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EDGAR FAURE

La banqueroute
de Law
1 7 JUILLET 17 20

GALLIMARD
Il a été tiré de l'édition originale de cet ouvrage vingt-sept exem-
plaires sur velin d'Arches Arjomari-Prioux numérotés de l à 27.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, 1977.
Première partie

L'HOMME ET LA DOCTRINE
I

L'ennemi de Vor est né


dans la maison de Vorfèvre

«• Ainsi se rythment les chapitres de l'his-


toire du monde. A la cadence des fabuleux
métaux. »
Fernand Braudel.

City Parish Register of Baptisms : « 21 April 1671 William LAW,


Goldsmyth & Jean Campbell A.S.N. ( a son named) John — Witn.
(témoins) : Mr John Law; John Law Goldsmyth; Archibald Hirlope,
Bookbinder; Hew Campbell and John Murray, merchants . »
Ce texte établit de façon incontestable l'orthographe du nom de
famille de Law, qui, par la suite, est souvent écrit Laws, Las, ou
même Lass, voire Laus.
Ce problème d'orthographe est en liaison avec la petite énigme
de la prononciation Lass, qui était générale à l'époque, ainsi qu'en
témoignent, entre autres, Saint-Simon et Voltaire. On note cepen-
dant à l'occasion, selon Mathieu Marais, une prononciation popu-
laire Laou. On a émis diverses hypothèses sur cet écart entre la
irononciation usuelle et la lecture phonétique : confusion entre la
Ïettre w et une double lettre ss, voire même simple jeu de mots,
s'agissant d'un joueur : l'as 2 , également l'emploi habituel de la

1. Extrait transcrit sur le livre des baptêmes de la paroisse de la Cité (église


Saint-Gilles) à Édimbourg.
2. Ce qui permettait aux chansonniers de faire rimer Law avec hélas. Cf. l'épi-
graphe :
L'aspect nouveau de l'état de la France
Fait dire à l'un, fait dire à l'autre : hélas!
Serait-ce un Dieu qui régit la finance
Est-ce un démon sous la forme de Las?
4 L'homme et la doctrine

formule anglaise Law's System, donnant par contraction Laws, etc.


Un érudit du siècle dernier s'est attaché à résoudre cette petite
énigme 1 . Il écarte l'explication par le double s en soulignant qu'on
ne la relève jamais dans des noms comme Berwick et Newton 2 et
retient l'hypothèse selon laquelle la prononciation Law procède
de l'orthographe habituelle Laws, employée couramment et par
l'intéressé lui-même; l'addition du s est elle-même fréquente pour
les noms écossais, elle marque l'abréviation de la formule Lawson,
fils de Law. Ainsi écrivait-on non moins couramment Stairs pour
désigner l'ambassadeur d'Angleterre, lui-même compatriote de
Law 3 . Or, la prononciation écossaise de Law est La4, mais celle
de Laws est sensiblement Las5. Sans doute Law, en prononçant
son nom de cette manière, a-t-il accrédité lui-même la première
orthographe usitée, d'où, par la suite, lorsque s'est imposée l'écri-
ture Law, la perpétuation Las comme forme orale.
Quant à la manière dont le nom doit être prononcé aujourd'hui,
nous inclinons, comme A. Beljame, à préconiser le maintien de Las,
conformément à la pratique suivie dans des cas analogues, dont
le plus connu est celui de Broglie (Breuil).
Le premier biographe de John Law, J. P. Wood, présente son
héros comme l'arrière-petit-fils de James Law, archevêque de
Glasgow, qui fut célébré en vers latins par un poète anglais et doté
d'un monument funéraire dans la cathédrale Saint-André par la
piété de sa veuve 6 .
Mais il ne s'agit que d'une homonymie ou tout au plus d'un loin-
tain cousinage.

1. Cf. Alexandre Beljame, « La Prononciation du nom de Jean Law, le financier ».


Étude parue dans les Études romanes dédiées à Gaston Paris par ses élèves le
21 décembre 1890, publiée en tirage à part chez Émile Bouillon à Paris en 1891.
2. Cet argument n'est pas entièrement convaincant, car le w se trouve au milieu
des mots dans Berwick et Newton, alors qu'il se trouve à la fin dans Law.
3. « Laws équivaut donc à Lawson, et tous deux veulent dire : fils de Law. C'est
une forme où le génitif indique la filiation, ainsi que dans les noms de famille français
Dejean, Depaul, Depierre, etc. Le nom de Law a eu de même deux formes Law et
Laws. Cette dernière adoptée par son entourage en Angleterre... a été sans doute
acceptée par lui, ce qui explique que dans les premiers documents où il est men-
tionné, il figure avec l'orthographe Lass, Lasse ou Las » (A. Beljame).
4. La prononciation anglaise étant Lôw.
5. En fait intermédiaire entre Las et Laze, l's écossais flottant entre ç et z (A. Bel-
jame).
6. James Law fut archevêque de Glasgow de 1615 à 1632. Arthur Johnston lui
adresse les vers suivants :
« Est corna, Lae! tibi cygnaris aemula plenius
Pectora sunt multo candidiora cornis. »
Citée dans la première édition de J. P. Wood, Sketch of the life andprojects of John
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 5

Selon les recherches minutieuses de John Fairley, publiées en


1924 dans sa monographie consacrée à Lauriston Castle, le
bisaïeul de John Law est bien un homme d'Église, mais simple
ministre de la paroisse de Neilston, Andrew Law 1 .
Le fils d'Andrew, John, devenu l'adjoint, puis le successeur de
son père, fut par la suite privé de son poste pour « inefficience »,
ce qui était la procédure habituellement appliquée aux ecclésias-
tiques qui avaient choisi la carte non gagnante dans le conflit de
]' «engagement» (1649) 2 . Réduit à vivre d'un maigre subside,
alloué par le Parlement, il décida de diriger ses fils John et William
vers une carrière moins ingrate, et tous deux entrèrent en appren-
tissage chez un orfèvre d'Edimbourg, puis s'établirent à leur
compte. William, le puîné, épousa, en premières noces, Violette
Cleghorne, fille d'un orfèvre, et s'installa lui-même, en 1662, en
louant pour 40 livres une boutique située dans l'enclos du Parle-
ment, dans la rangée qui longeait le côté sud de Saint-Gilles; Vio-
lette mourut peu après en donnant naissance à leur fille aînée,
Isabelle. William se remaria avec Jane Campbell, issue d'une
famille de bourgeois, marchands et quelque peu aristocrates, ornée
également d'ecclésiastiques, apparemment plus cossue que la
famille Law. Pour faire bonne mesure, J. P. Wood et un certain

Law of Lauriston, cette mention n'est pas reprise, on ne sait pourquoi, dans l'édi-
tion de 1824.
Ce prélat a surtout marqué sa trace dans la chronique pour avoir, alors qu'il
n'était encore que simple ministre, joué au football le jour du Seigneur, et encouru,
de ce chef, une réprimande de son synode. Cependant, selon Fairley, la réalité de ce
méfait n'est pas établie.
Le biographe J. P. Wood était un gentil sourd-muet qui s'était consacré à l'his-
toire du comté de Cramond. Les études qu'il a consacrées à John Law, d'abord
en 1791, puis dans une édition plus étoffée en 1824, font preuve d'une grande
conscience mais d'une absence totale d'esprit critique. En ce qui concerne l'arche-
vêque, il tenait son information de Walter Scott senior, père de l'illustre historien,
qui était lui-même l'agent d'affaires du maréchal de camp Law de Lauriston.
1. L'hypothèse d'une parenté entre les deux branches nous paraît peu compa-
tible avec le ton impersonnel employé par l'archevêque dans une lettre de service
concernant le ministre (John Fairley, John Lauriston Castle, the estate and its owner,
éd. Edinburgh and London, p. 63).
2. Charles I er avait passé avec les « Covenanters » (presbytériens) un pacte
appelé « engagement », qui avait été répudié par les extrémistes, mais auquel un
certain nombre de ministres, dont John Law de Neilston, se rallièrent. A la suite
du triomphe de Cromwell et de l'exécution de Charles I e r , les partisans de l'intran-
sigeance triomphèrent et firent priver, par une loi, du droit d'occuper une charge
quelconque, qu'elle fût laïque ou ecclésiastique, leurs adversaires. « C'est ainsi que
le révérend John Law se vit retirer ses bénéfices pour cause d'incapacité » (M. Hyde,
John Law, un honnête aventurier, p. 15).
6 L'homme et la doctrine

nombre de biographes ajoutent que les Campbell formaient l'une


des branches de la maison ducale d'Argyll, mais rien ne confirme
cette filiation. Nous savons simplement que le duc d'Argyll fut
mentionné dans les comptes de William Law, l'orfèvre 1 . William
Law eut douze enfants, dont onze de sa seconde femme Jane Camp-
bell; John était le cinquième et resta l'aîné des garçons; quatre
moururent en bas âge .
« Les orfèvres d'Edimbourg, lisons-nous dans un ouvrage consa-
cré aux traditions de cette ville, étaient considérés comme une
classe supérieure de commerçants; ils apparaissaient dans les
cérémonies publiques avec des bicornes, des manteaux écarlates
et des cannes à pommeau d'or 3 . »
Parmi ces notables, William Law s'était hissé au premier rang.
Ses affaires étaient prospères, il avait pris en 1670 un second
magasin et payait double loyer. Il faisait autorité dans sa corpo-
ration et fut désigné comme doyen pour les années 75-77. En 1674,
lorsqu'une commission royale fut constituée pour faire une enquête
au sujet de la monnaie, et décida de consulter les orfèvres, il fut
l'une des trois personnalités choisies pour représenter la Compa-
£nie- . .
« William Law, l'orfèvre, Andrew Anderson, l'imprimeur, et
Archibald Hislope, relieur et libraire, étaient les trois hommes
d'affaires les plus marquants d'Edimbourg. Ils étaient apparem-
ment des amis très proches et intimes. Leurs noms étaient cons-
tamment associés dans le Registre des Baptêmes, pour les nom-
breuses occasions où l'un d'eux enregistrait un nouvel enfant4. »
Ils avaient épousé les trois sœurs Campbell.
La profession de l'orfèvre présente cette caractéristique singu-
lière d'être à la fois un métier d'ouvrier, un travail tout à fait
manuel, et une activité commerciale très élaborée se confondant
presque avec la banque. La réussite de William Law s'affirma

1. Par la suite John Law fut en rapports amicaux avec différents membres de
cette famille, notamment Lord Islay, mais on ne trouve nulle part la moindre allu-
sion à un rapport de parenté.
2. Selon M. Hyde, les enfants des orfèvres étaient logés dans des chambres en
sous-sol sous les boutiques et l'insalubrité de l'habitat était une cause fréquente de
mortalité infantile : « La pièce réservée aux enfants dans la maison était une sorte
de cave située en sous-sol, sous les magasins principaux et où la clarté du jour par-
venait seulement par un soupirail donnant sur la rue. Les jeunes enfants des autres
familles d'orfèvres de l'enclos vivaient dans les mêmes conditions d'insalubrité »
(M. Hyde, op. cit., p. 17). Cet auteur, selon son habitude, n'indique pas l'origine
de ses informations.
3. Chambers, Traditions of Edinburgh, cité par Fairley, op. cit., p. 91.
4. Fairley, op. cit., p. 82.
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 7

dans l'un et l'autre domaine. On peut encore trouver de nos jours


des objets qui portent sa marque, attestant la finesse de sa
technique : il s'agit principalement d'argenterie d'église réperto-
riée dans des ouvrages spéciaux, fonts baptismaux, ostensoirs de
communion, mais on mentionne aussi des pièces d'usage profane,
notamment un silverporringer signalé par J. Fairley comme étant
passé aux enchères peu avant la publication de son ouvrage.
Quant à l'activité bancaire de William, il a laissé dans son tes-
tament l'inventaire de ses créances et l'on peut dire qu'il avait une
très belle clientèle d'emprunteurs « incluant beaucoup de noms
parmi les plus avantageusement connus en Écosse 1 ».
Les progrès de sa fortune lui permirent de franchir, un an avant
sa mort, un double degré dans l'échelle sociale, en devenant pro-
priétaire terrien, et, en même temps, selon la pratique écossaise,
un gentilhomme, un laird, anobli par la possession d'une terre
appartenant au domaine royal. Il s'agit en fait de deux propriétés :
Lauriston, qui comporte un château avec tour, tourelle et dépen-
dances secrètes 2 , et Randelston, composé seulement de terres, l'un
et l'autre situés dans la paroisse de Cramond chère à J. P. Wood.
Le prix d'achat n'en est pas connu. La concession en fut confirmée
par une charte royale du 20 juillet 1683 3 qui comportait le paie-
ment d'une redevance symbolique, deux pennies pour Lauriston,
un seul pour Randelston, payables à la fête de la Pentecôte, mais
seulement sur demande. Les domaines furent mis directement
par William au nom de son fils aîné — le père réservant des usu-
fruits pour lui et pour sa femme. William Law mourut d'ailleurs
avant la fin de l'année 4 à Paris, où il s'était rendu pour subir une
intervention chirurgicale. Il laissait une succession mobilière éva-
luée à 29 000 livres dont 25 000 consistaient en créances. Wil-
liam fut déclaré héritier le 25 septembre 1684. A treize ans, le
fils de marchand est chef de nom et d'armes. Son blason : « armes
d'hermine, à une bande de gueules, accompagnée de deux coqs de
même, posés un en chef et l'autre en pointe, et une bordure engrêlée
aussi de gueules; devise : nec obscura, nec ima ».
Nous ne pensons pas tomber sous le grief de l'interprétation
anecdotique en relevant comme circonstances significatives et

1. Cf. le texte intégral dans J. Fairley, op. cit., p. 99-111. « Beaucoup de noms
mentionnés dans le testament figurent dans le Journal d'Erskine of Carnock's »
(p. 99, n. 3).
2. « Une pièce secrète construite de manière que l'on pût entendre de là tout
ce qui se passait dans la salle située au-dessus » (M. Hyde, op. cit., p. 19).
3. Enregistrée le 10 août (Fairley, op. cit., p. 98).
4. 1683. Le mois est laissé en blanc dans l'enregistrement du testament.
8 L'homme et la doctrine

même, au sens propre du mot, signifiantes, à l'égard de la vocation


de John Law, la profession de son père et l'anoblissement de sa
famille.
Certains auteurs ont attribué à l'or « un pouvoir d'attraction
extra-économique, fondé sur les structures mentales et peut-être
psychanalytiques propres à leur temps 1 ». Dans un célèbre pas-
sage, Michel Foucault attribue à la monétisation de l'or un carac-
tère et une origine mystiques : « Les signes de l'échange, parce
qu'ils satisfont le désir, s'appuient sur le scintillement noir, dange-
reux et maudit du métal... Le métal ressemble aux astres, le savoir
de tous ces périlleux trésors est en même temps le savoir du
monde. » S'il en est ainsi, rien ne peut mieux protéger contre cet
envoûtement une imagination enfantine que le décor prosaïque
d'une échoppe. Le mythe, réduit à des fragments chétifs, soumis à
la force de l'outil, abandonné aux doigts du praticien, se dépouille
de son arrogance et se désensorcelle de sa magie.
Si les souverains sont eux-mêmes les serviteurs du métal, celui-
ci, à son tour, est le serviteur de l'ouvrier, du « forgeron » qui le
taille, le rogne, le modèle, le façonne, le cisèle, le sertit, lui impose
sa volonté. Ainsi se marque sur les éblouissements de la matière
inanimée la supériorité humble et invisible du travail de l'homme,
de l'homme au travail — « tool-making animal » — créateur et
manieur de l'outil.
Et quand le jeune John voit que la fortune de son père, travail-
leur et dépositaire de 'métaux précieux, consiste essentiellement
dans des titres de créance abstraits mais producteurs de revenus,
ne doit-il pas en tirer cette conséquence que le métal n'est pas la
seule, ni même sans doute, la supérieure forme de la richesse?
Voici cependant que le fils de l'orfèvre devient à douze ans le
laird de Lauriston. N'est-ce pas, pour lui, une nouvelle occasion
de comparer les métaux à une autre catégorie de biens : les terres?
Et comment la comparaison ne tournerait-elle pas à l'avantage
des biens fonciers, surtout s'il s'agit d'un bien noble? La terre
produit un revenu, comme le crédit; elle sert, mieux que le métal,
de point d'appui au crédit, donc à l'investissement et à la fourni-
ture du travail. De surcroît, elle confère la supériorité sociale,
le titre de seigneur. Dans l'élaboration de sa doctrine, nous verrons
que Law prend soin de lier entre elles ces deux fonctions de la terre
comme support de crédit et comme investiture de nobilité. Ainsi
écrira-t-il dans Money and Trade 2 : « La base sur laquelle je m'ap-

1. Pierre Vilar, Or et monnaie, p. 14.


2. Nous citerons cette oeuvre de Law sous son titre anglais raccourci. Œuvres
complètes de John Law, publiées par Harsin, Recueil Sirey, 1934,t. I, p. 113.
L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 9

puie a été connue depuis qu'on a prêté de l'argent sur des terres et
depuis qu'un titre héréditaire a été égal à une certaine quantité de
terres. »
La fonction anoblissante de la terre marque l'association de la
propriété avec le pouvoir politique. Ainsi s'articuleront les diffé-
rentes pièces de la construction. Law a appris que le métal pouvait
être avantageusement remplacé par le papier en tant que signe,
il suffit maintenant de le remplacer par la terre en tant que support.
Cette réflexion le conduira logiquement à l'idée d'une monnaie de
papier émise sur une garantie foncière.
Faut-il en déduire que Law était prédestiné à être le théoricien
monétaire qu'il fut, et dès lors par la suite, contrôleur général des
Finances en France?
Bien entendu nous n'irons pas jusque-là.
Les premières circonstances remarquables que nous avons vu
apparaître dans la vie de John Law ne sont pas l'expression d'une
fatalité, mais bien d'une disponibilité qui s'affirme, d'une conve-
nance qui se précise. « L'époque exige son serviteur. » Les pre-
miers signaux se sont allumés, d'autres vont suivre, qui seront
captés, transmis, et enregistrés un jour à la rubrique des offres et
demandes d'emplois des « serviteurs de l'époque », ces person-
nages que l'on appelle « historiques ».
VIII

Le « beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs

En dehors des informations que fournissent les actes d'état civil


et les registres de succession, nous connaissons réellement très peu
de choses sur la jeunesse de Law et sur son éducation.
On peut cependant tenir pour certain qu'il commença des études
secondaires à la High School d'Edimbourg car on trouve mention
de sa présence dans une histoire de cet établissement 1 . D'autre
part, d'après un manuscrit de famille retrouvé par l'infatigable
Wood chez une certaine dame Woodrow de Saltcoote, il aurait,
vers 1683-1684, c'est-à-dire après la mort de son père, quitté
Edimbourg pour la localité d'Eaglesham. Ce transfert aurait eu
pour objet à la fois de l'éloigner des « tentations » d'Edimbourg et
de le confier aux soins de M. Hamilton qui était son proche allié 2 .
Il est probable que le terme anglais de « temptation » est employé
ici par allusion, non pas, comme l'ont pensé certains auteurs, à
une disposition fort précoce à la frivolité, mais plutôt à la dureté
de la vie dans la capitale. Woodrow fait d'ailleurs allusion à la
« terrible barbarie de l'époque 3 ».
Quant à Jame Hamilton, il était ministre de la paroisse
d'Eaglesham, située dans le comté de Renfrew, et qui disposait d'une
« grammar school 4 ». Le fils de Jame Hamilton, John, avocat,

1. Steven, History of the High School, cité par Fairley, op. cit., p. 116.
2. J. P. Wood ne connaît cependant le manuscrit que de seconde main. Citation
du manuscrit de Woodrow par Wood, op. cit., p. 206-207.
3. La restauration de Charles II s'était traduite par des excès répressifs qui pro-
voquèrent, à leur tour, une révolution. « Le jeune Law devait être endurci après
avoir assisté à tant de pendaisons, de flagellations, et avoir vu tant d'oreilles clouées
au pilori » (M. Hyde, op. cit., p. 17).
4. M. Hyde qualifie Jame Hamilton de directeur de collège, mais, selon le manus-
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 11

épousa en secondes noces, le 6 avril 1684, l'une des sœurs de


John Law, Agnès.
Nous ignorons si John Law passa des examens et rien n'indique
qu'il se soit instruit en vue d'une profession quelconque. J. P. Wood
indique qu'il avait fait des progrès en littérature, mais on ne sait
d'où il tient ce renseignement, que le prudent Fairley se dispense
de reprendre à son compte. Il est certain que par la suite, John
Law montrera de bonnes qualités de rédaction. En revanche, ses
écrits ne donnent pas l'impression qu'il ait disposé d'une forte
base de culture classique. Ses biographes s'accordent pour indi-
quer qu'il était de première force dans toutes les branches des
mathématiques (arithmétique, géométrie et « personne ne compre-
nait plus parfaitement que lui la science complexe de l'algèbre * »).
11 est probable qu'il s'agit d'une déduction tirée rétroactivement
de son habileté au jeu.
Pratiquait-il des sports? Oui, répond avec enthousiasme Mont-
gomery Hyde : « Il excellait dans divers jeux virils tels que l'es-
crime et la paume », mais on ne trouve aucune mention de ce fait
dans les biographies plus anciennes. Sans doute suppose-t-on que
Law était un maître en escrime parce que, par la suite, il tua un
adversaire en duel; mais cela n'est pas une preuve. Un seul fait est
étayé par une référence, d'ailleurs vague : John Law jouait au
tennis! Cette information provient d'un récit contenu dans un
ouvrage de 1792 : « Le jeu du tennis qui est maintenant entière-
ment abandonné en Écosse était tout à fait en vogue par toute
l'Europe au siècle dernier. Dans chaque grande ville, il y avait un
court de tennis. Quelques-uns peuvent être encore vus à Edim-
bourg... J'ai entendu dire que le fameux John Law de Lauriston...
et James Hepburn, esquire de Keith, étaient de forts remarquables
joueurs de tennis 2 . »
On ne sait même pas en quelle année il revint à Edimbourg, ni
s'il y demeura, et combien de temps, avant d'aller s'installer à
Londres, où il est établi qu'il résidait en tout cas en 1692, à l'âge
de vingt et un ans 3 , dans le quartier de Saint-Gilles-aux-Champs.
Si nous considérons notre héros au moment où la période adulte
commence, le personnage de Law se caractérise par trois traits
distinctifs : c'est un homme fort beau, c'est un grand joueur, c'est
un dandy.
crit de Woodrow, c'est un autre ministre du nom de Michael Rob qui assurait l'en-
seignement.
1. J. P. Wood, op. cit., p. 3.
2. Archaeologica Scottica, 1792, vol. I, p. 503.
3. Par l'acte de vente à son nom de ses intérêts sur Lauriston Castle,
6 février 1692 (Fairley, op. cit., p. 119).
12 L'homme et la doctrine

Tous les contemporains s'accordent à noter que Law possédait


ce que Montaigne appelle la « recommandation personnelle de la
beauté ». De cette perfection physique, nous n'avons que les des-
criptions les plus vagues, comme si la fascination de l'ensemble
empêchait d'observer le détail — et peut-être de discerner le
défaut 1 . Seul Marmont du Hautchamp a tenté l'esquisse d'un
portrait. « Law était d'une taille haute et bien proportionnée. Il
avait l'air grand et prévenant, le visage ovale, le front élevé, les
yeux bien fendus, le regard doux, le nez aquilin, et la bouche
agréable. On peut sans flatterie le mettre au rang des hommes les
mieux faits. »
Le baron de Pollnitz prend le soin de nous dire qu' « il était blond,
comme la plupart des Anglais ».
D'un avis unanime, ses manières étaient aussi agréables que
son apparence.
La seconde certitude, c'est que Law était un joueur. Il avait le
goût du jeu, mais il avait aussi toutes les capacités — celles du
caractère et celles de l'intelligence — qui permettent d'être un
joueur heureux, et même un joueur professionnel, ce qui fut, dans
une certaine mesure, le cas, au début de sa carrière, également à
la fin de sa vie. Il n'y a rien en lui des joueurs intoxiqués, aliénés,
comme les décrivent Dostoïevski, Stefan Zweig et tant d'autres. Il
joue pour gagner, et il utilise à cet effet avec succès une double
technique : d'une part, le calcul des probabilités dans tous les
jeux qui le comportent, d'autre part, la disposition d'une masse de
manœuvre importante qui lui assure le bénéfice de l'automatisme
du « banquier 2 ».
Voici en quels termes la première biographie de Law, parue de
son vivant, en 1721 — et fort injustement décriée par la suite —
décrit son personnage en tant que joueur 3 :
« John, écrit le soi-disant Gray 4 , vint à Londres pour pousser

1. G. Guilleminaut, jugeant d'après l'image, lui trouve le nez un peu fort.


2. Dans le sens technique de ce terme par rapport au « ponte ».
3. Il s'agit d'une plaquette de 44 pages en gros caractères, intitulée « The
Memoirs, Life and Character of the great M ' Law and his brother in Paris, writ-
ten by a Scott gentleman ». Selon la préface, l'auteur s'appelle M. Gray, mais il
s'agit sans doute d'un nom d'emprunt. L'auteur affirme avoir connu John Law après
son départ d'Angleterre, avoir travaillé dans sa Banque à Paris et avoir été envoyé
en mission au Mississippi, toutes choses invérifiables mais nullement impossibles. Le
même texte a été publié en Hollande,et en langue hollandaise, en 1722, sous le
titre : « Her leven en caracter Van dem Heer John Law ».
4. J. Fairley traite avec mépris cette publication de Gray, qu'il qualifie de scur-
rilous. Cependant sa colère procède d'un fait matériellement inexact. II reproche à
Gray d'avoir dépeint John et William Law comme des hommes de basse extraction,
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 13

sa fortune : il était élégant, grand, avec beaucoup d'allure, et il


avait un talent particulier pour plaire aux femmes. Il fréquentait
le Bath Tumbridge et autres places de plaisir. Mais, comme sa
fortune n'était pas susceptible de supporter les dépenses de ces
lieux, il tourna sa tête vers le jeu, afin que cela puisse porter le
reste. Aucun homme n'a compris mieux que lui les calculs et les
nombres. Il fut le premier homme en Angleterre qui se donna le
mal de trouver que sept à quatre ou à dix valait deux à un au
Hazard (jeu de dés, aujourd'hui connu sous le nom de Craps),
sept à huit, six à cinq, et ainsi de suite dans les autres chances des
dés, ce dont il apporta la démonstration. Il fut reçu parmi les
plus éminents maîtres de jeux et devint un homme considéré de
cette façon 1. »
Nous savons que Law avait besoin d'argent, puisque, au début
de 1692, il avait vendu à sa mère ses droits sur Lauriston. Ses
recettes mathématiques, si elles lui valurent la considération des
techniciens, ne semblent pas lui avoir apporté la fortune, car, en
1694, au moment de l'épisode Wilson, il se trouvait, toujours selon
Gray, dans l'embarras, et c'est pour la même raison qu'il aurait
engagé cette affaire qui tourna mal : il avait eu, précise Gray,
une « mauvaise série aux dés ».
Le document du secrétaire d'État Warristoun, que nous pro-
duirons à ce sujet, confirme bien que Law n'était pas dans une
situation florissante. Si l'on considère qu'il se livrait à sa pratique
mirobolante depuis au moins deux ans, on se demande s'il était
vraiment le champion que nous décrit la légende. Sans doute faut-il
envisager aussi l'hypothèse qu'il ait beaucoup gagné et beaucoup

« men of low birth », « working silversmith of low birth », or ces expressions ne


figurent nullement dans le texte. On y lit simplement que le père de Law était un
« working silver smith in that city » — un forgeron d'argent — formule qui sans
doute méconnaît l'importante activité parabancaire de William Law, mais qui ne
peut être tenue pour inexacte à l'égard d'un homme qui apposait sa marque sur les
pièces de sa fabrication; Gray ajoute « qu'il a élevé son fils aîné John comme un
gentleman », ce qui ne saurait être considéré comme l'indice d'une basse condi-
tion. En revanche Gray commet une erreur en indiquant que William Law aurait
introduit son plus jeune fils dans son commerce : en fait, le magasin ne resta pas
dans la famille après la mort du père. Mais ce n'est pas là une faute inexcu-
sable de la part de Gray puisqu'il n'a connu Law qu'après son départ d'Écosse. Au
demeurant un autre fils, Andrew, était bien devenu orfèvre, ce qui a pu créer une
confusion dans l'esprit du narrateur.
Cela dit, le récit de Gray, quoique sommaire, et inspiré par un préjugé hostile
à l'égard de Law, se trouve en plusieurs points confirmé par d'autres sources.
1. Le calcul des probabilités était peu connu à l'époque. C'est seulement en 1754
que Hoyle publia un livre dans lequel se trouvent mentionnés les problèmes de dés
étudiés par Law.
14 L'homme et la doctrine

dépensé; cependant personne ne mentionne le train de vie de Law


(alors que tout le monde évoque celui de Wilson).
Par la suite, au cours de ses pérégrinations, Law passe pour
avoir constamment joué et constamment gagné. Mais à quels
jeux? Selon la note biographique de Sénovert en 1790, Law pra-
tiquait surtout les paris, alors peu répandus en Europe, et où il
bénéficiait de l'expérience technique acquise en Angleterre 1 .
Quant à sa fortune, il la devait principalement au jeu des spé-
culations financières, notamment sur les effets publics, et aux
arbitrages de change, où il est certain qu'il était passé maître.
« On a dit que sa fortune venait du jeu, note justement Sénovert,
mais le fait n'est point exact, ou il est mal entendu. Il jouait en
effet sur tous les effets publics de l'Europe et lorsqu'un gouverne-
ment faisait une faute, il savait en profiter. »
Selon Marmont du Hautchamp, auteur qui ne mérite qu'un
crédit fort limité, John Law jouait gros jeu à Paris et disposait
toujours d'une masse de manœuvre très élevée, de l'ordre de cent
mille livres 2 . C'est en effet une bonne méthode. De surcroît, pour
plus de commodité, mais sans doute principalement dans une vue
publicitaire, il aurait fait frapper des jetons spéciaux en or, portant
son nom et dont chacun valait dix-huit louis : peut-être cherchait-il
le prestige plutôt que le gain...
On a ait aussi que Law était un compagnon de jeux du Régent,
mais ce fait n'est nullement établi. En tout cas, il est certain qu'il
n'était pas un partenaire des soirées de la Régence et que l'équipe
des Roués ne le comptait pas dans son effectif.
Dans les dernières années de sa vie, il lui arriva de jouer à la
« matérielle » et il semble qu'il parvenait ainsi à assurer ou à amé-
liorer sa subsistance, mais non point à refaire sa fortune. Il lui
arrivait d'ailleurs de perdre 3 .
En conclusion, Law était un joueur doué de remarquables facultés

1. « On sait aujourd'hui que parier est un jeu qui a ses règles particulières. Il
y a fort longtemps que ce genre d'industrie est introduit en Angleterre et l'on assure
que quelques Français ont fait de grands progrès » (Sénovert, Discours préli-
minaire).
2. Du Hautchamp raconte que Law aurait même fait l'objet d'une mesure d'expul-
sion pour avoir introduit le jeu et pour y connaître une chance abusive. Il existe
bien une pièce qui mentionne l'incarcération d'un certain Las, mais il n'est pas
certain qu'il s'agisse de notre héros et le motif n'est pas connu, voir ci-après
chap. vi.
3. Daridan, John Law, père de l'inflation, p. 80.
On a même tenté d'expliquer ce déclin de la chance par l'amoindrissement de ses
facultés consécutif à ses revers. Mais ses écrits témoignent jusqu'au bout de la viva-
cité de son esprit.
Le <r beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 15

de calcul et de sang-froid, mais la chance ne le favorisait pas d'une


manière aussi constante et aussi vertigineuse qu'on le disait et
qu'il se plaisait à le faire dire.
Quoi qu'il en soit, c'est certainement un aspect important de
son personnage, et qui le prépare à son rôle, à la manière dont il
le tiendra, et aussi aux erreurs qui le condamnèrent. C'est le troi-
sième signal et il apparaît à la fois en concordance et en discor-
dance avec les deux autres.
En concordance : car le joueur qui fait de grandes différences
est porté à un certain mépris de l'argent, qu'il expose avec facilité,
qu'il multiplie comme par miracle, et qu'il dépense sans retenue.
Comme le fils de l'orfèvre, le joueur est bien placé pour résister à
l'envoûtement du métal; le premier par l'anti-magie de l'outil, le
second par la super-magie des chiffres. En marquant de son nom
les jetons d'or auxquels il attribue une valeur fictive, comme son
père marquait de son poinçon les ostensoirs, en battant monnaie
pour son compte et à sa guise, John Law consacre le symbole de
sa double libération.
Mais voici la contradiction. Le personnage du joueur ne coïncide
pas avec celui de l'économiste, inventeur d'un nouveau système
monétaire, attaché aux valeurs réelles de l'économie : la terre et
le travail, l'investissement et l'emploi. La démonétisation est une
conception moraliste, le coup de dés est un comportement amora-
liste.
S'attacher à inventer une monnaie pour favoriser l'expansion,
cela dénote un grand dévouement au bien public, un esprit commu-
nautaire, pour ne pas dire socialiste. L'attitude typique du joueur
est loin de révéler les mêmes dispositions de l'âme. Le joueur n'est
pas l'homme des grands projets, il est l'homme de l'instant présent;
il ne vit pas pour les autres plus tard, mais pour lui seul tout de
suite. C'est un individualiste forcené, intellectuellement un soli-
taire; le jeu va au-delà de l'égoïsme, il est une forme de solipsisme.
Ainsi nous discernons, dès la période de Londres, avant même
l'affaire Wilson, un dédoublement en profondeur de la personnalité
du jeune Law, dédoublement qui se prolongera, comme une faille
minérale, tout le long de son entreprise. A cette entreprise, les
contrastes internes de l'inventeur donneront sans doute du brillant
et de l'audace, peut-être sans ce mélange explosif, n'aurait-elle pas
vu le jour, mais en même temps c'est par là qu'il est disposé à l'ou-
trance et condamné à l'échec. Le signal, ici, est en même temps une
clef.
Enfin Law est un dandy, c'est-à-dire, selon l'expression du lieu
et de l'époque, un beau.
Le beau n'est pas nécessairement le possesseur d'un joli visage
16 L'homme et la doctrine

et d'une belle prestance, ce qui était le cas de Law. C'est un homme


jeune, soucieux de son apparence, porté au raffinement personnel
et à l'élégance vestimentaire, qui vit pour son agrément, et qui ne
recherche pas celui-ci dans l'exercice d'une activité professionnelle.
C'est ce que nous appellerions aujourd'hui un « play-boy ». Le
beau est censé mener une vie mondaine, mais rien n'implique qu'il
soit buveur, joueur, bretteur ou coureur de jupons.
C'est ici que se pose le problème, sans doute anecdotique, mais
qui ne peut être négligé, de savoir comment définir le personnage de
Law du point de vue de la vie des passions. Là encore, la légende
parle fort. Tous les auteurs indiquent qu'il plaisait aux femmes et
d'après la description qu'on nous en donne, on voit mal comment il
pourrait en être autrement. Mais on peut être séduisant sans être
séducteur, à plus forte raison sans être débauché. Ce dernier quali-
ficatif a été accolé à la personne de Law, mais, si on y regarde de
plus près, c'est sur la foi d'une indication isolée. Il s'agit d'un très
court passage des Mémoires des affaires d'Écosse depuis l'avè-
nement de la Reine Anne jusqu'au commencement de l'Union,
ouvrage publié à Londres en 1714, et dont l'auteur est G. Lockart
de Carnwarth. Evoquant la personnalité de Law, à propos d'un
projet adressé par celui-ci au Parlement d'Écosse en 1705, le
mémorialiste trace un portrait à la pointe sèche dans les termes
suivants : « C'était le fils d'un orfèvre d'Edimbourg, qui, ayant
liquidé un petit domaine, qu'il possédait depuis plusieurs années
auparavant, avait vécu depuis lors du jeu et de la filouterie (gaming
and sharping) et comme il était un rusé compagnon, et joliment
expert dans toutes sortes de débauches, il avait trouvé un moyen
rapide de gagner les faveurs de Lord D. of A. »
C'est là un jugement proféré par un personnage qui, visiblement,
ne connaissait pas Law (il ne mentionne même pas l'affaire du
duel) et qui se souvient sans doute vaguement d'en avoir entendu
dire pis que pendre. Gray, qui, pourtant, n'aime pas Law, lui attri-
bue seulement « un talent particulier de plaire aux dames ».
Il est fort possible que John Law se soit montré dans sa jeunesse
un homme frivole ou un cœur passionné, mais qu'avons-nous
comme pièces à ce sujet? La réputation qui lui est faite peut prove-
nir principalement de son duel, que l'on attribuait vaguement à une
affaire de femme. Montgomery Hyde nous indique à la fois « qu'il
passait la nuit avec des femmes » et « qu'il s'était installé dans un
bel appartement avec sa maîtresse », ce qui semble contradictoire.
Pas davantage nous ne trouverons dans la suite de la vie de Law
des preuves précises de la liberté de mœurs qu'on lui attribue. Il

1. Op. cit., p. 145. Il s'agit, bien sûr, du duc d'Argyll.


Le<rbeau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 17

prit comme compagne une femme affligée d'une tare physique, lui
fit des enfants, et lui demeura toujours très attaché. Quand on
cherche quelles pouvaient être les favorites de ce Don Juan, Wood
et Hyde ne trouvent rien de mieux à nous proposer que... la prin-
cesse Palatine, mère du Régent, alors âgée de soixante et onze ans,
mais gardant, nous dit-on, un tempérament de jeune femme. Cet
absurde ragot trouve sa source dans les pseudo-mémoires de
Richelieu, publiés par Soulavie à la fin du xvme siècle 1 .
On a mentionné également le nom de M m e de Tencin, avec plus
de vraisemblance, étant donné l'âge de l'héroïne et sa notoire
accessibilité. Cependant, cette circonstance même explique que
l'hypothèse ait pu être faite sans qu'il fût besoin d'un indice précis
pour l'étayer. En fait les références dont nous disposons se
limitent à une remarque cursive de Barbier, et à un pamphlet
contre la famille de Tencin écrit par un auteur qui, visiblement, ne
connaissait guère Law, qu'il croit marié en Angleterre 2 .
Si l'on considère que les écrits de ce genre abondent en détails
grivois ou en récits scandaleux sur un grand nombre de personnes
moins célèbres, le fait, que Law y soit rarement cité démontre
que sa vie privée ne prêtait guère à la rumeur, ni même à la pure
malveillance. En fait, nous n'avons trouvé qu'un seul indice figurant
d'ailleurs dans une correspondance honorable (la marquise de
Balleroy) et qui semble attribuer à Law, sinon une liaison, du moins
une relation passagère, avec M m e de Nesle, qui ne passait point
pour farouche. Rien de bien concluant d'ailleurs ni même de précis,
car tout se ramène au paiement d'une facture et il existe de ce fait
ténu deux versions dont une seule est dépourvue d'équivoque 3 .

1. Cf. Buvat, Journal de la Régence, t. I, p. 466.


2. Mémoires pour servir à l'histoire de M. le cardinal de Tencin. Il s'agit d'ailleurs
d'un texte postérieur à 1749.
3. Comme nous ne reviendrons pas sur ce sujet, nous transcrirons ci-dessous
deux passages de la correspondance de la marquise de Balleroy, conservée à la
bibliothèque Mazarine et publiée en 1883 (Éd. de Barthélémy, Les Correspondants
de la marquise de Balleroy, d'après les originaux inédits de la bibliothèque Maza-
rine, avec des notes et une introduction sur les maisons de Caumartin et de Balleroy,
Paris, Hachette, 1883; cité dans les pages qui suivent sous le titre Correspondance
de la marquise de Balleroy). Nous supposons qu'il s'agit de la même affaire, étant
donné la ressemblance des récits, bien que les dates soient décalées :
Balleroy, 30 octobre 1717 (t. I, p. 221) : « Il y a quelques jours qu'un marchand
vint demander à M. le duc une somme considérable pour des choses fournies à
M me de Nesle. Ce prince appela un valet de pied et lui dit de s'en aller avec le mar-
chand chez la dame, de n'en point partir qu'il ne l'eût vue payer. Le valet ayant
exposé la commission, M m e de Nesle dit que ce n'était point à elle de payer; cela
causa quelque altercation; le valet qui avait les ordres dit qu'il ne sortirait point
que le marchand ne fût payé; que, si elle n'avait pas assez d'argent, il y avait un
18 L'homme et la doctrine

Sans nous porter garant de la vertu du Contrôleur général, nous


devons donc, là encore, frapper de suspicion la légende. Le double
de Law, le dandy, le joueur, est certainement possédé par l'esprit
des aventures : mais non point principalement des aventures du
cœur.

homme dans son cabinet, qui était en état de lui en prêter : c'était M. Lass, qui.
ayant tout entendu, se montra et dit qu'il ne fallait point faire de bruit et qu'il allait
payer, ce qui finit toute discussion. »
Sans signature, 24 juillet 1718 (t. I, p. 333) : « On fait un conte que je meurs de
peur qui ne soit pas vrai; le voici : Galpin se transporta, il y a quelques jours, chez
M. le duc pour lui demander le paiement de 72 000 livres d'étoffes dont il avait
répondu; après bien du verbiage qui donnerait de la grâce au conte, mais qui serait
trop long de rapporter ici, il le renvoya à Lass. Galpin le pria d'écrire et de signer
le renvoi, ce qu'il fit. Galpin alla trouver Lass; Lass refusa et porta ses plaintes au
Régent, qui, après avoir dit qu'il ne se brouillerait pas avec M. le duc, conseilla de
payer sans se faire tympaniser, que le public le haïssait déjà assez, que, puisqu'il
voulait prendre la maîtresse d'un prince du sang, il devait payer ses dettes de bonne
grâce, ce qu'on dit qu'il a fait. »
VIII

Crime et châtiment

<r Après les bouleversements produits par


la longue guerre d'usure de la succession
d'Espagne, alors que la guerre du Nord
n'était pas achevée, la responsabilité de la
politique des puissants États, en pleine crise
financière, fut confiée d des personnages
nouveaux, de grands aventuriers, étrangers
le plus souvent, (fui savaient admirablement
s'adapter aux circonstances et servaient de
courtiers aux maisons régnantes. »

C.-J. Nordmann 1 .

Avril 1694 — janvier 1695 1716- 1720 à Paris


à Londres
Un fait divers, dépourvu de toute Au sortir, ou pour sortir, d'une ré-
cause économique et de toute jus- cession économique et prolongée,
tification sociale, mais riche de sus- la France entreprend une politique
pense et de mystère : deux jeunes oi- expansionniste fondée sur la créa-
sifs, deux dandys, se battent en duel; tion inflationniste à grande échelle
l'un est tué et sa mort attire l'atten- de moyens de paiement et sur une
tion sur ce que sa vie avait d'énig- réduction drastique des taux d'in-
matique. L'autre est arrêté presque térêt. Cette politique bénéficie de
sur le fait, jugé, condamné à mort circonstances favorables, elle ré-
par un jury (sentence qui paraît pond aux besoins collectifs et aux
lourde dans une affaire d'honneur), aspirations profondes de la popu-
gracié cependant, mais non libéré lation, elle est d'autre part indis-

1. La Crise du Nord au début du xvme siècle, Paris, 1962, p. 8.


20 L'homme et la doctrine

et re-cité en justice pour la même pensable pour assurer dans l'immé-


affaire, à la requête du frère de la diat le financement de la politique
victime, partie civile, selon une pro- intérieure et d'une opération mili-
cédure spéciale de droit anglais; il taire. L'expérience n'occupe qu'une
multiplie les chicanes de procédure, brève durée, comme on peut s'y
et, au moment où l'affaire va être attendre logiquement d'après son
jugée au fond, craignant effective- intensité. Elle produit les effets
ment pour sa vie, il s'évade. Un rapides et importants qui s'at-
avis de recherche publié à son nom tachent normalement à son anor-
donne de lui un signalement d'une malité elle-même et elle est à l'ori-
fausseté extravagante, ce qui gine de certaines évolutions et
prouve qu'il bénéficiait de protec- mutations profondes et durables.
tions, bien que celles-ci n'aient pu
lui assurer de l'indulgence dans un
genre d'affaires qui, par nature, en
appelle toujours.

Qu'y a-t-il de commun entre ces deux thèmes? Pour Yhistorio-


iraphie, peu de chose. Le premier appartient non pas même à
Î'histoire événementielle, mais à l'histoire anecdotique. C'est « une
histoire » et non pas « de l'histoire ». Il doit tenter les spécialistes
de biographies romancées, ou en tout cas de récits historiques
orientés vers le pittoresque, plutôt que les chercheurs. Pour cette
raison, sans doute, les narrations que nous possédons ne sont pas
appuyées sur des études documentaires approfondies.
Le deuxième, au contraire, mérite de fasciner les spécialistes de
l'histoire économique et financière. E. Levasseur, au xixe siècle,
P. Harsin et H. Luthy, à notre époque, l'ont étudié selon les meil-
leures méthodes critiques et certains aspects en sont évoqués dans
des ouvrages de grand mérite scientifique consacrés à des sujets
généraux.
Du point de vue de Yhistoire, il existe entre le fait divers de
Londres et la grande inflation de Paris une relation indéniable et
saisissante : sinon celle d'une causalité efficiente, du moins celle
d'une condition sine qua non.
Sans l'affaire de Londres, Law n'aurait pas été contrôleur géné-
ral en France. Sans le crime, pas de châtiment. Sans la mort
d'Edward Wilson, pas de fuite, pas d'exil et aussi... pas de
système 1 .

1. Peut-être la situation en France aurait-elle suscité une expérience du même


genre mais elle n'eut pu être identique. Et peut-être Law aurait-il marqué l'histoire
de l'Angleterre et celle de l'Ecosse, mais cela n'aurait pas été la même chose.
Crime et châtiment 21

Le contraste entre un épisode léger, tout scintillant de hasard, et


une situation pesante, tout imprégnée de nécessité et de détermi-
nisme, nous a conduit à consacrer au meurtre d'Edward Wilson
un effort de recherche plus intense peut-être que le sujet lui-même
ne semble le justifier. Pour les esprits les plus curieux, nous
publions, en annexe, le dossier tel que nous avons pu le reconstituer
avec, notamment, le rapport du Secrétaire d'État Warristoun qui
avait échappé, jusqu'à ce jour, aux chroniqueurs et aux historiens
Pour la suite de notre récit, nous donnons ci-après la ligne prin-
cipale des faits.
Edward Wilson était, comme Law, un « beau » mais non pas un
vieux beau comme l'a cru, on ne sait pourquoi, Georges Oudard;
il n'avait pas plus de vingt-six ans. Il appartenait à une famille peu
fortunée, mais apparentée à un clan puissant; il avait servi dans
l'armée de Hollande et l'on disait qu'il avait renoncé à la carrière
des armes par couardise. Il y avait un mystère dans sa vie, ou plu-
tôt sa vie était mystère. Il menait un train de vie somptueux, sans
que l'on puisse savoir d'où provenaient ses ressources, car il
n'avait aucun talent personnel, aucune activité avouable, aucune
maîtresse avouée et il ne jouait que peu, et mal. Dans un récit
romanesque « à clef », on a supposé qu'il était (richement) entre-
tenu par Elisabeth de Villiers, favorite du roi George, et que celle-ci
l'avait fait occire par Law, engagé par elle comme spadassin : ce
n'est évidemment que fable.
Pourquoi la querelle?
Selon le compte rendu du procès, il s'agissait, comme on dit,
d'une « histoire de femme », concernant une certaine M m e Law-
rence, qui était la maîtresse de Law. La même version est donnée,
dès le 22 avril, par le mémorialiste John Evelyn. Pourquoi ne pas
nous contenter de cette explication? La narration d'Evelyn donne
l'impression de l'absurdité, mais tel est bien le cas dans beau-
coup d'affaires dites d'honneur. Peut-être aussi le chroniqueur
était-il inexactement informé, et l'incident avait-il un caractère
plus substantiel. En tout cas, deux lettres émanant de Wilson
furent produites en justice, l'une adressée à Law, l'autre à
M m e Lawrence.
Les parents de Wilson, déchaînés contre Law, se répandirent en
clamant qu'il s'agissait d'une affaire d'argent. Ils en persuadèrent
le Roi, qui, pour cette raison, ne voulait pas gracier Law, et Harris-
toun va jusqu'à supposer qu'ils avaient acheté le jury. La même
version figure dans la biographie de Law par Gray : Law aurait
voulu extorquer une somme à Wilson par un chantage au duel.

1. Cf. Annexe I, infra, p. 627-637.


22 L'homme et la doctrine

Gray n'a connu Law que plus tard et il est possible qu'il ait été
influencé par la campagne du clan Wilson. Cette manière crapu-
leuse d'agir ne concorde guère avec ce que nous savons de Law, ni
même avec son attitude à l'époque des faits : Warristoun souligne
qu'il n'avait pas été pris sur le fait, et qu'il fit preuve d'« ingé-
nuité » en reconnaissant qu'il était l'auteur du coup meurtrier.
D'autre part, on ne voit pas pourquoi Wilson se serait prêté de
bonne grâce à une mise en scène destinée à le rayer du nombre des
vivants. Comment Law l'aurait-il obligé à écrire deux lettres?
Warristoun a trouvé un banquier qui attestait avoir remis à Law
une somme de 400 livres, mais qui n'apportait pas son livre de
comptes. Même si le banquier a menti pour rendre service à Law
dans la circonstance, celui-ci avait tout de même des ressources
par sa famille et, au surplus, rien ne démontre qu'un embarras de
trésorerie, fût-il cruel, eût pu le porter à tant de noirceur.
Il s'en fallut de peu que tout se terminât sans casse, puisque le
guet arriva presque à l'instant sur les lieux du drame. On peut sup-
poser que Wilson, qui avait la réputation d'un lâche, et qui n'avait
pas osé se dérober à un cartel, avait trouvé la solution élégante
qui consistait à prévenir discrètement les gardiens de l'ordre; on
connaît d'autres exemples d'un tel raffinement. Rien n'indique que
Law lui-même ait eu la volonté de tuer. Le fait qu'il n'y ait eu entre
les adversaires qu'une seule passe d'armes, la nature même de la
blessure de la victime au ventre, laissent penser que, comme devait
le soutenir Law, Wilson s'était, dans sa nervosité, embroché sur la
pointe du sabre de l'adversaire.
A partir de données aussi ténues, et qui gardent un fond d'incer-
titude, il est hasardeux de tenter une interprétation qui nous livre-
rait une nouvelle clef sur le personnage de Law et par voie de
conséquences sur son œuvre.
On doit cependant remarquer que ce jeune homme, doté de capa-
cités intellectuelles supérieures, bien qu'il n'en eût point encore
administré la preuve, et voué aux techniques du calcul, a pris un
risque hors de proportion avec les avantages qui en pouvaient
faire la contrepartie, fussent-ils d'honneur, fussent-ils même de
gain. Le risque de laisser sa vie dans le combat était sans doute
faible d'après ce qu'on nous dit de Wilson, mais celui du scandale,
de la prison, de la mort, de la fuite?
Nous verrons que ce spécialiste des probabilités, ce précurseur
de l'analyse « systémique », éprouve souvent de la peine à saisir
l'ensemble d'une situation; son esprit ne se déplace aisément que
sur des rails. Il tend à négliger tout ce qui se trouve hors du champ
de vision qu'il a dessiné, tout ce qui pourrait contrarier une impul-
sion qui projette devant elle sa certitude.
Crime et châtiment 23

C'est l'affaire Wilson qui a fait de Law, au sens propre du


mot, un aventurier, un homme qui s'écarte des itinéraires régu-
liers. C'est à ce titre qu'il devient disponible pour l'histoire.
C.-J. Nordmann fait remarquer que l'époque est propice aux
aventuriers de gouvernement 1 . Il cite en exemple Law lui-même,
Dubois, Alberoni, Goertz, Stanhope. Le recrutement habituel des
grands gestionnaires monarchiques, « technocrates » d'épée, de
robe et d'église, issus de familles anciennement vouées au service
de l'Etat, ne fournit pas de caractères aptes à traiter ou à créer le
changement dans une société qui l'exige. Dès lors, les souverains
se trouvent conduits à rechercher, en dehors des castes, des
hommes nouveaux dont la compétence comporte la connaissance
du peuple, l'expérience des réalités de la vie, l'entregent, l'absence
de préjugés, le non-conformisme.
Dans cette galerie, le cas de Law est cependant très particulier.
Il n'est pas aventurier par vocation, mais par accident. Par son
origine sociale, par son ouverture d'esprit à l'économie théorique
et appliquée, il semble plutôt destiné à l'une de ces carrières que
Schumpeter range sous la rubrique générale des « administrateurs
consultants » et, par là, il pouvait accéder le plus normalement du
monde à des responsabilités économiques ou politiques dans son
propre pays. L'affaire Wilson, qui l'a conduit à chercher son des-
tin en France, et lui a sans doute ouvert, de ce fait, des perspec-
tives plus amples, nous révèle chez lui le goût du risque mais aussi
la fragilité du jugement.

1. C.-J. Nordmann, cité en épigraphe.


VIII

Un itinéraire dans la brume

Le « capitaine » John Law, évadé de King's Bench, a fait ses


adieux au monde dans les colonnes de la Gazette d'Angleterre au
début de 1695.
En 1705, un économiste de talent, certains diront de génie, fait
paraître son premier ouvrage, assez court mais dense, à Edim-
bourg, sous le titre : Money and Trade considered with a proposai
for supplying the nation with money. Le nom de l'auteur n'est pas
indiqué, mais c'est là un usage courant à l'époque, et qui n'a point
de signification particulière. L'écrivain ne cherche pas à cacher son
identité; il est d'ailleurs le neveu d'Andrew Anderson, fondateur de
la maison d'édition qui le fait connaître au public. Le meurtrier en
fuite « au visage grêlé de petite vérole 1 », et le précurseur des écoles
monétaristes modernes, c'est le même homme : c'est John Law.
Comment a-t-il vécu pendant ces dix années? Quelles ont été les
étapes de cette métamorphose, assez lente mais singulièrement
réussie? Nous n'avons là-dessus que des informations rares et le
plus souvent incontrôlables. Plusieurs auteurs, dont J.P. Wood,
indiquent que John Law aurait travaillé comme secrétaire chez le
résident anglais en Hollande, et c'est à cette occasion qu'il se
serait familiarisé avec les opérations de la banque d'Amsterdam.
A partir de cet indice, Georges Oudard, dans sa biographie
« romancée », met en scène l'intrigue amoureuse de John Law avec
une plantureuse flamande, femme d'un banquier, par laquelle il
aurait eu sur l'oreiller la révélation des secrets de la haute finance.
En fait, Law ne s'installa en Hollande qu'en 1712 ; il s'y fit ouvrir
un compte et il forma le projet — alors qu'il résidait encore à

1. Cf. Annexe I : Le dossier Wilson, infra, p. 632.


Un itinéraire dans la brume 25

Turin — d'y acheter une maison 1 . Il y a bien eu un diplomate


anglais à La Haye qui répondait au nom de John Laws, mais c'était
à une époque plus tardive, et il s'agit certainement d'un homo-
nyme2. Ce John Laws servit aux Pays-Bas entre 1708 et 1712
puis en 1714 et 1715. Il ne peut être question de notre héros, car
les dates ne concordent pas, mais là réside sans doute l'origine de
la légende. Il est d'ailleurs bien évident que l'ambassade d'Angle-
terre n'aurait pas recruté dans ses bureaux un criminel en fuite.
En réalité, la source la plus « fiable » dont nous disposions est
encore le récit de Gray, selon lequel, à son départ du Sussex,
John s'était rendu en France. « A son arrivée à Paris, il apparut à la
Cour de Saint-Germain3, ayant toujours eu une chaude inclina-
tion pour leur parti 4 . Mais ils étaient aussi pauvres que lui. Il
n'avait jamais vu une armée et il n'avait pas la poche assez forte
pour le jeu. Mais il eut la chance de se lier avec la sœur de Lord
Banbury, mariée à un nommé Seignieur, qui l'aima (Law) au point
de ramasser ses affaires, de quitter son mari et de s'enfuir avec lui
(Law) en Italie. » Ils fixèrent leur résidence à Gênes, où « M. Law
commença d'étudier les jeux d'habileté, comme il l'avait fait précé-
demment pour les jeux de chance et comment les tourner les uns
après les autres à son avantage. Et, quoique les Italiens soient un
peuple subtil et rusé, il trouva assez de poires (cullies) pour soule-
ver une bonne quantité de monnaie; et ce fut ainsi qu'il obtint le
premier fondement de sa fortune ».
« Comblé par le succès et par la chance à toutes les sortes de jeu,
il va de Genève à Venise, où sa bonne fortune continua de telle
sorte qu'il acquit 20 000 livres.
« Avec ce fonds, il commença de regarder autour de lui, et il
examina les moyens d'améliorer ce capital dans une branche solide
de commerce. La Banque de Venise lui donna une grande opportu-
nité; il allait régulièrement au Rialto à l'heure du change; aucun
commissionnaire n'était plus ponctuel; il observait les cours de
change dans le monde entier, la méthode de l'escompte des billets à
la Banque, la grande utilité des papiers de crédit, comment les

1. Œuvres complètes, op. cit., Introduction, p. xxxi, n. 35.


2. Repertorium den diplomatichen Vertreter allen Lânder (I, 1618-1715, Gehrard
Stalling Verlag, Oldenburg, Berlin, p. 202).
3. La cour du prétendant, quartier général des jacobites.
4. Comme il apparaîtra dans la suite, nous accueillons avec réserve les indica-
tions relatives à des « liaisons » formées entre Law et le parti des jacobites, surtout
en ce qui concerne la période ultérieure. A l'époque considérée, il se peut que Law
ait été attiré par ce centre d'influence, d'autant qu'il pouvait éprouver une certaine
rancune à l'égard du roi George.
26 L'homme et la doctrine

gens se séparaient de bon cœur de leur monnaie pour prendre du


papier, et comment ce papier accroissait les profits des proprié-
taires. Ayant ainsi acquis la maîtrise entière de cette spécialité, il
élabora un projet de papier de son cru et il prit la décision de deve-
nir par ce moyen un homme heureux et considérable dans sa nation
d'origine.
« Avec M m e Law et leurs enfants, il quitta Venise, se rendit à tra-
vers l'Allemagne et la Hollande d'où il s'embarqua pour l'Écosse,
où il était en sécurité pour l'affaire du meurtre de Wilson, étant
donné que l'union des deux pays n'était pas encore achevée. »
On voit que ce récit est sobre et que tous les éléments en sont
vraisemblables 1.
L'épisode le plus notable dans le récit de Gray concerne l'union
extra-légale de John Law avec Catherine Knollys, qui était en effet
déjà mariée avec un certain Seignieur. Selon le narrateur, l'enlève-
ment de Catherine aurait procuré à John Law, alors désargenté,
quelques fonds qui lui permirent de subsister avec sa compagne,
et d'amasser quelque bénéfice par le jeu.
Il serait téméraire d'en déduire que c'était une liaison intéressée.
Il est certain que Law, tel qu'on le décrit, aurait pu séduire une
héritière plus riche que Catherine Knollys. Celle-ci ne dispo-
sait pas d'un grand capital puisque Law, en le faisant fructi-
fier par l'adresse et la chance, ne parvint qu'à l'arrondir autour
de 20 000 livres anglaises, ce qui ne représentait qu'environ
300 000 livres françaises.
C'est bien une affaire d'amour et la suite devait le confirmer.
Catherine n'était pas une jeune fille, ce n'était pas une personne
fortunée, enfin ce n'était pas une beauté. On nous la dépeint comme
une « femme grande et bien faite et que l'on aurait pu tenir pour
jolie, si son visage n'avait pas été marqué par une tache de vin qui
couvrait une de ses joues et encadrait même l'œil ».
Il n'est pas exceptionnel qu'un homme très beau épouse une

1. Les biographes qui, même sans romancer l'histoire, croient habile d'ajoutei
des détails glanés ici et là, prennent des risques. Ainsi M. Hyde relate comment
Law aurait rédigé un plan propre à faire renaître l'industrie française dans la vallée
du Rhône, qu'il l'aurait remis à l'ambassadeur de France à Turin, en vue de le faire
transmettre à Chamillart, contrôleur général des Finances, qui lui aurait même
fait faire réponse. Quelle est la provenance de cette information? Bien que Hyde ne
l'indique pas, il s'agit d'un long document intitulé « Rétablissement du commerce »,
or, pour des raisons que nous mentionnons plus loin, l'hypothèse de l'authenticité
de ce texte doit être rejetée. P. Harsin a d'ailleurs retrouvé le véritable auteui
du projet sur les vers à soie qui est Pottier de La Hestroye.
2. On ne sait de quel côté.
Un itinéraire dans la brume 27

femme qui n'est point belle, ou qui souffre d'une disgrâce de la


nature. Les couples ainsi formés sont toujours très aimants et le
plus souvent ils sont heureux. John et Catherine formèrent un
(faux) ménage très uni. Si rien ne démontre que John Law ait été
un homme frivole dans l'état de célibat, il est peu probable
qu'après avoir fondé un foyer, il ait été un homme dissolu Law
était très attaché à Catherine, au point que, pendant son exil,
mécontent de ce qu'elle ne vînt pas le rejoindre, il aurait conçu de
la jalousie au sujet de ses rapports avec Lassay 2 .
Catherine Knollys était, selon l'état civil, la petite-fille de Wil-
liam, comte de Banbury — lui-même apparenté à Anne Boleyn —
qui avait été élevé à la pairie en 1626, alors qu'il était âgé de
quatre-vingts ans. Ce n'est qu'après cette date et cette promotion
que William avait engendré deux fils. Il avait atteint quatre-vingt-
six ans quand naquit le second, Nicolas, qui fut le père de Cathe-
rine et de son frère Charles. Celui-ci revendiquait la pairie, mais
ses droits furent contestés, car la légitimité de la filiation parais-
sait douteuse en raison du grand âge de William à l'époque de la
naissance du demandeur. Il se trouva que Charles, tout comme
Law, se battit en duel au sabre et tua son adversaire, qui était son
beau-frère! Poursuivi pour meurtre, il invoqua la compétence de la
Chambre des lords. Le Lord Chief justice Holt accueillit sa récla-
mation, mais la Chambre des lords refusa de le reconnaître comme
pair. Il ne pouvait, dès lors, être jugé par aucune juridiction, et
c'est ainsi qu'il sortit de prison.
Charles Knollys avait donc été, lui aussi, un pensionnaire de la
prison de King's Bench, et il n'est pas exclu qu'il ait pu y faire
la connaissance de John Law, rencontre qui serait à l'origine des
relations nouées entre celui-ci et Catherine 3 . Même si les choses ne
se sont pas passées de la sorte, il y avait là pour les jeunes amants
un sujet de conversation, et peut-être trouvèrent-ils un motif d'at-
traction réciproque dans les similitudes et les bizarreries de leurs
destins.
Descendante collatérale d'une reine décapitée, fille d'un bâtard ou
petite-fille d'un phénomène, sœur d'un pair meurtrier, elle-même
née à une date indécise et mariée à un homme introuvable, on s'at-
tendrait à discerner en Catherine Knollys les traits d'une person-

1. Cf. ci-dessus chap. n. On ne trouve guère d'allusion précise à de bonnes for-


tunes de Law après son « mariage ».
2. Daridan, op. cit., p. 73.
3. Nous savons en effet que Charles Knollys se trouvait à King's Bench lors de la
session de la Trinité et c'est aussi à cette session que fut évoqué le second procès
de Law.
28 L'homme et la doctrine

nalité sortant quelque peu de l'ordinaire. Tel n'était point le cas.


Tout ce que nous savons d'elle dénote une intelligence moyenne,
l'esprit le plus banal, le goût du conventionnel et l'attachement
aux préjugés. Ses manières étaient celles d'une personne de qua-
lité, plutôt réservée, avec une tendance à se montrer, selon les
occasions, revêche ou hautaine. On lui attribua, dans la période
glorieuse du Système, des traits d'arrogance et des propos
d'effronterie. « Je ne connais pas d'animal plus ennuyeux qu'une
duchesse... » Elle avait longtemps considéré avec scepticisme les
entreprises de son époux, mais ses revers la frappèrent de stupeur
et elle se refusa jusqu'au jour de la fuite à s'accommoder de l'évi-
dence. Elle fit face avec courage aux embûches et aux épreuves de
la disgrâce, et termina ses jours dans la pénurie et la dignité, vingt
ans après la mort de son époux.
Selon Gray, Law aurait fini par épouser Catherine, devenue libre
par la mort de M. Seignieur. Cette régularisation aurait eu lieu à
Paris peu avant la mort de Louis XIV 1 . La version du mariage
est également adoptée, sans détails, par J. P. Wood et par Fair-
ley2-

Cependant le fait est certainement inexact. Les lettres de natura-


lité de John Law, que nous avons retrouvées, ne portent pas men-
tion de sa femme, alors qu'il eût certainement souhaité lui faire
acquérir la même nationalité que lui, s'ils avaient formé un couple
légitime.
D'autre part, un acte de donation testamentaire, passé par Law
à Genève, le 19 mars 1729, porte le nom de Lady Catherine Knol-
lys, sœur du comte de Banbury, et ne la désigne pas comme étant
l'épouse du testateur 3 .
Selon une autre version — retenue par Montgomery Hyde —
Catherine, quoique libre, aurait refusé le mariage, et ce, en raison
de la colère que lui inspirait la conversion de John 4 , colère que
ses biographes attribuent à l'intransigeance religieuse de Cathe-
rine.
Cette interprétation trouve son origine dans une notation fort
brève de Charlotte de Bavière : « Law a fait abjuration à Melun;

1. Gray, op. cit., p. 104.


2. Fairley, op. cit., p. 155. Fairley ajoute une précision curieuse : « Le mariage
subséquent ne légitima pas leur descendance, et ce en conformité avec les lois écos-
saises, alors que cela aurait eu lieu si Lady Knollys avait été libre lorsqu'ils étaient
nés. » En d'autres termes la légitimation ne pouvait intervenir à l'égard des enfants
adultérins. Présentée ainsi, l'hypothèse du mariage n'est pas incompatible avec le
fait de l'exclusion de la succession de leur père, puisqu'ils demeuraient bâtards.
3. Hyde, op. cit., p. 239.
4. Ibid., p. 155.
Un itinéraire dans la brume 29

lui et ses enfants se sont faits catholiques. Sa femme en est au


désespoir »
11 est cependant peu vraisemblable que Catherine Knollys ait
conçu une telle hostilité envers la religion catholique, si l'on
considère qu'elle avait vécu dans un milieu jacobite, et qu'elle
devait passer ses derniers jours chez les Bénédictines de Liège!
Il est probable que sa colère avait pour motif le mécontentement
qu'elle éprouvait de voir attirer l'attention publique sur son
ménage, alors qu'elle s'efforçait de faire croire à la régularité de
sa situation 2 .
Le halo de brume qui persiste sur la personne de John Law, sur
son itinéraire et sur ses actions, devient impénétrable quand il
s'agit de déterminer les lieux et dates de naissance des deux
enfants, John et Marie Catherine. Aucun des biographes de Law
ne donne la moindre indication à ce sujet et ne semble en avoir
conçu la curiosité.

A partir de quel moment John Law a-t-il commencé de s'intéres-


ser au bonheur des autres? Comment s'est manifestée son ambition
d'atteindre à la « grandeur et à la puissance » comme dit Gray?
Money and Trade représente-t-il sa toute première manifestation
dans la carrière de projeteur?
Pendant longtemps on a attribué à John Law la paternité d'un
livre paru à Edimbourg en 1701 3 sous le titre : Proposais and
reasons for constituting a council of trade in Scotland 4 , et certains
biographes en ont logiquement déduit que John Law se trouvait
en Ecosse à l'époque de cette publication. L'ouvrage ne mentionne
aucun nom d'auteur, mais il fut réédité en 1751, chez Rob. et And.
Foulis à Glasgow, avec cette fois la mention : « par le célèbre John
Law, depuis lors contrôleur des Finances à Paris ».
Sans doute s'agit-il de la supercherie d'un éditeur avisé, qui a
imaginé, trente ans après le Système, le moyen de pousser la vente
d'un ouvrage assez peu comestible, et de surcroît privé de toute
actualité. Ou peut-être, après tout, ces MM. Foulis de Glasgow

1. Charlotte de Bavière, Fragments de lettres originales, p. 281.


2. « Elle était de bonne maison d'Angleterre et bien apparentée, avait suivi Law
par amour, en avait eu un fils et une fille... passait pour sa femme et en portait le
nom sans l'avoir épousé. On s'en doutait... après leur départ, cela devint certain »
(Saint-Simon, Mémoires, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 659).
3. L'Introduction en est datée du 31 décembre 1700.
4. Propositions et raisons pour la création d'un conseil du Commerce en Écosse
(Œuvres complètes, op. cit., Introduction, t. I, p. xvn).
30 L'homme et la doctrine

étaient-ils de bonne foi. Ce qui est certain, c'est que l'attribution


affirmée est parfaitement fausse.
Un érudit anglais, Saxe Bannister, a démontré en 1859 que les
Proposais étaient l'œuvre, non point de John Law, mais d'un autre
personnage avec lequel notre héros présente d'ailleurs quelques
points de ressemblance : William Patterson, qui signe Philiopatris,
fondateur (heureux) de la Banque d'Angleterre et (moins heureux)
de la Compagnie coloniale du Darien, héros infortuné d'une expé-
dition dans ce pays (Panama) d'où il était revenu à la fin de 1699,
ayant perdu femme et enfants, et placé en captivité par ses compa-
gnons. Un an lui avait suffi pour récupérer ses forces indomptables
et élaborer de nouveaux projets Quoi qu'il en soit, au surplus,
de l'attribution positive de l'ouvrage à Patterson, Paul Harsin
a fort bien mis en lumière l'incompatibilité de style — le style,
c'est l'homme — entre les Proposais et toutes les œuvres de Law,
ne fût-ce qu'en raison de l'emploi dans le premier texte d'un grand
nombre d'expressions religieuses et de citations bibliques, inconce-
vables sous la plume d'un rationaliste, typiquement laïc, tel que
John Law, que l'on ne voit jamais donner dans le préchi-précha
(fort naturelles, au contraire, s'il s'agit de William Patterson,
qui avait épousé la veuve d'un clergyman, et qui était lui-même un
peu missionnaire 2 ).
En revanche, il résulte des propres indications de John Law que
celui-ci n'a pas attendu l'année 1705 et la publication de Money
and Trade pour s'occuper de façon positive des problèmes écono-
miques généraux. Certains détracteurs l'ayant accusé d'avoir,
dans son projet de monnaie terrienne, plagié le docteur Chamber-
len, Law a tenu, dans son ouvrage, à se défendre de ce grief et il
invoque à ce propos l'antériorité de ses propres recherches :
« Deux personnes, précise-t-il, peuvent projeter la même chose,
mais, autant que j'en puis juger, ma proposition est différente de
la sienne et j'avais formé sur cela un plan, plusieurs années avant
d'avoir lu aucun de ses mémoires. Je le prouverai, s'il est néces-
saire, par le témoignage de personnes d'honneur, à qui je le commu-
niquerai dans le temps. »
Nous avons été séduits, après Paul Harsin, par l'hypothèse selon
laquelle Law ferait ici allusion à un projet qui fut présenté vers
1701-1702 au gouvernement français par une petite équipe d'af-

1. Saxe Bannister, Les Écrits de William Patterson, Londres, 1859, t. I.


2. Les écrits de Saxe Bannister n'ayant eu qu'une faible diffusion, certains histo-
riens ont encore attribué les Proposais à Law après cette publication. C'est Paul
Harsin qui a porté le coup décisif à la légende dans son introduction aux Œuvres
complètes.
Un itinéraire dans la brume 31

fidés dont l'un signe Olivier du Mont. On observe des similitudes


frappantes entre les thèmes exposés dans les mémoires ou lettres
qui composent ce dossier, et ceux qui formeront l'armature des
doctrines de Law et de son Système. Cependant, pas plus qu'à
P. Harsin, il ne nous a paru possible de parvenir à une certitude,
ni même à un degré suffisant de probabilité et nous laisserons la
question sans réponse. Nous en donnons les éléments dans une note
annexe 1 .

1. « L'affaire Olivier du Mont », infra, p. 639-644.


VIII

Les projeteurs d'Édimbourg


La première ébauche du système

C'est seulement à la date du 21 septembre 1704 que l'on peut


constater d'une façon précise la présence de John Law sur sa terre
natale. Selon un document découvert par M. Hyde c'est à Edim-
bourg que lui fut en effet signifié le rejet d'une demande de pardon
qu'il avait adressée à la reine Anne relativement à sa condamna-
tion de 1694. Le retour de John Law est certainement en rapport
avec les événements qui se précipitaient en Ecosse. Le rattachement
à l'Angleterre apparaissait désormais comme l'ultime chance
offerte à cette nation dévastée par les luttes religieuses et éprouvée
par une récession économique prolongée.
Le 26 juin 1705, le duc d'Argyll, ouvrant la session du Parle-
ment, fit connaître qu'il avait reçu une commission royale en vue
de préparer « l'union afin d'amener la paix religieuse et de préve-
nir la ruine du Royaume 2 ».
Dans cette perspective, le Parlement ouvrit une sorte d'enquête
générale, qui fit la joie des faiseurs de projets et inventeurs de
systèmes, lesquels se trouvèrent, non seulement autorisés, mais
véritablement invités, à faire connaître officiellement leurs marottes
et leurs recettes.
Parmi ces « projeteurs » figure notre héros, le terme anglais
« Law the projector » nous semble particulièrement heureux^ et,

1. M. Hyde, op. cit., p. 58.


2. Actes du Parlement, vol. XI, appendice p. 70.
3. Le terme de projecteur est d'ailleurs employé par André Sayous qui signale
l'existence de « projecteurs » à la même période, en Hollande : « Nous voyons appa-
raître aussitôt une profession nouvelle, celle d'inventeur (uit vinder) de projets, ou,
plus brièvement, de " projecteurs en vue de donner un cadre juridique et écono-
mique à une compagnie... » (Cf. André Sayous, Les Répercussions de l'affaire de
Law et du South Sea Bubble dans les Provinces-unies).
Les projeteurs d'Édimbourg 33

si l'on peut dire, éclairant, et parmi les textes déposés sur le bureau
du Parlement apparaît, le 10 juillet, sa proposition intitulée Pro-
posai for supplying the nation with money by a paper crédit1. Ce
document lui-même n'est autre que l'ouvrage publié en 1705 par
Law chez son beau-frère Anderson, et que nous avons déjà men-
tionné, à ceci près que le titre de la publication est — cela se
conçoit — un peu différent 2 . L'ensemble de l'étude se présente bien
en effet comme un projet soumis au Parlement, et les dates
concordent. Nous ne pouvons, sans doute, écarter totalement l'hy-
pothèse selon laquelle la présentation aurait été faite sous une
forme un peu abrégée : néanmoins, si un second texte avait été
établi, nous en trouverions certainement quelque trace, soit dans
des archives, soit dans d'autres publications.
En revanche, il est exclu que Law ait modifié son premier
mémoire et l'ait remplacé par quelque chose de tout à fait diffé-
rent. Cette thèse extravagante a cependant été avancée par Saxe
Bannister — le même Bannister qui s'était justement montré fort
perspicace dans l'attribution à Patterson des Proposais de 1704.
Et sur la foi de cette référence, elle a été reprise par quelques
auteurs, dont Montgomery Hyde. Il nous a donc paru nécessaire
de liquider cette difficulté imprévue, et nous croyons être parvenu à
démontrer que, cette fois, 1 érudit apologiste de Patterson avait
été abandonné par sa bonne étoile.
Le texte publié par Saxe Bannister tient en quelques pages
imprimées et porte le titre : « Deux ouvertures humblement sou-
mises à sa grâce John, duc d'Argyll 3 . » Il propose, pour l'essen-
tiel, la création d'une sorte de monnaie, fondée sur le troc et por-
tant intérêt, deux conceptions qui sont l'une et l'autre antinomiques
à celles de Law. C'est dans la dernière phrase du texte que l'on
voit apparaître le nom de « M. Law », dans une tournure dont la
rédaction déconcerte. Il n'est pas clairement affirmé que ce Law
soit l'auteur du texte, sur lequel il ne se prononce pas d'une façon
catégorique, et son invocation quelque peu fataliste au Seigneur

1. Actes du Parlement, vol. XI, appendice 71. Le titre indiqué dans ce premier
document est abrégé : « Proposai for supplying the Nation with money read and
ordered to ly ». Le titre complet figure dans les notes.
2. Il est à remarquer, contrairement à ce qu'on note au sujet de Chamberlen, que le
Parlement n'a pas ordonné l'impression du texte, ce qui prouve qu'il était déjà
imprimé.
3. Il comporte en effet deux parties distinctes. Saxe Bannister a trouvé le manus-
crit à la Bibliothèque des avocats à Edimbourg. Celle-ci l'aurait reçu de Lord Glem-
bervie, qui avait acheté ce document dans une vente. Cependant il appartenait à
l'origine à la collection de Charles Montagu, Lord Halifax, qui fut chancelier de
l'Échiquier (cf. Saxe Bannister, op. cit., p. X L V I ) .
34 L'homme et la doctrine

ne concorde guère avec le profil intellectuel de notre héros.


Nous avions d'abord envisagé l'hypothèse d'une homonymie :
on observe en effet la présence d'un Law, homme d'Église, dans
une commission du Parlement. Mais nous avons pu retrouver entre
temps au British Muséum la brochure originale imprimée des
« Deux ouvertures au duc d'Argyll » et nous avons pu constater
que la dernière phrase, où se place la référence à M. Law, n'y
figurait pas. Il s'agit donc d'une mention rajoutée par un copiste
et qui, quelle qu'en soit la signification (pour nous difficile à déce-
ler), ne saurait être considérée comme un indice sérieux pour une
attribution. Il est piquant de noter que dans la réfutation, attribuée
à W. Patterson, de ces « Deux ouvertures », et dont Saxe Bannister
publie également le texte, on voit apparaître à deux reprises le
terme Law, mais une lecture attentive indique qu'il s'agit ici, non
pas de l'homme Law, mais tout simplement de « l a w » , la loi 1 !
Nous pouvons donc nous en tenir, avec une entière liberté d'es-
prit, au livre édité chez Anderson, et qui est d'ailleurs la seule
œuvre de Law publiée de son vivant.
Law n'était pas un « projeteur » de l'espèce ordinaire et Money
and Trade n'est pas un pamphlet comme les autres, pour employer
le terme anglais couramment appliqué aux élucubrations de ses
congénères. Il s'agit de minces brochures comportant à peine
quelques feuillets, quelquefois un seul. On peut en juger notam-
ment d'après les « Ouvertures » que nous venons de citer, ou en
consultant quelques-uns des échantillons de Chamberlen (qui

1. « Although LAW should settle an imaginary crédit on taillies or notes, it would


not have the desired effect. » On peut être tenté de traduire en effet : « En dépit du
fait que Law pourrait établir un crédit imaginaire. » Mais pourquoi le terme anglais
LAW désignerait-il l'homme Law et non pas plutôt la loi? Le sens est beaucoup plus
clair. La loi peut en effet instituer un crédit...
S'il s'agissait de l'homme Law, on dirait « would » et non « should ». Il peut avoir
la volonté d'instituer le crédit, il n'en a pas le pouvoir. Ce pouvoir appartient à la
loi.
Dans les textes de l'époque et notamment dans les Actes du Parlement, LAW est
écrit en majuscules quand il s'agit de la loi.
Les mêmes observations s'appliquent à la phrase suivante, de façon encore plus
frappante : « This imaginary crédit would not be received in payment, though LAW
should establish the same, and order the currency. » L'emploi de « would not » se
réfère à l'idée de volonté : ce sont les clients qui ne « voudraient » pas recevoir en
paiement ce crédit imaginaire. Celui de « should » se réfère à la notion de pouvoir.
La loi peut imposer mais cela ne suffit pas car on ne veut pas recevoir. Comment
d'ailleurs pourrait-on appliquer l'expression « should » à un Monsieur Law, à John
Law? En quoi M. Law a-t-il le pouvoir d'ordonner le cours forcé, order their currency?
On pourrait tout au plus dire que dans les vues de Law (homme), la loi (law) pour-
rait le faire.
Les projeteurs d'Édimbourg 35

en rédigea plus de quarante-cinq selon son biographe) 1 . Money


and Trade présente à la fois la valeur d'un petit traité d'économie
politique et la portée d'une proposition précise et argumentée.
Dans sa magistrale Histoire de l'Analyse économique, W. Schum-
peter classe en deux grandes catégories les personnages qui, en
cette période de la fin du xvne et du début du xvme siècle, se laissent
fasciner par les problèmes de l'économie. Il distingue les adminis-
trateurs-consultants et les pamphlétaires2.
La première classe se recrute parmi les hommes qui ont reçu
une éducation académique et qui occupent des positions sociales
élevées; souvent nobles ou anoblis, exerçant des fonctions
publiques, parfois membres du Parlement (Petty, Davenant, Locke).
Ils ont des prétentions scientifiques, ils s'adonnent à ce qu'on
appelle alors non pas économie politique mais « arithmétique
politique ».
Les projeteurs sont des praticiens du commerce ou de la banque
et les plus notoires d'entre eux sont tous, dans quelque mesure,
des aventuriers ou des excentriques. Ainsi, William Patterson,
missionnaire manqué, probablement corsaire, en tout cas ren-
floueur d'épaves, conducteur d'expéditions coloniales mouve-
mentées et désastreuses. Ainsi Hugh Chamberlen, le man mid
wife. Ainsi la pléiade de financiers au destin hors série, « porte-
parole du crédit », que Karl Marx affublera d'une marque commune
et méprisante : « Ce caractère plaisamment hybride d'escroc et
de prophète. »
La singularité de Law, c'est qu'il appartient, à la fois et complète-
ment, à ces deux catégories, qu'il a reçu cette double vocation.
C'est un économiste et un projeteur, c'est un consultant et un
pamphlétaire, c'est un arithméticien politique et c'est un aventu-
rier. Sans doute, on peut citer d'autres exemples de double appar-
tenance, mais aucun n'est comparable au sien.
De quel autre projeteur, de quel autre aventurier, Schumpeter
aurait-il pu dire ce qu'il a dit de John Law? : « Il a élaboré la partie
économique de son projet avec une brillance et cependant une
profondeur qui le placent au premier rang des théoriciens moné-
taires de tous les temps... Le système de Law est l'ancêtre authen-
tique de l'idée de monnaie dirigée (managed currency) non seu-
lement dans le sens obvie de ce terme, mais dans le sens le plus
profond et le plus large qui signifie la direction de la monnaie et

1. Une autre exception doit sans doute être constatée avec les Proposais de
W. Patterson. Mais justement le cas de Patterson est, comme celui de Law, hybride.
C'est pourquoi on a pu les confondre.
2. Au sens anglo-saxon de ce terme.
36 L'homme et la doctrine

du crédit comme moyen de diriger (managing) le processus éco-


nomique 1 . »
L'appréciation ainsi formulée par le plus grand historien de
la pensée économique fait un heureux contraste avec les juge-
ments hâtifs prononcés par Adam Smith et par Karl Marx.
Dès le début de sa carrière, John Law nous offre le parfait
exemple de ce que les marxistes appellent l'unité de la théorie et
de l'action. Il nous propose une explication théorique des prin-
cipaux phénomènes de l'économie, et il suggère des mesures
susceptibles d'être appliquées immédiatement à l'Écosse. Plus
tard, il reprendra inlassablement les mêmes principes pour jus-
tifier la politique qu'il pratiquera en France. Malgré les contra-
dictions et les entorses que lui imposeront les nécessités ou ses
propres déviations, nous le verrons professer toujours le même
credo et lutter pour le triomphe de la même Église.
Law fait partie de ces quelques hommes qui semblent avoir reçu
comme mission de transformer un système de pensée en une chaîne
d'événements. C'est une figure-doctrine-événement, comme on
pourra le dire, sur une autre échelle, de Lénine.
Mais, pour dix ans encore, nous en restons au stade de la théorie
et de l'élaboration.
Dans Money and Trade, nous voyons déjà fortement esquissés
les thèmes essentiels de cette théologie et de cette croisade. La
démonétisation des métaux précieux est présentée sans brutalité,
mais deux années après, elle s'affirmera de façon tranchante :
« L'or et l'argent ne sont plus propres à faire de la monnaie 2 . »
En 1720, après tous les remous du Système, et alors que la période
liquidative commence, nous trouverons la maxime inchangée dans
le Mémoire sur le discrédit : « Il est de l'intérêt du Roi et de son
peuple d'assurer la monnaie de banque et d'abolir la monnaie
d'or 3 . » En 1705, la monnaie (réelle) de remplacement (gage du
papier) est constituée par des fonds de terre; plus tard, les biens-
fonds seront substitués par les actions des Indes. Il s'agit de
gager la monnaie de papier, qui, elle, ne porte pas intérêt, sur une
valeur qui comporte un rendement assuré.
On voit s'articuler dans l'ouvrage trois thèmes successifs, dont
chacun est placé en dérivation logique du précédent :
— le rôle inducteur de la monnaie,
— la nécessité de créer une monnaie de papier,
— et de la gager sur une valeur réelle : les fonds terriens.

1. W. Schumpeter, Histoire de l'Analyse économique, p. 295 et sq. et 321 et sq.


2. Mémoire sur l'usage des monnaies. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 197.
3. Mémoire sur le discrédit. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 165.
Les projeteurs d'Édimbourg 37

Le premier thème est d'ordre scientifique et comporte, de la


part de l'auteur, une véritable théorie générale, quoique sommaire,
de l'économie politique. Aucune des conceptions présentées par
Law ne peut être tenue pour véritablement inédite et d'ailleurs
il ne cherche pas à s'affirmer comme un inventeur. Elles proviennent
d'un fonds commun constitué par des économistes tels que Locke
et Petty, qu'il cite expressément, et par d'autres tels que Davenant
qu'il ne mentionne pas. Mais ces idées générales, peut-être par
l'effet de la préoccupation, chez lui dominante, d'en venir à l'appli-
cation pratique, se présentent sous sa plume d'une façon plus
simple, plus vigoureuse et, en quelque sorte, plus moderne, que
chez aucun autre.
Pour lui, comme pour beaucoup de consultants et pour la plu-
part des pamphlétaires, l'axiome de base, c'est que l'abondance
des moyens de paiement (donc de la monnaie) détermine la pros-
périté de l'économie Sans voir les choses d'une façon aussi sim-
pliste, les savants qui sont nos contemporains reconnaissent l'exis-
tence d'une relation entre ces deux phénomènes. Récemment a été
soulevée l'intéressante question de savoir dans quel sens s'exer-
çait le rapport causal : est-ce parce que et quand il y a abondance
de moyens de paiement que l'expansion se prononce (thèse clas-
sique) ou est-ce, au contraire, la poussée expansionniste initiale
(due à des facteurs variés) qui incite, et en quelque sorte,
contraint les animateurs à dénicher, d'une façon ou d'une autre,
les instruments nécessaires (métaux précieux, monnaie de crédit,
DTS...)? Ce cju'illustre parfaitement l'heureuse formule de Pierre
Vilar : « Christophe Colomb n'est pas un hasard. »
Qu'il soit ou non lui-même « un hasard » (à vrai dire nous ne
le pensons pas) Law a le mérite de discerner fort clairement le
mécanisme de cette relation entre la monnaie et la prospérité. Elle
s'établit par l'intermédiaire des capitaux et des investissements
(qu'il ne songe pas à définir par ces termes spéciaux, mais dont il
décrit les fonctions), enfin et surtout par l'emploi (employment)
qu'il appelle bien de son nom et dont il souligne le rôle mediateur et
inducteur. Il parvient même à discerner la notion de plus-value,
bien qu'il s'en tienne à l'expression : « C'est autant d'ajouté à la
valeur2. »
1. Naturellement Law, qui n'est pas un esprit borné, n'ignore pas l'influence posi-
tive ou négative que peuvent exercer d'autres facteurs. Ainsi signale-t-il les effets
néfastes de l'interdiction des prêts à intérêts dans les pays catholiques, le nombre
excessif de jours chômés, etc. (Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 93).
2. Il prend le cas d'un ouvrier qui est payé 25 shillings et dont le travail repré-
38 L'homme et la doctrine

Il nous paraît nécessaire de résumer ici sa description du phé-


nomène principal. Dès l'instant qu'il y a suffisance de monnaie,
les « animateurs de l'économie » que sont les propriétaires fon-
ciers 1 peuvent constituer des réserves de cette monnaie (capitaux)
et engager des ouvriers pour défricher la terre. Le travail des
ouvriers dégage à son tour une valeur supplémentaire (ajoutée)
à celle des salaires qu'ils ont reçus. D'où une série de réactions
en chaîne. Les « capitaux » peuvent être prêtés ou empruntés à
un taux d'intérêt décroissant, l'industrie et le commerce se déve-
loppent à leur tour, la balance commerciale s'améliore, etc.
Ainsi l'Écosse est-elle malheureuse « parce qu'elle n'a qu'un très
faible numéraire ». Dès lors « la terre n'est pas améliorée ni les
productions manufacturées », enfin « elle fait un commerce bien
peu considérable 2 ».

La monnaie de papier

A partir de ce point de départ, Law est naturellement conduit


à préconiser le recours au papier-monnaie. Ce n'çst d'ailleurs
point une idée nouvelle, ni une pure abstraction, puisque la Banque
d'Angleterre et celle de Hollande fonctionnent déjà comme banques
d'émission.

sente 40 shillings : c'est autant d'ajouté à la valeur du pays. Si l'on suit l'exemple
qu'il donne, on voit que sur 40 s que représente la production, il considère que 15 s
correspondent à l'entretien de l'ouvrier qui gagne en plus 10 s (il se montre ici
plus moderne que beaucoup d'économistes postérieurs qui limitent la rémunération
de l'ouvrier au coût de son entretien). La plus-value, au sens marxiste du terme,
est donc chiffrée à 25 s dont 10 restent acquis à l'ouvrier et dont 15 vont à l'entre-
preneur (spoliation seulement partielle). La pensée de l'auteur est plus confuse
quant à ce que gagne exactement « la nation ». II semble d'abord que ce soit seule-
ment la part de l'entrepreneur (15 s). Puis il présente un autre calcul et attribue à
la nation tout ce qui n'est pas consommé par l'ouvrier mais il complique son rai-
sonnement en supposant que l'ouvrier, mieux payé, consommera davantage. Il
évalue à tout hasard cette consommation à un chiffre intermédiaire (20) entre la
subsistance (15) et le salaire (25). Il reste donc 20 shillings, comprenant le reste
du salaire de l'ouvrier (épargné? investi? on ne sait) et le profit de l'entrepreneur;
l'ensemble appartient à la nation : probablement parce que cela représente la partie
exportable puisqu'elle n'est pas consommée.
1. John Law se fait une idée assez simpliste des catégories sociales. Il distingue
les propriétaires fonciers d'une part, d'autre part les « catégories inférieures » qui
« dépendent » des propriétaires fonciers. Quand les propriétaires fonciers vivent
mieux, les classes inférieures sont moins dépendantes (Œuvres complètes, op. cit.,
t. I, p. 15).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 25.
Les projeteurs d'Édimbourg 39

Law considère que, indépendamment des problèmes posés par


la suffisance ou l'insuffisance des moyens de paiement, le papier-
monnaie apparaît comme une nouvelle étape progressive dans
l'histoire monétaire : de même que le lingot a constitué un progrès
par rapport au troc, la pièce titrée par rapport au lingot, de
même les billets sont préférables aux pièces quant à la commodité
de transport, à la sécurité, etc.
Mais voici qu'il va placer lui-même une barrière sur la voie où
il semblait s'engager avec allégresse. Ce point est essentiel pour
saisir la véritable psychologie de Law, et écarter la déformation
caricaturale qui le présente (non d'ailleurs sans quelque excuse)
comme un dératé de l'inflation, une sorte de fou du volant moné-
taire. (En fait Law n'a jamais préconisé un recours incontrôlé à
la planche à billets : son erreur essentielle a porté sur la réalité et
sur les qualités des gages.)
Pour l'heure, Law expose qu'il convient de maintenir l'émission
de billets dans une certaine proportion par rapport à l'encaisse
métallique. Et comme cette encaisse, dans le cas de l'Écosse, est
insignifiante, le procédé ne peut être utilement employé

La monnaie terrienne

On serait tenté de dire : tant mieux! et cette circonstance fait


plutôt l'affaire de l'inventeur, car elle lui permet d'aller plus loin
et de parvenir à la démonétisation des métaux précieux.
Ceux-ci présentent en effet, selon lui, de lourds inconvénients,
non seulement, comme nous venons de le voir, en tant que monnaie-
signe, mais même dans une fonction limitée à la monnaie gage.
Sans doute, ici, les aspects négatifs qui s'attachent au poids, au
transport, etc., sont-ils négligeables. Mais il en est d'autres et qui
tiennent au fond du sujet :
— la monnaie de métal n'a pas de valeur propre; elle ne produit
aucun profit;
— sa valeur se modifie selon des circonstances variables (telles
que les quantités extraites) et d'une façon générale elle tend à se
déprécier;
— enfin, elle est sujette à des modifications arbitraires imposées
(abusivement) par l'Etat (le magistrat). (Il y a quelque ironie pour
nous à voir condamner les manipulations monétaires par celui
qui en sera le recordman.)
Or, il existe un bien, la terre, qui présente en contre-type toutes

1. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 55 et p. 83.


40 L'homme et la doctrine

les vertus symétriques des vices dont le métal est affligé. La terre
est disponible en quantités pratiquement illimitées. Elle possède
une valeur qui lui est propre et qui échappe aux décisions arbi-
traires de l'Etat. Elle produit un revenu. Pour ces raisons, elle ne
peut, à la différence de l'argent, se déprécier, et au contraire on
est assuré que son prix augmentera régulièrement.
C'est ici que réside l'extrême point de faiblesse de la théorie :
nous y reviendrons.
Comment, cependant, fera-t-on de la terre une monnaie? Quant
aux modalités pratiques, le projet reste flou, et Law confesse spon-
tanément qu'il l'a en quelque sorte bâclé. C'est le propriétaire fon-
cier qui déclenche le mécanisme de l'émission; il s'adresse à l'État
pour obtenir un certain montant de billets. Il fournit en contre-
partie une hypothèque sur son bien, ou même il en cède définiti-
vement la propriété. L'option n'est pas tranchée, et d'ailleurs les
deux formules peuvent coexister. De toute façon, c'est une commis-
sion parlementaire qui mettra tout cela au point.
Les premières dispositions prévues par Law témoignent de pru-
dence et de modestie. Les billets émis représenteront 20 fois le
revenu des biens-fonds qui leur est affecté, ce qui correspond à
une rentabilité honorable de 5 %. Il prévoyait d'autre part une
sorte de rationnement (plus apparent qu'effectif) pour les émis-
sions La commission ne pourrait monnayer plus de 80 000 livres
à la fois et elle ne ferait pas de nouveaux billets tant qu'elle aurait
plus de 250 000 livres « au bureau ». Cependant au bout d'un an
et demi, ces limites seraient abolies et la commission aurait les
coudées franches.
Quant au principe même d'une monnaie supplémentaire, Law
entrait en compétition avec plusieurs autres projeteurs, et en ce
qui concerne plus particulièrement la monnaie terrienne, il trou-
vait à la fois un prédécesseur et un rival en la personne du docteur
Hugh Chamberlen. Chamberlen forme avec Patterson et Law lui-

1. Cette évaluation est sans doute inspirée de W. Petty, qui, cependant, retenait
le coefficient 21. Petty, d'autre part, avait présenté, fort curieusement, une estima-
tion de la valeur d'un homme d'après expressément le même coefficient : 20 fois son
salaire annuel (et celle-ci est mentionnée par Law). C'est en somme par anticipation
sur Hegel et sur Marx, la notion de la force de travail. Le raisonnement de Petty,
repris par Law de façon elliptique, établit une équivalence fort intéressante entre la
terre et le travail qui sont associés, voire identifiés, par les économistes de cette
époque aux notions de valeur et de richesse; la rente de la terre en argent est égale à
l'argent qu'un homme travaillant dans une mine d'argent peut économiser dans le
même laps de temps en plus de ses dépenses, s'il s'est consacré entièrement à cette
production (W. Petty, Œuvres économiques, p. 41. Pierre Dockers, L'Espace dans
la pensée économique, p. 141).
Les projeteurs d'Édimbourg 41

même l'extraordinaire trio de grands projeteurs écossais, tous


trois appelés à un destin hors série. Il est, des trois, le plus excen-
trique et le moins sérieux.
Médecin de profession, Hugh Chamberlen exerçait la spécialité
d'accoucheur, rarement pratiquée à l'époque par les hommes,
aussi le désignait-on sous l'appellation pittoresque d'homme sage-
femme : man mid wife 1 . Il devait une première notoriété à une
nouvelle méthode qu il avait mise au point pour l'utilisation des
forceps, et il a laissé un ouvrage consacré à ce sujet, assez éloigné
de celui qui nous occupe.
Dans son second personnage d'inventeur financier, Chamberlen,
alors installé à Londres, avait publié dès 1690 le texte d'une pro-
position « pour faire l'Angleterre riche et heureuse ». Son système,
dont il présenta de nombreuses versions successives, consistait
essentiellement dans la création d'une banque terrienne, qui devait
résoudre tous les problèmes de l'économie et transformerait l'île,
selon le mot de son associé John Briscoe, en un paradis. En fait,
le mécanisme de base était analogue à celui que Law devait pré-
coniser dans Money and Trade. C'est le propriétaire foncier qui
déclenche l'émission d'une certaine quantité de papier-monnaie,
contre la remise, sous une forme originale de gage-usufruit, de
sa terre. C'est dans les prévisions chiffrées qu'éclate, par contraste
avec la sagesse de Law, l'extravagance de Chamberlen. Le pro-
priétaire se dépossède de son bien pour un certain nombre d'an-
nées, et on lui remet en billets autant de fois le revenu annuel que
le comporte la durée de cette cession temporaire. Si donc un pro-
priétaire engage sa terre pour cent ans, il reçoit d'un coup cent
années de revenus... alors que le taux de capitalisation des biens-
fonds ne dépasse guère le coefficient de 20 à 25! Chamberlen a
complètement oblitéré le phénomène de l'intérêt composé, il inflige
à la Banque des prêts à 1 % de revenu et inversement la nouvelle
monnaie terrienne est productrice d'un intérêt à taux normal 2 !
Cette combinaison démentielle reçut bon accueil du public, fut
adoptée par le Parlement et reçut du Roi force de loi (bill').
Chamberlen constitua sa compagnie et les demandes de billets
affluèrent, ce qui ne pouvait conduire qu'à la catastrophe, laquelle
survint dans des conditions obscures. Chamberlen prit la fuite sous
les huées en mars 1699. Réinstallé peu après dans son pays natal,
l'Ecosse, il s'attacha à reprendre son projet initial et en adressa
successivement au Parlement d'Écosse plusieurs variantes 3 .

1. On employait même l'expression mid-wifery.


2. L. H. Aveling, The Chamberlen and the Midwifery Forceps, Londres, 1882.
3. Proposition de Land Crédit, 21 novembre 1700. Proposition pour le meil-
42 L'homme et la doctrine

Cependant il avait quelque peu atténué la folie de son schéma


primitif et il était descendu à un plafond de billets fixé à 45 fois
le revenu annuel, puis enfin, en commission, à 25. Ses partisans
taxaient Law de plagiat, et certains esprits pensèrent qu'en tout
cas, il n'y avait plus entre les deux projets qu'une différence insi-
gnifiante : a small inconstancial différence . En quoi ils avaient
tort; il demeurait une contradiction essentielle : l'existence, dans
le projet Chamberlen, d'un intérêt. Or Law a parfaitement raison
de maintenir qu'un instrument monétaire, par définition, ne
comporte pas de revenu 2 .
Quoi qu'il en soit de 1' « inconstancial différence », aucun des
deux projets ne fut accepté par le Parlement d'Écosse, ni d'ailleurs
aucune des suggestions émanant des autres pamphlétaires. S'il
faut en croire un mémorialiste, Lockart de Carnwath 3 , Law aurait
cependant bénéficié de la « confiance et de l'assistance » du duc
d'Argyll et d'un clan de novateurs qui s'était formé autour du haut-
commissaire et que l'on appelait le Squadrone 4 . Law avait certai-
nement la possibilité de s'introduire auprès du duc d'Argyll, qui
avait été le client de son père, et nous savons que par la suite Lord
Islay, le frère du duc, fut l'ami, le défenseur et même le thuriféraire
de John Law 5 . Cependant l'information de Lockart nous laisse
sceptique ou alors il faut supposer que l'influence conjuguée du
duc et du Squadrone était d'un faible poids, car la proposition de
Law fut littéralement expédiée, alors que celle de Chamberlen fut

leur emploi des pauvres, 14 novembre 1703. Proposition de Land Crédit (en associa-
tion avec James Armour), 23 août 1704. (Actes du Parlement d'Écosse, vol. X,
p. 213, vol. XI, p. 50 et p. 184.)
1. « Animadversion upon a small inconstancial différence », tract imprimé sur
deux pages. British Muséum.
2. Il s'agit bien entendu de la monnaie de papier, la monnaie signe, car la mon-
naie gage, au contraire, terre ou actions, a pour Law cette vertu caractéristique de
comporter un revenu qui en assure la valeur propre. Et là précisément réside son
erreur.
3. Nous avons déjà émis quelque réserve sur cette source (cf. supra, p. 16).
4. Memoirs concerning the affair of Scotland from Queen St Anne accession to
the throne for the commencement of the Union, Londres, 1714 (G. Lockart de
Cornwarth) :
« Law avait trouvé le moyen de s'introduire rapidement dans la faveur du duc
d'Argyll... Il présenta un schéma très plausible. Toute la cour et le Squadrone à
l'exception de quelques-uns qui étaient des " moneyed men " l'épousèrent parce
qu'il était si solide que, dans le cours des temps, il aurait placé tous les fonds du
royaume dans la dépendance du Gouvernement. » Mais la chambre rejeta la motion.
5. C'est Lord Islay qui écrivit en termes superlaudatifs la préface de la seconde
édition de Money and Trade, parue à Londres au -début de 1720.
Les projeteurs d'Édimbourg 43

prise au sérieux, traitée avec égards, et en définitive ne fut pas


expressément rejetée
C'est le 10 juillet que le Parlement avait enregistré le Proposai
for supplying the Nation with money by a paper crédit, et c'est
le 27 juillet que l'affaire fut tranchée. Son examen ne prit qu'une
partie de la séance. « It was agreed that the forceing any paper
crédit by an act of Parlement was unsit for this Nation 2 . »
Le simple bon sens indique d'ailleurs que tout ce brain-storming
ne pouvait, à la veille de l'Union, aboutir à aucun résultat concret .

Les paralogismes de la monnaie parfaite

Dans cet exposé de la première ébauche du Système, Law se


donne l'apparence d'être toujours réaliste, modéré, raisonnable.
La lecture de Money and Trade est aisée, non pas joyeuse sans
doute, mais jamais rébarbative et l'on comprend mal la boutade
de J. Nicholson qui le compare à un traité de calcul différentiel.
L'auteur procède à partir de faits établis, et ses enchaînements
logiques donnent l'impression de la simplicité et de l'évidence. Dès
lors la conclusion coule de source et, malgré son audace, on est
porté à l'accepter comme chose de bon sens, qu'on s'étonne de ne
pas avoir trouvée de soi-même.
Cependant une lecture attentive permet de déceler d'autant plus
aisément les failles de cette rigueur.
La principale erreur de méthode consiste à fixer une fois
pour toutes, comme si elle résultait d'une loi mathématique,
une situation qu'il a effectivement sous les yeux. C'est en quelque
1. Le projet du docteur Chamberlen et de James Armour fut appelé successive-
ment :
— le 10 juillet : Invitation directe à la commission de rapporter;
— le 12 juillet : La proposition est lue et son impression est ordonnée;
— le 20 juillet : Le rapport est lu avec les objections et les réponses;
— le 26 juillet, puis le 8 août : ce jour-là on indique que certains commissaires
étaient favorables, mais qu'il n'avait pas été possible de dégager sur-le-champ
un avis conjoint; la commission fut invitée à présenter l'affaire sous une forme
résumée (cf. Actes du Parlement, vol. XI, appendice 77). Cependant cette procé-
dure n'aboutit pas davantage et l'on n'en trouve plus trace jusqu'au 23 juillet 1706,
date où les Annales parviennent à leur fin, l'Union étant accomplie.
2. « Il a été décidé que la mise en vigueur obligatoire d'un papier décidée par un
acte du Parlement ne convenait pas à cette nation » (Actes du Parlement, vol. XI,
app. 73).
3. Selon Gray, les partisans de Law, nombreux au Parlement d'Écosse, étaient
des opposants à l'Union, et cette lutte les absorbait tellement qu'aucun schéma
n'avait de chance d'être écouté.
44 L'homme et la doctrine

sorte une tendance d'esprit pseudo-scientifique qui le porte à la


généralisation normative.
Ainsi affirme-t-il que la monnaie de papier se déprécie et que la
valeur de la terre augmente. Il ne se trompe pas sur le fait : c'est
bien ce qui s'est passé en Écosse pendant la période qu'il considère.
Mais cela ne veut pas dire qu'il en sera ainsi partout et toujours.
Le respect qu'il porte à la loi qu'il a formulée lui-même l'engage
à balayer avec désinvolture les obstacles et les contradictions qui
le gênent dans son avance rectilinéaire et automatique. Ainsi,
comment expliquer que la monnaie se déprécie, alors cependant
qu'elle est insuffisante, et que la demande ne peut être satisfaite?
Il s'en tire par une pirouette, et même par deux : la monnaie est
toujours rare... mais moins qu'avant Et d'autre part la demande
doit être considérée, non point dans un pays déterminé, mais pour
l'ensemble de l'Europe 2 ! Passons. Nous verrons que pour la France,
quand il sera mis en présence d'une situation inverse, il l'expli-
quera tout aussi aisément.
Sa position parait plus solide quand il s'attache à la valeur et
au revenu de la terre : c'est là cependant qu'elle est la plus faible,
et c'est cette faiblesse qui est la plus grave. Contrairement à ce
qu'il pense, le revenu d'une propriété terrienne ne peut jamais être
considéré comme certain, car il dépend de différents aléas (récoltes,
demande alimentaire, prix internationaux). D'autre part le taux
de capitalisation qu'il envisage (20) est sans doute très raisonnable
mais il n'est jamais garanti et il peut fléchir si une vague de réali-
sations se prononce.
Nous en venons là au point essentiel : on ne peut gager une
créance exigible à vue sur une valeur, même sûre, dont la réali-
sation est difficile. On ne peut faire du super-mobile (la monnaie
de papier) avec de l'immobile (les biens-fonds). La monnaie, étant
essentiellement baladeuse, ne peut être échangeable contre une
forme de richesse lente à mouvoir.
Si l'on veut conserver la règle de convertibilité, il faut choisir
un gage, une contrepartie susceptible de conservation et de cir-
culation dans des conditions commodes. C'est pourquoi les métaux

1. « On pourrait objecter que la demande pour l'argent est à présent plus grande
que la quantité. On répond que, bien que la demande soit plus grande que la quantité,
elle n'a cependant pas augmenté dans la même proportion que la quantité » (Œuvres
complètes, op. cit., p. 97 et sq.).
2. On se demande dès lors pourquoi il est nécessaire de régler la question par
des mesures particulières à l'Écosse. Il insiste lui-même sur le fait qu'en Hollande
l'abondance de l'argent assure un faible taux d'intérêt — pourtant ce n'est pas
un phénomène européen.
Les projeteurs d'Édimbourg 45

précieux, dans ce rôle précis, sont (ou du moins étaient alors et


pour longtemps) difficilement remplaçables.
En dehors de l'affaire très particulière des assignats, aucun
État n'a tenté l'expérience d'émettre une monnaie foncière, mais
une erreur analogue à celle de Law semble bien être à l'origine
de la grande crise américaine de 1929 D'autre part, des par-
ticuliers se sont souvent lancés dans des entreprises qui procé-
daient d'une inspiration analogue à celle de Law et de Patter-
son : faire du payable à vue avec des valeurs peu mobilisables et
il en est résulté des banqueroutes retentissantes. Ainsi l'empire
des holdings édifié par le financier américain Cornfeld et qui avait
adopté comme slogan Blue Sky Law, la loi du ciel bleu. « Une cer-
taine sécurité ressemble à un coin de ciel bleu. » Aucun coin de ciel
ne reste perpétuellement bleu. Law va en faire — avant Cornfeld —
la dure expérience.
Si, dans sa personne, l'administrateur-consultant avait pré-
dominé sur le pamphlétaire, sans doute ses prémisses, qui sont
justes, ses analyses souvent remarquables, l'auraient-elles porté
à d'autres conclusions.
La logique de l'analyse de Law doit le conduire à la conception
d'une monnaie qui serait gagée mais qui ne serait pas convertible.
Dès lors pourquoi la gager précisément sur la terre plutôt que sur
les richesses nationales? En fait, il tâtonne déjà dans cette direc-
tion, cependant il ne parviendra jamais à se libérer du tabou de
la convertibilité. C'est pourquoi il imaginera la formule inter-
médiaire de la monnaie-action. Il n'apercevra pas la nouvelle faille
de ce nouveau système : c'est que l'action, considérée comme
monnaie, dépend d'une valeur qui n'est pas aisément mobilisable,
qui n'est guère plus maniable que la terre, car bien que représentée
par des titres peu encombrants elle comporte le risque de l'effon-
drement des cours. Le fond du problème c'est que la fonction
économique de la monnaie n'est pas d'être productive d'un revenu

1. Telle est l'explication donnée clairement par Jean Monnet :


« J'ai vécu cette crise sur laquelle on dit tant de choses. Vue d'aujourd'hui, je
crois que ses causes étaient simples : un défaut de fonctionnement qui a provoqué
une suite incalculable d'accidents. Les Américains déposaient leur argent dans
les banques sous deux formes : le dépôt commercial et le saving qui donnait un inté-
rêt important pour des prêts d'une certaine durée. Lorsque la Bourse a commencé
à baisser à New York à la fin de 1929 et que le commerce en a ressenti le contrecoup,
le public s'est précipité aux guichets pour retirer son argent. Mais cet argent bien
rémunéré les banques l'avaient placé en hypothèques pour lesquelles il n'existait
pas alors de système d'escompte. Comme il n'était évidemment pas possible de les
réaliser toutes à la fois et du jour au lendemain, la machine se trouva bloquée du
haut en bas» (Jean Monnet, Mémoires, p. 128).
46 L'homme et la doctrine

mais bien d'être représentative d'un capital. Il ne peut pas y avoir


de monnaie intangible car son intangibilitéfinalement repose sur
elle-même. John Law croit pouvoir la fonder sur le revenu de la
terre. Comment donc un revenu exprimé en monnaie pourrait-il
assurer à cette monnaie un caractère dont elle ne serait pas déjà
dotée?
A défaut d'une valeur absolue et à défaut de la solution empi-
rique et durable du métal précieux, ce qui s'en rapproche le plus
ce n'est ni le bien foncier (illusion de Law et de Cornfeld et bien
sûr de beaucoup d'autres) ni même des agencements de biens
comme les assortiments de matières premières préconisés par
Pierre Mendès France, c'est tout simplement le crédit de l'Etat
assuré par une économie prospère. C'est d'ailleurs vers ce point
que Law s'achemine à travers son vagabondage. En cela il est un
véritable précurseur des problématiques modernes de l'économie.
VIII

La traversée du désert

Il semble que John Law ait quitté l'Écosse (vers 1706?) quelque
temps après l'échec de son projet, et aussi, dit-on, après un nou-
veau refus opposé à une seconde demande de grâce Il ne pouvait
d'ailleurs demeurer dans ce pays à partir du moment où l'union
avec l'Angleterre serait devenue effective et sans doute prit-il les
devants.
Pendant la petite décennie qui s'écoule entre son retour sur le
continent et la mort de Louis XIV, il résida, selon les périodes, dans
divers pays-européens, à Bruxelles, à Paris, à Gênes, à Turin, à
Amsterdam. Selon une certaine version, il se serait rendu à Vienne,
afin de proposer un plan à l'empereur, mais ce fait n'est pas éta-
bli 2 . Il envisagea en 1712 de s'installer aux Pays-Bas où il se fit
ouvrir un compte et où il acquit un immeuble d'habitation. Cepen-
dant il décida, en fin de compte, de fixer son domicile en France
où il acheta également une maison. Ses pérégrinations étaient
déterminées par les épisodes de sa carrière de projeteur.
En France en 1707, parce qu'il adresse des mémoires au gouver-
nement. Au Piémont en 1711-1712, parce qu'il établit un projet
pour Victor-Emmanuel. Aux Pays-Bas, il aurait, selon certaines
sources, tenté de mettre sur pied une loterie, ce qui nous paraît
douteux, car il a déconseillé fortement cet expédient en Savoie et

1. Saxe Bannister, op. cit., 3, IX. Selon cet auteur, qui se réfère aux archives du
State Papers Office, Law aurait cependant obtenu le désistement de l'appel de la par-
tie civile et il aurait proposé à la Reine de la servir en Flandre à ses propres frais.
2. Ce renseignement est donné par Marmont Du Hautchamp, Histoire du Sys-
tème des Finances, sous la minorité de Louis XV, pendant les années 1719-1720
(La Haye, 1739, t. I, p. 71) et accueilli avec réserve par les autres biographes
(cf. Hyde. op. cit., p. 78). Le même auteur indique que Law se serait rendu secrète-
ment en Angleterre (voir ci-après).
48 L'homme et la doctrine

en France. Nous le retrouvons fixé en France en 1714, parce qu'il


a pu se mettre en relations avec des personnalités officielles et qu'il
cherche à les intéresser à son plan.
Au surplus, selon certaines indications, le choix d'une résidence
à Paris lui aurait procuré plus de commodité pour se livrer au
trafic des monnaies et à la spéculation sur les changes, activités que
les réévaluations de Desmarets avaient rendues très profitables
Les détails de son activité pendant cette longue et grise étape
de sa carrière sont peu connus. Les plus pittoresques se réduisent
à des anecdotes invérifiables. Il n'est pas dans notre propos de
nous y attarder 2 .

1. « L'argent de France passe toujours à force... Les marchands de France et de


Hollande là-dessus se servent de toutes sortes de ruses. Le secret est inviolable
entre ceux qui font le commerce, le sieur Law ou de Lasse est un des plus habiles.
Il n'est passé en France que pour cela » (Lettre de l'agent français d'Amsterdam,
26 avril 1714. Archives de la Marine, B 7 22, P> 117).
Mention au crayon (du ministre?) : « savoir sa conduite en détail ».
Une lettre précédente du même correspondant, datée du 26 mars, porte les indi-
cations suivantes : « (les Français) sont si infatués des Hollandais qu'il ne passe pas
de jours qu'il n'arrive en Hollande des louis et des écus de France... Il y a 7 1/2
pour cent à gagner dans ce commerce. Il y a à Paris un Écossais, appelé Jean
Lawe, qui fait ce commerce. Il a accès à l'hostel de Bouillon. Il y est depuis quatre
mois. Il a (sic) chez M. de Livry à Versailles. Il se fait appeler M. de Lasse. »
Le ministre a écrit au crayon en marge : « A M. d'Argenson, savoir le (mot illi-
sible) ce qu'il en pense » (Archives de la Marine, B 7 22, f b 21 verso). Cf. Guy Chaus-
sinand-Nogaret, Les Gens de finance au XVIIIe siècle. Nous devons à la bienveil-
lance de l'auteur d'avoir pu accéder aux documents originaux.
2. Ainsi l'épisode, accrédité par Marmont du Ha,utchamp, selon lequel John
Law aurait été expulsé de Paris par le lieutenant général de police sous préavis de
vingt-quatre heures, comme un trop habile joueur, coupable de surcroît d'avoir
introduit le jeu dans la capitale (cf. à ce sujet chap. n, p. 14).
Le même auteur indique que John Law aurait été expulsé du Piémont. Nous avons
la preuve que c'est là pure invention.
Pour ce qui concerne, cependant, l'affaire de Paris, A. Beljame a découvert un
document qui semble confirmer, quant au fait matériel, la narration de Du Haut-
champ. Il s'agit d'une note du 7 avril 1701 ainsi rédigée : « Du dit jour 7 avril 1701 :
le sieur Las a été amené en prison de CeanS pour y rester jusques à nouvel ordre par
ordre de nos seigneurs les maréchaux de France par nous premier et ancien exempt
de nos seigneurs Morgand de Hemon. (En marge, à gauche :) Du 13 avril 1701 :
Le dit s r Las a été élargi par ordre de Monseigneur le maréchal de Choiseul par nous
premier exempt de nos seigneurs Morgand de Hemon. »
Cependant il pourrait aussi bien s'agir d'une homonymie. D'autre part, on ne
connaît ni le motif de l'incarcération, ni les circonstances de l'élargissement, dont
rien n'indique qu'il ait été assorti d'une expulsion du Royaume (cf. Archives du
ministère des Affaires étrangères. France 1701. Cote : 1 093, P 117, cité par A. Bel-
jame, op. cit., p. 8, n. 4).
La traversée du désert 49

Dans cette période qui paraît assez plate pour ses biographes,
nous voyons s'élever comme des menhirs au-dessus d'une lande
déserte quelques monuments écrits de sa pensée raisonnante et
planificatrice.
Ces textes nous intéressent, car d'abord, nous y suivons le chemi-
nement intellectuel de l'auteur. Nous voyons sa puissance créatrice
osciller entre les suggestions pratiques, les vues réformistes, l'ima-
gination révolutionnaire. Également entre le bon sens et le contre-
sens, le faux sens et l'insensé. Enfin nous pouvons y déchiffrer la
programmation de ce qui sera son expérience. Il n'y a rien dans ce
qu'il fera qui ne figure dans ce qu'il a préalablement écrit. Il est
comme un ordinateur qui ne peut pas sortir de son programme.
Nous pouvons y lire les raisons pour lesquelles les entreprises de
Law exerçaient une telle force d'entraînement et également nous y
discernons la fatalité de son échec. Une fatalité psychologique.
L'impossibilité pour l'auteur de prendre une conscience exacte des
lignes qui ne peuvent pas être franchies. Il y a chez Law beaucoup
de raisonnable, même dans la part de novation; mais il est rare que
l'on ne découvre pas, dans l'une quelconque de ses œuvres, une
excursion du « raisonné » au-delà du « raisonnable ».
Le premier texte disponible après l'échec écossais est un
mémoire de 1707 adressé à une Altesse royale. Ce destinataire
n'est point le duc de Chartres, futur Régent, bien que Forbonnais
ait donné cette indication 1 , mais soit le duc de Bourgogne, soit le
prince de Conti et probablement le premier par l'intermédiaire du
second 2 .
C'est un ouvrage purement pédagogique, qui commence par une
affirmation péremptoire, dont on ne peut s'empêcher de sourire :
« Quoique la monnaie soit une affaire très importante, pourtant
elle n'est pas entendue. Ceux qui ont écrit sur ce sujet, au lieu de
l'éclaircir, l'ont rendu plus obscur. Les principes qu'ils établissent
et sur lequel les États les plus considérables de l'Europe se gou-
vernent, sont faux. »
Moi seul et c'est assez!
L'objet de l'étude, en dehors de son propos didactique, est de
déconseiller à l'État toutes les manipulations monétaires (ainsi que
des mesures telles que la défense des transports d'espèces). Law
maintient fermement sa thèse sur la monnaie aussi peu variable
que possible.
Sans doute ce texte est-il essentiellement destiné à préparer le

1. Lors de la publication par ses soins de ce texte présenté sans date dans ses
Recherches et Considérations publiées en 1767, t. II, p. 542 et sq.
2. Œuvres complètes, op. cit., Introduction, p. xxiv.
50 L'homme et la doctrine

terrain pour le suivant qui a été publié sous le titre : Mémoire


pour prouver qu'une nouvelle espèce de monnaie peut être meil-
leure que l'or ou l'argent.
Law commence, cette fois, par une affirmation éclatante : <r Je
propose de prouver qu'une nouvelle espèce de monnaie peut être
établie plus propre à cet usage que l'or et l'argent. »
Cette monnaie, c'est la monnaie territoriale déjà présentée à
l'Écosse dans Money and Trade.
Mais la France n'est pas l'Écosse et Law se trouve devant l'in-
version de sa première hypothèse, ce qui l'oblige à une nouvelle
acrobatie logique.
Nous savons qu'en 1705, deux ans auparavant, l'élément décisif
de sa démonstration résidait dans la certitude que la valeur de la
terre, à la différence de celle du métal, n'était pas susceptible de
variations en baisse
Or, en France, c'est la terre qui s'est dévaluée par rapport à l'ar-
gent. « Les terres ne valent pas tant d'espèces qu'avant la guerre. »
Ainsi la proposition de départ se trouve démentie par les faits et
l'on s'attend que l'édifice s'effondre, miné à la base. Qu'à cela ne
tienne! « Les terres ne valent pas moins, ce sont les espèces qui
valent plus (étant devenues plus rares) »! Il suffisait d'y penser.
Nous retrouvons ici un paralogisme analogue à celui par lequel on
nous affirmait que l'argent, quoique rare, perdait de sa valeur.
Précédemment, il fallait « monétiser » la terre parce qu'elle ne peut
pas se déprécier. Maintenant on la monétise... pour éviter qu'elle
se déprécie : « La différence entre le prix des terres quand les
espèces étaient plus abondantes et à présent, c'est une raison très
forte pour employer les terres aux usages de la monnaie. » L'avan-
tage du système était d'abolir « la demande additionnelle », main-
tenant on la ressuscite : elle va permettre « d'augmenter la
demande et la valeur des terres 2 ». Ainsi le fait était décisif quand
il était conforme à la doctrine, mais il devient insignifiant quand il
lui est contraire ou plutôt il est mobilisé à son tour pour fournir
un argument aussi favorable quoique exactement opposé.
Mais il y a ici davantage : nous allons voir Law franchir la limite
du sens commun dans les étranges mesures d'application que cette
fois il propose.
D'une part, c'est le cours forcé — quoique partiel — de la nou-
1. « Cette valeur peut augmenter mais ne saurait guère baisser »; au contraire,
l'or et l'argent « sont sujets à un grand nombre d'accidents qui peuvent diminuer
leur valeur mais ne sauraient guère l'augmenter ». Cette affirmation est appuyée
sur l'exemple de l'Écosse, où, en effet, les choses se sont passées de cette manière
(Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 195 et sq.).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 206 et sq.
La traversée du désert 51

velle monnaie. Elle serait seule employée pour le paiement des


baux et autres contrats relatifs à la terre 1 : cela paraît logique en
effet puisqu'il s'agit d'une monnaie terrienne, mais c'est introduire
une contrainte (alors que l'auteur souligne généralement la vanité
des procédés autoritaires) et c'est aussi une mesure peu réaliste
qui sent l'utopie à une lieue.
La seconde invention est proprement stupéfiante. Elle lie la mon-
naie terrienne à la puissance publique et à l'intérêt du Roi. C'est en
effet le Roi qui percevra le revenu des terres consignées (par leurs
propriétaires). Ce revenu lui permettra d'acquitter les dettes de la
couronne! En effet, la France, souligne l'auteur, a besoin de beau-
coup plus de monnaie qu'elle n'en a.
Ainsi, par hypothèse, les propriétaires abandonneront leurs
terres (en consignation!) au Roi contre de la monnaie et se conten-
teront des revenus de leurs placements de capitaux. Et le Roi peu
à peu deviendra propriétaire (consignataire) de tout le sol cultivé.
(C'est le retour à la « directe royale universelle 2 ».)
C'est bien la « monnaie dirigée » de Schumpeter et une sorte de
capitalisme d'État qui peut faire penser à « Law socialiste », selon
Louis Blanc.
C'est aussi une proposition parfaitement irréaliste.
Voici maintenant que le texte du mémoire nous révèle autre
chose, et nous place avec l'auteur sur une piste qui semble en déri-
vation à la fois sur la voie la plus modeste et sur la plus ambitieuse.
« Ce qui approche le plus d'une nouvelle espèce de monnaie est
l'action de la Compagnie des Indes (...). Ces actions ne sont pas
des promesses de paiement en espèces, elles sont comme une nou-
velle espèce de monnaie 3 . »
Il découvre dans ces titres le même avantage qu'il attribuait
initialement à la terre : ils ne sont pas exposés aux baisses qui
affectent la monnaie de métal, tant par suite des altérations 4 que
par suite du mouvement des extractions.
Ainsi le mémoire timide et en quelque sorte expérimental
de 1707 prépare les innovations sensationnelles du système. John
Law a trouvé une formule substitutive pour sa monnaie terre. Plus

1. Il reprend cette idée en décembre 1720 alors qu'il est aux abois.
2. Il est à remarquer que l'auteur développe ici un projet quelque peu analogue
à celui d'Olivier du Mont — que nous avons hésité à lui attribuer. Du Mont pré-
voyait en effet, d'une part, que le Roi pourrait, grâce à son système, payer ses
dettes et, d'autre part, que le Roi deviendrait, par ce moyen, maître de tout l'ar-
gent du royaume (cf. Annexe II, infra, p. 639 et sq.).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 204-205.
4. Cette précision ne figure pas dans ce texte; nous rappelons qu'elle fait partie
de l'explication globale précédemment donnée.
52 L'homme et la doctrine

précisément, il a trouvé une autre forme de monnaie qui présente


pour lui le triple avantage d'être détachée du métal, d'être sous-
traite aux aléas de la baisse, enfin de pouvoir être émise à la
mesure des besoins de l'économie. Sans doute aussi pense-t-il que
cette formule rencontrera moins de résistance que celle de la mon-
naie territoriale
Là encore il « scotomise » les deux questions épineuses : existe-
t-il vraiment une forme de valeur qui ne baisse jamais? Le pro-
blème de la quantité des moyens de paiement ne doit-il être vraiment
considéré que dans un seul sens? Après en avoir manqué, ne prend-
t-on pas le risque d'en créer trop?
Parce qu'une monnaie n'est plus titrée ni même gagée sur le
métal, elle est évidemment soustraite aux variabilités du métal,
mais il n'aperçoit pas qu'elle peut être sujette à d'autres facteurs
de variation, y inclus ceux de détérioration.
Parce que la demande de la monnaie se porte sur un bien qui est
également l'objet d'une autre demande (les actions), il pense que
la première sera toujours raisonnable et il se refuse à supposer que
la création de monnaie puisse dépasser (de beaucoup) les besoins
normaux de l'économie .
L'équipollence de la monnaie terre et de la monnaie action dans
la pensée de Law procède de leur caractère commun d'être des
biens économiquement productifs et par conséquent générateurs
de revenus, ce qui fait qu'on les acquiert pour les exploiter et qu'on
ne se soucie de les réaliser que dans des circonstances exception-
nelles de convenance 3 .

1. L'accueil réservé à sa première formule lui avait inspiré un certain décourage-


ment qui se traduit dans ses lettres.
« Apparemment, Monsieur, on est d'opinion [que] l'affaire [que] j'ai à proposer
ne mérite pas qu'on en parle au Conseil; je n'en suis pas surpris; une nouvelle espèce
de monnaie plus qualifiée que l'argent paraît peu praticable. » 15 juin 1707 (Œuvres
complètes, op. cit., Introduction, p. xxvi).
2. « En Angleterre les billets de banque et d'échiquier, les actions de la banque
et de la vieille et nouvelle Cie des Indes courent le commerce... En Hollande on voit
peu d'espèces les actions de leurs compagnies des Indes et les obligations des
États ont cours comme en Angleterre... » Premier mémoire, Paul Harsin, op. cit.,
p. 108. Cf. formule assez analogue dans le mémoire adressé plus tard au duc Victor-
Amédée de Savoie (Œuvres complètes, t. I, p. 215).
3. Cette analyse s'exprimera avec force — et avec toute la force de l'erreur
logique — dans l'une des célèbres lettres du Mercure de France où Law répondra,
en 1720, aux détracteurs du système : il n'aperçoit pas que la demande d'un bien
même productif de revenus n'est jamais illimitée.
« Qu'est-ce donc qui maintient les biens-fonds dans leur valeur légitime, quelque
haute qu'elle soit? C'est qu'on ne les vend point pour réaliser... on se contente
communément de revenus et par là... il se trouve toujours autant d'acheteurs que de
La traversée du désert 53

Le prochain texte connu nous fait apparaître Law à Turin dans


le personnage simplifié de projeteur de banque, précis, raisonnable
et calculateur. L'établissement dont il trace le plan pour le duc
Victor-Amédée est un parangon de sagesse : il prêtera à 4 % pour
l'escompte et à 0,5 par mois sur garantie
Deux dispositions essentielles : l'encaisse sera maintenue aux
3/4 du montant des billets (John Law fait valoir que l'on se
contente d'habitude de la moitié ou du quart). D'autre part, la
banque est garantie contre les manipulations monétaires. Comme
les mouvements du Trésor doivent passer par la banque (mais dans
une première période cette règle pourra être limitée à Turin et aux
environs), c'est donc une bonne affaire pour lui, pour le Duc et
pour tout le monde 2 .
On a raconté que Viotor-Amédée avait rejeté le projet de Law
avec une boutade : « Je ne suis pas assez riche pour prendre le
risque de me ruiner », et même qu'il avait fait expulser Law 3 . Les
frères Pâris avancent ce fait, dans différents mémoires, pour justi-
fier leur prévention contre Law. Mais c'est pure légende.
En fait, l'étude du projet fut interrompue, non pas par un refus
du duc, mais par les événements internationaux et par son acces-
sion au royaume de Sicile. Victor-Amédée n'oubliait pas Law et
il l'invita à venir le voir en Sicile pour continuer leurs pourparlers.
Cependant, à cette époque, Law s'était engagé en France dans des
projets dont il attendait des satisfactions plus considérables que
d'une banque de routine à Turin. Usant lui-même de fine diplo-

vendeurs. Il faut donc que les hommes se mettent à l'égard des actions, dans le même
esprit. » Oui mais... Il semble qu'ils aient de la peine à s'y mettre d'eux-mêmes.
1. Le texte de P. Harsin porte 2 % mais celui de Gennaro, 0,5 %. Ce texte n'est
que la seconde mouture d'un premier projet, plus flou et que les conseillers du Duc
avaient trouvé imprudent!
Il conseillait de créer une banque, ou une sorte de bureau où des fonctionnaires
(officiers du Duc) recevraient les rentrées du Trésor et remettraient en échange des
billets payables à vue... Cependant, s'ils ne l'étaient pas, ils porteraient intérêt
à 8 %. D'autre part on pourrait ordonner que tous les paiements soient faits en
billets, cette disposition étant limitée, pour un premier temps, à la capitale et aux
environs.
Trois experts désignés par le Duc avaient étudié ce premier document et avaient
été déçus. Le but qu'ils entendaient voir poursuivre par la création d'une banque
était de faire fructifier des fonds par les opérations classiques de dépôts,
d'escomptes, de compte courant, etc., et nullement de parvenir à l'augmentation de
la masse monétaire en mettant en circulation une richesse fictive (cf. Mario di Gen-
naro, Giovanni Law e l'opéra sua, Milan, 1931).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 218-221.
3. Du Hautchamp, op. cit., t. I, p. 71.
54 L'homme et la doctrine

matie, il exposa au Duc que s'il devait rester en France, c'est parce
qu'il avait investi son patrimoine en fonds publics dans ce pays et
qu'il se voyait en somme dans l'obligation de sauver le royaume
pour éviter la perte de sa fortune. Sans quoi, rien n'aurait pu le
détourner de travailler au seul service du Duc!
Victor-Amédée eut encore l'occasion de consulter John Law sur
la création d'une loterie, et celui-ci lui déconseilla formellement cet
expédient. « Ce genre de projets ne doit pas être permis dans les
Etats bien ordonnés. » Il en donne des raisons dont la. lecture,
quand on connaît les épisodes du système, donne l'impression de
1 ironie. La loterie peut inspirer au petit peuple le désir de sortir
de sa condition et de faire fortune. Quant aux bourgeois il vaut
mieux qu'ils emploient leurs fonds à soutenir le commerce et à
payer leurs créanciers. De tels expédients n'ont pas leur place
« dans les États bien gouvernés ».
Cet avis est écrit... le 7 décembre 1715. Law est bien bon de faire
bénéficier de ses conseils le roi de Sicile. Il est désormais conseiller
du Régent et il vient d'engager la grande parabole de sa carrière.
C'est à la date du 24 décembre 1713 que Law avait demandé une
audience au Contrôleur général Desmarets pour lui parler « d'une
affaire, qui, j'espère, lui sera agréable, étant pour le service du Roi
et pour l'utilité des sujets ». D'après le détail de la correspondance,
il semble qu'il eut quelque mal à être reçu, mais enfin le contact fut
pris et il présenta au Contrôleur général un mémoire relatif à
l'amortissement de la dette. Après quoi il se remit au travail et
établit un véritable projet de Banque 1 .
Tout en travaillant avec Desmarets, John Law entretenait des
relations avec diverses personnalités. Nous savons notamment que
l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Stair, arrivant de nuit à Paris,
le 23 janvier 1715, pour prendre possession de son poste, notait
qu'il avait rencontré dans cette première soirée une seule personne,
qui était John Law 2 .
Il semble qu'il était également en contact, soit avec le duc
d'Orléans, soit en tout cas avec des personnes de son entourage.
Selon Saint-Simon, le duc d'Orléans l'avait recommandé à Desma-

1. Le détail de la correspondance et la suite des documents sont minutieusement


analysés par Harsin, Introduction aux œuvres de Law, op. cit., t. I, p. xxxi.
2. Correspondance entre Stair et Stanhope, citée par Harsin, Introduction. Selon
Du Hautchamp, John Law aurait fait vers cette époque des voyages secrets en
Angleterre, où il aurait placé et d'où il aurait ensuite retiré 800000 livres.
Selon Daridan, il aurait été chargé d'une mission de renseignements en Flandre
pour le compte de la reine Anne en 1712, op. cit., p. 185, mais cette indication n'est
étayée sur aucun élément précis et il s'agit probablement de l'homonyme décou-
vert par P. Harsin.
La traversée du désert 55

rets. Cette version est vraisemblable et elle explique assez bien


que, après la mort de Louis XIV, John Law ait pu reprendre sans
désemparer auprès du duc d'Orléans la négociation qu'il avait
déjà si fortement avancée avec l'administration du feu Roi.
Plusieurs auteurs indiquent que le projet de Law aurait été rejeté
par le roi Louis XIV, sans autre examen, dès qu'il avait su que
l'auteur n'était pas catholique. Rien ne confirme cette version, elle
est au contraire incompatible avec les éléments dont nous dispo-
sons.
Le 31 juillet, Law écrivait à Desmarets pour lui offrir le titre de
protecteur de la nouvelle institution. Il pense, ce qui paraît fort
téméraire, qu'elle pourrait être ouverte pour le 10 août. Il est cer-
tain qu'elle ne le fut pas. Faut-il en conclure qu'elle aurait été
rejetée lors de l'un des deux conseils qui furent tenus le 6 et le 20?
P. Harsin remarque fort justement que si le Conseil avait condamné
ouvertement le projet peu avant la mort de Louis XIV, il eût été
difficile pour le Régent, bien qu'il se fût libéré du testament de son
oncle, d'en reprendre immédiatement l'instruction comme si de
rien n'était.
Les projets de Law, pendant cette période, sont parfaitement rai-
sonnables et ne portent pas la fulgurance de l'utopie.
Considérons d'abord le premier texte que P. Harsin a intitulé
« Mémoire sur l'acquittement des dettes publiques 1 » (mai 1715).
Law demande à percevoir un quart des profits de l'établissement
à créer. Il offre une sorte de clause pénale de 500 000 livres de son
propre argent pour le cas où son projet ne réussirait pas. Il compte
établir les bureaux de la banque, au moins provisoirement, dans
sa propre maison, place Louis-le-Grand (dans le mémoire suivant,
il en prévoit le transfert ultérieur dans l'hôtel de Soissons, où serait
également installée une bourse publique). Son plan d'amortissement
est sérieux et modéré. Il écarte toute loterie. Il fixe la limite des
ambitions que l'on peut nourrir pour Paris comme métropole éco-
nomique : cette ville étant éloignée de la mer et la rivière n'étant
pas navigable, on ne peut en faire la capitale du commerce étran-
ger mais elle peut être la première place du monde pour les
changes.
Le mémoire sur la Banque est un texte plus ambitieux. Il rappelle
les grands thèmes : la rareté des espèces crée la (récession écono-
mique) 2 , l'abondance au contraire procure (l'expansion) et permet
de baisser le taux d'intérêt. Il reprend sa démonstration familière,

1. Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1 et sq.


2. Nous mettons entre parenthèses les expressions anachroniques que nous
employons pour plus de clarté.
56 L'homme et la doctrine

inspirée de Petty, sur la valeur en capital de l'homme, qu'il fixe à


10 000 livres au denier 25 : « Il les vaut comme les terres. » Il fait
valoir les avantages que l'Angleterre et la Hollande ont tirés du
maintien du crédit, et il exprime la conviction que la Banque de
Hollande n'a pas conservé son encaisse, ce qui sera vérifié bien
plus tard 1 . Il répond à l'objection habituelle selon laquelle la
banque ne conviendrait pas à la France à cause de son régime
politique, et de la puissance sans contrôle des souverains. Cette
partie de son argumentation est la plus faible, on le verra bien par
la suite. Enfin, il prévoit dans la rédaction de l'édit, comme il
l'avait fait dans le projet relatif à la Banque de Turin, une clause
de garantie contre les manipulations monétaires : « Les écus de
banque seront entendus écus de poids et titres d'à présent. »
« Je ne suis pas un visionnaire », dit-il à Desmarets; et en effet,
l'ensemble de ce texte n'apparaît en rien comme l'œuvre d'un
visionnaire.

1. En 1794, après la bataille de Fleurus. Levasseur, Recherches historiques sur


le système de Law, p. 315.
LA SIBYLLE DE CHARTRES

La figure fort raisonnable que présente Law dans cette période où


commence la Régence, le caractère modéré et réaliste de ses projets,
devraient être remis entièrement en cause si nous acceptions de lui attri-
buer la paternité d'un volumineux mémoire, daté du 4 octobre 1715, et
que Paul Harsin s'était résolu, non sans hésitation, à publier dans les
Œuvres complètes sous le titre : « Rétablissement du commerce » Mais
il est hors de doute aujourd'hui que cette attribution doit être écartée.
La publication du document avait paru justifiée par l'apposition de la
signature manuscrite de Law et également de celle de Montesquieu. Cette
double certification, à première vue insolite, apparaissait comme un élé-
ment de crédibilité du fait que Montesquieu avait en effet rencontré Law
à Venise, le 29 août 1728, rencontre dont Montesquieu donne la relation
dans ses Voyages 2 . Cependant, l'origine du texte éveillait déjà la suspi-
cion. Le manuscrit — qui a été détruit pendant la guerre — (aussi doit-on
se féliciter de l'initiative de Paul Harsin!) se trouvait à la Bibliothèque de
Chartres, où il était parvenu en exécution d'un legs émanant de la famille
de l'académicien Chasles dont il porte l'ex-libris. Or, cet académicien a été
victime d'une extraordinaire escroquerie aux faux documents. Un pitto-
resque faussaire du nom de Vrain-Lucas lui avait vendu 27 000 auto-
graphes parmi lesquels une lettre de Marie-Madeleine à Lazare (en vieux
français) pour le féliciter de sa résurrection; une lettre de Newton, alors
âgé de onze ans, adressée à Pascal pour lui attribuer l'honneur de la
découverte de la gravitation, etc. Sans doute, Chasles pouvait détenir des
documents d'une autre provenance. Mais on ne peut exclure l'hypothèse
que Vrain-Lucas ait « refilé » à sa dupe un manuscrit de l'époque contenant
une compilation de mémoires et de projets divers et qu'il ait poussé
l'audace jusqu'à tracer les signatures de Law et de Montesquieu.
Depuis la publication des Œuvres complètes, deux nouvelles données
sont apparues, qui permettent de trancher sans hésitation le litige dans le
sens du refus de l'authenticité.
Le professeur Robert Sheckleton, d'Oxford, a retrouvé au château de

1. Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 67 à 260.


2. Montesquieu, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 572.
58 L'homme et la doctrine

La Brède le catalogue très détaillé, dressé par Montesquieu lui-même,


de tous les livres et manuscrits que celui-ci avait eus en sa possession, et
dont il prenait grand soin. Or, ce catalogue, publié en 1954 par la Société
des Publications romanes et françaises , ne porte aucune mention de la
prétendue « donation » de Law. Au demeurant, Montesquieu apposait tou-
jours son ex-libris sur les pièces de sa bibliothèque et cet ex-libris ne figu-
rait pas sur le manuscrit de Chartres.
D'autre part, un manuscrit contenant la première partie du Mémoire
sur le Rétablissement du commerce a été découvert par Paul Harsin lui-
même et par l'historien Lionel Eothkrug, et ce document porte l'indication
de son auteur, Jean Pottier de La Hestroye, lieutenant civil et criminel de
l'Amirauté de Dunkerque 2 .
Pouvait-on cependant envisager une dernière possibilité, à savoir que
la partie finale du Rétablissement, qui traite d'un projet de banque, soit un
texte de Law, qui aurait été recopié à la suite du travail de Pottier de
La Hestroye, peut-être même avec d'autres additions? A cette époque de
tels pots-pourris ne sont pas rares.
Paul Harsin et moi-même avons étudié de concert cette éventualité, et
nous avons conclu d'un commun accord qu'elle devait être rigoureusement
écartée. En effet, le projet de Banque qui figure dans le texte de 1715,
quoique répondant à des objectifs analogues à celui de Law, est entière-
ment différent dans ses modalités. Or, précisément, à cette même date,
Law tentait de faire aboutir le plan qu'il avait remis à Desmarets et il le
défendait pied à pied au cours d'une série de conférences avec le duc de
Noailles et diverses autres personnalités3. Il est évidemment impensable
qu'il ait voulu créer deux banques en même temps et qu'il ait adressé au
Régent une véritable sommation de réaliser la seconde, alors que les négo-
ciations relatives à la première prenaient justement un tour apparemment
favorable.
Remarquons enfin que le texte de l'Avis daté du 4 octobre, qui tient en
quelques paragraphes, et qui se trouve placé en tête du volume, ne peut
être de la main de Law. L expression : « Ce que je dois au Roi et à ma
Patrie » serait inadmissible de sa part, et d'aill eurs dans un écrit de cette
époque nous le voyons évoquer avec humilité son état d'étranger. Et le ton
de l'ultimatum, posé avec désinvolture et avec esprit, « je me retirerai
ainsi que firent les Sibylles » serait inconcevable dans une lettre adressée
par lui à Son Altesse Royale, dont il sollicitait inlassablement la protec-
tion.

1. Genève, Droz, 1954.


2. L'Amirauté de Dunkerque (Bibl. de l'Arsenal). Cf. P. Harsin, éd. des Œuvrei
de Dutot, p. 273, n° 49 et Lionel Rothkrug, Opposition to Louis XIV, Princetor
University Press, 1965, p. 435-449.
3. Cf. p. 55.
Deuxième partie

BANQUE ET LA GUERRE
VIII

La passation des pouvoirs

UN DEUIL SANS LARMES

ir Je voyais tout le monde courre au soleil


levant. Les gens attachés de longue main
à Monsieur le Duc d'Orléans épanouissaient
leurs visages. Ceux qui n'avaient pas encore
découvert leur attachement commençaient à
lever la tête. On allait, on vivait, on s'as-
semblait, on réglait tout, on partageait
tout. »
Duc d'Antin.

La Banque de Law n'ouvrit pas le 10 août. Louis XIV laissa


passer l'occasion qui lui était peut-être offerte par le destin de
prolonger son règne en changeant son image.
Le Roi avait dit le 28 juin en plaisantant pendant son souper :
« Si je continue de manger d'aussi bon appétit... j e ferai perdre
quantité d'Anglais, qui ont fait de grosses gageures que j e dois
mourir le premier jour de septembre prochain »
Mais le 15 août, il se trouva pris de malaise et l'on célébra la
messe dans sa chambre. Le 24, un mieux se déclara, il parut au
balcon, des vivats l'accueillirent, il salua à son tour 2 ; toutefois le

1. Buvat, Journal de la Régence, éd. Pion, 1865, t. I, p. 37.


Selon la chronique parallèle, du même auteur, publiée sous le titre Gazette de la
Régence, l'origine de ces paris se trouverait dans des indiscrétions médicales rap-
portées par l'ambassadeur d'Angleterre à Paris, Mylord Stair (Gazette de la
Régence, préface par le Comte de Barthélémy, éd. Charpentier, 1887, p. 15).
2. Cette anecdote est empruntée au journal de Buvat. Elle n'est pas confirmée
62 La banque et la guerre

25 la fièvre le reprit, il rédigea un second codicille à son testament,


il reçut l'extrême-onction. La gangrène s'était déclarée. Le 28 août,
il ne put pas entendre la messe et l'on pensait qu'il ne passerait
pas la journée. Cependant cet organisme indomptable s'acharnait
à survivre et le roi connut une rémission que l'on attribua à l'élixir
d'un charlatan marseillais. Il s'évertua encore à diverses conversa-
tions, recommandations et dispositions. Il garda jusqu'à la fin de
longues périodes de lucidité; alors il donnait lui-même les répons
aux prières des agonisants que récitaient alternativement au pied
de son lit les pères récollets et les prêtres de la mission. Enfin, le
dimanche 1 e r septembre, à huit heures un quart, à l'heure même
où chaque matin, selon un cérémonial intangible, le grand
chambellan était venu écarter le rideau et présenter l'eau bénite
il expira, en la seule compagnie de son confesseur le père Le Tellier
et du duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps. Aussitôt que
la nouvelle fut connue, les seigneurs et les dames de la Cour, « tous
magnifiquement vêtus » ainsi que les prélats et les officiers, « accou-
rurent rendre leurs premiers devoirs au jeune Roi, âgé de cinq
ans ».
Ainsi s'achevait, après soixante-douze ans de durée, le règne le
plus long, le plus glorieux et aussi le plus ruineux de notre histoire.
« On n'a jamais vu si peu de tristesse à la mort d'un Roi », note
le chroniqueur 2 . Saint-Simon traduit la même impression avec plus

par Saint-Simon qui note simplement pour le samedi 24 août : « Il soupa debout
en robe de chambre en présence des courtisans pour la dernière fois. » Les deux
récits concordent quant à l'aggravation survenue le 25.
1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 1081.
2. Et encore : « ... Un grand prince chrétien qui a poussé le pouvoir indépendant
au-delà de toutes ses bornes, est mort d'une maladie gangrénée, peu regretté de
ses sujets et haï de tous les étrangers. »
On ne peut s'empêcher d'évoquer la ressemblance de cette situation avec celle qui
se présentera à la fin du règne, lui-même fort long (cinquante-neuf ans), de
Louis XV. A ceci près que, dans ce cas, on ne parlera pas seulement du peu de tris-
tesse mais d'une véritable joie. « La satisfaction se lisait sur tous les visages », écrit
le baron de Besenval. Faut-il en déduire que lorsqu'une même personne gouverne
pendant très longtemps, sa fin est toujours attendue avec impatience et saluée avec
soulagement? Il peut y avoir quelque chose d'exact dans cette vue, car le caractère
oppressif que comporte nécessairement le pouvoir (surtout s'il est absolu) s'accroît
de l'oppression supplémentaire qu'engendrent l'absence de changement, la mono-
tonie de la durée et l'impression de huis clos qui peut résulter de la permanence du
nom et de l'image.
Cela dit, il existait dans les deux cas des raisons de désabusement et de
mécontentement, mais fort dissemblables. Le règne de Louis XIV s'était terminé dans
une bigoterie étouffante, mais non sans respectabilité. Au contraire, celui de Louis XV
avait suscité, par l'immoralité et le cynisme, le mépris et le dégoût. Par contre, si
La passation des pouvoirs 63

de brutalité. « Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur


anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie... le peuple,
ruiné, accablé, désespéré, rendit grâce à Dieu... »
Le défunt Roi lui-même ne s'était point fait d'illusions sur l'état
du royaume et sur le contentement de ses sujets. Peu avant sa
mort, il aurait fait venir le dauphin pour lui tenir des propos que
celui-ci ne pouvait guère entendre avec profit : « Ne m'imitez pas
dans le goût que j'ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j'ai
eu pour la guerre... Tâchez de soulager vos peuples, ce que j e suis
assez malheureux pour n'avoir pu faire... » On retrouve une note
analogue dans son testament, cette fois sans la nuance de l'auto-
critique : « Comme par la miséricorde infinie de Dieu la guerre, qui
a, pendant plusieurs années, agité notre Royaume avec des enne-
mis différents et qui nous ont causé de justes inquiétudes, est heu-
reusement terminée, nous n'avons présentement rien de plus à
cœur que de procurer à nos peuples le soulagement que le temps
de la guerre ne nous a pas permis de leur donner. »
Comme les modes sont changeantes en histoire, que la recherche
n'est jamais épuisée, que la réalité ne se fige pas un seul instant
dans l'absolu, certains savants contestent aujourd'hui le slogan du
« tragique xvne siècle », du moins dans la mesure où on le prolonge
jusqu'au 1 e r septembre 1715. On signale, dans les dernières années
du règne, quelques indices favorables, dont on croit pouvoir
déduire l'amorce d'une réanimation économique spontanée Il
s'agit cependant de données fragiles, à interprétation ambiguë, et
qui, dans un autre contexte, pouvaient aussi bien apparaître comme
les derniers sursauts d'une vitalité proche de son expiration. Ce
qui est certain, c'est que le temps du changement est venu. La
récession économique est parvenue à un tel degré de gravité qu'elle
se traduit — nous le savons aujourd'hui — par une involution
démographique 2 . Il faut renverser la tendance. L'économie a
besoin d'une plus grande abondance monétaire, d'investissements
productifs et non pas stériles, d'une ambiance plus favorable aux
affaires, d'un climat plus stimulant et d'un pouvoir plus libéral.

dans l'un et l'autre cas les finances étaient en piteux état, on n'observe rien en 1774
qui rappelle le marasme économique de 1715. La période intermédiaire a vu
reprendre, notamment à la suite de l'expérience de Law, le chemin de l'expansion,
bien que ce soit au détriment du pouvoir d'achat réel de certains travailleurs (voir
Labrousse). Les sujets de mécontentement, cette fois, sont autres et tiennent juste-
ment à un mouvement progressif de l'économie, entraînant des distorsions ten-
dancielles.
1. F. Braudel, Labrousse, P. Goubert, Histoire économique et sociale, t. II, p. 363
et sq.
2. Voir ci-après note annexe, p. 66.
64 La banque et la guerre

Louis XIV a fait son œuvre et on peut même penser que c'est
depuis longtemps puisque l'agrandissement territorial 1 , qui est
sans doute la meilleure justification d'un règne si dispendieux, est
achevé depuis 1681. Si l'Histoire a ses ruses, elle peut aussi avoir
sa courtoisie. Il est bien naturel qu'elle en ait usé envers un souve-
rain qui a porté cette vertu à sa sublimité astrale. 1681-1715,
c'est très exactement, comme nous le savons aujourd'hui, la période
pendant laquelle s'effectua, d'ailleurs en liaison avec une reprise
sur le trafic des métaux précieux 2 , une grande mutation expansion-
niste de l'économie mondiale 3 dont d'autres pays surent s'assurer
le bénéfice 4 .
Il est normal pour toutes les raisons que l'on connaît que la
France ne suive le mouvement qu'avec un certain décalage par
rapport à l'Angleterre et à la Hollande. Mais la limite extrême est
atteinte, et même sans doute dépassée. Au-delà de ce point, il fau-
drait admettre que la survivance — dans la personnalisation de son
agent — d'une politique dont le sens a été épuisé, put indéfiniment
contrarier l'émergence d'une politique nouvelle, répondant aux
nouveaux objectifs que déterminent les situations concrètes et les
forces psychologiques profondes.
L'acteur individuel n'a que trop longtemps contrarié l'acteur
collectif.
Cet acteur collectif n'est autre que les « dix-sept ou dix-huit
millions de Français aux champs ou aux ateliers, travaillant paisi-
blement, lentement, dans des conditions encore précaires mais
avec un courage, une habileté, une finesse, une persévérance
jamais démentis. C'est en eux que reposent, en fin de compte, l'ave-
nir et la force de cette nation qui commence à se chercher, à se
trouver 5 ».
La patience du peuple s'épuise en même temps que la courtoisie
de l'Histoire se lasse. Si vêtu d'or qu'il soit, il est temps de dire à
ce Roi de soixante-dix-sept ans : « Vous êtes rentré chez vous et
vous avez reçu votre salaire 6 . »

1. Les pays qui forment sensiblement les départements du Nord, Strasbourg, la


Franche-Comté, la ceinture de fer, évidente réussite. Mais tout cela est acquis
depuis 1681 et, par la suite, seulement confirmé, sauvé ou diminué (Pierre Gou-
bert, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 1966, p. 225).
2. Cf. Pierre Chaunu, La Civilisation de l'Europe classique, Paris, 1966.
3. Pierre Vilar, La Catalogne dans l'Espagne moderne, Paris, 1962, p. 247.
4. L'Espagne qui, pour bien des raisons, pouvait se trouver à l'écart de ce grand
élan, commence elle-même à démarrer (cf. Pierre Vilar, op. cit.).
5. Pierre Goubert, op. cit., p. 222.
6. Shakespeare, Cymbeline, acte IV, scène n.
La passation des pouvoirs 65

De nouveaux acteurs individuels peuvent apparaître. Philippe


d'Orléans et John Law sont disponibles, ils se sont préparés de
longue date. Par chance, ils se connaissent déjà. « A la morne et
pesante agonie du Grand Règne succède, avec la Régence du duc
d'Orléans, une période de fermentation intense », écrit Hubert
Luthy. A défaut d'une vue de la Providence, n'était-ce pas, comme
on dit, dans « l'ordre des choses »?
ÉCONOMIE ET DÉMOGRAPHIE

Des travaux récents nous permettent d'apercevoir, à l'égard de


cette situation économique récessive, certains effets que les contemporains
ne distinguaient certainement pas et que les historiens eux-mêmes ont
longtemps négligés : ce sont les effets démographiques.
Emmanuel Le Roy Ladurie a le mérite d'avoir isolé et clairement défini
le phénomène de progression de la mortalité adulte par déficit général
de la consommation. L'espérance de vie des adultes vieux et jeunes, entre
vingt et soixante ans, est minimale vers 1700-1730. Il ne s'agit point ici
de mortalité infantile, voire juvénile, dont le taux ne variera guère jus-
qu'à la Révolution. « C'est un excédent de mortalité adulte qui crée le
déficit démographique... les facteurs socio-économiques l'emportent donc
sur les facteurs médico-culturels... Ce qui tue l'adul te, c'est la pauvreté,
le manque de gain... La régression économique d'ensemble... La régres-
sion du produit brut est bien la médiation pertinente qui explique, après
1680, l'excédent des morts 1 . »
Malgré les scrupules et les divergences d'interprétation, les études
générales ou régionales poursuivies sur ce sujet ne permettent pas de
mettre en doute la coexistence de la dépression démographique et de la
récession économique.
Pierre Goubert, dans YHistoire économique et sociale de la France,
témoigne d'une extrême prudence, dont on ne saurait lui faire grief, même
si l'on n'entend pas entièrement l'adopter. C'est avec des points d'inter-
rogation qu'il titre : « Recul sous Louis XIV? » et « Révolution démogra-
phique au xvme siècle? » et pour lui le « tragique xvne siècle » serait
une formule excessive. Cependant, il s'exprime affirmativement sur « le
recul de la mort » et il note : « Après les catastrophes d'entre 1693 et
1720, il fallait presque l'espace d'une génération pour récupérer, au
moins algébriquement, ce qui avait été perdu 2 . »
Le même auteur présente une analyse très fine de la relation entre la
mortalité et la sous-consommation. Quand la population ne peut obtenir

1. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les Paysans du Languedoc, Paris, Mouton, 1966,


p. 554.
2. Op. cit., t. II, p. 46, 55, 58, 61.
La passation des pouvoirs 67

une alimentation convenable, on se jette sur des produits de qualité dou-


teuse : « grains de basse qualité, pourris, échauffés, voire " ergotés "... »
« On allait jusqu'à déterrer les graines des dernières semailles, à voler des
céréales, encore vertes, à fabriquer des pains d'avoine, des pains de
racine de fougères, à faire cuire les herbes des chemins et des champs, à
consommer la viande avariée des bêtes crevées, à ramasser le sang et les
tripes jetées hors des tueries! » « Dès lors Y épidémie seconde suivait la
cherté première »
Ainsi se trouve illustré de façon saisissante le phénomène dénoncé par
E. Le Roy Ladurie. Cependant Pierre Goubert place le projecteur de façon
presque exclusive sur une chaîne de causalités initiales qu'il fait remonter
aux accidents climatiques, d'où les mauvaises récoltes, d'où disette et
cherté, la cherté déclenchant alors le processus ci-dessus décrit. Cette
optique le conduit, pensons-nous, à privilégier les facteurs naturels et
accidentels par rapport aux facteurs économiques dont cependant il avait
signalé l'importance dans sa grande étude sur le Beauvaisis 2 . Lorsqu'il
en vient à évoquer le redressement du xvme siècle, il ne manque pas de
mentionner l'amélioration des revenus populaires et l'élévation générale
du niveau de vie, mais il n'écarte pas l'hypothèse (qui nous semble fragile)
d'un rôle plus ou moins déterminant de 1' « histoire climatique3 ».
En conclusion, les données de base, malgré leur caractère forcément
incomplet, sont concordantes et le caractère coextensif du phénomène
démographique et du phénomène économique nous semble démontrer un
rapport de causalité, nom pas sans doute exclusif, mais principal. La
cherté qui déclenche — à travers la sous-consommation et les consomma-
tions malsaines — les épidémies, cela peut être la cherté occasionnelle pro-
voquée par l'accident de la disette, mais c'est surtout une cherté relative
par rapport à un niveau de revenu très bas. La déflation entraîne d'une
façon continue non pas la cherté mais un prix insuffisamment rémunéra-
teur et insuffisamment incitateur. De là, indépendamment des intempéries
et même des épidémies, une anémie générale du corps social... et du corps
humain.

]. Histoire économique et sociale, t. II, p. 43.


2. Cf. Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730.
3. Ibid., p. 62-63.
LE TESTAMENT DANS LE MUR

» La minorité des Rois est la saison des


orages. »
Fleuriau d'Armenonville

L'épreuve pathétique du pouvoir absolu, c'est la difficulté qu'il


éprouve à assurer sa transmission. Une volonté habituée à briser
tous les obstacles dans l'espace se trouve étrangement faible dès
qu'il s'agit de jeter une passerelle au-delà de son propre temps.
Le testament permet à l'homme de se survivre. La plupart des
civilisations l'admettent dans les affaires privées. Il en va diffé-
remment en ce qui concerne la puissance publique.
La monarchie française disposait, grâce à ses lois fondamentales,
non écrites, d'un système de transmission automatique : la dévolu-
tion héréditaire par ordre de primogéniture. Encore fallut-il tra-
verser de rudes épreuves pour le compléter par l'exclusion des
femmes (loi salique, guerre de Cent Ans) et par la règle de « catho-
licité » (conversion d'Henri IV). Qui dit hérédité ne dit pas testa-
ment. Le Roi « sortant » n'a rien à voir à ce qui se passera après
lui. Le Roi « entrant » est investi par une combinaison de l'onction
divine et de la volonté populaire, laquelle réside dans le consen-
tement tacite de la nation à cette coutume, à ces « lois fondamen-
tales ».
Cette horlogerie serait impeccable, s'il n'y avait pas le problème
des minorités.
En dépit de la fiction qui veut que le Roi dispose du pouvoir à
quelque âge que ce soit, ce qui fait qu'un nouveau-né pourrait tenir
un lit de justice, il faut bien que quelqu'un se charge de l'exercer
pour son compte. Le règne effectif ne commence qu'à la majorité
de la quatorzième année, en fait treize ans et un jour.
Comment organiser la gestion intérimaire?
Or, qui, plus que le père ou l'aïeul, est intéressé à ce que les
choses se passent bien? N'est-il pas, ou ne se croit-il pas, le mieux
qualifié pour prescrire les dispositions nécessaires à la tutelle du
royaume et à la garde du prince pendant la période de l'enfance?
A cette tentation, Louis XIV ne résista pas davantage que ne

1. Lit de justice du 27 février 1723.


La passation des pouvoirs 69

l'avaient fait ses deux prédécesseurs, Henri IV et Louis XIII, dont


le double exemple eût cependant pu l'éclairer sur les chances qui
sont données aux rois de ruser avec les Parques.
Peu d'années auparavant, Louis XIV avait vu disparaître dans
une suite tragique d'accidents brutaux, qui donnèrent lieu à des
interprétations diverses et firent même soupçonner de machination
criminelle Philippe d'OrléanB, ses héritiers les plus proches, dans
l'ordre même de leur vocation successorale : le dauphin, son fils
unique, le 16 avril 1711; puis le duc de Bourgogne, devenu dau-
phin de ce fait, enlevé à la vie le 18 février 1712 (six jours après sa
femme); enfin, le 8 mars, le duc de Bretagne l'aîné de leurs fils.
A la veille de sa mort, Louis XIV contemple un phénomène
cyclique de l'histoire : cet arrière-petit-fils, âgé de cinq ans, qui va
être appelé au trône, n'est-ce pas un double ae lui-même, qui avait
le même âge en 1643?
La situation se trouve d'ailleurs compliquée par deux circons-
tances, chacune singulière, et dont la combinaison semble avoir été
imaginée par un diable retors :
— d'une part, l'existence d'un héritier légitime ayant renoncé à
ses droits, Philippe V, roi d'Espagne. Philippe V était le parent le
plus proche de Louis XIV après le jeune Louis XV : sa renonciation
était-elle valable? On en peut douter. Saint-Simon pensait, non
sans quelque raison, qu'elle aurait dû être ratifiée par les états
généraux, à défaut de quoi elle pourrait être tenue pour non ave-
nue. Saint-Simon fait remarquer à ce sujet que, symétriquement,
les ducs de.Berry et d'Orléans avaient renoncé à leurs droits éven-
tuels au trône d'Espagne. Or ces renonciations avaient, elles, été
enregistrées par les Cortès 1 .
— d'autre part, la présence de deux enfants mâles de Louis XIV
— le duc du Maine et le comte de Toulouse — , issus de son union
hors mariage avec M m e de Montespan, mais qu'il avait légitimés
et pourvus de divers droits et dignités par un crescendo d'actes
successifs 2 . En dernier lieu il les avait fait déclarer aptes à succé-
der au trône, ainsi que leurs enfants mâles (ceux-ci seulement en
légitime mariage) pour le cas où ne subsisterait aucun héritier
tout à fait légitime. Cette décision se fondait assez raisonnable-
ment sur la crainte que la colère de Dieu s'appesantît encore sur
cette maison.
1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, cbap. m, p. 51 et sq.
2. De M m e de Montespan Louis XIV avait eu également trois filles dont l'une
avait épousé Philippe d'Orléans. Pour elles, la question d'une vocation dynastique ne
se posait pas. Aucune règle précise (les lois fondamentales étant non écrites) n'exclut
les bâtards de la succession au trône, surtout s'ils ont été légitimés! (Voir la liste
de ces actes dans Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 27.)
70 La banque et la guerre

Tel était l'objet d'un édit que Louis XIV avait pris le soin de faire
enregistrer par le Parlement, réuni à cet effet avec la Cour, à
Marly, le 2 août 1714. Par le même acte, le duc du Maine et le
comte de Toulouse recevaient le rang de princes du sang.
Le même jour, et comme dans la foulée, Louis XIV rédigeait son
testament. Il prit, pour sa conservation, des précautions exception-
nelles. Il le remit en mains propres au Premier président de
Mesmes et au procureur général d'Aguesseau. Les magistrats, de
retour à Paris, firent creuser un trou dans la muraille d'une tour
du Palais et y déposèrent le document. On ferma l'ouverture par
une grille et une porte, dont chacune comportait trois serrures
différentes. Les trois clefs furent gardées respectivement par le
Premier président, le Procureur général et le greffier. Ainsi le tes-
tament ne risquait-il point de s'égarer : c'est là tout ce que l'on
pouvait garantir.
L'objet de ces dispositions testamentaires était triple. D'une
part, Louis XIV entendait limiter les pouvoirs qui appartiendraient
au duc d'Orléans, qui était le parent majeur le plus proche. Le tes-
tament ne lui accorde pas même le titre de Régent et en fait seule-
ment le Président d'un Conseil de Régence. La composition de
ce Conseil était fixée d'avance. Le duc n'y disposerait que d'une
voix préférentielle en cas de partage, toutes les décisions devant
être prises à la « pluralité des suffrages » (majorité).
En second lieu, Louis XIV entendait conférer des pouvoirs aux
princes légitimés, qui entraient tous les deux au Conseil de
Régence : ils détenaient ainsi à eux deux plus d'autorité que le
président!
Enfin, et en troisième lieu, le Roi prenait des mesures relatives à
la personne même du jeune Roi. Celui-ci se trouvait placé sous la
« tutelle et la garde » du Conseil de Régence, mais — « sous l'auto-
rité de ce Conseil » — le duc du Maine était investi d'une fonction
spéciale comme chargé de veiller à « la santé, conservation et édu-
cation » du mineur. Le duc de Villeroy, à son tour, était nommé
gouverneur du Roi sous l'autorité du duc du Maine. La distinction
ainsi établie entre l'administration du royaume et la garde du
jeune Roi n'a rien d'une innovation bizarre : elle se recommande
de précédents, eux-mêmes assez bien fondés en raison. On estimait
qu'il pouvait être dangereux de confier la surveillance du Roi à
celui qui étant son plus proche parent avait vocation à lui succé-
der :
« Ne doit mie garder l'agnel
qui doit en avoir la pel 1 .» %

1. Agneau et peau. Dicton cité par Chenon, Histoire du Droit.


La passation des pouvoirs 71

Ces dispositions furent renforcées de façon véritablement inso-


lite, par un cçdicille d'avril 1715, lequel prévoyait que, dès la mort
du testateur, le duc de Villeroy assurerait sur l'heure le comman-
dement des troupes de la maison du Roi!
En fait, il semble que ce dernier acte ait été arraché à la lassi-
tude de Louis XIV par les importunités de M m e de Maintenon :
« J'ai acheté du repos », aurait dit le Roi — et qu'il n'y attachait
pas une réelle importance. Sinon il ne l'aurait pas confié... au duc
d'Orléans lui-même, qu'il s'agissait précisément de dessaisir de la
force armée 1 .

« La mort du Roi, écrit Saint-Simon, surprit la paresse du duc


d'Orléans. » On en doute fort. Le duc d'Orléans et Saint-Simon
avaient préparé eux-mêmes depuis plusieurs mois et jusque dans
le détail la composition du futur gouvernement (par Conseils). Ils
connaissaient le contenu du testament, ils avaient déjà étudié les
moyens de le réduire à néant. Saint-Simon préconisait la réunion
des états généraux, mais il n'entrait pas dans le caractère du duc
d'Orléans de se laisser prendre à l'attrait grandiose d'un geste
aussi imprudent. Il suffirait de s'adresser au Parlement qui avait
l'habitude de casser les testaments des rois.
Henri IV et Louis XIII en avaient fait, si l'on peut dire, l'expé-
rience. Le tour du roi Louis XIV, tout Soleil qu'il fût, était venu.
La position du Régent était encore plus forte que ne l'avaient
été, lors des précédentes minorités-, celles des reines régentes. La
mort du roi rompait invinciblement en sa faveur l'équilibre des
forces. Les courtisans le comprirent à merveille qui, dès le matin,
investissaient son appartement au point « que l'on n'aurait pu
faire tomber une épingle par terre ».
Dès la matinée du 2 septembre, le Parlement procéda à l'ouver-
ture du testament que l'on sortit de sa cachette. Le duc d'Orléans
présenta habilement ses prétentions en demandant au Parlement
de statuer d'abord sur le droit propre qu'il tenait de sa naissance
et seulement ensuite sur ce que le testament pouvait disposer sur
ce sujet. Il fait état, avec un singulier aplomb, d'une conversation
secrète qu'il aurait eue avec le roi « après le viatique » et où celui-ci
aurait dit : « J'ai fait les dispositions que j'ai cru les plus sages;
mais comme on ne saurait tout prévoir, on les changera » (!). Enfin,
il met d'emblée sur la table sa plus grosse mise : « étant aidé par
vos conseils et vos sages remontrances.», rétablissant ainsi le Par-

1. Voir ci-après, note annexe, p. 77.


72 La banque et la guerre

lement dans ce droit de remontrances que le défunt roi avait frappé


de caducité. Le duc d'Orléans annonça encore son intention de
rétablir l'ordre dans les finances, de retrancher les dépenses super-
flues, d'entretenir la paix au-dedans et au-dehors, et de « rétablir
surtout l'union et la tranquillité de l'Église ».
Le requérant avait présenté cette première partie de son exposé
avant même qu'il fût procédé à l'ouverture du testament et à sa lec-
ture, puis à celle des deux codicilles, datés respectivement du
13 avril et du 23 août, qui figuraient sur une mêmç feuille de
papier non cachetée. Après la lecture de ces textes, les gens du Roi
opinèrent en faveur des prétentions du duc d'Orléans et la Cour lui
donna aussitôt raison en le déclarant Régent de France.
Fort de sa nouvelle autorité, il reprit alors la parole et pré-
senta ses demandes, qui tendaient à vider le testament de toute
substance. Ainsi, il acceptait la règle de la majorité (« pluralité »)
pour la décision du Conseil de Régence... mais il serait libre de
composer le Conseil comme il l'entendait 1 ! D'ores et déjà, il
demandait que le duc de Bourbon, bien qu'âgé seulement de vingt-
trois ans 2 , fît partie de ce Conseil, dont il serait le chef et qu'il
présiderait en l'absence du Régent. Cela fut, par la Cour, décidé
sur-le-champ. Enfin, il entendait assumer sans partage le comman-
dement des troupes de la Maison du Roi. C'est sur ce point, et sur
ce point seul, que l'affrontement se produisit. Le duc du Maine
affirma que par respect pour la volonté du Roi qui lui avait fait
connaître expressément ses vues sur ce sujet, il n'avait pas la
liberté de s'en désister.
Après une assez large suspension, où l'on tenta, semble-t-il, mais
sans succès, de mettre au point une formule transactionnelle 3 , la
Cour revint en séance. Le Régent reprit la parole, les gens du Roi
conclurent en sa faveur et il l'emporta sur toute la ligne. Le duc du
Maine dut se contenter d'être désigné comme surintendant à l'édu-
cation du Roi, sans aucun titre à commander aucune troupe, « et
sans aucune supériorité du duc du Maine sur le duc de Bourbon,
grand maître de la Maison du Roi ».
Nous ne saurions omettre un dernier détail de cette journée
mémorable : la présence, dans une des lanternes, de Mylord Stair,

1. Cette pluralité ne s'appliquait qu'à la « décision des affaires », toutes les grâces
et punitions demeurant dans les mains du Régent.
2. Au lieu de vingt-cinq, âge minimum requis.
3. D'après l'exposé que présentèrent les gens du Roi, il s'agissait de confier au
duc d'Orléans le commandement des troupes de la Maison et au duc du Maine celui
de la partie de ces troupes qui assurait la garde personnelle du Roi. Mais les chefs
des différents corps qui composaient la Maison du Roi estimèrent que le comman-
dement ne pouvait être divisé et leur avis prévalut.
La passation des pouvoirs 73

l'ambassadeur d'Angleterre, celui qui était alors le grand ami de


Law et qui devait être par la suite son ennemi irréconciliable.
« M. le duc d'Orléans avait eu la facilité de se laisser leurrer, en
cas de besoin, du secours d'Angleterre [...] Ce fut l'ouvrage du duc
de Noailles, de Canillac, de l'abbé Dubois 1 . »
Ces dispositions furent confirmées par un lit de justice qui se tint
le 12 2 et tout se passa désormais comme si le testament de
Louis XIV était resté scellé dans le mur 3 .

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 117.


2. Une espièglerie du jeune Roi, qui s'était déclaré souffrant, ayant retardé
jusque-là cette séance de pure forme. On conte que le Maréchal de Tallard, que l'on
avait laissé sans emploi, fit de dépit la menace de faire graver sur son dos les der-
nières volontés du Roi où il avait été nommé. On le consola deux ans plus tard en le
faisant entrer au Conseil de Régence.
3. Voir ci-après, note annexe, p. 77.
L'INÉVITABLE RENCONTRE

<r L'époque exige son serviteur. *


Tchernychevski.

Ce chapitre nous a donné l'occasion de retracer une suite de cir-


constances dont chacune aurait pu se présenter autrement, une
série d'options dont chacune, considérée isolément, aurait pu rece-
voir une solution différente. Et, cependant, le moindre de ces épi-
sodes et la totalité de ces enchaînements répondent à une logique
continue. Tout se passe comme si l'on était en présence d'un ou
plutôt de plusieurs niveaux de conscience historique, qui per-
mettent, non pas peut-être d'assurer la réponse de l'événement à
un schéma supérieur préétabli (conception providentielle), mais,
en tout cas, d'assurer une certaine concordance, une certaine cohé-
rence des événements et des choix dans leurs relations respectives.
Ainsi, on peut imaginer que le roi Louis XIV ayant, par hypo-
thèse, des enfants illégitimes, n'ait pas poussé l'affection ou l'au-
dace jusqu'à organiser leur éventuelle accession au trône. Cepen-
dant, il est normal qu'il ait songé à assurer, au-delà de sa mort, la
maintenance de son choix politique essentiel, que l'on peut résumer
en un seul mot : le choix espagnol.
C'est la décision de politique globale qui l'a conduit à gaspiller
les forces vives du pays dans une guerre dynastique, au lieu de les
projeter dans l'économie du monde moderne. C'est l'amarrage de
la France à la nation la plus arriérée de l'Europe et sa fermeture
aux courants progressifs et libéraux qui vivifient l'Angleterre et
les Pays-Bas. C'est le choix de l'intégrisme religieux, le refus du
libéralisme, marqué par la révocation de l'Édit de Nantes, et par
là même, c'est l'option en faveur des scléroses de la vie économique
et sociale.
Même si le duc du Maine ne devait jamais accéder au trône, la
forte position politique que le testament organisait en sa faveur
lui aurait permis de jouer un rôle actif, à la tête du parti des
conservateurs, dans les affaires de la France. Or il est certain que
l'évolution de l'économie française (malgré la lenteur de ses pro-
grès), l'amélioration des techniques, la diffusion de certaines con-
naissances et de certaines aspirations dans la bourgeoisie et jusque
La passation des pouvoirs 75

dans les classes populaires, créaient un besoin collectif, une aspi-


ration collective, si peu consciente fût-elle, vers le choix inverse du
choix espagnol, du choix archaïque.
Même si Beaucoup de nos compatriotes d'alors, interrogés sur ce
point, pouvaient répondre qu'ils n'aimaient pas les Anglais, qu'en
tout cas ils souhaitaient la restauration des Stuart, qu'ils ne
voulaient pas la guerre contre les Espagnols, hier nos frères
d'armes, etc., il n'en reste pas moins que les Français étaient por-
tés vers plus de progrès, plus d'ouverture, plus de bien-être, moins
de religion, moins de papisme, moins de rigorisme, donc ils choisis-
saient au fond d'eux-mêmes l'alliance anglaise et la politique de
Philippe d'Orléans.
Les dispositions du testament se placent dans la logique de la
politique espagnole, et la cassation du testament se place dans la
logique de la contre-politique souhaitée (fut-ce inconsciemment)
par le peuple. En jouant sa propre carte, le 2 septembre, Philippe
d'Orléans se manifeste comme l'agent du peuple et comme le ser-
viteur de l'époque. Cependant, en éliminant le duc du Maine, en
mortifiant le parti espagnol, il se place, à l'intérieur, dans une posi-
tion exposée et il prend, à l'extérieur, le risque de la guerre.
Un retournement d'alliances, dans les conditions de l'époque,
comportait une possibilité de guerre, qui serait d'ailleurs une
« bonne guerre », sans invasion, sans ravage, et où le succès était
assuré. Cette guerre serait peu dispendieuse économiquement, mais
elle exigerait quand même des dépenses. Il faudrait donc trouver
de l'argent, de même qu'il faudrait en trouver pour consolider la
situation du Régent et freiner les menées du parti adverse, et comme
les désastreux procédés classiques étaient parvenus à un point
d'exhaustion, il faudrait imaginer autre chose. De nombreux « pro-
jeteurs » se pressaient, depuis quelques années, aux portes des
ministères, avec des plans prévoyant le remboursement des dettes,
le développement du crédit, la création d'une banque à la manière
de l'Angleterre et de la Hollande. Il était donc infiniment probable
que l'un des « projeteurs » serait accueilli, que l'un des « plans »
serait expérimenté.
A partir de ce point, John Law se détache à la fois du lot des
inventeurs faméliques, à la manière de l'auteur (ou des auteurs)
du manuscrit de Chartres et de l'équipe des flibustiers fourbus qui
ont financé, à leur abusif profit, les dernières années du grand
règne. Stair avait jugé que Law pouvait être le redresseur des
finances de l'Angleterre. Il pouvait voir en lui dans un intérêt com-
mun aux deux pays, le redresseur des finances françaises. Cette
conviction sera aisément partagée par Dubois. Peut-être l'était-elle
déjà...
76 La banque et la guerre

La correction du testament de Louis XIV est ainsi le préliminaire


de l'avènement du Système et la présence de l'ambassadeur anglais
dans sa lanterne en est la première image. Avec ou sans guerre,
l'ouverture de la France vers le monde moderne devait logique-
ment susciter quelque expérience de crédit à la mode anglo-
hollandaise et l'aurait exposée de toute façon au vent de la grande
spéculation qui déferla à peu près en même temps sur Londres et
sur Amsterdam.
Mais il ne suffisait pas à la France de rompre l'amarre espagnole
pour se retrouver, du jour au lendemain, dans le personnage d'une
nation industrielle et commerçante, maritime et coloniale. Elle
reste dans une position intermédiaire, à ceci près qu'elle penche
désormais d'un côté plutôt que de l'autre. Ni les structures, ni les
esprits, ne sont préparés à une véritable conversion. La vénalité
des offices, l'attraction des titres nobiliaires, les préjugés anti-
commerciaux, anti-financiers, anti-aventuristes, des élites ne le
permettent pas alors et le freineront toujours. Turgot, soixante ans
plus tard, en fera l'expérience. L'heure des réformes n'est pas
venue, ni même l'heure de l'échec des réformes.
Law n'est d'ailleurs pas, foncièrement, un réformateur politique.
Il serait plutôt... un réformateur économique, et même, en ce qui
concerne le sujet de la monnaie, un révolutionnaire. Pour l'heure
on n'attend de lui ni réformes ni révolution, mais de l'argent.
De l'argent pour les princes, de l'argent pour la guerre, de
l'argent pour l'économie. Tout ce qu'on lui demande, c'est de créer
des moyens de paiement. Et il se trouve que c'est là son idée fixe
et sa vocation. Il en obsédait déjà le défunt roi, qui pourtant ne
voulait pas faire la guerre à l'Espagne et ne s'intéressait point à
l'expansion. Il s'apprête, avec les meilleures chances, à pousser
son projet auprès du nouveau pouvoir qui, lui, en a un grand
besoin. En cette journée du 2 septembre, l'offre d'emploi et la
demande d'emploi se trouvent placées l'une et l'autre sur la tra-
jectoire de leur rencontre.
AU SUJET DU TESTAMENT DE LOUIS XIV

Le récit de Saint-Simon comporte, ce qui ne saurait nous surprendre,


une bonne dose de confusion et de fantaisie.
Selon lui, la disposition relative au commandement des troupes aurait
été contenue dans le codicille du mois d'août, dont M m e de Maintenon
aurait emporté la signature dans les derniers jours du Roi.
Dans la logique de cette fabulation, Saint-Simon précise que ce codi-
cille avait été enfermé avec le testament. Cependant ce détail, d'ailleurs
peu vraisemblable (il suppose que le Premier président et le Procureur
général seraient revenus à Versailles pour en prendre livraison et auraient
ensuite rouvert, avec le greffier, la cachette aux trois clés, etc.), est abso-
lument contredit par les écritures du Parlement. C'est bien le Régent qui a
apporté le codicille et ce fait est d'ailleurs encore rappelé dans des remon-
trances de juillet 17181
Enfin, la disposition relative aux troupes est insérée dans le corps du
testament. Le premier codicille, d'avril 1715, comporte seulement la men-
tion selon laquelle les troupes de la maison du Roi seraient placées sous
l'autorité du duc de Villeroy — lui-même subordonné au duc du Maine —
« du moment de mon décès jusqu'à l'ouverture de mon testament », en
même temps qu'instructions sont données de mener le dauphin à Vincennes,
« l'air y étant très bon ». Cette disposition, qui dénote une grande
méfiance, n'est valable que pour une durée très limitée. Dès le 2 septembre,
le testament est ouvert. Donc une discussion sur le codicille ne pouvait
présenter aucun intérêt puisqu'il était caduc et, en fait, il ne semble pas
que cette discussion ait eu lieu.
L'autre codicille, celui du 23 ou du 25 (août, a trait à des sujets ano-
dins : nomination de deux sous-gouverneurs pour le jeune Roi; nomination
de son précepteur Fleury et de son confesseur Le Tellier, et il est bien écrit
sur la même feuille que le précédent.
Il n'en reste pas moins curieux que Louis XIV ait confié au duc d'Or-
léans un codicille qui devait, dès l'instant du décès, assurer... au duc du
Maine la disposition de la force militaire pour quelques jours ou quelques
heures. Le Régent n'en tint évidemment aucun compte. En fait, toutes les
mesures nécessaires avaient été prises de son côté.
VIII

Connaissez mieux le cœur des princes

Quel est donc ce prince qui, sans avoir le titre de roi, va être pen-
dant près de huit ans (jusqu'à la majorité de Louis XV, acquise à
treize ans et un jour) le véritable souverain du royaume? Philippe,
duc d'Orléans, est alors âgé de quarante et un ans. « Il était, nous
dit Saint-Simon, de taille médiocre au plus, fort plein, sans être
gros, l'air et le port aisés et fort nobles, le visage large, agréable,
fort haut en couleur et la perruque de même. » Ce portrait paraît
encore un peu flatté. En fait, le prince n'était pas de taille médiocre,
il était petit et même, selon sa mère, très petit (il est vrai que
Saint-Simon était lui-même un nabot, ce qui pouvait fausser son
optique); il avait eu la taille fine, mais il était devenu épais, ce qui
faisait un point de ressemblance avec sa fille chérie, la duchesse de
Berry, « puissante comme une tour 1 ». Il avait été fort joli, disait-
on encore, à l'âge de quatorze ou quinze ans, mais depuis il était
devenu laid : « Malgré sa laideur, les femmes le courent; l'intérêt
les attire; il les paie bien 2 . » Il avait pris, sous l'effet dit-on du
soleil d'Italie et d'Espagne (?), un tel hâle qu'il était resté d'un
brun rouge. Mais il semble qu'on puisse trouver une autre expli-
cation qu un bronzage de grand air à ce visage couperosé chez un
homme adonné à tant d'excès et porté à l'apoplexie.
Dans les derniers temps de sa vie, on parle même de son teint
enflammé et de ses yeux chargés de sang.
« Le mal qu'il avait aux yeux le faisait loucher quelquefois. » En
fait, il avait perdu la vision d'un œil, ce qui donnait lieu à des plai-
santeries dont il était débité en commun avec le duc de Bourbon 3 .

1. Gazette de la Régence, p. 180 (elle n'était pas enceinte à l'époque).


2. Fragments de lettres originales de Charlotte-Élisabeth de Bavière.
3. La Grange, Philippiques, « Entre deux cyclopes unis ».
Connaissez mieux le cœur des princes 79

Cependant, pour celui-ci, l'infirmité trouvait son origine dans un


accident dont l'auteur involontaire était le duc de Berry. Pour ce
qui concerne le Régent, à défaut d'une explication aussi honorable
(on parlait bien, mais sans aucune précision, d'une raquette du jeu
de paume), on évoquait plutôt quelque fâcheux aléa de l'impétuo-
sité amoureuse : un coup de coude (de la marquise de La Rochefou-
cauld), un coup d'éventail (de la marquise d'Arpajon), voire un
coup de talon (de personne non dénommée) 1 . Il aurait été ainsi
puni par où il aimait singulièrement pécher. A défaut de preuve,
il n'y a point d'invraisemblance à cela. « Personne n'a moins que
lui de manières galantes », disait sa mère. Par la suite, le second
œil donna aussi des inquiétudes, on craignit la cécité.
Certains, inversement, se flattaient de l'espoir que la survenance
de ce malheur conduirait à son éloignement des affaires. Cepen-
dant, le pire fut évité par les soins, semble-t-il, d'un vicaire de
Rueil qui le soignait avec une poudre et des applications de fro-
mage mou.
Ses portraitistes s'accordent à lui reconnaître des manières char-
mantes et gracieuses aussi bien dans le geste et la tenue (mais il
dansait mal) que dans la conversation et l'accueil. Cependant cer-
taines anecdotes nous le font paraître comme assez rustre, notam-
ment avec le Premier président de Mesmes qu'il appelle « le gros
cochon 2 », avec M m e de Tencin, traitée de putain 3 . Enfin il lui arrive
de jurer et de sacrer le nom de Dieu mais, de la part d'un libertin,
cela n'était pas nécessairement tenu pour une mauvaise manière.
Le duc d'Orléans jouait à l'esprit fort. Il manifestait son impiété
de façon ostentatoire et volontiers provocante. Cette attitude ne
lui était pas inspirée par la rigueur du rationalisme. Il fréquentait
les devins et les voyantes. Ami de Fénelon, le parti quiétiste du
Pur Amour avait fondé sur lui des espérances 4 . Dans un style
très différent, l'une de ses maîtresses, M m e d'Argenton, l'entraî-
nait la nuit dans les carrières de Vanves et de Vaugirard afin
d'invoquer le diable, d'ailleurs sans succès.
Du duc d'Orléans, on admettait généralement qu'il était cou-
rageux, du moins au physique. Sa mère insiste sur cette vertu et
l'on sait qu'elle n'était pas aveuglée par l'indulgence 5 . Il s'était

1. Marmont Du Hautchamp, Préface, p. VI.


2. Buvat, op. cit., t. II, p. 375.
3. Duclos, Mémoires secrets, p. 101. Il dit « qu'il n'aimait pas les p... qui parlent
d'affaires entre deux draps ».
4. M m,î de Caylus, Souvenirs, Maëstricht, 1778, p. 154 (cité par C.F. Lévy, Capi-
talistes et pouvoir au siècle des Lumières, Paris, éd. Mouton, 1969, p. 426).
5. Lettre de Charlotte de Bavière (mère du Régent), 26 juin 1720, citée dans
de Parnes, La Régence, p. 101.
80 La banque et la guerre

bien comporté dans la campagne des Flandres (1693) et dans celle


d'Italie (1706) où il avait reçu une blessure et la couardise était
ce qu'il supportait le moins bien autour de lui. On sait aussi qu'il
avait le goût des arts et des divertissements de l'esprit, qui s'asso-
ciait naturellement avec celui des spectacles et des fetes. On lui
devait la réouverture des bals de l'Opéra, l'installation à Paris
de la Comédie italienne et il riait aux éclats à la représentation
de L'Avocat pour et contre1. Il s'appliquait lui-même, avec plus
que des demi-connaissances, à pratiquer la musique et la peinture;
il avait installé toute une galerie de ses propres tableaux et
composé un opéra. Sa curiosité d'esprit et son besoin d'activité
le portèrent aussi vers la mécanique et enfin jusqu'à la chimie.
Ce dernier engouement se révéla plus dangereux que les autres,
non point à cause des expériences qu'il poursuivait dans un petit
laboratoire avec un de ses familiers, un chimiste hollandais du
nom de Guillaume Homberg qui se trouvait être le gendre de
Dodard, l'un des médecins du dauphin, mais parce que cette
marotte permit d'alimenter une campagne de calomnies qui lui
imputait l'assassinat par empoisonnement de toute la parenté
de Louis XIV, dans la suite funèbre de 1711 et de 1712*. Cette
abominable rumeur fournit l'exceptionnelle occasion où l'on put
voir cette âme blasée s'ouvrir au chagrin et à la révolte 3 . Cette
accusation fut prise très sérieusement. Fénelon lui-même, quoique
ami du prince, ne rejetait pas le soupçon et examinait les diffé-
rentes hypothèses et possibilités d'action dans un mémoire minu-
tieux adressé au duc de Chevreuse. Il envisageait la complicité
possible de la duchesse de Berry. Il suggérait des investigations
poursuivies en grand secret et il concluait par cette interrogation
angoissée : « Si par malheur le prince est coupable et s'il voit qu'on
ne veut rien approfondir, que n'osera-t-il entreprendre 4 ? »

1. Buvat, Gazette de la Régence, p. 238.


2. « Paris vit le même char emporter le père, la mère et l'enfant », de Parnes,
op. cit., p. 10.
3. Duclos, op. cit., p. 20 (à la lecture des Philippiques).
4. On a même prétendu que le duc d'Orléans, poussé par la marquise d'Effiat,
aurait été trouver le roi pour lui offrir de se faire interner à la Bastille ou, à défaut,
d'y faire entrer son chimiste Homberg. Le roi aurait failli accepter cette dernière
suggestion et y aurait renoncé sur les objurgations de Pontchartrain. Cette démarche
nous paraît étrange et comme rien ne la confirme dans Saint-Simon qui, pourtant,
évoque ce sujet, nous estimons ne pas devoir retenir ce récit. Maurepas, Mémoires,
Paris, 1792, p. 55. Dans un souci d'objectivité, nous devons enfin mentionner
que les mémoires de Luynes, source également tardive et douteuse, font état
d'un récit du cardinal de Polignac, selon lequel celui-ci, alors qu'il était ministre
à Utrecht, en 1713, aurait été prié par un inconnu de remettre au duc d'Orléans
Connaissez mieux le cœur des princes 81

Bien entendu, ces ragots absurdes et odieux ne s'autorisaient


pas du moindre indice. En dehors, il est vrai, du laboratoire dont
le duc n'avait fait nul mystère, ce qui témoignait plutôt d'une
bonne conscience, ils n'étaient pas compatibles avec la matéria-
lité des faits et ils étaient peu conformes à la vraisemblance psycho-
logique. S'il est possible que Saint-Simon exagère quand il dit de
Philippe qu' « il ne fut jamais de prince qui éprouva moins le
désir de régner », il est bien apparent que le goût forcené du pou-
voir n'était pas une des passions de sa nature. Ce siècle était fort
crédule sur le sujet des poisons, comme d'ailleurs le précédent
(rappelons-nous les soupçons portés sur Racine). On éveillait
aisément le scepticisme à l'égard de toute mort naturelle qui sur-
venait avant l'état de vieillesse l . Lé faible état des connaissances
sur la pathologie, l'empirisme de l'art médical, la malveillance
qui pousse aisément ses fleurs venimeuses dans le huis clos de
la vie courtisane, l'absence d'une diffusion suffisante des nouvelles
sous des formes publiquement accessibles et contrôlables, por-
taient le public à accueillir avec facilité, sinon avec joie, la fasci-
nation ancestrale du merveilleux dans le terrifiant. Comme cepen-
dant le développement de l'esprit critique rendait plus difficile
la croyance simplette à la magie noire et aux jeteurs de sorts,
tout cela faisait du poison un mythe policier à la mode. C'était
un substitut de la sorcellerie à l'usage d'un public qui se
croyait éclairé dans une époque qui commençait d'être scienti-
fique.
Encore n'épargna-t-on pas au duc d'Orléans l'imputation complé-
mentaire de crime par envoûtement!
Avant même de se voir attribuer la série tragique de la famille
royale, il avait été soupçonné d'avoir voulu empoisonner sa propre
femme lorsque celle-ci avait éprouvé de violentes coliques; cepen-
dant elle guérit. Par la suite, on supposa qu'il avait pu, de compli-
cité avec sa fille, ourdir l'assassinat de son gendre qui était mort
en buvant une eau de cerise que la duchesse confectionnait elle-
même. Certains auteurs, qui disculpent le duc d'Orléans, croient

une bouteille contenant apparemment une liqueur forte. Ce récit, rapporté si


tard, après avoir passé par plusieurs bouches, serait en tout cas bien invrai-
semblable s'il s'agissait vraiment de l'arme du crime! (cf. Luynes, t. IX, p. 210-
211).
1. Pour avoir une idée de l'hygiène alimentaire de l'époque, il suffit de se repor-
ter à la dernière gâterie que s'était faite la duchesse de Bourgogne avant de tom-
ber malade : un gâteau où il entrait trois livres de fromage, autant de sucre, autant
de blé d'Inde, sans compter quelques autres ingrédients et qu'elle aurait tenté de
faire passer en buvant force liqueurs chaudes (cf. Lévy, op. cit., p. 427).
82 La banque et la guerre

dur comme fer que le crime « ne peut être contesté » et qu'il est en
tout cas l'œuvre de la jeune femme 1 .
Le duc lui-même croyait aux fables ordinaires quand il ne s'agis-
sait pas de sa propre criminalité et à défaut d'administrer le poison,
il craignait d'en être victime. Ainsi prenait-il la précaution de faire
passer sur le feu les envois d'origine inconnue . »
Lorsque la duchesse de Berry fut morte, il sortit de l'écrasement
de la douleur pour concevoir les soupçons qu'il avait trouvés si
ridicules dans les autres cas et fit pratiquer l'autopsie (l'ouverture,
disait-on alors) qui ne manqua pas de confirmer, par le délabre-
ment général d'un organisme si absurdement éprouvé de longue
date, la cause trop naturelle de cet événement fatal.
En dehors des divertissements où l'engageait la curiosité de
l'esprit et de l'importante partie de son temps qu'il consacrait à
la dissipation et aux plaisirs, le duc d'Orléans s'était trouvé occupé,
à diverses reprises, d'intérêts plus sérieux et d'affaires plus consi-
dérables. Comme il était peu probable qu'il fût appelé à régner
en France, il avait éprouvé la tentation de faire valoir ses droits
au trône d'Espagne. Des documents authentiques confirment
qu'il y avait pensé ou qu'on y avait pensé pour lui dès 1701 3 et
même, semble-t-il, dès 1699, mais l'affaire pour lors n'alla pas
plus avant. En 1707, Louis XIV lui confia le commandement de
l'armée d'Espagne, mais c'était plutôt un commandement nominal
dont il n'assurait pas réellement la responsabilité stratégique.
A cette occasion, des personnages obscurs, prétendant être ses
agents, se livrèrent à différentes intrigues qui tendaient à préparer
pour lui la succession de Philippe V dont la situation était devenue
précaire et auquel le roi de France envisageait de cesser son sou-
tien. Philippe V se plaignit à Louis XIV et celui-ci, selon Saint-
Simon, en aurait fait au duc d'Orléans une sévère admonestation,
le menaçant même de poursuites criminelles. Cependant, dans une
lettre envoyée au roi d'Espagne le 5 août 1709, Louis XIV s'atta-
chait à justifier pleinement son neveu : « Je suis persuadé par la
manière dont il s'est expliqué qu'il ne m'a rien déguisé. Ainsi, je
puis vous assurer qu'il n'a jamais eu l'intention d'agir contre votre
service. » En conclusion, le roi conseillait « d'assoupir incessam-
ment une affaire dont l'éclat n'a déjà fait que trop de mal ».
En fait, les agents secrets restèrent emprisonnés en Espagne
pendant six ans et, soit sur la demande de Philippe V, soit par
l'effet de son jugement personnel, Louis XIV ne renvoya pas son

1. De Parnes, op. cit., p. 11.


2. Buvat, op. cit., t. I, p. 132.
3. Cf. C.F. Lévy, op. cit., p. 150.
Connaissez mieux le cœur des princes 83

neveu à l'armée d'Espagne, ce qui, quel que soit le fond de l'affaire,


se conçoit assez bien.
Tel est le seul épisode qui fasse apparaître le prince dans un
rôle vraiment politique, au cours de la période de sa vie antérieure
à l'exercice du pouvoir et, faute sans doute de mieux connaître
le détail des choses, nous n'en recevons pas beaucoup de clarté
sur le fond de son caractère.
Il semble cependant confirmer ce que l'on pouvait déjà suppo-
ser, d'après sa manière générale de se conduire, à savoir une
certaine disposition à s'enticher d'un projet comme d'un jeu, sans
cependant s'y obstiner longtemps si l'affaire se traîne ou se
complique et s'il risque de s'y compromettre. Il est aisément séduit
par « l'esquisse de 1 esquisse », mais il y trouve déjà une certaine
satisfaction et il peut s'en tenir là, sauf à y revenir par la suite
dès que l'occasion se réchauffe. Il s'enthousiasme vite, se décou-
rage de même, mais ne renonce pas aisément. Ses velléités espa-
gnoles s'étalent sur une décennie; son comportement vis-à-vis
de ses affidés et son attitude envers Louis XIV manquent pour le
moins de panache. Inversement, comment lui reprocher de ne pas
tenir tête à deux rois en même temps? Il fait partie de ces hommes
qui peuvent étonner successivement, d'abord par la rapidité de
leur dérobade, ensuite par la ligne de continuité que présente leur
action quand on l'observe sur une certaine période de temps. Sa
volonté est comme un phare à éclipses, dont il serait vain d'attendre
un éclairage soutenu, mais dont il serait insensé de ne pas prévoir
qu'il peut se rallumer au premier instant.

Sous l'ensemble des traits que nous venons de rappeler, et dont


nous avons volontairement omis un certain nombre de données
qui vont maintenant trouver leur place, le duc d'Orléans, à ce
point de sa vie où notre récit le rencontre, n'est pas un personnage
simple, mais exactement un personnage double. Il ne mène pas
une seule existence, mais deux. Le travailleur et le fêtard, les
affaires et la dissipation. Un tel dédoublement de caractère, une
telle dichotomie du temps, fait penser aux fictions des œuvres
littéraires, au docteur Jekyll, au procureur Hallers. Mais pour
ce qui est du Régent, il n'y a pas le moindre mystère à découvrir
dans les zones ténébreuses de l'âme. Le héros n'a aucune raison
d'user de dissimulation avec lui-même puisqu'il n'en use pas
avec les autres. Celles de ses habitudes, qu'il est convenu d'appe-
ler mauvaises, sont par lui affichées avec une parfaite bonne
conscience, et peut-être une pointe d'affectation et de forfanterie
84 La banque et la guerre

qui le faisait appeler par Louis XIV un « fanfaron du crime ».


Tout est au grand jour, même, si l'on peut dire, la grande nuit.
C'est, en effet, selon le rythme nycthémérien que le duc d'Orléans
distribue, avec une régularité en quelque sorte bureaucratique, les
emplois du temps alternés qu'exige la dualité de sa nature.
Le Régent commençait sa journée à huit heures. Il consacrait sa
matinée aux conseils, aux audiences et aux affaires. A trois heures,
il prenait du chocolat et continuait à travailler pour l'État jusque
vers six heures Il marquait alors une pause — consacrée souvent à
une visite à sa femme. Ensuite commençait l'autre programme,
comportant généralement un souper au Palais-Royal ou au
Luxembourg avec un groupe d'une douzaine d'intimes appelés les
« roués » et un certain nombre de dames, « ses maîtresses, quelque-
fois une fille de l'Opéra, souvent M m e la duchesse de Berry ». Le
manège tournait chaque jour, du matin au soir et du soir au matin,
sans excepter les dimanches, à ceci près que le Conseil se tenait
alors à neuf heures, un quart d'heure plus tard qu'en semaine.
Quant au détail des « parties », ce que l'on sait de certain est
seulement que l'on y mangeait beaucoup, les convives mettant sou-
vent la main à la cuisine, que l'on y buvait sans mesure, le Régent
raffolant du pommard et du Champagne, que l'on y faisait suren-
chère de propos impies et licencieux; qu'enfin, le Régent usait
largement des complaisances de ses favorites, mais rien n'indique,
ni d'ailleurs ne dément, que ce fût sous la forme de plaisirs de
groupe et que lesdites « orgies » du Palais-Royal aient rivalisé
avec les bacchanales romaines dans le raffinement de la luxure. Ce
qui fit à l'époque et qui est demeuré dans l'histoire anecdotique le
principal sujet de scandale, c'est l'attachement équivoque et, pour
le moins, la connivence indiscrète qui unissait Philippe d'Orléans
et sa chère fille dans les jeux de la « grande bouffe » et de la « dolce
vita ». La duchesse de Berry, qui devait mourir à vingt-quatre ans,
était une personne grasse, au visage grêlé, au teint fort rougeaud,
douée pour le chant, inhabile à la danse, belle parleuse, piquante
et curieuse d'esprit. On la voyait courir partout « en écharpe et non
lacée ». Elle nous fait penser à ce mot charmant des Goncourt pour
une de leurs héroïnes : « C'était une mélancolique tintamar-
resque 2 . » Elle ressemblait à son père par la vigueur forcenée de
ses appétits en tous genres mais, à la différence du duc, qui était
essentiellement un homme de bon sens, à tel point que même dans
l'ivresse il gardait la retenue de son esprit, c'était une véritable

1. Emploi du temps du cardinal Dubois, dans Capefigue, Philippe d'Orléans,


régent de France (1838).
2. Renée Mauperin.
Connaissez mieux le cœur des princes 85

extravagante, une demi-folle, nymphomane et éthylique (elle abu-


sait des liqueurs fortes et combinait la bière et le vin), poussant la
vanité de la parade jusqu'au scandale, le désordre des sens jusqu'à
l'abjection et qui, de temps à autre, bien qu'elle fit profession d'in-
crédulité, courait chercher dans un couvent de carmélites la mor-
tification du mysticisme dévot ou peut-être le piment d'une hystérie
de rechange. Les malveillants assuraient qu'elle était la maîtresse
de son père, qu'il l'avait engrossée et que de surcroît ils se parta-
geaient les faveurs des mêmes partenaires. « De son père amante
et rivale 1 . » Par une interprétation intermédiaire, un chroniqueur
plus indulgent insiste sur la dévotion particulière que le Régent
portait aux belles mains de la duchesse 2 . On disait aussi qu'il
l'avait peinte nue et Buvat rapporte « qu'on lui avait envoyé dans
une petite boîte un portrait en cire qui les représentait tous les deux
dans des attitudes fort indécentes ».
Si l'on ne tient pas compte de cette zone étrange de sa vie, le
duc d'Orléans fait figure d'un débauché du genre le plus ordinaire.
Il ne se distingue que par l'importance qu'il attachait à la satisfac-
tion de ses convoitises et par les moyens exceptionnels dont il dis-
posait pour y parvenir. « Il mange, chante et couche avec ses maî-
tresses, voilà tout », écrit sa mère 3 . Il y a dans cette conception
de l'hédonisme une sorte de grossièreté qui contraste avec tout
ce qu'évoque le nom même de Régence, dont cette courte et bril-
lante tranche d'histoire lui est redevable. La Régence : on pense
à un bouquet d'artifices, à des grâces maniérées, où la facilité n'est
pas vulgaire, où l'érotisme se pique d'un zeste d'amour courtois.
Et voici le Régent : une sorte de goinfrerie générale, où diverses
sortes de sensualités s'équivalent et se combinent. Les femmes, il
ne les aime pas, ou guère autrement que les mets. S'il en a toujours
quelques-unes à sa disposition, c'est un peu comme une carte de
restaurant où il choisit chaque soir le menu de son goût. La fasci-
nation, en tout cela, c'est peut-être celle de l'habitude.
Déniaisé à quatorze ans, il a commencé de bonne heure cette vie
dissipée, influencé, disent les malveillants, par son précepteur
l'abbé Dubois (futur ministre, futur archevêque, éternel Scapin),
il n'en a pas été détourné par son mariage forcé à M Ue de Blois,
la bâtarde de Louis XIV et de M m e de Montespan, ni même long-
temps par la vie militaire, dont la jalousie du roi l'a retiré préma-
turément. S'il avait rencontré le pouvoir plus tôt, peut-être en eût-il

1. Cf. La Grange, op. cit.


2. De Parnes, op. cit., p. 36.
3. Il lui arrive de s'exprimer encore plus crûment : « Votre mode d'aimer est
comme d'aller à votre chaise percée. »
86 La banque et la guerre

éprouvé la passion. Mais pour un homme fait, et ainsi fait, il est


trop tard. La table, le lit, les lumières de la fête, les feux de la
conversation, les fumées de l'ivresse, composent une sorte de
drogue dont aucun ingrédient d'ailleurs ne l'emporte sur les autres
et dont il lui faut retrouver l'intoxication; chaque jour, à la même
heure, à la manière de ces vers ciliés qui, éloignés de la mer, ryth-
ment toujours le mouvement des marées.
C'est ainsi que s'impose la solution inédite du partage. De ces
deux parties de sa vie, fort contrastées mais étroitement asso-
ciées et balancées avec rigueur, aucune n'interférait avec l'autre. Il
était absolument impossible, quand venait l'heure du souper, de
faire parvenir au Régent la communication la plus urgente. Les
consignes étaient si bien données que lorsqu'il vint à mourir dans
les bras de la duchesse de Fallaris, il fallut quelque temps à celle-ci
pour trouver de l'aide. Une telle rupture de contact présente les
plus graves inconvénients dans la vie publique 1 .
Inversement, il ne parlait jamais avec ses favorites des affaires
de l'État et quand elles l'entreprenaient là-dessus, il les rabrouait
avec plus ou moins de rudesse 2 .
Non seulement il ne prenait aucune décision dans la période de
temps où il se retranchait des affaires, mais il se méfiait de sa luci-
dité au début de la matinée, quand il se sentait la tête lourde, et il
reportait à plus tard les signatures 3 . Cette régularité de l'alter-
nance, cette répartition des intérêts donnent une impression
curieuse, assez différente de ce que la légende porterait à croire
et de ce que l'on tient pour accoutumé dans des situations de ce
genre.
Beaucoup d'hommes considèrent leur journée de travail comme
une corvée ou du moins comme un temps d'effort et de tension dont
il convient de se débarrasser et de se divertir par des passe-temps
plus agréables. Dans le cas du Régent, on voit bien qu'il ne trouvait
pas de déplaisir dans les affaires publiques et qu'il ne trouvait pas
que du plaisir dans les affaires qui ordinairement en procurent.
Dans sa vie d'homme d'État on voit apparaître quelque chose de

1. Au moment de la conspiration, dite de Cellamare, on eut la chance de saisir


le Régent à l'Opéra. On cite cependant au moins un cas où Saint-Simon parvint
à lui faire remettre un billet (Duclos, op. cit., p. 82).
2. Nous avons vu ce qu'il en était avec M m e de Tencin. Avec M ml: de Sabran, la
procédure fut plus gracieuse puisqu'il l'invita à regarder dans la glace son joli
visage et à conclure qu'il y avait mieux à faire qu'à parler politique (Duclos, op.
cit., p. 82).
3. Duclos, op. cit., p. 82 et en sens contraire, p. 86.
Connaissez mieux le cœur des princes 87

la joie du dilettante, dans sa vie de loisir quelque chose comme la


peine du tâcheron.
On hésite à parler d'impuissance sentimentale pour un homme
qui avait éprouvé au moins une très forte passion, celle que lui ins-
pirait (même si l'on écarte l'interprétation la plus malicieuse)
M m e de Berry. Encore cet attachement présentait-il plutôt le carac-
tère d'une autre intoxication et il semble bien qu'il éprouva, quand
l'objet en eut disparu, une sorte de délivrance. Il faut bien
reconnaître qu'à part cela, son insensibilité était assez générale;
ainsi n'était-il pas disposé à la rancune et il se comparait de ce
fait à Henri IV, mais il n'éprouvait pas davantage de reconnais-
sance ni de peine, comme on le voit par son attitude à la mort de
son acolyte Dubois. Peut-être, s'il avait su s'attacher davantage
aux personnes, aurait-il pu tenir plus fortement aux idées.
Il avait toutes les qualités d'un grand caractère politique. Ses
contemporains sont unanimes à lui reconnaître la promptitude de
l'intelligence, une extraordinaire capacité d'assimilation, le talent
de l'exposé, voire l'éloquence, enfin cette qualité incomparable
qui est de former très vite le bon jugement. Inversement « la
réflexion le rendait indécis », ce qui revient à dire qu'il n'aimait
pas se jeter de front sur les obstacles et de ce fait on lui reprochait
parfois un manque de fermeté.
Cependant ce serait une erreur de l'incriminer de faiblesse
comme le fait Saint-Simon. En vérité, l'étude de sa gestion
démontre qu'il n'était ni velléitaire ni versatile. S'il lui arrivait
de ralentir son action ou même de marquer une pause, il repartait
de plus belle et avançait dans le même sens lorsque les circons-
tances redevenaient favorables. Les regrets et les hésitations dont
Saint-Simon lui fait grief marquent le plus souvent la prudence
politique et l'habileté manœuvrière. Il eût été absurde de sa part
de prétendre soulever « l'affaire du bonnet » quand il avait besoin
d'amadouer les parlementaires. Mais, dix-huit mois plus tard, elle
sera réglée sans histoire. Le duc du Maine n'est éliminé qu'à moitié
le 2 septembre 1715; trois ans après, il le sera définitivement par
une intrigue du duc de Bourbon où le Régent n'aura même pas à
se compromettre. Le duc d'Orléans avait le goût de la conciliation,
mais il en avait aussi le talent. Ses efforts pour aboutir à une trans-
action dans l'explosive affaire de la bulle Unigenitus en sont une
preuve parmi d'autres; il s'était appliqué personnellement à l'éla-
boration du texte. Sa politique à l'égard de l'Espagne alterne la
fermeté — avec une guerre qui ne fut pas mal conduite — et l'esprit
de négociation — avec des mariages qui n'étaient point mal
conclus.
En ce qui concerne l'expérience de Law, il mit beaucoup de per-
88 La banque et la guerre

sévérance à la favoriser, sans prendre le risque de heurter dans


les débuts trop de résistances. Il la soutint longuement et il ne
l'abandonna que lorsqu'on fut parvenu à un point où il n'était pas
raisonnable de la poursuivre. L'excès de complaisance qu'on peut
lui reprocher dans l'intervalle n'est pas dû à la désinvolture d'un
soupeur, mais à la considération fort réaliste de tout l'avantage
qu'il en tirait pour ses entreprises publiques et pour sa fortune
privée. Rien d'ailleurs ne permet de lui imputer la responsabilité
d'un échec qui mécaniquement ne pouvait être évité.
Ce ne sont pas les insuffisances de l'esprit, car le sien n'en
comportait guère, ni les défauts du caractère, car ses défauts
étaient mineurs et peu dissociables des qualités dont ils faisaient
la contrepartie, qui ont empêché le duc d'Orléans de faire de sa
régence une grande période pour la France. C'est, d'une part, le
fait qu'il n'en avait pas totalement l'ambition, d'autre part, le
rationnement de son temps et de ses forces d'attention qu'il s'impo-
sait absurdement par le fétichisme d'un plaisir qui le lassait. L'une
et l'autre de ces circonstances portent, cause ou effet, la même
marque. C'est l'avarice du cœur, c'est l'anémie de la conviction qui
ont limité son œuvre, hâté sa fin et compromis sa figure dans l'His-
toire. Mais sans doute l'époque sait-elle ce qu'elle veut et ce qu'elle
ne veut pas chez ses serviteurs. Imagine-t-on un second Louis XIV
succédant au premier? Et que serait-il advenu si le système de Law
avait été appliqué par un Savonarole?
IX

Noailles
ou
Le radicalisme de gestion

«• Un peu de folie dans son talent, un peu


de vertu dans son égoïsme... Quoiqu'il s'ai-
mât lui-même bien plus que sa patrie, il
préférait la patrie a tout le reste. »
Lemontey 1 .

Philippe d'Orléans avait naturellement le goût du neuf, de l'iné-


dit, du merveilleux. Il se laissa aisément persuader par Saint-
Simon d'adopter un projet de gouvernement par Conseils, qui était
— dans son genre — aussi mirobolant que le fut plus tard le « Sys-
tème de Law » pour les matières de finances. L'esquisse en était due
à l'infortuné duc de Bourgogne, inspiré en cela par Fénelon. A tra-
vers la « polysynodie » le duc de Saint-Simon poursuivait le dessein
de restituer à la noblesse la gestion des affaires publiques en fai-
sant désigner à la tête de ces collèges ministériels, comme « prési-
dents » et comme « chefs », des seigneurs du plus haut rang. C'est
ce qui advint en effet, avec le résultat qu'on pouvait prévoir.
Au cœur de cette constellation se tenait le Conseil de Régence,
que le Régent présidait lui-même, assis, comme les autres, sur un
pliant, car l'unique fauteuil (vide) de la pièce était, naturellement,
réservé au Roi. Tout autour de ce centre de la décision gravitaient
sept conseils, entre lesquels se distribuaient les grandes branches
de l'administration. Chacun était composé d'une dizaine de per-
sonnes, avec un chef, un président, un vice-président et un secrétaire.
A tous les étages du gouvernement de la France on rapportait,
on palabrait, on pré-opinait, on opinait. La vie de tout ce petit
monde grouillant était encore compliquée par les absurdes pro-

1. Histoire de la Régence. Nous avons inversé l'ordre de la citation.


90 La banque et la guerre

blêmes de protocole et de préséance, où le zèle de Saint-Simon se


donnait libre cours. C'est ainsi que l'on fut obligé de nommer le
marquis d'Effiat vice-président du Conseil des Finances, pour
éviter de vexer les conseillers d'État de robe, qui ne voulaient pas,
à égalité de rang, laisser le pas à un homme d'épée. Une autre
chicane fut moins heureusement résolue. Quand une affaire avait
été traitée par l'un des Conseils, il fallait qu'elle fût rapportée
devant le Conseil de Régence. Elle ne pouvait l'être mieux que par
le maître des requêtes qui la connaissait. Mais le maître des
requêtes demanderait à rapporter assis! ou alors que « tout ce
qui n'était pas duc, ni officier de la Couronne, ou Conseiller
d'État, se tint debout en même temps »! On en fut réduit à faire
venir devant le Conseil de Régence, pour exposer les dossiers, les
chefs ou les Présidents des Conseils qui la connaissaient mal, les
expliquaient encore moins bien et s'exprimaient souvent de façon
inaudible.
Aucun de ces ducs, pairs et maréchaux auxquels Saint-Simon
avait voulu confier le Gouvernement réel de la France n'était
capable d'administrer ou de rapporter quoi que ce fût... à une seule
exception près, qui était le duc de Noailles, président du Conseil
des Finances 1 .
C'est à Saint-Simon (du moins celui-ci l'affirme-t-il) que le Régent
aurait voulu confier cette charge qui était pratiquement celle de
Contrôleur général, donc en fait la plus considérable et la plus
difficile de toutes. Peu avant la mort de Louis XIV, au cours d'une
de ces longues conversations où les deux hommes disposaient de
l'avenir, l'offre lui aurait été faite avec insistance mais Saint-
Simon se serait obstinément récusé en arguant de son incompé-
tence : « Le commerce, la monnaie, le change, la circulation...
j e n'en connais que le nom. » Cette formule semble montrer au
contraire que le profane saisissait d'emblée le fond du problème.
Au lieu de parler de la dépense et de la dette, comme tout le monde
le faisait, il parle commerce, monnaie et change; ne croirait-on pas
entendre John Law?
Sur quoi, il proposa lui-même un autre titulaire : « C'était la
place que j e destinais au duc de Noailles. » Et il ne manqua pas de

1. Les affaires économiques et financières se trouvaient placées dans le ressort


du Conseil des Finances bientôt complété par la création d'un Conseil du Commerce.
La composition du Conseil des Finances, incomplètement indiquée par Saint-Simon,
est fixée de la manière suivante d'après les inscriptions du procès-verbal de la pre-
mière séance : Duc d'Orléans, Villeroy (chef), Noailles (Président), d'Effiat (Vice-
Président), Le Pelletier des Forts, Rouillé du Coudray, Lefevre d'Ormesson, Fagon,
Gilbert de Voisin, de Gaumont, Tachereau de Baudry, Dodun (conseillers), Lefevre
et de La Blinière (secrétaires).
Le radicalisme de gestion 91

faire valoir cette considération à l'intéressé, afin de « mettre fin


à ses angoisses ».
Lorsque le roi fut mort et que l'on en vint à distribuer des places
réelles, le Régent fit cependant une nouvelle ouverture à Saint-
Simon, mais de quelle manière! « Il me parla douteusement sur la
place de président des Finances, quoiqu'il l'eût promise au duc de
Noailles, comme j e l'ai dit dès avant la mort du roi. » Saint-Simon
persista à refuser cette offre, visiblement peu sincère, et il « raf-
fermit » le duc d'Orléans sur le choix du duc de Noailles.
Une telle attitude témoignerait d'un véritable héroïsme car,
entre-temps, Saint-Simon s était fâché à mort avec son protégé.
Le récit qu'il fait de cette brouille est aussi suspect que le por-
trait qu'il trace de sa propre abnégation. Le duc de Noailles lui
aurait proposé une sorte de pacte à deux pour gouverner la France
si Saint-Simon voulait bien l'aider à devenir Premier ministre.
Saint-Simon répondit que s'il devait y avoir un Premier ministre,
ce ne serait pas Noailles mais lui-même; cependant il se déclarait
hostile par principe à la création de cet emploi. Alors, Noailles
décide d'un coup de perdre Saint-Simon, faute de le pouvoir gagner.
Et comment s'y prend-il? D'une façon qui nous paraît ahurissante.
Nous sommes « le soir de la surveille » de la mort du Roi. Noailles
interpelle Saint-Simon dans la galerie, remplie à toute heure de
toute la cour, le tire dans l'embrasure d'une fenêtre et lui expose
un projet : dès que l'on apprendra l'issue fatale, les ducs devraient
se rendre en corps pour faire leurs salutations au nouveau Roi. Ce
serait une occasion de rehausser leur prestige après l'affaire du
« bonnet ».
Saint-Simon, sans apercevoir la perfidie, déconseille la démarche.
Une telle initiative des ducs ne pourrait qu'exciter contre eux le
mécontentement général de la noblesse dont il fallait éviter de
rompre la solidarité.
Même en faisant un effort pour nous placer dans l'optique de
l'époque et des personnages, il nous semble difficile de voir dans
cette suggestion la « scélératesse » de Noailles, la « noirceur » de
son complot « pourpensé ». Le duc de Noailles aurait inventé toute
l'affaire uniquement en vue de compromettre Saint-Simon en lui en
attribuant l'invention. En effet, méprisant l'avis négatif qu'il vient
de recevoir, Noailles s'en vient exposer son idée devant une assem-
blée de ducs d'où elle se répand à l'extérieur. La noblesse gronde
et s'insurge. Qu'à cela ne tienne! on lui fait savoir que c'est Saint-
Simon qui a imaginé cette procédure propre à la bafouer 1 ... Et

1. Toute cette machination est dépourvue de vraisemblance et on voit mal quel


bénéfice en pouvait escompter Noailles.
92 La banque et la guerre

voici donc Saint-Simon, tout enragé contre le duc de Noailles, qu'il


déclare « possédé du prince des démons », dont il évoque « la gan-
grène de son âme et la pourriture de son cœur ». Il va même jus-
qu'à l'accuser, rétrospectivement, d'avoir tenté d'empoisonner la
duchesse de Bourgogne en lui donnant une tabatière. C'est cepen-
dant ce « scélérat », cet « Achitophel », qu'il recommande derechef
au duc d'Orléans, au lieu de lui dessiller les yeux.
Il s'en explique en prétendant qu'à la date de la nomination, il
croyait encore à la capacité financière du duc : en somme il sacri-
fiait sa juste colère à l'intérêt de l'État. On se demande alors pour-
quoi il lui retire si vite ce préjugé « techniquement » favorable.
Nous le voyons, dès le début du nouveau gouvernement, harasser
de ses brimades le président du Conseil des Finances. Tantôt il
l'oblige à sortir du Conseil de Régence quand on a terminé l'exa-
men des affaires de son ressort, tantôt il le contraint à apporter
avec lui le « sac » et à en sortir une à une les pièces que lui, Saint-
Simon, lit tout bas pendant que l'autre lit tout haut, le question-
nant, le reprenant, le corrigeant sans arrêt : « Je lui volais dessus
comme un oiseau de proie. Je ne me cachais pas du désir que j'avais
de le perdre. »
Il faut bien se rendre à l'évidence : Saint-Simon a détesté le duc
de Noailles à partir du moment où celui-ci a pris la charge des
finances, et il l'a détesté précisément pour cette raison. Car cette
place lui était destinée, à lui Saint-Simon, et Noailles la lui déro-
bait. Il est possible que, dans un premier temps, Saint-Simon en
ait décliné la proposition, mais c'était par l'effet de cette sorte
d'usage courtois qu'on appelle le rite du refus. En vérité, il mourait
d'envie que l'offre lui fût renouvelée sérieusement à l'heure où elle
devenait immédiatement applicable. Le fait même qu'il mortifie
son amour-propre en relatant la « manière douteuse » employée
par le Régent dans cette occasion montre la profondeur de son
dépit.
Cette haine de Saint-Simon à l'endroit du duc de Noailles est un
de ces éléments mineurs qui peuvent influencer marginalement le
cours de l'histoire. De même qu'il s'ingéniait à harceler Noailles,
il ne pouvait laisser passer les occasions de le desservir auprès du
Régent et d'exciter Law contre lui. Il est probable qu'il a assumé
de la sorte une partie du rôle qu'il attribue à l'abbé Dubois. Saint-
Simon et Law se voyaient régulièrement, à la demande de l'habile
Écossais, qui avait obtenu un jour d'audience hebdomadaire, le
mardi. Il flattait la vanité du duc, en feignant de le consulter, et
n'eut point de peine à le persuader que lui-même, Saint-Simon,
était naturellement doué pour comprendre les sujets les plus ardus.
« Il y a des choses qui dépendent quelquefois plus du bon sens que
Le radicalisme de gestion 93

de la science », note le duc avec satisfaction, et, sans doute, non


sans une pointe de nostalgie.
La haine du terrible duc n'a pas seulement gêné la carrière du
duc de Noailles, elle a compromis sa gloire auprès de la postérité.
Il est dangereux d'être persécuté par un pamphlétaire génial et de
n'être défendu que par un abbé insipide Non point que les histo-
riens le tiennent pour scélérat (cependant Sainte-Beuve, épousant
la thèse de Saint-Simon, parle de sa « perfidie » et de sa « laide
rouerie »), mais presque tous le considèrent comme un ministre
superficiel et borné, voire incapable.
Nous pensons au contraire, et nous avons été heureux de relever
un jugement sensiblement analogue chez Hubert Luthy, que le
président du Conseil des Finances fut, pour trop peu de temps, l'un
des meilleurs serviteurs que compta la monarchie, dans la caté-
gorie « gestionnaire avisé, réformateur prudent ».
Aussi avons-nous décidé de lui dédier, dans un souci de compen-
sation, l'esquisse d'un portrait et d'une apologie.
Au moment où il accède, en fait, au ministère des Finances, Adrien
Maurice de Noailles est un homme de trente-sept ans. C'est le plus
jeune des personnages qui dominent cette période de l'histoire;
Law, Dubois, Philippe d'Orléans sont plus âgés que lui : il leur
survivra fort longtemps. Au physique, on nous le dépeint comme
« de taille assez grande mais épaisse; des pieds, des mains, une
corpulence de paysan. La démarche lourde, forte, pesante. Il affec-
tait la simplicité, aussi bien par son vêtement usé, ou tout au plus
d'officier que par ses manières sans façon et de camarades ».
Au contraire de ce corps pesant, « sa physionomie est esprit,
affluence de pensées, finesse (et fausseté) et n'est pas sans
grâce » 2 !
Tout le monde s'accorde à louer son éloquence et son art de per-
suasion. Très doué pour l'expression orale, il était, selon Saint-
Simon, incapable d'écrire. Cependant l'exemple que celui-ci
donne d'une lettre destinée à Liouville et qu'en plusieurs heures
Noailles ne termina point n'est pas concluant, car il s'agissait
d'une tâche qui le rebutait.
A voir de près les critiques, on constate d'ailleurs que Saint-
Simon lui reproche moins « l'incapacité » que ce que nous appelle-
rions le « perfectionnisme ». Noailles est difficilement content de
son travail, parce qu'il est tout aussi exigeant pour lui que pour
les autres. Saint-Simon lui reproche d'être superficiel, inconstant,
de s'emballer pour une affaire et de s'y acharner puis de l'aban-

1. L'abbé Millot, auteur des Mémoires de Noailles.


2. Ces éléments de portrait sont tirés de différents passages de Saint-Simon.
94 La banque et la guerre

donner pour une autre, mais le zèle est-il un défaut, et un ministre


n'a-t-il qu'une affaire? Enfin de faire travailler les autres : « Un
inconnu qu'il a déniché et qu'il a mis sous clef dans un grenier, à
qui souvent il fait faire et défaire dix fois... et produit cet ouvrage
comme le sien. » Mais ce qui est critiquable pour un auteur n'est-il
pas louable chez un ministre, qui doit s'efforcer d'appliquer des
idées justes, même quand elles ne proviennent pas de lui?
Noailles était un homme d'un parfait sang-froid, d'une humeur
toujours égale, habile à s'adapter à ses interlocuteurs, capable de
supporter les avanies « et de s'armer de toile cirée et de silence
pour les laisser glisser ». Ce n'est pas là nécessairement un défaut
chez un politique. Il semble acquis qu'il poussait l'ambition jusqu'à
l'arrivisme et la courtisanerie jusqu'au mimétisme. Il lui arrivait
de boire pour se mettre au diapason du Régent, et il prit comme
maîtresse une fille d'opéra pour se plier à la mode de la Régence.
On attribuait au souci de sa carrière le choix qu'il avait fait, dans
un autre temps, d'épouser une nièce de M m e de Maintenon.
Il était entré aux Cornettes à l'âge de quatorze ans, n'étant
encore que comte d'Ayen, et il avait rendu dans l'armée de longs
et honorables services. Il était lieutenant général et Philippe V lui
avait conféré la dignité recherchée de la grandesse. En 1707, il
avait succédé à son père comme capitaine des gardes du corps.
C'est une chose assez rare que de voir un aristocrate d'une telle
lignée, ayant suivi ce genre de carrière et contracté une alliance
prometteuse, décider soudain de se mettre au travail dans les
bureaux du Contrôleur général des Finances et suivre pendant
deux ans les leçons de Desmarets « qui en avait fait son disciple et
son élève dans les finances et pour qui il avait contraint toute sa
féroce humeur ». Si c'est là du carriérisme, c'est un carriérisme
de bon aloi. C'est aussi une preuve d'application et d'assiduité
qui semble démentir ce que l'on nous dit de son caractère versa-
tile.
Noailles n'avait ni la vocation ni l'expérience d'un économiste.
N'ayant exercé que des fonctions publiques, peu informé des
affaires privées comme l'indique la mauvaise gestion de son patri-
moine, étranger à toute combinaison intéressée avec les traitants,
il portait principalement son attention sur les problèmes de
finances publiques dans le sens propre de ce terme. C'est un excel-
lent ministre du Budget. Il s'attachait à rétablir l'ordre, la recti-
tude, la clarté, l'économie, l'orthodoxie. Il parvint, avec le
concours des frères Pâris, à faire adopter des méthodes de compta-
bilité (en partie double) qui permettaient de voir plus clair dans les
comptes de l'État et d'éviter pas mal de friponneries.
Ses premières décisions en Conseil furent de rendre à l'État la
Le radicalisme de gestion 95

disposition de ses recettes jusque-là déléguées à des caisses spé-


cialisées — Caisse des Emprunts, caisse « Legendre » — qui avaient
d'ailleurs rendu des services, mais dont l'utilité s'amenuisait
et dont la survivance défiait les bons principes. De renoncer à
toutes les affaires extraordinaires, ce mot disant bien ce qu'il vou-
lait dire, englobant des opérations de crédit extravagantes et la
création de charges absurdes. De faire produire les comptes des
fournisseurs et des entrepreneurs travaillant pour l'Etat, notam-
ment ceux des munitionnaires. De diminuer les intérêts versés à
des rentes qui avaient été constituées sur les tailles, au denier 12,
c'est-à-dire à 8 %. De liquider un certain nombre d'offices. Plus
tard, il entreprendra de diminuér les dépenses militaires 1 : c'est ce
qu'on appelle « la réforme des troupes » (mais il acceptera aussi
d'augmenter la paye des soldats) 2 .
En même temps que d'ordre et de rigueur, il est soucieux de sim-
plification et d'allégement en ce qui concerne les charges des contri-
buables. Il donne des instructions tendant à plus d'équité dans la
répartition des tailles (et plus tard il s'occupera de réformer l'as-
siette de cet impôt de quotité, source de tant d'abus et essentielle-
ment anti-économique). Il élimina ou rectifia un certain nombre de
droits, interdit les réquisitions abusives, enfin diminua la taille et
la capitation et supprima l'impôt dit du « dixième » à partir de
l'année 1716 3 .
Noailles était capable de concevoir et de préparer des réformes
importantes, comme on peut le voir d'après les travaux poursuivis
sous sa direction par un comité spécial en 1717 4 , mais on observe
une certaine timidité chez lui quand il s'agit de parvenir aux
conclusions. Là encore, son association avec Law aurait pu lui
inspirer plus d'audace, en même temps qu'elle aurait engagé son
partenaire à plus de retenue.
Cependant, la lourde erreur que Desmarets avait commise en
instituant une sorte de déflation perpétuelle par une réévaluation
étalée sur onze étapes rendait plus facile l'opération inévitable de
la dévaluation. En même temps, une diminution graduelle du défi-
cit, un dégonflement progressif de la dette pouvaient déjà rétablir,
sinon un climat de confiance, du moins un climat de moindre
défiance.
Le président du Conseil des Finances avait donc d'assez bonnes

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 207.


