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La Poésie

dans
A la recherche du temps perdu de Marcel Proust
Critiques Littéraires
Collection dirigée par Maguy Albet

Dernières parutions

Vera CASTIGLIONE, Emile Verhaeren, Modernisme et identité


générique dans l’œuvre poétique, 2011.
Jean-Pierre FOURNIER, Charles Baudelaire. Quand le poème rit
et sourit, 2011.
Jean Léonard NGUEMA ONDO, Le roman initiatique gabonais,
2011.
Chantal LAPEYRE-DESMAISON, Résonances du réel. De Balzac
à Pascal Quignard, 2011.
Saloua BEN ABDA, Figure de l’altérité. Analyse des figures de
l’altérité dans des romans arabes et francophones contemporains,
2011.
Sylvie FREYERMUTH, Jean Rouaud et l'écriture « les yeux
clos ». De la mémoire engagée à la mémoire incarnée, 2011.
François HARVEY, Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman
composite. Intergénéricité et intermédialité, 2011.
Brigitte FOULON, La Poésie andalouse du XIe siècle. Voir et
décrire le paysage, 2011.
Jean-Joseph HORVATH, La Famille et Dieu dans l’œuvre
romanesque et théâtrale de Jean Giraudoux, 2011.
Haiqing LIU, André Malraux. De l’imaginaire de l’art à
l’imaginaire de l’écriture, 2011.
Fabrice SCHURMANS, Michel de Guelderode. Un tragique de
l’identité, 2011.
Connie Ho-yee KWONG, Du langage au silence, 2011.
V. BRAGARD & S. RAVI (Sous la direction de), Ecritures
mauriciennes au féminin : penser l’altérité, 2011.
José Watunda KANGANDIO, Les Ressources du discours
polémique dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, 2011.
Claude HERZFELD, Thomas Mann. Félix Krull, roman
picaresque, 2010.
Claude HERZFELD, Thomas Mann. Déclin et épanouissement
dans Les Buddenbrook, 2010.
Pierre WOLFCARIUS, Jacques Borel. S’écrire, s’écrier : les mots,
à l’image immédiate de l’émotion, 2010.
Armelle LACAILLE-LEFEBVRE

La Poésie
dans
A la recherche du temps perdu
de Marcel Proust

L’HARMATTAN
© L'HARMATTAN, 2011
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-54997-5
EAN : 9782296549975
J’aimerais remercier mon directeur de thèse, Jean-Yves Tadié, pour les
analyses pénétrantes et érudites de ses ouvrages et pour son accompagnement au
long de ce travail.

ABREVIATIONS UTILISEES

Toutes les citations d’A la recherche du temps perdu sont tirées de l’édition
de la Bibliothèque de la Pléiade, en quatre volumes, publiée chez Gallimard sous la
direction de Jean-Yves Tadié de 1987 à 1989.

A.D. Albertine disparue


C.G. Le Côté de Guermantes
Corr. Correspondance
C.S.B. Contre Sainte-Beuve
E.A. Essais et articles
J.F. A l’ombre des jeunes filles en fleurs
J.S. Jean Santeuil
M.O.T. Mémoires d’outre-tombe
O.C. Œuvres complètes
P.J. Les Plaisirs et les Jours
Pr. La Prisonnière
R.T.P. A la recherche du temps perdu
S.G. Sodome et Gomorrhe
Sw. Du côté de chez Swann
T.R. Le Temps retrouvé

B.I.P. Bulletin d’informations proustiennes


B.M.P. Bulletin de la Société des amis de Marcel Proust
C.M.P. Cahiers Marcel Proust
R.H.L.F. Revue d’histoire littéraire de la France
INTRODUCTION

