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DE LA COMPLEXITÉ CARAÏBÉENNE NOTES SUR UNE IMPASSE THÉORIQUE

Author(s): Jean Jonassaint


Source: Francofonia, No. 49, Lectures et écritures haïtiennes (Autunno 2005), pp. 37-58
Published by: Casa Editrice Leo S. Olschki s.r.l.
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43016337
Accessed: 21-04-2019 21:16 UTC

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DE LA COMPLEXITÉ CARAÏBÉENNE
NOTES SUR UNE IMPASSE THÉORIQUE

Jean Jonassaint

Un coup ďoeil même rapide sur quelques publications récentes


ou non sur la Caraïbe donne à lire une vision plutôt réductrice de
l'espace caraïbéen et de ses productions symboliques reprenant
avec plus ou moins de bonheur de vieux topos hérités de la coloni-
sation qui nourrissent très largement les consciences occidentales
du journal de Colomb aux pubs des agences touristiques new-yor-
kaises ou parisiennes. Une telle réduction n'implique pas forcément
que les différents auteurs ne perçoivent pas la complexité ou l'hété-
rogénéité de l'espace caraïbéen, mais par un tour de force tout aussi
réducteur, du même souffle qu'ils clament sa complexité ou son hé-
térogénéité, ils le ramènent à quelques généralités ou lieux com-
muns fort étonnants. La Caraïbe est d'abord pensée comme archi-
pel, chapelets d'îles, the Islands ; et ses habitants (majoritairement
d'ex-esclaves d'origines africaines), des gens de la mer, People of the
Sea , comme le répète à volonté, Benitez-Rojo, oubliant que les po-
pulations de la Caraïbe sont en bonne partie des montagnards, nèg
mon comme on dit en Haïti. Du coup, sont gommées, entre autres,
l'épopée des marrons montagnards qui firent l'État indépendant
d'Haïti en 1804 et l'enclave libre des marrons en Jamaïque recon-
nue par le gouvernement britannique par un traité dès 1738, mais
aussi cette coupure fondamentale de l'espace antillais que le dis-
cours populaire traduit en ces termes: nèg lavil ( nèg lakòt) / nèg
mon (Haïti) nèg anwò / nèg anba (Guadeloupe). De plus, est igno-
rée une part importante de cet espace, celle dite continentale (sauf
les Guyanes qui géographiquement, et sans doute culturellement,
sont les territoires les plus excentrés de la Caraïbe) qui en fait le
pivot à la fois géographique, historique et culturel des deux Amé-
riques, celle du Nord (sur-développée, impériale), et celle du sud
(sous-développée, inféodée).

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Un bel exemple ou indice de telles réductions est le titre de la


traduction anglaise du Discours antillais de Glissant, Caribbean Dis-
course.1 Le passage d'antillais à caraïbéen ne faisant qu'accentuer la
réduction initiale des Antilles dites françaises (sinon la Martinique)
à Antilles avec toute la panoplie des dénominations héritées des co-
lonisations européennes (anglaise, espagnole, néerlandaise). Il tra-
duit également l'impasse de ceux-là mêmes qui voudraient instituer
un supra discours théorique caraïbéen, sinon le contre-discours au-
thentiquement caraïbéen à l'européocentrisme, à penser au-delà de
leur propre ethnocentrisme bien ancré dans leurs langues et leurs
histoires particulières. Glissant déjà, refusant de saisir les différen-
ces flagrantes entre les diverses Antilles, notamment entre Haïti et
les Antilles dites françaises, entre les anciennes colonies françaises
et les ensembles anglais (Bahamas, Jamaïque), espagnols (particuliè-
rement Cuba et Puerto-Rico), et néerlandais (Surinam, Curaçao),
pousse la généralisation à un premier niveau qui s'inscrit dans une
longue et vieille tradition française, puis son traducteur ou son édi-
teur américain, le pousse à un degré supérieur qui répond (ou cor-
respond) bien aux lois de son marché actuel (anglo-américain) où la
distinction Antilles / Caraïbe(s) n'est pas clairement actualisée, du
moins dans les parlers quotidiens; et les termes «West Indies» et
«Caribbean» ne semblent pas renvoyer à une opposition à l'inté-
rieur d'un même ensemble, comme le donne à penser le titre de
Torres-Saillant, Caribbean Poetics : Toward an Aesthetic of West In-
dian Literature?
Cette logique réductrice trouve une de ses formulations les plus
évidentes dans l'introduction de l'ouvrage de Colette Maximin, Lit-
tératures caraïbéennes comparées , qui écrit: «La volonté d'appréhen-
der, dans sa globalité, le champ littéraire de la Caraïbe est sous-ten-
due nécessairement par une définition. Celle d'un archipel - Antil-
les et Guyanes, en ajoutant Belize - susceptible, en dépit d'une ex-
trême fragmentation, de participer à une seule et même identité».3
Une définition, certes, qui n'est pas plus étonnante que celle de l'U-

1 É. Glissant, Le Discours antillais , Paris, Seuil, 1981; Caribbean Discourse


(trad, de Michael Dash), Charlotteville, University Press of Virginia, 1989.
2 S. Torres-Saillant, Caribbean Poetics: Toward an Aesthetic of West Indian
Literature , Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
3 C. Maximin, Littératures caraïbéennes comparées , Pointe- à-Pitre, Jasor, 1996,
p. 9.

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nesco que cite Maximin,4 où la Caraïbe se confond avec la latinité


(de F Amérique du Sud), mais qui laisse tout de même songeur. Car
il ne faut pas être expert-géographe pour se demander pourquoi
Belize, et non pas Panama, le Honduras ou le Mexique, ou encore
pourquoi les Guyanes et non pas le Venezuela ou la Colombie? Il
est assez évident qu'un tel découpage sous-tend un parti pris ethno-
centriste qui voudrait faire de la Caraïbe un espace à dominance
négro-africaine, Maximin reproduisant, à une exception près, Beli-
ze, le découpage de Y Anthologie de la nouvelle poésie nègre et mal-
gache de Senghor.5
Au-delà de la réduction géographique, il y en a une deuxième
plus inquiétante. Elle concerne le ou les corpus littéraires caraï-
béens qui sont souvent ramenés à quelques noms d'Antillais (majo-
ritairement francophones ou anglophones), à quelques exceptions
près oubliant son importante part hispanique, noyée dans la latinité
sud-américaine, ou l'oubli, comme si Asturias, Carpentier, Már-
quez, pour ne citer que ceux-là, n'étaient pas des Caraïbéens, et
bien sûr gommant entièrement (ou presque) sa part dite néerlandai-
se, et les diverses expressions dites créolophones. Même l'imposan-
te History of Caribbean Literature sous la direction de James Arnold
(1994-2001), n'échappe pas tout à fait à ce genre de réductionnis-
me, comme le montre bien entre autres son article, A Comparative
Analysis of Caribbean Literary Magazine , tout à fait silencieux sur
d'importantes revues de langue française comme «Nouvelle Op-
tique», «Care» ou même «Archipelago: Revue de la Caraïbe» qui
fut peut-être la seule revue trilingue de la Caraïbe, les auteurs, Luiz
Rodríguez-Carranza et Nadia Lie ayant choisi de ne traiter que des
revues de langue anglaise et espagnole.6 Cette tendance à réduire la
complexité caraïbéenne à quelques figures ou espaces (qui servent
des hypothèses préconçues que certains refuseraient de remettre en
cause) nécessiterait sans doute de longs développements. Mais un
seul exemple suffit, il me semble, à montrer comment ce réduction-
nisme est étroitement lié à toute entreprise de théorisation, ou
mieux d'appréhension de la ou des Caraïbe(s) comme unité homo-

4 Ibid. y p. 10.
5 L.-S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache , Paris,
PUF, 1948.
6 J. Arnold, et alii (sous la direction de), History of Caribbean Literature [3
vol.], Amsterdam / Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 1997, pp.
119-160.

