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UNIVERSITÉ SAINT-LOUIS – BRUXELLES

Philosophie et philosophie morale – Horaire décalé


(HDDR 1160)

Syllabus

Premier Quadrimestre
(Titulaire : Quentin Landenne)

Année académique 2017-2018

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Philosophie et philosophie morale
HDDR 1160

Syllabus

Année académique 2017-2018


Premier quadrimestre

Chapitre introductif

Le cours de « Philosophie et philosophie morale » se présente comme un cours


d’introduction générale à la démarche et à l’histoire de la philosophie occidentale. Le
présent chapitre introductif a pour but de définir certaines notions, dont le concept de
philosophie lui-même, et de cartographier brièvement l’itinéraire que nous allons parcourir
au cours du premier quadrimestre. Au premier abord, cette cartographie ne peut
qu’apparaître abstraite, tant qu’on n’a pas commencé à cheminer effectivement, de même
que les règles d’un nouveau jeu sont difficilement compréhensibles, avant qu’on les ait
mises en application, en jouant effectivement. Pour compenser quelque peu cette abstraction
nécessaire, nous allons partir d’une situation très concrète – votre situation actuelle
d’étudiants fraîchement inscrits en première année de droit ou en sciences politiques – et
d’une première question simple qui pourrait vous venir spontanément, portant sur cette
situation concrète : Pourquoi un cours de philosophie dans un cursus en droit ou en sciences
politiques ?
On peut commencer par distinguer et relever diverses interprétations possibles de la
question élémentaire « pourquoi ? » :
- « D’où vient la présence d’un cours de philosophie dans ces deux cursus ? »
Cette première question est de nature historique, elle en appelle à une reconstruction
empirique d’un fait institutionnel et social à partir de sa cause historique ou de son motif
culturel. Pour y répondre, il faudrait remonter à une tradition pluriséculaire de
l’Université depuis le Moyen-Âge, où la philosophie, à côté de la théologie et du droit,
figurait parmi les premières facultés et jouissait même à certaines époques d’un prestige

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spécial et d’une autorité intellectuelle particulière, au point de disputer progressivement à la
théologie ou au droit romain le statut de « reine des sciences » ou de « science des
sciences ».
Mais ce statut ne lui est plus du tout reconnu aujourd’hui au sein même de l’Université,
puisque les disciplines scientifiques ont toutes conquis leur indépendance épistémologique1
par rapport à la tutelle philosophique. La philosophie continue certes à jouer un rôle
particulier dans la division du travail scientifique – ce qui explique la présence d’un
cours de philosophie dans de nombreux cursus de premier cycle à l’Université, presque
toutes disciplines confondues – mais elle a indéniablement perdu la centralité à laquelle
elle pouvait encore prétendre au 18ème siècle, par exemple. Une justification historique par le
prestige d’une tradition académique ne peut donc suffire à répondre à notre première
question. Il faut donc proposer une deuxième interprétation :
- « Quelle est l’utilité, la fonction de la philosophie pour les disciplines juridiques et
politologiques ? »
La philosophie a contribué et contribue encore dans la recherche universitaire actuelle,
plus ou moins visiblement, à construire ou à façonner certains principes fondamentaux
d’où procèdent des applications dans différents domaines des sciences empiriques, y
compris les sciences humaines et sociales. Un très grand nombre de concepts, de théories, de
méthodes qui sont d’usage dans les sciences juridiques et politiques ont fait l’objet
d’élaborations philosophiques qui ont été décisives pour ces sciences. On peut citer,
entre autres, les concepts de souveraineté étatique, de démocratie, de sujet, de droits de
l’homme, de responsabilité, ou encore les théories du réalisme politique, du contrat social,
de l’utilitarisme, comme nous allons le voir dans ce cours. Saisir l’origine philosophique de
ces concepts et de ces théories, c’est se donner les moyens de mieux comprendre leurs
fonctions au sein même des disciplines juridiques et politologiques et par conséquent de
faire un usage plus efficace de certains outils dans les domaines d’expertise scientifique
ou professionnelle où ces concepts peuvent avoir une influence plus ou moins directe.
Mais cette réponse utilitaire, quoique assez valable, n’est pas non plus pleinement
satisfaisante, non seulement parce que l’effet et l’influence de ces concepts philosophiques
sont parfois tellement indirects, qu’ils en deviennent presque indiscernables pour les
praticiens du droit ou les politologues. Mais, plus fondamentalement, la réponse par l’utilité

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L’épistémologie est l’étude des sciences et des pratiques scientifiques. L’indépendance épistémologique des
sciences vis-à-vis de la philosophie signifie que les sciences sont capables de définir et de fonder par elles-
mêmes leurs méthodes de recherche et leurs critères de validité scientifique, sans avoir besoin d’une
justification philosophique de ces méthodes et critères.

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est aussi insatisfaisante que la question utilitaire elle-même. L’utilité fonctionnelle ne peut
en effet pas être un critère de justification ultime ou suffisant, puisqu’il ne peut pas
s’appliquer à lui-même, comme en atteste l’absurdité de la question : « à quoi sert donc
l’utilité ? ». Il faut donc pouvoir justifier ou rendre raison d’une activité, répondre au
« pourquoi » de cette activité, au delà de son utilité éventuelle, ce qui nous pousse à
relever une troisième interprétation de notre question première, qui ne vise ni l’origine
historique, ni l’utilité fonctionnelle pour une expertise scientifique ou professionnelle, mais
qui introduise une autre dimension :
- « Quel peut être le sens d’une perspective philosophique dans une formation
universitaire en droit et en sciences politiques ? »
La question du sens d’une activité procède de l’insuffisance de la question de son utilité
et de sa justification fonctionnelle. Beaucoup plus ouverte que les deux questions
précédentes, la question du sens de la perspective philosophique dans le contexte d’une
formation en droit ou sciences politiques, exige au préalable qu’on puisse s’entendre sur ce
qu’est la philosophie, sur ce qu’elle fait et sur ce qu’elle ne fait pas.

I. Qu’est-ce que la philosophie ?


Première approche par la négative : le sens commun
La question « qu’est-ce que la philosophie ? » est une question que chaque philosophie
a pour tâche de se reposer à nouveaux frais. Elle est par essence une question ouverte. Il n’y
a par conséquent pas de définition officielle préétablie ou définitive qui conviendrait à
toutes les philosophies à travers les époques ou les systèmes. Définir la philosophie, c’est
nécessairement s’engager personnellement dans la pratique philosophique et tenter de
rendre compte de cette pratique. On pourrait ainsi multiplier les définitions disponibles dans
la tradition, attestant des engagements multiples de ceux qui se sont efforcés de
philosopher2, sans pouvoir trouver de plus petit dénominateur commun qui soit sensé et
a fortiori intéressant. Il faut pourtant bien tenter d’élucider ce concept, avant même de
pouvoir prendre parti pour l’une ou l’autre philosophie et sans supposer une synthèse
impossible des conceptions existantes de la philosophie.
En première approche, on peut commencer par interroger ce que le sens commun dit le
plus souvent de la philosophie, lequel sens commun constitue d’ailleurs pour le philosophe à

2
Pour ne citer que quelques unes des définitions de la philosophie occidentales, parmi les plus fameuses :
« amour du savoir » (Platon), « science de la vérité » (Aristote), « philosopher c’est apprendre à mourir »
(Montaigne), « étude de la sagesse » (Descartes), « se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher »
(Pascal), « système de connaissance rationnelle par concepts » (Kant), etc.

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la fois un point de départ constant, une matière brute et un adversaire privilégié. Parmi les
lieux communs qui circulent sur la philosophie, il y a une série de préjugés défavorables,
dont on peut retenir ici trois reproches récurrents : a) le caractère contre-intuitif ou
artificiel de ses questions (« se chatouiller pour se faire rire »), b) le caractère autoréférentiel
et stérile de ses réflexions (« tourner en rond, reculer pour mieux sauter »), c) le caractère
inutilement obscur, abstrait et hermétique de son discours (« faire compliquer quand on peut
faire simple »). Cette mauvaise réputation des philosophes est tout sauf neuve ; on en
trouve les traces dès les premiers temps de la philosophie ancienne, dans l’Athènes du 5 ème
siècle avant notre ère, où l’on voit Aristophane dépeindre Socrate de la manière la plus
ridicule, comme on peut le lire dans sa comédie intitulée Les Nuées.
Ces trois lieux communs péjoratifs sur la philosophie témoignent sans doute de ce
qu’on n’est pas encore entré dans la pratique philosophique et qu’on s’en tient à la juger de
l’extérieur. Certes, ils disent aussi quelque chose de vrai sur cette pratique, comme nous
allons le montrer dans un instant ; mais ils le disent superficiellement et surtout ils le disent
en négatif, c’est-à-dire par opposition à autre chose qui n’est pas la philosophie et qu’on
prend pour point de comparaison, point de référence sur lequel se basent des attentes plus ou
moins explicites. Ce sont ces attentes qui sont déçues quand on reproche à la philosophie
d’être inutilement abstraite et compliquée, de parler plus d’elle-même que du monde qui
nous entoure et de se construire des questions et des problèmes que personne ne se pose,
plutôt que de nous aider à résoudre les problèmes de la vie quotidienne.
Or, ces attentes proviennent de modèles qu’on croit pouvoir trouver dans d’autres
pratiques culturelles et d’autres types de discours avec lesquels la philosophie a toujours
eu des relations complexes et parfois très imbriquées, mais dont elle s’est le plus souvent
radicalement différenciée, pour affirmer sa propre spécificité. Pour comprendre d’où
viennent de telles attentes, et donc d’où viennent les déceptions concernant la philosophie,
on peut d’abord déterminer ce que la philosophie n’est pas, ce qu’elle ne fait pas, et
pourquoi elle ne peut pas, eu égard à sa nature et à son projet propres, répondre à ces
attentes du sens commun. Il est ainsi permis, toujours en première approximation, de brosser
une série de contrastes à « gros traits » entre la philosophie, d’une part, et les sciences et les
techniques, les religions et les éthiques, les arts et la littérature, d’autre part. Il ne s’agit pas
ici de définir abstraitement ce que seraient en soi « les sciences », « les religions », « les
arts », comme s’il y avait une essence universelle et anhistorique ou transhistorique de ces
domaines gigantesques des civilisations humaines ; l’exercice consiste uniquement à

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indiquer l’origine d’attentes inadaptées qui sont responsables d’une série de malentendus
concernant les spécificités du travail de la philosophie.

La philosophie par contraste avec les sciences, les religions et les arts
Des sciences et des techniques, le public attend généralement qu’elles nous disent de
quoi le monde est fait et comment en faire le meilleur usage. La philosophie partage avec les
sciences positives le même rapport essentiel avec le dévoilement de la vérité et la
compréhension ou l’explication rationnelle du réel. Mais elle s’en distingue en ce qu’elle
ne dispose pas, contrairement aux sciences empiriques, de domaine d’objets qui lui soit
propre, qu’elle n’a même pas de paradigme commun aux différentes orientations
philosophiques, pas de méthode de vérification ou de falsification pour mettre à l’épreuve
ses thèses, pas de débouchés techniques pour montrer l’utilité immédiate de ses théories.
Avec les conceptions courantes des religions et des éthiques, la philosophie partage un
rapport essentiel avec les questions métaphysique et existentielles fondamentales (quel
est le sens de la souffrance ? que peut-on espérer de l’humanité ?) et avec les grandes
orientations pratiques de la vie (quelle forme de vie est digne d’être choisie ?). Mais
contrairement aux religions positives, la philosophie n’est pas censée devoir supposer le
moindre dogme incontestable ou article de foi qu’on ne puisse valablement remettre en
cause. Elle ne produit par ailleurs pas nécessairement de prescriptions de conduite
précises ou contraignantes, mais – notamment à la suite de la séparation progressive entre
philosophie et théologie chrétienne – la philosophie occidentale a laissé le plus souvent
ouverte la question essentielle de la réalisation concrète de la réflexion philosophique
dans la vie de ceux qui philosophent. Elle est aussi, en principe, très récalcitrante à toute
consécration de sa pratique dans des institutions plus ou moins hiérarchisées et des
conventions bien acceptées dans une communauté de croyances et de pratiques.
Enfin, comme les arts et la littérature, la philosophie cultive un rapport essentiel
avec l’expression des affects et avec la créativité. Mais la création de formes et
l’expression esthétique des affects ne constituent pas un but en soi ou un achèvement pour
la philosophie, qui vise outre cela à proposer des réponses à des questions théoriques (ce qui
la rapproche des démarches scientifiques) et à des problèmes pratiques (ce qui la rapproche
des démarches religieuses et éthiques). La philosophie, contrairement aux pratiques
artistiques, met la validité de sa pratique à l’épreuve non seulement d’une certaine
cohérence théorique (à travers différents types de dispositifs discursifs), mais aussi de la

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consistance pratique de ses affirmations théoriques, dans des manières de penser qui
peuvent se traduire par des manières d’agir et de vivre.
Par cette brève et grossière comparaison entre la philosophie et trois types de discours et
de pratiques avec lesquels on peut être tenté de la rapprocher, on comprend déjà mieux
pourquoi la philosophie peut apparaître au premier regard – un regard encore extérieur à la
pratique philosophique – comme n’apportant pas de réponses empiriques ou de solutions
pragmatiques aussi opérationnelles que les disciplines issues du complexe
technoscientifique, qu’elle ne porte pas en elle de décisions ou d’orientations de vie aussi
fermes que bien des éthiques positives ou de pratiques religieuses, et qu’elle ne produit, le
plus souvent, pas d’œuvres aussi émouvantes que ce que les arts et la littérature peuvent
nous livrer. La philosophie peut certes avoir de tels effets, mais pas directement et
uniquement sur celui qui se prête à son exercice, par le biais d’une pratique proprement
philosophique.
Insistons-y cependant : tout au long de l’histoire de la philosophie, le dialogue et les
croisements entre la philosophie et les sciences, les religions et les arts ont été multiples et
très féconds, au point parfois de relativiser fortement les distinctions entre ces domaines,
voire de les vider de leur sens, dans le cas de certains philosophes. Comme nous le verrons,
Platon lui-même, pour ne prendre qu’un des exemples les plus fameux, est autant un grand
écrivain, un grand poète, que « le philosophe » par excellence, dont la réflexion s’est par
ailleurs nourrie de nombreux éléments issus de la religion traditionnelle (principalement les
mythes et la forme mythique en général) pour la subvertir en partie et qui s’est appuyé sur
les sciences mathématiques de son époque, non sans prétendre s’enquérir des fondements de
toute science. Ici, comme plus loin, les distinctions proposées pour cerner les spécificités
d’un objet (en l’occurrence, le discours et la pratique philosophiques), loin de correspondre
à des coupures réelles et immuables, ne servent qu’à recomposer autrement les pratiques et
discours distingués.
Après avoir commencé par définir négativement la philosophie à partir du sens
commun et par contraste avec ce qu’elle n’est pas, tentons de la définir positivement. Faute
de pouvoir la définir par un objet ou un domaine qui lui soit propre, ni par une méthode
commune aux différentes philosophies ou un paradigme disciplinaire, on peut se risquer
maintenant à décrire ce qu’elle fait, en esquissant une gestuelle bien spécifique composée
de trois gestes élémentaires : la mise en question (ou la problématicité), le retour sur soi
(ou la réflexivité) et la construction de concepts (la conceptualité). Ces trois gestes, loin

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d’épuiser la variété indéfinie des pratiques philosophiques, nous permettent d’en identifier
les conditions minimales.

Essai de définition positive : Trois gestes élémentaires de la pratique philosophique


1) Le premier geste est celui de la mise en question des évidences communes,
l’étonnement premier devant les choses qui nous entourent au quotidien. L’étonnement
philosophique n’est pas suscité par l’insolite, l’inattendu, l’extraordinaire, mais par ce qu’il
y a de plus ordinaire, de plus commun. Ainsi, la question fondamentale de la métaphysique,
si l’on en croit entre autres Leibniz3 ou Heidegger4, consiste à s’étonner devant l’être lui-
même : « comment se fait-il qu’il y ait quelque chose et non pas rien ? » L’étonnement n’est
pas un simple point de départ de la méditation philosophique, c’est le foyer autour duquel
tourne sans cesse cette méditation. Toute pensée philosophique se meut et se développe dans
l’écho persistant d’une question fondamentale, d’un questionnement radical, d’un problème
toujours ouvert pour la pensée.
2) Or, le questionnement philosophique ne porte pas seulement sur le monde, sur l’être,
sur les choses qui nous entourent, mais interroge tout aussi essentiellement en direction de
celui qui questionne lui-même. Le second geste prolonge et complexifie immédiatement le
premier : c’est la mise en réflexion, le retour sur soi, que ce « soi » sur lequel la réflexivité
fait retour soit l’individu singulier, l’humain en général, la pensée, le discours, la
conscience, ou l’acte de philosopher lui-même. La réflexivité philosophique peut s’opérer
de deux façons différentes : comme réflexivité secondaire, partant de discours existants
(religieux, scientifique, artistiques, philosophiques, de sens commun, etc.) et interrogeant les
conditions de possibilité, d’émergence et de production de ces discours ; comme réflexivité
primaire ou originaire en interrogeant les conditions fondamentales de toute pensée et de
tout pensable, en direction de la racine et du tout des choses.
3) L’étonnement et la réflexivité ouvrent alors pour la pensée un nouveau monde, un
réalité inédite qui est comme inversée par rapport au monde commun et qui exige pour cette
raison un nouveau langage, un travail sur le langage. Ce travail de transformation du
langage s’opère par le geste de la mise en concept, l’invention de concepts philosophiques.
Si le concept n’est pas l’apanage de la philosophie, il ne se réduit pas pour le philosophe à
un simple outil, mais constitue véritablement le laboratoire de l’activité philosophique, le
lieu propre de sa créativité, l’élément dans lequel la pensée philosophante se meut et se

3
Gottfried Wilhelm Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, §7, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 228.
4
Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 13.

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déploie. Le concept philosophique permet de créer de nouvelles coupures dans le réel, des
distinctions inhabituelles, mais aussi de proposer de nouvelles alliances entre les choses, des
synthèses originales entre des objets qu’on n’a pas coutume de relier. En cela, le concept est
toujours à la fois une lame qui tranche dans les nœuds du réel (il opère des distinctions
nouvelles en démêlant ce qui est entrelacé) et un nouveau nœud que tisse la réflexion elle-
même (il concentre et tient en lui des pensées diverses et hétérogènes).
Les trois gestes qui caractérisent la pratique philosophique peuvent certes être perçus
comme de la simple gesticulation, tant qu’on les observe de l’extérieur et sans y participer,
donnant lieu aux trois reproches que nous avons décrits pour commencer (avec
l’étonnement, le philosophe semble « se chatouiller pour se faire rire », par sa réflexivité, il
paraît tourner en rond et avec la conceptualité, il heurte par les complications de son
vocabulaire) ; mais si l’on entre soi-même activement dans le processus qu’ils rendent
possible, à travers leurs interactions réciproques, on se donne les moyens de voir les effets
dans notre pensée de la gestation philosophique. Présentés ici de manière très abstraite et
formelle, ils peuvent être rendus plus concrets en les appliquant à un objet particulier et en
les montrant à l’œuvre, tels qu’ils participent à la définition de la philosophie dans un texte
majeur de la tradition : le Banquet de Platon. Pour dépasser la formalité de cette définition
de la philosophie, entrons en matière dans ce texte, dans le vif de la discussion
philosophique qu’il met en scène.

Entrée en matière : illustration de la gestuelle philosophique dans Le Banquet


Texte central de la philosophie de Platon (427-347 av. J.C.), Le Banquet est un dialogue
qui a connu une très grande postérité dans toute l’histoire de la philosophie, faisant
l’objet de très nombreux commentaires, de lectures et interprétations diverses. Nous le lisons
ici simplement en guise d’introduction non pas à la philosophie platonicienne (cf. Chapitre
2), mais à la philosophie en général, parce qu’il nous donne, entre autres choses, une belle
illustration de la démarche philosophique, telle qu’on l’a esquissée plus haut et parce
qu’il nous livre une définition de la philosophie très suggestive.
Commençons par faire le récit du dialogue, en suivant simplement sa structure et son
style narratifs, avant d’en analyser la signification pour notre introduction à la philosophie.
Le contexte du dialogue est un repas entre amis, un banquet bien arrosé réunissant le gratin
de la société athénienne, organisé par le poète tragique Agathon pour fêter sa victoire lors
d’un concours de tragédies. Entre autres invités, on trouve Aristophane, le célèbre auteur de
comédies, un médecin nommé Éryximaque, certains orateurs et hommes politiques et, bien

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sûr, le philosophe Socrate, qui constitue le centre du dialogue. Pour se divertir, les convives
décident de faire l’éloge du dieu Éros et par là même de l’amour, chacun ayant pour
tâche de faire le plus beau discours révélant ce qu’est l’amour et ce qu’il fait à ceux qui
aiment.
Pour le premier intervenant, Phèdre, l’amour ou Éros est, non seulement, le plus ancien
et l’un des plus grands dieux, mais il est aussi pour nous la cause des plus grands biens, car
son effet sur ceux qui sont touchés par lui, ceux qui aiment, est de leur faire faire les actes
les plus beaux, les plus courageux, les plus nobles. En effet, se trouver sous le regard de
celui ou celle qu’on aime nous rend meilleurs, plus forts ; la beauté de l’amour nous
inspire de bonnes actions.
Le deuxième intervenant, Pausanias, objecte à l’éloge de Phèdre qu’il présuppose à tort
que l’amour est simple. Or, il n’est pas simple, il est double, dit Pausanias, car de même
qu’il y a une Aphrodite céleste et une Aphrodite vulgaire, de même l’Eros qui accompagne
Aphrodite n’est pas simple, mais il est double et selon qu’il correspond à la première ou à la
seconde de ces deux Aphrodite, il sera céleste, c’est-à-dire qu’il visera surtout l’âme, sa
vertu et son intelligence, ou vulgaire, c’est-à-dire qu’ il visera essentiellement le corps ou
toute autre chose dont l’aimé n’est qu’un instrument, et s’en servira pour son plaisir le plus
bas, de manière irrespectueuse et inconstante. L’amour n’est donc pas bon en soi, mais
comme toute action, sa qualité de louable ou de blâmable dépend de la manière dont on le
pratique. À condition de pratiquer l’amour noble et céleste, il n’est jamais honteux pour un
être aimé, de céder à l’amant, de même qu’il n’est jamais honteux d’obéir à un
commandement vertueux et bon. Cet amour là est bon pour la cité, car il oblige l’amant et
l’aimé à prendre en commun soin de leur âme.
Ensuite, vient le tour d’Aristophane, le célèbre auteur comique ; mais pris d’un hoquet
tenace, il doit laisser sa place au médecin Éryximaque qui, après avoir donné quelques
conseils à Aristophane pour faire cesser son hoquet, se lance dans son éloge de l’Amour,
dans le style médical auquel le porte sa profession. Il reprend l’opposition introduite par
Pausanias entre deux types d’amours, mais il la généralise par une interprétation
naturaliste et médicale. Ce ne sont pas seulement les âmes qui sont concernées par la
dualité de l’amour, mais tous les corps animés sont possédés par des tendances bonnes et des
tendances mauvaises, et tout l’art de la médecine est de favoriser les premières et de contrer
les secondes ; le bon médecin est celui qui peut distinguer le bon Eros du mauvais Eros,
qui sait rétablir l’harmonie entre les éléments qui ont tendance à s’opposer dans le corps (le
chaud et le froid, le sec et l’humide). Cette restitution de l’harmonie ou de la conciliation des

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opposés est aussi le principe de l’art musical, de l’art culinaire, de l’agriculture, ainsi
que des arts divinatoires et des sacrifices, qui sont donc aussi inspirés par le bon Eros. C’est
là le secret de leur expertise. Le mauvais Eros au contraire est celui qui aime l’excès, la
démesure, il cause les dérèglements des corps animés, des plantes, des sociétés. « Telle
est la multiple, l'immense ou plutôt l'universelle puissance que, considéré dans sa totalité,
possède Éros dans toutes ses manifestations »5.
À la fin du discours d’Éryximaque, Aristophane, enfin libéré de son hoquet, dit toute sa
frustration par rapport aux discours qui ont précédé, au motif qu’ils n’auraient pas réussi à
rendre compte du véritable pouvoir de l’amour, à nul autre pareil.
L’amour est pour Aristophane la réponse à une nostalgie de l’unité perdue, il est la
guérison d’une coupure, en réunissant les moitiés complémentaires (comme le reconnaît
le sens commun, « les contraires s’attirent »), issues des entités androgynes, et en
rassemblant les moitiés semblables, issues des entités de paires masculines ou féminines
(« qui se ressemble s’assemble »). Les deux moitiés ne veulent pas seulement s’unir
sexuellement, mais se fondre l’une en l’autre pour ne former plus qu’un être, pour
reformer l’unité dont ils proviennent. L’amour est cette puissance impérieuse qui nous
pousse à fondre notre individualité dans l’entité du couple, c’est l’accomplissement d’un
désir de fusion. Aristophane résume ainsi son propos dans ces termes : « je parle, moi, des
hommes et des femmes dans leur ensemble, pour dire que notre espèce peut connaître le
bonheur, si nous menons l'amour à son terme, c'est-à-dire si chacun de nous rencontre le
bien-aimé qui est le sien, ce qui constitue un retour à notre ancienne nature »6.
Vient ensuite le tour d’Agathon, l’auteur de tragédies dont on fête précisément le
succès lors de ce banquet. Il critique ses prédécesseurs parce ce qu’ils n’auraient pas
suffisamment fait voir la nature même du dieu Eros, se limitant à en indiquer quelques effets
sur les hommes. Or, pour Agathon, Eros n’est pas le plus ancien, mais le plus jeune de
tous les dieux, le dieu éternellement jeune, qui cherche sans cesse la jeunesse et rend
jeune. Il est non seulement beau, mais délicat, ce qui lui permet de s’insinuer dans les âmes
sans susciter de résistance. Il est riche et prodigue de biens au plus haut point. Il fait profiter
de ses vertus à tous ceux qu’il touche : sa justice, son courage, sa tempérance et sa science
sont les plus élevés. Il est inspirateur dans toutes les sciences et tous les arts. Il prodigue
l’harmonie et la paix à toutes choses dans le monde, et c’est lui qui fait naître les vivants.

5
Platon, Le Banquet, 188d, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 2007, p. 112.
6
Platon, Le Banquet, 193c, trad. cit., p. 120.

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L’hymne à l’amour prononcé par Agathon est si élogieux pour le dieu Eros qu’il est à la
limite de la caricature et du ridicule, ce qu’Agathon semble reconnaître lui-même à demi-
mots, quand il dit que son discours, à l’image de la tempérance inspirée par l’amour,
participe également du jeu et du sérieux7. Il n’en demeure pas moins qu’il remporte un franc
succès et est acclamé par tous les convives.
C’est alors à Socrate de prendre la parole. Socrate, fidèle à son habitude8 fait preuve
d’ironie envers ses interlocuteurs, en faisant mine d’être dans l’embarras et de ne plus rien
avoir à dire après le discours si impressionnant d’Agathon. Sa critique ne tarde pourtant pas
à s’exprimer quand il s’étonne que, dans leur éloge, les orateurs n’auraient jusqu’à présent
pas dit la vérité sur l’amour, mais auraient attribué à Eros des qualités et des beautés qu’il
n’a pas. S’entretenant ensuite directement avec Agathon, Socrate lui pose une série de
questions pour l’amener à reconnaître les erreurs de son discours. Il lui fait ainsi admettre
que l’amour est nécessairement amour de quelque chose, que ce quelque n’est pas possédé
par celui qui aime, mais qu’il lui manque nécessairement et que, puisqu’amour est amour de
la beauté et du bon, il n’est lui-même ni beau ni bon, contrairement à ce qu’ont dit tous les
intervenants jusqu’alors. Socrate reprend alors seul le discours, en rapportant le dialogue
qu’il eut avec une prêtresse étrangère, Diotime, experte en choses de l’amour, qui
enseigna à Socrate tout ce qu’il en sait lui-même. Or, c’est d’abord son ignorance sur
l’amour que lui révèle son dialogue avec Diotime. S’il n’est ni beau, ni bon, il n’est pas pour
autant laid ou mauvais. Car, il y a un intermédiaire possible, de même qu’il y a un
intermédiaire entre être ignorant et être savant, c’est-à-dire avoir une opinion correcte, sans
pouvoir rendre raison de la vérité de cette opinion. L’amour n’est pas beau ni bon, mais il
est désir de la beauté et du bon. Eros est donc un intermédiaire : il n’est pas un dieu,
puisqu’il n’est ni beau, ni parfaitement bon, mais il n’est pas non plus un mortel. Il est
l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, soit un démon, et c’est cette position
intermédiaire qui fait qu’il tend au savoir, c’est-à-dire qu’il est amant de la sagesse, philo-
sophe c’est-à-dire l’ami ou l’amant (en grec : philos) de la sagesse (sophia). C’est parce
qu’on confond l’amour avec l’objet aimé qu’on le pare des plus beaux attributs. Mais, Eros
tient non seulement de son père, Poros (l’abondance), mais aussi de sa mère, Penia
(l’indigence), il est à la fois plein et vide, riche et pauvre, beau et laid. Il est désir du beau et
du bon, c’est-à-dire qu’aimer c’est désirer posséder le bien et le beau, les posséder pour

7
Platon, Le Banquet, 197e.
8
Nous aurons l’occasion de nous arrêter sur cet aspect dans les chapitres consacrés spécifiquement à la figure
de Socrate (Chapitre 1, point 3) et aux dialogues platoniciens (Chapitre 2).

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toujours. Or, ce trait, cette tendance ou ce désir, c’est la condition universelle de tous les
hommes et de tous les êtres animés : ils désirent le bien et le posséder sans cesse,
quelque soit la manière dont ce désir s’expriment. Tous les êtres animés sont donc des
amants, des amoureux, aussi étonnant que cela puisse paraître.
Ce qu’il y a de commun aux différentes manières d’aimer, si différentes soient-elles par
ailleurs, c’est qu’elles cherchent à engendrer, à procréer quelque chose et, au terme de
la gestation, à en accoucher, que ce soit par le corps ou par l’âme. L’amour est donc
« gros » de la beauté dont il veut enfanter, mais ne peut le faire avant terme. L’amour est
désir de « procréation et d’accouchement dans de belles conditions » 9 . Pourquoi donc
l’amour est-il amour de procréer ? Car pour le vivant qui est saisi d’amour, l’amour est
désir de perpétuation dans l’existence, l’amour est désir d’immortalité, puisque c’est
perpétuellement qu’il désire posséder le bien. Cet amour, en tant que désir d’immortalité, se
manifeste chez tous les vivants, par la fièvre qui les prend quand ils veulent se reproduire ou
par la folie qui s’empare d’eux quand leurs rejetons sont en danger. Dans le corps comme
dans l’âme, ce qui fait qu’on peut s’efforcer de perpétuer le bien qu’on aime, c’est non pas
quand on conserve son bien en l’état, car celui-ci est périssable en lui-même, mais quand on
peut faire en sorte que ce qui est neuf (les organes qui se régénèrent, la nouvelle pensée qui
ranime l’ancienne, le nouveau né qui prend la place de l’aïeul) puisse prendre le relais de
ce qui est ancien ou qui vieillit, de sorte que l’âme, le corps ou l’espèce, dans lesquels ce
passage et cette procréation s’effectuent, puissent se maintenir en vie, se perpétuer.
L’amour, en tant que désir d’immortalité, peut donc d’abord s’emparer du corps, à travers
l’instinct de reproduction, mais il peut aussi investir l’âme, à travers la recherche de la
postérité, de la gloire par la réalisation de grandes actions ou de grandes œuvres qui sont
comme des enfants nous garantiraient de survivre à la mort physique à travers la gloire
qu’elles nous assurent. Mais c’est au niveau de l’intellect que la quête amoureuse de
l’éternité peut s’accomplir pleinement. Pour finir, Diotime indique alors à Socrate la voie
véritable par laquelle l’amour peut atteindre son but, soit posséder perpétuellement le bien
qu’il aime. La contemplation du beau doit partir de celle des beaux corps et de leurs
formes, puis viser les belles âmes et leurs vertus, pour chercher ensuite à contempler les
sciences et tout ce qu’elles peuvent engendrer de beau. Ce n’est qu’alors, en suivant cette
progression, que l’on pourra enfin contempler ce qui est beau en soi, c’est-à-dire qui est
beau sous tous ses aspects, pour tous ceux qui le contemple, soit l’idée même du beau qui

9
Platon, Le Banquet, 193c, trad. cit., p. 150.

13
rend beau tout ce qui y participe. C’est en elle que l’amour touche à son but ultime, au
bonheur parfait, par la contemplation de la beauté éternelle.
À la fin du discours de Socrate, rapportant l’enseignement divin de Diotime, un
nouveau convive fait irruption : c’est Alcibiade, jeune homme de bonne famille, plein de
talents, d’attraits physiques et de charisme, personnage de premier plan dans l’histoire de la
démocratie athénienne ; il est l’élève et pour ainsi dire le soupirant de Socrate. Il arrive plus
ivre encore que tous les participants du banquet. Quand il voit Socrate, il lui adresse un
éloge plein d’admiration, mais aussi d’amertume pour celui qui, malgré tous les attraits
d’Alcibiade, se refuse obstinément à lui. Il compare ainsi Socrate à un Silène (statuette d’un
visage difforme à l’extérieur, mais qui cache des figurines divines à l’intérieur), à un satyre
apparemment repoussant, mais qui fascine par le son de sa flûte tous ceux qui l’écoutent. De
même, les discours de Socrate ont souvent l’apparence de la trivialité, voire de l’idiotie,
mais ils recèlent un sens profond et vraiment divin. Alcibiade décrit l’état dans lequel sa
présence et ses paroles le mettent. Désinhibé par le vin, il raconte même ses tentatives
malheureuses de s’attirer les faveurs de Socrate, dont il désire s’approprier la sagesse et la
science, comme s’il pouvait échanger « beauté contre beauté ».
Avec ce dernier discours sur l’amour, à travers l’éloge de Socrate, se clôt le dialogue, au
moment où tous s’étant endormis, Socrate étant resté le seul éveillé, s’en retourne chez lui.

 Commentaire du texte à la lumière de notre gestuelle philosophique


Le dialogue Le banquet, résumé ici à très grands traits, est extrêmement riche et chaque
passage du texte a fait et peut encore faire l’objet de nombreux commentaires et diverses
lectures parfois très contrastées. Comme annoncé, nous nous concentrons ici sur sa valeur
illustrative pour la démarche philosophique et les trois gestes qui nous semblent en donner
une caractérisation éclairante.
Le dialogue part d’une situation concrète, rapportée sous un mode narratif. L’éloge du
dieu Éros est un exercice de style bien ancré dans la culture athénienne qui donne l’occasion
de poser une question apparemment simple et d’intérêt commun : qu’est-ce que l’amour ?
Que signifie aimer ? Chaque intervenant propose un éloge et une conception de l’amour qui
puise non seulement dans le sens commun et la culture grecque, mais aussi dans leurs
domaines d’expertises et de connaissances propres, déployant chacun le type de discours
correspondant à ce domaine d’expertise : poétique, éthico-religieux, médical, tragique ou
comique. Tous ces discours disent sans doute quelque chose de vrai, de positivement
évident, d’intéressant et d’éclairant sur l’amour. Mais Platon nous fait comprendre par la

14
construction même du dialogue, qu’aucun des intervenants ne touche vraiment à l’essentiel,
qu’aucun ne sait ce qui rend son discours relativement vrai, mais aussi partiellement
faux, et finalement, que tous ces discours, si on les analyse, portent en eux la nécessité de
la mise en question de l’évidence et des affirmations qu’ils expriment sur l’amour. Au fur
et à mesure des éloges, on se demande ainsi si l’amour est simple et absolument bon ou s’il
est double et ambivalent, s’il est un principe naturel commun aux être animés et aux corps
ou s’il est une puissance qui trouve son siège dans les âmes supérieures, s’il se nourrit de la
ressemblance ou du contraste, si l’amour est indigence ou abondance, si chaque amour a
un objet particulier ou si tout amour poursuit au fond le même objet. L’étonnement vient
de ce que l’amour semble être à la racine de l’existence de chacun, ce qu’il y a de plus
intime en nous, ainsi que la condition universelle que partagent tous les êtres animés, et que
pourtant personne ne sait vraiment ce que c’est. En s’énonçant depuis le point de vue
triplement décalé de Diotime – femme, étrangère et prêtresse – l’intervention de Socrate
dans le dialogue vient mettre toutes les affirmations de ses prédécesseurs en question, en
leur montrant qu’en parlant d’amour, ils ont pour la plupart envisagé l’être aimé ou l’amour
comme objet du désir, mais non l’acte d’aimer et le désir qui met l’amour en mouvement.
En qualifiant Éros de démon, d’intermédiaire entre les dieux et les mortels, il dévoile
l’amour comme rapport et non comme objet ou comme substance existant pour soi-même.
Socrate invite alors à mettre en réflexion ce rapport, ce phénomène du désir amoureux
comme condition même du discours et de la connaissance, y compris du discours
philosophique. Il déploie le discours philosophique de Socrate – et, à travers lui, de Diotime
– comme un discours de second degré par rapport aux discours des expertises poétiques,
religieuses ou médicales sur l’amour, puisqu’il intervient après eux, et les commente plus ou
moins directement pour faire la part entre ce qu’il y a de vrai et de faux en eux. En même
temps, le discours qu’il propose est un discours plus originaire que ces discours basés sur
une certaine expérience, en ce qu’il vise la racine de l’acte d’aimer, alors que les autres
expertises visent des aspects dérivés de cette racine. Il montre alors que si aimer signifie
désirer un objet qu’on ne possède pas et, par conséquent, désirer le posséder éternellement,
alors l’amour est toujours amour de ce qu’il y a d’éternel dans ce qu’on aime. Comme
l’amour tend naturellement vers le beau, il cherche donc profondément la beauté
impérissable, l’idée éternelle de beauté elle-même. L’amour est un désir d’éternité, quelle
que soit la forme que puisse prendre ce désir, comme désir de reproduction, de gloire ou de
connaissance des idées. L’amour apparaît alors comme la condition même de la
philosophie et la philosophie comme la réalisation même du désir amoureux. Platon, à

15
travers les discours de Diotime et Socrate, propose ainsi une mise en concept qui rassemble
les différents éléments du dialogue et les reconstruit dans une définition du concept de
philosophie où le concept d’amour (philein, philos) explique le concept de savoir ou de
sagesse (sophia) et où, inversement, le savoir dévoile la vraie nature de l’amour. La
philosophie, comme désir de savoir ou amour de la sagesse, n’est pas la sagesse, ni le savoir.
C’est un intermédiaire entre savoir et ignorance ; Socrate, le philosophe, révèle d’abord
l’ignorance que cache le prétendu savoir des expertises diverses, pour ensuite dévoiler le
savoir qui se cache dans l’ignorance. En peignant la philosophie sous les traits d’Éros, et
en faisant d’Éros le fils de l’abondance et de l’indigence, Platon définit l’aporie et l’idée,
la question et l’affirmation, le problème et le système, comme les deux modalités
permanentes de la philosophie. La philosophie se présente dans ce texte comme savoir
ignorant ou une ignorance savante, comme une forme de contre-expertise qui met en
question les expertises des sciences, de l’art, de la religion ou de la politique, qui réfléchit
sur leurs conditions de production, d’énonciation, de légitimation, et qui propose des
concepts qui soient capables de saisir ensemble des éléments séparés par ces expertises ou
de distinguer ce qu’elles confondent.
Enfin, après avoir mis en mouvement les trois gestes philosophiques dans la définition
de la philosophie, le dialogue met en scène la frustration provoquée par la contre-expertise
philosophique pour ceux qui voudraient s’approprier les fruits de la philosophie comme des
résultats tout faits, sans avoir par soi-même procédé au travail de la philosophie, sans avoir
activé les gestes de la pratique philosophique. Alcibiade, en faisant l’éloge de Socrate
exprime aussi sa frustration que Socrate se refuse à lui, malgré les trésors de séduction qu’il
déploie pour arriver à ses fins et s’emparer de la beauté de Socrate. Mais la beauté de
Socrate, qui est spirituelle, ne se laisse pas conquérir comme un objet physique. Ce
passage qui conclut le dialogue sur l’amour par un discours sur la frustration montre
que la philosophie résiste à toute forme d’appropriation externe, d’instrumentalisation pour
des fins imposées de l’extérieur. La philosophie est donc inutile à qui veut en tirer
uniquement des outils tout faits. Socrate avait déjà prévenu Agathon sur ce sujet : « Ce
serait une aubaine, Agathon, dit-il, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le
plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c'est le cas de l'eau
qui, par l'intermédiaire d'un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide.
S'il en va ainsi du savoir aussi, j'apprécie beaucoup d'être installé [175e] sur ce lit à tes côtés,
car de toi, j'imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir. Le
savoir qui est le mien doit être peu de chose voire quelque chose d'aussi illusoire qu'un rêve,

16
comparé au tien qui est brillant et qui a un grand avenir, ce savoir qui, chez toi, a brillé avec
un tel éclat dans ta jeunesse et qui, hier, s'est manifesté en présence de plus de trente mille
Grecs »10. Les deux mises en garde de Socrate, placés au début et à la fin du dialogue, et qui
frustrent et déçoivent toute tentative d’instrumentalisation de la philosophie, sont comme les
deux masques de Silènes, laids et repoussants, qui entourent l’activité philosophique comme
pour la protéger des assauts impatients et brutaux.
Le discours de frustration est donc repris à la fin de l’éloge d’Alcibiade : la philosophie
apparaît nécessairement comme étrange, triviale, obscure ou inutile, tant qu’on n’entre pas
dans le processus et qu’on ne cherche pas à s’approcher de l’acte de philosopher. Platon
donne donc une explication aux malentendus que la philosophie a pu susciter et continuera
de susciter: si l’on cherche une utilité immédiate, elle ne peut que décevoir, mais si l’on
accepte son inutilité relative, on se met en disposition de comprendre la signification
qu’elle peut avoir pour l’existence concrète, dès lors qu’elle change le regard, à travers
l’étonnement premier qu’elle provoque, la nouvelle réflexivité à laquelle elle ouvre l’esprit
et les concepts inventifs qui lui permettent de saisir les nouvelles articulations du réel qui se
dévoilent à elle. Ce changement de regard ne manque d’ailleurs pas d’avoir des
conséquences très pratiques. En effet, la philosophie, depuis ses origines, ne se limite pas à
un exercice purement intellectuel ou théorique ; elle s’efforce au contraire d’avoir des effets
importants sur la vie. Les trois gestes du philosopher sont ainsi susceptibles de
transformer nos manières de voir, nos manières d’agir et nos manières de sentir, bref
nos manières de vivre, en général.

Mais plus particulièrement, quels pourraient être le sens et les effets de la gestuelle
philosophique sur les sciences juridiques et politiques ? Pour le montrer, on peut choisir un
objet commun à ces deux disciplines : l’État de droit démocratique. Il ne s’agit pas là de
n’importe quel objet, mais d’une prémisse fondamentale des sciences juridiques et d’un
concept majeur pour les sciences politiques. Ces deux disciplines n’entretiennent pourtant
pas le même rapport avec cet objet et n’en ont pas non plus la même approche que celle
qu’on peut avoir en philosophie. Voyons donc comment ces disciplines se différencient de
la philosophie, mais aussi comment elles peuvent s’articuler à elle. Ce faisant nous
pourrons également commencer à dessiner le premier des deux axes du cours de cette
année.

10
Platon, Le Banquet, 175d-e, trad. cit., p. 95.

17
II. Premier axe du cours : genèse philosophique de l’État de droit démocratique
Philosophie et sciences juridiques
Du point de vue d’un juriste, la définition de l’État de droit démocratique implique le
plus souvent au moins trois éléments essentiels. Les deux premiers éléments renvoient
généralement au syntagme « État de droit », le troisième à sa détermination spécifiquement
« démocratique ». Premièrement, un État de droit repose sur la limitation du pouvoir et de
la souveraineté de l’État par le droit. Cela suppose un ordre constitutionnel, soit
l’existence d’une norme fondamentale sur laquelle se base la validité de toutes les autres
normes, qui est plus difficilement modifiable que ces normes dérivées et qui organise
l’exercice des pouvoirs, en ce compris la limitation des pouvoirs les uns par les autres, selon
le principe de séparation des pouvoirs, qui correspond à ce qu’on appelle dans la tradition
constitutionnelle américaine le Check and balances, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes
assurant le contrôle et l’équilibre des pouvoirs (non seulement entre les pouvoirs exécutifs,
législatifs et judiciaires, mais aussi entre instances fédérales et fédérées). Deuxièmement,
l’État de droit exige la limitation du pouvoir de l’État par les droits, c’est-à-dire la
reconnaissance et la protection par l’État des libertés et droits fondamentaux des individus
qui ont le statut de sujets de droits dans son ordre juridique. L’État de droit a ainsi le devoir
de rendre possible et de protéger l’exercice des libertés et de droits de l’individu (liberté
d’aller et venir, d’expression, de culte, droit à un procès équitable, à la propriété privée, à la
vie privée, à la non-discrimination etc.) – les protéger non seulement contre ses propres
abus de pouvoir, mais aussi contre les actions abusives des individus tiers. L’égalité de
tous les sujets de droits devant la loi, aussi essentielle pour l’État de droit, participe
indirectement de la même logique de limitation du pouvoir par les droits, puisqu’elle permet
à l’État, au moyen de l’égalité de la contrainte légale sur tous les sujets, d’empêcher que les
uns ne tirent profit de privilèges statutaires au détriment des autres, ce qui contribue
également à limiter la sphère d’action et de libertés des uns par celle des autres.
Troisièmement, quand l’État de droit est dit « démocratique », cela signifie en principe que
la souveraineté de l’État est fondée sur la souveraineté populaire. Dans les démocraties
contemporaines, l’exercice de la souveraineté populaire s’exerce le plus souvent par le
moyen d’institutions et de dispositifs relevant de la démocratie indirecte ou
représentative, soit par l’organisation d’élections libres et ouvertes et la structuration de
l’offre politique par un système multipartite.

18
Cette définition minimale est généralement acceptée par les juristes (avec parfois des
variations ou des accents différents) comme l’un des présupposés théoriques, l’une des
prémisses des sciences juridiques. Les sciences juridiques portent ainsi, dans l’acception
stricte du mot, sur l’ensemble des phénomènes qui relèvent de ce qu’on appelle le « droit
positif », c’est-à-dire le droit qui est posé par une institution qui est habilitée à produire du
droit, qui a l’autorité et la compétence requises pour émettre des normes. En Belgique et
plus généralement en Europe et dans de nombreuses autres régions du monde, cette
institution est bien l’« l’État de droit démocratique », tel qu’on vient de le définir. Le juriste,
en tant qu’expert du droit positif, étudie, analyse, interprète, reconstruit ou
systématise les normes et les actes juridiques émis par les différentes instances
compétentes qui composent l’État de droit dans un ordre juridique donné. Mais en tant que
juriste, il n’a pas pour mission primordiale de s’interroger sur la légitimité ou la
justification extra-juridique (rationnelle, morale, politique, religieuse, métaphysique) des
fondements de l’ordre juridique qu’il étudie. En tant que juriste au sens strict, il doit
d’abord présupposer méthodologiquement la validité et la légitimité de cet ordre
juridique, de l’État de droit en tant qu’autorité suprême et de la norme fondamentale sur
laquelle cette autorité repose. Cette présupposition est méthodologique au sens où elle ne
signifie pas que le juriste adhère moralement ou politiquement aux fondements de
l’ordre juridique qu’il étudie ou à son organisation institutionnelle ; mais il suppose que
ou fait « comme si » ces fondements étaient valides pour pouvoir en analyser les effets11.
C’est cette supposition méthodologique qui lui permet ensuite d’analyser les phénomènes de
droit positif, leurs évolutions, leurs articulations, leurs problèmes, à l’intérieur même des
critères de validité de l’ordre juridique étudié. Le discours du juriste est donc d’abord
interne à la normativité de l’ordre juridique qu’il étudie ; ce discours est d’ailleurs lui-
même susceptible de produire des normes, puisque la doctrine, qui est faite entre autres des
commentaires d’actes juridiques par des juristes reconnus pour leur expertise, est considérée
comme une source du droit.
Mais si cette définition stricte, limitative, du discours juridique comme purement
interne à l’ordre juridique sur lequel il porte correspond en partie à l’image qu’ont d’eux-
mêmes beaucoup de praticiens du droit, plus rares sont les juristes dans le monde
académique d’aujourd’hui qui acceptent de se limiter à cette conception positiviste des

11
Hans Kelsen définit la norme fondamentale certes comme la présupposition des sciences du droit, mais
comme étant une norme non pas réelle, mais fictive et reconnue comme telle ; le juriste fait « comme si » la
norme fondamentale avait précédé et fondé tout l’ordre juridique (Hans Kelsen, Théorie générale des normes,
Paris 1996, PUF, p. 343, 344).

19
sciences juridiques. Dans les facultés de droit, bien des juristes considèrent au contraire que
les sciences juridiques doivent également se nourrir de regards externes sur le droit, non
seulement par le biais du droit comparé, mais aussi par l’apport des disciplines
métajuridiques, comme la sociologie du droit, l’économie du droit, l’anthropologie du
droit, ou toutes disciplines qui ont le droit pour objet, mais sans supposer la validité des
fondements de l’ordre juridique étudié. Ce regard externe permet donc d’interroger le droit
en amont des principes et institutions supposés méthodologiquement valides par le
juriste. Parmi ces disciplines métajuridiques, la philosophie du droit, offre des outils
particulièrement efficaces pour revenir en amont des sources du droit positif.
Pour l’illustrer, nous pouvons mobiliser les trois gestes présentés plus haut comme
caractéristiques de la démarche philosophique. Le premier geste, l’étonnement ou la mise
en problème des évidences, nous permet d’interroger les concepts les plus élémentaires de la
logique juridique pour examiner leur fondement rationnel, par toute une série de questions
qui intéressent sans doute le juriste, mais qu’il ne peut pas traiter de front dans son
discours juridique au sens strict. En effet ces questions sont de nature à déstabiliser la
présupposition méthodologique de la validité de norme fondamentale sur laquelle repose
ce discours : D’où la première constitution d’un État tire-t-elle sa légitimité ? Comment
justifier rationnellement le contenu et les limites des droits fondamentaux reconnus
par l’État de droit ? L’État de droit a-t-il besoin d’une justification démocratique ? En
quoi l’État de droit démocratique est-il un mode d’organisation légitime de la vie en
société ? La constitution d’un État donné est-elle juste ? Comment définir la justice ?
Le droit doit-il être juste ?
Ces questions mettent le juriste face à des apories, puisqu’il est disciplinairement dans
une forme d’impasse, sans ressources pour y répondre. Elles l’invitent donc à interroger
réflexivement son propre discours et sa propre position d’expert juriste, conformément
au deuxième geste nécessaire à la pratique de la philosophie. C’est alors qu’il pourra se
demander jusqu’à quel point il peut supposer valides les principes de son ordre juridique,
qu’il s’interrogera sur son rôle éthique et politique par rapport aux institutions et autorités
qui émettent les normes de droit qu’il analyse ou qu’il est amené à appliquer, qu’il reviendra
sur lui-même et sur ses propres conceptions du droit, de la justice, de la liberté, de
l’équité, de l’ordre.
Cette nouvelle réflexivité, ouverte par la mise en question des évidences, permettra
ensuite de reconstruire sur une nouvelle base les concepts qui ont été problématisés, pour
essayer de les rendre plus consistants et de les articuler les uns aux autres selon une

20
nouvelle architecture. Les concepts de souveraineté étatique, de peuple, de responsabilité
individuelle font alors l’objet d’une réélaboration de type philosophique qui peut avoir des
effets directs sur la recherche dans différents domaines des sciences juridiques (droit
constitutionnel, droit international, droit pénal, etc.). Le concept d’État de droit
démocratique peut donc lui aussi subir une transformation philosophique de ce genre,
notamment en interrogeant les rapports complexes entre les éléments qui le constituent.

Philosophie et sciences politiques


Prêtons-nous au même exercice de différenciation et articulation entre la philosophie et,
cette fois, les sciences politiques. Si la philosophie politique peut être considérée à certains
égards comme une partie intégrante des sciences politiques au sens large, la démarche
philosophique se distingue nettement des démarches de la politologie et de la sociologie
politique au sens strict. Une des premières lignes d’opposition les plus couramment citées
est d’ordre méthodologique. Les sciences politiques et sociales appréhendent l’objet
politique principalement d’un point de vue descriptif et analytique, mais pas d’un point
de vue normatif ou évaluatif. Le sociologue politique ou le politologue qui étudie les
comportements électoraux, ou les institutions administratives, ou encore les relations
diplomatiques entre deux États, les examine telles qu’elles sont (point de vue descriptif) et
non pas telles qu’elles doivent être (point de vue normatif), il les interprète et les analyse
pour les comprendre et les expliquer (point de vue analytique) et non pas pour les juger à
l’aune de telle ou telle valeur ou principe politique ou morale (point de vue évaluatif). Le
politologue entretient un rapport externe à tout objet d’étude, comme par exemple « l’Etat
de droit démocratique en Europe aujourd’hui », en suspendant ses propres jugements
normatifs sur cet objet pour se limiter à le décrire, l’analyser, l’expliquer ou le comprendre.
Au contraire, le philosophe politique ne s’interdit pas de se positionner d’un point de
vue normatif ou évaluatif par rapport à certains enjeux politiques sous-jacents à cet objet.
Il est certes intéressé et nourri par les descriptions et les analyses empiriques du politologue
sur les institutions et les politiques publiques, mais il peut prolonger ces analyses par des
questions normatives telles que celles qui touchent aux principes de légitimité des
institutions politiques, à la manière d’améliorer des procédures démocratiques, ou d’évaluer
l’opportunité et les priorités des politiques publiques. Ces questions, telles qu’elles sont
posées par le philosophe, doivent au contraire rester entre parenthèses pour le politologue ou
le sociologue du politique, en tant que politologue ou sociologue (quoiqu’elles puissent les
intéresser au plus haut point en tant que citoyens plus ou moins engagés). Ceux-ci se

21
limitent le plus souvent à répondre aux questions descriptives comme : « de quoi s’agit-
il ? », « d’où ça vient ? », « comment cela fonctionne-t-il ? », laissant le plus souvent hors de
leur champ d’investigation des questions normatives comme « cela fonctionne-t-il bien »,
« est-ce légitime ? », « comment en améliorer le fonctionnement ou la légitimité » (alors que
le philosophe politique peut prendre en charge ces questions au cœur même de sa démarche
disciplinaire). Ce dernier type de questions font l’objet du suspension du jugement de la
part du politologue ; non pas qu’elles ne l’intéresseraient pas en général, mais que sa
discipline ne se donne pas pour tâche de les traiter directement ou frontalement et s’il traite
ces questions, ce sera toujours en précisant le point de vue depuis lequel telle ou telle action
sera jugée « légitime », « fonctionnelle », « dangereuse » ou « nocive ».
Faut-il en conclure que la philosophie politique se réduit à la production d’une
idéologie politique prise au sens d’un système de visions du monde, de valeurs subjectives
et de propositions normatives sur ce que devraient être une société juste, une bonne vie
commune et une organisation sociale et politique efficace ?
Il faut reconnaître, d’un côté, que les liens entre philosophie politique et idéologie sont
intimes et multiples : il est en effet historiquement avéré que les grands systèmes
idéologiques qui sont apparus sur la scène politique occidentale depuis l’époque moderne
ont trouvé une partie substantielle de leurs racines dans les élaborations conceptuelles et
théoriques de philosophes qui ont marqué des générations de penseurs du politique. Du
libéralisme au communisme, en passant par le socialisme, l’écologie politique, le
nationalisme ou l’anarchisme, toutes les grandes familles idéologiques qui composent
encore aujourd’hui nos enceintes parlementaires trouvent une partie parfois décisive de
leurs sources dans des réflexions de philosophes qui ont tenté de montrer comment leurs
principes théoriques pouvaient s’appliquer pratiquement sur le plan politique, de manière
plus ou moins concrète et précise. Mais, de l’autre côté, l’histoire de la pensée politique et
des idéologies ne peut pas se réduire à l’histoire de la philosophie, tant sont nombreux les
penseurs importants du politique qui ne sont pas considérés comme des philosophes au sens
propre, pas plus que la philosophie ne se réduit à la production idéologique à laquelle
elle a pu donner lieu, de manière plus ou moins fidèle avec ses intuitions de départ.
Si la philosophie politique se distingue d’une simple idéologie politique, c’est
notamment par sa structure argumentative et par le caractère systématique et fondamental
des théories sur lesquelles elle base ses propositions normatives et évaluatives.
Classiquement, il ne s’agit pas pour le philosophe d’affirmer purement et simplement sa
préférence personnelle ou sa croyance profonde en tel ou tel principe normatif ou en telle ou

22
telle valeur ; il s’agit de montrer la force argumentative et la cohérence du système où
ces principes et valeurs trouvent leur sens plein. Ainsi, quand nous étudierons les
philosophies politiques et morales d’un philosophe, nous serons attentifs à la manière dont il
ancre ses positions pratiques dans un système construit à partir de principes
métaphysiques, d’une théorie de la connaissance (gnoséologie), d’une vision de
l’homme (anthropologie) ou d’une conception de l’histoire. Là où l’idéologue peut prendre
cette base métaphysique et gnoséologique pour acquise et ne plus s’en occuper, le
philosophe a le plus souvent pour souci premier d’assurer, par les moyens de
l’argumentation et de la rigueur conceptuelle, une ligne de cohérence entre les premiers
principes théoriques et les dernières conséquences pratiques. Ce souci exige de lui de mener
des allers-retours constants entre le niveau le plus abstrait et le niveau le plus concret de sa
réflexion. Contrairement à l’idéologue, il doit toujours être capable d’en revenir aux
premiers présupposés de sa réflexion et de les soumettre à l’épreuve de la critique externe et
de l’autocritique réflexive.
On pourrait donc dire que le philosophe politique peut à certains égards ressembler à
l’idéologue politique, dans la mesure où il se risque à s’engager pour une position
normative déterminée et à élaborer des jugements sur des questions de valeur et
d’opportunité dont le politologue et le sociologue s’abstiennent ; mais, à d’autres égards, la
philosophie se rapproche plutôt de la science politique par son souci de précision
conceptuelle, de cohérence systématique et de rigueur argumentative. Bref, si la philosophie
politique partage bien avec les sciences politiques et avec l’idéologie militante certains
objets communs, c’est bien par sa démarche qu’elle s’en distingue. Ici encore, nous
pouvons mobiliser les trois gestes de la pratique philosophique.
Quand elle se positionne par rapport à une analyse politologique ou par rapport à une
proposition idéologique, la philosophie politique commence par mettre en question les
évidences sur lesquelles cette analyse ou cette proposition repose. Elle met en question ou
problématise nos intuitions les plus courantes et les plus quotidiennes sur les relations
politiques et la vie en commun : L’homme est-il un être essentiellement social ? Pourquoi
ne peut-il pas accomplir une vie parfaitement heureuse en dehors de tout lien
politique ? Quels sont les principes normatifs prioritaires dans la vie collective ? De
même, quand elle s’interroge sur la genèse de l’État, la philosophie ne le fait pas d’un point
de vue strictement historique ou sociologique, mais d’un point de vue logique et rationnel :
Sur quel principe le monopole étatique de la domination légitime ? Ou plus
fondamentalement encore : Quelle est la définition du politique ?

23
Ces évidences politiques communes que la philosophie interroge et problématise sont
nos évidences les plus intimes, celles qui constituent le sol intellectuel ou cognitif sur
lequel nous nous déplaçons quand nous pensons les relations politiques et quand nous les
vivons. C’est donc nous-mêmes que nous mettons en question quand nous développons une
démarche de philosophie politique et c’est donc un rapport d’autoréflexion ou de
réflexivité que nous déployons à travers cette démarche. La philosophie politique nous
invite à entretenir une attitude réflexive aussi bien par rapport au bien-fondé de nos propres
positions idéologiques, de nos engagements militants, mais aussi par rapport au fondement
épistémologique de nos démarches méthodologiques, quand nous procédons à des analyses
sociologiques ou politologiques. Ainsi, par exemple, il revient au philosophe de s’interroger
sur le sens et les limites épistémologiques du prescrit méthodologique des sociologues selon
lequel leur démarche scientifique est purement descriptive et prétend à une forme de
« neutralité axiologique », c’est-à-dire s’abstiendrait de tout jugement de valeur et serait
dépourvue de tout biais idéologique et de tout parti pris normatif. De même, il appartient à la
tâche du philosophe politique d’interroger de manière réflexive ses propres prémisses
idéologiques et de les soumettre à l’épreuve d’un examen critique, notamment relativement
à la cohérence théorico-pratique qu’elles rendent possible.
Enfin, pour explorer les nouvelles voies ouvertes à la pensée du politique par cette mise
en problème et par ce nouveau rapport réflexif, la philosophie politique invente des
concepts qui lui sont propres, qui se distinguent souvent de l’usage courant qu’on peut faire
de certaines notions communes pour penser la vie politique et qui s’articulent les uns aux
autres en composant un système conceptuel où chaque pièce de l’édifice est soutenue par la
cohésion de l’ensemble. Ainsi, des concepts politiques aussi fondamentaux que la
souveraineté, le contrat social, la démocratie, la citoyenneté, le cosmopolitisme, etc.
renvoient, d’un côté, à des notions partagées par tout un chacun, constituant un certain sens
politique commun, mais ils se réfèrent aussi, comme on l’a déjà évoqué, à des inventions
terminologiques techniques et bien spécifiques qui portent le sceau, la marque de
philosophes, de systèmes et de traditions bien déterminés, qui leur ont donné chacun une
signification précise qui ne se laisse pas aisément isoler du reste de l’édifice conceptuel.

La philosophie face à la crise de l’État de droit démocratique


Le droit et les sciences politiques adoptent donc une attitude épistémologique propre
à leurs prescrits disciplinaires par rapport à leurs objets d’études, comme par exemple par
rapport à la réalité que recouvre le concept d’État de droit démocratique et en appréhendent

24
différemment les évolutions et la crise contemporaine. De nombreux observateurs
s’accordent en effet à considérer que l’État de droit démocratique est entré en crise depuis
plusieurs années, voire plusieurs décennies, et que les symptômes de cette crise sont
toujours plus manifestes aujourd’hui. Si l’on analyse les trois éléments constitutifs du
syntagme – l’État, l’État de droit (en Anglais, rule of law), la démocratie –, on peut ainsi
relever de nombreux indices dans l’actualité la plus brûlante d’une possible crise de cette
institution. L’État, et plus précisément l’État-nation, quoiqu’il se soit très généralement
imposé en Europe puis dans le reste du monde comme forme d’organisation politique de
base, voit l’un de ses principes les plus essentiels, la souveraineté étatique, de plus en plus
contesté, non seulement par le bas (mouvements séparatistes et régionalistes) mais aussi le
haut (intégration européenne), et plus généralement de toutes parts, dès lors que le poids
croissant des multinationales, la multiplication des flux financiers, la numérisation de
l’économie, le terrorisme international, mais aussi le changement climatique et les flux
migratoires, entre autres phénomènes, ont pour conséquence de défier fortement, voire de
ruiner à terme l’efficacité des mécanismes de gouvernances des Etats-nations, notamment
parce qu’ils dépassent la logique territorialisée sous-jacente à ceux-ci. L’État de droit
(rule of law) est également une réalité qui connaît actuellement quelques symptômes sinon
d’une crise structurelle, du moins d’une remise en cause significative dans de nombreuses
régions du globe, y compris en Europe, où l’ordre constitutionnel, le principe de
séparation des pouvoirs et le respect de certaines libertés fondamentales majeures sont
plus ou moins gravement mis en danger. Enfin, la démocratie contemporaine, en tant
que démocratie représentative qui est la forme adoptée le plus généralement à notre époque,
est entrée dans une crise profonde dont les signes se sont multipliés ces dernières années.
Les dimensions de cette crise sont complexes, mais on peut en souligner quelques traits
saillants en isolant deux phénomènes opposés qui se nourrissent l’un de l’autre : les
tendances post-démocratiques et les mouvements populistes.
Le concept de « post-démocratie » a été mobilisé à partir de la fin des années ’90 et eut
une audience croissante dans le courant des années 200012, pour désigner une évolution qui
marque principalement les démocraties des pays occidentaux et des économies post-
industrielles. Formellement, les procédures institutionnelles propres à la démocratie
libérale parlementaire sont toujours en vigueur, les élections sont régulièrement organisées,
la séparation des pouvoirs est respectée, les libertés individuelles et droits fondamentaux

12
Cf. p. ex. Colin Crouch, Post-démocratie, Paris, Diaphanes, 2005.

25
sont globalement garantis. Mais derrière ce décor, en coulisse, les vrais leviers du
pouvoir sont exercés par des acteurs qui échappent fondamentalement aux modes de
légitimation et de contrôle de l’Etat de droit démocratique et qui entretiennent des liens
parfois étroits, au point d’être décrits comme oligarchiques par certains commentateurs :
les firmes multinationales, les acteurs financiers comme les grandes banques ou les agences
de notation, des organes technocratiques ou des agences de régulation 13. Parmi les exemples
les plus frappants dans l’actualité récente de ces tendances post-démocratiques, on peut
trouver la gestion par les instances de l’Union européenne de la crise de la dette
publique en Grèce et en général de la crise de la zone euro. Le fonctionnement actuel de
l’Union européenne est d’ailleurs plus largement caractérisé comme post-démocratique par
de nombreux observateurs14. Au sein des États-Nations, la post-démocratie se caractérise
aussi par le poids sans cesse croissant du pouvoir exécutif au détriment du législatif, ainsi
que par le resserrement « au centre » des partis traditionnels de gouvernements dont les
programmes sont de plus en plus ressemblants, ne laissant apparemment d’alternative visible
aux politiques menées par les gouvernements sortants qu’aux partis extrêmes.
Notons, que le concept de post-démocratie, même s’il peut servir à décrire
sociologiquement des phénomènes, est évidemment très politique dans son contenu et
peut servir à délégitimer les institutions politiques qui sont exposées à ce type d’évolution.
L’autre aspect de la crise des démocraties contemporaines est une forme de réaction au
premier aspect et est caractérisé par la montée en puissance, ces dernières années, des
mouvements, discours et partis qualifiés de « populistes ». Le concept de « populisme »
n’est pas moins polémique et peut-être encore plus difficile à définir que celui de post-
démocratie. Il est également l’objet d’utilisation idéologique visant à disqualifier
l’adversaire, notamment par les tenants du système post-démocratique, en vue de court-
circuiter les critiques faites à leur égard et de saper les bases de la contestation sociale. Mais
ce qui le rend difficile à définir c’est qu’il désigne des phénomènes très contrastés et des
mouvements parfois opposés idéologiquement, allant de l’extrême gauche à l’extrême
droite. À cause de cette disparité de visions politiques, certains sociologues estiment que la
catégorie même de « populisme » ne devrait pas être utilisée. On peut cependant tenter de
pointer certains traits caractéristiques de ces phénomènes en définissant le populisme
comme la prétention à parler au nom du vrai peuple par trois types d’opérations
négatives : 1) en excluant les ennemis du vrai peuple (élites, étrangers) pour défendre sa

13
Yves Sintomer, « La fin de la démocratie des Modernes ? », Mouvements 2017/1 (n° 89), p. 90-98, p. 96.
14
Cf. Par exemple, Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2012, p. 76 et s.

