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DE L‘mAnÉmt DE anneau,
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DE LA MÊME VILLE.

Studia adolescemiam alant , secundas rcs ornant ,


aduersis perfllgiüm ac solarium præbenl, delecmnt
demi, non impediunt fnnk , pernogt _ ' ‘
peregrmanlur, rusucanzur. 4 '
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' CHEZ GABRIEL DUFOUR, LIBRAIRE, - ..
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AVERTISSEMENT. '*
ON n’ajoutera ici qu’un mot sur la marche qu’on a suivie_
dans l’enseignement de ce Cours. ' ’ '
Les leçons étant d’audition, elles ont attiré constam
ment autant d’agnateurs des deux sexes que d’élèves. Ces
derniers, invités à faire par écrit le résumé de celle qu’ils
venoient d'entendre, apportoient ce travail à,la leçon sui—
vante. Pour le leur faciliter, on leur d0nnoit quelques'
notes qui leur en rappeloient les objets, et l’ordre, dans”
lequel ils devoient être classés. Cette méthode avoit pour
but de les accoutumer à se rendre compte de leurs idées,
- à les'resserrer ou à les développer , à prendre l’habitude
de cette précision qui ne dit ni trop ni trop peu, et qui,
n’ôtant rien à la clarté , n’omet en même temps rien d’es
sentiel. Il en résultait à la fin du cours que chaque élève
avoit composé le sien lui-même.
La Nature est la grande maîtresse dans tous les arts.
C’est dans l’imitation fidèle de Celle - là que ceux—ci trou
ventla perfection. Ils n’y sauroient arriver tout d’un coup.
11 y a des préliminaires indispensables , des degrés par
lesquels il faut passer. '
Le peintre, long-temps avant de prendre le pinceau,
a commencé par se servir du crayon. Il ‘a d'abord appris
, à le manier. Le premier usage qu’il en a fait a été de co- ‘
pier des dessins , et de chercher à approcher le plus qu’il
"- _w --”

X 0 AVERTISSEMENÏQ

l’a pu de leur correction; ce n’est que quand il a acquis


l’habitude de l’exactitude et de la précision qu’on lui pré
sente la bosse, et enfin le modèle vivant. Accoutumé à
rendre ce dernier dans toute sa vérité , il n’observe et
n'imite plus que la Nature.
A son exemple , il falloit imiter d’abord les inventions
d’autrui pour apprendre à inventer soi-même. On ne pou—
voit'parvenir à ce dernier point qu’après s’être assez fa
miliarisé avec les bons modèles pour en surprendre en
quelque sorte le secret. Les élèves ont donc dû commen—
cer par imiter, non pas servilement, mais en profitant
des idées qu’on leur indiquoit , pour étendre les leurs,
pour en concevoir, si non de tout à fait nouvelles, du >
moins quelques unes qui, quoiqu’elles en découlent ,
offrent cependant des différences ; pour employer enfin
celles-ci , ou seules, ou mêlées avec celles dont elles tirent
leur source, et les faire servir à leur développement res
pectif.
L’enfant, en s’essayant à former ses premiers pas, a
besoin d’un soutien et d’un guide. Fortifié par l’exercice,
il les quitte , s’en passe bientôt, et va tout seul. Cette mar
che est celle de la Nature. Son succès est infaillible , et
l’expérience l’a prouvé. _ ‘
On terminera tout ce qu’on avoit à dire sur ce Cours
même par cettelobscrvalion qui en est tirée, et qui de

voit d’abord lui servir d’unique préface ou du moins d'é


pigraphe, et que le lecteur est prié de ne pas perdre
de vue. .
W JMW.;«_ZJÆ— w——— , — ' l{

' _ .svnnnsshunnr. xj
t « On a prétendu présenter ici moins des idées neuves
2 que des idées justes. Les principes du bon, du vrai et
« du beau sont dans la Nature. Tout ce qu’on peut puiser
AA dans cette source féconde a été déjà cherché, saisi et
AA dévelogpé.... Le précis de ce qui a été dit de mieux sur _
« cette matière intéressante, mis sous les yeux, vaut bien ' “
« sans doute. des vues nouvelles. Elles ne pourroient . l"
« l’être entièrement aujourd’hui qu’en contredisant quel— ‘
« quefois les leçons constantes de la raison et du goût
« établies par nos maîtres, reçuespar tous les bons esprits ,
« et consacrées par l’expérience et'les siècles. La Vérité
l\A est une comme la Nature ».
\.l‘p
,, _ ,,..fi., ‘ Ÿ..-_,v: ,_ ...., -

MW‘MW wmus\mewwwæsmwæme

\PRÉFACE. "
' ' Le quatrième jour complémentaire
an vu [:0 septembre 1798] (l).

——- VOILA donc un nouveau Cours de belles


lettres? " o _
2 C’est le résumé des réflexions et des obser
vations 'que j’ai eu l’occasion de faire pendant
près de cinquante ans de travaux et d'études.
-— Et vous vous êtes donné la peine (le les ré
diger? - . '
= Je crus devoir m'en occuper au moment où
j’appri‘s que l‘on jetoit les yeux sur moi pour
professer les belles lettres dans l’école'centrale
de moxhde’partement. Retiré à la' campagne ,
maître de mon temps , je le consacn’ai à ce travail»
jusqu’au moment de l’ouverture de cette école

(x) Le lecteur doit voir par cette date , qu’il est 'prié de se rap
‘ peler dans la suite de l’ouvrage, que ce Cours de belles lettres
est écrit déjà depuis quelques années; diverses circonstances ,
qu’il seroit inutile de rapportef‘ ici, en ont retardé l’impression
jusqu’à ce jour, vingt mois après la mort de l’auteur.
1. , a

.
WÏÇ a .mrMWJNMY»L-ÀW ’\
ij _ ' ' PRÉFACE.
qui eut lieu , un an après, le 1" frimaire au V
( 21 novembre 1796 ); ce Cours en est le résultat.
—— N’auriez-vous pas pu vous dispenser d'en
faire un? Nous‘en avons déjà un si grand nombre! '
= Vous savez aussi bien que moi qu’abon-_
dance n’est pas toujours richesse.
— Sans doute. Mais nous avons le Traité des
études de Rollin.; ,
= Cet ouvrage , nécessaire au professeur , ne
suffit pas pour l’élève. Il offre d’excellentes.vues
générales sur la nature , le choix, la distribution ,
la direction des études; mais il n‘est pas un cours
d’études. ‘ '
' -— Soit. M_ais Balteux nous en a douné,un qui
est estimé.
= A plusieurs égards il mérite de l’être. Mais
il est peut-être au dessous de sa réputation. Le
grand principe qu’il se propose de développer est
si ancien, si connu , si usé , qu’il n’est presque
plus qu’un lieu commun. Qui ne sait que dans
tous les arts de l’imaginalion le point précis de
l’excellence est la fidèle imitation de la Nature?
(J’est,par là que les anciens ont atteint la per
fection, et qnciplusieursymoderhei‘» y sont arrivés.
La seule r‘nanière de jeter de l’intérêt et de la nou
veauté sur Ce principe rebattu , étoit d’en montrer
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-_— _ -—q‘_ .fi/


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fÉ F A c a. . rq
’clairement l’applic ion ; et c’est ce qu’il n’a. point
fait. On cherche en vain dans son ouvrage des rap
prochements de la littérature ancienne et de la
moderne. Cette dernière, a presque toujours été
dédaignée dans les universités où l’on donnoit
généralement une préférence exclusive aux an
ciens , et où on- rendoit rarement justice à ceux
qui, ayant marché depuis sur leurs traces, les ont
fréquemment égalés, et surpassés quelquefois.
Pour faire connoître les premiers, Batteux en
traduit des morceaux , et presque toujours il les
défigure. Avec la double prétention d’enseigner la
manière dont on écrivoit autrefois, et celle dont
on doit écrire aujourd’hui , il manque l’une et
l’autre. Son Cours, malgré son étendue et sa mé
thode, est très incomplet. Son goût; rétréci en
quelque sorte par les vieux préjugés de l’école,
n’est pas toujours sûr; son style, en général exact
et correct, est sec, roide , pesant, étranger aux
graces et à la sensibilité. Il ôte tout leur charme
à celles-là; et il n’a pas assez de celle-ci Pour la.
faire naître ou la développer dans les cœurs de
ses élèves. Discuter les effets de la sensibilité n’est
point le moyen de les_reproduire. On ne prescrit
pas des règles au sentiment. Il faut sentir soi
même pour faire sentir les autres. Quelque utile

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—-- T-èçv“ --.V._ 4. " * '\“:4— "
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que soit son ouvrage, il lais bien des choses à
desirer. ’
— Et croyez—vous que le vôtre n’en laissera
pas aussi? ' ‘ ’
= Une réponse sérieuse à cette question sup'—
poseroit des prétentions que je n’ai pas. Je dois
ajouter à ce que je viens de dire sur Bollin et
Batteux, et cet aveu ne me coûte point, que leur
travail ne m’a pas été inutile; je m’en suis servi
comme de celui des maîtres grecs.et latins en élo
quence et en poésie , Platon, Aristote, Cicéron,
Ilorace , Quintilien , etc. J’ai dû leur joindre les
écrivains modernes qui ont traité comme eux de
l’enseignement; et quand je suis de leur avis, et
quand j’ose en avoir un autre ,' ils n’en ont pas
moins des droits à ma reconnoissance. Ils ont tiré
d'une mine riche des diamarits qu’ils ont taillés,
polis et montés; j’ai essayé de les mettre en œuvre
à mon tour.
' — A la bonne heure :je suis, trop honnête pour
disputer.’Mais les Elémentéde littérature de Mar
montel , le Lycée de la Harpe....
= Sont assurément d'excellents livres. Le pre
mier a rassemblé dans le sien les morceaux qu’il
avoit fait d’abord pour la première édition de
l'EncycloPédie , et qu’il a refaits ou augmentés
rRÉFAcE. v
ensuite pour l’Encyclope‘die méthodique. Ce re
cueil , où ila suivi l’ordre alphabétique, est un dic- ‘
tionnaire très bon à consulter. Le second a traité
exprofèsso de la littérature ancienne et moderne
‘avec plus d’étendue , de profondeur et de méthode.
’ —- Et la concurrence de ces ouvrages n’est-elle
pas dangereuse? .
= Sans doute. Ils portent le cachet d’excellents
littérateurs ; le goût du dernier surtout, car il
fâut être juste avec ceux même qui l’ont été si ra- .
rement pour les autres , rappelle celui des wo
dèlès des bons temps. Il a étudié tous les genres ;
et-il en a approfondi quelques uns avec cette su
périorité qui naîtde la méditation et de l’exercice.
Les Éléments de littérature existoient lorsque j’ai
’ - rédigé mon Cours, et j’en ai profité. L&Lyc_ée n’a-_
voit point encore paru. Il y avoit déjà_ trois ans
que je faisois usage de mon travail dans mes le
çons quand La Harpe publia ses premiers volumes:
ils sont déjà au nombre de dix. D’autres doivent
les suivre (1). Ils ne sont PèUt‘fêtI‘6 à‘la portée 'ni
de l’intelligence, ni des moyens de tous les_élèves.
L’auteur convient que son livre ne peut pas servir

(1) On a déjà appelé l‘attention du lecteur sur la.date de


cette préface écrite en'1798.

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.‘- _-\ t-n.—,’n." V \"-l' “" """“'
vj PRÉFACE.
à l’enseignement. Mais il est incontestable qu’il
sera irès utile à ceux qui en seront chargés:
— Ne vous êtes—vous pas rencontré souvent
avec lui ?
= Sur les matières de goût, il ne peut guère
exister deux manières dewoir et de sentir , sans
que l’une ne soit nécessairement mauvaise, ou
du moins inférieure à l’autre.
— Alors la concurrence peut être plus fâcheuse
encore ? ‘ - '
O
= Je sens cet inconvénient plus que personne;
maisje sais borner mes prétentions; et'vdici à quoi
je les réduis. En écarta‘nt toute comparaison entre
des objets qui ne doivent pas être comparés , je
crois pouvoir dire que les deux ouvrages ayant le
même but , y marchant quelquefois par la même
route, y arrivent, l’un plus tard, l‘autre plus tôt.
Celui de La Harpe sera lu et médité par ceux qui
voudront s'appliquer particulièrement à quelque
branche de la littérature. Le mien suffira à ceux
qui se contenteront dé prendre une idée générale,
mais juste et précise des différentes parties qu'elle
renferme; et c’est le plus grand nombre. Il pourra
servir aussià mettre en état d’étudier le Lycée
avec plus de fruit. Sous ce point de vue, il con
viendra aux élèves. Le premierqilacé dans les bit

...n,-, _L« .—4


P21 1’; F A c r. vij
.bliothèques sera sous la main des lecteurs qui
chercheront à approfondir, et de tous ceux qui
'auront fréquemment besoin de le consulter. Le
second sera d’un usage plus commun sans doute,
mais plus général. L’un enfin sera le livre des
hommes faits, l’autre celui des écoliers, et par la
un livre usuel. ,
—- ' Pour un livre de ce genre le vôtre ne sera-t-il
pas un peu long?
= J’ai lieu de.craindre qu’il ne le paroisse. On
trouvera souvent ici des détails que plusieurs lec
teurs connaissent, qui paroîtront indifférents à
quelques.unS, et que d’autres jugeront.des .di
gressions étrangères à un cours de belles lettres
ipr0prement dit. On répondraqu’on a écrit pour

des élèvas; qu’on a cru devoir saisir toutes les


Occasions d’éveiller en eux la curiosité, qui seule
conduit à l’instruction ; de leur donner des idées
de ce qu’ils ne peuvent savoir encore; de leur
inspirer le desir d’apprendre , desir que les uns
voudront satisfaire sur-le-champ , et un grand
nombre tôt ou tard. C’est en leur indiquant une
multitude d'objets intéressants pour eux parce
qu’ils leur sont nouveaux , en choisissant ceux
qui sont utiles , quelques uns même qiii ne sont
qu’amusants , qu’on secoue leur attention , si je

L;_,._‘_ .' .
mË".
,y”T“.»—«_.J‘.«,
viij PRÉFACE. _
puis m'exprimer ainsi, qu’on en fixe la mobilité,
qu’on meuble leur mémoire , qu’on développe et
qu’on accroît leur force de penser. Sans cela il
n’y a point d’imagination. Pour apprendre ce que
c‘est que Cette faculté , il faut essayer la sienne;
et c’est le motif et le but des exercices qu’exige
nécessairement ce Cours. D’ailleurs il m’eût été
difficile de resserrer davantage un ouvrage qui,
d’après mon dessein, devoit, dans son ensemble
et dans ses détails, offrir en même temps un traité
et une histoire des belles lettres. '
-— Ce plan est vaste et ne peut qu’être inté
ressant, s’il est bien rempli. ,
= Le public en jugera.
mmwsmmmmm WM W“

COUP D’OEIL GÉNÉRAL


I- 0

SUR L’HISTQIRE DES SCIENCES, DES LETTRES,


ET DES ARTS.

QUAND on e.tfe pour la première fois dans un lieu, et


qu’on veut le connoitre, on l’examine, on en parcourt
toutes les parties, on le décrit ;_on distingue ce qu’il
tient de la nature, ce qu’il doit à l'art; on veut savoir les
changements que les temps y ont apportés, les améliora
tions que les hommes y ont faites, les époquès où elles
l’ont été, et quels sont les artistes qui y ont présidé.
En étudiant les sciences , les b_ellqs lettres, et les arts ,
on ne peugqu’être cûrieux d'apprendre Ce qu’ils ont été
partout à leur origine, quels ont été leurs progrès vers la
perfection; les lieux où ils ont paru avec le-plus d’éclat;
quand ils ont brillé; comment ils ont dégénéré; où et
somment ils ont pris ensuite une nouvelle vie. Ces détails
rppartiennent à.leur histoire ; et le coup d’œil rapide
[ue nous allons y jeter est une' introduction naturelle a
e Cours. '
Quelle que soit l’antiquité du monde, ses annales , telles
le nous les avons, éveillent puissamment la curiosité, et
‘ peuvent la'satisfaire qu’incomplétement. En remon
it aux époques où le voile étendu si long—temps par
norance commence enfin à être soulevé, où les lu
:res placées, pour ainsi dire, sur la lisière de ténèbres
!t son origine est enveloppée, jettent un éclat foible,
‘ x

’ \4- Nwi ' ' "" \'NJ.’ ‘


.
2 cour n’onn. eim’znu.
incapable de les pénétrer , et ne répandent qu’en descen
dant vers notre temps une clarté qui se fortifie en se
rapprochant de nous; ces mêmes annales ne nous pré—
sentent que quatre âges _heureux où les lettres, les scien
ces, et les arts, ont éclairé les hommes , les ont polis, ont
multiplié leurs jouissances, embelli leur vie , et con‘couru
à les rendre meilleurs. . '
Mais‘ ces avantages ont presque toujours été locaux.
Ils ne se sont fait sentir d’abord que dans un coin de la
terre où l’on cultivoit les plantes brillant;s qui produi—
saient ces fruits; rarement on _en a joui dans plusieurs à
la fois. Elles ne se transplantoient pas hors du sol qui les
avoit vues naître. Il semble qu’elles n’auroient’ pas réussi
dans d’autres, qui peut—être aussi n’y étoient pas propres ,
ou dans lesquels il n’y avqit que des habitans hors d’état
de les cultiver, ou indifférents à leur culture.
La Grèce fut la première contrée où les sciences ger
mèrent Elle avoit langui précédémment dans la barba
J..
rie, long-temps universelle sur la terre, entretenue par la
tyrannie intéressée à favoriser l’ignorance qui la soutient,
et à repousser les lumières qui la dépouillent de l’appa
reil imposant dont elle se revêt. .. .
Après avoir gémi long-temps sous çe régime de fer
pendant les siècles fabuleux , que l’usage est d’appeler
héroïques, et dont le cours n’offre qu’une suite de bri
gandages et d'assassinats ordonnés et exécutés par des
chefs qui, se disant les fils des Dieux, dément0ient, dans
Chacune de leurs actions, leur céleste origine, la Grèce
les avoit chassés, et s’étoit formée en autant de républi—

(1) Ceci n’est rigoureusement vrai que relativement à l’Europe,


et c’est de cette partie du globe, seulement, qu'on entend parler ici.

_,
sua L’HISTOIRE DES scrzwcns,etc. 3
ques , pour ainsi dire , qu’elle avoir de villes. Sparte , par—
mi toptes ces démocraties , avoit seule conservé des chefs
ou des rois au nombre de deux , qui, régnant ensemble,
affoiblis par le partage du pouvoir, étaient encore con—
tenus par des magistratures créées expressément pour les
surveiller ainsi que les autres citoyens.
Les Macédoniens, les Thessaliens , les Épirotes, recon
noissant la même origine , parlant la même langue, avoient
seuls conservé leurs anciens gouvernements et Murs mo
narques , dont la foiblesse les rendoit peu redoutables à
la Grèce, unie pour conserver son indépendance; et leur
position, les plaçant entre les nouvelles républiques et les ’
Scÿthes , défendoit naturellement celles—là des incursions
de ceux—ci, qui ne pouvoient pénétrer jusqu’à elles qu’en
soumettant d’abord les peuples é:ablis sur le passage qu’il
falloit nécessairement se frayer.
La philosophie , puisée chez les Orientaux par les voya
geurs , par ceux des grands hommes de la Grèce qui, exi
lés de leur patrie , allèrent chercher un asile en, ‘gÿpte,
dans l’Inde et dans d’autres contrées de l’Asie , passa
bientôt sur le sol de la liberté, où la fixa l’attrait de l’in
dépendanœ si nécessaire à ses progrès._ Elle n’y en lit ce
pendant que de médiocres. Ses “forts , contrariés par une
imagination ardente, impétueuse, incapable de s’arrêter
long—temps à l’observation des effets, et se pressant trop
de deviner les causes, se bomèrcnt à de foibles essais, à
enfanter des systèmes, et à multiplier des erreurs qui
furent un des plus grands obstacles qu’on eut ensuite à
vaincre pour; rechercher et retrouver la vérité.
Cette même imagination , si contraire aux découvertes
phi1050phiques , étoit favorable aux lettres et aux arts,
qui naquirent presque en même temps que la philoso- '
4 . cour D’OEIL GÉNÉRAL
phie, et qui recevant des accroissements successifs, la
laissèrent en peu de temps bien loin derrière eux. Leurs
progrès furent rapides, et leur perfection portée au plus
haut degré dix ans .avan_t Philippe, père d’Alexandre.
L’éclatdu règne de celui-ci , la rapidité, la continuité de
ses victoires,_qu'il alla d’abord chercher en Perse pour
venger les anciennes injures de la Grèce, et que son arn
bition lui fit poursuivre ensuite jusque dans l'lnde, lui
procurègent l’honneur de marquer la première époque
du triomphe des arts et du savoir, qui déjà brilloient
long—temps avant sa naissance. La flatterie, toujours atta
chée sur les pas duæouvoir, et l’admiration qu’excite au
tour de lui le guerrier monarque et conquérant, s’em
pressèrent de substituer le nom d'Alexandre à celui de
Périclès, sous lequel les Athéniens avoient commencé
par désigner ce beau siècle.
La gloire de la Grèce lui :ivoit été d’abord personnelle:
elle la devoit à ses sciences, à ses arts, à ses victoires, à
son amour pour la liberté, à ses efforts constants pour la
mainteñir. A l’avènement d’Alexandre, cette gloire passa
presque tout entière à ce prince, qui, nommé généralis
sime pour l’expédition de la Perse, attacha son nom ex—
clusivement à tout ce qu’il exécuta. L’honneur et la répu
tation , qui en furent les résultats, cessèrent alors d’être le
patrimoine de la nation; ils devinrent, en quelque sorte,
celui d’un seul homme; et le peuple, oublié , fut remplacé
par le héros. , '
Les Grecs, si jaloux de leur gloire et de leur liberté,
corrompus par l'or et les intrigues de l‘hilippe, ne surent
plus conserver ni l’une, ni l’autre. L’avilissement dans
lequel ils étoient tombés avoit fait de si grands progrès,
qu'ils furent hors d’état de s'en ressaisir, quand, après la
son L’HISTOIRE uns scrnnce‘s, etc. 5
mort d’Alexandre, ses successeurs se disp fèrent ses états,
ses conquêtes , et sa puissance. '
Lorsque la force et les armes'eurent réglé le partage,
que chacun se fut emparé de son lot, ces soldats devenus
' -rois, peu touchés de tout autre charme que de celui du
pouvoir, dédaignèrent les sciences , les lettres , et les arts;
les seuls Ptolémées essayèrent de les transplanter dans
l’Egypte qui leur étoit échue : mais il n’y eut guère que
les sciences exactes qui y prirent racine. L’astronomie et
les mathématiques fleurirent dans l’école d’Alexandrie.
Elles d'evoient en effet être cultivées de préférence dans
une ville enrichie‘ par le commerce de deux mers , l’Océan
‘ indien et la Méditerranée.
Les sciences et les lettres continuèrent d’être cultivées
à Athènes; mais leurs fleurs, à demi fanées, ne conser
vèrent qu’une portion de leur ancienne fraîcheur et de
leur ancien éclat. Cependant quand Home, indifférente
àux lumières, insensible à toute autre sorte de gloire que
celle qui résulte de la guerre et des conquêtes , s’empara
de la Grèce, et y substitua son joug à la liberté dont elle .
émit si jalouse chez elle, lors même qu’elle cherchoità
l’anéantir’partout où sôn ambition et son avidité por
tèrent ses armes , Athènes eut encore l’avantage de deve
nir l‘institutrice de ses vainqueurs. Ceux-ci, en apprenant
sa langue, apprirent à polir la leur;à lui ôter la rudesse
et'l’âpretéaqu’elle avoit contractées dans la bouche d’un
peuple fier, dont le caractère inflexible et les mœurs eus
tères revoient jusqu’alors dédaigné les graces. Ils s’empa—
rëi-ent des modèles qui s’étoient multipliés dans les beaux
jours de l’Attique, dont ils imitèrent, égalèrent plusieurs,
et surpassèrent même quelques uns; car , quoique puissent
dire les partisans de la Grèce, Virgile et Cicéron sont bien
. ’
6 cour D’OEIL céuénu.‘
près d’Homère et de Démosthènes; et l'on ne voit pas trop
que] historien ils peuvent comparer à Tacite.
Cependant les Romains, il faut en convenir, ne firent
de très grands progrès que dans les connoissances dont
l’emploi est un besoin pour la richesse, et pour le luxe,
qui marche aVec elle. Ils portèrent l’éloquence et la poésie
à un degré de perfection dont ils retirèrent un honneur
qui rejaillit sur leurs maîtres. La première, cultivée pen
, dent les beaux jours de la liberté , jette son dernier et
son plus brillant éclat à la fin de la république , et dispa
rut presqu’entièrement avec elle. '
Lucrèce, Virgile, Horace , Ovide, Cicéron, Tacite,
Tite—Live, Varron, Vitruve, etc. , ornèrent le siècle briI-'
lunt de Borne auquel l'empereur Auguste, qui cherchoit à
faire oublier les prescriptions du triumvir Octave, donna
son nom, comme Alexandre avoit donné le sien au pre
mier âge du savoir.
Mais les sciences , la philosophie, les beaux arts_pro
prement dits , à l’exception de l'architecture , ne fleurirent
point avec le même éclat dans la capitale des maîtres du
monde. Si Lucrèce et Sénèque écrivirent avec succès sur
des matières philosophiques, ils ne firent quese traîner
sur les pas des Grecs dont ils copièrent les systèmes. Ils
ne créèrent rien : ils embellirent quelquefois. Ils appor
tèrent des plantes étrangères dans leur patrie; ils en éten- .
dirent la culture , mais ils ne la perfectionnèrent pas.
La sculpture et la peinture ne firent pas de grands pro
grès à Rome. Cette lville s’enrichit et s’embellit des pro-_
ductions des artistes grecs qui ornèrent ses places publi
ques, ses temples, ses palais , et les‘ jardins magnifiques
de ses riches citoyens. Les seul pteurs appelés de l’Attique
y formèrent bien des élèves: plusieurs de ceux-ci se firent
.
snn n’aurons mas scmncss,elc. 7
de la réputation; quelques uns approchèrent de leurs ,
maîtres; peu les égalèrent; la médiocrité fut le partage '
detout le reste. _ .
Il semble que la décadence des sciences et des lettres a,
été partout plus ou moins rapprochée de l’origine de leur
culture, en raison de la rapidité de leurs progrès. Elles
dégénérèrent bientôten Italie, où elles brillèrent peu de
temps avec tout leur éclat. On ne peut trouver la raison
de leur peu de durée que dans des causes politiques.
Nous avons vu la révolution qu’elles éprouvèrent dans
’1a.Grèce à la nËprt d’Alexandre. Athènes conserva bien
ses anciens et précieux modèles; mais la légèreté origi
nelle de ce peuple, augmentée par la corruption que Phi
lippe avoit semée dans la Grèce entière pour l’asservir
plus.aisément, le rendit incapable de les reproduire , et
ne lui permit de lesimiter que de loin.
La translation du siège de l’empire à Constantinople
entraîna leur ruine totale à Borne. A cette cause puis
sante, il faut en joindre une autre dont l’influence fut
plus grande encore. '
La révolution qui se fit dans la croyance, la religion
nouvelle qui s’éleva sur les ruines du paganisme, jus
qu’alors le seul culte universel, qui dans l’Orient s’assit
presque—sur le trône à côté de Constantin , et qui l’occuper
se'ul‘én0ccident après la chute de cette partie de l’em
pire romaip divisé, en ramenant les peuples au dogme
de l’unité de Dieu, y anéantit tout à fait le savoir; et le
bien que reçut la raison dans la destruction de l’ido
lâtrie fut accompagné de circonstances qui en suspen
dirent-les progrès. On sait que le mépris des sciences hu
' maines fut un despremiers caractères du christianisme
à sa naissance; et ce ne fut qu’avec le temps qu’il se ré.
8 cour n’ont. GÉNÉRAL
concilia avec. elles. Lorsque l’empire d’Occident fut (lé
truit, que les souverains pontifes occupèrent seuls la ville
de Rome, êt se saisirent, par l’opinion, du trône et du
pouvoir des Césars, toutes les espèces de connoissanœs,
à l’exception de celles de la religion , disparurent de cette
partie de l’Europe, où la barbarie les remplaça jusque
vers le milieu du xv° siècle. o ‘
Elles se soutinrent cependant en Orientoù nous voyons
‘saint Chrysostôme comparé par l’exagération à Démos
thènes , à qui personne ne peut être comparé, en parler
encore la langue avec élégance, avec noblesse, avec éner- '
gie. L’Occident ne nous offre rien de pareil, même de,
bien loin :reconnoît-on la langue de Cicéron et de Tacite
’ dans saint Augustin qui voulut être à la fois,orateur et his
torien,et qui fut plus déclamateur qu’éloquent, comme il
fut annaliste crédule et sans critiqué? La retrouve-t—on
dans saint Jérôme dont le style est aussi foible que son ca
ractère étoit violent et emporté, et qui, élevé dans,les
lettres à Rome, auroit dû y apprendre à préserver ses
écrits de cette barbarie que saint Augustin avoit puisée
dans les écoles africaines , les seules qu’il avoit fréêluen tées.
Le vandalisme le plus atroce se répandit aussi dans
la Grèce, où il laissa les traces les plus affligeantes au,
milieu du vm" siècle. L’ignorance et la stupidité féroce
des maîtres deConstantinople y contribuèrent encore
plus que les incursions des Arabes. _
Cc peuple ancien, mais obscur, à 'peine connu des
Grecs et des Romains, ou dédaigné par eux, venoit de' l
sortir tout à coup de l’espèce de néant où il étoit resté
enseveli; et dirigeant ses efforts sur les restes du vaste
empire des derniers, il semhloit se destiner à surpas
ser leurs conquêtes. Il portoit partout une nouvelle re—

Al
. sun L’HISTOIREDES scxnscas,etc., g
religion , née dans ses déserts , et qu’on vit remplir si
rapidement une grande partie de l’Asie , le nord de
l’Afrique, l’orient et le sud-ouest de l’Europe. Peut
être aurait—elle couvert la surface entière de la terre, et
remplacé toutes les croyances religieuses , si l’esprit d’en.
thousiasme éveillé par son fondateur parmi les Arabes,
qui le communiquèrent à leur tour aux peuples qu’ils
conquirent, s’étoit soutenu, et n’avoit subi le sort de
toutes les choses humaines, qui s’affoiblisser;t insensible
ment et s’anéantisscnt avec le temps.
Ce fut à ces révolutions dans les opinions religieuses
que les lettres durent deux pertes irréparables qu’elles
firent presque en même temps. Vers le milieu du vme
siècle, le fanatisme détruisit la bibliothèque de Constan
tinople et celle d’Alexandrie.
L’empereur Léon l’Isaurien , également imbécille et fu
rieux , fit entourer la première de fascines auxquelles il
ordonna de inettre le feu, et fit ainsi périr à la fois les
livres qu’elle contenoit et les savants qui s’y rassembloient;
ces derniers n’étoient coupables à ses yeux que parce
qu’ils s’étoient élevé; contre l’espèce de rage avec laquelle
il proscrivoit les images, qui sont peut-être un besoin
pour certaines ames, où il peut quelquefois dégénérer en
superstition.Les plaintes du bon hermite Sérapion , quand
on l‘eut privé de celle devant laquelle il 6toit accoutumé
à prier, annoncent un esprit faible et un cœur tendre(1).
“& On peut comparer cette espèce de superstitieux à ces
"' r

(l) Heu me miserum ! tulerrint a me Deum meum at quem nunç


tenebam non habeo, vel quem adorem aut interpellem jam nescio.
Cassian , cqa. 3 , collation. z,_ Serap. in antrepç/brmz’mmm hære
sium lapsus.

-._v_ A: _,—.-; LM fi‘_ y _ ___1_.. A, ‘_' ..q_


10 - cour n’osu. GÉNÉRAL _
femmes sensibles et aimantes qu‘un portrait console de
l’absence de leurs amans. Aussi ce furent deux femmes,
les impératrices Irène et Théodora, qui rétablirent en
Orient le culte des images. , .
La bibliothèque d’Alexandrie subit le même sort par
l'ordre du calife Omar , fondé sur ce beau raisonnement,
que si les livres qu’elle renfermoit enseignoient autre
chose que l’Alcoran , il falloit les brûler; et que s’ils n’en
seignoient rien de contraire, il fallait les brûler encore
parce que l’Alcoran suffisait.
Il n’est pas inutile d’observer ici que le zèle èxagéré
qui, avec la prétention de servir la vérité, ne sait que
l’outrager et lui nuire, suit la même marcha partout.
Saint Grégoire, ce pontifecélèbre par ses vertus chré
tiennes, avoit donné à la fin du v1° siècle, et parles mêmes
motifs (1), l‘exemple d'un vandalisme semblable à celui
du successeur de Mahomet. Jean de Salisbuty l’accuse
d’avoir fait livrer aux flammes la bibliothèque fondée
par Auguste, sur le Mont—Palatin. Le bienheureuæ
Grégoire, dit-il, brûIa ce dépôt païen pour 3* sub
stituer les livres saints, qui feraient.vlus utilement étu
diés. Vossius lui 'reproche expressément de nous
avoir ainsi privés de Tite'—Live (3), que nous n’avons
plus en entier, et dont la perte-excitera à jamais les
negrefl»du.œunts ,qui pensent avec raison qu’un peu
plus de ménagement pour les productions des lettres l’a—
’ .. fines , n’auroit rien ôté à la sainteté de Grégoire. -ç‘ '

‘ (l) Propterca quod in superstitidnibus et in sarris Romanorum


versatur. Vossws de Hist. Lat.
(2) Jean de Salisbury, de nugîs Cu_ria1ium. Lib. 2 , cap. 26.
(3) Vossius, ubi 5uprà.
Sun n’nrsrornn uns s‘crnncns, etc. 11
Quelles pertes n’ont pas occasionnées le zèle déplo
rable des Grégoire et la barbarie stupide des Léon ,
des Omar et de tant d’autres? Pour s’en faire une idée,
iln’y a qu’à jeter les yeux sur la bibliothèque de Photius.
La plupart des ouvrages qu’il cite, qu’il apprécie et dont
il rapporte,des fragments, ont péri de même dans des in
cendies allumés par l’ignorance et le faux zèle. Le carac
tère et les opinions de ce même Photius, qui deux fois
élu patriarche de‘Constantinople, deux fois déposé, mit
en combustion l’église d’0rient, sont étrangers à l’histoire
de la littérature. Mais elle ne doit pas négliger d'observer ,
du moins en passant, qu’ihprésida à l’éducation d’un
autre Léon surnommé le Sage; et que cet ex-patriarcbe,
flétri de la dénomination d’hérésiarque,.eut l’honneur,
vers le milieu du me siècle, de relever un peu les lettres
et la philosophie. #r °
Ë‘Mais cette résurrection ne fut que passagère. L’esprit hu
main , descendu de’la hauteur à laquelle il s’étoit d’abord
élevé, ne faisoit que de vains efforts pour y remonter, il
restoit au bas de l’échelle dont quelqués marches brisées
ne lui permettoient plus de franchir l’espace qui le séparoit
de celles qui étant entières auroient pû le soutenir et l’aider
à atteindre le sommet. L’ignorance traînant à sa suite la -
férocité, et souvent la cruauté la’plus réfléchie et la plus
raffinée, comprimoit le génie et arrêtoit son essor que la
corruption ralentissoit encore. La théologie ,entourée de
subtilités, Wd’une imagination vive que le jugementetrk _
le goût ne dirigeoieut plus, avoit pris la place des lettres; ’
et les querelles dont ces subtilités furent la source , occu— _
pant tous les esprits, les empêchoient de songer à autrei
chose. Chaque parti dominant tour à topr à la cour, gou
vernant l’empereur et paroissant en être gouverné, se
!2 cour D’OEIL GÉNÉRAL '
bornoit, quand il le pouvoit , à lui faire embrasser, sou
tenir, défendre ses opinions, et écraser ses adversaires.
Le sort des lettres et du savoir étoit le même en Occi
dent et en Orient, plus triste encore dans le premier, et
parles mêmes causes. Si l’empire d’0rient, attaqué de
tous côtés par les Barbares, voyoit ses limites se resserrer
tous les jours davantage, celui d’0ccident n’existoit plus
que dans le souvenir, et avoit vu se former de ses débris
une multitude d’états qui, reconnoissant la même religion,
professant le même respect pour son chef, mais parlant
chacun des langues grossière_s et différentes , étoient forcés
par leurs constitutions mêmes et par leur esprit général
à rester dans l’ignorance.
Quelques hommes parurent cependant par intervalles;
mais avec autant de subtilité dans l’esprit que les Grecs,
ils perdirent leur temps à s’occuper de questions de dia
lectique et de théologie scholastique. Ils ne laissèrent pour
tant pas de rendre un service, celui de disposer l’intel
ligence à quelque chose de mieux. '
C’est un service de ce genre qu’au milieu des maux
qu’ils ont faits aux connoissances humaines les moines
leur ont aussi rendu. Si l’on peut les accuser de la perte
de bien des monuments précieux des sciences et des
lettres, il faut convenir’qu’on leur doit la conservation.
de ceux qui nous restent.
Où auraient été déposés plus sûrement ceux du savoir
ancien pendant les siècles de rapines et de férocité qui
succédèrent à la chute de l’empire Romain , si ce n’est dans
les lieux que la religion avoit rendus sacrés? Le château du
baron et la cabane du laboureur étoient également pillés
et incendiés par les brigands armés qu’on honoroit du
\nom de soldats; mais les églises et les couvens étaient
Q
‘ L \
.q—
i ' ’ ’
son mnrsrornn DES SCIENCES, etc. 13
respectés. C’est là que les monuments des sciences trou—
vèrent un asile; ils y furent conservés comme l’or que
l’avarice enterre. Ils y étoient, à la vérité, aussi inutiles
à ceux qui les possédoieht; mais ils y étoient en sûreté.
- Ils y dormirent, ainsi que les morts dans les cimetières,
jusqu’au moment de la résurrection.
Pendant long—temps, il n’y eut de bibliothèques que
dans les couvens. Parmi ceux qui les habitoient, quel
ques personnes employèrent leurs loisirs à transcrire des '
manuscrits : tâche pénible, ennuyeuse sans doute, mais
nécbssaire avant l’invention de l’imprimerie. Souvent on
fit de 'ce travail une occupation pour les jeunes moines.
Quelquefois aussi on leur en fit une pénitence pour de
légères fautes.
Les religieux, durant quelques siècles, furent les seuls
historiens. Quoique la superstition ait presque toujours
défiguré leurs récits; quoiqu’ils y aient mêlé une multi
tude de fables légendaires, si je puis m'exprimer ainsi, il
vaut encore mieux avoir reçu de leurs mains ces annales de
leur temps, que de n’en point avoir du tout; et de quelque
manière qu’ils nous les aient données , c’est une obligation -
que nous leur avons.
Ils furent pareillement les instituteurs de la jeunesse;
qui pour cela n’en fut pas mieux élevée. Vers la fin du
x” siècle, il n’y avoit pas d’autres écoles que les monas
tères , ni d’autres maîtres que les Bénédictins. Il est vrai
que leur cours d’études ne s’étendait pas plus loin qu‘à-ce
qu’ils appeloient les sept beaux arts, et qu’ils les ensei
gnoient avec toute la prétention que suppose la ridicule
emphase de cette dénomination. Mais c’étoiéle génie de
leur temps; et l’on ne peut leur faire un crime d’avoir
enseigné mal, lorsque per50nne n‘enseignoit mieux. Il
14 cour’n’omn GÉNÉRAL
faut être uste , et ne pas les comparer avec les_ philosophes
d’un temps plus éclairé. Comparons—les avec les hommes
de leur âge; avec un connétable de I‘_’rance qui ne savoit
pas lire; avec un roi qui mettoit une croix au bas de ses
édits , parcequ’il ne savoit pas signer son nom.
Observons encore que si, comme l’ont prétendu les
réformateurs, la religion avciit perdu à la proscriptian de
la langue vulgaire dans les offices divins , les sciences y
gagnèrent. Quand les ecclésiastiques ne virent plus leur
religionque dans une langue étrangère, ils furent obligés
de l’apprendre; cela donna de l’importance aux langues
savantes. Chaque clerc sut lire et écrire en latin que, sans
cela, il n’eût jamais étudié; et dans un temps oùles langues
des diverses nations de l’Europe étoient encore informes
et barbares, le latin fut d’une grande ressource. Il devint
la langue universelle, et il mit les savants de tous les pays
en état d’entretenir des correspondances les uns avec les
autres. '
La vie solitaire et tranquille des cloîtres étoit favorable
à l’étude; aussi fournirent-ils quelques savants. Les Muses
et leur suite , dans un déguisement étrange à la vérité,
s’étoient réfugiées dans les couvens. L’art du statuaire
tailla des_madones et des crucifix; celui de la peinture
embellit un missel; l’éloquence fit le panégyrique d’un
saint, et l’historien écrivit _une légende. Mais ces arts
travestis respiroient; ils étaient prêts à se moutrer dans
un temps plus heureux, à quitter leur masque ridicule et
à briller de leur beauté. ,
Je ne pousserai pas plus loin ces observations, elles me
conduiroieht à des détails qui n’apphrtiennehtproprement
qu’à l’histoire monastique, et c’est celle des sciences et
des lettresqui doit m’occuper.
.n
!

sua n’aurons nies saumons, etc. 15


philosophes Tel fut leur état dans l’intermlle qui s’écoula depuis
les hommes le second âge de leur règne, jusqu’à leur renaissance.
ui ne savait Lorsqu’elles se réveillèrent de leur long sommeil, et
qu’elles ressuscitèrent, pour ainsi dire, elles ne’retour-_
u l)hS de 565
nèrent pas dans leur première patrie qu’elles avoient
l.
)rétendu les
abandonnée depuis long-temps, et d’où le fer des Otto
mans semble les avoir bannies pour toujours. Elles se
scription de
montrèrent une seconde fois dans la contr;ée qui, déjà les
s sciences Y
avait accueillies; l’Italie qui les avoit vues briller sous
nt plus leur
Auguste, les vit briller encore sous les Médicis.
rent Obll5és
On a dit et répété que la destruction de l’empire d’0—
aux langues
rient, la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 ,
in que, sans
les firent refluer de la Grece en l‘talie, avec les hommes
ill85 langues
qui les cultivoient, et qui allèrent chercher dans cette
,.6 informes
dernière contrée un asile et des protections que leur re—
:e. Il dev’n’ fusoit la barbarie conquérante; mais cela n’est exact et
ou5 les Pays
vrai qu’en partie. Les savants qui vinrent en Occident à
ms avec ’es
cette époque,y trouvèrent l’imprimerie inventée. L’auroi‘c
du bon goût venoit d’y naître à la suite des ouvrages du
it fafl”"”"’le Dante, de Pétrarque, et de Bocace. La littérature latine
.Les Muses commençoit à être cultivée. _Le Pogge, Laurent Valla et
t la Vérité’
Philelphe avoient déjà rappelé le goût de Virgile, d’Ho
1 stal“a‘re
race, et de Cicéron. it»‘82 5 ‘
a Pe’nt’a’”e Les Grecs, avec leurs écrivains qui avoient servi de
_ique d un
modèles aux Romains, devenus à leur tour les modèles
ll5 C35 ”r6 des Italiens modernes, apportèrent leur langue , qui n’étoit
mue, dans
pas encore généralement cultivée, et qui ne l‘étoit que
ridicule e’ par un très petit nombre d’hommes. Elle étoit négligée
même dans les écoles théologiques, quoique la seconde
elles me partie des livres originaux sur lesquels est fondée la
ropreme”: science qu'on y enseigne‘,ait été d’abord écrite en grec,
, e
;Clences que les actes des huit premiers conciles génémux le soient
16 . cour n’osn. céné'nxt.
également, et que la version des Septante de l’Ancien
Testament ait autant d’autorité que le texte hébreu.
La division des deux Églises grecque et latine avait fait
donner’une sorte d’exclusion à la première de_ces langues
qui elle-même était regardée comme schismatique ainsi
que les peuples qui la parloient. L’usage qu’en firent les
novateurs qui parurent à peu près vers ce temps, car
l'époque de la Réforme se rapproche de celle de la renais—
sance du savoir, n’était pas propre à réconcilier avec elle.
En recourant aux textes originaux , les réformateurs
eurent l’occasion-de remarquer les différences qu’offrent
quelquefois les versions; ils les exagérèrent, et les rele
vèrent avec humeur. La foi des savants qui se mirent en
état de lire et d’entendre les premiers, devint suspecte;
les moines ignorants , dédaignant un idiome qu’ils ne sa
vaient pas, ne parlaient qu’avec mépris de ceux qui le
savaient. L’édition grecque qu’Erasme publia du Non
veau Testament, lui attira de leur part la dénomination
de Graculus iste qui, dans leur bouche, équivalqit à
celle d’hérétique. A
Les transfinges de Constantinople formèrent cependant
des élèves qui bientôt surpassèrent leurs maîtres. L’étude
des langues grecque et latine ayant été plus approfondie,
les écrivains qui les avaient employées, ayant été mieux
- lus et mieux médités , préparèrent insensiblement au goût
de la belle littérature. On ne tarda pas à convenir qu’Ho
mère et Virgile, Démosthènes et Cicéron, Thucydide et
Tacite, avoient suivi les mêmes principes en écrivant. De
là à conclure que ces principes étaient les véritables fon
dements de l’art d’écrire, il n’y avait pas loin. Lorsque
l’on en fit l’application aux langues vivantes, le goût s’é
clàira; et c’gst le premier service que l’Italje a rendu aux

W—* *A's —* AL.._' -A-- ,.—W , )‘ΑZ"_


_ .‘,

‘ son L’nxsrmaa nus scrunczs,etc. 17


sciences et aux langues modernes. En perfectionnant la
mien
sienne, elle invita les autres nations à perfectionner les
leurs; et ce grand et important ouvrage fut insensible
t fait
ment exécuté partout avec plus ou moins de succès.
.gues
Ce furent les Médicis qui,régnant en même temps à
amsn
Florence et à Rome, eurent l’avantage de donner leur
nt les
nom à ce troisième âge, que l’on appelle indistinctement
,, car
celui des Médicis op de Léon X. Ce Léon étoit un Mé
enals
dicis; la tiare dont il étoit décoré ne fit pas oublier
; elle.
son origine toscane; et tout pape qu’il étoit, ce qui n’est
meurs
peut-être pas un médiocre éloge pour soln siècle, la véné
ffrent
ration que ce titre inspiroitpe lui fit pas accorder exclu
rele—
sivement cet honneur; on le lui fit partager avec sa fa
rnt en
mille, qui n’influa pas nfi3ins que lui sur la protection
)ectei
donnée aux lettres. Le Tasse étoit Toscan, et l’Arioste,
ne 53' Ferraroië. , .' \
qui le
Ce troisième siècle des sciences vit également fleurir
NOU' les beaux arts, que le sol de l’ancienne Borne sembloit
nati00 avoir repoussés , et dont cette célèbre capitale du monde
LlQit à s’étoit contentée d’admirer et d’attirer les productions
étrangères, sans chercher à les naturaliser, en créant à
codant leur exemple.
-J1étude
Dans l’Italie moderne, la sculpture s’éleva presque au
l’ondje ’ niveau de ses modèles. La peinture naquit, et se montra
partout à un degré supérieur. Si elle eut des modèles anti
ques , ils ne sont pas venus jusqu’à nous; et les descriptions
ou plutôt les éloges des tableaux de Zeuxis , (l’Apélles , de
Parrhasius , de Lysippe , etc., ne nous mettent pas en état
de les juger comme le feroit la vue de leurs ouvrages. La
toile, le bois, ou toute autre matière animée par les cou
leurs , n’ont pu échapper aux‘injures du temps comme le
bronze et le 'marbre, dont la dureté, en leunrésistant,
I. a
0 .
18 cour n’oau. GÉNÉRAL
a transmis à nos yeux et à notre admiration les chefs
d’œuvre de la sculpture attique. Nous pouvons, en
voyant l’élégance , la correction , la vérité , le fini de ceux '
de cette dernière, juger peut-être des progrès de plu—
sieurs parties de la peinture. Les sculpteurs avoient pous—
sé trop loin la perfection du dessin pour douter que les
peintres les aient égalés; mais nous n’avons rien qui nous
apprenne quelle étoit leur exécution, quel étoit leur co
loris. La chimie , qui a tiré tant de couleurs des métaux,
des substances végétales, etc. ne fournissoit pas aux an
ciens cette multitude et cette variété de secours que les
modernes emploient avec tant de succès; et nous igno
rerons toujours quels étaient ceux qu’ils avoient sous la
main, et le parti qu’ils en tiroieht. Rien ne nous empêche
donc de regarder l’école italienne comme une création
nouvelle en quelque sorte. Elle a été la maîtresse de celles
qui se sont formées ailleurs, et elle a conservé sa supé
riorité. " > « n ’
Les lettres furent long-temps bornées à l’Italie. Fran
çois i" tenta vainement de les appeler en France; le sol
n’en étoit pas encore propre à les recevoir. Les guerres de
ce prince en Italie, ses querelles éternelles avec Charles
Quint, occupèrent toute son attention , et ne lui per
mirent pas de la détourner sur les Muses autant qu’elles
l’auroient mérité. Ces filles du Ciel et de la Paix ne firent
qu’un voyage en France , et n’y séjournèrent pas; elles
furent eifrayées du bruit des armes, et peut-être des bû
chers que le zèle dressoit et allumoit pour des opinions
que le souverain proscrivoit chez lui, et favorisoit dans
les Pays-Bas. Sa sévère orthodoxie, subordonnée à sa
politique, en persécutant les protestants français, ne
l’empêchoit pas de s’allier avec ceux d’Allemagne.
a

sua L’HISTOIRE DES SCIENCES, etc. 19


-Ce fut Louis xrv qui eut l’avantage de les y rappeler-et
de les y fixer. Ce siècle, le quatrième et le dernier du sa
voir, auquel ce prince a donné son nom, a est Peut-être,
dit son historien , « celui des quatre qui approche le plus
« de la perfection : enrichi des découvertes des trois au
a très , il a plus fait, en certains genres , que les trois en
« semble. Tous les arts, à ia vérité , n’ont point été pous
« sés plus loin que sous les Médicis , les Auguste, les
« Alexandre; mais la raison humaine en général s’est per
-‘ fectionnée. La saine philosophie n’a été connue que dans
« ce temps; et il est vrai de dire qu’à commencer depuis
« les dernières années du cardinal de BiChelieu, jusqu’à
« celles qui suivirent la mort de Louis xrv, il s’est fait
- dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mœurs comme
« dans notre gouvernement, une révolution générale qui
« doit servir de marque éternelle à la véritable gloire de
« notre patrier_ Cette heureuse influence ne s’est pas même
« arrêtée en France; elle s’est étendue en Angleterre; elle
« a excité l%mulation de cette nation spirituelle et har
c die. Elle a porté le goût en Allemagne, et les sciences
« en Russie : elle a même ranimé l’Italie qui languissoit;
u et I’Europe lui a dû sa politesse et l’esprit de société... »
Les scieriËes suivirent les progrès des lettres et se per
fectionnèrent dans ce siècle, où l’on mit à profit les dé
couvertes faites en Danemarck , en Allemagne, en Angle—
terre, en Italie. Copernic avoit donné le véritable système
du monde : s’il n’inventa pas celui qui porte son nom,
s’il avoit été imaginé déjà plus de vingt siècles avant lui
par un disciple de Pythagore, Philolaüs, il sut le décou
vrir au milieu des rêves de l’antiquité, parmi lesquels il
était confondu , le tirer deül’obscurité et de l’oubli pro:
fond ou il étoitresté enseveli, le corriger, l‘étendre , l’ap

,:A W s...4n
20 cour n'osu. GÉNÉRAL
pliquer enfin à tous les phénomènes célestes dont il offre
l’explication naturelle, cela ne diminue rien de sa gloire;
et le génie qui met dans tout son jour une vérité incon
nue , doit au moins partager celle de l’homme qui, l’_ayant
d’abord trouvée, n’a su ni la démontrer, ni en tirer au
cun parti. Galilée rendit celle-ci sensible par ses décou
vertes, et la propagea en dépit des théologiens ignorans,
qui ne“ déshonor‘èrent qu’eux-mêmes par la rétractation à
laquelle ils le forcèrent à l’âge de soixantedjx ans. Il dé—
couvrit la pesanteur de l’air, et mit son disciple Torri
celli sur la voie des expériences qui la prouvèrent. Les
recherches de Tychô-Brahé , les méditations de Kepler,
l’usage constant enfin de l’expérience, ce guide sûrque
Bacon avoit enseigné à prendre pour se conduire dans la
nuit qui couvroit les“ sciences naissantes, tout fut em
ployé , médité , répété , étendu , et rectifié..La physique,
l’astronomie , les mathématiques , jusqu’alors de vains sys
tèmes , s’élevèrent à l’exactitude et à la vérité. Appliquées
à la navigation et aux arts, elles devinrent utlfes; elles re—
çurent tout l'éclat qu’elles méritoient, et le durent aux
lettres.
C’est ce dont la suite du cours que nous allons faire
de celles-ci nous fournira plus d’une preuve. Nous ne
bomerons pas nos recherches aux productions de ce siècle‘
(et du suivant en France; nous jetterons aussi les yeux sur
celles des principales nations étrangères, et nous éten
drons notre travail pour.ajouter à nos connoissances. .
En finissant cette esquisse d’un tableau hist0rique dont
les détails et les développements trouveront naturellement
leur place dans l’objet même des études pour lesquelles
nous allons nous réunir, je ne dois pas négliger une ob
servation rentre nécessairement dans mon sujet.

‘__/_.e “'—’._s_
‘ u- —-\‘,a.—-—-‘\ ——».—.,M A
, " ”’
3
sua L’HISTOIRE nes scrnwcas, etq. 21
On a remarqué que c’est à la Grèce que l’Europe a du
sa religion, ses sciences et les arts, qui ne brillent que
dans les plus hauts degrés de la civilisation. Ou deman
dera sans doute à qui la Grèce elle—même doit-elle parti
culièrement tout ce qu’elle a transmis d’abord à Roine,
et ensuite de Rome à nous? C’est à l’Egypte , qui, dès la
plus haute antiquité , avoit elle-même tiré ses conuois
sances de l’lnde , où ceux qui les lui rapportèrentpvoient
été étudier la théologie, l’astronomie , la médecine, toutes
es sciences cultivées sur les bords du Gange par les
Brachmanes, auxquels il paroît qu’ils dérobèrent même
leurs
Ce livres
fut sursacrés
les bords du Nil que les Grecs allèrent à leur

tour puiser leur religion, les éléments de leurs connois


sances, qu’ils répandirent ensuite partout , et en particu
lier les arts qui y étoient cultivés avec un succès qu’on
ne peut contester, puisque les monuments de ceux des
Egyptiens existent encore ,— les uns dans leurs ruines , les
autres entiers et conservés par leurs masses énormes qui,
depuis plus de quatre mille ans , ont résisté à la main des
tructrice du temps, et à celle plus destructrice encore de
la barbarie. L’état actuel des pyramides, à moins d’une
révolution qui fasse disparoître le sol mémé-sur lequel
elles sont élevées , ne permet pas de douter qu’elles feront
l’étonnement des hommes pendant une suite de siècles il
venir aussi longue que celle qui s’est écoulée depuis leurIl
construction.

(r) - Ces faits , dit le savant Langlès, consignés dans plusieurs


- ouvrages sansorits , sont encore confirmés par les ressemblances
« qu’offrent entre eux le système religieux , la théogonie , lacos—
- mogonie des Hindou: , des Egyptiens, des Juifs, et des Chrétiens. r

'b
22 0 Cour n’ont. cém’znsn
' Il est incontestable que les Égyptiens avaient fait .de
grands et de très grands progrès. Si leurs ouvrages pèchent
par le goût, quelques uns ne laissent peut-être rien à de
sirer; et les ruines de Thèbes offrent aux yeux du petit
nombre
mirationdeceux qui les ont
et devregrets visitées,
: tous quantité
étonnent d’objets
par leur d’adet
masse

leur solidité; et si, lorsque les habitants de cette ancienne


capitale, repoussés par les sables dontles envahissements
enlevoient à la culture les terres nécessaires à leur subs’
tance, allèrent bâtir Memphis, les artsy dégénérèrent, ils
y conservèrent leur premier caractère. Les habitants des
bords du Nil semblaient vouloir travailler pour l’éter
nité, et bâtir des monuments qui pussent survivre aux
âges. Leur religion , qui leur faisoit e5pérer, après leur
mort et une révolution de vingt siècles , de renaître dans
ce monde qu’ils quittaient à regret, influoit sur chaque
moment de leur existence actuelle. Forcés de tout aban
donner pour un temps , ils voulaient retrouver tout à leur
retour. Leurs vues, leurs projets, leurs desirs, s'e rappon
toient à cette espérance, qui dirigea leur goût vers le gi
gantesque : bientôt ils ne virent réellement de la gran
deur que dans la grandeur physique , et ils ne firent que
des colosses. Leurs architectes et leurs sculpteurs ne tra
vaillèrent que dans ce genre; la nation n’admira que cela;
et pour lui plaire, il fallut l’étonner
Ce goût se remarque dans toutes les statues égyptiennes:

(x) A l'époque où ceci fut écrit, l’Europe était encore dans l’at
tente de la publication des travaux des savants que l’amour des
sciences conduisit en Egypte, à la suite de l’armée française; on
n'a donc pu profiter des lumières qu'ils doivent nécessairement ré
pandre sur tout ce qui concerne cette antique contrée.
surti’nrsr0inn nus SCIENCES, etc. . 23*
t de . ce sont des groupes colossaux , souvent d’un seul bloc , de
hent ' trente,_ de quarante, de cinquante, et de soixante-dix
à de pieds; des 9bélisques d’une seule pièce, effrayants par
petit leur hauteur , plus étonnants en60re par l’art avec lequel
d’ad on avoit tiré des carrières le quartier énorme de marbre
:se et dont chacun étoit composé, et celui avec lequel on les
aune avoit conduits ensuite et élevés sur le terrain qu’ils oecu
ment! poient. \
Travaillqit-on ces pièces sur le rocher même qui en
fournissoit la matière? Mais alors la difficulté de leur
transport jusqu’au; lieux où elles devoient être placées
n’étoit guère moindre; celle d’élever ces masses sur des
,’éteP
piédestaux qui avoient plus ou moins d’élévation étoit
e au!
sans doute aussi grande que la première : les Égyptiens
; leur
les avoient vaincues l’une et l’autre. Comment s’y pre
, dan;
noient-ils? On l’ignore : mais quel que-fût leur procédé,
baq“° il annonce une connoissance profonde et peut—êäre supé—
aban
rieure à toutes les nôtres en mécanique.
à leur ‘
Les richesses de nos souverains, l’habileté de nos ar
PP°" tistes, ne parviendroient pas sans peine à faire exécuter
le 9' aujourd’hui, dans les grandes capitales de l’Europe, un
g”“" seul de ces monuments qu’on rencontroit._en si grand
n que nombre dans les contrées qu’arrose le Nil. Les Romains
e “‘3' en avoient transporté,quelquès uns des bords de ce fleuve
: cela;
sur ceux duTibre. Tout le monde connoît un de ces obé—
lisques, retrouvé sain et entier dans la terre qui l’avoir
recouvert depuis qu’il étoit tombé sans se briser : on sait
que Sixte-Quint le fit relever et dresser dans la place de
Saint—Pierre“; dont il nepfait pas à présent le moindre
ornement. ' ‘
: . . . -
Q1els enornes bânments les Romains ne durent-115 pas
employer? Quelle dépense ne dut pas leur coûter le trans
24 cour n’ozn. crânien.
port d'une masse de cette espèce , depuis la côte (l’Afrique
jusqu’à celle de l’Italie? Quel prince voudroit tenter de
faire ainsi transporter chez lui la superbe colonne de
Pompée, dont feroient sans doute bon marché les maîtres
de ce monument, auquel ils attachent peu d’importance?
Avec notre savoir, nos lumières bien supérieures aux
leurs, notre goût perfectionné , on seroit presque tenté
de s’écrier quelquefois : Combien nous sommes petits,
.mesquins, et pauvres, en comparaison des ouvriers et des
maçons de l’antique Egypte!
Les Grecs , qui avoient puisé les arts chez elle , nés avec
cette sensibilité exquise sans laquelle on ne peut avoir
l’idée du vrai beau, les traitérept comme ils avoient traité
ses fables religieuses, qu’ils avoient auparavant adoptées.
Leur imagination avoit enrichi et brillanté celles—ci , si je
puis me servir de ce mot. S’ils ne les rendirent pas plus
raisonnables, c’est que c’est le peuple qui en a besoin,
qui les gâte en les adoptant, qui force de les respecter
lorsqu’il les a corrompues, et qui invite à multiplier les
incohérences mêmes qui flattent sa grossièreté. L’igno
rance est avide de croire, l’ambition est avide de domi
ner : un pacte la lie bientôt avec ceux qui sont intéressés
à la soutenir, comme elle est intéressée elle-même à les
protéger. Ceux-ci donnent ensuite une forme aux super—
stitions , pour étendre ou pour affermir une domination à
laquelle ils doivent avoir une part qu’ils tendent sans cesse
à grossir. -
Les arts font le charme des personnes éclairées; c'est à
elles seules que les artistes cherchent à plaire. En suivant
cette marche , ils forment àla longue le goût d’une na
tion , comme les mythologues en façonnem les supef5ti
tions. Mais ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous
son n’aurons nns scmncns, etc. _ 25
entretenir ici des beaux arts : la sensibilité suffit pour les
admirer; l’artiste seul peut en parler le langage. Je dois
donc me renfermer dans la partie que l’expérience et
l’usage m’ont rendue plus familière. En vous offrant le
peu de lumières qu’ils m’ont procurées , je ne vous pré
sente pas beauco*> , sans doute mais je me donne tout
entier, avec tout ce que je surs.
Il m’est bien doux de payer ce foible tribut à la ville
qui m’a vu naître. C’est ici qu’a commencé et que s’est
développé mon goût pour les lettres; c’est ici que, dans
la bienveillance de l’amitié, j’ai trouvé les secours en livres
et en conseils qui ont aidé à diriger mes premiers efforts.
Lorsqu’après quarante ans d’absence, j’y suis revenu, j’ai
cherché vainement ceux à qui j’avois ces obligations : c’est
avec un regret bien amer et bien senti que je n’en ai re
trouvé aucun; ils n’existent plus que dans mon souvenir;
et ma reconnoissance, dont je saisis cette occasion de leur
faire un hommage public , n’a jamais cessé d’être au fond
de mon cœur. L’idée de m’acquitter, en quelque sorte,
envers eux, en faisant pour mes jeunes concitoyens ce
qu’ils ont fait pour moi, échauffe et redouble ’mon zèle;
et je serai récompensé si je puis mériter de mes élèves
quelques uns des sentiments que m’ont inspirés mes
.
maures. :
suPer' uu.lun '

tion à
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.LEÇONS
PRÉLIMINAIRES.

DES BELLES LETTRES.


C’en des belles lettres que nous allons nous 'occuper:
c’est à leur’ étude que nous devons nous livrer ensemble.
Choisi pour vous servir de guide dans cette .route semée
de fleurs , je vous aiderai à les cueillir. L’expérien'ce qu’a;
pu me procurer l’application constante de toute ma vie
à leur culture, me mettra du moins en état de vous abré—
ger le chemin très long que j’ai été obligé de faire pour
m’y introduire, et de le débarrdsser en partie des ronces
et des épines qui se trouvent à l’entrée 'de toutes les
études, et qui m’ont piqué plus d’une fois.
'En recommençant avec vous la carrière que j’ai déjà
parcourue, j’essaierai de vous la rendre plus agréable et
plus facile que je ne l’ai trouvée. Nous fer0ns ensemble
les mêmes recherches, et-peut-être de nouvelles décou—
vertes qui peuvent m’êtr'e échappées; car qui peut se flatter
de tout voir et de tout saisir du premier coup d’œil? Si
je vous aide, vous m’aiderez vous-mêmes, votre jugement
seèondera le mien. Vos questions, auxquelles je me ferai
autant un devoir qu’un plaisir de répondre, me feront
porter plus d’attention à ce que je pbufrai avoir cru

Vu, flfi‘» -y -
28 maçons rnrîumrxunns.
bien voir, et n'avoir en effet quelquefois ’entrevu. Mon
exemple vous apprendra combien il eÏimportant de
méditer avant de.décider, de craindre l’erreur qui naît
ordinairement de la précipitation , de la corriger aussitôt
qu’elle est reconnue, de ne pas rougir de s’être trompé,
et d’en tirer l’avantage de donner à la réflexion le temps
nécessaire pour éviter de se tromper encore. Ainsi le pro—
fesseur et les élèves se prêteront un secours mutuel, et
tout tournera au profit de notre instruction commune.
Il y a toujours à apprendre, même dans ce que l’on sait
le mieux.
Avant d’entreprendre le Cours que nous allons com
mencer et finir à ce que j’espère , heureusement ensemble ,
je m’arrêterai un instant sur les matières qui en sont
l’objet. Il convient, en entrpnt dans la carrière, d’en con—
noître l’importance et d’en mesurer l’étendue.
Je vous présenterai ici moins des idées neuves que des
idées justes. Les principes du vrai, du bon et du beau
sont dans la nature. Tout ce qu’on peut puiser dans cette
' source féconde, a été déjà cherché, saisi et développé.
Quand on a trouvé le !n'en, dit Quintilien ,'il faut s’en
contenter; on s’expose, en cherchant le mieux, à ne
rencontrer que le pire.
Le précis de ce qui a été dit de mieux sur cette matière
intéressante, raSsemblé et mis sous vos yeux, vaut bien
sans doute des vues nouvelles. Elles ne pourroient l’être
entièrement aujourd’hui, qu’en cOntredisant quelquefois
les leçons constantes de la raison et du goût, établies par
les grands maîtres, reçues par tous les bons esprits, et
consacrées par l’expérience et les siècles. La vérité est
I,' une comme la nature.
Les belles lettres et les sciences se prêtent des secours
‘ LEçONS rnr’tttMmunËS. 29
mutuels. Les dernières, fruits sublimes des méditations
du génie, ont étendu les bprnes de l’entendementhumaip ,
multiplié ses connoissances, développé devant lui les
mystères auparavant impénétrables de la nature, perfec
tionné la morale qui rend l’homme bon, et les arts qui
contribuent, soit à faciliter ses travaux, soit à adoucir et
à lui faire oublier même quelquefois les misères de laide.
Elles l’ont agrandi réellement en perfectionnant les in
struments à l’aide desquels notre vue parcourt l’immen
site des cieux, y compte une multitude de corps célestes
auxquels elle ne pouvpit atteindre auparavant; elles nous
gent mis en état d’en suivre la marche, d’en calculer les
mouvements, d’en reconnoître la périodicité, si je puis
employer cette expression, et de prédire à la minute le
retour de leurs divers aspects et des phénomènes qu’ils
présentent. C’est avec leur secours que l'homme fixé pour
jamais sur le continent qui l’a vu naître, peut en sortir,
franchir les mers immenses qui séparent les unes des
autres les différentes contrées de la terre et leurs habi
tans, établir une communication sûre entre eux à travers
l’0céan même qui sembloit leur opposer une barrière in
surmontable. . ._
Les belles lettres prêtent leur charme aux sciences dont
l‘étude deviendroit plus pénible si, par le choix et la
_ netteté des expressions et des images qu’elles leur four
nissent, elles n’en éclaircissoient pas les principes souvent
secs et rebutans.
.. D’un autre côté, sans les sciences, les lettres qui polis
sent l’esprit, le laisseroient dans une sorte’d’enfauce.
Cette enfance seroit aimable , à la vérité; mais elle ne pro
duiroit que des fleurs. C’est l’esprit pholosophique qui
fait naître et mûrir les,fruits que ces fleurs proinettent

q. .

‘,W
_,\ .«a
30 LEçONS PRÉLIMINAIRES. *
et qu’elles ne donnent pas toujours. C’est lui qui sans
faire perdre ses graces et sa frpîcheur à l’addlœcence, y
joint cette maturité qui en reçoit un nouvem prix et
augmente le sien.
Ce seroit donc insulter les belles lettres et la philo—
sophie que de prétendre qu’elles peuvent réciproquement
se nuire et s’exclme. La littérature doit sans doute 5’00.—
cuper essentiellement de l’harmonie et du goût; mais
l’harmonie et le goût ne dispensent pas de penser. Point
d’éloquence, point de poésie sans idées; les plus belles
images ne méritent ce nom , qu’autæ1t qu’elles rendent des
choses et qu’elles les rendent bien. La première loi du
style est d’être à l’unisson de son sujet. Des choses tri
viales , quelque q>loris qu’on leur donne, n’en restent pas
moins triviales. La peine qu’on 3 prise de couvrir leur
nullité, fait sentir une recherche puérile; et le goût pré
férera toujours une prose naturelle et pensée à une poésie
qui ne présenteroit que de l’harmonie.‘
Il faut être phil050phe autant que homme de lettres
pour réussir. C’est ce que furent les hommes les plus ce’
lèbres, les plus grands génies de la Grèce. Empédocle,
Epicharme, Parménide, Archelm‘is , furent poètes et phi
losophes autant qu’ils pouvoient l’être dans un temps où
la philosophie émit à son berceau , où l’on._ne sentoit pa’s
l’importance et la nécessité d’observer; où trop de viva—
cité dans les esprits les privait de ce calme si nécessaire
à l’observation, et Sans lequel on ne sauroit en faire de
bonnes; où l’on cherchoit à expliquer tout par des sys
tèmes; et ou l’imagination croyant éclaircir ce qu’on ne
connoissoit pas, ne faisant qu’épaissir et multiplier les
ténèbres, opposa des obstacles long—temps insurmom

.e
_ maçons rnéunruunns. 31
tables à ceux qui essayèrent de les dissiper, et retarda le
succès de leurs efforts.
Socrate cultiva également la philosophie, l'éloquence
et la poésie. Xénophon , son disciple, fut à la fois orateur,
historien, homme d'état, homme de guerre et homme
du monde. Platon rappelle par son nom seul toute l’élé
vation des sciences et tous les charmes des lettres. Aristote
fut un génie universel qui porta la lumière dans toutes
les branches de la littérature et des sciences.
Les belles lettres embrassent en général toutes les con
noissances. On distingue par le nom de gens de lettres
ceux qui cultivent l’érudition agréable et variée, de ceux
qui s’attachent aux sciences abstraites , à celles d’uneutilité
plus sensible, et auxquels le nom de savants convient
mieux. Mais il est constant que ces dernières ne peuvent
être acquises à un degré éminent, sans l’habitude des
premières. Il en résulte que les sciences proprement dites
et la littérature ont entre elles l’enchaînement , la liaison
et les rapports les plus étroits. Elles ont réciproquement
[r65 besoin les unes des autres; elles ont toujours marché,
CC'
elles marchent, elles doivent marcher ensemble; l’expé—
Cle, rience de tous les temps et l’histoire en fournissent la
phi* preuve. ‘
s 0‘1 Dans la Grèce, l’étude des lettres embellit celle des
; pas
sciences, qui en reçurent un charme pour lequel elles
yiV3‘ donnèrent en retour un nouvel éclat à celles—là. C’est à
gaire cet assemblage heureux que l’Attique dut son plus beau
e de lustre, et qu’elle joignit la plus brillante réputation .au
sy5‘ mérite le plus solide. Les unes et les autres y marchèrènt
m “9 toujoùrs d’un pas égal; les Muses présidoient en même
:r 13" temps à l’éloquence, à la poésie, à l’histoire, comme à la
mofl‘
32 Leçons rnénmnuxass.
dialectique, à la géométrie , et à l’astronomie. Elles étoient
sœurs, inséparables, et ne formoient ensemble qu’un seul
chœur. Homère et Hésiode les invoquèrent toutes; Pytha—
gore ne les sépara point, lorsqu’en reconnoissance de la
découverte de son théorème du carré de l’hypoténuse ,
il leur sacrifia une hécatombe philosophique La re
connoissance et le sacrifice s’adressèrent à toutes à la fois.
A Rame, sous Auguste, les sciences et les lettres allè—
rent aussi de front; et cette ville célèbre, devenue maî
tresse d’Athènes, fière des lumières qu’elle devoit à celle
que ses armes avoient subjuguée, se glorifia peut-être
encore de rivpliser avec elle, sinon tout à fait en savoir,
au moins en génie et en goût.
Elles suivirent une marche semblable en Italie, dans le
temps des Médicis. Ces mêmes Grecs destinés à être les ins
tituteurs du Monde, avoient conservé, au milieu des trou
bles et des horreurs de la tyrannie et de l’anarchie les an
ciens monuments du génie de leurs pères_, ces modèles de
tous les siècles qu’ils avaient long—temps négligés, pour ne
s’occuper ordinairement que de subtilités souvent futiles
qui ne font que resserrer les bornes de l’esprit , avec la
prétention de les étendre, et quelquefois de questions inac—
cessibles à l‘intelligence , condamnée à se taire sur toutes les
matières qui, en commandant le respect et la soumission ,
défendent les recherches. Chassés de Constantinople par
les Turcs, ils vinrent, non pas apporter ces modèles en
Italie où ils avoient déjà pénétré, mais les y faire mieux
t
(l) Observons, en passant, qu’un sacrifice de cent bœpl’s est
beaucoup pour la fortune d'un particulier et d’un philosophe. Les
écrivains grecs exagèrent sans doute; mais cette exagération même
montre l‘importance qu’ils mtnclnoient aux découvertes.
\

’-_'—. ‘-.nn
maçons rnÉummunus. 33
connoître, et y préparer par le goût du savoir qu'ils ré—
pandirent, les découvertes que firent ensuite Galilée,
Torricelli, etc., et qui ont porté rapidement les sciences
à une supériorité que l’Antiquité n’avoit jamais-connue,
m peut—être soupçonnée. . :
Les premiers fruits de la culture de l’esprit en France
étoient venus d’ltalie à la suite de deux reines sorties de la
maison des Médicis , de cette famille moins célèbre encore
par sa fortune et ses dignités, que par la protection qu’elle
ace rda aux lettres. Mais ils ne s’y propagèient que lente
me ; faits pour naître d’eux-mêmes et mûrir rapidement
au sein de la liberté, loin de son influence bienfaisante,
ils avoient besoin de protection ; etils attendaient celle
s le qu’ils obtinrent ensuite de Louis XIV , sous le nom duquel
on désigne le'dernier et le plus brillant âge du savoir.
r0‘1' Siècle heureux de Louis , siècle que la nature
', “‘1‘ De ses plus beaux présents doit combler sans'me'sure!
es de C’est toi qui dans la France amènes les beaux arts.
uî “° Sur toi tout l’avenir va porter ses regards.
utiles Les Muses à jamais y fixent leur empire :
vec la La toile est animée_et le marbre respire 1
sin3c' Quels sages, rassemblés dans ces augustes lieux,
Mesurent l’univers et lisent dans les cieux?
tes les
Et,daus la nuit obscure apportant la lumière ,
.ssi0n, Sondent les profondeurs de la qature entière?
de P“ L’erreur pr;gésomptucuse à leur aspect s’enfuit,
èles 6“ Et vers la vérité le doute les conduit. .
mieuï Et toi, fille du ciel, toi, puissante Harmonie,
_ Art charmant qui polis la Grèce et l’ltalie !
J‘entends de tous côtés ton langage enchanteur,
nuls 6’ Et tes sons souverains de l’oreille et du cœur.
Français, vous savez vaincre et chanter vos conquêtes:
Il n’est point tic-lauriers qui ne couvrent vos têtes.
I 3
34 maçons PRÊLIMINAIBES.
L’intelligence des langues savantes concourut à la
perfection de la nôtre. L’éloquence de la chaire et du
barreau, les seules tribunes ouvertes au génie par les
institutions de l’Europe moderne, la poésie dans toussés
genres, ignorées, pour ainsi dire, ou bornées à des essais
informes, prirent tout à coup naissance et se dévelop
pèrent avec éclat. L’histoire, dont avoient tenu lieu des
légendes et des relations sèches et monotones, lue dans
' ses sources ou dans des traductions élégantes, prit un
essor. Les richesses de l’antiquité, enveloppées de v 'les
épais qui nous les déroboient, se découvrirent à nos Æux.
La critique, portant partout son flambeau, éclaira le ju
gement; la philosophie réforma les idées; la physique
s’ouvrit de nouvelles routes; les mathématiques s’éle
vèrent à la perfection , et lessciences et les lettres s’enri—
chirent par l’intimité de leur commerce.
Ces exemples se retrouvent partout où les lumières ont
pénétré. Les sciences n’ont brillé nulle part à moins que
les lettres n’y fussent cultivées. Sans celles-ci , aucune na
tion ne poùrroit faire des progrès dans celles-là. Pour
profiter des lumières des autres ,9 s’entretenir avec les
écrivains de tous les pays et de tous les temps, il faut être
homme de lettres soLmême, o'u recourir à des hommes
de lettres qui puissent nous servir d‘interprètes. Sans ce
secours, le voile qui couvre les sciences reste étendu; il
faut une main en état de le soulever et de les montrer à 1
nos yeux.
Tous les sens qui forment l'homme de goût doivent
se trouver dans le philosophe; et ce sont les lettres qui
les développent. Lorsque l'exercice de ces sens a été exclu
sivement et trop concentré sur un seul objet, il semble
qu’ils deviennent incapables de s’exercer sur d’autres.