Pourquoi étudier la poésie dans A la recherche du temps perdu, œuvre par


essence romanesque ? Par désir d’analyser les causes et les formes du plaisir
esthétique éprouvé face à la beauté poétique de nombreux tableaux, évocations, dans
cette œuvre, ainsi que de son écriture. Les débuts littéraires de Marcel Proust ont été
marqués par la poésie : il a composé jeune des poèmes en vers et en prose, publiés
en 1896 dans Les Plaisirs et les Jours, à la manière de Baudelaire. Pour lui, l'écriture
est de tout temps liée à la poésie : l'espérance de pouvoir être un jour écrivain et
poète. La poésie restera pour lui un idéal absolu, atteint seulement en renonçant à
être poète tout le temps dans la Recherche, qui parvient à faire la synthèse de l'essai,
de la poésie et du roman, dans une grande forme où ces genres sont mêlés.
Pour Proust, la poésie n'est pas seulement un phénomène de langage ; elle
est d'abord vécue ; c'est une expérience, un choc émotionnel. Il absorbe toutes les
sensations comme une éponge, puis s’efforce en poète de recréer dans le lecteur
cette réalité vivante. Cette poésie vécue naît principalement dans le terreau de la
sensibilité qui unit corps et conscience, et de l’imagination, toutes deux si fortes
chez Proust. Son extrême sensibilité, reconnue par ses proches, a aiguisé sa
perception poétique du monde et son désir de rendre « l’impression poétique, qui est
tout instinctive et spontanée »1. Il a toujours privilégié l’instinct et la sensibilité par
rapport à l'intelligence. « Le poète, qui éprouve avec allégresse la beauté de toutes
choses dès qu’il l’a sentie dans les lois mystérieuses qu’il porte en lui est placé sur le
fil des lois mystérieuses d’où il sent aller de lui à toutes choses une même vie »2. Ce
lien profond, vital, qui unit la conscience du poète au monde et les choses entre
elles, poétise le monde. Par exemple, la beauté des poiriers et des cerisiers,
« gardiens des souvenirs de l'âge d'or, garants de la promesse que la réalité n’est pas
ce qu'on croit, que la splendeur de la poésie, que l'éclat merveilleux de l'innocence
peuvent y resplendir »3.
Proust unit dans la perception poétique la sensibilité, l'instinct et
l’imagination, au sens baudelairien, « faculté quasi divine qui perçoit […] les
rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies »4. Pour
lui le romanesque touche au poétique quand le réel (intrigue, personnages) se pare
des prestiges de l’imaginaire. L’imagination est valorisée par Proust, parce qu’elle
permet de recréer l’illusion de la première impression, seule authentique, avec « ces
illusions d’optique dont notre vision première est faite »5; elle permet de retrouver
1
E.A., « Au temps de J.S. », p.89.
2
« [La Poésie ou les lois mystérieuses] », E.A., p.114-116.
3
C.G., I, p.459.
4
Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe »,O.C., p.350 ; cf. aussi : « l’Imagination seule
contient la poésie », in « Théophile Gautier », p.463.
5
J.F., II, p.194; p.192.
7
« les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement ». Comme
Madame de Sévigné et Dostoïevski, en artiste véritable, le peintre nous présente les
choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur
cause. Ces illusions, ce mensonge sont porteurs d’une authenticité supérieure,
recréatrice de l’enchantement, de l’émerveillement primitifs, enfantins.
C’est aussi l’écriture qui est poétique dans la Recherche, avec les formes et
les ressources de la prose poétique, considérée non comme un genre poétique, mais
comme un type d’écriture. La prose poétique, forme intermédiaire entre vers et
prose, recherche des équivalents du vers par des effets rythmiques et phoniques, par
la répétition de constructions, de structures, de mots, par une syntaxe particulière,
par des tropes et un lexique propres à la poésie, par des thèmes lyriques, et touche
parfois à la poésie musicale, rappelant l’origine orale et chantée de la poésie.
Ma recherche s’organise autour de trois axes principaux, l’objet poétique, le
sujet poétique et le langage poétique.
D’abord la poésie du monde chantée par le narrateur de la Recherche dans
une expérience poétique vécue : la beauté de la nature envahit le roman jusqu’à
provoquer parfois des extases poétiques ; nature et espaces sont traités comme un
spectacle poétique, grâce à une contemplation active. Une des formes de ce spectacle
privilégiée par Proust évoque le paysage en mouvement. Il est aussi particulièrement
sensible à une poésie atmosphérique où les climats, les saisons, le soleil, le ciel, la
pluie, le brouillard, la neige créent un séduisant chatoiement ; le lien puissant et
original qui unit le personnage au paysage donne une couleur poétique. La faune et
la flore, les eaux, douces ou marines, connaissent aussi un traitement poétique.
Dans cette poésie objective d’autres éléments sont poétiquement
transfigurés par le traitement impressionniste ou baroque appliqué par Proust : la
lumière, le reflet, les couleurs, l’arabesque. Le regard proustien métamorphose aussi
le réel par le filtre de la lanterne magique et d’autres instruments optiques
déformants, et par différents traits de poésie picturale. D’autre part, la magie, la
féerie et la religion poétisent souvent le réel : la mythologie antique, mais aussi
l’Orient des Mille et une Nuits qui suscite des lieux et une perception magiques
incarnés dans des instruments magiques, les nombreuses métamorphoses, le motif de
l’amour sorcier et les sortilèges de l’art. Le registre poétique religieux fait aussi
appel à l’Ancien Testament et au Nouveau, avec ses légendes, ses arts chrétiens, sa
poésie médiévale, ses villes italiennes imprégnées de cette culture, et même la
doctrine chrétienne.
Dans un deuxième temps j’envisage le sujet, dans un chant du corps et de
l’âme. L’être humain suscite une poésie du vertige, intérieur ou chez l’autre. Le
corps est la source majeure d’une poésie sensuelle, à laquelle tous les sens
participent jusqu’à la synesthésie, et qui valorise la poésie de la vie humble. Le
sommeil et l’inconscient apportent aussi une dimension poétique supplémentaire,
dans le spectacle d’Albertine endormie, l’évocation du corps dans le sommeil, et de
la conscience confuse y plongeant. Le monde extérieur des humains recèle aussi sa
poésie, même illusoire : poésie aristocratique, onomastique, du snobisme, de la
multiplicité baroque de l’autre et du moi.

8
D’autres catégories affectives et psychiques contribuent à poétiser la
Recherche : l’amour, fouaillé dans toutes ses composantes, le désir, le plaisir, la
jalousie, le deuil et l’oubli ; la mémoire et le temps : une mémoire fragile du corps et
de quelques souvenirs ; mais aussi la poésie liée à l’enfance et à la mère, idéalisées ;
celle-ci, possédée de manière fantasmatique, est source d’une impossible séparation,
puis d’un chagrin mortel et enfin d’une expiation. La mémoire vive des
réminiscences marque un apogée poétique, mais aussi les temps retrouvés dans une
poésie plus baroque, marquée par l’oubli, la destruction et le flux. Enfin, la
perception proprement poétique du monde crée la poésie épiphanique du roman,
dans les poèmes en prose, les impressions obscures, les présages, les réminiscences
et la foi dans la connaissance poétique ; c’est le cas par excellence où la poésie est
langage de l’indicible, seul instrument capable de le rendre présent et vivant.
La dernière partie examine le langage poétique qui transfigure le monde et
le sujet. La figure poétique majeure de l’image domine le roman, animé d’un
véritable « démon de l’analogie » ; nous envisageons l’« image-anneau »
proustienne, ses liens avec le symbolisme, sa qualité éminemment sensible, puis ses
sources et enfin les jeux des images. J’examine ensuite d’autres figures de l’écriture
poétique : les mots, les figures du « comme si », celles de la rupture et de
l’amplification. Une tonalité poétique majeure colore le roman, l’unité, vertu
cardinale pour Proust, qui s’articule autour de la continuité verbale et de la vision,
autour du vernis et du reflet qui transfigurent les choses et les êtres, autour du tissu
poétique qui rassemble les morceaux épars ; j’examine aussi les qualités poétiques
de la syntaxe et de la composition proustiennes. Enfin, dernier aspect majeur
caractérisant cette écriture poétique dans le roman, la musicalité de la prose
proustienne qui la rapproche plus nettement de la prose poétique. Après avoir
examiné la signification et la présence de la musique, puis rappelé les synesthésies
musicales, j’étudie l’important chant lyrique dans la Recherche, puis les composants
de la « petite musique » proustienne : les sons, les rythmes, la composition musicale,
et une autre figure-reine, la répétition qui « musicalise » la phrase avec les
leitmotive.
En définitive, l’écriture poétique dans le roman proustien, loin d’être un
ornement esthétique gratuit ou une recherche formelle superflue, est le moyen
d’expression indispensable pour traduire dans une forme belle la vision du monde,
de l’être et de l’art de Proust.
PREMIERE PARTIE
« LE CHANT DU MONDE »
CHAPITRE I
POESIE DE LA NATURE