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gène, puisque Fauteur, avec une rare lucidité, avoue sans détour la
nécessité d'une démarche restrictive pour arriver à ses fins théori-
ques. En effet, écrit Antonio Benitez-Rojo:

I suggested as a point of departure the unargued fact that the Antilles


are an island bridge connecting, «in a certain way», South and North
America, that is, a machine of spume that links the narrative of the search
for El Dorado with the narrative of the finding El Dorado; or if you like,
the discourse of myth with the discourse of history; or, even, the discourse
of resistance with the language of power. I made a point of the phrase «in
a certain way» because if we were to take the Central American ligament
as our connection between continents, the result should be much less
fruitful and would not suit the purposes of this book.7

De fait, l'objet Caraïbe, comme tout objet d'étude, est une cons-
truction. Par contre, ce qui différencie cette démarche caraïbéenne
d'une autre, c'est son incapacité à constituer un objet d'étude via-
ble pour plus d'un chercheur, donc ériger son objet en objet de dis-
cipline, non (un simple corpus) d'un chercheur particulier. Condé,
fort justement, en introduction de son article sur Suzanne Césaire et
la construction d'une identité caraïbéenne , faisant sans doute écho à
Williams 8 qu'elle avait traduit, souligne la difficulté d'arriver à une
définition même géographique d'un tel objet qui fasse consensus.
En effet, écrit-elle:

There is a geographical expression - «the Caribbean» - associated


with certain space. There are many people who describe themselves as
Caribbean persons and many foreigners who attest that they went to a
place called the Caribbean. However, the true is that the Caribbean, even
as a geographical expression, is difficult to define. Some analysts include
Florida, the Yucatan, and portions of Columbia and Venezuela. Others ex-
clude the mainland and concentrate on the islands. Even if you are in
favour of the second interpretation, there is no racial unity in any defini-
tion of the Caribbean, since throughout the islands there are whites,
Blacks, yellows, and every shade in between.9

7 A. Benítez-Rojo, The Repeating Island , Duke University Press, 1992, p. 4.


8 E. Williams, De Christophe Colomb à Fidel Castro: l'histoire des Caraïbes,
1492-1960 (trad, de M. Condé avec la collaboration de R. Philcox), Paris, Présence
Africaine, 1975, pp. 525 et ss.
9 M. Condé, Unheard Voice: Suzanne Césaire and the Construct of a Caribbean
Identity , in Winds of Change : the Transforming Voices of Caribbean Women, Writers
and Scholars (sous la direction de A. S. Newson, et L. Strong-Leek), New York,
Peter Lang, 1998, p. 61.

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Aussi, d'une étude à l'autre le contour caraïbéen change parfois


radicalement sans parler des éléments de l'ensemble qui ne sem-
blent être fonction que des histoires particulières des chercheurs.
La Caraïbe de Benitez-Rojo est plutôt hispanique pour ne pas dire
cubaine, tandis que celle d'un Williams plutôt anglophone pour ne
pas dire anglocentriste. D'autre part, il y a l'ampleur de la générali-
sation, ou de son aveuglement, comme le donne à voir et à lire, par
exemple, la conclusion de Williams 10 qui réduit la Caraïbe aux îles,
ou la schématique représentation de la Caraïbe que propose Glis-
sant à la fin de son Discours antillais 11 qui s'inscrit dans une longue
histoire qui va au-delà même de la singularité d'un sujet, qu'illus-
trait déjà Senghor de Y Anthologie de la nouvelle poésie nègre et mal-
gache.
Ces réductions sont peut-être incontournables et, comme le si-
gnale Benitez-Rojo dans l'épilogue de The Repeating Islandy «due to
the area's extremely complex cultural spectrum (a soup of signs),
no one could really claim to be a full specialist in Caribbean cul-
ture. Scholars infinitely more competent than I - Fernando Ortiz,
for example - could scarcely go beyond certain themes that were
within their respective language areas».12 Comment mieux dire l'im-
passe de toute entreprise de théorisation (transhistorique ou non)
de l'ensemble ou des ensembles caraïbéen(s) au-delà des langues et
des disciplines? Le même problème se pose à un moindre degré
pour les études européennes également, mais c'est là une autre his-
toire au-delà de mes préoccupations.
Est-ce à dire qu'une approche plus circonscrite offrirait une
meilleure prise pour la généralisation, ou encore pour utiliser le vo-
cabulaire à la mode, la théorisation? Il semble que non comme le
montrent déjà, par exemple, malgré leur valeur incontestable, les
ouvrages de Adele S. Newson et Linda Strong-Leek,13 de Colette
Maximin 14 ou de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 15 sur les
littératures caraïbéennes. Dans tous ces volumes, nous faisons face

10 E. Williams, op. cit., pp. 525 et ss.


11 É. Glissant, op. cit., p. 477.
12 A. Benîtez-Rojo, op. cit., pp. 269-270.
13 A. S. Newson et L. Strong-Leek (sous la direction de) Winds of Change: the
Transforming Voices of Caribbean Women, Writers and Scholars cit.
14 C. Maximin, op. cit.
15 P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continen-
tales de la littérature: Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975 , Paris, Ha-
tier, 1991.

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à des réductions (ou des raccourcis) qui sont commandés tant par
l'ampleur du domaine que par leurs limites matérielles: quelques
centaines de pages pour aborder une masse d'œuvres féminines ré-
centes en plus de cinq langues (Newson et Strong-Leek), presque
un siècle de littérature en quatre langues (Maximin), trois siècles
ďécriture en deux langues (Chamoiseau et Confiant). Les différen-
ces d'un sous-ensemble à l'autre (les romans haïtiens des XIXe et
XXe siècles, par exemple) sinon d'une œuvre à l'autre (celles des
Chamoiseau, Condé ou Lacrosil, entre autres) sont trop marquées
sur le plan tant diachronique que synchronique pour permettre des
généralisations où les exceptions ou oublis ne soient pas la règle.
L'hétérogénéité et la complexité même des ensembles caraïbéens
(littéraires ou non) permettent difficilement une prise globale au-
delà d'une période limitée et d'une aire linguistique ou historique
circonscrite. C'est du moins ce que je tenterai de montrer en analy-
sant deux romans contemporains avec des visions différentes (sinon
divergentes) de la Caraïbe: Amour de l'Haïtienne Marie Chauvet -
le premier texte de sa trilogie Amour , Colère et folie -,16 et Pluie et
vent sur Télumée Miracle 17 de la Guadeloupéenne Simone Schwarz-
Bart.
Pourquoi ces deux romans?
Parce qu'au-delà de leur contemporanéité et de leur similitude
(deux regards sur la Caraïbe des années 1900-1940 à travers deux
autoportraits de femmes), ils s'inscrivent dans deux courants esthé-
tiques différents (antagonistes mêmes) des littératures caraïbéennes
d'expression française, et permettent assez bien d'illustrer par la lit-
térature la complexité de la Caraïbe, avec ses multiples histoires
asymétriques, diffractées et ses divers plurilinguismes, qu'un simple
coup d'œil sur cette période passionnante de l'histoire américaine,
qui s'étend du Boston Tea Party (1773) à la Révolution cubaine
(1959), en passant bien sûr par la révolution haïtienne (1791-1804)
et les indépendances hispano-américaines (1810-1825), fait bien
ressortir.
En effet, quand on regarde l'espace caraïbéen sur ces trois siè-
cles, on voit se côtoyer: des états indépendants, des républiques,
des empires, des dictatures, avec des colonies internes ou externes
espagnole, française, hollandaise, anglaise, américaine, et même haï-