2. Ibid., p. 403, mesure que Saint-Simon ne goûte pas.
3. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 383.
4. « Du Rapport des Finances fait le 17 juin 17.17 », dans Forbonnais, op. cit.,
t. II, p. 506 et sq.
96 La banque et la guerre

cartes en mains. Law pouvait lui apporter l'atout qui lui manquait.
Un gestionnaire solide pour mener à bien une politique classique
dans les domaines du budget et de la trésorerie. Un banquier
inventif, pour habituer l'économie française à l'usage du papier-
monnaie et du crédit selon les exemples anglais et hollandais.
Voilà les deux hommes dont le Régent a besoin pour sauver les
finances du Royaume, ranimer l'activité, réveiller la France au
bois dormant de son « insensibilité funeste 1 ».
De Noailles à Law, le contraste est saisissant mais les analogies
sont perceptibles.
Ils ont en commun l'éloquence, l'art de persuader et de séduire,
l'opiniâtreté à surmonter les rebuffades, le goût de l'action, la pas-
sion du pouvoir.
Si le duc n'est pas un aventurier, il y a quelque chose d'aventu-
reux en lui : on lui attribuait un étrange complot ourdi en Espagne
avec le marquis d'Aguilas en vue de donner à Philippe V une
maîtresse et de soustraire ainsi le Roi à l'influence de la toute-
puissante duchesse des Ursins.
Il aimait les idées nouvelles et les projets originaux : l'idée du
Mississippi vient de lui.
On relève entre nos deux héros un autre trait de ressemblance.
C'est une certaine densité morale, fait assez rare à l'époque chez
les hommes occupant de telles places. Ils étaient honnêtes. L'inté-
grité de Noailles n'est pas douteuse et c'est un des arguments que
Saint-Simon énonce pour se justifier de n'avoir pas dissuadé le
Régent de le choisir. S'il a bien, par la suite, assez petitement
tenté de limiter la portée de cet éloge, il n'y est point parvenu.
Un autre grand ennemi de Noailles, le marquis d'Argenson, aux
termes d'un portrait dont l'extrême méchanceté n'est pas sans drô-
lerie, n'hésite pas à lui faire grief de son incapacité à s'enrichir :
« Quant à ses propres affaires, il les a toujours plus mal gérées
encore que celles du Roi et son zèle en a été la ruine. Il a fini par
abandonner tous ses biens à ses créanciers. » Or tel fut également
le destin de Law, bien qu'il fût, à la différence de Noailles, expert
en finances.
Si ces hommes étaient honnêtes, ce n'est pas seulement parce
qu'ils étaient ambitieux et que pour les ambitieux le pouvoir passe
au-dessus du profit; c'est aussi parce qu'ils étaient des hommes
sincères, sincères dans leurs opinions, sincères dans leur dévoue-
ment au bien public. En réalité, ils étaient tous deux « patriotes »,
ce qui paraît naturel chez Noailles, si l'on considère sa lignée et sa
carrière, ce qui surprend davantage chez Law qui n'était pas fran-

1. Forbonnais.
Le radicalisme de gestion 97

çais, mais qui souhaitait la grandeur de la France afin d'assurer le


succès et le pouvoir de son protecteur le Régent.
Ils avaient, en somme, beaucoup de raisons de s'entendre ou du
moins de se supporter. Et le Régent avait les meilleures raisons de
les employer l'un et l'autre. C'est ce qu'il fit, pour son plus grand
avantage et pour celui de tous, mais pendant un certain temps seu-
lement.
VIII

La banque de Law n'aura pas lieu

Le premier dossier que Noailles trouve, en arrivant, sur sa table,


c'est justement celui de la Banque de Law, qui était demeuré en
suspens depuis la correspondance avec Desmarets.
Tout laisse à penser que le Régent, qui connaissait déjà Law et
auprès de qui celui-ci avait sans doute renouvelé ses suggestions
et ses insistances, voyait l'affaire d'un œil favorable. On dit géné-
ralement que Noailles ne voulait pas heurter de front Philippe
d'Orléans, mais qu'il n'était pas lui-même favorable à la Banque
et que tout en faisant semblant d'y porter un intérêt effectif, il se
serait évertué, en sous-main, à la desservir. Aucun fait ne cau-
tionne cette interprétation malveillante. Bien au contraire, Noailles
écrivait à Amelot, dès le 19 septembre : « Je crois que vous serez
satisfait de la réponse de M. Law que j e vous envoie 1 », et à
Villeroy, le 15 septembre, après une des réunions de travail qu'il
tenait sur ce sujet : « Ils y sont venus (les participants) 2 et ont
paru fort satisfaits du compte qu'il (Law) leur en a rendu, de
manière que ce qu'il peut rester de doute ne roule que sur le plus
ou le moins d'utilité que produira l'exécution de la proposition
mais qu'on ne peut en craindre aucun inconvénient 3 . » Une séance
spéciale du Conseil fut convoquée le 24 octobre pour prendre une
décision.
Le pourfendeur de la Banque ne fut pas le président du Conseil
des Finances mais Rouillé du Coudray, excellent technicien des

1. Cité par Levasseur, op. cit., p. 39.


2. Amelot, d'Argenson, le prévôt des marchands, Fagon, de Baudry et de Saint-
Contest.
3. Cité par P. Harsin, Introduction, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. XL1II,
qui donne un compte rendu minutieux de cette phase préparatoire.
La banque de Law n'aura pas lieu 99

Finances — qui avait été le bras droit de Desmarets et qui restait


le proche collaborateur de Noailles, personnage fort estimé pour
sa compétence et pour son intégrité quoique pittoresquement
connu pour son intempérance Du Coudray rédigea, le 23 octobre,
veille de la réunion, un mémoire qu'il fit tenir à « M. le duc d'Or-
léans le matin avant qu'il se rende au Conseil ». Ce texte constitue
un violent réquisitoire contre la Banque et il met l'accent sur le
point faible du projet qui est la sécurité de l'encaisse.
Law avait lui-même affirmé, pour rassurer les experts, « qu'il
n'y aurait jamais plus d'argent que de billets car on ne ferait de
billets qu'au prorata de l'argent 2 ». Cette déclaration est équi-
voque et sans doute n'est-ce point involontaire. Du Coudray sou-
ligne que, même s'il ne sort pas plus de billets qu'il n'entre d'es-
pèces, les espèces, une fois entrées, peuvent sortir. Dès lors, les
porteurs de billets qui se présenteraient seraient exposés, soit à
attendre, soit même à ne pas trouver d'argent! Le technicien a
percé à jour ce qui était en effet le plan de Law tel qu'il l'appliqua
d'ailleurs quand la Banque générale fut enfin créée. « L'argent
qu'ils (les porteurs) laisseront dans les caisses formera dans la
suite des temps des sommes très considérables, que l'on emploiera
utilement et dont le bénéfice se partagera à savoir un quart pour
lui (Law) et les trois quarts pour le Roi. C'est ce que le proposant
a affecté d'envelopper dans des discours infinis, ce qui ne se
découvre qu'avec peine dans la fin de son mémoire. »
Or, les opérations ainsi faites avec l'argent de la Banque peuvent
être mauvaises et le risque n'est pas exclu que le Roi, « pressé d'ar-
gent », fasse main basse sur les fonds de la Banque, comme cela
s'était produit pour le fonds de la loterie, et même pour le fonds
des caisses des consignations, quoique ce fonds soit sacré étant le
gage de la justice.
« Il est difficile, écrit Du Coudray, de croire que les particuliers
préfèrent du papier à l'argent comptant. » Il souligne qu'en tout
cas on ne pourra jamais payer ni les troupes ni les rentes de la
ville avec des billets, ainsi on ne pourra jamais en faire une mon-
naie usuelle.
Selon le témoignage du duc d'Antin, ce mémoire fit impression

1. Ces traits de son personnage sont illustrés par une anecdote fort connue :
« M. Rouillé du Coudray étant arrivé un peu tard au Conseil des Finances, M. le duc
de Noailles lui dit en plaisantant : " Le vin de Champagne vous a peut-être trop
arrêté. "... A quoi M. du Coudray répliqua sur le même ton : " Il est vrai que j'aime
un peu le vin de Champagne, mais ce n'a jamais été jusqu'au pot-de-vin " (Buvat,
op. cit., t. I, p. 117).
2. Déclaration rapportée dans le rapport de Fagon à la séance du 24 octobre.
100 La banque et la guerre

sur le Régent et le dissuada de peser en faveur du projet de Law


comme il l'eût peut-être fait sans cela.
Peut-être Rouillé du Coudray influença-t-il aussi d'autres per-
sonnes. En tout cas, la réunion du 24 octobre ne se déroula pas
d'une façon aussi favorable que les correspondances précédentes
le faisaient pressentir.
Une procédure originale avait été prévue pour cette séance.
Treize personnalités extérieures au Conseil et appartenant aux
professions de la Banque et du commerce avaient été conviées à
titre consultatif 1 .
Quatre seulement se déclarèrent favorables à la Banque 2 . I n
cinquième exposa que l'établissement, dans d'autres circons-
tances, pouvait être utile, mais qu'il était nuisible dans la conjonc-
ture présente.
Les huit autres affirmèrent « que cela devait être absolument
rejeté ». Parmi eux, nous ne serons pas étonnés de trouver Samuel
Bernard qui avait lui-même conçu son propre projet de banque
et qui était le prototype de l'ancienne finance dont Law poursui-
vait l'élimination.
Quand les hommes d'affaires eurent opiné, ils se retirèrent et le
Conseil commença sa propre délibération.
Le Pelletier de la Houssaye et Dodun émirent un avis prudent : il
fallait faire la banque... mais pas maintenant.
Saint-Contest se montre résolument négatif. Il ne pense pas que

1. Nous avons pu retrouver, en même temps que le mémoire de Rouillé du Cou-


dray, la liste complète des participants à la réunion, dont neuf seulement figurent
dans le document publié par Levasseur et commenté notamment par Luthy. Nous
donnons ci-après les noms des opinants pour et contre, en soulignant les quatre
noms jusqu'ici non mentionnés (tous hostiles).

Bernard Fénelon
Heusch Tourtou
Chauvin Piou
Anissou Guiguer
Philippe
Mouchard
Mouras
Lecouteux (Le Couteulx)
Hélissant
CONTRE FAVORABLES

Bibliothèque Mazarine. ms. 2342 P 262

2. Cf. les commentaires de Luthy sur ces personnalités, deux d'entre elles repré-
sentant Bordeaux et Nantes, les deux autres étant des banquiers spécialistes d'opé-
rations internationales (Luthy, op. cit., p. 301-302).
La banque de Law n'aura pas lieu 101

la banque puisse jamais avoir de solidité dans le royaume « parce


que l'autorité y est toujours et que le besoin y est souvent ». En
termes élégants, cela veut dire que le Roi prendra la caisse. C'est
la thèse classique selon laquelle la banque n'est pas une institution
viable dans un état despotique.
Gilbert, de Grammont et d'Effiat reviennent à l'opinion précé-
dente. La banque, si l'on veut, mais plus tard.
D'Argenson émet, seul, un avis favorable : peut-être pensait-il
plaire ainsi au Régent, voire à Law. La Banque sera « la caisse
des revenus du roi » (c'était clairement vu), « c'est une voie inno-
cente pour rattraper la confiance ».
Noailles intervient alors. Il se déclare « persuadé de l'utilité de
la banque » mais, pour lui aussi, « les temps ne conviennent pas ».
Il faut d'ailleurs tenir compte de l'opinion négative qui vient d'être
exprimée par les banquiers. Il rappelle sommairement la clef de
sa politique : les économies. « Supprimer les dépenses inutiles pour
payer les dettes de l'État. » Ainsi reviendra la confiance. Et comme
il ne faut pas prolonger l'incertitude, « on doit déclarer dès aujour-
d'hui que la banque n'aura pas lieu ».
Tous les membres du Conseil qui n'avaient pas encore parlé
endossèrent avec enthousiasme la conclusion de leur président.
Au Régent de conclure : « S.A.R. dit qu'elle était entrée persuadée
que la banque devait avoir lieu, mais après ce qu'elle venait d'en-
tendre, elle était de l'avis entier de M. le duc de Noailles. »
Nous retrouvons bien là la manière du Régent : ce n'est pas le
moment d'insister, autant flatter les opinants en se déclarant
convaincu par leur force de persuasion. En réalité il avait pris son
parti dès la lecture du mémoire de du Coudray. Mais il entendait
bien réserver l'avenir.

Ayant clos d'un cœur léger l'interlude de la Banque, Noailles


pouvait se consacrer sans partage à des problèmes moins accom-
modants : la dette et la monnaie.

La dette

Le problème de la dette publique obnubilait les contemporains,


les milieux gouvernementaux aussi bien que l'opinion publique,
d'une façon que nous avons tendance à trouver excessive.
Louis XIV avait certes beaucoup emprunté et les usuriers avaient
tiré de scandaleux profits de l'état de nécessité où se trouvait le
102 La banque et la guerre

royaume. Mais enfin la paix était revenue, le capital des emprunts


n'était pas exigible, les intérêts n'étaient pas toujours payés ponc-
tuellement et rien n'empêchait le gouvernement d'abaisser le taux.
Nous avons observé aussi bien en Angleterre qu'en France cette
hantise de l'endettement où il entre une part d'irrationalité et
peut-être un phénomène de rejet venant de l'inconscient collectif
des peuples.
S'il faut en croire l'exposé des motifs de la déclaration du
7 décembre, le Conseil avait commencé sa gestion en rejetant une
proposition qui tendait à la banqueroute générale. La réalité du
fait est d'ailleurs confirmée par YHistoire des Finances.
Saint-Simon, dans ses Mémoires, expose que la banqueroute est
préférable à l'impôt et il développe une théorie dynastico-juridique
selon laquelle le roi de France n'est pas tenu par les dettes de ses
prédécesseurs
Il est cependant peu probable qu'il se soit fait l'avocat de cette
cause devant le Conseil, car, toujours selon ses dires, c'est pour
éviter d'en prendre la responsabilité qu'il aurait refusé (?) d'assu-
mer la charge des finances. « C'était un paquet dont je ne voulais
pas me charger devant Dieu ni devant les hommes. » Le duc de
Bourbon semble avoir montré plus de cynisme si l'on doit en croire
Buvat : « Ce prince, qui était près de la cheminée, mit un écu dans
sa main et un petit papier dessus qu'il souffla dans le feu et dit :
" Monsieur, quand vous en aurez fait autant de tout le papier on
verra l'argent 2 ". »
A défaut de banqueroute générale, on envisagea « un parti moins
violent, qui était une révision générale de tous les effets... On y
trouverait de grands et légitimes retranchements à faire... » et l'éta-
blissement d'une Chambre de Justice « qui permettrait d'éteindre
encore une partie de la dette ».
Ce plan, que Law désapprouvait aussi bien que l'autre, finit par
être adopté et appliqué en deux étapes; le visa par une déclaration
du 7 décembre 1715 et, plus tard, la Chambre de Justice, en
mai 1716.

La monnaie

Si Noailles avait attendu, pour faire connaître qu'il rejetait la


banqueroute générale, le moment où il annonçait une banqueroute
1. Le roi ne vient pas à la couronne « par héritage ni représentation » mais par
la combinaison d'un fait qui est sa naissance et d'un fideicommis. « une substitution
faite par la nation à une maison tout entière ».
2. Gazette de la Régence, op. cit., p. 33.

t
La banque de Law n'aura pas lieu 103

partielle, en revanche, il avait pris sur la monnaie, dès le


12 octobre, une vigoureuse position de principe, en affirmant, par
un avis du Conseil, que la valeur des espèces d'or et d'argent res-
terait invariable.
Le 20 octobre, dans une réponse adressée aux commerçants de
Nantes, qui en demandaient l'augmentation, il persistait à affir-
mer : « Rien n'est plus important que de fixer pour toujours le prix
des monnaies sur le pied qu'il est à présent de 14 livres le louis d'or
et de 3 livres 10 sols l'écu 1 . »
Sous tous les régimes, de telles déclarations sont imprudentes
quand elles ne sont pas volontairement fallacieuses. Il est cepen-
dant probable que Noailles souhaitait sincèrement qu'il fût pos-
sible de maintenir les monnaies au taux ridiculement faible où elles
se trouvaient fixées.
Les radicaux de gestion hésitent toujours devant les traitements
chirurgicaux. Ils croient aux vertus de la bonne gestion (surtout
quand ils sont résolus à la pratiquer), à l'équilibre comptable et à
la panacée de la confiance.
Noailles avait été le collaborateur de Desmarets, contrôleur
général des Finances et il avait été associé à l'extravagante poli-
tique de déflation pratiquée par ce ministre. Alors que le numéraire
était rare et que l'économie exsangue aurait eu besoin d'être sti-
mulée, fût-ce au prix de quelque inflation, Desmarets avait décidé
de « diminuer » les espèces, ce qui ne pouvait manquer de produire
une double conséquence. D'une part, les possesseurs de pièces
« diminuées » préféraient les garder ou les exporter, ou les trafi-
quer eux-mêmes plutôt que d'accepter que le même poids de métal
perdît de sa valeur entre leurs mains. D'autre part, à supposer
même qu'ils eussent agi le plus vertueusement du monde, la diminu-
tion de la valeur nominale du stock de monnaie dans son ensemble
avait pour effet de réduire les moyens de paiement, par là même de
rendre les échanges plus difficiles et de diminuer les prix et les
salaires. « Les producteurs et les travailleurs gagnaient moins,
alors qu'ils devaient toujours payer les mêmes fermages, les mêmes
impôts, les mêmes loyers et les mêmes rentes. »
De surcroît, Desmarets avait imaginé de pratiquer cette opéra-
tion en onze fois ou si l'on préfère, d'échelonner onze réévaluations
successives, faisant descendre le louis de 20 livres à 14, la pre-
mière étant intervenue le 1 e r décembre 1713 et la dernière ayant

1. Œuvres complètes, op. cit., t. I, Introduction p. XLV et n. 73. Déjà au début de


l'année, les Nantais récriminaient contre la rareté des espèces. Mémoire du
15 janvier 1715, cité par F. Abbad, La Crise de Law à Nantes (Extrait des
Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 82, 1975.)
104 La banque et la guerre

justement pris date le 1 e r septembre 1715 comme pour saluer la


fin du grand roi en portant à sa plus basse valeur son effigie moné-
taire 1 .

La diminution à répétition de Desmarets est le type de l'opéra-


tion sincère, l'acte exemplaire d'une politique déflationniste que
son auteur croyait excellente et bien d'autres personnes avec lui,
même parmi celles dont on attendrait un jugement plus critique.
Ainsi Dutot, après avoir noté que, par ce procédé, « l'étranger à
qui on devait de la monnaie faible en avait reçu de la forte », pense-
t-il que le plus dur moment était celui de la transition et il note
que le commerce marquait des signes d'amélioration après le
1 e r septembre. Nous avons mentionné ci-dessus l'évasion de la
monnaie française vers les Pays-Bas, laissant un fort bénéfice aux
spéculateurs et appauvrissant l'économie.
En fait, Desmarets — et certains commentateurs avec lui — com-
mettait l'erreur, encore aujourd'hui vivace et souvent honorée, de
considérer comme un acte de courage et de lucidité le fait de
rechercher le redressement économique au prix de mesures socia-
lement rétrogrades, lesquelles sont le plus souvent, de surcroît,
inefficaces ou négatives, même si l'on se place au point de vue
« amoraliste » de la pure technique.
Forbonnais, tout en louant l'intention (!), met bien l'accent sur le
principal aspect : la condition du débiteur devient plus mauvaise.
Les impositions se font plus pesantes. « Les débirentiers doivent
payer 1/3 de plus. Le laboureur qui avait pris une ferme de
485 livres pour six ans, au lieu de payer 10 marcs d'argent fin,
sera obligé d'en payer quatorze » sans pouvoir se rattraper sur les
prix. Il en devait résulter une misère affreuse et, dès lors, « un vide
énorme dans les consommations 2 ».
Dans le même sens, Law avait remarqué : « Si M. Desmarets
avait entendu son métier, il aurait déclaré que tous contrats et
autres dettes faites avant la réduction seraient payés en monnaie
faible et que les contrats et dettes à faire seraient payés en mon-
naie forte 3 . »

1. Voir ci-après, note annexe, p. 110.


2. Forbonnais, op. cit., p. 249.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 219.
La banque de Law n'aura pas lieu 105

Telle est donc la situation dont hérite le duc de Noailles. Peut-on


s'accommoder de cette monnaie forte dans une économie
exsangue? Le louis qui, en 1709, était au chiffre rond de 20 livres
se trouve ramené à 14. L'écu qui était à 5 livres est descendu à
3 livres 10 sous. Tout le monde se plaint de la rareté des espèces.
Le chroniqueur Buvat y fait de fréquentes allusions 1 .
Malgré leur faible compréhension des phénomènes économiques,
les commerçants, ici et là, réclament l'augmentation des espèces 2 .
Deux indices font apparaître à quel point la situation est ten-
due : le Conseil examine sérieusement la proposition de donner
cours légal aux piastres espagnoles 3 . Le taux d'escompte des
lettres de change s'élève couramment à 2,50 par mois, soit 30 %
par an 4 .
Le calcul de Noailles, bien qu'il s'inspirât d'un optimisme exces-
sif, prenait appui sur un fait réel et sur un raisonnement logique.
Le président du Conseil des Finances estimait — et il n'était point le
seul — que malgré l'amputation d'un tiers opérée par son patron
Desmarets, il restait encore en France une quantité d'espèces qui

1. « On m'écrit d'Amiens le 29 novembre : " Je ne puis vous exprimer la misère du


peuple, riches et pauvres, tout se plaint si fort que cela fait compassion. Il n'y a ni
argent ni crédit. L'un se défie de l'autre, l'argent est aussi rare que les diamants. " »
« L'argent est rare et faute de ce précieux métal, les vins ne s'enlèvent pas des
provinces, de sorte qu'ils sont à bon marché sur les lieux. » « Une des causes du
manque d'argent disponible provient du non-paiement des officiers par l'État. Ils
vont, par charité, dîner, chez les capucins » (Rochefort, le 9 décembre). « Tout cela
(les bals, les comédies) est bon pour amuser le public qui est d'ailleurs persécuté
par la disette d'argent et la cessation du commerce » (18 sept. 1716, Gazette de la
Régence, p. 25, 28, 36, 115). Les récriminations de Buvat continueront d'ailleurs
sur plusieurs années malgré les dévaluations successives de Noailles et d'Argen-
son.
2. Pour les commerçants de Nantes, voir ci-dessus, p. 103, n. 1. Les commerçants
de Tours, dans un mémoire du 24 décembre 1715 : « La diminution des espèces a
causé seule la ruine du commerce, tant par le transport qui s'en est fait dans les
pays étrangers que par le défaut de circulation du peu qui reste dans le royaume »
(Arch. nat., F 12797). Et ceux de Paris :
« Deux seules choses causent ce cruel événement : la première est la diminution
des espèces, la seconde est la cessation du paiement de la plus grosse partie des
dettes que l'État a été obligé de contracter » (sans date, Arch. nat., F 12797).
3. Délibération des l e r -4 octobre 1715, B.N., ms. 6930, citée par H. Luthy, op.
cit., t. I, p. 207.
1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 310.
106 La banque et la guerre

aurait été suffisante si ces espèces ne se cachaient pas Il fallait


donc dégeler les avoirs des thésauriseurs; pour cela, Noailles
comptait sur la confiance et, pour l'obtenir, il ne fallait pas porter
atteinte au cours des monnaies.
Noailles, au surplus, disposait de deux atouts :
La paix était revenue et le Gouvernement entendait la mainte-
nir, fût-ce au prix d'importants sacrifices (Mardyck).
Dès lors, une politique d'économies était possible, Noailles
l'avait annoncée, on en parlait dès septembre dans le public et il
la pratiqua effectivement. « Le Régent, écrit Buvat dès le 6 sep-
tembre, a déjà fait une réforme considérable, l'écurie à cent che-
vaux, la table à vingt fois moins qu'elle n'était, la musique à vingt-
quatre violons... Le Régent s'étant déclaré pour l'entretien de la
paix... nous verrons comment l'affaire de Mardyck ira désor-
mais 2 . »
Mais il faut du temps pour équilibrer un budget et rassurer l'opi-
nion publique par la réduction des violons et des chevaux.
Pour le président du Conseil des Finances, la banque de Law
aurait pu être une troisième carte. Mais sans doute ne l'avait-il
pas compris, et nous savons qu'il ne s'était pas résolu à la
jouer.
Dans la première quinzaine de décembre, Noailles prit l'initia-
tive de décrocher de ses positions. Il le fit d'abord, comme nous
l'avons vu, à l'égfy-d de la dette, par la déclaration du 7 septembre.
Dès lors, il eût été illusoire de compter sur la confiance car le
procédé du visa, même non encore accompagné de l'institution
d'une Chambre de Justice (mais tout le monde pouvait pressentir
sa création), apportait dans l'économie quotidienne un facteur de
trouble dont il n'était désormais possible ni de contenir la force
ni de limiter la durée. La « dévaluation » ne pouvait manquer de
suivre. Ce fut l'œuvre d'une déclaration datée de décembre 3 dont
l'exposé des motifs se réfère à « la demande générale du com-
merce ». Il est probable que Noailles ne cédait pas seulement à
cette considération et qu'il subissait aussi la contrainte des diffi-

1. <i Voulez-vous savoir, Monsieur, ce qui rend l'argent si rare? En voici une
démonstration : M. de Chalais, receveur général de Champagne, ayant un billet de
1 500 livres à payer, le porteur alla avec un ami le prier incessamment de le payer...
M. de Chalais chercha sur lui et dans ses tiroirs et ne put ramasser que 300 livres
qu'il donna en soupirant. Cependant, le feu ayant pris à la nuit de Noël à l'hôtel
d'Albret, il a fallu jeter les coffres par la fenêtre qui se sont trouvés remplis d'argent
jusqu'à 800 000 livres. » Gazette de la Régence, p. 50.
2. Gazette de la Régence, p. 11.
3. Notée à la date du 24 par le Journal de la Régence, Dom Leclercq indique la
date du 15.
La banque de Law n'aura pas lieu 107

cultés de la trésorerie. L'opération monétaire devait dégager un


bénéfice substantiel. Law, qui désapprouvait le visa, se montrait
au contraire favorable à l'augmentation des espèces. Peut-être
même la conseilla-t-il car, dès cette époque, le Régent recueillait
ses avis. En tout cas, YHistoire des Finances, qui reflète sa pensée,
souligne que « la demande des négociants était juste, qu'elle s'ac-
cordait avec leur intérêt et celui de l'État ». « Les dettes et les
impositions devenaient par là plus faciles à payer de près d'un
tiers. C'est la première opération de la Régence qui a été favorable
au commerce . »
La déclaration de décembre fixait à nouveau la valeur du louis
d'or à 20 livres, celle de l'écu à 5 livres, c'est-à-dire à leurs valeurs
de 1709.
On est tenté d'en déduire que l'œuvre de Desmarets est abolie :
mais tel n'est point le cas. Il serait simple de penser que celui qui
détenait en 1709 un louis de 20 livres, que Desmarets avait ramené
à 14, voit ce même louis reprendre son chiffre initial. Il n'en est
rien. Le porteur dispose de trois mois (le premier trimestre de
1716) pour porter son louis à un hôtel des Monnaies : on lui en
donnera 16 livres (pour un écu, 4 livres). Cependant, s'il traîne
et s'il ne vient qu'après le 1 e r avril, il ne recevra que 14 livres,
donc le montant nominal antérieur à l'édit de décembre. Quant
au louis qu'il vient d'apporter, il est « réformé » et « converti » : il
vaut donc 20 livres pour l'État 2 .
En conclusion, dans la meilleure hypothèse, le détenteur aura
gagné deux livres, mais il lui faudrait dépenser quatre livres pour
se retrouver possesseur du même objet. L'État, lui, gagne ces
quatre livres et, après le 1 e r avril, il en gagne six.
Tout le monde ne « marchait » pas, tant s'en faut. « Quel est
celui, écrit Dutot 3 , qui, entendant un peu son compte, voudra
donner 20 livres pour n'en recevoir que 14 pour les uns et 16 pour
les autres? » « Le bénéfice accordé aux sujets, note Forbonnais,
n'était pas suffisant pour arrêter le billonnage qui fut extraordi-
naire malgré les défenses. Une partie se fit à îa vérité dans le
royaume même; mais une autre partie très considérable se fit à
l'étranger. »
Comme le remarquent ces auteurs, le billonnage est grandement
facilité dès lors que les nouvelles pièces sont de même titre
1. Œuvres complètes, op. cit., t. 111, p. 294.
2. Forbonnais emploie l'expression de refonte (p. 389), mais sans doute pas dans
le sens précis de ce mot. Dutot précise bien : « réformés » et « convertis » en nou-
velles espèces « sans être fondus », ce qui veut dire qu'ils étaient seulement re-mar-
qués.
3. Éd. Daire, p. 811.
108 La banque et la guerre

et de même poids que les anciennes. Il suffit alors « d'un coup de


marteau même mal appliqué »...! Un arrêt du Conseil du 1 e r août
1716 notera avec un certain désabusement « qu'en quelques
endroits on ramassait secrètement les anciennes espèces, qu'on
achetait à plus haut prix, ce qui ne pouvait se faire que dans la
vue de les réformer en fraude ou de les transporter hors du
royaume ».
Ainsi beaucoup de possesseurs s'abstinrent-ils de les appor-
ter. La « réformation » dura jusqu'au mois de mai 1718 (date
de la nouvelle opération pratiquée par d'Argenson) et elle
porta au total sur 440 000 000 d'espèces dont 106 000 000 d'or
et 334 000 000 d'argent, ce qui procurait à l'État un béné-
fice brut de 110 000 0 0 0 L e s rentrées se firent d'ailleurs
progressivement et en juillet 1717 elles ne s'élevaient qu'à
379 237 000 livres 2 .
D'après les chiffres des opérations précédentes, il semble que le
total des pièces « régularisées » entre décembre 1715 et mai 1718
ait été inférieur à la moitié du stock métallique national.
Un grand nombre de pièces demeuraient dans une situation
non pas sans doute illégale, mais indécise. Beaucoup d'entre elles
étaient, au préjudice de l'État, faussement réformées, principa-
lement à l'étranger. Vainement une déclaration royale du 23 août
1716 défendit l'entrée dans le royaume de toutes les espèces réfor-
mées — vraies ou fausses — afin d'empêcher l'entrée des fausses.
Le trafic n'en fut pas arrêté.
Puisque nous sommes sur ce sujet, nous saisirons l'occasion de
porter un regard d'ensemble sur la politique monétaire sous le
ministère de Noailles.
En novembre 1716, le duc de Noailles, à la fois sans doute par
l'effet de la déconvenue, et par la pente naturelle de son esprit
réformiste et clarificateur, avait pris une série de décisions moné-
taires tendant à une double fin. D'une part, remédier au « désordre
que causaient les défectuosités de poids et de titres des espèces
d'or faussement réformées et qui avaient été introduites dans le
royaume ».

1. Ces indications figurent dans un document en date du 28 août 1719 et inti-


tulé : « État abrégé du travail fait dans les monnaies depuis l'édit de 1689, temps
de la première réformation des espèces jusqu'à la refonte ordonnée par l'édit du
mois de mai 1718 pour juger de la quantité d'espèces qui peuvent être encore à
réformer dans le Royaume. »
2. Ce chiffre, indiqué par Dutot, op. cit., t. II, p. 67 et sq, et repris par Forbon-
nais, a été retenu ensuite par tous les historiens. Notons au passage la perspicacité
de Buvat qui avait évalué à 100 000 000 le bénéfice probable de l'État. Gazette de
la Régence, 3 janvier 1716, p. 47.
La banque de Law n'aura pas lieu 109

En conséquence, l'édit de novembre prescrivit la fabrication


de nouveaux louis, d'une qualité particulière, notamment à la
« taille » de 20 au marc (au lieu de 30) et qui valaient 30 livres
Ils reçurent le nom de Noailles et demeurèrent le symbole de la
bonne monnaie. Les hommes prudents stipulèrent dans leurs
contrats le paiement en Noailles.
Il s'agissait, d'autre part, de faire sortir l'argent et à cet effet
on recourut au procédé classique (Law en fera d'ailleurs grand
usage) de diminutions en cascade, sur les pièces « anciennes » (non
réformées) En fait ces dispositions demeurèrent lettre morte,
car elles furent prorogées par sept différents arrêts 3 et l'on gagna
ainsi la nouvelle phase de la politique monétaire appliquée par
d'Argenson en 1718.
Si les opérations monétaires de Noailles ne connurent qu'un suc-
cès imparfait 4 , il convient de souligner qu'à partir d'avril 1716 et
jusqu'à son départ du ministère, le change demeura constamment
favorable à la France 5 .
Il existe donc pendant cette période les types de monnaie ci-après
définis :
— le nouveau louis (Noailles) 20 au marc valeur au marc :
valeur unitaire 30 livres 600 1.
— le nouveau louis de type courant et le louis
réformé — les uns et les autres de 30 au marc
valeur 20 1. 600 1.
— le louis non réformé 16 1.6 480
— les écus réformés de 8 au marc 5 1. 40
— les écus non réformés 4 1. 32

1. «Au titre de 22 carats, du poids de 9 deniers 14 grains et 2/5 de grain, à la


taille de 20 au marc, au remède de poids de 24 grains par marc et de dix trente-
deuxième de fin,... la beauté et la perfection de ces espèces n'empêchaient pas qu'il
n'y eut un profit de 25 % à les contrefaire, si on le voulait » (Forbonnais). Ils devaient
être fabriqués à la seule Monnaie de Paris, mais cette restriction ne fut pas main-
tenue.
2. Au 1 e r janvier les écus devaient descendre de 4 livres à 3 livres 18 sols 2 d.
Au 1 e r février 1717 à 3 livres 15 s. Au 1 e r mars à 3 livres 10 s.
3. 30 janvier, 5 et 24 avril, 19 juin, 31 août, 27 novembre 1717 et 22 jan-
vier 1718 (cf. Dutot, ms. Douai, p. 65 et sq.).
4. Un arrêt du conseil du 3 janvier 1717 constatait que la fausse réformation
des espèces continuait de plus belle dans les pays étrangers (cf. Dutot, t. I, p. 189).
5. Dutot, ms. Douai, p. 68 et sq.
6. La réduction à 14 1. initialement prévue, ainsi que dit ci-dessus, ne fut jamais
mise effectivement en application.
L'Ancien Régime utilisait, comme l'on sait, des monnaies consistant
en pièces métalliques d'or, d'argent ou de cuivre. Il s'agissait là des mon-
naies dites réelles.
On connaissait aussi une monnaie dite idéale ou monnaie de compte, la
livre tournois, qui était dépourvue de toute forme matérielle. Un louis, un
écu valaient un certain nombre de livres. A l'origine, la livre était définie
par son propre poids d'argent, en fait 490 grammes sous Charlemagne.
Mais on n'avait jamais vu un objet tangible appelé livre et pesant
490 grammes.
Au 1 er septembre 1715, la valeur de la livre, en grammes d'argent, est
de 7,90, mais il n'existe pas davantage d'objet appelé livre et que l'on
puisse se passer de main en main. La livre n'est qu'un mot inscrit sur des
pièces, précédé d'un nombre que le souverain peut modifier à sa guise
sans changer la pièce, de même qu'il peut apposer le même chiffre sur
une pièce différente de la première par son poids et son titre.
Lorsque le souverain frappe des pièces de métal, il perçoit, outre les
frais de fabrication, un droit appelé seigneuriale, et qui constitue son
bénéfice (l'ensemble du droit et des frais s'appelle la traite). Il peut ne le
percevoir qu'une fois et cette méthode est la plus recommandable car elle
se rencontre le plus souvent avec l'invariance (souhaitable) de l'étalon
monétaire. Mais il arrive aussi que le souverain prélève le seigneuriage à
diverses reprises, en prescrivant soit la refonte, soit la re-marque de la
monnaie. Il suffit, pour cela, qu'il attribue au même poids de métal une
valeur nominale plus forte et qu'il garde la différence. Beaucoup de mani-
pulations monétaires n'ont souvent d'autre objet que de procurer ainsi
une rentrée au trésor. Il peut arriver cependant que l'État poursuive un
double but : par exemple, ranimer l'économie par un coup d'inflation,
et en même temps prélever son bénéfice au passage.
Dans cette conception schématique, l'État a toujours intérêt à augmen-
ter la valeur nominale du gramme d'or ou d'argent, opération appelée à
l'époque haussement des espèces et aujourd'hui dévaluation. L'équiva-
lence de ces deux termes apparemment contradictoires peut surprendre
La banque de Law n'aura pas lieu 111

les profanes. Il faut avoir dans l'esprit la distinction que nous venons de
rappeler entre la monnaie réelle (louis, écu, etc.) et la monnaie de compte
(livre). En haussant les espèces, monnaie réelle de métal, on dévalue la
livre, monnaie idéale de compte. Ainsi, dans l'opération de décembre 1715
(qui annule celle de Desmarets) le louis passe de 14 à 20 livres : il est
donc haussé (par rapport à la livre). Mais la livre elle-même est baissée,
dévaluée par rapport au louis : 1/20 au lieu de 1/14.
Du fait que le haussement des espèces est la forme normale de la per-
ception répétée du seigneuriage, on pourrait déduire que les manipula-
tions des monnaies vont toujours dans le même sens : hausse du métal,
baisse de la livre. Et c'est bien en effet la tendance générale, comme nous
le voyons par l'énorme dévaluation de la livre au cours des siècles. Mais
il advient aussi que l'État procède à l'opération inverse : la diminution
des espèces métalliques, c'est-à-dire l'augmentation, la réévaluation de la
livre.
Quel intérêt peut-il donc y trouver? Le plus souvent, cette opération est
savamment liée à la précédente. On diminue : par exemple, le louis passe
de 20 à 19, et on annonce qu'il passera ensuite à 18, à 17, etc. Le porteur
rapporte donc ses pièces à l'hôtel des Monnaies puisqu'elles risquent de
diminuer davantage jusqu'au moment où elles seront décriées, c'est-à-dire
mises hors de service. L'État frappe de nouvelles espèces « en augmen-
tation » et garde ainsi la différence de la valeur en métal. Ce méca-
nisme se prête à des combinaisons très variées, comme on le verra ample-
ment par l'expérience de Law.
Cependant il peut arriver que la diminution ne soit pas liée à une opé-
ration jumelée de haussement. Dans ce cas, il s'agit d'une réévaluation,
sans bénéfice pour l'État, sans seigneuriage. Elle est décidée en vue d'ob-
tenir un résultat économique déterminé, tel que l'amélioration du change
ou la baisse des prix extérieurs. C'est une technique analogue à celle de
la déflation pratiquée par Pierre Laval en 1935 et dans une certaine
mesure comparable à ce qu'on appelle aujourd'hui un plan de stabilisa-
tion, à ceci près que nous préférons agir aujourd'hui par les restrictions
de crédit ou par la voie fiscale plutôt que par le changement de valeur
nominale des espèces, peu praticable avec une monnaie de billets.
XI

Le facteur sonne toujours deux fois

Au lendemain du 24 octobre, John Law n'avait perdu ni son


espérance, ni son assurance, et surtout il n'avait point perdu la
confiance du duc d'Orléans.
C'est même à cette époque que se révèle entre les deux hommes
une véritable affinité, une « singulière affinité » procédant à la fois
de correspondances psychologiques et, il faut le dire, d'une remar-
quable concordance d'intérêts.
L'avantage mutuel que les deux hommes devaient obtenir du fait
et pendant le cours de leur association politique était annoncé et
appelé par la convenance réciproque de leurs caractères et de leurs
passions. Entre ces deux légèretés apparentes la communication
•s'établissait dans la profondeur. N'est-il pas naturel que deux
hommes aussi persuasifs se persuadent? Que deux hommes aussi
séduisants se séduisent? Et aussi qu'un « souverain » aimant et
pratiquant la lecture (ce qui est insolite), rencontrant un banquier
aimant et sachant écrire (ce qui est rare), le premier se mette à lire
ce que l'autre écrit pour lui, et que cet échange complète et stimule
l'entretien verbal? Tous les deux appartiennent à la galaxie de
Gutenberg, où les monarques et les financiers se rencontrent rare-
ment.
Il y a davantage. L'un et l'autre cherchent à comprendre les
phénomènes, à pénétrer les arcanes. Nous savons que Philippe
d'Orléans avait la vocation de l'apprentissage, Law celle de la
pédagogie. Comment un prince qui avait tenté de s'initier à la chi-
mie dans le laboratoire de son médecin hollandais n'aurait-il pas
été attiré par ce laboratoire vivant qu'était, à l'égard d'une science
non moins mystérieuse et incomparablement plus utile, le proje-
teur écossais?
Le facteur sonne toujours deux fois 113

Au-delà de la chimie, c'est de l'alchimie dont on peut prononcer


le nom. Law, même s'il n'est pas Olivier du Mont, est l'inventeur
d'une pierre philosophale. Le Régent s'était amusé un temps, nous
dit Saint-Simon, à faire des compositions de pierres et de cachets
avec du charbon, et voici qu'on lui proposait de faire de l'or avec
du papier.
Auprès de M m e d'Argenton, qu'il avait aimée plus que les autres,
et peut-être à cause de sa connivence dans ses entreprises étranges,
il cherchait dans un verre d'eau le présent et le futur, et voici qu'on
lui offrait, dans la limpidité d'un mémoire, l'explication du présent
et la figuration d'un futur délicieux. Nous n'irons pas jusqu'à dire
que la fréquentation de Law lui rappelait sa quête du diable et
pourtant, cet homme qui lui apportait l'avantage de comprendre
sans douleur et de s'enrichir sans effort, n'était-il pas comme le
sorcier bienfaisant d'une blanche magie financière?
Dans la logique de cette représentation, nous pensons que c'est '
à partir du mois de décembre 1715 que les deux hommes attei-
gnirent un nouveau palier de relations. A l'époque de l'échec du
premier projet, le Régent accordait sans doute à Law un préjugé
favorable, mais il ne se sentait pas véritablement engagé avec lui.
Nous voyons assez bien le point tournant dans la très curieuse
lettre de Law adressée au Régent en décembre et qui est une pièce
aussi remarquable que le serait — si l'on pouvait le tenir pour
authentique — 1' « avis » de la Sibylle de Chartres.
Dans cette lettre, Law reprend les arguments bien connus —
notamment l'exemple de l'Angleterre — en faveur de l'établissement
d'une banque. Il fait une allusion, qui va dans le sens de la pierre
philosophale, au secret qu'il doit garder, avec l'autorisation du
prince, sur certains éléments de son plan 1 . Il prend des engage-
ments précis : abaisser l'intérêt à 4 %\ porter les rentes sur la ville
et les billets de l'État au pair avec les espèces : voilà qui est d'ac-
tualité, puisque l'on aménage les rentes et que l'on s'achemine,
avec le visa, vers la création d'un papier qui prend justement le
nom de « billets de l'État ».
Il se réfère, d'autre part, à une conversation qu'il a eue avec le
Régent à Marly : « Votre Altesse Royale me fit l'honneur de me dire
que par les ouvertures que j e lui faisais, elle commençait de voir
au travers des difficultés des affaires du pays. » Voilà pour le péda-
gogue.

1. « Votre Altesse Royale a eu la bonté de me dire qu'elle ne demandait pas d'être


instruite de la manière que je me propose de conduire mon projet — ainsi je me sers
de la liberté qu'elle m'a donnée de garder mon secret sur cet article » (Œuvres
complètes, op. cit., t. II, p. 266).
114 La banque et la guerre

Voici maintenant l'inventeur qui se découvre : « J'eus l'honneur


de lui dire que mon idée de banque n'était pas la plus considérable,
que j'en avais une sur laquelle je fournirais cinq cents millions qui
ne coûteraient rien au peuple »
Enfin c'est le tour de l'alchimiste. Le paragraphe où il se révèle
représente un climax dans l'œuvre écrite de Law; c'est aussi une
apparition unique. Il semble que l'auteur se libère d'une longue
contrainte. Nous ne retrouverons plus jamais chez lui ce ton ins-
piré et peut-être cet élan de franchise.
« La banque n'est pas la seule ni la plus grande de mes idées; je
produirai un travail qui surprendra l'Europe par les changements
qu'il portera en faveur de la France, des changements plus forts
que ceux qui ont été produits par la découverte des Indes ou par
l'introduction du crédit 2 . »
Non seulement les problèmes économiques et financiers seront
réglés, mais la France verra sa population portée à 30 millions
d'habitants, les « revenus généraux » à 3 000 000 000 3 , le revenu
du Roi à 300 000 000, l'armée à 300 000 hommes, la marine à
300 bateaux.
Ce plan, d'ailleurs à peine esquissé, ne comporte qu'une allusion
cursive au commerce maritime, aucune aux expéditions coloniales.
L'idée n'en viendra que plus tard et d'ailleurs elle ne viendra pas de
lui.
Il résulte très clairement du texte que le miracle sera produit
par le crédit, et plus particulièrement par un mode de crédit déter-
miné qu'il se propose d'introduire : c'est là sans doute la partie de
« secret » qu'il conserve.
La fin de la lettre redescend de ces hauteurs et se termine très
prosaïquement sur le thème du projet de banque qui est simple,
qu'il se propose d'établir à ses frais, et pour lequel il ne demande
rien de plus qu'une autorisation.
Un plan grandiose, une proposition modeste. Étonner l'Europe,
dépasser l'Inde : on comprend que le Régent soit « accroché ». Ne
rien dépenser, ne rien risquer : on conçoit qu'il soit rassuré.
Il faut bien comprendre que le nouveau projet de banque n'est
vraiment pas le même que l'ancien. Il est donc tout à fait normal
qu'il ne rencontre pas la même opposition. Saint-Simon, et après lui
1. Cette conversation confirme le caractère apocryphe (pour ce qui concerne
Law) du « Rétablissement du commerce », malgré la similitude des thèmes. Si ce
mémoire avait existé, Law n'aurait pas manqué d'y faire allusion, comme il le fait
à l'entretien de Marly.
2. Voir ci-après, note annexe, p. 120.
3. Il était évalué par V'auban à 2 400 millions, mais par Law lui-même à seule-
ment 1 500 ou 1 800, voire 1 200 (cf. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 48).
Le facteur sonne toujours deux fois 115

beaucoup d'auteurs croient qu'à force de patience, de manœuvres,


de promesses et de pressions (« et on parla à la plupart un peu
français à l'oreille 1 ») le Régent, de plus en plus entiché de Law, et
Law lui-même inébranlable, sont parvenus à faire déjuger de son
refus initial le Conseil des Finances. Il est fort possible qu'il ait
fallu tout cela pour le décider, mais en fait il ne se déjugeait pas.
Noailles n'avait pas à capituler ni à se convertir.
Le scénario est très simple. Nous en avons vu la répétition géné-
rale avec l'affaire du Piémont. Law emploie à nouveau la substi-
tution stratégique dont il avait usé avec le duc de Savoie et avec
son Contador général. Il ne propose plus une banque qui serait une
Caisse générale du Trésor et qui assumerait ce qu'on appelle
« le mouvement général des fonds », comme l'avait parfaitement
compris d'Argenson. Il s'agit simplement d'une banque privée,
dotée d'un capital modeste, 6 000 000 de livres, souscrit par des
actionnaires qui ne versèrent d'ailleurs que le quart du capital,
et sur ce capital un quart seulement en espèces, le reste en billets
d'État. La banque ne ferait que les opérations normales de ce
genre de commerce, opérations d'ailleurs limitées, car, d'une part,
elle ne peut émettre les billets que contre des espèces et d'autre
part, les opérations commerciales et le crédit ou l'assurance mari-
time sont exclus de son champ d'activité.
Law maintenait la formule du libellé des billets en écus de
banque dont le poids et le titre étaient constants2, garantissant la
monnaie de papier contre la dévaluation (augmentation). Il faudra
cependant quelques mois encore pour que la Banque soit enfin
dotée de l'existence.

Entre-temps, Noailles poursuivait avec opiniâtreté sa politique


financière sur une double ligne. D'une part, il pratiquait une série
d'économies, notamment sur les dépenses militaires, sur les bâti-
ments, sur les offices inutiles, créés en nombre prodigieux. Il entre-
prenait une révision générale des pensions, et il ramenait à un taux
uniforme de 4 % le taux de la dette publique.
D'autre part, il poursuivait les méthodes extraordinaires : le
visa, puis la Chambre de Justice.
L'opération du visa fut confiée à de remarquables techniciens,
les frères Paris : ils purent ainsi se faire la main pour le second
visa qui devait suivre et apurer le système. Il s'agissait de trier et

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 280.


2. Une once d'argent et onze deniers de fin.
116 La banque et la guerre

de répartir en différents tas la masse des « papiers d'État » qui


constituaient la dette non consolidée.
Il y a toujours un premier bénéfice dans ce genre de lessive :
certains porteurs préfèrent ne pas attirer l'attention sur eux, et
faire le sacrifice d'un trésor qui ne leur coûte pas cher. « Un avocat
de mes amis, écrit Buvat, a vu de ses yeux jeter au feu par un
homme d'affaires 300 000 livres de billets royaux sur la raison
qu'ils ne lui coûtaient que 40 000 livres et qu'ayant d'ailleurs un
million, il aimait mieux perdre 40 000 livres, que ce qu'on vît son
nom au dos de ces billets. »
Les papiers effectivement présentés furent classés en diverses
sortes selon un ensemble de critères : leur origine, la modalité du
paiement lors de la première acquisition (espèces ou papier
d'État), la présentation par les premiers propriétaires ou par des
cessionnaires, etc. Selon le classement retenu, le montant du dépôt
était frappé d'un taux de réduction varié, zéro l , un cinquième, un
quart, deux cinquièmes et quatre cinquièmes.
Les résultats globaux furent récapitulés dans une déclaration du
1 e r avril 1716, après quatre mois de travail. Le montant total, avoi-
sinant 600 000 000, avait été réduit à 250 000 000. En tenant
compte de certaines différences dans les chiffres, et aussi des
mesures prises pour certaines catégories de créances qui n'étaient
pas comprises dans le visa, H. Luthy conclut que la dette se trouvait
amputée pour un total de 350 à 450 millions.
La partie subsistante après le visa et qui représentait 200 à
250 000 000 donna lieu à la remise de nouveaux titres appelés
billets d'État, qui portaient intérêt au taux fixe de 4 %.
Ce résultat n'était pas sans avantage pour le Trésor qui aurait
pu l'obtenir autrement. Il était surtout substantiel pour le Régent,
qui en profita pour s'approprier, dans des conditions obscures, un
certain montant des nouveaux billets d'État, ce qui, pour partie,
explique (ou plutôt n'explique pas) la différence de 50000 000
entre les deux chiffres que nous avons mentionnés ci-dessus 2 .
Comme Law l'avait exactement prévu, les nouveaux titres per-
dirent rapidement sur le marché la moitié ou même les deux tiers
de leur valeur nominale. Ils furent utilisés pour la fondation de la

1. Seulement pour les billets de l'ancienne caisse des emprunts et à condition


qu'ils n'aient pas changé de mains.
2. Nous disposons de deux chiffres différents : celui de 250000 000 et celui de
198 000000. La différence correspondrait à une série d'engagements variés, dont
on ne peut suivre la comptabilité exacte, et qui ont sans doute laissé une certaine
marge d'emploi. (Cf. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 405 et sq., H. Luthy, op. cit., t. I,
p. 281.) Voir ci-après, chap. xvi.
Le facteur sonne toujours deux fois 117

Banque, et, dans une proportion plus importante, pour celle de la


Compagnie d'Occident. Ils permirent au Régent, grâce à son prélè-
vement, de rendre le Roi propriétaire d'un certain nombre d'ac-
tions du Mississippi : ce sera l'une des clefs du Système.
C'est après la terminaison du visa que Law poussa les procé-
dures nécessaires pour la création de la Banque. Le projet passa
successivement devant le Conseil des Finances puis devant le
Conseil de Régence, enfin devant le Parlement qui n'y fit point
d'objection, sans doute parce qu'il n'en perçut pas l'impor-
tance 1.
Cependant c'est sur ses observations et afin d'éviter la critique
qui pouvait s'attacher à la direction d'un tel établissement par un
étranger que le Régent accorda à Law des lettres de naturalité
qui furent elles-mêmes enregistrées au Parlement à la date du
26 mai. Il est à remarquer que la nationalité française était ainsi
accordée à un hérétique car l'abjuration n'intervint que beaucoup
plus tard 2 .
Les lettres patentes du 2 mai 1716 3 marquent l'acte de naissance
légale de la Banque dite Générale. Law disposait désormais d'un
instrument de fortune et surtout d'un instrument de puissance. Il
est certain que Law a pu réaliser des gains importants grâce à la
Banque, mais aussi qu'il aurait pu en réaliser bien davantage
s'il n'avait eu en vue que le profit.
Certains esprits curieux ne manquèrent pas de s'interroger sur
la manière selon laquelle la Banque pouvait faire des bénéfices,
puisque son activité apparente consistait à échanger des billets
contre de l'argent sans prélever de courtage. En iait, son profit
provenait, d'une part des opérations d'escompte pour lesquelles
elle se contentait d'ailleurs d'un taux fort modéré, 6 % puis 5 %
(alors qu'auparavant on prélevait fréquemment 2,5 % par mois,
soit 30 %) 4 , d'autre part et surtout des opérations de change,
comme le comprit fort bien le correspondant de Buvat 5 .

1. « Le Parlement les enregistra sans se douter quelles en seraient les suites.


Il n'en conçut que du mépris et ce mépris fut favorable à l'enregistrement »
(cf. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 310).
2. C'est une des raisons pour lesquelles ces lettres furent frappées de nullité.
3. Les lettres du 2 mai portant privilège, enregistrées le 4, furent complétées par
des lettres du 20 mai, portant règlement, enregistrées le 25.
4. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 312.
5. Gazette de la Régence, p. 93, 17 juillet 1716 : « Une personne de mes amis
ayant 1800 louis à Marseille et cherchant à les faire venir à Paris, s'est rendue au
bureau de la banque de M. Law, où il trouva pour portier un suisse magnifiquement
habillé de vert, qui l'introduisit dans un cabinet où les associés étaient, à qui ayant
118 La banque et la guerre

Là, encore, il se contentait d'un simple courtage, alors qu'aupa-


ravant les banquiers n'hésitaient pas à prélever des différences de
l'ordre de 25 % 1 . Il semble bien que les opérations de change aient
apporté à Law ses principales ressources, malgré la modération
dont il usait quand il traitait pour l'État : il n'était pas tenu à la
même réserve quand il travaillait pour son propre compte.
Dans une lettre sans date, Law se présente d'ailleurs comme
« le maître des arbitrages en matière de change 2 ». Il va même
jusqu'à affirmer : « Je puis faire baisser et hausser les changes
suivant qu'il conviendra à l'intérêt de la France. »
Il ne faut pas prendre ces déclarations au pied de la lettre. Law
pouvait sans doute, grâce au billet de banque et à ses réseaux de
correspondants, provoquer, à l'intérieur d'une tendance générale,
de petites oscillations qui lui permettaient d'obtenir des bénéfices
ponctuels, mais il ne dépendait pas de lui de déterminer la ten-
dance à sa guise. En fait, les tableaux de Dutot montrent que le
change s'était établi en faveur de la France depuis le mois d'oc-
tobre 1715, c'est-à-dire bien avant la fondation de la Banque. La
balance se détériore au cours des mois de janvier, février et
mars 1716, mais le cours redevient positif en avril, alors que la

dit le sujet de sa venue, ils lui dirent que la personne de Marseille n'avait qu'à
remettre ces deniers au directeur de la Monnaie du lieu et qu'ils lui donneraient
ici les 1 800 louis; et sur ce qu'il demande à quelles conditions ils répondirent que
c'était sans conditions, et qu'ils lui payeraient comptant. Ce qui donna lieu à mon
ami de leur demander comment ils entendaient maintenir leur banque et y faire des
profits ordinaires et raisonnables, sur quoi ils dirent qu'ils n'entendaient rien gagner
sur une remise de cette qualité-là, qui ne leur coûtait rien et que leur profit vien-
drait aux escomptes des pays étrangers, chose que notre ami ne comprit pas bien.
Ils ajoutèrent qu'actuellement leurs correspondants n'étant pas encore établis,
ils ne pourraient rendre service à ceux qui se présenteraient que lorsque l'argent se
trouverait en province aux endroits où il y a des Monnaies. »
1. A propos d'une remise de 150 000 rexdallers à la Banque de Suède : « Le
Régent trouva que je lui chargeais environ 25 % moins qu'il n'avait payé quelques
mois auparavant, pour une remise pareille, quoiqu'il n'y avait pas eu de variations
dans les monnaies. S.A.R. me renvoya chez moi pour voir mes livres, s'imaginant
que j'avais fait quelque erreur dans le compte que je lui avais porté... » (Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 246).
2. Il expose qu'il a fait du billet de banque une lettre de change universelle...
« A l'égard de l'opération dans les pays étrangers, mes correspondants étaient
d'abord d'opinion qu'il serait impossible d'introduire la négociation de ces billets...
Ils me les renvoyèrent... J'ai vaincu les difficultés qu'ils alléguaient... Les banquiers
étrangers ont remarqué que je me suis rendu le maître de tous les arbitrages en
matière de change. » Ce texte est connu sous le titre (ne répondant pas au fond) de
« Lettre de M. Law à S.A.R.... lorsque le Système eut du dessous » et date probable-
ment de 1717 (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 27-29).
Le facteur sonne toujours deux fois 119

Banque ne commence son existence qu'en mai 1 . Il semble donc


difficile, comme le fait Dutot dans un texte polémique, de lui attri-
buer le mérite du redressement 2 .
La situation s'inverse à partir de février 1718 et le rapport
demeure négatif jusqu'en septembre de la même année malgré
l'activité de la Banque — ce qui s'explique aisément par les mani-
pulations et les incertitudes monétaires et politiques de cette
période. Le cours remonte en septembre et restera avantageux
jusqu'à la deuxième quinzaine de novembre 1719 ; en pleine eupho-
rie du Système, il basculera et ne se redressera plus.
En utilisant les fonds remis à la Banque pour opérer sur
l'escompte et sur le change, Law assurait le succès de son entre-
prise, mais il prenait un risque : celui d'être exposé à des retraits
soudains, auxquels il ne pourrait faire face : double hypothèse
retenue par le perspicace Du Coudray.
Mais il existait un moyen de jouer gros jeu à petit risque : c'était
d'amasser, non point l'argent des particuliers, mais celui de l'État.
Tel était, dès le début, le plan de Law : faire, par étapes, affluer
dans ses caisses tout le mouvement des recettes publiques.
Il n'attendit que quelques mois pour marquer un premier pas
dans cette direction. Le 7 octobre 1716, il faisait décider par le
Conseil des Finances que les receveurs des impôts (taille, ferme,
etc.) devraient, d'une part, acquitter à vue sur leurs fonds tous les
billets qui leur seraient présentés, d'autre part, qu'ils remettraient
également leurs recettes à Paris, sous forme de billets à la Banque
générale 3 .
Cette seconde disposition était d'ailleurs prématurée et elle ne
put être mise en application faute de moyens suffisants : le Conseil
autorisa de nouveau l'emploi des méthodes antérieures, mais il
maintint l'obligation d'acquitter les billets 4 .
Nous n'anticiperons pas davantage sur l'ordre chronologique,
nous devons maintenant revenir à mai 1716 et retrouver le duc de
Noailles.

1. Voir ces tableaux de Dutot dans les Œuvres, pour la période antérieure à
avril 1717, et dans le manuscrit de Douai pour la période postérieure. Cf. égale-
ment notre annexe en fin de chapitre (cf. H. Luthy, op. cit., p. 304-305).
2. Dutot, op. cit., t. II, p. 67.
3. Instructions du duc de Noailles, 7 octobre 1716, citées par Levasseur, op.
cit., p. 49.
4. Instructions du 20 décembre 1716, citées par Levasseur. op. cit., p. 50.
LETTRE AU RÉGENT
(décembre 1715)
extraite des <r Œuvres complètes M, t. Il, p. 266

« Mais la banque n'est pas la seule ni la plus grande de mes idées; je


produirai un travail qui surprendra l'Europe par les changements qu'il
portera en faveur de la France, des changements plus forts que ceux qui
ont été produits par la découverte des Indes ou par l'introduction du cré-
dit. Par ce travail, V.A.R. sera en état de relever le royaume de la triste
situation dans laquelle il est réduit, et le rendre plus puissant qu'il n'a
encore été, d'établir l'ordre dans les finances, de remettre, entretenir et
augmenter l'agriculture, les manufactures et le commerce, d'augmenter
le nombre des peuples et les revenus généraux du Royaume, de rembourser
les charges inutiles et onéreuses, d'augmenter les revenus du Roi en sou-
lageant les peuples et de diminuer la dette de l'État sans faire tort aux
créanciers.
Ce grand royaume, bien gouverné, serait l'arbitre de l'Europe sans se
servir de la force. C'est sur un commerce étendu, sur le nombre et la
richesse des habitants, que la puissance de la France devrait être fondée.
La Régence de V.A.R. bien employée suffirait pour augmenter le nombre
des peuples à 30 millions, les revenus généraux 3 000 millions, et les
revenus du Roi 300 millions. »

OBSERVATIONS SUR LE CHANGE

Puisque nous avons abordé, dans ce chapitre, les questions relatives au


change, nous ne pouvons nous dispenser de présenter — et nous le ferons
ici — quelques observations sommaires sur cet aspect de notre sujet.
La détermination des cours de change, à l'époque considérée, présente
des difficultés particulières. Elle exige un calcul sur plusieurs niveaux et
les évaluations que l'on nous présente sont affectées d'une marge irréduc-
tible d'approximation.
En effet, les monnaies métalliques des différents Etats peuvent être
Le facteur sonne toujours deux fois 121

comparées du point de vue de leur valeur intrinsèque, déterminée par le


titre et par le poids. Cependant il existe diverses catégories de pièces, et la
valeur nominale de ces pièces, du moins pour la France, subit des change-
ments incessants. Il faut donc déterminer une moyenne pondérée pour par-
venir à un premier résultat, à savoir ce que Dutot appelle la parité :
c'est-à-dire le rapport réel de valeur métallique entre la monnaie
française, d'une part, et d'autre part les monnaies de comparaison qui
sont la hollandaise et l'anglaise.
Dans des circonstances normales, le cours des changes proprement dit
devrait s'établir aux environs de cette parité mais, en fait, il advient sou-
vent qu'il s'en écarte à notre avantage ou à notre détriment, ce qui peut
s'expliquer, soit par les mouvements commerciaux (si nous achetons à
l'étranger davantage que nous vendons, la tendance sera 4 la baisse), soit
par des mouvements financiers (les étrangers qui rapatr ient des capitaux
qu'ils avaient investis en France, ou même les Français qui veulent expa-
trier leurs biens, sont disposés à faire des sacrifices, donc à céder les mon-
naies françaises un peu au-dessous de leur valeur métallique réelle). Les
choses se compliqueront encore à partir du moment où les billets de
banque cesseront d'être couramment convertibles, ils commenceront leur
décote vis-à-vis de l'étranger avant d'être décotés en France même.
Les cours établis par Dutot sur la base de ces différents calculs donnent
une idée assez exacte de la tendance mais ne permettent pas toujours de
prendre la véritable mesure des mouvements. La distinction, inévitable
sans doute, entre les modifications de la parité et les modifications de
change par rapport à la parité empêchent d'appréhender d'un seul coup
la situation reelle et concrète. Il est évidemment plus facile de défendre
le cours par rapport à une parité basse que par rapport à une parité
élevée! Les premiers tableaux du manuscrit de Douai retiennent pour avril
1717 la parité entre la monnaie française et la monnaie hollandaise sur
la base d'une équation écu de quatre livres = 81 deniers de gros argent.
Or cette équation descendra à 4 = 33 en mai 1720 et 4 = 17 en septembre
1720. Il est certain que même avec un cours de change favorable ou
faiblement défavorable, ces nouvelles « parités » traduisent une situation
détériorée pour la France. Sans doute, elles comportent ce qu'on appelle-
rait aujourd'hui une prime à l'exportation, mais comme justement les prix
ne suivent pas les mouvements de la parité, il en résulte que l'étranger
nous donne moins de valeur pour acquérir la même quantité de marchan-
dises. Il y a donc appauvrissement.
D'autre part, l'établissement des moyennes pondérées entre les diffé-
rents types d'espèces comporte nécessairement une part d'artifice et
d'arbitraire, et quand, dans ce calcul, Dutot fait entrer pour une certaine
t proportion la decote, elle-même fluctuante, des billets de banque, nous
nous éloignons de la terre ferme.
XIII

De la taxe d'Antoine Crozat au souper


de La Raquette

L'affaire du visa conduisait tout naturellement à la Chambre de


Justice. Quand on s'engage dans le contrôle, on s'achemine vers la
répression. Dès lors que l'on trouvait des papiers assez suspects
pour qu'il parût normal d'en retrancher les quatre cinquièmes,
pourquoi s'arrêter en si bonne voie et ne pas récupérer ce que nous
appellerions aujourd'hui les « profits illicites »? Les mesures de
reprise à l'encontre des « financiers » étaient une tradition de
l'Ancien Régime, qui les avait d'abord pratiquées au détriment
« des étrangers manieurs d'argent, des Lombards et des Juifs ».
« Après les avoir laissés s'enrichir, on les expulsait en confisquant
leurs avoirs, ou bien on leur vendait la permission de rester, les
sommes ainsi obtenues étant appelées " bénéfices de restitu-
tion " » L'attraction élémentaire d'un gain facile, au détriment de
serviteurs dont on n'a plus besoin, se combine aisément avec l'avan-
tage de procurer un dérivatif à la colère du peuple.
Chaque fois que les états généraux se réunissent, ils fulminent
en imprécations contre les exacteurs et il est d'autant plus tentant
d'apaiser leur courroux que l'on en profite pour remplir les caisses.
La moralité révoltée trouve des accents incomparables, lorsque, de
surcroît, elle colmate la trésorerie. Cette agitation se termine le
plus souvent par ce que le chancelier Pasquier appelle la « paix des
finances ». Les profiteurs se condamnent eux-mêmes et se taxent
eux-mêmes 2 . Les plus grands ministres ne refusèrent pas d'asso-
cier leur nom à ces étranges procédures. Une Chambre de Justice
avait été établie sous Sully mais, nous dit Forbonnais, « malgré

1. Bailly, Histoire des Finances, p. 67.


2. 1579, accord moyennant 200 000 écus, Œuvres de Pasquier, p. 273 b et
p. 300 b.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 123

lui ». « Il voulait que, sans rechercher les petits employés, on se


contentât de s'arranger directement avec les chefs. » Une autre
le fut du temps de Richelieu : « Le Cardinal avait besoin de fonds;
il laissa agir le surintendant. » Les deux expériences se termi-
nèrent de la même façon à une nuance près. Dans la première, on
avait laissé les financiers s'accorder entre eux, « faire le départe-
ment », en conséquence « les plus faibles et les moins coupables
avaient payé pour les riches ». Dans la seconde, le Conseil procéda
par voie d'autorité; « les gens de la Cour s'y enrichirent plus que
le Roi ». Colbert, à son tour, créa sa propre Chambre de Justice
mais il en avait limité la compétence aux comptables qui avaient
délivré, en grande quantité, de fausses « ordonnances de comp-
tant ». Ceux-là aussi furent tous absous... et taxés, ou si l'on préfère
taxés... et absous.
Le duc de Noailles se résolut de suivre à son tour une voie jalon-
née de noms si illustres et de résultats si piteux.
Lorsque le sujet fut évoqué au Conseil, Saint-Simon opina, pour
une fois, d'une façon assez judicieuse. Il proposait de traiter de gré
à gré, séparément avec les principaux financiers, de façon secrète;
il supposait, non sans raison, qu'ils seraient bien aises de s'en tirer
sans publicité au meilleur compte possible. « Il en serait entré
infiniment plus dans les coffres du Roi qu'il n'y en entra par la
Chambre de Justice », remarque-t-il par la suite 1 .
Le préambule de l'édit de mai 1716 évoquait les précédents de
Richelieu et de Colbert et prenait le ton de la prédication pour
stigmatiser « les fortunes immenses et précipitées de ceux qui se
sont enrichis par ces voies criminelles... (leurs) richesses sont les
dépouilles de nos Provinces. Les restitutions (à venir) permet-
tront de payer les dettes, de supprimer les nouvelles impositions,
de réouvrir la riche source de l'abondance par le rétablissement du
commerce et de l'agriculture 2 ».
L'opinion fut d'abord enchantée de ces perspectives, d'autant
que la situation générale ne s'était pas améliorée. Les activités de
la Chambre distrayaient le public, alimentaient les cancans de la
Cour et de la rue et procuraient aux instincts les moins nobles
l'alibi délicieux de la conscience civique. Les délateurs s'en don-
naient à cœur joie et faisaient de petites fortunes; un maltôtier eut
la plaisante idée de se dénoncer lui-même, ce qui lui permit de gar-
der déjà un million sur les cinq qu'on pouvait lui confisquer, après
quoi il discuta sur les quatre autres et s'en tira pour deux 3 .

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 487.


2. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 398 et sq.
3. Buvat, op. cit., t. I, p. 128-129.
124 La banque et la guerre

La suspicion se portait systématiquement sur les prêtres et les


domestiques, quand ils avaient souscrit des rentes, car on les soup-
çonnait de prête-nom. Les orfèvres et joailliers se virent interdire
d'acheter des matières d'or ou d'argent, les graveurs d'effacer les
noms et les armoiries.
Ce ne sont là que quelques aspects plaisants de l'affaire. Il y en
avait de différents.
« C'est une terrible bête qu'une populace ameutée et qui heureu-
sement ne connaît pas sa force 1 », écrit Buvat. Ce n'est pas sans
un certain écœurement que l'on parcourt les récits des « amendes
honorables », cérémonies dont la foule était friande. Voici l'huis-
sier Gruet, « nu-tête et nu-pieds par grand froid, contre lequel il
avait eu la précaution de boire deux pintes de vin et un demi-setier
d'eau-de-vie», mis à la roue du pilori 2 . «Les vendeuses de la
halle, harangères et autres, lui firent des huées et lui jetèrent de la
boue et des trognons de choux. »
Voici un certain Lenormand que le concierge de la Tournelle
attachait debout à un arbre au milieu de la cour, « comme à un
carcan » : les amateurs payaient le geôlier pour aller le voir dans
cet état,l'injurier et le frapper à leur fantaisie 3 .
Si l'on regarde les choses de plus près, on constate que ces deux
vedettes n'étaient pas des financiers de haut vol, mais des mal-
faiteurs de petite envergure, particulièrement répugnants d'ail-
leurs, coupables d'avoir fraudé les communautés d'artisans et de
marchands. Ce sont des détrousseurs du peuple, des escrocs de
pauvres, ce qui rend plus compréhensible l'acharnement des pois-
sardes. Lenormand se faisait payer 10 sous par brevet d'appren-
tissage donné aux garçons et aux filles. Gruet n'avait gagné en
onze ans que 220 000 livres 4 .
Tout n'est pas méchanceté dans cette chronique de chasse à
l'homme. Un certain Paparel ayant été condamné à avoir la tête
tranchée, peine commuée en prison, son cuisinier supplia qu'on
lui permît de suivre son maître dans le malheur.
Toutes les formes de rigueur n'étaient pas indistinctement
applaudies. Les prisonniers de la Chambre de Justice avaient
d abord été détenus à la Conciergerie dans des « cachots blancs »
où des croisées grillagées donnaient un jour raisonnable. On
décida de boucher les jours, faisant de ces « cachots blancs des
1. Gazette de la Régence, p. 128.
2. Mécanisme de rotation qui permet de voir le spectacle de tous les côtés; à ne
pas confondre avec le supplice de la roue.
3. Gruet fut par la suite exempté de galères et partit pour la Louisiane. Lenor-
mand ne doit pas être confondu avec son homonyme le fermier général.
4. Gazette de la Régence, p. 123-124.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 125

cachots noirs ». Buvat désapprouve ces excès et note que le déses-


poir des incarcérés « faisait pitié à la férocité du geôlier lui-
même 1 ».
On se lasse de tout. Bientôt la répression n'amusa plus guère;
elle se fit d'ailleurs plus relâchée. Les incidents piquants ou
sinistres deviennent plus rares sous la plume des chroniqueurs,
et le public commence à se demander si l'on ne se moque pas de lui.
« On ne voit plus les listes des gens taxés régulièrement comme on
faisait d'abord, soit parce qu'on y retouche même après qu'elles
ont passé au Conseil de Régence, soit parce qu'elles ne réjouissent
pas le public comme les premières. » Bientôt le bruit courut que de
louches trafics se faisaient dans la coulisse et l'on incrimina notam-
ment une favorite du Régent, M m e de Parabère.
En mars 1717, un an après sa constitution, il fut décidé de mettre
fin aux recherches de la Chambre de Justice. Les motifs de cette
décision sont curieux : « Nous avons reconnu que la corruption
s'était tellement répandue que presque toutes les conditions en
avaient été infectées... on ne pouvait plus... punir un si grand
nombre de coupables, sans causer une interruption dangereuse
dans le commerce, et une espèce d'ébranlement général dans tout
le corps de l'État 2 . »
La Chambre de Justice ne rapporta ni 500 à 600 millions ni
quatre ou cinq condamnations à mort, comme l'avait prédit Buvat
dans un moment de lyrisme. Le total des listes, dont le duc d'Antin
a transcrit le détail, s'éleva à 219 millions. Les rentrées ne dépas-
sèrent pas la moitié de cette somme. Encore consistaient-elles en
papiers variés, presque entièrement dévalués et l'on ne perçut
qu'un montant insignifiant en espèces. En effet, la plupart des
taxes étaient dès l'origine fixées partie en monnaie et partie en
papiers d'État. Par la suite, beaucoup furent réduites quant au
total, et la part payable en papier fut augmentée par une série de
mesures individuelles ou générales. Selon le compte minutieux de
Marion, il n'était rentré au 31 janvier 1718 que 95 000 000 dont
seulement 1 207 000 en espèces! En 1722, on essayait encore de
recouvrer les arriérés en se contentant d'un quart en espèces 3 .

1. Gazette de la Régence, p. 110.


2. En même temps, une déclaration royale décidait d'exempter les fermiers
généraux, moyennant une taxe que l'on fixerait pour chacun d'entre eux. Le texte
explique que l'on a voulu d'abord les comprendre tous dans les recherches afin de
pouvoir discriminer ceux qui ne s'étaient occupés que de leur ferme de ceux qui
avaient traité en sus des affaires extraordinaires. Déclaration du 17 mars 1717
(B.N., Ms. Fonds Joly de Fleury).
3. Marion, Histoire financière de la France, t. I, p. 76-77 et n. 3.
126 La banque et la guerre

C'était un résultat bien médiocre et qui ne compensait pas le


grave préjudice que ces procédures avaient causé à l'économie
générale, en créant une atmosphère de défiance et en ralentissant
les transactions.
Law condamna sévèrement cette détestable initiative : « L'éta-
blissement de la Chambre de Justice, note-t-il, a augmenté encore
la méfiance de l'étranger. Je suis informé qde les magistrats
d'Amsterdam avaient mis en délibération de défendre à leurs conci-
toyens tout commerce avec les banquiers et négociants français, de
crainte qu'ils ne soient intéressés avec les gens d'affaires 1 . »
Et, cependant, c'est cette Chambre de Justice, de lui si sévère-
ment appréciée, qui donna à Law le coup de pouce du destin, en lui
apportant comme sur un plateau le somptueux présent de la
Compagnie des Indes.
Le brasseur d'affaires Antoine Crozat avait été malgré la protec-
tion du Régent 2 assigné devant la Chambre et frappé d'une taxe
de 6 600 000 livres. Pour s'acquitter de cette dette, il offrit de
remettre à l'État une concession à lui accordée pour quinze ans en
1712, sur un vaste territoire de l'Amérique, qui avait reçu le nom
de Louisiane en l'honneur du défunt Roi : un véritable continent
« s'étendant du golfe du Mexique jusqu'au Canada et irrigué par
un fleuve dont le cours atteignait 800 lieues 3 ». La superficie de
cette ancienne Louisiane recouvre actuellement huit États de
l'Amérique du Nord 4 .
En fait, Antoine Crozat avait pris depuis quelque temps, déjà,
la décision de se débarrasser de cette énorme concession dont il
ne savait que faire. Il était accaparé par le commerce d'Orient et
des mers du Sud, dont il était le principal animateur, et qui traver-
sait une période de crise*. Dès le 11 janvier 1716, avant même
que la Chambre de Justice vît le jour, le Conseil de Régence avait
été informé par le maréchal d'Estrées des intentions de Crozat et

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 1.


2. « Le Régent voulait exempter des recherches de la Chambre de Justice les
sieurs Menon, Lebas de Montargis, Fargès, les deux Crozat, Samuel Bernard, les
quatre Paris, Prondé et un autre. » C'est le duc de Bourbon qui l'en aurait dissuadé
(Buvat, op. cit., t. I, p. 195).
3. Du Hautchamp, op. cit., t. I, p. 99-102.
4. Louisiane naturellement et Mississippi, Arkansas, Missouri, Illinois, Iowa,
Wisconsin, Minnesota.
5. En tant que directeur de la Compagnie établie à Saint-Malo pour le commerce
des Indes orientales, il était, note Luthy, directeur véritable du commerce d'Orient
et de la mer du Sud. « Il y a actuellement dans le Royaume une très grande quantité
de marchandises des Indes sans aucun débit à cause du dérangement du commerce »,
écrivait-il dans un document un peu postérieur (cf. H. Luthy, op. cit., t. I, p. 316).
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 127

avait décidé le principe d'une Compagnie de Commerce L'habile


financier profita, si l'on peut dire, de sa taxe pour tirer 2 000 000
d'une affaire dont il ne voulait plus entendre parler 2 .
Selon YHistoire des Finances de la Régence, la concession fut
proposée à Law par deux hommes considérables dans l'État (l'un
des deux étant certainement le duc de Noailles). Si l'on s'en tient à
ce récit, il apparaît q,ue ces personnages avaient l'ambition
modeste et l'esprit perfide. D'une part en effet, ils n'envisageaient
pour une affaire de cette envergure que le modeste capital de
2 000 000... et encore en billets d'État. D'autre part, « il y avait
une vue secrète qui était d'engager M. Law dans une affairé qui
ne réussirait pas et dans laquelle il perdrait une partie de son bien
et toute sa réputation 3 ».
Cette imputation de machiavélisme à l'égard de Noailles est
aussi absurde qu'injuste. Nul ne pouvait douter que Law était par-
faitement capable de tirer d'une telle occasion un bon parti finan-
cier sinon commercial. Et le duc de Noailles montrait, à la même
époque, une parfaite loyauté envers Law dont il soutenait énergi-
quement la Banque comme on peut le voir d'après sa correspon-
dance administrative 4 .

1. Luthy, op. cit., t. I, p. 316.


2. Le texte de la requête initiale de Crozat est reproduit, sans indication de date,
dans l'exposé des motifs de l'arrêt du 20 juin 1718 cité ci-après.
Crozat fait valoir des considérations générales qui le conduisaient à se désister de
ses privilèges. Il indique que malgré ses dépenses, « il se trouve actuellement en
profit », mais « qu'il n'a tenté cette entreprise que dans la vue de connaître de quelle
utilité elle pourrait être au commerce général du royaume », que lui-même a « assez
d'occasions d'étendre son commerce particulier ». Il conviendrait de soutenir ladite
colonie par un nombre d'habitants et de troupes suffisant pour la mettre en sûreté,
« ce qui est au-dessus des forces d'un particulier seul ». Il ne parle qu'incidemment
du règlement de sa taxe par l'application des sommes qui lui seront dues. Il estime
que son dédommagement devrait être de 150 000 livres par an pour les dix années
restant à courir sur la concession plus remboursement d'avance et reprise des vais-
seaux et du matériel.
Ses droits furent arbitrés à 2 000 000, chiffre porté dans l'arrêt du 20 juin et
mentionné par Law dans sa conversation avec Montesquieu (A.N., E 1998, f° 388 à
399).
Ce règlement de compte ne suffit pas à compenser la dette de Crozat au titre de
la taxe. Celle-ci fut seulement ramenée de 6 600 000 à 3 300 000 par un arrêt du
8 octobre 1718 (A.N., E 2000, f° 318-19).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 319.
4. Lettre du 26 août — et cette lettre avait été précédée de nombreuses commu-
nications analogues — à l'intendant de Bordeaux, Basville, où il l'exhorte à soute-
nir la Banque contre les détracteurs et les commerçants mécontents. Il souligne
l'inutilité et le faux de toutes les représentations, faites par certains receveurs et
128 La banque et la guerre

Law ne manqua pas une si belle occasion d'étendre ses activités.


Le 21 août, le Conseil de Régence approuvait le projet d'édit relatif
à la Compagnie d'Occident, nom qui avait été choisi à cause de son
caractère vague, afin de ne pas effaroucher nos compétiteurs
anglais et espagnols Le montant du capital n'est pas mentionné
dans ce premier texte. On indique seulement que les actions seront
de 500 livres chacune et payables en billets d'État. On prévoyait,
semble-t-il, de fixer définitivement le capital au niveau des souscrip-
tions qui seraient effectivement reçues. En fait Law envisageait
initialement un chiffre de 50 000 000 ou plus probablement de
60 000 000 2.
Nous ne sommes pas étonnés d'apprendre qu'il mit au point,
dans cette circonstance, un mécanisme original et compliqué. La
Compagnie recevait, par hypothèse, les billets d'État remis par les
souscripteurs. Que pouvait-elle en faire? Elle rendrait ces billets
au Trésor qui les annulerait et lui remettrait en échange des
contrats de rente perpétuelle et héréditaire à 4 % payables à partir
du 1 e r janvier 1717. Pour inspirer confiance, il était prévu que ces
rentes seraient garanties par une recette spéciale, à savoir la
ferme du contrôle des actes notariaux. Cependant, la Compagnie
devait elle-même verser à ses actionnaires un intérêt de 4 % mais
à partir de la seconde année seulement. En définitive, le résultat
pratique de cette opération consistait à consolider les droits des
porteurs (sous simple réserve de l'immobilisation d'une année
d'intérêts) et à assurer à une Compagnie de Commerce chargée
d'une exploitation gigantesque un fonds de roulement de 2 à
4 000 000 de livres.
C'est sur cette base fragile que nous allons voir s'édifier une des
plus extraordinaires constructions économiques de l'histoire.

banquiers « qui croient recevoir un grand préjudice d'un établissement qui leur
ôte tous moyens d'exercer leurs usures et les commerces illicites qu'ils faisaient
des deniers du Roi ». Il engage son correspondant « à prendre moins d'inquiétude
sur les mauvais discours que l'esprit d'intérêt et de cabale peut exciter contre les
billets de la banque générale » (cf. cette lettre et les autres documents publiés par
Levasseur, op. cit.. Appendice F).
1. Marcel Ciraud, Histoire de la Louisiane française, p. 21 et sq.
2. Le premier chiffre est indiqué dans Y Histoire des Finances et, sous la forme
d'un minimum, dans un document explicatif cité par Giraud (p. 22). Le second figure
dans une publication de propagande semi-officielle, parue à Londres en texte
bilingue au début de 1720, et qui présente un historique très sérieux de la Compa-
gnie. « L'on ne se proposa au commencement que souscrire un fonds de 60 000 000 de
livres en billets de l'État » (A full and impartial account of the Cie of Mississipi,
Londres, 1720). Un exemplaire de ce tract, très rare, figure dans la collection
Goldsmith de l'Université de Londres.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 129

Le texte de l'édit fut adressé au Parlement en même temps que


trois autres, avec lesquels il constituait ce que l'on appellerait
aujourd'hui un train de mesures financières. Ces mesures provo-
quèrent un double conflit entre le Parlement et le Pouvoir, entre
Noailles et Law.
L'une de ces mesures peut surprendre : c'est la suppression du
dixième, alors que le budget s'annonce en déficit. Cependant elle
avait été promise et cet impôt était d'un recouvrement difficile et
d'un rendement décevant.
Noailles proposait d'autre part toute une série de nouvelles éco-
nomies et d'aménagements de recettes. Il prévoyait la vente d'une
série de petits biens domaniaux. Il créait des recettes viagères et
une loterie. Il imposait de nouvelles charges aux propriétaires
des maisons de Paris (éclairage, voirie). Enfin il avait inséré dans
l'un des édits un certain article 13.
Cet article rappelait les « débouchements » qui étaient offerts
aux billets d'État (les rentes, les actions de la Compagnie) et, en
conséquence, décidait que les porteurs qui renâcleraient devant ces
bons placements, se verraient privés des intérêts de leurs billets à
partir du 1 e r janvier 1718.
Cet article ne fut point du goût de Law, qui était hostile à tout
procédé de contrainte. C'est du moins ce que l'on peut déduire de
YHistoire des Finances, qui donne d'ailleurs de l'affaire une ver-
sion tronquée 1 .
Le Parlement reçut avec une certaine méfiance le plan qui lui
était présenté et il décida d'en faire le banc d'essai de la bonne
volonté dont le Régent lui avait prodigué les assurances lors de la
correction du testament de Louis XIV. Il désigna des commissaires
pour examiner les édits et leur donna mandat de demander des

1. Noailles aurait fait rendre, sans en informer Law, un arrêt du Conseil qui
obligerait les porteurs de billets d'État à souscrire les actions. Or, Law estimait
que toute opération forcée ruinait la confiance et pour cette raison même il aurait
alors décidé de suspendre les souscriptions.
En réalité l'article 13 n'oblige pas les porteurs à souscrire des actions : ils seront
seulement privés des intérêts s'ils n'acceptent aucune des solutions qui leur sont pro-
posées. Il faut bien considérer d'autre part qu'il s'agissait d'un simple projet, qui nt
fut pas suivi de promulgation et de ce fait le mécontentement de Law peut paraître
excessif. Contrairement au récit il n'arrêta nullement les souscriptions (du moins
à ce moment-là).
130 La banque et la guerre

informations sur la situation générale des Finances : revenus,


charges, dettes, nature des billets, etc.
Le Régent accepta de recevoir le Premier président accompagné
des commissaires — cela se passait le lundi 30 août et il leur
exprima son mécontentement : « Il ne pouvait s'empêcher avant
toutes choses de dire qu'il paraissait surprenant qu'une cabale dans
le Parlement empêchât l'exécution d'une grâce que le Roi voulait
faire à ses sujets... il avait examiné lui-même... les calculs néces-
saires pour égaler la recette à la dépense, chose qu'il avait trouvée
fort difficile... il n'était pas possible de rendre public l'état des
finances qu'il avait trouvées dans une si mauvaise situation... que
le secret serait su, non seulement de tout le royaume, mais aussi
de tous nos voisins 2 ... »
Cependant, les ponts ne furent pas rompus. Le duc de Noailles
et le chancelier d'Aguesseau entendaient ménager le Parlement
et sans doute négociaient-ils des deux côtés.
Le 4 septembre, le marquis d'Effiat fit savoir au Premier prési-
dent que le Régent était en intention de faire donner des éclaircis-
sements aux commissaires, qui furent convoqués le dimanche 5 au
matin. C'est en quelque sorte une séance de travail, la première
de ce genre (il n'y en aura d'autres qu'en 1720 et pour peu de
temps). « M. le duc d'Orléans à un bout ayant M. le Chancelier à sa
droite et le Premier président à sa gauche, MM. les commissaires
autour de la table, et à l'autre bout M. le duc de Noailles avec une
çrande quantité de papiers, de registres, de portefeuilles et de
fiasses de papiers sur une petite table à côté de lui. » La « confé-
rence » dura près de quatre heures.
Le Parlement se réunit le lundi 6 septembre et accepta les édits
sur tous les points sauf deux : la disposition qui mettait à la charge
des propriétaires parisiens l'entretien des lanternes et les nettoie-
ments de rues, et d'autre part, le fameux article 13.
Après une solennelle présentation des remontrances le 9 sep-
tembre, les magistrats obtinrent gain de cause et en prirent acte
dans leur réunion du 10. Le « Roi » acceptait de surseoir à l'affaire
des lanternes et on décida que les intérêts des billets d'État conti-
nueraient d'être payés après le 1 e r janvier 1718.
L'expérience se terminait dans des conditions qui semblent
excellentes, puisque le Parlement acceptait d'enregistrer la plu-
part des dispositions qui lui étaient proposées. Il obtenait sur deux
points une satisfaction honorable et sa résistance sur l'article 13 ne
pouvait que réjouir le promoteur de la Banque et de la Compagnie.

1. Archives du greffier Gilbert, samedi 28 août 1717.


2. Ibid., mardi 31 août 1717.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 131

Cependant Saint-Simon fulmine, comme on peut s'y attendre,


contre cette redoutable innovation. Il donne d'ailleurs de l'affaire
un récit entièrement fantaisiste. Selon lui, Law aurait été appelé
à la conférence pour s'expliquer sur la Compagnie d'Occident;
or les notes des parlementaires ne font pas la moindre allusion à
sa présence, et l'édit relatif à la Compagnie ne souleva aucune
objection 1 .
Bien que l'affaire fût terminée à sa satisfaction, Law aurait ima-
giné — toujours selon 1 ''Histoire des Finances — de prendre une
revanche sur Noailles. « Il fit décider que les " entrées de Paris " 2
seraient désormais payées en billets de banque. Le duc de Noailles,
précise l'auteur, n'eut connaissance de cet arrêt que par sa publi-
cation et il en fut outré. Il voulut le faire révoquer. Il s'emporta
contre M. Law en présence de M. le Régent. Ses raisons furent
trouvées faibles. L'arrêt subsista et eut un plein effet. »
Cet arrêt existe en effet, bien que non repris dans la collection de
Du Hautchamp, et, de ce fait, rarement commenté. Il est en date
du 12 septembre 1717. Il confirme les dispositions de l'arrêt pré-
cédent du 10 avril, et y ajoute précisément « que tous officiers
comptables et généralement tous ceux qui ont le maniement des
deniers de S.M. dans l'étendue de la ville et faubourgs de Paris,
soient tenus de faire leurs recettes et paiements en billets de ladite
banque 3 ».
Sel on Balleroy, qui évoque cette mesure dès le 11 septembre,
« l'on a voulu étendre cela sur l'hôtel de ville, mais les rentiers
ont fait tant de bruit qu'on leur a donné de l'argent ».

Law aurait pu montrer des dispositions plus gracieuses envers


Noailles qui, par l'effet de l'édit sur la Compagnie d'Occident,

1. « Sur ceux qui restaient, M. le duc d'Orléans eut la faiblesse, poussé par la
frayeur qui avait saisi le duc de Noailles et son désir de faire sa cour au Parleméht,
de les faire discuter par le duc en sa présence, le dimanche matin 5 septembre, avec
quatorze députés du Parlement, et il y fit aussi entrer le sieur Law, pour lui expli-
quer les avantages qui en reviendraient à la Compagnie du Mississipi » (Saint-
Simon, op. cit., t. V, p. 742-743).
2. L'octroi.
3. Imprimerie royale. Quant à savoir si cette décision était prise contre Noailles
et si elle fut réellement et largement appliquée, nous ne pouvons en juger que d'après
les indications de YHistoire des Finances. Quoi qu'il en fût, il ne parut pas superflu
de publier, le 26 février 1718, un nouvel arrêt qui rappelait ceux du 10 avril et
12 septembre 1717.
132 La banque et la guerre

faisait de lui, en quelque sorte, le vice-roi d'un territoire huit fois


grand comme la France.
Les lettres patentes datées du 6 septembre, jour de l'enregistre-
ment, donnaient à la Compagnie un statut de grand feudataire.
Si elle ne recevait que pour 2 5 ans le privilège du commerce, c'est
à perpétuité qu'elle se voyait concéder « toutes les terres, côtes,
havres et îles, qui composent notre province de la Louisiane », ce
qui lui donnait le droit d'exercer la haute justice, de constituer
des places fortes, d'équiper des bateaux, de fondre des canons,
de lever des troupes (mais seulement, si c'était en France, avec la
permission du Roi), de passer des traités avec l'étranger et même
de déclarer la guerre! Elle devait simplement au Roi l'hommage-
lige. Enfin il était interdit aux sujets français d'acheter des castors
au Canada 1 .
La Compagnie était pourvue d'un blason : un écusson de sinople
à la pointe ondée d'argent, sur laquelle sera couché un fleuve au
naturel, appuyé sur une corne d'abondance d'or, au chef d'azur
semé de fleurs de lys d'or, soutenu d'une face en devise ornée d'or
ayant deux sauvages pour supports et une couronne tréflée.
Contrairement à ce qu'écrit l'auteur de YHistoire des Finances,
les souscriptions furent ouvertes sans tarder : les premières datent
du 14 septembre et le duc de Noailles, loin de se détacher de l'en-
treprise, continua de la soutenir loyalement. Ainsi les documents
nous le montrent-ils tantôt exhortant des indécis (16 septembre),
tantôt faisant adresser un mémoire au conseil de marine (octobre),
tantôt procédant à des consultations sur la manière d'exploiter
les mines, ce que ne fera jamais John Law (octobre) 2 , intervenant
à nouveau pour permettre d'acquérir des actions contre des récé-
pissés donnés à des fournisseurs (novembre), désavouant enfin le
garde du Trésor Royal qui mettait des obstacles bureaucratiques
aux opérations (20 novembre) 3 . Le public considérait que les
nuages étaient dissipés entre les deux hommes : « On dit que
M. le duc de Noailles a rendu sa bonne grâce à M. Law », écrit
Buvat le 22 octobre 1717 4 .
Les souscriptions, qui avaient donné de bons résultats pendant
quinze jours, fléchirent ensuite. Beaucoup de personnes en pre-
naient à tout hasard, comme s'il s'agissait d'options, et par la suite
lanternaient ou même renonçaient a les « remplir ».
1. On se prend à rêver devant la combinaison disparate des dispositions pratiques
et temporaires et de ces clauses de style à valeur perpétuelle (il est vrai que la
perpétuité avait déjà été donnée à Crozat).
2. Ciraud, op. cit., p. 31.
3. Ibid., p. 37 et 40.
4. Gazette de la Régence, p. 209.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 133

Le 22 octobre, la Gazette de la Régence exprime une vue pessi-


miste : « Il n'était pas donné à un particulier avec d'aussi faibles
mesures et d'aussi médiocres fonds de former et de soutenir un
tel établissement1. » L'enthousiasme du public n'était que faible-
ment réchauffé par les renseignements qui filtraient sur la situation
générale des finances publiques, laquelle paraissait peu brillante,
les expédients du mois d'août n'ayant donné que de faibles résul-
tats 2 .
Cependant Law se montrait optimiste et même audacieux. Un
nouvel édit fixe le capital à 100 000 000, précise et renforce les
garanties données pour le paiement des 4 000 000 de rentes qui
correspondaient à ce chiffre de capital. La ferme du contrôle assu-
rerait, comme déjà prévu, le paiement de 2 000 000, et pour le sur-
lus, la ferme du tabac et celle des postes étaient mises à contri-
E ution pour parties égales, chacune pour 1 000 000. Le duc de
Noailles prenait la responsabilité de ces mesures puisqu'il était
toujours président du Conseil des Finances : l'édit fut présenté
le 19 décembre au Parlement et grâce au crédit que gardaient sur
la cour le duc de Noailles et le chancelier d'Aguesseau, il fut enre-
gistré sans objection sérieuse le 31 décembre 3 : ainsi se trouvait
justifiée la tactique libérale et habile de la concertation.
C'est à la même époque que les relations entre Law d'une part,
et d'autre part le tandem Noailles-d'Aguesseau, tournèrent au
conflit. Le Régent, qui aimait arranger les choses et qui, avec juste
raison, appréciait les services des deux clans, tenta une réconci-
liation générale, au cours d'une rencontre, suivie d'un souper, qui
eut lieu le 6 janvier à La Raquette4, nom donné à une maison
appartenant à un financier et dont disposait le duc de Noailles. La
réconciliation eut lieu en effet, mais de façon seulement apparente,
comme on ne devait pas tarder à le constater.
Sur cette brouille, sur ce pseudo-arrangement, et sur l'éclate-
ment final, nous sommes renseignés par trois récits, celui de YHis-
toire des Finances qui est sommaire, celui de Saint-Simon et
enfin celui du duc d'Antin, que nous tenons pour le plus digne
de confiance. D'après les points de concordance, nous pouvons
reconstituer l'essentiel.

1. Gazette de la Régence, p. 209.


2. Pour la vente des domaines, 2 371 000; pour la loterie, 2 000 000. L'émission
des rentes viagères avait été fixée à 1 200 000 livres. Voir les précisions et les réfé-
rences indiquées par M. Giraud, op. cit., p. 42, n. 5.
3. Il n'y eut qu'une critique de détail portant sur l'engagement de la ferme du
Contrôle (Giraud, op. cit., p. 41).
4. La Roquette aujourd'hui. La date précise est donnée par Saint-Simon; le lieu,
indiqué par lui et par d'autres.
134 La banque et la guerre

Soit que Law ait invoqué la mauvaise situation persistante des


finances pour attirer le Régent à ses propres vues, soit que celui-ci,
pour le même motif, s'y soit spontanément rallié, les deux hommes
se trouvèrent d'accord pour reprendre le projet initial d'une
Banque d'État, c'est-à-dire pour donner à la fois plus d'envergure
et un caractère officiel à la Banque générale. Il s'agissait donc de
faire accepter ce plan au duc de Noailles (et subsidiairement
au chancelier d'Aguesseau), lequel s'y montrait réticent, soit
parce qu'il n'entendait pas se déjuger de la décision négative
d'octobre 1715, soit parce que ses sentiments à l'égard de Law
avaient récemment fraîchi, sous l'effet de la jalousie.
« D'abord tout passait par le duc de Noailles qui ne cessait de
louer au Régent les vues, les talents et les opérations de M. Law.
Mais peu à peu la jalousie se glissa... M. Law, au désespoir de se
voir barré dans des opérations qu'il croyait faciles et importantes,
remit sur le tapis de faire la banque au nom du Roi, et d'ordonner
que tous les paiements passés cinq cents francs se feraient en billets
de banque, assurant toujours qu'en établissant un grand crédit,
on trouverait le moyen d'enrichir l'État et par conséquent le Roi,
et qu'au lieu du peu de ressources que l'on paraissait avoir, c'était
le seul moyen de se libérer petit à petit »
Nous saisissons ici de façon concrète le thème de la libération
des dettes, que Law avait déjà dans l'esprit lors de sa lettre de
décembre 1715, et qui fera l'armature du système en août 1719...
« Ce projet ne plut point au duc de Noailles, soit qu'il ne le crut pas
bon, soit qu'il ne le crut pas du goût du Parlement, pour lequel
il avait beaucoup de ménagement. M. le chancelier d'Aguesseau,
quoique d'un mérite supérieur, paraissait dans les mêmes argu-
ments que le duc de Noailles 2 . »
Au cours de la réunion tenue à La Raquette, « l'affaire fut débat-
1. Mémoires du duc d'Antin, B.N., ms. Nouv. acq. fr. 23933 et 23934.
Années 1718 et 1719.
2. Mémoires du duc d'Antin. L'auteur de VHistoire des Finances évoque aussi le
projet d'extension de la Banque : « Il était question d'étendre les opérations de la
Banque, pour lui faire entreprendre et exécuter en grand ce qu'elle avait fait avec
succès en petit », mais il mentionne aussitôt « et de former une puissante compagnie
de commerce, à laquelle le public s'intéresserait par des actions dont les fonds
seraient faits en effets dus par le Roi qui s'en trouverait acquitté, et ces opérations
devaient d'une part augmenter la valeur des fonds en animant la culture, le
commerce, l'industrie, et de l'autre ils devaient mettre en état de simplifier la per-
ception des revenus du Roi, qui deviendraient plus considérables » (Œuvres complètes,
op. cit., t. III, p. 328).
Ce n'était pas sur cette seconde pièce du plan que pouvait s'élever le conflit,
puisque Noailles l'avait non seulement acceptée, voire encouragée, et même dans une
certaine mesure il l'avait inventée.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 135

tue tout au long, les raisons et les inconvénients furent discutés. Le


chancelier et le duc de Noailles parurent se rendre, approuver
le projet et ce dernier assura qu'il mettrait tout en œuvre pour
le soutenir et pour le faire réussir. Le duc de Noailles avait convié
plusieurs personnes pour souper avec le Régent, même moi qui
n'étais point des commensaux ».
« Le Régent me parut fort flatté de la victoire qu'il venait de rem-
porter et m'en parla avec enthousiasme. Je lui répondis comme je
devais, mais je dis au marquis de Nancré en me retirant que l'affaire
échouerait 1 . »
L'Histoire des Finances confirme cette conclusion peu eupho-
rique : « Ces propositions furent combattues fortement par le chan-
celier et le duc de Noailles, qui furent enfin obligés de céder. Ils
parurent même être persuadés sincèrement, mais 2 ... »
Saint-Simon s'exprime plus vaguement : « La séance y fut longue
et appliquée de tous côtés; mais elle fut l'extrême-onction des
deux amis. » A la différence du duc d'Antin, il n'était pas là, même
au souper, et d'ailleurs il ne donne aucune précision sur le fond
du sujet.
Au soir du 6 janvier, l'accord général semble bien conclu sur
la « royalisation » de la Banque, et quant à la Compagnie, elle est
définitivement constituée depuis quelques jours. Tout est donc prêt :
le Système pouvait prendre son départ avec une forte avance.
Que se passa-t-il donc?
Ceci : le Parlement, qui s'était montré doux comme un mouton
dans la dernière affaire, parut soudain enragé quelques jours
après le souper de La Raquette; chose plus remarquable encore :
son animosité se porta précisément contre Law qui, sans doute
en raison de sa qualité d'étranger (quoique naturalisé), était vul-
nérable, mais qui n'avait pas été attaqué aussi longtemps qu'il
bénéficiait de la protection de Noailles et du Chancelier.
Cette révolte fut-elle inspirée par ceux-ci, qui auraient donc
simulé leur acquiescement et tenté de ruiner le plan par une
manœuvre indirecte?
Il faut dire cependant que le Parlement avait une raison précise
de mécontentement. Contrairement aux promesses qui lui avaient
été faites, le paiement des arrérages des rentes sur l'Hôtel de Ville
et des intérêts des billets d'État et des receveurs généraux avait
été différé.
1. La suite du récit du duc d'Antin passe entièrement sous silence les incidents
parlementaires qui provoquèrent le départ du ministre. « La suite a justifié ma pré-
diction, il se présenta tant de difficultés, on fit tant peur au Régent que l'affaire en
demeura là, mais non la jalousie que le duc de Noailles avait prise. »
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 328.
136 La banque et la guerre

L'offensive prit naissance, le 14 janvier, à l'occasion de l'exa-


men d'édits qui portaient création d'une charge de trésorier des
Bâtiments et d'une charge d'argentier de l'Écurie, et dont l'exa-
men traînait depuis quelque temps. Les magistrats demandèrent
au prévôt des marchands de venir leur rendre compte de l'état
des affaires de l'Hôtel de Ville 1 , après quoi ils s'enhardirent à
rédiger des remontrances qui mettaient en cause la politique
financière dans son ensemble et implicitement les entreprises de
Law (26 janvier) 2 . Ils s'élevaient contre la création d'une caisse
nouvelle et contre la conversion des deniers royaux en un genre
de billets jusqu'à présent inconnus.
En ce qui concerne la personne de Law, les remontrances
s'expriment de façon indirecte; elles demandaient « que les deniers
royaux fussent remis, suivant l'usage ancien, entre les mains des
titulaires d'offices comptables ayant prêté serment en vos justices
et préposés de tous temps pour en faire la recette et la dépense et
les employer au dû de leur charge ». Le texte a été quelque peu
édulcoré par rapport à celui de la délibération elle-même où la
fin du paragraphe était ainsi libellée : « entre les mains d'officiers
ayant prêté serment en justice, sans qu'ils puissent (les deniers)
être remis et déposés en mains d'aucune autre personne, sous
quelque prétexte que ce soit ».
Le Parlement ne se limita pas aux problèmes financiers. Il mit
en cause, par la même occasion, le système de gouvernement par
les Conseils, qui, dans les premiers temps, avait semblé lui plaire.
Était-ce le signe d'arrière-pensées politiques? Saint-Simon attri-
bue ce renouveau d'agitation à la cabale du duc du Maine, sti-
mulée par la tension internationale et le début du conflit franco-
espagnol. Le Premier président de Mesmes était, dit-on, inféodé
à ce parti. A ce complot, il est certain que ni Noailles ni d'Agues-
seau ne prenaient la moindre part. Tout au plus pouvait-on leur
reprocher une sorte de grève du zèle... Le Régent, visiblement, ne
leur fit point d'autre grief. En vérité, il apercevait dans la fronde
du Parlement, en présence des difficultés intérieures et extérieures,
une menace dont la gravité dépassait de beaucoup le sujet des
finances publiques. Peu lui chaut désormais de faire avancer
les affaires de Law : on verra plus tard. La tâche immédiate
consiste à mater le Parlement. D'Aguesseau n'est évidemment
pas l'homme de ce combat. Dès le 28 janvier, le Régent lui fit
reprendre les sceaux.
La situation était différente à l'égard du duc de Noailles qui

1. Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 905.


2. Giraud, op. cit., p. 43.
De la taxe d'Antoine Crozat au souper de La Raquette 137

n'était pas responsable des relations avec le camp parlementaire.


Cependant il était très proche du Chancelier, et d'autre part
l'occasion paraissait favorable, pour le Régent, de mettre fin à
la situation désagréable que créait l'animosité latente entre ses
deux « financiers ». Le duc de Noailles eut l'adresse de comprendre
à mi-mot et de faire le simulacre d'une résignation volontaire, ce
qui lui permit d'obtenir une compensation : l'entrée au Conseil
de Régence.
Les actions et les réactions des personnages s'expliquent ainsi
de la façon la plus naturelle du monde, sans qu'il soit nécessaire
de faire intervenir un deus ex machina.
Saint-Simon attribue à Dubois, qu'il détestait, un rôle machia-
vélique. C'est lui, qui, pour se débarrasser de Noailles, en qui il
voyait un obstacle à ses propres ambitions, aurait manié Law
comme un bélier contre le président du Conseil des Finances 1 .
Dans la mesure où Law contribua au départ du duc de Noailles
il commit une lourde erreur 2 . C'était pour lui une chance extra-
ordinaire que d'avoir trouvé au sein de l'Établissement et à la tête
du ministère des Finances un homme que son intelligence et sa
tournure d'esprit disposaient à accueillir ses conceptions, et même
à se former spontanément des vues analogues aux siennes. Un tel
atout méritait bien quelques sacrifices d'amour-propre.

1. Il peut y avoir du vrai à cela, mais il faut alors admettre que l'abbé manœu-
vrait à distance. Depuis la fin de septembre, il avait passé la plus grande partie
de son temps à Londres et en tout cas il avait quitté Paris le 9 décembre. Il n'était
donc ni présent ni proche aux instants décisifs de La Raquette et de la disgrâce :
« Le 5 au soir l'abbé Dubois arriva de Londres d'où il était parti le 29 novembre...
Le 9 au matin M. l'abbé Dubois reprit le chemin de Londres » (Buvat, op. cit., t. I,
p. 310).
2. L'Histoire des Finances nous a laissé de Noailles un portrait sévère et fort
injuste, accompagné en parallèle d'une justification délirante de Law. Ce passage
n'est évidemment pas de la plume de celui-ci (Œuvres, t. III, p. 325, n. 196) et
rappelle assez curieusement certaines pointes de Saint-Simon : « Il avait été très
ami avec lui, mais l'amour-propre de l'un n'avait pas pu l'aveugler au point de lui
cacher la supériorité de l'autre. L'autorité de l'un (Noailles) et le crédit de son plan
n'avaient fait succéder (réussir) aucune affaire, pendant que l'autre sans carac-
tère (sans titre) avait réussi au-delà de l'espérance dans toutes ses entreprises. »
« L'imagination (de Noailles) voltigeait sans cesse sans se fixer à rien de suivi;
croyant se mieux approprier les affaires que les autres avaient conçues, (il) ne man-
quait jamais de les défigurer en leur imprimant le caractère d'un esprit sans ordre;
sans règle, sans justesse et sans suite. » (Cf. Saint-Simon : « un homme de fan-
taisie qui n'a aucune suite dans l'esprit ». « Law m'y exhortait pour la nécessité
et le bien des affaires, qui, indépendamment de celles que Noailles gâtait entre
ses mains (les mains de Law), périssaient entre les siennes », op. cit., t. V,
p. 394, sq.).
138 La banque et la guerre

Mais nous savons déjà, par d'autres exemples, que « les provi-
dentialistes » de la politique et les gestionnaires éclairés ne se
comprennent jamais ni tout à fait ni longtemps.
En tout cas, le départ du ministre n'eut certainement pas pour
conséquence de donner à Law une plus grande liberté de manœuvre.
Le premier semestre de 1718 va être pour lui une période d'attente
et en quelque sorte d'hibernation.
L'explication de cette pause nous est clairement donnée par le
duc d'Antin; elle souligne l'esprit réaliste du Régent, sa faculté
d'adaptation manœuvrière. Le renvoi du ministre est un « coup
d'État » et il faut laisser les choses se tasser. Nous saisissons aussi
le caractère très sérieux de la crise politique latente, sensible à
travers l'opposition encore couverte du Parlement, la cabale encore
secrète du parti espagnol. La même crise qui, pour l'heure, nous
éloigne du système, plus tard nous y ramènera 1 .

1. « Le grand point d'achoppement était le projet de M. Las, dont je parlerai


dans son lieu, pour faire payer tout en banque et multiplier ainsi les espèces à l'in-
fini par le crédit. Ce projet était combattu par tout le monde sans être connu à
fond dans l'idée seule que le souverain pourrait mettre la main quand il lui plaisait
sur le trésor de la banque.
Quoique Son Altesse Royale trouvait le remède très bon et même l'unique remède
à nos maux puisqu'il allait à enrichir le royaume entier, il jugea à propos de le sus-
pendre pour quelque temps pour laisser calmer les esprits et leur faire goûter
petit à petit le profit qu'ils trouveraient dans pareil établissement bien entendu.
C'est même l'unique chose qu'il y avait à faire dans les circonstances présentes... »
XIII

La machine de Moïse Augustin Fontanieu

* Dans toutes les grandes affaires, si


on les recherche bien, il se trouvera <jue
rien n'est plus léger que leur première
cause, et toujours un intérêt très incapable,
ce semble, ae causer de tels effets. »
Saint-Simon

Sur la proposition de Saint-Simon — qui avait pris le soin d'ob-


tenir sur ce nom l'agrément de Law — le Régent désigna, pour rem-
placer les deux « ministres » congédiés, un seul homme, mais quel
homme I Marc-René d'Argenson, alors âgé de soixante-sept ans
et qui exerçait depuis 16 9 7 la charge de lieutenant général de police
à Paris 2 .

1. Mémoires, op. cit., t. VI, p. 59.


2. II succédait dans les fonctions, mais pas exactement dans les titres. Il était
garde des Sceaux, mais non pas Chancelier, car d'Aguesseau conservait cette dignité
qui ne se perd que par la mort. On fit cependant des lettres patentes qui donnaient
à d'Argenson certaines attributions du poste qu'il ne pouvait recevoir, mais comme
on craignait des rebuffades du Parlement, ce texte fut quelque temps tenu secret.
Quant à la présidence du Conseil des Finances, on y porta, pour des raisons de
protocole et de convenance, le duc de la Force, qui fut lui-même remplacé comme
vice-président par le marquis d'Effiat (Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 43). D'Argen-
son en exerçait, en fait, et sans difficultés, les fonctions. Il suffisait de considérer
que, comme garde des Sceaux, il disposait d'une prééminence de droit dans tous les
Conseils.
« Quand le Régent a installé M. d'Argenson au Conseil de Régence, il l'a amené
lui-même et a dit : " Voilà M. d'Argenson... qui, comme garde des Sceaux, est chef
et Président à tous les Conseils "» (Buvat, Gazette de la Régence, p. 229).
140 La banque et la guerre

Le nouveau garde des Sceaux apparaissait sous les traits, phy-


siques et moraux, d'un personnage merveilleusement adapté à ses
fonctions précédentes. C'était un homme tout noir, d'une « figure
effrayante », qui lui avait valu le surnom de Rhadamante, juge des
Enfers. Il s'était montré un technicien hors pair dans sa partie. « Il
avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris
qu'il n'y avait nul habitant dont jour par jour il ne sût la conduite
et les habitudes » On le tenait pour courageux : « audacieux dans
les émeutes et par là maître du peuple; toujours le premier sur les
lieux des incendies, il n'avait pas peur de franchir les flammes 2 ».
Il savait être ferme sans être brutal, inquisiteur mais non persé-
cuteur; il avait témoigné souvent de dispositions d'humanité, moins
sans doute par grandeur d'âme que par intérêt bien compris.
Quand il avait à formuler des avis personnels il avait tendance à
se montrer libéral, notamment à l'égard des protestants 3 , mais il
n'hésitait pas à exécuter les ordres de la façon la plus expéditive,
ainsi qu'il le montra lors de l'expulsion des religieuses de Port-
Royal.
On le tenait aussi pour joyeux compagnon, mais surtout dans la
compagnie des gens de bas étage qu'il préférait à toute autre.
« Sés mœurs, note Saint-Simon, tenaient beaucoup de celles qui
avaient sans cesse à comparaître devant lui. »
Quant à son caractère politique, « la fortune était sa boussole ».
Il avait adopté une règle de conduite qui consistait à rendre service
à toute personne qui paraissait susceptible de cheminer quelque
jour dans les avenues du pouvoir. Ainsi, disait-on, lui était-il advenu
d'obliger le duc d'Orléans, dans la période où celui-ci était sus-
pecté d'empoisonnement et alors que ses ennemis tentaient d'ex-
ploiter contre lui une mystérieuse affaire, l'embastillement d'un
cordelier venant d'Espagne 4 . Dans cette occasion, on prêta au
lieutenant général cette boutade : « Un prince du sang ne vaut rien
à la Bastille. »
Dans son nouveau poste, d'Argenson étonna par l'étrangeté de
ses méthodes et de ses horaires. Il entretenait une liaison avec une
religieuse, M m e de Veyny, prieure du couvent des bénédictines réfor-
mées, dit la Madeleine de Traisnel, situé à Picpus. Il ne pouvait la

1. Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 28.


2. Clément, op. cit., Mémoires du marquis d'Argenson, p. 120.
3. Rulhière, Éclaircissements historiques sur la révocation de l'Édit de Nantes,
cité par Clermont, Portraits historiques : le garde des Sceaux, d'Argenson, p. 209.
4. « D'Argenson [qui prit soin de s'occuper seul de lui] fut assez adroit pour faire
sa cour à M. le duc d'Orléans de ce qu'il ne trouvait rien qui le regardât et des ser-
vices qu'il lui rendait là-dessus auprès du Roi » (Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 28).
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 141

rencontrer que dans la journée ce qui lui prenait beaucoup de


son temps. Il se rattrapait en tenant audience la nuit, et il mettait
à profit les heures creuses des trajets en travaillant et même en
soupant dans son carrosse, éclairé à cette fin par des chandelles.
On disait aussi qu'il transportait avec lui les sceaux et qu'il lui
arrivait de les oublier au couvent.
Le rédacteur de Y Histoire des Finances, aussi malveillant que
mal informé, conte que d'Argenson dormait le jour et que cette
mise en scène était destinée à donner l'illusion d'un travail acca-
blant, et plusieurs historiens n'ont pas hésité à adopter cette sotte
version des choses 2 . Le même auteur cependant, insensible à la
contradiction, indique aussi que d'Argenson aurait été embauché
comme une sorte de prête-nom pour Law, qui comptait gérer en
fait le ministère, mais cjue le garde des Sceaux n'avait pas respecté
le marché et s'était mis à diriger lui-même les Finances, contra-
riant ainsi les projets de l'Écossais. Cette présentation peu sérieuse
ne mérite pas de crédit.
En fait, le choix du marquis d'Argenson s'expliquait principa-
lement par un motif très simple : il était en fort mauvais terme avec
le Parlement, auquel il s'était opposé dans une série d'affaires (les
querelles entre magistrature et police sont de toutes les époques).
Le Parlement, dans sa haine du lieutenant général, avait même
tenté de mettre à profit la procédure de la Chambre de Justice pour
le poursuivre « sous prétexte de malversations ». C'est au Régent
qu'il devait de ne pas avoir été arrêté.
Compte tenu de son énergie, cette hostilité faisait de lui l'homme
idoine pour briser la fronde parlementaire qui s'était amorcée en
janvier. « Le Parlement, écrit savoureusement Barbier, ne doute
pas que d'Argenson ne se vengeât de lui; aussi celui-ci n'y manqua
pas car la vengeance est la vertu la plus flatteuse et la plus digne
d'un grand cœur. »
Pour que Rhadamante jouât pleinement le rôle qui lui était assi-
gné, il ne suffisait pas de faire de lui un garde des Sceaux; il impor-
tait de lui confier la charge des finances, puisque c'est sur ce ter-
rain que le conflit avait surgi et ne manquerait pas de s'étendre.
Rien n'indique que le Régent ait entendu faire de lui l'homme de
paille de Law. Sans doute pensait-il, au départ, que les deux
hommes s'entendraient plus aisément mais il s'accommoda de la
situation et ils s'en accommodèrent aussi. Il est certain que d'Argen-

1. Selon l'auteur du manuscrit du British Muséum, ces visites avaient lieu deux
fois par semaine, de deux heures à dix heures du soir.
2. Ainsi S. Cochut, Law, son système et son époque, Paris, Hachette, 1852, p. 46.
M. Hyde, op. cit., p. 117.
142 La banque et la guerre

son contrariait fréquemment, voire systématiquement, les projets


de Law avec lequel il n'avait aucune affinité de doctrine ni de senti-
ments. Mais c'était un homme discipliné et prudent, il ne cherchait
point à provoquer un conflit ouvert avec un homme qui avait la
confiance du maître, moins encore à se mettre dans son tort pour
le plaisir de le narguer.
Selon Saint-Simon, les deux hommes travaillaient parfois
ensemble, mais le plus souvent chacun d'eux travaillait directe-
ment et séparément avec le Régent. Nous avons en tout cas la
preuve que Law participait effectivement, selon cette procédure,
aux principales décisions financières de cette période
Le nouveau maître des Finances trouvait dans sa corbeille une
situation économique médiocre. La dévaluation de Noailles n'avait
pas réussi à dégeler les affaires, mais c'était là le cadet de ses
soucis. Son problème, c'est celui de la trésorerie, et il convient
parfaitement à son tempérament d'homme d'action et de res-
sources. Il mit aussitôt au point une politique qui porte bien sa
marque personnelle, car c'est une politique d'expédients. Il envi-
sageait de se procurer quelques ressources par un agiotage sur les
billets d'État. Nous savons que beaucoup de personnes rechignaient
à porter aux Monnaies leurs pièces d'or et d'argent, que l'on repre-
nait respectivement pour 16 ou 4 livres (elles n'en valaient d'ail-
leurs que 14 et-3 au temps de Desmarets, mais elles avaient été
haussées à 20 et à 6) 2 . Aussi avait-on jusque-là différé l'application
du taux de 14, prévu à l'origine pour le mois d'avril 1716. En der-
nier lieu, un arrêt du 22 janvier avait reculé l'échéance jusqu'au
18 juin.
D'Argenson imagina d'allécher les porteurs récalcitrants en leur
proposant une sorte de prime, où il trouvait lui-même son compte.
Par arrêt du 10 février il fit décider que les pièces qui seraient
apportées avant le 1 e r avril seraient reprises aux cours en vigueur 3 ,
mais qu'ils pouvaient de surcroît fournir un cinquième en sus en
billets d'État ou en billets de receveurs généraux, qui seraient
échangés pour leur montant nominal dans les mêmes conditions.

1. Cf. p. 143, n. 3.
2. « On espère, note le duc d'Antin, faire sortir par là beaucoup de vieilles
espèces, faire circuler l'argent en en augmentant le nombre, diminuer les billets et
leur donner un peu plus de valeur, jusqu'à ce qu'on trouve à mieux faire. »
3. Pour les amateurs de précision, notons que les cours de 16 et de 4 étaient théo-
riques car les pièces étaient reprises en tenant compte du prix au poids du marc.
Or le louis n'étant pas exactement de 30 au marc, mais plutôt de 30 1/2 ou 31, les
cours nets étaient donc de 15 livres 15 sous pour le louis et de 3 livres 18 sous
9 deniers pour l'écu (Dutot, ms. Douai, p. 79).
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 143

D'Argenson comptait, par ce procédé, faire hausser le cours des


billets, et réaliser quelque différence pour sa caisse...
On ignore quel fut le succès (sans doute faible) de cette opération
sur le marché intérieur, mais en revanche elle eut une mauvaise
influence sur le change, qui était au-dessus du pair le 2 février, et
ui marqua le 18 février une perte de — 5,26 sur la Hollande et
3 e — 1,07 sur l'Angleterre
D'Argenson se procura encore quelques recettes en rétablissant
le droit de quatre sols par livre sur les entrées, mais il s'abstint de
faire enregistrer cet édit au Parlement 2 .
Cependant la situation exigeait des mesures plus considérables.
D'Argenson, qui était obstiné, envisagea alors d'appliquer sa
combinaison de reprise des billets d'Etat sur une plus vaste échelle,
en la couplant cette fois avec une nouvelle et importante dévalua-
tion, laquelle, en tout état de cause, ne pouvait plus être éludée.
Cette double opération ne fut officiellement décidée qu'au mois
de mai, mais elle était en préparation dès le mois de mars. Nous
en trouvons la preuve dans une lettre manuscrite de Law du
21 mars, qui s'y réfère. Ce document prouve en même temps qu'il
n'y avait pas de « coupure », comme on l'a dit, entre d'Argenson
et Law, et qu'en tout cas le banquier n'était pas tenu à l'écart des
projets ministériels 3 .
Les mesures proprement monétaires sont de diverses sortes et
composent un tableau dont la complication déconcerte. En pre-
mier lieu, d'Argenson décida la création de pièces nouvelles d'or
et d'argent, et il joua à la fois sur la valeur faciale et sur la « taille
au marc ». La combinaison de ces deux procédés lui permet d'ob-
tenir — d'une façon qui n'est pas immédiatement apparente — un
« haussement » beaucoup plus élevé que celui qui marquait la pre-
mière dévaluation. En fait, les pièces sont comptées à 150 % de ce
que donnerait, au cours en vigueur, l'estimation de leur poids
métallique.
Ainsi les nouveaux louis d'or — appelés chevaliers parce qu'une
croix de chevalier est portée sur l'une des faces — auront cours à

1. Dutot, ms. Douai, p. 70.


2. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. I, p. 287.
3. « J'ai l'honneur de vous envoyer le projet d'arrêt pour la monnaie... Dans le
premier arrêt je n'ai pas fait mention de l'Alsace, S.A.R. m'ayant paru déterminée
à donner un arrêt particulier pour mettre la monnaie de [la] province au même
prix avec la monnaie de France » (Arch. Nat. G7 1469).
Selon l'auteur de 1 ''Histoire des Finances, Law avait approuvé la première déva-
luation. Quant à la seconde « M. Law fut consulté, pressé, et y consentit sans l'ap-
prouver » (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 333).

I
144 La banque et la guerre

36 livres et de ce fait l'augmentation paraît être de 20 %, mais l'on


en taille 25 au marc (alors que les Noailles faisaient 30 à la taille
de 20). En conséquence la valeur du marc d'or passe réellement de
600 à 900. Même proportion pour ce qui concerne l'argent. Les
nouveaux écus sont à 6 livres au lieu de 5, mais à la taille de 10 au
lieu de 8, après la hausse le marc d'argent passe donc à 150 %, 60
au lieu de 40.
Si l'on pouvait s'en tenir là, les choses seraient d'une divine sim-
plicité. Mais il n'était pas question de remplacer d'un coup toutes
les monnaies anciennes par les nouvelles! Les monnaies avaient la
vie dure sous l'Ancien Régime. On ne réussit jamais à en faire dis-
paraître aucune. Pour l'heure, on va donc fixer un cours pour les
différentes catégories de pièces en circulation. Ce cours pourrait
être proportionné à leur valeur intrinsèque en métal précieux...
mais ce serait trop facile, et on se priverait de quelques petits
bénéfices. Voici donc le Noailles porté à 36 livres, soit une augmen-
tation de 20 %... au lieu de 50. Le Noailles est à la parité du cheva-
lier... alors qu'en poids d'or il fait 25 % de mieux. Le louis d'or de
30 au marc se voit compté pour 24 livres, ce qui met le marc à 720,
comme pour le Noailles, au lieu de 900 pour le chevalier. Même
grille pour les pièces d'argent. Les louis de 8 au marc sont portés
à 6 livres, ce qui correspond à 48 livres pour le marc d'argent (au
lieu de 60). Et il y a encore d'autres espèces : des louis de 36 1/4
au marc, des écus de 9, etc.
Cette table de valeur est d'ailleurs présentée comme temporaire;
à partir du 1 e r août, toutes les espèces anciennes devaient être
décriées et ne seraient reçues qu'au poids. L'État reprendrait donc
l'or à 720 le marc pour le revendre à 900 avec ses chevaliers; l'ar-
gent à 48 pour le revendre à 60. En fait le délai fut, comme d'habi-
tude, prorogé.
L'opération ainsi définie apparaît évidemment comme fort avan-
tageuse... à condition que les porteurs ne se dérobent pas. Et voici
qu'apparaît de nouveau la combinaison des billets d'État, destinés
à la fois à motiver la clientèle et à favoriser les agiotages par les-
quels le garde des Sceaux traitait empiriquement 1 anémie du
trésor.
Les billets d'État sont accueillis à l'occasion de ce qu'on appelle
la reprise, c'est-à-dire lorsque les particuliers apportent aux
Monnaies soit des matières d'or et d'argent, soit des espèces La
reprise se traite uniformément aux anciens cours, soit 600 le marc
d'or et 40 le marc d'argent, taux désavantageux par rapport à

1. Nous venons de voir que les espèces anciennes avaient cours théoriquement
jusqu'au 1 er août, mais rien n'interdisait de les faire « reprendre » avant cette date.
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 145

celui des nouvelles monnaies (900) et même du Noailles (720).


Mais c'est ici que se place la surprise. On peut ajouter à l'or et à
l'argent à concurrence de 40 % de l'apport un paquet de billets
d'État, et ces billets sont repris à leur valeur nominale. Si le
porteur remet (en matières ou en espèces) un marc d'or, évalué
600 livres, il peut compléter avec 240 livres de papier et il reçoit au
total 840. De même un marc d'argent à 40 livres, s'il est accom-
pagné de 16 livres en billets d'État, permet de recevoir 56 livres.
Ces dispositions s'appliquent tout naturellement aux monnaies
étrangères, léopolds d'or de Lorraine, pistoles d'Espagne, guinées
d'Angleterre et millerais du Portugal 1 .
Comme les billets d'État se négocient autour du tiers, le bénéfice
minimum pour les apporteurs était donc de 65 % pour la partie en
billets. Le taux net de reprise s'établissait sur cette base à 56 pour
l'or et à 50,4 pour l'argent 2 .
Nous serions portés à croire, si nous ne connaissions la suite,
que seul un esprit retors comme celui d'Argenson était capable de
produire de tels rébus. Ce serait une lourde erreur! Nous verrons
bientôt le clair génie de l'Écossais se déployer dans une série d'élu-
cubrations monétaires dont la lecture est plutôt moins aisée que
celle-ci.

Le duc de Noailles avait fait enregistrer au Parlement, sans y


rencontrer d'ailleurs de difficultés, l'édit de décembre 1716 qui
consacrait la première dévaluation. Le marquis d'Argenson se
garda bien de l'imiter et envoya son propre édit à la Cour des Mon-
naies. Les Chambres en apprirent l'existence lorsqu'il fut publié
le 2 juin. Elles exprimèrent aussitôt leur humeur de n'avoir pas été
consultées, et le mécontentement que leur inspirait, quant au fond,
cette nouvelle opération monétaire.

D'autre part certaines espèces (les monnaies étrangères) étaient exclues des « haus-
sements » et le public avait donc intérêt à les apporter sans plus attendre.
1. A noter enfin que des taux spéciaux sont fixés pour l'or fin (654-10-11) et pour
l'argent fin (43-12-18) et que l'augmentation est étendue à la monnaie de billon :
les anciens sols ou douzains passent de 15 à 18 deniers, et les pièces de 36 deniers,
qui avaient été réduites à 21, remontent à 27!
2. Exemple donné par Daire : si l'on apportait 8 écus (anciens) de 5 livres, soit
40 livres, on recevait 6 écus 2/3 nouveaux (de 6 livres chacun). Si l'on ajoutait
16 livres en billets d'État, le total était porté à 56 livres et on recevait 9 écus 1/3
nouveaux. Cependant si l'on considère le poids d'argent, le porteur n'avait qu'une
quantité de métal inférieure de 1/15 à celle de ses 8 écus anciens et il avait donné
les 16 livres en billets contre rien.
146 La banque et la guerre

Le Parlement nomma des commissaires et organisa une réunion


où étaient invités les principaux banquiers et les représentants
des six corps de marchands. Les banquiers se montrèrent hostiles
au haussement; les commerçants, qui, naguère, le demandaient,
émirent des critiques modérées. Les parlementaires essayèrent
d'exciter leurs protégés, les rentiers. « Ceux dont les biens
consistent en rentes, seront forcés par des offres de remboursement
de les porter à un denier si haut qu'ils perdront plus d'un tiers de
leurs revenus. » Mais on n'ignorait pas qu'une partie du public
était, d'instinct, favorable aux mesures gouvernementales.
Ainsi, la Cour des Aides observe-t-elle dans ses propres remon-
trances : « L'augmentation subite que V. M. a accordée pour les
anciennes espèces, a plu à une partie du vulgaire, qui se laisse
toucher par une légère utilité présente, et qui ne porte pas ses
vues dans l'avenir. »
Le terrain n'était donc pas — pour le Parlement — le plus favo-
rable. Il demanda un sursis. On le refusa et les troupes reçurent,
selon la formule consacrée, l'ordre de se munir de munitions : cela
ne détendit pas les esprits. Le Régent reçut les députés qui venaient
apporter les remontrances, et qui soutinrent que les édits concer-
nant les monnaies devaient être soumis au Parlement. Le Régent
rétorqua qu'il n'en avait point été ainsi entre 1659 et 1715 et que
si l'on avait envoyé celui de décembre 1715, c'était par déférence
et amitié. Alors commença une sorte de guérilla avec réunions,
députations, remontrances, affiches lacérées, conseillers arrêtés,
refus réitérés du Régent, arrêts du Parlement, cassation des arrêts
du Parlement par le Conseil de Régence, rappel des principes de
fond et autres remontrances émanant des autres cours. Cet enche-
vêtrement d'intrigues a été admirablement décrit par Saint-Simon,
les textes sont connus, et nous ne nous y attarderons pas.
Le Parlement, cherchant un point faible dans le dispositif de la
Cour, le trouva tout naturellement dans la banque et dans la per-
sonne de Law, qui, en raison de son origine étrangère et du mystère
qui entourait son entreprise, n'avait pas la faveur du public

1. On le voit bien par les réflexions de Buvat cependant un peu antérieures : « La


banque de Law... est une nouvelle source de malheurs; elle engloutit le peu de
commerce subsistant (!) » (17 septembre 1716).
« John Law, homme tout à fait suffisant... qui, avec un rire insultant, discrédite
tout ce qui s'oppose à son système » (6 septembre 1717).
« Cette nouveauté (les paiements royaux en billets de la Banque) fait extrême-
ment murmurer contre Law qui est étranger, joueur de profession et d'une somp-
tuosité de dépenses qui donne de l'ombrage » (15 octobre 1717).
« John Law que le public hait fort et qui est haïssable » (24 janvier 1718).
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 147

Or l'édit de mai entraînait tout naturellement des conséquences


pour la Banque. Un arrêt du Conseil d'État, daté du 2 juin, avait
donc précisé que les billets de la Banque, qui étaient libellés en
écus, seraient repris sur le pied du nouveau cours, soit 6 livres,
ce qui allait de soi et sans doute aurait-il mieux valu s'abstenir de
le préciser. Ce texte anodin fournit au Parlement le prétexte qu'il
cherchait pour changer de cible. Par un arrêt du 12 août, il déclara
que la Banque serait réduite à ce qui était prévu dans les lettres
latentes et il fit interdiction aux détenteurs des deniers royaux de
[es y déposer et de recevoir des billets; « ils sont personnellement
comptables des espèces »!
Enfin, la Cour faisait défense à tous les étrangers, même natu-
ralisés, de s'immiscer directement ou indirectement, de participer,
etc., « au maniement et administration des deniers du royaume ».
L'allusion est claire.
Et voici donc John Law appelé en première ligne dans une affaire
où il n'avait joué que le rôle d'un comparse.

Sans être réduit à l'inaction — il dirigeait la Banque et il conseil-


lait le Régent —, Law s'était trouvé quelque peu sous-employé pen-
dant le premier semestre 1718 ; il avait profité de ses loisirs pour
élaborer un grand projet de réforme fiscale, que certains histo-
riens ont commenté avec admiration 1 meus qui nous paraît irréa-
liste et dont il ne sortit rien de concret.

1. Ainsi M. Marion. Il s'agissait tout simplement de supprimer les impôts directs


et indirects : on les remplaçait par une dîme en nature sur les fruits, par un droit
en argent sur les bestiaux, enfin par une taxe générale sur toutes les maisons.
Un tel schéma présentait sans doute l'avantage de mettre fin aux inégalités et aux
privilèges. Il permettait d'autre part de liquider d'un seul coup les 50 000 per-
sonnes qui étaient employées dans les fermes et dans les recettes et qui coûtaient
au total 20 millions à l'État. « Les uns se mettant dans le travail de la terre, d'autres
dans le commerce ou dans les métiers. »
Ce thème grandiose lui tenait à cœur et il devait y revenir l'année suivante avec
un projet, d'ailleurs plus simple, d'impôt immobilier, qu'il ne tenta pas davantage
de mettre en pratique, bien qu'il fût entre-temps devenu contrôleur général. Bien
plus tard, dans un mémoire d'avril-mai 1723, il tirera la philosophie de ses
réflexions sur ce sujet : « Il ne manque à sa gloire (du Roi) et au bonheur
public que le rétablissement de la confiance et la simplification des revenus. Le pre-
mier objet parait difficile, il ne l'est pas. Le second paraît facile et il est difficile.
Toute idée qui tend à simplifier les revenus sera faiblement soutenue par ceux qui
administrent les finances et trouvera de l'opposition de la part de ceux qui sont char-
gés de les percevoir (...). La grande noblesse est favorisée par son crédit dans la
répartition des tailles et la petite noblesse par les lois qui lui permettent de faire
148 La banque et la guerre

Au mois de juillet, alors que se multipliaient les escarmouches


entre le ministère et les cours supérieures, Law décida soudain,
avec le coup d'oeil du génie, que le moment était propice à la réac-
tivation de ses entreprises : il fit reprendre la souscription des
actions d'Occident, prévue par les lettres patentes, et dont il n'avait
été délivré qu'un faible nombre.
On se contentait de recevoir un acompte de 20 % en billets
d'État sur le montant de la souscription, le solde n'étant exigible
qu'au 31 décembre suivant. Les porteurs de billets d'État ne
savaient pas encore quel profit ils allaient tirer de l'édit du 20 mai,
dont le Parlement déclarait suspendre l'exécution. Dans le doute,
ils pouvaient avec une faible somme, payée en billets dépréciés des
deux tiers, s'assurer un droit de souscription pour un montant
cinq fois plus élevé, avec tout le temps pour voir venir 1 .
Poursuivant son élan, Law fit concéder, le 1 e r août, à la Compa-
gnie d'Occident, la ferme des tabacs, moyennant une annuité de
4 020 000 livres. Quoi de plus normal que de confier ce monopole
à une Compagnie qui pouvait développer en Louisiane la culture de
cette plante? Dès lors, la Compagnie n'avait plus qu'à se verser à
elle-même la rémunération de son capital, souscrit en billets
d'État 2 .
Sous l'effet conjugué de ces différentes mesures, les billets d'État
et les actions grimpèrent ensemble en quelques semaines de 25 %.
L'arrêt du 12 août, dès qu'il fut connu, cassa ce beau mouvement
et les actions perdirent tout ce qu'elles avaient gagné. Law en
marqua un grand dépit et en conçut une longue rancune dont on
trouve la trace dans VHistoire des Finances . En dehors de cette

valoir une certaine portion de terres par ses mains. L'égalité de l'imposition bles-
sera ces deux parties, ceux mêmes qui doivent profiter par l'égalité travailleront
contre, ne connaissant pas leurs vrais intérêts » (Œuvres complètes, op. cit., t. III.
p. 175-176).
1. L'ouverture de ce débouché pour les billets d'État pouvait contrarier dans une
certaine mesure le mécanisme imaginé par d'Argenson, mais de cela Law ne se fai-
sait sans doute aucun scrupule.
2. De ce fait les fermes du contrôle et de la poste se trouvèrent libérées des
assignations qu'elles supportaient à concurrence de 3 000 000.
3. Ce document reproche au Parlement d'avoir fait perdre 125 millions à l'État.
Ce chiffre paraît d'abord mystérieux. Pour le comprendre, il faut penser que la
perte de 25 % affectait le papier apporté en souscription. Comme, avec ces 25 %,
on pouvait souscrire cinq fois plus, soit, 12 5 000 000, l'État perdait l'avantage
d'une souscription qui pouvait atteindre théoriquement ce montant démesuré. C'est
un argument fort spécieux, car l'État était aussi le débiteur des billets et d'autre
part l'émission des titres était pour l'instant limitée à 100 000 000. Néanmoins, le
raisonnement peut se comprendre et il est typique du « paralogisme » de Law. L'État
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 149

déconvenue financière, il se crut en danger et craignit pour sa


peau; une telle sensibilité se comprend aisément chez un ancien
condamné à mort. Ses amis décidèrent de l'installer au Palais-
Royal dans l'appartement de M m e de Nancré. Cependant le duc
d'Antin, observateur aigu, soupçonnait une part de comédie dans
cette prétendue panique.
Le fait est que, quelques jours après, Law était rentré tranquil-
lement chez lui et y recevait la visite de parlementaires porteurs
du rameau d'olivier. Le Parlement, s'il effrayait les autres, s'ef-
frayait aussi de sa propre audace et on attendit le 18 août pour
lire et diffuser l'arrêt rendu le 12 (mais dont la rumeur n'avait pas
manqué de se répandre entre-temps). « Law, précise le duc d'Antin,
nous en conta des détails tout à fait ridicules, qui nous montrèrent
combien promptement la peur avait succédé à l'insolence. »
A ce point, les choses pouvaient sans doute s'arranger, et c'est
ce que souhaitait le raisonnable Dubois. « Il parlait du Parlement
en modérateur. » Il marchait « comme sur des œufs ». Quant au
garde des Sceaux, il avait été fort proche du duc du Maine et il
était influencé par Dubois; ses relations avec Law commençaient
à être tendues. Mais il ne pouvait jouer qu'un seul parti et il se
montra, comme à l'ordinaire, parfait dans l'exécution : « Il avait
la griffe. »
Trois hommes poussaient le Régent à en finir, chacun poursuivant
un objectif différent : Law pour sa sécurité et pour la réussite de
ses projets, Saint-Simon pour ses revanches protocolaires, enfin, le
duc de Bourbon, parce qu'il était obsédé par l'ambition de ravir
au duc du Maine la surintendance de l'éducation du jeune Roi. De
son côté, le duc d'Orléans souhaitait le coup de force (et sans doute
l'avait-il préparé depuis des mois, ce qui explique à la fois la nomi-
nation d'Argenson et l'hibernation de la Banque). Il voulait avoir
les coudées franches dans l'éventualité probable de la guerre contre
l'Espagne, et la crise internationale, comme nous allons le voir,
venait justement de parvenir, dans le courant du mois de juillet,
à l'étape décisive.
Le Lit de justice se tint le 26 août, dans des conditions où le bur-
lesque semble l'emporter sur les aspects les plus sérieux de la
situation et sur la gravité des intérêts en cause.

demeurerait de toute façon débiteur des billets. La décote de ceux-ci ne profite-


rait pas à l'État mais aux spéculateurs privés qui les rachèteraient au rabais.
Inversement, s'ils étaient apportés à la Compagnie, la dette était annulée. L'État
payait seulement l'intérêt (à la Compagnie) mais il n'était pas redevable du capi-
tal. Et, d'autre part, il était plus avantageux pour l'État de verser une annuité à
la Compagnie qui devait lui rapporter de l'argent qu'à des porteurs privés.
150 La banque et la guerre

L'affaire n'était pas si simple. En vertu de l'étonnante fiction


ui fait que le Roi « n'eût-il qu'un jour » dispose personnellement
3 e la justice, le jeune Louis XV, âgé de huit ans, devait présider
lui-même une cérémonie qui ne laissait pas d'être impressionnante
et éprouvante pour les adultes. L'extrême chaleur et le mauvais
air pouvaient incommoder l'enfant, du moins son gouverneur,
Villeroy, inféodé au parti adverse, ne manquerait-il pas de pousser
les hauts cris et de susciter des embarras. Pour éluder ces risques,
Saint-Simon imagina la solution qui consistait à tenir le Lit de
justice aux Tuileries, ce qui comportait aussi l'avantage de
contraindre les magistrats de s'y rendre à pied et en procession,
dans leur tenue d'apparat.
Le terrible duc ne s'en tint pas à cela. Sa rancune exigeait une
revanche superbe. Et voici qu au croisement des fils, au nœud des
intrigues, au cœur du suspense, nous voyons monter une sorte de
« gag » pour spectacle excentrique. Un personnage nouveau sur-
git que nous n'avons jamais vu, que nous ne reverrons plus et dont
tout va dépendre. C'est Moïse Augustin Fontanieu, le garde-meuble
de la Couronne. Il y a un maître de la mécanique du complot, et
c'est incontestablement Saint-Simon; mais il y a un maître de
l'autre mécanique, de la « machine matérielle » du Lit de justice.
Pour rencontrer Fontanieu, Saint-Simon prend des précautions
extraordinaires. Il lui dicte ses explications afin de ne pas laisser
de trace de son écriture. « Je lui dérangeai ses meubles pour mieux
lui inculquer l'ordre de la séance. Lui seul pouvait en effet disposer
un chef-d'œuvre de charpenterie qui permette de placer les princes
dans une position suffisamment élevée au-dessus de celle des magis-
trats. » Ce plan réussit à merveille et dans toutes ses parties.
L'exaltation de Saint-Simon, dans la description qu'il nous a
laissée du Conseil et du Lit de justice qui se suivirent au cours
de cette matinée mémorable, porte au plus haut degré son génie
narratif, et fournit un incomparable sujet d'étude pour les psy-
chiatres :
« Ce fut là où j e savourai avec tous les délices qu'on ne peut
exprimer le spectacle de ces fiers légistes, qui osent nous refuser le
salut, prosternés à genoux, et rendre à nos pieds un hommage au
trône, tandis que [nous étions] assis et couverts, sur les hauts
sièges aux côtés du même trône : ces situations et ces postures, si
grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant
de l'évidence la cause de ceux qui véritablement et d'effet sont
laterales régis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés,
collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand
banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures
ondoyantes, à chaque génuflexion longue et redoublée qui ne
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 151

finissait que par le commandement du Roi par la bouche du garde


des Sceaux, vil petit gris qui voudrait contrefaire l'hermine en
peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos
pieds »
... « Moi cependant, je me mourais de joie. J'en étais à craindre
la défaillance; mon cœur, dilaté à l'excès, ne trouvait plus d'es-
pace à s'étendre. La violence que j e me faisais pour ne rien laisser
échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux 2 . »
... « Pendant l'enregistrement, j e promenais mes yeux douce-
ment de toutes parts, et si j e les contraignis avec constance, j e ne
pus résister à la tentation de m'en dédommager sur le premier
président; je l'accablai donc à cent reprises dans la séance, de
mes regards assenés et forlongés avec persévérance. L'insulte, le
mépris, le dédain, le triomphe, lui furent lancés de mes yeux jus-
qu'en ses moelles; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes
regards; une fois ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à
l'outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de
le confondre. Je me baignais dans sa rage et je me délectais à le
lui faire sentir. Je me jouais de lui avec mes deux voisins, en le
leur montrant d'un clin d'œil quand il pouvait s'en apercevoir;
en un mot je m'espaçai sur lui sans ménagement aucun autant
qu'il me fut possible 3 . »
Le parti espagnol était pulvérisé. La voie était libre pour le Sys-
tème.

LA FABLE DE L ' A N T I - S Y S TE M E

Contrairement à l'absurde légende de Vanti-système, fabriquée


par Du Hautchamp 4 , Law ne s opposa nullement à la concession
du bail des fermes aux frères Paris, traitée au début de septembre
par d'Argenson. Son crédit politique lui aurait permis, en tout
état de cause, de ne pas se laisser bafouer par le garde des
Sceaux.

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 168.


2. Ibid., p. 170.
3. Ibid., p. 173-174.
4. Comment d'ailleurs aurait-on pu parler en septembre 1718 d'un anti-système
ou d'un contre-système alors que le terme de système ne fut usité qu'à partir
de l'année suivante?
152 La banque et la guerre

Certes, Law n'était pas homme à se désintéresser des énormes


possibilités que recelait la Ferme générale. Mais à cette époque de
l'été 1718, il ne disposait pas d'un projet suffisamment élaboré. Il
avait curieusement rêvé d'une régie centralisant toutes les recettes
publiques, et qu'il voulait placer sous l'autorité conjuguée des
quatre Cours supérieures. Il aurait même, à deux reprises, pris
dans cette direction des contacts exploratoires, mais sans recevoir
d'encouragement. Après la cassure du 26 août, il ne pouvait plus
être question pour longtemps de cette semi-utopie qui s'articulait
sans doute avec celle de sa réforme fiscale. Il envisagea alors de
confier directement cette agence générale à la Compagnie d'Occi-
dent, qui serait ainsi substituée aux quatre assemblées. L'Histoire
des Finances précise même qu'il aurait créé, dans cette intention,
au cours du mois d'août, des « actions sur les fermes générales »
dans la vue de les unir à la Compagnie. Mais ce projet se heurta
à de fortes résistances de la part des gens en place, ce qui n'est pas
surprenant si l'on songe aux économies et aux réductions de per-
sonnel qui étaient liées, dans son esprit, à ce chambardement 1 . Le
réaliste reprit alors le dessus. Il comprit qu'on courait le risque
de faire crouler la régie « si on n'en laissait pas la conduite à des
gens aussi savants dans la forme qu'ils l'étaient. M. Law la leur
abandonna 2 ».
On voit que dans ce récit, inspiré par Law, aucune machination
n'apparaît. D'autre part, l'un des frères Pâris, Pâris la Montagne,
a laissé, dans un manuscrit destiné à ses enfants, une narration
détaillée de l'affaire, où il apparaît que c'est précisément sur la
suggestion de Law et de son acolyte, le duc de La Force, qu'ils s'en-
gagèrent dans cette opération. On ne voit pas pour quelle raison le
financier aurait tenu à insérer un mensonge dans un document de
ce genre et alors que Law était mort depuis longtemps 3 .
Ajoutons que le bail fut conclu après plusieurs marchandages à
des conditions qui étaient normales, voire avantageuses à cette
date, et qu'à l'époque Law entretenait de bonnes relations avec les
quatre frères : il venait même de désigner l'un d'entre eux, Pâris-
Duverney, comme l'un des directeurs de la Ferme des tabacs, nou-
vellement acquise par la Compagnie. La rupture ne vint qu'après,
et justement lorsque Law proposa aux frères Pâris d'établir
une association entre la Compagnie qu'ils avaient constituée

1. Cf. ci-dessus, p. 147, il. 1.


2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 338.
3. « Discours à ses enfants pour les instruire de sa conduite et de celle de ses
frères dans les principales matières du gouvernement où ils ont participé » (Arch.
nat., K 1005).
La machine de Moïse Augustin Fontanieu 153

et sa propre compagnie d'Occident, offre qu'ils refusèrent 1 .


Law remit donc à d'autres temps, qui ne devaient point tarder,
cette partie de son programme, qui n'était point venue à matura-
tion, et il s'occupa de terminer celles qui étaient bien définies et
déjà fortement avancées. Il poussa les souscriptions de l'Occident
et au 31 décembre le capital de 100 000 000 se trouva entièrement
couvert, moyennant, il est vrai, un « intéressement » du Roi qui se
montait à 40 %, et dont les modalités furent tenues secrètes.
Le 16 janvier 1719, les derniers contrats de rentes furent pas-
sés dans l'étude des notaires Ballin et Lefèvre 2 . Entre-temps,
le 4 décembre la Compagnie avait traité une affaire non point
mirobolante, mais solide et avantageuse. Elle achetait pour
1 600 000 livres les privilèges et le matériel de la Compagnie du
Sénégal, qui lui procurait, outre quelques stocks, une flotte de
onze vaisseaux.
C'est à la même date du 4 décembre que fut arrêtée la décision
de transformer la Banque générale en une Banque Royale qui
devait prendre son essor au 1 e r janvier 1719. Mais ceci est une
autre histoire, qu'il nous faut écrire maintenant.

1. Pour motiver leur refus, les Paris portent à l'encontre de Law deux imputations
dont l'une est en tout cas fausse (la prétendue expulsion par le roi du Piémont) et
dont l'autre n'a pu être vérifiée (sa prétendue liaison avec le ministre suédois
Goertz). Lorsque la Banque fut transformée, les frères Pâris, qui faisaient partie
des premiers actionnaires, reprirent leurs parts pour la valeur nominale de
45 000 livres.
2. Giraud, op. cit., t. III, p. 49.
XIII

Une banque pour une guerre

Il n'est pas possible de comprendre le Système de Law si l'on ne


tient pas compte de l'évolution des relations internationales et de la
politique extérieure de la Régence.
C'est la pression des événements entre l'été 1717 et le début de
1719 qui transforma le projeteur sympathique, le magicien de
salon dont on attend les tours avec curiosité, en cet envoyé de la
Providence, qui tient entre ses mains le salut du Royaume.
Nous avons vu que, dès le début de la Régence, le roi George
d'Angleterre et Philippe d'Orléans avaient parfaitement compris
la solidarité qui leur était objectivement imposée. Ils étaient tous
deux contestés par des prétendants, déclarés ou en puissance :
Jacques III Stuart et Philippe d'Espagne.
Dans ces conditions, l'alliance franco-anglaise était une sorte
de police d'assurance mutuelle entre ces deux « possesseurs
d'état ». Leur but commun était d'éviter un conflit, mais, dans le
cas où ils n'y parviendraient pas, il fallait gagner, et pour cela, il
était essentiel pour chacun d'eux d'obtenir l'appui de 1 autre. Leur
ligne de conduite était dès lors toute tracée et aucun n'y manqua.
Dans ce renversement d'alliances chacun d'eux devait affronter l'in-
compréhension, voire l'hostilité de son opinion publique. Les
Anglais nourrissaient à l'égard des Français une rancune et une ani-
mosité proches de la haine. Les Français, de leur côté, considé-
raient avec sympathie la cause des Stuarts et si, à l'égard de l'Es-
pagne, leurs sentiments pouvaient traduire des nuances, ils
n'étaient point portés à considérer le petit-fils de Louis XIV comme
un ennemi. Les deux « usurpateurs » étaient donc contraints à la
prudence, à des piétinements et parfois aux simulacres. Aussi les
contemporains et les historiens ont-ils pu avoir l'impression de cer-
tains flottements ou même de revirements, surtout de la part du
Une banque pour une guerre 155

Régent, ce qui a contribué à lui faire la réputation d'un caractère


indécis. Réputation assez injuste en général, et plus particulière-
ment dans ce cas. Le Régent n'avait aucun doute sur la politique à
suivre, et sa résolution n'y faiblit jamais; on le voit bien par l'af-
faire de Mardyck, par la réticence marquée à l'égard du Tsar lors
de sa visite, enfin par la déclaration de guerre à l'Espagne 1 .
Lorsque le Régent a pu donner, dans ce domaine, l'impression de
louvoyer c'était uniquement par suite de la nécessité où il était de
contourner certains obstacles, et de tenir compte des réactions
populaires.
Du fait que cette politique était conforme à la sécurité person-
nelle du Régent, il ne s'ensuit pas qu'elle ne fut inspirée que par
l'égoïsme. « Je suis Régent de France, écrit-il, et je dois me conduire
de façon qu'on ne puisse pas me reprocher de n'avoir songé qu'à
moi 2 . » L'alliance anglaise répondait admirablement aux intérêts
de la France. L'homme d'État le plus impartial et le plus lucide
n'aurait pu concevoir une politique meilleure ni l'appliquer avec
plus de sûreté. Il était temps de mettre fin à cette longue fâcherie
de la France contre l'Angleterre et la Hollande, à cet état perpétuel
d'hostilités tarifaires ou militaires, de guerre tantôt froide tantôt
violente, où s'étaient complu le mercantilisme borné de Colbert, la
mégalomanie et le sectarisme religieux de Louis XIV. « Il est clair,
écrivait Dubois, que cette alliance déterminera le système de l'Eu-
rope pour longtemps et donnera à la France une supériorité qu'elle
ne pourra acquérir autrement. Cela posé, elle me paraît sans
prix. » Et le Régent écrivit en marge : « Je pense comme vous sur
tout cela. » Non seulement la nouvelle alliance était justifiée par
les données objectives de la géographie et de la puissance, mais
cette inclinaison vers les États maritimes, commerçants et protes-
tants, répondait à la nécessité pour la France d'une sorte d ouver-
ture générale, d'aération, de dépoussiérage après la période claus-
trale de la fin du règne de Louis XIV, où le repliement de la pensée
semblait refléter la récession de l'économie.
Le chauvinisme anti-anglais est si tenace dans notre pays que
non seulement les contemporains, mais les historiens du xixe et
même du xx e siècle ont fait grief à Philippe d'Orléans d'avoir

1. Le Tsar s'était invité à Paris où il fut reçu avec faste et prudence. Le


4 août 1717, un traité fut signé entre le Tsar, le roi de France et le roi de Prusse,
traité conçu en termes vagues et qui ne débouchait sur rien. Certains biographes de
Law pensent que le Tsar s'était intéressé, pendant son séjour parisien, à la Banque
générale, mais nous n'avons trouvé aucune indication de ce genre dans les Mémoires
de la Régence qui pourtant donnent son emploi du temps, ni davantage dans la chro-
nique de Buvat.
2. Lettre à Dubois, 24 janvier 1718, citée par Lemontey, op. cit., p. 138.
156 La banque et la guerre

humilié la France 1 . Ah! si le Régent avait écouté Law plutôt que


Dubois! déplore E. Levasseur 2 . On tient pour acquis que Dubois
était le mauvais génie du Régent et qu'il était lui-même un agent
stipendié de l'Angleterre. En fait, le Régent était fort capable de
concevoir sans le secours de Dubois une politique aussi évidemment
avantageuse pour le pays que pour sa personne et Law ne lui en
aurait certainement pas recommandé une autre.
De cette politique Dubois a été l'exécuteur infatigable, judi-
cieux, et pour autant que l'on en juge d'après les documents
authentiques, indépendant et désintéressé. Les historiens scrupu-
leux qui ont dépouillé les archives secrètes des Chancelleries
n'ont pas trouvé le moindre indice de la prétendue vénalité du
ministre. Ils ont pu constater qu'à maintes reprises celui-ci avait
maintenu fermement ses vues personnelles contre celles des diplo-
mates anglais, d'une façon qui serait surprenante de la part d'un
serviteur appointé.
La nouvelle politique étrangère aboutit à un premier succès
avec le traité d'alliance tripartite conclu à La Haye, le 4 janvier
1717, entre la France, l'Angleterre et les États généraux de Hol-
lande. Désormais, nous étions assurés, soit d'éviter la guerre, soit,
si on ne pouvait l'éviter, de la faire aux moindres frais et aux
moindres risques. Ce fut le cas.
Le facteur de trouble, c'était l'Espagne. Le fauteur de trouble,
c'était le roi Philippe V, l'ancien duc d Anjou. Ce souverain aurait
fort bien pu se considérer lui-même comme un « nanti ». Ne l'était-
il pas en effet? Il possédait un royaume, cela ne valait-il pas mieux
qu'une régence? Et, comme le remarque Saint-Simon, l'Espagne
n'était-elle pas beaucoup plus facile à gouverner que la France? Il
pouvait de surcroît rechercher par des voies pacifiques quelque
compensation honorable du côté des territoires italiens dont l'Es-
pagne avait été dépossédée au cours de la période récente. La
France et l'Angleterre ne demandaient pas mieux que de favoriser
un arrangement de ce goût et, en fait, elles parvinrent à en propo-
ser un qui n'était pas négligeable. C'est ici que nous abordons les
aspects irrationnels — ou prétendus tels — de l'histoire.
L'Espagne n'était pas gouvernée, comme l'Angleterre et la
France, par un chef d'État lucide et responsable, mais par un

1. « En réalité, écrit Henri Robert, à propos de Mardyck, c'était un assez vilain


marché dont la France faisait tous les frais et dont le Régent et Dubois recueillaient
seuls les profits! »
2. Levasseur, comme d'autres historiens, attribue à Law une prise de position
en faveur du prétendant : op. cit., p. 189. En fait Law se comporta seulement en
homme généreux.
Une banque pour une guerre 157

extravagant trio, composé du roi, de la reine, sa seconde femme,


Élisabeth Farnèse, et de leur favori, le cardinal Alberoni. Philippe
était alors âgé de trente-quatre ans. « Il était fort courbé, rape-
tissé, le menton en avant, fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout
droits, qui se touchaient et se coupaient en marchant et les genoux
à plus d'un pied l'un de l'autre 1 . » Mentalement, il n'était pas aussi
disgracié 2 , mais ses facultés, initialement médiocres, se trouvaient
encore obscurcies par l'état semi-pathologique où le plaçait une
obsession sexuelle permanente. Il était de surcroît sujet à des
crises d'angoisse mystique qui l'incitaient parfois à requérir son
confesseur à plusieurs reprises dans la même nuit. Ses convictions
religieuses l'empêchaient de rechercher ailleurs qu'auprès d'une
épouse légitime la satisfaction jamais obtenue d'appétits insa-
tiables; ce bigot monogame était certainement beaucoup plus
aliéné par les sens que ne le fut jamais le duc d'Orléans au milieu
de ses maîtresses et dans la variété de ses « débauches ». Philippe
avait été rudoyé par sa première épouse qui le chassait de son lit à
coups de pied 3 ... d'ailleurs « pour son bien ». La seconde se mon-
trait plus complaisante : cependant, à en croire la princesse Pala-
tine, elle avait fait mettre des roulettes au lit du roi, ce qui lui per-
mettait de le repousser ou de le rapprocher selon la docilité qu'il
montrait à ses demandes 4 . A part cela, elle le flattait au point de lui
faire louange de sa beauté, mais ne lui laissait pas le moindre
instant de solitude. Elle assistait à toutes ses audiences et on a dit
qu'ils avaient fait installer leurs chaises percées l'une à côté de
l'autre dans un réduit 5 . La reine dominait entièrement le roi, mais
elle-même était dominée par Alberoni qui était son compatriote et
qui avait été l'instigateur de son mariage. Ce chétif ecclésiastique,
tiré des ténèbres par la fantaisie du duc de Vendôme qui en faisait
son bouffon, avait réussi à éliminer d'abord la duchesse des Ursins,
naguère toute-puissante, puis le cardinal del Giudice, qui exerçait
les fonctions de Premier ministre. Depuis lors, il dirigeait en fait,
quoique sans titre officiel, le gouvernement de cette grande nation
à laquelle il était aussi parfaitement étranger que ses maîtres
l'étaient eux-mêmes.
Cependant ce serait une erreur de croire qu'il régentait l'Espagne
1. Saint-Simon.
2. « Ce qu'il me fit l'honneur de me dire était bien dit mais si l'un après l'autre,
la parole si traînée, l'air si niais, que j'en fus confondu. »
3. Mémoires de Liouville, citées par Lemontey, op. cit., p. 121.
4. Fragments de Lettres originales de Charlotte Élisabeth de Bavière, p. 258.
Cependant Saint-Simon, qui avait été admis dans la chambre des royaux époux, les
avait vus dans un seul lit, d'ailleurs de petite dimension.
5. Philippe Erlanger, Le Régent, p. 101.
158 La banque et la guerre

à sa guise. Si Élisabeth Farnèse gouvernait l'esprit du Roi par sa


présence permanente et en tant que fournisseur exclusif, Alberoni
ne gouvernait Élisabeth qu'à condition de flatter ses manies,
d'épouser ses brigues et de demeurer son partenaire dans le jeu
incessant de fantasmes et de lubies dont elle avait fait sa drogue.
Ainsi le montreur de marionnettes était-il devenu en quelque
mesure le troisième pantin de cette farce lugubre. Les tares psycho-
logiques de l'épouse formaient une sorte de contrepoint avec celles
dont l'époux était affligé et sans doute en procédaient-elles ou y
trouvaient-elles un aliment. Elle éprouvait de l'angoisse, non point
comme Philippe pour son âme dans l'au-delà, mais pour sa survie
en ce bas monde, dans le cas où Philippe viendrait à le — et à la —
quitter, ce que la santé fragile de son époux laissait craindre. Elle
n'était pas enchantée de la perspective d'être veuve de roi en
Espagne, car cette condition était peu considérée dans ce pays.
Elle aurait préféré poursuivre en France cette seconde carrière.
Toutefois une telle solution supposait que la succession du jeune
Louis XV s'ouvrît avant celle de Philippe et à mesure que le temps
passait, le jeune roi paraissait plus solide et son oncle plutôt moins.
Élisabeth Farnèse se préoccupait, en conséquence, d'obtenir pour
ses propres enfants des souverainetés extérieures, afin qu'elle
puisse être assurée auprès d'eux d'un asile digne de son rang. Cette
ambition n'était pas déraisonnable puisque les États italiens
naguère rattachés à l'Espagne offraient des possibilités de combi-
naisons variées. La Reine aurait pu, en se concentrant sur ce pro-
jet, parvenir à ses fins; cependant elle aimait l'intrigue pour
l'intrigue. Elle s'y adonnait avec une sorte de faim inassouvie,
analogue à celle qui entraînait son mari vers le lit à roulettes. On
peut supposer qu'elle trouvait, dans la satisfaction confuse de
reprendre l'initiative, de renverser les positions, de mener le jeu,
une contrepartie et une diversion à son rôle obsessionnel de femme-
objet, employée à subir et à recevoir sans cesse ces désirs qu'elle
n'apaisait jamais tout à fait et qui sans doute ne l'apaisaient guère.
L'orgueilleuse occupation de troubler à sa guise les affaires de
l'Europe n'est-elle pas une sorte d'évasion de ce huis clos sartrien
qui lui procure peu de compagnie et où elle ne trouve jamais la
solitude? Le refus qu'elle oppose enfin à des propositions qui
devraient justement la rassurer sur son avenir n'est-il pas la preuve
que l'agitation permanente était en réalité le véritable refuge de
cette âme inquiète?
Quant au Roi, il n'est pas dans sa nature d'élaborer un « plan »
comme le faisait George d'Angleterre, ni de concevoir la hié-
rarchie des problèmes et de se mire une représentation cohérente
des choses. Dans les intervalles de lucidité que lui laisse sa manie
Une banque pour une guerre 159

dévorante et que lui permet la fascination d'une compagnie perpé-


tuelle, il ne se détermine que par les mouvements de l'orgueil et
par la haine farouche que lui inspire le Régent. « Il ne recevait
rien de France sans l'avoir soumis à des purifications réitérées »
Alberoni se comportait comme un captateur d'héritage, écartant
toute influence extérieure, interceptant les visites et même les
messages, isolant les souverains, les faisant vivre et vivant avec
eux dans un air raréfié comme sous une cloche pneumatique. Cette
méthode aboutissait à le faire tomber lui-même sous le coup de sa
propre censure, à le priver de bon nombre d'informations et d'avis
qui lui auraient été utiles. Pour le surplus, il lui devenait difficile
d'interpréter convenablement une réalité dont il s'évertuait à ne
transmettre que des représentations déformées. Comme il ne pou-
vait maintenir son emprise qu'en évitant de contrarier ses pupilles,
il se plaçait ainsi dans la dépendance de jugements qu'il contri-
buait à fausser, et s'astreignait à servir des volontés dont le
dérèglement, par sa faute, ne pouvait plus être contenu. Ainsi
parvenait-il à se séc.uestrer lui-même dans un monde d'illusions
avec ce couple de cauchemar. De telles méthodes ne sont jamais
assurées d'un succès durable. Alberoni n'avait pu empêcher la
reine de faire venir auprès d'elle sa nourrice. Lorsque le jour en
fut venu, ce fut cette grossière paysanne, achetée par l'argent
français dit-on (encore Law?), qui brisa d'une pichenette la carrière
de ce Machiavel de serre chaude.

Comment ne pas arrêter un instant notre attention sur l'en-


semble des traits qui composent une extraordinaire ressemblance
entre les deux hommes qui, pendant cette période, détiennent les
clefs de la politique mondiale? Le futur cardinal Dubois et le déjà
cardinal Alberoni donnent l'impression de deux figures tirées d'un
même modèle mais dont l'une est quelque peu gâchée par rapport
à l'autre. Tous deux sont d'extraction populaire et ont entrepris
des carrières modestes, avec cependant un avantage pour Dubois,
qui est fils d'apothicaire, alors qu'Alberoni est fils de jardinier;
Dubois, qui devient précepteur, alors qu'Alberoni n'est que sonneur
dans une cathédrale. Tous deux étaient de petite taille et de même
apparence, deux « magots ». On appelait Dubois le « petit abbé »;
« c'était un petit homme, maigre, effilé, chafouin à perruque
blonde, à mine de fouine 2 ». Saint-Simon le compare à un sacre

1. Lemontey, op. cit., p. 122.


2. Saint-Simon, op. cit., t. IV, p. 704.
160 La banque et la guerre

(oiseau de proie). On nous décrit Alberoni comme une sorte de


pygmée : « Une stature courte et ronde, une tête énorme et un
visage d'une longueur démesurée donnaient à son premier aspect
quelque chose de grotesque. » Tous deux ont choisi l'état ecclésias-
tique et tous deux se font remarquer par le relâchement des
mœurs. Tous deux ont poussé leur carrière en s'introduisant dans
la familiarité des grands, avec des complaisances de valets, des
fourberies de Scapins, des indécences de bouffons. Tous deux sont
animés de l'ambition frénétique d'accéder à la dignité du cardi-
nalat, et tous deux y parvinrent en effet. L'un et l'autre se distin-
guaient par une capacité de travail exceptionnelle, la facilité
d'écrire, la vivacité de l'esprit, mais Alberoni est surtout un intri-
gant et Dubois, bien que Saint-Simon dise de lui qu'il passait sa
vie dans les soupers, est authentiquement un négociateur. Dubois
est capable de se former une conviction, d'élaborer un plan et de
s'y tenir, alors qu'Alberoni se disperse aisément et s'embrouille
dans ses propres rets. Aussi l'un finira-t-il au faîte du pouvoir, et
l'autre dans l'exil et dans l'échec. Ceux qui accueillent volontiers
l'explication de l'histoire par le hasard penseront que sur deux
échantillons d'aventuriers de gouvernement, la France a, comme à
la courte paille, tiré le meilleur. Ceux qui croient à l'importance
déterminante de l'économie penseront que l'infériorité d'Alberoni
par rapport à Dubois traduit l'état de moindre avancement de
l'économie espagnole par rapport à l'économie française. Et si
chacun avait été mis à la place de l'autre, est-on sûç que les choses
se fussent passées différemment?
Jusqu'au moment où il reçut enfin le chapeau de cardinal (7 juil-
let 1717), Alberoni s'était gardé de toute imprudence qui eût pu
compromettre l'accomplissement d'un dessein pour lequel il nour-
rissait une passion si violente. Il tenait ses maîtres en haleine en
accumulant des préparatifs militaires et maritimes sur lesquels
il s'efforçait de maintenir le mystère et de donner le change. Ainsi
avait-il réussi à persuader le Pape qu'il n'avait d'autre but que de
protéger la chrétienté contre les infidèles 1 . Dès qu'il eut reçu la
pourpre, il lâcha les démons et les navires. L'Empereur avait
fourni, fort à propos, un casus belli en faisant arrêter et incarcérer,

1. Il avait envoyé en août 1716 une escadre devant Corfou assiégé par les Turcs.
Il avait ainsi pu obtenir pour lui la promesse du chapeau et pour l'Espagne la per-
mission de lever la contribution du dixième sur le clergé. Seul Dubois, semble-t-il,
avait deviné que l'Espagne préparait une entreprise contre l'Italie et il avait donné
l'assurance à Londres que la France n'y participerait ni directement ni indirecte-
ment (Lettre du 28 juillet 1717, citée par Wiesener, Le Régent, l'abbé Dubois et les
Anglais, t. II, p. 101 et sq.).
Une banque pour une guerre 161

au moment où il traversait ses États, un vieil ecclésiastique espa-


gnol, José Molinès, ancien ambassadeur auprès du pape et qui
venait d'être nommé grand Inquisiteur. L'offense datait déjà quel-
que peu (du mois de mai précédent) mais le prétexte demeurait
valable. Les Espagnols débarquèrent en Sardaigne et ils achevèrent
l'occupation de l'île au cours des mois suivants. Colère du Pape,
aussi grossièrement dupé; embarras de l'Empereur, empêtré dans
une guerre d'ailleurs victorieuse contre les musulmans, et bien
incapable de reconquérir une île, car il n'avait pas de marine.
Grave préoccupation, enfin, pour George I e r et son nouvel allié,
le Régent. Leur but était le même : maintenir la paix, mais il y
avait une nuance entre leurs positions. Car George I e r , dès l'ins-
tant qu'il était assuré de l'alliance française, pouvait affronter sans
danger une guerre contre l'Espagne, avec l'espoir de se débarras-
ser ainsi durablement des prétentions de Jacques Stuart. La
France, même avec l'alliance anglaise, ne pouvait prendre aisé-
ment le même risque, à cause des sentiments de la population
française. En stratège avisé, le Régent se souciait également de
l'opinion publique espagnole : il fallait éviter de la braquer et de la
pousser du côte d'Alberoni, alors qu'on pouvait, au contraire, l'en
détacher
Pour ces raisons, le Régent et Dubois se firent, dans la négo-
ciation qui suivit, les avocats inlassables de l'Espagne.
La solution ne pouvait consister que dans un règlement général,
où l'on obtiendrait de l'Empereur d'Autriche quelques concessions.
L'une d'elles serait sa renonciation à ses propres droits sur l'Es-
pagne, car il maintenait la fiction selon laquelle il gouvernait tou-
jours ce pays et il réunissait même régulièrement un Conseil des
ministres pour en examiner les affaires. Cependant cette satis-
faction morale ne pouvait suffire à Philippe V. Il fallait également
trouver, dans l'imbroglio des États italiens, la possibilité de « caser »
les enfants d'Élisabeth Farnèse en les hissant à des principautés
de mince envergure. Le roi George I er , qui avait conçu un « plan »
de longue haleine, avait déjà commencé de « travailler au corps »
l'empereur Charles VI avec qui il avait conclu un traité parti-
culier en mai-juin 1716 et qu'il amadouait par des cadeaux d'ar-
gent 2 . Au cours des premiers mois de 1718, une grande négocia-
tion tripartite s'engagea à Vienne, avec le concours de Dubois et

1. « Je dois aussi des ménagements aux Espagnols que je révolterais.,, par un


traitement inégal avec l'empereur... Par là je les réunirais à Alberoni... S'il fallait
une guerre... alors les Espagnols même nous aideraient » (Le Régent à Dubois,
24 janvier 1718, cité par Lemontey, op. cit., p. 138).
2. 130 000 livres (3 250 000 l.t.) présentées pudiquement comme un apurement
de compte pour des subsides de guerre arriérés (Wiesener, op. cit., t. II, p. 48).
162 La banque et la guerre

celui du ministre anglais Stanhope, lui-même infatigable prome-


neur international, qu'on avait surnommé le «juif errant». Il
fallait profiter de la saison. On pouvait penser qu'avec les Espa-
gnols le beau temps ramènerait les mauvais coups. Dubois fit
merveille. Il réussit à faire prévaloir pour une grande part la thèse
française : « Vous avez considérablement augmenté mon travail
ici », lui écrivait Saint-Saphorin En fin de compte, on parvint
à mettre sur pied une combinaison fort compliquée et qui, pour
cette raison même, paraissait acceptable pour tous. L'Empereur
reprenait la Sicile au roi Victor-Amédée, l'ami de Law, auquel
on donnait en échange (assez inégal) la Sardaigne. Les enfants
de la reine devaient être appelés à la succession des États de Parme
et de Toscane, car ces États, considérés comme fiefs impériaux,
reviendraient par déshérence à l'Empereur, qui pourrait dès lors
leur en conférer les investitures. Cela ne faisait d'ailleurs pas
l'affaire du Pape, qui en revendiquait la suzeraineté mais il est
normal que dans une négociation de ce genre, les sacrifices soient
demandés aux faibles.
Il restait à convaincre l'Espagne, c'est-à-dire Alberoni. Le
Régent envoya à Madrid un de ses hommes de confiance, le mar-
quis de Nancré, lequel, en liaison avec le colonel Stanhope, parent
du ministre, engagea de laborieux et décevants pourparlers.
Cependant, le cardinal grondait, rudoyait, exigeait, tergiversait,
changeait de registre, multipliait les échappatoires et nouait des
intrigues parallèles. En même temps, il tentait de susciter en
France des factions de mécontents : c'était assez mal récompenser
le Régent de ses efforts et de leur succès.
Alberoni s'occupait d'organiser une campagne en vue de récla-
mer la réforme des abus, la prompte liquidation de la dette, et
la convocation des états généraux 2 . C'est le début de la conspi-
ration dite de Cellamare, dont on trouve déjà trace dans une lettre
datée du 25 mai 1718 3 .
Pendant qu'il faisait lanterner les médiateurs, Alberoni pré-
parait une seconde expédition militaire dirigée cette fois contre
la Sicile. Le 1 e r juillet, les vaisseaux espagnols se présentaient
devant Palerme. Le même jour, Stanhope se présentait au Palais-
Royal et gagnait, par un escalier dérobé, l'appartement du Régent.
Il s'agissait de vaincre les dernières réticences du duc d'Orléans
et de frapper un grand coup.

1. Cité par Wiesener, op. cit., p. 128.


2. Wiesener, op. cit., t. II, p. 160.
3. Lemontey, op. cit., 1.1, p. 208, en donne des extraits où apparaissent les noms
de la duchesse du Maine et du marquis de Pompadour.
Une banque pour une guerre 163

L'Angleterre voulait faire signer par la France le « pacte de la


quadruple alliance ». C'est une des singularités de la diplomatie
de l'époque que cette signature à deux d'un pacte à quatre. C'est
Dubois qui exigea l'insertion d'une clause de prudence, qui rendait
le traité caduc si l'Empereur ne signait pas, à son tour, dans les
trois mois. Quant aux états généraux de Hollande, ils ne signèrent
qu'en février 1719. En fait, il s'agissait surtout d'un ultimatum
franco-anglais à l'Espagne. La guerre pouvait s'ensuivre. Il semble
que le Régent ait éprouvé quelque hésitation au moment de fran-
chir un pas aussi décisif, et on le comprend. Cependant, Stanhope
le convainquit aisément, et nous croyons deviner comment. Nous
avons vu que les Anglais étaient informés des intrigues menées
en France par Alberoni, et tendant à la convocation des états
généraux. Ils ne pouvaient manquer de faire part au Régent de
ces découvertes, et par là, il leur fut aisé de le raffermir.
Il lui fallait cependant surmonter les résistances de la « vieille
Cour » et principalement celle du maréchal d'Uxelles, qui prési-
dait le Conseil des Affaires étrangères. Saint-Simon nous a laissé
de ce conflit un récit fort amusant mais tronqué, et curieusement
antidaté d'un an 1 . En tenant compte à la fois de sa narration et
d'autres documents, il semble que l'affaire se soit déroulée en deux
temps. Tout d'abord, le maréchal ne voulait pas signer parce
qu'on ne l'avait pas consulté, du moins était-ce un bon prétexte
pour éviter de déclarer qu'il désapprouvait le fond de l'affaire.
Le 12 juillet, le Régent lui fit signifier par le duc d'Antin qu'il
devait signer ou partir, et il choisit la première solution bien qu'il
eût dit précédemment à d'Effiat qu'il préférerait se couper la main.
Mais il s'était préparé un terrain de repli, ce qui donne à sa pali-
nodie une explication que Saint-Simon n'a pas aperçue. Il accep-
tait, en effet, de signer les parties publiques du traité, mais non
les conventions secrètes, appelées aussi ultimatum.
Les Anglais trouvèrent le duc d'Orléans quelque peu désem-
paré par cette manœuvre. « La grande difficulté était en ce qu'il
ne pouvait trouver personne d'assez hardi pour mettre sa signa-
ture sous les articles secrets 2 . » C'est, aux dires des Anglais, sur
leur conseil qu'il décida une riposte audacieuse qui était de faire
lui-même avaliser par le Conseil de Régence l'ensemble des traités,
publics et secrets à la fois, ce qui fut fait le 17 juillet. « Il faut faire
justice au Régent... que cette affaire est due entièrement à lui-

1. Il mélange les détails de 1718 avec le traité de la Triple-Alliance de 1717.


Cependant dans un autre passage il recolle les morceaux.
2. Stair et Stanhope à Craggs, 16 juillet 1718, cité par Wiesener, op. cit., t. II,
p. 196.
164 La banque et la guerre

même. Il l'a conduite contre vents et marées et contre l'inclination


de quasi toute la nation. » Le maréchal d'Uxelles était réduit à
soutenir le traité, puisqu'on avait tenu compte de son scrupule.
Selon Saint-Simon, il lisait d'une voix basse et tremblante et
opinait « entre ses dents ».
Il n'y eut point d'opposition déclarée, hormis celle du duc du
Maine, mais visiblement l'enthousiasme n'y était pas
Le traité fut signé à Londres le 2 août 2 . D'après les clauses
publiques, si l'une des puissances contractantes était attaquée
ou troublée... les autres devaient fournir, d'abord des offices
amiables, puis des contingents de troupes, enfin déclarer la guerre.
Selon les articles secrets, un délai de trois mois était imparti au
roi d'Espagne (et au roi de Sardaigne) pour accepter les conditions
iroposées. Au-delà de ce délai, les signataires fourniraient à
Ï'empereur les secours prévus. Il était cependant précisé que la
France fournirait des subsides en argent au lieu de troupes. Si,
cependant, l'Espagne faisait la guerre à l'une des trois puissances,
alors les autres lui feraient aussi la guerre.
Le Régent pouvait donc escompter encore une possibilité d'éviter
l'engagement des troupes françaises. Mais il faudrait, de toute
manière, payer. C'était là une raison supplémentaire de vaincre
la résistance du Parlement et de soutenir l'indispensable Law.
Ce fut fait, nous l'avons vu, par le Lit de justice du 26 août. En
même temps, l'éviction du duc du Maine affaiblissait la position
du parti espagnol 3 .
La seconde initiative du Régent consista, le 24 septembre, à
abandonner le système des Conseils, ce qui lui permit de se débar-
rasser du maréchal d'Uxelles et de nommer Dubois secrétaire
d'État.
Nous allons voir maintenant se croiser à nouveau les fils de la
politique extérieure et de la politique financière. Et en même temps
apparaître un certain malentendu entre Law et les hommes qui le
soutenaient. Law était surtout le protagoniste d'une politique d'ani-
mation économique par le crédit. Or, ce qu'on lui demandait, c'était

1. Le duc de Bourbon refusa de se prononcer sur une affaire si précipitée, Vil-


leroy demanda l'ajournement et le marquis d'Effiat était absent, sous prétexte de
goutte. « Mais il courut le cerf le lendemain » (Saint-Simon).
2. Il comprenait plusieurs instruments diplomatiques (voir le détail dans Wiese-
ner, op. cit., t. II, p. 206).
3. Il est possible, d'ailleurs, qu'elle n'ait pas été conçue à cette fin, puisque c'est
le duc de Bourbon qui la demandait avec une extrême insistance. Mais, de toute
manière, le Régent était obligé de se concilier dans ces circonstances difficiles le
premier prince du sang qui s'était montré réticent à l'égard du traité de la
Quadruple-Alliance.
Une banque pour une guerre 165

maintenant d'alimenter le trésor à tout prix et de compenser par


n'importe quelle recette la pénurie de moyens budgétaires. S'il
s'était tenu dans la logique de son rôle, dans la pureté de sa doc-
trine, il aurait dû mettre les choses au point. « Je vous apporte la
clef de l'expansion, la relance, les moyens de la prospérité. Par
conséquent, le revenu national va augmenter, vous pourrez faire
rentrer d'importantes recettes fiscales et financer votre politique
extérieure. Mais cela prendra nécessairement un peu de temps. Je
ne suis pas un usurier à la manière de Bernard et de Crozat, je ne
peux rien faire d'autre pour vous aujourd'hui. »
Mais il ne pouvait pas tenir ce langage, car ce n'était pas celui
que l'on attendait de lui. Il devait cesser d'être lui-même pour
devenir ce personnage que l'on voulait qu'il fût, faire tout ce qu'il
déconseillait de faire, être ce qu'il détestait d'être.
Si étrange que puisse paraître cette comparaison, il y a une
grande similitude entre le dilemme de Law et celui d'Alberoni :
s'évincer ou se renier. Law n'est pas du tout dans la situation de
Dubois qui aide son maître à faire une politique que lui-même
approuve et qui emploie pour cela les moyens qui lui paraissent
les meilleurs. Law est au contraire confronté avec des problèmes
analogues à ceux d'Alberoni : il doit servir les vues de ceux qui
l'emploient, s'il veut demeurer l'homme indispensable, et par
conséquent tenter d'atteindre ses propres fins, qui ne sont pas les
mêmes que les leurs.
Les Anglais étaient les premiers à s'inquiéter de la manière
dont la France pourrait faire face aux charges de la guerre, et
à tout le moins de la crise. A la demande de Stanhope, l'ambassa-
deur Stair « travaillait à mettre M. l'Abbé Dubois et M. Law bien
ensemble ». « Vous l'avez souhaité ainsi, écrit-il le 24 octobre 1718,
pour de très bonnes raisons. J'ai découvert depuis des raisons
encore plus pressantes qui m'ont fait agir avec chaleur. De tous
côtés, on m'avoue que la dépense du gouvernement surpasse 1 ... »
L'abbé Dubois suivait d'autant plus volontiers ces suggestions
[u'il nourrissait depuis longtemps à l'égard de Law un préjugé
?àvorable, qu'il en avait, semble-t-il, tiré quelque profit et qu il
l'avait peut-être utilisé pour éliminer son rival Noailles. Mais
c'était un homme qui gardait son sang-froid et qui ne s'en laissait
pas conter aisément. C'est une chose que de procurer quelques
facilités au Régent (ou à lui-même), c'est une autre chose que de
soutenir l'effort financier d'une guerre. Le plan de Law devait être
soumis à l'examen de personnes compétentes. Des « sages » furent

1. Oxenf. Castle; Stair Papers, vol. XIII, cité par Wiesener, op. cit., t. II, p. 297,
n. 1.
166 La banque et la guerre

désignés, nous dit encore Stair, parmi lesquels Dubois lui-même


et le secrétaire d'État Le Blanc.
Dans le camp adverse et dans une optique inverse, la question
financière était pareillement mise en valeur. Les conjurés avaient
préparé une série de pamphlets dont la diffusion devait servir à
alarmer le public. Dans un premier manifeste, dont l'objet était
de réclamer la tenue des états généraux, Philippe V écrivait :
« nous avons depuis entendu des plaintes que faisaient de tous
côtés contre son gouvernement, sur la dissipation des finances,
l'oppression du peuple, etc. 1 ».
Un autre document, en l'espèce un projet d'appel qui serait
adressé à Philippe V au nom de tous les ordres du Royaume,
évoque la crise de la trésorerie en termes précis : « A la lettre, Sire,
on ne paie plus que le seul prêt du soldat et les rentes sur la ville
pour les raisons qu'il est aisé de comprendre. Mais pour les appoin-
tements des officiers, de quelque ordre qu'ils soient, pour les
pensions, acquises au prix du sang, il n'en est plus question 2 .
Le public n'a ressenti aucun fruit, ni de l'augmentation des
monnaies, ni de la taxe des gens d'affaires. On exige cependant
les mêmes tributs que le feu Roi a exigés pendant le plus fort des
long ues guerres 3 . »
Qu'en était-il en fait? Il ne semble pas que les paiements de l'État,
notamment quant à la solde des officiers, aient souffert à l'époque
des retards exceptionnels; sans doute les conjurés spéculaient-ils
sur des difficultés à venir car les textes n'étaient pas destinés à
une diffusion immédiate. Et peut-être leurs espoirs eussent été en
effet exaucés s'il n'y avait pas eu... Law.
Nous n'avons aucune information sur la mission d'expertise dont
Dubois et Le Blanc auraient, selon Stair, été investis auprès de
l'Écossais, afin de connaître et d'apprécier ses recettes et ses plans.
Il est possible, d'ailleurs, que cette mission n'ait existé que dans
l'imagination de Stair, ou même dans celle de Le Blanc ou de
quelque agent de renseignements. Le fait est qu'aucune allusion
n'est faite à un tel épisode dans les Mémoires du duc d'Antin, mais
celui-ci, en revanche, indique que le Régent l'avait chargé lui-
même de procéder à une sorte de sondage auprès de Law. D après
le récit du courtisan, nous découvrons que Law avait déjà conçu,
en ces derniers mois de 1718, quelques-unes des principales inspi-
rations de ce qui apparaîtra en août 1719 comme le Système. Il

1. Mémoires de la Régence, t. II, p. 178.


2. Ibid, t. II, p. 185.
3. Cet exposé n'est pas équitable puisque, sur l'initiative de Noailles, le dixième
avait été supprimé.
Une banque pour une guerre 167

envisage déjà de procéder à un remboursement massif de la dette


(900 000 000 par remise directe de billets sans intérêt) et de
s'assurer la gestion des Fermes. D'un côté, faire face aux dettes
de l'État, d'un autre, s'assurer la disposition des ressources
publiques, tel est le raisonnement logique qui est déjà l'épine dorsale
de sa combinaison. L'idée d'une émission aussi formidable de bil-
lets ne pouvait manquer d'épouvanter le duc d'Antin, et il est
probable d'ailleurs que Law n'envisageait pas sérieusement d'ap-
pliquer dans l'immédiat une solution aussi simpliste. Sans doute
aussi était-il opportun d'attendre, pour la reprise du bail des
Fermes, l'expiration de sa première année; et ainsi fit-on. En
attendant, il fallait bien présenter quelque chose, et c'est ainsi
qu'on se résolut, selon le duc d'Antin, à une mesure modérée, qui
était l'étatisation de la Banque générale 1 .
Quelle pouvait être la portée d'une telle transformation? Elle
donnait évidemment à la Banque plus de prestige et devait nor-
malement lui permettre d'augmenter ses émissions (qui avaient
d'ailleurs déjà atteint le chiffre élevé de 148 500 0 0 0 ) 2 ainsi que
d'alimenter plus aisément le Trésor dans une période où il allait
être exposé à bien des ponctions. Les commentateurs pensent géné-
ralement que la « royalisation » de la Banque était indispensable
pour permettre ce genre d'opérations en desserrant les contraintes
que ses statuts imposaient à la Banque générale. En fait, nous
avons pu obtenir la preuve, grâce à un document inédit, que ces
contraintes n'étaient point respectées par la Banque générale et
que celle-ci aidait déjà l'État à faire ses échéances 3 . Sans doute

1. Voir, ci-après, p. 170, Mémoires du duc d'Antin.


2. Les historiens ont longtemps sous-estimé l'importance des émissions de la
Banque générale. Daire avait indiqué le chiffre de 12 500 000 et Levasseur, celui
de 52 000000. L'un et l'autre résultant de la lecture erronée des arrêts autorisant
les émissions de la Banque générale. Une note du caissier Bourgeois publiée pour la
première fois par Courtois, Histoire des Banques en France, a permis enfin de
connaître le chiffre exact de 148 500000, émis en 15 tranches successives (voir
le détail dans P. Harsin, Les Doctrines monétaires et financières en France du
XVI' au XVIIIe, p. 305-306. Voir aussi ci-après).
> 3. Il s'agit du procès-verbal de la vérification générale de la Banque, établi par
î Fagon, qui avait été désigné à cet effet comme commissaire du Roi par la déclaration
• du 4 décembre et qui y procéda, les 29 janvier 1720, 2 février et jours suivants (Arch.
nat., V 7 254). La Banque royale, à cette date, avait déjà entrepris ses activités
| et la Banque générale avait dû liquider la plus grande partie de ses opérations, dont
i Fagon n'eut à connaître que les reliquats. Son inventaire n'en est pas pour autant
" dépourvu d'intérêt.
| Nous constatons d'abord qu'une grande partie des billets émis — 129 000 000
f sur 148 000 000 — étaient rentrés et se trouvaient effectivement à la Banque, soit
î sous forme de billets biffés, soit sous forme de billets non biffés. Il restait à l'exté-

l
168 La banque et la guerre

la nouvelle extension de rétablissement et la disparition des


clauses restrictives (même non respectées) pouvaient donner à
Law les coudées plus franches... mais il n'est pas sûr qu'il ait eu
autrement lieu de s'en réjouir, ce qui explique que, selon les dires,
il n'ait pas montré tellement d'enthousiasme dans cette occasion

rieur un peu moins de 20 000 000 de billets et l'encaisse métallique de la Banque,


entièrement en argent-monnaie, s'élevait à moins de la moitié de cette somme, soit
9 153 433 livres. Le solde, environ 10 millions et demi, était représenté par des
lettres de change pour un montant assez faible (1 600 000) et par des effets divers,
récépissés des caissiers des recettes générales, récépissés du caissier Bourgeois pour
des opérations traitées avec les fermes, récépissé des caissiers; on trouve enfin des
assignations du Trésor royal pour une somme il est vrai minime (78 696 livres)
mais qui suffit à démontrer l'existence d'un libre circuit d'une caisse à l'autre.
Ce n'est pas tout. Les récépissés réunis par le trésorier Bourgeois pour un total
de 3 838 400 et par les caissiers pour un total de 4 200 000 constituaient par eux-
mêmes une infraction aux lettres patentes, qui prévoyaient un écart maximal de
200 000 écus. Ces récépissés recouvrent à leur tour des opérations diverses, et
peuvent fonctionner à la manière des comptes maisons par lesquels les banques,
aujourd'hui encore, font transiter leurs combinaisons occultes. Fagon a pris le soin
d'inventorier les contreparties, parmi lesquelles oh trouve de tout, notamment des
billets (qui auraient dû se trouver groupés avec les autres liasses), de la monnaie
d'or (qui aurait dû figurer dans l'encaisse avec les écus d'argent), des lettres de
change (dont on ne voit guère pourquoi elles étaient comptabilisées à part), puis
des billets tirés sur des receveurs des finances, des directeurs de Monnaies, le tré-
sorier général des Monnaies, le trésorier général de la Marine. Enfin nous mention-
nerons particulièrement une quittance pour avance faite à la Maison du Roi
(50 000 livres, sans date) et une ordonnance du trésor royal toute récente (24 jan-
vier 1719) pour une somme plus substantielle : 1 380 870 livres.
Il s'agit sans doute d'opérations peu importantes, mais à la date où nous
sommes, on peut être surpris que toute trace de semblables expédients n'ait pas
été effacée, et les mêmes pratiques avaient pu être appliquées sans trop de peine
sur des registres plus étendus.
1. Dans sa biographie de Law, J.-P. Wood expose que Law ne souhaitait pas
l'étatisation de la Banque, mais que le Régent lui avait forcé la main. Cette thèse
n'est pas vraisemblable. Cependant Law a indiqué lui-même « qu'il n'aurait pas
pensé à faire une seconde proposition, si (le Régent) ne (1') eut pressé de le faire »
(Œuvres complètes, t. III, p. 245). Cette précision corrobore le récit du duc d'An-
tin, bien que celui-ci n'y soit pas nommé, et dément la version fantaisiste de
J.-P. Wood, mais elle n'exclut pas l'hypothèse d'une habileté tactique de la
part de Law.
De toute façon, il est certain que Law souhaitait cette mesure, et qu'il ne pouvait
pas s'en passer, mais peut-être aurait-il préféré n'y recourir que lorsqu'il pourrait
avoir la contrepartie des Fermes. D'autre part, nous savons que le projet avait déjà
été envisagé l'année précédente (cf. chap. x), mais la France était alors en temps
de paix et Law ne pouvait y trouver que des avantages. La survenance de la guerre
l'exposait à des risques extrêmes, et s'il ne fut pas réticent, il est possible, en effet,
qu'il n'ait pas été — sur le moment — demandeur.
Une banque pour une guerre 169

En fait la Banque royale présentait aussi un avantage particulier


et précis : elle permettait de remplacer les billets libellés en écus
(monnaie réelle) par des billets libellés en livres (monnaie de
compte) et de recourir ainsi au mécanisme de garantie des diminu-
tions 1 (mécanisme beaucoup plus difficile à mettre en œuvre pour
une banque privée).

Le 2 décembre 1718, le gouvernement, qui surveillait la conju-


ration grâce aux renseignements fournis par Buvat, faisait arrêter
l'abbé de Portocarrero a Poitiers. La préparation psychologique de
la guerre était, par ce coup de maître, heureusement commencée.
L'opinion s'indigna des révélations qui suivirent, et tout particu-
lièrement du rôle déloyal tenu par l'ambassadeur et de l'abus qu'il
avait fait de son privilège diplomatique 2 .
Le 4 décembre, une déclaration royale transformait la Banque
générale en Banque royale.
Le 27 décembre, cette décision était confirmée par arrêt du
Conseil après le refus du Parlement; le 1 e r janvier 1719 elle entrait
en application. Nous avons déjà mentionné qu'à la même date la
Compagnie avait achevé la constitution de son capital.
Le 2 janvier, le Conseil de Régence décidait de déclarer la guerre
à l'Espagne. « Cette résolution fut publiée le 9 avec la cérémonie
accoutumée. »
Ces correspondances chronologiques sont souvent négligées
dans les études consacrées à l'expérience de Law. Il est cependant
important de noter que la vraie grande banque dont l'Écossais
avait rêvé, la Banque d'émission d État, la Banque royale, est née
en même temps que la guerre et pour la guerre.
Notons enfin qu'à la différence de la Banque générale, dont les
activités étaient concentrées à Paris, la Banque royale devait
ouvrir des succursales dans cinq grandes villes, à Amiens, Tours,
La Rochelle, Orléans, et Lyon 3 .

1. Cf. chapitre suivant.


2. Cette réaction n'était pas unanime, si l'on en juge par les commentaires de
l'avocat Barbier.
3. Arrêt du 27 décembre 1718. En fait celle de Lyon, par suite de résistances
locales, ne devait être acceptée qu'en octobre 1719, dans la période euphorique du
Système, et elle ne travailla qu'à partir du mois de mars 1720. Un arrêt du 25 juil-
let 1719 ordonna l'ouverture de bureaux particuliers dans toutes les villes où il
existait un hôtel des Monnaies; ces bureaux étant d'ailleurs limités aux simples opé-
rations de remise des billets et des espèces, dans les deux sens.
MÉMOIRES DU DUC D'ANTIN
ANNÉE 1719

Dès le mois d'août dernier, le régent m'avait parlé avec confiance du


mauvais état de ses finances et de la peine où il tenait pour cela, ce <p'il
n'avait jamais fait pendant le précédent ministère. Il me dit en meme
temps qu'il voyait bien qu'il n'y avait que le projet de M. Law qui pou-
vait diminuer ses embarras, mais que l'opposition du public était telle
qu'il craignait qu'il ne passerait jamais. Il m'ordonna en même temps de
1 examiner scrupuleusement avec l'auteur auquel il ordonnerait de venir
travailler avec moi, et accompagna ce discours de beaucoup de marques
d'estime et de considération, qui me surprirent fort. Je ne m'empressais
aucunement à lui faire ma cour parce qu'il ne paraissait point à son aise
avec moi et que je savais que tout ce qui l'approchait lui parlait conti-
nuellement contre moi.

Vers la mi-octobre, M. le Régent m'ayant pris en particulier me dit que


depuis qu'il ne m'avait vu, M. Law lui avait fourni un projet, lequel, d'une
seule opération, remédierait à tous les besoins et le mettrait au large dans
les affaires; qu'il voulait me le communiquer en présence de l'auteur; il me
donna son heure et M. Law me communiqua un projet magnifique et spé-
cieux par lequel le Roi remboursait les neuf cents millions de la ville en
billets qui seraient reçus dans toutes les caisses du Roi, qui entreraient
dans tous les paiements, et qui seraient reçus pour monnaie dans le
commerce. A la vérité ces billets ne portaient aucun intérêt et ne pouvaient
jamais être convertis en argent. Il prétendait par là soulager le Roi des
trente-six millions d'intérêt qu'il paie tous les ans et que multipliant l'es-
pèce de 900 000 000 il enrichirait l'État. Le Régent paraissait fort plein
de ce projet qu'il n'avait pas eu le temps d'examiner.
J'en demandai la communication par écrit et quinze jours pour faire
un mémoire, qui y put répondre; ce qui me fut accordé avec plaisir, avec
ordre de travailler toujours avec moi, et il me dit même en le quittant que, se
fiant à moi, il voulait que j'en examinasse à fond tout ce qui venait de lui.
J'obéis; je pris tous les éclaircissements nécessaires pour une affaire de
cette importance, et j'allais passer les fêtes de la Toussaint à la campagne
pour travailler plus à mon aise.
Une banque pour une guerre 171

Je composai un assez grand mémoire par lequel je réfutai par article


toutes les parties de la proposition, et il me semble que je démontrais que
ce qui ne pouvait être échangé contre l'or et l'argent à vue, ne pouvait être
réputé monnaie ni en avoir la faveur. Que cette opération ruinerait la for-
tune d'un nombre infini de bonnes familles, puisqu'on leur rembourserait
avec ce papier tous les contrats de constitution et toutes les dettes hypothé-
caires. Que le public qui gémissait après la suppression des papiers royaux
verrait avec désespoir l'État inondé de nouveau de 900 000 000 livres
de billets qui réellement et d'effet n'avaient aucune valeur.
J'appuyai ces raisons générales par tout ce que je pus de plus convain-
cant et fis aisément voir la différence de ces sortes de papiers avec les
billets de banque qui étaient toujours convertibles en argent et je finis par
m'étendre sur l'utilité que l'on pouvait tirer du crédit comme faisaient
depuis longtemps toutes les nations voisines.
A mon retour, avant de parler au Régent, je lus mon mémoire à M. Law;
il convint des vérités que j'avançais et avoua qu'il n'était pas temps de
proposer cette opération.
Nous allâmes ensemble chez le Régent. Je lui relus mon mémoire en pré-
sence de M. Law, lequel convint devant S.A.R. des mêmes choses dont il
était convenu en particulier. Le Régent approuva mes réflexions et décida
qu'il ne fallait plus penser à ce projet, qui lui avait donné de si grandes
espérances.
Je pris occasion de l'embarras où il était, ne sachant en aucune façon
où donner de la tête, de lui parler du premier projet de M. Law dont il
promettait de si heureux succès (...).
Ce que j'avance, c'est la vérité toute nue, M. le Régent m'ayant fait
l'honneur de me communiquer tous les états de recettes et dépenses, le
montant de ses dettes et les projets pour 1719 donnés par Couturier.
C'est lui qui me fit part aussi de la situation et de la nullité des secours
qu'il espérait ayant consulté tous ceux dont il pouvait en attendre.
Il n'est pas étonnant qu'en pareille situation il se soit déterminé à suivre
le projet de M. Law qui lui faisait espérer un changement très prochain.
Il me chargea donc et M. Law de mettre le projet en état, de dresser la
déclaration, qu'il assemblerait au premier jour un petit conseil dans son
cabinet pour l'examiner, et qu'on l'enverrait ensuite au Parlement, que
c'était à nous à bien limer ladite déclaration sachant les dispositions du
Parlement, et qu'il ne fallait parler dans cette déclaration de rien qui eût
rapport aux paiements forcés puisque c'était à leur égard la pierre
d'achoppement.
Le Parlement n'était pas le seul à craindre; M. Law était persuadé que
le garde des Sceaux avait juré sa perte, et que, jaloux de la confiance que
le Régent avait en lui, il ne cessait de lui donner des soupçons tantôt sur sa
personne, tantôt sur sa capacité et surtout sur son intégrité.
Il était persuadé encore que n'osant s'opposer à ce projet, auquel il
verrait le Régent déterminé, et soutenu par gens qui ne sont pas accoutumés
à mollir, il le traverserait tant qu'il pourrait dans son exécution, et préten-
dait qu'il en avait usé ainsi dans toutes les choses qu'il avait proposées tant
par rapport à la Banque, qu'à la Compagnie du Mississippi, la ferme du
tabac et ce qu'il avait proposé pour les fermes et recettes générales.
172 La banque et la guerre

Enfin il avait exigé de M. le Régent que l'on ne lui parlerait de rien, et


qu'il ne lui ferait voir la déclaration qu'en sa présence dans le petit conseil
que l'on devait assembler la veille que l'on dût l'envoyer au Parlement (...).
Law partagea son projet en deux et, déguisant où il en voulait venir,
il ne mit dans la déclaration que l'établissement de la banque en banque
royale, la manière de la gérer et de rendre les comptes; que les billets
perdus seraient payés au bout de cinq ans à ceux qui auraient fait la
preuve de les avoir perdus; que les comptes en banque se feraient pour
rien et qu'ils ne pourraient être saisis qu en cas de mort ou faillite.
Sa déclaration ne contenait uniquement que ce qui pouvait avoir rapport
à cet établissement; ainsi il nous parut que le Parlement n'aurait pas lieu
d'y trouver à redire puisque, à proprement parler, la banque ne faisait
que changer de nom.
Nous la fîmes voir au Régent qui l'approuva; il manda sur-le-champ
à M. le duc et au garde des Sceaux de le trouver à trois heures de l'après-
midi chez lui et nous ordonna de nous y trouver.
Cela fut exécuté. M. le duc avait été instruit à fond avant que d'arriver
et mis en état de pouvoir répondre aux difficultés que pourrait faire le
garde des Sceaux.
Le petit conseil assemblé, Law remit à M. d'Argenson le projet de la
déclaration pour en faire la lecture, ce qu'il fit sans faire semblant de ce
qui se passait dans son âme, dont pourtant le visage était le fidèle témoin;
il fit peu de difficultés sur l'affaire; il réforma beaucoup de dictions de
M. Law et la chose ayant été approuvée, il fut chargé avec M. Law de la
mettre au net et de l'envoyer au Parlement, ce qui fut fait incontinent car
l'auteur pressait de façon à ne pas perdre un moment.
Sa déclaration fut portée au Parlement, et reçue avec tout l'éloignement
que l'on peut dire. Les gens du Roi furent chargés d'en parler au Régent,
qui n'y trouvèrent à redire que des bagatelles qui furent aisées à raccom-
moder. Ils glissèrent dans leur entretien que la Compagnie recevrait
avec grande joie quelque chose de la part du Régent qui pût la rassurer
contre la banque forcée dont elle avait une terrible frayeur.
S.A.R. répondit qu'il n'était point question de cela, qu'il n'y avait rien
dans la déclaration à quoi le Parlement pût trouver à redire; ainsi qu'il
se flattait que le Parlement l'enregistrerait comme il y était obligé, et
beaucoup de compliments pour les gens du Roi. Je fus le seul témoin de cet
entretien.
Pour accourcir tout ce qu'il y a d'inutile, la déclaration fut rapportée au
Parlement avec les conclusions du Procureur général pour l'enregistrer;
on nomma seize commissaires, lesquels, après y avoir travaillé plusieurs
jours, furent d'avis de la recevoir en suppliant le Régent de mettre quelque
restriction sur ce que l'on appréhendait, mais la négative l'emporta de
84 voix contre 23. La déclaration ne fut point enregistrée et la Compagnie
supplia le Régent de la dispenser de lui dire les raisons, chose assez
inusitée que dans les temps de trouble et de combustion...
LE PRÉ-SYSTÈME

XV

La charmante histoire
de Vadolescente livre tournois

<r Et son regard! Comme la poudre de


projection, il convertit en or tout ce qu'il
touche, m
(Histoire charmante
de l'adolescente Sucre d'amour.)

La période du pré-système — 4 décembre 1718-26 août 1719 —


est généralement peu ou mal étudiée, peu ou point comprise. On
la traverse comme une banlieue en grisaille, on se hâte vers
les lumières de la ville, vers l'éclat et le fracas du Système. Et
cependant, si l'on y prête quelque attention, on découvre que
l'espace de temps compris entre ces deux soirées — décisives et
étonnamment similaires — constitue la haute zone de l'expérience,
celle où Law se tient au niveau de la stratégie géniale et de
la réussite absolue. Il est curieux de noter que c est avant le
Système que Law est le plus systématique, et même, comme on
dirait aujourd'hui, le plus systémique. C'est alors — et non point
par la suite — qu'il justifie pleinement sa propre définition du Sys-
tème : « Une suite d'idées qui se soutiennent les unes les autres,
et qui font apercevoir de plus en plus le principe d'où elles
partent. »
Ces idées s'incarnent dans une série de mesures qui se disposent
comme autant de figures dans une savante chorégraphie. La pre-
mière est spectaculaire : c'est la royalisation de la Banque. Nous
l'imaginons comme une entrée en scène somptueuse, mais qui a
surtout force d'annonce. A partir de ce point, les décisions qui se
succèdent ne prennent leur valeur que si on les considère dans la
continuité du mouvement, dans la cohérence des dates et dans la
composition d'ensemble de la perspective. Alors on s'aperçoit
174 La banque et la guerre

qu'aucune d'elles n'est inutile, et que toutes sont à la fois discrètes


et considérables. Il n'y a ni faux pas ni temps mort dans cette
représentation subtile et grandiose.
Que l'on nous permette de suivre sur la lancée de notre méta-
phore. On imagine un grand ballet, à l'intérieur duquel trois
groupes de figures poursuivent des évolutions à la fois indépen-
dantes et interférentes. Trois jeux dans un seul.
Le jeu des monnaies de métal : Sur l'un des côtés du plateau
apparaissent les monnaies de métal; elles sont de trois sortes :
l'or, l'argent et le petit billon. L'or se trouve ainsi isolé, déta-
ché du groupe, porté vers le devant et vers le milieu de la scène,
conduit à affronter seul son antagoniste : la monnaie de papier.
A cette fin, il a été décidé dès le 27 décembre que les paiements en
argent ne pourraient avoir lieu que jusqu'à la somme de 600 livres
et que les paiements en billon seraient eux-mêmes limités à six
livres 1 . Désormais, l'or seul pourra être utilisé pour les grands
paiements. Or, l'or n'est disponible qu'en quantité limitée et la
plupart des règlements se faisaient en monnaie d'argent. Cette
mesure, en apparence anodine, est donc propre à décourager un
grand nombre de clients, qui ne voudront pas attendre, et à les
accoutumer à l'usage du papier-monnaie.
Le jeu des monnaies de papier : L'autre côté de la scène est
réservé aux évolutions des monnaies de papier. Au momènt où le
rideau se lève, le 4 décembre, une seule figure, ou, si l'on préfère,
une suite homologue de figures, sont en place : ce sont des billets-
écus de banque : 10 000, 1 000, 100 et 10 écus. Et voici qu'appa-
raissent, le 5 janvier 2 , des personnages d'une nouvelle série : les
billets-livres, 10 000, 1 000, 100 et 10 livres. Lentement et gracieu-
sement, les premiers choréphores s'éloigneront peu à peu et enfin
disparaîtront dans les coulisses, laissant ainsi tout le devant du
plateau à ce que nous sommes tenté d'appeler, par une réminis-
cence féerique : la merveilleuse aventure de l'adolescente livre
tournois. Mais n'anticipons pas et arrêtons-nous un instant sur
cette apparition, dont le caractère singulier ne s'impose pas
immédiatement à l'esprit.
C'est Law qui a tenu spécialement, à l'origine, à adopter la for-
mule du billet-identique-à-l'écu, c'est-à-dire une monnaie réelle.
Le billet-écu de banque est en effet une monnaie réelle sous la
forme de son signe représentatif. En rapportant les billets à la
1. C'est le fait d'un arrêt du 27 décembre qui n'est pas publié dans Du Haut-
champ : « C'est ainsi que M. Law étendait par gradation l'usage des billets et se
frayait le chemin de proscrire l'or et l'argent » (Pâris-Duverney, Réflexions, t. 1,
p. 231).
2. Arrêt du 5 janvier. Du Hautchamp, op. cit., t. V, p. 292-293.
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 175

banque, on peut reprendre à chaque instant les mêmes écus que


l'on y avait déposés. Cette « monnaie réelle » se distingue de la
« monnaie idéale » d'une façon très simple, c'est que la première
existe matériellement, soit en espèces, soit en papier; et que la
seconde, jusqu'à ce jour, n'existe ni en métal ni en papier. Sur la
pièce et sur le billet de dix écus, on lit 10 écus, mais nulle part on
ne peut lire 100 livres ou 10 livres; on compte en livres, mais on
n'a jamais vu, on n'a jamais rencontré, les livres.
Ce billet-écu de banque est souvent présenté comme étant,
d'autre part, une monnaie invariable. En réalité ce terme prête à
équivoque. Ce n'est pas une monnaie vraiment invariable. C'est
une monnaie relativement invariable. Elle ne varie pas par rapport
à l'écu, mais elle varie avec Vécu. La seule différence qu'elle pré-
sente par rapport à l'écu tient à la commodité du transport.
Voyons maintenant les choses de façon pratique. L'avantage du
billet-écu, c'est que l'on est garanti contre la dévaluation... de la
livre. Si le souverain décide que l'écu vaut davantage de livres, la
livre, en conséquence, diminue, mais non point l'écu ni le billet
de l'écu.
Par contre, on n'est point protégé contre la dévaluation de l'écu,
c'est-à-dire contre la réévaluation de la livre. Si le souverain pro-
cède à la diminution (dévaluation des espèces), si l'écu vaut une
livre de moins, le billet-écu perd également une livre. On garde le
même poids de métal et le même titre, mais on perd en monnaie de
compte, en valeur de paiement. En attendant une éventuelle baisse
de prix on est donc appauvri : mais il faut bien dire que l'on n'est
pas plus appauvri avec le billet qu'on ne l'aurait été avec l'écu ou
avec le louis. En revanche, on n'aurait pas été appauvri si l'on
avait eu des livres, on aurait même été enrichi, car avec le même
nombre de livres on aurait pu racheter davantage d'écus ou de
louis. Mais comment aurait-on pu avoir des livres, puisqu'il n'en
existait pas? Il fallait donc imaginer que l'on puisse créer en
papier un type de monnaie qui n'existait pas en métal.
On comprend que dans un premier temps, Law ait pensé tout
naturellement à la monnaie billet-écu, puisque c'était la traduction
de la seule monnaie existante en espèces. D'une part, les esprits
s'y trouvaient donc naturellement préparés. D'autre part, la préfé-
rence (éventuelle) pour une monnaie-écu ou pour une monnaie-
livre se détermine automatiquement selon que l'on craint une déva-
luation ou une réévaluation. Or, à l'époque de la fondation de la
Banque, après toutes les réévaluations de Desmarets, tout le
monde s'attendait à la dévaluation. Et il y eut en effet deux déva-
luations, l'une avant, l'autre après la fondation de la Banque
générale.
176 La banque et la guerre

Ces considérations expliquent aisément le choix initial de Law,


mais ce serait une grande erreur de voir dans ce choix l'expres-
sion d'un impératif de doctrine. Bien au contraire, nous savons, par
la lecture de Money and Trade, que Law rêvait d'une monnaie qui
échapperait à toutes les variations du métal. La monnaie parfaite
doit s'appuyer sur la valeur — supposée constante — d'un bien
économiquement rentable, et c'est pourquoi Law s'était attaché
si longtemps à la monnaie papier-immeuble, et avait ensuite
effleuré le thème d'une monnaie-action vers lequel il reviendra. Sa
recherche s'oriente vers une monnaie qui serait gagée sur l'écono-
mie générale, comme le seront, de nos jours, les D.T.S. En atten-
dant, il faut se contenter de ce qu'on peut avoir, c'est-à-dire d'une
monnaie provisoirement rattachée à l'étalon-métal, et qui, par
conséquent, subira les variations de celui-ci, au moins dans un
sens. Selon la formule adoptée, la monnaie de papier subira, dans
un sens ou dans le sens symétriquement opposé, ces variations de
l'espèce. Un billet-écu ne redoute pas la dévaluation de l'écu
(diminution), un billet-livre ne redoute que la réévaluation (hausse-
ment). On est tenté d'en déduire que l'option entre les deux libellés
doit être tranchée d'après de simples considérations d'opportu-
nité.
Cependant, à la réflexion, on ne peut manquer de comprendre
que la formule billet-livre concorde beaucoup mieux que l'autre
avec la doctrine générale de Law. Contrairement à l'avis des
auteurs qui ont absurdement cru que la monnaie-livre était un
reniement ou un recul de la part de Law, celle-ci représente un pro-
grès considérable, par rapport à la monnaie-écu, dans le sens de
son objectif absolu. Ce n'est pas encore la pierre philosophale,
mais c'est la moitié de la pierre philosophale. C'est une monnaie
qui n'est pas rattachée à une pièce métallique. Elle peut donc pré-
parer l'instauration d'une économie monétaire dont seraient élimi-
nés l'or et l'argent.
Notre démonstration repose sur une maxime très simple, une
lapalissade.
Une monnaie papier est beaucoup plus aisément détachable de
son étalon quand elle en est déjà détachée. Bien que le billet libellé
en livre porte la mention payable en espèces d'argent, il ne porte
aucune référence à la monnaie proprement dite, à l'espèce propre-
ment dite, à l'écu. Il peut donc survivre dans un univers où il n'y
aurait ni louis, ni écu, ni or, ni argent. Si la relation existe, c'est
du côté du louis et de l'écu, parce qu'ils sont traductibles en livres.
Mais inversement la livre, par elle-même, n'est pas traductible en
écus ni en louis.
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 177

Law n'a pas présenté ce raisonnement de façon expresse, mais il


a bien précisé que les billets de livres avaient l'avantage d'échap-
per par nature aux conséquences de la diminution des espèces et
comme d'autre part il indique fort clairement qu'il compte éviter
désormais les haussements, il en résulte bien qu'il a inventé et réa-
lisé une monnaie qui, dans son esprit, est invariable 1 (bien qu'il ait,
par la suite, récusé cette qualification).
Le choix de la livre s'impose également pour des raisons d'ordre
pratique. La menace de la diminution des espèces exerce un effet
dissuasif sur les porteurs de billets qui voudraient les changer
contre la monnaie de métal. John Law avait déjà exposé, dans
Money and Trade, que s'il avait été à la place des dirigeants de la
banque d'Écosse quand une panique se produisit, il aurait employé
cette tactique. Et par la suite, c'est de cette façon qu'il résistera
aux attaques sur la Banque.
La formule du billet-livre — avec le recours qu'elle implique à
une éventuelle diminution — présente un autre avantage du point
de vue du cours des prix des produits et du commerce extérieur.
Sans doute, les diminutions défavorisent les exportations. Mais
nous ne devons pas transférer au xvme siècle une mentalité vigou-
reusement exportatrice qui ne s'est d'ailleurs affirmée dans notre
pays qu'à une date très récente. Law ne se préoccupe des exporta-
tions que d'une façon incidente. Son attention, dans le domaine
générai de l'économie, se porte surtout vers le fret et accessoire-
ment vers le commerce à l'extérieur de la France de produits en
provenance de l'extérieur, c'est-à-dire d'un circuit qui ne dépend
pas de la monnaie nationale. En dehors de cela, sa préoccupation
se fixe au contraire sur les importations : il a le souci de ne pas voir
augmenter les prix des produits importés (ce qui résulterait des
dévaluations) et même de lutter contre le danger de l'inflation
interne et de l'augmentation des prix qui en résulte en facilitant
l'entrée de marchandises étrangères vendues à bon compte, poli-
tique qui est aujourd'hui classique et dont il a été le précur-
seur.
Nous sommes ainsi conduits, pour ne pas rompre notre dévelop-
pement logique, à citer, par anticipation, l'exposé capital que Law
devait présenter en 1720, dans l'une des lettres publiées au Mer-
cure de France. Il indique de la façon la plus claire que les diminu-
tions des espèces métalliques sont un élément essentiel de sa
politique et il énonce les deux arguments que nous venons de men-
tionner. D'une part, elles permettent de donner la sécurité aux
porteurs de billets (et sous-entendu d'arrêter des mouvements de

1. Voir n. 1, p. 178.
178 La banque et la guerre

retrait), et d'autre part, elles favorisent, grâce au bas prix des


importations, le freinage de la hausse des prix intérieurs
Nous pouvons donc tenir pour acquis que la monnaie en livres
tournois est bien une création de Law et qu'elle constitue une pièce
importante de son plan d'ensemble. N'est-il pas absurde d'ailleurs
de supposer que dans un domaine aussi technique, aussi nouveau,
où l'on attend de lui des tours de magie, une autre personne aurait
pu lui imposer une formule à laquelle il aurait été réfractaire?
D'Argenson pouvait peut-être contrarier Law sur un sujet tel que
la fusion des compagnies de commerce, affaire parfaitement acces-
sible à un profane, nullement sur le libellé monétaire des billets de
banque.
On peut sans doute s'étonner de ce que Law n'ait pas appliqué
ce procédé plus tôt. Nous venons d'en donner l'explication. Une
entreprise de crédit d'importance moyenne peut fort bien s'accom-
moder de la formule billet-écus, et la Banque générale y trouvait
même un avantage de publicité à une époque où les clients redou-
taient la dévaluation. La banque privée est indépendante de l'État
qui supporte seul la diminution en valeur des rentrées d'impôts.
D'autre part, la formule billet-livres est à peu près impraticable
pour une banque privée, car c'est la Banque qui supporte sur
son encaisse la diminution de son stock métallique, sans avoir en
contrepartie l'avantage qui résulte de l'augmentation des recettes
fiscales.
Lorsque, comme ce fut le cas en mai et en juillet, le louis est dimi-
nué d'une livre, la Banque, qui a donné 36 livres contre un louis,
est obligée de rendre ce même louis pour 35 livres. Elle a donc
supporté une perte de près de 3 %.
« Les billets étant faits en écus de banque... cela est plus équitable
envers la banque et les particuliers ou officiers du Roi qui se servi-
ront des billets, que s'ils étaient conçus en livres tournois, et pré-
vient les pertes que la banque- pourrait souffrir et les dangers aux-
quels son crédit pourrait être exposé. »

1. « Les avantages que le roi a bien voulu donner à ces billets dans ses caisses,
la garantie dont il se charge et le privilège qu'ils ont d'être en tous temps, par
leur nature, exempts de toutes diminutions » (Œuvres complètes, t. III, p. 121). Un
peu plus loin il est écrit que « la cherté qui vient de l'affaiblissement des monnaies
soit un mal ou non, ce n'en sera plus un pour nous. Les diminutions indiquées nous
garantissent que bientôt l'étranger nous donnera ses denrées à un tiers du prix en
livres qu'il nous les vend aujourd'hui ». Law pousse même l'assurance jusqu'à
affirmer qu'il n'y aura plus désormais de dévaluation! « Le crédit des billets de
banque, une fois bien établi, nous assure que l'on ne sera plus obligé d'avoir recours
à l'augmentation des espèces » (Œuvres complètes, t. III, p. 123). Donc il s'agit bien
d'une monnaie invariable (en fait).
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 179

Dès l'instant que la Banque appartient au Roi, la perte est plus


aisément supportable, plus exactement elle n'existe pas, car elle
est compensée par les recettes.
Telle est l'une des utilités que comportait la mutation de la
Banque et ce fut sans doute son principal motif 1 .
Nous pouvons maintenant considérer dans sa réalité, dans son
essence, et nous pouvons aussi dire dans sa splendeur (si finement
masquée) l'apparition de cette adolescente millénaire. La livre
existait déjà à Rome, définie comme une unité de poids effectif et
tirant son nom de la balance. En France, sous Charlemagne, la
livre est toujours une monnaie déterminée par le poids (avec un peu
d'approximation, car elle ne pesait, nous dit-on, que 490 grammes).
Par la suite, elle s'est beaucoup amincie, et nous avons vu que ses
variations étaient nombreuses, sans que son apparence en subisse
de changement, puisque justement elle ne possède pas d'appa-
rence. Elle n'est animée que de la vie exsangue des signes, de la vie
abstraite des chiffres.
Tout le mérite revient à Law d'accomplir en sa faveur la magie
de la substantiation. Si frêle d'ailleurs, sans le moindre atome de
matière dure, elle n'est que papier, support d'écriture, écriture
qui change selon les montants : en lettres rondes, pour 1 000 livres;
bâtardes pour 100 livres; et bâtardes aussi, mais en plus petits
caractères, pour 10 livres. Plus le sceau Banque Royale, la
vignette en taille douce et la signature manuscrite, mais qui, pour
les billets de 10 livres, pourra être imprimée à dater du 29 décembre
1719, et enfin la formule magique : payable en espèces d'argent,
qui fait que la livre est, toujours idéalement, en métal pondé-
reux.
La concordance des dates est intéressante. C'est le 27 décembre
que l'emploi de l'argent et du billon a été limité dans les paie-

1. En fait, Law, avec sa grande habileté, semble d'ailleurs avoir trouvé le moyen
de rendre l'opération plus avantageuse encore en éliminant la perte que la Banque
devrait supporter par suite de la diminution. Cette dernière clef nous est fournie
par des archives de Genève, découvertes et étudiées par H. Luthy. Selon des indi-
cations qui figurent dans une correspondance entre deux hommes d'affaires, La
Barre et Calandrini, et dont rien ne permet de mettre en doute l'exactitude car il
s'agit d'esprits précis et de personnes habituées aux maniements de fonds, la
Banque, en fait, refusait depuis février 1719 les remises d'or et ne délivrait les
billets que contre les dépôts en espèces d'argent, ce qui, de toute évidence, était
parfaitement son droit. Elle évitait ainsi les effets de la diminution sur toute la
quantité d'or qu'elle pouvait posséder. Elle ne perdait que sur l'argent : or en
pratique certaines diminutions et tout particulièrement la première, celle du 7 mai,
étaient limitées à l'or, et on laissait l'argent en dehors de l'opération (cf. Luthy,
op. cit., t. I, p. 315, n. 32).
180 La banque et la guerre

ments, et c'est le 5 janvier que l'on crée une monnaie de papier plus
attractive que la précédente. L'arrêt prévoyait la fabrication
d'une double série de « registres » représentant respectivement
12 000 000 (de livres) en billets-écus et 18 000 000 en billets-
livres. La nouvelle formule l'emporta nettement sur l'ancienne
dans la faveur du public, puisque, en février, on tira de nouveau
pour 21 000 000 de billets-livres, alors que les 12 000 000 de
billets-écus ne furent pas diffusés dans le public, qui sans doute
n'en demanda pas, et ils furent tout simplement annulés le
22 avril 1719 (en attendant la suppression générale du modèle,
qui fut décidée le 8 juillet) 1 .
Le succès de la livre-papier s'explique par deux raisons diffé-
rentes. D'une part, et c'est là-dessus qu'insistent principalement,
voire exclusivement, les commentateurs, la formule était plus com-
mode pour le public, qui avait l'habitude de traiter toutes les opé-
rations en livres.
Certains auteurs soulignent que 1' « écu de banque » avait pu
satisfaire une demande restreinte, émanant de professionnels, à
l'époque de la Banque générale, mais que la Royale, s'adressant au
grand public, devait se mettre à la portée de cette clientèle plus
nombreuse et non spécialisée. En fait cependant nous avons vu
que les billets de la Banque générale avaient déjà connu une
diffusion très large (148 000 000), de beaucoup supérieure au
montant de la nouvelle tranche de janvier, et même des deux
tranches janvier-février. L'hypothèse d'une grande extension
socio-économique des catégories de porteurs est donc hasardeuse.
Inversement, si l'écu de banque avait, pour quelque raison parti-
culière, séduit les professionnels de la banque et du grand négoce,
il aurait conservé la préférence auprès d'un certain nombre d usa-
gers : or tous l'abandonnèrent.
En revanche, la particularité de la monnaie-livre, résultant de
la garantie qu'elle assurait contre les « diminutions », a pu, dès
ces premières semaines, jouer un rôle dans son ascension, car,
après les dévaluations successives de 1715 et de 1717, le public
ne s'attendait plus à un « haussement », et dès lors songeait plu-
tôt à se prémunir contre le danger inverse. Il convient cependant
de remarquer que cet avantage de la livre, bien que résultant auto-
matiquement du libellé adopté, n'était pas très connu, et ne parais-
sait sans doute pas certain, puisqu'il fallut un arrêt du 22 avril
pour le préciser. Le texte présente même comme une nouveauté

1. C'est l'existence (si l'on peut dire) de ces 12 000 000... non créés qui a induit
certains historiens à supposer que ce chiffre représentait le montant des émissions
de la Banque générale.
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 181

une faveur qui cependant allait de soi. Nous lisons en effet :


« Comme la circulation des billets de banque est plus utile aux
sujets de Sa Majesté que celle des espèces d'or et d'argent, et
qu'ils méritent une protection singulière, par préférence aux mon-
naies faites de matières qui sont apportées de pays étrangers,
entend Sa Majesté que lesdits billets stipulés en livres tournois,
ne puissent être sujets aux diminutions qui pourront survenir sur
les espèces, et qu'ils seront toujours payés en entier. »
On voit par là que la campagne contre les fabuleux métaux est
officiellement ouverte. Law estime que le moment est venu et qu'il
dispose d'un appareil suffisant pour en donner le signal. Il utilise
même fort habilement, en cette période où la France, ne l'oublions
pas, est en guerre, la ficelle de l'appel à l'amour-propre national
et au chauvinisme économique. On croit entendre dans le lointain
les violons éraillés du mercantilisme et du colbertisme.
Dès le début, le succès de la livre s'affirme quant à l'élimination
du billet-écu de banque, mais on ne peut pas dire que le départ
ait été foudroyant. Il est probable, en effet, qu'un certain nombre
de porteurs de billets de la Banque générale, libellés en écus, rap-
portaient leurs vieux papiers démodés pour les échanger contre
les nouveaux, tellement plus appréciés. Le total des émissions pen-
dant la première période se monte à 18 000 000 (5 janvier) plus
21 000 000 (11 février), enfin 20 000 000 de plus le 1 e r avril, soit
59 000 000.
Le coup de publicité du 2 2 avril accrut la faveur du public, d'au-
tant qu'il fut suivi, le 7 mai, d'une manœuvre très habile : la dimi-
nution du louis d'or de 36 à 35 livres.
Nous remarquons que l'or seul est concerné, point l'argent. C'est
là un double raffinement. D'une part, la Banque évite, comme nous
l'avons déjà signalé, toute perte sur le stock d'argent qu'elle pos-
sède. D'autre part, les usagers vont appréhender non seulement
l'éventualité d'une nouvelle diminution de l'or, mais surtout l'ex-
tension aux espèces d'argent et cela d'un moment à l'autre, de la
mesure d'amputation déjà prise à l'égard du métal pilote.