Le poète multiplie dans son roman les objets poétiques du monde, chargés
d’une émotion devant la nature, ou affective, lyrique, ou esthétique, conférant une
couleur poétique à la Recherche. Il les transfigure, en outre, en recourant à différents
filtres, réels, imaginaires, artistiques ou mythiques. « Le poème transforme le monde
en poésie ; le récit poétique en prose suggère, lui, un monde poétique »1.
Proust s'inscrit dans une longue lignée littéraire célébrant en vers comme en
prose la poésie de la nature. Le sentiment de vivre dans un monde beau et poétique,
issu de l'Antiquité, se retrouve sporadiquement à l'époque classique. Puis Rousseau
et Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Chateaubriand, Nerval, Musset, Vigny,
Hugo et les poètes romantiques chantent des paysages privilégiés enchanteurs ; le
monde est beau et mérite d’être chanté, à l'opposé des naturalistes qui le voient laid
et le décrivent ainsi. « C’est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous
fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une
correspondance du Ciel »2. Proust appartient à la tradition des écrivains lyriques qui
chantent leur amour de la nature, qui la célèbrent sous forme d'hymnes. Son roman
ressemble parfois à un immense paysage, créé par la puissance évocatrice du poète.
Cernons dans un premier temps la thématique poétique de la nature dans la
Recherche du temps perdu, ses contenus, les paysages favoris du romancier, à la
surface des impressions : poésie « objective » logée dans le monde extérieur
considéré comme spectacle. Cette poésie est sensible à la merveille du monde, dont
elle a pour mission de préserver la beauté éphémère. Proust partage le désir absolu
de s’unir au spectacle infini du monde de son amie Anna de Noailles et de le
poétiser. Nous examinerons différents aspects de la poésie de la nature dans la
Recherche : la nature considérée comme un spectacle poétique, la faune et la flore,
les eaux.

I. LA NATURE : UN SPECTACLE POETIQUE

1) Nature et espace poétiques

La poésie est un pôle vers lequel le roman proustien est irrésistiblement


aimanté, parce que son auteur éprouve une véritable passion pour le réel, dont la
poésie recrée l’ensorcellement en le transfigurant. Comme nous venons de le voir,
Proust ne résiste pas à son émotion face à la nature ; il rejette la neutralité, la
prétendue objectivité qui au lieu de dire le monde, le tue, le dessèche ; on connaît
son opposition à la littérature dite réaliste :

1
J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, p.195.
2
Baudelaire, « Notes nouvelles sur E.A. Poe », O.C., p.352.
13
Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est
sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue […]
sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ? […] c’est la chaîne de
toutes ces expressions inexactes où ne reste rien de ce que nous avons réellement
éprouvé, […] et c’est ce mensonge-là que ne ferait que reproduire un art soi-disant
« vécu », simple comme la vie, sans beauté, double emploi si ennuyeux et si vain1.

Face à la nature, le narrateur est enthousiaste. « La nature […] enseigne à


l’artiste comme les premiers mots d’une langue divine, dont elle a sans doute le
secret, mais qu’elle ne parle pas. C’est à l’artiste de s’en rendre maître et de
composer […] le poème de la beauté »2. Proust renoue dans son œuvre avec un
certain panthéisme : le sujet est comme un plongeur immergé dans le monde, avec
lequel il est en empathie, sans aller jusqu’à la fusion. « Proust suggère fréquemment
l’impossibilité de saisir le réel autrement qu’en rendant compte du lien tissé entre le
monde et le moi »3. Si pour le romancier le monde est un drame, pour le poète, c’est
un spectacle.
Dès l’enfance, le narrateur est subjugué par le spectacle de la nature, en
symbiose avec elle ; ses œuvres de jeunesse comme plus tard la Recherche sont
pleines d’une poésie bucolique, liée à l’enfance et à la jeunesse, qui situent Proust
dans la lignée des poètes et écrivains antiques, tel Virgile, et romantiques qui ont
chanté le « locus amoenus ». Il hérite également d’Ovide : « Profondément attaché
aux réalités organiques de la vie et de la terre, Proust a trouvé dans l’œuvre d’Ovide
les fondements mythiques de cet attachement. Le poète des Métamorphoses a
montré les liens unissant la terre, les végétaux, les animaux, les hommes »4. Juste
avant les révélations du Temps retrouvé qui lui redonneront l’élan et l’inspiration
pour écrire, il constate avec amertume : « Si j’ai jamais pu me croire poète, je sais
maintenant que je ne le suis pas. […] dans la nouvelle partie de ma vie, si desséchée
[…] ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j’aurais peut-être été capable
de la chanter ne reviendront jamais »5.
A part cet épisode de désespoir et de sécheresse temporaires, les pages où la
beauté du monde est chantée abondent. Car aux yeux du poète le monde est un
spectacle, et le romancier poétise la nature dans son œuvre. « Ici se manifeste
comme l’objet même du roman ce qui avant était son horizon, son contexte, le
monde même, dans son tissu de sensations et d’images »6. La nature est
omniprésente ; l’évocation de nombreux paysages concourt à l’impression poétique
d’ensemble. « Sans chant cosmique, pas de poésie »7. La reconnaissance de Proust à
l’égard de la nature va encore plus loin : « ne m’avait-elle pas mis […] sur la voie de
l’art, n’était-elle pas commencement d’art elle-même ? »8.

1
T.R., p.473.
2
J.-Y. Tadié, Marcel Proust I Biographie, p.319.
3
A. Simon, op. cit., p.169.
4
Dictionnaire M. Proust, p.715.
5
T. R., p.433-434.
6
G. Picon, Lecture de Proust, p.63.
7
G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, p.109.
8
T.R., p.468.
14
Proust fait partie de ces poètes qui veulent retrouver autour d’eux dans le
monde sensible cette présence des choses, arbres, montagnes ou fleuves, qui ouvrent
la conscience de soi à la profondeur des symboles, qui éprouvent le sentiment
poétique de la nature, comme Nerval qui, dans Sylvie, « garde toujours, devant la
nature vivante, cette sensibilité imaginaire d’enfant, illustrée par le monde féerique
qu’il décrit »1. On peut véritablement parler pour Proust d’une poétique du sensible,
autour de la campagne. Dans cette perspective, il annonce « l’avènement de la
phénoménologie »2 dans l’approfondissement de la sensation. Merleau-Ponty
écrivait : « Proust est un essai d’expression intégrale du monde perçu ou vécu ». Il a
reconnu dans le romancier l’orchestration intime du moi profond au creux d’une
complicité avec le monde, qui sera l’essence de la phénoménologie.
Il est « le poète de la nature souriante, ensoleillée, fleurie »3 dont on note la
« récurrence » comme caractéristique du « récit poétique »4. Certains décors
privilégiés déclenchent le choc poétique ; ainsi les coins champêtres de Combray,
que le romancier élit comme « un lieu paradisiaque » ; le jardin d’enfance est
poétiquement évoqué comme le paradis terrestre. Cette campagne de Combray, « le
pays de l’enfance retrouvé, âme et décor du roman », c’est « le Valois de Sylvie »5.
Cette poésie rustique des promenades autour de Combray, dont le narrateur dit le
« plaisir poétique » qu’elles lui donnent, colore tout le début de la Recherche, puis
revient à intervalles réguliers. Les deux « côtés » de Combray sont nettement
individualisés :
du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine […] et du côté de
Guermantes comme du type de paysage de rivière […] ; la moindre parcelle de
chacun d’eux me semblait précieuse, […] le sol sacré de l’un ou de l’autre, l’idéal
de la vue de la plaine et l’idéal du paysage de rivière, […]. Mais surtout je mettais
entre eux […] la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau qui
[…] les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre6.