16 M. Chauvet, Amour, colère et folie , Paris, Gallimard, 1968.


17 S. Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée miracle (1972), Paris, Seuil
(«Points», n. 39).

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tienne. Par exemple, en 1804 au moment où Haïti proclame son in-


dépendance après avoir battu l'armée napoléonienne, toute la Ca-
raïbe continentale (à l'exception de la Floride) est colonie euro-
péenne, et dans la Caraïbe insulaire, il y a une enclave libérée, la ré-
publique des marrons, en Jamaïque. Cette colonie de l'empire bri-
tannique qui sera terre d'asile pour de nombreux hommes politi-
ques caraïbéens et latino-américains au XIXe siècle. Par contre au
moment où la Caraïbe continentale accède à l'indépendance, dans
les années 1810-1825, en partie grâce à l'appui du gouvernement
haïtien, cette même République d'Haïti qui a soutenu l'indépen-
dance de la Caraïbe continentale, occupe et annexe la partie espa-
gnole de l'île d'Haïti (1822-1844), devenant de fait le premier état
colonisateur des Amériques, et comme dans toute histoire impéria-
le, la raison est la même, celle de la survie de l'État.18
Le XXe siècle nous offre une Caraïbe tout aussi diversifiée et
complexe sur le plan historique et politique. En 1959 au moment
où Cuba fait sa révolution, bouleversant pour la première fois les
rapports de force entre le tout puissant Etat américain et l'espace
caraïbéen insulaire, la Jamaïque, les Bahamas, la Martinique, la
Guadeloupe sont encore sous domination directe européenne, et la
République dominicaine sera occupée en 1965 par les Etats-Unis.
Par ailleurs, pendant que Cuba dans une fièvre révolutionnaire (ou
hégémonique) intervient militairement en Angola et Éthiopie (1975-
1991), défiant encore et encore la toute puissante Amérique états-
unienne, Haïti, la Grenade fraîchement indépendante (1974) étaient
occupées militairement par les USA.19 À cette diversité historico-po-
litique s'ajoute une disparité économique, ou mieux «une fragmen-
tation économique» comme l'a souligné, en conclusion de son his-
toire des Caraïbes , Eric Williams.20
Ces quelques exemples sont assez éloquents sur les différences
fondamentales qui travaillent les Caraïbes. Aussi, je tenterai de mon-
trer comment et pourquoi, au-delà des choix personnels, les visions
divergentes de Marie Chauvet (1919-1973) et Simone Schwarz-Bart
(1938-) de la Caraïbe des années 1900-1940 sont révélatrices des

18 F. Moya Pons, Manual de la Historia dominicana , Santiago, Universidad Ca-


tólica Madre y Maestra, 1980, pp. 211-296.
19 II y aurait des nuances à apporter sur la présence militaire américaine en
Haïti dans les années 1990 qui, à proprement parler, ne fut pas une occupation, du
moins pas une comme celle de 1915-1934, mais ce n'est pas le lieu pour un tel dé-
veloppement.
20 E. Williams, op. cit., pp. 526-530.

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statuts différents des littératures et des sociétés haïtiennes et guade-


loupéennes dans les années 1960-1970.
Ces hypothèses posées, il convient maintenant de les prouver
dans les faits (historiques ou sociologiques) et dans les textes.
D'abord les textes. Une simple lecture des incipit fait ressortir
des différences fondamentales entre les deux œuvres.
Le roman de Chauvet est ancré dans le présent et récrit, ceux
du prétendu journal de Claire qui le compose. Certains commenta-
teurs comme Laroche,21 parlent du journal de Claire, mais en fait, il
ne s'agit que d'un projet dont le lecteur ne voit nulle trace. Si le
texte parfois simule le journal, il n'est pas, à proprement parler, un
journal, tout au plus un pseudo-journal ou un simili-journal. Car il
s'agit moins d'une narration différée, après-coup, que d'une narra-
tion simultanée de l'action (passée). La narration des dernières scè-
nes du roman, où Claire passe du désir de tuer sa sœur à l'assassinat
de Calédu en passant par sa hantise de suicide, est assez éloquente
sur ce point. On y lit en effet au présent le récit des diverses actions
de Claire jusqu'à l'avant-dernière où elle relate: «Je quitte (Jean
Luze). Il me suit du regard sans un geste. J'entre dans ma chambre
où je m'enferme à double tour. Me voilà assise sur mon lit, contem-
plant ce sang sur mes mains, ce sang sur ma robe, ce sang sur le
poignard...».22 Or, la narration simultanée de l'action n'est pas du
registre du journal, exception faite pour l'acte d'écrire. De plus, les
indices temporels du journal n'y sont pas. D'ailleurs, la narratrice
ne dit nullement que son texte (celui qui nous est donné à lire) soit
un journal. Elle affirme plutôt: «Mon intelligence sommeillait et je
l'ai réveillée [...]. De là l'idée de ce journal [...]. Je crois pouvoir
écrire. Je crois pouvoir penser. [...]. Réduire ma vie intérieure à la
mesure de l'œil, voilà mon but. La noble tâche! Y arriverais-je?» Y
arrive-t-elle? On ne saurait dire. Le texte est plutôt muet sur ce
point. Mais Claire nous avise: «Parler de moi, c'est facile. Je n'ai
qu'à mentir beaucoup tout en me persuadant que je note juste».23
Aussi, on est plutôt dans le simulacre d'un présent de l'écriture qui
est aussi présent de la narration, simulacre d'une narration après-
coup (du journal intime). Par contre, le livre de Schwarz-Bart est
tourné résolument vers le passé, comme le signale bien le titre de sa

21 M. Laroche, Trots études sur «Folie» de Marie Chauvet , Québec, Grelca,


1984, pp. 40-41.
22 M. Chauvet, op. cit., p. 187.
23 Ibid., p. 10.

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deuxième partie, qui est aussi la plus importante, Histoire de ma


vie , et prend source dans Y orditure, le flot de parole de Télumée
qui dès l'incipit donne bien le ton du récit:

Le pays dépend bien souvent du cœur de l'homme: il est minuscule si le


cœur est petit, et immense si le cœur est grand. Je n'ai jamais souffert de l'exi-
guïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j'aie un grand cœur. Si
on m'en donnait le pouvoir, c'est ici même, en Guadeloupe, que je choisi-
rais de renaître, souffrir et mourir. Pourtant, il n'y a guère, mes ancêtres
furent esclaves en cette île à volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise
mentalité. Mais je ne suis pas venue sur terre pour soupeser toute la tris-
tesse du monde. A cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au mi-
lieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon âge, jusqu'à ce
que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie ...24

S'exprime là, il me semble, une joie, une plénitude, mais aussi


une clôture, qui sont loin de la lucidité (qui n'exclut ni contradic-
tion ni erreur de jugement ou de prévision, comme celle qu'Annette
sera la marraine de l'enfant à naître), du questionnement et du dé-
chirement qui gouvernent le récit de Claire qui affirme d'entrée de
jeu:

