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LA DÉFAITE D’ALYPIUS

Auerbach à Weimar. Critique stylistique et analyse politique


Mario Mancini et traduit de l’italien et présenté par Martin Rueff

Belin | « Po&sie »

2010/3 N° 133 | pages 103 à 114


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701157481
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Mario Mancini

La défaite d’Alypius
Auerbach à Weimar
Critique stylistique et analyse politique*
Traduit de l’italien et présenté par Martin Rueff

Mario Mancini est philologue. Né à Milan en 1941, il a étudié à Padoue sous la direction de Gian-
franco Folena, puis à Vienne et à Heidelberg.
Il enseigne la Philologie romane à l’université de Bologne depuis 1976. Il est l’auteur de nom-
breux essais consacrés à l’épopée, aux troubadours, au Roman d’Alexandre et au Roman de la Rose.
Partisan d’une philologie ouverte il s’est consacré au destin des textes médiévaux dans la Modernité.
Il a dirigé des travaux collectifs de grande ampleur comme la Letteratura francese medievale, publiée
à Bologna, Il Mulino 1997. Membre du comité de la revue Medioevo romanzo » et de celui de Critica
del testo, il dirige la collection de la Biblioteca Medievale (Roma, Carocci), où sont parus plus d’une
centaine de volumes. Il se consacre aujourd’hui à la tradition de la philologie européenne – cf. notam-
ment Leo Spitzer, in Lo spazio letterario cit., vol. IV, 2004, pp. 379-398.

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Il a participé au colloque de Bressanone consacré à Auerbach en 2007 et dont les actes monumen-
taux sont parus en 2009 sous le titre, Mimesis, L’eredità di Auerbach, Iv. Paccagnella et E. Gregori
(éds.), Padoue, Esedra, 2009, 530 p. C’est à Montaigne qu’il avait alors consacré son intervention
(pp. 343-354).
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Bibliographie sommaire : Società feudale e ideologia nel « Charroi de Nimes », Firenze, Olschki
1972 ; La gaia scienza dei trovatori, Parma, Pratiche 1984, 2e éd. 2000 [traduction allemande, König-
shausen et Neumann, 2009] ; Il « lai » di Narciso, Parma, Pratiche 1989, 2e éd. 2000, 3e ed. 2003 ; Il
punto su : I trovatori, Roma-Bari, Laterza 1991, 2e éd. 2000 ; Metafora feudale, Bologna, Il Mulino
1993 ; Bernart de Ventadorn, Canzoni, Roma, Carocci 2003, 4e éd. 2008 ; Lo spirito della Provenza.
Da Guglielmo IX a Pound, Roma, Carocci 2004 ; Flamenca, Carocci 2006, 3e éd. 2009.

1. Depuis quelque temps, le champ de la critique littéraire et de la théorie de la lit-


térature est marqué par un regain d’intérêt pour le passé de la philologie romane. C’est
ainsi que Curtius, Auerbach ou Spitzer, ces maîtres de la première moitié du siècle qui
semblaient des valeurs fixes jouissant, au sein de niches protégées et vénérées, d’une
sérénité olympique, ont fait eux aussi, à plusieurs reprises, l’objet de nouvelles inves-
tigations attentives1.
On a tenté la reconstruction laborieuse d’intrigues académiques et d’aventures per-
sonnelles ; on a interrogé leurs décisions de méthode ; on a essayé surtout de traverser
la signification de leurs œuvres pour l’évaluer à nouveaux frais en partant des exigences
d’aujourd’hui. Ce qui signifie aussi, pour ce qui est des chercheurs allemands que nous
venons d’évoquer comme pour tant d’autres, condamnés à l’émigration interne ou à

* in Esprit civique und Engagement. Festschrift für H. Krauss, hrsg. von H. Plocher et alii, Tübingen, Stauffenburg
Verlag, 2003, pp. 447-458].

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l’exil, qu’on s’est penché sur le destin tragique que le Troisième Reich a imposé à leur
vie, influençant en profondeur leurs destins2.
Insérés dans leur contexte politique et culturel de leur époque, ces philologues, ces
professeurs de littérature se sont mis à révéler des traits inattendus, riches d’histoires
et d’expériences qui obligent à reprendre leurs œuvres ; à les considérer d’un œil neuf.
Erich Auerbach (1892-1957) a bénéficié à son tour de ce regain d’intérêt. Pas moins
de deux colloques – Lerer : 1996, Busch et Pickerodt : 1998 – ont été consacrés récem-
ment à sa figure. Plusieurs correspondances, accompagnées d’un riche apparat critique
et d’un commentaire, ont vu le jour : avec Benedetto Croce (le point de départ est leur
intérêt commun pour Vico, dont Auerbach est en train de traduire la Scienza Nuova)3 ;
avec Werner Krauss, l’élève de Vossler, devenu professeur à Marburg et à Leipzig,
très actif sur la scène politique avec le groupe antinazi de la Rote Capelle de Schulze-
Boysen et Harnack et pour ce motif condamné à mort pour haute trahison (cette condam-
nation fut commuée de manière imprévue en années de prison), spécialiste reconnu
des XVIee et XVIIe siècles espagnols ainsi que des Lumières ; avec Martin Hellweg, assis-
tant dans les 1935-37 de Werner Krauss à Marburg, auteur d’études consacrées à Rous-
seau et à l’historiographie des premières croisades, professeur de lycée à Marburg, à
Salzgitter, à Dortmund, à Lippstadt ; mais aussi, dans un échange bref et intense, avec
Walter Benjamin, pendant les années de son exil parisien4.
Ces correspondances font forte impression. On y trouve l’expression d’un intérêt con-
stant, chaleureux pour le « quotidien » de ses amis - Krauss, traversant la pénurie alle-