26
prétendue intégrité, 2) en refusant le pluralisme qui le constitue au profit d'une
prétendue homogénéité de la volonté populaire et 3) en niant la complexité qui le
traverse en préférant l'appel aux affects immédiats aux discours différenciés et
argumentés. Or, ces trois types de refus ou de négation, sont en même temps des refus de
conditions d’existence de la démocratie : la diversité des composantes du corps politique,
la pluralité des visions du monde, la complexité sociale.
Pourtant, force est de constater que bien des discours qui se disent eux-mêmes
populistes n’activent pas fortement ces opérations de rejet ou de négation démocratique,
mais s’inscrivent dans des traditions de radicalisation du projet démocratique, de
revendication de l’égalité des conditions d’accès au jeu démocratique, de redistribution
plus égalitaire des ressources matérielles et symboliques. C’est ainsi qu’outre-Atlantique,
aux Etats-Unis et en Amérique latine, le concept de populisme peut être très positivement
connoté et assumé par des personnalités qui ne se caractérisent pas manifestement par les
trois traits soulignés plus haut, comme Barack Obama ou Bernie Sanders, qui s’inscrivent
dans une autre tradition populiste issue des 18ème et 19ème siècle, promouvant les droits de
l’homme et l’égalité socio-économique et la résistance dans des contextes le plus souvent
autoritaristes et fortement inégalitaires, où l’État de droit n’était pas institué15.
La « fièvre populiste » apparaît donc tout à la fois comme une maladie immunitaire
de la démocratie, comme un symptôme d’un malaise, comme une réaction de
protection ou de réveil salutaire, mais aussi comme un virus dangereux et contagieux
pour les espaces publics démocratiquement structurés. Le populisme constitue donc, avec
les tendances post-démocratiques, deux des phénomènes les plus visibles d’une crise de la
démocratie contemporaine. Or, cette crise peut certes faire l’objet d’analyses juridiques
et politologiques, d’un intérêt indéniable et qui sont incontournables pour comprendre la
nature et les spécificités des phénomènes mentionnés. Mais les outils analytiques dont
disposent le droit et les sciences politiques ne permettent pas, à eux seuls, d’interroger la
racine de la crise de la démocratie contemporaine ou de l’institution qu’est l’État de droit
démocratique.
Cette interrogation exige en effet d’en revenir aux fondements conceptuels de cette
institution et de questionner non seulement les valeurs sous-jacentes aux trois éléments
constitutifs de l’État de droit démocratique, mais aussi à leur articulation. Ainsi, si l’on
devait résumer l’enjeu axiologique à gros traits, on pourrait dire que l’État est censé réaliser

15
Cf. Jean-Yves Pranchère, « “Réponse au populisme“ ou reprise de la question sociale », in Mental. Revue
internationale de Psychanalyse, n°36/novembre 2017.

27
la valeur de la paix, le droit celle de la justice et la démocratie la valeur de la liberté. Mais
l’interprétation, l’articulation et la combinaison de ces trois valeurs sont loin d’aller de
soi et donnent lieu à des problèmes et à des conflits nombreux, des conflits qui viennent
fondamentalement des divergences qui peuvent apparaître dans la manière de concevoir le
sens et les limites de ces valeurs. En outre, ces valeurs, loin d’avoir leur domaine propre de
normativité, se croisent et se composent réciproquement. Ainsi, la liberté est déjà présente
dans la théorie moderne de l’État, sous la figure de la souveraineté étatique, de même
qu’elle trouve dans le domaine du droit une interprétation spécifiquement juridique, pensée
comme autonomie individuelle et limitation réciproque des sphères d’autonomie, alors
que la démocratie déploie la dimension collective de la liberté, en tant que souveraineté
populaire. Le concept d’État de droit démocratique synthétise ainsi trois versions de la
liberté qui se conditionnent les unes les autres, mais qui se limitent aussi et peuvent entrer
en conflits. Le concept de liberté, ces différentes versions, les articulations et les conflits
entre ces différentes versions, tout cela exige une élucidation proprement philosophique,
une contre-expertise en complémentarité avec les approches des expertises juridiques et
politologiques. C’est aussi à ce point précis, au niveau de ces questions cruciales sur les
fondements philosophiques de l’État de droit démocratique et les raisons profondes de sa
crise contemporaine, que réside – pour reprendre notre question initiale – le sens d’un
cours de philosophie dans le cadre d’une formation en droit et sciences politiques.
Le concept de liberté, avec toutes les questions qu’il sous-tend, constituera ainsi le fil
conducteur de cette genèse philosophique de l’État de droit démocratique. Mais ce concept
de liberté est également au cœur du deuxième axe du cours de ce premier quadrimestre, soit
l’histoire de la philosophie morale.

III. Deuxième axe du cours : histoire de la philosophie morale


Qu’est-ce que la philosophie morale ?
La philosophie morale ne pose pas primordialement des questions morales de
premier degré, au sens où elle ne s’interroge pas directement sur ce qu’il convient de faire
dans telle ou telle situation, sur la manière dont il faut juger telle ou telle action, sur la forme
de vie qui est la plus digne d’être vécue. Avant d’appréhender de telles considérations, la
philosophie morale questionne plus radicalement le fondement même de nos évidences
morales ou éthiques. Les questions typiques de la philosophie morale sont donc de second
ordre par rapport à la morale positive, ce sont des questions métamorales, c’est-à-dire des

28
questions qui prennent la morale d’abord comme objet d’une interrogation, plutôt que
comme point de vue d’un jugement particulier.
Dans cette différence entre morale et philosophie morale, se marque la spécificité de la
démarche philosophique. On peut donc ici encore mobiliser les trois gestes élémentaires de
la pratique philosophique (soit, rappelons-le, la mise en problème de ce qui nous semble
aller de soi (la problématicité), la capacité à se prendre soi-même pour objet de sa réflexion
et de gagner un nouveau rapport à soi (la réflexivité) et la construction d’un vocabulaire
technique à travers l’invention d’une série de concepts (la conceptualité)) et les appliquer
aux objets et aux problèmes éthico-moraux.
Les questions de la philosophie morale interrogent les concepts fondamentaux du
discours moral, pour les problématiser, c’est-à-dire de mettre en question l’évidence avec
laquelle nous les utilisons et gagner ainsi un nouveau rapport réflexif à soi-même, une
nouvelle compréhension de soi à travers la dimension éthico-morale, permettant ainsi
d’inventer de nouveaux concepts. Les premières questions de la philosophie morale peuvent
se formuler ainsi : Pourquoi doit-on être moral en général ? Pourquoi serait-il meilleur d’être
juste que d’être injuste ? Y a-t-il un bien en soi ? Le bien est-il inhérent à la nature des
choses ou bien procède-t-il de la volonté des communautés humaines ? Ce qu’on appelle le
bien est-il relatif à chaque individu ? Comment sait-on ce qui est juste ? L’homme est-il
libre ? Et s’il n’est pas libre de ces actes, peut-il en être tenu pour responsable ? etc.
Toutes ces questions n’appellent pas essentiellement des réponses concrètes capables
de nous donner des conseils pratiques pour résoudre des problèmes concrets, ni de nous
permettre de prendre des grandes décisions sur les orientations à suivre dans notre vie, ni de
faire des choix dans des situations de dilemmes ou de déterminer des devoirs et des interdits.
Elles satisfont avant tout une curiosité spéculative, théorique sur ce que la morale nous
apprend de nous-mêmes, de notre rapport à soi, de notre rapport aux autres, de notre
situation dans le monde, de nos liens aux réalités visibles et invisibles.
Mais, s’il est vrai que la philosophie morale pose d’abord et avant tout des
questions théoriques et métamorales ou de second degré, elle ne développe pas moins un
discours qui est imprégné d’une dimension axiologique et normative, c’est-à-dire d’un
rapport aux valeurs et aux normes. Pas plus que n’importe quel autre discours – technique,
scientifique ou religieux – la philosophie morale n’est pas moralement neutre : elle suppose
un ancrage dans une époque qui est porteuse de certaines préférences quant aux valeurs et
d’une hiérarchie de normes ; elle s’inscrit dans un système philosophique de pensée qui est
lui aussi porteur de certaines décisions fondamentales quant aux bases et aux principes sur

29
lesquels une réflexion éthique peut se construire ; et elle tente d’assumer ces décisions
principielles par un argumentaire systématique aboutissant à des options concrètes ayant
potentiellement une fonction morale tout à fait positive et concrète.
La philosophie morale ne doit donc pas être confondue avec une morale prescriptive ou
évaluative, mais elle ne peut prétendre être moralement neutre, car elle est porteuse de
présupposés, de décisions et de conséquences dont la portée morale est indéniable.

Polysémie des concepts moraux et pluralité des visions éthiques


Une des premières tâches de l’enquête philosophique quand elle se porte sur la
dimension éthico-morale est de clarifier toute une série de notions fondamentales qui la
constituent et que nous mobilisons, plus ou moins directement, dans nos jugements moraux
quotidiens. À commencer par le mot « morale » lui-même. Que signifie-t-il ? Le sens qu’on
peut lui donner dépend de certaines décisions portant sur au moins trois grandes
dimensions : les principes de la morale, les sources de la morale et la portée de la morale.
1) Les principes de la morale : Comme nous allons le voir tout au long du cours, les
différentes théories philosophiques de la morale varient entre elles d’abord et avant tout par
la détermination du principe auquel elles accordent la primauté. Les éthiques et les morales
se distinguent ainsi selon qu’elles posent le bonheur ou le devoir comme principe ultime,
qu’elles accordent plus d’importance aux valeurs ou aux normes, à la finalité vers laquelle
l’action tend (téléologie) ou à la loi qui limite l’action (déontologie), mais aussi selon
qu’elles définissent le bonheur à partir de la vertu ou à partir de l’utilité.
Il faut noter ici que certains auteurs, en philosophie contemporaine (comme Paul
Ricoeur ou Jean-Marc Ferry), établissent une différence marquée entre le terme
« morale » et le terme « éthique ». Cette différence renvoie à deux traditions effectivement
très distinctes, l’éthique faisant référence aux traditions qui donnent le primat à la recherche
du bonheur, la finalité de l’action, aux valeurs substantielles, avec pour figure tutélaire
Aristote (philosophe grec du quatrième siècle avant notre ère), alors que la morale se
rapporte plutôt aux traditions qui accordent la primauté à la conformité de l’action au devoir,
à l’obligation telle qu’elle peut être exprimée dans une loi prescriptive, aux normes
formelles, avec pour figure centrale Emmanuel Kant (philosophe allemand du dix-huitième
siècle).
Mais quoique ces traditions soient en effet très différentes l’une de l’autre et que la
distinction entre les deux doive continuer à être faite actuellement, l’opposition
terminologique entre le mot « morale » et le mot « éthique » est à bien des égards

30
conventionnelle et ne doit pas être faite de manière trop rigide. Elle ne repose ni sur
l’étymologie, ni sur le langage commun (qui prend le plus souvent les deux termes comme
des synonymes), ni même sur une opposition régulière dans le vocabulaire technique des
philosophes qui, quoiqu’ils se rattachent parfois nettement à l’une ou l’autre des traditions
évoquées, prennent souvent les termes « éthique » et « morale » pour relativement
interchangeables. Aussi, dans le reste du cours, on parlera parfois d’éthique, parfois de
morale, parfois de dimension éthico-morale, sans y mettre systématiquement une
connotation renvoyant spécifiquement à l’une ou à l’autre des traditions évoquées, sauf
quand on le mentionnera explicitement.
2) Les sources de la morale : Outre la détermination du principe suprême de la
moralité, les éthiques se distinguent aussi par la source à partir de laquelle elles tirent ces
principes, selon qu’elles les trouvent dans la raison ou dans la foi, selon que leurs
décisions se basent plutôt sur des raisonnements ou sur des émotions, selon que les
notions morales sont d’origine naturelle ou conventionnelle, selon qu’elles s’ancrent dans
les droits naturels de l’individu ou dans la culture historique d’une communauté, etc.
3) La portée de la morale : Enfin, les doctrines morales et éthiques se distinguent par
la portée ou l’extension de la validité qu’elles donnent à leur principe suprême et à leur
notions fondamentales, selon que cette portée est considérée comme universelle et
transcendant les contextes historiques, sociaux et culturels ou que la validité soit
strictement dépendante d’un contexte particulièrement déterminé dans le temps et
l’espace.
Toutes ces distinctions s’inscrivent dans une histoire et sont le fruit d’une lente
évolution. Or, autant les inventions et les innovations dans le domaine des concepts
fondamentaux de la philosophie morale sont rares, en comparaison avec d’autres domaines
de l’esprit, autant notre « sens moral » n’est évidemment plus le même qu’il y a deux
mille ans, mille ans ou cent ans. Si les grandes notions morales semblent être les mêmes de
l’Antiquité jusqu’à nos jours, la compréhension que nous en avons et l’usage qu’on en fait
ont profondément évolué. La morale n’a plus le même statut aujourd’hui qu’au temps des
philosophes antiques, médiévaux et modernes, lesquels continuent pourtant à être une
référence pour nous. La morale n’a donc pas tant changé par sa terminologie, ses traditions
ou ses références que par sa situation.
Quelle est alors la spécificité de la situation de l’éthique et de la réflexion morale à
l’époque actuelle ?

31
Situation actuelle de l’éthique
Parmi les marques importantes de la situation spécifique de l’éthique à l’époque
actuelle, nous en relevons quatre.
1) D’abord, l’époque contemporaine est porteuse d’une série de défis tout à fait neufs
pour la morale. Ces défis inédits dans l’histoire de l’humanité sont, d’une part, dus à des
inventions technoscientifiques dans les domaines médicaux, militaires, nucléaires,
industriels, informatiques, etc. Les grandes inventions et innovations dans ces domaines ont
eu pour conséquences de poser des questions que la philosophie morale n’a jamais eu
l’occasion de se poser ou du moins jamais en ces termes, concernant par exemple la
redéfinition du début et de la fin de la vie (avortement et euthanasie), le réchauffement
climatique, la gestion des déchets nucléaires, la gestion d’armes capables d’éliminer toute
forme de vie sur terre, la prise en compte des générations futures, la protection des données
personnelles, etc. Mais, d’autre part, les défis posés à l’éthique contemporaine sont aussi liés
à une évolution de la sensibilité morale pour laquelle ce qui était généralement accepté il y
a encore une centaine d’années est parfois devenu tout à fait inacceptable aujourd’hui, que
ce soit en termes d’égalité des droits et de non-discrimination en raison du genre, de la race,
de l’orientation sexuelle etc., mais aussi en termes de respect de formes non humaines de
vie, notamment relativement au droit des animaux. Il en découle une véritable inflation de
la demande de normativité éthico-morale.
2) À cette inflation de la demande de normativité, répond une inflation de l’offre
normative sur le « marché de l’éthique ». On assiste aujourd’hui à une multiplication des
types d’éthique, faisant plus ou moins référence aux doctrines traditionnelles, les réformant
parfois dans une certaine mesure, ou tentant d’inventer de nouveaux paradigmes moraux. Se
font concurrence les éthiques néo-aristotéliciennes de la vertu, les morales néo-kantiennes
du devoir, les morales utilitaristes, contractualistes, communautariennes, libertariennes, les
éthiques du soin (« care »), les éthiques religieuses, les éthiques du risque, etc. Outre cette
variété de doctrines, il n’est pas un secteur d’activité sociale qui ne prétende développer sa
propre éthique professionnelle ou sectorielle, de l’éthique des entreprises à l’éthique
médicale, en passant par le sport, le journalisme, la recherche scientifique, les relations
internationales, etc.
3) Et pourtant, malgré cette double inflation, on n’observe pas de rencontre satisfaisante
entre l’offre et la demande sur le marché de la morale. On a plus affaire à une perplexité de
la pensée morale devant deux phénomènes sociétaux et historiques propres à l’époque

32
contemporaine et qui ont des effets directs sur la réflexion éthique : le fait du pluralisme et
la complexité sociale. Le fait du pluralisme est le résultat de la rencontre au sein d’un
même espace sociopolitique de visions du monde reposant sur des principes axiologiques
différents, issues des traditions religieuses distinctes et de cultures partiellement étrangères
les unes aux autres et d’histoires qui ne se sont pas encore intégrées pleinement les unes aux
autres. Il en découle des situations de tension entre des morales ou des éthiques qui
entrent parfois en conflits les unes avec les autres, sans que ces conflits puissent être
complètement réglés par les institutions politiques, lesquelles se basent, notamment en
occident, sur l’égale reconnaissance de cultures diverses dans les limites de l’Etat de droit et
des principes démocratiques. Parallèlement au fait du pluralisme, s’est développée dans les
sociétés européennes contemporaines une complexification des structures sociales
marquées par une différenciation des sphères ou sous-systèmes qui composent la société.
Chaque sous-système social (le droit, l’économie, la science, l’éducation, l’art, la religion, la
technique, etc.) se différencie de son environnement social à partir de sa fonction propre, de
ses normes de références propres, de son vocabulaire propre, avec une tendance à justifier ce
qu’il produit seulement à partir son propre registre de normativité, comme en attestent les
nombreuses formules plus ou moins tautologiques comme « les affaires sont les affaires »,
« la loi est la loi », « l’art pour l’art », « on n’arrête pas le progrès », etc. Avec cette
tendance des sous-secteurs sociaux à se justifier de manière strictement « autoréférentielle »,
est mis en cause le principe même d’une morale ou d’une éthique qui aurait une
prétention généraliste et non seulement sectorielle.
4) La complexification des structures sociales du fait de la différenciation des sous-
systèmes, ainsi que la multiplication des types d’éthiques émettant une prétention normative
généraliste ont pour effet d’entraîner une confusion des registres de normativité. On parle
ainsi dans certains cas de moralité en politique quand il s’agit de lutter contre la corruption,
alors que la corruption est une infraction qui appelle une réponse pénale et juridique, et non
prioritairement morale ; on tente de justifier des interventions militaires sur des bases
éthiques quand la légitimité juridique fait défaut, alors que ce sont des impératifs politiques
et géopolitiques qui motivent l’intervention ; on prend les droits de l’homme pour une
morale fondamentale ou pour un programme politique ; etc. Que reste-t-il à la normativité
proprement morale ?
Bref, tout se passe comme si l’éthique ou la réflexion morale se trouvait aujourd’hui
dans une situation assez paradoxale où, d’une part, on attend toujours plus de normes
éthiques pour gérer toujours plus d’aspects de la société et du vivre ensemble, mais où,

33
d’autre part, la portée de ces normes semble se réduire ou se spécialiser toujours plus à
mesure que les secteurs sociaux prétendent produire leur propre éthique, avec les conflits de
visions du monde et de morales que cela implique.

La morale et les autres registres normatifs


Si la morale n’a pas de domaine social ou communautaire propre de validité (comme le
droit, la politique ou même la religion), si elle est à la fois partout et nulle part en
particulier, qu’est ce qui fait la spécificité de la dimension éthico-morale ? Comment la
normativité morale s’articule-t-elle à la normativité juridique et à la normativité
politique ? Y a-t-il une hiérarchie entre ces registres de normativité ? La politique et le droit
doivent-ils se soumettre aux normes fondamentales de la morale universelle, ou faut-il
penser que les valeurs éthiques sont des préférences personnelles qui ne peuvent s’imposer à
nul autre que soi-même ? Privée qu’elle est d’un instrument de sanction des transgressions,
la morale est-elle la normativité la plus impuissante à garantir sa propre efficacité ?
L’objectif de ce deuxième axe thématique est de reconstruire l’évolution historique de
la réflexion philosophique sur la morale, en passant par quelques grands auteurs qui ont
marqués la philosophie morale au point d’être toujours des références aujourd’hui. Par cette
reconstruction, il s’agit de mettre en lumière une série de distinctions conceptuelles et
d’oppositions théoriques qui sont constitutives des débats éthico-moraux aujourd’hui, en
philosophie et dans les différentes sphères de la société. Le but est de mettre en scène ces
oppositions pour clarifier les catégories morales et démêler les confusions de registres de
normativité. Il s’agira aussi de relativiser ces oppositions et ces différenciations pour
montrer qu’une réflexion éthico-morale contemporaine doit tenter de combiner ses différents
aspects (axiologiques, normatifs, utilitaristes, émotionnels, etc.) pour apprendre à se
réarticuler aux registres normatifs ou ordres de normes qui se sont différenciés d’elle (le
droit, la politique, la religion, les normes sociales).
On peut tenter d’esquisser l’évolution historique des rapports du discours éthico-moral
avec ces autres ordres de normativité en distinguant trois grandes périodes de l’histoire de
la philosophie morale : 1) l’époque des Anciens ou l’âge pré-moderne où règne
généralement une forme d’homogénéité ou d’indifférenciation entre les registres
normatifs ; 2) l’époque moderne qui introduit une différenciation et une autonomisation
des ordres de normativité ; 3) l’époque contemporaine, qu’on considère parfois comme
postmoderne ou comme une modernité seconde, qui fait face au défi d’une
« dédifférenciation » ou d’une « ré-articulation » de ces registres normatifs, avec tous

34
les conflits que cela peut générer entre des ordres de normes qui, du droit à la politique, en
passant par la religion et l’éthique ou la morale, prétendent tous à une primauté de leurs
propres normes sur celles qui appartiennent aux autres ordres normatifs.
Cette périodisation est évidemment très globale et large ; elle peut être divisée en une
série de sous-périodes plus fines rendant mieux compte de la diversité des doctrines morales
et de leur irréductibilité à un schéma trop général. Mais elle a l’avantage pour nous de
mettre en lumière une grande courbe dans l’évolution de l’histoire de la philosophie
morale qui va servir de structure historique pour encadrer nos questions principales, celle de
l’évolution du concept de liberté et celle des rapports entre la morale et les autres ordres ou
domaines de normativité, principalement l’ordre politique.
Voyons d’un peu plus près ce que l’opposition entre Anciens et Modernes signifie
généralement, avant d’entrer dans l’étude plus approfondie des philosophies morales que
nous allons étudier dans ce cours (de Platon à Kant, en passant par Aristote, Spinoza, Hume
et d’autres).

De la morale des Anciens à la morale des Modernes


Ce qu’on appelle les « Anciens », par oppositions aux « Modernes », désigne une
tradition qui rassemble des penseurs très différents les uns des autres, qui ne partagent pas
une doctrine unifiée, mais qui se caractérisent par certaines conceptions communes,
notamment dans les domaines de la morale et de la politique – des conceptions dont les
Modernes se sont distingués. Cette tradition s’étend sur une très longue période de
l’histoire de la pensée européenne, comprenant non seulement la philosophie gréco-
romaine antique partant du cinquième siècle avant notre ère jusqu’à la chute de l’empire
romain d’Occident (en 476 après Jésus Christ), mais aussi la philosophie médiévale qui
s’achève aux débuts de le Renaissance, soit au tournant des quinzième et seizième siècles,
qui marquent l’entrée dans la première modernité philosophique.
La distinction entre « Anciens » et « Modernes » est une construction rétrospective
moderne, qui est devenue classique dans l’histoire des idées depuis que des auteurs comme
Benjamin Constant (philosophe français, 1767-1830) ont montré que les Modernes avaient
une manière de vivre en société et de concevoir la liberté humaine qui se distinguent des
principes et des normes (morales, juridiques, politiques) qui régissaient les communautés
humaines à l’époque des « Anciens ».
La morale des Anciens est, certes, basée sur des grandes notions générales qui seront
reprises dans la philosophie morale moderne et qu’on retrouve bien vivantes dans la pensée

35
éthique contemporaine : le bonheur, la vertu, la délibération, l’utilité, la responsabilité, etc.
Mais, quand on lit leurs textes, on voit qu’ils ont de ces notions une compréhension très
différente de celles qu’en ont les Modernes. Car, quoique l’influence de la pensée gréco-
romaine n’ait cessé d’être vive dans l’histoire de la philosophie jusqu’à nos jours, et même
si les lignes de continuité sont indéniables et que les retours aux Anciens ont été nombreux
dans la pensée européenne depuis le Moyen-âge, on ne peut pourtant passer à côté des
nombreuses différences, des points de rupture, des révolutions intellectuelles et politiques
qui font que nous ne vivons plus dans le monde qui fut le leur. À tel point qu’il est parfois
difficile de pénétrer dans leur mentalité sans projeter nos catégories actuelles.
Nous pouvons retenir trois aspects marquants de cette opposition entre Anciens et
Modernes : la manière de déterminer le principe suprême de la morale, la conception de
la liberté humaine et les rapports entre morale, droit et politique (et, au-delà, entre la
morale et d’autres types de normativité comme la religion ou les normes sociales). Ce sont
les trois aspects qui vont nous guider dans tout le parcours que nous ferons dans l’histoire de
la philosophie morale et que nous mettrons en évidence lorsque nous aborderons les
différents auteurs que nous allons étudier. A travers la lecture de ces auteurs, nous pourrons
alors à la fois vérifier et nuancer cette opposition entre Anciens et Modernes, et nous
faire ainsi, par comparaison et par contraste, une meilleure image de la situation
contemporaine de la pensée morale relativement à ces trois aspects.

1) Le principe suprême de l’éthique : bonheur, devoir et utilité


S’il y a un premier trait marquant que les lectures modernes et contemporaines de
l’éthique ancienne ont ciblé comme traversant la plupart des différentes théories anciennes
de la morale, surtout dans la philosophie gréco-romaine antique, c’est ce qu’on appelle
l’eudémonisme, un concept qui vient du mot grec eudaimonia qui signifie
étymologiquement « bon démon », « bon dieu » ou « bon esprit », mais qu’on traduit le plus
souvent par le concept de bonheur, voire de prospérité. L’eudémonisme signifie
généralement qu’il y a en tout homme une aspiration à vivre heureux et que c’est cette
aspiration qui constitue le fondement nécessaire et suffisant de toute éthique. En effet, la
conception que les Anciens se font de cette aspiration primordiale suppose une convergence
ou une harmonie possible entre bonheur et moralité, entre vie heureuse et vie vertueuse,
mais aussi entre bien-être sensible et conduite rationnelle. Il y a certes lieu de nuancer les
lectures modernes de l’eudémonisme antique et de complexifier le rapport entre bonheur et
morale, notamment dans le stoïcisme. Mais quoique, dans de nombreuses versions de

36
l’eudémonisme, la vertu morale puisse être considérée comme la voie obligée ou le moyen
nécessaire pour arriver au bonheur, c’est bien le bonheur qui reste la finalité première et
dernière du discours et de la pratique éthique.
Contre ce primat accordé au bonheur, la philosophie morale moderne va
progressivement introduire l’autonomie de l’obligation morale par rapport au bonheur,
et même la primauté du devoir conçu comme un impératif formel qui s’impose
inconditionnellement et universellement à la conscience et à la volonté de l’homme. Or, ce
type de rapport primordial à la loi morale comme devoir, ainsi que le principe d’une
conscience morale intime sur laquelle ce rapport se fonde semblent en grande partie
étrangers à l’esprit antique de l’eudémonisme. En outre, contre la croyance ancienne
d’une union naturelle entre bonheur et vertu, la philosophie moderne, influencée en cela
par la pensée chrétienne médiévale, va généralement faire valoir que l’homme étant
naturellement égoïste, sinon méchant, rien ne le dispose à être vertueux par lui-même, s’il
n’y est contraint par des lois ; et s’il s’efforce d’être vertueux et d’agir moralement, rien ne
l’assure d’être heureux par le simple fait de se conformer aux prescriptions de la
morale.
Parallèlement au développement des morales du devoir, d’autres philosophes modernes
vont prendre une voie concurrente, celle de l’utilitarisme, qui pose comme principe
suprême de la morale l’utilité définie comme le maximum de bonheur pour le plus grand
nombre. Mais ces morales utilitaristes se distinguent elles aussi de l’eudémonisme ancien,
dans la mesure où elles tendent à définir le bonheur en le réduisant à un différentiel entre
les plaisirs et les douleurs éprouvés par un individu. Non seulement le contenu du bonheur
est ramené à sa dimension simplement sensible, ce qui limite fortement l’extension du
concept de bonheur au sens ancien, mais en plus le point de vue de référence à partir
duquel est évalué la qualité et le degré de ce bonheur sensible est l’individu, alors que pour
les Anciens, l’individu n’a de sens et de valeur que par son appartenance à la cité.

2) La conception de la liberté : de la liberté collective à l’autonomie individuelle


Ensuite, les Grecs anciens ont développé une certaine conception de la liberté, à travers
l’expérience qu’ils ont pu faire d’un certain type de démocratie, notamment dans la cité
d’Athènes au cinquième siècle avant Jésus-Christ. Comme le bonheur, la liberté chez les
Anciens n’est pas définie du point de vue de l’individu privé et isolé, mais elle est
déterminée par la participation du citoyen aux affaires publiques de la cité. L’homme
n’a pas de sens en tant qu’individu indépendant, mais il tire sa valeur morale et sa liberté

37
authentique de son appartenance à une communauté politique et de la place qu’il
occupe dans l’ordre social. La liberté de l’individu n’est donc pas incompatible avec son
assujettissement à l’autonomie collective, à la liberté du corps social dans son ensemble.
La modernité se caractérise au contraire par une valorisation de l’individu et de la
subjectivité qui devient le point de référence de la vérité, de la beauté et de la justice. Alors
que pour les Anciens, le monde lui-même a une valeur propre, une finalité naturelle, une
hiérarchie immanente et une harmonie intrinsèque (soit parce que le cosmos tire cette valeur
de lui-même, soit qu’il la reçoive d’un Dieu transcendant et créateur), pour les Modernes, au
contraire, le monde est moralement neutre, ni bon ni mauvais en soi, et c’est l’individu
humain qui lui donne sa valeur ou son harmonie, par la seule force de sa subjectivité,
c’est-à-dire de sa pensée, de sa sensibilité et de sa volonté. La liberté est donc conçue
subjectivement comme une autonomie individuelle, comme la capacité qu’a une
subjectivité de se donner à elle-même ses propres lois, quitte à manifester son autonomie par
une forme d’indépendance en s’opposant aux lois de l’ordre social et politique établi ou
aux dogmes religieux.
Les Modernes accordent ainsi généralement une importance primordiale aux libertés
civiles qui sont essentielles à l’autonomie de l’individu (droit de propriété, droit à la vie
privée, liberté d’aller et venir, liberté de pensée et de culte, etc.), par rapport aux droits
politiques qui fondent la liberté collective (droits de vote, liberté d’expression, liberté de
réunion et d’association, etc.) ; ces droits collectifs politiques sont, certes, aussi importants
pour la pensée moderne de la liberté, mais ils ne peuvent primer sur les libertés et droits
individuels.

3) Les rapports entre éthique et politique : homogénéité ou différenciation


Enfin, la troisième différence majeure entre Anciens et Modernes que nous allons
retenir dans ce cours touche aux rapports entre éthique et politique. Les anciens Grecs et les
Romains concevaient fondamentalement la politique sur le modèle d'une éthique.
Corrélativement, la politique était pensée comme la continuation naturelle de l’éthique,
car elle était essentiellement représentée comme une doctrine enseignant la vie selon le bien
et la justice. Dans ce contexte, la politique ne pouvait être dissociée de la recherche de la
vie bonne, heureuse et conforme à la justice. Or, cette justice n’est pas seulement celle qui
régit l’ordre de la cité humaine, mais elle est aussi censée être conforme à la loi qui assure
l’équilibre dans l'ordre de l'univers, à l'harmonie du cosmos. Les Anciens développent ainsi
une vision cosmocentrique, c’est-à-dire une conception du monde qui trouve son principe

38
dans l’ordre naturel de l’univers. L’éthique consiste à reproduire dans l’âme cette unité
cosmique à travers l’harmonie de la vertu et du bonheur, alors que la politique ne fait que
prolonger le travail de l’éthique pour construire la cité et les relations entre les
hommes sur le même modèle harmonieux d’une nature et d’un cosmos intrinsèquement
bon, beau et vrai.
À cet égard, l’éthique médiévale chrétienne se distingue certes de l’éthique dite
« païenne » antique en ce qu’elle s’organise non pas autour d’une vision cosmocentrique
mais plutôt autour d’une vision théocentrique, c’est-à-dire à partir d’une révélation divine
et d’un Dieu personnel, conçu comme souverain, législateur et juge. Mais, pour autant,
l’éthique médiévale peut encore être considérée comme relevant de la pensée des Anciens,
dans la mesure où, tout en intégrant le discours éthique dans un discours religieux plus
englobant, elle considère que les registres éthiques, juridiques et politiques s’articulent
harmonieusement dans une structure normative homogène et bien hiérarchisée. Dans
un tel contexte, l’Etat trouve le fondement de sa légitimité normative dans la religion et il est
difficile de distinguer nettement le droit de la religion, la religion de la morale, ou la morale
de la politique.
Les Modernes, au contraire, développent une vision anthropocentrique qui met
l’homme au centre de l’univers et lui donne le pouvoir de donner du sens à ce qui n’en a pas
en soi. On peut aussi appeler cette vision « logocentrique » (du grec logos, le discours, la
raison) dans la mesure où c’est la raison qui donne à l’homme ce pouvoir de donner du
sens, de la valeur et de l’ordre au monde qui l’entoure. Dès lors que ce n’est plus ni
l’univers lui-même, ni un Dieu transcendant qui contiennent le principe du bien, du juste, du
beau et de l’ordre, c’est à l’homme de définir le contenu de ces concepts, ainsi que la portée
de leur validité. C’est alors que va apparaître une série de distinctions qui n’existaient pas
pour les Anciens entre des domaines de normativité, c’est-à-dire entre différentes sources
de normes, de prescriptions, mais aussi de valeurs.
Ainsi, les premiers Modernes vont commencer à détacher la politique de la morale et
à supprimer la subordination de l’une à l’autre, au sens où la finalité du politique n'est plus
la réalisation de la vertu, ni la garantie du bonheur des citoyens, mais simplement
l'organisation d'un cadre de vie assurant la coexistence pacifique et la sécurité
collective. Comme on le verra, c’est à partir de la Renaissance que des auteurs comme
Machiavel (1469-1527) vont opérer un tel détachement entre politique et morale, mais aussi
entre droit et éthique, entre politique et religion, et entre religion et éthique. Ces distinctions
conceptuelles permettront ensuite de fonder progressivement à la fois l’autonomie du

39
politique, l’autonomie du droit et l’autonomie de la morale. C’est à partir du moment où
ces domaines de normativité vont se distinguer les uns des autres que des conflits vont
commencer à surgir entre la morale et la politique, la politique et le droit, le droit et la
morale, alors que les Anciens considéraient ces trois registres de normativité comme les
différents aspects d’un ordre normatif (relatif aux normes) et axiologique (relatif aux
valeurs) naturel, unitaire et harmonieux.
La philosophie morale contemporaine s’inscrit dans la lignée de cette distinction entre
les Anciens et les Modernes. D’après les caractéristiques historiques majeures qui font la
marque distinctive des Modernes, nos sociétés semblent toujours pouvoir être
caractérisées comme modernes. Mais, dans les domaines de la morale et de la politique,
comme dans de nombreux autres domaines, la pensée contemporaine a été marquée par des
tentatives de retour aux Anciens, de dépassement des Modernes ou même de contestation
radicale de cette opposition entre les deux. Si l’éthique contemporaine est largement
héritière de la pensée moderne, la situation actuelle à laquelle elle est confrontée semble
l’obliger à remettre en question certains des grands partages ou des grandes distinctions
opérées par les Modernes.

IV. Thème et plan du cours


C’est donc bien le concept de liberté qui constituera fil conducteur de ce cours de
« Philosophie et philosophie morale », ce qui nous permettra de structurer le parcours que
nous allons tracer à travers l’histoire de la philosophie, selon deux axes thématiques, que
nous suivrons en parallèle. Il s’agira, sur un premier axe, de reconstruire quelques grandes
phases de l’histoire de la philosophie morale, des Anciens aux Modernes, en voyant
comment les questions éthico-morales évoluent et se transforment ; sur un deuxième axe,
on relèvera quelques étapes clefs de la genèse philosophique de l’État de droit
démocratique et en mettant en lumière les rapports intimes et souvent complexes entre
philosophie et démocratie. Ces deux axes, loin d’être artificiellement séparés l’un de l’autre,
se croiseront régulièrement et tisseront une problématique philosophique commune. Nous
partirons pour ce faire du problème initial que pose le procès de Socrate, en 399 avant notre
ère, un procès qui est à la fois le procès de la philosophie par la démocratie et inversement le
procès de la démocratie par la philosophie. Nous développerons au fur et à mesure des
chapitres du cours une série de questions directrices, sur les deux axes thématiques, qui
auront été abordés sous différents angles en fonction des auteurs et des systèmes étudiés.

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Sur l’axe de la philosophie de la démocratie :
-Les démocraties contemporaines doivent-elles faire primer la compétence des
décideurs sur la participation du plus grand nombre aux décisions collectives ?
-La démocratie contemporaine devrait-elle s’inspirer davantage de la conception de la
liberté des Anciens ou se limiter à celle des Modernes ?
-L’État de droit peut-il faire primer la sécurité publique sur les libertés des citoyens ?
-La loi peut-elle être injuste et, si oui, le juge peut-il corriger l’injustice de la loi ?
-Le droit est-il le domaine de l’intérêt général ou l’instrument des intérêts particuliers ?
-L’Union européenne est-elle une communauté politique digne de ce nom ?
-Les citoyens ont-ils le droit d’exiger des hommes politiques qu’ils leur disent la
vérité ?

Sur l’axe de la philosophie morale :


-La connaissance du bien est-elle suffisante pour agir moralement ?
-Faut-il dépasser nos passions et nos intérêts personnels pour devenir moral ?
-Le philosophe a-t-il pour devoir moral de participer au pouvoir politique ?
-L’individu est-il libre de ses actes ?
-Peut-on justifier moralement le mensonge ?
-L’être humain peut-il vouloir le mal pour le mal ?
-Faut-il et suffit-il d’être juste pour être heureux ?

V. Objectif général, démarche didactique et évaluation du cours


Le cours de « Philosophie et philosophie morale » a pour objectif général de retracer
une genèse historique et thématique de la pensée philosophique, des Anciens jusqu’aux
Modernes, en montrant l’évolution non seulement des principes directeurs de cette pensée,
mais aussi de l’articulation de plus en plus différenciée entre le registre normatif de la
morale ou de l’éthique et les registres pratiques du droit et de la politique. Nous parcourrons
cette genèse à travers une série d’auteurs majeurs de la tradition philosophique occidentale,
de Platon à Kant, en passant par Aristote, Saint Augustin, Machiavel, Hobbes, Hume et
d’autres. À chaque fois, nous prendrons le temps de lire ces auteurs dans le texte et de
repérer la logique, la force et les limites de leur pensée pratique. On sera donc très attentif

41
à la forme des raisonnements et des arguments développés, à la manière dont des problèmes
font surgir des théories et comment ces théories font surgir de nouveaux problèmes, en
tentant de passer régulièrement d’un niveau d’interrogation assez concret à l’élaboration de
concepts abstraits.
D’un point de vue didactique, l’objectif est d’initier à la pratique d’une série d’outils
formels et de techniques méthodologiques indispensables à l’exercice de la philosophie et
principalement à la manipulation de ses concepts. Le cours suit une méthode principalement
magistrale ou ex cathedra ne laissant qu’un espace relativement limité à la discussion. Mais
outre les quelques temps consacrés à des formes d’interactions, la participation se réalise
également par l’occasion donnée à chaque étudiant de se préparer mentalement à
l’examen au moment même du cours, en exerçant les compétences qui seront testées lors de
l’évaluation finale. La démarche didactique consiste ainsi à anticiper, par la structure même
du cours, la structure de l’examen par lequel on évalue l’appropriation par l’étudiant des
outils et de la matière enseignés. L’examen est en effet structuré en quatre parties qui
correspondent aux quatre objectifs didactiques principaux du cours : définir, interpréter,
comparer et critiquer.
La première partie de l’examen consistera à définir une série de concepts
philosophiques importants, qu’ils soient propres à l’un ou l’autre auteur étudié, ou qu’ils
soient communs à plusieurs d’entre eux. Cet exercice ne se limite pas à restituer une
définition qu’on pourrait trouver toute faite dans le cours, comme dans un dictionnaire – ce
qui correspondrait à un objectif de simple mémorisation. Il exige un effort réflexif pour
rassembler par soi-même les points essentiels d’un concept, pour expliquer non seulement
d’où vient ce concept, sur quel(s) principe(s) il se base, mais aussi pour en désigner les
effets et les conséquences. En quelque sorte, définir un concept, c’est dessiner le chemin que
parcourt la pensée grâce à lui, les nouvelles portes qu’il ouvre, les limites auxquelles il se
heurte, etc. La deuxième partie se porte sur la lecture d’un extrait de texte et demande un
exercice d’interprétation et d’analyse, c’est-à-dire une tentative d’éclairer et de rendre
plus compréhensible le visible (ce qu’on peut lire dans l’extrait de texte, les concepts et
mots-clefs qu’il mobilise, les arguments qui y sont développés, etc.) par l’invisible (ce qui
n’apparaît pas directement dans l’extrait de texte, les principes ou arguments qu’il suppose,
les éléments contextuels, historiques, théoriques exposés au cours et se rapportant au texte
ou à l’auteur du texte). Cet exercice est anticipé au cours, lors des séances de lecture de
texte. La troisième partie consiste à comparer la position de deux philosophes face à une
question spécifique. La comparaison ne se réduit pas à la simple juxtaposition des positions

42
respectives des penseurs ; elle exige une confrontation qui suppose l’identification d’un
terrain commun et de points de divergence précis. Une bonne comparaison ne se limite pas à
constater une opposition, elle cherche non seulement à cibler le cœur de cette opposition,
mais aussi à remonter à l’origine première des divergences, jusqu’aux principes dont partent
les penseurs opposés. L’exercice se fait donc au moins en trois temps : l’exposé de la
position du premier auteur, l’exposé de celle du second, et la comparaison proprement dite.
Enfin, la quatrième partie de l’examen, prend la forme d’une petite dissertation et exige un
engagement critique mais aussi méthodique de la part de l’étudiant. La méthode critique
requiert ici de ne pas se limiter à dire son désaccord ou à donner son opinion. Une opinion
en vaut toujours une autre, tant qu’elle reste une opinion. Il s’agit de distinguer au moins
deux aspects de la méthode critique : un aspect interne, par lequel on combat l’adversaire
avec ses propres armes, et un aspect externe, où on lui oppose des armes qu’il n’a pas
forgées ni utilisées. L’étudiant doit pouvoir distinguer la critique interne de la critique
externe16 : sur le front de la critique interne (ou immanente), il s’agit de partir des principes
et fondements auxquels adhère l’auteur critiqué (des principes qui sont donc internes ou
immanents à sa théorie), pour montrer qu’ils mènent à une contradiction, ou à une impasse
ou encore que l’auteur n’arrive apparemment pas à être fidèle à ses principes ; sur le front
externe, la critique part de principes ou fondements qui ne sont pas ceux de l’adversaire (qui
lui sont externes), mais qui sont pertinents pour montrer les faiblesse de ses positions.
L’étudiant peut trouver ces principes chez un autre auteur qui n’a pas été vu au cours. Cette
dernière question peut être entièrement préparée avant l’examen par l’étudiant, qui n’a plus
qu’à la retranscrire lors de l’examen (sans apporter d’aide-mémoire). Pour la préparer, il
peut choisir parmi toutes les thématiques et les auteurs vus au cours, celle et celui qu’il veut
traiter dans sa question. Les contraintes sont ici méthodologiques : il faut énoncer une
question de philosophie (en prenant appui sur l’une des questions directrices abordées au
cours) et articuler sa réponse en deux temps. Après avoir exposé la position du philosophe
sélectionné face à la question choisie, trois options alternatives sont possibles : 1) une
critique interne de la position de ce philosophe ; 2) critique externe de cette position à partir
des arguments d’un autre philosophe ou penseur (non vu au cours !) ; 3) montrer dans quelle
mesure cette position serait ou non pertinente et justifiée aujourd’hui, en le confrontant à un
fait ou un phénomène actuel. La deuxième partie de cet exercice laisse ainsi l’occasion à
l’étudiant de se positionner plus personnellement par rapport aux textes, sans se limiter à

16
Le sens de cette distinction entre critiques interne et externe en argumentation ne doit pas être confondu avec
l’usage de ces termes dans d’autres disciplines, comme la critique historique ou la critique des sources.

43
donner simplement son avis, mais en suivant pour ce faire les contraintes argumentatives
propres à l’exercice demandé.

44
Chapitre I : Le procès de Socrate
Prémisses idéologiques, institutionnelles et philosophiques

Questions directrices du chapitre :


Quels sont les fondements idéologiques de la démocratie athénienne ?
Quel est le sens de l’ambivalence de l’idéologie démocratique ?
La démocratie peut-elle se développer et se répandre sous une forme impérialiste ?
Qu’est-ce que l’évolution institutionnelle de la Constitution d’Athènes nous dit sur la
démocratie ?
Comment interpréter le sens profond du procès de Socrate, pour la démocratie et pour la
philosophie ?
En quoi la position morale de Socrate est-elle une critique de la démocratie athénienne ?

En l’an 399 avant notre ère, un vieil homme dont le nom allait symboliser pour des
millénaires la philosophie occidentale, Socrate, se tenait devant une assemblée de 501 juges,
simples citoyens athéniens réunis au nom de la cité, qui s’apprêtaient à le déclarer coupable
d’impiété et à le condamner à mort, par ingestion d’un terrible poison : la ciguë. Les trois
chefs d’accusation retenus à son encontre sont graves : non-reconnaissance des divinités de
la cité, introduction de nouvelles divinités et corruption de la jeunesse. Plutôt que de fuir
pour échapper à la mort et de choisir l’exil, comme tant d’autres l’avaient fait avant lui,
Socrate accepta, par devoir et loyauté envers la loi et la justice, la sentence, malgré
l’injustice flagrante de celle-ci, et restera pour la postérité l’un des visages universels du
martyr pour la vérité.
Il est difficile de surestimer l’importance de ce fameux épisode pour l’histoire de la
philosophie, non seulement à travers l’effet qu’il eut sur l’un des pionniers de cet histoire,
Platon, qui ne pardonnera jamais à Athènes d’avoir assassiné le meilleur d’entre les siens,
mais plus largement par les questions que ce procès et cette condamnation soulèvent pour
nous, comme pour les témoins directs de la scène. Pourquoi la démocratie athénienne a-t-
elle voulu neutraliser un homme connu et reconnu pour sa vertu civique jamais prise en
défaut, ainsi que pour ses qualités intellectuelles et spirituelles exceptionnelles ? Pourquoi le
régime qui est né en même temps que la philosophie, qui l’a cultivée autant qu’il s’en est

45
nourri, en vient-il à éliminer le philosophe des philosophes ? Que cachent les trois chefs
d’accusation invoqués ? Quelle est la signification profonde de ce procès ? Est-ce bien le
procès de Socrate, et à travers lui, celui de la philosophie ? Ou n’est-ce pas plutôt le procès
de la cité d’Athènes et à travers elle, d’une certaine démocratie ? Ce procès sanctionne-t-il le
divorce entre philosophie et démocratie ou n’est-il que l’expression violente d’une relation
passionnée et inextricable ?
Ce sont toutes ces questions, et d’autres encore, qui sont condensées dans le titre de ce
chapitre : « le procès de Socrate ». Avant d’examiner la manière dont les philosophes, et
Platon le premier, vont analyser les raisons profondes de cette tragédie, il faut commencer
par reconstruire les prémisses de ce procès, les présupposés idéologiques, institutionnels et
philosophiques qu’on doit élucider pour en comprendre le sens.

1) L’idéologie démocratique athénienne


Le concept d’idéologie est marqué dans ses usages contemporains, aussi bien dans les
discours politico-médiatiques que dans les discours universitaires, par une équivocité
essentielle. D’une part, si l’on se base simplement sur l’étymologie, on peut en donner une
acception assez neutre et générale, selon laquelle l’idéologie est un ensemble assez
cohérent d’idées et de représentations dans un contexte historico-social déterminé, sur
ce que sont et ce que devraient être les hommes et leur rapport au monde. Bref, dans son
acception la plus générale, l’idéologie est une vision du monde socialement et
culturellement déterminée. Mais, d’autre part, si l’on renvoie le concept d’idéologie à la
tradition philosophique qui lui a donné ses lettres de noblesse, soit à Marx et au marxisme,
on en trouve une acception plus complexe, mettant l’accent non seulement sur l’illusion
propre à l’idéologie, soit l’illusion d’une sorte d’indépendance des idées et des principes
abstraits (qu’ils soient philosophiques, religieux, artistiques, juridiques, etc.) par rapport à
leur contexte matériel et économique d’émergence (modes de production, division du
travail, organisation des échanges commerciaux, etc.), mais aussi sur l’occultation des
rapports de force et de domination sous-jacents à cette superstructure idéologique.
Il ne s’agit pas ici de proposer une analyse marxienne de la démocratie athénienne,
quelle que puisse être la pertinence d’une telle analyse, mais de mobiliser le concept
d’idéologie pour faire apparaître l’ambivalence du discours démocratique à Athènes, la
complexité de l’idéologie par laquelle les démocrates athéniens se représentaient eux-mêmes
leur vie démocratique, pour préparer le terrain à la critique philosophique, chez Platon et
Aristote, de cette vie démocratique.

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Cette ambivalence on peut la repérer dans plusieurs textes de l’Athènes du Vème siècle
avant notre ère. Parmi ceux-ci, certains extraits tirés de L’Histoire de la guerre du
Péloponnèse de Thucydide sont particulièrement éclairants. Thucydide (environs 465-395
av. J.-C.) n’est pas lui-même l’un des idéologues de la démocratie athénienne ; citoyen
athénien et stratège pendant le long conflit qui opposa Athènes et la ligue de Délos à Sparte
et la ligue du Péloponnèse, entre 431 et 404, il fut condamné à l’exil suite à une défaite
militaire, et entreprit de livrer à la postérité le récit le plus complet, le plus objectif et le plus
rigoureux de cette guerre du Péloponnèse. Son souci d’exactitude historique, par lequel il se
distingue de ceux qu’il appelle les « logographes »17 et qu’on pourrait appeler par extension
les idéologues, permet de le désigner comme l’un des pères des sciences historiques. Ce
n’est donc pas directement le discours de l’historien Thucydide qui constitue pour nous la
trace de l’idéologie démocratique athénienne, mais ce sont les discours qu’il rapporte, sur la
base de témoignages directs ou indirects, et qu’il tente de reconstruire de la manière la plus
fidèle possible.
Nous allons nous intéresser à quelques extraits de grandeurs inégales, qui expriment des
aspects différents de cette idéologie démocratique et qui interviennent à différents moments
du récit, toujours dans des contextes critiques pour le conflit où Athènes est engagée et où
les Athéniens sont poussés à exprimer ce pour quoi ils se battent. Nous partons donc d’un
discours d’historien qui porte sur des discours idéologiques prononcés par des acteurs
politiques et militaires, avant d’examiner, dans la suite du cours, la façon dont les
philosophes, Platon le premier, vont mettre ses discours en question.

a) Définition de la cité : « La cité c’est les hommes » (Nicias)18


Le premier extrait tient en une simple proposition, une phrase brève que nous trouvons
à la fin de L’histoire de la Guerre du Péloponnèse et qui est une forme de définition
concentrée du concept de cité, dans son acception démocratique. En Grec, la phrase tient
en trois mots : andres gar polis : « car la cité, c’est les hommes ». Cette phrase aurait été
prononcée par le stratège Nicias au plus fort du conflit, c’est-à-dire au moment où, suite à
l’expédition hasardeuse des Athéniens en Sicile, l’armée athénienne est en déroute
complète, a perdu ses navires, voit un grand nombre de ses combattants morts ou agonisants

17
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. Jean Voilquin, Paris, Garnier, 1937, t. 1, p. 16.
18
Les analyses qui suivent sur l’idéologie et les institutions démocratiques (points 1) et 2)) reprennent en
grande partie la structure et le contenu de la lecture que propose Sophie Klimis des textes de Thucydide
(L’énigme de l’humain et l’invention de la politique, Bruxelles, De Boeck, 2014, p. 182-204) et celle de
Cornelius Castoriadis sur ces mêmes textes (« La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines
de l’Homme. Les carrefours du labyrinthe, II, Paris, Seuil, 1986, p. 261-306).

47
et perd tout espoir de victoire, face à l’organisation de la défense Sicilienne sur les remparts
de Syracuse. C’est dans ce contexte que Nicias cherche à redonner courage à son armée en
rappelant l’esprit même de la démocratie athénienne que cette armée est censée défendre.
Que signifie alors cette affirmation apparemment triviale et évidente : « La cité c’est les
hommes » ? Affirmer, c’est aussi nier. Derrière une affirmation, se cachent toute une série
de négations. La suite de la phrase poursuit et précise ce qu’elle nie : « ce sont les hommes
qui font une cité et non des remparts et des navires vides de troupes » (VII, 77, 7). Une cité
grecque – car il s’agit ici d’une cité grecque, et même plus particulièrement du type de la
cité athénienne – n’est donc pas réductible à son territoire, à sa localisation géographique,
à son étendue territoriale, bien que le territoire soit l’une des conditions nécessaires du
politique (ce qui aujourd’hui est de plus en plus mis en question par la déterritorialisation
induite par les phénomènes globalisés) ; c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante.
Ensuite, la cité ne s’identifie pas non plus à l’ensemble de sa population : ce sont bien
les « hommes », les andres, qui « font » la cité, plus précisément les hommes adultes qui
sont libres de condition, c’est-à-dire les citoyens, à l’exclusion des femmes, des esclaves et
des métèques (les résidents non-athéniens), des citoyens actifs, définis par leur participation
directe à la vie politique de la cité. Un citoyen athénien en effet ne se laisse pas représenter
par un autre, il agit lui-même en son nom propre (contrairement au principe moderne de la
représentation, comme nous le verrons plus tard).
Si l’on suit l’interprétation du texte de Thucydide par le philosophe contemporain
français d’origine grecque, Cornelius Castoriadis, cette cité athénienne est constituée par
deux principes essentiels : l’autonomie et l’isonomie.
Le premier principe de cette expérience démocratique se laisse résumer dans un
préfixe, qui nous est très connu et qui ne cesse pas de nous inspirer aujourd’hui encore. Ce
préfixe est formé sur le pronom personnel réfléchi « autos » : même ou soi-même, qui
peut-être substantivé comme « le même ». Pour Thucydide, il n’y a de communauté des
égaux et des semblables que si cette communauté se pose comme « autonome » par
rapport à ses lois (autonomos), à sa justice (autodikos) et comme étant à elle-même sa
propre fin (autotelès)19.
Reprenons ces trois concepts :
-Le concept d’« autonomie » doit se comprendre en deux sens. Au sens le plus
général, qui implique également les concepts d’autodikos et d’autoteles, le concept

19
Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’Homme. Les
carrefours du labyrinthe, II, Paris, Seuil, 1986, p. 261-306, p. 287.

48
d’autonomos peut s’entendre comme une autoproduction, une autocréation du corps
politique lui-même : la communauté des égaux et des semblables se crée elle-même. Il y a
une forme d’autopoïèse (d’autoproduction) de la cité démocratique.
Deuxièmement, un sens plus spécifique du concept d’autonomie, qui renvoie au sens
littéral, désigne la production de lois, en général des dispositions normatives : c’est le
peuple, ou plus précisément, ce sont les citoyens (les hommes libres et athéniens de
naissance) qui se donnent à eux-mêmes (auto-) leurs propres lois (nomoi). Négativement, ça
implique qu’ils ne les reçoivent ni des dieux, ni de la nature, ni d’une autre cité, ni d’une
quelconque source d’autorité extérieure ou transcendante ; la loi issue du processus
démocratique a donc une forme d’autonomie par rapport à toute autre fondement de
légitimité. Par conséquent, les citoyens qui produisent ou créent leurs lois, en assument
l’entière responsabilité. Ça implique également qu’ils aient une certaine souveraineté sur
la loi, qu’ils peuvent la modifier, l’abroger, la remplacer, presque à leur guise, y compris
quand il s’agit de la Constitution, soit le texte le plus fondamental.
Ce rapport de souveraineté à la loi a d’ailleurs lui-même deux aspects, selon qu’on se
place en amont ou en aval du processus d’adoption de la loi. En amont, cette inventivité
législative vient du fait que la loi, à Athènes, relevait du registre mouvant de l’opinion
(doxa). Si la loi est une opinion, elle peut sans cesse être modifiée. En aval du processus
d’adoption de la loi, une fois instituée, elle doit être absolument respectée, car c’est elle
qui fonde la communauté, comme si la loi adoptée endossait elle-même la souveraineté du
corps démocratique, comme si l’on passait de la souveraineté du peuple à la souveraineté de
la loi.
-Le concept d’autodikos signifie que les citoyens possèdent leur propre juridiction
humaine et indépendante. Pas de place ici pour une justice divine (pas « d’ordalie »), mais
une justice rendue par des hommes qui sont de simples citoyens et jamais des
professionnels de la justice ou des « experts » du droit ou de tout autre domaine. Autodikos
signifie donc que la cité athénienne se fie à une justice qui se passe de toute légitimation
théologique, mystique ou transcendante (quoique les liens entre justice et religion
traditionnelle soient toujours très étroits), et qu’elle assume en cela sa faillibilité, sa
vulnérabilité de justice humaine, rien qu’humaine.
-Enfin, troisième concept clef, la cité athénienne est autotélique : autotélès signifie que
la cité n’a pas d’autre fin qu’elle-même : non seulement elle se gouverne elle-même, elle
est autarcique, elle se suffit à elle-même en levant ses propres impôts, mais aussi, plus
littéralement et plus fondamentalement, elle est à elle-même sa propre fin. Cela veut dire

49
que la démocratie comme institution n’est pas une simple technique politique, la cité n’est
pas un simple moyen qui permettrait aux citoyens de réaliser une autre finalité plus
importante et définie individuellement, à l’écart du reste du corps politique – comme
l’État moderne sera par exemple ce qui, en assurant la sécurité de tous, permettra à chacun
de jouir de sa propriété privée. À Athènes, la cité a une valeur et une fin en soi, elle n’est
pas au service d’autre chose qu’elle-même : seule la politique rend la vie humaine digne
d’être vécue, pour un Athénien.
De ces trois concepts caractéristiques de la cité athénienne, on peut déduire le deuxième
principe fondamental de la démocratie athénienne: l’égalité de tous les citoyens devant la
loi, qui se dit aussi « isonomie » (isonomia).
De quelle égalité s’agit-il ? Une égalité sociale, économique, politique ? Là encore, il
faut se garder de rétro-projeter nos idéaux modernes d’égalité démocratique pensée
comme égalisation des conditions de vie : la démocratie athénienne n’a pas pour objectif
de faire disparaître les inégalités économiques et sociales qui étaient considérées comme
étant dues non pas à un système économique identifiable comme humain, mais au Destin.
L’inégalité de condition sociale et économique a toujours structuré la cité athénienne,
sans être perçue comme injuste en tant que telle. Il n’y a donc pas trace du projet d’abolir
par la démocratie la différence entre la noblesse aristocratique et les couches populaires.
Ainsi, le principe d’égalité considéré comme fondamental pour la cité athénienne ne
renvoie pas à une égalité réelle, mais à une égalité totalement idéale et assumée comme
telle qui est instituée parmi des citoyens qui sont et restent « inégaux » pour ce qui concerne
leur statut social et leur degré de richesse. Mais c’est bien là que réside la force idéologique
du principe démocratique : qu’ils soient riches ou pauvres, face à la loi, tous les citoyens
sont également tenus de la respecter parce que tous ont aussi l’égale obligation de
participer à son élaboration : d’où le lien entre autonomie et égalité !
Car à Athènes, la démocratie n’est pas seulement un droit de participation aux affaires
de la cité ; il y a aussi une obligation, un devoir pour tous les citoyens majeurs de
participer à l’Assemblée, qui détient entre autres le pouvoir législatif. L’égalité du principe
démocratique signifie aussi concrètement que tous les citoyens se reconnaissent
réciproquement comme des « semblables ». Insistons sur le fait que le « semblable » n’est
pas l’« identique » au sens d’interchangeable. Les citoyens sont conscients de leurs
différences individuelles et les valorisent puisqu’elles rendent aussi possible un débat
démocratique basé sur un échange d’idées et d’arguments différents. Mais c’est dans leur
rapport à la loi et dans leur participation aux affaires et à la vie politiques de la cité

50
qu’ils sont et se reconnaissent « semblables » et égaux en droit. En tant que citoyens qui font
la cité par leur action citoyenne, ils partagent des valeurs communes, mais aussi une
responsabilité commune dans l’autocréation de la cité.

b) L’éthos démocratique athénien : l’oraison funèbre de Périclès


Certains textes concentrent particulièrement en eux les enjeux essentiels de la
démocratie athénienne et nous en donne une image particulièrement intéressante. C’est le
cas l’Oraison Funèbre de Périclès qui est reprise par Thucydide dans le deuxième livre de
son Histoire de la guerre du Péloponnèse (du paragraphe 35 au paragraphe 46).
D’abord, qu’est-ce qu’une oraison funèbre ? L’« oraison funèbre » est un genre de
discours public et « officiel », qui a pour fonction de faire l’éloge des citoyens morts qui se
sont singularisés par leur service pour la cité, notamment, mais pas seulement dans le
cadre d’un conflit militaire.
Le discours qui nous intéresse ici fut prononcé par le stratège Périclès à la fin de la
première année de la Guerre du Péloponnèse. Selon la tradition, une fois inhumés les
corps des soldats tombés au combat, la cité désigne un orateur parmi les hommes les plus
remarquables et les plus méritants. En 431, au début des hostilités entre les deux ligues,
Périclès a été désigné pour prononcer l’éloge funèbre des premiers citoyens athéniens
morts durant cette guerre. Ce qui nous importe ici c’est ce que discours exprime sur la vie
politique athénienne et le rôle qu’il a joué pour la culture grecque qui s’y est reconnue ; et
ce qu’il exprime c’est l’idéal de vie démocratique, l’éthos démocratique athénien. Il nous
apprend en effet ce qui était considéré comme digne d’éloges à Athènes, dévoilant ainsi les
valeurs fondamentales des citoyens athéniens par contraste avec la rivale Sparte, cité
ennemie et non démocratique.
II35
Dans l’exorde ou l’ouverture du discours, Périclès marque une forme de malaise ou de
tension par rapport à la tâche qui lui incombe : le genre de l’éloge funèbre place l’orateur
devant la difficulté de « parler avec mesure », c’est-à-dire de façon appropriée aux actes
accomplis, d’avoir un discours qui soit à la hauteur des faits célébrés. Ce sont les
destinataires du discours et leurs affects respectifs qui sont pris en compte (en termes
contemporains, c’est la portée « perlocutoire » du discours qui est mise en lumière, c’est-à-
dire l’effet du discours sur ses destinataires). En effet, parmi les auditeurs, ceux qui sont
« bien informés et bienveillants » (par exemple les citoyens parents, amis ou compagnons
d’armes des morts) trouveront sans doute l’éloge insuffisant par rapport à ce qu’ils

51
ressentent, alors que les auditeurs « qui sont sans expérience » (les jeunes gens qui n’ont pas
encore fait la guerre) croiront au contraire que l’éloge exagère les mérites des morts,
envieux qu’ils sont de ce qui semble les dépasser.
Cet effet du discours sur l’auditoire (l’envie, la jalousie, la méfiance) fait apparaître une
deuxième tension propre au genre même de l’éloge funèbre : Périclès chercher à garder la
juste mesure dans son discours, mais il doit montrer les mérites remarquables et
exceptionnels des défunts célébrés. Périclès dévoile ainsi que l’institution légale de
l’oraison funèbre risque de mettre en péril le principe de l’isonomie entre les citoyens :
en distinguant les uns, ne court-on pas le risque de générer, par la jalousie, et l’envie, un
sentiment d’infériorité chez les autres, mettant à mal l’égalité et la « ressemblance »
censées assurer la cohésion de la cité ? Certes, on l’a vu, cette idée d’égalité est un artifice
qui ne correspond pas à une réalité socio-économique ; mais cet artifice doit faire l’objet
d’une certaine croyance collective pour assurer sa fonction de cohésion sociale. Or, un
discours d’éloge est de nature à mettre en doute cette croyance.
Périclès met ici en lumière les effets pervers potentiels de certaines institutions et
traditions pour la cohésion sociale, les risquent qu’ils présentent de fomenter les dissensions
internes, voire la guerre civile (le concept de « stasis »). Mais par cet acte, Périclès
mobilise ici le premier principe de la démocratie athénienne : l’autonomie, dans la mesure
où il interroge de manière critique et réflexive l’une des institutions légales de la cité20. Il
manifeste cette liberté fondamentale des citoyens grecs de mettre en question l’institution
et la loi établies, pour éventuellement se donner une nouvelle loi ou modifier la précédente.
Ici, Périclès ne va pas jusqu’à recommander un changement législatif ou une
transformation de la tradition de l’oraison funèbre. Il va chercher à réconcilier les termes
de la tension qu’il a mise en lumière – soit l’idéologie de l’égalité citoyenne, d’une part, et
la distinction élogieuse des mérites remarquables de citoyens morts au combat, d’autre part
– en faisant d’abord et avant tout l’éloge des vertus et valeurs constitutives de la cité
athénienne, celles qui sont précisément partagées par tous les citoyens et que les soldats
mis à l’honneur n’ont fait que défendre par leurs actes, qui n’étaient pas tant héroïques que
proprement citoyens, typiquement athéniens. L’effet de son discours va donc être de
réconcilier les tendances internes à la cité que l’éloge aurait pu opposer entre elles, mais
aussi de « réconcilier » les citoyens du passé, du présent et de l’avenir, en les unissant par de
mêmes valeurs. L’égalité idéologique du citoyen athénien n’est donc pas seulement

20
Sophie Klimis, L’énigme de l’humain, op.cit., p. 185, 186.

52
l’égalité devant la loi, l’égalité dans la participation civique, mais aussi l’égal partage des
valeurs et vertus fondamentales de la cité. Ainsi, l’oraison funèbre va travailler à
transformer la démocratie en une « belle totalité harmonieuse », en créant dans le discours
« une cité idéale, sans tension ni faction » 21.
II36
Cette réconciliation s’opère déjà par le fait que Périclès, avant d’honorer les morts à
qui l’oraison est en principe destinée, consacre la première partie de son discours à honorer
le souvenir des ancêtres, de tous ces morts grâce auxquels la cité est devenue ce qu’elle est
et qui ont transmis aux Athéniens un territoire « libre et habité sans interruption par
des gens de même race ou de même lignée ». Quand il parle de « gens de même lignée »,
Périclès se limite ici à une sorte de constat historique sans s’appuyer sur le mythe
fondateur d’Athènes : le mythe d’autochtonie, d’après lequel les Athéniens seraient « nés
de la terre » car tous fils et fille de Erichtonios (ou Érechtée), le « premier » Athénien,
lequel proviendrait de l’union du dieu Héphaïstos et de Gaïa, la déesse de la terre. D’après
ce mythe, les Athéniens seraient donc en quelque sorte tous « frères ». Ici encore, Périclès
prend ses distances par rapport à une forme traditionnelle de légitimation de l’ordre
politique et préfère s’inscrire dans le principe d’une légitimation autonome de la
communauté des citoyens, qui doivent leur unité à eux-mêmes, à leurs actes et à leur vertu.
La liberté et l’unité de la cité procèdent de sa vertu collective.
Ainsi, l’ancrage dans un héritage se marque, non pas tant par une essence raciale ou
naturelle, mais par la continuité morale du caractère athénien. Mais outre la valeur et les
vertus qu’ils reçoivent de leurs aïeux, ils héritent de leurs pères (c’est-à-dire les ascendants
les plus proches) une grande puissance (arkhè) qui a été acquise « au prix de mille labeurs
» (II, 36, 2). Après le premier couple de valeurs (vertu et unité), Périclès introduit un second
couple de valeurs fondatrices, elles aussi unies par un lien conceptuel fort, entre puissance
et travail : la puissance se mérite, on n’hérite pas d’une puissance passivement comme on
hérite d’un patrimoine immobilier. La puissance d’Athènes, exprimée par l’extension de
son commandement à un ensemble de cités confédérées (la ligue de Délos), s’est bâtie à
force de peines, de sang et de larmes, d’un labeur incessant, qui est bien entendu celui de la
guerre. Pour profiter et exercer la puissance dont on hérite, il faut pouvoir se remettre
sans cesse au travail, c’est-à-dire se préparer éventuellement à la guerre. Périclès, en bon
stratège, par la simple affirmation de la valeur de l’héritage de la puissance d’Athènes est en

21
Ibid, p. 186.

53
train de légitimer le bien-fondé de la guerre sur laquelle cette puissance s’est bâtie5.
De ce lien conceptuel et historique entre travail (guerre) et puissance résulte,
comme point d’accomplissement et de maturité de la cité, son autarcie, en temps de paix
comme de guerre, c’est-à-dire non seulement son indépendance et son autosuffisance sur le
plan économique et matériel. Mais plus fondamentalement, comme nous l’avons vu avec les
principes d’autonomies et d’autotélie, l’idée que la cité est son propre principe de
gouvernement et sa propre origine (selon le double sens d’arkhè : puissance et principe). La
cité est à la fois une auto-création des citoyens et un auto-gouvernement bâti sur les
exploits guerriers et la domination militaire et politique qu’ils rendent possibles. Ce n’est
donc pas sur les exploits eux-mêmes que Périclès s’attarde dans son oraison, mais sur
l’organisation qu’ils rendent possible, soit la formation, la vie politique (politeia), – c’est-
à-dire d’une part, la constitution ou le régime politique, et les façons de gouverner ou de
mettre en œuvre cette constitution – et les mœurs sur lesquelles elle repose.
II37
Qu’en est-il donc de cette vie politique des Athéniens ? Qu’offre-t-elle de spécifique à
voir ? Là encore c’est le principe d’autonomie qui s’impose en première ligne : les
Athéniens ne cherchent pas dans les autres cités les modèles de constitution à imiter pour
leur propre constitution. Au contraire, dit Périclès : « nous sommes nous-mêmes un
paradigme, plutôt que nous n’imitons les autres ». Le concept de paradigme
(paradeigma), qui signifie à la fois exemple et modèle, est ici la marque de l’autocréation,
l’auto-fondation de la cité et de la vie politique athénienne. La preuve de l’autonomie et
de l’auto-institution politique de la cité athénienne, c’est qu’elle est imitée, plutôt que de
suivre un modèle extérieur : la politeia des Athéniens est un paradigme pour les autres
cités. Périclès dira même quelques lignes plus bas dans son oraison : la cité d’Athènes toute
entière est « l’école de la Grèce » (II, 41). L’argument est ici poussé dans ces dernières
limites : non seulement il permet de justifier, d’un point de vue interne, la constitution des
Athéniens comme leur production propre, leur œuvre collective et commune, mais, dès lors
que la constitution et la vie politique athénienne constituent le paradigme, le modèle des
autres cités, Périclès en viendra à faire d’Athènes la seule polis au sens vrai du terme,
justifiant ainsi, d’un point de vue externe, la domination d’Athènes et le quasi-
asservissement dans lequel elle maintient les cités qui lui sont alliées dans la ligue de Délos.
Après ces considérations générales, Périclès qualifie la politeia athénienne de
démocratie : « Du fait que la cité, chez nous est administré dans l’intérêt de la masse et non

54
d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie »22 . Dès lors, si seule la cité
athénienne mérite véritablement le nom de politeia, puisqu’elle est le modèle, le
« paradigme » des autres cités et si cette cité est démocratique, on pourrait presque en
conclure que seule la démocratie accomplit l’essence du politique ou de la cité en
général23. (On retrouve chez Aristote le même type d’homonymie entre le genre commun
« régime politique » (politeia) et l’espèce particulière de régime privilégiée par l’auteur ; ce
qu’Aristote appelle politeia, c’est une constitution mixte, une démocratie modérée par des
éléments aristocratiques)).
Ensuite, Périclès analyse la structure juridique de la cité athénienne, et c’est le principe
d’égalité qui est ici mis en exergue. C’est la loi qui fonde l’égalité de tous, par-delà les
différences entre les individus. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une égalité socio-
économique : elle est juridique et politique : les citoyens sont égaux devant la loi, dans la
participation civique et par le service qu’ils peuvent rendre à la cité, qu’ils soient riches ou
pauvres.
L’effet de ce principe, c’est que ce n’est pas l’appartenance à telle ou telle classe
sociale qui détermine les mérites et l’estime qui reviennent individuellement aux citoyens.
Mais il ne suffit pas non plus d’avoir le statut de citoyen pour être automatiquement
considéré comme tel : c’est par son action et sa prise de parole, bref par la participation
effective que chacun pourra se mettre à la hauteur de son statut de citoyen. D’ailleurs la non-
participation ou l’engagement politique insuffisant était sanctionné de ce qu’on appelait
l’atimie, une forme de condamnation infamante par laquelle on pouvait être privé d’une
partie ou de tous ses droits politiques. Bref, si l’on synthétise : c’est parce qu’ils sont
libres, que les citoyens sont égaux, car cette liberté, cette autonomie, cette autocréation de
la cité, c’est la vertu qu’ils ont en commun et qui les unit : « La liberté est notre règle
dans le gouvernement de la république ».
Cette liberté n’est pas seulement une vertu civique positive et politique marquée par
le droit et le devoir de participation, c’est aussi une liberté négative, plus sociale et plus
proche de ce qu’on entend par là chez les modernes, soit la liberté de ne pas être dérangé
dans son mode de vie et ses activités. Il y a une forme de confiance libérale et tolérante :
« nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête » (trad. Voilquin, p. 120). On
tend à limiter la portée répressive de la loi. Ce n’est pas la peur de la sanction légale qui
motive le respect de la loi, mais l’intériorisation de la honte de ne pas vivre en conformité

22
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. Jean Voilquin, Paris, Garnier, 1937, t. 1, p. 120.
23
Sophie Klimis, L’énigme de l’humain, op.cit., p. 187.