J'assiste au drame, scène après scène, effacée comme une ombre. Je


suis la seule lucide, la seule dangereuse et personne autour de moi ne le
soupçonne. La vieille fille! Celle qui n'a pas trouvé de mari, qui ne connaît
pas l'amour, qui n'a jamais vécu dans le bon sens du terme. Ils se trom-
pent. Je savoure en tout cas ma vengeance en silence. C'est mon silence,
ma vengeance. Je sais dans quels bras va se jeter Annette et je n'ouvrirai
sous aucun prétexte les yeux à ma sœur Félicia. Elle est trop béate et porte
trop fièrement dans ses flancs son fœtus de trois mois. Si elle a été assez in-
telligente pour dénicher un mari, je veux qu'elle le soit autant pour le gar-
der. Elle a trop confiance en elle, trop confiance en tout le monde. Sa séré-
nité m'exaspère. Elle sourit en cousant des chemises destinées à son futur
fils; car il faut aussi que ce soit un fils! Et Annette en sera la marraine, je le
parie...25

Par ailleurs, de manière évidente Chauvet situe son histoire


dans les années 1938-1940, bien que Claire tout au long de sa nar-
ration, par des récits rétrospectifs, revienne sur le passé, celui de sa
famille, de sa ville, de son pays - notamment sur cette période trou-

24 S. Schwarz-Bart, op. cit., p. 11.


25 M. Chauvet, op. cit., p. 9.

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ble de l'histoire haïtienne que sont les années 1910-1915, et l'Occu-


pation américaine que la narratrice ne fait que rappeler sans nom-
mer explicitement ou dater cet important événement. Dès les pre-
mières pages de son récit, Claire nous apprend qu'elle est née en
1900, qu'elle a 39 ans, que sa sœur cadette est enceinte. Or à la fin du
roman, son neveu, Jean-Claude, a sept ou huit mois. Mais cette da-
tation précise de l'histoire racontée, la fiction, n'est peut-être qu'un
leurre. Du moins, il ne faudrait pas la prendre à la lettre ou y voir
quelque marque de ce topos de la date si cher à certains romans
historiques, comme l'a démontré Jean Molino dans son article,
Qu'est-ce que le roman historique , où il soutient que «le topos de la
date et le topos du lieu» sont «deux éléments de récits constitutifs
de l'ouverture du roman historique».26
Or, dans le roman de Chauvet non seulement le lieu est gommé,
jamais explicitement nommé que sous sa forme la plus générique
«petite ville X»,27 et la date de l'histoire ne peut être que déduite
des indices temporels explicites que sont l'âge de la narratrice, «j'ai
trente-neuf ans», et son année de naissance, «je suis née en 1900».28
On est donc loin en effet des topos de la date et du lieu du roman
historique (ou même réaliste du XD£e). De plus, tout Haïtien,
mieux tout lecteur au fait de l'histoire contemporaine haïtienne, sait
que ce portrait d'une bourgeoisie provinciale aveuglée par le préju-
gé de couleurs, appauvrie et tyrannisée par un commandant sa-
dique et aigri, Calédu, n'est que reprise (sous un mode fictionnel
certes) de la brutale réponse duvaliériste aux conflits sociaux ances-
traux dans certaines villes provinciales haïtiennes dans les années
1960. Car, comme l'a souligné Hoffmann: l'«action est censée se
dérouler dans une ville de province, très probablement Jérémie, en
1939. Il n'est cependant pas difficile d'extrapoler et de comprendre
que c'est en fait pendant les années sombres de la dictature de
François Duvalier».29
Aussi, le lecteur informé ne peut-il s'empêcher de penser, entre
autres, aux exactions légendaires d'un Abel Jérôme à Jérémie dont
le film de Raoul Peck, L'Homme sur les quais (1993) a donné un

26 J. Molino, Qu'est-ce que le roman historique , «Revue d'histoire littéraire de


la France», 75, 1975, p. 215.
27 M. Chauvet, op. cit., p. 11.
28 Ibid., pp. 9-10.
29 L.-F. Hoffmann, L'étranger dans le roman haïtien , in Haïti: lettres et l'être ,
Toronto, Éditions du GREF, 1992, p. 92.

*** 46 '

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DE LA COMPLEXITÉ CARAÏBÉENNE

portrait des plus saisissants. Autrement dit, pour lui, Amour est une
version de la triste fable duvaliériste, ou plus crûment comme le
note Joan Dayan une «décapante analyse de la dictature de Du-
valier».30 Par ailleurs, selon Dany Laferrière, «Marie Chauvet ne
(s'est) pas contentée d'une analyse facile de la dictature en action,
c'est-à-dire des hommes au pouvoir aujourd'hui, elle a poussé ses
enquêtes jusque dans les profondeurs psychologiques de l'individu
haïtien».31 Mais, Duvalier ne s'est pas laissé berner par cette instros-
pection de l'individu haïtien , ni par la fausse périodisation ou pseu-
do-datation de l'histoire. Chauvet a dû s'exiler après la parution de
son livre qui n'a pas été diffusé, tout le tirage ayant été acheté par
son mari selon Ronnie Scharfman.32 Par contre, selon les écrivains
haïtiens Jean-Richard Laforest et Anthony Phelps qui fréquentaient
Chauvet dans les années 1960 à Port-au-Prince, cette dernière avait
quitté Haïti avant la rédaction de la trilogie, en 1963, 33 ce qui con-
tredit également la version officielle que tend à imposer avec la réé-
dition de Amour, colère et folie par Maisonneuve et Larose en 2005,
la succession Chauvet qui, après avoir rebaptisé la romancière Ma-
rie Vieux avec la publication posthume des Rapaces , la rebaptise
encore une fois à des fins plutôt obscures, Marie Vieux-Chauvet.34
L'hypothèse de lecture de Amour , comme témoignage sur la
dictature duvaliériste des années 1960, est renforcée par l'analyse
de Michel-Rolf Trouillot des Racines historiques de l État duvalié-
rien qui soutient que «cette dictature» est nettement différente des
autres qui l'ont précédée. Selon Trouillot la dictature duvaliériste
«s'est caractérisée tout d'abord par une infraction systématique des
codes d'application de la violence d'État en Haïti, et ces infractions
aboutirent à imposer une nouvelle organisation de cette violence».
Par exemple, écrit-il, «le code traditionnel de l'État dictatorial-au-

30 J. Dayan, Haïti, History and the Gods , Berkeley, University of California


Press, 1995, p. 119.
31 D. Laferrière, Marie Chauvet: «Amour, Colère et Folie », in «Mot pour
Mot», 11 littératures haïtiennes , sous la direction dej. Jonassaint), 1983, p. 8.
32 R. Scharfman, Violence discursive, violence psychosociale dans «Amour/ Colè-
re /Folie» de Marie Chauvet , in Violence, Théorie, Surréalisme , Textes réunis et pré-
sentés par J. Chenieux-Gendron et T. Mathews, si, Lachenal & Riter, 1994, p. 99.
33 Conversation personnelle avec Laforest et Phelps à Montréal en juillet 2005,
et courriel de Phelps du 4 août 2005.
34 Voir: de Marilyse Charlier, Régine Charlier et Pierre Chauvet, Pour la vérité,
pour l'histoire , in M. Vieux-Chauvet, Amour, colère et folie , Paris, Maisonneuve et
Larose, 2005, p. 5; et M. Vieux, Les Rapaces , Port-au-Prince, Deschamps, 1986.