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mande de l’après-guerre se voit secouru par de la nourriture et des médicaments – mêlée
à des jugements littéraires et politiques, mais aussi à des portraits saisissants : comme
celui d’Eduard Wechssler. Croce a tout juste écrit la recension de son Esprit und Geist.
Versuch einer Wesenkunde des Franzosen und des Deutschen (1927) ; il a critiqué la
tendance de son auteur à traduire mécaniquement et de manière simpliste les opposi-
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tions politiques et économiques en oppositions culturelles. La lettre d’Auerbach est en


italien :
La “Kulturkunde’ e la ‘Kultursynthese’ sono seriamente pericolose per la buona tra-
dizione letteraria in Germania ; il W. è quasi un carattere poetico di quei professori che
abbandonano ciò che hanno imparato per fare una bisogna nella quale ogni giornali-
sta intelligente loro è superiore. Ha menato tutta la sua vita in piccole città, fra pro-
fessori e studiosi, ama la Gemütlichkeit e la birra, non ha relazioni né alcun contatto
con quella vita politica, economica, artistica sulla quale scrive ; produce quel miscu-
glio di fatti incoerenti e inettamente interpretati senza viva esperienza, senza la dose
di sale, ma con una forza astrattamente e fantasticamente sintetica la quale pare che
sia la grâce efficace riservata da Dio ai professori tedeschi. (Besomi : 1977, 16)5.

Ou comme celui-ci, daté de 1947, sur le versant de la philosophie du temps :


Jaspers hat mich nie zu mehr bewegen können als zu Respekt ; Heidegger ist ein fur-
chtbarer Kerl, aber er hat wenigstens Substanz. (Besomi : 1977, 16)6.

2. En 1953, Auerbach dut répondre à l’objection selon laquelle Mimesis – son oeuvre
plus fameuse, écrite à Istanbul entre 1942 et 1945 et publiée à Berne en 1946- était
trop fortement marquée par le présent. Il put alors revendiquer avec force sa situation
personnelle spécifique dans l’histoire. Cela vaut pour sa formation comme pour la
méthode qu’il s’était fixée :

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Si Mimésis essaie d’embrasser toute l’Europe, il s’agit, et pour des raisons qui ne con-
cernent pas seulement la langue, d’un livre allemand [...]. Il est né des motifs et des
méthodes de la Geistesgeschichte et de la philologie allemande ; il ne serait pas ima-
ginable dans une autre tradition que celle du romantisme allemand et de Hegel ; il n’au-
rait jamais été écrit sans les influences que j’ai subies en Allemagne dans ma jeu-
nesse. (1973, 249).

Mais cela vaut aussi, de manière plus générale pour le lien qui existe entre Auerbach
et l’histoire de son temps – la soi disant objectivité n’est qu’un mythe, pour le moins
ingénu, du scientisme :
Il vaut mieux être lié à son époque de manière consciente que de manière inconsciente.
Dans un grand nombre de livres érudits on trouve un genre d’objectivité où, sans que
l’auteur en ait le moins du monde conscience, s’expriment dans chaque mot, dans
chaque fleur de rhétorique, dans chaque tournure de phrase, des jugements et des pré-
jugés modernes (et à dire vrai, pas même des préjugés d’aujourd’hui : mais des préju-
gés d’hier sinon d’avant-hier). Mimésis est en toute conscience un livre écrit par une
personne déterminée, dans une situation déterminée, au début des années Quarante.
(Auerbach : 1973, 252).

Cette relation intense avec l’histoire ne peut pas ne pas se refléter dans Mimésis, a
fortiori au moment de l’interprétation. Les analyses d’Auerbach sont admirées à juste
titre pour la densité de leurs observations stylistiques, pour leur capacité extraordinaire
à rendre une situation, une atmosphère, mais aussi pour l’attention constante accordée