Nous parvenons à l'un de ces points de la chorégraphie où les


jeux jusque-là indépendants se rejoignent. L'or vedette a été isolé
pendant que l'argent et le billon s'empêtrent dans leurs entraves.
Le public a eu le temps de s'habituer à la livre et on lui en explique
— on lui en démontre — la supériorité technique. Après le 7 mai, on
se précipita vers la nouvelle monnaie.
« Ceux qui n'ont pas été témoins, écrit Dutot 1 , de l'effet que fit

1. Ms. Douai, p. 159.


182 La banque et la guerre

cette diminution, auront peine à croire les mouvements que cet


arrêt excita dans Paris. Ils furent avantageux au Système et à la
Banque, où l'on courait en foule. Tout le monde voulait donner son
argent pour des billets de mille livres tournois : on les jetait aux
caissiers de la Banque en les conjurant de les prendre; on les y
aurait forcés si on avait pu... on en renvoyait la moitié faute de
temps pour recevoir l'argent qui venait à la Banque... »
Dans sa lettre compte rendu adressée à Craggs le 3 juin, Craw-
ford écrit de son côté : « M. Law m'a dit il y a trois ou quatre jours
(donc fin mai) que, par la crainte qu'il a récemment inspirée aux
gens en diminuant d'une livre le louis d'or (qui leur a fait redouter
une diminution analogue sur les autres espèces), il a fait entrer près
de 100 millions à la Banque et qu'il sera obligé de donner au-dessus
de cette somme en billets (lesquels sont payables en livres tour-
nois et évitent ainsi les diminutions) pour prévenir leur clameur
— quoique son premier projet était de ne pas excéder cette somme.
Il m'a dit également hier que la réception des espèces par la Banque
en échange de billets, excédait, pour toute cette semaine et pour
la précédente, les retraits au taux de 800 000 livres par jour. »
Cette opération suscite à juste titre l'enthousiasme du diplomate
anglais : « Cela donne un grand soulagement au Régent dans son
administration, qui était sur le point de tomber dans le plus grand
désordre et dans la détresse par manque d'argent comptant (ready
money) en lui permettant d'assurer les services courants de l'État.
Il tient ainsi le peuple dans la crainte et dans le respect pendant
que tout son argent (du peuple) est entre ses mains. »

Un grand contresens : nous devons marquer ici un temps d'ar-


rêt car il nous paraît impossible de ne pas mentionner l'énorme
contresens commis par certains auteurs, et non des moindres, à
l'égard de cet ensemble et particulièrement à l'égard de l'arrêt du
22 avril qui en constitue l'articulation principale. Non seulement
ces auteurs n'ont pas aperçu le caractère proprement génial de la
stratégie de Law dans cette période, caractère qui cependant saute
aux yeux de Crawford, mais ils ont pensé que Law avait, soit sous
la contrainte, soit par simple veulerie, trahi sa propre conviction
et renié sa doctrine... en exonérant la livre papier des conséquences
de la « diminution » des espèces métalliques. Or, comme nous
l'avons souligné, cette conséquence avait un caractère automa-
tique, et l'on ne voit même pas comment, en pratique, on aurait pu
faire supporter les diminutions aux porteurs de billets 1 . Il aurait

1. Pâris-Duverney a le mérite de souligner l'impossibilité juridique à laquelle


se serait heurtée une solution différente. « Il n'était pas besoin d'une explication
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 183

été nécessaire, à chaque fois, de prescrire l'échange ou la remarque


des papiers comme on faisait des espèces, et l'on imagine le résul-
tat! En quoi d'ailleurs le mécanisme d'émission de la monnaie-livre
était-il moins honnête, comme paraissent le croire ces écrivains,
que celui de la monnaie-écu de banque, elle-même exonérée, en
sens inverse, des rehaussements 1 ?
La création de la livre tournois, sans ascension, son affrontement

spéciale. Les billets en livres tournois ne pouvaient être réduits avec la monnaie,
sans infraction de nos lois, et la clause qui les garantissait de cette perte était
surabondante » (Examen, t. I, p. 237-238, cf. Luthy, op. cit., t. I, p. 308,
n. 22).
1. Cette erreur trouve son origine, ou tout au moins son support, dans un pas-
sage de VHistoire générale des Finances. Ce passage a été compris de travers.
Il se réfère en réalité, non point à l'arrêt du 22 avril 1719 mais à un épisode
ultérieur, l'arrêt du 5 mars 1720 (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 373-
376).
C'est sans doute sur cette indication mal comprise que Dutot, défenseur zélé mais
peu subtil de Law, confondant les deux affaires imagina de prétendre que le Régent
avait forcé la main de Law... déjà en avril 1719! « L'article 3 de l'arrêt du 22 avril
1719 qui, contre le sentiment de Law, déclare le billet monnaie fixe et invariable »...
M. Law « dit positivement que cet article fut mis malgré lui » (cf. Dutot, Œuvres
complètes, t. I, p. 83 et t. II, p. 43). Harsin relève la confusion dans une note, op.
cit., p. 142, n. 15. Forbonnais, à son tour, sur la foi de Dutot, a cru que Law avait
protesté mais il ne s'explique pas la raison de cette attitude. Et il relève très juste-
ment que dans Money and Trade, c'est bien une monnaie invariable que Law avait
préconisée.
Par la suite, Louis Blanc, favorable à Law, a repris le thème de Dutot selon
lequel le méchant Régent, dans son incompétence, aurait imposé à l'inventeur de
la monnaie dirigée... la disposition qui contenait, en fait, la clef de sa stratégie
et de sa réussite!
Levasseur ne croit pas que Law ait eu la main forcée, mais il pense que Law a
voulu faire croire que tel était le cas. Il écrit avec tristesse : « C'était par un pri-
vilège préparer le discrédit de l'argent dont il suffisait d'abaisser la valeur pour le
faire affluer dans la caisse de la banque. » (Cette partie de l'analyse est parfaitement
exacte, mais ne mérite aucune condamnation morale.) « On a voulu épargner cette
honte à la mémoire de Law et la faire retomber sur ses ennemis!!! » (Levasseur,
op. cit., p. 88.)
Le contresens est d'autant plus étonnant que Law ne cachait pas son jeu. En
dehors même de ses écrits de 1705, la lettre du Mercure, publiée en 1720, met en
évidence le rôle essentiel des diminutions d'espèces dans le soutien d'une monnaie
de papier et, de surcroît, dans ce dernier document, comme un instrument essen-
tiel pour une politique économique générale.
Naturellement les commentateurs les plus avisés, tels que Pâris-Duverney parmi
les contemporains, P. Harsin et H. Luthy parmi les modernes, ont parfaitement
aperçu le caractère non seulement normal mais automatique et inévitable de la
décision du 2 2 avril appliquée brillamment par les « diminutions » de mai et de juil-
let.
184 La banque et la guerre

victorieux, en ces premiers temps, avec le fabuleux métal, sont


bien l'œuvre d'un économiste révolutionnaire, attaché à la créa-
tion d'une monnaie exorcisée des mythes et qui, à la fois, refléte-
rait et stimulerait l'animation et le progrès des véritables richesses
nationales, la production, le travail. C'est également l'œuvre d'un
technicien rompu aux finesses du marché de l'argent et incompa-
rablement habile dans les manœuvres quotidiennes.

L'adolescente livre tournois poursuit donc son ascension. Comme


Law l'avait annoncé à Crawford, il se voit conduit à dépasser ses
propres prévisions. Le 10 juin — peu de jours après sa conversa-
tion avec l'informateur anglais —, une nouvelle émission de
50 000 000 est décidée. Puis le 25 juillet, une tranche de
240 000 000 (dont une partie, il est vrai, était destinée à ravaler
les billets libellés en écus; un arrêt du 8 juillet avait ordonné qu'ils
seraient rapportés et remboursés dans les trois mois, faute de quoi
ils seraient prescrits).
Cette quantité paraît très élevée, mais elle s'expliquait par le
succès des billets et par l'importance de la demande, également
par les projets que faisait Law en vue de l'extension de la mon-
naie de papier.
« Les billets, écrit encore Dutot (Douai), acquéraient de la
faveur; la demande en était vive et beaucoup plus grande que
leurs quantités 1 . » Par le même arrêt d'ailleurs le Roi permet-
tait aux créanciers d'exiger de leurs débiteurs leur paiement en
billets de banque, même dans le cas où ceux-ci pourraient gagner
contre l'espèce.
Toujours par ce même arrêt, il était ordonné que la Banque
ouvrirait, dans chaque ville dotée d'un hôtel des Monnaies — à
l'exception de Lyon 2 —des bureaux particuliers «seulement
pour fournir des billets à ceux qui en demanderaient et pour payer
à vue ceux qui seront présentés ».
C'est donc bien une politique d'ensemble qui se développe. Beau-
coup plus de billets, beaucoup plus de bureaux, de nouveaux
débouchés et sans cesse une plus grande sécurité.
C'est à la même inspiration que se rattache certainement la
décision prise, toujours le 25 juillet, d'une nouvelle diminution des

1. Ms. Douai, p. 185.


2. Nous savons que les commerçants de Lyon étaient en coquetterie avec la
Banque, cf. ci-dessus, p. 169, n. 3.
La charmante histoire de l'adolescente livre tournois 185

louis d'or, qui les abaisse de 35 à 34 livres Selon certaines inter-


prétations, cette décision aurait constitué une réponse à une
offensive de retraits, cependant l'origine de cette information est
suspecte (Du Hautchamp) et les commentaires qui l'accompagnent
ici ou là ne reposent sur aucune précision documentaire 2 . La rela-
tion de Dutot (Douai) semble contredire cette présentation ou du
moins elle induit à tenir ce mouvement, s'il a eu lieu, pour un épi-
phénomène. « Si la demande des billets ne l'avait pas emporté sur
celle des espèces, écrit-il, pour le mois de juillet 1719, cette dimi-
nution aurait été contraire aux intérêts de la banque, mais l'em-
pressement du public pour les billets produisit un effet opposé 3 . »
Quoi qu'il en soit, cette nouvelle diminution se place exactement
dans l'axe logique de la politique monétaire de Law. « Elle rend
l'or à bon marché et l'argent cher. » L'or diminue par rapport à
l'argent... et par conséquent, l'or diminue par rapport au billet.
Nous voyons s'effacer encore un peu plus l'impériale monnaie d'or
devant la triomphale livre adolescente, « comme pâlissait devant
la nouvelle tsarine, la veuve vêtue de la pourpre 4 »...

1. Ainsi que le Roi en avait pris l'engagement envers la Compagnie lorsqu'il


lui avait concédé la fabrication des monnaies, un décret du 3 août applique la
même diminution aux matières d'or et aux anciennes espèces, avec un calendrier
et en maintenant les dispositions relatives aux 2/5 des billets d'État (Arch. nat.,
E 2007, f 6 275-282. Dutot, ms. Douai, p. 192).
2. « (Les adversaires de Law) mirent de leur parti une compagnie étrangère qui y
avait (à la banque) un fonds de plusieurs millions, qu'on s'avisa de demander tous
à la fois. Ces fonds furent délivrés noblement... pendant que d'un autre côté les
ennemis du Système qui avaient attiré ces étrangers par cette manœuvre, ramas-
sèrent des sommes immenses de billets de banque afin de les présenter aux caissiers
qu'ils se flattaient de trouver à sec. »
La manœuvre de la diminution aurait permis de faire rentrer à la Banque 8 ou
10000 000 d'espèces qui en avaient été retirées (Du Hautchamp). Thiers attribue
toute cette manœuvre à une initiative combinée du prince de Conti, d'un agioteur
nommé Vincent Le Blanc et des frères Paris (Thiers, Histoire de John Law, p. 71,
et Levasseur, op. cit., p. 115).
3. Ms. Douai, p. 188.
4. Pouchkine, Le Cavalier de bronze.
XIII

Le véritable trésor des Indes


ou les cent mille actions du Roi

ir Je ne sais si vous avez personne dans


toute la province dont on y soit ainsi occupé
de la santé qu'on l'est ici de celle de M. Law.
Tous ses actionnaires ne s'entretiennent que
de la différence du temps par rapport à sa
santé. Ils vous disent : Bonne nouvelle, le
temps se rafraîchit, cela est de grande consé-
quence pour la santé de M. Law. On était
bien inquiet dans ces chaleurs, mais il serait
bien à souhaiter pour sa santé que l'on eût
un peu de pluie, etc. m
Saint Ange, 11 août 1719

Dès les premiers temps du spectacle, un troisième groupe de


personnages est apparu sur le fond du plateau et s'est mis lui aussi
lentement et gracieusement en scène. C'est le troisième ballet dans
le grand ballet, c'est le jeu des Compagnies ou, si l'on veut, le jeu
des actions. Nous reconnaissons d'abord lorsqu'elle s'avance, la
toute première, la Compagnie d'Occident, dont nous avons relaté
la naissance. Elle présente son blason, avec les sauvages qui
tiennent la corne d'abondance. Elle exhibe fièrement ses privilèges,
qui lui confèrent une sorte de seigneurie souveraine. Elle porte
aussi — ou plutôt elle entraîne à sa suite — un objet plus consi-
dérable. C'est la ferme du tabac. C'est un monopole, qui lui permet
de vendre les tabacs, tous les tabacs, non seulement ceux qu'elle
produit, mais tous les autres. Et après le monopole du tabac, il y
aura la fabrication des monnaies, et plus tard la ferme générale
et l'ensemble des perceptions fiscales. Elle a déjà absorbé la

1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 68.


Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 187

Compagnie du Sénégal, et bientôt elle absorbera la Compagnie des


Indes et la Compagnie de la Chine.
Law assigne aux Compagnies, qui deviennent la Compagnie, une
double vocation.
Sans doute, il ne méconnaît pas les missions maritime et colo-
niale : la première surtout lui importe grandement, nous le verrons.
Mais il nourrit pour elle une vocation fiscale, dans le sens large
du mot. Il entend la doter d'une source de revenus très sûre, liée
aux activités métropolitaines, de telle sorte que si elle venait à
n'avoir ni vaisseaux ni concessions elle serait quand même une
colossale entreprise, productrice de revenus assurés, capable
de gager les actions qui à leur tour gageront les monnaies, devien-
dront elles-mêmes les monnaies.
Car ce troisième ballet est aussi monétaire que les deux autres.
C'est celui des monnaies futures. Un jour, les fabuleux métaux dis-
paraîtront de la grande scène. Les monnaies de papier circuleront
sur un rythme d'une rapidité vertigineuse, avec une légèreté
aérienne, reines de ces qualités suprêmes de la danse qu'on appelle
le parcours et l'élévation. Elles pourront s'adonner avec d'autant
plus d'aisance et d'assurance à leurs insaisissables voltiges qu'elles
les décriront autour d'un ensemble plus compact et moins agile,
celui des monnaies nouvelles et réelles, les actions, incarnation
des véritables richesses qui tiennent au travail de la nation, à sa
production et à son commerce. Tel est le rêve : telle est, pour Law,
la vérité. Telle pourrait être la réalité, il semble qu'elle s'esquisse.
Il ne s'en fallut peut-être que d'un seul écart de logique et de trois
siècles de temps...
Law comptait beaucoup sur la ferme des tabacs. Là encore, la
lettre de Crawford nous donne des renseignements précis qui nous
permettent de comprendre la psychologie de Law et sa méthode.
Law est moins un créateur d'affaires qu un renfloueur, et il réussit
dans ce genre d'entreprise : en cela aussi il est un précurseur de
l'économie moderne; ce type d'activité a pris aujourd'hui de l'ex-
tension, et il est à noter que la spécialité du renflouement réussit
presque toujours à ceux qui l'exercent.
« Law, note Crawford, s'est montré fort habile et précis en diri-
geant (managing) ses entreprises. » Il avait vu très clairement le
mismanaqement des précédents fermiers du tabac. Ceux-ci se plai-
gnaient de ne pas arriver à produire les 2 200 000 annuels qu'ils
devaient payer et ils avaient demandé au Roi des remises 1 . Law
lui-même, dans ces conditions, avait redouté au début de ne pouvoir

1. L'expression employée est relief; on ne sait s'ils demandaient un report


d'échéance ou une diminution des montants.
188 La banque et la guerre

faire lui-même les 4 000 000 qu'il avait promis 1 . Or, voici qu'il
prévoyait de dépasser pour l'année en cours les 8 000 000; il envi-
sageait d'ailleurs de procéder autrement à l'avenir : en rendant la
liberté au tabac et en faisant percevoir 15 sous par livre pour la
Compagnie, il pensait atteindre 12 000 000 et de plus procurer au
roi des gains supplémentaires 2 . Il se limita cependant dans ses
évaluations ultérieures à un chiffre inférieur de moitié : 6 000 000.
C'est en suivant la voie parallèle ainsi ouverte par la ferme des
tabacs que Law va, par la suite, assurer à la Compagnie des
sources de recettes assurées — et assurées de leur progression —
avec la fabrication des monnaies (25 juillet) et enfin avec la conces-
sion du bail de la ferme générale qui marque le choc du système
(26 août). Cependant il va d'abord faire progresser la Compagnie
d'Occident dans l'ordre de ses activités normales. Avec le synchro-
nisme du ballet nous avons vu, dès le 12 décembre 1718, appa-
raître sur la scène une compagnie d'envergure moyenne, la Compa-
gnie du Sénégal. La Compagnie d'Occident absorbe et rachète son
actif pour un million six cent mille livres 3 . Elle obtenait ainsi la
disposition d'un certain nombre de moyens, notamment des
bateaux, dont elle était insuffisamment pourvue jusque-là 4 . En
partie sans doute pour cette raison, elle était restée dans un état
de médiocrité pendant près de dix-huit mois. Elle s'était surtout
préoccupée, pendant cette période, de la culture du tabac (ce qui
était fort judicieux puisqu'elle en avait la ferme) et du commerce
des castors (« dont elle avait l'exclusif») 5 .
Grâce à cette première fusion, la Compagnie faisait, en mai 1719,
une figure assez honorable 6 , celle d'une entreprise d'envergure

1. En fait l'étrange somme de 4 020 000 livres.


2. C'est ce qu'il décida en effet le 29 décembre 1719 mais il ne put persévérer
dans cette expérience et revint au monopole à partir du 17 décembre 1720 (Levas-
seur, op. cit., p. 117).
3. « Y compris les effets » (Forbonnais, op. cit., t. II, p. 589).
4. Mais pas entièrement démunie, comme nous le verrons ci-après.
5. « Les premières opérations furent, en 1717, de former un établissement à la
Baie St-Joseph où se trouve le meilleur port de toutes ces mers; d'envoyer au gou-
verneur avec des troupes, des mineurs et des fondeurs aux Illinois; de la graine,
des vers à soie, et des tireurs à la Mobile, enfin des ouvriers pour la culture du
tabac... En 1718 elle s'occupa des moyens de diminuer la contrebande du castor
dont elle avait l'exclusif et de gêner les traiteurs le plus qu'il lui serait possible.
Elle distribua pour cet effet des gratifications au Canada, et fit acheter sous main
ce qui était arrivé de castors par les vaisseaux du roi, pour soutenir ses prix tant
en Hollande qu'en France » (Forbonnais, op. cit., t. II, p. 589).
6. «Elle possédait, en mai 1719, 3 577000 livres dans ses caisses, plus de
750 000 livres en marchandises dans ses magasins de France et vingt et un bâti-
ments dans les ports et sur les mers. Dix de ses navires faisaient voile vers la Loui-
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 189

encore limitée, mais, ce qui est l'essentiel, en voie de progrès, et


contrastant par là même avec la décrépitude et la déconfiture des
autres compagnies françaises.
Alors survint un nouveau grand mouvement. Malgré la résis-
tance des propriétaires malouins et le refus du Parlement, Law fit
décider l'absorption, par la Compagnie d'Occident, ou, comme on
dit à l'époque, la « réunion » à la Compagnie d'Occident de deux
autres compagnies maritimes, celle des Indes orientales et celle de
la Chine. Cette opération considérable devait être complétée, au
mois de juillet, par la reprise de la dernière firme demeurée indé-
pendante, la Compagnie d'Afrique, « qui disposait des places du cap
Nègre, de Bastion de France, et qui bénéficiait de l'exemption de
tous droits à Marseille sur les marchandises apportées de Tunis et
d'Alger ». Par là se trouvait réalisée une de ces concentrations
que l'économie moderne a mise à la mode, un véritable monopole
du fret et du commerce international, opération parfaitement rai-
sonnable, menée de façon excellente, et qui répondait de façon
exemplaire aux intérêts de l'économie française.
On sait que cette grande Compagnie des Indes allait se traîner,
avec des fortunes diverses, mais généralement au milieu des
déboires, et souvent au travers des tragédies, pendant toute la
longueur du siècle. On se prend à penser à ce qu'elle aurait pu
devenir si ellç avait été gérée pendant une plus longue période par
un homme comme Law... ou comme Turgot.
11 était hors de doute que la Compagnie des Indes intéressait
principalement Law du point de vue de ses projets monétaires à
long terme et de ses combinaisons financières déjà engagées. C'est
surtout à ces aspects du problème qu'il consacrait son temps et
son talent. Cependant nous devons, avant d'aborder ce chapitre
essentiel, nous arrêter un instant sur la conception que se faisait
Law des activités normales de ces Compagnies. Il convient de
distinguer ici l'aspect maritime et l'aspect colonial, et nous
commencerons par celui-ci.

siane, emportant pour la nouvelle colonie, 700 hommes de recrue et 500 habitants. »
On aurait rassemblé 20 000 peaux de buffles, le tabac était supérieur à celui de la
Virginie, on pensait « à l'éducation des vers à soie et à la culture de l'indigo » (Levas-
seur, op. cit., p. 92).
Tout cela donne plutôt une impression bucolique que celle du départ pour une
grande expansion. La situation de la Compagnie est étudiée minutieusement dans
M. Giraud, op. cit., t. III.
190 La banque et la guerre

Law et la colonisation

Il est difficile d'imaginer un homme aussi éloigné que l'était Law


de ce que peut être le profil psychologique d un pionnier, d'un
défricheur de continents, d'un bâtisseur d'empires ou même d'un
créateur de comptoirs. Il n'y a rien d'exotique dans les curiosités
de cet homme pourtant marqué, dès sa jeunesse, par l'aventure,
pas la trace du moindre rêve océanique dans cet esprit pourtant
marqué par la chimère. Par là le contraste est total avec son
compatriote Patterson, qui fit l'expédition du Darien.
Law se fit attribuer pour lui-même le 15 juillet 1719 une conces-
sion de grande superficie : 16 lieues au carré, 256 lieues carrées.
C'était surtout — ainsi qu'il le dit lui-même — un geste de propa-
gande, destiné à dissiper les hésitations : il faut dire que la période
du premier semestre de 1719, alors que s'étirait la guerre avec
l'Espagne, n'était pas très favorable au développement des instal-
lations dans une colonie dont les hostilités n'épargnaient pas les
abords. « Peu de personnes, dit-il, en prenaient (des concessions).
C'est pour donner exemple aux autres que je pris une concession
en mon nom, ce qui engagea les plus riches actionnaires d'en
prendre » On vit alors se constituer des sociétés où participaient
des personnages de la haute noblesse (duc de Guiche, duc de La
Force, marquis de Brancas, Fouquet de Belle Isle) ou de la haute
magistrature (le président Dodun, etc.). Law d'ailleurs entra
comme associé dans certaines de ces entreprises, dans l'une avec
le duc de La Force, dans une autre avec son catéchiste l'abbé de
Tencin. La plupart de ces exploitations furent peu consistantes et
éphémères : ce qui s'explique aisément par la chute du Système en
1720, mais, même sans cela, auraient-elles eu beaucoup d'avenir?
Marcel Giraud souligne le faible chiffre de capitaux qu'appor-
taient dans les concessions coloniales des hommes qui engageaient
dans d'autres investissements des mises considérables.
Il est peu probable que Law ait consacré beaucoup de temps et
de soins à l'exploitation de l'immense étendue qui était placée sous
son pouvoir. Cependant, il prit au moins une importante décision
à ce sujet : celle d'y faire venir plusieurs milliers de travailleurs
allemands. Il fit d'ailleurs également embaucher des Français,
principalement des spécialistes ,du tabac et de la soie, mais en plus
petit nombre, et rien n'indique qu'il s'en soit directement soucié.
Il considérait qu'il n'avait pas réellement d'intérêt personnel dans

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 263.


Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 191

cette concession, prise pour l'exemple, et il s'engagea plus tard


dans des chicanes avec la Compagnie qui prétendait (non sans
quelque raison, du point de vue juridique) le débiter des frais
d'hébergement de ses colons.
Peu intéressé lui-même par les perspectives de la colonisation,
Law s'est abstenu d'orchestrer autour de ce thème sa propagande
en faveur de la Compagnie. Bien à tort, certains historiens ont cru
que l'on appâtait les naïfs souscripteurs du Mississippi avec des
récits mirifiques. En fait, les documents de propagande sont en
petit nombre, on ignore leur diffusion exacte, et ils étaient destinés
à attirer des colons plutôt cju'à appâter des épargnants. Marcel
Giraud a relevé avec soin la liste, assez mince, des communications
que l'on peut lire dans la presse de l'époque. Ainsi, trois mémoires
parus dans le Nouveau Mercure pour toute la période de 1717 à
mars 1719. Par la suite, et après la fusion, loin d'assister à une
grande entreprise de racolage, nous notons au contraire avec lui
que « sous le régime de la Compagnie des Indes, les récits de pro-
pagande deviennent plus rares ». Contrairement, là encore, à la
fable, ce n'est pas l'Eldorado du Mississippi qui fait la publicité du
Système, c'est le Système qui fait la publicité de la terre promise.
Le meilleur prospectus, c'est tout simplement... le préambule de
l'arrêt de fusion du 16 juillet! Il importe de souligner l'extrême
discrétion observée par les promoteurs à l'égard des aspects qui
pouvaient être les plus alléchants de l'affaire, « à savoir la ques-
tion des richesses minières de la Louisiane ».
« Sur ce sujet essentiel, note Marcel Giraud, si l'on excepte la
légende d'une gravure de 1718 ou 1719 qui situe sur le Haut-
Mississippi des montagnes remplies d'or, d'argent, de cuivre, de
plomb et de vif-argent », la publicité et l'information tiennent dans
de courtes notes ou dans des relations qui n'apportent point d'élé-
ments neufs.
Nous n'avons relevé pour notre part que deux circonstances dans
lesquelles des nouvelles, d'ailleurs sobres, ayant trait à l'attrac-
tion des métaux, ont pu avoir une influence sur le cours des titres.
La première se place en juillet 1719, lorsque le Nouveau Mercure
annonce, d'ailleurs sans commentaire, la découverte de deux mines
d'or. La seconde en avril 1720, où l'on fit valoir la proportion
élevée du métal dans le minerai d'argent. Nous y reviendrons.
A partir de la période critique, c'est la contre-propagande qui
l'emporte sur la propagande. La plupart des pamphlets et des
estampes parvenus jusqu'à nous représentent le Mississippi comme
un piège à « gogos ».
Plusieurs documents publiés indiquent, de la façon la plus pré-
cise, la part très modérée que Law accordait dans ses projets à
192 La banque et la guerre

la partie proprement coloniale, et la façon parfaitement raison-


nable et honnête dont il entendait la présenter.
Tout d'abord, dans le compte général soumis à l'assemblée du
30 décembre, et qui reçut la plus large publicité, il évaluait à
12 000 000 sur 91 000 000, la portion de bénéfices qu'il atten-
dait de l'ensemble des profits afférents globalement aux exploita-
tions coloniales et au commerce maritime. Il n'y avait rien dans
cette évaluation qui pût fasciner des esprits naïfs et leur ouvrir
des perspectives vertigineuses.
En second lieu, nous disposons de la notice bilingue de jan-
vier 1720, où le bilan prospectif est plus détaillé.
Or que lisons-nous?
Une rubrique spéciale pour le commerce des Indes orientales
(excluant donc les affaires d'Amérique) mentionne une prévision
bénéficiaire de 12 000 000 (chiffre identique à celui fourni à l'as-
semblée générale).
Une ligne suit aussitôt et porte la rédaction suivante : « Du com-
merce des Bois et des Colonies du Mississippi, dans quelques années
d'ici, pour le moins 1... »
Ainsi Law prévenait que les bénéfices attendus des concessions
ne seraient réalisés que plus tard; il leur assignait un chiffre
modeste et ne mentionne expressément que le commerce des
bois.
Le paragraphe suivant fait, il est vrai, allusion, entre autres
activités, à celles qui concernent les matières précieuses « sans
compter ce que d'autres branches produiront comme la pêche,
l'affinage et le trait des matières d'or et d'argent, le trafic des
lingots de ces mêmes matières que les orfèvres et les marchands
seront obligés de prendre de la Compagnie qui sera toutefois tenue
de ne les vendre qu'à un certain titre spécifié. Ne croyez-vous pas,
monsieur, que les profits qui résulteront de tout cela iront à plus
de 25 000 000? Pour moi, je le crois, et je suis même persuadé
que l'État soutiendra le crédit de la Compagnie, quand même il
devrait lui en coûter la cession des profits de la Banque et quelques
autres privilèges ».
Nous saisissons ici, pour la première fois, une indication du style
de ce qu'on appelle publicité financière, mais elle est présentée
sous une forme non catégorique et le chiffre de 25 000 000 est
détaché de l'énumération bilan qui précède ce paragraphe. Au
surplus, l'auteur ne manque pas de revenir, à la fin de ce nouveau
développement, sur les perspectives internes (profits de la Banque).

1. Souligné par nous.


Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 193

La section financière du Parquet ne trouverait rien à redire à


un prospectus aussi prudemment rédigé
Enfin nous disposons des lettres du Mercure, dont nul n'ignorait
qu'elles étaient inspirées par Law, sinon écrites de sa main, et qui
étaient, ne l'oublions pas, destinées à la propagande des titres.
Nous y voyons que Law attribuait beaucoup plus d'importance
aux activités du commerce et du fret qu'à l'exploitation coloniale
et notamment minière.
« Nous avons encore l'idée récente des fortunes qui se sont faites
en France dans le commerce des Indes occidentales. La Compagnie
les renouvelle au profit des actionnaires. Le commerce des Indes
orientales et de la Chine, pour la même raison, sera encore, pour
la Compagnie, une autre source de richesse aussi sûre et plus
étendue2... Nous joindrons au commerce d'Asie celui de l'Europe
dans l'Asie même. »
C'est dans la suite de ce développement que l'auteur aborde le
sujet américain : « L'établissement de la Louisiane sera un objet
immense. Je sais qu'il faut du temps pour former une colonie et
pour en tirer tout le fruit qu'on en peut espérer2, mais si l'on
considère les prémices des fruits que nous avons tirés de celle-ci
en tabac, en soies, en indigo, en argent2, l'heureux climat sous
lequel elle est placée, la bonté de ses terres, le choix qu'on en peut
faire dans sa vaste étendue, leurs mœurs douces de ses habitants
actuels (sic), la quantité d'établissements que de riches particuliers
et des compagnies y font de jour en jour, on doit espérer de la voir
dans peu de temps plus florissante que ne l'ont été, après nombre
d'années, celles de nos voisins et les nôtres mêmes, qui n'ont pas
eu ces secours. »
Ainsi la nécessité de la patience est soulignée; l'or et les diamants
ne sont pas mentionnés.
Le paragraphe suivant, réduit à une seule phrase et qui forme
transition, établit sans équivoque la hiérarchie des perspectives :
« Mais nous avons en France des objets bien plus prompts et bien
plus abondants 3 . »
Suit l'énumération des avantages que l'on attend de la Banque
et des monnaies. L'auteur insiste sur l'élimination des profits
abusifs que réalisaient jadis les financiers et qu'il chiffre à
140 000 000 de livres; ainsi que sur la refonte de monnaies après
les diminutions, qui doit procurer un bénéfice de 10 % sur tout
l'argent du royaume. C'est ici que l'on peut dénoter un certain

1. A full and impartial account..., p. 22.


2. Souligné par nous.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 115-117.
194 La banque et la guerre

esprit d'exagération et non pas dans la description des paradis


d'outre-Atlantique.
Ainsi se confirme ce que nous savons déjà. Law, s'il est parfois
un illusionniste, l'est d'abord à l'égard de lui-même, et il n'a rien
d'un escroc. Ce n'est pas un charlatan, ce n'est même pas un poète.
On salue en lui le fondateur de La Nouvelle-Orléans, et il nous
déplairait de lui contester ce pâle rayon de gloire. Mais il faut
bien dire qu'il n'avait pris aucune part à la fondation de la future
cité, alors réduite à un assemblage de huttes — ni même sans doute
à son baptême, qui est antérieur au 1 e r octobre 1717. Ce nom
aurait dû lui être doublement précieux, puisqu'il associe à la per-
sonne de son protecteur la nouveauté de son entreprise : Orléans,
Nouvelle... Cependant on ne le trouve jamais sous sa plume. Le
romantisme n'était pas dans sa nature, et dans ses copieuses jus-
tifications il n'a jamais songé à porter à son crédit la partie la plus
durable de son œuvre.

Law et le commerce maritime

Law a toujours été obsédé par la pensée que son pays d'adoption
pouvait et devait grandement améliorer la situation de sa marine
marchande ainsi que, par voie de conséquence, le profil de son
commerce maritime. Il considère que la France dispose de deux
atouts : l'un est sa situation géographique, exceptionnellement
favorable, l'autre, l'importance de sa population qui, par le nombre
des consommateurs, assure des débouchés aux produits transpor-
tés. La France se trouve véritablement spoliée par l'impôt de
fret qu'elle paie à l'Angleterre et aux Pays-Bas; il projette de
renverser cette situation, d'une part, en assurant sous notre propre
pavillon le ravitaillement de la clientèle nationale, d'autre part,
en concurrençant nos rivaux pour le trafic entre les pays étrangers,
fournisseurs et acheteurs les uns des autres 1 . Nous pouvons faire
passer les marchandises des Indes au travers du Royaume pour
fournir l'Allemagne, la Suisse, l'Italie « et à meilleur marché que
les Hollandais ne pourraient les envoyer par les rivières à cause
des péages 2 ».

1. Sur les bénéfices attendus du fret et sur la comparaison avec l'Angleterre,


cf. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 216. Au moment de la fusion il suppute que
la France pourra faire tourner 24 vaisseaux de 500 tonneaux alors que l'Angleterre
ne dispose que de 15 vaisseaux de 400 tonneaux : 12 000 tonneaux pour nous
contre 6 000. Et notre consommation intérieure ef t deux fois plus forte.
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 216.
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 195

Déjà, dans la lettre romantique au Régent de décembre 1715,


il faisait miroiter l'objectif d'une flotte qui compterait un jour
300 vaisseaux. Cette perspective est lointaine. Au moment de la
fusion, on calcule seulement sur 24 qui, cependant, avec un ton-
nage de 12 000 tonneaux, font le double de l'Angleterre.
Le préambule, écrit — dit-on — de sa main, de l'édit de mai 1719
qui consacre la réunion des Compagnies, insiste sur la nécessité
de doter la France d'une flotte marchande. « Nous réunissons dans
une seule compagnie un commerce qui s'étend aux quatre parties
du monde. » La Compagnie assurera les « différents commerces ».
« De surcroît, elle entretiendra la navigation et formera des offi-
ciers, des pilotes et des matelots »
Ce n'étaient pas là des propos en l'air. La Compagnie d'Occident
s'était souciée, depuis ses timides débuts, de se constituer une
flotte. Contrairement à ce que l'on a souvent dit, elle n'a pas
attendu l'apport du Sénégal pour armer ses premiers bateaux, la
flûte le Dauphin, rachetée à Crozat, le Timbremann, acheté aux
Hollandais, et qui devint la Marée, puis la Victoire et la Duchesse
de Noailles, le Neptune et la Vigilante, le Maréchal de Villars et le
Comte de Toulouse, ces deux-ci furent capturés par les Espagnols,
repris par l'escadre royale, enfin rendus à la Compagnie malgré
le droit draconien des « prises ».
Cependant, l'absorption de la Compagnie du Sénégal et surtout
la grande fusion permettent à la Compagnie, devenue « des Indes »,
de développer à une plus grande échelle son activité maritime. Elle
achète des bateaux, et surtout elle en fait construire, à Bayonne,
au Havre et même à l'étranger, à Bristol et à Hambourg. Elle
multiplie les voyages outre-océan. Le roi lui concède enfin une
sorte de souveraineté sur le port de Lorient et sur Belle-Isle-en-Mer.
En juin 1720, alors que la monnaie de papier est décriée, elle
poursuit sans désemparer son expansion en acceptant les augmen-
tations de salaires et en payant avec des espèces d'argent 2 . Cepen-
dant, le chiffre de 105 vaisseaux indiqué dans une assemblée de
directeurs en juin 1720 paraît gonflé et le bilan de 1724 n'en
recense que 75.
Si la politique du commerce maritime est certainement un des
thèmes constants de Law, elle n'a pas cependant pour lui le carac-
tère obsessif qui apparaît, par exemple, dans le Mémoire sur le
développement du commerce dont nous avons rejeté l'attribution
à Law. Ce n'est que l'une des composantes (non la moindre, mais

1. Marmont Du Hautchamp, op. cit., t. IV, p. 141.


2. Sur cette question, comme sur les précédentes, nous utilisons les travaux de
Marcel Giraud qui a complètement exploré et exposé le sujet.
196 La banque et la guerre

non la principale) de son plan économique et monétaire général. La


reprise des Compagnies lui a fourni l'occasion de nouer les combi-
naisons financières qui s'entremêleront avec cette « politique »
dont elles n'ont ni la structure rationnelle ni le caractère respec-
table.
Nous allons donc aborder maintenant ce grand ballet financier
des Compagnies qui envahirent peu à peu la scène avec l'innom-
brable suite de leurs actions. Mais nous devons porter d'abord
notre attention sur une figure de référence.

Le trésor des actions du Roi

M. Law avait intéressé le Roi dans le premier établissement de


la Compagnie. Cette indication, répétée à diverses reprises dans
les différents mémoires de Law, nous apporte la véritable expli-
cation d'une grande partie des événements qui vont suivre et qu'il
est impossible de comprendre quand on ne tient pas compte de
ce fait primordial.
Nous pouvons dire maintenant qu'il y a deux clefs principales
pour le système, ou plutôt, pour demeurer fidèle à notre allégorie,
deux étoiles dans le spectacle-féerie. L'une est la bonne étoile, c'est
l'adolescente livre-tournois. C'est elle qui permettra — compen-
sant par une monnaie de crédit l'insuffisance des espèces — d'ani-
mer l'économie nationale, de l'arracher à sa léthargie, de désen-
traver les débiteurs, de défricher les terres, d'améliorer les changes,
et qui pourrait conduire à la réforme fiscale, à la diminution des
taux d'intérêt, à l'abandon des désastreuses pratiques de la rente
constituée et des offices vénaux. L'autre, c'est l'étoile maléfique.
On peut l'appeler fort abstraitement : participation du roi dans
le capital de la Compagnie ou bien lui donner la forme du pullule-
ment lilliputien, les Cent mille actions du Roi. C'est elle qui conduit
à faire de l'Etat, du souverain, un joueur, un agioteur, encoura-
geant le jeu et l'agiotage des autres, déchaînant une économie
de spéculation permanente et d'argent maraudeur, alors qu'on
nous avait promis, au contraire, depuis Money and Trade, une
économie travailliste, fondée sur les valeurs réelles de la terre,
de la culture, de l'industrie, du commerce, c'est-à-dire essentiel-
lement sur le travail de l'homme, dont Law le théoricien fit d'ail-
leurs toujours le plus grand cas. Law et sans doute avec lui le
Régent s'attacheront inlassablement et à la fois désespérément à
l'objectif chimérique de procurer au Roi un trésor d'un milliard
issu de rien.
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 197

Sans doute l'intéressement du Roi dans une Compagnie de


Commerce n'était pas un fait nouveau — et il n'y avait point là de
quoi choquer les esprits à l'époque. Ainsi la famille royale avait-
elle souscrit lors de la création de la Compagnie des Indes orien-
tales 1 . Mais la nouvelle opération diffère singulièrement des
précédentes, d'abord par son caractère semi-clandestin à l'ori-
gine, ensuite par les combinaisons spéculatives qui suivirent la
souscription initiale, enfin par l'extravagant objectif qui lui fut
assigné par la suite.
Nous savons que le Régent avait accepté de prendre, selon
l'expression employée par Law, une « forte partie » des actions
pour le compte du Roi 2 . Cette forte partie était exactement
de 40 % selon un renseignement donné par Stair dans une lettre
du 20 août 1719.
Stair ajoute que le Roi aurait souscrit, dans la même proportion,
aux premières augmentations de capital; il aurait donc dû détenir
120 000 actions au total. Or, nous trouvons toujours par la suite
le chiffre de 100 0 0 0 3 . La différence représentée par cet écart
résulte des conditions dans lesquelles le Régent accepta de parti-
ciper à l'opération de mai 1719, en prenant sur sa part la compen-
sation nécessaire pour désintéresser certains partenaires de Law :
nous évoquons ce sujet ci-après.
Comment, cependant, le Roi avait-il pu faire et libérer la sous-
cription initiale?
L'explication réside dans un épisode antérieur et assez obscur.
Le Régent disposait, en fait, d'une certaine somme en billets d'État
dont il pouvait faire usage dans des conditions qui ne se prêtaient
pas à un contrôle strict. Forbonnais révèle en effet que, sur les
2 50 000 000 de billets émis, il n'y en eut que 195 millions qui furent
affectés au paiement des effets et titres qui se trouvaient entre les
mains des trésoriers. « Les 55 autres millions de billets de l'État
furent distribués pour consommer plusieurs autres dettes qui ne

1. Henri Weber, La Compagnie française des Indes, p. 123.


2. « Je n'aurais pas réussi (la première fois) si S.A.R. n'avait aidé en prenant une
si forte partie d'actions pour le compte du Roi » (Œuvres complètes, op. cit., t. III,
p. 247).
3. Ainsi, dans la « réponse » aux lettres du Mercure, Law indique que le Roi doit
recevoir 20 000 000 de dividendes, ce qui représente bien le fonds de 100 000 actions
(Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 156). « M. le Régent était en état de faire
des grâces considérables à la noblesse et aux troupes (tout) en conservant un
profit de 100 000 actions, desquelles sa Majesté a fait présent à la Compagnie »
(Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 207). « Le Roi a perdu cent mille actions... »
Ibid., t. III, p. 225).
198 La banque et la guerre

circulaient pas dans le public 1 . » Toujours, selon Forbonnais, on


réglait tous ces comptes à l'amiable, partie en argent, partie en
billets, en procédant par une série de petites opérations succes-
sives. Aucun compte n'ayant été tenu, semble-t-il, de l'emploi de
ces fonds, rien n'était plus facile que de disposer d'une partie de
ces billets. C'est certainement de cette manière que furent acquit-
tées, en tout ou en partie, les actions du Roi 2 .
Quant à la grande opération de Mai — la fusion des Compa-
gnies — Law et le Régent en discutèrent comme des bons associés
qu'ils étaient. Law nous a laissé de ces entretiens un récit détaillé,
qui nous permet de saisir sur le vif les relations qui existaient entre
les deux hommes, en même temps qu'il nous découvre tout ce qu'il
y a eu d'hésitations et de tâtonnements dans une entreprise où
nous sommes souvent tentés de voir la mise en œuvre d'un schéma
préparé de longue date. Nous n'en admirons que davantage, dans
toute cette partie d'improvisation, la finesse et la sûreté de la
stratégie.
C'est Law qui propose, cette fois, la fusion des Compagnies, et
son plan consiste à émettre tout bonnement cinquante mille actions
nouvelles pour se procurer un capital de 25 millions avec lequel
on pourra armer les 24 vaisseaux de 500 tonnes dont il a été
question ci-dessus 3 . D'Argenson, toujours hostile à Law, prétendit
qu'on ne trouverait pas les 25 000 000. Il rappela que Law avait
déjà de la peine « à faire remplir » les premières actions qui,
cependant, pouvaient être payées avec les billets d'État — dont le
cours n'était alors (nous relevons cette indication) que de 32 %
en espèces. Il reconnaissait cependant que les actions ne perdaient
que 10 % sur leur valeur en espèces (c'était donc une bonne affaire) 4
mais « il soupçonnait qu'il y avait du manège pour les soutenir à
ce prix ». Selon lui, elles ne manqueraient pas de baisser si l'on

1. L'auteur fait une énumération de divers postes de dettes, qui étaient fort
variés, puisqu'ils allaient de l'indemnisation des négociants sur qui on avait pré-
levé des matières de la mer du Sud à mesure que les vaisseaux faisaient des retours
jusqu'à des sommes dues comme reliquat de subventions aux Électeurs de Cologne et
de Bavière en passant par des paiements aux fournisseurs, des appointements et
des pensions, arriérés, etc., « enfin, pour solder une infinité d'autres paiements » (For-
bonnais, op. cit., t. II, p. 422).
2. On peut également supposer que la libération fut facilitée par des combinai-
sons et différentes spéculations réalisées sur les billets, les « manèges » de Law
selon l'expression de d'Argenson.
3. On relève d'ailleurs vers cette époque dans le Journal de la Régence (juin 1719.
t. I, p. 403) une allusion à un projet du Régent qui consisterait à reconstituer la
flotte française en y consacrant 1 000 000 par mois.
4. Puisque 32 % en valaient 90.
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 199

faisait une nouvelle émission de 50 000 titres. Il proposait en


conséquence de donner le commerce des Indes à une nouvelle
Compagnie : « Il ne fallait point mettre tous ses œufs dans le même
panier. » Après une discussion qui se prolongea sur plusieurs
séances, Law parvint à convaincre le Régent quant au principe
de la fusion, mais celui-ci hésitait encore sur l'émission des actions.
Law s'emploie alors à mettre sur pied une autre formule. Il
trouve des associés qui acceptent d'apporter un million chacun
et il s'engage, dans ces conditions, à prendre toute l'affaire pour
lui et pour son groupe. Les actions seront souscrites à 110 % (donc
avec prime de 10%) et il fera un premier versement de 2 500 000
(le montant de la prime) qu'il accepte de perdre s'il ne solde pas
les paiements ultérieurs. Le Régent, convaincu, « fit passer l'édit
le dimanche ». Les actions entre-temps étaient déjà montées à 98,
sans doute en raison des bruits qui couraient, et le lundi elles
furent à 120%.
« La nuit du lundi au mardi, écrit Law, je ne dormis point;
j'avais acquis une grande confiance dans le public et je craignais
de la perdre par le marché que j'avais fait 1 . » Cette formule n'est
pas très claire, mais on comprend par la suite qu'il craint de déce-
voir ses premiers actionnaires. C'est la première manifestation
d'un sentiment très caractéristique chez lui et dont nous trouve-
rons d'autres exemples; il tient à manifester envers ceux qui l'ont
suivi en premier une sorte de loyauté à la manière du « milieu ».
D'autre part, en distribuant les nouvelles actions au prorata des
anciennes, il évitera les sollicitations et les récriminations. Il
décida donc de faire machine arrière, mais il lui fallut désintéresser
les partenaires qu'il avait mis dans le coup. Il va demander au
Régent de dédommager ces personnes sur la part du Roi : « Je
dressai l'arrêt suivant ma résolution, et le mardi matin à sept
heures, je me rendis au Palais-Royal : le Régent était déjà levé
et travaillait aux affaires de la marine avec le comte de Toulouse
et le maréchal d'Estrées... le prince m'avait permis de lui parler
à toute heure lorsque les affaires pressaient. » Le Régent approuva
la nouvelle solution, remercia Law de sa délicatesse et « convint
de le dégager de sa parole », c'est-à-dire de prendre en charge
le dédit de Law sur la part du Roi.
Law remarque qu'en gardant toute l'affaire pour lui il aurait pu
gagner 300 000 000 de livres mais il « aimait la Banque et la
Compagnie comme ses enfants »!
Quels sont cependant ces mystérieux associés? L'Histoire des

1. Mémoire au duc de Bourbon, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 248.


200 La banque et la guerre

Finances de la Régence n'en dit pas davantage, mais Law s'est


montré moins réservé dans ses confidences... à Montesquieu! Et
voici les noms : « le duc de Bourbon, le duc de La Force, le maréchal
d'Estrées, M. de Nangis, Lassay 1 ». Il s'agit donc, sans doute, non
pas de metteurs de fonds, mais de personnes que Law voulait
favoriser en leur permettant de réaliser un bénéfice sans bourse
délier. Toute l'opération a consisté à faire abandonner à ce petit
groupe le droit de souscription qui appartenait au Roi sur cette
seconde émission, c'est-à-dire 40 %, soit 20 000 actions. Ainsi
s'explique le fait que le Roi, tout en ayant souscrit à l'origine
40 % de titres — c'est-à-dire 80 000 — n'a possédé par la suite
que 100 000 au lieu de 120 000 2 qu'il aurait dû détenir après les
augmentations de capital, s'il avait pleinement utilisé ses droits 3 .
Nous ne connaissons pas la date exacte de l'édit qui indique
seulement le mois (mai). Il fut communiqué au Parlement le 23.
Le 17 juin, un arrêt précisait que la fusion était tenue pour enre-
gistrée et le 20, la Compagnie était autorisée à émettre les cin-
quante mille actions nouvelles pour le montant nominal de 500
plus une prime de 10%, la souscription étant réservée, comme dit
ci-dessus, aux anciens actionnaires au prorata d'une action nou-
velle pour quatre anciennes, d'où le nom qui leur fut donné res-
pectivement de « mères » et de « filles » (quatre mères pour une
fille). On exigeait des souscripteurs le paiement immédiat de la
prime, mais le capital était payable en vingt termes. Avec 75 livres
de débours, on pouvait donc acquérir une action qui monterait
bientôt à mille livres. En la vendant à ce prix, déduction faite des
versements dus, on encaisserait donc 525, soit un bénéfice net
de 450 ou 600 % de la mise initiale.

Et voici qu'apparaît une figure imprévue (de nous). Le 20 juillet,


la Compagnie se voit accorder le privilège de la fabrication des
monnaies. C'est un retour vers la vocation fiscale, quelque peu
oubliée depuis la concession des tabacs, et cette fois encore, il y
a un certain rapport entre le monopole d'Etat et l'horizon mari-
time : « Le motif de cet arrêt était que la Compagnie pouvait attirer
en France plus d'espèces et de matières étrangères que des par-

1. Montesquieu, Voyages, p. 1004.


2. 80 000 (40 %) sur les 200000 actions + 0 sur l'émission des 50 000 (filles) +
20 000 sur la seconde émission de 50 000 (petites-filles).
3. On peut donc supposer que dans son mémoire au duc de Bourbon Law a donné
de l'affaire une présentation quelque peu « arrangée ».
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 201

ticuliers et que l'État en tirerait un plus grand avantage que sa


Majesté si elle faisait continuer la fabrication pour son compte. »
On lit dans la plupart des commentaires que cette mesure recou-
vrait une habileté diabolique, par laquelle Law s'attribuait la pos-
sibilité de modifier le cours des monnaies comme il l'entendait et par
là d'assurer à la fois la propagande des billets et la défense de
l'encaisse. Il ne s'agit de rien de tel. Law n'avait nullement besoin
de fabriquer lui-même les pièces pour en ordonner la diminution
ou le haussement et il venait de le faire avec succès à deux reprises
récentes. De telles mesures qui exigent des arrêts sont prises dans
les conseils et non pas dans les ateliers.
Si la possession de l'hôtel des Monnaies ne conférait à Law aucun
pouvoir nouveau à l'égard des décisions monétaires, elle lui per-
mettait en revanche de tirer profit de ces décisions chaque fois
qu'elles interviendraient. Or, il se proposait justement d'en prendre
beaucoup, au moins pendant une certaine période. Les diminu-
tions, et aussi, le cas échéant, les haussements, les refontes et les
« remarques » faisaient partie de sa panoplie d'ennemi de l'or. Le
fils de l'orfèvre a-t-il ressenti un plaisir d'humour à faire ainsi
financer par les fabuleux métaux la guerre qu'il leur livre et qu'il
compte poursuivre jusqu'à leur élimination?
Pour paiement de son privilège, la Compagnie s'engageait à ver-
ser au Trésor 50 millions en quinze mois. Law chiffrait d'autre
part à 10 ou 12 millions le bénéfice proprement dit devant reve-
nir à la Compagnie : ce qui représente un total de recettes fort
important et une ressource qui ne peut être considérée comme finan-
cièrement très saine.
Pour se procurer ces fonds, il s'adressait au public et lançait le
27 juillet une nouvelle augmentation de capital de 50 000 actions
représentant 2 5 0 0 0 0 0 0 de capital, mais cette fois aussi 2 5 0 0 0 0 0 0
de primes.
Contrairement au précédent des actions « filles », la prime n'était
pas exigible au comptant (il est évident qu'un versement aussi
élevé aurait découragé les souscripteurs). Le total — capital et
prime — soit 1 000 1. était payable en vingt échéances de 50 1.
De la sorte les souscriptions furent couvertes en vingt jours. Quel
succès, si l'on pense aux hésitations précédentes, et si l'on tient
compte du fait que les nouvelles actions, malgré l'étalement, repré-
sentent des sommes beaucoup plus élevées et ne sont plus payables
en papiers dépréciés.

1. C'est bien à tort que certains auteurs ont cru que la prime était versée d'un
seul coup, ce qui aurait entraîné un décaissement de 525 1. par titre (cf. Henri
Weber, op. cit., p. 309, n. 2).
202 La banque et la guerre

Dans l'ensemble de ces savants agencements, il faut constater


que nul ne perdait : ni le trésor, qui en tirait de bonnes rentrées,
ni le Roi qui voyait doubler nominalement (en fait sextupler son
trésor des Indes, ni Law bien sûr, ni même le public des souscrip-
teurs, lequel y trouvait largement son compte.
Au cours d'une assemblée générale tenue le 26 juillet, la veille du
lancement, de l'émission, Law fit prendre en effet une décision har-
die, celle d'accorder un dividende substantiel : deux fois 6 %, soit
12 % pour les premiers titres (ce qui faisait 10,80 pour ceux de la
seconde et 6 % pour ceux de la troisième série). Tout cela n'est pas
non plus très orthodoxe, mais pas davantage frauduleux, car les
calculs très stricts de Levasseur parviennent à une évaluation des
bénéfices à 16 500 000, donc très voisine du chiffre requis, et il y
avait toute vraisemblance que celui-ci fut atteint sinon dépassé.
C'est donc une combinaison vraiment ingénieuse, parfaitement
raisonnable, indiscutablement honnête. Voici les « petites-filles » —
(nom des nouvelles actions : à chaque petite-fille correspondaient
quatre mères et une fille) — qui peuvent se déchaîner sur la scène
et entraîner dans une ronde endiablée les mères et les grand-mères.
Sans doute elles ont coûté plus cher et relativement elles gagneront
moins; mais qu'importe, les unes et les autres seront bientôt beau-
coup, beaucoup plus riches. Et si Law avait été aussi avisé dans le
système qu'il le fut dans le pré-système, un avenir somptueux leur
était assuré pour très longtemps.
Par-dessus tout, cette dernière opération est un immense coup de
publicité et c'est ainsi que Law la conçoit principalement.
« (La concession des monnaies) fut considérée du public comme
une faveur éclatante, qui imprima dans tous les esprits une ardeur
incroyable de se livrer aveuglément aux nouvelles opérations car
il y avait beaucoup de gens qui s'y engageaient sans les
comprendre2. »
Cette réflexion, faite par la suite, jette un jour inquiétant sur la
féerie que nous admirons. N'était-ce pas beaucoup déjà que de
charmer? Fallait-il éblouir, au point d'aveugler? et de s'aveugler
soi-même?
Mais nous n'en sommes pas encore là. L'« autre personne »
n'apparaît que rarement et furtivement sur la grande scène du
pré-système.
Voyons cependant, au moment de terminer ce chapitre, où en
sont les cours des actions.

1. Par rapport à la valeur réelle des billets d'État utilisés pour la souscription et
qui d'ailleurs ne lui coûtaient rien.
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 345-346.
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 203

La patience de l'Écossais était enfin récompensée. Ce n'est pas


sans peine, nous l'avons vu, qu'il avait pu couvrir, avec l'aide du
Roi, la première souscription. En dehors d'ailleurs des opérations
franches et considérables que représentaient les deux augmenta-
tions de capital successives, la première liée à la grande fusion,
l'autre au privilège des monnaies, Law avait utilisé des procédés
plus retors pour faire hausser ses titres. Ainsi avait-il inauguré la
pratique des ventes avec primes, qui devait par la suite faire fureur
rue Quincampoix, jusqu'au moment où il en viendra à les pros-
crire. Le fait que Law se porte lui-même acheteur à terme était
sans doute de nature à encourager la demande, comme le relèvent
tous les commentateurs, mais le résultat n'était cependant pas cer-
tain. La combinaison de ce mécanisme avec l'annonce de nouveaux
avantages et de nouvelles activités pour la Compagnie conduisait
plus sûrement au résultat recherché
Nous avons vu, d'après les indications données par Law dans son
Mémoire au duc de Bourbon, que les actions atteignaient 90 % du
pair au moment où l'on commençait de parler de la fusion; elles
atteignirent le pair, puis le dépassèrent.
« Ces anciennes actions qui n'étaient alors qu'au pair, note Dutot
(ms. Douai) en juin 1719, montèrent dès qu'on sut les disposi-
tions de l'Édit, et même avant sa publication, juscjues à 130 pour
cent. Et l'empressement du public pour acquérir les nouvelles
actions fut tel qu'il se présenta des souscripteurs pour plus de
cinquante millions 2 . » Avant même la fin de juin, elles s'élevèrent
bien plus encore : « L'ancienne action qui dans son origine avait
coûté cinq cents livres en billets d'État, valait dans ce présent
mois de juin 2 200 à 2 300 livres en espèces. »

1. « Les spéculateurs commencèrent à y réfléchir sérieusement quand ils virent


Law s'engager à payer des parties de 200 et 300 actions d'Occident au pair de l'ar-
gent, dans six mois, quoiqu'elles ne fussent, lors de son engagement, qu'en billets
de l'État qui perdaient plus de moitié et que d'ailleurs il avançait des primes sur
un marché de 200 actions, une somme de 40 000 livres argent comptant » (Du Haut-
champ, op. cit., p. 134).
Luthy donne un exemple précis d'un achat à terme avec prime intervenu entre
Law et le banquier genevois Mallet. « Mallet s'engageait, moyennant 1 000 livres
reçues de Law à titre de primes, à livrer un montant nominal de 50 000 livres
d'actions avec 30 % de perte. L'acte passé le 5 mai 1718 est valable pour un an.
Quand Law somme Mallet de s'exéctuter, fin août 1719, les titres s'approchent du
pair. Mallet se fit tirer l'oreille et on ne sait ce qu'il en advint » (Luthy, La Banque
protestante en France, de la révocation de l'Édit de Nantes à la Révolution, t. I,
p. 311-312 et n. 27).
2. Ms. Douai, p. 180.
204 La banque et la guerre

Nous ne connaissons pas les cours de juillet, si ce n'est d'après


des sources secondaires et douteuses
Nous nous retrouvons sur un terrain solide, avec Dutot (Douai),
au 1 e r août : 450, les 2 et 3 — 465, et « on faisait des primes à
600 pour le 1 e r octobre. Elles y montèrent (à 600) le 17 de ce
mois... et le 30 elles étaient à 720, c'était 3 600 et en y ajoutant là
encore 500, l'action valait par conséquent 4 100 ».
Nous ne tiendrons pas compte pour l'instant du cours du 30 qui
suit le déclenchement du Système et que nous n'avons mentionné
que pour fournir une perspective générale. Nous retenons qu'au
17 août l'action (mère) valait 600, c'est-à-dire six fois le montant
nominal, à quoi l'on doit ajouter, selon la curieuse méthode
comptable de l'époque, encore une fois la mise initiale : donc
3 500 livres.
Dutot indique aussi, et par la même méthode des pourcentages,
le cours des « souscriptions » (actions filles et actions petites-
filles) mais seulement pour les dates respectives des 28 et
29 août : ces pourcentages sont analogues respectivement à 640
et 530 3 .
Les chiffres de Dutot concordent exactement avec ceux donnés
par une autre source également inédite jusqu'à ce jour, à savoir le
document intitulé : Variations exactes de tous les effets en papier
qui ont eu cours sur la place de Paris, à commencer au mois
d'août 1719 jusqu'au dernier mars 1721, par le sieur Girau-
deau 4 .
Le mouvement boursier n'était pas rectiligne et la cote minu-
tieuse de Giraudeau signale quelques légers replis.
Pulteney et Stair mentionnent aux environs du 20 août un creux
auquel ils semblent avoir accordé (Stair surtout) une importance
1. Ainsi selon les Mémoires de la Régence (du chevalier de Piossens) publiés à
une date bien postérieure : « Entre le 25 et le 29 juillet, à la suite d'une nouvelle
répandue concernant la découverte d'une mine d'or au Mississipi, les actions
montèrent de 260 à 275 puis successivement à 282,292 et enfin 300.»
Le texte ne précise pas s'il s'agit des premières actions ou des « souscriptions ».
S'il s'agit des actions, ces chiffres sont inférieurs à ceux indiqués par Dutot dès le
mois de juin. Il se peut qu'il y ait eu baisse, mais aussi que l'indication soit insuffi-
samment exacte.
2. Ms. Douai, p. 205.
3. A première lecture, les calculs de Dutot semblent indiquer qu'il conviendrait
d'appliquer le pourcentage, non pas sur le montant nominal uniforme des titres
(500), mais sur le montant effectivement libéré, ce qui aboutirait à des distorsions
grotesques. Cette interprétation doit être écartée. La cotation de Giraudeau marque
bien que le pourcentage s'applique toujours au multiplicande de 500 (cf. à ce sujet
notre note technique, p. 272).
4. Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 4061.
Le véritable trésor des Indes ou les cent mille actions du Roi 205

excessive : « Les actions du Mississippi sont fort tombées : on dit


que cela vient de ce que M. le Duc et quelques autres ont trop mis
en vente à la fois; mais l'habileté de M. Law réparera cela », écrit
Pulteney le 23 août. Quant à Stair, selon son habitude, il exagère,
extrapole, et prend ses désirs pour des réalités. Les actions, selon
lui, auraient d'abord atteint 600 (ce qui est vrai) mais elles
seraient redescendues à 400! « Les Mississipi commencent à chan-
celer, écrit-il le 20 août, les actions tombent et il n'y a plus d'ache-
teurs »
Tâchons de voir exactement ce qu'il en est. Dutot, qui passe
directement du 17 au 28, ne mentionne pas ce mouvement inter-
médiaire. La cote de Giraudeau fait apparaître un très léger
délestage pour les actions d'Occident : 600 le 17, 590 le 18, et 580
les 21 et 22, avec remontée à 590 le 23, les journées des 24 et 25
étant fériées, et 620 le 26. Cependant, la chute est plus forte sur les
filles qui passent de 540, le 17, à 450 le 21 et jours suivants. Pour
les petites-filles, même tendance mais avec des écarts insignifiants :
500-490-485-480-480-490. C'est donc un mouvement assez
court et limité à l'une des catégories de titres qui a inspiré l'envo-
lée de Stair.
*

A la veille du lancement du Système, le Pré-Système s'achève sur


un succès financier remarquable... mais qui pouvait être fragile si
l'on en juge par les oscillations du 17 au 23 août alors que la forte
reprise du 26 est certainement en rapport avec des rumeurs qui
prenaient forme et consistance sur la proximité de la grande
relance.
Ces mouvements spéculatifs procuraient déjà à beaucoup de
personnes des bénéfices considérables : « On ne voit que des gens
qui font des fortunes immenses », lit-on déjà dans la correspon-
dance de la marquise de Balleroy 2 .
En dépit de ces aspects discutables, le Pré-Système doit être
salué comme une expérience réussie. On y discerne le signe de
l'expansion économique, qui n'a pas attendu le Système pour s'af-
firmer.
On doit sans doute considérer avec prudence les témoignages
d'autosatisfaction que l'on trouve dans YHistoire des Finances,
et même les appréciations générales de Dutot, dont nous savons à
quel point il subit l'influence de Law, mais on peut retenir quelques
éléments objectifs. « Les secrétaires d'État, lisons-nous dans le

1. State Paper s, p. 586.


2. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 69.
206 La banque et la guerre

manuscrit de Douai, furent soulagés et débarrassés d'une multi-


tude de gens qui demandaient des sauf-conduits... 11 n'était pas
question de saisies réelles, et on ne parlait au contraire que de
mains-levées 1 . » Dès le mois de juin 1719, Dutot note également :
« ce qui donnait lieu aux ouvriers bannis par la misère en 1714 et
1715 de revenir en France leur patrie, garnir les anciennes manu-
factures et en former de nouvelles 2 ».
Enfin, le cours des changes se tient à un taux favorable pour la
France, mais il faut dire que ce mouvement était déjà prononcé
dès le mois de décembre précédent, donc avant les innovations qui
ont marqué cette période. L'avantage était en décembre de 10 sur
la Hollande et de 11 sur l'Angleterre. Il se maintient de janvier à
août autour de 7, 8, 8 1/2 pour cent avec la Hollande et 8, 9,
presque 10 selon le mois avec l'Angleterre 3 , étant observé d'autre
part que les parités demeurent inchangées.
Cette prospérité monétaire semble due plutôt à la balance finan-
cière qu'aux relations commerciales, mais celles-ci y trouvent avan-
tage-
« Notre commerce extérieur, écrit Dutot, conservait toujours un
avantage considérable sur celui de ces deux nations, ce qui prouve
invinciblement que leurs espèces et matières d'or et d'argent
entraient chez nous, ce qui n'est point étonnant; les fortunes subites
qui se faisaient en France par le commerce des actions de la
Compagnie des Indes y attiraient des étrangers de toutes parts et
ces étrangers n'y venaient pas les mains vides. »
Telle était donc la situation à la veille du grand tournant. Fal-
lait-i] donc s'y tenir? Sans doute. Mais était-ce possible? Proba-
blement pas, comme nous allons le voir.

1. Ms. Douai, p. 183.


2. Et de fait cette affluence des ouvriers précédemment émigrés et désireux de
rentrer en France inspira une ordonnance du 15 octobre suivant, enjoignant aux
capitaines et maîtres de vaisseaux qui se trouvaient dans les ports d'Italie et d'une
façon générale en pays étrangers, de recevoir à bord les passagers français de
toutes professions : l'État paierait pour eux six sols par jour pendant le temps de
la traversée. Nous voyons ainsi que ce mouvement s'était amorcé dès la période
du pré-système.
3. Voir tableau en annexe.
XIII

Magie blanche et caisse noire

« Les dépenses qui ne vont pas jusqu'aux


dettes ne sont pas nuisibles. *
John Law.

Voici en effet qu'une dernière question se pose. Qu'advient-il des


finances publiques?
Comment le trésor, qui ne bénéficie d'aucune recette nouvelle
va-t-il, pendant la période de sept à huit mois qui correspond au
pré-système, faire face à des charges notablement accrues, direc-
tement ou indirectement, du fait de la guerre?
Sans doute l'ouverture des hostilités avec l'Espagne ne devait pas
exposer le royaume à des épreuves analogues à celles que lui avaient
infligées les campagnes du règne précédent. Mais les guerres sont
rarement bon marché, et la démarcation est floue entre les dépenses
purement militaires, les dépenses politiques et les prodigalités de
Cour.

Dépenses militaires proprement dites

« En même temps que la déclaration de guerre du 9 janvier, on


fit les préparatifs nécessaires pour forcer l'Espagne à se rendre aux
iropositions d'une paix solide. On nomma pour aller en Espagne
fes régiments de Picardie, Normandie, Richelieu, Poitou, Touraine,
la Reine, Limousin, Orléans, la Couronne, le Perche, Alsace, Royal

1. A l'exception de la redevance prévue pour les monnaies, mais exigible seu-


lement en août.
208 La banque et la guerre

Roussillon, Royal Artillerie, Castellas, Suisse, Hessi, Languedoc,


Bombardiers, Soissonnais, Dauphiné, d'Assigny, Beaujolais,
d'Olonne, Leneck, Chartres, Blésois, de Valègre, de Voilant,
Mineurs, en tout cinquante-deux bataillons faisant 36600 hommes
d'infanterie. Les ordres furent donnés pour lever 25 000 hommes
de milice... On acheta pour plus de deux millions de vivres... La Cour
envoya en même temps les subsides que la France devait fournir
afin ae reconquérir la Sicile et la Sardaigne. S.M. fit six lieutenants
généraux, soixante-deux maréchaux de camp et cent quatre-
vingt-neuf brigadiers 1 . »
« Les frontières d'Espagne se remplissaient chaque jour de
troupes, de vivres et de munitions de guerre 2 . »
Voici cependant que l'Espagne prépare une expédition en vue
d'amener le prétendant en Angleterre. « Tout à coup dix mille Fran-
çais s'avancèrent dans le Boulonnais pour être à portée de passer
à Douvres. »
En mars 1719, « il était déjà arrivé un grand nombre de troupes à
Bayonne et on n'attendait, le 10 mars, que ses ordres (du Régent)
pour les faire camper dans le plat pays... on forma des maga-
sins considérables de vivres. Il arriva le 9 avril, sous l'escorte
de trois frégates, quinze bâtiments chargés de quatre-vingts
pièces de canon, et quantité de poudre et d'autres munitions de
guerre... Son Altesse Royale ordonna aux officiers généraux de s'y
rendre pour la revue... et il paya une année d'avance à ceux qui
avaient des pensions3 ».

Le donativum

Selon certains récits, on remit en honneur, pour galvaniser les


troupes et éviter les désertions, que l'Espagne cherchait à provo-
quer, la pratique des distributions d'argent en honneur sous l'Em-
pire romain.
« Il (le roi d'Espagne) ne sut répandre que des écrits dans le camp
français, où le Régent faisait verser de l'or à pleines mains 4 . »

1. Mémoires de la Régence, t. II, p. 238.


2. Ibid., p. 247.
3. Ibid., p. 283-284.
4. Lemontey, Histoire de la Régence, t. I, p. 264. Il y avait en effet des déser-
tions chez les soldats, environ 2 500, mais ce mouvement avait pu être arrêté.
Lettre de Craggs du 20 juillet citée par Wiesener, op. cit., t. III, p. 72.
Magie blanche et caisse noire 209

Les dépenses extérieures hors guerre

Non seulement on payait pour faire la guerre, mais on payait


aussi là où on ne la faisait pas. A cet égard notre comportement
dans les imbroglios du Nord est caractéristique des méthodes de
la diplomatie de l'époque mais aussi de la largeur de vues avec
laquelle le Régent envisageait cet aspect des choses. En juillet 1719
l'ambassadeur Stair s'entretint avec Dubois des efforts que la
France et l'Angleterre pourraient faire en commun en faveur de la
Suède et l'on comprend de quel genre d'efforts il s'agissait. Dubois
répond en substance : « Pas un sou 1 », et Stair réplique que, dans
ces conditions, le roi d'Angleterre calquera son attitude sur celle
du Régent 2 . Or le Régent réagit en sens contraire; il pensa que
la France manquerait à l'honneur si elle laissait sans assistance
une ancienne alliée telle que la Suède. En conséquence, il envoie
sur place M. de Campredon qui part le 10 août muni d'un viatique.
Lemontey, qui suit de près les archives françaises, parle de
8 000 000 en lingots d'or 3 .
Cependant Wiesener donne le chiffre de 300 000 rixdales « en
lingots d'or » toujours, mais qui ne représentaient, au change de
l'époque, que 1 600 000 livres françaises' 4 , chiffre confirmé par
d'autres sources (300 000 écus d'or) 5 . Il se peut que Lemontey
ait opéré une totalisation entre plusieurs opérations analogues.
En dehors des subsides destinés directement à la Suède, la France
aurait donné secrètement à l'Angleterre une somme de 600 000 rix-
dales destinée au Danemark (dont le concours était indispensable
à la négociation d'ensemble). L'historien précise : « Je vois dans
une note de la main de l'abbé Dubois que, par l'effet des changes,
cette somme coûta à la France 5 500 000 livres. Le rixdale de
Suède vaut six livres de notre monnaie 6 . » Cependant ces dépenses
n'étaient pas nouvelles. Au temps de la Banque générale, Law
avait déjà été chargé « de remettre un quartier de subsides au roi
de Suède qui était de 150 000 rixdales ' ».

1. et 2. Stair à Craggs, 8 juillet 1719, et à Stanhope, 20 juillet, cité par Wie-


sener, op. cit., t. III, p. 130-131.
3. Lemontey, op. cit., t. I, p. 288.
4. Wiesener, op. cit., t. III, p. 131. Le change semble évalué un peu bas, si l'on
se réfère au chiffre indiqué ci-dessous.
5. Cf. Nordmann, La Crise du Nord, p. 213 et les références, t. II, p. 266-267.
6. Lemontey, op. cit., t. I, p. 289, n. 1.
7. Lettre au duc de Bourbon, t. III, p. 245-246. Law fait valoir à ce propos les
210 La banque et la guerre

« On se demande sans doute, conclut Lemontey à sa manière


emphatique, par quel enchantement la France, que nous avons
laissée écrasée sous le poids de ses dettes, pouvait tout à coup
payer la guerre au Midi et la paix au Nord, et devenir, par ses
prodigalités, l'arbitre de l'Europe. »

La rafle du Prince de Conti et les libéralités de Law

Afin d'obtenir une caution supplémentaire de légitimité, il parut


opportun de confier l'un des commandements du corps expédition-
naire à l'un des princes du sang. Le seul qui fut disponible pour
cette affectation était Louis Armand de Conti. Il fut donc désigné
comme lieutenant général et commandant de la cavalerie. A part
le rang et l'âge — vingt-quatre ans — ce prince ne possédait aucun
des attributs que l'on se plaît à apercevoir dans le personnage d'un
chef d'armée. Bossu et déjeté, il ne compensait point par le feu de
l'âme les infériorités de sa condition physique. Il fallut beaucoup
d'argent pour réchauffer sa vocation. Et il ne se décida qu'après
un long marchandage à rejoindre ses troupes : « Les équipages
du prince de Conti, lit-on dans les Mémoires de la Régence, par-
tirent le 25 avril, au nombre de 145 chevaux et 80 mulets, et le
Prince partit lui-même le 9 mai suivant. S.A.R. lui avait fourni
cent mille écus pour son équipage et lui avait accordé 60 000 livres
par mois pour tenir table ouverte, outre que ses chevaux étaient
nourris aux dépens du Roi 1 . »
Ce fut là un investissement de pur prestige, car, une fois aux
armées, le prince Louis Armand de Conti ne se fit remarquer que
par ses querelles avec le maréchal de Berwick et par sa prétention

économies que sa méthode permettait de faire dans les paiements étrangers et le


caractère excessif des prélèvements de change opérés par les banquiers. « La somme
que la France devait payer au roi de Suède fut stipulée en argent courant de
Hambourg, les ministres de France n'entendaient pas la différence de la monnaie
courante à la monnaie de banque qui était de 20 à 25, le banquier faisait payer
au roi comme étant monnaie de banque et prenait la différence pour lui. » Quand le
Régent constata la différence des procédés, il s'écria : « Je vois présentement ce
qui engage les banquiers à s'opposer à votre établissement; ils ne sont pas négo-
ciants, ils sont voleurs! » D'après la référence au roi de Suède qui laisse supposer
que Charles XII était encore en vie, il 3emble que cet incident se passait dans les
débuts de la période de la Banque générale.
1. Mémoires de la Régence, t. II, p. 285. Le chiffre de cent mille écus est repris
par Lemontey et par Wiesener, auteurs bien infirmés, mais Saint-Simon ne tarife
le Prince qu'à 150000 livres, plus, il est vrai, beaucoup de vaisselle d'argent et les
frais de transport!
Magie blanche et caisse noire 211

d'être entouré de sa garde quand il était dans la tranchée. Il scan-


dalisait les soldats et rentra sans attendre la fin de la campagne.
La parenté ne fut pas oubliee dans une si grande occasion :
« Un mois ou six semaines après cette rafle de M. le prince de Conti,
note Saint-Simon, M lle de Charolais eut une augmentation de pen-
sion de quarante mille livres, et M m e de Bourbon, sa sœur, reli-
gieuse à Fontevrault, une de dix mille 1 . » La princesse de Conti
elle-même se vit accorder, mais un peu plus tard, une annuité de
20 000 livres.
Nous abordons ici le chapitre des faveurs proprement dites. Nous
savons que le duc de Noailles avait, en janvier 1717, posé des
règles draconiennes d'économie en matière de pensions, décidant
notamment qu'aucune pension nouvelle ne serait accordée tant que
la charge annuelle n'aurait pas été ramenée à un plafond de deux
millions 2 . Si curieux que cela paraisse, le Régent, malgré le départ
du ministre, s'en tint à cette discipline jusqu'à la fin de 1718. C'est
seulement au début de 1719 —et sans doute en liaison avec la
« rafle » — qu'il revint à l'ancienne pratique, mais nous devons
noter qu'il procéda avec modération pendant toute la période du
pré-système.
Nous suivons, à travers les réflexions de Saint-Simon, les étapes
progressives de ce retour au naturel qui ne se faisait pas au galop.
« M. le duc d'Orléans, à qui tout coulait entre les doigts, accorda
la noblesse aux officiers de la Cour des monnaies et dix mille écus
au chevalier de Bouillon 3 . » Après la mort de la duchesse de Berry,
Saint-Simon trouva tout naturel de demander et d'obtenir que sa
femme conserve les appointements d'une charge qui n'existait
plus — mais il ne s'agit que de la bagatelle de 21 000 livres.
Cependant, pour faire bonne mesure, il fut également décidé que
« les dames » de la Duchesse, et même la première femme de
chambre, garderaient elles aussi leurs traitements.
Levasseur a dressé d'après Saint-Simon un tableau récapitula-
tif des pensions et gratifications accordées par le Régent, et sans
doute cette liste n'épuise pas le sujet. Mais il est intéressant de
noter que, jusqu'à la charnière du mois d'août, les sommes indi-
quées se traduisent le plus souvent par quatre, rarement par cinq
décimales, alors que dans la période suivante tous les nombres, à
une seule exception près, sont à six décimales.
C'est d'ailleurs « quelques jours après » le 20 août que Saint-
Simon relate la première grosse affaire de ce genre : « Un marché,

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 283-284.


2. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 456.
3. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 360.
212 La banque et la guerre

dit-il, qui scandalisa étrangement. » Sur l'initiative de La Feuil-


lade, ami intime de Canillac qui était lui-même l'un des roués, le
duc d'Orléans acheta, pour le duc de Chartres, « le gouvernement
du Dauphiné 550 000 livres comptant, 300 000 livres en outre
pour le brevet de retenue que La Feuillade avait et de plus les
appointements d'ambassadeur à Rome depuis le jour [où il avait
été nommé]... jusqu'à son départ. Ce fut donc près d'un million1 ».
On peut voir dans cette largesse le signe précurseur de l'explo-
sion générale des dépenses qui salue — en quelque sorte — la nais-
sance du « système ». A la date du 1 e r septembre, la princesse Pala-
tine note : « On ne parle plus ici que de millions. Mon fils m'a
rendue plus riche aussi en augmentant ma pension de 150 000
francs 2 . » « Law a beaucoup d esprit, écrit le même jour la Prin-
cesse. Il a si bien établi les finances que toutes les dettes du Roi
sont payées. »
C'est à partir de ce moment que l'on peut vraiment parler de pro-
digalités et de profusion 3 .
Dans le courant du mois d'août, le problème des pensions s'était
posé avec une acuité et une envergure qui en faisaient un souci
capital pour la trésorerie. Il s'agissait, en effet, de reprendre le
paiement des anciennes pensions, dont le service avait été inter-
rompu 4 et qui représentait encore, malgré les objectifs fixés par
Noailles, une charge annuelle de l'ordre de cinq ou six millions. Il
y avait là une nécessité politique 3 . Le 20 août, il fut décidé que la
Compagnie prendrait en charge l'arriéré et le courant de cette dette
d'État et ce, moyennant un intérêt de 3 % sur les sommes avancées.
Ce recours à la Compagnie apparaît comme une procédure sur-
prenante. On peut en déduire que le trésor, malgré l'impression de
facilité que donnait la gestion en cours — et peut-être d'ailleurs à
cause de cette facilité même — ne se trouvait pas fort à l'aise. Pour-
quoi la Compagnie qui n'est pas une banque acceptait-elle une
semblable charge moyennant un intérêt si modéré? D'où pouvaient
lui venir de telles ressources de liquidités? Nul ne songea à s'en
aviser. C'est en fait une première application, à peine anticipée, du

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 382.


2. Fragments de lettres originales, p. 235.
3. Cf. chapitre xxm : La Politique de la bonne fée.
4. Noailles avait commencé par décider que le paiement serait fait à terme échu,
ce qui lui en avait fait gagner, en trésorerie, le montant (Forbonnais, op. cit.,
t. II, p. 457).
5. Les conjurés de Cellamare avaient d'ailleurs projeté de porter leur attaque sur
ce point précis, en appuyant particulièrement sur les droits acquis au prix du
sang. Les versements avaient cependant repris, mais seulement en partie et, semble-
t-il, pour les pensions concédées à titre militaire.
Magie blanche et caisse noire 213

« système » qui naîtra dans quelques jours et qui conduira la


^ ie à pratiquer la même méthode sur une très grande

En conclusion, il apparaît que la situation financière pendant


le cours de ce premier semestre prolongé est caractérisée par une
aisance à la fois insolite... et limitée. Il est hors de doute que les
recettes régulières ne pouvaient permettre de faire face aux obli-
gations du trésor, puisque, dès avant la guerre, on prévoyait un
déficit de 2 5 0 0 0 0 0 0 de livres, ce qui aurait fait 16 millions
environ sur les premiers huit mois. Les hostilités conduisaient pour
le moins à doubler ce chiffre. D'où provenaient les ressources?
Bien évidemment de la Banque. Ainsi s'explique-t-on qu'il n'y eut
pas de rupture d'échéance, car la Banque y pourvoyait. Mais cette
méthode comportait une double limite : d'une part quant au mon-
tant des sommes avancées, d'autre part quant à la période de
temps pendant laquelle on pouvait y recourir impunément.
Contrairement à ce qui était admis jusqu'ici par les historiens,
les concours (occultes) de la Banque au Trésor ont commencé dès
la période de la Banque générale, malgré la rigueur des règles
proclamées (billets contre espèces). Les documents Fagon établis-
sent que la Banque avait remis des fonds contre des récépissés du
Trésor royal et même du trésorier de la marine L'étatisation de
la Banque permettait sans doute de recourir à ces procédés sur
une plus grande échelle, mais, contrairement à ce que pensent
Levasseur et d'autres historiens, elle ne leur donnait pas un carac-
tère licite et avouable, ou du moins le public n'en aurait pas jugé
ainsi s'il avait été informé de la réalité.
Pour savoir comment, dans ce cas, aurait réagi l'opinion il suffit
de nous référer à un commentaire du duc d'Antin qui, en dépit de
sa haute noblesse, raisonne typiquement en Français moyen : « Je
ne répondrai point à l'objection injurieuse au Régent qu'il prendra
le fonds de la Banque; cela ne mérite point de réplique quoiqu'il
fût aisé de démontrer pour de bonnes raisons qu'il n'y gagnerait
guère quand même il serait tombé dans ce point de démence! »
Il est curieux de noter qu'aucun contemporain n'a soulevé à cette
époque le problème de l'inflation pour le compte du Trésor, et même
que, à notre connaissance, à l'exception de d'Antin lui-même, et
précédemment de Rouillé, nul ne semble avoir pris en considération
l'hypothèse d'une mainmise par le gouvernement sur l'actif de la
Banque, que cependant on envisageait l'année précédente, selon les
notes du duc d'Antin; tout à l'qpposé, ce que l'on redoute, c'est que
la Banque, où il y a quelque chose, pille le Trésor, où il n'y a rien!

1. Cf. supra, p. 167, n. 3.


214 La banque et la guerre

De même que le Parlement, en janvier 1718, exprimait déjà ses


craintes de voir transformer les deniers royaux en billets, de
même le conseiller Cochut, au cours d'urie séance tenue le
14 décembre 1718, pour l'examen de l'édit sur la Banque royale,
exprimait le souhait « que les deniers royaux ne puissent être
employés au paiement des billets de la Banque ou à autre chose
qu'à leur destination 1 ».
Personne ne comprend bien, à l'époque, cette nouvelle alchimie.
Ce sont les billets de la Banque, et même plus exactement les espèces
des déposants, que l'on va transformer en deniers royaux... et
non pas l'inverse!
Law n'a jamais évoqué clairement cette question; il se défend
seulement de s'être prêté à des opérations clandestines : « 11 n'y
a jamais eu des articles des services secrets en dépenses sur les
livres de la Banque ou de la Compagnie mais bien en recettes 2 . »
En ce qui concerne les espèces, il s'exprime d'une façon un peu
différente : « Quoique j'avais le seul pouvoir de donner des ordres
en espèces sur la Banque, je ne me suis jamais servi pour mes
propres affaires 3 . »
Cette protestation, dont la sincérité ne nous paraît pas douteuse,
exclut les opérations personnelles, mais n'exclut nullement le pré-
lèvement d'espèces pour le compte du Trésor 4 . Il n'en reste pas
moins que ces expédients étaient en contradiction avec les doc-
trines qu'il avait exposées et avec les affirmations qu'il avait profé-
rées lors de la présentation de ses projets. Ils étaient de nature à
alarmer l'opinion et en tout état de cause la Banque n'était pas
garantie contre l'aléa de retraits dépassant ses faibles réserves 5 .

1. Registre du greffier Delisle, 14 décembre 1718.


2. Autrement dit : je ne prenais point d'argent, mais il m'arrivait d'en apporter.
II en donne d'ailleurs aussitôt un exemple, à savoir une « faveur » de près de dix
millions qu'il fit à la Compagnie pour assurer la plus grande partie de= fonds néces-
saires à une expédition de vaisseaux vers la mer du Sud; cf. Mémoire adressé au
duc de Bourbon le 25 août 1724 (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 249).
3. Œuvres complètes, t. III, p. 275.
4. Voir ci-dessous, p. 215, n. 1, la critique que Law fait d'une opération qu'il
attribue à Noailles.
5. Il a d'ailleurs reconnu le fait même de ces prélèvements, mais d'une façon
indirecte et assez obscure : il lui arrivait, sur un ordre verbal du Régent, et afin de
gagner du temps, de faire payer à vue le trésorier Bourgeois, sur des billets signés.
Law, qui étaient ensuite régularisés par des ordonnances émises par un certain
Pomier. Les engagements provisoires de Law lui étaient alors restitués (cf. Œuvres
complètes, t. III, p. 277-278). Il indique expressément que cette procédure était
déjà utilisée avant sa nomination au contrôle général : « Cette manière fut conti-
nuée, dit-il, quand j'eus les finances », mais il n'est pas sûr qu'elle ait été adoptée
avant la période où la Compagnie gérait officiellement les recettes publiques.
Magie blanche et caisse noire 215

Ainsi Law ne pouvait-il ni procéder de façon ouverte ni dépasser


des montants modestes d'inflation. Nous devons d'ailleurs consta-
ter, avec admiration, qu'il n'en a point laissé de trace tangible. Il
fallait donc trouver une autre manière de financer les charges
croissantes de l'État.
C'est d'ailleurs par cet argument décisif que Law a justifié le
Système, et c'est dans le cours de cette démonstration qu'il intro-
duit contre le duc de Noailles un grief assez surprenant 1 . « Mon
projet ne se bornait pas à l'établissement d'un crédit public; si je
n'avais eu que cet objet en vue, il m'était facile d'y réussir... Si
mon Système s'était borné à l'établissement d'une compagnie puis-
sante... j'y avais déjà réussi. »
« Si le Roi avait eu une recette égale à ses dépenses, je me serais
contenté d'avoir établi la Banque générale et la Compagnie des
Indes et je les aurais soutenues. Mais dans l'état où le Royaume
était, il aurait été impossible de les soutenir car le ministre n'ayant
pas de fonds pour les dépenses les plus nécessaires aurait fait
manquer la Banque après en avoir tiré quelque secours. »
Le Système, au moment où il va commencer, présente un carac-
tère hybride. C'est une expérience novatrice d'économie monétaire,
mais c'est aussi une combinaison empirique destinée à sauver une
formule dynastique et à payer une guerre. C'est une fuite en avant.

1. « Il aurait fait de même de la Compagnie des Indes en saisissant les fonds qui
lui avaient été assignés comme le fit le duc de Noailles, les premières années que
cette Compagnie fut établie et comme les ministres qui les avaient précédés avaient
fait » (Œuvres complètes, op. cit., p. 187-188). Passage reproduit par Dutot avec
une déformation qui le rend plus sévère pour le duc de Noailles (cf. Dutot, op. cit.,
t. 11, p. 98).
Troisième partie

LE SYSTÈME ET SON AMBIGUÏTÉ


LA DUALITÉ DU SYSTEME

XVIII

Le plan sage
27-31 août 1719

* On appelle " système " l'assemblage de


plusieurs propositions liées ensemble, dont
les conséquences tendent à établir une vérité
ou une opinion. Ce terme, qui nous vient de
l'école, te système de Ptolémée, le système
de Copernic, a été généralisé et appliqué à
tout. Les essais de M. Nicole sont un sys-
tème de morale. Le testament du cardinal
de Richelieu est un système de gouverne-
ment. M. le maréchal de Vauban appelle
toujours système son projet de dime royale
et on a donné ce nom aux grandes opéra-
tions de la Banque pendant la Régence. »
Jean-François Melon

C'est au lendemain de la soirée décisive du 26 août, décrite par le


duc d'Antin, que le « Système » vit le jour sous la forme d'un arrêt
du 27 août, qui fut complété par un arrêt du 31. Quoi qu'en
iensent Melon et Dutot, qui font remonter le Système, le premier à
fa fondation de la Banque, le second au 17 avril 1717 (date de
l'arrêt qui fait recevoir les billets en paiement des dettes du roi),
il n'y a, avant ces dates, que des opérations préparatoires. Et si le
terme de Système s'est trouvé employé — d'ailleurs fort rarement —
au sujet des entreprises de Law (nous avons relevé une citation de
Stair d'octobre 1718), il ne l'est que dans son sens général.
Il résulte bien de la lettre du Mercure de février 1720 (indiscuta-
blement inspirée par Law) que le « nouveau système de finances »

1. Essai politique sur le commerce, 1734. Chap. xxv : Du Système, éd. Daire,
p. 76.
220 Le système et son ambiguïté

comporte comme pièce essentielle le « remboursement des rentes


constituées », ce qui est en effet l'un des points essentiels de la déci-
sion du 27 août.
Nous voici donc enfin en présence du fameux système de Law. Tel
qu'il apparaît d'après les textes des 27-31 août, c'est un ensemble
de dispositions cohérentes, bien agencées, une architecture parfai-
tement harmonieuse et plaisante aux regards. Cependant c'est un
système et ce n'est pas encore le Système. C'est une version provi-
soire, dont une partie importante sera maintenue mais dont une
partie sera détachée, abolie, oubliée et remplacée par une cons-
truction entièrement différente, elle-même appelée à s'agrandir et à
se diversifier.
Tout se passe comme si le phénomène du dédoublement de la per-
sonnalité qui existe chez Law se trouvait en quelque sorte réfléchi
dans l'œuvre elle-même, parvenue à sa figure la plus caractéris-
tique. De même qu'il y a en Law un grand administrateur-consul-
tant et un dandy aventureux et imprudent, de même il y a dans le
Système un plan économique de haute valeur et une combinaison
spéculative proche de l'extravagance.
Ainsi sommes-nous appelés à distinguer les deux plans succes-
sifs du système. Ce terme de plan peut ici être employé à la fois
dans son sens figuré et dans son acception proprement géomé-
trique. Il y a entre les deux plans deux points fixes communs, deux
pivots : la concession des fermes et le remboursement des dettes.
Il y a un troisième point qui varie de l'un à l'autre : dans la pre-
mière version, c'est la création d'actions rentières à 3 % : c'est le
plan de l'économiste Law, c'est le plan sage. Dans la deuxième,
c'est l'émission des actions nouvelles de la Compagnie, qui entraîne
à son tour divers développements, hausse des cours, agiotage, prix
plancher des titres, valorisation des actions du Roi. C'est le plan
du duelliste de Londres, c'est le plan fou.

Les points fixes du Système : la reprise du bail des fermes par la


Compagnie d'Occident et le remboursement des dettes.

La reprise du bail

La Compagnie des Indes se fit subroger (sous la signature d'un


certain Armand Pillavoine) dans le bail des Fermes générales
(passé l'année précédente sous la signature d'Aymard Lambert).
Elle acceptait de payer 3 500 000 de plus, le bail s'élevant ainsi à
52 000 000, mais avec une prolongation de quatre ans. Cette
mesure en tous points excellente répondait à une triple fin.
Tout d'abord à la nécessité de protéger l'édifice contre un péril
Le plan sage 221

pressant. Le principal risque auquel la Banque était exposée était


celui d'une présentation massive de billets. Or ce risque venait
surtout du côté des Fermes, qui récoltaient beaucoup de billets et
qui pouvaient s'aviser de les échanger contre des espèces, soit dans
une intention agressive, soit même pour des raisons différentes 1 .
Le même raisonnement pouvait d'ailleurs s'appliquer aux rentrées
fiscales afférentes aux impôts directs qui étaient recouvrés par
les recettes générales. Aussi, fort logiquement, un arrêt du
12 octobre suivant supprima-t-il purement et simplement les
Recettes en ordonnant le remboursement de la « finance » (prix
de la charge) et confia à la Compagnie des Indes la gestion de ce
second secteur.
En conjurant un grand péril, Law s'assurait d'autre part d'une
source de profits considérables. Le bail des fermes était, par défi-
nition, une bonne affaire, sans quoi il n'aurait pas attiré la convoi-
tise des « maltôtiers ». Le rendement ne pouvait que s'améliorer
entre les mains de la Compagnie par une gestion plus rationnelle
et plus stricte; et surtout, il devait tout naturellement s'accroître
par l'effet de la politique d'expansion économique que Law enten-
dait poursuivre et qu'il avait déjà amorcée. En fait, les perspec-
tives que l'on pouvait en concevoir furent largement dépassées par
le déchaînement de l'inflation. Lors de l'assemblée du 31 décembre
1719, Law s'en tint à une fort modeste évaluation pour le béné-
fice du bail : 12 000 000 pour la première année. Mais il aurait
énoncé, au cours d'une conversation avec Crawford, le chiffre
de 38 000 000 2 ; la Notice de Londres indique 30 000 000. De fait,
le solde réel fut en effet exactement de 38. C'était là sans doute un
résultat exceptionnel dû en partie à l'inflation et aux stockages.
Mais on peut noter que lorsque les choses se stabilisèrent, c'est-
à-dire à partir de 1721, le produit des fermes évolua entre 70 et
80; or le bail avait encore 7 années à courir 3 .
On voit donc combien l'initiative de Law était heureuse. La
Compagnie était assurée de revenus qui encourageraient les sous-
criptions et pourraient (normalement) permettre des investisse-

1. Indépendamment même de toute intention hostile, la Compagnie des Fermes


générales dans des mains rivales constituait un danger mortel... Law « ne pouvait
pas laisser le maniement des finances dans des mains malveillantes ou simplement
indépendantes » (cf. Luthy, op. cit., t. I, p. 315).
Selon certains auteurs des offensives de retraits auraient été à l'origine des dimi-
nutions opérées en juillet, ou même en mai, mais nous avons vu que les faits n'étaient
pas établis.
2. Crawford à Craggs, S.P. 78-165, n° 290, 10 octobre 1719, la date mérite
d'être soulignée.
3. Dutot, op. cit., t. II, p. 214. Luthy, op. cit., t. I, p. 314.
222 Le système et son ambiguïté

ments dans le commerce, les colonies, la navigation. D'autre part,


le Roi recevait lui-même une part des profits grâce à ses cent mille
actions : ainsi l'État participait-il à cette sorte de spoliation du
Trésor que constituait la Ferme... De toute façon, avec une Compa-
gnie qui prenait le caractère de ce que nous appellerions une
société d'économie mixte, chargée de gérer des activités d'intérêt
national, soudée à une Banque d'État, l'institution de la Ferme
perdait son caractère de piraterie légale.
La régie des Recettes comportait un avantage financier beau-
coup plus modeste, car les receveurs n'étaient rémunérés, en sus
de leurs gages et de l'intérêt de la finance, que par une redevance
fixe de cinq deniers par livre. Ainsi Law n'inscrivit-il de ce chef
dans ses évaluations qu'un million.
Bien au-delà de ce modeste encaissement, Law attachait de
l'importance à réaliser l'unité de recouvrement des ressources
fiscales, qu'il avait préconisée dans différents écrits. Sans doute
aurait-il souhaité la lier à une réforme quant au fond des imposi-
tions elles-mêmes, conformément à son premier projet d'avril 1718
et au second élaboré par lui en 1719 sous le titre de « denier
royal », mais il était assez réaliste pour comprendre qu'il est plus
facile de réorganiser la perception que de modifier l'assiette 1 .
Il avait également conçu une fusion générale des services fiscaux
qui auraient été placés sous le patronage des « cours supérieures »,
mais les circonstances politiques ne s'étaient pas prêtées à ce
projet original 2 .
D'une façon générale, Law était d'esprit planificateur, centra-
lisateur, unificateur. L'auteur de VHistoire des Finances traduit
cette inspiration générale par une sorte de hosannah : « Ce sys-
tème embrassait tout le corps de l'État, la terre et ses productions,
les bâtiments, les chemins, les rivières, les deux mers, la navi-
gation, en un mot les fonds et la superficie. Il remuait le travail,
l'industrie et l'imagination des hommes. Il donnait le mouvement
à toutes choses 3 . »
Par cette conception d'un monopole général de l'économie,
on peut considérer que Law se rapproche, à travers les appa-
rences d'un semi-capitalisme d'État, d'une sorte de forme diri-

1. Cf. chap. xiii, p. 153-154.


2. Il se contenta donc de réunir les Fermes et les recettes sous la direction de la
Compagnie des Indes, à laquelle il fit également transférer, moyennant une rede-
vance annuelle de 1 430 0 0 0 livres, certaines exploitations qui n'étaient pas rat-
tachées à la Ferme générale : Ferme des salines de Moyenvic, gabelles de Franche-
Comté et d'Alsace.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 397.
Le plan sage 223

geante de l'économie semblable à celle que l'on observe aujour-


d'hui dans les pays socialistes de l'Est. Ainsi justifie-t-il, de
façon paradoxale et dans une certaine mesure, la revendica-
tion de Louis Blanc qui, lui, représentait cependant une ten-
dance assez différente, celle du socialisme coopératif et popu-
laire.

Le remboursement de la dette

La seconde décision, consacrée par l'arrêt du 27 août, était pro-


prement stupéfiante : il ne s'agissait de rien de moins que du rem-
boursement de la dette publique. La Compagnie des Indes, « pour
mieux marquer à Sa Majesté son désir de contribuer de son crédit
au soulagement de l'État », offrait de prêter au Roi 1 200 millions
de livres pour servir au remboursement d'une série de créances
sur l'État. La liste englobe les rentes perpétuelles assignées sur
une série de recettes également le remboursement des actions
des Fermes, des fameux billets de l'État (il en restait encore), des
billets de la Caisse commune, et enfin, point à souligner, de la
finance (prix des offices) des charges supprimées ou à supprimer.
Un second arrêt du 31 août confirmait et complétait ces disposi-
tions en aménageant leurs modalités.
Indiquons tout de suite que cette opération, prévue pour 1 200 mil-
lions, fut étendue le 10 octobre à 1 500 en raison du succès obtenu
par les souscriptions et afin de permettre la prise en charge d'un
certain nombre d'autres créances. D'autre part, entre-temps,
le 17 septembre, la Compagnie avait proposé de prêter au Roi
100 0 0 0 0 0 0 de livres pour rembourser la dette que le Roi avait
envers elle-même depuis la souscription du capital de la Compa-
gnie. On sait que ce capital représentait 100 000 000 en billets
d'État. Le Trésor, qui était débiteur de ces billets, devait en payer
les intérêts à la Compagnie qui les redistribuait d'ailleurs à ses
actionnaires. L'annuité de 4 000 000 afférente à ce prêt s'était
compensée avec la redevance due par la Compagnie pour la ferme
du tabac. On estima qu'il était injuste que la Compagnie reçût
(indirectement) 4 % alors que les autres créanciers ne percevaient
que 3 %. Le million ainsi économisé par le Roi fut utilisé pour
supprimer les droits qui étaient perçus sur les suifs, sur les huiles

1. Des recettes étaient affectées au paiement des rentes et en fournissaient la


garantie; il s'agit des charges assignées sur les aides et gabelles, sur la taille, sur
les recettes générales, sur le contrôle des actes des notaires, sur celui des exploits
et sur les Postes (Du Hautchamp, op. cit., t. V, p. 227).
224 Le système et son ambiguïté

et sur les cartes, ainsi qu'un droit de 24 deniers qui était prélevé
sur les ventes de poissons à Paris. Tout cela était de bonne publi-
cité.
C'est donc en définitive la somme totale de un milliard six cents
millions qui devait être « prêtée » à l'État par la Compagnie. L'État
versait à la Compagnie un intérêt de 3 %, c'est-à-dire 48 0 0 0 0 0 0
par an. Par les textes précités, l'État s'engageait à ne pas amortir
cette somme pendant une durée de vingt-cinq ans 1 . Enfin, comme
couronnement de cet édifice, l'État, pour marquer à la Compagnie
sa juste reconnaissance, confirmait pour cinquante ans, soit jus-
qu'au 1 e r janvier 1770, tous les privilèges afférents aux différentes
concessions qu'à la suite des fusions successives elle réunissait
entre ses mains.
En fait, il ne s'agissait pas à proprement parler d'un rembour-
sement global des dettes de l'État, bien que l'opération revêtît
juridiquement cette apparence. La Compagnie n'avait nullement
l'intention de décaisser d'un coup un milliard six cents millions
— fût-ce en papier que d'ailleurs les créanciers auraient pu,
théoriquement, présenter 'aussitôt aux différents bureaux de la
Banque, pour demander des espèces métalliques, ce qui n'eût
pas manqué de créer un réel embarras. De leur côté, les rentiers
ne souhaitaient nullement se faire rembourser leurs capitaux : ils
avaient pris l'habitude de percevoir le revenu de ces capitaux et
ils auraient été déconcertés s'ils avaient dû se mettre en quête
d'un nouvel emploi plus ou moins rémunérateur de ces fonds
libérés contre leur souhait.
L'opération ainsi traitée était excellente pour l'État.
Mais on aurait pu parvenir aisément au même résultat en pro-
cédant à une réduction autoritaire des taux accompagnée ou non
du mécanisme classique de la conversion (offre de rembour-
sement). En fait, il existait des précédents de l'une et l'autre
méthode.
On ne voit pas clairement quelle est l'utilité avouable de l'in-
tervention de la Compagnie dans cette seconde partie du schéma.
On pouvait cependant admettre que la Compagnie, ayant reçu la
concession de la Ferme et la gestion des Recettes, se chargerait
de payer elle-même pour le compte du Roi un intérêt de 3 % à
ses créanciers.
C'est bien sous cette forme que l'affaire fut d'abord conçue ou,
plus exactement, présentée. C'est ici que nous en venons au troi-
sième point : au point mobile, celui qui ne sera pas conservé dans
le plan définitif du Système. Nous en sommes pour l'heure à la

1. Arrêt du 27 août. § XII.


Le plan sage 225

version initiale, à ce que l'on peut appeler le plan sage d'un homme
sage.

Le plan sage. — Les actions rentières

Aux termes de l'arrêt du 27 août, la Compagnie des Indes est


autorisée à emprunter 1 200 000 livres (somme portée par la suite
à 1 600 000) pour valeur desquelles elle remettra soit des actions
rentières au porteur, soit des contrats de constitution de rente sur
elle-même à 3 % par an. Jusque-là c'est une faculté pour la Compa-
gnie. Mais, d'après l'arrêt suivant du 31 août, c'est une obligation
pour elle, et c'est un droit pour le public. « Veut et entend S.M.
que toutes personnes puissent acquérir à leur choix sur ladite
Compagnie des Indes soit des actions soit des contrats de consti-
tutions de rentes. » De surcroît le Roi interdit à la Compagnie
d'amortir elle-même ces titres pendant la durée de vingt-cinq ans...
la même pendant laquelle le Roi lui-même s'interdit l'amortissement
des rentes qu'il doit verser à la Compagnie. Il y a donc une par-
faite correspondance; il n'est pas douteux que dans l'esprit des
rédacteurs des arrêts (sauf s'ils étaient d'accord pour une pré-
sentation fallacieuse), les créanciers de l'État, titulaires des titres
à 4 % d'intérêts, devaient pouvoir obtenir de la Compagnie des
titres à 3 % d'intérêts, qui bénéficiaient au surplus des mêmes
garanties. Sans doute, les arrêts ne spécifient aucun droit de pré-
férence pour l'acquisition de nouveaux titres en faveur des créan-
ciers remboursés, mais cela allait de soi. En effet les créanciers
devaient se faire remettre par les gardes du Trésor royal, à titre
de remboursement, des assignations sur le caissier de la Compa-
gnie des Indes, lequel devait les acquitter sur présentation. C'était
là une bonne occasion pour eux de souscrire aussitôt des actions
rentières ou des contrats. En disant que toutes personnes pou-
vaient en demander, on comprenait évidemment dans cette expres-
sion générale tous les anciens créanciers. L'hypothèse selon laquelle
il y aurait un tel afflux de demandes, en provenance d'argent
nouveau, qu'un certain nombre de rentiers ne pourraient être
servis, s'agissant d'un placement perpétuel à intérêt si modeste,
ne pouvait venir à l'esprit. Et de fait si l'on avait procédé de cette
manière, comme le texte en faisait l'obligation, il est évident que
l'on n'aurait jamais eu à refuser des actions à 3 % à tout rentier
qui en aurait fait la demande.

1. D'après l'ensemble du texte, il s'agit ici d'actions rentières.


226 Le système et son ambiguïté

Tel se présente donc, à l'origine, le système, fort différent de la


figure déformée qu'il prendra par la suite.
Le mécanisme adopté paraît curieux au premier abord, mais
il ne prête à aucune sorte de critique (à partir du moment où le
principe de la diminution du taux de la dette est adopté). La
Compagnie reçoit 3 % et distribue 3 %. Elle ne gagne rien et ne perd
rien. Son intervention peut correspondre à une vue générale d'ad-
ministration, et aussi à l'intention de gonfler son importance et
de valoriser ses titres. Elle peut même projeter de lancer de nou-
velles émissions d'actions ordinaires, et escompter que les porteurs
des « actions rentières », déjà orientés vers une nouvelle forme
de placement, seront des candidats tout trouvés pour souscrire
à ces titres.
Si nous nous en tenons là, c'est-à-dire au plan initial, au plan
sage, nous ne pouvons qu'apporter le tribut de notre admiration
à cette structure sans défaut.
Était-ce cependant suffisant pour redresser la situation des
finances publiques et pour soutenir l'animation de l'économie
publique?
Bien qu'il soit téméraire de réécrire l'histoire, nous pouvons
répondre : oui. Law pouvait s'en tenir, avec quelques chances de
réussite, à son premier plan.
Avançons quelques chiffres simples :
La réduction du taux d'intérêt des dettes de l'État à 3 % faisait
gagner en réalité une somme nettement supérieure à celle de
16 000 000 représentant 1% d'intérêt sur 1 600 000. En effet,
certaines créances, charges d'offices, etc., coûtaient plus de 4 %.
L'économie totale a été calculée par Dutot qui la chiffre à
2 1 8 1 7 600 à quoi il convient d'ajouter le supplément de recettes
résultant du nouveau bail de la Ferme : 3 500 000, soit donc un

1. Crawford note le 10 octobre : « Ils ont maintenant 300 millions de plus


qu'ils n'en avaient besoin. Law m'a dit qu'il les prêterait au Roi pour rembourser
ceux qui avaient acheté des offices dans le cours du dernier règne et qui avaient un
intérêt de 5 % pour leur argent. »
L'arrêt du 12 octobre, qui porte à 1 500 000 le prêt de la Compagnie, ne précise
pas à quels remboursements le crédit supplémentaire sera appliqué. Cf. Du Haut-
champ, op. cit., t. V, p. 264. Ce sont des arrêts ultérieurs en date des 25 et 30 octobre
qui ordonnèrent : 1° la suppression des rentes assignées sur les greffes et sur
d'autres revenus de l'État, sur les augmentations de gages héréditaires, sur les taxa-
tions fixes et héréditaires et sur d'autres parties, employées dans les États du Roi,
créées depuis le 1 er janvier 1689; 2° le remboursement des rentes constituées sur le
clergé et la suppression des offices établis sur ces rentes (Journal de la Régence,
p. 456-457).
Le plan sage 227

total de 25 317 600 \ à quoi s'ajoute normalement le dividende


correspondant aux 100 000 actions qui appartenaient au roi dans
la Compagnie, soit, selon la prévision de Law lors de l'assemblée,
20 000 000, chiffre d'ailleurs mentionné par la lettre du Mercure :
« La Compagnie des Indes a acquitté le Roi en se chargeant de
ses dettes et lui fait encore tous les ans 20 millions de t o n s 2 . »
Pour ces deux rubriques, le budget se trouve donc avantagé de
plus de 45 000 000.
Enfin, le Roi devait recevoir 50 000 000 en quinze mois pour la
cession à la Compagnie du monopole des monnaies. Sans doute,
cette rente était limitée dans le temps, mais la guerre n'allait pas
tarder à finir.
Pour l'exercice de 1720, une vue générale du budget devait donc
comporter une plus-value globale ainsi chiffrée :
Économies sur les dettes et recettes des Fermes 2 5 000 000
Dividende des actions 20 000 000
Redevance sur les monnaies (environ) 30 000 000
75 000 000
Or, le déficit annuel était évalué à 25 000 000, l'année précé-
dente, d'après la note de Couturier, citée par d'Antin. C'était, il est
vrai, avant la guerre. On voit ainsi que le budget aurait pu assurer
à concurrencé de plus de 50 000 000 un supplément de dépenses
extraordinaires. Il pouvait donc, dans une gestion prudente, ne pas
trop s'éloigner de l'équilibre.
Et Law dispose encore — dans l'hypothèse du plan sage — de
cartes supplémentaires : les plus-values sur les titres dont une par-
tie pouvait être réalisée; enfin le rétablissement de la confiance.
Ajoutons qu'il était possible de pratiquer une nouvelle baisse des
taux d'intérêt (ce que Law d'ailleurs décida effectivement) et de les
ramener à 2,5 ou même à 2. Ce qui faisait encore gagner au Roi 8
ou même 16 0 0 0 0 0 0 .
La partie était donc tout à fait jouable.
Formulons une hypothèse :
Au soir du 31 août, l'élaboration du Système de Law est termi-
née. L'auteur ne la compliquera pas et n'ajoutera pas de pièces
nouvelles : dès lors se déroule l'histoire d'une réussite exception-
nelle. La France a assuré l'équilibre de ses finances malgré la
guerre. Elle s'est engagée sur la voie d'une libéralisation et d'une
modernisation de son économie, elle rejoint le peloton des nations
pilotes, maritimes et commerciales, et dans tous les domaines la

1. Ms. Douai, p. 233.


2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 156.
228 Le système et son ambiguïté

voie des réformes est ouverte. La suppression des offices inutiles


conduira bientôt à réviser l'ensemble de cette institution à laquelle
les Français portent moins d'attachement depuis qu'ils se sentent
entraînés vers les activités créatrices et vers le commerce du large.
Le Parlement, vaincu par l'évidence du succès, abandonne son
attitude d'obstruction systématique. Au mois d'octobre ou de
novembre 1719, Law s'en va lui-même chercher d'Aguesseau au
fond de sa retraite (dans de bien meilleures conditions qu'il ne le
fera effectivement quelque temps après sous la tempête) afin de
s'assurer une caution, etc.
Mais Law pouvait-il réussir en 1719 une entreprise dans laquelle
Turgot échouera en 1776?
Ce n'est sans doute pas un hasard si Bliicher survint au lieu
de Grouchy, mais Napoléon n'était pour rien dans cette substitu-
tion. Le cas de Law est différent : il sera lui-même son propre
Bliicher.
XXII

Le plan fou
13 septembre 1719 et la suite

Dans un court espace de temps, entre le 31 août (date du dernier


texte de la première série) et le 13 septembre (date de la première
augmentation de capital), le Système se trouva modifié dans une de
ses pièces essentielles. Le bail des fermes et le transfert de la dette
subsistèrent mais le troisième élément de la construction, les
« actions rentières 1 », celui qui, justement, servait de support à
l'énorme opération de transfert, disparaît soudain de notre champ
de vision. Les actions rentières? On n'en parle plus 2 . Les disposi-
tions des arrêts des 27 et 31 août, qui prévoyaient expressément
leur création, sont demeurées lettre morte.
Non seulement Law ne s'en explique pas, mais personne ne
réclame. Ni alors ni par la suite, les rentiers astreints au rembour-
sement n'ont revendiqué ce qui était pourtant un droit pour eux 3 .
Seul Pâris-Duverney, par la suite, fit l'oraison funèbre de cette ins-
titution fugitive.
Par la disparition de l'action rentière et par la création des
mécanismes qui s'y substituaient, le Système faisait l'objet, non pas
d'un simple aménagement mais d'une véritable transmutation,
comme l'on dit, pour les métaux. A une construction remarquable,

1. Les textes de la première série prévoyaient une alternative entre cette for-
mulent celle des contrats de constitution de rente, mais il y a tout lieu de penser que
c'est la première, la plus originale, qui aurait été employée par Law.
2. La formule revint cependant par la suite, niais à destination d'une catégorie
particulière d'intéressés et dans des conditions tout à fait différentes. Arrêt du
22 février 1720.
3. Sans doute les textes ne précisaient pas que les actions rentières seraient
réservées aux rentiers, mais ils disaient expressément que toutes personnes pou-
vaient en acquérir, ce qui équivalait, quoique sans exclusivité, à consacrer le droit
des rentiers.
230 Le système et son ambiguïté

que l'on peut qualifier de géniale, se trouvait substitué un plan


extravagant, qui ne pouvait en aucun cas aboutir au succès, et qui
irêtait aux plus graves critiques non seulement du point de vue de
f'économie mais même du point de vue de la moralité.
Le « beau » Law serait-il revenu surprendre son double, le
« grand » Law, au moment où celui-ci allait atteindre au triomphe
par la combinaison de l'audace et de la sagesse?
Dans l'inventeur du Système II, nous retrouvons l'aventurier, le
casse-cou, et sinon l'immoraliste, du moins Yamoraliste, un homme
qui prend un risque insensé (et humainement déplaisant) pour un
bénéfice qui ne peut être que dérisoire ou scandaleux.

Au moment où Law présentait, dans les arrêts des 27-31 août,


le plan sage, était-il sincère? Avait-il vraiment l'intention de créer,
à l'adresse des créanciers de l'État, les actions rentières à 3 %? Ou
bien n'était-ce, dans son esprit, qu'une sorte de rideau de fumée, à
l'abri duquel il se proposait d'observer les premières réactions?
Avait-il déjà préparé la substitution au plan sage d'un plan fou, et
avait-il programmé d'avance ce plan comme devant être, par
étapes, de plus en plus fou?
Ce sont des questions auxquelles il est difficile de fournir une
réponse. Le plus probable, c est que Law avait dans l'esprit un
certain nombre d'éléments, à l'aide desquels il pouvait, selon les
circonstances, ajuster des mécanismes différents.
Or l'accueil fait à la première annonce du Système fut enthou-
siaste. Les lettres de Stair des 28 août et 1 e r septembre 1 en
donnent une juste idée. L'ambassadeur se voit déjà dans l'obliga-
tion de quitter son poste : « Cette cour avec sa fortune voudra
avoir (comme ambassadeur auprès d'elle) un homme qu'elle
pourra acheter ou impressionner. » « Vous pouvez déjà considérer
Law comme le Premier ministre. »
Nous avons vu que Dutot indiquait, pour le 30 août, la cote de
720 pour les actions d'Occident, soit une valeur d'achat de 4 100.
Giraudeau donne des chiffres identiques le 28, 700 (alors que la
précédente cote, le 26, est de 620), le 29, 710, le 30, 720. L'auteur
a le mérite de poursuivre les cotations jour par jour, et nous lisons
la progression très rapide : 705, 750, 790, 792 1/2, puis, le 6 sep-
tembre 809 1/2, le 7, 901, le 9, 990, le 11, 1080 et le jour suivant,
la cote se tient au-dessus de 1 000, justifiant ainsi le nouveau pair

1. 28 août, inédit. Stair à Stanhope, S.P. 78-165, n° 84. 1 e r septembre, Stair à


Craggs : S.P., p. 588 et sq.
Le plan fou 231

de 5 000 livres. Ce document recoupe les indications de Crawford,


qui, dans une lettre du 10 octobre, indique que les actions avaient
précédemment atteint les 1 000 % 1 .
Selon Pâris-Duverney, « Law saisit le moment de cette fureur
d'avarice, qu'il avait lui-même préparé par ses opérations
publiques et par ses pratiques secrètes 2 ». Assez curieusement
VHistoire des Finances, entièrement favorable à Law, donne une
version sensiblement analogue (quant au fond des choses) à celle
de Pâris-Duverney : « On aurait pu laisser aux rentiers (l'option) de
recevoir leurs remboursements ou de conserver leurs contrats à
3 %. Cette condition étant moins avantageuse que celle de s'intéres-
ser à la Compagnie, les rentiers y auraient passé insensible-
ment... »
« Les esprits plus échauffés encore par l'ardeur du gain que par
l'inquiétude de la perte concouraient à faire valoir les nouveaux
crédits. Sans s'être appliqués à en connaître les principes et l'objet,
il était dangereux de ne pas profiter du moment et de leur laisser
le loisir de la réflexion 3 . »
Il faut donc profiter de l'enthousiasme, et aussi — cette nuance
est plus inquiétante — ne pas laisser le temps de réfléchir. Craw-
ford pense de son côté que c'est le succès de la première émission
qui a engagé Law à lancer les tranches suivantes 4 .

Soit que le plan de Law ait été conçu d'un seul coup dans toute
son envergure, soit qu'il l'ait construit par fractions successives,
mais à partir d'un matériel déjà disponible dans son esprit, il nous
paraît nécessaire d'en tracer ici dès maintenant toutes les figures.
Car, en réalité, tout s'est passé comme s'il l'avait élaboré
entièrement à l'avance, et, c'est seulement de cette manière que
nous pouvons porter un jugement d'ensemble sur ce qu'étaient les
chances du Système à son départ. Nous en démonterons les pièces
ainsi que suit :

1. Stair à Craggs, 10 octobre, S.P. 78-165, n° 290 et sq.


2. Examen, t. I, p. 261 et 259.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 351-352.
4. Les 13 septembre, 28 septembre, 2 octobre. On peut remarquer que le total
de ces trois émissions ne représente que 1 500 000 000 alors que les dettes reprises
s'élèvent à 1 600 000 000. La différence correspond à un ensemble de créances de
nature particulière qui furent couvertes par une émission d'actions rentières à 2 %.
232 Le système et son ambiguïté

I. Les augmentations de capital :

Law a substitué à la formule des actions rentières, celle d'une


émission d'actions ordinaires de la Société, lancée en trois
tranches successives, ces actions étant souscrites au montant
nominal de 5 000 livres. Law a produit par la suite un calcul per-
mettant de dégager un dividende de 4 % sur la base de 5 000
A ce titre, l'opération ne serait nullement lésionnaire pour les
créanciers; mais elle comporterait une plus-value énorme pour les
propriétaires des actions des premières séries mères, filles et
petites-filles, émises respectivement à 500, 550 et 1 000 livres.
La plus-value atteindrait ainsi un total de 1 325 000 000. L'éco-
nomie nationale pouvait-elle supporter une ponction de cette
force? Probablement pas.
Law pensait, il est vrai, que les porteurs de titres ne les liqui-
deraient pas et que les plus-values ne seraient pas encaissées (sauf
par lui et ses amis le cas échéant).
En fait, il est probable qu'il n'a jamais eu l'intention ni de limiter
le cours des titres à 5 000 ni de faire bénéficier l'ensemble des
créanciers de l'État d'un dividende de 4 %, soit le double du taux
d'intérêt qu'il entend établir!

II. L'élimination du droit de souscription des créanciers :

Pour que l'hypothèse ci-dessus décrite fût réalisée, encore


aurait-il fallu réserver la souscription — ou accorder une priorité —
aux rentiers et autres créanciers soumis au remboursement. Or
Law éluda cette mesure, il ne prescrivit rien de tel lors du lance-
ment de la première tranche le 13 septembre. Il y eut bien, un peu
plus tard, une disposition qui paraissait aller dans ce sens mais
comme nous le verrons dans la suite de ce récit, ce ne fut que
trompe-l'œil. En fait, les créanciers n'eurent, pour la plupart,
d'autres ressources que d'acheter des actions au cours du marché,
que Law entendait fixer à 10 000, ce qui correspondait d'ailleurs,
selon son calcul, à un intérêt de 2 % jugé plus que suffisant.

1. En fait, le calcul étant fait sur un nombre d'actions minoré, le dividende réel ne
serait que de 3 %. Mais, inversement, Law a sous-estimé ses calculs dans l'assemblée
du 31 décembre, et il donnera, dans la notice de Londres, un chiffre supérieur :
106 000 000. L'équilibre se trouve donc rétabli.
Le plan fou 233

III. Le cours de 10 000 :

La troisième pièce du plan consiste bien à porter les titres au


cours de 10 000 livres.
Ce programme s'accorde avec l'ensemble des mesures que prit
Law pour fixer en effet à 2 % le maximum de l'intérêt légal, et pour
faire descendre plutôt en dessous de ce chiffre le taux des prêts
économiques courants. L'intention de Law de parvenir à un tel
taux d'intérêt est déjà ancienne. Ce n'est pas une improvisation; il
l'exposait dans un mémoire de décembre 1715
Corrélativement, la volonté de Law de voir se fixer à 10 000 livres
le cours des actions, mais point au-dessus, ne saurait faire aucun
doute. Il l'a exprimée à plusieurs reprises. Dans la seconde lettre
du Mercure, le rédacteur écrit : « Le crédit a porté les actions
jusqu'à deux mille à la face de son adversaire 2 ... » ... « j e les
suppose à deux mille, qui est presque le plus haut prix auquel on
les ait achetées sur la place 2 ». « Dans l'ouvrage que je me propose
de faire (...), écrit-il lui-même, au duc de Bourbon, le 15 octobre
1724, je démontrerai que si mon système eût été suivi et soutenu,
les actions auraient continué à 2 000 % (10 000 livres) » 3 .
C'est en effet le chiffre qui correspond au taux sacro-saint de 2 % :
« Plusieurs personnes, expose-t-il dans le même texte, achetaient
à ce haut prix pour y placer leurs fonds, ne trouvant pas d'autre
emploi qui produisît 2 % comme l'action devait produire sur le
pied de 2 000 pour 100 4 . »
Pour atteindre ce prix ou pour le soutenir, Law a utilisé succes-
sivement et corrélativement une série de moyens :
1° le fractionnement 5 du titre qui met la spéculation à la portée
des petites bourses;

1. «Une abondance d'argent qui réduirait l'intérêt à 2 % soulagerait le Roi en


réduisant la rente des dettes, charges, etc., soulagerait les seigneurs propriétaires de
terres qui doivent, enrichirait ces derniers car les fruits seraient vendus plus cher,
enrichirait les commerçants qui trouveraient alors à emprunter à un bas intérêt
et donneraient à travailler aux peuples. » Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 307.
2. Ibid., t. III, p. 106, 114.
3. Ibid., p. 270.
4. ...« car les terres étaient alors vendues communément au denier cent », t. III,
p. 270.
5. Sur une requête de la compagnie du 12 octobre, on fit couper « à la volonté du
porteur, les certificats... et des commis furent désignés pour ce travail » (Du Haut-
champ, op. cit., t. II, p. 33). Selon la Notice de Londres on coupait chaque action
en deux titres de 5000 livres.
234 Le système et son ambiguïté

2° le report des échéances qui, au début, étaient fixées à 10 %


par mois et qui furent groupées à raison de 3 pour le dernier mois
de chaque trimestre. De ce fait, décembre et plus tard mars, se sont
trouvés surchargés (1 500 à payer) mais dans les mois intermé-
diaires (notamment octobre et novembre) les spéculateurs pou-
vaient s'en donner à cœur joie avec une mise très faible 1 ;
3° les prêts sur les titres qui permettent de se procurer des fonds
sur les actions même non libérées;
4° à partir du 30 décembre, le bureau d'achat et de vente de la
Compagnie;
5° plus tard, enfin, la fixation autoritaire du cours de 9 000.
La « planification » du cours est d'ailleurs rigoureusement
démontrée par le mécanisme des prêts sur les titres institué dès
octobre 1719. Law indique, en effet, d'une part, que la somme
prêtée est de 2 500 livres (à 2 %), d'autre part que le prêt représente
25 % du titre 2 .
C'est bien à tort que Du Hautchamp indique que Law aurait
voulu faire plafonner les titres de 6 000 à 7 000. Cela prouve que
cet auteur n'a pas véritablement compris le Système dont il s'est
fait le narrateur abondant et pittoresque, mais non point compé-
tent ni scrupuleux.
Inversement, Law n'a jamais eu l'intention de faire monter les
titres, ou de les laisser monter au-dessus du cours de 10 000, et, en
fait, comme l'indique clairement la phrase précitée, « presque le
plus haut cours », ils n'ont que rarement et de peu dépassé ce pla-
fond.
Les cours de 18 000 et 20 000 livres qui sont mentionnés dans
beaucoup d'ouvrages relatifs à Law sont purement imaginaires.
Cette légende trouve son origine dans des indications données par
Du Hautchamp, mais qui ne sont confirmées par aucune source
sérieuse. Il est d'ailleurs aisé de discerner, dans un passage de
Du Hautchamp, l'origine de la confusion 3 . Par la suite une lecture

1. Arrêt du 20 octobre 1719 (Du Hautchamp, op. cit., t. V, p. 268).


2. « Le quart de la valeur des actions qu'il lui remettait en dépôt » (Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 120).
3. Au début de sa troisième partie de YHistoire du Système des Finances, Mar-
mont écrit en effet ce qui suit : « ... Les porteurs de grosses parties, profitant de la
manœuvre qui avait fait hausser ce papier jusqu'à plus de dix-huit cents n'eurent
point d'autre objet que de le convertir en billets de banque, pour réaliser en or, en
argent, en diamants et immeubles, etc. »
C'est en note que l'on trouve la mention suivante : « c'est-à-dire 18 000. L'action
qui n'avait d'abord coûté que 500 livres en billets de banque monta à 18 000 livres ».
Cette note, qu'elle émane de l'auteur ou d'un réviseur ignorant, est évidemment
erronée.
Le plan fou 235

erronée, par Levasseur, d'une mention de Buvat, a donné la cau-


tion d'un grand historien à ces cotes astronomiques 1 .
Nous aurons l'occasion de suivre ce problème des cours au long
des étapes de ce récit, mais nous croyons nécessaire dès mainte-
nant et dans une vue générale du sujet, d'éliminer ce mythe, car il
peut donner une fausse représentation de la politique de Law et
même de son personnage.
La « folie » de Law, puisque nous avons employé ce terme, est
une folie raisonnée et raisonnante. Law justifie sans cesse et avec
des arguments séduisants, quoique spécieux, le cours, choisi par
lui, de 10 000. S'il avait laissé les titres s'envoler jusqu'à 18 000 et
20 000, il mériterait d'être tenu soit pour techniquement incapable
— ce qui n'est point le cas —, soit pour totalement irrationnel, car
ces évaluations ne pouvaient entrer dans aucun schéma logique.
En fait, l'indication donnée dans la lettre du Mercure et qui se
suffit à elle-même (car le rédacteur n'aurait pas pu, après quelques
semaines, déformer grossièrement des faits notoires) trouve plu-
sieurs confirmations générales.
Ainsi Pâris-Duverney, qui avait intérêt à mettre en lumière ce qui
pouvait donner dans le Système l'impression de l'extravagance,
s'en tient-il à ce chiffre de 10 000 qu'il critique d'ailleurs : « Les
actions s'élevèrent à 10000 et les souscriptions à 5 000, écrit-il. (...)
Au lieu d'employer la facilité qu'il avait pour modérer le prix, il a
permis qu'il montât jusqu'à 10 000 livres. Ensuite, il a prodigué
près de 2 milliards 300 millions pour les soutenir à peu près au

Le chiffre de 1 800, appliqué en pourcentage d'augmentation sur le capital ini-


tial, ce qui est la méthode ordinaire, aboutit au chiffre de 9 000, ce qui correspond
à la réalité.
L'ouvrage porte d'autres mentions relatives à des cotes de 18 à 20 000, mais il est
probable que, cette fois, la correction a été faite dans le texte même.
1. L'erreur de E. Levasseur a été relevée par H. Luthy. E. Levasseur est parti
d'une cotation indiquée par Buvat dans le Journal de la Régence : 1 200 le 5 janvier,
et l'a appliquée comme coefficient à un capital (versé) constitué par trois souscrip-
tions. Or les versements échus à l'époque étaient au nombre de quatre et non de
trois. E. Levasseur aurait donc dû appliquer le coefficient de 1 200 à 2 000 et non
pas 1 500, ce qui donnerait 24 000! (Cf. E. Levasseur, op. cit., p. 151. H. Luthy,
op. cit., t. I, p. 320, n. 1.)
Nous n'entrerons pas dans l'analyse détaillée des cotations de Buvat, qui serait
un casse-tête. Notre interprétation de celle-ci est la suivante : 1 200 s'applique au
montant nominal de la première action, soit 500, ou si l'on préfère au montant de la
première souscription, qui est aussi de 500, ce qui fait 6 000, auquel, selon la
méthode Dutot, il convient d'ajouter le montant du versement initial. Comme l'action
doit encore 3 000, elle représente donc une valeur totale de 9 500, cours qui est
confirmé par nos sources pour cette date.
236 Le système et son ambiguïté

même prix, on doit conclure qu'il était dans son plan de les y
porter . »
Les frères Pâris donnent une preuve supplémentaire de ce prix
plafond, à l'occasion d'une affaire où leurs intérêts personnels
étaient en jeu. Ils relatent dans leurs Mémoires inédits que Law,
soucieux de les gagner à sa cause, avait proposé de donner à
chacun 500 actions, soit donc au total 2 000, et qu'ils auraient pu
ainsi obtenir 20 millions en les réalisant. Ce calcul suppose un
cours maximum de 10 000. Comme ils entendent faire valoir leur
désintéressement, ils n'auraient pas manqué, si le cours avait
atteint 20 000, de souligner qu'ils avaient sacrifié une recette de
40 millions 2 .
Nous relevons un indice du même ordre dans la constitution
d'une société ayant pour objet des activités de colonisation,
société constituée par le duc de La Force qui fit apport d'actions de
la Compagnie des Indes « estimées à leur cours le plus haut de
10 000 livres 3 ».
Enfin, le président Dugas, qui suit de près l'évolution du Sys-
tème et qui l'évoque souvent dans sa correspondance avec Bottu
de Saint-Fonds, écrit le 5 janvier 1720 : « La fureur qui a fait
augmenter les actions et qui les a portées jusqu'à mille (c'est-
à-dire jusqu'à deux mille, y compris ce que le Roi en retire) est
beaucoup ralentie... » Si la pointe avait dépassé cette hauteur, on
ne voit pas pourquoi il n'en ferait pas mention 4 .
Nous avions réuni les éléments de cette démonstration avant
d'avoir découvert les tables de Giraudeau, qui lui apportent une
confirmation indiscutable.
Notons cependant, pour être complet, que les marchés avec
prime ont pu être traités à des cours supérieurs : en fait, selon Law,
jusqu'à 12 et 15 000 (ce pourquoi d'ailleurs il les « bloqua » à
1 000 + 10 000, puis les prohiba), mais aucun de ces marchés ne
fut levé et il ne s'agit donc point d'un cours.
Cette pièce essentielle du plan est bien caractéristique du sys-
tème. Elle comporte un élément de politique économique d'indis-

1. Examen, t. I, p. 279-281.
2. Arch. nat. K 884, p. 85 et sq.
3. B.N. Ms Joly de Fleury, 2042, P 213, v. 4, cité par M. Giraud, op. cit., t. 111,
p. 219.
4. Correspondance littéraire et anecdotique entre M. de Saint-Fonds et le pré-
sident Dugas, Lyon, Mathieu Paquet, 1900.
Le président Dugas était président de la cour des Monnaies, sénéchaussée et pré-
sidial, et prévôt des marchands de Lyon. Bottu de Saint-Fonds était lieutenant par-
ticulier au bailliage de Beaujolais.
Le plan fou 237

cutable valeur, la fixation de l'intérêt de l'argent autour de 2 %\


sur ce point, la position de Law peut être brillamment défendue.
Mais en même temps, elle portait la plus-value globale du capital
initial à une somme énorme : nous l'avions calculée, sur la base
de 5 000 livres, à 1 325 000 000, il faut désormais ajouter un
« boni » de 5 000 pour chacune des 300 000 actions primitives, le
montant s'élève donc à deux milliards huit cent vingt-cinq millions,
plus le bénéfice des souscripteurs initiaux du nouveau capital (ou
des porteurs intermédiaires), soit encore 1 500 000 000. Total :
4 325 0 0 0 0 0 0 , c'est-à-dire environ quatre fois le revenu national
tel qu'on l'évaluait approximativement à l'époque.
Cette troisième pièce du plan comporte elle-même trois consé-
quences :
le sacrifice des rentiers,
l'agiotage,
la valorisation du trésor du Roi.

IV. Le sacrifice (spoliation) des rentiers 1 :

L'affaire des rentiers : c'est la conscience malheureuse de John


Law. Il a plaidé, ou fait plaider cette cause, longuement et labo-
rieusement, dans les lettres du Mercure, puis dans l'Histoire des
Finances.
Law dispose pourtant de deux arguments décisifs : d'une part,
les avantages économiques de la baisse du taux d'intérêt; d'autre
part, le caractère stérile de la constitution de rente perpétuelle.
Il s'est cru cependant obligé d'ajouter quelques considérations
sophistiquées. L'État a tous les droits : il est propriétaire de tous
les biens de ses sujets. Il dispose d'un haut domaine qui pourrait
lui permettre de prendre tout. Il est donc bien bon de ne prendre
qu'une partie 2 . Law se prévaut même des coutumes en usage :
« dans les temps reculés, lorsqu'un État était accablé de dettes, on
les anéantissait, ce qui s'appelait alors " faire jubilé " 3 ».
Ne parvenant pas cependant à se convaincre lui-même, il en
vient à un argument fort contestable : le faible nombre de per-
sonnes véritablement éprouvées. Il insiste sur le fait que la plupart
1. Que nous avons vu amorcer avec la privation, en fait, de leur droit de sous-
crire et qui prend toute son envergure avec la montée (préméditée) ces cours.
2. « Le " haut domaine " est celui que le souverain a sur les biens de ses sujets
pour '.'avantage de l'État. C'est en vertu de ce haut domaine qu'il a le droit de
transférer à Jean la propriété des biens de Pierre, comme il arrive dans les pres-
criptions (...) C'est sur ce droit incontestable que le Roi a remboursé les rentiers... »
(Œuvres complètes, t. III, p. 353-354.)
3. Coutume hébraïque.
238 Le système et son ambiguïté

des rentiers ne sont pas uniquement rentiers. Beaucoup d'entre


eux récupèrent donc dans une autre activité, à un autre titre, la
perte qu'ils éprouvent sur leur revenu.
« Si nous divisions le royaume en vingt classes, les rentiers à
constitution n'en feraient qu'une, et si nous comparions cette
classe aux autres, elle ne ferait pas la centième partie du tout.
Dans cette centième partie, il n'y en a qu'une centième encore qui
soit réduite à ce bien seul et qui ne gagne pas sur tous les autres
beaucoup plus qu'elle ne perd sur celui-là. »
Un rentier « p u r » pour 10 000 personnes, cela fait moins de
2 000 pour la France, chiffre certainement trop faible. D'autre
part, on se demande alors comment un sacrifice imposé à cette
fraction si réduite de la population et, semble-t-il, à une catégorie
si chétive, pouvait être vraiment la condition essentielle et sine
cjua non du salut général; ne pouvait-on pas pour cette catégorie
justement prévoir quelque mesure appropriée?
En réalité, ce qui gêne Law, ce n'est pas le problème principal
posé par la réduction du taux : ici sa démonstration est imparable.
Ce sont les circonstances qui ont entouré le pseudo-rembourse-
ment : le fait que la Compagnie reçoive 3 % et s'arrange pour n'en
payer que 2 % et encore... et surtout l'inégalité de traitement entre
ceux des créanciers qui ont pu souscrire a 5 000 et ceux qu'il veut
contraindre à acheter à 10 0 0 0 1 .

1. C'est sur ce point que ses explications sont les plus embrouillées et s'éloignent
de la bonne foi.
« A l'égard des rentiers... son dessein n'était pas de les ruiner mais bien plutôt
de les enrichir. Son intention était que ceux qui seraient remboursés fissent acquisi-
tion des actions qu'elle exposait en vente au-dessous de leur valeur et qu'en s'assu-
rant à elle-même une rente fixe contre tout événement, le Roi fût libéré et les rentiers
enrichis. »
« Cela est arrivé, poursuit-on, à ceux qui se sont conformés à ses intentions. Il en
est arrivé autrement à plusieurs autres, accoutumés à faire peu de réflexion sur le
commerce et les finances, ils ne se sont pas livrés à un système qui ne se développait
que successivement. »
Et voici une question admirable : « Faut-il leur en faire un crime et les regarder
comme mal intentionnés? Ce serait une injutice. » Encore heureux que les spoliés
ne soient pas pour autant réputés malfaiteurs! Et pour faire bonne mesure de bien-
veillance (après tout — dirait-on aujourd'hui — les rentiers sont aussi des électeurs!),
le rédacteur ajoute : « Il ne serait pas moins injuste de dire que les rentiers sont gens
oisifs et à charge de l'État. »
Dans un autre passage il classe les rentiers en trois catégories : « Ceux qui se
firent rembourser très vite et qui convertirent aussitôt en actions, gardèrent leur
intérêt de 4 %. Ceux qui, plus habiles encore, utilisèrent tout leur capital dans la
première mise (qui n'était, rappelons-le, que de 10 %). Ceux-là firent un profit très
considérable [ils appartiennent en réalité à la catégorie des agioteurs]. Par contre,
Le plan fou 239

V. L'agiotage :

A partir du moment où il entendait porter les titres à une valeur


double de leur montant de souscription, Law était obligé de favo-
riser l'agiotage : « Le désir du gain avait été le vrai motif de la
confiance »
C'était donc pour lui un moyen nécessaire. Mais il aurait pu ne
s'en accommoder qu'à regret, considérer le procédé lui-même
comme déplaisant, voir dans les trafics de la rue Quincampoix
l'inévitable passif d'une entreprise dont les avantages lui parais-
saient supérieurs à ces inconvénients.
Tel n'est point le cas.
En fait, ce moyen est également pour lui un objectif, en raison
des profits qu'il en tirera pour le compte du Régent et pour son
propre bénéfice : c'est là un aspect que nous examinerons comme
étant la sixième pièce du plan.
Ce que nous devons souligner pour l'instant, c'est la complai-
sance avec laquelle Law considère le déchaînement de la spécula-
tion et les enrichissements procurés par l'argent maraudeur.
Il met une sorte de point d'honneur — honneur de clan, honneur
de gang! — à faire la fortune de toutes sortes de personnes même
inconnues de lui qui ont cru à son étoile, qui ont suivi les impul-
sions de son jeu, qui sont en quelque sorte entrées dans sa
main.
Aux critiques que font fuser les gains fabuleux des mississip-
piens, les étalages indiscrets de luxe, les extravagances des par-
venus, le rédacteur du Mercure répond en substance et avec tran-
quillité : cela fait marcher les affaires, et même la bienfaisance y
trouve son compte.
« Ainsi, loin d'être scandalisé de voir ces gens-là faire beaucoup
d'acquisitions et de dépenses excessives, on devrait au contraire

les absents, ceux qui hésitaient sur leurs remboursements, ou qui ne pouvaient pas
les obtenir diligemment, ou qui étaient arrêtés pour des oppositions de créanciers,
ceux-là souffraient beaucoup de perte, ce qui blessait la justice distributive » (Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 350). En fait l'inégalité créée entre les différentes
catégories de rentiers et l'offense qui en résulte pour la justice distributive ne
constituent qu'une faible partie d'une situation d'ensemble, profondément choquante
du point de vue de ladite justice et en tout cas de la morale. La réduction des reve-
nus de placements à intérêts fixes, même avec des modalités mal équilibrées, pro-
voque un malaise par l'effet de contraste qu'elle présente avec la faveur accordée
à l'agiotage et aux bénéfices spéculatifs.
1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 371.
240 Le système et son ambiguïté

admirer la sagesse divine qui ne souffrait pas que tous les biens
demeurassent dans des mains qui en sont indignes, et qui permet-
tait à la cupidité d'exercer en cette occasion les devoirs de la cha-
rité. »
En dehors même de toute appréciation d'ordre moral, cet argu-
ment est insensé de la part d'un économiste. Car les gaspillages
supposent les réalisations, et tout le raisonnement de Law, pré-
senté dans le même texte, consiste justement à dire que les proprié-
taires des titres devraient les garder, comme font les propriétaires
des biens-fonds.
Et nous en venons à un morceau d'anthologie.
« Je n'ignore pas, lisons-nous, la qualification odieuse que
quelques-uns donnent à l'espèce de gens, pour me servir de leurs
termes, qui ont fait fortune; mais je n'ignore pas non plus le
nombre prodigieux de grands seigneurs et de personnes de la plus
haute considération que le Système a enrichis; et la réponse la plus
douce que je puisse faire à ces déclamateurs est de leur dire qu'ils
sont en tout cas fort mal appris. »
Ainsi, c'est être mal élevé que d'émettre une critique contre
l'enrichissement spéculatif dès l'instant qu'il profite à des per-
sonnes de naissance aristocratique!
Nous voici loin des vues économiques de l'auteur de Money and
Trade, orientées vers la recherche de l'investissement productif et
la réalisation du plein emploi.
La promotion du gain spéculatif à la double dignité de circuit
normal d'alimentation des finances publiques et de moteur fiable
pour l'administration de l'économie constitue la véritable extra-
vagance du Système dans sa seconde version.

VI. Le rackett. Les fonds spéciaux et le Trésor du Roi :

Enfin, le dernier élément du Système, mais non le moindre,


last but not least, recouvre un ensemble de procédés auxquels nous
donnerons anachroniquement le nom de rackett, car il nous semble
que c'est la meilleure manière de les désigner dans leur ensemble.
Law a utilisé le Système pour constituer une importante masse
de manœuvre, destinée à servir pêle-mêle les finances royales (en
tant que besoin), la politique personnelle du Régent... et la sienne
propre, laquelle consistait à obtenir à la Cour les appuis et la popu-
larité nécessaires pour accéder, lui étranger, à un poste éminent
dans le gouvernement de la France.
Peut-être l'apparent cynisme du rédacteur du Mercure n'est-il
qu'une manière d'enrober dans une certaine brume la réalité de
Le plan fou 241

pratiques qui apparaissent cependant au grand jour dans d'autres


documents. Pour cette raison même, il n'est pas possible de faire
allusion aux fonds secrets mais on peut parler de fonds spéciaux!
Une brochure bilingue éditée à Londres à la gloire de la Compa-
gnie expose le plus tranquillement du monde le bon usage que fai-
saient le Régent et le ministre des droits de souscription qui étaient
en somme dérobés aux créanciers de l'État.
« Je vous dirai que le Régent a trouvé dans le fonds de cette
compagnie une source presque inépuisable de faire des largesses
aux officiers de troupes et de la maison du Roi, et à quantité de
particuliers, en leur distribuant des souscriptions, par où ils se
sont enrichis. M. Law, de son côté, a rendu service à quantité de
gens, même à ses ennemis, en les mettant en route de faire de très
grosses fortunes. Depuis que la circulation des effets a été rétablie,
le Régent a fait abolir quelques impôts dans Paris et dans les pro-
vinces. Ainsi toute la France participe aux avantages de son heu-
reuse administration 1 . »
Enfin, il y a le Trésor du Roi, les cent mille actions, qui au taux
de 10 000, valaient un milliard. On ne peut dire que cette par-
ticipation soit tout à fait clandestine. Cependant peu de personnes
en avaient connaissance (Stair). Elle apparut au grand jour
en février 1720, lorsque Law accepta de la négocier pour
900 000 000. Elle est d'autre part évoquée, quoique de façon indi-
recte, dans les lettres du Mercure.
L'acharnement que met John Law à traîner après soi ce trésor
du Roi fait penser au héros de Hemingway dans Le Vieil Homme
et la mer. Comme lui, il sera trop content, le jour venu, de lâcher sa
pièce pour sauver sa peau.
L'erreur capitale de Law, c'est d'avoir poursuivi en même temps
deux objectifs aussi différents que la réanimation d'une économie
par d'excellentes recettes pré-keynésiennes, et la réalisation d'un
colossal enrichissement sans cause à travers une spéculation effré-
née.
Les lettres du Mercure révèlent chez cet homme supérieurement
habile une incroyable naïveté, qui est due à son absence de per-
ception des éléments contradictoires de son plan. Il ne comprend
pas qu'il ne pouvait pas demander aux acheteurs des titres de se
comporter à la fois en placeurs épargnants (il leur enjoint de
considérer les actions comme un bien productif de revenus) et en
joueurs agioteurs (il les appâte par l'espoir de plus-values déme-
surées).

1. Fulls and impartial account of the Compagny of Mississipi, Londres, 1720,


p. 24 (Université de Londres).
242 Le système et son ambiguïté

Il ne s'avise pas de penser que le spéculateur, celui qui achète


bas, est virtuellement un réalisateur qui vendra en hausse et que
l'épargnant mal informé, le provincial balourd est, lui, par défi-
nition, un suiviste, un imitateur, un mouton qui deviendra, à son
tour, fût-ce à perte, lui aussi un réalisateur.
Tout cela pourtant, il doit le savoir mieux que quiconque. Mais
il ne le voit pas. Il ne voit pas, avec les yeux de l'esprit, ce qui
dérange sa représentation, ce qui contrarie son projet. Il scotomise
les images importunes, les objections dérangeantes, tout comme il
le faisait en tirant son sabre le 9 avril 1694.
Voilà pourquoi le plan génial est aussi, dans le double sens du
terme, un plan hybride. Un plan fou qui va faire vivre sous nos
yeux, au cours de ces mois d'une rare intensité, un monde fou, fou,
fou.

En proposant une définition de sagesse et de folie, nous nous


plaçons dans l'optique de l'expérimentation et d'après le cri-
tère de rationalité, non point dans l'optique de l'histoire et
d'après le critère de finalité. Il était déraisonnable de la part de
Law d'inclure dans un plan, dont les autres parties étaient bien
conçues, des objectifs et des procédures qui en rendaient l'échec
inévitable. Mais du point de vue de l'histoire, la démesure du Sys-
tème a permis de produire d'abord dans la phase du succès (elle-
même aberrante) puis dans celle de l'effondrement, les effets
répondant à une certaine demande — demande résultant, non pas
d'un projet personnel conçu par un gestionnaire, mais de la combi-
naison dynamique des forces profondes à un moment et à un
«r niveau de conscience » déterminés. Effets qui d'ailleurs répondent
en fait au dessein de l'expérimentateur — qu'il n'aurait pas accepté
de payer de ce prix-là, mais qui ne pouvaient être obtenus à un
moindre coût.
CYCLE DU TRIOMPHE IMPRUDENT

XX

L'or coule dans la rue Quincampoix

Ce chapitre consacré aux éléments pittoresques de notre sujet,


lesquels ont été souvent décrits, ne se prête pas à une recherche
originale. Nous l'avons à peu près entièrement composé à l'aide
d'extraits de Du Hautchamp, Buvat, etc., et il ne nous a point paru
nécessaire de l'alourdir par des références détaillées.

La rue

Il faut que la puissance du symbole soit forte pour que des


contemporains puissent écrire : « L'or coule dans la rue Quincam-
poix 1 », alors que justement on n'y brassait que du papier, et que
le principal objectif du système était l'élimination du fabuleux
métal. On raconte aussi que le jeune roi Louis XV s'étant fait
montrer sur un plan de la ville de Paris l'emplacement de la « rue »
s'était déclaré surpris de ce qu'il ne fût pas désigné par une marque
en or 2 .
La hausse des titres, telle que la concevait Law, exigeait le cli-
mat de la spéculation, et même plus particulièrement de cette
forme de spéculation que l'on appelle l'agiotage, c'est-à-dire des
mouvements incessants et dans différentes directions sur la cote
des titres. Une telle activité exige un lieu de rencontre, un empla-
cement accessible à un nombre assez élevé de personnes. La rue
1. Un officier du nom de Monchenu, chargé de surveiller le cardinal de Polignac,
l'un des conjurés de Cellamare et que l'on avait assigné à résidence dans son
abbaye d'Amboise, se plaignait, dans ses lettres adressées à Dubois, de se mor-
fondre dans les marais de la Scarpe, « tandis que l'or coule dans la rue Quincam-
poix » (Lemontey, op. cit., t. I, p. 283, n. 1).
2. Wood, op. cit., p. 49.
244 Le système et son ambiguïté

Quincampoix fut une « scène » autant qu'une Bourse, un forum


autant qu'un marché.
« Les opérations de la rue Quincampoix... commencèrent à la
fin du mois d'août 1719. Cette rue située presque au cœur de Paris,
dans un des quartiers les plus peuplés de la ville, est bornée d'un
côté par la rue Saint-Martin et de l'autre par celle de Saint-Denis,
toutes deux grandes et remplies de commerçants industrieux. Les
rues vulgairement dites aux Ours et Birebouche se trouvent aussi
à ses deux bouts »

La Quincampoix ancienne

« La rue Quincampoix avait été choisie avant 1719 comme centre


d'activités par des trafiquants de papiers... Elle a été de tout temps
occupée par des banquiers correspondants de toutes les places
d'Europe. Il s'y trouve même beaucoup de juifs. Lorsque le papier
s'introduisit en France pour soutenir la guerre, qui suivit la paix
de Ryswick, et que les billets de monnaie commencèrent à circuler,
certains courtiers qui avaient gagné quelque chose dans le
commerce s'y établirent sous le nom de Banquiers; et comme
l'usure se pratiquait parmi cette sorte de commerçants (qu'on appe-
lait agioteurs), elle attira ceux qui avaient des papiers royaux de
toute nature, commerciables à certains cours, les uns aux trois
quarts de perte, les autres plus, quelques autres moins. Ceux qui
avaient de ces effets à vendre ou à acheter se rendaient dans la rue
Quincampoix; là ils étaient reçus à bureau ouvert; le commerce
usuraire enrichissait en peu de temps ces banquiers de l'agio
(terme qui vient des Italiens et des Lyonnais signifiant « droit de
change »). »

L'argent à la pendule

Le gain moyen de ces agioteurs était, selon Du Hautchamp, de 2


ou 300 livres par jour sur un fonds de roulement de 10 000 livres :
on peut imaginer leur gain annuel, étant donné qu'ils travaillaient
1. Le nom remonte à 1203, la « rue » s'était appelée à l'origine « Courroirie »
ou « Vieille courroirie ». L'étymologie du nom « Quincampoix » est incertaine. Selon
Jacques Hillairet, les orthographes successives ont été « Quiquanpoist » (1203),
puis « Quiquempoit » (1300), « Cinquampoit » et « Quinquenpoix » (xvie siècle),
« Quiquempoix » (xvue). Il s'agit « de noms d'origine du Perche et se rapportant
sans doute à l'un de ses habitants ». Selon certains, ce nom viendrait de « quinque
parochiae », cinq paroisses, ou de « qui qu'en poist » (qui qui s'en fâche).
L'or coule dans la rue Quincampoix 245

souvent le dimanche et les jours fériés. On pouvait même s'y pro-


curer de l'argent à la pendule : une demi-heure coûtait 1/2%, trois
quarts d'heure, 3/4 %, une heure 1 %.
Bien que les opérations de la Quincampoix ancienne n'aient pas
procuré des enrichissements comparables à ceux du Système, Du
Hautchamp cite le nom de quelques-uns de ces agioteurs devenus
millionnaires et qui, eux, surent mieux garder leur fortune que
leurs imitateurs les Mississippiens. Certains, cependant, furent
pris dans les rets des chambres de justice, d'autres les évitèrent
ou surent s'en dégager : ainsi cite-t-on l'exemple d'un nommé
Vermalet qui, déguisé en paysan, fit passer son or en Hollande
dans une charrette chargée de foin et de paille dont il faisait
commerce sur le chemin.
« Tout naturellement cette Quincampoix ancienne fut choisie
iar ceux qui travaillèrent dès la naissance du Système pour y tenir
{eurs assemblées. Dans un premier temps, on y négocie pêle-mêle
les actions d'Occident, les actions de la Société des Fermes (pre-
mière formule Pâris), des billets de l'État et même des papiers
soustraits au visa et de ce fait " proscrits ". Bientôt le dévelop-
pement des affaires entraîna une véritable métamorphose de ces
activités et de ce site. On multiplia les bureaux, on agrandit les
maisons; le prix des terrains augmenta et le commerce déborda sur
la voie publique. »

Les locaux

« (Certains) prévoyant que le terrain monterait à un si haut prix


que dix pieds en carré pourraient bien rapporter le revenu d'une
terre seigneuriale, s'emparèrent de toutes les maisons à louer,
aussi bien que des appartements pour les sous-louer en détail...
aux agioteurs qui accoururent en foule pour y établir des bureaux.
(Ceux-ci) étaient loués 200, 300, 400 livres par mois suivant l'éten-
due, de sorte qu'une maison de 600 à 800 livres de loyer par an
contenait jusqu'à 30 et 40 bureaux. On peut juger du produit. Il
n'y avait pas de maison dans cette rue qui ne fût partagée en
autant de réduits qu'il avait été possible d'y pratiquer. Les arti-
sans n'hésitèrent pas de quitter leur boutique et les ouvriers firent
de même, ce qui fit hausser excessivement le prix de tous les
ouvrages. »
Non seulement les maisons de la rue Quincampoix, mais celles
des rues voisines furent ainsi transformées en bureaux. « On n'ex-
cepta pas même les caves et les greniers. » « Un savetier qui tra-
vaillait sous quatre planches, adossées au mur du jardin de Tour-
246 Le système et son ambiguïté

ton, fameux banquier, s'avisa de métamorphoser sa petite hutte


en bureau, qu'il garnit de plusieurs petits tabourets, pour faire
asseoir des femmes que la curiosité attirait dans cette place... Il
abandonna son métier pour fournir des plumes et du papier dans
des opérations qu'on venait faire dans sa petite boutique et il se
faisait jusqu'à deux cents livres par jour. »

Le soldat et le bossu

Certains hommes louaient leur dos comme pupitre, « on en dis-


tinguait un, dont la largeur exorbitante des omoplates convenait
fort aux commerçants. C'était un soldat travesti, qui, ne pouvant
faire mieux, prêtait ainsi son dos à ceux qui avaient besoin de son
ministère... Il amassa un nombre prodigieux de petits billets... se
dégagea du service et se retira dans sa province ». C'est là que l'on
voyait aussi le célèbre bossu, illustré par les aventures de Lagar-
dère « Certain gentilhomme, bon Normand, avait trouvé moyen
d'avoir une échoppe, mais si petite et si étroite qu'il n'y avait
d'autre table que le dos d'un petit bossu qu'on collait pour ainsi
dire contre le mur dans le temps qu'on voulait s'en servir » (Du
Hautchamp). « Un bossu trouva moyen de gagner plus de cin-
quante mille livres avec sa bosse qui allait en pente douce à peu près
comme un pupitre et qu'il prêtait à ceux qui voulaient écrire ou
signer quelques contrats » (Mémoires de la Régence).
Le même métier fut pratiqué par un gentilhomme (de Nanthia)
et dans les caricatures du temps on représente Arlequin servant
de pupitre aux agioteurs 2 .
Aucun détail n est plus significatif, à la fois du climat et de la
technique, que celui de l'agiotage à la cloche.

L'agiotage à la cloche

« Leur manière de négocier pouvait être comparée au flux et au


reflux de la mer. Le signal d'un coup de cloche partant d'un
bureau de la rue Quincampoix faisait monter les actions parce
qu'aussitôt les émissaires et les commis de Papillon, habile commer-
çant qui dirigeait la manœuvre, demandaient parmi la foule et
dans les bureaux des actions à quelque prix que ce soit. Le public,
en faisant de même, donnait l'alarme à ceux qui peu auparavant

1. Paul Féval, Le Bossu ou le Petit Parisien.


2. Levasseur, op. cit., p. 138.
L'or coule dans la rue Quincampoix 247

avaient vendu et qui, rentrant dans la foule, s'empressaient à


racheter, tandis que les agents de cette manœuvre se retiraient
doucement : voilà le flux. Deux heures après, un coup de sifflet
partait du bureau de Fleury, autre agent de cette intrigue. Aussitôt
d'autres émissaires, inconnus des premiers, offraient de vendre à
tout prix et jusqu'à ce que les actions fussent descendues... c'était
le reflux. »

Le brassage social

« Toutes les conditions étaient confondues dans la rue Quin-


campoix... » Qu'on se figure une infinité de gens d'épée et de robe,
des moines, des prêtres, abbés, prélats... « On y a vu en effet
paraître des ecclésiastiques depuis la pourpre romaine jusqu'aux
bedeaux des plus petites paroisses, et les séculiers, depuis le cor-
don bleu jusqu'à la plus mince bandoulière. On y a vu des gardes
du corps s'aviser d'y tenir un bureau sous l'enseigne de la ville de
Cinquentin (sic). »
Les chroniqueurs insistent beaucoup sur la présence d'ecclésias-
tiques — qui est en effet nouvelle et surprenante — et sur celle des
laquais, qui était la chose la plus naturelle du monde, car depuis
longtemps déjà un grand nombre de financiers et de traitants se
recrutaient dans les professions de la domesticité ainsi qu'on le voit
par la pièce de Turcaret qui date de 1709. Les laquais tenaient une
telle place sur la scène de la rue Quincampoix et ils y jouaient des
rôles si divers (dans le style de la commedia dell'arte) que l'on prit
à leur égard des mesures qui témoignent d'une étrange sollicitude.
Le 28 décembre, une ordonnance du Roi fit défense aux gens de
livrée de porter un habit sans un galon qui marque la livrée de
leurs maîtres. Ces galons devaient être « larges d'un pouce, en
forme de boutonnière sur le devant, autant sur le derrière du jus-
taucorps et des surtouts, un autre sur la manche ». « En outre il
leur était interdit de porter aucun velours sur la manche, aucune
dorure, aucun bouton d'argent massif ou d'argent filé sur soie,
aucune veste de soie ni étoffe d'or et d'argent, sous peine de carcan
et de prison aux aliments de leurs maîtres. De surcroît, des sanc-
tions étaient prévues contre les maîtres tailleurs, garçons et
ouvriers, qui se seraient permis d'habiller d'or et de soie la vale-
taille à l'exception cependant des gens au service des ambassa-
deurs et des seigneurs étrangers non régnicoles 1 ... »

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 474.


248 Le système et son ambiguïté

L'officine de Mme de Tencin

Certains auteurs, comme Levasseur, pensent que les milieux


parlementaires se tenaient à l'écart de l'agitation spéculative, mais
cette vue est très discutable. « La Finance et la Robe n'ont pas
dédaigné d'y avoir aussi des bureaux. Le sieur Le Grand, trésorier
de France, y avait transporté le sien, sous la protection d'un sei-
gneur qui lui faisait commercer ses actions. Negret de Grandville,
ancien fermier dans les aides et domaines, y avait aussi un très joli
bureau. Les dames Savallette, de Villemur, et autres femmes de gens
d'affaires, venaient y prendre tous les matins leur café et l'après-
midi l'on y jouait au quadrille, sans que les négociations qui s'y
faisaient causassent le moindre dérangement. »
La célèbre M m e de Tencin, amie de l'abbé (depuis cardinal)
Dubois, et sœur de l'abbé (depuis cardinal) de Tencin (le « conver-
tisseur » de Law), avait fondé un bureau boursier en société avec
plusieurs grands noms de la magistrature
Non seulement les classes de la société étaient mêlées dans ces
étranges compagnonnages, mais la rue Quincampoix faisait aussi
le brassage des provinces et des nations. « Il y vint des étrangers
de tous les endroits de l'Europe, quantité de juifs y accoururent,
aussi bien qu'un grand nombre de Genevois, d'Italiens et de Gas-
cons... quoique ces derniers n'aient apporté que peu ou point
d'effets, ils n'ont pas laissé d'en remporter de grosses sommes...
Presque tous les bureaux de la rue Quincampoix étaient tenus par
des Allemands, Suisses, Genevois, Italiens, Anglais, Hollandais,
Flamands, Lyonnais, Languedociens, Provençaux, Dauphinois,
Gascons, Normands, Lorrains ou Francs-Comtois. A peine en
trouva-t-on un seul qui fût parisien 2 . »

Un public mélangé

Les places de diligences étaient retenues des mois à l'avance;


« on vit les trois quarts des gens de province voler à Paris, ceux
1. Cf. infra, p. 311.
2. « On comptait qu'il y avait alors à Paris 25 à 30 000 étrangers qui la plupitrt
étaient logés au faubourg St-Germain, les uns pour le négoce du papier, les autres
par curiosité. »
En même temps on avait facilité le retour en France d'un certain nombre de sujets
qui en avaient émigré (sans doute pour des raisons peu honorables) et qui augmen-
tèrent la pègre de la rue Quincampoix, « où ils fourrageaient à tort et à travers, de
façon que ce commerce devenait une espèce de coupe-gorge ».
L'or coule dans la rue Quincampoix 249

qui n'avaient pu encore participer aux fortunes qui s'y étaient


faites, voulurent s'embarquer dans les nouvelles opérations, les
députés des Corps, Compagnies et communautés, qui étaient
venus pour recevoir le remboursement de leurs rentes, charges ou
offices, avaient à peine touché leurs effets, qu'ils couraient les
porter sur la place... ».
Cela faisait, on s'en doute, un public très mélangé. « Toute cette
rue était remplie, à compter du coin où demeure certain apothi-
caire jusqu'à celle de Venise, des commerçants de toute classe,
dont la plupart avaient abandonné leur profession pour devenir
les courtiers des gros actionnaires. Les gens de vocation méca-
nique, les commis des financiers, les praticiens, des intrigants se
disant officiers, des soldats et des laquais travestis, des femmes
même et des filles de tous âges, belles et laides, enfin nombre de
gens sans aveu, filous et autres s'y escrimaient pêle-mêle, jouant au
plus fin. »
Ce mixage ne manqua pas de produire les conséquences élémen-
taires que l'on pouvait en attendre : la prostitution, l'entôlage, la
filouterie; le meurtre ne vint que plus tard. Du Hautchamp décrit
complaisamment un certain nombre de friponneries marginales
(le cas du mandataire qui garde pour lui la plus-value est le plus
simple et le plus fréquent) . On vit même, selon Du Hautchamp,
un faux abbé qui vendait des billets d'enterrement qu'il faisait
passer pour des titres.
Les gens de qualité laissaient leur équipage dans les rues Saint-
Martin et Saint-Denis et abordaient la rue Quincampoix par le
bout de la rue Birebouche. Là précisément se tenaient des agio-
teuses d'une espèce particulière : « Il y a plusieurs de ces donzelles
qui n'ont pas mal réussi dans leurs opérations, ayant trouvé le
secret de s'approprier les portefeuilles de certains provinciaux. »
Le 26 octobre, une ordonnance établissait, « pour prévenir le
désordre, une garde de douze hommes, commandée par trois
officiers ». « La garde, note Du Hautchamp, se retirait la nuit, et
revenait le matin à l'ouverture de l'assemblée. Un tel établissement
attira plus de monde que jamais dans la nouvelle rue Quincam-
poix. »
Il fallut prendre d'autres mesures. « Le 4 novembre, note le
1. Du Hautchamp décrit une originale « carambouille » sur effets remis en gage.
Les banquiers prêtaient à 10 ou 12 % sur des billets d'un certain Bombarde qui
donnait des effets en garantie de sa signature. Ils escomptaient ensuite ces effets
à moitié prix, re-prêtaient les fonds à Bombarde contre d'autres effets, etc., et se
créaient ainsi une masse de manœuvre avec laquelle ils agiotaient en attendant de
rendre les fonds et de restituer les gages à leur échéance (op. cit., t. II,
p. 135-136).
250 Le système et son ambiguïté

Journal de la Régence, le garde des Sceaux, passant par la rue


aux Ours, fut obligé d'y rester plus d'une heure et " plusieurs gens
de boutique " lui représentèrent le préjudice extraordinaire que
l'affluence des actionnaires et des agioteurs causait à leur com-
merce. » Aussitôt le lieutenant général de police, Machault, fit
prendre une ordonnance défendant à toute personne de s'attrouper
avant huit heures du matin et ordonnant d'en sortir à neuf heures
du soir, « dont le signal se ferait au son d'un tambour de ville 1 ».
En décembre, la chronique note qu'il faut « plusieurs brigades
d'archers de la maréchaussée pour empêcher le désordre 2 » et le
26 et le 27 que plusieurs croupiers et agioteurs ont été incarcérés
pour avoir méconnu la « retraite donnée 3 ».

La table de dame Chaumont

La chronique du Système abonde en anecdotes, aujourd'hui


quelque peu défraîchies, sur des fortunes aisément faites (souvent
défaites d'ailleurs) et sur les extravagances ou les ridicules des
parvenus de l'agiotage : le laquais enrichi qui monte machinale-
ment derrière son propre carrosse, celui aussi qui commande un
carrosse, et interrogé sur les armes qu'il faut y mettre, répond : les
plus belles; le fanfaron qui paie 200 livres pour une gélinotte qu'il
prend pour une poule. La célèbre dame Chaumont, Flamande,
avait reçu du papier en paiement d'une dette dès octobre, elle
avait réussi à amasser six millions, dont elle fit par la suite, dit-on,
soixante! Ayant acheté la terre et la seigneurie d'Ivry-sur-Seine
(sans compter l'hôtel de Pomponne à Paris), elle y tenait table
ouverte et « consommait tous les jours un bœuf, deux veaux, six
moutons, outre la volaille et le gibier, avec force vins de Champagne
et de Bourgogne. Bienfaitrice des arts, elle faisait travailler aux
Gobelins des tentures, des tapisseries superbes et d'un nouveau
dessin 4 ».

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 459.


2. Ibid., p. 470.
3. Ibid., p. 471.
4. Ibid., p. 456. Elle paya 8 000 000 de taxe. Cette intéressante personne bénéficie
de la tendresse de Du Hautchamp : « Le papier qu'elle fut comme forcée de prendre
a été le moyen dont la fortune s'est servie pour l'accabler de ses faveurs : y a-t-il
là rien qui ne soit dans l'ordre et que l'on puisse lui reprocher avec quelque fonde-
ment? »
L'or coule dans la rue Quincampoix 251

Le jeu

« Il y eut de ces agioteurs qui jouaient familièrement au piquet


les billets de 10 000 livres tout comme s'ils badinaient aux pièces
de dix sols. Il en était de même au jeu de dés qu'on tenait à la
Foire de Saint-Germain de sorte qu'en moins d'une heure de temps
on pouvait y perdre un million en papier. » On prit d'ailleurs en
décembre une ordonnance qui fit défense « sous peine d'amende
de jouer à aucun jeu de dés et de cartes, surtout aux jeux de hoca,
biribi la dupe, pharaon et la bassette 1 ».

Les gagne-petit

Ces phénomènes n'étaient pas nouveaux car depuis longtemps


des personnages de basse condition s'étaient enrichis par le tra-
fic des papiers d'État ou par l'usure, et les nouveaux riches se dis-
tinguent rarement par le tact. Mais l'abondance des signes mis
en circulation leur donnait une envergure exceptionnelle et le
théâtre de la rue Quincampoix portait un effet de fascination sur
les esprits.
Cependant, si l'on fait une liste avec tous les noms cités ici et là,
tous les agioteurs passés au crible du visa et ceux dont on publia
qu'ils avaient pu s'y dérober, et même si l'on allonge deux ou trois
fois cette liste, on s'aperçoit que les coquins de haut vol, les spécu-
lateurs de haute classe ne faisaient qu'une très faible partie du
public qui se pressait dans la rue, et que l'on y trouvait surtout un
ramassis de gagne-petit, de faméliques et de parasites.

L'argent par la fenêtre

Le 25 novembre, Law, accompagné du duc d'Antin et du mar-


quis de Lassay, se rendit « rue Quincampoix chez le sieur de La
Bergerie, banquier, afin de donner la comédie aux dames qui
étaient de leur compagnie. Le sieur Law, étant à la fenêtre, jeta
plusieurs poignées de guinées et d'autres espèces d'or au coin du
feu roi Guillaume III, prince d'Orange, comme à la gribouillette,
et pendant que les agioteurs et les courtiers se culbutaient les
uns sur les autres dans la boue pour les ramasser, on jeta d'une

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 475.


252 Le système et son ambiguïté

fenêtre voisine plusieurs seaux d'eau sur ces barboteurs qui étaient
pour cette raison dans un état qu'on peut s'imaginer 1 . »
On imagine en effet, mais avec un certain malaise, cette scène
assez peu symbolique des raffinements que l'on accole au nom de
la Régence.
C'est cependant à nouveau dans ce coupe-gorge de la rue Quin-
campoix, que, le 9 janvier suivant, John Law, promu depuis peu
de jours aux fonctions les plus élevées de l'État, Contrôleur général
des Finances, appelé à recevoir prochainement la haute dignité
de la surintendance, abolie depuis Fouquet, se rendra à nouveau
pour une sorte de visite officielle, comme s'il devait solliciter la
consécration de cette plèbe frumentaire et fera derechef le geste,
désormais auguste, de la « gribouillette ».
Entre ces deux apparitions, le climat de la rue Quincampoix a
changé par une série de glissements imperceptibles. La grande
tendance haussière a pris fin avec le mois de novembre, avec la
première « attaque » de la Banque. Tous les renseignements
concordent : le mois de décembre est celui de la première vague
des « réaliseurs ».

Le temps des réaliseurs

« Les mouvements des avides Mississipiens ayant fait monter


les anciennes actions 2 ... donnèrent occasion aux principaux
actionnaires dont les portefeuilles étaient remplis de ces papiers,
de les convertir en billets de banque (d'où les retraits survenus)
pour profiter d'un gain assez grand et qu'ils n'espéraient plus de
pouvoir retrouver dans la suite. » Avec les retraits, les placements :
« Dès lors ils méditèrent leurs retraits et pensèrent sérieusement
à réaliser, soit en espèces, en pierreries, charges, immeubles,
meubles et autre chose plus solide que le papier. » Et voici la
deuxième vague : « Les premiers réaliseurs ayant resserré l'or à
la faveur du mépris qu'on en avait fait, les autres Mississipiens
qui s'aperçurent de la rareté de ce métal, se jetèrent sur tout ce
qu'ils purent trouver et firent monter les terres, les maisons à six
ou sept fois leur valeur. »
« Telles étaient les affaires du Système à la fin de novembre
1719. >»

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 467.


2. C'est ici que se place l'allégation des cours de 18 000 et 20 000 dont nous
avons démontré l'inexactitude (Du Hautchamp, op. cit., t. II, p. 87).
L'or coule dans la rue Quincampoix 253

Un hiver éclatant

En suivant les récits pittoresques relatifs à la fortune des nou-


veaux messieurs et à l'ostentation de leurs dépenses, il est déjà
difficile de discerner la part qui revient au gaspillage et à la parade
de celle qui est consacrée à des formes subtiles et surprenantes
d'investissement. On se précipite, non seulement sur la terre mais
sur les objets qui sont à la fois d'apparat et de valeur. « ... Cette
saison (l'hiver) si triste (d'habitude) avait du temps du Système
plus d'éclat et de brillant que le plus beau printemps d'aujourd'hui,
soit par les habits de velours de toutes les couleurs, doublés de
tissu d'or et d'argent, soit par les galons et les broderies magni-
fiques. Quant aux pierreries, leur éclat éblouissait les gens aux
Cours et aux spectacles. Et le nombre de nouveaux carrosses mis
sur pied paraît aujourd'hui incroyable... La frénésie de dépenser
et de paraître, mais aussi d'amasser et de garantir, avait fait vider
les boutiques. La rue Saint-Honoré, qui, ci-devant, avait fourni
de quoi vêtir superbement toute la France et ses voisines se trouvait
alors comme épuisée; on n'y voyait plus de velours ni d'étoffe d'or,
le commencement de l'hiver avait emporté tout ce qui s'en était
trouvé dans les magasins. »
Du Hautchamp nous conte, entre autres, la fable d'un missis-
sippien qui fut, semble-t-il, le plus fastueux et qui devait finir par
perdre sa fortune. Il nous décrit sa domesticité de 90 personnes
dont quatre laquais pour ses écuyers, son train de vie de cinq cent
mille livres par an. Sa table aussi somptueusement servie en son
absence qu'en sa présence, et de quel raffinement! il achetait de
nouveaux pois à cent pistoles le litron. « De gros fruits qui auraient
trompé les gens les plus clairvoyants, étaient si artistement tra-
vaillés que quand quelqu'un, étonné de voir un beau melon en
plein hiver, s'avisait de le toucher, il en rejaillissait sur-le-champ
plusieurs petites fontaines de différentes sortes de liqueurs spi-
ritueuses qui charmaient l'odorat. » En même temps le mississip-
pien, appuyant du pied sur un ressort invisible, faisait manœuvrer
une figure artificielle qui, sur ses ordres, versait du nectar aux
dames...

La croix du Cordon bleu et le pot de chambre d'argent

Il avait aussi consacré une large part de sa nouvelle fortune à


de véritables investissements, notamment des terres seigneuriales
254 Le système et son ambiguïté

(un château bien bâti, les eaux vives n'y manquent pas, on dit qu'il
y a des canons) et même une île à dessein d'établir une colonie.
Il collectionnait les pierreries. « Certains joailliers assurent lui
avoir fourni pour plus de 3 000 000, non compris le beau diamant
du comte de Nossey qu'il a payé 500 000 livres et une boucle de
ceinture qu'un juif lui vendit pour la même somme. Il poussa même
les choses si loin qu'il fit proposer à un cardinal de lui payer
d'avance 100 000 livres pour sa croix de chevalier de l'ordre du
Cordon bleu dont il exigeait la délivrance après la mort de ce
prélat. »
Enfin, c'était le spécialiste de la grande vaisselle. « Peu content
des quatre mille marcs de vaisselle d'argent et de vermeil doré
qu'il avait fait faire d'abord, il trouva le secret d'en tirer de chez
l'orfèvre qui achevait celle du Roi du Portugal. Outre cette prodi-
gieuse vaisselle de table, il " réalisait " en guéridons, miroirs, che-
nêts, grilles, garnitures de feu et de cheminées, chandeliers à
branches, lustres, plaques, cassolettes, corbeilles, paniers, caisses
d'orangers, pots de fleurs, seaux, cuvettes, carafons, marmites,
casseroles, réchauds. Enfin toute sa batterie de cuisine n'était que
d'argent, sans en excepter les pots de chambre. »
Cette anecdote a été souvent répétée, avec un enjolivement : on
a parlé en effet de pots de chambre en or.
Quelle que soit la vérité historique, l'image de cet objet familier,
taillé dans un métal précieux, accolée à celle des agioteurs-
clochards qui ramassent les pièces dans la boue, compose un
symbole expressif de cette période extravagante.

Un phénomène international

La fièvre du grand agiotage n'est pas un phénomène spécifi-


quement français. Il est international ou du moins il est commun
à la France, à l'Angleterre et à la Hollande, ce qui implique, sans
doute, des effets de compétition et de contagion, mais aussi l'exis-
tence de dispositions comparables — et favorables — dans le tissu
social-historique.
« Il n'est pas étonnant, notent les Mémoires de la Régence, que
les Parisiens se laissent éblouir... ce qui doit surprendre, c'est que
des nations aussi sages et aussi négociantes que l'Angleterre et
la Hollande, n'aient pu se sauver de la fureur contagieuse des
actions. La Compagnie de la mer du Sud et l'allée des changes
à Londres valaient bien la Compagnie du Mississippi et la rue
Quincampoix à Paris. Il en était de même en Hollande. Il n'y avait
point de villes qui ne fourmillassent d'actionnaires, ni de places
L'or coule dans la rue Quincampoix 255

publiques qui n'en fussent embarrassées. » Sans doute en fut-il


ainsi. Il faut bien cependant constater que c'est à Paris que le feu
s'alluma d'abord et qu'il porta ses plus hautes flammes. Para-
doxalement, c'est la nation la moins avancée dans les secteurs
du négoce et de la finance, les peuples les moins disposés et les
moins disponibles dans les affaires, qui s'engagèrent les premiers
dans la ronde infernale 1 . Et il y a eu dans le phénomène de la Rue
quelque chose qui dépassait en originalité, en pittoresque, en
pédagogie, toutes les productions de la concurrence, d'où vient
qu'il en garde, dans l'histoire, une sorte de prime à la célébrité,
l'Oscar des emplacements spéculatifs. Le nom même de Quin-
campoix — que les Hollandais empruntèrent pour en baptiser la
Kalverstroat — semble avoir été choisi tout exprès pour sonner
comme le gong et bientôt comme le glas du grand agiotage.

1. En Angleterre, la montée des cours de la South Sea Company ne se prononce


nettement qu'à partir de janvier 1720. C'est aussi vers la même époque que se
développe en Hollande la spéculation sur les Compagnies néerlandaises des Indes
orientales et des Indes occidentales (cf. André Sayous, Les Répercussions de
l'affaire Law, op. cit.).
XXII

Objectif dix mille


Septembre-novembre 1719

Du côté de chez Stair

John Dalrymple, second comte de Stair, ambassadeur à Paris


du roi George d'Angleterre, était le compatriote de Law, natif
d'Edimbourg; il était d'un an plus jeune. Les deux hommes s'étaient
rencontrés en Hollande; ils avaient noué des relations de sym-
pathie. En 1715, Stair avait recommandé Law à la cour de Londres
comme un homme capable de la servir par ses talents de financier.
En 1718, il s'était chargé, à la demande de Stanhope, d'établir
de bonnes relations entre Dubois et Law. Vers l'époque du Sys-
tème, il se prit d'une violente antipathie pour Law, devint son
ennemi irréductible, et jura de le perdre.
Curieux personnage que ce Stair; on sent flotter autour de sa
famille et de lui-même un sortilège de bizarrerie et de violence
On disait qu'un de ses aïeux avait, sous un déguisement, fait office
de l'un des bourreaux du roi Charles. Son père, le Maître de Stair,
alors secrétaire pour l'Ecosse, avait été tenu pour responsable
de l'affreux massacre des Macdonald de Glenco. Sa mère avait été
violée lorsqu'elle était jeune fille. Lui-même, à l'âge de huit ans,
avait tué accidentellement son frère aîné d'un coup de pistolet à
bout portant.
Il avait choisi la carrière des armes qui convenait à merveille
à ses instincts de bagarreur, et il avait abattu d'un coup de pis-
tolet (volontairement cette fois) un officier français qui s'apprê-
tait à sabrer le futur roi de Suède. Il était devenu colonel d'un
régiment de dragons appelé Scotch Greys.
Il savait combiner la supercherie avec la brutalité. On disait

1. « Le destin ou Némésis », dit son biographe (Stair's Annals, p. 120).


Objectif dix mille 257

qu'il n'avait pas hésité pour contraindre au mariage sa future


épouse, qui s'y dérobait (c'était une jeune veuve que ses malheurs
avaient rendue hystérique), à se cacher dans sa chambre et à
surgir d'un placard en la menaçant de scandale. On le tenait
pour responsable de la mort de quatre jeunes Anglaises catho-
liques qui allaient en Flandre pour se faire religieuses : il avait
dénoncé l'une d'entre elles au gouvernement de Nieuport, pour
la punir d'avoir repoussé ses avances; on les fit rembarquer sur-
le-champ « par un gros temps qui leur fit faire naufrage 1 ». Plus
tard, pendant son ambassade en France, il tenta, sinon de faire
assassiner le prétendant Jacques Stuart — Saint-Simon l'affirme
et le biographe de Stair le nie —, du moins de le faire intercepter
par des spadassins.
La constance de ses sentiments n'était pas à la hauteur de leur
fougue. Il avait aimé Law avant de le haïr, il avait haï Dubois
avant de l'aimer; il aima puis il haït le comte de La Marr.
En bref, on le tenait pour un homme ombrageux, excessif et
versatile à la fois, expert à la ruse, et ne reculant devant aucun
moyen pour parvenir aux fins que lui inspirait la frénésie du
moment. L'abus qu'il faisait de la boisson (malgré l'influence
tempérante de sa femme) 2 ne manquait pas d'accroître son irrita-
bilité, contribuait à déformer sa vision, à troubler sa mémoire
et sans doute à amoindrir ses scrupules.
Comment expliquer son hostilité aberrante envers Law? Sans
doute y a-t-il une grande part de chauvinisme dans cet accès de
fureur; il s'est persuadé lui-même que Law, dont la compétence
l'éblouissait depuis longtemps, avait inventé un système mira-
culeux, et qu'il allait donner à la France une puissance qui la
rendrait redoutable pour l'Angleterre. Son esprit obsessionnel
l'avait toujours porté à attacher une importance démesurée au
problème de la dette publique. Quand il avait signalé à Londres
les capacités de Law, c'est à cela qu'il pensait : un tel homme ne
pouvait-il être utile « in devising some plane for paying off the
national debt 3 »?
Quatre ans et demi plus tard, ce génie, que, lui, Stair avait eu
le mérite de découvrir, ce même homme avait entrepris de restaurer
les finances de la France, et Stair, au début, avait considéré son

1. Extrait d'une lettre de M. d'Iberville du 9 décembre 1715, citée par Lemon-


tey, op. cit., t. II, p. 381.
2. « In restraining within the bounds of temperance his convivial indulgence in
wine » (Stair's Annals, t. I, p. 251).
3. 12 février 1715 (Stair's Annals, 1.1, p. 265). « En élaborant quelque plan pour
le remboursement de la dette nationale. »
258 Le système et son ambiguïté

action favorablement... mais voici que Law réussissait trop bien.


Il dépassait la mission qui lui était assignée, et qui était de mettre
son pays en état de soutenir la guerre, non pas d'en faire la pre-
mière puissance du monde.
Dès lors, Law se rendait coupable d'un véritable crime de haute
trahison envers leur patrie commune, l'Angleterre, et, ce qui est
plus grave encore envers lui-même, le deuxième comte de Stair 1 .
Le traître doit partir. Sans doute même, pensait-il, il doit payer.
Quand Stair évoque le bruit selon lequel les Anglais voulaient faire
assassiner Law (rumeur qu'il croit répandue à dessein pour créer
la brouille entre les Cours), est-on sûr qu'un tel projet ne ren-
contrait pas, dans le trouble de son esprit, certains phantasmes 2 ?
« Si vous m'aviez laissé faire, Law serait perdu à l'heure qu'il
est », écrivait-il le 28 février 1720.
Les supérieurs de Stair, les ministres anglais, lui marquaient,
heureusement, plus de défiance que ne le firent, depuis, beaucoup
d'historiens.
« Dieu me garde, mais vous me remettez à l'esprit ce que je vous
ai vu faire souvent au jeu, lui écrit Craggs le 25 janvier (5 février)
1720. Quand vous commenciez à perdre, vous aviez coutume,
fût-ce contre tous les filous et les spadassins, de tenir tout quand
même... Si une dame requérait vos services, c'était tout pour le
comte de Stair : maîtresse, ami, fortune, tout au diable plutôt
que de céder. »
Beaucoup de lettres de Stair ont été imprimées dans les Hard-
wicke Papers et les Stair's Annals, et elles ont été utilisées par les
historiens. Il s'agit essentiellement de lettres concernant les affaires
politiques, et notamment les rapports de l'ambassadeur avec Law,
dans la mesure où leur antagonisme créait un conflit à résonance
politique. Certaines n'existent que sous forme manuscrite, notam-
ment celles qui ont trait aux informations purement financières
concernant le Système. Celles-ci sont particulièrement intéres-
santes pour notre étude.
Stair ne constituait pas à lui tout seul l'ambassade de Londres.
D'autres diplomates étaient là, s'informaient et informaient, plus
régulièrement et souvent plus scrupuleusement que lui : Crawford,
Pulteney... Nous avons pensé, à l'origine, que leur courrier, jus-
qu'ici peu ou point consulté, pourrait fournir la trame de notre chro-
nique. C'était la source de documentation la plus consistante dont
nous disposions au départ. Elle nous a permis d'apercevoir la réa-
lité du problème et nous a engagé sur la voie de la démystification,

1. Stair considérait Law comme un Anglais. Cf. ci-après.


2. Stair à Craggs, 20 décembre 1719. State Papers, 78-165, n° 537.
Objectif dix mille 259

notamment en ce qui concerne la question essentielle des cours des


titres.
Ce n'est que par la suite que nous avons pu accéder au manus-
crit Dutot de Douai, aux tables de Giraudeau et à un certain
nombre d'archives encore inexplorées.
C'est donc avec les yeux de Stair et de Crawford que nous allons
aborder l'étude du trimestre septembre-octobre-novembre : la
grande période ascendante du Système.
Quant à savoir si les informateurs étaient aussi des acteurs, et
si l'on doit croire, comme certains l'ont dit, à un complot de
Londres, où l'ambassade n'aurait pas manqué d'être participante,
nous verrons que rien ne permet de le penser. Les entreprises de
Law sont assez pittoresques par elles-mêmes, et leur échec est la
chose la plus naturelle du monde. De ce double point de vue, le
feuilleton est parfaitement superflu.

L'obsession du Mississippi

Notons d'abord les remarques des informateurs sur l'obsession


du Mississippi : cette psychose constituait l'un des buts et, en tout
cas, l'un des avantages de l'opération.
Crawford a Tickell, le 23 septembre : « Il n'y a aucune sorte de
gens qui pensent à la politique en ce moment, le roi d'Espagne et
son parti sont tout à fait hors des esprits (out of head). »
Le 30 septembre : « Cette affaire a complètement enterré la
Constitution, le roi d'Espagne et le pouvoir de l'Empereur; on ne
pense ici à rien d'autre qu'au Mississippi et on ne parle de rien
d'autre 1 . »

1. Dans deux lettres des 9 et 23 septembre publiées dans les State Papers, Stair
se déchaîne contre Law. C'est le début de l'offensive tous azimuts. Il le dénigre
auprès du ministère anglais et il pense que les récits (sans doute orientés) qu'il fait
à Londres de ses entretiens avec le Régent au sujet de Law convaincront le Cabinet
anglais que Law est à la fois malfaisant et perfide.
Law est en fait le Premier ministre. Il intrigue avec Torcy contre Dubois. Il ne
se passera pas beaucoup de mois avant qu'il y ait rupture entre la France et l'An-
gleterre... Le plus urgent est d'alléger la dette anglaise (idée fixe). Stair conseille
au Régent d'éloigner Torcy afin que lui, le Régent, soit seul au courant des affaires
extérieures et se rende ainsi indispensable au jeune Roi quand il atteindra sa majo-
rité. (Un tel conseil donné au Régent nous paraît peu vraisemblable.) Dubois redoute
la conjonction entre Torcy et Law (or à cette époque Dubois pousse Law vers le
ministère), et Law aurait dit qu' « il rendra la France si grande que toutes les nations
d'Europe enverront des ambassadeurs à Paris et que le Roi n'enverra que des cour-
riers ».
260 Le système et son ambiguïté

Les opérations financières. Law assiégé par les solliciteurs

Les diplomates vont maintenant nous décrire l'engouement du


public pour les titres et le départ du mouvement boursier :
« ...la grande hâte qui existe à Paris de pouvoir souscrire aux
actions du Mississippi, que l'on fait à 1 000 % du capital. Il y a une
telle presse sur Law de personnes qui veulent être favorisées qu'il
a été obligé de faire fermer les portes extérieures quand il est chez
lui. On peut voir tous les jours trois ou quatre cents personnes de
qualité parmi lesquelles souvent des ducs et pairs, et d'autres de
plus haut rang, qui attendent dehors sur leurs pieds, guettant le
moment où le portier fait sortir quelqu'un, pour essayer de forcer
l'entrée par menace ou par corruption » (Crawford, 23 septembre
1719) 1 .
Et nous allons comprendre maintenant les manœuvres de Law à
l'égard des rentiers, bénéficiaires théoriques de l'opération. Les
souscriptions auraient dû, en bonne logique et en bonne justice,
leur être réservées, ou du moins comporter une priorité en leur
faveur. Or, aucune disposition de ce genre n'a été prise au début
de l'émission. Et voici que tout à coup, on pense à eux. Pourquoi?
Ce serait, selon Crawford, parce que Law et le Régent ne savaient
comment échapper aux solliciteurs.

1. Cf. la description de scènes analogues par Du Hautchamp et par Pollnitz.


« La garde de soldats qu'on fut obligé de mettre à la porte de l'hôtel de Nevers,
où l'on distribuait ces souscriptions, avait bien de la peine à empêcher le tumulte.
II y a des portiers qui doivent leur fortune aux entrées qu'ils facilitaient aux uns et
aux autres. Le nommé Le Dreux, qui fréquentait la Banque en qualité de porteur
d'argent, se trouve aujourd'hui en possession d'une très belle et bonne terre sei-
gneuriale. Quelques gens travestis sous la livrée de Law, pour mieux traverser la
foule, ne se sont point fait un scrupule de profiter de bien des effets qu'on leur avait
confiés très indiscrètement sans les connaître » (Du Hautchamp, op. cit., t. II, p. 4).
Et plus tard (après l'arrêté du 28 septembre) : « Il fut impossible d'aborder sans
risque la porte de l'hôtel de Nevers où la Cie des Indes était établie. La rue de
Richelieu était si remplie de carrosses et de monde, qu'il y eut nombre de personnes
estropiées » (ibid., p. 24).
« J'ai vu des ducs et des pairs attendre dans son antichambre comme les plus
simples des particuliers. Sur la fin, on ne parvenait à lui parler qu'à prix d'argent.
Il fallait acheter du Suisse l'entrée de la maison; celle de l'antichambre, des laquais;
et celle de la chambre ou du Cabinet, des valets de chambre. Les conversations
étaient fort brèves et l'on avait très peu de marchandise pour beaucoup d'argent »
(Pollnitz, Lettres et Mémoires, Amsterdam, 1737, t. III,p. 56-57).
Objectif dix mille 261

L'énigme de l'arrêt du 26 septembre

Crawford, 30 septembre 1719 1 , à Craggs :


« ... Le Régent et M. Law se sont trouvés tellement harassés par
les pétitions et les sollicitations de toutes les parties du royaume
et de toutes sortes de gens désireux de souscrire de ce nouveau
capital sur les 50 000 000 récemment émis à 1 000 % qu'ils ont
décidé que cela ne pouvait plus marcher de cette manière, qu'ils
étaient obligés de refuser des demandes très justes et ainsi de
désobliger beaucoup de personnes qui ne pouvaient pas être
admises, car on proposait cinq fois plus que le montant offert en
souscription.
« En conséquence, lundi dernier (25 septembre) alors qu'ils se
trouvaient à la Comédie italienne, M. Law et le Régent prirent la
décision de faire connaître au public par un arrêt du Conseil : que
la banque serait ouverte à toute personne les jeudis pour souscrire
jusqu'à ce que le total soit atteint, mais que l'on ne recevrait pas
l'argent comptant (ready money); que non seulement le premier
versement mais les versements subséquents ne seraient reçus qu'en
billets d'État et autres papiers déclarant leurs propriétaires comme
créanciers de l'État, étant donné que l'intention originale était de
les favoriser (ces créanciers).
« Par le changement ainsi opéré dans l'affaire, Law et le Régent
se sont libérés d'un grand nombre d'engagements qu'ils avaient
pris envers des amis et des favoris (ou favorites).
« Et ces effets ont été portés à un si haut prix que la pression
pour souscrire s'est trouvée relâchée. »

Il faudrait une forte dose de naïveté pour s'en tenir à une pareille
explication. Les Anglais n'ont d'ailleurs pas tardé à comprendre
qu'il s'agissait d'autre chose, et encore n'ont-ils vu qu'une partie
de l'affaire.
A l'aide du récit de Crawford, et aussi de quelques éléments, nous
sommes en état d'élucider cette petite énigme de la phase ascen-
dante du Système. Tout d'abord, il existe bien un arrêt sur le sujet
des droits de souscription : certains historiens en avaient douté 2 .
Nous avons pu en retrouver le texte, qui porte d'ailleurs la

1. S.P. 78-165, n° 225.


2. On s'e9t étonné de ce qu'il n'ait pas été mentionné par Pâris-Duverney ni par
Dutot. En fait, celui-ci y fait allusion non point dans ses œuvres publiées, mais dans
le manuscrit de Douai. On trouve le texte de l'arrêt aux Archives nationales,
E 2008, P 197-198.
262 Le système et son ambiguïté

date du 24, bien qu'il soit toujours cité sous celle du 26 Cer-
tains auteurs ont cru, soit qu'il n'avait pas été mis en application,
soit qu'il aurait été annulé, quelques jours après, par un autre
arrêt 2 . Ces hypothèses sont fantaisistes.
L'arrêt a bien été pris, il fait d'ailleurs suite à une délibération
de la Compagnie en date du 2 2 3 ; il n'a pas été retiré, il a été appli-
qué et nous allons voir comment; il n'a pas été conçu pour per-
mettre d'évincer des fâcheux mais bien pour réaliser une double
combinaison profitable.
En premier lieu, il s'agit encore d'un agiotage sur les billets
d'État et sur certains autres titres plus ou moins décriés. Il faut
savoir que la délibération et l'arrêt ne réservaient pas aux seules
rentes le droit préférentiel de souscription, mais étendaient aussi
bien cet avantage aux billets de l'État, aux billets dits de la Caisse
commune, et même aux actions de la Ferme générale émises à
l'époque des frères Pâris. De ce fait, les billets de l'État, qui étaient
déjà venus au pair le 14 septembre, le dépassaient de 12 % à la
date du 27, aussitôt après la divulgation du nouvel arrêt 4 .
Ces indications sont rigoureusement confirmées par les cotes de
Giraudeau.
Ayant empoché ce premier bénéfice (du moins on le suppose)
Law mit aussitôt sur pied une seconde combinaison. Voyant que les
papiers d'État montaient et que le paiement des souscriptions en
deviendrait plus difficile, la Compagnie ordonna à son caissier
Vernezobre de recevoir des billets de banque avec 10 % de bénéfice
en sus, en paiement des souscriptions. Une délibération de la
Banque fut prise à ce sujet, le 25 septembre 1719 5 .
Ainsi l'arrêt a été pris entre les deux délibérations de la Compa-
gnie, qui sont datées du 22 et du 25. Mais quand il a été publié
(le 26), la Compagnie avait déjà décidé de le tourner par l'applica-
tion de la prime de 10 %.
Les Anglais, sans être informés de la teneur du texte, ne tar-
dèrent pas à comprendre la combinaison : « La Compagnie a eu
bon profit à cette occasion car lorsqu'on s'est avisé que la demande
était très forte pour ces papiers, comme chacun souhaitait entrer

1. Sans doute d'après sa publication.


2. Levasseur en donne même la date; il fait remonter le premier arrêt au 22 et
imagine un second arrêt le 25.
P. Harsin fait remarquer très justement que ce second texte, s'il avait existé,
aurait tout de même laissé quelque trace! Cf. Levasseur, op. cit., p. 132, n. 1;
P. Harsin, Les Doctrines monétaires, p. 172, n. 2.
3. Ms. Douai, p. 215.
4. Ibid., p. 214.
5. Ibid., p. 216.
Objectif dix mille 263

dans la souscription, on déclara qu'un paiement à 10 % au-dessus


du pair en argent comptant serait équivalent à un paiement pour
ces effets, dont il existait une quantité suffisante pour fournir le
public à ce prix, car c'était leur prix courant en ce moment. Les
gens préférèrent payer 10 % de plus en monnaie à la banque plutôt
que d'avoir le dérangement de les acheter. De la sorte, la Compa-
gnie a pu vendre ses actions à 1 100 au lieu de 1 000 1 . »
Le procédé de la Banque est doublement critiquable. Elle pouvait
intervenir pour simplifier l'opération, en faveur de ses clients, si
elle avait elle-même procédé à l'achat des titres donnant droit à la
souscription : mais elle s'abstenait de le faire, et gardait, purement
et simplement, les 10 %, comme un mandataire infidèle. En fait, les
billets d'État redescendirent lentement vers le pair. Cependant, la
supercherie de 10 % n'est qu'un aspect relativement mineur dans la
malhonnêteté générale de l'opération. Le scandale, c'est que les
rentiers se trouvaient réellement frustrés des droits de souscription
qu'on leur avait promis et qu'on faisait semblant de leur garantir.
Ils étaient moins bien traités que les porteurs de billets d'État qui
trouvaient un marché pour vendre, et même fort bien à cette
époque, leurs titres dépréciés, achetés au rabais et par combine.
Sans doute, les rentiers avaient-ils la possibilité d'économiser
les 10 % de prime s'ils venaient souscrire en produisant leurs récé-
pissés. Mais, outre que beaucoup d'entre eux n'avaient pas encore
reçu les récépissés (et cela même sans négligence de leur part),
l'accueil de leurs souscriptions dépendait du bon plaisir de la
Banque 2 .
En réalité, et nous le savons déjà, Law n'avait jamais eu l'inten-
tion de permettre à la masse des rentiers d'acquérir des actions
pour le prix pourtant coquet de 5 000 livres. Les souscriptions
initiales étaient destinées, soit à des amis qu'il souhaitait enrichir,

1. C'est cette correspondance qui nous a mis sur la piste, à une époque où nous
n'avions pas encore pu prendre connaissance du manuscrit de Douai.
2. Personne ne s'émouvait de cette situation, pas même Crawford, qui exprime à
la fois son émerveillement (pour Law) et son anxiété (pour l'Angleterre)... « Les
souscriptions sont renouvelées pour 50 000 000 de plus sur le même pied. On pour-
rait penser qu'une telle augmentation de capital avec l'intérêt à payer, l'afïluence du
papier sur le marché, découragerait le public; mais au contraire, je pense que ces
nouveaux 50 millions seront remplis dans les vingt-quatre heures, telle est la
confiance qu'ils ont tous que Law les fera gagner, s'ils entrent dans son projet. » —
« La France se trouvera plus puissante que jamais d'ici deux ans... Le Roi n'aura plus
de dettes ou insignifiantes... ses revenus seront augmentés d'un tiers, sinon de
moitié. Une telle banque à Paris, avec tout le crédit et toute la monnaie d'un si grand
pays, dans la main d'un homme si capable, peut permettre d'accomplir facilement
ce qui semblerait miraculeux aux autres pays. »
264 Le système et son ambiguïté

soit même tout simplement aux spéculateurs qui lui rendaient le


service de faire monter la cote. Lorsque les cours auraient atteint
le niveau correspondant à la valeur préfixée de 10 000 livres, alors
les rentiers pourraient accéder à ce mode de placement de leurs
liquidités. Il faut d'ailleurs accorder à Law cette circonstance
atténuante : même à ce prix, il estimait que c'était là un bon inves-
tissement.
*

L'exécution de ce plan se poursuivit d'un façon satisfaisante


pendant les deux mois d'octobre et de novembre. C'est une extra-
vagante « campagne » boursière que nous voyons se dérouler pen-
dant cette période ascendante, extravagante, et en même temps
rationnelle, puisque, contrairement à la fable, nous savons que Law
n'a jamais laissé les titres échapper à son contrôle et bondir vers
des cours absurdes; il les conduit de main de maître vers l'objectif
qu'il s'est fixé : l'action à 10 000.
Nous pouvons suivre le mouvement des cours grâce à différentes
sources — notamment les correspondances —, mais surtout grâce
à un document très détaillé et sûr, à savoir la table tenue par Girau-
deau, bourgeois de Paris.
Les cotes sont représentées, à l'époque, d'une façon pour nous
assez déconcertante, par un coefficient de pourcentage 100 %,
200 %, etc. Cependant les tables de Giraudeau nous permettent
de suivre la situation d'une façon plus simple qu'on ne l'avait
pu jusqu'ici. Elles font apparaître en effet que le pourcentage-
cours s'applique uniformément — et pour toutes les catégories
de titres — à un même multiplicande, qui n'est autre que la valeur
nominale de 500 livres, identique pour tous les titres, mal-
gré la différence de leur prix d'émission (respectivement 500,
550, 1 000 et 5 000).
Il suffit donc de multiplier 500 livres par le cours (100, 200...
2 000 %) pour obtenir le prix de la transaction. Les titres acquis
demeurent redevables — à l'exception des actions mères, entiè-
rement libérées — d'un certain nombre d'échéances Compte tenu
1. Les niveaux de libération sont les suivants :
A. Les actions mères : entièrement libérées, à bon compte, par billets d'État.
B. Les actions filles : prix d'émission : 550, payable 75 au comptant, le solde en
19 échéances mensuelles de 25 livres à partir de mai.
C. Les petites-filles : prix d'émission 1 000, payable 50 au comptant, le solde en
19 échéances de 50 livres à partir de juillet.
D. Les souscriptions proprement dites : prix d'émission 5 000, payable 500 au
comptant plus 9 échéances mensuelles de 500 transformées en 3 échéances trimes-
trielles de 1 500, la l r e exigible en décembre.
Objectif dix mille 265

de ces dernières données, les valeurs tendent, par l'effet des arbi-
trages, vers un niveau d'équivalence (sous réserve de l'anarchie
que nous observerons en octobre, quand les porteurs de mères —
entièrement libérées — les vendront au comptant pour acheter
des souscriptions dont les 9/10 sont payables à terme).

La progression initiale

Si nous considérons rétrospectivement le mois de septembre


à l'aide des tableaux de Giraudeau, nous constatons que les
actions d'Occident (A) ne sont plus cotées entre le 19 septembre
et le 2 octobre. La dernière cote est celle du 19 : 1 027 1/2, c'est-
à-dire 5 137,50, à quoi il faut ajouter le nominal initial, soit au
total 5 637,50. A la même date, les cotes respectives des filles (B) et
des petites-filles (C) s'apprécient à 985 et à 825, ce qui donne res-
pectivement 4 725 et 4 125, valeurs qui sont parfaitement concor-
dantes entre elles et avec la cote précédente :

Mères (total) 5 637,50


Filles 5 225 + environ 400
à payer = 5 625
Petites-filles 4 650 +environ 900
à payer = 5 550

Quant aux soumissions sur les 150 000 000, les tables ne les
mentionnent qu'au début d'octobre. Ce n'est sans doute que dans
les tout derniers jours de septembre et surtout dans les premiers
jours d'octobre qu'elles font l'objet d'un véritable marché. Cela est
bien naturel puisque la seconde tranche ne date que du 28 sep-
tembre, la troisième du 2 octobre et que le régime lui-même n'a
été défini, dans les conditions que nous avons évoquées, que par un
décret publié le 26 septembre.
C'est probablement dès la fin septembre que les nouvelles sou-
missions se revendent avec un bénéfice qui, le 2 octobre, se chiffre
à 27,50, puis à 20 le 3 et le 4, à 27,50 de nouveau le 5, pour mon-
ter à 34,50 le 6, à 92,50 % le 10, et s'élever en flèche au point d'at-
teindre 270 % le 15 octobre.
La hausse des « soumissions » (D) coïncide avec un fléchissement
des autres titres; en ce qui concerne les actions mères (A), nous les
retrouvons le 2 octobre à 869,50, alors que nous les avions laissées
le 19 septembre à 1 027,50. Elles descendent encore à 820 le 3 et
remontent le 4 à 900.
266 Le système et son ambiguïté

Quant aux filles (B) nous disposons de leurs cours après le


19 septembre. Elles marquent une baisse le 30 à 850, le 2 octobre
et jours suivants elles suivent des cours identiques à celui des
actions A.
Les petites-filles (C) ont marqué un fléchissement comparable :
790 le 30 septembre, 740 le 2 octobre, 720 le 3, 700 le 4 et elles
remontent le 5 à 800.
Il peut paraître surprenant que les titres A, B, C baissent, alors
que les souscriptions montent, mais le paradoxe n'est qu'apparent
et la correspondance de Crawford en donne d'ailleurs l'explica-
tion. Les porteurs des actions anciennes les vendent au comptant.
Ils en tirent des sommes un peu inférieures à 5 000; avec ces
sommes ils peuvent acquérir plusieurs soumissions et ainsi ils
espèrent réaliser un bénéfice plus important que s'ils avaient gardé
le titre initial 1 .
Une autre considération peut également jouer dans le phéno-
mène surprenant de la disparité des cours entre des titres de
valeurs identiques, c'est la nécessité de se procurer de l'argent

1. Une lettre de Crawford du 10 octobre donne des renseignements détaillés.


« Ces prix avaient fortement baissé il y a quelques jours, mais aujourd'hui même
il y a une déclaration disant que l'on n'en ferait plus désormais. Les anciennes
actions sont à 900 et les nouvelles soumissions à 1 100. » Le rapport serait donc,
en valeur réelle, 4 500 pour les anciennes et 5 500 pour les nouvelles. Ces évalua-
tions sont à peu près conformes à celles de Giraudeau qui donne exactement 900
pour les anciennes, et seulement 92,50 (au 10 octobre) pour les soumissions (D).
« Cette différence, note Crawford, équivaut à un intérêt de 30 %. » Il donne un
exemple chiffré : « Un papier appelé soumission, portant reçu du porteur, par
exemple d'une somme de 10 000 livres comme (premier versement) sur
100 000 livres, payable mensuellement en dix termes différents, pour l'achat de
vingt actions, est vendu aujourd'hui 20 000 livres en argent comptant (ready money),
alors que les mêmes 20 actions, dont l'achat ne sera accompli qu'à la fin des dix
mois après que le porteur aura payé cent mille livres, sont vendues sur la place
pour 90 000. »
Ainsi l'acheteur aura payé les actions nouvelles au taux de 1 100 % = 110000,
c'est-à-dire le nominal plus le rachat du premier versement, mais il n'aura payé que
20 000 comptant, 90 000 étant payables en neuf termes.
Crawford indique que les boursiers anglais ne comprennent pas bien ce phéno-
mène. L'explication en est pourtant simple. En vendant les actions anciennes au
comptant avec une légère perte, le spéculateur obtient 90 000 livres de liquide et il
peut donc souscrire pour 450 000 livres, les 360 000 restant étant payables en
neuf mois. En fait, il compte revendre avant d'avoir payé les 360 000 livres des
neuf autres échéances, d'autant qu'il n'a rie.i à décaisser avant le mois de
décembre. Pour que son affaire soit bonne, il faut évidemment que ces souscriptions
lui procurent, dans ce délai, une plus-value supérieure à 10 000 livres, ce qui n'a
rien d'invraisemblable. « Selon toute apparence ces souscriptions augmenteront
encore, étant donné la fureur qui semble habiter les gens. »
Objectif dix mille 267

comptant en vue des prochaines échéances. C'est ce qu'expose la


Notice de Londres : « Cependant ces dernières actions firent consi-
dérablement baisser les anciennes, quoiqu'elles fussent de la
même nature et tout aussi bonnes que les dernières. On vit les
anciennes actions tomber presque tout d'un coup jusqu'à 760,
parce que les souscrivants aux dernières ayant besoin d'argent
pour répondre aux seconds paiements dont le terme était proche,
se pressèrent de se défaire des premières actions 1 . »

L'escalade

Law ne pouvait prendre le risque de laisser se creuser de fortes


disparités au détriment des premières actions, même s'il avait la
satisfaction de voir les nouvelles soumissions dépasser le pair. La
parade vint aussitôt sous la forme d'une délibération de la Banque,
prise le 5 octobre et qui ordonnait à son caissier de racheter au
comptant les anciennes actions 2 sur le pied de 5000 livres l'une.
Cette décision, qui n'est signalée que par le manuscrit de Douai et
>ar la Notice de Londres, suffit par sa seule annonce à consolider
fe titre et il n'y eut jamais lieu de la mettre en application 3 . Elle
fut donc parfaitement efficace.
Law appuya peu après le mouvement de hausse par plusieurs
mesures. D'une part, on indiqua le 10 octobre qu'il ne serait plus
procédé à de nouvelles émissions 4 , puis, le 20 octobre, un arrêt
modifia les échéances de libération des nouveaux titres. Alors
qu'initialement les souscripteurs devaient verser 500 livres chaque
mois (soit 9 versements mensuels après le premier) les paiements
furent groupés trois par trois (1 500 chaque fois) et reportés res-
pectivement aux mois de décembre, mars et juin. Cette décision
était hypocritement présentée, dans une délibération de la Compa-
gnie en date du 18 octobre qui précédait l'arrêt, comme destinée à

1. A full and impartial account..., p. 16-17.


2. « Celles qui auraient leurs six derniers dividendes. » Ms. Douai, p. 231 (cf.
A full and impartial account..., p. 16-17).
3. Il résulte en effet de la requête présentée par la Compagnie d'Occident à la
date du 21 avril 1721 que les achats ne commencèrent qu'après la délibération de
décembre.
4. Une septième émission avait eu lieu le 4 octobre pour un montant de
24 000 titres. A la différence des précédentes, cette émission procédait seulement
d'un ordre et non point d'un arrêt et elle ne devait pas affecter le montant du capital
total qui demeurait fixé à un nominal de 3 0 0 0 0 0 0 0 0 . Ces actions devaient être
« remplacées à la Compagnie des Indes de celles qui appartiennent au Roi et qui sont
en dépôt à la Banque ». Elles s'imputaient donc sur les 100 000 actions du Roi et il
ne semble pas qu'elles aient été effectivement créées (cf. Ms. Douai, p. 222-223).
268 Le système et son ambiguïté

simplifier le travail des commis, qui auraient moins de signatures à


donner si les quittances étaient groupées 1 . La réalité, c'est que les
actions (A) avaient, autour du 15 octobre, marqué un nouveau flé-
chissement : de 1050 à 980, et cela parce que les porteurs ven-
daient pour pouvoir payer les échéances des soumissions qui, elles,
au contraire, à la même date, passaient de 160 à 270.
Enfin, mais à une date que nous n'avons pu déterminer avec pré-
cision, Law fit consentir par la Banque des prêts sur les titres, à
concurrence de 2500 livres, soit le quart de la valeur (qu'il leur
attribue) de 10 000 2 .
Le résultat de ces diverses dispositions fut pleinement satisfai-
sant. Les actions (A) marquent une forte reprise étalée du 20 au
24 octobre et qui les porte de 980 à 1200. Les filles, qui n'avaient
pas baissé (mais elles n'étaient le 15 qu'à 950), atteignent le
même palier, et les petites-filles montent à 1100, ce qui représente
l'écart logique de l'arbitrage boursier 3 .
A cette même date du 24 octobre que nous avons prise comme
repère de la cote, un arrêt du Conseil décida la création d'une nou-
velle tranche de billets de banque, pour un montant de
120 000 000 (une émission du même chiffre était intervenue le

1. MB. Douai, p. 235.


2. Ces prêts sont signalés dans une série de documents (lettres du Mercure,
Histoire des Finances) et d'autre part nous savons qu'ils furent suspendus autour
du 15 décembre, mais nous ignorons à quel moment le mécanisme avait été mis en
route. A quels titres s'appliquait-il? Certainement aux actions (A) et sans doute
même (8) et (C), dont la valeur de réalisation était très supérieure au montant de
l'avance. Il est possible aussi qu'il se soit étendu aux soumissions mais seulement
à partir de l'époque où la simple souscription comportait une plus-value élevée.
3. Vers la même époque, un observateur, le président Dugas, se livre, dans sa
correspondance, à quelques remarques qui confirment les données dont nous dispo-
sons et nous renseignent sur l'état des esprits : « Depuis que le Roi a déclaré qu'il ne
créerait plus de nouvelles actions, les dernières créées gagnent 150 pour cent, c'est-
à-dire qu'elles sont à 1 150 pour cent, parce que le Roi les vend mille pour cent et
le particulier qui fait sa soumission en les vendant y gagne 150 pour cent. »
Ces chiffres sont un peu inférieurs aux cotations de Ciraudeau pour les
actions (A), 1 192 au 26 octobre, et très nettement pour les soumissions (272). Mais
l'auteur habite la province et s'en tient à des évaluations générales.
Le président Dugas ajoute qu'on ne doute pas qu'elles doivent monter jusqu'à
2 000 : ce qui se produisit en effet, et nous trouvons sous sa plume la confirmation
du fait que nous avons déjà indiqué dans notre examen général, à savoir que les
perspectives des hausses n'étaient nullement en rapport avec les attraits exotiques
de la colonie américaine : « On ne compte pas beaucoup sur les trésors du Missis-
sipi, mais le fait le plus assuré, c'est que l'argent qui s'écartait par différents
canaux viendra désormais se rendre dans un seul et unique réservoir » (Corres-
pondance..., op. cit., p. 133).
Objectif dix mille 269

12 septembre, à la veille de l'augmentation de capital de la Compa-


gnie). Le développement des transactions sur les titres exigeait
évidemment de nouvelles disponibilités monétaires.