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toritaire avait toujours protégé les femmes et les enfants de la vio-


lence politique directe». Or, «ce qui caractérise la violence duvalié-
riste, ce n'est pas (tant) qu'elle toucha aussi les femmes, c'est plutôt
la disparition complète de la protection traditionnellement conférée
par l'âge ou le sexe. On savait - et François Duvalier voulait qu'on
sût - que les enfants comme les chiens, les domestiques comme les
femmes pouvaient tomber victimes de la violence d'État. L'inhabi-
tuel devenait principe».35 Manifestement, ici, l'analyse de Trouillot
rejoint les propos de Claire, dans Amour sur la volonté de Calédu
de n'épargner rien, ni personne:

La police est devenue vigilante. Elle surveille nos moindres faits et ges-
tes. Son représentant, c'est le commandant Calédu, un nègre féroce qui
nous terrorise depuis tantôt huit ans. D a droit de vie et de mort sur nous
et il en abuse.
Deux jours après son arrivée, il perquisitionnait à peu près toutes les
maisons de la ville. Nos moindres armes ont été confisquées et jusqu'au fu-
sil de chasse du docteur Audier. Accompagné de gendarmes qui nous te-
naient en respect, il a farfouillé dans nos armoires et dans nos tiroirs, les
lèvres pincées par la haine. Combien de gens a-t-il déjà assassinés? Com-
bien ont disparu sans laisser de traces? Combien sont morts dans des con-
ditions atroces? 36

Les concordances évidentes entre l'analyse historique de Trouil-


lot de la violence duvaliériste et la description de Chauvet de la vio-
lence de Calédu permettent d'affirmer que la datation du prétendu
journal de Claire n'est qu'un leurre, un porte-à-faux, pour tromper
la censure, à moins que ce ne soit pour souligner l'enracinement du
mal au-delà ou en-deçà des années 1957-1967. Une telle hypothèse
serait à développer. En effet, déjà en 1954 dans Fille d'Haïti?1 un
premier roman peu connu, prenant pour modèle le gouvernement
de Dumarsais Estimé (1946-1950) issu de la «révolution de 1946»,
Chauvet fait une critique fort lucide des dérives de Yindigénisme
noiriste et/ou populiste en Haïti d'hier et d'aujourd'hui. En ce sens,
ce récit à la première personne annonce la trilogie, et montre l'in-
croyable cohérence idéologique et esthétique de l'œuvre de Chauvet,
mais aussi la rupture radicale qu'elle initie dès les années 1950, mal-

35 M.-R. Trouillot, Les Racines historiques de l'État duvalérien , Port-au-Prin-


ce, Deschamps, 1986, pp. 177-178.
36 M. Chauvet, op. cit., pp. 14-15.
37 M. Chauvet, Fille d'Haïti , Paris, Fasquelle, 1954.

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gré ses rapports ambigus avec un certain indigénisme marxisant,


notamment celui d'un Jacques Roumain, à qui elle rend hommage
d'ailleurs dans Fille d'Haïti , et Fonds des nègres™ Cela dit, l'insis-
tance ici portée sur le caractère historico-politique de Amour , ne
devrait pas nous faire oublier qu'il s'agit aussi d'un drame psycho-
social où la répression sexuelle fait corps avec la répression poli-
tique comme le signale assez clairement déjà le patronyme, Calédu,
qui se lit sur un double registre politique et érotique. En effet, kalé
du en haïtien c'est «frapper ou fouetter durement», mais aussi c'est
«le pénis bien bandé» de l'expression populaire kok-li kalé byin di
ou kok-li kalé rèd.
L'histoire de Télumée n'est pas datée de manière précise par
Schwarz-Bart, bien qu'elle s'ouvre sur un événement historique im-
portant, l'abolition de l'esclavage (1848), mais la narratrice ne don-
ne pas la date, fidèle en cela à l'oraliture antillaise. Il faut établir et
la date de naissance de la narratrice, et l'époque (historique) à la-
quelle réfère son récit qu'elle rapporte vers la fin de sa vie, puisque,
au dernier chapitre, Télumée évoque des faits qui remontent à plus
de cinquante ans.39
Nous savons dès le premier chapitre de la première partie, Pré-
sentation des miens , qu'après l'abolition de l'esclavage dans les An-
tilles dites françaises (1848), Minerve (l'arrière-grand-mère de Télu-
mée) donne naissance à Toussine (Reine Sans Nom, sa grand-mère
qui l'élèvera). D est possible donc d'affirmer que Toussine naît vers
1850 - puisque selon la narratrice Minerve aurait erré un certain
temps avant de s'établir à L'Abandonnée où elle a rencontré son ar-
rière-grand-père quelques mois plus tard. Avec les neuf mois de
grossesse, nous voilà autour de 1850. À sa quinzième année, Toussi-
ne rencontre Jérémie, et l'épouse, soit vers 1865-1867. Par la suite,
Toussine perd dans un incendie, l'une de ses jumelles, Méranée,
âgée d'une dizaine d'années,40 et ce n'est que quatre ans plus tard
qu'elle donne naissance à Victoire, la mère de Télumée, soit autour
de 1881. Le texte ne donne pas d'indice précis sur l'année de nais-
sance de Télumée, mais nous savons qu'elle est la deuxième fille de
Victoire, et quand elle naît, sa sœur Régina marchait, et était assez
vieille pour reconnaître sa mère, et décider de la suivre dans ses dé-

38 M. Chauvet, Fonds des nègres , Port-au-Prince, Imprimerie Henri Des-


champs, 1961.
39 S. Schwarz-Bart, op. cit., p. 254.
40 Ibid., pp. 12, 13-14, 18-21, 24-26.

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rives.41 Aussi devait-elle avoir au moins trois à quatre ans. En postu-


lant que Victoire donne naissance à Régina à l'âge de quinze ans (ce
qui semble la règle dans le roman: les femmes font leur premier bé-
bé autour de leur quinzième année), et que Télumée naît cinq ans
plus tard, nous pouvons établir à 1900 l'année de naissance de Té-
lumée, du moins dans cette décennie.
Monique Bouchard dans Une lecture de «Pluie et vent sur Télu-
mée Miracle» de Simone Schwarz-Bart42 établit, sans faire la démons-
tration, la naissance de Télumée en 1905 - date qui est assez proche
de 1900, et confirmée jusqu'à un certain point en 4e de couverture
de l'édition «Points» de 1995, qui affirme catégoriquement que Té-
lumée est «née au début du siècle» alors que celle de l'édition
«Points /Roman» de 1980 stipulait qu'elle «a vécu sans doute du
début du siècle à ces dernières années». Ces hypothèses sont confir-
mées par les propos de Schwarz-Bart dans son entrevue avec Hélia-
ne et Roger Toumson.43
Aussi, comme Claire, Télumée naît avec le siècle, du moins
sont-elles de la même génération, mais de milieux tout à fait diffé-
rents. Claire est une vieille fille de la grande bourgeoisie provinciale
haïtienne attachée à la culture française judéo-chrétienne, élevée
par ses père et mère, mais qui très jeune doit assumer seule l'édu-
cation de ses jeunes sœurs à la mort de leur parent. Télumée est
une paysanne guadeloupéenne sans terre, bien enracinée dans les
traditions populaires afro-caraïbéennes, élevée par sa grand-mère,
n'ayant jamais connu son père, qui contrairement à Claire, eut très
jeune un homme dans sa vie, mais comme elle n'a pas connu la ma-
ternité. De plus, si la vie de Télumée, comme l'a bien souligné Be-
verly Ormerod dans L'aïeule: figure dominante chez Simone Schwarz-
Bart ,44 reprend celle de sa grand-mère, Reine Sans Nom, il en est
tout autrement de celle de Claire, du moins elle n'est pas présentée
comme telle, même si elle a hérité de la peau noire de l'aïeule pater-
nelle. Elle refuse ses traditions ancestrales, notamment le vodou,
contrairement à Télumée qui se lie à Man Cia, la vieille amie répu-

41 Ibid., p. 36.
42 M. Bouchard, Une lecture de «Pluie et vent sur Télumée Miracle» de Simone
Schwarz-Bart , Paris, Presses universitaires créoles - GEREC / L'Harmattan, 1990,
p. 105.
43 H. Toumson et R. Toumson, Interview avec Simone et André Schwarz-Bart
sur les pas de Fanotte , dans Textes, études et documents , 2, 1979. pp. 14-16.
44 B. Ormerod, L'aïeule: figure dominante chez Simone Schwarz-Bart , «Présence
francophone», 20, 1980, pp. 95-106.