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aux groupes sociaux et aux différents publics auxquels les textes sont destinés. Mais
on prendra garde à ce que ces analyses sont traversées en permanence, et comme zébrées
par les ombres et les lumières jetées par les événements cruciaux de la première moi-
tié du XXe siècle, les deux guerres mondiales, la crise de la République de Weimar, la
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montée du nazisme.
Il arrive que la référence à ces réalités soit explicite, brutale, presque, mais la plu-
part du temps, le souvenir, enregistré dans le désarroi ainsi que dans les espaces de la
rationalité, émerge comme porté par une volonté de comprendre qu’on dirait héritée des
Lumières, de manière plus allusive, transversale, dans une sorte d’allégorie.
Un des thèmes récurrents de Mimésis, est celui de la propagande, de la falsification
de la réalité, de la persécution :
Lorsqu’une forme d’existence ou un groupe humain a fait son temps, ou simplement
lorsqu’ils sont tombés en défaveur et qu’on ne les tolère plus, toutes les injustices que
la propagande perpètre à leur endroit sont vaguement ressenties comme telles, mais
néanmoins saluées avec une joie sadique. (Mimésis : 403)
Wenn eine Lebensform oder eine Menschengruppe ihre Zeit erfüllt oder auch nur Gunst
und Duldung verloren hat, so wird jedes Unrecht, dass die Propaganda gegen sie
begeht, zwar halbbewusst als solches empfunden, aber dennoch mit sadistischer Freude
begrüsst. (M : 378)7.

Cette considération amère se trouve au chapitre XVI. Auerbach vient de critiquer cer-
taines tendances simplificatrices des Lumières qu’on retrouve chez Voltaire. Elle est
développée à partir d’une nouvelle de Gottfried Keller, Das verlorene Lachen, où elle
est appliquée, à propos de petites intrigues de village où croît une campagne de calom-
nies. Mais voilà le présent qui fait irruption. Un renvoi bref et glaçant – « les faits que
nous avons connus » - suffit à évoquer le drame des juifs allemands, mis au ban de la

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société, persécutés avant d’être conduits à la “solution finale”, frappés par des accusa-
tions délirantes comme celles qui se trouvent contenues dans les Protocoles des Sages
de Sion, dont l’effroyable influence est bien connue :
Certes, les événements dont il parle [Keller] apparaissent comme une légère impureté
dans une eau limpide si on les compare à l’océan de boue et de sang que nous avons
connu. (Mimésis : 403)
Freilich verhalten sich die Dinge, von denen er spricht, zu dem, was wir erlebt haben,
wie eine schwache Trübung eines klaren Baches zu einem Meer von Schmutz und Blut.
(M : 379).
Mais dès le premier chapitre, une définition typologique des légendes des martyrs,
terrain de comportements glorieux et inflexibles, mais aussi de cette tendance récur-
rente et exagérée à la simplification des événements, (eût-elle la piété pour principe),
qui les coupe de toute autre relation au monde, va déboucher sur une sombre réflexion
au sujet des difficultés qu’il y a à atteindre la réalité historique, des déformations et
des méfaits de la propagande, au Moyen Age des légendes, aux temps des l’Empereur
Trajan, mais aussi dans les années quarante :
Dans les légendes des martyrs, par exemple, des persécutés tenaces et fanatiques défient
des persécuteurs tout aussi tenaces et fanatiques ; la légende n’a que faire d’une situa-
tion aussi complexe, c’est-à-dire réellement historique, que celle où se trouve le “per-
sécuteur” Pline quand il s’adresse à Trajan dans sa célèbre lettre sur les chrétiens. Et
c’est là un cas encore relativement simple. Songeons à l’histoire dont nous sommes

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nous-mêmes les témoins ; celui qui par exemple veut apprécier le comportement des
individus et des groupes lors de l’avènement du national socialisme, ou l’attitude des
peuples et des nations, avant et pendant la guerre actuelle, ne peut manquer de sentir
combien les phénomènes historiques sont difficiles à représenter et à quel point ils sont
utilisables pour la légende (Mimésis : 29).
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Das Geschichtliche enthält eine Fülle von widersprechender Motive in jedem Einzel-
nen, ein Schwanken und zweideutiges Tasten bei den Gruppen. (M : 22).
Auerbach se contente d’une simple allusion à la lettre de Pline, célèbre au point de
figurer souvent dans les anthologies de littérature latine. Mais elle constitue, dans son
propos, une polarité positive parce que la prudence, le sens du droit et de la justice, la
conscience de la complexité des choses du monde l’emportent sur la haine et l’aveu-
glement des factieux : « J’ai sérieusement balancé entre [...] punir le seul nom, fût-il
pur de tout méfait, ou punir seulement les méfaits qui se rattachent à ce nom. »

3. « Mimésis est en toute conscience un livre écrit par une personne déterminée, dans
une situation déterminée, au début des années quarante. » C’est pourquoi il n’est pas
exagéré d’affirmer que les pages consacrées à la crise de l’empire romain et à sa déca-
dence, à la barbarie qui s’empare de la vie civile dans les derniers siècles des derniers
empereurs et de la France mérovingienne – au chapitre III, L’arrêt de Pierre Valvomeres,
d’Amien Marcellin, et au chapitre IV, Sichaire et Chramnesinde, de Grégoire de Tours8 –
doivent leur intensité, leur vivacité, leur force même, au renvoi implicite à d’autres bou-
leversements plus proches de l’auteur : ceux de la république de Weimar, et à d’autres
barbaries : celles de l’Allemagne nazie9.
Au chapitre III, le texte qui sert de point de départ à l’analyse – on sait combien Auer-
bach aime partir du concret, est une page d’Amien Marcellin, haut fonctionnaire et