._.____ä . A‘ m . » u \
‘À . 4MmeN“._W,WV ;

“à l . . _, ,_
, _.. -..-———-—‘..m..— .-.r*: . ‘7‘"‘ “L:‘.__""-.=”:""* .-?<

LEçONS ima’ntmmunns. _ 35
Ce fut le sort de Mallebranche, dont le nom se trouve
associé à ceux des détracteurs de la plus brillante partie
de la littérature. Il ne pouvoit lire une page de la meil
leure poésie; et cependant son style offre les premires
qualités'du poète; car il n’y a point de poesie sans ima
gination , sans sentiment, et sans harmonie. Mais unique
ment occupé des objets qui tiennent à la raison ou au
raisonnement, il n’avoit d’imagination que pour enfanter
des hypothèses philosophiques; et lé sentiment en lui
ne servoit qu’à les lui faire adopter et soutenir avec cha
leur. Prosateur hàrmonieux, il émit insensible à l’har
monie poétique; la sensibilité de son oreille se bornoit à
sentir la mélodie de la prose; et la nature sembloitlui avoir
donné le talent de répandre, sans s'en douter, ce clitme
dans son style, comme elle avoit doué son imagination
de celui de produire des systèmes métaphysiques.
Aimons les lettres: c’est un goût nécessaire, pér50nne
n’ose avouer qu’il ne l’a pas. Tout le monde prétend s’y
connoître, tout le monde veut en raisonner; mais il n’ap
partient qu’à ceux qui les aiment en effet, et qui les cul
tivent, d’en raisonner dignement. Elles élèvent l’aune,
elles étendent les idées, elles ornent l’imagination, elles
mettent'le dernier sceau à la olitesse de l’esprit, elles
adoucissent les mœurs, elles s éveloppent la sensibilité_
au fond des coeurs, et les préparent pour la vertu; elles
y détruisent le germe du mal qui est inséparable de l’i—
gnorance; elles l'empêchent d’y entrer, s’il n’y est pas
encore, et nous préservent des deux plus grands écueils.de
l‘humanité dans cette espèce de jeu qu’on appelle la vie
humaine , ou souvent, comme le dit madame Deshoulières ,
On commence par être dupe,
On finit par être fripon. .
36 maçons PRÉLIMINAIRES.
0cz‘ositc’, sans sciences et sans lettres , dit énergique
ment Baoul de Presle, dans son vieux langage qui étoit
celui du xv° siècle , est sépulture d'homme vifI
L€pape Julÿ n , célèbre par ses démêlés avec Louis m ,
par la part qu il prit aux troubles de l’Europe ; par ceux
qu’il occasionna lui-même par sa conduite publique et
privée, l'une et l'autre bien contraires à celle qui conve
noit au chef de l'Église; par ses campagnes militaires;
par le siégé de la Mirandole qu’il lit en personne , et où
on le vit couvert de la cuirasse, et portant un casque à
la place de la tian; par son goût enfin pour la chasse, la
table, le vin, les femmes et le jeu , n’en sentoit pas moins
le prix des sciences et des arts. On a retenu de lui cette
pensOe dont l’expression, un peu triviale , ne laisse pas
pourtant d’avoir un grand sens : Les lettres, disoit-il,
sont de l’argent pour les rotun'ers , de l’or pour les
nobles, et des diamants pour lès princes.
Jusqu’ici j’ai considéré les lettrés et la littérature en
général. Sous ce point de vue, elles comprennent aussi
l’érudition , qui cependant en est distinguée, en quelque
sorte, par l'usage et surtout par l’abus qu’on en a fait.
Les belles lettres, telles qu’on les.bonçoit ordinaire
ment et qu’on doit les cqncevoir, sont la connoi!sancc
de l’art de penser, de parler et d’écrire en prose et en
vers, celle des écrivains, de leurs ouvrages, de ce que
contiennent ceux-ci , de l’exercice enfin et de l‘emploi
du jugement et du goût dans la manière de les apprécier.
Cette définition, trop resserée peut-être, a été inventée
et adoptée dans les écoles où l’on se bornait à l’enseigne
ment de ces ai'ts , où l’on s’oœüP0it moins des objets des
belles lettres que des différentes formes sous lesquelles
ils se présentoient. C’est de là qu’est venue la distinction

.O
maçons rnér.rmrnunxs. 3 \1
entre l’homme érudit et l’homme de lettres, qui ont été ‘
d’abord confondus.
Les objets particuliers de l’érudition sont l’éclairci5—
semen_t des faits historiques, des lieux, des temps, des
monuments antiques, des événements, la fixation des
époques de ceux-ci, l’explication des écrits, larestitu
tion des passages , les scholies , les gloses, etc.
L’homme de lettres jouit des travaux de l’érudit, c’est
à l’aide de ses secours qu’il s’est procuré l’usage des grands
modèles en éloquence, en poésie, en histoire, en morale,
en politique , en philosophie. Si quelquefois, à la rigueur,
il peut n’être pas érudit lui-même, nos anciens érudits
ont été rarement hommes de lettres. Ce qui caractérise
particulièrement ces derniers , c’est le don de produire
et de créer. Le défaut de ce don précieux a fait confondre
injustement les érudits et les pédants. C’est ce que Vol
taire a peut-être fait lorsqu’il les rencontre sur la route
du Temple du Goût, où l’on n’én connoit en effet a’ucun
qui y soit arrivé.
La , j‘aperçus les Daciers, les Sauinaises,
Gens hérissés de pesantes fadaises ,
Le teint jauni, les yeux rouges et secs,
Le do’s con_rbé sous un tas d’auteurs grecs,
Tout noircis d‘encre et couverts de_poussière.
Je leur criaide loin par la portière :‘
N‘allez-voua pas dans lepTemple du Goût .
Vous décrasser? Nou_s , Messieurs 1 point du tout; n
Ce n’est pas la, grace au ciel , notre étude.
Le goût n’est rien. Nous avons l’habitude ’
De rédiger au long , de point en point,
Ce qu'on pensa ; mais nous ne pensons point.

Le nom de Voltaire, én faisant adopter trop générale



38 maçons reniunxruunns.
ment et trop aveuglément peut-être le jugement que ces
vers expriment , a imprimé une sorte de mépris sur ces
écrivains et sur ceux qui leur ont ressemblé. J’avonerai
que presque tous ont manqué de goût;mais ils ont rendu
des services à la littérature. Ils ont passéleur vie à éclair
cir des auteurs que , 'sans leurs soins , nous n’entendrions
qu’avec peine, et qui nous coûteroient un temps précieux .
qqen us pouvons mieux employer. Ils nous ont débar
rassés de quantité de difficultés qui exigeroient des re
cherches longues et pénibles, ainsi qu’une vaste biblio—
thèque, qui n’est pas toujours, ni partout, à n0tre portée.
Ne les regardons point comme des modèles; mais ne les
méprisons pas, et sachons leur au moins gré du travail
qu’ils nous ont épargné. Réservons ce mépris pour les
hérilles et les autres pédants qui s’extasient sur une pen-’
sée peu importante, qui emploient des pages entières
pour discuter une opinion commune, et qui citent sans
nécessité, avec une profusion emphatique, une foule
d’écrivains qui souvent _n’ont pas dit un mot de ce qu'ils
veulent leur faire dire. Mais ayons quelque reconnois
sauce pour ces scholiastes, glossateurs , et commenta
teurs, quinous ontmis en état de jouir en un quartd’heure
du fruit de quantité derecherches qui leur ont“coûté des
années; et pour employer une expression échappée à
La Harpe dans l’école normale, où il a immolé peut-être
la justesse à l’antithès‘e , sans songer au temps qu’ils ont
en effet perdu , ne voyons que celui qu’ils nous ontfait
gagner .» ‘
l N’oublions jamais que pour être un bon littérateur,

(1) Ceux dont les travaux nous ont fait gagner du teinps, ont-ils
tout à fait perdule leur 3‘
o

,"_‘—J
..
/

. , ,
maçons PRÉiIMINAIRBS. 39
il faut lire beaucoup , choisir ses lectures, remonter ,
autant qu’il est possible , aux auteurs originaux, aban
donner les écrivains qui n’ont, pour ainsi dire,. qu’ef
fleuré la surface des lettres , et que c’est,dans les sources
de l’antiquité qu’il faut étudier la religion, la politique,
le gouvernement, les lois , les mœurs, les coutumes, les
cérémonies, les jeux, les fêtes, les sacrifices, les spec
tacles de la Grèce et de Rome. C’est dans les récits, c’est
dans les ouvrages qu’elles nous ont transmis, qu’il faut
chercher des lumières. Il est presque nécessaire de se
transporter chez elles, de demeurer avec elles, et de
suivre à la lettre l’avis que donne Plante aux spectateurs
dans son prologue des Ménechmes:

Hæc urbs Ept’damnus est, dam hæc agùurfabula.

1l[essieurs , la scène est 1% Epidumne. Allez dans cette ville, et ros—


tcz-_y tant que la représentation durera.

C’est à ces mêmes ouvrages que nous devons la connoi.s—


sance de beaucoup d’autres que nous avons perdus. En
nous donnant des regrets, ils nous offrent quelquefois
un dédommagement foible, à la vérité, niais dont il faut
se contenter , celui d’y trouver divers fragments des écrits
dont nous déplorons la perte. Ce sont eux qui nous ont
conservé, pair exemple, un morceau de l’hymne célèbre
que l’on attribue à Orphée, qui se chantpit à la fin de la
célébration'des mystères , et qui étoit terminée par cette
strophe sublime que l’hyérophante chargé de présider
à ces cérémonies adressoit aux initiés:
'« Marchez dans la voie de la justice; adorez le seul
. « maître de l’univers. Il est un; il est seul par lui-même,
A
lut- dorvent
- v . o .
a Tous les etres leur e;gstence; 11ag1t dans
'40 LlçONS rarinrn1nunzs.
« eux et par eux. Il voit tout; et jamais il n’a été vu des
« yeux mortels. n .
C’est sur ce passage et sur plusieurs autres de différents
écrivains grecs , rassemblés par les érudits , que la philo
sophie et la critique réunies ont conjecturé que dans ces
fêtes mystérieuses où personne n'étoit admis qu'après de
longues et de pénibles épreuves, on s’élevoit contre le
polythéîsme établi, et on enseignoit l’unité de Dieu.
La raison a de tout temps et partout aperçu cette grande
et importante vérité; mais elle fut toujours obligée de ne
la ma‘nifester qu’en secret , et de la dérober à la mqltitude
ignorante qui non seulement l’auroit repoussée , mais
auroit pu forcer encore le gouvernement à la proscrire
ainsi que ceux qui la professoient , et à maintenir les
superstitions auxquelles elle étoit attachée.
C’est à l’érudition littéraire que _la philosophie morale
doit ces données qui jettent quelque jour sur les erreurs
_ et le caractère des hommes, dont le fond se trouve le
même partout et dans tous les siècles, varié seulement
' par des nuances qui nous apprennent à les plaindre, et
nous font découvrir parmi eux quelques êtres privilégiés
sur lesquels, sans se réconcilier tout à fait avec ceux qui
ne le sont pas , l’œil peut du moins s’arrêter avec satisfac
tion. Ce sont des flambeaux qui répandent , au milieu de
' la nuit la plus épaisse , une sorte de lueur incertaine , inu«
tile pour le plus grand.nombre, mais dont profitent quel
ques uns.
J’ai essayé de donner une idée de l’importance et de la
variété, de la carrière dans laquelle nous allons entrer :_il
s’agit à présent d’en mesurer l’étendue, et de faire recon
noître les bornes qui la ressèrent dans ce Cours.
._ . _

'. OBJETS ’
D‘UN COURS GÉNÉRAL DE BELLES LETTRES, '
0
ET PLAN PARTICULIER DE CELUI-CI.

‘l
a

. ,LE mot belles lettres, ou plutôt la dénomination que


les anciens avoient donnée _à celles-ci, humaniores lit
._teræ, que nos écoles traduisent par le mot humanités,
exprime à la fois leur objet, l’importance et la nécessité
de leur étude. ' .
L’instruction est un besoin pour l’homme. Elle est
l’aliment de l’aine , si e puis me servir de cette expression;
elle est aussi nécessaire à celle—ci , que le lait de sa nour
rice à l’enfant. C’est à ce dernier que le physique doit son
accroissement et ses développements. L’instruction , à son
tour, est h nourriture indispensable de l’esprù; il ne
sort point sans son secours des ténèbres qui l'enveloppent,
et qui sont, pour ainsi dire, les langes dont elle seule
peut le tirer. ' - .
Nous avons vu que ceux qui, parmi les GreCs, se
firent un nom dans les sciences et surtout dans la philo
’sophie morale, étbient presque tous orateurs, poètes,
théologiens , philosophes , magistrats , administrateurs ,
guerriers, quelquefois généraux, négociateurs, et législa
teurs même.
Périclès dut à sod’ éloquence, autant qu’à ses connois
sances profondes et variées, l’influence qu’il eut si long
‘tempgsur les conseils et le gouvernement de sa nations
Thémistocle, Alcibiade , Epaminondas,_etc. étoient aussi -.
42 - LEç0x5 rnÉum1nsxans.
bien placés dans la tribune que sur un champ de bataille;
Solen commença par cultiver la poésie; Lycurgue ne fut
pas poète lui-même; mais il aima cet art, mais il engagea
le poète Thalès à quitter la Crète pour aller s’établir à
Lacédémone; mais ce fut lui qui ayant trouvé dans cette
île les poèmes d’Homère, les recuéillit, les emporta à son
retour, les fit connoître et goûter à la Grèce qui, sans lui,
auroit négligé et perdu peut—être pour jamais les ouvrages
qui firent ses délices, et lui font encore aujourd'hui.
le plus d’honneur. . .
Selon la manière de voir des anciens. et de tous les .
bons esprits qui se sont formés à leur exemple , les belles
lettres ou la littérature en général, car j’emploirai indif
féremment l’une ou l’autre de ces expressions , com
prennent toutes les connoissances humaines depuis la
grammaire jusqu’à la philosophie. Elles n’excluent que les
sciences physiques, les sciences exactes, les arts enfin et
les métiers. V '
S’il yævoit une exception à faire, ce ne œroit qu’en
faveur des beaux arts. Ainsi que la poésie, ils sont les
enfants de l'imagination et du goût; ils ne forment qu’une
même famille à laqùelle les Musés président: c’est sur la
' toile, le bronze et le marbre que le génie dépose ses con
ceptions les plus sublimes, et que, selon l’expression de
celui de nos poètes qui a eu le plus de philosophie et l‘ima
ginatiou la plus brillante,
La toile est animée , et le marbre respire.

C’est dans les lettres qu’ils puisent le goût qui enseigne


à mettre tout à sa place, et sans lequel les productions
du génie laissent toujours quelque chose à désirer. Fo.rmés,
dirigés par ses inspirations, les artistes lui doivent leur
.
-r

maçowsrnñnxmmunns. . ' 43
réputation et leurs succès. Ils méritoient une place dans
le temple de ce'Dieu , et Voltaire qui l’a décrit avec tant
d’agrément,s’est bien gardé'de ne pas leur donner celle
qu’ils 'y doiVent occuper. _ ’t

Près de là , dans un cabinet


Que Girardon et Le Puget
Embellissoient de leur sculpture,
Le Poussin sagement peignoit;
Le Brun fièrement dessinoit;
Le Sueur entre eux se plaçait:
On l‘y regardoit sans murmure.
Et le Dieu qui de l‘œil suivoi _
Les traits de leur main libre et sûre, .
En les admirant, se plaignoit
De voir qu’il leur docte peinture,
’ Malgré leurs efforts, il manquait
Le coloris de la Nature.
Sous ses yeux , des Amours badine
Ranimoient ces touches savantes'
Airec des pinceaux que leurs mains
Trempoient dans les couleurs brillantes
De la palette de Ruheus.

Après ces vers où le talent de ces hommes célèbres est


appréciépar le goût lui-même, je dois me taire. Ce n’est
pas moi, je le répète, qui dois vous parler des beaux
arts; je ne fais qu’en bégayer le langage; il n'est bien
_ placé que dans la bouche d’un artiste. Je me hâte donc de
revenir aux belles lettres.
La langue est le premier moyen que nous avons de
rendre nos pensées’ C’est, permettem—moi cette expres—
sion , l’organe de notre esprit. Sans lui, nous ne-pounfions
ni communiquer nosjdées, ni recevoir la communication
.u-,.v\-,. v

l. ii , I
44 , Leçons rnéuuruunes.
de cellesdes autres; sa nécessité indispensable est si bien
démontrée, qu’un mot de plus ne séroit qu’une amplifi
cation oiseuse. C’est un instrument commun et général;
la grammaire en règle l’emfloi , le génie l’applique à toutes
sortes d’usages :il faut d’abord apprendre à s’en‘ servir.
La grammaire est donc la première partie des belles
lettres. Jusqu’à présent elle a été fort négligée , sans cesser
d’être fort recommandée. L’instruction en a été bornée à
des détails techniques , à des divisions et à des subdivisions
barbares: malgré les réclamations des gens éclairés, pour
changer la méthode de l’enseignement, et les travaux de
quelques savants qui {voient indiqué la véritable, on a
continué d’adapter à la langue françoise les rudiments de
la langue latine, qui n’ont fait que fatiguer dans les in
struire, et que dégoûter pour jamais les enfants.
Vous devez à la révolution politique dans le gouverne
ment une révolution littéraire dans l’enseignement. Une
grammaire raisonnée succède à ces non-sens appellés
grammaires , et la métaphysique des langues, bien conçue,
bien expliquée, apprend à saisir facilement les rapports
qui îe trouvent entre les opérations de l’entendement hu
main et la manière de les exprimer. Après avoir appris à
parler, et comment il faut parler, vient naturellement
l’art de bien dire, de dire ce qu’il faut, et pas plus qu’il ne
faut; ce qui comprend, sans que j’aie besoin de l’ajouter ,
l’art d’écrire, celui du style; car l’art de bien parler ne
diffère pas de l’art de bien écrire : c’est la rhétorique,
l'art oratoire, l’éloquence.
La liaison qu’ont nécessairement entre eux l’art de la
pensée et celui de la parole, amènera naturellement dans
nos leçons l’occasion de dire un mot du premier. Mais
en laissant les recherches, les explications, et les détails ,
.

maçons raéuumunrs. 45
je ne présenterai ici que quelques uns des principes gé
néraux, découverts par Locke et développés par Condillac.
Je n‘Ie bornerai à vous inspirer le desir de les étudier dans
leurs sources, à vous ouvrir le chemin qui peut vous
conduire à cette étude, 1‘; vous préparer à lire avec fruit,
à saisir et à goûter les méditations profondes du méta
physicieu anglais et du métaphysicien français.
Il ne suffit pas de composer un beau discours; sa des
tination n’est point seulement d’être lu dans le cabinet ,
il doit être prononcé dans une assemblée publique; il
faut qu’il le soit d’une manière convenable, pour qu’il
fasse passer dans l’ame des auditeurs les sentiments, les
passions mêmes qui nous animent, notre propre con‘vic
tion. Le débit fait valoir les talents et le jugement de l’o
rateur; il appartient à l’action oratoire; et sang se placer
sur la même ligne, la déclamation‘se lie à l’éloquence.
Des leçons sur cet art _si nécessaire peuvent servir en
même temps à adoucir les accens locaux, à corriger quel
ques prononciations vicieuses, pariiculières à quelques
départements; et il n’en est aucun où elles ne fussent
utiles. 0 r
<
L’éloquence doit tenir le premier rang par son impor
1tance, sa nécessité, et son utilité. Nous lui donnerons
donc, dans ce Cours , la place qu’a occupée de tout temps
dans les écoles le premier des arts de l’imagination, la
poésie que nous mettrons immédiatement après. ’
Le domaine de cette fille chérie du ciel, dont le lan-.
gage est appelé par excellence celui des Dieux, est im
mense et de la richesse la plus variée. Ses compositions
qui embrassent tant de genres différents, seroieht peu de
chose si, comme l’ont prétendu quelques esprits assez
mal organisés p0ur ne pas en.goûter la magie enchan
a
46 ' ’LeçoNs PRÉLIMINAIRES.
teresse , elles n’avoient d’autre mérite que lebrillant. Mais
la philosophie n’est point étrangère à la poésie; la pre
mière a mêlé ses fruits aux fleurs de la seconde; et leur
alliance devenue plus intime de nos jours , le gain qu’elles
y ont fait l’une et l’autre, assurent la perpétuité de leur
umon. '
En étudiant les chefs-d’œuvre des anciens poètes, nous
' ne négligerons pas de nous arrêter un instant sur les
fables mythologiques que )es Grecs empruptèrent des
Egyptiens ; que leur imagination embellit , qu’ils commu
niquèrent ensuite ainsi ornée aux Romains; qui furent,
pendant tant de siècles , la religion presque exclusive du
monde, et qui, après avoir cessé d’être le culte universel,
ont continué d’être en quelque sorte celui de la poésie.
Celle-ci, mur s’assurer son empire, a dû conserver“ les
Graces, la tour detVénus , et surtout sa ceinture.
Il faut avoir au moins quelque connoissance de la mytho
logie, pour l’intelligence des écrivains anciens grecs et
_romains, dont les ouvrages sont remplis d’allusions à
leurs coutumes religieuses, à leut‘s mystères, à leurs
fêtes, etc. , et pour jugfl‘ des arts de l’imagination. La
poésie, la peinture, la sculpture, l’emploient également;
c’est elle qui a'fourni la plupart des sujets des tableaux
qui décorent nos galeries, ornent les plafonds de nos
palais; ceux des sculptures qui embellissent les lieux pu
blics ,sles jardins. L’ami des arts qui se promène au
milieu de ces chefs-d’œuvre , en admirant la main del’ar
tiste dans l’attitude d’un dieu , d’un demi-dieu, ou d’un
héros , jouit doublement s'il peut lui appliquer au premier
coup d’œil le nom qui le désigne, et saisir sans effort le
moment de sa vie dans lequel on l’a représenté. Il voit
dans‘Niobé, dans cette douleur morne, muette et pro
' ' i
l l

Leçons rnénrmmunrs- 47
fonde où elle est plongée, dans cette immobilité qui pré.
cède l’instant où_ elle est changée en rocher , la mère
accablée dela perte des fruits de sa fécondité dont elle
étoit si fière. Le théâtre nous offre sans cesse 0Edip9,’
Hercule, Philoctète, A‘ndromaque, Hector, Iphigénie,
Oreste, la famille entière d’Agamemnon , ses aïeux et ses
descendans, Achillc, etc. La mort de ce dernier a fourni
seule à la scène française le’sujet de cinq tragédies toutes
mauvaises, à la Vérité, et dont la dernière est de Thomas
Corneille. ..
Mais nous nous comenterons de jeter un coup d’œil
philosophique sur l'origine des fables de la mythologie,
leur accroissement, et surtout leur esprit général. Les
poèmes que la suite de ce Cours fera sans cesse passer sous
nos yeux, nous fourniront de fréquentes occasions de
donner les détails et les développements nécessaires. _
' Les Muses sont également filles de la Mémoire et dé
l’lmagination. On sait la place qu’occupent ces deux fa
cultés de l’esprit dans la !cience de l’entendement humain;
je place dotfl avec raison la philosophie dans le domaine
de la littérature, comme l’ont fait les anciens et les mo’
de_rnes qui ont marché sur les traces de leurs maîtres;
mais je réduis le champ vaste qu’elle cultive aux notions
générales de la raison , aux actes de la faculté intelligente ,
aux droits de l’homme, à ses devoirs , à son bonheur qui
ne peut résulter que de l’exercice Ces uns et des autres.
- Sous ce point de vue, la philosophie m’embrasse que la
morale, la logique,la métaphysique en tant qu’elle ne
s’occupe que de l’entendement humain, et qu’elleaban
donne , pour; renoncer à jamais , les notions plus obscures
que profondes des anciennes écoles , dont les divisions et
les subdivisions multipliées à l’infini, repoussant l’ordre
48 x.nçons rarimumunns.
I et la lumière, n’offrent en dernier résultat que ténèbre‘s
' l ' et que confusion. Telles sont leurs rêveries sur l’être et
‘ les êtres, les essences, les modes, les accidens, les sub
stances spirituelles et non spirituelles, l’espace, le temps,
l’éternité que, pour employer leurs expressions, elles
\ considéroient a parte ante et a parte post; cercle im
' mense au centre duquel nous nous trouvons invariable
ment fixés par la nature, qui nous a placés au milieu du
-rayon dont les deux extrémités échappent à notre vue,
et confondent notre intelligence. Vous ne regretterez pas
- - d’ignorer toutes ces questions métaphysiques , combattues
ou {soutenues autrefois avec d’autant plus d’opiniâtreté
qu’il émit moins possible de les résoudre, et qui ayant
occupé exclusivement et si long-temps les esprits, sans
les éclairer, ont plus que toute autre chose contribué à
les égarer. Ce n’est pointlà la saine philosophie , la science
de l’entendement humain; elle demande un professeur
particulier qui vous la développe, en marchant sur les
traces des Bacon , des Locke, et dès Condillac. Cette partie
si importante et si étendue exige le temps, lefluéditations
et les réflexions d’un homme de génie, et le demande
‘ lui-même tout entier.
La.critiqne, qui a sans doute moins de brillant et, par
là, moinsde célébrité, demandé une réunion rare de lu
mières de diverses espèces. En observant, tout à l’heure,
la différence qui se douve entre l’homme de lettres et
_ l’homme érudit, je vous ai montré de loin une partie-de
' . son domaine. J’ajouterai que daps l’érudition historique,
_7 et dans les recherches de l’Antiquité, la critique porte le
flambeau qui dissipe les ténèbres dont les faits et les mo«
numents sont toujours plus enveloppés à mesure qu’ils
s’éloignent de nous. Elle apprend à distinguer les fables,
maçons rnéuxmunns. 49
des vérités que trop Ring-temps on a confondues avec
elles; à juger les témoignages et les récits; à décider du.
guide. qu’il convient de choisir, à se défier de cette mul-l
titude de merveilles rapportées par des historiens cré
dules; à les examiner à l’aide de la physique qui en voue '
plusieurs au mépris et à l’oubli, et fait rentrer les autres
dans le cours ordinaire des phénomènes de la nature.
Mais cette partie appartient proprement à l’histoire,
et me renfermant dans notre domaine particulier , je m’at
tacherai principalement à la critique qui appartient au
goût, sans négliger cependant celle qui tient à l’érudition.
Ce n’est point l’art des aristarqnes anciens et modernes
qui s’acharnent aux lauriers pour les effeuiller; qui , en
remarquant les fautes échappées quelquefois au génie,
ont plus pour but de l’humilier que de chercher la per
fection de l’art. Ce travail, le plus facile de tous , n’a be
soin que de malignité, et n’est que méprisable.
Ceux qui l’exercent ressemblent à ces mauvais peintres
qui , jaloux de Le Sueur, allèrent gratter sur les murs du
cloître des Chartreux de Paris les tableaux dans lesquels
il'avoit représenté la vie de saint Bruno; et nous dirons
avec Voltaire à ces hommes bas et jaloux :

Quelle étoit votre erreur? 6 vous , peintres vulgaires!


Vous , rivaux clandestins , dont les mains téméraires,
Dans ce cloître 01} Bruno semble encore respirer,
Par une lâche envie ont pu défigurer
Du Zeuxis des Français les savantes peintures l
L’honneur de son pinceau s'accrut par vos injures.
' Ces lambeaux déchirés en sont plus précieux;
Ces traits en sont plus beaux , et vous plus odieux.

C’est ainsi que trop souvent les critiques ont traité les
I 4
Èo LEçONS raénruxnuans. .
meilleures productions littérairés ; mais leurs satires
meurent , et les bons écrits leur survivent. L’envie, qui
a inspiré celles-là, trouve un nouveau supplice dans l’im
puissance de‘ses efforts et le triomphe du génie. Ce vice ,
le plus odieux de tous , fait quelquefois le tourment d’un
grand homme pendant sa vie; mais il voue au mépris et
à l’indignation de la postérité celui qui a le malheur d’en
être souillé. '
La véritable critique n’est que l’observation et l’emploi
des vrais principes du'goût, fondés également sur la rai
son et les convenances, et qui recueillis dans tous les
siècles, attestés par les’résultats de l’expérience et de la
comparaison des objets , sont avoués par toutes les nations
éclairées. Elle est la compagne. inséparable de l’homme
de lettres , le flambeau qui l’éclaire et assuré ses
succès , la main régulatrice qui pousse on retient à pro
'pos les élans du génie, et qui marque àl’imagination
les limites au delà ou en deçà desquelles elle ne doit
aller ni rester. >
L’histoire enfin , ce tableau vaste et varié des passions
humaines et des diverses révolutions qu’elles ont prô
duites sur. la terre, entre encore dans le domaine des
belles lettres. Le philosophe y remarque cet amas de
contradictions et d’erreurs qui forment le caractère de
l’homme; ce mélange de grandeur et de petitesse, de
courage et de faiblesse, de lumière et d’ignorance, de
sagesse et de folie dont il est capable. Elle nous montre
souvent, d’un côté, le crime presque toujours triom
phant, mais intérieurement rongé de remords et d’in
quiétudes , éblouir les yeux par des succès éphémères ,
finir par tomber dans l’opprobre et dans l’ignominie, et
ne leur échapper que par l’oubli qui s’étend sur son exis
h
_-_— ——<—- _,—- _ A _._

Maçons rnénrmxxsrnss. 5r
,
tence p’assagère, et engloutit à la fin tout, son nom , ses
actions, et sa honte.
De l’autre côté , elle nous montre la vertu souvent per
sécutée, outragée par la calomnie, mais toujours con
tente d’elle-même, reprenant avec le temps son ascen
dant sur les hommes , et durant la suite des siècles , rece
vant l’hommage de l’univers sur les débris des empires
auxquels elle survit, et sur lesquels elle s’assied avec une
majesté imposante.
Cette partie intéressante des belles lettres est une source
d’instruction pour toutes les autres branches des connois
sances humaines, pour celles même qui paroissent lui
être absolument étrangères. C’est aux lettres en général '
que les sciences dOiVent la netteté , la clarté, la précision,
si nécessaires pour l’explication et l’intelligence des véri
tés qui sont l’objet de leurs méditations profondes. C’est
àl‘histoire en particulier qu’elles doivent la connoissance
de leur origine , de leurs premières découvertes, de leurs
progrès, et quelquefois des données d'après lesquelles
elles pourroientpousser plus loin ces derniers. Sans elle‘,
les arts seroient souvent embarrassés dans le choix des
sujets sur lesquels ils s’exercent ; elle leur fournit le grand
etvaste tableau des temps , des lieux , des faits , des mœurs,
et des usages. Elle éveille , elle échauffe l’imagination des
artistes; elle la dirige; elle leur fait connoître les cos
tumes divers si souvent oubliés ou négligés par des hommes
habiles d’ailleurs, mais qui manquoient de l’instruction
dont on ne peut se passer.
La science de la législation y puise des riotions sur les
gouvernements anciens et modernes , leurs avantages,
leurs désavantages , leur prospérité , leur décadence , et les.
causes de l’une et de l’autre. Elle lui indique les lois
52 Leçons rnizmmmunns.
diverses portées en divers temps et en divers lieux; les
circonstances qui les ont fait promulguer , celles qui ont
obligé d’en abroger plusieurs , les besoins des gouvernés,
et trop souvent l’impéritie , l’incurie, et la versatilité des
gouvernants.
La diplomatie doit surtout faireune étude approfondie
de l’histoire. En méditant sur les faits, elle découvre l’es
prit général des temps où ils se sont passés, celui qui
distingue par des nuances plus ou moins prononcées les
peuples contemporains. Elle acquiert la eonnoissance des
hommes , de la manière dont ils ont toujours été con
duits, et de celle dont ils devroient l’être. En suivant la
politique si mobile des cours , qui change au moins de
demi-siècle en demi-siècle, et l’on pourroit Presque dire
d’année en année, parce qu’elle a de tout temps été su—
bordonnée à l’intérêt des souverains , et souvent à celui
du moment, elle apprend à profiter de cette versatilité
’même , à se conduire avec la prudenceqni est tou
jours nécessaire , et avec l’adresse qui l’est quelque
fois, à attendre les circonstances favorables à ses négo
ciations, à préparer celles-là, et à assurer le succès de
celles-ci.
L’histoire, envisagée dans les détails qui lui sont parti
culièrement appropriés , ne sera pas l’objetde nos leçons.
Nous pourrons dire un mot des difficultés qu’plle pré
sente; mais nous nous attacherons principalement à sais ir
dans la manière dont elle a été traitée, celle dont elle de
vroit l’être , le ton , le style et les ornements qui lui con
viennent. Dans le choix des morceaux qui pourront nous
servir de modèle , nous nous arrêterons de préférence à
ceux qui présenteront des faits utiles à l’instruction , et
qui, rappelant à votre mémoire ce que vous aurez déjà
LEçO‘NS PRÉLIMINAIRES. .

appris, réuniront le double avantage de multiplier les


connoissances et de former le goût. ,
J'ai essayé de mettre tout entier sous vos yeux le champ
vaste de la littérature. Un seul homme ne sauroit l’em
brasser; sa culture exige nécessairement la réunion de
plusieurs; et c’est ici que le partage tourne réellement au
profit de la fortune commune, l’instruction. La portion
que nous avons à cultiver ensemble, resserrée dans ses
justes limites , se réduira à l’éloquence, à la poésie, et a
la littérature, considérées dans quelques unes de leurs
hr'anches. là.“ , '
Sous ces trois divisions générales , susceptibles de
plusieurs subdivisions, sont naturellement renfermés le
caractère et les devoirs de l’historien, du critique , du
traducteur , le genre épistolaire , toutes les espèces d'ou
v nages d’imagination, soit en vers , soit en prose. Cha
cun doit avoir le style qui lui convient, l’éloquence qui
lui est propre; tous sont soumis aux mêmes règles de
goût dont le développement se trouvera dans leur appli
cation. .
Nou.tpourrons aussi quelquefois, lorsque l’occasion
s’en présentera , et qu’il en résultera de l'instruction ,
nous permettre des excursions dans les parties que nous
excluons , la grammaire , la philosophie, et l’histoire;
mais ces excursions seront courtes. Leur objet, comme
je l’ai déjà dit , sera de rappeler une observation gram
maticale en en faisant l’application de vous indiquer
un usage ancien ; de réunir des faits que le rapproJ
chement peut rendre plus piquants; de vous montrer
combien , dans tous les temps et. dans tous les lieux,
les hommes, leur esprit, leur caractère , leurs vices,
leurs vertus , leur conduite , les moyens de diriger
54 _ wagons rnéummunns. a

celle-ci , et les effets de ces moyens se sont toujours


ressemblés ; de vous apprendre , quand vous voyez des
événements extraordinaires, à remonter dans le passé, à
chercher s’ils n’y ont point eu de modèles, à trouver
ceux-ci , à les reconnoître sous les formes qu’ils ont
prises, qui neles différencient qu’en apparence, et qui ne
font qu’en masquer le fond sans le changer tout à fait,
ni le rendre méconnoissable à l’œil qui sait observer ; à
vous préserver de l’admiration , ou de l’étonnement , ou
des faux jugements; et à concevoir enfin qu’il n’y a plus
rien de nouveau sur la terre; que ce que nous voyou a
été vu autrefois, et le sera vraisemblablement toujours ,
tantôt sur un point du globe, tantôt sur un autre. a Qu’est—
« ce qui a été? dit Salomon. Ce qui sera. Qu’est-ce qui
« s’est fait? Ce qui se fera encore. Bien de nouveau sous
« le soleil.. .. Ne demandez point pourquoi les premiers
a temps ont été meilleurs que ceux d’auj0urd’hui. Cette
« question est celle d’un insensé».
Ces digressions qui seront de simples indications, ne
seront peut-être pas inutiles pour les autres études que
vous ferez , elles vous y prépareront du moins. Elles
pourront vous faire desirer des détails qui ne doivent
pas entrer dans ce Cours de belles lettres. Elles vous
mettront sur la voie de les chercher vous-mêmes , et vous
n’oublierez pas que parler ici quelquefois et par occasion
d’un objet, ce n’est pas en traiter. En rappelant et en fai
sant l’application de quelques observations déja faites,
je ne ferai que l’office de l’écho qui conserve les sons ,
et qui, en les répétant, en réjouit encore l’oreille, et
contribue à les lui faire retenir avec toute leur‘ justesse
et toute leur précision.
Je terminerai ce que j’ai à dire de l’importance des
'
LEçONS rnémumunas. . 55
belles lettres et du plan que je me propose de suivre , par
ces réflexions d'un littérateur estimable, l’abbé Batteux ,
qui, comme Rollin, a traitédes études avec une élév
gance moins douce sans doute , un peu de pesanteur.et
de sécheresse , mais avec autant de profondeur et peut
être plus de méthode. Son goût le trompe quelquefois;
sa correction est froide , son style roide; mais son juge
ment est sain etses connoissances étendues.
« L’étude des belles lettres, dit-il, est plus profonde
.n et plus philosophique qu’on ne le croit communément.
« La :_aison donnée de ce qui plaît ou déplaît, dans un
« ouvrage de goût, embrasse toute la métaphysique de
u l'esprit et du cœur humain. Beaucoup de lecteurs
« ne s’en doutent point. La manière aisée avec laquelle
a se présentent les ouvrages de littérature est si sédui
u saute , qu’on croit qu’il suffit de se laisser aller à l’im
« Pression agréable qu’on éprouve en lisant de beaux
« vers, ou quelque morceau de prose bien écrit. Mais
« autre chose est de sentir les beautés , autre chose
a est d’en connoître la source et le principe. L’un est ce
a que l’on appelle jouir; l’autre est ce que l’on nomme
« savo1r. » A
Un sens droit , un goût naturel, suffisent pour sentir
l’art ; mais il faut le connoître pour juger de l’effort qu’il
a demandé. Un peintre, un sculpteur , un musicien , un
orateur , un poète , verront dans un tableau du Poussin
ou de Le Brun , dans une statue de Girardon ou du Pu
get , dans un air de Gluck'ou de Piccini , dans uhe belle
harangue de Démosthènes ou de Cicéron , dans des vers
de Racine ou de Voltaire, mille choses que nous n’y ver
rons pas , si nous ne nous sommes point un peu familia
risés avec leur art, et si nous n’avons emprunté en quel

l‘."’«
56 nnçoxvs PRÉLIMINAIRES.
que sorte par l’étude, leurs yeux, leurs oreilles, leur
sentiment et leur ame.
C’est à nous accoutumer à leur manière de voir, d’en
tendre et de sentir, que ce Cours est particulièrement
consacré. .
WMMM‘MW

DE L’ART DE LA PAROLE
ET DE L'ART DE LA PENSÉE EN GÉNÉRAL.

En traitant de l’éloquence, il n’est pas inutile peut-être


d’essayer de la rétablir à la place dont a voulu la retirer
une vieille maxime répétée par les rhéteurs, passée en
'proverbe, et généralementreçue dans les anciennes écoles
où l’on ne se décidoit que‘ d’après l’autorité,*et où le
grand mot , le maître l’a dit, repoussant l’examen et le
jugement , ne permettoit plus aucune objection.
Fiunt àratores , nascuutur poetœ. On naît poète , on
deviept orateur. _
La nature fait les uns et les autres. L’art leur fournit
des règles que le goût leur prescrit d’observer ,A et doht le
génie lui-même ne peut s'affranchir, sans s'exposer à
perdre une partie de ses avantages ,et à manquer souvent
l’effet qu’il veut produire; mais l’art tout seul ne fait que
des rhéteurs ou des déclamateurs. ‘ ,
Publius Sempronius Saturninus, simple soldat,‘ d’une
famille ignorée, élevé par l’empereur Valérien au grade
de général, et mis, à la fin de l’année 263 de Père vol—ç
gaire, à la tête de l’empire pauses anciens camarades ,
dut-il à la nature, ou à une éducation qu’il n’avait point
eue , ce mot dont la franchise noble et modeste tient à la
subhm1té: Mes amts,’par ce que vous faztas aujour
d’hui,-vous troquez un assez bon officier contre un
prince médiocre ?
Est-ce l’art ou la nature qui inspira ce matelot privé

"'v-.c— —<'t;

kif-fi.» ;«\ J
Q
58 maçons ruËuumunns.
d’un bras , d’une jambe et d’un œil ,.lorsque introduit dans
le parlement d’Angfeterre par le parti qui voulait, en
1739, faire déclarer la guerre à l’Espagne , il dit à cette
assemblée : Illutile' par nos ennemis , menacé par equ
delamort, je rebommdndai mon ame à Dieu et ma
wengeance à ma patrie? '
'étoit-il pas éloquent, cetArabe, simple capitaine du
premier successeur deMahomtgt, qui, dans une action
où Dérhar , commandant, de son détachement , venait
d’être tué, voyant ses,compagnons incertains et décon
œrtés,, leur cria d’un ton fier et farouche: Qu’importe'
que Dérhar soit mort? Dieu est vivant; il nous re
garde : marchons ?
Est-ce dans une université que ces sauvages du Canada
qu’on voulait obliger à changer de demeure et à porter
leur établissement plus loin avaient puisé cette réponse
sublime aux brigands européens : Nous sommes nés sur
cette terre. Nos pères y sont ensevelis. Dirons: nous
aux ossements de nos pères : levez-vous , et venez
avec nous dans une terre étrangère ? _
. ' .Quel sentiment animait ce chef des Hurons , à qui un
commandant anglais rappeloit quelques injustices que sa
nationavoit éprouvées de la part des Français, pour l’en
gager à leur faire la guerre : Nous nous sommes venge’s.
N65 haches émousse’es reposent à présent sans dix pieds
de terre. Elles ne doivent pas en être tirées ?. 3;_
Ce ne fut pas la rhétorique, mais un sentiment profond
de patriotisme et d’honneur qui fit crier à d’Assas tombé
pendant la nuit, en allant faire une reconnaissance, au
milieu d’un piquet anglais dont les baïonnettes appuyées
contre son sein le menaçaient de la mart , s’il osait rom
pre le silence: .21 moi, Auvergne , les ennemis sont là!

'/ "“*"dJk.M ,J M Vä:r

.. ,. ,_
maçons rnéuumunns. ‘59
C’étoit sans doute un misanthrope dur et sévère , mais
éloquent, que ce membre de la chambre des communes
duparlement d’Angleterre qui, après avoir entendu en.
silence la longue discussion d’une loi pour la réforme des
mœurs , s’écria au moment où on alloit recueillir les voix
qui paroissoient toutes en faveur du bill : « Une nation
« dans son enfance est susceptible d’être perfectionnée;
a mais une vieille nation,affoiblie par les maladies m0
n raies et le temps, s’achemine invinciblement vers sa
« ruine. Le seul remède à tenter seroit de la détruire en
’« tiérement, et d’en créer une nouvelle. Cet ouvrage sera
a l’effet lent, mais infaillible, des convulsions de la na
« turc et des révolutions politiques. »
Il seroit aisé de citer quantité de traits semblables : mais
en voilà assez et peut-être trop pour prouver combien on
doit se défier de ces maximes proverbiales érigées en
préceptes par ceux qui veulent enseigner ce qu’ils ne
sävent pas, .et qui, incapables d’atteindre à l’élévatiqp
oratoire , tentent de la rabaisser à leur nivequ.
Le germe de l’éloquence est dans tous les hommes ; il
se développe dans les grands intérêts et dans les grandes
passions; il s’annonce par ces traits hardis et souvent
sublimes dont la première source est dans la nature, qui,
partout et tous les jours , fournit elle»même aiix senti
ments rapides et profonds ces expressions figurées, ces
.,tours animés qu’on appelle tropes, devenus familiers à
toutes les langues. Dans le plus grand nombre comme
dans la nôtre , le cœur brûle; le courage s'enflamme;
Icsyeur étincellent ,- la joie brille ou éclate ,- la haine
se dévoile , se _masque , s’enchaîne , se déchaîne ; l’es
prit s’endort, se réveille, se fatigue , s’affoi’blt’t , s’é.
puise}; le sang s’allume , s’échaufle ou se glace; la tête
.
I
60' maçons raéumrnuans.
se renverse , etc. Ces expressions vives , ces images fortes ,
sont dans la bouche du peuple, comme dans celle des,
gens éclairés. L’éloquence et la poésie en font un égal
emploi, que dirige le goût, et qui est susceptible de règles.
Ce que nous désignons par le mot éloquence , si.on le
bornoità la force de l’expression, ou plutôt à sa signifi
cation véritable , ne seroit autre chose que l’art de bien
parler. Mais on peut bien parler et n’être pas éloquent.
On ne l’est réellement que quand on sait faire passer avec
rapidité, et imprimer avec force dans l’ame des auditeurs
les sentimènts profonds dont on est pénétré. On ne re- ’
mue les affections de l'ame , on ne peint les passions , on
ne les excite, on ne les inspire que quand on les éprouve
soi—même. '
Siw's me flere, dolendum en
’ Prùnum ipsi tibi.
Pour me tirer des pleurs , il faut que vous pleuriez.

“L’éloquence est donc particulièrement l’art de remuer


et de persuader. \

Despréaux a dit:
Ce que l‘on conçoit bien s'énonce clairement ,
‘Et les mots , pour le dire , arrivent aisément.
Pour s’énoncer ou s’exprimer avec chaleur ,il faut sen—
tir vivement. C'est la le secret de l’éloquence; c'est à cela
qu'en dernière analyse se réduisent toutes ses règles. Les
plus beaux endroits des ouvrages des hommes de génie
ne sont pas ceux qui leur ont le plus coûté. Ils leur ont
été comme inspirés, et semblables à Minerve qui sortit
tout armée du cerveau de Jupiter , ils ont été conçus et
produits , revêtus detoute l‘a parure que nous admirons.
Prétendre que des préceptes froids et didactiques fe
o
LEçONS raéuuraunas. 61
ront un homme éloquent, c’est annoncer positivement
qu’on ne l’est pas , et qu’on-est incapable de le devenir.
Je ne cesserai de vous le répéter, et vous ne sadi’1'ëz
trop vous pénétrer de cette maxime. Pensez fortement,
sentez vivement, et parlez ensuite; vous direz ce que
vous voudrez avec vivacité , avec énergie, avec chaleur.
Mais vous pouvez dire quelquefois trop ou trop peu,
étendre ou resserrer une discussion , donner trop de déve
loppement à‘un objet, n’en pas donner assez à un autre,
en déplacer quelques uns, déranger la suite des moyens
et des preuves, les employer au hasard, et par là, dé
truire leur effet qui dépend du soin avec lequel vous les
aurez rassemblés pour en composer un faisceau destiné à
porter à la fois la lumière et la conviction dans les ames.
L’expression propre, son exactitude, sa convenance ou
sa disconvenance, tout cela peut nuire Ou concourir à
l’effet que vous VOUS proposez de produire.
La manière de bien dire est donc un art qui appelle
nos premières études. Nous en trouvêrons les principes
dans les ouvrages les mieux écrits; leur correction nous
. .
offrira des modeles a‘ sume,
-
leurs taches des exemples a\ l

éviter. Quand nous nous serons familizfiisés avec ces prin


cipes, quand nous les saurons bien, nous n’aurons plus
qu’à les appliquer au discours; et les maîtres nous les dé
velopperont eux-mêmes dans l’usage qu’ils en ont fait.
Le style, l'art d’écrire exige donc d’abord notre atten
I
tion. Condillac qui est un des meilleurs guides que nous
puissions choisir pour nous éclairer dans notre route et
pour l’abréger, a renfermé cet art tout entier dans un
principe général qui bien vu, bien saisi, bien développé,
nous en apprend tout le secret; il s’applique à tout. C’est
au lqgicien, au métaphysicien le plus profond, depuis
62 maçons rnémumiamns.
Locke dont il est peut-être l’égal, que nous devons ce
principeunique de tous les styles, de l’élocution oratoire,
de la véritable langue poétique, de celle du philosophe,
du dialecticien, de l’historien, de l’écrivain didactique,
de tous les genres enfin de littérature. Nous retrouverons
la justesse de son'application à chaque pas que nous fe
rons, à chaque exemple que. nous fourniront les grands
maîtres. Ce principe est la liaison des idées.
C’est elle qui donne au discours ses deux caractères
essentiels, la précision et la clarté. Il ne peut les avoir,
qu’autant que les idées mises à leur place, rendues cha
cune par l’expression convenable, se suivant et s’enchaî
nant naturellement, prêtent de l’énergie et des dévelop
pements à l’idée principale dont elles doivent découler.
La moindre négligence dans cette partie affoiblit toujours
la période, la rend tantôt obscure, tantôt amphibolo
gique, et l’écrivain finit souvent par dire ce qu’il ne veut
pas dire, et par prouver le contraire de ce que son inten
tion émit de prouver.
Pour. se familiariser avec ce principe, il convient de le
0
bieh.connoître. La meilleure manière d’y réussir est de
parti? du point oÜ'nous sommes et d’entrer dans le che
min qui a conduit à sa découverte. En le suivant, nous
remonterons à sa source qui se trouve être celle de toutes
nos connoi'ssances intellectuelles.
.ä». Ils’a’gitd’examiner comment et pourquoi les mots qui ex
priment les idées doivent avoir, dans la bouche et sur le
papier, l’ordre et la liaison que celles—ci ont dans l’e5prit.
Les premières questions qui se présentent dans cette'
recherche, et dont la solution nous mènera infaillible
ment au but ou nous tendons, sont les suivantes:
D‘où viennent nos idées? Comment naissent-elles P
maçons rn1âumrnarnes. ’63
Comment se multiplient-elles? Quelle est leur marche
dans leurs progrès? Comment agit notre jugement?
Ces questions qui remontent à l’origine de nos pensées
et qui, après nous en avoir fait connoître le germe, nous
mettent à portée d’en suivre la filiation , appartiennent à
la science de l’entendement humain , et c’est ici qu’il est
absolument nécessaire de quitter un instant le champ de
la littérature proprement dite, et de faire une des incur
sions dont je vous ai prévenus, dans celui de cette science
qui n’a été créée, pour ainsi dire, par Locke, que dans
la dernière moitié du xvne siècle, publiée vers la fin , et
perfectionnée dans le xvrue, par Condillac.
Un mot sur ce qu’elle étoit avant ces deux célèbres et
profonds métaphysiciens , ne sera p,oint’un hors d’œuvre.
Quand on étudie une science fondée sur l’expérience et
la vérité, il n’est pas tout à fait inutile, et il est du moins \
curieux d’avoir une idée des erreurs qu’elle a remplacées.
' Les anciens avoient bien senti la liaison de l’art de penser
avec l’art de parler. Mais les efforts qu’ils firent pour expli
quer la métaphysique de l’un et de l’autre de ces arts ,com
mencés parles Grecs établis en Italie , et surtouten Sicile, rç—
cueilli; ensuite, corrigés et mis en ordre par le disciple de
Parménide, Zenon d’Elée, qui, environ cinq cents ans
avant Père-chrétienne , donna le premier un traité de dia
lectique, se réduisirent à de vains et frivoles essais. Les
vagues résultats de leurs méditations se ressentirent de
la vivacité impatiente de l’imagination d’un peuple qui se
hâtoit de bâtir un système aussitôt qu’il avoit entrevu
une vérité, et quelquefois seulement son ombre; , avant de
s’être donné le temps de l‘examiner, de l’approfondir, et
de reconnoître celles qui pouvoient en découler.
Le traité de Zénop, qui lui valut l’honqeur d’être 're
64 LEçONS rniuumunns.
gardé comme l‘inventeur de la dialectique, n‘enseignoit
qu’à soutenir le pour et le contre sur toutes sortes de
questiops, à séduire, à éblouir, à tromper par des so
phismes captieux, et jouit d’une grande réputation, qui
ne tomba que pour être remplacée par celle d’Aristote.
Jusqu’à ce dernier, les Grecs n’avoient traité qu'en rai—
sonneurs la science du raisonnement. Pour juger de ce
qu’elle émit, il faut voir comment leurs plus grands
hommes même en faisoient quelquefois usage.
« Voici, par exemple, dit-Voltaire, l‘argument par le
« quel Platon prouve dans le Phédon l‘immortalité de
« l’ame : Ne dites-vous pas que la mort est le contraire
« de-la vie .’ -— oui. -_— Et qu’elles naissent l’une de
« l’autre ? — oui: — Qu’est—ce donc qui nuit du. vivant?
« — le mort. -— Et qui naît du mort? —— le vivant.
« —- C’est donc des morts que naissent toutes les choses
« vivantes: Par conséquent les ames existent dans les
« enfers après la mort. Il falloit des règles sûres pour
« démêlet:cet épouvantable galimatias, par lequel la ré
« putation de Platon fascinoit les esprits; il émit néces.
(Ç snire de démontrer que Platon donnoit un sens louche à
« toutes ses paroles. Le mort ne naît point du vivant. Mais
« l’homme _vivant a cessé d’être en vie; le vivant ne naît
'« point du mort; mais il est né d’un homme en vie qui
« est mort depuis. Par conséquent, votre qonclusion que
« toutes les choses vivantes naissent des mortes , est ridi
« cule; de cetteconcl‘usion vousen tirez une autre, qui n’est
' « nullement renfermée dans les prémisses: donc les ames
« sont dans les enfers après la mort. Il faudroit avoir
« prouvé auparavant que les corps morts, sont dans les
« enfers et‘ que l’ame accompagne les corps morts. Il n‘y a
« p'as un mot dans votre argument qui ait la moindre jus—
maçons rnéunmunas. ‘ 65
« tesse... Il en est de même de tous les arguments cap
« tieux des Grecs. Un maître enseigne la rhétorique à
« son disciple, à condition que le disciple le payera à la
« Première cause qu’il aura gagnée. Le disciple prétend ne
u le payer jamais; il intente un procès à son maître, et il
« lui dit : Je ne vous devrai jamais rien; car si je perds
«ma cause, je ne devois vous payer qu’après l’avoir
« gagnée; et si ’e gagne, ma demande est de ne vôus
« point payer. 14 maître rétorquoit l’argument, et disait:
« Si vous perdez , payez; et si vous gagnez , payez encore,
« puisque notre marché est que vous me payerez après la
«première cause que vous aurez gagnée. Il est évident
« que tout cela roule sur une équivoque. Aristote apprend
« à la lever, en mettant dans l’argument les termes néces
« saires. On ne doit payer qu’à l’échéance ,- l’échéance
« est ici une cause gagnée. Il n’y a point eu encore de
« cause gagnée ;donc il n’yapoz’nteu encore (1’échéance.
« Donc le disciple ne doit rien encore. Mais encore ne
. « signifie pas jamais. Le disciple faisoit donc un procès
« ridicule; le maître de son côté n’étoit pas en droit de
a rien exiger. Il falloit qu’il attendit que le disciple eût
« plaidé quelque autre cause... »
Le génie d’Aristote fait pour embrasser le cercle entier
des connoissances, entreprit de creuser la nature de la
pensée, de réduire en art l’exercice de cette faculté pré
cieuse de l’intelligence, et de lui prescrire des règles. Il
compila toutes les erreurs dont s’étoitcomposée la science
naissante, en corriges plusieurs, en supprime un plus
grand nombre, en conserva quelques unes, y joignit
quelques vérités nouyelles; et sans arriver à la découverte
de la manière dont nous pensons, il s’empara dela pensée
toute forméç,_e_p suivit l’usage dans la comparaison, le
’1. "_ 5
66, maçons ruér.erusrnns.
“jugement, la réflexion, etc. , et l’assujettità une méthode
dont l’abus qu’il en fit quelquefois lui-même, et celui plus
grand çncore qu’on en fit après lui, n’empêchent pas de
reconnoître qu’elle n’a pu être conçue que par une tête
forte et un vaste génie. Elle est une espèce de fil qui se
casse souvent, à la vérité, mais qui pendant long-temps
a été,le seul dont on a pu se servir, pour s’aider à se con
duire au milieu du labyrinthe de cette quantité prodi
gieuse de perceptions que reçoit l’esprit, æs combinaisons
nombreuses qu’il en fait, et dont on a comparé le résultat
à un monde idéal aussi difficile à connoître que le monde
physique.
Je n’entreprendrai pas d’analyser cette méthode des
venue inutile depuis qu’on en a une meilleure. Mais
j’indiquerai en peu de mots la manière dont l’ancienne
philosophie conduisoit ses elèves au raisonnement , ma
nière bizarre et barbare sans doute, qui pouvoit les mener
au déraisonnement, ce qui eut lieu plus d’une fois, mais
au moyen de laquelle, lorsqu’elle ne le faisoit pas, on se
rendoit compte des opérations de l’esprit. Les formes
nouvelles que le raisonnement a reçues, rappellant l’an
tique forme de l’argument, et pouvant s’y réduire, il n’est
pas inutile d’en connoître le mécanisme.
Pour rendre sensibles les principes du raisonnement,
Aristote a divisé et subdivisé les idées qui toutes sont
simples quand elles sont isolées, et qui ne sont compo
sées que lorsque plusieurs se réunissent. L’exemple le
plus commun, le plus souvent répété, puisé dans les
écoles, d’où il a passé dans toutes les logiques, qui s’étant
copiées servilement ont paralysé l’art en prétendant le
faire marcher, suffira ici ,parceqn'il est en même temps
simple et clair. '
LEç0NS rn.é-ummxmes. 67
Je puis me représenter le soleil ou la rondeur, et je n’ai
que l’une ou l’autre de ces idées. Si je les lie ensemble, si
j’en aperçois le rapport, et si je l’exprime en dis.ant : le
soleil est rond, je fais un jugement, et il est simple
comme les deux idées. Lw
Si je dis : le soleil paraît rond à tout le monde; donc
le soleil est rond, j’ai lié deux jugements et j’ai fait un
raisonnement: ce dernier se compose de jugements, et
ceux-ci d’idées. Dans ce cas, chacune de ces parties
change de nom. L’idée s’appelle terme , le jugement pro
position , et le raisonnement argument. Ce dernier se dis
tingue en deux espèces qui tirentleurs dénominations de
leurs formes. S’il n’est composé que de deux propositions
comme dans l’exemple cité: le soleil paroît rond à tout
le monde ; donc le soleil est rond; la première s'appelle
antécédent, la seconde conséquent, et l’argument est un
enth_yme’me; c’est un syllogismc, s’il a trois proposi
tions; et alors il prend la forme suivante: Il faut re
chercher les connaissances qui élèvent l’homme en
perfectionnant l’usage de la raison; or, on ne peut les
obtenir que par l’étude : donc on doit s’appliquer à l’é—
tude qui les procure. On donne le nom de majeure à la
première proposition, de mineure à la seconde , et de
conséquence à la troisième.
C'est de cette’forme d’ar'gument qu’a été tiré cet axiome
fameux dans les écoles où il sert de règle à sa composition:
Deux choses qui conviennent à une troisième se con
a;iennent nécessairement entre elles. 'y ,..
Je ne m’étendrai pas davantage sur ce que l’on appelle
argument; il suffit d'en avoir montré\l’artifice. Un seul
exemple peut apprendre à en faire} l’infini. On sent com
bien il est aisé d'en abuser dans l’usage; et c'est ce qui
! .
68 maçoss raÉnuutsunxs.
est arrivé. La subtilité qu’on prenoit pour de la profon
deur, s’amusa long-temps à inventer des sophismes ridi
cules qui, revêtus des formes du raisonnement étoient
admirés par la demi-science qu’ils embarrassoient, et par
l’ignorance qui ne les comprenoit pas. On ne naît que
pour mourir, disoit—on d’un ton grave et doctoral. Mou
rir et naître sont donc des idées inséparables. Par con
séquent, mourir, c’est naître. Beaucoup de gens ont
raisonné long—temps de cette manière.
Aristote, en enseignant à mettre les idées à leur place,
à déterminer le sens des mots qui les expriment, à établir
les propositions , à en tirer les conséquences, apprit aux
Grecs à se défier des sophismes, à éviter les équivoques,
et rendit inconsæstablement un grand service à-la raison.
Ce ne fut pas sa fautesi celle-ci n'en profita pas mieux;
si le respect superstitieux de ses disciples leur défendit
de toucher à ses principes, autrement que pour les ad
mirer, les répéter, ou les défigurer quelquefois, et leur
fit regarder comme coupable d’un attentat digne du châ—
timent le plus sévère, quiconque auroit osé élever un
doute sur l'infaillibilité des oracles de leur maître.
l
Cette méthode fut , pendant plusieurs siècles, la seule
enseignée dans les écoles de philosophie , la seule adoptée
dans celles de théologie et dans celles des sciences phy
siques. Dans toutes , elle fut plus ou moins gâtée par ceux
qui en occupoient les chaires, et qui s‘attachoient plus à
faire des disputeurs que des docteurs , à rétrécir, à égarer,
à aveugler l’esprit, qu’à l’étendre, le diriger et l'éclairer.
On les vit la soutenir avec opiniâtreté , lorsqu’on en dé
voila les vices et qu’on en présenta une meilleure, la dé—
fendre avec acharnement, solliciter même la protection
et la vengeance de l’autorité souveraine, celles des tribu—
"
N I
LEç0 s PRELIMINAI\RES. 69
naux qui furent à la veille d'appuyer et de perpétuer
l’empire de l’erreur, de proscrire la raison et la vérité,
et de leur défendre de se montrer. On sait que l’arrêt
burlesque de Boileau en faveur d’Aristote empêcha le
parlement de Paris d’en rendré un qui eût achevé de le
déshonoret complètement. En rappellant celui qu’il avoit
déjà prononcàsous le règne de Louis XIlI, il eût prouvé
que l’ignorance attaquée et combattue partout avec tant
du succès, n’avoit trouvé d’asile et de protection que
parmi les magistrats de la première cour de France.
« ll arriva, lit—on dans l’Histoire du parlement de
« Paris, qu’en 1624, deux chimistes parurent. La chimie
« étoit une science assez nouvelle; ces chimistes admet
« toient cinq éléments différents des quatre (l’Aristote. Ils
a n’étoient pas non plus de son avis sur les catégories,
« ni sur les formes substantielles. lls publièrent des thèses
« contre les opinions du philosophe grec. L’Université
« cria à l’hérésie; elle présenta requête au parlement. La
« rumeur fut si grande que les nouveaux docteurs furent
« mis en prison, leurs thèses lacérées en leur présence
« par un huissier, les deux délinquants condamnés au
« bannissement du ressort du parlement. Enfin, il fut
« défendu par le même arrêt de soutenir aucune thèse
« sans la permission de la faculté. » .
Ces détails appartiennent aux annales étendues et mal
heureusement trop exactes des sottises humaines; mais
il falloit bien passer par là pour arriver aux découvertes
qui honorent notre intelligence. Quand on descend des
Pyrénées, on est obligé de traverser des Landes pour
trouver les campagnes fertiles du Bordelais.
Nous avons achevé la partie pénible de l’excursion que
je vous ai annoncée. Le chemin qui nous reste à faire est
\
70 maçons rnfinrmmunns. ‘
moins aride, et il ne sera pas long. Je me bornerai à vous
,rappeler en peu de mots, une des premières notions de
la saine logique qui sert d’introduction à l’histoire de
notre esprit que les belles lettres considèrent principa
lement à l’époque où il'a reçu tous ses accroissements
et toute sa culture, si je puis m’exprimer ainsi.
J’essayerai de vous présenter ici l’abrégu'e de cette his
toire. Long-temps dans les écoles , on n’en a fait que le ro
man ;et ces romans souvent théologiques, quelquefois phi
losophiques , dont lesmeilleurs plus ingénieux que pen
sés et raisonnés, n'étant que les moins mauvais, loin de
répandre quelque lumière dans les ténèbres de la méta—
physique, n’ont fait que les épaissir davantage : celui que
bâtit l’imagination vive et brillante de Descartes , joignqit
à l’inconvénient de détourner de la véritable route, celui
plus grave encore d’empêcher d’y rentrer. Comme Aris—
toto à qui il arrdcha le sceptre de'l’enœignement dans
l’école, il s’occupa peu de l’origine de la pensée. Il eût
plutôt fait en plaçant cette origine en Dieu même qui
l’infusa dans l’ame en la créant, de manière que celle-ci
fut douée de toutes les connoissance& possibles, de la
science universelle qu’elle porta avec elle dans l‘embryon
qu’elle alla lnimer. On a peine à concevoir que sachant
tout alqrs, elle soit obligée de tout rapprendre ensuite,
de ne ragprendre qu’une très petite portion de ce qu’elle
savoit, et de l’apprendre mal. On ne conçoit pas mieux
non plus que la plupart des hommes n’en apprennent
jamais rien , et restent pendant toute leur vié'dans une
ignorance absolue. "'1‘"
, *Le système des idées innées , repouué d’abord par les
scholastiques et les théologiens , sans qu’ils sussent pour
quoi, adopté ensuite sans qu’ils passent davantage en
L‘EçONS rnÉr.1nnxunns. 7:
donner des raisons , défendu avec plus d’opiniâtreté que
de jugement, ne pouvoit être mieux combattu que par
des plaisanteries. « L’ame, dit un Cartésien à un habitant
. de l’étoile de Cyrus qu’on fait voyager sur la terre, l’ame
« est un esprit qui a reçu dans le ventre de sa mère
« toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de
a là , est obligée d’aller à l’école et d’apprendre tout de
a nouveau ce qu’elle a si bien su et qu’elle ne saura plus.
- Ce n’étoit donc pas la peine , répondit Micromc’gas, que
« ton ame' fût si savante dans le ventre de ta mère, pour
n être -si ignorante quand tu aurois de la barbe au.
« menton. u ‘..
Ce système et tous ceux d’après lesquels on a cherché
à expliquer les opérations de l’esprit , ont empêché de
suivre ces mêmes opérations pour ne s’occuper que de
questions qui leur sont étrangères, et disserter sur la
différence de l’ame et du corps, sur leur liaison et sur
leur action réciproque.
J 'observerai d’abord que nous n’avons aucune connois
sauce de la nature de la première; que la faculté intelli
gente qui est en nous , et dont l’existence est incontestable ,
quelque nom qu’on lui donne, ne nous est connue que
par son union avec le corps qu’elle anime; que son état
antérieur à cette union et celui:où elle sera quand cette
union aura cessé, échappent à notre curiosité et à nos
recherches; que la philosophie qui ne marche qu’au
flambeau de l’expérience , ne peut s’occuper que de son
état actuel, parceque c’est le seul que cette expérience
nous faÊse connoître,
a Il ne s’agit pas, dit C0ndillac, de considérer l‘ame
« comme indépendante du corps , puisque sa dépendance
« est constatée, ni unie ‘à un corps dapî un système
72 maçons rnéumxxunns.
u férent de celui où nous sommes. Notre unique objet
« doit être de consulter l’expérience; et de ne raisonn‘er
'« que d‘après des faits que personne ne puisse contester. »
A son exemple , je ne m’occuperai point des perfec
tions de l’ame à sa première origine , de la manière dont
elle, les a perdues , de la certitude où elle est de les recou
vrer. On ne discute point ce qu’il faut respecter. Aban
donnant en conséquence les systèmes métaphysiques ima
ginés ensuite pour expliquer ses opérations d’après ces
données , systèmes dont le grand nombre etles contra
dictions ne sont pas un préjugé pour la vérité de tous ,
ni même de quelques uns seulement, et dont on ne pour—
roit adopter un seul sans blesser chaque parti qui en sou
tient un autre. Intimement persuadé que tout homme
jouissant de la plénitude de son jugement est convaincu
du dogme de l'immortalité de l’ame qui, gugt preuves
qu’il présente à la raison , joint un charme de sentiment
si doux au cœur bon , honnête et sensible que réjouit l'i
dée consolante de ne pas mourir tout entier; je suivrai
un instant avec vous l’histoire des opérations de l'intel
ligence humaine dans son état actuel. Mais en me bor—
nant , comme je vous l’ai annoncé, à ce qui est néces
saire, notre voyage ne sera pas long. c_*.
Après cette déclaration , qui étoit peut-être nécessaire
pour rassurer ceux qu‘alarme toute opinion qui s'écarte
de la leur, et aller au devant de leurs reproches, j'entre
en matière sur les pas de Locke et de Condillac , dont je
ne fais que cOpier et abréger les méditations , en me ré—
duisant à vous introduire à l’étude approfondie que vous
pourrez__faire a;ec eux de la science de l'entendement
humain; Je n'hésite pas àqur'a550cier quelques unes des
vues qr;e leurs écrits pæntïmquées a Helvét1us, quand
LEçONS rnéummunns. . 73
elles se bornent à développer, à éclaircir les idées pro—
fondes \du premier : mais je restreins l’extension trop
grande qu’il leur a donnée dans leurs conséquences , lors
que quittant ses guides il a cru pouvoir marcher seul, et
qu’il a mis en effet quelquefois l’imagination à la place
du raisonnement.
La première source de nos idées est dans nos sensa
tions. Nos sens , s’ils ne remplissent pas le principal rôle
dans l’art de penser, y remplissent donc le plus essentiel
et le plus important. Dépouillés de quelques uns , nous
n’aurions aucune des idées que nous leur devons.
L’aveugle est étranger au spectacle ravissant et sublime
de la nature , à la variété des richesses de toute espèce
qu’il nous présente. Il faut des yeux pour voir et admirer
ce spectacle ; il en faut surtout pour voir la lumière et les
couleurs‘. aucun autre sens ne peut ici les suppléer. Les
différences des effets de la première et des nuances des _
dernières sont absolurfient nulles et comme si elles n’exis—
toient pas, pour celui qui ne"les a jamais vues et qui n’a
pu les voir. Le toucher lui apprend seulement à juger de
la forme , de la grandeur, du poids, de la mollesse ou de
la dureté , etc. des objets.
Le sourd ignore ce que c’est que les sons ; il ne coni
prendra jamais ce que l’on
a - entend par harmonie ; et il sera
également insensible aux accords et aux dissonances dans
un concert. . ‘.
La privation de l'odorat entraîne celle du plaisir que
procure le parfum des fleurs ; elle empêche de distinguer
les différences de ceux de l’œillet , de la rose , du jasmin ,
de la violette , etc. Ce n’est que par la vue que l’homme
dépourvu de ce sens reconnoît que cæ fleurs ne se rés
semblent pas; et il croit qu’elles n’ont pas d’autres qua
74 maçons rnéuumunns.
lités distinctives que leur forme et leurs couleurs. S’il a
l’avantage d’être insensible aux exhalaisons fétides , il
n’a pas non plus le plaisir que fait éprouver une odeur
agréable. -
Il en est de même du goût. De combien d'idées le dé—
faut d’un seul sens ne nous priveroit-il pas? Combien il
retarde l’acquisitiqn'et les progrès de nos connoissances ,
et combien il en met hors de notre portée !
Que ne devons—nous pas au toucher, par exemple, l‘un
des plus utiles et des plus agréables de nos sens, qui, ré—
pandu dans tout le corps , quoiqu’il ait son siège princi—
pal dans la main , est la source de tant d’idées, de tant de
plaisirs , et qui a inspiré à Lucrèce cette exclamation si
énergique , si touchante , où nous trouvons en même
temps l’expression d’un sentiment si vrai ! '
Tutu: enùn tactu: ,A pro/z Divum numina s‘ani‘la!

Le toucher! Grands_Dieux , le toucher!

Il est peut—être le plus important de nos sens ; ilse trouve


dans tous, qui ne sont en effet réveillés et remués que par
lui; car tous les objets que nous voyons semblent toucher
la vue , comme les sons, les parfums, les saveurs , touchent
notre ouie , notre odorat, et notre goûts
Instruits de plusieurs qualités des corps par les sensa—
tions réunies de la vue et du toucher, qui concourant
ensemble , s‘aident , se corrigent et se perfectionnent mu
tuellement , nous en ignorerions un plus grand nom
bre, si les autres sens ne nous avertissoient pas de leur
exnstenee. .
Ils sont nécessaires les uns aux autres pour se rectifier;
et'le toucher a la plus grande part dans cette fonction
commune à tous. La vue, par exemple , nous montre un
maçons rnÉuumunns. 75
corps; mais le toucher seul nous a appris à juger de sa
forme ronde ou carrée, de ses dimensions , de son épais—
seur , de la“ plupart de ses qualités , de sa distance , etc.
. L’habitude de l’impression que les deux sens réunis nous
ont faite nous dispense de la décomposer. Les premières
sensations qu’ils ont excitées successivement en nous res—
tent indivisiblement dans n0tre mémoire; et, en croyant
ne juger que d'après une, nous jugeons réellement d’après
l'une et l’autre.
mmnwmm wwwwmmm MM“ \\M\MMW

HISTOIRE ABRÉG‘ÉE ‘
DE LA PENSÉE.
9
Nous avons jeté un coup d’œil rapide sur le grand rôle
que jouent les sens dans les opérations de l’entendement
humain : mais avant d’achever le précis des méditations
de Locke et des recherches des métaphysiciens qui , en
suivant ses traces, ont prouvé ce qu’il a dit de la pensée,
et en ont complété l’histoire, il convient peut-être , dans
les nouvelles écoles , de justifier en peu de mots le philo—
sophe anglais des reproches que lui ont prodigués les
anciennes.
Les docteurs scholastiques s’effarouchant de tout ce
qui ne leur émit pas familier; repoussant, comme des
nouveautés dangereuses, des lumières dont l’éclat les
éblouissant sans les éclairer, réduisoit la science qu’ils '
avoient étudiée et qu’ils professoient à_ un vain et fri
vole jargon digne d’un profond mépris que devoient par
tager ceux qui n‘en savoient pas parler d’autre, s’empres
sèrent de décrier la nouvelle découverte et de la calom
nier. Pour la rendre plus sûrement odieuse aux aines
honnêtes , mais foibles, peu éclairées, incapables d’en
tendre et d’apprécier des questions métaphysiques , ac
coutumées à ne juger.que sur parole et jamais d’après
elles—mêmes , on effraya leur religion ; on dit et l’on ré
péta que par le grand emploi qu’il donnait aux sens dans
la formation de la pensée, le système de Locke conduL
soit au matérialisme. ' ’
La plupart de ceux qui s’étaient emparés de l'ensei
maçons PRÉLIMINAIRM. 77
gnement, n’avoient jamais lu cet écrivain; et presque
tous , ce n’est point exagérer, étoient peut-être hors d’état
de le comprendre. On ne peut leur répondre , ainsi qu’aux
échos qui répètent encore fidèlement leurs paroles ou
leurs vains sons , que par ces réflexions :
Les sens ne font pas l’ame ; ils lui communiquent seu
lement les impressions qu’ils reçoivent; mais elle est là
pour recevoir ces impressions et exercer la faculté de
penser dont elle est exclusivement douée. Cette faculté
intelligente existe. Si elle manquoit, l’action des sens
seroit inutile. Son union avec le corps lui rend leur agence
nécessaire. Elle a été destinée ou , si l’on veut , condam
née à ne s’exercer qu’avec leur secours, tant que cette
unioyubsistera. Ce n’est que lorsqu’elle en sera séparée,
qu’elle reprendra son indépendance première et l’énergie
qui convient à son essence. Locke n’a pu l’envisager que
dans son état actuel. Nous ignorons ce qu’elle étoit aupa
ravant et ce qu’elle sera après. Il n’a pu parler que de ce
qu’elle est à présent.
L’animal est privé de cette faculté intelligente. Il a des
sens et il ne pense pas. Il a , si l’on veut, quelques idées,
quelque mémoire, une sorte de réflexion et de jugement:
on ne peut en douter. ’ \ I
a
Le chien battu pour une faute, sûr de l’être encore
chaque fois qu’il la refait, se ressouvient qu’il ne doit plus
la faire. Il reconnoît son maître en milieu de la plus
grande foule; il ne se méprend point. Une longue ab
sence n’efface pas même de son cerveau l’impressim;
qu’y ont faite les traits de celui qui l’a nourri. ' °‘
Ulysse, à son retour dans Ithaque, est méconnu de
tous ceux qu’il y a laissés en partant. Son chien seul a
conservé son souvenir. L’animal affoihli Par l’âge exa-’
78 maçons raiuumunss.
mine, de l’endroit où il est couché, le mendiant couvert
de haillpns qui se présente à la porte du palais. Son beil
éteint reprend de la vivacité, il agite sa queue, se lève
pesamment , se traîne avec effort auprès de son maître,
le regarde encore, pousse un faible cri , tombe à ses pieds ,
et meurt de saisissement et de joie._ .. 5.
Ce trait, qui est si intéressant dans l’0dyssée, est une '
fable poétique , j’en conviens; mais l’expérience en 8 four—
ni des exemples; Homère n’a fait que saisir celui—ci, le
placer et l’embellir. >
Ce qui n’est pas une fable, c’est que , de deux aliments
qu’on lui présentera , l’animal pressé même parla faim
ne se jette que sur celui qui lui est propre; s’ils le sont
également l’un et l’autre, il donne la préférence ‘gcelui
qui flatte le plus son goût. Le castor bâtissant sa demeure
sous les eaux nous offre , dans ses procédés, un art qui
nous étonne. Il emploie pour opposer une digue au cou.
mm, pour diminuer la force et le poids du fluide qui
pourroit la renverser , presque les mêmes moyens que
nous ont appris une longue expérience et la méditation.
C’est avec autant d‘intérêt que de surprise que nous lisons
l’histoire de l’éléphant et les détails extraordinaires de
son intelligence. Noq_s admirons les abeilles qui se par
tagent entre elj’g_sleç travaux de la ruche, etc. Mais tout
cela est borné; et quoi que l’on en dise, l’admiration
exagère souvent les objets , autant que le mépris les
rapp}etisse. v . .nâgàpn.,ä
. Les facultés de l’animal, resserrées dans un cercle qu’on
ne l'a jamais vu franchir, réduites au pouvoir de lier
quelques sensations et d’imiter, privées de celui de les
combiner et de créer, n’ont rien qui puisse, même de
loin , se comparer à cette intelligence supérieure qui,
LBçONS rn'Éumrnunss. 79
dans l’homme, s’appelle ame; elles ne sont en lui que
l’effet simple du sentiment; et l’on a donné le nom d’in—
stinct à cet effet. .
Celui-ci ne lui apprend qu’à faire toujours la même
chose, sans pouvoir la varier. L’hirondelle construit tous
les ans son nid, comme elle l’a construit la première fois,
sans savoir ce qu’elle a fait, et comment elle l'a fait: elle
n’a ni prévoyance, ni but déterminé ; un sentiment aveugle
la porte à se reproduire, à bâtir son nid , etc.
a Toutes ces manœuvres, dit Buffon , dans son Discours
« surla nature des animaux, sont relatives à leur organi
« sation , et dépendantes du sentimentqui ne peut, à quel
« que degré qu’il soit, produire le raisonnement, et en
« core moins donner cette prévision intuitive, cette con-‘
« noissance certaine de l’avenir qu’on leur suppose. On
« peut le prouver par des exemples familiers. Non seule
« ment ces animaux ne savent 'pas ce qui doit arriver,
« mais ils ignorent même ce qui-est arrivé. Une poule ne
« distingue pas ses œufs de ceux d’un autre oiseau; elle
en ne voit point que les petits canards qu’elle vient de faire
« éclore ne lui appartiennent point. Elle couve des œufs
« de craie dont il ne doit rien résulter , avec autant d’at-‘
u tention que ses propres œufs. Elle ne connoît donc ni
« le passé, ni l’avenir,‘Ët se trompe encore sur le pré
« sent. . . . Les nids des oiseaux , les cellules des mouches,
a les provisions des abeilles, des fourmis, des mulets, ne
c supposent donc aucune intelligence dans l’animal,,etl
c n’émanent pas de quelques lois partœulie’rement éta-‘ ,
« blies pour chaque espèce , mais dépendent, comme
a toutes les autres opérations des animaux, du nombre,
« de la figure, du mouvement de l’organisation et du
« sentiment, qui sont les lois de la nature, générales et
80 Leçons rmäumruunns.
« communes à tous les êtres animés. Il n’est pas étonnant
« que l’homme qui se connoît si peu lui-même , qui co’n
« fond si souvgt ses sensations et ses idées, qui distingue
« si peu leproduit de son arpe de celui de son cerveau,
« se compare aux animaux , et n’admette entre eux et lui
« qu’une nuance dépendante d’un peu plus ou d’un peu
a moins de perfection dans les organes. . . . . . Mais que
« l’homme s’examine, s’analyse et s’approfondisse , il re
« connoîtra bientôt la noblesse‘de son être; il sentira
c l’existence de son ame; il cessera de s’avilir, et verra
- d‘un coup (l'œil la distance infinie que l’Être suprême a
« mise entre les bêtes et lui. Dieu seul connoît le passé,
« le présent, et l’avenir. Il est de tous les temps et voit
a dans tous les temps. L’homme, dont la durée est de si
« peu d’instants, ne voit que ces instants; mais une puis—
« sance vive , immortelle , compare ces instants , les dis
« tingue , les ordonne; c’est par elle qu’il connoît le pré
« sent, qu’il juge du passé et qu’il prévoit l’avenir. Otez à
a l’homme cette lumière divine, vous effacez, vous ob
« seurciçsez son être: il ignorent le passé, ne soupçon
- néra pas l’avenir , et ne saura même ce que c’est que le
a présent. n est; 7 niñflP*% _
_Les différences que nous venons d’établir ici, et qui
pourroient être étendues à des rolumes, suffisent pour
démontrer l‘injustice du reproche fait à Locke, et le dé
truisent entièrement; Je vais donc reprendre mes.guifles,
suivre avec eux l’action des sens dans la science de l’en
tendement humain, et achever de prouver que celui-ci
n’existeroit pas si nous étions absolument privés de ceux
là. On connoît l’histoire rapportée par Félibien (i), de
' ’ v

(1) Mémoires de l’Académie des scienœs , année 1703 , page 18.


maçons raéuuraunes. 81
ce sourd et muet de naissance qui entendit et parla tout
à c5up à l’âge de vingt-trois ou de vingt-quatre ans.
La prèmière infirmité apportée en naissant entraîne
toujours et nécessairement la seconde. Nous ne parlons
que parce que nous avons entendu parler. L’enfant n’est
d’abord capable que de sans : avec le temps, il apprend
à y joindre les articulations qu’il entend dans la bouche
de sa nourrice; c’est d’après elle qu’il répète ensuite des
mots, et qu'enfin il parle : c’est par imitation qu’il par
vient à s’exprimer. Le sourd , qui n’a rien entendu, n’a
pu rien apprendre : sa langue se réduit à des sans inar—
ticulés.
.Celui dont j’abrége ici l’histoire raconta qu’un jour,
après avoir éprouvé un violent mal de tête, il sentit une
espèce de déchirement dans ses oreilles , et entendit tout
à coup un grand bruit qu’il trouva fort pénible , mais au
quel il s’accoutuma au bout de quelque temps. Il remaro
qua que c’était les personnes avec lesquelles il vivait qui
faisaient ce bruit; il observa qu’elles remuoient les lèvres
et élevoient la voix, non toutes ensemble, mais alterna
tivement. Il apprit, après une attention longue, constante
et répétée, à distinguer les sans articulés qui sortaient
de leurs bouches; il les étudia, et essaya de les répéter
en lui-même, et d’en imiter la prononciation quand il
était seul. Sa. première leçon de langage fut d’apprendre
que le vase dans lequel on lui donnait sa soupe, s’appe
lait une écuelle; il l’entendoit nommer ainsi quand on la
demañdoit, quand on la remplissait, et quand on la lui
présentait. Ce fut le premier mot qu’il se sanvenoit d’avoir
appris. Il sut bientôt le nom des autres ustensiles à son
usage; celui des différentes pièces de son habillement que
l'on lui faisait quitter quelquefois pour les raccommoder,
1. 6
, .
82 maçons rnéummunns.
et qu’on lui faisoit reprendre ensuite. Il demeura ainsi
plus d’un an sans parler , étudiant en secret une langue
qu’il ignoroit; et lorsqu’il fut un peu exercé, il étonna
ses parents en leur adressant la parole pour la première
fois depuis sa naissance. '
On a su de lui que, jusqu’au moment où il recouvra
l’ouïe, il n’avoit eu aucune idée, ou de bien grossières
et de bien communes. Il savait seulement qu’après avoir
mangé et bu, il n’éprouvoit plus les besoins qu’il avoit
satisfaits. On le menoit à l’église; il ne voyait que le
peuple nombreux qui s’y trouvoit, les flambeaux qui
étoient allumés, des mouvements de bras, des mains qui
se portoient contre la poitrine, des inclinations, etc. Ce
spectacle frappoit machinalement sa vue, sans rien dire
à son esprit;,un autre lui succédoit et l’efl’açoit, sans lais
ser à son,tour plus de traces. On le faisoitimettre à ge
noux , et il obéissoit sans attacher plus de signification,
sans faire attention même qu’il se mettoit dans une posi
tion que prenoit tout le monde, sans se demander pour-1
quoi cela se faisoit, sans s’en étonner, sans s’en embar
rasser. Il convenoit qu’il n’avoit pas alors plusd’idées
que son chien , qui lui paroissoit même en avoir davan
tage. ' - n
L’aveugle à qui Cheselden rendit la vue, en lui ôtant
une cataracte qu’il avoit apportée en naissant . ne recon
nut pas d’abord les objets qu’il’aperçut Tous, les plus
éloignés comme les plus rapprochés, lui sembloient être,
pour ainsi dire, dans ses yeux; il n’apprit à juger de leur
distance qu’en étendant la main vers eux , et s’étonna de
ne pas les trouver à sa portée Il ne distingua leurs formes

(fi) Voyez Traductions philosophiques , n° 402.


