Degenemitoneetoorruptione, 3 15b 15. "Avec les mêmes lettres, on peut
composer une tragédie ou une comédie".
101 On connaît la répugnance d'Aristote pour cette physique (cf. Métaphysique.
987a29-988al7).
102 Aristote, De anima, 404a 6-7.

153
Catherine Dalimier

l'orientation. Dans les formules morales de Démocrite, le verbe


apparenté metarusmoûn apparaît donc avec cette valeur que Benveniste
voudrait spécifiquement platonicienne : " L'éducation fait l'homme
avec le rythme, mais c'est avec le rythme que le fait aussi la nature,
et il n'y a pas de différence entre être modelé de telle façon par la
nature et recevoir l'empreinte du temps et du savoir. 103" On peut aussi
comprendre autrement la formule de Démocrite citée par Sextus
Empiricus104 que Benveniste rend par : "Chacun donne une forme à
sa croyance"1 ; ce serait une référence à la dimension dynamique
d'acquisition de la croyance, l'opinion de chacun évoluant, se
modelant dans un fhusmôs.106
Platon n'a pas donc pas innové en déplaçant la notion "dans la
durée" ; avant lui les effets du rhutivnôs se laissent indifféremment
repérer dans la synchronie et dans la diachronie, sous l'espèce aussi
bien d'un ordre simultané des parties (architecture, forme typée,
organisation codée) que de leur arrangement successif (musique,
discours, évolution des sentiments et des croyances) ; le terme est
polyvalent à l'origine, désignant aussi bien rythme perçu, rythme créé,
rythme vécu. Plutôt qu'un "approfondissement de la notion", l'examen
des textes indique que l'apport de Platon relève d'une réduction des
emplois ; Platon fait bien allusion à un sens originel du rythme, mais
dans la plupart des emplois qu'il fait du mot celui-ci désigne une
structure synthétique, perçue au terme d'une analyse ou d'une
reconstruction à fonction didactique. Recule donc ainsi l'autre emploi
de la langue courante ou philosophique antérieure, qui assigne le mot
à un objet d'appréhension immédiate, à la saisie élémentaire d'une
proportion. Mais s'il est vrai que Platon exploite théoriquement
l'emploi majoritaire, il est d'abord en accord avec la place de choix que la
pratique pédagogique lui accorde. La métrique est une techné connexe
de l'apprentissage des lettres et des mots de la langue107. La
connexion des deux enseignements peut être expliqué comme une
conséquence spécifique du mouvement de pensée pythagoricien108, ou
comme l'effet de l'extension du modèle combinatoire imposé par
l'apprentissage de la lecture109 ; quoiqu'il en soit la connexion des

103 Démocrite. Diels-Kranz II, p. 153, B33 (citée par Clément, Stromates, IV, 151).
104 Sextus Empiricus, Contre les logiciens, I, 137 lmp"oo^vr| licacrcoicnv f| SoÇiç.
105 PLG, p. 330.
106 C'est l'option de Bury dans la traduction de l'éd. Loeb, et celle de Bailey (Greek
Atomists, p. 178).
107 L'étude musicale est normalement liée à l'étude littéraire (Hippias mineur 368b)
et l'ensemble s'appelle musique (mousflcé) : cf. le doute de Socrate sur le sens large
ou restreint du mot à propos du rêve par lequel Apollon lui enjoint de "faire de la
mousiké" (Phédon, 60e).
108 Cf. H. Roller, "Stoicheion", GlottaXXXIV, 1955. pp. 161-174.
109 F. Desbordes, op. cit, 1990, p. 277, oppose cette explication à celle de Roller.