Les plafonds du 29 novembre

Les cotes de la fin d'octobre et de la première quinzaine de


novembre font apparaître une ascension continue et régulière de
toutes les catégories de titres. Et soudain, entre le 18 et le
21 novembre, avec de faibles variations selon les catégories de
titres, un bond impressionnant.
Les actions (A) qui le 18 faisaient 1392, c'est-à-dire à peu près
7500, passent le 20 1 à 1695, c'est-à-dire sensiblement à 9000. Les
filles, selon la tendance que nous connaissons déjà, marquent les
mêmes taux et le même élan. Les petites-filles suivent le mouve-
ment, selon l'habitude, avec un décalage de cent points 2 . Quant
aux soumissions, le 16 elles étaient encore à 325,5; le 18 nous les
trouvons à 493; le 20 à 750 et le 21 à 819. La cote du 16 repré-
sente pour la souscription (le versement initial étant réintégré)
une valeur de 2125 et comme le titre doit encore 4500 avant d'être
libéré, on peut donc l'évaluer à 6625, chiffre un peu inférieur à la
valeur de l'action (A) à la même date (7065). Au point d'arrivée
nous en sommes à 9095, c'est-à-dire légèrement au-dessus de l'ac-
tion (9000).
Désormais, le problème de Law n'est plus d'assurer la hausse
mais de la contenir, car l'emballement des cotes pourrait dépasser
l'objectif 10 000, et il n'a nullement l'intention de se laisser forcer
la main. Nous savons à la fois par Dutot et par YHistoire des
Finances que Law n'hésita pas à jeter sur le marché 30 000 000 de
titres 3 .
« On vit avec une extrême surprise, écrit Dutot, les actions mon-
ter à 10 000 livres (vingt fois plus que leur première valeur) mal-
gré la Compagnie même qui, pour les empêcher de monter, en
répandit en une seule semaine pour 30 millions sur la place sans
pouvoir les faire baisser. »
En parlant d'actions jetées sur le marché, les auteurs font allu-
sion aux actions anciennes, et plus probablement encore aux
titres du type (A), auxquels s'applique proprement ce terme et
dont, au surplus, Law pouvait sans doute disposer par quantités

1. Le 19 étant un dimanche.
2. Voir ci-après, note annexe.
3. Dutot, op. cit., t. II, p. 257-258.
270 Le système et son ambiguïté

appréciables. Cette mesure est confirmée par la cote qui marque


une baisse sensible entre le 25 (1765) et le 27 (1690) mais les
titres appuient de nouveau vers la hausse et marquent 1865 et
1875 aux dates des 28 et 29. Ce dernier cours représente une
valeur de 9875, donc à peine inférieure à 10 000 1 .
Quant aux soumissions, le plafonnement est réussi sur le fil du
rasoir. Loin de baisser entre le 25 et le 27, ces titres marquent
une forte augmentation : de 895 à 1004, ils redescendent ensuite
de quelques points et marquent 999 le 29 novembre 2 ; le droit de
souscription lui-même s'établit donc à 5000 + 500 déjà payés,
soit 5500, mais le titre doit encore 4500 : son prix de revient sera
ainsi exactement de 10 000.
On peut donc admirer la stratégie de Law et en constater la par-
faite réussite au terme de cette campagne tendant à assurer et en
même temps à contenir la hausse des titres, et nous pouvons reje-
ter définitivement dans les oubliettes de l'histoire la fable ridicule
selon laquelle les actions, échappant à l'apprenti sorcier, auraient
bondi vers des cotations absurdes de 18 000 ou 20 000 livres.

La monnaie et les changes

Nous ne saurions terminer notre survol de cette période sans


porter un regard sur la monnaie et sur les changes. Nous en reti-
rerons une impression moins brillante.
Law mit en application les diminutions qui avaient été « pro-
grammées » le 3 août sur les matières d'or et les anciennes espèces
d'or et qui s'échelonnaient du 15 septembre au 15 novembre 3 .
A cette dernière échéance, le marc d'or fin était descendu à 720
et celui des pièces d'or à 22 carats était descendu à 660 4 .
Par suite de ces diverses opérations, dont nous ne pouvons suivre
le détail, l'or ancien se trouvait déprécié par rapport à l'or nou-
veau et l'or — ancien ou nouveau — déprécié par rapport à l'ar-
gent, ce qui correspondait à la stratégie permanente du fils de
l'orfèvre, ennemi de l'or.
La déprime de l'or ancien par rapport à l'or nouveau se chiffrait
à 20 % (660 à 825). « On avait en vue, expose Dutot, d'attirer l'or
1. Dutot, op. cit., t. II, loc. cit., et Giraudeau, tables : chiffres identiques chez
ces deux auteurs.
2. D'après les cotes de Giraudeau.
3. Ms. Douai, p. 192, 213, 221, 234, 246.
4. Sans billets. La faculté de remettre 2/5 e de billets en même temps que les
matières et anciennes espèces subsistait et comportait des réductions proportion-
nelles.
Objectif dix mille 271

ancien vers la Banque et d'augmenter par là la demande de billets,


mais en même temps on créait une incitation à " resserrer " ou à
" transporter " les anciennes espèces. » Dutot donne des exemples
minutieux dont il résulte que par des arbitrages, écus neufs contre
or ancien, on pouvait parvenir à réaliser des profits de 25 à 29 %.
« Cet attrait n était-il pas assez puissant pour inviter au transport
de notre ancien or? Ceux qui ne voulaient pas encourir le risque le
cachaient jusqu'à une occasion favorable », note Dutot, qui
ajoute : « Le bénéfice que fait l'étranger est une perte réelle pour
l'État, et le passage de nos especes fait nécessairement baisser le
change au-dessous du pair. »
Il est impossible de déterminer quelle fut exactement l'influence
sur le change de ces manipulations monétaires et des pratiques
u'elles suscitaient, et il est possible que d'autres causes aient joué
3 ans le même sens. Tel serait le cas, si, comme on peut le supposer,
d'importantes réalisations de bénéfices avaient été faites par des
spéculateurs (notamment des étrangers) pendant la deuxième
quinzaine de novembre, hypothèse qui n'est pas nécessairement
contredite par le maintien ou la hausse des cours. Quoi qu'il en
fût, le fait est que pour la première fois depuis le mois de sep-
tembre 1718 le change se détériore.
Avec la Hollande, il passe de 7,83 (octobre, première quinzaine)
à 4,81 (deuxième quinzaine), à 1,29 (novembre, première quin-
zaine) et à 5,6 (novembre, seconde quinzaine). Même tendance
avec l'Angleterre : 8,37 - 6,11 - 3,88 enfin 4,97.
Nous comprenons aujourd'hui aisément ce que les contempo-
rains ne saisissaient pas. Cette inversion sonne le glas du Sys-
tème dans l'instant même de son apogée.
L'or est un adversaire pugnace. Il aurait peut-être supporté l'in-
tense spéculation sur les titres, voire la prolifération du papier.
Mais l'humilier par rapport à l'argent, préparer son élimina-
tion définitive, c'était sans doute passer les bornes d'un risque
raisonnable... en 1719.
LES COMPTES BIZARRES DE DUTOT.
LE MÉCANISME DE COTATION

Les énonciations de Giraudeau, quant au calcul du pourcentage, ne


prêtent pas au moindre doute : le bourgeois de Paris qui inscrivait
minutieusement et quotidiennement les cours des valeurs ne pouvait
commettre une erreur grossière sur la structure même de la cote. Nous
sommes ainsi conduit à reprendre, dans un esprit critique, la lecture des
textes de Dutot qui avaient jusqu'ici accrédité une interprétation diffé-
rente.
Dutot a présenté une évaluation de certaines catégories de titres en
appliquant le coefficient depourcentage, non pas au montant nominal (cons-
tant) mais à la somme effectivement versée par les actionnaires (somme
variable selon les types d'actions et selon la période). Mais il faut souli-
gner que Dutot n'a jamais présenté cette estimation comme correspon-
dant à un prix d'achat et de vente, à un cours de bourse. De là vient la
confusion, qu'il provoque, et où nous nous laissons prendre, ce qui est bien
compréhensible !
Dutot se livre à cette opération dans l'intention (pour nous saugrenue)
de calculer la richesse de la France! Le pays s'est enrichi... de toutes les
plus-values des titres! Il peut donc calculer cette plus-value d'une façon
arbitraire.
Il faut maintenant observer que Dutot n'a pas constamment employé
la même formule.
En août il l'applique aux actions filles (B) et aux petites-filles (C) incom-
plètement libérées En novembre, il l'applique seulement à (C) et il évalue
(B) d'après un multiplicande égal à la valeur nominale, alors que ces
actions ne sont pas encore libérées (7 versements seulement sur 19) 2 .
Enfin, dans une troisième occasion, il adopte (implicitement) le système de
Giraudeau, car il traduit le pourcentage en une série d'évaluations qui
correspondent à l'application de celui-ci.
Quel qu'ait été d'ailleurs son propos, sa formule de calcul ne peut
correspondre à la réalité de l'évaluation boursière.

1. Ms. Douai, p. 205.


2. Ibid., p. 252, Œuvres, t. I, p. 257-258.
Objectif dix mille 273

Cette méthode se traduirait par des résultats d'une complication


extrême, mais surtout, elle aboutirait, selon ses propres chiffres, à des
disparités absolument invraisemblables entre les différentes catégories
de titres. Même si les spéculateurs de l'époque étaient moins expérimentés
que ceux d'aujourd'hui, il est peu probable qu'ils auraient consenti à ache-
ter une action (A) pour un prix réel de 4 1 0 0 , alors qu'ils pouvaient avoir
une action (B) pour le prix de 740, même si l'on tient compte du fait que
cette action devait encore 4 0 0 livres (cours d'août), ce qui ferait une
différence de prix de 3 6 0 0 !
Quant au cours du 29 novembre, on pourrait se procurer une petite-
fille pour 3750, ce qui, compte tenu du solde de 8 0 0 , représente une
dépense totale de 4 5 5 0 , alors que des actions identiques (A) et (B) trou-
veraient preneurs à 9 8 7 5 et à 1 0 1 7 5 !
En ce qui concerne les cotes elles-mêmes, celles que donnent Dutot (peu
nombreuses) recoupent presque toujours celles de Giraudeau et quand
elles s'en écartent, c'est à celui-ci que nous devons donner la préfé-
rence. Ainsi Dutot indique,, le 27 novembre, pour la souscription (D)
un cours de 1317 — ce qui donnerait le chiffre excessif de 11 6 8 5 , alors
que le cours de Giraudeau est de 9 0 4 , 5 , mais nous retrouvons le chiffre
de 1317 chez Giraudeau au 27 janvier, ce qui conduit à supposer que
Dutot écrivant après coup a commis une erreur de date.
Cette note ne heurte pas la vraisemblance à cette seconde date, car,
entre-temps, les titres ont été libérés de l'échéance trimestrielle bloquée
de 1500 livres et ne sont donc plus redevables que de 3 0 0 0 au lieu de
4 5 0 0 livres.
Cela nous conduit à faire mention du seul point qui puisse prêter à diffi-
cultés, et qui concerne le prix net d'acquisition des titres incomplètement
libérés.
La situation est limpide pour les actions (A) (mères) qui sont entière-
ment libérées. L'acheteur doit payer au vendeur la somme résultant de
l'application de la cote — pourcentage au multiplicande de 5 0 0 : cela
représente le bénéfice, plus la somme de 5 0 0 livres, qui est la mise initiale.
L'équation des prix est donc la suivante, C étant le cours : (C % + 1) 500.
Quid des actions fillas dont le prix d'émission est de 5 0 0 + 50 livres, et
qui ne sont libérées que de 75 au départ, puis 100, 125, 150, etc.?Adéfaut
d'information expresse sur ce point, la solution de bon sens s'impose. L'ac-
quéreur va payer au vendeur pour chaque titre X x 5 0 0 plus le montant
libéré par le vendeur à la date du marché. Si ce montant est, par hypo-
thèse, 200, il demeure débiteur de 350. Lorsque toutes les échéances
seront passées, il aura donc payé pour ce titre (C + 1) 5 0 0 + 50. Le solde
de 50 étant insignifiant, on n'en tient pas compte (0,5 pour mille). On consi-
dère que ces titres ont exactement la même valeur que les mères (Dutot,
1.1, p. 2 57) et leurs cotes sont absolument identiques (tables de Giraudeau).
Si nous considérons maintenant les petites-filles, ie prix d'émission est
ici de 500 + 500 et elles ne sont libérées elles-mêmes qu'à raison de 50 par
mois, soit par exemple 2 0 0 au moment de la transaction. L'acheteur paie
au vendeur (C x 500) + 200. Il reste redevable de 8 0 0 , soit 5 0 0 livres de
plus que l'action mère (A) et 4 5 0 de plus que l'action fille (B). Cette solu-
tion est rigoureusement confirmée par les cotes, qui portent toujours 100 %
274 Le système et son ambiguïté

de moins pour les petites-filles (Dutot-Giraudeau). L/acheteur paie donc


5 0 0 livres de moins au vendeur parce qu'il doit payer 5 0 0 livres de plus à
la Compagnie.
Voyons enfin le cas des souscriptions. Jusqu'à la fin de décembre 1719,
elles sont libérées de 500. L'acheteur va donc payer au vendeur, comme
dans le premier cas (C + 1) 500. Mais C ne peut être le même, puisque
l'acheteur reste débiteur envers la Compagnie de 4 500 livres. L'écart
des cotes, exprimé en coefficients, devrait donc être de 900. En pratique,
et pour les diverses raisons exposées dans notre texte, il n'en est pas
exactement ainsi dans tous les cas, mais on s'en rapproche toujours.
Pour illustrer notre démonstration, nous allons prendre dans les tables
de Giraudeau, la première cotation de novembre (qui a lieu le 4 à cause
des fêtes) et la première de décembre et comparer les cours des A et
des D :

Mères Souscriptions Différence Taux d a fbitrage


r tneorique
4 nov. 1 255 290 965 900
1er déc. 1 890 1 027 863 900

Ce sont donc bien des oscillations d'assez faible amplitude autour d'un
pôle. D'où l'invraisemblance de la cote de 1317 retenue par Dutot pour
les souscriptions au 27 novembre. Donnons encore ici pour cette date les
cotes comparatives de Giraudeau.

Mères (A) Souscriptions (D) Différence


27 nov. 1 690 1 004,5 685,5

Ici la différence est nettement inférieure au cours d'arbitrage (900),


mais l'explication de cet écart est toute simple : nous savons par Dutot et
par l'Histoire des Finances que Law avait jeté des actions sur le marché
dans les derniers jours de novembre; de ce fait, il y avait une baisse plus
forte sur les actions que sur les souscriptions, puisque l'on ne vendait pas
de souscriptions. Nous allons voir d'ailleurs les ciseaux se refermer bien
vite :

Mères (A) Souscriptions (D) Différence


28 nov. 1 865 998,5 866,5*
29 nov. 1 895 999 896**

* — 13,5 par rapport au taux d'arbitrage.


** — 4 par rapport au taux d'arbitrage.

Enfin un tout dernier problème va se poser lorsque les souscriptions


seront libérées de 5 0 0 + 1500. L'acheteur va-t-il payer ces 1500 en sup-
Objectif dix mille 275

plément de prix au vendeur, ce qui donnerait (C + 4) 5 0 0 ? ou bien la cote


s'établira-t-elle sur la base (C + 1) 5 0 0 , comme avant, l'acheteur n'étant
débiteur désormais, envers la Compagnie, que de 3 0 0 0 au lieu de 4 5 0 0 ?
En d'autres termes, les 1 5 0 0 seront-ils compris dans le forfait des coeffi-
cients ou seront-ils ajoutés?
C'est incontestablement la première méthode qui est employée par
Giraudeau après le 5 janvier. Cette date s'explique aisément par le
fait que les libérations exigibles en décembre, sans autre indication,
avaient pu s'étaler jusqu'aux premiers jours de janvier. Quoi qu'il en soit,
la cote, qui, le 5 janvier — jour même de la nomination de Law au contrôle
— s'établissait à 947, monte d'un coup à la première cotation connue
ensuite, soit le 8 janvier, à 1 4 2 0 . Un tel bond serait incompréhensible,
malgré la bonne nouvelle, puisqu'il mettrait la valeur des souscriptions à
7 100 + 500 + 4 500 = 12 100, alors que le bureau vendait les actions
pleines au taux de 9 5 0 0 ! Le chiffre de 1 4 2 0 procède de l'application
d'une nouvelle méthode qui consiste à intégrer les montants libérés dans
la cote, qui sans cela serait de 1 0 2 0 . La valeur d'achat est donc de
1 4 2 0 x 5 0 0 = 7 100 livres pour un titre qui est encore redevable de
3 0 0 0 livres (soit un total de 1 0 1 0 0 livres).
XXII

De l'attaque sur la banque


à la guerre du solstice

Nous parvenons ainsi à une suite de quelques journées qui


marque la césure du « triomphalisme » et qui annonce de loin les
grands périls. C'est l'épisode que les Anglais appelle run on the
bank et que Stair traduit lui-même littéralement par le cours sur
la banque puis par l'attaque sur la banque (forme que nous
adopterons pour cette raison malgré son anomalie grammaticale) 1
et qui provoqua de la part du gouvernement d'importantes mesures
de protection et de rétorsion.

Pulteney à Craggs, 5 décembre

« Il y a eu une grande course (run) sur la Banque, ici jeudi et


vendredi derniers . On pense que c'est ce qui a occasionné l'arrêt
pris le jour suivant 3 pour donner du crédit aux billets de banque
de préférence aux espèces; (cet arrêt) déclara que tous les paie-
ments publics seront faits (en billets) et qu'il ne sera plus reçu de
monnaie (espèces) à la Banque. Et puis un autre arrêt est sorti,
qui diminue la valeur du louis d'or et des écus. En dépit de ces

1. « Ruée sur la banque » serait d'ailleurs plus proche de l'équivalence.


Cet épisode n'est mentionné dans aucune autre source : aussi a-t-il échappé à
l'attention des historiens, à l'exception de Wiesener : « Ils (les plus habiles)
commencèrent à réaliser et dirigèrent'dans les premiers jours de décembre une
attaque contre la Banque » (op. cit., t. III). Buvat ne fait aucune mention de
l'attaque. Forbonnais et Du Hautchamp évoquent seulement l'activité des « réali-
seurs » de titres. Ni Daire ni Levasseur n'y font la moindre allusion.
2. Il s'agit du jeudi 30 novembre et du vendredi 1 e r décembre.
3. Arrêt du 1 e r décembre. E 2009, f 6 233-236.
De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 277

arrêts, l'attaque sur la banque a continué hier1 (lundi 4). »


Ainsi, pour la première fois, fe fabuleux métal a regimbé et, mal-
gré une très vive contre-attaque, il s'est « accroché ». Law en a pro-
fité d'ailleurs pour franchir une nouvelle étape dans le processus
de la démonétisation.
Le 6 décembre, Crawford écrit à Stanyan pour lui faire part des
mêmes nouvelles. « Il y a ici une course sur la banque par certaines
personnes qui ne souhaitent pas du bien au présent établissement;
(ceci) a produit quelques arrêts destinés à les punir, en ne leur per-
mettant pas de rapporter leurs espèces à la banque jusqu'à ce que
les deux autres diminutions soient intervenues. »
La réplique de Law est fort habile. Il faut un temps de réflexion
pour la comprendre.
Premier point : la banque a supporté des retraits importants d'or
et d'argent et l'on pense c|ue le souci de Law va être d'attirer de
nouveau ces métaux précieux. Or, voici qu'il adopte la solution
inverse. Il les refuse. C'est l'or qui est interdit de séjour.
Deuxième point : le second arrêt, qui est en date du 3 décembre,
recourt au procédé devenu classique de la « diminution » (déva-
luation) du métal mais il instaure une nouvelle méthode, ou plus
exactement il applique, cette fois, aux monnaies courantes la for-
mule qui avait été adoptée précédemment pour les anciennes
pièces; la manipulation monétaire en chaîne à échéances succes-
sives, comportant en quelque sorte une cascade de préavis. On
s'engage ainsi dans une voie fort dangereuse car si la diminution
est la parade type, on ne peut diminuer indéfiniment, c'est-à-dire
« réévaluer » sans arrêt. Il faudra bien un jour déclencher le méca-
nisme inverse et s'engager dans une politique monétaire en zigzag,
et Law y sera effectivement contraint.
Pour l'heure, l'arrêt du 3 décembre fixe le louis de 25 au marc à
32 livres (auparavant 34) et l'écu de 10 au marc à 5 livres 12 sols,
valeur applicable entre le 8 décembre et le 1 e r janvier. A partir du
1 e r janvier, une nouvelle diminution est d'ores et déjà annoncée,
abaissant le louis à 31 et l'écu à 5 livres 8 sols. Ces mesures furent
complétées, par un arrêt du 10 décembre, pour les pièces de 20 sols
et de 10 sols, ramenées respectivement à 18 et à 9 2 .
Nous devons maintenant mettre en regard les deux textes du
1 e r décembre (interdisant l'apport des espèces) et du 3 décembre

1. C'est nous qui soulignons.


2. Rappelons que les pièces plus anciennes, sans être décriées, n'étaient reçues
qu'au poids et selon une évaluation forfaitaire. D'où la brièveté de la nomencla-
ture. Lorsque les anciennes pièces auront à nouveau cours, les textes seront plus
compliqués.
278 Le système et son ambiguïté

(fixant les diminutions). C'est là que réside l'ultime finesse du plan


de Law.
Les clients qui se sont fait délivrer des pièces ne peuvent pas les
rapporter, et par conséquent ils subiront le préjudice résultant des
diminutions.
Cependant cette sévérité est nuancée. C'est seulement dans le
bureau de la Banque à Paris que les espèces d'or et d'argent ne
pourront pas être reçues. Il s'ensuit qu'on pourra les présenter à
la Banque dans ses bureaux de province. Par ce procédé, Law
espérait faire entrer des espèces dans ses bureaux hors capitale
et par là mieux accoutumer les différentes régions de la France à
l'usage des billets qui s'y introduisait difficilement1.

Le même arrêt du 1 e r décembre consacrait d'autres dispositions :


— tous les créanciers peuvent exiger des débiteurs le paiement
en billets, même si les billets « gagnent sur les espèces »;
— à l'expiration d'un délai de huitaine, la Compagnie pourra
exiger d'être payée en billets pour tous les droits qu'elle a charge
de recouvrer et elle-même devra faire ses paiements en billets (sauf
les appoints).
Étant donné les mouvements de fonds que représentaient les
impôts et d'une façon générale les dettes, on s'assurait ainsi une
demande importante et régulière de billets de banque.
Ici se place un épisode dont l'importance est réduite, mais qui
éveille la curiosité : Law, le pourfendeur des métaux précieux,
s'avise d'ordonner la fabrication de nouvelles pièces d'or et d'ar-
gent qui devaient être d'une qualité sublime. « Des quinzains d'or
à 24 carats, écrit Dutot avec gourmandise, au remède d'un quart

1. Nous avons un exemple pratique, pour la ville de Caen, de la réussite de cet


expédient, mais aussi de la déconvenue que les porteurs devaient subir par la suite :
« Le directeur de la Monnaie... reçut hier au matin un ordre par une simple lettre
signée Law, par lequel il lui était défendu de payer en argent aucun des billets de
banque que l'on lui porterait, et cela jusqu'à nouvel ordre, sans rien dire de plus.
Ceux qui s'en étaient pourvus avant le dernier arrêt qui ordonnait que l'on
payerait 1 050 livres pour en avoir un de 1 000 livres à la Banque se savaient un
très bon gré... Il avait été porté à la Banque avant cet arrêt pour 700 000 livres
d'argent, pour prendre pareille somme en billets sans (compter) ce qui a été porté
depuis et acheté à 5 %. » La disposition relative à la prime de 5 % résulte d'un
arrêt ultérieur en date du 21 décembre qui sera mentionné à la fin du présent cha-
pitre (De Faligny, Lettre, Caen, 3 janvier 1720. Correspondance de la marquise
de Balleroy, op. cit., t. II, p. 97).
De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 279

de carat, à la taille de 65 5/11, au remède de 6/11 de pièce par


marc, qui auront cours pour 15 livres pièce. »
Aucune de ces merveilles ne vit le jour. Selon Du Hautchamp et
même selon Forbonnais, cet arrêt était seulement destiné à faire
croire au public que la Compagnie, chargée de par son monopole
de cette nouvelle fabrication, allait réaliser de ce fait de nouveaux
et alléchants bénéfices. Mais Dutot pense que la mesure était
sérieuse, car seule la beauté des espèces décourageait la contre-
façon et que c'est en raison de difficultés techniques que l'exécu-
tion n'en fut pas suivie.
Par le même arrêt (tjui semble dater des premiers jours de
décembre) Law ordonnait la fabrication de pièces d'argent fin « à
12 deniers, à la taille de 65 5/11 au marc, au remède ae 6 grains
pour le fin et de 17/11 de pièce pour le poids; c'étaient des livres
qui auront cours à 20 sols chacune 1 ».
La livre d'argent connut meilleure fortune que le quinzain d'or.
On la mit en fabrication, mais avec un grand retard, et on n'en
frappa, en définitive, qu'une assez faible quantité. A la Monnaie
de Paris seulement, précise Dutot, on en délivra en tout pour
3 062 941 livres entre le 31 janvier et le 5 mars 1720 2 .
En attendant de frapper les nouvelles monnaies, on avait cru
bon de suspendre la fabrication des anciennes, ce dont il résulta —
pour le début de 1720 —une fâcheuse pénurie de monnaie d'ar-
gent 3 . En même temps la Compagnie s'était fait accorder, par un
arrêt du 9 décembre, le monopole des « affinages et départs » d'or
et d'argent et le droit d'établir des laboratoires d'affinage en
dehors des hôtels des Monnaies. Pendant les semaines qui
viennent, on peut ainsi affiner partout... mais en vérité on ne tra-
vaille nulle part. Nous saisissons dans cette période un exemple
des insuffisances de Law dans le domaine de la gestion proprement
administrative. Le « détail », comme on disait alors 4 .
On nous permettra de revenir sur l'épisode de l'« attaque » et
d'en rechercher les causes.
Stair l'explique par des rumeurs qui auraient inquiété le public :
« Depuis un mois, écrit-il le 12 décembre, le public avait été
alarmé qu'on allait ôter l'or du commerce et qu'on allait fabriquer
des nouvelles espèces de peu de valeur. Cela fit que plusieurs per-
1. Ms. Douai, p. 257.
2. Dutot, ms. Douai, p. 257. L'expression employée est ambiguë. Nous l'inter-
prétons, quoique sans certitude, comme excluant les fabrications dans les Monnaies
de province, où, comme nous le verrons par la suite, on s'était remis, à la même
période, à la frappe des monnaies d'argent du type antérieur.
3. Cf. la correspondance des intendants.
4. Cf. lettre précitée de Pulteney.
280 Le système et son ambiguïté

sonnes coururent à la Banque convertir leurs billets de banque en


espèces d'or et d'argent. La Banque cessa de payer en or, mais cela
ne fît que redoubler l'empressement du public pour avoir de
l'argent. On commençait à avoir de l'inquiétude à cause des très
grosses sommes que l'on tirait journellement de la Banque sans
qu'aucune espèce y entrât (suit le rappel des arrêts). Pourtant, le
cours (sic) sur la Banque a cessé, et pendant toute la semaine, on
a vu des variations très considérables dans le prix des actions. On
les a vues baisser et hausser tous les jours de cent et deux cents
et cette fluctuation continue 1 . »
Dans une lettre du 9 décembre, Pulteney fait allusion à d'impor-
tants retraits qui auraient été opérés par le duc de Bourbon et par
le prince de Conti 2 . Or ces personnages étaient fort capables de
procéder de la sorte, mais selon les autres sources, ils ne se
seraient livrés à ces pratiques qu'à des dates bien postérieures : en
janvier selon Saint-Simon pour le prince de Conti, et en mars, pour
les deux, selon Buvat 3 .

UN INCIDENT FRANCO-ANGLAIS

Les Anglais avaient-ils quelque part dans cette mini-panique?


Selon Stair, Law aurait fait courir ce bruit : cela n'est pas impos-
sible, soit que Law ait cru en effet à une manœuvre dirigée contre
lui, soit qu'il ait cherché une explication commode pour sa propa-
gande. Stair entra dans une violente colère lorsqu'il fut avisé de
cette prétendue allégation de Law, et au lieu de s'en ouvrir d'abord
à celui-ci, il se précipita chez le Régent pour faire un scandale.

1. Lettre écrite en français.


2. « J'ai eu l'occasion de voir M. Law qui m'a reçu très courtoisement. Quelques
Français qui en furent les témoins auront sans doute pensé que j'étais en train de
valoir des millions.
« On me dit que quelques Français ont tenté de faire comprendre à Law que les
grands gains qu'il procure à ses compatriotes pourraient être utilisés contre lui si
ses ennemis s'avisent d'en faire usage à cette fin. On a observé que lors de la course
sur la banque, la semaine dernière, le duc de Bourbon et le prince de Conti ont
retiré des sommes très considérables. »
3. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 500. Selon Buvat, op. cit., t. II, p. 43, le duc
de Bourbon aurait opéré des retraits pour 25 000 000 et le prince de Conti pour
14 000 000. Le Régent leur en aurait fait le reproche le troisième dimanche de
mars.
De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 281

Il a donné le récit de cette conversation dans une lettre du


11 décembre 1 :
« ... Je pris la résolution de m'éclaircir sur ce fait avec Mgr le
duc d'Orléans; et je tournais la conversation de manière que S.A.R.
me dît qu'on lui avait dit que j'étais cause de l'attaque sur la
Banque. Je lui dis : Mgr je sais que M. Law vous a tenu tel discours
et je suis bien aise d'avoir l'occasion de prouver à V.A.R. qu'il est
absolument faux dans toutes ses circonstances...
« ... Le discours de M. Law est non seulement faux mais c'est
calomnie du monde la plus atroce et la plus indigne...
« ...car je sais que M. Law a dit au même temps que ce que j e
faisais à cet égard, j e le faisais par ordre de ma Cour...
« ...mais ce n'est, pas aujourd'hui que je sais les bonnes inten-
tions de M. Law pour sa patrie, et les desseins qu'il a de mettre le
roi mal avec V.A.R. Il n'y a que huit jours que M. Law nous a
menacé publiquement, en présence de plusieurs sujets du Roi mon
maître, d'écrire un livre pour convaincre toute la terre que la
Grande-Bretagne était dans l'impossibilité de payer ses dettes...
« ... Ensuite je contai à Mgr le duc d'Orléans beaucoup d'autres
discours de cette même nature. M. le duc d'Orléans a écouté tout
ce discours avec des convulsions dans son visage. A la fin, il me
dit : My Lord, voilà véritablement les discours d'un fou 2 . »
Le compte rendu de Stair, qui n'inspire pas une grande
confiance, ne démontre ni la mauvaise foi de Law, ni d'ailleurs
celle de l'ambassadeur. L'hypothèse d'une manœuvre anglaise
contre les billets ou contre les actions, hypothèse qui a été souvent
évoquée par les historiens, n'est appuyée sur aucun indice, et il
n'est nullement nécessaire de chercher une explication romanesque
aux incidents de la Banque : la réaction des réaliseurs, après les
pointes de hausse de fin novembre, est la chose la plus normale du
monde.
1. Hardwicke, Miscellaneous State Papers from 1501 to 1726, t. II, 1625-1720
(London, 1778), p. 600-601.
2. On voit que Stair mélange des griefs très différents. Il évoque ainsi un incident
que Crawford relate en lui donnant un ton moins dramatique et en fournissant l'ex-
plication. « J'étais hier soir avec M. Law qui s'est fortement plaint à moi d'une de
nos feuilles de nouvelles qui, semble-t-il, le traite très mal — elle lui avait été envoyée
le matin et il a cherché dans ses papiers pour me la montrer, mais il n'a pu la trouver,
de sorte que je ne sais pas ce que c'est. Il dit qu'elle est imprimée " par autorité ",
qu'elle parle de lui fort grossièrement et qu'elle appelle la Compagnie des Indes
" une chimère ". Law se considérait comme agressé, et parlait de publier à son
tour un document où il comparerait la situation de la France et celle de l'Angleterre »
(29 novembre). Crawford avait expliqué à Law que la presse était libre en Angle-
terre et qu'une guerre de papier ne ferait de bien à personne.
282 Le système et son ambiguïté

Ce qui est certain, c'est que cet épisode marque une nouvelle
escalade dans les hostilités entre Law et Stair. Dans une lettre
du 20 décembre, l'ambassadeur dénonce Law à son Ministre
comme protecteur des jacobites. Il se serait même ouvert à l'abbé
Dubois des inquiétudes qu'il en concevait : « Je me suis plaint
au même temps de la protection que ces messieurs trouvaient auprès
de M. Law, des fréquentes conférences qu'il tenait avec eux et
des allées et des venues de ces gens d'ici en Angleterre et d'Angle-
terre ici 1 . » On admire la perfidie de la rédaction, qui semble
rendre Law responsable des déplacements des jacobites.
En fait les relations que Law entretenait avec les partisans du
Prétendant ne comportaient aucune arrière-pensée politique. Law
l'a affirmé avec force, notamment en recourant au témoignage
de Crawford, et nous n'avons aucune raison de douter de sa sin-
cérité 2 .

Après l'alerte sur la banque, voyons maintenant quelle était la


situation du marché des actions de la Compagnie. Nous savons par
la lettre de Stair du 12 décembre que les titres subissaient au
début du mois de fortes oscillations : de l'ordre de cent et deux
cents 3 .
Caumartin de Boissy écrit de son côté le 8 décembre 1719 : « Les
actions haussent et baissent. Elles ont été à 1050 de profit; hier
elles n'étaient qu'à 840. C'est l'approche des paiements qui les fait
baisser : cela ne m'inquiète pas . »
D'après les chiffres indiqués, l'auteur de la lettre, bien qu'il parle
d'actions, fait certainement allusion aux soumissions. En fait,
selon les tableaux de Giraudeau, celles-ci étaient à 1033 le

1. Inédite en français.
2. Lettre du 20 décembre, P.R.O., S.P. 78-165, n° 537. Dubois n'était d'ail-
leurs point disposé à entrer dans le jeu de Stair. Le 20 octobre, il écrivait lui-même
à l'ambassadeur dans les termes suivants : « Mylord Peterborough a dû être désa-
busé que je fusse mal avec M. Law par le soin que celui-ci a pris de le mener chez
moi d'abord qu'il a été à Paris. Je n'ai pas connaissance que M. Law soit mécon-
tent de moi et je mérite le contraire. Si Lord Peterborough était aussi attaché au
roi votre maître qu'il devrait l'être, il penserait comme V.E.H. et bien loin d'être
fâché des arrangements que S.A.R. fait dans les finances du royaume, il les regar-
derait comme l'effet de l'union de nos deux maîtres et comme un avantage commun »
(défense commune, intérêts inséparables) (S.P. 78-165, n° 362).
3. Il est probable que certaines oscillations se produisaient au cours d'une même
séance, car les tables de Giraudeau ne reflètent pas un semblable zigzag.
4. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 86.
De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 283

4 décembre, ce qui confirme l'indication de Boissy; elles descendent


les jours suivants à 1003, 950, puis 970, et la mention (peu lisible)
du 7 semble être 76... Rien n'est marqué pour le 8; on cote le
9 à 897.
Les autres titres marquent, aux mêmes dates, un très léger repli.
Le 11 et les jours suivants, nous assistons à une décote générale
des cours, dont Crawford donne l'explication dans une lettre du
16 : « Nous avons eu une grande " déroute " ici pendant ces der-
niers jours, dans la rue Quincampoix, par la chute des actions du
Mississippi, sur quelques fausses inquiétudes (fulse jealousys) qui
venaient du refus de la Banque de continuer a prêter de 1 argent
sur les actions. Personne, dans cette place, n'a eu, pendant deux
jours, un sourire sur le visage, mais on reprit courage hier, quand
la Banque publia qu'elle prêterait de nouveau à partir de lundi
prochain (18 décembre) et qu'elle offrait d'acheter les actions à
1600. Les nouvelles souscriptions s'élevèrent hier à 800 de béné-
fice et les actions à 1600 net, alors que celles-là étaient descendues
à 500 et celles-ci à 1400. »
Les cours les plus bas sont enregistrés le 14 décembre. Pour les
mères et pour les filles : 1486 (soit un peu moins de 8 000 livres)
Pour les soumissions : 580,50.
Mais, comme le souligne Crawford, le malaise est facile à diag-
nostiquer, et par conséquent facile à traiter. Pourquoi Law a-t-il
commis l'imprudence de couper les prêts de la Banque juste au
moment de l'échéance des trois mensualités? Mais est-ce vraiment
une imprudence et n'a-t-il pas volontairement provoqué la baisse
pour faire un « coup »?
Le 15 décembre, les mères et les filles remontent à 1550, à
partir de cette date, les tables de Giraudeau ne portent pas de
cours pour les actions, mais il résulte d'une lettre de Crawford
que celles-ci se tiennent encore à ce niveau le 20 décembre. Quant
aux souscriptions elles s'établissent le 18 décembre à 715, le 19 à
626,50 et le 20 à 661, ce qui représente une valeur à peu près équi-
valente à celle des actions 2 . La situation n'est pas catastrophique
mais elle n'est pas satisfaisante. C'est à ce moment que se place
(mais sans doute cet événement n'est-il pas seulement en rapport
avec l'évolution des cours) un ensemble de mesures considérables
qui forment la grande offensive d'hiver.

1. Il n'y a pas de cote à partir du 10 pour les petites-filles.


2. Respectivement 8305 et 8250.
284 Le système et son ambiguïté

LA GUERRE DU SOLSTICE

C'est le jour du solstice que Law déclenche les hostilités contre


l'or, son fabuleux ennemi. Jusqu'alors il ne s'agissait que de pré-
paratifs, de reconnaissances et d'escarmouches. Par son arrêt
du 21 décembre, il engage une action décisive où il prend soin
d'équilibrer les méthodes de l'incitation et de la prohibition.

Incitation : afin de rendre les billets plus alléchants, l'arrêt


accorde à 1' « argent de banque » une prime permanente de 5 %
au-dessus de la valeur de l'argent courant, et encore précise-t-on
que les porteurs de billets peuvent, à leur guise, les négocier plus
cher. C'est la consécration réglementaire d'une pratique qui exis-
tait déjà et qui était systématiquement encouragée mais qui ne
comportait pas jusqu'alors une garantie de plus-value pour l'em-
ploi des billets.
Cette surcote des billets au détriment des espèces semble bien
être l'une des fausses bonnes idées de Law, auxquelles le conduit
sa confiance excessive dans les procédés techniques, les « trucs ».
En valorisant la monnaie de papier, il compte dissuader les por-
teurs de billets d'aller les changer contre des espèces... mais en
contrepartie il détourne les détenteurs d'espèces de se porter sur
les billets car ils rechignent devànt cette amputation (bien que
faible) de leur capital.
Nous observerons cette réaction en février-mars 1720

Prohibition : après les manœuvres enveloppantes, voici le coup


direct. Il s'agit tout simplement d'une démonétisation partielle de
l'or et de l'argent. L'or est exclu de tous les paiements inférieurs à
300 livres, ce qui est un plafond fort bas. (Law avait, l'année pré-
cédente, indiqué cette intention au duc d'Antin, encore avait-il
mentionné une limite plus élevée : 500.) Quant à l'argent, il était
jusque-là accepté à concurrence de 300 livres : le voici maintenant
descendu à 10 2 !
1. Cf. p. 333.
2. On assiste d'ailleurs, vers la même date, à une offensive de répression, qui se
traduit par la confiscation chez des particuliers de certaines espèces décriées. Cette
mesure était prévue par un arrêt du lundi 1 e r décembre 1718, E 2001 P 382-385.
qui d'ailleurs prorogeait le cours des espèces décriées jusqu'au 1 er février 1719,
De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 285

Selon le scénario que nous connaissons déjà, ces mesures étaient


applicables immédiatement dans la ville de Paris, elles l'étaient au
1 e r mars « dans les villes où il y a hôtel des Monnaies », et seule-
ment au 1 e r avril dans les autres villes et lieux.
Le même arrêt portait quelques dispositions complémentaires.
La Compagnie des Indes devait payer en billets les sommes qu'elle
aurait recouvrées au titre des impôts. Dans le cas où elle s'acquit-
terait en or ou en argent, c'est-à-dire en deçà des plafonds de 300
et de 10 livres, elle devrait, selon la règle générale, ajouter le
supplément des 5 %, qu'elle-même naturellement pourrait exiger
des débiteurs.
Enfin, les lettres de change avec l'étranger devaient être libellées
en billets de banque. « Ce dernier article, note Forbonnais, était
d'une imprudence extrême par rapport au commerce avec les
étrangers qu'on ne pouvait en aucune manière assujettir à nos
règlements intérieurs. »
Selon le même auteur, ces dispositions ne découragèrent pas les
« réaliseurs » étrangers, principalement les Genevois, Allemands
et Hollandais, et « ceux des Français qui savaient calculer ».
En fait, à la date considérée, les étrangers avaient déjà rapatrié
dans leur pays d'origine des fortes sommes, ainsi qu'en témoigne le
résident La Closure pour la République de Genève 1 . Cependant
beaucoup d'entre eux avaient fait une sorte de répartition et
avaient laissé une partie de leurs avoirs dans la Compagnie en
attendant de voir comment le vent tournerait 2 .
Bien que ce ne fût sans doute pas leur seul objet, ces mesures
déclenchèrent une forte hausse des titres. Entre le 22 et le 23, les
soumissions passent de 661 à 874; le 26 à 920. Elles atteignent
936 le 29 et le 30, 982 3 .
Pour les actions, les tables de Giraudeau ne nous donnent plus
de cotations mais nous disposons, à la date du 30, d'une réca-
pitulation générale de Dutot et celle-ci n'est pas viciée comme les
précédentes. Nous constatons que les A et les B valent 10 025, les

mais qui en prévoyait la confiscation après cette date (cf. trois arrêts du 19 décembre
concernant Cosnet, E 2011, P 290-291; Garnier, E 2011, P 292-293; Veuve Bar-
bet, E 2011, P 294-295).
1. Correspondance La Closure, op. cit., p. 334-335.
Ces réaliseurs réinvestissant leurs profits parisiens avaient fait monter de deux
tiers le prix des maisons et des domaines, non seulement à Genève mais dans le
pays de Gex et dans le pays de Vaud. « Les étrangers qui ont gagné dans ce commerce
actionnaire de France achètent à toutes sortes de prix sans regarder à l'extrême
perte de change, pour mettre leur grande fortune à couvert » (19 décembre).
2. Ibid., lettre du 30 janvier citée ci-dessous, p. 335.
3. Table de Giraudeau : la cote descend légèrement le 31 à 950.
286 Le système et son ambiguïté

C valent 9325 (c'est-à-dire la même chose puisqu'elles doivent


encore 700). Enfin les soumissions, sur la base d'un pourcentage
de 982 qui représente — rappelons-le — le bénéfice sur la première
mise de 500 et, compte tenu du solde des 4 500, une valeur
totale de 9 910, ces chiffres sont donc équilibrés 1 .
A la fin de décembre, l'objectif 10 000 est atteint et, semble-t-il,
consolidé. Entre-temps, le 29 décembre, il a bien fallu ordonner
une nouvelle émission de billets; cette fois pour 360 000 000, ce
qui donne pour le total lé chiffre rond de un milliard... et l'on
promet de s'en tenir là.
La situation paraît donc, dans l'ensemble, favorable au moment
où s'ouvre l'assemblée générale de la Compagnie des Indes, convo-
quée pour le 30, et dont nous traiterons dans un prochain chapitre.
L'annonce même de la tenue de cette assemblée a certainement
exercé sur les esprits une heureuse influence.
Mais un point de faiblesse subsiste : c'est le change.
Dutot a établi des calculs de change séparés pour la période du
1 e r au 20 décembre, puis pour les onze derniers jours de l'année.
Pour les trois premières semaines, il retient un indice négatif
de—4,47 pour la Hollande et de—4,14 pour l'Angleterre 2 .
Pour la dernière décade, après les arrêts, le désavantage subsiste
mais il s'atténue : respectivement—1,09 et —2,13 3 . La situation
se serait-elle améliorée? Non, pas en réalité. La différence provient
du fait que Dutot a établi plus bas le niveau de ce qu'il appelle la
parité. Selon un raisonnement compliqué, il considère que la prime
de 5 % accordée aux billets équivaut à une baisse de valeur de l'écu
d'argent. Si l'on ne tient pas compte de cette subtilité, on constate
que le taux demeure négatif et que s'il existe une amélioration, elle
est peu sensible.

1. Cf. ms. Douai, p. 306.


2. Présentant une faible amélioration par rapport aux taux précédents : -5,26
et - 4 , 9 7 .
3. Ms. Douai, p. 313.
XXIII

La politique de la bonne fée 1

r Vos amis, M. Rougon, ils doivent vous


adorer?
— Sire, ils me soutiennent, m
Émile Zola 2 .

A la vérité, l'anecdote de la gribouillette, que nous avons narrée


dans la chronique de la rue Quincampoix, pourrait servir de
maxime au gouvernement de la France. On peut dire en effet du
Régent et de Law — alors virtuellement son ministre — qu'à partir
du 1 e r septembre 1719 ils jetèrent l'argent par les fenêtres. Le
Palais-Royal aussi est un théâtre (la France entière est « théâ-
tralisée ») et l'on pourrait y jouer chaque jour, à la manière de
Pirandello, une pièce intitulée Ce soir on dilapide. Cependant la
prodigalité n'est point, pour les deux hommes, un compor-
tement de fantaisie, voire une délectation de parade et de puissance,
encore qu'ils fussent l'un et l'autre accessibles à ce genre de
psychose — mais véritablement une stratégie du pouvoir, un art
politique, une méthode préméditée pour la conduite des affaires
du royaume.
La bonté, selon l'expression de Georges Izard, peut être une
des jouissances de l'esprit de domination. Le Régent et Law, en

1. Dans les extraits que nous donnons ci-après des chroniques de l'époque, nous
ne ferons pas toujours la distinction entre les faveurs directes du Régent et les avan-
tages que Law procurait à ses protégés de diverses manières, notamment selon
le procédé bien connu qui consistait à leur donner des « tuyaux » ou à agir soi-disant
pour leur compte.
2. Dialogue entre l'Empereur et Eugène Rougon (Son Excellence Eugène
Rougon).
288 Le système et son ambiguïté

tant qu'individus, sont l'un et l'autre portés à la gentillesse, à


la générosité : on en a maints exemples. A dépenser, à dispenser,
à distribuer, à dilapider, Law laisse apparaître la disposition
naturelle du joueur, qui voit s'éloigner sans chagrin un argent
facilement venu et qu'il croit qu'il fera revenir aisément par la
sûreté de l'adresse ou par la magie de la chance. Quant au duc
d'Orléans, il y apporte cette frénésie, cette outrance, cet éclec-
tisme, qui sont sa marque originale dans la vocation qu'il res-
sent pour les entraînements sensuels. Comment refuserait-il des
dons, alors qu'il ne refuse jamais celui de sa personne? Comment
ne pas diversifier ses faveurs entre les courtisans puisqu'il par-
vient à se partager lui-même entre tant de favorites? Sans doute
aussi faut-il tenir compte, dans l'un et l'autre cas, du besoin intuitif
de compenser le signe « presque » dont ils se trouvent l'un et
l'autre marqués. Le Régent n'est pas roi, il est presque roi. Law
n'est pas ministre, il est presque ministre. La situation du premier
est précaire, celle du second n'est pas encore parvenue à être
précaire, puisqu'elle n'est pas acquise. Le rapprochement qui
s'effectue ainsi, de par des analogies de caractère et de position,
entre deux hommes qui, à d'autres égards, la naissance, l'édu-
cation, la force de conviction, sont fort dissemblables, s'est déjà
manifesté dans un épisode que nous n'avons pas évoqué à sa date,
parce qu'il n'a pas d'intérêt pour cette étude et parce qu'il n'est
d'ailleurs significatif que par son caractère proprement insensé,
l'achat du célèbre diamant : le Régent. Saint-Simon raconte
comment il aida Law à convaincre le Régent (lequel ne demandait
sans doute que cela) d'acheter ce diamant exceptionnel, que Pitt
souhaitait vendre, et comment la France, malgré la difficulté
qu'elle éprouvait à rétablir ses finances, put exposer une dépense
aussi importante en vue d'un investissement aussi absurde. On
serait tenté de parler d'un acte gratuit, s'il ne s'agissait pas,
justement, d'un acte aussi onéreux. Le Régent et le banquier purent
ainsi savourer l'agrément de voir incarner dans un objet — et quel
objet! — ce numéro un qui manquait à l'un et à l'autre, et celui
qui éprouva sans doute le plus de volupté fut Saint-Simon, aux
yeux de qui 1' « acte vain » représentait l'ambition absolue.
« Ce diamant fut appelé " le Régent ". Il est de la grosseur d'une
prune de la reine Claude, d'une forme presque ronde, d'une épais-
seur qui répond à son volume, parfaitement blanc, exempt de
toute tache, nuage et paillette, d'une eau admirable, et pèse plus
de cinq cents grains. Je m'applaudis beaucoup d'avoir résolu le
Régent à une emplette si illustre 1 . »

1. Un employé aux mines de diamant du Grand Mongol était parvenu à se le


La politique de la bonne fée 289

Il ne s'agissait là que d'une simple bizarrerie, dont, contrai-


rement à ce que les affidés croyaient ou feignaient de croire, ni
la France ni le Régent ne pouvaient escompter, ni à l'extérieur
ni à l'intérieur, le moindre effet d'utilité ni même une forme sérieuse
de prestige. On ne saurait raisonner de la même manière à l'égard
de la décision prise par le Régent de jouer habituellement le rôle
de la bonne fée, avec la baguette de son acolyte. Peut-être aurait-il
iu obtenir à moins de frais les mêmes résultats s'il avait gardé
Îa tête plus froide et s'il n'avait pas embrouillé les calçuls et les
plaisirs, la passion du pouvoir avec la griserie du don. Cela dit,
il s'agit bien d'un programme, lucidement conçu sinon très ration-
nellement planifié. Programme parfaitement adapté à ses fins et
dont le succès, dans une large mesure, restera acquis après l'échec
de la grande entreprise. Pour le Régent, le problème est de garder
le pouvoir, de se consolider dans sa place, et, au-delà, car il voyait
plus loin que nous ne sommes tentés de le supposer aujourd'hui,
étant donné que nous connaissons la date de sa mort et que lui
ne la connaissait pas, de préparer un ensemble de conditions qui
le rendent indispensable, lui, duc d'Orléans, au jeune roi, Louis XV,
lorsque celui-ci parviendrait à la majorité, c'est-à-dire en 1724.
D'où la grande importance que le Régent accordait au « trésor
du roi », à cette réserve miraculeuse de cent mille actions.
Quant à Law, le problème pour lui était non point de se main-
tenir au pouvoir mais d'y parvenir et plus précisément de passer
de la forme de pouvoir officieuse qu'il détenait dans l'économie à
la forme de pouvoir officielle par son accession au rang politique
de ministre. Pour lui, la prodigalité est une voie double. Il faut
qu'il fournisse à son maître, le Régent, les recettes et les ressources
qui permettent à celui-ci de jouer à la bonne fée et de remplir
ses ambitions. Mais il faut que lui aussi, parallèlement, obtienne
des soutiens personnels, se fasse un entourage, un parti. Il lui faut
déblayer les obstacles que pourraient mettre sur sa route — et
avec quelle facilité — en raison de son origine étrangère et de sa
condition peu connue, toutes les personnes qui détiennent une
parcelle de pouvoir ou d'influence. Il faut donc qu'il procure au
Régent les moyens de donner beaucoup et qu'il en conserve suffi-
samment pour lui-même, afin de donner beaucoup pour son propre
compte. Tout se passe comme s'il avait entrepris une guerre de
mouvement pour laquelle il faut que le ravitaillement en carburants

« fourrer dans le fondement » et à gagner l'Angleterre « où le Roi l'admira sans


pouvoir se résoudre à l'acheter ».
Après marchandage, le prix fut fixé à 2 000 000 et payé avec des délais, en don-
nant en gage la même valeur en pierreries (Saint-Simon, op. cit., t. V, p. 657-659).
290 Le système et son ambiguïté

ne pose pas de problème. Les tanks du général Law ne doivent pas


être rationnés et c'est pour cela que « l'or coule dans la rue Quin-
campoix ».
Comme le remarquent les correspondants anglais, la fascination
que le Système exerçait sur les contemporains les détournait de
prêter beaucoup d'attention aux autres événements. A plus forte
raison en est-il ainsi pour nous. Cependant les événements existent.
Rappelons-nous comme la situation du Régent paraissait fragile
en 1718, lorsque Schaub et Saint-Saphorin écrivaient à Stair
que l'Empereur, bien que mécontent des dispositions qu'on lui
proposait, souhaitait contribuer à la tranquillité publique et au
maintien de Mgr le Régent Et considérons ce qu'écrivait Stair le
20 juin 1718 : « Ce n'est pas grand-chose tant qu'il n'y a pas un
étendard levé, mais si le roi d'Espagne levait son étendard et
réclamait son droit... Si notre traité vient à manquer (le Régent)
aurait beaucoup de peine à soutenir son authenticité comme
régent, et il (lui serait) impossible de parvenir à la succession de
la couronne. »
Depuis lors, on peut considérer que l'alliance anglaise a raffermi
la position du duc d'Orléans. Les maladresses des conjurés de
l'affaire Cellamare, puis surtout, pendant le premier semestre,
les succès du pré-système et l'incroyable aisance des finances
publiques, peuvent porter à croire que le péril est passé. Et cepen-
dant, tout cet équilibre pourrait être à la merci de quelques dépla-
cements de forces.
En septembre 1719, la guerre d'Espagne bat son plein. Nos
troupes ont marqué des succès, mais qui peut préjuger du sort des
armes, tant que le potentiel de l'adversaire n'a pas été détruit 2 ?
C'est le 18 novembre que le roi de France, le roi d'Angleterre et
l'Empereur signifient au roi d'Espagne un dernier ultimatum de
trois mois. C'est seulement le 5 décembre qu'Alberoni est congé-
dié.
Il y a aussi le front intérieur. Le 13 avril 1719 un gentilhomme
breton avait levé l'étendard de la révolte et fait appel à Philippe V
(cette folle initiative faisait suite à une série de malentendus et
de maladresses du pouvoir central 3 ). Pendant cette même époque,
où se poursuivent les féeries et les folies de la rue Quincampoix,
1. Vienne, 5 avril 1718. P.R.O. S.P. 78-161.
2. Le 30 septembre l'armée française s'apprête seulement à entrer dans la pro-
vince de Cerdagne en direction d'Urgel mais les troupes espagnoles se groupent
sur les frontières d'Aragon. « Les garnisons des villes de Catalogne n'osaient presque
pas sortir. » Cependant les Espagnols avaient marqué un succès en Sicile (Mémoires
de la Régence, t. II, p. 336).
3. Wiesener, op. cit., p. 209.
La politique de la bonne fée 291

où les agioteurs prennent le café, où les bossus prêtent leurs dos,


une commission criminelle extraordinaire, la chambre royale,
créée en octobre 1719, instruit le procès des nobles bretons, qui
aboutit à quatre condamnations capitales, exécutées le 26 mars
1720, plus seize en effigie. En dehors de l'extraordinaire diver-
sion psychologique assurée par le système, le Régent se mon-
trait parfaitement bien inspiré et bien avisé dans sa campagne
de popularité personnelle et dans l'achat à haut prix des grandes
figures de la noblesse. Il n'y a pas que les actions de la Compagnie
des Indes qui montent. La cotation des noms illustres et des belles
consciences atteint aussi un chiffre record.
Nous avons vu que le Régent avait inauguré la saison des lar-
gesses en augmentant la pension de sa mère dès le 1 e r septembre.
Par la suite, il distribua des actions à tous les membres de sa
famille. « Mon fils m'a donné pour ma maison 2 000 000 de livres
en actions. Le roi en a pris quelques millions pour sa maison.
Toute la maison royale en a reçu, tous les enfants de France, petits-
enfants de France et Princes du sang », note la princesse Pala-
tine à la date du 28 novembre 1719 (la donation est sans doute un
peu antérieure, car elle en parle dans une lettre du 10 novembre ').
En dehors des faveurs directes du Régent, les princes du sang
et quelques grands seigneurs tiraient de gros bénéfices des spé-
culations sur les titres, faites sur les « tuyaux » que leur donnait
complaisamment Law, et même probablement par l'intermédiaire
de celui-ci, qui jouait, comme on dit, pour leur compte. La méthode
la plus simple consistait, comme l'expose ingénument la notice
de Londres, à leur « distribuer » des droits de souscription qui
normalement devaient être réservés aux rentiers. Ils n'avaient
même pas à prendre la peine de souscrire.
« On assurait que le duc de Bourbon aurait déjà profité de huit
millions au négoce inconcevable des actions de la Compagnie
des Indes », note le Journal de la Régence en septembre 1719.
Mais bientôt la même chronique lui attribue 20 000 000 (novembre
1719) « ce qui avait mis ce prince en état d'acquitter ses dettes et
d'acquérir une terre considérable qui lui avait coûté 800 000 livres ».
Suivent d'autres grands noms : le prince de Conti, 4 500 000 livres.
Le duc d'Antin : 12 000 000 de livres 2 . « Le duc d'Orléans, note
Saint-Simon, ne se lassait point de profusions ni de se faire des
ingrats. » La liste de pensions et de gratifications que l'on relève
1. Nous supposons qu'il s'agit de la même affaire, étant donné l'identité de
chiffres, mais dans la lettre du 10 novembre, il n'est pas mentionné qu'il s'agisse
d'actions (Fragments, p. 218).
2. Les autres gains mentionnés sont moins importants et rien n'indique que Law
y fût pour quelque chose.
292 Le système et son ambiguïté

dans les Mémoires s'allonge notablement à partir de septembre


1719 en même temps qu'apparaissent de plus gros chiffres. « Il
donna plus de 400 000 livres à la maréchale de Rochefort, dame
d'honneur de la duchesse d'Orléans; 100 000 à Blanzac, son
gendre; autant à la comtesse de Tonnerre, sa petite-fille; 300 000 à
La Chastre; autant au duc de Tresmes; 200 000 livres à Rouillé du
Coudray (...) 150 000 au chevalier de Marcieu, enfin à tant d'autres
que j'oublie ou que j'ignore, que cela ne se peut nombrer; sans
(compter) ce que ses maîtresses et ses roués lui en arrachaient,
et de plus lui en prenaient les soirs dans ses poches; car tous ces
présents étaient en billets, qui valaient tout courant leur montant
en or, mais qu'on lui préférait 2 . »
Saint-Simon mélange d'ailleurs— comme le Régent lui-même —
les dépenses d'intérêt général et les faveurs privées, les grandes
largesses et les petites : « L'argent était en telle abondance, c'est-
à-dire les billets (...) qu'on paya 4 000 000 à l'électeur de Bavière
et 3 000 000 à la Suède, la plupart d'anciennes dettes. Peu après
M. le duc d'Orléans fit donner 80 000 francs à Meuse et 800 000 à
M m e de Châteautiers, dapie d'atour de Madame, qui l'aimait fort
(...). L'abbé Alary obtint 2 000 livres de pension (...) Brancas...
venait d'obtenir une pension de 4 000 livres pour son jeune frère,
le comte de Céreste (...) Le maréchal de Matignon, on ne sait pas
pourquoi, eut une augmentation d'appointements de six mille
livres sur son gouvernement du pays d'Aunis 3 . »
Ce serait une grande erreur d'identifier la politique de la bonne
fée avec les aspects futiles et les bienfaisances particulières qui n'en
sont qu'une partie (et peut-on jamais mesurer le rendement imprévu
d'un bienfait conçu sans arrière-pensée?). Outre les grandes
affaires internationales où il est bon de ne pas lésiner —et c'est
encore l'argent de Law qui finance l'éviction d'Alberoni —, il y a les
dépenses charitables à valeur publicitaire, les gestes envers l'armée
et la fonction publique qui servent la propagande du régime.
« Le duc régent avait fait des gains considérables, à ce qu'on dit.
Mais aussi personne ne méritait mieux sa fortune et n'en fit un
meilleur usage. Au commencement de cette année, il donne un mil-
lion à l'Hôtel-Dieu, un à l'Hôpital général, et autant aux Enfants-
Trouvés. Il employa 1 500 000 livres pour la délivrance de plu-
sieurs prisonniers pour dettes; il fit présent de cent mille livres d'ac-
tions au marquis de Mocis, lieutenant général, d'autant au comte
de La Mothe, maréchal de camp, et d'une égale somme au comte

1. Levasseur, op. cit., p. 165 et sq.


2. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 432-433.
3. Ibid., p. 421.
La politique de la bonne fée 293

de Roye, sans compter beaucoup d'autres gratifications à divers


seigneurs et autres officiers »
On ne saurait avoir trop d'égards pour une armée victorieuse :
on avait largement traité, nous l'avons vu, les combattants d'Es-
pagne, mais il y aurait eu défaut d'équité à ne pas accorder
quelques faveurs aux gentilshommes qui n'ont pas eu la chance de
s'exposer au feu ou qui occupent des offices non militaires. Law
s'empressa de répondre à la suggestion du maréchal de Ville-
roy « de donner aux officiers du Louvre autant que l'on avait donné
aux officiers de l'armée qui revenaient d'Espagne ». Ces officiers du
Louvre, ayant eu des doutes sur le succès des actions, avaient
laissé passer l'occasion d'en prendre, et avaient exprimé, non sans
quelque cynisme, le souhait de rattraper leur bévue. D'un autre
côté, le Régent avait tellement dépensé qu'il ne restait plus comme
réserve que les cent mille actions du roi, et on ne voulait point
entamer ce trésor. Qu'à cela ne tienne! Law a déjà donné des fonds
dans d'autres occasions et il lui en reste dont il n'a d'autre usage
que le service du Roi et de l'État. Il fournit alors 2 000 000 de
« souscriptions » et il pousse la délicatesse jusqu'à donner l'ar-
gent et non pas les titres afin d'éviter que certains officiers les
vendent à un mauvais cours 2 .
« Je fis l'acquisition de l'hôtel de Nevers et le payai de mes
deniers. Je donnai un million à M. de Mazarin pour son hôtel
et comme il insistait (pour) avoir ma maison sur le pied de
600 000 livres pour s'y loger, j ' y consentis, j'achetai toutes les
autres maisons qui formaient le carré entre la rue Neuve-des-Petits-
Champs, la rue Vivienne, la rue Colbert et la rue de Richelieu.
J'avais commencé à faire démolir toutes ces maisons pour y bâtir
la Bourse (...). J'achetai ces maisons au nom du Roi pour aplanir
les difficultés (...). Je ne tenais point compte des dépenses que je
faisais... J'avais dessein d'en faire présent à la Compagnie des
Indes3. »
Law lui aussi s'occupe de faire libérer des prisonniers pour
dettes (il n'est pas impossible cependant qu'il s'agisse de la même
action dont on rendait grâce au Régent) et il envoie 600 000 livres
à cet effet à l'abbé de Tencin. Par la suite (et sans doute alors qu'il
était déjà contrôleur général) il avait mis sur pied un grand pro-

1. Mémoires de la Régence.
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 249-250. Les chiffres indiqués comportent
une équivoque, car Law parle de 20 000 000 de bénéfices pour 2 000 000 de sous-
criptions, mais la suite précise bien qu'il fit payer en billets de banque sur le pied
de 1 000 pour 100 de bénéfices, soit 5 000 livres par titre.
3. Ibid., p. 251.
294 Le système et son ambiguïté

gramme de dépenses bienfaisantes. Il avait demandé par circulaire


aux évêques et aux abbés l'état des couvents de chaque diocèse,
afin d'aider les plus pauvres, et de façon durable. Il est vrai que
sa politique financière, par la diminution des rentes, leur portait
un grave préjudice. Il avait conçu le projet curieux de rembourser
de ses deniers la taxe de la chambre de Justice, car il avait tou-
jours déploré cette opération! Lorsque, vers la fin, il s'en alla cher-
cher le chancelier d'Aguess.eau, et comme celui-ci se plaignait de
préjudices subis par de bonnes familles parlementaires à la suite
de la réduction des rentes, Law lui offrit 100 000 000 d'effets pour
les distribuer, mais le chancelier refusa.
Revenons à la période où Law prépare son entrée au ministère.
Nous le voyons déployer autant de zèle à recruter des donataires
que l'on en met généralement à découvrir des bienfaiteurs. « Il
tenait par son papier un robinet de finance qu'il laissait couler à
propos sur qui le pouvait soutenir. M. le duc, M m e la duchesse,
Lassay, M m e de Verue y avaient puisé force millions et en tiraient
encore. L'abbé Dubois en prenait à discrétion 1 . »
Il y eut cependant des réfractaires : on les compte sur les doigts
d'une main.
Saint-Simon n'en cite' en effet que cinq : « le chancelier (déjà
nommé), le maréchal de Villeroy et le maréchal de Villars, le duc de
Villeroy et le duc de La Rochefoucauld 2 ». Il est vrai qu'il a l'audace
de se joindre lui-même à la liste! Or, tout en protestant qu'il ne
mangeait pas de ce pain-là, il finit par accepter, et même par sug-
gérer, comme un accommodement devant l'insistance du Régent
(on ne refuse pas les bienfaits du roi), de se faire payer en bon
argent par Law 500 000 livres d'ordonnances sans valeur que
son père avait reçues jadis, et dont on n'avait pu tirer un sou après
la mort de Fouquet 3 .
Il serait, certes, injuste de ne pas inscrire au mérite de Law tout
ce qui, dans la politique de la bonne fée, était consacré à des
mesures favorables à l'économie. Mais on ne peut cependant igno-
rer que ces mesures étaient toutes coûteuses pour les finances
publiques, soit parce qu'elles créaient des dépenses, soit surtout
parce qu'elles supprimaient des recettes. Ainsi les détaxations et
les dégrèvements. Plusieurs de ces détaxations étaient d'ailleurs
justifiées par le remboursement des charges et offices que les taxes

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 499. Il semble que l'abbé Dubois, comme Law
lui-même, recherchait l'argent, non pour en tirer un agrément personnel, mais
comme moyen de puissance et instrument de sa politique.
2. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 626.
3. Ibid., p. 342-344.
La politique de la bonne fée 295

étaient destinées à rémunérer : même dans ce cas cependant, le


problème n'est pas si simple qu'il y paraît. Il était en effet possible,
tout en supprimant les charges, de garder la recette pour le profit
du budget et pour l'aisance du Trésor. Par les dégrèvements Law
poursuivait sans doute l'objectif (louable) de diminuer le coût de la
vie, mais dans le même temps l'inflation qu'il avait déchaînée fai-
sait monter les prix d'une façon beaucoup plus générale et dans
des proportions très supérieures aux modestes résultats qu'il pou-
vait obtenir avec de si petites rames contre un tel courant.
Quoi qu'il en soit, les premières mesures de ce genre ne pou-
vaient qu'être accueillies très favorablement, d'autant que la
hausse des prix ne s'était pas encore accusée.
« Le 15 [septembre], on publia un édit du Roi qui supprima tous
les offices créés sur les ports, quais, halles et marchés de la ville de
Paris dont les droits se levaient sur les bois de chauffage, sur le
charbon de bois et de terre, sur le foin, sur les graines, sur la farine,
sur le poisson de mer et d'eau douce, sur les œufs, sur le beurre salé
ou fondu, sur les fromages et sur la volaille, sur le gibier, sur le
cochon, sur les autres bestiaux et sur d'autres denrées... Le 17 les
charretiers qui amenèrent du foin furent agréablement surpris de
ce que les commis qui étaient aux barrières n'exigeaient plus que
cinq sols par cent au lieu de 4 livres 15 sols qu'ils leur faisaient
payer auparavant. » Le 19 même heureuse surprise pour les
chasse-marée, par contre « les vendeurs de marée furent comme au
désespoir de la suppression de leurs offices qui leur rapportaient
des profits immenses, outre les plus beaux poissons qu'ils avaient
pour rien à leur choix ». Mais il fallut un nouvel arrêt, le 24 sep-
tembre, pour faire défense « aux officiers de marée de percevoir
aucun droit et de faire aucune fonction à la halle ni ailleurs 1 ». « Le
public fut réjoui parce que le charbon fut réduit à 2 livres 15 sols
le sac au lieu de 4 livres 10 sols, et parce qu'on allait avoir trois
voies de bois » pour le prix de deux .
Le 22, nouveau coup de baguette. Cette fois il ne s'agit pas de
supprimer les droits perçus par les titulaires des offices, mais de
faire un agréable usage de la somme d'un million que l'État
gagnait sur la Compagnie (par la réduction de 4 à 3 % du taux de
l'intérêt des 100 millions du capital initial de la Compagnie, cons-
1. On assurait que « ces officiers avaient offert au garde des Sceaux
1 500 000 livres pour être maintenus dans leurs offices » et ils se seraient conten-
tés de 2 sols par livre, « il faut, Monsieur, dit ce magistrat, que vous soyez de grands
fripons d'offrir une si grosse somme et de vous contenter d'une aussi modique rétri-
bution, après avoir tiré si longtemps plus de 20 sols par écu de 60 sols » (Buvat,
op. cit., t. I, p. 439-440).
2. Ibid., p. 436.
296 Le système et son ambiguïté

titué en billets d'État et transformé en une rente qui se compen-


sait avec la ferme des tabacs) : on supprima les droits sur les
huiles, le suif et... les cartes, en même temps que la Compagnie elle-
même renonçait à percevoir le droit de 24 deniers par livre sur le
poisson, qui faisait partie de la Ferme générale. « La publication
de cet arrêté fit un très bon effet dans l'esprit des Parisiens »
C'est la lune de miel entre Paris et le Système. Le 5 octobre, note le
Journal de la Régence, on publia un autre (arrêt) qui diminua les
droits qui se levaient sur le gibier, sur la volaille, sur le cochon de
lait, sur les œufs, sur le beurre et sur le fromage.
Le 4 octobre, Law s'attaqua aux impôts sur le vin. Le droit d'en-
trée « se trouva réduit à 25 livres 2 sols par muid au lieu de
27 livres 6 sols 2 ». Puis le 11 octobre à 23 et 20 selon que les
marchandises venaient par eau ou par terre. Le même jour, « le
muid de poiré fut ramené à trois livres, le pommé à deux livres, et
les vins d'Espagne et d'autres pays étrangers réputés de liqueurs
à 40 livres par muid 3 ».
La même chronique note, à la date du 12 octobre : « On supprima
les droits de gros, de huitième et de l'annuel en faveur des mar-
chands de vin de Paris en gros et en détail, sans y comprendre les
quatre sols par livre affectés aux hôpitaux *. »
Pendant que l'on s'occupait de ces détails (nous n'osons pas
dire : de ces futilités) le marché des biens de consommation
commençait d'être animé par des mouvements plus considérables
que ceux que l'on peut contenir en facilitant la circulation des
vins d'Espagne ou en supprimant l'office d'un vendeur juré de
poisson.
Dès cette époque (pour nous pourtant lointaine) toute tendance
à l'expansion économique et à l'augmentation des revenus de base
porte son premier effet sur les prix de la viande (à la consomma-
tion).

1. Du Hautchamp, op. cit., t. II, p. 6. Les droits abandonnés par l'État repré-
sentaient 1053 000 livres, les droits sur le poisson étaient sous-affermés pour
200 000 livres.
2. Buvat, op. cit., t. I, p. 443.
3. Ibid., p. 447.
4. Ibid., p. 450.
Il s'agit sans doute d'un arrêt du 10 octobre, cité par Levasseur qui ajoute : « Le
succès ne répondit pas aux intentions des financiers; les marchands pour échapper
au droit de 5 livres (qui remplaçait à Paris un ensemble complexe de droits de gros
et de détail) firent venir leurs crus et leurs liqueurs sous des noms supposés.
En 1759, il fallut rétablir aux barrières l'égalité des droits, et dans la ville, la visite
domiciliaire. Tous les marchands et particuliers payèrent désormais 20 et 23 livres
par muid » (Levasseur, op. cit., p. 175 et sq.).
La politique de la bonne fée 297

Déjà en octobre nous voyons que Law manda les principaux


marchands bouchers de Paris au sujet des prix excessifs de la
viande, et « comme ils s'excusaient de ne pouvoir la donner (au
prix) de 4 sols la livre comme il prétendait, à raison de la grande
cherté des bœufs et autres bestiaux, qu'on attribuait à la grande
mortalité survenue quelques années auparavant, et au défaut d'her-
bage que la longue sécheresse avait causé en 1718 et en 1719,
11 leur avait dit : " Je saurai bien vous obliger à trouver le moyen
de donner la viande au public au prix que je vous dis ou la faire
donner par d'autres 1 " ».
C'est un langage que l'on a entendu souvent depuis lors et jus-
qu'à des dates très récentes.
En décembre, le phénomène de la hausse a pris une extension
qui empêche de l'attribuer principalement à la sécheresse des her-
bages quoique l'on en parle encore. Les contemporains, malgré
la faiblesse de l'information économique, s'avisent de mettre en
cause la politique monétaire, sans cependant que le mécanisme de
l'inflation soit exactement perçu.
« On attribuait aux changements fréquents, note Buvat, aux aug-
mentations et aux diminutions fréquentes des espèces d'or et d'ar-
gent, et même des menues monnaies, le prix excessif auquel les
denrées et les marchandises de toutes sortes étaient montées
depuis quelque temps. On l'attribuait aussi à l'introduction des
billets de banque et des autres papiers répandus dans le public, de
l'invention du sieur Law. On l'attribuait encore à la sécheresse
excessive... les herbages manquèrent pour nourrir les bestiaux en
plusieurs endroits; dans les provinces on manquait d'eau pour les
abreuver... en basse Normandie on était obligé de faire trois ou
quatre lieues pour aller en puiser à des fontaines... »
Et voici cependant une série de symptômes qui ne semblent pas
devoir grand-chose à l'irrigation des prairies : « Le drap de Varo-
bès valait 30 livres l'aune; celui d'Elbeuf, 25 livres; le velours, 42;
l'écarlate, 41 livres l'aune; le galon d'or, 21 livres l'once; les
loueurs de carrosses de remise voulaient 40 livres par jour; les
fiacres, 3 livres par heure; les charretiers, 6, 7, 8 et 10 livres pour
voiturer une voie de bois dans Paris, laquelle ne valait alors que
12 livres 1 sol 6 deniers; une botte de foin se vendait 17 sols;
une botte de paille, 15 sols; l'avoine 45 livres le septier; le pain
de Gonesse et d'ailleurs, 3 sols 6 deniers et 4 sols la livre; le pain
mollet 5 sols la livre, la viande de boucherie (nous y revoilà) 10 et
12 sols la livre (nous sommes loin des 4 sols que Law « prétendait »

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 447.


298 Le système et son ambiguïté

en septembre); le beurre frais, 25 sols la livre, une poularde,


50 sols... 1 »
Fait moins connu, l'inflation suscite des revendications sala-
riales, et nous voyons même s'esquisser une ébauche de mouvement
syndical.
Le 30 décembre, la communauté des marchands cordonniers de
Paris adresse au Lieutenant général de police ses doléances contre
les ouvriers. « Presque tous les compagnons qui sont à présent
dans Paris se sont ligués ensemble et ont fait depuis deux mois en
ça des cabales et assemblées dans des cabarets et ailleurs en ayant
résolu de se faire payer des prix excessifs de leur ouvrage et
d'exiger de l'argent d'avance... La plupart d'entre eux se sont
réunis et ont couru les boutiques où ils se sont présentés mais n'ont
pas voulu travailler à moins de 30 et de 35 sols pour faire des
souliers, au lieu de 20, 22 et 25 sols pour ordinaires et qu'on leur
donnât 10 livres d'avance... anciennement on ne payait que 14 et
18 sols 2 . » (Au surplus, dans cette corporation, les compagnons
étaient logés et couchés chez les maîtres.)
*

La bonne fée n'avait pas limité sa sollicitude aux droits indi-


rects, qui frappent la consommation. Law tire fierté d'avoir ordonné
la remise de tous les arriérés d'impôts directs, qui montaient à
80 millions de livres.
« Le peuple alors était débiteur envers le roi pour des imposi-
tions arriérées de toutes espèces. Sa Majesté en fit la remise entière,
qui se montait à 80 000 000. Cette générosité était grande, et elle
était utile au roi comme à son peuple, car il était impossible de
retirer la plus forte partie de ces anciens débits, qui étaient dus par
des pauvres... La remise leur rendit du courage et les disposa à
travailler pour payer à l'avenir le courant. Au lieu qu'assommés
par les anciens débits et le courant ils seraient tombés dans la men-
dicité. Le Roi aurait perdu le fruit futur du travail de tous ces
insolvables dont il ranima le courage par une libéralité bien enten-
due qui dans le fond ne lui coûtait que la remise d'une dette plus
imaginaire que réelle 3 . »

1. Buvat, op. cit., t. I, p. 475-476.


2. La délibération prise à cet effet par les maîtres cordonniers fut homologuée,
et le lieutenant général fit inhibition et défense aux compagnons de s'assembler à
plus de trois et de débaucher les autres,>à peine du fouet et d'être banni et chassé de
la ville. Il était interdit aux compagnons de demander davantage, mais aussi aux
maîtres de donner au-delà des tarifs fixés par la délibération (30 décembre 1719).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 362.
La politique de la bonne fée 299

Ce texte nous rappelle les panégyriques par lesquels les rhéteurs


gaulois remerciaient les empereurs romains qui, déjà, effaçaient
les ardoises 1 ...
Cependant 80 000 000 (ou même davantage 52 + 35 selon
Dutot), cela fait réfléchir. Ou ce n'est rien ou c'est beaucoup. Ce
n'est rien s'il s'agit de cotes pratiquement irrécouvrables, mais
alors il s'agit d'une simple mesure d'ordre et où est la grande poli-
tique? Et c est beaucoup si tout de même une certaine partie de ces
créances pouvait être récupérée avec de la patience, des ménage-
ments et des délais...
Là encore, Law traite avec désinvolture le problème du budget,
car il ne le considère que sous l'aspect de la trésorerie, pour lequel
on trouve — mais à quels risques et à quel prix! — des solutions
analgésiques.
La politique de la bonne fée produit également des effets écono-
miques considérables, d'une manière qui n'engage point (du moins
de façon directe) les finances du royaume. La fée la plus puissante,
ce n'est ni le Régent, ni Law; ni la Compagnie, ni la Banque, c'est
la fée inflation. Elle déclenche, nous venons de le voir, la hausse
générale des prix, et c'est là un aspect dont Law, qui cependant le
percevait (notamment en ce qui concerne la valeur des terres), s'est
toujours refusé à considérer les conséquences complètes, mais elle
engendre aussi une situation que Law a bien prévue et qu'il a
constamment souhaitée. C'est l'allégement des dettes, avec toutes
ses incidences expansionnistes.
Dans la dialectique permanente de l'économie, Law est avec les
débiteurs, c'est-à-dire avec les travailleurs, avec l'exploitant de
terres, avec l'entrepreneur de commerce ou d'industrie, et contre
le rentier, contre le capitaliste pur, contre le seigneur foncier,
contre le bénéficiaire des droits féodaux. La situation du proprié-
taire foncier est plus complexe car il a intérêt à être payé par ses
débiteurs et par ses tenanciers, mais il est souvent un débiteur lui-
même. Law comprend parfaitement cette loi générale qui fait
qu'aucune croissance économique ne peut supporter le phénomène
du placement de l'argent à intérêts composés. Il est le successeur
des Gracques et le précurseur de Marx.
De fait, en cette fin d'année 1719, l'inflation libère les débiteurs
et fait baisser le taux de l'argent, d'autant plus qu'au phénomène
inflationniste direct (augmentation énorme des moyens de paiement
et de crédit) s'ajoutent des mesures spécifiques : baisse de l'intérêt
des anciennes rentes, prêts à taux réduit par la Banque.
A la fin de 1719, et en tout cas au début de 1720 (avant l'arrêt

1. E. Faure, La Capitation de Dioclétien.


300 Le système et son ambiguïté

du 5 mars), Law est parvenu à faire descendre l'intérêt d'une


façon générale en dessous de 2 % et même pour les terres à 1
L'introduction du crédit, écrit-il, avait porté le prix d'argent au
denier 80 (1,25) et le prix des terres au denier 100 (1 %). Lui-
même faisait prêter de l'argent à 2 % sur les actions et organisait
des prêts sur garanties immobilières au taux de 3 % puis de 2 %.
On avait trouvé, écrit-il en évoquant cette période, « le réta-
blissement de la valeur des fonds de terre, des maisons et de l'in-
dustrie dans le rabaissement du taux de l'argent ». « La Banque
ayant multiplié les billets (...) rendit commun le moyen de payer,
ce qui augmenta le prix des fonds (...). Les nouvelles valeurs atti-
raient dans les provinces les billets de banque qui s'y répandaient
partout et allaient dégager les peuples gémissant sous l'oppression
des dettes contractées souvent avec usure (...), l'industrie fut
éveillée partout (...), les villes et les campagnes furent subitement
ornées de nouveaux bâtiments, les anciens furent réparés, on
défricha les terres incultes » (il en évalue l'importance à 1/3 de la
surface cultivable) 2 .
« Les terres qui avaient été en friche depuis longtemps furent
cultivées (...), les peuples entrèrent en France de toutes les parties
de l'Europe (...); on retirait les pauvres des hôpitaux pour les
employer, les peuples étaient nourris et vêtus et la consommation
augmenta de manière que les fermes générales produisaient consi-
dérablement plus qu'elles n'avaient fait jusqu'alors 3 » (ce dernier
point est exact, cependant le produit de la ferme générale ne dépen-
dait pas seulement de l'augmentation de la consommation mais
aussi de la hausse des prix).
Ces développements présentent un excellent éloge de l'inflation.
On y retrouve la patte de l'économiste expansionniste, père de la
monnaie dirigée. Et voici cependant qu'apparaît soudain la faille :
parmi les succès de sa politique, parmi les bienfaits dont il tire
fierté, il énonce : « La France tira de l'étranger la plus grande
partie de ses pierreries qu'on estime alors monter à plus de
100 millions sans y comprendre tous les autres objets de luxe qui
entraient en foule. »
Il inscrit donc à l'actif de sa politique, en même temps que le
défrichement des terres incultes et l'encouragement au travail
honnête, les agissements des réaliseurs, qui, par esprit de lucre,
vont chercher à l'étranger des valeurs refuges dépourvues de toute

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 206 et 356.


2. Ibid., p. 354-355.
3. Ibid., p. 206.
La politique de la bonne fée 301

utilité pour l'économie nationale qu'il s'agit de restaurer et de sti-


muler. Il ne comprend pas que de telles opérations ne peuvent se
traduire que par la fuite à l'étranger de valeurs réelles, par le désé-
quilibre des changes et par l'effondrement de la monnaie fiduciaire.
Il ne comprend pas que l'on ne peut pas fonder une politique écono-
mique à la fois sur l'encouragement à l'investissement et au travail
productif, et sur l'encouragement à la spéculation et à l'enrichisse-
ment sans cause.
En somme il ne comprend pas qu'il est impossible d'être à la fois
le bon et le mauvais Law, le grand et le beau. Et comment d'ail-
leurs aurait-il compris qu'il ne pouvait pas être ce que, réelle-
ment, il était?
Voici cependant que le moment est venu où la bonne fée va poser
sa baguette sur son propre front. A défaut de pouvoir transformer
le monde pour longtemps, Law va pouvoir transformer son propre
personnage... pour les quelques mois que son système a encore à
vivre.
XXIV

La puissance et la gloire

<r Ce soir-là, j'étais Dieu, d


Stefan Zweig 1 .

<r Immigrants don 't think of themselves


at a Cabinet level. »
Nancy Kissinger 2 .

La décade qui va du 30 décembre 1719 au 9 janvier 1720 marque


la ligne de faîte du Système ou, si l'on préfère, le « point mort
haut ». Ces dix jours comprennent l'assemblée générale de la
Compagnie, la nomination de Law au Contrôle général, la mission-
arbitrage de Lord Stanhope à Paris et ils se terminent sur le sym-
bole de la seconde visite de Law rue Quincampoix, la dernière gri-
bouillette.

I. L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
DIVIDENDES ET COMPASSION

« L'Assemblée de décembre 1719, écrit E. Levasseur, fut peut-


être le plus haut moment de cette grandeur passagère 3 . »

1. La Pitié dangereuse.
2. Interview New York Herald Tribune, 22-23 mars 1975.
3. « Tous les ans, les trente directeurs et les principaux actionnaires devaient
arrêter les comptes... Ce fut une belle et étrange réunion. Les directeurs étaient
presque tous d'anciens fermiers généraux, de riches financiers... à côté d'eux sié-
geaient indistinctement, parmi les actionnaires, le duc de Bourbon, le prince de
La puissance et la gloire 303

Une narration indirecte en est donnée par un correspondant de


la marquise de Balleroy : « Le Chevalier de La Motte, qui est,
comme vous le savez, enrôlé dans l'agiotage, écrit aujourd'hui à
ses associés que, comme porteur d'un certificat de possession de
50 actions, il a eu l'entrée et séance à l'assemblée qui s'est faite
le 30, où se sont trouvés le duc d'Orléans, le duc de Chartres et
M. le Duc, plusieurs maréchaux et ducs et pairs, tous suivant leur
rang assis autour d'une table de 70 personnes. M. Lass, àl'opposite
de M. Le Régent à un des bouts de la table et tous les actionnaires
assis au nombre de 1 200. M. Cornuau, avocat, assis auprès de
M. Law, qui a fait un beau discours, auquel M. le Régent a répondu
et dit que chacun des assistants avait le droit de proposer les
difficultés qu'il aurait. On a répondu, comme à la comédie, par un
battement de mains. Peut-être que, si le parterre y eût été, il y
aurait eu des sifïleurs » 1 .
L'Assemblée prit deux décisions considérables : la fixation des
dividendes, la création du bureau d'achat et de vente de ses propres
titres.

La fixation des dividendes

Il est stupéfiant pour nous de voir une société fixer à l'avance le


dividende d'un exercice qui n'a pas encore commencé de courir. A
part cela, les comptes présentés par Law sont parfaitement raison-
nables et ne justifient nullement les critiques qui lui ont été adres-
sées, notamment par son propre disciple Dutot et fort sévèrement
par un historien qui ne lui est pas systématiquement hostile,
Levasseur.
Le bilan prévisionnel dressé par Law fait apparaître un bénéfice
de 91 000 000. Selon la notice anglaise, qui est de peu postérieure,
les prévisions bénéficiaires sont évaluées à un chiffre supérieur,
soit 106 000 000 2 .
Paul Harsin a procédé à un examen minutieux des différents
postes et il parvient à une évaluation « relativement rigoureuse »
à 88 000 000 3 .
Sans entrer dans le détail, nous rappellerons que la Compagnie
était assurée d'une rente de 48 000 000 qui lui était reconnue

Conti et de grossiers portefaix millionnaires. Le régent présidait. Law, avec le titre


de directeur, conduisait toutes les délibérations et dictait ses volontés. »
1. De Faligny à M m e de Balleroy, 3janvier 17 20, Correspondance de la marquise
de Balleroy, t. II, p. 98.
2. A full and impartial account, op. cit., p. 20.
3. P. Harsin, Les doctrines monétaires et financières, op. cit., p. 178.
BLEAUX COMPARATIFS
(en millions)

LAW FULL & IMPARTIAL ACCOUNT p. HARSIN

Assemblée générale
31 décembre {Doctrines monétaires,
et Mémoire justificatif op. cit., p. 1 7 8 )
(Œuvres complètes, t. III, p. 213)
Rentes sur les fermes 48 48 1 48

Bénéfices sur les fermes 12 30 20 ( 3 8 pour 1 7 2 0 )

Tabac 6 4 2,5

Recettes générales 1 omis 1,5

Commerce des Indes, etc. 12 Inde orientale 12 10


Mississippi (dans
quelques années) 7

Bénéfices sur les monnaies 12 5 _6


91 IÔ6 88 (ou même 1 0 6 )
(ou 9 9 si l'on ne
compte pas la ru-
brique Mississippi)

1. I.a somme est ici décomptée en 4 5 (fermes) + 3 (tabar).


La puissance et la gloire 305

par le Trésor et qu'elle avait le droit de prélever elle-même sur


les recettes des Fermes : rentrée absolument sûre par consé-
quent.
Il lui suffisait donc de trouver 32 000 000 et c'était bien le diable
si elle n'y parvenait pas avec le tabac, les monnaies, le commerce et
les bénéfices des Fermes.
En fait les bénéfices des Fermes faisaient un gros morceau. Selon
les frères Pâris, ils n'auraient produit que 5 800 000 pour l'année
précédente mais Law pouvait en escompter davantage à la fois
par une meilleure gestion et- surtout grâce à la réanimation des
affaires. L'estimation présentée à l'assemblée générale est de
12 000 000. Cependant, selon une indication de Crawford, Law
prévoyait, dès le 10 octobre, un chiffre de 38 000 000 2 . D'autre
part, la notice publiée à Londres fait état d'une prévision de
30 000 000 (du profit de la Régie de cinq grosses fermes, selon
quelques personnes entendues).
Dans son mémoire justificatif de 1723, Law indique que le profit
effectif pour la première année aurait été supérieur à 28 000 000 3
mais il était au-dessous de la vérité. Les documents authentiques,
découverts par P. Harsin, indiquent en effet que le bénéfice réel s'est
élevé à 38 000 000, chiffre exactement égal à celui que Law avait
avancé dans sa conversation avec Crawford.
On voit ainsi que, non seulement Law avait procédé avec beau-
coup de prudence dans ses propositions, mais qu'il s'était tenu
fort en retrait de ses propres estimations. On peut faire la même
observation pour ce qui concerne les monnaies. Nous avions été
surpris de voir apparaître, dans la lettre de Crawford, un chiffre
de 90 000 000. Cependant, dans le Mémoire justificatif, Law
indique que ce bénéfice se montait « dans les occasions extraordi-

1. On constate qu'il n'existe aucune indication, justement pour cette première


année, dans le mémoire des frères Pâris (1740), alors qu'ils donnent tous les chiffres
des années suivantes (A.N., K. 885). Sans doute ont-ils jugé plus habile de ne pas
faire apparaître un élément d'information aussi sensationnel et qui pouvait être
interprété d'une façon favorable pour le Système. Cependant ils prennent soin de
mentionner les circonstances qui justement expliquent ce résultat. « La facilité des
paiements en papier avait enlevé des greniers une grande quantité de sel et entré
dans les villes beaucoup de vins et de marchandises sujettes aux droits d'entrée. »
Les sujets se trouvaient « fournis de provisions et démunis d'argent ». De fait, les
recettes des années ultérieures, si elles furent moins élevées, ne s'effondrèrent pas.
Law indique 80 000 000 de produit réel pour 1721 (Œuvres complètes, op. cit.,
t. III, p. 405).
2. Cf. Crawford à Craggs, 10 octobre 1719.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 215.
306 Le système et son ambiguïté

naires, à 10 000 000... par mois, et qu'il aurait pu justifier, à lui


seul, le dividende de 4 % (40) 1 ». Il est vrai que de telles recettes
ne pouvaient être considérées par Law lui-même comme représen-
tant une méthode très saine de financement.
La bonne foi de Law est donc certaine, et de surcroît nous dis-
cernons qu'il prévoyait une importante plus-value sur son propre
schéma.
Ainsi s'explique sans doute une autre anomalie de cette affaire,
à savoir qu'il ait établi ses prévisions de dividende sur la base de
400 000 actions, alors qu'il y en avait 600 000 (sans compter les
24 000 actions dont la création avait été décidée en octobre, mais
qui ne furent jamais émises).
La différence correspond, à concurrence de 100 000 titres, au
« trésor du roi ». Il paraît surprenant que Law ait renoncé à voir
rémunérer ces titres, si chers à son cœur. Ce geste peut s'expliquer
par l'opportunité d'aider la Compagnie dans cette première année
d'activité réelle. Mais, d'après ce que nous venons de noter, il est
probable que Law se réservait, ultérieurement, de les appeler à
une distribution complémentaire qu'il aurait justifiée sans peine
par l'heureux dépassement de ses prévisions.
En ce qui concerne l'autre paquet de 100 000 actions, placé en
dehors du compte de l'Assemblée, il s'agit tout simplement d'une
économie de dividende sur les titres qui étaient déposés à la Banque
en garantie des prêts 2 . L'économie faite pour un semestre sur
200 000 titres était égale à l'économie totale de dividende annuel
pour 100 000 actions.
La conclusion à retenir, c'est que le dividende de 200 livres par
action était tout à fait admissible et qu'il devait laisser à la Compa-
gnie un certain jeu. Ce dividende représentait un revenu très
copieux pour les anciens titres. Il rapportait 4 %, ce qui n'était pas
négligeable, aux personnes avisées qui avaient pu souscrire aux
nouveaux titres pour leur montant nominal. Par contre, les ache-
teurs à 10 000 ou même à 9 000 ne tiraient de leurs capitaux qu'un
intérêt de l'ordre de 2 %. Law pensait qu'ils pouvaient s'en conten-
ter, puisqu'en raison de l'ensemble de mesures qu'il prenait à cet
effet, ils ne trouveraient pas dans les prêts particuliers de taux plus
élevés. C'est là que cet homme prodigieusement habile fait preuve
d'une véritable naïveté, d'une grande ignorance de la psychologie
des épargnants et des placeurs. Son erreur vient de ce qu'il ne

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 207.


2. On ne payait pas le dividende afférent au semestre pendant le cours duquel ils
avaient été déposés. En effet, ni le précédent propriétaire ni le suivant ne pouvait
y prétendre, l'un ne les ayant pas à la fin, ni l'autre au début!
La puissance et la gloire 307

connaît pas le peuple, et moins encore le peuple français. L'âme


du Français moyen est pour lui un mystère insondable. Le pire,
c'est qu'il croit y lire à livre ouvert.

Le bureau d'achat

Et voici que nous retrouvons le dualisme.


L'affaire du dividende, si l'on met à part l'anomalie que pré-
sente dans l'optique actuelle sa fixation prématurée, peut être
considérée comme un élément du plan sage. Le bureau d'achat
d'actions, créé dans la même séance, est une pièce caractéristique
du plan fou.
Law a fait présenter par la suite une explication embarrassée,
non pas insensée sans doute, mais incomplète, et où il est visible
qu'il cherche non seulement à s'attribuer le beau rôle, mais
à se donner le change à lui-même. C'est l'un des deùx points
où il reconnaît avoir commis une faute, et de cette faute il s'ac-
corde, dans l'un et l'autre cas, une emphatique justification
morale.
C'est bien la dernière chose à laquelle on s'attendrait! Car,
quelles que soient à cet égard les règles formelles du droit des
sociétés (cette pratique, longtemps interdite, est aujourd'hui deve-
nue licite dans certaines conditions), les opérations d'une société
sur ses propres titres se recommandent rarement d'une conception
supérieure de l'éthique et de la vertu théologale de charité.
« M. Law fut averti, vers la fin de décembre 1719, qu'il se
commettait de grandes infidélités dans le commerce des actions et
des souscriptions dont le prix variait considérablement dans la
même journée. Cette variation affectée et subite fournissait aux
commissaires infidèles un moyen facile de faire de grands profits
aux dépens des vendeurs et des acheteurs. Pour réprimer ce
désordre, il ordonna à quelques directeurs d'acheter et de vendre
les actions avec les fonds de la Banque à des prix qui n'exposeraient
plus ces effets à de si grandes variations 1 . »
Cette justification est doublement surprenante. D'abord, il n'est
pas vraisemblable que John Law n'ait découvert qu'à la fin du mois
de décembre les fluctuations des cours de la rue Quincampoix
— l'agiotage à la pendule! — et les combinaisons malhonnêtes
qu'elles favorisaient. Ensuite, il est certain que Law lui-même avait

1 . Œuvres complètes, op. cit., t . I I I , p . 3 5 8 .


308 Le système et son ambiguïté

déjà pratiqué ou fait pratiquer des interventions sur le marché 1.


Plus encore que par les anomalies de fait, on est frappé de sai-
sissement devant la contradiction de pensée que VHistoire des
Finances fait apparaître dans deux développements rapprochés
d'un même récit. On nous a doctement expliqué, à propos de l'af-
faire des rentiers, que les souffrances particulières et la justice
distributive ne comptaient pas en présence du bien général et voici
que pour les actionnaires on ouvre un Bureau de compassion et de
justice! Car nous sommes bien autorisés à appeler ainsi un orga-
nisme défini dans ces termes : « le motif de compassion et de jus-
tice... détermina à établir un bureau » ... « pour empêcher les fri-
ponneries qui se passaient dans l'achat et dans la vente des
actions ».
Il n'est plus question ici du haut domaine et du jubiléI Les consi-
dérations de sentiment et de morale affective si aisément balayées
pour les rentiers, ces mal-aimés, s'imposent dès l'instant qu'il
s'agit des actionnaires, ces bien-aimés ! Pour un peu, l'homme
infaillible et imperturbable qui se règle sur la raison d'État tirerait
quelque fierté de ces réflexes de paladin et de sensitive qui ont, de
son propre aveu, conduit le système à la ruine.
Que faut-il donc penser du fond de l'affaire?
Nous sommes passés presque subitement d'un seller's market à
un buyer's market : il s'agit désormais d'enrayer la baisse et non
pas de limiter-la hausse. Le Bureau de compassion et de justice est
essentiellement un bureau d ''achats. Law ne pouvait pas accepter
la baisse des titres, puisque tout son plan reposent sur un cours de
9 000 minimum, et cela sans doute parce qu'il voulait stabiliser
l'intérêt au taux maximal de 2 %, et aussi parce qu'il ne voulait pas
« laisser tomber les copains », enfin et surtout parce qu'il fallait
sauvegarder le « Trésor des Indes » si astucieusement amassé. Les
900 000 000 des Menus Plaisirs, le gracieux cadeau du « nou-
veau ministre » à son vieux maître et à son jeune Roi 2 .
Law (ou du moins son porte-parole) reconnaît qu'il y a eu faute,
mais en même temps de cette faute, il présente l'apologie. D'autre
part, il fait valoir que, du point de vue technique, l'opération
paraissait sans risque.

1. Dans le même document, on lit, quelques pages plus loin : « [les actions I
étaient payées 10 000 livres au mois de novembre suivant, quoique pour les empê-
cher de monter la Compagnie en jetât sur la place pour 30 000 000 en une seule
semaine ».
2. Cet aspect du problème n'apparaît pas dans VHistoire des Finances, ce qui
peut s'expliquer par une réticence volontaire de Law (ou par l'insuffisante infor-
mation du rédacteur).
La puissance et la gloire 309

« La Banque était en état de soutenir cet achat, argumente-


t-il. Elle devait alors 1 100 000 000 de billets. Mais il lui était dû
450 000 000 par les personnes auxquelles elle avait accordé des
avances sur titres, dont le délai ne dépassait pas deux mois. D'autre
part, les souscripteurs étaient encore redevables de 450 000 000
pour les versements non libérés. » Le total de ces créances représen-
tait donc 900 000 000 et le découvert n'était que de 200 000 000
de billets; or « elle avait de grandes sommes dans sa caisse 1 ».
Voilà pourquoi le système ne pouvait pas échouer... s'il n'y avait
pas eu le Trésor tabou. Son dispositif de sécurité impliquait en effet
que l'on pût faire rentrer effectivement les 900 000 000. Or, bien
évidemment, un recouvrement de cette envergure aurait provoqué
un formidable mouvement de baisse, puisque les débiteurs ne pou-
vaient se libérer qu'en réalisant.
De sorte que Law pouvait encore rattraper sa première faute...
à condition de ne pas commettre la seconde que d ailleurs il recon-
naît également et qui fut de ne pas faire exécuter les engagements
des débiteurs et des actionnaires. Pour la clarté de notre exposé,
il nous paraît nécessaire d'anticiper ici, en suivant jusqu'au bout sa
démonstration.
« On conseilla à M. Law de faire payer en billets à l'échéance les
sommes qui avaient été prêtées... et de faire exécuter les engage-
ments (des porteurs de soumission). » Le conseil était sage.
Oui, mais il ne le suivit pas car les actions seraient tombées alors
à vil prix : « Il ne pouvait pas se résoudre à abandonner la fortune
de ceux qui avaient eu confiance en lui. » Nous connaissons déjà
l'argument.
Dès le moment de l'Assemblée générale, Law se trouve pris dans
son propre engrenage. La décision du 30 décembre contient en
germe la série des options ultérieures jusqu'à celle, fatale, de l'arrêt
du 21 mai.

A la date où il réunit ses actionnaires, Law n'est pas encore


contrôleur général des Finances. Mais la décision est virtuelle-
ment acquise.

II. LE MINISTÈRE

C'est sans doute au cours de l'été 1718, alors qu'il tremblait


pour sa peau, et qu'il s'était réfugié au Palais Royal dans l'appar-
1 . Œuvres complètes, op. cit., t . I I I , p . 3 5 8 .
310 Le système et son ambiguïté

tement de M m e de Nancré, que John Law songea pour la pre-


mière fois à la consécration ministérielle, qui pquvait lui apporter
à la fois la sécurité, une satisfaction de prestige et un supplément
de pouvoir.
C'est en tout cas en se référant à cette époque que le rédac-
teur de VHistoire des Finances écrit : « Son ministre, car on
pouvait dès ce moment dénommer ainsi M. Law » ... et plus loin :
« La personne et la conduite de ce ministre étaient directement
attaquées. »
La nomination, en septembre, au poste de secrétaire d'État, de
Guillaume Dubois, ne pouvait qu'encourager cette ambition chez
Law, non seulement par l'exemple, mais par le conseil qu'il reçut
de l'abbé lui-même. Cependant, l'affaire ne prit tournure que
l'année suivante, sans doute vers l'époque du lancement du Sys-
tème. Pour pouvoir devenir contrôleur général des Finances, Law
devait être français et catholique. Français, il l'était déjà car, au
moment de la fondation de la Banque et sur les observations faites
par le Parlement, le Régent lui avait octroyé des lettres de natu-
ralité, qui, « scellées de soie verte et lacs de soie rouge et verte »,
furent effectivement enregistrées au Parlement de Paris à la date
du 26 mai 1716
Par la suite, le fait que ces lettres aient été enregistrées au Par-
lement, et non pas à la Chambre des comptes, fut présenté comme
une cause de nullité, conjointement avec un motif plus substantiel,
à savoir la non-appartenance du bénéficiaire à la religion catho-
lique et romaine 2 .

1. Il en existe deux exemplaires de texte identique aux Archives nationales.


O1 221, f 6 31, X 1A 8715, f® 266.
2. Saint-Simon semble n'avoir pas connu la naturalisation de Law, du moins
à sa date, car il fait remarquer que sa qualité d'étranger ne pouvait se changer
en naturalisation sans une abjuration préalable (op. cit., t. VI, p. 421).
La compétence de la Chambre des comptes était justifiée par le fait que la natura-
lisation supprimait le droit d'aubaine, qui était une ressource domaniale. En outre,
argue-t-on, la Chambre aurait, elle, vérifié la non-catholicité du bénéficiaire. Cette
argumentation est longuement développée au cours du contentieux auquel donna
lieu la succession de Law; cf. notamment la requête présentée au Roi au nom du
sieur Garcin de Lucy par l'avocat Dufortault, imp. Valleys et Fils. C'est en raison de
la nullité des lettres que l'élection de John Law en tant que membre de l'Académie
des sciences, où il avait succédé au chevalier Regnault, le 4 décembre 1719, aurait
été annulée par le Roi (J.-P. Wood, op. cit., p. 71).
Les adversaires de la famille Law plaidèrent, de surcroît, que les lettres étaient
devenues caduques (Tu fait que Law était allé s'établir hors de France, et que ses
passeports ne pouvaient être considérés comme portant autorisation à ce sujet.
En fait, il existait une considération plus rigoureuse encore et que les adversaires
La puissance et la gloire 311

Quant à la « catholicisation » de Law, c'est au cours de l'été 1719


qu'elle fut envisagée. Le soin d'accomplir cette œuvre évangélique
fut confié à l'abbé de Tencin, futur archevêque d'Embrun puis de
Lyon, futur cardinal, alors vicaire général du diocèse de Sens. On
attribua le choix de ce personnage à l'assurance que l'on avait de
sa complaisance. Outre qu'un prêtre plus rigoureux aurait pu
embarrasser quelque peu ce singulier néophyte par des exigences
sur les sujets du dogme et par l'épreuve de son ferme propos, il
importait aussi que le confesseur n'imposât pas à Law l'obligation
de mettre fin à 1 état de concubinage dans lequel il se trouvait, se
plaisait et entendait persister.
L' « abbé Tencin 1 », dont Saint-Simon s'est plu à tracer le por-
trait avec des traits grossis et noircis, était en tout cas pour Dubois
un homme de toute confiance et un serviteur à toutes mains. Il
était le frère d'Alexandrine Guérin de Tencin, religieuse qui avait
obtenu sa réduction à l'état laïque, et dont le personnage et les
aventures évoquent les démones du roman anglais, Ambre, Moll
Flanders. D'un certain chevalier Destouches, surnommé Des-
touches-Canon, elle avait eu en 1717 un fils, aussitôt abandonné
sans le moindre scrupule et qui devait conquérir la célébrité sous
le nom de d'Alembert. Plus tard, elle fut 1 héroïne d'un singulier
fait divers : un de ses amants, du nom de La Fresnaye, ayant
poussé la rancune qu'il lui portait jusqu'à se suicider afin de la
faire convaincre d'assassinat 2 . Elle se tira de cette aventure
comme des autres, et se mit à écrire des romans. C'était aussi une
femme de tête, et une rude affairiste. Innocente du meurtre de La

semblent avoir ignorée, à savoir que Law se considérait lui-même, dans les derniers
temps, comme sujet anglais.
Après une série de longues chicanes et de déplaisantes manœuvres, le cardinal
Fleury fit enfin décider par le Conseil du 12 mars 1735 que le Roi avait clairement
marqué sa volonté de naturaliser John Law en lui confiant l'une des premières
charges de l'État. Cette décisioh ne bénéficia qu'aux enfants de Guillaume qui tou-
chèrent fort tard un héritage réduit à des sommes insignifiantes. Par contre, les
enfants de Law et de Catherine n'avaient droit à rien, en raison de leur bâtardise,
et cela, d'après le mémoire émanant des enfants de Guillaume, dans leur revendi-
cation des biens de leur oncle. « Le suppliant apprend par la propre requête des
tuteurs que le sieur Jean Law a laissé en mourant un fils et une fille, mais que tous
deux par le vice de leur naissance ont été exclus de la succession » (Requête Dufor-
tault).
1. Ch. de Coynart a relevé diverses inexactitudes commises par Saint-Simon dans
ses relations d'un procès où Tencin tenait un rôle peu brillant. Notamment le mémo-
rialiste a désigné comme étant l'avocat de Tencin celui de son adversaire. De
Coynart énonce des distinctions subtiles entre « la confidence et la simonie » (cf.
Coynart, Les Guérin de Tencin, p. 197 et sq.).
2. Ch. de Coynart, op. cit., p. 236 et sq.
312 Le système et son ambiguïté

Fresnaye, elle ne l'était sans doute pas de sa ruine. Elle créa, pen-
dant la grande période du Système, un bureau d'agiotage qu'un
certain Chabert, bourgeois de Paris, exploitait rue Quincampoix
pour le compte d'Alexandrine et de ses associés, parmi lesquels
on note son cousin abbé, son ancien amant Destouches, son frère
président, et un autre parlementaire, le célèbre président
Hénault 1 .
A l'époque que nous évoquons, M m e de Tencin passait pour être
la maîtresse de Dubois, et bien qu'un biographe sensible à sa
séduction posthume ait relevé l'absence de preuves matérielles
quant à la nature exacte de leurs relations, à tout le moins peut-on
considérer qu'il y avait, comme disent les juristes, possession
d'état. Curieuse image, en vérité, que cette chanoinesse aventurière
vivant entre deux hommes, son frère et son amant, l'un et l'autre
promis à la pourpre cardinalice!
Il est certain que le choix de Tencin comme instructeur de Law
fut l'œuvre de l'aJjbé Dubois. Ce fait suffit à démontrer que les rap-
ports entre les deux hommes étaient excellents; ils ne se détério-
rèrent que dans la toute dernière période.
L'abjuration eut lieu le 17 septembre à Melun, en l'église des
Récollets : cette paroisse ayant évidemment été choisie parce
qu'elle était -située dans le diocèse de Sens et parce qu'il avait paru
préférable de procéder avec discrétion. Cependant, soit que le curé
de Saint-Roch ait émis des doutes sur la validité d'une cérémonie
célébrée sans le concours de son ministère, soit pour toute autre
raison, Law dut ensuite venir communier dans cette église et y
rompit le pain bénit en présence cette fois d'une foule de curieux.
Le même jour, qui serait, selon le Journal de la Régence2, le
10 novembre, il donna un grand repas suivi d'un bal. J.P. Wood
place cependant cet épisode au jour de Noël. Law aurait été nommé
chanoine honoraire dans la chambre du duc de Noailles et il aurait
donné 500 000 livres « pour achever la construction de l'édifice 3 ».
On disait aussi qu'il avait fait cadeau à l'abbé de Tencin de
200 000 livres en actions 4 . Enfin, pour être complet, nous men-
tionnerons que, selon le Journal de la Régence, c'est seulement

1. Le capital était de 3 356 000 livres, et Mme de Tencin avait apporté la somme
coquette de 691 000 livres. Fondée le 28 novembre 1719, la société fut dissoute le
28 février 1720, fort à propos et liquidée avec bénéfices (cf. Coynart, op.
cit., p. 184 et sq.).
2. T. I, p. 465. Selon cette chronique il s'agirait bien de l'abjuration et non
d'une communion.
3. Wood, op. cit., p. 69.
4. Buvat, op. cit., t. II, p. 10 et. 74.
La puissance et la gloire 313

le jour de Pâques que Law, après s'être confessé au père Boursault,


théatin, aurait été pour la première fois admis à la communion,
en l'église paroissiale de Saint-Roch
Ainsi Law qui ne réussit qu'à être à moitié français parvint-il à
devenir deux ou trois fois catholique 2 .
Les enfants de John Law avaient fait profession comme lui —
sinon en même temps —, par contre on admet généralement que
Catherine Knollys avait refusé de l'imiter. Elle en aurait même
éprouvé un grand chagrin. Par là, elle aurait rendu impossible la
régularisation de son union avec Law, au moment où elle venait
d'être veuve de M. Seignieur et où par conséquent un second
mariage devenait licite. Tout cela n'est pas très vraisemblable et
l'affaire reste obscure 3 .
Désormais Law se trouve en état de joindre à la réalité du pou-
voir son apparence, une apparence qui d'ailleurs n'était pas sans
contenir de la réalité. On le croit volontiers quand il affirme que s'il
a recherché la promotion ministérielle, ce n'était pas par l'en-
traînement de la vanité. « Jusque-là M. Law n'avait eu aucun
caractère que celui de Directeur général de la Banque et de la
Compagnie des Indes. Il avait une ambition plus noble que les
charges et les titres. Il aspirait à la gloire de rendre le peuple
heureux. »
Qu'est-ce qui fait courir Sammy? Law n'est pas réellement vani-
teux; les meilleurs témoignages indiquent qu'il ne s'était pas laissé
prendre à la griserie des adulations. On ne peut même pas dire
qu'il était un homme ambitieux. « Le pouvoir, dit M m e de Staël, est

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 10 et 74.


2. Ajoutons pour faire bonne mesure que Wiesener mentionne une messe qui aurait
eu lieu le 11 décembre. Op. cit., t. III, p. 254.
Des biographes sérieux n'ont pas craint de recueillir, à l'occasion de cette affaire,
des rumeurs surprenantes. Selon M. Hyde, M m e de Tencin aurait été la maîtresse de
Law (op. cit., p. 155), et selon Ch. de Coynart, le choix de l'abbé comme instruc-
teur aurait été dû au fait qu'il jouait un rôle de chevalier servant auprès de
Mme Law, dont il aurait acquis les bonnes grâces « par certains petits offices ou
minauderies... comme de monter en carrosse, verser son thé, fermer ses lettres, lui
donner ses peignes à sa toilette... par mille petites niches qu'il lui faisait, par mille
galantes et innocentes caracoles qui la faisaient rire... » (op. cit., p. 183).
Ces divers enjolivements sont puisés à une même source, à savoir un factum ano-
nyme intitulé : Mémoire pour servir à l'histoire du cardinal de Tencin (Bibl. nat.
Ln 27 19421). Ce texte, bien qu'il comporte certaines précisions exactes, émane d'un
ennemi des Tencin et ne mérite aucun crédit. Ainsi y voit-on que Law aurait déjà
été marié en Angleterre et qu'il était poursuivi dans ce pays pour le rapt de Cathe-
rine!
3. Cf. chap. iv : Un itinéraire dans la brume.
314 Le système et son ambiguïté

la cause finale la plus assurée. » Nous ne pensons pas que le pouvoir


en tant que tel était la cause finale de John Law.
La puissance et la gloire ne <sont pas pour lui des objectifs, mais
essentiellement des moyens. Faut-il pour autant le prendre au mot
quand il dit que le véritable ressort de son incroyable activité
alors qu'il se disait, par sa nature, plutôt indolent, serait l'intérêt
de l'État, l'attachement au bien public? On peut en tout cas croire
qu'il le croit.
En fait, Law se définit comme l'homme d'une double-certitude.
La certitude d'avoir raison, fût-ce contre tous, et corrélativement
la certitude du succès, fût-ce contre tout. Il a divinisé la Raison,
la sienne, comme étant une forme de la chance qui ne déçoit
jamais. La passion qui l'anime, c'est toujours celle du joueur, mais
celle du joueur qui a maîtrisé les secrets des chiffres et qui a trouvé
la martingale absolue.
Encore faut-il que ses projets ne soient pas sabotés et que ses
conditions de travail soient les meilleures possibles. Le poste de
contrôleur général devait le prémunir contre le renouvellement des
« humiliations » et des risques de 1718, et même le délivrer des
soucis et des contrariétés que lui occasionnait sans cesse son
incommode et perfide partenaire, le garde des Sceaux.
« Le Régent, lisons-nous encore dans VHistoire des Finances,
crut qu'il était à propos de le revêtir (Law) du caractère de contrô-
leur général pour lui donner du crédit dans le public et dans le
conseil. Jusqu'à ce jour l'administration des Finances avait été
divisée; la partie qui regardait le crédit et le commerce était
conduite par M. Law, et celle du détail et de la forme était conduite
par M. d'Argenson, et comme leurs lumières, leurs principes et
leurs vues étaient fort différents, il ne pouvait y avoir de l'union.
Ainsi il semblait raisonnable de réunir le tout dans la même per-
sonne. »
Saint-Simon note que la coexistence était devenue impossible
entre Law et d'Argenson, lequel s'aigrissait de plus en plus, peut-
être par le sentiment de son déclin. « Les audiences du garde des
Sceaux, plus de nuit que de jour, désespéraient ceux qui travail-
laient avec lui et ceux qui y avaient affaire. La difficulté des finan-
ces et ses luttes contre Law lui avaient donné de l'humeur, qui se
répandait dans ses refus. Les choses en étaient venues au point
qu'il fallait que l'un des deux cédât à l'autre une administration
où leur concurrence achevait de mettre la confusion 1 . »

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 499.


Il semble bien en effet que les fâcheuses habitudes de d'Argenson quant aux
heures de travail et d'audience eussent empiré : « Il mandait les gens chez lui à
La puissance et la gloire 315

L'abbé Dubois, bien que lié intimement avec d'Argenson, ne pou-


vait, note Saint-Simon, que choisir le parti de Law : la conversion
de Law avait un but auquel il était temps qu'il arrivât. Quant au
duc d'Orléans, il avait depuis longtemps, semble-t-il, formé le pro-
jet de porter Law au ministère
Cependant d'Argenson lui faisait impression. Le garde des
Sceaux, note d'Antin, avait l'esprit plus souple que n'avait eu le
duc de Noailles, « il ne contrariait point mais il traversait par dif-
férents moyens tous les projets de M. Law et faisait tant de peur à
M. le Régent qu'il n'osait se déterminer à rien ».
Il fallut donc, pour trancher, recourir à une sorte de sketch dont
le duc d'Antin, qui y joua un rôle — les confidents sont aussi parfois
les acteurs —, nous a laissé la narration à la fois naïve et matoise.
« Ce titre était nécessaire à M. Law pour pouvoir bien servir,
sans quoi les opérations étaient croisées à tous moments et deve-
naient si difficiles que le crédit public avait reçu quelque atteinte
dans la fin de l'année dernière 2 , ce qui donnait beaucoup de cha-
grin à M. Law.
« Ce qui joint à plusieurs avis qu'il avait reçus qu'on voulait
l'assassiner et même que les Anglais y entraient [nous retrouvons
ici les rumeurs évoquées par Stair] lui avait fait prendre la résolu-
tion de se retirer à Rome.
« Comme j'étais fort de ses amis il m'en parla comme d'un parti
pris et me parut ulcéré de ce que le Régent n'avait pas renvoyé
M. Stair, ambassadeur d'Angleterre, qu'il croyait être son ennemi
et qui tenait de fort mauvais propos, et se plaignait aussi de ce
que les plus familiers parlaient hautement contre lui et le décriaient
comme fausse monnaie.
« Je crois bien qu'il m'exagéra la douleur qu'il en ressentait et
que peut-être il n'aurait pas exécuté si librement de quitter une
partie où il brillait tant.
« Mais avec cela j e crus connaître à son visage la situation de
son âme. Rarement peut-on déguiser ce miroir au point de n'être
pas reconnu.

onze heures du soir, à minuit, à une, deux, trois, quatre, cinq et six heures du matin.
Il tenait les sceaux à ces différentes heures. Mais qui que ce soit qui fût mandé,
si le sommeil venait, il se couchait pour une ou deux heures » (Thellusson, Notes
sur les Mémoires de la Régence, t. III, p. 8).
1. « ... Law, quoique froid et sage, sentit broncher sa modestie (...) Il visa au
grand (...) et plus que lui, l'abbé Dubois, pour lui, et M. le duc d'Orléans » (Saint-
Simon, op. cit., t. VI, p. 425).
2. On ne voit pas en quoi la dysharmonie qui existait entre Law et d'Argenson
avait pu influer sur les déceptions subies, tant avec l'attaque de la Banque qu'avec
la baisse des cours.
316 Le système et son ambiguïté

« D'ailleurs je vis le tort que nos affaires allaient souffrir si le


public avait la moindre connaissance de la situation. Tout cela
me porta à aller trouver le Régent et à lui rendre compte de tout
ce que j'avais vu et entendu. Il en comprit aisément la consé-
quence. Il parla à M. Law le même jour si obligeamment qu'il le
calma, lui promit qu'il le satisferait sur milord Stair et lui promit
l'emploi de Contrôleur des finances, qu'il ne déclara pourtant que
le jour des rois. »
Le duc d'Antin écrit alors sa conclusion :
« Le voilà en place et en état de mettre en usage toutes ses
lumières. Je serais bien trompé s'il ne rend de grands services à
l'État. »
Plus tard, en se relisant, le mémorialiste note en marge de ce
dernier propos : « Il faut avoir autant de sincérité que d'humilité
pour n'avoir pas effacé cet article. »
La nomination de Law s'accompagna d'une sorte d'anti-
cérémonial.
« . . . M. Law voulant entrer avec son carrosse dans la grande
cour du palais des Tuileries, comme il avait fait auparavant pour
aller chez le roi, un officier des gardes l'en empêcha, suivant
l'ordre qu'il avait reçu, ce qui l'obligea de mettre pied à terre à
côté du corps de garde et de traverser ainsi la cour... ce qui donna
lieu à diverses conjectures... M. Law fut alors déclaré Contrôleur
général des Finances... Le 15 on publia un arrêt du Conseil d'État...
au rapport du sieur Law, Conseiller du Roi en tous ses conseils et
Contrôleur général des Finances. »
Pour faire bonne mesure, le Régent imagina de ressusciter la
surintendance des finances qui avait été abolie lors de la disgrâce
de Fouquet. Cependant les lettres patentes qui prévoyaient la nou-
velle création de cette charge ne furent enregistrées par le Parle-
ment qu'au mois d'avril 1 .
Par une de ces coïncidences que l'histoire se plaît quelquefois à
ménager, c'est dans la même journée du 5 janvier que le ministre
anglais, le comte Stanhope, tel Jupiter descendant de l'Olympe,
faisait son apparition à Paris, résolu à voir clair dans les
embrouilles de son ambassadeur et le cas échéant (on suppose que
sa religion était déjà plus qu'à moitié faite) à mettre un terme aux
insupportables manigances de cet exalté. Déjà le 18 décembre
Stanhope avait écrit à l'abbé Dubois et avait sollicité son arbi-
trage personnel sur cette affaire. « Le roi ne balance point de
vous en faire arbitre et ne veut avoir recours qu'à vos soins (...)

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 73. En même temps celle de contrôleur général fut
attribuée à M. Fleuriau d'Armenonville.
La puissance et la gloire 317

soit en rectifiant les idées de M. Law si elles pouvaient tendre


à notre préjudice, soit en retirant milord Stair si le mal ne vient
que de ses défauts personnels, comme nous n'avons que trop sujet
de le supposer. »
La suite des événements prouve que l'abbé Dubois donnait tort
à Stair, ce qui dément les allégations de l'ambassadeur quant à
une prétendue brouille entre Dubois et Law et quant au revirement
que celui-ci, aidé de Torcy, aurait tenté d'imprimer à la politique
de la France à l'égard de la Grande-Bretagne.
Nous savons que le ministre vit Law et le Régent, nous supposons
qu'il ne pouvait manquer de rencontrer Dubois et il annonça lui-
même à ses interlocuteurs français le rappel prochain de l'ambas-
sadeur. Nous connaissons cette conclusion de bon sens à travers
les lettres amères du trublion déconfit.
« Comme on a jugé qu'il convenait aux intérêts du roi que le
ministère de Sa Majesté à cette Cour soit en étroite liaison et
en amitié avec M. Law, et que pour complaire au dit M. Law on a
jugé à propos de lui promettre que je serai rappelé, et comme en
même temps l'on a tâché de détruire l'intérêt personnel que j'avais
auprès de M. le duc d'Orléans, et comme l'on a fait comprendre
à S.A.R. que je n'avais plus de crédit à notre Cour 1 ...»
Ces faits et ces documents permettent de dissiper, non seulement
les fables de Stair sur les menées anglophobes de Law, mais les
fables opposées qui imputent aux dirigeants anglais une sorte de
complot destiné à ruiner le Système par des interventions mysté-
rieuses.
Cependant les légendes ont la vie dure...

Dans l'euphorie commune du Régent et de son ministre, la poli-


tique de la bonne fée redouble ses joyeux coups de baguette :
600 000 livres à La Force, capitaine des Gardes, 100 000 à Cas-
tries, chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans, 200 000 livres
au vieux prince de Courtenay « qui en avait grand besoin »,
200 000 livres de pension au prince de Talmond, 6 000 livres à la
marquise de Bellefonds, « et à force de crier de M. le prince de
Conti, une de 60 000 livres à son fils le comte de La Marche, âgé de
trois ans », etc.

1. 20 février (en français, à Craggs). L'ensemble de la correspondance de l'am-


bassadeur et du ministre est publié et commenté dans Wiesener, op. cit., t. III,
chap. xiv.
318 Le système et son ambiguïté

« Voyant tant de déprédation, conclut Saint-Simon, je demandai


12 000 livres en augmentation d'appointements à mon gouverne-
ment de Senlis(...) et j e l'obtins sur-le-champ 1 . 1 »
Les événements extraordinaires du Système, le spectacle inouï
de la rue Quincampoix, la nomination d'un étranger au plus impor-
tant des ministères, un lieutenant de police à peine majeur, une
pension à un bambin, tout cela passait pour à peu près naturel.
Mais on évita de justesse un effroyable scandale. Law avait obtenu
que son fils fût admis à un ballet où dansait le jeune roi : n'était-ce
ias là un grave péril pour un État si bien équilibré? Le royaume
f'échappa belle. « On ne peut exprimer la révolte publique que cette
bagatelle excita... on ne parla d'autre chose pendant quelques
jours... enfin le public fut content; la petite vérole prit au fils de
Law et à cause du ballet, dont il ne pouvait plus être, ce fut une joie
publique. »
Joie aussi pour les clochards de la rue Quincampoix auxquels le
Contrôleur général, au cours d'une seconde et triomphale visite, ne
dédaigna pas, le 9 janvier, de jeter à nouveau des pièces d'or dans
la boue, à la gribouillette.
Cette fois il arriva qu'au sortir de la cohue qui s'était produite
une dame se plaignit qu'on lui eût dérobé un portefeuille conte-
nant des effets et Law se fit un galant devoir de lui remettre des
actions jusqu'à la somme de cent mille francs qu'elle prétendait
qu'elle avait perdue. « Vive le Roi et Monseigneur Law. »
En ce début de 1720, la France vit, si l'on peut dire, à l'heure du
docteur Pangloss — que l'on nous pardonne cette licence puisque
ce grand philosophe de l'optimisme n'est pas encore né. Quatre ans
après la fin sinistre d'un règne interminable, glorieux et ruineux,
n'est-ce pas exactement ce qu'il lui faut encore? Le Système de Law,
c'est d'abord un grand défoulement de l'Histoire.

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 503.


CYCLE DE LA PROSCRIPTION DE L'OR

XXV

Stratégie tâtonnante, inflation atypique


5 janvier-22 février 1720

<r On raconte que M. Law aurait dit au


Roi un jour où celui-ci était venu à la
Banque : " Sire, vous êtes par-dessus une
chambre où il y a 900 millions pour les
menus plaisirs de votre Majesté '. Si cela
est vrai, ce sera certainement une grande
satisfaction pour tous ceux qui se sont aven-
turés dans ce placement, ae considérer le
bonheur qui est le leur de contribuer aux plai-
sirs de Sa Majesté. »
Pulteney à Craggs, 3 janvier

L'illusion d'un nouveau départ

La période qui sépare les premiers jours de janvier 1720 de l'As-


semblée générale du 21 février forme dans l'histoire du Système
une phase en quelque sorte discrète, en demi-teinte. L'événement
sensationnel, la décision spectaculaire, semblent marquer une
pause. Nous cessons d'être assourdis, éblouis, interloqués. Mais
c'est dans cette atmosphère ouatée que se mettent en place des
mécanismes que l'on ne pourra plus ni démonter ni dérouter. C'est
dans cette période indécise que se composent les éléments de la
décision.
L'année a commencé dans l'euphorie, et la promotion ministé-
rielle de Law a été saluée joyeusement par le marché. On ne dis-
cerne guère la hausse des actions car dès le 2 janvier le bureau
créé par Law achetait et vendait à des cours fixes qui sont publiés
dans la Gazette de France2 (entre 9000 et 9500). On continuait
1. S.P. 78-166, n° 97.
2. Cf. le tableau infra, p. 340. Le prix d'achat est comme il se doit un peu plus
faible que le prix de vente.
320 Le système et son ambiguïté
bien d'opérer rue Quincampoix, mais les différences ne pouvaient
guère dépasser 5 à 6 %, note le président Dugas 1 . Mais on peut
observer un mouvement sur les souscriptions qui, selon les rensei-
gnements concordant de Buvat et de Giraudeau, auraient fait,
en conséquence de l'événement du 5 janvier, un bond d'environ
900 livres 2 (on peut supposer que le bureau s'est mis en route
avec quelque retard pour les souscriptions). Mais c'est surtout
sur le marché aberrant des primes que se manifesta l'emballe-
ment du public. Law en conçut de l'inquiétude quant à son
objectif-plafond et il prit aussitôt une mesure (sans doute impru-
dente) pour mettre fin à ce désordre.
« On donnait, écrit-il dans son Mémoire de 1724, des primes
considérables pour engager à fournir les actions à terme sur le
pied de 2 500 et de 3 000 pour 100 et les négociants étrangers
profitaient de ces marchés, achetant les actions au comptant et les
vendant à terme avec un bénéfice de 25 à 30 % 3 . » Le comporte-
ment de ces agioteurs étrangers paraît bien insolite sinon bien
imprudent. Ils devaient immobiliser leurs capitaux dans l'achat
des actions au comptant; leur bénéfice se limitait normalement à
la prime, car les acheteurs ne lèveraient pas les options si les titres
montaient tant soit peu; inversement, ils abandonneraient les
primes en cas de baisse sensible, et les vendeurs devraient alors
liquider les actions qui leur restaient pour compte. Law pouvait
changer d'idée, et cesser de soutenir les cours. Il paraît peu vrai-
semblable que des prédateurs de finance se soient lancés, du moins
sur une grande échelle, dans une aventure aussi douteuse. On
incline à penser que Law a cherché, à partir de quelques faits iso-
lés, à se donner un supplément de justification pour une de ses
moins heureuses initiatives.

1. « Comme la Banque établie dans la rue de Richelieu est fort loin de la rue Quin-
campoix, ceux qui y négociaient, aimaient quelquefois mieux donner le 5 à 6 % de
plus, et n'avoir pas la peine d'aller plus loin. » L'argument de la distance nous
paraît naïf. Nous pensons plutôt à une prime de clandestinité.
2. D'une façon générale, il est difficile d'exploiter les informations sporadiques
données par Buvat sur les marchés des titres, car cet auteur peu compétent confond
les actions et les souscriptions et sans doute le comptant et la prime. Comme nous
disposons d'un document sérieux avec les tables de Giraudeau, nous n'entrerons
pas dans le détail. Nous avons constaté que, compte tenu de notre interprétation,
les indications se recoupent à de faibles écarts près. Ce sont les indications de
Buvat pour le 5 janvier qui ont conduit l'excellent historien Levasseur à une évalua-
tion gravement erronée, à partir de laquelle il a adopté la fable des cours verti-
gineux (cf. supra, p. 234).
3. Œuvres complètes, t. III, p. 270.
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 321

Quoi qu'il en soit, c'est à la fois pour déjouer les manœuvres des
vendeurs étrangers et pour faire apparaître clairement sa déter-
mination de « bloquer » les cours que Law inventa un nouveau type
de titres, appelés les primes (ou parfois les « polices ») de la Compa-
gnie des Indes.
« Je leur ai dit (aux particuliers) que j'arrêterai le prix à 1 800
(9 500) 1 et pour les convaincre que c'était mon intention, je pro-
posai à la Compagnie de recevoir 1 000 livres en prime pour s'obli-
ger à fournir les actions à 10 000. »
Dès le 9 janvier, Pulteney rend compte succinctement à Craggs de
cette nouvelle « émission » : « La Compagnie a apposé aujourd'hui
une affiche déclarant que, moyennant une prime de 10 %, on vendra
des actions à n'importe quel moment pendant six mois à 1 100
(sic). Avant (cette annonce) plusieurs marchés privés ont eu lieu
récemment pour finir en mars à 1 200 et 1 400 (sic). » Il faut lire
bien évidemment 1 1 0 0 0 , 12 000, 14 000 2 .
Si étrange que cela nous paraisse aujourd'hui, les primes s'en-
levèrent comme des petits pains. « On y court avec une si grande
affluence, écrit le président Dugas, qu'on est, à chaque instant, dans
la crainte d'y voir arriver la scène tragique du Pont du Rhône »
(12 janvier). Et de fait, le drame n'est pas loin! « On courait le
risque de la vie en allant à la Banque et un homme de considéra-
tion y eut l'autre jour un œil emporté hors de la tête » (14 janvier) 3 .
Law précise dans son mémoire que les commis ne parvenaient pas
à écrire toutes les primes et qu'on fut obligé de les imprimer. Il y
en eut pour 300 000, soit une recette de 300 millions acquis à la
Compagnie, et, si elles avaient été levées, il y en aurait eu pour
trois milliards!
On se demande ce qui pouvait inciter les actionnaires à croire
que la souscription de ces primes était une bonne affaire. Lord
Islay en donne l'explication ingénue : le gouvernement ne peut
manquer de comprendre qu'il est de son intérêt de faire que per-

1. Le 19 janvier, nouvelle lettre, cette fois plus explicite. L'auteur rectifie l'erreur
qu'il a commise en parlant de 11 0 0 0 avec une prime de 10 %, ce qui ferait 12 100.
« tl s'agit bien de 1 100 (réédition curieuse de l'erreur initiale puisqu'il s'agit cer-
tainement de 11 000). » Si l'on reçoit la cinquième partie de la valeur originale de
chaque action par voie de prime, il s'agit donc bien de 20 % de 5 0 0 0 livres — valeur
originale des actions... nouvelles, donc de 1 0 0 0 livres qui font d'ailleurs très exac-
tement la différence entre 11 0 0 0 et 10 000. Mais pourquoi diable ces Anglais, qui
sont réputés experts en chiffres, n'écrivent-ils pas plus clairement?
2. En réincorporant le nominal initial. S.P. 78-166, n° 110.
3. Op. cit., p. 144. Sans doute l'accident aurait-il paru moins grave s'il s'était
agi d'un homme sans considération...
322 Le système et son ambiguïté
sonne n'ait perdu en acceptant ses offres, il se débrouillera pour
que tout le monde soit content 1 !
Le comble de l'absurde c'est que les acheteurs de primes, pour
se procurer les fonds nécessaires, vendaient des actions, et fai-
saient ainsi baisser les cours d'un titre dont ils jouaient la hausse!
« Chacun veut avoir de ces primes et pour avoir de l'argent, chacun
veut vendre ses actions », explique le président Dugas, qui pense,
non sans logique, que tel était le dessein de Law. « On est persuadé
que, quand les primes seront remplies et que la Banque sera fermée
à cet égard, les actions reprendront leurs cours et augmenteront
considérablement. »
Ainsi l'on vit, dans le même temps, monter les primes (à 60 %
selon Dugas et jusqu'à 100 % selon Pulteney) et baisser les
actions (de 1900 à 1750 selon Lord Islay 2 ). Cependant dès le 14 jan-
vier : « Ces polices sont tombées, écrit le président Dugas, et on
m'a dit aujourd'hui qu'elles perdaient au lieu de gagner, et la
Banque, qui en faisait la renchérie, en est maintenant prodigue 3 . »
Il est cependant difficile de comprendre comment les primes elles-
mêmes... avaient fait prime alors que la Banque en imprimait jus-
qu'à 300 000... ou plutôt ce n'est pas difficile si l'on suppose que
Law jouait une fois de plus à la bonne fée et qu'il avait profité de
cette combinaison pour enrichir encore son petit clan.
Naturellement, personne ne leva les primes et Law, comme le
remarque Pulteney, était parfaitement en droit de garder les
300 millions, mais ce n'était pas dans son style et cela aurait sans
doute par trop desservi sa propagande; ainsi liquida-t-il l'affaire
par la suite en remettant en contrepartie des primes déchues des
dixièmes d'actions. « Je n'ai pas en vue de faire profiter la Compa-
jnie par les pertes du public mais de faire profiter le public par
Se succès des opérations de la Compagnie. »
Par la suite, Law décida de se débarrasser — le plus simplement
du monde — des problèmes que lui posait l'agiotage sur les primes :
il suffisait de supprimer ce genre de spéculations, qu'il avait
été le premier à pratiquer. Ainsi fut-il décidé par un arrêt du
11 février, qu'il fallut d'ailleurs compléter par un second arrêt du
20 février, destiné à éviter les fraudes par antidate : il fut alors

1. « Je suis d'opinion qu'il fera en sorte qu'il en soit ainsi » (Lord Islay à
M m e Howard, Paris, 16 janvier 1720). Cette lettre se réfère à une visite à Paris de
Lord Bellaven, qui était le gentilhomme de la chambre du prince de Galles (Suf-
folk Letters, p. 45-47, cité par Wood., op. cit., p. 78).
2. Cf. ci-après, p. 340.
3. En fait elles ne perdaient pas. Les tableaux de Ciraudeau portent une
première cotation de prime le 12 à 52 % de bénéfice, et n'indiquent rien jusqu'au
16 janvier où elle descend à 6 %, pour se fixer à 2 ou 3 %.
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 323

ordonné que tous les contrats en cours devraient être présentés et


visés dans le courant du mois de février.
Law avait bien réussi à casser la hausse, et pour toujours. Désor-
mais c'est la tendance à la baisse qui l'emporte, et elle déclenche
un engrenage : celui du bureau d'achats. Il semble que Law ait
hésité à intervenir massivement sur le marché. La Gazette de
France indique entre le 10 et le 15 la suspension des achats des
actions et des souscriptions. Mais les tables de Giraudeau, qui,
pour cette période, ne traitent que les soumissions, enregistrent
une chute très nette : 1385 le 10, 1246 le 11, 835,5 le 12. Le 13
amorce une remontée et le 15 la cote se rétablit à 1311. Le bureau
est entré en action. Nous en verrons plus loin les résultats globaux
et désastreux. Considérons, pour l'instant, le mécanisme ainsi
enclenché.
Les réaliseurs apportent des titres et la banque délivre des
billets. Ces billets reviennent à la Banque où les porteurs les
échangent contre des espèces. Dès lors, deux phénomènes se pro-
duisent, qui, théoriquement, devraient s'annuler, mais qui, dans la
réalité, s'additionnent.
D'une part, la Banque s'appauvrit en espèces, mais d'autre
part elle est cependant obligée de laisser sortir de plus en plus de
billets. On aboutit ainsi à une situation tout à fait curieuse,
comportant un double étalon monétaire, et combinant l'inflation et
la déflation. En effet, les particuliers cherchent à garder les
espèces par-devers eux, à la fois par un réflexe de précaution et
aussi en raison des manipulations monétaires surprenantes que
nous allons évoquer. Nous retrouvons donc ici les indices que nous
avons relevés au début de la Régence : resserrement, rareté, défla-
tion. En même temps la masse des billets atteint déjà le milliard, et
elle va augmenter dès février : inflation. Mais les effets inflation-
nistes sont réduits aux secteurs dans lesquels les paiements
peuvent se faire en billets. Et d'autre part les plus petits billets,
ceux de 1000 et surtout de 100, sont plus appréciés que les autres,
et les particuliers les « resserrent » aussi!
A cette inflation atypique, Law répond par une stratégie tâton-
nante, et que" l'on peut même tenir pour aberrante.
Il est quelquefois difficile de comprendre et de suivre la série de
ses décisions. Nous tenterons de le faire en distinguant, d'une
part, celles qui tendent à soutenir les titres et à dissuader les
« réaliseurs », d'autre part, celles qui concernent directement les
monnaies (billets ou espèces) et qui constituent à proprement par-
ler la politique monétaire.
Sur le front des titres un double objectif : susciter les souscrip-
tions, décourager les réaliseurs.
324 Le système et son ambiguïté

Law prit une série de mesures destinées à créer des liquidités,


dans la vue optimiste que ces liquidités se porteraient sur le mar-
ché des titres. Ainsi un arrêt du 12 janvier précise que les rentiers
retardataires seront remboursés d'office à partir du 1 e r avril. Un
second arrêt du 6 février prolongera le délai jusqu'au 14 juillet,
et modifiera la sanction : ils recevront, après cette date, un intérêt
de 2 %. On voit par là que la première décision n'avait guère pro-
duit de résultat.
Dans le même esprit, apparemment sans plus de succès il fit
hâter le règlement des comptes des traitants d'affaires générales
(22 janvier), et ordonna le paiement rapide de tous les sujets et
étrangers, « créanciers de l'État jusqu'au 1 e r janvier 1720 »
(19 février).
On jugera avec moins d'indulgence des mesures que l'on peut
classer dans la même rubrique (car elles tendent sinon à augmen-
ter la demande des titres, du moins à « dissuader » les réaliseurs)
mais que l'on est surpris, et même choqué, de voir endosser par le
fondateur de l'économie moderne. Il ne s'agit de rien de moins que
de ressusciter les prohibitions archaïques — elles sont d'ailleurs
placées expressément sous la référence de Louis XIV — relatives à
la joaillerie et à la vaisselle de luxe. Une déclaration du 4 février
interdit le port de diamants, perles et autres pierres précieuses.
Une seconde du 18 février « fait défense aux orfèvres de fabriquer
et de vendre tout ouvrage d'or de plus d'une once, à l'exception des
croix religieuses ou de cnevalerie ». Quant à l'argent, il se voit inter-
dit, fût-ce sous forme d'argent appliqué, « dans les balustres, bois de
chaises, cabinets, tables, bureaux, guéridons, miroirs, brasiers,
chenêts, grilles, garnitures de feu et de cheminées, chandeliers à
branches, torchères, girandoles, bras, plaques, cassolettes, cor-
beilles, paniers, caisses d'orangers, pots à fleurs, urnes, vases,
carrés de toilettes, pelQtes, buires, seaux, cuvettes, carafons, mar-
mites, tourtières, casseroles, flacons, surtouts de tables, pots à
oilles, corbeilles et plats par étage, inventés pour servir le fruit,
de quelque poids que ce puisse être ».
Un certain nombre d'objets étaient traités avec plus de tolé-
rance mais le poids d'argent entrant dans leur fabrication était
rigoureusement rationné : bassins, plats, chandeliers (sans
branches), écuelles, sucriers, salières, poivriers, tasses et gobe-
lets et vaisselle pour table.
Enfin, là encore une pieuse pensée conduisit à excepter de l'in-
terdit les objets consacrés au culte : ciboires, vases sacrés, soleils,
croix, chandeliers et ornements d'église... D'où l'anecdote contée
par Caumartin de Boissy : « Dans le temps de la défense des pier-
reries, il (l'abbé de Breteuil) vint au Palais-Royal avec des bagues
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 325
à ses dix doigts. Le Régent lui demanda s'il avait vu l'arrêt de
défense; il dit qu'il l'avait vu, mais qu'il avait lu les exceptions;
que celles qui servaient à l'ornement de l'église étaient permises,
et que l'on ne pouvait nier qu'il en était un des principaux orne-
ments x. »

Les confiscations

Indiquons enfin, pour donner une dernière touche au tableau de


la politique répressive, que la Compagnie recommençait à pour-
suivre brutalement quelques malheureux, coupables de détenir de
vieilles pièces... et ce, au moment même où ces vieilles pièces vont
être de nouveau mises en cours!
« Les officiers de la Compagnie, note avec mépris Pulteney le
14 février, ont saisi récemment de petites sommes dans des mai-
sons de pauvres gens en province, notamment un laboureur de
Normandie : 28 écus, 5 pièces de 30 sous et quelques mauvaises
petites. »
Nous avons pu retrouver l'arrêt relatif à ce cas d'espèce. Il
s'agit d'un nommé Louis Decorde, laboureur, chez qui on a saisi
et confisqué ce trésor misérable (plus 19 pièces de 12 sous et
200 petites pièces) 2 .
Une autre de ces mesures de rigueur est particulièrement cho-
quante. On saisit à Vannes, chez un certain Antoine Le Didrons, de
vieilles espèces (6 louis d'or et 564 écus d'argent) selon procès-
verbal du 24 janvier. Or, deux jours avant, Parrêt du 22 avait
redonné cours aux anciennes espèces. Cependant l'arrêt n'avait
été signifié à Rennes que le 26, et on estime, en conséquence, que
les détenteurs étaient bien en infraction le 24 3 !
1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 239. On pense
aussi à l'aventure d'ailleurs antérieure contée par Du Hautchamp d'un Mississipien
mal dégrossi qui avait acheté toute la boutique d'un orfèvre sans trop comprendre
l'usage des objets et qui voulait éblouir ses amis par un grand festin: il offrait la
soupe, le sucre ou le sel, dans des bassins d'offrande, des encensoirs et des calices
(Du Hautchamp, op. cit., t. III).
Du Hautchamp a enjolivé cette anecdote, notée de façon plus sobre par Caumar-
tin de Boissy (Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II,
p. 84).
2. 4 février, E 2016, f° 252-253. Une saisie plus importante fut faite chez les
époux Salaun chez qui l'on recherchait des étoffes prohibées; on décrouvrit
121 doubles louis d'or, 154 louis, 116 deniers, 121 écus : 29 janvier, E 2016, f> 192-
195.
3. Arrêt du 13 février, E 2016, P 320-324; il s'agit de 6 louis d'or et 564 écus
d'argent.
326 Le système et son ambiguïté

Politique monétaire

Un certain nombre de mesures importantes constituant une poli-


tique monétaire — et même plusieurs! — sont groupées entre le
22 et le 29 janvier.
Nous savons que Law avait procédé le 3 décembre à une dimi-
nution des espèces, conçue à la fois pour pénaliser les auteurs des
retraits et pour dissuader les possesseurs de billets de suivre leur
exemple. Cependant, cette mesure n'était applicable hors Paris
qu'à la fin de l'année. Un'arrêt du 31 décembre la reporta encore
(toujours hors Paris) jusqu'au 16 janvier, et le 15 un nouvel arrêt
prolongea ce sursis jusqu'au 29 février.
« La raison en est évidemment, note Pulteney, d'obliger les pro-
vinciaux à apporter leurs espèces à la Banque et à prendre des
billets, ce à quoi ils ont jusqu'alors été réfractaires, malgré la
perte subie par l'effet des diminutions 1 . »
Le 22 janvier, revirement et innovation.
Un arrêt de cette date porte une série de dispositions nou-
velles 2 :
1° il constate que la Compagnie des Indes ne peut parvenir à
fournir assez vite les espèces nouvelles (c'est-à-dire les livres d'ar-
gent très fin), et il redonne cours à toutes les espèces sur le pied
de 900 livres le marc d'or et 60 le marc d'argent, c'est-à-dire,
pour les pièces que nous prenons comme référence :
le louis d'or (de 25 au marc) 36 livres au lieu de 31
l'écu d'argent (de 10 au marc) 6 livres au lieu de 5 livres,
8 sols
Non seulement il consacre ainsi une augmentation des espèces,
mais il remet dans le circuit monétaire légal toutes les monnaies
précédemment décriées, et dont on poursuivait les détenteurs.
Désormais les textes successifs donneront la valeur de toutes ces
pièces 3 , ce qui en rend la lecture harassante.

1. Pulteney à Craggs, 19 janvier. S.P. 78-166, n° 110.


2. E 2016, f 6 125-130, non publié par Du Hautchamp.
3. Voici le tableau complet de l'arrêt du 22 janvier :
Louis de la fabrication
mai 1718 (25 au marc) 36 livres
de la fabrication nov. 1716 45
de la fabrication mai 1709 30
Pistole d'Espagne 24 livres et 12 sols
Écus 6 livres
10 au marc, fabrication mai 1709 7 livres et 10 sols
précédentes fabrications 6 livres, 13 sols, 4 deniers
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 327
2° Comme de ce fait la Compagnie voyait diminuer ses béné-
fices de fabrication, on lui accorda, en contrepartie, un droit de
10 % sur toutes les matières d'or et d'argent qui entreraient dans
le royaume... et ce, pendant le temps restant à courir sur les neuf
années de la concession des monnaies. On ne peut qu'admirer
l'habileté de la Compagnie : en échange d'une mesure valable
pour quarante jours, elle obtient une recette pour plus de huit
ans M
3° Enfin, la décision la plus surprenante était l'autorisation
accordée à tous, sujets et étrangers, de transporter hors du
royaume les espèces tant anciennes que nouvelles, et les matières
d'or et d'argent.
Arrêtons-nous un instant sur cet acte de libéralisme imprévu.
L'autorisation était donnée jusqu'au 1 e r mars, mais en fait,
comme nous le verrons, elle fut retirée partiellement par un arrêt
du 28 janvier et totalement par un arrêt du 31.
Selon Levasseur, la libre exportation était un piège destiné, en
recréant la confiance, à faire sortir de leur cachette les pièces
«exilées ou enfouies 2 ». Cette explication n'est guère convain-
cante. En fait de piège, il jouait plutôt en sens inverse. Un Anglais,
selon Buvat, en aurait profité pour exporter 24 000 000 .
Une interprétation, plus malveillante encore, est fournie par
Nicolas Robert Pichon*.
Dutot donne une explication toute simple, qui est sans doute la
bonne : « On voulait faire entendre au public qu'il y avait de l'avan-
tage à garder les espèces, puisqu'on en permettait la sortie, mais
quand on vit que le public pensait différemment et que l'argent
sortait en quantité, on révoqua cette permission! » L'auteur
ajoute, il est vrai : « Je ne reconnais pas l'auteur du système dans
cette opération; si elle part de lui, il est différent de ce qu'il a été
jusqu'à présent 5 . »

1. La Compagnie fit valoir ce droit sans mollesse : « MM. du Bureau des traites
font fouiller jusque dans les poches des Anglais et autres qui débarquent ici venant
d'Angleterre et leur ôtent le dixième des guinées ou autres espèces étrangères qu'ils
apportent en France» (Molé à Le Blanc, Calais, 16 février 1720, Arch. Guerre,
A 2584).
2. Levasseur, op. cit., p. 205.
3. Buvat, op. cit., t. II, p. 12.
4. « On a subitement révoqué cette permission de cinq semaines afin que ceux
qui n'étaient pas du secret et ne feraient pas assez promptement sortir leurs espèces
du royaume, en le révoquant d'un coup, on pût arrêter au passage et confisquer leur
réserve » (cité par E. Levasseur, Revue d'histoire économique et sociale, 1908,
p. 337).
5. Ms. Douai, p. 321.
328 Le système et son ambiguïté
En fait, l'arrêt fut révoqué avant d'être largement connu : il
semble en effet que l'on ne s'était pas pressé de le faire diffuser
mais il faut bien reconnaître que de tels retards étaient fréquents
Nous en venons ainsi à l'arrêt du 28 janvier dont l'objet exprès
est d'obvier au « resserrement » des espèces. A cet effet, il ordonne
des diminutions sur toutes les monnaies antérieures à celles pres-
crites par l'arrêt de décembre 1718. Le louis de 25 passe à
34 livres et l'écu de 10 à 5 1. 13 s. 6 d. 2 .
Cette disposition comportait une « combine » : un sursis de trois
jours qui permettait, jusqu'au l.er février, de rapporter les pièces
aux Monnaies à l'ancien cours, ou de les remettre à la Banque
contre des billets à 36 livres plutôt que de se retrouver le 2 février
avec des louis à 34.
Le même arrêt « ordonne que les billets de banque auront cours
dans toute l'étendue du royaume ». La portée de cette disposition
est très limitée. Le cours forcé résultait, d'ores et déjà, de l'arrêt
du 21 décembre qui interdisait les paiements en espèces au-delà
de 300 livres et de 10 livres. Cependant, si cette mesure était appli-
cable immédiatement à Paris, elle ne l'était qu'au 1 e r mars et au
1 e r avril, respectivement dans les villes pourvues d'un hôtel des
Monnaies et dans les autres villes et lieux. Les chicaniers pou-
vaient donc soutenir — s'ils se trouvaient hors de Paris 3 — qu'on
ne pouvait les forcer à recevoir des billets en paiement avant ces
échéances. L'arrêt du 28 janvier ordonne le cours forcé immédiat
et met donc un terme à toute discussion selon les lieux et les dates 4 .

1. « J'ai cru devoir prendre sur moi de faire publier cet arrêt et d'en envoyer des
exemplaires dans toutes les autres villes et lieux de mon département, pour faire
cesser ce trouble dans le commerce quoique j e ne l'eusse point encore reçu de votre
p a r t » (Lettre de Bernage, intendant du Languedoc, 30 janvier 1720, G' 324).
2. Louis de 20 42 1 10 s
- - 30 28 1 6 s 8 d
- 36 1/4 23 1 9 s
Écu de 8 7 1 1s8d
- - 9 6 1 6s
3. Un arrêt du 2 février déclare bonnes et valables des offres faites, en billets de
banque, par une dame Le Ragois de Bretonvilliers. veuve de Malon de Bercy, à
M m e Laisné, veuve de M. de Pomereu, en s'appuyant directement sur les arrêts du
1 e r et du 21 décembre, sans aucune allusion à l'arrêt du 28 janvier (Arch. nat..
E 2016, P 238-241).
4. Ce moyen a été soulevé dans un litige entre deux marchands de Rouen, Nico-
las Le Duc et Burlande, au sujet d'une lettre de change payable le 1 er février et il
a été rejeté par un arrêt du Conseil du 26 avril 1720. « Dans l'intervalle de cette
lettre, l'arrêt du 28 janvier a été publié et ordonne que nonobstant ce qui est porté
par celui du 21 décembre, etc., les billets de banque auront cours dans toutes les
villes du royaume du jour delà publication de cet arrêt. »
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 329

Enfin, le même arrêt portait des mesures de contrôle et de répres-


sion :
— Il interdit pendant le cours du mois de février le transport
d'espèces ou de matières d'or et d'argent hors Paris et toutes les
villes où il y a un hôtel des Monnaies (sauf passeport). On consi-
dère généralement que cette disposition révoquait l'autorisation
d'exporter donnée le 22 janvier et en effet cela semble en résulter
implicitement. Mais ce n'est pas clair (quid des espèces qui se
trouvent en dehors desdites villes?) et en fait un arrêt du 31 jan-
vier suspendit expressément celui du 22
— Il ordonne que les dépositaires devront remettre aux Mon-
naies les espèces qu'ils détiennent sous peine d'être tenus per-
sonnellement responsables de la perte résultant de la confisca-
tion.
— Enfin il autorise la Compagnie à faire des visites dans les
maisons privées, dans les maisons religieuses, séculières et régu-
lières, et même dans les lieux-dits <r privilégiés ». Sans aucune
exception, même dans les Palais et <r maisons » de Sa Majesté.
Le texte est d'ailleurs curieusement rédigé, car il ne dit pas à
quoi tendent lesdites visites... et ajoute seulement : « Et entend
ue les espèces saisies soient confisquées en entier, et sans aucune
iminution, au profit des dénonciateurs! » Mais quelles espèces? et
saisies pourquoi?
Voilà une lecture propre à nous déconcerter, et nous ne pouvons
nous empêcher de penser que les contemporains étaient bien accom-
modants, pour se laisser traiter d'aussi désinvolte façon. Comment!
Nous savons qu'en décembre et janvier on a persécuté, en vertu
d'un texte qui remontait à décembre 1718, les possesseurs de
pièces déclassées hors cours, et que ces pièces ont retrouvé leurs
cours par un arrêt du 22 janvier... que d'ailleurs on a scandaleu-
sement refusé d'appliquer au malheureux Le Didrons, sous pré-
texte qu'il n'en était pas encore informé le 24... Et voici qu'au
moment où tout le monde allait se sentir en règle, on entre à nou-
veau dans les zones de prohibition, cette fois assorties de contrôles
sévères. En fait, la situation est cependant différente. C'est la
réduction des pièces qui oblige à les rapporter aux Monnaies pour
les « remarquer », après quoi chacun pourra bénéficier de son
capital ainsi diminué, et tout cela jusqu'à ce que quelque nouveau
règlement intervienne.
En fait, seules échappaient à la perquisition et à la confiscation
les livres d'argent créées par l'édit de décembre 1719 (or elles
n'étaient pas encore en fabrication!) et les sixièmes et douzièmes

1. E 2016, P 208-209.
330 Le système et son ambiguïté

d'écus, autrement dénommés pièces de 20 et 10 sols 1 , lesquelles


étaient expressément exonérées des diminutions.
Ainsi l'arrêt pouvait produire de deux manières différentes l'effet
recherché : d'une part un certain nombre de détenteurs, craignant
la perte afférente à la diminution, apporteraient dans le délai de
trois jours leurs pièces à la Monnaie ou à la Banque. D'autre part,
ceux qui les garderaient chez eux pourraient les voir confisquer...
en vertu d'une loi d'ailleurs bien antérieure au Système... Cepen-
dant la proscription ne s'appliquait pas aux monnaies métalliques
en tant que telles, ni à l'or et à l'argent non monnayés. Ce sera
pour la prochaine étape 2 ...
En fait cette politique répressive était depuis longtemps dans
l'air, et on s'attendait même à pire 3 .
S'il faut en croire Caumartin de Boissy, l'effet des mesures adop-
tées le 28 janvier, et publiquement connues un peu auparavant,
aurait été favorable. « Hier le vieil argent commençait à débonder.
On craignait les visites. Tout le monde porte à la Banque; il y
arrive des trésors immenses, on court le papier 4 . »
Ce commentaire porte les marques d'un esprit exagérateur et
irréfléchi. Un autre correspondant de la marquise, et qui n'est
autre que son mari, Balleroy, indique que ces mesures répressives
n'étaient pas du goût du public, et il relate un incident assez
curieux si l'on tient compte de la date.
« M. Law a couru risque d'être insulté il y a quelques jours.
C'était au sujet d'un arrêt qui fait, à ce qu'on dit, défense de garder
plus d'argent qu'il n'en faut pour le courant de ses dépenses. On
prétend qu'il y a ordre de fouiller les maisons.
« M. le Contrôleur général allait à la Banque, il se trouva enve-
loppé dans un embarras et le petit et le menu peuple lui chanta
pouille, mais avec son courage ordinaire il baissa ses glaces et les
harangua de manière qu'il les calma tous 5 . »

1. Précision confirmée par le tarif (G 7 1472), qui indique également que ces
mesures étaient applicables le 20 février, ce qui ne figure pas dans le texte.
2. Notre méthode d'exposition nous a conduit à évoquer ci-dessus la prohibition
des matières précieuses (cf. p. 324).
3. Dès le 19 janvier, Pulteney écrivait : « J'ai appris que l'on avait débattu en
Conseil (une décision) selon laquelle nul ne pourrait détenir dans sa maison des
monnaies (d'espèces) au-dessus d'un montant à déterminer, sous peine d'être envoyé
aux galères, meus il fut décidé que la peine serait seulement la confiscation des
espèces. Un arrêt sera publié prochainement à ce sujet. »
4. 28 janvier 1720. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II.
p. 109.
5. Une scène analogue nous sera présentée (mais à tort) par certains chroni-
queurs comme ayant eu lieu lors de l'émeute de la rue Vivienne: peut-être y a-t-il
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 331

Le 29 janvier

La trajectoire ne s'arrête pas là. Law prend encore deux arrêts


le lendemain 29 janvier, consacrant deux mesures de nature très
différente.
Le premier revient à la politique de la séduction. Afin de rendre
les billets plus alléchants, il décide que le paiement des impositions,
quand il sera fait en billets, comportera l'exemption du droit sup-
plémentaire de quatre sols par livre qui avait été supprimé puis
rétabli. De ce fait les billets vont donc primer doublement sur les
espèces. Un contribuable qui voudra payer ses impôts en monnaie
métallique devra en effet verser 5 % de plus (en vertu de la décision
du 21 décembre) et également 4 sols par livre. Comme cependant
les impôts directs ne comportaient pas les quatre sols par livre,
un avantage du même ordre fut accordé par une décision ulté-
rieure aux contribuables qui paieraient en billets ces impositions,
sous la forme d'une remise de 10 %1.
La deuxième mesure consacrée par le second arrêt du même
jour était certainement la plus attendue, et sans doute aussi la
plus ou la seule efficace. Elle autorisait la reprise de la fabrication
des pièces d'argent de 20 et 10 sols, fabrication suspendue à la
suite de l'édit de décembre, qui prévoyait de nouveaux types de
monnaie 2 .
Nous découvrons ainsi toute une zone du Système qui est jusqu'ici
restée dans l'ombre et qui ne peut qu'accroître notre perplexité.
Nous voyons d'abord que l'on souffrait partout de la pénurie des
espèces, particulièrement des petites monnaies indispensables
pour les transactions courantes; et que cependant la fabrication
de ces espèces était arrêtée, alors qu'il y avait moyen de la pour-
suivre. En effet les Monnaies disposaient de stocks, constitués grâce
aux particuliers qui avaient remis les monnaies qu'ils possédaient
et dont les modèles étaient décriés. On pouvait donc, avec le métal

eu un phénomène de « transfert ». Quoi qu'il en soit, la narration de Balleroy


confirme nos doutes sur la prétendue pusillanimité de Law.
1. Arrêt du 5 mars, cf. chap. xxxi.
2. L'arrêt du 29 janvier énonce : « Le Roi s'étant fait représenter en son Conseil
l'édit du mois de décembre dernier par lequel S.M. a ordonné une nouvelle fabrica-
tion d'espèces, et étant informé qu'il est nécessaire pour le soulagement du même
commerce de continuer encore la fabrication des pièces de 20 et de 10 sols... jus-
qu'à ce que les affinages soient suffisamment établis pour ne fabriquer que des,
livres d'argent... » E 2016, f° 198-199. Cette mesure apparaît ainsi comme le
complément de la remise en valeur des anciennes espèces, décidée le 28 janvier.
332 Le système et son ambiguïté

disponible, frapper de nouvelles pièces et soulager quelque peu


la tension de l'économie. On se perd en conjectures sur les motifs
qui inspiraient le comportement de Law. Entendait-il éliminer
l'emploi du métal précieux, en exorciser le mythe, habituer ainsi
le public à n'user que de la monnaie papier? Mais comment
aurait-il pu raisonnablement appliquer cette conception aux petites
pièces, puisque les billets ne pouvaient pas représenter une valeur
inférieure à 10 livres; or les travailleurs recevaient leur salaire
chaque jour et ces salaires ne montaient jamais à 10 livres! (Au
demeurant ces billets eux-mêmes étaient en nombre très insuffi-
sant, bien que l'emploi n'en fût pas très répandu.) Avait-il cru
vraiment qu'il pourrait hâter suffisamment l'émission des nouvelles
livres d'argent ou s'en contenter? Il est difficile de lire dans sa
pensée et l'hypothèse d'un certain désordre dans ces décisions
compliquées n'est pas à exclure.
Nous apprenons d'autre part que les particuliers qui apportaient
leurs espèces, fort sagement, aux Monnaies, se faisaient remettre
des reconnaissances par les directeurs des Monnaies. Ainsi exis-
tait-il en France une sorte de troisième instrument monétaire.
Cette pratique présentait pour eux divers avantages. Ils s'attri-
buaient un droit de préférence à recevoir les nouvelles pièces.
Ils s'attendaient à bénéficier automatiquement des augmentations;
ce qui n'aurait pas été le cas avec les billets. Enfin, les intendants
mettent l'accent sur une cause de la méfiance générale que le
public éprouvait envers les billets, et qui procédait,là encore, d'une
erreur technique de Law : la prime du billet sur l'espèce. Cette
prime ne dissuadait guère les porteurs de billets, désireux de s'en
défaire, mais les porteurs d'espèces renâclaient devant une perte
de 5 %.

Le retour des petites pièces

Les intendants accueillirent avec joie la nouvelle de la reprise


des fabrications, et ils tentèrent de rattraper le temps perdu, mais
ils se plaignent souvent des difficultés pratiques, dues à l'insuffi-
sance des moyens en personnel et en matériel. « J'avais prévu l'im-
portance de presser la fabrication des pièces de 20 et de 10, écrit
le 14 février l'intendant de Montpellier, de Bernage. La plus
grande difficulté... consiste au service des ajusteurs qui ne sont ni
en assez grand nombre ni assez actifs... » — « Quelque soin que
l'on ait pu prendre en travaillant nuit et jour, écrit le 19 février
l'intendant de Caen, et même le dimanche, on n'a pu commencer à
monnayer que samedi avec deux balanciers, les autres travaille-
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 333
ront incessamment. » Et celui de Rennes, le 13 février : « Le direc-
teur de la Monnaie m'a dit qu'il comptait de commencer mardi
sans faute à faire travailler tous les balanciers pour faire fabriquer
des pièces de 20; je lui ai dit qu'il fallait aussi qu'il en fabriquât de
10... ». A Troyes, le 11 février : « La fabrication des espèces de 20
et de 10 sols n'est pas assez avancée pour fournir le public. »
Au demeurant les intendants ne se font guère d'illusion sur les
possibilités de rétablir une situation normale même en faisant tra-
vailler à force les ajusteurs et les balanciers. L'intendant de Nantes
indique qu'il disposera de 240 000 livres après la fabrication en
cours : « Je ne sais si cela sera suffisant dans une ville où il y a
autant de commerce » (13 février) Et de Bernage le 14 février :
« S'il fallait payer les reconnaissances par préférence selon l'ordre
de leurs dates et qu'il n'y ait point d'autres espèces que le produit
de la fabrication de la monnaie, il faudrait fermer la banque pen-
dant plus de cinq mois 2 ... »
Quant aux billets, les intendants signalent les réticences du
public, motivées, comme nous l'indiquions, par le 5 % er que les par-
ticuliers regardent comme une peste >»! souligne l'intendant de
Montpellier 3 .
Cependant ils pensent que l'on pourrait tenter d'acclimater,
dans une certaine mesure, et en quelque sorte pour un relai assez
court dans le temps, les billets de 100 et de 10 livres, mais il se
trouve que ces billets manquent aussi! « Il faut que les ouvriers
reçoivent leur paye journalière 4 », écrit l'intendant de Bernage;
« il sera nécessaire d'avoir une tolérance de quelques jours sur la
forme de ces paiements pour donner le temps aux marchands,
fabricants et entrepreneurs de se pourvoir de l'espèce permise et

1. Nantes, le 13 février (Arch. nat., G 7 200).


2. 14 février (G7 324).
3. De Bernage, 14 février (Q 7 324). Cette affaire des 5 % est encore alourdie par
des problèmes d'interprétation. Selon l'arrêt du 21 décembre, l'interdiction des
paiements en espèces ne devait entrer en vigueur qu'au 1 e r mars pour les villes
pourvues d'un hôtel des Monnaies et au 1 e r avril pour les autres. Or, l'arrêt du
29 janvier, accordant aux billets la dispense de 4 sols par livre, ayant réitéré la
disposition relative au 5 %, sans préciser de date, la Compagnie des Indes décida
de la considérer comme immédiatement applicable, ce qui était pour le moins dis-
cutable. L'intendant de Rouen, de Gasville, en demandant des instructions sur ce
sujet, remarque : « Il me paraît que l'arrêt du 29 janvier, ne dérogeant point
expressément à celui du 21 décembre précédent, on ne doit point anticiper les
délais de cet arrêt » (20 fév. 1720, G7 503-505).
4. Le début de la phrase est ainsi libellé : « A l'égard des lieux éloignés comme
dans les diocèses du Puy, Mende et Viviers, où il y a beaucoup de manufactures, et
dans les parties du canal entre Toulouse et Montpellier qui sont au centre de la pro-
vince, où il se fait des travaux... » (G7 324).
334 Le système et son ambiguïté
des petits billets de banque dont il est important qu'on envoie
promptement une quantité considérable aux banques de Montpel-
lier et de Toulouse ». L'intendant promet de faire tout son possible
« pour guérir le menu peuple et les paysans de la répugnance qu'ils
ont pour le papier ». Même suggestion à la même date, sous la
plume de l'intendant de Troyes : « Je crois qu'il serait à propos de
répandre incessamment dans les principales villes des petits billets
de banque pour favoriser la circulation et le commerce, qui court
risque d'être totalement interrompu, si la suppression a lieu pour
le jour indiqué. »
En fait, dès le 6 février, Law avait dû procéder à une nouvelle
émission de papier-monnaie pour 200 000 000, malgré la pro-
messe qui avait été faite de s'en tenir au plafond (déjà atteint à la
fin de 1719) de un milliard. Pour couvrir l'opération, on la pré-
senta comme étant uniquement destinée à remplacer d'anciens bil-
lets devenus inutilisables parce qu'ils avaient été revêtus d'endos-
sements. On poussa même l'hypocrisie jusqu'à défendre aux
caissiers d'employer les nouveaux billets à d'autres usages. Law
aurait pu profiter de l'occasion pour faire imprimer un grand
nombre de petites coupures puisque le public les accueillait plus
aisément; mais peut-être ignorait-il cette circonstance (les corres-
pondances que nous avons citées sont postérieures; il pouvait
cependant faire lui-même ce raisonnement de bon sens) et il ne fit
rien de tel.
La nouvelle tranche comprend des billets de 10 000 livres pour
198 000 000, 1 6 0 0 000 en billets de 1 0 0 0 livres et seulement
4 000 billets de 100 livres (aucun de dix)! Il est évident que Law
s'est seulement soucié des difficultés relatives au rachat des
actions et qu'il n'a point tenté, fût-ce par un procédé fort aléatoire,
de favoriser la circulation des instruments nécessaires.
A la veille de l'Assemblée générale du 22 février, il est intéres-
sant de noter la quasi-équivalence entre l'inflation monétaire et le
total des sommes distribuées aux « réaliseurs ». Nous disposons,
grâce au manuscrit de Douai, de chiffres précis. Le total des billets
diffusés dans le public est de 1 070 000 000 et le total des débours
de la Banque en rachat de titres est de 8 0 0 0 0 0 0 0 0 +
2 76 0 0 0 0 0 0 = 1 0 7 6 0 0 0 0 0 0 2 .

1. Il s'agit de la suppression des espèces autres que les pièces de 20 et de 10 sols,


cette suppression étant prévue, après différents reports, pour le 20 février. Lettre
du 11 février (G 7 237).
2. Il ne s'agit pas pour tout ce montant d'une perte sèche. Car la Compagnie avait
reçu, sur ces actions et soumissions, certaines sommes. Aux termes d'un calcul
compliqué, Dutot évalue la perte réelle à 873 0 0 0 0 0 0 , ce qui est déjà substantiel
(ms. Douai, p. 357 sq.).
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 335
Cette notation n'a pas comme seul but de satisfaire la curiosité
de l'esprit en donnant l'explication d'un phénomène exceptionnel;
elle permet également de serrer de près, à travers le type d'infla-
tion considéré, les conséquences qui devaient normalement s'y
attacher, et qui en effet se réalisèrent à l'extérieur et à l'intérieur.

Conséquences externes : les changes

Une création monétaire de cette envergure ne pouvait pas man-


quer d'avoir une incidence négative sur le cours des changes à tra-
vers les mouvements financiers afférents aux rapatriements (ou aux
exportations) de capitaux par les réaliseurs étrangers (ou fran-
çais). Naturellement le rythme de ces mouvements, leur date, leur
volume, pouvaient être influencés par des circonstances d'ordre
psychologique et, à leur tour, ils produiraient des effets psycholo-
giques... Il y a un jeu constant d'interférences entre les aspects
isychologiques et les phénomènes mécaniques. Mais, dans
f'ensemble, le résultat lui-même était tendanciellement inévi-
table.
De Genève, le résident La Closure écrit : « Les Genevois et les
Français de Genève paraissent fort intrigués de l'arrêt qui ordonne
que les paiements ne se fassent plus dans le royaume qu'en
papier. » « La différence de change, ajoute-t-il, leur a fait prendre
le parti de sortir les espèces en nature, et il en est venu beaucoup
dans ces derniers temps, et des négociants... ont assuré qu'il en
sortait ainsi pour des sommes très considérables en Angleterre et
en Hollande, par mer et par les Flandres. La défiance commence à
se saisir des esprits en dehors du royaume, de manière qu'il est
bien à craindre que le même esprit ne se communique en dedans. Il
en est de cela comme des déroutes des armées »
Le 15 février, un homme d'affaires qui circule entre la France et
les Pays-Bas, Jean Vercour, note : « Le change sur Amsterdam fait

a u'il n'y a que perte. Une défiance mal fondée de la banque fait ce
ésordre 2 . »
Selon les comptes de Dutot pour les 20 premiers jours de janvier,
le change baisse, sur Amsterdam, de 45,75 à 42,50, et sur

1. 30 janvier 1720. Cité par A. Sayous, op. cit., p. 335.


2. Il résulte de cette correspondance que le change était le 4 février de 40-
39 deniers pour un écu, et qu'il était descendu, le 14 février, à 35 deniers seule-
ment. (Cf. J.-J. Hemardinquer, Law, Liège et la reconstruction industrielle d'Arcis-
sur-Aube en 1720, Actes du 95 e Congrès des Sociétés savantes, 1970, t. II.)
Chiffres conformes à ceux de Dutot.
336 Le système et son ambiguïté

Londres de 25,25 à 23. Rappelons qu'il avait aussi notablement


baissé depuis l'année précédente : il s'établissait en janvier 1719
autour de 53,50 et 27,50. Pour les dix derniers jours de janvier
1720, il descend encore de 42 à 40 sur Amsterdam, de 23 à 22 sur
Londres. A la veille du 22 février nous le trouvons respectivement
à 35,50 et à 20,50».

Conséquences internes

Comme le remarque justement La Closure, cette dégringolade


des changes ne pouvait manquer de corroder la confiance sur le
marché intérieur. De toute façon l'inflation devait déclencher le
mécanisme de la loi dite de Gresham, mais formulée aussi par
Nicole d'Oresme, et selon laquelle les mauvaises monnaies chassent
les bonnes. Nous avons déjà noté la tendance au resserrement des
espèces et une certaine rétraction devant les billets.
Voici, à la veille de l'Assemblée, deux illustrations de cet état de
choses, l'une pour Paris, l'autre pour la province.
Deux relations nous informent des conditions dans lesquelles
s'effectuait la reprise des billets contre des espèces, c'est-à-dire ce
qu'il en était en fait de la « convertibilité 2 » du papier-monnaie, qui
existait toujours en droit.
Voyons d'abord, avec Pulteney, par quels procédés, la Banque,
faisant de nécessité ruse, cherchait à décourager les retrayants :
« J'ai envoyé cet après-midi à la Banque pour faire changer un bil-
let de mille livres contre des coupures plus petites ou des pièces,
des livres; mon domestique, après avoir attendu trois heures, se
vit refuser les petites coupures et les livres en pièces; on lui offrit
seulement des écu's à six livres chacun : pièces qui doivent être
confisquées avant le 20 courant et qui actuellement ne peuvent
être utilisées dans les paiements pour plus de 5 livres 13 sols selon
l'arrêt du 28 du mois dernier. J'ai entendu depuis peu plusieurs
plaintes sur le même sujet; je pouvais difficilement y croire mais
depuis que j'en ai expérimenté la vérité, je ne puis manquer de vous
en faire part, comme d'un exemple très remarquable du fait que la
banque refuse de changer ses propres billets autrement qu'à 10 %
de perte et (de surcroît) dans une espèce qu'ils se sont efforcés de
faire rentrer, qui, par suite du dernier arrêt, n'a plus cours et qui

1. Il semble avoir subi une baisse un peu plus forte au cours des trois premières
semaines de février, mais Dutot ne s'explique pas clairement là-dessus.
2. Bien entendu, ce terme n'est pas employé à l'époque.
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 337

doit être confisquée où qu'elle se trouve à partir du 20 prochain »


(18 février).
Quant à la province, les correspondances des intendants que
nous avons citées montrent que la « conversion » ne s'effectuait que
de façon très limitée. Voici des détails concrets dans une lettre
émanant des maires et des échevins d'Orléans et datée précisé-
ment du 25 février : « Les porteurs se présentent tous les jours en
foule à la Banque, et tel qui est porteur de dix mille livres de ce
papier, après avoir resté un jour entier pour approcher du bureau,
a beaucoup de peine d'y recevoir cent livres en pièces de vingt
sols. »
Les pétitionnaires incriminent, à leur tour, les lenteurs de la
fabrication et ils font même la suggestion ingénieuse de fabriquer
des demi-écus avec des pièces de 20 sols.
Ils insistent sur la gravité de la situation engendrée par cette
pénurie : « Toutes les manufactures de notre ville... comme des
raffineries, bonneteries et de serge, les faiseurs de futailles, les
déchargeurs de marchandises sur les ports et les porte-sacs qui
composent une multitude prodigieuse de personnes indigentes,
souffrent considérablement de cette situation. Ces mercenaires
attendent à la fin de chaque jour le fruit de leur travail... Les bour-
geois ne sauraient payer leurs vignerons à façon sans le secours
des espèces »
Cela dit, nous devons nous prémunir contre une vision simpliste
des choses, inspirée par la connaissance que nous avons du
dénouement et aussi par les stéréotypes de pensées acquis au cours
des périodes postérieures de l'histoire.
Nous présenterons donc trois observations :
1) Les difficultés mentionnées notamment dans les récits que
nous avons choisis ne sont pas nécessairement imputables au fait
précis de l'inflation, et en tout cas elles auraient pu être évitées...
ou réduites par de meilleures dispositions techniques.
Ainsi Law a-t-il commis au moins trois fautes impardonnables :
— ne pas fabriquer en temps voulu la monnaie d'argent;
— ne pas utiliser la masse d'or disponible, au besoin par des
arbitrages avec l'argent, comme il le fera plus tard, trop tard 2 .

1. Lettre du 21 février 1720, Archives d'Orléans publiées par C. Bloch, « Effets


du Système de Law à Orléans », Bulletin du Comité des Travaux historiques, Sec-
tion des Sciences économiques et sociales, 1898, p. 162-168. Ce texte est cité par
Dom Leclercq, Histoire de la Régence, qui en tire des conclusions, à notre sens,
excessives dans le sens de son interprétation catastrophique du Système de Law
(Histoire de la Régence, t. II, p. 438-439).
2. Il résulte de la correspondance des intendants que, d'une part, la disparition
de l'or était une des causes de la défiance, d'autre part qu'il existait dans les hôtels
338 Le système et son ambiguïté

— ne pas fabriquer en quantité plus importante les billets de 100


et surtout de 10 livres qui sont souvent demandés, et que l'on peut
parvenir à faire accepter. Nous les verrons même, au mois de
mars, se négocier au-dessus de leur valeur faciale 1 .
2) L'inflation n'a pas produit de conséquences économiques
graves. La hausse des prix demeure un phénomène surtout pari-
sien, du moins en ce qui concerne la consommation et quant à la
hausse des prix immobiliers, que nous évoquerons, elle a plus
d'avantages que d'inconvénients. D'autre part les doléances rela-
tives à la pénurie de moyens de paiement pour certaines entre-
prises ne doivent pas être prises au tragique et on ne saurait parler
d'une crise proprement dite.
3) Enfin un phénomène a échappé le plus souvent à l'attention
des observateurs et des commentateurs, c'est la diffusion des
billets dans l'espace français. Les billets ne s'introduisent pas dans
le menu train des affaires quotidiennes (et cela peut être dû à la
réticence à l'égard de la nouveauté plus qu'à une méfiance spéci-
fique à l'égard de leur valeur), mais ils commencent à se faire rece-
voir dans Te courant du mois de février sur une grande échelle dans
le petit univers des actes juridiques.
Certains sondages concordants dans les liasses des notaires
indiquent que le passage du métal au papier s'effectue dans la
traversée du mois de février, au plus tard en mars 2 . « La diffusion
générale des billets de banque, notamment des petites coupures,
note Guy Thuillier, semble dater de février. On trouve encore des

des Monnaies d'importantes disponibilités en or, dont on ne faisait rien. « Une


grosse partie des espèces qui ont été portées aux monnaies, écrit Bernage, sont en
or, dont il n'y a pas de conversion et le directeur qui n'a point reçu d'ordre pour
envoyer les espèces d'or à Paris depuis que vous êtes en place, en demande de
nouveaux... »
1. « On les apaiserait au moins en partie si l'on avait des petits billets de banque »
(Bernage, 4 mars, G' 324).
« Il manque souvent des billets de banque de cent livres, qui sont les seuls dont on
puisse faire usage pour le détail des manufactures tant de la ville que de la cam-
pagne. » « Ces [billets] sont extrêmement demandés par le public, non seulement
dans cette ville mais dans toutes les autres de la province » (Chauvelin, intendant
d'Amiens, 12 mars 1720, G7 97).
« Nous manquons de petits billets » (Alençon, 28 mars, G7 76-78).
« Les billets de banque de cent livres commencent à gagner, à ce qui me revient.
3 et 4 dans le commerce... J'ose vous supplier de donner des ordres pour hâter un
envoi de 1 0 0 0 0 0 livres au moins en petits billets de banque » (M. de Garlay, inten-
dant de Metz, 15 mars, G7 385-389).
« Ce qu'il y a de plus embarrassant, c'est que les petits billets sont fort rares ».
note Balleroy le 31 janvier (Correspondance, op. cit., t. II, p. 112).
2. Ainsi pour Besançon.
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 339

paiements en louis d'or et en écus d'argent au début du mois dans


les minutes du notaire Gentil. Encore le 16 février, un paiement
(aux Carmélites de Nevers) " en espèces de louis d'or, louis
d'argent et monnaies ayant cours ". Quelques-unes le 17 février,
mais ce sont les derniers paiements en espèces. A la fin du mois,
il n'y a plus que des paiements en billets de banque, et par pré-
caution le notaire indique les numéros des billets et leur date
d'émission (il s'agit de billets d'émission récente : 10 février!).
Le 23 février 1720, on trouve chez les notaires les premières som-
mations d'offres avec description des billets.
« Grâce à l'indication des numéros, on peut suivre dans une
certaine mesure la circulation des billets. Ainsi un paiement a été
fait le 6 février chez le notaire Frebault (III E 1 315) en trois billets
de 100 livres numérotés 126 972, 203 512, 24 403 et le 10 février
les mêmes billets servent à un paiement chez le notaire Gentil
(III E 782) (et ce ne sont pas les mêmes détenteurs). Les billets
circulent beaucoup, et même par liasses : les numéros se suivent
dans certains gros paiements. Les notaires cessent d'ailleurs rapi-
dement de signaler les numéros des billets, sauf, naturellement,
dans les cas de dépôt avec sommation, où on les enregistre avec
soin »
Le phénomène de l'introduction des billets s'articule avec celui
de l'augmentation du nombre des actes, qui lui est antérieur, mais
sans doute a-t-il contribué par la suite à soutenir et à amplifier
cette progression. La plus grande partie de ces actes concernent
des quittances de dettes, parmi lesquelles une proportion élevée
(pour ce sondage, les deux tiers) remonte à plus de vingt ans.
C'est la grande liquidation du passé. C'est la grande libération
des hommes qui commence.
Ainsi, au moment même où, au sommet, à Paris, il va risquer
son existence, le Système connaît, dans la profondeur des pro-
vinces, un succès considérable et discret.

]. Étude de Guy Thuillier sur le Nivernais. Ces indications données pour le Niver-
nais sont confirmées par des sondages émanant d'autres régions. A Perpignan,
« c ' e s t le 16 janvier 1720, note M. Rosset, que figure pour la première fois la
mention de paiement de " tant de livres en espèces " , alors que jusqu'à cette date,
il n'était précisé que " tant de livres ". A partir de mars 1720, on trouve des paie-
ments en billets avec indication des numéros de ceux-ci ».
A Albi, « nous avons trouvé, indique M. Greslé-Bounhiol, entre le 27 mars et le
27 juillet, des mentions marginales donnant çà et là l'indication des numéros des
billets de banque reçus en paiement des droits de contrôle... Dans le registre anté-
rieur au 23 mars figurent en marge des mentions relatives à la publication des
variations de la valeur des espèces ».
340 Le système et son ambiguïté

COURS D'ACHAT ET DE VENTE DES ACTIONS


ET DES SOUSCRIPTIONS PAR LA COMPAGNIE
D'APRÈS LA GAZETTE DE FRANCE

ACTIONS SOUSCRIPTIONS

Dates
Prix Prix Prix Prix
d'achat de vente d'achat de vente

2-1-1720 1 865 1 880 1 300 1 310


4-1-1720 1 870 1 885 1 320 1 330
5-1-1720 1 865 1 880 1 330 1 340
8 et 10-1-1720 midi 1885 1900 1 390 1400
du 10 au 15-1-1720 Suspension achat des actions et souscriptions
22-1-1720 1 800 1 815 1 280 1 290
23-1-1720 1 835 1 310
24 et 2 5 - 1 - 1 7 2 0 Actions et souscriptions, achat et vente au même
prix que le 23. La Compagnie délivre les primes
tous les après-midi.
26-1-1720 1 850 1 865 1 320 1 330
27-1-1720 1 865 1 880 1 320 1 330
29-1-1720 1 885 1 900 1 320 1 330
du 29 au 10-2-1720 Suspension des achats et ventes. Le Compagnie
reçoit les souscriptions à 920 en paiement des
primes et actions, jusqu'au 3-2.
du 10-2 au 15-2-
1720 1 885 1 900 1 320 1 330
22-2-1720 Assemblée générale de la Compagnie des Indes.
20-3-1720 Conversion des actions à 9 000 livres chacune.
Stratégie tâtonnante, inflation atypique 341

LA HAUSSE DES PRIX

Nous ne devons pas nous attendre à une forte hausse des prix, du moins
sous la forme d'un phénomène généralisé. En effet, si l'on considère les
espèces, on en manque. Et si l'on considère les billets, ils ne sont acceptés
que dans certaines transactions : opérations immobilières, objets pré-
cieux, apurement de dettes, etc.
En ce qui concerne les produits de consommation courante, la hausse
est un phénomène parisien, explicable en partie par des circonstances
variées, par l'afflux d'habitants occasionnels, les bénéfices de la rue Quin-
campoix, une certaine hausse des revenus. En province, nous verrons
que la hausse des prix apparaît, un peu plus tard, avec l'augmentation
des espèces, et non pas avec les émissions de billets.
Le Parlement se saisit du problème des prix le 16 janvier, lui consacra
plusieurs audiences consécutives et reprit son enquête le 7 février. Il fit
comparaître devant lui les officiers du palais et les prévôts des marchands.
Les notes relatives à ces séances sont empreintes de modération. On
impute les hausses constatées à l'état des rivières et à la sécheresse, etc.
mais la politique monétaire n'est pas mise en cause. Les officiers justi-
fièrent les mesures qu'ils avaient prises et celles qu'ils comptaient prendre
et la Cour leur discerna un satisfecit1.
Buvat signale les augmentations de certains produits, la voie de bois
(mais la difficulté de l'approvisionnement s'explique par le gel des canaux),
la hausse des chandelles (imputée à la sécheresse : les bestiaux ne sont
pas assez gras). La botte de poireaux se vend depuis trois mois 100 sols
au lieu de 12 ou 15 sols les années précédentes. Le 12 février, on bloque
le prix des voitures de louage à 30 sols par heure : les prix augmentent
en raison de la cherté de l'avoine et du foin 2 .

1. Notes du greffier Delisle.


2. Le prix des voitures est toujours un indice typique, mais c'est un phénomène
parisien, et qui n'affecte qu'une catégorie assez restreinte d'usagers; les frais de
voiture sont immenses, écrit Balleroy le 19 janvier. « Encore est-il difficile d'en
avoir. J'ai pris le parti de louer deux chevaux que j e mets à mon carrosse... » Les
personnes qui pouvaient souffrir une telle situation disposaient en général de moyens
appropriés pour y faire face. Ainsi Balleroy a-t-il demandé qu'on lui envoie le plus
tôt possible deux chevaux et un cocher de sa campagne... « Je vous prie encore de ne
342 Le système et son ambiguïté
A diverses reprises le rapport entre la hausse des prix et la crise moné-
taire est expressément noté, mais de façon vague : « La foire de Saint-
Germain fut cette année très avantageuse; les marchands vendirent le
prix qu'ils voulurent »... les acheteurs ne payaient qu'en billets de banque
« comme si ces billets [...] n'eussent pas plus valu que de simples papiers
blancs »; « les joueurs ne se faisaient point une affaire de coucher sur une
carte ou au premier coup de dés, jusqu'à la valeur de 20, 30, 40, 50
et 60 0 0 0 francs1 ».
Buvat signale aussi la hausse des prix de la viande et des volailles :
« Les prix étaient de 10, 12 et 14 sols la livre de bœuf, de veau ou de
mouton. Une poule se vendait 50 sols, un poulet 30 sols, non pas même
un poulet à mettre à la broche, mais un poulet au pot. »
Le 27 février, pas de viande à la boucherie de l'Hôtel-Dieu « non plus
que dans les autres boucheries qui sont établies pendant le carême... de
sorte que les malades et autres personnes infirmes en furent privées ce
jour-là aussi bien que ceux qui en mangeaient sans nécessité et par un
abus scandaleux, dont le nombre était si excessif qu'en huit jours il s'était
consommé plus de huit cents bœufs ». On assurait que cette disette de
viande ne provenait pas seulement du refus des marchands de bestiaux
de recevoir des billets de banque, et des provinciaux attirés par la rue
Quincampoix.
Comme il advient toujours dans de semblables circonstances, on multi-
pliait les interdictions et les pénalités. Les bouchers et les rôtisseurs ne
pouvaient, sous peine de prison, d'amende et déchéance de maîtrise, aller
débiter la viande dans aucune maison royale ou privilégiée, ni dans aucun
hôtel. Les soldats qui seraient surpris avec de la viande en fraude se
voyaient, eux, menacés des galères. Encore et toujours la répression.

pas perdre de temps, afin de faire cesser cette affreuse dépense-là. » Correspon-
dance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 105. La même lettre signale la
pénurie de domestiques.
1. Buvat, op. cit., t. II, p. 25.
XXVIII

Le cap des tempêtes


22 février-11 mars 1720

» Il doit y avoir jeudi une assemblée


générale de la Compagnie dont on nous
promet des miracles; ma foi, ils vien-
dront à propos, car la confiance est
terriblement tombée. Le Système et,
par conséquent, tout le royaume, sont
en danger. »
Bottu de Saint-Fonds1.

«• Ce qui alarme le plus est la sous-


traction de l'or... Il y a trop longtemps
que les hommes sont accoutumés à
ta couleur et à la valeur de ce métal
pour qu'on puisse leur en rendre tout
d'un coup la privation supportable,
et cela ne peut au moins venir que par
degrés. »
De Bernage2.

<r ...choses en vérité qui passent toute


imagination. »
Duc d'Antin3.

1. Correspondance littéraire et anecdotique..., Bottu de Saint-Fonds au prési-


dent Dugas, 19 février.
2. Lettre du 18 mars 1720, G7 324.
3. Mémoires inédits.
344 Le système et son ambiguïté

LES GRANDS COUPS DE BARRE DANS LA TEMPETE

Entre le 22 février et le 11 mars s'échelonnent les vingt journées


où se joue le destin du Système.
On peut distinguer quatre temps principaux qui font penser à
de grands coups de barre dans la tempête :
— 22 février : l'Assemblée de la Banque 1 .
— 27 février : la proscription des espèces (interdiction de détenir
plus de 500 livres).
— 5 mars : le cours fixe des actions et une forte augmentation
des espèces.
— 11 mars : la démonétisation de l'or.

L'ASSEMBLÉE DU 22 FÉVRIER

« Le 18 février, jour ordinaire du Conseil de Régence, note le duc


d'Antin, le Roi y entra pour la première fois ayant ses dix ans
accomplis le 15 du même mois. Quoique l'occupation soit peu amu-
sante, il ne parut point s'y ennuyer. »
« M. le Régent lui rendit compte-de ce qui devait se passer à
l'Assemblée générale de la Banque indiquée pour le jeudi suivant
22 du mois, choses en vérité qui passent toute imagination. »
Admirable occasion, en effet, pour un souverain de dix ans de
s'initier aux affaires publiques.
L'Assemblée du 22 et l'arrêt du lendemain qui en consacra les
décisions 2 marquent un grand virage vers la simplicité et, dans une
certaine mesure, un retour à l'orthodoxie.

Fusion de la Banque et de la Compagnie

Ces deux établissements étaient déjà soumis à la même haute


direction, celle de Law. Désormais, la Compagnie est chargée de
1. Entre cette date et la suivante se place une mesure moins importante d'aug-
mentation des espèces.
2. Du Hautchamp, op. cit., t. VI. p. 31 et sq.
Le cap des tempêtes 345

« la régie et administration de la Banque », qui demeure royale.


Law, tout en restant Contrôleur général, est nommé « Inspecteur
général de la part du Roi » pour les deux établissements.
Law ne s'est expliqué que succinctement sur ce sujet. « Comme
les opérations de la Banque avaient une liaison étroite avec celles
de la Compagnie des Indes elles furent unies ensemble (...). Cette
union de la Banque paraissait nécessaire (...). Cependant les direc-
teurs n'y acquiescèrent que par respect, et ne firent en conséquence
aucune opération qui marquât leur consentement. Cette conduite
était très sensée et ne les a cependant pas mis en sûreté » 1 .

Séparation de la Compagnie, et de la Banque, d'avec le Trésor

Les deux établissements financiers recouvraient leur indépen-


dance à l'égard du Trésor... et celui-ci se trouvait (théoriquement)
réduit à ses propres forces. La Compagnie n'était pas tenue de
faire des avances, et la Banque n'était tenue à payer que quand
les fonds étaient entrés. Les gardes du Trésor ne pouvaient désor-
mais tirer, et le trésorier et le caissier ne devaient payer « qu'à
concurrence des sommes que Sa Majesté aura en caisse ».
Cette décision, dont la prudence doit être louée, ne pouvait avoir
qu'une portée académique.

Le Trésor du Roi

Plus importante nous apparaît la disposition qui concerne le


trésor du Roi, les 100 000 actions qui résultaient de la participa-
tion prise par le Régent à l'origine, celles qui devaient faire
900 000 000 pour les « menus plaisirs de Louis XV », ce trésor
enfin dont le souci n'a cessé de préoccuper Law et lui a inspiré,
pour une bonne part, les déformations infligées au plan initial.
Le moment est venu où le roi de France devient à son tour un
réaliseur; il faut dire que c'est un réaliseur relativement raison-
nable, et qui accepte termes et délais.
Le Roi cède à la Compagnie ses titres, qui ont été théoriquement
acquis pour 15 millions (en fait, rien) 2 , au cours semi-officiel de
9 000 chacun, c'est-à-dire pour un total de 900 millions, évaluation

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 363.


2. La valeur d'un montant nominal de 50 0 0 0 000 payable en billets d'État qui
représentaient environ 30 % et que le Régent avait prélevés sur l'émission de
250 000 000, et ce sans bourse délier.
346 Le système et son ambiguïté
déjà indiquée dans l'anecdote rapportée par Pulteney. Nous avons
vu que les Anglais avaient d'ailleurs toujours été fort bien rensei-
gnés sur cette affaire.
Sur ce prix total, 300 000 000 étaient payables dans le cours de
la présente année. Il y avait là de quoi couvrir la politique de la
bonne fée. « Les 300 000 000 seront déposés en banque au compte
de Sa Majesté pour sérvir ses besoins extraordinaires. » Le solde
était payable en dix années à raison de 5 000 000 par mois.
Le Roi, par la suite, fit abandon de ces actions : gratuitement,
semble-t-il. Mais il est impossible de reconstituer le compte de la
Banque et il est assez probable que les 300 millions aient été au
moins pour partie effectivement absorbés. A la mort du Régent on
trouva 91 millions en espèces 1 et il fallait bien qu'il y eût une
provenance à ce magot.
Law récupérait sa liberté de mouvement : il avait enlevé de son
dos la gueuse de fonte du trésor du Roi. Il pouvait dès lors suppri-
mer enfin le bureau d'achat et de vente des actions, le « Bureau de
Compassion et de Justice ». Mais cette sage résolution ne fut que
temporaire.

La suppression du bureau d'achat et de vente 2

Cette mesure aurait été la plus considérable... si elle n'avait pas


été éphémère. L'application de la décision du 30 décembre — après
les quelques jours d'euphorie qui marquèrent le début du mois de
janvier — s'était révélée catastrophique.
Law avait fait le nécessaire pour maintenir les cours entre
9 900 et 9 100 pour janvier, entre 9 425 et 8 650 pour février 3 ,
mais à quel prix!
La dépense à la date du 2 3 février se monte à 800 millions selon
les indications que la Compagnie devait donner dans une délibé-
ration du 12 avril 1721 4 ; et encore ce montant n'englobe pas la

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 402.


2. Dutot souligne sans en tirer d'ailleurs de déduction explicite que le para-
graphe XI de la délibération n'est pas repris dans le corps de l'arrêt du 23 février
(qui, selon lui, comporte une erreur de date; il serait en réalité du 24). (Cf. ins.
Douai, p. 347.) Ce fait ne nous semble point significatif. La fermeture du bureau
de la Compagnie dépendait de sa propre décision et il n'était pas nécessaire qu'elle
fût confirmée par l'autorité de l'État. La décision de l'Assemblée générale du
30 décembre, qui avait prévu l'ouverture du même bureau, n'avait d'ailleurs été
confirmée par aucun arrêt.
3. Ms. Douai, p. 347.
4. Ibid., p. 347 et 403.
Le cap des tempêtes 347

somme de 276 OOO 000 représentant le coût du rachat, à un taux


de 9 600, des actions sur lesquelles elle avait elle-même consenti
des prêts. Cette dernière opération avait été décidée par un ordre
du Régent du 30 janvier 1 . Donc un total de plus d'un milliard,
correspondant sensiblement au chiffre même des billets émis, à
l'ensemble de l'inflation 2 . On comprend que la tentation était
grande d'arrêter les frais... dès l'instant que le trésor du Roi était
(apparemment) à l'abri. Mais là n'était pas le seul aspect du pro-
blème et nous verrons qu'à cette tentation judicieuse Law ne devait
pas succomber longtemps...
Signalons encore quelques autres mesures adoptées par l'assem-
blée du 22 et consacrées par l'arrêt consécutif du 23.
On ne pouvait désormais procéder à des émissions que par arrêt
du Conseil et de surcroît sur délibération de l'Assemblée générale.
Cette prescription, qui, d'ailleurs, ne comportait par elle-même
aucune garantie d'efficacité, ne fut, en fait, pas appliquée.
On renonçait à donner aux billets une prime de 5 % sur les
espèces (mesure qui en pratique allait à l'encontre de son but).
C'est également par ce texte qu'était décidée la création de
10 000 000 d'actions rentières à 2 %, soit un capital de 500 mil-
lions, destinées aux créanciers qui ne pouvaient recourir normale-
ment à un placement de titres à revenu variable : communautés
religieuses, mineurs, etc. 3 .
Enfin, il était prévu que les billets de banque ne seraient désor-
mais libellés que pour 10 000, 1 000 et 100 livres, que les paie-
ments en espèces étaient autorisés en dessous de 100 livres 4 et la
banque ne devait plus émettre de billets de 10 livres. Les coupures
existantes de 10 livres seraient remboursées dans les deux mois.
Cette disposition déconcerte, puisque les petites coupures étaient
les plus aisément reçues dans le public; nous avons vu que les
intendants les réclamaient. Elle ne fut d'ailleurs point maintenue.
Ce premier coup de barre était donné dans la bonne direction.
Les mesures prises étaient les plus raisonnables que l'on pût
concevoir dans une situation parvenue à un tel point d'extrava-
gance et elles auraient dû être applaudies. Sans doute nous pour-
rions nous récrier en voyant que la Compagnie créditait le Roi de
ses énormes et fictifs bénéfices : en fait ce n'était que jeu d'écritures

1. Ms. Douai, p. 327.


2. A la même date le total des billets créés s'élevait à 1 173 290 0 0 0 dont seule-
ment 1 069 727 0 9 0 avaient été effectivement émis dans le public (ms. Douai,
p. 357).
3. Elles ne furent cependant créées qu'à concurrence d'un capital de 100 0 0 0 000.
4. La formule est curieuse, car il n'est pas dit expressément que les paiements
entre 100 et 500 sont interdits désormais.
348 Le système et son ambiguïté
qui pouvait servir (et ce fut le cas) de transition convenable pour
l'annulation définitive de ce compte douteux. Mais le public ne se
souciait guère d'un retour à l'orthodoxie et, selon l'expression de
Stair, la consternation fut générale l .
Les épreuves décisives étaient la résistance des actions... et sur-
tout celle des billets. Il importait essentiellement de savoir si l'on
pouvait détacher l'une de l'autre les roues du Système. Comme il
était facile de le prévoir (mais après tout peut-être Law fort de
son optimisme et de ses démonstrations se faisait-il illusion
là-dessus) la suppression du bureau régulateur se traduisit par
la baisse des cours.
Selon les tables de Giraudeau, les soumissions qui, à la veille
de l'Assemblée, se traitaient à 1316 puis le 22 et le lendemain
23 à 1309, faiblirent à 1269 le 24 puis, le 25 et le 26 étant jours
fériés, à 1224 le 27, 1101 le 28 et 965 le 29 2 . Ainsi la valeur réelle
des titres descendait-elle de 9580 à 7825.
Stair donne lui-même le chiffre de 625 pour la valeur de la sou-
mission à la date du 28 (ces cotes correspondent à peu près car
Giraudeau compte en dedans les 2 000 libérés que Stair compte
en dehors) 3 .
« Tous les juifs ont déserté et les Français ont commencé à se
pendre (sic), écrit encore Stair. Plusieurs ont déjà fait banqueroute
et bien d'autres menacent ruine par les engagements qu'ils ont
contractés pour la fin de ce mois-ci et pour la fin du mois de mars.
La rage et la désolation du pays est inconcevable. Tout est dans

1. On observe une amélioration de change à la suite de la décision de la Banque


mais il n'est pas certain que la cause soit dans l'arrêt des achats des actions, car
cette décision ne fut connue qu'avec un certain délai. D'autres circonstances ont
pu jouer : notamment des envois d'or à Amsterdam. (Cf. J.-J. Hémardinquer, Law,
Liège et la reconstruction industrielle d'Arcis-sur-Aube, Actes du 95 e Congrès
des Sociétés savantes, section Histoire moderne et contemporaine, t. II, p. 25 et sq.).
2. L'auteur ne donne plus de cotations après cette date et ne les reprend qu'à
partir du mois d'avril pour les actions des Indes.
3. « Les soumissions sont aujourd'hui offertes à 625 et les primes à 15 % de
perte! » La cote indiquée par Stair représente une valeur de 3 125 à laquelle il
convient d'ajouter le montant des quatre premiers versements libérés soit 5 125.
Or la cote de Giraudeau pour le même jour donne 5 505 qui est sans doute le pre-
mier cours, et pour le lendemain 4 825. Naturellement dans les deux cas il convient
de tenir compte du fait que les titres doivent encore 3 000 livres.
Buvat confirme le taux de 630 pour la journée du 28 février. Il conte que le 29
un agioteur afficha un écrit à la porte de la Banque avertissant que la Banque avait
fixé les actions à 950 pour 100, alors que le jour précédent elles n'étaient sur la
place qu'à 630. Les cours montèrent d'abord mais la Banque dénonça la superche-
rie, dès lors elles descendirent à 720 puis à 630. Les chiffres concordent (Buvat,
op. cit., t. II, p. 39).
Le cap des tempêtes 349

un désordre extrême et par la rareté des espèces, la cherté est si


grande à Paris que cela approche fort de la disette » Stair exa-
gère toujours, mais on peut croire que la déception était grande car
le public avait attendu de l'Assemblée du 22, non pas un remède de
cheval, mais quelques raisons d'euphorie. Le 28, Jean Vercour,
non encore informé de la teneur des décisions, écrit à son cor-
respondant de Cologne : « ...comme il devait se tenir une assemblée
générale le 22 du courant, il me dit qu'il se réglerait selon ce que
cette assemblée aurait résolu d'avantageux... les nouvelles sont
très favorables et si cela aide la suite, il n'y a pas à douter qu'il
y a encore un gros profit à espérer 2 ».
Nous nous disons que Law aurait parfaitement pu, malgré les
cris et les larmes, s'accommoder de cette situation et qu'une cer-
taine baisse (modérée) des titres, revenus à leur indépendance,
était plutôt de nature à arranger ses affaires. C'est probablement
ce qu il se disait aussi, ou du moins ce qu'il eût pensé s'il n'y avait
eu à enregistrer un autre accroc — et cette fois un véritable
déboire — au sujet des billets. Voici quelle est, en effet,, la révéla-
tion de cette expérience. On ne peut pas décrocher le papier-
monnaie du papier-titres. Délivrée de l'obligation insupportable
de soutenir les cours, la Banque aurait dû, normalement, inspirer
une confiance accrue, et c'est le contraire qui se produisit : « Il y
a eu, précise Stair, une nouvelle course sur la Banque : ce jour
passé on a couru avec un tel empressement et en si grande foule
à la Banque pour recevoir des espèces qu'on a tenu hier soir (il
s'agit du mardi 27 février) une assemblée des directeurs de la
Compagnie pour trouver le moyen d'y remédier, dont le résultat a
été l'arrêt que je vous envoie. »
Il est intéressant de noter, précisément à la même date3, un
incident survenu à la Monnaie ae Rouen : « une espèce de tumulte »,
écrit l'intendant de Gasville, causé par un grand nombre de par-
ticuliers qui demandaient le paiement des billets de banque dont
ils étaient porteurs. Or le 27 février était, précise de Gasville, un
jour où l'on payait ce qui avait été monnayé en pièces de 20 sols.
« L'affluence de toutes sortes de personnes y fut si grande tant de

1. 28 février.
2. La personne dont parle J. Vercour, un banquier du nom de Dornier, a acheté
apparemment dans le jour précédant l'assemblée huit actions à 919 et 400 qui est
la prime de quatre paiements (c'est la méthode comptable employée par Stair),
soit 4 595 + 2 000 = 6 595. Étant donné que ces titres doivent encore 3 0 0 0 , le
coût total est donc 9 595 : or l'acheteur espère encore gagner par rapport à ce
taux.
3. Cela ne signifie pas nécessairement une action concertée, mais la coïncidence
démontre une tension assez générale.
350 Le système et son ambiguïté
ceux qui venaient demander les paiements des récépissés du direc-
teur que de ceux qui voulaient être également payés de leurs billets
de banque, qu'ils remplirent toutes les cours de la Monnaie et
forcèrent les portes d'un des bureaux dans lequel était la femme du
directeur avec un commis qui payait les récépissés; ceux qui vou-
laient être payés des billets de banque firent du bruit, prétendant
être payés sinon qu'ils allaient se payer eux-mêmes et poussèrent
la femme du directeur jusque contre la cheminée. » Le directeur
demanda des soldats, un commandant vint avec deux hommes,
mais dut en faire chercher quatre autres en renfort, « avec lesquels
on fit retirer le monde; on entendit dans la mêlée une voix qui dit
que si on ne payait pas dans quinze jours on verrait beau jeu ».
La Monnaie disposait en fait de cent marcs de louis d'or apportés
par les particuliers, sur récépissés, mais le directeur avait reçu
l'ordre de les envoyer à Paris.
« On paiera demain, conclut de Gasville, ce qui aura été monnayé
aujourd'hui, mais on mettra des gardes aux entrées de la Mon-
naie »
Les indications de Stair, quant à la nouvelle course sur la Banque,
sont corroborées par Dutot qui en donne les chiffres (pour Paris) :
les sorties d'argent pour les journées des 23, 26, 27, 28 et
29 février s'éleverent, au total, à 9 000 200 livres (la ventilation
par journée n'est pas indiquée).

DEUXIÈME ET TROISIEME MOUVEMENT

L'augmentation et la proscription (25-27février)

Law ne décida cependant pas de reprendre sur-le-champ les


interventions sur les titres. Peut-être pensait-il qu'il lui serait
possible de s'en passer et d'organiser par d'autres moyens une
défense des billets.
Il recourut, pour ce faire, à deux procédés : l'augmentation et
1. C'est sans doute le même incident que relate Buvat : « La bourgeoisie de
Rouen... prit une autre alarme sur ce que le bureau... se trouvait manquer d'espèces
pour acquitter les billets », en ajoutant un détail surprenant : « Le Premier prési-
dent du Parlement fit porter ce qu'il avait chez lui d'espèces monnayées pour
acquitter les billets. » Si le fait était exact (ce qui nous paraît douteux, l'inten-
dant n'en faisant aucune mention), il faudrait en conclure que Law n'avait pas tou-
jours à se plaindre des parlementaires.
Le cap des tempêtes 351

la proscription, mais de l'un et de l'autre il ne fit d'abord qu'une


application très mesurée et en quelque sorte timide. L'augmenta-
tion : Nous savons que l'arme principale de la politique monétaire
était la diminution mais si l'on voulait continuer de s'en servir, il
était nécessaire de procéder de temps à autre à une mesure inverse
et d'augmenter afin de pouvoir diminuer à nouveau.
Un arrêt du 25 février 1720 ordonne une augmentation d'ampli-
tude modérée 1 qui consacrait en fait une réaugmentation : le louis
revient de 25 à 30, l'écu à 6, le reste à l'avenant et la pièce de
20 sols revient — ou plutôt reste — à une livre car un arrêt du
7 février avait prévu qu'elle serait diminuée à 18 sous à partir
du mois de mars. Enfin, la monnaie de billon était également
« remise en proportion ».
Cette mesure n'atteignit pas son but en raison de sa modestie. Le
public attendit la suite. Nous disposons d'informations intéres-
santes pour la généralité de Tours où l'intendant Legendre envoya
d'abord un rapport enthousiaste, mais dut, peu de jours après,
faire connaître son désenchantement 2 .

1. Le louis de 20 au marc 45 1
30 30
36 1/4 24.12
Écu de 8 7 110
9 6 113.40
Pièce de 30 deniers 10 s
sols marqués 2 sols
sol de billon 1 sol 1.4
E 2016, P 424 non reproduit par Du Hautchamp.
2. 29 février : « L'arrêt a produit un effet merveilleux sur la place et a rétabli
d'un coup la confiance qui commençait à s'altérer. Les billets de banque qui per-
daient 4 ou 5% sont venus dans le moment au pair et il ne faut pas douter que les
caisses ne soient bientôt remplies. » L'intendant se félicite aussi de la suppression
des 5 %. Le 2 mars, il donne de nouvelles précisions sur le rétablissement des
affaires : il a fait acquitter « en espèces au nouveau cours les billets qui regardaient
les troupes, le9 manufactures, les ouvrages publics, les salpêtriers et ceux des mar-
chands pour leur procurer de quoi payer 20 000 ouvriers qui vivent au jour la jour-
née ». On peut sans doute apercevoir quelque naïveté chez Legendre quand il s'émer-
veille de voir monter au pair des billets qu'il échange lui-même contre des écus
augmentés à 6 livres, mais la constatation suivante mérite d'être soulignée : « La
banque a plus gagné par les billets qu'elle a distribués que perdu sur ceux qu'elle
a acquittés en espèces. » Il mentionne cependant aussi qu'il avait dû prendre
des mesures (on ignore lesquelles) en présence de la manœuvre « de dix ou douze
particuliers [qui] avaient enlevé tout l'argent de la banque pour discréditer les
billets » afin de les racheter ensuite à perte « et être en état de donner par là la loi
aux commerçants ». Las! Il fallut vite déchanter. Dès le lendemain 3 mars
Legendre faisait connaître le renversement de la conjoncture. Un peu plus tard, il
explique que, d'après son enquête, tout le mal avait été causé par certaines lettres
352 Le système et son ambiguïté
Quant à la proscription, elle fait l'objet d'un arrêt du 27 février
qui interdit à toute personne, de quelque état ou condition qu'elle
puisse être, « même aucune communauté ecclésiastique » de garder
plus de 500 livres en espèces, à peine de confiscation et amende.
C'est une escalade par rapport aux mesures de fin décembre.
Celles-ci ne comportaient qu'interdiction de faire des paiements
au-dessus de 500 livres (somme ramenée par l'Assemblée générale
à 100 livres). Mais cette fois il s'agit de la détention elle-même.
L'interdiction s'étend à toutes les matières d'or et d'argent. Les
agents de la Compagnie auront le droit de visite et, disposition
redoutable autant que scandaleuse, la confiscation sera ordonnée
en entier au profit des dénonciateurs.
L'arrêt reprend en outre la décision de l'Assemblée générale,
selon laquelle aucun paiement ne pourra être fait autrement qu'en
billets pour toute somme supérieure à 100 livres, cette fois sous
peine d'amende.
« Vous pouvez croire, commente Stair, que cet arrêt augmenta
la terreur et la consternation du public, d'autant plus que l'arrêt
rendu en conséquence de l'Assemblée générale... flattait le public
qu'on allait suivre des mesures plus douces et plus modérées. Mais
il paraît que M. Law qui a été très mécontent de la modération de
cet arrêt a su profiter " du cours " qu'on faisait sur la banque
pour faire reprendre avec le public les moyens d'autorité que le
duc d'Orléans avait paru disposé d'abandonner 1 . »
L'historiographe de Law, tout en regrettant le caractère peu
libéral de cette décision (« la liberté y était très offensée et elle
n'avait jusqu'à ce jour reçu aucune atteinte aussi sensible »), lui
donne la double excuse de la nécessité et de l'efficacité. <r Les paie-
ments étaient cessés et il ne restait que cette ressource pour les
soutenir 2. » Cette constatation correspond en effet aux indications
de Dutot sur les retraits et à la situation décrite pour la province
par un certain nombre d'intendants, situation qui se prolongea
jusque dans les premiers jours de mars 3 .

venues de Paris et qui annonçaient de nouvelles augmentations (ce pronostic, en


effet, ne tarda pas à se vérifier). Arch. nat., G1 531. Il faut noter que, d'après les
documents, Tours disposait d'une trésorerie particulièrement aisée.
1. En français.
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 364.
3. Buvat fait également allusion à la décote des billets et à divers incidents.
« On voitura ainsi des espèces à Lyon, à Bordeaux et en d'autres villes consi-
dérables... Toutes ces précautions ne purent remédier au défaut de confiance
qu'on avait déjà presque partout dans le royaume, principalement à Bapaume.
à Péronne, à Arras où très peu de gens voulaient les recevoir. A Lille où on ne
les prenait qu'à 18 % de perte. En Champagne et en Bourgogne ceux qui avaient
Le cap des tempêtes 353

On signale aussi, dans certaines régions, une décote des gros


billets (au-dessus de 1 000 livres) qui demeure cependant modé-
rée (2,50 à Lyon) 1 avec une pointe à Lille (25 %) 2 , mais cette
région frontalière a toujours été peu favorable à la monnaie de
papier.
*

L'auteur de YHistoire des Finances conclut : « Cet arrêt eut un


plein effet. L'empressement avec lequel on vint à la Banque chan-
ger son argent contre des billets fut égal à celui qu'on avait eu d'y
demander des espèces 3 . »
L'affirmation est audacieuse, en tout cas elliptique, car le
redressement ne fut assuré qu'ultérieurement.
La principale utilité de cette mesure était moins d'effrayer les
porteurs et de les induire à apporter leurs espèces que de per-
mettre à la Banque de limiter en fait la convertibilité qui subsis-
tait en droit. Puisque nul ne devait détenir plus de 500 livres, elle
pouvait se refuser à remettre aux demandeurs une somme supé-
rieure à ce plafond. Cet aspect du problème est rarement évoqué
par les contemporains, mais Dutot en énonce, quoique en termes
assez vagues, le principe : « Heureusement qu'elle (la Banque)
n'avait point d'espèces à donner au-delà des besoins exigés en
petits paiements, les gros paiements ne pouvant se faire qu'en
billets »
Nous avons relevé dans la correspondance des intendants plu-
sieurs exemples du refus de remises d'espèces supérieures à
500 livres, à moins de justifications particulières (commerçants,
manufacturiers, etc.).

des vins, du blé, de l'avoine aimaient mieux les garder que de recevoir du papier. »
Plus tard,le même chroniqueur signale des décotes de 18, 26 et 28 livres pour 100
sur les billets (Journal de la Régence, t. II, p. 35 et 36), mais on ne peut lui
faire entière confiance. Dutot, tout en soulignant la nécessité, s'affirme très cri-
tique : « Le crédit ennemi de toute contrainte... reçoit par cet arrêt contraire à ses
principes une atteinte irréparable. Cet arrêt appelle la force et l'autorité au secours
de l'art qui avait si bien réussi et cet appel annonce l'impuissance où l'on était de
payer les billets » (ms. Douai, p. 354).
1. Poulletier, intendant de Lyon, le 21 février 1720 : « Cette perte ne subsistera
vraisemblablement que jusqu'à la fin du présent mois » (Arch. nat. G7 24, n° 62).
2. Ce chiffre, supérieur à celui de Buvat (18), nous est fourni par une lettre ulté-
rieure qui énonce : « Nous courons risque de voir revenir le temps que les billets de
banque perdaient, comme vous savez, Monsieur, vingt à vingt-cinq pour cent »
(Meliand, intendant des Flandres, 27 avril, G7 266-268).
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 363.
4. Dutot, op. cit., t. I, p. 84.
354 Le système et son ambiguïté

Cependant, il semble que le frein ne fonctionna pas tout de suite.


Dutot précise en effet, dans le passage que nous avons déjà cité :
« Je ne connais pas le montant de l'argent comptant qui était à la
Banque, mais je sais que malgré cet arrêt qui défend de garder
plus de 500 livres chez soi, il sortit du trésor de la Banque les
23, 26, 27, 28 et 29 du présent mois, pour 9 000 200 livres et les
1, 2, 4 et 5 mars il en sortit pour 3 075 000, soit au total
12 075 0001. »
On voit donc que la course sur la Banque a continué postérieure-
ment au décret du 27 février 1720. Sans doute, certaines sorties
peuvent avoir des motifs spécifiques (tels que des règlements à
l'étranger en fin de mois), mais le phénomène est cependant inquié-
tant et il faut aussi noter l'absence totale de rentrées d'espèces.
Soit que Law n'ait pas immédiatement mis au point la parade
qui résultait de son propre décret, soit qu'elle lui soit apparue
insuffisante en présence de la gravité du mal, il décida de recourir
à un nouveau dispositif. Les deux mouvements suivants, marqués
par un même texte (5 mars), seront d'une part une augmentation
cette fois substantielle, d'autre part la reprise de la garantie des
actions par la Banque sous une forme nouvelle et plus astreignante
encore que la précédente.

5 MARS

Augmentation (substantielle).
Retour à la garantie des titres.

Les augmentations

Il s'açit cette fois de porter les espèces à un niveau de valeur


jusqu'ici inégalé. Le louis bondit de 36 à 48 livres et le reste à
l'avenant. Ainsi notre écu de 6 livres passe à 8 livres 10 et la
pièce de 20 sols à 30! L'équivalence du marc d'or s'établit à
1 200 livres, celle du marc d'argent à 80 livres.
L'arrêt maintenait la suppression en faveur des billets des
4 sols par livre 2 et accordait une faveur supplémentaire sous la
forme d'une bonification de 10 % pour le paiement de ceux des

1. Ms. Douai, p. 359


2. Pour le paiement de9 impôts.
Le cap des tempêtes 355

impôts qui ne comportaient pas les 4 sols par livre (taille, capita-
tion, etc.).
Cette formidable augmentation des espèces était de nature à
apaiser les craintes des particuliers et à abolir leurs réticences,
telles que les décrivait l'intendant de Tours. Mais elle va prendre
surtout un relief singulier avec la décision qui va suivre le 11 mars
et dont l'objet est d'abolir, par une série de dévaluations succes-
sives et rapides, le métal que l'on vient précisément de réévaluer.

La reprise des actions à prix fixe

Les augmentations attendues ne forment que l'un des objets de


l'arrêt du 5 mars.
Cet arrêt comporte une autre disposition relative à la reprise des
actions par la Banque. C'est à son propos que Forbonnais a pu
dire, fort justement, que cet arrêt avait décidé absolument de la
ruine du Système.
Il s'agit tout simplement de fixer ne varietur la valeur des titres.
N'était-ce pas plus simple, après tout, puisque l'intention de Law
était de maintenir cette valeur à un taux fixe : 9 000 livres? En
conséquence les actions pouvaient à chaque instant être converties
en billets et vice versa. Après avoir supprimé — peu de jours
auparavant — le bureau d'achat et de vente, on créait un bureau
de conversions qui allait pratiquement, comme le précédent, fonc-
tionner à sens unique.
Corrélativement à la fixation des actions à 9 000, le même arrêt
fixa à 6 000 la valeur des souscriptions sur lesquelles 2 000 livres
avaient été libérées, 3 000 restant à payer. Le calcul est parfaite-
ment cohérent, mais était-il vraiment indispensable d'assurer cette
prime de 4 000 livres par titre sous prétexte que les acheteurs de
souscriptions avaient payé des soultes, le plus souvent d'ailleurs
inférieures à ce chiffre 1 ?
Sur la foi de Dutot, certains historiens, notamment Daire et
Louis Blanc, considèrent que l'arrêt du 5 mars n'est pas l'œuvre
personnelle de Law, lequel se serait laissé forcer la main. Une telle
interprétation est insoutenable.
1. Enfin un tarif était fixé pour la reprise des « primes », les « anciennes », c'est-
à-dire les polices du début de l'année à 1 0 5 0 et les primes dites nouvelles à
5 000 livres. On ne trouve nulle part aucune précision sur ce que pouvaient être ces
primes nouvelles. Levasseur indique seulement qu'elles auraient été créées le
29 février (cf. Levasseur, op. cit., p. 228). Giraudeau donne une cotation à partir
du 1*" mars sous la rubrique « primes nouvelles acquises; savoir en récépissés du
Trésor royal au pair en billets de banque à 10 % de bénéfice avec prime ».
356 Le système et son ambiguïté
Comment le Régent aurait-il pu imposer à Law une politique
financière dont celui-ci n'aurait pas voulu? Où aurait-il puisé la
compétence et la force nécessaires pour faire plier le Contrôleur
général alors en possession de tout son crédit? La décision porte
la marque personnelle de Law : elle s'inspire d'une de ses idées
forces et même d'une de ses idées fixes. Elle consacre sa marotte
la plus obstinée, l'équivalence action des Indes à monnaie. Il y
a longtemps qu'il soutient cette thèse et il y demeurera jusqu'au
bout obstinément attaché. Ainsi, en juillet 1720, après l'échec de
l'opération de mai et alors que la débâcle paraît inévitable, il pro-
clame encore, dans le Mémoire sur le discrédit, que l'action des
Indes est par excellence une monnaie.
Au demeurant, les doutes émis par Dutot sont exprimés dans ses
œuvres publiées et lui ont été inspirés par un texte assez sibyllin
de Law lui-même. Or, dans le texte (antérieur) du manuscrit de
Douai, il expose au contraire de façon fort claire et certainement
conforme à la pensée de Law les raisons qui induisaient celui-ci
à préférer, le cas échéant, l'action au billet et qui le déterminèrent
à prendre la résolution capitale du 5 mars 1 .
Nous devons d'ailleurs reconnaître que l'expérience vécue depuis
l'Assemblée du 22 février semblait ajouter à ces motifs une justi-
fication pratique. Cette expérience démontrait en effet que le
public ne dissociait pas, dans son jugement, les actions et les
titres. De ce fait la théorie habituellement soutenue par les histo-
riens « économistes » de Law, tout spécialement par Thiers, et
selon laquelle Law aurait dû — et pu — sacrifier l'action au billet,
n'a point la force incoercible que l'on est d'abord tenté de lui
irêter. L'idée de sauver la Bancjue en sacrifiant la Compagnie est
fe bon schéma... pour nous. Mais pouvait-il l'être pour lui?
La preuve était faite que l'opinion publique n'acceptait pas de
considérer séparément les deux « valeurs » du Système. Le succès
était indivisible comme devait l'être l'échec. Dans une de ses lettres,
Caumartin de Boissy trouve tout naturellement le mot juste :

1. « L'État perdrait plus de quatre fois plus de valeurs en perdant l'action qu'en
perdant le billet et (...) le bien de l'État demandait que l'on donnât la préférence
à l'action, ce qui prouve que cette opération qui a été regardée comme une folie
inexcusable, paraît tout autre à ceux qui en examinent l'objet et les motifs. Ainsi,
soit par ce motif équitable, soit par le désir extrême que l'auteur du Système avait
de rétablir promptement les affaires de l'État par l'extinction totale des dettes, soit
enfin si on le veut par tendresse et par reconnaissance pour les actionnaires qui par
la confiance qu'ils avaient eue en ses opérations avaient opéré tous ses succès, il
se détermina à conserver l'action et à sacrifier le billet et ce fut pour en soutenir
le prix qu'il les fit vendre et acheter à bureau ouvert sur le pied de 9 000 livres
chacune » (ms. Douai, p. 373-374).
Le cap des tempêtes 357

« liaison nécessaire » entre le billet de banque et la soumission 1 .


Par une hypothèse inverse à celle qu'il évoque, la baisse des titres
aurait entraîné la chute des billets.
L'importance de l'élément mystique est démontrée par ce simple
fait : il existe toujours un marché pour des « primes » dont le seul
avantage consiste à permettre d'acheter à 10 000 livres (soit
11 000 au total) des actions que l'on peut acquérir au comptant à
moins de 8 000.
Il est certain que Law, au soir du 5 mars, est bien le père de la
monétisation des actions, comme il sera, quelques jours plus tard,
l'auteur responsable de la démonétisation des espèces. Ces deux
mesures sont bien complémentaires dans son esprit. L'action c'est
le substitut de l'or 2 .
L'arrêt du 5 mars assurait au moins un répit. Les augmentations
convainquirent le public que désormais on n'irait pas plus loin
dans cette voie et que c'était à nouveau la diminution qui était à
craindre. D'autre part, l'annonce d'une valeur fixe pour les actions
créait un apaisement... mais à quel prix! Il restait une dernière
manœuvre à accomplir, cette fois encore en deux mouvements :
annoncer une série de diminutions pour l'avenir afin de décourager
les retraits, aller plus loin encore dans la proscription et, pour ce
qui concerne l'or, mettre le point final à sa fonction monétaire.