LBç0N5 PRÉLIMINAIRBS. 83
qu’en employant le toucher, qui lui avoit appris seul à
les conn6ître. Lorsqu’on lui présenta un tableau, il crut
voir des hommes, des animaux, des arbres,‘des fleurs,
des bâtiments véritables; et il fut d’une surprise extrême
quand , passant la main sur la toile qui lui paroissoit of
frir des reliefs , il ne trouva qu’une surface plane. Ce ne
fut que l’expérience, le soin constant de consulter ses
autres sens qui lui donnèrent l’habitude de juger comme
nous faisons; et cette étude exigea quelque temps.
Ces deux faits sont sans doute aussi curieux qu’inléres
sauts. On pourroit en citer quantité d’autres, qui feroient
voir également combien tous les sens sont nécessaires, à
combien d’erreurs exposeroit leur imperfection , à com
bien de jugements faux seroit condamné l’esprit, s’ils ne
s’aidoient réciproquement , s’ils ne se rectifioient pas l’un
par l’autre. .
Si la seule imperfection des sens peut arrêter l’action
de l’iritelligence, l’annuler, pour ainsi dire , que ne ré- '
sulteroit—il pas de leur privation totale? Nous avons vu
que celle de l’ouïe entraînoit toujours la perte de l’usage
de la parole; que le sourd de naissance étoit toujours
muet ; et que l’infortuné soumis à cette double infirmité
étoit réduit à un état au dessous même de celui des
animaux. .
L’aveugle est moins malheureux. L’intelligence en lui
n’a pas du moins perdu les principaux moyens qui 5er
vent à la développer. Il entend, il parle, il touche, il
interroge, il répond; la réflexion d’autrui se commu
nique à la sienne , la corrige, l’éclaire, l’étend. L’entre
tien de l’homme qui voit semble prêter en quelque sorte
ses yeux à celui qui ne vôit point. Le sourd ne saurait
avoir cet_avantagez il est, pour ainsi dire, isolé au milieu
\
84 maçons rnÉunrrtunes.
de ses semblables. Il est comme seul dans la nature; et ce
n’est que dans l’état de société , en se communiquant
entre eux , que les hommes se poliœnt et que leur intel
ligence se perfectionne.
Je n’ajouterai rien de plus sur l’importance de l’ouïe et
son influence sur la raison. Envisagé sous ce point de vue ,
ce sens est peut—être supérieur à tous les autres , sans en
excepter même le toucher qui, dans bien des cas, peut
remplacer les yeux et en tenir lieu quelquefois.
Les anciens avoient senti l’importance des sens dans
l’économie de l’intelligence humaine; mais ils n'avoient
ni approfondi , ni suivi cette donnée qui pouvoit les ame—
ner à entrevoir du moins leur grande destination. Ils se
détournèrent du chemin qu’elle indiquoit pour en pren
dre un autre que leur ouvroit la seule imagination, et qui
ne pouvoit les mener loin , ou pouvoit seulement les con
duire à l’erreur. ' -
Evitez, dit Lucrèce , l’opinion trop générale qui fait
croire que les yeux ont été créés pour voir; les jambes
pour se plier de maflère que nous puissions nous incli
ner , nous redresser et former des pas; nos mains pour
prendre. La nature nous a donné des yeux , des jambes,
des mains , et nous nous en sommes servis.
Sed q.uod natum est, il!procreat usum.

Pour expliquer cette idée et la ramener à un sens rai


sonnable, j’emploîrai ici, en l’abrégeant , un rappro
chement heureux qu’a fait Helvétius des conceptions de
Loclre et des observations de Buffon , dont vous trouvez
le germe confus dans le passage de Lucrèce que je viens
de citer; germe que le poète latin a étouffé, mais que
Locke et Buffon ont saisi, placé avec soin dans le lieu
' maçons PRÉLIMINAIRES. 85
convenable à son développement , que leur génie a couvé ,
pour ainsi dire, et dont il a fait éclore ce faisceau de
lumières à l’aide duquel nous avons aperçu les opérations
de 1'Ètre invisible qui pense en nous.
« Si nous avions été sans mains, si nos poignets avoient
été terminés par de la corne, des ongles ou des griffes,
comme les. pieds de plusieurs espèces d’animaux: dé
pourvus du sens , du tact et de l’adresse nécessaire pour
manier des outils , pour exécuter, avec leur secours , tous
les ouvrages qui demandent des mains; privés d’arts, de
vêtements; d’habitations, de défenses contre les bêtes
féroces que nous domptons à l‘aide de notre industrie,
qui remplace si puissamment la force qui nous manque;
occupés uniquement du soin de fuir leurs attaques et
de chercher notre nourriture, nous errerions comme
elles dans les forêts, méprisables par notre foiblesse et
notre timidité , et rangés peut-être dans la dernière classe
des êtres vivants. »
La nature, en nous constituant comme elle nous a,
faits, et par cette constitution même qu’elle nous a don
née, nous a doués de deux facultés essentielles , qui attes
tent et assurent notre supériorité sur tous les êtres de la
création. Par la première, qui est la sensibilité physique,
nous recevons les impressions que font sur nous les 01).
jets extérieurs. Par la seconde, n0us conservons ces im
pressions : c’est la mémoire , qui n’est autre chose qu’une
sensation continuée , affoiblie, si l’on veut, mais conser—
vant autant d’énergie , de vivacité qu’il est nécessaire
pour réveiller les idées que nous devons à la première
faculté. De toutes deux résulte le jugement qui réfléchit
sur les objets de nos sensations et qui les compare.
Un corps,rouge frappe mes yeux, et m’offre l’idée de
86 maçons rnémuruunns. °
la couleur à laquelle j’ai donné ce nom. Un noir , dans le
même instant, les frappe d’une autre manière, et me rap
pelle aussi celle à laquelle j’ai attaché cette dénomination.
S’ils sont devant moi, mon esprit, en les comparant, en
aperçoit la différence , et son jugement affirme que mes
yeux sont différemment affectés par l’une et par l’autre.
S’ils sont loin de moi, que je les nomme , ou que je
les entende seulement nommer, la mémoire me rappelle
l’impression que chacune de ces couleurs a faite sur moi;
ma réflexion compare ces deux impressions; et mon jugeL
ment prononce d’après les sensations qu’elles m’ont déjà
fait éprouver.
« C’est la nature , dit Condillac , qui commence notre
«instruction; et elle commence toujours bien , parce
« qu’elle commence seule. Un enfant n’apprend que par
« cequ’il sent le besoin d’apprendr‘e. Il a, par exemple,
« un intérêt à connoître sa nourrice, et il la connoit bien
« tôt. Il la démêle entre plusieurs personnes; il ne la con
« fond avec aucune: et connoître n’est que cela. En effet,
a nous n’acquérons des connoissances, qu’à proportion
« que nous démêlons une plus grande quantité de choses ,
« et que nous remarquons mieux les qualités qui les dis
« tinguent. Nos connoissances commencent au premier
(( objet que nous avons appris à démêler. Celles qu’un en
« faut a de sa nourrice et de toute autre chose ne ’sont
« encore pour, lui que des qualités sensibles. Il ne les a
« donc aequises que par la manière dont il a conduit ses
«sens. Un besoin pressant peut lui faire porter un faux.
«jugement, parcequ’il le fait juger à la hâte; mais l’er—
« reur ne peut être que momentanée. Trompé dans son
« attente, il sent bientôt la nécessité de juger une seconde
«fois, et il juge mieux. L’expérience qui veille sur lui
t.
LEçONS rarîumrnunes. 87
et corrige ses méprises. Croit-il voir sa nourrice parce
« qu’il aperçoit dans l’éloignement une personne qui lui
«ressemble? son erreur ne dure pas. Si un premier coup
« d’œil l’a trompé, un second le détrompe , et il la cherche
« des yeux. Ainsi les sens détruisent souvent eux—mêmes
«les erreurs où ils nous ont fait tomber. Si une première
«observation ne répond pas au besoin pour lequel nous
« l’avons faite, nous sommes avertis par là que nous avons
« mal observé , et nous sentons la nécessité d’observer de
a nouveau. Ces avertissements ne nous manquent jamais
«lorsque les choses sur lesquelles nous nous trompons
«nous sont absolument nécessaires; car, dans la jouis
« sauce , la douleur vient à la suite d’un jugement faux ,
a comme le plaisir vient à la suite d’un jugement vrai. Le
« plaisir et la douleur, voilà donc nos premiers maîtres. ‘
a Ils nous éclairent, parceqn’ils nous avertissent si nous
«jugeons bien ou si nous jugeons mal; et c’est pourquoi
« dans l’enfance nous faisons, sans secours , des, progrès
« aussi rapides qu’étonnants. »
Nous ne sommes avertis de nos besoins que par nos
sensations. La première source de nos idées , comme nous
l’avons observé déjà , est donc dans nos sens. Leur géné
ration,,leur multiplication, leur enchaînement , s’y trou—
vent également. De la première en émane une seconde ,
de celle-ci une troisième , et ainsi de suite. Elles naissent
les unes des autres sans que nous nous en apercevions.
En se multipliant , elles étendent nos connaissances. Leur
‘marchc est la même dans les premiers , comme dans les
derniers.âges de la vie.
Vous montrez un ou plusieurs bonbons à un enfant:’il s
n’est frappé d’abord que de leur forme et de leur couleur.
Vous les lui donnez ;. il les porte à sa bouche; leur don
l

88 maçons rafauuruunas.
ceur lui fait éprouver une nouvelle sensation qui se ré
pète chaque fois que vous lui en présentez, et qui est ac
compagnée naturellement du desir d’en goûter encore.
Le plaisir qu’il a ressénti grave dans sa mémoire la déno
minati0n de bonbon que vous avez donnée à ce qui le
lui a procuré. Il l’appliquera à toutes les sucreries de
quelque espèce qu’elles soient. Bientôt il apprendra à les
distinguer par les différentes sensations que lui feront
éprouver la noisette, l’amande, l’anis, etc. dont elles
sont composées; il connoîtra la praline et les autres sortes
de dragées , les désignera chacune par le nom qui lui est
propre, et ne les confondra pas. Ces petites idées,concen—
trées dans un cercle très étroit, s’étendront insensible
ment jusqu’à sa circonférence; il jugera aussi bien que
vous des différences que présentent à ses yeux, à sa main ,
à son goût, les objets qui ont si vivement affecté ce der
nier. Ces jugements le mettront à portée d’en faire d’au
tres , en les appliquant à plusieurs choses placées hors du
cercle de ses premières idées, dont la quantité augmen
tera sans cesse avec une progression lente, mais sûre,
sggs qu’il s’aperçoive même de la manière dont il aura
acquis ses nouvelles connoissances. Il raisonnera en igno
rant ce que c’est que raisonner; il aura de l’attention ,
de la réflexion , sans avoir encore l’intelligence de ce que
sont ces facultés. .
Telle est la marche de la nature, à la naissance, au
développement, à la perfection de ce que l’on appelle
esprtt, razson. '
En rentrant en nous-mêmes, en considérant, en ana
lysant nos différentes sensations , les applications succes
sives que nous en avons faites à divers objets , nous dé—
.. ..—1,

snço.vs rnx’zr.tnxxuans. 89
couvrirons facilement que nos idées intellectuelles ou!
métaphysiques sont sorties de la même source.
C’est en conséquence de la manière dont les hbmmes
ont été physiquement affectés par les choses qui ont frappé
leurs sens , qu’ils ont attaché à quelques unes les idées
de beau , de bon, de Lieu, et de mal.
Le premier qui voulut construire une habitatjon trouva
dans les arbres qui lui en fournir-eut les matériaux , des
différences que l’usage qu’il vouloit, et qu’il put ou ne put
en faire, lui apprit à mieux distinguer. Il donna le nom
de beaux à ceux qu’il trouva les plus appropriés aux ser
vices qu’il desiroit en tirer; et il applique la même déno
mination abstraite, ou, si vous voulez, la même qualifi
cation à chaque chose, selon sa convenance ou sa dis—
convenance à ses besoins.
Un fruit flatta agréablement, un autre désagréablement
son goût; une épine le blessa; une plante que le hasard
lui fit employer le guérit. Il se vit enlever sa nourriture
au moment où pressé par la faim, il alloit la dévorer. Un
de ses semblables s’empressa généreusement de partager
la sienne avec lui. Volé , maltraité , blessé, mis en sang
par l’un, il fut humainement dédommagé, consolé, soi
gné par l’autre. Toutes ces, alternatives éveillèrent en lui
des sentiments profonds qui ne purent et ne durent pas
ser que par le corps pour arriver à l’intelligence. Tel fut
le gernie de ses idées du bien et du mal.
Ce germe se développa bientôt. Les abstractions s’éten—
dirent et changèrent de formes et de caractères; D’idées
accessoires , elles devinrent idées principales, et don—
nèrent naissance à celles qui sont purement morales. La
phyanue en fut la source trop mcconnue\de ceux qui
90 Leçons rnräummunns.
dissertent sur les vertus, sur les crimes et sur les vices,
quisontou unenuance de ces derniers, ou qui y conduisent.
PenSer, se ressouvenir, réfléchir, comparer, juger, ne
sont donc que différentes manières de sentir. C’est là le
premier principé de la logique, la clef, pour ainsi dire,
de l’entendement humain que nqus devons à Locke, et
dont Condillac s'est servi avec tant de succès pour nous
ouvrir la porte de cette science, nous en montrer toutes
les richesses et les mettre à notre portée.
Si le premier nous a appris que toutes nos idées nous
viennent par les sens, le second nous a fait connoître la
marche qu’elles suivent depuis la perception jusqu’au
raisonnement. Il nous a fait voir comment nous les com
parion's, comment nous portions des jugements, com
ment la mémoire les conservoit, comment la réflexion
les méditoit, comment l’imagination en formoit des com
binaisons nouvelles, et enfin comment nous raisonnions.
-,«',‘r,« Le germe de l’art de penser, dit Condillac, dont je
a ne fais ici que suivre les pas, est dans nos sensations;
« les besoins lefontéclore; “le développement en est ra
a pide, et la peçsée est formée au moment qu’elle com
« menee‘; car sentirdes- besoins , c’est avoir des desirs; et
« dès qu’on a des desirs , on est doué d’attention et de
« mémoire, on' compare , on juge, on raisonne. » v,;,3 =
La pensée se compose donc de toutes les .choses dont
je viens de vous indiquer l’origine , la. marche.et les
pr0grès. C’est proprement l’analyse employée par le.mém
physicien profond qui me sert de guide. C’est elle qui lui
a montréque les facultés de l’ame se géduisent à- la per
ception, l’attention, la comparaison ,' le jugement, la
mémoire, la réflexion, l’imagination, et le raisonnement.
LEçONS PRÉLI’MINAIRES. 9!

Toutes ces facultés, n’agissant que par les sens, ne sont


que le résultat des sensations. ' 7
C’est à l’aide du flambeau de l’analyse qu’on arrive éga
lement à reconnaître la manière dont ont été faites les
premières découvertes, et celle dont on peut en faire de
nouvelles. ’
Pour parvenir à ces dernières, il faut, selon (10ndillac,
commencer par se rendre compte des connoissances que
l’on a déjà sur la matière que l’on veut approfondir; dé
velopper la manière dont on les a successivement acquises;
les considérer dans le point de vue où elles doivent avoir
la plus grande liaison avec celles que l’on cherche.
La grande difficulté est de savoir comment on dort
commencer pour saisir les idées selon leur plus grande
' liaison. Celle-ci se rencontre sûrement dans le point d’où
part la marche de la liaison des idées; il faut donc remon
ter à l’idée première dont toutes les autres sont découlées.
« Les scholastiques et les cartésiens, ajoute-t-il, n’ont
« connu ni l’origine, ni la génération de ces connois
« sances, parceque le principe des idées innées‘et la no
« tion vague de l’entendement d’où ils sont partis n’ont
«aucune liaison avec cette découverte. Locke a mieux
a réussi parcequ’il-a commencé aux sens, et il n’a laissé
« des choses imparfaites dans son ouvrage que parcequ’il
« n’a pas développé les premiers progrès des opérations
« de l’ame. J’ai essayé de faire ce que ce philosophe avoit
« oublié; et aussitôt j’ai découvert des vérités qui lui
« avoient échappé, et j’ai donné une analyse où je déve
« loppe l’origine et la génération de toutes nos idées et de
« toutes nos facultés. »
Condillac a trouvé ce principe fécond et lumineux
92 maçons rnéuurxunr‘as.
dans l’expérience et la réflexion. Celles-ci le lui a montré
dans la nature, et celle-là lui a appris qu’il ne pouvoit se
trouver ailleurs.
« En effet, dit ce profond écrivain , que je veuille con
A noître une machine, je la décomposerai pour en étudier
séparément chaque partie. Quand j‘aurai de chacune
une idéç exacte, et que je pourrai les remettre dans le
a même ordre où elles étoient, alors je concevrai parfai
- temeut cette machine, parceque je l’aurai décomposée
l et recomposée. Lorsque j’ai étudié ma pensée avec
1 cette méthode qui est la seule, elle ne m’offre alors
à que des idées distinctes; et elle s’analyse elle-même,
à soit que je veuille m’en rendre compte, soit que je
veuille en rendre compte aux autres. Chacun peut se
A convaincre de cette vérité par sa propre expérience. Il
n’y a pas même, pour employer l’exemple trivial peut
2 être, mais exact, de l’auteur que je cite, jusqu’aux'plus
à petites couturières qui n’en soient convaincues; car si,
2 leur donnant pour modèle une robe d’une forme singu—
2 lière, vous leur proposez Ë’enîair6une’æmblable , elles
n imagineront naturellement .de défaire et de refaire ce
2 modèle pour apprendre à faire la robe que vous de
n mandez. Elles savent donc l’analyse aussi bien que les
philosophes; elles en connaissent l’utilité beaucoup
mieux que ceux qui s’obstinent à soutenir qu’il y a une
.. autrè‘méthode pour s’instruire. u ,n.
Cette méthode de Condillac n’est échappée à‘c’eux qui
d’ont précédé, et n’est repoussée encore par quelques
hommes a routine , que parceque les unsetles autres n’ont
pas assez consulté l’expérience 'Gté:‘h=réflexion, et qu’ils
ont surtout négligé la première. Ils s'en sont tenus aux
notions données par les premiers philosophes qui ont’
maçonsrnéumrxuans. 93
écrit sur l’entendement humain , et sur-toutes les parties
des connoissances que nous devons à son développement
et à son perfectionnement, si je puis me servir de ce mot;
et ceux—ci s’étant égarés,eux-mêmes ne pouvoient pas
mettre les autres dans le véritable chemin.
L’esprit humain , en faisant ses premières découvertes
dans les sciences, n’avoit point de méthode. Ces décou
vertes furent d'abord si simples et si bornées; il les fit
avec tant de facilité et tant de rapidité, qu’il ne put re
connoître la route qu’il avoit tenue. Ce ne fut que quand
ses progrès l’eurent mis en état de remarquer qu’il étoit
arrivé à quelques vérités, qu’il sentit le besoin d’une mé—
thode pour arriver à d’autres. Il l’eût infailliblement
trouvée , en examinant ce qu’il avoit fait en commençant.
Il resta au contraire au point où il émit, et crut gagner
beaucoup en allant en avant, quand il falloit rétrograder.
Ses premiers essais furent tous imparfaits.
Il fut séduit ensuite par le moyen que lui offroit l’ac
cord des premières vérités qu’il avoit aperçues, avec les
notions générales dont on ne sauroit douter et que per
sonne ne peut contester. Cette découverte lui parut un
trait de lumière; et croyant tenir la méthode qu’il cher—
choit, au lieu de remonter plus haut, il se contenta de
l’appliquer en descendant. Ce fut la seule qu’il employa
et dont il abusa même souvent, sans se douter qu’elle le
trompoit quelquefois. Il méconnut ou dédaigna la seule
qui pouvoit le ramener au chemin qu’il avoit pris d'abord
sans s'en apercevoir.
Pour savoir comment nos idées s’étoient composées, il
falloit les décomposer et les recomposer ensuite; et c’est
là l’objet et le secret de l’analyse; c’est le principe déve
loppé par Condillac, principe qui devenu si fécond entre
. .:.“_ ___À -

94 LEçONS PRÉL!MINAIRES.
ses mains, l’a si bien servi, et qui, porté dans toutes les
sciences, peut seul rendre raison de leurs progrès, et
conduire ou préparer à. ceux qu’elles feront encore.
Résumons ici avec lui par cette méthode, l’histoire de
la science; ce sera résumer en même temps les objets
essentiels de cette leçon et de la précédente.
Locke est le premier qui, en méditant sur la nature de
' l’entendement humain , a reconnu qu'il doit tout aux sens
et à l’important emploi que ces derniers ont dans toutesles_
opérations de l‘ame. Condillac a saisi cette découverte ,
l’a développée, l’a étendue, l’a démontrée, en analysant
ces opérations mêmes, qu’il a prises à leur origine, et
suivies dans leurs gradations, dans toutes leurs parties et
dans leur complément.
C’est ainsi que procède dans son travail le métaphy
sicien français, digne de marcher de front avec le méta
physicien anglais.
Sentir, cette première et essentielle faculté de l’ame ,
renferme toutes les autres, qui ne sontelle&mêmes que des
sentiments à leur tour. .
Lorsqu’un objet quelconque frappe nos yeux ou nos
oreilles, affecte notre goût ou notre odorat , etc. l’esprit
le sent aussitôt. Son attention est réveillée; etla faculté à
laquelle nous donnons ce nom , la première qui résulte
de celle de sentir , nlest autre chose que la sensation pro
duite sur nous par cet objet.
- Quand elle est réveillée par un second , nous éprouvons
alors deux sensations : nous les comparons; et cette der
nière_opération est une double attention qui, comme nous
venons de l’observer, est l’effet de deux sensations dis
tinctes.
Les choses qui les ont excitées se ressemblent, ou dif
:
,_ .» .....— < < -.. .‘,".‘I _‘—‘ ,___4_ .——w-—"

maçons PRÉLIMINAIRES. 95
fèrent entre elles. On ne peut faire cette observation sans
comparer; et reconnoître ou énoncer cette ressemblance
ou cette différence , sans juger. L’attention et la compa
raison étant l’effet des sensations, le jugement qui en est
le résultat, n'a pas une autre origine.
Le premier jugement nous a fait connoître un rapport;
pour en découvrir encore un ou plusieurs autres, il faut
un secondjugement. Deux arbres sont sous nos yeux; pour
voir en quoi ils sont dissemblables, on examine succes
sivement leur forme, leur tige , leurs branches, leurs
feuilles ou leurs fruits. C’est en les comparant les uns avec
les autres qu’on prononcera.
La réflexion , s’occupant égalementdesimpressions que
l’a me reçoit et de celles qu’elle a reçues, n’est qu’une série
de comparaisons et de jugements que la mémoire a con
servés pour les lui rappeler au besoin; et ceux-ci n’étant
en dernier résultat que des sensations, la réflexion et_la
mémoire ne peuvent offrir rien de plus. 1
Nous ne verrons pas autre chose non plus dans la plus
brillante des facultés de l’ame, l’imagination : elle n’agit
que d’après la réflexion, et par elle. Lorsque celle-ci a
remarqué les ressemblances ou les dissemblances qui se
trouvent entre divers objets , elle peut réunir dans un seul
les diverses qualités qu’elle a découvertes séparément dans
plusieurs , en composer un nouvel objet, qui n’existe pas
positivement dans la nature , quoique tout ce qui le con
stitue s’y trouve,‘mais divisé. Dans cette Opération elle
change de nom pour prendre celui d’imagination : cette
dernière a tout fait quand elle a formé sa création de ma—
nière à la faire croire possible, à lui donner toutes les
apparences de vérité qui peuvent faire illusion.
Toutes ces facultés, renfermées dans celle de sentir,
96 maçons rnéummuans.
forment, par leur réunion, le système entier de l’enten«
dement humain , qui comprend , comme nous l’avons
vu, la perception, l’attention, la comparaison, le juge
ment, la mémoire, la réflexion, l’imagination, et le rai
sonnement. Telle est l’analyse qu’en donne Condillac; et
il a raison de la terminer en assurant qu’on ne peut s’en
faire une idée plus exacte. .
La décomposition et la recomposition , qui font l’objet
de l’analyse, font reconnoître infailliblement la liaison
que doivent avoir entre elles les idées, la place qu'elles
doivent occuper dans le discours, pour donner au rai
sonnement’toute l’etaétitude, la force, la clarté, le mou
vement, la grâce même, qui assurent l’effet qu’on en at—
tend pour remuer, toucher, éclairer, convaincre les
aimes, et y laisser un souvenir durable. C’est le grand
principe de l’art d'écrire qui va d’abord fixer notre atten-«
tiqn. ’
Cet art appartient aux belles lettres; aucune partie ne
peut s’en passer; chacune le réclame : l’orateur, le poële,
l’historien, le romancier, le critique, le littérateur, en
un mot, quel que soit le genre d’étude ou de travail au
quel il se livre , doivent écrire avec pureté, avec élégance,
animer leurs pensées de la chaleur du sentiment, de la
vérité des images , du charme des fig11res,,du choix et de
l‘heureuse tournure des expressions, avoir enfin le style
et le ton de leurs sujets“.
Ce que nous allons en dire conviendra donc à.toutes
les parties des. belles lettres, à toutes les divisions de ce
Cours. Les exemples , puisés indifféremment partout,
tantôt dans un genre, tantôt dans un autre, fourniront
des leçons à tous; et ce sera autant de temps gagné et de
travail fait d’avance sur chacun.
Wmmmm

INTRODUCTION

A L’ART D’ÉCRIRE.

Poux bien écrire, il faut bien lier ses idées; les mots
qui les expriment doivent avoir, dans la bouche et sur
le papier, l’ordre et la liaison qu’elles ont dans l’esprit.
Le d 'veloppement de ce principe offrira toutes les règles
de l’art de bien dire et de bien écrire. '
Avant d’entrer dans les détails, il n’est peut-être pas
imitile de nous arrêter ici, pour observer que son ap— .
plication ne se borne pas à la languefrançaise, et que sa
fécondité s’étend à toutes, quelles que soient leurs con
structions particulières, leurs inversions, leurs tours, etc.
La liaison des idées tient à la liaison grammaticale des
mots : celle-ci varie avec la langue dont on se sert, et qui
a son génie particulier, ses figures, les tournures qui lui
sont propres. Pour conserver cette double liaisonpn tra
duisant, il faut nécessairement suivre l'ordre prescrit,
non par l’idiome que l’on traduit, mais par celui dans
lequel on traduit : l’pnget_ l’autre , malgré leurs diffé
rences, présentent le mêmie enèhaînement ; les inversions
les plus tranchantes en apparence ne le rompent pas. Sou'
vent ces mêmes inversions, qui blessent notre oreille et
notre esprit, parce qu’ils n’y sont point accoutumés, ont
commencé par suivre la marche des idées. L'étranger qui
dit : une rose belle , vit d’abord cette fleur; il la compara
ensuite avec d’autres auxquelles il la trouva supérieure,
n 7

.- ..,-__ _..
q8 - maçons PRÉLIMINAIRBS.
et il s’écria ; rose belle! L’objet le frappa le premier; la
qualité ne vint qu’après. L’usage consacra d’abord cette
tournure. ' _
Il paroît que partout on a commencé de cette manière,
qui est la plus simple et la plus naturelle. Nos vieux fa
blinux, nos vieux troubadours ont conservé cet ordre
dans leurs vers et dans leurs romans : nous l’avons inter
verti à la longue, lorsque la langue, adoucie et perfec
tionnée, a substitué de nouveaux usages aux anciens, et
nous avons dit urie belle rose. Notre esprit a si bien pris
l’habitude de lier l’objet avec l’attribut, qu’il est indiffé
rent pour la clarté de nommer l’un avant ou après l’qutre;
et nous avons fini par trouver plus de douceur et plus de
grace dans la nouvellé tournure que dans la primitive.
Si l’on examin'oitde près les tournures des différentes
langues, nous verrigns qu’elles n’ont fait que conserver,
dans les expressions, le premier ordre des idées, et que
les inversions les plus étrangères aux nôtres n’ont de la
confusion que pour nous seuls, et ajoutent à l’élégance,
sans nuire à l’ordre pour ceux qui les parlent.
Prenons un exemple; cherchons—le dans la langue au
, cienne la plus généralement familière : le début de l’Ene’ide
nous le fournira.
Arma , virumque cane , Trojæ qui primus (lb cris. ,
Ilalz‘amfato profugus , Lam'naqut venit
Lifl0ra.

Nous sommes obligés, pour rendre ces vers, de ren


verser absolument tous les mots dont ils sont composés.
Je chqnte.les combats et ce héros qui , forcé par les
Destin: defitir les, rivages de Traie, alla le premier en
Italie, et débarqüa dans les lieuæhabités pàr Lavinic.
0
_ - .. ._ - _. —.——:m.—.:. :.'.Mæ:. —.»—.;r.. -_.—— -:-'-T.

LEçONS rn1âmmrNua-ns. 99
La liaison des idées, qui exige en français non seule
ment ce renversement, mais encore l’emploi d’un plus
grand nombre de mots, n’est pas moins bien observée
dans les expressions latines , qui, si elles étoient rendues
en notre langue dans le même ordre que Virgile a leur
donner en parlant la sienne, ne nous offriroient que dé
sordre et que confusion.
Essayons de voir si les idées et les mots ne sont pas
exactement et rigoureusement liés en latin. 1. .
Les combats sont le principal objet du poêle : voilà sa ’
première idée; il la place avant tout; il y joint le héros ’
qui s’est signalé dans ces combats : que] est ce héros? c’est
le chef des Troyens; d’où vieut;il? des rivages de Troie;
oirva-t-il? en Italie; pourquoi? parce que les Destins
l’obligent de fuir; dans quelendroit de l’Italie ces mêmes
Destins l’envoient-ils? dans celui qu’habite Lavinie. Elle
ne règne pas , à la vérité, dans ce pays; mais son père en
est roi ; elle doit épouser Enée et lui porter en dot son ' ,
héritage. " _ '
Ce qui fait que, dans la langue latine, il n’y a ni confu»
sien , ni embarras , ni défaut de liaison , quels que soient o
l’arrangement, le mélange des mots, c'est que tous ont
leurs rapports indiqués expressément par leurs terminai
sons ,'qui varient selon ces mêmes rapports. Elles font
reconnaître et porter mule-champ le subordonné à son
principal. Ce livre m’appartient, par exemple; j’ai lie—
soin de ce livre, je m’attache à ce livre, j’achète ce
livre, etc. Ce mot- livre est d’abord objet principal, et
ensuite subordonné. La langue française veut que je le
mette à la place que je lui ai dobn’ée dans tous ces cas.
‘La latine me permet de le transporter avant ou après les
noms, les verbes ou les autres mots auxquels il se rapv

‘ ' W;;Îî ‘*" Α",ÏΓ" ÎLΑ“'*“"


100 LBçONS rai:umuvunns.
porte. Ses diverses terminaisons, li6er, libri, Ii6r0,li
brum , etc. m’apprendront à reconnoître le rang qu’il doit
occuper dans la phrase, le mot qui en dépend ou dont il
dépend; et mon esprit, en découvrant ces rapports, re
trou;era à l’instant la liaison des idées. .
Nous sommes obligés, en français, d’employer des ar»
ticles, des prépositions, des pronoms, etc. pour déter
miner les terminaisons,les conjugaisons,etc. La termi
naison des mots latins marque tout cela de la manière la
plus précise. Je dirai également amo Deum, Deurh‘amo,
Deum ama, ou ama Deum : c'est toujours Dieu qui
doit être aimé; on n'est exposé à aucune méprise. Il n’en
est pas ,de même en français; on ne peut pas dire Dieu
j’aime ; on ne peut employer que cette expression , j’aime .
Dieu. Il n’y a pareillement qu’une seule tournure pour
rendre ama Deum, ou Deum ama; aime Dieu. Si l’on
transposoit ces deux mots, en français, on pourroit dou
ter si c’est Dieu qu’on recommande d’aimer, ou si c’est
Dieu lui-même qui doit aimer. '.‘M’s:
"4. Il seroit facile d’étendre ces observations sur. la partie
de la syntaxe des langues_qui considère la liaison des idées
et des mots; mais les secours nécessaires pour les déve
lopper sont très nombreux; il est aisé d'y recourir; et il
‘ suffit, pour les élèves qui ont suivi le cours ordinaire de
Intimité d'après les anciennes méthodes, d’avoir essayé
d’appeler ici leur attention sur cette liaison , qui, au mi
lieu de tant de différences apparentes , ofl're des ressem
blances si réelles, et dont leurs maîtres ne leur ont peut
être jamais parlé, parcequ’il n’en est pas question dans
ces méthodes routinièr’es.
. La beauté du style consiste essentiellementdans la net
teté et dans le caractère. L’examen de ces deux qualités,
—.._——,— _.y..-—v—-w..

maçons rnÉmaxmunns. roi


et de ce qui les constitue, renferme tout l’artd’écrire;
Condillac a fait cet examen : c’est le meilleur guide que
nous puissions prendre. Son traité existe; nous l’étudie—
rons ensemble. Il nous dispense d’en— Chercher un ailleurs,
ou de le faire. Il seroit certainement difficile à celui qui
l’entreprendroit, je ne dis pas de faire mieux , mais aussi ;
bien.
Nous allons donc examiner successivement avec lui, et
d’après lui , ce qu’il fauubserver dans la construction des
phrases, les tours que l’on doit choisir pour placer con\—
venablement les idées accessoires dont on se sert pour
modifier ou déterminer les idées principales; ceux qu’exi
gent les incidentes qu’on peut lier également avec celles
qui les précèdent et avec celles qui les suivent : cet exa—
men conduit naturellement à ce que doit être le tissu d'un
discours qui n’est composé que de phrases enchaînées et
liées les unes aux autres pour faire un tout, complet, où
l’on retrouvera l’enchaînement et la liaison qu’on a déjà
observés dans les idées qui forment une phrase.
Tel est le plan général; telle est la marche de Condillac,
qui nous fournit ici l’art d’écrire auquel nous renvoyons,
et par lequel se termineront nos leçons préliminaires.
Le résumé de cet art peut se réduire à ceci.
Il faut bien concevoir ses idées, les lier, les exprimer
dans le même ordre et avec les mêmes gradations qu’on
les a conçues, n’y joindre que des accessoirës qui s’y lient
également, employer toujours le mot propre, construire
ses phrases avec clarté , choisir les tournures qui ajoutent
à cette même clarté, rejeter toutes celles qui peuvent y
nuire; Êeporter l’application des mêmes prigcipes dans le
tissu du discours; enfin, ne dire jamais que ce que l’on
doit dire, et pas plus qu’on ne doit dire.
ma maçons pnéummunes.
Nous allons passer à l’éloquence proprement dite, l’art
oratoire , la rhétorique , qui dévelôppera ce que doit être
le discours, ses genres, ses espèces, ses caractères, les
règles que le goût,'confirmé par l’expérience, prescrit
d’observer dans sa composition, dans son style, et dans
son débit.

FIN DES LB(;ONS PRÊLIMINA[BES.,

Il
. COURS
'DE BELLES LETTRES.
PREMIÈRE DIVISION.

Muÿ_w

EL0QUENCE
ART ORATOIRE ou RHÉTORIQUE.
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COURS
DE BELLES LETTRES
.
'W‘W — -‘

OU

. f EHETO'RIQUE. \

INTRODUCTION ET DIVISION.

Nous avons parcouru, dans l’art d’écrire, les règles


' générales du style : elles sont proprement l’art de parler,
et de bien parler; elles s’appliquent, comme nous l’avons
dit, à tous les genres de littérature; et l’on ne peut s’en
dispenser dans aucun.
- Noirs allons entrer maintenant dans les détails de l’art
qui dépend de celui‘la, sans lequel il ne peut exister, ce—
lui de parler et d’écrire avec cette élégance qui attire,
cette force et cette énergie qui entraînent. La méditation
des ouvrages qui ont produit cet effet a conduit à cher:
cher les moyens de le reproduire; et ce sont ces moyens
que la rhétorique se propose d’ensei‘gnen Elle façonne
l'orateur, si je puis me servir de cette expression, mais
elle ne fait pas l’homme éloquent. o
106 cours on marnes Larmes.
Tel est l’objet de la rhétorique; telle en est la définition _
la plus précise : toutes celles qu’on en a données rentrent
dans celle-là; Ses principes sont ceux des divers ouvrages
du génie, “du goût, et de l’imagination. L’application de
ses règles se fait également à tous; car la premièreploi ,
après celle de bien pensêr et de bien raisonner, est de
bien rendre et de bien dire ce qu’on a pensé, médité et
approfondi. -
La philosophie doit joindre, à la clarté, l’éloquence
qui fait lire, goûter et s’approprier, pour ainsi dire, ses
découvertes en phÿsique et en morale.
L’historien, qui ne rend compte que de ce qui a été,
ou de ce qui est, qui ne s’occupe que de faits qu’il ne '
peut inventer qui les discute pour apprécier lèur cer
titude et le degré de confiance qu’ils méritent, doit sans
doute employer un art pour les présenter dans le jour
qui leur convient. Les grands événements qu’il raconte
exigent quelquefois, pour donner de la vie à ses récits,
des‘moyens qu’il ne sauroit négliger sans rebuter ses lec—
teurs : ces moyens consistent dans des préparations tou
jours élégantes, tantôt lentes 'et majestueuses, tantôt vives
etpressées; dans la peinture vraie des mœurs , qui influent
souvent surles personnages, lorsqu’en-mêmes n’ont
pas influé sur elles; dans des réflexions enfin qui sortent
naturellement du sujet, et qui, pour nous servir de l’ex:
pression d’un célèbre écrivain , y soient tellement incor
porées, qu’elles ne paraissent point 3* avoir été ajou
tées. , .
Dans les ouvrages didactiques , dans ce“; de toute es
pèce , on a un but duquel on doit tendre, autour duquel
viennent se ranger les détails qui en découlent, et qui
ervent à le développer. Toqtes les discussions quelcon
‘ comas na nnu.as nerrn'ns. 107
ques, qui ont pour objet d’éclairer , celles mêmes qui n’au
roient que celui d’amuser, doivent avoir un plan, un com
mencement, un milieu, une fin , qui se rapportent les uns
aux autres. Les règles générales du discours, je le répète,
sont les mêmes pour tous les genres; et c’est de ces règles
générales que dérivent celles qui sont particulières à cha
cun, et qu’il est aisé de découvrir lorsque l’on connoît
bien les premières-æ ,
Tibias avoit recueilli le premier les lois de l’éloquence.
Celle-ci, inspirée par la nature , s’étoit montrée d’abord
avant elles : Platon ,dans son Phedon et dans son Gorgias,
en rappela les préceptes généraux ; Aristgte, à qui l’on ne
peut contester: l’étendue, la profondeur du génie, et la
plus grande latitude de connoissances et d’érudition à la
’ (I nelle il fût P ossible d’atteindre de son tem P s a en écri—v
vaut sur la rhétorique, en creusa, pour ainsi dire, toutes
les sources , et considéra l’éloquence dans chacune de ses '
branches, qui s’étendent et se varient presque à l’infini , ’
puisqu’elles renferment tout ce que nous appelons belles
lettres; car savoir les lettres, c’est savoir penser, parler,
écrire, et juger ceux qui écrivent : mais en envisageant
la rhétorique relativement à l’éloquence oratoire , il a ré
duit cet .art à la recherche de ce qui est capable de per
suader dans chaque sujet. La persuasion est donc un de
sesAristote
objets principaux. ' été son maître,
sentit; comme Platon qui avoit

que c’est dans la saine philosophie qu"il faut chercher le


véritable esprit de tous les arts, et le guide qui doit nous
en ouvrir le temple. Aidé de son secours , il fit voir que
la dialectique est un des moyens les plus essentiels de l'art”
dépersuader, et que, pour être éloquent, il faut raisonner
et prouver avec la solidité qui force la conviction. 215
|
À

K ‘1‘“,
:08 COURS DE BELLES LETTRES. ’
Cicéron , après avoir suivi ou du moins égalé les ora
teurs grecs à la tribune , traça dans le cabinet les règles
dont il avoit fait un si bel usage. Il ne s’écarta pas de celles
établies par Aristote; mais il les revêtit de tous les charmes
de l‘éloquence. V
Quintilien suivit leurs traces , et traita ensuite du même
art. C’est d’après ces maîtres qu’ont été faits tous les ou
vrages destinés à son enseignement, et que l’on appelle
Rhétoriques.
Dans‘tom on distingue, d’après Platon , Aristote, Ci
céron , et Quintilien, trois genres de discours oratoires :
le délibératif, leä démonstratif, et le judiciaire. Dans le
premier, adressé à une assemblée délibérante, on s’atta
choit à la déterminer à prendre un parti sur la paix , sur
'la guerre, sur l’administration intérieure ou extérieure
de la république, sur une alliance à faire, une autre à
' éviter, une troisième à rompre ,’etc. Dans le démpnstra
tif, il s’agissoit de faire voir ce qui étoit digne de louange
ou de blâme; et dans le judiciaire, de discuter ou de ré
soudre les questions qui se portaient devant les tribu
naux. ., .
Cette division , malgré les noms des grands hommes qui
l’ont imaginée, et le respect docile avec lequel les écoles
l’ont généralement adoptée, il faut trancher le mot, est
absolument mauvaise; car ces trois genres ne sont pas tel
lement séparés, qu'ils ne rentrent très souvent les uns dans
les autres. Les questions judiciaires, par exemple, soit
que l’on accuse, soit que l’on défende, appartiennent fré
quemment aux deux premiers genres. Un crime a-t-il été
commis? Le prévehu en est—il coupable? Un fait peut-il
être envisagé sous un point de vue ou sous un autre? Feui
on ou ne peut—on pas y appliquer tel principe? Toutes

- A _ .....— —--u-.._“_'_‘_
cocus un BELLES LETTRES. 109
ces questions ramènent nécessairement à la délibération}
.'l et s’il est difficile d’étdslir un fait devant les tribunaux,
sans avoir à louer qu à blâmer, l’orateur n’est-il pas forcé
de quitter encore ce genre , et de rentrerdans celui qu’on
appelle démonstratif. ' .
Cette réunion arrive presque toujours. Il faut déclarer
la guerre à Philippe , parce que c’est un voisin dangereux ,
dont les forces, si l’on n’en arrête l’accroissement, me
nacent de la destruction la liberté de la Grèce. On déli
bère à Rome sur le choix d’un général : l’éloge de Pom
pée détermine en sa faveur les suffrages de la multitude.
Le génie et les talents d’Archias feront honneur à l’Em
pire : c’est une raison de l’admettre au nombre des ci
toyens romains. .
Cette réunion se remarque surtout dans l’art oratoire
moderne, qui, forcé de s’ouvrir des routes nouvelles,
celles de la littérature, de la morale ou de la religion, n’a ‘
' pu louer la vertu, en recommander la pratique, blâmer
les vices, en inspirer l’horreur, sans employer à la fois
les deux premiers genres établis par la division.des an
ciens. Il en est de même du judiciaire, où, comme nous
l'av‘ns fait observer déjà, placés devant des juges qui
sont entre l’affirmative et la négative, les avocats n’ont
pas autre chose à faire que de fixer leqr incertitude. '
-: Toutes les espèces de discours oratoires fourniront la
même observation , depuis le discours académique, qui
ne demande souvent que de l’esprit et du goût, jusqu’à
l’oraison funèbre , qui exige du génie.
Ce dernier genre , qui étoit connu des anciens , mérite
que l’on dise un mot de.son origine : des détails histo
riques sur chaque partie de la littérature ne peuvent être
étrangers à un cours de belles,lettres.
‘ v
'110 counâ on BELLES narrans.
. L’Egypte , où les Grecs allèrent tout puiser, leurs scien
' ces, leurs arts, leur théologie aime, qu’ils embellirent
et qu’ils donnèrent aux Romains avec leurs autres con
noismnces, étoit dans l’usage de faire l’oraison funèbre
ù ses rois. Si elle les avoit loués pendant leur vie, elle
leur rendoit, après leur mort, une justice sévère qui de.
voit faire trembler leurs successeurs, mais qui ne les ren—
'doit peut-être pas meilleurs. Ce qui nuisoit à l’effet de
cette leçon , c’est sans doute que, tant qu’ils vivoient, les
mêmes orateurs chargés de Cette fonction, les louoient
en présence des dieux; et il leur importoit peu qu’ils blâ
'massent leurs vices et leur conduite devant les hommes,
lorsqu’ils seraient également insensibles à la louange ou
au blâme. .
Quels qu‘aient pu être‘ les effets de cette institution,
' elle n’en émit pas moins respectable et digne d’un peuple
/ dont les anciens se sont empressés de vzmter la sagesse,
‘Iet de l’exagérer peut-être, soit pour faire la satire de leur

Patrie, soit pour lui offrir des modèles.


Les Grecs , en empruntant cette coutume de l’Egypte,
la cobveptirent en un hommage hon0rable aux citoyens
qui avoient obleñu des droits à leur admiration et àdeur
reconnoissance. Ils ne jugèrent pas à propos de parler des .
autres, de ces ambitieux dangereux et coupables , aux
quels on ne doit qu’une surveillance sévère , ou le mépris
pendant leur vie , et l’oubli après leur mort.
Cet usage ne remonte qu’à Périclès qui, le premier, fit
n"
l’éloge des citoyens morts dans la guerre de Samos. Cette
nouveauté dut frapper un peuple courageux et sensible.
Son attendrisscment le porta il l‘a consacrer et à la perpé—
tuer par une loi qui ordonna qu’on feroit à l’avenir l’éloge
,’1 des citoyens qui auraient bien mérité de la patrie.

Md_,_,,s _J__;_, _\
COURS DE BELLES LETTRES. H!

A Home, Junius-Brutus, qui profita des attentats et


des imprudences des Tarquins pour les chasser d’un trône
qu’ils déshonoroient ; qui jeta les fondements de cette ré
publique humble en commençant, mais fière et destinée
à devenir un jour par la guerre la dominatrice du monde;
qui le premier, aussitôt qu’elle eut une con_stitution , fut
élevé à la dignité consulaire; qui, pendant toute sa vie ,
s’occupa du soin de consolider son ouvrage , et qui n’hé
sita point à sacrifier tout, jusqu’à ses propres enfants,
pour en assurer la perpétuité; ce consul austère et fa
rouche qui voulut cesser d’être homme et père, pour
n’être que citoyen , que les ames sensibles n’admirent
qu’avec frémissement, fut aussi le premier qui obtint
l’honneur d’une oraison funèbre de la bouche de son‘
collègue au consulat , Valérius-Publicola; et les Romains ,
après avoir entendu l’éloge du fondateur de la répulique ,
firent, en faveur de leurs grands hommes , une loi sem-\
blabla à celle que les Athéniens avoient faite après avoir
entendu Périclès. Quintus-Fahius-Maximus fit l’éloge de
Scipion. Auguste, à l’âge de douze ans, prononça celui
de son aïeule, qu’il n’avoit sans doute pas composé lui
même ; et dans la suite , étant empereur, il ne dédaigna
pas de prononcer encore celui de Germanicus ,’qu’il n’a
voit peutoétre pas composé davantage. On en peut dire
autant de celui dont le père de Tibère fut honoré par
son fils qui, selon Suetone\, le débita à l’âge de neufans;
de ceux mêmes de la bisaieule de Caligula et du prédé
cesseur de Néron attribués à ces deux empereurs.
Sur la fin de la république romaine, l’usage des orai
sons funèbres s’étoit étendu jusqu’aux femmes On

(1) Pro aura ad Ix‘bemndam a Calh's Romani col/ara , gmn‘æ actæ.

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. _.._\-L _ _>.
' I
112 - comas un BELLES LETTRES.
sait que Cras‘sus fit celle de Popilia. Si les Romains du
rent ce genre aux Grecs , ils n’en bornèrent pas comme
eux l’emploi. On ne louoit à Athènes que la vertu guer
rière ; et Rome républicaine rendoit hommage à toutes
et n’en excluoit aucune. '
Ce genre est de nos jours un des 'plus brillants de l'é
loquerice : il a été adopté partout. Dans les états protes
tants d’Allemagne , en Angleterre , il est d’un usage géné
ral. Les cérémonies funèbres , simples comme la reli
gion , n’y consistent qu’en un deuil, un silence, un re
cueillement profond. On ne fait aucunes prières dans un ‘
culte qui les juge inutiles aux morts , et qui ordonne de
croire que ceux-ci, lorsqu’ils sont arrivés à ce terme fa
tal , ne peuvent porter d’autre protection que leurs actions
et leur vie , auprès du tribunal terrible où doit être pro
noncé leur arrêt éternel. (les cérémonies ordinairement
très courtes, sont prolongées par quelques fleurs que le
ministre de l’évangile présent jette sur le tombeau du
défunt qui en est l’objet, et dont il loue la cpnduite , la
sobriété , l’économie , les vertus sociales , etc., et les pro
pose pour exemple. Le dernier des citoyens, en rendant
sa poussière à la terre , obtient ainsi le froid honneur d’un
éloge qui quelquefois n’en est pas un, et que la malignité
de l’orateur s’est plue , dans bien des occasions , à tour—
ner en satire. C’est ce que fit un jour le fameux docteur
Swift, qui saisit une semblable circonstance pour mal-
traiter la mémoire d’un homme qui l’avoit tourmenté
pendant sa vie' par des chicanes et des procès. Les parents
se trouvèrent offensés; mais comme tous les objets de ses
U. .

honorque addùus,- ut earum, sien: w'romm , pas: mortcm esse:


\—_._.
Iaudzm'o. Tl'l‘. Ltv. Lus. v. ’
7

COURS DE BELLES LETTRES. 113


sarcasmes étoient fondés , ils n’osèrent s’en plaindre que
d’une manière détournée; et dans le repas qui termine
toutes les funérailles en Angleterre, où il se fait toujours
aux dépens de la fqmille du mort, ils firent à leur tour.
une satire amère des gens d’église, et la conclurent en
assurantque si l’on vouloit payer le panégyrique du diable,
il se trouveroit un ministre qui le feroit. Ce serait moi,
dit aussitôt Swift ,’t je lui rendroz‘s ce qui lui est dû ,
comme je l'ai rendu ce matin à un de ses enfants.
En général, ce genre consacré aux morts a été, dans
l’éloquence moderne, et surtout chez nous, exclusive
ment affecté aux grands. L’époque de l’origine de cet
usage en France, quoiqu'elle ne paroisse pas remonter
au delà de 1330 , est encore incertaine. On prétend que
la première oraison funèbre fut faite alors pour le con
nétable Du Guesclin; mais elle n’est pas venue jusqu’à
nous. Le petit nombre de celles qui lui sont postérieures ,
et dont on nous a conservé quelques détails, peut, en
nous donnant une idée de l’esprit et du goût de leurs
auteurs, nous mettre en état de juger du ton du panégy
riste de Du Guesclin.
Guillaume Petit, confesseur de Louis xxt, lit, en 1514,
trois oraisons funèbres de la reine Anne de Bretagne. Il
prononça la première à Blois, où elle mourut; la seconde à
Paris , quand son corps fut transporté à Notre-Dame; et
la dernière à Saint-Denis, où elle fut inhumée. Comme
cette princesse tenoit à la maison de France, il fit remon
ter l’antiquité de son origine au siégé de Troie. Descen
dant ensuite aux Romains qui reconnoissoientles Troyens
pour leurs ancêtres , il la dit parente du fameux Junius
Brutus. Son âge à sa mort étoit de trente-sept ans; il en
conclut qu’elle mêritpit trente-sept épithètes pour un ipav
1. 8
114 cocus on BELLES u:rrnns.
reil nombre de trente—sept vertus qui lui avoient servi
d’autant d'échelons pour monter au ciel.
On ne connoît aucune oraison funèbre qui ne soit in
fectée de ce mauvais goût, jusqu'à celle de Charles 1x , qui
ne méritoit pas cet honneur aux yeux du philosophe sen
sible et frémissant d'horreur au souvenir des massacres
de la Saint-Barthélemi. Elle fut écrite en latin et pro-'
noncée à Rome par Muret. Sous L01’. xrv, Bossuet, Flé»
chier , Mascaron , et surtout le premier, remportèrent
dans cette carrière une palme qu’on leur a vainement dis
putée , et que personne n’a pu ni leur arracher , ni parta
ger. Ces espèces de discours consacrés par la religion
étoient prononcés dans les temples, où déjà l’on était
accoutumé à entendre les panégyriques des saints.
On peut ranger aussi l’éloquence de la chaire propre
ment dile, sous les genres délibératif et démonstratif.
Quoi qu’en aient dit la plupart de nos prétendus maîtres
de rhétorique, et quoi qu’en ait pu croire la vanité de nos
orateurs modernes , elle ne fait point une espèce nou
velle. Si elle en est une particulière,on en trouve le germe
dans les leçons des philosophes , les déclamations des so—
phistes et les harangues des rhétcurs. Ces derniers aux
trois genres distingués par Aristote , et d’après lui, par
Cicéron et par Quintilien , le délibératif, le démonstra
tif, et lejudiciaire, en avoient ajouté un quatrième et un
. cinquième, qu’ils appeloient l’indéfini et le défini. L’un s’oc
cupoit des questions et l’autre des causes. Par le premier,
oucherchoit à établir une opinion philosophique, une
maxime morale, une vérité de spéculation ; par le se—
cond , on constatoit un fait, sa certitude ou sa probabilité.
C’est l’éloquence de cette espèce qu’a remplacée chez
nous celle de la chaire, occupée tantôt de spéculations
cocus un BELLES LETTRES. 115
métaphysiques ou morales, tantôt de controverses, tan
tôt des unes Œdes autres ; et il n’est pas difficile de recon
noître sa source primitive.
Il est vrai cependant que, telle que nous l’avons et
qu’elle a été conçue parmi nous , elle étoit inconnue aux
anciens qui n’en avoient pas besoin dans une religion
fondée sur des fables que l’imagination ne cessoit d’em
bellir, d’étendre et de varier; où rien n’étoit fixé que
quelques points capitaux autour desquels il étoit permis
à la fiction de se. jouer sans embarras, sans contrainte, sans
frein politique ou moral qui la repoussât ou qui la con
tint; où aucune autorité ne lui prescrivoit des bornes
qu’elle ne pouvoit passer; où le sacerdoce limité à des
fonctions en usage dans certains lieux , dans certains
temps et dans certaines occasions, ne formoit pas de
Ceux qui en étoient chargés une classe disrincte et sépa
rée du reste de la société; où, après avoir présidé aux
cérémonies religieuses dans les temples , le sacrificateur
y laissoit ordinairement son ministère , en en scrtant, pour
se confondre dans la foule des autres citoyens, et s’occu
per avec eux de tous les devoirs et de tous les travaux de
la vie civile;_où la dignité de pontife suprême n’empê
choit pas César de commander et de conduire aux com
bats leslégions romaines; où l’on ne trouvait point étrange
qu’Auguste et ses successeurs réunissent dans leurs mains
le sceptre et l’encensoir ; où enfin le prêtre n’ayant aucun
privilége qui ne fût commun à tous les hommes, n’en
avoit point de particuliers à acquérir, à conserver, à éten
dre, pour s’assurer une supériorité qu’il n’avoit point, et
à laquelle il ne prétendoit pas '

(1) Les Druides, les Prêtres de l'ancienne F.gypte, eux de Cybèle, .


“6 courts un BELLES nurses.
Liée chez nous à la religion , l’éloquencede la chaire a
exercé long-temps une espèce de magistraflre qui, pour '
n’être que spirituelle , n’en était pas moins imposante.
Son utilité, lorsqu’elle s’occupe de la morale , des grands
moyens qu’elle présente pour arrêter le crime , réprimer
le vice, apprendre à l’homme à se défier de ses passions,
le rendre bon , honnête, bienfaisant, hospitalier , soumis
aux
ralo lois,
est leetvéritable
citoyen, champi
est assurémentincontestahle.
qu’elle doit cultiver , La
le mo
seul
dont elle peut tirer des fruits excellents , et où elle,obtien—
dra des succès glorieux et durables. Quand elle en sort,
elle trouve des écueils à redouter, et elle ne les franchit
pas toujours sans s’y heurter.
Peut-être deVroit-elle éviter avec soin ces controverses
sans fin qui n’apprennent rien , sinon qu’on n’est pas d‘ac

d'lsis, etc. qui formaient des corps séparés, font une exception
sans doute , mais n’ôtent rien à l’exactitude de ce qui est dit ici du
sacerdoce païen en général. La plupart de ceux qui s'isolaient du
peuple au milieu duquel ils vivoient , méprisés comme les Galles et les
ministres d‘Isis,à cause de leur conduite licencieuse, de leurs mœurs,
de leur vie errante, et de la mendicité dont ils faisaient profession ,
, étaient peu nombreux, et soumis à la surveillance sévère des ma
gistrats qui les cliâtièrent spuven t. Les prêtres égyptiens occupés des
sciences , les Druides pour lesquels la religion commandoit le res
pect le plus profond et la soumission la plus aveugle , formaient ,
les uns dans les Gaules , les autres sur les bords du Nil , une classe
distincte , puissante par l’opinion qui l’élevoit au dessus des lois
dont l'empire pesait sur toutes les autres et ne pouvait l'atteindre.
Cette classe jouissait de trop de considération pour que ceux qui
desiroient la partager ne s‘empressassent pas de s’y faire admettre ;
et l'esprit de tout corps considérable étant t0ujours d’augmenter son
crédit et son pouvoir, l’ambition des pontifes de l'Egypte et des
Gaules tendit sans cesse à ce but, et y parvint. .
conns ne nm.mäs rennes. ' 117
cord sur des points où tout le monde devioit l’être; qui
prouvent que l’évidence n’est point une , puisque ce qui
est évident pour un pays ne l’est pas pour un autre; qui
fatiguent les esprits sans les convaincre;qui les aigrissept
quelquefois, et dont le résultat est toujours de laisser
chacun dans son Opinion particulière, de l’irriter contre
tous ceux qui ne la partagent pas, de les lui faire regar—
der de mauvais œil, et de le porter à les calomnier, s’il
ne peut les persécuter. Elle devroit abandonner également
la discussion de ces dogmes, de ces mystères incompré
hensibles qu’il faut croire , et au moins révérer par un -
silence respectueux , et qui, en échappant à la raison , ne
peuvent être l’objet du raisonnement.
L’art de la chaire, si important et si utile, a commencé
partout comme tous les autres. Ainsi que celui du théâtre,
auquel nous verrons dans la suite qu’il s’est allié d’abord ‘,
il est resté long—temps dans des langes fangeux. On l’a vu,
dans son enfance , être chez toutes les nations un mélange
de platitudes, de niaiseries et d’indécences mêmes qui
défiguroient aux yeux des peuples la religion dont on
prétendoit les instruire.
En Italie, au xve siècle, on accouroit de toutes parts
à Naples pour entendre le dominicain Barletta, qui mê
loit des plaisanteries dignes des farces de la foire , aux
vérités qu’il prêchoit, qui réunissoit dans ses autorités
Moïse et Virgile , ou mettoit sur la même ligne Hercule
et David , Lucrece, Horace, Ovide et saint Augustin, et
qui étoit si goûté, qu’on disoit généralement:’Qui nescit
Barlettare, nescit prædt’care.
Ce proverbe, ayant passé les monts, fut adopté en .
France où , pour nous servir de l'expression qu’il emploie ,
tous les prédicateurs se mirent à bar!etter ou à bouffon- _
n4

r—‘A_,w_A \ ._’,\,-\
118 ' cocus ne saunas r.mrans.
ner. On vit M:iillard, Menot et tant d‘autres , s’empressa
de l’imiter, se rendre ridicules à l’envi, renchérir sur
leur modèle, et s’attacher plus à faire rire qu’à édifier
leur auditoire. L’un,,en recommandant aux fidèles les
ames du purgatoire , les assurait que chaque pièce d’argent
qu’on donnait aux moines pour prier pour elles, était un
verre d’eau à la glace qui rafraîchissoit leur gorge em
brâsée par le feu qui les brûlait; l’autre, que le bruit que
faisait cette pièce en tombant dans le bassin placé à la
porte des églises , et destiné à recevoir les aumônes con
sacrées au soulagement de ces pauvres ames, était en
tendu dans le lien d’expiation qu’elles habitaient; qu’à
chaque fin, lin, elles témoignaient leur joie en riant en
chœur; si c’étoitle son d’une petite pièce, on entendait un
hi ,hi,fu’ général; mais si c’était celui d'une grosse, elles
éclatoicnt toutes à la fois, et le purgatoire retentissoit de
leurs ha, ha, ha. - 5‘33- "" ‘ “Ê“:ff
La plupart des sermons de ces temps ne roulaient que
sur des sujets semblables. On s’attachoit de préférence à
ceux"qü imäæohæm les richesses du clergé, ou qui
pouvaient concourir à les augmenter, et on revenait
principalement à l’obligation de payer la dixme: oblige»
tion Métoit quelquefois négligée, malgré les excommu
nigàüçjii’è des papes , et les ldis deCharlemagne. Ce prince ,
pour le dire en passant, fut le premier qui, à la fin du
v'n/r‘siècle, appuya de l’autorité temporelle une_dette
religieuse.
Ce mauvais tan se prolongea ' en France, où le petit

Père André le conserva jusqu’au milieu du xvne siècle.


Ce fut lui qui compara une fois les quatre grands docteurs
de l’église latine, Augustin, Ambroise, Jérôme et Gré—
goire , aux quatre rois du jeu‘de cartes. Le premier était
COURS DE BELLES LETTRES. 119
le roi de cœur, à cause de sa charité ardente; le second
dont on vante le style fleuri, étoit le roi de trèfle. Il
trouvoit le roi de pique dans le troisième dont les écrits,
le caractère et le zèle étoient également amers. La simpli—
cité souvent triviale, et le peu d’élévation de l’éloquence
du dernier, le lui faisoient appeler le roi de carreau qui,
'\
dans un jeu de cartes, a cependantla même valeur et tient
le même rang que les autres. '
Il y a loin de ces prédicateurs à Bourdaloue, à Massil—
lon,à Cheminais, à La Rue, à Griffet , à Neuville, etc.
Chez les étrangers, l’éloquence de la chaire n’offrit ‘
pas pendant long-temps un spectacle d’un meilleur goût.
Elle y fut ce que nous venons de voir qu’elle a été en
Italie et en France. Elle fut peut-être pire en Espagne et
en Portugal; et elle n’y est peut-être pas meilleure au
jourd’hui. C’est dans le milieu du xvme siècle , en 1758 ,
qu'un homme d’esprit crut devoir, pour corriger les
orateurs sacrés de son pays, faire usage des armes que
Cervantes avoit employées avec tant de succès pour guérir
ses compatriotes de leur goût pour les romans de cheva
lerie. La istoria dclfamosopredz’gador,fm_y Gerondt’o
de Camposas. L’histoire du fumeur prédicateur, le
frère Gerondio de Camposas, prouve que la race des
Barlettes, des Mignots, etc. n’est pas encore éteinte en
Espagne. (1) '
L’Allemagne ne perdit ce mauvais ton qu’après la ré

(r) L’approbation donnée par les inquisiteurs aux deux premiers


volumes de cet ouvrage, les seuls qui, dans le temps furent pu
bliés en espagnol, est un certificat authentique de cette assertion.
c C’est ici, disent—ils , un de ces moyens heureux 'dont une néces
- sité indispensable force de se servir pour détruire un mal contre
\

/
120 COURS DE BELLES LETTRES.

formation , cette grande révolution religieuse qui priva


le saint-siège de sa domination spirituelle sur les trois
quarts de l’Europe; mais ce ne fut que pour en prendre
un qui ne valait guère mieux. L’éloquence de la chaire
n’y fut employée et ne l’est encore que par des controveh
sistes souvcnt amers, rarement instructifs, qui ne font
qu’obscurcir les questions qu’ils veulent expliquer, et en
multipliant les mauvaises solutions, inspirer des doutes
sur la possibilité d'en trouver de meilleures. ‘
En Angleterre, la chaire a abandonné la controverse
qui lui avait fourni long-temps des sermons aussi ridi-'
cules que ceux des autres nations. Ce n’est plus que rare—
ment, ou seulement dans les campagnes, qu’elle fait en
tendre encare des injures contre le saint-siége et les
anciennes comparaisons que les premiers réformateurs
avaient faites de Rome avec Babylonne, et du pape avec
l‘ante—christ. Les orateurs éclairés ne prêchent plus que
la morale. Comme ils lisent leurs discours, au lieu de les
réciter, ils ne cherchent pas les fleurs; ils discutent,
ils raisonnent souvent avec profondeur. Ils croient que
la simplicité convient mieux que les vains ornements à
l’exposition des grandes vérités qu’ils développent; mais
quelquefois cette simplicité, portée trop loin , s’écarte de
la majesté de la chaire. ‘La manière de quelques uns
nous paraîtra à nous qui n’y sommes pas habitués, très
singulière et très peu oratoire; mais elle n’est pas sans
énergie. J’en citerai un exemple que je puise dans un '
sermon prêché à Londres, il n’y a pas trente ans, et que

- lequel des moyens plus doux ont été sans effet. Nous ne désap
« prouvons même pas la dose un peu forte de sel caustique qui y a
- été employée; car on ne guérit pas un cancer avae de l’eau de rose. -
COURS DE BELLES LETTRES. 131
je traduis mot à mot. Il roule sur la tolérance, et est ainsi
terminé.
« Persécuter, bannir, emprisonner, maltraiter et brû
- 1er, c’est suivre l’évangile du diable. Le christianisme
« finit où la persécution commence; si le nom s’en con
« serve encore , on n’en retrouve plus l’esprit. Jésus-Christ
« n’enseigna point la violence; il ne pratiquaÿmais rien
a qui y eût quelque rapport, si ce n’est une seule fois:
« mais lorsqu’il prit le fouet, ce fut pour chasser les mar
« chands du temple , et non pas pour les y faire entrer. »
Un genre connu des anciens en général, mais de nos
jours revêtu de formes qui l’ont perfectionné, dirigé vers
un autre but plus vaste ,plus imposant, plus utile , et qui en
ont fait , pour ainsi dire un nouveau, c’est celui des éloges
consacrés aux grands hommes par la ci-devant Académie
françoise; éloges qui ne ressemblent ni aux oraisons fu
nèbres des Grecs et des Romains, ni à celles qui ont fait
la réputation de Bossuet, de Fléchier , et de Mascaron.
C'est un art oratoire nouveau qui n’a pas brillé à' la
tribune même, comme celui de Démosthèñes et de Ci
céron, mais qui, employé dans le cabinet par Montes
quieu, Beccaria, Rousseau, Voltaire, Raynal, et porté,
quoique avec circonspection, par Thomas et quelques
autres à l’Académie, devañt un auditoire choisi et éclairé,
a eu des influences si grandes et si marquées.
La justice, la vérité, et surtout le goût qu’il faut res—
pecter, le devoir de ne pas égarer celui de mes élèves
en leur présentant de fausses idées et des jugements in
exacts, me prescrivent d’observer ici qu‘en placant le
nom de Thomas a côté de ceux de ces grands hommes,
je n’ai point prétendu l’assimiler avec eux. Son véri
tablé mérite est- d’avoir le premier senti la nécessité de
122 COURS DE BELLES LETTRES.

changer la nature et la forme des discours académiques ,


de dire des choses à la place des mots qu’on étoit accou
tumé à entendre auparavant, d’y semer de la raison , des
vues intéressantes , et de tourner au profit des lumières et
de l’humanité , des ouvrages qui n’avoient été long-temps
que des jeux futiles de l’esprit. Cette nouveauté dutplaire
à tous les lmmmes éclairés; elle fit sa réputation , et il la
mérita certainement par le but qu’il s’éfoit proposé, et
en partie, par la manière dont il le remplit dans quel
ques uns de ses éloges, et par plusieurs morceaux qu’il
répandit dans tous les autres. Mais on ne peut se-dis—
simuler que cet écrivain avoit souvent plus d'enflure
que d’élévation , quelquefois plus de chaleur dans la tête
que dans le cœur, une philosophie presque toujours
montée sur des échasses , peu de ce goût qui sait modérer
l’effervescence , qui apprend à ne dire que ce qu’il faut,
et comme il le faut, qui contient enfin l’imagination dans
des bornes en deçà ou au delà desquelles la sienne , qui
étoit très vive et très brillante , se trouvoit ordinairement.
Son Essai sui‘ les Eloges peut être regardé comme son
principal et son plus important ouvrage. C’est en effet
celui d’un écrivain qui ayant médité et approfondi le
genre dans lequel il s’est long-temps exercé, en a fait
l’histoire, développé le but êt les effets, enseigné, en
quelque sorte , les moyens de reproduire ceux—ci, et ré
pandu les charmes de l’éloquence sur des recherches
d’érudition qui semblent quelquefois les repousser. Quant
à ses Eloges , quelques reproches que le goût puisse faire à
quelques uns, ils sont fort loin de mériter le dédain avec
lequel ont affecté de les traiter des critiques difficiles et
souvent injustes. On leur doit, je le répète, une révolu—
tion dans l’art oratoire; et On ne peut que lui savoir gré
\
COURS DEIBELLES LETTRES. 123
de l’avoir tentée, en bravant les obstacles que tout sem
blait lu‘i opposer, et les dangers mêmes auxquels il s’expo
soit. Ce fut par sa circonspection qu’il évita ceux-ci, et
surmonta ceux-là. "
L’éloquence, toutes les sciences, les arts mêmes ont
été soumis pendant longtemps au despotisme vandale
d’une censure plus sévère qu’éclairée. Rousseau, Raynal,
Voltaire, et Montesquieu lui-même, n’avoient échappé au
tranchant de ses ciseaux qu’en confiant la publication de
leurs ouvrages à des presses étrangères. J’ai vu un temps
où l’on ne pouvoit se présenter même aux concours aca
démiques que muni d’une approbation de deux docteurs
de Sorbonne; et ce temps ne finit que momentanément,
lorsque l’Académie françoisc , en proposant , il ya environ
trente ans (en 1768), l’éloge de Molière pour le sujet
de son prix d’éloquenee, affranchit les athlètes qui vou
lurent s’élancer dans la carrière qu’elle ouvroit, d’une,
obligation dont l’inconvénient et le poids étoient si bien
sentis, et dont le choix de ce sujet montroit surtout le
ridicule; car le premier poëte comique de tous les âges et
de toutes les nations avoit, en même temps, été comé
dien ; et des hommes dontla profession étoit de condamner
l’art et d’anathémiser ceux qui l’exerçoicnt ne pouvoient
pas en souscrire l’éloge. - '
En 1 77 r ‘, ceux de Fénélon par La Harpe et par M. l’abbé
Maury, dont le premier fut couronné et le second obtint
l’accessz‘t, furent supprimés par un arrêt du conseil,
comme contenant des maximes contraires à la religion ,
et z'hjun’euses à la mémoire d’un prélat ( Bossuet) qu’on
C
peut regarder comme un des pères de l’Eglz’se. Il fut en
joint en même temps à l’Académie de suivre son ancien
usage, et d’exiger rigoureusement de ceux qui concou
124 comas DE nantis rarrnzs.
roient à ses prix d'é10quence, qu’ils fissent approuver
leurs ouvrages comme par le passé. La loi remise en vi
gueur a subsisté jusqu’à la révolution , époque de la cessa
tion des concours et de la chute des académies.
On sera curieux de savoir ce que c’étoit que ces ma
ximes prétendues contraires à la religion et injurieuses à
Bossuet. On lit un crime à La Harpe d‘avoir, en parlant
de l’affaire du quiétisme , fait le rapprochement suivant
du caractère de ce prélat avec celui de F énélon.
« Les titres de Bossuet dans la postérité sont surtout
« ses Oraisons Funèbres et son Discours sur l’Histoire.
n Mais Bdssuet historien et orateur peut rencontrer des
« rivaux. Le Télémaque est un ouvrage unique dont nous
« ne pouvons rien rapprocher. Au livre des Variations,
« aux Combats contre les hérétiques, on peut opposer le
« livre sur l’Existence de Dieu,et les Combats contre l’a
n théïsme, doctrine funeste et destructive qui dessèche
« l’ame et l’endurcit, qui tarit une des sources de la sensi—
« bilité, brise le plus grand appui de la morale, arrache
« au malheur sa consolation , à la vertu son immortalité ,
« glace le cœur du juste , en lui ôtant un témoin et un ami,
« et ne rend justice qu’au méchant, qu’elle anéantit. »
Il ne s’agit ici que des deux écrivains, de leurs talents,
de leur éloquence, de leur mérite littéraire, et non de
leurs opinions théologiques ou mystiques dans lesquelles
l’ame sensible de Fénélon put errer; mais sa soumission
prompte et entière à l’Eglise l’éleva au dessus de son rival
qui avoit sollicité sa condamnation 51 Bonne; et le rappro
chement fait de ces deux hommes célèbres n’en est ni ‘
moins juste ni moins vrai. ‘ . "
M. l’abbé Maury en fit un à son tour; il semhloit devoir
satisfaire les personnes que celui de la Harpe avoit mécon
conns ne BELLES LETTRES. 125
tentées; et il ne les satisfit point, puisque’son ouvrage fut
également supprimé. ‘Je le citerai aussi.
« Lorsque je méditai sur les démêlés de Bossuet et de
u Fénélon, ma première idée fût de mettre en scène ces
(1 deux écrivains, et de faire un parallèle dans lequel
a j’aurois toujours donné l’avantage à l’archevêque de
« Cambray. Je veux expier ma témérité par l’aveu que
« j'en fais; il est juste de m’acquz‘tter, par un peu de
a honte , envers l’homme de génie que j’osois méconnoître.
1 Je compris bientôt qu’il n’étoit ni juste , ni décent de sa
« crifier un grand homme à mon enthousiasme pour un
. autre grand homme, et que, pour relever Fénélon, je
« ne devois pas dégrader son illustre rival. Je me souvins
(de l'Histoire Universelle, des Oraisons Funèbres, de
«l’Histoire des Variations, des Elévations à Dieu sur les
« Mystères, et la plume tomba de mes mains. Mon admi
« ration ne me permit point de le juger, et encore moins
« de l’avilir. Eh, de quel droit aurois-je traduit le grand
n Bossuet à mon tribunal, pour louer à Ses dépens l’ai—
« mable auteur du Télémaque? Ma profonde vénération
. pour l’évêque de Meaux m’inspira le dessein de faire
a. son ap010gie; et la vérité me l’a dictée. Malheur à moi
et si je cherchois des applaudissements insensés, en dé—
« primant l’auteur de tant de chefs-d’oeuvre! »
La marche de M. l’abbé Maury’, quoique un peu dif—
férente de celle de la Harpe, y rentre cependant par
l’opinion qui doit rester de la conduite des deux prélats.
Ses efforts pour arriver à un but opposé ne font que
conduire ses lecteurs à celui de son concurrent. dont ils
confirment le jugement plutôt qu’ils ne le détruisent.
D‘ailleurs la route qu’il avoit prise n’étoit plus neuve.
On remarqua dans le temps que le mouvement par lequel