55
avec les principes politiques de la cité, c’est la crainte de subir une réputation mauvaise,
celle de ne pas être capable du sens de la mesure, c’est-à-dire la mesure des conventions
sociales athéniennes, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, que ces conventions soient
écrites et consacrées par la loi ou non. Et même, précise Périclès, les « lois non écrites » ont
parfois une autorité plus grande en ce qu’elles renvoient aux valeurs du juste et de
l’injuste.
II39
Cette conception plus négative de la liberté comme tolérance nous mène directement à
la question des mœurs, des modes et manières de vivre, en un mot, à ce qu’on appelle les
les « manières » (« tropes ») des Athéniens. À cet égard, le fil conducteur de la description
des mœurs athéniennes par Périclès va être l’opposition avec la grande cité rivale et
ennemie : Sparte. D’une part les Spartiates organisent toute leur existence en fonction de
la guerre, et ce, dès le plus jeune âge, comme si la guerre était la fin de la paix. Pour les
Athéniens au contraire, la guerre s’inscrit dans la continuité de la paix et inversement : la
vie en temps de paix est rythmée par une série de concours (sportifs, artistiques, littéraires,
etc.) qui stimulent l’émulation entre citoyens, et par un grand nombre de fêtes et de rites
religieux et agraires. C’est donc presque chaque jour que « la réjouissance bannit tout ce
qui est source de tristesse ». À Athènes, la guerre et la paix sont rythmées par la même
vitalité, la même joie de vivre et de se dépasser.
D’autre part, alors que les Spartiates se retranchent dans leur cité et que leurs modes de
vie sont régis par la méfiance et le contrôle, la cité des Athéniens « reste ouverte et
commune à tous », elle promeut l’échange économique et culturel. On n’est pas obsédé par
la crainte de révéler des informations stratégiques qui pourraient être utiles à l’ennemi.
Courage et discernement sont ainsi les principaux atouts des Athéniens pour la guerre.
Ce rapport à la guerre qui contraste entre Athéniens et Spartiates a aussi des
conséquences sur la philosophie éducative de ces deux cités. À Spartes, la cité organise
l’éducation des jeunes enfants spartiates, « qu’on accoutume au courage par un entraînement
pénible », en vue de la guerre. Cette éducation à la guerre est réglée par des lois et
organisée par la cité à Sparte au contraire d’Athènes, où l’éducation des jeunes garçons était
laissée aux bons soins des pères de famille, comme une affaire privée. Cette conception
libérale de l’éducation a d’ailleurs été critiquée : aussi bien Platon qu’Aristote feront de
la législation en matière d’éducation la clé de voûte d’une bonne politique, et critiqueront
donc fortement les Athéniens de ne pas avoir de législation éducative. Pour Périclès, au
contraire, pas besoin de légiférer sur l’éducation, pas plus qu’on ne peut légiférer sur les

56
vertus.
Ainsi, en temps de paix comme en temps de guerre, les Athéniens se caractérisent par
une alliance entre vitalité et vertu civique, entre délibération et audace, entre courage et
réflexion. Cette alliance qui semble impossible aux autres cultures politiques (pour
lesquelles « l’ignorance rend hardis et la réflexion indécis »), est au cœur de la culture
morale et politique athénienne.
II40
Pour préciser ce cœur de la culture politique athénienne, Périclès mobilise deux verbes
qui symbolisent les affects fondamentaux et l’activité maîtresse des Athéniens :
« Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût de l’étude avec
l’énergie » (trad. Voilquin, p. 122), ou selon une traduction alternative : « Nous aimons la
beauté (philokaloumen) avec simplicité (eutelia) et nous philosophons (philosophoumen)
sans mollesse ». Les Athéniens aiment particulièrement deux choses : le kalos, la beauté et
la sophia, la sagesse. Dans ces verbes, ce qu’on n’entend pas en français dans la traduction
« nous philosophons », c’est la lien intime entre l’action d’aimer (philein) et l’objet
aimé : la sagesse et la beauté, comme si l’un et l’autre ne pouvaient se distinguer, comme si,
avec la sagesse et la beauté, l’amour trouvait son vrai objet (cette thèse est défendue
dans le Banquet, comme on l’a vu en Introduction). Les Athéniens vivent dans l’amour du
beau et de la sagesse. L’Athénien cultive l’amour du beau depuis les grandes œuvres
architecturales jusqu’aux plus simples ustensiles de cuisine, depuis les grandes poésies
jusqu’à la rhétorique à l’assemblée. La beauté est partout, elle n’a pas seulement droit de
cité, elle est l’écrin de la cité.
Or, pour les Grecs, et nous le verrons particulièrement chez Platon, la beauté n’est pas
neutre moralement, mais elle essentiellement associée au bien. Kalos k’agathos, être beau et
bon : tel était l’idéal de l’homme grec, il y a une harmonie entre la beauté du corps et celle
de l’âme. C’est pourquoi l’omniprésence de la beauté est censée favoriser la réalisation du
bien. On ne vit bien, c’est-à-dire vertueusement, que dans la beauté. Et si « bien vivre »,
c’est mener une vie politique, l’action politique, en visant le bien commun, doit promouvoir
le beau au quotidien pour tous les citoyens.
Passons au second verbe, philosophoumen, qu’on peut traduire par : « nous aimons les
choses de l’esprit » ou plus littéralement par : « nous philosophons ». Mais les Athéniens,
précise Périclès, philosophent « sans mollesse », c’est-à-dire qu’ils ne se laissent pas
« amollir » par des discussions sans fin et inutiles qui les éloigneraient de la vie politique,
voire, de la vie tout court. Périclès fait ici allusion à une mauvaise image de l’activité

57
philosophique, qui sera également caricaturée par Aristophane, comme on l’a déjà évoqué
en Introduction, et qui montre le philosophe comme un coupeur de cheveux en quatre, qui se
perd dans des considérations obscures et sans effet pour la vie concrète.
Pour Périclès, au contraire, la « philosophie » des Athéniens semble bien au contraire
s’identifier à leur vie politique. C’est là une suite de la synthèse entre autonomie et
égalité : la philosophie suppose l’exercice libre de la raison critique dont chaque citoyen,
quel que soit son statut socio-économique, dispose à part égale : chacun a la responsabilité
de ses affaires domestiques et des affaires publiques, car même les « simples artisans
peuvent entendre suffisamment les questions de politique » (trad. Voilquin p. 122).
Comme il y avait un débat politique permanent qui régnait à Athènes, les
délibérations collectives qui portaient d’abord sur des questions relativement concrètes et
pragmatiques ne pouvaient porter, de fil en aiguille que sur des questions « philosophiques
», comme la nature du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du beau et du laid. Car,
toujours à suivre Périclès, les Athéniens jugent et décident par eux-mêmes des affaires
dont ils ont la juste appréciation ; ils ne pensent pas que les discours soient sans utilité et
encore moins nuisibles pour l’action, mais au contraire, ce qui serait nuisible et vain serait
de « ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action » (trad. Voilquin p.
122).
Pour Périclès, les débats à l’Assemblée relatifs à la décision d’entreprendre une guerre
sont essentiellement « philosophiques », de même que les discussions sur l’opportunité
d’entamer des grands travaux d’urbanisme, et surtout à l’occasion du vote des lois, qui
ne pouvait que relancer la question de la justice. Toutes les questions qui touchent à la
cité, les plus concrètes et pragmatiques soient-elles, mènent plus ou moins directement à
des interrogations philosophiques sur les principes et les valeurs fondamentaux de la cité, de
sorte que, comme Cornelius Castoriadis le disait, « la constitution de la communauté
politique est déjà de la philosophie en acte »24.
II 41
L’amour de la cité, à Athènes, c’est l’amour de la liberté, de la beauté et de la sagesse ;
et inversement ! Cet amour patriotique est donc fondé sur des vertus qui peuvent avoir une
valeur beaucoup plus large. Dans la dernière partie de son éloge de la vie à Athènes, Périclès
n’hésite donc pas à faire preuve de superlatifs et à hiérarchiser quand il compare les

24
Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. D’Homère à Héraclite. Séminaires 1982-1983, La création
humaine II, Paris, Seuil, 2004, p. 59. Cf. Sophie Klimis, op.cit., p. 189-192.

58
Athéniens avec les autres peuples, et ce non pas sur une base ethnique ou raciale, mais sur
une base politique, culturelle et morale. Pour lui, les Athéniens doivent être jugés comme
« les plus puissants et les plus courageux » parmi les hommes. Comme on l’a déjà dit,
Périclès entend même que Athènes devienne « l’école de la Grèce » : Nous sommes à nos
yeux propres et aux yeux des autres un sujet d’étonnement et d’émerveillement, affirme-t-il,
« sans que nous ayons besoin des éloges d’un Homère ou d’un autre poète épique capable de
séduire momentanément, mais dont les dictions seront contredites par la réalité des faits »
(trad. Voilquin p. 123). Cette disqualification de la fiction exagératrice et cette insistance
sur les faits sobres – qui est d’ailleurs peut-être accentuée par l’historien Thucydide et qui
est en tout cas en accord avec son épistémologie historique – a aussi pour fonction de
montrer que les faits parlent d’eux-mêmes quand il s’agit d’honorer la cité d’Athènes, qui
est l’œuvre parfaite en tant qu’elle est l’œuvre réalisée par tous ses citoyens, leur
autocréation, l’œuvre collective des Athéniens, de génération en génération.
Pour cette raison, en louant Athènes et l’éthos démocratique athénien, on fait aussi
l’éloge des morts anonymes qui sont tombés pour elle : « La gloire de la république, qui m’a
inspiré, éclate dans la valeur de ces soldats et de leur pareils » (trad. Voilquin, p. 123). Ainsi
lorsqu’il en vient plus spécifiquement à l’éloge des morts, Périclès précise que c’est pour
cette cité, dont ils ne voulaient pas être dépouillés, qu’ils ont choisi de combattre et de
mourir. Périclès insiste encore sur le courage lucide comme vertu athénienne : face à la
mort, les Athéniens ne se laissent pas envahir par la peur. Ils pensent, réfléchissent, évaluent
et choisissent leur destin : « Aucun d’eux ne s’est laissé amollir par la richesse au point d’en
préférer la satisfaction plutôt à son devoir (...). Ils ont mieux aimé chercher leur salut dans la
défaite de l’ennemi et dans la mort même, que dans un lâche abandon ; ainsi, il ont échappé
au déshonneur et risqué leur vie » (trad. Voilquin, p. 124)
Périclès s’adresse donc bien aux athéniens vivants, pas seulement aux proches des
défunts, mais à toute la cité : de même que les faits parlent d’eux-mêmes, de même ce ne
sont pas les paroles qui témoignent le mieux de la grandeur d’Athènes et des Athéniens, ce
sont les actes de civisme, qui défendent le cœur de la démocratie dans la cité et au delà de
ses murs. C’est cela qui fait l’âme de la cité, non pas ses remparts, ses navires vides de
troupes, mais l’agir citoyen qui est producteur de la cité. C’est par ces actes, par cet amour
de la cité que chaque citoyen peut se mettre à la hauteur de l’idéal de la cité et de ses
ancêtres.
c) Les coulisses de la démocratie et l’impérialisme athénien : le dialogue des Méliens
Évidemment, un tel amour de la patrie, un tel éloge de la démocratie athénienne qu’est

59
l’Oraison Funèbre de Périclès a aussi sa part d’ombre et il faut pouvoir lire toute
l’ambivalence qui se trame derrière ce discours.
D’abord, comme on l’a déjà mentionné, l’idéal d’égalité entre citoyens athéniens a
pour pendant l’inégalité fondamentale non seulement entre citoyens et non-citoyens, mais
aussi entre athéniens et non-athéniens, parmi les cités de la ligue de Délos soumises à
Athènes et à son empire. Cette position est tout à fait affirmée : pour Périclès, il n’y a pas
d’égalité qui vaille dans le « concours » ou la compétition qui opposerait Athènes aux autres
cités, car ces dernières n’ont rien réalisé de semblable, ni même de comparable à ce qu’a
réussi Athènes. Périclès renvoie donc tous les autres Grecs du côté des « inégaux ». De
même que la cité athénienne serait la seule cité digne de ce nom, de même les Athéniens
seraient les seuls véritables « Grecs » par rapport aux « autres », « au grand nombre »,
implicitement considérés comme des Barbares. Il y a un rapport de forces nettement affirmé
derrière l’éloge, et la démocratie ne vaut pas dans les rapports entre cités : par la vigueur
de sa vertu et la puissance qu’elle a conquise, Athènes entend dominer les autres cités.
Dans la suite du texte, l’histoire de Thucydide relate ce que la cité des Athéniens peut
avoir de terrifiant et d’impitoyable. L’amour du beau et de la sagesse mis à l’honneur
dans la cité n’est possible qu’en s’appuyant sur un rapport de force géopolitique favorable,
et en l’occurrence par la thalassocratie athénienne qui est responsable de sa puissance. Si la
cité peut jouir d’une autarcie économique, c’est en grande partie dû aux tributs payés
par les cités alliées, lesquelles étaient en fait plutôt inféodées et soumises à l’impérialisme
athénien, plutôt que d’être de véritables partenaires dans une fédération équitable. La
démocratie ne vaut donc décidément pas en dehors des murs d’Athènes. Cette liberté qui est
si chère aux Athéniens, qui est ce qui les identifie en propre, est en fait leur propriété et ils
la dénient aux autres. Avec les peuples ou cités qui prétendraient jouir du même privilège,
ils sont sans pitié, comme Thucydide le rapporte dans l’épisode de la guerre avec les
Méliens, au livre V de la Guerre du Péloponnèse.
La petite île de Mélos avait été colonisé par des Lacédémoniens (issus de Laconie,
région dont Sparte est la capitale), qui étaient d’abord assez neutres, puis, devant la pression
des Athéniens, qui ravageaient leur pays, entrèrent en guerre ouverte contre eux. Avant la
déclaration des hostilités, en 416, des ambassadeurs athéniens viennent négocier avec les
notables méliens. En réalité, ils leur imposent la reddition, la soumission, sous peine de
mort. Dans son récit, Thucydide est ici comme ailleurs lucide, assez neutre et analytique, il
ne justifie ni ne condamne ; il rend compte de la position des Athéniens par l’énoncé de
rapports de force d’une actualité remarquable. Voilà la manière dont il rapporte la position

60
des Athéniens : la justice ne vaut qu’entre puissances égales, là où au contraire, le rapport de
force est inéquitable, c’est le fort qui s’impose et le faible qui s’incline (V, 89). Alors que
dans la cité, la loi est la condition de l’égalité entre les citoyens, en dehors de la cité, le
rapport de dépendance est inverse : le droit n’est pas d’application quand les partis en
présence sont de forces trop inégales : seul compte l’intérêt du plus fort. L’intérêt des
Athéniens est « une domination qui s’établisse sans coûter de peine, et un salut pour les
Méliens qui serve leur commun intérêt » (V, 91, 2). Devant l’évidente iniquité du rapport de
force, les Méliens rétorquent ironiquement : « comment notre intérêt se trouverait-il dans
l’esclavage comme le vôtre dans la domination ? » (V, 92). Les Méliens essayent alors de
convaincre les Athéniens que s’ils ne veulent pas entendre parler de justice, ils doivent
comprendre que leurs intérêts respectifs (la neutralité et l’indépendance pour les uns, la
puissance et l’autorité de l’empire pour les autres) se confondent et que si les autres cités
neutres voient ce qu’Athènes fait aux Méliens ils vont entrer en hostilité avec Athènes
Du point de vue athénien, au contraire, la neutralité que demandent des Méliens est
pire qu’une hostilité affichée, car l’hostilité est une preuve de la peur et donc de la
puissance de l’empire, tandis que la neutralité serait interprétée comme un signe de faiblesse
aux yeux des « peuples de l’empire » (V, 95).
Les Méliens ne vont pas céder et vont opposer aux menaces des Athéniens ce que ces
derniers auraient eux-mêmes dit, selon leur propre idéologie démocratique : la liberté ou la
mort. Devant le refus répété des Méliens de se soumettre à leur empire confédéré, les
Athéniens, sans doute à l’initiative d’Alcibiade orateur politique et général, neveu de
Périclès, vont mettre à mort tous les hommes en âge de porter les armes et réduisent en
esclavage les enfants et les femmes (V, 116).
Cet excès de violence de la part des Athéniens est tout à fait remarquable. Il ne constitue
pas cependant une anomalie, mais plutôt la conséquence la plus extrême et la plus
dramatique de la démesure (hubris) qui caractérise l’ensemble du comportement athénien.
Cette démesure s’exprime par tous les traits classiques : un courage qui se mue en une
témérité sans frein, en une soif de pouvoir inextinguible, en une absence de proportion dans
les sanctions infligées aux vaincus, en général absence de sens des « limites »,
La démesure est aussi marquée par le fait que le modèle du droit et de la loi s’efface
au profit de la loi du plus fort. Les Athéniens négociant en position de force n’arrivent pas à
attendre les arguments raisonnables des Méliens. Ils sont comme fascinés pas leur propre
puissance. Ce qui les fait sortir des limites du dialogue raisonné pour imposer leur
puissance. Ils ne savent plus reconnaître le miroir que leur tend les Méliens. Ce miroir

61
devrait pourtant leur faire voir le soi dans l’autre, c’est-à-dire leur montrer que ces Méliens,
qui résistent au nom de la devise « la liberté ou la mort », sont comme des petits Athéniens ;
mais ce miroir leur fait voir aussi l’autre en soi, c’est-à-dire que les Athéniens sont
désormais mus par des forces et des principes de domination opposés à l’image qu’ils se
donnent d’eux-mêmes.

Ceci nous amène à la seconde zone d’ombre de la démocratie athénienne, relevant


cette fois d’un aspect interne de la cité relatif à sa nature démocratique. Thucydide a certes
marqué à plusieurs reprises toute l’admiration qu’il avait pour Périclès. Pourtant, lorsqu’il
évoque les années où Périclès fut stratège, il le fait dans ces termes assez ambigus : « Ce
gouvernement portait le nom de démocratie, en réalité c’était le gouvernement d’un seul
homme » (II, 65 ; trad. Voilquin, p. 139).
On en vient alors à se poser la question suivante : l’âge d’or de la démocratie n’aurait-
il donc été qu’un « despotisme éclairé » plus ou moins déguisé ? De facto, Périclès incarne-
t-il autant l’exigence d’un gouvernement par le peuple (un gouvernement où tous les
citoyens seraient effectivement impliqués dans la prise de décision) que l’idéal d’un
gouvernement pour le peuple (d’un gouvernement orienté vers l’intérêt et le bien du plus
grand nombre) ?
Voyons comment Thucydide décrit en détail cette gouvernance de Périclès :
« Il avait de l’autorité, grâce à la considération dont il jouissait et à ses qualités d’esprit,
et de plus, pour l’argent, il montrait une éclatante intégrité : aussi tenait-il la foule, quoique
libre, bien en main, et au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait ; en effet, comme il
ne devait pas ses moyens à des sources illégitimes, il ne parlait jamais en vue de faire plaisir,
et il pouvait au contraire mettre à profit l’estime des gens pour s’opposer même à leur
colère. En tout cas, chaque fois qu’il les voyait se livrer mal à propos à une insolente
confiance, il les frappait par ses paroles en leur inspirant de la crainte ; et s’ils éprouvaient
une frayeur déraisonnable, il les ramenait à la confiance »25.
Il est possible de ne retenir de cette description que les caractères positifs d’un
dirigeant sage, bon, modéré et intègre qui assimile implicitement Périclès à un bon père de
famille, un éducateur intègre qui parvient à « tenir en main » la foule infantile, prompte à se
mettre en colère. Mais derrière cette description morale positive, c’est bien les traits d’un
chef unique et charismatique, d’un despote éclairé au cœur même d’une politeia

25
Thucydide, L’histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 65, trad. S. Klimis, in op.cit., p. 194.

62
démocratique.
Il faut préciser que Thucydide oppose au despotisme éclairé de Périclès, qui vise
toujours le bien commun et le respect des lois, une autre perversion de la démocratie qui
sera très critiquée par Platon, soit le pouvoir des démagogues et des sophistes, qui, « pour
servir leurs ambitions et profits privés » « cherchèrent à flatter le peuple » (II, 65). C’est
exactement ce que fit Alcibiade, le neveu de Périclès et son contre-modèle – nous y
reviendrons. Cette perversion démagogique fut responsable de « toutes les erreurs que l’on
peut attendre d’une cité importante placée à la tête d’un empire et entre autres l’expédition
de Sicile » (II, 65), dont l’échec accéléra la chute d’Athènes.

Ces quatre grands extraits de textes issus de la Guerre du Péloponnèse, le discours de


Nicias, l’Oraison funèbre de Périclès, le dialogue des Athéniens et de Méliens et la
description de Périclès par Thucydide, nous permettent de reconstruire un portrait pour le
moins complexe et ambivalent de la démocratie athénienne, un visage de Janus entre, d’un
côté du miroir, l’affirmation des principes démocratiques d’autonomie et d’autocréation de
la cité par la pratique de la citoyenneté, à travers la reconnaissance de l’égalité politique et
de la similitude morale des citoyens les uns par les autres, et de l’autre côté du miroir, une
inégalité socio-économique dans la cité et une violence et une domination exercée sur les
autres cités censées être les alliées d’Athènes et dont la revendication de neutralité ou
d’indépendance est considérée par Athènes comme une inacceptable mise en cause de sa
puissance impériale. Cette tension interne à la démocratie athénienne, cette ambivalence se
retrouvera dans la critique menée par Platon contre les institutions démocratiques, à
travers la figure contestataire de Socrate.

2) Les institutions démocratiques athéniennes et leur évolution


Après avoir reconstruit l’éthos démocratique athénien, son noyau de valeurs et de
principes, mais aussi son ambivalence, et avant d’examiner la manière dont les philosophes
ont cherché à justifier, à critiquer et à interroger cette démocratie, il faut affiner notre
compréhension de l’organisation institutionnelle, juridique et politique de la cité
d’Athènes.
Or, ce n’est pas un Athénien de souche qui a livré à la postérité l’image la plus complète
de ces institutions, mais un métèque, Aristote, qui venait de Stagire, cité de Macédoine qui
faisait partie de la Ligue de Délos. En effet, Aristote, qui a vraisemblablement été assisté de
ses disciples, entreprit de recenser toutes les constitutions des cités existant à son époque,

63
en explicitant l’histoire de leur développement ainsi que leurs institutions. De cette immense
recherche empirique de terrain, il nous est resté seulement un fragment sur la Constitution
des Athéniens.
Il convient d’abord mettre en avant la signification épistémologique de ces « enquêtes »
empiriques qu’on retrouve dans différents domaines de recherche d’Aristote (Enquêtes sur
les animaux en biologie, par exemple), car elles constituent pour lui la base nécessaire à
l’élaboration de sa philosophie théorique. Comme on le verra dans le chapitre qui lui sera
spécifiquement consacré, la philosophie éthico-politique d’Aristote n’est pas le résultat
d’une réflexion purement abstraite, mais elle s’appuie largement sur cette expérience. Par
ailleurs, notons aussi que cette connaissance « empirique », ne venait pourtant d’aucune
expérience pratique personnelle de la part d’Aristote, puisqu’en tant que métèque, il n’a
jamais siégé à l’Assemblée, ni dans un tribunal, ni exercé aucune magistrature. C’est en
tant que simple témoin, observateur, comme l’est devenu Thucydide après son exil, qu’il a
pu recueillir toutes les données relatives à la vie politique d’Athènes. C’est donc là aussi un
point de vue à la fois interne, puisque Aristote a vécu à Athènes, et externe, puisqu’il n’en
fut pas citoyen, que le philosophe décrit les institutions athéniennes.
De la première partie de cette enquête, on va se concentrer ici sur les éléments
nécessaires à la compréhension de ses institutions, en commençant par l’organisation et la
structuration de la population en tribus et en dèmes.
A l’origine, Athènes comptait quatre tribus, qui tiraient leur nom de celui d’un
ancêtre mythique, et dont la structure était fondée sur des liens familiaux. Les réformes de
Clisthène qui ont eu lieu en 508-507 av. J.C. afin d’instituer l’isonomie (l’égalité de tous
devant la loi), tendirent à superposer voire à substituer une organisation topologique à
cette structure généalogique. Avec ces réformes, l’Attique fut divisée en une centaine de
dèmes, circonscriptions administratives basées sur une division territoriale
(analogiquement, cela correspondrait mutatis mutandis aux communes en Belgique). Les
dèmes constituèrent dès lors l’entité politique et démocratique de base : chaque dème
possédait une assemblée propre et des compétences concernant la gestion des finances
publiques, le cadastre et l’organisation de certains cultes. Ce sont aussi les dèmes qui
tenaient le registre de l’état civil.
Trois dèmes contigus formaient une trittye : il y eut donc 30 trittyes, dix
correspondant au « centre-ville » d’Athènes, dix à la région côtière et dix à la campagne.
C’est sur cette base que les quatre tribus originaires furent remplacées par dix tribus,
chacune composée de 3 trittyes (ville/côtes/campagne). Cette nouvelle répartition de la

64
population visait à casser l’hégémonie des grandes familles aristocratiques et à
permettre un « mélange » plus grand de la population : désormais, les tribus étaient liées
par un sentiment d’appartenance proprement politique et non strictement généalogique à une
même tribu des gens qui n’avaient aucun lien de sang et qui n’habitaient pas au même
endroit (cf. Constitution d’Athènes, XXI).

a) Les institutions politiques d’Athènes


§ A. L’Ephébie (Constitution d’Athènes, XLII)
La première institution sociale mentionnée par Aristote comme existant encore à son
époque est l’éphébie. Les éphèbes étaient tous les jeunes Athéniens ayant atteint leurs dix-
huit ans et qui n’étaient pas encore en âge d’exercer une citoyenneté pleine et active. Ces
éphèbes suivaient un entraînement spécial de deux ans, sorte de service militaire et
civique, au terme duquel ils étaient considérés comme des citoyens à part entière. Pendant
cette période de transition, Aristote précise que pour se consacrer exclusivement à leur
formation, ils étaient exemptés de toutes les charges politiques. Durant la première année,
ils apprenaient le maniement des armes et prenaient leurs repas en commun, par tribus
(d’où l’importance, pour la socialisation politique, de la composition hétérogène des tribus
depuis les réformes de Clisthène). Durant la seconde année, ils assuraient la fonction de «
gardiens » en patrouillant seuls ou par petits groupes sur tout le territoire. Ils étaient
casernés dans des forts situés aux frontières de l’Attique. Au terme de cette seconde année,
ils recevaient de la cité une lance et un bouclier26. Soulignons dès à présent que, lorsque
Platon parlera d’une classe de « gardiens » dans la République, il est vraisemblable qu’il
fasse obliquement référence aux éphèbes, puisque ces derniers ont à remplir une fonction de
même type27. Nous reviendrons sur ce concept de « gardiens de la cité ».
§ B. Le Conseil (Constitution d’Athènes, XLIII)
Avant de parler du Conseil, quelques mots sur le statut des personnes qui assumaient
une charge politique ou administrative dans la cité, ce qu’on peut appeler généralement
des magistratures. Aristote souligne le fait que la plupart des magistratures politiques
étaient tirées au sort, sauf celles qui concernaient la guerre, puisque les stratèges étaient
élus.
Le terme grec utilisé pour désigner ces magistratures est arkhai, le pluriel d’archè qui
peut signifier puissance au sens de la puissance publique, mais aussi principe, fondement

26
Aristote, La constitution d’Athènes, trad. G. Mathieu et B. Haussoulier, Paris, Belles lettres, 2002, p. 97-99.
27
Sophie Klimis, op.cit., p. 196.

65
ou encore origine ; et les magistrats sont des « archontes », littéralement, ceux qui exercent
l’arkhè, c’est-à-dire ceux qui dirigent. On peut les qualifier de « gouvernants » car ce sont
eux qui exercent le pouvoir politique à tour de rôle, mais ne sont donc ni des
« représentants » ni des « fonctionnaires » au sens moderne de ces deux termes : ils ne
sont pas des représentants puisqu’ils exercent leurs fonctions directement et activement, et
sont ne sont pas des fonctionnaires, car il n’y avait pas à Athènes d’agents permanents au
service de la cité.
La première instance politique évoquée par Aristote est le Conseil (Boulè). Il
commence par décrire son organisation formelle : le Conseil était formé de cinq cents
membres – les bouleutes – cinquante par tribu, tirés au sort et renouvelés chaque
année. Les bouleutes de chaque tribu exerçaient à tour de rôle la prytanie, sorte de
présidence tournante du Conseil. Comme l’année était divisée en dix mois, la prytanie
durait environ un mois ou encore 35 ou 36 jours pour chacune. Durant cette période, les
prytanes étaient nourris aux frais de la cité.
Ils avaient pour fonction principale de convoquer le Conseil (qui se réunissait tous les
jours) et l’Assemblée du peuple, qui siégeait quatre fois par prytanie (donc une fois par
semaine). Outre ces convocations, les prytanes affichaient l’ordre du jour de ces
assemblées. Le rôle du Conseil était de préparer le travail de l’Assemblée. À l’Assemblée,
le peuple des citoyens ne pouvait rien voter qui n’ait été l’objet des délibérations
préalables du Conseil et inscrit à l’ordre du jour par les prytanes. Tout vote émis ne
respectant pas ces deux conditions était accusé d’illégalité (on peut faire une analogie à cet
égard avec le monopole de l’initiative législative de la Commission européenne dans l’UE).
C’était donc le Conseil qui recueillait les propositions de lois des citoyens, afin d'établir
l'ordre du jour des séances de l'Assemblée.
On précisera que, outre le fait de recueillir les propositions de lois et de préparer l’ordre
du jour des séances de l’Assemblée, le Conseil était chargé de vérifier que les lois et
décrets promulgués par l'Assemblée n'allaient pas à l'encontre des lois fondamentales
de la cité (la constitution). Toutefois, c’est l’Assemblée qui restait maîtresse de ses décisions
en dernier ressort : le Conseil n'avait pas le pouvoir de « bloquer » une loi. Elle pouvait
juste attirer l’attention de l’Assemblée sur d’éventuels vices de forme (analogie avec le
Conseil d’Etat, section législation). Le Conseil avait aussi pour fonction de juger les
magistrats, surtout ceux qui administraient les finances. En outre, c’était lui qui recevait les
plaintes qu’un particulier introduisait contre un magistrat qui n’aurait pas respecté la loi
(analogie avec le Conseil d’Etat, section administrative). Pour ces divers manquements, le

66
Conseil pouvait au départ infliger une amende, l’emprisonnement ou la mort. Puis, le
peuple lui enleva ce pouvoir. Toutes les condamnations et amendes émanant du Conseil
devaient être portées devant le Tribunal de l’Héliée (cf. infra), afin que le vote des juges
reste souverain28.
§ C. L’Assemblée
L’assemblée (ekklèsia) constituait l’instance politique centrale à Athènes ; elle
comprenait en droit tous les Athéniens adultes ayant atteint leur majorité, c’est-à-dire
de plus de vingt ans. Sa principale fonction était de voter les lois. Sur convocation du
Conseil, l’Assemblée se réunissait donc environ une fois par semaine, sur la colline de la
Pnyx qui pouvait accueillir, selon les estimations, autour de 5000 personnes voire
davantage (quoiqu’il fût rarissime qu’autant de personnes ne s’y assemblât en même
temps).
L’Assemblée du peuple était le corps politique principal, celui où s’exprimait la
souveraineté politique du peuple assemblé. Outre le pouvoir d’émettre des décrets et de
ratifier les lois, c’était elle qui décidait de la guerre et de la paix, nommait les
ambassadeurs, mais aussi de manière beaucoup plus concrète et pragmatique, décidait des
grands travaux d’urbanisme, organisait les expéditions, examinait la manière dont les
magistrats géraient leurs fonctions29. Les principes d’autonomie et d’égalité s’y exerçaient
tout particulièrement. Tous les citoyens avaient le droit d’y prendre la parole (isègoria).
Leurs voix pesaient toutes du même poids (isopsèphia) et l’obligation morale s’imposait à
tous de parler en toute franchise (parrhèsia)30. On soulignera donc que tout était fait pour
solliciter la participation active des citoyens à l’Assemblée et donc à la vie politique de la
cité. Et si un citoyen refusait de prendre parti dans un cas de guerre civile, il perdait ses
droits politiques (atimia). Cela signifie que, vis-à-vis de certains problèmes, l’abstention ou
la « neutralité » était considérée comme un geste antipolitique, voire, comme un crime
contre la cité. Être un citoyen athénien, c’était donc obligatoirement s’engager, faire des
choix et assumer la pleine responsabilité de son engagement.
§ D. Les magistratures spécifiques tirées au sort
Aristote mentionne ensuite une série de magistratures plus spécifiques tirées au sort,
en général pour une période d’une année. Ces magistratures spécifiques ne pouvaient être
exercées qu’à une seule reprise par les citoyens, à la différence de la charge plus « générale

28
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., p. 99-107
29
Sophie Klimis, L’énigme de l’humain, op.cit., p. 198.
30
Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », op. cit., p. 288.

67
» de bouleute, qui pouvait être exercée deux fois.
Les principaux magistrats évoqués par Aristote sont : les Onze, qui avaient la direction
de la prison ; les commissaires chargés de l’entretien des temples ; les « sacrificateurs »
qui présidaient à certaines fêtes religieuses (il n’y avait donc pas de séparation entre
politique et religion, puisque la prêtrise était une magistrature politique comme une
autre) ; les inspecteurs du commerce, des grains, du port marchand et des poids et mesures
; les inspecteurs des comptes de tous les magistrats, les agents de la voirie, etc.
Notons que les citoyens participaient à l’organisation de tous les domaines de la vie
collective, sans qu’aucune « spécialisation » technique, compétence ou motivation
spécifique préalables ne leur soient demandées. Par exemple, les vérificateurs des comptes
n’étaient pas censés être des comptables de formation, etc. Certes, le magistrat tiré au sort
aussi bien qu’élu devait être soumis à une sorte d’examen devant le tribunal pour exercer
sa magistrature. Mais même dans ce cas là, il semble que l’examen en question portait sur
les qualités générales du « bon citoyen » et pas sur des « compétences » spécifiques liées
à la charge qu’ils allaient assumer : on y vérifiait s’ils étaient bien de pure souche
athénienne et qu’on s’y inquiétait surtout de leurs bonnes mœurs (comportement envers
les parents), de leur piété et de leur civisme (état de service militaire, acquittement de leur
contribution financière à la cité)31.
§ E. Les dix stratèges (Constitution d’Athènes, LXI)
Les dix stratèges exerçaient le commandement militaire de l’armée. La stratégie était la
fonction politique la plus importante à Athènes et la seule à pouvoir être exercée plus de
deux fois. En raison de son importance, la stratégie n’était pas tirée au sort, contrairement
aux autres magistratures. Les stratèges étaient en effet élus à main levée, en en désignant
un par tribu. Le vote serait, selon Aristote, un reliquat aristocratique, tandis que le tirage au
sort était propre à la démocratie. Un stratège avait en charge le commandement des
hoplites quand ils faisaient campagne hors du territoire. Un autre stratège avait la charge de
garder le territoire durant ce type de campagne, mais si la guerre avait lieu en Attique, il
participait à la guerre.
§ F. Le tribunal de l’Héliée
Du texte concernant l’organisation des tribunaux, on retiendra ici qu’il n’y avait pas de
juges professionnels à Athènes. Les juges du principal tribunal, l’Héliée (les héliastes)
étaient en droit tous les citoyens de plus de trente ou quarante ans, selon les époques. Au

31
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., p. 107-119.

68
Vème siècle av. J.-C., leur nombre était fixé à six mille (répartis en 12 sections de 500
membres) et ils étaient tirés au sort pour l’année sur une liste de candidats établie par les
dèmes et les tribus.

b) L’évolution des institutions athéniennes et les grands personnages derrière elles


Or, ces institutions et ces structures n’ont pas été inventées en un coup, mais elles
sont le résultat de nombreuses modifications, de révisions au cours d’une histoire agitée.
Derrière les institutions il y a des hommes d’action qui ont pesé sur leur temps et qui, par
leur pouvoir d’initiative et leur leadership, donnent une autre image à une politéia
démocratique qui se présente comme l’effet d’une action avant tout collective et égalitaire,
comme l’Oraison de Périclès en avait donné le modèle, en rendant hommage à l’esprit
athénien plutôt qu’aux individus morts au combat. Derrière l’idéologie condensée dans la
phrase « la cité c’est les hommes », se cache une autre réalité qui fait voir que la
constitution est aussi le produit ou l’œuvre de l’une ou l’autre personnalité qui a eu du poids,
une autorité et une influence prépondérance, ce qu’on pourrait résumer en disant : « la
constitution, c’est les hommes ».
On va se concentrer ici sur quatre personnages centraux : Solon, Pisistrate, Périclès et
Alcibiade que l’on va présenter sous la forme d’une double polarité, chaque figure
représentant l’une des faces de l’évolution constitutionnelle de la démocratie athénienne.
§ A. Solon/Pisistrate : le démocrate unanimement critiqué et le tyran aimé de tous
Notre premier personnage, Solon (640-558) n’est pas à lui tout seul l’inventeur de la
démocratie, mais Aristote en fait le marqueur du commencement de la démocratie. En
effet, « l’ordre » généré par la constitution oligarchique précédente, basé sur la disparité des
richesses, entraîna un soulèvement du peuple qui s’estimait lésé. Une violente guerre civile
(stasis) éclata donc entre les deux partis rivaux qui s’entendirent finalement pour prendre
Solon comme conciliateur. Ils l’élirent archonte et lui confient le soin de réformer la
constitution.
Solon, célèbre à l’époque pour certains de ses poèmes sur les souffrances du peuple grec
au cours des guerres avec l’empire Perse, fut choisi surtout à cause de l’excellence de sa
position au sein de la cité athénienne : par sa famille et sa réputation, Solon compte parmi
les premiers des citoyens, tandis que par sa fortune, il appartenait plutôt à la classe
moyenne. Or, pour Aristote, l’appartenance à la classe moyenne est un avantage, car,
comme on le verra, cela marque la valorisation du moyen terme comme juste mesure qui
a une importance en éthique comme en politique. Pour lui, c’est la classe moyenne qui

69
garantit la stabilité d’une bonne démocratie, car ses membres sont les citoyens qui
représentent la vertu de la juste mesure (les trop riches sont portés à la démesure, les trop
pauvres à l’envie). Aristote présente ainsi Solon comme étant l’incarnation du « bon
citoyen » vertueux car moyennement riche. En effet, il cite une élégie où Solon enjoint les
riches à la modération car « il redoute l’avarice et l’orgueil d’où est née la haine ». Dans ce
poème, Solon attribue donc explicitement aux riches la responsabilité de la guerre civile.
Pour autant, les réformes politiques de Solon ne vont pas avoir pour but ni pour effet de
favoriser exclusivement les pauvres au détriment des riches. C’est bien l’équilibre dans la
cité et l’égalité devant les lois qu’il va chercher, et c’est précisément cela qui va lui être
reproché par les riches comme par les couches plus pauvres des citoyens. Cette situation
conduira Solon à se tenir seul placé au milieu des deux partis, entre deux feux.
Quelles sont les mesures prises par Solon dans les réformes constitutionnelles qu’il va
défendre ? Comme mesures favorables au peuple, Solon fait abolir l’esclavage pour dettes
ainsi que toutes les dettes privées et publiques. Il permet à tous les citoyens de défendre leur
honneur, quelle que soit leur condition sociale, en donnant à quiconque a subi un outrage le
droit de poursuivre devant les tribunaux l’auteur du préjudice. Il promeut le principe de
publicité de loi, en faisant inscrire ses nouvelles lois sur des tables triangulaires exposées
au Portique Royal, afin que tous puissent en prendre connaissance.
Sur le plan de la politique foncière, Solon ne redistribue pas les terres des riches aux
pauvres, mais il en fait la propriété collective de la cité. Dans une élégie, Solon établit une
analogie forte entre la libération des hommes esclaves pour dettes et celle de la terre :
« Elle peut mieux que tout autre m’en rendre témoignage au tribunal du temps, la
vénérable mère des Olympiens, la Terre noire, dont j’ai alors arraché les bornes enfoncées
en tout lieu ; esclave autrefois, maintenant elle est libre. J’ai ramené à Athènes (…) bien des
gens vendus (…) ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant
l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. Cela, je l’ai fait par la force de la loi,
unissant la violence et la justice »32.
Solon n’a donc pas voulu gommer les différences sociales et économiques. Les
classes censitaires, basées sur le revenu, étaient bien en vigueur à son époque. Les historiens
ne savent pas s’il les a lui-même instituées pour donner un fondement administratif à ses
réformes agraires ou si elles existaient avant ses réformes et s’il les a simplement
maintenues. À son époque, les magistrats sont toujours recrutés parmi les classes les plus

32
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., XII, p. 25 (trad. modifiée).

70
riches, mais Solon institue le tirage au sort des magistrats, combiné à une élection
préalable au sein des tribus. La constitution de Solon accorde par ailleurs aux thètes, c’est-
à-dire aux castes inférieures des paysans les plus pauvres, de pouvoir participer à
l’Assemblée et de siéger dans les tribunaux.
En rendant le peuple « maître du vote », Aristote considère que Solon rendit également
« le peuple maître de la constitution »33. Un autre aspect du style politique de Solon est
lié à sa manière de rédiger les lois. Aristote insiste aussi sur le fait que les lois rédigées par
Solon étaient écrites d’une manière « obscure et complexe » (IX, 2), ce qui eut pour résultat
de susciter de nombreuses controverses et contestations, tant au niveau privé que public.
Ces différends ne purent se régler que devant les tribunaux et certains sont allés jusqu’à
considérer que cette obscurité avait été délibérément recherchée par Solon, afin de « rendre
le peuple maître des jugements »34. Dès lors, les controverses s’accrurent, les Athéniens
allaient constamment trouver Solon et l’importuner de questions au sujet de ses lois. Au
point que ce dernier choisit de partir dix ans en voyage en Egypte car il pensait qu’il n’était
pas juste qu’il restât présent pour interpréter ses lois, mais que chacun devait faire ce qui
était écrit, ce qui exigeait de chacun un effort d’interprétation et de réappropriation de ces
lois, de sorte que tous les Athéniens puissent assumer seuls la responsabilité de les
appliquer.
Solon nous apparaît donc, à travers les descriptions d’Aristote, comme un personnage
contrasté et animé par une tension qui est aussi celle de la démocratie : en cherchant à
rétablir un équilibre entre les différentes couches de la populations, il a suscité à la fois le
respect de chacun, mais aussi le mécontentement de tous ; pour restaurer la justice,
notamment agraire, il a fait violence aux uns et aux autres, en vue du bien commun, en
assumant l’alliance entre justice et violence ; alors qu’il cherchait à rendre les citoyens
maîtres de leur constitution et du jugement de celle-ci, il l’a rédigée d’une telle manière
qu’on le sollicitait sans cesse, ce qui le poussa, non pas à céder à la tentation du pouvoir
tyrannique, mais à s’effacer du pouvoir une fois sa patrie sauvée de la menace de guerre
civile.

Le deuxième personnage qui nous intéresse ici est Pisistrate (600-527 av. J.-C.). Ce
dernier rétablit une forme monarchie ou de gouvernement d’un seul, après avoir
appartenu au parti des démocrates. Toutefois, Aristote affirme que Pisistrate administra les

33
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., IX, p. 19.
34
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., IX, p. 19.

71
affaires communes « politiquement » ou « en bon citoyen »35, c’est-à-dire en respectant
les lois, plutôt que comme un tyran. À bien des égards, Pisistrate est représenté comme
l’antipode de Solon : autant ce dernier s’était attiré la haine des pauvres comme des riches,
autant Pisistrate est considéré par tous comme un « philanthrope » : par des mesures
qu’on appellerait aujourd’hui clientélistes, il a la faveur des gens du peuple en leur rendant
des services personnels et en diminuant les taxes agraires et celle des nobles en entretenant
avec eux des liens d’amitié. Son règne est qualifié de « vie de Cronos » par beaucoup, c’est-
à-dire de régime idyllique où les citoyens n’ont à se préoccuper de rien. En effet, Pisistrate
incite ses concitoyens à se consacrer exclusivement à leurs affaires privées. Par exemple,
il avance de l’argent aux plus pauvres pour qu’ils puissent au mieux exploiter leurs terres.
Pisistrate voulait ainsi que « pourvus d’une honnête aisance et tout entiers à leurs affaires
personnelles,, ils n’eussent ni désir ni loisir de s’occuper de celles de la cité »36 et s’en
déchargent sur lui seul. Par ailleurs, comme Pisistrate prélevait un impôt agraire, ses
propres revenus augmentaient si on cultivait la terre de manière efficace et productive.
Pisistrate semble donc avoir été un tyran bien-aimé qui maintint la paix extérieure et le
calme intérieur et exerça un pouvoir absolu, même sans user de violence physique, une
espèce de despotisme doux. On soulignera ici l’ambiguïté de cette heureuse quiétude de
« citoyens » qui n’étaient plus citoyens que de nom, puisqu’ils n’exerçaient pas de pouvoir
politique.
La description de la tyrannie heureuse de Pisistrate nous confronte donc à des questions
importantes, notamment à celle de savoir si la liberté est bien le fondement ultime du
politique et si c’est bien une valeur inconditionnellement recherchée, alors que des hommes
peuvent délibérément choisir la sécurité au détriment de la liberté. Bien plus tard, au
XVIIIème siècle, Rousseau réactualisera cette ambiguïté en affirmant de manière cinglante
qu’entre la liberté et la sécurité, il faut choisir, car ces deux conditions ne seraient pas
compatibles.

§ B. Périclès/Alcibiade : les tendances démagogiques des démocrates


Aristote s’intéresse également à la figure de Périclès. Comme nous l’avons vu, Périclès
a été l’instigateur d’une réforme sur la limitation de l’accès à la citoyenneté aux hommes
nés de père et de mère athéniens. Puis, lorsqu’il prend la direction du parti populaire,
Périclès est présenté comme celui qui « tourne l’ambition d’Athènes vers la puissance

35
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., XVI, p. 33.
36
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., XVI, p. 33-35.

72
maritime » et qui établit le premier un salaire pour les citoyens siégeant dans les
tribunaux.
Or pour Aristote, la première mesure est explicitement liée aux « pires erreurs »
commises par le régime athénien. La seconde est carrément identifiée à la cause de la chute
de la démocratie. Concentrons-nous sur le deuxième aspect de la critique d’Aristote,
portant sur la perversion de la citoyenneté par la rémunération : « les premiers venus mirent
plus d’empressement que les honnêtes gens à se présenter au tirage au sort »37. Autrement
dit, dès le moment où l’action politique est rémunérée, la politique s’autodétruit car ce
n’est plus la visée du bien commun, mais l’intérêt particulier (l’appât du gain) qui règle la
participation politique des citoyens. Qui plus est, cette mesure, présentée par Périclès
comme visant à inciter les plus pauvres à participer à la vie politique, est décrite par Aristote
comme ayant été motivée par son intérêt personnel. Ne pouvant rivaliser avec la fortune de
Cimon, chef du parti adverse, Périclès aurait entrepris de donner au peuple l’argent du
peuple...
Moins dithyrambique que Thucydide, Aristote nous a donc laissé le témoignage d’un
Périclès ambigu ou à deux visages : opportuniste démagogue et fossoyeur de la démocratie
dans le texte sur la Constitution des Athéniens, il est par ailleurs présenté comme le
paradigme de l’homme sagace ou prudent (phronimos) dans l’Ethique à Nicomaque :
« (…) Périclès et ses semblables sont des gens sagaces dans notre esprit ; (…) parce qu’ils
sont capables de voir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui l’est pour les hommes »38.
Par sagesse pratique, il faut entendre la capacité de prendre les bonnes décisions au
bon moment pour le bien commun, en se fondant sur la délibération. On voit donc qu’il
s’agit de la plus haute vertu politique, qui ne peut pas être exigée de tous les citoyens
selon Aristote, mais seulement des meilleurs d’entre eux. Dès lors, il semble qu’Aristote ait
construit une représentation de Périclès qui l’assimile à un héros tragique. Homme prudent
ou sagace, pourvu de tous les talents, Périclès a tout de même commis pour Aristote une
erreur de jugement en voulant interpréter et appliquer la démocratie au pied de la lettre,
en donnant le pouvoir à tout le peuple, et en ayant pour ce faire introduit l’argent dans le
circuit politique. Or, la monnaie est un substitut symbolique du besoin qui fait basculer
dans le désir de l’illimité39. Selon Aristote, rémunérer l’action politique ne peut donc que

37
Aristote, La constitution d’Athènes, op.cit., XXVII, p. 65.
38
Aristote, Éthique à Nicomaque, 1140b, trad. R. Bodeüs, Paris, Flammarion, 2004, p. 304.
39
Aristote, Politique, 1257-1258a.

73
détruire son essence même40.

Enfin, même si Aristote n’en parle pas lui-même, notamment parce que ce quatrième
personnage n’a pas eu d’importance notable sur l’évolution de la constitution athénienne, on
peut ajouter pour compléter le tableau la figure remarquable pour l’histoire de la
démocratie athénienne d’Alcibiade, comme celui qui va incarner ce désir de l’illimité, de
démesure et qui va pervertir complètement l’idéologie démocratique de son oncle et tuteur,
Périclès. Alcibiade, pur produit de la démocratie athénienne, riche, talentueux,
charismatique et démagogue, a conduit ses concitoyens sur la voie de l’excès et de la
démesure. Après les avoir convaincus d’entreprendre la conquête de la cité de Syracuse, il
fut accusé d’avoir parodié des cérémonies cultuelles importantes. Par la suite, il choisit de
fuir non seulement la débâcle militaire en Sicile dont il était responsable, mais aussi la cité
d’Athènes elle-même, préférant trouver refuge chez l’ennemi spartiate qu’il aidera, en
divulguant certaines informations stratégiques concernant la situation d’Athènes, avant
d’être chassé de Sparte, soupçonné de jouer double jeu et d’avoir séduit l’épouse du roi…
La déloyauté d’Alcibiade envers sa propre cité, qui tranche avec celle du vieux Nicias, mort
en Sicile à l’issue d’une expédition dont il ne voulait pas, est l’un des multiples visages des
démocrates athéniens. Les liens entre Socrate et Alcibiade ne sont sans doute pas pour rien
dans la haine dont les Athéniens ont poursuivi le premier, jusqu’à sa mise à mort.
La fin du dialogue de Platon intitulé justement Alcibiade témoigne bien, par contraste,
de l’image qu’Alcibiade donnait de lui-même, mais aussi à travers lui, du « masque » que la
démocratie athénienne se plaisait à porter. Cet extrait, comme un écho au dialogue du
Banquet, permet de faire la transition entre la description de la démocratie athénienne, de
son idéologie, de ses institutions et de ses grands personnages, d’une part, et la pensée
socratique, d’autre part :
« Socrate : (…) je t’ai toujours aimé toi-même alors que les autres n’ont aimé que ce
qui est à toi. La beauté de ce qui est à toi commence à passer, au lieu que la tienne
commence à fleurir ; et, si tu ne te laisses pas gâter et enlaidir par le peuple athénien, je ne te
quitterai de ma vie. Mais je crains fort qu’amoureux de la faveur populaire comme tu l’es, tu
ne te perdes, ainsi que cela est arrivé à un grand nombre de nos meilleurs citoyens, car le
peuple du magnanime Érechtée a un beau masque ; mais il faut le voir à découvert. Crois-
moi donc, Alcibiade, prends les précautions que je te dis »41. (…)

40
Sophie Klimis, L’énigme de l’humain, op.cit., p. 203-204.
41
Platon, Alcibiade, 132a.

74
« Socrate : Ainsi, mon cher Alcibiade, les États, pour être heureux, n’ont besoin ni de
murailles, ni de vaisseaux, ni d'arsenaux, ni d'une population nombreuse, ni de puissance, si
la vertu n’y est pas. Alcibiade : Non, certainement. Socrate : Et, si tu veux bien faire les
affaires de la république, il faut que tu donnes de la vertu à ses citoyens. » (…) « Donc un
droit absolu, un absolu pouvoir, pour toi-même et pour la Cité, d’agir entièrement à votre
guise, ce n’est pas de cela qu’il te faut te pourvoir toi-même, ni non plus la Cité, mais c’est
de justice et de sagesse morale »42.

3) Le contexte philosophique : Les sophistes et Socrate


a) Les sophistes : Protagoras et la philosophie de la démocratie
Le mouvement de ceux qu’on a appelés « les sophistes » (littéralement, « les savants »)
a partie liée avec l’émergence et le renforcement de la démocratie dans l’Athènes du
Vème siècle, dans un contexte politique et culturel favorisant un usage de plus en plus libre
de la prise de parole. Ce mouvement se caractérise moins par un ensemble homogène et
systématique de thèses et de doctrines philosophiques que par une pratique du discours
public, de la discussion argumentée assez innovante dans ses techniques rhétoriques et ses
effets politiques. L’habileté des sophistes dans leur manipulation du langage sera la source
à la fois de leur succès dans des contextes démocratiques et de leur mauvaise réputation
non seulement dans l’histoire de la philosophie, sous l’effet de la critique platonicienne,
mais dès les premiers signes de la crise de la démocratie athénienne.
Parmi les très nombreux personnages qu’on a pu qualifier de sophistes, nous allons nous
arrêter sur celui qui est pour ainsi dire le chef de file du mouvement sophistique, qui a eu
sur ses contemporains l’une des influences les plus importantes et qui est resté pour la
postérité le symbole de la plus fine fleur de la sophistique et de ce qu’elle peut présenter de
philosophiquement intéressant : Protagoras (490-420 av. J.-C.). Né à Abdère, au nord de la
Grèce, son enseignement eut un fort impact et un succès inégalé dans toute la Grèce et
principalement à Athènes, où il eut de nombreux disciples – certains pensent même qu’il a
pu être un conseiller de Périclès43 –, avant d’y être, si l’on en croit certains témoignages,
condamné à l’exil, probablement à cause de ses positions jugées athées ou pour le moins
agnostiques. Il est connu pour avoir été l’un des premiers à se revendiquer de la pratique
et de l’enseignement de la sophistique, un enseignement qu’il se faisait chèrement

42
Platon, Alcibiade, 134b-c, trad. L. Robin, op.cit., p. 249.
43
Alonso Tordesillas, « Une première critique de la raison politique : la sophistique », in A. Renaut (éd.), La
liberté des anciens, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 209-278, p. 237.

75
rétribuer, comme après lui de nombreux sophistes qui prospérèrent dans le contexte de la
démocratie. Ces rétributions lui valurent les critiques acerbes de Socrate et de Platon à sa
suite.
À propos de sa doctrine philosophique proprement dite, il ne nous reste que quelques
fragments, dont quelques uns seulement semblent bien avérés, du fait des recoupements
qu’on a pu trouver dans des témoignages divers, notamment chez Platon, Aristote ou chez
un compilateur important pour cette époque appelé Diogène Laërce. Nous allons reprendre
les fragments les plus remarquables et les plus illustratifs de sa philosophie politique et de
ses rapports avec la démocratie athénienne.
On peut commencer par l’un de ses fragments les plus importants, dont le contenu
aurait peut-être été responsable de sa condamnation à l’exil : « Touchant les dieux, je ne
suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, ni à quoi ils ressemblent.
Car beaucoup d’obstacles empêchent de le savoir : l’obscurité et la brièveté de la vie
humaine ». Cette proposition, quoiqu’elle concerne manifestement les dieux, ne dit
pourtant rien sur eux, sur leur nature. Ce n’est pas une proposition théologique à
proprement parler, mais bien plutôt une proposition épistémologique, sur la nature, le
statut et les limites du savoir humain. Dire qu’on ne peut pas savoir si les dieux existent
étaient certes déjà très audacieux dans une culture où toute l’organisation politique et
sociale est structurée par les cultes et par la références aux divinités. Mais le propos de
Protagoras consiste à déplacer le curseur de l’attention. Le savoir humain n’est pas capable
de dire quelque chose de certain sur l’être des dieux, pas plus que sur l’être de la nature.
C’est l’affirmation d’une mise en doute sur ce que les choses sont en elles-mêmes. À cet
égard, on peut qualifier cette proposition de scepticisme ontologique : on suspend son
jugement et son discours, son logos, sur la nature de l’être en général.
Ce scepticisme ontologique se comprend mieux quand on en énonce la contrepartie
positive, qui tient en un autre fragment de Protagoras, certainement le plus célèbre et le plus
cité : « L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont dans la mesure où elles
sont, de celles qui ne sont pas, dans la mesure où elles ne sont pas ». Ce ne sont plus les
dieux, ni la nature en soi qui donnent la mesure du beau, du vrai, du juste ou de
l’injuste ; ce sont les hommes eux-mêmes qui sont la mesure de ce qui est et de comment ce
qui est semble être. D’après Platon, qui s’est confronté en plusieurs endroits aux thèses de
Protagoras, cette thèse de « l’homme-mesure » suppose une réduction de la connaissance
humaine à son appareil sensoriel. Protagoras aurait ainsi prôné une sorte d’empirisme

76
avant la lettre : « l’âme n’est rien si l’on supprime les sensations »44. L’homme est donc la
mesure de toutes choses, puisqu’il est le fondement de la manière dont elles lui
apparaissent : « Telles les choses me paraissent, telles elles sont pour moi ; telles elles te
paraissent, telles elles sont pour toi »45. Les choses ne sont donc pas visées dans leur être,
mais dans leur apparaître, on ne peut en dire quelque chose que si elles sont réduites à des
phénomènes. Or, ces phénomènes sont relatifs à ceux à qui ils apparaissent : ce qui
apparaît chaud à l’un, est froid pour l’autre et ainsi en va-t-il du beau et du laid, du juste et
de l’injuste. La thèse de l’homme comme mesure de toute chose peut ainsi être qualifiée de
relativisme phénoménal.
Or, ce relativisme phénoménal a des conséquences politiques. Il permet d’abord de
justifier la pratique des sophistes eux-mêmes. Le sens de cette pratique est synthétisé dans
une série de thèses qu’on attribue à Protagoras comme celle selon laquelle sur toute chose,
on peut soutenir un argument et un argument contraire ; c’est ce qu’on appelle
l’antilogie : à tout logos (toute raison, tout argument) on peut toujours opposer un antilogos,
un contre-argument, a priori tout aussi valable. Cette thèse a pu être critiquée par de
nombreux auteurs comme négatrice de toute vérité ; Platon a d’ailleurs souligné le caractère
auto-réfutant de cette thèse46. Mais ce qui intéresse Protagoras, c’est que, par la pratique de
la sophistique, on peut renforcer un argument faible et, par conséquent, affaiblir un
argument fort. Mais en justifiant la pratique des sophistes, la pratique antilogique et la thèse
relativiste sur laquelle elle repose justifient également certains principes de la démocratie,
telle qu’elle a pris forme à la même époque à Athènes. Si l’agnosticisme et la thèse de
l’homme-mesure permettent de fonder rationnellement le principe de l’autonomie et l’idée
que les hommes sont au principe de leurs lois et de leur organisation politique, le
relativisme et la pratique de l’antilogie supposent une forme d’égalité de tous les
hommes non seulement en tant qu’être sensibles mais en tant qu’être de raison et de
langage ; avant d’être une égalité devant la loi, l’isonomie suppose une égalité devant
l’argumentation, ou plutôt une égalisation par l’argumentation sophistique qui permet de
rendre fort un argument faible.
Ainsi, dans le mythe que Protagoras raconte dans le dialogue que Platon lui consacre,
le sophiste affirme que la vertu et l’art politiques peuvent s’enseigner – c’est la
compétence propre du sophiste : enseigner l’art politique – puisqu’il y a en tous le logos

44
Jean-Paul Dumont (éd.), Les présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 983.
45
Les présocratiques, op.cit., p. 990
46
cf. p. ex. Platon, Euthydème, 286 c.

77
suffisant pour participer aux délibérations publiques : dans le mythe, il est dit que si les arts
spécifiques (la médecine, l’art de la guerre, la sculpture, etc.) ont été donnés aux hommes de
manière parcimonieuse et inéquitable, l’art politique, la justice et la pudeur ont été
distribués à tous les hommes. Un tel mythe est une forme de justification de la
démocratie directe athénienne qui suppose que chacun ait en principe autant de
compétence que n’importe quel autre concitoyen pour délibérer, juger et décider sur les
affaires commune de la cité. Pour Protagoras, en effet, le cordonnier ou le paysan ont autant
le droit de participer à cette discussion que n’importe quel notable, comme cela se passe à
Athènes. Pourtant, si par nature les dispositions à participer au débat public et à exercer l’art
politique sont en principe communes à tous les hommes, en fait, tous ne les ont pas
cultivées également, à cause d’une différence de talent (de même que, chez les animaux,
des aptitudes communes peuvent être inégalement développées) ou d’une différence dans
l’éducation reçue. C’est là que le sophiste intervient pour pallier ces défauts et renforcer les
arguments faibles, les rendre comparativement plus forts que les arguments adverses. En ce
sens, démocratie et sophistique semblent se justifier et se renforcer réciproquement.
Que la vertu et l’art politique s’enseignent, Protagoras en voit la preuve dans le fait que les
lois qui punissent les vices ou les infractions le font dans le but de corriger celui qui a
fauté, dans le but de l’améliorer. De la même façon, la sophistique est l’art d’améliorer les
arguments et de faire valoir l’argument le meilleur. La sophistique est une forme de
technique universelle, typiquement prométhéenne, donnant aux hommes la capacité de
s’améliorer et de se renforcer sans cesse ; sa vérité résiderait strictement dans son efficacité.
Pourtant, on peut déjà déceler ce qu’il y a d’ambigu dans une pratique qui prétend, en
principe, servir aussi bien le pauvre que le riche, le cordonnier comme le médecin, et qui
pourtant se fait rémunérer très cher et ne permet donc, de facto, qu’aux plus aisés
d’améliorer leurs arguments et leurs capacités discursives. Les sophistes auraient ainsi
tendance, de facto, à renforcer les forts, et non les faibles.
Mais au-delà de ça, la propension des sophistes à mettre en évidence non seulement le
caractère purement conventionnel des lois – ce qui est encore en accord avec le principe
d’autonomie – mais aussi la relativité de la justice, soit l’idée qu’il n’y aurait pas de justice
en soi, puisque sur les questions de justice aussi, ce qui apparaît juste à l’un, est injuste pour
l’autre, et chaque argument fait face à un argument contraire. Aussi, alors que la philosophie
de Protagoras peut être considérée comme l’une des meilleures théorisations de l’idéologie
démocratique et des principes d’isonomie et d’autonomie, son relativisme ouvre la voie aux
thèses plus extrêmes de sophistes qui font de la discussion une simple joute verbale

78
(c’est-à-dire le prolongement de la guerre par d’autres moyens), dont l’issue détermine
ce qui doit être tenu pour juste ou pour une norme. Pour ces sophistes, rien ne permet plus
alors de déterminer des critères objectifs du juste et de l’injuste, puisque cette différence
varie d’un régime à un autre, que tout gouvernement et tout régime établit toujours les lois
qui servent ses intérêts et que la justice se réduit en fin de compte à l’intérêt du plus fort,
comme le défendraient des sophistes comme Thrasymaque, si l’on en croit Platon47.
Ce sont de telles thèses, le niveau de leurs honoraires ainsi que la prétention des
sophistes à pouvoir régler par l’argumentation toutes sortes de questions relevant
d’expertises diverses qui ont provoqué les réactions de Socrate qui, derrière sa critique de
la sophistique, met en question le régime démocratique qui la rend possible, avant que
Platon ne radicalise et ne systématise cette critique de la démocratie athénienne. Mais plus
fondamentalement, comme nous l’avons déjà aperçu dans le Banquet, ce qui distingue
Socrate des sophistes (du point de vue de Platon48), c’est que le philosophe est un amoureux
de la sagesse ; alors que le sophiste prétend posséder toute connaissance et la
communiquer à quiconque contre un salaire, tout en niant l’existence de la vérité, le
philosophe, au contraire, postule l’existence d’une vérité qui ne dépende pas des seules
facultés sensorielles des hommes, cherche cette vérité et entreprend de la découvrir par un
examen rigoureux.

b) L’éthique politique de Socrate : la résistance à l’injustice et la critique politique


Socrate (469-399 av. J.-C.) est souvent considéré comme le premier philosophe au
sens complet du terme, dans la mesure où il aurait été l’un des premiers, non seulement, à
intégrer le questionnement moral et politique dans la recherche des principes premiers des
choses, mais aussi à mettre ce questionnement au centre de sa réflexion, alors que les
penseurs de culture grecque qui l’ont précédé – les « physiologues » – auraient concentré
leur méditation sur les principes métaphysiques de compréhension de l’univers physique et
de l’être en général. Même s’il y a lieu d’être prudent avec ce genre de chronologies un peu
trop rigides – notamment parce que dans le même temps, les sophistes ont également, d’une
façon très différente, investi le domaine des affaires humaines – il est vrai que la figure de
Socrate est l’emblème d’une nouvelle époque pour la pensée européenne, une époque où
l’homme devient à la fois une question pour lui-même et le point de départ d’une

47
Platon, La République, 339 a. Nous verrons dans le chapitre consacré à Platon comment celui-ci s’oppose à
de tels arguments.
48
Au contraire, du point de vue d’autres athéniens contemporains, comme Aristophane, Socrate ne se
distinguait pas du tout du reste des sophistes.