LA DECLARATION DU 11 MARS

Diminution, proscription et démonétisation se trouvent amalga-


mées dans ce texte capital.
Voici qu'enfin nous allons retrouver le grand Law, l'esprit
absolu et rigoureux, avec sa logique imparable et sa cohérence
grandiose : le monétariste révolutionnaire de Money and Trade.
C'est bien lui en effet, car cette mesure sensationnelle ne présente
en rien l'apparence d'une improvisation bâclée par un ministre aux
abois, par un apprenti sorcier que les événements dépassent. On voit
que les dispositions en ont été étudiées avec minutie, nous dirions
aujourd'hui qu'elles sont « programmées » avec un grand art.

1. « Vous pouvez compter, écrit-il le 28 janvier, que cela, joint au bureau que l'on
établit, va faire remonter les billets de la Banque et, par une liaison nécessaire, les
soumissions » (Correspondance, op. cit., t. II, p. 109).
2. Œuvres complètes, t. III, p. 225.
358 Le système et son ambiguïté
L'idée essentielle demeure la distinction entre l'or et l'argent,
que nous avons déjà mentionnée dès le début du pré-Système. Il
ne s'agit pas seulement de la stratégie qui s'efforce à diviser les
adversaires ou de la méthode qui consiste à sérier les difficultés.
Law va plus loin et voit plus loin et sans doute, dans son dernier
schéma, s'est-il inspiré des leçons de l'expérience récente.
Désormais c'est l'or seulement qui doit faire l'objet d'une élimi-
nation totale en tant que monnaie. En dehors de son préjugé hos-
tile à l'encontre du fabuleux métal, Law dispose d'arguments
raisonnables pour justifier sa position. L'or est cher, il faut l'ache-
ter à l'étranger, ce qui est préjudiciable à la balance des comptes.
Sa démonétisation 1 sera accomplie en trois temps par trois
diminutions successives. La première d'un huitième et pour Paris
seulement. La seconde, pour la France entière à des tarifs variés
selon les catégories de pièces et à 900 livres le marc à l'hôtel des
Monnaies. Dès le 1 e r mai, aucune espèce d'or n'aura plus cours.
On le recevra encore aux Monnaies pour 750 livres le marc;
mais seulement jusqu'au 1 e r juin. A partir de cette dernière date,
la fonction monétaire de l'or sera donc abolie.
Pour ce qui concerné l'argent, la déclaration consacre un sys-
tème analogue de monnaie fondante, mais sur un temps plus long,
avec des diminutions plus espacées — du 1 e r avril au 1 e r décembre
— et qui ne vont pas jusqu'au niveau zéro.
A la fin du parcours une certaine sorte de monnaie d'argent doit
demeurer en usage; il s'agit des petites pièces, le sixième d'écu et
la livre d'argent — l'une et l'autre étant abaissées à 10 sols — et
le douzième d'écu à 5 sols.
Law s'était accommodé de l'idée de conserver la monnaie d'ar-
gent qui pouvait être utilisée dans les paiements courants où il
était difficile de lui substituer la monnaie de papier qui aurait
d'ailleurs exi^é la fabrication de coupures d'une livre et d'une
demi-livre. C'était d'autre part une manière de rassurer beaucoup
de personnes surtout parmi les petites gens qui auraient subi un
véritable traumatisme psychique si elles avaient dû s'arracher à
l'habitude de posséder quelques pièces de métal.
Deux mesures confirment cette orientation vers un mono-
métallisme de complément. D'une part, le tableau des diminutions
fixe les correspondances des valeurs entre l'or et l'argent d'une
façon qui avantage le métal blanc 2 . Ainsi les usagers seraient
incités à se détacher de l'or et surtout Law se réservait la possibi-
lité de se procurer aisément de l'argent dans les pays étrangers

1. Naturellement, ce terme n'est pas employé à l'époque.


2. Pâris-Duverney, Examen, t. I, p. 399-400.
Le cap des tempêtes 359

par arbitrage avec l'or, puisqu'il pouvait en donner un prix supé-


rieur au prix courant. C'est ce qu'il fit en effet sur une grande
échelle.
D'autre part, un édit enregistré le 15 mars prescrivit la fabrica-
tion de nouvelles pièces d'argent, dites louis d'argent ou tiers
d'écus, à la taille de 30 au marc 1 . Cette création surprend si l'on
songe que de multiples séries de pièces coexistaient, les écus des
diverses émissions avec les fractions d'écus, les pièces de 20 sous et
de 10 sous, enfin les plus récentes en date, les livres d'argent,
ordonnées par un édit de décembre. Mais nous savons justement
que ces dernières espèces n'étaient entrées en fabrication que tar-
divement et pour des quantités assez réduites. L'édit du 15 mars
se réfère aux difficultés et retards rencontrés « tant à cause des
affinages que de la taille des pièces » pour justifier la création des
nouveaux louis. Ceux-ci avaient également l'avantage d'être d'un
bon rapport : leur valeur initiale était fixée à 3 livres pièce, soit
90 livres le marc d'argent, alors que la valeur nominale de ce marc
n'était fixée qu'à 70 livres à la même date du 1 e r avril. De ce fait,
cette dernière invention de Law est l'une des plus bizarres aux-
quelles l'ait porté son génie. Il crée une monnaie en hausse au
moment même où il vient de diminuer toutes les autres, et de sur-
croît il prévoit d'avance que ce dernier-né (à vrai dire pas encore
né!), le louis, sera diminué par la suite et ramené par étapes à la
valeur de 1 livre pour le 1 e r décembre. D'où la boutade que rap-
porte Pulteney : « Voilà des enfants décriés dans le ventre de leur
mère 2 . »
Dans cet ensemble de manœuvres surprenantes mais habiles, une
lacune nous déconcerte. Law avait supprimé le billet de dix livres.
Pensait-il vraiment que l'économie pouvait se passer de tout ins-
trument de valeur intermédiaire entre le billet de cent livres et
les pièces d'argent qui seraient toutes ramenées à 1 livre au
1 e r décembre? En fait, on recommença de délivrer des billets de
10 livres à la Banque le 28 mars 3 et la décision du 24 février
demeura lettre morte. On peut supposer également que Law envi-
sageait, par la suite, de proroger les écus, ou de revaloriser les
petites pièces d'argent.

1. « A 11 deniers de fin, au remède de 3 grains pour les titres et d'une demi-pièce


pour le poids » (ms. Douai, p. 385).
2. Pulteney à Craggs, 17 mars, S.P. 78-166, n° 180. Du Hautchamp emploie une
expression moins pittoresque : « des enfants mort-nés » (op. cit., t. III, p. 115).
3. Ms. Douai, p. 391. Selon Dutot, la fabrication des louis fut entreprise le
20 avril à la Monnaie de Paris qui en frappa 1 959 980, pesant 4 1 5 5 4 marcs
5 onces. Nous ignorons si l'on en produisit en province.
360 Le système et son ambiguïté

Nouvelles mesures de proscription

Les mesures tendant à la démonétisation de l'or et à la réduction


de l'emploi de la monnaie d'argent furent complétées logiquement
et de façon concomitante par de sévères interdictions de garder les
espèces proscrites.
L'interdiction s'appliquait à dater du 1 e r mai pour toutes espèces
d'or et même pour toutes matières d'or, hormis celles qui étaient
nécessaires aux orfèvres qui ne pourraient les acquérir qu'aux
bureaux de la Compagnie des Indes.
Quant à l'argent, l'interdiction s'appliquait à la date du
31 décembre à toutes les matières d'argent — à l'exception des
ouvrages autorisés — et à toutes les espèces autres que celles qui
demeureraient en usage, c'est-à-dire les sixièmes et douzièmes
d'écus (fabriqués d'après la déclaration du 19 décembre 1718), les
livres d'argent et, naturellement, les futurs louis d'argent 1 .
Dans tous les cas d'infraction, la confiscation est faite au profit
des dénonciateurs « tant qu'il y en aura » : c'était une manière
particulièrement efficace d'assurer le respect de la règle.
La déclaration dispose de surcroît que tous les officiers publics
qui dressent des inventaires ou apposent des scellés devront décla-
rer aux Parquets des Cours des Monnaies les espèces et matières
qu'ils trouveraient au cours de ces opérations. Dans ce cas précis,
la confiscation profitera pour moitié aux personnes qui auraient
dénoncé lesdits officiers et ces délateurs pourront d'ailleurs garder
l'anonymat.
Enfin une disposition d'une rigueur exceptionnelle mérite d'être
notée : elle ne concerne que l'or qui apparaît ainsi comme l'ennemi
privilégié dans la persécution. La détention de l'or sera punie,
outre la confiscation du corps du délit, par celle de tous les effets-
mobiliers des particuliers et des communautés qui se seront rendus
coupables d'infraction. Ainsi, pour avoir conservé un louis d'or, on
s'expose à perdre tous ses biens, à l'exception des immeubles.
Que voilà de gros canons braqués sur un objectif bien mince! La
confiscation étant déjà prévue pour les valeurs supérieures à
500 livres, il s'agissait donc, par hypothèse, de terroriser (par
avance!) le public porteur de quelques centaines de livres... Sans
doute pensait-on aussi que ce luxe de précautions exercerait dans
l'immédiat un effet psychologique salutaire. En fait, la déclaration

1. Désignés seulement comme « les autres espèces qui seront par nous inces-
samment ordonnées ».
Le cap des tempêtes 361

du 11 mars, en tant qu'elle concernait ce sujet, ne fut en vigueur


que pendant le cours du mois de mai, car l'or n'était démonétisé
qu'à partir du 1 e r et les interdictions furent rapportées le 29. Nous
n'avons trouvé trace d'aucune confiscation fondée sur cette dispo-
sition précise.

Les changes

Dans la soirée du 11 mars, on peut dire que Law a passé le cap


des tempêtes. A grands coups de barre, il a réussi à traverser la
zone dangereuse et il a laissé derrière lui les vingt journées où le
système faillit périr corps et biens. Ces secousses se traduisent dans
les mouvements des changes. A la suite de l'Assemblée du 22, on
observe une remontée. On passe ainsi à Amsterdam, pour les huit
derniers jours du mois, de 35,5 à 38,5 et à Londres de 20,5 à 22
Cependant dès avant la décision qui reprenait les achats de titres
par la Compagnie, la situation se retourna dans les premiers jours
de mars, à cause, nous dit-on, de bruits relatifs à l'augmentation
des espèces. Le 6, les cours sont redescendus à 34 à Amsterdam et
à 19,5 à Londres 1 . Lorsque l'arrêt du 5 fut connu (le 6) le change
tomba respectivement de 34 à 25,50 (le 11 et le 13) et de 19 à
14,75 (mêmes dates). La nouvelle des diminutions ordonnées (à
terme) par la déclaration du 11 le fit remonter, mais ce mouve-
ment fut contrarié par la création des louis d'argent, qui compor-
tait une double évaluation du marc (70 en général et 90 dans ce
cas particulier)! Dans les derniers jours du mois, le change se fixa
respectivement à 31,75 et à 18 3 . A remarquer que les creux les
plus marqués figurent dans les comptes sur la Hollande car l'ar-
gent y passait plus facilement 4 .

1. Ms. Douai, p. 364.


2. Ibid., p. 379.
3. Ibid., p. 399-400.
4. Ibid., p. 379.
LA MONNAIE INVARIABLE ET LA PATERNITÉ
DE L'ARRÊT DU 5 MARS

Les allégations de Dutot trouvent leur origine dans les indications que
Law a lui-même données dans son Mémoire justificatif. Law n'a jamais
rejeté en bloc la paternité de l'arrêt du 5 mars; mais il a désavoué une
formule contenue dans le paragraphe IX de ce texte, exactement un
attendu conçu dans les termes suivants :
« Attendu que le billet de banque est une monnaie qui n'est sujette à
aucune variation. »
Il laisse entendre, sans trop de précision, que cette proposition inci-
dente aurait été introduite soit contre son gré soit à son insu, et qu'en
tout cas il en a été donné par la suite une interprétation qu'il n'aurait
jamais acceptée.
« Il y a des personnes qui disent... que par l'arrêt du 5 mars 1720 qui
fixa le prix des actions, le roi déclara les billets une monnaie invariable
et par cette qualité préférable aux espèces d'or et d'argent. Je ferai voir
(...) que l'article mentionné dans l'arrêt du 5 mars n'est pas de M. Law,
étant entièrement opposé à ses principes et insoutenable dans son
exécution. »
Et plus loin : « ...à l'égard de l'article qui promettait que les billets de
banque seraient invariables, je dis qu'il n était point de M. Law 1 .»
Ce texte fut en effet invoqué au cours des discussions relatives à l'arrêt
du 21 mai et on en tira argument pour contraindre Law à retirer cette
décision qui, en effet, enfreignait la règle (supposée) de l'invariabilité de
la valeur du billet. D'où son mécontentement et ses protestations. Il laisse
également entendre, toujours sans trop de clarté, que s'il avait porté
attention à ce texte, ou s'il avait pu deviner le parti que l'on en tirerait
contre lui par la suite, il aurait préféré renoncer à ouvrir le bureau de
conversion. Il pouvait en effet s'arranger autrement :
« Jusqu'à l'arrêt du 5 mars, lisons-nous encore (...) M. Law n'était
pas garant du prix des actions. En soutenant le crédit de la Banque et
en donnant aux actions les dividendes (...) il conservait son crédit et son
Système. Il avait obtenu son premier objet qui était l'arrangement des
affaires du Roi... [ici il récapitule les résultats]. Le prix des actions aurait

1. Œuvres complètes, t. III, p. 219.


Le cap des tempêtes 363

remonté, étant donné notamment que le taux de l'argent était descendu


au denier 80 et le prix des terres au denier 100 »
« Si l'on n'avait pas été déterminé à cette dernière opération, il fallait
refuser la première. »
Cette démonstration présentée par Law est très curieuse car, d'une
part elle présente le caractère d'une querelle de mauvaise foi (procédé
qui lui est peu habituel), et en même temps elle reflète d'une façon
incontestablement sincère l'état d'esprit qui était le sien.

Une mauvaise querelle

a) La formule incriminée figure dans un passage qui ne traite nullement


du rachat des titres mais uniquement des divers avantages accordés au
billet, les 4 sols par livre, etc.
b) En disant que la monnaie-billet n'était pas sujette à variation, le
rédacteur, quel qu'il fût, n'avait point trahi l'authentique doctrine du
Système. En effet, Law ne cessait de proclamer que le billet, libellé en
livres tournois, était invulnérable aux diminutions : c'est même l'argu-
ment principal exposé dans le texte de propagande qu'il a fait paraître
dans Le Mercure de France. Or, l'arrêt du 21 mai constituait bien une
diminution du billet, corrélative à une diminution des espèces et en cela
donc il était en contradiction avec les affirmations et les promesses du
Ministre.
Peut-on objecter que le billet n'était pas exonéré de la variation inverse,
c'est-à-dire de l'augmentation, et que de ce fait la formule de l'arrêt était
erronée, de par sa rédaction catégorique et absolue? Ce serait double-
ment une chicane; d'abord parce que l'affaire du 21 mai n'est pas une
augmentation, mais bien une diminution. Qu'importerait donc une erreur
sur un attribut qui n'est pas en cause? En second lieu parce que Law
considérait que le Système, de par sa nature, devait exclure aussi bien le
risque des augmentations. « Le crédit des billets de banque une fois bien
établi, nous assure que l'on ne sera pas obligé d'avoir recours à l'aug-
mentation des espèces 2 . »
Dès lors, comment nier que la monnaie de papier était de fait inva-
riable? Le Régent avait aimé cette formule, et, selon Pulteney3, il l'avait
employée au cours de l'assemblée de la Banque.
Le rédacteur l'a donc fort naturellement reprise.

Et cependant l'homme est sincère

Il y a tout lieu de penser en effet que dès le 5 mars, au moment où il a


rouvert le bureau de conversion, Law avait dans l'esprit le plan qui devait
se traduire dans l'arrêt du 21 mai. Nous savons en effet que le projet

1. Œuvres complètes, t. III, p. 218.


2. Ibid., p. 123.
3. Lettre du 24 mai.
364 Le système et son ambiguïté

avait été soumis au Régent deux mois à l'avance. Il y a d'ailleurs tout lieu
de penser que Law, qui avait pris le 22 février le risque de « décrocher »
l'action, n'aurait pas pris le risque de la « raccrocher » s'il n'avait pas
eu dans l'esprit quelque combinaison pour lui permettre de sortir de
l'impasse.

Comment les choses se sont-elles réellement passées?

Law n'est pas allé jusqu'à incriminer ses adversaires de machiavélisme.


On trouve cependant dans le mémoire justificatif une phrase quelque peu
sibylline : « M. le Chancelier et Mrs du Parlement convenaient ce principe.
L'article qui autorisait le commerce des actions était dressé par eux... »
Soit afin de se justifier en mettant en cause un personnage entre-temps
disparu, d'Argenson (improprement appelé ici Chancelier, car il était
seulement garde des Sceaux), soit même parce que la colère et la décep-
tion le portaient à imaginer quelque malice ourdie à son détriment, Law
a sans doute voulu laisser supposer que les choses ne s'étaient peut-être
pas passées d'une façon toute naturelle.
Cette hypothèse malveillante n'a pour elle, d'après les raisons que nous
avons exposées ci-dessus, aucune probabilité. Ni d'Argenson ni les
experts chargés de la rédaction 1 n'avaient de raison de penser qu'en
glissant dans le texte une affirmation trop catégorique ils pouvaient plus
tard contrarier Law dans un projet dont ils n'étaient pas informés.

Le pamphlet de 1721

Mentionnons enfin, pour être complet, que la thèse de la malveillance


a été formulée, de la façon la plus grotesque qui se puisse imaginer, dans
un pamphlet de 1721 que Dutot a la faiblesse de citer comme s'il s'agis-
sait d'une lecture tant soit peu sérieuse. Les ministres de la Quadruple-
Alliance se seraient réunis pour ruiner le Système de Law! Ce sont eux
qui auraient « tramé ensemble la création des derniers 1 200 milliers
de billets de banque et les deux bureaux pour acheter et vendre les
actions à 1 800 2 ».

1. C'est à eux que se réfère visiblement l'expression « Mrs du Parlement » et non


pas, bien sûr, à cette auguste assemblée qui ne fut nullement consultée sur ces
affaires et ne les eût en aucun cas approuvées.
2. Dutot, op. cit., t. I, p. 79. Il s'agit d'une brochure anonyme parue sous le
titre « Le secret du Système de M. Law dévoilé en deux lettres écrites par un duc et
pair de France à un mylord anglais », La Haye. 1721.
Bien que Dutot en fasse un commentaire prudent : « Je ne rapporte ceci que pour
montrer ce qui se disait et en quelle disposition étaient les esprits », il n'était sans
doute pas loin de croire à ce genre de fables, si l'on en juge par sa citation tronquée
(sans doute involontairement) de l'arrêt du 21 mai.
XXVIII

Interlude

La campagne du « Mercure »

Entre-temps, Law avait entrepris une campagne de relations


publiques en faveur de son Système. Sans doute n'était-ce pas
une mauvaise idée, d'autant qu'il était souvent décrié soit par la
chansonnette, soit par l'image.
L'anecdote la plus piquante est celle du tableau roulé qu'un
inconnu fit remettre au Palais-Royal à l'intention du Régent : le
Roi s'y trouvait représenté avec un habit chamarré de billets de
banque, le duc d'Orléans chamarré de louis d'or, Law chamarré
de pièces de vingt sous, portant une potence sur l'épaule. On eut
l'idée subtile de faire exposer ce chef-d'œuvre à l'Académie de
peinture afin de voir si quelqu'un ne pouvait pas reconnaître,
d'après la manière, l'artiste qui s'était rendu coupable de ce
méfait 1 .
Law ne recourut point aux muses pour répondre aux satiristes
en vers ou en peinture, mais il fit imprimer une série de lettres
dans Le Mercure de France, sans signature d'auteur. Ces textes
exprimaient certainement et même officiellement sa pensée, mais il
est peu probable qu'ils aient été de sa plume. On les attribuait à
l'abbé Terrasson. Ils révèlent une tendance à l'exagération polé-
mique qui n'est pas dans la manière habituelle de l'Écossais.
Nous avons déjà relevé les justifications proposées dans la pre-
mière lettre (février) au sujet des rentiers, ainsi que la thèse
exposée dans la seconde, qui place ies actions sur le même pied
que les immeubles, comme étant des biens essentiellement des-

1. Journal de la Régence, op. cit., t. II, p. 12-13.


366 Le système et son ambiguïté
tinés à produire des revenus, et que l'on ne songe à aliéner que
dans des cas exceptionnels.
Cette seconde lettre, datée du 11 mars, insiste avec force sur
le fait que tout l'argent, en principe, appartient au Prince; le par-
ticulier n'en a que l'usage et cet usage est subordonné à ce que
nous appellerions aujourd'hui l'intérêt collectif. « L'argent ne
nous appartient que par voie de circulation et il ne vous est pas
permis de vous l'approprier dans un autre sens. » Il est interdit
d'amasser, de thésauriser. Lal thésaurisation peut être comparée
à un monopole sur provisions publiques (on dirait aujourd'hui
« accaparement »). Donc les confiscations sont légitimes et d'ail-
leurs elles seront populaires : « S'imagine-t-on que le peuple plain-
dra des hommes qui lui veulent arracher sa substance? Le peuple
hait naturellement les riches avares 1 . »

De l'étatisme au bellicisme

Les diplomates anglais, eux, étaient surtout attentifs à ce qui,


dans ces textes, laisse transparaître un esprit de « régalisme »,
d'impérialisme, voire, il faut bien le dire, de bellicisme. Pulteney
communique à Craggs, lè 17 mars, le passage qui lui paraît le plus
significatif :
« Le Prince, qui connaît de plus en plus l'importance de son cré-
dit, le dirige par là dans l'entreprise des guerres dont on peut dire en
général que le roi de France a toujours été arbitre, et le sera bien
davantage par la suite... La Nation entière devient un corps de
négociants dont la Banque Royale est la caisse et dans lequel par
conséquent se réunissent tous les avantages du commerce d'argent
et de marchandises. » Après quoi vient une critique dirigée contre
l'Angleterre : « Cela même sauve un inconvénient cjue l'on voit en
Angleterre, où les intéressés à la Banque et les actionnaires de la
Cie du Sud sont opposés les uns aux autres et courent risque de se
discréditer et de se ruiner mutuellement. »

1. Cette lettre est datée du jour même de la déclaration royale annonçant la démo-
nétisation de l'or (mais la lettre n'y fait point allusion). Il nous est difficile de savoir
quel fut le succès de cette propagande, qui était une expérience nouvelle. Selon Du
Hautchamp, la première lettre aurait été bien accueillie et la seconde fort mal :
cependant les résultats concrets sont en sens inverse de cette indication : mauvais
en février, favorables en mars. Ils n'ont probablement qu'un faible rapport avec
les écrits du Mercure.
Interlude 367

La crise de Gibraltar

Le mois de mars coïncide d'ailleurs avec une période de tension


dans les relations franco-anglaises. L'origine de la crise réside
dans l'affaire de Gibraltar : depuis longtemps, la cour de France
soutenait les revendications de l'Espagne sur ce territoire (et cela
avant la guerre).
Le roi d'Angleterre était disposé à céder mais il n'avait pu vaincre
la résistance du Parlement — d'où un grave malentendu. Ce qui
est surtout surprenant pour nous, c'est qu'un conflit sur ce sujet,
qui n'est point nouveau, puisse prendre une telle tournure que
1 on en vienne à évoquer l'éventualité d'une guerre entre ces
deux puissances, alliées encore dans les combats quelques
semaines auparavant. Cependant les renversements d'alliances
étaient plus aisés à l'époque que de nos jours. Peut-on supposer
que Law aurait trouvé quelque commodité dans la survenance
d'une guerre pour sortir de 1 impasse où il s'était fourvoyé avec
son Système? Aurait-il pu prononcer par anticipation le célèbre
mot : « Il faudrait une guerre pour oublier cela 1 »? A-t-il pu pen-
ser, dans la période pour lui la plus noire, que la guerre serait en
effet une sorte de recours? Qu'elle sauverait le Système? Qu'elle le
renforcerait dans sa position d'homme irremplaçable?
Cette supposition trouve appui dans des allusions de Stair que sa
partialité passionnée ne nous rend pas très crédible.
C'est Dubois qui aurait dit à Stair, entre autres choses : « Que
lui (Dubois) prévoyait de très mauvaises conséquences pour l'An-
gleterre si celle-ci s'obstinait à refuser de rendre Gibraltar. Que
Law était un fou et un dément (afool and a madman), qu'il appelait
la guerre, bien qu'il fût clair que son système de papier s'y effon-
drerait, Law assurant au contraire que la valeur de son système
apparaîtrait dans une guerre 2 . »
Cependant Dubois prenait sur lui-même la responsabilité initiale
de la crise (il avait commis l'erreur de communiquer à contre-
temps aux Anglais l'acceptation du roi d'Espagne sur les termes
du quadruple traité) et le rôle de Law ne pouvait donc être que
très secondaire. A la date du 22 février, Law n'était pas aux abois,
puisqu'il comptait sur l'assemblée générale, convoquée le même
jour, pour redresser la situation. Il est très possible que Dubois,

1. Attribué à Arthur Meyer, directeur du Gaulois, qui, au cours d'un duel, avait
pris par la main l'épée de son adversaire.
2. Stair, 22 février 1720, The Stair Annals, t. II, p. 146.
368 Le système et son ambiguïté

qui n'en était pas à une astuce près, ait lui-même déformé la posi-
tion de Law et gonflé son rôle pour en faire un épouvantail à
l'usage des Anglais et les pousser à la transaction. Nous avons en
tout cas la certitude que Dubois avait pris parti pour Law et contre
Stair dans l'arbitrage que lui avait demandé Stanhope.
Dans une lettre du 24 février, Dubois indique d'ailleurs à son
agent de Londres que Law est « fort irrité contre la cour de
Londres ». Il pense que l'une des principales sources de l'animosité
de Law est la présence de Stair à Paris. « Il serait très utile de les
séparer, il serait capital de calmer M. Law »

Law était-il fou?

La haine de Stair contre Law est à la fois personnelle et natio-


nale. Stair considère que Law, écossais comme lui, est anglais
comme lui, donc traître à la patrie commune. Cette conception est
d'ailleurs exprimée clairement dans une lettre du 29 février où il
écrit : « Vous ne verrez que trop que j'ai bien connu cet homme et
ses mauvais desseins contre sa patrie, et le méchant usage qu'il
méditait de faire de son crédit auprès de son maître 2. »
Il est bien clair que pour Stair <r sa patrie », la patrie de Law,
c'est l'Angleterre (et non pas la France) alors que « son maître »
(de Law), c'est bien le Régent 3 . Law trahit sa patrie et, ce fai-
sant, il dessert son maître car il n'est pas dans l'intérêt de celui-ci
que la France se fâche avec l'Angleterre.
Dès lors on comprend que rien ne pouvait désarmer Stair, rien,
surtout pas le succès de son ennemi. Le lendemain même de son
courrier du 11 mars, où il rend compte avec objectivité de l'évolu-
tion favorable (pour Law) des affaires, il déclenche contre lui, dans
une lettre à Craggs, une attaque dont la violence n'avait encore
jamais été atteinte 4 . Il commence par récapituler ses anciens
griefs et par exprimer son mécontentement contre son propre
ministre :
« Quand Lord Stanhope est arrivé, il a jugé opportun de recon-
naître Law comme Premier ministre, et de le considérer comme
un homme beaucoup plus grand que l'avaient jamais été le cardi-
nal de Richelieu ou le cardinal Mazarin. »
1. 24 février à Destouches, reproduit par Sevelinges, op. cit., t. I, p. 311, et cité
par Wiesener, op. cit., t. III, p. 272.
2. 28 février, Hardwicke, Miscellaneous State Papers, op. cit., t. II, p. 609, sou-
ligné par nous.
3. Même expression, avec le même sens, dans une lettre du 11 décembre, citée
ci-dessus : « Les bonnes intentions du Sieur Law pour sa patrie. »
4. 12 mars. State Papers, p. 610 et sq.
Interlude 369

Après quoi il se lance dans deux développements en crescendo,


l'un sur la « colère du Régent », l'autre sur la « folie » de Law.
« Je vais vous dire quelque chose qui va vous réconforter. La
rage du peuple est si violente que je pense qu'il y a plus de vingt
chances contre une que dans l'espace d'un mois, il sera mis en
pièces et que son maître le livrera à la rage du peuple. Vous pouvez
vous fonder sur le fait qu'il est fortement secoué dans la bonne opi-
nion de son maître. Celui-ci, au cours des derniers jours passés, l'a
traité fort durement en face et l'a appelé de toutes sortes de noms
tels que : coquin et fou, etc. Il lui a dit qu'il ne savait pas ce qui le
retenait de l'envoyer à la Bastille... qu'il n'y avait encore jamais eu
personne qui l'ait mérité autant que lui. Cette scène avait lieu en
présence de Le Blanc. Le duc d'Orléans était sur sa chaise percée
quand Law entra. Le duc était dans une telle fureur qu'il courut à
Law avec ses chausses sur ses talons, et lui fit le compliment que je
viens de dire.
« Pour arranger les choses, la tête de Law est si échauffée qu'il
ne dort pas la nuit; et il a de véritables accès de délire. Il sort de
son lit presque chaque nuit, et il se met à courir, complètement
fou, autour de la chambre en faisant un bruit terrible, quelquefois
dansant et chantant, quelquefois en jurant, en écarquillant des
yeux et en tapant du pied, tout à fait hors de lui. Voici quelques
nuits, sa femme, qui, alertée par le bruit, était venue dans sa
chambre, fut obligée de sonner ses gens pour se faire aider. L'offi-
cier de la garde de Law fut le premier qui vint et il trouva Law en
chemise : il avait disposé deux chaises au milieu de la pièce et il
dansait tout autour, tout à fait hors de ses esprits. Cette scène fut
contée par l'officier à Le Blanc et j e le tiens de celui-ci par une voie
très sûre. Le Blanc est désespéré par l'état de santé de Law, par le
discrédit où celui-ci se trouve auprès du Régent. En même temps,
un parti formidable s'est formé contre lui et presque tous ceux qui
jusque-là tenaient leur langue par peur, trouvent maintenant le
courage de parler au Régent sur ce chapitre. Ils pensent que seule
la honte retient le Régent de le sacrifier au ressentiment de la
nation.
« Law, de son côté, dit que si l'on lui laisse seulement un peu de
temps, il remettra toutes choses en ordre; qu'il remontera le crédit
des actions; qu'il retournera le cours des changes, fera sombrer les
actions en Angleterre et qu'il mettra toutes choses dans un tel
désordre dans ce pays [l'Angleterre] qu'il apparaîtra clairement
qu'il peut y faire ce qu'il lui plaît. Dans cette intention il a per-
suadé André Croisset, et plusieurs autres personnes qui avaient de
grosses sommes dans nos titres, de retirer leur argent et d'en rame-
ner la plus grande partie en France. Avec le reste il se propose de
370 Le système et son ambiguïté
retourner le cours des changes, et de pousser ses autres desseins.
Il propose en outre, afin d'activer le cours des changes, d'abaisser
la valeur des espèces en France jusqu'à ce que l'écu soit abaissé
par degrés à trois livres. Et cet arrêt doit sortir dans quelques
jours. »
Que faut-il penser de ce récit? Stair reconnaît lui-même qu'il ne
le tient que de seconde main, par l'intermédiaire d'une personne
non dénommée qui reçoit des confidences de Le Blanc. Nous ne
trouvons ni dans les récits de l'époque, ni dans les lettres des diplo-
mates anglais, ni par la suite dans les écrits des frères Pâris,
pourtant très hostiles à Law, aucune notation qui corresponde à
i'hystérie décrite par Stair.
Si Pulteney ne fait aucune allusion à la prétendue folie de Law,
en revanche il prend le relais de son patron pour incriminer le
Contrôleur général d'anglophobie et de bellicisme 1 .
Il écrit le 26 mars : « On a raisonné l'autre jour dans une compa-
gnie de gens qui sont fort avant dans les affaires de cette cour,
touchant la situation où elle se trouve présentement par rapport à
celle de l'Angleterre. On a dit que, quoi qu'on n'avait pas naturelle-
ment beaucoup de tendresse pour l'Angleterre, on ne pouvait que
souhaiter une confirmation d'amitié entre les deux cours, puisque
la guerre conviendra aussi peu ou encore moins à la France qu'elle
ne pourrait convenir à l'Angleterre. Que si le ministère anglais
soutenait ses négociations en cette cour avec vigueur et fermeté,
l'amitié entre les deux cours pourrait subsister, mais si ce minis-
tère filait doux et faisait voir qu'il appréhendait fort une rupture et
la voulait éviter à tout prix, il donnerait par là tant de crédit aux
conseils de M. Law, qu'il ne cesserait de presser le Régent de por-
ter à des extrémités (sic), que la guerre serait inévitable 2 .»
« Je tiens cela de source sûre et j'ai décidé de le donner en fran-
çais pour être le plus exact possible. J'ai été assuré en même temps
que M. Law fait tous ses efforts pour engager le Régent dans une
guerre avec nous. Ceci n'est pas une affaire de ma compétence,
mais l'information venant d'une source exceptionnellement auto-
risée je me suis cru tenu à vous en informer. J'en ai fait part à
milord Stair qui sans doute les communiquera à milord Stanhope. »

1. Il commence par relater un nouvel accès de mécontentement de M. Law contre


des pamphlets parus à Londres et où il était fort maltraité. Renouvelant sa réaction
de décembre, Law se proposait de publier à sor tour une critique des placements
anglais.
2. Note de Pulteney rédigée en français. S.P. 78-166, n° 186.
Interlude 371

La sagesse de Stanhope.

Le 26 mars, Lord Stanhope se détermina, conformément à son


principe de diplomatie ambulante (cette politique n'est pas une
invention de notre siècle), à apparaître de nouveau à Paris et en
quelques jours il parvint à aplanir les choses, profitant pour cela
des « gaffes » de l'Espagne, qui n'avait pas su saisir l'occasion. Le
ministre anglais ne fait aucune allusion dans sa correspondance à
une attitude hostile que Law aurait pu prendre ou recommander.
Lord Stanhope s'explique avec un amusant mélange d'optimisme
et de scepticisme, à la fois sur les chances de coopération franco-
anglaise et sur les perspectives de la politique financière de Law.
Il écrit le 1 e r avril à Saint-Saphorin 1 : « Une cabale ici qui était
la plus forte il y a quinze jours et qui pourrait le redevenir dans
quinze autres, n'a pas balancé à proposer à Monseigneur le duc
d'Orléans de nous faire la guerre à l'Empereur et à nous. M. l'abbé
Dubois s'est cru perdu, a crié au secours, et m'a fait venir ici. Heu-
reusement pour nous la Cour d'Espagne ne s'est pas trouvée si
docile qu'on l'avait espéré... M. l'abbé Dubois a regagné, pour le
moins en apparence, le dessus et ce nuage qui paraissait prêt à cre-
ver, a passé pour le présent 2 . »
Le ministre aborde ensuite le problème de la situation financière
de la France :
« M. de Pentenrieder aura sans doute informé la Cour des
diverses révolutions arrivées au Système de M. Law qui paraît
présentement acquérir de la consistance. Je me garderai bien de
prononcer un jugement affirmatif sur l'issue que pourrait avoir ce
Système. Mais s il venait à s'établir et à prendre racine, comme
M. de Pentenrieder paraît croire, je vous prédis que l'Empereur,
l'Angleterre et la Hollande, unis, ne seront point en état de s'oppo-
ser à la France, quand même nous aurions le roi de Prusse avec
nous. Jugez si dans cette situation et avant que le Danemark ait
fait sa paix, il convient à l'Empereur de fournir au roi de Prusse un
prétexte juste et légitime de former avec la France, le Czar et le
Danemark une liaison capable d'embraser tout l'Empire. »

1. P.R.O., S.P. 78-167, n° 247.


2. On peut supposer, comme dans d'autres cas, que l'abbé Dubois dramatisait la
situation, afin, d'une part, de rehausser son crédit et, d'autre part, d'obtenir de
meilleurs termes de négociation.
372 Le système et son ambiguïté

Ainsi cet intense mois de mars finissait pour tout le monde


mieux qu'il n'avait commencé. La paix était sauvegardée, la
Compagnie-Banque était toujours sur pied. Law est peut-être
arrivé à créer une monnaie de papier composée à la fois de billets
et d'actions. L'or s'acheminait vers son exil, l'argent quelque peu
rabaissé de son rang, mais avec promesse de vie sauve, se trouvait
engagé dans de nouvelles et curieuses aventures.
Oui... mais... le 26 mars il fallut remettre en action la planche à
billets et créer trois cents millions supplémentaires, imprimés en
grosses coupures de 10 000 livres et de 1 000 livres. Là où on
croyait voir un succès, il n'y a en réalité qu'un répit.

Les bons mots du Prince charmant


Pour terminer sur une note de fantaisie le récit de ces semaines
agitées, nous évoquerons les actions et les propos que l'on prêtait
aux deux princes du sang, ces grands serviteurs de l'État, le duc
de Bourbon et le prince de Conti.
Le dimanche 3 mars, selon le Journal de la Régence, le Régent
les aurait admonestés, pour avoir retiré en quatre jours de la
Banque d'énormes quantités d'or : vingt-cinq millions pour le duc,
quatorze pour le prince. La même histoire nous a été contée par les
Anglais comme étant survenue au début de .décembre et par Saint-
Simon (à propos de Conti seulement) pour le début de janvier.
Faut-il croire que tout est fable ou qu'il y avait récidive? Selon
le chroniqueur Buvat, le duc de Bourbon reconnut le fait; mais
quand on vint dans son hôtel on n'y trouva plus rien et peut-être ne
chercha-t-on guère 1 .
Quant au « Prince charmant » pour qui le fait est certain, sinon
la date, il faut croire qu'il ne perdit rien de sa superbe puisque,
selon Pulteney, il ne se privait pas de persifler en plein Conseil le
Système, l'homme du Système et l'esprit du Système. « Le prince
de Conti, écrit le diplomate dans sa lettre du 17 mars, ayant
récemment donné dans le Conseil général (Conseil de Régence) des
avis opposés à certaines mesures proposées par M. Law, qui ne
fit valoir d'autre argument que celui selon lequel ces mesures
étaient nécessaires à son Système et qu'en conséquence elles
devaient être prises, le prince répliqua : " Et s'il était nécessaire
à votre système que vous couchiez avec la princesse de Conti,
faudrait-il donc que cela se fît? " »
1. Buvat, op. cit., t. II, p. 43-44.
XXVIII

La grande remontée
Du 11 mars aux premiers jours d'avril

Au point où nous en sommes parvenus, la haute stratégie de


Law a mis en marche deux mécanismes distincts, dont chacun
fonctionne selon une clef qui lui est propre, et dont lui-même semble
désormais incapable de régler et de coordonner les mouvements. Et
nous retrouvons ici le principe de dualité qui marque à la fois le
personnage de Law et ses entreprises : l'un de ses convois va vers
le succès, l'autre ne peut conduire qu'à la catastrophe. On pourrait
même dire : le train sage 1 et le train fou.

Le premier mécanisme est celui du rachat automatique des


actions par la Banque. Il rend nécessaires des émissions succes-
sives de billets de banque, qui ne pourraient prendre fin, par
hypothèse, que quand tout le monde aura tout vendu et quand la
Banque aura tout racheté, puisque le taux de 9 000 livres n'est ni
rationnellement ni psychologiquement défendable. Ce mécanisme
porte en lui-même la fatalité de l'échec, car l'économie du pays
ne peut supporter la création d'une quantité démesurée de signes
monétaires.
Et comme Law n'ose pas faire éclater aux yeux du public cette
inflation vertigineuse, il est contraint à la dissimulation, il entre
dans le cycle de l'inflation clandestine.
Le second train est celui de la politique monétaire. Il est composé
de plusieurs éléments. D'une part, 1 ensemble des mesures poli-
cières et répressives : interdiction de garder les espèces, perquisi-

1. En donnant au terme de sagesse une signification un peu nuancée comportant


moins de sérénité que de ruse.
374 Le système et son ambiguïté

tions, récompenses aux délateurs... Indiquons tout de suite que


cet aspect de la stratégie monétaire de Law nous paraît nettement
secondaire par rapport aux autres.
Sans doute Law y attachait-il de l'importance. L'application de
l'arrêt du 27 février fut entreprise sans tarder et poursuivie avec
vigueur. Stair se plaisait à dire que « Law avait réussi à prouver
la transsubstantiation (des espèces en papier) et à établir l'inqui-
sition dans un pays qui n'avait jamais accepté ce Tribunal ». Les
communautés religieuses, les curés ne furent pas ménagés 1 . La
délation prit des formes odieuses. Cependant, nous n'avons trouvé
qu'un faible nombre d'arrêts prononçant des confiscations. Tel
délinquant se voyait rendre 500 livres... et infliger une amende
de 10 000. Plusieurs décisions précisent que le solde confisqué sera
attribué au dénonciateur, dont le nom, évidemment, n'est pas men-
tionné.
En province, les personnes qui étaient arrêtées en cours de dépla-
cement 2 ne manquaient pas de prétendre qu'elles allaient, juste-

1. Le 14 mars, selon Buvat, la Compagnie des Indes manda les supérieurs et pro-
cureurs des communautés religieuses afin de leur faire déclarer leurs espèces, « à
quoi les jacobins de la rue St-Dominique et les religieux de la Charité du faubourg
Saint-Germain se crurent obligés de satisfaire ». La brièveté de cette énumération
donne à penser. Des commissaires perquisitionnèrent chez les curés et saisirent des
louis que ceux-ci déclarèrent avoir gardés pour les aumônes; on leur répliqua qu'ils
n'avaient qu'à les distribuer avec plus de diligence. On n'épargna pas les couvents,
« à quoi moines et curés ne s'attendaient nullement ». On signale également des
confiscations d'ouvrages d'or chez Langlois, orfèvre, chez Gavot, joaillier (sur
protection de la princesse de Modène ils furent dispensés de l'amende). Un parti-
culier de la rue Saint-Jacques ayant eu l'imprudence de se vanter qu'il avait pour
soixante mille livres d'espèces d'or et d'argent, fut dénoncé mais peu de jours après,
le délateur se trouva assassiné. Selon Du Hautchamp on procéda à des confisca-
tions chez le sieur Pasquier, lieutenant particulier au Châtelet (500 000 livres).
Selon Buvat, chez un notaire, Dupuis (on y trouva 1 200 livres!), chez un direc-
teur de la Compagnie, Adine (800 louis d'or), chez un Italien, André, ancien chef de
gobelet, etc. (Buvat, op. cit., t. II, p. 51).
Nous avons pu consulter l'arrêt de confiscation de Adine, qui précise « que sa qua-
lité de directeur de la Compagnie rend sa conduite encore plus blâmable », ainsi que
celui d'un « sieur May, qui fut pris en dehors de son domicile : on trouva deux sacs
d'argent dans ses culottes, attachés à une ceinture de cuir ». Nous n'avons trouvé
aucune décision relative à une communauté ou à une personne d'Église.
2. L'intendant d'Argenson eut ainsi à statuer sur le cas d'un homme à cheval,
porteur d'une valise, contenant 2 0 0 0 livres sous forme de 200 écus d'argent, et qui
avait été arrêté à la porte de Cambrai. C'était un commerçant de Beauvais, Motte,
apparemment pourvu de références; il prétendait que son dessein était de remettre
ces espèces à la Monnaie de Lille, bien qu'il n'eût pas pris le plus court chemin pour
s'y rendre; et il excipait de l'article I e r de la déclaration du 11 mars, qui prévoit en
effet que les espèces ne pouvaient être saisies ni confisquées en chemin. D'Argen-
La grande remontée 375

ment, porter les espèces à la Monnaie, et il arrivait qu'elles fussent


de bonne foi. Il est possible que ces méthodes aient exercé un cer-
tain effet dissuasif, mais fort limité 1 .
En dehors d'un exemple particulier (Rouen) il n'existe pas d'in-
dice d'importantes remises de fonds à la veille de la date (15 mars)
fixée par le décret pour la mise en application des pénalités.
Au contraire, nous verrons que les apports d'espèces coïncident
avec les échéances des opérations monétaires. C'est donc bien à
celles-ci, et non à la politique répressive, qu'il faut attribuer les
mérites du grand redressement de mars-avril.

Les manipulations monétaires

Nous devons revenir ici, par souci de clarté, sur l'échéancier


monétaire précis qui résulte de la combinaison des arrêts du
5 mars (augmentation) et du 11 mars (diminution et démonétisa-
tion). Mais, dans un esprit de simplification, nous limiterons ce
rappel aux mo inaies récentes : le louis d'or de 25 au marc et Vécu
d'argent de 10 au marc. Le 5 mars ces pièces avaient été portées
aux taux exceptionnellement élevés de 48 et 8, correspondant à
1200 livres pour le marc d'or et 80 pour le marc d'argent. A partir
de cette ligne de faîte, le premier degré de l'échelle descendante est
fixé au 20 mars, mais pour Paris seulement; précision très impor-
tante, il ne concerne que les espèces d'or : le louis est ramené de
48 à 36 (et le reste à l'avenant).
Le second degré ne concerne pas les espèces d'or mais les
espèces d'argent. Il est fixé au 1 e r avril et il concerne sans distinc-
tion toute la France, Paris et la province.

son estima devoir appliquer rigoureusement l'arrêt du 27 février « quoique la partie


saisie ait paru dans une bonne foi qui pouvait mériter qu'on modérât sa peine »
et il infligea, outre la saisie des espèces au-delà de 500 livres, une amende de
10 000 livres (cf. d'Argenson, 19 mars, Arch. nat., G7 290-292). Cependant le
recours de Motte fut accepté, et il obtint à titre de grâce la mainlevée de la saisie,
non pas en raison de son argumentation juridique, mais à cause de l'autorisa-
tion qu'il prétendait avoir reçue de l'intendant Bignon (cf. décision du 22 mars,
G7 670).
1. En fait, la principale utilité de la politique répressive était, comme nous l'avons
déjà signalé, une utilité indirecte; elle donnait la possibilité à la Banque de ration-
ner à 500 livres par personne les retraits d'espèces.
Des contemporains tels que Pulteney et Dutot font une sorte de masse commune
entre les mesures de rigueur et les manipulations monétaires et leur attribuent de
façon en quelque sorte indivise le redressement de la situation (Dutot, op. cit.,
t. I, p. 84).
376 Le système et son ambiguïté

L'écu est ramené de 8 livres à 7 livres (le reste à l'avenant).


L'échelon suivant — le 1er mai — intéresse l'or et l'argent, Paris
et la province.
L'or ne peut plus désormais être porté qu'aux Monnaies, au taux
abaissé de 750 livres au marc (soit l'équivalence du louis à 30).
L'argent : l'écu descend de 7 à 6 livres 10.
Le 1er juin :
L'or est totalement démonétisé et ne peut plus être pris nulle
part, même à la Monnaie.
L'argent : l'écu descend à 6 livres.
Après quoi, l'échelle ne concerne plus que l'argent :
1er juillet 5 livres 10
1er août 5 livres
et ainsi de suite (les diminutions sont indiquées en marc) jusqu'au
1 e r janvier 1721, où les espèces ne sont plus reçues du tout.

Il existe donc une stimulation pour apporter l'or jusqu'au


20 mars à Paris et jusqu'au 1 e r mai en province. Une stimulation
moindre subsiste jusqu'au 1 e r juin (avant cette date on peut encore
en tirer 750 livres le marc, après : rien).
Pour les monnaies d'argent la stimulation est plus durable, et
la menace est plus étalée : après chaque diminution, le porteur
négligent peut se dire que s'il ne prend pas ses précautions, il
devra en supporter une nouvelle.
Le cas le plus remarquable est celui du nouveau louis d'argent
(qui, lui, est destiné à survivre) mais qui sera réduit par degrés de
3 à 1.

Un succès indiscutable...

Le succès de ces mesures s'affirma rapidement et de façon écla-


tante, au témoignage même de personnes qui étaient peu dispo-
sées à l'admettre et moins encore à s'en réjouir. Pulteney écrit le
17 mars : « L'arrêt qui augmente la monnaie et les recherches que
l'on continue dans les maisons particulières pour toutes sommes
d'argent excédant 500 livres, ont provoqué l'apport à la Banque de
sommes très considérables; on dit qu'il a été porté 15 millions par
jour pour les quelques jours passés. J'ai entendu dire que la der-
nière frappe, qui avait eu lieu en 1718. avait fait apporter environ
300 millions et que l'on admettait qu'une quantité égale n'avait
pas été portée cette fois-ci. Mais, entre-temps, il a dû y avoir une
La grande remontée 377

quantité considérable d'espèces qui a été exportée, aussi bien que


fondue en vaisselle. »
Le 18 mars, Stair lui-même donne (à contrecœur, comme on
l'imagine) des informations objectivement favorables pour le Sys-
tème : « Depuis que j'eus l'honneur de vous écrire samedi, on
continue de porter des sommes très considérables à la banque, de
manière qu'il y a apparence que la plus grande partie de l'or et de
l'argent qui avait été cachée sera portée à la Banque. » Il attribue,
dès ce moment, à Law, un plan tendant à attirer l'argent métal en
France, ce en quoi il voyait clair.
« Il prétend employer tout l'or pour tourner la balance des
changes en faveur de la France et pour acheter les pièces de huit
et autres espèces d'argent qui se trouveront à Londres, à Amster-
dam et à Gênes, et de se rendre maître, de cette manière-là, de
quasi tout l'argent qui se trouvera en Europe. »
Enfin, l'ambassadeur incrimine à nouveau la prétendue arro-
gance du Contrôleur général et se plaît à souligner son impopu-
larité : « Il tient des discours plus insolents et moins mesurés que
jamais, par rapport à tous les voisins de la France, mais avec tout
cela, les Français ne paraissent nullement disposés à prendre
confiance en lui ni en ses opérations. Il les a tant trompés, et tant
vexés, qu'ils voient avec déplaisir que leurs biens sont entre ses
mains. »

Ne nous fions pas à Dutot

Nous nous interrogeons bien naturellement sur l'importance et


sur la durée du mouvement, et ici nous rencontrons un témoignage
qui nous paraît de nature à résoudre le problème vu la qualité de
son auteur, Dutot..., mais nous aurions grand tort de nous y tenir.
Tout en émettant une appréciation favorable sur l'opération et
sur sa survie, Dutot donne des précisions de chiffres qui nous
semblent, à première vue, fort décevantes.
« Toutes ces opérations, écrit-il, n'avaient pas d'autre but que
celui d'attirer les espèces et les matières à la Banque où il en
restait peu et aux hôtels des Monnaies. Les effets répondirent
assez bien aux intentions. Car, soit par la défense de garder plus
de 500 livres (...), soit par l'augmentation des espèces (5 mars),
soit par la suppression de l'or dans le commerce pour le 1 e r mai,
soit par la crainte de diminutions... on porta l'argent à la banque
avec autant d'empressement qu'on en avait eu à en retirer pendant
ce même mois de mars »
1. Dutot, op. cit., t. I, p. 83-84.
378 Le système et son ambiguïté

Mais voici la douche froide : « Depuis le 7 jusques et compris le


30, on y reçut la somme de 44 696 190 livres d'espèces à 80 1. le
marc. »
Si l'on songe que l'année précédente Law avait pu faire rentrer
100 000 000 en une semaine et si l'on considère l'ampleur et la
vigueur des moyens mis en œuvre, on pense qu'il n'y a pas de quoi
crier victoire et l'on est tenté de donner raison à Pâris-Duverney
quand il s'écrie : « Quelle ressource que quarante-quatre ou
quarante-cinq millions pour servir de véhicule à plus de deux mil-
liards de billets de banque. »
Sur quoi Forbonnais remarque à son tour : « Cette somme était
bien faible relativement à la masse monétaire et l'argent du
royaume qui devait être de 1600 millions environ sur le pied du
marc »
Et dès lors personne ne mit en doute l'échec au moins relatif de
la grande stratégie des 5 et 11 mars. Or les indications de Dutot,
dont l'exactitude n'est pas douteuse, ne concernent que le mouve-
ment des entrées d'espèces dans le bureau de la Banque à Paris et
ne tiennent pas compte de la situation en province. A Paris, la
menace sur l'or jouait dès le 20 mars. Au contraire, en province,
la menace sur l'or ne prenait consistance qu'au 1er mai. Et quant
aux espèces d'argent, les porteurs, aussi bien à Paris qu'en pro-
vince, pouvaient attendre jusqu'au dernier jour de mars. Or, les
rentrées du dernier jour en province ne pouvaient être connues à
Paris que beaucoup plus tard. Il ne s'agissait d'ailleurs pas d'en-
trées à la Banque mais bien aux hôtels des Monnaies.
En fait, en province, le succès de l'opération a été plus remar-
quable et aussi plus durable qu'à Paris.
Il faut d'abord noter que nous revenons de loin.
Les correspondances des intendants pendant la première hui-
taine de mars dépeignent toutes des situations fort critiques. Nous
avons eu d'ailleurs l'occasion de citer précédemment une lettre de
l'intendant de Tours (3 mars) qui revient sur une première impres-
sion d'euphorie 2 .
A Caen, le 6 mars, le directeur de la Monnaie « a tout fondu » et
l'on distribue tous les écus qui restent à la Banque. « Nous avons
beaucoup de peine à satisfaire ceux qui se présentent avec des
billets de banque... Les recettes n'apportent plus que des billets de
banque tant de cette généralité que de celle d'Alençon... depuis
huitjours on a toujours tiré et rien apporté. »
Nous notons au passage que l'on ne payait pas indistinctement

1. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 617.


2. Cf. supra, p. 351, n. 2.
La grande remontée 379

et à guichet ouvert. Un gros marchand assez suspect ayant


demandé 60 000, on lui fait donner 10 000 \ <
A Montpellier, bien qu'on dispose encore de quelques fonds
(1 290 720 dont un tiers d'or), ce n'est pas suffisant pour acquitter
les billets du directeur de la Monnaie : « Le public est fort alarmé »,
écrit, le 2 mars, l'intendant de Bernage, « bien des particuliers
cachent leurs espèces » 2 . Il pense, cette fois encore, qu'on pourrait
obtenir quelque apaisement avec des petits billets.
A Amiens, le 2 mars, les ouvriers restent assemblés à la porte
de la banque de 6 heures du matin à 6 heures du soir « et comme il
n'y avait que 22 000 livres à distribuer, la plus grande partie fut
obligée de s'en retourner 3 ».
A la même date du 2 mars, le directeur de la Monnaie de Tou-
louse écrit : « Tout le monde crie et murmure. » Il négocie avec les
marchands et donne 10 000 pour 50 000. « Les officiers veulent de
l'argent sur leurs billets de banque pour faire recrue et pour leur
voyage. Plusieurs marchands empruntent le ministère de l'officier
pour être payés. » Il manque lui aussi de petits billets. Il dispose de
1 000 marcs d'or, mais il doit les voiturer à Paris 4 !
Le 6 mars, « j e suis forcé pendant le jour de me réfugier au voisi-
nage de la Monnaie pour n'être pas exposé aux insultes du public...
Une foule de 800 à 900 personnes vint à la Monnaie pour demander
leur argent. Je crus qu'il était de ma prudence de leur donner tous
les louis et les écus que j'avais pour le compte de la banque... Quand
l'argent eut manqué, ils voulaient enfoncer les portes du bureau de
change, le coffre de la délivrance et prendre les pièces de 20 livres
que les juges trébuchaient. Je ne sais plus que faire pour apaiser
cette espèce de sédition. A mesure que les balanciers travaillent
on délivre l'argent mais cela ne les satisfait pas tous. » Les
commis ont peur et l'intendant demande à disposer d'un corps de
garde.
De Lille, le 5 mars : « L'augmentation du 25 février, connue le
4 mars, a fait ici hier et aujourd'hui un grand désordre, le peuple
s'est assemblé dans la cour de l'hôtel de ville. » Cette fois, le
mécontentement est dû à la hausse de la monnaie de billon et à la
cherté qui en résulte : les marchands refusent d'accepter la mon-
naie à son nouveau cours. Le 7 mars : « Il y a toujours ici de l'agi-
tation parmi le petit peuple. » L'intendant s'en tire par une trac-
tation avec les boulangers. « Comme c'est aujourd'hui le jour que

1. Arch. nat., G7 219.


2. C 7 324.
3. G7 97.
4. Lettre adressée à de Bernage (G7 324).
380 Le système et son ambiguïté
le prix du pain se fixe chaque semaine, j'ai dit aux magistrats
d'essayer de ne le point augmenter en faisant entendre aux boulan-
gers qu'ils leur feront justice après le premier marché »
A partir de la deuxième décade de mars, c'est-à-dire au moment
où la grande augmentation est connue, et avant même que le dispo-
sitif soit complété par la publication de la déclaration du 11 mars,
les correspondances officielles font apparaître une amélioration
du climat, amélioration cependant modérée et dont le rythme dif-
fère selon les provinces. On observe également de grandes dispa-
rités entre les régions quant au phénomène de la hausse des prix
qui accompagne de façon plus ou moins sensible l'augmentation
des espèces.
A Alençon, le 11 mars, « les billets de banque sont reçus assez
favorablement ici, mais pour en soutenir la faveur je croirais à
propos de maintenir dans les caisses de la Banque quelques
espèces 2 ».
A Amiens, le 12 mars, l'intendant Chauvelin n'aperçoit pas
«jusqu'à présent que l'augmentation des espèces ait procuré le
mouvement de l'argent tel qu'on devait naturellement l'attendre ».
Mais il ajoute : « Il est vrai que l'argent est moins recherché, et que
par là le billet de banque ne pera pas autant qu'il faisait. » Le
13 mars : « Les billets de banque de 1 000 livres ne perdent plus
que 2 à 3 %, ceux de moindre valeur se font au pair; ils gagneraient
même si j'étais en état de payer 3 ... »
De Rouen, le 15 mars, un cri de triomphe de l'intendant de Gas-
ville, mais c'est, à notre connaissance, un cas isolé. L'arrêt du
2 7 février qui prévoit l'interdiction de garder des espèces au-dessus
de 500 livres, et dont l'application est prévue justement pour le
15 mars, a fait grande impression dans cette généralité : « Chacun
1. G 7 2 6 6 - 2 6 8 . Si les ouvriers se plaignent, c'est parce que les denrées
augmentent en proportion des espèces, et qu'eux-mêmes ne sont pas augmentés et
reçoivent donc un salaire inférieur en valeur réelle. Un brouillon de réponse en
date du 7 mars donne le conseil judicieux « d'engager les entrepreneurs de manu-
factures à payer quelque chose de plus qu'à l'ordinaire à leurs ouvriers pour leurs
journées jusqu'à ce que les diminutions qui doivent arriver aient remédié à la cherté
des vivres » (G 7 24).
« Les ouvriers, précisent les magistrats de Lille, sont payés à la journée à raison
de 10 à 12 patars t...] depuis l'augmentation de la petite monnaie, il ne leur est plus
possible de fournir à leurs dépenses journalières, les vivres ayant d'abord augmenté
d'un tiers [...] Les paysans ne voulant recevoir la petite monnaie que sur l'ancien
pied (ils) augmentent leurs denrées au-delà de la proportion » (Mémoire des Magis-
trats de la ville de Lille au sujet des quelques désordres commis par le petit peuple
en conséquence de l'arrêt du 25 février, G 7 266-268).
2. G 7 76-78.
3. G 7 97 et 1470.
La grande remontée 381

s'empresse de porter à l'hôtel des Monnaies l'excédent de ce qu'il


peut avoir chez soi... on a porté dans la journée du 14 et dans la
matinée du 15 onze à douze cent mille livres à la Monnaie de
Rouen 1 . »
A Lille, le 10 mars, l'intendant se montre soucieux de la hausse
des prix qui suit la nouvelle augmentation des espèces (nous savons
déjà que cette province est sensible à ce phénomène) et « qui
commence à mettre quelque agitation parmi nos marchands, fabri-
cants et nos ouvriers ». Quant à la répression, il craint que l'argent
ne passe à l'étranger (nous sommes à proximité de la frontière)
ou se cache. Mais le 17 mars (peut-être à la suite de la déclaration
du 11) il note « que les billets de 1 000 livres sont au pair, ceux de
100 livres gagnent jusqu'à 2 % (...) ils se font très r a r e s 2 » .
A Tours, le 11 mars, l'intendant Legendre note que les sorties
et les entrées se balancent (ce n'est pas si mal). Il pense que le
résultat serait meilleur, sans le bruit qui court d'une nouvelle
augmentation 3 !
De Poitiers, le 15 mars : le directeur de la Monnaie peut faire
face à toutes ses obligations, mais il a décaissé plus qu'il n'a reçu.
Il est vrai qu'il paie à tout le monde indistinctement billets et
reconnaissances, « sans quoi le public n'aurait pas été content! ».
Quant à la prime de 10 %, accordée aux billets pour le paiement
des impôts, l'intendant pense que seuls les collecteurs en profite-
ront 4 .
A Metz, à la même date, l'intendant se préoccupe de la hausse
des prix du blé qui (quoique l'on n'en manque pas) a doublé, de 5 à
10, mais il est parvenu à le faire redescendre à 6 5 .
A Perpignan, le 13 mars, le commissaire ordonnateur des
guerres écrit que les rumeurs relatives à une nouvelle augmenta-
tion ont fait obstacle à l'amélioration que l'on pouvait raisonna-
blement attendre. Comme les autres provinces méridionales, celle-ci
est sensible aux difficultés de ravitaillement et à la hausse des
denrées. « Une espèce de consternation a fait renchérir toutes
sortes de denrées et de marchandises presque d'un tiers en sus. »
Le blé est passé de 3 livres 10 à 5 livres 10 la mesure 6 .
A la même date du 13 mars, nous retrouvons de Bernage à
Montpellier : « On porte des espèces à la Banque... mais davantage
encore de billets! » Et comme c'est un esprit précis, il donne des
1. G7 503-505.
2. G7 266-268.
3. G7 531.
1. G7 456-457.
5. G7 385-389.
6. G7 1470, lettre du sieur Datzoze.
382 Le système et son ambiguïté

chiffres, d'ailleurs modestes : 76 900 livres de billets et 55 260 livres


d'espèces M
Le 18 mars, personne ne porte plus d'espèces et tout le monde
vient en chercher « Il n'y a que ceux qui ont des reconnaissances
du directeur qui les gardent, espérant toujours que leur argent
devra être regardé comme un dépôt. » Mais l'augmentation du blé
suit et même dépasse celle des espèces, « ce qui donne une véri-
table terreur de famine 2 ».
Dans une nouvelle lettre du 28 mars, il exprime la crainte que
les vendeurs de blé ne resserrent les marchandises plutôt que de
supporter la diminution qui s'annonce, et il signale des rassemble-
ments de femmes : il en a plus de 500 à sa porte au moment où il
écrit, qui crient pour qu'on leur donne du blé 2 .
Même inquiétude chez l'intendant de Provence 3 , Le Bret, qui
signale, fait plus rare, l'augmentation du prix de la viande, de
4 sols à 7 ou 8 (29 mars) 4 .
Cependant, à Metz, un mouvement positif d'espèces s'est dessiné
dès le 22 mars. « La confiance qui augmente favorise de plus en
plus l'établissement des billets de banque et tout l'argent se porte
à la Monnaie. On n'a pas besoin d'espèces, mais on demande
50 000 écus en billets de banque de 100 livres 5 . »
Le 28 mars, l'intendant d'Alençon signale « qu'on porte depuis
quelques jours sans discontinuer des espèces à la caisse ». L'inten-
dant remarque lui aussi que l'on manque de petits billets et
exprime quelque scepticisme quant à l'avenir. « Le décri passé,
chacun ne manquera pas de vouloir retirer son argent et tirera sur
la caisse, soit par soi-même ou par personnes interposées 6 . »
Et voici qu'éclatent, pour les derniers jours du mois, les cymbales
du succès — mais on ne les entend résonner que dans des corres-
pondances datées du début d'avril.
M. de Bernage brilla dans cette occasion. Il prit l'initiative,
afin d'entraîner les porteurs, de faire remettre à la Monnaie une
partie de sa propre vaisselle, « plus une tabatière en or et quelques

1. G1 324.
2. G7 324.
3. G7 482.
4. Le brouillon de la réponse (en date du 10 avril) donne tort aux échevins, qui
avaient décidé de faire fournir 4 livres à chaque famille au prix ancien de 4 sols :
« Ils auraient mieux fait de permettre aux fermiers de leur boucherie de porter
le prix de la viande jusqu'à 6 sols la livre, en laissant la liberté à chaque famille d'en
prendre la quantité dont elle aurait besoin. » Préférence donnée à la vérité des prix
sur le rationnement : c'est dans laligne de pensée du « bon Law » (G7 2 4 , n ° 2 6 3 ) .
5. G 7 385-389.
6. G 7 76-78.
La grande remontée 383

pièces d'argent de la toilette de M m e de Bernage ». L'affluence fut


telle qu'il fit durer le 31 mars jusqu'au 4 avril : il ne clôtura le
registre qu'à cette date. « Mon subdélégué à Toulouse, ajoute-t-il,
a aussi donné les deux premiers jours du mois pour l'expédition.
Jamais on n'a vu un effet plus complet d'aucune ordonnance sur
les monnaies et un si grand empressement d'avoir des billets
de banque. » On manque de billets! Il fit prêter par un tiers
720 000 en billets de 1 0 0 0 livres, qui furent consommés en un
instant. Il demande qu'on lui envoie « des billets de 1 000 et de
100 pour des sommes très considérables » et suggère que l'on fasse
imprimer des billets de 200 et de 500
L'intendant de Montpellier ne fait pas connaître le chiffre : « On
travaille aux calculs qui sont nombreux », mais nous avons plus
de chance pour Lyon où l'intendant Poulletier a également pris sur
lui de « prolonger » le 31 mars. Le 9 avril le Procureur général de
la cour des Monnaies de cette ville chiffre le total des apports à
7 400 564 livres 18 sols : le directeur n'avait pas assez de billets
pour tout le monde! On constate donc ici, comme à Montpellier,
une singulière imprévoyance (et nous en aurons d'autres exemples)
de la part du Contrôleur général, pourtant si fortement intéressé à
faire rentrer l'or et l'argent et à accréditer la monnaie de banque.
Dans la même lettre, le magistrat relate un incident qui nous inté-
resse, non seulement par son caractère piquant, mais parce qu'il
montre la limite de la « convertibilité ». Au moment où tant de per-
sonnes s'empressaient pour apporter les espèces, un jeune libertin
vint demander de l'argent au bureau de change pour un billet de
banque de 1000 livres... on ne lui en donna que 500, d'où injures,
menaces et poursuites 2 .
A Perpignan le succès n'était pas moindre, mais le subdélégué,
à la différence des intendants de Lyon et de Montpellier, n'a pas
osé prendre sur lui de suspendre son procès-verbal. Les retarda-
taires ont fait pressentir l'intendant « qu'on porterait volontiers
les espèces » si le directeur les recevait sur l'ancien pied, mais lui-
même n'est pas homme d'audace et il demande des instructions 3 .
A Poitiers « le correspondant de la banque qui est en même
temps directeur de la Monnaie, a reçu considérablement d'or et
d'argent dans les derniers jours du mois de mars, particulièrement
le dernier jour ». Comme il n'y avait qu'un seul commis, on ne pou-
vait aller vite, et là non plus on ne prolongea pas le délai, mais les

1. G1 324, 5 avril 1720.


2. G' 368. On appliquait donc strictement la règle (implicite) qui limitait la
remise d'espèces au plafond imposé à leur détention.
3. G7 509.
384 Le système et son ambiguïté
porteurs recoururent à une procédure originale. « Les particuliers
qui n'ont pu être expédiés ont pris le parti, pour ne point souffrir
la diminution, de lancer ou plutôt de jeter dans le bureau, leur
argent, sans autre précaution ni assurance, que d'y joindre des
bordereaux qu'ils ont enfermés et cachetés dans des sacs, avec des
étiquettes sur les mêmes sacs contenant leurs noms. » Le directeur
était encore, le 3 avril, occupé à compter tout cela. L'intendant se
plaint de la pénurie de petits billets 1 . Plus tard, il communique le
chiffre des fonds déposés qui, rien qu'à la banque, se montent à
1 470 062 livres 10 sols. « Jamais aucune diminution n'avait pro-
duit de remises aussi considérables et on aurait eu peine à croire
qu'il se fût trouvé tant d'argent entre les mains des particuliers
d'une province qui ne passe pas pour pécunieuse 2 . »
A Rouen, « les habitants vont tous les jours en foule à la Monnaie
prendre des billets pour de l'argent 3 ».
Autre information conforme : le subdélégué de Sedan à l'inten-
dant de Champagne : « On aborde ici de tous côtés pour prendre
des billets de banque dans la Crainte de la diminution », mais on
n'en trouve pas et les porteurs font des sommation^ au trésorier
afin de n'être pas forclos. Le subdélégué de Vaucouleurs écrit
de son côté : « Il est vrai qu'au commencement les billets de
banque plaisaient moins que l'argent, mais aujourd'hui on n'a plus
aucune répugnance à les prendre; ils passent sans difficulté. Ceux
mêmes qui en ont les préfèrent à l'argent comptant. »
L'intendant de Champagne, en transmettant ces lettres, précise
que « les autres subdélégués demandent avec empressement une
bonne quantité de billets de cent livres pour fournir à la circula-
tion du commerce 4 ».
De Metz, M. de Harlay écrit le 7 avril : « Le nouveau Système
s'établit ici avec rapidité et succès. Les billets gagnent considéra-
blement... la confiance prend le dessus. Le peuple et les troupes qui
ne sont pas ordinairement les plus faciles à persuader, même de
leur bien, sont dans ce département absolument en règle. Ils s'en
expliquent hautement 5 . »
A défaut d'une étude exhaustive, la similitude des rapports en
provenance de régions aussi diverses ne laisse aucun doute sur la
généralité et sur la puissance du phénomène.
1. De La Tour, 7 avril, G 7 456-457.
2. De La Tour, 18 avril G 1 1471.
3. 4 avril. La lettre n'émane pas de l'intendant de Gasville mais d'un certain
Dubois, qui ajoute des commentaires enthousiastes et qui sollicite pour lui-même
(G7 1470).
4. L'Escalopier, le 11 avril (G7 237).
5. G7 385-389.
La grande remontée 385

D'autre part, nous avons pu retrouver un état des envois de bil-


lets en province pour la période considérée, envois normalement
destinés à faire face aux remises d'espèce 1 . Les chiffres sont les
suivants.
Pour toute la première quinzaine de mars le total des expédi-
tions se monte à 4 610 000.
Pour la deuxième quinzaine, à 12 960 000, ce qui correspond à
l'amélioration modérée et graduelle que nous avons signalée.
Du 1 e r au 6 avril, les envois se chiffrent à 13 800 000, c'est-
à-dire, pour cinq jours, plus que pour toute la quinzaine précédente.
Pour la semaine suivante, du 6 au 13, le chiffre est encore plus
élevé. Il s'élève à 24 900 000, correspondant sans doute pour par-
tie à la « queue » de l'échéance, mais pour partie aussi à la pour-
suite du mouvement.
Lequel d'ailleurs va encore continuer au-delà de cette date,
comme nous le verrons dans un autre chapitre, les exigences de la
méthode nous conduisant à couper ici cet exposé.
Toutes ces sommes, soit plus de 50 000 000 d'espèces apportées
contre billets, doivent être ajoutées aux 46 millions et demi notés
par Dutot. Et ce n'est pas fini.
Il est donc incontestable qu'en ce début d'avril, Law a réussi sa
grande opération stratégique, et que le Système, fût-ce provisoire-
ment, est sauvé 2 .

Mais, inversement, des signes négatifs apparaissent.


Nous assistons, pour le marché des titres, au recommence-
ment des épisodes qui avaient suivi l'Assemblée générale du
30 décembre et l'ouverture du premier bureau d'achats et de
ventes. Le public avait d'abord commencé à acheter, puis la ten-
dance avait tourné.
Il en fut de même après la décision du 5 mars, exécutée d'ail-
leurs avec un certain retard.
« Le 20 de ce mois, écrit Dutot, on ouvrit les bureaux pour la
conversion des actions sur le pied de 9 000 livres chacune, et

1. Précisons qu'il ne pouvait s'agir de billets à remettre contre des rachats d'ac-
tion, car ces opérations ne se traitaient qu'à Paris.
2. Nous notons d'autre part, à la fin du chapitre xxxi, que les changes s'étaient
stabilisés à la fin du mois de mars.' Dutot, utilisant son mode compliqué d'éva-
luation, fait apparaître une importante résorption des « désavantages » qui après
avoir atteint le creux de - 1 5 , 7 8 et de - 1 2 , 6 2 entre le 6 et le 20, se fixerait à -3,66
(Pays-Bas) et à -5,89 (Angleterre) entre le 20 et le 31 mars (ms. Douai, p. 400,
440).
386 Le système et son ambiguïté
afin d'éviter la confusion, on fit afficher que cette conversion se
ferait par ordre de numéros en 20 jours, suivant la décision que
l'on en publia alors; le Bureau de l'achat fut d'abord le seul fré-
quenté, on s'y portait avec affluence. Tout le monde achetait et
personne ne se présentait pour vendre. Cette fureur dura quelques
jours. Le public passa tout d'un coup du bureau où il achetait des
actions à celui où il vendait les siennes, qu'il apporta avec si grand
empressement que le Roi de son propre mouvement, par 1 arrêt
de son conseil du 26 de ce mois, ordonna qu'il serait fait pour
300 millions de billets de banque. »
Et Dutot d'ajouter ce commentaire sentencieux, bien dans sa
manière :
« Cette augmentation des billets qui part de la propre volonté du
Roi est contraire aux articles 2 de la délibération de l'Assemblée
générale du 22 février dernier et de l'arrêt du Conseil du 24 du
même mois. C'est une preuve que Sa Majesté avait changé de senti-
ment sur l'exécution de cette délibération et de cet arrêt 1 . »
Sans doute, une partie de cette émission pouvait être compensée
par les rentrées d'espèces que nous avons signalées, mais celles-ci
ne dépassaient pas une centaine de millions; et voici que le 5 avril,
il fallait procéder à une nouvelle émission (irrégulière) pour
396 000 000, le tout en billets de 10 000! Il est hors de doute que,
pour leur majeure partie, ces nouveaux billets sont destinés à
ravaler les actions, et qu'ainsi ils vont nécessairement dévaloriser
cette monnaie fiduciaire que, par l'autre branche de sa politique,
Law parvient à revaloriser.
Décidément, le train fou avance en même temps que le train sage.
On peut même dire qu'il marche plus vite.

] . Ms. Douai p. 389-390. L'arrêt du 26. mentionné par le texte, est sans doute
l'un des arrêts rendus «sous la cheminée», selon l'expression employée dans la
délibération du 21 janvier 1721.
XXIX

Le printemps écarlate
LE CRIME DU COMTE DE HORN

Il y a dans ce printemps qui se lève sur Paris quelque chose de


sulfureux, de rougeoyant et de sinistre. Le 21 mars, le comte de
Horn, un jeune noble de vingt-deux ans, auquel souriaient toutes
les grâces de la vie, a été roué en place de Grève, au nom de la
justice. Le 22, la rue Quincampoix a été fermée, au nom de la
morale.
C'est sans doute un pouvoir bien qualifié pour administrer la
justice et pour imposer la moralité que celui qui s'acharne à pré-
lever la valeur d'une année de revenu national pour les « menus
plaisirs du roi », les fantaisies du Régent, les gaspillages de la
Cour, et l'enrichissement de ses propres parasites; qui fait saisir
les aumônes dans les couvents et qui encourage la délation géné-
rale; qui pousse les clercs à dénoncer les officiers, les valets à
confisquer les maîtres. Il y a des nuances cependant et l'on ne
badine pas avec une certaine conception de la vertu. On dit qu'un
fils ayant dénoncé son père, le Régent repoussa avec horreur ce
geste pourtant exemplaire d'obéissance aux lois et de vertu
civique
L'argent en excédent, l'argent en maraude, porte naturellement
la corrosion et la corruption partout où il passe.
Plusieurs phénomènes s'enchevêtrent : il y a le spectacle du gain
facile des spéculateurs, qui incite certaines personnes dépourvues
de capitaux ou boudées par la chance à chercher les mêmes résul-
tats par d'autres moyens. Il y a la cherté de la vie qui pousse des
malheureux à lutter pour leur subsistance sans trop s'encombrer
de préjugés. Il y a la concentration dans quelques espaces, la rue
Quincampoix, la foire Saint-Germain, d'un grand nombre d'échan-

1. D u H a u t c h a m p , op. cit., t. I I I , p . 107.


388 Le système et son ambiguïté
tillons humains, dont beaucoup sont dépaysés, déracinés, désoc-
cupés, désorientés, dissolus, qui forment des cercles, des groupes,
des bandes, qui s'exhortent à la hâblerie et s'associent dans les
mauvais coups. Dans ces micromilieux aussi, la mauvaise monnaie
chasse la bonne. Par-dessus tout, il faut accorder sa juste impor-
tance à l'apparition de ce fait nouveau qui est la possibilité de
disposer d'une véritable fortune sous une forme très maniable,
presque sans volume, presque sans poids, grâce à la monnaie de
papier. L'argent n'est pas seulement facile à gagner, il est facile
à porter, à dérober, à cacher. La pièce d'or ou d'argent inspire une
sorte de considération, de crainte révérentielle. Le billet donne
l'impression d'être toujours disponible, de n'appartenir à per-
sonne. On le dépense plus aisément quand il vous appartient, et
on oublie plus facilement qu'il ne vous appartient pas. « Un Pari-
sien, écrit le baron de Pollnitz, aurait été très fâché de recevoir
un remboursement en espèces. Les billets étaient bien meilleurs.
Outre qu'ils n'étaient pas sujets à la diminution, ils étaient bien
plus commodes à compter, et surtout à porter. Un homme avait
des millions dans sa poche, il ne s'en apercevait pas. Au lieu que
cent louis d'or pèsent trop : le moyen de les porter dans la poche,
sans être fatigué? Pendant la fortune du papier, je peux me vanter
d'avoir eu dans ma main un portefeuille où il y avait pour trente-
deux millions d'effets. » « Naturellement, remarque avec philoso-
phie le voyageur, la facilité qu'il y avait de porter dans son porte-
feuille la fortune de bien des gens, était un grand sujet de tentation
pour les voleurs... Cette ville était alors comme un bois, dans lequel
on n'entendait parler que de vols et d'assassinats 1 . »
Comme des intoxiqués qui passent de l'herbe douce à la drogue
dure, le milieu social désimmunisé par l'argent maraudeur glisse
presque insensiblement du jeu à la filouterie, de l'arnaque au crime.
Par une gradation — ou plutôt par une dégradation — dont on ne
discerne pas la loi, nous sommes passés du Beggar's Opéra au
film d'épouvante, de la canaillerie légère à l'Étude en rouge.
Voici que l'on découvre, au bas du Pont-Royal, le corps du valet
de chambre du comte de Busca, coupé en morceaux. « Ce seigneur
l'avait chargé d'actions pour la valeur de cent mille livres, afin
de les négocier rue Quincampoix 2 . »
Le sieur Ganeau, secrétaire du Roi, est sans nouvelle de son
propre domestique, chargé lui-même de négocier pour huit cent
mille livres : on craint qu'il n'ait subi un sort analogue 3 .

1. Pollnitz, op. cit., t. V, p. 206 et sq.


2. Buvat, op. cit., t. II, p. 51.
3. Ibid.
Le printemps écarlate 389

« On imputa cette ordonnance, note le Journàl de la Régence à


propos de la fermeture de la rue Quincampoix, à onze assassinats
qui s'étaient faits dans Paris, depuis très peu de jours, à l'occasion
de ces sortes de papiers » « La nuit du 26 au 27 le guet trouva,
proche les murs du Temple, un carrosse de louage à demi versé,
sans chevaux et sans cocher, dans lequel il y avait un sac rempli
du corps d'une femme coupée en morceaux, que l'on disait avoir
été assassinée après lui avoir enlevé pour la valeur de trois cent
mille livres de papiers de la Banque 2 . »
« On trouva la semaine précédente (fin mars) dans les filets de
Saint-Cloud sept corps d'hommes et de femmes assassinés et jetés
dans la rivière 3 . »
« Le 30 mars, cinq officiers traversant la forêt d'Orléans pour
venir à Paris, se voyant attaqués par une troupe de dix-sept voleurs
(...) en tuèrent huit; mais ceux qui restaient ayant alors sifflé, il
en vint un plus grand nombre à leur secours, de sorte que ces
officiers ayant succombé, ils furent hachés en pièces et dépouil-
lés *. »
Buvat note en avril : « Depuis huit jours on retirait de la rivière
quantité de bras, de jambes et de tronçons de corps de gens assas-
sinés et coupés par morceaux, ce qu'on imputait au misérable
commerce du papier 5 . »

L'AFFAIRE DE HORN6

Agé de vingt-deux ans, issu d'une famille d'illustre noblesse 7 ,


capitaine au régiment autrichien de la Cornette blanche, réformé
1. Buvat, op. cit., p. 59.
2. Ibid., p. 61.
3. Ibid., p. 68.
4. Ibid., p. 69.
5. Ibid., p. 75.
6. L'affaire du comte de Horn fait l'objet de diverses relations. La plus pitto-
resque et la plus détaillée est celle de Du Hautchamp (op. cit., t. III, p. 118 et sq.),
auquel nous sommes tenté de faire, cette fois, plus confiance qu'à l'ordinaire, car il
est le seul qui donne le nom de la victime. La plus autorisée est celle du magistrat
Gueulette, reproduite en annexe de la publication par E. Barthélémy du Journal de la
Régence. C'est celle que nous suivons, sauf indication particulière.
7. Son père, le prince de Horn, avait été grand d'Espagne et lieutenant général
des armées catholiques, sa mère était née princesse de Ligne. Son frère aîné portait
le titre de prince. Deux de ses aïeux avaient été décapités pour des raisons poli-
tiques; cette circonstance a pu influencer la formation de sa personnalité.
390 Le système et son ambiguïté
« pour être fort mauvais sujet 1 », Antoine Joseph, comte de Horn
(ou de Horm), flânait à Paris, où il logeait rue Dauphine à l'hôtel
des Flandres. Il avait perdu gros, dit-on, à la foire de Saint-
Germain 2 . Bien que plaie d'argent ne fût point mortelle pour un
jeune homme de sa condition, qui recevait de sa famille une pension
de 12 000 livres 3 , il décida de se refaire en tentant un mauvais
coup.
Ce n'était d'ailleurs pas le premier. Selon le rapport du magis-
trat Gueulette, il avait tendu un piège à un commis de banque,
désigné par les initiales E.S.T. L'ayant entraîné, le jour de Carna-
val, dans un cabaret de la rue des Cinq-Diamants, le comte lui
aurait mis la pointe de son épée sur le cœur, et de la main gauche
aurait voulu se saisir de son portefeuille : situation acrobatique,
nous semble-t-il, et inconfortable, qui permit au malheureux de
saisir la lame par la main, de crier au voleur... et de mettre en
fuite de Horn, lequel cria à son tour à l'assassin 4 ! Après cet échec,
de Horn estima qu'il était préférable de ne pas agir seul et que le
couteau était plus maniable que l'épée.
Il s'acoquina avec deux vauriens, de Mille, capitaine réformé (du
régiment de Bréhenne-Allemand), et le fils d'un banquier flamand,
Lestang. C'est celui-ci qui alla acheter l'arme du crime : un poignard
de dix-huit sous, sur la vallée de la Ferraille, et qui se chargea de
trouver la victime : le courtier Lacroix, ancien tapissier, devenu
un gagne-petit de l'agiotage. Rendez-vous fut pris avec Lacroix sous
prétexte de lui vendre des actions, à sept heures du matin, le
22 mars (le fait que le crime ait été commis en plein jour frappa les
esprits). Les trois hommes décidèrent d'aller conclure le marché
au cabaret de l'Épée de Bois, au coin de la rue Saint-Martin et

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 555.


2. « Le lieu de rendez-vous et de plaisir que l'on appelait ainsi consistait en
plusieurs massifs de maisons et de boutiques en belle charpente, séparées par des
allées. Ouverte du 3 février au carême... indépendamment de certains cabarets qui
étaient de véritables tripots, on battait les cartes ou on roulait les dés dans beaucoup
de boutiques... en 1720, le jeu fut une fureur» (Cochut, op. cit., p. 147).
3. Le lendemain du meurtre, un émissaire serait arrivé à Paris afin de payer ses
dettes et de le renvoyer en Flandre (Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 555).
4. Par la suite, E.S.T. rencontra Horn au bal de l'Opéra. Alors serait survenu un
incident entre les deux hommes. Horn souffleta E.S.T.... qui se défendit, mais Horn
s'étant nommé, le fit arrêter. E.S.T. fut libéré peu après sur l'intervention d'un agent
de change qui le connaissait, il crut qu'il avait eu affaire à un imposteur. Par la
suite, après le meurtre de Lacroix, il vint au Châtelet et reconnut Horn qui aurait
nié cette première agression. Cette affaire supplémentaire ne fut pas instruite
comme ce serait le cas de nos jours. Selon le magistrat Gueulette, c'est en raison
de ce premier attentat que le Régent aurait renoncé à gracier le jeune homme.
Le printemps écarlate 391

de la rue de Venise. Ils se firent donner une chambre au deuxième


étage et commandèrent quelques bouteilles de vin. Lestang sortit
sous prétexte de voir s'il y avait quelque chose à manger et se
plaça en garde sur le palier. « Quand le courtier eut ouvert son
portefeuille qui contenait de l'argent, le comte de Horn lui jeta
la nappe sur la tête; de Mille, qui se trouvait derrière lui, lui avait
enfoncé le poignard au cœur. Ce pauvre malheureux ayant crié
très haut et fait du bruit, de Horn avait arraché le poignard à de
Mille et en avait frappé le courtier de quatorze ou quinze coups »
Le garçon du cabaret, entendant du bruit, serait alors monté,
aurait entrouvert la porte, puis l'aurait refermée : clé à l'extérieur.
Lestang en profita pour s'éclipser et pour disparaître 2 .
Les deux capitaines, se voyant bloqués, s'affolèrent et prirent la
fuite par la fenêtre. De Mille se blessa à la jambe, et, selon Gueu-
lette, « il se sauva, l'épée à la main, poursuivi par la populace 3 »
(on ne sait trop pourquoi, puisque le crime n'était pas encore
découvert) et il arriva, on ne sait trop comment, au poste de police
le plus proche.

1. Selon Saint-Simon, Horn aurait frappé le premier coup et de Mille aurait


achevé la victime. Mais cette allégation ne peut prévaloir contre le récit de Gueu-
lette.
2. Nous le retrouverons plus tard aux Indes néerlandaises, où il vivait sous le
nom de Grandpré, marié, assagi, jusqu'au moment où des Français le reconnurent;
il était trop tard pour l'arrêter. Il n'y perdit que la considération; on le soupçonna
d'ailleurs d'autres méfaits.
3. Ce récit n'est pas très satisfaisant. Comment la populace serait-elle déjà ras-
semblée. alors que le cabaretier n'avait pas encore ouvert sa porte, et que les cris de
Lacroix à peine entendus dans la maison n'avaient certainement pas retenti à l'ex-
térieur?
La narration de Du Hautchamp, plus minutieuse, est plus convaincante. Selon
lui, Horn descendit le premier, en se laissant glisser le long d'une grosse poutre.
De Mille le suivit, mais il tomba sur le pavé et se disloqua le pied droit. Cependant
il se sauva avec le portefeuille. « Le bruit de leur crime n'était pas encore répandu
dans la rue. » Les gens du cabaret s'occupaient de Lacroix, puis, voyant qu'il était
mort, « on courut chez le commissaire et au corps de garde de la rue Quincampoix.
Cependant l'étranger, sortant de la rue de Venise (on se souvient que le cabaret
faisait l'angle) les yeux tout égarés, ne vit pas qu'il arrivait précisément sur le corps
de garde. Les archers jugèrent à son air effaré qu'il venait de faire un mauvais
coup. Il aurait dit alors qu'on avait voulu le poignarder et on le conduisit chez le
commissaire de la rue Saint-Martin à la Croix-de-Fer pour qu'il puisse porter
plainte ».
A partir de ce point, Du Hautchamp s'embrouille et raconte que Horn avait repris
le portefeuille! Selon lui Lacroix travaillait pour le compte d'un client vendeur qui
aurait par la suite récupéré le contenu du portefeuille. Selon les notes de Gueulette,
ce portefeuille contenait 154 0 0 0 livres, plus des billets de banque et des actions.
Selon Du Hautchamp l'opération portait sur 25 actions.
392 Le système et son ambiguïté

Quant à de Horn, Gueulette dit simplement qu'il se vit entouré


« d'un grand nombre de peuple », il se plaignit d'avoir été agressé,
et, en fin de compte, le voici lui aussi au commissariat de police...
mais pas au même M
De Mille est chez le commissaire Aubert, rue Comtesse-d'Artois,
et de Horn débarque chez le commissaire Renaud de Lussain à la
Croix-de-Fer, rue .Saint-Martin, au poste des Halles.
De Mille ne fut pas tout de suite traité en suspect. Il demanda à
s'isoler et se débarrassa du portefeuille dans les commodités, après
avoir prélevé quatre billets de mille livres qu'il cacha tout ensan-
glantés dans les rouleaux de ses bas et dans son gousset. Là-dessus
le commissaire fut averti du crime commis au cabaret, il décida de
s'y rendre et emmena de Mille avec lui.
De son côté de Horn commit l'incroyable erreur de se plaindre
auprès du commissaire Renaud de Lussain de la soi-disant agres-
sion dont il avait été victime. Sans doute s'y crut-il contraint par
le récit qu'il avait fait aux passants... peut-être au portefaix de Du
Hautchamp? Mais il nous semble qu'un homme de sa condition
aurait pu, avec quelque aplomb, se tirer de là! « Le commissaire mit
sa robe et dit qu'il allait se transporter sur les lieux du délit pour
recevoir la plainte. Le clerc du commissaire remarqua cjue de Horn
regardait toutes les portes de la rue Saint-Martin qui donnaient
sur la rue Quincampoix et dit tout bas au commissaire : " Cet
homme cherche à se sauver, prenez-y garde ". Le commissaire prit
le bras de de Horn sans affectation, il l'emmena au cabaret, où, en
présence de la dame du courtier, celui-ci eut l'assurance de rendre
et de signer sa plainte. »
C'est alors que se produisit l'incroyable quiproquo des deux
complices qui arrivent sur les lieux du crime, conduits par des
commissaires différents. Ils se virent, ils se troublèrent. De Mille
prit aussitôt le parti de charger de Horn pour alléger son cas, de
Horn avoua sur-le-champ (il se rétracta vainement par la suite) et
tous deux firent le récit circonstancié de leur forfait.
L'affaire suscita une intense émotion en raison de la haute

1. Là encore le récit de Du Hautchamp est plus détaillé et plus vraisemblable,


mais nous ne jurerions pas qu'il soit véridique : « Celui-ci prit la direction inverse
de de Mille, arriva à l'autre bout de la rue Quincampoix où il y avait aussi un corps
de garde, mais il ne s'en fit point remarquer et tourna ses pas vers les Halles.
Comme c'était dans le fort du marché, il lui eût été fort facile de se cacher, si la
vengeance divine ne se fût servie du bras d'un portefaix. Celui-ci aurait
remarqué quelques taches de sang sur le linge du gentilhomme. De Horn, comme
son compère l'avait fait de son côté, déclara qu'il avait échappé à des assassins et
demanda où était le commissariat. Le portefaix insista pour l'y accompa-
gner. »
Le printemps écarlate 393

naissance du criminel. Il semble qu'une coterie influente se forma


aussitôt en sa faveur, et obtint un arrêt du Grand Conseil dessaisis-
sant le lieutenant criminel, réputé pour sa rigueur. Le Régent ne
l'entendit pas de cette oreille. Il fit rendre aussitôt un arrêt du
Conseil privé qui donnait commission au même lieutenant criminel
pour juger l'affaire sans appel et comme on va le voir sans délai.
Le lendemain, mardi saint, 26 mars 1720 au matin, de Horn et son
complice de Mille furent condamnés à être roués vifs. L'exécution
eut lieu le même jour, en place de Grève, sur les quatre heures du
soir 1 .
L'ancien droit ménageait de savantes gradations dans la peine
capitale 2 . La roue était un supplice infamant, réservé aux assas-
sins roturiers, et qui, jusqu'alors, n'avait jamais été infligé à un
gentilhomme. La famille de Horn renonçait à sauver la peau du
criminel, mais s'efforçait de lui épargner — et de s'épargner — cette
déchéance. Saint-Simon et Barbier nous font même connaître ce
détail que, de Horn étant roué, les filles de la maison ne seraient plus
admises désormais à être chanoinesses en Flandre! On dit que le
frère du comte et le prince d'Isenghien auraient supplié le Régent
d'accorder cette sorte de grâce, et tout le corps de la noblesse dans
son ensemble se révoltait a la pensée de voir un criminel noble périr
selon des rites réservés aux personnes non titrées 3 . Saint-Simon
relate qu'il avait persuadé le Régent d'accepter cette solution
politique, mais que Law anéantit ses efforts et convainquit le
Régent de se montrer impitoyable.
Cette attitude de Law est conforme à la vraisemblance. Appar-
tenant lui-même de justesse à la classe des hommes de condition
par sa terre d'Écosse, il n'était pas imbu des préjugés de l'aris-
tocratie. Il avait le plus grand intérêt à voir conjurer cette fièvre
d'exactions et de forfaits qui faisait tache sur son œuvre et que,
ici et là, on n'hésitait pas à imputer au papier, au Système et à
leur inventeur comme le marquent d'ailleurs les réflexions de
Buvat.
Cependant il y a quelque chose qui nous gêne dans ce geste impi-
toyable, et nous serions tenté de lui dire : pas vous ou pas ça!

1. De Horn revint sur ses aveux, aussi fut-il condamné à la question et là il


avoua à nouveau. « Le comte de Horn fut roué le premier et mourut le dernier; de
Mille expira sur la petite roue quelques moments après y avoir été mis. On assure
qu'il témoigna dans ses derniers moments de beaucoup de fermeté et de piété. »
2. On se rappelle le mot de Louis XIII au dernier j o u r du comte de Chalais : « Je
lui fais grâce de tout sauf de la mort. »
3. Selon Buvat, huit mille lettres d'intervention auraient été adressées. Op. cit.,
t. II. p. 61.
394 Le système et son ambiguïté
D'abord parce qu'il a une très grande responsabilité dans ce jeu
d'enfer (dans tous les sens du terme de jeu), que l'on tint à la
grande époque du Système et, aussi, parce que l'on voit une telle
ressemblance entre les profils de ces deux personnages, si l'on fait
un bond dans le temps. De Horn, le criminel de 1720, et Law, le cri-
minel de 1694. Deux hommes, jeunes, beaux, emportés par la pas-
sion du jeu, et il faut bien le dire, deux tueurs. Oh! certes il y a une
grande différence entre l'affaire de Horn et l'affaire Wilson. Pour de
Horn il s'agit d'un crime parfaitement crapuleux, pour Law, d'un
duel, d'une affaire d'honneur. On en a douté cependant. Que se
serait-il passé si le roi George avait eu près de lui, à la place du
dévoué Harristoun, un ministre de la trempe de Law et qui, pour
quelque raison d'État, aurait dit : « pas de grâce »? Et si de Horn
avait eu ses vingt-deux ans à Londres, en 1694, peut-être aurait-il
pris seulement le risque de tuer un dandy au combat avec un sabre
de cinq shillings au lieu d'égorger un courtier dans un cabaret
avec un poignard de dix-huit sous (la première méthode étant
incontestablement plus prompte et plus propre que la seconde).
Law n'était pas un caractère méchant, il était accessible à la
compassion, il emploie lui-même ce mot à propos des actionnaires
qui lui avaient fait confiance; il est probable qu'il n'a pas songé à
faire le rapprochement entre ces deux types d'hommes, ces
jumeaux du destin, lui et cet inconnu qui lui ressemblait comme
un frère. S'il ne l'a pas fait, c'est pour la raison que nous connais-
sons déjà. Il est un homme qui ne voit pas les images. Il est un
inventeur qui n'a pas d'imagination.

La mort de la rue

Une admirable coïncidence donnait au gouvernement une bonne


raison de fermer la « scène » de la rue Quincampoix au moment
où elle était devenue inutile et où elle cessait d'être tolérable. L'in-
terdiction des marchés à primes (d'ailleurs imparfaitement respec-
tée) avait enlevé aux agioteurs une bonne partie de leur raison
d'être. La décision du 11 mars, établissant le prix fixe des actions
et la conversion automatique, emportait le reste. Ainsi, le 22 mars,
le jour même de l'affaire, on publia à « haute et intelligible voix, à
son de trompe et cri public », une ordonnance royale qui faisait
défense à toute personne de s'assembler dans la rue Quincampoix
« pour y faire aucun commerce de papier ».
Sa Majesté daignait rappeler que, par suite de l'invariabilité du
prix des actions, « l'Assemblée de la rue Quincampoix devient
absolument inutile », que, de surcroît, on a constaté des infidélités
Le printemps écarlate 395

dans les négociations, la présence de gens « sans domicile et sans


aveu », qu'enfin un « grand nombre de domestiques et d'artisans
ont abandonné leurs maîtres et leur profession..., le tout au grand
préjudice des arts et du commerce' ». En fait l'affaire de Horn
montre que les agioteurs préféraient éviter le recours au bureau
de la Banque, sans doute pour profiter de l'anonymat et échapper
à une éventuelle taxation.
Contrairement à ce qu'on pense souvent, ce n'est pas l'affaire de
Horn qui provoqua la fermeture de la rue Quincampoix. Mais il
est possible que ce sinistre fait divers ait inspiré le redoublement
de rigueur que l'on aperçoit dans une seconde ordonnance de fer-
meture, datée du 26 mars, le jour même du supplice. Le premier
texte se bornait à interdire les « assemblées » et la tenue d'un
« bureau ouvert » pour le commerce des papiers. Le second, outre
qu'il prescrit la peine de vagabondage même à l'égard des non-
vagabonds, artisans et domestiques, interdit l'agiotage dans les
cafés, cabarets, auberges, hostelleries, jeux de paume et autres
lieux publics. Certes l'agiotage n'est pas mort avec la rue Quin-
campoix. Nous le verrons fleurir sur d'autres théâtres, mais ce ne
sera plus la même chose, ce ne sera plus vraiment la même foule et
la même houle et plus jamais ne revivra cette joie qui donnait une
sorte de pureté à tant de honte.

Coïncidence ne veut pas dire hasard : on sait qu'à celui-ci nous


marchandons parcimonieusement son rôle dans l'histoire. Bien
sûr, on peut penser qu'il y a un élément de hasard dans le fait que
tel jeune homme, de grande famille, commette un meurtre le jour
même qui allait voir fermer la rue où il avait rencontré ses complices
et sa victime. Cependant il était normal, sinon nécessaire, que sur
le nombre des crimes commis, l'un d'eux fût imputable à un aris-
tocrate authentique. Dès lors l'évolution des mœurs, l'affranchis-
sement des conceptions, impliquait que, dans cette occasion exem-
plaire et effroyable, on se décidât de franchir une ligne désuète de
démarcation sociale. C'était un des buts assignés au Système que
d'assouplir la grille, jadis rigide, des conditions. Voilà un nouveau
point marqué dans cette voie. Que d'autre part le mois de mars
soit précisément celui de l'Étude en rouge, ce n'est pas l'effet d'une
décision qui aurait été prise à pile ou face. Il y a une raison à cela.
Sans doute, on n'aperçoit pas un lien de causalité logique entre
les arrêts du 5 et du 11 mars par exemple, et le geste du comte

1. Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 69 et sq.


396 Le système et son ambiguïté

le 22. Mais il y a certainement une correspondance en profon-


deur, une relation proprement organique entre l'apparition d'un
ensemble de symptômes pathologiques et l'évolution morbide du
Système lui-même, déterminée par sa propre clef de départ. Et ces
deux épisodes indépendants se trouvent rivés ensemble par la fer-
meture de la Rue.
Il faut bien aussi que le Système ait eu le temps de produire un
certain nombre d'effets que l'on attend de lui ou que l'on doit sup-
porter de lui. Certains sont des effets maléfiques, des nuisances (et
qui cependant ne sont pas historiquement inutiles ou inattendues
comme nous venons de le voir par la décadence du privilège pénal).
D'autres sont des effets bénéfiques : la relance de l'économie, le
renouvellement de la propriété, le « coup d'éponge » sur les dettes.
L'histoire ne produit pas des événements univoques et ne procède
pas selon des progrès linéaires. Les produits négatifs (ou apparem-
ment tels) sont organiquement et harmoniquement liés aux pro-
duits positifs. Par hypothèse logique, les uns et les autres doivent
être enregistrés au moment où l'inflation parvient à un certain
point de sa courbe, ce qui veut dire qu'elle n'est pas éloignée de sa
fin.
Par coïncidence aussi et comme par la fantaisie cynique d'un
dieu barbare, c'est le 6 avril, peu après l'exécution du comte de
Horn, que quatre seigneurs bretons, Pontcalec, Talhouët, Mont-
louis, du Couedic, condamnés par la Chambre Royale de Nantes
pour avoir participé à la conjuration espagnole, eurent la tête
tranchée sur la place du Château (seize autres furent exécutés
en effigie). Pourtant la paix était faite, la France était apaisée,
le Régent était désormais hors de crainte. « La plupart des pri-
sonniers qui s'étaient trouvés enveloppés dans l'affaire du prince
de Cellamare étaient alors en liberté; quelques-uns qui étaient
ou plus coupables, ou moins utiles à 1 État, avaient été chas-
sés de France, et la plupart s'étaient retirés en Espagne, où
j'en ai vu qui s'y trouvaient si mal à l'aise qu'ils regrettaient les
prisons de la Bastille, où du moins ils étaient bien nourris 1 .»
Quant au Régent, mieux assuré qu'il ne l'avait jamais été dans son
gouvernement et dans son opulence, il mariait sa fille au prince de
Modène. « Cette princesse était partie avec un trousseau qui sur-
passait en magnificence celui que l'on donne communément aux
filles de France. Sur la route, on lui avait rendu les mêmes hon-
neurs que l'on a coutume de rendre aux filles de roi et afin que le
réel répondît à ce brillant, le duc de Modène avait stipulé une dot
très considérable, payable en espèces en Italie, pour n'être point

1. Pollnitz, Lettres et Mémoires, t. V, p. 202.


Le printemps écarlate 397

exposée à toutes les révolutions des monnaies en France. » On se


prend à penser que Philippe d'Orléans aurait pu accorder aux
seigneurs bretons, qui n'avaient ni sang sur les mains, ni espèces
en Italie, ni papiers de France dans leurs poches, un peu de la
compassion qu'il avait refusée, non sans quelque raison, à un
assassin crapuleux, issu d'une lignée illustre. Il est vrai que Pont-
calec et ses affidés eurent la consolation de se voir administrer la
peine capitale selon les modalités de supplice qui conviennent aux
personnes de qualité.
XXX

Le second souffle

Nous avons vu que le 26 mars, Law avait procédé à une (pre-


mière) émission clandestine de papier-monnaie Ainsi, dans la
journée même où de Horn et de Mille terminaient sur la roue une
carrière qui les avait conduits à s'illustrer par un crime de sang, le
Contrôleur général commençait sa propre carrière dans le crime
d'État. Car c'en était un que d'émettre des billets, contrairement
à la loi, sans arrêt du Conseil (pour ne point parler de l'autorisa-
tion des actionnaires de la Banque) et ce forfait l'exposait à la
Haute Justice, comme on le fit bien remarquer dans le conseil du
21 janvier 1721 — et cela même dans la mesure où il aurait été
couvert par l'accord tacite du Régent 2 .

1. 300 millions dont 180 en billets de 10 0 0 0 et 120 en billets de 1 0 0 0 .


2. Nous savons que l'arrêt du Conseil du 25 décembre, qui portait la monnaie de
banque à un milliard, fixait en même temps ce chiffre comme un plafond. Par la
suite, une émission de 200 0 0 0 0 0 0 avait cependant été décidée le 6 février mais on
lui avait donné l'excuse hypocrite de la réserver au remplacement des billets devenus
inutilisables.
Le 22 février, lors de l'Assemblée générale, une nouvelle règle avait été posée :
il ne serait procédé, désormais, à des émissions de billets qu'en vertu d'arrêts du
Conseil rendus sur délibérations prises en Assemblée générale de la Compagnie des
Indes. L'arrêt du Conseil du lendemain 23 reprend en termes vigoureux cette dispo-
sition. Il fait défense aux directeurs de faire de nouveaux billets de banque autre-
ment que etc. Le formalisme qui avait accompagné la « royalisation » de la Banque
se trouve donc renforcé, puisque désormais un arrêt du Conseil ne suffit plus; il faut
aussi une décision de la Compagnie.
Or, en violation de ces règles et de ces défenses, l'émission de 300 0 0 0 000 ne
fut précédée ni d'une délibération de la Compagnie ni davantage d'un arrêt du
Conseil. Nous n'en connaissons le montant et la date précis que par les pièces ori-
ginales et notamment grâce à l'état dressé par le caissier Bourgeois. Il n'y a eu à
Le second souffle 399

Nous avons vu aussi que quelques jours plus tard, le 31 mars


(prolongé dans quelques généralités), il avait enregistré, par l'em-
pressement des apporteurs d'espèces, le triomphe de sa politique
monétaire.
Serait-il donc à propos de prononcer ici la formule que Barbey
d'Aurevilly devait, à propos d'un sujet assez différent, rendre
célèbre? Le bonheur par le crime? Peut-être ne s'en est-il fallu que
de peu que tel fut le cas.
Aucun de ces deux événements ne fut connu des contemporains.
L'émission parce qu'elle était volontairement tenue secrète, le
triomphe parce qu'il était enfoui dans d'obscures paperasses. Pen-
dant les sept semaines qui vont suivre, jusqu'à l'éclat du 21 mai,
les épisodes qui tracent en profondeur le destin du Système
échappent presque totalement à l'attention des observateurs
Tout le monde — y compris Stair et Pulteney — considère, au
moins implicitement, pendant cette période, que le régime a atteint
son rythme de croisière. Law évolue à la surface brillante d'une eau
tranquille. Les Anglais ne lisent point de menaces dans le ciel... si
ce n'est pour eux-mêmes.
Le Contrôleur général poursuit, avec flegme et opiniâtreté, deux
grandes entreprises, fort différentes l'une de l'autre bien que
concourant l'une et l'autre aux mêmes objectifs de sa politique
générale : la rafle de l'argent en Europe et la baisse du taux d'in-
térêt en France.

La rafle de l'argent

Comme l'exposait, dès le 18 mars, l'ambassadeur Stair qui avait


appris, ou compris, le projet de Law, le Contrôleur général ayant
démonétisé l'or, pourrait s'en servir... pour acquérir de l'argent,
qui lui était fort nécessaire à la double fin :
— d'assurer un grand nombre d'opérations pour lesquelles
l'usage des billets se heurtait à des obstacles techniques (faibles
sommes) ou psychologiques;
— de maintenir une convertibilité aisée, nécessaire à la confiance,
tout au moins dans le sens billets-argent (car il comptait l'abolir
dans l'autre sens).
C'est dans cet esprit et afin de faciliter les arbitrages, qu'il avait
pris le soin de fixer entre les deux métaux précieux des échelles

l'époque aucune publication ni aucune information. Quant à la couverture de cette


opération et des suivantes par le Régent, voir ci-après chap. xxxiv.
1. Cf. ci-après, p. 405, pour ce qui concerne l'émission du 19 avril.
400 Le système et son ambiguïté
de valeurs respectives qui avantagent l'argent, ainsi que le
remarque Pâris-Duverney
Le diplomate Pulteney signale à Londres les envois d'or que Law
faisait en Angleterre et en Hollande, et les commente avec une
sorte d'affolement, que le ministère anglais ne semble pas avoir
partagé 2 .
Les diplomates soupçonnent également Law de faire passer des
fonds à Londres afin de torpiller la Compagnie de la mer du Sud,
mais le schéma qu'ils lui prêtent n'est pas très clair 3 . Ils pensent

1. Selon un barème d'ailleurs variable et très compliqué.


2. « J'apprends, écrit Pulteney le 22 mars (S.P. 78-166, n° 184), qu'ils ont envoyé
des quantités considérables d'or en Angleterre, Hollande et autres pays en vue de
les échanger contre l'argent. » Pulteney offre ses suggestions. Dans un premier
temps, il propose, puisque l'Angleterre ne peut pas interdire l'exportation de l'ar-
gent, d'abaisser le prix de l'or. Comme cela, en tout cas, remarque-t-il avec bon
sens, Law sera obligé de dépenser davantage.
Le 6 avril, il abandonne ce plan et en propose un autre : on peut laisser libre
l'exportation des espèces car « si la balance est en notre faveur, nous n'avons pas
à appréhender la perte de notre argent et si elle est contre nous, toutes les prohibi-
tions n'y changeront rien ». Il suggère de mettre une petite taxe sur l'exportation
du billon, afin d'inciter à ce qu'on le porte à la Monnaie (il semble donc que Law
achetait aussi la monnaie de billon).
Le diplomate ne cesse de se tourmenter et le 10 avril, il se demande si l'on ne
devrait pas donner au Roi le pouvoir d'interdire l'exportation du billon, car on ne
pourra rien faire lorsque le Parlement ne sera plus en session. « Je suis sûr que
Law nourrit contre nous non seulement ce mauvais dessein, mais beaucoup
d'autres. »
3. « ... Il prétend, écrit Stair le 12 avril (S.P. 78-167, n° 278), en retirant tout
d'un coup tout ce qu'il a dans lesdits fonds, ébranler la Compagnie... il fera en sorte
que l'Angleterre se trouvera mal du haussement des actions. Il doit faire partir le
lendemain 200 0 0 0 louis d'or par Calais, pour l'Angleterre, afin de payer seulement
une partie des actions qu'il a achetées, la plus grande partie de celles qu'il a ache-
tées à Amsterdam doivent être livrées le premier mai. »
Pulteney, dans sa lettre précitée du 22 mars, signale que Law a repris une opé-
ration traitée par Lord Londonderry avec un certain Gagés sur les actions des
Indes orientales, et qu'il fait des paris à la baisse sur ces titres. La Compagnie des
Indes aurait envoyé 30 0 0 0 0 0 0 de livres en Hollande pour ces opérations et
200 0 0 0 livres en or à son agent de Londres M. Middleton. Mais n'était-ce pas plu-
tôt pour les achats d'argent?
Le 18, le 23 avril, Pulteney signale des envois de fonds. Le 29 avril : « Un, deux ou
trois charrois d'or sont envoyés chaque semaine soit en Hollande, soit à Londres
par Calais. » Pulteney pense, à son tour, que c'est pour faire une « course » sur les
fonds anglais. Il suppose que Law se propose en même temps d'augmenter les divi-
dendes de ses propres actions. Ainsi sans doute les titres anglais, qu'il ferait hausser,
apparaîtraient comme moins rentables (implicitement). On comprend cependant
difficilement comment Law pourrait prendre le risque d'investir de telles sommes
dans des titres qui finiraient, à la suite de ses manœuvres, par baisser!
Le second souffle 401

que Law a engagé contre eux une sorte de guerre économique 1 .


Dans toute cette période, on ne trouve aucune allusion à la fra-
gilité du Système, et c'est même sans aucun commentaire que
Pulteney donne à Londres, le 26 avril, la nouvelle, qui aurait
dû pourtant le saisir, de l'émission du 19 avril, représentant
438 000 000 de billets. Sans doute pensa-t-il qu'il s'agissait
simplement d'un échange de coupures, comme l'indiquait le texte
de l'arrêt, mais il est curieux qu'il n'ait pas manifesté plus d'esprit
critique 2 .

La baisse du taux d'intérêt


Le Contrôleur général mettait également à profit ces semaines
paisibles pour pousser activement la partie non monétaire de son
plan économique général. Son thème dominant était la réduction
autoritaire du taux de l'intérêt. Il avait fait approuver, dans le
courant du mois de mars, un arrêt (sans date précise) fixant ce
taux à 2 % (pour les nouveaux contrats seulement). Cette mesure
était d'ailleurs liée à l'évaluation forfaitaire des actions à
9 000 livres, car le dividende fixé par l'Assemblée du 30 décembre
était de 4 %... pour un nominal de 5 000, donc à peine au-dessus
de 2 % pour le nouveau prix de conversion.
Ce texte fut adressé au Parlement qui, naturellement, refusa
de l'enregistrer et jugea que l'occasion était bonne de se livrer à
nouveau à la délectation des remontrances.
Celles-ci furent rédigées le 10 avril et portées le 18. Elles insis-
taient sur le fait que le clergé, la noblesse, la magistrature, ne
pouvaient se livrer aux activités de commerce, ni davantage par-
ticiper aux fermes : il fallait donc les laisser tirer leurs revenus
des rentes. Le Régent accueillit les remontrances avec une pointe
d'humour : « Elles étaient fort belles, dit-il en connaisseur, mais
trop fortes et disaient trop 3 . » Elles furent réitérées le 22. Cepen-
dant la position de la magistrature était loin, cette fois, d'être
unanime. « Plusieurs Parlements, note Pulteney le 10 mai, ont

1. « M. Law a dit l'autre j o u r que s' ; l devait jamais faire une nouvelle chambre
de Justice, ce serait pour punir avec la plus extrême sévérité ceux qui font venir,
portent ou utilisent des (produits manufacturés) autres que ceux de ce pays. » « Il
faut empêcher les industriels français de venir jusque chez nous. Il y a actuellement
de grandes quantités de produits qui sont expédiés (vers l'Angleterre) » (10 mai).
Il est plaisant de voir que les Anglais craignaient d'être ruinés par Law, alors
que les historiens français ont cru dur comme fer que c'étaient les Anglais qui,
depuis Londres, torpillaient le Système!
2. Cf. ci-après, p. 405.
3. Registre du greffier Delisle.
402 Le système et son ambiguïté

enregistré l'édit fixant l'intérêt à 2 % car il est à l'avantage de


beaucoup de membres de ce corps, qui ont des domaines fermiers
grevés de grandes hypothèques. »
Voilà donc une classe — ou plus exactement une fraction de
classe — qui se trouve coupée en deux du point de vue de ses inté-
rêts économiques. Cela prouve que, dans un autre contexte général,
l'expérience de Law aurait pu trouver, même au sein des milieux
parlementaires, les appuis qui lui ont gravement manqué.
Selon les notes du greffier Delisle, l'édit fut enregistré par les
parlements de Grenoble, Bordeaux, Metz, Rouen. Également
favorables se montrèrent, selon Buvat, le Parlement d'Aix et,
selon Pulteney, celui de Bretagne, où le premier Président se serait
livré à une manœuvre, en réunissant un Conseil où beaucoup
d'opposants, faute d'avoir été avisés à temps, n'assistèrent pas.
Nous citons ce trait car il montre jusqu'où allait la division intra-
corporative au sein d'un même Parlement. Nous sommes ainsi
mis en garde contre la tentation de préjuger de l'accueil réellement
réservé au Système d'après des critères de classes schématiques.
Il montre enfin que la politique d'allégement des dettes intéressait
beaucoup plus de personnes qu'on ne serait d'abord tenté de le
croire 1 .
A titre de complément de cette mesure autoritaire et générale,
le Gouvernement lui-même décida d'accorder des prêts publics
à 2 %, mesure certainement favorable aux affaires mais bien
imprudente dans une phase de grande inflation 2 .
Selon Pulteney, Law n'entendait pas s'arrêter au taux de 2 %
qu'il venait d'étendre à l'ensemble des secteurs public et privé;
il se proposait de poursuivre son œuvre au-delà de ce niveau,
c'est-à-dire plus exactement en deçà. « M. Law a dit que l'intérêt
de l'argent doit, d'ici un an, être réduit de 2 à 1 %. This looks likes
spinning his thread too fine3. »
De telles intentions sont tout à fait logiques, et ce projet est plus
que vraisemblable. Law se vante, en effet, à diverses reprises
d'avoir abaissé le taux de l'argent nettement au-dessous de 2 %,
au denier 80 et même pour les terres au denier 100. C'est d'autre
part le meilleur moyen pour assurer le salut du Système. S'il

1. Pour Paris le gouvernement fit enregistrer l'édit au siège présidial du Châ-


telet, en vertu de lettres patentes (Buvat, op. cit., t. I, p. 83). Le seul danger rési-
dait dans le sabotage que l'on pouvait craindre de la part du Parlement lorsqu'il
serait saisi, dans le cadre de sa compétence judiciaire, de litiges relatifs à ce sujet.
Aussi décida-t-on en conséquence de lé dessaisir en renvoyant les affaires de ce type
devant une commission royale désignée à cet effet.
2. Buvat, op. cit., t. II, p. 93.
3. Pulteney, op. cit. (C'est comme de filer son fil trop fin.)
Le second souffle 403

parvient à ramener l'intérêt de l'argent, dans l'ensemble des


autres transactions, à 1 alors il peut espérer un regain de
faveur des titres.
En corrélation avec ce plan, il semble bien que Law avait envi-
sagé de reprendre son ancien projet de racheter les charges de
justice En fait, la suppression de la vénalité des charges s'im-
posait, non pas tant comme un moyen de briser la résistance du
Parlement (résistance qui n'empêchait rien), mais comme une
mesure complémentaire de la diminution des taux d'intérêt.
Les offices payants ne sont pas seulement une structure sociale,
mais aussi une forme de prêt à intérêt (fort onéreuse). Si l'on
n'abolissait pas la vénalité, on prenait le risque de creuser une
disparité insupportable en faveur de ce mode de placement. Avec
la prime accordée aux investissements les plus vain9, comment
espérer susciter chez les Français la vocation d'échanger et de
produire vers laquelle ils n'étaient guère portés par les impulsions
de la nature et de l'Histoire?
C'était là autant d'éléments d'un plan considérable que Law
entendait compléter par une dernière pièce : la réforme de la
fiscalité.
Nous savons qu'il s'était déjà penché sur ce sujet. En ce prin-
temps 1720,. selon les témoignages concordants de Buvat et de
Pulteney, il envisageait de mettre la réforme en chantier. Il fit
prendre d'ailleurs une première mesure par un arrêt du Conseil
qui révoquait un certain nombre d'exonérations de la taille « dont
plusieurs particuliers jouissaient pour avoir acquis des charges
auxquelles ce privilège était attaché quoiqu'ils fussent les plus
riches habitants de leurs paroisses 2 ».
La communication de Pulteney nous semble mériter d'autant
plus de crédit que le mécanisme décrit est assez analogue à celui
qui était proposé par Law au Régent dans son Mémoire de juin
1719 sur le Denier royal 3 ; on y retrouve deux idées déjà pré-
conisées par lui à diverses reprises : la généralisation de l'impôt
foncier et l'abolition des privilèges fiscaux. Ainsi écrivait-il déjà
dans un texte qui date d'avril 1718 : « Le clergé et la noblesse
étant les deux premiers ordres du royaume, ils doivent chercher

1. Buvat indique que l'affaire, venue en mars, aurait été remise à une autre fois,
sur les objections de Bourbon et de Conti (Buvat, op. cit., t. II p. 63). Ce bruit est
également mentionné, le 6 mars, par le greffier Delisle. Pulteney écrit à Craggs, le
11 avril : « La délégation du Parlement a été, dit-on, très mal reçue; cela pourrait
hâter un projet que M. Law semble avoir très à cœur : de supprimer le Parlement
entièrement, en remboursant tous les emplois y afférents. »
2. Buvat, op. cit., t. II, p. 47.
3. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 38 et sq.
404 Le système et son ambiguïté
à se distinguer par leur empressement à contribuer aux charges
de l'État, plutôt que par des immunités et des exceptions . »
Le projet exposé dans la lettre de Pulteney diffère d'ailleurs des
deux formules qui avaient été élaborées par Law dans ses mémoires
successifs, le premier concluant à une taxe sur les maisons, l'autre
à un « denier » sur la valeur en capital des biens-fonds. Mais Law
ne s'était « accroché » à aucun de ces deux systèmes, et le nou-
veau qui est plus simple procède bien de la même inspiration
générale.
« J'ai entendu dire, écrit Pulteney, que la taxe foncière a été
agréée, elle doit être d'un dixième de tous les revenus (rentes)
de toutes les terres du royaume, sans distinction en faveur de la
noblesse, du clergé ou tout autre... ni même (en faveur) de pro-
vinces qui n'étaient pas encore assujetties à l'impôt, comme la
Bretagne, et qui donnaient à la place les dons gratuits. On dit
que les revenus de toutes les terres de France sont évalués par
une estimation modérée à 1 200 millions par an, mais la taxe
foncière n'a jamais produit en proportion d'un revenu si consi-
dérable. En dehors des exemptions... il y a de grands abus commis
par les collecteurs de ces taxes. Selon un compte rendu présenté
par Desmarets, Contrôleur général, au Régent peu après la mort
du Roi, il apparaît que la taille, c'est-à-dire " la taxe foncière
incluant la capitation " (sic : l'auteur veut parler du total de ces
impôts) n'a pas produit au cours des années 1709-1710 plus
de 14 000 000 alors que selon le taux actuel (envisagé) de 1/10
du total des revenus évalués à 1 200 millions, cela représenterait
120 000 000 au moins. Cette taxe fait partie des fonds attribues
à la Compagnie des Indes. »
On ne peut refuser de rendre ici un hommage à la force de pensée,
à l'étendue et à la cohérence des vues, à l'audace des projets qui
apparaissent dans ce schéma général. Le zèle réformateur de Law,
déclenché par des préoccupations d'ordre économique, le condui-
sait à préconiser des changements dont les conséquences eussent
été considérables pour la société politique, pour les mœurs, pour
la culture. Ainsi projetait-il de favoriser l'établissement des étran-
gers en France et d'établir la liberté de conscience. « Le droit
d'aubaine sera aboli, et la liberté de conscience sera accordée

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 56. L'orientation générale se trouve


déjà exprimée dans un rapport présenté le 17 juin 1717 sous la griffe du duc de
Noailles; il y a tout lieu de supposer qu'elle y avait été introduite sous l'inspira-
tion de Law lui-même ou en collaboration avec lui : « La condition serait égale
pour tous, personne n'en aurait honte, parce que ce serait le sort commun »
(Noailles, Mémoires, p. 109).
Le second souffle 405

à tous sans excepter les juifs », écrit Pulteney. Mais cette infor-
mation est donnée dans une lettre du 21 mai : le jour fatal
est venu.

Maintenant nous devons porter notre regard au-delà des appa-


rences, forcer le rideau de brume qui entoure ce lac serein. Com-
ment fonctionnent les mécanismes inverses et complémentaires, le
rachat des actions, les manipulations monétaires?
Le train fou est lancé et ne s'arrête pas.
Après celle du 26 mars, l'émission du 5 avril fut sans doute vite
résorbée.
Le 19 avril, nouvelle tranche : 438 000 000, mais cette fois, la
formule est très différente. On ne tire aucun billet de 10 000.
L'émission comporte 240 millions en billets de 1 000, 181 millions
en billets de 100, et 17 en billets de 10. Law s'est enfin rendu aux
objurgations des intendants. De surcroît la même décision ordonne
que, dans un délai de trois mois, les billets de 10 000 livres seront
tous coupés en billets de 1 000, 100 et 10 livres. C'est passer d'un
extrême à l'autre.
On comprend pourquoi cet arrêt, à la différence des autres, fut
rendu public. L'apparition d'un grand nombre de coupures de 100
et de 10 livres, dont on manquait jusque-là, aurait nécessairement
provoqué une grande surprise si elle n'avait pas été convenable-
ment annoncée. D'autre part, la rédaction fut présentée de telle
manière que le public devait croire qu'il s'agissait uniquement
de remplacer par de petites coupures une quantité analogue de
grandes, ce qui semblait confirmé par l'indication du chiffre
total de 1 200 000. C'est ce qui explique l'absence générale de
réaction 1 .
Et voici que dix jours après, un nouveau tirage devint néces-
saire... et redevint clandestin : 362 400 000 livres. Et cette fois
tout en billets de 1 000 livres : d'abord, sans doute, parce que l'on
s'est convaincu que l'usage en est plus commode, et puis comment
aurait-on pu émettre clandestinement des billets d'un type que l'on
faisait officiellement retirer de la circulation?
Law prenait cependant quelques initiatives pour tenter d'arrêter
la fuite des actionnaires. Ainsi le voit-on recourir à des procédés

1. L'arrêt précise audacieusement que le total des émissions demeure fixé à


1 200 0 0 0 0 0 0 et ordonne que les billets de 10 0 0 0 soient rapportés dans les trois
mois pour être échangés (arrêt du 26 avril, publié par Du Hautchamp, op. cit.,
t. VI, p. 73-75).
406 Le système et son ambiguïté
publicitaires dont il faut reconnaître qu'il n'avait usé jusque-là
que fort rarement; « on fit alors à la Monnaie'de Paris un essai de
la mine d'argent venue du Mississipi, laquelle avait rendu 90 marcs
de fin par quintal, ce que celles du Potose n'avaient jamais
excédé 1 ». Sans doute est-ce dans la même intention que l'on fit
connaître des lettres venues de la Martinique dont il ressortait
« que le sieur Martinet y était arrivé du voyage qu'il avait fait
heureusement à la mer du Sud avec plusieurs bâtiments chargés de
marchandises pour la valeur de 12 000 000 pour le compte de la
Compagnie des Indes 2 ».
Mais Law garde sa préférence pour la propagande raisonnée,
voire raisonneuse.
Le 18 mai il faisait publier une nouvelle lettre au Mercure :
c'est un long plaidoyer où il déploie à nouveau tous ses argu-
ments 3 . Peut-être y trouvons-nous un ton plus « travailliste » et qui
rappelle les bons passages de Money and Trade. « La partie la plus
considérable de l'État est composée des laboureurs et des ouvriers,
ou du peuple de la campagne et des villes, auquel il faut joindre
les marchands. Voilà la source de toutes les richesses d'un
royaume et ce qui soutient tous les autres ordres d'habitants et de
citoyens 4 . » C'est cependant la même plume qui souligne comme
l'un des bienfaits du Système l'enrichissement des grands sei-
gneurs 5 !
Le porte-parole de Law reconnaît les difficultés de la situation et
met l'accent sur la hausse des prix, qu'il impute à la défiance du
ublic : « Les ouvriers ont peine à s'accoutumer aux billets de
Eanque, parce qu'ils les entendent-décrier sans cesse. Et plusieurs
marchands se prévalent, pour tenir les marchandises à un prix
excessif, des préjugés désavantageux qu'ils voient répandre dans
le public... » Cependant la victoire est prochaine. L'auteur évoque
les grands projets qui assureront la prospérité générale : « La
communication des mers et des rivières, la réparation des grands
chemins, l'établissement des magasins publics. »
1. Buvat, op. cit., t. II, p. 79-80.
2. Ibid., p. 78.
3. Nous relevons dans ce texte une anomalie qui nous confirme dans l'opinion
que Law ne l'a pas écrit lui-même et qu'il n'en a pas contrôlé de près la rédaction.
L'auteur indique en effet que non seulement la Compagnie s'est chargée des dettes
du Roi (nous savons comment), mais encore qu'elle lui fait tous les ans 20 000 000
de bons. Cette allusion ne peut se rapporter qu'au trésor des cent mille actions
(20 000 0 0 0 de dividendes). Or le Roi avait renoncé à ces actions en contrepartie
du forfait prévu par l'assemblée du 22 février.
4. Œuvres complètes, t. III, p. 139.
5. Ibid., p. 140.
Le second souffle 407

Il faut rendre cette justice à Law : ce programme n'était pas


poudre aux yeux. Les caractères très actifs, même quand ils com-
mettent de lourdes erreurs, s'engagent toujours avec entrain dans
les entreprises créatrices qui sont à leur portée. Ainsi, en même
temps qu'il faisait expertiser à la Monnaie l'argent du Mississipi,
Law s'occupait d'employer six mille hommes de troupe pour répa-
rer et élargir le canal de Briare
« Le principal avantage des billets de banque est de remplir les
plus grosses parties, pendant que l'espèce d'argent remplit les
moyennes et la monnaie de cuivre, les plus petites. » Corrélative-
ment et logiquement, « le billet de banque étant convertible en
espèces, il a un double usage... ».
Et de ce fait, cette convertibilité, il parvient à l'assurer. A cette
date encore, et même trois jours après, quand sonne la date fatale
du 21 mai, le front monétaire tient parfaitement bien. Cela peut
paraître un paradoxe, si l'on considère l'énorme masse des billets
en circulation, plus de deux milliards, mais c'est ainsi 2 .

Le succès du 31 mars n 'estpas compromis à la date du 21 mai

Il faut d'ailleurs noter ici que Law a arrêté toute une série de
mesures particulières pour consolider sa politique.
Ainsi, le 19 mars, avait-il pris le soin d'interdire l'importation en
France (soit par des étrangers, soit par des Français) de matières
d'or et d'argent en provenance de l'extérieur. Cette décision pro-
voque la raillerie de Pâris-Duverney sans cependant le sur-
prendre : « Quelque bizarre, quelque pernicieuse, que paraisse
une telle défense, écrit-il, il était naturel et conséquent qu'elle par-
tît d'une main qui avait répudié ces deux métaux 3 . »
Mais Dutot donne une explication peu réfutable : « pour éviter
que nos voisins achetassent nos billets en argent faible, dans la vue
de retirer de l'argent fort, pour y gagner 4 ».
Le 28 mars, Law rendait cours aux billets de 10 livres, si absur-
dement supprimés le 2 3 février, en donnant d'ailleurs de ce revire-
ment, on ne sait trop pourquoi, un motif sans consistance 5 .

L. Buvat, op. cit., t. II, p. 79.


2. Le total des émissions est de 2 696 0 0 0 0 0 0 mais tous les billets ordonnés ne
sont pas diffusés dans le public (cf. infra, p. 461).
3. Réflexions, t. I, p. 400-401.
1. Dutot, op. cit., t. I, p. 85.
5. Il s'agit, officiellement, nous dit-on, de permettre aux petites gens de tirer
profit de la bonification prévue en faveur des billets à l'occasion du règlement des
408 Le système et son ambiguïté
Le 6 avril un arrêt déclare nulles les conventions prévoyant un
paiement en espèces sonnantes, et ordonne que nonobstant toute
clause de ce genre, tous les paiements seront faits en billets de
banque.
Le 17 avril, le Contrôleur général prit une journée de récréation :
il fit acheter deux bœufs au marché de Poissy, les fit découper, cal-
cula le juste prix et taxa les prix et les marges bénéficiaires, en
menaçant de faire venir les bouchers de la campagne si ceux de
Paris ne se montraient pas raisonnables
Le 19 avril, un arrêt statuant sur un litige particulier valide les
offres réelles faites en billets 2 . Il s'agit d'une rente viagère à rem-
bourser. Une décision semblable fut prise par arrêt du 26 avril à
l'égard du paiement d'une lettre de change émise par un étran-
ger 3 . Le fait que ces décisions individuelles aient été imprimées et
publiées montre qu'il s'agissait de convaincre le public de l'invin-
cibilité des billets. De fait, cette jurisprudence devait concourir à
l'un des effets les plus remarquables du Système dans la vie socio-
économique : la libération des débiteurs qui s'effectue notamment 4
par le rachat à bon compte des billets dépréciés.
Le 20 avril : une disposition à laquelle Law attachait une grande
importance. Il ne pourra plus être délivré de billets de banque
contre les monnaies d'argent de fabrication relativement récente :
sixième et douzième d'écus, livre d'argent et les nouveaux louis

impôts. « La plus grande partie des sujets et particulièrement ceux qui par leur
peu de fortune méritent le plus de faveurs, se trouveraient privés de l'avantage que
Sa Majesté accorde aux billets de banque sur l'espèce dans le paiement des droits
de ses fermes et impositions. » On se propose donc tout simplement de faire gagner
quelques livres à des contribuables assujettis pour des sommes inférieures à
100 livres.
1. Buvat, op. cit., t. II, p. 72.
2. Rachat d'une pension viagère par François Manfré, bourgeois de la ville de
Langres, et Jeanne Gourmery sa femme, contre Artus et sa femme, bourgeois de la
même ville.
3. Mais présentée par un commerçant français.
Il s'agit d'une lettre de change tirée par un commerçant d'Amsterdam, Robert
Neel Junior, sur Nicolas Michel Le Duc, marchand de Rouen, présentée par
Bulande, lui-même marchand à Rouen. « Le sieur Bulande, par un mépris des ordres
de S.M., fait malicieusement protester la lettre dans le dessein apparent de profi-
ter du bon change qui était alors, et a persisté à vouloir le paiement en espèces. »
Il fut obligé d'accepter les offres et condamné à payer 1 500 livres de dommages
intérêts, sans préjudice de poursuites éventuelles pour sa désobéissance (Arrêt du
26 avril. Arch. de la Monnaie).
4. Mais aussi par l'emploi des espèces apiès forte augmentation de leur valeur
nominale.
Le second souffle 409

d'argent, les « enfants décriés » avant leur naissance. En revanche,


les espèces plus anciennes seront encore reçues. Cette nouveauté
paraît surprenante. Law allait chercher de l'argent à Londres
contre de l'or et en refusait en France contre du papier. Mais on
comprend ses raisons : la Compagnie des Indes ne pouvait être
exposée à acheter des louis pour trois livres et à les revendre
ensuite pour une livre; il y avait aussi un mobile plus profond,
tenant au grand « plan » monétaire : séparer définitivement le
métal de la monnaie de papier, donner plus de sécurité au papier,
car lui seul resterait convertible1.
Un arrêt du 28 avril étend le bénéfice de la prime de 10 % au
paiement (en billets) des impositions des pays d'État, alors que
cette faveur n'avait été jusqu'alors appliquée que dans les pays
d'élection. Cette mesure paraissait logique et équitable et devait
accroître, dans une partie de la France, l'attraction des billets de
banque, mais elle souleva des difficultés qui en différèrent l'appli-
cation, en tout cas dans plusieurs provinces. En effet les impositions
erçues dans les pays d État n'étaient destinées que pour partie au
E udget général (dans cette mesure la faveur consentie ne posait
pas de problèmes), mais une autre partie était destinée aux États
eux-mêmes, qui comptaient sur ces rentrées pour faire face à
leurs propres charges et qui n'entendaient pas les voir amputer de
10 %. Cependant il était pratiquement impossible de distinguer,
dans les cotes des contribuables, ce qui devait bénéficier au Roi et
ce qui devait aller aux États. Ainsi proposa-t-on tantôt de couper
la poire en deux 2 , tantôt de reporter la mesure à l'année suivante 3 ,
compte tenu au surplus du fait que beaucoup de contribuables
avaient déjà payé! Cependant Law tint fermement sur l'applica-
tion littérale du texte. Il prévoyait d'accorder une compensation
aux États sur l'exercice ultérieur, et même de leur consentir, le cas
échéant, une avance intercalaire.
Enfin, le 18 mai, le jour même de la lettre au Mercure, un arrêt
établissait des rentes viagères sur la Compagnie des Indes pour
une annuité de 4 000 000 correspondant à 100 000 000 en capital.
C'était un bien faible débouché pour la masse des papiers émis.
Quel que fût le degré d'utilité de ces différentes mesures, elles
montrent la vigilance et la rigueur méthodique du Contrôleur géné-
ral.

1. C'est tout cela qu'exprime la seconde formule de l'arrêt, à la vérité assez


vague : « augmenter la circulation » (cf. Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 76).
2. Proposition faite par Le Bret, intendant de Provence, le 23 juin (Arch. nat.,
G7 487).
3. De Bernage, 25 juillet (G 1 781).
410 Le système et son ambiguïté
La citadelle tenait bon.
Les sources habituelles ne mentionnent aucun incident, aucune
anarchie d'ordre monétaire pendant ces sept semaines, ce qui
contraste avec la période précédente... et avec la période suivante.
Les correspondances administratives font apparaître des points
de faiblesse dans deux zones frontalières, en Alsace et surtout dans
les Flandres. Les incidences des changes avec les territoires étran-
gers limitrophes contrariaient l'effet normal des diminutions.
L'intendant de Strasbourg écrit le 6 mai : « Il n'est pas apparent
que les habitants d'Alsace qui ont encore d'anciennes espèces en
leur possession se déterminent [...] à les porter à la Monnaie puis-
qu'ils trouvent à s'en défaire à raison de 45 le louis (de 25 au
marc) (au lieu de 36 en France) et 7 1. 5 s. l'écu de 10 au marc (au
lieu de 6 1. 10 s.). Ceux qui les achètent y gagnent en les faisant
passer à Francfort et ensuite à Amsterdam, ou ils font tirer pour
leur compte de Paris [...] Lorsque le change sur la Hollande tour-
nera [...] le billonnage cessera [...] Il n'est pas possible de gar-
der les passages dans une étendue de plus de quarante lieues. »
M. d'Àngervilliers communique avec sa lettre un mémoire sur le
change qui lui a été remis secrètement par un banquier, et qui
explique la fin de l'affaire 1 .
A parité de valeur métallique, 100 écus français équivalent à
120 rixdalers. Or le rixdaler représente une prime de 140 % sur
le pair. On peut donc obtenir par l'échange des espèces équiva-
lentes (ou par le billonnage) une valeur en France de 756 livres,
au lieu de la valeur nominale de 650. Si l'on rappelle que le taux
précédent de l'écu était de 7 livres 5, soit 750 pour les 100, on
voit qu'avant le 1 e r août l'opération aurait été blanche, mais que
désormais elle comportait un profit suffisant pour rémunérer un
peu tout le monde 2 .
1. D'Angervilliers, intendant en Alsace, Strasbourg, 6 mai (G7 83).
2. Il faut bien comprendre que les dépréciations du change français, dont parle
l'intendant, affectent la livre-monnaie de compte — c'est-à-dire en fait le billet de
banque et non pas la monnaie française d'argent. L'écu d'argent garde à peu près
la même valeur partout, en France ou à l'étranger, il ne perd que la prime de risque
(très faible dans les pays frontaliers) et les frais de billonnage. C'est la livre qui
a baissé sur le marché étranger : plus exactement elle n'a pas monté après la der-
nière diminution comme cela aurait été normal. La livre, c'est-à-dire physiquement
le billet (ou par l'intermédiaire du compte). Le billet de 100 livres valait à Stras-
bourg, avant le 1 e r avril, 13 écus 1/2, il en vaut maintenant théoriquement environ
15 1/2 et aussi pratiquement, car l'intendant précise que le billet est au pair. Mais,
à Amsterdam, il ne vaut toujours que 13 1/2. Donc, avec 13 écus 1/2 (passés par la
frontière), on peut se procurer l'équivalent en rixdalers du billet de 100 livres et
apurer des comptes en France pour 15 écus 1/2, ce qui permet aux commerçants de
faire des achats ou de régler des dettes pour cette somme.
Le second souffle 411

L'intendant précise que le billet de banque se maintient au pair,


après l'avoir dépassé de quatre points à la veille de la diminution,
et il se maintiendra « tant que la monnaie fera'face aux billets ».
Cependant la situation ne tarda pas à se dégrader, puisque le
13 mai 1 , M. d'Angervilliers (qui se félicite de l'arrivée à Stras-
bourg d'une voiture d'argent) indique que « le billet de banque de
particulier à particulier perd encore 2 % » (ce qui sous-entend que
la perte a dû être plus forte). Le 16 mai, il fait allusion au surachat
des espèces d'or et des écus2.
Nous trouvons une situation analogue — mais plus tendue — dans
les Flandres, et nous n'en sommes pas surpris, puisque Lille nous
a déjà été signalé comme un pôle de défaveur pour la monnaie-
papier. Le 27 avril, l'intendant Méliand met en garde le Contrô-
leur général : les trésoriers provinciaux de l'extraordinaire des
guerres pour la Flandre, le Hainaut et l'Artois, viennent puiser des
fonds dans la monnaie de Lille et cela pourrait mal tourner 3 . Le
8 mai, en renouvelant ses doléances, il exprime la crainte de ne
plus pouvoir assurer la remise de 500 livres aux particuliers, ce
qui confirme l'indication que nous avons donnée relativement à
cette règle, et il précise enfin que les billets commencent à perdre
1 ou 2 %. Le 12 mai, un autre correspondant de Lille (peut-être le
directeur de la Compagnie dans cette ville) donne un ton alarmé,
sinon alarmiste : selon lui, aucun écu ni louis d'or n'a été apporté
en avril et le public se méfie des billets 4 . Il indique avec précision
le change et la décote des billets :

Hollande 179 en argent 186 en billets


Flandre 172 180
Paris 92 1/2 95 1/2

1. G7 83.
2. Dans cette correspondance, M. d'Angervilliers accuse réception de l'arrêt du
28 mars... portant rétablissement du cours des billets de 10 livres, ce qui prouve
que la correspondance n'allait pas toujours très vite. D'ailleurs l'intendant préfère
ne pas le publier tant que les billets ne seront pas arrivés (G 7 83).
Une lettre du 9 mai, émanant d'un certain Ham&n de Strasbourg, signale une pra-
tique assez curieuse. Les collecteurs et receveurs particuliers des impositions qui
se lèvent dans chaque bailliage d'Alsace « vendent jusqu'à 3, 4 et 5 % de profit
les deniers de leurs caisses aux porteurs de billets de banque et ils profitent encore
de 10 % sur ces billets en les remettant aux receveurs des finances, comme s'ils les
avaient reçus en paiement des impositions ». « Vu — rien à faire », daté du 15 mai
(G7 1470).
3. C'est ici que se trouve la précision citée par nous au chapitre précédent, de la
décote précédemment subie de 20 à 25 %.
4. Arch. nat., 12 mai 1720, G7 1470.
412 Le système et son ambiguïté
Le 18 mai, M. Méliand reprend la plume pour signaler que les
billets de banque commencent à perdre jusqu'à 8 %, ce qui confirme
le renseignement précédent.
En sens inverse des informations en provenance de Lille et de
Strasbourg, d'assez nombreuses correspondances émanant de
diverses autres provinces réclament des billets. Ainsi les intendants
d'Auvergne, de Bretagne, de Champagne 1 se plaignent de ce que
beaucoup de personnes ne peuvent parvenir à se procurer des
billets, notamment en raison de l'arrêt du 20 avril 2 , et nous verrons
par la correspondance de Law que cette critique était assez géné-
rale.
Pour l'ensemble des provinces, nous observons que les envois de
billets continuent jusqu'au 18 mai, par quantités importantes :
— du 1 er au 6 avril 13 800 000
— du 6 au 13 avril 24 900 000
— du 15 au 20 avril 35 000 000
— du 20 au 27 avril 30 032 000
Pour cette dernière semaine, il est à remarquer que l'envoi à
destination de Lille se limite à la somme insignifiante de 10 000,
ce qui recoupe les indications selon lesquelles les espèces ne ren-
traient pas au mois d'avril dans cette généralité. Du 29 avril au
2 mai, le chiffre descend à 15 000 000, mais un certain nombre
de généralités, dont Lille et cette fois Strasbourg, ne reçoivent
rien (même observation). Du 4 au 11 mai, le chiffre est relative-
ment faible : 10 millions, et les envois se limitent à sept destina-
tions (toujours rien pour Lille, ni pour Strasbourg). Mais entre
le 13 et le 18 mai inclusivement, nous retrouvons 25 destinations,
comprenant cette fois Lille (1 970 000) et Strasbourg (1 010 000),
et chiffrant au total 30 000 000 3 . Il est par là même établi que
l'échéance de la diminution du 30 avril avait dû se traduire par
des apports assez importants, et les provinces se re-fournissaient
avec un décalage normal, comparable à celui d'avril qui avait
atteint le montant le plus élevé pour les dates correspondantes
15-20 (35 000 000).
Au total, Law avait donc expédié, depuis le 1 er avril, 158 732 000
de billets, chiffre qui paraît faible eu égard à l'inflation clandestine
de la même période, mais fort important cependant quant aux

1. Clermont, 17 avril, G7 108-111 ; Rennes, 20-26 avril, G7 200; Paris, 14 avril,


G7 237.
2. Cet arrêt interdit de remettre des billets contre des pièces d'argent.
3. G7 1628-1629.
Le second souffle 413

rentrées de devises qu'il suppose, et quant à la diffusion des billets


dans la France provinciale. Si l'on ajoute quelque 14 000 000 pour
le mois de mai et quelque 45 000 000 reçus à Paris selon Dutot
avant le 30 mai, nous parvenons à un total de 217 000 000.
Si l'on diminue quelque peu ce chiffre pour tenir compte du fait
que tous les billets envoyés en province n'étaient pas entièrement
distribués à la date du 18 mai, on peut admettre une évaluation
approximative de 200 000 000 pour le stock d'espèces qui avait
été ainsi constitué, et cela ne parait pas négligeable.
Jamais Law ne montra plus d'assurance que dans cette période
et le fond même de ses décisions exclut l'hypothèse du bluff.
Ainsi Law oppose-t-il une fin de non-recevoir systématique à
toutes les demandes qui lui sont adressées en vue de l'ouverture
de bureaux supplémentaires de la Banque qui permettraient aux
particuliers de se procurer plus facilement des billets contre des
espèces. Il répond en substance que ceux qui veulent des billets
n'ont qu'à se débrouiller pour en acquérir, fût-ce, semble-t-il, en
payant une prime. Le propos comporte d'ailleurs une apparente
contradiction car, puisque le billet est la monnaie normale, il est
insolite de le voir soumettre aux lois d'un marché libre.
Plus significative encore nous apparaît la position du Contrô-
leur général-exposée dans une lettre adressée sous sa signature
à l'intendant du Roussillon, le 2 mai 1720 M. d'Andrezel avait
cru bien faire en faisant remettre à des particuliers soucieux
d'échanger leurs espèces d'argent, des billets de banque qu'il
avait prélevés dans la caisse de l'Extraordinaire des Guerres. Law
n'approuve pas cette initiative qui semble pourtant aller dans le
sens de toute sa stratégie! « Ce n'est pas une raison suffisante que
celle de dire que ces particuliers ne trouvent pas aisément des
billets de banque pour la valeur de leurs espèces. » Le ministre
envisage leur cas avec suspicion. S'ils ont reçu ces espèces pour
des paiements supérieurs à 100 livres, ils ne sont pas intéressants
et n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Si, par hasard, ils ont reçu
une série de paiements inférieurs à 100 livres, ils n'avaient qu'à
s'en défaire « soit en achetant des marchandises », soit même...
en se procurant des billets « par la voie du commerce » (sous-
entendu en payant au besoin une prime : « au prix que le crédit de
ces billets leur donne, dans toutes les provinces du royaume, au
grand avantage du service du Roi »).
Law ne songe même pas à se réjouir du fait que les troupes
viennent à demander des billets qu'elles préféreraient au paiement
en argent afin de se garantir des diminutions. Quel triomphe cepen-

1. G7 24.
414 Le système et son ambiguïté
dant, alors que la grande objection au Système a toujours été la
réticence des troupes (et des rentiers)!
On conçoit bien que Law se soucie d'éviter que le Roi, ayant
réabsorbé l'argent, encoure une perte du fait des diminutions. Et
cependant, peut-on oublier cjue cette désescalade des diminutions
n'a pas d'autre objet que d'inciter les particuliers à apporter les
espèces et à se rallier à la monnaie de papier?
Nous découvrons, dans cette occurrence, toute l'euphorie que
Law éprouve de son succès et aussi ce trait de sa psychologie qui
le pousse toujours (hier pour les actions, aujourd'hui pour les
billets) à récompenser les personnes qui lui ont fait confiance : il
est juste et convenable que le cours avantageux de ces billets pro-
fite aujourd'hui à ceux qui en ont, pour l'exactitude avec laquelle
ils se sont conformés aux arrêts du Conseil et que les autres
achètent ces mêmes billets « tout ce qu'ils peuvent valoir dans le
commerce ». D'un côté les élus, de l'autre les réprouvés.
Nous citerons enfin un dernier document, qui nous paraît des
plus curieux, et qui, sans doute, est le plus surprenant, car il ne
s'accorde guère à l'opinion qu'on se fait couramment, aussi bien
en ce qui concerne 1' « autoritarisme » de Law que quant à la situa-
tion tenue généralement pour critique. Il s'agit cette fois de la
boucherie. Tout le monde tient pour acquis qu'en mai 1720, on
manque de viande... parce qu'on manque d'argent, et que les bou-
chers refusent des billets que Law veut à tout prix les obliger à
recevoir. Or la réalité est différente.
Une note du 2 5 mai 1 porte aux intendants des régions d'em-
bouche des instructions superbes :
« Plusieurs marchands qui font le commerce des bestiaux ayant
fait entendre aux bouchers de Paris qu'ils cesseraient d'amener
des bestiaux aux marchés de Sceaux et de Poissy si on ne leur
assurait d'en être payés en argent, l'intention de S.A.R. est que
vous fassiez venir devant vous ceux d'entre ces marchands de
bestiaux qui se trouveront le plus à portée des lieux de votre rési-
dence pour leur dire que le prix de leurs bestiaux leur sera payé
dans ces marchés en espèces d'argent ou en billets de banque à
leur choix, y ayant des caisses établies à cet effet 2 . »
L'argent ne manque pas. Dieu merci! Et par conséquent la
viande ne manquera pas.
Telle est donc la situation bivalente du Système à la veille de la

1. Cette date est postérieure de quelques jours au grand coup du 21, mais il n'y
a aucune raison de supposer que la position prise dans cette affaire soit motivée par
la mise en œuvre de cette nouvelle expérience.
2. Brouillon signé d'initiales (Arch. nat., G7 24, n° 489).
Le second souffle 415

Pentecôte. Une inflation se montant à deux milliards sept cents


millions, non entièrement distribuée cependant, dont un milliard
et demi de billets clandestins. Et cependant, ces billets, s'ils
perdent un peu à l'étranger et dans quelques provinces frontalières,
se tiennent au pair et sont même demandés dans la plus grande
partie du pays.
Une réserve d'argent relativement importante, que l'on peut
accroître par les achats à l'étranger d'argent contrç l'or. Une
hausse des prix qui est surtout sensible pour les achats de biens-
fonds, mais limitée, pour ce qui est des biens de consommation, à
Paris, avec quelques poussées sporadiques dans les provinces,
dont les intendants viennent généralement à bout.
Sur le marché intérieur, seuls les plus petits billets pourraient
exercer une pression très vigoureuse sur les prix et créer un désé-
quilibre général.
Or il n'avait été émis, avant la date du 19 avril, que 2 300 000 bil-
lets de 10 livres, soit une valeur de 23 000 000, et il en fut émis
à cette date 1 700 000 (17 000 000). Quant aux billets de 100,
d'un maniement déjà plus difficile, le nombre total en était,
avant le 19 avril, de 1 182 000, ce qui ne faisait donc que
118 200 000 livres. Le 19 avril on en sortit pour 181 000 000.
Le total est élevé, mais ne représente qu'une faible partie de la
circulation d'ensemble.
Dans les journées qui précèdent le 21 mai, on ne signale aucune
manifestation particulière de hausse des prix.
Cet équilibre est extrêmement fragile. Mais il subsiste. Le grand
péril, c'est que l'hémorragie de billets va continuer avec l'achat
des actions par la Banque. Et cependant la situation est-elle irré-
médiable? Le courant est-il irréversible? Le Contrôleur général
pouvait rationner les achats, diminuer les cours, et comme la
Banque avait déjà ravalé beaucoup d'actions, il n'était peut-être
pas impossible de consolider celles dont les porteurs avaient montré
jusque-là le plus de patience. Nous trouvons une indication sugges-
tive dans un document qui émane d'une personne sérieuse, l'inten-
dantd'Auvergne, Boucher : « Différents particuliers de cette province
m'ont fait entendre que si les directeurs de la Banque pouvaient
distribuer certain nombre d'actions sur la Compagnie, il se trouve-
rait plusieurs personnes qui s'en accommoderaient et fourniraient
les billets de banque nécessaires pour acquérir ces actions, l'éloi-
gnement de Paris et les frais de voyage les mettant entièrement hors
d'état de les aller prendre directement à la Banque 1 . »

]. G7 108-111.
416 Le système et son ambiguïté
Là encore, nous voyons que Law se montre à la fois minutieux...
et négligent dans la gestion concrète.
Quant au marché international, les cours des changes demeurent
remarquablement stables pendant le mois d'avril et les trois pre-
mières semaines de mai. Le « désavantage » calculé par Dutot
s'est même rétréci jusqu'à — 1,93 et — 1,81 c'est-à-dire que le
change se tient presque au niveau de parité où il devrait être.
Les cours effectifs étaient montés pendant le courant du mois
d'avril de 31,50 à 33,25 (Amsterdam) et de 18 à 19,25 (Londres).
Pendant les 23 premiers jours de mai il « roule de 34 à 33,50 sur
Amsterdam et revient à 34 », et sur Londres, il « roule » de 19 3/8
à 19.
Selon le Traité chronologique des Monnaies, la Banque devait
faire face, dans les premiers jours de juin, à des échéances inter-
nationales de près de 40 000 000 : mais sa situation lui permettait
de les honorer, ce qu'elle fit en effet malgré les graves événements
survenus entre-temps.
Law n'était donc pas pris à la gorge. On peut dès lors se deman-
der pourquoi il s'engagea dans une tentative aussi risquée que celle
ui prit la forme de l'arrêt du 21 mai. Audace du joueur? Certitude
3 e son infaillibilité? Crainte que le Régent ne découvrît qu'il avait
outrepassé ses autorisations (déjà irrégulières) de fabrique de
billets? Syndrome d'impasse, désir de sortir d'une situation dont
il ne voyait pas l'issue?
Selon les criminologistes modernes, les délinquants financiers
souvent ne se sentent pas à leur aise dans l'illégalité et cèdent à
l'impulsion de commettre une imprudence qui les fera prendre.
En vérité, aucune interprétation romantique ne s'impose. L'arrêt
du 21 mai représentait sans doute un gros risque à prendre, mais
ce n'était pas une improvisation; Law avait préparé ce plan de
longue date et il en avait, précise-t-il, communiqué le projet au
Régent deux mois à l'avance. Il était habile de sa part de profiter,
pour ce coup d'audace, d'une période favorable. Sans doute a-t-il
sous-estimé les forces hostiles qu'il allait déchaîner, et il a surtout
surestimé sa propre capacité de faire face aux clameurs et de tenir
ferme. C'était un homme qui éprouvait le besoin, pour se sentir au
mieux de sa forme, d'être soutenu, applaudi, aimé.

1. Ms. Douai, p. 409.


XXXIII

Les bandouliers du Mississippi

L'idée d'envoyer aux colonies des personnes reconnues comme


indésirables en France n'est pas liée à l'apparition du Système;
elle est même antérieure à la création de la Compagnie d'Occident.
Ce n'est donc pas une initiative de Law, et lui-même n'y attachera
jamais son intérêt. Nous savons d'ailleurs qu'il n'est point pas-
sionné pour la colonisation. Alors que la déportation répond à une
double fin, assainir la métropole, peupler la colonie, c'est la pre-
mière qui l'emporte nettement dans l'esprit des personnages qui la
réclament. Ce sont les notables des villes qui veulent les nettoyer
de la pègre, ce sont les gestionnaires des hôpitaux qui veulent les
délester de ces bouches inutiles, ce sont les juges de La Rochelle,
ce sont les administrateurs de Bicêtre, qui présentent les premières
requêtes. On recourut même à cette procédure pour se débarrasser
de personnes encombrantes 1 .

1. C'est dès cette première période et avant le texte que nous évoquerons ci-après,
que se place l'enlèvement du rôtisseur Quoniam, que plusieurs auteurs attribuent aux
bandouliers en en donnant les récits les plus rocambolesques. Balleroy signale
l'affaire dès le 27 octobre 1717 : « Il n'y a point de nouvelles que celle d'un rôtis-
seur appelé M. Quoniam. Le pauvre homme avait pour son malheur épousé une très
jolie femme : quelqu'un en grand crédit en est devenu amoureux; on ne sait pas qui
c'est; mais le fait est que, le mari étant un obstacle au commerce qu'on voulait
avoir avec sa femme, on a engagé sa femme à proposer au mari de prendre un
carrosse un jour de fête pour aller voir leur enfant qui était en nourrice à deux lieues
de Paris, et qu'à moitié chemin il s'est trouvé des gens qui ont enlevé le mari et ont
laissé la femme revenir à Paris. Elle a voulu continuer son commerce : mais tous les
voisins l'ont poursuivie par toutes les pierres, boue et toute sorte d'ordures dont ils
ont rempli la boutique, tout le monde étant persuadé qu'elle a part à l'enlèvement de
son mari, qui est, dit-on, un bon homme et des mieux apparentés dans la rôtisse-
rie » (Correspondance, op. cit., t. I, p. 217). Selon le Journal de Narbonne,
418 Le système et son ambiguïté
Une première ordonnance de novembre 1718 prescrit l'arresta-
tion et le recensement des vagabonds et gens sans aveu. Les sujets
« en bon état physique » seront envoyés aux colonies. De nouveaux
textes interviennent en 1719 pour renforcer ou étendre le premier.
C'est une cohue assez bicarrée que l'on rassemble ainsi dans les
« chaînes » : « gueux ordinaires et séditieux », voleurs de profes-
sion, scélérats débauchés et même des « sodomistes ». Une partie
du public accueille avec faveur cette réglementation et tente d'en
tirer profit pour résoudre des épreuves domestiques. Les familles
honorables trouvent là un bon moyen de se délivrer du souci que
leur causent leurs « moutons 'noirs ». D'innombrables placets,
émanant de tous les milieux sociaux, parviennent au lieutenant
général de police qui annote les dossiers; « un fort mauvais sujet! »
« Un vrai sujet pour la Louisiane. » « Tout sujet taré, conclut Mar-
cel Giraud, est désormais jugé digne du Mississippi '. »
La Louisiane acquit dé ce fait une mauvaise réputation dans le
monde entier et la garda longtemps.
On observe une grande variété dans ces affaires, beaucoup
d'arbitraire dans leur règlement et çà et là des manœuvres sor-
dides inspirées par le lucre. A tout prendre il ne partait pas grand
monde et par suite de toutes sortes d'accidents il en arrivait moins
encore 2 .
C'est surtout la déportation des femmes qui parle aux esprits
romanesques à travers les récits de l'abbé Prévost. Il n'y eut cepen-
dant, pour la même annéel719, que 134 émules de Manon (dont 4
d'ailleurs portaient ce surnom, plus une dame Lescaut) mais c'est
moins qu'on ne le penserait d'après les notations de Buvat. C'était

M me Quoniam aurait été la maîtresse de Coche, valet de chambre du duc d'Or-


léans, et celui-ci aurait obtenu une lettre de cachet contre le mari... en 1720, ce qui
est en contradiction avec la Correspondance de la marquise de Balleroy (Journal
de Narbonne, p. 411). Selon un rapport de police bien postérieur, M me Quo-
niam aurait présenté sa fille au Régent, qui s'y serait intéressé, et aurait éloigné
Quoniam, non pas en tant que mari mais en tant que père (Arsenal, 10 243).
Cependant, selon Narbonne, cette fille n'aurait eu que treize ans en 1726...
et c'est au comte de Clermont qu'elle aurait été offerte... Nous proposons cette
petite énigme aux amateurs d'histoire anecdotique. La version la plus pittoresque,
mais dont la fausseté est certaine, est celle présentée par M. Hyde, qui fait de Quo-
niam un boucher, lequel aurait surpris sa femme en galante compagnie. Les amants
auraient alors fait prendre le mari pour un voleur, en désignant le couteau de bou-
cher qui pendait à sa ceinture comme preuve de ses mauvaises intentions, et les
bandouliers, qui passaient par là, l'auraient embarqué pour le Mississippi en pas-
sant par le Châtelet! (op. cit., p. 137-138).
1. Marcel Giraud, Histoire de la Louisiane française, t. III, chap. vi.
2. Marcel Giraud, op. cit., p. 260, n. 3.
Les bandouliers du Mississippi 419

un ramassis de voleuses, de prostituées, de prostituées-voleuses,


quelques criminelles aussi dans le lot et de pauvres filles « mau-
vaises, dénoncées comme libertines par leurs parents ».
La Compagnie n'était pas enchantée de ce recrutement : « Les
filles débauchées qu'on avait transportées à Mississippi [...] y
avaient causé beaucoup de désordres par leur libertinage et par les
maladies vénériennes qu'elles y avaient communiquées, ce qui
avait aussi causé beaucoup de préjudice au commerce 1 . »
Aussi essaya-t-on de prélever, toujours parmi les pensionnaires
des établissements hospitaliers, des troupes plus fraîches, des
orphelins, des enfants trouvés des deux sexes. Selon Buvat, la
décision de principe aurait été prise en mai et par la suite Law se
serait, à cet effet, rendu personnellement à la Salpêtrière, pour
demander des filles « non de mauvaise vie avec un pareil nombre
de garçons » qu'il se proposait d'allécher par la promesse d'une
dot .
Le 8 octobre 1719, Buvat signale le départ d'un convoi qui
semble composé de volontaires, mais non pas précisément d'ingé-
nues : « On fit partir trente charrettes remplies de demoiselles de
moyenne vertu, qui avaient toutes la tête ornée de fontanges de
rubans de couleur jonquille, et un pareil nombre de garçons qui
avaient des cocardes de pareille couleur à leurs chapeaux et qui
allaient à pied. Les donzelles en traversant Paris chantaient
comme des gens sans souci et appelaient par leur nom ceux qu'elles
remarquaient pour avoir eu commerce ensemble, sans épargner
les petits-collets, en les invitant de les accompagner dans leur
voyage au Mississippi3. »
Le projet édifiant de Law ne fut probablement réalisé qu'à une
date plus tardive. C'est en effet non point à cette époque, comme
l'indiquent certains historiens, mais en juillet 1720, que se place
l'épisode dit des Filles de la Cassette; c'étaient des gamines sélec-
tionnées à la Salpêtrière et auxquelles on fit don d'un trousseau :
un lit garni, quatre draps et autres ustensiles de ménage 4 .
Elles n'atteignirent la Louisiane qu'en janvier 1721, non sans
mécomptes.
Buvat mentionne également un départ en mars 1720, dans le plus
pur style de l'abbé Prévost. Cette fois, les filles sont toujours en
charrette, les garçons à pied mais enchaînés, et le cortège est suivi
1. Buvat, op. cit., t. I, p. 387.
2. Buvat signale, au mois d'avril, l'expédition d'un convoi comprenant des filles
en charrette et des garçons à pied v escortés de 32 archers. Ce détail induit à penser
qu'il ne s'agissait pas d'un départ volontaire (Ibid., t. I, p. 422-494).
3. Ibid., p. 441.
4. Ibid., t. II, p. 93.
420 Le système et son ambiguïté
de huit carrosses remplis de jeunes gens bien vêtus dont quelques-
uns étaient galonnés d'or et d'argent, « et tous étaient escortés par
une trentaine d'archers bien armés 1 ».
Dès la fin de 1719, selon l'intéressante constatation de Marcel
Giraud, on observe un revirement de l'opinion publique à l'égard
de l'émigration forcée. Les familles se font désormais scrupule de
recourir à ce mode d'éducation autoritaire et le nombre de placets
diminue sensiblement2. On peut en déduire que le prestige de la
colonie n'était pas très haut dans les esprits, malgré le boom des
actions, ce qui confirme notre impression sur le faible rôle que
jouèrent dans les fièvres de la spéculation les mirages de l'exo-
tisme américain.
Or c'est aussi à la même époque que les autorités renforcent
leurs instructions sur la répression du vagabondage et corrélati-
vement sur le recrutement colonial forcé. Marcel Giraud attribue
à l'influence de Law des consignes données dans ce sens, en
novembre 1719, par le garde des Sceaux aux intendants. Cette
interprétation nous semble erronée. Le garde des Sceaux, d'Ar-
genson, était fort capable d'agir, dans ce domaine où sa compé-
tence n'était pas discutée, selon des vues qui lui étaient propres
et qui s'accordaient à son caractère répressif. Le texte fait allu-
sion à la « disette d'ouvriers et de gens de journée » qui contribuait
à rendre inculte une partie considérable des meilleures terres. Or,
Law était persuadé que sa politique avait déjà atteint l'un de ses
objectifs qui était la remise en culture de toutes les friches, et il
croyait dur comme fer, en tout cas, que ce résultat, comme l'en-
semble de la prospérité économique, serait obtenu automatique-
ment par la baisse du taux de l'intérêt. Au demeurant l'exposé du
garde des Sceaux est affecté d'un vice apparent de contradiction
qui n'est guère dans la manière de Law. Comment en effet donne-
rait-on des bras à l'agriculture française en envoyant la main-
d'œuvre (fût-elle oisive) au-delà de l'océan?
Visiblement d'Argenson se préoccupe davantage de maintenir
l'ordre dans le royaume que de foncier des établissements loin-

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 40.


2. On en signale cependant des exemples, ainsi celui de la nièce d'un sieur de
Châteauroux : « J'ai l'honneur de vous envoyer une lettre que j'ai reçue du sieur de
Châteauroux, gentilhomme établi à Épernon, par laquelle il demande que l'on
envoie sa nièce à la Louisiane, attendu le désordre dans lequel elle est tombée par
l'attachement qu'elle a pris pour un jeune homme de la même ville qui n'a ni la nais-
sance ni le bien convenable pour qu'il puisse consentir à leur mariage... » Curieuse
manière, à la vérité, de ramener cette fille noble à son devoir et à son rang (5 jan-
vier. Archives de la Guerre).
Les bandouliers du Mississippi 421

tains. Le Mississippi n'est pour lui qu'un exutoire. Il est peu pro-
bable qu'il ait cherché, par son zèle, à nuire délibérément à Law
mais nous savons qu'il n'était pas dans son intention de lui
complaire. En février 1720, il renforça son dispositif en créant de
nouveaux cadres de police, des inspecteurs généraux et un person-
nel de lieutenants et de brigadiers, munis d'instructions draco-
niennes. On ordonnait un recensement complet, indiquant les occu-
pations de chacun et dénombrant les mendiants. « Si parmi ces
mendiants, il s'en trouve quelques-uns qui soient encore en état de
travailler, on les y obligera. » Les brigadiers devaient eux-mêmes
interroger les mendiants qu'ils rencontraient, « les obliger à
retourner à leur lieu de naissance pour s'y mettre au travail s'ils
sont en état de le faire. Sinon ils seront arrêtés pour être envoyés
à la Louisiane ou à d'autres colonies de la Nouvelle France en
Amérique afin qu'il n'y ait plus de vagabonds ni de fainéants de
profession ».
Il saute aux yeux que Law ne peut avoir aucune part dans ce
code impitoyable; on aperçoit clairement que dans la pensée de
l'auteur, ne sont destinés au Mississippi que les individus indési-
rables en France, c'est-à-dire, comme il s'agit par hypothèse
d'hommes valides, les tire-au-flanc incorrigibles, les réfractaires
sociaux : belles recrues en vérité! Tout cela sent à une lieue l'esprit
inquisiteur et perquisiteur de Radhamante, dont nous savons
d'autre part qu'il devenait de plus en plus fielleux et excentrique,
maniaque surmené et désaxé, acharné en pleine nuit à raffiner la
besogne policière où il se voyait désormais confiné, trouvant sans
doute quelque amère revanche à faire sentir plus durement son
autorité dans les domaines qui en dépendaient encore et à l'égard
des personnes qui n'étaient pas en état de s'y soustraire. Dessaisi
de ses fonctions de finances, incertain de garder les sceaux, peu
risé des parlementaires, il lui reste de régenter avec dureté et
E izarrerie le petit monde de la flicaille et de la racaille.
C'est ainsi qu'il en vint à son coup d'éclat, la création d'une force
de police particulière, qui, sous la dénomination, nullement offi-
cielle, de bandouliers du Mississippi, acquit par ses exactions une
fâcheuse célébrité. Law a affirmé par la suite qu'il n'avait rien à
voir avec cette affaire et même qu'elle avait été ourdie pour lui
nuire car elle ne pouvait manquer d'exciter contre lui la haine du
peuple. Law est certainement véridique; nous savons que s'il lui
arrive d'être réticent, il n'est jamais menteur. Ses déclarations
plaident d'ailleurs en sa faveur par leur imprécision elle-même. Il
ne fait aucune allusion précise à l'activité particulière de cette
compagnie d'archers et c'est très probablement parce qu'il en
ignorait l'existence. Il n'a pas examiné le détail, il a su, en gros,
422 Le système et son ambiguïté
que des abus étaient commis dans l'exécution des règlements
concernant le vagabondage. -
Et cette semi-ignorance n'est pas surprenante. Car d'Argenson,
soit parce qu'il cherchait vraiment, par cette manœuvre, à porter
préjudice au Contrôleur général, soit, plus vraisemblablement,
afin d'éviter des discussions et des objections, a procédé, dans cette
affaire, d'une manière fort oblique. Il existe, en effet, une première
ordonnance, laquelle porte une date précise, celle du 10 mars;
cette ordonnance rappelle les règles en vigueur sur le vagabon-
dage et la déportation et ne fait pas mention d'une nouvelle police,
de sorte que si l'on en prenait connaissance, l'attention ne pouvait
se porter sur ce point particulier. Il existe d'autre part une
seconde ordonnance datée elle du 3 mai (trompettée le 4) et dans
laquelle on trouve cette fois une allusion à ce corps spécial, en des
termes qui laissent entendre que sa constitution avait suivi la pre-
mière ordonnance. « Sa Majesté étant informée que les archers
qui ont été commis pour l'exécution de ladite ordonnance (du
10 mars) pourraient abuser de leur autorité, et que même sous ce
prétexte plusieurs particuliers attroupés tumultuairement ont
troublé lesdits archers dans l'exécution des ordres de Sa Majesté,
à quoi étant nécessaire de pourvoir et d'empêcher l'un et l'autre
désordre 1 », etc.
C'est entre ces deux dates que se placent les exactions des
archers et les troubles populaires qui s'ensuivirent. Buvat évoque
d'ailleurs ces incidents à propos de la nouvelle ordonnance, qui
était destinée à en prévenir le renouvellement.
« (Les archers) avaient déjà enlevé, précise-t-il, plusieurs per-
sonnes des deux sexes qui n'étaient pas de leur compétence (sic) et
entre autres le fils du sieur Capet, riche marchand épicier, demeu-
rant rue et proche de Saint-Honoré, la demoiselle Boule, fille d'un
lieutenant du guet 2 . »
« On assurait, note plus loin le chroniqueur, qu'en moins de huit
jours ils avaient enlevé plus de cinq mille personnes (sic) des deux
sexes : vagabonds, gens sans aveu, libertins et libertines et autres
qui n'avaient jamais fait profession de mendier, comme artisans et
manœuvres, et même une centaine de filles nouvellement venues à
Paris pour se mettre en condition chez des bourgeois, qui cou-
chaient le soir à l'hôpital des Filles de Sainte-Catherine de la rue
Saint-Denis3!... »
Ces méfaits furent évoqués au Parlement dès le 29 avril.

1. Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 80.


2. Buvat, op. cit., t. II, p. 77-78.
3. Ibid., t. II, p. 87.
Les bandouliers du Mississippi 423

« Plusieurs de Messieurs se sont plaints que depuis quelques


jours un grand nombre d'archers dispersés dans tous les quartiers
de cette ville, sous prétexte des ordres qu'ils ont de prendre les
vagabonds et gens sans aveu, prennent toute personne sans dis-
tinction, ce qui est contre toutes les Loix et la liberté publique. Ils
croyaient que la Cour devait y pourvoir. M. de Saint-Martin a dit que
son laquais avait été pris ainsi que plusieurs autres. D'autres que
l'on avait pris hier le fils de Pincemaille, beuvetier du parquet 1 . »
Ces arrestations entraînèrent de vives réactions populaires :
« La populace et les gens de boutique s'étaient plusieurs fois soule-
vés contre la mauvaise foi de ces archers, dont plus de vingt avaient
été tués et un plus grand nombre dangereusement blessés et portés
à l'Hôtel-Dieu. »
La plus grave de ces échauffourées se produisit le 29 avril. Le
chevalier de Balleroy en donne un récit moins exagéré que celui de
Buvat « Le peuple... s'attroupa hier matin, et il y eut une espèce de
bataille où huit tombèrent tant morts que blessés... Il y eut encore
bien quelques tapes de données, tout cela n'est pas grand-chose,
mais on en a fait des contes admirables 2. » Même son de cloche
chez un autre correspondant de la marquise, Caumartin de Boissy :
« Cela a fait un mouvement terrible dans le peuple, qui les
assomme dru comme mouches avec bâtons ferrés et couperets de
boucherie3. » On cite le cas d'un archer qui, blessé, s'étant réfugié
à l'Hôtel-Dieu, aurait été massacré par les malades 4 .
Selon les Mémoires de la Régence qui, quoique publiés à une
date plus tardive, donnent le récit le plus détaillé et le plus vrai-
semblable de cette affaire, les archers étaient au nombre de 81. Ils
recevaient une paye de 45 livres par mois. Ils étaient recrutés
parmi les anciens militaires ayant servi cinq ans dans la troupe.
Ils étaient vêtus d'habits bourgeois et portaient seulement une
bandoulière semée de lys.
« Dès les premiers jours qu'ils entrèrent en fonction, on assure
qu'il était sorti de Paris vingt à trente mille pauvres et fainéants,
qui s'étaient retirés dans les provinces, sans compter plus de
900 personnes des deux sexes qu'ils avaient prises. Mais ils se las-
sèrent bientôt de faire leur devoir. Comme on leur donnait une pis-
tole pour chaque personne qu'ils menaient au Châtelet, ils arrê-
taient toutes sortes de gens et, bourgeois, apprentis, ouvriers, tout
était bon parce qu'ils y gagnaient. Enfin le 29 avril plusieurs de

1. Recueil du greffier Delisle.


2. 1 er mai. Correspondance de la marquise de Balleroy, t. II. p. 160.
3. Ibid., t. II, p. 159.
1. Recueil du greffier Delisle.
424 Le système et son ambiguïté
ces gardes ayant arrêté (des personnes) que des bourgeois récla-
mèrent, il arriva du tumulte dans le faubourg Saint-Antoine. Neuf
ou dix archers furent blessés et les suites auraient pu être funestes
si la sédition s'était communiquée dans la ville. » Mais par un heu-
reux hasard, le maréchal de Villeroy se trouva dans le faubourg et
apaisa le peuple par sa présence et par ses promesses. Quant aux
bourgeois arrêtés, ils furent, dit l'auteur, pardonnés. On découvrit
en effet que « parmi les gardes blessés qui avaient été conduits à
la Charité pour être pansés, il y en avait quelques-uns qui avaient
déjà eu la fleur de lys 1 , pour l'amour de qui par conséquent il
aurait été criant de punir d'honnêtes gens ».
Il y eut aussi des exactions en province bien que le corps des
bandouliers fût limité à Paris. On connaît notamment celles qui se
produisirent dans la ville d'Orléans, parce qu'un historien améri-
cain a eu la curiosité de faire une étude sur le recrutement dans le
« vieil Orléans » pour « le Nouvel Orléans ». Là exerçait une bande
« sans commission du roi ni mandement de justice », qui s'emparait
de personnes de tous âges et de tous sexes, par des procédés
déloyaux, notamment « après les avoir enivrées » ou leur avoir
fait des promesses absurdes 2.
Ce sont les enlèvements qui attirèrent l'attention du public sur
les conditions abominables dans lesquelles vivaient, en attendant
leur embarquement, les malheureux transportés. Saint-Simon lui-
même, qui ne témoigne pas en général d'un grand intérêt pour les
épreuves des gens obscurs, fait allusion à cet aspect du problème,
ce qui montre quelle était l'échelle des scandales : « On n'avait pas
eu le moindre soin de pourvoir à la subsistance de tant de malheu-
reux (...), on les enfermait des nuits dans des granges sans leur don-
ner à manger et dans les fossés des lieux où il s'en trouvait, d'où
ils ne pussent sortir; ils faisaient des cris qui excitaient la pitié
et l'indignation, mais, les aumônes n'y pouvant suffire, moins encore
le peu que les conducteurs leur donnaient, [cela] en fit mourir par-
tout un nombre effroyable 3 . » Ces faits cependant n'étaient point

1. C'est-à-dire qu'ils avaient été «marqués» (repris de justice).


2. Dorothy Mackay Quynn, « Recruiting in old Orléans for New Orléans », Ame-
rican Historical Revietv, juillet 1941, p. 832-836.
D'après les archives du Loiret, ms. 1979, les meneurs de cette équipe, Lecompte
et Leclerc, qui avaient reçu les sobriquets de La Bouillie et le Turc, furent d'ailleurs
condamnés au pilori, mais, sur appel, leur peine fut commuée en un simple bannis-
sement... à Orléans. Il n'est pas douteux qu'ils agissaient pour le compte de la
Compagnie, mais c'est à tort que Dorothy Mackay Quynn les qualifie de « bandou-
liers » bien que ces épisodes se situent au mois de mai 1720.
3. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 570.
Les bandouliers du Mississippi 425

nouveaux, ni liés aux décisions et aux méthodes de mars 1720.


Ainsi, exactement un an auparavant, des malheureuses venant de
la Salpêtrière, en transit à Rochefort se trouvaient « dépourvues
de leur argent et de leurs hardes, retenues à Paris, n'ayant pu
changer de linge depuis leur départ de Paris et se trouvant mena-
cées par la vermine, et l'adjudicataire des prisons n'étant pas
payé, refusait de les nourrir. Le procureur du roi leur fit attribuer
sur ses ressources personnelles, outre le pain, une ration quoti-
dienne de 5 à 6 onces de légumes avec une sardine ou un hareng et
une demi-once de fromage ». Elles formèrent le premier convoi
envoyé au Mississippi Plus tard, les Allemands recrutés par Law,
quoique émigrants volontaires, subirent, avant leur départ, des
conditions d'existence qui entraînèrent une mortalité élevée.
En application de l'ordonnance du 3 mai les archers, qui
jusque-là ne portaient que des bandoulières à fleur de lys (d'où
leur surnom de bandouliers), furent dotés également d'uniformes :
habit bleu, chapeau brodé d'argent 2 , organisés en brigades com-
mandées par des exempts, payés de huit jours en huit jours, et des
dispositions furent prises pour éviter les arrestations arbitraires :
les mendiants arrêtés devaient être conduits directement en pri-
son et non dans les entrepôts, les personnes arrêtées devaient être
rendues aux maîtres de métiers, si ceux-ci les réclamaient. Ce
nouveau régime n'eut guère le temps ni la possibilité de faire ses
preuves. Dès que Law fut informé des abus dont on lui faisait por-
ter l'opprobre, il fit rendre un nouvel arrêt, en date du 9 mai 3 — sur
représentation de la Compagnie des Indes — qui interdisait préci-
sément d'envoyer au Mississippi les vagabonds et gens sans aveu,
fraudeurs et criminels.
Dès lors l'activité des archers n'avait plus guère de sens et elle
cessait d'être stimulée par la Compagnie 4 .
En tout cas il semble que l'institution ne survécut pas à une
ordonnance du 15 juin qui suspendit celle du 10 mars 5 .
Saint-Simon en fit l'épitaphe dans les termes suivants : « Il
s'en était embarqué quelques troupes qui ne furent guère mieux
traitées dans la traversée. Ce qui ne l'était pas encore fut lâché,

1. Marcel Giraud, op. cit., t. III, p. 263.


2. Buvat, op. cit., t. II, p. 87.
3. Il indique par erreur la date du 16.
I. Caumartin de Boissy signale encore le 13 mai l'arrestation, survenue le 12,
d'un palefrenier « qui venait d'entrer à son service et ne portait pas encore sa livrée ».
On le laissa aller après lui avoir pris les 15 livres qu'il avait, a II est encore si étourdi
du bâton qu'il ne peut rien dire » (Correspondance de la marquise de Balle-
roy-, op. cit., t. II, p. 1 60).
fi. Giraud, op. cit., t. III, p. 271.
426 Le système et son ambiguïté
et devint ce qu'il put, et on cessa d'enlever personne. Law, regardé
comme l'auteur de ces enlèvements, devint fort odieux et M. le duc
d'Orléans eut à se repentir de s'y être laissé entraîner1. »
Law a rejeté toute part de responsabilité, non seulement dans
l'affaire des bandouliers, mais dans l'envoi aux colonies de « gens
sans aveu ». Ce genre de procédés n'est nullement dans son style.
Il était d'ailleurs trop avisé pour vouloir peupler « sa » colonie
avec des gredins, à plus forte raison pour prendre le risque de
soulever le peuple en kidnappant des artisans et des bonnes. Il
voyait les choses tout autrement et nous en avons la preuve, puisque
dès le début de sa gestion, il avait entrepris de recruter des colons
en Allemagne et ce projet était en cours d'exécution à l'époque
même où d'Argenson prit sa malencontreuse initiative. Les pre-
miers émigrants arrivèrent en effet dès le mois de mai et en juillet
ils étaient près de Lorient au nombre de 4 000 environ. « Pour
ménager les peuples du Royaume, je fis venir à mes frais des
laboureurs et des artisans d'Allemagne. Je les fis traverser la
France à mes dépens 2 . »
L'idée de faire venir des travailleurs étrangers, afin de ne pas
priver la France de main-d'œuvre, est tout à fait conforme à la
politique économique de Law.
Il ne faut cependant pas accepter sans réserve la parade qu'il
fait de son désintéressement dans cette affaire. S'il pensait à se
charger du transfert et de l'entretien de ces colons, c'est parce
qu'il les envoyait, non pas n'importe où en Lquisiane, mais sur la
terre de la concession inscrite à son propre nom. Sans doute
avait-il retenu cette concession dans un esprit de propagande
afin de donner un exemple, qui fut d'ailleurs suivi par les plus
hauts personnages, et peut-être ne cherchait-il pas à en tirer un
grand profit personnel. Il n'en reste pas moins que la concession
était à lui. Dès lors on comprend assez bien que la Compagnie des
Indes qui assurait leur entretien à Lorient, en attendant les
navires « qui n'étaient pas prêts » l'ait débité de ces dépenses :
c'est cet article de son compte qu'il conteste dans le document que
nous citons.
Si Law est certainement étranger à l'affaire des bandouliers, et
même à l'ordonnance du 10 mars ainsi qu'aux instructions qui
l'avaient précédée, il faut cependant noter qu'un certain nombre de
représentants de la Compagnie, et jusqu'au plus haut niveau,
en étaient parfaitement informes et apportèrent leur collabora-

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 570.


2. Œuvres complètes, t. III, p. 263. Il convient aussi de noter qu'il existait un
recrutement volontaire parmi les Français.
Les bandouliers du Mississippi 427

tion à cette détestable entreprise. Il n'a pas été démenti que


la Compagnie payait les primes des bandouliers et certains de
ses agents, notamment le dénommé Delaporte, encourageaient les
pires abus.
Nous pouvons donc renvoyer dos à dos Law et d'Argenson, car
rien n'indique que le garde des Sceaux ait monté toute cette opé-
ration par pure méchanceté. Il ne donnait pas les pistoles de sa
poche. Il n'assurait pas les transits et les embarquements, ima-
gine-t-on qu'il ait incité lui-même ses misérables archers à s'em-
parer du fils Capet, de la fille Boule et du fils Pincemaille?
L'affaire des bandouliers n'est pas due à la faute personnelle
d'un homme. Elle est un fruit vénéneux du Système. Sans le climat
général d'immoralité et d'extravagance que le Système avait créé,
elle n'aurait pas eu lieu ou elle n'aurait pas eu le même caractère.
Nous retrouvons l'analyse que nous avons esquissée à propos du
meurtre du cabaret de l'Épée de Bois. Le comte de Horn aurait
peut-être été un assassin dans d'autres circonstances et peut-être,
en dehors de toute inflation, un lieutenant de police aurait-il fait
des rafles sans discernement. Il y a en tout cela une part due au
hasard ou à d'autres mécanismes que ceux que le Système mettait
en œuvre. Mais sous ces figures variables, il était dans la fatalité
du Système de donner, sur sa route, à ces fleurs du mal une crois-
sance vertigineuse. Quand la peste éclatera bientôt à Marseille,
on ne manquera pas de parler d'un second Mississippi.
CYCLE DE L'INFLATION CLANDESTINE

XXXII

Le sacrifice de Pygmalion

» Avoir toujours raison, c'est un grand


tort. »
Turgot.

Puisque Law se refusait à décrocher l'action des billets et, puis-


qu'il n'était décidément pas possible d'allonger encore les émis-
sions, il lui parut logique de réduire de moitié la valeur des actions
et des billets, ce qui, après tout, ne faisait que traduire, à l'égard
de ces valeurs de papier, la diminution qu il avait imposée à la
monnaie métallique.
Le préambule de l'arrêt du 21 mai est rédigé avec soin et avec
adresse. On y reprend le leitmotiv de la situation catastrophique
qui existait avant le Système et dont le facteur pernicieux était le
taux élevé de l'intérêt.
« Le haut prix de l'argent avait porté plus de préjudice au
royaume que toutes les dépenses (de guerre). » « Toutes les classes
en souffraient. Les propriétaires ne retiraient rien de leurs terres
car les frais et les impôts absorbaient le prix insuffisant des pro-
duits agricoles. Dès lors la noblesse [un coup de chapeau] obligée
de servir le Roi devait les vendre à bas prix. Ceux qui ne vendaient
pas étaient saisis. La grâce du Roi était la seule ressource [autre-
ment dit : vous étiez réduits à vivre d'aumônes]. »
Les officiers, les pensionnés? On ne pouvait pas les payer.
Les manufactures, le commerce, la navigation? Zéro.
Les commerçants? La banqueroute.
L'ouvrier? Réduit à trouver du travail à l'étranger.
« Tel était l'état où le Roi, la noblesse, les négociants et le
peuple étaient réduits, pendant que le prêteur d'argent vivait seul
dans l'abondance. »
Heureusement, par l'effet du Système, tout cela a bien changé.
Le sacrifice de Pygmalion 429

La noblesse a payé ses dettes grâce à l'augmentation du prix des


terres. Le commerce, l'industrie et la navigation sont rétablis.
Alors de quoi se plaint-on? Comment un système aussi bienfaisant
peut-il exiger des mesures aussi surprenantes que celles qui vont
être annoncées?
Toute la faute est imputable à de mauvais esprits. « Il s'est
trouvé des personnes assez mal intentionnées pour former le des-
sein de les détruire (ces avantages). » Ici apparaît une phrase qui
peut prêter à ambiguïté, surtout quand elle est citée incomplète-
ment : « Ces personnes mal intentionnées obligèrent S.M. de don-
ner l'arrêt de son Conseil le 5 mars pour soutenir par l'affaiblisse-
ment des monnaies le crédit de ces établissements. »
Dutot a reproduit ce texte en omettant la dernière proposition
et il en a tiré, sans doute de bonne foi, une conclusion erronée. Les
ennemis de Law auraient obligé le Régent (directement, et non
point à travers des situations créées par leurs manœuvres) à
prendre l'arrêt du 5 mars. « Il résulte bien clairement des expres-
sions de S. M. ci-dessus rapportées, que ce furent les ennemis du
Système qui conseillèrent l'achat des actions ou l'arrêt du 5 mars...
Peut-être que M. Law fut obligé de céder à la force 1 ... »
Tout cela n'est que délire d'interprétation, et nous y trouvons
une nouvelle preuve de la faible compréhension qu'avait Dutot
des opérations de Law, dont il prend la défense à contre-pied.
Forbonnais a justement relevé que la fin de la phrase (caviardée
dans la citation) en donnait une explication tout à fait différente 2 .
De surcroît, il existe une minute de l'arrêt, écrite de la main de
Law, et dont la rédaction, sur ce point, est tout à fait explicite :
« Malgré les avantages que ces établissements ont produit, les
pratiques des personnes mal intentionnées, qui avaient formé le
dessein de les détruire, obligèrent S.M. de donner l'arrêt 3 . »
Pourquoi la précision « les pratiques » a-t-elle disparu du texte
définitif? Probablement ne faut-il voir à cela aucune intention
particulière.
La maladresse de la rédaction fait apparaître tout simplement
l'embarras des rédacteurs; embarras qui devient sensible dans la
suite des paragraphes, et notamment dans la justification de l'ar-
rêt du 11 mars, « qui ordonne la réduction du prix des espèces »,
que l'on venait d'augmenter. Ces réductions, lisons-nous encore,
vont entraîner une diminution de tous les prix, denrées, biens

1. Dutot, op. cit., t. I, p. 89.


2. Forbonnais, op. cit., t. II, p. 612.
3. Projet écrit de la main de Law pour la réduction des billets (Arch. nat.,
C 1629).
430 Le système et son ambiguïté
meubles, terres et immeubles. En conséquence, S.M. a jugé que
« l'intérêt général de ses sujets demandait qu'on diminuât de prix
les actions et la valeur numéraire des billets, pour les mettre en
proportion avec les espèces et les autres biens ». L'objectif est
ainsi défini : empêcher que la plus forte valeur des espèces ne dimi-
nue le crédit public (mais alors pourquoi ne pas réaugmenter les
espèces?), donner aux créanciers privilégiés le moyen de mieux
employer leurs remboursements (or quels sont ces créanciers
privilégiés? sinon ces rentiers dont on nous démontrait que la
souffrance était nécessaire au bien général), enfin prévenir « ce
que ses sujets souffriraient dans le commerce avec l'étranger »,
c'est-à-dire la perte du change.
Le texte souligne que la réduction est avantageuse pour les
propriétaires des actions et des billets « puisque ces effets auront
leurs répartitions au dividende avec plus d'avantage et qu'ils
seront convertibles en monnaie forte qui produira au moins cin-
quante pour cent de plus en espèces ou matières d'argent après la
réduction qu'à présent ».
On peut être surpris 'de voir évoquer les dividendes à l'appui
d'une formule qui englobe les actions... et les billets! C'est une
précision caractéristique de la pensée directrice qui vise à l'uni-
fication potentielle des deux catégories : le billet étant virtuelle-
ment action, on peut considérer qu'il produit un dividende. Quant
à l'expression selon laquelle l'équivalence en monnaie (forte) sera
améliorée de « au moins » 50 %, elle se réfère à ce fait que les
actions subissaient une moindre diminution (9 à 5) que les bil-
lets (10 à 5).
On voit ainsi que Law, non seulement prend de plus grands
risques pour tenter de sauver sa création chérie, l'action, mais
qu'il se préoccupe encore, dans cette opération désespérée, de lui
procurer un avantage supplémentaire!
Pour plus de clarté, nous présentons le contenu de la décision
sous la forme d'un échéancier.
On remarque que la régression est identique dans les deux
colonnes à l'exception près du premier mouvement qui est plus
accusé pour les billets que pour les actions. Tout se passe comme
si les billets partaient comme les actions du niveau de 9 au lieu du
niveau de 10.
Il est précisé que la valeur des billets ne subira aucune diminu-
tion pour ce qui concerne le paiement des impôts jusqu'au 1 er jan-
vier 1721 (mais les avantages des 4 sols et des 10 % ne sont pas
maintenus), non plus que pour les rentes viagères qui venaient
d'être créées.
Le sacrifice de Pygmalion 431

9 000 10 0 0 0 1000 100 10

Jour de l'arrêt 8 000 8 000 800 80 8


(21 mai)

1 e r juillet 7 500 7 500 750 75 7,5

1 e r août 7 000 7 000 700 70 7

1 e r septembre 6 500 6 500 650 65 6,5

1 e r octobre 6 000 6 000 600 60 6

1 e r novembre 5 500 5 500 550 55 5,5

1 er décembre 5 000 5 000 500 50 5

Telle est l'économie de la décision que les Français apprirent


le 21 mai avec la stupéfaction que l'on devine; seuls le Régent,
Dubois et d'Argenson avaient été mis dans le secret.
Bien que tout le monde désormais soit habitué aux jeux d'une
politique imaginative et surprenante, la sensation cette fois passa
la mesure. Le mécontentement aussi.
Pygmalion va mourir pour Galatée

1. Law fit aussitôt diffuser une courte brochure de propagande intitulée : Lettre
au sujet de l'arrêt du Conseil d'État du 21 mai 1720 (A.E., France, 1242, 502 —
dans l'intitulé la date est libellée de telle manière qu'on ne sait si on doit lire 21
ou 22) dans laquelle les arguments de l'exposé des motifs sont repris de façon plus
diluée et plus claire. Il s'attache à démontrer que les créanciers de l'État, à travers
les vicissitudes de leur sort, n'auront, en fin de compte, rien perdu de leur capital
et qu'ils doubleront leur revenu, à savoir qu'ils recevront en fait 4 % au lieu de 2 %.
Il s'efforce d'apaiser la crainte que le public peut concevoir quant à de nouvelles
variations : « M. le Régent, en portant le marc d'argent à 80 livres, avait semblé
manquer à la parole qu'il avait donnée de ne pas affaiblir la monnaie au-dessus
432 Le système et son ambiguïté
Dans ses écrits ultérieurs, Law a revendiqué la paternité de
l'arrêt du 21 mai et a repris sa démonstration, à vrai dire fort
convaincante. Qui donc pouvait se plaindre?
Les porteurs d'actions? L'action primait non seulement sur
l'espèce mais sur les billets. Les porteurs de billets? Les billets
primaient sur l'espèce. Les porteurs d'espèces? Il n'y avait rien de
changé à leur égard. Plusieurs années après, il ne parvient pas à
comprendre qu'une formule qui était avantageuse pour tout le
monde ait réussi à faire l'unanimité contre elle 1 .
Ce qui est surprenant, à vrai dire, ce n'est pas que Law soit l'in-
venteur de ce plan, c'est que tant de personnes aient pu en douter.
Par son audace, par son excentricité et en même temps son irréfu-
tabilité, le texte est bien révélateur de sa manière et de sa meil-
leure manière.
On fit cependant courir le bruit que c'était une affaire montée
par d'Argenson, afin justement de perdre Law. Saint-Simon donne
cette indication sans prendre la peine d'expliquer comment d'Ar-
genson aurait pu imposer en matière de finances une mesure
contraire aux vues du Contrôleur général, qui avait toute la
confiance du Régent. Selon le témoignage de Buvat, cette rumeur
s'était répandue dans Paris. La même version est développée par
Du Hautchamp, qui met en cause, de surcroît, comme membre de
la cabale contre le Système, la prieure de l'Abbaye de Traisnel qui
était l'égérie du garde des Sceaux 2 . Les légendes ont la vie dure.
L'excellent historien Levasseur évoque lui-même comme une simple
hypothèse, il est vrai, les « insidieux conseils 3 » de d'Argenson à
Law.
A défaut de mieux, on a même adressé à d'Argenson le reproche
de n'avoir pas dissuadé Law de son entreprise, puisque celui-ci
l'avait mis dans la confidence. Trahison par acquiescement4. Il

de 60 livres le marc. Aujourd'hui il rentre dans ses engagements qu'il regarde


comme inviolables et qu'il avait toujours eu le dessein de remplir. »
1. Œuvres complètes, t. III, p. 219 et sq.
2. Du Hautchamp, op. cit., t. III, p. 157.
3. Levasseur, op. cit., p. 152. Inversement il est amusant de voir que l'éditeur,
en 1825, des Mémoires du marquis d'Argenson (fils du garde des Sceaux) écrit en
note (p. 158) : « L'édit du 22 mai (sic) ayant été rendu par le conseil de M. d'Ar-
genson... fait honneur à celui-ci d'une pareille initiative, qui seule aurait pu pré-
server le système. »
4. « Le garde des Sceaux fut le seul auquel l'arrêt fut communiqué et il empêcha
qu'on en fît part à aucun autre. Il témoigna l'approuver beaucoup pendant qu'il le
regardait intérieurement comme une occasion favorable de perdre M. Law » (Œuvres
complètes, t. III, p. 375). Telle est la thèse exposée dans YHistoire des Finances
et que l'on aurait sans doute tort d'attribuer à Law lui-même.
Le sacrifice de Pygmalion 433

n'est pas douteux que les amis de Law aient tenté de détourner de
sa tête les nuages de l'impopularité. Si cependant l'absurde ragot
incriminant d'Argenson fut si aisément accueilli, c'est que Law
bénéficiait, et même auprès des personnes qui n'étaient pas favo-
rables au Système, d'une sorte de hero's worship. On le croyait
infaillible. Il était condamné à réussir comme les héros des feuille-
tons de série qui n'ont pas le droit de changer de personnage.
On n'aimait pas associer son nom à un texte qui évoquait irré-
sistiblement, soit qu'il fût maintenu, soit qu'il fût retiré, les images
de l'erreur et de l'échec. S'il était maintenu, il prouvait que 1 on
s'était trompé auparavant. S'il était retiré, cela prouvait que
l'on s'était trompé en l'adoptant.
Non seulement la conception de l'arrêt était de Law et de lui
seul, mais il en rédigea la minute de sa main 1 et il en avait lui-
même habilement « minuté » l'exécution. Le 21 mai tombait un
mardi, le premier mardi suivant le dimanche de la Pentecôte. Or,
toute la semaine qui suit la Pentecôte est un temps de vacances
pour le Parlement (cette tradition, due, semble-t-il, à la période
habituelle de tonte de moutons, s'est perpétuée jusqu'à notre époque
dans le calendrier judiciaire). Law se trouvait donc pour quelques
jours débarrassé du Parlement dont il pouvait craindre l'explo-
sion. Un certain nombre de personnes de qualité avaient pris l'habi-
tude de s'absenter vers ces mêmes dates et le conseil de régence
lui-même suspendait ses réunions2. C'est ainsi que n'étaient
présents à Paris ni le duc de Bourbon, ni le prince de Conti, ni
le duc d'Antin. Saint-Simon tient à souligner- que le Régent l'avait,
par avance, mis au courant de ce projet, mais il n'est pas incapable
d'avoir inventé après coup cette circonstance flatteuse pour son
amour-propre. Il aurait donné un avis négatif ainsi que le duc
d'Estrées et une autre personne qui se trouvait avec lui 3 (il est
difficile de croire que le Régent ait parlé en quelque sorte à la
cantonade d'une affaire où le secret était essentiel).
Tous les récits indiquent que la nouvelle de l'arrêt produisit un
effet catastrophique, et il semble, à les lire, que l'on pouvait
s'attendre à une sorte de révolution. Cependant, qu'en sait-on
exactement puisque ceux qui en parlent n'étaient point là? « Le
vacarme fut général et fut épouvantable », note Saint-Simon.
« Les écrits séditieux et les mémoires raisonnés et raisonnables
pleuvaient de tous côtés, et la consternation était générale 4 . »
1. Voir ci-dessus, p. 429, n. 3.
2. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 595.
3. Ibid.
4. Nous n'avons pas trouvé trace d'écrits hostiles et il est peu probable que les
adversaires aient eu le temps de les faire imprimer et diffuser avant la révocation.
434 Le système et son ambiguïté
Mais il se trouvait lui-même à La Ferté. Il indique d'autre part que
« le duc d'Orléans travaillait avec Law » et on l'avait vu « le
samedi 25 dans sa petite loge à l'Opéra où il parut fort tran-
quille ». Cela ne sent pas la panique!
Voyons cependant ce que disent les personnes qui notent les
événements au jour le jour, les Anglais et les chroniqueurs. Stair
prend lui-même la plume dans cette grande circonstance et il
écrit à Craggs le 22 mai : « Je vous envoie un arrêt qui a paru
aujourd'hui, sûrement le plus extraordinaire qui a jamais paru
dans aucun pays... Par cette opération les intéressés perdent envi-
ron trois ou quatre mille millions et les sujets du roi notre maître
perdent encore 2 à 3 000 000 de livres sterling. La ville de Paris
paraît comme une ville prise d'assaut, tellement tout le monde est
consterné »
Le 24, Pulteney à Craggs : « C'est la dernière chose que j'aurais
attendue, je pensais que tout ce qu'il y avait de bon dans le schéma
de M. Law dépendait entièrement du crédit de sa banque et des
billets de banque, qui, dans de si nombreux arrêts, et dans le der-
nier discours du Régent à la Compagnie avaient été déclarés inva-
riables. »
Sur quoi, obnubilé par sa marotte, le diplomate attribue la nou-
velle mesure à l'intention qu'il prête à Law de contrarier les
intérêts anglais. « Le coup va tomber très lourdement sur nos
compatriotes, et il semble qu'il ait été principalement conçu pour
leur ruine. »
Naturellement Pulteney ne fait pas ici allusion aux faibles capi-
taux que les Anglais avaient pu détenir dans le Mississipi (nous
en avons vu les chiffres dans la lettre de Stair) mais au change :
« Ce que nous avions pu gagner il y a trois mois par les changes
sera perdu par la réduction. » Il n'ajoute pas un mot sur la
« consternation » ni sur l'émotion populaire.
Quant à notre cher Buvat, il ne nous donne que des nouvelles très
succinctes : « Le 22, le public murmura beaucoup de ce que les
bureaux de la Banque s'étaient trouvés fermés dans la matinée, ce
qui s'apaisa parce que l'après-dînée on y paya la valeur des billets
suivant l'arrêt de réduction publié le jour précédent 2 . »
Cette information laconique est digne d'être méditée. Elle montre
que le public se résignait à la réduction des billets, à condition que
la banque fût ouverte.
« Le 25 au matin, note encore le chroniqueur, il y eut un grand

1. S.P., 167/454. On peut noter la faiblesse du chiffre des investissements


anglais à cette date.
2. Buvat, op. cit., t. II, p. 93.
Le sacrifice de Pygmalion 435

tumulte à la Banque : on y jeta des pierres, dont la plupart des


vitres furent fracassées, parce qu'on différait de payer les billets,
ce qui faisait supposer qu'il ne s'y trouvait pas de fonds. L'après-
dînée on en paya sur le pied de 20 % de perte, comme on avait fait
le 22 ». »>
L'avocat Barbier note simplement : « 21 mai : cet arrêt a été
rendu pendant les vacances du Parlement dans les fêtes de Pente-
côte. M. le duc ni M. le prince de Conti n'y étaient point. M. le duc
a fait grand bruit à son retour de Chantilly, mais il fut apaisé en peu
de temps, c'est-à-dire avec de l'argent (on dit quatre millions).
Le lundi, lendemain de la Trinité, cinq jours depuis l'arrêt, le
Parlement rentra et les Chambres s'assemblèrent... L'avis de tous
fut qu'il fallait avoir raison sur cet arrêt. »
Même si l'on suppose que Barbier était absent, il n'aurait pas
manqué, à son retour, de faire état des manifestations de méconten-
tement dont il aurait eu l'écho si elles avaient pris un caractère de
violence.
La nouvelle règle était déjà appliquée dans les contrats parti-
culiers, à l'avantage des uns, au détriment des autres, et on se sou-
mettait sans trop d'histoires. Balleroy en fit l'expérience qu'il conte
sur le vif. Le 26 mai, il se trouvait justement chez le notaire pour
recevoir la dot de sa belle-fille, et on lui présenta une quittance
« qui portait une espèce de réduction de sa pauvre petite dot à
64 000 livres, ce qui est la somme à laquelle monte à présent la
valeur de 80 billets de 1 000 livres ». Le notaire lui susurra de par-
tager la perte, mais il estima qu'il n'y avait qu'à appliquer le droit 2 .
Il est difficile de déterminer l'impression que l'arrêt du 21 mai
produisit dans les provinces, ou plus exactement celui qu'il aurait
produit, si le public avait disposé d'un temps suffisant pour sortir
de sa stupeur. « Je ne vous parle point, écrit l'intendant de Stras-
bourg, de l'effet que produit ici l'arrêt du 21, on n'est pas encore
revenu du premier étonnement3. »

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 93-94.


2. 27 mai, Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 164. Le
texte porte 50 billets mais il s'agit évidemment de 80. Nous relevons d'autres cas de
réactions normales. Ainsi le sieur de Vaudrigny se rendit le 25 à la Banque, à trois
heures après-midi, pour porter 70 000 livres en billets de banque afin de les convertir
en rentes viagères sur la Compagnie des Indes; après le report de l'arrêt, il demanda
l'annulation de ce marché (Arch. nat-, G7 670). A l'étranger la stupeur fut telle
qu'aucun cours des changes ne put être retenu les jours qui suivirent l'arrêt du
22 mai (le 31 mai nous trouvons 25,50 sur Amsterdam, et 15,50 sur Londres au
lieu de 34,33 et de 19).
3. D'Angervilliers, Strasbourg, 27 mai (G1 83).
436 Le système et son ambiguïté
Cependant les Français avaient déjà éprouvé beaucoup de sur-
prises. Ils étaient mithridatisés. Aucune couche sociale n'était
atteinte dans ses œuvres vives. Ceux qui avaient des actions gar-
daient l'assurance d'en tirer encore un bon prix, ceux qui avaient
de l'argent à placer pouvaient se disposer à acheter les actions au
plus bas. Les personnes riches n'avaient pas beaucoup de billets
et elles pouvaient risquer une légère perte sur cette partie de leur
fortune. Les personnes humbles vivaient au jour le jour et possé-
daient rarement des billets.
Si Law avait pu tenir encore un peu, peut-être aurait-il gagné.
C'est pourquoi d'ailleurs il avait choisi la semaine de la Pentecôte
qui lui assurait quelques jours de répit.
En ce matin du lundi 27, la partie ne paraît pas injouable. Sans
doute les indications que fournit Buvat sur la réunion tenue par le
Parlement dans la matinée donnent le frisson : « Il y fut rendu un
arrêt par lequel les directeurs de la Banque furent déclarés ban-
queroutiers frauduleux, et comme tels, condamnés à être pendus
et exécutés 1 . » Mais ce détail n'est confirmé nulle part. Les notes
indiquent seulement que le Parlement se proposait d'envoyer voir
le Régent où qu'il fût, même si c'était à Saint-Cloud. Ce dérange-
ment ne fut pas nécessaire. Dès 12 h 30, La Vrillière venait voir
le Premier Président, lui donnait tous apaisements, et annonçait
une audience pour le lendemain mardi à 15heures 2 .
Sommes-nous donc en présence d'un cas où un événement consi-
dérable — la survie du Système — va tenir au fil d'un hasard indi-
viduel?
Voyons les faits.
Il arrive dans le cours des histoires particulières comme dans
celui de l'histoire générale, qu'apparaisse un personnage nouveau
et que toutes les données d'une situation en soient bouleversées.
Il arrive aussi qu'il ne s'agisse pas d'un homme nouveau, mais
d'un personnage déjà connu qui joue un rôle nouveau. Certains
êtres tiennent des emplois à la fois insignifiants et nécessaires,
confidents, messagers, comparses; on ne les voit pas, le regard les
traverse, ils sont transparents, ils écriront plus tard, dans la meil-
leure hypothèse, leurs Mémoires. Et voici que tout d'un coup l'un
d'eux prend de la consistance, devient un corps opaque, un obstacle
au regard; il cesse d'être simplement une oreille, il devient une
voix, une autre sorte d'obstacle.
Curieux personnage que Louis-Antoine Pardaillan de Gondrin,
1. Buvat, op. cit., t. II, p. 94. La relation de Buvat ne semble pas très exacte,
elle mentionne la présence du duc de Bourbon et des ducs et pairs, or nous savons
en tout cas que ni Bourbon, ni d'Antin, ni Saint-Simon ne s'y trouvaient.
2. Recueil du greffier Delisle.
Le sacrifice de Pygmalion 437

marquis puis duc d'Antin, que nous voyons s'avancer sur la scène
du Palais-Royal, sur la scène de l'histoire, dans un rôle auquel il
ne semblait pas disposé et qu'il ne tiendra qu'une fois.
Le duc d'Antin était le fils de M m e de Montespan et aussi, le cas
était unique, de M. de Montespan. Pour lui la légitimité est une
tare, comme pour d'autres la bâtardise. Il est le mal-né parce qu'il
procède de justes noces. Il est l'importun parce qu'il n'est pas
l'usurpateur. Ce point d'infortune dans une naissance qui le liait à
la plus haute fortune, la crainte d'être par sa seule présence un
sujet d'offense pour un roi, la conscience d'être pour sa mère un
sujet d'embarras et de remords, contribuèrent sans doute à orien-
ter son caractère vers l'effacement et la ruse. Lorsque M m e de
Montespan mourut, « le deuil épouvantable qu'il affecta », note
Saint-Simon, « n'était que pour dissimuler l'aise et le soulage-
ment qu'il en ressentait ». On lui connaissait deux carrières suc-
cessives, celle des armes, où il avait acquis la réputation d'un
lâche, et la surintendance des bâtiments de France où il a laissé le
souvenir d'un pillard. Sa vocation était celle du parfait courtisan :
c'est à son sujet que le Régent en a donné la définition : « Sans
humeur, sans honneur 1 .» Sainte-Beuve trouve dans un de ses
ouvrages à prétention philosophique « l'image d'une âme presque
ingénue à force d'abandon et de simplicité dans l'esprit de servi-
tude ».
Deux traits lui donnent quelque ressemblance avec Law. Il était
« beau comme le jour 2 » et joueur comme les cartes. Il s'était atta-
ché de bonne heure à la fortune du financier et il ne semble pas que
ce fût de façon désintéressée. Bien qu'il ait déclaré plus tard ne
posséder que 262 actions de la Compagnie, il passait pour avoir
réalisé des bénéfices importants et il est certain qu'il menait une
vie de magnificence. On lui attribua à un certain moment l'ambi-
tion de se faire désigner comme directeur de la banque 3 et il
accepta par la suite, mais n'occupa que pour un temps assez court
un des postes de directeur de la Compagnie. Dans ses Mémoires,
qui donnent l'impression générale de la platitude d'esprit avec çà
et là quelques notes saillantes (il semble que dans ses autres écrits

1. Mathieu Marais, Mémoires, t. I, p. 274.


Naturellement ce terme doit être entendu dans le sens de l'époque : « sans point
d'honneur ».
2. Saint Simon, op. cit., t. VI, p. 668.
3. C'est ainsi que la princesse Palatine explique son attitude du 27 mai (Frag-
ments de lettres, 14 juin 1720, p. 283). Mais cette éventualité avait été évoquée
déjà lors de l'étatisation de la banque (cf. Correspondance de la marquise de
Balleroy, t. I, p. 397).
438 Le système et son ambiguïté
mieux venus il eût reçu des secours extérieurs), d'une application
presque scolaire (il y fait recopier d'innombrables textes) et d'une
sorte de tartufferie qui était devenue comme sa seconde nature, il
se présente comme un ami et un « supporter » de Law. Nous avons
vu le rôle qu'il avait accepté de jouer pour faciliter la nomination
de l'Écossais au contrôle général, et nous le retrouverons dans
un personnage analogue au cours des journées qui précéderont
l'exil.
Il semble qu'avant même l'époque où nous sommes parvenus les
relations entre les deux hommes s'étaient quelque peu refroidies
et le duc exprimait des sentiments moins favorables qu'aupara-
vant sur l'homme du Système et sur le Système. On ne comprend
guère pourquoi, à moins que ce ne soit une sorte de prescience de
la dégradation prochaine. Une longue expérience de la courti-
sanerie avait développé en lui la finesse de l'observation et cette
sorte de sens supplémentaire qui permet à certains hommes de
deviner les crises et les disgrâces et de « décrocher à temps ».
Le seul reproche qu'il parvienne à articuler contre Law et par
lequel il justifie sa nouvelle réserve concerne en effet le malheureux
sort des rentiers alors qu'à l'époque des premières mesures qui les
concernaient il donnait raison à Law et mettait sa conscience à
l'abri en invoquant l'adage juridique : « Se libère qui veut. » Or
voici ce qu'il écrit peu avant la crise :
« Toutes ses prodigieuses dépenses m'avaient alarmé cent fois,
je lui avais représenté qu'il donnerait par là du nez à terre, pous-
sant le crédit au-delà de ses justes bornes, que d'ailleurs il répan-
dait une douleur terrible dans les familles en leur ôtant tout moyen
de placer leur argent et les réduisant à le garder en papier dans
leur portefeuille sans intérêt [cette allégation n'est pas exacte
puisque les rentiers pouvaient obtenir 2 %], mais mes représenta-
tions n'avaient fait que blanchir et il me répondait souvent que
je n'y entendais rien, ce qui avait beaucoup diminué le commerce
que j'avais avec lui. »
Tel est l'homme qui va maintenant changer d'emploi comme
un comédien qui cesse d'être un confident pour devenir un prota-
goniste. Un tel personnage pouvait-il prendre la figure d'un de ces
hasards personnifiés qui, selon certains, parviennent à modifier
le cours de l'histoire? Il ne peut être de par sa médiocrité que la
personnification du non-hasard, l'interprète, fortuit si l'on veut,
de l'inévitable, un peu comme la fille de cuisine dans YOndine de
Jean Giraudoux.
Mais le moment est venu de lui laisser la parole puisqu'il a
retracé la scène à notre intention, et comme ses Mémoires (long-
Le sacrifice de Pygmalion 439

temps perdus) sont restés à ce jour inédits, il nous paraît néces-


saire d'en mettre le texte sous les yeux du lecteur
« J'étais à Petit-Bourg pendant ce temps-là, je revins le
dimanche et fus le lundi 27 à mon ordinaire chez le Régent.
« Dès qu'il me vit il me tira à part, me marqua la peine où il
était et me dit qu'il avait fait une étrange sottise, mais qu'il
fallait voir comment on pourrait s'en tirer, qu'il me demandait mon
conseil, qu'il lui paraissait que depuis que Law était contrôleur
général des Finances, la tête lui avait tourné.
« Je ne pus me dispenser de reprocher à Son Altesse Royale
qu'il ne me consultait que quand les affaires étaient désespérées
et que le mal était fait, et que dans le reste de l'année il me regar-
dait comme une planche pourrie, que cela ne m'empêcherait pas de
lui dire en honnête homme ce que je pensais, mais que surtout il
ne fallait pas marquer à M. Law le moindre mécontentement,
attendu que la tête tournait aisément aux gens employés quand les
maîtres n'étaient pas contents.
« Comme les gens du roi l'attendaient2 il alla leur parler. Ces
messieurs lui «'irent que le Parlement lui demandait permission de
s'aller jeter aux pieds du roi, à quoi Son Altesse Royale répondit
qu'il fallait bien se garder de faire des démarches qui puissent
émouvoir les peuples, qu'il était prêt d'écouter leurs remontrances
et leurs avis, qu'il serait même bien aise de les avoir sur une matière
aussi importante.
« Il revint dans son cabinet de derrière avec M. Law et M. de La
Vrillière où il me fit appeler; il ordonna à M. Law de me rendre
compte de tout ce qui s'était passé et des raisons qu'il avait eues
pour donner l'arrêt du 21 mai.
« Avant que d'entrer en matière je reprochai à M. Law devant
Son Altesse Royale d'avoir fait une démarche comme celle-là sans
m'en avoir rien dit, étant de ses amis comme je l'étais et entrant
dans les affaires avec la vivacité que j'y entrais quoique très désa-
voué du public; il me dit qu'il avait tort et que j'étais à la cam-
pagne : mauvaise raison, mais il n'importe.
« Il dit ensuite à Son Altesse Royale que M. le duc l'attendait
aux Tuileries, s'il ne trouverait pas bon qu'on l'envoyât chercher.
M. le Régent dit à M. de La Vrillière d'y envoyer et ordonna à Law
de commencer.
« Il le fit avec beaucoup d'esprit pour prouver que son arrêt

1. Lemontey qui avait, lui, consulté les Mémoires et s'en inspire çà et là, se
contente de dire : (Law) « eut donc le chagrin de voir son arrêt révoqué sur la pro-
position du duc d'Antin » (op. cit., t. I, p. 331).
2. Pour lui faire part de la délibération du Parlement.
440 Le système et son ambiguïté
n'était rien à personne puisque cinq cents francs d'argent fort
faisaient le même effet que mille francs d'argent faible, que
l'argent ne devait se regarder que par le poids et que le public
aurait la même quantité de denrées pour un écu qu'il en avait
présentement pour deux, et beaucoup d'autres qui bien examinées
reviennent toutes à ce même principe.
« M. le duc arriva et je pris la parole pour lui faire entendre que
son arrêt avait deux parties que je traiterais séparément, mais
qu'en général son raisonnement était bon pour les négociants qui
ne font aucun usage de leur bien que le négoce, mais que le public
ne pouvait en être satisfait ni persuadé que ce fût la même chose
d'avoir dans son portefeuille des billets valant mille francs ou
cinq cents francs, ces billets venant d'être reçus sur le pied de mille
livres pour remboursement de biens patrimoniaux; le détail des
autres raisons serait trop long, je lui dis que le public était au
désespoir au point que je croyais qu'il n'y avait point de temps à
perdre pour y remédier.
« Je pris ensuite les deux parties de son arrêt; le premier, qui
regarde les actions, je lui dis que je ne faisais pas un cas égal de
celui-là, quoiqu'il y eût présentement un nombre infini d'actions
achetées très chèrement et jusqu'à 2 mille et que le montant
général de l'action allât à 6 milliards, on pouvait plus hardi-
ment tomber sur cette partie qui est regardée par une sorte de
public de mauvais œil comme gens qui avaient fait des fortunes
immenses, qu'ainsi on pouvait toucher aux actions avec cependant
une sorte de ménagement qui ne fit point de tort en gros à la
compagnie.
« Mais que pour le billet de banque c'était une chose sacrée, à
laquelle je ne comprenais pas qu'il eût voulu toucher, qu'il ne
m'avait jamais paru avoir que deux principes : la foi publique et
le bien public, que c'était les liens qui nous avaient unis ensemble
et qu'il les attaquait tous deux par son édit.
« Je lui remis devant les yeux la façon dont le roi avait parlé
authentiquement du billet de banque disant que c'était la mon-
naie de prédilection sur laquelle il n'y aurait jamais de chan-
gement malgré les variations de l'or et de l'argent2, monnaie
qu'il recevrait toujours par préférence dans tous les bureaux
de recettes, et qu'il accordait même une grande faveur et une
remise considérable à ceux qui paieraient le subside en cette
monnaie.

1. Cette précision confirme bien que les titres n'avaient jamais dépassé
10 000 livres.
2. Souligné par nous.
Le sacrifice de Pygmalion 441

« Que je ne pouvais digérer qu'au bout de tous ces éloges et


ayant remboursé tout le royaume avec ce papier il en voulût dimi-
nuer la valeur de moitié, ce qui mettait le désespoir dans l'âme de
tout le monde et décréditait beaucoup les affaires.
« J'ajoutai ce que je pus de pathétique, à quoi il ne répondit que
faiblement. M. le duc fut totalement de mon avis et M. le Régent
aussi, de manière qu'il fut résolu que l'arrêt du 21 serait supprimé
et qu'on notifierait la résolution sur-le-champ.
« Comme le Parlement était assemblé, je proposai au Régent de
lui faire savoir la résolution qu'il venait de prendre pour le mieux
disposer pour le reste en cas qu'on en eût besoin. Son Altesse
Royale l'approuva et y envoya M. de La Vrillière; il trouva les
chambres levées et fut chez M. le Premier Président s'acquitter
de la commission.
« Il s'agissait de remédier au fond. Law nous déclara qu'à la
manière dont on attaquait la banque elle serait culbutée inces-
samment \ il avait proposé de faire pour 20 millions de rentes sur
la ville au denier deux. J'insistai pour mettre au denier deux et demi
pour leur donner plus de faveur, d'autant plus volontiers que le roi
en payait le denier trois à la compagnie. Cela fut arrêté de la
sorte, mais comme cette création de rentes n'absorbait qu'un mil-
liard et que je savais qu'il y avait pour plus de deux milliards de
billets de banque dans le public 2 , je proposai de créer de pareilles
rentes dans les pays d'État qui seraient reçues à bras ouverts, et
qu'ainsi nous donnerions un débouché sûr aux billets de banque
et qu'ainsi nous mettrions ladite banque à couvert des attaques
qu'on lui faisait chaque jour.
« Mon avis fut approuvé même de M. Law, et l'assemblée indiquée
à l'après-dînée pour mettre la forme à tout ce qui avait été
résolu.
« Son Altesse Royale permit à M. le duc et à moi de dire que le
billet de banque était remis dans toute sa valeur, ce que nous
fîmes en sortant, ce qui causa une joie indicible au public, la
nouvelle ayant volé aux quatre coins de Paris en même temps.
« Nous nous rendîmes l'après-dînée à 3 heures au Palais-Royal.
M. le garde des Sceaux et M. le maréchal de Villeroy s'y trou-
vèrent; de plus tout ce qui avait été réglé le matin fut approuvé
et on dressa l'arrêt qui annule simplement celui du 21 de mai.
« On fit appeler M. l'évêque de Nantes, député des états de Bre-
tagne, pour s'arranger avec lui au sujet de ces rentes.

1. Souligné par nous.


2. Cette indication laisse penser que d'Antin connaissait les émissions clandes-
tines.
442 Le système et son ambiguïté
« M. d'Argenson le fils, lieutenant de police, y fut appelé aussi
pour pourvoir à la sûreté des marchés et faire donner à tous les
commissaires de l'argent pour changer les billets en cas qu'on les
refusât, car M. Law demanda que la banque fût fermée pendant
15 jours pendant lequel temps les commissaires préposés feraient
la visite des caisses et feraient rendre compte de la banque.
« Voilà très succinctement et très véritablement ce qui s'est passé
le 26 1 . M. Law fut fort fâché contre moi de la façon que j'avais
opiné contre lui et d'avoir fait casser son arrêt.
« J'en fus très fâché aussi étant fort de ses amis... »
Il est peu probable que l'intervention du duc d'Antin ait eu un
caractère décisif, mais elle a pu contribuer à décourager Law, dont
la défense, à travers ce récit, ne donne pas l'impression de la fer-
meté. Law s'appuie sur la logique qui lui semble irréfutable de son
plaidoyer, mais il devrait connaître la force antilogique que
comportent les réactions irrationnelles, qu'il a souvent exploitées
à son profit. D'autre part, sa position laisse apparaître, même de
son propre point de vue, un point d'extrême faiblesse, qu'il essaiera
de dissimuler, voire de se dissimuler, dans son Mémoire, par une
argumentation captieuse : c'est l'affaire de l'invariabilité de la
monnaie de banque, que nous avons déjà évoquée à propos de l'ar-
rêt du 5 mars. Il est certain qu'une discussion eut lieu sur ce sujet
et que Law se vit opposer la précision donnée, à tort selon lui,
voire malicieusement, dans l'arrêt précédent. Le duc d'Antin y fait
d'ailleurs allusion, quoique sans mentionner expressément le texte.
Or, Law est bien évidemment dans son tort. Car il a lui-même fondé
toute sa propagande en faveur des billets de banque sur le fait
précis que la monnaie de papier n'était pas affectée par les dimi-
nutions des espèces. Il est donc mal venu à soutenir qu'il est nor-
mal et nécessaire de l'y soumettre. En tant que joueur, Law devrait
savoir que l'on ne doit pas miser sur les deux tableaux, ni lancer
un banco contre la main qu'on vient de passer.

1. Il s'agit certainement du 27. Le chiffre est d'ailleurs surchargé.


XXXIII

Un grand chien noir


avec un collier rouge

« On fit une affiche : " II a été perdu un


grand chien noir avec un collier rouge et les
oreilles plates. Ceux qui le trouveront,
s'adresseront à l'abbesse de Traisnel et on
les récompensera. " M. d'Argenson est
grand et noir. Il est chevalier de l'ordre de
Saint-Louis, il a le grand cordon rouge et les
oreilles plates à cause de l'événement. »
Journal de Barbier1.