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historiographe du IVe siècle après J.-C, où il rapporte un tumulte plébéien à Rome. La


scène fait voir, dans « un style singulièrement baroque », une foule bestiale qui se déplace
parmi les sifflements, pleine de venins et de menaces. Mais l’arrivée inopinée du gou-
verneur suffit à la dompter et elle se disperse aussitôt.
Le côté humain s’est affaibli, tout comme l’aspect objectif et rationnel. Ici, comme
dans d’autres scènes - le voyage du cadavre de Julien, la proclamation farcesque de Pro-
cope en empereur – le style fait place à une ostentation sombre et frénétique, à un pathé-
tique extrême et horrible, à un humour des plus noirs :
Cet humour contient toujours quelque chose d’amer, de grotesque, très souvent quelque
chose de grotesquement cruel et de convulsivement humain. Le monde d’Ammien est
sombre : la superstition, l’ivresse du meurtre et du sang, l’épuisement, la peur de la mort,
des attitudes menaçantes et d’une certaine manière magiques y remplissent toute la
scène : en contrepartie, on aperçoit rien d’autre que la détermination tout aussi sombre
et pathétique d’accomplir jusqu’au bout une tâche toujours plus difficile et désespé-
rée : protéger l’empire menacé de l’extérieur et miné de l’intérieur. Mimésis : p. 67.
Le texte de Grégoire de Tours (Ve siècle après J.-C.), le grand historien des temps
mérovingiens, choisi comme point de départ pour le chapitre IV, rapporte une série de
batailles sanglantes, une chaîne confuse de provocations et de vengeances qui entraîne
les chefs obscurs de familles rivales : Austregisèle, Sichaire et Chramnesinde.
À la différence d’Ammien, confronté, dans une atmosphère sinistre, à des événe-
ments de portée universelle et à la tâche irréalisable de sauver l’Empire, Grégoire se

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mesure à la réalité concrète d’un territoire délimité, prêt à l’embrasser dans sa viva-
cité, à y participer activement : à agir sur elle. Il a affaire, dans l’ensemble, à des choses
atroces, des trahisons, des violations, des meurtres, à une vitalité qui, par de là les lois
et par delà le droit, se déploie dans la férocité et la violence. Les passions éclatent,
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dans des scènes où l’évidence des gestes est explosive :


Nous voyons régner une terrible barbarie ; c’est peu de dire que la force brute éclate
dans tous les domaines et que les gouvernements ne sont pas en mesure de s’en réser-
ver le monopole pour se faire obéir : l’intrigue et la politique ont perdu toute espèce
de forme, elles sont devenues tout à fait primitives et grossières. Mimésis : p. 101.
Es herrscht eine fürchterliche Verrohung ; nicht nur, dass Gewalt überall im einzel-
nen Bezirk hervorbricht, dass also die Regierungen nicht die Macht haben, sie allein
anzuwenden — sondern auch List und Politik haben jede Form verloren, sie sind ganz
primitiv und plump geworden. (M : 91).
Au chapitre III, Auerbach évoque un autre texte qui sert de contrepoint aux scènes de
barbarie évoquées dans des tons grotesques par Ammien Marcellin. Ce texte se révèle déci-
sif parce qu’il marque un tournant, un renversement radical: il s’agit d’une page des Con-
fessions (VI, 8) où Saint Augustin, évoque l’histoire d’Alypius qui succombe à sa fasci-
nation pour les jeux du cirque, pour la folie, le sang et la mort. Mais Alypius s’est redressé:
Ici aussi nous sommes en présence de l’esprit du temps : sadisme, goût de la violence
sanguinaire, triomphe de la magie et des sens sur la raison et l’éthique. Mais ces ten-
dances sont combattues, l’ennemi est reconnu et les forces spirituelles sont mobili-
sées contre lui. Mimésis, p. 79
Auch hier sind die Kräfte der Zeit wirksam : Sadismus, Blutrausch, und das Überwie-
gen des Magisch-Sinnlichen über das Rationale und Ethische. Aber es wird gekämpft,
der Feind wird erkannt, und die Kräfte der Seele werden mobilisiert ihm zu begegnen.
(M : 70).

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Au départ, Alypius déteste ces spectacles qu’il méprise. Il n’entre au cirque que par
jeu et comme par défi. Il ferme les yeux pour s’absenter, il se croit souverain, supé-
rieur aux autres spectateurs. Mais voilà qu’il ouvre les yeux, porté par la clameur popu-
laire et il est perdu. Dans le récit d’Augustin, dans le rythme et les images, on perçoit
quelque chose de pressant, de compulsif, de dramatique :
Aussitôt qu’il eut aperçu ce sang, il s’abreuva de sa cruauté. Il ne se détourna pas du
spectacle, au contraire, il y fixa ses regards. Il en savourait à son insu la fureur, ravi
par ces luttes criminelles, ivre de sanglante volupté. Ce n’était plus l’homme qui était
venu contre son gré, mais un individu de la foule où il s’était mêlé, et le digne cama-
rade de ceux qui l’avaient amené.
Ut enim vidit illum sanguinem, immanitatem simul ebibit, et non se avertit, sed fixit
adspectum, et hauriebat furias, et nesciebat ; et delectabatur scelere certaminis, et
cruenta voluptate inebriabatur. Et non erat iam ille qui venerat, sed unus de turba ad
quam venerat.