« Le partage des côtés devient aussi un partage entre la terre et l’eau »7;
Méséglise représente la pluie, Guermantes le soleil. Ces deux lieux sont presque
toujours vivifiés, animés par le vent :
les champs […] perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par
le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray […]. On avait toujours le
vent à côté de soi du côté de Méséglise, […] quand par les chauds après-midi, je
voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés plus éloignés,
se propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher,
murmurant et tiède.

La poétisation est réalisée par la personnification du vent, actif : « abaisser »,


« se propager », « se coucher », « murmurant ». L’« état de rêverie » provoqué par la
beauté du paysage de Combray conduit le jeune homme à écrire un « poème en

1
Kuo-Yung Hong, Proust et Nerval. Essai sur les mystérieuses lois de l’écriture, p.56.
2
A. Simon, op. cit., p.46.
3
M. Remâcle, op. cit., p.70.
4
J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, p.57.
5
B. de Fallois, Préface C.S.B., p.33.
6
Sw., p.131 ; p.133.
7
M. Miguet-Ollagnier, La Mythologie de Marcel Proust, p.226.
15
prose »1, comme forme adéquate pour traduire son enthousiasme poétique. « Ce petit
vent […] souffle, avec des nuances variables, sur tous les lieux, à tous les moments
heureux de la Recherche du temps perdu. Aigre à Combray, souple et salin à Balbec,
tendrement humide à Venise, mais toujours propice »2. Le vent chez Proust est lié au
thème du dehors et du neuf : il vivifie.
« L’organisation binaire de l’espace n’est pas seulement linéaire, horizontale,
syntagmatique, mais verticale et paradigmatique » ; « l’espace transcendant est
l’objet d’une quête, […] parce qu’il cache un secret »3. A la fin du roman, le côté de
Méséglise et le côté de Guermantes se touchent ; Gilberte à Tansonville le ramène à
la réalité banale, brise l’enchantement poétique de l’illusion enfantine en déclarant :
« en moins d’un quart d’heure nous serions à Guermantes ». C’est comme si elle
m’avait dit : « Tournez à gauche, […] vous atteindrez les inattingibles lointains
[…] ; « nous pourrons aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c’est la plus
jolie façon », phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m’apprit
que les deux côtés n’étaient pas aussi inconciliables que j’avais cru.

Ces paroles font écho au début de Swann:


pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose
d’inaccessible comme l’horizon, […] Guermantes lui ne m’est apparu que comme
le terme plutôt idéal que réel, une sorte d’expression géographique abstraite comme
la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, « prendre par
Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression
aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest4.

La symétrie finale joue dans le sens d’une désillusion, d’une dépoétisation, la


dimension mythique, rêvée, étant abolie. A la fin de la Recherche, le narrateur refait
ces promenades pendant la guerre avec Gilberte, cette fois à la tombée de la nuit,
dans une obscurité symbolique : « je m’avançais, laissant mon ombre derrière moi,
comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées »5;
comme souvent, l’évocation du paysage n’est pas neutre : elle est pleine de mystère
poétique ; l’ombre humaine est embarquée dans un pays magique, mythique. Le
texte continue : « Au moment de descendre dans le mystère d’une vallée parfaite et
profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux
insectes qui vont s’enfoncer au cœur d’un calice bleuâtre ». L’impression
d’enchantement poétique perdure, s’épanouit jusqu’à l’extrême, puisque les humains
mués en insectes, sont happés par ce décor campagnard magique.
Magnifié par la réminiscence provoquée par le goût de la madeleine trempée
dans le thé, Combray est aussi évoqué comme une petite ville de campagne,
poétiquement incarnée par son clocher :
Combray […] ce n’était qu’une église résumant la ville, […] parlant d’elle et pour
elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante
sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos

1
Sw., I, p.144 ; p.179.
2
J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, p.58.
3
J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, p.73-74; p.76.
4
Sw., I, p.132-133.
5
A.D., IV, p.267-268.
16
laineux et gris des maisons rassemblées […] une petite ville dans un tableau de
primitif1.

L’église, personnifiée, vivante, est comparée à une bergère médiévale


(« pastoure »), les maisons à ses brebis grises, l’ensemble étant valorisé par la
ressemblance avec un tableau de primitif : la tonalité bucolique domine. La couleur
grise est ensuite expliquée et développée : « pierres noirâtres du pays », « pignons
qui rabattaient l’ombre », maisons « obscures », et la rue St-Jacques « unie, grisâtre,
avec les trois hautes marches de grès ».
Le travelling s’achève en gros plan, quelques pages plus loin, dans une
longue évocation de l’« Eglise » (mot qui ouvre et ferme ces pages, anobli par sa
majuscule) de Combray, qui incarne la ville : son vieux porche, ses pierres tombales,
ses vitraux, ses tapisseries, ses objets précieux, sa tour, sa crypte, son abside sont
traités comme des motifs poétiques : le « vieux porche » est « noir, grêlé comme une
écumoire », « dévié et profondément creusé » par « la force destructive » des
« mantes des paysannes », malicieusement comparées aux sillons creusés par les
roues des carrioles : la pierre se creuse, vit, comme le confirment les pierres
tombales adoucies par le temps, transformées en « flot blond » de miel, flot à son
tour animé, « entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les
violettes blanches du marbre » : l’imagination minérale de Proust le conduit souvent
à ces métamorphoses, à ces passages du règne minéral, immobile, dur au règne
liquide, mobile, tendre (« résorbées », « contractant », « rapprochant »,
« distendues »). Il est également très sensible aux notations colorées. Le narrateur
explicite ce sentiment qui transforme le réel en le magnifiant :
je m’avançais dans l’église, […] comme dans une vallée visitée des fées, […] la
trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d’elle pour moi quelque
chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut
dire, un espace à quatre dimensions - la quatrième étant celle du Temps -, déployant
à travers les siècles son vaisseau.