—»—.fl_ ._.4.«. y
126 couns ne BELLES LETTRES.
il avoit essayé de s’y introduire rappelloit trop celui de
Rousseau dans son Introduction à la profession de foi de
son Vicaire Savoyard , qu’il suppose s’adresser à un jeune
homme inconstant et léger, qui ayant abjuré le culte de
ses pères pour en embrasser un autre , conserve des doutes ,
et peut-être des remords.
« Je me lasse, dit Rousseau, de parler en tierce per—
« sonne, et c’est un soin fort superflu; car vous sentez
« bien , cher concitoyen, que ce malheureux fugitif c’est
a moi-même. Je me crois assez loin des désordres de ma
« jeunesse, pour oser les avouer; et la main qui m’en tira
« mérite bien qu’aux dépens d’un peu de honte je rende
« hommage à ses bienfaits. 1»
Ces anecdotes tiennent à l’histoire du genre de l’élo—
quence académique dont nous nous occupons, et qui
en attaquant tantôt sourdem_ent, tantôt ouvertement, les
erreurs les plus funestes à la raison comme à l’espèce
humaine , avoit préparé par des succès d’abord lents,
ensuite plus sensibles, les triomphes de la justice et de
la vérité.
C’est à ce genre intéressant et dont l’usage peutétre si
utile que s’applique plus particulièrement la définition
philosophique du célèbre Bacon , qui appelle la rhéto
rique, l’art d'adresser, pour ainsi dire, à l’imagination
les préceptes de la raison et de la vérité, de l'en remplir
tellement et de les rendre si frappants que l‘ame , maîtri
sée par leur force , ne puisse leur résister.
On trouvedes exemples de ce genre en Angleterre
dans plusieurs sermons, où laissant de côté le dogme et la
controverse, on ne s’est attaché qu’à la morale. On en
trouve surtout dans divers écrits étrangers à la chaire,
\
comas ne BELLES LETTRES. 127
mais par cette raison plus profonds et peut-être plus
moraux.
C’est dans quelques ouvrages de cette dernière espèce
qu’on retrouve aussi en Italie des exemples de ce même
genre. Le Traité des délits et des peines du marquis de
Beccaria_a mérité surtout d’être distingué, et les effets
qu’il a produits sont le plus flatteur des succès; il a fait
abolir partout la question dans la jurisprudènce crimi
nelle; et elle n’avoit déjà plus lieu en France avant la
révolution. _ '
Nous devons nous glorifier peut—être d’une partie du
bien quis’est opéré, depuis quarante ou cinquante ans,
dans l’Europe entière en faveur de l’humanité. Grace à
notre langue, devenue générale et presque universelle dans
cette partie du monde, les écrits philanthropiques des
philosophes franç0is, et ceux des philosophes étrangers
que nous avons traduits , ont pénétré partout, dans quel
ques uns de ces pays mêmes où l’habitant des campagnes
est compté pour rien; où les hommes sont divisés en
grands propriétaires et en serfs; où ceux-ci vivent dans
l’humiliation, dans l’opprobre et dans l'infortune; où les
privilèges dont le cultivateur est exclus sont accordés à
une troisième classe composée de ceux qui se livrent aux .
travaux utiles de l’industrie et des arts, dont ces mêmes
privilèges rendent la profession plus honorable et la si
tuation plus douce que celle du labo’ureur. Elle partage
avec les riches propriétaires les fruits des sueurs de ce
dernier qui les enrichit tous ,‘sans avoir l’espérance de
pouvoir, non Às’enrichir un‘ mais de se
procurer seulement un peu d‘aiŒ9m L i.
Le Nord avoit commencé à acéneîflirieàbciences utiles
128 .cl'ns un BELLES nurrnes.
à l’humanité. En 1769, l'académie de Pétersb0urg' atroit
proposé un prix pour la meilleure réponse à ces deux
questions : Est-il plus avantageux à un Etat que les
paysans possèdent en propre des terres, ou qu’ils n’aient
que des biens-meubles? Jusqu’où cette propriété doit
elle s’étendre? .
Cette double question ne pouvoit être faite que dans
un pays où le paysan ne possède rien, où il ne jouit pas
même de sa liberté personnelle, et où il est lui-même la
propriété d’autrui. Partout ailleurs elle eût été indiffé
rente, elle eût même paru absurde; il seroit également
injuste et cruel de l’élever. Où en seroit le peuple qui ver
roit former des doutes sur la légitimité de ses possessions,
lorsqu’il en aur0it joui de temps immémorial? Et si, après
une discussion de cette espèce, il venoit à être décidé que
cette possession est contraire àl’avantage que l’on cherche ,
à combien de troubles et de malheurs ne seroient pas
exposés ce peuple et l’état auquel il est soumis?
' Une pareille question n’a rien qui étonne en Russie, où
le paysan est un esclave attaché au sol qu’il féconde; où
les terres ne sont pas évaluées, comme chez nous, par
le revenu qu’elles produisent; où l’on ne dit pas: Cette
terre est de 10, 20 ou 30,000 livres de rentes; mais c’est
une terre de 500 , de 1500 à 2000pqysans. Elle a dû
honorer la société savante qui la proposa, et qui cher
choit sans doute à exciter des écrivains à publier des vé
rités utiles. '
La solution de cette question fut en effet en faveur de
l’humanité. Mais si l’auteur philanthrope fut couronné et
applaudi dans une assemblée littéraire , il ne fut pas aussi
heureux dans les conseils du Gouvernement : on se con
tenta de dire qu’il étoit un bon homme. L'état des paysans
. I

.couns m; nxu.ns LETTRES. 129


ne changea pas; et ils sont encore ce qu’ils étuient lorsque
la question fut élevée.
Il faut espérer qu’il viendra des temps plus favorables
où les amis de l'hŒnanité seront mieux écoutés; c’est un
vœu que j’ose former encore avec l’e5poir de le voir se réa
liser. L’homme de bien ne veut que le bien de tous. Rêver
ainsi, c’est rêver en homme sensible. L’ami de l’huma
nité aime à prolonger cette jouissance , jusqu’à ce que le
réveil le détrompe. Il fait tout ce qu’il peut pour éloigner
V c.e
qui dernier, pour conserver une illusion qui lui plaît et
, tant qu’elle dure, le rend heureux.
Ce sont les questions de cette espèce , et en général,
toutes celles qui sont utiles , qu’il est intéressant de traiter.
Elles élèvent l‘art oratoire qui trop souvent a été rabaissé
à des discussions frivoles ou fastidieuses qui n’apprenoient
rierîet qui quelquefois égaroient.
“’ Les différentes classifications que nous avons données
de la rhétorique ne sont pas les seules que les anciens
avoient imaginées, et que les rhéteurs modernes ont adop
tées_ sans examiner si elles étaient plus uste_s et,plus con—
venables. Ils avoient encore divisé les trois espèces de
discours en trois‘autres genres, le simple, le sublime, et
le tempéré, sans considérer qpe ces dénominations appar
tenant à des qualités, à des formes plutôt qu’à des genres,
et ne pouvant en désigner aucun, n’expriment @e les
tous divers dont est susceptible le discours, et que ces
tons, ou ces formes et ces qualités peuveptpse trouver
dans tous. . \._—.:
Rollin , qui si souvent dans ses ouvrages s’élève au dessus
du goût des collèges , mais qui y retombe quelquefois, a
adopté cette division. ’« Le tempéré , dit-il dans son Traité
a des études, est une belle rivière ombragée de vastes fo
l_.. ‘ A 9
1

;30 COURS DE neu.ns barmans. .


n rêts des deux côtés. Le simple , une table servie.pro
. prem’ent, dont tous les mets sont d’un goût excellent,
« et dont on bannit tout raffinement. Le sublime foudroie,
« ou plutôt, c’est un fleuve impétueux qui renverse tout
u ce qui lui résiste. » '
L’homme de ce siècle , et peut-être de tous les siècles,
qui a eu le plus de goût, relève avec autant de gaîté que
de justesse,ces figures qui ne peignent pas plus à la raison
qu’aux sens, et qui n’expliquent point ce qu’on a la préten
tiond'expliqner. _« Sans se mettre à cette table, dit Voltaire,
« sans suivre ce foudre , ce fleuve et cette rivière, tout
n homme de bon sens voit que l’éloquence simple est celle
a qui a des choses simples à exposer, et que la clarté et
u l’élégance son} tout ce,qui lui convient. Le genre su—
u blime ne peut regarder que de puissants intérêts traités
'« dans une grande assemblée..a...Le tempéré qui doit
u tenir le milieu entre l’un et l’autre, est le genre de ces
la disco‘urs d’appareil, de ces harangues publiques, de

« ces compliments étudiés , dans lesquels il faut couvrir


‘ « de fleur la futilité de la matière. u
Qui ne voit en effet qu’aucun discours _ne peut se rén
fermer dans un seul de ces genres, à}’exclusiou des deux
autres; qu’il ne sçroit pas oratoire , s’il était tout entier
simple et sans ornement;qu’il seroit impossible qu’il
fût toujours sublime; que cette préténtion‘ même seroit
ridicule , et que le mélange de tous , selon le sujet et l’oc
casion , en fera le mérite ? ,
La seule élioseà faire observer est de parler convenable
ment, apte dicere , comme dit Quintilien. Ce précepte
qui renferme tout, nous dispense de recourir à ces divi
sions et à ces subdivisions qu’il falloit faire connoître,
puisqu’elles ont été établies sans être obligés pour cela
COURS DE BELLES‘LETTRES. 131
. " _ .
d’y attacher de l’importance, et encore menus de les
adopter. Ces dernières appartiennent plus particulière”
ment aux espèces de stylés ; et sous ce point de vue , elles
trouveront leur place dans la suite de ce Cours. Nous nous
attacherons uniquement d’abord aux grandes divisions
qui regardent la composition considérée comtuc.un art;
_elles sont précisément le but de la rhétorique.
L’orateur, dit Platon dans son Gorgias , a besoin de
toute la;subtilité des dialecticiens et de toute la science
des philosophes. Sa diction doit s’élever presque au ni
veau de celle des poètes. Il ne doit avoir ni la voix’moins
pleine et moins sonore, ni les gestes moins élégants et'
moins nobles que le comédien le plus habile.
Voilà l’objet de la rhétorique, dont nous allons détail
ler les règles. _
L’orateur (flit chercher et trouver dans son sujet tous
lés moyen; qui peuvent le faire valoir. Il doit disposer
ensuite ces moyens chacun dans la place qu’il doit occu
per, les “(embellir de tous les ornements du langage dont5
ils sont susceptibles; et si-le discours est destiné à être
débité publiquetpent , il doit le prohoncer avec la dé-'
. ceñce nécessaire, et,la force la plus capable de frapper l’i
magination de ses auditeurs et d’entraîner leur conviction.
De là, la rhétorique se divise en quatre parties , qui
sont: l’invention} la disposition , l’élocution, et la décla
mation. . ' 'f-”‘Ï ’
De ces qt’tatre parties les trois premières s’appliquent
à t0us les ouvrages de sciences, de littérature et d’arts
mêmes. Il n’y en a point où il ne faille inventer, distri
buer et écrire, ou polir et colorier. La dernière n’est
étrangère à aucune production littéraire ou savante. S’il
est essentiel de bien réciter , il_ n’est pas moins nécessaire
. l

132 cocus n_z marnes LÉTTRES.


de bien lire-Bien lire est donc une dépendance de la
. déclamation. ,
En parcourant successivement ensemble ces quatre
- divisions de la rhétorique , n’oublions pas ce que j’ai déjà
fait observer : que l‘éloquence est fille de la nature ; que
les leçons de la. rhétorique ne peuvent la faire naître,
mais seulement faciliter le développement du germe qui
doit d’abord exister en nous; et qu’enfin les préceptes
de tout art quelconque ne sont venus qu’après l’art même.

_-_. .
_.,_‘ _ ‘,\ . çy u ‘ _ f__
“_..—“Ë“... ....A- 'F.? ;_/ ,..: . _

. c
- LA

ART ORATOIRE,

. .RHÉTOÉIQUE.

- ' PREMIÈRE PARTIE.


. De l’Inventîon en général. ’ L'

L’INVENTION est la première partie de la rhétorique. Elle


est le produit de l’imagination, sans laquelle on n’invente
rien ,. et qui n’est elle—même que la même chose exprimée
par deux mots différents. Toutes les définitions qu’on en
a données et qui les distinguent mal à prppos , à cause
des nuances diverses qu’on a cru remarquer entre elles,
selon l’emploi qu’on en fait , les genres auxquels on les
applique , sont vagues , incertaines“, comme celles de tout , '
ce qui rentre dans la métaphysique. On ne définit bien
que ce que l’on connoît. Nous ignorons parfaitement la
nature de l’aine , et nous ne pouvons saisir que quelques
effets de ses facultés. . . '
L’imagination ou l’invention n’est que le résultat de ces -
mêtnes facultés que n0us avons reçues en naissant , et que
l’expérience et l’étude ont dévelOppées et perfectionnées.
Elles consistent, comme nous l’avons vu précédem
ment, dans la perception arrivée à l’esprit par les sens
qui lui portent les idées des objets qui les ‘ont frappés ;.
134 courts in; nm.mas LE;TRES.
dans l'attentioxiqiii le fixe sur ces mêmes idées; dans
la comparaison qui les rapproche; dans le jugement qui
les met à leur place; dans la mémoire qui les conserve;
dans la réflexion qui agit sur elles; et dans l‘imaginai—
tion qui les combine et qui en forme des compositions
nouvelles. - ' - , " - . .
Toutes ces facultés, perception , attention, cbmparfli
son , jugement , mémoire, réflexion , ne sont point autant
d’organesséparés , désignés par ce;différents noms. Ce
sont les attributs d’un être unique,. de l’esprit.qui fait
seul toutes ces opérations, dont la réunion forme ce que
nous appelons imagination ,.invention. '* -
La fonction de celle-ci est de rassembler les impres
sions , les images que l‘esprit a reçues , et d'en composer
des tableaux neufs. Elleest donc le résultat des sensations
. auxquelles elle doit ses premières pensées ; de la mémoire
qui les lui rappelle , de la combinaison qui les dispose,les
arrange , de la réflexion et du. jugement qui la mettent
en état de donner à son ouvrage la variété et les couleurs
convenables ; celles-ci doivent toujours être puisées dans
la nature. . '
L’imagination, en usant de ces moyens qui sont les
seuls qu’elle peut emglçyer , sépare les objets quand ils
sontmêlés et, confondus, en change ou en modifie quel
ques uns, établit entre euxun ordre qu‘ils n’avoient pas ,.
rapproche les plus éloignés et les plus disparates, et tire
souvent de leur réunion et’de leur opposition même des‘
effets nouveau; qui frappent , étonnent , attendrissent.
Elle ne fait qu’arranger et distribuer, lorsqu’elle paroit
créer; car l’homme n'a pas le pouvoir de se faire des
v idées; il n’a que celui de les modifier. '
Ce que je dis ici n‘est pas une définition , mais peut en
' r
_ __ ,__t t,_. _ . -.1-

cpuns 131: BELLES u:rnias. 135‘


tenir üeu. Evitons toujours de définir ce'qui échappe à
notre vue et à notre conception. Sans chercher à‘ expli
quer ce que c’est que l’imagination , contentons nous de
connoître et d’étudierses productions. Elles apprendront
'à la nôtre à les imiter, à faire ce qu’elle a fait , et peut-
être à faire mieux. ‘Une dissertation faite à un artiste sur
la peinture et la sculpture pourra le laisser froid ; mais
mettez sous ses yeux le chef—d’œuvre de quelque grand
maître , vous le verrez s’animer; son génie va s’éveiller,°
sa main se saisir du pinceau ou du ciseau, etégaler,sur
passer même ce qu’il vient d’admirer. Une production du
génie présentée au génie est une étincelle de ,feu qui
tombe sur un baril de poudre. ' 4
Cet effet sera de même sur l’artiste, sur l’orateur, et
I
surle poète: ï * . o,
Utpictura poufs.

Les trois arts serapprochem. Dans tous on doit peindre ,


l’artiste avec les couleurs,‘ l’orateur et le poéte.avec les
mots. La langue est la» palette de ces dernieres. Les uns et
les autres , pour la garnir, puisent dans la nature. Ils ap
' prennent, dans les productions particulières à chacun,
comment celle-ci doit être imitée; et la communication '
de leurs ouv ages respectifs, l’étude qu’ils en font, leur
sont réciproquement et également miles. .
La famille de Darius prosternéeaux pieds du vainqueur
qui vient visiter ses prisonn‘iers offre à l’ame sensible et
à l’œil éclairé un poème entier et un très beau poème
dans le tableau de Le Brun. Le pinûu ne Pouvoit pré—
senter chacun des personnages que dans (me seule situa
tion ,dans un moment indivisible; mais cette situation et
ce moment éveillent, échauffent, et enflamment_l’hpagina
‘136 ' coins ne ananas nanars.
tien. Elley voità la fois l’humiliation et la douleurl’une
reine et d’une mère, les déchirements du cœur d’une
femme sensible, qui vient d’acquérir la certitude de
la perte d’un époux adoré, et à qui sa jeunesse et ses
charmes doivent faire redouter les attentats d’un vain-l

queur et d'un maître. La fierté de celui-ci est tempérée


par la pitié, par des réflexions sur les vicisaitudes hu
maines, quirapprochant sous ses yeux le sceptre et les
(fers, amènent naturellement un retour‘sur lui-même , etc.
Ce n’est qu’un moment; mais que de choses, que d‘idées,
que de génie, renfermés dans ce moment! .‘
L’imagination , ce don de la nature , doit être toujours
réglée par celle-ci. Elle préside à tous les arts, qui lui doi
veqt leur perfection‘ et leurs progrès; à l’ordonnance
et à l’exécution d’un tableau; à celles d’un poème; à
celles de tout ouvrage de génie et de goût; aux sciences
mêmes auxquelles elle fait faire de nouvelles découvertes;
seule enfin , elle fait le charme et la principale beauté de
toutes les productions de l’esprit humain. A'
Les. rhéteurs qui l’ont définie sans la connoître ont
établi comme un principe, qu’ils ont répété et’qu’ils se
sont passé, pour ainsi dire, de main en main, que l'ima
gination appartient exclusivement à la poésie, qui, maî
tresse de ses sujets, peut les créer et tout créer; que
l’orateur et l’historien ne pouvant traiter , surtout ce der
nier, que des questions données qui ne dépêndent pas de
leur choix, ne peuvent y rien ajouter, ni rien.retrancher;
qu’ils n’ont besoin que de la force de tête nécessaire pour
trouver tout ce q.' y appartient, et en envisager l’en
semble et les détails. _ \ ‘
Sous ce point de vue, ils n’auroient besoin que d’ém
dition et de jugement. Assurément les personnes qui
g cours on BELLES LETTRES. 137
voient ainsi ne sont appelées ni à l’histoire ni à l’élo
quence. - > U
L’imagination est sans doute plus resserrée dans ces
deux‘ genres qu’elle ne l’est dans la poésie, où toute'la
nature, pour ainsi dire, est à sa disposition. Semblable
au Demiourgos des Grecs , qui ,‘planant sur le chaos, l’a
débrouillé et en a tiré tout ce que nous voyons , elle trouve ,
dans cette même nature, les éléments de toutes les com
binaisons qu’elle veut faire, et elle en dispose à son gré '
pour composer et varier ses créations. '
L’histoire et l’éloquence lui offrent cependant encore
un champ assez vaste dans la recherche, le choix , et l’ar
rangement des pensées et des moyens qui sortent de leurs
sujets, dans la chaleur et la vie qu’elle doit leur donner,
v pour produire sur les esprits les impressions et les effets
cqu’elle veut obtenir; dans la manière dont elle peut envi
sager les matières qu’elle se propose de traiter, et dans la
forme même qu’elle va leur donner. L’abbé Barthelemy
nous en fournit un exemple.«. “4 « .r r .
Nourri de «la lecture et de la méditation des meilleurs,
- et l’on pourroit ajouter, de tous les écrivains de la Grèce,
il entreprend de rassembler en un corps le résultat de ses
lectures et de ses méditations.
Ce résultat doit présenter un tableau généralde la si
tuation physique, morale et politique de l’ancien ne Grèce,
de son histoire , de ses guerres , de ses intérêts , de la phi
losophie, de la religion , des mœurs, des coutumes , des
4 ‘ usages, de la_littérature et des arts des différents peuples
qui la composent. . _ ;.,rr
Cette histoire, car c’en sera une, rentrera -t-elle dans
la classe de tous les ouvrages qui portent ce nom? Les
études de l’auteur l_’ont mis en état d’y répandre la plus
\ '
'.-_
138 cocus ne BELLES LETTRES.
vaste et la plus profonde érudition : mais combien de dé
taÜs intéressants ne sera-t-il pas obligé de rejeter,is’il
adopte la forme consacrée à ces sortes d’ouvrages? Il lui
en'faut une qui lui laisse la liberté de n’en sacrifier atfcun.
Le voyage en Grèce écrit par Pausanias est sous ses
yeux : il y cherche la câuse du vif intérêt qui y e3t ré—
pandu; il la trouve dans la forme même de l’ouvrage.
L’historien grec voyage dans son propre payé’: mais il
. y porte la curiosité d’un étranger, bien‘plus vive et bien
’ plus active que celle d’un naturel. Celui-ci, accoutumé
dès l'enfance aux objets et aux spe0tacles qui frappent si
puissamment celui-là, les observe légèrement, en néglige
beaucoup, parce qu’il n'est pas pressé par le‘temps, et
que , sûr d’avoir celui de les voir , il attend commodément
le moment où ses affaires lui laisseront plus de loisir. '
L’étranger, au contraire, qui a. borné la durée de son
séjour dans un lieu, veut tout voir, ne remet point à
l’avenir? dont il n’est pas certain , ce qu’il peut faire à
présent : iL met tous les instants à profil; il n’en perd
aucun; il visite, il examine tout avec attention, et sans
se permettre de délais. #‘I'Ë -l,. 4‘“
C’est ce qu’a fait Pmsanias , qui ne passe devant aucun .
temple sans y entrer, sans s’informer du dieu qu’on y ré‘
vère, de la nature de son culte, de l’origine de celui
ci, etc. S’il voit une statue, un édifice, s’il assiste à une
. fête, il ne se contente pas de leur description , il veut sa-}
voir ce que représente'la première,- quel est l'artiste'do‘nt
elle est l’ouvrage; quand fut bâti le second, que] en fut
l’architecte,et quels sont les motifs et l’origine de la der—
nière. Son voyage est un répertoire de faits relatifs à l’his-’
toiré , ât'la chronologie , à la géographie, à la mythologie .
aux scienceset aux arts. Malgré sa crédulité, son peu de

'äe‘

‘“*"“'“w' -1
courts nennm.zs r.nrrn‘ns. ‘ 139
critique, sa scrupuleuse exactitudc à copier des traditions
populaires, des contes mêmes de bonne femme, à côté
des faits les plus avérés, il n‘en est pas moins intéressant
ni moins nécessaire , mêine à ceux étudient l’histoire
ancienne de la Grèce. .
C’est dans cet ouvrage que se trouve le germe de la
première idée du jeune Anacharsis. L’époque choisie par
l’auteur ne lui permet pas de supposer qu’il voyage lui
même : il imagine de prendre un jeune Scythe déjà in
struit , avide de s’instruire encore davantage, affligé de ne
pouvoir se s‘1tisfaire dans le pays barbare où il est né, et
presséde,visiter une contrée éclairée, où, d'après ce qu’il
.a appris ,de son père qui, y ayarfi voyagé lui—même, y a
trouvéet laissé des amis , il se flatte de se procurer à la
fois des connaissances et le bonheur. Il se rend àAthènes
où il se fixe_, et de là il fait.des excursions dans les diffé
rentes parties de la Grèce : conversant avec les plus grands
hommes dans tous les genres, fréquentant les assemblées
publiques, les spectaclés,‘ les temples, assistant à toutes
les fêtes civiles et religieuses, visitant les monuments,
admis dans les sociétés, il rend compte de tout ce qui le
frappe, et entre dans une multitude de détails que ne
peut se permettre un historien, mais qui appartiennent
à un voyageur dont ils ont fait d’abord le chqrme parti
culier, pour faire ensuite celui de ses lecteurs. '
sa situation est différente de celle de l’historien : celui
ci, assis dans son cabinet, s’élançant, par la pensée, dans
les siècles qui se sont écoulés long-temps avant sa nais-b
sance, entouré de livres qui sont des maîtres muets au
près desquels il cherche à s‘instruire, mais qui ‘pe peuvent
ré ndre à ses questions , éclaircir une ohspuritéÿ expli—
quer une difficulté, dissiper un doute ;. forcé de se con-t .

. ’ ” l
140 cocus DE na'nnnsm!rrniæs.
tenter d’interroger leurs récits, sans autre secours que la
critique qui l’aide dans ses recherches, et qui fixe son
choix sur les faits les plus importants, les plus nécessaires
et les plus avérés, reste sonvenf et doit ordinairement.
rester froid dans son travail. -
.Le voyageur, au contraire, n’a point de livres; il a de—
vant lui un spectacle animé : il voit, il examine; il éprouve
toutes sortes de sensations; il les décrit au moment où il'
les a éprouvées; il y met un feu qui en fait tout l’intérêt.
Il est aisé de. juger-’de- la vivacité avec laquelle il a dû
sentir : c’est un témoin oculaire; les grands événements
-se passent sous ses yeux. Des acteurs ou des spectateurs
de ces mêmes événemenÏs lui parlent de ce qui les a pré-.
parés, avec unechaleur qu’ils lui communiquent; et cômme
il est'occupé des conséquences qu’ils doivent avoir, il y
prend un intérêt qui se répand dans ses récits._ +
De cette invention heureuse est résulté l’ouvrage le plus
profond , le plus complet, le plus varié , le plus instructif
et le plus amusant, en même temps , qui ait été écrit sur '
la Grèce; c’est incontestablement le meilleur qui ait été
fait en France depuis'plus de trente ans : son mérite est
attesté par son succès. Il parut dans le temps le moins
favorable peut—être, presque au commencement de la ré
volution. Les esprits, o'ccupés des plus grands intérêts,
avec une énergie que l’exagération et l’exaspération firent
dégénérer ensuite en violence, dédaignant, pour ainsi
dire, toute production étrangère à ces mêmes intérêts,
furent forcés-de distingue'r le voyage du jeune Anachar—
sis: il.fut'reçu avectransport, lu et relu, et les événe
ments de révolution n’ontpoint diminué l’estime et
l’admiration qu’il avoit d‘abord inspirées. .
-. La façon de voir de Barthelemy, sa manière de rendre,
. - .
| O

u
U ’ ,

conns ne BELLES terrans. 141


son érudition , l’art avec lequel son imagination l’a cou
verte de fleurs, et revêtue de graces qui n’en font point
disparoître la profondeur, annoncent un homme qui,
après-avoir étudié, médité , creusé, en quelque sorte , son
sujet , en le considérant dans toutes 'ses faces , s’est mis en
état de le traiter avec cette supériorité qui distingue l’écri—
vain de génie. -
C’est en l’imitant dans ses études et dans ses niédita—
tions qu’on peut espérer deÆemblables succès. -* '
Le sculpteur, observe un littérateur distingué, voit
dans un bloc de marbretoutes les dimensions de la sta
tue qu’il a dans la pensée, et que sa main va exécuter :
elle serg à son gré, un Hercule, une Diane, un Apollon.
_ L’orateur et le poète doit/eut voir de même la nature, et
l’étendue de leur sujet. Mais ce sujet n’est pas'indifférent
aux formes qu’il peut recevoir : il en est une lui est
propre; et l’écrivain , comme l’artiste, doit l’y trouver
avant de commencer son ouvrage. 'Ü -
L’orateur doit approfondir le sien comme le poêle, le
considérer soiis tous les points de vue qu’il peut présen- -
ter. La méditation lui en fera connaître toutes les res—
sources : elle doit être profonde et suivie. La légèreté ne
voit que les surfaces: c’est dans l’intérieur qu’il faut pé—
rnétrér; c’œt souvent une mine qu’on abandonne après
l’avoirAuvæte, parcequ’elle ne paroît pas répondre aux
espérances qu’elle avoit données d’abord. Elle les auroityà
remplies, si l’on avoit eu plus de constance, et creusé à
la profondeur où se déroboient ses richesses‘. æ.æ,!s‘ï*k
Les rhéteurs ont ÿduit l'invention oratoire à trouver
les moyens propres à le question. qu’on vept traiter; à a
ch&si;, entre les pensées qui se présentent, celles qui
sont les plus convenables ,’les plus belles ,.les plus solides,

.‘_ ‘
Ç‘

. .
142 ’ COURS DE rennes LETTRES.
les plus entraînantes; à rejeter celles qui ne sont que bril
lantes; à considérer le temps , le lieu, les circonstances
où l’on parle, ce qu’on se doit à soi-même, ce que l'on
doit à ceux qui nous écoute'nt. . ". .
Cicéron lui-même, qui regardoit l’invention comme la
partie la plus essentielle du discours , et qui en avoit offert
tant d’exemples dans les siens, s’est borné , dans l’ouvrirge
;qu’il a composé sur ce sujet, et dont il ne nous reste que
deux livres qui ne sont peut'être pas les meilleurs, a in
diquer vaguement les moyens généraux de disposer favo
rablement un auditoire , de le rendre attentif, d’échauffer
des juges froids ou indifférents, de les ramener à son avis
s’ils en ont un contraire; «le présenter un objet quel
: copque,'un fait, ou une opinion sous son véritable point
de vue; d’exposer celle—ci avec une clarté qui fasse décou
vrir sur-le-champ l’état de la question ; d’en tirer, si elle
est étendue ou compliquée, une division qui repose l’es
prit, dirige stfl attention; et de soutenir cette dernière
lorsqu’on l’a excitée. '
. _Tous ces-moyens d’inVention , et'tous ceux qu’on peut
yhjoutet, supposent nécessairement des connaissances
préliminaires de plus d’un genre. Nous avons vu que l’ima
gination ne se formoit que d’idées_ déjà acqtti’Sés , rappe
lées par la mémoire ,.et combinées par la réflexion. La mé—
moire est son magasin , si*je puis me servir de ce mot : il
est ii1dispénsahl’é qu'il’soit,rempli de tous les matériaux
Ces.matériaux,
dont elle a besoin. si nécessaires-. . ’aux orateurs chargés de '

défendre les droits d’un peuple, dd'éc‘lairer sur ses véri


Îables intérêts} de diriger lesflt_tfinistmtiom, etc. sont
immenses et de. la plus grande variété : on peut œjuger
par l‘idée que lesGrecs‘se.fitiSfiicnt des études , des fonc
. ./


«
, « cq{uas DE BELLES LETTRES. r 143
- rions, et des devoirs dores hommes éloquents,’quiin
fluoient, de la tribupe, sur les délibérations publiques.
- C’est ainsi que , d’après Eschine, Aristote et Démos-
thènes, Barthelemy présente, par _l’orgafie du Scythe
Anacharsis, ce qu’on attendoit dieux, et ce qu’ils de
voient’être.
« La p;gfession à laquelle ils se dévouent exige, avec le
. sacrifice de leur liberté, des lumières profondes et des
a talent5_sublinæs : car c’est peu de connaître en détail
. 4 Histoire, les lois et les forces de la république, ainsi
a que des puissances voisines ou éloignées; c’est peu ‘de
' a suivre de l’œil ces efforts rapides ou lents que les états
ç; « font sans cesse les uns contre les autres , ces mouvements
a: presque imperceptibles qui (les détruisent intérieure
; nient; de.prévenir la jalousie des nations foibles et al
‘ « liées; de déconçerter les mes’ures-des nations puissantes '
” ' gde démêler enfin les vrais intérêts de la
‘ " _ une foule de combinaisons et de rap
. p0rt3,,il ' t Lencore faire valoir en public les grandes
- vérités dont on s’estpéuéiré’dans le Particulier; n’être
r ému ni des menaces, ni desrapplaudissements du peuple,
« affronter la_haine des riches, en les soumettant à de
« fortes impositions; celle de la multitude, en l’arrachant
« à ses plaisirs du à son repos; et celle des autres ora
- teurs, en dévoilant lqurs intrigu_es;, répondre des évé
- nements qu’on n’a pu empêcher ,v et de ceux qu'onln‘a
'c puprév0ir; payer de sa disgrace les projets“quim’om _
c; pas réussi, et quelquefois ceux que le succès a justifiés;
g paroître plein‘de confiance lor‘u’un danger imminent
’ iàrépand la terreur de tous côtés, et par des lumières su
: bites relever les espérances abattues; courir" chez les
_- p’euples voisins former des ligues puissantes; allumer .
couas ne BEI.LB5 LETTRES.
« avec l’enthousiasme de la liberté la soif udentades
« combats;et, après avoir rempli l_esdevoirfld’homme
« d’état, d’orateur et d’ambassadeup,_aller sur le champ
« de bataille pour y_ sceller de son sang les avis qu’on
. donne au peuple du. haut de la tribune : tel est le par
« tage de ceux qui sont à la tête du gouvernement. »
On ne pouvoit se faire une idée 'plus grande ,. plus im
posante de l’éloquençe; mais il étoit naturel d’en conce—
voir une semblable à Athènes, où les hommes qui possé
doient ce talent précieux exerçoienbune sorte de magh
traturp; où les administrateurs du gouvernement , les ma- .ë
gistrats du. peuple étoient tous_orateurs , et n’étoient
même , pour la plupart, parvenus aux dignités,n aux pre
mières fonctions publiques, que par le don de la parole .
qui, les ayant fait connoître d’abord à la qibune, les
avoit portés ensuite. aux grandes places : mais peu de
ceux que l’éloquence seule y avoit ainsi éle és s’en mon} '
trèrent dignes, et l’on en_vit un grand nombre tromper
les espéranqes,qtÿils avoient donnéeste ma_l dut être
senti sou'vent ,.pùisqgç_l’_& Eprit des,précautions pour
prévenir les surfiseiflfl’eg A' iaèe qui égare si fré
quemment la Ægltimde dans _es gouvernements démocra
tiques; et ' _ utions ,‘.,toutes sages qu’elles étoienÆ,
ne garÿlti_l‘6flf jours de l'erreur. .,.i._ , ,7
:- « lis, , ' Apacharsis, qui ont prévu l’enm;
t. que des hommes si_\utiles et si dangereux pren
.. droient sur les esprits , ont voulu qu’on ne fît usage de
t leursÿtalents qu’après s’être assuré de leur conduite.
àÇ_ÉH&E‘éloignent de la Uibune celui qui aproit frappé les >
d‘ltteurs de ses jours , ou qui leur refusgroit les moyeqs
«’de subsister, parcequ'en "€363 on ne counoît guère
. « l’amour de la patrie quand on ne connaît pas les sen
cocus DE BELLES LETTRES. 145
« timents de la nature. Elles en éloignent celui qui dissipe
« l’héritage de ses pères , parce qu’il dissiperoit avec plus
« de facilité les trésors de l’Etat; celui qui n’auroit pas
« d’enfants légitimes , ou qui ne posséderoit pas des bierls
« dans l’Attique , parceque , sans ces liens , il n’auroit pour
« la république qu’un intérêt général, toujours suspect
« quand il n’est pas joint à l’intérêt particulier; celui qui
a refuseroit de prendre les armes à la voix du général,
« qui abandonneroit son bouclier dans la mêlée (1), qui
« se livreroit à des plaisirs honteux , parce que la lâcheté
« et la corruption , toujours inséparables , ouvriroient son
« arme à toutes les_espèces de trahisons , et que d’ailleurs
« tout homme qui ne peut ni défendre sa patrie par sa va
’« leur , ni l’édifier par ses exemples , est indigne de l’éclai
« rer par ses lumières..." »
Un des devoirs de l’orateur est donc de ne monter à la
tribune qu’avec la sécurité et l’autorité d’une vie irrépro
chable. Il doit encore,avant de s’y présenter , avoir réuni
une masse -imposante’ d’idées. Il faut qu’il ait recueilli '
surtout avec soin toutes celles que peut fournir une étude
approfondie des lois et de l’administration de son pays,
de'-celles des peuples voisins, pour être en état de tirer
de leur comparaison, des vues utiles et nouvelles, de
trouver dans ce qui a été fait partout, ce que l’on peut ou
ce La
quenécessité
l’on ne peut
de cette
pas faire
étudé‘bst
che.g. soi.
surtÛùt J a:î

: ..mr ' "m; ‘.“Ï' ""’“° '


‘l

(I) Il est bon d’observer ici pour des élèves qui ne le savent pas, ,
que la loi, veillant à la conservation des soldats, jugcoit que l’arme
défensive leur étoit encore plus nécessaire que l’offensive. On pon
voit perdre son épée dans le combat, sans être exposé à aucun re
'pro,cbq; mais celui qui y laissoit son bouclier étoît déshonoré.
l. 10
146 cocus m; BELLES LETTRES.
barreau où souvent il faut répliquer sur-le-champ a son
adversaire. Elle ne l’est pas moins dans les assemblées
délibérantes, où fréquemment une idée jetée au hasard
au milieu d’une discussion est un trait de lumière qui,
saisi par le génie, le pousse à la tribune pour combattre
une opinion qu’on est sur le point d’adopter, ou pour
en défendre une autre qu’on va rejeter. L’orateur, pressé
par une foule d'idées qui viennent de naître tout à coup
dans son esprit, se présente sans autre préparation que
le sentiment profond qui l’anime. La mémoire , nourrie de
pensées et de faits sur lesquels son jugement est accou
tumé à s’exercer, lui fournit soudain les matériaux d’un
discours dans lequel il mettra l’ordre dont il a l’habitude,
et le style convenable, facile à l’homme qui a l’usage de
bien parler. Les affections habituelles de son ame y ré—
pandront le mouvement et la vie. Il pourra n’avoir pas
toute la correction que lui auroit donnée le travail du ca
binet , qui refroidit quelquefois ;mais il aura de la chaleur,
des élans, cette éloquence qui fait passer dans les amas
_ des autres la conviction qu’on éprouve.
Ces sortes de di'sbours nécessaires dans les constitutions
1 anciennes , restreints au barreau parles constitutions mo
derneeont mérité l’attention des rhéteurs. Ils ont cher
ché à établir quelques règles , sur'lës pas de Démosthènes
et de Cicéron, qui n’ont pas présenté des préceptes sur
’5’èe sujet, mais donné simplement des conseils. "'“'
3’ Le premier a recommandé aux orateurs qui se trou
vent souvent obligés de monter à la tribune sans être
’ préparés, de se fournir d’avancead’çräÿräes et de péroiai
sons. Mais qui ne voit que ces «berceaux, n’ayant aucun
but déterminé, s’appliquent difficilement avec succès au
sujet auquel on les adapte après coup? v ' v,‘- *

p ,..——
—v——-.. .(
"»"“"‘To"f“-‘ΑV’ 7". H -'_ 3—41W
__
COURS ‘nr. BELLES marraes. 147
Cicéron va plus loin : il veut qu’outre des parties vagues
de discours ainsi arrangées, l’orateur traite des sujets en
tiers d’une manière générale, pour les faire servir ensuite
dans des occasions particulières qui ne laisseroient que ‘
’ le travail facile de les adapter aux noms et aux. circon—
stances. _
. Malgré tout mon respect pour Démosthènes et pour
Cicéron, dont l’imagination riche, féconde et brillante
n’avoit certainement pas besoin de ces secours , je ne puis
croire que des harangues de cette espèce pussent jamais
être d’un grand effet. Elles mettroient seulement l’orateur
dans le cas de parler plus long-temps , de se dévier sans
7 cesse de la route, de marcher; avec effort pour y rentrer,
et de dire plus de mots que de choses.
La nécessité de dire-au contraire plus de choses que
de mots n’a pas toujours été sentie par les rhéteurs : aussi
ont-ils sacrifié une place considérable dans leurs leçons
aux moyens qu’ils ont cru pouvoir servir les improvisa
teurs, et dont l’importance et l’utilité paroissent.bien.peu
de chose à l’homme de goût. Ils présentent à ceux qui
veulent bien se mettre sous leur direction, des recueils
de pensées-et de réflexions sur.mutes sortes.de sujets'; ils
les invitent à en meubler leur mémoire, à en imaginer,
à en recueillir d’autres, d’apès ces modèles, pour les
employer ensuite au besoin.
Ces prétendus ornements qrti:nesauroîent être:regardés
comme tels, ces morceauxisolés, ces pièces de rapport,
ces passagæen maximes ou entableaux, quelque mérite
qu’ils puissent avoir d'ailleurs, sont toujours déplacés
quand ils ne découlent pas dessujets mêmes; etpour en
découler, il faut qu’ils aient été conçus en même temps;
sans cela, quelque/ brillants qu’ils soient; ils ne rem- ‘
148 comas on snpr.rs LETTRES.
plissent pas le but qu’on se propose. Ce sont des ouvrages
de marqueterie, exécutés par la patience et l’adresse , dont
.r> la durée est passagère. Le génie jette les siens en bronze,
et ils font l’admiration des siècles. ,
Ce passage de Massillon est cité dans beaucoup de
rhétoriques comme un exemple de morceaux ainsi pré
parés:
« La gloire d’un prince ambitieux est toujours souillée
« de sang. Quelque insensé chahtera peut—être ses victoires;
« mais les provinces, les villes, les campagnes , en pleure
« ront. On lui dressera des monuments superbes pour
«’ immortaliser ses conquêtes; mais les cendres encore fu—
« mantes de tant de villes autrefois florissantes; mais la
« désolation de tant de campagnes dépouillées de leur
« ancienne beauté; mais les ruines de tant de murs sous
« lesquelles tant de citoyens paisibles ont été ensevelis;
« mais tant de calamités qui subisteront après lui,
« seront des monuments lugubres qui immortaliseront sa
n vanité et sa folie. u
Mais quoi qu’en disent les rhéteurs, ce passage n’est
point un de ces morceaux faits d’avance;jil naissoit natu
rellement du sujet, dans le sermon de Masillon sur la
vaine gloire. Il peut bien être regardé comme un lieu
oratoire; mais on ne doit pas l’assimiler avec ceux qu’ils
vantent ou recommandent, qu’on appelle Ioca, que je
semis tenté de traduire par lieux communs , et qui le sont
bien réellement; carde l’intention qu’on a eue, en les
cbmposant, de les rendre applicables à tout, il résulte
souvent qu’on ne sauroit les appliquer à rien. On ne peut
les comparer qu’à ceux qu’on emploie fréquemment dans
tous les genres de littérature, et qui ressemblent à ces

\
comas on BELLES LàrrnnS. 149
lieux communs poétique: dont on a si bien montré le
ridicule.
' « Quand une nation se dégrossit, dit Voltaire, elle est
« d’abord émerveillée de voir l’Aurore ouvrir de sesdoigts
n de rose les portes“ de l’Orient, et semer de topazes et de
- rubis le chemin de la lumière; Zéphire caresser Flore,
- et l’Amour se jouer des armes de Mars. Toutes les images
« de ce genre qui plaisent par la nouveauté, dégoûtent'
« par l’habitude; les premiers qui les employèrent pas—
:< sèrent pour des inventeurs ; les derniers ne sont que des
« perroquets. »
Comme ce que l'on nomme loca, lieux oratoires, dans
toutes les rhétoriques y occupe une très grande place , et
fait le fond de la plupart, et que c’est à cela que se réduit
du moins toute la partie qui y est consacrée à l’invention
dont on a voulu faire un art, je vous en donnerai ici une
idée succincte, mais suffisante pour vous faire connoître
qu’il nous est également inutile de perdre notre temps ,
moi à l’enseigner, vous à l’étudier.
On distingue les lieux oratoires, en lieux intérieurs, et
en lieux extérieurs. Les uns tiennent au fond même de la
cause, les autres viennent d’ailleurs. Tels sont, pour ces
derniers, l’application des lois, la discussion des titres,
les témoignages, les aveux, tantôt échappés à l'inadver—
tance, tantôt arrachés par les tortures; la renommée qui
n’est souvent que le bruit public, ou l’opinion générale;
les autorités, les exemples, les faits étrangers dont on
tire des inductions, etc. On ne voit pas trop ce que tout
cela peut avoir de commun avec l’invention telle que
nous l’avons conçue.
Leslieux intérieurs sont puisés dans la définition qui

,',Y.—\.—\W .\._. .
_..A. _.\ .
'150 courts ne BELLES nanars.
sert en effet à mieux expliquer un objet; mais qui, pour
être bonne , demande une connoissance parfaite de l’objet
défini, et par conséquent plus de jugement que d’imagi
nation; dans les détails connus sous le nom (l’énuméra
tion de parties, où l’on rassemble et l'on accumule toutes
les idées qui se lient à un même sujet, soit qu’on prouve,
soit qu’on réfute; dans l’étymologie qui peut s’appliquer
à la pensée comme à l‘expression; dans les homonymes,
qui ne sent propres le plus souvent qu’à fournir des
jeux de mots; dans le genre, et dans l’espèce qui est ren;
' fermée dans le genre, puisque ce qui est vrai de l’un est
ordinairement vrai de l’autre; dans la similitude qui
rentre dansla comparaison , comme la dissimilitude rentre
dans les contraires qui servent à faire connoître une chose
en disant ce qu’elle n’est pas; dans les circonstances qui
aggravent ou atténuent une action ,et qui prouvent qu’elle
a été ou qu’elle n’a pas été commise; dansles antécédents
et les conséquents, dans les causes et les efflzts, etc. etc.
C’est là_que les rhéteurs ont placé le dépôt des argu
ments, des développements, de tout ce qu’ils appellent
enfin les mines d’où l’invention tire ses richesses, les textes
des exercices qu’ils recommandent , et des morceaux qu’ils
conseillent de préparer d’avance , sans songer, comme
nous l’avons observé, et comme on ne sauroit trop le ré
péter, qu’en voulant les approprier à toutes les occasions,
à toutes les circonstances, à tous les sujets, il résulte né
cessairement que presque toujours ils le ne sont à aucun.
Ces prétendus inoyens oratoires ne sauroient ni ré
veiller, ni inspirer l’imagination , ni la remplacer. Quel
ques uns peuvent fournir des ressources utiles pour déve—
lopper un fait, une questiofl,f0rtifier une preuve, un
raisonnement; les autres servir simplement a les orner,
u
covns nn nnnnss uns-nus. 15I
n’être que des figures qui ne sont elles-mêmes en dernier
résultat que des manières différentes de construire et de
tourner une phrase, pour lui faire rendre mieux ou plus
complètement une idée ;.et sous ce point de vue, ils trou
veront leur place ailleurs. Ils appartiennent à toutes les
parties de l’art de bien dire, à «l’exception de celle qui
nous occupe dans ce moment.
Voilà cependant, à peu de chose près , à quoi se réduit
lathéorie abrégée de l’invention dans la plupart des rhéto
riques où l’on a prétendu réduire en art une faculté qu’on
n’acquiert point, qu’on doit posséder, et qu’il faut déve
lopper avant de songer à la guider. Voilà en même temps
la justification du nom de lieux communs que nous avons
cru pouvoir donner, dans l’acception littérale et com
mune de ce mot , aux lieux oratoires; et celle du reproche
faità la plupart des rhéteurs, d’avoir voulu donner des
règles d’invention , sans avoir de l’invention eux-mêmes.
Presque tous, sans imagination, ont parlé de l’imagination.
Pour ne pas les imiter et mériter le même reproche , cher
chons comment on a employé cette faculté, pour ap
prendre à en faire l’emploi nous-mêmes. Mettons des
exemples à la place des dissertations. La.vue même de
l’objet le fait mieux connoître que son image, quelque
exactitude et quelque ressemblance qu’on lui ait données.
Je choisirai le premier dans le genrejudiciaire ou l’élo
quence du barreau; et Patru , chez qui d’autres avant moi
l’ont déjà puisé, nous le fournira.
Un gradué, Jean-François Brizet, prêtre et licencié en
droit canon, réclamant un bénéfice de quarante écus de
rentes , situé dans la Bresse, ne semble pas offrir une
o cause bien intéressante, ni un sujpt bien fécond. Mais
entre les mains de Patru, cet objet si petit, si mesquin, \_
Il

152 ' couns ne BELLES LETTRES. _


s’agrandit , s'étend, s’enrichit. Il s’élève avec le tribunal
devant lequel l'orateur doit parler. Il n'a pas affaire aux
juges ordinaires; c’est au grand conseil, censé présidé
par le souverain même, c'est au législateur et non aux
simples dépositaires des lois dont ils sont chargés d’être
les organes. Il ne s’agit plus d'un simple gradué : son in—
térêt particulier se lie à celui de toutes les provinces
réunies à la France, sa cause devient celle du concordat
violé; celle des libertés de l’Église gallicnne, des peuples
et des rois; celle enfin des lettres et des sciences en fa
veur desquelles des privilèges ont été accordés à ceux qui
les cultivent, et celle de l‘Université qui, veillant à leur
conservation, vient elle-même les réclamer au pied du
trône.
Voilà comme le génie creuse et approfondit un sujet;
commel’inmginaüon rassemble tout ce qui peut l’embellir
et l'enrichir. Si dans l’exécution, Patru ne remplit pas
toujours notre attente, si l’on ne retrouve point partout
ce goût si estimé que Despréaux et Racine qui en avôient
tant eux mêmes consultèrent quelquefois; si souvent il
exagère l’importance de ses moyens, et prodigue une
érudition déplacée; s’il compare la mauvaise foi de la A
datterie romaine à la foi punique; s’il rapproche le so—
phisme des papes relativement à la Bresse , de celui (l’Aù
nibal vis—à—vis des Sagontins, et quifut, dit-il, la cause
de la seconde guerre Panique qui désola l'Italie, l’A
frique et l'Espagne , et ne put s'éteindre que par la ruine
et le renversement de Cart/zage : ces taches, ces défauts
de goût, étoient ceux du barreau de son temps. La nature
n'en avoit pas moins fait de Patru un homme éloquent,’
et ne lui en avoit pas moins donné une belle et brillante
imagination.
_._.. _.J

courts n‘a BELLES narraes. 153


Thomas nous offrira un second exemple d’invention
oratoire, où son imagination vive entraînant et subju
guant la nôtre, ne permet pas à notre esprit de s’arrêter
à quelques taches et de les lui reprocher.
Célèbre par des succès qu’il avoit obtenus dans l’éloge
de plusieurs grands hommes , il entreprend celui de Marc
Aurèle. Il essaie de sortir de la route commune, tracée
par ceux qui s’o'ccupent de ces sortes d’ouvrages et qu’il
' a d’abord suivie lui-même. Il s’en fraie une nouvelle que
ni les orateurs anciens, ni les modernes ne lui ont mon
trée; et il en résulte pour son discours une forme drama
tique qui y répand le plus grand intérêt.
Trop loin du héros qu’il veut célébrer, il ne se crée
point une tribune factice où il en prononcera lui-même
l’éloge; il met cet éloge dans la bouche d’un philo—
sophe stoicien, Apollonius de Chalcis, qui a vécu dans
l’intimité du prince dont il avoit été le précepteur; qui
l’ayant suivi partout, a été témoin de ses actions, de ses
vertus publiques et privées; et cette idée heureuse jette
d’avance de l'intérêt sur le discours , et prépare à l'atten
tion et au recueillement.
Ce n’est pas à la tribune qu’il va faire monter l’ora
teur pour parler à un auditoire composé de partisans,
d’ennemis on d’indifférents , auxquels il aura à rappeler
non seulement les actions , mais jusqu’à la personne même
de son héros. Son imagination lui fournit un théâtre
moins commun , une assemblée nombreuse et différem
ment composée. Il saisit l’instant de la pompe funèbre
de Marc-Aurèle. Son armée entière, ses amis, ses sujets,
l’accompagnent au bûcher qui va le réduire en cendres;
ils mêlent et confondent leurs plaintes sur la perte qu’ils
viennent de faire , et que le souvenir de ses vertus rend

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154 ' courts en BELLES man-ars.
plus amère encore. L’orateur, placé auprès du cercueil
qu’il suit en silence, profite d’un instant où se reposent
ceux qui le portent , où le cortége s’arrête; il s'approche
de ce corps qu’animoit encore naguère une si grande
ame, soupire, porte ses yeux humides vers le ciel, autour
de lui, et élevant la voix, rend au héros le dernier hom—
,mage de l’éloquence, de l’admiration et de l’amitié. _
Le moment, la circonstance, la présence même du
corps, le deuil général, une foule innombrable et forte
ment affectée , un orateur éloquent et sensible : quçl
tableau! quels effets! quel charme d’invention! quelle
réponse à ceux qui tentent de resserrer le domaine de
l’imagination , de l’exclure , pour ainsi dire , de tou_t sujet
donné, et qui ne prouvent autre chose, sinon qu’ils ne
sont pas doués de cette faculté.

.a.
M MMWWæMMWMM MML“M

DE L’INVENTION
Développée particuliérement dans des exemples.

Las détails dans lesquels on est entré jusqu’à présent


ont été consacrés à donner une idée de la plus belle et de
la plus brillante de nos facultés intellectuelles, de celle
qui élève l’homme au dessus de tous les êtres de la créa«
tion , qui le rapproche , pour ainsi dire , de son auteur, ,
et dont l’usage, en répandant le feu de la vie sur les pro
ductions de l’esprit et du génie, annonce incontestable
ment la céleste origine, et prouve qu’elle est réellement
un souffle de la Divinité. ‘
On a essayé d’employer l’imagination pour parler de
l’imagination. Au lieu de tracer des règles toujours très
vagues à ce qui n’en est pas susceptible , et plus propres
à l’étouffer qu’à la développer, on a lâché d’éveiller celle
que la nature a placée dans les ames des élèves, et que
tous les efforts n’y feroient pas naître, si sa main bien
faisante ne leur en avoit fait le don.
Je vais donc continuer de montrer par des exemples
l’action de cette faculté dans tous les sujets; comme elle
embellit les plus relevés,,ennoblit, vivifie, rajeunit les
plus usés et les plus communs; et combien ont peu connu
cette faculté ceux qui en ont voulu resserrer l’empire ou
en borner l’exercice. ’
Je ne puis me refuser au plaisir de citer encore une
nouvelle réfutation de cette opinion. Ce n’est pas pro

156 COURS DE BELLES LETTRES.

_prement l’art oratoire qui me fournit cette citation ; mais


le morceau qui en fait l’objet n’y seroit point déplacé en
le resserrant , et en en faisant disparoître quelques incor—
rectiong. [l prouve surtout le parti que peut tirer l'ima
gination d’un sujet en apparence commun et rebattu.
C’est mon but principal en le transcrivant. Il n’est pas
nécessaire d’ajouter ici que je m’attache à l’invention et
non pas à la forme. Il s’agit d’un incendie, événement dé
sa'streux et terrible, mais ordinaire, décrit cent fois, et par
là , plus difficile à décrire encore d’une manière nouvelle.
« Le feu' prit hier, pendant la nuit, dans la plac‘e de
« Saint-Pierre , à côté du Vatican. Il prit à l’heure où les
« vieillards et les enfants dorment déjà , mais où les
«malheureux et les mères veillent_ encore. Jamais in
« cendie n’a été plus furieux : il{a menacé de consumer
« RomeJrrité par un vent impétueux, il s’enflamma tout
« à coup. La nuit la plus sombre sembloit éclairer ses
« ténèbres de cet incendie. Quels tableaux ont brillé af
« freusement à sa clarté! Je vois tout ; j’entends tout ; les
« cris des mères déchirent encore mes oreilles. Pavois
« passé la soirée dans les environs du Vatican. Je m’en
« revenois chez moi à la place d’Espagne. En entrant dans
« celle de Saint-Pierre, j’aperçoisdesflammes qui , s‘élan
«« gant du toit du pauvre, qu’elles avoient déjà dévoré ,
« montoie’nt le long de vingt colonnes de marbre au som
« met du Vatican. J’étois seul. Je l’avoue, me croyant à
« un magnifique spectacle, je jouissois. Mais, dans le m0
« ment, il passe à vingt pas de moi, un jepnehomme qui
« portoit un vieillard sur ses épaules,flAla manière dont
« ce jeune homme regardoit autou de lui, sondoit sous
« ses pas la route , prenoit garde de ne pas secouer en
« marchant le vieillard; je vis bien qu’il portoit son père.
r
COURS DE BELLES LETTRES. 157
«1 Ce vieillard, arraché inopinément au sommeil et à la
« flamme, ne sachant où il est, d’où il vient, où il va, ce
« qui se passe, s’abandonnoit. Cependant un jeune enfant
« les précède,qui, tout troublé, de temps en temps les re—
« garde. Une vieille femme presque nue, l’air indifférent,
« emportant les vêtements du vieillard , marehoit derrière.
« Je les suivois d’un air attendri, lorsque je vis, peu de
« distance, un autre jeune homme’qui, tout nu, pressé
« de la flamme qui le suivoit, les mains attachées en de
«hors a une fenêtre embrasée , et pendant de tout son
« corps le long de la muraille, choisissoit de l’oeil sur le
« pavé l’endroit le moins périlleux poury tomber. Le vrai
«jour pour voir tout le cœur d’une mère, c’est bien la
« clarté d’un incendie! Comme du haut d’une terrasse,
« cette femme tendoit à son mari qui émit en bas ,
« le cher gage de leur union! Elle s’avançoit , elle
a se penchoit , elle se penchoit encore! L’enfant te
« noit toujours dans ses bras , ou à son sein , ou à
« ses lèvres ! Mais enfin , entre les bras étendus de cette
« mère , et les bras étendus de ce père , l’enfant en
« dormi dans son berceau... J’ai détourné les yeux, etj’ai
« fui. J’avois déjà traversé la place: je rencontre, se sau
«vant d’un palais embrasé, toute parée et encore en
«larmes, vêtue d’habits magnifiques, et tenant par la
« main devant elle deux enfants nus , une femme, grande,
« d’une beauté et d’une taille majestueuses. Le plus petit
« de ses enfants , en regardant crier et pleurer sa mère,
« crioit et pleuroit aussi. Sa sœur, d’une figure charmante,
« transie de froid , tâchoitde vêtir et même de voiler son
« jeune et tendre corps de ses bras et de ses mains pu
« diques. Malheureuse mère! il lui manquait sûrement
a un enfant: elle emtenoit deux parla main , et elle pleu—
158 couas on BELLES 'LETTRES.
« roit! Cependant, vieillards , enfants, soldats, prêtres,
« riches, pauvres, la foule incessamment s’ammoncèle:
« elle rouloit d’un bout de la place à l’autre , comme une
« mer agitée par la tempête. On entre dans l’église Saint
« Pierre , on en sort , on y rentre; on se précipite , on
a tombé. J’ai vu passer à côté de moi, emportée par quatre
« soldats , sur des sabres croisés , une jeune fille évanouie:
« elle étoit belle! La clarté de l’incendie flottait sur son
‘ « front pâle ; elle brilloit dans des larmes échappées
« de sa paupière et arrêtées sur ses joues. Mais dans
« toute cette scène effroyable, ce qui me.causoit le plus
« d'horreur, c’étoit dans les intervalles où le vent se
« taisoit. Alors, il sortoit de toutes parts des soupirs
« étouffés , des gémissements profonds, le bruissement
« de la flamme qui dévore , le fracas des édifices qui
« de moment en moment croulent, les cris des mères.
« Je sortois de la place : soudain , à une fenêtre du Vati
« can , à côté même de la flamme , voilà une croix ! voilà
«des prêtres‘! voilà en habits pontificaux le souverain
« pontife! La foule à l’instant p9ufièj‘un cri, à l'instant est
« à genoux ; à l’instant le pontife est environné dans les
« airs de cent mille regards en larmes, de vingt mille bras
u en prièr‘îS’.’ Le pontife lève les yeux au ciel, et il prie. Le
« pe'uple‘baisse les yeux à terre, et il prie_. Figurez-vous
" «%rhurmurants, comme de concert, dans ce profond étre
., :.' '« ligieux silence , l’ouragan , l’incendie, et la prière! Com
u ment rendre un tableau qui-s’est offert en ce moment à
« mès yeux? Sur une marche de l‘église, seule, isolée,
« une mère pressoit de ses mains les petites mains de son
'j“'" u enfant à genoux à côté d’elle, lœÿoignoit avec complai
u sauce , et le mettoit en prières.zDerfière eux, une jeune
a fille, les cheveux épars, éplorée, debout, tendoîtvcrs le
l
cocus un BELLES LETTRES. . 159
« pontife, de toute sa douleur, et sans doute de tout son
« amour , les mains les plus pathétiques; tandis qu’aux
«pieds de cette jeune fille, assise au contraire le dos
« tourné au Vatican et au pontife, ne pleurant point,
« ne priant point, une femme d’un air étonné la regar
u doit: son enfant en effet jouoit dans son sein. Cepen
« dant le pontife a prié. Il se lève. Le peuple, dans une
« attente inexprimable, le regardoit. Alors , d’une voix
« pleine d’espérance et le ton calme, le pontife répand sur
« la foule prostern‘ée, les paroles religieuses qui la bénis
«sent. Soudain , soit miracle, soit comme par miracle.
a les derniers mots de la bénédiction étaient encore dans
«les airs '; les vents n’étoient plus dans les airs; la flamme
« retombe sur la flamme; la fumée en noirs tourbillons
« s’élève, enveloppe l’incendie, l’étouffe, et rend à la nuit
« toutes ses ténèbres. »
Vous broyer. que l’auteur a été témoin de ce spectacle
imposant et terrible? Non : il vient de faire la description
d‘un tableau de Raphaël , qu’il a vu la veille au Vatican.
Quel éloge de l’art du peintre! Qu’il est sublimele talent
qui aproduit sur l’ame du narrateur ubeimpression aussi
profonde queÏa vérité ! Transportée despeffets du génie de
l’artiste, dont une étincelle a passé dans le sien, son imaT
gination s’estélancée surle lieu où les flammes dévoroient
le palais. Placé sur la scene, et dans la position néces—
sai re pour que rien de ce spectacle affreux ne lui échappe,
il l'a vu d'abord tout entier. Les détails l’ont ènsuite frappé
successivement. Il a partagé le trouble général et parti
culier. Son effroi, sa curiosité l'ont conduit partout où
se présentaient des scènes touchantes ou déchirantes. Soh
émotion l’a fixé à côté de cette mère a’ffligée , tenant par
la main deux de sas enfants, et pleurant le troisième. Il
160 couas m: BELLES LETTRES.
a frémi sur ce jeune homme suspendu à sa croisée , ne
voyant que le pavé au dessous de lui, et au dessus , les
flammes auxquelles il veut échapper. Son coeur s’est
froissé ,’ ses' yeux se sont détournés à l’aspect de cet en
fant prêt à périr entre sa mère qu’une horrible nécessité
forceà lelancer du haut de la terrasse à son père inquiet ,
effrayé, qui tend les bras pour le recevoir. Cette fille
évanouie, portée sur des sabres croisés, étoit belle; et
cette circonstance, qui n’est qu’indiqi1e’e, ajoute peut-être
à l’intérêt des larmes arrêtées sur ses joues. Il a donné à
toutes ces scènes. un ton dramatique, dont la chaleur et
l’énergie sont du plus grand effet. C’étoit un tableau : il
l’a réalisé , il l’a mis en action. La copie de la. nature est
redevenue la nature elle-même , et elle a fait illusion.
Voilà de l’imagination , une invention heureuse. Il fau
droit être insensible , pour lire ce morceau sans être ému.
Quelle description eût valu celle-là?
Nous la devons à Dupaty. Il étoit àRome. Son voyage
qu’il a publié est moins la description des lieux qu‘il a
parcourus, des objets qu’il a vus , que le développement
des sensations qu’ils lui ont fait éprouver. .
Quel autre lieu pouvoit enfournir autant que cette
ville aussi célèbre de nos jours qu’autrefois, où , dit Gib
bon , les premiers consuls méritèrent des triomphes ,
leurs successeurs embellircht des jardins, et les descen
'dants des uns et des autres 6dtïssent des couvents. A
chaque pas qu’on y fait , la mémoire rappelle les an
ciens Romains pour les comparer aux modernes, qui
sont si loin de leur ressembler, qu’ils paroissent un peuple
étranger et nouveau.
Tout , dans ce parallèle, contribue à frapper l’ima
gination au moral. Au physique, elle n’est pas moins
u

couns DE BELLES LETTRES. 16r


affectée. Ces temples convertis en églises; ces moines
priant dans les mêmes lieux où les Romains Sacrifioient
à Jupiter, à Mars, à Vénus , à Minerve; touscesanciens
monuments mutilés , ou changés, je dirois presque tra
vestis; ces piédestaux chargés ci—devant de figures de
héros, portant aujourd’hui celles de divers saints,au
bas ‘desquels ont été conservés des inscriptions et des
reliefs païens; saint Pierre remplaçant sur la colonne
Trajane la statue de cet empereur, dont les victoires et
les triomphes sont sculptés sur la base; ces obélisques,
fruits du travail et de la patience de l’antique Egypte, ou
ils servoient de gnomons, devenus de vains ornements
surmontés d’une croix , couverts d’hiéroglyphes, réunis
sant à la fois les emblèmes du paganisme et ceux du
christianisme. Quel spectacle pour le philosophe obser
vateur et sensible, qui voit d’un coup d’œil les effets des
révolutions des siècles sur les Empires, sur les événe;
ments et sur les opinions !
Tout cela est fait pour enflammer l’imagination ; et il
n’est pas étonnant qu’un pareil spectacle ait exalté quel
quefois celle de Dupaty. Cette exaltation produit souvent
ces créations rapides et lumineuses que la réflexion tran
quille, froide et lente ne produiroit jamais.
Il faut, je l’ai déjà observé , il faut sentir fortement,
se passionner même, pour réveiller les sentiments et
remuer les passions des autres.
La persuasion dont ils étoient pénétrés a produit quel
quefois cet effet sur les orateurs chrétiens et surleur audi
toire. Convaincus des vérités terribles qu’ils avoient à
annoncer, les premiers les ont présentées avec une éner- ‘
gie qui devoit faire une impression égale sur des audi
teurs aussi convaincus eux-mêmes, mais distraits des
Ï. — ' Il


162 COURS DE BELLES LETTRES.

pratiques dont elles font un devoir , ou qu’elles com


mandent, par les affaires ou par les dissipations de la vie.
On a cité souvent , et c’est une raison de la citer encore,
cette figure hardie , employée par Massillon , à l’occasion
de ce dogme si effrayant et. si décourageant pour la foi
blesse humaine, dans son discours sur le petit nombre
des élus. .
« Je suppose , dit-il , que ce soit ici notre dernière
« heure à tous , que les cieux vont s’ouvrir sur nos têtes ,
« que Dieu va paroître pour nous juger selon nos œuvres,
« et que nous sommes tous ici pour attendre de lui l’arrêt
« de la vie ou de la mort éternelles : je vous le demande,
« frappé de terreur comme vous, ne séparant point mon
« sort du vôtre, et me mettant dans la même situation où
« nous devons être tous devant notre juge; si Dieu, dis
a je, pâroissoit dès à présent pour faire la terrible sépa
«' ration des justes et des pécheurs, croyez-vous que le
« plus grand nombre fût sauvé? croyez—vous que le nom
« bre des justes fût au moins égal à celui des pécheurs?
« croyez-vous que, s'il faisait maintenant la discussion
« des œuvres du grand nombre qui est dans cette église,
« il trouvât seulement dix ustes parmi nous ? En trouve
a mit-il un seul? »
A cette interpellation , le saisissement s’empara de son
auditoire; presque tous ceux qui le composoient se le
vèrent à moitié par un mouvement de surprise et de ter- _
reur. Et cet endroit, prononcé dans les mêmes lieux, et
dans les mêmes circonstances , devant des auditoires éga
lement composés, produira toujours beaucoup d’effet.
La sensibilité , qui fait le caractère de l‘éloquence de
Massillon , a répandu , dans ce morceau et dans celui qui
l’amène ou le suit , ,un pathétique qui a autant pour but
couns n_n nsu.xs LETTRES. 163
de toucher les ames que de les effrayer. C’est malheu
reusemênt ce dernier effet que Se sont presque toujours
attachés à produire les orateurs qui n’ontqeu ni son talent,
ni sa douceur, ni son esprit. On diroit qu’ils ont cherché
plus à faire craindre Dieu qu’à le faire aimer. S'ils ont à
arler de sa justice, ils ne savent le représenter qu’arnié
äe la foudre et toujours prêt à la lancer : cette image do
{ mine seule , saisit à la fois l’ame et les sens, et ne laisse à
la f0iblesse que le sentiment d’une terreur profonde qui
écarte toute autre idée , jusqu’à celle de la clémence. Leur
imagination semble s’être complue dans le tableau des
lieux destinés à ses vengeances : si elle n’est pas aussi
heureuse dans la peinture de ceux préparés pour ses ré
compenses, c’est que pour les premiers elle a trouvé, dans
la nature et autour de nous , des objets sensibles de com
paraison. Elle n’a pas osé, elle n’a pas dû s’emparer éga
lement de ceux que cette même nature lui offroit'pour les
derniers. Celle des Orientaux, plus brûlanle et plus bar
die, n’étant point arrêtée par cette retenue que commande
chez nous une religion toute spirituelle, où les privations
et les sacrifices sont un devoir, a cherché aussi dans la
nature, et dans tout ce qui fait le charme de la vie, de
quoi composer la félicité suprême; et si on leur reproche
que leurs plaisirs ne sont pas faits pour des êtres intellec—
tuels, ils répondent que les peines ne leur sont pas mieux
appr0priées , et qu’il faut également être doué de sens pour
éprouver les atteintes d’un feu dévorant et pour jouir des
embrassements d’une houri. . ‘ ‘
Il résulte peut-être de ces tableaux trop prodigués , et
que remplaceroit plus utilement une morale saine et éclai
rée , que le peuple ignorant et grossier'aime moins Dieu
qu’il n’a peur du Diable. Quand il pense à son auteur,
_ ,_.h _____‘_._I r-—.. — ‘1‘"

164 COURS DE BELLES LETTRES.

quand il se le représente , il .y a toujours , dans un coin


du tableau , une perspective de l'enfer plus ou moins éloi
gnée. Ces deux images , offertes ensemble et sans cesse à
ses yeux, sont inséparables dans son esprit. La crainte
n’a jamais conduit à l’amour; elle ne peut inspirer que
de la défiance et une terreur qui le repousse : on n’est pas
disposé à chérir ce qui nous épouvante. La terreur eQ
sans doute un frein salutaire , nécessaire même aux
hommes vivant en société; elle peut contenir le crime ,
elle ne sauroit mener; à la vertu; et du moins elle ne doit
pas étouffer, dans les ames sensibles , l’idée consolante et
‘ douce qui nous montre la bonté toujours à côté de la
justice.
Ces réflexions qui se présentent naturellement à l’ima
gination secouée par la méditation des diverses formes
qu’elle fait prendre à ses conceptions, aux sujets qu’elle
traite, appartiennent en quelque Sorte à cette faculté; et
l’apologue suivant offre en même temps le résultat qu’on
peut en tirer, et un avis qu’on peut suivre.
.. Un philosophe, disciple de Confut-Zée, voyageoit pour
. s’instruire et pour apprendre à connoître les hommes.
« A quelques lieues de Pékin , il aperçut sur sa gauche un
- édifice superbe , à l’entrée duquel s’empressoit une foule
« immense; la curiosité lui fit tourner ses pas de ce côté;
a il entra : c'étoit un temple du dieu Foh, enrichi des
« éhefs-d’œuvre lesplus précieux du luxe et des arts , dons
« magnifiques de la richesse et de la piété. On distinguoit
« surtout un tableau où le dieu , environné d’éclairs , assis
x sur des nuages, considéroit l’univers sous ses pieds , et
« lançoit la foudre sur les hommes qui passoient devant
- son image sans se prosterner. Vous voyez, s’écrioit un
« bonze , vous voyez le redoutable Foh: C’est ainsi qu’il
'44.-- -

COURS DE BELLES LETTRES. 165


« punit les coupables mortels qui l’offensent, les ames
« tièdes qui négligent son culte, et les incrédules qui re
« fusent de reconnoître sa puissance ! Ce tableau est bien
- peint, (lit le philosophe; mais le géant qui'écrase le nain
« dont la main débile a voulu et n’a pu le blesser, seroit
- il moins grand s’il se contentoit de sourire des vains
« efforts de sa foiblesse? En finissant ces mots, qu’il eut
« la prudence de dire tout bas , le philosophe se prosterna
- devant l’image. Il sortit ensuite du temple , et continua '
- paisiblement sa route. « ‘
En parlant de Dieu, il faut consulter le sentiment, et
non la métaphysique. Celui—là ne le définit ni ne le peint;
celle-ci égare et trompe souvent l’intelligence. C’est d’a
près ces fausses conceptions qu’après avoir (lit qu'il avoit
fait l'homme à son image, on l’a fait ensuite à l’image de
l’homme qui s’irrite, s’adoucit, entreprend, fait, défait,
s’applaudit , se repent, et tire de sa foiblesse et de sa
nature une versatilité incompatible avec la suprême puis—
sarice, la suprême sagesse , et l’immutabilité qui en est
la conséquence.
Loin de rien décider sur cet Etre suprême ,
Gardons , en l‘adorant, un silence profond:
La Nature est immense, et l’esprit s’y confond.
Pour savoir ce qu’il est, il faut être luLmême.

Après ces beaux vers de Fléchier, il n’y a rien à ajouter.