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tée «sorcière» de sa grand-mère, et hérite en partie de ses dons


mystérieux. D'ailleurs, faut-il noter, Télumée est de la lignée des
Lougandor, littéralement le hougatt d'or, le grand prêtre (du vodou)
inestimable, mais comme l'a rappelé Schwarz-Bart, lougan est aussi
un mot wolof, «un carré de terre».45 Il y a donc une double inscrip-
tion africaine dans le nom même de famille de Télumée contraire-
ment à la consonance plus que française de Clamont.
La naissance de Télumée établie, il faut maintenant circonscrire
la période historique à laquelle réfère son récit - la seconde partie
du livre intitulée: Histoire de ma vie, car comme l'a souligné Ma-
cherey, «ce qui est dit dans une œuvre littéraire ne correspond pas
nécessairement au temps de son auteur: le rapport d'une œuvre à la
réalité historique ne se réduit ni à la spontanéité ni à la simultanéi-
té». Aussi, la «question: à quelle période se rattache un écrivain ?
n'est donc pas une question simple. La réponse ne va pas de soi.
C'est, méthodiquement, la première question de la critique scienti-
fique».46 Ces principes théoriques posés, à quelle période (époque)
historique se réfère le récit de Télumée? À quelle période histori-
que, mieux à quel courant idéologique se rattache la Schwarz-Bart
de Pluie et venti Telles sont les questions auxquelles il faut répon-
dre pour bien lire l'œuvre, et la situer dans son contexte tant histo-
rique que littéraire.
Schwarz-Bart publie son livre en 1972, même en postulant que
le temps de l'écriture est aussi celui du récit de Télumée, puisque
cette dernière affirme à la fin de sa narration qu'«Il y a bien long-
temps que j'ai laissé ma robe de combat et ce n'est pas d'aujour-
d'hui que le tumulte ne m'atteint plus. Je suis trop vieille, bien trop
vieille pour ça»,47 il est permis de penser que les derniers événe-
ments qu'elle rapporte aux chapitres précédents remontent au
moins à une décennie - soit la fin des années 1950, le début des an-
nées 1960. Cette hypothèse semble d'autant plus viable que, selon
Schwarz-Bart, le principal modèle du personnage Télumée, Stépha-
nie Priccin dite Fanotte, serait mort en 1968.48
Par ailleurs, nous savons que le dernier combat de Télumée est
avec l'ange Médard, le décervelé qui a tenté de l'assassiner après lui

45 H. Toumson et R. Toumson, op. at., p. 16.


46 P. Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero,
1974, pp. 128-129.
47 S. Schwarz-Bart, op. cit., p. 254.
4S H. Toumson et R. Toumson, op. at., p. 15.

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avoir enlevé sa fille adoptive Sonore qu'elle avait élevée environ 10


ans, de 4-5 ans à 13-14 ans.49 Ces événements forment l'avant-der-
nier chapitre du livre, le quatorzième, et font suite à la mort d'Am-
boise, le deuxième et dernier homme de Télumée, dans la grève du
sucre. Ce qui nous amène, sur le plan historique comme sur le plan
fictionnel dans les années 1946-1948.
Que représentent ces années dans l'historiographie caraïbéenne?
1946: nous sommes donc au plus fort de l'indigénisme dans la
Caraïbe. En Haïti, c'est la «Révolution de 1946», qui conduit au
renversement du gouvernement de Lescot (1941-1946), à laquelle le
récit de Chauvet fait écho, en télescopant l'historique révolte des
poètes-étudiants de 1946 (événement dont Chauvet donne un pre-
mier récit dans Fille d'Haïti) sur le fictif soulèvement paysan. Chau-
vet pousse la ressemblance jusqu'à donner un rôle central dans l'é-
vénement au français, Jean Luze, qui n'est pas sans rappeler celui
qui est accordé à André Breton dans ce moment de l'histoire haï-
tienne (voir entre autres, le très beau texte de Depestre, André Bre-
ton en Haïti),50 et l'accession au pouvoir de Dumarsais Estimé, le
premier chef d'État depuis l'Occupation américaine porteur des re-
vendications de la petite-bourgeoise dite noire, dont Duvalier a été
un ministre.51
Aux Antilles dites françaises, c'est la crise du sucre provoquée
par l'industrialisation, mais c'est aussi la «Révolution de 1946» qui
conduit à la départementalisation, qui met donc fin, du moins sym-
boliquement, au cycle historique amorcé en 1848 avec l'abolition de
l'esclavage (point de départ de l'histoire des Lougandor telle que
rapportée par Télumée). Ainsi, cette histoire des Lougandor que
Télumée rapporte se confond avec une étape particulière de l'his-
toire antillaise complètement révolue qui marque le long et doulou-
reux passage de la société coloniale esclavagiste à la société moder-
ne actuelle. Auguste Armet décrit très bien ce «passage de société»
dans son article, Guadeloupe et Martinique : des sociétés « krazé », et
son analyse de l'évolution de la société antillaise à partir de 1946
permet d'expliquer le parti pris esthétique, donc idéologique de
Schwarz-Bart dans ce roman. En effet, écrit Armet:

49 S. Schwarz-Bart, op. cit., pp. 232 et ss.


50 R. Depestre, André Breton en Haïti , in Bonjour et Adieu à la négritude , Pa-
ris, Laffont, 1980, pp. 227-235.
51 Voir entre autres: Collectif Paroles, Trente ans de pouvoir noir en Haïti , La-
salle, Collectif paroles, 1976.

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Les années 1946 vont opérer un tournant et un changement dans cet


arrangement socio-économique et culturel avec la modification des struc-
tures politiques et sociales. L'intrusion du capitalisme industriel avec sa
mécanisation des tâches manuelles va provoquer dans un premier temps la
dislocation de la société traditionnelle [...]. Cette nouvelle situation devait
forcément favoriser l'exode rural et par voie de conséquence, le dépeuple-
ment des campagnes au profit des bourgs, puis des communes vers les
centres urbains et en particulier vers Fort-de-France et Pointe- à-Pitre. Les
migrations internes vont bientôt entraîner l'émigration vers la France. Pa-
rallèlement s'installent autour des capitales des concentrations en bidon-
ville [...], constituant ainsi un lumpen-prolétariat à la périphérie des deux
capitales. L'émergence de ce groupe marginal entraînera des problèmes
humains et sociaux multiples, dont la déviance sociale et la délinquance ju-
vénile.