Il effectue ensuite un écart conséquent pour examiner à nouveau de loin, en


train, le clocher de Saint-Hilaire, dans une perspective toujours poétique, qui va
multiplier les points de vue : un mince trait rose sur le ciel, puis des pierres
« rougeâtres et sombres », enfin « une ruine de pourpre », harmonisée par la vigne.
Une fois encore l’inanimé [la tour] prend vie et agit : ses « vieilles pierres »
« dégageant un principe d’agitation infinie, [les corbeaux] avaient frappés et
repoussés ». Sa grand-mère est pleine, elle aussi, d’une affection qui fait vivre le
clocher : « la douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se
rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien
à l’effusion de la flèche ». Nous retrouvons cet anthropomorphisme du paysage
typique de la description proustienne, qui lui donne vie et mouvement.
Le clocher, incarnation symbolique de la campagne française, apparaît
ensuite « doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des
écailles et des égouttements gommeux de soleil, […] sa pointe aiguë dans le ciel
bleu »2. La comparaison culinaire est suggestive. La vision varie encore avec le soir,

1
Sw., I, p.47-48.
2
Sw., I, p.58-61; p.63; p.64.
17
dominé par la douceur : « il était au contraire si doux, dans la journée finissante,
qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel
pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place
et refluait sur ses bord ». Suivent d’autres points de vue variés sur le centre vital et
magnétique de la campagne ; par exemple : « des bords de la Vivonne, l’abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l’effort
que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel »1: encore une
comparaison, anatomique ou athlétique cette fois. L’énumération culmine en
apothéose dans une ultime comparaison : « c’était toujours à lui qu’il fallait revenir,
toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé
devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des
humains sans que je le confondisse pour cela avec elle ».
« Les voies des métaphores successives conduisent le descripteur vers le
cœur de l’objet. Alors, ce qui n’était que série de détours se fait concentrique »2.
Gérard Genette a également étudié ces pages sur le clocher de Combray, parlant de
« mimétisme » et de « ressemblance par contagion » : « clocher-épi en plein champs,
clocher-poisson à la mer, clocher pourpre au -dessus des vignobles, clocher-brioche
à l’heure des pâtisseries, clocher-coussin à la nuit tombante, une sorte de schème
stylistique récurrent », « le topos du clocher caméléon ». La « proximité commande
ou cautionne la ressemblance », « la métaphore trouve son appui et sa motivation
dans une métonymie » ; « la proximité authentifie la ressemblance […] en retour, la
ressemblance justifie la proximité »3.
La beauté de la campagne française provoque donc chez le narrateur - futur
écrivain un véritable choc poétique émotionnel qu’il transmet à son lecteur en en
faisant un hymne à la nature. Pour Proust comme pour Gracq un paysage « est un
vertige, une marche, une sensation et parfois une musique. C’est surtout une
structure »4. Cette poésie « rustique » est essentiellement visuelle ; pour Proust
(anticipant la phénoménologie) la vision est palpation par le regard, instrument
hypersensible et sensuel. Le regard est charmé par la beauté esthétique du spectacle.
Proust intègre une partie de l’héritage de Ruskin : « Il n’est pas dans la nature de
forme particulière, si belle soit-elle, qui vaille autrement que par la part de beauté
infinie qui a pu s’y incarner »5.

2) Une contemplation active

Mais ces tableaux fixes tiennent moins d’eux-mêmes leur qualité poétique
que du sujet qui les contemple : la poésie a pour origine l’ouverture du sujet sur le
monde ; l’extérieur et l’intérieur sont intimement unis par des liens réciproques. Le
romancier explique sa démarche artistique pour évoquer son enfance à Combray :
« en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés
dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait ».

1
Ibid., p.65-66.
2
R. Debray-Genette, Métamorphoses du récit. Autour de Flaubert, p.307.
3
« Métonymie chez Proust », Figures III, p.45.
4
G. Lapouge, « Le géographe sentimental », Gracq, Magazine littéraire, juin 2007, p.39-40.
5
Préface de la traduction de La Bible d’Amiens, p.174.
18
Ce qui donne à la nature et aux choses cette aura poétique, c’est « le sentiment qui
nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en
un être sans équivalent, aucune d’elles ne nous tient sous sa dépendance toute une
partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de
Combray dans les rues qui sont derrière l’église »1.
La conscience et le sentiment du narrateur infusent cette vie aux éléments
de la nature. En effet, un des facteurs majeurs de cette poétisation de l’espace tient à
sa fréquente personnification. Proust hérite de la complicité romantique du paysage
et des émotions humaines. « Devenu personnage, l’espace a un langage, une action,
une fonction […] son écorce abrite la révélation », « espace poétique, ouvert aux
symboles, à la fascination, au retentissement »2.
Proust s’attache à traduire les impressions éprouvées face aux spectacles de
la nature, s’inscrivant dans une esthétique proche de celle des peintres
impressionnistes ; la beauté n’est pas dans l’objet, mais infusée dans la conscience
par l’impression poétique, « l’impression même », « qui est la seule grande
poésie »3. Jeune, Proust écrivait : « Les choses usuelles, comme la nature, je les ai
sacrées, ne pouvant les vaincre. Je les ai vêtues de mon âme et d’images intimes et
splendides. Je vis dans un sanctuaire, au milieu d’un spectacle. Je suis le centre des
choses et chacune me procure des sensations et des sentiments magnifiques ou
mélancoliques, dont je jouis »4: c’était déjà sa méthode esthétique, conforme au
credo énoncé dans Notes sur le monde mystérieux de Gustave Moreau : « Le pays,
dont les œuvres d’art sont ainsi des apparitions fragmentaires, est l’âme du poète,
son âme véritable, celle de toutes ses âmes qui est le plus au fond, sa patrie
véritable ». Les sentiments qui animent le contemplateur constituent un prisme
poétique à travers lequel les spectacles naturels sont contemplés.
Un seul exemple de spectacle « impressionniste » dans la Recherche du
temps perdu, la description de la chambre illuminée à Balbec, qui « prenait jour de
trois côtés différents » :
à cette heure où des rayons venus d’expositions et comme d’heures différentes,
brisaient les angles du mur, […] suspendaient à la paroi les ailes repliées,
tremblantes et tièdes d’une clarté prête à reprendre son vol, […] cette chambre avait
l’air d’un prisme où se décomposaient les couleurs de la lumière du dehors, d’une
ruche où les sucs de la journée […] étaient dissociés, épars, enivrants et visibles,
d’un jardin de l’espérance qui se dissolvait en une palpitation de rayons d’argent5.