Il faut revenir à l’invention , dont je ne crois pourtant
pas m’être écarté. Je vous ai parlé de quelques unes des
différentes manières dont on a employé cette faculté; et
les réflexions qu’elles ont occasionnées en sont-peut—être '
des essais et des exemples. '
Cette méthode n’est pas celle des rhétoriques ordi»
166 ' couns DE BELLES LETTRES.
mires. Elle‘m’a paru la plus propre à faire connaître et
saisir ce que c’est que l’invention. Je ne craindrai pas de
présenter plusieurs fois les mêmes réflexions. J’emploîrai
souvent d’autres faits , d'autres tours , d’autres images,
ou simplement je nuancerai celles-ci différemment : je
paroitrai me répéter , quant au fond des idées et des
exemples ;-mais s’il en résulte plus de développements
sur l'objet même de nos études , et en même temps quelque
instruction sur les'points historiques ou moraux qui four
niront ces exemples et ces idées , ce sera toujours un avan—
tage. Les répétitions ouvertes ou déguisées sont d’ailleurs
nécessaires dans des leçons de l’espèce de celles-ci. Ce qui
n’a pas d’abord été saisi une première fois, peut l’être
une seconde , 'et je continuerai.
.
mevwwæswm \«\m \/\\ w‘m-MMMMM

’DE L’ACTION DIFFÉRENTE

DE L’IMAGINATION
Selon les lieux , les temps, et les hommes.
t

L’1M A GINA'K‘ION , ce don précieux de la nature dépend


de l’esprit et du caractère des nations. Tous deux en va
rient les effets, et dépendent eux-mêmes des mœurs, des
coutumes, de la forme des gouvernements, du climat
même auquel Montes’quieu donne une si grande influence
et qui en a certainement unetrès prononcée sur le phy
sique et le moral des hommes. Il n’y a point de partie du
globe qu'ils habitent qui n’offre des preuves sans nombre
de cette vérité.
C’est surtout dans lefls opinions morales et religieuses'
que l’on remarque le plus d’exemples de cette variété
des _efforts
. INous de l’imagination.
avons remarqué que les peuples de l’Orient,

échauflés plutôt qu’éclairés par un soleil brûlant, sans


avoir le génie, la grace, l’esprit, la fécondité, la légèreté
et la subtilité des Grecs, ont porté aussi loin qu’eux les
écarts et même le délire de cette faculté de l’ame. Les
derniers se sont plus à expliquer ce qu’ils ne conce_voient
point; et les premiers ont voulu peindre ce qu’ils ne
voyoient point et ce qu’ils ne pouvoient voir.
Le caractère doux et humain mais foible des Indiens
les rend passifs sous la verge du despotisme, et sans af
faiblir le sentiment de leurs maux, ne leur permettant que
168 COURS DE BELLES LETTRES.

de l’exhaler en plaintes secrètes, leur ôte l’énergie et le


courage qui, en se soulevant contre l’oppression, font
trembler et contiennent les oppresseurs. Ils se contentent
de chercher hors de cette vie le dédommagement des
peines qu’ils y éprouvent, un abri contre l’injustice, et
leur vengeance dans la punition de ceux qui l’ont exercée.
Leur douceur, leur mollesse, et l’on peut ajouter leur
inertie, semblent les avoir portés à ménager encore ces
derniers. Ils n’ont inventé pour eux aucun de ces lieux
de supplices dont l’horreur et la perpétuité épouvantent
et font frissonner. Leur raison, en sentant la nécessité de
‘ placer à côté du crime la peine inévitable, a consulté la
sensibilité : celle-ci a trouvé dans la métempsycose le
double moyen de récompenser les bons et de punir les
méchants. Des âmes indulgentes , paisibles et douces ont
pu seules concevoir, dans la gradation des peines, ce sys—
tème, absurde sans doute dans l’invention , mais conso
lant dans ses effets , qui concilie la sévérité avec la bonté
sans laquelle la justice paroît Iceflerflet faire place à l’in
justice , et qui fournit en même temps à tous les coupables,
parleur châtiment même, l’occasion d’expier leur vie
passée, et de mériter le bonheur par leur conduite dans
les nouvelles carrières qu’ils sont condamnés à parcourir.
Nous avons vules Orientaux s’amuser à-embellir les lieux
de délices préparés pour servir de demeures aux justes.
Ils y ont rassemblé tout ce qui paroît nécessaire à la feli
cité dans un climat tel que celui où la nature les a placés.
I Ils y ont prodigué la verdure, les bois, les berceaux, les
ombrages , les eaux , le lait, les liqueurs rafraîchissantes,
r tout ce qui est un besoin vépitable sous un ciel brûlant.
Les richesses qui éblouisænt'le pauvre, cette abondance
après laquelle le font soupirer sans cesse ses privations
COURS DE BELLES LETTRES. 169

habituelles, ne sont pas oubliées dans leurs paradis/Il


est naturel qu’ils yaient réuni tout ce que leurs besoins et
leurs desirs réclament en vain sur la terre. Les Mahomé
tans n’ont fait qu’y ajouter des houris, (Il‘ll sont un charme
et souvent un besoin dans le plus heureux âge de la vie,
l’objet des regrets de la vieillesse, à laquelle une religion
sensuelle donne encore l’espoir consolateur de retrouver
sa première jeunesse auprès d’elle.
Les peuples septentrionaux nous offrent des tableaux
différents, mais également conformes à leurs mœurs et à
leur manière d’être. Leur enfer étoit destiné principale
ment aux lâchés; ils y trouvoient leur supplice dans les
humiliations et le mépris. On y reléguoit de même les
autres coupables; et ce tourment étoit le plus terrible
aux yeux de ces nations-barbares mais braves , qui regar en
doient le défaut de courage comme le plus punissable des
crimes.
Les anciens Scandinaves ou Goths avoient aussi leur
enfer qu’ils appelloient nif’hIeim, mot qui, dans leur
langue, signifioit habitation des sqélératc. Entourés de
mers orageuses“, ils avoient puisé dans les spectacles ter
ribles qu’elles, leur présentoient journellement les ta
bleaux et les couleurs que leurs descriptions offrent de
ce lieu.\ Dans celle que l’Edda islandois nous en donne
est placée une. source où prennent naissance dix fleuves
dont les noms sont la Désolation, la Destruction de
toute joie, le Tombeau, la Perditz’on, le Gouffre, la
Tempête, le Tourbillon , le Rugisscment, le Hurle
ment , et le Désespoir. Un onzième fleuve environne l’édi—
fice où la Mort fait sa demeure, et s’appelle le Bruyant.
Les plaisirs de ce peuple portoient l’empreinte de son
caractère sauvage et farouche; cette empreinte dut se
I7O COURS DE BELLES LETTRES.

trouver aussi dans les jouissances de son paradis. Le bon—


heur suprême pour les guerriers septentrionaux était
de chasser dans les terres d’Odin, d’aller le soir manger
dans son palais le gibier qu’ils avaient tué dans la jour*
née, de boire de la bierre forte et de l’eau—de—vie dans les
crânes de leurs ennemis, et de‘s’enivrer en s’entretenant
de leurs exploits auprès d’un bon feu dont l’âpreté de leur
climat leur faisait sentir vivement le besoin.
Leur imagination mains vive, moins brillante, moins
séduisante que celle des Orientaux, avait ajouté cepen
dant à ces jouissances grossières la plus. précieuse de
toutes, celle de retrouver chez Odin les compagnons
d’armes et les amis qu’ils avaient perdus ,l’espérance de se
voir réunis encore avec ceux qu’ils avaient laissés après
eux sur la terre , et qui devaient les rejoindre tôt ou tard;
de doubler enfin leur félicité en la partageant éternelle
ment avec eux.
Ces peintures orientales et septentrionales qui tiennent
aux climats, tiennent aussi aux mœurs , aux habitudes; et
l’imagination se compose des uns et des autres, qui la ma
difient souvent et surtout la varient: c’est ce qu’il est aisé
de reconnaître dans toutes ses productions.
Peu d’hommes ont déployéle de force d’invention que
J. J. Rousseau dans les deux discours qui ont commencé
sa réputation. Cette force est attestée par la manière même
dont il a envisagé et traité ses sujets. Il en fallait beaucoup
pour arrêter ses lecteurs sur des paradoxes et des .60.
, phismes, les attacher encore au moment ils les ont
reconnus; il fallait surtout une magie étop'nante de style
pour faire illusion à la raison et la séduire quelquefois.
Rousseau ne fut pas conduit d’abord par son choix,
ni peut-être par la nature, à cette manière de voir. L’oc—
COURS DE BELLES LETTRES. 171

casion le décida; et c’est une anecdote intéressante dans


l’histoire de l’éloquence qui se place naturellement dans
un cours qui lui est consacré. ,
Né avec le talent le plus rare, Rousseau ne l’avoit point
encore développé, ni peut—être aperçu lui-même. Il étoit
à Paris, plus qccupé d’une révolution qu’il vouloit faire
en musique, que de littérature et de phil050plfie. Ily étoit
lié avec Diderot , dont l’imagination vive, quelquefois
exaltée, rendoit la conversation si piquante, si intéres
sante , si remplie d’instructiops présentées sous des images
tantôt neuves, tantôt brillantes , souvent profondes, pei-'
gnant toujours à l’esprit, ou remuant le cœur, et répan
dant dans ses entretiens avec ses amis un charme qu’il
n’a pas su faire passer dans ses écrits. On remarque dans
ces derniers, une grande liberté d’idées et une contrainte
souvent extrême d’expressions qui nuit à la clarté. On
peut l’attribue: à la gêne d’une‘anie que l’épreuve de la
persécution a rendue timide, et qui chercheà envelopper
dans une obscurité prudente des vérités , ou ce qu’il prend
pour des vérités, qu’il ne peut taire, et qu’il étoit alors
dangereux de dévoiler. L’exaltation de sa tête lui avait
en effet donné une hardiessede_ penser qui avoit attiré
plus d’une fois l’attention duÏgouvernement dont, pen
dant sa vie il habita
maison. les bastilles
>_. tu; "" "' N” ne “autant
‘ "vq ne "sa
.1

il venoit
Il étoit d’obtenir
au clïdï la. permission
, .: d’y-recevoir
. les visites
‘ ’

de ses amis : Rousseau en profitoit pour l’aller voir tous


les jours , et emportoit ordinairement quelque livre pour
se désennuyer dans la route.
Il avoit pris un jour le Mercure du mois où il trouva
le Programme de l’Académie de Dijon pour le prix d’élo
I72 COURS DE BELLES LETTRES.

quence qu’elle devoit donner en 175c. Il s’agissoit d’exa—


miner, si le rétablissement des sciences et des arts avait
contribué à épurer les mœurs. '
Le citoyen de Genève entrevit le parti qu’on pouvoit
tirer de cette question. L’envie lui prit de la traiter ; et il
en parla à Diderot avec une chaleurv’qu’il lui fit partager.
L’imagination mobile de celui-ci, que la plus légère se
cousse ébranloit, égayée encore par l’espoir qu’on lui
avôit donné ce jour même de sa prochaine liberté, lui
inspira cette saillie : « N’allez pas suivre le pont aux ânes.
« C’est un discours à présenter à une Académie qui attend
« un pauégyrique des sciences et des lettres qu’elle cul
« tive. Prenez l’inverse de son intention; prouvez—la avec
« une éloquence qui la force à vous donner le prix; et
« cela sera aussi plaisant que neuf.... » ,
Ce fut cette gaîté qui décida le choix de Rousseau; et
il réussit comme le lui prédit son ami. Jamais en décriant
l‘éloquence on n’en fit un plus grand usage.
Les ressources que ce premier travail lui avoit fait dé
couvrir dans son imagination, le succès qu’il avoit obtenu ,
acheVèrent dans Rousseau ce que l’inspiration de Diderot
avoit commencé. Son génie fier se déploya, il dédaigna
toutes les routes battues, sûr d’arriver à la gloire en s’en
frayant une nouvelle; et lorsque la même Académie de
Dijon eut demandé: Quelle est l’origine de l’inégalité
parmiles hommes , et si elle est autoriséepar la nature?
instruit par son expérience de°la force de son éloquence,
et de son adresse à manier le sophisme et le paradoxe , il
les employa de nouveau. >
C’est ainsi, par exemple, qu’après avoir présenté
l’homme de son imagination, au sortir des mains de la
nature, l’avoir fait passer dans le premier état de la so
cours ne BELLES nanars. 173
ciété, et successivement par tous les degrés de la civilisa
tion , il peintles progrès des maux qui sont inséparables
de celle-ci, et auxquels il doit être abandonné. Il réunit
dans ce tableau hypothétique, quelques vérités incontes
tables, et des conséquences qui sont au moins exagérées ,
lorsqu’elles ne sont pas fausses. '
L’inégalité est sans doute un inconvénient dans la ci»
vilisation; mais celle-ci ne la fait pas naître. Elleestatta
chée à la constitution humaine; elle est dans la nature,
où le plus foible n’a jamais été l'égal du plus fort; où
l’homme d’esprit est certainement supérieur à l’imbécille,
et l'homme de génie à l'homme’_ ordinaire, et même à celui
qui est au dessus du commun.
Si la civilisation , à ces distinctions primitives et natu
relles, en a ajouté de factices et de convention, elle;a
introduit aussi des lois qui protègent la foiblesse, et qui
contiennent ou répriment la force.
L’état de nature que peint Rousseau suppose l’homme
isolé, errant dans les forêts comme, les animaux ,— sans
prévoyance , sans moyens , sans industrie , cherchant sa
nourriture quand il a faim , réduit.à s’en passer quand il
ne la trouve pas , borné à l'instinct qui, ne voyant que le
moment présent, jamais celui qui doit le suivre, ne lui
permet pas de songer aux besoins à’irenir.
Cet état n’existe point ; et l’homme prétendu de la na
ture n'est que celui de l’imagination. Si, comme Rous
seau le dit, il a marché d’abord et devrait marcher encore
sur quatre pieds, il y a si long—temps, répond Voltaire,
que nous en avons fidu l’habitude , qu‘il nous est im
possible d’y revenir ; et comme lui, nous nous contente
rons toujours de rester sur deux.
On ne pouvoit répondre que gaiement à une assertion
:74 cours on BELLES LETTRES.
démentie par un usage immémorial et constant, qui at
teste que, partout et dans t'ousles siècles , l’auteur de la
nature a distingué l’homme du reste des animaux , dont
le front et les yeux s’inclinent vers la terre.
'

Os homz’ni sublime dcdil : cælumque tueri


Inuit , et erectos ad sidera tallere vulzus.

- 1 Il donna à l’homme une tête superbe; il lui ordonna


- de regarder le ciel, et de porte? ses yeux élevés jus
- qu’aux astres. » -
L’homme, dans tous les pays , a toujours été représenté
comme le dernier ouvrage, et si l’on peut s’exprimer
ainsi, comme le complément du grand œuvre de la créa
' ‘ tion. Partout on a reconnu, on a senti qu’il possédoit
une étincelle de la Divinité. Les fables de tous les peuples
ont rendu hommage à cette vérité; et Prométhée, après
,avoir pétri l’homme avec de la boue , alla volerle feu du
ciel pour l’animer.
Destiné, dès son origine, à être ce qu’il est aujourd’hui ,
l’homme est né avec le germe ou le principe de tous les
développements qu’il a successivemen t reçus avec le temps.
Il n’est pas fait pour vivre seul. Dès que la nature et le
besoin lui font desirer une compagne , qu’il la cherche et
qu’il la trouve, il n’est plus seul ; la société est com
mencée. - .y
L’homme et la femme sentant mieux le prix de leur
existence deviennent nécessaires l’un à l’autre. Il résulte
bientôt de leur: union des êtres semblables à eux, dont
la naissance les étonne sans doute. resserre leurs liens.
L’enfant hors d’état de se soigner et de se servir lui
même est dans leur dépendance. Il réclame le lait de sa
mère et les secours de tous deux. La nature, qui a placé
cours ne nru.ns LETTRES. 175
dans le sein de la première l’aliment qui lui convient, y
a mis aussi le besoin de le lui donner, et dans le cœur des
_auteurs de sa vie un charme secret, mais invincible , atta—
ché aux soins du petit être qui triple leur existence.
L’enfant en grandissant, instruit sans cesse par ses be
soins et par l’attention constante de ceux qui y pour
voient, sent éclore le germe de la reconnoissance; et
toutes les idées morales naissent ensuite de ce sentiment.
La société ainsi commencée s’étend bientôt: les be
soins communs font sentir la nécessité des secours réci
proques; cette nécessité donne la prévoyance; l’instinct
se perfectionne et s’élève à la raison.
Voilà les premiers pas des sociétés naissantes. Il y a
loin encore de là à la civilisation. On n’y est parvenu que
lentement et successivement : il a fallu chercher et multi
plier auparavant les moyens de pourvoir aux premiers
besoins. On en a dû essayer beaucoup avant de découvrir
le plus efficace, le plus important , celui qui est la source
féconde de tous les progrès qu’a faits ensuite la société,
l'agriculture : c’est elle qui, en introduisant l’idée de pro-.
priéte’, a amené avec elle toutes les lois; et ce n'est pas
sans raison que les anciens avoient donné à Cérès le titre
de législatrice.
Prima Ceres unco glebam dimovù aratro ,'
Prima «ledit fruges alimentaque mitia tcrris' ;
Prima dedit leges. Cereris samus omnia munur.
'a Gérés est la première qui se servit du soc pour: ou
« vrir la terre; elle est la première qui lui a fait porter des
a fruits et des aliments savoureux; la première , elle lui a
« donné des lois. La terre entière, et nous-mêmes, nous
a devons tout à ses bienfaits..... » -
En effet, l’esprit de migration qui caractérise les tribus
:76 COURS DE sauras nanars.
sauvages, les peuples nomades, pasteurs ou chasseurs,
prévient chez eux les progrès de l’espèce. Le Tartare ou
l’Arabe , monté sur son cheval, et transportant sans cesse
sa tente, sa famille et ses troupeaux, d’un lieu dans un
autre , est le même aujourd’hui que l’histoire nous l’a pré
senté dans les premiers temps. L’homme doit se fixer,
prendre racine , si l’on peut s’exprimer ainsi, avant qu’il
puisse se civiliser. La police ne prend son cours que lors.
qu’on a réglé le partage des terres, des troupeaux , des
pâturages. Quand cette révolution est arrivée, de nou
veaux desirs s'éveillent, de nouveaux besoins naissent;
les passions humaines trouvent des objets ou des aliments
qui les entretiennent; les facultés se développent; l’homme
commence , pour ainsi dire, sa carrière; et pour employer
une figure peut—être hardie, mais vraie, c’est la charrue
qui a civilisé le monde.
Rousseau ne voit que l'état de nature, qu’il préfère à
tout, qui n’existe pas, et qui ne peut exister. En louant
ce fantôme de son imagination , il décrie la civilisation,
exagère les maux qu'elle n’a point créés, puisqu’ils sont
dans la nature, et surtout l’inconvénient de l’inégalité
des richesses , dont résultent cependant l’industrie , l’ac
tivité, le mouvement, l’économie entière de la société ,
prête à’ retomber, sans cela , dans un désordre et une con
fusion qui en entraineroient la dissolution infaillible.
Qui ne voit que, quand il seroit possible de faire au
jourd’hui le partage des terres d’un empire, les lots ne
resteroient pas long-temps les mêmes? L’industrie iné
gale, le travail, la paresse, mille circonstances se réuni- .
roient pour les varier. Le dissipateur vendroit le sien;
l’économe l’achèteroît; et l’on verroit bientôt des pauvres
et des riches comme auparavant.

‘_,_-. 7‘.
-_, ..—. __——.'hj’L—x“
I
COURS DE BELLES LETTRES. 177

Ne calomnions pas la nature; prenons-la telle qu’elle


est, et tâchons de la perfectionner. . ’
Le philosophe humain et sensible peut gémir des mal
heurs du pauvre, plaindre le sort de l’humble habitant
des campagnes , qui, placé au dernier rang de cette même
société par les institutions politiques du monde entier, y '
est retenu par son éducation, qui l’a privé (le l’instruc- '
tion et des lumières que procure aux autres classes la ma
nièfe dont elles sont élevées. Acc:iblé par la misère, qui
flétrit à la fois le physique et le moral, exposé sans cesse,
de la part des grands et de leurs valets , à des mépris dont
il sent l'injustice sans pouvoir la repousser, se trouvant,
pour ainsi dire, à l’extrémité de la chaîne qui lie les ci
toyens d’un même état, voyant tout le monde au dessus
de lui et rien au dessous, le paysan s’exagère partout sa
prétendue bassesse, et s’avilissant à ses.propres yeux, ne
se distingue plus du bœuf qui l’aide à tracer des sillons
pénibles. La philosophie , la raison et l’humanité doivent
le plaindre et applaudir à tout ordre de choses qui le
tire de cet état d'abjection , indigne d’êtres Que la nature
avoitfaits égaux, etque lesinstitutions sociales ont rendus
inégaux; mais elles laisseront les sophistes prendre au
général ce qui ne dort être pris _qu’pu particulier, et pré
cher , dans leurs déclamations incendiaires, une égalité
_dont l’établissement, impossible ne pourroitétre tenté
sans bouleverser la société, entraîner des convulsions qui,
en se prolongeant, causeroientÿles plus grands maux, et
finiroi'ent par la dissoudre (1)5 .‘ ,.,_r
v

(1) Lorsque l'on écrivoit ceci, on étoit bien près du temps où les
sophismes. les plus étranges et les plus exagérés avoient été émis et
répétés de toutes parts. Il n'étoit pas inutile de prémunir’cn passant
contre eux les roues neuves qui les avaient entendus. ’
l. , I2
’.

178 counsnn narines LETTIîBS.


C’est moins une digression que je viens de faire encore
qu’un nouveau coup de pinceau que je devois donner au
tableau'de l’action de l’imagination , dont les productions
sont si variées, et qui dépend elle-même detant de causes
sur lesquelles elle réagit. Quoi qu’il en soit, le sujet a
amené ces observations, peut-être tr0p longues, parce
qu’elles ne Peuventparoître neuves qu’à ceux qui. com
mencent la carrière de la vie, et entrent seulement dans
celle des études: mais, je le répète, si, sans prétendre '
vous offrir des modèles , j’ai pu vous offrir des exemples
de la manière dont elle opère sur des sujets connus , p'our
les présenter sous une face, en quelque sorte, nouvelle;
si ces réflexions portent à l’esprit des idées qu’on n’avoit
pas, ou en rappellent quelques unes que l’on avoit, et
mettent sur la voie de réfléchir pour les étendre ou en ac
quérir d’autres, elles ne sont pas perdues pour l’instruc
tion; et toutes les fois que l’occasion s’en présentera, je
m’en permettrai de pareilles , quand je présumerai qu’elles
pourront avoir le même but. ‘
L’imaginafion , comme je vous l’ai déjà Çdit , ne s’e;er
çat‘lïun sur des idées cônservées dans le magasin de la
mémoire, dont elle fait des combinaisons nouvelles, ou
ne sauraitth en rassembler pour en augmenter la masse;
c’est la loi préliminaire de l’invention : celle—ci fait la pre
.4.
ii1ière p'artie de la rhétorique , et doit se trouver dans
toutes les-autres. Que seroient, sans elle, la disposition
, et l'élocutioh ? Elle est le flambeau de Prométbée, qui
anime tout; et, semblable à l’action du feu du soleil dans
":” fla nature, elle répandégalement la chaleur, la vie, et‘la
fécondité sur les sujets, sur les plans , et sur le style. 3;;
v' v-«,1u‘r
MW\W\M

ART ORATOIRE _°
OU

-RHÉTORIQUE.

SECONDE PARTIE,

De la Disposition.

L’INVENTION qui a’présidê au choix du sujet d’un discours,


lorsque l’occasion , le moment , l’intérêt général ou parti
culier , la nécessité même, n’ont pas conduit l’orateur àla
tribune, et qui dans l’un ou l’autre cas, d’un sujet donné
ou d’un sujet choisi, a présidé également à la méditation
dans la recherche, la découverte, et l’examen des res
sources et des moyens qu’il fournit, doit”diriger aussi
leur emplcii: c’est à elle à faire la distribution particulière
de ce que le génie a envisagé en masse, et à le mettre dans
l’ordre convenable pour remplir le butdæ-la première
rique on appelle
conception. Sousdisposition
ce Point de appartient
vue, ce donc à l’inVention;

Si'celle-là doit ranger avec ordre, avec justesse, toutes


les parties d’un discours, celle—ci doit la conduire. A
Nous avons‘ vu que , dans l’usage des mots qui ex
priment nos idées , il y avoit un _art qui enseignoit à
rendre les dernières avec la-clarté et la netteté nécessaires,
à former des premiers des phrases, et de la réunion de
r. ..-.»‘M.k-\ \‘ _

180 . cocus ms BELLES LETTRES.

I celles-ci une période qui eût du nombre et de l’harmonie.


11 y en a aussi un pour l’arrangement d'un discours : il
faut en mettre toutes les parties différentes , chacune à la
place qui lui convient, les enchaîner, les lier de manière
qu’elles se prêtent un secours mutuel, qu’elles forment
un tout propre à remplir le but qu’on s’est proposé, et à
produire l’effet qu’on a l’intention de produire.
J’ai essayé , en parlant de l’iqvention, de vous donner
une idée de la manière dont agissoit cette faculté de l’ame
dans la recherche et le choix d’un sujet, ainsi que de ce
qui devoit y entrer et l’embellir. J’ai puisé les exemples
que j’ai mis sous vos yeux, non seulement dans l’élo
quence oratoire , mais encore dans divers genres de litté—
rature, parceque, comme je vous l’ai fait observer, dans
tous on invente ,on dispose. Il n’est point de productions
de l’esprit qui ne doivent avoir leur commencement, leur
milieu, leur fin : aucune de ces parties ne peut être ni
intervertie, ni confondue, ni interrompue; chaque dé-
t_ail, chaque développement qui appartient à l’une, doit
y trouver sa place, et ne point être porté dans une autre:
c’est l’art de cette distribution qui est l’objet de cette se-.
coude partie de la rhétorique.
Nous_ avons déjà cité le voyage du jeune Anacharsis:
nous avons vu comment l’imagination a produit la pre
mière conception de l’auteur; voyons comment elle et pré
sidé à la distribution de l'ouvrage, sous la conduite des
lumières et du goût.
Le Scythe qu’il fait voyager arrive dans la Grèce un
peu avant que Philippe monte sur le trône de Macédpine;
. il y reste jusqu’à ce que ce prince soit nommé généralis
a
sime de l’armée des Grecs pour l’expédition qu’elle pré
paroit.depuis si long-temps contre la Perse, et dontla
“COURS DE’BELLES LETTRES. 181
mort le force de laisser l’exécution à son fils Alexandœ.
Il la quitte aussitôt qu’il la voit asservie. ’
. Cette période est la plus intéressante de l’histoire des
peuples de cette contrée; elle lie le siècle de Périclès à '
celui d'Alexandre. Au moyen de ce plan , Anacharsis voit
l’époque la plus brillante de la philosophie , des sciences ,
de la littérature et des arts; il peut suivre la naissance', les
progrès et l’issue de la grande révolution qui détruisit la
liberté de la Grèce; les intrigues couronnées par le succès
que Philippe employa pendantvingt-deux ans pour lzrsou
mettre, et la conduite imprudente et légère des peuples
qui sembloient agir de concert avec lui et le favoriser. Il
les voit s’aveugler sur le danger, fermer l’oreille à la voix
de Démosthènes qui les exhortoit sans cesse à se défier du
lion macédonien , et qui constamment, mais vainement ,
le leur peignoit préparant , par l’usage dcsfinesses du re
nard, l'emploi qu’il pouvoit faire infailliblement tôt ou
tard de sa force_; et le moment où ils tombengenfin dans .

ses pièges est l'époque de la conclusion de son ouvrage.


Dans ce plan général, aussi bien combiné que bien
conçu, tous les événements , tous les détails se placeutet
s’enchaînent naturellement. Comme l'histoire de la Grèce
avant qu’Anacharsis eût quitté la Scythie est nécessaire
au développement de tous les faits dont il est ensuite le
témoin, l’auteur suppose que, pour ne pas interrompre
ses récits par des explications qui les mlentiroient ou y
jetteroient de la cqnfusion, il écrivit le précis de cette
higtoire à son retour, pour servir d’introduction à son
Voyage, qu’il termine ainsi:
« Ce fut alors qu’expira la liberté de la Grèce. Ce pays, si
« fécond en grands hommes, sera pour long—temps asservi
:. « aux rois de llfacédoine. Ce fut alors aussi que je m’arra—
_ l
182 courts-na nau.ss narrnns.
«chai d’Athènes , malgré les nouveaux efforts qu’on fit
« pour me retenir. Je revins en Scythie, dépouillé des pré—
u jugés qui m’en avoient rendu le séjour odieux.‘Accueilä
«d’une nation établie sur les bords du Borysthène, je
« cultive un petit bien qui avoit appartenu au sage Ana
« charsis , un de mes aïeux ; j’y goûte le calme de la soli
« tude : j’ajouterois, toutes les_ douceurs de l'amitié, si le
« cœur p0uvoit réparer ses pertes. Dans ma jeunesse, je
« cherchai le bonheur chez les nations éclairées : dans un
« âge plus avancé , j'ai trouvé le repos chez un peuple qui
« ne connoît que les biens de lanature. » -
L’idée de donner a son ouvrage une forme dramatique‘
(et: même romanesque n’est pas une invention de Barthe
lemy : comme nous l’avons vu , le Voyage historique de la
Grèce par Pausanias avoit déjà secoué son imagination ; un
des plus éloquents de nos écrivains modernes acheva ce
que Pausanias avoit commencé. Ce fut à leur exemple,
et surtout 'à celui de Rousseau , qu’il essaya d’appliquer à
l’histoire l’intérêt des formes romanesques dont la philo.
sophie n’avoit point déd‘aigné l’usage: J’ajouterai que c’est
ainsi que le génie copié le génie, et qde ses imitations quel
quefois valent presque des créations. 1’
Rousseau veut écrire sur l’éducation , cette matière si
essentielle , si importante, si utile, n'est plus neuve;plu—
sieurs de ses parties, ont été l’objet des méditations des
philosophes anciens et modernes. Nous devons à celui qui
a approfondi la science de l’entendement humain , qui l'a
créée en quelque sorte, et qui le premier en a donné l'his
toire véritable, à Locke , un traité comfld d’éducation
physique et morale. Rol’lin, abapdpnndnt les premiers in
stants de l’enfance , lasaisjt ècelui où'el.le commence à
être capable d’insuucñon, et prescrit la méthode.à en»
cocus ne BELLES‘LBI‘TRBS. 183
ployer pour la lui procurer. Rousseau, entreprenant à
son tour de traiter le même sujet, s'empare de l’enfant
\ au moment de sa naissance, s’attache à le suivœ dans son
accroissement, et à préparer en lui l’homme et le citoyèn.
Fera-t-il , comme le philosophe anglais, un traité d'édu
cation? ll connoît son siècle; il sait que ses contempo
rains sont de grands enfants : pour les instruire, il faut
les amuser. Il veut leur faire prendre un breuvage qui ré—
pugne à leur goût, ainsi qu’ont fait Lucrèce et le Tasse;
à leur exemple, ilfrottera de miel les bords du vase qui le
contient : pour attacher à ses leçons , il leur donnera une
forme qui dispose à les écouter , il fera un roman , il s’éri
gera en‘instituteur, il prendra un.élève, ils vivront, ils agi
ront , ils s’instruiront ensemble dans toutes les périodes de
l’enfance et de l’adolescence , il r!tardera le développement
de ses passions; et lorsque l’époque fatale sera arrivée,
il les dirigera. Pour le défendre des écarts où entraîne
ordinairement la plus douce, la plus séduisante, la plus
impérieuse, il tâchera de la faire naître ; ses soins tendront
à la concentrer, pour ainsi dire, tout entière dans un
objet aimable, fait pour l‘in5pirer, et à conserver l’inno
cencedujeunehommejusqu’à son mariage : il ne le quit
tera que lorsque , au moment de devenir père , le disciple,
devenant instituteur à son tour, va faire pour ses enfants
ce que le sien a fait pour lui.
Vous voyez d'un coup d’œil la première penséeconçue
par Rousseau, combien elle est fée-onde, comment toutes
les autrgs en découlent, et la manière simple et naturelle
dont elles se distribuent chacune à sa place.
On s’attend bien que l’écrivain qui a mis tant-d’élo
quence et tant d’art à démontrer que les sciences n'étoient
propres qu’à faire le malheur des hommes; que ce qu’il
o
l

184 COURS DE BELLES narrnirs.


appelle état de nature est préférable à l’état de société;
accoutumé à manier habilement le sophisme et le para
doxe, et à devoir peut-êtréune partie de ses succès à ce
talent singulier autant qu’à la magie de son style, ne né
gligeroit pas de l’employer aussi dans ce roman philoso
phique , et de mêler aux préceptes les plus sages, aux
observations les plus conformes à la raison, d’autres qui
ne le sont pas. On ne peut cependant lui contester l’hon
neur d’avoir fait une grande révolution physique et mo
rale.
C’est à lui que l’enfance doit l’avantage d’avoir été dé
barrassée des maillots et des entraves qui gênoient l’ac
croissement de Ses membres, celui non moins précieux
de faire usage de la nourriture que la nature avoit prépaa
rée pour elle dans le sein' où elle puisa la vie, et que les
mères , ramenées à leur véritable destination , conservent
aujourd’hui, au lieu de travailler, comme autrefois, à la
détruire. Par ce moyen , elles évitent à leurs enfants, s’é-.
vitent à elles-mêmes, les maladies dont tous ont été si
long-temps les victimes, et trouVent ainsi leur récom
pense dans l’accomplissement du devoir le plus-sacré.
Mais la sagesse et les écarts de Rousseau ne sont point
de mon ressort; je ne dois parler ici de ses ouvrages qu’en
littérateur : mon unique but étoit de montrer comment
agit le génie dans le choix d’un sujet, dans l'usage des
moyens d’invention qu’il lui fournit , et dans la manière
de les disposer, .
Ce ne sont pas des règles et des préceptes quipeuvent
apprendre tout cela , il faut des exemples '; je dois les mul—
tiplier à je les ai pris, et je les prendrai partout où ils
se trouvent. Une réserve, sans dOute un peu vandale, a
défendu long-temps d’en puiser aucun dans les ouvrages
conas nn nanas nanars. 185
qui auraient pu en procurer un grand nombre d’excel
lents , avoués à la fois par le génie et par le goût, égale
ment propres à enflammer l’un et à former l’autre. I;’aus
térité farouche et intolérante exclut tout; la sagesse éclai
rée choisit sans manqué: au respect dû aux mœurs et aux
opinions. La même mine renferme souvent différentes es
pèces de métaux; les plus vils s’y trouvent quelquefois a
côté des plus précieux ; il ne s’agit que de s’emparer de
l’or, et de rejeter le plomb : c’est ce que l’on a essayé de
faire ici, et ce que l’on se propose de faire dans la suite.
L’exemple que m’a fourni l’Emile est sans'douté un des
meilleurs que je pouvois choisir pour montrer comment
procède l’art de la distribution. .
Les rhéteurs ont donné des règles de cet art; elles sont
toutes puisées dans la nature : c’est au goût à les employer,
et à l’imagination à les vivifier. Elles sont , pour ainsi dire,
la toile, les couleurs et le_pinceau dont le peintre a besoin
pour rendre ses idées; mais c’est son génie qui.a conçu
celles-ci; c’est ce même génie qui va les disposer. ’
Il est non seulement naturel, mais essentiel à l’orateur,
quel que soit le suth qu’il ait à traiter, de commencer .
par intéresser ses auditeurs. La première impression qu’il
produit a une influence remarquable sur le reste de son
discour;s : elle prévient ou déprévient; et que sa cause lui
soit personnelle ou étrangère, il a besoin de se les_ rendre
favorables. q. ‘ '*’ '
Il faut ensuite établir le fait ou la question que l’on a
à traiter ou à discuter. Ce n’est qu’après les avoir fait con
noître qu’on peut les entourer de tout ce que l’0n juge
propre à les faire valoir, des preuves qui confirment l’un
ou soutiennent l’autre : on doit prévoir jusqu’aux moin
dres objections qui peuvent être opposées, y répondre,
186 cocus na nanas nanars.
les combattre d’une manière victorieuse; et enfin résumer
en aussi peu de mots qu’il est possible ce qu’on a dit d’es—
sentiel, en former comme un faisceau de lumières qui
éclaiie les ames des juges ou des auditeurs, entraîne leur
conviction , et les force, pour ainsi dire, à prononcer en
votre faveur, ou à se ranger à votre opinion.
Tel est le but de la disposition : elle n’est autre chose
que le plan même d’un discours. Comme nous l’avons
observé, et comme la suite de ce Cours le prouvera suf
fisamment, elle appartient à tous les genres decomposi
tions littéraires ou savantes : toutes les espèces de poé
aies, depuis le poème épique, qui contient souvent plu
sieurs milliers de vers, jusqu’à la plus petite pièce. fugi
tive, jusqu’à l’épigramme et au madrigal, qui se renfer
ment quelquefois en deux ou en quatre, l’histoire, le ro
man, la dissertation, lesrecherches de sciences, d’ém—
dition , de critique, tous les ouvrages enfin, sans en ex
eepter apcun, ne peuvent être exécutés que d’après un
planl Quelles que soient les règles que les uns exigent plus
particulièrement que les autres , les nuances qui les diffé
rencient, ils ont besoin d’une division de parties, d’une
distribution qui les mette à leur place, d’un Ordre qui,
en les enchaînant, forme un tout dorit l’ensemble et la
régularité le rendent plus facile à saisir et à concevoir.
L’éloquence demande sans doute un art particulier;
mais les principes de cet art s'appliquer‘t‘à tout : il n’est
aucun ouvrage qui n’ait une introductiod nécessaire qui
lui sert d’exorde , une propositidn .quiænindù}ue l’objet,
des détails essentiels et indispensadeéveloppent ce
demier,nne péroraison qui offre“ flSnlflt ou le résumé
de ce que. l’on» a dit. Le fond est le même; la forme varie
.
Seulement. Le goûts ’ '+., (celle qui convient; il saisira

s.,
couns un niantns.nnrrnrà. . 187
de même le ton et leparactère du style, qui doivent être
conformes au sujet, s’élever ou s’abaisser avec lui, s’é
chauffer au besoin, ou prendre la marche froide et tran
quille, mais toujgurs élégante, de la raison, les tous et
les figures convenables; car partout on peut mettre des
fleurs, pourvu qu’on les place bien : la philosophie , la reli
gion même ne les excluent point; et lorsqu’elles peignent,
lorsqu’elles ajoutent à la clarté, à la netteté des pensées,
à leur liaison , elles sont des parures non seulement agréa—
bles, mais précieuses et nécessaires. Il y en a d’appropriées
à tous les objets de leurs méditations; il n’est question
que de les bien choisir et de les bien employer. C’est ainsi
que les prophètes et , à leur exemple , les orateurs sacrés
disent, en parlant de Dieu, qu’il vole sur les‘ailes des
vents, qu’il habite en lui-même, que son souffle anime
la matière, que sa voix commande au néant. Lucrèce a'
pu dire d’Epicure, en exposant sa philosophie,
Extra
Processil longeflammantia niænia mundi,
thue omne immensum peragravit mente, animoque. _
Il a franchi la barrière enflammée du monde; et d’un vol
hardi, s’élançant dans l’infini, son génie l‘a embrassé tout
entier. a
’ "
I

J’observierai en passant que le vague même de ces idées


ajoute à leur énergie et à leur profondeur. On trouve
quelquefçis ce dernier ’caractère dans les expressions de
ces_cénobites respectables, mais durs, qu’on a regardés
avec raison comme des sages austèreà voués exclùsivemem
à la piété , et qui n’émient peut-être qu’insensibles et fa—
rouches; qui croyaient se rendre plus agréables à leur
auteur en fuyant les hommes au milieu desquels il les
188 couns na ananas magmas.
avoit placés, pour en recevoir des_services et pour leur
en rendre à leur tour , dont les ames passives et sans ac
tion , exaltées par le silence et la solitude , oubliant tous
les devoirs de la vie actuelle pour ne s’occuper que de la
vie à venir, imaginoient que la véritable perfection étoit
de méconnoître et de repousser la destination imposée
par la Divinité même à tous les êtres, et ne songeoient
pas que l’obstination à ne point la remplir, rompant tous
les liens de la nature et de la société, ne pouvoit finir, si
leur exemple eût été suivi, que par l’anéantissement du
genre humain. Cette idée , gravée profondément dans
l’ame d’un solitaire de la Trappe , où elle avoit été exclu
sive pendant quarante ans, et d’où elle avoit fait dispa
roître toutes les autres, lui dicta cette réponse énergique
à un étrangér qui lui demandoit ce qu’il avoit fait pendant
cette longue solitude : Cogitavi dies antiquos, et armes
æternos in mentem habuz’. J’ai pensé au passé, etje me
suis occupé de l’avenir. ’
‘ Pour faire le plan d’un. ouvrage, il faut, je le répète,
avoir embrassé son sujet tout entier, et l’avoir considéré
dans toutes ses parties. Le'grand défaut des jeunes gens
est d’ignorer ou de ne point suivre ce premier et impor
tant précepte; car’ ne point faire usage d’une règle utile
que l’on connoît, c'est agir à peu près comme si l’on ne
la'copnoissoit pas. _
.Ils entrevoient un sujet : frappés de quelques idées qu’il
leur présente, ils s’empressent de le traiter sans l’avoir
médité, sans en avoir sondé les profondeurs et les diffi
cultés. Entraînés par une imagination vive et ardente,
ils n’examinent point si les pensées qui les ont séduits
ne s’isoleront pas entre leurs mains, si elles en engen
dreront d’autres, si elles se lieront avec celles qu’ils es

Ô .
cocus DE _nrzm.ns LETTRES. 189
. pèreht y joindre, qu’ils ne voient pas encore, et pour la
découverte desquelles ils comptent tËop souvent sur l’in
spiration du moment, qui_peut leur manquer au besoin;
ce qui les jette, pour la suppléer, dans un travail pénible
et sans but, et dans d’inutiles efforts qui n’aboutissent
qu’à des divagations. Ils tracent à la hâte un plan ou rien
n’est combiné; ils en associent les parties sans en avoir
préparé les liaisons : ils composent ensuite avec la même
rapidité , s’opiniâtrent à leur travail jusqu’à la fin , et ne dé—
couvrent qu’alors qu’il faut absolument le recommencer.
C’est là la source de la plupart des ouvrages médiocres
qui ont été faits dans tous les temps, et peut—être aussi ia
cause du dégoût qui a fait quitter la carrière littéraire à
plpsieurs jeunes gens nés avec des talents qui se seroient _
développés à l’aide d’un bon guide, s’ils en avoient pris
un. J’en ai connu quelques uns qui ont cédé à leur dé—
couragement, et qui ont renoncé à faire usage de leurs
dispositions naturelles, parce que le premier essai qu’ils
en avoient fait, dirigé avec cette négligence et cette pré
cipitation , avoit été malheureux. ‘
Je l’ai déjà dit, et je ne saurois le redire trop souvent
aux élèves, c’est la méditation qui saisit toutes les res
sources dont un sujet est susceptible; c'est le jugement
qui les dispose; c’est l’imagination qui dirige, qui conduit
ces deux facultés précieuses de l’esprit. L’idée générale
d’un discours oratoire , que le sujet en soit donné ou
inventé, doit être conçue avec toutes celles qui se rangent
a‘utour d’elle pour servir à son développement, et qui
doivent paroître en découler : tout cela appartient à l’in /t
vention , que j’ai cherché à vous faire connoître , et dont
je vous ai donné des exemples queje reprendrai ici, pour
mieux faire sentir comment elle influe sur la distribution,
[90 COURS DE BELLES LETTRES.

' comment cette seconde partie de la rhétorique esi liée


à la première, et combien, ainsi que nous le verrons,
'. toutes les autres en ont besoin.
J’ai puisé un de ces exemples dans le plaidoyer de Patru
en faveur du gradué breasan, réclamant son droit à un
petit bénéfice d0nt deghommes‘puîssants, au nombre des«
quels étoit un cardinal—archevêque de Lyon , lui contes—
toient la possession. Il dut concevoir presque à la fois
toutes les choses qu’il vouloit faire entrer dans ce sujet,
dont le premier aperçu n’eût présenté qu’une affaire sans
1 importance, triviale même à un homme ordinaire, qui
sans doute eût dédaigne de la plaider : mais les études de
Patru avoient multiplié ses coflnoissances , accru la masse
’ . de ses idées , et par cOnSéquent sa force de penser et d’ima—
giner. ' _0 .
Les droits des'gradués , établis et reconnus dans pres—
que toute la France, peuvent-ils ne pas avoir lieu dans
la Bresse? Les dispositions des pragmatiques ne doivent
i ellés pas s’étendre aux pays qui ne faisant point partie de‘
f » ' son domaine, lorsqu’elles furent conclues , y ont été réu
nis depuis? Ces nouvelles possessions, régies par les mê—
mes lois qui gouœrnent toutes les autres, ne sont—elles
' pas appelées à jouir de tous les avantages que ces lois
procurent à celles-ci? Voilà les questions qui se présentent
' tout à coup'à l’esprit de Pan-u. Elles découloient néces—
' sairement‘ de son sujet. Il n’eut pas de peine, en les mé
ditant pour les diseuter, à découvrir tout ce qui pou
" ’ voit embellir, agrandir sa matière. Il vit d’un coup d’œil
_ sa liaison naturelle avec le concordat, les libertés de l’E—
, ,/ glise gallicane et les lettres. ' .
: Il consulta également l’imagination, l’art et le goût
dans la distribution de ces divers objets. llslui apprirent
v< -—'.—'V,f*

.
COURS DE BELLES LETTRES. xgt
à en placer accessivement les parties, à établir le fait ,
à montrer le .droit de son client, à l’entourer des appuis
que lui fournissaient l’histoire des prétentions à: la cour
de Home, celle des oppositions constantes, tantôt ou;
vertes et fières, tantôt sourdes et ’ménagées, auxquelles
elles avoient donné lieu; l’accord convenu entre les papes
et les rois qui ,en essayant de fixer leurs droits respectifs,
ne mit cependant pas fin à leurs démêlés; les usages
fondés sur nos libertés, etc. ; et enfin à terminer son plai
doyer par l’intervention de l’université qu’il appelle au
pied du trône pour réclamer en faveur des lettres, le
maintien d’un droit ÆIi n’avpit été accérdé que pour en
courager leur culte, exciter l’émulation de ceux qui s’y
livrent , et réc0mpenser leurs progrès.
.A cet exemple de distribution , joignons-en un second
,dont nous connoissons déjà la première conception pro-s
duite par une imagina'ion vive, quelquefois exaltée , que
le goût n’a pas toujours réglée , mais qui jamais n’a
cessé d’être brillante. On ne sauroit trop multiplier ces
exemples pour donner une idée de cette seconde partie
de la rhétorique , non moins essentielle que la première ,
et sans laquelle tout disèours, tout autre ouvrage est né
cessairement mauvais. Toutes les beautés que l'on pour—
roit y répandre d’ailleurs ne seroient jamais que—des
beautés de détail qui ne sauraient former d’ensemble,
faute d’un plan qui les réunisse à un but général qui se
trouve alors manqué. ‘‘ '
Nous avons vu comment l’imagination de Thomas avoit
conçu son éloge de Marc—Aurèle. La première idée qu’elle
lui inspira fut la source féconde ‘de toutes les autres.
Voyons comment cette même imagination les distribua.
La pompe funèbre partie de la Germanie où l’empereur
192 cours ne nénnnstpîrans.
étoit mort en accompagnoit le corpsà Borne où il
devoit être déposé dans un mausolée, et s’était grossie ,
pendantJa marche , d’un grand nombre d’habitants des
provinces par lesquelles on avoit passé; elle avoit été
jointe par quantité d’autres hommes accourus de toutes
les parties de l’empire , attirés par l’admiration , l‘amour
et la reconnoissance. Apollonius , en faisant l’éloge de
son maître et de son ami, pouvoit attester leur témoi
gnage; et par un mouvement dramatique du plus grand
effet, ils l’interrompent quelquefois, non pour démentir
ces paroles, mais pour lui apprendre des faitsqu’il ignore,
ou ajouter à ces récits des cireonstflnces, des détails qui
y répandent un nouvel intérêt.
L’orateur avoit à parler d’un homme long—temps simple
particulier et sujet, occupé, depuis l’âge de douze ans
jusqu’à quarante, du soin d'éclairer à la fois son esprit et
son cœur. Il ne parvint à l’empire qu’après avoir été in
struit et formé par cette étude. Il falloit peindre le philo—
sophe sur le trône, dans le cabinet, dans les cônseils ,.à
la tête des armées , tournant sans cesse ses lumières au
profit des peuples qui lui étoient soumis , au bonheur de’
l’humanité. Sèule celle-ci dirigea sa conduite pendant la
paix, et il la fit honorer et respecter pendant la guerre
même. Toutes ces idées si multipliées et si variées se '
rangent sans effort autour de la principale , se distribuent
avec ordre, et prennent la place la plus propre à la déve-v
lopper, et à faire ressortir les unes et les autres. I
L’auteur ne devoit pas oublier les écrits philosophiques
.

Il tomba malade (Vienne, et mourut l’an 161 , à Sirmich ,


pendant qu'il faisoit la guerre en Allemagc. Il était âgé de 59 ans, et
en avait régné lg. .
cougs DE BiZLLES LETTRES. 193
de son héros. On en a un que ce prince.a irititulé M’arc
Âu.rèle à lui—même. Il le remit à son ami en montant
sur le trône , et lui (lit : Si ma conduite s’éc‘artc jtj.nmis
des principes_'que ma main a tracés. ici ,fais-moi rougir
aux _yeu.r de l’univers. Cet écrit abrégé, dont Thomas
n’a Jû saisir que l’esprit, est lu pagApollonius. Le fils de
Marc—Aurèle , Commode, étoit présent..Lçæ philosophe
adresse particulièrement cette lettre à-ce monstre , qui
fut si différent de son pè're, et augxel on ne peut s’em
pêcher d'appliquer cette exclamation de Zamore en ap-,
prenant que le fier et farouche Gusman doit le jour au
sage et vertueux Alvarès :
.

Quoi? le ciel a permis .


Que ce vertueux père eût c’et indig‘ne fi_ls ! '
O

0 Quand Marc-Aurèle se demande dans.cet ouvrage si


les ingrats, ces hommes 'vils et cruels, méritent ‘qu'on
leur fasse du bien , le jeune Commode qui écouté avec
l’air de la distraction, de‘l‘impatience et de l‘ennui , fait
la même question au'philosophe: Je vais , replique ce
lui-ci , te Ii)‘ë la réponse de ton p_r_édécesscur et de (_on
père. ' . ' ' - '. . - 1
« La source de tes actions doit être dans ton arme et
« non dans celle des autres. On t’offense ; que t’impbrte?
« Dieu est ton législateur et ton juge. Il y a des méchants;
« ils re Sont utiles': sans eûx, qu’aurois-tu besoin de ver“
«tus? Tu te plains des ingrats! [mite la‘ nature : elle
« donne tout aux hommes et n’en attend rien. Mais l'ou
« trage ? L’m1trage avilit celui qui le fait, et non celui qui
« le reçoit. Et la calomnie ? Ilcmercie les dieux dece que
« tes ennemis, pour dire du mal de toi, sont forcés dia
« voir recours au mensonge. Mais la honte? Est-il de la
1. _ 13
194 comas na BELLES naruns."
« honte pour l’homme juste i’ . . . Je me demandai encore ,
« dit Marc-Aurèle, ce que c’était que la réputation? Un
« cri qui s’élève et qui meurt dans un coin de la terre. Et
«’ les louanges des cours? Un tribut de l’intérêt au pou
«voir, ,ou de la bassesse à l’orgueil. Et l'autorité? Le plus
a cruel des malheurs pour qui n’est pas le plus vertueux
«des hommes. .Et la vie?. En ce moment j’aperçus
« dans le lieu oùje méditois , un de ces instruments de
« sablé qui mesurent le temps. Mon œil s’y fixa; je regar
« dai ces grains de poussière qui, en tombant , marquoient
«les portions de la durée. Marc-Amèle, me dis-je, le
« temps t’a été donné pour être utile aux hommes : qu'as
« tu déjà fait pour eux? La vie s’enfuit et les années se
« précipitent; elles tombent les unes sur les autres comme
« ces grains de sables Hâte-toi : tu. es placé entre deux
« abîmes. Ta vie est un point; qu’elle soit marquée par
« tes'vertus. Sois bienfaisant , aie l’ame libre , et méprise
« la mort. » . '
Ce morceau rentre dans les lieux oràtoires dont je
vous ai parlé, et que les ’anciens appeloient locmMais
voyez comme il est lié au fond du discours,’ en jetant un
nouvel éclat de lumière sur la vie de Marc-Aurèle, en
nous laissant pénétrer dans son ame où nous découvrons
ses plus secrètes pensées. ->
En voici un qui prouve que l’art d’une distribution
bien combinée sait attacher à’ l’ensemble général des ré—
flexions qu’on .peut en isoler et lire "avec plaisir; mais
que ce plaisir est doublé quand elles sont réunies au tOut
sans effort. - ,
Marc-Aurèle, après avoir passé plusieurs nuits à étudier
une affaire importante sur laquelle on attendoit sa déci
sion , répondit à ceux qui l’invitoidnt à se reposer: Je
4
.î. . fi—v.’ .,, .‘ ,,,._.._— _V‘V‘w _"__ Vw v _,

comas ne BELLES mamans. 195


dois un exemple à tous ces hommes avides dé plaisirs,
que les affaires fatiguant, et qui prétendent séparer
les honneurs et les travaux. " '
« Romains,.reprit bientôt Apollonius, je vous l’avoue
« rai, il y a une idée qui m’accahle et qui m'a fait gémir
« plus d’une fois; c’est l'inégalité immenséqnel’orgueil a
. mise entre les hommes. La nature toujours bienfaisante
a avoit créé des êtres égaux et.libres ; la tyrannie est
«(y-venue qui a créé des faibles et des malheureux. Alors
a un petit nombre s’est emparé de tout; il a envahil’u
« nivers, et le genre humain s’esttrouvé déshérité. Delà,
- est né le mépris insultant et le dédain aider, et la do
n mination féroce, et la pitié de l’orgueil plus cruelle en
a core que le mépris. C’étoit à la philosophie sur le trône
1 à venger les insultes faites au genre humain. 0 vous ,
« qui n’êtes ni patriciens , ni sénateurs , mais qui êtes des
« citoyens et des hom!nes , je nepcrains pas que vos im- ‘
a précations secr"ètes se mêlent auxlouanges dontj’homre
« la mémoipe de votre emperèur l Sa bonté’compatissante
a ne voyoit dans tous les ordres de l’état qu’une société
« nombreuse de frères et d’amis. Que de fois vous l'avez
«‘vu s’attendrir sûr v’os besoins , les adoucir par ses lar
u gesses, pénétrer , pour les connoître, jusque dans l’en
« ceinte de vos famillesl Pour vous consoleT.de vos tra
« vaux , il vous prodiguoitles_diventissements et les fêtes;
« et par l’attrait des spectacles , arrachant le pamre à lui
3 même, il suspepdoit le sentiment de ses maux, ou lui
« faisoit oublier, pour quelques instants du moins, les
u biens dont il ne jouissoit- pas. Sous lui, le nom le plus
« obscur ne fut point une exclusion aux charges et aux
u dignités. Pour distinguer les rangs, Marc-Aurèle con
c suite les préjugés.- Pour apprécier les hommes, il ne
ng courts ou BELLES LETTRÉS. '
« juge que les hommes. Des mains qui avoient conduit le
« soc de la charrue ont guidé sous lui les gardes préto—
« riennes; et pour choisir un époux à sa fille , il jeta les
« yeux sur Pompéïen, qui, au lieu d’ancêtres , n’avoit que
« du mérite. L'alliance‘dvec la vertu, disoit-il , ne peut
a déshonorer le maître du monde. a
" Cette distribution qui met tout à sa place dans un dis
cours, et:qui en range les parties de manière qu’elles se
fassent ressortir réciproquement, et qu’elles produisent
tout l’effet qu’on peut en‘ attendre, exige un art ; ,et cet
art est l’objet de cette saconde partie de la rhétorique.
Le plan général, ou'ce qui est la même chose, l’ordre
et l’arrangement d’un discours, se divise lui-même en
Plusieurs parties , qui sont : l’Exorde , la Proposition qui
est l’établissement, ou l’exposition de la question ou du
fait; la Narration, la Division , la Confirmation, la Réfu—
tation, et la Péroraison. ' .
-- Ces sept parties se‘réduisent naturellement à quatre;
car la Narration n’en fait réellement point uqe distincte;
elle se confond avec‘toutes les autres. Exposer un fait,
c‘est le raconter. Pour le prouœr, il faut l’appuyer de
détails’et de circonstances, autant qi_æ de œisonnements;
et c’est le raconter encore. C’est donc moins une partie
qu’une figuré, ou, si l’on veut , un Lien de rhétorique.
' La Réfutatioh se comprend facilement dans la. confir—
mation ; tar on ne prouvé Èuère une proposition quel-—
conque qu’en répondant en même temps aux objections
qu’on peut lui opposer. La Division se place pareillement
à la fin de l’Exorde ou dans la Proposition dont alors elle
fait partie. ' ‘. «. » .
‘ Ce sont les scholastiques qui ont fait entrer la division
dans les parties du discours oratoire,.en partageant un
...VÏ———w— -- ,.»-y «
'r

coûns ne BELLES LETTR}EL . 197


. v . . u ’ À- - . I
su]et souvent en un ,' en deux ou trois propositions gené
rales qu’onprouve séparément ; ce ,<pxi entraîne la néces—
sité de subdiviser. les moyens et les preuves qui sérvent '
à éclaircir chacune de ces propositions. . . ;.
C’est cette dernière méthode qu’emploient -l:a plupart
des.orateurs de la chaire, dont les sermons sontpresque
toujours partagé; en deux ou trois points. En divisant
ce qui souvent n’a pas besoin d’être divisé, ils deviennent
longs et diffus, et mettept fréquemment la déclamation à
la place du raisonnement. Plusieurs s’attachent aussi à
donner à chaque point une étendue à peu près égale, ne
paroissent pas sentir que le fond du sujet exige quelque- ’
fois une grandeur plus relative à son importance que
proportionnée aux parties qui se succèdent, et dans les
quelles ils l’ont divisé mal à propos. l-ls font effort pour
étendre l’une , resserrer l’autre , et les assujettir en quel
que sorte au même niveau. Ils disent en con_séquenceplus
de mots‘ que de choses , font des phrases et ce que l’on
appelle des, amplifications-de collége.
Il faut donc simplifier les préceptes de la rhétorique,
les réduire à ce qui est essentiellgment_nécessaire. La
raison repousse autant que le goût ces- subdivisions
maladroites, dont l'uqique but est de multiplier des
règles qui rentrentleS unes dausles autres , et qui, n’aiyant
d’autres différences que celles de leurs divérses dénomi—
nations, sont cependant précisément la même chose, fa
tiguent la mémoire, embarrassent quelquefois le juge
ment, -conlbudent tout , et, établies-pour enseigner à
analyser, n’apprennent en effet qu’à amplifier.
“ . . . , . v s
‘. Il n’y a pornt de discours en l’on_ n ait besom d expo
ser,-de prouver, et de conclure, La nécessité de diviser
ne se fait sentir que dans les sujets compliqués. Tput ce
I

9.h__. .À -
_L >=fl—u'—'M _
198 COURS DE BELLÏSS narrnas. ,
qui estsimple esfi,un; la vue l’embrasse tout entier d’un
coup d’œil: une divfiion superflue serait puérile.
Si l’orateur qui a médité son sujet, qui l’a envisagé
dans toute_son étendue et sous toutes ses faces , a besoin
de chercher une division , elle est inutile ; c’est une
marque infaillible qu’elle n’est pas nécessaire. Lorsqu’elle
l’est, elle se présente d’elle-même. Quand on ne la dé—
couvre pas tout de suite , c’éSt un avis qu’elle donne de
s’épargner la peine de la chercher.
Elle s’offroit, par exemple, nécessairement à Rousseau,
dans sen discours sur l’origine et les fondements'de l’iné
galité parmi les Hommes“ _
. C

'« Je oopnois, dit-il, dans l’espèce humaine deux sortes


«d’inégalités : l’une que.j’appielle naturelle ou physique,
« parcequ’elle est établie par la’ nature, et quicônsiste
« dans la différence des âges, de la santé, des forces'dt_x
« corps et des_qualités de l’esprit ou de l’aine. L’autre que
« l’on peut’appclcr inégalité morale ou politique, parce
« qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est
« établie ou du moins autorisée par le consentement des
« hommes. Celle-ci cpnsiste dans les différents privilèges
« dont quelques uns jouissent au préjudice des autres,
« comme d’être plus riches, plus.honorés, plus puissants
u qu’eux , ou.rnême’de s’en faire obéir. On ne peut pas de!
« mander quelle est la source de l’inégalité naturelle,
« parcequc la réponse se trouveroit énoncée dans la simple
« définition du‘mot. On peutencore moins chercher s’il
- n’y auroit point quelque liaison essentielle entre les
« deux inégalités? Car ce ‘seroit demander en d’autres
« termes, si ceux qui commandent valent nécessairement
« mieux que ceux qui obéissent; et si la force du corps
« et de l’esprit, la sagesse ou la vertu se trouvent toujours

cæms DE BELLES LETTRES. 199


.

« dans les mêmes individus , en proportion de la puissance


. « et de la_richesse? Question bonne peut-ête à agiter
« entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui
- ne convient pas à des hommes raisonnables et libres qui
a cherchent la vérité. De quoi s’agit-il donc dans ce dis
«cours? De remarquér, dans le progrès des choses, le
« moment où le droit succédant à la violence , la nature
« fut soumise à la loi; d’expliquer par quel enchaînement
« de prodiges, le‘fort put se résoudre à servir le foible,
« et le peuple acheter un repos en idée au prix d’une féli
- cité réelle. n
Cette distribution conduit naturellement l’orateur à la
division de son-discours en deux parties dans lesquelles
Son but général est de présenter l’homme au sortir des
mains de 15 nature, d’examiner ce qu’il étoit, la somme
de bonheur dont il jouissoit dans une vie bornée aux seuls
besoins physiques, et prolongée au delà 'du terme ordi
naire, par l’exercice, la sobriété, et surt0ut le silence
presque entier des passions que les raflinements de la
mollesse ont rendues si destructives, et qui n’ayoient alors
sur lui que point ou très peu d’empire. Il s’agissoit de
voir. ensuite comment et par quels degrés il étoit sorti
de cet état d’indépendance et de liberté pour se sou—
mettre aux ‘besoinrfæctices de la société, qui en fait
naître tant, et'qui les multiplié sans cesse; pour renoncer
à Régalité, et reconnoître des supérieurs dans ceux qui
n’étoi‘ent aup‘araVant que_°ses pairs; pour courbe!“ sa tête'
sous le joug d’un maître et de xÜlle maîtres qui ont pré
tendu valoir mieux que lui, et qui l’on!‘accoutumé à le
croire lui-même; et pour devenir enfin le jouet ou la vie
time de-leurs caprices et des siens pr0pres. Il vouloit
comparer ces deux situations, en tirer ' Pour résultat com
- ' \
200 COURG.DE BELLES
. LETTIES.

bien la première émit préférable pour le bOnbeurket pour
la vertu, Q _cotnbienla dernière nous a rendps malheu—.
reux et méchants. -
Dans ce discours éloquent qui contientplusieurs grandes
vérités et des erreurs graves, celles-là sont employées avec
art pour appuyer celles-ci, égarer les esprits, et ddnner
l’apparence des premières à des sophismes.et à des para
doxes en faveur desquels une magie entrainante de style
, . . ,. . . .. . .n .
séduit souvent limagmation , et produn‘mt quelquefms
cet effet sur laraison, si elle ne se tenoit pas sur ses
gardes.
° A cet exemple de division simple et naturelle, profon
dément combinée et heureusement annoncée , je pourrois_
en joindre qua‘ntite‘ d’autres qui n'ont pas ce 1qérite; mais
ceci»_suffit. Je me contenterai d’observer que l’art de la
disposition appartient à'toutes les subdivisions'qn’elle
renferme; que dans toutes’, il faut distribuer avec ordre
ce que l’on‘ekpose, ce que l’on prouve, et les consé
quences Que l’on en tire.
Je vais pasSer à la disposition générale du discours‘,
telle qu'elle est aVouée par la nature et par la raison , et
telle qu’elle atoqujours été employée par les grands maîtres.
Nous exainimrons ensemble et successivement ce que
c’est que l'Exorde, la Proposition, la Confirmation et la
Péroraison. Les eXemples que nous rappoi-tcrons de cha
cune.de ces parties, en nous montrant commenslenrs
auteurs'les ont distribuées et arrangées, houæpprendront
la distribution et Rangement que nous devons leur
donner nous-mémés. ‘:
wuawwwwæmuxn mwmw “‘ \M'\MWW\ m

DISPOSITION ORATOIRE:
' !.

DE L’EXOBÜE.
L’axonnn, cette première partie de la disposition ora
toire , sert à préparer l’auditeur , à l'instruirè en quelque
sorte de l'état de laqi1estion, ou du moins àla lui faire
envisager en général. Ce! le péristyle d’un édifice qui
doit préparer la vue au spectacle, et-l’ame à la jouis
sance de l’intérieur. Il doit donc répondre à l’édifice
même. _ j ‘ ' .
Quel que soit celui dans lequel nous entrons, l’archi
tecte a manqué son but quand il ne nous l’a pas annoncé
. par quelque chose dès le Premier moment. Des jardins
enchantés conduisent au palais d'Armide et à celui des
Plaisirs; l’Elégañêe et la Graèe indiquent la demeure
d’un homme qui a de la richesse et du goût; un ton de
noblesse et de dignité nous fr'appe à'l’aspect d’un palais,
l’avenue d’un temple doit disposer au recueillement.
- R'yæn n’égale le génie de Soufflot dans la conception. et
l’exécution de son péristyle du Panthéon , où l’homme ,
marchant à travers ces colonnes majestueuses et d’une
prodigieuse élévation qui le décorent, se trouve ramené,
malgré lui, à sa propre petitesse! qu’il sont 'avec une force
qui la luiexagèré peut-être , et se voit déjà pœsque anéanti
avant d’avoir pénétré dans la demeure du seul être grand;
Mais il faut que l’ensemble et les détails de l’intérieur
entretiennent, prolongent, fortifient ce sentiment, et le
rendent plus profond. -‘ '
202 COURS DE BELLES LETTRES.

C’est ainsi que le génie sait employer l’art. Avec quelle


supériorité l’a saisi celui de Rousseau! En faisant ici ab
straction des opinions, en ne considérant dans les idées
que la manière dont elles sOnt rendues, en ne parlant
enfin, comme je le dois, qu’en littérateu'r dans un Cours
de belles lettres, voydns l’usage qu’il en afait dans l’exorde
ou plutôt l’introduction à lai profession de foi de son
Vicaire Savoyard. ' . '
Le maître et le disciple, fuyant la gêne et les importons,
vont à la campagne, l’un pour recevoir l’instruction,
l’autre pour la donner avec [‘15 de liberté. Le temps, le
lieu, le site même de ce dernier, ne sont pas indifférents.
Sa description trouve naturellement sa place à leur ar
rivée. C’est‘de Dieu qu’ils vont s’entfe&enipz la magnifi
cence de la scène doit répondre à la majesté du sujet.
a On étoit en été; nous nous levâmes à la pointe du
u jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline
a au dessous de laquelle passait le P6 dont on voyoit le
cf cours à travers les_fertiles rives' qu’il baigne. Dans l’éloi—
c gnement, l‘immepse chaîne des Alpes couronnoît le
. paysage. Les rayons du soleil levant ra_soient déjà les
un plaines,et, projetant sur les champs par longues ombres,
« les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissoient de
« mille accidents de lumière le plus beau tableau ’dont
- l’œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature
« étaloità nos yeux toute sa magnificence .pour‘ en offrir
- le texte à nos entretiens Ce fut là, qu’après avoir quel
« que temps Contemplé ces objets en silence, l’homme de
- paix me parla ainsi. » . _
.Quel exorde ! ou si vous l’aimez mieux, puisqu’il ne
s’agit pas ici d’un discours oratoire, quelle introduction
à ce qui va suivre! Comment soutenir ce ton sans des
____w___

comas un BELLES LETTRES. 203


pendre? Ne vous en mettezpas en peine. Le génie de
Rousseau ne‘ s’épuise pas aisément; il n’a même pris ce
moyen si brillant que pour se rendre plus sûrement
maître de -l'ame de l’auditeur ou du lecteur. Il a éle.vé
l’imagination de celui-ci au plus haut degré; elle ne peut
aller au delà. Moins fatiguée que calmée par cet essor,
elle ne tentera point, elle ne desirera pas d’en prendre
un nouveau qui dîstrairoit son attention; il vient de la
fixer : c’est le moment de parler à‘la'fois au cœur et à la.
raison, et d’arriver à celle—ci par celui-là. . c
Le ton de la tranquillité et de la réflexion qui va suc
oéderinvitera à l’attention et au recueillement; et celui
de la sensibilité, en excitant celle du jeune disciple , et
n ‘ . . a 1
portant avec elle la persuasmñ, produira tout l effet que
son maître enattend. L
« Mon enfant ,n’a ttendez de moi, ni des discourssavants,
« ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand
« philosophe, et je me soucie’peu de l’être; mais j’ai quel—
u quefois du boh sens, et j’aime toujours la vérité: Je ne
- veux pas argumËnter avec vous, ni même tenter de vous
n convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense
« dans la simplicité dqmon cœur. Consultez le vôtre du
« rant mon’discours : c’est tout ce que je vous demande.
a Si je me trompe, c’est de bonne foi : cela suffit pour
a que mon erreur ne me soit pas imputée à crime. Quand
« Vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal
à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et
« nous avdns le même intérêt à l’écouter. Pourquoi -ne
« penseriez—Jous pas comme moi? » \. - -
‘ Il est inutile d’observer icr qu’il est plus aisé d’admirer
que d’imiter. Je n’ai jamais lu cette double 'introductioq
conçue avec °tant d’adresse, de goût et de jugement, où
I .


'
-'- -‘\%_’v'_xîæ‘û‘W‘-äaæ L ‘ 7 ,.--— ._.,
.WL
204 douas DE BELLES marrans.
se trouvent réunies avec tant d’art la richesse des images
nn'
dans l’une, et la noble simplicité des idées dans l’autre,
sans éprouver un charme Secret qu’on ne sauroit s’apli
qugr, dont il est impossible de se défendre. Je l’ai relue
avec un plaisir nouveau , etj’ai voulu vous le faire partager.
Après une pareille citation , ce n’est pas sans peine que
_.
,.
l’on reprend la parole soi-même, on est trop près d’un
objet désespérant de comparaison. Mais ce son_t les grands
modèles seuls qui peuvent nous former; il faut les prendre
où ils se trouvent. L’amour-propre doit se taire; et si l’on
sait sentir ces modèles et réussir à'le: faire sentir, c’est.
encore uri petit dédommagement pourlui ; il doit au—moins
s’en contenter. ' '
' ' Je reviens àma comparaison de l'Exorde au péristyle
d’un édifice. Elle prouve, ce me semble, l’importance
de cette partie du discours oratoire , la variété dont elle
est shsceptible, la nécessité de consulter le goût dans le
choix, comme dans l’emploi des exordes. S’ils ne con
viennent pas parfaitement aux discours, si leur ton vague
permet de les transporter d’un genré à l’autre, leur
effet non seulement est manqué, mais encore il devient
ridicule. Un boudoir, une petite maison, ne doivent pas
s’annoncer comme un salon , un palais ; un .temple,
comme une salle de spectacles. L’application des grandes
choses aux petites est aussi absurde que celle des petites
aux grandes. - ' ' ' .
L’orateur qui, au.lieu de suivre le grand chemin ou
vert devant lui , en prend de détournés que le besoin ne
commande pas, comme il peut arriver qu’ifles prescrive
quelque fois, ne fait qu’égarer l’auditeur. Celui-ci étonné
omme Dandin dans la comédie des Plaideurs, de‘ voir
‘es avocats remonter au chaos, à la naissance du monde,

I i .

couis na BELLES LETTRES. ,205‘


..
au déluge, à la fondation des empires , s’élancer de la
--
Basse-Normandie au Japon, de l’occident de l’Europe à ' -..
l’orient de l’Asie , est tenté de s’écrier:
Je suois sang .et eau , pour voir si du Japon
Ilv‘iendroit à bon port au fait de son chapon.

La première explication ’que j’ai essayé de donner de


-l’Exorde , car une comparaison n’est pas une définition ,
en présente les‘conditions et les règles.
Il doit être nécessairement adapté à.‘la circonstance, au
caractère de'l’orateur, à celui même de l’auditoire qui
peut obliger aussi d’en varier,les formes. Son rapport
et sa liaison avec% reste du discours doivent êtretels
qu’on ne puisse l’en détacher pour l’approprier à une
bccasion différente. «, ' ' ’ ,
C’est ce qu’a senti et exécuté Thomas dans son Éloge
de Marc—Aurèle , qui est, sans contredit , le meilleur de
ses discours. Le lieu , le moment où cet éloge est supposé
devoir être prononcé; la composition de l’auditoire ; la -
.pbmpe funèbre , la présence du corps , les sentiments
amers et douloureux qu’elle inspire; l’attachement, le
. respect, l’admiration de l’orateur pour'un pri‘nce uni
verSellement regretté , ne pouvioient lui dicter qu’un
exorde convenable à son caractère , à sa propre situation ,' o
_et à celle des hommes de tout âge, de tout rang, et de'
toutes professions, qui_l’écoutoient. Cette circonstance
unique et c_réée par Thomas demandoit un exorde qui
lui fût particulièrement approprié; et on sent aisément
qu’un lieu commun n’eût pas été à sa place. _ _
. « Romains, dit Apollonius, vous avez perdu un grand
en homme! et moi j’ai perdu un ami! Je ne_ viens pas pleu
« rer sur sa cendre: il ne faut pleurer que sur celle déi
206 ‘couns na BÊLLES marnes.
.
.. méchants; car ils ont fait le mal ,' et ne peuvent-plus le
vil-réparer. Mais celui qui'a été soixante ans vertueux, qui
« vingt ans de suite a, été utile aux hommes; celui qui,
« dans tout le cours de sa vie, (n’a point eu d’erreurs , et
« qui sur le trône n’a point eu de foiblèéses ; celui qui a
a tpujours été bon, juste', bienfaisant, généreux, pourquoi
- le plaindre? Romains , la pompe funèbre de l’homme
a juste est le triomphe de la vertu qui retourne à l’Etre su?
« prême. Consacrons cette fête par nos éloges. Je sais que
a la vertu n’en a.pas besoin; mais ils seront l’h'ommage
« de notre rqponnoiséance. Il en est des grands hommes
a comme des Dieux. Comblés de leurs bienfaits , nous
«. n’avons pas pour eux de récompenks , mais nous avons
« des hymnes. Puisse-je au bout de ma carrière , en par—
« courant la vie de Marc-Aurèle, bdnore‘r à vos yeuk
i ” . u c a I I

i- lès derniers moments de la mienne! Et t01 qui es tu


‘ « présent, toi son successeur et son fils , écoute les
‘- vertus et les actionsde ton père. 'I_‘u vas régner : la
« flatterie t’attend pour te corrompre. Une voix libre,
a pour la dernière fois peubêtre , se fait entendre à toi.
«Tan père, tu le sais , ne m’a point accoutumé à parler
« en esclave..Il'aimoit la vérité : la véritéwa faire son
- éloge. Puisse—belle de’même un jour faire le tien ! xi.
Essayez de détacher cet exorde, de l’adapter à l’omi
30n funèbre d’un autre prince; faitesde prononcer dans
une autre circonstance, devant un autre auditoire; écar
tez-en le fils du mort, ou donnez-lui un autre caractère
que celui deCommode , et voyez s’il fera quelque effet.
Celui qu’il produit ici tient à toutes ces convenances;
et tout ex0rde sera froid et sans vie s’il n’est pas propre
à celles du discours qu’il précède.
C’est une attention que n’ont pas toujours eue les an
-
4

courts on nannns LETTRES. 207


ciens, dont les exot‘des n’ont quelquefois aucun rapport
avec les discours, et n’ont d’autœ'titre à cette dénomi
nation que de se trouver placés à leur tête. Les eXordes \
de cette espèce'avoient été préparés d’avance , dans l’in
' tention de les employ‘er à la première occasion qui se
présenteroit. Nous n’en avons pas moins de cinquante—six
composés , comme je l’ai dit, par Démosthènes , rassem
blés par les séholiastes, cités -par tous les faiseurs de rhé
toriques ui, se fondant sur l’eXemple du premier des
orateurs grecs, ne manquent pas de conseiller à leurs
élèves d’en préparer de semblables à son imitation. N’ou—
blions Point que les plus grands hommes ne sont pas des
modèles en tout; qu’ils Ont leurs fautes , comme le soleil
a ses taches , et '
Qu’à l’humanité, quelque parfait qu'on fût,
Toujours par quelque foible on paya le tribut.

De’semblablés morceaux , je le répète ,po_urroient tout


fi plus ,conVeniràux oraisons funèbres autrefois si mul
tipliées de quelques grands ,* que Fléchier a caractérisées
si exactemertt et dont il semble avoir tracé le plan, quand
il disoit dans une des siennes (r) : Tout ce que je vous
dirai qu’ellefut ’n’aboutt‘ra qu‘à «lin qu’elle n'est plus.
Cette phrase peu oratoire , qui peut en effet être regar
dée comme le précis de la plupart des discours de cette 1 '
espèce, fut appliquée dansle temps à ceuit qui furent
publiés dans presque toute la France , à- l’occasion de la
mort de Louis XV. Uii=seul sqrtit un instant de la foule
où tous les autres tombèrent en naissant. Ce fut celui que
l’évêque de Senez prononça le jour des obsèques de ce

(x) Oraison funèbre de madame la duchesse de Montausier.