Auerbach qui suit Augustin à la lettre, souligne la force de cette foule réunie dans
l’amphithéâtre, comme traversée par une espèce de magie :
L’ennemi se révèle ici dans la « volupté sanglante » où se plonge une masse humaine
et qui sollicite tous les sens à la fois ; si les yeux se ferment pour s’en défendre, elle
se fraye un chemin par les oreilles et force bientôt les yeux à s’ouvrir aussi. La défense
se fie à son centre le plus intime, à la force de sa résolution, à sa volonté consciente
de refuser la suggestion. Mais cette conscience intime ne résiste pas un instant ; elle

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capitule tout de suite, et les forces défensives que la volonté avait péniblement appe-
lées à son secours passent à l’ennemi. (Mimésis, p. 79)
“Der Feind zeigt sich hier in der grossen Massensuggestion des Blutrauschs, der alle
Sinne zugleich angreift” (M : 70).
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La puissance des masses, leur force d’entraînement : nous sentons bien à la tension
de ces pages, et aux profondes analogies qu’elle permettent d’éclairer, que si Auerbach
nous parle du IVe siècle, il nous entraîne à sa suite dans l’histoire tourmentée du XXe siècle.
Nous savons bien comment, dans le monde moderne et depuis la Révolution Fran-
çaise, le politique a été marqué de manière décisive et inéluctable par les mouvements
de masse. Au XXe siècle, les régimes totalitaires sont immergés dans les masses : les
manifestations publiques, les rassemblements populaires, mais aussi les parades, la puis-
sance grandissante des moyens de communication (comme la radio et le cinéma – fon-
damentaux pour la propagande de Mussolini et de Hitler) l’adoption de rites politiques
modelés sur d’anciens rites religieux, l’utilisation de thèmes, de symboles, de reliques,
d’insignes et d’espaces sacrés, suffiraient à le prouver.
Plus encore que les symboles, les images ou les mots – qu’on pense aux exemples
magnifiquement rassemblés et analysés par George Mosse dans The Nationalization
of the Masses (Mosse : 1975), qui remonte jusqu’au XIXe siècle, et se concentre sur les
fêtes publiques, le théâtre et la récupération de monuments héroïques comme le Wal-
halla (1830-42) de Ratisbonne ou l’Hermannsdenkmal (1841-75) de Teutoburg –, ce
qui compte c’est le rituel, l’atmosphère, l’espace et le temps : « l’espace qui nous pousse
à nous unir avec la communauté du Volk compte plus que les figures avec lesquelles
on prétend représenter la patrie »10.
Il ne suffit pas de parler de « rhétorique », de goût du grandiose, de démagogie,
parce que nous nous trouvons face à un phénomène plus complexe, à une « représen-

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tation mythique », à un mythe vivant. Si Odin est mort, il peut revivre en nous comme
l’essence de l’âme germanique :
On pourrait peut-être définir l’hitlérisme comme l’exploitation lucide — mais pas
nécessairement cynique, car elle-même convaincue — de la disponibilité des masses
modernes au mythe. La manipulation des masses n’est pas seulement une technique :
elle est aussi une fin, si, en dernière instance, c’est le mythe lui-même qui manipule
les masses, et se réalise en elles11.
4. Mais pourquoi Alypius a-t-il succombé ? Auerbach entame à partir de cette figure
une réflexion des plus lucides qui vaut certes pour le IVe siècle après J.-C., mais qui
vaut aussi pour les années quarante, comme elle vaut pour aujourd’hui, sur les fai-
blesses et les illusions de l’individualisme, et aussi du libéralisme et de l’humanisme
quand ils ne savent pas s’ouvrir à la complexité chaotique du réel, quand ils se renfer-
ment en eux-mêmes et n’offrent plus de forces vives, pour eux et pour les autres, au
cœur des hommes.
Contre l’empire croissant des masses, contre les instincts irrationels et débridés, con-
tre l’envoûtement des forces magiques, la culture éclairée, classique, possédait l’arme
de la domination de soi, conception individualiste et aritocratique qui avait foi dans la
raison et la mesure de l’homme. (Mimésis, p. 79).
Gegen die pöbelhafte Vermassung, gegen irrationale und masslose Begierde, gegen
den Zauber der magischen Kräfte besass die aufgeklärte klsssische Kultur die Waffe
der individualistischen, aristokratischen, massvollen und rationalen Selbstbeher-

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rschung. (M : 70).
Mais tout cela ne suffit pas. Alypius est convaincu qu’un homme cultivé, conscient
de soi, est en mesure de se prémunir par ses propres forces contre les excès : de contrô-
ler l’irrationnel. C’est pourquoi il se laisse entraîner dans l’amphithéâtre, et qu’il se fie
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avec orgueil à ses yeux fermés, à sa volonté :