Multiplication des points de vue, des reflets colorés difractés, tout comme
le sont les plaisirs sensuels attendus de cette belle journée : nous sommes proches du
cubisme qui essaie de représenter simultanément toutes les facettes d’un objet. Et
toujours une sensation intense de vie palpitante, qui culmine dans la métaphore de la
lumière-oiseau prêt à s’envoler. « Les métaphores biologiques qui saturent le texte
proustien » illustrent « la symbiose entre le poétique et le théorique [qui] est

1
Sw., I, II, p.86 ; p.65.
2
J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, p.10 ; p.61.
3
L. Fraisse, L’Esthétique de Marcel Proust, p.57.
4
« La Revue Lilas », E.A., p.30 ; p.366.
5
J.F., II, p. 64.
19
précisément l’essence de l’œuvre proustienne »1. Comme souvent dans l’envol
poétique, Proust se laisse aller à son goût des trois ou quatre adjectifs : « repliées,
tremblantes et tièdes », « dissociés, épars, enivrants et visibles »2: forte empreinte
poétique.
L’essence, la vérité que le poète s’efforce de fixer, c’est en quelque sorte la
« présence réelle » qui émane de la nature et lui confère une aura religieuse, quasi
mystique. Proust parle également d’« adoration perpétuelle », à laquelle il parvient
par la contemplation esthétique. L’esthète anglais Ruskin, lui aussi, pratiquait l’arrêt
sur une figure minuscule et l’effusion de la contemplation. Tous deux ont « l’art de
noter des émotions au ralenti »3. Nous retrouverons cette dimension épiphanique de
la nature dans ce « roman de l’apparition »4. Le narrateur, comme le jeune Proust, a
été à plusieurs reprises comme saisi d’extase devant la manifestation quasi
sacramentelle de cette « présence réelle » dans certains spectacles naturels, avant
d’en comprendre, bien plus tard, la signification profonde.
On peut appeler cet état stase contemplative, caractérisée par un
ébranlement profond de tout l’être, une émotion très intense, que le romancier-poète
transmet au lecteur, lui-même halluciné, par une prose très visuelle. Le jeune Proust
l’a décrite dans La Poésie ou les lois mystérieuses : « le poète reste arrêté devant
toutes choses […]. Le poète regarde et semble regarder à la fois en lui-même et dans
le cerisier double »5. Il devra sonder les « lois mystérieuses, ou poésie ». Ce don de
vision poétique est la condition même de l’art pour Proust. On peut parler
d’« effusion contemplative »6. Le paysage est enveloppé d’une atmosphère affective.
Sa contemplation crée l’instant poétique, la minute heureuse. Elle « constitue le sujet
profond du livre »7. Proust avait été conforté dans sa pente naturelle par les cours de
Séailles, pour qui l’art était une « contemplation inspirée »8. Dans cette optique, la
dimension poétique réside dans le sentiment éprouvé face à la nature, dans l’émotion
qu’elle provoque.
Cette contemplation n’est pas passive ; elle est l’organe moteur,
transformateur du réel en poésie : la Recherche est une immense leçon de
contemplation active. Les « nombreuses expériences d’hypnose ou de ralenti » sont
l’occasion « de pauses pétrifiées devant un objet sensible » ; « ces textes, souvent
magnifiques, fonctionnent comme des reposoirs »9. Le vocabulaire religieux est
approprié. Certaines des descriptions sont de véritables poèmes s’écartant du schéma
traditionnel; « il est peu de romans où la géographie l’emporte à ce point sur
l’histoire ; toute la fonction de la description en est changée : elle est devenue

1
D. Julien, Proust et ses modèles: Les Mille et une Nuits et les Mémoires de Saint-Simon,
p.58.
2
Y. Louria, La Convergence stylistique.
3
A. Ushiba, L’Image de l’eau dans A la Recherche du temps perdu, p.119.
4
J.-Y. Tadié, Proust et le roman, p.67.
5
E.A., p.113-114.
6
J.-P. Moussaron, « Mirage du tilleul », Limite des Beaux-Arts, I, p.105.
7
J.-Y. Tadié, Proust. Le dossier, p.237.
8
Cité par J.-Y. Tadié, Marcel Proust I Biographie, p.365.
9
A. Simon, op. cit., p. 209 et 18.
20
construction, action, personnages »1. La profondeur poétique vient de ce que l’objet
perçu n’est pas séparé de l’activité perceptive ; elle est le lieu de rencontre des
rapports intimes entre la conscience et le monde. Le paysage est authentiquement
« état d’âme », dans la mesure où « dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature […] nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du
lieu où nous nous trouvons »2: nous reconnaissons l’animisme proustien.
La description, contrainte romanesque, devient chez lui une expérience
privilégiée, vecteur de poésie. Dans ses descriptions, tout est mouvement, selon des
angles de vue variés ; les paysages deviennent des scènes, comme dans la
description à géométrie variable du clocher de Combray. La phrase, en épousant
toutes les nuances, devient spectacle. Décrire est un processus actif et duratif, dans
« cette sorte de zoom intensif et toujours final sur l’objet à décrire, [qui] en perce le
secret […] il emprunte alors la technique traditionnelle de la perspective en
approche […]. Partout avant, il n’y a eu qu’approche détournée, métonymique ou
métaphorique […]. Toute description chez Proust est une aventure de l’esprit »3.
Un des modes de description proustiens est proche de l’ekphrasis qui
poétise le spectacle contemplé en l’anoblissant : Proust présente différentes vues de
la mer depuis sa chambre de Balbec comme des œuvres d’art ; il pourrait les croire
« un choix, chaque jour renouvelé, de peintures »4 sans rapport avec le lieu où il se
trouve ; mais « le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles » l’inscrit
dans la réalité, montant « comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie,
unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs
sillages horizontaux » ; les oiseaux ne se manifestent pas par leur cris mais par les
lignes vives qu’ils inscrivent dans le ciel et que le poète compare à des fusées de feu
d’artifice. Suivent cinq évocations de vues marines, non pas véritablement décrites
mais transformées par le philtre de l’art en tableaux, soulignés par le cadre de la
fenêtre : « une fois c’était une exposition d’estampes japonaises : à côté de la mince
découpure du soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac
contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre
d’un rose tendre ». Cette vue frappe par la simplicité des lignes et des couleurs, aplat
caractéristique de l’estampe. Mais le narrateur préfère
les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon apparaissait tellement de la
même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu’il semblait aussi
de la même matière, comme si on n’eût fait que découper sa coque et les cordages
en lesquels elle s’était amincie et filigranée dans le bleu vaporeux du ciel.