.
.
208 COURS DE BELLES LETTRES.

prince à Saint-Démis. Ce discours, qdi offre beaucoup de


négligenœs et même departies foibles , n’est cependant ni
sans chaleur, ni sans véhémence. La nouveauté de l’exorde
qui tenait à une circonstance singulière, peut—être unique,
particulière à l’orateur et au mort, fit une grande sensa
tion et influa sur son succès. .
L’évêque de Senez avoit prêché le jeudi-saint précédent
devant le roi un sermon dont le texte étoit ces mots
de Jonas :.Âd/zuc quadragz’nta dz‘es ! Encore yuarante
jours !, Les amateurs du merveilleux, qui ont toujours
plus'de force.de foi que de force d’esprit, avoient observé
que le jeudi-saint s’étoit trouvé en 1774 le 31 nnrs, et
que la mort de Louis xv émit arrivée le tomai suiv_‘ant,‘
précisément quarante jours après. Ce calcul répandit à la
fois une sorte d’étonnement , de terreur et d’admiration
dans les arme! qui le firent, et qui, par là même , étaient
faites pour éprouver ces sentiments. L’orateur , comparé
à Johas , fut presque regardé comme un pl‘ophète. Il saisit
adroitement la disposition causée par cet événement p00;
l’entretenir-et en profiter , en rappelant celui-ci dans un
‘exorde, 'trop long sans doute, mais chaud etanimé, qui
répandit sur le discours entier l’intérêt qu’excite t0ujours
tout ce“ qui paroît extraordinaire ,_et dont l’effet est de
meverller l’etonnement dans quelques uns, la creduhte
dans quelques autres , et la curiosité dans tous.
Observons encore ,. comme une anecdote bonne àrap‘
peler en passant sur un_discours que le néant a déjà en
glouti comme tant d'autrgs,que’èe qui ajouta au bruit
qu’il lit dans le temps , c’est-un morceau dans lequel-l’o
rateur reprochait au roi j}xtinction dés jésuites, dont
les amis, car ils en avoient encore, et quoi que on ait dit
en méritgient comme individus parmi ceux mêmes qui
1
o
coons ne nantis narrnns. 209
les haïssait comme corps, ne manquèrent pas de lui sa—
voir gré; mais le gouvernement fit supprimer ce passage
à l’impression.
Quelle noblesse, quelle simplicité, quelle adresse même
dans l'exorde du discours de Platon à ses disciples , aux
quels il explique son système sur la nature, sur Dieu et
sur la création ! IL est sur le cap Sunium , ä douze lieues
et demie d’Athènes, ayant la mer en face, le ciel au dessus
de sa tête, le temple de Minerve derrière lui, entouré
de ses élèves qui sont ses amis , et loin enfin de tout té—
moin indiscret, capable d’inspirer de la défiance. C’est
ainsi qu’on le traduit et qu’on le fait parler dans le jeune
Anacharsis:
« Foibles mortels! que sommes-nous? Est-ce à. nous de
« pénétrer les secrets de la Divinité? nous dont les plus
«sages ne sont auprès d’elle que ce que les singes sont
et auprès de nous! Prosterné à ses pieds, je lui demande
« de mettre dans ma bouche des discours qui lui soient
« agréables et qui vous paroisse'nt conformes à la rai50n.
« Si j’étois obligé de m’expliquer en présence de la mul
a titude sur le premier auteur de toutes choses , sur
« l’origine de l’univers et sur la cause du mal, je sèrois
« forcé de parler par énigmes ; mais dans ces lieux soli
«taires, n’ayant que Dieu et mes amis pour témoins,
« j’aurai la douceur de rendre hommage à la vérité. »
Vous voyez qu’alors les systèmes métaphysiques sur la
Divinité étoient aussi dangereux à traiter qu’ils l’ont été
depuis partout dans nos siècles modernes; que la diver
sité des opinions religieuses pouvoit fournir des prétextes
à l’intolérance, comme elle en a fourni trop souvmt aux
différentes sociétés chrétiennes. Mais il faut observer que
si cette rage se manifesta une fois chez les Grecs, elle fut
I. 14
210 conns na ni;.nnxs marrans.
excitée' par l’envie et l'ambition; que si Socrateen fut
la_ victime, ce fut l’erreur d'un moment qui ne tarda
pas à être détestée et expiée. Mais cet exemple si ten—
rible, qui avoit précédé seulement de vingt-neuf ans la
naissance de Platon, devoit»obliger ce dernier à la circ
conspeclion.
J’ajouterai à cette courte digression , que Platon croyait
un Dieu unique , éternel, qui avoit arrangé la matière
éternelle comme lui, et qui, après avoir formé le monde ,
le fit peupler d'habitants par les génies auxquels il avait
confié l’administration des astres. Mais sans pousser plus
loin des discussions étrangères à la rhétorique , je reviêns
à celle-ci. ‘ '
Barthelemy a. essayé d’imiter dans cet exordè la belle
préparation que Rousseau a mise à la tête de la profes
sion de son Vicaire Savoyard dont je vous ai parlé; mais
en donnant plus d’extension à cette espèce d’introduction,
il l’a variée par d’autres images.
Les élèves de Platon sônt des jeunes gens en qui l’ar
deur de s’instruire n’a pas étouffé les passions, la sensi—
bilité de leur âge. Cette disposition se peint dans, la.
description du lieu où ils se reposent; dans les impres
siens que leur font les tableaux qu’ils ont sous les yeux;
dans les idées et les souvenirs qu’ils leur rappellent. Ils
semblent rapprocher d’eux des fêtes et des jeux auxquels
ils ont pris part , les, endroits où l’un a vu pour la pre
mière-fois une amante adorée: ou l’autre a élevé de ses
mains un monument à celle qu'il aim0it et qu’il regrette
encore. Cette situation intéressante, pleine, d’ame et de
fraîcheur, fournit des images agréables sur lesquelles
s’arrêtent volontiers des imaginations jeunes, arde‘ntes et
sensibles. Elles sont bientôtremplacées par une plus im

M*_
:7 ,_ _ ‘>.
—._» ,. “
ud“‘â‘_k _ ‘
couns na sentes mamans. 211
pesante et plus terrible qui les arrache au charme quile‘s
att‘achbit. Ee peintre ayan‘Pà rendre un de ces tableaux
effrayants que présente si souvent la nature qui va être
l’objet des instructions du sage, quitte le pinceau de
l’Albane pour prendre celui de Michel-Ange et de Ba
phaël. C’est unorage épouvantable qui bouleverse le ciel,
la terre et les mers. Ce spectacle, fait pour porter au re
cueillement dé la terreur, l’étoit aussi pour réveiller la
curiosité dans les ames étonnées de voir, au milieu de
ces convulsions de la nature, la chaîne des êtres toujours
prête à se rompre, se conserver cependa’nt entière; et
cette gradation observée avec art, et peinte plutôt que
décrite, prépare plus particulièrement au discours de
Platon; '
Je le répète, l’autedrd’A’rîac'har‘sis a voulu imiter Rous- ’
seau'; mais il'n’en'a imité qdë'la première conception ; il
Ëa‘ traitée ensuiteàv’e‘c a'ut'arit‘ d’intérêt que d’éloquencé;
il l’a présentée‘ sous de nouvelles couleurs et sous de
nouvelles images: e'ri'variaht'célles-ci, il leur a donné
une originalité qui attaché; et c’est ainsi, je l’ai déjà
dit, que le génie copie le génie.
Les qualités de l’éxordè que' je viéns'd’indiquer, et les
exemples que j’en ai donnés, mettent sur la voie de dé
couvrir aisément le ton qui-’ lui convient. Ce ton est la
simplicité; mais'c‘ette' simplicité n’exclut pas la noblesse;
et Thomas a réuni’ ce double r’nérite dans la plupart des
siens. Dans celui de l’éloge de Sully, par exemple , comme
il avoit à parler d’un grand ministre et de ses opérations ,
il pouvoit donner des conseils aux administrateurs des
états. Il en présente en effet quelques uns qu’il a l’art de
glisser sans'paroître en avoir l’intention, et dont l’ap
plication cit aisée. Cet art rend son exorde‘plus intéres
212 bonus ne n.au.as LÈ’1‘TRES.
sant et plus piquant encore, sans porter atteinte à la
simplicité. Cette qualité estaun grand mérite , surtout
quand elle est noble , raisonnée, tournée de manière à
insinuer doucement ce que l’on veut dans l’esprit des au—
diteurs. ,
Cette partie du discours demande une sorte d’adresse;
et Rousseau, sans rien perdre de la fierté de son carac—
.tère, en a mis beaucoup en présentant‘à une société
savante la satire éloquente contre les sciences , les lettres
et les arts. ‘
Il faut se souvenir que l’exorde n’est que l‘introduction
au discours. Il ne s’agit pas alors de déployer les forces
du raisonnement, les ressorts du pathétique, ni rien de
ce qui échappe dans les mouvements impétueux , parce—
que, dit Quintilien , la chaleur qui les inspire n'est pas
encore dans les esprits. Une secousse violente surprend
et saisit; mais son effet peu durable.fait qu’on s’attend à
une nouvelle contre laquelle on est préparé.
Le jardinier qui veut arracher un arbre sait qu’il n’en
viendra pas à bout tout d'un coup: il essaie sa propre
force et la résistance qu’il lui opposé, en l’embrassant et
en le secouant à droite, à gauche, de tous les côtés; il
l’ébranle enfin; et c’est lorsqu’il le voit prêt à céder à ses
efforts, qu’il, les redouble, et qu’il en fait enfin un der—
nier qui renverse à terre la tige _orgueilleuse. Elle seroit
restée de bout s’il avoit employé ce dernier effort avant
',le temps.
, Cependant cette observation ne doit pas se prendre à.
la rigueur, et faire exclure de l’exorde les grands mou—
vements. Il ne faut pas les repousser quand ils se présen
tent; il s’agit seulement de s’assurer si le sujet en fournira
d’autres, de consulter ses forces, de voir si l’un sera en
cocus DE BELLES Lit'rrn25. ‘ 213
état de les traiter d’une manière non seulement soutenue,
mais supérieure à celle dont on aura traité les premiers,
et d’avoir l’adresse de se modérer si l’on doute, pour ne
pas rester au dessous de soi-même. Lorsque l’on est sûr
de soi et de son sujet, on peut aller en avant. C’est ce qu’a
fait heureusement Bossuet dans son Oraison funèbre de
la. duchesse d’0rléans , à la mère de laquelle il avoit payé
peu de temps auparavant le tribut douloureux qu’il venoit
lui rendre à elle-même sur son tombeau; et ce rappro
chement, rappelé avec sensibilité dans son exorde, y ré
pand un ton touchant et pathétique.
Le style de l’exorde doit être, en général, périodique,
grave et mesuré :‘C’est la partie qui demande le plus à être
travaillée, parceque , dit Cicéron, étant la première que
l’on écoute, elle est aussi la première exposée à la cria
tique.
L’exorde doit pareillement être court. On sent que ce” ,
n’est ni le lieu d’approfondir la matière qui ne doit être
qu’indiquée et pour ainsi dire effleurée, ni de se livrer
à des amplifications qui ne font que fatiguer et rebuter
sans instruire. Quintilien l'appelle, d’après Ciceron, la
partie la plus difficile du discours.
On distingue deux espèces d’exordes :l’une modérée
ou l’orateur prend , si l’on peut s’exprimer ainsi, son tour
de loin , prépare avec adresse l’auditoire à le suivre, et le
conduit insensiblement, et comme par degrés à ce qu’il
veut proposer.
L’autre espèce est véhémente : l’orateur transporté de
quelque passion vive et soudaine, entre subitement en
matière, étonne ses auditeurs par son début imprévu , re
mde leur imagination,etles entraîne sur ses pas avec une
force irrésistible.
214 courts un menu mamans.
C’est ainsi ‘qu’au milieu du sénat aussi surpris et troublé
que choqué de IJaudace de Catilina qui venait par sa pré
sence interrompre une délibération dont il- étoit l'objet,
Cicéron voyant les membres de cette auguste a'ssemblée
quitter leurs places pour s'éloigner d'auprès de lui, et
4 témoigner par ce mouvement une indignation que l’éton
nement et peut—être la crainte ne leur permettoient pas de
manifester autrement, se leva lui-même, et tirant son
exorde court et serré de la circonstance et de la passion
que venoit d'exciter l’apparition de l'ennemi de la patrie,
entra tout à coup en matiere pour continuer cette passion
et pour l’échauffer. .
Ovide nous présente aussi un exemple de ce genre vé—
hément : il tient au caractère de l‘orateur, au sentiment
fqui l’anime, au sujet même qui fournit l’occasion de ce
plaidoyer dans lequel le poète donne une leçon à l’o
rateur. '
Achille est mort, ce héros jusqu‘alors invincible. est
tombé sous les coups incertains de Pâris; mais c’est un
'Dieu qui les a dirigés. Le guerrier vainqueur des plus re—
doutables guerriers et d'Hector, a péri de la main d’un
voluptueux efféminé, du lâche et galant ravisseur d'Hé
lène. Ses armes, qu’il tcnoit de Thétis sa mère et qui
étoient sorties des forges de Vulcain, doivent être le prix
de lavaleùr. Tous les Greçs oubliant leur ambition, leurs
jalousies, l’orgueil même qui dicteà chacun que personne
ne le mérite mieux que lui, sans se disputer l’héritage
glorieux
s’asseoiî ui doit a artenir
enl.qualilléP aupîur
de juges lus pronoincer
brave se bornent
entre lesà

deux concurrents. Ces deux concurrents sont Ulysse et


Ajax. Ce dernier , impatient et fougueux, regardant d’un
air fier et farouche l’armée , le rivage et la flotte qu’il a dé‘
COURS nn.nnnniis LETTRES. .215
' fendue par son courage lorsque les Troyens alloient, en
l’eœbrasant’, priver les Grecs de l’espoir et des moyens
de retourner dans leur patrie, s’écrie tout à coup: a Grands
- Dieux! nous disputons à la vue de ces vaisseaux, en
« présence de l’armée, et Ulysse ose entrer en concur
- rence avec moi! lui qui n'a pas eu honte de fuir devant
« le fer et la flamme apportés par Hector, tandis que seul
« je les ai soutenus et écartés de la flotte. un
Ce mouvement impétueux produit ordinairement un“
grand effet; mais souvent une réponse le détruit ; le suc
cès ne l’accompagne pas toujours; et Ajax ne réussit pas
comme Cicéron.
La nécessité de préparer l’auditoire est puisée, dit
Quintilien , dans celle de prendre les choses où elles sont,
|
pour les transporter ailleurs. Cette maxime trop géné
rale a besoin d’une explication qui la développe et l’é
daircisse. '
Vous avez devant vous unhomme_tranquille et assis à
son aise. Il est froid :‘vous vouleâ. exciter en lui une pas
-sion qui vous agite intérieurement, commencez par vous
calmer vous-même; mettez-Vous à son unisson : parlez
ensuite, vous l’amènerez par degrés à se mettre au vôtre.
Accoutumé insensiblement à marcher avec vous , il vous
suivra dans toutes les routes où vous voudrez le con
duire. * ’
Cet art produit immanquablement l’effet que vous en
attendez; il sert aussi à détruire celui qu’a fait un mou—
vement impétueux. Ovide en fournit l’exemple dans la
réponse adroite d’Ulysse. On l’app‘eloit le plus sage et le
plus rusé des Grecs; et il n’étoit le plus fin que parcequ'il
connoissoit mieux le cœur humain , les ressorts qui le font
mouvoir, et la manière de toucher ces ressorts. L’exorde
r\
‘Ÿ
216 couns ne BELLES LETTRES.
et le discours entier qu’Ovide met dans sa bouche-sont
conçus et exécutés d’après le caractère d’adresse et dLé10
quence qu'Homere lui a donné. '
Un début véhément ou pompeux demande beaucoup
d’art. S’il l’est frop, s’il n’est pas bien placé, s’il n’est pas
soutenu, il faut peu de chose pour calmer l'impression
qu’a pu faire le premier, et rendre le second ridicule. C’est
ce dernier effet que chercha à produire Cochin, en plai
dant contre une demoiselle de Kerbabu qui avoit été ar
rêtée en vertu d’un décret rendu à la requête du marquis
d’Hautefort. Elle s’étoit échappée des mains de ceux qui
devoient la retenir prisonnière. Son avocat avoit repré—
senté son arrestation et sa délivrance avec toute l’exagé
ration qu’il avoit cru pouvoir rendre la dame plus inté
ressante; et il avoit en effet opéré sur les esprits une
prévention défavorable pour le marquis, qui paroissoit
avoir abusé du crédit que donnoientle rang et les richesses.
Il falloit la detrttiçe. C0cliin employa un moyen bien
simple, mais d’un effet victorieux : il réduisit les faits à ce
qu’ils étoient réellement.
' ,1 On a déployé, dit-il dans sa réplique, tous les talents
n de l’orateur pour toucher, pour émouvoir le public ; on
1 a peint la demoiselle de Kerbabu arrachée avec violence
a des bras de sa mère éplorée, et conduite à Neaufle
n (village à quelque distance de Paris), au milieu d'une
« troupe de satellites! la providence venant à son secours
a par une foule de miracles opérés en un instant; mille
7;: périls affrontés sans qu'elle en ait reçu aucun mal; le.
« ciel et la lerre, les êtres animés et inanimés, tout en un
« mot, s’intéressant pour elle. Qu’il est fâcheux que ces
« prodiges éclatants se réduisent à une petite négociation

(D
COURS DE BELLES LETTRES. 217

« avec des archers qui lui ont procuré une évasion facile
« et une retraite assurée. -
C’est en employant le même moyen qui consiste à en
visager lès choses comme elles sont, à les dépouiller de
tout ce dont les environnèrent les passions toujours exa
gératrices, et l‘éloquence qui ne l’est pas moins quelque—
fois, que Phocion détruisit souvent les impressions que
Démosthèn—es avoit faites sur les’esprits: aussi ce dernier,
quand il le voyoit se lever, s’approcher gravæ:ment et
tranquillement de la tribune pour lui répondre, disoit-il
à ses amis, en lui faisant place : L’arbre que je viens de
planter, court risque de ne pas rester long-temps sur sa
tige: voici une hache qui menace de le couper par le
pied.
Les objets traités ou discutés par l’élgquence moderne
n’ont pu en général fournir des exordes dignes de celle
d’Athènes et de Bonne. On n’eq a vu des imitations 'que
dans celle de la chaire. Mais les moyens de celle-ci sont
différents; les relations politiques de l’hommeà l’homme,
et de l’homme aux gouvernements en sont, pour ainsi
dire, exclues; elle ne considère que celles de l’homme à
Dieu, de la morale à la religion , qui, pour employer une
belle image d'un écrivain moderne, est un arbre dont la
racine est dans'le ciel, et dont les branches couvrent la
terre. L’orateur qui s’en occupe s’attache ordinairement
dans ses exordes au développement de son texte, dont '
souvent ils ne sont que la paraphrasé , et à l’application
qu’il en fait à son sujet, soit qu’il s’agisse de la discussion
d’une question , du panégyrique d’un saint , ou de I’Eloge
funèbred’un grand. Dans celui-ci mêmel’éloge des grandes
actions ne doit tomber que sur celles dont les motifs sont
218 COURS DE BELLES LETTRES.

approuvés par la vertu; car , comme l’observe Voltaire,


la gravité’de l’évangile ne doit rien perdre de ses droits.
C’est ce qu’ont fait la plupart des orateurs chrétiens
que l’usage général phargeoit de payer ce dernier tribut
de louanges aux personnages constitués en dignité. Ils
ont cherché, autant qu'ils l’ont pu, à le faire servir à
l’instruction des vivants. Bourdaloue en a donné un bel
exemple dans son Oraison funèbre du grand Condé. Un
exorde adroit étoit nécessaire dans un discours. où l’on
vouloit tout dire, où il falloit préparer l’auditoire aux
réflexions d’un orateur éloquent et sévère sur les diverses
actions de son héros. Dans ce temps, il ne pouvoit les
louer toutes, comme chrétien et comme sujet. En cette
dernière qualité , c’étoit précisément sur les plus brillantes
que ses reprocheg devoient tomber. Condé les fit pendant
les troubles de la_ Fronde, en commandant l’armée du
parlement contre celle du roi qui étoit sous les ordres de
Turenne. On vit alors les deux plus grands généraux de
l’Europe en opposition , déployer l’un contre l’autre tous
leurs talents militaires. .
‘Le peintre qui peignit à Chantilly les batailles du
grand Condé, n’osant trop relever les titres de gloire
qu’il avoit acquis en servant contre Louis xrv, soit en
France, soit dans les Pays-Bas, mais ne Voulant pas ce
pendant les passer sous silence, dut au prince Hénri
Jules , au fils même du héros une tournure aussi adroite
que celle qup Bourdaloue avoit trouvée dans la religion.
‘ Pour ménager l’orgueil du monarque, sans rien retran
cher à la gloire de son père, ce prince lui donna , dit-on ,
4.\-Ia. l’idée ingénieuse de représenter la Muse de l’histoire te
.nant d’une main le livre dela vie de Condé, et arrachant
' de l’autre quelques feuillets qu’elle jette et qui, en s’épar

'_M «"VN-J._ F" fAJ‘ /—“ñ—t‘\


w- .r- 4 l __ A_ .jÆ._,, A, ,
COURS DE -BEL-Ll’.5 LETTRES. 219

pillant sur la terre, laissent lire aux spectateurs : secours


de Cambrai, secours de Valenciennes, retraite devant
Jrras, etc. , et indiquent ainsi les actions qu’elle préserve
de l’oubli en parpissant vouloir les y condamner.
On va n_te dans toutes les rhétoriques modernes , comme
un modèle du premier et du principal genre en usage dans
la chaire, celui du sermon de Bourdaloue pour le jour
de Pâques. Tout le début en est brillant; mais la suite,
qui semble n'y pas répondre exactement, n’est peut-être
que cela. L‘image de ces morts illustres et puissants qui
disparoissent dans leurs tombeaux fastueux où ils restent
pour ne dèvenir que pourriture et pousflëre , est très belle.
Mais ne perd elle pas une partie de son éclat, au moment
où l’on met en opposition avec elle celle de la résurrec
tion de Jésus-Christ? La comparaison ne manquer-elle
pas d’effet? Dieu et l‘homme ne peuvent et ne doivent
par conséquent jamais être compar‘és. Le ton sautillant
du texte, si j’ose me servir de ce mot , surtexü, non est
hic; il est ressuscité, il n’est plus ici, est—il digne de la
gravité de la chaire et de la majesté du sujet? Il se re—
7 trouve quelquefois dans la paraphrase et dans le discours.
Bourdaloue , comme Corneille, avoit plus de profondeur
de génie que de goût; et le défaut de ce dernier nuit
quelquefois à cette éloquence fière et souvent sévère dont
il fut le resiauraleur en France, et dont il donna les pre
miers modèles.
L’exorde de l'0raison funèbre de Turenne par Fléchiiær
passe avec justice pour un des meilleurs en ce genre d’é
loquence porté dans la chaire. On a dit et répété qu’il
l’avoit copié de celui de l’Oraison funèbre du prince
Charles—Emmanuel.de Savoye par Lingendes, d’abord
évêque de Sarlat et ensuite de Mâcon; On a prétendu
220 cou'ns ne nennizs1Ærrnts.
aussi que ce dernier avoit pris lui-même ce morceau dans
celle du connétable Du Guesclin, prononcée en 1380.
Selou quelques historiens , elle avoit également pour texte
ce verset du me Chapitre du premierlivre des Macchabêes :
Quomodo “ceci’ditpotcns qui salvum faciebat populum
Israël ? Comment est tombé cet homme puissant qui
faisait là sûreté du peuple d’Israël? On a trouvé singu—
lier que trois orateurs, à trois époques différentes , eussent
chosi précisément le même passage. Mais_cela semblera
moins étrange lorsque l’on considérera qu’ils amient à.
célébrer trois guerriers, dont deux étoient morts au lit
d’honneur, sur fe champ de bataille et au moment de la
victoire.
Il est impossible de dire quelque chose de positif sur le
vol fait au premier, parceque nous n’avons plus l’Eloge
de Ûu Guesclin, et u’il faudroit avoir sous les yénx cette
pièce essentielle pour la comparer avecles autres et juger.
Mais si le plagiat imputé à Fléchier n'est qu’un conte in
venté et répandu par la malignité, celui dont on accuse
Lingendes pourroit bien n’être pas non plus autre chose.
L’ouvrage de ce dernier est.très rare; on ne le trouve plus;
»dn_moins les recherches que j’en ai fait faire ont été
vaines. Mais je l’ai lu, il y a environ quarante ans :je fis
la comparaison de l'Üraison funèbre du duc de Savoye
avec celle de Turenne. Ne pouvant vous procurer les
moyens de la faire vous-mêmes, je suis forcé de me borner
à vous présenter le résultat qui m’est resté dans la mé
moire des deux discours. ' _ '
‘ Le seul point sur lequel se fondent les critiques qui ont
élevé ce doute, c’est le parallèle que font l’évêque de
Mâcon et l’évêque de Nismes des héros qu’ils célèbrent

".‘ÆÊ“* ‘
. COURS DE BELLES LETTRES. 221

avec Judas Macchabée. Mais qui ne voit que ce n’est


qu’un de ces lieux communs familiers à l’éloquence dela
chaire, qui sont entre les mains de tout le monde, que
chaque orateur peut puiser dans la même source et em
ployer à sa volonté? Bossuet a également comparé le
prince de Condé à Macchabée, quand parlant de sa vic
toire sur le général de Mercy, après l’avoir peint comme
abandonné pendant quelque temps par ses soldats rebutés,
il ajoute : [Vais comme un autm 111acchabée, son bras
ne l’abandonna pas; et son courage irritépar tant de
périls rvint à son secours. 'Avant Bossuet et Fléchier,
Fromentières, évêque d’Aire , avoit aussi rappr0ché du
guerrier juif le duc de Beaîifort dont il fit l’éloge; mais la
médiocrité de ce dernier orateur empêcha d’y faire at
tention et de le tirer de son obscurité pour l’opposer
encore à Fléchier.
La manière de traiter ces lieux communs distingue
l’homme de génie‘de celui qui n’en a pas. Les deux exôrdes,
celui de Lingendes et celui de Fléçhier, dit un critique
impartial, se ressemblent comme la Phèdre de Prado,n
ressemble à celle de Racine. Cette comparaison ren—
ferme tout ce que l’on peut dire sur cette matière et juge
le procès. C’est le même sujet, presque le même plan,
saisis par les deux orateurs dans l’Ancien Testament, et
par les deux auteurs dramatiques dans Euripide. Mais
quelle différence dans l’exécution, dans le tableau des
mêmes situations, des mêmes passions, des mêmes sen
timents, et souvent dans l’expression des mêmes choses!
Il faut se défier des assertions tranchantes de tous ces
critiques qui ne touchent une fleur. que-pour la flétrir. Le
génie les méprise; et pour me servir d’une figure heu—
222 cocus on nannns nnrrnns. ‘
reuse deVoltaire qui fut si souvent en butte à leurs ou-'
nages , ce sont des chenilles, les rossigtiols les mangent,
et ils n'en chantent que mieux. ' '
Quelque importance que les anciens aient donnée à
l’exorde, ils s'en sont souvent passé. L’attention qu’a eue
Démosthènes d’en préparer, comme je vous l’ai dit, un
grand nombre d'avance , ne Papas empêché de s’en passer
quelquefois lui—même. Lorsque l’éloquence politique se
fait entendre, elle n’a p&s toujours le temps de s’occuper
de ces formes; des objets plus importants l’appellent et
attirent toute son attention: c’est à eux qu’elle s’attache; _
c’est au milieu d‘eux qu’elle s’élance et qu’elle a besoin de
s’élancer. Un exorde l’arrêteroit dans sa marche, qui doit:
être rapide et frapper droit au but qu’elle désigne. C’est
alors que
Quelquefois dans sa marche un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art , sort des bornes prescrites,
Et de l’art même apprend à franchir les limites.

Mirabew, l'homme de la révolution qui eut le plus de géi


nie oratoire, ne jugea pas ,un exorde nécessaire quand,
montant à la tribune à-la mort de Franklin, il annonça
cette nouvelle à l’Assemblée nationale, et réclama pour
un particulier obscur par sa naissance, illustre par ses
talents, et véritablement un grand homme, les honneurs
d'un deuil que les cours et, à leur exemple, les peuples
étoimt accoutuniés à ne rendre qu‘aux familles des son
verains. Son discours au mérite de la beauté joint celui
de la ‘brièveté , et je le transcris à ces deux titres: '
« Franklin est Mort. Il est retourné au sein de la Divi-»
u nité, le génie qui affranchit l’Amérique,- et versa sur
« l’Europe des torrents de lumière. Le sage que deux
COURS DE BELLES LETTRES. 223

« mondes réclament, l’homme que se disputent l’histoire


« des sciences et l’histoire des empires , tenoit sans doute
« un rang bien élevé dans l’espèce humaine! Assez long—
« temps les cabinets politiques ont notifié la mort de ceux
« qui ne furent grands que dans leur éloge funèbre; assez
« long-temps l’étiquette des'cours a proclamé des deuils
« hypocrites: les nations ne doivent porter que le deuil
a de lems bienfaiteurs. Les représentants des nations ne
« doivent recommander à leurs hommages que les héros
« de l’humanité. Le congrès a ordonné dans les quatorze
« états de la confédération un deuil de deux mois pour
« la mort de Franklin ; et l’Amérique acquitte en ce mo
« ment le tribut de vénération et de reœnnoissance pour
a l’un des pères de sa constitution. Ne seroit-il pas digne
« de vous, Messieurs, de nous unir à l’Amérique dans
« cet acte religieux, de participer à l’hommage rendu à
c la face de l’univers, et aux droits de l’homme, et au
a philosophe qui a le plus contribué à en propager la
« conquête? L’antiquité eût élevé des autels au puissant
« génie qui, au profit des mortels, embrassant dans sa
« pensée le ciel et la terre, sut domter la foudre et les
« tyrans L’Europe éclairée et libre doit du inoins un
et témoignage de souvenir et de regrets à l'un des plus
«grands hommes qui aient jamais servi la philosophie
« et la liberté. Je propose que l’assemblée nationale
« portera pendant trois jours le deuil de Benjamin
u Franklin. r
J’ai observé que les règles dudiscours oratoire s’ap-L

(1) Ceci est le sens du beau vers que d’Alembert mit sous le p0r
trait de Franklin.
En}mit cœlofulnæn , sceptrumque grenat}.
224 ' cocus né BELLES narrnns..
pliquoient à tous les genres d'ouvrages dont , sans en
excepter aucun , l’esprit humain peut s’occuper. Elles
sont les mêmes pour tous, et ne diffèrent que par des
nuances plus ou moins fortement prononcées, sous les
quelles il est aisé de les reconnoître. N’est-ce pas un vé
ritable exorde, par exemple, que ce début du Contrat
social ? '
« Je veux chercher si, dans l’ordre civil , il pot! y avoir
« quelque règle d’administration légitime et sûre, en pre
« nant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles
« peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours dans cette re—
« cherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt pres—
« crit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point di
« visées. JÎentre en matière sans prouver l’importance de
« mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législa- _
«teur pour écrire sur la politique : je réponds que non, et
« que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais
« prince ou législateur, je ne perdrois pas mon temps à
a dire ce qu’il faut faire : je le ferais ou je me tairais. Né
« citoyen d’un état libre , et membre du souverain , quel
« que foible influence que puisse avoir ma voix dans les
« affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’im
« poser le droit de m’en instruire. Heureux, toutesles fois
« que je médite sur les. gouvernements, de trouver tou
« jours dans mes recherches de nouvelles raisons d’aimer
- « celui de mon pays! »
Rousseau pouvoit—il exposer avec plus de précision ,
plus d’énergie, et en même temps avec plus de chaleur
et d’éloquente simplicité, le sujet qu’il vouloit traiter?
Pouvoit-il mieux justifier un simple particulier, étranger
en quelque sorte à’ l’administration , entreprenant d'exa
miner ce qu’elle doit être, et d'éclairer ceux qui en sont
COURS DE BELLES LETTRES. 221’3' '
_chargés? Il faut observer ici que né à Genève, aimant
sa patrie , s'honorant du titre de citoyen auquel ses
malheurs ne l’avoient point encore forcé de renoncer , il
lui consacroit ses veilles et ses méditations, il écriv_oit
pour elle : c’est.à elle seule qu’il adressoit ses vues sur le
gouvernement; il les concentroit dans sa ville et son ter
ritoire; et il ne les jugeoit lui-même convenables en gé
néral qu’à des\états ainsi circonscrits , persuadé que ce
n'est ni l’étendue de la domination, ni le nombre (les
habitants qui concourent à rendre ceux-ci plus heureux.
Il veut écrire sur l’éducatiOn : voici comment il y pré
pare ses lecteurs. Si la philosophie doit donner elle-même
des leçons, c’est l’éloquence et la sensibilité qui lui prê
teront leur langage. .
(( T0}1t est bien , sortant des mains de l’auteur des
« choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme; il
«force une terre à nourrir les productions d'une autre;
« il mêl'e et confond les climats, les éléments, les sai
« sons; il mutile son chien , son cheval, son esclave. Il
« bouleverse tout, il défigure tout; il aime la difformité ,
«les monstres; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas"
« même l’homme; il le faut dresser pour lui comme un
«cheval de manège ; il le faut contourner' à sa mode
« comme un arbre de son jardin; sans cela, tout iroit
« plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être fa
« çonn.ée à demi. Dans l’état où sont désormais les choses ,
« un homme abandonné dès sa naissance à lui-même
a parmi les autres , seroit le plus défiguré de tous : les
« préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple , toutes les
il institutions. so‘ciales dans lesquelles nous nous trou
« vous submergés, étoufleroient en lui la nature , et ne
« mettroient rien à la place ; il y seroit comme un arbris
[. 15
226 cocus DË BELLES nurses.
. seau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin,
.. et que les passants font bientôt périr en le heurtant de
« toutes parts , et le pliant dans tous les sens. C’est à toi
a qpe je m’adresse , tendre et prévoyante mère, qui sus
et t’écarter de la grande route et garantir lhrbrisseau nais
. sant du choc des opinions humaines! Cultive, arrose
a la jeune plante avantyqu’elle meure! Ses fruits feront
.. un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte
n autour de l’ame de ton enfant. Un autre ep peut mar
« quer le circuit; mais toi seuley doit poser la barrière. 2: ‘
. C’est véritablement un exorde. Chaque partie de ce
sujet utile, immense et fécond aura le sien. Celui-ci s’a
dresse aux mères. L'éducation de l’homme commence à
sa naissance. L’être sensible qui l’a conçu et porté dans
son sein pendant'neuf mois, l'y attache encore au mo
ment où il en est sorti, l’y réchauffe, le nourrit? veille
à la conservation de son existence, et trouve dans ses
soins mêmes le dédommagement et la récompense des
peines qui en sont la suite. L’afl’ection d’une mère semble
s’augmenter des privations auxquelles elle se soumet. La
première leçon de la nature est la nécessité d’un attache
ment réciproque; et sa bienfaisance en a fait à'la fois
un besoin et un plaisir.
.mmmuq mm M\“t"

DISPOSITI_ON ORATOIRE. '


- . II.
I 7

DE LA PROPOSITION.
La Propositi0n est proprement l’objet même du discours
oratoire._ On se propose d'établiËou de discuter un fait ,
d’examiner une question et.de la résoudre: il faut donc
raconter l’un et exposerque
verses.dénominations l’autre. Delà sont donne
la rhétorique venues àilescette
di

secopde division de la Disposition qu’elle appelle égale—' 9

ment Exposition , Narration, Fait, Question, Proposition.


Nous adopterons la dernière de préférence, parcequ’elle
cOmprend toutes les autres. On ne peut guère établir un
fait sans le raconter; et exposer une question , c’est se la
pr0poser à soi-même , ou la proposer aux autres.
Un exemple fera mieux sentir comment la proposition
réunit tous les sens que présentent ces différentes déno
minations. L’éloge de Catinat, par Guibert, me léfour
nira. Jeune encore, mais plus instruit que plusieurs de
ceux qui, comme lui, exerçoient la profession des armes,
parcequ’il l’avoit étudiée avec application , l‘auteur émit
sans doute mieuxfait qu’un autre pour louer un grand capi
taine. Son ouvrage qui coucourut pour le prix de l’Acadé
mie française, en 1775, ne fut cependant pas couronné. '
Mais si celui de son heureuxrivalfut en etïet'plus régulier,
plus élégant , plus soutenu, plus correct , il nefut peut-être
pas plus éloquent. C’est ainsi que Guibert expose, qu’il
propose , qu’il raconie, qu’il explique quel est son but.
« Hommes de toutes les condi&ions, de tous les âges,
Q
228 comas ms BELLES LETTRES.
.. l’éloge de Catinat ne peut vous êtes indifférent; vous
?« trouverez dans sa vie des leçons de cgnduite_et de mo
«, dération. Catinat fut un sage: c’est le trait distinctif de
a son caractè;e.‘ll le fut, malgré tout ce qui corrompt ou
n égare ordinairement le cœur , malgré le bonheur et la
‘ c gloire , malgré la faveur et-ladisgrace; il le fut dans le
« tumulte des affaires et dans l’uniformité du repos. Heu
« reux lÏorat‘eùr qui, en louant un,héros , n’est pas obligé
n d’exagéœr l’éclat de sa vie publique, pour couvrir les
« vices de sa vie privée ! Il est sans doute indifférent pour
u l’honneur réel d’apporter au monde un nom illustre: il
« est souvent un fardeau; il acouse presque toujours ceux
'« qui le portent; il y a même des carrières où il ne peut
«être d’aucun secours : telles sont celles des sciences et
a des arts. L‘à, si j’ose m‘exprimer ainsi, l’homme est
«jeté nu par la nature , et ce sont ses}alents qui lui
« marquent sa place. Mais dans_celle des. armes, que cet
«avantage est immense! On" est porté du premier pas
« où le commun des hommes n’arrive qu’avec effort; on
a est placé de bonne heure dans de grandes occasions; et
« les forces manquent aux autres hommes quand ils at
« teignent les occasions, ou leurs talents.auroient pu se
n développer. Cet avantage, dont ceux auxquels le hasard
«en a fait présent tirent souvent plus de vanité qu’ils
n n’en recueillent de fruit, manquoit à Catinat. »
Cette réflexion vraie, dont les militaires autrefois fai
soient journellement l’expérience, et qu’il y avoit une
sorte de hardiesse à exprimer au milieu des préjugés qui
régnoient , et à en sentir le ridicule pendant qu’on en parta
geoit les avantages, est heureusement placée au commen—
cement de l’éloge d’un homme qui dut à lui—même une
grandeur et un éclat bim supérieurs à ceux que tant d’au—
d.

._,4
couas DE BELLES LETTRES. 229
'. tres prétendus grands hommes ne tiroient que de leurs
' aïeux. Elle jette de l’intérêt et de la—philosophie sur cette
exposition , qui fait voir clairement et nettement le point
de vue dans lequel Catinat est ici envisagé : tout le reste .
du discours en découle; et l’on voit_facilement comment
toutes les parties doivent se distribuer et s’arranger. On
commence par son éducation , qui fut d’abord négligée, _
et qu’il recommença : c’est ce qui [dans nos anciennes -
institutions, est arrivé à presque tous_ les hommes de gé
nie; 'et c’est peut—être aussi ce qui les a mis ensuite si
promptement à leur place.
Mais c’est de l’exemple, et non des réflexions qu’il fait
’ naître, que je dois m’occuper. Celui que je viens de citer ‘
en est en même temps un d'ex0rde et de proposition réu—
nis, sous toutes les dépominations diverses par lesquelles
on a désigné la dernière. Il est essentiel d‘observer que ,
quand la proposition prend celle de narration , ou toute
autre pour se séparer, elle ne forme pas alors une partie
tellement distincte de l’autye,,qu’elle ne s’y réunisse fré
quemment, et plus fréquemment encore à toutes les au—
- tres divisions de la disposition. . . s
Dans les cas du la première, la Proposition , se déta_chç '
et s’isoleen quelque sorte , sa place naturelle est immédia
ment après l’exorde : dans tous les autres, elle s’y lie,
elle le termine; et alors elle doit être simple, claire et
courte. C’est ainsi qu’elle est particulièrement employée
dans la chaire; et elle devient nécessaire lorsque le dis
cours est partagé en deux ou plus ieurs parties : il faut
les annoncer, et indiqper cri même temps l’objet de cha
cuné. « Madame d’Aiguillon , dit Fléchier ,. n’a'été grande
« que pour servir Dieu noblement; riche , que pour assis
« ter. libéralement les pauvres; vivante, que pour se dis
230 COURS DE BELLES LÇTTRES

« poser pieusement à bien mourir. » Voilà tout le sujet de .


ce discours"... ' - .
Il est à prdpos d’observer ici que ce passage est un
exemple et non un modèle : c’est un assemblage de mots
plutôt que de pensées, dont l’opposition recherchée ne dit
rien à l’esprit, _et fatigue l’oreille. Flééhier avoit un goût
décidé pour l’antithèse« Cette figure a sans doute son mé—
rite , Comme toutes celles de rhétorique; l’abus seul en
est condamnable. C’est le défaut de cet orateur; on le l‘&
trouve dans sa meilleure oraison funèbre, celle de Tu
renne; il se remarque dès son exorde; et il n’est pas
moins sensible dans sa proposition ,-à laquelle il vient par
' _ une espèce de plainte contre les puissances ennemies de
la France, auxquelles il semble reprocher de vivre pen
dant qu’il déplore la mort de Tuœnne Elles ne la
trouvèrent sûrement pas charitable. Il cherche bien à
l’adoucir en annonçant sa soumission aux jugements et à la
volonté de Dieu; mais cette soumission même paroît être
un effort qui, louable aux yen; de la religion , prouve ce
pendant au fond de son cœur l’existence d’un sentiment
qu’elle réprouve, et que ne condamnent pas moins l'hu- '
manité et le goût. - -
La Narration, considérée sous le point de vue unique
et dans le véritable sens que présente cette dénomination,
se lie, ainsi que nous l’avons dit, à toutes les parties de
la disposition oratoire.: il ne faut donc point oublier

(i) « Vous vivez, leu? dit Fléchïer, et l’esprit de la charité chré


- tienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort.... Mais
« vous vivez, et plains en cette chaire un sage et vertueux (api.
- taine dont les intentions étoient pures , et dont la vertu sembloit
- mériter une vie plus longue et plus étendue... n
COURS DE BELLES LETTRES. 231

t qu’elle n’en fait pas une séparée; elle peut seulement être
regardée comme,un lieu dérhétorique ,'et souvent c0mme
. un développement 'cessaire. On la retrouve surtout dans
la Confirmation; ca‘r‘les preuves dont on appuie un fait,
une question , ont besoin d’être recueillies, distribuées ,
, et racontées. Nous en trouverons des exemples nombreux
en .traitant de cette partie; je dois me borner ici à vous
. en offrir qœlques'uns où la Narration et la Proposition
se confondent. ' -' '
Lorsque, dans la guerre du Péloponèse, tous les alliés
de la république de Sparte lui envoyèrent des députés
pobr l’engager ä les soutenir contre Athènes , le roi Archi
-damus, voyant les Lacédémoniens balancer_sur le seul
parti que leur intérêt leur conseilloit de prendre, les ex
horta ainsi à La neutralité. "
« Peuple, dit-il , j’ai été témoin de beaucoup de guerres,
« ainsiqpe plusieurs d’entre.vous , et je n’en suis que plus
« posté à craindre celle dans laquelle on veut vous enga-_
« ger. Sans préparatifs sans ressources, vous voulez atta
« quer une nation exercée dans la marine , redoutable par
’ a le nombre de ses soldats et de ses vaisseaux, riche des
« Productions de son pays et des tributs de ses alliés. Qui
« peut vous-infiré‘r cette confiance? Est-ce votre flotte?
« mais quel temps ne faudroit-il pas pour la rétablir! Est
« ce l’état de "vos finances? mais nous n’avons point de
« trésor public, et les citoyens sont pauvres. Est-ce/l'es
« pérance‘ de détacher les alliés d’Athèncs? mais comme la
« plupart sont des insulaires, il faudr0it être maître de la
« mer pour exciter et entretenir leur d'éfection.'Est-ce le
« projet de ravager les terres de l‘Attique, et de terminer
« cette grande‘ querelle dans «une campagne? eh! pensez—
« vous que la perte d’une moisstm , si facile à réparer dans
\

232 cocus ma rames LETTRES.


« un pays où le conimerce est florissant , engagera les Athé
« miens à vous demander la paix? Ah! que je crains plutôt
'« que nous ne laissions cette*guerre à. nos enfants , comme
u un malheureux héritage! Les hostilités des villes et des
(t particuliers sont passagères; mais quand la guerre s’al
« lume entre deux puissants-états , il est aussi difficile d’en A
« prévoir les suites que d’en sortir avec honneur. » .
Le fait et la question oratoires peuvent être généraux
ou particuliers , et appartiennent également aux trois
genres d’éloquence, soit qu’elle délibère , soit qu’elle dé
montre, soit qu’elle se charge d’instruire des juges, soit
même que , dans la chaire , elle développe des véritésdno—
raies ou métaphysiques; et dans tous, elle est susceptible
de chaleur et d’élans. . -
« 0 homme! s'écrie Rousseau dans s01; Discours sur
« l’origine et les fondements de l’inégalité des conditions,
(1 de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes *
« opinions, écoute : voici ton histoire, telle que ’j’ai cru
« la lire, non dans les livres-de tes semblables, qui sont
« menteurs ,. mais dans la nature qui ne ment jamais. Tout
a ce qui sera d’elle sera vrai; il n’y aura de faux que ce
«que j'aurai mêlé du mien sans le vouloir. Les temps
« dont je vais parler sont bien éloignés Combien tu as
.« changé de ce que tu étois! C’est, pour 3115i dire, la vie
a de ton espèce que je vais décrire, d’après les qualités
a que tu as reçues , que ton éducation et tes habitudes ont
« pu dépraver, mais qu’elles n’ont pu détruire. Il y a, je le
« sens, un âge auquel l’homme individuel voudroit s’ar
u rêter. Tu cheréheras l’âge auquel tu voudrois que ton
« espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent, et
«par des raisons qui annoncent à ta postérité malheu
« reuse de plus grands mécontentements encore, peut
' COURS Dl". BELLBSOLETTRES. 233
A d . _. . '. a _ d .9 E .
« etre vou rets tu pouvmr retrobia 61 . t ce sentiment
« doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de
o . . . u
« tes contemporains , et l’effrm de ceux qui auront le mal
« heur de vivre après toi. »
Les propositions de l‘eqièce de celle-ci sont des ta
bleaux où l'on réunit plusieurs images ou plusieurs idées
qui se lient les unes aux autres, et forment un tout à la
fois instructif et éloquent. On trouve ce double mérite
dans le discours où Platon , assis sur le cap Sunium, au
milieu de ses élèves, au nombre desquels est le jeune
Anacltat‘Si5, leur développé ainsi ses idées sur'la création
‘ de l’univers. ’
' « L’auteur de toutes choses fit-[é Temps, cette image
« mobile rle.l’ùnmobilc éternité, le Temps qui commen
«gant et achevant sans cesse le cercle des jours et des
« nuits, des mois et des années, semble n’avoir, dans sa
« course , ni commencement ,ni fin , et mesurer la durée
«du monde sensible, comme l’éternité mesure celle du
«monde intellectuel; le Temps enfin, qui n’auroit point
«laissé de traces de sa présence, si des.signes visibles
« n’étoient chargés de distinguer 'ses parties fugitives, et
« d’enregistrer, pour ainsi dire, ses mouVements. Dans
«cette vue, l’Etre suprême alluma le soleil et le lança
«avec les autres planètes dans la vaste solitude des airs:
« c’est de là quê cet astre inonde le ciel de sa lumière,
« qu’il éclaire la marche des planètes, 'et qu’iLfixe les li
«mites de l’année, comme la lune détermine celle des
« mais. L’étoile de Mercure et celle de Vénus, entraînées
'« par la sphère à laquelle il préside, accompagnent tou—
«jours ses pas. Mars, Jupiter et Saturne ont aussi des pé—
« riodes particulières, inconnues au vulgaire. Cependant
« l’auteur de tout adressa la parole aux Gépies auxquels il
234 conas DE BELLES LETTRÈS. o
(( venoit de confier l’administration des astres: Dieux qui
« me devez la naissance, leur dit-il, écoutez mes ordres
« souverains. Vous h’avez pas de droit à l’immortalité; mais
«vous y participerez par le pouvoir de ma volonté, plus
« forte que les liens qui unissmt les parties dont vous êtes
« composés.“ Il reste, pour la perfection de ce grand tout,
«.à remplir d’habitants la térre, la mer, et les airs : s’ils
«me devoient immédiatement le jour, soustraits a l’ein
« pire de la mort, ils deviendroient égaux aux dieux nié
«mes; je me repose donc sur vous du soin de les pro
« duire. Dépositaires de ma puissance, unissez à des corps
«périssables les germes d’immortalité que vous allez re
« cevoir de mes mairis; formez en‘ particulier des êtres
a qui commandent aux autres animaux , et qui'v;ous soient
«soumis; qu’ils naissent par vos ordres; qu’ils croisænt
« par vos bienfaits; et qu’après leur mort , ils se réunissent
« à vous, et partagent votre bonheur. Il dit; et soudain ,
« versant dans la coupe où il avoit pétri l'ame du monde
(( les restes de cette ame tenus en réserve , il en composa
« les amas particulières; et-, joignant à celle des hommes
« une parcelle de l’essence divine , il leur Vattacha des des
« tinées irrévdcablas.‘ » - ‘
J’ai étendu cette citation , parce que, outre qu'elle est
très belle , elle donne une idée du système le plus brillant
par lequel l’antiquité a cherché à expliquer l’origine-dû
monde. Cale idée ne vous sera pas inutile un jour lors
que vous voudrez étudier, si votre goût vous y porte, les
opinions métaphysiques (les philosophes grecs_. Vous y
verrez que s’ils n’ont pas été loin dans ces recherches oh
scures, c’est parce que leur imagination vive et ardente
sembloit mieux aimer embellir. un‘ sujet que l’approfon
dir. Faute de s’arrêter à la méditation que ces matières
COURS DE BELLES LETTRES. 235
auroient exigée, ne concevant pas que de rien on pÊ1t
faire quelqué chose, ils firent la matière éternelle comme
Dieu; et ceux mêmes qui croyoient à l’unité de celqi-ci
ne s‘aperçurent pas qu’ils la détmisoient ; car celle—là, étant
éternelle selon eux, devoit exister par elle-même, et être
par conséquent un second Dieu. ‘
Platon fonda son système sur les opinions et les fables
de sontemps. Après avoir établi une divinité suprême,
il lui en associa d’inférieures qui étoient son ouvrage, et
qui présidoient à l’administration de_l’univers. C'est ainsi
qu’il expliquoit et restreignoit les rêves religieux qui
avoient si fort multiplié les dieux. Il les tiroit de la place
que la superstition leur avoir donnée, et les faisoit eux«
mêmes les créatures du grand Etre unique et tout-puissant.
Mais ces songes métaphysiques ne sont pas l'objet de
ce Cours. J‘ai pu , en passant, vous en donner une légère
idée : cela appartient àl'histoire , qui, en nous m0ntrant
les vertus et les crimes des hommes, les découvertes , les'
progrès et la perfection de leur esprit, ne dédaigne pas
de mettre aussi sous nos yeux ses égarements et ses erreurs,
qui occupent une place si considérable dans les annales
du genre humain. Je reviens à l'éloquen’ce.
Dès le début de cê morceau” vous avez dû remarq‘uer
cette belle image qui sert à peindre le Temps, et vous
avez pu vous rappeler de l‘avoir lue dans l'ode de Bons
seau (Jean—Baptiste) adressée au prince Eugène: ‘
.mœ-‘p
‘r. .
Ce vieillard qui,fld'un vol agile, ' .,,.t l . ..w 4 .

Fait sans jamais être arrêté. ‘


o . . " * ' _ 4;.“c .s
Le Temp: , cette nuage mobzle
. . . , a '_. :
De l’unmobtlc Éœrmte. ., vw ' ’
, o Je? L . .iV.ä. ..<;
C'est dans Pluton que le Poète français a puisé cette 0

.
.
3236 COURS DE BELLES LETTRES. .

image : elle est traduite mot pour mot. Le philosophe


ancien, dans sa prose si harmonieuse et si'riche, où il
pèigpoit avec une 'vérité égale à la force avec laquelle il
raisonnoit, n’étoit pas' moins_poëte que Rousseau dans
ses vers. ’ '.
Les discours de réception‘ à l’Académie française ont
été généralement médiocres et peu dignes d’être lus, jus
qu’à celui de Voltaire , qui le premier s’écarta de la route
battue avant lui, en y faisa_nt entrer une discussion litté
raire qui offre quelques observations sur la langue fran
çaise. Cette discussion s’y plaçoit d’autant plus naturel
lement, qu’un des buts principaux de l’institution de
cette société était .de s’occuper de la perfection du lan
gage.et de la.conservation de sa pureté. Ces sortes de dis—
cours ne contenoient auparavant que des éloges : ceux du
fondateur, de Louis xrv, du roi régnant, de l’académicien.
mort , de tous ceux qui vivoient; et le directeur ne man;
quoit pas de louerà son tour le récipiendaire. C’étoit,
comme le dit maliguement et plaisamment Montesquieu
dans une de ses Lettres persanes , un échange de compli
ments. Voltaire fit dans ce genre une révolution; et à son
exemple, on s’attacha dans la suite à dire des choses utiles.
-Bufl'on présenta des vues .profondes et quelquefois fines
sur le stylé; mais chargé , quelqués années après , de ré
pondre à La Condamine, lorsque ce dernier fut reçu_à
l’Académie, il ne voulut pas se dispenser de lui faire le
compliment que lui méritoient son zèle pour les sciences
et son empressement à accepter, dans la mission philoso—
phique qui .avoit pour objet la mesure de la terre, celle ‘
de se rendre pour cet effet au Pérou. L’historien de la
nature ôta sa fadeur à la louange, en la revêtant des images
les plus brillantes; et ce morceau qui appartient par la
.

conns‘nz BELLES LETTRES. 237


circonstance, à la Pr0po;ition , dont il offre un modèle,
trouve naturellement sa place ici. '
" « Après avoir'parcouru l’un et l’autre hémisphère; tra
« versé les continents et les mers; surmonté les sommets
« sourcilleux de ces montagnes'embrasées où des glaces
« éternelles bravent également et les feux souterrains et
« ceux du midi; s’être livré à la pente précipitée de ces
« cataracfes écumantes dont les eaux suspendues semblent
« moins rouler sur la terre que descendre des nues; a.oir
« pénétré dans ces vastes déserts, dans ces solitudes im
» « menses où l’on trouve à peine quelques vestiges de
« l'homme, où la nature accoutumée au plus profond si
« lence, doit être étonnée de s’entendre interroger pour
« la première fois; avoir plus fait en un mot, par le seul
« motif de la gloire des lettres, que l’on ne fit jamais par
« la soif de l’or': voilà ce que connoît de vous l’Europe , .
« et ce que dira la postérité. » . '
C’est en même temps un bel eiemple et le seul que
l'on ait peut-être d’une période à six membres. Nous en
expliquerons le mécanisme en parlant de l’élocution.
La Proposition considérée comme l‘Exposition d’une
ou de plusieurs questions , ou la Narration d'un ou de plu
sieurs faits, est surtout d'un très grand uSage au barreau.
L’attention de l’orateur doit s’attacher constamment à
l’arranger de manière qu’en instruisant ses auditeurs et
ses juges, ceux-ci puissent en tirer déjà des inductions
favorables à sa cause. C’est ce que fit Cochin dans son plai— ’
dbyer que j'ai cité ( 1) , en faveur du marquis d’Hautefort,
contre cette demoiselle de Kerbabu qui se présentoit pour
réclamer des droits à la succession d'un oncle du marquis

(l) Voyez ci-dessus page 216.


238 cours ne nr.u.rs urnes.
en qualité d'épouse légitime du défunt. Il s’agissoit de
savoir si le mariage sur lequel elle fondoit son titre avoit
été réellementcélébré. Cochin, dans un début adroit dont
la simplicité même inspire_ déjà de la cohfiance, élève des
nuages et répand le douté sur ce prétendu mariage. L’âge
du comte d’Hautefort, le long célibat qu’il a gardé jus
qu’à ce moment, sa résolution soudaine d’en sortir, son
empressement à faire des propositions, son réfroidisse
mœt subit après qu'elles sont acceptées, sa lenteur à
conclure, tout semble en effet annoncer un roman bâti
par les intéressés qui n‘ont pas. su lui donner assez de
vraisemblance pour en imposer; et c’est ce que Cochin
prouve ensuite dans son plaidoyer.
L’Exposition, de quelque genre qu’elle soit, n’exige
pas seulement beaucoup d’art, elle demande quelquefois
de l’adresse; mais l’attention de l’oratehr doit être de
cacher également l‘un et l’autre. Il en fallut à l’évêque de
Senéz dans son Oraison funèbre de Louis xv La
fin de ce règne; les désordres publics et particuliers qui
la marquèrent; le libertinage crapuleux du maître, devenu
contagieux et général; le coup porté à la magistrature,
que n'auroit pas osé se permettre Louis xrv dans l’ivresse
de sa puissance et de sa gloire, etc. rendoient l’éloge de
ce prince très difficile dans la chaire de la morale et de
la vérité, devant un peuple qui, dans .le fond de son
cœur, auroit pu contredire l’orateur, et qu’une longue
oppression avoit disposé à le démentir à haute voix. Un
prélat devoit un dévouement entier à la religion dont il
étoit l’organe, du respect à l’opinion publique et des
_ ménagemeuts‘au rang et à la puissance. L’évêque de

(i)’V0)‘. page 339 et 3.50.


COURS DE BELLES LETTRES. . 239
‘ Sènez ne se déguisa point ces écueils , et en les montrant
' franchement, il sut les éviter. « Viens—je donc, s’écria
a t-il, ne faire retentir ici que des louanges? Viens-je
«renouveler dans ce temple du Dieu de vérité ces an'
« cieimes apothéoses où Borne idolàtre él'evoit sans dis
a
« tinction tous ses princes au rang des Dieux aussitôt
« qu’ils avoient cessé d’être hommes? loin d’ici une pro
« fane adulation. N’es‘hce donc pas assez que la [latterie
2 ait assiégé les princes pendant leur vie, sans qu'elle
t

vienne encore se traîner à la suite de leurs funérailles,


et ramperautour de leurs tombeaux ? Loubns les hommes
illustres , célébrons la gloire des héros et des rois; mais
oson's aussi déplorer leurs malheurs, pour l’honneur
A de la vérité; et pour l’instruction des générations qui

« leur survivent. A Dieu ne plaise que j’oublie le respect


« qui est dû à la majesté des rois jusque dans la pous—
« sière de leurs tombeaux; à Dieu ne plaise que j’oublie
« la tendre vénération que je dois à la mémoire de Louis,
2 à la mémoire du plus doux et du meilleur des princes.

11‘.A Eh, qui peut être plus pénétré que nous de cmsenti
ment! Mon Dieu, nous osons vous en prendre à témoin
en présence de sori tombeau et de votre autel! Mais
quelle considération pourroit faire oublier jamais à un
—.A ministre de l'Evangilc le respect non moins inviolable
qu’il doit à la vérité! Placés entre ces deux devoirs, le
respect que nous devons à la vérité,' et le respect que
2..A

nous devons à la mémoire du roi, soyonségalement


« fidèles à ce que nous devons à l’un et à l‘autre ; célébrons
a les vertus du roi sans manquer à la vérité; déplorons '
« ses malheurs sans manquer à sa mémoire; rendons gloire
« à la vérité , rendons gloire au roi. Tellê est l’impartia
« lité de l'éloge funèbre que nous allons rendre à très
240 cocus ne nxr.nns LETTRES.
« grand, très haut, très puissant et très excellent prince
« Louis xv, roi de France et de Navarre , etc. » _
Les qualités essentielles de la Proposition et de la Nar—
ration sont la brièveté, la clarté, et pour cette der_nière
surtout, la vraisemblance qui est la première des lois du
récit. Celui-ci rebute et repousse indubitablement l’au
diteurqui demande et attend.la vérité, et qui ne la re—
trouve plus au milieu des circonstances qui, en se contre
disant, ne peuvent manquer de se détruire réciproque—
ment. '
La Narration sera claire en suivant l’ordre des temps
et celui des événements, de manière qu’il n’en résulte
-aucune confusion. Il faut que leur chaîne soit fion'seule
meut simple et naturelle, mais encore que chaque anneau
engagé dans celui qui le précède et dans celui qui le suit
ait assez de force et de solidité pour qu’il ne puisse pas ,
en se brisant au moindre effort, interrompre la liaison
générale de tous. Quant à la brièveté, elle se trouvera
toujours dans l’attention que l’on aura de ne point sur
charg. le récit de circonstances étrangères ou triviales,
de détails inutiles, d’une abondance verbeusç qui est une
marque infaillible de stérilité; de né présenter enfin que
ce qui est nécessaire , de commencer et de finir où il faut,
en ne faisant pas connue ce poète dont se moque Horace,
et qui ayant à raconter le siège de Troie, ne remonte pas
moins loin qu’à l'œuf de Léda d'où sortirent HéIène et
Clytemnestre.
La Narration demande une éloquence simple et élé
gante. Mais il ne faut pas imiter ici ceux qui généralisent
ou particularisent toutes les règles. Aucun genre de dis
cours, aucune partie même ne doit avoir un ton exclusif :
on peut les prendre tous selon l’occasion et le besoin.
a

coüns ne BELLES LETTRES. 241


L‘ame même de l’orateur doit le guider dans le choix et
danisd'usage qu’il en fait. Elle lui apprendra mieux que
Quintilien à se servir à propos des expresèions propres à
des choses grandes, inattendues, comme de celles qui
conviennent aux choses ordinaires ou.communes; à ani
mer son style pai des images et des figures; à tenir l’audi
teur quelquefois en suspens pour ajouterà- l’intérêt d’une
situation ou d’une circonstance, poùrproduire une explo- '
sipn dans le.moment où il la jugera nécessaire. Il peut em
' ployer, tour à tour, les moyens d’exciter des sentiments
d’attendrissement ou de joie, de terreur ou de pitié.
A des préceptes secs. et.froids il faut substituer ici des
exemples. Si nous les cherchions dans les orateurs anciens
ou étrangers , il faudrait nous servir de leurs traduëteurs,
qui n’en ont présenté que le squelette, et qui leur ont
fait perdre la plus grande partie de leurs beautés, que nous
ne consérveribns pas miedx si nous les traduisions nous
mêmes. Pour apprendre à nos élèves ce qu’a été et ce qug
peut devenir l’éloquence française , il faut leur donner des
exeiflples_ pris dans notre langue. Q
Nous puiserons celui que nous avons promis dansl‘0
raison funèbre de Louis x1v, par Massillon. L’orateur,
en traçant le tableau de la vie de ce prince, n’oublie
' pas les malheurs‘qui en troublèrent la fin. lls apprirent '
au monarque le plus puissant, le plus absolu , le plus fier ,
qu’il y avoit dans la nature, où il ne voyoit rien qui ne fût
au dessous de lui, quelque chose qui étoit cependant au
dessus , et'que le rang et le pouvoir ne garantissent ni
des misères , ni des peines qui sont ici'b_as le partage inés
vitable de la triste humanité. Elles se glissent'dans les
palais, et s’asseyenf sur les trônes les plus brillants ,
comme elles entrent dans les cabanes les plus obscures ,
t. \ , 16'
. .

.h‘.... _....4ñsa- -__ .'v


242 couas ne neu.as LETTRES.
et elles se font sentir également sur le duvet où repose
mollement le riche, et la paille où couche le pauvre. 0
C’est ainsi que Massillon raconte la dernière infortune
de Louis XIV, celle à laquelle il fut le plus sensible, la perte
de ses'enfants et de ses. petits-enfants , auxquels le roi et
le père eurent la douleur de survivre. Si l’on ne peut se
dissimuler qu’il y a un peu de déclamation dans ce mor—
cean , on doit convenir qu’il y a aussi de la sensibilité. ,
« Qhe vois—je? et quel Spectacle attendrissant, même
a pour nos neveux lorsqu’ils en liront l’histoiré‘l Dieu
« répand la désolation et la mort sur toute la mai
«son royalelque de têtes august‘cs sont frappées! que
« d’appuis du trône renversés! Le jugerqent commence
«par le premier né (1) ! Sa bomé nous promettoit des
«jours heureux; et nous répandions ici nos prières et
« nos larmes sur ses cendres chères et augustes: mais il
« nous restoi‘t encore de quoi nous consoler. Elles n’é
« toient pas encore essuyées nos larmes'! et une princesse
« aimable (a) qui délassoit Louis des soins de la royauté
« esflenlevée, dans la plus belle saison de Son âge‘, 'aux
« charmes de la vie, à l’espérance d’une couronne, et à
a la tendresse des peuples qu’elle’ commençoit à aimer et
« ä'regarder comme ses sujets. Vos vengeances, ô mon
« Dieu,‘se préparent encore de nouvelles victimes ! ses
« derniers soupirs soufflent la douleur et’la mort dans le
« cœur*de son royal époux (3) ; les cendres du jeune'
« prince se hâtent de s’unir à celles de son.épouse: il ne
il lui survit quéle peu de moments rapides qu’il faut pour
I '

’ a
(r) Le Grand Dauphin. _ o 77"
(a) Adelaîde de Savoie.
(3‘, Le duc de Bourgogne.

*,, A ..; ,. a. . . _‘-’..—.“ : _. __4


.‘

'>
connspm BELLES îerrnes. . 2.13 ’
«sentir qu’il l’a perdue; et nous perdons avec lui les
« espérances de sagesse et de piété qui devoie‘nt faire re
u vivre le règne des meilleurs rois et les anciens jours de '
°«- paix et d’innocence! Arrêtez, grand Dieu! Montrerez
« vous encore votie colère contre l’enfant qui vient de
« naître? _Voulézwous tarir la source de la'race royale?
« et 1e sang de Charlemagne et'de saint Louis, qui ont
« tous combattu pour la gloire de votre nom, est-ilde
«venu pour vous comme le sang d’Achab et de tant de
« rois impiesflont vous exterminiez la postérité? Le glaive
« est encore levé : Dièu est sourd à nos larmes , à la ten
‘« dresse et à la piété de Lo’uis. Cette fleur naissante, dont
« les premiers jours étoient si brillants (i), est moisson
« née; ‘et si la cruelle mort se contente de menacer celui
u qœ' est encore attaché à la mame'lle , ce reste pré
«cieux que Dieu voulôit sauver de tant de pertes, ce.
« n’est que pour finir cette triste et sanglante scène par
- u nous enlever le seul des trois prinCes qui nous restoiv
‘ « encore pour présider à .503 enfance, et le conduire ou
« l’affermir sur le trône" »' .'î‘-: ,
On a ché partout le récit que fait Bosshet de la mort
d’Henüette—Anne d’Angleterrc , épouse de Monsieur, frère
de Louis xiv, etrapfielé l’impression déchirante que produi
sitl'exclamation si simple: fifadame’Ëe meurt!...fifïadame
est morte ! Cette exclamation, échappée aux personnes"
qui entouroient‘ou servoient la princesse mourante-aii
moment où elle expira , remplit bientôt le palais, la cour,
et la ville. Portée dans la chaire sans y rien Changer,
- . o
'I‘
. p .
-(l) Le duc de Bretagne , frère aîné de Louis xv.
_ (a) Louisxv. "', . i ' , ’
u (3) Le duc de Barry , oncle de Louis in.
A - . '
. .
'

. ' 1
. o

‘_ ;—::= "‘-a'h— "'Mv\


'2/jfi.’ ’. cocus DE BELLES Le;r.rnrs.
mais en l’amenant et en la plaçant à propos, elle y fit
le plus grand effet sur l'auditoire, qui fondit en larmes,
-e_t dont les sanglots interrompirent un instant l'orateur.
I ‘Il y a donc des narrations qui demandent des mouve- ‘
ments touchants et passionnés ;'d’autrés qui ne deman
dent qu’une exposition nette et tranquille du fait : c’est
và l'orateur à distinguerfesunes des autres , à saisir’ les
conv’e‘nimces‘et la manière dont chacune doit être traitée.
Selon mon usage de choisir partout les exemples des
‘ diverses parties de la rhétorique dont les règles , ainsi
que nous l’avons vu., s’appliquent'à tous les genres de
littérature , je vous en, présenterai un que je puise dans
l’histoire. Elle a une Exposition, une Proposition gomme
le discours. Quel est le dessein de Raynal dans son
Histoire philosophique et politique des éta blissem.nts
' et du comniercedes Européens dans les deux Indes?
Lui-même il va nous le dire. ’ l- .
' v « Il n’y a point en d’événement aussi intéressant pour
«« l’es èee humaine
tic1îIer, en énéral} et
quela décoÎvertedu our les en les en
Nopuveau-Mpdndb,et leïsr

« sage aux Indes par le cap de Bonne—Espérance. Alors a


« commencé une révolution dans le commerce, dans la
« puissance des’ nations, dans les mœurs, l’industrie et le
« gouvernement de’ tous les pe‘hples. C’est à ce moment
«il que les h0mmes’des contrées les plus éloignées se sont
_« rapprochés par de nouveaux rapports et par de nou
« veaux besoins. Les productions des climats placés sous
« l’équateur se consomment dans les climats voisins du
« pèle; l’industrie du nord est t_ranspprtée au sud; les
« étoffes de l‘Orient sont devenues le luxe desOcciden
« taux ; et partout les hommes ont fait un échange mutuel

".’. * .--— —1 - , __ ,
‘ o
cocus DE‘BBLI.ES ternes.‘ o 245‘
«de leurs opinions, de leurs lois , de leursusage's,de
« leurs maladies , de leurs remèdes, de leurs vertus, et de
a leurs vices. Tout est changé et doit changer encore. Mais
1( les révolutions passées et celles qui doivent suivre ont
« elles été, serout-elles utiles à la nature humaine? L’hom
« me leur devra-t—il un jour plusde tranquillité, de bon
«heur et de plaisir? Son état sera—t—il meilleur, ou ne
« a-t-il que changer ? .» ‘ k ' ,
, 0 Voilà de grandes et importantes questionsl ce sont
celles“que l’auteur_va entreprendre de résoudre dans le
. cours de son ouvrage. Pqùr vous y préparer , ila saisi les
moyens les plus prfisäarit& d’attacher votre attention et
d'intéresser votre cdriosité.‘Vousvoyez d’avance qu’il ne
se contentera pas d'envisager 16 commerce, uniquement
dans ses échangqs‘, et dans les objets infiniment variés
de ces mêmes échanges; il va considérer les effets de
ce_ux-càsurÿÿétat des nations, leurs puissances, leurs ri
che‘ssesÿlfiÿW rÏéçiproques fleurs mœurs. C’est le
flambeau de-la philosophie qu’il veut prendre pour s’é
clairer dans ses recherches, qui embrasserom tç'ut le
globe; et son ouvrage sera à la fois historique, politique
et moral; Son.intçntion est de parler non seulement aux
corfl‘nierçants dont il espère étendre les vues et les spé- '
culatiohs , mais aux rois , aux agens , aux dépositaires de -‘
leur autoritéîgx« peuples en général, et à chaqpehpæp ;
en Je n’envisage cet wvrage que sous un point
particulier. ,_ de vue lit—

téraire; je ne vous cite qu’un exemple de style et d’art


dans _l'Exposition ; je laisse le fond même qui est plein de
chosesneuves, pr ondês , souvent vigoureuses , très sou
vent hardies, dontles opinions politiques et religieuses
‘ -
u
246 . COURS DE n_nx.nns r.r.r,rnns.
ont dû s’alarmer. Celles-ci ont pu avoir leurs raisons pour
le proscrire dans le temps; mais elles ont eu tort de le
décrier, comme elles l'ont fait, quant aux vues et aux
faits qui leur émient étrangers. Elles on} cru', par cette
politique que la justice réprouVe , et dont l’expérience
leur a prouvé si souvent la maladresse et l’inutilité , écar
ter les lecteurs. Ou a.pu réussir à en repousser quelques
uns; mais ceux qui ne jugent pas sur parole; ceux qui
ont consulté les voyageurs, les chefs de llanclenne com-.
pagnie des Indes , les historiens de ces contrées, lés mis—
sionnairesmêmes qui ne sont suspects ni au gouverriemen t,
ni au clergé, ont reconnu que l’auteur av0it eu d’excel
lents mémoires, à‘l’exactitufle desqüels on avoit peu de
chose à reprocher. Ils orit trouvé que cet ouvrage, dont le
style , malgré le ton déclamateur qui ÿ.dominq quelque
fois, a placé Raynal au nombre des premiers écrivains de
la nation , le fixoit à ce rang par le-fond même. . .
Un homme sage et éclairé, en lisant un écrit quel
conque,‘na sloccupe que de l’écrit , et. nbn des sentiments
métaphysiques de l’écrivain ; il les abandonne à sa cou
science et à Dieuseul qui la connoît; il rejette ceunqñi
lui paroissent contraires aux siens: mais il ne s’en fait
pas une raison de rejeter et de condamner tout le reste.
' Il sait qu’on peut varier, errer même sur des opinions ;
et il plaint ceux qui sont d3n5 ce cas. Il sait aussi qu’un
historien , en recueillant des faits exacts et vrais, peut se
tromper _ ' sur les résultats qu’il en tire; il né
glige œmd:upmfite de ceux—là. ' «1—!»
Si cês observatioæ'pamissent un peu loiq de la rhéto
rique , elles peinent servir du moins àinspirer la'modé«
ration qui n’est que la justice, et à guider le jugement.
' couas . un .BELLES LETTRES. 247
_
Cette importante faculté de l’ame doit diriger le goût; et
sans elle que serait l’éloquence! ._
Tous les moyens que celle-ci fournit.pèuvcnt , je le ré
pète, se troqvçr dans la narration considérée comme
Exposition‘,ou de toute autre’manière; mais il est une
mesure qu’ils ne doivent pas passer. On peut exciter sans
doute tous les sentiments de joie, d admiration, d'éton- '
nemènt, d‘attendrissement, de terreur et de pitié; mais
il faut bien se garder d’atteindre à l’effet complet de tous ‘
ces mouvements; ce n’en est point la place. Il fautse con
tenter, pour ainsi dire, de les ébaucher, de donner un
ébranlement léger mais sensible‘ aux ames pour s'en.
rendre. plus facilement et plus sûrement maître, dans
les preuves ou la confirmation, et surtout la Péroraison
auxquelles l’Exorde, la Narra‘tion ou la Proposition doi:
vent préparer. '
MWMMW MMM W\ ‘M/\M M
.
.

. DI‘SPOSI_TIÛN_QRATOIBE.’
il I. ° e

DE LA CONFIRMATION EN GÉNÉRAL.