Mais son orgueilleuse conscience individualiste est submergée en un instant ; et cette
mésaventure ne confond pas seulement l’orgueil et l’être intime d’Alypius, mais toute
la culture rationaliste et individualiste de l’antiquité classique, Platon et Aristote, Epi-
cure et le Portique. L’instinct brûlant l’a balayée, dans un unique et puissant assaut.
(Mimésis, p. 79).
L’événement le plus effroyable de la vie d’Auerbach, celui là même qui l’a obligé à
l’exil en 1936, s’inscrit dans une constellation analogue : l’écroulement soudain, qui
reste inexplicable pour beaucoup, d’une institution rationnelle, démocratique et progres-
siste sous les assauts de la démagogie et de la violence nazie.
On a beaucoup écrit sur ces années décisives : les études sociologiques, politiques,
psychologiques ainsi que les enquêtes en termes d’histoire des institutions n’ont pas man-
qué. Récemment encore, certains ont essayé, avec des arguments sérieux – Winkler :
1998, Bolaffi : 2002 –, de réévaluer l’expérience politique et constitutionnelle de la
République de Weimar qui avait tenté de rompre radicalement avec le passé autori-
taire et militaire de l’Allemagne et ouvrait avec courage de nouvelles voies. D’autres,
à commencer par Arthur Rosenberg dans sa Geschichte der deutschen Republik (1935),
ont mis l’accent sur les incertitudes qui l’ont marquée : sur les hésitations en matière
économique, sur les concessions faites à l’impérialisme et aux castes militaires, sur les
discordes qui déchiraient les socialistes et les communistes divisés entre les options
maximalistes des utopistes et l’opportunisme des bureaucrates.

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Parmi les analyses globales de l’effondrement des représentations démocratiques tra-


ditionnelles de la première moitié du XXe siècle, et de la montée des totalitarismes, l’ana-
lyse des plus aiguës proposée par Hannah Arendt dans The Origins of Totalitarianism
(1951) est justement fameuse : elle essaie de proposer une phénoménologie de l’homme
de masse européen.
Selon Hannah Arendt, le succès des mouvements totalitaires a marqué la fin des
illusions chères aux démocrates : la première était que le peuple, dans sa majorité, pre-
nait une part active aux affaires du gouvernement, alors qu’il était pour finir, au mieux
neutre, au pire indifférent ; la seconde illusion était que ces masses apathiques ne
comptaient pas beaucoup, ou rien, qu’elles étaient véritablement neutres et qu’elles
formaient le fond inarticulé de la vie politique nationale. Or les mouvements totali-
taires ont permis de mettre en lumière ce qu’aucun organe de l’opinion publique
n’avait su révéler jusque là : que la constitution démocratique n’avait pas pour unique
fondement les institutions publiques officielles, mais aussi l’approbation tacite et la
tolérance d’une majorité silencieuse, politiquement grise et inactive. Les mouvements
totalitaires ont mis en œuvre des méthodes entièrement neuves dans la propagande :
elles allaient d’une conduite d’indifférence pour les arguments des adversaires à des
méthodes de terreur et de guerre civile, et quand, en dépit de leur mépris pour le par-
lementarisme, ces mouvements entrèrent au parlement, ils démontrèrent avec éclat
que les majorités parlementaires en vigueur étaient fictives et ne correspondaient en
rien à la réalité du pays.

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Or ce caractère apolitique de la base de l’état national vint à la lumière quand le
système des classes (qui était la seule stratification sociale et politique des démocraties
européennes, et qui était représenté par le système des partis, comme organisation d’in-
térêts et d’opinions) tomba en ruines, déchirant tous les fils, visibles et invisibles, qui
avaient lié le peuple au corps politique. Après la première guerre mondiale, quand l’in-
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flation et la désoccupation s’ajoutèrent en Allemagne aux conséquences destructrices


de la défaite militaire et au venin des humiliations causées par le traité de Versailles,
une hostilité profonde tournée vers les partis traditionnels et le système politique tout
entier grandit au sein d’une masse toujours plus importante d’hommes et de femmes
désespérés et pleins de ressentiment.
La chute des murs protecteurs des classes transforma les majorités qui somnolaient à
l’abri de tous les partis en une seule grande masse inorganisée et déstructurée d’indi-
vidus furieux. Ils n’avaient rien en commun, sinon une vague conscience que les espoirs
des adhérents des partis étaient vains, que, par conséquent, les membres les plus res-
pectés, les plus organisés, les plus représentatifs de la communauté étaient des imbé-
ciles, et que toutes les puissances établies étaient moins mauvaises moralement qu’éga-
lement stupides et frauduleuses. (Arendt : 623)
Pour que puissent s’affirmer des mouvements totalitaires il faut donc, selon la pers-
pective d’Arendt, l’atomisation de la société, l’individualisation, la réduction de la
société à une masse amorphe, sans opinions définie, faite d’individus que ne rassem-
blent que des liens négatifs et qui espèrent en de nouveaux mythes d’agrégation.
En réalité, les masses se développèrent à partir des fragments d’une société haute-
ment atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte
n’étaient limitées que par l’appartenance à une classe. La principale caractéristique
de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le
manque de rapports sociaux normaux. (Arendt : 626)