L'arrêt du 27 mai, qui révoquait celui du 21, fut connu dans la


journée même. C'est en effet à cette date que Stair en fait part à
son ministre Law a indiqué à diverses reprises que cette fâcheuse
contre-mesure et cette fatale journée avaient marqué la fin du sys-
tème. « C'est de ce jour qu'on peut dater la destruction du Système
et le triomphe de ses ennemis. Car les opérations qui suivirent ne
portèrent plus sur les vrais principes. » Law donne la même préci-
sion dans son entretien avec Montesquieu. Il reconnaît d'ailleurs
qu'il ne s'est guère battu : « Il était présent, il sentait bien les suites
de ce qu'on faisait, mais son crédit était perdu; il n'était plus
écouté; il ne devait pas l'espérer, le Régent lui-même n'était plus
le maître. Le Conseil, le Parlement et les Peuples étaient contre
M. Law. La nation se porta dans un moment d'une extrême
confiance à une extrême méfiance 3 . »
Law justifie d'ailleurs le Régent : « Son Altesse Royale craignait

1. Barbier, op. cit., t. F, p. 42-43.


2. S.P. 78-167, n° 494.
3. Œuvres complètes, t. III, p. 230.
444 Le système et son ambiguïté
une désobéissance publique et une défection générale des grands et
des peuples envers son administration. Tout était opposé et Son
Altesse Royale disait, avec sagesse, qu'un pilier ne peut pas arrêter
le courant d'une rivière »
Law aurait d'ailleurs offert sa démission et il garda visiblement
quelque rancune de sa demi-arrestation :
« Lorsque ses ennemis, ou plutôt ceux de l'État, ont été assez
forts pour déterminer le Régent de consentir à révoquer l'arrêt (...)
de lui ôter sa charge en mettant une garde sur sa personne, et de
confier la direction de son Système en d'autres mains (je ne dirai
pas à ses ennemis, mais je puis dire à ceux qui ne l'entendaient
pas), il n'est pas extraordinaire que ce système ait manqué2. »
Il ne fait cependant aucune allusion à la fantastique inflation
clandestine, qui explique sans doute pour une bonne part sa faible
combativité et aussi la palinodie du Régent (qui ne put nier, par la
suite, une certaine complicité).
Alors commence une sorte de scapinade qui durera une dizaine
de jours.
Si l'on suit le récit du duc d'Antin, on constate que, dans la mati-
née du mardi 28, Law n'avait pas perdu sa superbe. Il proposa
aussitôt un nouveau stratagème : faire un appel aux actionnaires
de 200 livres par action, payables en billets de cent livres. Cela
aurait procuré, dans la meilleure hypothèse, une rentrée de
40 000 000 3 .
Sur l'heure le Régent ne fit pas d'objection, mais demanda à Law
de consulter Bourbon et d'Antin, qui, étant parmi les principaux
actionnaires, donnèrent un avis favorable. « Nous en fîmes rendre
compte à M. le Régent qui fit semblant d'approuver cet expédient. »
Mais d'Antin, en courtisan chevronné, vit bien qu'il y avait quelque
chose qui n'allait pas.
« Mon âge et les longues années que j'ai passées à la cour me
donnent une connaissance plus particulière des gens avec qui j'ai
vécu; je trouve dans le visage de M. le Régent la peine dont il était
agité. Je le dis à M. le duc en sortant sans savoir sur qui devait
tomber l'orage. »
« Nous en fûmes avertis le soir à huit heures. M. Le Blanc fut
chez Law lui annoncer sa disgrâce. Un officier des gardes suisses
demeura auprès de lui (c'était M. de Besenval) et on mit les scellés
1. Œuvres complètes, t. III, p. 230.
2 . Ibid., p . 2 1 7 .
3. Law ne reprit pas cette suggestion lors de son retour, quelques jours après.
Il fit accepter un peu plus tard une mesure procédant de la même inspiration, mais
pour un montant bien plus élevé. Il revint d'ailleurs à la première formule au mois
d'octobre 1720 en tentant de lever 300 livres par action.
Un grand chien noir avec un collier rouge 445

à la Banque, tant eurent de pouvoir sur le Régent une troupe de


gens qui s'étaient déclarés ses ennemis et qui ne ménagèrent rien
pour le perdre. »
En fait il semble bien, comme le laisse entendre d'Antin, qu'il y
avait un peu plus que cela, et que le Régent éprouvait un grave
mécontentement. Selon des informations concordantes de l'ambas-
sade anglaise et du marquis d'Argenson (le fils), il aurait envisagé
de faire mettre Law à la Bastille; d'Argenson n'aurait pas saisi
l'occasion avec assez de promptitude. « Mon père, écrit le mar-
quis d'Argenson fils, fit la faute de remettre au lendemain lorsqu'il
reçut l'ordre d'arrêter Law et de l'enfermer à la Bastille et c'est ce
qui décida sa disgrâce 1 . » « Bien qu'il soit certain, écrit Pulteney
le 11 juin, que le marquis d'Argenson a toujours été contre Law, il
l'a sauvé récemment d'être envoyé à la Bastille, alors que le Régent
y avait consenti, le garde des Sceaux demanda quarante-huit
heures pour réfléchir2. »
Il est certain que dans la journée du 28 mai, d'Argenson avait
pris le dessus. Il n'avait pas demandé pour lui-même le contrôle
général, mais il avait constitué une sorte d'équipe autour de lui.
M. de La Houssaye prenait les fermes générales, M. des Forts les
recettes générales et la Compagnie des Indes, M. Fagon la banque,
M. Amelot le commerce, « et M. le garde des Sceaux sur le tout
avec les pays d'État ».
D'Argenson était un homme fin et il dut prévoir que la disgrâce
de Law, à supposer qu'il n'y eut pas simple feinte, serait de courte
durée. En ne le faisant pas embastiller, il réservait l'avenir. Si
tel fut son calcul, il n'en tira point le bénéfice.
Sur le retour en grâce de Law, les récits de Saint-Simon et du
duc d'Antin concordent.
« M. le duc, Madame sa mère, et tout leur entour, étaient trop
avant intéressés dans les affaires de Law et en tiraient trop gros
pour l'abandonner. Ils accoururent de Chantilly et ce fut un autre
genre de vacarme que le duc d'Orléans eut à soutenir » (Saint-
Simon).
Le Régent exposa d'emblée au duc de Bourbon qu' « il n'avait
pu refuser au public d'ôter à Law la place de contrôleur général,
qu'il allait (Law) rendre compte, qu'il était persuadé que (ses
comptes) étaient bons et en bon ordre, qu'il verrait après cela...
étant plus persuadé que jamais que son système était bon ». Cepen-

1. D'Argenson, Mémoires, p. 179.


D'Antin dit simplement que les ennemis de Law avaient tenté de le faire mettre
à la Bastille, mais qu'ils n'avaient pu y réussir.
2. P.R.O., S.P. 78-166, n° 236.
446 Le système et son ambiguïté
dant « Law allait beaucoup trop vite et le public l'avait en horreur ».
« Law écrivit ce matin-là au Régent et lui fit rendre sa lettre par
Milord Peterborough. Il vint lui-même dans la petite galerie du
Régent conduit par M. le duc de La Force mais le Régent lui fit
dire qu'il ne convenait pas qu'il le vît ce jour-là. Le soir le marquis
de Sassenage parla au Régent et eut permission de mener Law par
les derrières au Palais-Royal. Il eut contre-ordre par une lettre
datée de cinq heures du matin et ayant reparlé à Son Altesse
Royale, il mena Law, lequel me dit que le Régent lui avait fait
mille amitiés... » (d'Antin).
Pendant ces journées, les vérifications se poursuivaient à la
Banque; nous en parlerons dans le chapitre suivant.
Le 2 juin, Besenval et ses seize suisses se retirent de chez Law.
Le même jour, Law revenait au Conseil comme si de rien n'était
et proposait un nouveau plan. C'est le cas de dire : le diable
d'homme!
« Nous vîmes ce jour-là une chose assez rare, écrit d'Antin, un
ministre très dépossédé depuis plusieurs jours auquel on avait
donné le major des gardes suisses pour garde, rentrer au Conseil,
y proposer un arrangement général et être approuvé de toute l'as-
semblée. »
Au même moment, on apprit que Law était désigné comme surin-
tendant de tout le commerce de France, directeur général de la
Banque et de la Compagnie et conseiller d'État d'épée avec séance
au Conseil de Régence. « Bien qu'il ne soit pas rétabli dans le titre
de contrôleur général, écrit Pulteney, il n'y a pas de doute qu'il
aura tous les pouvoirs sous le Régent, qui, dit-On, serait lui-même
le Contrôleur 1 . » Il semble d'ailleurs qu'un certain retour se faisait
au moins dans une partie de l'opinion en faveur du Contrôleur géné-
ral. « Ses amis s'efforcent de persuader le peuple que si M. Law est
évincé son système tombera aussi et par conséquent toute la nation
sera ruinée. L'opinion semble prévaloir même auprès de certaines
personnes, qui d'autre part lui veulent beaucoup de mal, mais qui
commencent à considérer M. Law et son système comme un mal
nécessaire, quoiqu'on en veuille beaucoup au Régent d'avoir laissé
les choses en venir à cette extrémité 2 . »
« Law est établi secrétaire d'État d'épée (sic)... On dit que les fonds
et l'arrangement (de la Banque) se sont trouvés en bon ordre. Aussi
cette confiance qui était pour ainsi dire absolument éteinte et per-
due en moins de deux heures, semble si bien rétablie, que les actions

1. Pulteney, 4 juin, S.P. 78-166, n° 230; il indique cette décision comme acquise
depuis deux jours. Informations concordantes chez Barbier.
2. Pulteney, 2 juin, S.P. 78-166, n° 229.
Un grand chien noir avec un collier rouge 447

que l'on vendait ce matin au-dessous de 4 000 livres au lieu de


9 000, ont remonté en si peu de temps à 5 et à 6 000 livres. Et
tout paraît aussi tranquille et rassuré qu'il y avait de trouble et de
consternation 1. »
Cet interrègne de quelques jours vit paraître coup sur coup deux
décisions considérables, respectivement en date du 29 mai et du
1 er juin. Il est impossible de savoir quel en fut le véritable auteur,
car, à la suite de la formule rituelle : « ouï le rapport... » on ne voit
indiquer aucun nom 2 .
Il est possible que l'arrêt du 29 mai Elit été préparé par Law lui-
même, puisqu'il ne fut évincé que dans la soirée du 28.
Certaines dispositions que nous verrons semblent bien porter la
marque de son génie compliqué... sans que cela puisse cependant
être tenu pour une preuve.
L'arrêt consacre deux catégories de mesures. Les unes, d'inspi-
ration toute libérale : toutes matières d'or et d'argent seront désor-
mais reçues dans les Monnaies sans aucun bénéfice pour le Roi et
elles pourront être introduites dans le Royaume, soit par des sujets,
soit même par des étrangers 3 . Les autres consacrent une nouvelle
série de manipulations monétaires. Les anciennes espèces d'or
reprennent cours, mais seulement jusqu'à la fin du mois de juin.
En même temps toutes les anciennes espèces d'or et d'argent
étaient, pour la même période de temps, augmentées : ainsi le louis
de 25 au marc était fixé, au lieu de 36 au dernier cours, à 49 livres
16 sous et l'écu d'argent, de 10 au marc à 8 livres (au lieu de 6
prévu pour juin), le reste à l'avenant. Inversement les nouvelles
espèces, à savoir le louis d'argent et les pièces de 20 et 10 sols,
étaient fixées respectivement à 1 livre 7 sols 6 deniers et à 13 sols
9 deniers, ce qui était exactement leur cours précédent. Elles
n'étaient donc pas augmentées mais elles ne subissaient pas la
diminution qui avait été prévue, dès le 11 mars, pour le mois de
juin (1 livre 5 sols et 12 sols 6 deniers)! La remise en cours et
l'augmentation importante des anciennes espèces avaient comme
objectif, selon l'auteur du Traité chronologique des monnaies, de
permettre d'assurer, à bon compte, un ensemble de règlements

1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 167.


2. La formule précédente était : « de M. Law, conseiller du Roi, etc. ». L'ori-
ginal de l'arrêt du 29 mai laisse apparaître un blanc.
Arrêt du 29 mai, non publié par Du Hautchamp (Arch. nat., E 2018, P 257-
258).
Après le retour de Law, les décisions porteront toutes la même mention : « ouï le
rapport... », sans autre précision.
3. Auparavant les espèces d'argent pouvaient entrer en payant et l'importation
des espèces d'or était prohibée.
448 Le système et son ambiguïté
auxquels la Banque devait faire face dans les premiers jours de
juin, pour un total de 30 à 40 millions. Ces paiements concernaient
des lettres de change internationales, tirées par des commerçants
étrangers, et que les débiteurs, négociants et gros banquiers, ne
pouvaient se dispenser de payer en espèces. La Banque faisait ainsi,
en s'inclinant devant la nécessité, une opération des plus avanta-
geuses, car il lui était certainement facile de payer avec les
anciennes espèces qu'elle avait fait rentrer, comme nous l'avons
vu, pendant les semaines précédentes. Après quoi elle pouvait
entreprendre de reconstituer son stock un peu plus tard en repre-
nant à un cours inférieur les espèces importées : il suffisait d'at-
tendre la fin du mois, qui entraînerait la diminution, renforcée par
la proximité du décri. La contradiction soulignée par l'auteur du
Traité entre le traitement réservé aux anciennes espèces et celui
des nouvelles espèces 1 s'explique ainsi aisément, car il est évident
qu'on n'allait pas payer 40 millions de lettres de change étrangères
avec des pièces de dix et de vingt sous.
Le second arrêt, en date du 1 er juin 2 , introduit le libéralisme
dans le droit interne et supprime les dispositions répressives en
vigueur depuis le 28 janvier et le 27 février.
Désormais chacun pourra détenir des espèces à sa guise. Ouf!
plus de perquisitions, plus de dénonciations. « Il y a un arrêt qui
permet à tout le monde d'avoir tant d'argent chez soi qu'on
voudra. Cette permission vient quand personne n'en a plus »
(Barbier).

Lorsqu'il reprit sa place au Conseil, Law s'occupa de rétablir


son autorité et il organisa autour de lui une constellation analogue
à celle que d'Argenson avait imaginée pour son propre compte,
mais autrement composée 3 .
Law ne pouvait se satisfaire de cette réinstallation sans réinté-
gration. Il ne lui suffisait pas de reprendre les commandes de

1. Le Traité adopte d'ailleurs une présentation tendancieuse : « L'arrêt ordonne,


lisons-nous, deux choses tout à fait opposées : l'une la diminution pour le 1 er juin sur
le louis ou écu de 3 livres... l'autre de redonner cours aux anciennes espèces d'or
quoique décriées et d'en augmenter le prix. » En fait, les louis d'argent n'étaient
pas diminués, mais simplement maintenus à leur cours immédiatement précédent.
On ne peut les considérer comme diminués que par rapport à leur valeur au moment
de leur création en mars, valeur qui était alors de 3 livres.
2. Ce second arrêt est publié par Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 103-104.
3. Voir ci-après, la distribution des postes dans le texte d'Antin cité en annexe
Un grand chien noir avec un collier rouge 449

l'administration financière; il fallait s'assurer les coudées franches


pour l'avenir, affirmer son crédit, frapper l'opinion par quelque
coup d'éclat et dévier sur un bouc émissaire la responsabilité d'un
épisode fâcheux pour sa gloire.
Tous ces objectifs pouvaient être obtenus d'un seul coup par la dis-
grâce du garde des Sceaux. Ce pelé, ce galeux, coupable surtout de
n'avoir pas empêché Law de commettre une folie, et peut-être d'avoir
empêché le Régent d'en faire une autre. Saint-Simon raconte
avec force détails comment le Régent lui proposa la succession
de ce ministre, comment il le fit travailler au corps par ses émis-
saires, La Force, Canillac : peine perdue. Son récit n'est guère
vraisemblable. Le duc d'Antin, dans sa narration, ne fait pas la
moindre allusion à un tel épisode. C'est Law qui suggéra tout de
go au Régent de rappeler d'Aguesseau, ce qui fut aussitôt décidé.
Law lui-même se rendit le jeudi 6 juin auprès du chancelier, dans
cette terre de Fresnes où il s'ennuyait tant et sa femme, dit-on,
plus que lui. Law le convainquit et le ramena. Le chancelier
s'étant plaint des infortunes des rentiers, notamment de ceux
qui appartiennent aux milieux parlementaires, Law crut habile de
lui proposer cent millions pour aider ses amis dans la gêne, mais
d'Aguesseau n'était pas Bourbon, et il déclina cette gentillesse.
Le vendredi, le duc d'Orléans, qui n'aimait pas les entrevues
pénibles, envoya Dubois demander les sceaux à d'Argenson et
partit aussitôt se reposer à Saint-Cloud, tout heureux d'avoir réglé
tant d'affaires en si peu de temps.
D'Argenson ne tenait pas à se retirer dans ses terres, comme
c'était l'usage pour les ministres privés de leur poste, et il
obtint l'autorisation d'aller s'installer auprès de sa chère prieure.
« Tout le monde approuve fort une retraite pareille, près d'une
église et d'un couvent de saintes filles, dans un bon air, en état de
vaquer aux exercices de piété; que peut-on mieux faire que de
mettre un espace entre la vie et la mort et de se retirer pour
songer à son salut? Ne croyez-vous point voir la retraite du rat
dans son fromage de Hollande *? »
« La maison du faubourg paraît très étonnante à tout le monde,
écrit plus franchement Caumartin de Boissy, on trouve que c'est
trop se mettre au-dessus des discours du public, qui de son côté
s'en venge cruellement2. »
On lui avait donné des lettres d'honoraire copiées sur celles de
Pontchartrain, en vertu de quoi il lui arrivait de contresigner des

1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., 10 juin, t. II,


p. 170, sans signature.
2. Ibid., 15 juin, t. II, p. 172.
450 Le système et son ambiguïté
actes et quoiqu'il ne sortît point de chez lui il portait, comme on
lui en avait laissé le droit, l'habit et les insignes de sa fonction.
Il avait choisi sa sépulture dans une chapelle des Théatins dont
il était le bienfaiteur et il fit en leur faveur une donation qui les
obligeait à dire chaque année trois grandes messes pour le
Régent, pour lui-même et pour la République de Venise 1 le jour de
la Saint-Marc.
Il survécut onze mois.

1. « Où il était né. » Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., 3 juil-


let, t. II, p. 177.
MÉMOIRES DU DUC D'ANTIN
(extraits)

Le lendemain 28, M. Law proposa à Monsieur de faire faire un appel


aux actionnaires de la compagnie de deux cents francs par action
payables en billets de cent livres, ce que le Régent approuva; il lui dit seu-
lement de le communiquer à M. le duc et à moi, ce qu'il fit.
Comme nous étions des principaux actionnaires, nous n'eûmes garde de
nous y opposer; j'assurai même que je paierais le premier, nous en fumes
rendre compte sur les trois heures à M. le Régent qui fit semblant d'ap-
prouver l'expédient, et qui nous dit à plusieurs reprises qu'il fallait soute-
nir la compagnie. M. le Duc, qui avait été averti que Son Altesse Royale
prenait quelque petite jalousie sur lui sur des discours lâchés avec peu
de circonspection, lui parla fort bien, l'assurant d'un parfait attachement
et de ne se jamais départir de ses intérêts, et qu'il donnait non ses paroles
mais ses actions pour caution. M. le Régent lui répondit avec beaucoup
d'amitié qu'on avait beau lui parler contre lui, qu'il n'en croyait rien.
Mon âge et les longues années que j'ai passées à la cour me donnent
une connaissance plus particulière des gens avec qui j'ai vécu, je trouvai
dans le visage de M. le Régent la peine dont il était agité; je le dis à M. le
duc en sortant sans savoir précisément sur qui devait tomber l'orage.
Nous en fûmes avertis le soir à huit heures. M. Le Blanc fut chez M. Law
lui annoncer sa disgrâce; un officier des gardes suisses demeura auprès
de lui et on mit le scellé à la banque tant eurent de pouvoir sur M. le
Régent une troupe de gens qui se sont déclarés ses ennemis et qui ne
ménagèrent rien pour le perdre.
M. de La Houssaie fut chargé des fermes générales, Des Forts des
recettes générales et de la Compagnie des Indes, M. Fagon de la banque,
M. Amelot pour les choses du commerce et M. le garde des Sceaux sur
le tout avec les pays d'État; toutefois chacun d'eux travaillait avec
M. le Régent et lui rendait compte de son département.
M. le Duc ayant été averti à Saint-Maur de ce qui se passait fut trouver
M. le Régent pour l'informer de la vérité de tout. Son Altesse Royale lui
dit qu'il n'avait pu refuser au public d'ôter à Law la place de contrôleur
général des finances; qu'il allait rendre compte, qu'il était persuadé qu'ils
étaient bons et en bon ordre; qu'il verrait après cela à quoi il pourrait
s'en servir, étant plus persuadé que jamais que son système était bon et
452 Le système et son ambiguïté
qu'il fallait à quel prix que ce fût soutenir la banque et la Compagnie
des Indes; que Law allait beaucoup trop vite et que le public l'avait en
horreur.
Law écrivit ce matin-là au Régent et lui fit rendre sa lettre par Milord
Peterborough; il vint lui-même dans la petite galerie du Régent conduit
par M. le duc de La Force mais le Régent lui fit dire qu'il ne convenait
pas qu'il le vît ce jour-là.
Le soir, le marquis de Sassenage parla au Régent et eut permission de
mener Law par les derrières au Palais-Royal. Il eut contre-ordre par une
lettre datée de cinq heures du matin et ayant reparlé à Son Altesse
Royale, il mena Law, lequel m'a dit que le Régent lui avait fait mille
amitiés et avait approuvé mille choses qu'il lui avait proposées concernant
la banque et la Cie.
Le 31 de mai et jours suivants, la banque continua à payer et l'agio
recommença plus fort que jamais pour les actions qui descendirent et
montèrent avec beaucoup de variations.
Les commissaires commencèrent à travailler aux visites des caisses de
la banque et des monnaies et M. Law travailla sans relâche à son compte.

Le 2... nous vîmes ce jour-là une chose assez rare : un ministre dépos-
sédé depuis plusieurs jours, auquel on avait donné le major des gardes
suisses pour garde, rentrer le dimanche au conseil, y proposer un arrange-
ment général et être approuvé de toute l'assemblée. La chose vaut bien la
peine d'être rendue tout au long.
Les ennemis de M. Law ayant fait tout ce qui dépendait d'eux pour le
faire périr en le faisant mettre à la Bastille et n'ayant pu réussir, ses amis
firent voir à M. le Régent jusques à quel point on abusait de sa bonté et
l'état où l'on mettait le Royaume par simple animosité, ce qui lui fit
ouvrir les yeux et connaissant mieux qu'un autre que le seul homme
capable de le retirer du labyrinthe où il était, était M. Law, il résolut de
s'en servir plus que jamais dans les parties où il excellait, après toutefois
que les commissaires auraient vu clair à son compte.
Ce qui ne tarda pas, M. Des Forts, premier commissaire, ayant assuré
qu'il n'y avait rien de pareil, et qu'il était incompréhensible qu'un compte
de tant de milliards fût dans un si bel ordre et le tout rendu par borde-
reaux.
De son côté M. Law loin de se laisser abattre ni par la disgrâce ni par
tous les bruits qu'on semait partout contre lui travaillait nuit et jour pour
remédier au mal pressant.
Il composa en deux fois vingt-quatre heures l'arrangement que nous
allons voir, il le fit communiquer au Régent qui le goûta fort et le soir du
dimanche 2 de juin il le rechargea du soin de la Cie des Indes (qui
comprend dans le fait toutes les finances), lui ôta son major, le vit, lui fit
beaucoup d'honnêteté et lui ordonna de se trouver le lendemain à un
conseil qu'il indiquerait pour cela, pour mettre la forme à son arrange-
ment et le rendre public.
Le lendemain matin le Régent témoigna une grande joie des expédients
qu'on avait trouvés, ordonna à quelques conseillers de la Régence de se
trouver à quatre heures chez lui et parla fort obligeamment de M. Law.
Un grand chien noir avec un collier rouge 453
On peut juger par là de la douleur de ses ennemis qui l'avaient cru cent
pieds sous terre et qui en triomphaient avec bien de la hauteur.

Ce fut M. Des Forts et M. de Landivisiau qui firent le rapport des comptes


de la Compagnie et de ses propositions, il n'y eut que M. le prince de Conti
qui parla contre avec beaucoup de chaleur; il parla même fort bien quoique
trop déclaré contre M. Law. Comme il n'avait pas accoutumé de tant
parler dans le conseil, on soupçonna le nommé La Chapelle à avoir quelque
part dans son discours; le Régent répondit à toutes ses objections avec
sa douceur ordinaire et ne changea rien à tout ce qu'on venait de propo-
ser.
M. le maréchal de Villeroy se retira du Conseil à six heures pour
conduire le Roi au salut aux filles de l'Ave Maria, on répandit dans le
monde qu'il en était sorti de dépit de voir tout aller contre ses sentiments
qu'il n'avait que trop montrés les jours d'auparavant.
Le public reçut assez bien l'arrêt, mais la presse à la banque pour avoir
de l'argent augmenta beaucoup jusques à y avoir plusieurs personnes
écrasées.
Quoique M. Law demeurât directeur de la Compagnie des Indes, et par
là chargé de toutes les fermes et recettes générales, ce qui compose la
principale partie des finances, il fallait nommer une personne pour être
à la tête pour signer et rapporter. Le Régent jeta les yeux sur M. Des
Forts qui venait de se conduire en homme de bien à l'égard des comptes
de M. Law.
M. Des Forts s'excusa et marqua à Son Altesse Royale que ce titre était
trop dangereux, qu'il attirait trop d'ennemis et qu'à la quantité de gens qui
lui parlaient, il courrait risque d'être bientôt à la Bastille. M. Law qui
désirait qu'il eût cette place, proposa de faire comme en Angleterre quatre
commissaires quand la charge de grand trésorier n'est pas remplie, et le
plus ancien le représente. M. Des Forts accepta pourvu qu'il n'eût point de
titre et M. le Régent nomma sous lui MM. de Gaumont et d'Ormesson,
maîtres des requetes.
On avait nommé pour quatrième M. de Courson qui venait de quitter
l'intendance de Bordeaux mais quelques réflexions l'en empêchèrent; ainsi
il n'y eut qu'eux trois de nommés. Quoique Des Forts passât pour un
homme dur, ce choix fut assez approuvé, surtout en voyant bien que
M. Law aurait toujours une principale aux affaires.
Il ne suffisait pas pour l'honneur de M. Law d'être disculpé dans le
public sur la fidélité de son administration et que son maître lui eût rendu
toute sa confiance, il fallait encore qu'il fît sentir à ses ennemis ce qu'ils
avaient fait contre lui. Les principaux qui s'étaient le plus ralliés contre
lui étaient M. le maréchal de Villeroy, M. le garde des Sceaux, M. l'abbé
Dubois et M. de Canillac, car je ne parle point du second ordre qui, dans
le fond, ne mérite pas la peine d'être nommé.
Il n'y a rien à dire sur le premier; il est plein d'honneur et de probité
et ses vues sont si droites qu'il n'y a qu'à le plaindre de n'être pas assez
instruit et d'écouter des gens ennemis de M. Law par leurs intérêts parti-
culiers.
La vengeance tomba sur le garde des Sceaux; il était mal voulu du
454 Le système et son ambiguïté
public et en tout un fort mauvais sujet. Les gens de bien gémissaient
depuis longtemps de lui voir occuper la place du plus honnête du monde
et du plus homme de bien. Les serviteurs de Son Altesse Royale lui en
avaient souvent parlé et redoublèrent leurs instances dans cette occasion.
M. le Régent le connaissait mieux qu'un autre, mais il ne pouvait se
déterminer à le déplacer ayant toujours été très dévoué à ses volontés.
Dans une conversation fort intime M. Law proposa au Régent comme
un grand remède de faire revenir M. le chancelier; il fut d'abord surpris de
la proposition, mais après un débat fort court il y consentit.
Law le pria de lui envoyer pour pouvoir le mettre au fait de tout et
demanda en même temps que M. le chevalier de Conflans, gentilhomme
de la chambre, vint avec lui pour "lui porter [le] billet du Régent et lui
apprendre une aussi bonne nouvelle, n'étant pas décent que ce fut lui. Le
Régent y consentit et ils partirent ensemble du Palais-Royal pour se
rendre à Fresnes le jeudi 6 juin.
M. le Chancelier les reçut avec sa tranquillité ordinaire et les assura
qu'il avait toujours pour Son Altesse Royale le même zèle et la même
affection; il demanda ensuite à M. Law de lui rendre compte de tout ce qui
s'était passé et de tout ce qu'il avait envie de faire; ce qu'il fit sur-le-champ
et fort en détail. Il approuva ce qu'il lui proposa vu l'état présent des
affaires, c'est l'arrangement qui va paraître. Il lui demanda ensuite s'il
n'avait plus à ruer de ces grands coups qui faisaient trembler tout le
monde; M. Law l'assura que non et qu'il ne proposerait rien sans lui en
demander auparavant son avis. M. le chancelier les chargea de dire à
Son Altesse Royale qu'il était prêt de lui obéir et ils repartirent, le 7, de
bon matin, pour rendre compté au Régent; il attendait leur retour avec
impatience et inquiétude, les grands événements lui donnant toujours
quelque inquiétude et avait défendu que Law entrât chez lui avant dix
heures sans dire la cause.
Law arriva sur les huit heures et après avoir rendu compte de leur
voyage, Son Altesse Royale ordonna à M. le chevalier de Conflans de
retourner à Fresnes chez M. le Chancelier, et quelque temps après il fit
entrer l'abbé Dubois qui était, il y avait du temps, à la porte et lui ordonna
d'aller redemander les sceaux à M. d'Argenson, ce qui fut exécuté l'après-
dîner, assez bien de part du garde des Sceaux qui ne fit point trop de
harangue.
Le chancelier arriva avec sa femme le vendredi 7 à une heure après
minuit et la nouvelle s'en était répandue dès le soir. Le 8, M. le chancelier
fut avec M. de La Vrillière faire sa révérence à M. le Régent qui le reçut
à merveille et lui rendit les sceaux; comme il y fut longtemps, toute la
France y vint pour donner à M. le Régent et à lui des marques de la joie
publique; il est vrai que le public montra une joie qui doit faire grand
plaisir à tous ceux qui, comme moi, s'intéressent du fond du cœur a tout
ce qui regarde M. d'Aguesseau et qui aiment de bonne foi la patrie.
Le même jour après dîner les députés du Parlement vinrent trouver le
Régent : il leur avait indiqué ce jour-là pour écouter.
C'étaient M. le Premier Président, M. le président Portail, le président
d'Aligre, l'abbé Pucelle et l'abbé Menguy; ils parlèrent au Régent avec
tout le respect et la soumission possibles et les représentations furent très
Un grand chien noir avec un collier rouge 455

succinctes tant sur les deniers des rentes que sur plusieurs autres articles.
Le Régent fut très content d'eux et les députés du Parlement de Son
Altesse Royale de manière qu'aux dispositions où je vois M. le Régent
et M. Law, il y a tout lieu d'espérer que les affaires importantes repren-
dront la forme ordinaire et que le Parlement et la cour rentreront dans une
correspondance ensemble, qui pourra ramener la confiance du public.
Je souhaite pour M. le Régent que ce soit sans déroger à la majesté royale
et à tout ce qu'il a fait, car ce milieu est trop difficile à garder.
CYCLE DE LA BANQUEROUTE

XXXIV

L'énigme de la vérification interrompue

Le Régent sans contrition

J'ai fait trois milliards de billets...

J'en ai fait par arrêts connus


Pour quatre cents millions d'écus;
Par arrêts sous la cheminée
Autant ont été débités;
Le reste doit sa destinée
A des arrêts antidatés.

J'ai pris cette précaution


Pour sauver la punition
Que Law méritait en faussaire.
Je veux bien l'avouer au Roi;
Contre lui qu'aurais-je pu faire
Qui ne fût retombé sur moi?

Juges, messieurs, si j'avais tort


De lui donner un passeport1...

En observant la succession des épisodes qui se pressent sur un


rythme rapide et parfois syncopé dans les douze jours de la période
charnière (27 mai-7 juin), on ne peut se défendre de l'impression
d'assister à la représentation d'un spectacle. C'est une suite de
coups de théâtre, avec des rebondissements comme on en voit dans

1. Chanson citée dans Boisjourdaln, Mélanges historiques, t. I, p. 320.


458 Le système et son ambiguïté
les vaudevilles et un traître comme on en voit dans les mélodrames.
Le duc d'Antin dans le personnage du confident qui sort de son
emploi, le Régent dans l'indécision de la majesté ou dans la majesté
de l'indécision, Law dans la figure de l'innocence sûre de son fait,
enfin d'Argenson dans l'emploi du mauvais sujet, qui se prend à
son propre piège et qui « charge » quelque peu son rôle par la
figure effrayante de noirceur qu'il s'est composée, ne croirait-on
pas qu'il porte un masque d'opéra chinois?
« Le Régent a donné la comédie », note Saint-Simon, qui n'était
pas là.
Cette thèse ne concorde guère avec le récit que, par la suite,
Law lui-même fit à Montesquieu, et dont il résulte que le Régent
était fortement fâché contre lui. « Il crut pendant plusieurs jours,
que le lendemain il perdrait la tête... le duc d'Orléans étant dans
un état épouvantable... il en eut une audience très froide 1 . »
En fait, la principale scène de la pièce a été jouée dans la cou-
lisse. C'est la vérification de la Banque. Ce qui est vraiment extraor-
dinaire, c'est que cette expertise ait suscité — alors et depuis — si
peu de commentaires, qu'elle ait éveillé — alors et depuis — si peu
de curiosité.
Est-il vraisemblable qu'aucun des commissaires ne se soit aperçu
des émissions clandestines? Ou bien faut-il penser qu'ils avaient
tous été mis dans le secret?
Les contemporains qui abordent ce sujet tiennent pour acquis
que les comptes donnaient toute satisfaction, et les historiens n'ont
pas été plus regardants 2 .
Les commissaires désignés sont tous des agents du Gouverne-
ment, des gestionnaires des services financiers : Le Pelletier des
Forts, Le Pelletier de La Houssaye et Fagon 3 .
Les commissaires se rendirent à la Banque dans l'après-midi
du mercredi 29 mai; ils y revinrent le jeudi et peut-être le vendredi.
C'est en tout cas à cette dernière date que le Régent — prenant
acte de leurs conclusions — accepta de recevoir Law et le réhabi-
lita.

1. Montesquieu, Voyages, p. 1005.


2. « Tout ayant été trouvé en état, on enleva l'officier suisse commis à la garde
de Law, qui fut très bien reçu le 2 par le Régent » (Correspondance de la marquise
de Balleroy, op. cit., t. II, p. 167, n. 1).
Dans le même sens, duc d'Antin, voir ci-dessus p. 453-454.
E. Levasseur lui-même traite le sujet par prétérition. Il ne parle que de l'encaisse
(op. cit., p. 247).
3. Buvat et d'autres mentionnent le nom de Trudaine à la place de celui de
La Houssaye, mais ils sont dans l'erreur.
C'est par confusion que certains chroniqueurs ont pu croire que cette tâche avait
L'énigme de la vérification interrompue 459

Que firent les commissaires? Selon une indication de Buvat, ils


vérifièrent l'encaisse. Ils ne pouvaient évidemment se dispenser de
cette diligence élémentaire. Toujours selon Buvat, leur inventaire
constata l'existence de 21 millions en espèces (argent), de 28 mil-
lions en lingots (or) et de 240 000 000 en papier commercial.
Ces précisions sonnent juste pour ce qui concerne la monnaie
métallique. Le volume des effets paraît élevé : il est possible qu'il
ne corresponde pas en totalité à des escomptes réels. On peut sou-
ligner au passage la proportion dérisoire de l'encaisse par rapport
à une circulation de l'ordre de deux milliards et demi. Il ne semble
pas que ces chiffres aient circulé dans le public. Barbier ne s'en
fait pas l'écho. Par contre l'avocat mentionne, sans trop s'en éton-
ner, la rumeur selon laquelle on aurait trouvé à la Banque des
espèces pour 1 300 000 000 francs! Il n'est d'ailleurs pas rare, à
l'époque, de voir des personnes compétentes — tel est le cas précis
de Dutot — confondre la notion de l'encaisse avec celle du total
des espèces existantes dans le pays 1 .
Est-ce tout? Nous trouvons dans trois sources différentes des
renseignements concordants sur l'attitude respective des trois
commissaires. L'une de ces sources étant Saint-Simon, qui écrit
après coup et d'après les on-dit, les deux informateurs sérieux
sont un correspondant de Balleroy (10 juin) et, naturellement,
Pulteney (11 juin). Le premier scripteur décrit la scène avec verve :
« Lorsque les commissaires allèrent à la Banque, Fagon, avec son
humeur critique, voulut trouver à redire à tout et se gâta. Des
Forts admira l'ordre surprenant et comprit tout en un clin d'oeil.
La Houssaye, plus pesant que lui, et cependant plus sage que
Fagon, admira la perspicacité de Des Forts et avoua qu'il lui
faudrait plus de temps2 ! »
Pulteney est plus précis et va plus loin. « M. Pelletier des Forts,
qui était auparavant très opposé à Law 3 , semble avoir été gagné

été confiée, en tout et partie, aux Commissaires du Parlement (cf. Correspondance


de la marquise de Balleroy, 31 mai, op. cit., t. II, p. 106), les présidents d'Aligre et
Portail, les abbés Pucelle et Mainguy, qui, eux, furent seulement reçus à diverses
reprises et avec beaucoup d'égards par le Régent.
Buvat a imaginé un scénario selon lequel il y aurait eu une double vérification,
l'une par les commissaires du Gouvernement, faite sur place à la Banque, l'autre
par les commissaires du Parlement auxquels les premiers auraient soumis les
comptes (cf. op. cit., t. II, p. 97).
1. Pâris-Duverney considère ce chiffre, en tant qu'appliqué à l'ensemble de la
circulation, comme fortement exagéré et propose de le ramener au-dessous de
800 000000. Cf. la controverse dans Examen t. II, p. 85 et sq.
2. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 171.
3. Souligné par nous.
460 Le système et son ambiguïté
entièrement à ses intérêts, et il est à la tête de la commission qui
assume la charge de contrôleur général. Il a donné un rapport
très favorable sur la condition dans laquelle il a trouvé les affaires
de la Banque lors du dernier examen. M. Fagon, qui était égale-
ment employé à cet examen, a opiné autrement et il a été écarté
du Conseil des Finances. M. de La Houssaye, autre examinateur,
et qui était dans cette commission, s'est excusé de n'y prendre
désormais aucune part, et ce, a-t-il dit, parce qu'il était mécontent
de ce que (les commissaires) n'aient pas été autorisés à poursuivre
leurs investigations (examination) à la Banque. »
Voilà donc un point considérable qui nous est découvert. Si
La Houssaye se plaignait de manquer de temps, c'était une manière
diplomatique de s'exprimer. La réalité c'est que le contrôle fut
interrompu sur ordre du Régent. Nous comprenons également par
ces récits le motif de la faveur subite de Le Pelletier des Forts qui,
peu de jours après, reçut la direction des Finances.
Le moment est venu d'évoquer, par anticipation, un document
capital pour le sujet des émissions clandestines, à savoir le procès-
verbal du Conseil de Régence tenu le 26 janvier 1721.
Contrairement à tous les usages, ce texte fut à l'époque largement
diffusé dans le public 1 .
La scène principale de la séance est une empoignade entre le duc
de Bourbon (qui veut sauver la Compagnie des Indes) et le Régent
qui fait proposer — ou laisse proposer — par Le Pelletier de
La Houssaye que la Compagnie soit tenue pour redevable de tous
les billets de banque.
Cependant la discussion sur la responsabilité de la Banque n'est
que la partie officielle de l'affrontement. En arrière-plan, chacun
des deux hommes essayait de faire « porter le chapeau » à l'autre
sur l'affaire du départ de Law. La présentation de Saint-Simon
sur ce point est certainement conforme à la vérité : « ...le duc
d'Orléans... crut avoir fait merveilles d'avoir chargé M. le duc des
passeports de Law (...), il voulait affubler M. le duc de la retraite
de Law hors du royaume et le prendre au dépourvu en ce Conseil,
iour lui ôter les moyens de le contredire... il en fut cruellement
fa dupe (...). M. le duc fut assez tôt averti pour bien apprendre
sa leçon (...). Piqué de plus de ce que M. le duc d'Orléans avait
adroitement fait passer à Law ses passeports par lui (...), il
pressa impitoyablement M. le duc d'Orléans, il l'interpella, il le

1. On le trouve intégralement dans la Correspondance de la marquise de Balleroy,


op. cit., t. II, p. 250 et sq. et dans le Journal de la Régence, t. II, p. 198 et sq.
Ces versions présentent certaines différences, bien qu'elles proviennent de la même
source. Car Buvat était un correspondant (anonyme) de la marquise.
L'énigme de la vérification interrompue 461
força d'avouer qu'il ne lui avait jamais demandé cette sortie »
« M. le Régent répondit que Law était l'homme de la Compagnie.
M. le duc a répliqué que Law ne pouvait pas engager la Compa-
gnie, puisqu'il était l'homme du Roi comme Contrôleur général
des Finances. » Et là-dessus le duc attaque sur les émissions
irrégulières... « qu'il n'y avait eu d'arrêts que pour fabriquer des
billets de banque de la valeur de douze cents millions... et qu'il
y avait eu dans le public pour plus de deux milliards six cents
millions de billets de banque »...
« M. le Régent répondit que l'excédent des billets de banque avait
été fait par des arrêts de Conseil rendus sous la cheminée; que
même après l'arrêt du 21 mai 1720, lorsqu'on nomma des Commis-
saires à la Banque, il se trouva pour six cents millions de billets que
Law avait fait faire sans arrêt même caché, qu'il y avait de quoi
lui faire son procès, et qu'il avait été obligé de faire donner un
arrêt après coup pour le sauver et pour faire valider les billets. »
Nous pouvons ainsi reconstituer le puzzle. Les commissaires, ou
en tout cas l'un d'eux, constatent d'abord qu'il y a eu des émis-
sions non officiellement autorisées; cependant ce n'est pas une sur-
prise pour le Régent qui connaît ces émissions; il les a couvertes
par « arrêts sous le manteau ». Mais voici que de surcroît on met
au jour une fabrication supplémentaire!
L'hypothèse la plus vraisemblable est que cette ultime décou-
verte fut faite par des Forts et que le Régent (qui avait sans doute
mis les commissaires au courant des émissions acceptées par lui)
préféra arrêter la vérification afin de ne point passer pour une
dupe.
Quelle était la quantité de ces billets? Étaient-ils ou non diffusés
dans le public?
Jusqu'à nos toutes dernières recherches nous disposions de deux
versions, l'une de Saint-Simon, l'autre (inédite) du duc d'Antin.
Ces versions concordent sur l'essentiel mais non sur le détail des
chiffres, dont aucune ne donne d'ailleurs un compte satisfaisant2.

1. « Un si étonnant aveu, commente Saint-Simon, en présence du roi et d'une


telle assemblée. » « J'en frémis en l'entendant faire, et il est incroyable que ce
terrible aveu n'ait pas eu la moindre des suites que j'en craignais » (op. cit.,
t. VI, p . 669-671).
2. Voici les deux versions :
SAINT-SIMON DUC D'ANTIN
« Le grand malheur venait de ce que Le projet lu, il s'éleva plusieurs propos
M. Law en avait fait pour douze cents sur M. Law de tout ce qu'il avait fait de
millions au-delà de ce qu'il en fallait; son chef et M. le Régent dit qu'il avait
que les premiers 600 millions n'avaient fait pour douze (cents) millions de
462 Le système et son ambiguïté
Les chiffres indiqués par d'Antin forment un total de
2 200 000 000, inférieur à la réalité. La présentation de Saint-
Simon, qui n'indique pas le total général, comporte une bizarrerie :
il aurait d'abord été fabriqué 600 000 000 de billets « clandestins »
qui auraient été seulement mis en réserve, puis 600 autres qui
auraient été distribués.
A retenir, dans l'ensemble, que Law avait fait imprimer une
certaine quantité de billets sans l'accord du Régent, mais que ces
billets n'avaient pas encore ou n'avaient été que partiellement dis-
tribués dans le public.
Nous étions parvenu à ce point et nous ne savions comment
avancer lorsque nous avons pu prendre connaissance du manus-
crit de Douai qui donne le compte précis des billets fabriqués, émis
ou stockés à la date de la vérification interrompue. Nous voyons
que sur un total de 2 696 millions de billets " ordonnés " (fût-ce
irrégulièrement) il en restait à faire, le 22 mai, pour 277 810 000
et que ce même jour, il en restait au trésor de la Banque pour
302 070 110 livres, « ainsi il n'y en avait réellement dans le public
que pour 2 116 519 890 livres ». Et l'auteur ajoute : « Mais le res-
tant à faire se faisait tous les jours, et le restant en caisse se dis-
tribuait de même, ainsi on peut les regarder comme tous faits et
tous distribués et compter sur les dits 2 696 400 000 livres 1 .»
Ces indications confirment approximativement les récits fournis
par les autres sources. Le total de billets non encore sortis des
presses et de ceux qui demeuraient dans les réserves de la Banque
s'élève à 578 000 000, chiffre très voisin de 600 000 000 men-
tionné à la fois par le Régent, par d'Antin et par Saint-Simon. Cela
pouvait être en faveur de Law une circonstance atténuante : il

pas fait grand mal parce qu'on les billets qui portaient à faux; qu'il est
avait enfermés dans la Banque; mais vrai qu'il avait eu connaissance de six
qu'après l'arrêt du 21 mai dernier cents millions mais qu'il avait fait les
lorsqu'on donna des Commissaires à autres six cents millions sans sa partici-
la Banque, il se trouva pour autres six pation qui n'avaient point été émis dans
cents millions de billets de Banque que le public et qui étaient en réserve dans
Law avait fait faire et répandus dans le sa banque.
public, à son insu de lui Régent, et
sans y être autorisé par aucun arrêt,
pour quoi M. Law méritait d'être pendu;
mais que lui Régent l'ayant su, il l'avait
tiré d'embarras par un arrêt qu'il fit
expédier et antidater, qui ordonnait
la confection de cette quantité de bil-
lets » (op. cit., t. VI, p. 664-665).
1. Ms. Douai, p. 415-416.
L'énigme de la vérification interrompue 463

avait « ordonné » pour 600 000 000 de trop, mais, en fait, il ne


les avait pas encore distribués. Il pouvait à la rigueur prétendre
qu'il se proposait d'en informer le Régent... mais l'argument était
fragile car, en fait, ces billets étaient indispensables et il en sortait
tous les jours. Nous lisons plus loin que, au 31 mai, la diffusion
dans le public était passée de 2 116 millions à 2 235
Nous voyons encore que la totalité des émissions était achevée
fin juin : à cette date, les billets « faits et scellés » se chiffraient en
effet à 2 696 400 000, mais il en restait encore un certain montant
au trésor : 119 529 340 et on en avait brûlé le 28 juin pour
116 803 000, de sorte qu'il n'en restait réellement dans le public
que 2 380 670 660.
Il est surprenant que l'on ait continué de tirer et de sceller des
billets... pour les brûler jour après jour! Il est vrai que l'on pouvait
ainsi, à bon compte, frapper l'esprit public par la cérémonie des
« brûlements »! Le maximum des billets distribués semble avoir été
atteint le 1 er juillet : 2 423 747 000 livres 2 . Par la suite, ce chiffre
décroît, et le 30 juillet la circulation se limite à 2 102 745 470 3 .
On peut encore se demander pourquoi, après la crise de mai,
on continua les fabrications en cours et pourquoi on ne bloqua pas
les billets non encore distribués. En effet, la reprise automatique
des titres avait été arrêtée. Les sorties peuvent cependant s'expli-
quer sans peine, partie par la continuation des achats et des agio-
tages à laquelle la Banque continue de se livrer, partie par la
nécessité de financer les dépenses publiques, partie pour l'escompte
des effets et pour les opérations de change ou autres 4 .

1. Fabriqués réellement : 2 479 680 000, dont la distribution est la suivante :


- billets de 10 000 pour 990 000 000
- - 1000 1204 000 000
- - 100 252 500000
- - 10 33180 000
En dépôt à la banque : 244 596 416 :
- billets de 10 000 185 250 000
- - 1000 45 504 000
- - 100 13 139 000
- - 10 703 410
2. Ms. Douai, p. 482. Il y a entre-temps deux brûlements, celui de 116 803 000
déjà mentionné, et un autre de 155 850 000 fin juin.
3. Ms. Douai, p. 507.
4. Trois observations pour terminer cette partie de notre étude :
1° D'abord nous constatons que les Anglais sont bien renseignés. « Les billets,
écrit Pulteney à Craggs, atteignent selon certains 1 700 millions, selon les autres
plus de 2 000 000 000, quoique 1 200 000 000 seulement ont été autorisés par des
arrêts imprimés. Il apparaît que plus de 500 000 000 ou 800 000 000 de plus ont
464 Le système et son ambiguïté
Les éléments d'information que nous avons pu réunir ainsi nous
permettent, pensons-nous, de mieux comprendre les rapports de
nos principaux personnages au moment de la crise de mai, et par
là même l'histoire de la période ultérieure.
Nous pouvons retenir le double fait que le Régent avait quelque
motif de se plaindre de Law (d'où sa colère), mais que Law avait
quelque chose à dire pour sa défense, et que donc ce conflit n'était
pas irrémissible.
Nous voyons d'autre part que les mécanismes enclenchés ne
pouvaient pas être arrêtés d'un jour à l'autre. On continue de
fabriquer et de distribuer des billets tout en prenant des-disposi-
tions pour les brûler... On comprend qu'il ait paru difficile au
Régent de se séparer de Law, même s'il a été tenté de le faire 1 .

été faits sans qu'aucun avis en soit donné au public » (11 juin). Pulteney ne fait
pas allusion à l'émission de 438 0 0 0 0 0 0 pourtant signalée par lui-même... mais
qui avait été présentée comme destinée à l'échange. Stair est encore plus précis :
« Il y avait dans le public 2 160 et quelques millions dont il n'y avait que 1 200 mil-
lions d'autorisés » (12 juin).
2° Levasseur fait remarquer qu'aucun des arrêts de régularisation ne porte le
chiffre de 600 000 000. Mais en fait tous les arrêts ayant été faits après coup, on
ne peut tirer de ce fait aucune déduction précise.
3° Dutot ne fournit aucune explication sur les opérations d'escompte qui pour-
tant correspondaient à un certain mouvement non inflationniste de billets. Nous ne
disposons sur ce sujet d'aucune autre indication que celle, invérifiable, de Buvat,
citée ci-dessus.
Ces indications recoupent, nous le précisons, les chiffres qui figurent dans l'arrêt
du 10 octobre et dans le compte rendu du Conseil de Régence du 26 janvier.
Signalons en passant la présentation fantaisiste donnée de ce sujet par l'Histoire
des finances, qui indique le chiffre officiel de 2 696 000, mais ajoute qu'il n'au-
rait été délivré dans le public que 1 900 000 (ce passage n'émane certainement pas
de Law et n'a sans doute pas été révisé par lui) (Œuvres complètes, t. III, p. 282
et sq.).
1. Le duc d'Antin pense que le Régent, bien qu'il ne le laissât point apparaître,
avait, en réalité, retiré à Law au moins une partie de sa confiance. « Il faut dire la
vérité : depuis la cassation de l'arrêt du 21 mai, la confiance n'était que simulée et
ceux qui ont voulu prendre lapeinede le bien connaître s'en apercevaient aisément. »
Il est d'autre part certain qu'il avait consulté, précisément en mai, Pâris-
Duverney et qu'il lui avait même fait demander un mémoire. Law l'apprit et
parvint, en faisant intervenir le duc de Bourbon, à obtenir l'exil des quatre finan-
ciers. Law était donc toujours l'homme indispensable. Mais le fait lui-même souligne
que le Régent se préoccupait déjà de trouver, comme l'on dit aujourd'hui, des solu-
tions de rechange, peut-être même des serviteurs de rechange.
Dans le Discours destiné à ses enfants, Pâris (de la Montagne) précise que cette
consultation eut bien lieu fin mai (sans cependant la rattacher expressément à la
crise). Pâris-Duverney, frère du narrateur, se serait comporté avec prudence, crai-
gnant d'effrayer le Prince et de susciter la vindicte de Law. « M ' r le duc d'Orléans
L'énigme de la vérification interrompue 465
Enfin, nous devons nous méfier d'une certaine tendance à sché-
matiser et ne pas nous laisser impressionner par la lecture des
commentaires qui, après coup, soulignèrent que l'échec du Sys-
tème était acquis depuis le 21, ou depuis le 27 mai (et aussi bien
on peut dire depuis le 5 mars, et remonter encore avant...). En fait,
malgré les secousses de la crise, les choses ne paraissaient point
désespérées et peut-être ne l'étaient-elles pas. L'inflation, sans
doute, est considérable, mais non point vertigineuse. On avait prévu
un milliard, on est parvenu à deux, et même au-delà, mais pas tel-
lement au-delà, car le chiffre maximum réel n'a pas dépassé
2 milliards 400 millions et encore faut-il tenir compte d'un certain
montant de papier de commerce qui devait s'imputer sur ce chiffre;
d'autre part la Banque détient un nombre considérable d'ac-
tions qui ne seraient pas, en tout état de cause, sans quelque valeur.
Enfin l'État était habituellement endetté pour un chiffre de l'ordre
de deux milliards ou plus...
Ne confondons pas l'expérience de Law avec la chute du mark
après la Première Guerre mondiale, ni d'une façon générale avec
les grandes inflations de l'époque moderne. Jusqu'ici l'expérience
a été largement bénéfique, pour ses promoteurs. Le Régent a pu
faire et gagner la guerre d'Espagne, asseoir définitivement ses
droits et les mettre à l'abri de la concurrence, améliorer sa situa-
tion en gavant les princes et la noblesse, doter somptueusement sa
fille, augmenter son patrimoine personnel et constituer une coquette

témoigna ensuite à M. de Nocé qu'il n'était pas content de cette conférence et le


chargea de dire à mon frère qu'il voulait qu'il s'expliquât naïvement... Mon frère,
se voyant forcé d'obéir, fit un mémoire par lequel (...) il proposait l'abandon du sys-
tème et différents moyens... il porta ce Mémoire à M. le Régent qui avait promis
à M. de Nocé de le rendre sur-le-champ et qui néanmoins le garda en assurant
à mon frère qu'il le lui renverrait : ce qu'il exécuta le jour même mais après en
avoir fait tirer copie. Il le communiqua le lendemain au sieur Law sans lui avouer
de qui il tenait l'envoi. Mais le sieur Law qui avait su que mon frère avait eu
deux audiences, n'eut pas de peine à connaître qui était l'auteur. » Il prétendit
que les frères Pâris traversaient les opérations du Système « dont le succès serait
infaillible en notre absence ».
Finalement le Régent céda, mais à contrecœur, au duc de Bourbon en lui disant :
« Vous me faites faire sur moi-même une grande violence pour me rendre à vos
instances. »
Les frères s'étaient d'abord vu assigner à résidences différentes mais ils firent
valoir l'habitude qu'ils avaient de vivre ensemble et de ne former qu'un seul ménage.
Ils obtinrent alors, grâce au duc de La Vrillière, d'être envoyés « tous quatre
ensemble en Dauphiné, notre pays natal » (A.N., K 884, p. 129 et sq.).
Notons enfin que Buvat mentionne à une date antérieure de trois mois l'exil des
frères Pâris. Sans doute y avait-il eu à l'époque une première tentative en vue d'ob-
tenir cette mesure.
466 Le système et son ambiguïté
réserve financière puisqu'on trouvera à sa mort 91 000 000 en
bonne monnaie.
Quant à Law, s'il n'est plus ministre, il est conseiller d'État
d'épée, intendant général; le 13 juin, il sera reçu comme secrétaire
du Roi en la chancellerie du Palais et il prêtera serment aux
sceaux; ironie des choses, il succédait dans ce poste... à Dubois.
Vers la fin du mois, il acheta le duché de La Valette.
L'un et l'autre comprennent que la période de la bonne fée est
venue à son terme, mais ils ne doutent pas qu'ils peuvent se tirer
d'affaire sans catastrophe, et qu'après quelques semaines ils trou-
veront un rythme de croisière.
C'est, de même, une vue trop sommaire que de dire qu'après la
fin mai, les entreprises de Law étaient vouées à l'échec parce que
la confiance avait disparu. Certains historiens et même certains
économistes imaginent la confiance sous la forme d'une boule mys-
tique, inentamable et incorruptible, qui est là ou qui n'est pas là
et qui ne revient jamais quand elle est partie. La confiance n'était
pas totale avant le 21 mai, tant s'en faut! Et après le 27-29 elle
n'était pas réduite à néant.
Law garde toujours quelque chose de sa réputation de magicien.
Et la fable qui incrimine ses adversaires d'une sorte de complot
a rencontré des oreilles complaisantes. En lisant les correspon-
dances de Vercour, de Balleroy et même des Anglais, on n'a nulle-
ment l'impression que le public s'attendait à la catastrophe. Si
la rupture de confiance était un phénomène simple et irréversible,
les actions et les billets se seraient effondrés en quelques jours. Or,
c'est une caractéristique très remarquable du Système que la len-
teur et en quelque sorte la mollesse de leur dévaluation.
D'une certaine manière, il aurait mieux valu, pour Law, que la
confiance fût plus tôt et plus complètement perdue, car les porteurs
de billets auraient couru les changer contre des rentes à 2 %
ce qu'ils ne firent pas, ou peu, d'où l'échec du plan de liquida-
tion.
Tout se passe comme si le principal obstacle aux desseins de
Law, c'était le billet lui-même. Il semble animé d'une vie propre, il
circule à sa manière, il ne répond pas aux appels. Il court acquitter
des dettes et convertir des rentes, il fait carrière dans les études de
notaire et dans les bureaux de contrôle. La créature a échappé à
son créateur et celui-ci devra l'immoler lui-même. Ce n'est plus
Galatée, c'est le Golem 1 !
Il est cependant un domaine où la rupture de la confiance s'est

1. Le rabbin Lôw, qui vivait à Prague au xvie siècle, avait créé un personnage
artificiel, un Golem, qui le servait. Cet être était en argile et le rabbin lui donnait
L'énigme de la vérification interrompue 467
marquée d'une façon totale et irréversible : c'est celui des relations
internationales, celui des changes. Et c'est probablement son inca-
pacité à obtenir le moindre succès dans ce secteur qui a conduit
Law à sa perte, ne serait-ce que par le poids porté sur la trésorerie
par des règlements extérieurs trop onéreux .

la vie en introduisant dans sa bouche un « shem », tablette recouverte d'une ins-


cription magique en hébreu.
Pendant longtemps le Golem, qui n'avait besoin ni de nourriture ni de repos,
servit le rabbin.
Mais le vendredi soir, au début du sabbat, lorsque tout travail est péché, Low
enlevait le « shem » de la bouche du Golem et ce dernier redevenait un objet sans
vie comme l'argile dont il était fait.
Un vendredi, cependant, le rabbin oublia le Golem et tandis qu'il était en prières,
la population terrorisée se précipita chez lui pour l'avertir que le Golem était devenu
fou et détruisait tout ce qui se trouvait sur son chemin. Tous s'enfuirent terrifiés
mais le rabbin Lôw rentra chez lui, alla sans crainte vers le Golem et enleva le
« shem ». Aussitôt le robot tomba sur le sol. Le rabbin retourna à ses prières mais
il ne ramena jamais le Golem à la vie.
« L'homme d'argile » fut emporté à la synagogue où il se transforma en poussière.
(Extrait du Praha Guide Book, 1960, p. 24).
1. Naturellement nous ne parlons pas ici des opérations de change affectant
directement les billets de banque, car les étrangers ne sont pas tenus de prendre
des billets et ne le font qu'à des conditions qui leur conviennent. Le fait frappant,
c'est la détérioration de change portant sur des espèces métalliques qui devraient
conserver une valeur à peu près constante. La tension des mouvements de capitaux
et la faiblesse de notre commerce extérieur aboutissent à un phénomène que décrit
dans ces termes un document de l'époque : « Les changes ont tellement été
au-dessous du pair qu'il a été des temps jusqu'à 20 % de profit même plus en faisant
sortir les espèces du royaume et aussi de ce que les matières d'or et d'argent se
payent plus cher dans les monnaies étrangères que dans celles du royaume... La
fréquente variation du cours des espèces a empêché les étrangers de se pouvoir
régler sur un pied fixe et stable... On a vu les changes baisser considérablement
à chaque augmentation sans qu'aucune diminution l'ait pu faire remonter »
(Mémoire joint à la lettre de M. de Rossi du 16 (ou 26) août 1720. A.E., France,
1242, 502).
XXXV

La déflation tous azimuts

Voici donc l'homme de la grande inflation placé devant la néces-


sité de la déflation. Il s'y résout et d'ailleurs il l'avait déjà tentée
par la méthode chirurgicale du 21 mai. Il doit maintenant la pour-
suivre par des voies moins brutales. Double déflation : déflation
des billets — déflation des actions.
Déflation des billets : dans la journée du 2 7 mai, un mot est sur
toutes les lèvres : la rente. Le duc d'Antin y fait allusion dans l'en-
tretien dramatique de la matinée. Le Régent en parle, au cours de
l'après-midi, quand il reçoit les députés du Parlement. On évoque
même la question du taux de l'intérêt : 2,5 % ou même 3 %, mais
pas davantage : ce n'est pas possible.
Law ne pouvait envisager de bon cœur de restaurer une institu-
tion dont il avait juré la perte. Aussitôt rappelé il tâcha de faire
dévier le projet. Il conçut un schéma très simple, qui consistait à
revenir au « plan sage » du 27 août. La Compagnie garderait les
sommes que lui versait l'État pour le libérer de la dette; elle se cons-
tituerait elle-même comme débitrice des rentes à créer. Elle profi-
terait ainsi de la différence entre le 4 % qu'elle recevait et le taux
qu'elle consentirait. Law espérait encore s'en tirer avec 2 %\ C'est
en vue de cette opération que fut pris un édit du 5 juin qui accor-
dait à la Compagnie la faculté de consentir par-devant notaire des
constitutions de rentes sur elle-même1.

1. La Compagnie avait déjà la possibilité de créer des actions rentières, et elle


en avait fait usage pour un montant limité en vue de certaines situations parti-
culières : il s'agissait des communautés religieuses, des mineurs, et généralement
des catégories qui ne pouvaient pas acheter des actions proprement dites. (Cf.
arrêt du 23 février.) Dans la phase critique où le système était parvenu, le mot
d'actions rentières pouvait susciter la défiance. Il paraissait donc plus sûr de
recourir à la magie apaisante de ces « constitutions », naguère si décriées.
La déflation tous azimuts 469

Tel est du moins le projet ambitieux que Pâris-Duverney attri-


bue à Law à l'occasion de ce texte d'apparence anodine, et on se
demande en effet quel autre motif aurait pu l'inspirer, surtout si
l'on considère que le Roi se portait garant de ces titres : « En vain,
écrit Pâris-Duverney, S.M. même se rendit garante de ces rentes,
aussi bien que des actions rentières, et des rentes viagères sur la
Compagnie. Le public n'était plus tenté d'aucun effet qui portât le
nom de la Compagnie des Indes »
En réalité l'expérience ne fut pas tentée, et de ce fait Pâris-
Duverney a tort d'évoquer un fiasco. Law se trouva dans l'obliga-
tion d'y renoncer pratiquement dès le 8 juin, en acceptant la créa-
tion des rentes sur la ville au taux de 2,5 % (dès lors il était certain
qu'on n'en prendrait pas auprès de la Compagnie pour un revenu
inférieur).
Le Régent continuait de jouer le jeu de la « concertation parle-
mentaire », amorcée dès le 27 mai, et c'est d'ailleurs dans cet
esprit qu'il avait, sur la suggestion même de Law, rappelé le chan-
celier. On s'accordait à considérer, note le duc d'Antin, que l'appui
du Parlement pouvait être un moyen de restaurer une certaine
confiance; en tout cas l'on n'en voyait pas d'autre. Le 8 juin, les
députés du Parlement furent reçus dans le cabinet du duc d'Or-
léans, en présence du Régent, du duc de Chartres, du duc de Bour-
bon, du chancelier d'Aguesseau, de La Vrillière et de Des Forts
(naturellement il ne pouvait être question de les mettre en pré-
sence de Law) « avec toutes les démonstrations de confiance ima-
ginables ». On leur donna lecture du projet d'édit sur les rentes,
on écouta leurs observations, ensuite de quoi l'édit avait « non
seulement été réformé, mais refait tout entier bien qu'il ait déjà
été scellé ». De surcroît, « dans le cours de la conversation on
avait agité presque toutes les matières qui intéressent le public
dans l'état présent des finances » et le duc d'Orléans avait mis les
délégués « en entière liberté de parler ».
Ils avaient ainsi exprimé leurs craintes d'une augmentation des
prix des monnaies : « [Le Régent] avilit assuré qu'il n'en serait pas
question, et marqué qu'elles seraient plutôt diminuées qu'aug-
mentées. »
On comprend fort bien que les parlementaires, lesquels vivaient
principalement de revenus fixes, exprimés en valeur nominale,
rentes ou fermages, n'envisageaient pas avec faveur les « augmen-
tations » d'espèces, assimilables à nos dévaluations actuelles, et
qui diminuaient leurs ressources en « francs constants ».
Conformément à leur vœu, et presque aussitôt après la confé-

1. Réflexions sur les Finances, t. II, p. 48.


470 Le système et son ambiguïté
rence, un arrêt du 10 juin prescrivit trois diminutions sur toutes
les espèces d'or et d'argent indistinctement, la première pour le
1 er juillet, la seconde pour le 16 et la troisième pour le 1 er août,
date à laquelle il était prévu que toutes seraient décriées à l'excep-
tion des livres et des pièces d'argent (ce qui, en fait, n'eut point
lieu). C'était une manière de revenir, approximativement, aux
valeurs qui avaient été fixées d'avance par l'arrêt du 11 mars;
Nous donnons ci-dessous un tableau explicatif de ce casse-tête
Poursuivant inlassablement ses fantaisies monétaires, Law fait
décider, par lettres patentes du 14 juin (enregistrées le 17), la
fabrication de nouvelles pièces d'or sur le modèle de mai 1718.
Cette décision marque la fin de la croisade contre l'or. Le fils de
l'orfèvre d'Edimbourg rétablit le fabuleux métal dans sa dignité
monétaire. Ces nouvelles pièces se voyaient fixer des cours diffé-
rents de ceux arrêtés pour les pièces en sursis 2 .
Revenons aux billets et aux mesures envisagées pour les résor-
ber.
Le Régent avait fait connaître ses vues « pour retirer et brûler
la plus grande partie du restant, de sorte qu'il n'en demeurât dans
le commerce que le nombre qui serait absolument nécessaire pour
entretenir la circulation jusqu'à ce que l'argent reparût en une
abondance suffisante. Le restant des billets serait lui-même changé
de nature et converti en billets de nouvelle fabrication, en nombre
fixe et d'une valeur invariable, dont le tableau serait en l'Hôtel
de Ville de Paris et dont le détail serait sous la juridiction du pré-
vôt des marchands et par conséquent sous celle de la Cour et même
confié immédiatement à la Cour si elle le jugeait à propos 3 ».
Ainsi Law avait-il réussi à reconstruire une structure monétaire
d'ensemble. Il y aurait désormais des louis d'or de la nouvelle
1. D'après les prévisions du 15 mars d'après l'arrêt du 10 juin
au 1 e r juillet — louis d'or (25 au marc) :
néant (décriés) 45 livres
— écu d'argent ( 10 au
marc)
6 livres 7 livres 10
au 15 juillet — louis : néant (décriés) 40 livres 10
— écu (10 au marc)
6 livres 6 livres 15
2. Jusqu'au 1 e r juillet 49 livres 10
16 juillet 45 - 10
1 e r août 40 - 10
Au 1 e r août 36 livres
3. Archives Nationales; archives du greffier Gilbert : procès-verbal du lundi
10 juin.
La déflation tous azimuts 471

fabrication, des livres et pièces d'argent, enfin un certain volant


de billets de banque nouvelle formule, soumis à des modalités de
contrôle que l'on pourrait presque qualifier de démocratiques.
La réalisation de ce plan pouvait conduire à une ébauche de monar-
chie parlementaire. Les circonstances ne permirent pas de faire
entrer dans la réalité cette séduisante architecture.

Sur le sujet précis des nouvelles rentes, le Régent maintint qu'il


ne pouvait accorder le taux de 3 %, mais il fit deux concessions
aux parlementaires :
— en premier lieu, le montant de l'émission fut élevé, sur leur
instance, à 25 000 000 d'annuités, correspondant à un capital
d'un milliard, alors que le projet gouvernemental se limitait à
12 000 000 >;
— en second lieu, les députés insistèrent — et ils obtinrent
gain de cause — pour faire réserver les nouvelles constitutions
par priorité aux anciens créanciers de l'État, rentiers ou autres,
dont le sort n'avait cessé de préoccuper les milieux parlemen-
taires 2.
Cette seconde mesure était peut-être une erreur; du moins on le
crut, ou on feignit de le croire, quand on constata que les sous-
criptions, malgré les pronostics optimistes — « on se battra »,
écrit le correspondant de M m e de Balleroy — n'affluaient pas. Les
personnes désireuses de souscrire auraient cru, à tort, que l'émis-
sion était réservée aux anciens rentiers, alors qu'il ne s'agissait
que d'une « préférence ». Un nouvel arrêt du 20 juin mit la chose
au point, et, pour éviter tout malentendu, décida d'ouvrir une
nouvelle tranche de 18 000 000 de rentes pour les non-préféren-
tiels. Cela faisait donc en tout : 25 + 18 000 000 en annuités,
1000 000 000 + 720 000 000 en capital.
En fait, le 19 juillet suivant, Pulteney indique que 150 000 000
seulement ont été souscrits.
Quoi qu'il en fût, à partir du 23 juin, l'annuité due par l'État à
la Compagnie était donc totalement, mais théoriquement, absor-
bée : 25 + 18 pour les rentes, les 5 autres millions étant fixés par
les rentes viagères déjà créées (4 000 000) et par les chétives
« actions rentières » (1 000 000). Le Système, dans sa pièce prin-
cipale, n'existe plus. Tout retourne à la rente, hier abhorrée,
désormais espoir suprême et suprême pensée.

1. Recueil du greffier Delisle.


2. L'arrêt ainsi corrigé parut le 10 juin.
472 Le système et son ambiguïté
La déflation des titres : en même temps qu'il poursuivait la défla-
tion des billets, Law s'attaquait à celle des titres de la Compagnie
des Indes. Double déflation en vérité, car il s'agissait, d'une part,
de diminuer le nombre des actions en circulation dans le public,
d'autre part, en s'appuyant sur les actions, de parvenir à une
certaine diminution de la masse monétaire.
300 000 actions avaient été déjà rachetées par la Banque : il
suffisait de les brûler.
D'autre part, les 100 000 titres du Roi (le Trésor des Indes)
avaient déjà été annulés le 23 février. Qu'à cela ne tienne! On les
annule de nouveau, et cette fois sans contrepartie.
En fait, selon Dutot, il ne restait dans le public que 194 000
actions.
Aussitôt après l'arrêt du 21 mai, la Banque avait poursuivi ses
achats, en appliquant le taux réduit de 8 000, ce qui d'ailleurs
entraîna en conséquence un enrichissement paradoxal pour ceux
qui avaient vendu pendant les quelques journées du 21 au 27.
Comme les billets avaient été démonétisés plus que les actions, ils
furent remonétisés à un taux supérieur. « Depuis le 21 jusqu'au
27, note Barbier, il y a eu des gens heureux qui vendirent leurs
actions à la Banque, sur le pied de huit mille livres, lesquelles en
firent dix mille le 27, par la remise des billets de banque. » Ainsi
les actions que l'on n'achetait plus à neuf mille procurèrent, en fait,
aux vendeurs chanceux de l'intervalle, un prix de 10 000 livres!
Après le 27, la Banque cessa de reprendre les titres; l'agiotage,
tel Phénix, ressuscita de ses cendres. « L'agiot s'est fait ces jours-ci
dans la cour de la Banque, note Barbier; mais comme cela embar-
rassait, on l'a renvoyé d'hier au soir, samedi 1 er juin, dans la
place Vendôme. J'y allai hier : en sorte que les assemblées, qui
étaient défendues dans la rue Quincampoix, vont recommencer de
ce côté-là. » Les cours étaient tombés « cruellement » jusqu'à
4 000 livres. L'annonce creuse du 2 juin les fit remonter et, le
8 juin, nous les retrouverons à 6 300 (Crawford) 1 . Ce regain de
faveur, qui se dessinait d'ailleurs en zigzag, était en grande partie
imputable au discrédit croissant des billets (Pulteney).
En même temps qu'il bloquait le nombre des actions de façon
spectaculaire, mais sans trop de peine (si du moins l'on tient pour
indolore l'abolition du trésor du Roi), Law s'occupait de mettre
en pratique le précepte qui recommande de « taper toujours les
mêmes ». Cette fois il voyait plus haut que les 200 livres énoncées
dans une journée de désarroi. Il décida donc de demander aux

1. Cf. les cours d'ensemble dans les tables de Giraudeau, reprises en annexe.
La déflation tous azimuts 473

actionnaires un appoint de 3 000 livres par action. Que leur


propose-t-il en échange?
En premier lieu, ils recevront un dividende de 3 %, sur l'en-
semble du capital constitué par l'action elle-même (toujours éva-
luée au cours absurde mais sacro-saint de 9 000 livres) et par le
supplément en argent nouveau, soit 9 000 plus 3 0 0 0 = 12 000.
Dividende, par conséquent, de 960 livres pour 12 000 : mais cer-
tains ont, évidemment, payé leurs actions beaucoup moins que
9 000, et il compte les allécher par une rentabilité élevée du capi-
tal effectivement investi.
Pour rendre la combinaison plus attractive, Law va jusqu'à
proposer une garantie spéciale : une assurance au sens propre du
terme. Cette assurance sera offerte par une société spécialement
constituée à cet effet. Les partenaires de cette compagnie d'assu-
rance très spéciale auraient, eux-mêmes, constitué un fonds de
20 000 actions, ce pour garantir leur propre engagement et, de
surcroît, le Roi s'en portait caution. Mais, comme il fallait bien
les rémunérer à leur tour pour cette intervention, on les faisait
profiter des bénéfices (éventuels) que ferait la Compagnie, au-delà
des sommes nécessaires pour payer les dividendes.
En résumé, l'actionnaire qui apportait 3 000 d'argent frais
obtenait un intérêt supplémentaire... mais il perdait l'espérance
(mirifique) de recevoir des bénéfices plus élevés selon les coups de
chance de la Compagnie. Law parvenait donc à transformer ses
propres actionnaires (classe considérée comme noble, hardie, pre-
nant les aléas, mais s'assurant les avantages d'une activité écono-
mique ardente) en des rentiers d'une nouvelle espèce, recevant
pour leur mise un intérêt qui était à la fois faible par rapport au
critère de la rente classique... et exagéré par rapport à la nouvelle
politique de Law relative à l'intêrêt des emprunts.
Pulteney n'a pas besoin de forcer son talent pour en présenter
la critique. L'assurance? C'est comme si l'on faisait garantir la
sécurité d'un bateau en danger par un autre bateau qui se trouve
dans la même situation1.
Devant un insuccès que l'on suppose total, Law imagina un
autre mécanisme. Un arrêt du 20 juin précisa que les 3 000 livres
de supplément pouvaient être fournies sous formes d'actions, à
raison de 6 000 livres pour une action. En fait, pour bénéficier de
1. Cependant, contrairement à ce qu'il pensait, la société d'assurance ne perce-
vait pas les superdividendes des actions non « abondées », ni même de ceux qui
apportaient les 3 000, s'ils ne désiraient pas en bénéficier. On voit à quelles compli-
cations on se serait exposé si la Compagnie avait fait des bénéfices élevés... et si la
formule avait été réellement mise en application, ce qui ne fut point (8 juin, S.P. 78-
166, n° 232).
474 Le système et son ambiguïté
cette nouvelle invention, il fallait donc posséder trois actions et
l'on en recevait deux de 12 000 chacune. C'était une perte de capi-
tal (mais purement théorique). Si l'on avait acheté ces trois actions
à 9 000, soit 27 000 elles ne représenteraient plus que 24 000 de
nominal. Mais cela ne changeait rien quant à leur valeur boursière
qui dépendait des cours. En revanche, l'actionnaire recevrait un
dividende de 3 % sur 24 000 soit 720 livres, au lieu de 2 % sur
27 000 qui n'en faisaient que 510. Aussi, cette fois, beaucoup de
porteurs répondirent-ils à l'appel, mais la Compagnie n'y gagnait
pas autre chose cjue la réduction du nombre total des titres alors
qu'elle augmentait sa charge annuelle! Quant à l'assurance, on
n'en entendit plus jamais parler.

Au début de juillet, Law fit ses comptes et dut se rendre à l'évi-


dence. Ce premier « plan de déflation » ne lui apportait que des
satisfactions modestes. Les « rentes » n'épongeaient que fort peu
de billets, et quant aux actions, elles n'avaient changé que de
forme et pesaient toujours sur le marché.
Il décida donc d'adopter une nouvelle stratégie, que l'on peut
appeler le plan des trois débouchés
Comme premier débouché, Law garda la formule de constitution
des rentes sur l'Hôtel de Ville à 2 1/2 (denier 40) en la ramenant
à son point de départ : 25 000 000 de rente et 1 000 000 000 de
capital.
Le second débouché consistait à introduire en France le méca-
nisme des comptes courants qui avait donné de bons résultats dans
plusieurs pays étrangers, et qui était réservé au règlement des
lettres de change entre commerçants. Law décida non seulement
d'organiser ce service, mais de l'imposer et il comptait, par ce
moyen, stériliser encore 600 000 000, à savoir 300 pour Paris
et 300 pour la province. La création des comptes fut décidée par
un arrêt du 15 juillet qui devait être appliqué le 20 à Paris et le
20 août dans les principales villes de province. La Banque, pré-
cise Pulteney, promet seulement que le crédit est transférable d'un
papier à l'autre, mais non point qu'il puisse être converti sur la
demande en argent ou même en billets de banque. Le recours au
compte courant était obligatoire pour les transactions entre com-
merçants supérieures à 500 livres 2 .

1. Les textes emploient indistinctement les expressions débouché et débouche-


ment.
2. Afin d'obvier à la mauvaise volonté bien connue du Parlement, il fut décidé
La déflation tous azimuts 475

Enfin, le troisième débouché devait être assuré par la Compagnie.


Puisqu'il était désormais certain que ni par la formule de l'assu-
rance ni par les contributions supplémentaires la Compagnie n'ar-
riverait à faire entrer des fonds, Law conçut l'idée fort simple de
faire de nouveau... émettre des actions.
Il s'agissait de 50 000 actions au capital de 12 000 livres portant
intérêt à 3 %. Pour assurer le succès de l'émission, la Compagnie
reprendrait la disposition de la seconde annuité de 18 000 000,
précédemment rétrocédée au Roi. Cette annuité couvrait en effet
le service de 600 000 000 au taux de 3 %. En sus, le Roi, pour
remercier la Compagnie de sa coopération, et pour donner à ses
titres un attrait suffisant, devait confirmer solennellement à la
Compagnie l'ensemble de ses privilèges et monopoles aussi bien
commerciaux que fiscaux.
Ce plan d'ensemble était destiné, dans l'esprit de son auteur, à
absorber une somme totale de 1 0 0 0 0 0 0 0 0 0 plus 600 0 0 0 0 0 0
dus 600 000 000 de billets, soit deux milliards deux cents mil-
[ions, chiffre que l'on indiquait officieusement comme étant celui
de l'inflation.
Ajoutons, pour mémoire, que, tout en présentant ces innovations,
qui n'étaient point si mal conçues, notamment en ce qui concerne
les comptes courants, Law ne dédaignait pas de recourir de sur-
croît à la pharmacopée la plus conventionnelle; ainsi, une ordon-
nance du 20 juin ordonnait aux sujets du Roi de rapatrier les fonds
u'ils pouvaient avoir à l'étranger. Un arrêt du 4 juillet défendait
3 e porter ou de faire entrer dans le royaume des diamants, perles
et pierres précieuses, et révoquait toutes les permissions, « qui
pouvaient avoir été accordées de les porter 1 »; le tout assorti,
comme bien l'on pense, de confiscations et de récompenses pour
les délateurs 2. Nous constatons à nouveau à quel point d'incohé-
rence conduit la symbiose du progressisme et de l'archaïsme. Il
est obligatoire de rapatrier les fonds de l'étranger et il est interdit
d'en rapatrier les bijoux!
Le Régent comptait beaucoup sur cette affaire de pierreries et
il en fit état lorsqu'il reçut les commissaires du Parlement. Il pré-
cisa qu'il avait lui-même donné l'exemple. Il pensait que l'on ven-
drait les bijoux à l'étranger et que les devises seraient, comme l'on

que les litiges relatifs à ces affaires seraient de la compétence des juges consuls et
en appel du Grand Conseil (Pulteney, 15 juillet, S.P. 78-166, n° 264).
1. Isambert, Recueil des lois, p. 185, n°" 216-218; Pulteney, 28 juin-6 juillet.
2. Moitié moitié pour les avoirs à l'étranger mais pour la joaillerie 1/4 seulement
pour le Roi et 3/4 pour les dénonciateurs.
476 Le système et son ambiguïté
dit aujourd'hui, rapatriées en France, ce qui aiderait à rétablir le
change 1 .
En n'importe quelle période, les deux grandes initiatives des
comptes courants et des actions nouvelles auraient heurté le
Parlement; il se trouva de surcroît qu'au moment même où
les Chambres en furent informées elles venaient de décider de
faire connaître officiellement au Régent leur inquiétude et leurs
doléances.
Nous devons maintenant revenir un peu en arrière et évoquer la
succession des épisodes fâcheux qui se déroulaient depuis le
« remaniement gouvernemental », intervenu au début de juin.

1. « Que pour faire diminuer le change on avait imaginé aussi après la défense
qui avait été faite de porter des pierreries d'en faire passer dans les États voisins
pour les rendre débiteurs de la France et procurer le retour des espèces d'or et
d'argent; que M. le duc de Bourbon et M. le duc d'Orléans auraient dit qu'ils
seraient empressés à en montrer l'exemple par l'envoi des leurs » (Registre du
greffier Delisle).
XXXVI

L'émeute de la rue Vivienne

<r Le roi a tué hier deux pigeons et son


médecin était présent. Il lui dit que pour lui
il ne tuait que des hommes et le tout avec
des médecines. Il proposa qu'il jouerait
l'après-midi au lansquenet, mais qu'il vou-
lait qu'on apportât de l'argent, et qu'il ne
voulait pas de billets. »
Caumartin de Boissy 6 juillet.

La Banque fut rouverte comme prévu, le 12 juin, mais l'échange


des billets contre l'argent ne reprit pas et on se borna « à couper »
les titres2. Le Régent ne dédaigna pas de fournir aux députés du
Parlement des détails techniques sur cette opération : « Il y a
actuellement quinze bureaux établis à la Banque pour couper les
gros billets en billets de moindre valeur et cent commis travaillant
jour et nuit à en faire de cette dernière espèce; il en fut distribué
neuf mil et, le fonds ayant été épuisé, on avait été obligé de cesser
de couper ce jour-là qui était hier mais on devait recommencer
aujourd'hui. »
L'affluence reprit et l'on s'étouffa de plus belle 3 ; quant à l'argent
« on en donnait directement aux troupes et pour quelques occa-
sions particulières 4 ».

X. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 181.


2. Marais note au contraire que la Banque n'a pas rouvert; mais il veut dire par
là qu'elle ne change pas les billets.
3. « On ne coupe les billets qu'à la Banque où il y a une presse à se faire étouf-
fer » (Barbier).
4. « La banque est d'une certaine manière fermée, on ne paie plus d'argent contre
les billets. Cependant on prend soin que l'armée n'en manque pas et on en donne
478 Le système et son ambiguïté
Pour le surplus, on remettait à chacun des huit commissaires du
Châtelet une somme de 2 5 OOO livres le mercredi et le samedi, pour
dépanner le public les jours de marché, plus 50 000 au bureau des
volailles pour les rôtisseurs, et 40 000 pour les deux marchés de
Poissy Il se fit une sorte de bourse des billets qui perdaient 20 %
le 22 juin, puis entre 20, 25 et 30, le 28 juin, enfin 40 à 50, le
9 juillet, 50 % à Lyon, « le commerce est presque entièrement arrêté
dans cette ville 2 ». « Ce commerce se fait publiquement dans la
place de Vendôme, et il est sans doute autorisé. Le peuple croit que
c'est la Banque même qui fait ce profit sur l'argent 3 . » Les cafés
émettaient une sorte de monnaie supplétive à leur propre usage.
Les domestiques de Lady Stair faillirent « perdre la vie »... parce
qu'ils avaient voulu régler un achat en billets. Il advint que l'am-
bassade ne put, faute de monnaie, retirer de la poste son paquet
de lettres 4 .
Cette situation peu brillante n'avait pas diminué le crédit de Law.
Il avait fait éloigner les Pâris le 26 juin et le 3 juillet; il fit éliminer
deux de ses adversaires : le lieutenant général de police d'Argen-
son (le fils aîné) qui fut remplacé par Baudry, et le prévôt des mar-
chands de Paris, Trudaine, remplacé par M. de Chateauneuf, pré-
cédemment ambassadeur, et qui, étant savoyard, présentait le grave
défaut (fait au demeurant sans précédent pour un homme appelé
dans cette place) de n'être pas né natif de Paris. Selon le greffier
Delisle, Trudaine se serait aperçu d'une fraude lors des « brûle-
ments » de billets et aurait refusé de signer le procès-verbal...
Ce récit sent la fable. Selon Pulteney, le Régent aurait simplement
dit à Trudaine, soucieux de connaître le motif de sa disgrâce :
« C'est que vous ne vous prêtez pas au Système » s .
Le même jour, 3 juillet, les Chambres s'étant assemblées pour
enregistrer le rétablissement des charges des payeurs et des contrô-
leurs des rentes (ce qui aurait dû enchanter les magistrats), le

aussi, à ce qu'on comprend, pour des particuliers dans des occasions favorisées »
(Pulteney, 22 juin). Le Régent faisait distribuer 12 000 livres par semaine pour
l'ensemble des ambassadeurs (Pulteney, 9 juillet).
1. Barbier, op. cit., p. 47. Registre du greffier Delisle.
2. Chiffres donnés par Pulteney; ce serait une erreur de les généraliser.
3. Mathieu Marais, op. cit., t. I, p. 293.
4. Pulteney, 9 juillet.
5. Trudaine aurait demandé un sursis pendant les six semaines qui restaient à
courir sur son temps de prévôté et le Régent s'y serait refusé en disant : « Ces six
semaines me sont précieuses » (cf. Pulteney, 6 juillet, n° 253). Selon le correspon-
dant de M m e de Balleroy, « chacun fait divers raisonnements sur le sujet de la
disgrâce de ce magistrat mais peu touchent au but » (3 juillet, Correspondance...,
t. II, p. 177).
L'émeute de la rue Vivienne 479

conseiller Gon prononça une attaque à l'improviste. « Nous avons


porté notre argent à la Banque avec précipitation pour obéir aux
ordres du Roi comme ses fidèles sujets, aujourd'hui nous ne sau-
rions en avoir (de l'argent) ni même faire couper des billets pour
pouvoir vivre. » Ces paroles enflammèrent l'assistance (qui était
nombreuse) et l'on décida sur-le-champ d'envoyer des députés au
Régent. Celui-ci fidèle à la politique de la concertation les reçut
le lendemain. Il fit valoir la grave préoccupation que lui causait
le change Il s'efforça d'amadouer ses visiteurs par de bonnes
paroles, promit que les souscriptions de rentes qui n'avaient pas
été servies en temps normal bénéficieraient rétroactivement des
arrérages et précisa que le Chancelier recevrait prochainement
les députés pour les informer des projets en préparation. Enfin,
sur le sujet même de la pénurie de monnaie et de petits billets, tout
en manifestant un certain scepticisme : « de l'humeur où était le
peuple, on pouvait distribuer n'importe quelle quantité d'argent,
cela n'y changerait rien 2 », il annonça que les commissaires du
Châtelet recevraient davantage de fonds.
Cette solution ne satisfaisait pas le conseiller Gon, qui, le len-
demain, à l'occasion du compte rendu aux Chambres, s'emporta
contre la procédure elle-même : « Il n'est pas juste que les commis-
saires du Châtelet fassent ainsi la distribution de l'argent y ayant
beaucoup d'abus... Ils ne la font pas eux-mêmes et la font faire par
leurs clercs tandis qu'ils courent dans les rues; cela ne convient
pas à un officier public... leurs clercs peuvent même agioter les
billets et donner de l'argent à qui bon leur semble... Un grand
nombre de personnes sont depuis six heures du matin jusqu'au
soir sans pouvoir avoir d'argent... »
Au cours de la journée du 3 juillet, décidément fertile en inci-
dents, la Cour des Monnaies s'était saisie spontanément du pro-
blème posé par l'étrange trafic des billets (quand il l'apprit, le
Parlement, qui se jugeait seul compétent, protesta d'ailleurs contre
cette usurpation). La Cour rendit un arrêt décidant que les trafi-

1. « M. le Régent a prouvé qu'en attendant que le change ait monté, à quoi il


espère réussir en peu de temps, il fera donc plus d'argent... » (4 juillet, Parlement,
archives du greffier Gilbert.)
Selon les tables de Dutot (voir annexe p. 680) le change avait oscillé dans le courant
du mois de juin et il avait même marqué une amélioration à la suite de l'annonce
des diminutions, mais elle ne s'était pas maintenue. On pouvait cependant espérer
une remontée ou en tout cas une stabilisation. Le 3 juillet, il est à 25 sur Amster-
dam (chiffre identique à celui du début de juin) et sur Londres à 14/1/2 (chiffre un
peu plus faible que celui du début de juin).
2. Allusion au resserrement des espèces. Ce propos rapporté par Pulteney ne
figure pas dans les notes de Delisle.
480 Le système et son ambiguïté
quants seraient poursuivis et punis de confiscation, amendes et
carcan; en cas de récidive, les galères, et à perpétuité1! Dès le
lendemain, on procéda à des arrestations et les soupçons du public
se vérifièrent. L'un des trafiquants produisit pour se couvrir un
cachet de la Banque, et comme on ne s'en contentait pas, le Régent
fit arrêter la poursuite 2 .
Cependant, entre-temps, les commissaires du Châtelet avaient
décidé (le 6 juillet selon Barbier) de renoncer au rôle ingrat de
distributeurs de monnaie, qui les exposait aux avanies du public
et à la suspicion des magistrats. La Banque, à en croire Barbier,
ne fut pas mécontente de ce geste, car elle trouvait que les méthodes
employées lui revenaient assez cher, et bon gré mal gré, elle reprit
les paiements à la date du 8 ou 9 juillet 3 , mais dans des conditions
parcimonieuses, et peut-être avec une arrière-pensée.
« La Banque, écrit Pulteney, commence à payer de l'argent,
mais d'une telle manière que c'est non moins «créditable» que si l'on
ne payait pas du tout. » On ne changeait qu'un billet de dix livres
par personne et encore un jour sur deux (l'autre jour étant consa-
cré au « coupage »). « Tout se passe comme si l'on s'efforçait de pro-
voquer le public par la manière de faire les choses aussi bien que
par les choses elles-mêmes. Selon certaines personnes — je ne sais
pas si ce n'est pas trop raffiner — la Cour désirerait un prétexte
pour en venir à certaines extrémités 4 . »
En fait, ce n'est sans doute pas la Cour, mais la Banque, et plus
particulièrement Law lui-même, qui souhaitait voir mettre fin à
cette pratique harassante de l'échange des petits billets. His-
toire des Finances nous informe là-dessus de l'état d'esprit de
l'Écossais : tout le monde avait gagné de l'argent, et, après tout,
on pouvait toujours trouver des pièces en les échangeant contre des
billets, avec une certaine perte : « Ce fut très mal à propos qu'on
crut nécessaire, en ce temps-là, de distribuer au peuple de l'argent
contre des billets de dix livres, il n'en avait aucun besoin ... »
Provoqué ou non, attendu ou pas, l'accident était inévitable.
Déjà, au mois de juin, alors que la Banque n'opérait que les cou-

1. « Cet arrêt est certainement trop sévère pour les personnes qui changent des
billets contre de l'argent de la Banque et que sans argent, elles ne peuvent pas
avoir de pain » (Pulteney, 6 juillet, S.P. 78-166, n° 254).
2. Selon Barbier, il s'agissait d'un ancien comédien du nom de Molini. Plus tard,
au cours de la séance du Parlement le 17 juillet, on mit en cause « un nommé Mar-
guerit homme de la Banque (qui) vend tous les jours des billets et de l'argent sur la
place publique » (Registre du greffier Delisle).
3. Le 9, selon Delisle.
4. Pulteney, 12 juillet, S.P. 78-166, n° 263.
5. Œuvres complètes, t. III, p. 383.
L'émeute de la rue Vivienne 481

pages, Barbier signalait des « personnes étouffées ». Ce terme ne


doit pas être entendu, dans le langage du temps, comme signifiant
mort d'homme. Le 5 juillet, Buvat précise qu'on emportait des
« moribonds » mais là encore il ne faut pas se tromper sur l'expres-
sion. Elle s'applique à l'apparence extérieure des victimes et rien
ne permet de penser qu'aucun de ces moribonds soit réellement
passé de vie à trépas. La tragédie n'apparaît que le 10 juillet 1 .
Il ne nous semble pas sans intérêt d'entrer ici dans les détails de
cette journée, qui noiis permettra de mieux comprendre l'affaire
du 17.
Voici d'abord le récit du greffier Delisle : « Plusieurs jeunes
gens jetant des pierres dans la Banque firent quelque bruit; cela
fut apaisé mais quelque temps après, un cocher appartenant au
comte (le nom est en blanc) faisant aussi du bruit, ayant même
frappé une sentinelle de ces invalides qui gardent la Banque, lui
jeta une forte grosse pierre dans l'estomac et le prit au corps, ce
que le caporal voulant empêcher lui dit plusieurs fois de quitter, ce
que ne voulant faire il lui tira un coup de fusil chargé de trois balles
dont il mourut presque sur-le-champ, un autre eut 1 épaule cassée et
d'autres furent blessés. »
Récit non moins circonstancié, mais un peu différent, chez
Buvat : « Le 10, sur les dix heures du matin, le cocher de M. de
Rebours étant à la porte du jardin [...] fut tué d'un coup de fusil
que lui tira un soldat des Invalides par l'ouverture de la porte
entrebâillée, lequel soldat, pour avoir tiré sans ordre, fut conduit
en prison. » Après cet épisode, des particuliers auraient jeté des
pierres, une brigade d'invalides serait sortie, Buvat en aurait pro-
fité pour entrer et changer un billet de dix livres. « On porta le corps
du cocher tué au Palais-Royal et de là chez son maître qui le
regretta 2. i
Le journal de Mathieu Marais recoupe, presque mot pour mot,
la version de Delisle : « Le garde... a tiré... par le guichet, qui, d'une
balle, a jeté par terre un cocher, et de l'autre balle, a cassé l'épaule
d'un homme. » Et il évoque, comme Buvat, la procession du peuple

1. Mentionnons pour mémoire les récits de Pichon qui voit des morts partout.
« Le 3 juin 1720, on emporta de la Banque plusieurs personnes qu'on tira comme
morts pour les saigner, on en emporta un tout à fait mort, le 4 juin, la foule fut
encore plus horrible, en emporta 6 ou 7 morts, étouffés, écrasés... » Après le
8 juillet : « Pendant 7 à 8 jours il n'y eut pas un seul jour qu'on emportât de la
Banque 7 à 8 personnes étouffées. » Ces récits outranciers ne sont confirmés par
aucune autre source et on ne peut les tenir pour vraisemblables (cf. Levasseur,
« Law et son système jugé par un contemporain », Revue historique, économique
et sociale, 1908, n° 4, p. 329).
2. Buvat, op. cit., t. II, p. 112.
482 Le système et son ambiguïté
portant le mort au Palais-Royal en précisant qu'il s'agissait i
d'une foule de quatre mille âmes. Mais alors que le récit de Buvat
tourne court, Mathieu Marais ménage un coup de théâtre : le mort
n'est pas mort. « Cet homme a donné signe de vie et a demandé
un confesseur... et le peuple... s'est dissipé de lui-même. » Mathieu
Marais pense que, par la résurrection du cocher, l'émeute a été
évitée de justesse : elle ne le sera pas le 17 juillet 2 .
Cocher mort ou cochçr vivant? regretté ou confessé? Il nous a
paru impossible de laisser cette énigme irrésolue.
Il y a une police à Paris en 1720, et nous avons trouvé dans les !
archives des commissariats le procès-verbal établi le 10 juillet j
(nous le reproduisons en fac-similé). Le mort est bien mort; il |
s'appelait Lacroix et était au service, non pas de M. de Rebours, j
mais d'un sieur Argou ou Argon, premier commis de la marine. ]
Le factionnaire, un caporal appelé Dutailly, soucieux sans doute ]
de se justifier pleinement, présente l'affaire comme une sorte de j
mutinerie. « Une populace mutinée », des « particuliers » qui i
« criaient qu'ils allaient piller la Banque »! i
Faut-il supposer que Mathieu Marais a inventé l'histoire du ;
moribond ranimé? Cela ne lui ressemble guère, et les précisions i
concordantes qui figurent-dans son récit et dans celui de Delisle j
nous paraissent fournir une explication. Un homme fut blessé à :
l'épaule. Cet homme n'est autre que Lacroix, que l'on porta en effet
chez le chirurgien Ferron et qui ne survécut pas. Mais un autre i
homme est tombé, c'était le cocher. Delisle et Marais supposent ;
qu'il y a eu plusieurs balles, mais Dutailly mentionne un seul coup
de feu. Le cocher s'est sans doute évanoui sous l'effet de la peur,
à moins qu'il n'ait été « étouffé » dans le mouvement de la foule.
C'est ce corps-là (et non l'autre) que les manifestants (d'abord
égaillés après le coup de feu) vinrent ramasser. D'où la résurrec-
tion.

L'émeute du 17 juillet

C'est le scénario du 10 juillet qui va servir de nouveau le 17, à


ceci près que cette fois aucun coup de feu ne fut tiré.
D'après les récits qui concordent pour l'essentiel, mais qui
varient sur les détails, il y eut, ce jour-là, une bousculade très

1. Mathieu Marais, op. cit., t. I, p. 318.


2. Le même épisode est relaté avec force précisions par M. Pichon, mais il y a tout
lieu, là encore, de tenir ce récit pour lourdement exagéré. « Les pavés volaient
comme la grêle, les balles firent retirer cette populace. »
L'émeute de la rue Vivienne 483

forte et « quinze à seize personnes étouffées ». Les historiens en ont


déduit qu elles étaient mortes, et toutes mortes, alors que jus-
qu'ici nous avons enregistré un grand nombre d'étouffements,
mais aucune mort.
Selon Barbier, l'accident serait survenu à cinq heures du matin,
dans une foule de quinze mille personnes assemblées depuis trois
heures1. L'évaluation paraît fort exagérée et l'horaire n'est pas
vraisemblable. Les portes de la Banque n'ouvraient qu'à huit
heures du matin ou neuf selon le gré des directeurs2.
On ne voit donc pas trop quel pourrait être le motif d'un mou-
vement si violent survenu à une heure creuse, et la suite du récit
comporte une chronométrie assez peu vraisemblable 3 . La narra-
tion de Buvat paraît mériter plus de crédit. Selon le chroniqueur,
l'accident, bien qu'il n'en précise pas l'heure, se serait produit
après l'ouverture de la Banque et ce fait est recoupé grâce à une
précision donnée par Pulteney : « La foule à la Banque étant très
grande, les gardes, quand les portes furent ouvertes, se tenaient
debout avec des baïonnettes à leurs mousquets pour empêcher le
public de se presser trop vite. » Les porteurs de billets, après être
entrés par la porte de la rue Vivienne dans les jardins ae l'hôtel
Mazarin, devaient franchir, pour accéder aux bureaux situés dans
la galerie basse, « une enfilade longue d'environ sept ou huit toises,
[située] entre le mur et une barricade de charpente », barricade qui
était elle-même fermée par une porte 4 . C'est dans ce corridor de
cauchemar, qui semble avoir été imaginé à cette fin précise, que se
produisit le pseudo-massacre : « Douze ou quinze personnes furent
étouffées dans la presse et foulées aux pieds de ceux qui faisaient
leur possible d'avancer, sans pouvoir reculer ni se dégager de la
presse 5 . » Buvat note à deux reprises que certains resquilleurs

1. Il est exact que les « clients » commençaient de prendre rang très tôt. Barbier
venant sur les lieux le lendemain 18 juillet, à deux heures du matin, trouva « une
douzaine de personnes assises par terre à la porte du jardin, par un beau clair
de lune ». (Barbier, op. cit., p. 30.) Mais cela ne veut pas dire qu'il y en avait
quinze mille la veille à cinq heures.
2. « Dès trois heures du matin, la rue Vivienne se trouvait remplie de monde
d'un bout à l'autre [...] afin de pouvoir être des premiers à l'ouverture du jardin de
l'hôtel Mazarin et à l'ouverture de la barricade, quand il plaisait aux directeurs
de la Compagnie des Indes et aux commis de se trouver dans les bureaux de la
galerie pour faire le paiement qui ne commençait qu'à huit ou neuf heures du matin
jusqu'à midi ou une heure... » (Buvat, op. cit.', t. II, p. 106).
3. Les étoufFements auraient eu lieu avant cinq heures et on aurait commencé
de porter les corps au Palais-Royal à six heures.
4. Buvat, op. cit., t. II, p. 105.
5. Ibid.
484 Le système et son ambiguïté
avaient l'habitude de « se percher » sur la barricade et de sauter
à « corps perdu » dans la foule pour se faire place, et il semble
indiquer, mais de façon assez peu nette, que l'accident se serait
produit de cette manière-là 1 .
Voilà donc quinze ou seize « étouffés », et la foule, conformément
au précédent du 10 juillet, décida de porter au Palais-Royal
quelques corps, inanimés, qu'elle croit sans doute morts. Il n'est
plus ici question de 15 ou 16. Selon Buvat, il s'agit de quatre :
une femme et trois autres. Selon Barbier, on en porta d'abord
cinq le long de la rue Vivienne, « mais à six heures on en porta trois
à la porte au Palais-Royal ». Un peu plus loin, « une bande porta un j
corps mort au Louvre ». C'est la première fois que le mot de :

« mort » apparaît. « Le maréchal de Villeroy leur fit donner cent |


livres. » C'est sans doute pour le remporter. Ce « mort » était-il j
l'un des trois corps, ou doit-il être rajouté, ce qui aboutirait au s
chiffre de quatre, fourni par Buvat? On ne sait. j
Toujours selon Barbier, on laissa volontairement entrer à neuf j
heures, dans la cour du Palais-Royal, la foule des manifestants, j
évaluée à 4 ou 5 000 personnes; l'on aurait alors fait venir « cin-
quante soldats ou gardes en habit bourgeois et vingt mousque-
taires en habit ordinaire », ce qui ne représentait pas un contingent
de sécurité bien considérable. A partir de ce point, il est difficile de
se représenter la suite des événements ou plutôt l'absence d'évé-
nements.
D'après les anecdotes qui nous sont rapportées, la foule se mon-
trait à la fois surexcitée et inoffensive. Nous relevons chez Barbier
une nouvelle allusion aux trois morts, le « peuple » aurait dit au
commissaire Daminois, qui était venu en robe, « qu'il eût à se
retirer, sinon qu'il ferait le quatrième corps mort ». On mentionne
la présence de deux personnages importants. L'un est le duc de
Tresmes, gouverneur de Paris : « Le peuple entoura son carrosse;
il jeta de l'argent, même de l'or, et il eut ses manchettes toutes
déchirées. » Il aurait harangué le peuple — pour l'apaiser (Bar-
bier) : « Le duc de Tresmes n'a pu dire autre chose au peuple
sinon : " Hé, messieurs, messieurs, qu'est-ce que cela? messieurs,
messieurs! " Voilà toute sa harangue » (Marais). L'autre interven-
tion est celle du secrétaire d'État Le Blanc, qui fut mal accueillie.
« Une femme le prit à la cravate en disant qu'ayant perdu son

1. « Ce fut dans le moment que j'étais engagé dans l'enfilade que cinq ou six
ouvriers, perchés sur la barricade, se jetèrent en bas, et peu s'en fallut que je ne
fusse étouffé... Le même jour, 17, fut remarquable par le désordre qui y arriva. On
retira une femme et trois hommes étouffés de cette manière et on les porta ainsi
au-Palais-Royal. »
L'émeute de la rue Vivienne 485

mari, elle n'avait plus rien à perdre! » On eut de la peine à le déga-


ger, et il ne voulut pas qu'on la mît en prison.
C'est Le Blanc qui, selon Marais, aurait fait emporter les corps.
Barbier dit simplement : « On a enterré les gens morts et cela
s'est apaisé » Saint-Simon : « On fit emporter les corps morts et
par douceur et cajoleries on vint enfin à bout de renvoyer ce
peuple 1 . »
On ne se représente guère comment, dans ces conditions, la
foule, fût-elle cajolée, aurait retrouvé si aisément son calme.
Le dépouillement des archives de police conduit à un seul et
unique document2 relatif à un seul et unique mort qui fut trouvé
sur le cours près de la porte Montmartre et transporté au cime-
tière de Saint-Joseph. On ne put déterminer son identité ni déce-
ler la cause de sa mort. On supposa qu'il était tombé et n'avait pu
se relever. Mort subite? Nous supposons qu'il s'agissait du « corps
mort » que les manifestants avaient porté au Louvre et qu'ils
avaient remporté sur les instances et avec le pourboire de Villeroy.
Ils trouvèrent sans doute trop fatigant ou trop dangereux de le
conduire jusqu'au commissariat, à une église ou à un cimetière, et
ils l'abandonnèrent tout naturellement dans le voisinage.
Buvat indique qu'un jeune homme bien fait et proprement vêtu
fut enterré au cimetière de l'hôpital des Quinze-Vingts, trois
autres au cimetière des Innocents. Pour faire bonne mesure, il
ajoute que quatre « autres » furent exposés à la morgue du Châte-
let. Dans la meilleure hypothèse, il s'agirait sans doute des mêmes
personnes. Cependant, il semble surprenant que l'inhumation de
quatre personnes, intervenue dans ces conditions, n'ait laissé
aucune trace, ni ce jour-là ni par la suite, et que les veuves éplorées
n'aient plus jamais fait parler d'elles.
L'explication la plus simple est celle que suggère l'anecdote du
cocher relatée par Mathieu Marais. Les corps apportés au Palais-
Royal étaient ceux de personnes inanimées, de « moribonds »,
mais non de personnes trépassées. On peut supposer que les vic-
times se ranimèrent peu à peu et se remirent sur leurs pieds. Quand
les meneurs s'en aperçurent, sans doute se trouvèrent-ils quinauds
et la foule ne fit point difficulté pour déguerpir 3 .

1. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 617.


2. Voir fac-similé, p. 662.
3. Dans cette hypothèse, la plus vraisemblable, il n'y aurait donc qu'un seul
mort, celui de la porte Montmartre, et personne ne s'en soucia davantage. Peut-
être était-il sans famille, ou seulement de passage.
486 Le système et son ambiguïté

Law, son carrosse, son cocher, sa maison

Law, qui venait en carrosse de son domicile, atteignit le Palais-


Royal à une heure où l'émotion y sévissait. Selon le duc d'Antin,
la foule aurait proféré quelques injures sur son passage; selon
Mathieu Marais « le peuple ne s'est aperçu que c'était lui que
quand il a été passé »; il jugea plus prudent de s'installer au
Palais-Royal où l'attendaient l'appartement de M me de Nancé et
le souvenir de la panique de 1718*. (Il n'en sortit que le 26 juillet
à cinq heures du matin 2 .) Le cocher qui s'en revenait seul avec le
carrosse fut houspillé par la populace qu'il traita de « canaille »,
et blessé par un jet de pierres, mais il semble cependant qu'il ait
pu ramener l'équipage jusqu'à l'hôtel de son maître 3 . Les mani-
festants qui l'avaient suivi cassèrent des vitres, et l'on fit garder
l'immeuble par des suisses4.
E. Levasseur, sans doute induit en erreur par une mauvaise lec-
ture de Barbier, présente une image d'Épinal, selon laquelle Law,
intercepté par les manifestants, serait descendu de son carrosse et
aurait proféré lui-même l'invective : « Vous êtes des canailles! »
La foule interdite de tant d'audace l'aurait laissé passer! Cette
fable a été reprise par de nombreux auteurs5.
Quant au Régent, Barbier écrit qu'il « s'habillait pendant ce
fracas; il était blanc comme sa cravate et ne savait ce qu'il deman-
dait ». Mais Saint-Simon qui arriva en fin de matinée note que le
Régent, qu'il trouva « en très courte compagnie », « était fort tran-
quille et montrait que ce n'était pas lui plaire que de ne l'être pas ».
1. Mathieu Marais, op. cit., t. I, p. 328. Selon ce même auteur : « Quand Law
a passé dans le petit marché des Quinze-Vingts, il a eu grand-peur. Une femme
s'est jetée à la portière de son carrosse et s'est fait traîner. Elle lui a demandé son
mari qui venait d'être tué. » Le cocher aurait alors fouetté ses chevaux et Law
n'aurait pas été reconnu. Cette scène est dépourvue de vraisemblance, et constitue
visiblement une déformation de l'incident concernant le cocher (ibid., p. 327 et 328).
2. « Il est demeuré dans le Palais-Royal chez Coche, premier valet de chambre
du Régent et chez M™1® de Nancré pendant dix jours sans sortir » (Barbier, op. cit.,
p. 50).
3. Telle est la version du duc d'Antin. Selon Barbier et Buvat, le carrosse fut
mis en pièces. Selon Barbier, le cocher était presque mort; selon Buvat : jambe
rompue.
4. Pulteney, 9 juillet, S.P. 78-166, n° 262.
5. E. Levasseur est conduit par cette erreur initiale à présenter à deux reprises
le même épisode. La première fois avec Law qui dompte la foule, la seconde avec
le cocher qui imitant son maître en tous points n'obtient pas le même résultat
(Levasseur, op. cit., p. 262).
L'émeute de la rue Vivienne 487

Une dernière question se pose : quelles étaient « les victimes »?


Quels étaient les émeutiers? Quelles catégories sociales étaient
impliquées? Peut-on parler d'un début de sédition populaire?
Si 1 on en croit Buvat, la foule qui assiégeait la Banque était
composée de malheureux ouvriers qui recevaient des billets en
paiement de leur salaire ou de leur ouvrage et qui devaient encore
prélever une partie importante de leur temps pour les échanger.
Les acrobates qui sautent des barricades ne seraient autres que
des « ouvriers et artisans, maîtres et compagnons des plus
robustes 1 ». Ces indications doivent être reçues avec prudence.
Le mot d'ouvrier n'a pas à l'époque une signification bien précise;
uant aux maîtres et compagnons, ils sont solidement organisés
S ans leurs corporations et ne sont pas privés de défense. Nous ne
trouvons nulle part aucune confirmation du fait que les artisans,
maîtres et compagnons étaient contraints de travailler au rabais
contre des billets décriés qu'ils devraient aller changer eux-mêmes
pendant les heures de la journée qu'ils consacraient normalement
à leur besogne. Barbier note d'une part qu'il fallait de l'argent
pour les manufactures (donc les ouvriers n'étaient pas payés en
papier), d'autre part que les revendications des ouvriers avaient
>orté leur salaire journalier jusqu'à six livres : ce n'était pas
[a misère.
Saint-Simon indique que presque tous les marchands et ouvriers
de Paris se refusaient à recevoir du papier. « Pas d'argent, pas
d'ouvriers », disent de leur côté les parlementaires.
Le duc d'Antin, ce grand seigneur, semble discerner mieux que
Buvat de quel genre de peuple il s'agit. Ce sont des mercenaires,
car on hésite désormais à envoyer des domestiques. « Il faut remar-
quer que la plupart de cette multitude vient des mercenaires qui
font changer les billets pour en aller quêter d'autres sur la place...
Les malheureux se saisissent dès la nuit de toutes les portes et se
précipitent de manière que les bourgeois et ceux qui ont un vrai
besoin non seulement n'y vont pas, mais même ils ne veulent point
y envoyer leurs valets. »
Barbier écrit de son côté : « Ce qui fait particulièrement cette
presse, ce sont des gens de livrée et quantité de vagabonds qui
tâchent à avoir de l'argent pour le vendre à ceux qui ne veulent
pas se faire écraser. »

1. Buvat, op. cit., p. 106.


488 Le système et son ambiguïté
Et YHistoire des Finances : « Il s'assemblait ce jour-là une foule
avide du plus bas peuple; c'était témérairement exposer la ville à
la sédition et au pillage. »
Ce sont les clochards et les demi-clochards de la rue Quincam-
poix et de la gribouillette que nous retrouvons rue Vivienne et au
Palais-Royal
La plupart des étouffés et un bon nombre de leurs camarades
appartenaient sans doute à ces groupes marginaux, ce qui n'exclut
point qu'un certain nombre de badauds, de personnes compatis-
santes ou de mécontents aient pu grossir la procession et donner
toute son ampleur à cet épisode, ou l'on ne voit apparaître aucun
mot d'ordre, aucun signe d'une prise de conscience sociale. S
L'affaire de la rue Vivienne n'est ni une révolution ni une j
émeute, à peine une « émotion » que l'on hésite à qualifier de j
« populaire ». C'est un fait divers provoqué par un autre fiait divers, j
une réaction spontanée de psychologie collective dans une foule
non « classée », non socialement classifiable. *
Par cette absence de signification sociale et politique, par sa
conclusion anodine, l'émeute de la rue Vivienne ne mérite pas
d'être inscrite parmi les événements considérables de l'Histoire,
mais c'est le type des épisodes qui constituent de bons repères.
C'est la date que l'on peut assigner à la banqueroute de la monnaie
de Law, puisque c'est à partir de ce jour que la Banque renonça
définitivement à payer ses billets à ses guichets 2 . D'autre part ses
autres conséquences, quoique parfois difficiles à cerner, ne peuvent
être tenues pour négligeables*.
La banqueroute a d'ailleurs été officiellement consacrée par un

1. Dans une lettre du 10 novembre 1720 (S.P. 78-166, n° 422), Pulteney fait
allusion à cette populace interlope : « Des désordres, dit-il, peuvent être attendus
d'un tel nombre de gens perdus, oisifs, désemparés. » « Les meurtres, le vol et
autres crimes ont été si fréquents ces derniers temps que les prisons ne suffisent
pas à contenir les criminels (délinquants) et que beaucoup ont été mis en liberté
parce qu'on n'avait pas les moyens de les entretenir. »
2. Bien qu'elle ait déjà interrompu ses paiements auparavant et qu'elle doive,
par la suite, les reprendre sous certaines formes, mais qui constituent des opéra-
dons d'achat plutôt que l'application de la convertibilité.
3. Nous n'avons pas trouvé de trace, en province, d' « émotion » comparable
à celle qui agita Paris. Cependant on note qu'à Caen, le 13 juillet, on avait fait venir
de Bayeux trente cavaliers « pour contenir la grande quantité de peuple qui va au
bureau de la banque » (Le Blanc à Guinet, 20 juillet. Arch. de la Guerre A1 2569,
199). De Bordeaux, le maréchal de Berwick avait fait savoir à Le Blanc qu'il avait
trouvé dans cette ville les esprits moins inquiets sur les billets de banque qu'il ne les
avait laissés à Paris (lettre de Le Blanc à Berwick, 16 juillet. A1 2569, 178).
L'émeute de la rue Vivienne 489
texte, à la vérité peu connu : il s'agit d'une ordonnance datée du
même jour qui proroge le paiement des billets de la Banque jusqu 'à
nouvel ordre... et défend de s'assembler 1 .

1. En voici les termes : « S.M. étant informée du désordre qui est arrivé à la
Banque à l'occasion du paiement des billets et voulant prendre mesure convenable
pour y remédier a jugé à propos de suspendre à la Banque jusqu'à nouvel ordre le
paiement des billets et fait toute expresse défense à toute personne de quelque état,
qualité et condition qu'elles soient de s'attrouper ni s'y assembler sous quelque
prétexte que ce puisse être sous peine de désobéissance et d'être punie comme
perturbateur du repos public suivant le régime des ordonnances » (Arch. nat.,
fonds O1 64 P 205).
XXXVII

L'ouverture finit à Pontoise

Nous avons interrompu notre récit des réactions parlementaires


au lendemain de l'audience que le Roi avait accordée aux députés
des Chambres (le 4 juillet).
Comme prévu, c'est le chancelier lui-même qui reçut le mardi
9 juillet « sur les 4 ou 5 heures de relevée », en dehors de la pré-
sence du Régent, la délégation qui comprenait quatre conseillers
conduits par le président Lambert 1 . Pour la première fois, on voit
aborder le problème du montant total des billets émis, et il semble
que ce soit d'Aguesseau qui l'ait spontanément traité, après avoir
présenté un exposé comparatif des dettes laissées par le roi
Louis XIV et de celles que comportait la situation actuelle, tableau
qui naturellement tournait à l'avantage de la Régence 2 .
Quant aux émissions, il s'agit, précise-t-il, de 2 milliards et
environ 200 millions, mais on trouvera, espère-t-il, des débouchés
qui permettront de les réduire à 4 ou 500 millions, que la nouvelle j
Compagnie du commerce pourra ensuite retirer « de sorte qu'il
n'en restera plus ». Cependant les projets n'étaient pas encore prêts
et il fut prévu que l'on se réunirait à nouveau.
Le 10 juillet, le Premier Président fit aux Chambres le récit de
ce qui s'était passé à la Conférence 3 . Au cours de la discussion qui
suivit, le président Gilbert eut l'audace de suggérer qu'un commis-

1. Registre du greffier Delisle.


2. L'exposé de d'Aguesseau est tout à fait simpliste. Il arrive pour l'ancien
règne à un chiffre de 50 millions d'arrérages de rentes, et à 747 millions de dettes
exigibles en capital, ce qui représentait, après conversion en rentes, une charge
annuelle d'intérêt de 30 millions, soit au total un montant d'intérêts annuels de
80 millions contre 34 pour le gouvernement actuel — 25 de rentes sur l'Hôtel de
Ville et le reste en rentes viagères ou actions rentières. Le peuple y gagne donc
47 millions sans compter les 44 millions d'impôts arriérés sur lesquels on avait
passé l'éponge.
3. Telle est en effet la procédure habituellement suivie et non pas l'exposé direct
de leur mission par les députés.
L'ouverture finit à Pontoise 491

saire ou deux de la Cour (du Parlement) fût installé à la Banque


pour savoir ce qui s'y passait car « on nous cache tout ». Et sur
objection du Premier Président, il insista pour qu'il y en eût au
moins un.
A travers les notes du greffier Delisle, on sent passer dans l'at-
mosphère de la séance des ondes de mécontentement, alimentées
à diverses sources. Il faut couper plus vite les billets, révoquer
l'arrêt qui ordonne d'envoyer et de vendre les pierreries à l'étran-
ger, récuser la compétence de la Cour des Monnaies qui est
intervenue à tort au sujet du trafic des billets, etc. Le conseiller
Feydeau constate que dans la matinée précédente, on n'a payé à la
Banque que 8 000 livres, c'est-à-dire beaucoup moins que quand
on passait par les commissaires. Ce détail semble confirmer que la
Banque entend faire des économies par rapport à la méthode pré-
cédente (à moins que l'on n'admette la thèse de la provocation, ces
deux attitudes n'étant d'ailleurs point incompatibles). Pendant ce
temps, « on vend l'argent tous les jours place Vendôme, avec beau-
coup de perte pour les porteurs de billets », et tout cela « fripon-
neries sur friponneries ».
Une seconde conférence fut tenue le 13 juillet et dura quatre
heures. Le Chancelier put alors expliquer aux délégués le plan des
trois débouchés qui couvraient effectivement les 2 200 000 000 de
billets avoués.
Les commissaires approuvèrent naturellement la solution des
rentes, mais ils présentèrent des objections vigoureuses quant aux
deux autres formules.
A l'égard des comptes en banque, une des raisons de leur répu-
gnance était de principe et d'amour-propre. Comme ils avaient
refusé de reconnaître la Banque royale, ils estimaient impossible
d'enregistrer un édit qui organisait une activité de cet établisse-
ment, pour eux dépourvu de légitimité sinon d'existence.
En fait, soit parce que l'on voulut tenir compte de cette objection,
soit parce que de toutes manières, la formalité n'était pas indis-
pensable, la création des comptes courants fut décidée par un
simple arrêt du Conseil de Régence en date du 13 juillet et les
Chambres en prirent connaissance lors d'une réunion du 15. Restait
l'édit relatif à la Compagnie des Indes. Le chancelier d'Aguesseau
apprit (il s'y attendait d'ailleurs) que les commentaires des magis-
trats étaient peu favorables. Comme il tenait à l'expérience libérale
et voulait à tout prix éviter son blocage, comme il percevait aussi
sans doute une tendance au durcissement chez le Régent, il prit
l'initiative d'écrire le 15 juillet après-midi1 pour proposer une

1. Registre du greffier Delisle.


492 Le système et son ambiguïté
nouvelle réunion le lendemain matin « afin, précise-t-il, que je
puisse avoir le temps d'aller dans la matinée rendre compte à
S.A.R. du résultat de cette conférence; l'affaire est si importante
et elle intéresse tellement tous les particuliers, que vous-mêmes,
sur qui le retardement tombera, ne sauriez vous plaindre ».
Au cours de cette réunion, les commissaires posèrent quatre
questions. La première portait sur le nombre exact des billets, dont
ils demandaient la vérification. La deuxième, sur l'assurance qu'ils
pourraient obtenir qu'il n'en serait point fait de nouveaux. Les
deux autres étaient relatives à la manière dont la Compagnie des
Indes pourrait garantir à la fois que les billets seraient retirés
et que les porteurs ne perdraient pas sur la valeur : ce dernier fait
comportait une allusion au trafic auquel se livrait déjà la Compa-
gnie par ses achats au rabais.
Ainsi se trouvait à nouveau soulevée — et cette fois par les par-
lementaires — la question essentielle du montant des émissions,
et par là même de leur irrégularité. Le chancelier, soutenu par le
témoignage de Le Pelletier des Forts, affirma qu'une nouvelle
vérification était inutile et que le chiffre des billets était bien de
deux milliards deux cents millions 1 .
Le lendemain, les Chambres assemblées abordèrent l'examen
de l'édit.
C'est au cours de la séance que les magistrats furent avisés de
l'incident concernant le carrosse de Law (et non point sa
personne). Un récit plaisant a été rapporté selon lequel le
Président aurait versifié involontairement son information en
disant :
« Messieurs, Messieurs, une bonne nouvelle :
Le carrosse de M. Law est réduit en cannelle2. »
« Monsieur le Premier Président, note simplement Delisle, est
sorti dans ce moment de sa place pour un besoin et reprenant sa
ilace, il a dit à MM. les magistrats qu'il venait d'apprendre que
{e carrosse de M. Law avait été brisé dans le tumulte arrivé ce
matin à la Banque et au Palais-Royal, ce qui a fait une joie secrète
dans la Compagnie. »
A deux ou trois voix près 3 , les Chambres décidèrent de supplier

1. A cette date ce chiffre de deux milliards deux cents millions a été dépassé — le
total des billets distribués ayant atteint son point maximum le 1 e r juillet, soit
2 423 747 000. Cependant il n'est pas certain que le Chancelier soit de mauvaise
foi, car ce chiffre de 2 200 0 0 0 0 0 0 est celui du 31 mai, et il est possible qu'on ne
l'ait pas informé de tout le mouvement ultérieur (infra, p. 515).
2. Princesse Palatine, Fragments de lettres originales, p. 285.
3. Selon le greffier Delisle, il n'y eut en effet que deux ou trois « opposants »
L'ouverture finit à Pontoise 493

le Roi de retirer son édit. L'intraitable conseiller Gon proposa


même d'ajouter ce motif « comme contraire à l'honneur et au
service du Roi et au bien public ». Mais cette suggestion outrée ne
fut pas adoptée. Les gens du Roi s'en furent à midi au Palais-
Royal « pour dire à M. le Régent l'arrêté de la Compagnie, dont
il ne fut pas content, à ce que l'on dit 1 ».
On le comprend d'autant mieux que l'émeute, survenue entre-
temps, ne pouvait guère l'inciter à la bonne humeur, et qu'il avait
encore d'autres motifs de concevoir de l'inquiétude.
Des rumeurs couraient dans Paris, et l'ambassadeur Sutton
n'hésita pas à prendre lui-même la plume pour en informer Craggs,
son ministre. Sa lettre est datée du 26 juillet, mais il résulte de son
texte qu'elle fait allusion à des faits antérieurs. « Il est certain,
écrit-il, que les hommes les plus hardis et les plus actifs au Parle-
ment étaient en train de prendre des dispositions pour déclarer la
majorité du Roi, et qu'une douzaine d'entre eux ont tenu une
réunion au domicile de M. de Novion, président à mortier, pour
conférer sur ce sujet. Ils ont eu ainsi des grenouillages 2 avec plu-
sieurs grandes personnalités et beaucoup de personnes de la
noblesse et des officiers pour les amener à leur dessein 3 . »
Dès l'instant que l'ambassadeur d'Angleterre a capté cette infor-
mation vraie ou fausse, il est bien certain qu'elle ne pouvait man-
quer de parvenir aux oreilles du Régent lui-même, et que, vraie
ou fausse, elle ne pouvait manquer de l'émouvoir.
Effronterie du Parlement qui demande la vérification des billets
et le contrôle de la Banque; -émeute de la rue Vivienne; « grenouil-
lage » autour du Président de Novion, voire plastronnades du
prince de Conti : le Régent fait le diagnostic du syndrome. C'est
un diagnostic politique.
Naturellement, il avait pris des mesures de sécurité en faisant
venir des troupes 4 . Mais il ne s'agissait pas seulement de main-

(à la décision) mais on inscrivit cependant trois avis : la demande de retrait, la


nomination de nouveaux députés, la procédure des remontrances.
1. Registre du greffier Delisle.
2. « They had been tampering » (Sutton à Craggs, S.P. 78-168, n° 216).
3. Cf. Buvat (op. cit., t. II, p. 114-115). Le Parlement aurait projeté de tenir
un lit de justice pour déclarer la majorité du Roi et le prince de Conti aurait parlé
de se mettre à la tête des troupes.
4. « Personne ne broncha, note Saint-Simon, ce qui montre bien l'obéissance
et la bonté de ce peuple qu'on mettait à tant de si étranges épreuves... on fit néan-
moins venir des troupes auprès de Charenton, qui étaient à travailler au canal de
Montargis, quelques régiments de cavalerie et de dragons à Saint-Denis, et le
régiment du Roi sur les hauteurs de Chaillot » (Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 616-
618). Le duc d'Antin cite le régiment de Champagne et le Royal Comtois.
494 Le système et son ambiguïté
tenir l'ordre dans la rue, de même qu'il ne s'agissait pas seulement
de surmonter un obstacle de technique législative, ce que l'on
pouvait faire aisément par la procédure habituelle.
Le duc d'Orléans était de ces hommes d'État qui savent prendre
la mesure globale d'une situation (capacité dont Law n'était pas
aussi bien pourvu). Pour le neveu de Louis XIV, la Fronde c'est la
conjonction entre le peuple et le Parlement. C'est donc cette
conjonction qu'il convient d'empêcher et pour cela, il existe un
moyen bien simple, c'est de les séparer. Comme il ne peut s'agir de
déplacer une population, il faut, selon l'expression convenue,
« exiler » le Parlement.
La décision fut prise sans délai; dès le 18 juillet à quatre heures, |
un conseil non formel se réunissait au Palais-Royal 1 . Le Régent J
avait prévu Blois, mais sur les instances de d'Aguesseau, il consen- ^
tit à la solution de Pontoise. Le plus grand secret fut gardé sur
l'opération, qui ne fut réalisée que le dimanche suivant 21 juillet : î
il est bien visible que l'on attendait de disposer d'une force armée
suffisante pour parer à toute éventualité.
Pour l'heure, il ne s'agit nullement d'exercer une coercition sur
les magistrats en vue d obtenir d'eux une concession dont on se
asse fort bien. Il s'agit de les mettre, pour un temps assez long,
E ors d'état d'intriguer et de nuire.
La Cour n'était pas sans appréhension si l'on en juge par la
manière minutieuse dont Dubois rédigea, de sa main, des instruc-
tions opérationnelles. Les lettres de cachet doivent être portées le
samedi, entre huit heures et minuit, « évitant de les faire donner
dans le fort de la nuit pour ne jeter pas de l'épouvante dans le
public ». Au cas où les officiers du Parlement voudraient le
dimanche aller chez le Premier Président, on prévoit des gardes
aux quatre entrées de la cour, « avec un officier sage à chaque »,
pour leur faire savoir qu'on ne s'assemble point. Le dimanche
on fera marcher le guet et les officiers à cheval de police, pour
dissiper d'éventuels attroupements. Dubois prescrit même une
garde au pont de Pontoise, avec encore un « officier sage » pour
ôter la pensée au Parlement de venir en corps à Paris. Il pré-
voit le cas où aucun parlementaire ne se rendrait à Pontoise :
« Il faudrait donner une déclaration pour l'interdiction du Par-
lement » et la faire enregistrer au Grand Conseil. On pourra

1. Saint-Simon note la présence du duc de Bourbon, du duc de La Force, du


Chancelier, de l'abbé Dubois, Canillac, La Vrillière, Le Blanc et Silly qui se livre
à toute une comédie car il ne voulait pas siéger avec Le Blanc. Law n'était point là
(Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 620).
L'ouverture finit à Pontoise 495

éventuellement racheter les charges « des plus mutins », etc. 1 .


En fait tout se passa pour le mieux, et Saint-Simon nous fait
savoir que l'on n'usa pas seulement des contraintes :
« Le soir assez tard, M. le duc d'Orléans fit porter au procureur
général cent mille francs en argent, et autant en billets de banque
de cent livres et de dix livres pour en donner à ceux qui en auraient
besoin pour le voyage, mais non en don... Le Premier Président fut
plus effronté et plus heureux. Il fit tant de promesses, de bassesses,
employa tant de fripons pour abuser de la faiblesse et de la facilité
de M. le duc d'Orléans dont il sut si bien se moquer, que ce voyage
lui valut plus de cent mille écus que le pauvre prince lui fit compter
sous la cheminée (...), il trouva bon que le duc de Bouillon lui prêtât
sa maison de Pontoise toute meublée (...). Avec de si beaux secours,
le Premier Président, mal avec sa Compagnie (...), se raccommoda
parfaitement avec elle. Il y tint tous les jours table ouverte pour
tout le Parlement, qu'il mit sur le pied d'y venir tous les jours en
foule (...) il envoyait à ceux qui voulaient (...) tout ce qu'ils pou-
vaient désirer de vins, de liqueurs et de toutes choses. Les rafraî-
chissements et les fruits de toutes sortes étaient servis abon-
damment tant que les après-dînées duraient et il y avait force
petits chariots à un ou deux chevaux toujours prêts pour les dames
et les vieillards qui voulaient se promener, et force tables de jeux
dans les appartements jusqu'au souper 2 . »
Saint-Simon blâme le Régent et considère qu'il se laissait duper
et jouer par la gent parlementaire. Ainsi voyons-nous une fois
encore à quel point la psychologie et le don de l'observation peuvent
se trouver en défaut chez ce psychologue génial, chez cet observa-
teur aigu. Il n'a visiblement rien compris ni à la situation ni aux
mobiles du Régent. Qu'importait à celui-ci de se laisser gruger! Ce
n'était pas payer trop cher ce qu'il voulait obtenir ou sauvegarder.
La fortune qu'il avait amassée grâce à Law, le pouvoir qu'il avait
consolidé grâce au Système, la tâche délicate qui s'imposait main-
tenant à lui de liquider le Système et d'évincer l'inventeur sans
trop de casse, tout cela méritait bien que l'on ne lésinât pas sur
les locations de calèches et sur les dépenses d'apéritifs.
Quand Saint-Simon nous présente le Régent sous les traits d'une
dupe ou d'une ganache, il se trompe de personnage. Ce n'est pas
Pantalon qu'il a sous les yeux : c'est Scapin 3 .

1. A. E., France, 1243.


2. Saint-Simon, op. cit., t. VI, p. 622-623.
3. L'affaire du 17 juillet exerça une fâcheuse influence sur la cote des billets et
sur le cours des changes. Dutot note ainsi que suit le taux de négociation des
billets contre les espèces :
496 Le système et son ambiguïté
16-22 60
22-24 50
26 38
27 40
29 42
30 55
Cette remontée est probablement imputable aux bruits qui couraient quant à une
augmentation des espèces qui intervint effectivement le 30 juillet. Quant au change
il descend sur Amsterdam de 22 à 20 et sur Londres de 13 à 12. Selon les calculs
de Dutot, le désavantage passe ainsi de 5,88 à 13,75 et de 3,29 à 10,17
(ms. Douai, p. 506).
XXXVIII

La campagne de France

Nous avions tendance à nous représenter Law, au cours de cette


dernière période de son aventure, sous les traits d'un joueur imper-
turbable, rivé à sa table, poursuivant avec une sorte d'automatisme
une partie qu'il ne peut abandonner et qu'il est assuré de perdre.
Nous avions même donné comme titre au présent chapitre : « Le
joueur dans le poumon d'acier. » Nous avons, depuis, abandonné
cette représentation. Law n'est pas un automate et la partie n'est
pas désespérée.
Nous l'imaginons plus volontiers comme un chef d'armée manœu-
vrant en repli, décrochant quand il le faut, mais en bon ordre, éva-
luant sans cesse le moment, la méthode et le terrain pour la contre-
offensive. Ce n'est plus la retraite de Russie : c'est Napoléon dans
la campagne de France. Comme lui, c'est dans la dernière bataille
que Law a sans doute démontré ses plus hautes vertus de stratège.
Stratégie que l'on peut décomposer en trois temps :
— Fin juillet : Mémoire sur le discrédit. Augmentation des espèces.
— 15 août : le grand tournant.
— 15 septembre : l'amorce d'un nouveau plan offensif.

Le Mémoire sur le discrédit et l'augmentation des espèces 1

Entre le 20 et le 30 juillet, Law remet au Régent un texte qui a


été publié sous le titre Mémoire sur le discrédit. L'auteur rappelle
1. Le Mémoire sur le discrédit figure au début d'un recueil comprenant des
textes variés placés à la suite les uns des autres (Arch. nat. K 884 n. 48). Il a été
publié par P. Harsin (Œuvres, t. III, p. 163 et sq.). P. Harsin avait daté ce texte de
juin, mais nous estimons qu'il est postérieur au 17 juillet, car, avant cette date, il
n'était pas possible de dire : les billets perdent 50 %. D'autre part il est nécessaire-
ment antérieur à l'augmentation des espèces, décidée le 30 juillet. P. Harsin accepte
notre argumentation sur ce point.
498 Le système et son ambiguïté
ses principes avec emphase; il analyse la situation avec réalisme,
il propose des mesures d'application bien calculées. Il demeure
fidèle au dogme antimétalliste, mais il limite la difficulté en prenant
l'or comme seule cible. « Il est de l'intérêt du Roi et de son peuple
d'assurer la monnaie de banque et d'abolir la monnaie d'or * » (on
en paiera les valeurs en espèces d'argent aux Monnaies).
« Cependant le billet, qui est la monnaie, perd 50 % sur l'espèce. »
L'auteur recommande deux sortes de remèdes :
— les divers débouchés (ce sont ceux que nous connaissons déjà)
permettront d'absorber les 3/4 des billets,
— dès lors la situation est défendable : il faut rétablir la pro-
portion, c'est-à-dire augmenter le cours des espèces d'argent, ainsi
d'ailleurs qtue de cuivre et de billon, avec même une prime pour
celles-ci, afin d'éviter qu'elles ne soient « resserrées ».
Tel est l'essentiel du plan. Il faut aussi déclarer que le Régent
entend soutenir le Système et promettre qu'il n'y aura jamais de
recherches ni de taxes 2 .
La décision relative aux débouchés étant déjà acquise (le texte
sur la Compagnie, rejeté par le Parlement, devait être publié au
mois de juillet), le seul problème posé au Régent était celui de l'aug-
mentation des espèces. Le duc d'Orléans tint deux conférences avec
des professionnels — qui eurent lieu le 25 juillet et le 1 er août. Les
ducs de Chartres, de Bourbon, de Villeroy, le chancelier d'Agues-
seau, Law lui-même et Le Pelletier des Forts assistaient le Régent.
Du côté des financiers et des commerçants, Samuel Bernard, les
frères Crozat, Anisson et Godeau, députés du commerce de Lyon
et de Rouen, Jean-Claude Tourton et un banquier suisse, dévoué
à Law, du nom de Jean Deuscher, enfin Thellusson.
Selon Pulteney3, Law aurait fait un exposé assez incomplet de
1. En effet, rappelle-t-il, l ' o r est une marchandise importée de l'étranger alors
que la monnaie de banque est gagée sur l'action des Indes, qui est un produit de
France. Il est normal que l'Espagne, le Portugal, la Chine soutiennent l'or, mais la
France doit soutenir l'action des Indes qui, en sus de son caractère national, pré-
sente l'avantage d'être portative, divisible, productive, d'augmenter au lieu de
diminuer, etc.
2. Il recommande enfin de maintenir — ou plutôt de rétablir — l'interdiction de
garder des espèces, tout en étendant le plafond à 1 000 ou même 3 000... mais on
comprend qu'il ne se fait pas d'illusion là-dessus et qu'il accepte d'avance de sacri-
fier ce point.
3. Selon le compte présenté par le Régent et relaté dans la lettre de Pulteney, il
aurait été fait deux milliards six cents millions de billets, mais 600000000 ne
seraient jamais sortis, 200 avaient été rachetés et brûlés par la Banque, le surplus
devait s'absorber en trois paquets, 600 pour les rentes, 600 pour les comptes en
banque, 600 pour les nouvelles actions.
Pulteney pense que les chiffres sont sous-estimés. « On croit généralement qu'il
La campagne de France 499
la situation, et selon Thellusson, il aurait confié ses embarras
de trésorerie. Thellusson précise encore que les disponibilités
étaient réduites à 7 ou 8 000 000 et que lui-même aurait, mais
en vain, offert ses services 1 .
Le Traité chronologique présente une version sensiblement ana-
logue, mais en faisant plus clairement apparaître la réalité de la
manœuvre. Selon ce document, la crainte des diminutions succes-
sives et du décri aurait fait porter aux hôtels des Monnaies d'impor-
tantes quantités d'espèces. Cependant la Banque avait de nouveau
de très grands paiements à assurer pendant le mois d'août, et il lui
parut opportun, dès qu'elle eut raflé tout ce qu'elle pouvait grâce
aux diminutions, de procéder à l'opération inverse afin de se décou-
vrir le moins possible et de réaliser un bénéfice.
A la veille de l'échéance du 1 e r août, un arrêt du 30 juillet
(complété, pour ce qui concerne le billon, par un arrêt du 31)
consacrait de nouvelles et importantes dispositions. Il s'agissait
principalement, comme nous pouvions le pressentir depuis le
Mémoire sur le discrédit, d'une augmentation générale des espèces,
mais ce qui est surprenant, c'est l'extrême élévation des taux qui
excédait de beaucoup ce qu'on avait vu jusque-là, en sorte que le
prix des espèces était porté au triple de leur valeur intrinsèque 2.
Ainsi le louis (de 25 au marc) passait à 72, l'écu (de 10 au marc)
à 12, le louis d'argent (ou écu blanc) à 4, la livre d'argent à 2.
En vertu de l'arrêt pris le 31, les espèces de billon elles-mêmes
étaient sensiblement augmentées, notamment les gros sols de
cuivre que l'on appelait des Law furent portés à 32 deniers, les
trois faisant 8 sols 3 .
en a été fait pour 3 000 millions. » Nous savons que la vérité est intermédiaire
(Pulteney, 30 juillet, S.P. 78-166, n° 280).
1. Thellusson aurait alors pris à part le Régent, pour lui proposer de faire venir
une vingtaine de millions de l'étranger pour le début de septembre. Lui-même aurait
eu par la suite une entrevue secrète avec le Régent, le 15 août, chez M" e de La
Chausseraye et aurait failli obtenir le départ de Law... (Thellusson, notes sur les
Mémoires de la Régence.) Nous avons pu consulter ce texte grâce à l'obligeance de
M. de Pontbriand. Cf. Luthy, op. cit., t. I, p. 397.
2. Traité chronologique des monnaies, p. 894.
3. Buvat, op. cit., t. II, p. 117.
pièces de 30 deniers 5 s au lieu de 3 sols
anciens sols 3 s 6 d au lieu de 2 sols
sols de cuivre 2 s 8 d au lieu de 1 s 4 deniers
les demi-sols 1 s 4 d au lieu de 8 deniers
quarts de sols et anciens liards 8 deniers au lieu de 4
Ces mesures furent complétées par un arrêt du 9 août concernant des pièces de
cuivre de 6 deniers, fabrication de 1709, passées entre-temps à 8 deniers et qui
furent doublées à 16.
500 Le système et son ambiguïté
Les nouvelles mesures entraînaient comme corollaire l'annula-
tion du décri qui avait été annoncé à partir du 1 er août sur toutes
les espèces d'or (à l'exception des nouvelles fabrications) et sur
toutes les espèces d'argent (à l'exception des louis et des livres).
En même temps, selon une habitude que nous connaissons bien,
l'arrêt annonçait la spirale descendante, par une série de nouvelles
diminutions aboutissant au décri.

1er SEPTEMBRE 1 6 SEPTEMBRE 1er OCTOBRE 1 5 OCTOBRE

Louis d'or 63 livres 54 livres 45 livres 36 livres

Écu d'argent 10 livres 10 s. 9 livres 7 livres 10 s. 6 livres

Louis d'argent 30 livres 10 s. 3 livres 2 livres 10 s. 2 livres

Livre 35 sols 30 sols 25 sols 20 sols

Toujours selon Thellusson, l'opération aurait procuré au trésor


une ressource de 16 à 17 000 000, et aurait permis de passer l'été.
Il importe de noter qu'il s'agit par hypothèse d'un bénéfice réalisé
sur les espèces appartenant à la Banque, car l'opération confor-
mément à la règle déjà posée le 29 mai était blanche pour l'État,
qui ne percevait aucune redevance sur les espèces apportées à la
Monnaie.

Le cours des billets

Le sauvetage de la trésorerie n'était cependant qu'un objectif


additionnel (quoiqu'il ait peut-être joué un rôle décisif pour la
détermination) dans l'augmentation des espèces. D'après le
Mémoire sur le discrédit, nous savons que Law avait conçu cette
opération en vue de redresser le billet et de le rétablir au pair avec la
monnaie. C'était véritablement une nouvelle mouture de la méthode
adoptée le 21 mai : à défaut de diminuer le papier, on augmentait
le métal.
Il sembla sur l'heure que l'opération allait réussir1.

1. Le manuscrit de Douai, p. 504, indique avec précision la succession des cours :


La campagne de France 501

« Les billets qui étaient à 50 %, note Pulteney dès le 30 juillet,


remontent au pair et même le dépassent. On voit même ceci : ceux
qui auparavant ne voulaient pas prendre de billets en paiement,
maintenant refusent l'argent. »
Mais, dès le 5 août, Sutton, écrivant à Stanhope, mentionne un
décri des billets de 12 à 14 % sur les espèces (pourtant dévaluées
de moitié!). Le 6 août, Pulteney note 24 %, le 12, 30 %, avec des
décotes variées pour le change des coupures entre elles
Que s'était-il donc passé?
Selon Pulteney, la faute incombe à Law lui-même.
Nous savons que la Banque avait pris l'habitude de trafiquer sur
ses propres billets en les rachetant au rabais. Elle aurait été bien
inspirée, pense le diplomate, en suspendant cette pratique au jour
de l'augmentation. Au lieu de cela, elle continua de se porter ache-
teur en dessous du pair. « Le premier jour, les gens semblaient
préférer le papier à la monnaie; quand ils virent que la Banque ne
les prenait qu à 10 %... ils ont pensé que la Banque ou ne pouvait
pas, ou ne voulait pas, bonifier ses billets. »
Les circonstances firent d'ailleurs que la Banque opérait désor-
mais sur une plus grande échelle. En effet, à la date même du
1 er août, les courtiers qui avaient été priés de quitter la place Ven-
dôme s'étaient triomphalement réinstallés dans le jardin de l'hôtel
de Soissons 2 , où, depuis un mois, des ouvriers avaient travaillé à
monter des échoppes « pour mettre à couvert tous les fripons qui
voudraient y aller 3 ». L'inauguration fut faite avec tambours et
trompettes et un discours du lieutenant général de police. La
Compagnie s'était réservé dix de ces bureaux-baraques et c'est
là que, sans désemparer, les employés s'offrirent à acheter des

1 e r et 2 août pair
3 95
5 88
6 75
7 et 8 80
12 71
13-14 90
17 76
19-21 82
22-23 72
26 31
27-28-31 33
1. 10 % pour changer 1 000 livres en 100; 15 pour changer 100 en 10.
2. 'Appartenant au prince de Carignan, qui recevait 150000 livres par an de la
part « de la personne qui avait entrepris toute l'affaire » (Delisle).
3. Registre du greffier Delisle, 4 juillet.
502 Le système et son ambiguïté
billets avec 10 % d'escompte sur les coupures de 1 000, 5 % sur
celles de 100 et encore 5 % pour changer les 1 000 en 100 (celles
de 10 étant prises au pair)
Pulteney a raison dans un sens : il aurait été plus logique, de la
part de Law, de soutenir ses billets au pair. Cependant, en fait, le
cours des billets pouvait souvent difficilement être maintenu, même
après l'augmentation des espèces, tant qu'il en demeurait une forte
quantité dans le public. Law a commis une grave erreur en élabo-
rant le plan contenu dans le Mémoire sur le discrédit : il s'attend
lui-même à des progrès assez lents pour ce qui concerne les
« débouchements » (2 ou 3 mois, précise-t-il) et en même temps, il
irésente « l'augmentation comme un expédient aussi prompt que
fa situation l'exige ».
Ce décalage chronologique ne laissait pas de chance pour un
rétablissement durable de la parité.
Law a-t-il conçu le projet — irrationnel — de jouer encore sur
l'augmentation?
Pulteney tient pour certain qu'un arrêt prévoyant une nouvelle
élévation d'un tiers était passé au conseil et avait même été
imprimé, mais qu'il fut supprimé (12 août). Sans doute Law se
rendit-il compte à ce moment (mais peut-être l'avait-il déjà pres-
senti auparavant) qu'il ne parviendrait pas à remonter le cours des
billets, et qu'il fallait revoir la stratégie d'ensemble.
C'est dans la même période qu'il conçut d'ailleurs un débouché
complémentaire pour les billets, à savoir la création de 8 000 000
de rentes sur les tailles et impositions des provinces, au taux réduit
de 2 %, ce qui représentait un capital de 400 000 000.
Nous sommes quelque peu surpris de voir que l'on espérait la
réussite d'une émission à 2 %, alors qu'un emprunt identique à 2,5
n'était pas couvert, mais cette anomalie s'explique par les cir-
constances particulières de l'époque. Les rentes sur les pro-
vinces passaient pour être plus régulièrement servies; aussi
avaient-elles la faveur du public provincial : elles étaient d'ailleurs
réservées aux sujets de Sa Majesté 2. Cependant Law ne s'attacha
pas à obtenir un résultat très rapide, car cette décision prise, dans
le principe, antérieurement au texte du 15 août — qui la men-
tionne — ne fut appliquée qu'en septembre, après avoir été enre-
gistrée à Pontoise le 30 août seulement.
Ainsi Law évolue-t-il vers le turning point de la mi-août.

1. Pulteney, 3 août, S.P. 78-166, n° 291.


2. On a même supposé que Law avait prémédité de priver les étrangers de cette
mesure en vue de la transformation des comptes en banque, mais c'est trop d'inter-
prétation. Voir ci-après, p. 509, n. 1.
La campagne de France 503

Réactions et incidents

Avant de l'aborder, nous devons recueillir quelques informations


sur les réactions que suscitait, dans le pays, la forte dévaluation
du 30 juillet. Comme l'on pouvait s'y attendre, et conformément
aux précédentes, elle se traduisit par l'augmentation des prix
courants et même, selon les lieux, par des difficultés de ravitaille-
ment et par des incidents. Pulteney mentionne des désordres qui
seraient survenus à Lille et à Niort et qui auraient opposé des
militaires et des commerçants, parce que ceux-ci auraient refusé
des billets de banque.
A Paris même, des officiers des régiments stationnés à Charen-
ton se seraient présentés chez Law : « On les fit attendre sept
heures, après quoi on leur demanda de poser leurs demandes par
écrit. A quoi ils répondirent avec colère que tout ce qu'ils deman-
daient était de l'argent, à défaut de quoi ils ne pourraient ni servir
ni subsister. Un directeur les calma par quelques promesses. »
Des messages de ce genre, note Pulteney, venaient fréquemment
de l'armée .
Si l'on s'en tient aux sources sûres (et sans que nous prétendions
donner les conclusions d'une recherche exhaustive), les réactions
sont très variables selon les régions; les incidents sont rares, ils
n'atteignent jamais une réelle gravité; enfin ils ne sont pas provo-
qués par la circulation des billets (qui peut seulement y tenir un
rôle accessoire) mais bien par l'augmentation des espèces et ren-
chérissement de la vie qui en résulte.
Les archives du secrétaire d'État à la Guerre font apparaître
deux points de tension, à Lille et à Strasbourg, et nous n'en éprou-
vons pas de surprise, puisque nous avons déjà constaté que les
provinces frontalières des Flandres et de l'Alsace étaient celles qui
« encaissaient » le plus mal la politique monétaire de Law.
A Lille, le 5 août, il y eut, à l'occasion de l'augmentation des
espèces, un « tumulte », une « émeute », excitée par des « mal
intentionnés » dont « cinq des plus coupables » furent arrêtés, mais
on « préféra le parti de la clémence ». En conséquence, ils furent
libérés, après avoir subi, à l'hôtel de ville, en présence du peuple,
une réprimande2. Un lieutenant de dragons fut mis aux arrêts
pour avoir fait du scandale à la cantine parce qu'on n'avait pas
voulu lui rendre la monnaie d'un billet de cent livres 3 .

]. Pulteney à Craggs, 12 août, S.P. 78-166, n° 301.


2. Lettre du 12 août, S.P. 78-166, n° 301.
3. Il prétendit qu'on l'avait mis aux arrêts pour l'obliger à escompter ce billet
504 Le système et son ambiguïté
Il fallut prendre des mesures d'ordre, et nous apprenons que les
régiments de cavalerie avaient reçu une demi-ration de fourrage
en sus pendant quelques jours, en raison du surmenage de leurs
chevaux 1 . Il semble aussi que certaines dispositions, dont nous
ne connaissons pas le détail, aient été prises en faveur des ouvriers
des manufactures 2 .
En Alsace, le marché qui suivait l'augmentation marque de très
fortes hausses mais les magistrats taxèrent le pain blanc à 8 sols
et le pain « propre au soldat » à 5 sols 3 . Une lettre du 15 août fait
allusion à ce « qui s'est passé à Metz » à l'occasion de l'augmenta-
tion des espèces. Une seconde lettre de la même date constate qu'à
Strasbourg la tranquillité publique n'a pas été troublée.
La correspondance du ministère porte trace des appréhensions
qu'exprimaient les autorités locales, ainsi que des exhortations du
Secrétaire d'État, expliquant que l'augmentation était un mal
nécessaire et que les choses rentreraient bientôt dans l'ordre avec
les diminutions attendues4.
Enfin on recourut à une mesure très efficace, qui consistait à
assurer la fourniture de pain gratuitement aux troupes, cependant
nous ne pouvons affirmer qu'elle fut appliquée d'une façon géné-
rale 5 .

avec 50 % de perte et se fit vertement tancer pour avoir émis cette supposition. Lettre
du 21 août, Arch. Guerre, A 1 2169.
1. 15 août, S.P. 78-166, n° 307.
2. 16 août, S.P. 78-166, n° 309. « Il y a lieu de croire qu'au moyen de nouveaux
arrangements de la compagnie des Indes, les ouvriers continueront leur travail. »
Cf. 17 août : « Les arrangements que S.A.R. a pris pour soutenir leur manufacture
et leur en assurer le débit avec le commerce. »
3. L'absence d'autres précisions conduit à penser qu'il n'y eut pas d'incidents
graves.
4. 17 août — au lieutenant de Douai : approuve « tous les mouvements que vous
vous êtes donnés pour contenir le peuple qui avait quelque disposition à se mutiner
à l'occasion de l'augmentation des espèces ».
17 août — Bordeaux, au lieutenant d'Aire : taxer les denrées — faire monter dix
dragons à chaque poste les jours de marché.
18 août — Angers : il s'agit de faire couper les billets de 1000 pour les régiments
de dragons de Saumur.
21 août — Oloron : « Vous devez rassurer les gens d'Oloron... je compte que vous
avez présentement reçu l'ordre pour le paiement de vos appointements que j'ai
fait augmenter jusqu'à 500 par mois. »
22 août — Montargis : « Les précautions que vous prenez pour empêcher les
désordres que les troupes pourraient faire. »
22 août — Perpignan : S.A.R. connaît parfaitement l'embarras où se trouve
le soldat pour s'entretenir de linge et de chaussures.
5. 17 août — au lieutenant général de Seissel : « Vous avez jugé à propos pour
La campagne de France 505

En conclusion, en cette première quinzaine d'août, on peut consi-


dérer que la situation est un peu tendue, mais qu'elle n'a rien de
catastrophique

Le grand tournant du •15 août

Le 15 août éclate le coup de gong de la défaite... ou plutôt de la


retraite.
Le plan exposé dans le Mémoire sur le discrédit doit être aban-

cette raison de l'avertir (le soldat) de la fourniture de pain que S.A.R. lui fait faire
gratis. » La lettre à Perpignan fait seulement allusion aux problèmes posés par
le linge et les chaussures.
1. La correspondance des intendants pour le mois d'août 1720 ne donne que
d'assez rares indications sur les hausses des prix ou les difficultés de ravitaillement
résultant de l'augmentation des espèces, mais il serait téméraire soit de géné-
raliser ces données, soit de conclure que les hausses étaient plus faibles dans les
provinces où elles ne sont pas signalées. En sus de l'Alsace que nous avons mention-
née, nous voyons qu'à Montauban, le prix des grains a doublé, et que celui des
autres denrées aurait triplé (Montauban, 22 août, G 7 400-404). A Bordeaux, le
7 août, on signale la raréfaction de l'approvisionnement en blé qui vient de l'Agen-
nais, du Quercy et de la généralité de Montauban. Personne ne veut vendre dans
la crainte d'une diminution des espèces. « Les boulangers ne cherchent pas à vendre,
et ils ne se pressent pas de cuire autant qu'ils devraient le faire. » L'intendant
signale aussi la pénurie des petites monnaies, et même des espèces de cuivre qui
sont cachées. Mais l'intendant fait face à la situation, avec succès, par une politique
non autoritaire. « Le seul expédient que j'ai pu trouver a été d'écrire partout que
bien loin d'empêcher la cherté des blés, il fallait aider à en faire augmenter le
prix, parce qu'il n'y avait que la cherté qui pût engager les particuliers à vendre
et qu'il valait mieux qu'il coûtât plus cher que de n'en point avoir. » Voilà donc un
précurseur des physiocrates : cherté foisonne. « Cet expédient a réussi... il n'en
manquait point dans les marchés, mais il était fort cher... à l'égard de la ville de
Bordeaux, je l'ai fait subsister d'industrie jusqu'à présent... les boulangers ont
actuellement chez eux pour dix ou douze jours de grain ou de farine... » (De Cour-
son, 28 août, G 1 147). A Montpellier, le 15 août, de Bernage signale que les mar-
chandises du cru se vendent bien, et même à un prix excessif. Les cocons sont
abondants et fort bien vendus, les marchands y ont porté des billets de banque et des
espèces. Comme d'habitude l'intendant de Montpellier réclame de petits billets de
banque qui se répandent successivement partout (G1 324).
Il serait donc tout à fait erroné de se représenter l'économie de la France dans
une situation catastrophique. Notons encore que les questions relatives aux
billets de banque, aux rentes, etc., ne jouent qu'un assez faible rôle dans les préoc-
cupations de la masse des Français, qui sont surtout intéressés par la valeur des
monnaies métalliques, instrument de la plupart des transactions de la vie quoti-
dienne et des prix des denrées, intimement liés au taux des espèces.
506 Le système et son ambiguïté
donné. Il faut renoncer à la guerre contre le fabuleux métal. Il
faut immoler le Golem. Il faut sacrifier la monnaie de papier, afin
de sauvegarder l'autre partie du Système, la Compagnie des Indes.
Ainsi pourra-t-on peut-être, plus tard, entreprendre autre chose
qui se rapprocherait du projet initial : la monnaie de compte.
L'arrêt du 15 août « concernant le cours des billets de banque »
— on admire l'euphémisme — récapitule les débouchés prévus en
faveur du papier, et mentionne même celui des rentes sur les pro-
vinces, non encore créées.
Le texte prescrit la démonétisation des billets : les gros
(10 000 et 1 000) cesseront d'avoir cours le 1 er octobre; les petits
bénéficient d'un sursis jusqu'au 1 er mai : après cette date, ils
seront soit retirés volontairement par la Compagnie des Indes,
soit acquittés en espèces.
Entre-temps, les porteurs de billets de 10 000 pourront se procu-
rer 1 000 livres en petites coupures à condition de placer les autres
9 000 dans l'un des emplois qui leur sont destinés.
Enfin, les billets qui ne seraient pas utilisés ne seront cependant
pas perdus, car ils seront automatiquement transformés en actions
rentières de la Compagnie à 2 %, dont de surcroît les dividendes
semestriels seront payés rétrospectivement à dater du 1 er juillet...
Tout cela donne un échéancier compliqué, qui traduit 1 embar-
ras... et la minutie.
1 er septembre : date limite pour les comptes à Paris,
15 septembre : date limite pour les comptes en province,
1 er octobre : démonétisation des grosses coupures,
date limite pour les souscriptions de la Compagnie,
1 e r novembre : date limite pour les rentes,
1 er mai : démonétisation des petites coupures.
Enfin l'article 9 prescrit le rétablissement immédiat des stipula-
tions de paiement en or et en argent.
La rédaction même de l'exposé donne l'impression que le texte
n'est pas venu tout d'une pièce. Elle décèle, soit l'hésitation de l'au-
teur, soit peut-être des contradictions d'influences. Ainsi, on croit
d'abord comprendre que les petits billets resteront indéfiniment en
valeur (ils sont « plus propres » à l'usage journalier et à la circula-
tion) et ce n'est qu'en lisant le détail des articles que l'on apprend
leur condamnation à terme. C'est par une incidente rattachée au
mot « circulation » que l'on est informé de la réhabilitation du
métal.
La perplexité de Law, à laquelle nous avons fait allusion, est
illustrée par le fait que — vers la date même du grand virage — il
avait tenté de persuader les banquiers et commerçants de l'oppor-
La campagne de France 507

tunité qu'il y aurait à supprimer l'usage monétaire de l'or et à ne


conserver que la monnaie d'argent
Ayant virtuellement abandonné la Banque, Law concentre ses
efforts sur la Compagnie. Le 17 août, il décide la création de
20 000 actions en sus des 50 000 qu'il n'a pas placées. Ces titres
avaient cependant produit, on ne sait pourquoi, 16 % de profit à la
souscription, mais le 20 août ils étaient déjà au-dessous du pair 2 .
Le même jour, le change avec la Suisse atteint 550 % (La Clo-
sure, 17 août).
Le 25 août un arrêt supprima la bonification de 5 % accordée
jusque-là aux billets pour le paiement des impôts. Le maintien de
cet avantage était en effet bien ridicule. Mais sa suppression se
traduisit par une nouvelle chute du cours des billets .
Un arrêt du 2 5 août renforce la position de Law dans la Compa-
gnie et celle de la Compagnie dans l'État, <r imperium in imperio »,
note Pulteney4. Le Régent est désormais protecteur et gouverneur
général. Law est directeur général et les affaires de la Compagnie
ne dépendent que d'un conseil particulier composé de ses propres
directeurs, d'ailleurs réduits en nombre et en appointements. (On
supprime M. Le Pelletier des Forts à la grande satisfaction du
public 5 .) Les directeurs ne peuvent être responsables que de leur
fait personnel (réplique à une demande émise naguère par les
députés du Parlement et tendant à rendre les directeurs respon-
sables des engagements de la Compagnie), les actionnaires ne
pourront jamais etre soumis à taxe pour les profits faits ou à faire
dans la Compagnie.

1. Les destinataires répondirent peu avant le 15 septembre de façon détaillée peu-


un contre-mémoire, réfutant son argumentation et rejetant ses conclusions.
Les deux documents sont placés en vis-à-vis dans le manuscrit intitulé
Mémoire sur la préférence que Réponse au mémoire qui donne
l'on doit donner à la monnaie la préférence aux monnaies
d'argent sur la monnaie d'or. d'argent sur la monnaie d'or.
Ces textes peuvent être datés approximativement d'après la Correspondance de
Pulteney : « J'ai mentionné il y a quelques semaines que M. Law ayant insisté pour
que l'or ne soit plus utilisé comme monnaie, le Régent lui demanda de remettre un
mémoire sur ce sujet sur lequel les banquiers ont fait une réponse. Je vous envoie
ci-incluses des copies de ce mémoire en réponse. » 13 septembre.
2. Pulteney à Craggs, 20 août. Selon Pulteney, Law faisait des combines pour
faire gagner quelque argent sur les premières souscriptions à des personnes qu'il
désirait choyer, favoris, officiers.
3. Le billet de 1 000 perd 120 quand on le change avec billet de 100 et celui-ci
perd 28 contre la monnaie.
4. 3 septembre, S.P. 78-166, n° 323.
5. Correspondance de la marquise de Balleroy, 3 septembre, t. II, p. 196.
508 Le système et son ambiguïté
« Il faut lire le préambule de cet arrêt pour connaître l'étendue
et la réalité de la puissance de la Compagnie des Indes 1 . »
Grâce à ces dernières mesures et aussi, semble-t-il, à des inter-
ventions directes de la Banque, les actions se maintinrent un peu
au-dessus de 6 000 (pour un nominal de 12 000) et en billets déva-
lués 2 . Quant aux billets, au 2 septembre, celui de 1 000 est à 500,
celui de 100 à 35 et même celui de 10, jadis indemne, se négocie
au-dessous du pair 3 .
A la même date du 2 septembre, Law a dû prendre la décision de
faire émettre 50 000 000 de billets de banque en coupures de 50
et 10 livres, celles-ci devenant introuvables!
Le 7 septembre, on découvre un texte amusant et d'ailleurs
significatif. C'est « le jugement souverain et de police » rendu par
Louis du Bouchet, comte de Montsoreau, marquis de Sourches et
du Bellay, seigneur Dabondants et autres lieux, grand prévôt de
France, portant que « les places, dans les voitures publiques,
seront payées en argent comptant ». Bien que la circonstance
soit mince, c'est le premier acte officiel de la démonétisation. Les
voituriers doivent nourrir leurs chevaux qui ne se contentent pas
de papier, note le grand prévôt. Nous apprenons que quelques
malins avaient mis au point une pratique astucieuse : ils s'instal-
laient dans un coche et, ayant raflé l'argent que présentaient les
autres voyageurs pour leurs propres places, ils payaient en billets
pour le compte de tout le monde.
Pulteney écrit le 6 septembre : « M. Law à qui on parla de la
cherté des actions, du discrédit des billets et des plaintes du peuple,
dit que tout va pour le mieux. »
Quant au change, il est selon Jean Vercour 4 à 12 sur Amster-
dam, selon Pulteney à 7 1/2 sur Londres 5 , selon La Closure à 800
sur Genève 6 : ces chiffres concordent avec ceux de Dutot.

1. Mémoire historique sur le Système de Law, British Muséum.


2. Le 10 septembre elles sont descendues à 6 350 et elles seraient parvenues,
selon Pulteney, au-dessous de 6 000 si la Banque n'avait donné 1 ou 2 millions en
billets de 1 000 et 10000 pour les soutenir.
3. Pour les billets de 1 000 et de 100, nous nous référons aux chiffres de Girau-
deau qui sont d'ailleurs à peu près conformes aux indications de Pulteney. Pour les
billets de 10, Giraudeau n'indique une décote qu'à partir du 6 septembre : le billet
tombe alors à 7, puis à 6. Dans une lettre datée du 6 septembre, Pulteney indique
que « même les billets de 10 livres sont refusés sur le marché ou reçus pour la
valeur de 6 livres ».
4. 10 septembre, op. cit., p. 42
5. 3 septembre.
6. 6 septembre, op. cit., p. 337.
La campagne de France 509

Le chef-d'œuvre (méconnu) du 15 septembre

Avant même que la retraite soit terminée, voici que s'annonce la


contre-offensive. Avec l'arrêt du 15 septembre, deux mesures sen-
sationnelles tombent sur le public.
C'est, tout d'abord, l'amputation des trois quarts du montant
des comptes en banque. Voilà qui est simple et brutal, au moment
même où les souscriptions à ces comptes se trouvent closes pour les
provinces (les titulaires de comptes ayant cependant la faculté de
reprendre leurs billets).
C'est, en second lieu, une disposition bizarre, qui établit une
équivalence et un droit d'échange automatique entre le compte en
banque et l'action des Indes, sur le pied de 2 000 livres de compte
(nouveau) pour une action (d'un nominal de 12 000, ramené, ficti-
vement, à 8 000, valeur ancienne de 2 000 de compte courant).
Pour favoriser ces opérations, on crée d'ailleurs des dixièmes
d'actions de 800 livres chacun, donnant droit au 1/10 du divi-
dende de l'action entière, c'est-à-dire à 36 livres.
Première impression : voilà donc une spoliation, assortie, peut-
être dans une intention de camouflage, d'une bizarrerie.
Les contemporains, partisans ou adversaires de Law, pensèrent
généralement que c'était une façon de pénaliser les étrangers,
commerçants ou même spéculateurs, dont certains avaient placé
de grosses sommes en comptes. « Les amis de Law disent que ce
dernier arrêt est le meilleur qui ait jamais été publié pour la nation
française; il est appelé par quelques-uns d'entre eux un " arrêt
contre les Anglais ' », écrit Pulteney le 17 septembre1.

1. Pour prouver la malveillance de Law, le diplomate relève que les étrangers,


s'ils se font rembourser leurs comptes en billets, ne pourront souscrire aux rentes
sur les provinces car elles sont réservées aux sujets du Roi. C'est prêter à Law un
machiavélisme d'assez mince portée, mais en fait l'imputation manque de base. En
effet les Français eux-mêmes ne furent point autorisés à souscrire ces titres avec le
montant de leur compte en banque. C'est ce qui résulte d'une lettre de Des Forts à
M. de Brou en date du 15 octobre 1720. « Plusieurs particuliers et négociants de
Nantes » avaient utilisé les « certificats de billets de banque que ces particuliers
avaient précédemment fournis pour acquérir des comptes en banque » pour souscrire
des contrats du nouvel emprunt des États de Bretagne; « S.A.R. n'a pas jugé qu'il
convînt de rien changer à la disposition de l'arrêt du 18 septembre 1720 qui
ordonne que ces certificats seront reçus jusqu'au dernier du présent mois comme
billets de banque pour acquisition de rentes sur les aides et gabelles... ou de rentes
sur les recettes générales... » Arch. nat., G7 25. (D'une façon générale les étrangers
510 Le système et son ambiguïté
Les historiens les mieux informés ne se sont pas tenus à une
interprétation aussi étriquée mais, sachant que le compte en
banque était une des (meilleures) marottes de Law, ils ont tout
naturellement supposé que cette mesure avait été inspirée par ses
adversaires et que la barre lui échappait
En fait, la paternité de Law à l'égard de l'arrêt du 15 septembre
est démontrée par l'attitude favorable de ses amis, et notamment
du duc de La Force, qu'on appelait son premier commis, lequel
précisait d'ailleurs « que chacun devait étudier l'arrêt pendant
deux jours pour le comprendre parfaitement2 » (en quoi il n'avait
pas tout à fait tort).
Mais il faut aller plus loin : cette innovation est exemplaire-
ment caractéristique de la doctrine et de la méthode de Law; elle
constitue l'une de ses initiatives les plus brillantes, elle était
la pièce principale d'une politique monétaire « repensée ».

Premier volet : Monnaie réduite, monnaie forte

Il s'agit tout simplement pour lui de revenir au plan du 21 mai


en l'adaptant aux circonstances. Il s'agit de faire une monnaie de
papier qui soit une monnaie forte. Et c'est toujours, selon son idée
fixe, une monnaie double.
Au binôme billets-actions — dont le premier terme est devenu
inutilisable — il substitue le binôme compte-actions. Dès lors on
comprend, non seulement l'opération, mais le quantum. La réduc-
tion de moitié était bonne pour le mois de mai, au mois de sep-
tembre il est logique de la porter aux trois quarts.
Il se donnait ainsi une marge de sécurité suffisante3. Il tendait
avaient fortement tiré profit des facilités que leur offrait le mécanisme des comptes
en banque.)
« Un négociant de cette ville... m'a prouvé par une démonstration de calcul que...
un Genevois ou tel étranger peut avoir présentement en France, en y envoyant du
comptant, 1 000 livres de billets de banque pour 80 livres en argent comptant... bien
des particuliers profitaient de la conjoncture pour pouvoir se faire des comptes en
banque à fort vil prix » (La Closure, 6 septembre 1720, cité par A. Sayous : « L'Af-
faire de Lawetles Genevois », Revue d'histoire suisse, t.XVII,fasc. 3. 1937,p. 338).
1. Ainsi pour Paul Harsin, c'est par haine des conceptions de Law que l'on
décida la réduction des comptes courants (Les Doctrines, op. cit., p. 187). Selon
H. Luthy, « les mesures qui suivirent et probablement déjà l'arrêt du 15 septembre
portent la marque d'autres mains que celles de Law, et du retour en force des gens
de 1' " Anti-Système " » (op. cit., t. I, p. 326).
2. Pulteney, 17 septembre, S.P. 78-166, n° 357.
3. Parmi les nombreuses protestations soulevées par la réduction brutale des
comptes en banque, il est intéressant de noter un mémoire fort intelligent des négo-
La campagne de France 511

le filet assez bas, plus bas que le billet. Mais il avait la certitude de
retenir les comptes pendant que les billets continueraient la dégrin-
golade.
Il disposait d'ailleurs d'un atout supplémentaire qu'il eut le tort
de ne pas mettre suffisamment en valeur. Le compte en banque
était assuré d'un débouché précis et exclusif qui était le paiement
des droits de douane. Non seulement il pouvait servir à payer les
droits à l'exportation ou à l'importation, mais on ne pouvait pas
les payer d'une autre façon. Les commerçants qui n avaient pas
de comptes seraient obligés d'en acquérir, ce qui entretiendrait
un marché perpétuel et assurerait le soutien, voire la hausse, de la
monnaie de comptes. En même temps, Law s'assurait ainsi d'un
moyen de peser sur les échanges et éventuellement de renchérir les
produits étrangers. Pulteney aperçut le danger : il pensait que les
Hollandais auraient pu se plaindre de cette procédure, comme
comportant une violation de leur traité de commerce avec la
France!

Deuxième volet : La monnaie qui rapporte...

Cette opération hardie, qui consistait à susciter la promotion des


comptes en banque par leur amputation préalable, était complétée
par un second volet, bien conforme aux idées forces et aux idées
fixes de l'auteur : l'équivalence compte-actions, froidement réta-
blie sur le niveau de la nouvelle valeur du compte 1 .
A première lecture, on est tenté de croire qu'il dévalue ainsi à
2 000 livres des actions qui en valent 12 000 2 et c'est ce qui fait
sursauter Pulteney et d'autres. Mais il ne faut pas s'en tenir aux
apparences. Voyons la situation réelle :
1° Dans un sens, les propriétaires d'actions peuvent les échan-
ger contre un compte de 2 000 livres, ce qui peut paraître peu
alléchant, mais il s'agit de 2 000 livres solides, d'une valeur
incompressible, qui peut s'élever au-dessus du pair et qui est immé-
diatement utilisable pour le paiement des droits d'exportation ou
d'importation.
ciants de Bordeaux qui préconisent que la réduction soit maintenue mais limitée
aux deux tiers : « Cette réduction étant proportionnée à la valeur intrinsèque de nos
espèces, concourrait à soutenir le crédit... elle se trouverait d'ailleurs proportionnée
au prix que les denrées et les marchandises se vendaient ci-devant. » Mémoire des
négociants de Bordeaux sur l'arrêt du 15 septembre (Arch. nat., F 12 797 A).
1. Pulteney, 4 octobre, S.P. 78-166, n° 385.
2. L'arrêt du 15 septembre fixe le nombre maximum des actions à 250 000, ce
qui correspond aux 200 000 déjà comptées plus les émissions intermédiaires.
512 Le système et son ambiguïté

2° Symétriquement, et dans l'autre sens, on peut, avec


2 000 livres en compte, acheter une action, qui représente un
montant nominal de 12 000, mais qui surtout a l'avantage de
produire un dividende de 360 livres, soit 4,5 % par rapport au
montant nominal initial du compte (8 000) et... 18 % par rapport
au montant réduit.
Cette nouvelle valeur interchangeable apparaît donc comme
exceptionnellement attractive, et ce sur un double clavier, soit
qu'on l'utilise dans le commerce, soit que l'on cherche la renta-
bilité du capital.
Il était donc raisonnable d'escompter un mouvement permanent
d'échanges actions-comptes, chacun de ces emplois soutenant
l'autre. En fait, il s'agissait bien d'une nouvelle monnaie. Et cette
fois Law procédait avec précaution. Le 15 septembre, les comptes
ne représentaient qu'un capital de 240 000 000, soit 60 000 000
après réduction 1 et il comptait, par la suite, les plafonner à
100 000 000 2.
Cette remarquable combinaison ne fut guère comprise, et com-
ment d'ailleurs aurait-elle pu l'être? Law tenait à la maintenir
dans la pénombre, car il ne voulait pas laisser paraître au grand
jour ses arrière-pensées : la relance du Système, la création d'une
nouvelle monnaie.
Mal comprise, la formule du 15 septembre fut moins bien encore
accueillie. « Les banquiers et les marchands entrèrent dans une
forte colère. Ils vinrent se plaindre au Régent, qui les éconduisit
avec des expressions très sévères contre eux 3 . » Il ne les aimait
guère et les tenait pour responsables de la hausse des prix. Il leur

1. Nous retenons les chiffres fournis par Pâris et par Dutot : « Suivant le procès-
verbal de M. le Prévôt des marchands et échevins du 31 août 1720, la ville de Paris
porta 150 752 760 1. Les provinces y ont mis suivant l'état qui est en main du
directeur général du compte en banque pour 88 695 334 1.
« Total des billets portés aux comptes en banque : 239 4 4 8 0 9 4 1. » (Dutot, op.
cit., t. II, p. 201).
Il est probable que s'il avait attendu un peu plus, les comptes auraient continué
de croître car ils rencontraient un relatif succès, et, dans certaines provinces, ils
n'avaient été mis en route que peu de jours avant la date limite. Nous en avons un
exemple pour Nantes, grâce aux études de F. Abbad. En quatre jours, entre le 11 et
le 15 septembre, 3 682 0 0 0 livres avaient été portées à la Banque (F. Abbad,
La Crise de Law et Nantes, op. cit., p. 306).
2. Cf. infra, p. 574.
3. Pulteney à Craggs, 24 septembre, S.P. 78-166, n° 369. « Il les a traités de
fripons et d'avoir volé le public, qu'il donnerait de bons ordres, qu'il fera pendre
le premier qui manquera » (Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit.,
20 sept., t. II, p. 199).
La campagne de France 513

avait déjà marqué son courroux au cours d'une rencontre précé-


dente, le 22 août.
Cette explosion de mécontentement ne dut pas surprendre l'in-
venteur qui en avait accru le risque par l'obscurité voulue de la
présentation. En revanche, il s'attendait sans doute peu à voir les
titulaires des comptes revendiquer les remboursements en billets
comme on leur en avait laissé l'option. Comment pouvaient-ils
préférer des billets décriés à des comptes consolidés ou à des
actions assurées d'un revenu de 4 %?
Telle fut cependant la réaction d'un grand nombre d'intéressés.
La colère et surtout la défiance l'emportaient sur l'étude ration-
nelle de la situation. Cela ne faisait pas l'affaire de Law. On les fit
attendre pendant huit jours. Ensuite on leur déclara que les billets
avaient été biffés pour être brûlés et qu'on ne pouvait donc les leur
restituer, ce qui était faux. On leur promit alors de simples récé-
pissés, qui ne pourraient être échangés que contre des rentes et
cela seulement jusqu'au 31 octobre 1 .
« Beaucoup de personnes, écrit Pulteney, sont absolument rui-
nées, qui avaient tout leur avoir en papier. M. Law dit qu'ils
peuvent en tirer un revenu (en prenant) des actions. Mais des com-
merçants, qui peuvent vivre très bién en administrant un capital
de quelques milliers de livres, mourront de faim s'ils ne reçoivent
que l'intérêt de la même somme convertie en actions; d'autant
qu'ils ont quelque raison de s'attendre, d'après ce qui a été fait
jusqu'ici, à ce que cet intérêt soit vraisemblablement réduit en
proportion comme les actions l'ont été. On parle déjà de réduire
l'intérêt des rentes de l'Hôtel de Ville 4 . »
L'évaluation (pourtant factice) des actions à 2 000 livres créait
l'impression insurmontable d'une dévaluation des titres et la pro-
messe de maintenir un dividende de 360 livres à un titre de 2 000
ne parut pas crédible : « Ce n'est ni possible ni naturel », note Bar-
bier.
Quoi qu'il en soit, si l'opération ne fit pas monter les cours, on

1. Pulteney, 20 septembre, S.P. 78-166, n° 359 : « Trois jours après intervint


un arrêt qui porte qu'attendu que les billets portés en compte de banque ont été
biffés pour être brûlés et qu'ils ne peuvent être rendus en cet état, les particuliers
qui voudront retirer les sommes qu'ils ont en compte de banque déclareront les
sommes qu'ils voudront retirer, pour la valeur desquelles il leur sera délivré un
certificat en leur nom du montant de la somme portée, lesquels certificats seront
reçus jusqu'au dernier d'octobre en rentes. Voilà une belle ressource pour des mar-
chands qui ont sans cesse besoin de leurs fonds pour leur commerce : outre que c'est
encore recharger la ville d'un fonds que l'établissement de compte en banque devait
en soustraire pour 600 millions. Que de contrariétés! que de confusion! »
2. Pulteney à Craggs, 20 septembre 1720, S.P. 78-166, n° 359.
514 Le système et son ambiguïté

peut observer qu'elle ne les fit pas baisser et peut-être aida-t-elle


à les soutenir. Le 21 septembre, les actions complètes (celles de
12 000) étaient à 6 700 et les autres (celles de 9 000) à 4 600. Par
la suite, elles se maintinrent entre 6 000 et 7 000, alors que les
billets perdaient jusqu'à 70 % 1 .
« L'action, écrit Barbier, n'a ni baissé ni augmenté par cet
arrangement : elle est restée entre six à sept mille livres de billets
de mille livres. Il semblait que, par proportion aux comptes en
banque, elle dût être à huit mille livres 2 . »
Peut-être Law éprouva-t-il là aussi quelque déception, mais le
soutien des cours n'était qu'un aspect accessoire de son plan. 11
voyait plus grand — et plus loin. Il savait bien qu'il devait main-
tenant franchir l'étape de la démonétisation complète des billets
de banque.
Le Golem peut disparaître. La succession est virtuellement
assurée.
Le 26 septembre, le change avec la Suisse est à 1 200-1 300
(La Closure). Le 1 e r octobre, aux termes de l'arrêt du 10 août, les
billets de dix mille et de mille livres cessèrent d'avoir cours comme
espèces, « tant dans le commerce que dans les recettes et dépenses
de Sa Majesté ». Désormais ils pouvaient être reçus pendant un
mois, jusqu'au 1 er novembre, pour l'acquisition des rentes, mais
non plus pour les souscriptions de la Compagnie. En revanche il
avait été prévu que les billets de 100 et 10 livres devaient survivre
encore pour six mois. Or, ces billets préoccupent Law. Leur main-
tien en circulation est un handicap pour sa nouvelle stratégie. Il
ne songe plus — comme c'était le cas encore à l'époque du Mémoire
sur le discrédit — à maintenir le papier-monnaie sous cette forme et
pour un montant modéré. Son esprit systématique se concentre
sur la nouvelle monnaie des comptes. D'ailleurs les billets, même
petits, n'étant plus soutenus3 accentuent leur décote. On observe
une sorte d'unification du discrédit entre toutes les sortes de cou-
pures, comme dans un système de vases communicants. Pulteney
note le 4 octobre — en même temps qu'il souligne la montée des
comptes en banque : « Les grandes coupures perdent beaucoup
moins qu'avant par rapport aux petites; ce n'est pas que leur
condition soit améliorée, mais on trouve maintenant qu'ils sont
tous également mauvais. » La cote des billets de 100 est à 20-22 en
espèces.

1. Sutton à Craggs, 21 septembre, S.P. 78-166, n° 362.


2. Barbier, op. cit., t. F, p. 78.
3. Notons que le 15 septembre, par le même arrêt, il était décidé que les billets
ne seraient plus reçus dans les paiements que pour moitié.
La campagne de France 515

Quelques jours plus tard, le 9 octobre, un correspondant de la


marquise de Balleroy note que « les billets de 100 livres ne
valaient hier que 27, et 2 livres 15 ceux de 10 livres... et insensi-
blement tous les billets de banque deviendront à rien 1 ».
Law décide de franchir le pas. L'arrêt du 10 octobre décide que
les billets ne pourront plus être reçus en paiement à partir du
1er novembre, si ce n'est de gré à gré. Ils ne seront plus reçus en
paiement des impôts (sauf pour les arriérés antérieurs au 1 e r jan-
vier 1720) 2 .
D'autre part le Régent et Law décident de profiter de l'occasion
pour crever l'abcès des émissions clandestines et mettre les choses
au clair. Tel est l'objet de l'exposé des motifs et d'un tableau
annexe à l'arrêt.
Le total des émissions apparaît à son chiffre réel de
2 696 000 000 3 , supérieur à celui qui avait été indiqué aux par-
lementaires par d'Aguesseau et repris implicitement dans l'arrêt
du 15 août (2 200 000 000).
Désormais tout le monde pouvait apercevoir clairement qu'il
avait été émis de façon irrégulière un montant de plus d'un mil-
liard de billets. De ce fait, Law pouvait être dénoncé comme cri-
minel, ainsi qu'on le remarquera lors du Conseil de Régence du
26 janvier et le Régent le couvrait implicitement en le maintenant
dans son poste officiel.
Nul n'en marqua d'émotion, ni même, semble-t-il, la moindre
surprise.
Là encore le résultat politique qui avait été recherché par le
Régent depuis la crise des 21-27 mai était pleinement atteint. La
progressivité dans la révélation en effaçait le caractère scandaleux,
de même que la dégressivité dans la dévaluation des billets en
estompait le caractère désastreux.
Enfin, l'arrêt fournit des explications à la fois embarrassées et
désinvoltes sur la déflation des billets. Le chiffre total des billets

1. Correspondance de la marquise de Ballercry, op. cit., t. II, p. 206.


2. Les billets de 100, 50 et 10 pouvaient encore être placés jusqu'au 30 novembre
dans les emplois indiqués, mais après cette date, seulement en actions rentières ou
en dixièmes d'actions des Indes.
Le dividende dû par la Compagnie des Indes jusqu'au 1 er janvier 1721 était
payable en petits billets, mais les arrérages des actions rentières et les rentes via-
gères étaient payables en espèces à dater du 1 er juillet 1720.
Du côté de l'État, les pensions, appointements, gages, etc., étaient payables
en espèces, cependant les arrérages des années antérieures ne seraient payés qu'en
petits billets.
3. Non compris 50 000 000 représentant les billets de 50 livres fabriqués en
septembre.
516 Le système et son ambiguïté

brûlés s'élève à 707 327 460 livres. On donne de ces opérations un


détail chronologique minutieux, qui n'a d'ailleurs aucune sorte
d'intérêt, car il n'indique pas l'origine des billets brûlés.
D'autre part, l'exposé des motifs énonce, en sus des billets brû-
lés, certains montants supplémentaires de billets absorbés dans les
différents débouchés, à savoir : 530 000 000 dans les diverses
sortes de rentes, plus de 200 000 000 pour les comptes en banque
enfin 90 000 000 repris contre espèces 2 .
Le total des billets restant en circulation se chiffre donc à
1 milliard 169 millions 72 500 livres, ce qui est encore une inflation
considérable.
Le retrait doit en être assuré par l'un des procédés offerts :
— le reste des 25 000 000 de rentes sur l'Hôtel de Ville (dont la
souscription est ainsi implicitement prolongée),
— celui des 8 000 000 de rentes sur les provinces,
— celui des 4 000 000 de rentes viagères,
— les actions rentières (garanties par le Roi),
— enfin, les versements en complément d'espèces à l'hôtel des
Monnaies.
Ce dernier débouché exige une explication complémentaire que
nous avons réservée jusqu'ici afin de ne pas nous perdre dans le
détail harassant des nombreuses décisions de Law. Le 30 sep-
tembre, un édit avait prescrit la frappe de nouvelles monnaies, le
1 er octobre un second édit avait ordonné la refrappe de toutes les
anciennes3. Les monnaies étrangères devaient être portées elles
aussi, toutes les anciennes espèces seraient abolies le 1 er décembre,
et après cette date on ne pourrait même les conserver chez soi,
sous peine de confiscation, moitié pour le Roi, moitié pour le déla-
teur. Quant à l'exportation de l'or et de l'argent (que les étrangers
pratiquaient sur une grande échelle), elle était punie de mort, et
tous bateaux et voitures utilisés pour leur transport seraient saisis
et confisqués.
Tout cela ferait des recettes pour la Compagnie des Indes,
concessionnaire des monnaies.
Law avait imaginé de profiter de cette frappe générale pour
absorber une certaine quantité de billets, selon le précédent consa-
cré en 1717 par d'Aguesseau.

1. Le chiffre réel est plus élevé (voir ci-dessous). On ignore si la différence repré-
sente les billets brûlés ou des transformations de comptes en actions ou en récé-
pissés.
2. C'est le résultat du trafic que nous avons signalé.
3. A l'exception de quelques-unes, qui étaient dépréciées, mais qui devaient
cependant être rapportées pour recevoir une marque.
La campagne de France 517

Barbier explique clairement l'opération : « On portera les deux


tiers en argent et un tiers en billets dont on vous rendra le montant
entier en mêmes écus de trente au marc, refrappés de neuf à trois
livres pièce. L'opération a été facile à faire : ils retiraient les bil-
lets pour rien, et ils vous rendaient à trois livres la même quantité
de pièces que vous leur donniez à deux livres. »
En même temps, Law, poursuivant son plan général, renforçait
la position de la Compagnie en lui faisant accorder le monopole
du commerce de Guinée (1 er octobre) et procédait à une remise en
ordre des actions en supprimant, à compter du 31 octobre, celles
qui n'auraient pas été « remplies 1 ».
On voit par là que Law n'avait perdu ni la confiance du Régent ni
la sienne propre. Mais il n'avait pas retrouvé celle du public.
« Pendant le reste du mois d'octobre, écrit Pâris-Duverney, cha-
cun se pressa d'achever le paiement de ses dettes avec du papier. »
Une autre partie se poursuivait en effet depuis longtemps dans
l'ensemble du pays, la partie du nombre et de l'ombre, le grand
jeu des débiteurs.

1. Il s'agit de titres qui n'avaient pas «fait le supplément» soit en espèces


(3 000), soit par la contraction de trois titres en deux. Ces actions « non remplies »
percevaient toujours 200 livres de dividende. L'arrêt autorisa leur conversion
(avant le 31 octobre) en actions rentières.
Quatrième partie

DANS L'ÉCHEC, LA RÉUSSITE


XXXTX

Le système et Véchec du système forment


un tout indissociable

La tentation est grande de tracer un bilan de l'expérience de Law


autour d'un double thème logique et chronologique. A la colonne
de l'actif on inscrit l'expansion raisonnable et la période qui va
jusqu'en mars-avril 1720. A la colonne du passif, l'inflation perni-
cieuse, c'est-à-dire la période mai-décembre 1720.
Après quoi, l'historien choisit, selon son humeur ou son audace,
le signe + ou le signe — pour le solde, avec une certaine tendance
favorable à l'Écossais dans les études les plus récentes. Il n'y a
d'ailleurs aucune chance que le procès ainsi ouvert puisse jamais
être tranché de façon objective. Il est impossible d'évaluer le bien
et le mal, la première phase et la seconde, à plus forte raison ne
peut-on en faire la somme algébrique.
Certains signes de réanimation de l'économie semblent appa-
raître dès avant la mort de Louis XIV, en tout cas dans les pre-
mières années de la Régence et les dévaluations de Noailles et
de d'Argenson ne pouvaient manquer de produire quelques résul-
tats. Nul ne peut donc affirmer qu'il n'y aurait pas eu — même sans
Law — une certaine relance
D'autre part, la brièveté de la période montante ne permet pas
de donner de ses effets bénéficiaires une estimation sérieuse.
Que cependant le Système ait joué un rôle principal dans le
réchauffement général des affaires et qu'il l'ait même porté à l'em-
brasement, cela n'est point douteux mais ce rôle est fort limité
dans le temps : dès le 24 octobre 1720, un texte officiel, au moins

1. Cf. sur le commerce maritime, Ferid Abbad, op. -cit., p. 312 et sq. L'auteur
fait apparaître les effets bienfaisants que procuraient la suppression de la Compa-
gnie de Guinée et la liberté de la traite, accordée le 16 janvier 1716.
D'autre part, il semble bien que, au moins dans certaines régions, le désendette-
ment ait pris son premier élan pendant le cours de l'année 1718.
522 Dans l'échec, la réussite

implicitement accepté par Law, ne mentionne-t-il pas l'arrêt des


manufactures '?
Ainsi les auteurs « bienveillants » se rabattent-ils avec soulage-
ment sur tout ce que l'on peut trouver de concret, principalement
dans les constructions, les nouveaux bâtiments à Paris (notam-
ment pour la Banque et pour la Monnaie), l'élargissement du quai
du Louvre, des casernes un peu partout, des canaux en province,
le développement de Lorient, etc. 2 .
E. Levasseur fait hommage à Law d'un certain nombre d'heu-
reuses dispositions fiscales, diminutions, simplifications, mais à
peu près aucune ne lui survécut.
M. Marion admire en lui l'auteur d'un projet grandiose de
réforme fiscale : mais comment juger un projet qui n'a jamais vu le
jour?
En sens inverse, comment évaluer avec quelque précision les
données négatives (désordre économique, préjudices personnels)
qui caractérisent, selon cette optique, la seconde période? La
« ruine », la « misère », la « souffrance du peuple », si souvent évo-
quées par les contemporains hostiles — facilement oublieux des
désastres de la période précédente —, comment se traduisaient-
elles dans la vie des vingt millions de Français de 1720?
En réalité, cette approche classique balancée et bilancière n'est
pas la bonne. Elle dérobe aux regards les traits qui font la pro-
fonde originalité du Système, et qui imposent de reconnaître que le
solde, s'il n'est guère calculable, est largement positif.
L'expérience de Law forme un tout. L'échec du Système n'est
autre que la prolongation du Système. La période de la banque-
route a vu, sans doute, contrarier et amoindrir certains des effets
précédemment obtenus mais, pour une part très importante, elle a
au contraire prolongé et amplifié ces effets.
Ainsi, lorsque Michel Sallon, interprétant l'approche classique,
écrit : « Il y eut échec dans la mesure où la Banque s'effondra, où
Law dut fuir, où les billets de banque furent démonétisés », on ne
peut pas, bien sûr, lui donner tort d'une façon littérale. Mais on ne
peut lui donner raison que si l'on envisage les choses d'une façon
subjective, personnalisée. Law a échoué; mais le Système a réussi.
Sans doute Law n'a-t-il pas « voulu » les événements de l'été 1720,
mais tout se passa comme s'il les avait voulus, ou plus exactement
comme s'ils s'inscrivaient dans un plan dont il n'était lui-même que
l'agent, non entièrement autonome et non complètement renseigné.

1. Cf. infra, p. 572.


2. Michel Sallon, « L'Echec de Law », Revue d'histoire économique et sociale,
1970, n. 2, p. 146 et sq.
Le système et l'échec du système.. 523

Nous avons choisi de concentrer notre attention sur un phéno-


mène précis : celui du désendettement.
Sans doute pensera-t-on que nous allons rétrécir ainsi la pers-
pective : mais cela nous permet de mieux orienter la recherche.
Le désendettement ne fait pas tout le Système, mais il en consti-
tue la donnée principale et permanente. Il en est le phénomène
inducteur, constant et progressif. Il est à la fois moyen et objectif
de l'expansion, et il assure à cette expansion, engagée par le Sys-
tème, des effets qui le dépassent et qui survivront à la courte défla-
tion de l'automne.
Naturellement, on peut saisir dans la même perspective globale
un ensemble d'autres phénomènes, et tout particulièrement l'en-
semble des transferts de biens fonciers qui a abouti, par l'interven-
tion de nouveaux maîtres mieux pourvus en dynamisme et en capi-
taux que les anciens, à un bond en avant de l'économie agricole
avec toutes les conséquences que l'on suppose. Mais un tel sujet
se prête moins facilement à l'étude.
Le désendettement résulte d'abord de la baisse de l'intérêt,
ensuite de la hausse (normale) des prix, enfin des phénomènes
anormaux et atypiques résultant de la dévaluation de la monnaie
de métal et de la décote des billets de banque et incluant des opé-
rations telles que le rachat des billets au rabais pour payer des
dettes à leur montant nominal.

La baisse du taux d'intérêt ne doit pas être tenue pour un phé-


nomène purement inflationniste, car elle résulte d'une volonté pré-
cise des pouvoirs publics, traduite dans des dispositions autori-
taires : remboursement des rentes, taux limites pour les nouveaux
emprunts.
Pour les anciens emprunts, le nouveau taux légal n'est pas appli-
cable mais comme, sauf clause d'exception, les rentes, qui sont
perpétuelles, peuvent aussi être remboursées à tout moment, les
débiteurs peuvent alléger leurs charges, soit en obtenant de leurs
créanciers une conversion à un taux d'intérêt inférieur, soit en
contractant un nouvel emprunt (à meilleur compte) pour rembour-
ser l'ancien. C'est ici que l'inflation intervient à un premier titre.
En effet, l'abondance de capitaux sur le marché (liée au rembour-
sement des dettes et aux émissions de billets) conduit, par elle-
même, les prêteurs à rechercher des placements pour lesquels ils
acceptent des intérêts de plus en plus faibles et cela, même avant que
la défiance à l'égard des billets de banque soit clairement perçue.
L'allégement des charges régulières des emprunteurs peut donc
être évaluée en moyenne très générale à 50 %.
524 Dans l'échec, la réussite

Voici cependant que l'inflation intervient à nouveau à un second


titre. Elle entraîne en effet une hausse des prix. Cette hausse des
prix serait, si l'on prend comme base les travaux de Earl J. Hamil-
ton, de l'ordre du coefficient 2 ; plus précisément, 100. % sur la base
100 en 1716, 88 sur la base 100 au début de 1719.
Ce pourcentage nous paraît un peu faible. Il faudrait, pensons
nous, admettre un chiffre un peu supérieur à deux et ce, sans tenir
compte de l'augmentation des espèces du 30 juillet ni, bien sûr,
de la décote variable des billets de banque.
Il ne peut s'agir ici, bien entendu, que d'une moyenne générale
excluant les pointes de hausse que l'on peut observer sur certains
produits, en certains lieux, à certaines dates, notamment dans le
Paris surpeuplé et survolté de la rue Quincampoix.
Dans une lettre du 1 e r août, donc à une date où l'augmentation
des espèces, décidée la veille, n'avait pu produire ses effets et
n'était sans doute pas connue de lui, l'évêque de Metz donne une
appréciation générale quelque peu analogue à celle de Barbier
sinon quant aux chiffres, du moins quant au mode de raisonne-
ment : « Leur revenu (il s'agit ici des établissements religieux qui
possédaient des rentes) est diminué de plus de la moitié et la
dépense, par la cherté excessive de toutes sortes de denrées,
presque triplée »
Si 1 'on tient compte de ce que l'évêque de Metz était naturelle-
ment porté à appuyer le trait et aussi du fait que l'Alsace est une
région frontalière plus disposée que d'autres à amplifier les réper-
cussions du Système, on voit que nous restons dans l'ordre d'un
coefficient égal ou légèrement supérieur à 2.
A Toulouse, le 23 novembre 1720, le Conseil des Treize note que
« toutes choses ont enchéri au-delà du double du prix ordinaire de
leur valeur 2 » (remarquons qu'à cette date la monnaie avait déjà
subi une diminution et que les billets ne sont plus en circulation).
Un coefficient nettement plus élevé est indiqué par le prêtre Leho-
reau, adversaire fanatique du Système : « Les denrées furent por-
tées au quadruple de leur valeur, dans un temps où nos revenus
avaient baissé des trois quarts. » Mais, outre la partialité du chro-
niqueur, il se réfère sans doute aux chiffres affectés par l'augmen-
tation des espèces ou même par la décote des billets.
Cette hausse, que l'on peut qualifier de normale, correspondant
à des prix exprimés en espèces et excluant la période confuse
d'août-septembre-octobre 1720, semble un peu plus faible à la pro-

1. Arch. Aff. étr., mémoires et documents, France, 1243, £" 186.


2. Cité par H. Sicard, « Les Conséquences du Système de Law à Toulouse »,
Actes du 68e Congrès national des Sociétés savantes.
Le système et l'échec du système.. 525

duction qu'à la consommation. Ainsi pour les céréales, les tableaux


établis par P. Goubert à partir des marchés indiquent une progres-
sion généralement inférieure à 200 %.
En revanche, il n'en est pas de même pour la viande, mais ce
secteur est très difficile à étudier. Là où le prix de la viande n'aug-
mente pas — ou très faiblement — à la campagne, ce phénomène
peut être lié à une augmentation de quantité et de ce fait le revenu
des producteurs augmente quand même Nous disposons, en
dehors des statistiques, d'exemples précis tirés des récits de la vie
quotidienne. Ainsi, nous lisons dans le registre paroissial de Toury-

1. Nous extrayons des tableaux de P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis, p. 404,


les lignes suivantes :

moitié petit . .
. , rL1, seiele oree avoine
seigle ble ° °
1716-1717 29,5 25,8 21,65 23,5 23,2
1718-1719 38,2 34,8 30,2 33,2 32,9
1719-1720 45,7 40,6 34,6 43 63,6
Ces chiffres se réfèrent au marché de Beauvais. Les prix moyens annuels en
Beauvaisis accusaient un mouvement analogue mais avec des écarts moindres
(op. cit., p. 427).

à Songeons à Chaumont-en-Vexin
froment froment blé mondé
1716-1717 3,85 9,5 6,9
1718-1719 4,48 13,37 10
1719-1720 4,89 15,75 12,25

L'auteur signale la dépression du marché de la viande pendant la période 1715-


1722, étant cependant observé entre 1715 et 1718 que le prix au poids descend
de 25 livres le quintal à 20, puis 19 et 18 et qu'il remonte un peu pour les années
1719 à 1722 où il oscille autour de 20 livres (op. cit., p. 456). Cependant P. Gou-
bert pense que ce phénomène singulier peut comporter certains problèmes d'inter-
prétation. La statistique est établie d'après les contrats passés avec l'Hôtel-Dieu;
il est possible que ce gros client disposant de sources diverses d'approvisionne-
ment ait pu imposer des prix assez bas et que les vendeurs aient voulu garder la
clientèle, cependant qu'ils élevaient leurs prix quand ils traitaient avec d'autres
pratiques.
II est frappant de constater la similitude des données fournies par P. Goubert et
de celles que nous trouvons dans une étude consacrée aux bouchers de Lyon. La
statistique lyonnaise est établie, comme celle de P. Goubert, d'après le prix des
fournitures de viande pour les hôpitaux. Or, nous constatons que, entre la période
1717-1719 et l'année 17 20, le prix ne subit aucune modification, sauf pour la livre
de veau et de mouton qui passe de 4 sols à 4 sols 4 deniers (cf. Maurice Garden,
Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle. Actes du Congrès national des
Sociétés savantes, 1967. Paris, 1970, p. 77).
526 Dans l'échec, la réussite

sur-Abron 1 : « Depuis plus de 50 ans, les bestiaux n'avaient pas


été si chers. Je vendis un jour 60 livres une petite vache toute
seule. »

L'augmentation des espèces

Selon Earl J. Hamilton les manipulations monétaires n'auraient


eu qu'un faible effet sur les prix. Il note ainsi qu'en 1718 le prix
du métal fut augmenté de 66,7 % et que les prix montèrent seule-
ment de 18 % malgré une récolte assez pauvre.
Cet exemple ne nous semble pas concluant pour la période
ultérieure. D'une part, il est difficile de calculer les répercussions
sur les prix des manipulations opérées pendant la période sensible
de janvier à juillet 1720. Il est certain que chaque augmentation
entraîne une hausse mais elle est bientôt suivie d'une diminution.
D'autre part, les pouvoirs publics parviennent à annuler ou à
modérer les hausses par des mesures de taxation ou par des ventes
de denrées stockées. Enfin la baisse de la livre sur le marché des
changes comporte une incidence particulière sur les produits
importés.
En revanche, on peut affirmer que l'augmentation du 30 juillet
se traduisit par un mouvement vif de hausse, ce qui s'explique
à la fois par l'élévation des coefficients et par le fait que les dimi-
nutions ne survinrent qu'après un certain temps. Mais il est impos-
sible d'en déterminer assez précisément l'incidence, d'ailleurs
variable selon les lieux et selon les semaines. Barbier écrit d'abord :
« Depuis l'augmentation des prix, tout a augmenté de moitié. »
Par la suite, l'avocat chroniqueur établît une distinction entre
la décote des billets et la hausse des prix calculés en espèces. « Le
billet de 100 livres, écrit-il, perd 44 %... On ne donne plus d'ar-
gent nulle part, on ne veut plus de billets dans le commerce, en
sorte que le bourgeois est obligé de perdre la moitié de ses biens
et avec l'autre moitié d'acheter tout deux tiers au-dessus de sa
valeur » (septembre).
En province, l'effet de l'augmentation est sensible, mais moins
élevé, ainsi qu'on peut le voir par les exemples donnés ci-après, et
comme la décote des billets se poursuit en même temps, la vie quo-
tidienne donne un spectacle de confusion qui rebute l'analyse.
Le rôle de l'augmentation des espèces dans le désendettement

1. Publié par A. Desforges, Mémoires de la Société académique du Nivernais,


1906, p. 175.
Le système et l'échec du système.. 527

ne doit pas être méconnu, bien qu'il soit rarement mentionné.


Nous en trouvons un témoignage direct dans les notes que tenait un
curé picard de la paroisse du Quesnoy-sous-Airaines sur un registre
connu sous le nom de Livre Noir (à cause de sa couverture) et dont
des extraits ont été publiés et annotés par un de ses lointains suc-
cesseurs. « Ce fut bien pis, écrit-il, quand les écus de sept livres
montèrent tout à coup à douze livres. Ce fut alors que tous les
débiteurs, persuadés que les espèces ne pouvaient rester longtemps
à cette excessive valeur, se rendirent alertes pour se décharger
de leurs dettes. En moins de six semaines de temps, l'Église reçut
pour mille et onze cents écus de remboursements de rentes 2 ... »

La décote des billets

Nous avons signalé des exemples de décote des billets dès le


mois de février 1720 mais ces exemples se limitent à certaines
régions et à des périodes assez courtes. D'autre part il est certain
que les débiteurs étrangers s'employaient à acquérir des billets
en dessous du prix pour régler avantageusement leurs comptes.
Ce n'est qu'à partir du mois de juin , après la crise des 21-
27 mai, que les billets vont se négocier régulièrement au-dessous
de leur valeur faciale à l'exception des tout premiers jours d'août
mais à des tarifs variables.
Earl J. Hamilton et d'autres auteurs ont justement attiré l'atten-
tion sur la différence qui sépare l'expérience de Law des épisodes
d'inflation galopante dont l'histoire plus récente offre des exemples
saisissants. Les billets n'ont pas perdu leur valeur d'un seul coup,
mais de façon très graduelle et longtemps après la catastrophe
on pouvait encore les négocier, quoique à un prix désormais très
faible.
« Le mouvement des prix de consommation, écrit Earl J. Hamil-
ton, infirme l'opinion généralement répandue, même parmi les
savants, qu'au moment de l'effondrement du Système de Law, la
valeur des billets s'était effondrée pratiquement à zéro, que les
familles possédant des centaines de milliers de livres étaient
réduites à la mendicité ou conduites au suicide. La garantie spé-
cifique des billets par le gouvernement (résultant de la conver-
1. Le texte mentionne ici « dans l'année 1719 », mais il s'agit certainement de
l'année 1720. Ces notes ont été prises plusieurs années plus tard.
2. Extraits publiés par l'abbé Charlier dans les Mémoires de la Société des Anti-
quaires de Picardie, 1891, p. 473-474.
3. Les premières décotes sont données par Giraudeau à partir du 10 juin. Cf.
tableaux, supra, p. 495 et 501.
528 Dans l'échec, la réussite

sion de la Banque générale en Banque royale) leur donnait une


valeur équivalente à celle des obligations non assignées du gou-
vernement et a prévenu une liquidation de panique par les déten-
teurs. Je n'ai trouvé aucune preuve d'une seule transaction com-
merciale dans laquelle les billets n'auraient été pris que pour une
petite fraction de leur valeur nominale 1 . » Cependant, le mouve-
ment des prix à la consommation est invoqué à tort par l'auteur
à l'appui d'une démonstration dont les autres éléments sont exacts.
En fait, les billets n'ont jamais été employés sur une grande
échelle pour des transactions portant sur les biens de consomma-
tion courante sauf, dans une certaine mesure, les petites cou-
pures. D'autre part, lorsque les billets ont subi une décote, ils ont
été soit refusés purement et simplement par le vendeur, soit
acceptés à un prix inférieur2. Dans cette seconde hypothèse, on
voit apparaître le phénomène du double secteur des prix.

Le double prix

Le double prix est en tout cas institué de façon indirecte puis-


qu'un particulier peut toujours aller acheter des espèces contre
des billets (en perdant sur le nominal) et ensuite, avec ces pièces,
aller acheter des marchandises. Symétriquement le vendeur, s'il
accepte des billets (avec sur-prix), pourra à son tour les rétrocéder
contre des espèces. Les deux parties pouvaient donc faire l'éco-
nomie de ce double dérangement, mais il faut tenir compte des rou-
tines et des préventions. Certains vendeurs peuvent refuser de
vendre contre des billets, même pour un prix qui compense la décote
du papier. Il peut arriver aussi que les parties traitent en billets
à un prix différent de celui qui effacerait, justement, cette moins-
valeur.
Nous avons eu quelque peine à trouver des traces du double prix
et cela s'explique aisément car les transactions courantes, notam-

1. Earl J. Hamilton.
2. André Lagarde, dans son étude sur Lectoure, nous semble commettre la même
erreur que Earl J. Hamilton : « Celle des billets de Law était encore assez impor-
tante à la veille du jour où ils furent retirés de la circulation... La livre de veau se
vendait 12 sous, prix maximum, au lieu de 8 à 10 les années précédentes. Les den-
rées qui avaient le plus augmenté atteignaient trois fois leur cours normal » (André
Lagarde, La vie quotidienne à Lectoure sous la Régence et la chute des billets de
Law, Société archéologique et historique du Gers, 1 er trimestre 1956, document
communiqué par M. Polge, directeur des services d'archives du Gers).
Nous ne pensons pas que la livre de veau ait été vendue 12 sous... en billets, aucun
billet n'étant d'ailleurs inférieur à 10 livres.
Le système et l'échec du système.. 529

ment sur les marchés, ne comportent pas de conventions écrites.


Cependant lorsqu'une affaire n'a pas été réglée au comptant, elle
peut donner lieu à une chicane en justice et c'est ainsi que nous
avons pu, grâce au bienveillant concours de Jean-Yves Ribault,
découvrir quelques anecdotes dans les archives de la juridiction
consulaire de Bourges.
Voici d'abord le récit d'une affaire débattue au cours d'un sou-
per à Saint-Amand, chez un marchand de la ville.
Nous nous plaisons à imaginer ce petit monde aux prises avec
des problèmes monétaires qui nous paraissent, aujourd'hui encore,
assez difficiles à démêler... et dont ils tâchaient de tirer le meil-
leur compte dans leurs chétives opérations au jour le jour.

LE SOUPER DE SAINT-AMAND

Le jeudi 1 er août 1720, un groupe amical se trouve réuni « à


souper » chez Pierre de Foulnay, qui porte un nom noble, mais
qui est cependant marchand de laines. Parmi les convives, un autre
marchand, Jean Pallienne, le bailli de Saint-Amand, Jean Fouquet,
le conseiller du Roi au grenier à sel, subdélégué de l'intendant du
Berry, Pierre Geoffrenet, sieur de Champdavid, et le commandant
de la brigade de maréchaussée, Jean de Vanneray, écuyer, sieur
de La Brosse. C'est donc une compagnie « interclasse » si l'on peut
dire, mélangeant, dans une visible harmonie, des nobles, des bour-
geois et des marchands, voire des nobles marchands.
Le dîner est servi par un traiteur qui répond au nom de L'Espé-
rance. Or voici que le traiteur est prévenu par sa femme qu un
certain Pierre Guyard, marchand de Bourges, s'est présenté chez
lui dans l'intention d'y dîner. Cependant le traiteur n'avait plus
rien à lui donner. Le subdélégué déclare alors connaître ledit
Guyard, que c'est un honnête homme et suggère au maître de mai-
son de l'inviter à sa table : « Vous avez bonne chère et de quoi
donner à manger à vingt personnes. »
On alla donc chercher Guyard, on mangea et on parla. On
demanda au nouveau venu s'il venait de Bourges, il répondit qu'il
en était parti depuis plusieurs jours et qu'il venait de Sancoins
où il était allé chercher des laines. Sur quoi de Foulnay et Guyard
commencèrent de discuter un marché de laines qui devait porter
sur un total de 4 000 livres.
De Foulnay était disposé à vendre la marchandise et demandait
un prix de 90 livres par « cent » en papier. Guyard proposa 80 et
530 Dans l'échec, la réussite

finalement l'accord sembla se conclure sur le tarif de 70 livres en


espèces.
De Foulnay demanda en sus — à titre d' « épingles » — une pis-
tole par 10 livres pour sa femme, ce qui semble avoir été accordé,
puis la même chose pour sa servante. Ce dernier point ne fut pas
résolu. Guyard dit simplement que « la servante sera contente ».
Arrêtons-nous un instant ici, car l'affaire est en vérité fort
embrouillée. Nous sommes frappés de constater que de Foulnay
semble d'abord désireux de traiter... en papier, et qu'en définitive
l'écart entre le papier et les espèces n'est pas très grand (de 90 à
70). D'autre part le prix réel de la marchandise serait, en fait,
d'après certains propos, de 60 livres. A ce tarif, la décote du papier
serait donc d'un tiers, ce qui est plausible.
D'autre part, dans le cours de la conversation, Guyard indique
qu'il n'aime pas les billets et qu'il donnerait 30 sols en billets pour
20 en espèces — ce qui confirme notre calcul, mais ce qui est
étrange de la part d'un homme qui a accepté de payer 70 livres en
espèces plutôt que 90 en papier!
En réalité, un malaise plane sur cette affaire, et ce malaise est
dû au soupçon que l'on peut avoir d'une nouvelle opération moné-
taire dévaluant les espèces. (En fait cette opération a eu lieu
l'avant-veille, 30 juillet.) D'ailleurs, une précision donnée par un
témoignage — et qui paraît bien suspecte — indique que l'on aurait
spécifié « en espèces sonnantes au cours du jour », lequel cours du
jour serait celui de l'arrêt du 10 juin publié le matin même (1 er août)
par le subdélégué.
Poursuivons la reconstitution du récit. Guyard jette sur la table
quatre pièces d'argent de deux livres chacune (quatre livres qui
allaient en faire huit après l'opération) à titre d'arrhes. Sur quoi, le
bailli intervient et dit à de Foulnay que s'il prend des arrhes Guyard
sera maître de le payer en billets de banque. De Foulnay refuse les
pièces que Guyard reprend et l'on décide que la question des
épingles de la servante sera réglée lors de la livraison de la laine
qui est prévue pour le mercredi suivant. A croire que la confiance
n'est pas totale, malgré le bon souper.
La chose en étant là, le subdéléçué s'approche de Guyard et lui
dit à l'oreille : « Vous êtes un petit fripon, c'est aujourd'hui jour
de poste à Bourges, vous avez appris quelque chose à Bourges et
vous ne venez pas de Sancoins. »
Après le repas, le subdélégué reconduit Guyard à son auberge
et alors Guyard lui avoue qu'il a appris l'augmentation des
espèces, non par le postillon de Bourges mais par un courrier
« dont moyennant cent sols il savait les nouvelles avant qu'elles
fussent à Bourges ».
Le système et l'échec du système.. 531

On comprend pourquoi de Foulnay demandait d'abord du papier


et pourquoi Guyard avait accepté un prix relativement élevé en
espèces puisque — comme il ne payait pas comptant — il s'en
serait tiré avec la moitié de la somme quelques jours après.
Il semble que de Foulnay ait, par la suite, refusé d'exécuter le
marché (à cause de l'augmentation) et soutenu qu'il n'était pas
vraiment conclu. D'où ce procès dont on ignore la solution.

Voici maintenant quelques autres cas de « double secteur » :


Le 2 septembre, à la foire d'Ardente (Indre), Jean-Michel Guy-
mon, procureur fiscal de la justice de Déols, vend à Jacques Blan-
chet, marchand de bestiaux, des moutons. Selon le vendeur, le
marché aurait été conclu aux conditions suivantes : paiement en
espèces d'or et d'argent ayant cours, sur le pied de 2 3 livres 5 sols
la paire, prix courant de la foire en argent comptant. L'acquéreur
promet de le payer à la foire de la Berthenoux le 9 septembre. Le
moment de payer étant venu, Blanchet veut régler sa dette au
prix convenu mais en billets de banque, contestant les conventions
prétendues par le vendeur. L'argument de Blanchet est que dans le
cours de l'année, « en conformité des arrêts et déclarations de Sa
Majesté, il a vendu et acheté plusieurs bestiaux qui lui ont été
payés en espèces de billets de la Banque royale, ayant cours sui-
vant lesdites déclarations et arrêts de Sa Majesté; il entend donc
payer les moutons de Guymon en billets comme lui, Blanchet en
avait auparavant reçus de plusieurs particuliers pour trafic de
marchandises; « lesdits billets de ladite Banque royale ne se
pouvaient pour lors refuser sous quelque prétexte que ce fût, et
particulièrement pour fait de marchandise et notoirement dans les
foires où la vente des bestiaux en question s'est faite ».
Guymon réplique que Blanchet est de mauvaise foi : « Lors de la
foire du 2 septembre dernier, à Ardente, il était permis de stipuler
le paiement des ventes en argent ou en billets de la Banque royale. »
Si leurs conventions avaient porté sur un paiement en billets, Guy-
mon ne lui aurait pas laissé ces moutons sur le pied de 23 livres
5 sols la paire, prix courant en argent comptant, mais les aurait
vendus 40 livres la paire en billets de ladite banque qui était aussi
le prix courant payable en billets. »

Le vendeur mentionne bien un double prix courant : le prix en


billets est un peu inférieur au double du prix en espèces (lesquelles
espèces ont d'ailleurs une valeur double pour le même titre, 40 sous
au lieu de 20 sous).
Le 10 octobre, à La Châtre (Indre), Léonard de Soubray, sei-
532 Dans l'échec, la réussite

gneur de Tessat, vend à Massias 1 800 livres de laine à 82 livres


10 sols le cent et l'acheteur prétend le payer en billets « sans quoi
11 n'aurait pas acheté 40 livres ». Le vendeur persiste à refuser
les billets « qui étaient à la veille du décri ». La décote des billets
serait donc, cette fois, selon l'estimation de l'acheteur, un peu
supérieure au double.
A partir de cette date, on observe de nombreux refus de billets,
ce qui contraint les acheteurs à saisir les juges consulaires, dont
la jurisprudence n'est pas très claire 1 .
Le hasard de lectures érudites nous découvre d'autres exemples
de double prix, notamment dans la province du Maine avec cette
circonstance supplémentaire de paiement partie espèces et partie
billets dans un même marché.
Selon les notes d'un prêtre de Laval, l'abbé René Duchemin, les
toiles étaient payées pour les trois quarts en billets de banque, la
quatrième partie et même la troisième en argent. « Les tisserands
qui recevaient le paiement de leurs toiles en billets de banque y
trouvaient la valeur de deux ou trois toiles et (se servaient de ces
billets) pour amortir des rentes ou vendaient ces billets, ce qu'on
appelait agioter 2 . »

Dans une conception élargie qui déborde les obligations créées


une fois pour toutes, et s'étend à celles qui se renouvellent de
façon permanente, nous devons maintenant signaler deux aspects
particuliers du phénomène de l'allégement. Il s'agit des impôts
et des fermages.
1) Les contribuables peuvent acquitter leurs impôts sur la base
d'une évaluation antérieure à la hausse des prix et des revenus,
et ils peuvent, jusqu'au dernier moment, les acquitter en billets,
ils profitent même jusqu'à mi-août d'une prime de 5 % I
2) Certaines communautés de villes (ou de métiers) ayant pu
elles-mêmes acquitter leurs dettes ou en alléger la charge, ont

1. Beaucoup de sommations sont annulées pour vice de forme. D'autres sont


validées. Il semble que les juges se soient efforcés de parvenir à des solutions
amiables (voir plus loin les commentaires relatifs à la Juridiction de Nevers).
2. Moreau, Registre de M" René Duchemin, Bulletin historique de la Mayenne,
1896, t. XII, p. 254, cité par André Bouton : Le Maine, Histoire économique et
sociale, XVIIe et XVIIIe siècle, 1973.
Ch. Carrière, dans une étude sur le Commerce de Marseille et le Système de Law
indique que la pratique du double prix est mentionnée dans les archives de Mar-
seille. (Actes du Congrès national des Sociétés savantes, 1953, p. 82, n. 3).
Le système et l'échec du système.. 533

ainsi la possibilité de supprimer ou de réduire les impôts (ou les


taxes) qu'elles perçoivent.
L'exemple typique est celui de la municipalité de Toulouse 1 .
3) Les fermages sont généralement payables en numéraire et
ne sont révisables qu'à date fixe. Les exploitants vendent leurs
roduits contre des espèces ou contre du papier à des prix sur-
Eaussés et peuvent dès lors s'acquitter aisément en billets, en réali-
sant un gain substantiel. (Les mêmes données sont valables pour
un certain nombre de droits seigneuriaux et féodaux payables en
numéraire.)

Les données que nous venons de récapituler font apparaître des


taux modérés, aussi bien pour le diviseur (baisse de l'intérêt) que
pour le multiplicateur (hausse des prix) et cela peut être une sur-
prise pour ceux qui s'attendent à voir surgir tout à coup du Sys-
tème des nombres vertigineux. A la différence de la spéculation,
le désendettement ne procède pas par des sommes considérables
et par des coefficients sensationnels et c'est peut-être pour cette
raison qu'il a engendré des effets beaucoup plus importants et
prolongés. L'action réciproque des facteurs peut aboutir à quadru-
pler ou à octupler l'effet initial. Ainsi pouvons-nous déjà discerner
que l'allégement des débiteurs-producteurs ne se limite pas aux
charges annuelles des emprunts, des impôts, des fermages ou des
loyers, et que, dans de nombreux cas, ils se trouvent en mesure
d'amortir en tout ou en partie le principal de leurs obliga-
tions.
Par le fait même que ces changements affectent un très grand
nombre de personnes, chacun d'eux est presque imperceptible, et
donc n'attire pas l'attention, ou ne l'attire que dans un cercle étroit
et en un lieu obscur. Mais l'ensemble de ces modifications insigni-
fiantes peut créer une modification d'ensemble, beaucoup plus
considérable et beaucoup plus durable que le total des épiphéno-
mènes sensationnels de la rue Quincampoix.
Ces changements accompagnèrent le Système dans sa période
ascendante. Mais, fait plus remarquable, ils continuèrent pendant
la période descendante; ils empruntèrent alors de nouvelles moda-

1. Le montant des tailles passe de 1 3 0 0 0 0 livres en 1718 à 15 0 0 0 livres


en 1720! Les Capitouls avaient pu, non seulement rembourser des dettes anté-
rieures, mais obtenir du Trésor royal, qui se trouvait désormais à l'aise, le paie-
ment d'arriérés de rentes qui étaient dus (R. Sicard, op. cit., p. 60-61).
534 Dans l'échec, la réussite

lités, prirent un rythme accéléré et aboutirent dans les dernière*


semaines à une phase brève et intense comme si un opérateur avait
voulu obtenir le maximum de résultats dans un temps qu'il savait
désormais mesuré au plus juste.
A partir de juillet, c est la fuite générale devant les billets. Sans
doute, mais c'est aussi l'invasion générale du billet qui force toutes
les portes.
« L'examen des minutes de l'été 1720, note Guy Thuillier, montre
des opérations complexes : on emprunte pour rembourser et le
nouveau contrat de constitution de rentes indique parfois expres-
sément les différentes rentes que l'emprunteur veut rembourser.
La peur monétaire est assez bien organisée par les notaires : les
billets passent de main en main, celui qui les reçoit s'efforce de
prêter sur-le-champ (grâce au notaire?), l'enchevêtrement des
actes est parfois difficile à saisir, et le clerc de notaire classe
ensemble nouveaux contrats de rentes et actes de remboursement
de rentes. Les nouvelles constitutions de rentes — au denier 40
ou 50 — indiquent parfois (acte du 13 septembre, Frebault) que le
rachat « ne peut avoir lieu qu'en or ou argent », et « non autre-
ment ». On voit même rembourser en septembre des rentes consti-
tuées cinq mois auparavant, en mai 1720, au denier 40... »
Les registres d'audience des juridictions consulaires sont encom-
brés par la procédure des appels. Les juges, appliquant les textes,
déclarent les offres en billets « bonnes et valables » et forcent les
débiteurs à recevoir leur paiement.
Ceux-ci, naturellement, cherchent à se dérober, soit en niant
l'existence du marché qui aurait donné lieu à l'obligation soit en
prétendant qu'ils n'ont plus entre les mains les billets à ordre dont
le remboursement leur est proposé, parce qu'ils les ont mis en cir-
culation. Dans ce dernier cas, les juges consulaires ordonnent le
dépôt des billets de banque, aux risques et périls de celui qui se
trouvera être porteur du titre 2 .