154
Emile Benveniste, Platon, et le rythme desjlots

deux enseignements va de soi à l'époque de Platon. Aussi lorsqu'il met


en rapport le schéma de progression [lettres/ syllabes/mots énoncés]
avec l'autre schéma (lettres/syllabes/rythmesj110, il se conforme à
son contexte culturel. Si l'on se souvient qu'on peut couramment
parler des formes [rhuthmoU des éléments-lettres {stoichéta}, la
superposition des deux schémas place rhuthmoi aux deux extrémités et l'on
comprend que pour des raisons de clarté11 *, un des deux usages ait
prévalu sur l'autre.
Mais faut-il au moins accorder à Platon la paternité de la liaison
du rhuthmôs avec la notion de "mesure" [métron)112 ?
Conscient que la compréhension de l'histoire du mot rhutivnôs
est associée à celle des notions de nombre et de mesure, c'est en
Cicéron qu'un latiniste113, quelques années avant la rédaction de
l'article de Benveniste, voyait le père d'une équivalence entre rhuthmôs
et numéros, équivalence reprise par Quintilien, et qui aurait introduit
dans la notion grecque la valeur qualitative de mesure: cette thèse
comportait une double inexactitude, puisque 1) Cicéron parle bien de
"nombre", mais comme adjuvant au glissement de la phrase qui est
essentiel; dans la période bien rythmée dit-il, "on ne trouve pas de
mesures battues comme dans un morceau de flûte"114 : il s'appuie
pour ce point sur un passage de la Rhétorique d'Aristote qui
prescrit le rythme comme nombre (Spifyioç) caractéristique de la
prose, et le distingue du mètre (netpov = mesure), réservé aux vers ;
"d'autre part, ce rythme ne doit pas être rigoureux", ajoutait Aristote.
2) Le refus de l'assimilation entre rhuthmôs et numerus116, ainsi
qu'entre rythme et mètre117 est encore plus net chez Quintilien. Or
Benveniste risque d'être coupable lui aussi d'inexactitudes faussant
cette histoire.
En effet, la page même du PhUèbe1 18 qu'il cite en témoignage de
l'innovation de Platon reconnaît l'existence de "devanciers". L'idée
d'un flux dont la modalité obéit à des proportions, le lien entre le
repérage empirique et la reconnaissance d'une harmonie, elle-même
permise par une summetrva. entre l'homme et la nature, serait d'origine

1 10 Cf. Cratyle, 424b-425a ; Hippias majeur 285b.


111 On peut rapprocher ce problème des ambiguïtés introduites dans la langue
technique grammaticale et dans celle de la rhétorique par la polyvalence des
termes schema (de mot ou de phrase ? ) et figura en latin.
112 Le terme désigne en grec comme en français l'unité de mesure, et l'unité du vers
et d'une séquence musicale.
113 R Waltz, HjhrôM<oç et numerus". Revue des études latines, XXV. 1948. pp. 109-1 20.
114 Cicéron. Orator, LVI, 187 : "tncUatior numéro ipso fertw et labttuf. Son
commentaire d'Aristote se trouve plus loin. Orator, LVII, 195.
115 Aristote, Rhétorique. III. 1408b, 28-32.
116 Quintilien. Institution oratoire, IX, 4, 55sq.
117 Quintilien, ibid., 45sq.
118 Platon, PhUèbe. 17d.