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5. “Et non erat iam ille qui venerat, sed unus de turba ad quam venerat”. J’ai tenu à
rappeler certains éléments fondamentaux de l’analyse d’Hannah Arendt parce qu’il me
semble qu’ils font apparaître des points de contact significatifs avec l’épisode d’Aly-
pius qui raconte, pour finir, l’histoire d’un individu atomisé qui “cède” à la foule :
L’individu aristocratique, qui ne relève que de soi, qui choisit en connaissance de cause,
qui a horreur de la démesure est devenu un atome de la masse, et ce n’est pas tout :
les forces mêmes qui lui avaient permis de se tenir plus longtemps et plus résolument
que les autres à l’écart de la masse, l’énergie même qui l’avait rendu capable de mener
une orgueilleuse vie personnelle, voici qu’il les met au service de la masse et de ses
instincts. (Mimésis, pp. 80-81)
Encore Hannah Arendt :
Contrairement aux prédictions, les masses ne furent pas le produit de l’égalité crois-
sante des conditions, ni du développement de l’instruction générale, avec l’inévitable
abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu’il implique. […] Il apparut
bientôt que les gens hautement cultivés étaient particulièrement attirés par les mouve-
ments de masse, et que, en général, un individualisme extrêmement raffiné et sophi-
stiqué n’empêchait pas, mais en fait encourageait quelquefois l’abandon de soi dans
la masse auquel préparaient les mouvements de masse. (Arendt : 625)

L’épisode d’Alypius a donc une très forte valeur allégorique. Il permet à Auerbach
de mettre en scène le drame qui l’a frappé, lui et sa génération : l’incapacité d’une cul-
ture et d’une pensée politique archaïques, marquées par des contradictions et des illu-

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sions et complètement désorientées, de se mesurer avec la fascination et la force des
mouvements de masse : d’en accepter le défi. La défaite d’Alypius n’est pourtant pas
définitive. Après son effondrement, il pourra se relever, en comptant, non plus sur ses
seules forces, mais sur l’aide de Dieu. Pour Augustin, le salut vient du christianisme :
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Pour lutter contre le philtre de l’esprit magique, le christianisme possède d’autres armes
que l’idéal rationaliste et individualiste de la culture antique : il est en effet un mouve-
ment sorti des profondeurs, aussi bien de la profondeur du grand nombre que de celle
du sentiment immédiat : il est en mesure de combattre l’ennemi avec ses propres armes.
Sa magie n’est pas moins magie que l’ivresse de la cruauté et du sang, et elle est plus
puissante, parce que plus ordonnée, plus humaine et plus chargée d’espoir. (Mimésis,
p. 80).
Seine Magie ist nicht minder Magie als der Blutrausch, und sie ist stärker, weil sie
geordneter, menschlischer und hoffnungsreicher ist. (M : 71).
Auerbach insinue qu’aujourd’hui comme au IVe siècle, il faut dresser face aux puis-
sances de la barbarie et aux mythes d’une appartenance symbiotique et fusionnelle,
face aux prestiges de la magie noire, d’autres magies, plus fortes encore, parce que
plus riches et plus humaines. Au reste, c’est le projet tout entier de Mimésis qui tourne
autour de la réflexion sur les rapports d’interaction et d’influence que peuvent entre-
tenir l’écrivain et le public, l’individu et la masse, la culture et la politique : qu’on pense
aux passages décisifs sur la sagesse mesurée, quotidienne et vagabonde rapportée en
un « style comique et privé » de Montaigne (chapitre XII)12 ; qu’on pense à la tension
apolitique cosmique de Goethe, qui laisse un héritage tout à la fois grandiose et dan-
gereux à force d’être impraticable (chapitre XVII) ; qu’on songe encore à la descrip-
tion du style de Saint-Simon, capable de découvrir l’inexploré et l’impensé, de resti-
tuer, en mélangeant des signes physiques et moraux, des actes externes et internes, le

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« nœud » de relations dans lequel tout individu se trouve incessamment pris (chapitre
XVI) ; qu’on songe enfin au monologue intérieur comme véhicule d’émotions et de rela-
tions dans To the Lighhouse de Virginia Woolf (chapitre XX).
C’est précisément sur ce rapport décisif entre masse, culture et politique que l’Ins-
titut für Sozialforschung se concentrait dans les mêmes années à Francfort, puis à Paris
et à New York : Adorno, Horkheimer, Marcuse, Benjamin, cherchaient eux aussi ce que
cherchait Auerbach, au cœur d’œuvres décisives et profondément différentes comme
le sont Dialektik der Aufklärung, Minima moralia, The Authoritarian Personality, Über
den affirmativen Charakter der Kultur, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen
Reproduzierbarkeit.
La position d’Auerbach semble moins proche de la plainte lucide à propos de l’in-
dividu massifié et aliéné des Minima moralia, tableau désolé d’un monde où triomphe
l’essence dégradée et où seule l’oeuvre d’art d’avant-garde est capable de résister dans
la mesure où elle échappe aux masses, aux diktats de l’assimilation du marché et aux
goûts imposés des consommateurs qu’elle ne l’est du défi audacieux de Walter Benja-
min, qui, loin d’exorciser les nouvelles techniques (la photographie et le cinéma) parce
qu’elles détruiraient l’aura qui constituait la spécificité mais aussi la clôture ancienne
de l’œuvre d’art, se montrait capable de les interpréter et d’y voir l’horizon de nouvelles
perceptions.
Ce processus qui rapproche les choses dans l’espace et les restitue aux hommes est
inscrit dans les nouvelles conditions de la société. Il est irréversible : « l’alignement de

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la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d’immense portée,
tant pour la pensée que pour l’intuition » (Benjamin : 2000 : 279). Pour Benjamin, il
est inutile que les intellectuels lancent des anathèmes contre la massification, qu’ils
invoquent les antiques conditions et les antiques privilèges : « la sujétion des masses
n’est pas une magie noire contre laquelle il faudrait faire appel à la magie blanche des
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élites » (Benjamin : 1979, 311).