1. « Il a été soutenu du contraire qu'il n'a jamais été fait vente ni consenti à la
vente des deux poulains en question » (11 juillet 1720, Jurid. Cons. Nevers, Arch.
dép., année 1720).
2. Ainsi, la juridiction consulaire de Nevers, jugement rendu le 27 septembre
1720 :
« Le sieur Claude Pion, marchand de bois pour la provision de Paris... contre le
sieur Jean Baptiste Alasseur, marchand de bois à St-Pierre-le-Moûtier... Parties
ouïes, nous avons les offres faites par ledit sieur Pion de la somme de 4 980 livres en
4 billets de 1 000 livres chacun, 2 de 100 livres chacun, et 4 de 10 livres, et 8 livres
en monnaie ayant cours déclaré, déclarées pertinentes et sur ce qu'il a été déclaré
par ledit sieur Alasseur qu'il a passé son ordre des billets dudit sieur Pion, nous
ordonnons que les billets et acquits demeurent entre les mains dudit sieur Pion par
Le système et l'échec du système.. 535

Au mois d'octobre on voit apparaître d'autres types de contesta-


tion : certains créanciers prétendent qu'il y aurait eu stipulation
de paiement en argent comptant, ces stipulations étant désormais
valables l .
Les tribunaux continuent de valider les offres jusqu'à la fin du
mois d'octobre. Ainsi, pour la juridiction de Nevers, on compte
cinq jugements d'offres à la séance du 24 octobre, mais le
27 octobre 17, le 31 octobre 30 (certains pour des petits paiements
de 50, 100 livres, d'autres pour des affaires plus considérables).
Or, les billets cessaient d'avoir cours le 1 er novembre et le tribunal,
en déclarant les offres pertinentes, condamne les créanciers à une
perte certaine. Cependant, dès le mois d'octobre, les tribunaux
commencent d'adopter une jurisprudence nouvelle en coupant la
poire en deux lorsque la marchandise n'a pas encore été livrée2.
En novembre encore, les juges décident soit la validation des
offres, soit le paiement moitié-moitié.

forme de dépôt pour faire l'acquittement de ses billets à celui qui s'en trouvera por-
teur lorsqu'ils lui seront présentés » (27 septembre 1720).
De même, entre deux marchands voituriers :
« ...nous avons les offres faites par le sieur Gaudy déclarées pertinentes et sur ce
qu'il a été déclaré par ledit Fouquet qu'il a passé son ordre des billets dudit Gaudy,
nous ordonnons que les billets de banque offerts par lui Gaudy demeurent entre ses
mains aux risques, périls et fortune de ceux qui se trouveront porteurs desdits bil-
lets » (21 octobre 1720).
1. « Philibert Ninand, marchand boucher, contre le sieur Jean Baptiste Réveillé,
marchand, parties ouïes et sur ce qu'il a été soutenu par le sieur Ninand qu'il a vendu
au sieur Réveillé le suif en question la somme de 1 069 livres pour être payées en
argent comptant suivant l'arrêt du Conseil du 15 août dernier et que de la part du
sieur Réveillé il a été soutenu du contraire et qu'il ne s'est point engagé à payer la
somme totale en espèces » (le tribunal ordonne qu'ils feront la preuve).
2. « Le sieur Jean Trou, marchand en la ville de Cosne, contre le sieur Brouttier,
marchand... parties ouïes, nous avons le sieur Brouttier condamné et condamnons
même par corps à livrer incessamment au sieur Trou la quantité de 200 muids de
blé seigle conformément à l'ordre à lui donné par le sieur Trou le 7 juillet... dont
le paiement en sera fait par lui sieur Trou au sieur Brouttier, savoir la moitié ce
jour en billets de la banque de ceux par lui offerts et l'autre moitié restant en
espèces d'argent lors de l'entière livraison et ce conformément à l'arrêt du Conseil
du 5 septembre dernier, attendu que suivant ledit ordre dudit sieur Trou, le paie-
ment desdits blés ne doit être fait qu'à la livraison » (24 octobre). Ce partage en
deux est d'ailleurs conforme à une disposition de l'arrêt du 15 septembre.
XL

Gagnants et perdants :
la ville, la campagne et le couvent

L'approche globalisée, dont nous avons tenté l'esquisse, conduit


à penser que le bilan du Système est nécessairement positif. Dans
l'optique du désendettement, tout le monde, sans doute, n'est pas
gagnant. Il y a aussi des perdants. Mais les perdants sont, par
définition, les créanciers, les prêteurs, c'est-à-dire pour une
grande part des possédants, des capitalistes qui vivent des revenus
fixes de leurs prêts, à l'exclusion d'une activité économique pro-
ductrice. En effet, s'ils sont des animateurs économiques, ils
emploient normalement leurs capitaux dans leurs affaires et même
dans l'hypothèse où ils feraient quelques placements en rentes, la
perte qu'ils éprouveraient par la diminution de taux serait compen-
sée par le profit résultant de leur profession principale. Les per-
dants sont donc, du point de vue économique, moins utiles que les
gagnants. Du point de vue social, leur cause parent, en général
moins attachante. Il s'agit le plus souvent (mais bien sûr pas tou-
jours) de personnes aisées — fût-ce petitement — alors que les débi-
teurs-producteurs englobent de nombreux travailleurs modestes;
de surcroît, beaucoup de prêteurs avaient déjà complètement
récupéré leur mise car on note bien des cas d'obligations remon-
tant au siècle précédent. Enfin, du point de vue numain, on ne
peut perdre de vue un fait très simple, à savoir que les gagnants
étaient plus nombreux que les perdants.
C'est donc à juste titre que l'auteur de YHistoire des Finances
peut écrire : « Les laboureurs, les ouvriers, le peuple, les mar-
chands composent la partie la plus nombreuse et la plus consi-
dérable; ce sont eux qui soutiennent l'État, la noblesse et les autres
citoyens... Leurs biens consistaient-ils en constitutions? Les rem-
boursements leur ont-ils fait quelque tort? Non assurément 1 .»
1. Œuvres complètes, t. III, p. 399.
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 537

Peut-on évaluer l'importance numérique de la classe des per-


dants?
« Les rentiers, écrit encore l'interprète de Law, se figurent peut-
être former un corps nombreux dans l'État? Je leur déclare qu'ils ne
sont pas en proportion d'un contre mille. » Un pour mille, cela
représenterait moins de vingt mille personnes
Mathieu Marais a lancé, au jugé, deux chiffres qui méritent de
retenir l'attention : « Le système du papier qui a enrichi mille
gueux et appauvri cent mille honnêtes gens. » Mille profiteurs, cela
ne paraît pas si mal calculé (la taxe en atteignit environ deux
cents). Et cent mille est une évaluation raisonnable pour les possé-
dants qui vivent de leurs revenus. Les opérations du visa permirent
d'enregistrer un peu plus de cent mille déclarations portant sur des
montants en billets supérieurs à 10 000 livres 2 .
Or, sur ces quelque cent mille personnes, il n'y a pas que des
perdants. Un certain nombre de rentiers sont également des pro-
priétaires fonciers qui ont vu s'accroître la valeur de leurs biens
immobiliers.
C'est une situation que prévoyait le président Dugas : « Je ne
doute point, écrivait-il le 23 octobre 1719, que nous ne voyions
dans peu une déclaration du Roi qui fixera l'intérêt légitime à 3 % :
nos immeubles en vaudront plus; ainsi, en perdant d'un côté, nous
gagnerons de l'autre 3 . »
Des marchands, des hommes de profession libérale, ont pu
déposer plus de 10 000 livres et être, à d'autres titres, bénéficiaires
du Système. Certains ont gagné au jeu des actions, d'autres n'ont
perdu que ce qu'ils avaient gagné précédemment comme Barbier
qui écrit ingénument : « Pour moi, j'ai gagné jusqu'à 60 000 livres
et je ne gagne plus rien pour avoir gardé mes actions 3 . »
Le chiffre des véritables « perdants » est certainement inférieur
à la moitié. Encore beaucoup n'avaient-ils perdu qu'assez peu.
Ainsi Nicolas Robert Pichon, l'auteur du manuscrit étudié par
Levasseur, se plaint d'avoir été ruiné par le Système, mais dans le
mémoire qu'il a remis au moment de la liquidation, il n'établit
qu'une perte de... 12 659 livres 4 !

1. Et encore en prenant comme base l'ensemble de la population


2. Op. cit., p. 131.
3. Barbier, op. cit., p. 72.
4. Cf. E. Levasseur, Revue d'histoire économique et sociale, 1908, p. 331.
538 Dans l'échec, la réussite

Naturellement il faut se prémunir contre les conceptions sim-


plistes. Un certain nombre de personnes de condition modeste se
trouvèrent chargées de billets de banque, mais c'est, presque tou-
jours pour de faibles sommes et ni par le nombre des intéressés ni
par l'importance des capitaux en jeu, cet aspect négatif ne peut
être mis en parallèle avec les aspects positifs du Système en faveur
de la masse des petites gens

On se demande, dans ces conditions, comment a pu s'accréditer


la version « catastrophique » du Système qui présente la France
entière en proie aux souffrances, à la ruine, à la misère. Il y a à
cela deux causes.
Tout d'abord les narrations qui sont parvenues jusqu'à nous
proviennent de personnes appartenant à la classe des perdants ou
qui en sont proches et qui, même si elles n'en partagent pas les
préjudices, en reflètent les préjugés. Il est superflu de noter que de
grands seigneurs, comme Saint-Simon et Villars, même s'ils ne
vivent pas de rentes, ne sont guère attentifs au désendettement
des fermiers et à l'augmentation du prix de la laine.
Mathieu Marais, Barbier sont des avocats, imbus de la psycho-
logie du monde parlementaire. Comment les milieux judiciaires
verraient-ils avec faveur un homme qui souhaite la raréfaction des
procès et qui rêve de la suppression des charges? Les correspon-
dants de la marquise de Balleroy, parlementaires ou non, appar-
tiennent à la classe possédante. Buvat lui-même, malgré sa pau-
vreté, en traduit généralement les réactions, mais on observe
cependant que, sans doute parce qu'il est proche du peuple, il
n'emploie pas une seule fois, pendant la période critique, les

1. Ainsi des chercheurs ont trouvé trace de billets de banque dans la succession
de paysans de Normandie. Un laboureur du nom de Fouquet possédait en 1721 une
somme de 1 180 livres en billets. Ce Fouquet semble avoir disposé d'une certaine
aisance puisqu'il avait 4 vaches, 11 veaux, 3 bœufs et 2 chevaux... Le même auteur
fait allusion d'une façon moins précise à la présence de billets de 100 livres chez
des laboureurs d'Auvers et de Sainteny (cf. Michel Caillard et Marcel Duval,
« A travers la Normandie des xvne et xvme siècles », Cahier des Annales de Norman-
die, 1963).
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 539

expressions de « souffrance » et de « misère ». Quant aux diplo-


mates anglais, au surplus adversaires de Law et de son Système,
ils épousent d'instinct les sentiments de la classe parisienne
aisée.
Ces hommes qui fustigent et qui se lamentent sont d'ailleurs
sincères. Ils ne se livrent pas aux délices du raisonnement écono-
mique et de la statistique, ils ne comprennent pas l'avantage qui
peut résulter, du point de vue de l'intérêt général, de la réduction
des taux, ils s'en tiennent à un point de vue juridique, et leur
conception du droit est elle-même déformée par leurs habitudes de
pensée, leurs routines mentales. Aux yeux du marquis de Mira-
beau, le « remboursement » est un acte moralement scandaleux et
la pire atrocité consiste à s'acquitter envers une personne de sa
famille. Nous lisons aujourd'hui avec amusement ces lignes où le
fait de payer une dette est assimilé à un acte contre nature. « Non
seulement on rembourse par force les créanciers les plus privi-
légiés, mais encore le frère rembourse la sœur, le fils, la mère...
Chacun répondait au cri de sa propre conscience qu'il était rem-
boursé de même et ne pouvait faire autrement1. »
Ces moralistes ne songent pas un instant à l'amélioration du sort
de tant de travailleurs. Ils opposent aux déconvenues des rentiers,
non pas l'allégement du fermier mais le triomphe cynique de
l'agioteur. Pour eux, le Système profite exclusivement... aux pro-
fiteurs.
Allons plus loin : il est probable que la plupart de ces petites
gens qui tirent avantage du Système ne s'en rendent pas compte
d'une façon précise. Quant aux animateurs énergiques de l'écono-
mie dont le dynamisme se donne libre cours, ils s'attribuent le prin-
cipal mérite de leur succès, et ne songent guère à former un parti
« keynésien » pour soutenir une politique audacieuse de dirigisme
monétaire.
Les narrateurs habitent généralement Paris et les grandes villes.
C'est dans ces villes que les avantages du Système sont le moins
perceptibles. Law était parfaitement conscient du fait que le Sys-
tème favorisait la campagne : « Les denrées et les manufactures
étaient vendues au moins Te double en espèces faibles, ce qui avait
enrichi les campagnes... il avait été nécessaire de donner du soula-
gement à la campagne... mais en continuant la faible monnaie, on
aurait trop appauvri les villes. »
Ce qui se produisit en effet.
C'est, d'autre part, surtout à Paris et dans quelques grandes

1. Marquis de Mirabeau, cité par Dom Leclercq, Histoire de la Régence,


p. 478.
540 Dans l'échec, la réussite

villes, et au moins dans des villes moyennes, que se manifestent les


incommodités et les désagréments de la dernière période, difficul-
tés d'approvisionnement, distribution parcimonieuse des espèces,
attroupements et attentes. Ces nuisances sont des épiphénomènes
qui n'agissent guère sur les courants de l'économie, mais qui
portent au plus haut degré un effet d'irritation psychologique.
La classe possédante supportait assez bien sa ruine, si l'on en
juge par la manière dont les magistrats s'accommodaient de leur
exil. « Le Parlement se réjouit fort à Pontoise, écrit Caumartin de
Boissy, le 18 août; il y dépense comme les agioteurs à Paris cet
hiver, pendant que la rue Quincampoix fleurissait1. » Le président
Chauvelin a vingt-cinq couverts à dîner et à souper. Il a un cuisinier
et huit aides de cuisine. Le président Pelletier tient table, aussi Ber-
nard, conseiller, et Rouillé de Meslay donna le dernier jour un
dîner au premier président, de sept mille livres. « On y mange beau-
coup et on y joue 2 . »
« D'une seule main de lansquenet ou autre jeu, note le greffier
Delisle, M me la présidente d'Aligre avait gagné plus de deux mille
écus » (6 août). Et le même, du 27 août : « Continuation des joies et
des plaisirs en cette ville, table tenue à l'ordinaire, jeux, courses,
promenades. » « M. le président de Ferbert jouait parfaitement le
violon. MM. Tubeuf, d'Armaillé et de Vaubré touchaient le clave-
cin et jouaient de la basse de viole; d'autres chantaient; enfin,
c'était joie partout » (27 août).
Les familles aisées allaient passer dans la bienheureuse cam-
pagne les temps difficiles. « Tout le monde se retire à la campagne, à
cause de la disette d'argent et de la cherté des vivres » (16 octobre)3.
« Beaucoup de gens sont à la campagne, écrit l'évêque de Blois
le 2 novembre, et y tiennent leur famille par rapport à la situation
des affaires et jusqu'au dénouement4. »
Les chroniqueurs qui présentent le système sous une forme
apocalyptique ont décidément la mémoire courte. Il n'y a pas si
longtemps, ils ont vécu une crise plus profonde quoique moins
dérangeante.
« L'argent est toujours plus rare que jamais, tout le monde meurt
de faim et je ne vois pas que l'on fasse beaucoup d'arrangement
pour y remédier. » De quand date cette notation? De 1720? Non

1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 186.


2. Barbier, op. cit., t. I, p. 69.
3. « Il en est de même en Angleterre où il y a chaque jour des banqueroutes. »
Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. H. p. 203.
4. Ibid., p. 210.

J
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 541

point. Nous la relevons dans une lettre de Caumartin de Saint-


Ange du 9 novembre... 1715 1 .
Et voici maintenant une anecdote bien suggestive : « Un masque
s'étant fait distinguer au bal de l'Opéra par son habileté à la danse
et par son habillement extraordinaire qui ressemblait à celui d'une
pauvre mendiante de profession, la plus misérablement vêtue
avec des haillons et des chiffons sales et déchirés de tous côtés,
M. le duc d'Orléans et M. le duc de Bourbon qui étaient du nombre
des masques, l'ayant remarquée, s'en approchèrent par curiosité.
Le premier... lui demanda avec insistance à l'oreille qui elle était.
Le masque... le contenta en lui disant : " Je suis la dame du
Royaume. " Sur quoi M. le Régent se retira, jugeant bien par ces
mots que c'était une allusion à la misère publique que causaient
alors la rareté des espèces, le prix excessif des denrées et la cessa-
tion des commerces 4 . »
A quel bal, quel jour sommes-nous? Est-ce le 21 novembre, en
pleine déconfiture du Système, en complément du récit de Barbier?
Que non pas! La dame du royaume, la misère, a fait son appari-
tion le 17 janvier 1717 et c'est Buvat qui nous le conte.

Alors que les possédants-rentiers, disposant de réserves, souvent


pourvus de fonctions, capables d'envoyer leur famille à la cam-
pagne ont, malgré leurs mécomptes et leurs doléances, traversé
sans drame la période critique de l'été 1720, faut-il penser que le
petit peuple parisien, moins bien armé, a vécu, lui, cette souffrance
et cette misère dont on nous parle? Aucun document authentique
ne nous retrace ces visions de cauchemar. Le Système a libéré une
abondance de moyens monétaires qui ont circulé un peu partout.
Le commerce a beaucoup vendu, le bâtiment a beaucoup travaillé,
tous les corps de métier ont vu affluer les commandes. Barbier lui-
même indique que les salaires ont fortement augmenté et il se
plaint de ce que beaucoup d'ouvriers en profitent pour ne travail-
ler, à leur guise, que quelques jours par semaine.
Sans doute, les difficultés d'approvisionnement, la chasse aux
pièces d'argent, un certain marasme général après le boom ont pu
créer des situations pénibles. Il n'en reste pas moins que, même à
Paris, la situation générale, après le Système, est meilleure qu'elle
n'était avant. Nous avons dit pourquoi l'affaire de la rue Vivienne

1. Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. I, p. 64.


2. Buvat, op. cit., t. I, p. 242.
542 Dans l'échec, la réussite

ne nous apparaissait pas comme l'expression d'un grave mécon-


tentement populaire.

La tragédie de la paroisse Sàint-Eustache?

Les tenants de la version catastrophique s'emparent avec cons-


tance, depuis des siècles, d'un unique fait divers relaté par Buvat1
et, plus sobrement, par un des correspondants de la marquise de
Balleroy, de Maltot 2 . Selon le Journal de la Régence, le curé de
Saint-Eustache avait chargé « une dame de l'assemblée qui se
tient chaque semaine chez lui pour chercher les moyens d'assis-
ter les pauvres honteux de la paroisse, d'aller chez un particulier
qui avait grand besoin de secours ». Comme on n'obtenait pas de
réponse, on fit enfoncer la porte par un commissaire. « Lorsqu'on
fut entré dans la chambre, on fut bien étonné d'y trouver le mari
pendu et sa femme et ses trois enfants égorgés. »... On trouva « six
sols de monnaie et pour deux cént mille livres de billets de banque
que l'on disait provenir de remboursement de rentes Sur l'Hôtel de
Ville. On les enterra tous les cinq, la nuit suivante, au cimetière des
Saints-Innocents, sans autre recherche ».
Nous n'avons trouvé aucune trace de ce carnage dans les papiers
de la police. Toute l'affaire est bien suspecte. Comment des per-
sonnes possédant deux cent mille livres pouvaient-elles être clas-
sées, à l'époque, dans la catégorie des pauvres honteux? A la date
considérée, 1 infortuné pouvait encore souscrire à des rentes au
denier 40 qui eussent rapporté 5000 livres par an, somme très suffi-
sante pour faire vivre une famille et même plusieurs. Il pouvait
aussi négocier ses billets et en tirer au moins 10 % en argent, soit
20 000 livres qui lui auraient permis d'éviter la misère pendant de
longues années. On ne saurait donc déduire aucune conclusion de
cette sombre énigme.
Il est sans doute possible de trouver d'autres exemples de sui-
cide ou de drame provoqués réellement par la misère ou associés
à la pénurie 3 ; mais de tels accidents survenaient avant le Système
et il en surviendra après. Il en survient encore aujourd'hui.

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 192.


2. 24 décembre 1720, Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II,
p. 220.
3. Balleroy signale, le 22 octobre, qu'un petit bonhomme menuisier, appelé
Riaubourt, se serait noyé « par le chagrin que ses enfants n'auraient pas de pain » '
{Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit., t. II, p. 207).
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 543

On lit avec curiosité, sous la plume de Pulteney, le 20 août : « Des


lettres de plusieurs provinces disent que la misère est grande parmi
le petit peuple (common people). »
Cette formule générale n'est illustrée que par deux exemples. Le
premier concerne certaines zones de la Bretagne où l'on mange le
blé dans les champs : mais c'est que la récolte a été gâchée par de
récentes pluies. Quant au deuxième, il s'agit tout simplement de la
misère... à Marseille, où sévit la peste.
A part cela, il faut attendre un mois pour trouver la relation
concrète d'un incident, sans doute fâcheux mais assez banal pour
l'époque. A Bordeaux, le Parlement s'était plaint de la mauvaise
qualité du blé stocké dans un magasin public : les magistrats,
mécontents de ne pas recevoir de réponse, s'en vinrent en corps,
suivis par la foule, jusqu'aux portes du magasin qui furent forcées,
après quoi le blé, bon ou mauvais, fut jeté à la rivière.

La Peste

Nous ne jugeons pas nécessaire de présenter ici un récit de cette


calamité car elle n'a pas de rapport avec le Système. Elle n'est pas
imputable à Law, bien que ses ennemis aient cherché, à tout hasard,
à lui attribuer au moins une part de responsabilité1.
Et d'autre part ce n'est pas la survenance de la peste qui a causé
l'échec de Law, bien que celui-ci ait cherché à démontrer que,
sans ce fléau, il aurait pu redresser la barre 2 .

1. Le mal aurait été apporté par « un vaisseau venu de Seyde en Syrie où cette
cruelle maladie faisait depuis plus d'un an un terrible ravage ». Le capitaine du
bâtiment fut arrêté pour avoir produit un faux passeport afin d'éviter la quaran-
taine (Buvat, op. cit., t. II, p. 122-123).
A défaut de la peste, le Système serait responsable de la famine : « Trois vais-
seaux sont venus de Barbarie à Marseille avec du blé mais ils partirent sans avoir
rien vendu parce qu'ils voulaient des espèces et n'acceptaient pas d'être payés en
papier. Cela a empêché d'autres navires de venir avec du blé » (Pulteney à Craggs,
28 août).
Cependant Buvat, qui présente le même récit, indique que si les Marseillais ont
perdu un approvisionnement de 300 0 0 0 livres de blé, amené par un bateau turc,
mais non débarqué, des Génois expédièrent peu après 2 0 0 0 0 0 livres de blé en
déclarant qu'ils ne voulaient être payés que quand Marseille serait revenue à un
meilleur état. Le duc d'Orléans envoya 1 800 0 0 0 livres en espèces. La description
du désastre conduit à penser qu'il n'était point de ceux que l'on conjure aisément
par des moyens financiers.
2. Sans véritable conviction d'ailleurs. Cf. Effets que la peste arrivée en Pro-
vence a pu avoir sur le crédit (Œuvres complètes, t. III, p. 171).
544 Dans l'échec, la réussite

Nous noterons seulement un détail d'humour macabre parce


qu'il intéresse le mouvement des prix et il confirme le calcul de
Hamilton : « Les gens se plaignent que le Système ne les ait pas
seulement ruinés pour ce monde, mais aussi pour l'autre monde,
car le prix de la messe a été augmenté de 15 sous à 25 sous » (Pul-
teney).

Il s'en faut de peu que les événements les plus considérables de


l'époque qui marquent eux-mêmes les effets réels et importants du
Système soient entièrement laissés dans l'ombre par les chroni-
queurs et les correspondants qui inscrivaient, sur l'heure, tout ce
qui leur paraissait digne d'attention.
Seules, une notation isolée et véritablement fortuite dans la
correspondance de Pulteney et une anecdote contée par Caumartin
de Boissy nous permettent d'apercevoir, comme par ces étroites
ouvertures que l'on appelle des jours de souffrance, la réalité du
paysage social animé par de grands mouvements nouveaux,
emporté dans une mutation puissante.
Voici d'abord ce que relate Pulteney le 13 septembre :
« Le maréchal d'Estrées écrit de Bretagne à la Cour qu'il a été
surpris de trouver dans ce pays une condition si prospère. Les vieux
immeubles sont rénovés, les paysans bien habillés et bien nourris
et tout le monde est aisé et content. Tout ce que dit le maréchal
d'Estrées constitue des preuves convaincantes de ce'que le Système
de Law est bon. Cette conviction semblait manquer au maréchal
quand il est parti d'ici car il ne se faisait pas scrupule de dire
partout, sauf au Palais-Royal, tout le mal possible du Système. »
Le diplomate ajoute : « D'autres comptes rendus de Bretagne
sont très différents de celui-ci, l'on se plaint grandement dans
toutes les provinces que ceux qui composent ce qu'on appelle le
tiers état 1 sont presque ruinés. Les paysans n'ont pas les mêmes
raisons de se plaindre, ils paient leurs propriétaires en papier,
mais eux-mêmes ne prennent pas le papier pour eux. »
Voyons maintenant l'histoire de Caumartin de Boissy. « M. de
Richelieu rencontra l'autre jour Law au Palais-Royal. Il lui dit
que depuis le Système il ne voyait plus une pistole, que tous les

1. On ne sait trop ce que Pulteney entend par tiers état. Si les paysans gagnent
davantage ils doivent être de meilleurs clients pour les commerçants, artisans et
praticiens. Peut-être l'auteur fait-il allusion à des bourgeois vivant plus ou moins
de leurs rentes.
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 545

fermiers achetaient du papier pendant qu'ils recevaient l'argent


de leurs fermiers; qu'ils seraient incessamment en état d'acheter
les fermes et qu'il faudrait qu'il cherchât à gagner sa vie 1 . »
Law lui répondit avec une noble fierté « qu'il importait peu au
Roi entre les mains de qui fût le bien ».
Les propos du duc de Richelieu soulignent le rôle que tenaient
dans l'économie rurale les fermiers principaux des grands
domaines. Il serait erroné d'en déduire qu'ils étaient les seuls à
tirer profit du mécanisme espèces-billets que Pulteney évoque
d'une façon plus générale. Mais il est certain que de tels person-
nages étaient en mesure de jouer un double jeu et d'affirmer leur
personnalité d'agent économique compétent entre des proprié-
taires absentéistes et des sous-traitants chétifs. Alors qu'un
grand nombre de producteurs et même d'ouvriers agricoles tire-
ront peu ou prou avantage du Système, ce sont les fermiers prin-
cipaux ou les gros exploitants qui pourront parvenir, en même
temps que les marchands et certains bourgeois et officiers, à for-
mer une nouvelle caste de propriétaires fonciers animés d'un esprit
de chefs d'entreprise.

A l'inverse des communautés de métiers, qui étaient générale-


ment débitrices, les communautés religieuses furent les principales
perdantes du Système. Nous ne disons pas l'Église, qui y gagnait
dans une certaine mesure, à cause des emprunts du clergé. Ce
contraste est souligné dans les notes du prêtre angevin Lehoreau.
« Le clergé et les États de Bretagne et des autres provinces furent
forcés de ruiner les créanciers en les remboursant en papier... Le
clergé et les États y profitèrent en apparence par la réduction des
rentes qu'ils devaient... à 3 % et ensuite à 2 %... 2 . Mais dans la
vérité c'était pour eux une pure perte... Les hôpitaux, les fabriques
de paroisse, les communautés ecclésiastiques séculières et régu-
lières, surtout celles des filles, furent réduites à l'indigence ».

1. 20 septembre 1720, Correspondance de la marquise de Balleroy, op. cit.,


t. Il, p. 202.
2. J. Lehoreau, Cérémonial de l'église d'Angers, p. 287. Law procéda à cette
opération par un arrêt du 26 octobre selon un mécanisme insolite, faisant inter-
venir comme prête-nom un certain Dubreuil. Corrélativement, les impositions des
diocèses furent réduites aux trois cinquièmes à dater du 1 er janvier 1720 (ms. Douai,
p. 238). Le Système se dégrada avant que la liquidation fût terminée et il en résulta
diverses complications (cf. Gabriel Lepointe, L'Organisation de la politique finan-
cière du clergé de France sous le règne de Louis XV, chap. n).
546 Dans l'échec, la réussite

Les plus éprouvées furent en effet les communautés féminines


issues de la contre-réforme et qui, n'ayant pas de patrimoine fon-
cier, tiraient la plus grande partie de leurs revenus de rentes et de
fondations x.
Comme par ironie, certaines de ces rentes étaient constituées...
sur le clergé et réduites par conséquence, au détriment des cou-
vents et des hôpitaux 2 .
Nombre d'établissements avaient comme principale ressource les
dots constituées en faveur des religieuses lors de leur admission.
Plusieurs mémoires, malgré l'imprécision habituelle de ce genre
de documents, permettent de chiffrer le préjudice subi. Ainsi les
religieuses de Saint-Dominique de Mauriac qui étaient dotées de
70 livres : « les parents et les débiteurs de ces religieuses les ayant
contraintes de se réduire à 30 livres par chacune, ce qui n'est pas
suffisant pour les faire subsister3 ».
Plus pénible encore est la situation de certaines maisons qui
recueillent aussi des filles non dotées et où la ressource est mise
en commun. Ainsi les religieuses de Saint-François de Fontenay-
le-Comte ne disposent que de 20 livres chacune. Quant à la Supé-
rieure des religieuses de La Ferté-Milon, sa requête est moins
argumentée, mais sa complainte est la plus pittoresque : « La
communauté se trouve sans argent, sans papier, sans blé et sans
vin... »

Dans un assez grand nombre de cas, il y eut accord direct entre


les établissements religieux et leurs débiteurs pour une conversion
à un taux réduit, souvent un peu supérieur à 2%. Dans les autres
cas, il fallait placer à nouveau les capitaux devenus disponibles.
Cette situation n'échappait pas au Contrôleur général, qui lui
appliqua successivement des traitements opposés.
Dans un premier temps, il pensa tout naturellement que la
population des couvents ne formait pas une clientèle d'élection
pour ses féeries boursières. Ainsi institua-t-on — à son intention
précisément, et à celle des catégories analogues, notamment les
gérants de biens de mineurs — un type spécial de placement : les

1. M " e Sabbagh, La Politique royale à l'égard des communautés de filles : la


commission des secours (1727-1788) (thèse de l'École des chartes, 1969).
2. « La réduction à 3 % de celles qui sont sur le clergé et le remboursement que
certains particuliers nous ont fait nous mettent hors d'état... » Prieure des hospi-
talières de La Rochelle, 25 mai 1720, Arch. nat., G' 1749-1754.
3. G7 1749-1754, 30 sept, et 18 oct. 1720.
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 547

actions rentières de la Compagnie des Indes, à intérêt fixe au


denier 50 (arrêt du 23 février). Cette formule ne séduisit guère,
peut-être d'ailleurs fût-elle assez peu connue : l'émission prévue
pour 400 000 000 ne fut couverte que pour le quart et encore
n'avons-nous rencontré aucun exemple concret de souscription
de ces titres par un établissement religieux En fait, Law s'avisa
très vite de l'intérêt qu'il y avait pour lui à drainer vers les actions
normales de la Compagnie des Indes, dont le marché s'essoufflait,
ces liquidités bénies du Seigneur et qui représentaient, pour le
soutien des cours, une masse de manœuvre non négligeable. Ainsi,
et sur la demande particulière, précise-t-on, de quelques-uns du
moins des cardinaux, archevêques, évêques et autres bénéficiers,
il fut décidé par arrêt du 16 avril 1720 que les communautés pour-
raient acquérir de leurs deniers des « actions intéressées », et en
même temps, par un second arrêt « donné du propre mouvement du
roi 2 », il fut défendu aux hôpitaux, aux communautés ecclésias-
tiques et à tous les prélats et bénéficiers de faire aucune nouvelle
constitution de rentes.
Dès cette époque, certaines compagnies se débattaient dans des
difficultés de trésorerie, mais le Contrôleur général ne se montrait
pas indifférent à leur sort. Par une lettre en date du 14 mai, signée
de sa main, Law demandait aux intendants d'examiner eux-mêmes
l'état de toutes les communautés de leur généralité et il ajoute :
« S'il y en a quelqu'une dans un besoin pressant, ne perdez point
de temps pour m'en donner avis, afin que S.A.R. lui procure des
secours plus prompts 3 . »
Il est difficile de savoir comment se répartirent les placements
des communautés et notamment quel fut l'effet de l'autorisation
qui leur était ainsi donnée d'acquérir des actions de la Compagnie
des Indes. Selon R. Lehoreau, plusieurs établissements d'Angers
auraient adopté cette formule : le chapitre de l'Hôtel-Dieu, l'Hôpi-
tal général, les couvents des filles de Sainte-Catherine, du Calvaire,
de la Fidélité.
Beaucoup d'établissements entassent des billets sans se résoudre
à les placer, même lorsque sont ouverts de nouveaux débouchés
avec les rentes sur l'Hôtel de Ville au denier 40, puis sur les États

1. Selon Lehoreau, les agents généraux auraient reçu l'ordre de demander la


révocation des arrêts; il cite à ce sujet les propos tenus par l'évêque d'Angers,
M®r Poncet, dans un synode tenu en 1720, mais dont on ne retrouve aucune trace
(J. Lehoreau, op. cit., p. 288).
2. E 2017, P 336-337 et 338-339.
3. Archives du Calvados, C 1492. (Document communiqué par M. Gildas Ber-
nard.)
548 Dans l'échec, la réussite

au denier 50. Il arrive souvent que les débiteurs choisissent le


dernier moment pour rembourser et quelquefois en empruntant
eux-mêmes. Ainsi Antoine Ragon, laboureur à Bengy-sur-Craon,
se fait prêter par François Daulné, bourgeois de Bourges,
110 livres en billets de banque le 30 octobre et, le lendemain
31 octobre, somme les religieuses de la congrégation de recevoir
220 livres en billets de banque pour retirer une obligation qu'il
leur a signée. Les religieuses refusent l'offre 1 .
A Lectoure, le 22 octobre, Étienne Damblet, garde du Roi,
rembourse aux Carmélites de la ville une dette remontant à 1705 :
sept billets de cent livres. Le lendemain, les religieuses peuvent en
replacer trois en les prêtant à 2 % à la veuve d'un procureur 2 .
Les religieux ne mettent aucun empressement à recevoir leur
dû. « A la mission on déclara que le Supérieur des prêtres était
parti pour Laval et son procureur à Pontvallain : il faudra attendre
leur retour qui aura lieu on ne sait quand » (26 septembre). Le
principal du collège du Mans à Paris refusa franchement : « en
raison de la diminution qui peut arriver sur lesdits billets »
(23 septembre)3.
A Lectoure, le syndic des pauvres de l'hôpital refuse le 30 sep-
tembre un billet de mille livres qui lui est offert en remboursement
d'une dette de 732 livres. Après sommation, il est obligé d'accep-
ter... le 28 octobre, mais le débiteur, M. de Sainte-Marie, en
grand seigneur, renonce à la monnaie de son billet : « Il fit don et
donation du surplus. »
Les religieuses de la Visitation à Besançon ont reçu le 9 juin
3 000 livres d'un avocat qui les leur avait empruntées depuis
peu — le 17 mars (était-ce en billets?) — ; le 10 juillet, elles
reçoivent d'un autre débiteur 2 000 livres (prêtées le 20 juillet
1719); le 15 octobre, 1 000 livres d'un contrat de 1714, enfin le
28 octobre 600 livres en billets, plus 66 livres 13 sols 4 deniers en
espèces sonnantes pour un contrat qui remonte, cette fois, à 1698.
Elles gardent tout le papier et le déposent enfin au visa le 9 mai
1721.
Les religieuses du Refuge, dans la même ville, ont attendu le
31 décembre 1720 pour aller porter au receveur des finances
1 300 livres en billets, afin d'acquérir des rentes au denier 50.
La déclaration en est faite au visa à la même date du 9 mai 1721
et elles ajoutent, pour ne rien perdre, trois billets de 10 livres5.

1. Archives du Cher. (Document communiqué par M. J.-Y. Ribault.)


2. André Lagarde, op. cit., p. 26.
3. André Bouton, Le Maine, op. cit., p. 435.
4 et 5. Archives du Doubs. (Document communiqué par M. Jean Courtieu.)
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 549

Il arrive que ces saintes filles procèdent avec une certaine habi-
leté. Tel est le cas, semble-t-il, des religieuses du Verbe Incarné
d'Avignon. Le 9 août, elles s'adressent à un faiseur d'eau-de-vie
de Saint-Rémy pour faire changer gratis deux billets de 1 000 en
billets de 100 (plus faciles à écouler) ou en monnaie. Le 28, ces
couventines avisées traitent un arrangement minutieux (il est
vrai qu'elles négocient avec un bienfaiteur) « attendu la grande
augmentation des monnaies, l'écu blanc de coin nouveau, valant
à 12 1. Roy pièce et les autres monnaies en proportion, il serait
survenu de grandes difficultés aux extinctions de capitaux et
pour ce faire il fallait convenir avec les créanciers de la valeur des
monnaies ». Il s'agit d'un capital de 1 100 livres qui avait été
constitué en leur faveur afin de leur assurer une pension de
33 livres. Elles reçoivent 200 livres en monnaie du roi et leur pen-
sion est ramenée de 33 à 27 pour 900 livres, donc un peu plus
que le denier 50. Le 30 août, elles règlent une affaire litigieuse en
prenant des écus blancs « sur le pied et valeur de 6 livres au lieu
de 12, promettant de restituer tout ce qu'elles pourraient percevoir
en sus sur les écus 1 ».
A Angoulême, les Carmélites, sommées de recevoir 9 500 livres
en billets pour amortir une rente qui leur est due par l'acquéreur
d'une terre, font valoir au débiteur que cette rente forme une
grande partie de leurs revenus, parviennent à l'attendrir et l'af-
faire s'arrange par une « conversion » de 475 livres à 285, soit
environ 3 % 2.
Bien que les congrégations de femmes soient le plus souvent
citées, et nous en avons donné la raison, les Pères n'étaient pas
exonérés des embarras ni immunisés contre les négligences.
A Auxerre, le 20 octobre, les Cordeliers donnent procuration
au père gardien de se transporter à la ville de Paris pour y placer
en rentes de l'Hôtel de Ville une somme de 10 880 livres en billets
de banque, reçue en remboursement de rentes dues par fondation
et qu'ils avaient gardées jusque-là dans l'espoir de leur trouver un
emploi 3 .
Moins avisés, les Pénitents de Saint-Lô attendent le 27 novembre
1720 pour faire porter de toute urgence à Caen 8 000 livres en bil-
lets, pour les faire employer « en actions rentières ou dixièmes
d'action ». L'hôpital, le collège, le trésor de l'église Notre-Dame
de Saint-Lô s'associèrent à cette mesure, « vraisemblablement tar-

1. Archives du Vaucluse. (Document communiqué par M. Hayez.)


2. Archives de la Charente. (Document communiqué par M. Ducluzeau.)
.'). Archives de l'Yonne. (Document communiqué par M. Claude Hohl.)
550 Dans l'échec, la réussite

dive et inefficace si l'on en juge par les comptes de pertes que


détaillent les archives du couvent »
Cependant il peut se trouver, assez rarement il est vrai, que le
courant passe dans le sens inverse. Le 12 septembre 1720, Pierre
Fillatreau, conseiller du roi à la prévôté de Loudun, se débarrasse
de deux billets de 1 000 et de cinq billets de 100 en constituant une
rente de 50 livres au profit des religieuses de l'Union chrétienne
de Loudun 2 .
Le 13 mai 1720, le supérieur des Barnabites de Lescar s'acquitte
en billets d'une dette de 52 915 livres 4 sols 4 deniers à titre de
transaction pour des obligations remontant à 1648 3 .
A Avignon, les collèges de Jésuites font grand usage des billets
de banque pour rembourser des capitaux et constituer des pen-
sions 4 .
Enfin, nous devons mentionner une circonstance que les commen-
tateurs hostiles au Système ne mentionnent pas : certaines commu-
nautés ont pu placer leurs billets en acquisitions immobilières.
P. Deyon précise même, pour Amiens, le montant des acquisitions
pour le 1 er trimestre 1719, et, en augmentation sensible, pour
août et septembre 1720®.
Les préjudices éprouvés sont variables selon les solutions inter-
venues. De toute façon, les communautés avaient la possibilité de
déposer les billets au visa, mais elles subissaient alors des déduc-
tions variables selon le montant. Le solde pouvait être converti
ultérieurement en rentes à 2 % (après une certaine interruption de
revenus). Les Augustins de la Congrégation de Notre-Dame à
Carentan n'auraient pu tirer que 4 466 livres d'un fonds initial
de 26 000 livres 6 .
A Trun, dans l'Orne, un hospice aurait été ruiné... parce que
ses dirigeants se seraient adonnés à la spéculation7!
Une enquête effectuée à Bayeux en 1723-1724 sur l'état finan-
cier des établissements religieux, sans doute en relation avec les

1. C. Guillot, « Les Pères pénitents de Saint-Lô », Notices, mémoires et documents


publiés par la Société d'Archéologie de la Manche, t. XXXI, p. 183-196. (Document
communiqué par M. Yves Nedelec.)
2. Archives de la Vienne. (Document communiqué par M. F. Villard.)
3. Archives des Pyrénées-Atlantiques. (Document communiqué par M. Pin-
zuti.)
4. Archives du Vaucluse. (Document communiqué par M. Hayez.)
5. Respectivement 11 283 et 71 706 (P. Deyon, op. cit., p. 337).
6. Acte mentionné par A. Desprairies, Notice historique sur l'ancien couvent de
la Congrégation de N.-D. à Carentan, Caen, 1887.
7. Gislain, « L'hospice de Trun », Annuaire de l'association normande, 1880. Peut-
être avaient-ils acheté des actions comme on le leur conseillait...
Gagnants et perdants : la ville, la campagne et le couvent 551

doléances provoquées par le Système, indique des pertes de reve-


nus de 20 à 30%, parfois davantage 1 .
Au cours des années qui suivent le Système, des complaintes et
des demandes viennent de toutes les régions de France.
Pour la Normandie, à entendre les doléances, sans doute exagé-
rées dans la plupart des cas, les pertes s'élèveraient à la moitié,
aux deux tiers, aux trois quarts, voire à la cjuasi-totalité et ces
jérémiades se prolongeront jusqu'à la Révolution, à ceci près que
dans la deuxième moitié du siècle, les chiffres ne sont plus men-
tionnés. Dans le pays d'Auge, des « fabricants » de paroisses
rurales conservaient même des billets sans valeur, saisissant la
moindre occasion de les exhiber en exhalant une amertume que le
temps n'avait pas apaisée 2 .
Les embarras des institutions religieuses se répercutaient néces-
sairement sur les œuvres charitables. « L'inespérée réduction
à 2%3... anéantit toutes les œuvres pieuses», énoncé dans son
mandement le ridicule archevêque d'Arles que Mathieu Marais
surnomme Jacques le Minime. De ce fait, les « pauvres » figurent
parmi les perdants, on en renvoie de l'hôpital de Coutances 4 , de
î'Hôtel-Dieu de Salers 5 , etc.
Cependant (et peut-être parce que les pouvoirs publics interve-
naient dans les cas les plus pressants) nos sondages ne donnent pas
l'impression que les choses soient allées jusqu au désastre et le
plus souvent les précisions font défaut.
Lehoreau, infatigable procureur, souligne que l'Hôtel-Dieu
d'Angers, chargé de 300 000 livres en papier, avait réduit ses
malades au nombre de cent, alors qu'il en avait reçu jusqu'à 501.
L'hôpital de Renfermer, chargé de 200 000 livres, aurait réduit
les siens « de plus de cent et on était à peine en état de donner du
pain à ceux qui restèrent6 ».
1. Les Ursulines de Bayeux ont perdu 2 000 livres, 60 personnes conservent
7 586 livres. A l'hôpital de la Charité de Bayeux le revenu diminue de 4 250 livres
et 43 adultes, 40 petites filles conservent 2 829 livres. « Il suffit que le Roi four-
nisse 1 200 livres de rentes que cette maison a perdues par les billets. » Les
hospitalières de la Miséricorde de Bayeux ont perdu : 5 205 livres, 50 personnes
conservent 3 985. Le revenu des Bénédictines de Bayeux diminue de 4 314, 41 per-
sonnes conservent 2 413 1.
2. Information provenant de M. Nédelec (Archives de la Manche).
3. Souligné dans le texte, Mathieu Marais, Mémoires, t. I, p. 494.
4. P. Le Cacheux, Essai historique sur l'Hôtel-Dieu de Coutances, Paris, Picard,
1895-1899.
5. Archives du Cantal, C. 1 000. (Document fourni par M lle Gouyssou.)
6. Lehoreau, Cérémonial de l'église d'Angers, 1692-1721, p. 287-288. Texte
publié par F. Lebrun dans les travaux de l'Institut de Recherches historiques de
Rennes, Paris, Klincksieck, 1967.
552 Dans l'échec, la réussite

Quant aux communautés de filles, la pénurie de ressources les


conduisit souvent à ne plus recevoir de novices, et un certain
nombre disparurent : ainsi « les Clarisses de Beaumont, les Éli-
sabéthaines de Noyers, les Filles-Dieu du Mans 1 ».
Voilà donc un chapitre qui peut paraître négatif dans le bilan
d'ensemble, du moins si nous nous laissons émouvoir par les réac-
tions de la sensibilité. Du point de vue de l'incidence écono-
mique, la question est plus douteuse.
N'oublions pas que le Système avait ranimé l'emploi et ceux que
l'on appelle les pauvres sont souvent des chômeurs; l'amélioration
générale du niveau de vie permit de recourir plus largement à la
bienfaisance privée.
Lehoreau, qui vitupère le « scélérat Law ou vulgairement Lasse
et son Système », ne montre guère d'indulgence aux gestions précé-
dentes et ne dépeint pas en couleurs d'idylle la vie des gens d'Église
à la fin du règne de Louis XIV. « Les maltotiers, les voleurs publics
ont apporté 1 indigence et la misère dans le Royaume. » « Le clergé
est traité encore avec plus d'inhumanité que le reste du peuple.
L'oppression fiscale est à son comble : on ne voit que sergents chez
les ecclésiastiques... »
Les débiteurs de rentes, qui se trouvent affranchis ou allégés, ne
sont pas des personnes indignes d'intérêt. Beaucoup d'entre eux
payaient leurs arrérages depuis des années et des décennies2.
Là encore des terres se trouvent libérées, des énergies deviennent
disponibles.

1. André Bouton, Le Maine, op. cit., p. 439-440.


2. André Lagarde raconte l'histoire d'un « bien singulier contrat». Une dame
Marguerite de Lucas emprunte à Jean de Saint-Géry, capitaine de cavalerie, une
somme de 4 000 livres en 4 billets de 1 000, remboursable dans un an et six mois,
sans intérêt. Avec cette somme elle rembourse au syndic des pauvres de l'hôpital
une somme de 3 920 livres 10 pour le compte d'un certain Giraud Carrère... Tout le
monde y gagne, sauf les pauvres. Mais la dette courait depuis le 20 février 1622.
Elle avait donc été payée cinq fois.
XLI

La France chez le notaire.


Le grand bond des quittances,
les transferts fonciers

Il est relativement plus aisé de procéder à l'étude du désen-


dettement qu'à celle des autres aspects des problèmes d'ensemble
(transferts fonciers, rapports fermage-prix-salaires, etc.). En effet,
nous disposons d'une documentation considérable, grâce aux
minutes des notaires et aux registres du contrôle des actes et
nous pouvons obtenir des indications significatives d'après la
statistique du nombre des actes et des mouvements de fonds.
Cependant, il faudrait, pour parvenir à des conclusions vrai-
ment précises, accomplir un travail considérable et presque surhu-
main, étant donné, d'une part, la grande quantité des informations
à exploiter, d'autre part, la valeur relative et le contenu variable
des mentions sous lesquelles les actes sont répertoriés : quittances,
remboursements, rachats, sommations, comparutions
A défaut de pouvoir mener à son terme, dans le cadre du pré-
sent ouvrage, une entreprise d'une telle envergure, nous nous pro-
posons de regrouper ici un certain nombre de données dont les
unes nous ont été fournies par différentes publications d'histoire
régionale ou locale, et dont les autres résultent de nos propres
sondages.

Travaux de Jean-Paul Poisson

Deux études de notaire de Paris; une de Versailles et une d'Or-


léans.
Nous disposons, grâce à M. Jean-Paul Poisson, de tableaux éta-

1. Ainsi des quittances pouvant s'appliquer à des gages et à des dots, aussi
bien qu'à des dettes anciennes, etc.
554 Dans l'échec, la réussite

blis d'après les archives de deux études de Paris et de trois études


de province. Ces tableaux portent sur le nombre d'actes, non sur
les capitaux. Ils sont néanmoins fort impressionnants, bien que
l'auteur de ce travail ait sous-estimé ses propres découvertes, et
cela sans doute parce que son attention n'était pas orientée initia-
lement vers ce sujet précis.
Pour les deux études de Paris, le chiffre des actes de quittance,
qui atteignait un sommet de 172 en 1715 et qui descendait à 113,
115, 147 respectivement pour les années 1716, 1717, 1718, bon-
dit à 888 pour l'année 1719 et enfin à 1545 pour l'année 1720. Il
redescendra à 145 en 1721 1 .
Pour une étude de Versailles, la statistique des quittances, qui
se tient en dessous de 50 pour les années 1715-1718, atteint 107
en 1719 et 357 en 1720 pour redescendre ensuite aux niveaux
antérieurs 2.
Enfin, dans une étude d'Orléans, le chiffre des mêmes actes qui
était de 9 en 1718, monte à 30 en 1719 et à 121 pour 1720, pour
redescendre à 9 en 1721 3 .
J.-P. Poisson, ayant établi des tableaux comparatifs sur les
diverses sortes d'actes, parvient à la conclusion que seuls les actes
de remboursement et de quittance marquent une progression frap-
pante et cette constatation l'a porté à minimiser les effets du sys-
tème : « A part un certain désendettement qui pourrait être mesuré,
il semble que les répercussions du Système de Law dans la popu-
lation même aisée aient été, mis à part un milieu étroit de finan-
ciers professionnels ou occasionnels, beaucoup plus limitées que les
regards des nouvellistes de l'époque et des historiens de la rue
Quincampoix n'auraient pu le laisser penser. »
Le désendettement lui-même lui parût « moins net qu'il aurait
pu être attendu », mais il n'explique pas les motifs de ce jugement
restrictif qui ne nous semble pas confirmé par les données qu'il
a eu le mérite de mettre en évidence.
Les données publiées dans les études de Paris n'intéressent pas
principalement l'économie rurale, encore que des exploitants agri-
coles puissent en être les bénéficiaires (ainsi des vignerons qui
libèrent leurs parcelles de rentes inférieures à 500 livres).
1. 117 en 1722, 174 en 1723, il marquera de nouvelles pointes en 1724 (489)
et en 1725 (612) et redescendra à 297 en 1726, dernière année traitée dans l'étude
de J.-P. Poisson.
2. Avec un relèvement limité à Paris pour les années 1723 (63) et 1724 (68).
3. L'auteur signale que 115 actes sur 121 correspondent aux huit premiers
mois de 1720, ce dont on pourrait être tenté de déduire que la procédure des rem-
boursements par billets rachetés n'avait eu qu'un faible développement. Cepen-
dant l'indication contraire résulte de nombreuses autres sources.
La France chez le notaire 555

Si l'on veut serrer davantage les effets économiques ou même


les effets sociaux liés à des causes économiques, il faut porter
notre regard dans les provinces, et jusque dans les campagnes, où
vivent 85 % de la population française, et où se déterminent les
mouvements de l'économie agricole qui exerce sur les autres sec-
teurs une influence inductrice et animatrice. Dans ce domaine, au
surplus, les facilités qui résultent de l'allégement des charges se
cumulent avec l'ensemble d'autres avantages imputables au Sys-
tème, l'augmentation de la demande de produits agricoles, l'élé-
vation des prix à la production, le rapport fermage-prix, les trans-
ferts fonciers.

Languedoc. Emmanuel Le Roy Ladurie

Nous abordons ce secteur en mentionnant les travaux d'Emma-


nuel Le Roy Ladurie, car cet historien a saisi admirablement
l'ensemble des phénomènes.
« En 1716-1720 surgit Law, libérateur des endettés, le système
tue les créances, grâce à l'abondance des monnaies, grâce à la
baisse des taux de l'intérêt. Pas seulement dans le Nord, où les
campagnes, soulagées, peuvent mieux s'adonner à l'alcoolisme.
Mais en Provence, en Languedoc, où les paysans déclarent : " faut
irofiter du temps ", et lancent l'ultimatum aux prêteurs : " acceptez
fa baisse d'intérêt à 3 % ou 2 %, ou bien nous empruntons ailleurs
à ce taux les sommes nécessaires et nous vous remboursons ". Les
archives des villages et des États vers 1720 fourmillent de som-
mations de ce genre, généralement suivies de l'effet souhaité. Des
communautés obtiennent même, moyennant une sorte de commis-
sion, des prêts sans intérêt, pour rembourser leurs vieilles dettes.
Le bourg de Marsillargues contracte un emprunt de ce genre, d'un
certain Isnard, le 28 juillet 1720.
« On voit enfin périr sans douleur les anciennes créances du
temps de Colbert; elles traînaient lamentablement depuis quarante
ans, remboursées presque deux fois par les intérêts, sans l'être
jamais en capital... En 1720, les archives des hospices narbonnais
portent ainsi des traces de remboursement, par tel ou tel et en bil-
lets de mille, de plus de 55 000 de créances diverses qui remon-
taient toutes à la même période de l'endettement généralisé, soit
de dettes de 1658, 1666, 1669, 1674, 1676! »>
L'auteur souligne qu'il se produit un effet cumulatif entre la
baisse des taux d'intérêt et un autre facteur de désendettement,
qui est la hausse des prix nominaux des produits. C'est bien en
effet le prix nominal qui importe ici et non pas le prix traduit en
556 Dans l'échec, la réussite

monnaie constante, puisque la dette de l'exploitant est elle-même


fixée en valeur nominale. « L'intérêt tombe et le capital se déva-
lue. » « Pour ces deux raisons, la situation financière des commu-
nautés paysannes s'assainit lentement au xvme siècle. »
E. Le Roy Ladurie ajoute que l'endettement global n'en est pas
pour autant diminué, au contraire il s'accroît, mais ce phénomène
se présente dans des conditions économiques tout à fait différentes.
Non seulement cet endettement accru opprime moins les débiteurs,
mais nous irons au-delà de sa pensée pour dire qu'il est un facteur
d'animation économique.
L'auteur considère l'expérience Law comme un New Deal\ 1720
forme le point de départ d'une nouvelle phase (1720-1760) de
l'économie agricole, phase expansive, inversement symétrique de
la phase récessive qui culminait en 1680-1690 1 .

Il y a toutes raisons de penser que de tels phénomènes ne sont


pas spécifiques au Languedoc et à la Provence. Nous allons en
avoir la démonstration.

Normandie. Pierre Dardel

Passons maintenant à une autre province, la Normandie, pour


laquelle nous bénéficions d'une étude minutieuse de Pierre Dar-
del 2 . Nous y trouvons des indications chiffrées du plus haut inté-
rêt.
Voyons d'abord le nombre des actes de quittance, d'après des
sondages concernant deux études de notaire (Bolbec et Rouen) :

Bolbec Rouen
1716 16 26
1717 11 29
1718 31 60
1719 33 70
1720 202 348
1721 7 20

1. Le Roy Ladurie, Les Paysans du Languedoc, p. 599-600.


2. Pierre Dardel, Influence du système de Law sur la situation économique de
la Haute-Normandie, Actes du 81 e Congrès des Sociétés savantes, 1956.
La France chez le notaire 557

Voici maintenant la totalisation en capital (élément dont nous ne


disposions pas jusqu'ici) d'après le bureau de contrôle de Rouen
(regroupant non seulement les actes notariés, mais aussi les sous-
seings privés).

Total des quittances de rachat de rentes et des quittances mobiles


(en chiffres arrondis)
1718 4072000
1719 6084000
1720 21764 000
1721 1027 000
La même année, le total des constitutions de rente s'élève à un
chiffre exceptionnellement élevé de 14 168 000. Le désendettement
est donc total pour un tiers (7295 000) et par conversion (diminu-
tion d'intérêts) pour les deux autres tiers.
Les chiffres du bureau du Havre sont nettement moins élevés
mais indiquent une tendance identique.
Quant aux périodes, l'auteur a pu constater que les pointes
extrêmes se manifestent à deux « moments » : mars-avril, puis
août-septembre (et même octobre), c'est-à-dire en corrélation avec
la décrépitude du système et avec les nouvelles possibilités offertes
par le rachat des billets à bon compte.
Enfin, l'auteur a eu l'utile curiosité d'étudier de près la situation
d'un bourg rural, Cany, éloigné des villes et ne possédant aucune
manufacture.

Montant des quittances


1717 18673
1718 33761
1719 68376
1720 320257
1721 24968
Ces chiffres sont importants si l'on songe que Cany ne compte
que 235 feux, selon le dictionnaire d'Expilly.

Prenant appui sur ses propres constatations, P. Dardel récuse le point


de vue de Levasseur, selon lequel la circulation des billets s'était bornée à
Paris et à quelques grandes villes, sans pénétrer au-delà dans les cam-
pagnes.
« A notre avis, écrit P. Dardel, nulle hésitation ne saurait subsister; les
campagnes comme les grandes villes en Haute-Normandie furent tou-
chées. Dans les unes et les autres les répercussions économiques du Sys-
tème furent immédiates et brutales. »
L'auteur a raison, mais E. Levasseur n'a pas entièrement tort. De nom-
558 Dans l'échec, la réussite
breuses sources indiquent en effet que la pénétration des billets a été fort
limitée jusqu'en mars 1720. Au demeurant, tant que les billets ne subis-
saient pas de dévaluation de fait, il importait peu qu'ils fussent ou non
utilisés dans les transactions. Les effets du Système étaient uniquement
engendrés par la diminution des taux et par l'augmentation des prix.
L'usage normal des billets est en fait limité à une période de quelques mois
car à partir de juin-juillet la défiance apparaît. Les billets ne sont alors
reçus que par des personnes qui ne peuvent pas faire autrement, ou par
ceux qui en profitent pour hausser les prix et qui ramassent le papier dans
l'intention bien arrêtée d'en tirer profit.
Il semble que P. Dardel ait hésité un moment entre l'interprétation clas-
sique, qui fait valoir principalement les inconvénients du Système (effets
brutaux de peur et d'affolement), et l'interprétation positive, qu'il retient
dans son excellente conclusion : « L'inflation de 1720 eut pour consé-
quence, en augmentant la masse des moyens de paiement mis à la disposi-
tion des débiteurs, d'alléger la situation hypothécaire et chirographaire
générale du pays »... « La prospérité indéniable du royaume en général, de
la haute Normandie en particulier, au xvm e siècle, prospérité dont le
point culminant se situe aux années 1750-1755, eut pour source, nous ne
disons certes pas qu'il en fut la seule cause, le Système de Law. »

Picardie. Pierre Deyon

Dans son important ouvrage : Amiens, capitale provinciale,


Pierre Deyon examine scientifiquement le problème des libérations
et ses conclusions présentent une concordance remarquable avec
celles de Dardel pour la haute Normandie.
Nous renvoyons aux graphiques qui accompagnent cette étude.
Pour la seule année 1720, les remboursements atteignent
6 850 000 livres alors que les nouvelles constitutions se chiffrent
à 3 550 000 livres, le pourcentage de l'affranchissement est donc
supérieur à celui de la Normandie.
Selon le processus que nous avons déjà mentionné, les créanciers
multiplient les refus et les débiteurs les sommations à partir de
septembre 1720. « Au même moment, si l'on continue à créer des
rentes, c'est à des taux de plus en plus faibles, le denier 25 en jan-
vier, 30 en mars, 50 en mai, 60 et 70 en octobre. On voit même à
cette date de l'argent parisien se placer dans les études amiénoises
au denier 75. » Pierre Deyon établit la relation entre le désendette-
ment et les transferts fonciers et conclut d'une façon générale :
« L'économie agricole est libérée du prélèvement que les rentiers
effectuaient à ses dépens 1 . »
M. Estienne, directeur des Archives de la Somme, a bien voulu

1. Pierre Deyon, op. cit., p. 320.


La France chez le notaire 559

nous communiquer les indications des registres de contrôle des


actes pour la petite commune de Pecquigny : les quittances
s'élèvent à 4 en 1718, à 9 pour 1719 et à 16 pour 1720, retom-
bant à 8 en 1721 (certains de ces actes se plaçant sans doute dans
le prolongement des évolutions de l'année précédente).
Pecquigny étant évalué à 277 feux par Expilly, nous trouvons
approximativement le pourcentage de 1/10 entre les actes et les
feux, qui apparaît dans tous nos sondages comme une donnée à
peu près constante.

La Bourgogne. P. de Saint-Jacob.

Nous disposons sur la Bourgogne d'une étude importante mais


moins bien chiffrée que les précédentes, par P. de Saint-Jacob.
Bien que l'auteur envisage tous les phénomènes avec pessimisme
et n'accorde guère d'aspects positifs à l'expérience de Law, les
données précises qu'il fournit sur le désendettement rencontrent
celles des historiens précédemment cités, mais il les minimise et il
insiste sur leur caractère peu durable. « Dans l'ensemble, écrit-il,
le Système n'a pas modifié la situation de la campagne. » Mais il
ajoute aussitôt : « Comme pour l'État et la province, il a été pour
certains particuliers l'occasion d'une liquidation ou d'un allége-
ment de dettes. Résultats temporaires... »
On lit encore : « Rien ne marque le temps du système dans la
courbe des prix des fermages et cela est d'autant plus surprenant
que la valeur des grains avait grandi... » Or n'est-il pas clair que
l'augmentation de la valeur des produits sans augmentation du fer-
mage crée, pour l'exploitant, un avantage qui non seulement n'est
pas négligeable, mais doit être tenu pour substantiel?
Et l'auteur conclut : « Ce mouvement n'est pas une révolution
mais plutôt le retour aux conditions de la vie agraire vers 1700. »
Ce qui n'est déjà pas un mince résultat. P. de Saint-Jacob donne
d'ailleurs d'autres précisions qui nous paraissent infirmer la par-
cimonie de son appréciation d'ensemble.
« A titre d'exemple, le notaire Routy à Beaune signe trois actes de
remboursement en 1717, quinze en 1718, douze en 1719, cinquante-
neuf en 1720, un en 1721 1 . » « Dans le bureau de Darcey en 1720,
treize remboursements pour 3817 livres : un curé, quatre labou-
reurs, un manœuvrier, deux vignerons, un praticien. » Cet échan-
tillonnage est intéressant par sa diversité. L'auteur juge « signifi-
catif » qu'en 1720, le fermier des Ursulines de Seurre ait réglé trois

1. P. de Saint-Jacob, Les Paysans de la Bourgogne du Nord, p. 218, n. 4.


560 Dans l'échec, la réussite

années d'arriéré 1 . Il relève que les contribuables s'acquittèrent


presque entièrement en papiers (sans doute repris à bon compte),
« Le 5 octobre 1720, les Etats décident que dorénavant tous les
recouvrements devront se faire en espèces » Mais ils remboursent
eux-mêmes leurs créanciers en billets 3 .
Nous lisons plus loin : « Les remboursements restent assez rares
dans la population villageoise, et parmi eux, beaucoup sont fac-
tices. Le débiteur change de créancier; c'est la technique de la
subrogation. Du moins Te nouveau contrat est-il passé à l'intérêt
de 2 %. Le remboursement n'est en fait qu'une réduction des rentes,
d'ailleurs appréciable. » Et en note : nombreux exemples dans
le fonds du notaire Marie à Beaune (1720).
Il est bien évident que les paysans n'avaient pas atteint en
quelques saisons un degré de prospérité qui leur permît de rem-
bourser toutes leurs dettes en capital; ce qu'ils pouvaient espérer
était de les échanger contre des dettes moins onéreuses, voire de
s'endetter davantage, à un taux faible, pour investir et même pour
exploiter. P. de Saint-Jacob note d'ailleurs que les États réduisent
leurs contrats à 3 %, que les communautés religieuses subissent
d'importants remboursements. Certaines prêtent même sans inté-
rêt et redoutent le remboursement! « Chez les particuliers, c'est
aussi une fièvre de remboursement. »
L'erreur de P. de Saint-Jacob nous paraît consister en ceci qu'il
sous-estime l'importance du désendettement qui résulte de la dimi-
nution de l'intérêt (direct ou par conversion) et que, d'autre part,
il voit d'un œil défavorable des procédures qui selon lui profitent sur-
tout aux gros exploitants. Or, ses travaux eux-mêmes démontrent
que beaucoup de petites gens tiraient un profit direct de l'abais-
sement du denier, et d'autre part la réanimation économique des
campagnes devait nécessairement avoir pour principaux moteurs
les hommes les plus actifs, les plus entreprenants, les mieux
équipés.

Informations diverses

NANTES.
Étude de Ferid Abbad : La Crise de Law à Nantes.
Sans produire des statistiques aussi précises, cette étude indique

1. Op. cit., p. 216, n. 3.


2. Ibid., p. 217.
3. Ibid., p. 218.
La France chez le notaire 561

les mêmes tendances générales. « En 1719 les Nantais remboursent


beaucoup, comme en témoignent les " franchissements " de consti-
tutions de rentes enregistrés au Contrôle des Actes. L'année 1720
est surtout remarquable par son mois de juin où est atteint le
chiffre total de 323 616 livres supérieur à celui des emprunts1. »
« ...Remboursements et emprunts se sont sensiblement accrus
en 1720, tout au moins entre les mois d'avril et d'août. »

LA ROCHELLE.

Un article de M. Delafosse 2 met l'accent sur un aspect peu


connu du désendettement. Les négociants rochelais qui avaient
des créanciers au loin, à Hambourg, Stockholm, Amsterdam,
Londres et aussi La Havane et les planteurs des Antilles, déposent
des billets chez les notaires en acquit de leurs dettes et les font
déposer en banque au crédit de leurs créanciers.

DEUX-SÈVRES.

Nous devons à M. Geoffroy le tableau du mouvement des actes


chez un notaire de Niort et chez un notaire de Thouars.
Chez Maître Baudin-Champarzon, notaire à Niort, les chiffres
respectifs des amortissements des rentes et des quittances diverses
évoluent entre 5 et 10 pour les années 1715,1716,1717 et 1718. Ils
s'élèvent respectivement à 93 et 10 pour l'année 1719, et pour
1720, le chiffre global (le détail n'étant pas indiqué) s'élève à 104.
« Les premières offres d'amortissement, souligne M. Geoffroy,
apparaissent le 24 mai 1719. Avant 1720, d'après mes sondages,
on ne trouve que des rachats de rentes foncières. En 1720, ces
rachats concernent également des rentes constituées. »
L'étude de Maître Jacques Braud, notaire à Thouars, dans la
même région, donne un mouvement aussi remarquable, du moins
pour l'année 1720.
Les amortissements et les quittances ne représentent que quelques
unités en 1715, 1716, 1717, et ils s'élèvent à 4 pour chaque
rubrique en 1718, soit 8 au total. Nous trouvons respectivement
10 et 2 en 1719, mais en 1720 nous bondissons à un total de 89
pour redescendre à 10 en 1721.

1. L'auteur remarque qu'il n'est pas établi que les remboursements aient eu
lieu en billets. A la date considérée, cette question est moins importante qu'il ne
paraît le croire, car la décote était assez faible, et d'ailleurs variable.
2. « Planteurs de Saint-Domingue et Négociants rochelais au temps de Law »,
Revue d'histoire des colonies, 1954.
562 Dans l'échec, la réussite

MANCHE.

Le Directeur des Archives, M. Yves Nédelec, à l'obligeance de


nous communiquer les indications ci-après :
Le mouvement des actes est peu sensible dans deux études, il
est de l'ordre de 50 à 100 % d'augmentation dans 18 études, enfin
dans trois autres études le coefficient s'élève à 4, 5 et 6 fois.

La concordance de ces données ne laisse pas de doute sur la


généralisation du phénomène.

LE SONDAGE DE NEVEHS.

Enfin, un sondage fait, à notre demande, par Guy Thuillier, au


bureau du contrôle des actes de Nevers, donne, dans le sens de la
tendance générale, des indications très marquées, exposées dans
le tableau ci-dessous. On voit que le nombre des actes en 1720
dépasse le décuple d'une année normale (et même déjà élevée)
avec une valeur encore supérieure, étant observé qu'il manque
les feuillets correspondants à six semaines.

CONTRÔLE DES ACTES DU BUREAU DE NEVERS

NOMBRE D ACTES VALEUR TOTALE VALEUR MOYENNE

1718 63 86 871 livres 1 378 livres


1719 89 163 417 livres 1 886 livres
1720 1 894 1 468 411 livres 1 642 livres
1721 27 25 0 2 2 livres 926 livres
Total 1 073 1 743 721 livres 1 625 livres
Année
1720 1
en % du total 83,31 % 84,21 %

Naturellement, une étude affinée de ces sondages nécessiterait un i


travail approfondi, que nous n'avons pu mener à terme; les don- j
nées peuvent être influencées, selon les cas, soit par l'insertion, ]
dans le compte total, de quittances se rapportant à d'autres causes
que les remboursements de rentes, soit également par des opéra-
tions isolées portant sur de très gros chiffres. Ainsi, poursuivant un
travail analogue pour la Franche-Comté, avec la collaboration de
M1Ie Fallouey, avons-nous constaté pour un mois déterminé — août

1. Lacune du 1 e r mars au 14 avril.


La France chez le notaire 563

1719 — l'existence de huit actes concernant la même personne


(président de Livry) qui reçoit 99 713 et rend 98 286, soit un mou-
vement total de 197 999 alors que le total des autres actes (41)
n'engage au total que 21 830. Cependant, la tendance générale ne
peut être affectée par l'ensemble des cas particuliers.
Un fait doit être noté : en 1718, et encore en 1719, malgré les
efforts de l'administration, les contrôleurs n'indiquent pas les
motifs des « quittances » soumises au contrôle des actes. Or les
quittances peuvent être de nature très différente : quittances de
gages, quittances de travaux, d'ouvrages, de dot (nombreuses),
de « prix d'héritages », pour « délivrance de meubles », etc., et le
nombre de petites quittances est faible. Si bien qu'il peut être dan-
gereux d'utiliser des statistiques — comme celles établies d'après
les répertoires de notaires — qui ne disent pas expressément « quit-
tances de remboursement ». Inversement, parmi les « quittances »
sans autres précisions, peuvent se glisser des quittances de rem-
boursement : ce n'est qu'en 1719 que se régularise la pratique du
contrôle des actes. Tant que l'on n'utilise pas directement les
actes des notaires, on ne peut être assuré d'aucune statistique en
ce domaine.
Les actes autres que les quittances présentent des évolutions très
variées. Selon les études, on remarque qu'ils ont généralement
augmenté dans les années antérieures au Système, ce qui indique
une certaine réanimation préalable de l'activité économique.
En revanche, en 1719 et surtout en 1720, l'excédent des quit-
tances dépasse régulièrement l'excédent total des actes, ce qui
montre que les actes autres que les quittances sont en diminution.
Or ces actes englobent les emprunts, qui répondent pour une partie
aux quittances.
On ne doit donc pas s'attendre à découvrir, en ce qui concerne
les transferts fonciers, un phénomène numérique comparable à
celui que nous avons observé pour le désendettement.

LES TRANSFERTS FONCIERS

Le second grand effet du Système (dans la conception « globa-


liste » que nous avons définie) consiste dans un ensemble de trans-
ferts fonciers remarquable, non point quantitativement (comme
nous venons de le souligner) mais qualitativement : la propriété
passe entre les mains de nouveaux titulaires, mieux adaptés que
564 Dans l'échec, la réussite

les précédents, à la fois par leurs moyens matériels et par leur


psychologie, à leur fonction économique. « Le Système, écrit For-
bonnais, a produit quelque bien à l'État, parce que la culture est
meilleure entre les mains d'un propriétaire riche qu'entre les mains
d'un propriétaire obéré. »
Pour être précis, nous devons indiquer que la création des condi-
tions meilleures pour l'exploitation d'un domaine ne passait pas de
façon absolument nécessaire par la voie d'un changement de pro-
priétaire. Il peut se trouver que le même propriétaire se trouve
désormais en état de se comporter en entrepreneur efficace. Cette
métamorphose peut provenir de deux situations différentes. La
première, la plus typique, se présente lorsque le propriétaire trouve
de nouveaux capitaux à bon compte, se libère de ses dettes anté-
rieures, et pratique des investissements. C'est le cas du propriétaire-
débiteur qui, même s'il est un homme fortuné (quoique insuffi-
samment pourvu de liquidités), s'inscrit ainsi parmi les débiteurs
bénéficiaires du Système (qui ne sont pas seulement de pauvres
gens). Il existe aussi un autre schéma, et c'est le duc d'Antin qui a
le mérite de le proposer à notre attention. C'est celui du proprié-
taire foncier qui n'est pas débiteur, mais créancier. Il a placé des
capitaux en rentes. On les lui rembourse d'autorité, il pourrait
donc s'en plaindre. Mais il peut aussi avoir l'idée de les utiliser
pour son exploitation.
Le duc d'Antin a séjourné dans sa campagne, et comme le « par-
fait courtisan » est par nature et par profession un observateur, il
n'a pas dédaigné de regarder autour de lui. Il a ainsi noté les
mêmes constatations que le maréchal d'Estrées devait faire, un peu
plus tard, au cours de son voyage en Bretagne : à savoir que dans
la France profonde, la vraie France, les choses n'allaient pas mal
du tout. « La circulation de l'argent et le grand mouvement où il
est lui font un bien plus net, ayant donné un meilleur prix aux den-
rées, en ayant facilité le débit, ayant remis les biens en valeur, et
ayant fait labourer une grande partie des terres qui étaient en
friche et cela personne ne s'en aperçoit, on ne sait comment, mais
ceux qui font attention à la campagne voient bien distinctement
que c'est cette circulation d'argent qui opère des effets si utiles au
public, et ce bien augmente encore par les remboursements. »
Et sans doute a-t-il observé chez quelques propriétaires voisins
le type de réaction que nous venons d'analyser, car il ajoute :
« Tel aime mieux avoir une rente par paresse et par commodité
qui quand il est remboursé et qu'il est embarrassé de remplacer
son argent à un denier qu'il ne connaît point, il se tourne du côté
de la culture et achète des bestiaux, qui augmente les terres en
froment et fait d'autres améliorations qui remettent tous les biens
La France chez le notaire 565

de la campagne dans sa juste valeur. J'en parle avec connaissance


de cause car j'en suis témoin oculaire et m'en suis fort informé
pendant les semaines que j'ai été à la campagne. »
Cependant il est peu probable que la « conversion » des pro-
priétaires soit un cas très fréquent, et il est impossible d'en faire
une statistique. Sans doute les transferts ont-ils joué un rôle plus
décisif dans la modernisation de l'économie rurale.
Les travaux publiés ne nous donnent sur ce sujet que des infor-
mations parcellaires, dont cependant l'addition est significative.

Dardel. Les grands fiefs

Dardel constate que, pour la première fois, des fiefs importants


changent de mains et il en cite quatre exemples, représentant des
valeurs de 800 000 et 750 000 livres, parmi lesquels d'ailleurs la
seigneurie de Tancarville, acquise par John Law lui-même; à
l'exception de celui-ci les autres fiefs passent à des acquéreurs
appartenant à la noblesse.
Il ne s'agit donc pas d'un transfert à portée sociale, mais l'évé-
nement est doublement notable. D'une part les nouveaux acqué-
reurs ont certainement l'intention de tirer un meilleur parti des
domaines qu'ils acquièrent, d'autre part nous voyons que le Sys-
tème introduit un élément de mobilité dans un secteur qui semblait
voué à l'immuable. Ainsi s'affirme un climat général de change-
ment, de décristallisation, de dé-mythification.
Quant aux fiefs de moindre importance, leur transfert n'est pas
un phénomène nouveau, mais le nombre des acquisitions fait un
bond 1 et nous revenons ici à l'hypothèse normale de la réanima-
tion économique.

Les transferts socio-économiques

Nous trouvons chez P. Deyon une formule de synthèse et


quelques renseignements de détail :
« ... L'argent brûlait les doigts, chacun cherchait à se débarras-
ser de ces billets que l'on avait quelques mois plus tôt recherchés
avec tant d'avidité. De mai à octobre, entre le départ de Law du

1. 19 et 17 respectivement pour 1719 et 1720 alors que les années antérieures,


on ne dépasse pas un maximum de 9.
566 Dans l'échec, la réussite

Contrôle général et la cessation du cours forcé, l'épaisseur des


registres du centième denier trahit la multiplication des mutations
immobilières. Les transactions sont nombreuses et concernent une
proportion élevée d'affaires importantes : domaines, seigneuries et
belles maisons urbaines. Au premier rang des acquéreurs, à nou-
veau de riches officiers, des communautés religieuses, mais aussi
la bourgeoisie de négoce. Elle utilise en effet une partie des profits
réalisés pendant les folles années du Système à acheter des terres,
sans renoncer pour autant, et c'est un fait nouveau, à sa vocation
commerciale ».
La note permet d'esquisser une statistique comparative entre le
premier trimestre 1719 et la période 15 août-30 septembre
1720 :

Total des mutations


1 ertrimestre 1719 15 août-30 sept. 1720
Officiers 74 060 1. 189 186 1.
Communautés eccl. 11 283 1. 71 706 1.
Marchands 15 557 1. 104 400 1.
Artisans et boutiquiers 24 820 I. 25 508 1.
Bourgeois 14 277 1.
Total des acquéreurs 148 000 1. 330 000 1.

Bien que les données soient incomplètes et la période de réfé-


rence assez arbitraire, on voit ainsi que le volume des transactions
d'une part et les acquisitions par les officiers et les marchands
d'autre part, sont en forte progression.
Pour la même région, les minutes de l'étude de Maître Cuchevel
à Pecquigny indiquent deux actes de vente en 1719 et dix en 1720.

Les mississipiens... et leurs petits émules

•Les profiteurs du Système, et pas nécessairement les plus gros ni


les plus connus, ne manquent pas d'acquérir des domaines ruraux.
Ce sont des personnages entreprenants, ambitieux, cupides, qui
connaissent la valeur de l'argent et qui entendent le faire fructi-
fier.
Ainsi les frères Castanier, Guillaume et François (celui-ci, direc-
teur de la Compagnie d'Occident), rachètent à bon compte en
papier-monnaie une trentaine de seigneuries du pays de Car-
cassonne, de la Montagne Noire et du Biterrois, qui appartenaient
à une noblesse appauvrie et endettée. C'est à Guillaume qu'Emma-
La France chez le notaire 567

nuel Le Roy Ladurie attribue la fameuse exclamation : « En terre,


mes billets1! »
En Bourgogne, l'intendant de La Briffe « réussit, le 21 août
1720, le coup fort habile d'acheter pour 31 000 livres en papiers,
le domaine Clément à Beire ». Quelques jours plus tard, M m e de La
Briffe vient dans le village « visiter le placement utile de ses billets
de banque 2 ».
Certains capitalistes achètent des terres en billets, en gardent
une partie, revendent les autres en monnaie 3 . Il n'est pas aisé de
distinguer les opérations spéculatives de celles qui répondent à
une volonté d'installation et d'exploitation. « Quantité de terres
changèrent de maîtres, note le registre paroissial de Toury-
sur-Abron, cette même année dans notre voisinage... » : il est
curieux de noter que sur les quatre exemples qui suivent, trois
concernent des biens vendus par des femmes.
Ce n'est sans doute pas pour les domaines les plus importants
que les changements engendrés par le Système produisent les
effets les plus sensibles. Dans toute la France, une sorte d'armée
de l'ombre est à l'œuvre. Ce sont, selon l'expression d'Emmanuel
Le Roy Ladurie, « des rassembleurs bourgeois, d'actifs lignagers
paysans qui s'arrondissent fraternellement, acquérant les champs
des villageois mal lotis ».
Le moment n'est pas venu d'une conquête de la propriété par les
petits et moyens exploitants. Nous en sommes à une étape de
concentration et de remembrement. Dans tous les cas, qu'il s'agisse
de la relève de la noblesse épuisée par la bourgeoisie triomphante,
du rassemblement des terres et des fermes par les paysans actifs
et cossus, ou tout simplement de la libération des petites rentes
foncières qui grèvent des parcelles et des rentes constituées qui
obèrent des petites gens, il s'opère dans la « dominité » et dans
l'ensemble de la ruralité une sorte de transfusion sanguine qui
provoque ou favorise le lent et vigoureux mouvement de rénova^
tion de l'économie rurale dont on observe les progrès tout au
long du xvme siècle. Jusqu'au moment où les conditions seront
réunies d'une nouvelle explosion monétaire et d'une nouvelle
redistribution des structures, avec les conséquences que l'on sait.

1. E. Le Roy Ladurie, op. cit., p. 578. Guy Chaussinand-Nogaret, Les Financiers


du Languedoc au XVIIIe siècle, Paris, 1970.
2. P. de Saint-Jacob, op. cit., p. 222.
3. Exemples donnés pour le Maine par André Bouton, op. cit.
XLII

Tant que la partie n'est pas terminée,


elle n'est pas perdue

L'arrêt du 15 octobre et l'échéance du 1 e r novembre marquent


véritablement la fin du Système et nous sommes tenté d'en déduire
que la carrière gouvernementale de Law était terminée. Cette vue
s'impose à nous aujourd'hui parce que nous connaissons la suite.
Mais cela n'était point évident à l'époque ni pour le public ni
pour lui-même, d'autant qu'il venait de dessiner le schéma de ce
que l'on peut appeler le Système bis.
Loin de desservir Law, le sacrifice des billets pouvait lui ouvrir
une seconde chance et lui donner un second souffle, le délester d'un
fardeau insupportable et lui faire retrouver une aisance de
manœuvre dont il était dépourvu depuis le 27 mai. Il avait désor-
mais en vue un objectif raisonnable et devait raisonnablement
l'atteindre s'il avait le loisir d'y appliquer toutes les ressources
de son habileté technique. Encore fallait-il un peu de temps et il
devait en premier lieu desserrer l'étreinte de la crise de trésorerie.
Alors qu'il vient de vivre une aventure sans précédent, il se trouve
confronté au problème typique et banal que connaissent la plupart
des ministres des Finances : faire l'échéance. La faveur ou la défa-
veur, le maintien ou la disgrâce sont suspendus à ce fil unique.
Les intrigues de la Cour, les manœuvres que l'on peut attribuer j
aux Anglais, le revirement de Dubois, ces différents facteurs j
existent sans doute, mais on en a souvent exagéré l'importance et
aucun n'est déterminant par lui-même. Si Law parvient à assurer
la vie quotidienne des services publics, le Régent ne demande qu'à
le garder. S'il n'y parvient pas, le Régent n'a plus de raison de le
soutenir et sans doute il n'en a plus le moyen et il n'en a même plus
le pouvoir. Il faut qu'il obtienne d'une autre manière les ressources
que Law ne peut plus lui fournir. Il les trouvera par son départ s'il
ne les trouve plus grâce à sa survie.
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 569

Nous savons par Thellusson que la trésorerie suscitait en fin


juillet de graves inquiétudes, car on ne disposait plus que de 8 à
9 millions. On parvint cependant à passer l'été et cela principale-
ment grâce à l'augmentation des espèces qui procura, selon la
même source, 18 à 19 millions de livres.
Cette réserve était désormais tarie et la démonétisation du
papier rendait le jeu de Law plus difficile. Tant que les billets
avaient cours, il lui était aisé de s'en procurer et il pouvait s'en
servir pour divers expédients. D'autre part, la fuite devant la
monnaie faisait marcher les affaires et augmentait les recettes
fiscales. Désormais tout le monde était largement approvisionné
et on n'achetait plus grand-chose.
Law n'était pas homme à se décourager pour si peu. Il entreprit
donc de mettre au point un plan principalement destiné à l'alimen-
tation du Trésor mais dont certaines mesures pouvaient également
servir les objectifs de sa politique générale.

Le plan du 24 octobre

Ce plan comprend, sous la forme de plusieurs arrêts, dont cer-


tains se chevauchent, quatre séries de mesures.
1) La première est relative aux diminutions générales des
espèces, prévues en deux étapes successives, au 1 e r décembre et
au 1 e r janvier 1 . Cette mesure se justifiait suffisamment par le taux
élevé où les monnaies avaient été précédemment portées, mais en
fait son principal intérêt consistait dans les bénéfices qu'en tirerait
la Compagnie grâce à ses privilèges de fabrication.
2 et 3) La deuxième et la troisième mesure contenues dans un
même arrêt 2 procèdent d'une idée très simple :
C'est la Compagnie qui va alimenter le Trésor et pour cela on
augmente très fortement la redevance qu'elle doit pour les Fermes
et plus modérément celle qu'elle paye pour les Monnaies.
En premier lieu, le bail des Fermes qui avait été fixé, comme
nous le savons, à 52 000 000, est porté à 120 000 000 sous la
forme de douze échéances mensuelles de 10 000 000 chacune. Il
en résulte pour le Trésor une plus-value de recettes de 68 000 000.
Nous savons, par les comptes de Dutot, que les recettes des
]. Au 1 er décembre, le louis descendait à 45 livres et l'écu à 7 livres 10, au
1 er janvier, le louis à 36 et l'écu à 6. Pour les anciennes espèces, voir le détail dans
l'Arrêt du Conseil d'Etat concernant les monnaies (Du Hautchamp, op. cit., t. VI,
p. 2 0 2 ) . _
2. Arrêt du Conseil d'État portant qu'il ne sera plus reçu de billets de banque
dans les hôtels des Monnaies (Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 206).
570 Dans l'échec, la réussite

Fermes, dè septembre 1719 à septembre 1720, s'étaient élevées à


environ 100 000 000 dont 10 000 000 de frais de gestion, déga-
geant un profit net de 90 000 000 (ce qui faisait 38 000 000 de
bénéfice pour la Compagnie).
Cependant ce résultat était dû à des circonstances exception-
nelles (inflation, approvisionnements inhabituels). Il était vrai-
ment téméraire d'escompter que l'on pourrait non seulement le
retrouver, mais le dépasser assez fortement pour atteindre
120 000 000.
Est-ce à dire que le plan du 24 octobre est un nouveau plan fou?
Nullement, car l'équilibre global pouvait être rétabli grâce aux
Monnaies.
Law applique en effet un procédé analogue au monopole des
monnaies. La Compagnie avait déjà payé 50 000 000 pour acqué-
rir ce privilège, elle propose 20 000 000 de mieux payables en
quatre mensualités de 5 000 000. A titre, précise-t-on, de don
gratuit. Or, cette seconde dépense pouvait être aisément assurée
par la Compagnie et celle-ci pouvait même faire encore un boni
important : le super-bénéfice obtenu sur les monnaies devait nor-
malement compenser le déficit que l'on pouvait prévoir pour les
Fermes.
Ces perspectives favorables de l'exploitation des monnaies étaient
ouvertes par une nouvelle invention de Law qui est contenue dans
le texte relatif aux diminutions. Il s'agissait d'un nouveau méca-
nisme de reprise des anciennes espèces, mécanisme dont on pouvait
attendre un très bon rapport.
Pour l'expliquer nous devons revenir un peu en arrière. Nous
avons vu que par l'effet d'une décision du 30 septembre, effecti-
vement appliquée le 15 octobre seulement, les particuliers pou-
vaient apporter à la Monnaie deux tiers d'espèces et un tiers de
papier et qu'ils recevaient le total en nouvelles espèces. Le public
avait mordu à l'hameçon et en quelques jours le cours des billets
avait monté. Cette absurde réévaluation d'un papier démoné-
tisé ne faisait pas l'affaire de Law qui souhaitait voir primer son
nouveau Golem (le compte courant) sur le précédent. Il fit alors
d'une pierre deux coups et nous ne pouvons qu'admirer, cette fois
encore, son habileté technique.
Par le second arrêt du 24 octobre, la Compagnie est dispensée
de reprendre le papier et les échangeurs devront tout porter en
espèces. En revanche, on leur fait un petit cadeau : on leur rendra
une valeur nominale légèrement supérieure. Et à la Compagnie, un
grand cadeau : elle encaissera la différence en métal!
Barbier explique concrètement la combinaison en raisonnant
d'après l'exemple concret du petit écu d'argent de 30 au marc :
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 571

ces pièces ont au mois d'octobre une valeur officielle de 50 sous. On


les échange contre de nouvelles pièces qui sont identiques aux pre-
mières quant au poids d'argent contenu et dont le nominal est fixé
à 3 francs soit 60 sous. Naturellement, on ne fait pas cadeau au
déposant de la différence de 10 sous; on partage : la Monnaie
reprend chaque écu de 50 sous pour le prix de 52 et la Compagnie
garde pour son profit les 8 sous supplémentaires 1 .
Le bénéfice de l'opération pour la Compagnie (compte non tenu
des frais de la remarque, mais ils sont très faibles) est donc de
16 %, 8 sous pour 50, 8 pièces gratuites pour 50 pièces apportées.
A partir d'un montant de 125 000 000 de monnaies anciennes, la
Compagnie est sûre de couvrir les 20 000 000 qu'elle accepte de
payer au Roi. Dès lors, tout le surplus constitue un bénéfice net.
Selon les Anglais, Law aurait même dit qu'il comptait obte-
nir 100 000 000 de profits, ce qui supposait une reprise de
700 000 000 d'espèces, chiffre correspondant sensiblement à la
totalité des espèces mobilisables. Cette perspective n'est pas
réaliste. Ce n'est qu'un procédé de démonstration 2 .
En dehors de cette perspective particulière, la Compagnie pou-
vait attendre des gains substantiels de ses incessantes opérations
monétaires. Le schéma de Law est donc globalement défendable.
Enfin, le train du 24 octobre comporte un troisième texte qui
paraît plus énigmatique que les autres.
Cet arrêt ordonne que certaines actions de la Compagnie seront
déposées au bureau de celle-ci pour un délai de trois ans, pendant
lequel les déposants toucheront leurs dividendes, mais ne pourront
vendre leurs titres.
Pour permettre d'appliquer cette mesure, toutes les actions
seront présentées à la Compagnie, mais celles qui ne doivent pas
être retenues seront rendues à leurs propriétaires munies d'un
tampon.
Quelles étaient donc les actions qui se trouvaient assujetties à
l'obligation de blocage? Ce sont les actions qui devront être dépo-
sées par d'anciens actionnaires, lesquels seront déterminés selon
des rôles arrêtés au Conseil. Le terme même d'anciens action-
naires indique que, par hypothèse, ils ont été propriétaires d'ac-
tions et ne le sont plus. C'est d'ailleurs ce qu'on leur reproche :

). Barbier, op. cit., t. I, p. 59.


2. «Il m'a dit qu'il tirera cent millions de profit de la nouvelle fabrication des
espèces » (Sutton à Stanhope, 9 novembre, S.P. 78-169, n° 123). « A ce taux la
monnaie devrait recevoir 700 millions des anciennes espèces, ce qui ne peut pas
être supposé. Mais il peut peut-être faire le compte et davantage par de nouvelles
diminutions et augmentations et de nouvelles frappes » (Pulteney à Craggs,
19 novembre, S.P. 78-166, n° 430).
572 Dans l'échec, la réussite

ils ont spéculé sur les titres, afin de réaliser des plus-values (ce qui
ne leur était nullement interdit) au lieu de les garder pieusement et
de manifester ainsi une confiance inébranlable dans le système. Ils
ont méconnu le dogme de Law, développé dans les lettres au Mer-
cure, d'après lequel les actions sont des biens semblables aux
immeubles; il est inconvenant de les vendre sauf nécessité due à
des circonstances exceptionnelles.
Ces actionnaires anciens sont donc contraints, par hypothèse,
de déposer des actions qu'ils n'ont plus, c'est-à-dire qu'ils seront
obligés de les racheter. On leur facilitera d'ailleurs les choses : on
leur en fournira au siège de la Compagnie au prix de 13 500 livres,
mais heureusement pour eux, payables en billets de banque.
L'exposé des motifs porte une condamnation vigoureuse des spé-
culateurs, des réaliseurs 1 : il s'agit « d'un grand nombre de parti- i
culiers qui ont retiré la plus grande partie de leurs fonds pour por-
ter ailleurs la fortune considérable qu'ils ont faite en réalisant » j
(nous sommes loin des étonnantes phrases que l'on trouve dans •
les textes du Mercure de France et où la spéculation est célébrée, j
surtout quand elle concourt à l'enrichissement de la noblesse). '
Ce sont ces mauvais actionnaires qui sont responsables de l'échec
du Système et des malheurs qui l'accompagnent. On pourrait sans
doute recourir à la « taxe », mais cette procédure (à laquelle nous
savons que Law a toujours été opposé) aurait comme inconvé-
nient d'alarmer les bons, « les actionnaires de bonne foi », ceux
qui ont gardé leurs titres, ceux pour lesquels Law a pris tant de
risques. On évitera donc la taxe et on la remplace en quelque sorte
par l'obligation de racheter et de déposer les titres. Quant à savoir
quels sont les mauvais et pour quelle quantité ils sont mauvais, c'est
le « rôle » qui en décide. On voit combien cette procédure prête à
l'arbitraire.
Non seulement le rédacteur fustige les flibustiers, mais il semble
prendre à son compte certaines critiques dirigées contre le Sys-
tème par ses adversaires impénitents. Il évoque le haut prix des
terres et des maisons — alors que Law s'en était félicité — et aussi
« l'interruption du travail des manufactures et la nécessité où se
trouve réduite une partie considérable des habitants des meil-
leures villes du royaume ». Que voilà un langage nouveau sous une
plume officielle.
Pâris-Duverney, par la suite, a cité triomphalement cette auto-
critique : « On sent bien que M. Law corrigeait en père » 2 et Dutot
a répliqué par une vigoureuse dénégation : « On reconnaît que cet

1. De ceux que l'on appelait les Mississipiens.


2. Pâris-Duverney, Réflexions, t. II, p. 124-125.
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 573

arrêt ne peut être de l'auteur du Système mais bien de ses ennemis,


qui y ont mis ou fait mettre des couleurs favorables à leurs des-
seins »
Cette défense n'est guère recevable. Il est possible sans doute que
l'auteur de l'exposé des motifs y ait apporté quelque malice, et
que Law n'y ait pas prêté attention ou qu'il ait préféré ne pas sou-
lever un conflit sur un point secondaire. En revanche, il n'est pas
vraisemblable qu'une partie du plan ait été imposée par les ennemis
de Law, alors que les deux autres portent visiblement sa marque. De
surcroît, ils auraient fait preuve d'une singulière obligeance en lui
fournissant une occasion inespérée de s'assurer des ressources.
Il faut bien se rendre à l'évidence : Law, l'ennemi juré de la
répression, le détracteur de la Chambre de Justice en 1716,
l'homme qui avait été jusqu'à envisager de rembourser lui-même
les taxes aes financiers abusifs de Louis XIV, le même Law a décidé
de recourir pour son compte à cette procédure honnie et à ces
confiscations déplorables... en leur donnant, il est vrai, un camou-
flage savant, et des modalités d'application fort habiles. La taxe
porte sur un bien déterminé, les actions — et elle consiste, non
pas à confisquer, mais à bloquer... — ainsi disposait-on à la fois
d'une liberté de manœuvre et d'un stock de réserve.
Comment Law ne serait-il pas le père d'une formule aussi remar-
quable par son originalité et dont il allait tirer, bien vite, une pre-
mière ressource? Si l'on en doutait cependant il suffirait, pour s'en
convaincre, de noter les déclarations enthousiastes que cette nou-
velle invention inspirait à « son grand commis », le duc de La
Force lui-même.
Selon les calculs de cet apologiste, l'afFaire pouvait rapporter
1 300 000 000 livres, étant supposé que les « mauvais » devraient
déposer 100 000 actions, et pour cela qu'ils viendraient les acqué-
rir à la Compagnie au prix nominal de 13 500 livres l'une 2 . En
papier, bien sûr... mais s'il ne restait plus de papier?
« Comme (cette somme) représente plus du double de la valeur des
billets supposés rester dans le public, on peut dès lors présumer,
soit que la Compagnie a fait récemment ou fera une émission sup-
plémentaire de billets, soit que l'on a l'intention d'obliger les
anciens actionnaires à faire des paiements en pièces à défaut de
billets 3 . »
L'hypothèse d'une nouvelle fabrication de billets est évidemment

1. Dutot, op. cit., t. II, p. 193-194.


2. Pulteney, 19 novembre. Cette lettre mentionne 1 300 000 000, alors que celle
du 26 octobre indique le chiffre plus exact de 1 3 5 0 0 0 0 000.
3. Pulteney, 26 octobre, S.P. 78-166, n° 3 97.
574 Dans l'échec, la réussite

ridicule, et quant au projet d'absorber 1 3 5 0 000 000 en billets


ou espèces, il est peu probable que Law ait poussé la chimère
jusque-là. Sans doute avait-il plus modestement dans l'esprit la
combinaison qu'il mit effectivement en pratique, à savoir une
contribution modérée, imposée aux actionnaires, idée qu'il avait
déjà conçue, sans la réaliser, au moment de la crise de mai.

Le plan grandiose du 24 octobre n'assurait pas de rentrées


instantanées. Ainsi, quelques jours après, le 27, Law se trouva-t-il
réduit à un expédient sans prestige. Il fut décidé que les directeurs
de la Compagnie emprunteraient, sous leur garantie personnelle,
et pour une durée d'un an, une somme de 10 000 000 en espèces,
plus 5 000 000 de papier : ils s'endetteraient ainsi de 15 000 000 à
un taux d'intérêt de 4 %, pour recevoir une valeur de 11 000 000.
La perte totale de l'opération est de 4 000 000 + 600 000 livres
d'intérêts! Voilà où conduit une politique qui visait à fixer le taux
de l'intérêt au-dessous de 2 % et à proscrire les combinaisons
usuraires.
Incohérence, dira-t-on? Sans doute, si l'on se place dans l'optique
d'un planificateur ou d'un historien, mais celle du joueur est très
différente. Car, il s'agit pour lui d'éviter à tout prix d'être expulsé
de la partie.
Malgré les conditions alléchantes de cet emprunt de désespoir,
les prêteurs n'affluèrent pas et il fallut modifier le schéma initial.
En même temps, l'infatigable Écossais poursuivait l'exécution
de son plan général. Le 27 octobre il décidait de fixer à 100 000 000
(en nouvelle valeur) le montant des comptes courants.
D'autre part, il engageait une série de mesures répressives des-
tinées, les unes à décourager les agioteurs impénitents, les autres
à assurer l'exécution de la taxe déguisée sur les « mauvais »
actionnaires.

Le 25 octobre, un arrêt avait décidé la création de 60 charges


d'agents de change et prévu, pour le 29, la fermeture des marchés
financiers qui se tenaient à l'hôtel de Soissons. Law n'avait pas à
se féliciter de la persistance de l'agiotage qui faisait obstacle à
la hausse des titres. « Il semblerait — écrit Barbier — que cela
(le texte précité) doit faire augmenter les actions, les grands agio-
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 575

teurs étant obligés d'en acheter pour les remettre à la Banque;


cependant elles ne sont qu'à 5 000 livres environ 1 . »
La meute des boursicoteurs se transporta alors dans la cour de
la Banque, puis dans la rue Quincampoix : il fallut chaque fois la
faire chasser par le guet à cheval. Cette tribu, qui comportait une
forte proportion de racaille 2 , ne se laissait pas décourager aisé-
ment. Le 8 novembre, une sentence de police relate la dispersion
d'une assemblée qui siégeait dans un café tenu par un certain Ros-
signol, rue de l'Arbre-Sec. Les agioteurs protestèrent qu'il fallait
bien « qu'ils trouvassent quelque moyen de se défaire de leurs
effets, et qu'il serait bien difficile au commissaire de les en empê-
cher ». La sentence renouvelle la défense de tous rassemblements
« en quelque quartier que ce puisse être comme aussi en aucune
boutique de c a f é » , sous peine d'amende, prison et fermeture 3 .
Pendant la période de liquidation, l'agio continua dans les cafés
de la rue Saint-Martin et plus particulièrement à l'hôtel dénommé
des Quatre-Provinces 4 .
D'autre part la chasse était ouverte à ceux qui tentaient, par
tous les moyens, y compris la fuite, de se soustraire à l'obligation
du dépôt. A partir de la fin d'octobre, il est douteux que toutes
les mesures qui suivront portent la marque de Law. Celles qui ont un
caractère fortement répressif s'accordent mal avec son modèle.
L'Histoire des Finances indique d'ailleurs : « On ne doit mettre sur
le compte du Régent aucune des opérations qui ont été faites depuis
le mois d'octobre 1720 jusqu'en 1722; il souffrait qu'on le fît et
s'est bien repenti par la suite de l'avoir souffert 5 . »
Une ordonnance du 31 octobre prononça l'interdiction à tous les
sujets, jusqu'au 1 e r janvier suivant, de quitter le royaume sans
passeport et cela sous peine de mort! Quant aux demandeurs de
passeports, leurs noms étaient communiqués à Law, afin qu'il puisse
faire connaître ceux qui devaient être retenus 6 . Il est certain
que certains agioteurs cherchèrent à partir en cachette et on arrêta
même un fabricant de faux passeports qui avait imité la signature
de Dubois 7 . On dit aussi que M m e de Parabère en vendait (de
vrais) 8 .

1. Barbier, op. cit., p. 79.


2. Cf. lettre de Pulteney en date du 10 novembre, déjà citée.
3. Du Hautchamp, op. cit., t. VI, p. 227 et sq.
4. Du Hautchamp, Histoire du visa, t. II, p. 6.
5. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 392, n. 2.
f). Pulteney à Craggs, 1 er novembre, S.P. 78-166, n° 408.
' 7. Bibliothèque de l'Arsenal, 10 700, 133.
8. Ainsi à un certain Gilly de Montant, Genevois. Extraits de la correspondance
576 Dans l'échec, la réussite

Sutton note « qu'on a bien de la peine à obtenir des passeports


pour les étrangers qui ne sont pas compris dans le rôle du Missis-
sipi; j'ai été obligé d'attendre cinq à six jours les passeports pour
les messagers du Roi 1 ».
On ne s en tenait pas au bouclage des frontières et nous voyons
la contrainte se faire plus lourde pendant le cours du mois de
novembre. « Deux hommes de condition qui avaient gagné très
considérablement par le Mississipi, et qui avaient été des grands
réaliseurs sont envoyés à la Bastille. Certains disent que c'est pour
avoir refusé de déposer le nombre d'actions recjuis, d'autres (ju'on
a trouvé dans leurs maisons de grandes quantités de monnaies et
de vaisselle, et de l'or et de l'argent en barre, qu'on soupçonne de
provenir de la fonte. »
Mathieu Marais conte une histoire analogue; mais cette fois
il s'agit d'un couple : le mari, un certain Dufour, avait lui-même
demandé que sa femme fût emprisonnée avec lui, car elle était fort
belle et il en était jaloux 2 .
Nous saisissons sur le vif le mécanisme de cette nouvelle sorte de
taxation. « Il a déposé 2 000 actions, mais on veut les 7 000 et il
dit qu'on veut l'impossible. »
Le grand inquisiteur était M. de Landivisiau, maître des requêtes,
dont Barbier et Marais soulignent avec une nuance de mépris
qu'il est issu de famille commerçante, « qui est fils de l'Épine
Danican, négociant de Saint-Malo, fort connu (mais peu du côté
de la probité), (il) a insulté ces gens qui viennent de marchands
meilleurs que lui en les interrogeant ». « Law, écrit Barbier, fait
procéder à la recherche de ceux qui ont gagné des sommes
immenses... on s'y prend d'une façon violente. On entre chez un
homme et on met les scellés dans toute la maison. » Barbier cite
trois cas d'apposition de scellés avec garnison (Dupuis, Kolé,
Morin) 3 . « La taxe sur les anciens actionnaires est recouvrée avec
beaucoup de dureté, de partialité et à la manière d'une exécution
militaire », écrit Pulteney le 29 novembre, « on pense que les prin-
cipaux exécutants s'arrangeront pour en tirer de grands avantages
pour eux 4 ».
Par contraste avec ces tendances répressives, une ordonnance
du 14 novembre révoque les mesures antérieures qui interdisaient
de porter, vendre ou importer des diamants; on s'aperçoit, un peu
du résident La Closure, publiés par André Sayous, « L'affaire de Law et les Gene-
vois », Revue d'histoire suisse, t. XVII, fasc. 3, 1937.
1. Sutton à Stanhope, 9 novembre, S.P. 78-169, n° 123.
2. Mathieu Marais, op. cit., p. 496.
3. Barbier, op. cit., p. 83-84, sans doute s'agit-il du Morin cité par Marais. '
4. Pulteney, 29 novembre, S.P. 78-166, n° 439.
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 577

tard, que ces règlements ne favorisaient pas la joaillerie! De sur-


croît « plusieurs particuliers et même des familles qui n'avaient
de ressources que celles de vendre leurs diamants, n'osaient le
faire ouvertement, se trouvaient obligées de les donner à vil prix ou
à des pertes considérables pour eux 1 ». « Les femmes ont bientôt
usé de cette permission, écrit Mathieu Marais, et l'on a vu leurs
robes longues garnies de boutons et de boutonnières de diamants
depuis le haut jusqu'en bas 2 . »
Cependant la situation de la trésorerie ne marquait guère d'amé-
lioration, et l'on faisait flèche de tout bois. On peut en juger par
ces indications de Pulteney le 15 novembre : « Des ordres ont été
donnés d'ici pour prendre 50 000 écus à la Monnaie de Lyon, afin
de payer les troupes dans cette région... Quand le maréchal de
Villeroy a signé les ordres, il a obligé l'un des directeurs de la
Compagnie, qui se trouvait là pour les recevoir, de s'engager per-
sonnellement à ce que cette somme soit remise très rapidement en
place. »
Le 12 novembre, un arrêt ordonna « qu'il ne pourra être délivré
aucune somme par les directeurs des Monnaies, que sur les pres-
criptions du caissier de la Compagnie des Indes , soit que cette
somme provienne de bénéfices des monnaies, soit des fonds en
espèces provenant des bureaux et des recettes du roi ». Cette dis-
position paraît énigmatique. L'explication nous est fournie, de
façon d'ailleurs indirecte, par Pulteney. Comme nous l'avons vu
pour Lyon, Law raflait ce qu'il pouvait dans les hôtels des Mon-
naies, pour assurer les paies des troupes. Ainsi allait-on jusqu'à
puiser dans les fonds destinés à la frappe et « auxquels on ne
devait toucher en aucune occasion 4 ». Or il arriva que dans certains
hôtels, notamment à Reims, on ne trouva rien, car les intendants
« fort inquiets de voir disparaître ces réserves avaient devancé la
Compagnie et en avaient disposé pour les besoins publics 5 ».
Law tut même réduit à donner à Le Blanc, secrétaire à la guerre,
des assignations sur les receveurs de Provence : « Le secrétaire
d'État prit ces papiers avec une protestation, car il ne pensait pas
que l'on pût tirer quelque chose d'une province qui avait cruelle-
ment souffert de la peste ».

1. Pulteney, 19 novembre, S.P. 78-166, n° 430.


2. Mathieu Marais, op. cit., t. II, p. 490. 18 novembre.
3. « Lesquelles seront visées par l'un des directeurs de la Compagnie qui les
feront ensuite convertir en quittances du garde du Trésor royal. » Arch. nat. E 2021,
f° 41-42.
4. Pulteney, 23 novembre, S.P. 78-166, n° 432.
5. Pulteney, 28 novembre, S.P. 78-166, n° 437.
578 Dans l'échec, la réussite

Le plan complémentaire du 17 novembre

Le 17 novembre, Law prit deux nouvelles mesures destinées, la


iremière à rectifier le plan initial là où l'échec en était constaté,
f'autre à en poursuivre l'application.
Les emprunts par les directeurs de la Compagnie n'avaient point
obtenu de succès. On imagina une autre formule! Au lieu d'appor-
ter un tiers en billets, les porteurs auront la faculté de fournir la
totalité en espèces, moyennant quoi ils recevront la garantie d'être
remboursés non pas en écus, monnaie dite réelle, mais en livres
tournois, monnaie dite de compte, ce qui, pratiquement, les mettait
à l'abri de la diminution déjà décidée 1 . « Par l'effet de cette
diminution, la pièce qui vaut 50 sous en vaudra l'année suivante
40; or le prêt sera remboursé au taux des nouvelles pièces, c'est-
à-dire à soixante 2 . » Le prêteur gagne donc 50 % en plus de son
intérêt de 4 %.
Le second texte du 17 novembre concerne les titres, et nous per-
met de découvrir toute l'étendue du projet imaginé par Law et que
l'obligation de dépôt avait amorcé. Nous voyons maintenant qu'il
y a deux volets dans cette opération. D'une part, les « mauvais »
actionnaires sont astreints à une véritable taxe, laquelle consiste
à les obliger à acheter des titres. Sans doute, ils peuvent les ache-
ter ailleurs qu'à la Compagnie, mais dans ce cas ils contribuent
à restreindre l'offre et dégagent le marché. Comme leurs titres
sont bloqués, on pourra toujours exercer un recours sur eux si
l'on se décide à exercer franchement des procédures de récupé-
ration.
Le deuxième volet, qui fait précisément l'objet de l'arrêt du
17 novembre, concerne tous les actionnaires, bons ou mauvais,
et, semble-t-il, plus spécialement les bons. Les directeurs de la
Compagnie sont autorisés à « emprunter » aux actionnaires une
somme totale de 22 500 000 livres à raison de 150 livres par
action, dont 100 en espèces et 50 en papiers. Il s'agit d'un
emprunt forcé : les actionnaires qui n'y souscriraient pas verront
leurs actions annulées. Les autres les recevront, timbrées d'un
troisième sceau, et pourront en disposer librement. L'affaire n'est
d'ailleurs point mauvaise, car ils percevront un intérêt de 4 % et
ils seront remboursés dans un an, et totalement en espèces (les
billets n'ayant plus cours). Ils obtiendront donc sur la fraction

1. Arrêt du 17 novembre publié par Du Hautchamp, op. cit., p. 233.


2. Pulteney à Craggs, 23 novembre.
Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est pas perdue 579

de l'emprunt versée en billets une substantielle plus-value.


Car les billets de 100 livres sont maintenant descendus à moins
de 20 1 et les comptes en banque priment le billet d'une façon
d'ailleurs variable (oscillant entre 20 et 70 %) \
Les 22 500 000 que Law espère obtenir (à raison de 150 livres
par action sur 150 000 actions) comprenant 7 500 0 0 0 de billets,
il lui restera 15 000 000 en espèces destinés à acquitter les obli-
gations prises par la Compagnie envers le Roi. D'autre part, il
attend 15 000 000 de l'emprunt des directeurs (nouvelle formule).
Donc, les deux arrêts du 17 novembre doivent permettre d'obte-
nir un total de 30 000 000. Or il lui faut 25 0 0 0 0 0 0 pour les
échéances de novembre (compte tenu du report de l'échéance d'oc-
tobre pour les Fermes), et il lui faut 15 000 0 0 0 pour celle de
décembre. Il peut espérer faire le compte avec ce qu'il attend des
Monnaies 2 .
Le lancement du train de mesures du 17 novembre mettait en
évidence l'échec relatif du plan des 24-27 octobre. Le Régent
conçut des doutes : Law aurait-il désormais la possibilité d'honorer
ses engagements? On peut s'étonner que le duc d'Orléans ait gardé
jusqu'ici, sinon toute sa confiance, du moins une confiance suffi-
sante à un homme qui le faisait vivre à travers une telle succes-
sion d'épreuves. L'explication est simple. Cette confiance était
fondée sur le fait, que, malgré incidents et déboires, les échéances
avaient été tenues. Les graves accidents qui marquaient la dégrin-
golade du Système — mais qui ne lui faisaient pas oublier les
grands avantages que de ce même Système il avait précédemment
tirés — ne lui paraissaient pas vraiment désastreux tant que
l'État continuait à vivre, c'est-à-dire à payer.
En constatant le 17 novembre que Law n'avait pas encore en
caisse le moindre sol pour payer une échéance dont une partie était
due au titre des mois précédents, le Régent sortit de la sérénité que
n'avaient guère troublée, depuis l'affaire du 17 juillet, ni les acroba-
ties de son financier ni les jérémiades de la bourgeoisie parisienne.

1. Tables de Giraudeau.
2. L'arrêt du 24 octobre énonce que le don gratuit de 20 000 000 pour les mon-
naies est payable à raison de 5 000 000 par mois, « à commencer au mois de
novembre prochain ». Quant au supplément prévu pour la Ferme générale, la pre-
mière échéance de 10 000 000 est bien précisée au 1 e r novembre : elle comprend
donc le terme échu d'octobre, le bail Pillavoine courant en effet de fin septembre à
fin septembre. Sutton, dans une lettre du 9 novembre à Stanhope, précise que les
deux premières échéances sont payables cumulativement à fin novembre. Law
n'était donc pas en retard à la date du 17... mais il devait payer au 30 novembre
deux fois 10 000 000 plus 5 000 000, soit 25 000 000.
580 Dans l'échec, la réussite

« L'autre jour, écrit Pulteney le 19 novembre, M. le Régent a


convoqué les directeurs de la Compagnie pour les questionner au
sujet des paiements mensuels auxquels M. Law a engagé la
Compagnie envers le Roi. Ils avaient pris leur leçon de M. Law
et ils donnèrent l'assurance que ce qui avait été promis serait
tenu. » Le diplomate expose les raisons de son propre scepticisme :
« Les deux plus grandes branches des droits indirects ne produi-
ront rien pendant quelque temps, car les populations ont fait de
rands approvisionnements à l'époque où l'on pouvait payer en
f illets. Il s agit du vin et du sel. On n'a reçu à Paris après les der-
nières vendanges que le quart de la quantité des années précé-
dentes. Quant au sel, il n'en a été vendu dans l'ensemble des
bureaux et des magasins de la ville qu'un muid par semaine au
lieu de 1500 ou 1800! » Quoi qu'il en soit des chiffres, le raison-
nement de Pulteney est certainement juste, mais il ne prend pas
en compte les ressources particulières attendues en conséquence
des expédients adoptés le 17 novembre.
Ce tournant ou plutôt ce glissement du 17 novembre se trouve
coïncider avec d'importantes nouveautés dans le domaine poli-
tique.
X L111

Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau

Le duc d'Orléans et son inséparable Dubois souhaitaient vive-


ment établir la paix religieuse en France et instaurer de bonnes
relations avec la papauté; dans cette vue, ils s'efforçaient de
mettre fin aux insupportables querelles soulevées autour de la
bulle Unigenitus.
L'archevêque de Cambrai cherchait de surcroît — et peut-être
surtout — à s'assurer les bonnes grâces de Rome afin de pouvoir
s'élever au cardinalat, mais c'était pour lui une ambition à terme
car, à l'époque, il avait fait connaître son « désistement » : il
attendait le pontificat suivant qui ne tarda guère.
Le Régent et le ministre avaient mis au point un texte de Décla-
ration qui donnait satisfaction à la papauté tout en ménageant
quelques concessions en faveur du parti adverse. Comme le Par-
lement s'opiniâtrait dans sa position gallicane, ils firent enregis-
trer la déclaration par le Grand Conseil dans des conditions qui
prêtaient d'ailleurs à critique. Ce pas franchi, le pape fit savoir
que cette palinodie procédurale ne lui donnait pas suffisamment
de garantie; il exigeait que la déclaration fût enregistrée par le
Parlement lui-même.
Le Régent décida alors de punir ou de briser la résistance des
magistrats en les sur-exilant de Pontoise à Blois. Des hommes
habiles, parmi lesquels le président Hénault et le secrétaire d'État
Le Blanc, ourdirent une intrigue et engagèrent des négociations.
Dans l'esprit des principaux protagonistes, l'affaire de la Déclara-
tion était étroitement liée à la situation de Law. On considérait que
le retour du Parlement à Paris provoquerait inévitablement le
départ de l'Écossais dont la vie, déjà difficile, deviendrait impos-
sible.
Ce plan est clairement démonté dans le récit de Hénault : « La
582 Dans l'échec, la réussite

prévention du Régent pour Law, écrit-il, était un enchantement


que rien ne pouvait dissiper... Il fallait donc le perdre (Law) sans
paraître l'attaquer et le seul moyen était le retour du Parlement »
Dans un premier temps, la combinaison échoua, dans un second
elle réussit : on en fait l'honneur au chancelier d'Aguesseau qui,
brusquement, mit sa démission dans la balance pour le cas où le
Régent persisterait dans l'intention d'envoyer le Parlement à
Blois. Le Régent accepta alors d'échanger le rappel du Parlement
contre l'enregistrement de la Déclaration. Le principe de l'arran-
gement fut acquis le dimanche 24 novembre, veille de la Messe
rouge qui était célébrée le 25 novembre. L'enregistrement eut lieu
le 4 décembre.
Quel rapport y a-t-il entre l'évolution de cette affaire et la dis-
grâce de Law? Ce n'est pas, en tout cas, une relation de causalité
directe et rigoureuse. En dépit du calcul de Hénault, le Régent
était parfaitement capable de rappeler le Parlement tout en gar-
dant son conseiller et de faire face aux complications qu'engendrait
leur coexistence. Il pouvait aussi bien différer le retour des magis-
trats, même après la conclusion de l'accord sur la Constitution.
En revanche, l'arrangement conclu, et dont à plus ou moins
longue échéance il faudrait bien tirer les conséquences, ne pouvait
qu'encourager le Régent à décider le renvoi de Law lorsque
d'autres motifs l'y inciteraient 2 .
Le destin de Law tenait à un seul fil : l'échéance du 30 novembre.
Un seul fait pouvait dissiper l'enchantement dont parle Hénault :
c'était la carence de Law, le constat de son insolvabilité, de son

1. Mémoires du président Hénault, p. 297 (publication qui appelle des réserves).


2. On peut suivre le développement de l'affaire et en saisir le climat d'après les
archives du président Hénault. Celui-ci écrit le 6 décembre à son ami Séchelle :
« Il est question, à présent, de notre retour et voilà le grand point. Jusqu'au moment
de la réussite de notre affaire, je ne doute pas que M. le Régent ne l'ait souhaité,
à présent qu'elle est faite, peut-être ne voit-il plus que la nécessité où cela le met de
se déterminer pour Law ou pour nous. Le mérite de ce que nous avons fait s'affai-
blit par l'embarras où notre propre obéissance le met de choisir... » On profita
de l'occasion fournie par le mariage de la fille du Premier Président (qui de ce
fait se trouvait autorisé à se rendre à Paris) pour provoquer une rencontre entre
celui-ci et le Régent qui lui donna des assurances assez vagues. L'entretien eut
lieu le samedi 7 décembre — mais Le Blanc se montra encourageant. Le ven-
dredi 13 décembre, Séchelle confirme par lettre à Hénault la disgrâce de Law et la
nomination de La Houssaye survenue le mercredi 11. « On voudrait publier que
Law n'est pas absolument perdu, mais je crois savoir qu'un peu d'éloignement
et l'état où M. le Régent trouvera ses affaires, le détermineront à prendre le véri-
table parti et le seul qui puisse rétablir la confiance. » Law partit le 14 décembre
pour Cuermande et le Parlement fut rappelé le 16. Voir ci-après (cf. Mémoires
du président Hénault, op. cit., appendices, p. 239 et sq.).
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 583

incapacité désormais démontrée à tenir ses promesses et à assurer


la vie quotidienne de l'État.
Entre le 17 et le 30 novembre, le fondateur de l'économie moné-
taire, le ministre le plus original de l'histoire, s'est trouvé aux
prises avec l'angoisse banale du commerçant qui attend l'échéance
et redoute le protêt.
L'échéance ne fut pas tenue. L'homme qui avait réussi à créer
six milliards d'inflation en moins d'un an fut incapable de trou-
ver vingt-cinq millions pour la fin du mois.
Selon les indications de Pulteney, le projet d'emprunt des
directeurs pour 15 000 000 n'avait rien rapporté à la date du
4 décembre Il est possible cependant que cette présentation soit
excessive car le même diplomate mentionne par la suite que ces
souscriptions étaient frappées d'une décote de 74 % 2 . Les gains
attendus de la « remarque » et pour lesquels Law s'était engagé à
payer 20 000 000 n'allaient pas grand train; on pensait qu il n'en
tirerait guère plus de 10 000 000 ce qui, après tout, n'était pas
si négligeable.
Quant au prêt forcé des actionnaires, il avait démarré fort len-
tement. « Le 28 (novembre), écrit Mathieu Marais, j ' a i retiré mes
actions de la Banque; elles avaient le double sceau. Les commis
disaient que le prêt de 150 livres n'était pas vrai pendant que les
colporteurs criaient l'arrêt dans les rues 3 . »
Selon Pulteney, l'opération n'aurait rapporté, à la date du
20 décembre, que 700 000 livres 4 . Mais cette information est sus-
pecte. Mathieu Marais note en effet le 10 décembre : « Il y a une
foule extraordinaire à la Banque pour payer le prêt de 150 livres
par action. » Et il nous indique le mécanisme de l'opération : « J'y
ai été comme les autres, on m'a payé 750 livres pour cinq actions,
dont 500 livres en argent sur le prix qu'il était à fin de novembre
et 250 livres en billets. On vous donne des actions nouvelles, scel-
lées de trois sceaux et des petits billets de 32 louis d'argent au
poids et titre de ce jour, payables au porteur dans un an... il y en
a autant que d'actions et on va en voir tout Paris rempli, comme
de billets de banque 5 . »
Cependant, le 10 décembre coïncide presque avec le congé de
Law. Il est donc déjà bien tard. Il ne s'en est fallu peut-être que de
peu de jours...

1. Pulteney, 4 décembre, S.P. 78-166, n° 446.


2. Pulteney, 24 décembre, S.P. 78-166, n° 452.
3. Il fut publié le jour même.
4. Pulteney, 20 décembre, ibid.
5. Mathieu Marais, op. cit., t. I, p. 501.
584 Dans l'échec, la réussite

Comme par une malice du destin, ces ressources, ou du moins


certaines d'entre elles, s'accrurent après le départ de Law et cela
s'explique en partie par le fait même de ce départ qui, paradoxa-
lement, recréa une certaine confiance. Profitant de la prolongation
du délai, décidée le 20 décembre, beaucoup d'actionnaires qui
n'avaient point suivi l'exemple de Marais, s'empressèrent dès le
lendemain d'apporter leurs paiements à toute allure. Compte tenu
de ces rentrées et de celles des monnaies, enfin peut-être de cer-
taines autres opérations, M. de Landivisiau pouvait indiquer, lors de
l'Assemblée de la Banque tenue le 29 décembre, que la Compagnie
était à jour de ses engagements à 3 000 000 près 1 . Cette déclara-
tion englobe, d'après le contexte, l'échéance du mois en cours. Le
total exigible représentait 40 000 000; on avait donc pu trouver
37 000 000.
Forte de ces résultats, mais parfaitement consciente de leur
caractère étroit et précaire, la Compagnie demandait alors
quelques jours de réflexion pour décider si elle pouvait confirmer
l'engagement de payer quinze millions par mois. Crawford, qui
assistait personnellement à l'assemblée, transcrit la réponse du
nouveau contrôleur général, Le Pelletier de La Houssaye : « Cela
ne se pouvait, l'affaire pressait trop et l'on ne savait pas encore
où prendre les prêts des troupes pour les dix premiers jours de
janvier et les rentes pour l'Hôtel de Ville qui pouvaient s'appeler
le prêt de Paris 2 et qui pressaient autant que le prêt des troupes...
uand la Compagnie serait dans le dessein de poursuivre, il fau-
3rait qu'elle fit des à présent les avances des mois de janvier et de
février, à raison de 15 000 000 par mois et qu'elle donnât, outre
cela, comme il se pratique dans toutes les affaires du Roi, des
bonnes et valables cautions qui répondissent solidairement de ses
promesses. »
Ainsi Law avait quand même réussi à « tenir » grâce à ses acro-
baties jusqu'à la fin de la grande année du Système. Mais il n'était
plus là pour s'en prévaloir, pour s'accrocher et pour lancer
quelques nouveaux expédients, et il fut sur-le-champ décidé, mal-
gré les protestations du duc de Bourbon, que la Compagnie « se
départait des fermes, des recettes et des monnaies ».

Dans les premiers jours de décembre, Law se trouvait tout sim-


plement en état d'insolvabilité. Il se comporta alors à la manière

1. Crawford à Tickell, 29 décembre 1720, S.P. 78-170.


2. Souligné par nous. Ce bon financier reprend l'observation de Rouillé du Cou-
dray sur l'analogie existant entre ces deux grandes charges de l'État.
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 585

des insolvables; il lanterna, il embrouilla, il fabula, il mentit et par


là même il donna au Régent une raison supplémentaire, sans doute
superflue, de consommer la rupture.
« Il a soutenu avec hardiesse dans le Conseil, écrit l'ambassa-
deur Sutton, qu'il avait 30 millions en caisse, sans s'embarrasser
d'être convaincu de fausseté. Deux jours avant sa démission, à
l'occasion qu'on lui demanda quelques millions pour les besoins
de l'État, et précisément de M. le duc Régent, il assura qu'il y
avait de l'argent et qu'on n'avait qu'à faire dresser les ordon-
nances de paiement; mais quand on les vint présenter à la Banque
et ensuite à la Monnaie, il ne s'est rien trouvé. Enfin on a su
par les comptes qu'on vient de recevoir des provinces, que dans
toutes les Monnaies et recettes du Royaume, il ne s'est trouvé que
2 600 000 livres (le louis d'argent qui ne vaut qu'une livre sur l'an-
cien pied comptant à deux livres et demie) 1 . »
Il résulte des précisions données par l'ambassadeur que le tru-
quage de Law a donc été découvert avant la vérification de ses
caisses qui suivit son départ.
Ces indications se trouvent corroborées pour l'essentiel par le
récit du duc d'Antin : « Le plus grand mal de tout cela, c'est que
M. Law n'a pas accusé juste sur l'état de ses caisses ni sur les
Monnaies, ni à M. le Régent, ni même à ses amis et qu'elles se sont
trouvées totalement dégarnies. »
Selon le Journal de la Régence, le Régent s'était rendu à la
Banque le 3 décembre et avait conféré pendant deux heures avec
Law et les directeurs 2 . C'est sans doute soit au cours de cette visite,
soit dans les jours qui suivirent que l'on découvrit les palinodies
de Law et, en tout cas, l'état pitoyable de ses liquidités.
Cependant son comportement n'était nullement insensé et il pou-
vait suffire de peu de jours pour que l'un ou l'autre des expédients
mis en œuvre produisît quelque résultat.
Ce répit prenait d'autant plus d'importance que Law, nous le
savons, voyait plus loin. Il s attachait à son plan d'une monnaie
supplétive par l'instrument des comptes en banque et il était par-
venu à consolider cette valeur. Il avait protégé le Compte du dis-
crédit des billets. Il l'avait maintenu à un cours au moins égal à
celui qu'il avait retenu lors de la réduction drastique de septembre :
25 livres pour un dépôt initial de 100 et il l'avait même porté
au-dessus : cependant ce cours était, comme le souligne Pulteney,
quotidiennement variable. Il avait certainement conçu de nou-
velles mesures, mais nous n'en connaissons pas la teneur. Pulteney

1. Sutton à Craggs, 21 décembre, S.P. 78-169, n° 327.


2. Journal de la Régence, op. cit., t. II, p. 192.
586 Dans l'échec, la réussite

suppose qu'il envisageait d'imposer les comptes pour le paiement


des fermages, ce qui, sans doute, leur aurait assuré une forte
expansion
La même interprétation est énoncée, d'une façon qui paraît trop
affirmative et avec des précisions qui ne semblent pas vraisem-
blables, dans plusieurs lettres de l'ambassadeur de Venise 2 .
Il n'est pas exclu cependant qu'il ait eu déjà en vue la disposi-
tion qui sera le fer de lance du projet de 1723, c'est-à-dire l'utili-
sation du compte en banque pour le paiement des impôts (non
obligatoire mais avec prime).
Quoi qu'il en soit de ces modalités, le récit du duc d'Antin, et
aussi une lettre de Law au duc de Bourbon du 25 décembre,

1. Pulteney, 29 novembre, S.P. 78-166, n° 442.


2. Bibliothèque nationale (manuscrits italiens 1934), copie exécutée en 1877 de
la correspondance de l'ambassadeur de Venise à Paris.
6 décembre 1720 ( f 12) :
« Le sieur Law a mis sur le tapis un nouveau projet, à savoir que tous les " aifi-
tuali " (locataires et fermiers) devront payer les droits principaux en billets de
banque, ce qui, pense-t-on, aurait pour résultat quasi nécessaire que le papier
devrait retrouver crédit et circulation. »
13 décembre 1720 (f° 14) :
« J'ai fait allusion dans les lettres précédentes à ce qu'il y avait sur le tapis un
nouveau projet du sieur Law tendant à obliger tous les affituali à payer en billets
de banque et mardi la proposition a été soumise à l'examen du Conseil de la
Régence. On pense qu'elle serait ruineuse par son fond et par ses conséquences,
le nom de son auteur est odieux : ce qui a suffi non seulement pour le faire exclure
en fin de compte, mais pour soulever des invectives chez la plupart. Le premier fut
le maréchal de Biron, qui alla jusqu'à dire avec franchise qu'il aurait absolument
interdit à ses fermiers pareille pratique, quand bien même il y serait allé de sa
tête. Il a été soutenu par le maréchal de Villars qui a souligné le malheur où est la
France par suite de la fantaisie erronée d'un étranger, disant qu'en poursuivant sur
ce pied il était inévitable de tomber dans le dernier précipice, et qu'il était encore
temps de relever le pays en établissant avec sérieux les choses sur la base d'un autre
système. Le Conseil s'étant rallié unanimement à cet avis, le Régent n'a pas cru pou-
voir soutenir davantage le Sieur Law, et il dit que, s'agissant de donner satisfaction
au pays, il était d'accord sur l'avantage qu'il y aurait à ce qu'il ne fût plus à la tête
des finances, mais qu'il ne voyait pas parmi les Français quelqu'un qui eût assez
d'intelligence et de pénétration pour lui succéder dans cette place avec meilleure for-
tune. Le Sieur Law a donc été démis et remplacé par le Sieur Oussay (sic), homme de
probité, mais qui n'a jamais eu en main de pareilles affaires. Pour l'assister, on a
désigné quatre des principaux commerçants, à savoir Bernard, Crossat (sic) et les
deux frères Pâris, mais on ne sait encore s'ils accepteront ces fonctions. Les
douanes et la ferme royale, qui avaient été données pour douze ans à la Compagnie
des Indes, ont été reprises à son compte par la Couronne : c'est la quatrième fois
en peu d'années qu'elles passent d'une main à l'autre, après avoir été assignées à
chacun avec les garanties les plus formelles engageant la foi du Roi. »
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 587

démontrent qu'il comptait procéder à brève échéance au lance-


ment du Système Bis.
Il fallut cependant lâcher prise.
Soit que, dans son abandon, Law ressentît le besoin du secours
moral de la confidence, soit plus probablement pour tenter une
nouvelle opération politique, il recourut au duc d'Antin, qu'il avait
quelque peu délaissé depuis les événements de mai. « Il crut appa-
remment avoir besoin ae moi dans cette occasion, note le parfait
courtisan, et pendant plusieurs jours il me rendit un fidèle compte
de ce qui se passait et de sa libération 1 et me dit être déterminé à
demander son congé pour se retirer à Rome et emporter simple-
ment les cinq cent mille écus qu'il avait portés en France, laissant
tous ses biens à M. le Régent. » « Je ne sais, ajoute le duc, si le
parti fut forcé ou s'il me parlait du fond du cœur... Je lui parlai en
mon âme et le fortifiai dans son dessein de demander son congé,
le parti du Régent étant pris et paraissant impossible de résister
au public déchaîné au point où il l'était 2 . »
Ce fut le 9 décembre que Law présenta son offre de démission.
« Le Régent lui parla avec beaucoup d'amitié, mais ne dit rien
pour l'arrêter, au contraire. » Le Régent lui aurait indiqué ce
jour-là qu'il fallait qu'il demeurât en France, « afin qu'on ne
puisse l'accuser d'être allé vivre à l'étranger avec de l'or et de
l'argent qu'il aurait fait sortir de France ».
Cependant cette démission ne fut pas immédiatement entérinée.
Le duc de Bourbon entreprit en effet une dernière démarche pour
sauver Law (ce qui confirme que celui-ci n'avait proposé son
départ que par convenance ou par simulacre). Le duc signala les
inconvénients qu'il y avait à se livrer de nouveau à l'ancienne
finance et il pressa le Régent d ' « établir le compte en banque puis-
qu'il était convenu de (sa) bonté »..
« Le Régent répondit très honnêtement qu'il n'y avait pas moyen
de se servir présentement de Law, que rien ne réussirait tant qu'il
y serait, que son parti (à lui Régent) était pris. »
Cette conversation décisive se termina par une transaction qui
portait sur le choix d'un successeur. Le Régent assura le duc
« qu'il ne choisirait point des personnes qui ne lui seraient pas
agréables ». C'est ainsi que l'on écarta Le Pelletier des Forts et
Fagon et que l'on retint le nom de Le Pelletier de La Houssaye,
comme contrôleur général, avec de Gaumont et d'Ormesson comme
intendants.

1. Dans le sens de : projet de se libérer.


2. Souligné par nous.
588 Dans l'échec, la réussite

La nomination de La Houssaye intervint le mercredi 11 1 . Le


Régent qui, entre-temps, avait vu Law comme à l'ordinaire mais en
lui parlant peu 2 , lui accorda une nouvelle audience le 14 au matin.
Le même jour, à deux heures de l'après-midi, Law partit pour sa
propriété de Guermande située à sept lieues de Pans.
Dans la soirée du 12, Law se rendit à l'Opéra avec sa famille en
compagnie du duc de La Force. On jouait Thésée,
Il n'y fut
point hué. Paris fut étonné, note simplement Marais. Cependant, le
silence des autres informateurs montre que l'épisode n était point
tenu pour scandaleux. Ce trait nous confirme dans l'opinion selon
laquelle le déchaînement contre Law n'était pas tel qu'on l'ima-
gine généralement 3 .
Law a-t-il couru jamais le risque d'être arrêté? Certainement
non. Le Régent n'eut jamais commis une telle imprudence. Il est
seulement possible qu'il ait laissé planer un doute sur ses inten-
tions, ou qu'il n'ait pas voulu contredire trop ouvertement cer-
taines insistances.
Isaac Thellusson, selon son habitude, se donne de l'importance :
« Il se trouva 1 500 000 livres dans le coffre du Roi et pas un sol
de plus à la retraite de Law qui avait assuré S.A.R. qu'il y avait
36 millions. Quand la vérité fut sue, on nous assembla trois pour
savoir ce qu'il fallait faire. J'opinais à faire mettre Law à la Bas-
tille et lui faire faire son procès sur les pièces de 20 sols faites à
un titre au-dessous de celui fixé par l'édit. Je crus la chose détermi-
née mais le lendemain à six heures le duc de La Marr entra chez
M. de Mazière où j'étais et dit : " Je viens de conduire M. Law à
douze lieues d'ici et il est bien près de la frontière. " Effectivement
la veille à onze heures du soir M. le duc, ayant su qu'on l'arrête-
rait, obtint de S.A.R. un passeport pour le faire évader et il s'évada
comme je viens de le dire, ayant pour conducteur le capitaine des
chasses de M. le duc. »
Non seulement le Régent ne pouvait envisager de traiter Law
comme un malfaiteur, mais il apporta un soin particulier à la rédac-

1. Lettre de Séchelle à Hénault, op. cit., p. 342.


2. Selon Levasseur les ennemis de Law auraient arraché la promesse de son
arrestation et il donne comme référence les Mémoires de Villars. Cependant cet
ouvrage (publié en 1784 et dont l'autorité est discutable) indique seulement que
le maréchal de Villars souhaitait, lui, cette mesure, mais non point que le Régent
y eût jamais acquiescé. Bien au contraire, « le Régent répondit à cette instance
comme un homme déterminé à la résolution prise de le laisser sortir » (Vie du
maréchal de Villars, publiée par Anquetil (1781), t. II, p. 470). Le texte donne
d'ailleurs des dates fantaisistes, telles que le 29 décembre pour le départ de
Law.
3. Mathieu Marais, op. cit., t. II, p. 18.
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 589

tion de la lettre de cachet qui accompagnait, selon l'usage, le départ


de Law pour Guertnande. Nous ne connaissons d'ailleurs ce docu-
ment que par une allusion — indignée! — de l'ambassadeur d'An-
gleterre. « La dernière lettre de cachet que M. le duc Régent a
communiquée au maréchal de Villeroy, est couchée en des termes
fort honorables pour M. Law. Cependant tous ceux qui en ont
connaissance en témoignent tant de chagrin et de mécontentement
qu'il est convenable d'attendre pour voir s'il n'y aura pas encore
de changement 1 . »
Le dimanche 15 décembre, Crawford alla voir Law à Guer-
mande sous le prétexte de l'entretenir de quelques affaires de Lord
Londonderry : « La curiosité de parler avec M. Law à loisir,
écrit-il, m'a fait rester la journée et la nuit de lundi tout seul avec
lui. Il m'a beaucoup parlé de la situation présente des affaires des
finances en France et sa maladie est de soutenir encore qu'il les a
mises dans la meilleure et la plus florissante situation du monde et
qu'elles y sont actuellement. Nous avons parlé enfin de sa disgrâce
laquelle il impute absolument à M. de Noce et M m e de Para-
bère2.»
Ainsi Law n'était point disposé à admettre que l'évidence de son
échec fût une raison suffisante pour que l'on se passât de ses ser-
vices. Il lui fallait à tout prix attribuer son éviction à des causes
épisodiques, secondaires, interprétation optimiste qui est tout à
fait dans son style et qui lui permettait de penser que des obstacles
aussi médiocres pourraient être réduits. Cependant, au cours d'une
de ses dernières journées en France, il fut amené à concevoir, dans
des conditions dont nous ignorons le détail, un nouveau sujet
d'inquiétude. Il apprit, en effet, que Dubois lui aurait fait grief
de ses relations — jugées par celui-ci trop étroites — avec le parti
des jacobites. Law écrivit aussitôt au Régent pour se justifier de
cette accusation qui le bouleversait.

1. Sutton, 21 décembre 1720. L'ambassadeur écrit d'ailleurs que le 19 décembre


« le Régent avait envoyé un exempt de garde à Guermande pour conduire Law à
Pierre-Encize. Cette résolution, qui était généralement applaudie, n'a duré que
fort peu de temps ». En fait, le 19 décembre, Law était déjà en route pour l'étranger.
2. Nous retrouvons ici l'histoire anecdotique. Il semble en effet que M m c de Para-
bère était ouvertement hostile à Law. Mathieu Marais se fait même l'écho de ragots
selon lesquels Law aurait contribué à faire renvoyer M m e de Parabère, « qui était
contraire à son système, au lieu que la duchesse de Fallaris amie du président Tencin
et de toute cette famille, qui est très liée à Law, le soutiendra. »
Cependant M me de Parabère revint, puis M m e de Fallaris réapparut à son tour,
et ces chassés-croisés n'eurent sans doute guère d'influence sur la détermination
du Régent (Mathieu Marais, op. cit., t. II, p. 5).
590 Dans l'échec, la réussite

« J'ai appris aujourd'hui, écrit-il, qu'on m'accusait d'avoir aidé


le prétendant et d'être en liaison avec l'Espagne. J'ai secouru
des personnes malheureuses qui manquaient de pain. Il y en avait
parmi elles qui m'avaient autrefois rendu service : le duc d'Ormont
m'a sauvé la vie 1 . J'ai travaillé à rétablir le commerce entre la
France et l'Espagne. Je donnai connaissance à V.A.R. de toutes ces
démarches et elle les approuva. » Cette lettre est du 17 décembre.
Il avait d'ailleurs adressé la veille, 16 décembre, au Régent, une
iremière lettre où il exprimait délicatement son souhait de pouvoir
{e conseiller à l'occasion 2 .
Mais il ne s'en tint pas là et il prit aussitôt une initiative singu-
lière. Il écrivit, sans doute le même jour (il résulte du contexte
de la lettre qu'il ne savait pas encore qu'il était autorisé à quitter
la France), à Crawford, pour lui demander de parler en sa faveur
à Dubois, de lui apporter, en somme, sa caution de diplomate
anglais auprès du ministre français des Affaires étrangères 3 .
« ...On dit que je serais envoyé à Effiat, mais je n'ai encore reçu
aucun ordre.
« Je suis informé que l'archevêque de Cambrai est mon ennemi,
sur la supposition que je serais en engagement avec le prétendant.
J'ai aidé quelques-uns de ces messieurs qui sont de cet intérêt,
avec de l'argent, mais je n'ai jamais pris aucun engagement ni
aucune affaire de cette nature, j'aurais manqué à mon devoir
envers le Régent si j'avais agi de la sorte. Vous pouvez me rendre
un service en parlant à l'archevêque; il a peut-être cru cela parce
que j'avais emmené Lord Marr 4 à la campagne avec moi. Vous
savez aussi bien comme ces gens sont indiscrets et peuvent parler
à tort et à travers. Quand quelqu'un leur donne ou leur prête de
l'argent ils comptent sur eux comme étant leurs amis sous tous
les rapports. Aussitôt que vous aurez l'occasion de voir l'arche-
vêque, faites-lui savoir ce que je vous écris dans cette lettre 5 . »
Il n'est pas possible de douter de la bonne foi de Law dans cette
affaire. Le ton ne trompe pas, ni davantage la naïveté du procédé.

1. Sans doute était-il intervenu au moment de l'affaire Wilson.


2. Lettre du 16 décembre, citée par J. Daridan, op. cit., p. 43.
3. Cette lettre ne porte pas de date; elle est enregistrée aux archives anglaises
sous la date du 21 décembre qui est certainement inexacte car, le 21 décembre,
Law se trouvait déjà à la frontière.
4. Lord Marr avait en effet accompagné Law à Guermande, le 14 décembre,
comme l'indique la lettre précitée de Crawford. Dans ce cas l'incident serait très
récent. Cependant il est possible que Lord Marr ait été à la campagne avec Law dans
une occasion antérieure.
5. Lettre de Law à Crawford, S.P. 78-169, n° 125.
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 591

Nous savons d'ailleurs que le mensonge n'est pas le vice de Law.


L'interprétation selon laquelle Law aurait engagé une vaste
intrigue politique dans l'intérêt du Prétendant, ce qui aurait incité
les Anglais à provoquer, par leurs manœuvres, la ruine du Système,
se ramène à une fable, qui a d'ailleurs la vie dure. Dubois lui-même
n'a certainement pas cru à ces imputations contre Law, même s'il
lui est arrivé — ce qui n'est pas exclu — de s'en faire l'écho. On
a beaucoup brodé sur le rôle de Dubois dans cette affaire. Son hos-
tilité à l'égard de Law n'était ni si ancienne ni si agissante qu'on le
dit souvent. Il est certain qu'à partir du 27 mai, Dubois n'a rien
fait pour défendre Law (le duc d'Antin le place dès cette époque
dans le clan adverse) du moins sur le plan intérieur, mais sa cor-
respondance démontre qu'il continuait à l'extérieur à soutenir
loyalement le Système 1 . Par la suite, et sans doute dans le cours
des dernières semaines, il est possible qu'il ait appuyé dans le sens
du renvoi, mais rien n'indique que son rôle ait été déterminant.
Son nom n'est point mentionné dans le récit du président Hénault,
qui décrit l'essentiel de l'intrigue, ni davantage par le duc d'Antin
qui narre les circonstances du départ de Law avec l'autorité d'un
témoin authentique.
On cite souvent une lettre de Schaub à Dubois, du 15 jan-
vier 1721, dans laquelle il le félicite « du coup de maître » qui
débarrassait de Law à la fois la France et l'Angleterre 2 . Si nous
tenons compte de certaines indications précédentes, nous en
venons à supposer que Dubois s'attribuait aisément un rôle qui
n'était pas toujours le sien et que, pour l'utilité de sa politique, il
représentait Law comme une sorte d'épouvantail. Il est infiniment
probable qu'il lui a paru opportun et avantageux, dans cette nou-
velle circonstance, de s'attribuer le mérite d'un événement dans
lequel il n'avait pris qu'une part très faible. Ainsi les Anglais
seraient-ils à la fois convaincus de tout le crédit que possédait
auprès du Régent le ministre des Affaires étrangères et du zèle qu'il
apportait à servir à nouveau l'alliance franco-anglaise en élimi-
nant un « gêneur ». Cette attitude n'est pas nécessairement, dans
le cas de Dubois, une preuve de servilité ou de vénalité. Il lui impor-
tait, pour le succès d'une politique à laquelle il était sincèrement
attaché, de faire apparaître sa position dans toute sa force. On ne
peut qu'admirer l'habileté d'un homme qui laisse soupçonner
Law de menées favorables au prétendant Stuart... et qui n'hési-
tera pas obtenir lui-même le chapeau de cardinal en utilisant

1. Correspondances de juillet et août 1720 citées par Bliard, op. cit., t. II, p. 317-
318.
2. Schaub à Dubois, 15 janvier 1721. Aff. étrangères, Angl., 335 f® 10, cité par
Bliard, op. cit., t. III, p. 119.
592 Dans l'échec, la réussite

au moins dans une certaine mesure le droit de présentation que le


Vatican reconnaissait à ce même prétendant 1 .
Quant au fond il est bien certain que Dubois, qui n'avait pas
redouté les empiétements de Law à l'époque où la gloire du Contrô-
leur général était à son zénith, n'avait pas lieu de trop s'alarmer
d'un rival parvenu à son dernier souffle politique.
Law quitta Guermande dans le courant de la semaine. L'Histoire
des Finances indique la date du 16 2 mais on ne peut la retenir
car nous savons que Crawford passa avec Law toute cette journée,
et le lendemain 17, celui-ci ne connaissait pas encore la décision
du Régent à son sujet. Inversement, la date du 21, énoncée par
plusieurs historiens 3 , est invraisemblable puisqu'il se trouva à
Bruxelles le 22, après avoir perdu deux jours à Valenciennes.
Ce qui est certain, c'est que le duc de Bourbon lui écrivit pour lui
faire connaître la décision du Régent de lui donner des passeports.
Les marquis de Lassay et de La Faye se chargèrent d'apporter
ce message et les passeports à Guermande, et offrirent en même
temps à Law, de la part du duc, une certaine quantité d'or, que
celui-ci n'accepta pas, car il disposait déjà d'une somme qu'il
jugeait suffisante pour se mettre en route 4 . Ils mirent également
à sa disposition un équipage appartenant à M m e de Prie. Law
partit sans doute aussitôt après cette visite, soit le 17 dans la
soirée, soit plutôt le 18. Il choisit la route la plus courte, celle
des Flandres. Il dut faire relais à Valenciennes et il se trouva placé
de ce fait sous la juridiction du comte d'Argenson (fils aîné du
marquis) qui était l'intendant de cette généralité. Celui-ci en pro-
fita pour exercer une vengeance mesquine : « Je fis grand-peur
à Law, écrit-il avec une satisfaction déplacée; je le fis arrêter et
le retins deux fois vingt-quatre heures, ne le laissant partir que sur
des ordres formels que j e reçus de la Cour 5 » (avec une forte
réprimande, note Saint-Simon). Il semble, en outre, qu'il ait confis-
qué une petite somme d'or que Law se trouva détenir par un heureux
hasard et qui lui avait permis de décliner l'offre d'aide du duc de
Bourbon.
« Avant de me retirer à Guermande, expose Law dans un de
ses mémoires, j'avais donné à Pomier de Saint-Léger les ordon-

1. En fait le prétendant n'usa pas officiellement de ce droit, car une procédure


aussi ouverte était peu convenable, mais il fit connaître (nuance...) qu'il considé-
rait ce droit comme satisfait si c'était Dubois qui recevait le chapeau.
2. Œuvres complètes, t. III, p. 391.
3. Levasseur, Daridan, M. Hyde.
4. Ces indications sont données par Law lui-même dans son mémoire justifi-
catif du 25 août 1724, Œuvres complètes, t. III, p. 253.
5. Marquis d'Argenson, Mémoires, p. 179.
Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 593

riances et les billets qui étaient dans mes cartons... Il me rapporta


pour environ 5 000 000 de mes billets qu'il avait trouvés dans les
caisses de ce trésorier (Bourgeois) et 800 louis qu'il avait reçus à
la Monnaie. Je n'avais pas remarqué que, parmi les papiers que
j'avais donnés à Pomier, il y avait un billet de cette somme sur la
Monnaie de Paris qui devait être payé en espèces et il me surprit
agréablement en m'apportant les 800 louis, car j e n'avais pas la
valeur de dix pistoles en espèces dans ma maison 1 . »
D'Argenson aurait gardé ces 800 louis en remarquant mali-
cieusement qu'il appliquait ainsi la réglementation dont Law lui-
même était 1 auteur. Le fait même paraît établi par une lettre ulté-
rieure de Law 2 , mais il est possible qu'il ait indirectement récupéré
cette valeur car elle ne figure pas dans ses comptes. Il est vrai
qu'il s'agit d'une somme très modeste (800 louis à 45 livres, soit
36 000 francs) 3 .
Law franchit la frontière dans la nuit et le 22 décembre au
matin, il s'installait avec son fils à l'hôtel du Grand Miroir à
Bruxelles, sous le nom de MM. Du Jardin. Soit par une superstition
de joueur qui lui faisait craindre, s'il organisait son séjour à
l'étranger, de compromettre les chances de son retour en France,
soit par un calcul politique génial destiné à convaincre l'opinion
de son désintéressement et de sa loyauté envers sa patrie adoptive
(ce résultat fut d'ailleurs parfaitement atteint à titre posthume),
soit tout simplement à cause de cette sorte d'infirmité que nous lui
connaissons et qui l'empêchait d'apercevoir les circonstances et
les risques qui contrarieraient ses idées fixes, il ne disposait
d'aucune ressource à l'étranger. Ses louis d'or ayant été confis-
qués à Valenciennes, il n'emportait de France pour tout viatique
qu'une pierre précieuse sans grande valeur. « J'avais, écrivait-il
dans son mémoire du 25 août 1724 au duc de Bourbon, quatre dia-
mants qui ensemble pouvaient valoir 4 000 livres sterling et lors de
la défense de porter les diamants, j e les avais remis à mon frère
pour les envoyer vendre en Angleterre avec les siens, mais il m'en

1. Œuvres complètes, t. III, p. 275.


Levasseur (op. cit., p. 286) pense que Law disposait aussi de 5 000 000 en billets
mais c'est par une mauvaise lecture du texte que nous venons de citer, précisant
« Pomier me rapporta 5 000 000 de mes billets ». Law fait allusion, non pas à des
billets de banque, mais à des billets signés précédemment par lui et qu'il récupé-
rait lorsqu'ils étaient acquittés.
2. « J'étais obligé de rester deux jours à Bruxelles pour avoir deux cents pis-
toles quoique j'avais laissé la valeur et au-delà en nouvelles espèces entre les mains
de l'intendant de Valenciennes » (25 décembre 1720, au duc de Bourbon).
3. Histoire des Finances, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 391.
594 Dans l'échec, la réussite

rendit un, parce qu'il n'était pas d'une bonne eau. C'était le seul et
unique diamant, ce trésor que j'emportai en sortant de France »
Comme la princesse Palatine raconte que, de Bruxelles, Law
aurait adressé à M m e de Prie, pour la remercier du prêt de son
équipage, une bague de cent mille francs, on peut se demander
s'il s'agit du même diamant 2 et si Law avait eu l'idée subtile d'offrir
à cette personne peu délicate une pierre dépréciée... il est peu
vraisemblable cependant que, par la suite, il ait poussé l'imper-
tinence jusqu'à rappeler, à mots couverts, au duc de Bourbon
lui-même, ce geste à double sens. Si John Law avait eu de l'humour,
le Système aurait-il jamais existé?

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 253.


2. On trouve dans Y Histoire des Finances une explication qui semble fort plau-
sible de cette petite énigme. « M. Law... partit le 16 décembre... emportant pour
toute chose 36 000 livres d'espèces et deux diamants de 10 000 écus. » Law aurait
donc emporté deux diamants et non pas un seul comme il est dit dans les Mémoires.
C'est l'un de ces deux diamants qui aurait été envoyé à M m e de Prie pour la remer-
cier de son équipage (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 391).
XLIV

Une chance manquée, une liquidationréussie

<r Fallari, ra dondaine, Fallari, ra dondé,


Trois petits couteaux dans une gaine
L'un est rouge l'autre est blanc,
L'autre est emmanché d'argent *

A peine Law eut-il quitté le sol de la France, il s'adonna de toutes


ses Forces à l'intense ambition d'y revenir. Toutes ses décisions
sont exactement pesées, tout son comportement est attentivement
réglé en considération de cet objectif. Pendant les quelques années
où l'affaire fut en suspens, ni son sang-froid ne se démentit malgré
les épreuves, ni son jugement ne vacilla. Il démontra, à diverses
reprises, une capacité de calcul politique dont on n'avait pas la
certitude jusque-là, et surtout une constance dans le juste choix,
dont on avait quelque raison de douter. En même temps ses écrits
et ses propositions d'ordre économique sont empreints de modéra-
tion et de réalisme. En un mot, tout se passe comme s'il avait
exorcisé son dangereux double. Il faillit gagner cette ultra-ultime
partie, il ne s'en fallut que de très peu, et point de sa faute.
Il avait toujours été prévu que s'il venait à se retirer, il opterait
pour Rome : telle était déjà sa pensée lors d'une fausse sortie de
décembre 1718 et, deux ans plus tard, la même précision est
donnée par le duc d'Antin.
Voici cependant qu'il modifie ce plan , Pourquoi? A cause juste-
ment de l'information qu'il a reçue et qui l'a tant alarmé comme

1. Chanson consacrée à la duchesse de Fallaris, qui recueillit le dernier soupir de


Philippe d'Orléans. « Les trois petits couteaux sont les trois amants de la duchesse,
qui sont les marquis de Tessé, Lévy et Préaux. » « Et ainsi le Régent a appris qu'il
avait des précurseurs. »
596 Dans l'échec, la réussite

en témoigne sa lettre à Crawford. Puisqu'on l'accuse d'intelligence


avec les jacobites, il serait imprudent d'élire domicile dans une
capitale où le Prétendant se trouve installé. Il met donc le cap sur
Venise et ce séjour est admirablement choisi pour donner le change
sur ses intentions réelles. Il faut, en effet, qu'il soit suffisamment
éloigné de Paris et il importe qu'il puisse faire croire à son déta-
chement, à son désabusement, à son désintérêt pour les grandes
entreprises. Il est temps de penser à la douceur de vivre et il feint
même de regretter de n'y avoir pas pensé plus tôt 1 . Il faut endor-
mir la vigilance de ses adversaires.
C'est dans ce havre de grâce et de paix que l'atteignent,
par vagues successives, des nouvelles de Paris, de plus en plus
fâcheuses. Le 25 décembre, il croit encore à l'amitié du duc de
Bourbon et à la possibilité dé soutenir les actions, de revigorer les
comptes en banque. Il ignore que, dès le 16 décembre, Le Pelletier
de La Houssaye, nommé la veille contrôleur général, avait écrit
aux frères Pâris pour les rappeler d'urgence, dans des termes qui
ne laissent pas de doute sur la confiance qu'on leur faisait :
« S.A.R. m'a encore hier chargé de vous avertir de vous y rendre le
plus promptement que vous pourrez, même au reçu de la présente,
si votre santé vous le permet. J'espère que votre ancienne amitié
pour moi vous engagera à n'y pas perdre un jour, attendant votre
arrivée avec une très grande impatience 2 . »
Les quatre frères apparurent dès les premiers jours de janvier.
« Le public fut bien aise de notre retour... il avait quelques mois
auparavant applaudi à notre exil! » Ils établirent d'urgence un plan
qu'ils firent approuver par le Régent sous forme de mémoire som-
maire. Ils n'oubliaient pas l'aspect politique du problème : « Notre
mémoire finissait par une supplication à S.A.R. de bien vouloir
nous rendre M g r le duc favorable, parce que nous avions besoin
d'une entière liberté d'esprit et d'une sécurité parfaite... De là
M Br le duc eut envie de nous connaître et d'approfondir nos senti-
ments et c'est à quoi nous avons été redevables de la protection
qu'il nous a dans la suite accordée... »
On se doute de ce que recouvre l'appel aux sentiments quand on
connaît la cupidité du duc de Bourbon et de son insatiable maî-
tresse. Dès lors, Law perdait son seul appui.

1. « J'ai toujours haï le travail... une espérance de faire du bien à tout un peuple
et d'être utile à un Prince qui m'avait donné sa confiance, ces idées me flattaient et
me soutenaient dans un métier désagréable. Je suis revenu à moi » (Lettre au duc
de Bourbon, 25 décembre).
Cf. Conversation avec le sénateur Contarini, rapportée par Hyde, op. cit., p. 193.
2. Pâris la Montagne, Discours..., p. 135.
Une chance manquée, une liquidation réussie 597

Nous savons déjà que dès le 31 décembre, avant même l'arrivée


des frères Pâris, Le Pelletier de La Houssaye avait fait retirer à
la Compagnie des Indes les fermes et les recettes, ce qui mettait
fin à la combinaison fragile édifiée par Law dans ses dernières
semaines. Il est d'ailleurs difficile de donner tort là-dessus au
contrôleur général. Le 9 janvier, le Régent avait décidé d'évoquer
au Conseil d'État toutes les contestations concernant Law et
quinze commissaires avaient été désignés pour trancher les litiges
relatifs à ses intérêts. Cette mesure n'était pas nécessairement
défavorable à l'Écossais. Le 26 janvier, au cours de la réunion sen-
sationnelle où s'affrontèrent le Régent et le duc de Bourbon et dont
le public, sans doute par les soins de celui-ci, fut amplement
informé, le Conseil de Régence décida que la Compagnie était res-
ponsable de tout le passif du Système. Dès lors elle se retourna
contre Law (c'était sans doute l'un des buts poursuivis par ses
adversaires car, bien plus tard, la Compagnie fut, par leurs soins,
dégagée de l'excédent de ses charges). A la même date on décida
de procéder à un nouveau visa et de passer au crible l'ensemble des
billets de banque et des actions dispersés dans le public.
Depuis le premier jour, M m e Law était engagée dans une lutte
quotidienne contre d'innombrables créanciers privés, dans des
conditions qui font penser à la pièce de Henry Becque, Les Cor-
beaux. Cette personne, dont l'état civil était contesté et le mariage
illégitime, avait la passion de la régularité et tenait à tout prix à
laisser une situation nette. Tant qu'il ne s'était agi que de se
débattre avec les fournisseurs, elle pouvait espérer y parvenir et
c'est pourquoi elle tardait à rejoindre Law qui en marquait de
l'impatience. Quand elle se décida, Torcy lui refusa son passe-
port
Entre-temps, la Compagnie avait pris l'offensive en réclamant,
pour commencer, plus de 16 000 0 0 0 ; un arrêt du Conseil d'État
du 25 avril renvoya ces réclamations devant les commissaires
désignés par le Conseil. Les biens importants que Law avait pos-
sédés et qui, malgré le passif qui les grevait, auraient pu per-
mettre de dégager un solde honorable, furent confiés à des
séquestres qui, par impéritie ou friponnerie, les réduisirent fina-
lement en fumée. Après plus d'un demi-siècle de chicanes, les
neveux de Law (ses fils et sa femme étaient privés de droits suc-
cessoraux et au surplus ils étaient morts depuis longtemps à
l'heure du dénouement) se partageront quelque 35 000 livres 2 .

1. Vainement, Law s'adressa à ce sujet au duc de Bourbon le 19 avril.


2. Voir le récit très complet des incidents qui accompagnèrent cette interminable
et désastreuse liquidation dans Daridan, op. cit.
598 Dans l'échec, la réussite

Cependant, le 8 mai 1721, Guillaume Law, soupçonné d'un pro-


jet de fuite, fut arrêté et incarcéré au Fort l'Évêque (il fut libéré
le 17 juin 1722).
Ces infortunes n'eurent d'autre effet que de confirmer et endur-
cir Law dans la résolution de préparer son retour. Selon lui, ce
sont même les persécutions qui l'auraient conduit à prendre ce
parti. Il écrivait au duc de Bourbon, en 1724, que ses ennemis l'y
avaient en quelque sorte forcé, en lui refusant les moyens de sub-
sister ailleurs qu'en France : mais ce n'est sans doute qu'un arti-
fice de présentation et tout démontre qu'il avait dès le début ce
projet cnevillé au cœur. Au mois de mars, il refusa l'offre qui lui
était faite d'exporter ses talents au Danemark et le 24 août, il
opposa semblablement une fin de non-recevoir à une proposition
du Tsar.
Il avait pris, entre-temps, une décision extraordinairement
habile : celle de s'installer en Angleterre, non point pour y tenter
une nouvelle carrière comme on a pu le croire et comme il a pu
chercher à en donner l'impression, mais parce que réellement il
avait compris que désormais, pour lui, la route de Paris passait
par Londres.
Sachant qu'il ne devait plus rien attendre du duc de Bourbon,
mais aussi que dans l'esprit du Régent une petite lueur favorable
pour lui n'était pas éteinte, il lui restait à jouer la carte du cardinal
Dubois dont l'influence grandissait, et pour cela il devait rechercher
la neutralité, voire la bienveillance, de l'Angleterre. Ainsi seraient
effacées les dernières brumes de sa légende jacobite, à laquelle
d'ailleurs Dubois, qui avait trouvé de la commodité à la répandre,
n'avait sans doute jamais cru lui-même.
Law gardait, il est vrai, la conviction que sa gestion financière
ne pouvait pas être tenue pour catastrophique, comme le préten-
dait le clan adverse. Ses entreprises avaient été traversées par des
circonstances fâcheuses, la révocation de l'arrêt du 21 mai, la
peste de Provence, et même il admettait qu'elles avaient pu être
compromises par sa propre précipitation.
Mais il pensait que le caractère positif de son bilan plaidait en
sa faveur et en cela, bien qu'il fût porté à la fois à exagérer ses
mérites et à sous-estimer la force de l'opinion hostile, il n'avait
pas entièrement tort. C'est donc du côté de la politique internatio-
nale et des influences étrangères qu'il devait présenter des garan-
ties et se ménager des concours.
Il obtint sans peine les autorisations nécessaires et il réalisa le
tour de force de rentrer en Angleterre à bord du vaisseau de l'ami-
ral Norris, le Sandwich, le 20 octobre 1720.
Là commença pour lui une nouvelle série d'épreuves morales et
Une chance manquée, une liquidation réussie 599

matérielles. L'opinion anglaise n'était pas orientée en sa faveur.


On lui imputait la responsabilité de l'épidémie spéculative qui s'était
répandue sur l'Angleterre et qui avait abouti aux scandales du
South Sea Bubble. Sans doute cette crise fût-elle survenue de toute
manière, mais il était possible que le Système, qui lui était un peu
antérieur, en eût favorisé l'apparition ou surexcité la malfaisance.
Son retour provoqua une interpellation à la Chambre des lords
et les pamphlets ne l'épargnèrent pas. Cependant il brava les
orages avec son intrépidité ordinaire. Il avait gardé ou retrouvé
des amis. Il dut se présenter au Banc du Roi et s'y tenir à genoux
pour faire dûment enregistrer par cette juridiction ses lettres
de Pardon (qui lui avaient été accordées le 16 novembre 1717).
Enfin, au début de 1722, il obtint une audience du Roi et fut reçu
à la Cour.
Il se débattait dans des difficultés financières, assurait pénible-
ment sa subsistance et subissait les assauts des créanciers. On le
disait privé de bois, vendant ses tableaux, n'ayant pas de quoi
payer une voiture de louage pour aller dîner en ville. On ne peut
s'empêcher de se poser une interrogation sur l'ensemble de ce
comportement. Est-il vraisemblable qu'un homme doué de si
grandes capacités techniques, admiré par tous les financiers du
monde, accompagné d'une réputation qui le faisait rechercher par
des souverains, n ait pas trouvé, s'il l'avait véritablement cherché,
l'occasion de redresser sa fortune, même sans disposer de capi-
taux personnels au démarrage? Il est bien probable qu'il l'aurait
pu en effet s'il l'avait voulu, mais qu'il ne le voulait pas. Il était
essentiel, pour son plan, de convaincre l'opinion française de la
précarité de sa situation matérielle et par là de son impeccable
honnêteté et de son désintéressement. Beaucoup de personnes
croyaient encore qu'il disposait de trésors cachés. S'il avait
conquis de nouvelles richesses, n'aurait-on pas cru qu'il avait
conservé les anciennes? Son attitude fait penser à celle de Napoléon
à Sainte-Hélène. Mais l'empereur se préoccupait de magnifier
sa figure pour la postérité et Law s'attachait à composer son
personnage en vue d'une partie de l'histoire qu'il se proposait
encore de vivre. Il ne travaillait pas pour sa légende, mais pour
sa carrière. Les circonstances firent que seule la légende y
gagna.
Que pensait donc le cardinal Dubois (cette dignité lui était enfin
acquise depuis le 15 juillet) qui était, à son insu, l'inspirateur de
ce projet et le bénéficiaire de cette mascarade?
Comme nous l'avons déjà souligné, le ministre des Affaires
étrangères ne nourrissait à l'égard de Law aucune animosité per-
sonnelle et il ne l'avait jamais considéré comme un adversaire de
600 Dans l'échec, la réussite

sa politique. Il avait donné à ses agents, à l'égard de l'exilé, des


instructions bienveillantes 1 .
La nouvelle de son installation en Angleterre lui inspira d'abord
de l'appréhension. Il recommanda la circonspection à son agent i
Destouches 2 .
Cependant, Law se mit à écrire au Cardinal des lettres déférentes
et son attitude en Angleterre ne prêtait à aucune critique. Dubois
s'amadoua; il intervint pour faire libérer Guillaume Law et il fit
acquitter les dettes de John à Londres. Sur quoi Law s'enhardit
jusqu'à suggérer, sous une tournure modeste, la possibilité de son
rappel. Dans le même temps, d'ailleurs, il écrivait au duc d'Orléans
et lui adressait des mémoires justificatifs et des projets 3 .
Le cardinal Dubois ne songeait pas à pousser la bienveillance
jusqu'à favoriser le retour d'un si encombrant personnage. Il est
d'ailleurs probable que Law n'avait jamais compté sur cet appui;
s'il lui avait proposé directement ses services c'était par précaution j
et pour éviter un éclat au cas où ses intrigues en direction du
Régent seraient découvertes. Le principal auxiliaire de Law dans :
cette nouvelle entreprise était le destin. La santé de Dubois, qui
n'occupait officiellement le poste de Premier ministre que depuis
le 22 août 1722, inspirait, dès le printemps de 1723, les plus
sérieuses alarmes. Les manœuvres de Law auprès du gouverne-
ment anglais portaient leurs fruits. En ce même mois d'avril, qui
voit refleurir la littérature apologétique du projeteur, Walpole
s'interroge sur la succession du Cardinal et sur ce que deviendra,
s'il disparaît, le gouvernement de la France. Et il dit en somme :
« Law, pourquoi pas 4 ? »
A la date du 3 juin 5 Law faisait tenir au Régent, par l'intermé-
diaire de Lord Londonderry, une lettre où il abordait franchement
le sujet de la disparition du Premier ministre. Cette initiative ne
manque pas d'audace. Il insiste auprès du Régent pour que j

1. « S'il vient vous voir, écoutez-le et ne faites pas difficulté à offrir tout ce qui 1
dépend de moi » (Lettre à Lafitau. 20 janvier 1720, citée par Bliard, op. cit., t. II, |
p. 327). I
2. « Je ne veux point de mal à M. Law... J'appréhende tout ce qui peut faire J
croire ou qu'il séjournerait dans ce pays de concert et par ordre de S.A.R. ou tout ce |
qui ferait dire qu'il y restera malgré elle » (Lettre à Destouches, 20 octobre 1721, j
citée par Bliard, op. cit., t. II, p. 328). \
3. Lettre et mémoire justificatif d'avril-mai 1723, Œuvres complètes, t. II, p. 174 ;
et sq.; Projet d'édit, ibid., p. 191 et sq.; Lettre au marquis de Lassay et nouveau
mémoire justificatif, ibid., p. 196 et sq.
4. Walpole, 10 avril 1723, cité par Bliard.
5. Date de la réception selon P. Harsin, Œuvres complètes, Introd., p. LXXII,
qui ne reproduit pas le texte, en raison de son absence d'intérêt économique.
Une chance manquée, une liquidation réussie 601

celui-ci ne choisisse pas, dans cette éventualité, un nouveau


Premier ministre et qu'il assure lui-même cette charge (sous-
entendu — à peine — je suis là).
Le Cardinal rendit son âme à Dieu le 10 août. Son gouvernement
n'avait pas duré tout à fait un an.
Dès lors la voie est libre. Law a gardé — ou retrouvé — des amis
qui travaillent pour lui d'une façon de moins en moins secrète 1 .
Les Anglais ne sont pas hostiles. Law n'a-t-il pas poussé la finesse
jusqu'à solliciter l'autorisation du roi d'Angleterre pour servir
la France? « Il se rendra à Paris aux premiers ordres de S.A.R.
ayant l'agrément du roi de la Grande-Bretagne de qui il est sujet. »
C'était une manœuvre habile à l'adresse des Français qu'il rassu-
rait en déclinant l'ambition d'un rôle proprement politique. Sans
doute aussi se préoccupait-il pour le cas d'une nouvelle disgrâce
— car il en envisageait l'hypothèse — d'assurer cette fois la sécurité
de sa personne.
Le Système allait-il prendre son second souffle? Ou plus exacte-
ment Law allait-il donner le souffle à un second Système?
La Régence avait pris fin le 16 février 1723. Louis XV ayant
atteint l'âge de la majorité, soit treize ans et un jour, il avait
gardé Dubois comme Premier ministre, et dès lors Philippe d'Or-
léans n'avait plus aucune qualité pour diriger le gouvernement
de la France, bien qu'il gardât l'autorité morale et le rôle de
conseil qui s'attachait à son rang de premier prince du sang. Dès
la mort de Dubois, il s'installa aussitôt dans la place de Premier
ministre, reprit goût aux affaires et s'enhardit à envisager de
recourir à nouveau aux services de Law, avec lequel, comme
nous l'avons vu, il avait déjà renoué des liens de correspondance.
Il se montra séduit par les projets de l'Écossais et se disposa
à les mettre en application, ce qui aurait entraîné à bref délai
le retour de l'auteur. Il s'agissait, d'après les documents dont
nous disposons — ceux de mai 1723 —, d'un crédit sans émis-
sion de papier, fonctionnant uniquement par des virements à la
manière des comptes en banque, mais constituant quand même
une sorte de monnaie abstraite, monnaie libellée cette fois, non
plus en écus de banque, ni en livres tournois, mais directement en
marcs d'argent et par là enfin abritée de tout risque, aussi bien des
diminutions que des augmentations, même des altérations. C'était
en fait une monnaie invariable, bien que Law ait critiqué cette
conception à propos de l'édit du 27 mai. Instruit par l'expérience,

1. Selon le récit de J. Daridan, Bully s'était livré à un extraordinaire travail


d'approche, en gagnant à la cause de Law un certain nombre de roués et même
une jeune favorite, M lle Houel (op. cit., p. 176).
602 Dans l'échec, la réussite

il prévoyait que le crédit serait uniquement volontaire, mais cepen-


dant il revenait à son air favori : les impôts seraient payables par
virements, et si l'on voulait s'acquitter en espèces, il faudrait payer
le modeste supplément de 1 %. La tenue de ces écritures était
naturellement confiée à la Compagnie des Indes et le total était
limité à 1 million de marcs d'argent (soit à l'époque 102 millions ;
de livres); à peu près le chiffre même qu'il avait prévu pour les
comptes courants
Sous une forme que nous ignorons et qui pouvait comporter des ;
retouches, et sous le nom emprunté d'un certain Roland, l'affaire
fut présentée à un Conseil extraordinaire et y rencontra des |
obstacles que le Régent ne prévoyait pas.
Nous trouvons le récit de cet épisode dans le manuscrit de Pâris S
la Montagne. « Le compte général de la Banque venait d'être <
rendu à la décharge de la Compagnie des Indes lorsque le sieur
Roland et (...) proposèrent d'introduire un nouveau papier à l'ins-
tar des billets de banque, mais sous un autre nom. » Le Régent en
parla au duc de Bourbon et au contrôleur général Dodun, lesquels
s'en rapportèrent docilement aux frères Pâris, qui les chapitrèrent
et leur donnèrent un texte écrit pour les mettre en état de contester. :
Leur opposition fit reporter la décision, « mais Monseigneur le ,
duc d'Orléans, qui s'était intérieurement déterminé pour cet éta- j
blissement, ajourna le Conseil à huitaine pour en délibérer. On s
apprit le lendemain que ce prince avait été piqué contre les deux !
opposants et qu'il nous avait soupçonnés de leur avoir suggéré
leur opinion... La chute de M. Dodun et notre perte étaient même
résolues parce que le prince voulait décisivement que le projet fût
exécuté. Sa mort, qui arriva subitement le 2 décembre, dissipa ce
grand orage. On sut alors positivement que le sieur Law était le
véritable auteur du projet présenté par le sieur Roland et qu'il se
disposait à repasser en France pour l'établissement du nouveau '
papier2». |

1. Si l'on devait en croire Barbier — mais cette information est isolée — il s'agis- 1
sait même d'une sorte de réédition du Système, qui faisait revivre les actions au I
cours fixe de 6 000 livres soit en rentes sur la ville, soit en billets de crédit, eux- |
mêmes payables en argent, avec une augmentation considérable des espèces... Le 1
mécanisme n'est pas très clairement décrit (Barbier, op. cit., t. I, p. 317). I
2. Pâris la Montagne continue ce récit de la façon la plus bizarre, que nous repro- I
duisons par scrupule : « Mais j'ai appris depuis ensuite que tout cela n'était qu'un j
jeu de la politique de ce prince pour attirer le sieur Law dans le royaume et pour se I
venger du mécontentement qu'il en avait reçu; que dans le fond nous n'avions pas |
perdu sa bonne grâce et qu'il nous aurait bientôt donné de nouvelles marques de j
son estime. » Pâris a sans doute cédé à quelque motif mystérieux en articulant ces j
absurdités qui contredisent la partie sérieuse de son récit (ms., p. 170 et sq.). !
Une chance manquée, une liquidation réussie 603

C'est en effet à la date du 2 décembre 1723, vers la fin de


l'après-midi, que la Providence ou Sa Majesté le Hasard, ou le
dessein de l'Histoire, etc., décida de briser, dans son premier élan,
la seconde carrière de Philippe d'Orléans, et par là même, d'empê-
cher John Law de courir sa propre seconde chance. Le facteur ne
sonne pas toujours deux fois. L instrument de cette volonté supé-
rieure — ou de cette mystérieuse non-volonté — fut une « jolie
aventurière, femme d'un aventurier », l'une des favorites du
Régent, la duchesse de Fallaris, qui passait justement pour appar-
tenir à la clique de l'Écossais. Différentes versions ont été données
de cette scène ultime, qui n'eut qu'un seul témoin, dont on
comprend qu'il n'ait pas mis d'empressement à en relater le détail.
Sans doute parce qu'ils étaient sensibles à la majesté de la mort
dans sa rencontre avec un si auguste personnage, Saint-Simon
et Buvat lui-même ont gommé de cet épisode tout ce qu'il suggère
de scabreux, et cependant, certaines précisions laissent à penser.
Le duc d'Orléans, selon Saint-Simon, disposait d'un peu de temps
avant d'aller travailler avec le Roi; « son sac était prêt » et il
causa près d'une heure avec la duchesse de Fallaris. « Comme elle
était toute proche, assis près d'elle, chacun dans un fauteuil, il
se laissa tomber de côté sur elle, et oncques depuis n'eut pas le
moindre rayon de connaissance. » La Fallaris cria, personne ne
répondit, et pour cause : les gens du duc d'Orléans s'étaient
éloignés, parce que — note prudemment le mémorialiste — « ils
étaient sûrs que personne ne venait chez lui, et il n'avait que faire
d'eux parce qu'il montait seul chez le Roi par le petit escalier de
son caveau, c'est-à-dire de sa garde-robe ». La malheureuse
favorite en fut réduite à « appuyer comme elle put le pauvre prince
sur les deux bras contigus des deux fauteuils » et courut partout
chercher du secours. « Il s'écoula une bonne demi-heure avant
qu'il vînt ni médecin ni chirurgien, et pas moins pour avoir des
domestiques. » On saigna enfin le duc mais sans résultat 1 .

Présentant une narration à peu près analogue, Buvat l'agré-


mente d'un dialogue édifiant : « Ayant fait venir la duchesse de
Fallaris, qui est d'une humeur joviale, il lui fit cette question :
« Crois-tu de bonne foi qu'il y ait un Dieu, qu'il y ait un enfer et un
paradis après cette vie? — Oui, mon prince, j e le crois certaine-
ment, lui dit-elle. — Si cela est comme tu le dis, reprit-il, tu es donc
bien malheureuse de mener la vie que tu mènes. — J'espère cepen-
dant, répliqua la dame, que Dieu me fera miséricorde. »
Selon Buvat, Chirac aurait été appelé et aurait fait saigner le

1. Saint-Simon, op. cit., t. VII, p. 379-380.


604 Dans l'échec, la réussite

Régent par le chirurgien de M. le prince de Soubise, qui se trouvait


là par hasard
Le récit de Barbier est d'une veine moins conventionnelle.
L'avocat suppose d'ailleurs que le Régent avait « dessein sur la
couronne », que c'est à cette fin que tendaient ses intrigues avec
l'Espagne et « il semble qu'il y ait eu en cela la main de Dieu qui
ait dit (sic) : " Pour le coup, en voilà assez! Tu n'en feras pas
davantage! " et qui l'ait arrêté sur c... par une mort aussi affreuse
que celle-là, en trente-deux minutes, tombé sur son parquet, sans
aucun secours de médecins ni de chirurgiens, et n'ayant pour
toute compagnie auprès de lui qu'une p...! ». Toujours selon Bar-
bier c'est le valet de chambre de M m e de Soubise qui aurait fait la
saignée. Sur quoi la marquise de Sabran, autre favorite du prince,
qui se trouvait là, aurait proféré ce « bon mot » : « Eh! mon Dieu!
qu'allez-vous faire? il sort d'avec une gueuse 2 ! »
Au moment où la duchesse de Fallaris sortait du Palais-Royal
et du théâtre de l'Histoire avec ses petits couteaux et sa courte
honte, Law faisait ses préparatifs en vue de son retour en France.
Il avait en effet reçu du marquis de Bully l'avis officieux de reve-
nir à Paris sans attendre d'invitation formelle. Il avait fixé son
départ au 4 décembre : il apprit la mort du Régent au moment,
dit-on, de se mettre en route.
Le fait que le Régent soit mort précisément à cette date, et non
pas quelques années ou même quelques mois plus tard, apparaît
comme un cas typique d'événement fortuit. Peut-on en tirer des
déductions quant au rôle plus ou moins important que peut jouer j
dans l'histoire le fait fortuit, l'accidentel? Faut-il penser qu'une ;
expérience aussi considérable que l'avait été le premier Système :
aurait pu elle-même tenir à un fil si ténu? Si Law avait été rappelé, ;
il aurait pu appliquer sa formule de virements en valeur marc
d'argent, mais c'était une entreprise modeste, nullement compa-
rable à la précédente et dont les effets auraient été de faible enver-
gure, à moins qu'il ne l'eût portée au-delà de ses limites, auquel
cas elle se serait sans doute effondrée. Le fortuit est déterminant... •
pour ce qui n'est pas déterminant.
Si un second Système avait été de nature à répondre plus ou •
moins clairement à une véritable demande, si confuse fût-elle
comme c'était le cas du premier, alors le décès du duc d'Orléans j
n'aurait rien changé et le duc de Bourbon, devenu Premier j
ministre, aurait sans doute rappelé lui-même son bienfaiteur. .j
Dans l'espèce, l'événement fortuit — la mort du Régent — a eu t

1. Buvat, op. cit., t. II, p. 461-462.


2. Barbier, op. cit., t. I, p. 311-312 et 317-318.
Une chance manquée, une liquidation réussie 605

pour effet, non pas de porter dans l'histoire une série de consé-
quences accidentelles, mais bien de les éviter. Car l'accident histo-
rique eût été le recommencement du Système au moment où sa
liquidation marchait à grands pas et où tous les effets utiles que
l'histoire avait pu en attendre se trouvaient acquis.

Le 17 octobre 1722, dans une cage de fer de dix pieds sur huit,
construite spécialement à cet usage, on avait fait un gigantesque
autodafé de tous les titres, paperasses et comptes qui retraçaient
dans le menu l'histoire de cette grande folie... ou de cette grande
raison. C'est au cours de l'année 1723 que s'échelonnent les
premières mesures destinées à apurer le passif qui résultait du
visa et d'autres se succédèrent jusqu'en 1725.
Contrairement à ce que pensaient les contemporains, la liqui-
dation du Système — et notamment sa principale opération, le
visa — ne comporte ni la contradiction, ni la condamnation du
Système, mais constitue au contraire son prolongement normal :
on peut même dire qu'elle en est partie intégrante.
Une expérience exceptionnellement vigoureuse d'inflation
suppose une contrepartie de déflation. Law lui-même l'avait par-
faitement compris lorsqu'il avait fait promulguer l'arrêt du 21 mai.
Les frères Pâris ont tout simplement substitué à l'opération
(manquée) du 21 mai une procédure moins simple et moins brutale
qui conduisait à un résultat assez différent dans le détail, mais
analogue quant à l'effet.
Il faut maintenant dire que les opérations menées par les frères
Pâris constituent une réussite exceptionnelle et que Law n'aurait
pu souhaiter de meilleurs auxiliaires, s'il avait dû poursuivre son
œuvre dans cette ultime partie, que ces hommes qui en étaient les
adversaires fanatiques. Dans ce domaine l'habileté technique des
frères Pâris, introducteurs en France de la comptabilité en partie
double, et forts de l'expérience du premier visa 1716-1717, fit
merveille alors que dans la gestion d'ensemble de l'économie et
des finances, quand il leur advint de l'assurer, ils marquèrent
une tendance excessive en faveur de la déflation.
Les frères Pâris entreprirent le visa à la fin de janvier 1721
en utilisant de grands moyens (800 employés) et dans l'intention
de mener rondement les choses. Ils durent prendre plus de temps
que prévu car, en septembre suivant, il fut décidé que l'on pourrait
recourir aux extraits des actes notariés pour vérifier l'origine des
biens, ce qui conduisit à employer encore davantage de monde
(douze cents, voire quinze cents commis) et l'on ne put aboutir
606 Dans l'échec, la réussite

qu'en juin 1722. A ceux qui critiquèrent ce grand déploiement


d'effectifs, Pâris-Duverney repartit assez drôlement qu'il avait
pu ainsi employer un certain nombre de victimes du Système et leur
assurer un salaire. Au total, les frais de cette colossale opération
ne dépassèrent pas 9 000 000 : ce qui était raisonnable. Six
commis et deux magistrats furent convaincus de prévarication, ils
furent condamnés à mort, mais leur peine fut commuée. De tels
accidents étaient déjà survenus lors des opérations précédentes
Le mécanisme mis au point par les frères Pâris comportait la
déclaration par les particuliers des actions, billets et autres effets
qu'ils possédaient. Ces valeurs se trouvaient sujettes à réduction
selon des règles compliquées. Ainsi, les actions acquises contre
remboursement de créances publiques étaient entièrement
indemnes, mais celles dont on ignorait absolument la provenance
étaient les plus fortement réduites. Entre ces deux extrêmes,
s'échelonnaient diverses classes : affaires traitées entre parti-
culiers, ventes d'immeubles, ventes mobilières, etc.
Ce schéma d'ensemble fut complété par une ponction sur les
gros profiteurs, les Mississipiens scandaleux, pour un total de
180 000 000.
En ce qui concerne les actions, on parvint ainsi à les ramener de
135 000 (déclarées) à 56 000. Pratiquement, les nouveaux titres
se trouvaient en quelque sorte consolidés. La Compagnie fut remise
à flot; dotée de la ferme du tabac et du monopole du café, elle gar-
dait ses activités commerciales et maritimes 2 . On assurait aux
actions un dividende de 100 livres qui devait être porté à 150 livres
l'année suivante, ce qui représentait un honorable revenu sur la
base de leur montant initial pour des valeurs qui avaient subi un
grand discrédit 3 .
Pâris-Duverney expose que si L'on considère le dividende il n'y
avait de perte réelle que pour la classe la plus fortement pénalisée,
la 7 e , composée de propriétaires de plus de cinq actions et seule-
ment lorsque l'origine de ces actions était destituée de preuves 4 .
Quant à l'ensemble de la dette publique, elle se trouva diminuée
de 2 222 000 000 à 1 7 0 0 000 000 et, grâce aux confiscations,
à 1 512 000 000. L'abattement total était de 710 000 000, soit
approximativement un tiers du total (compte non tenu de la défla-
tion opérée sur les actions de la Compagnie).
1. L'ensemble de ces procédures est rassemblé dans les mêmes cartons aux
archives de l'Arsenal.
2. La Louisiane ne lui fut retirée que plus tard.
3. Cette promesse ne fut pas longtemps tenue. Le dividende tomba de 150 à 80
en 1723, puis à 60, 40, etc. Il était de 20 en 1764. M. Marion, op. cit., t. I, p. 254.
4. Pâris-Duverney, Examen, p. 171.
Une chance manquée, une liquidation réussie 607

Ces chiffres peuvent être avantageusement comparés à ceux qui


traduisent la situation financière au début de la Régence. La dette
(après le visa) est évaluée par Dutot à 2 062 138 001 et le total
d'intérêts à 89 983 453 K
Les charges subsistantes après la liquidation étaient au surplus
fortement diminuées quant à leur poids réel par la hausse des prix
survenue entre-temps. Quant aux effets validés, ils furent épongés
par des rentes perpétuelles à 2,5 % (31 000 000) ou par des rentes
viagères à 4 % (16 000 000) et enfin partiellement en espèces, car
les certificats de liquidation pouvaient être reçus pour l / 8 e dans les
échanges de monnaies anciennes contre des monnaies nouvelles.
Selon les indications de Pâris-Duverney, les déclarations se chif-
fraient au total à 511 000 mais là-dessus 251 500 étaient infé-
rieures à 500 livres et furent automatiquement admises en entier.
D'autre part, les parties liquidées sans réduction formèrent une
somme presque égale aux deux cinquièmes du total des effets visés.
Enfin, le nombre des déclarations dépassant 1 0 0 0 0 livres était
un peu supérieur à 100 000.
Sans doute beaucoup de personnes qui n'avaient point mérité
d'être pénalisées subirent quelque préjudice, mais personne ne
perdit la totalité de ses dépôts. Si l'on excepte les communautés
religieuses, les documents administratifs ne fournissent guère de
doléances précises et de griefs de nature à faire impression. Les
sondages ne révèlent que de façon exceptionnelle l'invocation des
conséquences du Système dans les procédures de faillite ou dans
les demandes de remises d'impôts. Compte tenu des circonstances,
on peut considérer que les frères Pâris se sont très convenablement
acquittés de leur tâche. Si l'échec du Système en est la continua-
tion, la liquidation, telle qu'elle fut assurée, en a constitué l'utile,
— l'indispensable — complément.
Quant aux confiscations — qui d'ailleurs n'entrent pas à propre-
ment parler dans les procédures du visa — elles n'atteignirent sans
doute pas à l'équité absolue, mais dans l'ensemble elles appa-
raissent comme beaucoup moins critiquables que la taxe de 1716.
On ne cite le cas d'aucun innocent qui aurait été injustement
compris dans le rôle. En revanche, de gros poissons passaient entre
les mailles, et Du Hautchamp en a d'ailleurs dressé une liste, à vrai

1. Ms. Douai, p. 233. Il est assez difficile de faire un compte exact de la dette.
Selon Marcel Marion, on peut évaluer la dette constituée à 1 200 000 000 — la
dette flottante à 596 000 000 (elle fut réduite à 250 par les opérations de Noailles),
à quoi il convient sans doute d'ajouter les anticipations : 137 000 000 et le capital
de créations d'offices : 542 000 000, sans tenir compte de l'arriéré : 185 000 000
(cf. Histoire financière de la France, t. I, p. 63).
608 Dans l'échec, la réussite

dire assez courte. Mais il remarque lui-même avec philosophie .


que rares sont ceux qui en profitèrent très longtemps. « La plupart
ont mieux aimé faire une dépense de prince pendant un ou deux
ans, après quoi ils sont retombés dans le néant dont ils étaient
sortis . »

Il n'est pas étonnant que l'expérience de Law ait laissé à tra-


vers l'histoire une impression négative; car les adversaires de !
l'Écossais ont vilipendé le Système et ses partisans ont fulminé
contre la liquidation. E. Levasseur lui-même descend de la sérénité
scientifique pour porter ce jugement sans nuance : « Quinze cents
commis furent employés sous la direction du célèbre Barême, dans
le nombre se trouvèrent des spadassins à gages, chargés d'inti-
mider les mutins 2 , et le public vit avec étonnement se former cette
formidable armée qui allait consommer sa ruine. » Ainsi, qu'on se
le tienne pour dit : soit par la faute de Law, soit par celle des
Pâris, voire par les deux, la France est ruinée.
Comment ne pas en déduire que l'année 1721 devrait être la ;
période la plus fâcheuse, puisque la déconfiture du Système coïnci- ;
dait avec les vexations du visa et que toutes les créances se trou-
vaient bloquées, indisponibles, suspectes? On doit s'attendre à ;
trouver dans les documents et dans les chroniques une image de :
désolation. Peut-on concevoir la vie politique de la capitale autre-
ment que comme une suite de jours lugubres pour une population
accablée? Mais voilà : Barbier nous avait prévenus, ce peuple léger
ne se rend pas compte de son malheur.
En feuilletant la chronique de ce pessimiste, nous avons parfois
l'impression d'être transportés dans un monde de conte oriental.
Voici par exemple ce que nous apprenons sur les réactions de
Pâris à l'annonce du rétablissement de la santé du jeune roi qui
avait souffert d'un malaise :
« 4 août. — Grande réjouissance et grande folie dans tout Paris.
Toute la nuit des feux, des illuminations par toutes les fenêtres,
des tables dans les rues, des danses... avec beaucoup de cris à
étourdir : " Vive le roi ". Ces fêtes durent trois jours... Les libraires
de la rue Saint-Jacques se sont distingués pour les illuminations et
j
1. Du Hautchamp, Histoire du visa, p. 115. j
2. Sans doute s'agissait-il tout bonnement d'un service d'ordre, mais il avait j
peut-être été recruté sans beaucoup de précaution. Cette appréciation de Levasseur î
repose sur la seule autorité de Sismondi qui ne paraît pas très grande sur ce sujet j
(cf. E. Levasseur, op. cit., p. 102). j

.it
Une chance manquée, une liquidation réussie 609

les lampions... Les femmes des Halles ont été voir le roi... Les
charbonniers en corps ont été au Louvre avec des cocardes à leurs
chapeaux et des tambours... — 6 août. Les joies ont augmenté...
Le soir il y a eu des feux et des illuminations dans tout Paris, plus
magnifiques les unes que les autres, chez les princes et ducs, tous
les seigneurs, avec des tonneaux de vin que l'on vidait pour les
passants... Jamais dans le jour il n'y a eu dans les rues le monde
qu'il y a eu par tout Paris jusqu'à trois heures du matin, avec des
folies étonnantes, c'étaient des bandes avec des palmes et un tam-
bour, d'autres avec des violons; enfin les gens âgés ne se sou-
viennent point d'avoir vu pareil dérangement et pareil tapage,
réjouissance dans Paris. »
« Qui aurait pu parcourir les différents quartiers de Paris aurait
eu un plaisir infini, car partout il y avait des beautés différentes. »
C'est le même Barbier qui nous donnera, quelques années plus
tard (1723), le fin mot de l'affaire... et de la fin à titre d'épitaphe
pour le Régent et pour le Système :
« Le duc d'Orléans n'a contre lui que le fameux système de 1720,
qui a renversé tout le royaume, c'est-à-dire ruiné bien des familles
particulières, car en général le royaume n 'a jamais été si riche ni
si florissant1... »

1. Souligné par nous. Barbier, op. cit., t. I, p. 307.


1

XL V

1720 : année charnière

Christophe Colomb cherchait les Indes et il découvrit l'Amérique.


Law avait projeté d'abolir la monnaie d'or et de faire régner le
billet de banque : il n'y réussit pas mais il parvint à dépoussiérer
l'économie française de toutes les dettes qu elle accumulait depuis
des générations.
Il n'était point dans les possibilités de Law de transformer les
Français en un peuple protestant, maritime et aventureux. En
revanche, il lui était possible de procurer à un peuple agricole,
catholique et sédentaire, de meilleures conditions pour exercer ses
activités traditionnelles.
D'autre part, ce n'est pas seulement dans le secteur du commerce
et de la banque que l'Angleterre disposait sur la France d'une '
supériorité, mais pour l'ensemble de 1 économie et notamment en
agriculture. Un tel retard ne pouvait être rattrapé ni aisément ni
vite et, en tout cas, il ne pouvait l'être par les seuls moyens de la ;
technique bancaire et monétaire.
Quant à l'origine de cette supériorité des Anglo-Saxons en tant
qu'agents économiques, il ne faut pas, pensons-nous, accorder
une influence excessive au facteur religieux (le choix de l'hérésie
étant plutôt un effet ou une circonstance qu'une cause efficiente).
Elle peut être rattachée à un concours de plusieurs conditions dont
il est difficile de déterminer l'influence relative, mais dont la plus
importante tient sans doute au niveau de vie et tout particulière-
ment à l'alimentation. On néglige souvent de considérer l'impor-
tance de cette donnée : les Anglais bénéficiaient à l'époque consi-
dérée de possibilités de consommation très supérieures à celles des |
Français, notamment grâce à la viande, au poisson et même à la j
bière Nous savons aujourd'hui, d'après des données scientifiques, |
|
1. André J. Bourde, Agronomie et agronomes en France au XVIIIe siècle, t. I, I
p. 281. ï
1720 : Année charnière 611

ue la pénurie de protéines dans l'alimentation, pendant la période


e la jeunesse, se traduit par un certain déficit d'énergie et de dis-
position au travail pendant toute la vie adulte du sujet. D'où la si
curieuse expression de l'époque sur la « paresse du peuple ».
Ainsi, est-ce surtout dans la mesure où le système de Law a pu,
par la relance de l'économie, améliorer les conditions de vie des
Français, qu'un rôle positif peut lui être attribué. Mais, de toute
façon, de tels effets ne pouvaient devenir sensibles que sur une
certaine période de temps.

Nous avons particulièrement insisté sur le désendettement des


campagnes. Ce n'est qu'un élément du sujet, mais il était le plus
facile à saisir. Il n'est pas négligeable et il a valeur de signe.
Il serait bien tentant pour nous de déterminer maintenant, fût-ce
de façon approximative, la hausse réelle des rémunérations sala-
riales ou assimilées intéressant les journaliers, les manœuvriers, les
ouvriers et aussi les petits producteurs agricoles qui sont souvent
en même temps des salariés et dont la prospérité suit en général un
mouvement analogue à celui qui affecte les revenus salariaux pro-
prement dits.
Une telle ambition exigerait un travail disproportionné aux
faibles certitudes qu'il pourrait permettre de réunir. Les don-
nées dont nous disposons sont très variables selon les régions, les
localités, les saisons. Les hausses sont partiellement ou totalement
absorbées par l'élévation du prix des denrées ou par les incerti-
tudes de l'emploi liées aux pénuries d'espèces. Cependant le fait
même d'une augmentation globale est incontestable.
Pour les salariés agricoles, on peut l'évaluer sommairement au
double : telle est d'ailleurs l'estimation de Law, qui s'est intéressé
particulièrement à cet aspect du problème : « Celui des gens de
journées des campagnes a doublé » Cette estimation paraît plu-
tôt faible et l'on cite couramment des hausses plus proches du
triple 2 .
En même temps l'Écossais, ou plus exactement le rédacteur de
VHistoire des Finances (dont on ne peut douter que, sur le sujet

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 406.


2. Un valet de charrue qui « ne gagnait que 40 à 50 livres par an en exige
aujourd'hui jusqu'à 150 au moins. Les journaliers comme batteurs en grange
gagnaient 7, 8, 9 à 10 sols... aujourd'hui jusqu'à 20, 25, même 30 outre leur
nourriture qu'ils prétendent avoir à leur gré et encore à ce prix-là [on a] de la peine
à en trouver », Rouen, 1721, cité par M. Marion, op. cit., t. I, p. 126.
612 Dans l'échec, la réussite

précis, il soit son interprète), fait justice de l'allégation, fort


répandue, selon laquelle les travailleurs, dans leur incorrigible
« paresse » 1 — « on l'attribuait à la fainéantise et à la paresse,
ce qui serait toujours une preuve du changement de leur for-
tune 2 », — auraient profité de l'augmentation de leurs salaires pour
réduire leur temps de travail. C'est véritablement sur un ton de
haine que les notables évoquent la conduite des salariés, trop
richement payés à leur gré : « Par le haut prix que donnent actuel-
lement les toiliers et passementiers à leurs ouvriers, ils ne tra-
vaillent que la moitié de la semaine, et emploient l'autre à dépenser
avec crapule ce qu'ils ont gagné 3 . »
Law voit les choses bien différemment. Non seulement il remarque
que, après tout, cela prouve une nette amélioration de leur sort,
ce qui ne lui paraît pas une mauvaise chose, mais il souligne que
la conduite des ouvriers s'explique tout autrement que par la
simple fainéantise.
En fait, expose l'auteur, s'ils réduisent leur temps de travail pour
autrui, c'est parce qu'ils peuvent ainsi s'occuper de leur propre
lopin de terre : « C'est qu'ils gagnaient encore moins en journée
qu'ils ne gagnaient à défricher ou à mieux cultiver leur terre. Ils
s'y attachaient parce qu'ils n'avaient pas d'inquiétude sur la taille,
qu'ils étaient en état de payer, et que ce qu'ils cultivaient de nou-
veau leur donnerait un pur profit. »
Quant aux rémunérations autres que celles des journaliers agri-
coles, Law ne donne pas de précision, mais on peut tenir pour
acquis que l'augmentation était au moins égale, sinon supérieure.
« Le salaire des artisans a été cher, parce que la demande de l'ou-
vrage excédait ce que les artisans pouvaient fournir. » Il note
encore que le mouvement général des revenus permettait le recou-
vrement aisé des impôts : « Le peuple a payé ses impositions sans
poursuites de justice jusqu'aux diminutions d'espèces en sep-
tembre 1724. »>
Par voie de conséquence, le niveau de vie augmente, la consom-
mation s'accroît, et la nutrition s'améliore. Toujours selon Law,
la consommation de viande a presque doublé, et celle du vin a aug-
menté d'un tiers 4 . On avait redouté, au plein de la crise, un grave
ralentissement des affaires, consécutif au stockage dû à la panique

1. Turgot lui-même n'hésite pas à employer l'expression : la paresse du peuple.


2. Cette expression fait apparaître chez John Law un esprit social assez rare
pour l'époque. Il considère, à la limite, comme tout à fait admissible que les tra-
vailleurs, s'ils gagnent davantage, puissent se donner moins de peine (Œuvres
complètes, op. cit., t. III, p. 407). Voir cependant notre commentaire infra, p. 617.
3. Mémoire de la municipalité de Rouen, 1721, cité par M. Marion, eod. loc.
4. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 406.
1720 : Année charnière 613

et à la fuite devant l'érosion monétaire : or rien de tel ne s'est pro-


duit. « Les amas de provisions faites en 1720 qu'on croyait devoir
durer longtemps ont été consommées promptement et n'ont point
altéré le crédit courant, qui a été plus fort qu'à l'ordinaire. » De
fait, nous avons vu que les recettes des impôts indirects n'avaient
pas marqué de fléchissement sensible après la forte hausse (en par-
tie inflationniste) de 1719-1720
Autre conséquence : les finances de l'État ne donnèrent point
d'alarme pendant cette période et nous savons qu'à la mort
du Régent on trouva 91 0 0 0 0 0 0 en espèces « dans les coffres du
Roi 2 »>.
L'augmentation générale de la consommation ne pouvait man-
quer d'avoir une répercussion favorable sur les revenus des pro-
ducteurs agricoles non salariés, et d'autre part une influence
bénéfique sur l'état général de la population, sur la santé, sur
l'intelligence, sur la démographie.

NAISSANCE DE L'OPINIATRETÉ

Ces informations trouvent une confirmation précise dans des


documents postérieurs, datant justement de la période de 1724
où fut tenté un renversement de la tendance, ce que nous appelle-
rions aujourd'hui un plan de stabilisation. Ces documents font
apparaître, outre l'augmentation des rémunérations, survenue en
1720 et maintenue jusqu'en 1724, outre l'amélioration corrélative
du niveau de vie et tout particulièrement de l'alimentation des tra-
vailleurs, un troisième phénomène, à savoir une prise de conscience
chez les salariés, non point sans doute de « conscience de classe »
mais de conscience de force. Ce phénomène est traduit à l'époque
par des qualifications psychologiques : opiniâtreté, arrogance,
indépendance. Non seulement les ouvriers se nourrissent mieux,
mais — et sans doute par voie de conséquence — ils échappent à
la plaisante résignation qui marquait jusque-là les convenances
de leur condition sociale. Nous dirions aujourd'hui qu'ils reven-
diquent. Nous relevons déjà dans le Journal de Barbier, en

1. « L'ignorance... fit dire au contrôleur généra], en pleine assemblée de la


Compagnie des Indes, que les fermes générales ne rapporteront pas 30 millions
en 1721 et elles passèrent 80 millions » (Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 405).
2. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 402.
614 Dans l'échec, la réussite

avril 1724, un incident significatif : la constitution d'un véritahle


fonds de solidarité par des grévistes 1 !
Fort instructive nous apparaît la correspondance échangée à
l'automne 1724 entre le contrôleur général Dodun, l'homme de
l'orthodoxie et de la déflation, et l'intendant Le Bret. Si l'ouvrier
trouve la vie chère, énonce Dodun, <r c'est que depuis l'augmentation
excessive de ses journées, il se nourrit différemment de ce qu'il
faisait autrefois »2.
On voit que le célèbre couplet : « Français, vous consommez
trop », a de très anciennes origines.
Et Le Bret de faire écho : « Ces gens-là s'étaient accoutumés,
comme vous le remarquez, Monsieur, à une subsistance au-dessus
de leur état. »
Les progrès de la nutrition dans la classe populaire ne sont
sans doute pas étrangers à l'amélioration de la démographie.
Faut-il également y voir l'origine d'un certain relâchement de la
discipline sociale? d'une moindre disposition à la docilité?
Nous pensons, toutes mesures gardées, à la boutade de Topaze :
« Vous lui avez révélé les grandes nourritures et maintenant, par-
bleu, il a l'intelligence et l'énergie d'un homme bien nourri. »
Il y a aussi, il y a surtout que la dynamique du Système ne se
traduit pas seulement par des effets palpables, décelables, voire
mesurables; elle s'exprime par des ondes de choc qui boule-
versent les idées reçues, les opinions, les références mentales, qui
portent la subversion jusque dans les zones inférieures de la
conscience. La folle aventure de la rue Quincampoix n'a pas seu-
lement affecté ceux qui la vécurent, qui l'approchèrent ou même
qui l'observèrent de loin : son éclat et son fracas se propagèrent
à longue distance et à longue durée. On découvre désormais qu'il
existe des moyens mystérieux de s'enrichir, de changer de situa-
tion, de jouer, de combiner, de profiter. Elle enfonce un coin entre
la légalité et la moralité. Elle est à la fois instructive et corrosive,
libératrice et immoralisante, du moins par rapport à la moralité
traditionnelle de résignation.
De même que les patrimoines échappent aux contraintes de
l'endettement, de même les esprits se sentent dégrevés de leur
réseau d'obligations archaïques. Comment s'étonner que le peuple
manifeste une fâcheuse tendance à sortir de son état matériel et...
1. « Il y a peut-être quatre mille ouvriers en bas : à la première diminution des
espèces, ils ont voulu gagner cinq sous de plus par paire de bas (...); ils ont menacé
de coups de bâtons ceux qui prendront de l'ouvrage à moindre prix, et ils ont pro-
mis un écu par jour à ceux qui n'auroient point d'ouvrage et ne pourroient vivre
sans cela » (op. cit., p. 351).
2. Lettre du 27 septembre 1724. B.N., ms., 8928, f° 269-270.
1720 : Année charnière 615

psychologique? On sent bien que pour les hauts fonctionnaires


il y a là un danger et un sujet de scandale dont la gravité dépasse
de beaucoup les aspects technico-économiques de la situation.
Le Bret pense naïvement que l'affaire peut être réglée par un
texte et il a lui-même élaboré un projet de déclaration du Roi au
sujet de l'opiniâtreté avec laquelle les ouvriers et les journaliers
continuent à exiger des prix extraordinaires « au-delà du double
de ce qu'on en payait auparavant », c'est-à-dire il y a cinq ans.
Les prix ordinaires, ce sont les prix avant le Système. Les prix
extraordinaires, ce sont les prix (salaires) résultant du Système :
ils sont estimés à plus du double 1 .
« Le principe de cette opiniâtreté n'est pas tant le prix des
matières que la cupidité des détailleurs, ouvriers et journaliers
qui s'étant accoutumés à être payés au double par les prétextes
qu'ils avaient auparavant, ce surcroît d'aisance qu'ils avaient
leur avait donné lieu à sortir de leur état au grand .préjudice de tous
nos autres sujets, à mener une vie qu'à peine les bons bourgeois
pourraient soutenir et à fomenter par leur arrogance et leur indé-
pendance qui ne peuvent qu'être préjudiciables à notre Royaume
et au bon gouvernement qui demande que les conditions ne soient
pas confondues et que chacun suive l'état où Dieu l'a fait naître. »
Quant au plan du contrôleur général Dodun il est simple : il
suffit d'avoir une monnaie stable et dès lors de revenir aux prix
et aux salaires tels qu'ils étaient fixés en 1710 2 !
Les deux compères pensent que le succès est assuré. Il suffit,
en somme, de faire souffrir et l'on s'émerveille de découvrir chez
Le Bret une sorte de cruauté naïve, toute parée de bonne
conscience : les ouvriers, dit-il en substance, tenteront de continuer
le même train de vie « qui les réduira bientôt dans le besoin, seul
capable de persuader 3 ».
Cependant les ouvriers, devenus « indépendants », ne se lais-
sèrent pas faire aisément.
« Ils se cabalent et se mutinent, écrit encore Le Bret. Ces jours-ci
un garçon serrurier s'étant mis à la tête de tous les autres, ils
prescrivaient à quel prix ils mettraient leur salaire 4 . »

1. B.N., ibid., f° 244.


2. Ibid., f° 269.
3. Le Bret à Dodun, 8 oet. 1724. ibid., f° 278.
4. « MM. du Parlement condamnèrent ce garçon au carcan. Tous les autres gar-
çons serruriers s'attroupèrent devant la maison du maître qui avait découvert la
cabale et l'insultèrent... l'on en arrêta deux ou trois mais tous les autres s'en sont
allés » (8 octobre 1724). A Mirabeau, petit bourg de la plaine, les manœuvriers se
coalisent pour obliger les maîtres à une augmentation du tarif habituel. Ils se sont
« ligués » pour faire monter les prix « à un excès qui causerait ïa ruine des bour-
616 Dans l'échec, la réussite

Ce n'est pas seulement chez les ouvriers que l'on observe une
résistance à la politique déflationniste, mais aussi chez les paysans
qui refusent de laisser baisser les prix agricoles à la production.
D'autres intendants présentent la même analyse et expriment
les mêmes préoccupations.
« La cause essentielle de la cherté des ouvriers, écrit par
exemple Fontanieu, de Grenoble, sont la cherté des denrées et
l'habitude de trop gagner depuis les années 1719 et 1720, habi-
tude dont ils ne peuvent se défaire et qui les rend insolents »
L'intendant de Bourges, Courteille, fait preuve de philosophie :
« Les exemples de sévérité, note-t-il, que j'ai pu faire sur les jour-
naliers, n'ont fait que les rendre plus rares et plus chers. »
Si les mesures de contrainte directe se montrent inefficaces, en
revanche un autre moyen de contenir la hausse des rémunérations
salariales pouvait être employé avec plus de succès et le fut. C'est,
en sens inverse.?de Law, la politique monétaire de diminution des
espèces qui, suivie systématiquement, avec cependant quelques
coups d'accordéon, aboutit à la stabilité de 1726, à un cours qui
était sans doute, dès lors, trop élevé. Par la suite, le maintien du
change fixe, s'il procura certainement quelques bons effets, consti-
tue sans doute l'une des causes de la stagnation, voire de la régres-
sion, de certains types de rémunérations et ainsi de la distorsion
tendancielle étudiée par E. Labrousse et dont on connaît les ver-
tigineuses conséquences politiques 2 . C'est un aspect de ce sujet
que nous pouvons seulement effleurer ici et sur lequel nous nous
réservons de revenir.

PROBLÈMES DE CLASSES

Au moment où nous écrivons ces lignes, quelque démon nous


souffle les stéréotypes de la lutte des classes, de la prise de
conscience de classe, mais ces interprétations ne s'imposent pas.
Le grand brassage provoqué par le Système explique suffisam-
ment la naissance de l'opiniâtreté ouvrière, de même qu'il explique,
dans d'autres catégories sociales, l'apparition d'un certain dyna-
misme d'affaires.

geois, fermiers et laboureurs ». Il fallut une sentence de blocage de salaires. « La


justice seigneuriale n'obtint au plus que le maintien des anciens salaires » (P. de
Saint-Jacob, op. cit., p. 231-232).
1. Texte cité par M. Marion, « Un essai de politique sociale », Revue du
XVIIIe siècle, 1913, p. 28 et sq.
2. Cf. Edgar Faure, La Disgrâce de Turgot.
1720 : Année charnière 617

Il est d'ailleurs difficile de considérer l'expérience de Law dans


l'optique de l'antagonisme de classes selon la conception marxiste,
alors qu'au contraire elle s'accommode à merveille de la défini-
tion donnée par André Philip de « groupes antagonistes à fron-
tières changeantes ».
Dans la logique du Système, il existe deux grandes classes qui
se définissent d'après les critères de l'activité et de l'utilité écono-
miques. L'une pourrait être appelée la classe parasitaire. C'est la
classe des capitalistes non investisseurs, des rentiers, c'est-à-dire
les bénéficiaires de plus-values qui ne sont pas des investis-
seurs : ce sont des percepteurs au second degré et des stérilisa-
teurs de capitaux. Leur prélèvement est d'autant plus onéreux
pour l'économie qu'il ne comporte aucune contrepartie de travail
personnel ou d'animation (et qu'il est aggravé ici par son carac-
tère perpétuel).
L'autre classe comprend naturellement les travailleurs, les pro-
ducteurs, les commerçants, les entrepreneurs, mais aussi d'une
façon générale les propriétaires fonciers, tous les investisseurs et
par généralisation tous les débiteurs. Tous les débiteurs sont pré-
sumés être des actifs puisque tous les créanciers (non investisseurs)
sont des parasites
Law peut être considéré comme un précurseur du marxisme
puisqu'il a aperçu le phénomène de la plus-value (ajouter de la
valeur) et il n'a cessé d'y attacher une importance essentielle.
Nous avons déjà noté l'apparition de ce thème dès la publication de
Money and Trade, nous l'apercevons, par la suite, à différentes
reprises sous une forme générale : le travail, source de toute pros-
périté; et enfin, il est à nouveau très fortement souligné dans
YHistoire des Finances avec l'appui d'une analyse économique
sommaire mais pénétrante : « Je suppose que Pierre fait travailler
100 personnes auxquelles il donne une livre par jour, et que ce
travail améliore le produit de 120 livres quoique Pierre ne gagne
que 20 livres. Si le travail de ces 100 ouvriers ne vaut que 80 livres,
Pierre perd alors 20 livres, mais l'État profite de 80 livres » (l'ex-
pression État doit être traduite par produit national brut).

1. Law énonce d'ailleurs avec éclectisme les catégories qu'il entend favoriser :
« les gentilshommes et les paysans deviennent les banquiers » (Œuvres complètes,
op. cit., t. III, p. 166). « Le paysan et l'homme d'industrie font subsister l'État et
doivent par conséquent être ménagés » (ibid., p. 303). On trouve dans VHistoire des
Finances une énumération d'esprit plus « travailliste ». « Les laboureurs, les
ouvriers, le peuple, les marchands composent la partie la plus nombreuse et la plus
considérable; ce sont eux qui soutiennent l'État, la noblesse et les autres citoyens.
C'est de leur travail que sortent toutes les richesses » (ibid., p. 399).
618 Dans l'échec, la réussite

L'auteur développe ce dernier point avec finesse, en montrant


que l'État (le produit national) profite même lorsque les entrepre-
neurs privés se ruinent (d'autres achèvent l'ouvrage). « La mon-
naie quoique mal employée produit à l'État. Il n'y a que son repos
qui soit nuisible. »
Il reprend le raisonnement précis de la valeur ajoutée par
chaque ouvrier, sans cependant employer le terme précis comme
il l'avait fait dans Money and Trade : « Un ouvrier qui gagne 20 s
par jour améliore le produit de 3 1 ou 4 1 car celui qui 1 emploie
et le marchand qui vend en détail profitent 1 . »
Ce développement se termine par une conclusion éloquente :
« Quelle richesse pour un État quand tous ses habitants travaillent
et font travailler! quelle perte dans l'inaction! »
Cependant, à la différence de Marx, Law s'attache à considérer
la plus-value, non pas dans sa perception, mais dans son emploi.
S'il pouvait aller jusqu'au bout de son analyse, il dirait sans doute
qu'il y a spoliation quand il y a stérilisation mais non quand il y
a re-investissement. En faveur d'un apparentement socialiste de
Law, on peut retenir, outre l'esquisse de la théorie de la plus-value,
une conception globale et dirigiste de l'économie qui aboutit à
placer à la disposition de la puissance publique tous les circuits de
la production et des échanges. Il y a là quelque chose qui ressemble
fortement au collectivisme, mais ce n'est pas un collectivisme
d'inspiration socialiste, c'est plutôt un capitalisme d'État, un super
despotisme ressuscitant le thème archaïque de la propriété du sou-
verain sur tous les biens de ses sujets (la « directe » royale uni-
verselle).
A défaut d'une conviction socialiste, pouvons-nous détecter
dans la pensée de Law une inspiration sociale dominante? Nous
ne le pensons pas. La préoccupation — et la compréhension des
aspects sociaux — qui existent indubitablement chez lui, sont
plutôt induites qu'inductrices. On croit parfois, dans ses écrits,
saisir le souci du bonheur du peuple, mais ce bonheur n'est pas
conçu comme fin en soi. C'est seulement un moyen de servir une
politique de puissance. La prospérité de la population est une
recette de force pour le souverain. Toute sa philosophie politique
tient dans cette formule admirable : « Les peuples sont les vrais
trésors du Roi. »
1. Il est ainsi conduit à définir la force de travail comme constituant par elle-
même une valeur susceptible d'estimation (un capital), précédant encore une fois
la définition marxiste (capital fixe et capital circulant) : « Supposé qu'il améliore
le profit de 2 1 et qu'il travaille 200 journées par an, cet homme doit être estimé
10000 1 au denier 25 et il les vaut comme les terres. » Mais sur ce point il a comme
précurseur Petty.
1720 : Année charnière 619

LA SPOLIATION REGULATRICE

Le survol de l'histoire économique démontre qu'aucune écono-


mie ne peut résister à la charge de l'intérêt composé, d'où la
nécessité de l'inflation régulatrice et limitatrice.
Il en est ainsi tout particulièrement dans les périodes où
l'expansion prend son élan, ce qui exige un afflux de capitaux
et un coefficient multiplicateur.
Il existe dès lors une solidarité objective entre tous les agents
actifs de l'économie, qu'ils soient riches ou pauvres, exploitants
ou exploités, contre les profiteurs passifs, fussent-ils financière-
ment faibles et moralement impeccables.
L'inflation était le seul moyen susceptible de faire sauter
l'obstacle que constituait, sur la route de la transformation capi-
taliste, la charge excessive de la dette publique et privée (en fait,
l'opinion est surtout sensible au phénomène de la dette publique,
non seulement en France mais en Angleterre comme nous l'avons
vu par les réactions obsessives de Stair). Cette question est beau-
coup plus importante que celle, apparemment capitale, de l'insuffi-
sance des moyens de paiement, laquelle aurait pu être traitée tout
simplement par l'instauration d'un étalon fixe (qui aurait mis
fin au resserrement) et par le développement des modes de crédit
déjà connus. Mais ces procédés n'auraient pas procuré un trans-
fert suffisant de ressources vers l'investissement. En même temps,
ils ne permettaient pas au gouvernement de se procurer des fonds
pour assurer sa trésorerie. Là encore, nous observons une conjonc-
tion entre le mobile — circonstanciel et égoïste — de l'agent his-
torique et la « volonté » ou le finalisme qui dirige en profondeur le
projet historique lui-même.
On peut ainsi tirer de l'expérience de Law une double constata-
tion.
D'une part, il existe une certaine solidarité (apparente seule-
ment à un regard exercé et qui n'est guère prise en conscience par
les intéressés eux-mêmes) entre toutes les catégories socio-
économiques exerçant un rôle positif, les catégories « agentes »,
solidarité qui se manifeste, du moins dans certaines circonstances,
par une demande d'inflation. Cette solidarité peut compenser et
même surcompenser les antagonismes que créent, entre ces caté-
gories, d'autres oppositions d'intérêts et les sentiments hostiles
620 Dans l'échec, la réussite

qui peuvent s'attacher à la disparité des niveaux culturels et à la


dissemblance des conditions de vie 1 .
Cette « force potentiée » peut, selon les circonstances, enfoncer,
du moins jusqu à un certain point, la résistance de la classe des
possédants-percepteurs passifs, pourtant dotée d'un avantage
politique par suite de ses positions dans la noblesse de cour et de
gouvernement, dans les Parlements et dans la bourgeoisie des
offices. Il est vrai que l'intérêt « inflationniste » de la classe agente
coïncide avec celui du souverain, pressé par ses propres besoins
financiers.
La solidarité qui unit les différents groupes intéressés à l'infla-
tion n'est cependant ni assez consciente, ni assez avouable pour
prendre la force et la forme d'une alliance politique entre les
diverses catégories « actives » en vue d'imposer une politique glo-
bale que nous appellerions aujourd'hui de relance économique et
dont les catégories possédantes inactives feraient les frais d'une
façon durable.
Les classes rentières n'existent pas dans l'économie collectiviste
et c'est sans doute une des principales faiblesses de ce type de
société. De ce fait il est privé d un mécanisme d'amortissement et de
régulation d'inflation dont disposent, par la « spoliation » mesurée
de l'épargne, les économies du type libéral. Pour celles-ci, à partir
du point où ces prélèvements atteignent un certain niveau, la résis-
tance de la « classe rentière » si peu autonome soit-elle ou, si l'on
iréfère, le dérèglement de la fonction, entraîne un redressement de
fa tendance et permet de contenir ou de renverser l'inflation au
moment où, par hypothèse, elle a atteint ses premiers buts et
menace de devenir pernicieuse.
On a souvent émis l'opinion que l'expérience de Law et son fra-
cassant échec avaient eu pour effet de retarder le développement
bancaire en France et par là celui de l'économie industrielle. Il
peut y avoir du vrai à cela, mais si cependant l'économie française
avait ressenti la nécessité d'institutions bancaires modernes, alors,
malgré une expérience malheureuse, ces institutions se fussent
imposées d'elles-mêmes. Et inversement, s'il avait existé dans la
classe agricole aisée une forte pulsion vers l'acquisition de la pro-
priété des terres, comme ce fut le cas plus tard pendant la révolu-
tion française, alors sans doute l'inflation de Law se serait-elle

1. Il faut noter aussi que dans cette confrontation l'offensive des agents « sérieux »
a bénéficié du concours des transfuges, c'est-à-dire des capitalistes à revenu fixe
qui se transforment en spéculateurs, tentant ainsi d'obtenir un avantage personnel
au détriment de l'intérêt collectif de la classe rentière. Mais ce concours ne peut |
être, par définition, que temporaire et le retrait des réaliseurs affaiblit la force des j
demandeurs d'inflation. ?
1720 : Année charnière 621

déchaînée bien au-delà de la mesure où elle fut contenue, ce qui


aurait conduit à anticiper une expérience analogue à celle des
assignats qui provoqua des transferts à grande échelle. Mais la
France de 1720 n'est ni l'Angleterre de 1720 ni la France de
1789.
A la vérité, si la France ne pouvait pas être considérée comme
étant ce qu'on appelle une nation commerçante, ce serait une grave
erreur de croire que les commerçants français en étaient réduits
à des modes archaïques d'activité professionnelle. Beaucoup
d'entre eux sont rompus aux techniques modernes de crédit et se
passent parfaitement des billets de la Banque Royale, voire de la
formule spéciale des comptes en banque. Quant à l'ensemble de
l'économie, si l'inflation de Law lui a donné — et comment! — une
forte impulsion, rien n'indique que, revenue à une période nor-
male, elle ait besoin à titre permanent d'une insufflation de mon-
naie bancaire. La pénurie de moyens de paiement que l'on observe
avant 1718 provient de causes diverses, notamment de la poli-
tique déflationniste de Desmarets, mais aussi de l'état d'insécurité
créé par les manipulations monétaires incessantes et qui provoque
le resserrement ou l'exportation des espèces. Or, à partir de 1726,
la France va vivre dans la tranquillité que procure un étalon moné-
taire désormais stabilisé. C'est cependant une grave erreur
(souvent commise) de croire que cette longue stabilité monétaire
n'avait cjue des avantages. Elle avait celui que nous avons signalé,
mais qui aurait pu être obtenu autrement, et qui d'ailleurs n'eût
pas été compromis par des ajustements très espacés. Inversement,
elle a maintenu l'économie française dans une certaine raideur,
compte tenu au surplus du taux trop élevé qui avait été choisi et
c|ui fut maintenu, raideur qui a fait obstacle moins au profit de
1 économie (qui fut substantiel) qu'à son difficile équilibre dans les
diverses couches sociales.

Pour l'heure ce dont la France a besoin, c'est exactement ce qu'on


lui donne : une impulsion suffisante pour engager ou pour accen-
tuer l'inversion du cycle dépressif qu'elle a traversé entre 1680
et 1715-1720.
A partir de ce moment, la tâche de Law est accomplie, même
s'il a rêvé de la conduire plus loin et si certains déplorent qu'il
l'ait conduite aussi loin.
Peut-on, en conclusion, définir 1720 comme une année-charnière?
C'est en tout cas une année-repère. On peut y voir le tracé d'une
ligne d'étape dans l'évolution lente et désormais irréversible qui
conduira vers la modernité, en passant par la révolution.
622 Dans l'échec, la réussite

D'une façon générale, la période 1715-1720 au sens large et,


dans une approche plus stricte, la période 1718-1720 marquent
le décollage de l'économie lequel déclenche à son tour, à plus ou
moins longs intervalles, des phénomènes d'accompagnement dont
le plus considérable est ici la reprise démographique.
Il n'est pas possible d'affirmer que le mérite total de ce double
redressement soit imputable au Système de Law, mais il serait
absurde et injuste de ne voir que pure coïncidence dans cette
co-temporanéité. Il est possible que certains signes favorables
soient apparus auparavant, mais sans le Système, qu'en serait-il
advenu? Et il est certain que les nouveaux signes positifs de la
démographie ne sont apparus que par la suite. Mais, sans le Sys-
tème, cela fût-il advenu?
L'histoire ne se soucie pas de fixer dans une limite étroite de
temps les points d'arrivée, de rupture ou de départ de ses ten-
dances profondes et de ses événements touffus. Mais nous pouvons
affirmer sans crainte d'erreur que la part d'efficacité du Système
est considérable soit dans la confirmation, soit dans la propulsion
de ces grands mouvements réparateurs et préparateurs 1 .