Après l’estampe, le tableau impressionniste où les couleurs se confondent.


Puis, dans une autre vision, la mer envahit tout jusqu’au ciel. Une autre fois, au
contraire, la mer est réduite au bas de la fenêtre, le reste étant envahi par des nuages
présentés comme une étude d’un motif pictural. La ressemblance avec des toiles
impressionnistes comme celles de Monet est accrue par les reflets des nuages dans
les vitrines de la bibliothèque, offrant « comme la répétition, chère à certains maîtres

1
J.-Y. Tadié, in Encyclopedia universalis.
2
Sw., I, II, p.154-155.
3
M. Butor, “Traversées de l’espace descriptif”, Répertoire V, p.309.
4
J.F., II, p.162; p.163.
21
contemporains d’un seul et même effet, pris toujours à des heures différentes ». Le
rapprochement explicite avec la peinture se poursuit : « la mer était peinte »,
« l’artiste », « maîtres », « l’art », « pastel », « mis sous verre » ; Whistler sert de
référence à l’ultime vue marine, avec passage du bleu à l’harmonie en gris et rose,
jusqu’à l’extinction finale de cette dernière couleur. Tout au long de cette page
descriptive, la dimension poétique est également assurée par la présence constante
du registre de l’imaginaire, du possible : « comme si », « je croyais », « avaient
l’air », « paraissaient », « semblait ». Enfin, pour que le lecteur soit persuadé qu’il
était au spectacle, le narrateur achève sa description en fermant « les grands
rideaux ».
Ainsi, l’objet - la Nature contemplée - et l’instrument descriptif - le sujet
contemplant - concourent à la poésie bucolique d’A la recherche du temps perdu.

3) Le paysage en mouvement

La campagne contemplée est rarement immobile. Proust affectionne


particulièrement le paysage en mouvement, vivant : « de tout spectacle mouvant
sourd un appel » : le paysage n’est jamais neutre, mais en relation intime avec
l’homme qu’il appelle pour lui livrer un sens, car il « cache un secret » ; il est
« l’objet d’une quête »1; la déambulation, le mouvement sont peut-être le moyen
d’aller à la rencontre, d’appréhender ce secret offert mais dérobé. Les Impressions
de route en automobile, texte paru dans Le Figaro le 19 novembre 19072,
manifestent vivement la fièvre sensuelle de pénétrer les mystères de l’espace, en une
poésie relevant du fantastique, où tous les éléments naturels sont frénétiquement
vivants dans leur désir de communiquer avec le héros :
de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous en nous
tendant quelques roses fraîches […], d’autres venaient appuyées tendrement sur un
poirier […], et le serraient contre leur cœur meurtri où il avait immobilisé et
incrusté à jamais l’irradiation chétive et passionnée de ses branches.

Puis les clochers montent, s’alignent, s’avancent, voltent, se jettent presque


jusqu’au heurt, agitent leurs cimes, s’effacent, virent, trébuchent, se serrent, glissent,
s’effacent. A la fin, la fusion est accomplie : ils ne font plus « sur le ciel encore rose
qu’une seule forme noire délicieuse et résignée ».
Fréquemment l’image proustienne anime l’inanimé, et réciproquement, sur
fond d’unité vitale et vivifiante de la nature dans les « images réciproques »3; le
narrateur le reconnaît : « je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que
c’était la nature elle-même qui […] avait rendu cette décoration digne de ce qui était
à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique »4. Cela donne une
coloration poétique supplémentaire à la nature. La plus connue de ces images
réciproques compare les jeunes filles aux fleurs et inversement : « ces jeunes filles,
tiges de roses dont le principal charme était de se détacher sur la mer » ; puis

1
J.-Y. Tadié, Le Récit poétique, p.54 ; p.76.
2
Ecrits sur l’art, p.249-255.
3
V. Graham, The Imagery of Marcel Proust, p.13.
4
Sw., I, p.111.
22
Rosemonde est comparée à « un géranium au bord de la mer ensoleillée », Andrée à
« un camélia dans la nuit »1. Ou, en sens inverse, lorsque le narrateur imagine « le
geste de l’efflorescence » des corolles des aubépines « comme si ç’avait été le
mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées,
d’une blanche jeune fille, distraite et vive »2: tous les adjectifs accentuent cette
personnification des fleurs.
En mettant ainsi l’accent sur les liens indissolubles du narrateur avec la
nature, Proust renoue avec le primitivisme baroque, attaché au mouvement d’une vie
active des fleurs. Le romancier présente une vision naturaliste du monde humain,
allant de pair avec une vision anthropologique de la nature. Cette interpénétration
des règnes végétal, animal, minéral et humain appartient au baroque.
Pour montrer le paysage en mouvement, le romancier retrace de fréquentes
promenades à pied. Par exemple, celles automnales à Combray : après avoir lu
« toute la matinée »,
mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé
sur place d’animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une
toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres, les buissons, recevaient des coups de
parapluie, ou de canne, entendaient des cris joyeux3.