LA Confirmation , nom sous lequel les anciens, ont dé- .


signé la troisième partie du discours oratoire, n’est pas
la moins importante ; elle en est,”pour ainsi dire , l’ame.
C’est dans son application ou son emploi que l’ora
teur fait usagejde ses moyens ou de ses preuves, qu’il
s’entoure des lois, des raisons, des autorités, de tout
ce qui peut établir la vérité des faits, la justesse des opi
nions qu’il a énoncées dans son Exorde’, et qu’il a déve
loppées dans sa Praposition.ll‘doît y déployer toutes les
ressources, tqme l’adresse même de l’éloquence. Son but
est de convaincre et d’ém0umir. Le raisonnement pro—
duit le premier effet, l’émotion saisit ensuite; elle achève .
la conviction , et souvent la décide loquu’elle est incer
taine.
C’est là que la mison doit être philosophique, pathé
tique et véhémente. Ces moyens , si féconds entre les
mains d’un orateur habile, si puissants dans les as em
blées délibérantes d’un peuple libre, qu’ils éclairent sou
vent, et qu’ils entraînent aussiquelquefois à‘ des décisions
qui lui sont tantôt avantageuses, tantôt funestes, selon
ceux qui les emploient , ne sont pas étrangers au barreau
même, où des règlements anciens , plus cités qu’obset’véS,
prescrivoient l’impassibil‘ité aux juges, et défendaient à
l’orateur de parler a leurs ames , qui devaient restæ‘ fra’
des. L’anecdote de Phryné, qu’Hypéridc conduisit cou

'\
. I
I I .
" COURS 115 BELLES nanars.
verte d’un voile dans l’Aréopage, et dont il découvrit le
visage à la fin de son plaidoyer, semble prouver que cette
défense fut souvent sujette à des infractions , ou du moins
à des exceptions. La vue d’une femmécélèbre par sa rare'
beauté , qui‘tournoit la tête à toute la jeun esœ athéqienne,
fit sans doute quelque impression sur celle des juges , dont
l’arrêtlui fut favorable; et peut-être , à lahonte des mœurs ,
y a-t-il peu de pays et de tribunaux pù une péroraison de
cette espèce ne produisit un semblable effet.
Tous les maîtres de rhétorique ont recommandé par
tout auxjeunes orateurs la froideur et la circonspection
que la loi presçrivoit à ceux d’Athènes; mais.cela n’a pas
empêché le barreau moderne d’être exposé , comme l’an
c‘ien, au’x surprises et aux séductions de l’éloquence.
Lorsqu’il s’agit d’apprécier la' moralité des actions, d’es
timef= le tort, l’injure et le dommage qui en résultent,
d’en déterminer le degré de malice ou d‘iniquité, de dé
cider si elles méritent indulgence ou rigueur, pardon ou
châtiment, la loi, qui n’a pas‘ tout prévu, et qui ne sw
roit tout prévoir, ne laisse-t-elle pas au. juge le Soin de
juger l’homme, de fermer le livre du Code dont le silence
l’abandonne à son cœur, à'sa raison, et au sentiment?
Sema—"il défendu à l’orateur qui'a de la sensibilité de
' _ . -
. ‘
s’adresser, dans ces 01rc0nstances ,. a celle descnagnstrats
assis sur le tribunal, et à celle de l’auditoire? L’humalité
fait 'la réponse; et la justice mêmeyl’approuve dans tous
-les cas où l’incertitude, tenant la balance égalé,désar;me
sa sévérité , et la fait pencher en faveurde l’indulgence.
Souvent dans les temples on a employé ainsi l’arLde
remuer les ames pourles élever au àessus de la nature
humaine; les arracher , maËré .elles , au}: séductions des
..
, I , '
‘ . - :50 COURS me nanas LETTRES. "
passions, si puissantes, et les faire taire toutes, pouÂne
laisser de pouyoir et d’action qu’à celle qu’on a voulu
' excuer. , - ' ,
v , C’est cet art triomphant que mit en usage Cicéron en
faveur de Ligarius. Enfrainé dans le parti de Pompée, ce
dernier avoit pris part à la guerre civile , et n’ayin obtenu
son pardon de César que sous la condition de ne jamais
reparoître dans Romç. Accusé formellement "par Tuberon;
. pendant qu’on äollicitoit la fin deæson exil, il fut défendu
par Cicéron. César offensé, fier, et tout—puissant , était le
. juge qu’il falloit fléchir : il s’assit'sur son tribunal, déter-. ‘
miné à condamner,let résolu de n’entendre Cicéron que
‘. ' pour la forme. Tout autre prateur autoit cherché a atté
J nuer la faute, et seroit parti de là pour en solliciter et en
( ' obtenir le pardon : sa manière montra plus de franchise
x ' et plus de confiance; il commença par ,avouer le crhne,
et par abandonner le-coupable à la clémence du dictateur.
Cette route, si nouvelle dans une justification , lui fournit
des moyens qui honorent à la fois l’orateur et 'l’éloquexîæe.
' ' 4 Il revient adroitenient à tout ce qui peut rendre Ligarius
excusable; et se plaçant, pour ainsi dire, à côté de lui,
‘.‘ * s’exagérant des_torts qu’il avait eus lui-même et que César
avoit pardonnés, il—présénte _son client comme moins cau—
pable que ne l‘a été son défenseur. Le triomphe de son
' ' éloçænee est attesté par ce mot que l’admiration et cette .
adresse peut-être ah‘achèrent à César : J Cicéron, or! ne
peut te résister .’ - ' ' ' .
.J’ôbserverai en passant 'que ce même Ligarius , de re
tour à Rome, entra-ensuite dans la conspiration qui, en
immôlant César à la épublique qu’il avoit- asservie, ne la
sauva pas des orages de la guefle civile allumée par l’am—
O
. comas on nnu.rs r.nrrnns_. 251
bition , et termiqée , comme toutes celles de cette espèce,“
par l’anéantissement de la liberté 'que la corruption des
Romains ne méritoit plus déconserver. . '
Cette anecdote, qui rappelle un grand événement de
- l’hkfiire , n’est point absolument étrangère ici, où i? est
question d’un des plus Beaux exemples de l’heureux. em
ploi de l’éloquence en général, et de la confirmation en
particulier: ' . . ' .
Quel usageÆicéron n’a-kil pas fait du pathétique en
tonnant à la tribune contre Verres-dont il dénonçoit les
excès et les cruautés! Combien en a—t-il répandu dans le
tableau de la mort de Gavius que ce prêteur injuste et
barbare avoit fait expirer sous les verges! a-t-il de
plus touchant que celui du supplice des deux Philoda
mus? Il fait passer successivement de l’horrèurà l’atten
drissement les ames qu’il a d'aborddéchirées. On voit ces ‘
deux infortunés , insensibles à leurs propres souffrances ,
' ne gémir chacun que sur celles de la victime qui lui est
associée , et que les sentimentsdouk«et sacrés de la nature
lui rendent si chère : le-fils ne sentant que les tourments
de. son père, et le pèré n’éprouvant que ceux de son fils.
A ces esquissesde tableaux j’en joindrai un entier,
bien fait pour émouvoir les antes sensibles qui ne forme
ront qu’un peul‘vœii '.c’est que l’orateuny ait mis plus
d’éloquenqe que de vérité. Mais peut-on douter de la trop
affreuse exactitude de cette dernière Les monstres avides
de pouvoir, et qui ne savent qu’en abuser logsqu’ilÂl’ont
envahi; ces fousïttroces ,' ces lâches furieuxqu’oma vus
si souvent etvpartout se iouer de la vie des hommes, ajou
teraux agonies de la mort, et sourire.amr larmes de l’hu
manité souffrante, en'ont.fotnrni de trop fréquents et de
trogcrttels exemples. ' -' - A .*
252 COURS DE BELLES LETTRES. . '

' « On enferma, dit Cicéron , les victimes de Verrè‘s dans


«un cachot pendant l’intervalle qui s’éc0ula entre leur
« sentence et leur supplice; les pères et les mères de ces
« infortunés accoururent en fople autour de leur prison ,
« sé couchèrent sous le vestibule, passèrent desÎluits _
« entières, la plupart ne pouvarit, à cause de leur indi
« gence, se flatter de voir encore une fois 'leurs‘ enfants,
« les embrasser, et se repaître de l’espoir de recueillir
«leur dernier soupir: Devant la porte senenoit le plus.
« infame, des satellites du prêteur, le licteur Sestius qui
« tira_it un tribut des soupirs et des sanglots qp’il enten
« doit s’exhaler autour de lui, et des larmes qu’il voyait
« répandre à’ses pieds. Tu’ donneras, disait-il , tant pour
« entrer, tant pour porter de la n0urriture. Les gens aisés
« ouvroiént leurs bourses et ne disputaient sur rien; le
(( pauvre élevoit les yeux vers le ciel, les rabaissoit dou
« loureuscment sur la terre, fondait en larmes, et faisoit _
« retentir l’air de ses gémissements.ll’lais, ajoutait l’af- ’
« freuat licteur,’en s’adressant à celui qu’il croyait en état
a de satisfaire soninsatiable avijlité’ÿ que me dopneras<tu -
«pour que je fasse tomber d’un seul coup de hache la
« tête de ton" fils?. . Et l'on payait encore cet horrible
uservice!...... Et ‘un père désolé trouyoit une espèce
« de consolation en donnapt son q‘,‘ nôn pour sauver la
«vie à son fils, mais pour hâter le dernier terme de ses
« tour_ments w _ ' - ' c . '
On sent combien ce ressort o'ratoire exige d'adresse ile
- - la part de celui qui le manie. Rousseau. en a mis autant _
que de, talent "dans son Discourgsur l’origine de l’inégaæ ,
lité des.conditions. Il veutprouver qu‘a l’homme a dégé
néré en passant de l’état sauvage à‘ celui de la civilisation.
On peut convenir-qu’il a perdu en effet sur quelques
_ COURS DE ’BELLES LETTRES. 253
points; mais n’a-t-inas'infininænt gagné sur tous les
autres P Non seulement Rousseau se garde bien de l’avouer,
mais il tâche de vous dépayser et de vous le faire oublier.
Il emploie ici l’art le plus subtil; il cite plusieurs faits in
co’irtestables à l’appui de sa cause, qu’il n’envisage que du
côté qui lui est favorable : il étend un voile sur celui qui
ne l’est pas; et vous ne le lèverez qu’en quittant son livre:
tant que vous le tenez, il vous éblouit, il vous entraîne
avec lui, et vous détourné de la route dans laquelle il ne
veut pas que vous entriez, , - -
._Il n’estpas _inutile d’avoir une idée de cet art, pour
_ apprendre du moins-à s’en ,défier; et j’en donnerai un‘
exemple.
« Accoutumés dès l’enfance aux intempéries de l’air et
. \ . . , u ;
a a la rigueur des saisons, exercés a- la fatigue, et forces
« de‘défendre, nus et sans,armes, leur vie et leur proie
«« contre les autres bêtes féroces, ou de leur échapper à
« la course , les hommes se forment un tempérament
« robuste et presque inaltérable; les enfants apportant au
« monde l’excellente constitution de leurs gèrq, et la for
«' tifiant par les mêmes exercices qui l’ont produite, ac
« quièrent ainsi toute la vigueur dont l’espèce humaine
u est capable. La nature en use précisément avec eux
'« confine la loi de Sparte avec les enfaùts.ths citoyeùs:
(«elle rend forts et rpbustèsceux qui sont bien_ constitués,
l
« et fait périr tous lés autres; différente en cela de nos
«' sociétés, où l’Etat, en rendant les enfants onéreux aux
u pères,les tue indistinctement av'antleur naissance. Le
« corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il
« omnoisse, il l’emploie à divers usages dont, par ledé-.
« faut d'exercice, les nôtres sont incapables; et c’est notre
. . qui. nous etc
l industrie A la force et l’aguhte
.‘9 , que la noces
,
‘ a
m
254 cocus on BELLE_S LETTRES.
I.
'
« sitç' l’oblige d’acquérir. S’il avoit ou une hache , son poi
« guet romproit—il de si fortes branches? S’il avoit eu
« une frondè, lanceroit-il de la main une pierre avec tant
« de roideur? S’il avoit eu- une échelle, grimperoit-il si
« légèrement sur un arbre? S’il avoiteu un cheval, serd‘it
« il si vite àla course? Laissezà l‘homme civilisé le temps
« de rassembler toutes ses machines.autour de lui,'on ne
« peut douter qu’il ne surmonte facilement l’homme sau
« vage : mais si voulez voir un combat plus inégal encore ,
« mettez-les nus et désarmés 'vis-à-vis l’un de l’autre, et
« vous recomäoîtrezbientôt quel est l’avantage d’avoir sans
'« cesse toutes ses forces à sa disposition , d’être toujours
« prêt à tout événement, et de se porter, pour 'ainsi dire,
« toujours tout e_ntierævec soi. « /
Tout cela est vrai, sans doute; mais vous voyez qu’il
ne s’agit ici que de l’homme physique; et, sous ce point
de vue, l’habitant sauvage des bois'a , sans contredit, de
grands avantages sur l’habitant policé des villes : mais
quels ne soin pas ceux de ce dernier! Il y en_a plusieurs,
dont un.sgul suffiroit pour renverser tous les raisonne:
monts de Rousseau‘: aussi \s’est-il bien gardé de jeter ici
les yeux sur l’homme moral, et toute son attention s'est
clle portée à en détourner les nôtres. . .;ï
C’esbdan..cette partie de la rhét0riqne que l’ofateur
établit ses preuves, et qu’il les présente dans l’ordre qui
convient pour les faire valoir. Selon Cicér0n , l’essentiel est
d’abord de fixer lÏattention par des raisonnements solides
et clairs , pour qu’elle ne se détourne pas ailleurs; ce qui
seroit à craindre s’il arrivoit que les plus faibles fussent les
premiers qu’on lui présentàt : ceux qui forment le c.n
plément de.la preùver les plus susceptibles d’effets, doi
vent être’ réservés pour les derniers, parcequ’il est égale—1
o
cocus DE nam.ns nnrrus.. 5355
ment essentiel de laisser dans les ames des auditeurs,
déjà remuées, une impression profonde et décisive. Il
recommaryle, en conséquence, de réserver tout ce que
l’on a de plus fort pour le commencement, et surtout
pour la fin ,_et.de placer dans le milieu ce qui l’est moinst
L’art d’établir des preuves, de les disposer et de les
exprimer, est le même que celui de réfuter celles qu’on
nous oppose ', ilestnécessaire dans toutes les discussions,
quelles qu‘elles soient. Celles qui sont purement philo—
sophiques ne peuvent pas plus s’en passer que celles de
faits. Beaucoup d’écrivains ont élevé leur Voix en faveur
de la liberté contre l’esclavage: c’est ainsi que Rousseau
répond à ceux qui ont en le nialhèur de soutenir ce
dernier. ‘
itPuffendorf dit que, tout de même qu’on transfère
« son bién à autrui par des conventions et des'contrats,
« on peut aussi se'dépouiller de sa liberté en faveur de
« quelqu’un. C’est la ,‘ce «ne semble, un fort mauvais rai
« sonnement; car, première;nent,-la bien que j’aliène
« me devient-une chose tout a fait étrangère, dont‘l’abus
« m’est indifférent; maisil m’importqqu’on m’abuse point
« de ma liberté; et je ne puis, sans me rendre coupable
« du mal qu’on me forc’ert_ de faire, m’exposèr à devenir
«l’instrument du crime. De plus, le droit de propriété
« n’é tant que de convention et d’institution humaine , tout
« homme peut, à son gré, disposer “de ce ,qu’il- possède.
«Mais il n’en est-pas de même des dons essentiels de la
a nature, 'tels_ que la vie et la liberté dontil est permis à
« chacun de jouir, et dont il est aucnoins douteux qu’on
« ait droit de se dépouiller. En s’ôtant l’une, ou dégrade
«son être; en s’ôtant l’autre ,_on s’anéantit autant qu’il
' .q _est en soi ; et comme nul bien temporel ne peut dédom
_, .
236 , couas ne BELLES L’errnns;
« mager de l’une et de l’autre, ce seroit offe‘nser à. la fois
«la nature et la, raison que d’y renoncer à quelque prix
a que ce fût. Mais quand on pourroit aliénç sa liberté
« comme ses biens, la différence seroio très grande pour
« les enfants qui ne jouisse‘nt des biens du_père- que par
a transmission de son droit, au lieu que la liberté étant ‘
« un don qu’ils tiennent de la nature en qualité d’hommes,
« leurs parents n’ont eu'aucun droit de les en dépouiller;
« de sorte que, comme pour établir l’esclavage, il a fallu
a faire violence à la nature, il a fallu la changer pour
« perpétuer ce droit; et les jurisconsultes qui ont grave
«ment prononcé que l’enfant d’une esclave naîtroit es
« clave, ont décidé en d'autres termes qu’un'_ homme ne
« naîtroit pas homme. »
Nous venons de voir un grand orateur soutenir ici la
cause de'l’homme en général. Bapprochons de lui- un
historien , quelquefois non moins éloquent peut—être.
Baynal s’est attaché à réfuter à 50n tour les_sophismes
que l’on emploie pour justifier l’esclavage des nègres. On
sent bien qu’ils ne peuvent être que dans la bouche des '
maîtres. Seuls, ils _peuvent dire que- les, nègres qu’ils
achètent en Afrique 'étoient des prisonniers’ faits à la
guerre, et se rendre complicgæsd'nn vainqueur qui abuse
'de sa victoire. Seuls, ils peuvent ajouter encore que,
parmi cespesclaves, il y en a beaucoup qui ont été con
damnés à cette dégradation pour des crimes par les lois
de leur pays qui.remplaeent souvent la peine dé mort par‘
celle de la servitude. . r ' v . '
_«-EtCS-VOIlS donc ,deur répond Rttynal, les bourreaux
a des peuples d'Afrique? D’ailleurs , qui les avoient jugés?
u Ignorez-vous que dans un état despotique, il n’y a de
«coupable que le despote? Le sujet du despoPe est, de‘,‘
n.
coqns ne nnm.ss x.rrrnrs. 257
« même que l’esclave, dans un état contre nature. Tout
« ce qui contribue à y retenir l’homméyest un attentat
«contre sa personne. Toutes les mains qui l’attachent à
a la tyrannie d’un seul, sont des mains ennemies. Voulez
«vous savoir—quels sont les auteurs et les complices de
« cette violence? ceux qui l’environnent : sa mère qui lui
« a donné les premières leçons de l’obéissance; son voi
« _sin qui lui en a tracé l’exemple ; ses supérieurs qui l’y
« ont forcé; ses égaux qui l’y ont entraîné par leur opi
« nion : tous sont les ministres et les instruments de la
«' tyrannie. Le tyran ne peut rien par lui-même; il n’est
« que le mobile des efforts que font tous ses sujets pour
« s’opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état
a de guerre continuelle qui-rend légitimes les vols , les
' « trahisons, les assassinats. Ainsi que le sang qui coule
milans ses veines, tous-les crimes partent de son co_eur et
’« reviennent s'y concentrer. Caligula disoit que si le genre
« humain n’avoit qu’une tête, il eût pris plaisir à la faire
«'tomber. Socrale auroit dit que si tous les crimes pou—
« voient se trouver réunis sur une même tête, ce seroit
« celle-là qu’il faudroi.t abattre. »
Ces raisonnements que gâtent sans doute un peu de
déclar‘nation, et peut-être la c’onnoissance que l’on a de
la source de la fortune de Baynal, quî'en dut une partie à
ce même commerce par lIintérét qu’il prit pmdant long—
temps dans quelques vaisseaux employés expressément
à la traite des nègres; ces reproches véhéments qui peu
vent paroître extraordinaires dans sa bouche, n’en ont
pas moins de poids. Ils sont approuvés par la nature qui
n’a fait que des hommes libres, et qui voit tant d’esclaves
sur la plus grande partie du globe. Mais dans l'état_où
les institutions humaines ont mis les choses, le remède
J. 17

L'ë“: \ :.
a

258 cocus DE BELLES LETTRES.


n’est pas aisé. Nous avons vu des mains maladroites se
charger d’accbm'plir ce vœu de l’humanité dans nos colo
nies, et elles en ont fait servir l’exécution à_ son malheur
par une imprudente précipitation qui ne leur avoit per
mis nulle combinaison, nulle préparation. L’ambition ,
l’injustice, la barbarie, en brisant tout à coup les fers des
noirs, les ont armés contre les_blancs; et le premier, le
seul usage qu’ils ont fait de leur nouvelle liberté, a éléla
vengeance de leur ancienne et longue oppression.
On‘avoit sous les 'ye‘ux la conduite des Quakers dans
la Pensylvanie. On m’a pas su sentir la différence qu’à
voient mise entre les hommes des deux’ couleurs de l'un
et de l‘autre pays, les mœurs, la conduite, les habitudes
différentes qui les caractériænt. Ce peuple simple qui,
sans autels , sans sacerdoce, est peut-être le plus sage et
le plus vertueux de la terre, s’étoit attaché ses esclaves
par la manière douce dont il les traitait. La liberté qu’il
leur rendit fut un nouveau bienfait qui les attacha da
vantage à leurs maîtres; et leurs services payés sont
devenus plus actifs qu’ils ne l’émient quand ils étoient
exigés gratuitement. Cette révolution, préparée par la
longue habitude de l‘exercice de l’humanité, s’es& faite
sans secousses ; et la_ domesticité volontaire a remplacé la
servitude‘ forcée. z_z r.
Chez nous, des maîtres avides, intéressés, insensibles
et cruels, n’ayant donné que des exemples de tous les
vices à leurs èsclaves , ne pouvoientcn avoir que de per—
vers ;‘ et ils n'ont pas manqué de souiller du sang de leurs
anciens tyrans leur passage sübit de la servitude à la
liberté.
A. côté de deux beaux morceaux oratoires , 'j’ai cru
devoir montrer l’exemple de l’usage qu’on a fait des
—_ ...__. d

- COURS_ DE BELLÊS narrnas. 259


sentiments qu‘ils éxpriment dans la Pensylvanie, et de
l’étrange abris qui en a été fait dans les colonies françaises.
L’un et l’autre tiennent à la morale et à l’histoire de nos
jours autant qu’à l’éloquence. .
0 - Son plus bel emploi est sans doute celui de servir l’hu—
manité , d’éclairer la raison et de faire triompher' la
vertu, Malheureusement ellé ne suit pas toujours cette
hoble destination. Le furieux qui médite des forfaits en
fait quelquefois un usage funeste; et _ceux qui ont dit que
le crime ne sæuroit être éloquent n’ont écouté que les Sen- '
timents doux et paisibles d’une ame vertueuse, et n’ont
. consulté ni la réflexion ni l’histoire. Màhomet et Crom
well ne manquèrent sûrement pas de génie: les scélérats
en ont-quelquefois; et=cette vérité est attestée par l'expé
rience de tous les siècles,de toutes les nations. _
". Si laphilosopbie emploie le même'arb'pour soutenir la
vénité,œlle l‘emploie aussi quelquefois pour donner au
paradoxe les couleurs de Celle-ci ; et souvent il a servi à
Boussea'u pour embellir des sophismes. Dans sonprojet
de décrier les sciences, les lettres et les-arts , il falldit
en exagérer les inconvénients; il n’y manque pas. Il s’é
tend en. conséquence sur l’abus qu’en: fut fait quelques
hemmes qui, de tout temps , se sont joués de la morale
et des mœurs. Il cherche des
la" citoyens,
A dit-il
1" Ëet il ne voit
partout que des physicien5,'des géomètres , des clfipistes,
des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres.
L’admiratiqn , la considération , ne s’arrêtent que sur eux ;. »_i
et l’on abandonne à l’indigence , à l’oubli, au mépris
même, les robustes et paisibles laboureurs qui nous pro
curent du pain , et leurs laborieusés compagnes qui.don
nent du lait à nos enfants. « D’air naissent tous ces abus,
a ajoute-t-il, si ce n’est de l’inégalité funeste introduite
260 COURS DE BELLES LETTRES.

« entre les hommes par la distinctiorî des talents, et par


« l’avilissemènt des vertus? Voilà l’effet évident de toutes
« nos études , et la‘,plus dangereuse de toutes leurs con‘
(< séquences. On ne demande plus d’un homme, s’il a’de
« la probité, mais s’il a des talents} ni d’un livre, s’il est
«utile, mais s’il est bien écrit : les récompenses sont
« prodiguées au bel esprit, et la- vertu reste sans hon
« nenr. Il y a mille prix pour les beaux esprits, aucuñ
« pour les belles actions. Qu’on me dise cependant si la
« gloire attachée au meilleur des discours qui sera cou
«ronné dans cette académie est comparable au mérite
« d’en .avoir fondé le prix! » A '
Cette. question est d’autant plus raisonnable que tout'
le Imonde connoît l’auteur couronné dans cette circon
stance,et que peu de personnes connoissent et s’embarras
se_nt encore moins de connoîtrel’homme à qui l’on doitle
fond du prix qui a donné lieu à cet ouvrage éloquent (I).

(l) Partout ailleurs qu’à Diîon on peut ignorer qu’il se nommait


Butor—Bernard Pouffier, et qu’il était doyen du parlement de Bour
gogne.
MMMMWWMMMAt““‘W‘MMWM\,\\\\\I

DE QUELQUES FORMES
DONT LES PItEUVES SONT SUSCEPTI_ÊLES,
_ ' 'ET DES AUTORITÉS.
. .
' L’ATTENTION de l’orateur ne doit pas se borner à établir
sa proposition par tous les moyens que son esprit peut
lui fournir, il faugaussi qu’elle se porte sur les objections
qu’on lui a faites; qu’elle prévienne même celles qu’on
peut lui faire‘ encore; que son adversaire ne puisse lui
0 poser aucun raisonnement qu’elle ne soit en étut'de
dis’trpire: il ne suffit pas de savoir élever un édifice, il
fautsavdir aussi en renverser un autre. On a eu raison de
le dire , l’orateur doit se considérer avec son adversaire
. comme un athlète en face de son ennemi : tous deux
prêts à lutter l’un contre l’autre, essayant leurs forces ,
les mesurant, tantôt les employant dans tdute leur éten
due, tantôt les suppléant par l’adresse , -et cherchant’à
s’affoiblir mutuellement, chacun épie , pour en Profiter,
le moment où son antagoniste présentera le côté-où il
dirigera le coup décisif qu’il veut lui porter pour s’as
surer la victoire. . ' , I

Les formes et la distribution} donner aux preuves ne


sont point‘indü‘férentes pour ajouter à leur force, ou
pour leur en donner quand elles n’en ont pas. Un homme,
est accusé d’avoir assassiné un parent dont il doit hériter,
peur entrer plus tôt en possession des biens que celui—ci
avoit l’intention de lui laisser après lui. On a plus de
présomptions que de preuves 'de°son ’crime; mais l’émi
mération, la cumulation, si je puis m’exflrimèr ainsi, des—
262 conns ne BELLES nrrrnns. ‘ ‘
premières, leur donnent un poids qui équivaut presque
aux dernières. « Vous. attendiez de lui, dit Quin_tilien
_ « qui rapporte cet exemple, une riche succession ; vous
«étiez dans l’indigence, pressé, menacé même par des
a créanciers ; votre parent ne jugeoit pas à propos de se
« dépouiller pendant sa vie, pour vous mettre en état de
a les satisfaire, d’une portion de la fortune dorit il vou
« loit bien vous faire jouir après sa mort; votre mécon
« tentement s’est exhalé en reproches, en plaintes, en
«injures, en menaces même. Votre bienfaiteur offensé,
«pour punir un iqgrat , se proposoit de faire un autre
« testamentet de vous déshériter; sa - mort a prévenu
«l’exécution de cette résolution, etc. » Chacune, de-ces
ohservafions prise en particulier ne prouve pas grand”
chose ; mais leur réunion inspire aumoins« des doutes.
Si cette forme_ peut servir à en faire naître, elle peut
servir également à les dissiper. .
Démosthènes est ’accusé d’avoir reçu des présents de
Philippe. Peut-on soupçonner l’orateur qui n’a cessé de
réveiller l’attention de la Grèce sur ses projets ambitieux?
A-t—il quitté la tribune‘depuis que l’on assure que le roi
de Macédoine a achetéïson silence ? A-t-il changé de
langage? S’il s’étoit vendu, sa lâcheté ne seroit-elle pas
un secret entre lui et le monarque , également intéressés
à couvrir ce marché honteux du mystère le plus profond,
l’un pour ne_pas se déshonorer, l’autre pour'ne pas s’ex
poser à rouvrir une bouche qui a si souvent dévoilé sa
politique dangereuse , et appris à s’en défier? Enfin,-ont
ils pu s’en vanter, ou choisir pour confidgns ceuxqui les
accusent?J .. ‘
’ Ce n’est pas d'aujourd’hui que de l’insurrection contre _
l'oppression on a fait une maxime dont il est si facile

—--‘1“r ' *‘“—" - 'a JÏ-‘MIW'ÜA‘Œ"


.' _con_ns nn.‘nnm.ns pnrrnxs. 263
d’abuser , lorsqu’en faisant connaître ses droits à l’homme
on uégligede lui présenter en même temps ses devoirs.
Norbanus avoitsoulevé le peuple à Rome contre €æpion.
On sollicitoit. le châtiment du coupable. Marc-Antoine
monte à la. tribune pour le défendre. Le fait étoit incon
testable; il falloir le raconter. Quelques orateurs auroient
cherché à le déguiser, ou à le présenter avec des circon
stances propres à l’adducir.; celui—ci prend une marche
plus hardie-: sa narration même est une apologie du fait
et la justification de Norbanus. «Une sédition populaire,
« dit-il, est sans doute un malheur : j’en conviens; mais
\<î c’est un malheur sonvgnt nécessaire; et alors elle de-'
« vient [me action légitime. Souvenez—vous, de l’expulsion
«des Tarquins, de la délivrance de la république op
« primée par la tyrannie des décemvirs; et n’oubliez
a pas que c"est à des séditions populaires: que Rome doit
« sa «liberté. » A,À;‘;..ur _ ' ' '
Cette réflexion a été répétée avec plus d'énergie encore
dans le parlement d’Angleterre, où au commencement de
la guerre d’Amérique, toutes les voix vendues au mi
nistère qui accusoit les, polonies d’ingratitude et de re
bellion envers leur mère—patrie, le roi et la constitution,
alkflentappæuver lesmesures sévères qu’il proposait pour
les punir et les ramener à ce qu’il appelloit leur devoir.
Fox dit à l’assemblée : Souvenez-vous, que c’est à une
-insurrection pareille que nous devons le droit de nous
réunir et de délibérérici. Quelle réponse eût valu ce mot
profond qu’un déclamateur eût délaÿé et dont il eût
détruit tout l’effet? Cet effet futgrand. L’orateur qui avoit
parlé contre les Américains se tut; et l’assemblée entière
un
resta pendant quelque temps dans le silence de la médi*
tanon. . ,, ' I'

I
264 couns ne nznmss nanars, *
C’est une imitation deÏorateur de Bonne; mais elle est
peut—être supérieure au modèle : la circônsta.ce de l’ap
plicatioh en faitla différente. Une émeute partielle contre
un particulier puissant qui abusé de son pouvoir ne se
compare pas au mouvement d’une nation entière qui se
soulève contre l’oppression appesantie généralement sur
elle et qui la renVerse. Il faut considérer aussi que l’Amé
riqüe avoit réclamé, et 'que ce ne fut qu’après de longues
et vaines négociations qu’elle recourut aux armes'poup
repousser la tyrannie qu’elle avoit trouvée ’sourde à la
voix dela raison, de la justice , de l'humanité, de la saine
politique même. .
Cette maxime, je le répète, dont on a, de tout temps,
partout, si souvent , si cruellement et si étrangement
abusé, a été érigée en principe dans le Contrat social, par ‘
u'n éCrivahi éloquent; mais il y avoit mis quelques res
trictions que la philosophie, qui n’est autre chose que la
saine raison, deVoit y apporter; car si l’on en exagéroit
l’extension, toutes les foi5,qu’un peuple seroit mécontçut,
ou se jugéroit opprimé, il auroit le. droit de se révol;er.
Alors que seroient les conventions sociales; oùseroitlaur '
stabilité! Il n'y en auroit plus, et l’anarchie les rempla
cercit.flRousseau l’a bien senti, et il l’indique clairement
en se proposant de traiter des engagements réciproques
qu’ont dû prendre les hommes en se réunissant en société.
C’est ce qu’on perd fréquemment de vue en lisant légère
ment, et en regardant comme des conséquences d’un
principe des détails qui n’en découlent pas nécessairement,
et qui souvent ne sont que des accessoires. La précision
rigoureuse de l’exposition de son but ne laisse aucun
4
doute; et ce n’est pas sa faute si l’on exagère et si l’on
. se méprend. . _ - -

-’7m Æ®.t
COURS DE BELLES LETTRES. 265
« L’homme, dit—il, est né libre; et partout, il est dans
« les fers. Tel se croit‘le maître des autres qui ne laisse
.A'aI\ pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement
Aa—2

s‘est-il fait? Je l’ignore. Qu’est—ce qui peut le rendre légi


time ? Je crois pouvoir résoudre cette question. Si je ne
considérois que la force et le droit qui en dérive, je
dirais: tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il
obéit, il fait bien; sitôt qu’il peut secouer le joug, et
qu’il le secoue, il fait encore mieux: car recouvrant sa
liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il
étoit fondé à la reprendre , ou l'on ne l’étoit point à la
lui ôter; Mais l'ordre social est un droit sacré qui sert
de base à, tous les autres. Cependant ce droit ne vient
point de la nature; il est donc fondé sur des conventions:
il s’agit de savoir quelles sont ces ponventions. »’
C’est surtout dans ses Philippiques que.le prince des
orateurs grècs déploya cette véhémencc, ces élans fiers et
rapides d’une arme vigoureuse, embrasée de l’amour de
son pays, veillant sur lui, l’avertissant de se défier de
l’ambition de Philippe, lui montrant les dangers dont elle
le menaçoit, et s’occupant sans cesse de réveiller l’énergie
de ses concitoyens qui restoient dans l‘inaction. Mal
heureux dans une guerre mal soutenue et mal conduite,
ils c1;aignol’ent de l’être encore ; livrés aux séductions de
quelques citoyen perfides et stipendiés parleur ennemi ,
ils faisoient des vœux pour une prompte paix. Démos
thèmes monte à la tribune; il représente aux Athéniens la
nécessité de redoubler leurs efforts, ne fût—ce même que
pour obtenir la paix qu’ils desirent, et,n’êlre pas réduits
à recevoir des conditions lmmiliantps; il leur indique les
moyens de réparer leurs désænstres passés. Ce morceau
vigoureux, éloquent et rapide, qui perd presque toutes ces
266 comas ne mantes LETTRES.
qualités dans les traductions que nous 'en avons, est non
seulement un modèle de ce que nous appelons confirma
tion , mais il nous apprend en même temps que les grandes
assemblées délibérantes d"un peuple, dans lesquelles se
réunissent des hommes de tout état, de tout âge et de tout
caractère, n’étoient pas toujours celles qui prenoient les
partis les plus sages; que les orateurs citoyensqui ne vou
loient que le bien de la chose publique étoient obligés de
travailler sans cesse à les éclairer, à les ramener à leurs
véritables intérêts; que lorsqu’ils obtenaient ce sucéès , il
ne duroit souvent que pendant le seul moment qu’on les
écoutoit, 'et que chaque jour ils étaient forcés de recom
mencer. On voit aussi que ces grandes assemblées offroient
aux orateurs perfides , aux citoyens ambitieux, la facilité
de les égarer, de‘mettre à profit les passions de la multi
tude qu’ils sagoient exciter; et c’est le danger de toutes
les grandes assemblées délibérantes. '
Un mot sur le gouvernement généralde la Grèce ne
seroit point déplacé iciè *Il ne suffit pas d’apprendre à
parler, 'il faut en Même temps multiplier nosconnois
_sances pour pouvoir dire des. choses, les rapprocher, les
comparer, et offrir ensuite des détails ou simplement des
résultats. Un court et léger âp‘erçu , non sur la nature de
ce gouvernement, mais sur la forme des rédnions dé
mocratiques qu’il nécessitoit, peut inspirer le desir de
l’étudier, et préparer en quelque sorte à l’étude que vous
pouvez faire de l’histoire et de la législation. "* ’
Les assemblées de la Grèce étoient composées de tous
les citoyens qui pouvoient y avoir voix. Cette contrée
étant divisée en presque autant de républiques qu’elle
avait de villes qui formoient autant d’Etats indépendants
7 Ü'

A ‘__àr"_ .,’.à,ï.j
. cocus ne BELLES LETTRES. 267
bornés chacun à son chef—lieu, et au territoire quelque
fois très resserré qui l’environnoit, tous les habitants,
lorsqu’ils étaient convoqués, pouvoicnt se réunir sur la.
place publique; et le,nonîbre de ceux-ci, leurs intérêts
particuliers, l’inégalité_de leurs richesses et de leurs con
ditions, les lumières des uns, l’ignorance des autres,
rendoient souvent ces assemblées tumultueuses et y ré
pandoient la confusion. ’
C’est ce qu’on avu‘ toujours sous cette forme de gou
Vernement; ce qui en avait dégoûté l lupart des peuples
qui vivdient sous d’autres, et ce qui peut-être attachoit
les Grecs au lùi‘HËæS doute il n’étoit pas sans incon:
vénients, mais il a"zoit aussi ses avantages. Les Grecs pen
soient qu’il étoit plu.s aisé à une nation de supporter le
mal qu’elle se faisoit à elle-même, mais qu’elle réparoit
bientôt , que de souffrir celui que lui feroit le pouvoir
absolu d’un seul qu’elle.ne pourroit repousser sans’s’expo
ser à des convulsions terribles. ''
Je terminerai cette petite digression en observant que
dans les grandes républiques , dans celles qui s’étendent
sur un vaste territoire, le peuple, qui ne peut se réunir que
partiellement, ne sauroit délibérer en masse, et est forcé
de le faire pardes représentants chargés de ses pouvoirs‘
et de sa confiance. Ces représentants peuvent abuser quel
quefois des premiers et trahir la dernière; mais leurs
fonctions sont “limitées à un temps; et quand ce_temps
est expiré, il est possible de profiter de l’expérience du
passé, dîapportor plus de prudence et de délibération
dans lés nouveaux choix , et d’en faire de meilleurs.
_Mais on use rarement et on ne peut pas toujours user
de cette ressource, et quoi que l’on fasse, l’unité si essen—

',..,..
I
268 COURS DE BELLES LETTRES. ..

tielle à un gouvernement, sans laquelle il manque de soh-‘


dité et devient nécessairement lbible , ne se trouve point
dans celui-ci, et rien ne sauroit la remplacer.
Ces détails, peut-être moins éloignés qu’ils ne le semblent
de la preuve oratoire, peuvent mettre sur la voie des
moyens de la fortifier quelquefojs. Elle trouve sa place
dans tous les discours où il s’agit de persuader, dans
ceux mêmes où il n’y a point de questions en doute ou
controversées; mais alors, selon la distinction plus fine
que judicieuse pei*être des rhéteurs, èlle «est ou dialec
tique, ou simplement rhétorique. Ils donnent ce dernier
nom à la preuve qui 'n'est qu’un simple récit, un exposé,
un développement d’un fait ou d’une vérité qu’on se pro
pose d’établir. C’est de cette espècTue sont les preuves
des oraisons funèbres , des éloges, es sermons, où l’ora
teur ayant moins âuaisonner qu’àdo’crire, n’a besoin que
d’exposer clairement, ou de raconter d'une manière ra
pide, et de peindre avec force, avec'chajgur, avec intérêt.
Mais;e genre , s’il n’est que lonangeur,_est peu de chose;
c’est à la philosophie à l’animer. Rien n’est plus facile,
disoit Socrate, que de lo'1ær les Athéniens à Athènes ;
c’est devant des Lacédém om'ens que cettetdähe ne serait
pas aisée, et que le succès serait bien honorable. °’
' L’art de louer est sûrement difficile.‘Trè5 long-temps
il n’a été que celui de flatter. .Les savants , lès poètes, les
prédicateurs mêmes semblent l’avoir épuisée en France.
Admis à la cour en certaines circonstances, les uns et les
autres l’employoient popr s’y faire accueillir; et peut—être
.étoient-ils entraînés par l’espoir secret d’inspirer le desir
de les y rappeler. Tous cherchoient à sejustificr de la
même manière. A'les entendre, ils n’avoient d’autre but
que les avantages que pouvoient en retirer la religion, les
6

',__.
cocus ne BELLES rennes. 269
sciences , les lettres etles arts; et quelquefois ces grandes
considérations ne faisoient que masquer celle de leur
avantage personnel. De ces vains compliments, infiniment
multipliés et toujours bien reçus parceque la vanité qu’on
encense est trop flattée pour n’être pas très indulgente,
au moins par reconnoissance, aucun n’a ééh1Ï>péà l’oubli
qui les a tous engloutis. °’
funèbres?'toutes les acgtions dé) celËiy qiii en d’ofaisons
Dans unntité d’élo es, de ané ri ues, est l’objet

n’ont pas toujours mérité ’être louées. La médiocrité-ne


sait se tirer de ce pas difficile qu’en gardant le silence
sur cette par;tie de la vie du héros; le génie, l’imagination,
et quelquefois seulement l’esprit, parviennent à se faire
une ressource oratoire de l’aveu même des fautes ou des
erreurs du personnage que l’on loue. La plhpa’rt des ora
teurs qui ont été chargés du panégyrique de Saint-Louis ,
que l’usage étoit de prononcer tous les ans , le jour de sa
Ifête , dans la chapelle du Louvre, en présence de l’Acadé

mie française, ont éprouvé cet embarras , et n’en sont pas


sortis_aussi adi‘oitemêht que M. l’abbé Maury en 1772.
L’article des croisades est ce qui a toujours piqué la
curiosité dans les discours pronon’cés’sur ce sujet et de
vant un pareil a’uditoire. On sait qu’il se trouve encore
des hommes qui soutiennent la justice de ces fameuses
expéditiohs , précisément peut-être parceque l@hiloso—
phié èt la‘ra‘ison‘ les condamnent. On ne peut sans doute
blâmer Saint-Louis d’avoir cé<?é à l’impulsion‘ de son
siècle, et d’avoir cru que ces entreprises étdient un de- .
voir pour les chrétiens, dans un temps où toutleinonde
croyoit que c’étoit un mal de s’y refuser. Cette réflexion
avoit été déjà faite dans un panégyrique fort antérieur,
OÙ l’auteur observe assez heureusement que tel qui, poussé -
' I
270 COURS DE BELLES LETTRES,

par son siècle , sourit aujourd’hui dédaigneusement au*


pieux’déliæ des croisades , au siècle même des croisades,
n’eût peut-être été qu’un fanatique. Cette réflexion n’a
point échappé à M. Maury ;- il avoue que la charité doit
être la seule arme de la religionp'aq Mais, ajoute—t-il, je
« &rai augàque si l’on examinoit avec la même figueur
« les matifbde toutes les guerres, on en trouverait peu
« dans l’histoire de plus justes quecelles des croisades;
« que la malignité du siècle ne les condamne aujourd’hui
« que par‘cequ’un saint les a continuées, puisque tous les
« autres souverains croisés échappent à la censure, et sont
« absous ou laissés dans l’oubli; qu’on reproche plus à
« saint Louis sa défaite que son émigration , ê: qu’il ne lui
«‘a manqué que des succès,pour mériter des éloges. »
L’orateur fait sortir ici saint Louis du tombeau, se pré
sentant à la France, lui parlant et demandant justice—à sa
nation contre l’histoire qui.l’a méconnu ; et cette proso
popée où respire l’amour de l’humanité autant_que le zèle
pourla religion est écrite avec chaleur et avec.sensibilité.
C’est ainsi que des méprise_s ,.des erreurs, des fautes
mêmes des grands hommes, le talent sait faire réssortir
leur éloge. La HarPe a employé de même et plus heureu—
sement_ encore ce moyen adroit.“pour' rendre Fénélon
plus intéressant dans la fameuse affaire_du quiétisme.
« Puisque Fénélon était destiné à l'erreur, cette erreur
« au mqms ne pouvait être qu’un excès'd’amœr: c’éto_it
« l’essence de son caraŒre. L’amitié, toute sublime qu’elle
« est quand elle est jointe à la vertu, ne suffisait pas à
,« cette intarissable sensibilité. Il lui fallait un objet im
« martel ; et l’on conçoit sans,peine qu’il fut vivement
« frappé de l’idée d’aimértaujour.s , et d’aimer sans intérêt
a et sans crainte. Sa religion n’était qu’amour ; toutes ses

Q
cou-as n’a BELLES LETTRES. 271
« pensées étoient célestes. Il suffit de lire dans son Téléma
u que la descripfion de l’Elysée pour voir combien il se
« transpprtoit facilement dans un autre ordre de choses.
« Ce morceau est le chef—d’œuvre d’une imagination pas- '
«i‘ sionnée; toutes les expressions semblent au-dessus de
« l’humain : c’est la pèinturç‘du bonheur qui n’appartient
« pas à l’homme terrestre, et qui ne peut.être conçu et
« senfij que par une substance immortelle. En lelisant,on
« est enlevé dans les cieux, et l’on respire en quelque
« sorte l’air de l’immortalité. Ceux qui ont observé que
« l’on a toujours réussi à peindre l’enfer etjamais le pa
« radis n’ont,qu’à jeter les yeux sur l’Elysée du Télé
« maque, et ils feront du moins une exception. »
La louange, je le répète, doit être bien délicate, bien
. /
adr6ite,bien neuve, pour ne pas fatiguer par sa fadeur et
sa monotonie : elledoit surtout être courte. Si quelque—
fois elle ne peut être justifiée que par l’usage, elle peut
toujours être ennoblie. Il faut au moins que, dans ce qui
n'est purement qu’éloge, on ait l’art de glisser quelques
traits qui en diminuent la fadeu’ que l’éloquence seule
ne sauroit faire disparoître. Cicéron en a donné un
exemple dans son Oraison pour Marcellus qui ayant suivi,
comme’Ligarius , le parti de Pompée dans la guerre_civile ,
avoit été e:gilé par César et rappelé à la prière du sénat.
Ce discours étoit consacré par la reconnoisænce à louer
la clémence de César. « La gloire que vous vous êtes ac
.« quise , lui dit Cicéror; en lui adresænt la parole, lorsque
« vous avez rétabli Marcellus, est au dessus de celle que
. «toutes vos victoires ont pu vous mériter; En efl’et,
« d’autres partagent avec vous l’honneur de vos triomphes ;
a mais la clémence est une vertu que vous ne partagez
«’ avec personne. »
'>"2 COURS DE BELLES‘ LETTRES.

L’orateur enchâssa avec‘art dans ses périodes flatteuses ,


' une leçon bien grande et bien importan. dont l'ambition
ne profita pas ; et on voit par l’adresse et la circonspection
avec lesqùelles il l’enveloppe que les Romains étoient
déjà Préparés pour la servitude. En exhortant le dicta
teur perpétuelqà prendre soin de sa vie, en Acherchant
moins à prouver qu’à lui dire que sa gloire et l’intérêt de
la république l’exigeoient, il ajouta rapidementz_.Nunc
tibi. omnia belli mulnq:‘a curanda sunt, C’est.à vous
mpintenant de guérir tous les maux qu'afaits la guerre
civile. ' .
Les discours morahx oii l’on présente des instructions
aux hommes appartiennent en quelque sorte au genre
académique : on a moins à prouver qu’à définir et à dé
crire les vertus dont on recommande la pratique, cil-les
vices qu’on veut faire éviter. Ces descriptions rentrent
dans ce que j’ai appellé les preuves de rhétorique : la
philosophiepet la religion ep font également usage.
. Il y a beaucçup de discours où l’autorité se range au
nombre des preuves. Lbrateur s’appuie alors des écrivains
qui ont traité le même sujet , et se sert de leur opinion
pon;r'soutenir’ la sienne; mais , dans ces occasions, il doit
employer autant de jugementque de critique, et moins
compter les suffrages que les peser.
C’est plæôt sur les faits que sur les opinions que l’on
doit consulter l’autorité. L’opinion est variable, selon les
temps, les lieux, lethabitudes, les âges de la vie, les
hommes , leur manière de voir : les discussions l’obscur
cissent SOuyent'au lieu de l’éclairer; elles peuvent au con
traire répandre du jour sur-les faits. Celui qui, dans ses
études,ne se conduit que par l’autorité ressemble assez
à un aveugle qui ne fait que suivre sonhonducteur, et que
courts DE BELLES LETTRES. 273
celui-ci mène comme il veut et où il veut. S’il est mauvais,
il l’égarera sûrement.
Un guide habile peut quelquefois abréger notre route,
nous faire faire un long chemin en peu de temps, en
prenant tous les sentiers qui l'abrègent et qui, coupant
les angles etles détours , nous mènent plus promptement au
terme. Mais souvent il nous a fait manquer des spectacle“
que nous pourrons regretter , des sites intéressants, d’a n
’ gréables ou de magnifiques points de vues que nous n’au
rions point examinés sans plaisir et qui nous auroiept
délassés en marchant. Leur souvenir réjouissant encore
notre imagination quand nous serions arrivés , nous eût
fait oublier la fatigue dont le sentiment nous reste ordi
nairement seul, en finissant la route quoique abrégée
qu’il nous a fait prendre, et après laquelle nous ne cher—
chonsyque le repos dont nous avons besoin.
La véritable place de l’autorité est dans l’histoire et la
. théologie. Elle tient souvent lieu de preuves dans la chaire
et dans le barreau. Mais l’usage qu'on en fait dans l'une
et dans l'autre, n’est pas toujours heureux. Les passages
' qu’on cite dans la première, à l'appui d’une opinion ou
d’une vérité morale que l’on développe, ne remplissent
pas toujours ce but. On ti'0n_que un passage, on n’en saisit
souvent qu’un mot qui s’applique à ce que l’on veut prou
ver; et lorsque l’on a recours au passage même, qu’on le
lit tout entier, on est étonné de le trouver étranger ou
contraire au but de l’orateur qui l'a employé. Je me rap
pelle d’avoir entendu, il y a trente ans, un sermon qui
attiroit la foule. Il s’y agissoit du détachement des choses
de la terre, et de l’attachement à celles dû ciel; de l’im
portance de celles-ci, et de la préférence qu’elles de—
voient avoir sur celles-là. A ce sujet s’appliquoient natu
r. 18
74 ' couns DE BELLES LBTWS.
!
rellement ces mots de Salompn : Cuncta subjecta sunt
vanitati, Tout est vanité, et ils y étoient fréquemment
répétés. Ces mots terminent le luxe vers. et les suivants
du 111° chapitre de l’Ecclésiaste, où le plus sage des rois
compare l’homme _à la brute; et, pendant la vie et après la
mort, ne trouve pas la condition de l’un meilleure que
celle de l’autre. Ce n’étoit assurément pas l’intention de
l’orateur de prouver cela; .
Bossuet a fait usage de plusieurs passages aussi délicats ’
du même livre sacré. Mais voyez dans son Oraison funèbre
d’Henriette-Anne d’Angleterre avec quelle adresseil les_
prépare , cOmment il évite d’en généraliser l’application ,
et comme il particulàrise celle-ci, et la restreint au seul
’but qu’il. se propose. Après avoir parlé du néant de la
gloire et de la grandeur humaine que la fortune distri
bue, que la nature désavoue, et qui s’évanouissent dans
, la mort, « c’est pour cela , ajoute-t-il , que l’Ecclésiaste
« faisant le dénombrement des illusions qui travaillent
«des enfants des hommes , y comprend la sagesse même:
« je me suis appliqué à la sagesse; et j’ai aJu qu'a c’é
« toit encore une vanité, parcequ’il y a' une fausse sa
u gosse qui, se renfermant dans llcnceinte des choses mor
« telles, s’eusevelit avec elles dans le néant. »
La distinction que Bossue: a soin de faire entre la
véritableet la fausse sagesse, prévient ici toutes les mau
vaises interprétations; et il a bien rarement négligé cette
précaution. '
On ne sauroit tr0p la recommander à ceux qui con—
rent la car’rièrp de l’éloquence dans tous ses genres , et
leur répéter qu’ils doivent user modérément des auto
rités. Elles ne semblent souvent être prodiguées que pour
faire parade d’une'e‘rudilion d’autant plus aisée qu’elle
covns un BELLES LETTRES. 275
n’a pas toujours été puisée dans les sources, et que plu- ‘
sieurs , empruntant la leur d’autrui , se sont contentés
fréquemment de pren dre leurs citations dans celles qu’on
avoit faites avant eux. Le barreau les emploie comme la
chaire; et le jugement ou le goût ne préside pas toujours
mieux à leur choix. Selon l’historien de Thou, cet usage
s’y ëtoit introduit de son temps; et Pasquier (lit que les
avocats d’alors auraient eu honte de Parler s’ils ne s’é
toient entourés de lois:erubescebant sine Iege loqui. Ils
ne se bornoient pas à rappeler des textes de droit ,. ils
citoient aussi des historiens , des orateurs, des poètes
même , etsouvent non crut Iris locus ; rien n’étoit plus
déplacé. .
Les exemples à fuir ne sont pas quelquefois moins
utiles que ceux à suivre ; leur comparaison»contribue à
former le goût. J’en présenterai un du plus mauvais ton ,
de l’emploi le'plus malheureux qui ait pu jamais être
fait de l’érudition et des figures: je le puise dans un des
plus célèbres orateurs du barreau , dans Le Maître.
« Qui ne sait que l’Amour est le père des inventions ?
« qu’il anime dans l’Iliade toutes les actions des hér05 i’
« que ISa’pho l’appeloit le grand architecte des paroles et
« le premier maître de rhétorique ‘? qu’Agat’hon le sur
p.Aa2
2222
nA nommoit le plus savant des dieux, et soutenait qu’il ‘
n’étoit pas seulement poète, mais‘q‘ti’il‘l‘endoit les qmou _
reux capables de faire des vers? que Platon a remarqué s
qu’A'pollon n’a montré aux hommes à tirer de l’arc
qu’à cause qu’il étoit blessé de la flèche de l’Amour, ni
enseigné la médecine qu’étant agité de cette violente
maladie, ni inventé la divination que dans l’excès du \
même transport? » ‘
'On est tenté à chaque ligne de s‘écrier comme Dandin:
276 COURS DE BELLES narrans.
Aufaù, au fait, avocat. Et à propos de quoi cette ti
rade? C’est à propos d’un clerc qui a trouvé jolie la ser- .‘
vante de son procureur, et qui, après l’en avoir , malheu
reusement pour elle, trop persuadée, a cessé de la trouver
a
ainsi. . _
Je pourrais à ces exemples en ajouter d'autres des 6
gures et des ornements convenables aux preuves; inais
ils appartiennent proprement? lelacutmn ou ils trouve
ront leur place. \
MMMMMMWMMMMW»M \“MW

DISPOSITION ORATOIRE.
IV.

'DE LA PÉRORAI-SON.
Nous arrivons ’à la dernière partie de la disposition ora—
toire. Elle a son importance comme les précédentes. La
péroraison qui complète le discours en doit réunir tous
les grands effets, pour achever la conviction et fixer,
pour ainsi dire, les passions des juges et des auditeurs
sur le seul point vers lequel on a voulu les diriger. L’o
rateur y résume'quelquefois les principaux objets qu’il
a déjà traités, tantôt avec l’étendue qui leur convient,
tantôt avec rapidité; et alors la précision doit ajouter à
la force. - -
Ce dernier genre de péroraison est celui dont on fait le
plus d’usage au barreau; mais cette forme simple‘ n’est
point étrangère ailleurs. Dans une discussion philoso
phique qui a occupé le lecteur ou l’auditeur, ou même
tous les deux, l’attention a pu ne marcher après l’0ra
teur_, ou l’auteur, qu’avec effort; elle a pu même, en
traînée quelquefois parle charme de l’éloquence ,-s’a rrêter
de préférence sur-quelques parties qui, quoiqu’çlles dé
coulent du sujet, n’ont pas laissé de la dévier en quelque
sorte, parcequ’elle n’a pas toujours bien suivi la chaîne
qui les lié, et dom divers anneaux lui sont échappés.
Alors il n’est pas inutile de se résumer et d’offrir un ta
bleau qui présente en raccourci l’ensemble du discours
et le terme auquel on a voulu arriver.

v
_-'w ‘L_ _
278 COURS un BELLES nurses;
C’est dans la péroraison que l’éloquence doit déployer
toutes ses ressources , et parler également à la raison et au
cœur. Les maîtres de l’art appellent cette dernière partie
du discours oratoire , le siège des sentiments , rades
ajfcctuum. '
Ici , comme dans toutes les divisions de la rhétorique,
je dois présenter moins de règles que d’exemples; c’est
dans ceux-ci que sont renfermées celles-là; si l'on ne les
y découvre pas soi-même, si l’on ne saitpas les y saisir,
on ne les apprendra jamais. J’ai eu l'occasion de citer
plusieurs fois l’éloge de Marc-Aurèle ; la péroraison en
est adressée au fils même de l’empereur: elle est philosœ
phique , majestueuse , inspirée par le sentiment amer et
profond qui pèse sur le cœur d’Apollonius.ll a vu naître
Commode; il en connoît le caractère féroce; il désespère
de porter dans cette ame abjecte et corrompue une
' étincelle de l’élévation de celle de son père, et il tente
encore l’effet d’un dernier effort et d’une dernière leçon.
« Toi qui vas succéder à ce grand homme, 6 fils de
« Marc-Aurèle! ô mon fils! Permets ce nom à un vieil
«lard qui t’a vu naître et qui t’a tenu enfant dans ses
«bras! Songe au fardeau ._que t’ont imposé les dieux;
« songe aux devoirs de celui qui commande , aux droits
« de ceux qui obéissent. Destiné à régner, il faut que tu
« sois ou le plus juste ou le plus coupable des hommes.
« Le fils de Marc-Aurèle aura-t-il à choisir? On te dira
« bientôt que tu es tout-puissant : on te trompera; les
« bornes de ton aùtorité sont dans la loi. On le dira en
« core que tu es grand, que tu es adoré de tes peuples.
« Écoute: quand Néron eut empoisonné son frère, on
« lui dit qu’il avoit sauvé Route; quand il eut égorgé sa
a femme, on loua duant lui sa justice; quand il eut assas

_ —-N'._- ———-—.'-—-——J _,
comas ne BELLËS nanars. 279
-222=ä
:Ê:
:
2: siné sa mère, on baisa sa main parricide , et l’on courut
aux temples remercier les dieux. Ne te laisse pas éblouir
non plus par lès respects. Si tu n’a; des vertus, on le
rendra des hommages , et l’on te haira. Crois-moi: on
n’abuse point les peuples; la ustice outragée veille dans
A tous les cœurs. Maître du monde, tu peux m’ordonner
de mourir, mais non de t’estimer. 0 fils de Marc—AuËèle!
pardonne: je te parle au nom des dieux, au nom de
l’univers qui t’est confié. Je te parle pour le bohheur
des hommes et pour le tien. Non, tu ne seras point
insensible à une gloiresi pure. Je touche au terme de
ma vie; bientôt j’irai rejoindre ton père. Si tu dois
êtrejusæ , puisséfie vivre encore assez pour contempler
tes vertus! Si tu devois un jour.. . . . Tout à coup Com
mode, qui étoit en habit de guerrier, agita sa lance
-. . d'une manière terrible. Tous les Romains pâlirent.
22.—-- Apollonius fut frappé des. malheurs qui menaçoient
Rome. Ce vénérable vieillard se voila le visage. La
2An pompe funèbre qui avait été suspendue reprit sa
Ap—. marche. Le peuple suivit consterné dans un profond
silence. Il venait d’apprendre que Marc-Aurèle étoit
tout entier dans le tombeau. »
Le tableau qui semble interrompre cette péroraison,
et qui la continue réellement parçequ’il termine la des..
cription du lieu de la scène choisi par l’auteur, est du
plus superbe effet dramatique ; et_le mouvement de Com—
mode , la consternation des Romains , leur douleur
muette , le convoi reprenant sa marche au milieu d’un
profond'et morne silence; tout cela devient à la fois tou
chant et terrible.
La nature du discours varie le ton de la péroraison ,
comme elle varie celui de toutes les autres parties. Quel
280 COURS DE BELLES LETTRES.’
quefois celle—ci n’est que véhémente, selon la circon
stance, le caractère de celui qui parle , et suivant l’audi
toire même dev’axg lequel il se trouve. Le bouillant et
violent Ajax disputant les armes du plus vaillant des
Grecs devant des guerriers tant de fois témoins de. ses
exploits et de son courage zpersuadé qu’elles doivent être
le prix de ses grandes actions , ne soupçonne pas qu’on
puisse les lui refuser; sa fierté dédaigne de les devoir à
_l'éloqixence. Ce don précieux, mais futile à ses yeux, est
le principal mérite de son rival ; et c’est une raison pour
lui de le mépriser. a Qu’est-il besoin de tant de paroles?
« dit—il en terminant son discours. Que l’on nous re
« garde agir; qu’on jette ces armes au_milieu d’une foule
« d’ennemis; qu’on nous ordonne de les aller chercher ;,
w et qu’elles soient la récompense de celui qui les rap
(( portera. » '
Ce ton fier en impose ordinairement , mais l’effet du
pathétique est toujours plus sûr ; lorsque l’on est touché,
on est séduit.et l’on est facilement entraîné: aussi dans
bien des circonstances; ce ressort est-il un des plus puis—
sants de la péroraison. Personne ne le mania avec plus
d’adresse que Cicéron. Dans les causes où plusieurs ora- .
teurs, comme c’étoit quelquefois l’usage, étoient chargés
_de parler pour la même personne, on lui confiait tou
jours la partie consacrée à toucher : l'intérêt qu’il prenait .
à ses clients l’identifioit , pour ainsi dire , avec eux. Dans
cette situation , sa sensibilité se déployoit avec plus de ’
force et de naturel; et selon le précepte d’Horace, s’il
faisoit pleurer son auditoire , c’est qu’il pleuioit lui
même. « Je finis , dit—il en terminant son plaidoyer pour
« Milon, je finis : mon émotion étouffe ma voix ; je ne
« pourrois plus vous parler que par mes larmes; et il
COURS DE BELLES LETTRES. .8!

« n’est pas permis de s’en servir ici pour se défend rc. »


.Ce grand ressort a été touché quelquefois avec habileté
par nos orateurs au barreau; mais souvent il y a produit
moins d’effet, ou cet effet n’a été que momentané, parceque
les causes dans lesquelles on l’employoit n’avoient pas
cette importance qu’elles avoient à Athènes et à Rome ,
où les habitants, libres-et égaux dan 5 la grande association
politique, avoient des droits qu’ils ne pouvoient avoir"
dans nos institutions modernes. Celles-ci , en établissant
l’inégalité des rangs et de fa naissance , ont fait regarder
pendant long-temps comme seuls dignes de fixer la cu
riosité les personnages privilégiés honorés exclusive
ment de ces distinctions. L’affaire d’un citoyen dans les
anciennes républiques étoit‘en quelque sorte celle de
toutes les classes, et non celle d’une seule. Elle ne se
plaidoit pas toujours dans un édifice particulier, trop
resserré pour contenir tous les curieux, et quelquefois
seulement les intéressés à sa discussion et à sa décision ;_
mais en plein air , dans la place publique, où le peuple
entier pouvoit se réunir, et où , dans certaines occasions ,
c'étoit lui-même qui jugeoit. Cette position élevoit l’ame
des orateurs , leur inspiroit ces beaux mouvements que,
dans tous les siècles , on a admirés et imités , et contri
buoit plus quetto,ute autre chose à l’effet de ces der
niers , qui, par la même raison , a dû être moindre citez
nous.
Il n’est pas inutile de faire ces observations quand on
lit les plaidoyers de nos avocats ; elles aident à rendre
raison de la différence qu’on trouve entre les moyens
qu’ilsont employés pour toucher, et ceux dont s’étoient
servis les anciens. Les mœurs, les usages , les opinions,
les circonstances n’étant plus les .mêmes , les effets n’ont

.

28! COURS DE cernes rennes. ' "


pas dû être les mêmes non Plus. Tout concauroit à élever
l’ame', la pensée, les sentiments , et jusqu’aux expressions
de Démasthènes et de Cicéron. Tout semblait au con
traire calc_ulé pour restreindre les élans des orateurs mo
dernes, dont plusieurs n’avaient peut-être rien à'envier
aux. anciens pour légénié et les talents, et qui, à leur
place et dans leur situation favorable, auraient brillé
' 'comme eux. Mais l’aigle qui prend son essor jusqu’aux
nues, le rabaisse lorsque ses ailes sœt mouillées , et ne
quitte point laterre quand elles sont coupées.
C’est chez les anciens qu’il faut chercher les leçons à
suivre et les modèles à imiter. Homère en fournit dans
tous les genres. La lecture‘ et la méditation de ses su
blimes écrits ne sont pas moins utiles 'à l’orateur qu’au
poète. Quai de plus pathétique et de plus touchant que
le discours de Priam prosterné aux pieds du meurtrier de
ses fils , et lui redemandant le cadavre sanglant et défiguré
du dernier pour lui rendre les honneurs funèbres si im
portants dans la religion païenne? (Celle—ci condamnait
les ames infortunées dont les corps restaient privés de
sépulture sur la terre à errer pendant cent ans sur les
bords du Styx , et à ne pouvoir traverser ce fleuve avant
ce terme pour arriver dans la demeure heureuseet tru-l
quille destinée aux héros. et aux justes.) Il commence par
intéresser'la sensibilité d’Achille en lui rappelant l’âge
de Pélée, fait pour l’attend rir en faveur du sien; il lui fait
entrevoir les alarmes où l’éloignement d’un fils, et l’in
certitude de son sort , doivent plonger le roi de Thessalie.
La situation de ce prince est peut-être semblable à celle
du vieillard qui pleure devant lui la perte de tous les
siens , et dont le malheurest tel, qu’il a‘pq , ce que n’a
vait fait encore aucun père avant lui, qu’il a pu ap
«___ _.— .,440æ92. v( _,_. _..” ,, u _IIK --—11-r —,.1

COURS DE BELLES LETTRES. . 283


procher de ses lèvres tremblante: la main de beluiqui
versa le.sang de ses enflznts.
L’effet de ces mouvements est presque toujours sûr;
mais, pour cela , il faut qu’ils soient rapides. La péro
raison de ce genre ne sauroit en conséquence qu’être très
courte; car , comme l’observe Cicéron , rien ne se sèche
plus vite que les larmes. Mais aussi rien n’égale le plai
sir qu’elles causent quand elles sont elles—mêmes le ré
, sultat d’une sensibilité profonde qui a réveillé la nôtre.
on ne la définit point : on l’éprouve, on la communique.
C’est ainsi que La Harpe parle de cette qualité pré
cieuse, qui caractérise le style de Fénélon dans l’éloge de
ce grand homme ' ’
« Ce n’est point cette chaleur apprêtée qui Couvre d’ex
« pressions vives et de figures violentes des idées com
« munes ou fausses , comme un acteur médiocre gesticule
« avec‘ force et pousse de grands cris sans être ému et
a sans émouvoir. La sensibilité dont je parle résulte à la
«fois d’une aine prompte à s’affectér , et d’un esprit
« prompt à apercevoir. C’est elle qui, ne résistant point à
« l’impression des objets , les rend comme elle les a re—
« çus , sans. songer à leur ajouter rien , mais aussi sans
«leur rien ôter; qui, gardant destracés fidèles de ce
« qu’elle a éprouvé , se trouve toujours d’accord avec ce
« qu’ont éprouvé les autres , et leur raconte leurs sensa
« tions. C’est elle qui laisse tomber une larme au moindre
« cri, au moindre accent de la nature, mais qui demeure
u l’œil sec à toutes les contorsions de l’art; qui, dans,ce
u qu'elle compose, donne aux lecteurs plus de plaisir
« qu’ils ne lui supposent de mérite, leur inspire plus

(r) Voyez sur cet éloge , ci-dessus page 124,


284 , covas nia BELLES LETTRES.
« d’intérêt que d’admiration, et se rapprochant toujours
« d’eux, les attache toujours davantage. C’est elle qui fai
« soit les vers de Racine, qui prête tant de charmes aux
« tendresses de Tibulle, et. même à la négligence de
« Chaulieu. C’est elle enfin qui répandit sur les écrits‘ de
« Fénélon des couleurs si douces, si aimables, et qui nous
« y rappelle sans cesse , comme nous sommes rappelés
« vers une société qui nous charme , ou vers l’ami qui nous
« console. »
Ces réflexions, en général très justes , mais peut-être
plus fines et plus ingénieuses encore, annonçant quelque
fois plus la recherche que l’inspiration ou l’abandon de
l’ame, exprimées avec plus d’élégance que de chaleur,
paroissent plus exactes, plus raisonnables quç semies.
Elles prouvent celle que j’ai faite plus haut. Tout ce qu’on
veut adresser au cœur doit en partir : c’est là qu’est le
foyer du sentiment; celui du raisonnement n’est que dans
la tête. ’ ’
Je reviens à la dernière Partie de la Disposition ora
taire.
Le jeune Anacharsis nous fournit un exemple d’une
péroraison de ce genre : elle est simple, touchante, et
pleine de sensibilité. Il raconte la fameuse expédition-de
Xercès, la défense du passage des Thermopyles, où trois
cents Spartiates arrêtèrentl’armée innombrable des Perses,
. et périrent tous avec Léonidas leur roi qui les comman
dait. . .
' « Pardonnez, ombres généreuses! pardonnez à la foi
u blesse de mes expressions! Je vous offrois un plus digne
« hommage lorsque je visitois cette colline où vous ren
« dites les derniers soupirs; lorsque, appuyé sur un de
c ' « vos tombeaux, j’arrosois de mes larmes les lieux teints

-r— ‘
w—- _)""‘" _ ‘_’_"_J, <
,COURS DE BELLES LETTRES. 285
« de votre sang. Après tout, que pourroit ajouter l’élo
« quepce à ce sacrifice si grand et si extraordinaire? Votre
' « mémoire subsistera plus long-temps que l’empire des
«Perses auquel vous avez résisté; et jusqu’à la fin des
'« siècles votre exemple.produira dans les cœurs qui ché
’« rissent leur patrie le recueillement ou l’enthousiasme
« de l’admiration. »
En parlant des Lacédémoniens, je dois dire un mot de
ce qu’étoit chez eux l’éloquence. Ils la cultivoient peu:
leur dédain étoit extrême pour la rhétorique; et ils firent
punir», comme un homme qui vouloit les tromper, un de
0
leurs concitoyens qui, pendant un long séjour qu’il avoit
fait à Athènes, s’étant exercé à l’art de la parole, crut
pouvdir_ le rapporter dans sa patrie. Ils n’auroient pas
goûté les sublimes harangues des orateurs. athéniens:
Quand les habitants d’une île de la mer Égée éprouvant
les horreurs de la famine , leur envoyèrent demander des
subsistances , leur député prononça un beau discours au—
quel ils répondirent: Nous avons oublié. le commence—
ment de votre harangue, et nous n’en avons pas com
pris la fin. Un autre ambassadeur arriva bientôt, et pré
senta un sac vide : on ordonna sur-le-champ de faire
passer des graips dans l’île; cependant on avertit l’en-.
voyé d’être un peu moins prolixe une autre fois, parce
qu’en montrant le sac il avbit dit: Nous nous prions de
le remplir. '
Une précision énergique vaut sans doute toutes les
fleurs , et c’eSt de là que cette extrême épargne de paroles
_ qui, sans nuire au sens, y ajoute au contraire, prit dans
la Grèce le nom de laconisme; expression que toutes nos,
langues modernes ont adoptée sans y rien changer que
la terminaison.
286 . covns DE BELLES nrrrnns
’ Chez un peuple de ce caractère, l’éloquence peu ho—
'norée ne dut pas être fort cultivée : elle ne devoit pas
cependant lui être tout à fait étrangère , puisqu'il faisoit
faire tous les ans l’oraison funèbre de Pausanias qui,
pendant la guerre du Péloponèse, avoit soutenu en Ma
cédoine la gloire de sa patrie, et celle de Léonidas qui
étoit mort aux Thermopyles. Les Athéniens eux-mêmes,
dit Thucydide , trouvaient le Spartiate Brasidas éloquent;
mais il ne nous reste rien de lui ni de ceux de ses com
patriotes qui ont pu se distinguer à la tribune. Ainsi,
sans nous arrêter à ce que fut l’éloquence à Lacédêmone,
qui ne nous en a laissé aucun monument d’après lequel
nous puissions la juger, nous suivrons la marche de la
Péroraison. '.
- Nous avons vu de quelle variété elle étoit susceptible :
nous aurions pu multiplier}: l’infini les exemples qui nous
la montrent tantôt sim'ple, froide, tranquille , et raison
née; tantôt tendre , touchante, et pathétique; quelquefois
ingénieuse et fine; d'autres fois, passionnée, véhémente,
et rapide. Partout elle tient à la_nature du discours, à son
objet, à son importance, à la circonstance, au caractère
même de l’orateur et de son auditoire.
Fréquemment elle est sortie des bornes que la sagesse,
la délicatesse , les égards réciproques que l’on se doit dans
la société, la décence même, prescrivent à tous lesécri
vains. Plusieurs fois un homme , passionné pour son client,
pour son parti, pour son opinion , s’est écarté des lois de
la convenance et de la bienséance sociixles : après avoir
conçu chaudement, il s’est mépris dans l’eguêcution , et a
mis de la violence où il ne croyoit mettre que de la véhé
mence, et trop souvent il a cherché à remplacer celle-ci
par celle-là. '
. cbuas ne BELLES LETTRES. ' 287,
A votre âge, il est aisé de se laisser surprendre; et un
homme qui aura de l’adresse , de l’esprit, de l'énergie, de
l’éloquence , pourra fort bien éblouir un instant , faire
prendre l’injure pour le raisonnement, l’emportement
pour la chaleur. Quelques observations à cet égard sont
peut-être nécessaires, et sûrement ne seront pas in
utiles. .
Le but de l'orateur doit être le triomphe de la vérité:
il ne doit donc se permettre qu’un langage digne d’elle.
Il faut se dépouiller de ses propres passions pour venir
à bout de celles des autres; se bien garder de les irriter
si l’on veut_ se faire écouter; raisonner et ne point insul
ter; n’être point l’ennemi de ses adversaires; et ne pas
les regarder non. plus comme ses ennemis. Ces distinc
tions n’ont pas toujours été faites, ni les réflexions qui
en résultent prises en considération; et beaucoup de pé
v raraisans , de discours entiers même, n’ont été segment
que des diatribes violentes, faites pour aigrir les esprits,
et souffler partout le feu de la discorde.
On n’a vu que trop fréquemment les orateurs se désho
iwrer à la tribune, êt les écrivains dans le cabinet vomir
le fiel sur tous les partis qui n’étaient pas les leugsj sur
toutes les apinionsäqn’ils ne partageaient pas, et surçeux '
qui les soutenaient; foinenter ainsi les haines, échaèffer
les passions, multiplier les factions opp‘osées, les exaspé
rer les unes cantre les autres, épaissir les nuages, appeler '
les tempêtes , les grossir, ajouter à leur fureur, prolonger
leurs dévastations, et s’en réjouir.
Les déclamations virulentes ne doivent être permises
ni à la tribune, ni dans les écrits. Si elles peuvent être
souffertes quelquefois dans le genre délibératif, c’est quand
elles sont générales , qu’elles ne tambent point sur l’indi—
288 cocus DE nnîm.ns LETTRES. o
vidu, et qu’elles n’attaquent que le crime à qui l'on ne
doit aucun ménagement : ce n’est plus alors l’invective
ou l’injure, c’est l’indignation de l’ame vertueuse contre
la’scélératesse; et elle produit de beaux mouvements , que
la justice et la raison approuvent , et que la politesse
même n’exclut pas. Dans ces occasions , un orateur peut se
permettre ces fiers élans qui, s’ils ne portent pas les remords
dans les amas de boue et de sang, y partent du moins
l’épouvante : il peut ainsi marquer à jamais du sceau de
l’infamiè le crime et les criminels qu’il voue à l’exécra
tion publique; c’est la massue d’Hercule terrassantle lion
qui rugit en regardant avec une fureur redoublée par
son impuissance même sa proie qui lui échappe; c’est
enfin le tombeau d’un régime affreux.qui n’en sortira
plus. ,
L’ame fière et sensible, vivement blessée de l’injustice,
se croyant outragée dans ses sentiments, ses principes et
ses opinions, réduite à les justifier aux yeux de l’homme
qui les attaque , et à ceux du public auquel ils ont été dé
noncés, prendra difficilement un ton qui ne rentre pa_s
quelquefois dans celui du reproché et de l’indignation.
On le pardonnera si l’adversaire, puissant par la naissance,
la fortune et les dignités qui en imposent, a employé des
qualifications que l’écrivain qu’il combat a le droit de
trouyer injurieuses; mais il faut, pour mériter cette in
dulgence, que celui-ci n’imite pas celui-là; qu’il» reste
dans les bornes de la modération; qu’il ne se permette
pas l'injure : avec ce ménagement, il pourra s’élever peut
être, non seulement au niveau, mais encore au dessus du
rang de celui contre lequel il se défend. Il mettra de la na
blesse et de la dignité dans sa justification. Plus il se croira
insulté, moins il insultera lui-même; et, qu’il ait tort ou
cours ne BELLES LETTRES. 289
raison , quelle que soit l’issue de la dispute, il n’en sortira
point sans'gloire; la sienne pourra même être alitdessus
de celle triomphe de 50n rival. C’est ce qui est arrivé à
Bonsseaii dans sa Réponse au Man dement publié par l’ar
chevêque de Paris contre sop Émile , qui fut proscrit par
tout loysqu’il parut, et qui le fut en France par toutes les
autorités à la fois, la civile et la religieuse.
Il convient peut—être de rappeler encore ici , pour quel
ques personnes , que, selon mon plan de choisir mes
exemples partout où ils se trouvent, je n’exclus aucun
des ouvrages qui peuvent en présenter de bons et de
propres à former le goût; que je ne les envisage qu’en
littérateur; que, pour me servir d’une expression deve
nue triviale par l’usage et l’abus qu’enfirent long-temps
les jansénistes et les molinistes , repoussée depuis lors
par tous les écrivains, je ne les considère que quant à la
forme; et_fnon quant au fond ,- que, dans cette contro
verse et les productian auxquelles elle donna lieu, il ne
s’agit pas de juger de quel oôtéfigq trouve la raison ou le
tort; qu’il est question seulement d’offrir un exemple de
l’art avec lequel on peut, même en ayant tort, si l’on
veut, Se donner les apparehées de.la raison , et battre
complètement par l’éloquence celui qui croit avoir battu
par la vérité. -€T ' _l -_ï_ _g,çwâfis' ,
Rousseau, après avoir” byé' la diàlœâMä plus
adroite pour détruire les raisonnemeñ ts de son adversaire,
et avoir en effet prouvé qu’il étoit bien plus éloquent,
termine par un morceau que je cite d’autant plus volon
tiers que , quoique fier et annongæint trop peut-être la con
fiance et la certitude du succès , il est étranger aux discus
sions théologiques qui le précèdent, et qu’il rentre tout
a. 19

'c -‘.
_/_Ï'\u_
l

290 . COURS DE BELLES LETTRES

entier dans la littérature : c’est sa péroraison; il l’amène


par un rapprochement du rang de son adversaire et du
sien , dont il ne se dissimule pas que l’intériorité doit lui
donner, en dernier résultat , le désavantagé dans cette
lutte ; et ce rapprochement plein d’adresse, de force et
de sensibilité , dispose naturellement en sa faveur peux de
ses lecteurs qui ne sont pas plus que lui.
« Que v0us discourez à_votre aise , vous autres hommes
« constitués en dignités ! ne reconnoissant de droits que
« les vôtres , ni de lois que celles que vous imposez, loin
« de vous faire un devoir d’être ustes, vous ne vous croyez
« pas même obligés d’être humains; vous accablez Bére
« ment le foible , sans répondre de vos iniquités à personne.
« Les outrages ne vous coûtent pas plus que les violen
« ces: sur les moindres convenances d’intérêt ou d’état,
« vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les
« uns décrètent et brûlent; les autres diffament et dés
« honorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même
« sans colère, uniquement parceque cela les arrange et
« que l’infortuué se trouve sur leur chemin. Quand vous
« nous insultez impunément, il ne nous est pas même per«
« mis de nous plaindre; et si nous montrons notre inno
« cence et vos torts , on nous accuse encore de vous man—
'u quer de respect. — Monseigneur, vous m’avez insulté
« publiquement : je viens de prouver que vous m'avez
u calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que
« je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que
« nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre,
a vous avec votre mandement , vous y seriez certaine
zg ment déclaré coupable, et condamné à me faire une ré
« paration aussi publique que l’offense l’a été ; mais vous
'nouns on ananas nurses. 291
a tenez un rang où l’on est dispensé d’être juste ,_et je ne
« suis rien. Cependant , vous qui professez l’évangile,
« vous, prélat, fait pour apprendre aux autres leur de
«a voir,
fait levous savez
mien; le vôtre
je n’ai plus en pareil
rien cas. dire,
à vous Pour. moi,
et je me

u tais. » . '
C’est par de pareils mouvements , mais toujours calqués
sur l’objet général et sur le ton du discours que, dans
presque tous les genres , la péroraison doit remplir le but
décisif de faire naître l’espérance ou la confiance, d’in
_spirer la crainte, ou de jeter le trouble et l’effroi dans les
cœurs. Dans un panégyriqpe où l’on ne se propose que de
faire aimer les vertus, admirer ceux qu’elles ont distingués ,
' de les offrir à l’imitation, la Péroràison doit être conçue
de manière à inspirer ces sentiments. Cette forme n’estpas
uniquement bornée aux éloges des saints; elle peut être
admise dans les éloges profanes : il n’y a que les nuances
qui la varient dans les uns et dans les autres. On peut en
voir un exemple dans la Péroraison de celui de Sully. Il
étoit protestant ; mais il fut en même temps un grand mi—
nistre et un grand homme d’état; et par une réunion assez
-rare peut-être dans les hommes revêtus de ces places émi—
nentes, il eut de grandes vertus publiques et privées,
portées dans la pratique à ce degré de'sévérité qu’on
nous fait admirer dans les saints; et il les fit tourner il l’a
vantage de son pays. L’orateur a pu dire que le ministre
qui le prendra pour modèle aura, comme lui, le suf
frage des wrais citoyens , l'admiration. des grandes
amas, le témoignage de son cœur, les éloges de la pas
tén’te', et le regard de Dieu. - ’
. Quelquefois la Pérôrai50n est terminée par une prière,
e

'
99’! COURS DE BELLES LETTRES.

et la chaire est demeurée en possession de cette forme qui


convient généralement aux sujets dont elle s’occupe. Les
orateurs profanes anciens en ont fourni quelques exemples.
On en trouve un dans la seconde Philippique de Cicéron;
et Démosthènes en offre un autre à la fin de sa harangue
pour Ctésiphon, ou plutôt pour lui-même; car il étoit
réellement l’objet de l’accusation. Ctésiphon ayant pro
posé de décerner une couronne d’or à l’orateur, Eschine
entreprit de prouver que , loin d’y avoir aucun titre, la
république lui devoit des châtiments et non des récom
penses; et celui-ci ne pouvoit venger Ctésiphon , sans
établir et justifier ses droits. ,
Les anciens portèr_ent souvent dans leurs péroraisons
un ton fier qui étoit applaudi alors, et qui, s’il étoit em
ployé de nos jours, feroit difficilement fortune; il ne pa
roîtroit que de l’orgueil qu’il ne faut pas confondre avec
la fierté, et qu’on serait tenté de rabattre. Racine et Vol
taire ne se seroient jamais permis ce qu’0vide a osé dire
à la fin de ses Métamorphoses.

Jamque opus eregi , quod necjow’r ira , net: igner,


.Nec poteruntfenum , nec cdaa: abolere vetustas , etc.

IIorace a dit aussi en parlant de ses vers lyriques :

Exegz' monumentum ære perennius ,


Regahque r:tu pyranudum alaus ,
Oued nez: imber eda.t , nec aquilo impoten:
Parait diruere , etc. '

Mais on pardonne à Ovide et au prince des poètes ly—


riques latins ces espérances déjà justifiées par une expé—
rience de dix-huit siècles.
' comis ne BELLES rennes. 293
Le temps seul peut justifier l'écrivain qui affiche un
sentiment aussi profond de sa supériorité; et lors même
qu’on reconnoît qu’il est fondé, desireroit-on encore que
le poète laissât aux autres le soin de le mettre à sa place,
- et qu’il ne s’y mit pas lui—même. La modestie n’a jamais
rien gâté.
Je crois avoir terminé ici ce qui concerne la Disposi
tion oratoire, et nous allons passer à la troisième partie
de la Rhétorique qui traite de l’Élocution.
o
mmmæ MM\W“M \.\ww\\ “\ m mœm MW\W
.I

ABÏ‘ORATOIRE
C

RH ÉTORIQU E.

TROISIÈME PARTIE._

DE L’ÉLOCUTION.
. ' I.

VUES GÉNÉRALES

L’Énocurrow a pour objet la diction etlestyle de l’orateur.


Ceite partie de la rhétorique n’a pas moins d’importance
que les deux précédentes. La première, qui a une si grande
influence sur la seconde et sur toutes ses subdivisions ,
doit également diriger Cette troisième. Elles n'appar
tiennent pas exclusivement à la seule éloquence; les unes
et les autres, ainsi que nous l’avons observé déjà,.s’ap—
pliquent de même à la poésie1 aux différents ouvrages
d’imagination, à chaque genre ‘de littérature : dans tous ,
on invente , on dispose, on écrit. On a besoin d'élever
l’ame_, de toucher le cœur, d’exciter ou de calmer les sen
timents, d'émouvoir les passions ou de lesréprimer, d‘é
clairer l’esprit et de l’instruire; lors même qu’on ne fait
qu’amuser ce dernier , il faut consulter et_suivre ces règles
296 ‘ COURS DE BELÏ.ES LETTRES

fondamentales de l’art, qui n’étant particulières à aucun


. g enre a les embrassent tous 1 et n’en excluent aucun.
Comme nous retrouverons partout ces règles , nous
puiserons indifféremment partout les exemplesqni nous
les fourniront , avec l’attention deremarqner les nuances
qui les rendent plus propres à une certaine espèce qu’à
toute autre : cela variera le cours de nos études, en écar
tera la sécheresse et,,l’eunui qui suivent toujours la mo
notonie, et nous familiarisera d'avance avec les autres
parties que nous avons à parcourir ensemble; En arrivant
dans ces contrées nouvelles , pour me servir de cette
expression, nous n’y serons point absolument étrangers;
il ne sera pas nécessaire d’examiner en détail ce que nous
aurons déjà vu; un coup d’œil suffira pour le reconnoître:
notre attention moins divisée pourra se porter tout entière
sur ce qui nous sera inconnu. .
J’ai dit qu’il s’agissoit, dans l’Elocution, du style et de
la diction de l’orateur. La diction et le style ne sont pour
tant pas la même chose. La première a principalement
pour objetles qufltés grammaticales qui sont la correc—
tion_ptlæclarté. Nousnopfis sommes déjà familiarisés avec
elles dans le coursq'ue nous avons fait de l’art d’écrire
avec Condillac. Le second a beaucoup plus d’étendue,
mais n’a pas plus d’importance. . , . __,;_.