1. « Après 1720, c'est un peu partout la reprise et la mise en place d'une prospé-
rité de récupération qui tourne ensuite à l'essor » (Histoire de la France rurale,
p. 394).
« Le taux des grains reste stationnaire jusqu'en 1718... En 1719, la hausse s'ac-
centue et se stabilise. » Jamais les prix ne reviendront à leur niveau de 1715 à
1718 » (P. de Saint-Jacob, op. cit., p. 216).
« Quant à la fin des famines, elle constitue dans d'assez vastes régions un fait
irréversible dès 1715-1720» (Histoire de la France rurale, p. 391).
« De 1720 à 1737 se produit une poussée démographique. Vers 1737 la France,
dans le cadre des frontières Vauban, a dû retrouver les 21 000 000 d'habitants
qu'elle avait dû compter peut-être vers 1625-1635 » (Histoire de la France rurale,
p. 365).
ÉPILOGUE

LA MORT A VENISE

<r M. le cardinal Dubois, alors arche-


vêque de Cambrai, m'envoya M. l'abbé
Tencinpour m'offrir à m'obtenir du Roi de
la Grande-Bretagne, la patente de Duc et
l'ordre de la Jarretière; je l'en remerciai.
J'eus l'offre de la principauté de Masse
en Italie, de l'île de Tabarque sur la côte
d'Afrique... »

«• Je suis à présent insolvable en France


et chez l'étranger. Je lui ai sacrifiéjusqu'aux
intérêts de mes enfants que j'aime tendre-
ment... Ces enfants qui étaient recherchés
par les plus grandes familles de France
sont aujourd'hui sans biens et sans établis-
sement1. »

Pour John Law, la mort du Régent ne signifiait pas seulement


la ruine d'un espoir et d'un projet : elle brisait les ressorts de cette
vitalité créatrice dont dépendent la disposition à l'espoir et la
capacité du projet. Il ne songea pas un instant à reprendre des
activités financières, publiques ou privées; ni davantage à dispo-
ser de son loisir pour pousser plus avant sa grande méditation
économique. Il ne trouva même point l'énergie d'achever le travail
d'histoire et de justification dont il avait tracé la promesse et peut-
être brandi la menace. Il s'adressa à diverses reprises et sans
succès à son ancien ami, le duc de Bourbon, afin de demander un
règlement de ses comptes. Il fit valoir avec amertume, mais sans
déroger à la dignité, l'exceptionnel désintéressement dont il avait

1. Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 255 et 277.


624 Mort à Venise

fait preuve, et toutes les raisons qui auraient justifié de la part de


l'État français une attitude plus élégante à l'égard' d'un ministre
qui avait tout sacrifié à son service. Il quémanda un emploi auprès
du gouvernement anglais qui ne pouvait appointer officiellement
un hérétique et il en obtint une vague mission secrète, plus proche
de l'espionnage que de la diplomatie mais en réalité dépourvue
de consistance. Il vécut ainsi en Bavière pendant l'année 1725,
reçut quelques subsides, rédigea des rapports que nul ne lisait,
renonça enfin à cette fiction qui n'avait même pas l'avantage de
lui donner une figure officielle et une occupation avouable. En
vérité, le sentiment qui domine Law pendant cette période, c'est
plus que la résignation et c'est moins que le désespoir : c'est la
peur. Il avait collé à la puissance publique pour y trouver une
garantie de sécurité. Son but était atteint. De son passage éphé-
mère sur les registres du ministère de Londres, il gardait une
lettre d'accréditation qu'il considérait comme une éorte d'assu-
rance tous risques et qui le protégeait contre son angoisse. Muni
de ce talisman qu'il n'eut jamais à produire — ce qui 1 aurait d'ail-
leurs obligé à redevenir anglican! — il revint, pendant l'époque du
Carnaval de 1726, se fixer à Venise, capitale de cette douceur de
vivre qui n'était plus pour lui qu'une douce manière d'attendre la
mort.
Par une froide soirée de février 1729, John Law fut pris de vio-
lents frissons alors qu'il passait en gondole sous le pont du Rialto.
Une pneumonie se déclara, dont l'issue s'annonçait fatale. L'ambas-
sadeur de France s'anima soudain d'un zèle extrême pour le salut
éternel d'un citoyen anglais. La plus haute raison d'État lui parut
exiger qu'aucun soupçon d'apostasie ne vînt ternir une mort
illustre dont l'événement était proche et dont il s'attribuait la juri-
diction. Le nonce apostolique ne dédaigna pas de s'empresser
auprès du catéchumène de M g r de Tencin. Law ne fit point de diffi-
culté à recevoir les sacrements de l'Église romaine, et la Compa-
gnie de Jésus tint garnison à son chevet.
Alors que le premier matin du printemps se levait sur Venise, le
père Origo, qui l'avait entendu en confession et qui l'assistait dans
les derniers instants, put recommander à la miséricorde de Dieu
cette âme qui s'était grisée d'absolu et qui ne connaissait pas la
prière.
Annexes
I

LE DOSSIER WILSON

Nous avons tenté de résoudre cette énigme et nous n'y sommes parvenu
qu'imparfaitement. Si un certain discrédit s'attache aujourd'hui à l'histoire
événementielle et davantage encore à l'histoire anecdotique, cependant les
épisodes font partie de l'histoire aussi bien que les phénomènes profonds,
les uns et les autres sont inextricables dans la réalité de la vie et nous pen-
sons que les uns et les autres doivent être traités selon des procédures
sérieuses, voire scientifiques. Nous allons donc placer sous les yeux de nos
lecteurs l'ensemble des documents qui constituent le dossier, documents
dont plusieurs sont inédits et dont le plus important — le rapport du secré-
taire d'État — avait échappé jusqu'à ce jour aux recherches

I. L'Acte d'Accusation (9 avril 1694)


C'est le seul document officiel que l'on puisse consulter dans sa forme
originale. Il se trouve aux Middlesex Archives et est à peu près illisible.
Voici ce que l'on peut en transcrire :
Good Delivery Roll for the Country of Middlesex - G.D. Roll n° 1833,
avril 1694.
Coroner's inquisition on the body of Edward Wilson and indictment of
John Law for the murder of Edward Wilson.
On déchiffre seulement : « Law put himself upon the country » (choisit
de se faire juger par un jury).

II. La chronique de John Evelyn


« 22 avril 1694. — Un très jeune gentleman nommé Wilson, le plus jeune
fils de quelqu'un qui n'avait pas un revenu supérieur à deux cents livres
par an, vivait à la manière d un homme noble, tant en ce qui concerne le
vêtement et l'équipage que la maison, le mobilier, les voitures, les chevaux

1. M me Alice Hogdson m'a apporté un concours fort utile pour la recherche des
documents anglais utilisés dans cet ouvrage.
628 Annexes

de selle, la table et tout le reste; il avait racheté le domaine de son père, il


avait donné des parts à sa sœur; ayant reçu un défi d'un certain laws, écos-
sais, il fut tué dans un duel, pas loyalement. La querelle trouva son origine
dans le fait que Wilson avait fait partir sa sœur d'un logement qu elle
occupait dans la maison où ce Laws avait une maîtresse; la maîtresse de la
maison [propriétaire ou logeuse?] pensant que cela pouvait discréditer
celle-ci, et qu'elle y perdrait, incita Laws à ce duel. Il fut pris et condamné
pour meurtre. Le mystère est celui-ci : comment un çentilhoiiime si jeune,
très sobre et de bonne réputation pouvait-il vivre d une façon aussi coû-
teuse? Cela ne put être découvert par aucun moyen possible, ni par les ins-
tances de ses amis pour le lui faire révéler. Il n'y avait pas d'apparence que
ce fût par les femmes, ou par le jeu, la fausse monnaie, par le brigandage,
par la chimie. Mais il lui arrivait de dire que quel que fût le temps qu'il
vivrait, il aurait la possibilité de maintenir le même train de vie. Il était très
courtois et il avait bon caractère mais il n'avait pas une forte intelligence.
On parlait beaucoup de cette affaire. »

Nous voyons ainsi apparaître, dans un document rédigé huit jours après
l'événement, la version selon laquelle la querelle des deux hommes était
due à une histoire de femmes, à la vérité fort anodine et échappant aux
modèles habituels. On comprend difficilement comment la propriétaire de la
maison pouvait sauvegarder son honneur et ses intérêts en provoquant
une si fâcheuse affaire et pourquoi Law s'y prêta si étourdiment.
Deux lettres émanant d'un certain Lapthorner, en date des 14 et
21 avril, font allusion à la même affaire, en répétant l'indication des reve-
nus du père de Wilson (200 livres) sans autre détail.

III. Edward Wilson et sa famille


Quelques indications sur la généalogie d'Edward Wilson figurent dans
un ouvrage publié par James Nichols en 1795-1811 : Histoire et Antiquités
du Leicestershire et qui reproduit les épitaphes de la chapelle de Keythorpe.
On y relève notamment celle de Thomas Wilson, de Keythorpe, descen-
dant des Wilson de Didlington, dans le comté de Norfolk et mort le
15 janvier 1699 à l'âge de soixante-trois ans (il vivait donc à l'époque
des faits et avait cinquante-huit ans). Il avait neuf fils et une fille. Edward
est son septième enfant, le quatrième était Catherine : seule fille, elle
est nécessairement l'héroïne de l'affaire si la version de John Evelyn
est exacte. La comparaison des dates indique qu'elle avait vingt-huit ans
en 1694. Son frère ne pouvait donc avoir plus de vingt-six ans à l'époque,
et nous savons que Law en avait vingt-deux.
Georges Oudard, qui a écrit de Law une biographie ouvertement roman-
cée, mais affectueuse, et qui prétend avoir fait quelques recherches, pré-
sente Edward Wilson comme un vieux beau et en fait un portrait effrayant
à l'heure où la mort fait craquer les fards de son visage : on se demande
où il a pu prendre l'inspiration de cette fable.
Le monument funéraire, d'après la description de Nichols,. semble conve-
nir à une famille cossue, ce dont on peut déduire soit que la situation du
père Wilson était plus florissante que ne le disent Evelyn et Lapthorner,
Le dossier Wilson 629

soit que les autres fils, Robert et James, qui le firent ériger, disposaient
eux-mêmes de quelque fortune. Quoi qu'il en soit de ce point précis, nous
verrons tout à l'heure qu'Edward Wilson appartenait à un clan puissant.

IV. Le compte rendu du premier procès


Nous avons pu retrouver l'original de cette publication (ordinairement
citée d'après la copie qu'en donne James Nichols dans son ouvrage pré-
cité). C'est une brochure intitulée : « The proceedings of the King and
Queen's commissions [...] held for the City of London, and County of Mid-
dlesex at Justice Hall in the Old-Bayly on Wednesday, Thursday and Fri-
day, being the 18th, 19th and 20th Days of April 1694 [...] printed by
Richard Baldwin, near the Owford Arms in Warwick Law, 1694 (London
and Municipal Institution — British Muséum — 515-1.2.154).

John Law \ gentleman de Saint-Gilles-aux-Champs, fut arrêté


sur inculpation de meurtre pour avoir tué un Edward Wilson, gent-
leman, communément appelé Beau Wilson; une personne, qui, selon
la commune renommée, avait une voiture et six chevaux, maintenait
sa famille en grande splendeur et grandeur, étant plein d'argent,
personne ne se plaignant de l'avoir comme débiteur; cependant
d'où, ou de quelle main, tenait-il les moyens qui lui permettaient de
paraître en si grand équipage, cela est difficile à déterminer. Les
faits étaient les suivants : il y eut un différend soulevé entre M. Law
et le désigné, au sujet d'une femme, une M m e Lawrence, qui était
en relations avec M. Law; sur quoi, le 9 avril courant, ils se ren-
contrèrent à Bloomsberry Square, où ils se battirent en un duel,
dans lequel M. Wilson fut tué. Il apparut aussi qu'ils s'étaient ren-
contrés plusieurs fois auparavant, mais qu'ils n'avaient pas eu
l'occasion de se battre. En outre, il y avait plusieurs lettres envoyées
par M. Law, ou remises par lui à M. Wilson; ces lettres étaient toutes
pleines d'invectives et d'avertissements à M. Wilson de prendre
garde, car il y avait un projet de malheur contre lui (design of Evil
against him) et il y avait deux lettres envoyées par M. Wilson, l'une
à M. Law, l'autre à M m e Lawrence. Le domestique de M. Wilson,
un certain M. Smith, déclara sous serment que M. Law était venu à
la maison de son maître un peu avant que le fait eut lieu, et avait bu
une chopine de Xérès au salon. Après quoi, il avait entendu son
maître dire qu'il était très surpris de quelque chose que M. Law lui
avait dit. Un capitaine Whigtman, une personne de bonne réputa-
tion, rendit compte de toute l'affaire, et dit qu'il était un ami et un
familier de M. Wilson et qu'il était avec lui et M. Law à la taverne
Fontaine dans le Strand et qu'après y être resté un petit moment,
M. Law s'en alla, après quoi M. Wilson et le capitaine Whigtman
prirent une voiture et se firent conduire près de Bloomsberry; sur
quoi M. Wilson descendit de voiture dans le square où M. Law le

1. Le texte emploie constamment l'orthographe Lawe, mais Nichols qui l'a recopié
a rétabli l'orthographe Law.
630 Annexes

rencontra. Et avant qu'ils soient parvenus l'un près de l'autre,


M. Wilson tira son sabre et se mit en garde. Sur quoi M. Law tira
immédiatement son sabre, et ils firent tous deux une passe d'armes,
une seule, par laquelle M. Wilson reçut un coup mortel à la partie
inférieure de l'estomac à une profondeur de deux pouces, dont il
mourut instantanément. Telle fut la somme des témoignages pour le
ministère public. Les lettres furent lues à la Cour, qui étaient pleines
de choses graves (aggravation) des deux parts, sans qu'aucun nom
y fût apposé. Il y eut d'autres témoins qui avaient vu le duel, qui
tous concordèrent dans leurs dépositions, que (les deux hommes)
avaient tiré leurs sabres, et croisé le fer, et que, tout de suite,
M. Wilson fut tué. M. Law, dans sa défense, déclare que M. Wilson
et lui avaient été ensemble plusieurs fois avant le duel et qu'il n'y
avait jamais eu de querelle entre eux, jusqu'à ce qu'ils se ren-
contrent à la taverne Fontaine, ce qui fut occasionné par l'affaire
des lettres; et que sa rencontre avec M. Wilson à Bloomsberry était
purement accidentelle, M. Wilson ayant le premier tiré son sabre
sur lui, sur quoi il fut forcé de se mettre lui-même en position de
défense. Que le malheur se produisit seulement à cause d un soudain
accès de passion, et non pas d'une nature préméditée. La cour
informa le jury, que s'ils trouvaient que M. Law et M. Wilson
avaient fait un accord pour se battre, bien que M. Wilson ait tiré
le premier, et que M. Law l'ait tué, celui-ci était de par la construc-
tion de la loi coupable de meurtre. Parce que si deux hommes se
prennent soudainement de querelle et que l'un tue l'autre, il y a
seulement homicide; mais le cas semble être différent, car il s'agit
d'une querelle continuelle qu'ils ont poursuivie pendant un certain
temps auparavant, en conséquence il s'agit d'une querelle insidieuse
et d'un dessein de meurtre dans la personne qui a tué de la même
manière que dans tous les autres cas (de meurtre)...
Le procès dura longtemps et le détenu eut pour lui des personnes
de bonne qualité, qui donnèrent des renseignements favorables sur
sa vie en général, et qui témoignèrent qu'il n'était pas adonné aux
querelles et que ce n'était pas une personne de mauvaise conduite.
Le jury ayant considéré très sérieusement le verdict, estima que
Law était coupable de meurtre.

V. Une note surprenante


Calendar of State Papers
Domestic
Whitehall 1694 - April 22
« Caveat that nothing pass relating to pardon for John Law sentenced
to death for the murder of Edward Wilson till notice first be given to
M. Robert Wilson, brother of the deceased at his home in Stutton Street,
Berkeley Square 1 . »
« Prendre garde de ne rien passer relatif au pardon de John Law

1. State Papers Domestic, Entry Book 74, p. 1.


Le dossier Wilson 631

condamné à mort pour le meurtre de M. Edward Wilson jusqu'à ce que


notification en ait d'abord été faite à M. Robert Wilson, frère du défunt,
à son domicile, rue Stutton, à Berkeley Square. »
Selon Hyde cette note marquerait le souhait de la Cour de voir Robert
Wilson intenter « l'appel pour meurtre », mais en fait cette procédure a
été engagée par un acte (writ) daté du 19 avril, donc antérieur à la note,
ce qui explique sans doute celle-ci.

VI. La procédure dite d'appel pour meurtre

Il s'agit d'une procédure originale du droit anglais qui fait revivre le


concept de la justice privée. Nichols l'explique de la manière suivante,
par citation d'un dictionnaire de droit : « Si un homme est acquitté sur une
inculpation de meurtre, ou si ayant été reconnu coupable, il est gracié par
le Roi; cependant il ne convient pas de l'élargir, mais il doit être empri-
sonné ou placé sous caution jusqu'à ce qu'un an et un jour soit passé en
vertu de Stop. 3 Hen VII. c. 1 afin qu'il puisse être appelé à répondre à un
appel pour le même forfait » (Tomlins, Law dictionary, art. : Appel).
En fait la procédure d'appel pour meurtre fut introduite par Robert
Wilson, frère et héritier de la victime, dès le 19 avril, ainsi qyie cela résulte
de certains des comptes rendus donnés par le recueil de jurisprudence. Il
faudrait donc supposer, soit que la grâce fut prononcée immédiatement
après la condamnation, soit que l'appel fut introduit avant que la mesure
de grâce fût prononcée, contrairement à la règle. Nous n'avons d'ailleurs
aucune précision sur la mesure de grâce qui a été prise en faveur de
Law. Certains comptes rendus portent l'indication que Law fut convaincu
de meurtre, et eut un jugement de mort, mais fut reprieved, terme suscep-
tible de significations variables : grâce, commutation, sursis.
Quoi qu il en soit, Law fut maintenu en prison et fit l'objet d'une procé-
dure rituelle de prise de corps suivie de sa part d'une demande d'habeas
corpus et un nouveau procès commença devant la cour du Banc du Roi
(Kinçj's Bench) à Westminster; il s'étendit sur les sessions dites de la
Trinité et de Saint-Michel.
Cette seconde cause est évoquée dans de nombreux ouvrages de juris-
prudence car elle donna lieu, de la part de la défense, à une série d'excep-
tions de procédure dont le caractère formaliste confine à l'absurde :
incompétence du shérif, emploi d'un mot latin inexact pour la prise de
corps, désignation imprécise de l'heure (autour de midi), emploi d'une
expression inexacte pour désigner le coup mortel, mention de la paroisse
(parish) au lieu du village (vill), etc. Toutes ces chicanes furent rejetées
et « une date fut donnée pour le procès, mais il s'évada de la prison,
s'enfuit en Écosse, son propre pays, et ainsi il put se soustraire à la jus-
tice ».

1. Cf. notamment : The Report of several cases argued and adjudged in the court
of King's Bench at Westminster, collected by Roger Comberbach Esq.
Late recorder of Chester and one of the justice of North Walle. Published by his
son Roger Comberbach of the inner Temple Esq. 1724.
632 Annexes

Il faut donc retenir que Law ne fit pas l'objet d'une nouvelle et définitive
condamnation, puisqu'une date avait été fixée, et qu'il ne risquait pas,
comme le pense Gray, d'être exécuté sous deux jours. Après cette condam-
nation, il lui serait encore resté la ressource d'un recours en grâce, car
contrairement à ce que pense M. Hyde, le roi pouvait exercer son droit de
grâce même après la procédure d'appel pour meurtre. Mais nous allons
voir justement dans quelles dispositions se trouvait le roi et quelles
étaient les implications politiques de cette affaire.

VII. L'avis de recherches

Gazette de Londres — 3-7 janvier 1694-1695


« Le capitaine John Lawe, âgé de vingt-six ans, Écossais, récemment
prisonnier au Banc du Roi pour meurtre, un homme effroyablement
maigre, taille d'environ six pieds, avec de grosses marques de petite vérole
sur la figure, un gros nez haut, une voix forte et basse, s'est évadé de la
dite prison. Celui qui permettra de le faire ramener à la dite prison recevra
50 livres payables immédiatement par le marshal du dit Banc du Roi »

VIII. Le rapport du Secrétaire d'État Warristoun2

Ce document, qui ne semble pas avoir été connu des différents bio-
graphes de Law, a été établi à une date très postérieure à l'affaire, mais
il a pour objet d'apporter le témoignage de 1 auteur sur des faits qu'il a
connus à l'époque, en raison de ses fonctions. Ce rapport lui fut sans doute
demandé à l'époque où Law (qui avait déjà obtenu son pardon) se trouvait
placé dans le plein feu de l'actualité.

C'est un fait, autant que je puisse m'en souvenir, que l'affaire


de M. Law était devenue un problème national. Le Roi n'avait
point de paix avec les Townsend, les Ash et les Windham, qui étaient
tous des cousins germains de Wilson, et qui l'avaient terriblement
prévenu (le Roi) (contre Law). Comme j'étais alors Secrétaire
d'État et sollicité par tous les Écossais, quand je discutais de l'af-
faire avec le Roi, je fus plus rudement traité par le Roi et aussi par
la nation que je ne l'avais jamais été dans aucune occasion. Il est
bien connu que, parlant avec lui à son lever, entre autres choses,
je lui dis que c'était très dur de faire souffrir M. Law pour sa bonne
foi 3 , parce que, lui dis-je, on m'avait dit que sans la confes-
sion de M. Law le fait ne pouvait être prouvé; ceux qui l'avaient vu,
ne le connaissant pas, quand ils furent amenés à la prison pour le

1. Original en anglais, cité par Nichols.


2. Londres, le 24 novembre 1719. Rapport de James Johnston of Warristoun,
at the time Secretary of State of Scotland. State Papers Domestic, George I er ,
1714-1727; S.P. 35.18, n° 118.
3. Ingenuity.
Le dossier Wilson 633

voir, purent seulement jurer que c'était quelqu'un comme lui. Voici
ce que dit le Roi : que des Ecossais pâtissent de leur bonne foi,
a-t-on jamais connu une chose semblable? et cela en se tournant
vers milord Selkk, qui — il faut lui rendre justice — m'appuyait alors
en faveur de M. Law, et vers deux ou trois autres personnes qui
se tenaient tout près et l'entendirent; la chose s'ébruita, mais,
quoique avec peine, je pus faire étouffer l'histoire... Le jour suivant,
revenant sur le même sujet, je déclarai au Roi que les Ecossais
n'oublieraient pas une pareille expression... Mais il me dit qu'il lui
était impossible de ne pas croire que M. Law voulait de l'argent, et
que s'il s'était querellé avec Wilson, qui, dit-il, était un lâche,
connu pour tel, c'était en vue de s'en faire donner (de l'argent).
Tout ce que je pus dire pour ôter de lui cette idée ne servit à rien.
Il se trouva que, à cette époque, le duc de Shrewsberry qui était
secrétaire et avait alors plus de pouvoir sur le Roi qu'homme qui
vive, m'avait fait confiance et m'avait employé dans une des circons-
tances les plus préoccupantes de sa vie. Je saisis l'occasion de l'en-
gager à sauver M. Law, ce qu'il me promit de tenter, mais en sem-
blant douter du succès; le Roi, dit-il, étant puissamment prévenu
contre lui, mais, ajouta-t-il, la première chose à faire c'est de
gagner du temps. En conséquence il le tiendrait hors du cabinet
pour une semaine et il me dit que je devrais trouver toutes les
preuves possibles qu'il ne s'agissait pas d'une affaire d'argent. Sur
quoi j'envoyais chercher à la Cité une personne qui avait rendu à
Law plus de services que quiconque. Je pense qu'il venait d'Écosse
mais je ne me rappelle pas son nom, ne l'ayant jamais vu depuis.
Il m'apporta à tous égards le genre d'explications que je lui deman-
dais, vraies ou fausses, je n'ai pas cherché à m'en enquérir. Mais
c'était ce qu'il me fallait. Je lui contai l'histoire de l'argent et
qu'il devait m'apporter des preuves que M. Law n'avait pas besoin
d'argent quand il s'était battu avec M. Wilson. Il me dit que la
chose était facile car il pourrait faire apparaître que M. Law, peu
avant, avait reçu 400 livres d'Écosse par billet, ce que les livres du
banquier pourraient montrer; eh bien, alors, lui dis-je, vous devez
engager le banquier (et ses livres) à aller avec moi chez le duc de
Shrewsberry; ce qu'il fit; et le banquier — je pense que ce n'était
>as M. Howles — affirma les faits au Duc et il offrit d'apporter ses
{ivres. J'avoue que le fait qu'il ne les ait pas apportés me fit suspec-
ter l'affaire, mais le duc fut satisfait, et deux jours après il me dit
qu'il avait satisfait le Roi, sur le fait qu'il n'y avait pas de question
d'argent dans la cause. Mais, dit-il encore, le Roi déclara qu'il ne
le pardonnera jamais sans le consentement des « amis »; il ajoute
qu il pensait que le Roi souhaitait qu'il puisse être sauvé, pourvu
que cela pût être fait d'une manière telle que le Roi n'y apparaisse
point, et moi pas davantage, me dit le Duc en parlant de lui-même.
Là donc je lui dis que rien n'était plus aisé que de donner un ordre
verbal aux gardiens de le laisser échapper comme cela avait été
fait dans beaucoup d'autres cas. Il objecta que le gardien étant res-
ponsable de Law raconterait tout; je répondis qu'il devrait prendre
634 Annexes

soin d'arranger l'affaire de telle manière qu'il ne fût pas respon-


sable. Alors il objecta que le gardien ne devrait pas laisser connaître
à Law sa part dans l'affaire; non, dis-je, il trouvera quelque sous-
gardien pour offrir ce service à M. Law. Là-dessus le Duc dit que
cela marcherait, et quelques jours après, il me chuchota dans une
foule que mon ami était en liberté, mais qu'il avait été très long à
comprendre, et il me pria de garder le secret, ce que je fis jusqu'à
la mort du Roi, ou au moins jusqu'à ce que le Duc fût en dehors de
toute l'affaire. Voilà toute la vérité pour autant que je m'en sou-
vienne. Je pense que j'ai couché cela parmi d'autres choses dans un
journal, mais mes papiers sont tout en désordre; M. Law est le
mieux placé pour savoir comment il a fait son évasion. On a raconté
alors beaucoup d'autres histoires, notamment qu'il avait pris pour
un piège l'absence de la sentinelle à sa porte pour quelques heures,
et qu'il avait acheté un sous-geôlier.

Le Secrétaire d'État termine son compte rendu sur une note fami-
lière. « Comment la vieille lady Ash, ma voisine à Twittenham, a
flairé cela, je l'ignore, mais quoique nous vivions en bon voisinage,
elle m'a toujours dit qu'elle avait un gros grief contre moi dans son
cœur (la famille Ash appartient au clan Wilson). »

Le 4 janvier 1720, Warristoun complète son premier rapport. Il n'a rien


trouvé dans son journal, mais en revanche il a mis la main sur deux brouil-
lons de lettres écrites par lui à l'époque.
A l'Attorney général d'Écosse (qui s'intéressait à Law) le 15 mai 1694 :

« Le cas de M. Law est très douteux. Toutes les personnes sans préjugé
(indiffèrent) sont contre lui. Je n'ai jamais eu autant de reproches pour
aucune affaire depuis que je suis en Angleterre... Le lord chief Justice brûle
d'avoir sa vie, l'Archevêque m'a avoué qu'il avait lui-même pressé le Roi
de ne pas pardonner, car il s'agissait d'une chose odieuse... le Roi a fait
remarquer que personne n'avait été exécuté pour des duels depuis de
longues années; et que la loi devrait être d'abord remise en vigueur. (Law)
est à King's Bench, et c'est le billot s'il ne s'évade pas, ce qu il peut faire
aisément si l'on considère de quel genre de prison il s'agit. »

30 octobre à Hon. Douglas :


« J'ai peur que Law finisse par être pendu car dans un sens je suis résolu
à ne plus m'occuper de cette affaire : s'il avait été en possession de ses
sens, il serait hors de danger depuis longtemps. Pendu, parce que telle était
la rage des familles Townsend et Windham et Ash, contre lui, car ils étaient
tous cousins germains de ce Wilson qu'il a tué; que rien de moins que la
pendaison ne les satisfera; en fait l'ordre était tout prêt, quand le duc de
Shrewsberry fit reporter l'affaire pour une semaine. Il n'y a pas de doute
que le jury qui l'a condamné avait été acheté. Je n'ai jamais entendu dire
ni avant ni après que le fait de tuer un homme dans un duel loyal soit
considéré comme un assassinat (murther). »
Le dossier Wilson 635

Nous comprenons mieux maintenant la sévérité de la condamnation et


la réalité des risques courus par Law. Il avait contre lui le déchaînement
de puissantes familles, et l'imputation d'un chantage crapuleux au duel :
cette interprétation était généralement reçue, peut-être d'ailleurs à cause
du crédit dont disposaient les parties civiles, à cause aussi de l'obscurité
que Law laissait planer sur ses mobiles. Personne ne croit, semble-t-il,
à l'affaire de M me Lawrence. Quant à la question d'argent, l'enquête
menée par Warristoun n'est pas entièrement convaincante en faveur de
Law, puisque le banquier n'avait pas apporté son livre. Enfin Warristoun
nous donne la clef de l'évasion de Law et du truquage de l'avis de
recherches.

IX. Le récit de Gray

Gray apporte à la thèse crapuleuse un renfort non négligeable. Un détail


montre en effet que Gray disposait d'une connaissance assez précise de
l'affaire, bien qu'il n'eût connu Law que par la suite. Il note que le prin-
cipal témoin de l'affaire est parvenu depuis à une situation élevée. Or ce
témoin, le capitaine Whigtman, était en effet devenu général en Écosse.

Environ deux ans après son arrivée (de Law) à Londres, un autre
Beau apparut, qui lui était fort inférieur, aussi bien pour les talents
que pour l'adresse, appelé Beau Wilson; ce gentleman avait été
enseigne dans les Flandres, mais soit que les tranchées fussent trop
froides pour sa constitution, soit qu'il n'aimât point le combat, il
renonça à sa commission et retourna à Londres, où, à la surprise
de toute la ville, il fit ses débuts de Beau; il prit une grande maison,
la meubla richement, eut une voiture à six chevaux, eut une abon-
dance de chevaux (en housses), un grand nombre de serviteurs;
personne ne recevait plus noblement et ne payait mieux. Il avait
du crédit auprès des banquiers les plus considérables de la Cité,
mais point de biens visibles, ne jouait pas si ce n'est pour des baga-
telles, et encore il perdait généralement.
Comme deux personnes d'un même commerce s'entendent rare-
ment, cette étoile éclatante suscita l'envie des autres Beaux. Des
manœuvres furent souvent conduites pour découvrir comment il
pouvait faire tout cela, mais ce fut en vain; on l'enivra, on lui envoya
des putains, on l'entraîna dans des parties de jeu, mais rien n'opéra.
A la fin M. Law, ayant eu une mauvaise passe aux dés, essaya
d'éprouver son courage; un enseigne des gardes, ami intime de
Wilson, fut associé au complot; Law devait faire une querelle d'hon-
neur (shame quarrel) avec Wilson; et comme (celui-ci) aurait natu-
rellement consulté l'autre (Whigtman) pour savoir ce qu'il devait
faire à ce sujet, l'enseigne (qui est devenu depuis un homme plus
important) devait lui conseiller d'arranger l'affaire avec de l'argent
(with a piece of money).
Cette amorce cependant ne prit pas parce que Wilson calcula que
s'il donnait de l'argent à Law pour éviter de se battre, chaque Beau
636 Annexes

dans la ville voudrait suivre l'exemple de Law et provoquer des


querelles avec lui chaque jour, et qu'il n'y aurait jamais de fin à
cela; en conséquence, il prit son courage à deux mains, il accepta
le défi, et la rencontre eut lieu à Bloomsbury Square, où Law le tua.
Wilson était certainement un cas sans analogue dans aucune
histoire. C'était un homme sans fortune, sans talents, il dépen-
sait environ six mille livres par an, n'avait de dettes envers per-
sonne, et il n'avait pas d'argent sur lui quand il mourut; cepen-
dant il devait avoir quelque soutien secret et puissant, si l'on en
juge par la persécution violente que Law subit à cause de ce
meurtre.

J'ai lu une histoire romantique dans YAtlantis au sujet de cette


affaire dans une lettre soi-disant écrite par Milord L...n dans la
collection de lettres de M. Dryden, mais toute l'affaire est une pure
invention. M. Law m'a souvent affirmé qu'aucune dame ne l'avait
employé dans cette affaire, et que les manières et les moyens d'as- j
surer son évasion étaient différents de ce que l'on avait représenté, j
mais les romans doivent être embellis de quelque ressemblance I
avec la réalité pour les faire passer. j
M. Law fut pris, jugé et condamné à être pendu; et en dépit de i
très puissantes sollicitations, le roi Guillaume était inflexible et j
ne voulait pas le gracier.
Il fut conduit, chargé de fers, à la prison de Southwark, où, grâce ;
à un soporifique qu'u avait préparé pour ses gardes et des limes j
pour enlever ses fers, il s'évada deux jours avant son exécution en j
passant au-dessus d'un mur, haut d'environ deux étages. Il se
foula la cheville en sautant, cependant ses amis l'emmenèrent dans
le Sussex et au bout de peu de temps il prit un bateau qui l'amena
en France.

X. Le roman à clef

Le récit de fiction auquel Gray fait allusion a été publié d'abord en 1708
en appendice d'un ouvrage intitulé : Mémoires de la cour d'Angleterre
sous le règne de Charles II par M m e de La Motte, comtesse d'Aulnoy.
Il constitue la lettre I dans la série : « The Lady'Packet broke open. »
Il a été également publié de façon identique en 1768 dans Court intrigue
in ce collection of original letters, from the Island of the New Atlantis.
L'auteur met en cause, sans la nommer autrement que My Lady, une
favorite du Roi Guillaume d'Angleterre, en fait Elisabeth de Villiers, per-
sonne que l'on tenait pour fort séduisante quoiqu'elle fût dépourvue de
beauté. Elisabeth aurait pris comme amant clandestin le beau Wilson
(désigné sous la lettre W) et l'aurait entretenu dans l'opulence. Wilson,
qui ne la rencontrait que dans l'obscurité, était censé ne pas connaître son
identité. Quand elle voulut se débarrasser de lui, il lui apprit qu'il l'avait
démasquée. Il constituait dès lors un danger pour elle, et elle aurait
appointé Law (désigné par son initiale), comme une sorte de tueur à gages.
Le dossier Wilson 637

Le récit est bourré de détails d'une invraisemblance criante. A supposer


qu'Elisabeth de Villiers ait été la bonne fée d'Edward Wilson, on conce-
vrait plutôt Law dans le rôle d'un nouvel amant que dans celui d'un spa-
dassin à gages.
D'autre part la fortune d'Elisabeth de Villiers, constituée par les dona-
tions du Roi, était grevée de diverses charges et ses revenus nets étaient
évalués autour de 5 0 0 0 livres par an, ce qui ne lui laissait guère la possi-
bilité de dépenser des sommes fabuleuses1 au profit de son prétendu
amant.
Il s'agit donc bien d'une fable construite sur deux faits divers : les
remous causés par les largesses du Roi en faveur de sa favorite (elles
furent annulées par le Parlement) et le meurtre de Wilson par Law. Il
nous faut renoncer à cette interprétation romanesque, et nous le faisons
à regret, car elle s'accorderait merveilleusement au style d'un « destin
hors série ».

1. « Des dépenses telles que seule une reine aurait pu les supporter » (op. cit.,
p. 534).
II

L'AFFAIRE OLIVIER DU MONT

Paul Harsin a relevé, dans son ouvrage : Crédit public et Banque


d'État, p. 28 et sq., et aussi dans son Introduction aux Œuvres complétés
de Law, p. xxm-xxv, diverses notations qui pourraient accréditer l'hy-
pothèse de la présentation par Law à Paris d'un projet financier aux
autorités françaises. Il s'agit notamment d'une mention figurant dans les
Mémoires de la minorité de Louis XV1 et de plusieurs citations extraites
de différents Mémoires de Law. Cependant, la chronologie elle-même
prête à discussion, et on ne peut rien tirer de concluant de toute cette
partie de la recherche. Nous ne pouvons en tout cas rien y ajouter de nou-
veau.
D'autre part, P. Harsin a également relevé dans la Gazette d'Amster-
dam, février 1702, des indications selon lesquelles le gouvernement fran-
çais aurait, à cette époque, examiné puis rejeté un projet « tendant à faire
circuler dans le commerce des billets royaux à la manière anglaise ».
Cependant, rien n'indique que ce projet ait quelque chose à voir avec
Olivier du Mont ou avec Law, ni à plus forte raison qu'il existe un lien
entre celui-ci et celui-là.
Nous avons porté notre effort sur l'examen des points de concordance
que l'on peut relever entre le dossier Olivier du Mont 2 qui se compose
de trois lettres et de deux Mémoires et les thèses exposées dans les diffé-
rents écrits de Law. Le tableau comparatif qu'on lira ci-après nous parait
impressionnant mais non déterminant. D'autre part, la conclusion positive
que nous serions tenté de retenir s'accorde difficilement avec l'étude des
lettres.

1. Par Massillon (texte de valeur douteuse).


2. La « série » de la Mazarine comprend trois lettres et deux mémoires. Confor-
mément à l'opinion de P. Harsin, nous considérons comme certain que ces cinq
pièces forment un tout; en effet, les deux mémoires se recoupent en partie et la troi-
sième lettre énonce plusieurs éléments contenus dans les mémoires, en même temps
qu'elle s'articule aisément avec les deux précédentes.
Les indications de fond sont contenues dans les mémoires et dans cette troi-
sième lettre qui porte la signature Olivier du Mont (probablement un pseudo-
nyme).
640 Annexes

Il est impossible de savoir si les lettres correspondent à trois scripteurs


ou à deux, et il n'est même pas exclu qu'elles viennent de la même plume,
car on relève dans les trois textes des expressions alertes et familières
qui peuvent s'expliquer par l'identité d'auteur; mais là encore, pas au
point de constituer une preuve 1 — et encore faudrait-il supposer que ce
rédacteur-protée avait quelque intérêt à faire croire à l'existence de
plusieurs correspondants.
Quoi qu'il en soit, aucun de ces textes ne peut avoir été écrit directement
par Law qui ne disposait pas à l'époque d'une maîtrise suffisante de la
langue française et dont le style n'a jamais comporté des expressions ana-
logues à celles que nous avons relevées.
Reste l'hypothèse d'un rédacteur' qui aurait libellé ces lettres, ou du
moins la troisième, sur l'inspiration de Law et pour son compte. Cepen-
dant Olivier du Mont (?) s'exprime avec vigueur dans un style personnel
et on l'imagine difficilement comme un comparse ou comme un prête-nom.
Il se distingue de Law, non seulement par le mode d'expression, mais
par la démarche de la pensée. Cette lettre est, par elle-même, une opéra-
tion stratégique et elle s'inspire d'un modèle de stratégie dont la carrière
de Law ne donne aucun exemple. Il s'agit, pour l'auteur, de mettre le mar-
ché en main. L'affaire est à prendre ou à laisser. « S'il ne lui plaît pas
(au Roi) de faire (ce qu'on lui demande), mes associés qui sont anglais de
nation, voyant le cas que l'on fait d'eux et de leur offre obligeante et de
leurs procédés de cette importance, secoueront enfin la poudre de leurs
pieds, comme saint Paul au verset 13-46-51 et iront vers les Gentils, les
ennemis de la France. »
Rien n'est plus éloigné de la méthode de Law, qui est toujours insinuant,
explicatif et opiniâtre. Il paraît peu probable qu'un tel message ait pu
être adressé sur ses instructions directes.
Il faudrait donc supposer que Law avait à l'époque un collaborateur
disert et « musclé » ou qu'il ait lui-même, par la suite, modifié sa
méthode.
Notons, pour la curiosité du détail, qu'il existe un autre document qui
rappelle la manière d'Olivier du Mont et plus particulièrement sa straté-
gie. Et ce document a lui-même un rapport avec Law : plus exactement,
il lui a été attribué. H s'agit de l'Avis du 4 octobre 1715, qui constitue le
début du gros document de Chartres 2 . Nous sommes frappés par deux
points de concordance entre cet Avis et les lettres de la série de 1702. Le
scripteur de la deuxième lettre écrit en effet : « Le grand zèle que j'ai pour
le Roi et pour ma patrie », or l'auteur de l'Avis précise semblablement :
« Je me serai acquitté de ce que je dois au Roi et à ma patrie. » Sans doute,
cette mention n'est pas originale, c'est en tout cas la preuve que les deux
textes émanent d'un Français et d'un Français qui emploie des expres-
sions solennelles.

1. l r e lettre : « Jamais affaire... ne fit tant suer sang et eau » — «jamais on ne se


fit tant tirer l'oreille. »
2e lettre : « En mal enfournant on fait le pain cornu » — « leur fermer la bouche. »
3 e lettre : « Perdre, gâter et estropier l'affaire... » — « qui a compagnon a maître. »
2. Cf. supra : La Sibylle de Chartres (Annexe, chap. vi).
L'affaire Olivier du Mont 641

D'autre part, nous rencontrons dans les deux textes la même forme
d'ultimatum appuyé par une citation. Nous avons vu l'allusion à saint
Paul chez Olivier du Mont; dans l'Avis du 4 octobre, l'auteur évoque, en
lui donnant la même signification, la légende des Sibylles : « Ce mémoire
porte avec lui le remède, peut-être aura-t-il le même sort des autres, mais
en ce qui me concerne (passage précité) et je me retirerai ainsi que firent
les Sibylles. »
Nous inclinons à supposer que Law s'est trouvé réellement en relations
en 1701-1702 avec deux ou plusieurs participants, dont l'un au moins
était, comme lui, un faiseur de projets : celui qui signe Olivier du Mont.
Ainsi peut s'expliquer d'ailleurs la référence donnée par Law à plusieurs
témoins possibles de l'existence de son plan. Par la suite, les voies diver-
gèrent, mais Olivier du Mont pourrait être l'auteur de l'un des textes
regroupés dans la compilation de Chartres : en fait, le mémoire qui pro-
pose la création d'une Banque, selon une inspiration analogue à celle du
projet de Law — alors en cours d'examen — mais avec des modalités fort
différentes.
Naturellement, cette conclusion est purement... impressionniste mais,
peut-être, aurons-nous éveillé, chez quelques chasseurs d'énigmes, le désir
de découvrir quel pouvait être ce personnage que l'Histoire tenait sans
doute en réserve comme « doublure » de Law

TABLEAU DE COMPARAISON

Nous allons présenter les points de concordance sous la forme d'un


tableau comparatif comportant à la fois des citations textuelles et de
brefs commentaires.

Importance du crédit gagé sur la terre (hypothécaire)


OLIVIER DU MONT JOHN LAW

1) Si un bien fonds qui vaut dix mil « Autoriser la commission à prêter des
écus par exemple était hypothéqué billets sur hypothèque en terres sans
pour les deux tiers seulement ou que le prêt excède la moitié ou les deux
pour moins que sa valeur. tiers de la valeur. »
Éd. P. Harsin, p. 107. Lettre du Œuvres complètes, op. cit., t. I,
Mont. p. 117.
Commentaire : Cette rencontre nous paraîtrait banale aujourd'hui.
Mais à l'époque l'idée d'une émission de monnaie gagée sur les terres est
relativement rare du moins en France 2 . De surcroît, le choix — raison-

1. L'auteur du premier texte recopié dans le document de Chartres a été identifié


comme étant Pottier de la Hestroye, mais le contenu de ce document ne concorde pas
avec le thème et le style de 1' « Avis ».
2. Un projet daté de 1715 évoque la question des terres mais simplement pour
dire que la Banque pourra en acheter, ce qui n'est pas la même chose. Il se trouve
d'ailleurs que ce projet a été parfois attribué à Law. Mais P. Harsin rejette cette
642 Annexes

nable — d'un plafond des deux tiers est un point précis de similitude. L'im-
portance de 1 affaire est surtout soulignée dans le premier mémoire : un
crédit hypothécaire, avec institution d'un cadastre et perception d'ua
droit spécial (cf. ci-après, point 5).

OLIVIER DU MONT JOHN LAW

2) Les intérêts étant à 4 et 5 %, les « C'est une raison très forte pour
terres doivent augmenter de prix employer les terres aux usages de la
parce que ceux qui auront leurs monnaie et par là diminuer la demande
biens au comptant en trouvant un et la valeur des espèces d'or et d'argent
revenu aussi avantageux que le prêt et augmenter la valeur et la demande
de leur argent, les achèteront plus des terres. »
volontiers.
Deuxième mémoire, p. 121. Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 207-
208.

Commentaire : L'idée que le crédit augmente la valeur des terres cons-


titue une thèse extrêmement importante et originale. John Law l'explicite
dans différents écrits et notamment dans Monev and Trade, par l'analyse
de la valeur additionnelle et de la demande additionnelle.
3) Elle (la banque) enchérirait la terre « Je suppose que la valeur addition-
et autres biens réels au lieu denier nelle de la terre fut d'un quart, les
vingt qu'on le vend, quand l'argent terres qui sont aujourd'hui à 20 ans de
est à 5 % au denier vingt-cinq. revenus seraient alors à 25. »
Deuxième mémoire, p. 112. Œuvres complètes, op. cit., t. I.

Commentaire : Nous allons crescendo et la troisième concordance nous


partût encore plus forte. Si les deux auteurs (du Mont et Law) sont diffé-
rents, il faut supposer, non seulement qu'ils ont conçu la même idée —
augmentation de la valeur par l'usage monétaire — mais qu'ils ont fait la
même évaluation : 25 % de plus.

4) (Le Roi) par eux en peu de temps « Si Sa Majesté emploie ce revenu à


pourra payer ses dettes et sau- acquitter les dettes de la Couronne, elles
ver tout l'intérêt et le discount qu'il seront acquittées en moins qu'elles
paie. n'ont été contractées. »
Deuxième mémoire, p. 104. Œuvres complètes, op. cit., t. I,
p. 213.

Commentaire : Les deux auteurs (?) pensent que leur système peut per-
mettre au Roi de payer, selon l'un en peu de temps, selon l'autre, en moins
de temps qu'elles n'ont été contractées, toutes les dettes du Roi, qui se
chiffrent à des sommes vertigineuses. C'est là une prétention que l'on peut
tenir pour extravagante et de surcroît pour rationnellement extravagante.
hypothèse et le sujet ne mérite pas d'être approfondi ici (P. Harsin, Crédit public,
p. 48, n. 31).
L'affaire Olivier du Mont 643

Car c'est à partir d'un raisonnement plausible et séduisant que le proje-


teur débouche tout d'un coup sur ce que le simple bon sens désigne comme
un résultat impossible

OLIVIER DU MONT JOHN LAW

5) L'impôt du deux centième denier Pour abolir les autres abus qui se sont
Il est nécessaire pour la sûreté des introduits dans l'administration de nos
banques (sic) qu'il y eut en France finances, on nous a proposé de la simpli-
un registre de tous les contrats et fier et de la réduire à la seule imposition
autres dettes qui affectent terres, d'un tantième denier sur tous les biens
maisons ou autres biens réels, et fonds de notre royaume... Nous espé-
comme la plupart de ceux qui prêtent rons même que nous pourrons fixer cette
argent à intérêt n'ont rien payé au nouvelle et unique imposition au deux
roi par aucune taxe, leurs biens centième denier.
n'étant point connus, ce registre Projet d'édit, Œuvres complètes, t. III,
apporterait à Sa Majesté une somme p. 65-66.
considérable, le contrôle étant taxé
par le registre le deux centième de-
nier de capital.
Premier mémoire, op. cit., p. 112.
Commentaire : La correspondance des chiffres est frappante. Il s'agit
d'autre part d'une mesure considérable qui est un impôt sur le capital.
Cependant une différence doit être notée. La première version est celle
d'un impôt statistique, payable en une seule fois, assimilable à un droit
d'enregistrement ou de cadastre. La seconde est celle d'un impôt unique
et annuel assis sur le capital foncier.

Enfin nous mentionnerons une dernière ligne de concordance qui paraî-


tra sans doute la moins importante, mais qui touche un point significatif.
Dans l'hypothèse affirmative, il serait intéressant de saisir — dès 1701 —
l'annonce du thème de l'utilisation des actions comme monnaie, qui sera
le pilier majeur du système et son point d'extrême faiblesse.

1. Il nous faut cependant noter que ces conclusions identiques s'appuient sur
des mécanismes différents. Pour Olivier du Mont, le roi va, en peu de temps, amas-
ser tout l'argent du Royaume (et même des pays circonvoisins!) parce qu'il aura
donné des billets à la place. Il pourra le garder aussi longtemps qu'il lui plaira sans
qu'on y trouve à redire... et par conséquent, il pourra payer ses dettes avec cette res-
source (Harsin, Crédit public, p. 105). Il semble plutôt d'ailleurs qu'il les paierait
par une émission complémentaire de billets. Quoi qu'il en soit, il ne peut s'agir que
d'une escroquerie ou d'un abus de confiance.
La méthode, imaginée par Law dans son mémoire de 1707, se présente comme
moins scandaleuse, mais elle n'en paraît que plus chimérique. L'auteur pense en
effet que le roi percevra à son compte le revenu des terres qui auront été « consi-
gnées » pour faire de la monnaie et que c'est ce revenu qui lui permettra de payer
ses dettes! Notons cependant que Law s'exprime de façon beaucoup plus raison-
nable sur ce même sujet dans son Mémoire sur l'acquittement des dettes publiques
(Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 1 à 5).
644 Annexes

MÉMOIRE DE 1 7 0 1 MÉMOIRE DE 1 7 0 7 MÉMOIRE

DE 1 7 1 1 - 1 7 1 2
En Angleterre, le billet Ce qui approche le plus
de banque et d'échiquier, à une nouvelle espèce de (au duc de Savoie)
les actions de la banque monnaie est la C le des « Il y a plusieurs sortes
et de la vieille et nou- Indes. Le fonds de cette de crédit en Angleterre :
velle C le des Indes courent C'" est partagé en actions les billets de la Banque,
le commerce. A négocier comme celui de la banque; les billets d'Échiquier, les
à la bourse d'Amsterdam on en négocie tous les taillies, les billets d'or-
les actions d'Angleterre... jours à la bourse. fèvres et banquiers parti-
sur le même pied qu'à Œuvres complètes, op. culiers, les actions de la
Londres. cit., t. I, p. 204-205. Banque, de la C ,e des
Harsin, Crédit public, Indes, etc. »
p. 1 0 8 . Œuvres complètes, op.
cit., t. I, p. 216.
III

ÉTAT CHRONOLOGIQUE DES TEXTES


RELATIFS AU SYSTÈME

2 et 20 mai 1716 Lettres patentes — fondation de la Banque géné-


rale.
26 mai 1716 Naturalisation de Law.
10 avril 1717 Arrêt ordonnant que les billets seront reçus
comme espèces dans tous les bureaux des
impôts et recettes de S.M.
août 1717 Lettres patentes — fondation de la Compagnie
d'Occident.
décembre 1717 Édit qui fixe à 100 000 000 le capital de la
Compagnie et crée à son profit 4 000 000 de
rentes sur la ferme du contrôle, des postes et
du tabac.
mai 1718 Édit ordonnant la fabrication de nouvelles
espèces d'or et d'argent avec faculté de porter à
la Monnaie 2/5 en sus en billets de l'État. L'or
est fixé à 900 le marc et l'argent à 60.
1 e r juin 1718 Arrêt confirmant celui du 10 avril 1717 et fixant
l'équivalence billet à 6 livres l'écu.
4 décembre 1718 (non registrée) Déclaration qui convertit la
Banque générale en Banque Royale.
27 décembre 1718 Arrêt créant des bureaux à Lyon, La Rochelle,
Tours, Orléans et Amiens (prescrivant que les
espèces d'argent ne seront ni reçues ni données
pour les paiements excédant 600 livres et les
espèces de billon et monnaie de cuivre au-dessus
de 6 livres).
11 février 1719 Ordonne, sur remontrance des négociants, que
la Banque délivrera des billets pour les espèces
d'or aussi bien que pour les espèces d'argent
nonobstant que les billets soient stipulés en
espèces d'argent.
646 Annexes

22 avril 1719 Arrêt :


— fixe le montant des billets à 100 000 000,
— ordonne que les billets stipulés en livres tour-
nois ne seront point sujets aux diminutions qui
pourront survenir sur les espèces,
— les préposés au recouvrement des espèces ne
iourront garder dans leurs caisses que des bil-
fets de banque,
— les créanciers pourront exiger de leurs débi-
teurs le paiement en billet et refuser les espèces.
mai 1719 Édit qui ordonne la fabrication pour un million
de pièces de 12 et de 6 deniers : « comme on en
voit fort peu dans le public, on ne peut savoir
s'il a eu son exécution entière ».
mai 1719 Édit qui réunit à la Compagnie d'Occident la
Compagnie des Indes et de la Chine et que la
Compagnie soit désormais nommée Compagnie
des Indes.
— Création de 50 000 nouvelles actions pour un
capital nominal de 25 000 000, s'ajoutant aux
200 000 existantes pour un capital initial de
100 000 000.
16 juillet 1719 Arrêt qui ordonne qu'il sera fourni par la Tré-
sorerie de la Banque à la Compagnie des Indes
2 5 000 000 en billets de banque pour être
envoyés à la Louisiane et que les piastres tirées
de la Louisiane seront payées à la Compagnie
aux hôtels des Monnaies sur le pied de 60 1 le
marc.
25 juillet 1719 Arrêt :
— ordonne l'établissement des bureaux de la
Banque dans les principales villes du royaume,
— fixe les billets de banque à 400 000 000.
27 juillet 1719 Arrêt qui permet à la Compagnie de faire une
nouvelle émission de 50 000 actions pour un
montant de 2 5 000 000, portant ainsi le total des
actions à 300 000 et le capital à 150 000 000.
29 juillet 1719 Arrêt qui cède à la Compagnie le bénéfice sur
les monnaies pendant 9 années contre un paie-
ment de 50 000 000 en argent en 15 paiements
égaux et mois par mois à commencer au
1 e r octobre 1719.
27 août 1719 Cassation du bail des Fermes.
« Ce qui semble avoir déterminé Law c'est un
arrêt du 21 juillet précédent qui ordonne que le
dividende de la première année du bail des
fermes générales sous le nom d'Aymard Lam-
État chronologique 647

bert sera fixé à 8 % dont le paiement sera fait


par semaine à commencer du 21 août 1 . »
31 août 1719 Arrêt :
— ordonne le remboursement de toutes les rentes
perpétuelles sur l'Hôtel de Ville, ainsi que
diverses catégories de créances.
19 septembre 1719 Arrêt qui accepte les offres de la Compagnie de
prêter au roi 100 000 000 pour le rembour-
sement des 4 000 000 de rentes constituées sur
la ferme du tabac.
26, 28 septembre et 3 arrêts pour 50 000 000 chacun de souscrip-
2 octobre 1719 tion (soit 300 000 actions nouvelles, émises à
5 000 livres, représentant un capital nominal
de 150 000 000). La Compagnie a dès lors
600 000 actions et un capital nominal de
300 000 000.
1 2 octobre 1719 Arrêt qui accepte les offres de la Compagnie de
prêter au roi 1 500 millions au lieu de 1 200.
12 octobre 1719 Arrêt qui fait cesser les fonctions des receveurs
généraux et ordonne le remboursement de leurs
offices.
26 octobre 1719 Deux arrêts supprimant les rentes sur le clergé
et toutes celles assignées sur la ferme des
greffes, etc.
12 et 21 novembre 1719 Arrêts qui ordonnent la réunion des bois et des
domaines aliénés.
1 er décembre 1719 Arrêt :
— il est déclaré dans le préambule qu'il a été fait
pour 640 000 000 de billets. L'arrêt dispose
qu'à partir de la publication il ne sera reçu à la
Banque de Paris aucune espèce d'or et d'argent
pour être convertie en billets,
— annule les offres judiciaires de paiement pour
cause de retrait et autres qui ne seront pas
faites en billets.
décembre 1719, registré Édit qui ordonne la fabrication de nouvelles
le 2 espèces d'or et d'argent fin.
Arrêt qui diminue le louis d'or à 32 1., et les écus
3 décembre 1719 à 3 1. 12 s.
Arrêt confirmant à la Compagnie le bénéfice de
9 décembre 1719

1. Commentaire du manuscrit de Londres. La détermination de Law s'inspire


certainement de motifs plus généraux. Nous avons cependant jugé utile de mention-
ner cette affaire qui est généralement passée sous silence.
648 Annexes

la fabrication des monnaies, ainsi que les droits


et émoluments attribués pour les affinages et
départs d'or et d'argent aux affineurs, dont les
offices demeureront éteints.
10 décembre 1719 Arrêt qui diminue les pièces de 20 et de 10 sols.
21 décembre 1719 Arrêt qui remet les dispositions de toute nature
antérieures à 1719
— et, pour procurer aux peuples les moyens
d'acquitter leurs dettes, et de s'attacher de plus
en plus à la culture des terres, déclare qu'à par-
tir du 1 er juillet 1720 on prêtera sur leurs
biens-fonds à 2 % par an : « à l'égard des prêts
on peut croire qu'il n'y a rien eu de fait sur cela ».
21 décembre 1719 Arrêt qui fixe l'argent de banque à 3 % au-dessus
de la valeur de l'argent courant et ordonne
qu'on ne paiera en espèces que 10 1. en argent
et 300 1. en or.
29 décembre 1719 Arrêt qui ordonne que les billets de 10 1. pour-
ront être signés « en caractères d'impression ».
29 décembre 1719 Arrêt qui fixe à 1 000 000 000 le total des billets
de banque.
28 janvier 1720 Ordonne que les billets de banque auront cours
dans tout le royaume.
Défend pendant le cours du mois de février de
transporter hors de Paris et des villes où il y a
des hôtels des Monnaies les espèces et matières
d'or et d'argent (sauf passeport).
Permet à la Compagnie des Indes de faire visiter
dans toutes les maisons. Les espèces saisies
seront confisquées au profit des dénonciateurs.
Ordonne aux dépositaires de deniers de porter
à la Monnaie les espèces qu'ils auront entre les
mains.
22 février 1720 Assemblée générale.
24 février 1720 Arrêt portant règlement (en 11 articles) pour
l'administration de la Banque Royale par la
Cie des Indes.
27 février 1720 Arrêt qui fixe à 500 1. les sommes que chacun
pourra garder.
Interdit de payer au-delà de 100 1. autrement
qu'en billets.
Arrêt :
5 mars 1720
— art. 1 : le trésorier de la Banque fera rentrer
aux échéances toute somme due pour prêt;
— art. 7 : augmentation des espèces : louis à
481., à 60 1., à 40 1. et à 32 1. 16 s.,
écus à 8 1.. à 10 1.. à 8 1. 17 s. 9 d..
État chronologique 649

les pièces de 20 s. à 30 et de même pour le billon,


— fixe le marc d'or à 1 200 1., le marc d'argent
à 80 1.;
art. 9 : « attendu que le billet de Banque est une
monnaie qui n'est sujette à aucune variation »,
confirme la suppression des 4 s. pour livre à
ceux qui paieront en billets de banque les droits
sujets auxdits 4 s.,
ordonne que les billets seront reçus sur le pied
de 110 % pour les impositions non soumises aux
4 s.;
art. 12 : ordonne que la Compagnie constituera
sur elle 10 000 000 de rentes à raison de 2 %
faisant 500 000 000 de capital afin de supprimer
des actions jusqu'à concurrence. « Les varia-
tions que l'on verra dans la suite détruisent
totalement les magnifiques dispositions de cet
arrêt. »
11 mars 1720 Déclaration registrée à la cour des Monnaies.
Objet : diminution des espèces
— abolit l'usage des espèces d'or
— convertit les écus
— défend à tous sujets et étrangers de garder
passé le 1 e r mai aucune espèce et matière d'or
et d'argent, autre que les sixièmes ou douzièmes
d'écu fabriqués en conséquence de la déclara-
tion du 19 décembre 1718 et des livres d'argent
dont la fabrication a été ordonnée par édit de
décembre 1719
— défend aux officiers des monnaies de souffrir
qu'il soit fabriqué à l'avenir aucune espèce d'or
et des écus ou autres espèces d'argent plus
pesantes que la taille de 30 au marc.

15 mars 1720 Édit pour la fabrication des louis d'argent au


titre de 11 deniers de fin à la taille de 30 au
marc, ayant cours pour 60 sols et devant être
réduits à 20 sols.
19 mars 1720 Arrêt qui défend l'entrée des espèces et matières
d'or et d'argent dans le royaume, à l'exception
de celles qui viendront pour le compte de la
Compagnie des Indes (qui peut procéder à l'en-
trée et à la sortie).
19 avril 1720 Arrêt qui ordonne qu'il sera fait pour
438 000 000 de billets de 1000, 100 et 10 et
que dans trois mois les billets de 10 000 seront
rapportés pour être coupés en billets de 1 000,
100 et 10.
650 Annexes

« Il faut regarder cet arrêt comme un pur pré-


texte d'introduire de nouveau du papier dans le
public. »
20 avril 1720 Arrêt ordonnant qu'il ne sera plus fourni à la
Banque ni ailleurs des billets pour les sixièmes
et douzièmes d'écu, pour les livres et louis d'ar-
gent (c'est-à-dire que les monnaies demeurant
autorisées ne seront plus échangeables).
« Voici une nouvelle invention de Law qui s'ima-
gine imposer au public en déclarant qu'on ne
prendra plus d'argent pour des billets de
banque...
C'est ce qu'on peut appeler une gasconnade
grossière. »
16 mai 1720 Arrêt ordonnant la constitution sur la Compa-
gnie des Indes de 4 000 000 de rentes viagères
au denier 25.
21 mai 1720 Arrêt portant diminution des billets et actions.
27 mai 1720 Arrêt révoquant le précédent.
29 mai 1720 Arrêt prorogeant jusqu'au 1 er juillet la dimi-
nution indiquée au 1 er juin par la déclaration
du 11 mars,
— augmentant les anciennes espèces,
— permettant de faire entrer l'or et l'argent sans
payer de droits.
1 e r juin 1720 Arrêt retirant les prohibitions prévues par la
déclaration du 11 mars (désormais chacun peut
donc garder des espèces et matières d'or et d'ar-
gent).
3 juin 1720 « L'arrêt du 3 juin contient dans son préambule
un détail magnifique des opérations de la
Compagnie des Indes. »
Prévoit : la réduction du nombre des actions de
600 000 à 200 000,
— la création de rentes sur l'Hôtel de Ville pour
12 500 000 de rentes et 500 000 000 de princi-
pal.
27 juin 1720 Arrêt qui permet aux communautés ecclésias-
tiques et hôpitaux d'acquérir des rentes sur
l'Hôtel de Ville, dérogeant à l'arrêt du 16 avril
1720.
Juin 1720 Édit portant création de 12 offices de payeurs
et d'autant de contrôleurs des rentes de l'Hôtel
de Ville.
2 juillet 1720 Déclaration pour le rétablissement des francs-
salés.
État chronologique 651

3 juillet 1720 Arrêt de la Cour des Monnaies contre les négo-


ciations d'or et d'argent.
4 juillet 1720 Arrêt qui défend de porter ou faire entrer dans
le royaume des diamants.
13 juillet 1720 Arrêt pour les comptes en banque jusqu'à
600 000 000.
16 juillet 1720 Arrêt qui permet à tous voituriers de se char-
ger des espèces tant pour les faire entrer dans
le royaume que pour les transporter d'une ville
à une autre.
21 juillet 1720 Arrêt qui remet à la Compagnie des Indes les
18 millions de rentes rétrocédés à Sa Majesté
par ladite compagnie selon l'arrêt du 20 juin
1720.
21 juillet 1720 Déclaration pour la translation du Parlement
de Paris à Pontoise.
22 juillet 1720 Arrêt qui confirme à la Compagnie des Indes
tout ce qu'on lui a ci-devant cédé.
30 juillet 1720 Arrêt portant une forte augmentation des
espèces et qui indique les diminutions.
31 juillet 1720 Arrêt portant augmentation du billon.
31 juillet 1720 Arrêt qui ordonne que les billets de banque
aient cours et soient reçus dans le commerce
jusqu'à ce qu'ils aient été entièrement acquittés.
31 juillet 1720 Arrêt qui permet à la Compagnie des Indes de
délivrer des souscriptions pour 50 mille actions
sur le pied de 9 0001. chacune.
14 août 1720 Arrêt pour 20 autres mille actions.
24 août 1720 Arrêt pour le paiement des dettes des villes et
communautés du royaume.
août 1720 Édit qui ordonne une fabrication de 1 500 mille
marcs de cuivre en demis et quarts de sols.
août 1720 Édit portant création de deux payeurs et de
deux contrôleurs des rentes viagères créées par
édit du mois d'août 1720.
25 août 1720 Arrêt qui ordonne que les billets de banque ne
seront plus reçus que pour leur valeur en paie-
ment des impôts et droits sujets aux 4 sols pour
livre.
29 août 1720 Arrêt qui établit un Conseil pour la Régie et
administration générale de la Compagnie des
Indes et qui contient un règlement pour les direc-
teurs et actionnaires de la Compagnie.
652 Annexes

« Il faut lire le préambule de cet arrêt pour


connaître l'étendue et la réalité de la puissance
de la Compagnie des Indes. »
août 1720 Édit de création de 8 millions de rentes au de-
nier 50 sur les recettes générales.
30 août 1720 Arrêt qui supprime 60 offices d'agents de change
créés parles edits d'août 1708 et novembre 1714
et qui en établit 60 par commission.
Arrêt qui ordonne la fabrication de 50 000 000
2 septembre 1720 de billets de banque de 50 1. et de 10 1. L'arrêt
du 26 juin 1720 ordonnait une semblable fabri-
cation.
Arrêt qui ordonne que les receveurs des tailles
10 septembre 1720 porteront à l'avenir directement au Trésor royal
les fonds des impositions, déduction faite des
gages des officiers et autres charges des États
du Roi.
10 septembre 1720 Arrêt qui ordonne que les augmentations de
gages et autres parties comprises dans les
états arrêtés pour la présente année, ne seront
payées que sur le pied du denier 50.
15 septembre 1720 L'arrêt porte que du jour de sa publication et
jusqu'au 1 e r octobre les billets de banque de
1 000 1. et de 10 000 1. ne puissent être donnés
en paiement tant dans les bureaux des recettes
et fermes que de particulier à particulier qu'avec
moitié espèces, à l'exception néanmoins des
dettes antérieures au jour de la publication
dudit arrêt, après lequel jour 1 er octobre lesdits
billets de 1000 1. et de 10 000 1. seront hors
de cours.
Et qu'à compter du jour de la publication dudit
arrêt les billets de 100, de 50 et de 10 soient
reçus en total et sans espèces pour les dettes
antérieures et ce jusqu'au 1 er novembre, après
lequel temps ne seront reçus en entier que pour
l'acquisition des rentes et pourront être donnés
avec moitié d'espèces dans les bureaux et
recettes pour les sommes au-dessus de 20 1.
Le même arrêt fixe les sommes portées en
compte en banque au quart de la valeur pour
laquelle elles y ont été portées et donne le choix
aux porteurs de retirer leurs sommes en billets
de 1000 1. et de 10 000 1.;
— fixe les actions remplies à 2 000 en comptes en
banque;
— permet à la Compagnie de faire 50 000 nou-
État chronologique 653

velles actions en 500 000 billets d'un dixième


d'action chacun, ce qui fait en tout 25 000 ac-
tions;
— fixe le dividende desdits dixièmes d'actions à
36 1. par an à raison de 360 1. l'action.
L'arrêt par l'article 13 porte que le roi voulant
mettre un taux fixe et certain au paiement des
droits d'entrée et de sortie du royaume et éviter
les pertes causées par la faiblesse des monnaies,
elle ordonne que du 1 er octobre 1720, lesdits
droits seront acquittés en écritures en banque,
sans augmentation ni diminution du prix des
baux des fermes de S.M.
Par l'article 14 les lettres de change, billets
de commerce et ventes de marchandises en
gros faites avant la publication dudit arrêt
seront acquittés en nouvelles écritures sur
le pied du quart, au moyen duquel quart la
somme totale portée par lesdites lettres de
change et billets de commerce et ventes de
marchandises en gros seront acquittées en
entier.
18 septembre 1720 Arrêt portant que les particuliers qui voudront
retirer les sommes qu'ils ont en comptes en
banque déclareront la somme qu'ils voudront
retirer pour la valeur de laquelle il leur sera
délivré un certificat en leur nom du montant de
ladite partie, lesquels certificats seront reçus
jusqu'au dernier octobre en rentes.
21 septembre 1720 Arrêt qui ordonne diminution d'un quart sur les
espèces de cuivre et de billon.
septembre 1720 Édit pour une fabrication de nouvelles espèces
d'or et d'argent, savoir les louis sur le pied de
54 1. et les louis d'argent de 60 sols. Cet édit
ordonne que l'on portera 1/3 en papier et les
2/3 en argent et que l'on y recevra la totalité en
argent et en or de la nouvelle fabrication.
10 octobre 1720 Suppression des billets de banque au 1 e r no-
vembre suivant. On a joint à cet arrêt un état des
billets de banque qui ont été faits en vertu des
différents arrêts montant à deux milliards six
cent quatre-vingt-seize millions quatre cent
mille livres. On déclare par ce même arrêt qu'il
n'en reste plus alors que pour un milliard cent
soixante-neuf millions soixante-douze mille
cinq cent quarante livres.
11 octobre 1720 Arrêt qui ordonne qu'à commencer au 21 du
654 Annexes

présent mois d'octobre, les arrérages de l'an-


née 1720 des rentes de l'Hôtel de Ville seront
payés en deniers comptants et sans aucun billet
de banque.
17 octobre 1720 Déclaration pour remettre le tabac en ferme
sur le pied de 4 200 000 1. et qui réunit cette
ferme aux fermes générales.
22 octobre 1720 Arrêt qui fixe les comptes en banque à la
somme de 100 000 000 de livres.
24 octobre 1720 Trois arrêts furent publiés à la fois :
l'un pour les monnaies,
l'autre pour les actions,
le troisième pour ordonner qu'il ne sera plus
reçu de billets de banque à la Monnaie.
Par l'arrêt des monnaies la Compagnie offre
au roi par forme de don gratuit 20 000 000 à
raison de 5 000 000 par mois à commencer en
novembre sur le bénéfice des monnaies et
10 000 000 par mois dans le même terme sur
les fermes unies et sur les autres recouvrements
dont elle est chargée. En conséquence de ces
offres acceptées l'arrêt porte qu'il ne sera plus
reçu de billets de banque aux hôtels des Mon-
naies : et que les espèces y seront reçues sur le
pied indiqué par ledit arrêt 46 1. 16 s. le louis
de 25 au marc, 7 1. 16 s. l'écu de 10 au marc;
1 1701. le marc les anciens louis et or du titre de
22 carats : 78 1. le marc des anciens écus et de
l'argent du titre de 11 deniers de fin.
Par l'arrêt concernant les actions de la Compa-
gnie des Indes, il est ordonné que dans huit
jours les porteurs d'actions seront tenus de les
orter au sieur de La Naure pour les faire tim-
E rer d'un nouveau timbre et que quinzaine
après le sieur de La Naure les rendra aux pro-
priétaires qui pourront en disposer. Le même
arrêt ordonne que ceux qui se trouveront
compris dans les rôles seront tenus dans
quinzaine du jour de la signification du rôle de
rapporter en compte à ladite Compagnie le
nombre d'actions pour lequel ils seront
employés, à quoi faire ils seront contraints
comme pour les deniers de S.M. et que lesdites
actions rapportées y restent trois années pen-
dant lequel temps le dividende leur sera payé.
25 octobre 1720 Arrêt qui établit 60 agents de change et qui
ordonne que le mardi 29 du présent mois l'hôtel
de Soissons sera fermé.
État chronologique 655

27 octobre 1720 Arrêt qui permet à la Compagnie des Indes


d'emprunter sur leurs billets solidaires la
somme de 15 millions, deux tiers en espèces et un
tiers en billets de banque, à raison de 4 % d'in-
térêts, lesdits billets payables aux porteurs en
louis d'argent de la taille de 30 au marc au cours
du jour de l'emprunt.
1 er novembre 1720 Deux arrêts le jour même de la Toussaint, dont
l'un donne un nouveau délai jusqu'au 10 pour
Paris et jusqu'au 20 pour les provinces, pour
porter les actions au timbre, après lequel temps
passé, les actions non portées seront nulles.
— L'autre ordonne que le 15 novembre les sous-
criptions seront rapportées pour être conver-
ties en dixièmes d'actions, après lequel temps
elles seront nulles.
8 novembre 1720 Arrêt qui ordonne que les billets de banque de
1 000 et de 10 000 livres seront portés dans le
courant du mois de novembre pour être convertis
en actions et dixièmes d'actions rentières de la
Compagnie des Indes et que S.M. sera garante
du principal et des intérêts à 2 % conformé-
ment à l'art. 8 de l'arrêt du 15 août 1720.
8 novembre 1720 Arrêt qui permet à la Compagnie des Indes de
faire fondre et affiner toutes sortes d'espèces
et matières d'or et d'argent.
8 novembre 1720 Arrêt pour faire recevoir les anciennes espèces
à réformer dans les recettes du Roi. Ce sont les
louis de 25 au marc et les écus de 10 au marc.
9 novembre 1720 Arrêt qui proroge jusqu'au 23 novembre le
délai pour porter en dépôt les actions de la
Compagnie des Indes.
10 novembre 1720 Arrêt qui porte qu'il ne pourra être fait aucune
négociation d'espèces ou matières d'or et d'ar-
gent au marc, ailleurs qu'à la Monnaie ou chez
les changeurs.
12 novembre 1720 Arrêt qui ordonne qu'il ne pourra être délivré
aucune somme par les directeurs de la Monnaie,
que sur les rescriptions du caissier de la
Compagnie des Indes, soit que cette somme
provienne du bénéfice des Monnaies, soit des
fonds en espèces, provenant des bureaux et des
recettes du Roi.
14 novembre 1720 Arrêt qui révoque les défenses de porter des
diamants.
17 novembre 1720 Arrêt qui ordonne qu'attendu que plusieurs par-
ticuliers ont offert de prêter à la Compagnie
656 Annexes

en espèces et sans billets de banque, à condition


qu'au lieu de les rembourser en louis d'argent
au cours du présent, le remboursement leur sera
fait en livres tournois, que les directeurs seront
autorisés à emprunter de cette manière et de
payer les 4 % d'intérêts par an.
18 novembre 1720 Arrêt qui ordonne que jusqu'au 1 er décembre
suivant seront reçus dans toutes les recettes du
Roi, savoir les louis de 20 au marc sur le pied
de 58 1. 10 et les écus de 8 au marc sur le pied
de 9 1. 9.
22 novembre 1720 Arrêt qui fait défense aux juges consuls de
juger les procès qui pourraient naître à l'occa-
sion des lettres de change et billets de commerce,
s'il n'est auparavant prouvé par l'extrait des
registres des comptes en banque que la valeur
en ait été payée en écritures en banque, à peine
de nullité des jugements.
« Cet arrêt préparait aux comptes en banque
forcés que Law voulait établir. »
24 novembre 1720 Arrêt portant diminution des espèces de cuivre
et de billon.
24 novembre 1720 Arrêt qui proroge jusqu'au 1 er janvier 1721 le
délai pour placer les billets de 100, de 50 et de
10 livres, en acquisition de rentes sur les tailles.
27 novembre 1720 Arrêt qui permet aux directeurs de la Compa-
gnie des Indes d'emprunter des actionnaires la
somme de 22 500 000 livres à raison de 150 par
action, les deux tiers en argent et un tiers en
billets de banque.
2 décembre 1720 Par cet arrêt on annule toutes les actions qui
n'auront pas été timbrées du second sceau et
on défend de les négocier.
3 décembre 1720 Arrêt qui proroge jusqu'au 1 er janvier 1721 le
délai porté pour placer les billets de 1 000 et
de 10 000 en actions et dixièmes d'actions
rentières de la Compagnie des Indes.
III

DOCUMENTS RELATIFS AUX ACCIDENTS


SURVENUS A LA BANQUE*

Juillet 1 7 2 0

Du mercredy dix juillet mil sept cents vingt, dix heures du matin.
Nous, Jean-François Letrouy Deslandes, avocat en Parlement, commis-
saire au Chatelet de Paris ayant esté requis à l'Hostel de la Banque
Royalle où nous sommes entré dans une des salles d'icelle et où sont
comparus par devant nous Jean-Antoine Dutailly, caporal dans la compa-
gnye du Sr Duclost, fusillier du Roy, Jean Dupont dit St Jean, Bernard
Berdeau dit La Vallée, Guillaume Lefèvre dit Frinville, Jean Simon dit
Saint-Simon, et Edmon Hallagan et Louis Bonnelle, tous fusiliers de la
compagnye du Sr Duclost, demeurant tous à l'Hostel Royal des Invalides,
lesquels nous ont dit que pour l'execution des ordres du Roy et pour son
service, ils ont esté mis en faction devant une des portes de la Banque qui
est dans la rue Vivien, sur les huit à neuf heures du matin, pour laisser
entrer tous les cytoiens qui viennent ordinairement convertir leurs billets de
banque en argent ou coupper des billets, et empescher le desordre parmy
eux; avec des ordres de ne plus laisser entrer personne lorsque la cour
seroit pleine, et après qu'elle a esté pleine, ils ont refermé ladite porte où
ils sont restez en faction, et une demye heure après ou environ, une nom-
breuse populace attropée autour de ladite porte a voulu la forcer, et
jettoient pardessus les murs de ladite cour et pardessous ladite porte des
pierres en si grande quantité que les comparant ont esté obligez de se
coller contre la muraille et la porte; et quelques remontrances qu'ils ayent
faites à toute cette populace de ne les point forcer, elle n'a de rien servy,
et plus les comparans la prioit de se retirer, parce qu'ils ne pouvoient luy
ouvrir la porte, plus elle vouloit l'enfonser, et la plupart des gens de cette
populace jettoient de grosses pierres pour y parvenir et disoient : « Enfon-
sons la porte pour tuer ces B.-là », en parlant des comparants qui ont

* Archives nationales, Y 10974. Le texte a été établi avec le concours de


M lle Martine Constans, conservateur aux Archives nationales.
658 Annexes

reconnu qu'un entr'autre de cette populace excitoit et soulevoit tous les


autres leur disant : « aydez-moy et nous en viendront à bout. Lorsque nous
serons entrés, nous les assommeront ». Lequel conseil de ce particulier de
moyenne taille a excité partye du peuple si fort que les comparans se sont
veus forcez et la porte presque ouverte, ce qui a obligé ledit Dutailly,
caporal, qui voyoit qu'il alloit estre forcé de tirer un coup qui a esloigné
toute cette populace mutinée; et de cette manière ont empesché le pillage
que ces particuliers crioient publiquement qu'ils alloient faire dans la
banque. Dont et de ce que dessus ils nous font la présente déclaration et
en tant de besoin plainte contre tous les quidams et quidannes qui compo-
soient cette populace. Nous en requiere acte, à eux octroyé pour servir et
valloir en temps et lieu ce que de raison, et ont signé à l'exception desdits
Bonais et St Simon, qui ont déclaré ne sçavoir ecrire ny signer, de ce enquis
suivant l'ordonnance. Treize mots rayez comme nuls dans cette plainte.
(Signé :) Dutailly St Jean Edmond Hallan
Frinville Lavallée
Letrouy Deslandes

Et ledit jour, nous commissaire susdit sommes transporté dans la bou-


tique de Ferron chirurgien privilégié, rue Neuve des Petits Champs vis
à vis la rue Vivien, où l'on nous a dit qu'avoit esté transporté un parti-
culier, cocher du Sr Argou premier commis de la Marine, nommé Lacroix,
qui avoit esté blessé d'un coup de fusil tiré d'une des cours de la banque
par un des fusiliers qui estoient en faction, pour avoir voulu forcer avec
plusieurs autres quidans ladite porte, et pour avoir jetté quantité de
pierres dans ladite cour; lequel Lacroix ne s'est point trouvé chez ledit
Ferron qui nous a dit l'avoir fait transporter par l'ordre de Monsieur Lan-
divisiau, maître des requêtes, dans la maison dudit Sr Argou son maître,
où nous nous sommes transporté. Ensuitte rue Vildot 1 où nous avons
appris des domestiques dudit Sr Argou que ledit La Croix estoit deceddé de
sa blessure et les ayant interpellez de nous le faire voir nous avons effecti-
vement veu son cadavre sur la paillasse de son lict non encore ensevely.
Dont et de ce que dessus nous avons dressé le present procez verbal pour
servir et valloir ce que de raison; et ont lesdits domestiques refusé de
signer, de ce interpellez.
(Signé :) Letrouy Deslandes.

Veu le present procez verbal je requiers pour le Roy estre informé à ma


requete des faicts y contenus, le cadavre dudit La Croix estre veu et visité
par les medecins et chirurgiens du chatelet; ce fait, n'empesche estre
inhumé en la maniéré accoutumée. Fait ce dix juillet MVIIC vingt.
(Signé :) Moreau.

Soit fait ainsy qu'il est requis, ce 10 juillet 1720.


(Signé :) Leconte.

1. Villedo.
Accidents survenus à la Banque 659

II

Du mercredy dix sept juillet mil sept cents vingt, huit heures du matin.
Nous, Jean-François Letrouyt Deslandes, avocat en Parlement, conseil-
ler du Roy, commissaire au Chatelet de Paris, sur l'avis qui nous a esté
donné qu'on avoit trouvé un cadavre sur le cours près la porte Montmartre,
et qu'on l'avoit apporté dans le cimetiere de St Joseph il y a environ une
heure, nous nous y sommes transporté à l'instant; où estant avons trouvé
un cadavre d'un particulier à nous inconnu ayant les cheveux bruns, vêtu
d'une veste caffé, d'une culotte de peau et de bas gris, ses souliers aux
pieds, étendu sur une pierre sur le dos, qui nous a paru estre un ouvrier.
Et pour connoitre de quelle maladie il est mort, si c'est par accident ou
par quelque coup d'épée ou de feu, nous avons mandé le Sr Germain,
maistre chirurgien rue Montmartre, qui ne s'est point trouvé, mais bien un
de ses garçons nommé Joseph La Comme, qui, estant arrivé, a visité ledit
cadavre en presence de Me Estienne Mesnil, prebstre docteur de Sorbonne,
vicaire de St Joseph, et de nous, et ne luy a trouvé aucun coup. Nous a dit
ledit La Comme qu'il croit avoir tombé et n'ayant peu se relever est mort
de mort subite. Et a este fouillé en nostre presence dans ses poches de
veste et de culotte; dans icelles ne s'y est trouvé qu'une petite rappe. Dont
et de dessus nous avons dressé le present procez ver bal pour servir et
valoir ce que de raison, et ont signé :
Letrouy Deslandes Mesnil La Comme
V

TABLEAU DE LA VALEUR
DES MONNAIES
1714-1721

TARIF NECESSAIRE,
P O U R T R O U V E R D A N S UN
moment les dattes des Edits , Déclarations du
Roy & Arrefts de fon Confeil, qui ont ordon-
né les Fabrications, Augmentations ou Dimi-
nutions fur les Efpeces d'Or , d'Argent , de
Billon & de Cuivre, à commencer au moi? de
Décembre ittp- o,ù il y eût une Refonte géné-
rale jufqu'à la fin de Novembre 1 7 1 1 .
t a dîmtnarfon qui par l'Arreft <lu j é . Sep-
tembre 1715. avoit été indiquée pour Dccerabre
fut partagé» far moitié ; Sçaroir, au 1 j. Octo-
bre * aud. premier Décembre 171). l'Arrtft
du 30. Septembre eut ton effet far le relia.
On zS.
v jfmJIJ'if.
Jrrtfl d I If. Au quinze Octobre les Louia pMif . lir. la. t
J Jinfi
" 1714.
" " Les Ecus pour 1. i . f . 4. i .

Au premier Deewnbre le prix du Loiiis d'Or


étott fixé à . lir.
II».
Et celuy de l'Ecu i 4.
lir. ro. £
Jm/l dit 8. Le premier Férrieri7ij. le Louis fut Ixc à 17-r. 6.4.
. i7!4. L.Ecui , I,
t- x fcjS— ^ Au premier Avril le Louis à T - liv.
I. h. L'Ecu t - 3. lir. If. t.

Au premier Juin !e Louis d'Or i 14 • lir. 10. 6


L'Ecu i 3-1 .11. f . t . d .

Et au premier Aôùft le L6uis;à <4- liv.


'•l'Ecu i 3. lir. ! « .

jfrrtft du t j . La diminution indiquée pour le premier


Juillet ;71 f. Aotilk n'eût Ton cxctuiiun <JU. l« premier de
Septembre 1715-.

Edit du mrii Au mois de Décembre 171 f. il fut ordonné


At Dtctmbrt une Réforme des Efpeces. Fabriquées en confe-
I7«j. quence de l'Edit do mois de May 170^. Ici
Nouvelles Efpeces eurent cours ; Sfavoir,
Les Loiiis d'Or pour 10. liv
Les Ecus pour f•
Les Efpeces non réformées curent court,
Sçavoir.
Les Loiiis d'Or pour I<. lir.
Les £cus pour 4. lir
ziit dt Nk AU mois de Novembre le Roy Ordonna.une
Vtmirf IJli. nouvelle Fabrication dei Elpeccs d'Or qui par
fop. Edit ne dévoient être fabriquées qu'à I*Hô-
tcl de la Monnoye de Paris , il y eût un Arrcft
qui permit cette fabrication dans les Monnoyes
au Royaume Itfdits Loiiis d'Or étoient de
yingt au Marc, te eurent cours pour 30. lio.
fm
Paf-lemlmeUùkil (m indiqué <Ui (Umina-
tiaoafur le» teus oo& réformés, Sfavoir ,

Ail premier Janvier 1717. les Ecus p«<u j. 1.18. f. j.


I 1 demis, quarts, ftc. à proportion.

te-pren^ier Février 17 i f . Ici Iauamréfornés. j . liv. 1}. f .

Le premier MJTS les ECUSMO réforiu:>. j. liv .10 f,

JtmJHnyo. Par un Arreft 4a >o. Janvier lct Louis é'Or<*e


7<Mvwr f. Mars i o . iife quiétoieoc de-trente au marc itlrcei dé-
fi A%nl 1717. criés pour Paris St autres au i j . Février 8c à la
Menpoyy 411 1;. Mars, par di&reau Arrefts
le cours en 6 » prolnpgju

Par Arrefts, Savoir, du f. Mirs jtifqu'i fa


fin , Arreft du Avril juqu'i aCadudwffioù,
Arreft du 14. Avril pour la proregaiioa daas e»
Bureaux de Sa Majefté , & à la tt.tk-.jyc jul-
qu'à la'fia i c J u à .

Par l'Arreft du f. Mars 1717. la diminution


avoir efti indiquée four le p'entier/<e>Fé-
vrier fur leMTes Efpeces son reformées lus (lifc-
rée pour le premier de May-

dm 14. Laâimfnution indiquée pir 1 rrfjj Jn t. M4M


Avrtl. pour lcf remier May fm ict^rdAçjiifqu'au pre-
mier Juillet • auquel jour la» ttM i r é t i f
dévoient avoir court pour liv. I j . K

Au -premier Oétabrc~poiir 3. liv. 10.

Amjk Juif. U y eut par Arreft une prorogation jufq«'.iil


1717. premier Septembre 1717.

Arrtf ix 51. il y eut prôro^arion premier D c -


Auf. cembre 1717.

Antjt J* t y . Prorogation jafqu'au premier Févricg 171t,


© Atri.
Arrifjm 11. La diminution indiquée pour leprémierFé-
J * » v w 1111. vfier f a t a r d o u i e pour Je premier j e Jpi».
•p -s -j •x moi s u i o p >3u(a »P tnni MB<
•f ' m*<mpi
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i. , o • "tlfl f 'I t
r.nbjnf a * 2 o » r i a * "P -C'tt.
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M i t f g j ap iu|[if «p tnj o» hn aa«r
nXauaaH fan q i r ç f f •»( autp » i n f jaiuteuf
M.niv^iif ta^Wl aj»?.p — iinonué»HKfmatfi j i / i uvff
MU loaliy.p if JQJ> ' " » 0 l N W P H U L '*< » f /u>p>
p w f c j i f - s * ' «utnb ' i n a f » r j
•J!»T a m u i nt.objnf watnapuj W f * W r S
3f i m n i sa| sutp a u ; taaioaap m j ç '|U>MMf)(
w n a a j i a p apucyf) 1 «înbijq») tinoi 1*7 -yi » f tffmj^
•mqirqf ao,p aauaunatm» «j T,»bjn(
'intuasao SHnAaSaf sap • «çjJ>I»I|!8 » p
» a aafuw^i uon «aàadjj ia| imCouuoh >ap •uiufjt
',o*tH»** " ' M f l M ' y K i n w a i a y |i "ti mf gtuy^
*t
Jhttf f > I * Pa» Atré» J » u>. « M » h » t r p e à r «*<M i
iril- reformer furent deetrtt 4e touk c o o n , cetfcr
d'Argent pendant (6 moii de Septembre, t>èr-
mit d-: porter 1e« anciennes Btpecet de huit an
Marc eux Monnayes Car le pied de * . liv. ( u a
Bille'j de l'Ellar.

Amjt d» i o . Pendant le mois d'OAobre les Ecus de huk


Stfitmiti 171 «. au Marc eûrent cours pour < lir.& les Ecrit de
neuf au Marc décriés , permit de les pSrteràlt
Monnoye.

Amfidu tri. l e s Eeih di huit an Marc furent décrié*, per-


Oûtirt 1711. mis de les mettre aux Bureaaf du Rojr ( les de-
tms,quartt ft dixièmes le vlngrsémet éurchredUrt
dans le public pendant le mois de Novembréi
Les Ecus de neuf an Mate décriez également.
Arrtfi du Ler demis, quart», * « « i e t E c u s de f . aa Marc
Utvimi-iy S. eurent cours pendant Décembre fur le même pied.

Arr.fldu 1 , . Le» demis , q n r t s , li*né*a»êf « t e l é i n e i


Dwtmi. iptl. tarent cours pendant f m t w r f c t 4 » f M k f b r t é
par 1"Arreft du a » . Septembre.

m til d» Mtj ï l fet fibriqat a » l e Maf 171»- lis


*7<*- pièces de to. l o b ft de t e .

M dit dt M*y t fabriqué


II Ait I immfimt—^ M . 4 a » * i m f . â .

Eiitd, fmillrt. Il ftt ûbriqné dcaptaM, 4 t a r t » M o t .


Amf du 7. Les Loiiis de i f . aa Marc de la nouvelle f*.
M') 17'». bricariondiminueraiIt *«.4«M»)t<leao. fols,
Sl eurent cours choque pnatr if. nr.
jtmf du i). Le 1. Aoufi 171». le {pjgt fft réduit} 34. lir.
171*.
A-ntfi dm %y Le U o i m d e i ; . a D Ï t a r c f u t r e ^ i t I c iep-
S*fit mi. 1J lp.lembre 171». juiqu'a» t Decemtie i
L'Ecu de Dix' au Ilarc k f . liv. i t . f .
Arrtfid%. Le: LolU de xf &t&lbr<
D t n m i . 171 p jufqu'l'au premier ] m r t & I f ï i , à" }i. lir.

Vint de B i t a u ' W a t ^ r f. lir. i i . A


W1JIA
tap a-ing ap t«p«i tap araSataag t) f s t w a f
'•"f -o* f m$rftf li'ïf )I
• a 11 oo f f ]0<P ^ K ®I »Xeooop( » [ t u r c
•j » t f 5JtM n > J n a a ap s m j
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sfcj -ot ap S33îid «aj » n o w i s * sjcj*[
nr.itbjnf J2iiur[ Li ainéap tiaea luajna
•oi j g -OT a p i a | JSNF - t np YAUY ITJ
•p -f.j-Sl *|'9 jdoJ saotmuqtj sara*po»ttd fap m j i i i w i
•J 'Ot -AÏ[ jnod a j i f t M - p » p s p p f ^ y j
jnod f t * o i ap inaj srj
'AH •»
•j n c ianod Djtw n r wtnb u n - j f ap xnag
[ jnod a » p ( nv aiuaji ap xna3
J nad nt »Œ
i .jnod sjtysj nr -i* ap stnoi s y ]
1 jioaaif ' uno? na w o •oiXi utum
-a} -« nt4nbjn( iaw«t£ -Xx •it njr
•l'i jnod sjnoa luaina
îtib « j u a â j l a J A i ^ taajpddc luajnj tnb ug •61L1 f j f a n
ituâiy.P sajati'sap ?nbiiqt) Jnj |i-aipa w i i j -•a »f > ! f i
Sfoj 'Oi ap saaard sa-j
Û !• s(oj *oi ap s a » i j sa-]
• JIOAÏSJ ' i i m marna « L \ ixyi*p iip3 jvd •t 1L1 'f«M>fC
sapnbuqcj SJOJ xiq 3g SJOJ - c i ap sa^aid sai •01 mf futr
J » '!! '' T '"W ' ' a ap 1133,1
uri| -|f t 9ivp( nv- ' i t a p S11107 a| siooi auif^
np '$•» a>,abjn{ u ù a i ï aajn»W«}
vifites dans lei maifons ménet Royales i com-
nÉIÊftt au 10. d*4|>éjrrier 1710. {Mur confisquer
tomes k | Efpeces, d l'excejilM dles fixiémes,
tf douzièmes d'Stu k Lirres d'Argent.

Arrtflifi 1 j. Le 1. Mars jdufq«<au uÉmivant, le Louis de


t i v r i n 1710, ij- au Marc à }6. liv.
Le Loiiis de 1.0. a * Marc i 4 ; . tiv.
Le Louis de 30. m Marc à 30. liv-
Le Louis de j<. un quart au Marc »4 liv. fi. Ci
L'Ecu de dix au Marc t liv.
IL Tic u de S. au Marc 7 i- «o. t.
L'Ecu de f. au Marc é.l. 13. f. 4-d.

les pièces de 30. deniers pour 3. fols.


Les Sols maïqués 1 fols. J> _ JU
Les Sols de Billon pour 1. fols.^ 1.-4
Les demis, quarts à proportion.

fmfi 4u ty Défenfes d'avoir plut de 500. lir. cheifoy.


V Ft'vni
AMJT JU J. Depuiele 10. Mars jufqu'Ji lafinles Efpeces
M*n. odt vaiû , S javoir ,

L a Louis de ij. au Marc 4l lir.


Celuy At 10. au Marc «o. lir.
tfeluy de 30. au Marc 40. lir. .
£t celuy de 3*. un quart au Marc M., lir. » . £ *
L i e u de 20 a u Maac* lir.
L'Ecu de t . au Mar« 10. lir.
L'Ecu de 9. au Marc I.J. 17 ( f.i.
Les lïxiémes d'$cu 1. lir. 10. f.
Les Livres d'Arg< 1. lir. lo. f.
Les Douzième* <r»cu IJ. f.

du Le premier Aiwil
4 , l'.mi 171 Le Loiiis d'Or de t f . au Marc réduit i j t. liv.
Le Loiiis d'0*de »o au Marc 4J. liv.
Le Loiiis d'Or de 30. au Marc 30. lir.
le Loiiis de }*. ma quart 1 4. lir. 10. $
L'Or réduit le .Mute, à tvo. lir.
Et le Marc d'Argent 1 60. lir.
Les Efpeces d'Or interdite* dan* le C o m m e r -
ce permit de les porter pendant leaaoii d'Avril
feulement à la Monnoye , le Marc à raifoa de 7jo. lir»
D
L ' E c u de l o . au M a r c f
Lei demi», quant ft dixièmes àpiap^M»
t'Ecu i» ti-rn Marc » li». i f . f.
L e t d é m i t , <tc. à proportion
L ' E c u de f . au Marc '7. li'- 'S-
L e » d e m i s , q u a r t s , Sec. à proportion

Pendant M a y let Efpece» fuivant la Déclara-


t i o n du R.oy du 11. Mars e u e n t cours. S a v o i r ,
L ' E c u de 10. au M a r c '•»• ««• £
C e l u y de I . au M a r c «•!• *•
Ce.'uy de j . au M a r c 7- !'»• 4- J-
L t s pieces de 10. fols St L i v r e s d ' A r g e n t s. I . 7 . f. 4. d.
l e s piecet de D i x fols ' ) • f- »• «•

Pendant J u i n les Efpeces fuivant la Déclara-


t i o n du i l . M a r s ont v a l u
L ' E c u de 10. au Manc >•»•
l'j L ' E c u de t. au M a r c 7- '»»• 1 0
? • " L ' E c u de s au M a r s '» t. 4 J -
Les pieces de t o . fols & L i v r e t d ' A r g e n t 1. I. f - (•
L t s pieccs de D i x foli »»•

4t M * n - II (ùt ordafenc utrto"Fabrication de Louis d ' A r-


1710. g « M ponr 3. l i v . qui commencèrent à diminuer
au premier M a y , te ne valurent plus que 1. liv- i f . f.

A m f t i * %f. L ' A r r e f t du i # . M a y donna court aux Efpeces


/rit} 1710. d ' O r , S ; a v o i r , \ commencer du jour de la p u -
blication juCqu'i la fin 4e J u i n .
L e Loiiis de a ; , au Marc pour 4 ; . liv. 10. f.
L e L o i i i r de 10. au Marc pour « i . l . 7 f. é . d
L e l o j i i a de 30. au4flarc pour 41. l i v . j f.
L e L B a f s de 3 i . un quaft^au M a r c pour 33. liv 16- f.
L e s Ecus de 10. au M a r e pour 8. l i v . f.
L e s Ecus de S au marc pour 10. l i v . i. f.
L ' E c u de 9. au marc pour p. lir. t . f.
Les L i v r e t d ' A r g e n t , Pieces de 10. l'ois 1 1. I. 7. f. <• d.
Les Piecet de D i x fols à 13. f 9 . d

AMF IT1 1. Permit d ' a v o i r de l'Argent chez foy au def-


J*ia 17a*. fus de f o e . livres.

An*jfWaio. L e premier J u i l l e t 1710. jufqu'au 1 * . dudit


Jbt*47>.o. m o i s , les Efpeces furent réduites Savoir,
Le Loiiis de tf. au Marc à 4 f . liv.
Le Loîiit de to. au Marc jé. liv. y. f.
J.e Loiiis de 30. au Marc 37. liv. tu. (
9
l e Loiiia de j < . un quart au U u l «a. lîV. 1t. t(
A K. C E N T . ^
L'Ecu de 10. au Marc 7 . liv. iov. f .
L'Ecu de I . au Marc f .l. 7. f. » . &
L'Ecu de f . au Marc t. liv. érttf.
Les Louis d'Argeqt a. liv. 10. t.
Les Livres d'Argent <c fixiémel d'Ecu I. Uv. f . f.
Les douzièmes d'Ecu l a . 1. <• d.

Le 16. Juillet les Efpeces furent reduites.


O R..
Le Loiiis deaf au Marc 40. liv. rô. f.
Le Louis de t a . au Marc fo. liv, 11. f.
Le Loiiis de
j o au Marc }j. liv. i f . f.
Le L o ï l j de
36. un qnarr au Mare a 7* liv. i t . G
ARGENT.
L'Ecu de Dix an Marc i . liv. if. f.
L'Ecu de ( . au M u e îV. ll .i .l .ff.. > i. X M.
L'Ecu de » . au Marc 7. liv. 10. f.
l m Loiiis d'Argent 1. lir. f- f-
Les Livres & dmlkiémej dtcu£ 1. 1. i . f. J . d ' / f. * •
Les Pièces de Dix (ois. 11. f . ) . 4»

Le premier Aoultjafiju'au deux feulement les


Efpacaad'Or & d'Armant furent décriées, àj'ex-
c;ption des Loiiis d'Argent, Livres d'Argent ,
uxicmcs Se douzièmes d'Ecus.

jf'TtJi ht J». L«i W j w ^ d'Or. ï i i k . M / ù m e j Efpeees


1710. d'Argent {emifes dana le Commerce le a. Aouft
. O K.
Le Loiiis d'Or de au Marc i 71. liv
Le Loiiis d'Or de 19. au Marc j o . liv.
Le Loiiis de 50. au Mire «o. liv.
Le Loiiis de xS. an quart 4 4 . 1. n . f ,
ARGENT.
L'Ecu de Dix iu Marc 11. lir,
Les demis, Ce. à proportion
L'Ecu de S. m Marc i j . lir.
Les demis, (te. à proportion
L'Eq| de t. au M aie 13.|1. f.Ç. |. i.
Les Loiiis d'Argent 4 . liv.
Les Livres d'Argent ft fixiémes d'Ect a. liv.
Les demis t , lir.
A m i tu $B te» Keees fc j .
« fol» r- fol»-
Mtiftt * Let Pieces de Brllon ou Sols marqoex j.f. «-d-
Les Pieces de Cuivres »• f- •• d.
Les Pieces de Deux Liards l. f- 4 d.
^ Les Liards d-
Jmflfi<s. L'Arreft du jo. Juillet indiqua des duninu-
JmlUt. tions fur les Efpeces à commencer au prunier
Septembre.
O R.
Les Loiiis de i j . ao Marc I"-
^ s Louis de ao. au Marc ' T-
f è s Louis de jo. au Marc Jfc> <"•
Les Loiiis de. f*. un quart au Marc 45- 1- <•
ARGENT.
Les Ecus de Dix au Marc ,0- r-
Les Ecus de 8. au Marc i j l. i f. * d.
Les Ecus de i . A Marc »«•>• M-'- 4-d.
Les Loiiis d'Argent }• '»' 'o-l-
Les Livres d'Argent 8c £xi6nes d'Ecus liv- f-
Les demis s/, i. «.d.

Au lé- Septembre.

O IL
Les Louis de i f . au Marc f4-
Les Loiiis de ao. au Marc 67. liv. to. f.
Les Loiiis de 30. ai} Marc • f. liv.
Lvi L..-,j 30. Un quart au Marc 37- liv. 4. f.
ARGENT.
L'Ecu de Dix au Marc -
L'Ecu de 8- au Mate 11. l i v . f , f.
L'Ecu de 9. au Marc 10. îiv.
Les Loiiis d'Argent 3- liv.
Les Livres d'Argent & fixiésnes d'Ecu liv. 10. r.
Les demis 15. fois.

Au premier O&obre.

O R.
Les Lgkis de i f . au Marc 4;. liv.
Les Louis de 10. au Marc 1. f.
Les Loiiis de 30. au Marc 37. 1. 10. f.
Ici Loiiis de 3®. un quart au Mars 31. lu.
, _
AtClMT.
Le» Irai it te. H Marc i * t ta f
le» Ecu de I. au Mare i » l t Ci A
Let Feu» de j . au Marc i ! 6 f Y d'
let Ledit d'Argent. ], "f ' '
Ici Livret d'Argent & ixiéoet d'Een ' j, (jj ' ç
Lu démit ii-C.'f'.é
Réformation generale fur Ici ( f f t c t s .
Le Loiiit réformé de » ; . ao Marc.
Î4- '>»•
Lei Ecui de io.au Marc eurent court pour r . |ir.
Les Loiiit d'Argent réforme» pour j, |jr.

Let Démit, Tien, te, à paoportion

Let Pieces de cinq fols, ont efté réduite) à t. f- » d


Les Sols marque! à V f. « d
let Sol» de Cuirret à t i (gls
Let démit, quarts 1 proportion k
Let Liardt a j j.

Par Arreft let Diminuttont indiquées pour le


premier Novembre n'ont eu lieu qu'au premier
Décembre, jour auquel les anciennes 8c nouvel-
les Efoeces ont efté reduitet i Seavoir,
O R.
Let ancient Loiiit de t ; . au Marc lir.
Le Lniiit de ao. au Marc 4f |jv. „_
Let Lottit de j o . ao Marc 5<>. |jr, i1é f.„ Qc
Les Loiiis de $«. un quart au Marc ta..lir. 1M-H.
ARGENT.
Les ancien! Ecut de IO. au Marc f. liv.
Les Ecut de I. au Marc 7. 1. to. f.
Les Ecu» de >• au Marc (. |. n . f.
Let Louis d'Argent 1. liv.*. ^
Let Livret d'Argent te fixiémes d'Ecut hr.
Let Pieces de Dix folt , o , foie.

Les Efpeces fabriquée! enconfequencede l'E-


dit de Septembre 1710. furent diminuez & eu-
rent cours au premier Décembre > Sçavoir.

Le Louis d'Or à
L'Ecu 1
Let Loiiit d'Argent 1
> v j '.- ' , , ^ ? «p«n -t*ti far
MioîiJM#2a f 9 sima0 «s-j -i nf ftiuy
T'* 1 * T «WAfiiQ ap «|o$ «37
ffl fli»ïp»Jniiotiq&d»[jpioofoptp«!7gUltàQi»7
•app f traup n q it^i
T '* •> T IUAIIQ »p i|oj ••( o p ( F W R
•np *i f »pitt7 9 Hitgb t v j
••ap • « f « p « ! 7 znsp sp n n i j 9 * ! " » a
•p ' t 0 'i f tuAtn;) »p «I<>s n i
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?|OJ •( f miupsj 303JQJ -p t < t
y 'f sp » » ! j n ^ u f B U j f sp i j i o j j p r j » ttfjtuy
-M
VI

TABLEAU DES CHANGES ÉTRANGERS DE LA FRANCE


(avril 1 7 1 7 - septembre 1 7 2 0 )

Nous croyons devoir extraire du manuscrit de Douai les chiffres concer-


nant le change de la France sur Amsterdam et Londres pendant les
années difficiles. Nous ne pouvons publier ici les commentaires don-
nés par l auteur aux variations du change : mais ce tableau permet de
saisir la dégradation continue du change à partir de décembre 1719.

NOTE SUR LE CHANCE SUR LONDRES ET AMSTERDAM

Sans entrer dans les détails du change à cette date, il faut donner
quelques précisions ainsi que notre auteur le fait (p. 69 et sq.'). Pour
déterminer le pair réel de Vécu de change « qui est toujours de trois de nos
livres, contre des deniers de gros en Hollande et des deniers sterling en
Angleterre », il faut tenir compte des titres, des poids et des « valeurs
numéraires des monnoyes qui avaient cours dans ces trois États ». Ainsi,
vis-à-vis de la Hollande : « Les écus qui avaient cours en France étaient de
10 deniers 20 grains de fin, à la taille de 8 au marc et valaient 4 livres.
Les écus ou Reichsthallers de Hollande de 10 deniers 5 grains de fin à la
g
taille de 8 j g à notre marc valaient 96 deniers de gros argent de banque. »
Le pair de Vécu de change de France (soit 3 de nos livres) contre des
deniers de gros de Hollande, est en avril 1717 de 81 deniers de gros
argent de banque, « c'est-à-dire que celui qui donnait à Paris 3 des
livres, dont 4 valaient l'écu de 8 au marc, et qui recevait en Hollande
81 j-gg deniers de gros argent de banque, recevait exactement autant qu'il
donnait en poids et en titre; s'il recevait plus, il gagnait et s'il recevait
676 Annexes

moins, il perdait ». De plus, « toutes les lettres de change de 300 florins


et au-dessus, sont payées en Hollande en argent de banque ».
Les écus d'Angleterre étaient également de 10 deniers 22 grains
de fin, à la taille de 8"~ au marc, et valaient 60 deniers sterling. Le pair
80
de Paris sur Londres, en avril 1717, était de 45 rprp: deniers sterling.
PARIS SUR AMSTERDAM PARIS SUR LONDRES

Pair commun Pair commun


Change Bénéfice Bénéfice
(deniers de gros Change (deniers
(deniers de gros) ou perte ou perte
argent de banque) sterling)

Année 1717
80
avril-déc. 82 3/4 83 3/4 81 2,77 1 47 1/2 48 1/4 45 + 4,52
100

Année 1718
janvier 82 3/4 82 id. + 1,69 % 48 1/4 48 3/8 id. + 5,47 '
février
2-17 82 id. + 1,23% 48 1/4 id. + 2,45
33 1,07
18-26 78 78 1/4 82 - 5,26% 46 46 1/2 -
100
47 . . 33
1- 8 78 1/4 78 78 pair 46 46 1/2 46 + 4,30
100 100
8-31 78 1/2 76 id. - 3,14% 46 1/2 45 id. + 3,20
avril 74 a id. - 5,69% 43 3/4 id. — 1,33
6 42 3,70
mai 73 1/2 70 75 - 4,33% 43 1/4 40 -
100 100
43 n n 58
juin 50 3/4 58 3/4 59 - 11 % 31 3/4 33 1/4 i A 100 - 4,21
100
juillet 58 1/2 57 id. - 2,82% 33 32 3/4 id. - 2,60
août 56 3/4 57 id. - 4 , 2 9 % 32 1/2 id. — 3,21
septembre 56 1/4 54 + 4 , 1 6 % 32 1/2 30 1/2 + 6,55
octobre 56 1/4 55 3/8 id. + 3,35% 32 1/2 31 3/4 id. + 5,32
novembre 55 3/8 54 1/2 id. + 1,77% 31 3/4 31 1/4 id. + 3,27
décembre 54 52 3/4 53 3/4 40 + 10,02 1 31 30 1/8 30 3/4 27 i l + 11,11
100 100
PARIS SUR AMSTERDAM PARIS SUR LONDRES

Pair commun Pair commun


Change Bénéfice Bénéfice
(deniers de gros Change (deniers
(deniers de gros) ou perte ou perte
argent de banque) sterling)

Année 1719

62 47
janvier 53 52 3/4 48
100
+ 10,02 % 31 30 1/8 30 3/4 27
100
+ 11,03 '
février 53 1/4 52 1/2 id. 8,75 % 30 1/2 30 1/4 id. + 10,57 l,
mars 53 52 id. 7,97 % 30 1/4 30 1/8 29 3/4 id. + 9,31 !
avril 52 1/8 52 3/4 id. 7,81 % 29 3/4 29 1/2 29 3/4 id. 7,99 ï
mai 52 1/2 51 1/2 id. 6,95 % 29 3/4 id. 7,99 <•,
juin 52 52 1/2 id. 7,46% 29 3/4 30 id. 8,75 î
juillet 52 5/8 51 1/2 52 id. 8,47 % 30 29 1/2 id. 8,20 <
août 52 1/4 53 1/2 id. 8,73% 29 5/8 30 1/4 id. 8,97 <
septembre
1-15 53 1/4 25 1/2 id. + 8,67% 30 1/4 30 id. + 9,66%
94 10
16-30 52 51 1/2 47 + 7,22% 29 1/2 29 27 + 7,92%
100 100
octobre
1-15 51 3/4 51 1/4 id. 7,94 % 29 1/2 29 1/4 id. + 8,37 '
16-31 50 3/4 49 3/4 id. 4,81 % 29 28 1/2 id. + 6,11'
novembre
1-15 49 1/2 47 id. 1,29% 28 1/4 27 id. + 3,88 '
16-30 47 43 1/2 id. 5,61 % 27 24 1/2 id. - 4,97 1
décembre
76 30 4,14 %
1-20 43 1/4 42 1/2 44 4,47 ' 23 1/2 25 25
100 100
93
21-31 45 45 3/4 45 SS. 1,9 ' 25 25 3/4 25 2,13%
100 100
PARIS SUR AMSTERDAM PARIS SUR LONDRES

Pair commun Pair commun


Change Bénéfice Bénéfice
(deniers de gros Change (deniers
(deniers de gros) ou perte ou perte
argent de banque) sterling)

Année 1720

janvier
1-20 45 3/4 42 1/2 ^ 88 - 3,82% 25 1/4 23 25 - 6.96 %
îôô
4 5 100
21-31 42 40 4 2 ^ - 4,16% 23 1/4 22 24-^ - 6.42%
100 100
février
1-21 39 1/2 35 id. - 12,92 % 21 3/4 19 1/2 id. - 14.67 %
22-29 35 1/2 38 1/2 411 - 10,10% 20 1/2 22 - 8,63%
100 " 100
mars
1- 6 34 1/2 34 id. - 16,78% 21 3/4 19 1/2 id. - 9,17%
,, 47 19 - 12,63 %
7-19 34 25 1/2 35 - 15,78 % 19 1/2 14 3/4 20
ÏÔÔ 100
20-30 33 1/2 31 3/4 3 3 A2. - 3,66% 18 3/4 17 18 19 — - 5,89%
3 100 100
avril 31 1/2 32 1/2 33 1/4 id. - 3,67% 18 18 1/2 19 1/4 id. - 3,04%
mai
50
1-21 33 33 1/2 34 1A - 1,93% 19 3/8 19 1 9 i l
- 1.81 %
3 4 ÏÔÔ 100
22-31° 25 1/2 25 id. -26,8% 15 1/2 15 id. - 21,95 %

û. « L'arrêt du 21 mai, publié le 22, dérangea tellement le change et le commerce^ qu'il n'yjeut aucun cours pendant plusieurs jours. » Celui du
29, publié le 31, ne pouvait avoir d'influence le jour même de sa publication. Les chiffres donnés ici correspondent au cours du 31 mai.
PARIS SUR AMSTERDAM PARIS SUR LONDRES

Pair commun Pair commun Bénéfice


Change (deniers de gros Bénéfice Change (deniers
(den iers de gros) ou perte sterling) ou perte
argent de banque)

juin
1-10 25 22 1/2 31 .22. - 24,6 % 15 1/2 12 3/4 17 JJL
1 ' 100 - 20,48 %
31100

10-13 23 1/2 26 27 - 13,06 % 13 1/4 14 1/2 ifi 28


- 14 %
28 IôD 1 6 ÏÔÔ

15-17 28 30 29 3/4 id. + 2,13% 16 3/4 17 id. + 3,39 %


18-30 27 26 25 id. - 9 % 15 1/4 14 3/8 id. - 8,97%
juillet
1- 2 25 24 32. + 0,12% 14 1/2 13
13 100
9 6 . + 3,86 %
1 100
3-15 24 22 3/4 23 id. - 5,88% 13 3/4 14 13 1/4 id. - 3,29%
16-30 22 3/4 20 22 1/4 25-22- - 13,75 % 13 1/4 12 13 1/2 1 4.21 - 10,17 %
" 100 1 100
août
1-17 20 1/4 18 17' 16
37
IOT + 12,64 % 12 10 Q IL + 14,51 %
100
19-31 16 12 3/4 id. - 10 % 9 1/2 7 5/8 id. - 8,20%

septembre
1-16 13 1/4 11 3/4 i* 58 - 14,54 % 7 3/4 8 7 1/2 H 23
- 5,46 %
1 4 I Ô 0 100
16-30 8 1/4 7 1/4 1 2
n (. 95
100 100

6. Le manuscrit de Douai s'arrête précisément à cette date.


VII

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* Elles ont été ordonnées par l'article 32 de l'Édit du mois d'août 1717.
Chaque action était de 500 1., on les acquéroit en billets de l'État, desquels
l'intérêt estoit deub depuis le premier j o u r du mois de janvier de la même
année.
Le bénéfice se prenoit sur les 500 1., on ajoutoit au bénéfice la somme
payée.
Q^auniùnioru^, <,,;„„„/,, ,:«<•(%,} knj. S,,,* .x^^i^a-u^^,- ,

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* Soumissions ordonnées par édit du mois de May 1719 et arrest du 17 juin


de la même année. Chaque action étoit de 500 1. sur laquelle somme on
payoit 10 %, ainsi l'action revenoit à 5501. que Ton payoit en 20 payements
égaux, scavoir 10 % comptant en souscrivant et le reste en 20 payements
égaux de mois en mois, a raison de 5 % par mois, voyez les art. 6 et 7 de
('Edit du mois de may 1719; l'art. 3 dit que pour être reçu a souscrire
pour 1 000 1., il falloit représenter pour 4 000 1. d'anciennes actions.
Le bénéfice se prenoit sur les 500 1., voyez fol. 2.
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(/•i Ofbllni iMiOTJ;Xs t>r)n<ml*t>k» a,wï!%J ijlj •i<7> jj^y fS' )
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Soumissions ordonnées par arrest du 27 juillet 1719.


On les acqueroit sur le pied de 200 % de manière que pour les 500 1. du
fond réel, on devoit payer 1 000 1. Voyez l'art. 2. Ces 1 000 1. devoient
être payées scavoir 2 0 % comptant et le reste en 19 payements égaux
de mois en mois, voyez l'art. 3, l'art. 4 porte que pour être reçu à souscrire
pour 1 000 1. il falloit raporter pour 5 000 1. d'anciennes actions ou certif-
ficats d'anciennes soumissions.
Le bénéfice M. orenoit ««r ie» M k m w i l w . ^ . » , . » ^ » ^ . uMHBÉtaiaMi
Cyoit/?U#lP//, l fuo{e,-v%f\>- cMi-liu
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* Soumissions sur les 150 millions ordonnées par les trois arrêts suivants :
50 millions par arrest du 13 7bre 1719, on les acqueroit sur le pied de
1 000 1. %, ainsi les 500 1. du premier fonds revenoit à 5 000 1. que l'on
devoit payer en 10 payements égaux de mois en mois le premier comptant
— 50 millions par arrest du 28 de ce mois de 7bre — 50 millions par
arrest du 2 octobre 1719, aux conditions des arrêts des 13 et 26 7bre.
B ibliographie
ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

A deux reprises déjà en 1928 1 , puis avec plus de détails en 1934 2 , nous
avons esquissé une bibliographie du sujet sans chercher à être exhaustif.
Mais depuis lors les travaux se sont multipliés et diversifiés au point
qu'une revue complète devient bien malaisée. Pourtant il nous a paru utile
de faire le point de la question et de préciser sur quel terrain de nouvelles
recherches apparaissent désirables ou bien encore quelles suggestions
pourraient être fructueuses dans l'interprétation du phénomène. L'angle
sous lequel a été envisagé le Système de Law a constamment changé depuis
deux siècles et demi et sa modernité a été mise en lumière au milieu de
notre siècle. On peut donc soutenir que son intérêt est inépuisable.
L'essai que nous en avons tenté fait la place très large à la documen-
tation contemporaine du Système dont les ressources ne sont pas encore
toutes mises à jour. D'autre part les expériences monétaires du xxe siècle
renouvellent l'interprétation théorique que l'on peut en donner. Les contro-
verses si ardentes jadis au sujet du problème de l'inflation tendent à s'apai-
ser pour prendre une direction scientifique nouvelle. A bien des égards le
financier écossais peut être considéré comme le foyer des analyses et des
appréciations auxquelles peuvent se livrer les historiens des doctrines éco-
nomiques.
C'est en fonction de ces considérations que nous nous permettons d'éla-
borer cet essai de bibliographie critique. Il nous serait agréable d'en
connaître les lacunes ou les erreurs et nous faisons appel à la collaboration
internationale pour en améliorer la présentation.

1. Les Doctrines monétaires et financières en France du XVIe au XVIIIe siècle


(Paris, Alcan), p. X I X - X X I I , 137-139.
2. History of the principal public banks accompanied by extension bibliogra-
phies... collected by J.-G. Van Dillen, p. 272-295 : La banque et le système de Law
(La Haye).
692 Bibliographie

B I O G R A P H I E

Les premiers éléments de biographie, du vivant même de John Law, sont


dus à W. Gray (The memoirs, life and character of the great Mr Law and
his brother in Paris, written by a scott gentleman, Londres, 1721).
En 1722, sous la signature C. P. paraît à Amsterdam un opuscule de
413 pages : Het leven en character van den Heer J. Law. On signale éga-
lement un tract Reflexion iiber M. Law's neues System der Finanzen
publié à Leipzig en 1720, dont il n'est d'ailleurs pas question dans l'ou-
vrage classique de Paul-Jacques Masperger (Beschreibung der Banken,
Leipzig, 1723).
Il faut attendre 1791 et la publication de J. P. Wood, A sketch of the life
and projects of John Law of Lauriston (Edinburgh), pour obtenir des ren-
seignements quelque peu valables et, surtout, 1824, date de l'édition des
Memoirs of the life of John Law of Lauriston, including a detailed account
of the rise progress and détermination of the Mississipi System, du même
auteur (Edinburgh, 234 p.).
Aucun détail nouveau n'est à rechercher ni dans la notice consacrée à
Law par Montyon (Particularités et observations sur les ministres des
Finances de France les plus célèbres de 1660 à 1791, Paris, 1812), ni
dans la notice d'Adolphe Thiers du Recueil encyclopédique de 1826, ni
dans celle de Pierre Clément (Portraits historiques, 1855, p. 233-290).
En 1864, W. H. Ainsworth consacre un roman de 3 volumes à John
Law, the projector (Londres) que nous n'avons pu consulter.
Dans le même esprit, mais avec un souci d'authenticité méritoire, il
faut signaler La très curieuse vie de Law, aventurier honnête homme de
Georges Oudard (1927), une conférence de Henri Robert (Le Système de
Law, Conferencia, 1926), un chapitre sans valeur de Peter Wilding, Les
Grands Aventuriers du XVIIIe siècle (trad. fr. 1938, p. 31-81), simple-
ment fondé sur des anecdotes, le livre de M. Harrison, Gambleds glory
(1940). Quelques rares éléments généalogiques ont été apportés occasion-
nellement, mais sans intérêt direct.
De précieuses contributions sur la carrière de Law ont été fournies par
D. Perreno et G. Prato, en 1874 et en 1914, sur ce qu'on peut appeler
l'épisode italien, c'est-à-dire sur ses relations avec la cour de Savoie.
Nous y reviendrons à propos de son œuvre écrite.
En 1912, le comte Boulay de la Meurthe, dans un discours prononcé à
la Société d'Histoire de France, a précisé La Vie de Jean Law de 1720 à
1729, et, en 1938, M. Jean Daridan a publié sur cette même période, à
l'aide surtout des archives anglaises, un ouvrage bien documenté, notam-
ment sur la mission accomplie en 1725-1726 en Allemagne, John Law,
père de l'inflation.
M. Van Dillen a apporté la preuve de la présence de Law à Amsterdam
en 1712-1713, en publiant cinq actes notariés le concernant (Stukken
betreffende het verblijf van John Law in Nederland, Economisch-historisch
Bibliographie 693

Jaarboek, XI, 1925, p. 161-168) et est revenu sur la question dans le


Tijdschriftvoor Geschiedenis (t. 50, 1935, p. 221-224).
John Law a trouvé place dans les dictionnaires et encyclopédies. Citons
seulement : L. Say, Nouveau Dictionnaire d'économie politique (1893); le
Palgrave's dictionary of political economy, vol. II, 1910, par Hewin; le
Handwôrterbuch der Staatswissenschaften, 3 e éd., t. IV (1910) par Adler,
4 e éd., t. VI (1925) par Jahn; 6 e éd. par A. Giilich-Biebenberg; YEncy-
clopaedia Britannica, 14e éd., t. XIII (1929) par Wolff; YEncyclopaedia of
social sciences, vol. IX (1937), p. 78-82, par Earl Hamilton; le Dictio-
nary of national biography, t. XXXII, p. 230 et suiv.; Y Encyclopaedia
universalis, t. IX (1971), p. 851, par A. Poitrineau.

L'ŒUVRE ÉCRITE DE LAW

On sait qu'à l'exception de son opuscule Money and Trade considered


with a proposai for supplying the nation with money, publié anonymement
à Edimbourg chez Andersen, en 1705, et de quelques lettres diffusées par
le Mercure de France en 1720, aucun écrit de l'Écossais n'a été édité de
son vivant.
Mais il pourrait être discuté si deux brochures bilingues publiées à
Londres en 1720 (The present State of the French revenues and trade,
110 p. et A full and impartial account of the company of Mississipi) ne
sont pas sorties de sa plume : elles expriment fidèlement tout au moins ses
idées.
Il faut attendre Forbonnais pour voir publié en 1758 son mémoire sur
les monnaies (éd. in-4°, t. II, p. 542-573; cf. notre édition n° 2).
Enfin en 1790, le général Étienne François de Sénovert donnait à Paris
la première édition aes Œuvres... de John Law, contenant les principes sur
le numéraire, le commerce, le crédit et les banques avec des notes d'un
réel intérêt. Il est impossible de savoir sur quels manuscrits se fondent ces
textes et M. Arthur Birembaut dans son article des Annales historiques de
la Révolution française de 1957 (Un économiste oublié : E.F. de Sénovert
1753-1831, p. 153-158) ne nous apprend pas les raisons de l'intérêt
porté par celui-ci au Système ni les sources utilisées.
Eugène Daire, dans le tome I de la collection Guillaumin des Économistes
financiers du XVIIIe siècle (1843, 2 e éd. 1851), n'a fait que reproduire
l'édition de Sénovert en y ajoutant une notice fort partiale et assez
médiocre où il ne fait guère que copier la publication de Pâris-Duverney
de 1740. C'est néanmoins à l'édition Daire que vont se référer pendant un
siècle tous les historiens du Système.
Pourtant deux contributions importantes avaient été fournies par des
économistes italiens. En 1874-1875, D. Perrero mettait en lumière les rap-
ports de Law avec le duc de Savoie (Law e Vittorio Amedeo II de Savoie,
in Curiosita e ricerche di storia subalpino, t. I, p. 23-71) en reproduisant
des lettres de Law, du duc lui-même et de ses ministres. Et en 1914,
G. Prato publiait Un capitolo délia via di Giovanni Law da documenti
694 Bibliographie

inediti (Memorie délia reale Academia délia scienze di Torino, série II,
t. 64) où il révélait les statuts projetés pour la banque piémontaise.
Enfin, dès 1910, M. Fritz Karl Mann inaugurait ses importants travaux
sur les économistes français des xvne et xvme siècles, en publiant successi-
vement : Les Projets de retour en France de Law (Revue d'histoire des
doctrines économiques, 1910, p. 41-47); Justification du Système de
Law par son auteur (Revue d'histoire économique et sociale, 1913, p. 49-
103) ; Die Vorgeschichte des Finanzsystems von Law (Jahrbuchfiir Gesetz-
gebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1913, n° 3, p. 81-145).
Nous-même, en 1927, apportions une Contribution à l'étude du Sys-
tème de Law en révélant deux mémoires de 1719 et 1723 (Annales de la î
Société scientifique de Bruxelles, série D, 1927, p. 33-71) et l'année
suivante, fournissions une Étude critique sur la bibliographie des œuvres
de Jean Law, avec une série de textes inédits (Publications de la Faculté
de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, vol. 39, 1928). Enfin, j
après avoir évoqué en 1932 Le Problème des mémoires justificatifs de
Law à la Société d'histoire moderne (Bulletin de la Société, Ie série, t. 38,
p. 11-13), nous avons publié en 1934 en 3 volumes (Liège et Paris) les
Œuvres complètes de John Law. 1
Il nous faut à présent apporter une rectification importante à cette édi- j
tion. Le texte n° IX : Restablissement du commerce, septembre 1715 j
(t. II, p. 67-259) que nous avions, non sans réserve, attribué à Law doit J
être restitué à son véritable auteur. M. Edgar Faure a fortement exprimé j
son scepticisme à l'égard de la paternité de Law qui aurait été suggérée 1
par Montesquieu (ci-dessus p. 57-58) d'après le manuscrit 735 (aujour- j
d'hui détruit) de la Bibliothèque de Chartres (édition t. I, p. X X X I X - X L I I I ) |

provenant de la bibliothèque de Michel Chasles, ia fameuse victime du faus- •


saire Vrain Lucas. Ne serait-ce pas à ce dernier qu'il faudrait attribuer la î
double signature Law et Montesquieu figurant la première à la suite de j
YAvis du 4 octobre 1715 (t. II, p. 68) et la seconde sur la page du titre, j
dans le coin supérieur droit : « donation par Monsieur Law, Montesquieu »? |
Nous avions d'ailleurs dès 1935, en publiant l'oeuvre de Dutot (t. I, j
p. 273, n. 49), trouvé une analogie frappante entre une longue note de :
Dutot et un passage du Mémoire de 1715, prétendument de Law, mais en
réalité inspiré des Mémoires touchant le commerce de la France de Jean
Le Pottier, seigneur de La Hestroye, demeurés inédits. Nous sommes en
mesure aujourd'hui d'apporter toute lumière sur ce problème.
En 1965, en effet, M. Lionel Rothkrug publiait son ouvrage sur Oppo-
sition to Louis XIV. The political and social origins of the French enligh-
tenment (Princeton Univ. Press), où, sur le conseil du professeur J.M. Price,
il entreprenait l'étude des manuscrits de Jean Le Pottier de La Hestroye
(p. 435-449) dispersés dans divers fonds (Bibl. nationale, Bibl. de l'Ar-
senal, Archives des Affaires étrangères) et surtout du manuscrit 548 de la
Bibliothèque de Poitiers (le seul que nous ignorions nous-même). Il prou-
vait ainsi qu'une notable partie du texte de ce manuscrit (40 %, dit-il)
était passée Verbatim dans le texte soi-disant daté de septembre 1715 et
attribué à Law. Nous avons examiné ce manuscrit de Poitiers et parfai-
tement reconnu la paternité du sire de La Hestroye, lieutenant civil et cri-
minel de l'amirauté en Flandre à Dunkerque. Nous nous réservons de reve-
Bibliographie 695

nir ultérieurement sur l'œuvre exacte de ce dernier que l'on peut dater de
1698 ou de 1700. Il convient toutefois d'observer que les soixante-quinze
dernières pages du Mémoire publié, relatives à l'amortissement de la dette
publique, n'ont aucun équivalent dans les mémoires de Jean Le Pottier
de La Hestroye.
Donc la participation de Law à la production du texte en litige demeure
possible.
Pour être complet, nous signalerons encore qu'en 1951, M. Henry Ger-
main-Martin nous a signalé avoir fait l'acquisition à Tours d'un huitième
manuscrit de l'Histoire des finances (t. III, n° 39 de notre édition) de
202 folios et a émis l'hypothèse que le rédacteur de cette œuvre pourrait
être le conseiller René Pallu, très souvent cité par le marquis d'Argenson,
membre avec le duc de Saint-Simon et l'abbé de Saint-Pierre du fameux
club de l'Entresol de l'abbé Alary. Cette conjecture n'est pas invraisem-
blable et reste à vérifier.

LES RECUEILS DE SOURCES CONTEMPORAINES

Il s'agit ici des recueils d'actes (édits, ordonnances, arrêts, règle-


ments, etc.) imprimés ou inédits qui nous documentent sur le Système.
Les archives, nationales ou départementales, sont très riches en ce qui
concerne la législation des années 1715 et suivantes, soit sous forme de
collections plus ou moins exhaustives (par exemple la Collection Rondon-
nau des Archives nationales), soit sous forme sporadique (Arch.
nat. G7 1891, 1895, 1897; Bibl. nationale fonds français 21768, 21778,
21779; Archives du ministère des Affaires étrangères, Fonds France 1841
à 1848; ou encore, par exemple, aux archives départementales de la
Gironde 3684, 3740, 3789, etc., et dans divers dépôts provinciaux). Les
fonds du Parlement de Paris offrent aussi de grandes ressources dans les
archives du greffe.
Pour nous en tenir aux imprimés, nous citerons d'abord une publication
à peu près inconnue quoique très importante. Il s'agit d'un Recueil des
lettres patentes, édits, déclarations et arrêts concernant la banque et les
monnaies depuis l'établissement de la banque jusqu'à la majorité de sa
Majesté, imprimé à Châlons en 1723 sous forme d'un in quarto de 486 p.
Le seul exemplaire connu appartient à la bibliothèque de Grenoble et nous
a été révélé par M. Esmonin. Près de 250 documents y sont reproduits.
Vient ensuite VHistoire du Système des finances sous la minorité de
Louis XVpendant les années 1719 et 1 720, précédée d'un abrégé de la vie
du duc régent et du sieur Law, œuvre de Barthélémy Marmont Du Haut-
champ, publiée à La Haye en 1739 en six volumes : les tomes V et VI
reproduisant 121 textes, à commencer par le mémoire de Desmarets de
1715 pour finir au 5 janvier 1721. C'est en somme la première histoire du
Système qui fut imprimée et qui malgré l'abondance des anecdotes plus
que suspectes reste une mine d'ailleurs très exploitée. Cette publication fut
suivie en 1743 à La Haye d'une Histoire générale et particulière du Visa
696 Bibliographie

fait en France pour la réduction et l'extinction de tous les papiers royaux


et des actions de la Compagnie des Indes que le Système des finances avoit
enfantés (4 tomes en 2 volumes).
Il faut ajouter la publication de Demis, Recueil ou Collection de titres,
édits, déclarations, arrêts, règlements et autres pièces concernant la
Compagnie des Indes orientales, établie au mois d'août 1664, précédé d'un
avertissement historique depuis 1716 jusqu'en 1725 inclusivement. Des
quatre volumes publiés en 1755-1756, le tome III est tout entier relatif
au Système. On peut rappeler pour mémoire qu'en 1738 Du Frêne de
Francheville avait fait paraître une Histoire générale et particulière des
finances dont le tome III était consacré à la Compagnie des Indes.
Enfin M. Michel Antoine a fait paraître en 1968 et 1974 les deux pre-
miers volumes de son Inventaire des arrêts en commandement du Conseil
du Roi, relatifs aux années 1715 à 1723, source de documentation extrê-
mement précieuse.

LES CORRESPONDANCES,
MÉMOIRES OU CHRONIQUES CONTEMPORAINS

Nous ne disposons pas moins d'une trentaine de témoignages contempo-


rains, en dehors des gazettes, périodiques ou journaux (Nouveau Mercure,
Gazette de Paris, Lettres historiques tAmsterdam], Mercure historique et
politique [La Haye], Gazette de Leyde ou de Hollande, presse anglaise, etc.).
A tout seigneur tout honneur : le duc de Saint-Simon, témoin de tout pre-
mier ordre, achèvera ses fameux Mémoires au lendemain de la chute de
Law dont il ne comprit guère les étonnantes réalisations. Il ne laissa pas
de marquer une certaine sympathie à l'Écossais qui se fit un devoir de venir
lui exposer périodiquement ses projets. La magistrale édition des de Bois-
lisle et de M. Lecestre (t. XIV, XXX, XXXVII et XXXVIII) et les notes dont
elle est enrichie demeurent une source de grande valeur. Mais on ne doit
pas ignorer que le prodigieux mémorialiste n'épar'gne presque personne,
à l'exception du Régent, dans sa revue des événements contemporains.
Plus objectif sinon plus compétent, le marquis de Dangeau abandonne
aussi la plume en août 1720 après avoir conduit son Journal dans tous les
méandres de la cour royale. Les tomes XVI, XVII et XVIII de l'édition
Soulié-Dussieux permettent d'établir une chronologie rigoureuse des faits
rapportés sur le Système.
Les Mémoires du duc d'Antin, président du Conseil du dedans du
royaume, longtemps égarés dans une série de successions privées et encore
ignorés de M. Victor Monmillion dans sa monographie de 1935, ont été
acquis par la Bibliothèque nationale dans une vente publique à Londres
en 1938 et constituent aujourd'hui les manuscrits 23929 à 23937 des
Nouvelles acquisitions françaises. Nous les avons fait connaître dans une
communication à la Société d'histoire moderne en 1961 (Bulletin de la
Société, 12e série, n° XIX, p. 14-16). Ils constituent, malgré la médiocrité
Bibliographie 697

de style et l'indigence de la pensée, une source précieuse pour certaines


des opérations du Système.
De tous les témoins de la Régence, le plus compétent est certainement
le duc de Noailles, président du Conseil des finances de 1715 à 1718. La
perte de ses papiers, conservés au Louvre jusqu'en 1871, et la médiocre
qualité de l'édition Millot de ses mémoires (1776) sont heureusement
compensées par la conservation de sa correspondance qui constitue les
manuscrits 6923, 6925, 6929, 6931 à 6942 des Nouvelles acquisitions
françaises de la Bibliothèque nationale.
Si le lieutenant de police d'Argenson, devenu garde des Sceaux en 1718,
ne nous a rien livré de ce qu'il pensait du Système, auquel il a été associé
jusqu'en 1720, du moins avons-nous quelques pages du Journal de son
fils, le marquis d'Argenson, qui était intendant du Hainaut en 1720 (éd.
par Rathéry, t. I, 1859).
Quant au chancelier Daguesseau, on sait qu'il composa vers 1717-1718
des Considérations sur les monnaies, publiées seulement en 1777, qui
témoignent de la rigueur de son esprit juridique, mais totalement en marge
des réalités contemporaines (Oualid, dans Revue d'histoire des doctrines
économiques, 1909, p. 275 et suiv., Harsin, dans Histoire des doctrines
monétaires, p. 211 et suiv., G. Hubrecht, Les Considérations sur les
monnaies du chancelier d'Aguesseau, in Économie et finances, Limoges,
1953, p. 103-109). Il a de plus publié en 1719 un réquisitoire sur le
commerce des actions en déplorant les effets économiques et sociaux de
l'agiotage.
Parmi les correspondances privées, il convient de signaler les lettres
d'Élisabeth Charlotte, la princesse Palatine, mère du Régent. L'édition
allemande de W. Holland en six volumes (1867-1881) est naturellement
à préférer aux trois éditions françaises (Mémoires, 'éd. Busoni, 1832;
Lettres, éd. Brunet, 1857, en deux volumes, quatre autres éditions succes-
sives notamment en 1904, éd. Jaeglé en deux volumes en 1880 et en trois
volumes en 1890) parce que la traduction a édulcoré le style assez cru de
la duchesse d'Orléans.
Les Correspondants de la Marquise de Balleroy, d'après les originaux
inédits de la Bibliothèque Mazarine (éd. E. de Barthélémy, 1883, 2 vol.) se
répartissent de 1715 à 1724. Les plus importants sont Caumartin de
Boissy et le marquis de Balleroy lui-même.
Citons encore la Correspondance littéraire et anecdotique entre
M. de Saint-Fonds et le président Dugas, publiée par W. Poidebard
(Lyon, 1900, t. I pour les années 1719 et 1720). M m e Claire Éliane Engel
a fait connaître des lettres du banquier neufchâtelois Charles d'Ivernois
(Histoirepour tous, avril 1971, p. 131-143) et M. J. J. Hemardinquer a
révélé les lettres du banquier liégeois Vercours (Law, Liège et la recons-
truction industrielle d'Arcis-sur-Aube en 1720, Actes du 95 e Congrès
national des Sociétés savantes à Reims, 1970, t. II, 1974, p. 23-43). On
trouvera quelques notes très brèves dans le Journal de la portraitiste véni-
tienne Rosalba Carriera en 1720-1721 (publié en italien en 1793 et en
traduction française par A. Sensier en 1865).
D'autres témoignages ont une plus notable importance. C'est le cas du
Journal de la Régence de Jean Buvat (éd. Campardon, t. I, 1875).
698 Bibliographie

Tous les historiens du Système ont puisé dans les notations précieuses du
curieux bibliothécaire qui tint la plume au jour le jour jusqu'en 1726,
moment où il remit son oeuvre à l'abbé Bignon (Mémoire Journal de Jean
Buvat, éd. Omont, 1900, p. 81). L'édition est médiocre et comporte des
suppressions regrettables.
Sur la foi de son éditeur, E. de Barthélémy, on a attribué au même Buvat
une Gazette de la Régence, publiée d'après un manuscrit de La Haye, à
Paris en 1887. Or il ne s'agit ni d'une gazette ni d'une chronique, mais
d'un ensemble de lettres, sortes de nouvelles du jour pour une agence.
Les nombreuses bévues de l'éditeur, qui a d'ailleurs supprimé tout ce qui
concernait l'Angleterre, ne recommandent pas ce travail. !

Deux avocats au Parlement de Paris ont laissé le premier un Journal et


mémoire sur la régence et le règne de Louis XV, le second un Journal
historique et anecdotique du règne de Louis XV. Mathieu Marais, qui
mourut en 1737, suspend son récit de septembre 1715 à juin 1717 : il n'en
consacre pas moins plus de trois cents pages à la régence. Son éditeur de
Lescure en 1863 souligne son honnêteté. Il est d'ailleurs bien supérieur
à Barbier dont le récit se poursuit jusqu'à sa mort en 1771 (8 vol.). Le i
tome I débute en avril 1718 et va jusqu'en décembre 1720. Publié dès J
1848 par A. de La Villegille, réédité en 1886 par Charpentier, il ne j
comporte guère que des anecdotes, toujours passionnées : pour lui tous les ]
financiers sont des fripons. i
En 1908, M. Émile Levasseur a fait connaître le livre de raison d'un riche
bourgeois parisien, maître des comptes, Nicolas Robert Pichon (Revue j
d'histoire des doctrines économiques, 1908, p. 329-355 et Travaux et \
Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques, t. 171, 1909, j
p. 472-503 : Law et son système jugés par un contemporain), manuscrit S
de plus de 200 pages demeuré inconnu et resté dans le domaine privé. Bien
que n'ayant subi qu'une perte de 12 000 livres en 1721 et ne détenant que
deux actions, Pichon se dit ruiné par le Système dont il présente un tableau
hallucinant. Accusant Law d'avoir ruiné l'Église, la Robe, l'armée, les
financiers par le « mystère de l'iniquité la plus raffinée » (dixit La Mothe),
il se laisse aller aux exagérations les plus haineuses et se borne à dévelop-
per des anecdotes, encore qu'il n'ait même pas mis le pied rue Quincampoix.
Au point de vue psychologique ce récit est exemplaire.
Le chevalier de Piossens publia à La Haye en 1729 des Mémoires de la
Régence de S.A.R. le duc d'Orléans durant la minorité de Louis XV roi de
France en 3 vol.; cinq autres éditions se succédèrent jusqu'à l'édition
d'Amsterdam en 5 vol. de 1749 par les soins de l'abbé Lenglet Du Fresnoy
qui ajouta au texte des notes importantes du banquier Thelusson.
Pierre Narbonne, policier versaillais, rédigea un Journal des règnes de
Louis XIVet Louis XV de 1701 à 1744 : en fait son récit s'arrête en 1736
et fut complété par son éditeur J.-A. Le Roi, en 1866, qui recomposa le tout.
En 1736 parut à Londres une Vie de Philippe d'Orléans, petit-fils de
France, régent du royaume pendant la minorité de Louis XV, en 2 vol.,
par M.L.M.D.M. On a identifié celui-ci avec le Père de La Mothe, jésuite
réfugié en Hollande où il prit le nom de La Hode, mais sans certitude. Il
s'agit d'une apologie du Régent.
Les Mémoires du maréchal de Villars, publiés par le marquis de Vogue
Bibliographie 699

en 1891, sont l'œuvre d'un faiseur et n'ont que très peu d'importance.
Il en est de même des Mémoires du président Henault (éd. Rousseau en
1911), des Mémoires secrets sur le règne de Louis XIV, la Régence et le
règne de Louis XV de Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie française,
édités au xvme siècle (avec des notes de Voltaire) et réédités en 2 vol. en
1864; des Mémoires du baron de Pôllnitz (Londres, 1735), etc.
Quelques pages seraient à retenir des Mémoires de la minorité de
Louis XV de J.-B. Massillon, dont l'édition tardive est de 1792, si l'on
n'avait pas affaire à un faux de Soulavie. Quelques notions sporadiques
sont à relever dans les Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV,
édités en 1865 par Dussieux et Soulié.
Il n'y a rien à trouver dans les mémoires du duc de Richelieu, du maré-
chal de Berwick, du maréchal de Tessé, ni même dans les mémoires inédits
de Torcy. Quant aux Mémoires de Madame de Staal-Delaunay, unique-
ment préoccupée par les intrigues de cour, ils sont étrangers aux opéra-
tions financières.
Un intérêt particulier doit s'attacher aux Correspondances diploma-
tiques, surtout à celles d'Angleterre.
L'ambassade britannique à Paris est occupée par Lord John Stair dont
le rôle, précisé dans les British diplomatie instructions, série France,
vol. II, 1689-1721, publié par L. C. Wickham Legg (Londres, 1925), avait
été parfaitement mis en lumière par l'abbé Louis Wiesener (Lord Stair et
John Law à propos du Système : Séances et travaux de l'Académie des
sciences morales et politiques, t. 148, 1897, p. 929-974) et replacé dans
la perspective historique générale par le même auteur dans son grand
ouvrage Le Régent, l'abbé Dubois et les Anglais d'après des sources bri-
tanniques (3 vol., 1891-1899), quelque peu enrichi par le Père Bliard,
« hagiographe » de Dubois (Dubois, cardinal et Premier ministre, Paris,
1901-1902, t. II, chap. 10). Mais la correspondance de Stair et de son suc-
cesseur Robert Sutton était déjà bien connue par la publication de
S. Hardwicke, Miscellaneous States Paperfrom 1501 to 1726 (1778) dont
le tome II renferme le Journal de Stair et sa correspondance avec le secré-
taire d'État Craggs de 1717 à 1720. De plus, en 1875, John Murray
Graham's publia les Annals and correspondence of the Viscount and the
first and second Earls of Stair (au t. II). On aurait pu croire la question
épuisée. Mais M. Edgar Faure l'a complètement renouvelée en découvrant
au Public Record Office les nombreuses lettres envoyées par Stair, son
secrétaire Thomas Crawford et surtout Daniel Pulteney au secrétaire
d'État Stanhope qui explicitent le déroulement de toutes les opérations
financières du Système.
D'autre part, les rapports de Law avec les Jacobites, ignorés de
G. Du Boscq de Beaumont et M. Bernos dans leur monographie La Cour
des Stuart à Saint-Germain-en-Laye 1689-1718 (1912), sont clairement
établis par la publication Calendar of the Stuart Papers (1902-1923) de
Blackburne Daniell, t. III, IV et surtout VI et VII, et la thèse de M. Claude
Nordmann.
On voudrait pouvoir trouver des sources de cette qualité dans les autres
archives européennes, mais le dépouillement n'en a pas été fait. Du côté
espagnol, les publications ne manquent pas. L'ouvrage de Baudrillart sur
700 B ib liog raphie

Philippe V et la Cour de France (1890), les trois volumes consacrés par


E. Bourgeois à la diplomatie secrète du Régent ( 1 9 0 9 - 1 9 1 0 ) , la documen-
tation au sujet du cardinal Alberoni, du prince de Cellamare, du clan du
duc du Maine n'apportent aucune contribution à l'histoire du Système.
Quant aux ambassades étrangères à Paris (hollandaise, allemande, bava-
roise et surtout pontificale) qui n'ont pu manquer de faire part à leurs gou-
vernements des faits dont elles étaient les témoins, nous n'en avons pas
encore retrouvé les traces. Du côté de la Suède toutefois, la thèse de Claude
Nordmann, La Crise du Nord au début du XVIIIe siècle (Paris, 1956),
explicite les rapports de Law avec le baron holsteinien von Gôrtz et l'am- J
bassadeur suédois à Paris baron Axelsson Sparre en 1 7 1 6 - 1 7 1 8 ainsi que |
les intrigues des jacobites avec les Espagnols 1 . '
L'intérêt pris par Pierre le Grand au rôle joué par Law est attesté par j
son invitation adressée au financier déchu qu'il avait d'ailleurs vu à Paris I
en 1717 (P. Harsin, Un épisode de la carrière de John Law, ses relations
avec le czar Pierre le Grand, in Mélanges Jorga, 1933, p. 415-420). î
Parmi les contemporains de Law, il convient d'abord de faire une place
à ceux qui, dans le domaine particulier de son activité, c'est-à-dire la
monnaie, le crédit, les finances et l'économie en général, se sont signalés
par des prises de position originales ou, tout au moins, spécifiques.
Nous pensons d'abord à Lemaingre de Bouciquault et à l'ingénieur
Étienne de La Jonchère, ensuite au financier Antoine Hogguer, enfin sur-
tout à Samuel Bernard, aux frères Pâris et à l'abbé de Saint-Pierre.
Le chevalier de Bouciquault, capitaine d'un régiment du Poitou, adressa
au roi en 1708, huit lettres en forme de discours sous le titre de Système
politique sur le commerce et la marine (B.N., fonds français 2087) impri-
mées en 1709 en un petit in-4° de 44 pages. Rapprochées de celles de Pot-
tier de La Hestroye et de Law, ses vues ne manquent pas d'intérêt. En mars
1720, il adressait à Law des Essais de finance, petite plaquette de sept
pages.
Etienne de La Jonchère, ingénieur fécond en projets divers, fit paraître
à Amsterdam en 1 7 2 0 un Système d'un nouveau gouvernement en France
(lr® éd. 1 7 2 0 en 4 vol.; 2 e éd. en 2 vol.) dont bien des idées se rap-
prochent de celles que Law avait émises quinze ans auparavant, ce qui
n'a pas empêché certains de voir en lui un « précurseur » (sic) de l'Écos-
sais (A. Callery, Les Réformateurs de l'ancienne France : le précurseur de
Law : La Jonchère, in France judiciaire, 1880, p. 4). Il est vrai que son
projet d'émission fiduciaire, le rôle d'une grande compagnie de commerce,
une sorte d'étatisation de l'économie n'est pas sans rappeler un autre pro-
jet élaboré en 1715, que l'on avait attribué à Law (Girard, La Réorgani-
sation de la Compagnie des Indes 1719-1723, in Revue d'histoire moderne,
t. XI, 1909, p. 5 - 3 4 et 177-197). Mais ainsi que nous l'avons fait obser-

1. D'après un renseignement de M. Esmonin, six lettres de Law au comte de


Sparre sont signalées dans une bibliothèque suédoise par un rapport de G. Geffroy
publié dans les Archives des missions historiques..., t. IV, 1856, mais ce rapport
indique seulement deux volumes de correspondances de Sparre en 1712, 1717,
1719, 1720 (p. 434).
Bibliographie 701

ver en 1928 (Les Doctrines monétaires..., p. 1 3 0 - 1 3 4 , 1 55), il y a loin de


l'utopisme de ces auteurs au réalisme de l'Écossais.
Né en Suisse vers 1680, Antoine Hogguer, financier suédois, entré au
service de Louis XIV qui le créa baron, eut une part importante dans le
financement de la Guerre de Succession d'Espagne et jouit d'une grande
faveur auprès du Régent. Quoique favorable à l'établissement de la
banque, il se montra très réservé sur les suites du Système et accueillit
froidement les offres de collaboration de Law : c'est ce qu'un mémoire très
précieux nous a révélé à la fin du siècle dernier (F. Pouy, Mémoire du baron
Hogguer, financier, diplomate concernant la France et la Suède, Amiens,
1890).
Du rôle de Samuel Bernard pendant la Régence, nous savons peu de
chose en raison de lacunes étranges dans la documentation inédite. Alors
que nous sommes pleinement informés du rôle capital du « banquier des
rois » pendant la Guerre de la Ligue d'Augsbourg et celle de Succession
d'Espagne et que les détails abondent sur ses activités après la chute du
Système, nous déplorons une carence de renseignements de 1716 à 1721.
M. Jacques Saint-Germain (Samuel Bernard, le banquier des rois, 1960),
après avoir précisé le rôle des financiers sous Louis XIV, a tiré parti de
toute la documentation des Archives nationales. Il a éclipsé le travail
médiocre de Victor de Swarte (Samuel Bernard, sa vie, sa correspondance,
1893 ') et celui généalogique du vicomte de Bonald (S. Bernard, banquier
du trésor royal, 1912), mais n'a pu rien nous apprendre de nouveau sur
son opposition systématique au Système de Law.
Nous traiterons ci-après des rapports des frères Pâris avec l'Écossais
puisqu'ils ont donné lieu à divers mémoires du plus haut intérêt.
Enfin, à bien des égards, la lumière se fait progressivement sur le rôle
et l'activité de l'abbé Castel de Saint-Pierre que l'on a soupçonné à maintes
reprises d'être la plume de l'Écossais en même temps que l'abbé Terras-
son. Depuis le pénétrant article de M. Mann (L'Abbé de Saint-Pierre,
financier de la Régence, in Revue d'histoire des doctrines économiques et
sociales, 1910) et la thèse de l'abbé Drouet en 1912, un article de
A. Andréadés sur les Idées financières de l'abbé de Saint-Pierre (Revue de
science et de législation financières, 1912) a renouvelé l'intérêt porté à ce
« contemporain égaré au xvnie siècle ». Mais ces travaux ont ignoré les
œuvres restées inédites de l'abbé, conservées à la Bibliothèque municipale
de Rouen. En 1932 nous avons essayé d'en retirer l'essentiel sur L'Abbé de
Saint-Pierre, économiste (Revue d'histoire économique et sociale, p. 1 - 3 3 )
en publiant notamment un mémoire sur l'établissement de banques pro-
vinciales que l'on peut dater de 1725. Ses rapports avec Law ont été excel-
lents, mais il n'est pas démontré qu'il ait pris la moindre part aux écrits de
l'Écossais. En revanche il est certain qu'il a soutenu toutes les initiatives
de celui-ci en matière fiscale et pour le commerce des actions.
Il peut ne pas être inutile d'ajouter à cette liste le président Charles de

1. Il en est de même de la monographie Claude Le Blanc, sa vie, sa correspon-


dance (Dunkerque, 1900) que M. de Swarte a consacrée au secrétaire du Conseil
d'État à la Guerre d e l 7 1 8 à l 7 2 2 : elle ne présente pour notre sujet aucun intérêt
car elle ne se fonde que sur les chroniques.
702 B ib liog raphie

Secondât, baron de Montesquieu, qui après avoir décoché à la rage spé-


culative de 1719 la 149 e « lettre persane », ne paraît pas être revenu de
sa première impression dans L'Esprit des lois, malgré la visite qu'il rendit
à Law à Venise le 29 août 1728 ( Voyages de Montesquieu publiés par le
baron Albert de Montesquieu, 1894, t. I, p. 59-64).

LA GRANDE CONTROVERSE, 1734-1741

Nous devons mettre en vedette la polémique <jui s'instaura de 1734 à


1741 ou 1742 entre trois personnalités qui ont joué un rôle particulière-
ment important dans l'histoire financière de la Régence. Gardant l'anony-
mat, selon un usage assez répandu, ces auteurs vont nous fournir une
documentation très riche, la première en somme qui ait été consacrée au
Système.
L'occasion de la controverse fut la publication, en 1734, par les presses
hollandaises d'un petit volume intitulé Essai politique sur le commerce où
l'on ébauche les principales matières qui en font l'objet par rapport à une
nation en général, comme denrées, habitans, colonies, esclaves, compa-
gnies exclusives, gouvernement, industries, luxe, valeurs numéraires,
monnayes, augmentation ou diminution d'icelles, le change et le crédit
public. Une seconde édition en 1736 comprit sept nouveaux chapitres.
Des traductions anglaise et allemande foisonnèrent sans en épuiser le
succès. On sut bientôt qu'il était l'œuvre d'un inspecteur des fermes de
Bordeaux qui devint en 1718 le premier secrétaire et l'un des hommes de
confiance de John Law au souvenir de qui il demeura fidèle : Jean-François
Melon.
Il s'agit d'une petite encyclopédie des notions alors régnantes sur l'éco-
nomie générale d'un État, ce qui lui valut d'être appelé le premier théori-
cien français du sytème mercantile. Mais nous ne retiendrons ici que la
thèse la plus originale de Melon qui devait déchaîner la polémique : il
s'agit d'une apologie de l'inflation ou, comme on disait alors, des « aug-
mentations monétaires », ou encore de la dévaluation, dans l'intérêt des
débiteurs.
Sur ce terrain, vint immédiatement la réplique. En trois lettres anonymes
adressées à Melon au début de 1735, complétées par quelques chapitres
en 1736, puis publiées en deux volumes en 1738 à La Haye, un ancien
caissier de la Compagnie des Indes répondit par des Réflexions politiques
sur les finances et le commerce où l'on examine quelles ont été sur les
revenus, les denrées, le change étranger et conséquemment sur notre
commerce, les influences des augmentations et des diminutions des valeurs
numéraires des monnaies.
L'anonymat fut immédiatement dévoilé et nous en avons une preuve par
une publication de Voltaire de 1738 1 .

1. « Observations sur MM. Jean Lass, Melon et Dutot, sur le commerce, le luxe.
Bibliographie 703

L'année suivante une traduction anglaise était publiée à Londres avec


une préface qui fut à son tour traduite en français et insérée dans les
Observations sur les écrits modernes, t. XXII, 1740, p. 2 8 9 - 3 0 4 . La même
année, une autre édition de La Haye republiait l'ouvrage, une 3 e édition,
vraisemblablement posthume, paraissait en 1743, une 4 e , puis une 5 e
étaient imprimées en 1754 et 1755.
Dutot soutient la thèse de la stabilité absolue de la monnaie, ne voyant
aucune raison de favoriser le débiteur plutôt que le créancier. Il s'étend
sur les préjudices causés au public par les « augmentations » monétaires
sur le niveau des prix, sur le commerce extérieur, etc. Mais le grand inté-
rêt du livre résicle dans un commentaire approfondi des opérations du
Système en 1 7 1 9 - 1 7 2 0 et de celles du Visa de 1721, aussi dans son étude
des faits de change international pendant le premier tiers du xvme siècle
et encore dans son essai de statistique rétrospective en matière de prix. Il
dressa de plus un véritable réquisitoire contre « l'ancienne finance », c'est-
à-dire contre les financiers, traitants, fermiers généraux qui se sont dres-
sés contre le Système et l'ont fait échouer.
Aussi est-ce à ce propos que la polémique va s'étendre.
En 1740, paraissaient à La Haye deux petits volumes intitulés Examen
du livre intitulé Réflexions politiques sur les finances et le commerce.
L'œuvre de Dutot presque tout entière y était prise à partie avec autant
de violence que de compétence. Les auteurs de l'ouvrage, publié anonyme-
ment, étaient le financier Joseph Pâris, dit Duverney, et son ancien commis
François Deschamps, devenu auteur dramatique. Il nous manque sur
Joseph Pâris et ses frères le livre fondamental que M. Esmonin nous avait
fait espérer Toute la première moitié du xvme siècle est remplie de leurs
exploits. Fils d'un aubergiste, Antoine ( 1 6 6 8 - 1 7 3 3 ) , Claude ( 1 6 7 0 - 1 7 4 5 ) ,
Joseph ( 1 6 8 4 - 1 7 7 0 ) et Jean 2 ( 1 6 9 0 - 1 7 6 6 ) firent leur fortune en qualité
de munitionnaires. Le second, dit Pâris La Montagne, nous a laissé le
récit de leurs exploits dans divers documents d'un extrême intérêt 3 . Leur

les monnaies et les impôts » (Œuvres complètes, éd. Garnier, t. XXXII, p. 359-370)
qui ne sont en rien différentes de la Lettre de M. Voltaire à M. Thiriot sur le livre
de M. Dutot. L'auteur n'y fait montre d'aucune originalité.
1. Il existe une Histoire de MM. Pâris, avec pour sous-titre « ouvrage dans lequel
on montre comment un Royaume peut passer dans l'espace de cinq années de l'état
le plus déplorable à l'état le plus florissant » (1776) par un certain M. de Luchet
qui s'est borné à résumer l'un des mémoires rédigés par le deuxième des quatre
frères.
2. Chose étrange, seul le plus jeune des frères Pâris et le moins intéressant a
eu les honneurs d'une biographie. M. Robert Dubois-Corneau a publié en 1917 un
gros in-4° sur Pâris de Monmartel (Jean) banquier de la Cour mais cet ouvrage
n'apporte rien d'inédit sur les principales opérations financières des quatre
frères.
3. 11 s'agit surtout du Discours de M. Pâris de La Montagne à ses enfants... de
1729 et du Mémoire du sieur Pâris de La Montagne pour Monseigneur seul sur la
conduite de ses frères... (1727 et 1740) que nous avons décrit dans notre édition de
Dutot.
704 B ib liog raphie

rôle fut capital pendant la guerre de la Succession d'Espagne, puis pen-


dant et après la Régence. D'abord en accord relatif avec Law puis dans
une opposition systématique, c'est à eux que revint la tâche de liquider
les dettes du Système en 1721. Plusieurs exils et autant de retours de for-
tune signalèrent leur existence jusqu'au moment où ils se virent l'objet
du réquisitoire de Dutot.
Relevant le défi ils consacrèrent plus de la moitié de leur Examen du
livre intitulé Réflexions politiques... à la réfutation serrée des allégations
de leur critique et au procès du Système, sans parler de l'apologie de leurs
propres opérations de 1721 à 1726. La qualité de la documentation ainsi
mise à jour explique l'utilisation qui en a été faite pendant plus d'un siècle
par beaucoup des historiens du Système 1 .
Or, ce qui n'avait jamais été soupçonné, il existait une réponse manus-
crite de Dutot que la mort empêcha celui-ci de mettre à l'impression, et que
la Bibliothèque du marquis de Paulmy, fils du marquis d'Argenson, détint
et qui passa dans le premier fonds de la Bibliothèque de l'Arsenal (P. Har-
sin, Une œuvre inédite de l'économiste Dutot, Annales de la Société scien-
tifique de Bruxelles, t. 47, série D, 1927, p. 151-165). Il s'agit bien d'un
manuscrit intitulé Réflexions politiques sur les finances et le commerce.
Tome III dans lequel on répond à l'examen des deux premiers volumes.
Rédigée en 1 7 4 0 - 1 7 4 1 , cette réponse constitue un nouvel examen de
tous les faits du Système et une réfutation très serrée de toute l'argumenta-
tion de Pâris-Duverney. En 1935, nous en avons donné une édition inté-
grale, ainsi que des deux premiers volumes des Réflexions politiques
(Bibliothèque de la faculté de Philosophie et Lettres de l'Universite de
Liège, fascicule LXVI, 2 vol., Liège et Paris).
Mais le mystère Dutot n'était pas encore complètement levé. Ce person-
nage, dont on ne connaît ni le prénom, ni l'origine, ni la date de la nais-
sance ni celle de sa mort, qui a été confondu avec un autre dans le Cata-
logue du British Muséum et dans YEncyclopaedia of Social Sciences, nous
a laissé plusieurs autres manuscrits découverts par M. Mann à la biblio-
thèque municipale de Douai (Dutot und sein Werk, in Zeitschriftfiir Natio-
nalôkonomie, t. VII, 1936, p. 9 8 - 1 0 3 ) .
Et l'un d'eux n'est rien d'autre qu'un document autographe de 585 p.
sans aucun titre et qui comble de la façon la plus heureuse la lacune rele-
vée dans ses Réflexions politiques pour les années 1717 et 1 7 1 8 : il a dû
être rédigé vers 1735. l i s e complète du cours des changes sur Londres et
sur Amsterdam pendant toute la durée du Système et du cours de tous les
effets publics jusqu'en septembre 1720. Le manuscrit s'interrompt au
milieu d'une phrase probablement à cause d'une circonstance ayant
momentanément détourné l'auteur de son travail. On peut conjecturer
que cette circonstance est la publication de Melon qui a accaparé l'atten-
tion de Dutot. Sa mort probable vers 1742 ne lui a pas permis de revenir
à son travail antérieur (P. Harsin, Autour de la personnalité et de l'œuvre
de l'économiste Dutot, Revue des sciences économiques, avril 1946,

1. C'est uniquement de la controverse Melon-Dutot-Pâris-Duverney qu'il s'agit


dans l'article de M. Soudois, Difficultés monétaires au début du XVIIIe siècle (Jour-
nal des Économistes, 1924, t. III, p. 175-190 et 313-334).
Bibliographie 705

p. 1-22). On aura vu le parti qu'a tiré de cette précieuse documenta-


tion M. Edgar Faure. Il paraît nécessaire d'en venir prochainement à la
publication de cette nouvelle œuvre de Dutot.
Un dernier écho de cette controverse se rencontre dans les Économiques
de Claude Dupin en 1745 (éd. Marc Aucuy, 1913, 2 vol.), t.'I, p. 1 0 3 - 1 2 3 ».

LES PREMIERE S INTERPRETATIONS


(SECONDE MOITIÉ DU XVIIIE SIÈCLE)

En 1749, Turgot, alors âgé de vingt-trois ans, rédige sa Lettre à l'abbé


de Cicé sur le papier-monnaie qui demeura inachevée. Dirigée contre l'abbé
Terrasson, auteur présumé des Lettres du Mercure en 1720, en réalité
contre Law qu'il feint d'ignorer, elle témoigne d'une incompréhension
complète au sujet de la monnaie tout en se référant à Locke.
En 1753, Déon de Beaumont publiait à Amsterdam un Essai historique
sur les différentes situations de la France par rapport aux finances sous le
règne de Louis XIV et la Régence du duc d'Orléans et, en 1758, à Londres,
des Mémoires pour servir à l'histoire générale des finances.
En 1758 paraissaient à Bâle les importantes Recherches et considéra-
tions sur les finances de la France de 1595 à 1721 (2 vol. in-4°) de Véron
de Forbonnais. Une autre édition en six volumes in-12 était publiée à
Liège. Ouvrage capital qui devait un siècle durant et même au-delà demeu-
rer la meilleure synthèse sur les opérations de Law replacées dans leur
développement historique. L'exceptionnelle compétence de l'auteur, son
objectivité, son souci de documentation complète, l'intelligence de ses
interprétations concourent à en faire le meilleur historien du système
jusqu'au milieu du xixe siècle.
Dix ans après, Moreau de Beaumont fait imprimer à Paris, en cinq
volumes in-4°, un Mémoire concernant les importations et droits en
Europe (2 e éd. en 1789) où il traitera occasionnellement de la politique
commerciale de Law.
En 1770 Du Pont de Nemours publie Du Commerce de la Compagnie des
Indes dont une deuxième édition fut augmentée de l'histoire du système
de Law, et Morellet donne un Mémoire sur la Compagnie des Indes, dont
la deuxième partie constitue un abrégé du système.
Mouffle d'Angeville dans sa Vie privée de Louis XV (Londres, 1781)
donnera quelques détails sur les opérations de Law (t. I, p. 53, 2 5 1 - 2 5 9 ) .
Quant à l'abbé Raynal, il donna dans son Histoire philosophique et poli-
tique de 1781 au t. II, p. 345 et suivantes, une appréciation intéressante
du système de Law.

1. On peut citer encore des Mémoires sur les domaines, le commerce, droits d'en-
trées et de sorties du royaume, droits de péages, les grands chemins, la banque de
Law et le crédit public, 3 vol. in-4° en 1747 (au t. 1).
706 B ib liog raphie

Enfin Marmontel écrit vers 1 7 8 3 - 1 7 8 4 dans sa Régence du duc d'Or-


léans (Œuvres posthumes, 1805) deux chapitres superficiels sur les
finances de Louis XIV (t. I, p. 1 2 6 - 1 5 6 ) et sur Law (p. 1 5 7 - 2 0 2 ; t. II,
p. 3 5 - 4 2 ) portant ce jugement : c< Law a eu ses apologistes, mais quoi qu'on
pense de son habileté, il est évident qu'il manqua de-prudence, de droiture
et de bonne foi. »
En Angleterre, Richard Cantillon, si largement engagé dans les spécula-
tions du Système et dans l'entreprise du Mississippi, traite des banques et
du crédit dans son Essai sur la nature du commerce en général (Londres,
1755), chap. vi, vu, vm de la 3 e partie, tout en évitant soigneusement de
parler de Law.
Sir James Denham Steuart dans son Inquiry into principles of political
economy ( 1 7 6 7 ) consacre d'assez importantes pages au Système dans les
livres III (monnaie) et IV (intérêt, crédit).
Et Adam Smith ne fait que quelques allusions dédaigneuses à Law au
livre I, chap. iv, livre II, chap. n, livre IV, chap. m de ses Recherches sur
la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

INSTITUTIONS DE LA REGENCE
ET LEUR FONCTIONNEMENT

En apparence, le fonctionnement des institutions ne relève guère du sujet


traité. Cependant sur le plan politique aussi bien que sur le plan financier,
la structure institutionnelle est aussi importante que le déroulement des
événements.
Nous disposons d'excellents manuels (tels ceux de Roland Mousnier et
de Pierre Goubert) sur la société d'Ancien Régime et les monographies de
qualité ne sont pas rares.
La période de la Régence connut d'ailleurs certaines réformes fondamen-
tales encore qu'éphémères dont il faut tenir compte.
Toutes les histoires de la Régence, dont nous parlerons plus loin, pré-
cisent plus ou moins le système gouvernemental adopté en 1715 et cer-
taines s'attachent plus particulièrement à la personne de Philippe d'Or-
léans dont la cote, très basse au xixe siècle, a singulièrement remonté
depuis deux générations. Si l'intelligence du prince n'a jamais été mise en
doute, ses mœurs lui ont fait grand tort. Mais au-delà de ces traits, on
semble avoir plébiscité la politique elle-même qu'il a incarnée pendant
huit ans. Au point que M. Philippe Erlanger (sur les traces de M. Claude
Saint-André) a écrit une simple apologie du Régent (1938, 2 e éd. 1949)
d'un style éblouissant.
Sur la polysynodie, la thèse de Maurice Benoit (La Polysynodie, étude
sur l'organisation des conseils sous la Régence, 1928) retrace les origines,
le mécanisme et la disparition de ce système de gouvernement. Toutefois,
en ce qui concerne les finances, elle n'apporte rien de plus que celle d'Albert
Bibliographie 707

Esslinger (Le Conseil particulier des finances à l'époque de la polysynodie,


1908), exposé clair et bien documenté sur cet organisme.
D'une tout autre qualité sont les travaux de M. Michel Antoine, dont
la grande thèse sur le Conseil du Roi et l'article de la Revue d'histoire
moderne et contemporaine de 1958 sur Les Conseils de finances sous le
règne de Louis XV, sans parler de son précieux inventaire des arrêts du
Conseil de 1715 à 1723 (2 vol.), mettent en pleine lumière cette institution.
On peut encore consulter la thèse de R. Dumas sur La politique financière
de Nicolas Desmarets, 1708-1715 (1921) et celle de M. J. de Saint-Martin
sur La grande direction des finances de 1726 à 1742 ( 1 9 4 8 ) pour des
périodes immédiatement antérieure et postérieure. Notons aussi la thèse
déjà ancienne de M. de Jouvencel sur le Contrôleur général des finances
(1901), celle toute récente de M. Yves Durand sur Les Fermiers généraux
au XVIIIe siècle (1972), l'intelligente synthèse de M. Guy Chaussinand-
Nogaret (Gens de finance au XVIIIe siècle, 1972) bien documentée, sans
oublier deux petites monographies de François Piétri (Le Financier, 1931)
et de Jean Bouvier et Henri Germain-Martin (Finances et financiers de
l'Ancien Régime, 1964) qui précisent certains aspects de la finance1.
Le Conseil de commerce a fait l'objet d'une thèse de Bernard Wybo en
1936, notamment p. 34-54. La Chambre de justice de 1716 a été étudiée
par Nicaise (Mémoires de la Société de la Marne, 1 8 7 6 - 1 8 7 7 , t. 21,
p. 173-260) et par Pierre Ravel dans sa thèse de 1928, mais fort impar-
faitement. M. G. Debien nous écrivait en 1958 qu'il était en possession
d'une étude inédite très approfondie de cette Chambre, écrite par
M. de Latouche, un ami décédé. Il serait utile de faire connaître ce tra-
vail.
Pour la perception fiscale et le problème des fermes générales, depuis le
grand travail de J.-J. Clamageran (Histoire de l'impôt, t. III, 1876), très
remarquable en son temps, ont paru des études de Pierre Roux : Les Fermes
d'impôts sous l'Ancien Régime (thèse, 1916), p. 3 0 0 - 3 1 4 ; de J.-F.-J. Pion,
La Ferme générale des droits et domaines au Roy (thèse, Paris, 1902),
p. 1 2 1 - 1 2 9 ; de Bonneau, Les Législations françaises sur les tabacs (thèse,
Paris, 1910); de Marcel Marion, Les Impôts directs sur le revenu sous
l'Ancien Régime, principalement au XVIIIe siècle ( 1 9 1 0 ) ; de M. Jean Vil-
lain (Le Recouvrement des impôts directs sous l'Ancien Régime, 1 9 5 2 ) ; de
M. Georges T. Matthews (The royal général farms in eighteenth century
France, 1958, p. 53-72).
Quant aux intendants, ils n'ont été étudiés pour le xvme siècle qu'en
Bretagne 1 (M. Henri Fréville, 1.1, 1953), mais, malgré le rôle de Feydrau
de Brou, presque rien n'y est signalé pendant le Système. Il faut, de toute
évidence, attacher le plus grand prix à la publication de A.-M. de Boislisle,
Correspondance des contrôleurs généraux de finances avec les intendants
de province, 1689-1715 (3 vol., 1864), surtout le tome III (1897), que se

1. Dans le même esprit, Émile Paz et Louis Gratien (La Finance d'autrefois,
1892, p. 25-64); Oscar de Vallée (Les manieurs d'argent, chap. II à xm, 1857);
Vicomtesse Alix de Janzé (Les Finances d'autrefois, 1886), naturellement périmés.
2. Et en Provence, mais pour la période de 1687-1704 correspondant à l'inten-
dance de Lebret, par J. Marchand en 1889.
708 B ib liog raphie

borne à commenter Philippe Sagnac (Le Crédit de l'État et les banquiers à


la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, Revue d'histoire
moderne et contemporaine, t. X, 1908, p. 257-272), sans rien apporter
de neuf.
Enfin pour l'ensemble des finances des xvne et xvme siècles jusqu'en
1715, il convient de se reporter à l'œuvre posthume de Jean Roland Mallet,
Comptes rendus de l'administration des finances du royaume de France
sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, avec des recherches sur l'origine
des monopoles, in-4°, paru à Londres en 1789.

JOHN LAW DANS LA LITTERATURE DU XIXE SIECLE

C'est à partir du deuxième quart du xixe siècle 1 que l'intérêt scienti-


fique s'éveille autour de l'expérience financière de la Régence et que l'on
enregistre quelques publications de valeur très inégale. Citons pour
mémoire, en 1825, une Dissertation sur le Système de Law, son identité
avec le Système actuel de l'Angleterre. Adolphe Thiers, séduit par l'Écos-
sais, lui consacre un mémoire en 1826 (devenu en 1858 Histoire de Law,
184 p.), exposé intelligent, très clair, objectif mais totalement dépourvu
de références : il qualifie son héros de « génie malheureux2 ».
Dans leurs deux Histoire financière de la France (1829 et 1830),
J. Bresson et A. Bailly s'arrêtent sur l'expérience de Law, mais c'est à
P. E. Lemontey que revient l'honneur d'avoir le mieux compris le Système
replacé dans son cadre général de l'Histoire de la Régence et de la
minorité de Louis XV jusqu'au ministère du Cardinal de Fleury (Paris,
2 vol., 1832) : l'œuvre, composée à partir de 1808, était achevée en 1825,
date de sa mort. Son recours aux archives du ministère des Affaires étran-
gères et aux Mémoires (inédits) du duc d'Antin en fait une véritable source.
Les frères Pereire font en 1834 une étude sérieuse Du système des
banques et du Système de M. Law « pour rendre hommage aux inspirations
de son génie » et signaler les effets de l'expérience en matière de taux de
l'intérêt et de développement de la colonisation. Ils y reviendront dans
une réédition en 1868 et, en 1886, dans leurs Principes de la constitution
des banques et de l'organisation du crédit.
M. Capefigue consacre en 1838 deux volumes à Philippe d'Orléans,
régent de France (notamment t. I, chap. xn et xv; t. II, p. 137-174, 247-
275), assez superficiels et sans presque aucune référence, meus pas défa-
vorables à l'Écossais. Il y reviendra en 1855 dans ses Fermiers généraux
depuis le XVII' siècle (p. 116-127).
Sans doute influencés par ces auteurs, Jules Michelet et Henri Martin
dans leur Histoire de France (t. XIV et XVII respectivement), Louis Blanc

1. Cependant déjà, en 1816, Hennet dans sa Théorie du crédit public ne négli-


geait pas le Système (p. 158-173).
2. Cauboue, L'Histoire de Law par Thiers et les événements actuels (Revue d'his-
toire économique et sociale, 1921, p. 137-146).
Bibliographie 709

dans le t. I de son Histoire de la Révolution et surtout Proudhon apportent


un jugement soit favorable soit même enthousiaste sur l'œuvre de l'Écos-
sais.
Mais on doit à un Allemand, Kurtzel, l'exposé le plus développé des
vicissitudes du Système (Geschichte der Lawschen Finanzoperation wâh-
rend der Minderjâhrigkeit Ludwigs XV in Frankreich, in Raumers histori-
scher Taschenbuch, 1846, p. 407-597), encore qu'il soit entièrement
dépourvu de références.
Avec la Révolution de 1848, l'histoire du Système connaît un nouvel
essor. A. Jobez publie, cette année, Une préface au socialisme ou le Système
de Law et la chasse aux capitalistes, exposé sérieux fondé sur les sources
contemporaines, reproduisant même des lettres de Law en appendice et
parlant de son génie. Il y reviendra en 1864 dans La France sous Louis XV
(2 vol.). Vial consacre une plaquette à Jean Law : Le Système du papier-
monnaie de 1716préconisé de nos jours (1849) dans un tout autre esprit.
Les travaux plus importants se multiplient. En 1853 paraissent à Paris
l'ouvrage plus anecdotique que critique de Cochut (Law, son système
et son époque) et à Munich la monographie de Heymann (Law und
sein System : ein Betrag zur Finanzgeschichte) puis en 1858 celle de
J. E. Horn : Jean Law. Eine finanzgeschichtliches Versuch. En 1858 encore
à Londres James Murray publie French finance und financiers under
Louis XV (chap. i, n, m) sans aucune originalité. En Pologne, en 1862,
P. Falkenhagen-Zaleskiego donne son System finanson Law i jego Zwo-
lenniey (2 e éd., 1879 à Poznan), bien au courant de la littérature du sujet.
Mais c'est à Émile Levasseur qu'il faut rendre hommage pour l'excellente
thèse qu'il publia en 1854, Recherches historiques sur le Système de Law,
demeurée jusqu'à nos jours grâce à sa documentation et à son objectivité
l'équivalent du Forbonnais (1758) et l'ouvrage de référence pour tout un
siècle. Les erreurs y sont rares, compte tenu de l'état des connaissances du
moment.
Un quart de siècle plus tard quelques contributions sont encore à noter.
Adolphe Vuitry, dans la deuxième partie de son livre sur Le Désordre des
finances et les excès de la spéculation à la fin du règne de Louis XIV et au
commencement du règne ae Louis XV (1885) consacre deux cents pages
au Système, travail de seconde main sans originalité, mais assez sérieux
Alexi publie à Berlin la même année John Law und sein System, Ein Bei-
traa zur Finanz-und Miinzgeschichte. Farland Davis donne dans le Quar-
terly Journal of économies (t. I, 1887, p. 2 8 9 - 3 1 8 ; 4 2 0 - 4 5 2 ) An histori-
cal study of Law's System. Enfin James Breck Perkins publia en 1892,
à Londres, France under the regency (with a review of the administration
of Louis XIV), gros ouvrage de 6 0 0 pages dont les chapitres xni, xiv et xv
(p. 428-519) sont relatifs à Law et fondés essentiellement sur Forbonnais
et Levasseur.
Il faut ajouter qu'en 1881 Alphonse Courtois dans son Histoire des
banques en France, ouvrage de grande qualité, avait consacré 81 pages au

1. Il se fonde notamment sur un manuscrit du ministère des Finances sur les


effets royaux détruit en 1870. Mais un texte semblable se trouve à la Chambre de
commerce de Bordeaux.
710 B ib liog raphie

Système inspirées de Forbonnais, de Du Hautchamp et de Levasseur, souli-


gnant la « lucidité merveilleuse » des idées de l'Écossais, les « idées fécondes
de ce grand financier » qu'aucune « statue ni souvenir » ne rappelle. Il
publiait d'ailleurs pour la première fois le bilan de la Banque générale
et le compte Bourgeois de 1 7 2 3 demeuré inédit.

JOHN LAW DANS LA LITTERATURE DU XXE SIECLE

L'abondance de la littérature au xxe siècle est telle qu'il nous faut modi-
fier notre plan et ranger la matière sous diverses rubriques, telles que les
travaux sur l'ensemble des problèmes soulevés, ceux qui sont relatifs au
problème monétaire, à celui de la banque et du crédit, au dirigisme, au
problème fiscal, au problème commercial et colonial, à l'agiotage, aux
effets immédiats et lointains du Système. Puis nous envisagerons la place
réservée à Law dans les histoires générales, histoires de France, histoire
de la Régence. Enfin nous passerons en revue les histoires des doctrines
économiques et particulièrement monétaires ou financières pour repérer
la place assignée à ses conceptions. Il va de soi que dans ce dernier
domaine surtout, on ne peut être exhaustif, sinon il faudrait citer la plu-
part des historiens ou des économistes. Nous nous bornerons à en retenir
les principaux à titre d'exemple. On voudra bien excuser le relatif arbi-
traire de notre choix.

LA MONNAIE, LE CREDIT ET LA BANQUE

Il est extrêmement malaisé de faire une distinction dans les nombreux


travaux que nous devons mentionner entre les conceptions monétaires et
les conceptions bancaires, voire même tout l'édifice du Système. Certains
auteurs n'envisagent qu'un seul aspect de la théorie ou de la politique de
Law, mais la majorité ne font pas de différence entre conception théorique
et application pratique. On voudra bien excuser le relatif désordre du
recensement des publications placées sous la rubrique générale ci-dessus,
et où seule la chronologie permet un classement.
Signalons d'abord une esquisse du Système de Law dans VHistory of
principal banks (t. III, 1896) de P. des Essarts.
En 1899 André Sayous attirait l'attention sur Les conditions et la fonc-
tion d'une circulation fiduciaire selon un contemporain et compatriote de
Law (Revue d'économie politique, t. XIII, notamment p. 9 6 7 - 9 6 8 ) : il
s'agissait de James Armour, d'Edimbourg, dont les projets de création de
banque d'émission en Écosse en 1 6 9 5 - 1 6 9 6 , puis en 1701 et 1722, font
preuve d'un curieux réalisme. G. d'Avenel esquissait les Early banking
schemes iri France, dans le Quarterly Journal of économies (XVI, 1901-
1902, p. 4 8 2 - 4 9 4 ) peu après que A. M. Davis eut rappelé dans le même
Bibliographie 711

périodique (XV, 1 9 0 0 - 1 9 0 1 , p. 2 8 9 - 2 9 7 ) le Law's System. En 1903, La


Banque à Lyon du XVe au XVIIIe siècle faisait l'objet d'un ouvrage de
Vigne, ainsi que de précisions intéressantes dans 1 Histoire de Lyon de
S. Charlety (notamment p. 152-153).
Une monographie d'ensemble sur John Law of Lauriston, financier and
Statesman, due à Wiston Glynn (Londres, 1908), et une thèse de doctorat
par Cayla consacrée aux Théories de Law (Poitiers, 1909), quoique claire-
ment écrites, n'apportaient aucun point de vue nouveau sur l'Écossais. Il
en était de même de quelques contributions spéciales des années suivantes :
Alfred Weymann (Lawals Wâhrungspolitike, Jahrbûcherfur Nationalôko-
nomie und Statistik, 1910, p. 2 3 8 - 2 4 8 ) , O. Straube (Die Bank des schot-
ten Law, Zeitschrift fur Handelwissenschaft und Handelpraxis, décembre
1911 ), E. Ott (Diefinanzoperationen Laws unddas Geldwesen Frankreich's
wâhrend der Regentschaft, thèse, Strasbourg, 1913), Huart (Les Idées de
crédit de Law, in Revue économique internationale, XIII, p. 3 7 5 - 3 8 8 ) .
Beaucoup plus intéressants apparaissent l'ouvrage général et bien docu-
menté de G. Prato, Problemi monetarie bancari nei secoli XVII e XVIII
(Documenti Jinanziari degli stati délia monarchia piemontese, série I,
vol. III, Turin, 1916) replaçant dans son cadre chronologique les projets
de Law des années 1 7 1 1 - 1 7 1 3 pour la Savoie, et surtout le tome I de
YHistoire financière de la France depuis 1715 de Marcel Marion (Paris.
1914) dont le premier chapitre traite des finances de la Régence et consti-
tue une excellente mise au point.
Après la Première Guerre mondiale et l'inflation déchaînée en Allemagne,
Law fait l'objet de nombreux travaux, tels que Ch. Hanemann (John Law
und die moderne ôkonomische Kredit Theorie, Heidelberg, 1922),
R. Calwer (John Law der geistige Vater der Rentenmark, Blâtter fur
geistige Erneuerung, I, Vienne, 1924), Albert Despaux (L'Inflation dans
l'histoire, s.d., p. 1 6 5 - 2 7 6 , ouvrage méritoire mais totalement dépourvu
de références), Carlo Forzani (Splendorie efollie di un sistema finanzario,
Milan, 1924), C.-J. Gignoux et F.-F. Legueu (Le Bureau de rêveries, Paris.
1925, ouvrage peu sérieux, bourré d'erreurs et d'incompréhensions, plus
préoccupé d'assimiler Caillaux à Law, que de faire œuvre d'historien).
S. VVeber (John Law und die Rentenbank, Bankwissenschaft, I, n° 17.
Berlin, 1925), K. Bartusch (Das lawsche Papiergeld projekt von 1705
und das Rentenmark. Experiment, Halle, 1926), Rohrbach (Die Geld-
und Kredittheoretischen Anschauungen, John Law, Volkswirtschaft-
lichen Studien, n° 18, Berlin, 1927, p. 5 6 - 1 0 9 ) , Hans Weber, John
Law (brochure inutile de 50 p., Heidelberg, 1928), M. Polti, Un système
d'utopie, discours prononcé en décembre 1927 à la conférence de stage
des avocats parisiens (40 p.).
De plus haute valeur paraissent une série de travaux à la fois spécialisés
et généraux. Citons dans l'ordre chronologique Alfred Pose, Les Théories
monétaires de Jean Law (Revue d'histoire économique et sociale, t. XVI,
1 928, p. 656-677), G. R. Bark, Boden als Geld : ein Beitrage zur Geschichte
des Papiergeldes (Volkswirtschaftliche Studien, n° 25, Berlin, 1930).
où la théorie de Law est dégagée aux pages 20 à 37, d'après la publication
de 1705; Gegner, Die Kaufkraftschôpfung der Banken in dogmatische
Darstellung (dissertation, Erlangen, 1932) où la notion est étudiée de Law
712 B ib liog raphie

à Hahn; Ch. von Reichenau, Die Kapital funktion der Kredits (Iéna,
1932); Mario di Gennaro, Giovanni Law e l'opere sua (Milan, 1 9 3 l ) , très
honorable résumé des écrits de Law et du recueil de Du Hautchamp; Paul
Harsin, Crédit public et Banque d'État en France du XVIe au XVIIIe siècle
(Paris, 1933), notamment p. 55-63.
History of the principal public banks... collected by J. C. Van Dillen
(La Haye, 1934) avec une bibliographie complète pour la France; Max
Wassermann et Frank Beach, Some neglected monetary theories of John
Law (The American economic Review, t. 24, 1934, p. 6 4 6 - 6 5 7 ) ; Jacobus
Greven, Die dynamische Geld-und Kreditlehre des Merkantilismus : eine
Studie zu John Law (Berlin, 1936), ouvrage très sérieux et approfondi; 1
Jozef Swidrowski, Poprzednicy Law à Zeodla jego doktryny monetarney 1
(extrait de Roczniki dziejow spolecznych ignospodarezych, t. VI, 1937, 1
p. 115-162), signale les sources anglaises de la doctrine de Law et annonce !
une thèse sur les théories monétaires. j
Par-delà la Seconde Guerre mondiale, l'intérêt ne cesse pas de se |
porter sur l'Écossais et nous en enregistrons bien des témoignages. Un j
article de Wilson dans le Quarterly Journal of économies (t. 62, 1948) j
souligne la filiation John Law and Keynes. Nous y faisons écho en 1952 •
dans le Bulletin de la Classe des Lettres et Sciences morales et politiques S
de l'Académie royale de Belgique (t. 38, 5 e série, p. 27-36), Keynes, Law
et Montesquieu et dans les Comptes rendus des travaux de la Société
d'économie politique de Belgique (n° 2 1 4 , 1952, p. 5-10), La Modernité
de John Law. Deux publications de caractère plus général soulignent l'en-
semble de la carrière de l'Écossais : H. Montgomery Hyde, The History of
an honest adventurer ( 1 9 4 8 , traduit en français sous le titre John Law, un
honnête aventurier par M. de Ginestel, Paris, 1949) et Henri Trintzius,
John Law et la naissance du dirigisme (Paris, 1950). Un chapitre de l'ou-
vrage de Lamberto Incarnati, Banca e moneta delle crociate alla rivo-
luzione francese (Rome, 1949), fait le parallèle entre banque d'Angleterre
et banque de Law (p. 153-180). Un article de Ch. Rist, Vieilles idées deve-
nues neuves sur la monnaie (Revue d'économie politique, t. 61, 1951,
p. 7 1 7 - 7 3 5 ; et déjà Travaux et Mémoires de l Academie des sciences
morales et politiques, 1950, p. 1 9 1 - 2 0 4 ) affirme, avec Mac Leod, le retour
aux idées au financier écossais. De même K. Sulzer, Zum Finanzsystem
John Laws (Schweizerische Zeitung fiir Volkswirtschaft und Staatswirt-
schaft, Berne, 8 8 , 1952).
Il faut mettre hors de pair la dissertation doctorale de M. Roland
Standte, élève du professeur Saitzew : John Law : ein Betrag zur Geld-
und Kredittheorie der Merkantilisten und Wirtschaftpolitik des Regence
(Winterthur, 1953), excellente à tous égards malgré sa sobriété (112 p.).
L'ouvrage de P. Jannaccone exploite le thème Moneta e lavoro (Turin,
1954), M. Salvatore Magri, utilisant les meilleurs textes traduits en italien
reconstitue La Strana vita del banchiere Law (Milan, 1956) et M. Amedeo
Gambino évoque John Law, banker and economist (Banca nazionale del
lavoro quarterly review, n° 38, septembre 1946, p. 3-13).
Dans sa thèse de Lyon de 1958, J. Sibert développe un Essai sur quelques
problèmes économiques et monétaires dej. LawàJ. M. Keynes et M. Michel
A. Sallon, se fondant sur les textes mêmes de l'Écossais, explique L'Échec
Bibliographie 713

de Law (Revue d'histoire économique et sociale, 1970, n° 2, p. 145-195).


Quant à M. Herbert Luthy, on peut considérer les cent cinquante pages
qu'il a consacrées à l'expérience de John Law dans le tome I de sa Banque
protestante en France, de la révocation de l'Édit de Nantes a la Révolution
(Paris, 1959) comme la plus importante contribution à l'histoire du Sys-
tème. Fondé sur les sources notariales helvétiques et sur tous les fonds
d'archives français, son exposé excelle à montrer l'internationalisme des
opérations de crédit du xvme siècle.
Tout récemment, relevons encore deux contributions originales qui
témoignent du crédit que rencontre de plus en plus le rôle d'anticipateur
du célèbre Écossais. En décembre 1976, M. Michel Herland traite du
« Perpetuum mobile » et crédit gratuit : deux propositions oubliées
pour améliorer le fonctionnement d'une économie monétaire (Centre de
recherches sur le financement de l'économie et les déséquilibres, Paris-
Dauphine, 37 p.). En avril 1977, M. Jean-Pierre Galavielle s'efforce de
montrer que Law était un « homme d'analyse économique en même temps
qu'un précurseur des évolutions futures » (John Law premier gestionnaire
de monnaie, Banque, n° 361, p. 4 3 1 - 4 4 1 ) . On peut ranger dans le même
cadre l'importante contribution de De Jong, Bijdrage tôt de geschiedenis
van de theorie der wissel koersen voor A. Smith (De Economist, juil-
let 1925) et notre contribution au Problème de l'escompte des lettres de
change en France aux XVIIe et XVIIIe siècles (Revue internationale d'his-
toire de la Banque, t. VII, 1973, p. 191-198) où nous tentons de rectifier
les vues un peu trop radicales de R. de Roover dans son ouvrage sur
VÉvolution de la lettre de change XVIIe-XVIIIe siècle (Paris, 1953).

SPÉCULATION ET AGIOTAGE

On peut dire qu'au xixe siècle c'est à peu près tout ce que l'on avait
retenu de l'histoire du Système.
Témoins G. Bigot, Les Grandes Catastrophes financières : études histo-
riques et comparatives (Bulletin de la Société d'agriculture, sciences et
arts de la Sarthe, 2 e série, t. XXI, 1883, p. 17-78); J. Rambaud, Les
Banqueroutes financières de l'Ancien Régime de 1700 à 1789 (1890).
H. Baudrillart, Histoire du luxe privé et public, 2 e éd. 1 8 8 1 , t . IV, p. 256-
271.
Dans le même esprit, J. Shield Nicholson dans son Treatise on money
and monetary problems (1888, 3 e éd., 1901) reproduit Ch. Mackoy's,
Extraordinary popular delusions. A valuable essay on John Law of Lau-
riston (publié à New York en 1854) et, en 1905, dans son Trattato sulla
moneta e saggi su questioni monetarie, Giovanni Law di Lauriston e la
pire grando follia speculativa che si ricordi.
Alfred Weymann, traitant en 1910 Die merkantilise Wâhrungspolitik
Herzog Leopoldvon Lothringen mit... Law, avait l'année antérieure publié
Die herzoglich-lothringische Handelskompagnie 1720-1725. Ein Beitrag
714 B ib liog raphie

zur Geschichte der Finanzwirtschaft und des Bôrsenwesen in zeitalter


John Laws (Jahrbuch der Gesellschaft fur lothringische Geschichte,
t. X X I , 1909, p. 1-27). Et en 1955, M. Pierre Chevalier consacrait sa
thèse à la Monnaie lorraine sous le règne de Léopold 1698-1729 (Mont-
pellier, 1955).
Les liaisons internationales sont bien mises en lumière par diverses
contributions : H. Sieveking, Die Verfluchtung der Schweizer in die
Lawsche Krise (Festgabe der Rechts — und Staats — und Handelswissen-
schaften Fakultât, Zurich, 1914), André Sayous, L'Affaire de Law et les
Genevois (Revue d'histoire suisse, 1937), La Crise financière de 1709 à
Lyon et à Genève (Revue d'histoire économique et sociale, 1938, p. 1-30,
163-177); E. Van Biema, Les Hugueton de Mercure et de Vrijhoven (La
Haye, 1918); Herbert Lûthy, Die Tàtigkeit der Schweizen Kaufleute und
Gewerbetreibanden in Frankreich unter Ludwig XIV und der Regentschaft,
Zurich, 1943 (surtout p. 170-171).
Un ensemble d'études a été consacré à la simultanéité de la crise anglaise
de la Mer du Sud et l'apogée du Système de Law. Déjà en 1908, M. Wolf-
gang s'intéressait à la Siidseeschwindel vom Jahr 1720 (Vierteljahrschrift
fur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, t. VI, n° 3-4) et y revenait dans son
Englische Geschichte, t. III, chap. m, 1924. Heckscher consacrait une
Note on South Sea Finances dans le Journal of economic and business
history, III, 1931, p. 321, et R. D. Richards un article à La Banque d'An-
gleterre et la Compagnie de la Mer du Sud, en 1932, dans Y Economic Jour-
nal.
Enfin M. Michael Wolfgang traitait en un long chapitre de la deuxième
partie de son grand ouvrage Das Zeitalter Walpoles (1934) du Mississipi
und Sudsee, p. 4 4 - 1 1 9
Un magistral article presque posthume d'André Sayous apportait des
éclaircissements sur Les Répercussions de l'affaire de Law et du South
Sea Bubble dans les Provinces-Unies (Bijdragen voor vaderlandsche
Geschiedenis en Oudheidkunde, VIII reikes, deeï II, 1940).
La même année une dissertation doctorale était consacrée par F. Ph.
Groeneveld à YEconomische Crisis van het jaar 1720 (Groningen, 1940) à
l'aide de livres de comptabilité de sociétés privées et donna le premier
cours publié en septembre 1 7 2 0 pour 34 différentes actions boursières.
On peut encore signaler John Flynn, John Law money magicien in Men
of wealth : The story of twelve significantfortune, from the Renaissance to
the present day (New York, 1941).
M. Louis Dermigny a étudié Les Circuits de l'argent et les milieux d'af-
faires au XVIIIe siècle (Revue historique, t. 2 1 2 , 1954, p. 230-278),
travail précis et documenté, mais centré sur le seconde moitié du siècle.
Dans une série d'articles, M. Jean Villain a publié le rôle de La Capita-
tion extraordinaire de 1722 (Revue historique de droit français et étran-
ger, 1954, p. 1 0 8 - 1 1 6 ) et le Recouvrement de cette capitation (ibid.,
1960, p. 263-307). De plus il a suivi les Heurs et malheurs de la spécu-

1. Il existe un ouvrage cité comme anglais R. N. Mottram, History offinancial


spéculation (1932) ou comme allemand (Wesen und Geschichte des Finanzspeku-
lation, publié à Leipzig en 1932); nous n'avons pu le trouver.
Bibliographie 715

lation de 1716 à 1722 (Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. IV,


1957, p. 121-140). Jacob Van Klaveren a comparé Rue de Quincampoix
und Exchange Abley : Die Spekulationsjahre 1719 und 1720 in Frankreich
und England (Vierteljahrschrift fur Sosial und Wirtschaftsgeschichte,
48 e Band, octobre 1961, p. 329-359).
Enfin M. Claude-Frédéric Lévy a fait revivre Capitalistes et pouvoir au
siècle des lumières. Les fondateurs des origines à 1715 (Paris, 1970),
ouvrage original, très documenté mais au plan déconcertant. Et M. Guy
Chaussinand-Nogaret a donné un petit ouvrage intelligent sur Gens de
finance au XVIIIe siècle (Paris, 1972).

LES FINANCES PUBLIQUES ET LA DETTE

Il n'est pas nécessaire de reprendre ici les indications fournies dans


l'état des institutions financières au xvme siècle (voir plus haut, p. 717).
Rappelons simplement la grosse thèse de Pierre Roux sur Les Fermes d'im-
pôts, de 1916, l'ouvrage aie George T. Matthews, The Royal général farms
in eighteenth Century France (New York, 1958), p. 53-72, la these de
M. Yves Durand, Les Fermiers généraux au XVIIIe siècle, 1971. Le manus-
crit 14101 de la Bibliothèque nationale, fonds français, comporte une
histoire détaillée des baux des fermes, utilisée par divers auteurs (Cla-
mageran, Marion) et Y Histoire des fermes de 1715 à 1745 de Malezieux
est aux nouvelles acquisitions françaises 5 0 1 0 - 5 0 1 1 et 2 5 6 4 - 2 5 6 5 .
La théorie fiscale est servie par un excellent travail de M. Karl Fritz
Mann, Steuerpolitischer Ideale (Finanzwissenschaftliche Forschung,
n° 5, léna, 1937) où le problème de l'impôt unique de Law est traité aux
pages 178-187. L'ouvrage de Maurice Vignes (Histoire des doctrines sur
l'impôt en France : les origines et la destinée de la Dixme royale de Vau-
ban, 1909) demeure important. Il faut y joindre Léo Desaivre, La Dîme
royale à Niort et à La Rochelle en 1718 (1880).
Deux travaux assez anciens sont à citer sur le problème de la dette.
D'abord Y Histoire de la dette publique en France de Viihrer, t. I, p. 140-
179 (Paris, 1886); ensuite YHistorique de la rente française et des valeurs
du trésor, de Fachan (Paris, 1904).

UNE CONCEPTION D'ÉCONOMIE DIRIGEE

C'est M. Karl Fritz Mann qui, ici encore, a attiré l'attention sur la
conception politique du Système. Il a clairement précisé Die politische
Ideengehalt von John Laws Finanzsystem (Jahrbiicher fur Nationalôko-
nomie und Statistik, 3. Folge, 1919, p. 97-122).
Dans sa thèse de 1930, à Cologne, M. Fritz Pappenheim a développé ce
716 B ib liog raphie

point de vue (Aufriss eines Sozialgeschichte der Geldentwertungen in


Frankreich bis John Law, notamment p. 59-74).
Nous avons opposé en 1937 Deux conceptions d'économie dirigée :
J. B. Colbert et John Law, au Congrès international des sciences écono-
miques de Paris (Travaux du Congrès, t. III, p. 53-64).
M. Herbert Koenig, dans le Schmollers Jahrbuch (t. 69, 1949, p. 89-
102) a dégagé Die staatliche Lenkung im System von John Law.
M. Henri Trintzius a construit tout un volume autour de l'idée de John
Law et la naissance du dirigisme (Paris, 1950) en reproduisant même
120 pages des mémoires de 1 Écossais dans un ouvrage de 297 p.
Enfin M. Jacob van Klaveren a développé le même thème que M. Mann :
John Law und die Aristocratie wahrend der Regentschaft. Eine Deutung
seines « System » (Jahrbiicher fur Nationalôkonomie und Statistik,
Bd. 172, 1960, p. 126-162).

COMMERCE MARITIME ET COLONIAL

Bien que certains auteurs aient au cours des xvme et xixe siècles traité du
problème colonial à propos du Système de Law, il faut attendre le
xx e siècle pour trouver des études spécifiques à ce sujet.
L'excellent travail de H. Weber (La Compagnie française des Indes,
thèse, Paris, 1904), les publications de Paul Masson (Histoire des éta-
blissements français et du commerce en Afrique barbaresque de 1560 à
1793, 1903, Histoire du commercefrançais dans le Levant au XVIIIe siècle,
1911) et les premières études sur la Louisiane (Henri Gravier, La Coloni-
sation de la Louisiane à l'époque de Law, 1904 ; M. Dubois, La Louisiane
à l'époque de Law, 1904 ; Pierre Heinrich, La Louisiane sous la Compagnie
des Inaes 1717-1731, Paris, 1907), inaugurent un mouvement qui ne se
relâchera plus. En 1908, Paul Kaeppelin et François Martin publient la
Compagnie des Indes orientales : Études sur l'histoire du commerce et des
établissements français dans l'Inde sous Louis XIV, 1664-1719, dont les
pages 6 0 2 à 6 4 4 concernent l'époque 1 7 1 4 - 1 7 2 0 ; Paul Cultru, en 1910,
donne son Histoire du Sénégal au XV siècle à 1850, dont les pages 167 à
183 traitent la période 1715 à 1723; A. Girard s'attache à La Réorgani-
sation de la Compagnie des Indes 1719-1723 (Revue d'histoire moderne,
t. XI, 1 9 0 8 - 1 9 0 9 , p. 5 - 3 4 , 177-197).
Parallèlement William Robert Scott fait paraître un magistral travail
(The constitution and finance of English, Scottish and Irish joint stock
Companies to 1720 en 3 volumes, 1 9 1 0 - 1 9 1 1 , Cambridge, dont le t. III,
surtout p. 2 9 8 - 3 0 1 , intéresse notre sujet).
Une dissertation doctorale de Zurich, en 1913, due à O. Strub, envisage
l'ensemble du problème Law's handel- und Kolonialpolitik (228 p.).
En 1916 paraît à New York l'important travail de N.M. Miller Survey,
The commerce of Louisiane during the French regime 1699-1763, entière-
ment fondé sur des sources d'archives principalement du ministère des
Bibliographie 717

Colonies, distinguant les régimes successifs (Crozat, Compagnie des


Indes, etc.), mais ne donnant aucun détail sur Law lui-même.
En 1921, un article de M. Varille, La Politique coloniale de Law (Revue
du Lyonnais, 1921, p. 55-74) et la thèse de Le Couteux, Law et le
commerce colonial raniment le sujet. L'intérêt se porte sur le port de
Nantes avec la série des travaux de Gaston Martin : Le Système de Law et
la prospérité du port de Nantes (Revue d'histoire économique et sociale,
1924, p. 461-477), Nantes et la Compagnie des Indes (ibid., 1926,
p. 409-446, 1927, p. 25-65), Capital et travail à Nantes au cours du
XVIIIe siècle (Paris, 1930); L'Ère des négriers 1714-1774 : Nantes au
XVIIIe siècle, 1930. On peut encore citer L. Vignols, Les Antilles françaises
(1928), YHistoire de la Guadeloupe (1928) de M. Satineau et deux tra-
vaux sur la Martinique de L. Th. May (thèse, Paris, 1930) et de C. A. Ban-
buck (thèse, Paris, 1935).
Après la Seconde Guerre mondiale l'intérêt se renouvelle et se précise
avec le travail de P. Dardel, Le Trafic maritime de Rouen aux XVIIe et
XVIIIe siècles (Rouen, 1946), l'article de G. Bertin, Les Aspects comptables
et financiers du commerce colonial de la Compagnie des Indes entre 1719
et 1730 (Revue d'histoire économique et sociale, 1962, p. 449-483).
En 1955 nous envisagions La creazione délia Compagnia de Occidente
1717. Contributo alla storia del Systema di Law (Economia e storia,
t. II, n° 1, p. 1-31 et Revue d'histoire économique et sociale, t. 34, n° 1,
1956, p. 7-42) et M. Marcel Giraud y faisait écho en publiant dans la
Revue historique, 1961, p. 23-56, La Compagnie d'Occident 1717-1718,
prélude de sa grande œuvre sur YHistoire de la Louisiane française,
t. II (1958), t. III (1966) et IV (1974). Le tome III est tout entier consacré
à l'époque de John Law (1717-1720) et éclipse tous les travaux antérieurs.
La sûreté et la précision de sa documentation inédite (Archives nationales,
Archives des colonies, Archives de la Marine, Archives des Affaires étran-
gères, manuscrits de la Bibliothèque nationale, et de la Bibliothèque de
"Arsenal, archives départementales1, factums contemporains3, etc.)
lui permettent de renouveler tout le problème colonial.
Trois importantes contributions sont encore à signaler : M. Robert Paris
en publiant le t. V de YHistoire du commerce de Marseille, sous la direc-
tion de G. Rambert, en 1957, a précisé l'état du commerce avec le Levant
de 1660 à 1789. M. J. Delumeau a fourni de précieuses données statis-
tiques sur Le Mouvement du port de Saint-Malo, 1681-1720 (Paris, 1966).
Enfin M. P. Butel dans sa thèse de 1974 a fait admirablement connaître
les Négociantt bordelais au XVIII* siècle.

1. Il s'agit surtout des archives de Bordeaux et de La Rochelle.


2. Il s'agit surtout des dossiers de Vernezobre, Cantillon, Bourgeois, Labhard
et Willart d'Auvilliers.
718 B ib liog raphie

EFFETS IMMÉDIATS ET LOINTAINS DU SYSTEME

Nous avons rangé sous cette rubrique les nombreuses contributions à


l'examen des faits que l'on a enregistrés à l'époque, ou que l'on a dégagés
ultérieurement à titre de conséquences du Système : il s'agit des prix, des
salaires, des divers revenus, du taux de l'intérêt, de l'amortissement des
dettes, de la consommation ou de l'investissement, du rendement fis-
cal, etc. Nous les énumérerons dans l'ordre chronologique de leur publi-
cation, sans commentaire. 1
. 1
Abbé Charlier, Effets dans une paroisse de campagne en Picardie du décri |
des espèces monétaires 1712-1715 (Mémoire de la Société des Anti- j
quaires de la Picardie, 4 e série, t. I, 1891, p. 4 6 7 et suiv.). «
Amtmann, Billet de la Banque de Law 1720 (Bulletin de la Société .
archéologique de Bordeaux, t. XVII, 1892, p. xx).
C. Bloch, Effets du Système de Law à Orléans (Bulletin du Comité des j
travaux historiques, section des sciences économiques et sociales, 1898,
p. 162-168). ?
Ch. Urseau, La Banque de Law d'après un chroniqueur angevin (Bulletin
du comité des travaux historiques, section des sciences économiques et
sociales, 1900, p. 122-127).
La Banque de Law et les Angevins (L'Anjou historique, t. II, 1 9 0 1 - 1 9 0 2 ,
p. 5 4 7 - 5 4 8 ) .
Chaux, Anciens billets de banque et loteries (Revue de l'Agenois, Bulletin
de la société d'agriculture d'Agen, t. XXIV, 1907, p. 167).
Benzacar, Enquête sur la Banque Royale de Law dans l'élection de Bor-
deaux (Bulletin du Comité des travaux historiques, section des sciences
économiques et sociales, 1907, p. 21 et suiv.).
E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France
avant 1789 (2 vol., 1 9 0 0 - 1 9 0 1 ) et Histoire du commerce en France
(t. I, 1911, passim).
P. Flobert, Recherches sur les billets de la Banque de Law (Bulletin de la
Société archéologique, historique et artistique Le Vieux Papier, 1920,
p. 183-214).
Granger, L'Inflation en 1920 (Bulletin de la Société La Diana, t. XXI,
1925, p. 3 3 8 - 3 6 5 ) .
Ch. Florange, Curiosités financières sur les impôts et les loteries en France
(Paris, 1928, p. 67-73).
Pierre Mandoul, Le Système de Law en Franche-Comté (Comité des tra-
vaux historiques et scientifiques, t. XIX, 1933, p. 7-13).
Robert Latouche, Le Prix du ble à Grenoble (Revue d'histoire économique
et sociale, 1932).
— Le Mouvement des prix en Dauphiné sous l'Ancien Régime (Annales de
l'Université de Grenoble, Lettres-Droit, t. XI, 1934).
Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en
Bibliographie 719

France au XVIIIe siècle (2 vol., Paris, 1933), ouvrage magistral, biblio-


graphie exhaustive.
L. Nottin, Recherches sur les variations de prix dans le Gâtinais du XVIe au
XIXe siècle (Paris, 1935).
Earl J. Hamilton, Prices and wages at Paris under John Law's System
(Çuarterly journal of économies, vol. 51, 1 9 3 6 - 1 9 3 7 , p. 30-69).
— Prices and wages in Southern France under John Law's System (Economie
history, Supplément to the Economie journal, vol. IV, 1 9 3 4 - 1 9 3 7 ,
p. 442-461).
Hugo Rachel et Paul Wallich, Berliner Grosskaufleute und Kapitalisten,
t. II : Die Zeit des Merkantilismus (Berlin, 1938), p. 89 et suiv. sur les
Vernezobre.
L. Bellet, Le Système de Law vu par un curé bressan (Bulletin de la société
des naturalistes et des archéologues de l'Ain, fasc. 52, 1938, p. 344-
350).
G. Coolen, Le Système de Law à Saint-Omer (Bulletin de la Société des
Antiquaires de Morinie, t. XVI, 1939, p. 160-172).
E. Léonard, Mon village sous Louis XV, d'après les mémoires d'un paysan
(Paris, 1941).
J. Meuvret, L'Histoire des prix des céréales en France dans la seconde
moitié du XVIIe siècle (Annales d'histoire sociale, 1944, p. 27-44).
— Les Mouvements des prix de 1661 à 1715 et leurs répercussions (Bulle-
tin de la Société de statistique de Paris, 1944).
— La Conjoncture internationale de 1660 à 1715 (Bulletin de la Société
d'histoire moderne, 1964, n° 1, p. 2-5).
J. Meuvret et M. Baulant, Prix des céréales extraits de la Mercuriale de
Paris, 1520-1698 (2 vol., 1962).
R. Sicard, Les Conséquences du Système de Law à Toulouse (Actes du
78e Congrès national des Sociétés savantes, Toulouse, 1953, p. 57-
67).
Ch. Carrière, Le Commerce de Marseille et le Système de Law (ibid.,
p. 69-90).
Pierre Léon, Naissance de la grande industrie en Dauphiné (2 vol., 1954,
t. I, p. 118-132).
Pierre Dardel, Influence du Système de Law sur la situation économique
de la Haute-Normandie (81e Congrès des Sociétés savantes, Rouen-
Caen, 1956, p. 121-140).
André Lagarde, La Vie quotidienne à Lectourne sous la Régence et la chute
des billets de Law (Société archéologique et historique du Gers, 1956,
p. 520-540).
Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis, 1600 à 1730 (Paris, 2 vol.,
1960, passim).
V'olande Joseph-Noël, Toulouse à l'époque du Système de Law, 1 715-1722
(Annales du Midi, 1960, n° 2, p. 238-246).
P. de Saint-Jacob, Les Paysans de la Bourgogne du Nord au dernier siècle
de l'Ancien Régime (Paris, 1960).
Karl J. Hamilton, The history of prices before 1750 (XIe Congrès interna-
tional des Sciences historiques, Stockholm, 1960, Rapports, t. I,
p. 144-164).
720 B ib liog raphie

René Baehrel, Une croissance : la basse Provence rurale, essai d'économie


historique statistique (1961).
G. Frèche, Histoire du prix des céréales d Toulouse, 1650-1765
(Recherches d'histoire économique, sous la direction de G. Besnier,
n° 3, 1964). Les Prix des grains, des vins et des légumes à Toulouse de
1486 à 1868 (ibid., n° 10, 1967).
E. Le Roy Ladurie, Les Paysans du Languedoc (2 vol., Paris, 1966),
notamment p. 5 9 9 - 6 0 1 .
Michèle Baulant, Le Prix des grains à Paris de 1431 à 1788 (Annales,
Économies, Sociétés, 1968, p. 520-540).
Jean-Paul Poisson, Introduction à une étude quantitative des effets socio-
économiques du Système de Law (Journal de la Société de statistique de
Paris, t. CXV, 1974, p. 260-280).
Ferid Abbad, La Crise de Law à Nantes (Annales de Bretagne et des pays
de l'Ouest, 1975, p. 297-316).

LA PLACE DE JOHN LAW DANS L'HISTOIRE GENERALE,


L'HISTOIRE DE FRANCE
ET L ' H I S T O I R E DES DOCTRINES ET D E S F A I T S ECONOMIQUES

On ne peut guère citer que pour mémoire la place assignée au Système


dans les histoires générales par exemple de Lavisse et Rambaud, t. VII,
chap. i (1896), par Martin, de la Cambridge modem history, t. VI (1909), '
par Beniens, de Peuples et civilisations, t. XI (1937), par P. Muret (p. 105-
129), de VHistoire générale des civilisations, t. V, par R. Mousnier et j
E. Labrousse (5 e éd., 1967), de l'Histoire économique de la France de |
Henri Sée, t. I, 1939, etc. f
On retiendra le chapitre consacré au Système par Carré au t. VIII, |
2 e partie, de l'Histoire de France d'E. Lavisse (1911), l'ouvrage de F. Funck- 1
Brentano, La Régence (Paris, 1909) et surtout la classique Histoire de la ^
Régence pendant la minorité de Louis XV de Dom Leclercq, 3 vol., Paris,
1922, les chap. vn et xn du tome I, xxv, XXVII, xxxvi à xxxix du tome II
et le chapitre XLV du tome III. Tout à fait négligeable est l'ouvrage de
Ch. Kunstler, La Vie quotidienne sous la Régence (1960), simple recueil
d'anecdotes sans connaissance des travaux antérieurs. Plus récemment
YHistoire économique et sociale de la France, dirigée par F. Braudel et J
E. Labrousse, au tome III, chap. m, p. 2 6 7 - 3 0 0 , traite de la finance et
l'État de Colbert à Law (1970).
Dans le cadre de l'histoire des doctrines économiques et surtout de l'his-
toire des théories monétaires et financières, il n'est pas possible d'être
complet. En effet, il faudrait citer toutes les histoires des doctrines qui
remontent au mercantilisme ou peu s'en faut.
En se limitant au xxe siècle, on doit retenir : A. Dubois, Précis de l'his-
toire des doctrines économiques dans leurs rapports avec les faits et avec
les institutions (Paris, 1903) dont le dernier chapitre porte sur Le Système
r

Bibliographie 721

de Law (p. 3 1 6 - 3 3 0 ) ; A. Espinas, La Troisième Phase et la dissolution du


mercantilisme (Revue internationale de sociologie, 1902, p. 1 6 1 - 1 8 0 ) ,
René Gonnard, Histoire des doctrines économiques, t. I, 1 9 2 1 ; en un
volume, 1928, 2 e éd. 1941; Eli Heckscher, Mercantilisme (éd. suédoise,
1931, trad. angl. en 2 vol., 1935, t. II); J. A. Schumpeter, A history of
economic analysis (1954), p. 3 2 1 - 3 2 2 qui développe la thèse « L a w
ancestor of the idea of a mana^ed currency ».
Quant à l'histoire des doctrines monétaires, depuis Henry Dunning
Macleod (The theory andpractice of banking, 2 e éd., t. II, chap. xi, p. 161
et suiv., Londres, 1866), longue est la série des auteurs qui font référence
à l'Écossais. Nous citerons à titre d'exemples Ludwig von Mises, The
Theory of money and crédit ( l r e éd. allemande, 1912, 2 e éd., 1924, trad.
angl. 1934); Monroe, Monetary theory before Adam Smith (Harvard,
1923); W . T. Foster et Catchings, Money, 2 e éd., 1924, New York;
P. Harsin, Histoire des doctrines monétaires et financières en France du
XVIe au XVIIIe siècle (Paris, 1928), p. 1 1 5 - 2 1 0 ; René Gonnard, Histoire
des doctrines monétaires dans ses rapports avec l'histoire des monnaies
(Paris, 1936), t. II, p. 1 7 - 6 0 ; Charles Rist, Histoire des doctrines rela-
tives au crédit et à la monnaie depuis John Law jusqu'à nos jours ( l r e éd.,
Paris, 1938, 2 e éd. 1951, p. 2 6 - 5 2 ) ; Douglas Vickers, Studies in the
theory of money (Philadelphie, 1956), p. 1 1 1 - 1 4 0 .

Ainsi, au cours de plus de deux siècles et demi et au moyen de quelques


centaines de contributions groupées autour de ces trois sommets que
constituent les œuvres de Forbonnais (1758), de Levasseur ( 1 8 5 4 ) et de
Liithy (1959) s'est édifiée une connaissance de plus en plus profonde du
Système de John Law.
Était-il encore possible d'y ajouter quelque chose?
M. Edgar Faure l'a pensé et, après lecture de son ouvrage, on ne peut
hésiter à répondre affirmativement.
Non seulement d'un point de vue synthétique, souvent absent dans les
travaux antérieurs, mais encore sur le plan de l'interprétation exacte des
opérations les plus techniques, l'apport est considérable.
D'abord par 1 utilisation de toutes les données mises à jour depuis une
cinquantaine d'années, mais aussi par le recours à des sources entière-
ment nouvelles.
Ainsi, du côté français, la correspondance négligée du duc de Noailles,
les mémoires inédits du duc d'Antin, la consultation des papiers de
Thélusson, renouvellent bien des aspects plus ou moins ignorés (par
exemple sur la transformation de la Banque générale en Banque royale
en 1718, sur les édits des 21 et 27 mai 1720).
Les manuscrits de Dutot sur le cours des changes à Londres et à Amster-
dam, sur l'émission des billets, sur le cours des effets publiés à Paris four-
nissent des données précises qui jusqu'ici faisaient défaut.
D'autre part la contribution des sources étrangères, limitée jusqu'à
présent à la correspondance et aux mémoires de I ambassadeur anglais
722 B ib liog raphie

publiés au xixe siècle, est renforcée par la production inattendue des


lettres des adjoints de lord Stair (Crawford, Pulteney), enfouies au Public
Record Office et particulièrement explicites sur les mesures les plus
techniques prises par l'Écossais.
Quant aux effets les plus immédiats du Système, le recours à la corres-
pondance des intendants ( 1 7 1 9 - 1 7 2 0 ) , négligée jusqu'ici, devait révéler,
pour les principales provinces du royaume, 1 état exact de la circulation
et du cours des espèces et des billets, le niveau des salaires et des prix de
détail (connus uniquement pour Paris et le sud de la France), le taux de
l'intérêt et l'état de l'endettement.
Ajoutons encore certains épisodes, grossis par l'anecdote, mais dévoilés
par le recours aux enquêtes policières consignées au greffe du Parlement
de Paris, tels les échauffourées de rue aux aJbords de la Banque en 1720,
et même la solution apportée à diverses énigmes, telle celle des « cent
millions du Roi », et on n'aura encore qu'une idée bien imparfaite de tout ce
que l'ouvrage de M. Edgar Faure, sous une forme séduisante et dans un
esprit parfaitement objectif, apporte de nouveau sur une expérience unique
dans 1 histoire de la France.

Paul Harsin.
Première partie

L ' H O M M E ET LA DOCTRINE

I. L'ennemi de l'or est né dans la maison de l'orfèvre 3


II. Le « beau Law » de Saint-Gilles-aux-Champs 10
III. Crime et châtiment 19
IV. Un itinéraire dans la brume 24
V. Les projeteurs d'Édimbourg — La première
ébauche du Système 32
VI. La traversée du désert 47

Deuxième partie

LA BANQUE ET LA GUERRE

VII. La passation des pouvoirs : Un deuil sans larmes 61


Le testament dans le
mur 68
L'inévitable rencon-
tre 74
VIII. Connaissez mieux le cœur des princes 78
IX. Noailles ou le radicalisme de gestion 89
X. La banque de Law n'aura pas lieu 98
740 Table

XI. Le facteur sonne toujours deux fois 112


XII. De la taxe d'Antoine Crozat au souper de
La Raquette 122
XIII. La machine de Moïse Augustin Fontanieu 139
XIV. Une banque pour une guerre 154
Le pré-Système
XV. La charmante histoire de l'adolescente livre
tournois 173
XVI. Le véritable trésor des Indes ou les cent mille
actions du Roi 186
XVII. Magie blanche et caisse noire 207

Troisième partie

LE SYSTÈME ET SON AMBIGUÏTÉ

La dualité du Système
XVIII. Le plan sage ( 2 7 - 3 1 août 1 7 1 9 ) 219
XIX. Le plan fou ( 1 3 septembre 1 7 1 9 et la suite) 229

Cycle du triomphe imprudent


X X . L'or coule dans la rue Quincampoix 243
X X I . Objectif dix mille (septembre-novembre 1 7 1 9 ) 256
X X I I . De l'attaque sur la banque à la guerre du solstice 276
X X I I I . La politique de la bonne fée 287
X X I V . La puissance et la gloire 302

Cycle de la proscription de l'or


X X V . Stratégie tâtonnante, inflation atypique (5 jan-
vier-22 février 1 7 2 0 ) 319
X X V I . Le cap des tempêtes (22 février-11 mars 1 7 2 0 ) 343
X X V I I . Interlude 365
X X V I I I . La grande remontée (du 11 mars aux premiers
jours d'avril) 373
X X I X . Le printemps écarlate : le crime du comte de Horn 387
X X X . Le second souffle 398
X X X I . Les bandouliers du Mississippi 417
Table 741

Cycle de l'inflation clandestine


X X X I I . Le sacrifice de Pygmalion 428
X X X I I I . Un grand chien noir avec un collier rouge 443

Cycle de la Banqueroute
X X X I V . L'énigme de la vérification interrompue 457
X X X V . La déflation tous azimuts 468
X X X V I . L'émeute de la rue Vivienne 477
X X X V I I . L'ouverture finit à Pontoise 490
X X X V I I I . La campagne de France 497

Quatrième partie

DANS L'ÉCHEC, LA RÉUSSITE

X X X I X . Le système et l'échec du système forment un tout


indissociable 521
XL. Gagnants et perdants : la ville, la campagne et
le couvent 536
XLI. La France chez le notaire : le grand bond des
quittances, les transferts fonciers 553
XLII. Tant que la partie n'est pas terminée, elle n'est
pas perdue 568
XLIII. Un diamant qui n'était pas d'une bonne eau 581
XLIV. Une chance manquée, une liquidation réussie 595
XLV. 1 7 2 0 : année charnière 610
Épilogue : Mort à Venise 623

ANNEXES

I. Le dossier Wilson 627


II. L'affaire Olivier du Mont 639
III. État chronologique des textes relatifs au Système 645
IV. Documents relatifs aux accidents survenus à la
Banque (juillet 1 7 2 0 ) 657
742 Table

V. Tableau de la valeur des monnaies ( 1 7 1 4 - 1 7 2 1 ) 663


VI. Tableau des changes étrangers de la France
(avril 1717-septembre 1 7 2 0 ) 675
VII. Giraudeau : « Variations exactes de tous les
effets en papier qui ont eu cours sur la place
de Paris » 681

Bibliographie : Essai de bibliographie critique (par Paul


Harsin) 689
Index des noms de personnes 723
Table des illustrations 735

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