A l’excitation physique du narrateur répond l’activité du vent qui « tirait


horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les
plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de
son souffle jusqu’à l’extrémité de la longueur, avec l’abandon des choses inertes et
légères ».
Le mouvement rapproche les monades isolées que représentent les lieux
dans la Recherche, qui se déplacent souvent chez Proust. Le voyage à pied, en
tortillard, « bouleverse l’apparence des choses »; « tout voyage […] est pour Proust
une action magique »4. L’expérience du « mouvement change les lois de l’univers ».
Cette mobilité se transmet aux lieux-mêmes ; ainsi les clochers de Martinville vus
depuis la voiture du docteur Percepied, dans le petit poème en prose composé par le
jeune narrateur dans l’enthousiasme :
venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire. […]
Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, […] ils s’étaient jetés si rudement au-devant
d’elle, […] ses clochers agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées.
[…] l’un s’effaçait […] ils virèrent […] et disparurent […] chercher leur chemin
[…] se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre5;

l’élément du paysage est complètement assimilé, grâce aux verbes d’action, à un être
humain et donne vie poétique à l’ensemble.

1
J.F., II, p.296; p.297.
2
Sw., I, II, p.111.
3
Sw., I, II, p.152-153.
4
G. Poulet, L’Espace proustien, p.151 ; p.93 ; p.95.
5
Sw., I, p.179.
23
Le train est un instrument privilégié pour varier constamment les points de
vue et rapprocher les lieux séparés : « l’unification est obtenue, non par une
simplification, mais au contraire, par une multiplication des aspects offerts par les
objets opposés »1. Nous en voyons l’illustration dans le lever de soleil depuis le train
de Balbec :
je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, […] cette
couleur n’était ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie. […] la scène matinale fut
remplacée […] par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, […] ma
bande de ciel rose […] rouge cette fois, dans la fenêtre d’en face […] ; si bien que
je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler
les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en
avoir une vue totale et un tableau continu2:

lumière et ombres, couleurs, tableaux animés pris dans un mouvement vif poétisent
le décor paradoxalement unifié à la fin. Ailleurs, le narrateur fait l’éloge de
l’automobile qui rapproche les sites :
Douville et Quetteholme, […] prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque là
dans la cellule de jours distincts […], délivrés maintenant par le géant aux bottes de
sept lieues, vinrent rassembler autour de l’heure de notre goûter leurs clochers et
leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de découvrir :

la vitesse, facteur féerique de métamorphose du paysage. Un peu plus loin, dans une
longue page le narrateur compare les mérites respectifs de ces deux moyens de
transport par rapport au paysage traversé :
Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville […] ; ces
cercles de plus en plus rapprochés que décrit l’automobile autour d’une ville
fascinée qui fuyait dans tous les sens pour lui échapper et sur laquelle finalement il
fonce tout droit, […] ; […] il donne l’impression […], de le déterminer comme
avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement
exploratrice, […] la véritable géométrie, la belle « mesure de la terre ».

Dans les deux cas, une magie différente transformant le réel opère. De
même, l’avion peut aiguillonner la sensibilité du poète, comme le suggère la
rencontre émouvante jusqu’aux larmes avec le « demi-dieu » « entre deux grandes
ailes d’acier étincelant » qu’est un aviateur : « je sentais ouvertes devant lui - devant
moi si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier - toutes les routes de l’espace, de la
vie ; […] puis […] semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la
pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes
d’or il piqua droit vers le ciel »3.
Le rendu dynamique, mouvant de la nature contribue donc, en la
transfigurant, à la poésie d’A la recherche du temps perdu.

1
L’Espace proustien, p.96-97.
2
J.F., II, p.15-16.
3
S.G., II, p.385-386; p.394; p.417.
24
4) Une poésie atmosphérique

A. Saisons et climats

La météorologie proustienne, très présente dans la Recherche, imprègne et


intègre profondément le monde extérieur pour l’unifier, l’assimiler, en le
métamorphosant poétiquement, selon les saisons. Proust renoue avec ce thème
antique, après Hésiode, Horace, ou en musique, Haydn.
En poète, il est sensible aux grands rythmes naturels, comme les saisons, les
journées et les heures : un passage1 l’illustre dans une très longue énumération
mêlant passé et présent, qui fait se succéder la pluie, le soleil, la chaleur, Pâques,
l’été, les jours longs, la chaleur, la fraîcheur, « le soleil déclinant », l’ombre, « les
jours brûlants », « ce rayon de soleil », « six heures », « la journée prenait fin », « la
fraîcheur du soir », « le coucher du soleil », le soir, « une de ces fins d’après-midi »,
« soirs démesurés de l’été », « il faisait nuit », « l’obscurité complète », « la
première fraîcheur de l’aube », « le même petit jour », la chaleur, nuits, l’hiver,
gelées, « soirs de janvier », « ce soir de neige », la nuit, « le retour des grands
froids », « la répétition de toutes sortes de journées », « l’autre été », « les
dimanches de mauvais temps », « le bruit du vent et de la pluie », « à une saison plus
avancée, ces soirs glorieux », « une seconde journée bien différente de la première »,
« journée », « saison morale », « les couleurs successives […] la cendre de leurs
saisons ou de leurs heures, des fins d’après-midi de juin aux soirs d’hiver, des clairs
de lune sur la mer à l’aube, […] de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-
Cloud », « chacune de ces années solaires », « leurs printemps, leurs automnes, leurs
hivers », « en la doublant d’une sorte d’année sentimentale où les heures n’étaient
pas définies par la position du soleil », « la longueur des jours ou les progrès de la
température », « ces grands changements de temps, ces jours différents », printemps.
La mise en perspective des saisons du chagrin sur fond du bonheur passé enfui
charge d’un lyrisme neuf ce thème ancien.
Ces pages font écho poétiquement à d’autres instants passés, heureux,
rythmés par la répétition insistante des quatre « journées » encadrées par deux fois
deux « jours ». Au début de La Prisonnière, le narrateur met en valeur un
personnage inattendu qui le « rendait plus heureux qu’elle, le petit personnage
intérieur, salueur chantant du soleil ». « Le dernier de tous les moi qui subsisteront »
en lui à la fin de sa vie, est-ce que, curieusement,
ce ne serait pas le petit bonhomme fort semblable à un autre que l’opticien de
Combray avait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu’il faisait […]. Ce
petit bonhomme-là, […] je crois bien qu’à mon agonie, quand tous les autres « moi »
seront morts, s’il vient à briller un rayon de soleil, tandis que je pousserai mes
derniers soupirs, le petit personnage barométrique se sentira bien aise, et ôtera son
capuchon pour chanter : « Ah ! enfin, il fait beau »2.

De manière étonnante, ce petit automate barométrique de l’enfance est


intériorisé, et restera dernier à la fin ! Même en tenant compte du sourire complice

1
A.D., p.60-69.
2
Pr., p.589-591; p.522.
25

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