De la même manière Auerbach – et les raisons se déploient à travers tant de pages
de Mimésis, n’est pas le héraut de la vieille culture humaniste, de la Bildung, fixée une
fois pour toutes et comme vouée, dans sa noblesse, à des représentations vides. Il tente
au contraire d’aller à la racine, de révéler, dans les chatoiements de la réalité, le quoti-
dien, ce qui relève de la vie des hommes, l’angoisse et l’espérance, ce qui meut leur
existence et fait qu’ils peuvent se reconnaître les uns les autres.
Avec sa façon de présenter le tableau d’une époque à partir de textes concrets, bien
délimités et rendus intelligibles, avec le rejet de l’appareil critique et de la pompe aca-
démique, il semble que qu’Auerbach, dans Mimésis, mais aussi dans ses autres livres,
ait été à la recherche d’un nouveau public : on peut même penser qu’il a tenté de le créer.
Pour cela il a dû abandonner le point de vue du recteur, du professeur, du spécialiste et
il a su adopter celui du lecteur commun, de l’homme de masse. Comme Augustin,
comme Grégoire de Tours : « quand un recteur fait le philosophe, peu le comprennent,
mais qu’un inculte parle, et il est compris de tous ».

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Notes
1. Pour Ernst Robert Curtius cf. Berschin, Rothe : texte] que Dieu réserve aux professeurs allemands ».
1989, Lange : 1989, Hoeges : 1994, Antonelli : 1992 (Besomi : 1977, 16)6
et 1996. Pour Leo Spitzer, cf. Aschenberg : 1984, 6. « Jaspers n’a jamais pu m’inspirer autre chose
Catano : 1988, Gumbrecht : 2001. que du respect ; Heidegger fait peur, mais au moins
2. Il faut citer ici les travaux importants et nova- il a de la substance. »
teurs de Frank-Rutger Hausmann : 1988, 1989, 1993. 7. Auerbach : 1956 et Auerbach : 1964. Nous
3. Besomi : 1977. Auerbach s’occupe de Vico de citons Mimésis, dans la traduction française comme
manière intense et constante. Cf. Della Terza : 2001 Mimésis et dans la version originale avec la simple
et Battistini : 1994. initiale M.
4. Ces correspondances ont été publiées respec- 8. Grégoire de Tours occupera de nouveau un rôle
tivement in Barck : 1987 et 1988a, Vialon : 1997, important dans Auerbach : 1960.
Barck : 1988b. Sur la personnalité de Werner Krauss 9. On trouve une allusion en ce sens dans l’essai
cf. désormais le livre de Jehle : 1996. de Richards, in Busch, Pickerodt : 1998, pp. 31-62,
5. « La ‘Kulturkunde’ et la ‘Kultursynthese’ sont aux pp. 40-41.
sérieusement en danger pour la bonne tradition litté- 10. Ce sont les termes d’un théoricien de l’archi-
raire en Allemagne : Wechssler est presque l’expres- tecture de l’époque Hans Schrade, in Das deutsche
sion, sous la forme d’un caractère poétique, de ces Nationaldenkmal, München 1934, p. 106, cit. in
professeurs qui abandonnent ce qu’ils ont appris à Mosse : 1975, p. 109.
faire pour accomplir une tâche dans laquelle tout 11. Lacoue-Labarthe, Nancy : 1991, 70. Dans ce
journaliste intelligent leur est supérieur. Il a passé bref essai, décisif, la construction du mythe nazi est
toute sa vie dans des petites villes, entre professeurs articulé au spectre de l’imitation des Anciens, admi-
et chercheurs, il aime la Gemütlichkeit et la bière ; il rés et en même temps redoutés parce qu’inimitables.
n’a aucun rapport et aucun contact avec cette vie poli- D’où une logique schizophrénique, un double bind.
tique, économique, artistique sur laquelle il écrit ; il 12. Sur le caractère central de Montaigne chez
produit ce mélange de faits incohérents interprétés Auerbach, cf. Hausmann, in Busch, Pickerodt : 1998,

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avec clarté sans une relation vivante avec l’expé- pp. 224-237.
rience, sans cette dose de sel, mais avec une force 13. Ce sont les paroles de Grégoire de Tours dans
abstraitement et fantastiquement synthétique qui sa préface à l’histoire des Francs, cit. in Auerbach :
semble être la grâce efficace [en français dans le 1960, 102.
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