79
entreprise philosophique qui tendra progressivement à s’instituer en science à partir de la
dialectique de Platon. À cet égard, il est bien une figure tutélaire de la philosophie en
général, et de la philosophie pratique en particulier.
Socrate n’a laissé aucune trace écrite. Ce que nous savons de lui nous est rapporté par
des témoins directs et indirects de sa vie et de son enseignement, notamment par un
philosophe, Platon, dans une intention apologétique et systématique, par un historien,
Xénophon, dans un souci de témoigner et de consigner dans des documents historiques, et
par un dramaturge, Aristophane, dans une intention parodique. Ni négligence, ni
indifférence, la décision de Socrate de ne pas consigner par écrit sa pensée manifeste d’une
part une méfiance à l’égard de l’écrit, et d’autre part, l’engagement pratique du
philosophe : la philosophie ne se réalise ni dans une doctrine, ni dans de belles phrases, mais
dans une pratique d’interrogation et surtout dans une façon de vivre.
Recentrer son questionnement sur l’homme, pour Socrate, c’est d’abord reconnaître
son ignorance à la fois sur soi-même et sur le monde, et commencer son travail
d’interrogation à partir de la connaissance de soi. C’est le fameux adage de l’oracle de
Delphes : « Connais-toi toi-même » (en grec : gnothi seauton), qui remonte à bien avant
Socrate (on l’attribue parfois à Thalès de Milet), mais qui lui est traditionnellement associé
parce qu’il l’a éminemment incarné et vécu. La question inaugurale de la pensée socratique
est en quelque sorte la question « qui suis-je ? », ou plutôt la méta-question : « qui suis-je
pour me poser la question qui suis-je ? », ou « qui suis-je pour pouvoir répondre à cette
question ? » ou encore « qu’est-ce que cette question fait de moi ? » La question « qui suis-
je ? » est donc originairement à la fois une question théorique « qu’est-ce que (me)
connaître » et une question pratique « que dois-je faire pour (me) connaître ? » Se connaître
soi-même, pour un Grec ancien, ce n’est pas entrer dans une introspection narcissique
célébrant sa singularité d’individu, comme on pourrait l’entendre aujourd’hui. C’est, au
contraire, apprendre à découvrir ce qu’il y a de plus divin et de plus universel en
l’homme : son âme. C’est aussi en cela que Socrate se différencie des sophistes qui, à
l’image de Protagoras, ont également mis l’homme au centre de leur pratique et de leur
enseignement, mais en s’en faisant une tout autre conception qui ne vise pas tant l’âme dans
ce qu’elle a d’essentiel et d’immuable, que l’expérience sensible de l’homme, dans ce
qu’elle a de mouvant et de variable. En un mot, l’originalité de la pratique philosophique de
Socrate réside dans le souci de l’âme.
Or, quoique l’âme soit ce qu’il y a de plus intime à l’homme, elle lui est le plus souvent
inconnue. Socrate jette une lumière crue sur cette méconnaissance commune en mettant en

80
scène sa propre ignorance pour mieux révéler à ses interlocuteurs que, eux aussi, sont
ignorants de ce qu’ils croient connaître le mieux. Et c’est justement relativement aux
problèmes pratiques, moraux et politiques, que chacun se croit capable de juger mieux que
quiconque. Pour déstabiliser cette prétention commune, Socrate recourt à l’artifice
rhétorique de l’ironie, en faisant mine d’en savoir toujours moins que son interlocuteur pour
le pousser à préciser sa pensée jusqu’au point où ce dernier s’aperçoit lui-même qu’il ne sait
pas vraiment de quoi il parle. Mais cette ironie socratique n’est pas une simple moquerie
humiliante ; elle a un but pédagogique et même thérapeutique : il s’agit de débarrasser la
pensée de toutes les fausses idées et les représentations stéréotypées qui l’empêchent de
saisir la vérité, de manière à faire naître la vérité d’elle-même dont la pensée de chacun est
grosse. Socrate opère ainsi comme une sage-femme qui fait accoucher les âmes. C’est ce
qu’on appelle la maïeutique.
Aussi, si Socrate professe son ignorance, il n’en reste pas là, et il ne renonce pas pour
autant à l’institution d’une démarche méthodique qui pourra faire naître la vérité dans
l’âme. Mais cette vérité ne se communique pas comme un produit tout fait, prêt à être
consommé. Son enseignement ne s’apprend pas en répétant une doctrine toute faite, mais en
découvrant activement la fécondité de sa propre âme par le travail de la maïeutique.
C’est ainsi qu’on peut comprendre l’oracle de la Pythie de Delphes d’après laquelle nul n’est
plus sage que Socrate 49 : c’est en assumant préalablement son ignorance radicale sur le
monde et sur elle-même, que l’âme peut révéler à elle-même sa vérité.
Le rapport entre savoir et ignorance tel qu’il est pensé et pratiqué par Socrate est en
quelque sorte inverse à celui qui est mis en évidence par les sophistes. Ces derniers
postulent par principe de l’être en lui-même est inconnaissable, que l’homme ne peut
dépasser ses impressions sensibles, que celles-ci sont la mesure de ce qu’il peut dire et
savoir sur le monde et sur les affaires humaines, qu’il est donc possible de plaider pour un
argument aussi valablement que pour l’argument contraire et finalement qu’on peut, par la
pratique rhétorique, se faire passer pour savant et expert en toutes choses. À l’inverse,
Socrate postule l’existence d’une vérité de nature divine ou en tout cas d’une vérité qui ne
dépende pas des limites de l’expérience sensible des hommes, tout en commençant par
prendre conscience, par un examen rigoureux, de notre ignorance pour susciter un désir
de savoir qui puisse accoucher, dans l’âme, de la vérité dont elle est grosse. En un mot,

49
Platon, Apologie de Socrate 21a, trad. L. Robin p. 153. La Pythie est une prêtresse qui rendait, dans le
temple de Delphes, des oracles, c’est-à-dire la réponse cryptée que faisaient les dieux aux questions qu’on leur
posait.

81
alors que le sophiste renonce à la vérité pour faire valoir son expertise argumentative,
Socrate assume son ignorance pour faire naître le savoir divin qui s’y cache ; c’est en cela
qu’il n’est pas un savant ou un sage, mais un philo-sophe (cf. les analyses du Banquet en
Introduction)
Or, cet exercice de la philosophie, pour Socrate, ne se mène pas en solitaire, mais dans
le dialogue avec les autres, dans cette confrontation des âmes qui permet à la maïeutique
d’opérer. Aussi, c’est dans la cité et avec ses concitoyens que peut s’exercer la pensée de
l’homme et que peut s’épanouir sa vertu. L’éthique et la politique sont donc inséparables.
La vérité elle-même ne se laisse éprouver que dans sa mise en pratique, dans une vie active,
dans les actes qu’on pose dans la cité. Socrate a assumé cette condition politique de sa
pensée morale jusqu’au bout, puisqu’il a accepté la condamnation à mort qui a été
prononcée contre lui, alors qu’il pouvait très bien fuir, si l’on en croit le récit que fit Platon
dans le Criton.
Par ailleurs, il était sans doute convaincu de la fausseté des accusations portées contre
lui – corrompre la jeunesse par son enseignement, ne pas honorer les dieux de la cité
d’Athènes et en introduire de nouveaux –, ainsi que de la corruption morale et intellectuelle
des institutions démocratiques qui ont prononcé sa peine. Mais Socrate préfère subir une
condamnation à mort plutôt que de commettre lui-même la moindre injustice, car, à ses
yeux, il n’est rien qui apporte plus de bonheur que de vivre justement, rien qui soit plus
malheureux que d’être dans l’injustice.
Pourtant, sa conscience citoyenne et sa vertu civique n’ont pas poussé Socrate à
assumer les responsabilités politiques les plus hautes ou à participer au pouvoir dans la
cité (tout au plus eut-il l’occasion d’être membre du Conseil de la cité). En effet, si l’on suit
encore ce que Platon met dans la bouche de son maître dans l’Apologie de Socrate, ce qui
empêcha Socrate de participer aux affaires publiques, c’est quelque chose de démonique ou
de divin en lui. Ce « démon », dit Socrate, « c’est une voix qui se fait entendre de moi, et
qui, chaque fois que cela m’arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point
de faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action »50. Ce démon qui a retenu Socrate de
commettre l’injustice l’aurait sans doute exposé à bien des dangers s’il avait été un homme
politique, comme ce fut le cas lorsqu’il fut en situation d’opposition publique avec le
Conseil lorsque celui-ci fit une proposition qu’il estima injuste et illégale. Insistons-y : le
démon de Socrate ne lui dit pas ce qu’il doit faire, il le dissuade seulement de ce qu’il ne

50
Platon, Apologie de Socrate 31d, trad. L. Robin p. 168.

82
doit pas faire, il l’avertit d’une contradiction entre ce qu’il s’apprête à faire et son sens de
la justice, il est le témoin d’une dissonance entre la représentation fausse qu’il se fait de son
devoir et l’idée de la justice. La contradiction, qui a une fonction rhétorique chez les
sophistes, joue donc également un rôle majeur dans la pensée de Socrate, à travers la figure
du démon, en tant que guide heuristique, c’est-à-dire en tant qu’elle oriente la pensée dans
la recherche de la vérité et de la justice.
S’appuyant sur une démarche méthodique reposant sur l’ignorance, le dialogue, la
maïeutique et l’écoute de la voix du démon, Socrate ne livre pas une doctrine politique
toute faite et se retient de proposer un modèle de cité juste ou bonne (ce que fera Platon,
notamment dans la République). Mais cette retenue ne signifie pas du tout un
désengagement politique. Son engagement consiste à être un aiguillon pour la conscience
éthique et politique des Athéniens (un « taon » qui les pique pour les réveiller), en
réfutant, par son travail maïeutique, les fausses conceptions de la justice qui ont cours dans
une démocratie athénienne corrompue. Mais cela ne l’empêcha pas, en tant que citoyen, de
remplir parfaitement son devoir civique jusqu’à accepter une sanction qu’il sait être injuste ;
car on n’évite pas une injustice commise par une assemblée particulière en commettant une
autre injustice à l’égard des lois de la cité. Le texte du Criton, avec la « prosopopée des
lois », fait ainsi voir une différence de niveau entre, d’une part, les lois et institutions
réelles de la cité athénienne, marquées par leurs imperfections multiples et par le manque de
jugement des citoyens réunis, tous prêts à se laisser convaincre par des arguties fallacieuses
des accusateurs et de leur sophistique et à désigner un coupable idéal pour expier les péchés
et la déchéance de la cité d’Athènes, et d’autre part, l’idée de loi ou de légalité, la justice
en elle-même qui oblige Socrate à être fidèle à ses convictions, quand bien même la cité
elle-même n’y serait pas fidèle. Loin de se satisfaire du relativisme des sophistes – mais
aussi d’une certaine idée que se fait la démocratie athénienne d’elle-même, comme
procédant d’une autonomie tellement radicale qu’elle ne trouve nulle par ailleurs que dans
son propre fonctionnement ses règles et son principe de légitimation – Socrate fait valoir
une loyauté éthico-politique supérieure qui tend à subordonner l’autonomie démocratique
à une idée de la justice qui ne serait pas « simplement » humaine ou immanente à la vie
démocratique ; en un mot, la démocratie ne peut primer sur la justice. On peut lire cette
position énoncée clairement lors de son plaidoyer recomposé par Platon dans l’Apologie de
Socrate : « Athéniens, je vous salue bien et je vous aime ! Mais j’obéirai au Dieu plutôt qu’à
vous : jusqu’à mon dernier souffle et tant que j’en serai capable, ne vous attendez pas à ce

83
que je cesse de philosopher (…) je ne crois pas qu’il y ait eu encore dans la Cité de bien plus
grand que cette soumission de ma part au service du Dieu »51.
Ce à quoi Socrate ouvre la voie, par la manière dont il a assumé son procès et sa
condamnation, c’est une pratique de la critique éthique des institutions politiques qui
aura de nombreuses et importantes résonnances dans la philosophie occidentale. Socrate, par
son action, rend possible un retournement de son procès, ouvrant à un autre procès que
Platon, par son œuvre, va mettre toute son énergie à instruire de manière systématique : ce
ne sera plus lui, Socrate, en tant que philosophe, qui sera mis en accusation par la cité
athénienne, c’est la démocratie qui sera interrogée, mise en cause et inquiétée par la
philosophie.

>> Platon, Criton, 49-54, in Œuvres complètes, trad. Léon Robin, Paris, Gallimard,
1950, p. 195-202

51
Platon, Apologie de Socrate 29d-30a, trad. p. 165, 166.

84
Chapitre 2 : Platon
L’intellectualisme moral et l’harmonie éthico-politique

Quelques questions directrices


Est-il possible de faire le mal pour le mal, volontairement et consciemment ?
La connaissance du bien suffit-elle pour être vertueux et agir moralement ?
Peut-on commettre une injustice pour éviter d’en subir une autre ?
Faut-il être vertueux pour être heureux ?
Une vie bonne est-elle une vie de plaisirs ou une vie de sagesse ?
Est-il juste et moral de vivre isolé des autres ?
Les experts doivent-ils avoir plus de pouvoir politique que les non-experts ?
La démocratie est-elle le régime de la vraie liberté ?

Dialogues socratiques et méthode dialectique


Si l’on en croit son propre témoignage, Platon (427-347 av. J.-C.) fut profondément
marqué par l’enseignement de Socrate, c’est-à-dire non seulement par sa manière de penser,
d’interroger et de déstabiliser, mais aussi, par sa manière de vivre et d’assumer pleinement
sa pensée morale dans son action. Il a prolongé la pratique philosophique socratique en
revendiquant sans cesse une fidélité intime à son maître, lequel apparaît comme personnage
dans la plupart des dialogues qu’il a écrits. Même la méfiance de Socrate à l’égard de
l’écriture – une méfiance manifestée par l’absence de trace écrite de son enseignement – a
été prise au sérieux par Platon qui l’a non seulement théorisée dans un de ses dialogues (le
Phèdre), mais qui l’a généralement intégrée dans son style d’écriture. Ainsi, par la forme
littéraire du dialogue, dont il est sinon l’inventeur, du moins le parangon (l’exemple par
excellence), Platon arrive à faire passer l’esprit de sa philosophie dans l’écrit, tout en
gardant la marque vivante du style oral de telle manière que la lettre de cette écriture ne
devienne pas une prison qui fige le mouvement naturel de la pensée.
Les dialogues de Platon, en effet, ne présentent pas une doctrine toute faite et
d’emblée bien établie ; ils mettent en scène un travail maïeutique de la pensée, à chaque fois
recommencé à travers la confrontation de plusieurs personnages qui représentent diverses
opinions ou thèses philosophiques qui ont pu être soutenues à l’époque de Platon. Parmi ces
personnages, aucun ne détient préalablement la vérité tout entière sous sa forme

85
achevée (même pas le personnage de Socrate52, qui semble souvent être le porte parole de
Platon, mais qui, au départ, a pour seul avantage sur les autres qu’il ne croit pas ou ne
prétend pas savoir ce qu’il ne sait pas, selon la fameuse ignorance socratique). Guidés par
l’art d’interroger et l’ironie de Socrate, les personnages se heurtent aux limites et aux
obscurités de leurs propres opinions de telle manière que, par contraste, puisse naître
dans leur âme la lumière qui permet de cerner ces limites et de remonter au principe de la
connaissance vraie.
Cette naissance de la vérité de l’idée dans l’âme est en fait une renaissance qui est
rendue compréhensible par la doctrine platonicienne de la réminiscence. Pour expliquer
que chaque homme a en lui le principe de la vérité sans pour autant pouvoir accéder à ce
principe de manière immédiate et spontanée, Platon raconte que les âmes, avant leur séjour
dans le corps, avaient un accès immédiat et complet aux idées qu’elles saisissaient dans leur
pleine intelligibilité. C’est au moment de leur incarnation qu’elles ont oublié ce qu’elles
savaient des idées, tout en en conservant une trace suffisante pour pouvoir se souvenir plus
ou moins obscurément d’elles et, au moyen d’une méthode adaptée, en reconstruire la
parfaite réminiscence. Ainsi, apprendre pour une âme incarnée c’est se ressouvenir des
idées qu’elle a saisies avant d’être emprisonnée dans les limites du corps. C’est cette
doctrine de la réminiscence qui explique, dans un style mythico-philosophique, la possibilité
même de la pratique socratique de la maïeutique comme accouchement des âmes, que Platon
systématise dans ses dialogues.
Le style des dialogues permet donc non seulement de maintenir vivante une pensée
qui ne tient aucune connaissance pour acquise une fois pour toutes, mais aussi, à défaut
de livrer une somme de connaissances formant une doctrine fixe et achevée, de fonder une
méthode scientifique de détermination des principes de la connaissance. Cette méthode
que Platon invente et institue, c’est la dialectique. Le processus dialectique mis en place
dans les différents dialogues est amorcé le plus souvent par la tâche de définir une notion de
sens commun, que chacun utilise dans la vie courante et pense bien connaître : le courage, le
beau, le plaisir, la vertu, la justice, etc. En demandant à ses interlocuteurs de définir ce qu’ils
entendent par « courage », « beauté », etc., le personnage de Socrate les force à déterminer
leur pensée jusqu’à faire apparaître dans leur raisonnement des contradictions ou des
conséquences qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas accepter. Ce faisant, il leur fait prendre

52
Dans la suite de ce chapitre consacré à Platon, chaque fois qu’il sera question de Socrate dans l’un ou l’autre
dialogue, on désignera évidemment le personnage dont Platon se sert pour dynamiser ses dialogues, et non le
Socrate historique ; quand il sera question de ce dernier, le contexte le fera voir avec évidence.

86
conscience qu’ils ne savent au fond pas ce qu’ils disent quand ils utilisent ces notions,
parce que leur pensée se porte en fait sur autre chose que ce qu’elle croit prendre pour objet.
Certes, ils ont tous au fond de leur âme une idée vraie de ce qu’ils disent ; mais cette idée
n’est pas clairement présente à leur pensée et est emmêlée avec toute une série d’autres
idées avec lesquelles elle est confondue de sorte que l’objet de leur pensée et de leur
discours apparaît comme l’enfant bâtard d’idées auxquelles cet objet ne devrait pas être
apparenté.
La fonction de la dialectique, c’est de ramener la pensée de l’éclatement confus des
objets bâtards à l’unité claire de l’idée mère, pour ensuite diviser cette idée en sous-espèces
et faire dériver de cette unité la multiplicité des objets auxquels la pensée peut avoir
affaire. Ainsi, par exemple, quand Platon cherche à déterminer ce qu’est la politique ou l’art
politique, il commence par ramener la pensée à l’unité d’une idée de départ, d’une
hypothèse à partir de laquelle il peut déterminer ce qu’est la politique. Il remonte à un plus
grand niveau de généralité et s’arrête au genre de la science. Ce genre se laisse alors diviser
en plusieurs espèces, sciences pratiques (manuelles) ou sciences théoriques (intellectuelles) ;
la politique relève en l’occurrence des sciences théoriques qui se laissent elles-mêmes
diviser en sciences théoriques prescriptives ou judicatives, l’art politique relevant des
sciences théoriques prescriptives. Platon poursuit son analyse des divisions et sous-divisions
impliquées par l’idée de science dont il est parti pour en arriver à la définition selon laquelle
l’art politique est une science théorique prescriptive directe qui concerne les êtres animés,
qui consiste en un élevage collectif d’animaux marcheurs sans cornes, ne pouvant se
reproduire par croisement et bipèdes53 ! Au bout d’un tel processus dialectique, la pensée ou
l’intelligence détermine parfaitement son objet, ni plus ni moins, en pleine lucidité, c’est-
à-dire à la lumière de l’idée par et à partir de laquelle on peut penser chaque objet.
Or, pour Platon, cette lucidité intellectuelle que rend possible la dialectique comme
méthode proprement philosophique, se mue immédiatement en lucidité morale ou en
intelligence éthique, car ce n’est que quand on a une idée claire du principe de ce qu’on a à
faire qu’on peut agir correctement. A l’inverse, si l’on dispose de cette connaissance
parfaite, on ne peut que bien agir. Le principe nécessaire de l’éthique ou de la morale, c’est
l’idée du bien, et seule la connaissance de ce que cette idée implique peut nous permettre
d’agir vraiment moralement. Cette thèse forte de Platon est ce qu’on a appelé plus tard son
« intellectualisme moral ». Pour bien agir et pour vivre bien, il faut et il suffit de

53
Platon, Le Politique, 266, 267 ; trad. cit. tome II, p. 355.

87
connaître le bien : il faut saisir toutes les réalités du monde qui nous entoure, non pas à
l’aune de leur utilité ou du plaisir qu’elles nous donnent, mais seulement à la lumière de
l’idée du bien, c’est-à-dire en saisissant le bien comme principe premier qui ne découle de
rien d’autre que de lui-même et en le suivant dans jusqu’à ses conséquences dernières.
Voyons un peu plus en détail comment Platon en vient à défendre une proposition aussi
ambitieuse, voire étrange, et à quoi elle le conduit dans sa réflexion morale.

L’intellectualisme moral de Platon : nul n’est méchant volontairement


Comme de nombreux hommes avant lui et après lui, Platon s’est posé la question de
l’origine du mal : Pourquoi les hommes sont-ils portés à se faire du mal les uns aux autres ?
Y a-t-il un mauvais penchant naturel à l’homme, qui se manifesterait davantage chez
certains individus ? D’où vient ce mauvais penchant, s’il existe, quel en est le ressort
profond ?
Puisque Platon identifie la pensée ou la connaissance droite comme le fondement de ce
qui nous fait accéder au bien, c’est-à-dire au principe de toute morale, c’est donc,
inversement, dans l’absence de connaissance vraie, dans l’ignorance ou dans l’erreur que
doit résider la cause du mal que l’homme peut commettre vis-à-vis de lui ou vis-à-vis des
autres. Chacun, en effet, se fait une certaine image du bien qu’il poursuit ou des biens
auxquels il accorde de la valeur. Qu’il s’agisse du plaisir, des honneurs, de la vertu, de
l’argent ou du pouvoir, c’est parce qu’on leur attribue cette valeur d’être des biens qu’on
agit en vue de les obtenir ; ou inversement, qu’il s’agisse de douleur, d’humiliation, de
malhonnêteté, de pauvreté ou de soumission, c’est parce que nous les prenons pour des
maux que nous les évitons.
On peut donc admettre, comme hypothèse que, quoi qu’on puisse penser du jugement
que chacun se fait à propos du bien, on doit reconnaître que tous agissent pour obtenir un
bien ou éviter un mal, ou encore rechercher entre deux biens le plus grand des deux, et
entre deux maux, le plus petit des deux. Ainsi, ce n’est que parce qu’on croit, à tort ou à
raison, connaitre le prix ou la valeur d’un bien qu’on le poursuit ou qu’on tente de
l’obtenir, alors qu’on s’en détourne quand on ne le connait pas ou quand on croit, à tort ou à
raison, qu’il n’a pas de valeur pour nous. A cet égard, on ne peut que chercher le bien,
quelle que soit la façon dont on se le représente, et si on cherche manifestement le mal, c’est
à cause d’une mauvaise représentation du bien ou par ignorance de sa vraie nature.
Si ce constat assez général semble facile à accorder, on ne peut pas non plus échapper à
cette autre observation que, bien souvent, les hommes commettent des actes qui

88
produisent des effets néfastes, pour eux ou pour les autres, tout en sachant que de telles
conséquences allaient s’ensuivre et tout en reconnaissant que ces conséquences sont
mauvaises. N’agissent-ils pas alors en connaissance de cause, c’est-à-dire en connaissant la
nature du mal qu’ils commettent ?
Certes, mais pour Platon, s’ils ont agi ainsi, c’est parce qu’ils ont accordé, au moment
d’agir, une plus grande valeur à ce qu’ils obtiendraient en agissant comme ils l’ont fait,
qu’au fait d’éviter le mal qui s’ensuit de leur action. S’ils commettent effectivement le mal,
c’est sur cette évaluation, sur la hiérarchie entre les biens ou entre les maux que porte leur
erreur. Ils n’ont donc pas commis le mal pour le mal en lui-même, pour Platon, mais
parce qu’ils l’ont pris pour un moindre mal en vue d’une plus grand bien. Cette erreur
peut opérer, par exemple, par un effet de myopie qui nous fait accorder plus de prix aux
biens plus immédiats, qu’aux biens plus éloignés dans le temps, plus de valeur aux biens
qu’on s’approprie exclusivement, qu’à ceux qu’on partage en commun. Toujours est-il qu’il
s’agit bien d’une erreur, d’un mauvais jugement et pas d’une mauvaise volonté, c’est-à-
dire d’une volonté qui veut le mal pour lui-même.
Dès lors, il faut en conclure que nul ne fait le mal en connaissance de cause, c’est-à-dire
que ceux qui agissent mal, veulent le bien en tant que bien, mais ignorent la vraie cause du
bien, s’en font une image fausse qui les trompe dans leur choix et hiérarchisent mal les biens
et les maux. Quoique bien des hommes agissent mal, tous les hommes veulent le bien pour
lui-même, et nul n’est méchant consciemment et volontairement. L’intellectualisme
moral de Platon fait que la connaissance et l’ignorance ont chez lui une incidence
pratique immédiate sur la volonté d’agir de telle ou telle manière, comme on peut le lire,
notamment, dans un dialogue intitulé Protagoras dans un extrait qui montre bien les
conséquences pratiques de la connaissance : « Etre plus faible que soi-même, cela non plus
n’est rien d’autre qu’ignorer, et pas davantage, être plus fort que soi-même, autre chose que
savoir »54. Et de conclure : « Mais alors, n’est-il pas vrai que personne, au moins de son
plein gré, ne va à ce qui est un mal, non plus qu’à ce qu’il se figure être un mal ». La même
idée selon laquelle il n’est pas possible de vouloir le mal pour lui-même et qu’on ne peut
agir mal que par ignorance est défendue dans d’autres dialogues, comme le Ménon.

>> Platon, Ménon 77a-78, trad. p. 523-524

54
Platon, Protagoras 358c, trad. p. 140, 141.

89
La justice et le bonheur : mieux vaut subir l’injustice que la commettre
Aussi, tendre à agir bien ou justement, c’est d’abord chercher à se faire du bien et du
juste une image correcte, une connaissance vraie. Mais pourquoi faut-il bien agir ?
Pourquoi faut-il être juste envers les autres, alors qu’un tel comportement, outre qu’il exige
de nous une connaissance droite de ce qui est bien et juste, nous cause aussi beaucoup de
peines et d’efforts, et nous demande parfois de renoncer à ce qui nous semble bien
davantage dans notre intérêt ? Bref, pourquoi faut-il agir moralement, en général ?
Cette question, qui est en quelque sorte la question primordiale de la philosophie morale
et qui continue à être posée dans la recherche contemporaine en éthique fondamentale,
Platon fut l’un des premiers à l’avoir affrontée directement et à l’avoir traitée à plusieurs
reprises. Une chose est de commettre une injustice, une autre est de justifier cette injustice
en cherchant des circonstances atténuantes ou en plaidant l’ignorance, une autre chose
encore, est de justifier une injustice commise consciemment et délibérément, bref, de
justifier l’injustice pour l’injustice.
Or, Platon dut faire face à ce type de positions ouvertement défendues par certains
sophistes qui aimaient à se faire l’avocat du diable. Comme on l’a déjà vu, au cours du
Vème siècle avant notre ère, à la faveur de la démocratie athénienne, fleurissait la
sophistique, c’est-à-dire l’art rhétorique de persuader par la parole n’importe quel auditoire,
sur n’importe quel sujet, dans les affaires judiciaires, politiques, éducatives ou
philosophiques. L’habileté du sophiste était d’autant plus grande qu’il arrivait à trouver des
justifications ou des argumentations pour défendre les thèses les plus opposées aux
opinions bien établies dans la cité, ou à faire accepter les plus contraires au bon sens, voire à
défendre successivement une thèse et son contraire. C’est donc dans ses discussions avec
les sophistes que Platon fut confronté aux arguments justifiant l’injustice, des
arguments allant de la thèse, assez courante, qu’il est parfois utile d’être injuste, jusqu’à
celle, plus radicale, qu’il est toujours meilleur d’être injuste que d’être juste.
Ainsi, dans plusieurs dialogues, principalement dans le Gorgias et dans la République,
Platon met en scène des sophistes, comme Polos, Calliclès (lequel est probablement un
personnage fictif) ou Thrasymaque, pour développer leur position sur la supériorité de
l’injustice sur la justice et pour leur objecter en retour sa propre thèse. Parce que la pratique
de la rhétorique donne aux sophistes un avantage et une supériorité dont ils peuvent se
servir injustement, notamment pour se faire passer pour plus savants qu’ils sont ou pour

90
défendre l’injustice, c’est aussi le statut du discours qui est mis au cœur du problème de la
justification de l’injustice.
L’argumentaire de Platon repose sur le concept d’harmonie et sur sa signification
éthico-politique. Dans le Gorgias, Socrate commence par montrer à Polos que commettre
une injustice est manifestement plus laid que la subir, et qu’on ne peut considérer que cela
soit mieux de faire ce qui est plus laid que ce qui est plus beau. Car, quoique subir une
injustice peut être pénible, c’est moins laid et, par là, moins mauvais que la commettre. Il est
plus beau et il vaut donc mieux subir une injustice qu’en être l’auteur. La notion de
beauté ne doit pas être prise ici au sens faiblement esthétique, mais doit être entendue dans
ses implications éthiques.
Mais face à ce type d’arguments, apparemment angéliques, le personnage de Calliclès
intervient dans la suite du dialogue « Gorgias » pour dénoncer l’hypocrisie de telles
opinions. Pour lui, la vraie justice est la loi de la force, telle qu’elle a cours dans la
nature : que le fort domine le faible. Et toutes les lois de la cité ou les opinions qui
défendent la justice ne sont que des conventions sociales inventées par les faibles pour se
défendre contre les forts qu’ils jalousent et craignent. Au contraire, pour Calliclès, ce qu’il
faut pour être juste, c’est laisser libre cours aux passions, aux forces et aux énergies vitales
et il est injuste de les brider. Telle serait la vertu au sens naturel du terme, conformément
à la loi naturelle.
Contre cet argumentaire, Socrate montre d’abord que Calliclès n’arrive pas à déterminer
selon quel critère le plus fort est dit « supérieur » : si c’est relativement à la force
physique, à l’intelligence ou au pouvoir politique (en effet, on peut être supérieur selon la
force physique, tout en étant inférieur selon les autres critères, ou inversement). Ensuite, il
montre que les désirs et les passions dont Calliclès dit qu’il faut les assouvir n’ont pas tous
la même valeur et que certains sont plus générateurs de désordre que d’ordre. Or, Socrate
défend l’idée que l’ordre ou l’harmonie est ce qu’il y a de plus excellent et est ce qui rend
excellent toute chose en tant qu’elle manifeste cet ordre.
Pour comprendre l’argument, on peut voir comment il est appuyé et étayé dans un autre
dialogue ultérieur, la République, où Socrate montre à Thrasymaque qu’en commettant une
injustice, l’auteur de cette injustice, qu’il s’agisse d’un groupe d’hommes ou de l’âme
humaine, crée une dissension en lui-même. En devenant injuste, l’homme ne devient pas
seulement l’ennemi des victimes de son injustice, il devient aussi hostile à lui-même par la
dissonance ou la dysharmonie qu’il crée en son âme et il perd la capacité à agir, car l’âme
qui n’est plus en accord avec elle-même devient incapable de se gouverner elle-même,

91
alors même que l’injustice à l’égard des autres lui promettait une certaine puissance. On
voit ici, par l’idée d’harmonie ou d’accord avec soi-même, que la beauté est bonne et
que le bien est beau chez Platon. L’harmonie est bien un concept éthique autant
qu’esthétique.
Or, pour l’âme, ce qui réalise l’ordre et l’harmonie internes c’est la justice. C’est
donc la justice qui rend excellente, ce qui est le plus excellent : l’âme. Elle est la vertu
suprême de l’âme. Il est donc toujours meilleur d’être juste que d’être injuste, toujours
meilleur de subir l’injustice en restant juste que de la commettre en créant soi-même le
désordre dans son âme.
La justice est ainsi pour Platon la première des vertus morales, celle qui trône au
sommet des autres vertus importantes, que sont la sagesse, le courage et la tempérance, et
qui met celles-ci en ordre ou les hiérarchise en leur donnant la place qui leur convient. Parce
que la justice est le principe de l’harmonie interne de l’âme, elle est sa propre récompense et
lui apporte par elle-même un bonheur qui ne peut être détruit par les souffrances causées par
une injustice subie ; ce bonheur garanti par la justice, c’est le bonheur d’être en accord
avec soi-même, sans lequel il n’est pas possible d’être vraiment heureux pour Platon.

>> Platon, Gorgias 474-479, trad. p. 413-420 // 1d : Platon, La République I 350-354,


trad. p. 891-897.

L’idée du bien
Si, d’une part, le bonheur procède de la justice, comprise comme la vertu suprême, et si,
d’autre part, la droiture de la vertu procède de la rectitude de la connaissance, faut-il en
conclure que Platon considère que le bien se réduit à la connaissance et qu’une vie
bonne se limite strictement à une vie tout entière consacrée à la contemplation intellectuelle
et à la culture de la pensée ?
Il convient de se garder de ce type de réduction et, en général, de vouloir réduire le bien
à autre chose que lui-même. C’est que l’idée du bien est parfois présentée par Platon comme
le principe suprême de toute connaissance en général, et en particulier de la connaissance
morale et de la définition des différentes vertus spécifiques. Pour cette raison aussi, tant de
dialogues platoniciens tournent autour de l’idée du bien ou en mobilisent la notion de
manière plus ou moins connexe. Mais certains dialogues ou passages sont expressément
consacrés à l’entreprise de définir cette idée. Qu’est-ce donc que le bien en lui-même ?

92
Dans le sixième livre de La République, Platon propose une première ébauche de cette
entreprise de définition du bien, aussi difficile que capitale. Il passe au crible deux opinions
répandues ; l’une, vulgaire, qui prend le bien pour le plaisir, l’autre, plus sophistiquée, qui
le ramène à la pensée ou à la connaissance. Mais quoiqu’elles paraissent impliquer quelque
chose de vrai, ces deux opinions ne touchent manifestement pas à l’essentiel et visent toutes
deux à côté de leur cible. L’opinion qui prend le bien pour la seule connaissance ou la
pensée est trop indéterminée : la pensée de quoi ? Et si cette opinion se détermine davantage
en disant : « la pensée du bien », elle tombe dans une définition circulaire qui ne nous
apprend rien sur l’essence du bien. Quant à l’opinion qui réduit le bien au plaisir, elle ne
peut rien contre l’objection selon laquelle il existe, à côté des plaisirs bons, des plaisirs
mauvais (par exemple, des plaisirs qui ont de mauvaises conséquences pour la santé), et que
si le plaisir peut être bon ou mauvais, il ne peut s’identifier à ce qui est absolument bon, soit
le bien. Ainsi donc, alors que le plaisir comme la pensée ont visiblement du bien en eux,
alors qu’on peut reconnaître en eux des choses bonnes, ils ne peuvent prétendre s’identifier
au bien tout entier. Le bien ne se réduit pas à ce qu’il rend bon.
Faute de pouvoir donner immédiatement une connaissance vraie de ce qu’est le bien en
lui-même, Platon va d’abord faire apparaître la fonction du bien pour la connaissance des
choses. Pour faire comprendre cela, Socrate propose une image, ou plus précisément une
analogie pour comprendre la fonction épistémologique 55 de l’idée du bien. Le bien ou
l’idée du bien est à l’âme et aux choses connaissables ce que le soleil est à l’œil et aux
choses visibles. De même que le soleil permet à l’œil de voir les choses qu’il illumine, de
même, c’est l’idée du bien qui permet à l’âme de connaître les choses ; l’idée du bien est, dit
Socrate, « la cause du savoir » et de la réalité en tant qu’elle est l’objet de ce savoir 56. Plus
encore : comme le soleil donne aux choses sur terre qu’il illumine la capacité de naître, de
croître et de subsister (les plantes, les animaux), de même le bien, pour Platon, donne aux
choses connaissables leur essence et leur existence57. Le bien a donc une valeur et une
fonction universelles par rapport à toute la réalité, à tous les objets connus.
Si le bien est la cause de la connaissance et de l’existence des objets connus, l’idée du
bien ne se laisse pas pour autant appréhender immédiatement et directement, sans être
éblouissante pour l’intelligence, comme le soleil l’est pour les yeux. Platon recourt ainsi à
un autre dispositif imaginatif, qui prolonge l’analogie du soleil, pour expliquer que le bien,

55
L’épistémologie est le discours relatif à la connaissance, à ses principes et à son fonctionnement.
56
Platon, La République VI 508e, trad. p. 1097.
57
Platon, La République VI 509b, trad. p. 1098.

93
qui est le principe de toute connaissance, ne puisse être un objet de connaissance qui se
donne directement comme tel. Il imagine une allégorie censée mettre en scène la condition
épistémologique de l’homme : la fameuse allégorie de la caverne.
Il faut se représenter que l’humanité tout entière est enfermée dans une caverne sous-
terraine qui est disposée un peu comme une salle de cinéma (ou un auditoire). Chaque
homme est attaché à sa place et regarde devant lui l’écran sur lequel sont projetées des
ombres. Celles-ci proviennent de figures fabriquées ou de marionnettes qui sont mues par
des marionnettistes dans le dos des hommes, derrière un petit mur. C’est un feu placé
derrière ces figures qui projettent leurs ombres sur l’écran, mais les hommes ne peuvent se
retourner pour voir les figures ou le feu. Derrière le feu, il y a une petite ouverture vers le
haut qui mène à l’extérieur de la caverne où luit la lumière du jour, celle du soleil.
Enfermés dans une telle caverne, les hommes prennent les ombres qu’ils voient pour la
réalité elle-même et n’imaginent pas d’où ces formes tirent leur origine. Pas plus ne
peuvent-ils imaginer la lumière du jour, eux qui n’ont affaire qu’à des ombres.
Pour Platon, il en va de même pour la connaissance commune des hommes de son
époque et sans doute de toute époque. Ils prennent le monde sensible, c’est-à-dire les objets
qu’on peut appréhender par les cinq sens, pour la seule et unique réalité. Et de même que,
dans la caverne, les hommes prennent le feu (qu’ils ne voient pas mais dont ils voient les
effets) pour la seule source de lumière possible, de même les hommes prennent le soleil
physique pour la seule chose qui fasse voir et connaître58. Ils ne comprennent pas qu’il y a
une autre source de connaissance plus fondamentale que la vision physique, c’est-à-dire
les idées qui rendent les choses sensibles connaissables et non seulement visibles ou
observables par les sens. Ces idées ne sont pas visibles, mais seulement intelligibles,
pensables. Mais parce qu’elles sont au principe de notre connaissance des objets sensibles,
ces idées sont la vraie réalité qui donne la lumière de vérité dont les réalités sensibles ne
sont que des ombres ; des ombres fausses si elles se prennent pour la réalité.
Qu’est-ce que sortir de la caverne, pour Platon, sinon philosopher ! Le philosophe est
celui qui arrive à s’arracher des liens qui l’attachent au monde sensible ; celui qui pour la
première fois se retourne vers le feu et les marionnettes ; celui qui démasque le jeu des
marionnettistes (on peut reconnaître les sophistes derrière l’image des marionnettistes) ; et
qui, finalement, remonte la pente qui le mène à l’extérieur et à la lumière du jour, c’est-à-
dire à la contemplation des idées et surtout de l’idée du bien qui est aux réalités intelligibles

58
Notez bien qu’il ne faut pas confondre le soleil allégorique qui symbolise l’idée du bien avec le soleil réel,
l’astre physique qui serait symbolisé, dans l’allégorie de la caverne, par le feu.

94
ce que le soleil est aux réalités sensibles. Mais un tel homme philosophant, venant de
l’obscurité de la caverne, devrait passer par toute une série d’étapes avant de pouvoir
contempler ce soleil en face, en passant par les ombres des choses à l’extérieur, les reflets
des choses dans l’eau, les astres qu’on peut observer la nuit, jusqu’à l’astre du jour et qui est
ce qui donne sa lumière sensible à toutes les choses visibles, comme le bien est ce qui donne
sa lumière intelligible à toutes les choses connaissables.
Or, de même que le soleil ne se laisse pas contempler directement par l’œil sans
l’éboulir, surout si cet œil est habitué à l’obscurité, mais se laisse voir d’abord par ce qu’il
rend visible, de même l’idée du bien se laisse difficilement appréhender immédiatement,
mais se fait aussi connaître d’abord indirectement à travers ses effets sur les choses
connaissables. Et enfin, de même aussi que les choses visibles et la lumière qui les rend
visibles ne sont pas le soleil lui-même (elles lui sont seulement apparentées dans la mesure
où elles relèvent de la visibilité et de ce qui éclaire), de même les différentes choses connues
comme bonnes ne sont pas l’idée du bien lui-même, mais lui sont simplement apparentées.
Ainsi donc, le plaisir et la connaissance, qui sont des choses bonnes, ne s’identifient pas
pour autant, ni l’un ni l’autre, à ce qui les rend bons, soit le bien lui-même ou l’idée du
bien.
C’est dans un dialogue ultérieur, intitulé le Philèbe, que Platon va reprendre l’entreprise
délicate de la définition du bien en lui-même. Le bien va maintenant être étudié non plus
seulement en général, comme un principe à la fois épistémologique et ontologique 59
universel, mais aussi plus particulièrement en tant qu’il constitue le principe d’une vie
bonne pour l’homme, soit d’une vie qui ait en elle l’empreinte la plus parfaite de l’idée du
bien universel. C’est pourquoi Platon va pouvoir reprendre positivement les deux candidats
qui s’étaient présentés dans La République, c’est-à-dire le plaisir et la pensée ; mais cette
fois, après les avoir de nouveau relativisés dans leur prétention à se prendre pour le bien
tout entier, il va les récupérer pour montrer comment ils participent à l’idée du bien et
contribuent à une vie bonne.
Après avoir contesté l’identité du bien avec le plaisir, d’un côté, ou avec la pensée, de
l’autre côté, Platon montre que ni l’un ni l’autre ne suffit à la vie bonne – en effet, seul le
bien se suffit à lui-même, c’est là son premier caractère distinctif. Le plaisir et la pensée
doivent donc contribuer ensemble à la vie bonne en se mélangeant l’un à l’autre. Mais
tous les plaisirs ne sont pas bons puisque certains sont mêlés à de la peine et à de la douleur.

59
L’ontologie est le discours relatif à l’être en tant qu’être ou aux choses qui sont en tant qu’elles sont.

95
Par ailleurs, bien que le plaisir soit bon et qu’une vie sans plaisir ne puisse être dite tout à
fait bonne, le plaisir ne doit pas être mis au même niveau de dignité ou d’importance que
la connaissance. Platon affirme que la pensée participe plus à l’idée du bien que le plaisir,
car elle partage avec le bien trois autres de ses caractères distinctifs ou aspects formels : la
beauté, la proportion et la vérité.
C’est donc la connaissance, dans sa forme la plus haute, soit l’intelligence dialectique,
qui va déterminer comment le mélange peut se faire entre le plaisir et la pensée pour faire en
sorte que ce mélange soit le plus harmonieux pour constituer une vie bonne. Et parmi tous
les plaisirs possibles pouvant entrer dans ce mélange, la sagesse sélectionne nécessairement
ceux qui ne la troublent pas, soit par leurs excès, soit par l’oubli et l’insouciance où ils
mènent l’âme. Elle se mélange donc plus volontiers avec les plaisirs purs qui viennent
naturellement de l’exercice de la pensée et de la vertu, ainsi que des plaisirs qui
accompagnent et favorisent la bonne santé du corps et la modération60.
En résumé, la vie bonne sera l’empreinte du bien dans l’âme humaine parce qu’elle
sera une vie mélangeant les bons plaisirs avec une connaissance droite, selon une bonne
mesure qui ne détruise aucun des éléments du mélange. Ce sera donc un mélange à l’image
du bien : mesuré, harmonieux, beau et vrai.

L’unité indissociable de l’éthique et du politique et le parallélisme âme-cité


Ainsi donc, la vie bonne que doit poursuivre tout effort moral et qui fait s’accorder les
vertus et le bonheur est faite d’une harmonie entre connaissance et plaisirs. Or, pour Platon
comme pour Socrate, cette harmonie, ce bonheur et ces vertus ne trouvent leur sens plein
que dans la vie collective, dans la cité, dans le dialogue entre les âmes qui permet à chacun
de faire naître la vérité qui est cachée en lui.
Comme l’a montré l’exemple de Socrate qui reste le fil conducteur de l’éthique
platonicienne, il est impossible d’être juste et heureux quand on mène une vie isolée des
autres hommes, car dans ce contexte, l’individu n’a pas une valeur en soi. Éthique et
politique sont en cela tout à fait indissociables l’une de l’autre dans cette pensée grecque
qui est née de l’expérience politique de la démocratie. Platon assume systématiquement ce
lien indissoluble en développant même un parallélisme structurel entre l’âme et la cité,
comme si l’âme était une petite cité ou, plutôt, la cité une grande âme. Ainsi, dans la
République, alors qu’il s’interroge sur la nature de la justice, Socrate, admettant qu’il peut

60
Philèbe, 60-65, trad. p.625-631.

96
être difficile de déchiffrer cette vertu au niveau de l’âme, invite son interlocuteur à changer
d’échelle et à la regarder « en grances lettres » au niveau de la cité. La structure de la cité
permet alors de mieux comprendre la structure de l’âme.
En effet, l’âme humaine est animée par un conflit interne qui ressemble à une lutte
de pouvoir entre une puissance rationnelle et des forces irrationnelles (les désirs, les
instincts, les sentiments, etc.). Elle n’atteint ainsi son harmonie interne que quand c’est la
force rationnelle, l’intelligence qui domine les désirs et les pulsions et ne les laisse
s’exprimer que conformément à la bonne mesure qui les rend bons. De la même manière, la
cité est structurée par des forces potentiellement antagonistes, dont certaines sont
irrationnelles et d’autres suivent le modèle de la raison. Une cité n’est bonne que quand ses
forces constitutives sont ordonnées de manière harmonieuse par la justice.
Comme nous l’avons vu, dans la cité comme dans l’âme, c’est la justice qui est la plus
haute vertu et le principe de l’ordre et de l’harmonie. Et de même que la justice ordonne
dans l’âme les autres vertus cardinales que sont la sagesse, le courage et la tempérance, de
même, dans la cité, la justice ordonne les trois fonctions sociales fondamentales qui
correspondent à ces trois vertus : ceux qui se distinguent par leur sagesse assument les
fonctions de dirigeants et de magistrats de la cité qui édictent les lois et instituent la bonne
éducation civique et morale ; les citoyens les plus courageux prennent en charge la défense
armée de la cité, la sauvegarde policière des lois et la conservation de tout ce que la loi a
institué ; quant à la vertu de tempérance, qui se caractérise dans l’âme par la maîtrise de soi
à l’égard des désirs et des passions, par la conduite mesurée dans les plaisirs, par une
harmonie entre le trop et le trop peu, entre le bon et le moins bon, cette vertu doit être
disséminée dans toute la cité, aussi bien chez les gouvernants que chez les gouvernés, pour
rendre possible dans la cité la même domination des passions par l’intelligence que celle qui
est réalisée dans l’âme tempérante61. La justice est donc la manière de mettre en ordre
ces trois vertus éthiques et de les instituer en fonctions politiques hiérarchisées :
d’abord, la sagesse de donner des lois, ensuite, le courage de les sauvegarder et enfin la
tempérance ou la mesure qu’il convient pour faire régner la concorde entre les gouvernants
et les gouvernés.
L’intellectualisme moral se traduit donc politiquement par une forme d’aristocratie
du savoir qui met au sommet de la cité ceux qui sont les plus sages, c’est-à-dire pour
Platon, les philosophes, ceux qui se distinguent par leur connaissance de l’idée du bien et de

61
Platon, La République IV, 427-432, trad. p. 991-997.

97
la justice. C’est le fameux thème du philosophe-roi, selon lequel, dans une cité idéalement
organisée selon la justice, où chaque citoyen occupe la place et la fonction qui lui convient
le mieux, ce sont les philosophes qui doivent devenir rois ou que les rois deviennent
philosophes, pour que la sagesse soit au sommet et gouverne la cité. La connaissance est
donc le principe de l’organisation politique et de l’institution d’une cité juste, parce qu’elle
est d’abord le principe qui mène l’âme au bien et à la vertu. Dans ce régime idéal, c’est
d’ailleurs un devoir pour le philosophe d’assumer les charges de législateur et
d’éducateur des citoyens, quand bien même le philosophe est celui qui aspire le moins à de
telles fonctions qui l’éloignent de l’exercice de la philosophie et de la contemplation du
bien.
L’éthique est donc le fondement de la politique, ou plutôt les deux sont indissociables
et la question de la bonne organisation de la cité par la bonne constitution est indissociable
de la question du bon gouvernant, c’est-à-dire du gouvernant sage et vertueux qui n’impose
pas tyranniquement son pouvoir par des lois arbitraires et capricieuses, mais se soumet lui-
même à la loi supérieure de la justice. La liberté du sage est en effet de se soumettre à la
loi de la raison et de la justice, mais aussi à la loi de la cité, en œuvrant pour que la cité se
soumette à la loi de la justice.
Enfin, si l’homme ne peut vivre sa vie isolément, mais doit assumer sa place dans
l’ordre de la cité, c’est aussi parce que l’âme (petite cité) et la cité (grande âme) sont toutes
deux inscrites dans l’ordre universel du cosmos, qui donne à l’âme et à la cité le principe
de leur harmonie. L’individu, pour Platon, n’a pas de consistance en soi ou de valeur
autonome ; quelle que soit la fonction qu’il occupe dans l’État, il tire sa valeur morale et sa
liberté politique de son appartenance à l’ordre de la cité et à l’harmonie du cosmos où il
trouve la place qui est la sienne. L’unité éthico-politique procède ainsi elle-même d’une
harmonie cosmique.
Le bonheur ne peut donc être atteint en dehors du lien politique d’une cité juste. Pour
Platon, l’État doit donc pouvoir assurer le bonheur de ses citoyens, et seul l’État qui est
fondé sur une constitution juste peut être le garant de ce bonheur collectif. C’est « l’État
heureux » que Platon veut fonder, non pas seulement pour une minorité d’individus
privilégiés au pouvoir, mais « en vue du bonheur de l’État tout entier »62. Ce bonheur
collectif de l’État tout entier et de tous ses membres est assuré par l’harmonie de
l’organisme en ce que chaque membre est traité pour ce qu’il est, ni plus ni moins, les

62
Platon, La République, IV, 420, trad., p. 980.

98
gardiens pour des gardiens, les cultivateurs pour des cultivateurs, etc. Chaque membre de
l’organisme politique doit poursuivre sa fonction organique de la manière la plus
parfaite. Pour ce faire, aucun membre ne devrait être corrompu ou gâté en recevant plus que
ce dont il a besoin pour remplir sa tâche propre, de même que dans le corps humain. Ainsi,
en va-t-il de la meilleure distribution des richesses et de la gestion de la pauvreté : un
artisan potier qui deviendrait trop riche aurait tendance à ne plus s’appliquer à remplir sa
tâche de potier de manière aussi parfaite qu’avant d’être gâté par son surplus de richesses ; à
l’inverse, s’il est trop pauvre pour pouvoir se procurer les outils et matériaux nécessaires à
son artisanat, il ne pourra pas non plus remplir sa tâche.
C’est le cas surtout à propos de la classe dirigeante, celle des sages qu’on appelle aussi
les gardiens car ils ont en charge la sauvegarde de la constitution de l’État : ceux-ci doivent
être, plus que tout autre citoyen, protégés de la corruption de la richesse autant que de la
pauvreté. Dès lors, Platon prescrit que, en ce qui concerne le cas spécifique des gardiens, ils
ne possèdent aucun bien à titre privé, que leur habitat et leurs greniers à provisions soient
communs à tous, qu’ils ne possèdent ni or ni argent, car s’ils en possédaient,
l’administration de leur fortune les détourneraient de leur fonction de gardien. Les gardiens
ne peuvent pas non plus recevoir un salaire excédant leur besoin en nourriture, qui leur
permettrait de dépenser de l’argent en voyages privés et autres plaisirs individuels. Pour les
gardiens, plus que pour tout autre membre de la communauté, tout ce qui peut encourager
des conduites individualistes doit être proscrit. Ils doivent vivre dans une communauté des
biens la plus parfaite possible. Ce principe va si loin que Platon préconise que les femmes,
qui peuvent être gardiennes au même titre que les hommes dans la cité idéale, ne soient
l’objet de la possession physique d’aucun homme en particulier et exclusivement, mais que
chacune appartiennent (sous le rapport de la possession physique) autant à tous et à chacun
et que la paternité des enfants issus de leurs unions ne soient pas revendiquée par leur
géniteur à titre exclusif, mais que tous les enfants soient les rejetons de la communauté. La
classe des gardiens de la constitution, qui est la classe dirigeante de l’État, est ainsi
caractérisée par une communauté de bien, d’habitation, de moyen de subsistance, de
procréation.
Bref, comme le verra très bien Aristote, qui critiquera Platon sur ce point, le principe
fondamental de la pensée éthico-politique platonicienne est que l’unité ou l’harmonie la plus
parfaite est, pour toute la cité, le plus grand des biens. Harmonie du cosmos, cohérence de
l’âme avec elle-même, unité de la cité, ces trois expressions procèdent donc bien de la
même ligne de pensée qui traverse toute la philosophie pratique de Platon.

99
La critique platonicienne de la démocratie athénienne
Parallèlement à la construction dialectique de la cité idéale ou modèle – c’est-à-dire
d’une cité qui n’existe pas empiriquement ou historiquement, mais seulement dans le logos,
dans la pensée philosophique, et qui pourtant est plus réelle ou constistante que toutes les
autres cités existantes, puisqu’elle est déterminée par l’idée de justice – Platon a développé
une critique des cités et régimes politiques de la Grèce de son temps, et principalement le
régime d’Athènes, cette démocratie dont les Athéniens étaient si fiers et dont l’émergence
est contemporaine du développement de la philosophie elle-même. La critique de la
démocratie est un thème transversal dans la philosophie platonicienne ; on la retrouve dans
de nombreux dialogues et on peut dire qu’elle a un rôle aussi structurant que l’opposition
aux sophistes pour la définition de la vraie philosophie. L’enjeu de cette critique consiste
d’abord pour Platon à retourner ou à inverser le procès de Socrate en un procès de la
démocratie instruit par la philosophie – à cet égard, on peut dire que le grand dialogue de
La République est tout entier consacré à cette mise en accusation de la démocratie
athénienne. Mais c’est aussi pour mieux dessiner les contours de sa propre cité conceptuelle,
que Platon choisit non pas la cité qui en est le plus éloignée, mais celle qui donne le plus
l’illusion de s’en approcher.
En effet, pour Platon, la démocratie n’est certes pas le pire des régimes politiques ; il
n’est pas non plus le moins pire parmi les régimes empiriquement existants, ou le meilleur à
l’exclusion de la cité modèle. Mais il est l’un des plus dangereux pour la recherche de la
vérité et de la justice, justement parce qu’il fait le mieux illusion. La critique platonicienne
de la démocratie tourne ainsi autour d’une mise au jour, un démasquage des multiples
productions d’images illusoires qui permettent à la démocratie de se donner une légitimité
et un ordre, qui n’est en fait pas un ordre digne de ce nom pour le philosophe. Ces
productions d’images illusoires constituent en fait le fondement du système éducatif
athénien au sens large. Cela part de la manière dont on fait usage, dans l’éducation des
enfants, de la religion traditionnelle, telle qu’elle est véhiculée par les grands poètes, au
premier rang desquels, Homère et Hésiode, qui livrent bien souvent une image faussée des
dieux, et par là, une image tordue des vertus humaines, faisant passer la colère pour du
courage, mettant en scène des dieux qui trompent, alors que le dieu ne peut pas mentir – on
y reviendra. Comme l’éducation est confiée aux parents, ou en tout cas est privée et n’est
pas prise en charge par la cité, l’interprétation de ces récits ne permet pas de les redresser
dans un sens vertueux.

100
À cette première couche d’images trompeuses, s’ajoute celle des sophistes qui
prospèrent en démocratie où tout se discute, se délibère, où chacun, quelles que soient ses
compétences, est censé pouvoir prendre la parole et se prononcer sur tous les sujets. Les
sophistes sont des grands manipulateurs d’images, qui sont capables de faire passer le
faux pour le vrai, le laid pour le beau, l’injuste pour le juste, ou plutôt de faire en sorte qu’il
n’y ait plus de critères stables pour juger de la justice d’une action, par leur pratique de
l’antilogie et du renforcement des arguments faibles (cf. supra, à propos de Protagoras,
Chapitre 1.c.). Le discours qui est censé nous mener, par la dialectique, à l’éclairage de la
pensée par l’idée qui la détermine, est ici utilisé comme un écran qui nous masque la vue
des choses vraies et nous empêche de rechercher la justice.
La troisième couche d’illusions dont parle Platon est le fruit de l’imagination des
dramaturges et des auteurs de comédies. Le théâtre joue dans la culture grecque, et
spécialement à Athènes, un rôle non seulement culturel et religieux, mais fondamentalement
politique. On y trouve rejouées les scènes les plus tragiques des conflits où fut engagée la
cité. La tragédie comme la comédie ont un rôle à la fois cathartique (purificateur) de
thérapie collective, mais aussi pédagogique pour les citoyens-spectateurs, qui étaient
amenés, en critiquant la pièce, à entraîner leur jugement non seulement sur les aspects
spécifiquement esthétiques, mais aussi sur des questions éthiques et politiques. Or, ce rôle
politique de la tragédie est aussi dévoyé pour Platon qui condamne la tendance des
dramaturges de favoriser les affects violents et irrationnels, de flatter la tendance
« pleurnicheuse » des spectateurs et en général de cultiver en eux les parties inférieures et
irrationelles de l’âme (la partie désirante et la partie fougueuse), au lieu de les éduquer à se
laisser dominer par les parties supérieures, la sagesse et la justice. Se laisser envahir l’âme
par ses tendances irrationelles, ce serait, dit Platon, comme confier les affaires de la cité aux
plus mauvais citoyens, en excluant les plus sages et les plus vertueux. Aussi, il conviendrait
mieux, à la rigueur, refuser leur droit d’accès à la cité à ses poètes imitateurs et à ses
tragédiens corrupteurs d’âmes63.
Toutes ces différentes couches d’imitations fallacieuses et d’images trompeuses, de
la religion traditionnelle exprimée par les poètes aux tragédies, en passant par l’éducation
des pères et les pratiques sophistiques, constituent le vrai fondement culturel et éducatif
de la cité athénienne et de sa démocratie. Or, rien de vrai et de juste ne peut émerger de
cette production d’illusions, tant qu’on ne la retourne pas philosophiquement. C’est aussi en

63
Platon, La République, X, 605b.

101
ce sens qu’il faut comprendre pourquoi Platon a mis le mythe de la caverne au centre du
dialogue La République. Ce mythe condense narrativement l’ensemble des dispositifs de
productions l’illusions ou d’images fausses – symbolisées par le feu artificiel, les
marionnettistes, le muret, et les ombres projetées sur l’écran – qui aliènent et asservissent
les citoyens, alors même qu’ils se croient les plus libres du monde.
Car la première des illusions démocratiques réside dans l’image fausse que se font les
démocrates de la liberté, comme on pouvait le voir dans l’oraison funèbre de Périclès, avec
l’éloge fait au principe d’autonomie, ainsi qu’à la liberté négative qui y était permise et à la
tolérance vis-à-vis de modes de vie divers. Cette liberté est caricaturée par Platon sous
une forme de licence généralisée, où tout est permis et où l’individu est roi et suit
capricieusement la voix de ses moindres désirs. Le portrait psychologique de l’homme
démocratique dépeint par Platon contraste alors cruellement avec l’idéologie de l’éthos
démocratique où les Athéniens aiment à se reconnaître. Plutôt que de se mettre au service de
la cité, aux yeux de Platon, l’homme démocratique utilise la cité pour servir ses désirs et
intérêts individuels : s’il veut participer aux affaires publiques, il le fera, mais s’il ne le
souhaite pas, il s’en détournera tout aussi légèrement ; il en va de même de l’engagement à
la guerre et de l’obéissance aux lois : pour le démocrate, tout cela serait devenu optionnel.
Aucune contrainte ne doit s’appliquer à lui, il mène sa vie comme il l’entend, en suivant sa
première impulsion.
Cette image de la liberté n’est pourtant pas sans conséquence pour le démocrate et pour
le régime démocratique. Chaque régime politique est animé par un affect particulier.
L’oligarchie, qui précède logiquement et historiquement la démocratie, est caractérisée par
l’appétit de richesses, de l’accumulation des biens matériels. C’est cette accumulation de
richesses qui permet de structurer le pouvoir dans une oligarchie, mais c’est aussi cette
avidité insatiable qui mène le régime à sa perte. Les plus pauvres ne peuvent plus supporter
le joug sous lequel ils sont mis, et il suffit d’une guerre, le plus souvent menée pour
satisfaire encore une fois le désir de richesses, pour que les pauvres soient mis aux côtés de
ceux qui les dominaient et voient très concrètement que ces derniers ne valent pas mieux
qu’eux et qu’ils ne doivent plus les craindre. C’est alors qu’ils ont pu revendiquer une
égalité dans la participation aux charges et l’instauration d’un régime basé sur l’isonomie.
Or quel est l’affect fondamental de la démocratie ? C’est le désir insatiable de liberté !
Paradoxalement, le désir de liberté, par sa démesure même, conduit plus ou moins
directement à son contraire : l’absence totale de liberté et la tyrannie. Puisque le démocrate
a, selon Platon, tendance à vivre et à concevoir sa liberté de manière strictement privative,

102
capricieuse et sans contrainte, il met à mal les lois de la cité. Il fait passer l’obéissance aux
lois pour de la couardise et se laisse flatter par les dirigeants qui les encouragent à faire
comme bon leur semble64. Ce faisant, ces derniers peuvent subrepticement instaurer un autre
type de régime qui respecte certes les libertés privées des individus, mais pour mieux les
déposséder de leur liberté publique de participation collective aux affaires de la cité. C’est
précisément le développement décrit dans la Constitution d’Athènes avec l’avènement du
règne de Pisistrate, et son despotisme doux, accepté et apprécié de la plupart, alors même
qu’il vidait la citoyenneté démocratique de sa substance (cf. supra, Chapitre 1.b.). Les
démocrates se laissent ennivrés par la liberté démesurée qui les passionne, dit Platon, au
point de se réveiller en tyrannie, faute d’avoir pu comprendre le lien essentiel entre loi et
vraie liberté.
Pour Platon, en effet, la vraie liberté consiste non pas à faire ce que l’on veut, au
moment où cela nous plaît, ni même à participer à l’élaboration des lois, dans des
délibérations sans fin où personne ne sait de quoi il parle. La vraie liberté consiste à se
soumettre à la loi de la justice, à réaliser son devoir, à remplir sa fonction dans une cité
bien ordonnée. La vraie liberté consiste à faire ce pourquoi on est fait, ce à quoi nous
préparent des institutions éducatives dignes de ce nom, qui sont tout à fait absentes dans la
démocratie athénienne des Vème et IVème siècles, si l’on en croit Platon. La vraie liberté
est donc déterminée par la vraie justice, laquelle ne consiste pas non plus à considérer
comme égales en droits et en accès aux charges publiques des personnes inégales eu égard à
leurs compétences, mais à permettre à chacun de réaliser sa fonction propre, de réaliser sa
compétence et de la faire valoir pour le bien de la cité.
C’est en cela que Socrate fut vraiment libre et que son acte de liberté suprême fut
d’accepter la condamnation à mort, aussi injuste fût-elle. Il aurait pu, mu par la peur et les
affects irrationnels, fuir ou monnayer une peine plus clémente ; mais il s’est d’abord libéré
des liens qui l’attachaient à son corps, pour épouser pleinement la cause de son âme,
travailler jusqu’au bout au soin de celle-ci en lui garantissant une harmonie digne de servir
de modèle à la cité tout entière. En cela aussi, l’attitude de Socrate, telle qu’elle fut
reconstruite et systématisée par Platon, est le procès éthico-politique de la démocratie
athénienne. Car derrière les fausses accusations et les prétextes, derrière la tentative de
trouver un bouc émissaire en Socrate, en lui faisant porter la responsabilité des actes de son
disciple, Alcibiade, ou en le tenant pour un représentant de ces sophistes qu’il n’a pourtant

64
Platon, La République, VIII, 562 b-e.

103
cessé de combattre, la démocratie a sans doute voulu faire taire celui qui a vu le plus
lucidement le vice de construction de son régime. Au lieu de cela, elle a fait résonner sa
voix à travers les siècles et a ouvert la voie à la critique philosophique de ses propres
fondements.

104
Chapitre 3 : Aristote
L’éthique de la vie bonne dans la cité

Quelques questions directrices :


Y a-t-il une finalité suprême commune à tous les êtres humains ?
Le plaisir est-il un bien en soi ?
La connaissance est-elle suffisante ou seulement nécessaire au bonheur ?
La délibération en éthique porte-t-elle essentiellement sur les fins bonnes ou plutôt sur
les bons moyens ?
Le choix d’une profession ou d’une forme de vie est-il un choix éthique ?
Est-on seulement responsable de ce qu’on fait ou également de ce qu’on est ?
Peut-on être pleinement heureux en dehors d’une vie communautaire ou collective ?

La finalité comme principe éthique : la visée bonne et le bien suprême


Si Aristote (384-322 av. J.-C.) reçut l’enseignement de Platon et s’il en fut le disciple
à bien des égards, il a pris le soin, dans ses propres écrits et ses cours, de s’en démarquer
fortement, au prix parfois d’une exagération de la distance qui le sépare de la doctrine de
celui qui fut son maître. Par ce fait, il est aussi en partie responsable de l’image d’idéaliste
utopiste que la tradition s’est faite et continue à se faire d’un présumé platonisme, illustré
notamment par la théorie d’un « ciel des idées » surplombant la réalité effective – une
formule si souvent imputée à Platon, alors qu’on ne la retrouve dans aucun de ses écrits
avérés et qu’elle constitue, aux yeux de bien des commentateurs contemporains de Platon,
une caricature de son idéalisme.
Par l’effet d’un contraste qu’il a lui-même si bien mis en scène, Aristote a ainsi pu être
catégorisé comme le père d’une attitude plus « réaliste », procédant d’une recherche qui,
dans des disciplines variées (la physique, la politique, l’éthique, l’esthétique, etc.), part de
l’expérience sensible et de l’observation, et non plus de modèles idéaux et abstraits, pour
dégager les structures spécifiques de cette expérience et, ce faisant, en rendre raison ou
dégager la logique interne aux phénomènes. Si l’opposition entre idéalisme et réalisme est
bien postérieure à la période de la philosophie ancienne, elle a souvent été considérée
comme prenant sa source dans l’opposition entre Platon et Aristote ou, plus précisément,

105
dans la manière dont le second a critiqué le premier et s’en est démarqué. De ce point de
vue, l’interprétation de « Platon-idéaliste Versus Aristote-réaliste » est en grande partie la
conséquence d’une rétroprojection de l’historiographie moderne sur l’Antiquité. Pour
autant, certains traits caractéristiques de cette opposition se font parfois sentir à la lecture
des textes et notamment en comparant les écrits de philosophie pratique de ces deux pères
de la pensée européenne.
Ainsi, en vue de déterminer l’objet propre de l’éthique, Aristote ne part pas d’un
modèle du bien universel et absolu tel que l’idée du bien poursuivie par Platon, mais il
limite immédiatement sa recherche à ce qui est un bien relativement à l’homme et pose
que toute action concrète, toute technique, toute décision de l’homme tend vers quelque
bien, un bien quel qu’il soit : « le bien c’est la visée de tout »65. L’éthique doit donc être
attentive non seulement à la relativité du bien à l’humain, mais aussi au fait que les hommes
visent le bien à travers des actes et des œuvres multiples qui poursuivent des fins multiples
et distinctes les unes des autres, notamment relativement à leur activité professionnelle : le
médecin a pour fin de son action la santé, l’architecte vise la commodité de l’habitat, le
cuisinier la valeur nutritive et gastronomique de ses plats, etc. Chacun vise en cela un bien
particulier et réalisable, et non un bien universel et hors de portée.
Or, parmi les différentes activités et les divers arts humains, certains sont subordonnés
à d’autres, comme des moyens sont subordonnés à des fins supérieures. Par exemple, les
différents métiers requis pour la construction d’une maison ont chacun une fin en particulier
(les maçons, les charpentiers, les carreleurs, etc.), mais ils sont les moyens de la réalisation
de leur fin commune : l’habitat et le confort des habitants. Mais, la chaîne des moyens et
des fins ne peut se poursuivre à l’infini, comme si toute activité pouvait être considérée
comme un moyen pour une autre fin. Il doit y avoir une fin commune à toutes les fins
particulières, un bien suprême que visent ultimement tous les biens subordonnés.
Aussi, en visant à chaque fois un bien particulier, tous les hommes dans leurs différentes
activités visent, plus ou moins directement, ce bien suprême.
Ce bien suprême n’est rien d’autre que le fait de vivre bien, d’accomplir sa vie, en
d’autres mots, c’est le bonheur ou en grec, l’eudaimonia. De même que chaque action,
chaque technique, chaque art vise son bien particulier comme son accomplissement propre,
de même le bien suprême que vise tout homme, directement et indirectement, c’est

65
Éthique à Nicomaque I , 1094a1

106
l’accomplissement de sa vie, le fait de réaliser ou d’actualiser pleinement toutes les
potentialités de son existence ; c’est cela qui caractérise le bonheur pour Aristote.

>> Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, trad. Richard Bodéüs, p.
47-59.

Bonheur, plaisir et vertu


Que tous les hommes cherchent, en chacune de leurs actions, le bonheur comme le bien
suprême, c’est ce qu’on peut observer et admettre sans trop de difficultés. Mais encore faut-
il savoir ce qu’est ce bonheur et comment on y accède le plus sûrement. La plupart du
temps, les hommes cherchent un bonheur en ignorant ce qu’il est, à quoi le reconnaitre,
comment et où le trouver. Ils peuvent aisément le confondre avec ce qu’il n’est pas. Le bien
suprême ou le bonheur peut nous apparaître différemment selon qu’on a adopté un
mode de vie consacré aux plaisirs physiques, à l’honneur public, aux vertus morales, à la
contemplation méditative ou aux richesses matérielles. Mais si le bonheur apparaît
différemment en fonction de la forme de vie qu’on a choisie, peut-on définir un bien
universel ou le bonheur est-il relatif à chaque homme ?
Beaucoup d’hommes prennent ainsi le bonheur pour le simple plaisir des sens, pour
l’obtention d’un maximum de plaisirs. Aristote ne manifeste pas le moindre mépris pour
le plaisir en général et montre au contraire comment il peut participer au bonheur.
Comme Platon, il insiste d’abord sur le fait que le plaisir n’est pas réductible au plaisir des
sens, mais s’étend aussi aux plaisirs intellectuels. Ensuite, il distingue le plaisir du désir
avec lequel on le confond souvent. Le désir qui cherche le plaisir physique est toujours
soumis au mouvement de la génération et de la corruption et aux variations d’intensité qui
expose l’homme aux frustrations répétées plus qu’à la satisfaction durable ; au contraire, le
plaisir manifeste un accomplissement de l’action ou de la faculté, sensuelle ou
intellectuelle, qu’il a mobilisée. N’étant pas entaché du manque qui définit le désir, le
plaisir est une sorte de totalité achevée qui ne demande, d’ailleurs, aucune justification
extérieure.
Pour autant, si le plaisir semble se suffire à lui-même, Aristote considère que ce que
cherche l’homme quand il poursuit ce qui lui semble agréable, ce n’est pas tant le plaisir que
l’activité ou le plein accomplissement (en Grec, energeia) de la faculté ou de la
potentialité dont le plaisir est une sorte de célébration. La vie ne jouit d’elle-même que
dans l’activité, elle ne prend plaisir à vivre que quand elle est à l’œuvre. Dès lors, ce que

107
recherche un être vivant, à travers le plaisir, c’est l’accomplissement de ses potentialités
vitales, de ses capacités d’action. Pour chaque disposition ou faculté (l’intellect, les sens, le
désir, etc.) le plaisir n’est pas la fin de l’acte, mais bien la marque de l’achèvement ou
de la perfection de l’acte, la récompense immanente de l’activité accomplie66.
A chaque faculté et à chaque activité, correspond un plaisir spécifique à tel point que les
deux sembleraient se confondre. La question n’est donc pas de savoir si on cherche l’activité
pour le plaisir ou le plaisir pour l’activité, puisque les deux sont indissociablement liés. La
question est de savoir quel type d’activité/plaisir il faut chercher et cultiver. Le plaisir
n’est en effet ni bon ou mauvais en soi ; il n’est pas non plus identique au bonheur ; le
plaisir est vertueux ou vicieux selon qu’il accompagne une activité vertueuse ou
vicieuse.
Aussi, si le plaisir est la marque de l’achèvement d’une certaine action, il n’est pas la
preuve ultime de l’accomplissement de l’existence humaine et ne suffit donc pas à atteindre
le bonheur. Seule l’action vertueuse, qui s’accompagne d’un plaisir vertueux, peut indiquer
la voie du bonheur et y conduire. Plus encore, pour Aristote, le bonheur ou le bien
suprême pour l’homme est un acte de l’âme qui traduit la vertu. La vertu est donc un
élément constitutif du bonheur.
Qu’est-ce alors qu’une vertu ? Une vertu est une disposition de l’âme humaine.
Aristote en distingue deux grands genres : les vertus intellectuelles (la sagesse, la
compréhension, la prudence) et les vertus morales (le courage, la tempérance, la générosité,
la douceur, l’amabilité, la franchise, l’enjouement, etc.). Les vertus intellectuelles sont le
fruit de l’enseignement et ont besoin de temps et d’expérience. Les vertus morales viennent
des habitudes personnelles, et c’est pour cela qu’Aristote attire l’attention sur la parenté
étymologique du mot grec éthos, qui signifie l’habitude avec le mot hèthos qui signifie le
caractère 67 . Les habitudes que prennent les jeunes enfants sont donc tout à fait
déterminantes pour le tempérament qu’ils vont développer en grandissant et qu’ils
manifesteront à l’âge adulte.
À propos des vertus morales, Aristote montre que pour chacune d’entre elles, l’homme
peut faire preuve d’excès ou de défaut, et que ce qui fait qu’une vertu est louable et
excellente, c’est qu’elle vise le milieu entre ces deux extrêmes (entre le trop et le trop peu).
Ce juste milieu qui est souvent prôné par la morale grecque ancienne (« jamais trop ») n’est
pas une simple moyenne arithmétique, car selon les vertus, le juste milieu peut être plus

66
Éthique à Nicomaque X, 1174b1
67
Éthique à Nicomaque II, 1103a 15-19, trad. fr. p. 99.

108
proche de l’excès que du manque. Par exemple, le vrai courage ressemble plus à son
excès, la témérité, qu’à son manque, la lâcheté. Au contraire, ce qui est le plus opposé de la
tempérance, c’est son excès, l’intempérance, et non son manque. Ce juste milieu n’est pas
non plus une forme de médiocrité ; c’est une excellence, comme le sommet d’une arche
dont les deux bases sont le trop et le trop peu. Et ce sommet est toujours relatif. Or,
accéder à ce juste milieu, à cet équilibre entre l’excès et le défaut, que ce soit dans le
courage, la générosité ou la douceur, est une chose difficile qui exige un savoir qui nous
permette d’agir selon une raison droite. Les vertus morales requièrent donc, pour rester à
l’équilibre et viser toujours le juste milieu, que les vertus intellectuelles puissent les guider.
Les vertus sont donc essentielles pour accéder au bonheur. Mais la vertu non plus ne
s’identifie pas strictement avec le bonheur. En effet, le bonheur, en tant que bien suprême,
est le bien digne d’être poursuivi pour lui-même et non en raison d’un autre bien auquel il
serait subordonné. Au contraire, dit Aristote, les vertus, de même que l’honneur ou le
plaisir, sont des biens qui ne sont pas purement et simplement poursuivis pour eux-mêmes,
mais nous les voulons également dans l’espoir qu’ils nous rendent heureux, nous les
recherchons dans l’optique du bonheur. Seul le bonheur se suffit réellement à lui-même,
alors que le plaisir n’avait que l’apparence de cette autosuffisance et que la vertu ne peut pas
non plus prétendre être une fin ultime ou un bien suprême. La vertu est bien essentielle au
bonheur, mais elle n’est qu’une disposition qui rend le bonheur possible, sans le réaliser
complètement par elle-même.
Comment le bonheur est-il alors réalisé ?
Aristote recourt ici à la notion de l’office ou de la fonction. De même que le sculpteur,
le médecin ou l’homme politique ont chacun un office ou une fonction propre et qu’ils
accèdent chacun à l’excellence de leur forme de vie particulière en réalisant parfaitement cet
office, de même l’homme en tant qu’homme a un office ou une fonction propre et son
bonheur est de réaliser parfaitement cet office. L’office propre à l’homme n’est pas la vie au
sens biologique, ni la simple croissance ou la vie nutritive, puisqu’il les partage avec tous les
autres vivants. La fonction propre de l’homme pris en tant qu’homme est la vie active
de l’âme comme vie rationnelle. Si tel est son office ou sa fonction, il peut l’accomplir
bien et vertueusement, ou mal et vicieusement, de même qu’un sculpteur peut accomplir
son office plus ou moins bien ou mal. Le bonheur de l’homme est donc de réaliser
vertueusement son office propre, d’accomplir les actes de l’âme qui traduisent la vertu.
Bref, ni la vertu, ni le plaisir ne suffisent au bonheur. Mais la vertu nous conduit au
bien suprême. Et quant au plaisir, il peut aussi jouer un rôle incitatif et encourager

109
l’exercice de la vertu en vue du bonheur ; en effet, dans la mesure où le plaisir accompagne
une activité, il favorise cette activité et incite à la perfectionner d’avantage. Aristote note
ainsi que le plus important pour l’acquisition du caractère est « d’éprouver de la joie pour ce
qu’on doit aimer et du dégout pour ce qu’on doit détester »68. Le plaisir qu’on prend à
exercer une action vertueuse nous incite à cultiver la vertu et à contracter de bonnes
habitudes.

>> Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, trad. Richard Bodéüs, p.
66-71

Caractère, décision, prudence et responsabilité


Si l’éducation des enfants peut se servir du plaisir qu’ils prennent à exercer leurs vertus
et à faire des choses bonnes et belles, a contrario, on imagine facilement que, sans être
orienté par une bonne éducation, il est aisé pour l’enfant de contracter des mauvaises
habitudes qui l’éloignent de la vertu et donc du bonheur. Mais alors, si un homme n’a
pas bénéficié de cette bonne éducation et a été porté à développer de mauvaises habitudes et,
par conséquent, un tempérament mauvais, cet homme peut-il être tenu pour responsable de
ces vices, alors qu’il semble évident qu’il ne peut être tenu pour responsable de l’éducation
qu’il a reçue ? Ses mauvaises habitudes ne sont-elles pas seules responsables de son
caractère vicieux, et plus encore, n’est-il pas dans l’incapacité, une fois qu’il les a
contractées, d’agir vertueusement ? Si tel était le cas, cela ne disculperait-il pas tout homme
immoral ?
Aristote répond à de telles questions, tournant autour du problème de la responsabilité
morale de nos actions, par une série de notions, parfois subtiles et dont le contenu est
souvent bien différent des principes de la philosophie moderne de l’action auxquels nous
sommes plus familiers.
Il commence par définir la notion de consentement qui ne recoupe pas exactement le
concept moderne de volonté, même s’il y ressemble à certains égards. Une action est
consentie quand elle est accomplie par une personne de son propre chef ou de son plein gré.
Une action est réalisée de plein gré quand le principe moteur de l’action est dans l’agent ; en
d’autres mots, est consenti ou de plein gré ce qui n’est pas contraint ni par la violence –
c’est-à-dire quand le principe d’une action vient d’autre chose que de soi-même – ni par

68
Éthique à Nicomaque X 1172a20-24

110
l’ignorance. Il faut noter que, pour Aristote, une action qui a été contrainte par une menace
de violence n’est pas pour autant non-consentie, car elle suppose qu’on a posé un choix et
qu’on a préféré obtempérer à la menace plutôt que de subir la violence, ce qui se fait encore
de son propre chef et de son « plein gré » (quoique les conséquences ne soient pas
acceptées) ; dans ce cas aussi, l’acteur est le point de départ de l’action et est donc
consentant. On voit déjà ici comment cette notion de consentement ou de « plein gré » se
distingue de la notion moderne de volonté, laquelle nous permet de dire qu’une personne a
agi contre son gré en signifiant par là qu’elle a été contrainte par une simple menace, alors
que n’est pas le cas chez Aristote69.
Ainsi, le consentement pur implique également des actes qui peuvent être accomplis
sur le coup, sans qu’une décision ait été prise, comme on peut l’observer chez les enfants et
les animaux. La notion de décision ajoute donc quelque chose de plus au consentement. La
décision, qui est propre à l’homme (par opposition à l’animal et à l’enfant), implique une
préférence ou un choix préférentiel entre plusieurs options ; elle suppose donc une réflexion
préalable, une délibération. La délibération porte sur une action qui dépend de nous, qui
est à notre portée, mais dont l’issue est indécise. On délibère sur les actes qu’on peut
exécuter soi-même ; on délibère ainsi sur les meilleurs moyens pour atteindre une fin
que l’on vise (on ne délibère pas à proprement parler sur la fin, puisque la fin c’est le bien
ou le bonheur et qu’il est nécessairement souhaité en tant que tel, quoiqu’on puisse se
tromper à son sujet, de même, qu’on ne délibère sur le fait que la santé est une bonne fin,
quoiqu’on puisse avoir de la santé des représentations fausses). Quand on a fini de délibérer
pour savoir quels sont les moyens préférables, on décide. Aristote définit la décision comme
un désir délibératif, c’est-à-dire un désir qui s’appuie sur une délibération et qui permet de
la convertir en acte.
Aristote distingue donc soigneusement la détermination ou l’identification des fins,
d’une part, et la délibération sur les moyens pour atteindre ces fins, d’autre part. Alors
que « la vertu morale assure la rectitude du but », il revient à la prudence, en tant qu’elle est
l’une des vertus intellectuelles, d’assurer la justesse des moyens 70. La « phronésis », qu’on
traduit le plus souvent par prudence (mais aussi par sagesse pratique, ou encore par
sagacité), est la vertu qui porte directement sur les moyens pratiques et seulement
indirectement sur les fins éthiques. Ainsi, par le mot « phronimos », Aristote désigne

69
Éthique à Nicomaque III, 1110a1-1111b1.
70
Éthique à Nicomaque VI, 1144a8-9

111
parfois Périclès 71 et donc, à travers lui, la capacité proprement politique de discerner les
moyens utiles pour mener une entreprise collective.
Pourtant, la prudence en tant que délibération éthico-politique qui porte sur les bons
moyens ne peut nullement faire abstraction de la fin en vue de laquelle les moyens sont
choisis. On ne peut être prudent (phronimos) sans être vertueux, c’est-à-dire sans porter
son attention sur les fins éthiquement bonnes pour lesquelles on cherche les moyens
efficaces. C’est là ce qui fait la différence entre la prudence, qui est une vertu
intellectuelle qui suppose les vertus morales, et la simple habileté qui se concentre
exclusivement sur les moyens techniques de réalisation d’une fin, qu’elle soit éthiquement
bonne ou mauvaise. Un artisan sera dit habile, quel que soit la destination de l’objet qu’il
fabrique, alors qu’un homme politique ne peut être dit prudent que si les fins qu’il poursuit
sont jugées bonnes ; sans quoi, il est, lui aussi, simplement habile72.
Si la prudence suppose la vertu morale pour pouvoir conformer les moyens utiles aux
bonnes fins, inversement, la vertu éthique suppose la prudence pour pouvoir cibler
efficacement les moyens permettant de réaliser la fin visée, laquelle semble trop abstraite
pour pouvoir orienter l’action face à des problèmes concrets de la vie. Aspirer à la vie
bonne, au bonheur ou à la justice est une chose, savoir comment appliquer cette aspiration
éthique dans des situations particulières et déterminées, en est une autre : cela requiert la
prudence. Mais si la vertu exige la prudence, c’est aussi pour ne pas se réduire à une vertu
spontanée ou naturelle, ignorante des principes rationnels qui la fondent comme vertu. Une
vertu naturelle sans connaissance des principes (un naturel généreux ou un tempérament
spontanément courageux, par exemple) est, dit Aristote, comme un corps vigoureux sans
yeux : il risque la chute violente73. Aristote est donc d’accord avec Platon pour dire qu’il
n’y a pas de vertu sans une certaine prudence et sans une compréhension rationnelle de la
vertu, mais il ne va pas jusqu’à dire, comme l’auraient dit son prédécesseur et Socrate, que
la vertu se ramène en fin de compte à la connaissance du bien (cf. supra l’intellectualisme
moral de Platon).
La décision suppose donc une délibération prudente sur les moyens en vue de réaliser la
fin visée. Or, en décidant d’accomplir tel ou tel acte, on doit toujours être tenu pour
responsable de ce qu’on a fait, puisque les actes décidés correspondent aux moyens qu’on
a choisis après délibération et que la délibération porte seulement sur des actes qui

71
Éthique à Nicomaque VI, 1140b8
72
Éthique à Nicomaque VI, 1144a23-b1
73
Éthique à Nicomaque VI, 1144b6-14.

112
dépendent de nous et sont à notre portée. A cet égard, il tient à nous d’agir bien ou mal,
d’être honnêtes ou malhonnêtes. Pour Aristote, on ne peut être mauvais contre son gré,
puisque, à moins d’être en situation de violence ou d’ignorance inévitable, l’homme doit
toujours être considéré comme le point de départ de ses actions, bonnes ou mauvaises. Il
ne peut pas être excusé par une ignorance, ou dans une contrainte dans laquelle il se serait
mis volontairement (par exemple en se mettant en état d’ivresse de manière à ne plus avoir
la maîtrise de ses actes). Ainsi, précise Aristote s’opposant ici encore à Platon, « si
quelqu’un n’ignore pas que les actes qu’il exécute vont le rendre injuste, on peut dire qu’il
consent à être injuste » 74 . De même, le fait d’avoir un caractère mauvais ou d’avoir
développé de mauvaises habitudes, ne peut constituer une cause d’excuse de nos actes
vicieux. Certes, ces mauvaises habitudes, quand elles sont bien ancrées dans le caractère,
rendent très difficile voire impossible de devenir vertueux, mais c’est bien l’homme qui est
le point de départ de ces bonnes habitudes, de même qu’un homme qui jette une pierre est
responsable des dommages qu’elle cause, même s’il n’est plus en mesure, une fois la pierre
jetée, de l’arrêter dans sa lancée. L’homme reste le premier moteur de son caractère, que
celui-ci le porte naturellement à la vertu ou au vice. L’homme doit donc être tenu
responsable tout autant de ce qu’il est que de ce qu’il fait, car son état autant que son action
procèdent d’une décision de sa part.
On constate ici encore que la notion de responsabilité développée par Aristote est
indépendante de la problématique, plus moderne, de la liberté. La question de la
responsabilité, qui est au cœur de l’éthique aristotélicienne, n’est donc pas tant une question
métaphysique (l’homme est-il libre de faire ce qu’il fait ou est-il déterminé ?) qu’une
question sociale et politique : étant donné qu’il est le point de départ de son action, l’homme
doit être tenu comme responsable et est donc susceptible de recevoir des louanges ou des
blâmes, des récompenses ou des châtiments. La question de la responsabilité fait voir
comment, chez Aristote, les considérations éthiques et politiques sont entremêlées.
>> Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, trad. Richard Bodéüs, p.
131-139 et 152-158

Les rapports entre éthique et politique


Toutes les considérations éthiques ou morales qui précèdent ont été traitées par Aristote
dans des écrits auxquels la postérité a donné le titre d’« éthique », tandis que la politique

74
Éthique à Nicomaque VI, 1144a9-12.

113
entendue stricto sensu comme l’étude des régimes politiques, de leur fonctionnement, de
leur évolution et de leur corruption, reçoit un traitement séparé dans un traité qu’on a intitulé
« la politique ». En traitant ces questions relativement séparément, Aristote semble
introduire le principe d’une distinction entre deux disciplines, ce qui était tout à fait
inexistant chez Platon qui traitait, notamment dans La République, de la justice dans un sens
inextricablement éthique et politique. Mais cette distinction disciplinaire, si elle bien
amorcée, n’est ni précisée, ni développée et tend même à être relativisée aussi bien dans
les traités d’éthique que dans La Politique.
Dès le premier chapitre de l’Ethique à Nicomaque, Aristote montre ainsi comment
éthique et politique sont intimement liées. D’abord, Aristote ne qualifie jamais d’éthique la
discipline pratique qu’il développe dans le traité que les historiens ont intitulé Éthique ; il
qualifie, au contraire, l’ensemble de la discipline pratique qui inclut l’éthique et la
politique, de « science politique ». Ensuite, la fin suprême est la même pour l’individu et
pour la communauté : la fin des fins est toujours le bonheur. Aussi, de nombreuses vertus
exigées pour obtenir ce bonheur, l’amitié ou la justice, jouent un rôle important dans les
interactions politiques. Enfin, il semble même que la politique constitue la fin véritable,
l’accomplissement effectif de la finalité éthique : elle est ce qu’il y a de plus important
pour le bonheur, car, si le bonheur est déjà aimable et souhaitable pour un homme seul, il est
plus beau et plus divin pour des hommes rassemblés en peuples et en Etat. Le bonheur,
pour Aristote, n’a rien de privé ou de strictement individuel, comme on se le représente
volontiers aujourd’hui, dans nos sociétés tendanciellement individualistes et privatistes, il
est essentiellement politique dans sa vocation même. Cette vocation politique du bonheur
procède de son caractère autosuffisant : l’autosuffisance, pour un homme, ne peut se réaliser
de manière solitaire ; l’autosuffisance du bonheur implique « parents, enfants, épouse et
globalement les amis et concitoyens, dès lors que l’homme est naturellement destiné à la
cité »75.
Aussi, Aristote passe parfois pour être le philosophe ancien qui a subordonné le plus
fortement l’éthique à la politique, les fins de l’individu à celles de la cité. Dans cette
conception ancienne, la communauté est la fin dont l’individu n’est que le moyen, alors que
dans la pensée moderne, c’est plutôt sur l’individu que s’établit et se justifie la communauté.
Comme on le lit dans La Politique : « par nature, la cité est antérieure à la famille et à
chacun de nous, car le tout est nécessairement antérieur à la partie » 76 . Pour

75
Aristote, Éthique à Nicomaque I, 1097b8-10.
76
Aristote, La Politique, I, 2, 1253a 19-20

114
comprendre cela, il faut d’abord distinguer l’antériorité « par nature » ou logique, d’une
part, de l’antériorité chronologique, d’autre part. L’antériorité chronologique décrit un
rapport de consécution entre deux termes ; par exemple, l’ensemble des procédures décrites
dans une recette pour faire un gâteau précèdent chronologiquement la réalisation du gâteau
qui est consécutif par rapport à ces procédures. L’antériorité logique décrit un rapport de
présupposition : les procédures prescrites par la recette sont des moyens qui présupposent
la fin qu’est le gâteau ; le gâteau précède logiquement les procédures de la recette, comme la
fin précède logiquement les moyens. Ensuite, il faut bien voir qu’on a affaire ici à une
conception « organiciste » de la communauté politique : de même qu’un organe ne
précède pas l’organisme vivant dont il est une partie, de même les composantes de la société
(individus, familles, groupes professionnels, etc.) ne précèdent pas le tout qui est formé par
l’Etat, car en toute rigueur c’est de ce tout qu’elles reçoivent leur vie et leur fonction
sociales. A cet égard la communauté est la finalité de l’individu et le précède donc par
nature ou logiquement car, pour Aristote, la nature d’une chose c’est sa fin, son
accomplissement. Sur le plan chronologique, par contre, Aristote montre bien que les
associations d’individus en familles, en petits groupes et en villages précèdent la formation
urbaine de la cité.
Il est donc vrai que, chez Aristote, la cité (polis) prime logiquement sur l’individu en
tant qu’il est isolé. De même, sur le plan disciplinaire ou scientifique, l’Éthique à
Nicomaque donne à la politique un statut épistémologique primordial, la politique étant la
science « suprême, la plus architectonique de toutes »77. Mais il ne faut pas en conclure
pour autant que la cité, prise en soi, ait plus de valeur que l’individu, pris en soi, ni que
la politique soit absolument supérieure à l’éthique, car cela supposerait une
différenciation entre éthique et politique comme deux domaines hétérogènes, une
différenciation qui ne prendra vraiment forme que dans la pensée moderne, comme nous le
verrons dans les leçons suivantes. C’est plutôt que la politique est le prolongement
essentiel de l’éthique dans l’accomplissement de la fin éthique suprême, la vie bonne ou
le bonheur. De même que l’homme a pour vocation de se socialiser le plus pleinement
possible (« l’homme est un animal politique par nature »), de même l’éthique a pour
vocation de se réaliser en politique.
Ainsi, si l’association des hommes entre eux poursuit d’abord, chronologiquement, un
but de conservation et de survie, à travers la recherche d’une autarcie économique et la

77
Aristote, Éthique à Nicomaque I, 1094a27-28.

115
satisfaction des besoins vitaux, la communauté politique poursuit ensuite une finalité plus
élevée qui rejoint la finalité éthique : la vie bonne. Comme le résume Aristote en une belle
formule : « la cité se forme en vue du vivre, mais elle subsiste en vue du bien-vivre »78.
Ainsi, le bonheur est-il la fin ultime ou le bien suprême du politique.

La bonne constitution et la critique interne de la démocratie


Pour instituer ce bien politique, il faut d’abord une bonne constitution, c’est-à-dire une
constitution qui assure le bien commun des gouvernants et des gouvernés. Aristote étant
toujours attentif aux conditions historiques et sociales particulières, ne pose pas de
hiérarchie absolument figée entre les différents types de régimes ou de constitutions
possibles. Selon les contextes sociaux et culturels, c’est-à-dire selon les mœurs en vigueur
dans les cités, la bonne constitution sera une monarchie, une aristocratie ou un régime
mixte conforme à une constitution et favorisant la participation au pouvoir d’un grand
nombre de citoyens – une république constitutionnelle qu’on peut considérer comme une
sorte de démocratie modérée. Ces trois types visent le bien commun de la cité, selon la
représentation spécifique qu’ils s’en font. Les trois types de régimes corrompus ou déviants
correspondant à ces trois types de régimes corrects, sont, respectivement, la tyrannie,
l’oligarchie et la démocratie pure ou poussée à l’extrême, c’est-à-dire à la démagogie. Ces
trois derniers types sont des régimes déviants dans la mesure où ils ne visent pas le bien
commun, mais les intérêts particuliers et égoïstes des dirigeants. À partir de cette typologie
(composée donc de trois régimes corrects – monarchie, aristocratie et république
constitutionnelle – et de trois régimes déviants ou corrompus – tyrannie, oligarchie et
démocratie démagogique), Aristote envisage tout une série de croisements et de
combinaisons possibles, montrant par exemple que le régime athénien n’est pas un type
pur, mais une combinaison de différents principes. Ces combinaisons font voir différentes
formes de démocraties qui ne sont pas toutes également bonnes.
En fait, la position d’Aristote à l’égard de la démocratie est médiane et son
enthousiasme est modéré. Il n’est certes pas aussi radical que Platon dans sa critique,
laquelle ruine à la base l’idée même de démocratie, mais il n’est pas non plus un défenseur
inconditionnel de ce régime, développant ce qu’on peut appeler une critique interne : il en
accepte certains principes fondamentaux (ceux qui ne sont pas incompatibles avec une
république constitutionnelle, soit avec la bonne constitution), mais il en critique les

78
Aristote, La Politique I, 1253a 29-30.

116
applications immodérées et irréfléchies (celles qui tendent à la démagogie), telles qu’elles
se manifestent dans les institutions démocratiques réelles qu’il a pu observer, notamment à
Athènes.
Pour Aristote comme pour d’autres observateurs, les principes de base de la démocratie
sont la liberté et l’égalité. En soi et bien compris, ces principes sont très bons, mais la
représentation qu’on peut donner à ces deux concepts dans certaines démocraties peut mener
à des difficultés. La liberté en démocratie suppose l’égalité, mais une égalité pensée de
manière purement quantitative ou numérique, sans considération qualitative pour le
mérite : en démocratie, un citoyen a autant de droit qu’un autre, quelles que soient ses
compétences particulières et ses vertus personnelles. Cette définition de l’égalité et de la
justice n’est pas la plus complète ni la plus haute, selon Aristote, qui l’oppose à l’égalité
géométrique ou proportionnelle, laquelle prend en compte les considérations qualitatives
comme celles du mérite ou de la compétence. Or, l’égalité purement numérique de la
démocratie (une homme = une voix) fonde une conception de la liberté aux termes de
laquelle on accepte de se laisser gouverner par d’autres dans la stricte mesure où un système
de rotation est mis en place, en vertu duquel tous les citoyens sont également appelés, à
tour de rôle, à exercer les charges publiques. On est donc libre en démocratie, dans la
mesure où on est tour à tour gouverné et gouvernant, ce qui permet de fonder l’idée d’un
autogouvernement ou d’une autonomie. L’autre aspect de la liberté démocratique
mentionné par Aristote et qu’on a déjà pu apercevoir dans l’éloge de Périclès autant que
dans les railleries de Platon est que chacun mène le mode de vie qui lui convient, sans se
laisser dicter sa conduite par d’autres79.
L’intérêt du régime démocratique, pour Aristote, est de baser l’organisation de la cité
sur la délibération du grand nombre. Dans le domaine de la délibération, la multitude a
deux vertus : elle permet de s’approcher plus adéquatement d’une solution efficace et
juste des problèmes, en envisageant ces problèmes sous différents points de vues, selon
différentes sensibilités, en permettant de renforcer les arguments. À cet égard, dit Aristote,
« une foule est souvent meilleur juge qu’un seul homme quel qu’il soit »80. « Souvent »,
mais pas toujours, et il arrive aussi qu’un homme sage – à l’exemple de Périclès – doive
s’opposer au grand nombre, pour le bien de tous. La deuxième vertu de la multitude, c’est
qu’elle se laisse bien souvent moins facilement corrompre que le petit nombre, que ce soit
par l’argent ou par d’autres passions.

79
Aristote, La Politique VI, 2, 1317b.
80
Aristote, La Politique III, 15, 1286a (trad. Tricot, p. 243).

117
Mais malgré ces vertus du grand nombre, les principes démocratiques de liberté
(rotation de la participation et liberté de mœurs) et d’égalité numérique, s’ils sont appliqués
de manière extrême ou radicale, mènent à la tyrannie numérique des plus pauvres et des
moins éduqués, qui sont aussi les plus nombreux, sur les plus fortunés et les mieux formés.
C’est alors qu’on a affaire à une démocratie démagogique, où ce n’est pas le peuple tout
entier qui a le pouvoir de manière vraiment juste et équitable, mais où ce sont les
« médiocres » (au sens socio-économique et culturel) qui dirigent – contrairement à
l’aristocratie où ce sont les « meilleurs » qui dirigent. La démocratie extrême ou
démagogique est une sorte de tyrannie de la majorité numérique (selon une loi du nombre
aveugle à la justice et au droit), une majorité manipulée par les démagogues, sans aucun
égard ni pour la constitution, ni pour le bien commun. En cela, elle est bien une forme
déviante ou corrompue du principe démocratique.
Il ne s’agit pas pour autant, dans le chef d’Aristote, de verser dans la thèse
oligarchique inverse, selon laquelle ce sont les plus fortunés qui doivent l’emporter, car
cette thèse mène elle aussi à la tyrannie, si c’est un seul qui a accumulé le plus de
richesses. Mais, puisque deux classes s’opposent dans la cité, les plus riches et les plus
pauvres, pour instaurer une paix sociale et une véritable égalité entre ces deux classes, il faut
imaginer des dispositifs par lesquels la loi démocratique du nombre et la loi oligarchique
de la richesse puissent se limiter l’une par l’autre, par des mécanismes de majorité
qualifiée ou censitaire (si les deux classes ne sont pas d’accord, plutôt que de faire un
simple décompte des voix, on pourrait par exemple, dit Aristote, pondérer les voix par leur
poids économique 81 – Aristote sous-entendant sans doute toujours que cette différence
économique est aussi culturelle et qu’une telle pondération serait en cela une garantie contre
la domination d’une majorité d’ignorants sur une minorité de citoyens cultivés et
compétents).
Aussi, Aristote s’oppose-t-il à des formes d’applications extrêmes du principe d’égalité
qui vont jusqu’à dédommager les citoyens plus pauvres pour les inciter à participer aux
affaires de la cité. Cette mesure, en vigueur à Athènes grâce à des réformes comme celles de
Périclès notamment, a pour conséquence de mener à une dénaturation de la délibération
politique en une forme de marchandage et à une déviation de l’exercice des charges
publiques vers le clientélisme. Car ceux qui n’ont pas le loisir de participer aux charges de
la cité, n’ont pas non plus le temps de se former aux vertus intellectuelles et morales qui

81
Aristote, La Politique VI, 2, 1318a-b.

118
sont en jeu dans ces charges. Aussi, a contrario, les démocraties vertueuses sont-elles celles
qui n’incitent pas les pauvres à la participation, pour que celle-ci soit toujours motivée par
l’intérêt collectif de la cité, et non pas l’intérêt pécuniaire des individus privés. Ce type de
démocratie plus modérée n’empêcherait pas que les citoyens puissent par exemple
participer à certaines délibérations, à la vérification des comptes (contrôle du budget) ou à
certains tribunaux, mais exigerait de laisser aux plus compétents, élus et recrutés surtout
parmi les classes élevées, les charges les plus importantes. Ainsi, dans la démocratie bien
modérée par un principe aristocratique selon lequel ce sont les meilleurs qui exercent les
charges les plus importantes, le pouvoir du peuple est plus un contre-pouvoir de contrôle
et de limitation, qu’un pouvoir positif d’exercice direct des leviers politiques positifs de la
cité, ainsi qu’Aristote le résume dans une formule : « l’autorité est aux mains des meilleurs
citoyens, impuissants à faire le mal, et le peuple n’en sort pas diminués dans ses droits »82.
Pour Aristote, qui se fait sociologue dans ses analyses, la structure sociale la plus adaptée à
ce type de démocratie est celle où le peuple est principalement composé d’agriculteurs,
voire de pasteurs, car ces métiers obligent à se consacrer pleinement à son travail et
suscitent des vertus simples et bonnes pour la cité, en temps de paix comme en temps de
guerre, alors que dans les sociétés majoritairement composées de métiers des secteurs
secondaires et tertiaires (artisans, commerçants et ouvriers), les catégories professionnelles
urbanisées sont beaucoup plus enclines que les catégories rurales à se mêler des
affaires de la cité, mais aussi et surtout à le faire dans un esprit dominé par l’intérêt matériel
et particulier.
Une autre condition socio-économique favorable à l’institution et à la préservation
d’une démocratie modérée est l’existence d’une classe moyenne qui n’ait ni trop d’argent
pour se laisse tenter par la domination oligarchique, ni trop peu d’argent pour avoir le temps
libre nécessaire pour pouvoir participer aux délibérations et charges de la cité. Cette classe
moyenne n’est donc pas celle des artisans, commerçants et ouvriers, lesquels font bien partie
de la classe inférieure qui aspire à augmenter sa fortune, mais désigne plutôt les petits et
moyens propriétaires terriens et agriculteurs.

L’éducation et le rôle du philosophe dans la réalisation éthico-politique du bien-vivre


Mais outre la bonne constitution correspondant le mieux aux mœurs de la société, l’art
politique doit faire naître, dans le cœur et les habitudes des citoyens, les vertus civiques qui

82
Aristote, La Politique VI, 4, 1319a (trad. Tricot, p. 440).

119
assureront la concorde au sein de la cité. Pour ce faire, la politique doit recourir à l’art
pédagogique, à l’éducation pour former, dès l’enfance, les bonnes dispositions et les bonnes
habitudes qui portent les jeunes à reconnaître le plaisir qu’il y a à exercer ses vertus, à agir
bien et à faire de belles choses. La « paideia » comme art pédagogique est à cet égard, à la
fois un art éthique qui sculpte la volonté pour y former les vertus morales et un art
politique de préparation à la vie citoyenne. Cet art pédagogique est au cœur de dispositif
citoyen. Aussi ne peut-il pas être laissé au soin des seuls pères de famille, comme c’était le
cas à Athènes, mais doit être pris en charge par la cité, puisque c’est l’affaire propre de la
cité de former des citoyens. C’était le mérite de Sparte d’avoir compris ce principe
politique fondamental, quoique cette cité ait réduit son système éducatif à une préparation
militaire. Dans une démocratie digne de ce nom, c’est au sens civique, à la délibération et à
la prudence politique que l’éducation doit préparer les futurs citoyens.
Or, le « bien-vivre » ou le bonheur est déterminé, par ailleurs, par des caractéristiques
qui tendent à dépasser le domaine politique, voire à relativiser la valeur de la cité et de la vie
politique au profit de l’élévation philosophique d’une vie contemplative solitaire. Ici,
émerge dans la pensée aristotélicienne une hésitation, une tension dans les rapports entre
éthique et politique, entre vie active sociale et vie contemplative philosophique. D’une
part, Aristote répète à de multiples reprises que l’homme est un « animal politique » ou un
« animal social », que c’est parce que l’homme n’est « ni une bête ni un Dieu » qu’il doit
vivre en communauté, car vivre isolément est la marque, soit, d’une incapacité à
communiquer qui est la marque des bêtes, soit, d’une supériorité qui est la marque d’un dieu
qui n’a besoin de rien et peux vivre seul en autarcie. D’autre part, Aristote déclare dans
l’Ethique à Nicomaque que l’intellect est « ce qu’il y a de divin » en l’homme et qu’il doit
le cultiver par la philosophie et la vie contemplative. En effet, l’activité méditative est
certes moins grandiose et spectaculaire que les activités politiques ou militaires, mais,
contrairement à celles-ci et à toute autre forme d’activité sociale, elle « ne vise rien en
dehors d’elle-même » et le plaisir qu’elle a d’elle-même est plus stable et plus pur que les
autres plaisirs. Elle est l’activité qui est la plus proche du caractère auto-suffisant qui est
la marque du bonheur. A cet égard, la vie contemplative est non seulement considérée
comme une forme de vie supérieure à la vie politique, mais plus l’homme cultive son
intellect et devient sage, plus il devient autarcique et moins il a besoin des relations sociales
et politique pour atteindre le bien suprême et mener une vie bonne.
Suivant ces affirmations, tout se passe comme si la cité, loin d’être la fin suprême de
l’individu, est un moyen lui permettant de subvenir à ses besoins de manière à pouvoir

120
cultiver son intellect et mener progressivement une vie contemplative qui le délivre
progressivement de sa vie politique. Aristote dit ainsi qu’un homme dont la vertu et la
sagesse dépasserait de loin celle des autres sociétaires serait un dieu parmi les hommes et
ne pourrait pas être considéré stricto sensu comme un membre de la cité. Il est même inutile
de le soumettre aux lois de la cité puisqu’il est lui-même la loi incarnée 83 . Or, Aristote
considère comme illusoire de vouloir faire de cet homme sage et vertueux le roi ou le
dirigeant. C’est pourquoi, dans les régimes démocratiques, on voulait parfois exclure un tel
individu supérieur du corps social, l’ostraciser, plutôt que d’en faire un dirigeant, eu égard à
ses qualités exceptionnelles. Cette tendance à ostraciser les meilleurs citoyens est une des
marques de la corruption des démocraties extrêmes84.
Pourtant, contrairement à ce que semble suggérer Platon dans La République, pour
Aristote, le philosophe n’a pas pour devoir moral ou pour vocation idéale de s’engager
directement dans les affaires de l’Etat sous la figure du roi philosophe (même si, chez
Platon déjà, cette vocation ne peut se réaliser que si certaines conditions sont réunies et que
les philosophes ne peuvent être effectivement rois que si on se trouve dans le régime idéal
de la République). En général, la philosophie ne peut être la cause efficiente de la bonne
cité (ce qui la produit), mais seulement sa cause finale, sa finalité (la raison d’être de la
cité, ce en vue de quoi elle est produite). Pour comprendre la distinction entre cause
efficiente et cause finale, on peut dire que les ouvriers sont les causes efficientes de la
construction d’une maison (ce par quoi elle est construite), alors que la cause finale est
l’habitation ou le confort des habitants (ce en vue de quoi elle est construite).
Il existe donc une véritable tension interne aux textes d’Aristote sur les rapports entre
éthique et politique et, corrélativement, sur la détermination de la forme suprême de la vie
bonne, ou la vie la plus souhaitable, déterminée comme vie politique ou comme vie
contemplative. Cette tension a pu susciter de nombreuses interprétations divergentes
appuyant l’un ou l’autre de ces aspects. Pourtant, il est possible de l’interpréter sans y voir
une contradiction dans la pensée d’Aristote.
Premièrement, la portée normative de la vertu au sens éthique et au sens politique est la
même : le contenu de la loi morale est censé, en principe, coïncider avec celui de la loi
juridique. Deuxièmement, la moralité suppose une disposition intérieure et des bonnes
habitudes qui fondent la vertu et c’est quand ces habitudes vertueuses font défaut que la loi
peut les pallier en s’imposant aux individus moralement défaillants par des mesures

83
Aristote, La Politique, III, 13, 1284a8-11
84
Aristote, La Politique, III, 13, 1284b.

121
coercitives. La politique peut ainsi rendre les hommes bons par l’effet d’une législation
contraignante. Troisièmement, tant que la cité n’est pas composée d’individus moralement
vertueux et tant qu’elle n’est pas régie par un gouvernement conforme à une bonne
constitution et sage, l’homme qui s’est élevé à la vertu et à la sagesse ne peut accéder à la
forme suprême de la vie bonne que par une vie isolée de contemplation, sans devoir
participer directement à l’amélioration de cette législation corrompue. Mais si la cité est
composée d’hommes bons ou vertueux et bien organisée, alors la vie contemplative et
l’exercice de la philosophie peuvent accéder à une forme communautaire et supérieure de la
vie bonne. De cette façon, on peut comprendre que les deux thèses apparemment
contradictoires peuvent coïncider : d’une part, que la vie contemplative est la forme de vie
la plus élevée et, d’autre part, que la vie dans la cité ou dans la communauté est la
finalité de l’individu, que la politique est l’accomplissement de l’éthique.
Si l’on reprend la distinction entre les moyens et les fins qui traverse l’éthique
aristotélicienne, la politique et l’éthique sont l’un pour l’autre à la fois moyen et fin : on
peut, en effet, dire de la politique que, en tant que vie communautaire, elle est
l’accomplissement de la finalité éthique et la forme suprême de la vie bonne, et que, en
tant que législation contraignante et par ses effets pédagogiques, elle est un moyen de la
réalisation de la finalité éthique.

122
Chapitre 4 : Saint Augustin et Saint Thomas
L’éthique chrétienne médiévale et ses effets théologico-politiques

Quelques questions directrices :


L’homme est-il libre de commettre le bien ou le mal ?
Faut-il croire en un Dieu révélé pour agir moralement ?
Si la foi est un don de Dieu, l’homme est-il coupable de ne pas croire ?
La mauvaise conscience est-elle une conscience morale ?
Le décalogue est-il une loi révélée, naturelle ou rationnelle ?
Si l’homme est conditionné par le péché originel, peut-il se sauver tout seul de sa
condition de pécheur ?
Une doctrine religieuse peut-elle fonder un ordre politique ?
Comment résoudre les conflits entre lois de la cité et lois religieuses ?

L’avènement du christianisme, son institution comme religion officielle de l’Empire


romain après la conversion de Constantin en 312 et sa dissémination progressive en Europe
constituent de toute évidence des révolutions majeures et des évènements fondamentaux
dans la pensée éthique et la philosophie politique occidentales. L’enseignement de Jésus
tel qu’il fut repris dans les évangiles, ainsi que toute la série de principes juridiques, éthiques
et religieux juifs qui traversent ce que les chrétiens appelleront l’Ancien ou le Premier
Testament forment une vision morale du monde en grande partie étrangère à la pensée
antique gréco-romaine et aux éthiques qu’elle a vu naître.
Pour autant, si on ne peut contester le bouleversement mental que représentent pour
la pensée païenne, entre autres choses, le rapport à un Dieu unique et personnel, le problème
du péché originel et de la grâce divine, la recherche d’un salut des âmes après la mort ou
encore les horizons de la résurrection de la chair et du jugement dernier, la pensée morale
qui va accompagner l’évolution théologico-politique du christianisme ne pourra jamais
se substituer complètement aux principes éthiques gréco-romains. Elle tendra au
contraire à les intégrer et à les transformer pour mieux les adapter aux exigences normatives
des préceptes judéo-chrétiens. C’est par le croisement progressif de ces deux sources – les
enseignements bibliques et la philosophie gréco-romaine – que va se construire, de
l’Antiquité tardive jusqu’au bas Moyen-âge, à travers le travail indissociablement

123
exégétique et politique des pères de l’Eglise et des princes chrétiens, une doctrine morale
de plus en plus officielle et de plus en plus figée qui va élever une prétention prescriptive
englobante et universelle, censée porter sur tous les domaines de la vie sur terre et au-delà,
sur tous les individus dans la cité et sur tous les peuples de la terre.
Pas plus que dans la philosophie grecque classique, l’éthique chrétienne n’est
normativement autonome ou dissociable d’une certaine vision du monde et d’un contexte
politique particulier. Ce qui est déterminant ici, c’est évidemment l’intégration de cette
pensée morale dans un corpus de textes religieux et dans la lignée des interprétations
théologiques de ces textes par les pères de l’Eglise. L’un des premiers parmi ceux-ci,
Origène (185-253), trouvait dans les Ecritures Saintes trois couches ou trois niveaux de
lecture : de même que l’homme est fait de corps, d’âme et d’esprit, de même les Ecritures
sont faites d’un sens littéral, d’un sens moral et d’un sens spirituel. La lettre représente la
venue du Christ sur terre ; l’esprit représente son retour après sa mort et sa résurrection ; le
sens moral des écritures concerne donc le temps intermédiaire entre la révélation de
l’enseignement de Jésus et l’accomplissement de cet enseignement dans le royaume des
cieux. L’éthique et à travers elle, la politique, jouent donc un rôle d’intermédiaire entre
la révélation de Dieu dans l’histoire et la fin de l’histoire par le salut de l’humanité,
l’existence humaine étant elle-même tout entière tendue entre ces deux moments85.
L’éthique, en régime chrétien, ne consiste pas primordialement à observer une série de
règles, mais à suivre l’exemple de Jésus qui entend universaliser la portée de la loi juive en
l’accomplissant par l’unique loi qui abolit toute loi : la loi de charité, « aimez-vous les
uns les autres, comme je vous ai aimés ». Ce faisant, l’éthique chrétienne vise à réconcilier
l’humanité avec elle-même et avec Dieu et à réaliser ici et maintenant une paix et un
royaume à venir qui n’est pas de ce monde. Cette tension entre un « déjà » et un « pas
encore », ou entre un « ici » et un « au-delà » est en partie responsable des conflits
d’interprétation qui porteront sur les conséquences politiques qu’on voudra tirer de cette
éthique chrétienne. D’une part, Jésus distingue clairement ce qui revient à César et ce qui
revient à Dieu, montrant que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde ; mais d’autre part,
il déclare apporter la paix au monde, se mettant de facto en situation de concurrence avec
tous les « César » du monde qui prétendent, par leur force militaire et leurs institutions
juridiques, être les seuls garants de cette paix sur terre. Cette tension donnera lieu à deux
grandes traditions dans la pensée chrétienne : d’une part, l’abstention de la prise de

85
Oliver Boulnois, « Les Pères de l’Églises, d’Origène à Augustin », in Alain Caillé et al., Histoire raisonnée
de la philosophie morale et politique I, Paris, Flammarion, 2007, p. 168.

124
pouvoir au niveau politique, assortie éventuellement d’une critique radicale de l’action des
souverains à l’aune des enseignements du Christ, d’autre part, la légitimation du pouvoir
temporel par une doctrine théologique imposée comme seule vraie et par une idéologie
théocratique du fondement mystique de l’autorité politique.

Saint Augustin
Vie et œuvre
Saint Augustin (354-430) est l’un des plus importants Pères de l’Église86. Philosophe et
théologien d’origine berbère, de culture romaine et converti au christianisme, il fut évêque
d’Hippone (située dans l’actuelle Algérie). Son œuvre très prolifique, couplée à sa position
ecclésiale importante à son époque, a eu une influence des plus décisives pendant plus d’un
millier d’années pour la religion chrétienne, aussi bien sur le plan théologique que sur le
plan politique.
Parmi ses nombreuses œuvres philosophiques et théologiques, on retiendra deux de ses
ouvrages les plus fameux : d’abord, Les confessions, où Augustin décrit sur un mode
autobiographique l’histoire de sa conversion au christianisme et expose certains dogmes de
la foi chrétienne par le biais d’une description très fine d’expériences intimes et souvent
ordinaires à l’occasion desquelles lui ont été révélées certaines vérités ou qui éclairent
certains de ces dogmes ; ensuite, La cité de Dieu, où l’évêque d’Hippone répond aux doutes
des adversaires du christianisme au moment où Rome est mise à sac (en 410) pour contester
l’idée selon laquelle la religion chrétienne serait responsable du déclin de Rome et pour
introduire une philosophie de l’histoire reposant sur la distinction et la tension entre la cité
de la terre, mondaine, et la cité de Dieu, céleste, vers laquelle la cité terrestre devrait tendre,
malgré et au-delà des vicissitudes, des violences et des troubles du temps présent. Auteur
clef à la charnière de l’Antiquité et du Moyen-âge, Saint Augustin est notre premier
témoin pour comprendre comment l’éthique chrétienne s’est construite à la fois en
répondant à l’effondrement du monde ancien et en tentant d’en réintégrer certains éléments
philosophiques, non sans les transformer profondément.

86
Les Pères de l’Eglises sont des penseurs ecclésiastiques qui, aux premiers temps de l’histoire de l’Église
chrétienne, ont, par leurs écrits religieux, contribué à définir la doctrine théologique telle qu’elle fut instituée
officiellement par l’institution ecclésiale.

125
Péché originel, libre arbitre et for intérieur
Chez Aristote, nous l’avons vu, l’homme ne peut pas choisir la fin qu’il poursuit, cette
fin étant, au bout du compte, naturellement et nécessairement toujours la même pour
l’animal rationnel qu’est l’homme, qu’il en soit directement conscient ou non : c’est le
bonheur ou la vie bonne. C’est donc seulement sur les moyens pour atteindre sa fin que
portent le choix et la délibération. Pour Augustin, au contraire, l’homme a, d’une certaine
manière, le choix de déterminer la finalité de son action, ou plus précisément il peut
vouloir soit le mal, soit le bien.
C’est que, en régime chrétien, l’homme n’est pas primordialement interprété à partir
d’un état de nature, mais plutôt à partir d’un état de péché ; pour comprendre l’homme, ce
qui importe, c’est de savoir qu’il est dénaturé et corrompu par le péché originel. Cette
nouvelle donne théologique apportée par une certaine lecture de la Genèse va constituer un
premier point de rupture avec la tradition eudémoniste de la philosophie ancienne gréco-
romaine (selon laquelle tout être humain tendrait naturellement au bonheur et rechercherait
le bien pour le bien). Ou plutôt, s’il ne rompt pas complètement avec l’eudémonisme,
l’évêque d’Hippone redéfinit complètement le bonheur comme union de l’homme avec
Dieu, et va rendre la doctrine eudémoniste classique très problématique du fait de la
faiblesse de la volonté humaine, essentiellement divisée et impuissante.
Marquée du sceau de la faute par laquelle Adam s’est détourné consciemment de la loi
divine, la volonté de l’homme ne porte pas nécessairement vers le bien ; l’homme peut
choisir le mal pour lui-même. Quand bien même son désir le porterait naturellement vers
quelque bien, il y a quelque chose dans sa volonté propre qui peut consentir à ce désir du
bien ou au contraire s’en détourner. De même, si le désir de l’homme le porte à commettre
le mal, l’homme a quelque chose dans sa volonté qui lui permet de résister à ce désir ou d’y
consentir. Ce quelque chose, Augustin le nomme le libre arbitre (liberum arbitrium).
Avec ce concept de libre arbitre, s’ouvre une nouvelle époque dans la réflexion
pratique. Stricto sensu, ce concept est étranger à la philosophie grecque classique où l’on a
vu comment, chez Aristote par exemple, le problème moral et social de la responsabilité
faisait abstraction de la question métaphysique de la liberté. Certes, le concept de liberté
n’est pas absent de la pensée grecque, mais il ne suppose pas la même contingence
qu’implique le concept de libre arbitre. La contingence du libre arbitre est exprimée par
cette hésitation de la volonté entre plusieurs possibilités alternatives (ou bien…, ou bien…)
qui a pour conséquence que la volonté peut consentir au désir de bien agir ou bien se
détourner de ce désir (c’est-à-dire consentir à la volonté de Dieu ou bien s’en détourner).

126
C’est cette hésitation du libre arbitre qui est absente du concept grec de la liberté, laquelle
est souvent identifiée à une conduite rationnelle.
Or, cette hésitation du libre arbitre procède de la faiblesse de la volonté humaine qui
est la marque du péché adamique : l’homme peut vouloir ce qu’il ne veut pas, il peut ne pas
vouloir ce qu’il désire, il peut sans cesse agir en contradiction avec son désir profond. Sa
volonté lui apparaît parfois trop forte et parfois trop faible, le mettant souvent en
contradiction avec lui-même. Cette contradiction, c’est le principe de la mauvaise
conscience ; l’homme la ressent au plus intime de lui-même et quand bien même personne
d’autre que lui ne la connaitrait, elle le trouble toujours profondément, car il sait que Dieu,
omniscient, la voit immanquablement. Ainsi, le libre arbitre rend possible à la fois une
volonté mauvaise, c’est-à-dire une volonté qui se porte sur le mal, et la conscience de cette
mauvaise volonté, ainsi que des actes mauvais auxquels elle a pu porter l’homme ; cette
conscience de la mauvaise volonté et de ses effets sur l’action, c’est la mauvaise
conscience.
La mauvaise conscience est la marque d’un déplacement du lieu de la délibération
morale, dont on a vu le rôle majeur qu’elle jouait chez Aristote. Si en Grèce antique, la
délibération se déploie naturellement dans les forums publics de la cité, puisque ses effets et
les décisions auxquelles elle mène concernent tous les membres de la cité, la philosophie
morale chrétienne va progressivement tendre à intérioriser ce forum dans un lieu plus
intime de dialogue de l’âme avec elle-même, devant Dieu pour seul témoin : c’est le for
intérieur. Augustin est un des auteurs clef de ce déplacement, comme en atteste notamment
le style littéraire, assez innovant pour l’époque, d’une de ses œuvres les plus fameuses, Les
confessions.

La volonté bonne et l’intention droite chez Anselme


La conception augustinienne du péché comme consentement de la volonté à ce qui est
connu comme le mal et l’ouverture du for intérieur comme lieu de dialogue de l’âme avec
elle-même devant Dieu eurent de grandes conséquences sur la pensée morale chrétienne. De
grands noms de la philosophie chrétienne médiévale s’en sont emparés pour situer le
principe de la moralité dans la bonne volonté et plus précisément dans la bonne intention.
Ainsi, Saint Anselme de Canterbury (1033-1109), dans certains de ses écrits religieux et
philosophiques, est l’un des premiers à inviter explicitement l’auditeur ou le lecteur à diriger
son attention sur ce qu’il se passe à l’intérieur du sujet moral, avant même que celui-ci
passe à l’action. Du point de vue moral, il ne faut pas tant donner de l’importance à l’action,

127
qu’à la volonté, à l’intention, puisque c’est la mauvaise volonté qui porte à pécher. Le bien
ou le mal ne réside pas dans le savoir, ni dans l’action, mais dans la volonté ; la volonté est
bonne ou droite quand elle cherche à vouloir ce que Dieu veut, pour aucune autre raison que
parce que c’est la volonté de Dieu. Il s’agit donc d’imiter la volonté divine, telle qu’elle est
révélée non seulement dans les écritures, mais aussi dans la raison humaine, car Dieu, dit
Anselme, ne veut rien de contraire à la raison87.
Anselme est bien conscient que l’homme cherche naturellement son bonheur avant tout
et que l’amour qu’il doit porter à Dieu pour rendre sa volonté bonne est souvent en conflit
avec son amour-propre. Mais, ce conflit peut être résolu, par la grâce divine, par une bonne
volonté du bonheur, soit par un bonheur qui consiste dans l’union avec Dieu.
Cette conception qui affirme la primauté de l’intention droite et de la bonne volonté
eut une longue postérité dans la morale chrétienne et se retrouve encore consignée dans
certaines maximes ou expressions communes (« c’est l’intention qui compte »).

Règle d’or, charité et grâce


En explorant le for intérieur, Augustin contribue à instituer la conscience morale
comme le laboratoire de la pensée éthique. Si les philosophes grecs pouvaient lire dans la
raison (logos) le texte entier des lois naturelles auxquelles l’homme devrait se comporter
pour être en accord avec les aspirations et la condition propres à sa nature, les penseurs
chrétiens, prolongeant en cela aussi une certaine tradition juive, trouvent dans la conscience
intime un texte qui dépasse la loi naturelle : le texte éternel de la loi de Dieu. Ce texte a
certes déjà été révélé par Dieu à ses prophètes, notamment à Moïse qui l’a retranscrit sur les
tables de la loi. Mais Augustin va interpréter le décalogue de manière à les résumer dans une
loi suprême « inscrite dans la conscience » des hommes : la règle d’or.
La règle d’or est un exemple de principe éthico-moral universel par excellence, au sens
où l’on en retrouve différentes versions dans toutes les grandes civilisations, dans toutes les
grandes religions, des époques les plus anciennes de la pensée morale jusqu’à nos jours.
Généralement, cette règle d’or stipule : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il
te soit fait », selon sa formule négative ; ou, positivement : « Fais à autrui ce que tu veux
qu’il te soit fait ». Cette règle est également largement présente dans le premier Testament,
ainsi que dans les Evangiles.

87
Bernd Goebel, « Le moyen-âge latin, jusqu’à la fondation des universités : amour de Dieu, bonheur et
charité », in Alain Caillé et al., Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique I, Paris, Flammarion,
2007, p. 206-217 ; p. 210, 211.

128
Or, c’est cette règle que Saint Augustin mobilise pour interpréter le contenu des dix
commandements, lesquels pourraient sembler littéralement tombés du ciel pour qui ne
verrait pas immédiatement ce qui les justifie, outre le fait qu’ils soient prescrits par Dieu.
Ainsi, à la liste des dix lois mosaïques (les lois de Moïse, dont Augustin modifie légèrement
la formulation, sans en changer vraiment le contenu), l’évêque d’Hippone ajoute une clause,
en particulier aux lois qui portent une obligation envers autrui. Cette clause permet ainsi de
justifier chaque commandement par le principe de la réciprocité, c’est-à-dire en en
retournant la violation sur soi-même : « Tu honoreras père et mère, parce que tu veux être
honoré par tes enfants ; Tu ne commettras pas l’adultère, parce que tu ne veux pas que ta
femme soit abusée ; Tu ne tueras pas parce que tu ne veux pas être tué ; etc. ». Augustin
mobilise ainsi la règle d’or pour fonder les prescriptions du décalogue en montrant
qu’elle en forme le noyau, inscrit au plus intime de la conscience de l’homme. Le
raisonnement peut être élargi aux commandements envers Dieu, notamment le premier
portant sur l’amour qu’on doit à Dieu car, quand bien même on ne nuirait à aucun autre
homme, quand on se corrompt soi-même, on corrompt l’image de Dieu que nous sommes ;
or, on ne peut vouloir nuire à Dieu, alors qu’on ne veut pas qu’il nous nuise88.
Faut-il en conclure que la règle d’or serait une loi naturelle reconnue par la seule raison
indépendamment de la révélation divine (par les prophètes et par le Christ) et se substituerait
ainsi à cette révélation ? C’est dans cette voie que pouvait s’engouffrer l’un des adversaires
théoriques d’Augustin, un moine appelé Pélage (360-422). Pélage soutient que les
enseignements du christianisme, notamment la règle d’or, se réduisent à une morale
naturelle, que l’homme peut être sauvé par sa seule vertu et sans intervention de Dieu et
que les païens peuvent donc aussi observer la loi sans en avoir eu de révélation ni par les
prophètes, ni par le Christ. Pour Augustin, cette doctrine est inacceptable et la morale est
insuffisante pour assurer le salut de l’âme. La règle d’or n’est valable qu’en tant qu’elle
s’appuie sur la loi de toutes les lois, la loi d’amour : aime ton prochain comme toi-même
et aime Dieu par-dessus tout. La réciprocité primordiale dont on retrouve la forme dans la
règle d’or est celle de l’amour de Dieu, d’abord, de la charité comme amour réciproque des
hommes, ensuite. Or, l’amour est un don de Dieu, une grâce, il ne dépend pas de la seule
volonté de l’homme.
Comme le disait Saint Paul, l’amour et la foi en Dieu abolissent la loi de Dieu en
l’accomplissant : dès lors qu’on aime Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-

88
Du Roy, Olivier, La règle d’or. Histoire d’une maxime universelle, Paris, Cerf, 2012, p. 254-257.

129
même, plus besoin de nous imposer le contenu des dix commandements, puisqu’on les
accomplit de soi-même sans devoir y être contraint de l’extérieur. Mais, pour l’évêque
d’Hippone, l’amour, comme la foi sont une grâce divine. L’homme ne peut donc pas se
les donner à soi-même et ne peut donc pas se sauver tout seul ; il dépend du concours de
Dieu pour ne pas commettre le mal, c’est-à-dire pour ne pas se détourner de Dieu, et pour se
retourner tout entier vers lui. La conversion est donc, elle aussi, une grâce, un don gratuit.
Pour Augustin, cette grâce ne supprime pas la liberté humaine, mais au contraire elle la
rend possible : le libre arbitre peut refuser ou consentir à la grâce divine, et quand il y
consent, il réalise vraiment sa liberté authentique : la liberté de dire oui au commandemant
divin, à la loi de charité. Dieu n’est donc pas responsable du mal que commet l’homme,
car il a donné à l’homme le libre arbitre de consentir à sa volonté divine ou au contraire de
s’en séparer. Tout au long de ses Confessions, Saint Augustin raconte à quel point, depuis sa
plus tendre enfance, sa tendance à enfreindre les règles (en commettant par exemple un petit
vol), les résistances du corps, les désirs de la chair, les excès de l’orgueil ont été l’occasion
de durs combats intérieurs pour son âme, combats dont il a senti qu’il n’aurait pu les
remporter sans le secours de Dieu et de sa grâce. C’est aussi cette expérience psychologique
qui a forgé ses conceptions morales sur la faiblesse de la volonté, le libre arbitre et la
grâce divine. Il y a donc une tension dans la pensée d’Augustin entre l’affirmation de la
liberté de l’homme et le fait qu’il ne peut être sauvé de son état de pécheur que par la grâce
divine.

Le mensonge comme péché et le péché comme mensonge


Saint Augustin définit le mensonge d’une manière assez stricte qui met l’accent sur
l’intention trompeuse et qui lui permet d’écarter ce que d’autres auteurs de la tradition ont
retenu comme formes bénignes du mensonge, comme par exemple le mensonge dit joyeux
ou par plaisanterie. Ceci ne constitue par pour Augustin un type de mensonge. Le mensonge
c’est, dit-il, « avoir une pensée dans l’esprit et par paroles ou tout autre moyen d’expression,
en énoncer une autre ». C’est pourquoi on dit du menteur qu’il a « le cœur double, ou la
pensée double ».
Le mensonge n’a rien à voir avec la manière plus ou moins juste de rapporter un état du
monde, c’est-à-dire avec la vérité ou la fausseté de l’assertion. Augustin rompt ici
radicalement avec la tradition de l’intellectualisme moral de Platon : le mensonge est en
effet tout à fait découplé de l’ignorance ou de l’erreur. Il est strictement lié à l’intention
de celui qui ment. En ce sens, il est bien fondamentalement une faute ou un péché et non pas

130
une erreur (quoiqu’il existe des erreurs coupables, mais elles ne sont pas des mensonges). Le
péché du menteur est de parler « contre sa pensée avec l’intention de tromper »89.
L’intention de tromper qui constitue le mensonge n’implique d’ailleurs pas
nécessairement l’intention de nuire à autrui en lui mentant. Il est possible de mentir dans une
intention bonne, mais ce n’est pas autorisé pour autant, comme on va le voir dans le
troisième point.
Mais le mensonge n’est pas un péché parmi d’autres ; il est le péché par excellence.
Car pour Augustin, quand on ment, on ne mine pas seulement le fondement des relations
sociales, qui reposent sur la confiance dans la parole donnée, une confiance détruite par la
tromperie, même quand elle porte sur des choses mineures. Le plus grave dans le mensonge,
c’est qu’il affecte d’abord et avec tout notre rapport à Dieu, basé sur la vérité, car Dieu est
vérité. Non seulement tout mensonge est un péché, non seulement c’est le péché par
excellence, mais plus fondamentalement tout péché est un mensonge, puisqu’il consiste à
se détourner de Dieu, c’est-à-dire à tourner le dos à la vérité, à une vie de vérité90. Vivre
dans la vérité c’est vivre selon et avec Dieu ; vivre dans le mensonge c’est vivre selon
l’homme, selon sa volonté propre, comme s’il était son propre auteur et créateur. L’homme
n’est certes pas un mensonge en lui-même, mais quand il se prend pour modèle, il se ment
au fond de son âme, puisqu’il se détourne de son créateur. Le péché est donc toujours
mensonge puisqu’il prend toujours la forme de ce détournement de Dieu.
Aussi mentir, c’est toujours d’abord et avant tout mentir à Dieu. Reprenant un passage
de l’Ecclésiaste (« La bouche qui ment tue l’âme »), Augustin distingue ainsi deux bouches
par lesquelles on peut mentir : il y a la bouche du corps qui, en émettant des sons audibles
pour les autres hommes, prononce un mensonge effectif ; mais il y a aussi la « bouche du
cœur » ou de l’âme, qui, par la simple intention de vouloir mentir sans pour autant passer
effectivement à l’acte, ment déjà à Dieu qui entend cette simple intention de mentir91.
Mais y a-t-il des conditions où il serait permis de mentir, par exemple pour éviter de
dénoncer un pauvre nécessiteux qui a volé quelques blés à un riche propriétaire qui ne s’en
est pas aperçu, ou même pour sauver un innocent injustement poursuivi par un juge inique ?
Mentir est-il si grave quand il s’agit d’aider un innocent sans pour autant nuire à personne ?
Mentir, pour Augustin, c’est donner la mort à son âme ; à ce titre, c’est donc une
iniquité suprême. Peut-on tuer son âme, c’est-à-dire attenter à sa vie éternelle, pour sauver

89
Saint Augustin, De mendacio, III.
90
Saint Augustin, La cité de Dieu, tome II, XIV, IV, Paris, Seuil, 1994, trad. Louis Moreau, p. 150.
91
Saint Augustin, De mendacio, XVI.

131
ou prolonger sa vie temporelle ou celle de tout autre ? Pour Augustin, ce n’est pas
acceptable, que ce soit pour soi-même ou pour toute autre personne. On ne peut pas non plus
mentir pour éviter la souillure corporelle qu’on voudrait nous infliger, car non seulement on
n’est pas coupable de l’impudeur commise par autrui, mais en plus il vaut mieux préserver
la pureté de l’âme que celle du corps. Si on ne peut accepter de voler, de commettre
l’adultère ou de tuer dans le but de sauver son corps ou sa vie charnelle, alors pour la même
raison, on ne peut accepter de mentir dans le même but. C’est l’argument de la pente
glissante : un pied dans le mensonge, et c’est la chute dans le péché.
Si nous mentons dans une intention bonne ou louable à l’égard d’autrui, cette intention
si louable soit-elle ne gomme pas pour autant l’intention trompeuse qui constitue le
mensonge. Elle n’excuse donc pas le mensonge, elle n’élimine pas le péché qui est en lui.
Pour autant, tous les mensonges ne sont pas aussi graves, et si aucun n’est permis ou
acceptable en soi, certains sont plus excusables que d’autres. Saint Augustin distingue au
moins huit types de mensonges qu’il classe par ordre décroissant de gravité, du mensonge
blasphématoire qui porte sur les vérités religieuses, en passant par les mensonges qui font
du tort à autrui, ceux qui n’en font pas et ceux qui sont même utiles sans faire de tort. Il
n’est même pas permis de mentir dans le but éminemment louable de ramener autrui à la
vraie foi ; car cela ruinerait la confiance qu’on doit avoir dans ceux qui enseignent les
doctrines religieuses, puisqu’il faut commencer par les croire pour comprendre leur
enseignement.
La gravité de ces mensonges n’est donc certes pas équivalente et Augustin est bien
conscient des dilemmes et difficultés impliqués par l’interdit de mensonge dans certaines
situations. Mais il n’en dévie pas pour autant de sa doctrine : le mensonge est toujours un
péché et est toujours à éviter, quoi qu’il en coûte. Car les coûts que nous supporterions ici
bas, des suites malheureuses de l’interdiction du mensonge, non seulement seront rachetés
par le salut de l’âme, mais ne sont rien par rapport à la sévérité du jugement dernier contre
les âmes des pécheurs et donc des menteurs.