Et bien sûr ce passage de société ne s'opère pas sans malaise ni


résistance. Aussi poursuit Armet:

Ce malaise socio-culturel qui envahit de plus en plus les différentes


couches de la société comme les différents secteurs géographiques de l'île
avec l'accélération du phénomène urbain a, parallèlement au mouvement
d'opposition politique qui prend de plus en plus les contours d'un mouve-
ment nationaliste, engendré l'amorce d'un mouvement de résistance cultu-
relle [...]. Cette réaction se manifeste notamment, par un rejet plus ou
moins confus du blanc et de l'Europe, par un retour à certaines pratiques
sociales en voie de disparition ou mal considérées par le passé; par le port
ostentatoire de certaines formes vestimentaires et esthétiques issues de l'A-
frique; par la revalorisation enfin des coutumes et du folklore et le regain
d'une pratique du créole.52

Le récit de Schwarz-Bart s'inscrit dans ce mouvement, ce nou-


vel indigénisme tourné vers le passé qui prône le rejet de la France,
des Français et de leur culture, dont l'attitude critique de Télumée
et des habitants de Fonds-Zombi par rapport aux Desagragne est
exemplaire,53 contrairement à Claire et ses sœurs qui sont toutes fasci-
nées par Jean Luze dont le nom déjà est tout un programme: Luze
/ Luz / Lux. Mais, ce qui marque vraiment le roman de Schwarz-
Bart, c'est surtout cette revalorisation, cette réappropriation des va-
leurs indigènes, créoles qui va de la négritude césairienne à la créo-
lité des Bernabé, Chamoiseau et Confiant en passant par l'antillani-

52 A. Armet, Guadeloupe et Martinique: des sociétés «krazé»?, «Présence afri-


caine», n. 121-122, 1982, pp. 12-13 et 16.
53 S. Schwarz-Bart, op. cit., pp. 88-120.

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té de Glissant qui font corps et suite à d'autres mouvements du mê-


me genre en Amérique: l'Ecole de 1836 (Haïti) ou le mouvement
Bois Brésil, entre autres. Un bel exemple de cette réappropriation
des valeurs indigènes est le personnage de la «sorcière», Man Cia
dont Schwarz-Bart nous donne un portrait des plus réussis, évitant
tout folklorisme et toute condescendance par rapport à ses croyan-
ces populaires. Bien que les écrivains guadeloupéens aient été (se
sont tenus) plutôt en marge, ou à distance, de ces appellations plus
ou moins contrôlées, Schwarz-Bart est sans doute un précurseur de
la créolité dans le sens d'une ré-appropriation de la parole, de la
langue créole, et est perçue par plusieurs critiques comme une de-
vancière de «la créolité», notamment Karen Smyley Wallace qui écrit:
Both to the casual reader of Simone Schwarz-Bart or to the more se-
rious scholar, Pluie et vent sur Télumée Miracle stands out as a work which
memorably captures the essence of the «univers créole» while paying ho-
mage to the majesty of Caribbean women. Because it highlights the endu-
rance of the «esprit antillais» and captures the colorful, folkloric richness
of the rural Guadeloupean population, it stands as an acknowledged re-
flection of «créolité», at its very core.54

Chauvet adopte une position radicalement opposée, son texte


d'un français sans haïtianismes presque, «un français pur, "de Fran-
ce"», selon l'expression de Ronnie Scharfman,55 est en rupture avec
une longue tradition du roman haïtien dès 1901. 56 De plus, rejetant
tout ethnicisme réducteur, Claire admire le Français Jean Luze au-
tant qu'elle exècre l'Américain, M. Long, et critique sa classe bour-
geoise comme elle dénonce la tyrannie des nouveaux maîtres noiris-
tes.

Ces deux positions ne sont que le reflet de deux sociétés qui


ont évolué différemment: d'une part, les «Antilles dépendantes»
(Guadeloupe et Martinique) d'autre part, les «Antilles indépendan-
tes» (Cuba, Haïti et la République dominicaine), pour reprendre la
distinction de Maryse Condé dans La Parole des femmes.51 D'un
côté, les Antilles dépendantes cherchent à s'affirmer, développent

54 K. S. Wallace, Créolité and the feminine Text in Simone Schwarz-Bart ,


«The French Review», vol. 70, n. 4, 1997, p. 554.
55 R. Scharfman, op. cit., p. 99.
56 J. Jonassaint, Des romans de tradition haïtienne. Sur un récit tragique , Paris
et Montréal, L'Harmattan et Cidihca, 2002, pp. 68, 90-91, 99-130.
57 M. Condé, La Parole des femmes. Essai sur des romancières des Antilles de
langue française , Paris, L'Harmattan, 1979.

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une littérature du retour sur soi, de ia (quête ďune) mémoire (en-


fouie, perdue), de l'identité, de l'affirmation nationale pour l'indé-
pendance politique. De l'autre, les Antilles indépendantes, plus spé-
cifiquement ici Haïti, ont déjà traversé cette phase, et le pays, à ce
moment (historique), vit ce que j'appellerai l'indigénisme réel qui
s'oppose à l'indigénisme littéraire qui est plus une esthétique qu'u-
ne praxis (politique ou sociale), car l'indigénisme littéraire qu'il se
nomme négritude, antillanité ou créolité n'est que théorie. Par con-
tre, l'indigénisme réel, duvaliérisme ou mobutisme (ces fascismes
tropicaux sous couvert de revendications ou d'affirmations racia-
les), qui fait corps et suite à l'indigénisme littéraire, théorique -
école des Griots, école indigéniste (Haïti), négritude (Afrique, An-
tilles) pour reprendre une terminologie consacrée par la critique lit-
téraire - est politique, agissant quotidiennement sur toutes les sphè-
res du corps social avec des conséquences très néfastes. Dans le cas
d'Haïti, on n'a qu'à penser à l'exode des Haïtiens de toutes origines
depuis le début des années 1960, entre autres, décrit par Jean-Clau-
de Charles dans De si jolies petites plages™ qui trouve écho dans
diverses œuvres romanesques haïtiennes des années 1960-1990, ou
même étrangères.59 Certes, quelques bons esprits (et ils sont encore
nombreux malgré les démentis de plus en plus évidents de l'his-
toire) pensent (ou peuvent penser) qu'il y a là quelques exagéra-
tions, et qu'inscrire le duvaliérisme ou le mobutisme dans la foulée
des indigénismes littéraires des années 1930-1960 est outrancier,
crime de lèse intellectualité. Car comment mettre dans le même sac
la pensée de Césaire ou Senghor et celle de Duvalier ou Mobutu?
Poser une telle question, n'est-ce pas sous-estimer le rôle de Duva-
lier dans le mouvement indigéniste haïtien, ou du poids du discours
indigéniste dans la dérive duvaliériste, et ne pas tenir compte de l'a-
nalyse ď Adotevi 60 du discours de la négritude dans les dérives dic-
tatoriales africaines. Mais surtout, c'est oublier que depuis 1789,
pour rester dans l'ère moderne occidentale, toutes ces révolutions

58 J.-C. Charles, De si jolies petites plages , Paris, Stock, 1982.


59 Voir entre autres: M.-C Agnant, La Dot de Sara , Montréal, Remue-ménage,
1995; F. Allien, O Canada, mon pays, mes amours , Paris, La Pensée universelle,
1977; M. Condé, Haïti chérie , Paris, Bayard, 1998; F. Etienne, Mûr à crever , Port-
au-Prince, Presses port-au-princiennes, 1968 («Spirale»); E. Ollivier, Passages ,
Montréal, L'Hexagone, 1991; S. Schwarz-Bart, Mon beau capitaine , Paris, Seuil,
1987.

60 S. Adotevi, Négritude et Négrologues , Paris, Union Générale d'Édition, 1972


(«10/18»).