755
Catherine Dalimier

pythagoricienne, antérieure à Platon119. Relèverait par exemple de


cette influence la définition de la couleur dans le Ménon120, définition
parodique à la manière d'Empédocle121 : "Un écoulement de figures
proportionné {summetros) à la vue et sensible". Platon la présente
comme une référence à une tradition connue. Il fait aussi allusion au
pythagoricien Damon qui aurait développé tout une théorie des
rythmes composés de différentes "marches" [bâseis = mesures
composées de pieds), mimant les caractères122. La tradition rapporte que
le pythagoricien Philolaos aurait écrit un livre "Sur les rythmes et les
mètres, tout comme le sophiste Hippias "aurait traité de
géométrie, d'astronomie, de musique et de rythme"124. Au témoignage de
Diogène Laërce125, Démocrite qui a aussi écrit un livre "Sur les
rythmes et l'harmonie", aurait "tout pris à Pythagore", connu les
pythagoriciens Glaucon de Rhegion et Philolaos, et même écrit un
livre sur Pythagore, participant donc lui aussi à ce mouvement de
pensée.
En revanche, même si ce faisceau de notions est antérieur à
Platon, la reconsidération des notions de nombre et de mesure126, et
ses effets sémantiques sur le paradigme architectural en usage pour
expliquer la langue et le monde sont bien liés à l'Académie; de là
viendrait l'idée d'un rythme decomposable en unités. Avant que ne
s'imposent l'idée et la pratique tardives d'une mesure par référence à
une unité , il n'est pas étonnant que la régularité par récurrence -
impliquée, nous l'avons vu, dans la notion première de rhufhmôs -,
soit liée à la perception d'une proportion (identité de rapports), ainsi
qu'à la notion de similitude [homoiôtes) et de congruence [epharmôd-
zein) plutôt qu'à celle d'égalité proprement dite.
Au début des Fondements philosophiques de la Physique12 ,
R. Carnap signale les embarras d'une époque où les concepts de
mesure ne sont pas développés. En prenant pour base le pouls et en
le comparant à d'autres phénomènes périodiques naturels, ceux-ci
paraissent changeants : leur rythme varie selon que je suis en bonne

119 Voir la thèse de J. Lohmann, Logos et Mousiké, en particulier son commentaire


p. 108 au texte de Platon, Lots, 672cd-673cd.
120 Platon. Ménon, 76d.
121 Voir le commentaire que G. Vlastos fait de ce passage (Socrates, chap. IV,
"Elenchus and mathematics'1, p. 122, 1991).
122 Platon, République, III, 400a.
123 Diels/Kranz. pp. cit. I. 418,21.
124 Philostrate. Vies, I. 11, lsq.
125 Diogène Laërce. IX. 38.
126 Dans le cadre de la réélaboration conceptuelle entreprise par l'Académie dont
parlent les commentateurs de Tubingen. K. Gaiser et J.H. Krâmer.
127 Sur l'histoire de la notion mathématique d'égalité on pourra consulter la longue
notice de Bernard Vitrac. à la fin du vol. I de sa traduction des Éléments d'Euclide,
1990. pp. 502-512.
128 1973. p. 86.

156
Emue Berweniste, Platon, et le rythme des flots

santé ou fiévreux. Seul donc un processus d'écoulement mis en


rapport avec des événements discrets permet de repérer la régularité.
C'est le rythme avant la mesure moderne, le rhuihmôs perçu grâce au
rhôos. Or nous l'avons vu, la voix qui coule [rheîn) ou qu'on déverse
[khéein) est une métaphore suffisamment ancienne dans la culture
grecque129, bien avant le langage technique de la rhétorique, pour
que ce fût un terrain privilégié pour le repérage du phénomène.
L'immense mérite de Benveniste est donc d'avoir perçu le
faisceau de notions impliquées dans l'évolution du mot rythme et le
moment sensible que représente l'époque de l'Académie. Mais sa
tentative de "configuration" fausse - nous l'avons vu - le sens de bien
des textes, leçon d'humilité pour nous autres traducteurs. Pour éviter
le naufrage, nous apprenons à nous méfier du "chant de sirène" de la
linguistique, lorsqu'elle se présente comme une structure
d'explication de structures, tout en se donnant à lire comme une histoire des
réalités; nous essayons d'éviter le Charybde de la référence circulaire
(Benveniste — ► traducteurs —► Benveniste) comme le Scylla de la
polysémie, espérant parfois aborder quelques îles.

Catherine DALIMIER
Lycée Balzac - C.R.L. Paris X
10, rue Vandrezanne 75013 PARIS

129 Cf. par exemple : Odyssée, K, 521 ; Hésiode. Boudier d'Héraclès, 396 ; Théogonie,
83 ; Pindare, Jsthmiques, VIII (7). 64 ; Eschyle. Suppliantes, 632. Sept contre
Thèbes, 73. Fragm, 36. etc..

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