L’augustinisme politique : les deux cités


Cette philosophie de l’intégrité de l’âme et de la faiblesse de la volonté ainsi que cette
tension entre liberté et grâce auront pour conséquence de pousser Augustin à la promotion
d’une ascèse rigoureuse censée permettre de discipliner le corps par la raison et de faire
en sorte que l’amour de Dieu puisse se substituer complètement à l’amour propre et mener à
l’oubli de soi. Cette ascèse morale et religieuse fut à l’origine de plusieurs traditions

132
d’ermitage et de monachisme. Mais, sur le plan politique, cette tension se répercuta en une
autre tension reposant sur la dualité entre la cité terrestre et la cité divine, très inspirée
d’une certaine lecture de Platon ou du platonisme, une lecture menée à la lumière du
christianisme.
Cette dualité fut introduite et développée dans l’ouvrage testament d’Augustin : La Cité
de Dieu, où l’on voit que l’homme est, pour ainsi dire, citoyen de deux cités : l’une
terrestre et mondaine reposant sur le principe de l’amour propre et l’attachement aux biens
matériels jusqu’au mépris de Dieu (symboliquement, c’est Babylone, ville de débauche dont
nous parle la Bible) ; l’autre divine et céleste reposant sur le principe de l’amour de Dieu et
l’accomplissement d’une vie purement spirituelle, jusqu’au mépris de soi et de tout bien
matériel (symboliquement, c’est la Jérusalem biblique). Ces deux cités ne sont pas
historiques ou réelles, mais mystiques ou idéelles : elles sont des modèles qui nous
permettent de comprendre la tension dans laquelle l’existence humaine se trouve entre,
d’une part, la misère de la condition matérielle et de son lot de douleurs, de violences,
d’injustices, et, d’autre part, l’horizon de l’espérance spirituelle du royaume des cieux, règne
de l’amour et de la justice.
Loin de constituer deux réalités hermétiques l’une à l’autre, les deux cités
communiquent : il y a un entremêlement constant entre elles et la cité terrestre est sans
cesse éclairée par la lumière spirituelle de la cité divine, à l’aune de laquelle on peut juger si
la première est juste ou non, s’approche du souverain bien ou s’en détourne. Dans l’histoire
humaine, toutes les cités historiques sont marquées par ce mélange des deux cités, c’est-
à-dire par cette lutte entre deux principes : l’amour propre et l’amour de Dieu. Mais pour
autant, si la cité de Dieu constitue le principe de compréhension de son histoire, elle ne sera
jamais pleinement réalisée sur terre et restera un horizon d’espérance constant pour la cité
mondaine qui doit chercher à s’en rapprocher toujours plus.
On voit ici l’un des points de passage entre éthique religieuse et théorie politique
chez Augustin : de même que, individuellement, l’homme, malgré l’existence de son libre
arbitre, ne peut pas se sauver seul du péché ni accéder par ses seules forces humaines à la
béatitude, mais a besoin pour cela du secours de la grâce divine, de même, collectivement, la
cité terrestre ne peut réaliser seule le bien suprême et la justice en elle, mais elle ne s’en
rapproche que dans la mesure où elle tend à ressembler à la cité divine, à laquelle elle ne
peut se substituer. Par ailleurs, pour Augustin, l’homme ne peut mener une vie morale
indépendamment du lien social, la société étant à l’individu ce que la phrase est à la
lettre : isolé des autres, il n’a aucun sens. Chaque société ou communauté humaine est une

133
communauté d’amour, puisque ce qui relie les hommes c’est l’amour qu’ils portent à un
bien (un bien matériel, dans la cité terrestre ; un bien spirituel, dans la cité divine). Les deux
cités sont donc le symbole politique de deux modes de vie, procédant d’un choix éthique
pour le mal et la chair ou pour le bien et l’esprit. Mais, alors que les deux cités sont
entremêlées et que l’humanité est partagée entre les deux, c’est la grâce qui, en fin de
compte et malgré les mérites des uns et des autres, prédestine tel ou tel individu à être
citoyen de l’une ou de l’autre cité.
Toute l’histoire humaine est ainsi éclairée par cette tension entre une cité éternelle et
spirituelle et une cité temporelle et mondaine et par les différentes formes de mélanges entre
elles qui caractérisent aussi bien les épisodes bibliques, que les évènements marquants de
l’histoire séculière. De l’avènement d’un royaume ou d’un empire, à son déclin et à sa chute,
la philosophie de l’histoire d’Augustin montre la Providence à l’œuvre, car c’est Dieu qui
fait et qui défait les royaumes. Les cités terrestres sont marquées par une alternance de
paix et de guerres, car en cherchant la paix, les cités terrestres cherchent en fait une paix qui
leur soit propre et glorieuse, conquise par une victoire sur d’autres cités terrestres. Les cités
terrestres ne connaissent donc jamais la vraie paix céleste, quoiqu’elles y aspirent.
Avec la venue du Christ et par sa mort rédemptrice92, la cité terrestre peut commencer à
se convertir à la cité de Dieu, l’incarnation faisant en quelque sorte entrer la cité céleste dans
le monde et dans le temps93. De même que l’individu se convertit à la vraie foi, de même
la cité terrestre se convertit, progressivement, à la cité divine. Pour Augustin, l’Eglise
chrétienne contribue à cette conversion et préfigure ainsi la cité de Dieu, sans s’y identifier
toutefois, puisqu’elle reste marquée par sa condition mondaine et temporelle, de même que
l’homme reste marqué par sa condition charnelle et mortelle. C’est dans leur recherche de la
paix et de la justice que les deux cités convergent progressivement, asymptotiquement. Mais
ce n’est donc qu’au jugement dernier, à la fin de l’histoire, lorsque la cité éternelle
vaincra définitivement la cité terrestre, que la conversion de celle-ci à celle-là sera
pleinement accomplie dans l’amour de Dieu et la justice.
Cette doctrine des deux cités fut extrêmement influente dans la suite de la pensée
théologico-politique. De nombreux théoriciens médiévaux en ont tiré le principe d’une
théocratie basée sur l’identification de la cité de Dieu à la chrétienté et y ont vu la
justification de la suprématie du pouvoir pontifical de l’Eglise romaine sur le pouvoir

92
Dans le christianisme, la rédemption signifie que Jésus-Christ rachète par sa mort les péchés des hommes,
rendant par là leur liberté aux hommes qui croient en sa résurrection.
93
Benoit Meyer de Ryke, « L’apport augustinien. Augustin et l’augustinisme politique », in Alain Renaut
(dir.), Histoire de la philosophie politique II, Paris, Calmann-Levy, 1999, p. 43-86, p. 60.

134
temporel des princes et des empereurs. Cette interprétation, qui eut de grandes conséquences
sur l’histoire politique de l’Eglise chrétienne et sur les conflits de primauté qui l’opposèrent
au pouvoir temporel, vient d’une méconnaissance du caractère idéel ou symbolique et non
réel ou historique des deux cités (la cité terrestre ne devant pas se confondre avec l’Etat, pas
plus que la cité divine ne peut s’identifier avec l’Eglise catholique) ; mais aussi d’une
méconnaissance de la nature eschatologique94 de la réunion des deux cités : ce n’est qu’à la
fin des temps ou en dehors de l’histoire que le règne de Dieu peut advenir. En attendant, les
cités politiques continueront à agir selon leurs propres lois, sans les recevoir de la cité de
Dieu. Pour Augustin, il ne s’agit donc pas tant de plaider pour une théocratie pontificale ou
pour une primauté du pouvoir de l’Eglise chrétienne romaine sur le pouvoir des empereurs
et des princes, mais bien plutôt de bien reconnaître la différence entre cité de Dieu et cité
terrestre, pour ne pas se désespérer face à une situation politique désastreuse (en
l’occurrence, celle du déclin de l’Empire romain d’Occident) et pour continuer à espérer en
se souvenant que l’homme n’est ici sur terre qu’en exil et qu’il doit continuer à agir comme
un citoyen de la cité de Dieu, laquelle est sa vraie patrie95.

>> Saint Augustin, Les confessions, Paris, Garnier, 1964, trad. Joseph Trabucco, p. 42-
48. // Saint Augustin, La cité de Dieu, tome II, Paris, Seuil, 1994, trad. Louis Moreau, p.
191-192.

94
L’eschatologie est un discours portant sur la fin des temps, en l’occurrence sur le jugement dernier.
95
Benoit Meyer de Ryke, op. cit., p. 67.

135
Saint Thomas d’Aquin
Vie et œuvre
Saint Thomas naît en 1225 en Italie dans une famille de la noblesse, les comtes
d’Aquino, qui le destine à devenir abbé dans une abbaye bénédictine de la région, en vue
d’asseoir l’influence sociale et politique de la famille. C’est finalement dans l’ordre des
Dominicains que Thomas fera ses vœux. Il étudie à Paris et à Cologne sous la direction
d’Albert le Grand, il enseignera la théologie aux Universités de Paris et de Naples. Il meurt
jeune, en 1274, après avoir consacré sa vie à l’étude et à l’élaboration d’une œuvre
philosophique et théologique prolifique et systématique dont on peut retrouver la synthèse et
les développements dans La Somme contre les Gentils, La Somme théologique ou encore
dans les séries de Questions disputées.
L’œuvre très abondante de Saint Thomas est notamment due – outre l’aide d’une équipe
de secrétaires à qui il dictait simultanément plusieurs de ses œuvres – à un mode de vie très
réglée par des habitudes bien rythmées entre travail et contemplation, théologie et
philosophie. Toute sa vie et son œuvre tendent à un effort de synthèse entre raison et foi
en vue d’établir l’unité intellectuelle de la doctrine chrétienne en concordance avec les
principes philosophiques des textes d’Aristote, lequel constitue sa référence première,
après les écrits sacrés, au point de lui donner pour nom « Le philosophe », chaque fois qu’il
le cite dans son œuvre.

La synthèse entre christianisme et aristotélisme


Comme dans la pensée éthique ancienne, la morale thomiste ne se laisse pas dissocier
du reste de l’édifice systématique : il n’y a pas un domaine moral autonome dans cette
pensée qui a pour but de systématiser le christianisme, notamment à travers les outils
analytiques et conceptuels aristotéliciens. Thomas est un des premiers à donner une place
centrale à Aristote et, particulièrement, à l’Ethique à Nicomaque. Or, si le néo-platonisme a
très rapidement été domestiqué et acclimaté au christianisme par les Pères de l’Eglise, il
n’était pas anodin, à l’époque de Thomas, de vouloir donner une unité rationnelle importée
du monde grec à une doctrine religieuse qui prétendait déjà être cohérente par elle-même et
qui s’est construite en partie en opposition avec le paganisme du monde ancien. Ce geste
assez audacieux pour le XIIIème siècle anticipait, à cet égard, la recherche de réconciliation
entre christianisme et paganisme gréco-romain qui éclatera à la Renaissance. Dans l’esprit
de Thomas, il ne s’agit pas de deux inspirations hétérogènes, mais de la réunion de la
raison naturelle et de la grâce divine, le christianisme venant réaliser les promesses de

136
l’aristotélisme, l’aristotélisme donnant en retour au christianisme une structure
philosophique lui permettant mieux se comprendre lui-même.
On l’a vu, l’intégration de la philosophie hellénique d’inspiration néo-platonicienne
chez Augustin se mettait complètement au service de la pensée chrétienne et de son
unique but, la communication de l’âme avec Dieu en vue de la vie éternelle, la cité de
l’homme n’étant justifiée que dans la mesure où elle sert les exigences spirituelles de la cité
de Dieu. Au contraire, la manière dont Saint Thomas mobilise Aristote est beaucoup
plus équilibrée et plus conforme à la vision globale que le philosophe grec donne de
l’homme – lequel doit être pris corps et âme – et en général de la réalité, appréhendée
dans ses dimensions visibles et invisibles. Par ailleurs, dans l’entreprise de la réflexion
morale, il ne s’agira pas de partir de modèles abstraits, mais de questions concrètes
permettant de traiter les conduites humaines dans tous leurs détails et leurs spécificités. De
même qu’il y a une forme de méthodologie réaliste chez Aristote qui part des choses
concrètes et de leur spécificité vivante et non de leurs idées abstraites, de même il y a ce
qu’on pourrait appeler un « naturalisme chrétien »96 chez Thomas, la nature et la grâce
concourant ensemble au dessein de la Providence divine.
Aussi, avec le retour de l’aristotélisme, on retrouve l’eudémonisme antique selon
lequel tout être tend naturellement et nécessairement vers la fin qui correspond à sa nature
propre. L’homme a en plus la capacité d’orienter sa volonté par sa raison et de se faire une
représentation de l’objet de son désir, même en son absence. Cette capacité rationnelle
fonde le libre arbitre de l’homme et la contingence du choix, comme chez Augustin. Mais
cet éclairage de la volonté par la raison est aussi à la source de la faute ou du péché, quand il
fait défaut, c’est-à-dire quand la raison présente à la volonté un bien apparent et non
véritable, entraînant par là un choix déviant. Contrairement à chez Augustin, ce n’est pas
tant la volonté qui est mauvaise, mais c’est plutôt la raison qui peut être trompeuse,
Thomas rejoignant sur ce point la tradition de l’intellectualisme moral ouverte par Platon et
prolongée par Aristote.

Le souverain Bien, la béatitude et la nature rationnelle


Pour Saint Thomas, le souverain Bien n’est autre que Dieu lui-même. Dieu meut le
cosmos et tous les êtres, notamment les êtres intellectuels qui manifestent un désir de
Dieu qui meut leur raison. C’est par l’amour que Dieu met en mouvement l’ensemble de

96
Etienne Gilson, Saint Thomas moraliste, Paris, Vrin, 1974, p. 10.

137
sa création ; cet amour moteur, c’est l’amour que Dieu porte à sa création et l’amour
que sa création porte à Dieu. Dieu est donc l’objet ultime du désir humain : l’homme aime
Dieu plus que tout et donc plus qu’il ne s’aime lui-même. En effet, Dieu est le bien
universel dont l’homme n’est qu’une partie ; et comme la partie est moins digne d’être
aimée que le tout, l’homme aime naturellement Dieu plus que lui-même. Son désir le plus
haut le porte à Dieu. Dès lors, la béatitude de l’homme ou son bonheur suprême est
d’assouvir ce désir de Dieu par une vision intellectuelle de Dieu. Cette vision est à la fois
cognitive (elle procède d’une connaissance) et affective (elle est imprégnée par des affects,
des sentiments), c’est une vision amoureuse de Dieu où l’homme jouit pleinement de son
amour, puisqu’il embrasse son objet total.
De même que la première cause des vices et des péchés que l’homme commet consiste
dans l’ignorance du bien que recherche naturellement sa volonté, de même c’est la
connaissance correcte qui permet d’agir vertueusement : pour Thomas, la raison est la
mesure de la moralité, et la personne vertueuse est celle dont la raison et la nature sensible
travaillent en harmonie en vue du bien que le désir recherche. L’homme a en effet une
nature rationnelle, en plus de la nature plus sensitive qu’il partage avec les animaux,
les deux natures ou les deux aspects de la nature étant naturellement convergents. La vertu
est donc l’harmonie entre ces deux aspects de la nature humaine et consiste donc à agir
selon la raison, le vice est le désaccord entre les deux et conduit à agir contre la raison.
Bref, agir vertueusement ou moralement, c’est agir selon la raison, c’est-à-dire selon la
nature, c’est-à-dire conformément à la volonté de Dieu, puisque c’est lui qui a créé les
lois de la nature.
Saint Thomas reprend ainsi à Aristote le rôle central de la phronésis (la sagesse pratique
ou la prudence) en lui donnant même une certaine primauté sur les autres vertus cardinales
qu’a retenues la tradition depuis Aristote, soit le courage, la justice et la tempérance ; car la
prudence, comme vertu intellectuelle, peut ordonner les autres vertus morales selon la
raison et peut donc les guider dans leur recherche du bien. Mais, s’il met en avant la
phronésis, il en infléchit les contours et en transforme le statut. Alors qu’Augustin avait
internalisé la délibération dans le for interne de la conscience, seule face à Dieu, Thomas
opère une autre forme de christianisation de la délibération grecque en la soumettant
aux préceptes de l’Église. Chez lui, la délibération devient consilium, un conseil qu’on
prend auprès de ces préceptes qui contiennent en eux la sagesse divine, de sorte que
l’orientation de notre action soit à la fois adaptée aux circonstances particulières où elle doit
intervenir (c’était déjà le rôle que jouait la phronésis aristotélicienne), mais qu’elle soit aussi

138
en conformité avec la doctrine chrétienne. Cette notion de consilium (dont on retrouve
aujourd’hui une multitude de versions sécularisées avec les différents « conseils » qui
peuplent les administrations, les entreprises, les institutions publiques, etc.) soumet donc la
sagesse pratique à des vérités transcendantes et révélées 97. Aussi, si, dans la tradition
airstotélicienne les vertus morales cardinales (courage, tempérance, justice) sont ordonnées à
la prudence, la prudence elle-même n’a aucun sens sans les vertus chrétiennes par
excellence, les vertus dites théologales parce qu’elles ont Dieu pour objet : la foi,
l’espérance et surtout la charité, ou l’amour, qui est la loi de toutes les lois.
Pour autant, si le conseil est déterminé par les préceptes de l’Église, il n’en demeure par
moins que ce que vise l’action concrète des hommes, pour Thomas (qui reste en cela tout à
fait aristotélicien), c’est un bien qui leur est commun et qui exige de l’agent qu’il ne se retire
pas dans une délibération solitaire, mais qu’il s’intègre pleinement dans sa condition
politique.

Le bien commun : éthique, politique et lois


Si la morale thomiste ne peut être dissociée de la religion chrétienne et de ses préceptes,
la pensée politique de Thomas ne peut pas non plus être dissociée de son éthique. Dans
son commentaire de l’Ethique d’Aristote, Saint Thomas reprend l’idée aristotélicienne que
le bonheur s’accomplit plus parfaitement dans les communautés que dans l’individu isolé, et
il en extrapole la conclusion, que ne tire pas Aristote lui-même, que l’homme doit se
réaliser dans la communauté de toutes les communautés, c’est-à-dire l’humanité. C’est
pour cette raison que des commentateurs de Thomas ont pu qualifier la morale thomiste
« d’humanisme chrétien » 98 . Thomas mobilise en effets le même type d’arguments
qu’Aristote pour montrer que les hommes sont des animaux sociaux et qu’ils ont donc
nécessairement à s’associer s’ils veulent accomplir leur essence : les hommes sont
naturellement dépourvus de caractéristiques physiques leur permettant de se défendre et de
subvenir à leurs besoins en restant isolés les uns des autres. Ils doivent unir leurs forces et
leurs connaissances pour survivre et s’établir en sociétés organisées.
Organisés en communautés, les hommes, qui continuent à tendre au bien, doivent
naturellement tendre au bien qui est commun à la communauté, et préférer ce bien
commun à leur bien particulier en tant qu’individu isolé. En effet, dans la pensée sociale de

97
Lambros Couloubaritsis, « La tradition chrétienne, des évangiles à Saint Thomas » in Alain Renaut (dir.),
Histoire de la philosophie politique I, Paris, Calmann-Levy, 1999, p. 399-459, p. 449-451.
98
Etienne Gilson, Saint Thomas moraliste, Paris, Vrin, 1974, p. 7.

139
Thomas, opère la même logique du tout et des parties que nous avions vue à l’œuvre à
propos de l’amour de Dieu, selon laquelle le tout vaut plus que la partie. En tant que
membre d’une société qui lui permet d’accomplir sa vie, l’homme doit donc désirer avant
tout, selon la nature et donc selon la raison, le bien commun de cette société. Cette notion
du bien commun est assez indéterminée a priori et relative d’une société à l’autre, mais
elle signifie avant tout la primauté du point de vue global et communautaire qui prend
en compte la façon dont les parties peuvent être bien ordonnées dans le tout, sur le point de
vue partiel et individualiste qui cherche les biens de manière isolée et égoïste.
On peut distinguer trois niveaux de loi : premièrement, la loi divine qui prescrit
l’amour de Dieu et du prochain et qui s’accomplit dans la Providence divine qui est le
gouvernement du monde par Dieu ; deuxièmement, la loi naturelle qui est l’application de
la loi divine dans les êtres raisonnables que sont les hommes et qui se traduit par une série
de prescriptions que la raison peut reconnaître en elle comme la fin naturelle de l’homme en
société, selon la convergence entre raison et nature de l’homme (exemple de lois naturelles :
viser le bien, éviter l’ignorance, ne pas nuire à ceux avec qui on doit vivre, etc.) ;
troisièmement la loi d’origine humaine qui est celle par laquelle les hommes se donnent
des règles pour organiser leurs sociétés, de manière plus ou moins conforme à la loi
naturelle.
Lorsque la loi instituée dans la société est conforme au bien commun de la société
humaine et donc à la loi naturelle, elle participe à éduquer la vertu des membres de cette
société. Mais quoique le bien commun soit la fin naturelle de l’homme social, toute
société n’est pas pour autant organisée en vue de ce bien commun. Cherchant à faire
valoir des intérêts particuliers, des sociétés peuvent alors tomber dans la tyrannie,
l’oligarchie ou la démagogie. L’homme peut donc se trouver dans une société organisée
selon des lois qui sont injustes parce qu’elles vont à l’encontre des lois naturelles, voire
des lois divines.
Face à cette situation, Saint Thomas affirme d’abord que la loi humaine propre à une
société n’oblige la conscience dans son for intérieur que si cette loi est conforme à la loi
divine ; on peut en effet très bien obéir publiquement à des lois sans y consentir dans
son for intérieur. Ensuite, il considère qu’on ne peut se soustraire publiquement aux lois
humaines injustes ou tenter de les changer que dans la mesure où leur obéir serait plus
dommageable pour l’ordre social et le bien commun que les enfreindre. Thomas se montre
donc prudent et conservateur. Enfin, ce n’est que si la loi humaine viole la loi divine (il

140
donne l’exemple d’une loi imposant l’idolâtrie), qu’on ne peut jamais lui obéir
publiquement.

>> Textes de Saint Thomas réunis par Etienne Gilson dans Saint Thomas moraliste,
Paris, Vrin, 1974, p. 238-249.

141
Chapitre 5 : Machiavel et Spinoza
Démoralisation de la politique
et éthique de la vie

Questions directrices :
L’homme politique a-t-il les mêmes devoirs moraux que le citoyen ?
Peut-on faire un bon usage de la cruauté ?
Quelle est la première responsabilité du souverain vis-à-vis de ses sujets ?
L’homme est-il libre de ses actes ?
Si Dieu existe, est-il le souverain et le législateur du monde ?
Sur quoi reposent les notions de bien et de mal ?
Y a-t-il un droit au-delà de la loi du plus fort ?

Machiavel
Une pensée surgie de l’urgence et des nécessités de l’action
Nicolas Machiavel (1469-1527) est l’un des auteurs les plus importants de la
Renaissance et les plus illustratifs du tournant opéré lors de cette première phase de la
modernité par rapport à la tradition morale et politique médiévale. Comme on l’a déjà
mentionné, il est un des emblèmes les plus souvent cités pour évoquer le passage des
Anciens aux Modernes, même s’il n’est évidemment qu’un des très nombreux artisans de
ce fameux passage qui s’est opéré sur une assez longue période et qui n’a d’ailleurs pas été
pensé comme une rupture radicale d’avec le monde ancien par les penseurs et acteurs qui
l’ont opéré.
Machiavel n’était nullement un pur théoricien, retiré du monde et des affaires
humaines ; il fut tout au contraire un véritable acteur de son temps et sa pensée a fleuri au
plus près de l’action politique concrète qu’il a pu mener, notamment lorsqu’il fut engagé
comme Secrétaire de la deuxième Chancellerie de la cité de Florence, entre 1498 et 1512.
Pendant cette durée – marquée par un retour du régime de la république à Florence, après le
népotisme des Médicis – il assuma des responsabilités diplomatiques pour veiller
notamment à ce que le territoire de la cité florentine ne soit la proie ni des invasions du
royaume français, ni des velléités expansionnistes de la papauté et des autres principautés
italiennes voisines. Dans son ouvrage le plus célèbre et le plus influent, Le prince, on

142
retrouve, outre sa connaissance de l’histoire politique, de l’empire romain jusqu’à son siècle,
les fruits de son expérience politique et diplomatique et de l’observation qu’il a pu faire
des mœurs des Princes, des aléas de l’action humaine et des multiples alliances qui ont pu
être faites entre les provinces italiennes pour préserver une stabilité politique des plus
précaires pour chacune d’elles. Ce véritable manuel de l’art politique fut rédigé très
rapidement, en 1513, soit un an après que Machiavel a été démis de ses fonctions, lors du
retour des Médicis à Rome et à Florence et qu’il fut condamné à l’exil, soupçonné d’avoir
participé à un complot contre ces derniers. La dédicace de l’ouvrage est d’ailleurs adressée à
Laurent de Médicis pour le convaincre, lui et sa puissante famille, de lui faire confiance et
de faire appel à lui comme conseiller ; en vain, il ne sera pas rappelé aux fonctions qu’il
avait occupées.
Ces éléments biographiques sont capitaux pour comprendre la manière dont la pensée
politique de Machiavel s’est construite au cœur de la vie politique de son temps et pour voir
en quoi il rompt avec une certaine tradition ancienne, tout en ayant sans cesse en
mémoire les riches enseignements consignés dans l’histoire politique de Rome (qu’il
analyse en détail dans certains ouvrages, comme le Discours sur la première décade de Tite-
Live). Machiavel était certes un grand lecteur des auteurs anciens de Xénophon à Cicéron,
en passant par Aristote, mais sa préoccupation première était sans doute fort éloignée de ces
lectures qui l’ont tant inspiré. On l’a vu, dans l’éthique ancienne, de Socrate à Aristote,
mais aussi dans l’éthique médiévale chrétienne, il y a quelque chose comme une sorte
d’hésitation entre vie contemplative et vie active, voire une certaine tendance des
philosophes à accorder plus de prix et de valeur à la méditation intellectuelle ou spirituelle
qu’à l’engagement politique ; même si, on l’a vu aussi, celui-ci était considéré par la plupart
des Anciens comme un devoir constitutif de la perfection de la vertu en général. Pour
Machiavel, au contraire, la situation est beaucoup plus claire et l’ordre de préférence
s’inverse complètement : la vie contemplative et l’oisiveté qu’elle suppose ne sont pas
seulement les ennemies de l’âme, mais elles ramollissent le caractère et exposent les
hommes aux excès, à la discorde et aux troubles qui sont la ruine des cités. Plus encore,
c’est dans l’action, par l’action et pour l’action seule qu’une pensée vigoureuse et
lucide peut s’établir et œuvrer pour la conservation des conditions d’une vie collective
stabilisée et pacifique.
Ce n’est donc pas de la pure pensée et des constructions théoriques que peut émerger
la ligne de conduite adaptée aux réalités politiques, mais c’est de cette réalité effective elle-
même, que Machiavel oppose aux vaines imaginations que s’en sont faites les philosophes ;

143
c’est cette réalité effective qui est le mot d’ordre et le guide constants de sa pensée,
qu’on a qualifiée pour cette raison de réalisme politique. Plutôt que de rechercher la
construction théorique la plus abstraite et la plus élégante, Machiavel cherche à conformer
ses observations, ses conseils et ses préceptes aux circonstances variées et aux nécessités de
la vie politique. Pour Machiavel, dans le domaine politique, ce n’est pas la vertu morale qui
doit primer sur les nécessités imposées par les circonstances ; au contraire, il faut toujours
faire de nécessité vertu, c’est-à-dire s’adapter aux contraintes impliquées par chaque
situation d’action réelle, sans se préoccuper des principes abstraits prescrits par la morale
rationnelle ou par la religion chrétienne. C’est l’urgence de l’action qui est la première
inspiratrice de la pensée machiavélienne. Et l’urgence, dans l’Italie de Machiavel, c’est
retrouver un minimum de stabilité politique pour des cités exposées à de multiples rivalités,
à des conflits ouverts ou larvés et aux appétits des grandes puissances les environnant.

Pessimisme anthropologique et démoralisation de la politique


Dès lors, la pensée politique machiavélienne ne puise pas ses axiomes dans la
morale générale, ni dans la métaphysique, ni dans la religion, ni dans le droit, ni nulle part
ailleurs qu’en elle-même. Son premier axiome, elle le trouve dans l’observation des
comportements des puissants de l’époque, y compris les Papes qui avaient un pouvoir et une
influence politiques considérables et pouvaient faire preuve, comme n’importe quel autre
Prince, d’autant de cruauté et de ruse dans les affaires publiques que de vices et de
débauches dans les affaires privées. Ce premier axiome se traduit donc par ce qu’on
appelle le « pessimisme anthropologique », c’est-à-dire l’idée selon laquelle les hommes
sont naturellement mauvais ou du moins dangereux les uns pour les autres. Machiavel fait
de cet axiome anthropologique un postulat méthodologique pour la politique (pour l’action
politique, autant que pour la théorie politique) : « il faut que le fondateur d’un État et que le
législateur supposent par avance que les hommes sont méchants, et qu’ils sont prêts à mettre
en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion »99.
De nombreux auteurs depuis l’Antiquité ont cherché à établir les contours d’une
constitution modèle de la cité telle qu’elle devrait être idéalement (c’est Platon qui est ici
visé) ; mais, pour Machiavel, il y a de fait un tel écart entre ce qui se fait et ce qui devrait
se faire, entre la manière dont les hommes se comportent et la manière dont ils devraient se
comporter pour être moraux, que celui qui prend ce qui doit se faire comme modèle de son

Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite Live, I, 3, in Œuvres, Paris, Laffont, 1996, trad.
99

Christian Bec, p. 195.

144
action quotidienne court à sa propre perte et à la destruction de tout ce qui dépend de lui. En
effet, un homme bon ne peut éviter d’être perverti ou même détruit quand il agit en homme
de bien parmi tant d’hommes qui ne le sont pas et qui cherchent sans cesse à profiter de sa
faiblesse. Le conseil de Machiavel s’impose alors tout spécialement pour le Prince, qui a
toute une cité et une multitude d’hommes sous sa responsabilité : s’il veut se maintenir et
conserver sa cité, il lui est « nécessaire » de « pouvoir ne pas être bon », c’est-à-dire
d’user de vertu morale uniquement quand cela s’impose, mais d’agir contre la vertu chaque
fois que c’est nécessaire.
C’est cet axiome (le pessimisme anthropologique) et le conseil qu’il fonde (n’agir
moralement qu’autant que c’est nécessaire, mais agir « immoralement » ou contre la morale
ordinaire, si cela s’impose) qui ont entrainé toute une série d’observations, de conseils et de
maximes qui se retrouvent dans Le Prince et qui ont donné à Machiavel sa réputation
sulfureuse d’auteur sans scrupule, amoral et irréligieux, mis à l’index par l’Eglise et
représentant du cynisme en politique, selon lequel la fin justifie les moyens, bref, le père du
fameux « machiavélisme ». On peut y lire, en effet, qu’il est conseillé pour le Prince de
cultiver par ses actes la réputation d’être cruel, pour s’assurer de la fidélité de ses sujets ;
qu’il y a un bon usage à faire de la cruauté ; qu’il vaut souvent mieux être craint qu’être
aimé, même s’il faut éviter de susciter la haine ; ou encore que le Prince qui n’est pas loyal,
qui use de la ruse et qui n’honore pas sa parole dominera certainement celui qui se repose
sur les serments d’autrui et qui est loyal. Ce sont des formules de ce type qui ont donné à
Machiavel une si sombre réputation dans la postérité, car elles ont le plus souvent été
abstraites de leur contexte historique et politique, lues isolément, sans tenir compte de
l’intention globale de l’écrit et prises pour des prescriptions générales procédant d’une sorte
de morale immorale ou diabolique préconisant l’usage de la brutalité, le seul droit de la
force brutale et l’absence de toute conscience morale ou religieuse.
En fait, la pensée machiavélienne n’est en rien bassement machiavélique, au sens où le
cynisme n’en constitue nullement l’horizon ultime. Machiavel n’a commencé à être
réhabilité que très lentement au fil des siècles, notamment par la relecture qu’en ont donnée
des philosophes comme Spinoza et Fichte qui ont vu en lui un des plus vigoureux
défenseurs de la liberté, de la stabilité de l’Etat et d’une morale supérieure de la
vitalité. Aujourd’hui il est unanimement salué comme l’un des précurseurs, sinon comme le
père de la science politique moderne. Or, ce titre lui vient justement en grande partie de ce
qu’il fut l’un des premiers à avoir si spectaculairement expurgé de ses analyses politiques et
de ses conseils stratégiques toute forme de jugements basés sur une morale générale ou sur

145
une religion donnée ; bref, à l’époque moderne, il est l’un des premiers à avoir démoralisé
la politique, au sens où il a libéré l’action politique et le discours qui s’y rapporte des
exigences normatives que la morale fait peser sur le commun des mortels, par les devoirs de
tempérance, d’honnêteté, de justice et autres vertus communes.

Une éthique du politique et de la vie active


Car il faut d’abord être attentif à ceci que Machiavel ne s’adresse pas
primordialement, dans Le Prince, au commun des mortels, mais bien plutôt, comme le
titre l’indique, au Prince, plus largement aux « grands » de ce monde, à ceux qui ont en
charge la vie et la sécurité d’une collectivité d’hommes. Un Prince, qui a la responsabilité
d’un Etat ou d’une principauté, de sa conservation et de sa prospérité, quel que puisse être
son caractère naturel, ne peut pas se comporter, ni avec ses sujets, ni encore moins avec les
Princes des régions environnantes, comme se comporte un sujet avec un autre sujet, ni
même comme un père de famille avec ses enfants. Le premier devoir qui s’impose à lui,
eu égard à sa position et à sa fonction, c’est de garantir le salut public, la sécurité du
peuple et la paix intérieure. Ce devoir prime sur tous les autres et détermine les conditions
sous lesquelles les autres devoirs peuvent ou doivent être observés.
C’est à ce point qu’on peut voir que la démoralisation de la politique par Machiavel
n’est que l’envers d’une éthique supérieure pour le Prince et immanente au domaine
politique. On peut alors retourner les accusations d’immoralité pour découvrir une éthique
politique d’un nouveau genre. D’abord, derrière la brutalité de l’écriture et la violence de
certaines descriptions et conseils apparemment sans scrupule, s’exprime un souci de
franchise qui tranche spectaculairement avec l’hypocrisie qui caractérisait un genre
littéraire très répandu à la fin du Moyen-âge et jusqu’à la Renaissance, les « miroirs du
Prince ». Ces manuels d’éthique à destination des gouvernants, écrits le plus souvent par
des clercs, dépeignaient avec complaisance le portrait idéal des vertus morales que devaient
incarner le souverain, considéré comme guide presque autant spirituel que politique. Ayant
pu observer aux premières loges du pouvoir tout l’écart qui séparait ces portraits flatteurs du
caractère et des agissements des puissants, y compris au sommet de la papauté, Machiavel
dépeint le Prince en toute honnêteté et en connaisseur de l’âme humaine, de ses élans
comme de ses petitesses, de ses excès comme de ses inconséquences. C’est donc à partir de
ce matériau psychologique de base qu’il cherche à dégager les mécanismes et les ressorts
qui pourront tirer le meilleur parti de cette donnée anthropologique, pour faire du
Prince le garant de la sécurité et de la paix, qui sont les conditions primaires de

146
l’établissement d’une République, c’est-à-dire d’un régime reposant sur le droit et favorable
à la protection de certaines libertés individuelles. L’exigence de décrire la « réalité
effective » et non les imaginations idéalisées qu’on peut s’en faire correspond donc à un
souci de vérité et à un devoir d’honnêteté intellectuelle.
Ensuite, si l’accusation d’immoralité s’est souvent accompagnée d’un procès en impiété
ou en absence de religiosité, c’est parce que Machiavel, qui ne faisait pas profession
d’athéisme, rejetait dans le christianisme de son époque, au-delà de l’hypocrisie des
hommes d’Eglise, toute la mortification non seulement de la chair et des plaisirs, mais plus
généralement des affaires terrestres et proprement humaines. Pour lui, la cité terrestre ne
doit pas être jaugée à l’aune de son modèle divin et céleste ; il faut vivre sur terre et agir
dans le temps, plutôt que d’attendre paresseusement et oisivement un jugement hypothétique
des âmes après la mort terrestre. Contre la morale chrétienne de la contemplation et de
l’humilité forcée, qui est une forme d’humiliation constante de l’homme, Machiavel
promeut une éthique prométhéenne ou héroïque de la grandeur, de la gloire et de
l’honneur de l’homme d’action100.
Ainsi, si Machiavel s’adresse aux grands, aux souverains et aux Princes, c’est aussi
parce que, plus généralement, il prône, derrière les valeurs de grandeur et d’héroïsme, une
éthique de la vie, de la vitalité qui s’exprime exemplairement dans l’action publique.
Le vitalisme de cette éthique est particulièrement condensé dans le concept italien de virtù,
qui ne renvoie pas, chez Machiavel, à la vertu au sens moral classique des vertus cardinales
(cf. supra), mais qui signifie la force, la vigueur qui permet à l’homme d’action
d’intervenir dans le cours du temps, dans la « roue de la fortune ».
Le couple conceptuel « virtù-fortuna », central dans Le Prince, illustre parfaitement
la philosophie machiavélienne de la vie et de l’action. La fortune désigne le cours du temps
et des évènements dans leur hasard, leur imprévisibilité, leurs tours favorables et leurs
cycles défavorables. La fortune est capricieuse et elle est la maîtresse de l’homme d’action
qui ne peut jamais prétendre la dominer, quelle que soit sa puissance sur les autres hommes.
La liberté de l’homme ne peut ni abolir la fortune, ni se laisser détruire par elle ; c’est donc
comme s’ils concourraient à parts égales dans le cours des évènements. Mais il y a plusieurs
façon de résister à la fortune : par la manière douce, c’est-à-dire par prudence, calcul et
habileté, ou par la manière forte, par violence, impétuosité et impatience. Ces deux
manières peuvent conduire à de bons résultats ou au contraire échouer, surtout si elles ne

100
Michel Senellart, « Machiavel (1469-1527) : L’ethos politique de grandeur et de liberté », in Alain Caillé et
al., Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique I, Paris, Flammarion, 2007, p. 268-281.

147
peuvent s’adapter aux changements de la fortune. Mais pour Machiavel, les deux manières
ne sont pas également valables ; pour le faire voir, il file ici la métaphore de la fortune
comme maîtresse capricieuse jusqu’à dire que la fortune est une femme et qu’on a plus de
succès avec elle si l’on est fort impétueux et décidé, quitte à la « rudoyer et la brutaliser »
quelque peu, que si l’on est trop prudent, indécis et timide101. Ainsi, dit-on communément,
la chance sourit aux audacieux.
Pour répondre au mieux aux exigences de la réalité effective, il faut viser l’action la
plus efficace, la plus adaptée aux circonstances et la plus porteuse d’effets durables. C’est
dans l’esprit de cette philosophie de la vie vigoureuse et de l’action efficace, qu’il faut
comprendre les formules les plus scandaleuses que nous avons évoquées ci-dessus. Quand
Machiavel parle, par exemple, d’un « bon usage » de la cruauté, il ne s’agit de faire
l’apologie de la violence et de la bestialité pour elle-même, mais au contraire de montrer
que, si le Prince choisit d’être cruel pour se faire craindre et susciter l’obéissance des sujets
et le respect des autres Princes, alors il vaut mieux qu’il commette toute la cruauté en un
grand coup, plutôt que de la distiller à petites doses et de la faire durer : « Car les violences
se doivent faire toutes ensemble afin que, le goût en persistant moins longtemps, elles
offensent moins »102.
Bref, on voit que derrière la présumée immoralité de Machiavel, il y a un travail de
démoralisation de la politique, c’est-à-dire une entreprise de séparation entre morale
commune et religion chrétienne, d’une part, politique et affaires publiques, d’autre part, pour
garantir une non-subordination de celles-ci à celles-là. Avec l’autonomisation de la
politique relativement à la morale des théoriciens et des théologiens, émerge une morale de
l’action publique ou une éthique immanente au domaine politique. Cette éthique prend
appui sur la position spécifique du Prince, lequel a pour premier devoir d’assurer la sécurité,
la stabilité et la paix intérieures. En cela, le secrétaire florentin a ouvert la voie à l’idéologie
de la raison d’Etat, promue notamment par Botero, comme discours indiquant les moyens
de la conservation des structures étatiques, un discours encore très vivant de nos jours. Mais
au-delà du cas spécifique du Prince et du responsable politique, se dessine chez Machiavel
une éthique de l’action, de la vitalité, de l’intervention dans le temps de l’histoire humaine,
sans attente de récompense céleste, mais en cherchant à valoriser la grandeur, l’honneur et la
liberté des hommes engagés dans l’action publique.

101
Machiavel, Le Prince, Paris, Flammarion, 1980, traduction Yves Lévy, p. 173-176.
102
Machiavel, Le Prince, op.cit., p. 103.

148
>> Machiavel, Le Prince, Paris, Flammarion, 1980, traduction Yves Lévy, chapitres XV
à XVIII, p. 131-143.

149
Spinoza
Système rationnel et éthique subversive
Baruch Spinoza (1632-1677) partage avec Machiavel le même destin historique d’avoir
subi, de son temps et dans sa postérité la plus immédiate, une réputation très sulfureuse
d’auteur immoral, athée, voire dangereux pour l’ordre public, et d’être devenu aujourd’hui
un classique de la philosophie éthique et politique, un incontournable au point d’être
même unanimement salué comme ayant livré un système des plus originaux et des plus
solides dans toute l’histoire de la philosophie. Ce système trouve son expression la plus
aboutie et la plus développée dans son œuvre majeure intitulée l’Éthique, où Spinoza livre
non seulement les principes de sa pensée éthique, mais bien plus largement, les fondements
théoriques d’une métaphysique, d’une théorie de la connaissance et d’une anthropologie au
sens le plus large, par un enchaînement de propositions démontrées more geometrico,
c’est-à-dire à la manière dont un géomètre démontre des théorèmes en partant de définitions,
d’axiomes et de postulats. Les concepts fondamentaux de ce système ont ensuite trouvé une
application politique notamment dans deux écrits rédigés à la fin de sa vie, le Traité
théologico-politique et le Traité politique.
Nous allons voir comment Spinoza, par cette méthode rationaliste, démonstrative et
géométrique radicale, va s’employer à déconstruire tout une série de concepts clefs de la
pensée métaphysique, théologique, éthique et politique, pour les reconstruire ensuite sous
une lumière tout à fait neuve. Partant d’un point de vue purement rationnel, il nous invite
à voir des notions telles que Dieu, l’homme, la liberté, le mal, la finalité, le droit ou la loi,
comme autre chose que ce que notre imagination nous présente habituellement sous ces
termes à forte implication morale. La pensée éthique trouve ainsi chez lui l’une des
transformations les plus profondes et les plus fascinantes qu’elle a pu connaître dans la
philosophie européenne.

Dieu comme nature et l’homme comme aspect fini de la substance infinie


Il peut paraître surprenant pour le lecteur contemporain d’entendre que Spinoza a été
accusé d’athéisme, si ce lecteur apprend par ailleurs que le concept de « Dieu » est à ce
point décisif dans son système qu’il en est le fondement premier, comme le montre la
première partie de l’Éthique, consacrée à Dieu et à toutes les conséquences qui dérivent de
sa définition. Mais, si le concept de Dieu est effectivement l’axiome premier et la base de
tout le système de Spinoza, il ne s’agit pas tant du Dieu de telle ou telle religion révélée, le
Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ni du Dieu des théologiens chrétiens, mais bien plus

150
d’un Dieu de philosophe, d’un concept opératoire permettant la construction d’un
système rationnel.
Dieu, pour Spinoza, est l’unique substance, l’unique réalité ; il est l’univers tout
entier dans sa globalité, mais aussi dans chacune de ses parties. Rien ne lui est extérieur et
il n’est extérieur à rien, puisque toute chose est une partie de Dieu, un mode d’existence de
Dieu. On voit déjà la rupture qu’opère ce concept avec une tradition métaphysique et
religieuse plurimillénaire et particulièrement marquée dans les religions monothéistes, soit
une tradition qui voit Dieu comme un être absolument transcendant, comme la
transcendance même. Pour Spinoza, au contraire, Dieu ne peut pas être transcendant,
puisqu’il est tout en toutes choses et n’est extérieur à rien.
Dieu est donc immanent à toutes choses qu’il produit. Il n’est pas différent de sa
création et, pour cela, Spinoza cherche à rompre aussi avec l’image d’un Dieu-créateur –
selon laquelle Dieu préexiste à sa création – qu’il remplace par l’image d’un « Dieu-
nature » : il est l’univers tout entier, il est la nature au sens le plus large et le plus éminent,
c’est-à-dire cette puissance qui fait être tout ce qu’elle engendre, soit l’ensemble de
l’univers dans ses dimensions physique et psychique, la matière aussi bien que l’esprit, ainsi
que dans une infinité d’autres dimensions dont l’intelligence humaine ne peut même pas se
faire la moindre idée. C’est le sens de la fameuse formule Deus sive natura : Dieu
autrement dit la nature ; Dieu est pensé comme puissance d’engendrement, comme vie
productrice de vies.
C’est parce que ce Dieu philosophique ne correspondait pas au Dieu personnel et
aux concepts théologiques en vigueur dans les religions chrétienne et juive que Spinoza fut
accusé d’athéisme, mais aussi parfois de panthéisme ou de théisme païen. Ces accusations,
incompatibles entre elles, montrent bien à quel point Spinoza a pu donner le vertige à ses
contemporains en subvertissant les concepts fondamentaux de la métaphysique et de la
théologie de l’époque. Car la redéfinition de Dieu comme nature est porteuse de
conséquences multiples à différents niveaux, notamment relativement à l’image qu’on
pouvait se faire de l’homme, de son rapport au divin et de sa place dans l’univers.
Tout ce qui est dans l’univers, les astres, les planètes, les minéraux, les végétaux, les
animaux, la matière ou la pensée, tout cela n’est donc qu’une partie ou un aspect de cette
substance infinie. L’homme est donc lui-même une partie ou un aspect fini de la
substance divine infinie ; on peut dire qu’il est Dieu conçu en tant que limité selon une
certaine manière d’être, selon le mode de l’individualité. Aussi, les éléments constitutifs
dont est fait l’homme, sa matière étendue dans l’espace (son corps) et sa pensée, ne sont pas

151
essentiellement différents des attributs de l’étendue et de la pensée qui constituent l’essence
de Dieu. C’est plutôt dans l’intensité, dans le degré de perfection de ces attributs que
l’homme fini diffère de Dieu, lequel a une étendue et une pensée infinies. Est posée ici une
différence capitale entre le point de vue infini et éternel que Dieu a sur lui-même et sur
le monde et le point de vue fini et temporel qu’ont les choses et les individus. La
philosophie de Spinoza se construit, dans ses concepts fondamentaux, du point de vue de
Dieu ou sous l’aspect de l’éternité, mais elle doit exposer les effets de ces concepts du point
de vue des hommes finis et sous l’aspect du temps, ne fût-ce que pour pouvoir se faire
comprendre des lecteurs qui ne se sont pas encore élevés à ce point de vue éternel.
Ainsi, du point de vue fini et temporel des hommes, la volonté, la puissance et
l’entendement sont distincts l’un de l’autre, puisqu’il semble possible de penser quelque
chose, sans le vouloir, ou de vouloir quelque chose sans le pouvoir ; au contraire, du point
de vue de Dieu, la volonté, la puissance et l’intelligence sont une seule et même chose et
tout ce que Dieu conçoit est réalisé par l’acte même de le concevoir, tout d’un coup, sans
qu’il doive d’abord le vouloir et attendre que cela se réalise ; Dieu ne veut rien qui ne soit
déjà réalisé et l’idée même d’une volonté différente de la puissance n’a pas de sens pour lui.

Déterminisme causal et déconstruction du libre-arbitre, du mal et du péché


Puisqu’il est la substance unique et infinie, Dieu n’est limité par rien hors de lui. Il est
ainsi la cause de toute chose et de tout être, y compris la cause de son propre être. En tant
que cause de soi, Dieu est libre au sens le plus éminent, le plus fort du terme. Mais s’il est
cause libre pour soi-même, il est cause nécessaire pour toutes les choses individuelles qu’il
engendre, car ces choses ne sont pas leur propre cause. Toutes les choses sont causées par
un enchaînement universel de causes et d’effets, auquel rien dans l’univers n’échappe et
qui remonte à la cause première qui n’est causée par rien d’autre qu’elle-même : la cause de
soi qu’est Dieu. Tout dans le monde est déterminé nécessairement à être et à être tel qu’il
est, depuis le commencement du monde.
D’où vient alors l’idée que nous avons de notre liberté, l’idée que nous sommes la
cause première de notre action ? Cela provient du caractère apparemment inexplicable de
certains évènements, ou de l’ignorance des causes de ces choses. Certes, du point de vue
éternel de Dieu, rien n’est inexplicable, car rien n’est extérieur à Dieu et tout est
éternellement engendré par lui ; mais du point de vue partiel et temporel de l’homme, il faut
chercher à expliquer les choses sans pouvoir connaître la totalité de l’enchaînement des
causes et des effets. L’homme cherche ainsi des causes pour les choses qu’il observe autour

152
de lui, alors que chaque cause qu’il trouve est elle-même causée par une infinité d’autres
causes. Mais il cherche aussi à expliquer ce qui se passe en lui, ce qu’il fait, comment il
agit, ce qu’il pense. Comme il ne peut maîtriser l’ensemble des causes matérielles,
physiologiques, psychiques, sociologiques, historiques, etc. qui le conduisent à agir tel qu’il
agit, à penser ce qu’il pense, à vouloir ce qu’il veut, etc., il invente une puissance occulte
ou mystérieuse censée être la cause de tout cela : cette puissance il la nomme la liberté
ou le libre arbitre. Dans l’ignorance des causes qui le font agir, il s’attribue à lui-même la
cause de ses actions.
Grâce à cette force occulte du libre arbitre, il imagine, à propos des choses qu’il fait à
un moment donné, qu’il aurait pu également ne pas les faire, ou autrement, ou plus tard ;
bref, il imagine que ce qu’il fait est contingent et non pas nécessaire, c’est-à-dire que le
contraire de ce qu’il a effectivement fait ou de ce qu’il s’est effectivement passé était
également possible. Or, pour Spinoza, ce libre arbitre et cette contingence sont un pur
produit de l’imagination humaine, car ce qui s’est produit effectivement, ce que l’homme
a fait effectivement devait nécessairement se produire et se faire comme cela s’est fait. Si,
du point de vue éternel de Dieu, tout est déterminé nécessairement à être et à être tel qu’il
est, alors il n’y a pas de contingence, ni d’alternative possible à ce qui est, ni de libre
arbitre de l’homme ou d’aucun autre être fini. Seul Dieu, en tant que cause de soi, est libre ;
toutes les choses individuelles, en tant qu’elles sont des manières d’être finies, sont causées
nécessairement par Dieu.
L’ignorance des causes est plus largement responsable de l’invention d’une série de
forces ou de qualités occultes qui peuplent l’imaginaire religieux, moral et politique des
hommes depuis des millénaires. Ainsi, non content de s’attribuer un libre-arbitre à soi-
même, l’homme qui a pris l’habitude de peindre Dieu à son image, lui attribue le même
pouvoir. Il se fait l’image d’un Dieu souverain colérique, capricieux et jaloux, qui règne
sur le monde comme un Prince sur ses sujets, qui édicte des lois selon son bon vouloir,
qui récompense ceux qui s’y conforment et qui punit ceux qui les transgressent. De là, l’idée
du péché, de la faute et du mal, qui n’ont aucun sens en dehors de la transgression
d’une prescription, d’une loi. Spinoza entreprend alors de relire les textes sacrés qui ont
introduit ces notions dans l’imaginaire commun pour déconstruire celles-ci, libérer les
hommes de ces qualités occultes et leur substituer une vraie compréhension des causes.
Ainsi, quand la Bible dit qu’Adam a péché en goutant au fruit défendu, si l’on veut lire
ce passage de manière rationnelle, il ne faut pas croire, pour Spinoza, qu’il a péché en
enfreignant une interdiction. Une interdiction divine qu’on pourrait transgresser suppose

153
que Dieu a une volonté qui n’est pas égale à sa puissance, ce qui ne correspond pas à
l’axiome métaphysique de Spinoza, selon lequel Dieu n’est limité par rien en dehors de lui.
Dieu ne lui a rien interdit, il lui a simplement conseillé de ne pas prendre le fruit, car le
fruit était mauvais pour lui, comme un poison ou une nourriture non adaptée à l’organisme
de l’homme. Manger le fruit, ce n’est pas mal en général, c’est mauvais pour l’homme ;
c’est parce qu’il ignorait le rapport de cause à effet entre l’ingestion de l’aliment et les
mauvaises conséquences pour son organisme et parce qu’il n’a pas compris le conseil de
Dieu qu’Adam en a gouté. En remplaçant le mal par le mauvais, l’interdit par le conseil,
la faute par l’erreur et le péché par l’ignorance, Spinoza ne rejoint pas seulement la
tradition platonicienne de l’intellectualisme moral (selon lequel c’est l’ignorance qui nous
fait mal agir) ; il va jusqu’à subvertir la plupart des notions fondamentales sur lesquelles
reposaient non seulement la théologie, mais aussi la morale de son époque, notamment
l’opposition entre bien et mal, et en général, le principe d’une loi ou d’une prescription
morale.

D’une morale prescriptive à une éthique de la vie et de la béatitude


Le principe même d’une morale de la prescription, reposant sur un corps de lois
impératives, s’imposant à la volonté comme des devoirs, tout cela procède de l’idée d’une
puissance transcendante, qui prend souvent la figure de Dieu, qui nous impose une
conduite par des lois auxquelles il faut obéir, qu’on les comprenne ou non, sous peine de
subir une sanction ou un châtiment. En introduisant l’idée d’un Dieu-nature immanent à
toutes choses, qui n’impose rien par des ordres, mais qui agit en nous à travers une chaîne
infinie de causes et d’effets, Spinoza fait tomber l’édifice d’une morale prescriptive,
reposant sur l’injonction et l’interdiction.
Faut-il en conclure, comme bien de ses contemporains qui ont condamné son œuvre,
que Spinoza est immoral au sens où sa pensée empêcherait par principe tout
développement éthique, tout discours sur l’agir qui convient à la vie humaine et qui
contribue à mener une vie heureuse ?
Une telle conclusion s’en tiendrait à la réduction de toute pensée éthico-morale à la
seule dimension prescriptive de la loi ou du devoir qui s’impose à la volonté. Or, Spinoza
montre au contraire que l’éthique peut tout aussi bien se développer sans recourir au
discours prescriptif, en remplaçant le couple « commandement-obéissance » par la
compréhension des causes opérantes dans la nature vivante dont l’homme n’est qu’une
partie agissante et par la jouissance totale de la part de vie qui revient à chaque individu.

154
En effet, pour Spinoza, il faut commencer par voir que Dieu n’est pas une réalité
transcendante, extérieure, dont nous craignons la colère, dont nous espérons le salut et
dont nous éprouvons sans cesse l’absence et le manque, mais qu’il nous est au contraire
immanent, intérieur, nous remplissant sans cesse d’une présence complète qui nous
comble de vie, sans qu’on doive attendre de lui rien de plus que ce qu’il nous donne
réellement à chaque instant de notre existence.
Il ne s’agit pas pour autant de se résigner à la fatalité, d’accepter aveuglément
n’importe quel état de fait et de rester inactif sous prétexte que tout est déterminé par la
nécessité, ou de se livrer aux plus bas instincts. Comme le suggère la fameuse phrase d’un
personnage de Dostoïevski, « si Dieu n’existe pas, tout est permis », une telle réaction est
encore celle d’un enfant du Dieu-législateur-souverain-juge-punisseur enfin libéré de sa
tutelle, mais pas encore prêt à jouir de sa liberté. Si Spinoza rompt avec les catégories
théologico-morales de bien et de mal, il ne considère pas pour autant que toutes les formes
de vie sont de même valeur pour l’homme, ou qu’il n’y a pas des actes, des états ou
sentiments plus ou moins bons, plus ou moins mauvais. Au contraire, toute l’éthique est
pour lui orientée vers la réalisation du bonheur parfait pour l’homme et de la
libération de toutes les servitudes qui l’empêchent de réaliser ce bonheur.
Chaque individu est défini par un désir naturel d’exister, par un effort pour persévérer
dans l’être et développer sa vie propre. Plus il développe et perfectionne ses puissances
d’être, d’agir, de sentir, plus il remplit son existence et, donc, plus il est heureux. C’est
par l’intelligence que l’homme peut s’ouvrir cette voie, grâce à la compréhension
progressive qu’il peut avoir des causes qui déterminent son action et son existence,
c’est-à-dire qui définissent les limites dans lesquelles il peut développer ses puissances, sans
être constamment déçu par des attentes qui ne correspondent pas à ce qu’il peut faire et
être. Ce faisant, en affirmant ses puissances d’agir et d’être conformément à ce qu’il peut
faire et être, il augmente sa joie de vivre et diminue sa tristesse d’être contraint par des
puissances étrangères. Le bonheur ou la béatitude pour Spinoza, c’est cela : la joie qu’on
ressent à développer ses puissances actives, sans s’illusionner sur ce qu’on peut attendre
de soi, du monde et de Dieu, mais en s’élevant au point de vue divin éternel qui nous fait
voir la part de réalité qui nous revient et en jouissant pleinement de la vie de Dieu qui
s’affirme en nous.
Le bonheur ou la béatitude ne consiste donc pas en une résignation fataliste et contente
de soi, mais dans la compréhension lucide de la nécessité des enchaînements des
évènements du monde, y compris en nous-mêmes qui sommes partie intégrante de la

155
nature. L’amour de Dieu est, chez Spinoza, éclairé par cette compréhension de la nécessité,
par l’adhésion active et intelligente à l’ordre de la nature, qui s’exprime à travers notre
individualité, et à la vie qui s’affirme dans notre existence.
Le concept de liberté est donc, lui aussi transformé pour être reconstruit : loin de
signifier cette illusoire capacité de la volonté de décider d’une chose ou de son contraire, la
liberté pour Spinoza consiste, d’abord, à se libérer des illusions qui nous déçoivent et,
ensuite, à se hisser par l’intelligence aux idées qui nous font voir la vraie nature de Dieu,
comme cause de soi. L’intelligence humaine, qui est de même nature que l’intelligence de
Dieu, nous fait ainsi participer à la compréhension-production des choses à partir de leur
concept vrai : en comprenant les choses par les concepts vrais par lesquels Dieu les a
produites, on comprend la nécessité des choses autour de nous et en nous, on est capable de
les reconstruire comme elles ont été produites. L’intelligence, en arrivant à
reconstruire ses propres idées, est donc ce qui nous permet d’être cause de soi, c’est-à-
dire libre à l’image de Dieu.
L’éthique pour Spinoza est donc la voie de la béatitude, du bonheur d’être ce qu’on est
en affirmant au mieux la puissance d’exister qui est en nous. C’est une éthique de la vie et
de l’affirmation de la vitalité. Derrière chacun de ces refus, il y a une affirmation positive
plus puissante et joyeuse : derrière le refus de la loi ou plutôt du couple commandement-
obéissance, il y a l’affirmation de la compréhension des choses par leurs causes ; derrière
le rejet d’un libre-arbitre incompréhensible, il y a l’affirmation d’une nécessité bien
comprise et libératrice ; derrière le refus d’un Dieu transcendant, souverain et
anthropomorphisé, il y a l’affirmation d’un Dieu immanent, un Dieu-nature et opérant en
nous ; derrière la rejet du péché, de la mauvaise conscience, il y a l’affirmation de la joie de
vivre et de l’innocence d’exister. Derrière chaque déconstruction critique qu’opère Spinoza
à l’égard des concepts de la tradition métaphysique et théologique, il y a une reconstruction
rationnelle de nouveau concepts.
Mais, pour Spinoza, pas plus que pour la plupart des philosophes de la tradition,
l’homme ne peut développer pleinement sa vie et ses puissances naturelles, s’il reste isolé
des autres hommes. Comment cette éthique de la vie peut-elle se prolonger en une
politique ? L’organisation politique a-t-elle pour fonction de rendre possible la
béatitude des individus ? L’éthique de Spinoza est-elle porteuse de conséquences
politiques ?
Pour comprendre le lien entre la réflexion éthique et la pensée politique chez Spinoza, il
faut examiner comment son travail de déconstruction des catégories classiques héritées

156
d’une certaine conception de Dieu et de l’univers se porte sur les concepts
fondamentaux du politique. C’est ainsi que Spinoza s’attaque d’abord à la catégorie de
droit naturel, classiquement conçue comme droit revenant par nature à un homme et
imposant le respect de ce droit à tout autre homme.

>> Spinoza, Éthique, Paris, Seuil, 1999, trad. Bernard Pautrat, p. 79-89.

Déconstruction naturaliste et reconstruction politique du droit


De même que tout évènement dans le monde est réduit à l’ordre naturel de
l’enchaînement des causes et des effets, de même ce qu’on appelle le droit qu’un individu a
ou revendique sur un objet à l’encontre d’un autre individu (par exemple le droit de
propriété) est réduit à un différentiel de puissances entre individus : « les gros poissons
mangent les petits », autant de droit que de puissance (ius sive potentia)103. Autrement dit,
du point de vue du droit qui appartient naturellement aux individus, indépendamment de
toute appartenance à des institutions politiques, tout est permis à qui peut se le permettre ;
le seul droit naturel en dehors de l’état civil est donc le droit du plus fort.
Le passage de l’état naturel à l’état civil, c’est-à-dire à l’organisation politique d’une
communauté d’hommes ne signifie pas l’abolition de ce droit du plus fort, mais sa
transformation par le transfert du droit et de la force des individus à la communauté
dans laquelle ils vivent. Certes, dans l’état civil institué, les individus peuvent encore
prétendre reprendre le droit naturel qu’ils ont transféré à la communauté, mais ils n’ont plus
la force ou la puissance suffisante pour faire valoir ce droit face à la force accumulée
des individus réunis en communauté. Pour cette raison, la formule naturaliste de Spinoza qui
dit : « autant de droit que de force » est aussi valable dans l’état civil que dans l’état de
nature. Ainsi, après la réduction ou la déconstruction naturaliste du droit à la puissance,
Spinoza livre une reconstruction politique du droit comme « puissance et volonté de
tous ensemble », c’est-à-dire que le droit est élargi au point de vue de cet individu plus
puissant qu’est la communauté.
C’est donc au niveau de la construction d’une collectivité politique que le concept de
loi ou de prescription retrouve une certaine pertinence, alors qu’au niveau
métaphysique, la notion de prescription était apparue comme une chimère de l’imagination,
procédant d’une vision anthropomorphique de Dieu et de la notion tout aussi imaginaire de

103
TTP XVI, p. 507, 509.

157
libre-arbitre. Dans une logique de commandement-obéissance-sanction qui a tout son
sens pour préserver les conditions de la coexistence d’une multitude d’individus, la loi est le
symbole du pouvoir collectif de la communauté.

158
Chapitre 6 : Hobbes
Les fondements philosophiques modernes de l’État souverain

Questions directrices
Pourquoi les hommes sont-ils poussés à désirer toujours plus ce qu’ils ont ?
Les hommes sont-ils naturellement égaux ou inégaux ?
Comment susciter la confiance et la coopération à partir d’une situation de méfiance et
de concurrence ?
Existe-t-il des droits naturels indépendamment de tout ordre civil institué ?
Comment fonder l’ordre politique autrement que sur des bases naturelles ?
L’homme perd-il sa liberté naturelle dans l’ordre civil ou l’accroît-il ?
En quoi les sujets d’un souverain peuvent-ils être considérés comme la source de son
autorité ?
Jusqu’où peut aller la puissance légitime de l’État à l’égard de ses sujets ?

Thomas Hobbes (1588-1679) est l’un des auteurs les plus importants et les plus
influents dans la philosophie politique et sociale moderne. Il s’inscrit dans la foulée du
tournant opéré principalement par Machiavel, en rupture avec les traditions éthico-
politiques anciennes et il va développer et systématiser les principes philosophico-politiques
promus par le Secrétaire florentin, notamment à propos de son pessimisme anthropologique,
de la distinction qu’il opère entre morale des vertus et politique de la puissance et d’une
certaine justification immanente de la souveraineté étatique. Mais Hobbes va aussi
introduire une série d’innovations originales et de propositions conceptuelles propres qui
détermineront dans la suite les termes des débats théoriques dans toute la tradition de la
modernité politique.
Comme nous l’avons fait en étudiant les auteurs précédents, commençons par examiner
les prémisses philosophiques, anthopologiques, épistémologiques, théologiques et
morales de la pensée de Hobbes pour faire apparaître la ligne de cohérence dans laquelle
s’inscrit sa pensée politique.
La conception anthropologique de Hobbes est marquée par la même méfiance
généralisée à l’égard du genre humain que celle qui caractérise les écrits de Machiavel.

159
Les deux auteurs ont en effet en commun de vivre et d’écrire dans des périodes
politiquement très troublées qui donnent le spectacle de ce que la nature humaine et les
interactions politiques peuvent montrer de plus incertain, de plus brutal, de plus déloyal
ou même de plus cruel. L’Angleterre de son époque est ainsi traversée par des oppositions
intenses entre le roi et le Parlement, menant à une contestation du pouvoir monarchique et
à des conflits engageant l’armée elle-même, conduisant le pays au bord de la guerre civile et
qui aboutira à une révolution, à la chute du roi Charles 1er et au protectorat d’Oliver
Cromwell. Hobbes ayant pris le parti de la monarchie et du roi se contraignit lui-même à
l’exil et partit en Europe continentale, notamment en France, où il poursuivit sa formation
philosophique auprès de rationnalistes français comme Marin Mersenne ; il rencontra aussi
des mathématiciens et de physiciens comme Galilée qui influencèrent profondément sa
façon de penser.
Les troubles politiques en Angleterre, d’un côté, et la formation rationnaliste et
physicaliste qu’il reçut pendant son exil, de l’autre côté, sont les deux évènements
historiques et biographiques majeurs qui vont contribuer à façonner la vision
anthropologique qui est au fondement de toute la pensée pratique de Thomas Hobbes. Cette
vision de l’homme est en effet caractérisée, d’une part, par un climat d’inquiétude,
d’instabilité et de méfiance et, d’autre part, par un modèle mécaniciste d’explication des
comportements humains, réduits à un ensemble de mouvements physiques et psychiques.