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JEAN JONASSAINT

au nom du peuple (d'un peuple un et indivisible comme la Nation),


que ce soit au Nord ou au Sud, en Europe, en Amérique ou en
Afrique, jusqu'à preuve du contraire, ont abouti à quelques carna-
ges dont les derniers en date sont le génocide rwandais, et l'enlise-
ment du conflit israélo-palestinien. En fait, l'histoire ne fait que se
répéter. Si Hitler n'est pas Robespierre, et Sharon n'est pas Cortés,
leur passion pour une pureté (ou une essentialité) sociale les con-
duit tous à pratiquer des politiques de mort, d'éradication de l'au-
tre où la raison d'Etat mortifère devient la seule raison.
Si en Martinique, la négritude de Césaire n'a pas abouti, comme
en Haïti, à un fascisme quelconque, peut-être est-ce parce que la
Martinique est demeurée territoire français, autrement dit que le
projet politique ethniciste ou racialiste a échoué. Mais aussi, et
peut-être surtout, parce que Césaire avait bien pris note de l'échec
des indépendances négro -africaines tant dans la Caraïbe qu'en
Afrique comme en témoigne sa trilogie dramatique, La Tragédie du
roi Christophe , Une saison au Congo , et Une tempête .61 Par contre,
ce n'est pas le goût du pouvoir qui a manqué au poète qui a été dé-
puté-maire de Fort-de-France quelque cinquante ans.
Le décalage tant littéraire qu'historique, ici mis en lumière à
partir d'une analyse de deux textes haïtien et guadeloupéen, montre
bien la complexité de la Caraïbe, et pourquoi elle est difficilement
réductible à une vision unique ou unifiante même pour une période
historique ou littéraire limitée. Cette double rupture contradictoire
(indigénisme antillais et anti-indigénisme haïtien) participe d'un
même souffle à l'évolution des Caraïbes. La quête identitaire indi-
géniste schwarz-bartienne est tout aussi importante et novatrice
pour les Antilles dites françaises que la critique du nationalisme
ethniciste de Chauvet dans le contexte haïtien. Bien sûr globale-
ment, sur le plan historique et littéraire, nous savons que l'esthé-
tique, ou mieux la poéthique schwarz-bartienne (il s'agit bien à la
fois d'une éthique et d'une poétique), est une donnée déjà acquise,
dépassée même dans l'ensemble américain du Nord, du Sud et du
Centre (Haïti compris), mais sur le plan local, elle est une force
émergeante, comme le prouvera quelques années plus tard la gran-
de créativité du mouvement de la créolité dont Jean Bernabé a été
sans conteste l'un des théoriciens et des militants les plus imminents.

61 A. Césaire, La Tragédie du roi Christophe , Paris, Présence africaine, 1963;


Une saison au Congo , Paris, Seuil, 1966; Une tempête , Paris, Seuil, 1969.

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DE LA COMPLEXITÉ CARAÏBÉENNE

Aussi, faut-il préciser qu'il ne s'agit pas ici de lire le roman de


Schwarz-Bart comme un texte tourné vers le passé véhiculant une
idéologie passéiste, folklorisant sans valeur de rupture esthétique ou
poéthique , d'autant plus qu'il est un des tout premiers, sinon le pre-
mier, à articuler sur la tradition narrative d'expression personnelle
antillaise - où le je du narrateur tend à se confondre ou à être con-
fondu avec celui de l'auteur qui remonte à René Maran, Mayotte
Capécia et Joseph Zobel -,62 une mémoire ancestrale populaire, où
le je de la narration tend à se confondre avec un nous collectif valo-
risant ou valorisé. Il s'agit plutôt de montrer comment les écrivains
haïtiens et antillais ont des visions et des stratégies d'écriture diver-
gentes, même quand ils traitent d'une même période historique. En
effet, les littératures caraïbéennes même de langue identique évo-
luent dans des conditions socio-politiques parfois si différentes ou
divergentes qu'elles ont forcément un développement inégal, sinon
contradictoire. Ainsi, ce qui est tradition aux Antilles françaises, la
narration à la première personne, devient rupture en Haïti, ce qui
est rupture aux Antilles françaises, l'expression indigène nationale,
est plutôt tradition en Haïti, comme le montre bien la comparaison
entre Amour de Chauvet et Pluie et vent de Schwarz-Bart. Il est
donc fort difficile d'arriver à une théorie générale qui puisse rendre
compte adéquatement de cet ensemble littéraire, sans distorsions
ou omissions manifestes. Et ce n'est pas hasard si, comme l'ont sou-
ligné, tour à tour, Maximin63 et Torres-Saillant64 en introduction de
leur livre, il n'y a eu que quelques maigres travaux sur les littératu-
res caraïbéennes débordant les frontières linguistiques.
Enfin, faut-il le répéter, bien qu'écrivant à la même époque
dans la même région dans une optique diamétralement opposée
Schwarz-Bart comme Chauvet innovent par rapport aux littératures
caraïbéennes. Télumée est sans doute l'un des plus attachants et des
plus puissants personnages féminins de la littérature caraïbéenne.
Chauvet ouvre une voie pour le roman haïtien, celle de la moderni-
té qui intègre la critique sociale (marxiste) et le souci formel (de la
génération de la Ronde et des contemporains européens), celle d'u-
ne littérature qui fait le passage de la quête identitaire, nationalitai-

62 Voir: R. Maran, Un homme pareil aux autres , Paris, Éditions Arc-en-ciel,


1947; M. Capécia, Je suis Martiniquaise , Paris, Corrêa, 1948; J. Zobel, La Rue Ca-
ses-Nègres, Paris, J. Froissart, 1950.
63 C. Maximin, op. cit.
64 S. Torres-Saillant, op. cit.

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re à la transnationalité et Terranee. Une littérature d'une société qui


a connu l'indigénisme réel (politique) avec toutes ses dérives, le du-
valiérisme, donc en quête de lucidité plutôt que d'identité.
Quant à Schwarz-Bart, elle renoue avec le vieux rêve des écri-
vains américains du Nord, du Sud ou du Centre d'enracinement
dans l'espace américain. Elle ouvre donc une voie pour la littératu-
re antillaise, ce passage obligé des littératures américaines d'appro-
priation de la mémoire collective, des formes d'expressions popu-
laires. Et ce n'est pas sans raison que Mary Jean Green affirme que
«Schwarz-Bart fait figure de proue du nouveau courant littéraire
antillais»,65 et Jean Bernabé de conclure son fameux article sur Pluie
et vent sur Télumée Miracle , avec ce bel éloge à Simone Schwarz-
Bart:

Rusée, elle parvient au terme d'une perpétuelle négociation, à imposer


l'absence du créole comme une présence qui catalyse les significations ma-
jeures du texte. Courageuse et obstinée, enfin, elle maintient ferme, contre
vents et marées, ou plutôt, contre «pluie et vent», le cap qu'elle a assigné à
son écriture. C'est miracle qu'une femme si frêle que Télumée résiste à ce
point à l'adversité. C'est aussi miracle qu'une œuvre apparemment si lisse et
si fluide que le roman de Simone Scharz-Bart dote de moyens si nouveaux
la lecture du réel historique de nos pays.66

Résumé. - L'hétérogénéité et la complexité des ensembles caraïbéens


(littéraires ou non) permettent difficilement des études globales au-delà
d'une période limitée et d'une aire linguistique ou historique circonscrite.
C'est ce qui est démontré ici par l'analyse de deux romans contemporains
avec des visions différentes (sinon divergentes) de la Caraïbe: Amour de
l'Haïtienne Marie Chauvet - le premier texte de sa trilogie Amour, Colère
et folie (1968); et Pluie et vent sur Télumée Miracle de la Guadeloupéenne
Simone Schwarz-Bart (1972).

65 M. J. Green, Simone Schwarz-Bart et la tradition féminine aux Antilles , «Pré-


sence francophone», 36, 1990, p. 130.
66 J. Bernabé, Le travail de l'écriture chez Simone Schwartz-Bart (sic). Contribu-
tion à l'étude de la diglossie littéraire créole-français , «Présence africaine», n. 121-
122, 1982, pp. 178-179.

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