La mécanique psychique, l’insatiabilité des désirs et l’inquiétude de la perte


En même temps que des théoriciens comme Galilée et Descartes s’efforcent de
comprendre et d’expliquer les mouvements des corps, notamment des corps célestes, mais
aussi des corps terrestres et des organismes animaux, en appliquant à l’ensemble de la nature
des modèles formels et abstraits tirés des mathématiques, Hobbes entreprend d’expliquer
les affaires humaines et les interactions sociales sur le modèle de la physique. Ainsi, il
réduit ce que l’on ressent et qu’on désigne sous le nom de « plaisir », de « déplaisir », « de
contentement » ou d’ « insatisfaction » comme autant de mouvements qui opèrent dans la
région du cœur. Ces mouvements viennent ainsi prolonger dans le sujet humain des
mouvements commencés par des objets extérieurs à lui. Cette mécanisation de l’âme
humaine et des actes humains, qui s’inscrit dans la lignée de la mathématisation de la nature
par les sciences physiques naissantes, permet à Hobbes d’envisager l’éthique ou les mœurs,
non pas comme un ensemble de prescriptions de ce qu’il convient de faire en société pour
être digne d’estime et considéré comme vertueux, mais comme la description des qualités

160
du genre humaine qui permettent de vivre ensemble dans la paix et l’union. Aussi, Hobbes
abandonne-t-il les causes finales chères à Aristote et à la tradition aristotélicienne (qui
expliquent un comportement par la finalité qu’il est censé poursuivre) au profit des seules
causes efficientes ou mécaniques (qui expliquent un comportement seulement par la cause
dont il est la conséquence).
Dans la mécanique psychologique, les deux mouvements fondamentaux sont le plaisir
et la peine. Le plaisir exprime le contentement qu’un sujet éprouve à être aidé par un
objet dans son bon fonctionnement physiologique et psychique. Le plaisir peut être nommé
ou qualifié différemment selon qu’on prend en considération tel ou tel de ses aspects. Le
plaisir est qualifié d’amour quand on prend en considération qu’il nous unit à un objet. Mais
il peut aussi être considéré sous son aspect dynamique, comme quelque chose qui nous
pousse à nous unir à un objet ; il est alors qualifié de désir. Le désir est ainsi le plaisir dans
la mesure où il n’est pas encore ressenti, mais qu’il nous appelle à nous rapprocher d’un
objet censé nous apporter du plaisir. Hobbes parle à cet égard d’un effort (conatus, en latin)
qui nous pousse à nous approprier un objet, à posséder une chose qui est hors de nous.
C’est ce conatus, cet effort ou ce désir qui constitue le ressort de toute la psychologie
humaine, pour Hobbes, et c’est ce ressort fondamental qui explique aussi les
comportements sociaux et politiques. Toute la vie humaine est tendue par le désir. En
chaque moment de sa vie, un homme est poussé d’un objet de désir à un autre,
indéfiniment, sans pouvoir ni vouloir que cette poursuite infinie ne s’arrête. Ce que les
anciens appelaient le souverain bien ou la fin ultime est une illusion ; la vie humaine ne peut
jouir d’aucune satisfaction absolue et finale : « Nul ne peut vivre, dit Hobbes, si ses désirs
touchent à leur fin, pas plus que si ses sensations et son imagination s’arrêtent »104. S’il y a
quelque chose comme un bonheur ou une félicité, cela consiste à aller d’un objet désiré à un
autre, lequel n’est lui-même que la voie pour arriver à un troisième, et ainsi de suite à
l’infini. A cette poursuite infinie du bonheur, Hobbes donne une explication très profonde :
quand on cherche à jouir d’un plaisir ou à posséder un objet, il ne nous suffit pas d’y
arriver ; ce que nous voulons, c’est que cette jouissance ou cette possession ne nous
échappe plus, qu’on ne la perde pas, mais qu’on puisse garantir sa conservation autant
que dure notre vie. Hobbes écrit que « l’objet du désir humain n’est pas de jouir une fois
seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir
futur »105. C’est ainsi, en général, qu’on est poussé à vouloir toujours plus, de peur de

104
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 186 (trad. modifiée).
105
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 187.

161
perdre ce que l’on a. C’est ainsi, en particulier, que quand les princes conquièrent un
territoire, ils veulent étendre davantage leur conquête pour garantir la conservation de ce
qu’ils ont déjà conquis.
Hobbes interprète ici très finement ce fait anthropologique remarquable de
l’insatiabilité du désir : si l’on en veut toujours plus que ce qu’on a, c’est pour conserver
ce que l’on a. Il y a donc une peur, une crainte inscrite au cœur du désir et c’est cette
crainte qui nous rend insatisfaits, c’est-à-dire inquiets de perdre quelque chose que l’on a,
c’est-à-dire de se perdre soi-même. Désirer toujours plus, c’est, plus fondamentalement,
avoir peur de mourir. L’insatiabilité du désir et l’inquiétude de la perte sont les deux
faces d’un même mouvement psychique ; autrement dit, le désir est essentiellement inquiet,
et, corrélativement, l’inquiétude est l’ombre ineffaçable du désir.

La poursuite infinie du bonheur : utilité, subjectivisme et désir de puissance


Pour Hobbes, contrairement à ce que postulaient Aristote et, à sa suite, Saint Thomas, le
désir humain n’est donc pas finalisé ou orienté vers un bien suprême ou une fin ultime qui
achèverait ou accomplirait la chaîne des moyens et des fins et qui se suffirait à elle-même.
La seule chose qui vienne interrompre le processus infini, la quête insatiable du désir
humain, c’est la mort de l’individu. Cet absence d’horizon final de l’action humaine a
certaines conséquences importantes. D’abord, Hobbes, contrairement aux philosophes
anciens, notamment Aristote, ne valorise plus la recherche des fins lointaines qui exigent
du sujet une délibération complexe et des décisions prudentes, c’est-à-dire des vertus
morales et de la sagesse. Au contraire, il met l’accent sur ce que l’homme du commun
prend d’abord en considération dans les calculs de son action : les fins les plus proches et
les plus immédiates, quoiqu’elles puissent mener ensuite à des conséquences indésirées. En
revalorisant les fins les plus proches, Hobbes introduit le principe d’une morale de l’utilité,
qui recherche ce qui est directement utile à la vie et à l’action individuelle (une morale
dont on verra les conséquences dans le chapitre sur l’empirisme et l’utilitarisme)106. Le bien
est ainsi déterminé comme ce qui est le plus utile. Il n’y a plus de bien en soi, mais
seulement un utile relativement à tel ou tel individu à tel ou tel moment.
Dès lors, la deuxième conséquence de l’absence de fin ultime, qui découle
immédiatement de la première, est que l’ensemble des qualifications morales, le bien, le
bon, le juste, sont relatives à la manière dont l’homme, en tant que sujet individuel, juge et

106
Luc Foisneau, « Hobbes (1588-1679) : Les fondements de la théorie du bonheur », in Alain Caillé et al.,
Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique I, Paris, Flammarion, 2007, p. 390-400, p. 394, 395.

162
évalue, c’est-à-dire donne de la valeur et de l’utilité à un objet quel qu’il soit. Cette
doctrine morale de l’utilité va profondément modifier la tradition eudémoniste des
éthiques anciennes du bonheur, non seulement parce qu’elle réduit le bonheur à une utilité
pour l’individu, mais aussi parce qu’elle introduit un élément de relativisme ou de
subjectivisme qui interdit en principe de définir ce qu’est le bonheur en soi ou pour tout
homme. Chacun se fait une image propre du bonheur à chaque fois qu’il désire un objet et
cette image est appelée à se modifier à chaque fois qu’il passe d’un objet désiré à un autre.
Enfin, la dernière conséquence de cette morale de l’utilité immédiate est que l’homme,
dans sa recherche infinie de son propre bonheur sur terre, est poussé non pas vers la quête
de la sagesse, qui favorise les raisonnements de longue portée et qui est censée garantir les
fins les plus lointaines, mais bien plutôt vers la poursuite de ce qui est le plus utile et de ce
qui peut garantir au mieux cette utilité : la puissance. C’est ainsi que le premier des désirs,
« le penchant universel de tout le genre humain » est « un désir inquiet d’acquérir
puissance après puissance »107, car la puissance est ce qui nous donne le plus l’illusion de
pouvoir conserver ce que l’on a. Ce désir de puissance peut s’exprimer de différentes
manières, selon l’image que chaque homme se fait du bonheur en fonction de son utilité
propre, et peut prendre la forme d’un désir de richesse, de domination sociale, de gloire
militaire, de plaisirs sensuels et même le désir d’être estimé et admiré. Tout cela, pour
Hobbes, se ramène à un désir inquiet de puissance.

État de nature : égalité, méfiance, concurrence et guerre de tous contre tous


Or, puisque chaque homme est caractérisé par le même désir inquiet d’acquérir
puissance après puissance, la quête des uns et des autres ne peut manquer d’entrer en
interférence, provoquant disputes et conflits dans la société. Le conflit ou la menace du
conflit constitue ainsi le fait social majeur pour le philosophe anglais. Dans l’un de ses
ouvrages les plus importants et les plus fameux, le Léviathan, rédigé en 1651, Thomas
Hobbes nous livre une genèse philosophique (qu’il ne faut pas confondre avec une genèse
historique) de la vie humaine en société, pour montrer que si les hommes sont, de fait,
amenés à vivre en commun, ce n’est pas, comme le pensait Aristote, parce qu’ils sont
naturellement des animaux politiques et que la cité constitue essentiellement la finalité de
leur existence, mais c’est par une nécessité accidentelle qui s’impose à eux de l’extérieur,

107
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 189.

163
alors que spontanément les hommes auraient plutôt tendance à se fuir, à vivre chacun pour
soi ou à se faire la guerre.
Pour le montrer, Hobbes recourt à une expérience de pensée par laquelle il nous invite
à imaginer ce que serait les hommes avant toute civilisation, voire même avant toute
socialisation dans le cadre d’un état politique institué, un état civil. Il présente ainsi la
condition des hommes tels qu’ils seraient pris dans leur état de nature, si l’on pouvait les
abstraire de leur condition civile. Un tel état de nature ne correspond pas à une situation
factuellement observable, ni même à une origine historique de l’humanité ; il s’agit plutôt
d’une fiction heuristique, c’est-à-dire une invention imaginaire qui permet de faire
comprendre ou d’expliquer quelque chose : en l’occurrence, il s’agit de comprendre les
ressorts fondamentaux de la socialisation humaine.
Or, dans un tel état de nature, les hommes sont si globalement égaux entre eux, aussi
bien sur le plan des facultés du corps que relativement aux capacités intellectuelles, que
même les différences qui peuvent exister entre eux, sur l’un ou l’autre plan, ne permettent
pas à l’un d’eux d’avoir un avantage ou une supériorité décisive pour dominer
durablement les autres. Ainsi, par exemple, le plus faible corporellement a toujours le
pouvoir de tuer le plus fort, soit par son intelligence et sa ruse, soit en s’alliant à d’autres
individus. Et il en va de même pour les autres domaines ou facultés où les hommes peuvent
se différencier et montrer une forme de supériorité relative, surtout dans le domaine
intellectuel, et la seule chose qui nous fasse croire en la supériorité intellectuelle de
certains hommes sur d’autres, c’est la vanité qui pousse chacun à se croire plus doué ou
mieux pourvu que les autres, une vanité tout aussi également répartie108.
Or, l’égalité de cette condition naturelle s’exprime aussi en ce que chacun émet une
égale prétention à obtenir des biens et conçoit une égale espérance d’y parvenir. Dès
lors, dans une situation de ressources limitées, les hommes se mettent de facto en position
d’être les concurrents et même les ennemis les uns des autres chaque fois que la
poursuite de leurs désirs respectifs les amène à se croiser sur la même route à la recherche
du même objet. Cette situation de concurrence suscite alors la méfiance réciproque, chacun
craignant de l’autre qu’il ne vienne faire obstacle par ruse ou violence à ses propres projets.
Un telle méfiance incite inévitablement l’un ou l’autre à anticiper raisonnablement la
menace en se rendrant soi-même coupable du comportement qu’il craignait de la part de son
concurrent, suivant l’adage « la meilleure défense c’est l’attaque ». Ce faisant, dans une telle

108
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 222.

164
situation de concurrence, de menace et d’anticipation de la menace, chacun tente de
garantir sa sécurité en assurant sa domination par force, par ruse ou par alliance, ces
alliances elles-mêmes n’étant jamais garanties, tant que la domination n’est pas assez forte
pour dissuader toute forme de trahison. Chacun voulant assurer sa propre conservation, tente
d’augmenter sa puissance par des attaques qui sont censées lui donner plus de puissance,
mais qui engendrent encore plus de méfiance. Le conflit est bien le fait social fondamental
pour Hobbes, que ce soit sous la forme du conflit ouvert ou du conflit larvé. Un conflit
encore intensifié par la vanité qui fait que chacun exige des autres qu’ils l’estiment autant
qu’il s’estime soi-même et entend obtenir cette estime de force, là où elle ne lui semble pas
être donnée spontanément.
En somme, résume Hobbes, « on trouve dans la nature humaine trois causes de
conflits : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance, troisièmement, la
gloire. La première pousse les hommes à attaquer pour le profit, la seconde pour la sécurité
et la troisième pour la réputation »109.
Pour le philosophe anglais, un tel état de nature où les humains vivent sans qu’une
puissance absolument dominante ne s’impose durablement à eux par la force et la crainte,
entraînant une telle situation de conflit plus ou moins ouvert ne peut être mieux décrit que
comme « une guerre de chacun contre chacun ». Car quoique cette guerre n’éclate pas à
tout moment de manière apparente et violente, la menace incessante de conflit empêche
toute coexistence pacifique digne de ce nom. Dans une telle condition de guerre de chacun
contre chacun, « l’homme est un loup pour l’homme », sa vie est solitaire, misérable et
dangereuse. Il est obligé de recourir lui-même à la force ou à la tromperie s’il veut se
conserver. Et nul ne peut le blâmer d’agir ainsi, car il ne commet stricto sensu aucune faute
ou aucun péché en se comportant de manière violente et déloyale. En effet, aussi
longtemps qu’aucune loi n’a été édictée, il ne peut pas y avoir de faute et les notions de
bien ou de mal, de juste et d’injuste n’ont pas leur place dans un tel état de guerre,
puisque, comme on l’a vu, pour Hobbes, il n’y a pas de bien ou de mal en soi. Bref, « là où
il n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est
injuste » 110 . Plus généralement, là où il n’y a pas de puissance souveraine, il n’y a ni
propriété, ni de distinction entre ce qui est à moi et ce qui est aux autres, ni de pouvoir
légitime.

109
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 224.
110
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 228.

165
Droit de nature, lois naturelles et contrats
Faut-il en conclure que l’idée même du droit n’aurait absolument aucun sens, qu’un
ordre social pacifié n’aurait aucune chance de voir le jour et que la seule loi se réduirait à
la loi du plus fort ? D’abord, on a vu, au contraire, que la supériorité d’individus sur
d’autres est toujours relative, pour Hobbes, et peut toujours se faire renverser. Par ailleurs,
l’ordre social est un fait incontestable en différentes régions du monde, même s’il
n’empêche jamais complètement les troubles ou les crimes – ceux-ci apparaissant justement
comme des trangressions à cet ordre et au droit. Mais comment le droit peut-il trouver un
fondement rationnel si les hommes sont naturellement poussés à se faire la guerre les uns
aux autres, sans qu’on puisse dire ce qui est juste en soi ?
Hobbes commence par tirer de sa fiction heuristique de l’état naturel de l’homme un
droit naturel fondamental : le droit naturel de chaque homme est la liberté qu’il a de
trouver tous les moyens qu’il juge utiles à la préservation de sa propre vie. Ce droit, qui
a pour but constant la conservation de la vie, porte directement sur la liberté de l’individu
comprise au sens propre, soit comme l’absence d’entraves extérieures qui pourraient
faire obstacle à sa puissance d’agir. Le droit naturel de chaque homme est donc son droit à
agir librement et à faire tout ce que sa puissance propre lui permet de faire.
Corrélativement à ce droit, Hobbes énonce la première loi de la nature qui interdit à
chaque homme de faire ce qui détruit sa vie ou ce qui le priverait des moyens de la
préserver. Le droit naturel et la loi naturelle ont donc le même objectif : préserver la vie
propre. Mais, relativement à la liberté de l’individu, droit et loi se comportent inversement :
le droit permet de tout faire pour préserver sa vie, alors que la loi interdit de faire ce qui
irait contre cette préservation111.
De cette distinction apparemment simple et anodine entre droit et loi naturelles,
Hobbes tire toute la logique de sa pensée juridique et politique. En effet, par nature,
chacun a autant de droit que tout autre sur toute chose, y compris sur le corps d’autrui. Le
droit seul ne permet donc pas d’assurer la sécurité et ne garantit par conséquent pas le
respect de la première loi naturelle qui interdit de faire ce qui serait contraire à la
préservation de la vie propre. Par conséquent, la loi de la nature contient une première
injonction de faire tout ce qu’on peut pour atteindre la paix et la maintenir, aussi
longtemps du moins qu’on peut espérer l’atteindre ; et à partir du moment où l’on ne peut
l’atteindre, il faut alors se défendre soi-même par tous les moyens.

111
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 230, 231.

166
De cette première injonction (soit : viser à atteindre la paix et à la maintenir autant que
possible ; et si ce n’est pas possible, se défendre soi-même), Hobbes tire une seconde loi
naturelle pour l’homme : « que ce soit la volonté de chacun, si c’est également celle de
tous les autres, aussi longtemps qu’il le pensera nécessaire à la paix et à sa propre défense,
d’abandonner ce droit sur toute chose, et qu’il soit satisfait de disposer d’autant de liberté
à l’égard des autres que les autres en disposent à l’égard de lui-même »112. Par cette loi
naturelle, le droit naturel précédemment énoncé est doublement limité : d’une part, le
droit que chacun a sur toute chose est abandonné ou limité par la loi naturelle, d’autre part,
le champ de liberté dont chacun dispose est limité par le champ de liberté des autres. On
retrouve ici une forme de reconstruction et de justification rationnelle de la règle d’or et
de son principe de réciprocité (ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait),
que Saint Augustin avait mobilisé pour interpréter le Décalogue. Mais, chez Hobbes, cette
règle n’est pas simplement énoncée, ni révélée par l’amour de Dieu ; elle est
rationnellement fondée sur la situation naturelle des hommes et sur l’enchaînement
logique de la limitation de leur droit naturel par la loi naturelle.
Qu’est-ce qu’abandonner le droit naturel qu’on a sur toute chose et comment peut-on
l’abandonner ? Abandonner ce droit naturel sur toute chose, ce n’est pas abandonner toute sa
liberté, mais abandonner la part de liberté qu’on a d’entraver la liberté d’autrui et ne
plus faire obstacle à celle-ci. Cet abandon peut se faire par simple renoncement, sans
intention particulière ; mais il peut aussi se faire par un transfert explicite, avec l’intention
spécifique de faire bénéficier certains individus de ce transfert. Qu’on abandonne son droit
sur toute chose par renoncement ou par transfert explicite, on s’oblige soi-même à ne plus
user du droit qu’on a abandonné. C’est un devoir d’être cohérent avec soi-même et de
respecter le droit qu’on a abandonné. Revenir en arrière et reprendre la part de liberté
qu’on a abandonnée, c’est un comportement inconséquent qu’on peut qualifier d’injustice.
Ainsi, Hobbes fonde-t-il, à partir du geste d’abandon du droit naturel qu’on a sur toute
chose, le sens des notions d’obligation, de devoir et d’injustice, notions fondamentales et
nécessaires à l’établissement de la pensée d’un ordre juridique et politique.
Comment fait-on pour abandonner son droit ? On le signale soit par des paroles
explicites, soit par des gestes ou des signes non moins explicites. Ces paroles ou ces signes
lient alors celui qui les a émis comme des chaînes. Certes, ce ne sont pas les paroles elles-
mêmes qui obligent à la cohérence, mais c’est la considération des conséquences

112
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 232.

167
indésirables qui s’ensuivraient d’une rupture de l’abandon auquel on s’est obligé par ces
paroles. Mais sur quoi porte l’abandon ? Peut-on abandonner tout notre droit naturel ? Si
l’on abandonne un droit, c’est en vue d’un autre bien, par exemple une plus grande
sécurité. Or, il y a certains droits qu’on ne peut vouloir abandonner sans se priver de la
possibilité de jouir d’un quelconque bien en échange de cet abandon. Ainsi, par exemple, on
ne peut vouloir abandonner son droit à la résistance face à une agression violente, pas
plus qu’on ne peut renoncer à son droit à la préservation de sa vie et des biens qui nous
permettent d’assurer notre subsistance. En effet, dans tous ces cas, l’objet de l’abandon (le
droit à la vie ou à l’intégrité physique) viendrait annuler la raison d’être de l’abandon de
notre droit sur toute chose, qui est d’atteindre autant que possible la paix, comme moyen
de la sécurité commune et de la préservation de notre vie.
Le transfert de droit qui se fait de manière mutuelle entre deux ou plusieurs individus
est le contrat. Dans ce cas, chacune des deux parties contractantes s’engagent à quelque
objet dont elles ont convenu. Si elles exécutent cet engagement, elles tiennent leur parole ;
sinon, elles violent leur parole. Mais tous les contrats ne doivent pas être considérés comme
valides. D’abord, il n’y a pas de contrats possibles avec des animaux, qui ne pourraient
comprendre ni accepter les termes de l’accord, pas plus qu’avec Dieu (sauf si l’on est
investi d’une révélation spéciale ou qu’on bénéficie de l’intercession des représentants de
Dieu). On ne peut non plus passer de contrat valide sur ce que l’on sait être impossible (à
l’impossible nul n’est tenu) ; on ne peut pas non plus s’engager contractuellement à
renoncer à son droit à la vie ou à la résistance face à une agression physique, comme nous
l’avons déjà vu. Les circonstances des contrats sont aussi déterminantes pour juger de leur
validité : on ne peut passer de contrats valides sous la torture, ni de contrats qui nous
obligent à porter de faux serments contre soi-même.
Tout cela détermine les conditions internes et externes de la validité d’un contrat passé
entre deux individus à l’état de nature. Mais, dans un tel état, il n’existe aucune puissance
tierce qui puisse imposer efficacement à chacun des contractants de tenir sa promesse et
d’exécuter sa part du contrat. En l’absence d’une telle puissance qui impose le respect et la
crainte, les droits naturels et les contrats peuvent toujours être violés, sans qu’on puisse
s’en plaindre à quiconque. Comme le dit Hobbes, « les conventions, sans l’épée, ne sont
que des mots, et sont sans force aucune pour mettre qui que ce soit en sécurité ? »113 Où
trouver cette « épée », comment instaurer une telle puissance qui s’institue comme le garant

113
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 282.

168
de la confiance nécessaire à l’exécution des contrats, et en général comme le garant d’une
paix durable entre sociétaires ?

Contrat social, puissance souveraine et État-Léviathan


Pour assurer le respect par tous les sociétaires des conventions qu’ils peuvent passer
entre eux ainsi que des principes des lois naturelles (justice, équité, clémence, et, en
général, ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait nous fût fait), il faut une puissance qui
impose le respect et la crainte. Il ne suffit pas que les hommes s’unissent en un
regroupement de multiples individus pour leur assurer la sécurité et le respect de ces
conventions et principes. Car le regroupement qu’ils feront, qu’il s’agisse d’un petit
regroupement ou d’une grande multitude, devra toujours être dirigé d’une certaine manière,
et tant qu’il est dirigé par les jugements, les intérêts et les instincts particuliers et égoïstes
des individus, le groupe sera toujours exposé à la menace d’une discorde et d’une division
de leurs forces de sorte que, s’il sont attaqués par un ennemi extérieur, ils ne pourront se
défendre efficacement, faute d’une unité dans leurs moyens de défense ; et s’ils ne sont pas
attaqués de l’extérieur, ils tendront sans cesse à se battre entre eux, aussi longtemps que
c’est la particularité de leurs intérêts et de leurs jugements qui continue à s’imposer.
Un simple regroupement ou une association de fait (par opposition avec une association
fondée sur le droit) ne suffit donc pas à assurer la paix et la concorde minimale,
contrairement à ce qu’on peut observer chez d’autres animaux dits sociaux, comme les
abeilles et les fourmis, qui se coordonnent naturellement et spontanément et unissent
leurs efforts et leurs instincts. C’est ici que Hobbes montre qu’on ne peut fonder l’ordre
politique humain sur l’ordre naturel. En effet, il existe tout une série de traits
caractéristiques du comportement humain qui s’opposent à l’instinct social d’animaux
comme les abeilles et qui sont le ferment du conflit et de la guerre : ainsi, contrairement aux
abeilles, les hommes sont continuellement en compétition et cherchent sans cesse à se
distinguer les uns des autres ; l’usage de la raison les porte à se mêler de l’administration
de la chose publique et à critiquer ceux qui assument les charges politiques ; l’usage de la
parole et de l’art rhétorique est un facteur supplémentaire de disputes infinies et vaines ; ils
peuvent se faire du tort les uns aux autres, même ou surtout quand aucune nécessité ne les
y porte. Mais la différence la plus importante est que, alors que des animaux sociaux
comme les abeilles donnent naturellement leur assentiment aux « ordres » des reines ou à
l’ordre de la ruche en général, l’assentiment des hommes procède au contraire d’une
convention qui est tout à fait artificielle.

169
Il y a donc une forme d’artificialisme au principe de la philosophie politique de Hobbes
et l’État en est le symbole. Comment en vient-on à instituer cet État qui est seul capable de
défendre les humains regroupés des assauts des ennemis et des préjudices qu’ils peuvent se
faire les uns aux autres ?
Il leur faut, dit Hobbes, « rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un
seul homme ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes
leurs volontés à une seule volonté »114. Cet homme (ou cette assemblée) est donc désigné
pour porter ou représenter la personne de chaque sociétaire ; ce qui signifie que chaque
membre de la société « fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action
accomplie ou causée » par celui ou ceux qui portent ou représentent sa personne. Dès lors
que cette reconnaissance est faite, chaque sociétaire soumet sa volonté à la volonté de celui
qui le représente, soumet ses jugements (en ce qui concerne les choses publiques, au
moins) aux jugements de cet homme ou de cette assemblée qu’il a désignée.
Hobbes précise encore qu’il s’agit là de plus qu’une simple association ou qu’un
simple consentement ; « il s’agit d’une unité réelle en une seule et même personne ». Cette
union se fait par la convention suivante que chacun fait avec tous : « J’autorise cet homme
ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à
cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même
manière »115. Il s’agit alors d’une convention que chacun passe avec chacun, d’un contrat
qui fonde l’unité politique, d’un contrat social116.
Cette multitude unie en une seule entité (personne ou assemblée) est ce qu’on appelle,
l’État, la civitas, ou le grand Léviathan (tiré du nom biblique d’un monstre marin
gigantesque et terrifiant, présent notamment dans le livre de Job), ce « dieu mortel » qu’est
l’État, auquel nous devons la paix et la sécurité. Hobbes propose ainsi la définition suivante
de l’État, qui repose sur la relation complémentaire entre les concepts d’autorité et de
puissance et entre la multitude et l’unité : l’État est « une personne une dont les actes ont
pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des
membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force
et les moyens de tous, comme il l’estimera convenir à la paix et à leur défense
commune »117.

114
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 287.
115
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 288.
116
Même si le terme de « contrat social » n’apparaît pas comme tel dans cet extrait du Léviathan, la logique du
contrat social trouve ici son fondement conceptuel.
117
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 288, 289.

170
Le souverain est cette personne ou cette entité qui est dépositaire de la puissance
souveraine. En dehors du souverain, tous les membres de cette multitude unie sont des
sujets en ce qu’ils sont soumis à la puissance souveraine de l’État. On peut générer cette
puissance souveraine étatique soit par la force et l’invasion guerrière d’un territoire, en
assujettissant les sociétaires en échange de leur laisser la vie sauve ; on parle alors d’un État
d’acquisition. Mais on peut aussi fonder cette souveraineté sur la base d’un accord libre
entre sociétaires pour se soumettre à un souverain chargé de les protéger et de les
défendre ; on parle alors d’un État d’institution.
On trouve ici réunis et systématiquement fondés les principaux concepts de la théorie
politique moderne : autorité, souveraineté, représentation, sujet. Pour comprendre la
manière dont ces concepts politiques fondamentaux s’articulent logiquement les uns aux
autres, on peut proposer la métaphore d’une mise en scène théâtrale, peut-être suggérée
par Hobbes lui-même, plus ou moins volontairement, par la manière dont il fait jouer les
concepts d’auteur, d’acteur ou de porte voix et d’autorité. Les sociétaires qui s’assemblent
sont les auteurs, dit Hobbes, de tout ce que peut faire l’État, en tant qu’acteur politique.
Ils se concertent et conviennent, à la majorité des voix, de donner le droit de parler et
d’agir à leur place à un acteur, à un homme ou à un groupe d’hommes qui portent leurs
voix, qui représentent leur personne sur la scène politique. Ils transfèrent alors à cet acteur
le droit de représenter leur volonté réunie et d’interpréter le texte dont il sont les
auteurs, lequel texte se réduit, comme on l’a vu, à la déclaration commune du transfert de
leur volonté et de leur force. Mais une fois le transfert opéré, le rideau se lève pour l’acteur-
État ; et les sociétaires, quoiqu’ils fussent à l’origine les auteurs du texte, doivent rejoindre
leur place de spectateurs passifs dans la salle et ne peuvent plus intervenir dans la manière
dont l’acteur étatique joue leur texte dont il est devenu l’unique dépositaire. L’acteur
étatique est souverain (le mot souverain venant du préfixe supra : au dessus, en latin) et les
sociétaires sont sujets (venant du préfixe latin sub : en dessous) : il y a une différence de
niveau ou de hauteur entre la scène étatique et la salle des sujets qui doivent obéir au
souverain. Certes, précise Hobbes, les sujets restent bien les auteurs de la convention
originaire ; mais dès qu’ils transfèrent leur droit de se défendre eux-même et leur force, ils
sont primordialement sujets avant d’être auteurs, et ils n’ont plus voix au chapitre sur ce
qui touche aux affaires publiques et à la manière de trouver les bons moyens d’assurer la
paix et l’ordre.

Inaliénabilité, indivisibilité et absoluité de la souveraineté étatique

171
La puissance politique souveraine devient ainsi la propriété exclusive de l’État, quelle
que soit la manière dont celui-ci est organisé, que la puissance étatique soit exercée par un
monarque ou par une petit nombre de personnes. Le droit que la multitude a transféré au
souverain ne peut plus être transféré par les sujets à une autre personne. Nul n’a le droit
de contester la puissance souveraine ou de la reprendre de force au souverain. Car la
convention n’a pas été passée entre les sociétaires et le souverain, mais entre les
sociétaires eux-mêmes, de sorte que ceux-ci ne peuvent jamais reprocher au souverain
d’avoir trahi un accord contractuel qu’il aurait passé avec eux. La souveraineté n’est pas
conditionnée au respect d’un accord auquel le souverain serait soumis ; la souveraineté est
inconditionnelle ou absolue : une fois que le droit et les moyens de se défendre ont été
transférés, ils appartiennent absolument au souverain qui n’est soumis à personne dans
l’exercice du pouvoir politique.
Les décisions du souverain ne peuvent jamais être contestées ni être considérées comme
injustes, puisque c’est lui qui définit la loi et que c’est la loi qui définit le juste et
l’injuste. Il peut certes être inéquitable dans certaines mesures qu’il prend, mais la seule
injustice consisterait à s’opposer à ces mesures. Les sujets qui s’y opposeraient
commettraient d’ailleurs, selon Hobbes, une injustice contre eux-mêmes, dans la mesure
où c’est bien eux qui sont les auteurs du transfert de droits et de force, de la souveraineté
et, par extension, de toutes les mesures que le souverain qui représente leur personne est
susceptible de prendre en leur nom118. Le souverain ne peut donc pas non plus être puni par
ses sujets ; il est le seul juge de ce qui est nécessaire à la paix et à l’ordre, dont il est le
garant et qui constituent la raison d’être du transfert de souveraineté.
Mais plus encore, pour maintenir la paix, le souverain est le seul juge des doctrines (y
compris les doctrines métaphysiques et religieuses) qui peuvent être enseignées ou publiées
dans son État et peut toujours interdire et censurer celles qu’il estime être contraires à la
paix et à l’ordre. C’est lui qui définit le juste et l’injuste, le licite et l’illicite, la différence
entre ma propriété et ta propriété. C’est lui qui est seul apte à juger et trancher les litiges
concernant ces notions. Et c’est toujours lui qui peut décider ou non d’entrer en guerre ou
de conclure la paix.
Mais ces droits du souverain ne sont pas seulement exclusifs et inaliénables (c’est-à-
dire qu’on ne peut les transmettre à un autre individu que le souverain) ; la souveraineté est
aussi indivisible, c’est-à-dire que les différents éléments qui la composent forment un tout

118
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 295.

172
et qu’on ne peut enlever au souverain l’une de ses attributions ou l’un de ses droits
souverains, de ses compétences régaliennes, sans que ce soit toute sa souveraineté qui soit
mise en cause. Ainsi, montre Hobbes, il ne peut se priver du droit exclusif et du pouvoir
d’employer la force, sans mettre à mal son droit à faire exécuter les lois et à faire respecter la
justice ; s’il cède son pouvoir de lever l’impôt, il ne pourra plus mobiliser les moyens
nécessaires à l’emploi de la force étatique. Les prérogatives du souverain sont donc
inséparables les unes des autres et la souveraineté est ainsi indivisible.

Liberté naturelle, liberté civile et liberté du souverain


Au vu de cette absoluité de la souveraineté de l’État qui n’est soumis à aucune
obligation, qui est seul à pouvoir définir le juste et l’injuste et qui ne peut se voir juger dans
ses actes par ses sujets, faut-il en conclure que la liberté des sujets est réduite à néant, en
même temps que ses droits et les moyens de se défendre soi-même ont été transférés au
souverain ?
Pour répondre à cette question, Hobbes propose une série de distinctions conceptuelles
et part, tout d’abord, d’une définition stricte de la liberté naturelle. La liberté est, prise au
sens premier, une absence d’opposition, une absence d’obstacle ou de résistance pour une
chose qui se meut dans l’espace. Cette liberté convient donc proprement aux corps mis en
mouvement, conformément au modèle mécaniste dans lequel s’inscrit Hobbes. La liberté
est au sens strict la liberté de mouvement et l’absence de liberté c’est l’ensemble des
obstacles, chaînes, murs qui peuvent contenir ou contrarier ce mouvement naturel d’un
corps, comme un barrage qui viendrait contenir le mouvement naturel d’un cours d’eau. Au
contraire, si l’obstacle au mouvement est constitutif de la chose, comme par exemple
l’inertie d’une pierre, il ne constitue pas une entrave à sa liberté.
Relativement à l’être humain, Hobbes constate qu’on a l’habitude de comprendre sa
liberté comme le fait de ne pas être empêché de faire, selon sa force et son intelligence, ce
qu’il a la volonté de faire. Or, pour Hobbes, appliquer la liberté, prise au sens propre, à
autre chose qu’à un corps qui se meut est un abus de langage. Ainsi, ce ne peut être qu’une
métaphore de dire que la volonté est libre, comme on dit que la voie est libre ou que la
parole est libre. Car ce n’est pas la volonté qui est libre, mais les actes que l’homme peut
vouloir entreprendre de poser, quand de tels actes ne sont pas empêchés. Il montre ensuite, à
l’instar d’Aristote, que la peur de quelque chose n’annule pas la liberté, et qu’on peut
accomplir librement un acte motivé par la crainte d’une menace, ou la crainte d’une
sanction.

173
Plus encore, Hobbes soutient que liberté et nécessité ne s’opposent pas. Comme
Spinoza, il considère que toute chose dans le monde, y compris les actes humains, sont
explicables par des causes efficientes et que la volonté humaine n’est pas une cause
absolue ou première, mais qu’elle est bien l’effet d’une infinité de causes qui remontent
jusqu’à la seule cause première : Dieu. Mais, s’il est vrai que les hommes n’éprouvent
aucune passion ou désir dont Dieu ne soit pas la cause, et s’il faut admettre que chaque acte
humain est causé par nécessité à être ce qu’il est, on peut tout de même considérer qu’un
acte posé par la volonté humaine et qui n’est pas contraint dans son mouvement par un
obstacle extérieur est aussi libre qu’on peut dire qu’un fleuve qui suit son cours est libre,
quoiqu’il soit limité par les berges et soit donc dans la nécessité de suivre le canal où il
s’écoule.
Ainsi donc, la liberté humaine, prise au sens de la liberté naturelle, c’est-à-dire comme
le fait de ne pas être empêché dans son mouvement propre, n’est pas non plus
incompatible avec la nécessité des causes du monde, ou autrement dit avec l’omnipotence
de la volonté de Dieu. Or, si Hobbes passe par cette étape dans son argumentation c’est
pour en arriver à l’idée que la liberté n’est pas non plus incompatible avec l’omnipotence
du souverain étatique.
Pour cela, il faut encore distinguer liberté naturelle et la liberté civile, c’est-à-dire la
liberté des sujets dans un état civil politiquement institué. En effet, de même que pour avoir
la paix, les hommes ont fabriqué cet homme artificiel, ce Léviathan garant de l’ordre social,
de même se sont-ils imposés des chaînes artificielles qui limitent le champ de leurs droits
naturels et donc de leurs libertés naturelles. Ces chaînes, ce sont les lois civiles et, comme
dit Hobbes, elles relient les oreilles des sujets aux lèvres du souverain. Ces chaînes
annulent-elles toute la liberté des sujets ? Certains peuvent en effet considérer qu’en
transférant leurs droits, les sujets ont abandonné toute liberté.
À ce reproche, Hobbes répond, d’une part, que l’absence de lois civiles causeraient
davantage de désordres susceptibles de venir entraver la liberté des individus et, d’autre
part, que les lois civiles laissent encore intactes de très larges zones pour la liberté,
chaque fois qu’elles se taisent, car ce qu’elles n’interdisent pas, elles le permettent. La
liberté civile des sujets réside donc « uniquement en ces choses que, dans le règlement de
leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte »119. De même que la liberté
naturelle était définie par l’absence d’obstacle opposé à un corps qui se déplace par son

119
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 340.

174
mouvement propre, de même la liberté civile est définie par l’absence de contraintes
venant de la loi ou en général de la volonté du souverain à l’encontre de ce que les sujets
voudraient pouvoir faire.
Pour autant, si la liberté civile est limitée par le pouvoir du souverain, en retour cette
liberté ne limite en rien les droits et la puissance du souverain qui garde un droit de vie
ou de mort sur ses sujets, sans que quiconque puisse y voir de l’injustice. Si le souverain
met à mort un sujet innocent, ce n’est pas vis-à-vis de cet homme qu’il commet une
injustice, mais vis-à-vis de Dieu dont le souverain est, pour ainsi dire, le sujet, et dont il a
transgressé l’une des lois naturelles, en l’occurrence l’équité. Mais ce n’est qu’à Dieu que
le souverain devra éventuellement rendre des comptes, en aucun cas à ses sujets ou à
quiconque sur terre. Or, comme le souverain est aussi souverain pour interpréter
publiquement les textes sacrés et, à travers eux, la volonté de Dieu, il pourra toujours
justifier, vis-à-vis des hommes, les actes qu’il commet.
Si certains auteurs considèrent cette liberté civile ainsi définie comme nettement
insuffisante ou comme un autre mot pour servitude, c’est, dit Hobbes, parce qu’ils
prennent la liberté des sujets sous le modèle de la liberté des États. Les États ont certes
toute liberté de faire ce que leur puissance permet et ils sont, dans leur rapports les uns avec
les autres, dans la même situation que les individus dans l’état de nature, avant l’institution
d’un État : la guerre de tous contre tous. Aussi, leur liberté n’est limitée par aucune loi et
elle est égale à la liberté naturelle. Mais telle n’est pas la situation des sujets de cet État qui,
à l’intérieur de ses limites sont aussi libres et aussi soumis dans n’importe quel régime,
qu’il soit monarchique ou démocratique. Dans tous ces cas, les sujets sont libres, civilement,
de faire ce que le souverain les autorise à faire.
Mais le sujet doit-il pour autant subir passivement son arrêt de mort, qu’il soit
justement motivé ou non, ou conserve-t-il la liberté de résister ? Puisque la raison d’être et
l’intention de la convention civile des sociétaires était de garantir leur vie, face à la menace
d’une sanction capitale, un sujet a toujours le droit naturel et la liberté naturelle de se
défendre et d’échapper à l’issue fatale, pour autant qu’il en trouve le moyen, quand bien
même la sentence serait justement motivée : le coupable a autant le droit de défendre sa vie
que l’innocent. Ce n’est pas parce que le sujet a autorisé le souverain à le tuer, qu’il doit le
laisser faire sans broncher. De même, si un sujet est contraint par le souverain d’avouer un
crime qu’il n’a pas commis, il n’est pas tenu de s’accuser soi-même. Hobbes résume ainsi
les limites de l’exception au devoir d’obéir : « Quand donc notre refus d’obéir met en péril
la fin en vue de laquelle la souveraineté fut établie », c’est-à-dire la paix collective pour la

175
conservation de la vie individuelle, « la liberté de refuser n’existe pas – autrement, elle
existe »120.
Enfin, pour déterminer encore plus précisément, toujours selon la même logique, les
limites de la puissance souveraine et, corrélativement, de l’obéissance des sujets, Hobbes
ajoute que « l’obligation des sujets envers le souverain s’entend aussi longtemps, et pas
plus, que dure la puissance grâce à laquelle il a la capacité de les protéger »121. Car la
raison d’être de la soumission est la protection, qu’elle passe par l’épée du souverain ou par
celle de l’individu que le souverain ne pourrait, par hypothèse, plus protéger.

>> Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 220-
247 ; 281-304.

120
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 347.
121
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 351.

176
Chapitre 7 : Hume, Smith et Bentham
Empirisme, sympathie et utilité

Quelques questions directrices


D’où viennent les notions morales que nous avons du bien et du mal ?
Faut-il dépasser nos passions et nos intérêts personnels pour devenir moral ?
Le sentiment de sympathie suffit-il à construire une éthique ?
Les notions de vices et de vertus, de justice et d’injustice, de promesse et d’honneur
sont-elles de simples fictions inutiles ?
La combinaison des intérêts égoïstes personnels conduit-elle naturellement à un certain
intérêt collectif ?
Le bonheur est-il calculable ?

Contexte historique : libéralisme politique, principe de tolérance et pluralisme religieux


Les auteurs que nous allons étudier dans cette section sont directement héritiers d’une
tradition de libéralisme politique qui prend son essor au dix-septième siècle,
principalement en Angleterre, et qui est marquée notamment par les écrits du père de
l’empirisme britannique : John Locke (1632-1704). Un des écrits illustrant le plus
remarquablement cette tradition libérale est la Lettre sur la tolérance, où John Locke
promeut l’instauration d’une séparation entre l’Église et l’État, afin de sortir des guerres
de religion qui ensanglantent l’Europe depuis la Réforme luthérienne et la réaction contre-
réformiste de l’Église catholique.
Il soutient – en étayant d’ailleurs son argumentaire par de nombreux extraits bibliques –
que rien n’impose, ni ne justifie que le Prince ou le Souverain politique soit tenu pour
responsable du salut des âmes de ses sujets et qu’il doive s’employer à user de moyens
éventuellement violents contre toute forme de déviations par rapport à la seule doctrine
censée être orthodoxe, correcte sur le plan religieux. En effet, les moyens coercitifs et la
force physique peuvent certes s’imposer aux corps, mais sont impuissants à convaincre
l’âme : on ne peut forcer à croire. La responsabilité du Souverain ou du gouvernement
civil est donc limitée aux intérêts civils, soit la préservation de la vie, de la liberté, de la
santé du corps et de la propriété des biens extérieurs. Quant à la santé et au salut de l’âme, il

177
revient à chaque individu de s’en occuper pour lui-même, tel qu’il lui semble bon de le faire,
sans que personne ne soit mieux placé que lui pour en prendre soin.
Par cette séparation entre les domaines du gouvernement civil et de la religion, Locke
prône la tolérance à l’égard des différentes croyances religieuses qui peuvent coexister
dans l’État sans attenter à l’ordre publique et aux intérêts civils des individus. Les Églises
elles-mêmes doivent se soumettre à ce principe de tolérance. Aux yeux de Locke, c’est
d’ailleurs parce que les catholiques (dans la mesure où ils seraient soumis à une autorité
papale qui primerait pour eux sur l’obéissance qu’ils doivent à leur souverain politique) ne
respectent pas ce principe de tolérance à l’égard des autres confessions, qu’ils devraient eux-
mêmes être exclus du champ de la tolérance ; de même, d’ailleurs, que les athées, car, niant
l’existence de Dieu, leurs serments ne peuvent être pris pour fiables, ce qui, pour le
philosophe anglais, mine les bases d’une confiance nécessaire à la société civile et aux
contrats que ses membres passent les uns avec les autres. Nonobstant ces limites
importantes, le texte de Locke est une référence dans la promotion de la tolérance
religieuse et la reconnaissance du pluralisme, ainsi que dans la limitation du pouvoir et de
la responsabilité de l’État à la défense de l’ordre publique et des droits des individus, sans
considération pour le culte de Dieu et le salut de l’âme. « Que l’État se borne à être juste,
et les individus se chargeront d’être heureux ! » Tel est le mot d’ordre du libéralisme
politique ouvert notamment par Locke, et formulé ici par Benjamin Constant, le philosophe
français qui a systématisé l’opposition entre liberté des Anciens et liberté des Modernes. On
y trouve l’un des fondements de l’État de droit moderne.

David Hume
Scepticisme et empirisme : les idées comme copies affaiblies des impressions
David Hume (1711-1776) est l’un des plus célèbres représentants de ce qu’on a appelé
les Lumières écossaises (avec Smith) et de l’empirisme britannique (avec Locke et
Berkeley). Il est surtout connu pour avoir développé des arguments très subtils aboutissant à
une critique radicale des fondements du rationalisme classique en philosophie (incarné
par Descartes et Spinoza). Il a développé dans ses écrits une attitude sceptique mettant en
doute une série d’évidences dans le domaine théorique des sciences et de la métaphysique,
mais aussi dans les domaines de la morale, de la politique et de la religion.
Il ne s’agissait pas pour lui de détruire le projet même de construire une science
rationnelle, notamment une science de l’homme, de ses façons d’agir et de se comporter en

178
société, mais il fallait commencer par déconstruire tout une série de notions
prétendument rationnelles, de théories complexes et de problèmes insolubles dans lesquels
s’étaient empêtrés des générations de penseurs métaphysiciens ou théologiens. Derrière ces
notions des rationalistes, le plus souvent mal construites, il fallait en revenir au sol originaire
sur lesquelles elles avaient pu se construire. Or, ce sol, pour Hume, n’est pas fait d’idées
innées, comme l’idée de Dieu, l’idée de l’homme, de l’idée de la vérité, etc. Toutes ces
idées prennent leur source dans un niveau plus profond de l’expérience humaine : les
impressions sensibles qu’on peut faire à travers nos cinq sens et qui forment ensemble le
vrai sol de toutes nos connaissances.
Il y a donc, dans l’esprit humain, deux types de perceptions : des perceptions
premières et vives que nous avons par nos impressions sensibles, et des perceptions
secondes, soit les idées de la raison, qui sont des copies de nos impressions, et qui sont plus
affaiblies et moins vives que celles-ci. Tel est le principe cardinal de l’empirisme humien.
Les traditions rationalistes illustrées par Descartes ou par Spinoza, commettent donc une
erreur grossière en voulant corriger nos impressions par nos idées, ou, plus encore de
donner la raison des premières par les secondes, comme si les idées étaient les causes
explicatives des nos impressions.
Pour illustrer que nos idées ou nos notions rationnelles les plus fondamentales tirent
leur origine de nos impressions et de nos expériences sensibles, Hume, dans un livre intitulé
Enquête sur l’entendement humain, prend l’exemple de l’idée de causalité qui est aussi
importante dans notre vie de tous les jours que pour la construction de n’importe quelle
théorie à prétention scientifique. D’où peut bien venir l’idée de la causalité, c’est-à-dire
d’un lien, d’une connexion nécessaire entre un évènement (la cause) et un autre
(l’effet) ? Hume attire notre attention sur le fait que ce lien, si évident pour tout un chacun,
ne se voit pas et ne pourra jamais être vu par les yeux les plus perçants, ni senti d’aucune
autre manière. Ce qu’on peut voir, c’est un évènement « a », un évènement « b » et une
forme de conjonction temporelle et spatiale entre les deux ; par exemple, une boule de
billard rouge mise en mouvement qui cogne une boule blanche qui était au repos et la met
également en mouvement. Quand cette conjonction, à première vue contingente (c’est-à-
dire : qui pourrait être autrement qu’elle est de facto), se répète souvent de la même manière,
nous en prenons une habitude et notre imagination en tire subrepticement la
conclusion qu’il doit exister une connexion, un lien secret entre les deux événements.
Cette connexion invisible mais prétendument nécessaire, c’est ce qu’on appelle la causalité,
l’idée que le mouvement de la boule rouge est la cause de la mise en mouvement de la boule

179
blanche. Ce faisant, l’imagination et l’habitude nous portent à généraliser une
expérience qui se répète plusieurs fois et à en inférer inductivement 122 une loi
générale : la loi de causalité123.
On voit dans cet exemple que cette idée n’a aucune autre origine que des expériences
sensibles et des impressions qui se répètent, et qu’il suffirait qu’apparaisse une nouvelle
expérience qui contredise toutes les autres pour faire tomber cette idée d’une connexion
causale nécessaire. Chez Hume, le scepticisme ou la mise en doute généralisée à l’égard
des notions ou idées rationnelles et de toutes les théories qu’on peut construire à partir
d’elles est donc le pendant de son empirisme méthodique qui nous oblige à renvoyer
toutes nos notions et tous nos raisonnements aux expériences primordiales et aux
impressions sensibles où ils trouvent leur origine.
Précisons bien qu’il ne s’agit pas pour lui de dire que l’idée de causalité n’a aucune
validité ou qu’elle est une chimère sans valeur ni utilité, mais qu’elle n’est pas purement
dérivée de la raison et que sa valeur vient de ce qu’elle nous permet de comprendre les
choses qui nous entourent. Si elle constitue une loi, ce n’est ni une loi pure de la raison, ni
une loi de la nature hors de nous, mais une loi psychologique propre au
fonctionnement de notre esprit et qu’elle est issue de l’effet conjoint de l’habitude de
certaines impressions et de l’imagination qui permet, par l’idée de causalité, de stabiliser et
de régulariser ces impressions. Et en tant que loi psychologique permettant de mettre de
l’ordre dans les associations de nos impressions, l’idée de causalité et de connexion
nécessaire est si utile aux yeux de Hume, qu’il rejette complètement l’idée concurrente
d’une liberté de l’action ou d’un libre arbitre. Car l’idée de liberté, en substituant à l’ordre
de l’enchaînement causal un pouvoir occulte cachant une espèce d’absence de détermination
de l’action, rend l’action humaine incompréhensible et supprime par conséquent la
possibilité de juger moralement cette action. Pour Hume, la critique de l’idée de
causalité ne touche donc pas tant l’idée elle-même, qui a bien une utilité pour l’esprit
humain, que les théories rationalistes qui prétendent la tirer de la raison ou la trouver dans la
réalité elle-même, alors qu’elle n’est qu’une fiction utile tirée de l’expérience sensible.

Critique du rationalisme moral et des glissements de l’être au devoir-être

122
Inférer inductivement est une opération logique qui consiste à tirer des conclusions générales à partir de cas
particuliers ; l’inférence inductive ou induction s’oppose à l’inférence déductive ou déduction qui procède, à
l’inverse, du général vers le particulier.
123
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Flammarion, 2006, trad. André Leroy, p. 141-146.

180
Or, cette critique sceptique du rationalisme n’aura pas seulement des impacts
dévastateurs dans le domaine de la métaphysique et de la théorie de la connaissance, mais
aussi dans les domaines pratiques et en premier lieu dans le champ de la philosophie morale
et des tentatives pour justifier ou pour fonder les principes premiers de la vertu.
Puisque, selon les principes de son empirisme, il n’y a que deux types de perceptions qui
opèrent dans l’esprit humain, soit les impressions (perceptions premières) soit les idées
(perceptions secondes), la morale procède soit des premières, soit des secondes. Dans son
Traité sur la nature humaine, Hume va alors commencer par déconstruire le rationalisme
moral qui établit toutes ses notions et ses arguments sur les seules idées, en
marginalisant ou en bannissant les impressions, lesquelles constituent pourtant la
véritable origine des notions morales de bien et de mal, de vice et de vertu, de justice et
d’injustice, etc.
Contrairement à ce qu’implique le dogme sur lequel repose tout le rationalisme moral
depuis l’intellectualisme moral de Platon, la raison ne peut, pour Hume, être le fondement
de la moralité, car la raison se définit par l’affirmation de la vérité ou de la fausseté
d’une relation entre deux idées ou avec des états de fait réels. Tout ce qui ne peut pas
être caractérisé par cette relation d’accord (vérité) ou de désaccord (fausseté), ne peut être
l’objet de la raison. Or, ce qui fonde nos actions morales, ce sont des passions, des désirs
et des sentiments (la haine, la colère, l’amour, l’orgueil, etc.) qui, en soi, ne sont ni vrais
ni faux, pas plus que ne le sont les actions qu’ils suscitent. Ces actions peuvent être
louables ou blâmables, mais elles ne sont ni vraies ni fausses, ni conformes ni contraires à
la raison.
Ensuite, si la raison ne peut être à l’origine des distinctions morales, comme celle du
bien et du mal, elle ne peut non plus être le moteur effectif, la cause efficiente de notre
action morale. Ce n’est pas la raison et la série des jugements et raisonnements qu’elle
peut produire qui, seuls, nous poussent à agir ou nous retiennent de faire telle ou telle
chose ; ils peuvent certes être mobilisés pour orienter l’action, mais ce sont nos passions et
nos sentiments qui nous poussent à prendre telle ou telle décision, à poser tel ou tel acte.
La raison n’est donc pas le principe des distinctions morales, ni la cause de nos actions
morales. Mais celles-ci ne sont pas non plus fondées dans des réalités séparées de nos
impressions et sentiments, dans la nature des choses en elles-mêmes. Hume attire ici
notre attention sur le fait que, dans nos jugements moraux quotidiens, de même que dans
bien des écrits de moralistes, on passe très souvent d’une constatation sur des états de
fait, c’est-à-dire d’une observation sur ce que les choses sont, à une prescription sur ce

181
qu’elles devraient être. Ainsi, par exemple, on décrit minutieusement les façons dont
l’homme est soumis à de multiples passions de haine, de désirs charnels ou d’orgueil qui
l’amènent à se comporter de telle ou telle manière ; et de cette observation de fait, on
dérive immédiatement, sans crier gare ni justifier ce passage, une obligation morale de
lutter contre cette tendance naturelle et de rendre l’homme plus raisonnable et moins soumis
à ses passions. Ce passage subreptice entre l’être et le devoir-être, comme si l’un était la
cause de l’autre, est aussi fréquent que non fondé et Hume invite le lecteur à être
précautionneux avec les conséquences qu’on pourrait en tirer.

Les passions humaines comme sources de la vertu morale : de l’égoïsme à la sympathie


Si l’on admet que ni les idées de la raison, ni les états de fait dans la réalité des choses
ne constituent le fondement authentique de la moralité, des distinctions, notions et actions
morales, alors où faut-il chercher les sources de la vertu morale ? En quoi les passions de
haine, d’amour, de colère, d’orgueil, etc. nous permettent-elles de rendre compte de ce
qu’est la vertu morale et comment cette notion naît-elle dans l’esprit humain ? Si tout part
des impressions sensibles, ne faut-il pas quelque chose comme un sixième sens, un sens
moral ?
Pour répondre à ces questions, Hume commence par dire que, si un tel sens moral
existe, il ne peut aller contre ce que nos passions et sentiments primaires nous poussent
naturellement à faire. Il pose ainsi comme une « maxime indubitable qu’aucune action ne
peut être vertueuse ou moralement bonne sans qu’il y ait dans la nature humaine un motif
qui la produise, distinct du sens de sa moralité »124. Il y a donc toujours, outre la notion
de vertu sous laquelle on classe une action dans le jugement qu’on porte sur elle, une
passion opérant comme un motif plus puissant qui nous pousse à agir, soit pour soigner
sa réputation, soit pour éviter une sanction possible, soit pour se donner une bonne image de
soi-même, soit aussi, par pitié ou parce que nous ne supportons pas de voir souffrir
quelqu’un de plus ou moins proche de nous. La sympathie est en effet un sentiment très
spécial puisqu’il porte sur des sentiments que nous n’éprouvons pas directement en nous
faisant imaginer que nous les éprouvons quand même, comme si nous nous associions aux
impressions d’autrui. Par cette association d’impressions émotionnelles que suscite la
sympathie, nous finissons par éprouver vraiment la souffrance ou le sentiment que nous

124
David Hume, Traité de la nature humaine III, Paris, Flammarion, 1993, trad. Philippe Saltel, p. 77.

182
observons chez l’autre, alors même que nous n’avons aucun accès possible à ce que l’autre
éprouve effectivement et ne pouvons observer que les effets d’une passion présumée.
Ainsi, tous les motifs qui nous font agir se réduisent, d’une part, à l’intérêt personnel
et égoïste qu’on trouve, sinon dans l’action jugée vertueuse elle-même, du moins dans l’une
de ses conséquences plus ou moins directes, plus ou moins probables ; d’autre part, à un
sentiment naturel de sympathie que nous portons à d’autres que nous, qu’il s’agisse de
proches parents ou d’étrangers, d’humains ou d’animaux, qui nous font voir la souffrance
qu’ils endurent comme si c’est nous qui l’éprouvions. Ce sentiment de sympathie peut certes
se cultiver, mais il est spontané et est comme inscrit primitivement dans la nature humaine.
Ce qui nous fait agir « humainement », ce ne sont donc pas des grandes notions abstraites
comme l’amour de l’humanité ou l’intérêt public, qui sont trop élevées, trop générales et
trop éloignées de ce que peut saisir l’imagination du commun des mortels ; c’est plutôt une
sympathie plus locale, plus particulière et plus concrète, mais aussi, d’autant plus
efficace qu’elle se porte sur des hommes qu’on estime plus proches de nous, nos parents,
nos amis, nos voisins ou nos concitoyens.
Quant à ces notions secondes d’intérêt public, de justice, d’honnêteté ou de dignité
humaine, elles n’ont rien de naturel, mais elles sont des inventions, des fictions qui
cachent le plus souvent les vrais motifs des actions, quoiqu’elles permettent aux
jugements des observateurs de classer ces actions comme vices ou vertus, comme louables
ou blâmables. La justice est ainsi une invention qui vient de la combinaison équilibrée
des passions humaines et de la condition de l’homme dans la nature : son égoïsme naturel,
sa générosité limitée, d’une part, la parcimonie avec laquelle la nature pourvoit à ses
besoins, d’autre part (c’est-à-dire le fait que les ressources naturelles soient limitées et
exigent d’être partagées).
Hume résume sa pensée sur les sources primaires de la vertu morale dans ces termes :
« La règle générale dépasse les cas qui l’ont fait naître, tandis qu’en même temps, nous
sympathisons avec les autres, dans les sentiments qu’ils entretiennent à notre égard. Ainsi,
l’intérêt personnel est le motif originel de l’institution de la justice ; mais une sympathie
avec l’intérêt public est la source de l’approbation morale qui accompagne cette vertu »125.
Avec les sources primaires que sont les passions, l’intérêt personnel et la sympathie, les
conventions artificielles et fictionnelles que sont la notion de justice et toutes les notions

125
David Hume, Traité de la nature humaine III, op.cit, p. 101.

183
secondes apparentées, complètent le tableau des sources de la morale, car elles
permettent de stabiliser collectivement ces éléments primaires qui s’ancrent dans l’individu.

Le bon usage de la morale en politique : fictions utiles et conservatisme social


Pour autant, si les grandes notions morales ou juridiques que sont la justice, la
promesse, la propriété, l’honnêteté, constituent autant de conventions artificielles et de
fictions qui n’ont aucun fondement ni rationnel, ni naturel, ces fictions sont-elles
arbitraires ? N’ont-elles pas elles-mêmes une certaine utilité pour les hommes ?
C’est bien parce qu’elles remplissent une certaine fonction sociale et qu’elles ont une
utilité pour les individus que ces notions sont si communément admises et que les hommes
mobilisent tant d’efforts intellectuels et d’imagination pour les défendre de toute attaque
et inventer leurs fondements supposés.
D’une part, en effet, les fictions morales ou normatives qu’on invente et qui
deviennent des conventions sociales bien établies ont un impact réel sur l’imagination
des hommes qui y croient comme à des réalités effectives, un impact parfois plus fort que
certaines réalités dont on peut avoir une impression sensible immédiate (c’est ce qu’on peut
observer dans les effets spectaculaires des fanatismes et de la pensée magique qui repose sur
des réalités occultes). C’est ainsi que la notion de justice ou celle d’honneur peuvent être
l’objet de toute une série de passions (la crainte, le désir, la colère, etc.) qui seront les
motifs effectifs de notre action. D’autre part, ces fictions qui ont un effet bien réel peuvent
être très utiles et répondre à l’intérêt aussi bien des individus que de la collectivité.
Sur ce point, Hume s’oppose aux lourdes fictions théoriques des penseurs du contrat
social, à l’instar de Thomas Hobbes, selon lesquels, grossièrement dit, les normes juridiques
établies en société viennent de ce que les hommes sont sortis d’un état de nature
hypothétique, pour échapper à cet état de danger permanent et se soumettre à une règle
commune (un « contrat social ») et à un pouvoir commun qui puisse s’arroger le droit
exclusif d’arbitrer les conflits et de sanctionner les infractions. Ces fictions philosophiques
sont aussi artificielles qu’inutiles d’un point de vue scientifique. Sans passer par la
supposition d’un état de nature quasi animal et d’un moment de passage à l’état civil, il
suffit de penser que les hommes ont pu tirer de leur expérience l’enseignement selon
lequel, pour satisfaire leurs propres intérêts privés et leurs passions, il valait mieux
tenir compte de ceux des autres, aidés en cela de leur pouvoir de sympathie qui leur
permet de se mettre à la place d’autrui. La notion de justice apparaît à cet égard comme une
fiction tout aussi utile que celle de promesse ou de propriété.

184
Les gouvernants eux-mêmes ont pu, au cours des siècles, faire les mêmes observations
et en tirer les mêmes conclusions. Ils ont pu eux-mêmes participer à l’invention de ces
fictions et à leur institution comme conventions sociales, contribuant en cela à encourager
ce que nous entendons par vertu et justice et à ce qu’il nous plaît de juger comme un progrès
moral. Car, dit Hume, « quoique ce progrès des sentiments soit naturel et même nécessaire,
il est certain qu’il est ici favorisé par l’artifice des hommes politiques qui, afin de
gouverner les hommes plus facilement et de conserver la paix dans la société humaine,
produisent une estime de la justice et une horreur de l’injustice ».
Les notions morales qui ont une portée politique et juridique évidente, comme la
justice, la promesse ou le droit de propriété, sont donc non seulement des fictions très utiles
au corps social dans son ensemble, mais elles permettent aussi d’asseoir l’ordre établi et
de renforcer le pouvoir des gouvernants. En combattant les idées morales et politiques des
rationalistes qui avaient souvent pour effet de justifier par la raison une critique de certaines
normes établies (comme ce fut le cas lors de la Révolution française dont l’idéologie doit
beaucoup au rationalisme du siècle des Lumières), Hume se met de facto dans le camp des
conservateurs sur le plan social et politique (nonobstant le caractère assez bouleversant de
son scepticisme sur le plan métaphysique et épistémologique). Pour lui, il vaut mieux ne pas
introduire d’innovations trop brutales censées donner, par exemple, plus d’égalité entre les
individus, afin de ne pas renverser l’ordre social qui est un système complexe dont les
différents éléments, composés de fictions, de passions et d’intérêts multiples et bien
équilibrés, tiennent ensemble et pourraient faire s’écrouler le système s’ils devaient
être déplacés ou modifiés. C’est ainsi qu’il pouvait défendre la grande liberté de la presse
dont on jouissait à son époque en Grande Bretagne, par comparaison avec les autres États
européen, non pas pour défendre le principe vide et abstrait de la liberté, mais parce qu’il
considérait cette forme de liberté comme une partie constitutive du régime mixte du pays, à
la fois monarchique et républicain, et comme essentielle à sa préservation, car elle permettait
de veiller à l’équilibre entre ces deux éléments constitutifs de l’État britannique.

>> David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Paris, Flammarion, 2006, trad.
André Leroy, p. 141-146 ; David Hume, Traité de la nature humaine III, Paris, Flammarion,
1993, trad. Philippe Saltel, p. 96-103.

185
Adam Smith
La théorie des passions morales, du spectateur impartial à la main invisible
Adam Smith (1723-1790) est un autre grand représentant des Lumières écossaises, qui
s’inscrit dans la lignée des empiristes et principalement des analyses de David Hume. Il est
considéré par de nombreux économistes contemporains comme le père de l’économie
politique. Il aurait en effet contribué à fonder les principes de l’économie de marché,
notamment à travers la fameuse idée de la « main invisible », qu’on comprend souvent
comme un mécanisme d’autorégulation et une harmonisation des intérêts privés dans leurs
interactions économiques. Plus généralement, au cours des analyses qu’il livre dans l’un de
ses ouvrages les plus fameux, sur La richesse des nations, il s’oppose à l’idée que la
richesse provient de la possession par l’élite politique et économique de matières précieuses,
comme les métaux rares, et soutient qu’elle repose sur le travail et la consommation de
biens de la part de la société tout entière, la production collective de biens ; la croissance
de cette richesse collective se fait ainsi à travers la division du travail, l’accumulation du
capital et les échanges marchands.
Mais, au-delà de ses analyses économiques, Smith fut aussi un philosophe de l’éthique
qui a construit toute une Théorie des sentiments moraux, dans laquelle il reprend les thèmes
centraux de la philosophie morale de Hume : les passions, l’intérêt, l’imagination et la
sympathie. C’est surtout le principe de sympathie que Smith va mettre au centre de ses
analyses et qu’il va développer avec certainement autant de finesse que son prédécesseur et
avec, peut-être, encore plus de détails et de variations que lui dans ses descriptions, autant
psychologiques que sociologiques.
Dans la lignée de Hume, Smith montre que c’est l’imagination qui constitue le ressort
principal de la sympathie et que cette imagination nous fait fantasmer sur les sentiments
qu’éprouvent d’autres que nous. En effet, elle nous projette à la place d’autrui, par un
mouvement immédiat d’empathie, comme si nous sentions ce qu’il sent, alors que nous
n’avons aucun accès direct et réel à ce sentiment. Smith décrit ainsi toutes les variations de
ce sentiment de sentiment qu’est la sympathie, en mettant en lumière ce fait remarquable
que ce qu’on éprouve à propos du sentiment des autres, n’a parfois qu’un lien très faible,
voire complètement fantasmé avec ce que cette autre personne éprouve réellement. On
peut ainsi éprouver beaucoup plus que lui le sentiment qu’il est censé éprouver, comme
lorsqu’on ressent de la honte pour l’acte humiliant qu’a posé une personne qui n’a pas
l’éducation et la sensibilité suffisantes pour comprendre le caractère honteux de son action
et éprouver lui-même cette honte. Par ailleurs, la sympathie n’est pas simplement excitée par

186
les manifestations visibles du visage et des gestes, ou par les paroles pitoyables de celui qui
souffre ; ces manifestations sont parfois impuissantes à éveiller de la sympathie en nous,
tant que nous ne connaissons pas la cause du chagrin ou de l’affliction de cette personne,
à condition encore que nous reconnaissions cette cause comme une cause légitime de
chagrin ou de peine. Si cette condition est réalisée, au contraire, notre sympathie peut
même se passer de preuves visibles de souffrance : ainsi, quand nous en reconnaissons la
cause, nous sympathisons profondément avec la peine d’un homme, quoiqu’il ne l’exprime
pourtant pas du tout et peut-être ne l’éprouve pas lui-même.
Smith multiplie ainsi les cas d’analyses psycho-sociales, montrant que la sympathie, si
elle appartient bien à la nature humaine, n’est en rien strictement naturelle dans ses
manifestations et ses mécanismes, mais repose au contraire sur le travail de l’imagination
et des représentations sociales.
C’est ce travail qui est à l’œuvre dans une des fictions les plus utiles au sentiment
moral, pour Smith : la fiction du « spectateur impartial ». Le spectateur impartial est ce
regard impersonnel que nous sentons peser sur nous quand nous agissons et que nous
intériorisons dans notre conscience pour orienter notre action dans le sens qui conviendrait
le mieux au jugement désintéressé d’un témoin moral de notre action. Le spectateur
impartial permet à chacun d’anticiper le jugement social et d’intégrer les contraintes des
conventions morales d’une société donnée, telles qu’elles s’expriment aussi à travers une
série de vertus. Or, cette fiction du spectateur impartial a sur l’acteur un impact réel, dans la
mesure où, par son dialogue muet avec ce spectateur impartial ou ce témoin désintéressé,
s’opère un échange de points de vue entre, d’une part, ses passions et ses intérêts
particuliers et, d’autre part, les passions et intérêts communs de la société. Une telle fiction
procède d’une forme de dédoublement du moi, en un moi juge-examinateur et un moi jugé-
examiné. C’est le jugement fictif que ce « spectateur » porte sur ses actions qui permet à
l’individu de s’approuver soi-même ou au contraire de se désapprouver, de se sentir
digne d’éloge ou non126.
Le spectateur impartial peut ainsi conduire un soldat engagé sur un champ de bataille
à se rendre compte que, du point de vue du spectateur désintéressé, sa vie propre n’a pas
plus de valeur que celle de n’importe quel autre soldat, qu’elle en a peut-être moins que
celle de son officier supérieur. Cette conscience peut le pousser à des élans d’héroïsme et
d’abnégation qui ne sont, au fond, qu’une tentative de gagner les louanges de ce spectateur

126
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, Puf, 1999, trad. Michel Biziou et al., p.171 et s.

187
désintéressé, alors que ces élans ont pour conséquence de subordonner, de fait, son propre
intérêt personnel et ses passions de crainte à l’intérêt supérieur du collectif et aux passions
de gloire et d’honneur.
A l’inverse, l’imagination peut faire jouer d’autres tours à nos passions. Elle peut ainsi
détourner les hommes de la voie où leurs intérêts personnels bien compris devraient les
mener en leur faisant voir l’utilité apparente d’un objet ou d’une entreprise qui sert en fait
davantage l’intérêt d’autres personnes, voire l’intérêt général. Smith décrit ainsi les cas qui
témoignent de ce que le charme de l’utilité est tel que, n’importe quel objet réputé utile peut
être désiré bien au-delà de la fonction qui le rend utile (on peut, par exemple, se ruiner à
acheter une montre très élégante et très ouvragée, alors qu’on prétend la vouloir pour son
utilité et pour se rendre ponctuel). Mais cette utilité apparente pour l’individu peut
s’avérer être d’une certaine utilité pour le collectif. C’est ce qu’illustre très bien le cas de
ce riche propriétaire qui, ayant les yeux plus gros que le ventre, ordonne aux villageois qu’il
emploie de produire plus de récoltes que ce qu’il pourrait manger à lui tout seul. Et quoiqu’il
n’eût jamais eu l’intention initiale d’être généreux avec les pauvres villageois, il est poussé
par son avidité à partager le surplus du produit des récoltes avec eux.
C’est ici qu’intervient le fameux thème de la « main invisible » dans la Théorie des
sentiments moraux : poussé par son seul appétit et son intérêt purement personnel, le
propriétaire agit comme s’il était guidé par la main invisible de la Providence divine,
laquelle cherchait un moyen de produire assez pour pouvoir distribuer à chacun ce dont il a
besoin. Tout se passe comme si, en mettant la terre aux mains de quelques riches
propriétaires, cette main invisible avait trouvé un moyen aussi efficace, sinon davantage,
pour l’utilité de tous que si elle avait distribué d’emblée la terre équitablement (ce qui aurait
peut-être conduit chacun à ne pas produire plus que ce dont il a besoin, ne faisant pas croître
la richesse collective)127.
Sur le plan économique, dans l’écrit sur la richesse des nations, cette fiction de la
main invisible a ainsi pour but de rendre compte de la manière dont la recherche du profit
personnel peut contribuer à la croissance de la richesse globale. Mais, sur le plan politique,
Smith l’utilise pour montrer que le souverain qui cherche avant tout à servir sa propre gloire
et son appétit de conquête peut parfois servir bien plus efficacement l’intérêt de son pays
dans son ensemble qu’un gouvernant qui cherche directement à se mettre au service de la
collectivité et agit par amour de l’humanité. A cet égard, la main invisible ne constitue pas

127
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, Puf, 1999, trad. Michel Biziou et al., p.256-258.

188
tant une loi prétendument naturelle et parfaite de conversion des intérêts privés en
intérêts publics, qu’une dynamique imaginative et parfois paradoxale de déplacement
réciproque des points de vue entre le particulier et le général, l’intéressé et le désintéressé.
Mais cette dynamique, quoiqu’elle repose en grande partie sur le travail de l’imagination et
des passions, n’est pas moins réelle dans ses effets psychologiques et sociaux.
Bref, derrière les figures du spectateur impartial, de l’utilité apparente et de la main
invisible, Smith développe en général une théorie des passions qui décrit les mécanismes
imaginatifs par lesquels ces passions sont conduites à se surpasser, à dévier de leur
trajectoire et aussi à se retourner contre elles-mêmes. La sympathie qu’on peut avoir pour
l’intérêt commun est indissociable de la sympathie qu’on ressent immédiatement pour soi-
même, et inversement, l’égoïsme se prolonge toujours par une forme, plus ou moins limitée,
d’altruisme. En cela, Smith montre tout l’écart qui s’est creusé, dans les sociétés
modernes, entre les valeurs morales qu’on promeut et les attitudes effectives qu’on
adopte128, mais aussi, entre les intentions particulières des acteurs et les effets collectifs
de l’action. A tel point qu’on peut dire avec autant de justesse et de pertinence que les
hommes, croyant servir un intérêt supérieur, servent en fait leur intérêt propre, ou
inversement, qu’en croyant servir leur intérêt personnel, ils servent un intérêt supérieur.

128
Jean-Pierre Cléro, « Adam Smith et son « problème » : égoïsme et sympathie » in Alain Caillé et al.,
Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique II, Paris, Flammarion, 2007, p. 92-93.

189
Bentham
L’utilitarisme, le calcul des plaisirs et des peines et le bonheur sous surveillance
Alors qu’Adam Smith a développé le principe humien de sympathie, ce que Jeremy
Bentham (1748-1832) reprend à Hume pour en tirer toutes les conséquences est le principe
de l’utilité. Il est d’ailleurs considéré comme le père de l’utilitarisme, doctrine qui consiste
à définir l’utilité comme le maximum de bonheur pour le plus grand nombre. Par cette
doctrine, Bentham entend réformer les fondements non seulement de la morale, mais aussi
de la politique, du droit et de l’économie, en leur donnant une assise scientifique et
objective.
Le bonheur n’est pas une réalité métaphysique éthérée, un idéal inatteignable, une
exigence réservée à l’élite des sages. Il est entièrement réductible à deux éléments
auxquels se résolvent toutes les autres notions éthico-morales ou juridiques
d’obligation, de devoir, de vertu ou de vice : le plaisir et la douleur (comme c’était le cas
chez Hobbes, déjà). Toutes les passions sur lesquelles les philosophes de la tradition ont
disserté se ramènent à ces deux éléments, le plaisir et la peine ou la souffrance. À partir de la
définition du bonheur comme le maximum de plaisir et le minimum de souffrance,
l’utilité est ce qui contribue au maximum de bonheur pour un maximum de personnes ; la
nocivité étant l’opposé de l’utilité.
On voit déjà que cette définition de l’utilité prend immédiatement en considération la
dimension sociale et collective du bonheur. L’utilité est ainsi un principe moral qui a pour
vocation essentielle de s’appliquer au domaine politique et de constituer le fondement d’un
système de lois. L’Etat est donc un outil indispensable à la promotion de l’utilité sociale
et à la production du bonheur collectif. Un régime politique et un gouvernement sont
donc évalués à l’aune de la quantité de bonheur qu’ils peuvent garantir pour le plus grand
nombre, en faisant, dans le bilan total, la soustraction des peines que ce régime ou ce
gouvernement doit causer (par la contrainte, par les sanctions, par les impôts, etc.) pour
produire cette somme de bonheur collectif. Mais ce bonheur n’a plus rien à voir avec le
bonheur des Anciens ; il est tout à fait découplé de toute notion de vertu morale ou civique,
si ce n’est en réduisant toutes ces notions à des variables empiriques et quantifiables. Il ne
s’agit donc pas pour l’État de veiller au salut de l’âme et au bonheur intime des
personnes, mais de calculer les meilleures conditions physiques et économiques de la vie
collective.

190
En effet, Bentham entend fonder une véritable méthode de calcul des plaisirs et des
douleurs, basée sur une combinaison des paramètres permettant d’objectiver les plaisirs
et les peines pour les rendre commensurables et en faire des entités calculables. Ces
paramètres d’objectivation sont l’intensité, la durée, la certitude, la proximité, le nombre de
personnes concernées, sa fécondité, sa pureté. Calculables, les peines et les douleurs sont
donc aussi monnayables, évaluables en argent. En effet, les échanges marchands de biens
économiques peuvent aussi être traduits en termes d’échanges de plaisir et de douleur. Cette
idée n’est-elle pas consignée dans le sens commun qui donne du prix à quelque chose quand
elle en « vaut la peine » ?
Cette méthode de calcul permettait aussi d’évaluer la gravité de crimes à l’aune de
l’utilité sociale, avec pour corollaire de préconiser la dépénalisation de toute conduite
dont on ne pouvait pas prouver la nocivité publique. C’est ainsi que Bentham s’est
prononcé en faveur de la décriminalisation des rapports homosexuels. En outre, en partant
du fait que la peine ressentie est un élément moteur de l’action humaine, il a repensé le
système pénal et, notamment le système carcéral, en vue de lui faire produire le
maximum d’utilité non seulement pour la société, mais aussi pour les détenus. Il
imagina ainsi les plans d’un établissement carcéral modèle qui devait permettre d’observer
les détenus, quel que soit le lieu où ceux-ci se trouvaient, sans que ces derniers ne puissent
voir leurs surveillants (lesquels étaient eux-mêmes en permanence surveillables et visibles
par n’importe quel citoyen, pour éviter les maltraitances). Le principe est que les détenus se
sentent surveillés en permanence sans l’être nécessairement tout le temps, de sorte
qu’un seul surveillant puisse être suffisant pour assurer la surveillance d’un grand nombre
de détenu, ce qui constitue une efficience économique maximale. La surveillance
constamment ressentie permet aussi de « frapper l’imagination plus que les sens », c’est-à-
dire que les détenus intériorisent le contrôle social qui leur avait fait défaut au moment
de commettre leur crime. Ce dispositif architectural appelé le Panopticon (un mot dérivé
du grec, signifiant : ce qui voit tout) avait donc, d’une certaine façon, pour effet de
restaurer le rôle du « spectateur impartial » dont parlait Smith pour remoraliser les
détenus en vue de les resocialiser.
Le même principe de surveillance est développé au niveau des institutions politiques.
Pour Bentham, le régime démocratique apparaît certes comme le plus convenable pour
promouvoir l’utilité sociale comme bonheur maximal du plus grand nombre, mais à
condition que ceux qui sont élus pour assurer les fonctions et exercer les pouvoirs de

191
l’Etat soient surveillés régulièrement pour ne pas être tentés de détourner leur fonction
pour privilégier leur bonheur personnel au détriment de celui de la collectivité.

192
Chapitre 8 : Kant
Morale de l’autonomie et autonomie de la morale

Les trois Critiques et les trois questions qui définissent l’homme


Emmanuel Kant (1724-1804) est l’un des auteurs les plus importants et les plus
influents de la philosophie moderne, dans tous les domaines-clef de la recherche
philosophique, de la métaphysique à la philosophie de l’histoire, en passant par la théorie de
la connaissance, l’anthropologie philosophique, l’esthétique, et bien sûr, la philosophie
morale, la philosophie du droit et la philosophie politique.
La partie de son œuvre généralement considérée comme la plus originale et la plus
décisive pour la postérité commence assez tard dans sa carrière de professeur à l’Université
de Königsberg (actuelle Kaliningrad, en Russie, à l’époque capitale de la Prusse), soit vers
1781, au moment où paraît la première édition de sa fameuse Critique de la raison pure.
Dans cet œuvre-phare de l’histoire de la philosophie, Kant entreprend de donner à la
métaphysique les fondements rationnels et méthodiques qui devraient lui permettre de
prétendre au statut de science, au même titre que la géométrie à partir d’Euclide ou la
physique à partir de Newton.
Mais si la philosophie veut s’instituer en science, il ne peut plus s’agir pour elle de
manipuler sans précaution des entités conceptuelles très obscures et qui semblent
dépasser le pouvoir de l’entendement humain, comme cela s’est fait si souvent dans la
métaphysique classique antique et médiévale qui construit logiquement des théories à partir
de concepts aussi invérifiables que Dieu, l’âme, la liberté, l’immortalité, etc. Or, dans la
mesure où le contenu de ces concepts est inconnaissable pour la raison humaine, on peut en
dire tout une série des choses, les plus contradictoires les unes avec les autres. Pour Kant,
avant de vouloir parler de ces objets suprasensibles, il faut commencer par établir les
limites et des conditions de possibilité de l’exercice légitime de la raison dans sa faculté
de connaître, c’est-à-dire faire une critique de la raison théorique. Il s’agit donc de tenter de
répondre à la question : « que puis-je savoir ? »
Dans cette première critique, Kant commence par poser que la connaissance humaine
vient de deux conditions de possibilité, deux sources : la pensée qui produit des concepts
et l’intuition sensible qui reçoit des impressions dans le temps et l’espace. Sans l’une et
l’autre de ces deux sources, l’homme ne pourrait pas faire la moindre expérience d’un

193
quelconque objet ni dans le monde extérieur, ni en lui-même et il ne pourrait donc connaître
quoi que ce soit. La pensée donne la forme de la connaissance, l’intuition donne le
contenu de la connaissance. Dès lors, les concepts de la pensée seraient vides s’ils ne
s’appliquaient pas au contenu donné par la sensibilité ; inversement, l’intuition sensible doit
être guidée par la forme des concepts, sinon elle serait aveugle. Kant rejette donc dos à dos
les rationalistes dogmatiques (comme Spinoza) qui réduisent la connaissance aux concepts
intellectuels et les empiristes (comme Locke et Hume) qui réduisent la connaissance aux
impressions sensibles et à ce qu’on peut construire à partir d’elles.
Au-delà de ces disputes d’école en théorie de la connaissance, ce qui est important dans
notre contexte, c’est que cette critique de la raison humaine invite Kant à rejeter ou à mettre
entre parenthèses toute une série de concepts sur lesquels reposaient les morales
classiques ; mais il va le faire d’une tout autre manière et avec de tout autres conséquences
que Spinoza, qui est aussi considéré par Kant comme l’un de ces rationalistes dogmatiques
qui manipulent les concepts sans se préoccuper de leur application possible à la sensibilité.
Ainsi, le concept métaphysique de Dieu échappe aux limites spatio-temporelles
d’une expérience possible pour la connaissance humaine : à ce titre, il est tout aussi
logique et rationnellement acceptable de dire qu’il y a un Dieu qui est cause de soi et
première cause de l’univers, que de dire qu’il est impossible qu’il y ait une telle première
cause. Kant nous condamne à l’agnosticisme sur le plan de la connaissance théorique :
l’existence de Dieu, aussi bien que son inexistence, est indémontrable. Sur ce point, Kant
nous renvoie à la pure croyance qu’il existe ou qu’il n’existe pas. De même, il est tout aussi
raisonnable de dire que l’homme a un libre arbitre, c’est-à-dire une volonté qui est libre
cause de son action, que de dire qu’il est soumis au déterminisme universel. Ces
alternatives sont indécidables car ces entités métaphysiques dépassent les limites de
l’exercice légitime de la connaissance humaine et sont donc dites inconnaissables.
Or, outre la question « que puis-je savoir ? », Kant se pose encore deux autres questions
qui vont constituer ses deux autres critiques : « que dois-je faire », dans la Critique de la
raison pratique, et « que m’est-il permis d’espérer ? », dans la Critique de la faculté de
juger. Ensemble, ces trois questions se résument en une seule pour Kant : « qu’est-ce que
l’homme ? ». Autant dire que les trois critiques forment ensemble tout l’édifice d’une
philosophie dont l’objet est l’humanité.
Mais c’est la deuxième question, « que dois-je faire ? », qui va nous intéresser ici, dans
la mesure où elle est la question directrice de la philosophie morale de Kant. Dans sa
deuxième critique, Kant va donc entreprendre le même travail de fondation des conditions

194
de possibilité et des limites de l’exercice de la raison, mais cette fois, ce n’est plus son
usage théorique qui est visé (la connaissance des objets de l’expérience), mais l’usage
pratique de la raison, l’action dans sa dimension morale.

Rejet de l’eudémonisme et primat du devoir sur le bonheur


Les philosophies morales de l’Antiquité et les éthiques médiévales ont toutes
cherché à répondre à la question « que dois-je faire ? ». Mais le critère qu’elles se sont
donné portait, aux yeux de Kant, au-delà des limites de l’exercice légitime de la raison
pratique. Dans la tradition eudémoniste grecque, les éthiques des philosophes se sont
orientées principalement vers l’idée de bonheur, alors qu’il est très difficile de définir
rationnellement le critère universel du bonheur pour tout homme, en tout lieu et de tout
temps. La définition du bonheur semble en effet très variable et relative aux préférences
subjectives des uns et des autres, mais aussi aux circonstances externes de l’action. Ce qui
peut être tenu pour bon pour l’un, dans un contexte donné, sera mauvais pour l’autre, dans
un autre contexte.
A cet égard, la règle d’or (« ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit
fait »), quoiqu’elle mette en lumière le principe essentiel de la réciprocité, semble tout aussi
biaisée par cette relativité et cette variabilité, puisque quand je fais ce que je voudrais
qu’il me soit fait, je continue à suivre ma propre définition simplement subjective du
bonheur, qui n’est pas nécessairement celle d’autrui. Et quand bien même je suivrais sa
définition du bonheur, je ne respecterais pas nécessairement les exigences de la morale, dans
le cas par exemple où autrui est un pervers dont le bonheur consiste à faire du mal aux
autres. Il manque donc à ces morales un critère objectif de ce qui doit être fait
universellement et inconditionnellement, indépendamment des préférences subjectives
intérieures au sujet moral et des circonstances sociales extérieures qui conditionnent l’action
concrète.
A cause de cette indécidabilité de ce qu’est le bonheur universellement pour l’homme,
Kant situe le critère qu’il recherche non pas dans ce que nous voulons, dans l’objet
présumé de la volonté, le bien suprême qui est censé être la fin recherchée par tout homme,
mais dans la façon dont nous voulons ce que nous voulons, dans la qualité de la volonté
elle-même comme bonne volonté. En effet, dit-il, « il n’est rien qui puisse sans restriction
être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté »129. Pour le dire en termes

129
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1997, trad. Victor Delbos, p. 55.

195
techniques, ce n’est plus le contenu ou la matière de la volonté qui compte, c’est sa
forme, en tant que volonté bonne par son intention. Certes, comme pour la connaissance
théorique, il n’y a pas de forme sans contenu, et inversement, pas de contenu sans forme.
Mais c’est bien la forme de la volonté qui est primordiale pour donner le critère de
l’objectivité de la morale. Or, la forme de la volonté, pour Kant, c’est la loi morale,
l’obligation ou le devoir. Tel est le critère objectif recherché pour fonder scientifiquement
une morale dans les limites de la raison : le devoir et non plus le bonheur.
On l’a vu, les morales chrétiennes de l’intention avaient sans doute déjà vu juste en
conditionnant la moralité à la bonne volonté ; mais elles ne sont pas arrivées à se donner
ce critère objectif capable de tester la qualité des intentions. En effet, comme nous en
faisons régulièrement l’expérience, derrière nos premières intentions d’agir, se cachent
« Dieu sait quelles intentions », plus ou moins cachées à notre propre regard, qui constituent
en fait le vrai mobile de notre action et ne sont pas aussi droites que les intentions qu’on
veut bien prendre en considération dans notre examen de conscience. En outre, ces éthiques
chrétiennes de l’intention sont conditionnées par des commandements divins qui, par
leur origine, dépassent les limites de la connaissance humaine, et ne peuvent donc fonder
rationnellement une morale universelle. Comment savoir par moi-même, par l’usage de ma
raison humaine, que mon intention est vraiment morale, que ma volonté est vraiment
bonne ?

Volonté bonne et impératif catégorique


Puisque la forme de la volonté, c’est la loi morale ou le devoir, une intention droite ou
une volonté bonne est déterminée uniquement par le devoir et par rien d’autre en
dehors, ni l’espoir du bonheur, ni un commandement divin, ni une convention sociale, ni la
peur d’une sanction pénale. La volonté est bonne dans la mesure où elle est pure, c’est-à-
dire déterminée purement par le devoir. Mais comment savoir que la volonté est déterminée
purement par le devoir et non pas par des motivations égoïstes ou par d’autres types
d’intérêts non moraux, plus ou moins cachés ?
Kant imagine pour cela un test que chacun peut réaliser pour soi comme une expérience
de pensée qui n’exige pas d’avoir une compétence particulière ni une connaissance très
étendue. Dans chacun de nos actes, nous suivons des règles d’action qu’on peut appeler des
maximes, des sortes de conseils ou de prescriptions qu’on se donne à soi-même. Le plus
souvent, ces maximes sont conditionnées par un objectif qu’on se donne, plus ou moins
explicitement : « si tu veux réussir dans la vie, il faut travailler dur », « si tu veux qu’on te

196
fasse confiance, il faut être fiable », « si tu veux te faire craindre, il faut être sans pitié », « si
tu veux sauver ton âme lors du jugement dernier, il faut faire le bien », etc.
Ces maximes sont dites « hypothétiques » par Kant, car l’impératif ou le devoir
qu’elles contiennent (« il faut… ») est conditionné par une hypothèse qui sert d’option de
départ et donc par un contenu particulier de la volonté (« si tu veux telle ou telle chose »). Si
l’hypothèse ou la condition de départ ne vaut plus parce que l’objet n’est plus désiré ou
voulu, alors l’impératif tombe lui aussi. Tant que ces maximes ont une telle forme
hypothétique (« si tu veux…, alors il faut »), leur impératif ou leur devoir est
hypothétique ou conditionné, et dès lors, la volonté n’est pas purement déterminée par la
forme de la volonté, c’est-à-dire par le devoir, mais d’abord par le contenu de la volonté,
c’est-à-dire par l’option préférentielle ou l’intérêt de départ. Même si, en suivant par
exemple la deuxième maxime citée ci-dessus, on est fiable toute sa vie, on n’agit pas dans
ce cas par devoir, car on cherche avant tout à tirer avantage de la confiance qu’on inspire ;
la volonté n’est donc pas pure, mais conditionnée par l’objet ou le contenu d’un désir qui
n’est pas moral en soi, quoiqu’il ne soit pas nécessairement immoral. Quant à la dernière
maxime évoquée : « si tu veux sauver ton âme au jugement dernier, il faut faire le bien »,
elle n’a plus de valeur si je perds la foi en un Dieu pensé comme Juge suprême des âmes
immortelles. Elle est donc, elle aussi, conditionnée et n’est pas purement morale.
Le test imaginé par Kant consiste alors à mettre nos maximes d’action au crible
d’une formule qu’il appelle « l’impératif catégorique », c’est-à-dire un impératif qui
n’est pas conditionné par autre chose, mais qui est valable inconditionnellement, en toutes
circonstances, quelles que soient nos préférences ou nos options de départ. Cette formule
s’énonce ainsi : « Agis selon la maxime qui peut en même temps s’ériger en loi
universelle »130. Le test de la volonté bonne est un test d’universalisation de la maxime
de nos actions : si je peux imaginer que tous les hommes suivent la même maxime que moi
et que cette universalisation de ma maxime est possible sans impliquer une auto-
contradiction ou des incompatibilités, alors ma volonté est bonne. La non-contradiction du
test montre que la volonté est en accord avec elle-même.
Par exemple, ma maxime d’action est celle-ci : « mens chaque fois que c’est utile pour
toi ». En universalisant cette maxime, je m’aperçois que si tout le monde fait comme moi, je
ne peux plus moi-même faire confiance aux autres et je ne pourrai même plus tirer avantage
de mes propres mensonges. La maxime n’est donc pas universalisable et ma volonté n’est

130
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 115.

197
manifestement pas guidée par le devoir. Je ne peux donc pas vouloir une telle
universalisation, car ma volonté se contredit elle-même. Toutes les variétés de maximes
stratégiques qui instrumentalisent la confiance sociale seront donc rejetées, au même titre
que les maximes qui dépendent d’une condition extérieure au devoir pur, comme le
sentiment qu’on porte à une personne, la peur de subir un préjudice, l’espoir de gagner une
réputation honorable, etc. Toutes ses préoccupations sont certes compréhensibles et n’ont
peut-être rien de mal en soi, mais elles ne peuvent fonder la morale, pour Kant.

Loi morale, autonomie de la volonté et liberté humaine


La morale kantienne repose donc tout entière, non pas sur une définition du bonheur, ni
sur un ensemble de règles morales précises données à l’avance, mais uniquement sur un test
d’universalisation opéré par la formule de l’impératif catégorique. Avec l’impératif
catégorique, la volonté peut tester si elle est bonne, c’est-à-dire déterminée uniquement
par le devoir ou la loi morale. Or, nous l’avons vu, pour Kant, la loi morale est la forme de
la volonté bonne. Cette idée à première vue étrange signifie que, quel que soit le contenu ou
l’objet de la volonté, ce qui importe, pour qu’elle soit une volonté bonne, c’est qu’elle ne se
contredise pas elle-même. La loi morale n’est rien d’autre que la non-contradiction ou
l’accord de la volonté avec elle-même, indépendamment du contenu de cette volonté.
Aussi, en étant déterminée purement par le devoir ou la loi morale et par rien d’autre en
dehors, la volonté est en fait déterminée par elle-même, puisque la loi n’est rien d’autre
que sa propre forme. Quand elle agit suivant la loi morale, la volonté se donne sa propre
loi, elle se détermine elle-même et n’est pas déterminée par des causes externes physiques,
psychologiques, sociologiques, politiques, religieuses, etc. L’impératif catégorique fonde
donc la possibilité pour la volonté de se déterminer par sa propre loi, c’est-à-dire
d’être autonome.
On a vu plus haut que, dans la critique de l’usage théorique de la raison, Kant
considérait qu’il n’était pas possible de prouver que l’homme peut être libre (pas plus que de
prouver le contraire). On voit maintenant que, dans l’usage pratique de la raison, le
devoir ou la loi morale témoigne de la possibilité pour la volonté d’être autonome.
L’autonomie de la volonté est la manière dont Kant fonde pratiquement une liberté qu’on ne
peut connaître théoriquement. Ainsi, s’il y a une liberté humaine, c’est dans la loi morale
qu’elle trouve sa manifestation. La morale kantienne est donc une morale de l’autonomie
qui fonde en même temps l’autonomie de la morale, puisque, reposant uniquement sur

198
l’autonomie de la volonté, la morale ne dépend d’aucune des normes qui sont extérieures à
elle, qu’elles soient des normes religieuses, politiques ou sociales.

La morale du respect et l’humanité comme fin en soi


Faut-il en conclure que Kant exclue toute forme de sentiment du domaine moral ?
Si les mobiles « pathologiques », c’est-à-dire les motivations tirées des passions
sensibles, des intérêts matériels, des émotions irrationnelles ou des tendances égoïstes ne
peuvent intervenir dans une volonté bonne qui se conforme purement au devoir moral, il
existe un sentiment auquel Kant reconnaît une fonction et une valeur morales : le
sentiment du respect. En effet, le respect, dans la mesure où il porte sur la loi morale ou sur
l’humanité de l’homme, n’est pas un sentiment subi passivement (un sentiment
« pathologique », dans le vocabulaire de Kant), mais il est spontanément produit par un
concept de la raison. Le respect que j’ai pour la loi morale, c’est la conscience que
l’obéissance de ma volonté à cette loi est indépendante de tout mobile extérieur, de
toute inclination sensible et de tout autre sentiment, notamment le sentiment de l’amour-
propre. Le respect est donc, d’une part la conscience de la majesté de la loi morale, et à
cet égard il humilie mon amour-propre qui perd son statut de maître de mes actions ; mais,
d’autre part, il est la conscience de ma propre dignité d’humain en tant qu’être
raisonnable capable d’autonomie, capable de se déterminer par la loi morale qui est en lui.
Le respect est donc le sentiment de l’autonomie de la volonté ; et quand il porte sur
l’humanité, quand on respecte un homme, ce qu’on respecte en vérité c’est la loi morale
qui est en lui et dont il se montre digne en agissant de manière autonome.
Les hommes sont dignes de respect dans la mesure où ils sont des sujets de la loi
morale, au double sens de sujet d’un souverain (rapport d’obéissance à la loi) et de sujet
d’une action (rapport d’autonomie de la volonté). À cet égard, de même que la loi doit être
observée universellement et inconditionnellement, de même l’humanité qui est porteuse de
cette loi en elle doit être universellement et inconditionnellement respectée. L’homme ne
peut jamais être utilisé simplement comme un objet ou comme un instrument d’une autre
fin, car l’homme est capable de se donner sa propre loi et, en tant qu’autonome, il est aussi
sa propre fin. L’homme, en tant que sujet moral porteur de la loi est une fin en soi et
doit être respecté comme tel.
Kant en tire une deuxième formulation de l’impératif catégorique qui permet aussi
de tester la moralité des maximes ou la pureté de la volonté morale, mais cette fois-ci, non
pas par le test de l’universalisation de la maxime, mais en veillant à ne jamais

199
instrumentaliser l’humanité, à ne jamais faire de l’homme un simple moyen qu’on utilise
pour une autre fin que la fin morale, car ce serait nier sa dignité humaine qui réside dans sa
capacité à se donner sa propre loi, dans l’autonomie de sa volonté. L’impératif se formule
donc ainsi : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais
simplement comme un moyen »131.
On peut noter, dans cette deuxième formulation très remarquable, deux éléments neufs
par rapport à la première formulation. D’une part, Kant admet très bien qu’on puisse prendre
un homme en partie comme un moyen de nos fins ; c’est en effet, un ressort essentiel de la
vie sociale qu’on puisse se servir les uns des autres dans nos diverses entreprises et cela ne
pourrait pas être considéré comme immoral. Ce qui va à l’encontre de la loi morale, c’est
de réduire l’homme à ce statut de simple moyen, en lui déniant la valeur d’être une fin en
soi et la capacité d’autonomie. C’est ainsi qu’il faut comprendre la formule : « …toujours en
même temps…, jamais simplement ». D’autre part, Kant précise qu’il s’agit de l’humanité
« aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre ». Il est en effet possible
de se traiter soi-même comme un pur moyen d’une fin, ce qui nous rend indignes de la
loi morale en nous, chaque fois qu’on agit de manière à s’asservir à des passions ou à des
« maîtres », quels qu’ils soient, qui nous font perdre notre autonomie, notre capacité à se
conformer à la loi morale, bref qui nous font perdre notre dignité d’homme.

>> Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1997, trad.
Victor Delbos, p. 102-105.

Bonheur, souverain bien et postulats de la raison pratique


Mais agir moralement nous assure-t-il d’être heureux ?
A cette question, Kant répond sans hésitation par la négative. Autant il est certain que le
bonheur n’est pas la condition de la moralité, mais doit être soumis au devoir, autant il ne
peut être garanti qu’agir moralement nous mène inévitablement au bonheur. A
l’encontre de l’eudémonisme platonicien, Kant insiste sur le fait empirique incontestable que
la moralité n’implique pas nécessairement le bonheur, si ce n’est très partiellement, par
la satisfaction d’être en accord avec soi-même (que Platon considérait d’ailleurs, nous
l’avons vu, comme la forme suprême du bonheur, comme harmonie de l’âme).

131
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p. 105.

200
Faut-il en conclure que le bonheur n’est pas un problème moral pour Kant ?
Il est vrai que la morale kantienne ne doit jamais être prise comme une doctrine du
bonheur ; elle n’enseigne pas comment devenir heureux, mais tout au plus, comme se
rendre moralement digne d’être heureux. Mais, pour autant, le bonheur est bien un
problème moral pour Kant, au sens précisément où ce problème n’a pas été résolu et que la
vertu morale ou le devoir ne peuvent prétendre s’identifier au bonheur dans sa totalité. Pour
Kant, le bonheur est un élément constitutif du souverain Bien, comme l’est le devoir ;
mais contrairement au devoir ou à la volonté bonne, le bonheur n’est pas
inconditionnellement bon, mais il ne l’est qu’à la condition d’être proportionné à la vertu,
c’est-à-dire d’être moralement mérité. Il est donc suprêmement bon qu’une personne
pleinement vertueuse soit pleinement heureuse. Mais une telle connexion est loin d’être
vérifiée dans les faits, car l’un n’implique pas nécessairement l’autre.
Selon la définition qu’en donne Kant, le bonheur d’une personne consiste en ceci que
tout dans le monde soit conforme à son désir ou à sa volonté ; le bonheur parfait ou la
béatitude d’une personne repose donc sur un accord complet entre la volonté interne
de la personne et la nature extérieure à lui 132. L’expérience montre que la recherche du
bonheur apparaît comme un besoin pour l’homme. Si le devoir doit toujours primer sur ce
besoin de bonheur, la réalisation de l’accord entre la volonté bonne d’une personne et le
bonheur de cette personne peut être elle-même considérée comme un devoir de second
ordre, un devoir lié au besoin de bonheur qu’éprouvent les hommes. Or, un tel accord
ne dépend pas des forces limitées de l’individu fini qu’est l’homme ; s’il devait exister un
être qui soit garant d’une tel accord, ce serait un être supérieur dont la causalité sur la
nature soit non seulement illimitée, mais aussi soit conforme à l’intention morale, bref,
il faudrait supposer un Dieu, dont on n’a vu qu’on ne pouvait pas le connaître ni en affirmer
théoriquement l’existence.
Il faut donc postuler l’existence de ce Dieu, puisqu’il est la condition de possibilité
d’un accord entre la volonté bonne et le bonheur, c’est-à-dire qu’il est la condition de
possibilité du souverain bien. Ce postulat n’est pas une affirmation théorique, car en termes
de connaissance théorique, nous sommes condamnés à l’agnosticisme, mais c’est une
hypothèse nécessaire pour des raisons morales ou, comme le dit Kant, un postulat de la
raison pratique. À cet égard, ce n’est pas la morale qui repose sur la religion, mais c’est au
contraire une certaine religion – pensée comme une croyance rationnelle en un Dieu qui

132
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Paris, Gallimard, 1999, trad. Ferdinand Alquié, p. 170.

201
rend possible l’accord entre bonheur et vertu – qui est fondée sur la morale et qui en
constitue le prolongement.
C’est par le même raisonnement que Kant réintroduit la liberté humaine. Alors qu’il
avait montré qu’elle était tout aussi indémontrable théoriquement que l’existence de Dieu, la
liberté apparaît maintenant comme une supposition nécessaire de la morale (un postulat de
la raison pratique), puisque la loi morale repose sur l’autonomie de la volonté et que
celle-ci signifie la capacité de la bonne volonté à être législatrice, à se donner ses propres
lois et à être une cause libre et première d’une série d’effets. C’est sur cette puissance
postulée de liberté de l’homme que repose la possibilité de contribuer à réaliser
progressivement le souverain bien par son action morale. Kant y ajoute le postulat de
l’immortalité de l’âme, car cette immortalité rend possible le perfectionnement infini de
la vertu, c’est-à-dire la culture progressive de la volonté comme volonté purement bonne,
voulant purement la loi morale pour la loi morale, en toute occasion, ce qui constitue une
forme de sainteté qui ne peut être atteinte pour une personne mortelle ici-bas. Dieu, la
liberté et l’immortalité sont ainsi les trois postulats de la raison pratique, les trois
hypothèses nécessaires de la morale, les trois articles de cette foi rationnelle qui est le
prolongement de la philosophie morale de Kant.

Le légalisme kantien, de la morale au droit : l’interdiction absolue du mensonge


La réflexion philosophique de Kant sur les principes fondamentaux de la morale
(l’autonomie de la volonté, le devoir, l’impératif catégorique) a également structuré sa
pensée du droit et, par conséquent, de la politique. Il y développe le même
universalisme (recherche des conditions de possibilité universelles des normes), le même
formalisme (primat de la forme d’une norme sur son contenu) et le même légalisme (primat
de la loi et de l’obligation sur la finalité et le bonheur). Par ailleurs, tout le système complet
de la philosophie pratique, de la morale à la politique, en passant par le droit,
l’anthropologie ou l’histoire, repose sur un seul principe fondamental : la liberté, laquelle
peut se manifester diversement selon les disciplines qui la mobilisent, mais qui, chez Kant,
est toujours entendue comme autonomie de la volonté.
On retrouve ainsi, dans sa philosophie du droit, le même style de raisonnements que
ceux qui ont présidé à la philosophie morale. La définition du concept de droit est ainsi
très similaire formellement à la première formule de l’impératif catégorique. Le droit, dit
Kant, est « le concept de l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre de l’un peut être
accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi de liberté ». Ou encore : est juste selon

202
le droit, toute action « dont la maxime peut laisser coexister la liberté de l’arbitre de
chacun avec la liberté de tout le monde d’après une loi universelle »133. Dans la morale
comme dans le droit, c’est l’universalisation de la maxime d’action qui est garante de la
compatibilité ou de la coexistence des libertés.
Cependant, le droit se distingue radicalement de la morale par son champ
d’application et on ne peut pas dire que le droit dérive de la morale, pour Kant. En effet, on
l’a vu, la morale concerne l’autonomie de la volonté dans son aspect interne, dans la
capacité qu’a chaque individu de se donner ses propres lois, de se déterminer intérieurement
à agir en vue de fins morales et conformément au devoir. Au contraire, le droit ne concerne
et ne peut concerner que l’action dans son versant extérieur, dans la capacité qu’a ma
liberté d’avoir des effets par mes actions sur d’autres individus hors de moi, d’entrer dans
leur sphère d’action, d’avoir éventuellement un impact physique sur eux. Le respect du
droit, pris dans cette acception comme loi de coexistence des libertés dans leurs expressions
extérieures et leurs déterminations réciproques, ne suppose pas du tout le respect du
devoir au sens moral de l’autodétermination interne de la volonté.
C’est pourquoi, ni la validité, ni l’effectivité du droit en société ne dépendent de la
moralité des individus. Aussi, il est possible d’envisager que le droit puisse être
extérieurement respecté dans une société d’individus immoraux intérieurement.
L’immoralité n’implique pas l’illégalité et le champ des interdits juridiques est donc plus
étroit que le champ des interdits moraux : on peut imaginer une série d’actes immoraux qui
ne peuvent être punis selon le droit. Cela se manifeste également par le fait que le droit
dispose d’un instrument dont la morale ne peut pas se doter : la contrainte physique.
Une injustice, au sens juridique du terme, est une action d’un individu qui a pour effet de
faire extérieurement obstacle à la liberté d’un ou de plusieurs autres individus qui, eux,
respectent le droit. Pour faire respecter le droit et rétablir la justice, il faut donc faire
obstacle à cette injustice qui est un obstacle à la liberté. Cet obstacle est une contrainte
qui est juste et juridiquement légitime, car elle restitue les conditions légales d’exercice du
libre arbitre des hommes.
Or, ce droit de contrainte, qui est exercé par l’Etat, ne peut avoir d’efficace que par des
moyens de coercition qui sont, en dernière instance, physiques. Ils ne peuvent être
efficaces que sur les corps des hommes, pas sur leur for intérieur, sur leur volonté ou sur
leurs pensées. L’Etat ne peut donc pas punir un homme qui se ment à lui-même ou qui n’agit

133
Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, trad.
Joëlle et Olivier Masson, p. 479.

203
pas selon l’impératif catégorique moral, tant que son action ne perturbe pas les conditions
externes de l’exercice de la liberté en société.
Pourtant, Kant va se montrer aussi rigoriste dans le domaine du droit que dans le
domaine de la morale, quand il s’agira l’obligation juridique de dire la vérité. Il
développe ainsi tout une critique contre le philosophe français Benjamin Constant qui avait
défendu l’idée d’un droit de mentir par humanité. En effet, disait Constant, dire la
vérité est un devoir, mais comme tout devoir il n’est que l’envers d’un droit ; si le droit
tombe, le devoir correspondant tombe également. Dès lors, dire la vérité n’est un devoir
qu’envers ceux qui ont droit à entendre la vérité, c’est-à-dire ceux qui ne veulent pas
l’utiliser à des fins immorales ou pour nuire à autrui.
Contre cet argument, Kant maintient d’abord que l’expression « avoir droit à la
vérité » n’a aucun sens, car la vérité n’est pas une chose sur laquelle on pourrait avoir un
droit subjectif (que je pourrais m’approprier comme « ma » vérité). Il montre ensuite que le
fait de dire la vérité, la véracité, est un devoir qu’on ne doit pas à tel ou tel, mais que
c’est un devoir à l’égard de l’humanité en général, car tous les droits qui sont fondés sur
des contrats rendent possible la vie des hommes en société ; or, tous ces droits reposent sur
la confiance mutuelle. Le mensonge est un coup porté à cette confiance et nuit directement
à l’humanité en général, quoiqu’il ne nuise peut-être à personne en particulier et même si ce
mensonge peut permettre d’empêcher autrui de commettre une injustice 134 . Il est donc
absolument interdit, en morale comme en droit, de mentir et il ne peut y avoir de droit
de mentir par humanité, quelle que soit la menace pesant sur soi ou sur autrui.

>> Emmanuel Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres
philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, trad. L. Ferry, p. 432-441.

Les conflits entre politique et morale et l’arbitrage du principe juridique de publicité


Pourtant, ce rigorisme de Kant dans les domaines de la morale et du droit ne peut que se
heurter aux réalités cyniques, brutales et violentes des relations politiques, à l’époque
du philosophe allemand comme à la nôtre. Kant connaissait bien cette réalité politique et
était tout à fait lucide à ce propos. Il sait mieux que tout autre que la morale qu’il fonde
rationnellement n’est pas celle qui guide l’action des dirigeants des différents États

134
Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, trad. Luc
Ferry, p. 435-441.

204
européens, aussi bien dans le domaine interne de leurs relations avec les citoyens ou les
sujets de l’État, que dans les relations avec les autres États. La maxime des hommes
politiques dit généralement : « soyez prudents comme des serpents », alors que la
morale prescrit d’être « simple [ou pur] comme des colombes ». On ne peut trouver
maximes d’action plus opposées l’une à l’autre : la politique apparaissant le plus souvent
comme une combinaison de ruse et de force, alors que la morale repose uniquement sur le
devoir. Faut-il en conclure que la morale ne peut et ne pourra jamais être conciliée avec la
politique ? Cela signifie-t-il que la morale sera toujours impuissante à imposer ses principes
dans le domaine politique ?
Pour Kant, si le conflit entre morale et politique est de facto indéniable, il n’a rien
de nécessaire ou d’inéluctable de jure. Au contraire, du point de vue de la raison, les
principes et les fins de la morale, du droit et de la politique doivent converger, puisqu’ils
reposent tous sur la liberté comme autonomie de la volonté. Mais cette convergence ne peut
être imposée d’un coup ; elle exige un long travail de l’histoire sur les mentalités, mais
aussi sur les institutions juridiques et politiques qui encadrent les relations entre l’État et
les individus, ainsi qu’entre les États au niveau international. Après avoir affirmé que la
morale et la politique ne s’opposent pas dans leurs principes rationnels et peuvent se
rejoindre dans un horizon futur, Kant doit montrer quelles sont les conditions pour que
cette réunion devienne effectivement réelle.
Kant commence par attirer l’attention sur la conception anthropologique (l’image de
l’homme) négative dont se servent les dirigeants pour justifier leur politique contraire aux
principes de la morale et du droit. Partant de l’idée que les hommes sont mauvais et ne
peuvent être disciplinés que par la contrainte physique et la menace de cette contrainte,
les gouvernements justifient leur despotisme, mais aussi l’absence de principe juridique et
moral qui caractérise leur action envers les autres États. Leur seule base de justification est
tirée d’une prétendue observation de l’expérience et non de vrais principes rationnels. Selon
une telle façon de pensée, l’idée même de « devoir » devrait être abandonnée, puisqu’elle
exigerait quelque chose que la nature humaine n’est pas capable de faire, comme
l’expérience est censée nous le montrer avec évidence.
Il s’agit ensuite de mettre au jour les multiples instrumentalisations politiques de la
morale et du droit. Kant distingue à cet égard deux figures typiques : d’un côté, « le
politique morale » qui cherche à conformer son action et les institutions politiques aux
principes rationnels du droit naturel, sinon de la morale ; d’un autre côté, « le moraliste
politique » qui fait croire qu’il suit des principes moraux, mais qui ne fait, en fait, que

205
justifier le pouvoir en se servant de notions morales creuses. Il faut démasquer
publiquement le discours hypocrite et inconséquent du second pour donner une chance
au premier de mener son entreprise de réforme morale des institutions politiques. Cette
réforme ne peut, certes, se faire trop brusquement, et certainement pas par une
révolution faite au nom de la morale, car pour Kant, la révolution fait courir le risque de
remplacer une constitution imparfaite par une anarchie généralisée qui est le règne de
l’injustice. Mais il peut y avoir une réforme morale de la politique qui s’inscrit dans la
longue durée et repose sur une éducation collective du peuple et des gouvernants à l’idée du
droit.
C’est là qu’entre en jeu le principe de la publicité, c’est-à-dire le principe d’un espace
public où les actes et les discours doivent être vus et entendus de tous, dans la transparence.
Ce principe de publicité est, pour Kant, la condition d’une politique qui respecte le droit,
car elle oblige les responsables politiques à tenir un discours qui peut être considéré comme
acceptable par un public bien éclairé, mais aussi à conformer leurs actes à ce discours. La
publicité a alors pour effet, plus ou moins direct, de causer la ruine, ou au moins d’entraver
le travail de sape du moraliste politique dont l’hypocrisie ne tarde pas à être démasquée,
mais aussi du cynique qui ne peut tenir un discours injuste ou contraire au droit sans
susciter le scandale et la désapprobation du public. Ainsi, Kant propose de formuler la
maxime propre au principe de publicité, à mi-chemin entre l’impératif moral et la définition
du droit : « Toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible
de publicité sont injustes »135.
Aussi, à l’encontre du pessimisme anthropologique qui forme l’idéologie des dirigeants
politiques cyniques, Kant considère que le sens du devoir et du droit ne peut être extirpé
complètement de la conscience de l’homme. Ce sens moral est d’ailleurs consolidé par
l’obéissance des citoyens aux lois de l’État qui, quoiqu’elles puissent être partiellement
injustes dans leur contenu, imposent par leur forme impérative une limitation des penchants
illégitimes des hommes et suscite une première forme de respect pour la loi, certes un
respect par peur de la sanction, mais qui ouvre la possibilité d’un respect par devoir.
La conciliation entre ces principes juridiques et moraux, d’une part, et les réalités
politiques, d’autre part, requiert ainsi, outre la stabilité d’institutions politiques basées sur la
contrainte légale, l’effet prolongé de la publicité sur la conscience des peuples, favorisant les
« politiques moraux », au détriment des « moralistes politiques ». Ainsi, par exemple, le

Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, trad. H.
135

Wismann, p. 377.

206
principe selon lequel un peuple ne peut se constituer en État que d’après les idées du
droit de liberté et d’égalité, ce principe d’organisation républicaine de l’État est un
principe rationnel du droit qui peut être reconnu comme tel par tout homme. Dès lors qu’il
est présenté au public, un tel principe ne peut plus être renversé par les arguments
spécieux des « moralistes politiques ». La publication de cette idée rend possible un
apprentissage des principes du droit par le corps social. Par l’effet pédagogique du principe
de publicité se prolongeant dans l’histoire, la conciliation de la politique et de la morale
devient très progressivement possible, sachant que c’est la politique qui doit s’adapter aux
exigences de la morale et du droit, et non l’inverse, car on n’arrivera jamais à honorer
durablement le droit et le devoir par la simple ruse et l’habilité.

>> Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques III, Paris,
Gallimard, 1986, trad. H. Wismann, p. 364-376.

Critique de la démocratie des Anciens et républicanisme cosmopolitique


S’il met le concept d’autonomie de la volonté au centre de sa philosophie pratique, dans
ses implications morales, juridiques et politiques, Kant ne défend pas pour autant un
principe d’autonomie démocratique au sens athénien du terme. S’inscrivant dans une
tradition de libéralisme politique, il s’oppose à l’idée d’une démocratie directe où chaque
citoyen aurait le droit et l’obligation de participer en personne aux affaires de l’État. Comme
John Locke ou Benjamin Constant, il prend acte de la mutation du concept de liberté chez
les Modernes, par rapport aux Anciens, et considère qu’une démocratie telle qu’il imagine
être celle d’Athènes au Vème siècle doit nécessairement tomber dans le despotisme, car
elle ne respecte pas le principe fondamental d’une république.
Kant fait valoir ici une distinction importante entre démocratie (au sens ancien) et
république. Pour lui, comme pour Aristote, la question primordiale n’est pas « qui
dirige ? » ou « combien sont les dirigeants ? » (un seul dans la monarchie, quelques uns dans
l’aristocratie ou tous dans la démocratie) mais « comment doit-on diriger ? » Et comme
Aristote, Kant oppose les régimes despotiques où la volonté particulière s’impose sur la
volonté générale aux régimes républicains où c’est la volonté générale qui s’impose. Or, si
pour Kant la république est, en principe, compatible avec la monarchie (comme en atteste le
règne de Frédéric II de Prusse, par exemple) ou avec l’aristocratie, elle n’est pas compatible
avec la démocratie, telle qu’on l’entendait le plus souvent à son époque.

207
En effet, la démocratie directe, dans sa forme extrême, où tous gouvernent tous, aboutit
logiquement à la tyrannie de la majorité, du fait que c’est le même qui fait les lois et qui
les exécute. Au contraire, une république au sens de Kant est la constitution dont les
« principes sont compatibles avec 1° la liberté qui convient à tous les membres d’une
société, en qualité d’hommes, 2° avec la soumission de tous à une législation commune,
comme sujets et enfin 3° avec le droit d’égalité, qu’ils ont tous, comme membres de
l’État » 136 . En outre, une république est un régime politique fondé sur un ordre
constitutionnel où la séparation des pouvoirs législatif et exécutif permet aux pouvoirs de
se limiter les uns par les autres et d’être limités par le droit – le droit étant lui-même, pour
Kant, la forme de la limitation réciproque des libertés des sujets de droit dans leur exercice
public. Une république, qu’elle soit monarchique, repose nécessairement pour Kant sur un
principe de représentation qui permet de faire en sorte que ce soit bien le corps politique
tout entier, le peuple, qui soit représenté par un gouvernement qui agit en serviteur de la
volonté générale. Au contraire, dans la démocratie – au sen direct du terme – cette
représentation est impossible puisque chacun veut y être le maître de tous, les mêmes
individus pouvant y être en même temps législateurs, exécuteurs des lois qu’ils ont prises et
juges de leur application. La démocratie directe est un régime où la volonté générale est
comme privatisée et accaparée par la volonté particulière des individus qui prétendent tous
incarner le souverain.
Ce que Kant entend par république, c’est en fait ce que nous comprenons sous le
concept d’État de droit (cf. Chapitre introductif, point 2), lequel n’est logiquement pas
incompatible avec une démocratie représentative où les élus, sans mandat impératif,
représentent les électeurs et sont de jure porteurs de la volonté générale du corps politique,
tout en respectant le principe de séparation des pouvoirs, de contrôle et de limitation des
pouvoirs les uns par les autres, mais surtout par le droit et par le public.
C’est ce principe d’une république qui, aux yeux de Kant, est voué à construire la paix
au niveau mondial, car les républiques, où les individus sont des citoyens et non de simples
sujets, sont, dit-il, réticentes à entrer en guerre (surtout les unes avec les autres), alors
qu’un despote ne se soucie pas de sacrifier ses sujets à ses propres intérêts matériels. Le
chemin vers une paix perpétuelle passe donc par une alliance durable, une fédération de
libres républiques, qui ne renoncent pas à leur souveraineté, mais se reconnaissent
réciproquement comme également soumises, à l’interne, au même principe de la république

136
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, op.cit., p. 342.

208
et, à l’externe, aux mêmes principes du droit entre les peuples ou droit international. Pour
certains auteurs contemporains, cette fédération de républiques libres trouve une de ses
approximations les plus développées (quoique encore de manière très imparfaite) dans
l’intégration européenne, dont l’histoire est d’ailleurs concomitante avec l’une des plus
longues périodes de paix de l’histoire en Europe occidentale.

Excursus : L’éthique de la discussion comme actualisation de la morale kantienne


La philosophie pratique de Kant a eu une très grande postérité et continue d’être
mobilisée comme modèle pour penser certains enjeux contemporains, comme la justice
politique, chez John Rawls, ou le modèle d’intégration cosmopolitique de l’Union
européenne, chez Jean-Marc Ferry. Parmi les nombreuses tentatives d’actualiser la morale
kantienne, nous retiendrons ici l’une des plus marquantes et originales au vingtième siècle,
l’éthique de la discussion (Diskursethik) théorisée par deux philosophes allemands : Jürgen
Habermas et Kar-Otto Apel. Il s’agit de reprendre le principe de l’impératif catégorique de
Kant en le transformant pour le fonder sur l’activité de communication ou l’acte de discuter
et d’argumenter.
Habermas et Apel entreprennent en effet de reprendre sur de nouvelles bases les quatre
traits fondamentaux de l’éthique kantienne en tant que doctrine déontologique, cognitiviste,
formaliste et universaliste137. À l’instar de l’éthique kantienne, l’éthique de la discussion ne
porte que sur les problèmes de « l’agir juste ou équitable » et non sur la détermination
téléologique de la « vie bonne ». Sa perspective déontologique se concentre ainsi sur le
caractère prescriptif de « commandements ou de normes d’action »138. Son cognitivisme ou
son intellectualisme moral consiste à concevoir « la justesse normative comme une
prétention à la validité analogue à la vérité » 139 , c’est-à-dire que, dans une tradition
platonicienne, l’éthique de la discussion est cognitiviste en ce sens qu’elle considère que les
questions morales du juste et de l’injuste peuvent être l’objet d’un jugement de connaissance
et être traitées rationnellement, au même titre que celles qui portent sur le vrai et le faux140.
Enfin, si cette éthique peut élever une prétention à l’universalité en tant qu’éthique post-
conventionnelle des principes, c’est d’abord parce qu’elle fait abstraction des normes
substantielles – c’est-à-dire déterminées par leur contenu – ou relatives à des situations

137
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992, p. 16. Apel, Karl-
Otto, « L’éthique de la discussion: sa portée, ses limites », trad. Ch. Bouchindhomme, in Encyclopédie
philosophique universelle. Vol. l, L‘univers philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 154-164, p. 154, 155.
138
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, op.cit., p. 17.
139
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, op.cit., p. 17.
140
Apel, Karl-Otto, « L’éthique de la discussion: sa portée… », op.cit., p. 154.

209
particulières et qu’elle repose tout entière sur une procédure formelle qui joue, à l’instar de
l’impératif catégorique chez Kant, le rôle d’un « principe de justification qui permet de
déclarer valides des normes d’action universalisables ». Pour l’éthique de la discussion, ce
principe, contrairement au test kantien, n’est pas solipsiste ou monologique141, mais consiste
à renvoyer la justification des normes substantielles à des discussions pratiques entre
personnes concernées, lesquelles discussions fondent un « mécanisme de médiation » entre
le principe formel et les normes substantielles142.
L’éthique de la discussion propose ainsi une version dialogique, intersubjectiviste et
linguistiquement fondée de l’impératif catégorique kantien que Habermas reformule par un
principe de discussion (principe D) complété ou plutôt explicité par un principe
d’universalisation (principe U). Alors que le test mental de l’impératif catégorique (« Agis
selon la maxime qui peut en même temps s’ériger en loi universelle ») repose sur l’examen de
conscience monologique et relativement abstrait d’un sujet isolé et exposé aux limites et biais
cognitifs et affectifs qui marquent sa finitude individuelle, le principe D de discussion
transforme la fonction morale de l’examen de conscience par sa traduction dans le dialogue,
soit par une confrontation effective des perspectives particulières en vue de la construction,
dans la discussion, d’une perspective censément impartiale. Le principe de discussion
s’énonce ainsi : « une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les perspectives qui
peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une
discussion pratique sur la validité de cette norme »143.
Or, ce passage des perspectives particulières à un point de vue impartial ne peut
valablement se faire que si la discussion est régulée par un principe U d’universalisation qui
exige non seulement une pratique du décentrement ou une « adoption idéale des rôles », mais
aussi que cette échange des perspectives soit universel dans son intention. Dans la
formulation qu’en propose Habermas, le principe U stipule que « toute norme valable doit
donc satisfaire la condition selon laquelle : les conséquences et les effets secondaires qui (de
manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans
l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les
144
personnes concernées » . Dès lors, la formation du jugement doit se faire non pas
simplement en confrontant les perspectives de quelques-uns, mais en envisageant celles de
toutes les personnes concernées par le problème discuté ou par les conséquences pratiques de

141
L’impératif catégorique est dit monologique parce qu’il suppose un sujet isolé qui, en testant l’universalité
de sa maxime, mène un monologue avec lui-même pour déterminer si sa volonté est pure ou non.
142
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, op.cit., p. 17. Apel, Karl-Otto, « L’éthique de la
discussion: sa portée… », op.cit., p. 154.

210
la discussion. C’est ainsi, pour Habermas, que le point de vue moral s’impose intuitivement
« à quiconque s’engage, d’une manière générale, dans cette forme réflexive de l’agir orientée
vers l’intercompréhension » qu’est la discussion145.
Le projet d’une transformation contemporaine de la philosophie transcendantale
kantienne consiste à renouveler, au moyen de l’analyse du langage, la question des conditions
a priori de possibilité de la connaissance dans les domaines théorique et pratique. On qualifie
cette analyse du langage d’analyse « pragmatique » car elle porte sur les actes du langage.
Apel veut montrer que chaque acte de communication porteur de sens doit constamment
présupposer les conditions de possibilité d’une discussion argumentée idéale. C’est parce que
ces conditions de possibilité sont attestées par une réflexion sur les structures a priori des
actes de langage et de l’activité de communication que Apel peut qualifier sa stratégie
fondationnelle de pragmatique transcendantale.
Grâce à ce fondement de la pragmatique transcendentale, l’éthique de la discussion
prétend pouvoir répondre aux objections que les sceptiques émettent contre toute morale
universelle, quand ils disent qu’on ne peut justifier rationnellement le contenu et le sens d’une
morale, mais qu’ils dépendent toujours d’une certaine décision subjective, voire d’un acte de
foi. Ce scepticisme moral implique ainsi un relativisme affirmant que ce qui est considéré
comme moral dans un contexte historique et culturel donné, sera considéré comme immoral
dans un autre contexte, sans qu’on puisse arbitrer abstraitement ce conflit entre différents
contextes d’interprétation et de conception éthiques. Mené jusqu’à ses dernières
conséquences, le scepticisme moral peut aller jusqu’à mettre en question le fondement
rationnel d’une morale en général et à poser la question : « Pourquoi faudrait-il être moral et
agir moralement ? », comme l’avaient fait à l’époque de Platon de nombreux sophistes.
La réponse que Apel cherche à opposer à ce scepticisme moral par son entreprise de
fondation pragmatique transcendantale repose avant tout sur le présupposé dialogique d’une
question sérieusement posée, prise au sens d’une disposition, dénuée de toute restriction et de
toute réserve, à établir une entente au sujet de prétentions à la validité. Interroger les
implications de toute question sérieusement posée (par exemple : « Pourquoi faudrait-il une
science en général ? » ou « Pourquoi doit-on s’efforcer de dire la vérité ? ») nous permet déjà
de dépasser le solipsisme méthodique propre à une certaine tradition philosophique

143
Habermas, Jürgen, Morale et communication, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, p. 87.
144
Habermas, Jürgen, Morale et communication, op.cit, p. 87.
145
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, op.cit., p. 95.

211
subjectiviste (prenant pour base de leur réflexion le « je pense » ou la volonté) 146 . Car,
quiconque se pose sérieusement une question ne peut être pris simplement comme un sujet
purement solitaire et isolé ; il est toujours déjà sujet d’une argumentation liée au dialogue,
c’est-à-dire qu’il se pose de facto comme « membre d’une communauté réelle de
communication historique », au sein de laquelle il partage avec les autres membres (effectifs
ou possibles) une langue concrète et une précompréhension des problèmes communs, mais
aussi un accord minimal sur les prémisses nécessairement acceptées qui font signe vers une
« communauté idéale de communication ».
Cette communauté idéale de communication n’existe pas comme telle, puisqu’elle est
idéale. Mais elle est présupposée par chaque acte de communication, car elle sous-tend les
prétentions à la validité que doit nécessairement émettre tout participant à une discussion
sérieuse, car ces prétentions à la validité sont ce qui donne du sens à une discussion
argumentée ou à un acte de communication, en général.
Apel et Habermas font ainsi valoir au moins quatre prétentions fondamentales à la
validité en tant que présupposés constitutifs de la démarche argumentative : la prétention au
sens (ou à l’intelligibilité), à la vérité, à la sincérité (ou à la véracité), et enfin la prétention à
la justesse normative. On peut mettre ces prétentions en lumière par la formulation de
propositions explicitant de tels présupposés et mettant en évidence la contradiction qu’il y
aurait à vouloir valablement contester que ces prétentions animent ou constituent
nécessairement toute démarche argumentative. Apel se prête à cet exercice à propos de la
prétention à la justesse normative. De la part du sceptique ou du cynique, vouloir affirmer
qu’il n’élève pas de prétention à la validité normative reviendrait à dire ceci : « J’affirme par
ces mots (= j’affirme que l’on peut reconnaître comme valide, et donc susceptible de faire
naître le consensus dans une communauté idéale de communication, constituée
d’interlocuteurs ayant un droit égal à l’argumentation, le fait que je dise) que je n’ai nul
besoin dans ma démarche argumentative de présupposer la validité, et donc la capacité à
permettre le consensus, des normes pragmatiques et communicationnelles en tant qu’ils
appartiennent à une communauté illimitée et idéale de communication, d’avoir un droit égal à
l’argumentation ». Par cet exercice d’explicitation réflexive des présuppositions touchant aux
prétentions à la justesse normative, on comprend clairement pourquoi toute forme de
contestations de l’égal droit de chacun à participer à une discussion ouverte constitue non pas
une option axiologique défendable, mais une véritable auto-contradiction performative.

146
Apel, Karl-Otto, « L’éthique de la discussion: sa portée… », op.cit., p. 157.

212
Positivement, il faut donc reconnaître comme nécessaire et incontournable le fait d’avoir
toujours déjà reconnu certaines normes morales fondamentales, celles-là mêmes qui
constituent la communauté communicationnelle idéale dont nous venons de dire qu’elle est
visée contrefactuellement par chaque acte réel de communication :
- la justice comme « droit égal de tous les partenaires de discussion possibles à employer
tous les actes de langage » requis pour viser une prétention à la validité susceptible de
consensus ;
- la solidarité liant les uns aux autres tous les membres de la communauté
d’argumentation actuelle, en principe illimitée, dans leur recherche du consensus ;
- la coresponsabilité de tous les partenaires dans l’effort solidaire visant à articuler et à
résoudre les problèmes communs ;
- l’autonomie de chaque participant qui discute sans y être contraint par violence ou
menace, en reconnaissant librement les normes de la discussion argumentée147.

Par le caractère constitutivement nécessaire et incontournable de ces présupposés


pragmatiques transcendantaux, la fondation ultime nous dispense de devoir recourir à une
décision arbitraire ou à quelque chose comme un « acte de foi irrationnel », sans même qu’il
faille présumer une volonté subjectivement bonne au principe de l’acceptation des normes
de l’argumentation. Elle renvoie ainsi à ce qui amène Kant à parler d’un « fait de la raison »
(Faktum der Vernunft) à propos de l’existence dans la conscience humaine d’un sens du
devoir, en le réinterprétant à travers les structures de l’argumentation148.
Mais pour que cette éthique universelle de la discussion rationnellement fondée soit
vraiment efficace et relève les défis qui lui sont lancés, elle doit pouvoir répondre à
l’objection traditionnellement opposée aux théories idéalistes et transcendantales : comment
appliquer les principes idéaux d’une discussion dans des conditions empiriques concrètes où
les interactions sont dominées par l’instrumentalisation stratégique de la communication,
plutôt que d’être orientées vers l’entente et l’intercompréhension ? Comment agir
moralement face à ceux qui ne veulent pas discuter ou qui ne respectent manifestement pas
les principes d’égalité, de liberté ou de véracité qui sont au fondement d’une communication
authentique ?
C’est pour répondre à ces objections qui ont miné dans son principe l’efficacité de la
morale kantienne, que Apel a développé une deuxième partie systématique de son éthique de
la discussion consacrée non plus à la fondation des normes constitutives de la discussion,

147
Apel, Karl-Otto, L’éthique de la discussion trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1994, p. 41, 42.
148
Apel, Karl-Otto, L’éthique de la discussion, op. cit., p. 51.

213
mais à l’application de ces normes dans des contextes politiques et historiques marqués par
des interactions stratégiques qui menacent les acteurs qui s’en tiendraient toujours à un
respect strict des principes discursifs. Il faut fonder une éthique de la responsabilité qui
permette de contrer cette menace, tout en étant orientée vers la préservation et la réalisation
des normes de la discussion ; bref, il nous faudrait une « stratégie morale contre-stratégique
».
C’est dans cette partie appliquée de l’éthique de la discussion que Apel entend fonder la
légitimité du principe normatif de l’État de droit et du principe politique de la démocratie.
Pour lui, ces deux principes normatifs sont logiquement dérivés du principe moral de
l’éthique de la discussion, en tant qu’ils contribuent à le rendre effectif dans des situations
discursivement imparfaites et sous la menace constante de la violence. Le monopole de la
violence légitime qui est au principe de l’État de droit constitue à cet égard une limitation
moralement légitime du principe moral de la discussion et s’inscrit dans la logique d’une
stratégie morale contre-stratégique. De même, le principe démocratique est une application
institutionnalisée du principe moral de la discussion, même s’il expose en même temps
celui-ci à des instrumentalisations et aux rapports de force propres aux systèmes
fonctionnels politiques, tout en permettant de domestiquer ceux-ci.

214
Table des matières

Chapitre introductif (p. 2)


I. Qu’est-ce que la philosophie ?
II. Premier axe du cours : genèse philosophique de l’État de droit démocratique
III. Deuxième axe du cours : histoire de la philosophie morale
IV. Thème et plan du cours
V. Objectif général, démarche didactique et évaluation du cours

Chapitre 1 : Le procès de Socrate. Prémisses idéologiques, institutionnelles et


philosophiques (p. 45)
1) L’idéologie démocratique athénienne
2) Les institutions démocratiques athéniennes et leur évolution
3) Le contexte philosophique : Les sophistes et Socrate

Chapitre 2 : Platon. L’intellectualisme moral et l’harmonie éthico-politique (p. 85)


Dialogues socratiques et méthode dialectique
L’intellectualisme moral de Platon : nul n’est méchant volontairement
La justice et le bonheur : mieux vaut subir l’injustice que la commettre
L’idée du bien
L’unité indissociable de l’éthique et du politique et le parallélisme âme-cité
La critique platonicienne de la démocratie athénienne

Chapitre 3 : Aristote. L’éthique de la vie bonne dans la cité (p. 105)


La finalité comme principe éthique : la visée bonne et le bien suprême
Bonheur, plaisir et vertu
Caractère, décision, prudence et responsabilité
Les rapports entre éthique et politique
La bonne constitution et la critique interne de la démocratie
L’éducation et le rôle du philosophe dans la réalisation éthico-politique du bien-vivre

Chapitre 4 : Saint Augustin et Saint Thomas. L’éthique chrétienne médiévale et


ses effets théologico-politiques (p. 123)
Saint Augustin : vie et œuvre

215
Péché originel, libre arbitre et for intérieur
La volonté bonne et l’intention droite chez Anselme
Règle d’or, charité et grâce
L’augustinisme politique : les deux cités
Saint Thomas : vie et œuvre
La synthèse entre christianisme et aristotélisme
Le souverain Bien, la béatitude et la nature rationnelle
Le bien commun : éthique, politique et lois

Chapitre 5 : Machiavel et Spinoza. Démoralisation de la politique et éthique de la


vie (p. 142)
Machiavel : Une pensée surgie de l’urgence et des nécessités de l’action
Pessimisme anthropologique et démoralisation de la politique
Une éthique du politique et de la vie active
Spinoza : Système rationnel et éthique subversive
Dieu comme nature et l’homme comme aspect fini de la substance infinie
Déterminisme causal et déconstruction du libre-arbitre, du mal et du péché
D’une morale prescriptive à une éthique de la vie et de la béatitude
Déconstruction naturaliste et reconstruction politique du droit

Chapitre 6 : Hobbes. Les fondements philosophiques de l’État souverain (p. 159)


La mécanique psychique, l’insatiabilité des désirs et l’inquiétude de la perte
La poursuite infinie du bonheur : utilité, subjectivisme et désir de puissance
État de nature : égalité, méfiance, concurrence et guerre de tous contre tous
Droit de nature, lois naturelles et contrats
Contrat social, puissance souveraine et État-Léviathan
Inaliénabilité, indivisibilité et absoluité de la souveraineté étatique
Liberté naturelle, liberté civile et liberté du souverain

Chapitre 7 : Hume, Smith et Bentham. Empirisme, sympathie et utilité (p. 177)


Contexte historique : libéralisme politique, principe de tolérance et pluralisme religieux
Hume : Scepticisme et empirisme : les idées comme copies affaiblies des impressions
Critique du rationalisme moral et des glissements de l’être au devoir-être
Les passions humaines comme sources de la vertu morale : de l’égoïsme à la sympathie

216
Le bon usage de la morale en politique : fictions utiles et conservatisme social
Smith : La théorie des passions morales, du spectateur impartial à la main invisible
Bentham : L’utilitarisme, le calcul des plaisirs et des peines et le bonheur sous
surveillance

Chapitre 8 : Kant. Morale de l’autonomie et autonomie de la morale (p. 193)


Les trois Critiques et les trois questions qui définissent l’homme
Rejet de l’eudémonisme et primat du devoir sur le bonheur
Volonté bonne et impératif catégorique
Loi morale, autonomie de la volonté et liberté humaine
La morale du respect et l’humanité comme fin en soi
Bonheur, souverain bien et postulats de la raison pratique
Le légalisme kantien, de la morale au droit : l’interdiction absolue du mensonge
Les conflits entre politique et morale et l’arbitrage du principe juridique de publicité
Critique de la démocratie des Anciens et républicanisme cosmopolitique
Excursus : L’éthique de la discussion comme actualisation de la morale kantienne

217

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