Surtout, qu‘en vos écrits la langue révérée,


Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux- -
Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’esprit le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
COURS DE BELLES LETTRES. . 297

Il faut avant tout parler correctement, et ou s’y forme


par l’étude de la langue, la conversation des personnes
qui la savent, la lecture assidue des meilleurs écrivains ’
et l’habitude d’écrire. . ‘
Ce qu’on appelle style regarde les qualités mêmes du
discours. Ces qualités indispensables, sans lesquelles on
ne sauroit ni bien parler ni bien écrire, sont la propriété
des termes, leur choix , l’arrangement ou la disposition
qu’eirige leur emploi, l’élégance enfin, la facilité. la no-‘
blesse, l’élévation, l’harmonie, la convenance avec le
sujet.
L’étude et l’exercice peuvent donner la correction : la
nature seule peut donner le génie qui dispose et semble
creer. _1 -
Comme nous avensvu qu’il faut bien concevoir pour être
clair, il faut aussi sentir vivement pour émouvoir : c’est,
ainsi que je l’ai déjà dit , le grand secret de l’éloquence;
elle ne peut faire d’impression sur les ames qu’autant
que celle de l’orateur les frappe, les saisit, les élève à la
hauteur de la sienne. Chez les peuples d’Athènes et de
Rome, il trouvoit des esprits préparés à le suivre dans
son vol hardi, par la forme de leurs gouvernements, la
part qu’ils avoient à l’administration, les grands objets
qui les occupoient journellement, et qui n’étoient point
l'affaire d’un chef, d’un ministre ou de quelques person
nages, mais celle de tous : rien ne leur étoit étranger. La
nécessité de les émouvoir pour les conduire au but où
l’on vouloit, avait ouvert à l’éloquence un champ vaste
et imposant, regserré et limité dans nos temps modernes.
. Nous avons Vu que les anciens qui divisoient tout, et
quelquefois sans nécessité, en distinguant les trois grands
genres oratoires que nous avons parcourus, les avoient
298 cours ne nanas r.nrrnrs.
subdivisés encore en genre simple, genre tempéré et
génre sublime. Ils en avaient ainsi réglé la destination:
celle du premier était d'instruire, celle du second de
plaire, et celle du troisième de toucher. Ces fonctions
sont bien celles de l‘éloquence, mais aucune ne s’exclut,
et le même discours peut et doit souvent les réunir. Ces
caractères, ainsi que nous l’avons observé précédemment,
distinguent plutôt les styles , si en effet ils sont distingués ,
'et si fréquemment ils ne se confondent pas.
Y a-tsil , par exemple , un style sublime? Ceux qui
l’ont défini , Dire des grandes choses avec des expre3
siens convenables, ont-ils réellement su ce qu’ils di
soient? Y a-t-il un sublime d'expression? N’est-ce pas
véritablement la pensée qui est sublime? et l’expression
la plus simple ne le rend-elle pas avec plus d’énergie et
de vérité que les paroles les plus pompeuses_i>
Quand Macduff, dans le Machbeth de Shakespeare ,
apprend que son château vient d’être forcé, sa femme et
ses enfants égorgés par-son féroce ennemi , il tombe dans
un silence morne et profond , pendant lequel il ne paroît
s’occuper que de moyens de vengeance, et dont il ne sort
qu’en criant avec désespoir: Il n’a point d’enfants ! Quel
effet ne produisent pas ces mots si simples, je dirois pres
que si communs !.Sont-ce les mots ou la pensée déchi
rante et terrible qu’ils expriment qui font frémir?
l\'en est-il pas de même du sentiment fier et farouche
de Guatimo;in? Ce successeur de Montézume avoir fait
jeter ses trésors dans le lac au milieu.duquel émit bâtie
sa capitale, pour en priver les avides. Espagnols qui
employèrent en vain les tortures les plus cruelles pour le
forcer à découvrir l’endroit ou ils pouvoicnl faire travail—
COURS DE BELLES LETTRES. 299

1er leurs plongeurs. Couché sur des charbons ardents avec '
\

le grand prêtre de Mexico , voyant ce dernier, vaincu par


la douleur, tourner vers lui des regards suppliants qui
sembloient solliciter la. permission de parler pour quitter
ce lit épouvantable , il se contenta de lui dire froidement:
Et moi, suis-je sur des roses ?
Cromwell fut aussi sublime qu’adroit lorsque , blessé à
‘la bataille d’Yorck , apprenant que l'armée parlet’hentaiœ
plioit,‘que le général Manchester qui la commandéit et
sous les ordres duquel il servoit lui—même donnoit l’exem
ple de fuir, oubliant sopdain sa blessure, repoussant le
chirurgien qui la pansoit , il remonta à cheval, courut
après le général, et le prenant par le bras , lui dit avec le
sang froid, la confiance et l’héroïsme du courage: Vous
vous trompez , ÀI_ylord , ce'n’est pas de ce côté que
sont les ennemis. _
Lorsque le prince Charles-Edouard , ce dernier rejeton
de la famille des Stuart, comptant sur les-secours que la
- France lui avoit promis , et dont les vents ou la politique
empêchèrent le départ, tenta en 1745 une expédition
en Angleterre avec le projet et l’espoir de recouvrer le
trône de ses pères; que parti d’un de nos ports pour con
quérir un royaume avec une douzaine d’officiers irlan
dois, quinze cents sabres, dix-huit cents fusils , deux'ou
trois aunes de tafl'etas qui devoient servir à faire un
étendard , et 48,000 francs pour toutes finances , il débar
qua le 22 juin sur les côtes d’Ecosse; c’est ainsi qu’il ré—
pondit aux habitants du premier village qui lui disoient
qu’ils étoiept sans moyens pour le soutenir , et qu’ils n’a
voient que de mauvais pain dont ils manquoient sou—
vent : Je} mangerai aùeo mous le pain que vous man
300 COURS DE BELLES LETTRES.

gaz; je m’en passerai lorsquevous n’en aurez point:


4505 Moyens et mes espérances sont dans votre courage
et le mien. -
Le prétendant était simple et sublime.
Il le fut également quand {après avoir soumis I’Ecosse ,
vaincu avec des montagnards mal armés et sans disci
pline les troupes aguerries de l’Angleterre, il fut vaincu
I lui-même à Culloden, en marchant à Landres avant d’a-‘
vair reçu les renforts qu’il attendait de la France. Il
avait tiré son épée avant la bataille, et dit en jetant son
fourreau loin de lui : Vainqueurje le retrouverai 51min
ou , je n’en aurai plus besain.l ' _
Il ne fut ni moins grand, ni moins sublime , lorsque
forcé de fuir et de se cacher, après sa défaite, dans les
antres des rochers , dans les forêts , dans les creux mêmes
des chênes, pour échapper aux assassins répandus de
tous côtés , avides de gagner le prix que le gouvernement
avait mis à sa tête , manquant d’habits et mourant de
faim , il alla demander des secours à un homme qu’il sa- .
voit être attaché à la famille de Brunswick et l’ennemi
déclaré de la sienne. « Le fils de vos rois légitimes, lui
« dit-il , manque de pain et de Vêtements. Il sait que vous
« êtes son ennemi; mais il sait aussique vous êtes homme ,
a que la haine n’exclut pas toujours la générosité. Il vous
« expose ses besoins , et remet entre vos mains sa vie mê
« me. Vous ne tromperez pas sa confiance. » .‘...
En effet, elle ne fut point trahie: on lui donna des
. aliments, des vêtements; on le cacha , on le soigha, et
on lui facilita les moyens de sortir du royaume.
,- Celui qui lui rendit ce servjqe, dénoncé pour cet_acte
même, fut traduit au tribunal’dp ban du roi. Après la
lecture de son acte d’accusation, interrogé par le prési

-—-—
\ Conns ne BELLES LETTRES. 301
dent qui lui demanda s’il' étoit vrai qu’il en eût agi ainsi
avec le prétendant : Faites vous-même ma réponse, ré
pliqua-t-il froidement. Quel est celui d’entre vous qui eût
eu la ldchete' de mériter le prix proposé par le gouver
nement, et de devenir son délateur et son assassin .’
L’accusateur public baissa les ‘yeux , les juges se turent,
se regardèrent , et levèrent la séance.
La simplicité de l’expression ne fait donc rien perdre
au sublime. Le véritable et le. seul mérite de celle-ci est
de ne point l’affdiblir ; elle n’y ajoute pas: C’est de lui ,
quand elle est bien choisie , qu’elle reçoit toute sa force.
Quand Bossuet peint les progrès de l’idolâtrie sur la
terre , et termine son tableau par cette phraseaussi courte
qu’énergique ; Tout était Dieu , excepté Dieu' même ;
ce qui la précède, la prépare , et peut ajouter à.l’effet sans
ajouter à la pensée. Mais ni les expressions , ni les figures
ne suppléent le sublime où il n’est pas. Lucain voulut
l’être en comparant Pompée et César. Il crut exalter le
premier et rabaisser le second , en disant :
Victrix causa Diis'placuit , sed m‘cta Catam’.

Les Dieux sont pour César : Caton est pour Pompée.

Lucain ne fit réellement rien de ce qu’il vouloit faire.


Il fit seulement à Caton un compliment aux dépens des
dieux. ’ ' ' '
Marmontel nous fournit un exemple qui peut servir de
. pendant à celui-là. Il y a cinquante ou soixante ans que,
dans une pièce de vers, il dit, en parlant du dauphin,
fils de Louis xv et père de Louis xvx :
Qu'il soit digne du trône, et n’y monte jamais.
/

Il avoit prétendu faire un compliment au père et au


302 Bonus ne BELLES LETTRES. I

fils; mais il est douteux que ce dernier fût bien flatté de


la part qui lui revenait de celui-ci; l’idée même n’en
émit pas neuve: il l’avoit trouvée, mais tournéemoins
maladroitement, quoique d’une manière pénible , dans
(l’Aguesseau qui, en 1711 , avoit déjà dit de Louis xxv
_et du duc de Bourgogne : « Ainsi le ciel accorde au roi
« la consolation de voir croître à l’ombre de son trône
« un prince qui doit un jour y faire revivre ses vertus.
u Puisse ce jour être reculé au delà des bornes ordinaires
« de la nature! Telle est la destinée de ce prince, qu’il
« ne saurait ni régner trop tard, ni régner trop long—
« temps. » .
Le même hommage adressé par la flatterie à deux
hommes: à l’un , à cause de ce qu’il est actuellement; à
l’autre, à cause de ce qu’il doit être un jour ; ingénieux
dans la première conception , cesse quelquefois de l’être
par l’expression qui annonce presque toujours la recherche
et la gêne. ,
Quand Corneille fait dire à une de ses héroïnes“:
La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Qui doit tomber sur toi pour te réduire en poudre.

Il ne lui fait dire véritablement que du galimatias. Le


tonnerre est formé en effet par les vapeurs qui s’exhalent
de la terre; mais destiner son propre sang à produire
cet instrument de vengeance contre son ennemi,c’estune
recherche puérile. '
La boursouflure n’est pas l’embonpoint. De grands
mots , je le répète , rapetissent souvent les grandes choses;
et quand on les applique aux petites , ils rendent ridi—
cule ce qui n’eût été que commun. C’est l’os magna 50—
naturum d’Horace, des paroles et du bruit. En exagérant
comas un BELLES LETTRES. 303
les objets, on les diminue toujours. Le faux n’est jamais
sublime. Il faut que la vérité saisisse à la fois l’esprit,
l’imagination et la raison. L’exagération peut se trouver
dans la pensée et dans l’expression , et elle gâte toujours
l’une et l’autre. Atrée nous en fournit un exemple quand
il dit : \

Du plus puissant des Dieux j’ai reçu la naissance,


Je le sens au plaisir que me fait la vengeance!

Cette pensée d’Horace est très belle : dulce et deco


mm est pro patrz’rt mari .’ il est doux, il est glorieqx
de mourir pour la patrie! Marmontel a réussi parfai
tement à la rendre ridicule. ’
Oh , mon père! pourquoi n’avons-nous qu’une vie?
Que ne peut-on mourir cent fois pour la patrie.

Ces deux vers , et celui du même'auteur que nous avons


cité précédemment, prouvent que rien n’est plus près de
l_a platitude que l’enflure uand elle vise àla finesse. Il faut
éviter également la recherche et l‘affectation autant que
'la négligence. François de Neufchâteau a- en raison de
dire :'
Au sublime.en effet si nous voulons atteindre,
N‘affectons‘ jamais rien : tout excès est à craindre.
Trop de simplicité vaut mieux que trop d‘apprêt;
L’art qui se fait sentir est un art indiscret.
Le sublime est toujours voisin de la nature.

Le style simple convient donc au sublime qui n’en a


pas de particulier. Le Qu'il mouryt du vieil Horne (l),

(1) On a prétendu retrouver ce mot sublime dans l'Andromiœ de


Scudery; mais cette pièce ne fut imprimée qu'en 1641 , deux ans
/
u
3_o.i covnspon BELLES LETTRES.
le 1lIoi de Médée dans Corneille , feront toujours le même
effet chez tous les peuples et dans toutes les langues du
monde. Ce sont précisément les choses les plus sublimes
qui sont les plus aisées à traduire. L’expression pourra
être plus ou moins ornée, plus ou moins concise , selon
le génie différent des deux idiomes , en passant de l’un

après la représentation d’Horace. Ainsi , quelque envie qu’eussent


de le faire croire les écrivains contemporains de Corneille dont ils
se croyoient les rivaux, le cours ordinaire des choses n’a pas été
rénversé, et ce n’est point l’homme riche qui a volé le pauvre.
Arhas , épris de la reine de Sicile avec laquelle il est enfermé dans la
ville de Syracuse assiégée par le roi de Numidie , veut se débarrasser
d'un rival préféré, et ordonne une sortie pendant laquelle ilne
manque pas de l'abandonner aux ennemis qui le font prisonnier.
Lorsqu'il revient raconter cet événement qu’il a soin de présenter
comme un malheur ordinaire à'la guerre . il exagère les efforts
qu’il a faits pour le prévenir , et demande ensuite : Que pouvois-je
faire de plus ? la reine lui répond: fllourt’r. C'est bien le même mot;
mais Scudery n’a su saisir que le mot.Le sentiment, la pensée , ne
s'y trouvent plus. C’est une amante affligée qui ne voit que son
amant , et qui lui immole sans peine un guerrier qui lui est in
différent. Les caractères , les situations des deux personnages éta
blissent une grande différence entre les effets de la même expres
sion. Sublime , terrible et profonde dans -un père, elle n'est qu'é-‘
goiste dans une amante; et excessivement dure‘dans une reine.
Renversez les dates : supposez qu‘Andromire eût précédé Horace:
Scudery n'en serait pas plus heureux : le mot lui appartiendrait;
et la grande pensée , le beau sentiment , seraient la propriété de ,
Corneille. ,
Vous aurez occasion de faire de semblables remarques; et quand
on vous dira que Corneille, Racine, ou quelques autres hommes
célèbres se sont approprié des beautés qui ne leur appartiennent
pas , défiez-vous , examinez ; et vous trouverez souvent que la note
que je viens de faire, n'est ni étrangère à ce Cours , ni tout à fait
inutile à l'instruction.“ '
cocus m; BELLES LETTRES. 305
dans l’autre; mais la’ grandeur de l’idée restera tout en—
tière. Quand Crébillon montre le cruel Atrée présentant à
Thyeste la coupe sacrée remplie du sang de son fils qu’il
vient d’égorger, et lui demandant d’un ton farouche,
Reconnar’a-tu ce sang? son frère , saisi à ce mot et acca
blé d’une lumière affreuse, n’a pas la force’de répondre
autre‘ chose que , Je reconnais mon fière. Crébillon
n’a fait que traduire cette réponse de Sénèque le tragique,
Agno'sco fratrem ,- et en français comme.en latin les
sentiments sont les mêmes. '
Tout le monde sait par cœur ces beaux vers cités si
souvent comme un des plus beaui: exemples du sublime,
et dans lesquels se trouvent réunies la richesse des images
et la simplicité :

Celui qui met un frein à la fureur des flots


Sait aussi des méchant; arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte
Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.

Le premier vers offre à la fois une figure dans le frein


employé pour contenir la fureur des flots, et une image
d’autant plus belle que l’espèce d’hialqs qu’il présente,
loin de blesser l’oreille , ne_ sert qu’à mieux exprimer et
èpeindre en quelque sorte l'effet du frein, et l’effort de
‘la main puissante qui en fait usage. Le dernier est de la
plus grande simplicité, et n’en est pas moins sublime.
Quelques personnes en ont cru trouver l’idée dans une
vieille tragédie imprimée en 1607, attribuée par Vol-.
taire, d’après Beauchamps , à Pierre Mathieu , historio
graphe de France et conseiller d’état. Le duc de la Va
lière dans sa Bibliothèque du. théâtre français la restitue
1. 20

:
ll ;‘_.. --—æ-‘...,
\ I

306 couns ne BELLES LETTRES. "


à Nérée. Elle est intitulée la Guisiade , et un des person
nages y dit :
Je ne crains que mon Dieu, lui tout seul je redoute.

Ceux que toute grande réputation afflige , parcequ’ils


sont dans l’impuissance de s’en faire une , ont apprécié
aussi et recueilli d’autres imitations de la même tragédie
dans Atbalie. Telle est celle-ci :
Celui n‘est délaissé qui et Dieu pour son père.
Il ouvre à tous la main : il nourrit les corbeaux;
Il donne la viande au_x petits passereaux,
Aux bêtes des forêts , des prés et des montagnes.
Tout vit de sa bonté.

Racine fait dire à Joas:

Dieu laissa—HI jamais ses enfants au besoin ?


' Aux petits des oiseaux il donne la‘pâlure,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature

Voltaire oppose à ces critiques la réflexion que nous


avons appliquée au reproche fait à Fléchier d'avoir pris
dans Lingendes l‘exorde de son Oraison funèbre de Tu
renne: « Le plagiat , dit-il , paroît sensible; et cependant
« ce n’en est pas un. Rien n’est plus naturel que d’avoir
«' les mêmes idées sur le même sujet. D’ailleurs Racine
« et Mathieu ne sont pas les premiers qui aient exprimé
« des pensées dont on trouve le fond dans plusieurs en
«droits de l‘écriture. » C’est une source en effet qui
appartient à tout le monde; et comme on ne cesse d’y'
\

(x) Respicite volatilia cœli quæ non serùnt, neque metnnt, neque
congregant in horreà; et Pater cœlestis pascit illa. Math. cap. 6
vers. 26.
“'3‘.—

couns ne BELLES LETTRES. 307


puiser, il doit arriver que l’on en tire souvent les mêmes
choses. Mais le génie seul sait les employer , les placer et
les exprimer.
Depuis Longin , tous les rhéteurs se sont réunis pour
citer comme un exemple et-un modèle du sublime , ces
vers du vingtième livre- de l’Iliade, traduits ainsi par
Boileau , et portés d’après lui sous le même point de
vue dans les rhétoriques “rançaises :

L’Enfer s‘émeut au bruit de Neptune en furie;


Pluton sort de son trône, il pâlit , il s'écrie:
Il a peur que le dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour;
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Sty; la rive désolée,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux, '
Abhorré des mortels et craint même des dieux.

Ces vers , dont lesimages et les expressions sont forteset


brillantes, sont en effetpropresà éblouir le lecteur , à en
traîner l’esprit et l’imagination. Mais celui qui laissant re
froidir l'enthousiasme, les examine ensuite sans cesser de
les admirer, ne rabattra-t—il pas quelque choae de 1’opinion
générale? Une des conditions essentiellés du sublime est
de n’offrir rien qui choqué la raison et le jugement. Ne
sont—ils pas blessés de l’idée d’un dieu en furie, épou
vantant un autre dieu qui descend de son trône, pa’lit
et crie d’effroi. On ne se fait pas plus à l'idée d’une di
vinité qui entre en fureur et qui se calme, qui‘ s’irrire et
qui s’adoucit, qu’à celle d’une intelligence suprême qui
fait, défait et refantson ouvrage. Ces passions,cetteversa
tilité qui n’appartiennent qu’aux humains, peuvent—elles,
sans révolter , s'appliquer à un être ou à des êtres dont.
308 ‘couns un nennr.s LETTRES.
l’impassibilité , la prévoyance et. l’immutabilité sont les
caractères distinctifs ? On répondra qu’Homère et les
Grecshe s’en formoient pas des idées aussi grandes que
nous; et qu’après avoir dit que les dieux avoient fait
l'homme à leur image , ils ont fait leurs dieux à l’image
de l’homme. Après cette observation vraie , je n’insisterai
pas 51" cette objection ; mais les deux derniers vers de ce
morceau en offriront ,une autre.
Ne découvre aux vivants cet empire odieux ,
Abhorré des mortels et craint même des dieux.

On ne voit pas trop comment et pourquoi les dieux


craindroient l’enfer, qui ne peut devenir leur demeure.
Ils peuVent, si l’on veut , avoir en horreur un séjpur si
différent du ciel qu’ils habitent. La terreur qu’il inspire
ne sauroit être éprouvée que par l’homme. Homère l’a
senti, et a exprimé raisonnablement sa pensée que Boi
leau a gâtée dans sa_ traduction , où il auroit dû dire
comme le poète grec :
'Redoulé des mortels, en horreur même aux dieux. . ‘
.
Au reste. ce morceau est un superbe exemple et un très
beau modèle de grande poésie, de poésie riche et ornée
dans la traduction française, et n’en est pas un de sublime.
Il n’a peutÂêtre réellement ce caractère , tel que nous
avons essayé de le concevoir et de'l’expliqner, que dans
l’original grec.
On sera bien aise de rapprocher ici la belle imitation
que Virgile a faite de ce tableau dans le huitième livre de
l'Euéide. Il l’emploie au moment où Hércule poursuivant
le géant Cacus vient d’ouvrir avec effort l’antre où ce
brigand s’est réfugié. '
cocus un BELLES nerrnns. 309
Non sleeus ac si quäpenitui‘ vi terra dchz'scens ‘
Il;flemds reseret sedes , et regna recludat
Pallida , dis invisa , superque immune barra/tram
Cèrnatur, trepident immisso lamine mages.

,Le tableau d’Homère esttout en action ; celui de Vir


gile est une comparaison : le mouvement de l’un et de
l’autre est fort et serré ; mais le premier est plus rapide,
plus énergique, plus plein. - -
. L’expression peut embellir une idée simple, ennoblir
une idée commune ; mais elle ne donnera à aucune le su
blime qu’elle n’a point. Quand le grand-prêtre Oroës ' \ '
instruit Arsace du secret de sa naissance, et lui apprend
qu’il estle fils deNinusetde Sémiramis, il lui raconte aussi
que les assassins de son père attaquèrent également ses
jours, et qu’ils lui avoient fait prendre un breuvage em
poisonné dont le fidèle Phradate le délivra avant qu’il
eût pu produire son effet. Il ne lui dit pas qu’on lui donna, '
du contre—poison : c’étoitybien le mot propre; mais il
n’est pas noble, et c’est ce qui l’exclut de la haute poésie.
Oroës le supprime et le remplace par une image qui le
représente avec autant de vérité que d’énergie:
Ces végétaux puissanls qu’en Perse _on voit éclore,
Bienfaits nés dans ses champs, de l'astre qu’elle adore,
Par les soins de Phradate avec art préparés,
Firent sortir la mort de vos flancs déchirés. '

Cette image ou, si vous voulez , cette périphrase qui ,


comme toutes les figures de rhétorique , n’est qu’une tour—
nure, une variété de manière de rendre une idée , est .
noble et grande, mais elle n’est pas'sublime; elle offre
seulement un bel exemple de ce qu’oq appelle le style
tempéré. Son caractère est l’orricment. Il sert souvent à
3l0 ' COURS DE BELLES LETTRES.

embellir des idées communes ou basses dont la grande


poésie et quelquefois besoin , et qu’elle ne peut employer
qu’e‘n renonçant à’ l’expression ordinaire, à l'expression
pr0pre. Salome, par exemple , dans la tragédie de Ma
riamne, soupçonne que le prêteur romain en Judée a
conçu de l'amour_pour la femme de son frère Hérode.
Son intérêt est de s’assurer si ce soupçon est fondé. Elle
ne peut pas dire qu'elle va faire attacher des espions sur
les pas de Mariamne et de Varus : ce mot espion , qui dé
signe une profession si vile et si odieuse , ne peut entrer
dans un vers tragique; mais le tableau de ce que font
yeux qui exercent cet infame métier les désignera mietIx
que le nom même. En conséquence elle dit à son con
lident: . \
Vous, observez la reine, examinez Vams.
Faites veiller sur eux les regards merce’naires
' De tous ces délateurs aujourd’hui nécessaires,
Qui vendent les secrets de leurs concitoyens,
Et dont les yeux cent fois ont éclairé les miens.
Le sublime est souvent autant en sentiment qu’en pen
sée. Quoi_de plus touchant et de plus vrai que l'exclama
tion de Mérope au momentdù elle ne se croit plus mère.
Persuadée qu'elle voit le meurtrier de son fils dans Egisthe
qui s'attendant au supplice, indifférent sur son propre
sbrt , ne pleure que son père etsurtout sa mère infortunée,
elle l’interrompt par ce cri douloureux : Haï madre .’ tu
as une mère .’ Voltaire 3 fait passer de la tragédie ita
lienne de Maffey dans la sienne ce mouvementsi naturel
et si sublime.
E G I S T B E.

Quel destin m’arrachoit à vos tristes foréts,‘


Vieillard infortuné ! guels seront vos regrets?
couns ne BELLES LETTRES. 31:
Mère trop malheureuse, et dont la voix si chère
M'avoit prédit. ..
o nénorn.
Barbare, il tereste une mère!
Je semis mère encor sans toi,‘sans ta fureur.

C’est le sujet, c’est la circonstance, qui donnent lieu à


l’emploi des différents styles tantôt réunis, tantôt séparés:
mais alors il ne. faut pas passer brusquement de l’un à
_l’autre; il faut ménager les transitions , amener les liai
sons, affoiblir ou fortifier les teintes. Il y a cependant
desl’orateur
où occasionsemporté
où cette précaution
, saisi n’estI, cède*à
tout à coup pas nécessaire,
une im

pression subite.Telle fut celle dont profita Crassus, quand


plaidant contre un descendantdeduniuèBrutus , qui
perdu de débauches déshonoroit sa famille et son nom ,
il vit passer sur la place publique laponipe funèbre de la
sœur du jeune homme; il s’interrompit, et s’adressant à
l’indigne rej'on d’une tige respectable: « Votre sœur,
« s’écria-t-il, va rejoindre votre père! que voulezwous
« qu’elle lui dise ,' ainsi qu’à vos aïeux, dont vous voyez
« porter les images ;_ que dira-t-elle à cet austère Brutus ,
(L qui nous a délivrés de la tyrannie des Tarquins? »
Il n’étoit pas question ici de liaisons , de nuances , de
finesses d’art ; la matière emportoit le style avec elle , et
celui-ci doit toujours suivre celle-là. '
Le tempéré qui tient le milieu ne se borne pas , ainsi
que l’ont dit les anciens, à admettre des ornements. Le
simple et le sublime ne les refusent point , et ils s’allient
aveciui comme ils s’allient entre eux. Vous les trouverez
tous réunis dans l’exemple que je vais rapporter. Vous
y verrez avec quel art on les a revêtus de tous les orne—
1
312 COURS DE DELLES LETTRES.

ments du langage , de toute la magie de l’éloquence et de


la poésie, de toute la pompe orientale; et comment le
goût le plus exquis les a distribués. Je le tire de la tra
gédie de Mahomet. C’est la réponse d’0mar à Z’opire qui ,
pour le faire rougir du maître qu’il s’est donné , a insisté
sur l'obscurité de la naissance du prophète. '
A les viles grandeurs ton ame accoutùmée
Juge ainsi du mérite, et pèse les humains
Au poids que la fortune avoit mis dans tes mains!
Ne sais—tu pas encore, homme foible et superbe,i . .
Que l‘insecte insensible enseveli sous l‘herbe, '
Et l’ai5lé.impérieux qui plane au haut du ciel,
Rentrçtt dans le néant aux yeux de l’Eterneli’
Les mortels sont égaux : ce n‘est point la naissance,
C’est la seule vertu qui fait leur différence.

Les trois premiers vers sont dans le genre tempéré, les


quatre suivants dans le sublime, et les deux derniers dans
le simple. Le ton d’élégance et de noblesse qui domine
dans tous en forme un ensemble qui nflcharme pas
moins l’oreille que l’ame. C’est une vérité philosophique,
exprimée et peinte à la fois dans un tableau du coloris le
plus frais, et un exemple de l'alliance des trois styles.
C’est ainsi ,.je le répète , qu’elle se fait par des'nuances
insensibles qui fondent, pour ainsi dire, les couleurs, de
manière qu’on ne voie point de coupure trop tranchante,
que les passages de l’une à l’autre soient préparés de fa
çon que l’ensemble forme comme une espèce de concert,
où l’on ne peut remarquer ni discordance -ni disso
nance dans les tons. C’est de leur accord parfait que ré
sulte l’harmonie en musique; cette même. harmonie si
nécessaire au discours ne doit pas être moins recher
chée dans la prose que dans les vers; sans elle , il n’y
.
\

Couns un BELLES LETTRES. ’ 313


a point d‘élégance: celle-ci réunit la justesse et l’agré
ment qui dépendent eux-mêmes de la clarté , du nombre
et du choix des paroles dont l’harmonie est le résultat.
Tout homme est sensible au nombre et à la cadence.
C’est cette sensibilité qui l’a rendu poète presque dans
l’enfance des sociétés. La mesure, en flattant agréable
ment l’or‘eille, aide la mémoire à retenir les sons qu’elle
entend. En conséquence, on employa de bonne heure
cette manière d’exprimer des faits, des maximes qu’on
ne v0uloit pas oublier.’ Il n’y avoit point d’autre dépôt
que la mémoire qui pût les consprveretqu’on pût consul—
ter. Ce langage qui d’abord ne différoit pas beaucoup du
langage ordinaire, s’étendit bientôt; à mesure qu’on en fit
usage ,l’avantage enfut mieux senti; eton connut la néces—
sité de le procurer aussi à celui qu’on parloi t journellement.
Lorsqu’on eut trouvé que l’arrangement des mots don
noit plus de force ou plus de grâce au discours, on y
apporta plus de soin et plus de choix ; il ne falloit pour
cela que consulter la' nature, observfir le génie de sa
langue, et interroger son oreille, que Cicéron appelle un
juge sévère, fier et dédaigneux.
La délicatesse de celle des Grecs était peut-être exces
sive; mais leur langue si nombreuse} si riche, si har
monieuse , fournissoit de grandes ressources à l’éloquence
et à la poésie. Elle offroit le! chai; de tant d'expressions
et de tant de tout‘nuœs’îsi variées, que c’étoit presque
toujours la faute des orateurs et des poètes , s’ils en em—
ployoient d’impr0pre_s , de dures ou d’autres sans har
monie. Aussi se récrioit-on ’avec humeur , et sou'vent avec
des huées,quand on en entendoit à la tribune quelquÏune
de cette espèce. L’orateur interrompu d’une manière si »
désagréable pour lui , étoit forcé d’en descendre; et pour
t
314 COURS DE BELLES LETTRES.
ne pas s'exposer à‘un nouvel affront, il étoit obligé 'tle
travailler ses discours , et d'éviter , avec toute l’attention -
d0nt il était capable, de blesser des oreilles aussi déli
cates ‘et aussi difficiles.
Si les mots d’une phrase sont mal disposés , si de ce
désordre il' résulte des sons rudes ou aigus’, nous ne
sommes pas moins choqués que les Athéniens ;’ et quel
que belle que soit la pensée, elle ne nous réconcilie pas
toujours avec l’expression. L’oreille la porte à l’esprit
avec tous les sons qui l’ont blessée et qui influent ordinai
rement sur le jugement de‘celui-ci. Ce n’est qu’ensuite
que la réflexion lui montre la beauté nue, dépouillée des
vêtements qui la défiguroient. Des expressions douces et
coulantes la lui présentent au contraire sous une forme
agréable, qui l’invite à la saisir avec autant de plaisir
qu’en a éprouvé le sens qui la lui a transmise.
Il suffit de rentrer'en-soi-même pour se convaincre de
l’exactitude de cette observation. Mérope me fournit un
exemple de simpflcité de style , de noblesse d’idée, de
douceur et de charme d’expression. On demande à Egisthe
ce qu’il est, et quel est le rang de ses parents?

Si la vertu suffit pour faire la noblesse,


Ceux dont je tiens le jour, Policlète, Sirris,
Ne sont point des mortçls dignes de vos mépris.
Leur sort les avilit :'mais leur mâle constance
Fait respecter en eux l‘honorable indigence.
Sous ses rustiques toits, mon père vertueux
Fait le bien , "suit les lois, et ne craint que les dieux.

Je citerai encore un exemple où la douceur , l'élégance


et l’harmonie portent à l’ame tout le charme que l’oreille
et éprouvé. C’est le portrait d’lbrahim dans Bajazet. (Je

-_’— W— ,_A__ , _ ,_A_. ‘-" . xW/‘r‘W


. __ _ . _
‘ . , _ A A
COURS DE BELLES LETTRES. 315
prince-né, ainsi que son frère, trop près du trône,
n’excfle point dans l’empereur des Ottomans cette ja
lousie et cette défiance qu'inspirent presque toujours aux
sultans des frères ou des neveux qui peuvent les rem
placer, et fournir des prétextes aux peuples volages ou
mécontents pour opérer une révolution dans le sérail.
Son état d’imbécillité ne permet pas de craindre qu’il
soit dangereux , et c’est à son incapacité qu’il doit la con
servation de sa vie. -

L’imbéçille Ibrahim, sans craindre sa naissance,


Traîne, exempt de périls , une éternelle enfance: '
Indigne également de vivre et- de mourir, ‘
On l‘abandonne aux mains qui daigneut le nourrir.

Pour résumer en peu de mots ce que nous avons dit


du sublime , que tant de rhéteurs ont prétendu analyser
et définir, sans être parvenirs à mieux expliquer cg que
c’est , nous ajouterons que nous n’avons voulu essayer de
faire ni l’un ni l’autre. Le raisonnement développeroit mal
en quoi il consiste, ce sont le odeur et l’ame qui doivent
le sentir. Il n’est pas plus susceptible de définition et d’a
nalyse que l’imagination Pour faire connaître l’action
. de celle-ci , nous nous sommes contentés d’en présenter .
des exemples. Nous avons cru devoir en user de même
pour faire voir ce que c’est que le sublime. Inspiré par
une passion forte, un_ Sentiment profond , l’enthousiasme
ou même l'exaltation , il s’échappe , pour ainsi dire, tout
à coup de l’ame qui n’a pu le chercher; il saisit, il trans
porte l’auditeur avec une rapidité qui ne lui laisse que la,
faculté de sentir. Il ne peut naître que dans une ame éle

(i) Voyez. cidessus page 135. ’\


...
"
\\
316 cocus ne BELLES LETTRES.
vée et sensible, occupée de grands objets , indifférente
aux petits ;\et selon l’expression de Longin , il en est en
quelque sorte le son ou l'écho. '
Ce n’est pas sans raison que Pluton a dit que l’orateu’r
devoit être presque poète. La langue de l’éloquence est la
fille de celle de la poésie. Nos meilleurs prosateurs qui se
sont exercés à celle-ci ne sont pas ceux qui ont le moins\
bien p‘arlé celle—là. Rousseau , Buffon même ont com
mencé par faire des vers. S’ils ne se sont pas placés parmi
les poètes , ils ont pris le premier rang parmi les hom
mes éloquents. En s’exerçant à mesurer des mots, à les
arranger , ils se sont accoutumés aux‘ difficultés , à la
Cadence, à l’harmonie, et ils ont porté ces dernières dans
leur style.
On a observé que le grand poète a rarement réussi dans
la prose , et le grand prosateur dans la poésie; et cela est
vrai 90n ne retrouve plus Corneille, Boileau, La Fon
taine, ni tout à fait Racine même , lorsqu’ils sont sortis
de leur véritable domaine. La prose du dernier est fort
inférieure à ses vers. Celle des premiers est médiocre et
quelquefois mauvaise. Nous n’avons point lesverséchappés
à la jeunesse de Buffon ,1nais il m’en est tombé autrefois
quelques uhs entre les mains; nous en avons plusieurs
de Rousseau, et ni les uns ni les autres ne démentent
l’observation. Il semble qu’il n’ait étédonné à personne
d’être également supérieur dans les -deux genres à la fois.
Voltaire seul a fait une exception ; on ne connoît que lui
qui ait excellé dans tous les deux.

WW
r\.V\ ‘“w‘W W\W\ unww\m \\va\ w“ “\\“\\1“swv

- ELOCUTION.
II.
0
DE L’HARMONIE.
L’Humomn fait le charme de l’éloquence, comme celui
de la pbésie : ni l’une, ni l’autre ne peut exister sans elle.
Elle est à la fois, comme nous l’avons dit, le résu_ltat du
choix heureux et de l’arrangement des pensées, et des
mots dont on se sert pour les exprimer. On ne peut l’ob
tenir qu’aVec des soins et une_ attention qui ne sont pas
l’art le moins intéressant de l’Elocution.
Dans t0utes les langues, il y a des sons rudesbudoux,
graves ou aigus,'longs ou brefs. L’art est de les mettre
chacun à sa place , pour éviter les dissonnances, et de tirer
de leur accord une variété et une harmonie dont l’esprit ’
. et l’oreille soient toujours satisfaits; ce sont eux que l'on
doit consulter : l’un et l’autre s’alignent, pour ainsi dire,
et s’ajustent au moment où la phrase commence pour faire
cadrer la pensée avec l’expression , et les conduire toutes
deux à une chute commune qui les termine d’une façon
convenable.
Gardez qu’une voyelle, à courir tr0p hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Ici Boile_au, sans manquer aux règles de la versification,
a trouvé l’art de joindre l‘exemple de l'hiatus au précepte
qui le proscrit. Le p final, dans le m0hosÿllabe trop, qui
ne se fait point sentir devant une consonne où il rendroit
la prononciation dure et barbare, se lie 'à la voyelle qui
le suit. On dit ira-lent, tro—p-impafient. Dans le vers, il
318 COURS DE BELLES LETTRES.

se trouve immédiatement suivi d’une h aspirée qui ne se


prononce point, et l’on dit tro-a; ce qui, malgré l’aspi
ration, fait réellement un hiatus'à l’oreille, mais me rend
pas le vers irrégulier, pargeque l’esprit, instruit précé
demment par les yeux , &st accoutumé ’à lier tacitement
au son l’articulation que la bouche omet, et que l‘Oreille
én conséquence ne lui transmet pas. Cette observation
. s’applique au mot chemin et au mot heurtée qui forment
également une sorte d’hiatus de la même espèce.
L’n final, qui modifie et donne un son nasal à la voyelle
qui le précède, se lie aussi toujours, à très peu d’excep«
tions près, avec la voyelle si elle commence le mot sui
vant. On. dit un chemin-n-hor’rible , une main-n-ha
bile, un iz'en-n-heureuæ. Il en est de même de tous les
dérivés de ce mot numéral un, et de ceux dans la com
position desquelsil entre , etc. : les exceptions , comme
je l’ai dit, sont très rares. L’n final ne se lie point dans
les mots non, venin, frein , etc. On dit : ce sermon est
éloquent; le venin a coulé dans ses veines ; ilfaut
mettre le frein au cheval. Quelquefois, dans le même
mot , la voyelle nasale peut tantôt se lier, tantôt ne pas se
lier avec la voyelle qui suit. Vôus direz. : son sein agité
m’annonce son émotion; et son set’n-n-est agité. Il n’y a
point de règles fixes sur ces différences que l’usage a éta
blies , et contre lesquelles l’oreille n’a point réclamé.

Il est un heureux choix de inots harmonieux; —


Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée. '

On ne sanroit trop répéter les préceptes d'un grand


maître. S’il adresse ses conseils au poète, ils ne sont pas
c’onns_nn BELLES nnrrüuss. 319
moins applicables à toute espèce de prose. Je ne cesserai
donc de répéter après lui : Consultez l’oreille; c’est le seul
juge de l’harmonie. L’homme à qui manque la première
‘ ne sauroit mettre la seconde dans ses écrits : il n’évitera
pas les consonnanccs, les heurtements de voyelles. S’il
revient d’Arras, par exemple, et qu’il parle de quelque
chose qu’il aura vue dans cette ville, il n’hésitera pas à dire,
Ily a à Arras; il ne sentira pas ce quadruple hiatus , et
ne se donnera pas la peine de chercher une autre tour
nure, une circonlocut‘ion. L’oreille de Sédaine le servoit
souvent très mal : elle ne l’;1vertit point de changer cette
phrase que j’ai lue, il y a plus de quarante ans , dans une
lettre qu’il avoit adressée à une dame : Obligé de ‘partir
sur—le-champ pour Longe/zamps, je ne puis me procu
rer et vous zvoyer aujourd’hui la chanson charmante
chantée In’eîpar, la Deschamps. Ces consonnanccs font
toujours des dissonnances dans le discours.
Les mots où les r dominent-ont un son dur qui fatigue
lorsqu’ils sont trop multipliés dans une même phrase ou
dans un même vers; et s’ils viennent à être prononcés par
quelqu’un qui grasseyc, ils déchirent l'oreille. C’est avec
ce grasseyement que j’ai entendu Grandval réciter, dans
le rôle de Christiern ,- ces quatre premiers vers de la tra
gédie de Gustave : N-

Rodolphe, quel rapport viens-lu faire à ton roi?


De Christiern absent révère-t-on la loi?
Et tandis que Stockholm exige ma présence,
Le D_anemarck en paix sonfl’re—t-il la régence? “figé:

Rien ne ressembloit plus au croassement des cor ’


Piron s’est trop permis de semblables vers : né poëté,’.îl ‘-;_
s’étoit livré à son génie avant de chercher à le polir , à le
320 cocus ne ananas LE_TTBES.
perfectionner par l‘étude et par le goût; et quand, sur la
fin de ses jours, il voulut corriger ses vers , il les affoiblit
sans les adoueir. Ils étoient durs, mais forts; en-croyant
les polir, il les rendit foibles , et ils n'en furent pas moins
durs.
Lemierre, qui n’avoit pas le génie de Piron, n’étoit
pas moins étranger à l'harmonie. Entre un grand nombre
de vers extraordinaires qui, dans son Guillaume-Tell,
_ outragènt l’euphonie, on trouve les deux suivans;
O I

Je pars , j'erre en ces rocs dont partout se hérisse


Cette chaîne de monts qui cantonnent la Suisse.
C
Quelqu’un qui avort sans doute l’ame moms sensnble
que l’oreille, dont celle-ci s’occupoit plus de l’harmonie‘
que celle-là ne s’intéressoit à la situation dsGuillaume
Tell, en entendant ces vers à la première représentation,
demanda en plaisantant à ses voisins : Dans quelle langue
sont ces vers? L’un d’eux lui répondit: Je l’ignore. S’ils
ne sont pas français, ils ne sont pas suisses non plus;
car je suis du pays , etje ne les entends pas.
Lemierre, qui saisissoit heureusement les effets duspec
tacle, et qui a quelquefois abusé de ce talent en multi
pliant trop les tableaux dramatiques, concevoit souvent
fortement, mais n’a jamais senti l’harmonie de Racine:
il se croyait bonnement son égal dans cette partie, et le
supérieur de bien d'autres; il disoit et répétoit qu’on ne
pouvoit lui reprocher'deux vers aussi durs que ceux-ci :
Cachez bien votre fille , et que tout le camp croie
Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.

Ces vers sont durs, sans doute; et ce qu’il y a de plus


étrange, c’est qu’ils sont en effet de Racine. Il falloit

M;':m
‘s
s

'- ’ couaspa'nsrr.ns r.nrrass. 321


avoir fine grapde patience et un grand intérêt pour les
chercher et les découvrir dans la foule de vers excellents
du poéfe le plus sensible etle plus élégant. Mais Lemierre
parloit de sa découverte et de la conséquence qu’il en ti
rcit avec que vanité si franche et un air si naïf de triom
’"1?
phe , qu’il ne blesso_it personne; et l’on finissoibpa‘t coh
venir arec lui ,' en riqnt, qu’il étoit le premier poète _du
monde. är ' '_ . Î
Les ançiens*attachoîent beaucoup d’importance à l’har
monie de;mots, à celle qui résulte de leur arrangement
indépe_Ënænent de, la pensée. Cicéron a insisté sur ce
poinf,ÿnfion Livre de l’0rateur : ilcite, à cette occa
sion, un‘iiiorceau d’une harangue deC. Carbon dont il
ne vanté que la disposition des mots. Ce mérite ne peut .
être senti que dans la langue latine, dont les constructions:
sont si différentes de celles de la nôtre. 0 1‘rIarce l)ruse .’
Patremnppellb : tu-dz’êerc solebaswaamm esse rem
pwblicam ; quicumqùe eam_ m’olavisset, _ab omnibus
esse ei pœnac persolutas. Patrz’s dictum sàpz’ens teme-‘
riÏas filù' compi‘obaVæ't. ‘ ’' . '
C’est sur _le mot comprobavz‘t ainsi placé à la fin que
Cicérôh se récric avec admiration. Il ajoute que si Carbon _
avoit_ transposé ce moget terminé ainsi sa phrase: com
probaw’tfilfi temerz’tas, elle n’auroit en rien de saillant.
La période latine_ séroit en effêt_m_oins élégante et moins
nombreuse , niais la pensée n’en seroit pas moins la même.
On én peut juger par la traduction, qui renverse néces
sairement l’ordre et l’arrangement des mots latins. Carbon
'se proposéit de justifier le meurtre du fils de Drusus im- -
Molé dans une émeute populaire à laquelle il avoitdoriné. '
lieu en proposant une loi qui avoit paru contraire au bien
général. « O Marcus Drusus! C’est au père queje m’adresse :
I. ‘ C, 21

'**’{n ' ‘*-ÿy g» _\,A4\"\a-> . *_,-,/_. , -><- a«._


\ t
-
322 couns’na BELLES rarrnns. I
« tu le disais souvent: La patrie esturgdépôtflsacré; et tous
a les citoyens ont le droit de le venger de Celui qui le viole.
«' La témérité du fils a prouvé la sagesse des pardiès du
« père. »
Ce_ passage montre combien les oreilles des anciens
étaient délicates; mais il fait voir en même temps qu’il y
a dans leurs écrits quantité de beautés qui sont absolu—
ment perdues pour nous. Qui peut se flatter de savoir
assez bien la langue de Dérqosthènes pour saisir toutes
celles qu’il a répandues dans ses discours par l’arrangeä
ment, l’ordre, la cadence et l‘harmonie des expressions?
Les Grecs modernes ne la savent plus eux-mêmes : ils s’en
sont formé avec le temps une en quelque sorte non-—
velle, qui chargée de mots étrangqrs,,puisés , soit dans
celles des nations asiatiques avec lesquelles ils ont été en
relation , soit dans celle de leurs barbares maîtres, ne res
semble plus à celle des beaux jours de l’Attique, qu’ils
sont obligés, de rapprendre et d’étudier ' comme nous
pour pouvoir lire les productions immortelles de leurs
pères. Le grec moderne n’est presque pas plusl’anci’én
que l’italien n’est le latin. Athènes et Home, ep'changeant
de gouvernement, ont également changé leur religion,
leurs opinions, leqrs mœurs, leur_ langue, leur esprit et
leur caractère. ' ‘ '
Mais'sans m’arrêter à des observations qui Sont étran
gères à ce Cours, que je dois me contenter d’indiquer
et que l’histoire vous développera, je reviens à l’Harmo
nie, qui, quoique si essentielle au style, n’en est cepen
dant pas la partie principale. Je ne puis mieui y rentrer
que par ce passage d’un écrivain qui en a tant répandu
dans ses ouvrages , et qui vous offrira ici le résumé en
_ comas DE nnu.ns narrnrs. 3233
même temps que l’exemple d le modèle des préceptes
que j‘aflssayé de mettre sous vos yeux.
« Bien écrire, dit Buffon dans son Discours de récep
tion à l’Académie française , c’est tout à la fois bien
' "Œ«’pen5er, bien sentir, et bien rendre; c’est avoir en même
it temps de l’esprit, de l’ame et du goût. Le style suppose
«Plu réunion et l’exercice de toutes les facultés intellec
'i'< tuelles. Les idées seules forment le fond du style; l’har
« moitie despparoles n’en est que l'accessoire, et ne dépend
a” que’de Insensibilité des organes. Il suffit d’avoir un peu
« d’orèillepth éviter leqdissonnances des mots, et de
« l’avoir exercée?perfectionnée par la lecture des poètes
« et des ‘oratetyrsîp0ur que mécaniquement on soit porté
« à l’imitation de la cadence poétique et des tours ora- '
« foires. Or, jantaiS l’imitation n’a rien'créé : aussi cette
« harmonie des mots ne fait ni le fond, ni le style, et se
« Éouve sonv&nt dans es“ écrits vides"d’idées. » ' '
Il faut sans (1 .’_w’l_‘: >, tout, et écrire enéuite;_
. . Wv .
mais il est essentiel , en e \ " de ne pas gâter ses pen
sées , de les présenter de_la manière qui les fasse le mieux
c \ ’ * . . A A

saisir et goûter, de les coflvnr, en quelque sorte, de ve


témpent& qui les p'ar_eryt et qui ne las défiguœnt pas.ù‘â"
ÉNôus avons _I1 que rien n’était Plus_tnoptr%à il ar—
. , ' ‘ F - * . . : . '
moine ÿue renflement” r;et les na_sl_1le}n9ntä des n ;
rien ne {ni Est plus op”o’s’é "non plus rudesse du lr,
et de tous les mots _qnàn Préænteät’fe’sbn', le sifflement
. . .. ü.- - , .,
.jmdes 5, etc. , quand 115 sont trop repétés. On ne peut pas
toujours les éviter; m’ais c’est.au goûtà chercher et à
trouver les moyens deles adoucir à l’oreille, en les écar
' .. . _ ;o.. ,
tant au ben de les rapprocher. Ils cesseront d’être des
'agréables lorsqu’ils auront quelque chose à peindre. L’i‘mao
F o

324 COURS DE menues LETTRES.


gination réconciliera l’orälle avec la dureté : c’est sans
peine qu’elle entendra gronder le tonnerre, 5 er les
serpents, nasiller, même, un capucin, etc.
L’harmonie exige un choix heureux de pensées etd'ex
pressions , et un concours si parfait des unes et des autres;
que l’ouïeæt l’entendement soient également affectés , que
l’esprit et le jugement soient'séduits par'la justesse des
peintures.
Les mots seuls , dans leur choix et dans leur arrangé—
ment, peignent quelquefois à l’œil et à l’oreille'. Vous voyei.
dans ces vers l’agitation des flots, et l’impression subite
' ‘l ne fait sur l’un et sur l’autre l’éclair ‘ ra P ide ‘I ui art avec
le tonnerre. ' t .
. Les vents sont déchaînés sur les vagues ém’ues;
La foudrd étincelante éclate dans les nues.

C’est ce que l’on appelle harmonie imitative. On la sent


parfaitement dans le morceau suivant, dont chaque détail
est une image , et l’ensemble un tableau en action.

Des nuages épais que formoit la poussière ,


Du soleil dans les champs déroboient la lumière;
Des tambours , des clairons le son rempli d‘horreur
.De la mort qui les suit étoit l’avant-couer.
Tels, des antres du nord échappés sur‘la terre,
Pré-cédés par les vents et _suivis du tonnerre ,
l)‘un tourbillon de pdbdrc_obscurcissant les airs,
Les orages fougueux parcourent l'uniVers. ’

Les deux premiers vers peignent la marche bruyante


et tumultueuse d’une armée qui s’avance ifnpatiente de
combattre. La lenteur-des deux suivants la montre ralen
tissant son pas, et se formantdans l’ordre le plus sûr pouf“
porter le carnage. La comparaison ‘renfermée dans les
__ _ . . .
çouns in: BELLES Lnrrñns. ’ ’ V 325
quatre derniers offre , dans leur gradation, les ora‘ges au
moment où ils sont déchaînés , leur essor impétueux , leur
marche d’abord lente, s’accélérant ensuite, et parvenue
I .

au plus haut degré de force au dermer'vers, où le repos .


est renvoyé avec art, et dont la rapidité complète le ta
bleau. ' _ .
La langue française se refuse souvent à ces irpitations;
et on peut regarder le plus grand nombre comme des
bonnes fortunes’que le hasard procure : ce sont surtout _.
célles qui semblent rendre divers sons ou divers bruits
qui sont dans ce cas , comme dans cet _liémistiche du récit
de Théramène : L’essz’eu crie et-se rompt; dans ce Vers
où la Discorde _ 4 .
.o 0 . 1 ’ -
Fait siffler, ses serpents , s‘excxte a la vengeance;
. -
Et dans ceux-ci!
' ' Hé bienl filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?

La répétition de ces 5, qu’on n’artiçi1le qu’avec une


sorte de sifflement, semble rendre celui des serpents ; et
c’est parcequ‘elle peint, pour ainsi dire , àlÏoreille , qu’elle
. produit un bon effet : elle séroit désagréable si elle ne
peignoit rien, comme dans ce vers qui se trouve dans ’
Athalie : .,
..
Et c’est sur tous ces rois sa ju_stice sévère.

Racine ne l’eût certainement pas laissé subsister si la


dévotion à lgquelle il se livra pendant les dernières années
de sa vie 'ne lui eût inspiré desporupules qui étouffèrent
en quelque sorte son génie, lui en firent du moins négli—
ger l’usage, et l’empêchèrent de revoir et de corriger ses
.' _,
. '
326 couhs nu BELLES narrans.
belles tragédies, qu’il regrettoit d'avoir composées,'et
qu’il regardait peut-être comme des péchés capitaux (1).
Voltaire, celui de nos poètes qui, après Racine, a eu
le plus de goût et l’oreille la plus sensible à l’harmonie , a
quelquefois péché contre cette dernière : on a lu long
temps ce vers dans Nanine :
Non , il n'est rien que Nanine n’honore.

Il.ne l’a corrigé que. dans sa vieillesse; et ce n’est que


dans les dernières'éditions de ses OEuvres qu'il a dimi
nué ce concours désagréable de nasales, sans le détruire
cependant tout à,faiit , en substituant:
" ' L’harmonie propre
Non, il n‘est à notre
rien que'sa langue
vertu consiste .en
n‘hoxmre. ' géné

rale dans l’heureux emploi des syllabes brèves et des


longues, mélangées et distribuées habilement par l’art
et par le goût.
Hâtons-nousg le temps fuit _et nous traîne avec soi.
Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Ces vers , et surtout le dernier, sont composés de syl

(r) La lecture de ce poëte inimitable m’a toujours inspiré un


regret qucj’ai souvent exprimé et'que je répétérai ici. Ce fut immé—
diatement après Ip’higénie et Phèdre qu’il quitta une ca:rière dans
laquelle il avait fait la gloire du Théâtre français et trouvé la sienne.
Ce ne fut que douze ou treize ans après qu’il y rentra un instant
pour donner Esther , et enfin Albalie. Ce dernier effort de son génie
annonce ceux qu’il auroit pu faire encore. Combien de'chefs-d'œuvre
_ il auroit produits dans l’intervalle de 1677 que parut Pliédré , jus
qu’en 1690 que parut Athalié, iet dans les neuf années qui s’écart
lêrent‘ depuis cette dernière époque jusqu‘à sa mort.
.
cocus nnænnnns nnrrnxs. 327
labes brèves ;et elles les font courir, si l’on peut s‘expri
mer ainsi. L’effet qu'ils produisiren-t sur l’esprit du grave
et savant docteur Arnaud, lorsque Boileau lui lut l’épître
qu’il_lui adresse, et dans laquŒe ils se trouvent, fut tel
qu’il se leva rapidement de son siège, et fit le tour de la
chambre en courant et en les'répétantu
Les vers compOsés ile syllabes longues marchent avec
lenteur. Boileau nous en fournitun exemple dans le Lutrin
où il fait parler la Mollesse réveillée dans Cîteaux par le
- cri de la Discorde. Il y'a réuni les différentes manières de
les 60hstruire, en emp ant quelquefois des brèves pour
ajouterencore à'l'effet es longues auprès desquelles elles
sont placées; ce qui lui a fourni les moyens de.varier les
images qui peignent à l’esprit et à l’oreille. Les siennes
. peignent .à la fois à l’un et à l’autre. ' '

A ce triste discours , qu’un long soupir achève,


La Mollesse en pleurarît sur un brasse relève,
Ouvrg un œil languissant,_et d‘une foible Voix ,
Laisse tomber ces mots , qu’elle interrompt vingt fois:
Oh, Nuit ! que,m'as-tu‘ dis? Quel démon sur la terre
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre?
Hélas! qu‘est'devenu ce temps; cet heureux temps
ou nos rois s‘honoroient du nom‘ de fainéants?
S’endormoient,suç le trône, et me servant sans honte,
Laissoient leur sceptre aux mains ou d’un maire ou d’un c_omte?
Aucun sbiu n’apprœhoit de leur paisible cour:
On reposait la nuit, on dormoit tout le jour. '
Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
' Faisoit taii‘e des vents les bruyantes baleines,
Quatre bœufs attelés , d‘un pas tranquille et lent,
Promenoient dans Paris le monarque indoleut.

Le ton général de ce morceau respire la langueur qui

fia,“ u
328 coins DE BELLES LETTRES.
convient 2_. la Mollésse; et le foible effort qu’elle semble
faire à la fin vers un mouvemth plus rapide, cessant au
moment même , fait ressortir encore davantage le, tableau
de lai marche lente et pesante du bœuf. _
La manière dont le poète termine ce discours nous
fournit un autre exemple, peut-être supérieur au précé—
dent et à tout ce que notre langue ’offre. dans ce genre.
_ t. 'I.a Mollrsse oppressée '
Dans sa bouche, à ce mot . sent sa langue glaçée; c
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire , étend les-bras, fern“œil et s’endort. '.

Rien. ne peint.mieux que ces vers les nuances presque


insensibles qui séparent le passage de la veille au sommeil;
et c’est la distribution des repos multipliés dans le dernier.
qui en fait toute la magie. Ecoutons au sujet décctte dis
tribution un métaphysicien accoutumé à la réflexion et
à l'analyse. En rendant compte des effets de l’imagination
qui saisissent et entraînent celle des autres, de!nanière
que, ne pouvant plus que sentir , elle ne saul‘oit rien expli
quer, il sait se rendre maître‘ de la sienne et raisonner
sur ce qu’elle éprouve.
« Ces repos , dit Condillac, ralentissant les syllabes des
« mots soupire, étend, bras et œil , rendent ce vers plus
« long que les précédents, quoique le nombre des syl—
« labes soit le même. Le mot s’endort peint le passage au
« sommeil. La voix qui s’est soutenue stir le même ton
« jusqu’à la syllable s’en, baisse et se laisse tomber, pour
« ainsi dire, sur la s’yllabe dort. n ' _
C’est par cette espèce de mécanismenge se' forme l’har
monie imitative. Quand Piron dit. de Dieu calmant d’un
signe l’agitation des mers et le sifflement des vents:
‘COURS on BEL-L125 LETTRES. 329 ,
Sur les flots mutinés son bras s’est étendu :
L’onde s’est apaisée, et l‘aquilonts’est tu.

au monosyllabe tu le bruit semble cesser, mais avec une


promptitude qui, contrastant avec le fracas dont l’oreille
est remplie , la laisse encore dans une espèce d’étonne
ment dentelle ne revient que par degrés, et qui ne la
laisse jouir du calme qu’après quelques instants (font elle
a_ besoin pour s’assurer qu’il ne Sera pas interrompu de
nouveau. ' '
Piron a imité Cette image de Milton qui, en parlant
de_‘ la création, présente le fils de Dieu s’avançant au
bord du chaos où tous les éléments de la matière, la ma
tière elle-même, s’agitent avec‘îm fracasépouvanta‘ble
portç à l’ame
qu’il Peint effrayée
avec du désordre,
une énergie de la confusion
quien remplit l’oreille, etet du
le

bruit. Ce sentiment pénible s’efface tout à coup au vers


qu’il fait prononcer à l’auteur de tôut, et dans lequel
Racine fils ne rend peut-être que foiblèment l’effet de
l’original: ' . . , ’ ’ '
Dans cet abîme obscur le fils de Dieu s’avance. ’ ’ " ‘ r
Mer, suspeuds ta fureur : vous , flots , faites silence.
_ ,
Après les détails dans lesquels je viens d’entrer sur les _
différents genres de styles, il est inutile de s’arrêter à la ‘
division que les anciens en noient-faite. On voit que . '
leur distribution , l‘application qu’ils prescrivoient du su- ‘ -
blime à des idées grandes , du tempéré à l’ornemeut des
idées agréable! et ria_n tes, et du simple à l’expression des
idées simples, ne' sont 'pas très exactes. Il n’y a profire* ‘ '
ment qu’un style , celui qui rend les pensées de la manière i
la moins détournée et la plus Sensible. D’après cette défi- \; -
_nition bien simple, on voit qu’il doit être toujours au 3

c l . '
330 cocus na quitus LETTRES:
niveau du sujet, et qu’il est susceptible de tous les orne
ments que celui—ci com orte. -. :tm
Celui de l’orateur doit être serré ; et cette qualité n’exclut
point l’abondance. C’étoit le caractère du style de Démas
thènes. Il ne consiste pas à épargner les mots. Tous ceux
qui servent à mettre chaque idée à sa véritable place, à
la menthe par l'expression qui lui est propre; tous ceux
qu’on ne peut retrancher sans omettre des idées intermé
diaires qui modifient ou développent les .priucipales' ,
et que l’auditeur ou le lecteur ne peut suppléer sur-le
champ, sont des mots nécessaires. En suivant l’ordre des
idées sans lequel il n’y a point de clarté, en les exprimant
comme elles doivent êtœ exprimées, on évitera la confu—
sion, les répétitions, les circonlocutions oiseu_ses, et le
style réunira le double avantage d’être concis sans être
obscur et développé sans être lâche. ’
a Pour bien écrire, dit Buffon dont on ne sauroit trop
« méditer les conseils, il faut posséder pleinement son
« sujet; il faut y réfléchir assez pour voir clairement
« l’ordre de ses pensées et en former une suite, une chaîne
« continue dont chaque_point représente une idée; et
u lorsqu’oxi aura pris la plume, il faudra la conduire suç
« ce'ssivement sur ce premier trait , sans lui permettre de
a s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement ; sans lui
a donner d’autre mouvement que celui qui sera déter
« miné par l’espaee qu'elle doit parcourir. C’est en cela
« que consiste la sévérité du style; c’est aussi ce qui en fera
« l’unité et ce qtîi en réglera la rapidité; (! cela seul aussi
« sûffira,‘ pour le rendre précis et simple, égal et clair,
« vif et suivi. A cette première. règle dictée Par le'génie ,
« si l’on joint delîdélicateSse et du goût , du scrupqle‘sur
u le droix des expressions , de l’attention à ne nomme:
covns DE anu.r.s 1.rrrnns. 331
a les choses que par les termes les plus généraux , le style
« aura de la noblesse. Si l’on yjoint encore de la défiance
« pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce
« qui n’est que brillant , et une répugnance constante pour
« l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité , '
« il aura même de la majesté. Enfin , si l’on écrit comme
« l’on pense, et si l’on est convaincu de ce que l’on veut;
« persuader, cette bonne foi avec soimnême qui fait la
« bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera
« produire tout son effet, pourvu que cette persuasion
« intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop
« fort, et qu’il y ait plus de candeur que de confiance ,
a plus de raison que de chaleur. »
Ceux qui disent que la concision est incompatible avec
l’éloquence n’ont qu’à lire les harangues de Tacite, ils
seront bientôt détrompés. Celle qui le caractérise , sans
faire perdre rién de son nombre au-style de ses discours,
ajoute au contraire à l’harmonie de la période dont il est
à propos de dpnner ici quelques détails, .
Aristote la définit un petit discours qui a un commen
cement, un milieu, une fin qu’on peut embrasser tout à
la fois. Elle est simple ou composée. Dans le premier cas,
c’est une seule proposition; dans le second, c’est une—
phrase composée de plusieurs, liées ensemble par le sens
et par l’har_monie. Ces petites phrases correspondant les
unes aux autres pour former un tout ou un corps s'ap n

pellent les membres de ce toua ou de ce c0rps. Il y a en


conséquence des périodes à un,_deux, trois, quatre, et
'cinq membres; on n’en connaît qu’un petit nombre à six;
simple, elle n’en a qu’un : c’est, ainsi que je l’ai dit,une
seule proposition, comme la vertu est préférable à la
noblesse. Elle en aura deux si l’on dit : quelqueécÏat que
1
332 conns DE BELLES LETTRES.
nos institutions sociales aient donné partout -à la no-.‘
blesse , le sage lui prq'fërcra toujours la vertu. Celle-ci
que je tire de_ l’0raison funèbre de Turenne par Masca
ron , quoique plus longue , n’e’n offre pas davantage:
« S’il y-a une occasion où l'ange pleine d'qllè-ngême
« soit en danger d’oublier son Dieu, c‘est dans ces postes
4< éclatants où un homme, par la sagesse de sa conduite,
« par la grandeur de son courage, par le nombre de ses
« soldats, devient comme le dieu des autres honflnes, et
« rempli de sa gloire, en lui-même , remplit tout le reste;
« du monde (l’admiration, d'amour, ou de frayeur. »
Vous observerez dans cette période que chaque membre
se trouvé composé de quelques parties qui modifient,
développent , restreignent ou étendent, etexPliquent l’idée
principale; dans le premier, pleine d’elle—même désigne
la dispositbn particulière qui rend l’ame capable d’ou
blier son dieu. Dans le second , la sagesse, la gran
deur, etc. caractérisent l’homme qui par là peut devenir
comme le dieu des autres hommes. Cq parties s’ap
pellent incises; elles manquent leur effet quand elles ne
servent pas 'à nourrir, à fortifier la 'période. D’autres
détails seroient superflus; les préceptes et les règles mul—
'tipliés sur ce sujet dans toutes les rhétoriques, sont autant
de traVail et deytemps perdus; il suffit d'en avoir 'une
notion“, et il ne faut que des exemples. ' .
On peut donner quatœ'membres à une période. C’est
ainsi que d’Agfiœsseau parle du magistrat intègre , savant,
éloquent, laborieux; et _dc la véritable gloire,la seule en
effet réelle à laquelle il doit prétendre. «- Etre grand, et'
« ne devoir sa grandèur qu'à soi-même; jouir d'une élé
« vation qui jusqu’à présent a seule résisté à l’usurpation
« de la fortune; être considéré par ses Concitoyens comme
c‘ ‘
\ ‘ . 3‘". .
I I 1

courts DE BELLES Li.’.TTRES. 333


« leur guide, leur flambeau, leur génie et, si l’qri'ose le
« dire, leur ange tutélaire; exercer sur eux une magis
« trature privée dans la profession de cet empire naturel
« que la raison remet.entre les mains de ceux que leur
« éloquence et leur capacité élèvent dia-dessus des autres
« hommes. Voilà le digne , le gloriëux prix de vos travaux
« que personne ne pourra jamais vous ravir. )i
Il est difficileet dangereux de donner plus de quatre et
cinq membres à la période. Si elle n'est pas soutenue , elle
sera traînante. Je crois que celles à six , s'il y en a quelques
unes, sont très rares et très mauvaises. Je v0us en‘ ai cité
une de cette espèce; ellé est de Buffon (I) , très belle,
digne de l’historien éloquent de la nature et la seule que
le goût ait jugée digne d’être remarquée. Mais on doit la
considérer comme un tour de f0rcedqnt peu d’hommes
sont capables, qu'il faut admirer et‘avoir la prudence de
ne pas essayer d’imiter. -
Les rhéteurs distinguent entore une période ronde; et
c’est celle dont tous les membres sont tellement cnchâssés
les uns dans les autres , qu'il n'y a qu’un repos insensible
entre eux. Telle est celle-ci de Bossuet quand il parle de
l'usage des Romains qui, pour ne pas exposer leurs villes
à la licence des soldats, faisoienytpresque toujours-camper
leurs armées. « Elles faispoient de leurs camps comme une
« espèce de villes qui ne différbient des autres que parce
« que les travaux y étoient continuels, la discipline plus
(( sévère, et le commandement plus ferm’e. » ‘ . ‘

'(1) Elle est ci-dessus page 237. Avant la réponse de Buffon à‘


La Condamine on ne parloit que d'une autre de Rolliu ; mais
depuis il n'en est plus quos'liou ;-tout s est éclipsé devant celle du
Pline français. . a

,v«<r
334 COURS 'DE BELLES LETTRES,
Je dirai encore un mot de la période croisée; après
quoi jelaisserai toutes ces divisions, la plupart inutiles,
souvent ridicules, dont toutes les rhétoriques-sont sur
chargées, que le génie emploie et varie selon l’inspira- '
tion du moment , et qu’il ne trouveroit pas s’il alloit con
sulter les règles. La'période croisée est celle dans la
disposition des membres est telle qu’elle peut être chÏbgéa‘
sans altérer le sens , ni quelquefois l’harmonie. Un exemple
en donnera l’idée, et c’est tout ce qu’il faut. -
« Plus grande ,,dit Fléchier, dans le dépouillement de
« sa grandeur, et plus glorieuse lqrsque entourée de
’ « pauvres, de malades et de malheureux; elle participait-à
« l’humilité et à la patience de Jésus-Christ, que}qrsqne
« entre-deux haies de troupes victorieuses, dans un char
« brillant et 'pompeux, elle pren'oit part aux triomphes et
« à la gloire de son.époux. » _ .-,;:g>,,
. Il n’est pas inutile d’observer encore en passant ;’ et je
ne l’ai cité que pour celaçque cet exemple n’est pas-un
. modèle. Comme je l’ai remarqué déjà, la figure favorite
de Fléchier était l’antithèse , qui consiste dans une oppo
sition de mots ou d’idées dont la nouveauté éblouit, et
dont la fréquence fatigue. En attendant que j’entre dans
des détails sur les ornements du style, je dirai ici un mot
de celui-ci. -
L’antithèse est toujous bien placée dans un badinage,
un‘jeu de société, un ouvrage léger. Si elle paroît dans
une production grave, elle doit s’y trouver rarement, et
su ut en prendre le_ton. C’est ainsi que Voltaire peint
ce fameux Joyeuse qui quitta le monde pour se faire ca
pucin, jeta bientôt le froc pour rentrer dans le monde
qu’il ne tarda pas d‘abandonner de nouveau pour re
pr’endréson capuchqfl.
cocus DE BELLES LETTRES. O 335
'

‘ Pargni ces courtisans , ennemis de leur maître,


Un frère deÿJoyeuse osa long-temps paroîtrC.
Ce fut lui que Paris vit passer tour à tour
Du siècle au fond d'un cloître, et du cloître à la cour.
Vicieux, pénitent‘, courtisan , solitaire, ' .
Il prit, quitta, reprit , la cuirasse et la haire.

Rien 'ne peint mieux sans doute l’inconstance de


Joyeuse; mais uh poème, un discours écrit entièrement
' de ce ton santillant , ne seroit ni lu ni écouté long
temps. .4
Cependant cette’figure, bien employée et placée avec
goût, :1 non seulement un effet brillant, mais offre aussi
des beautés réelles. Les oppositionsqui la caractérisent,
multipliées et rapprochées comme dans l’exemple précé
dent, forment une espèce de cliquetis désagréable. L’art
est H'écarter les couleurs trop fortes , et de saisir des
nuancemqui , sans se fondre ensemble, ne tranchent pour
tant pas d’une manière trop prononcée. C’est cet art et
ce choix de couleurs qui rendent si piquant et si frais le
portrait suba‘nt de Mornay dans la Henriade.
_Aussi prudent ami que philosophe austère, à. '

Mornay sut l'art discret de reprendre et deplaire.


Son exemple instruisoit bien mieux que ses discours: |
L'ës solides.vcrtus furent ses seuls amours., .
'Avide de travaux , insensible aux délices,
' Il marchoit d’un pas ferme au bord des précipices.
Jamais l’air de la cour et son souffle infecté
* N’altéra de son cœur l’austère p'ureté.
Belle Aréthuse, ainsi ton onde foimnée
4 Ro_ule au sein furieux d’Amphitrite étonnée
- Un cristal toujours pur et des flots toujours clairs,
' Que ne.corrompt jamais l’amertume d!s mers.

p
336 ’ COURS .DE D‘ELLE} LETTRES.

On a reproché à Fléchier d’avoir trop usé de l’antithèse;


et il en a réellement quelquefois abusé; mais comme je
l’ai observé, l’abus d’une figure quelconque ne doit pas
.la faire reieter totalement. Le mauvais usage qu’on en
fait ne peut 'décrier que l’auteur qui se le permet; et
quelques rhéteurs ont tort de proscrire celle-ci de l’élo
quence oratoire. C’est dans son emploi que le goût doit
surtout être consulté. Si elle ne se trouve que dans une '
opposition de mots, elle est peu de chose; si elle offre
des oppositions de pensées, de sentiments et de choses,
elle n’est point à dédaigner : mais je le répète, il ne faut
pas la multiplier, la prodiguer en quelque sorte dans les
ouvrages sérieux.
Les discours oratoires demandent des périodes nom
breuses et fournies. Trop courtes, elles seroientétrauglées
et neferoieht point d’effet ou n’en feroient qu’un mesquin.
-ll' seroit plus désagréable _encore si elles étoignt trop
longues. L’auditeur se fatigue à les suivre; quelques idées
se perdent, et le résultat du tout n’est pas saisi. Le dis»
éours d’ailleurs devant être prononcé, l'orgçur qui ne
doit se rq>oser qu’à la fin de la période aurait de la peine
à fournir la carrière; sa poitrine le forceroit de s’arrêter
à contre sens au,milieu d’un membre, pour reprendre
haleine : il n'y auroit plus d’harmonie. _ ' _
Le style pe'iiodique , sans en exclure cependant auçun ,”
car tous peuvent être adoptés en observant les règles de
la convenance 'et du goût , est celui qui convient princi
palement à l’art oratoire. Les autres ne servent qu’à le va- _
rier..L’arrangemeñt et le choix qu’il exige dans les pensées
et dans les expressions , en font la clarté; il est toujours
plus facile de lui donner de la noblesse et de l’éclat; mais
ill‘aut que ce dentier se soutienne. S’il cesse un moment,
cocus ne mantes LETTRES. 337
plus il'nous a saisis, surpris , étonnés , plutôt il nous fait
retomber dans la tranquillité dont il ne nous a retirés que
par une secousse. A l’admiration succèdent le calme et
bientôt l’ennui. C’est un éclair qui passe et qui, après
avoir éclairé l'horison, le laisse dans une nuit plus pro
fonde que celle qu’il n’a dissipée qu’un instant.
Le‘ style coupé qui est celui où presque toutes les
phrases soin indépendantes les unes des autres , employé
fréquemment par les orateurs modernes , séduit les jeunes
gens parcequ’il marche avec rapidité; mais pour convenir
à l’éloquence, il doit être mêlé avec le périodique. Seul,
il fait peu d’effet, ou m’en fait qu’un mauvais. Gresset
nous en fournira un exemple que nous tirons de son Dis—
cours sur l’Harmonie, qui est tout entier écrit de ce style.
a A la voix de l’Harmonie, cette reine aimable de l’air,
« les êtres les plus insensibles sont animés, les êtres les
(( plus tristes sont égayés, les êtres les plus féroces sont
(( attendris. Partout où elle paSse, la nature s’embellit, le
« ciel se pare, les fleurs s’épanouissent. Elle entre dans
« une solitude vaste, muette et désolée; bientôt, par elle,
« tout se réveille, l’affreux silence s’enfuit : tout vit, tout
« entend, tout prend une voix pour applaudir. Sommets
« des collines , ruisseaux des vallons, antrcs des bois , tout
« répond àl’envi : l’air par ses doux frémissements, l’onde
« par son murmure; les oiseaux par leurs ramages, les
(( feuillages m_êmes par leur agitation harmpnieuse; les
(( zéphyrs en prolongent le plaisir d’échos en échos,'de
(( rivages en rivages. A'mphion touche sa,lyre; les mou
(( tagpes s’animent, les pierres vivent, les marbres res
(( pirent, les rochers marchent, des tours s’élèveqt , une
« ville vient d’éclore : je vois Thébes! »
Au premier coup d’œil, on croit voir de l’élégance, de
/
l. ' _ ' .a
338 cocus na naines x.nrrans.
la grace, une sorte de vivacité même dans ce morceau;
on s’aperçoit bientôt qu’il n’y a rien de tout cela. C’est
, la même idée répétée sans cesse sous d’autres mots,revêtuè
d’autres formes, une monotonie de ton qui nuit à l’Harmo
nie quol’on célèbre , et qui détruit jusqu’à la rapidité par
ceque l’on remarque ,que l’on n’avance pas. Où s’élance
continuellement, et l'on reste toujours à la même place.
C’est le pas d’une troupe de soldats dont les pieds, après
s’être élevés dans un alignement parfait, retombent sur
le point qu’ils avoient quitté. Ces ’mouvements sans but;
“çt sans effet peuvent êtreun‘ spectacle et offrir quelque
agrément à l’œil un jour de parade; mais ils sont inutiles
un jour d’action, et l’on ne les porte, ni l’on n’en fait'
aucun usage sur le terrain. Faites l’application de cette
comparaison au discours de Grasset. Je n’ai besoin de
rien ajouter pour vous aider à l’apprécier. C’est 'un ou
vrage de collège fait par un homme d’e5prit; le goût l’au
rait refait tout entier. '
La variété, nécess‘aire partout, l’est encore plus à l’élo
quence. L’uniformité détruit tout agrément; elle fatigue;
e.la richesse_même devient quelquefois un fardeau au
moral et au physique. On en peut juger d’après cette
exclamation si plaisante et si vraie d’un gros financier
tourmenté .d’une indigestiou , au cri d’un pauvre qui se
plaignoit de: mourir de faim: Le coquin .’ Il est trop
heureux! ' u
'
Voulczwous du public mériter les çmoursP
Sans ccssc, en écrivant , varie: vos discours.
Un style trop égal et toujours uniforme ' .
En tain brille àhqs yeux , il faut qu‘il nous chdorme :
On lit. peu ces auteurs nés pour nous ehnixycr,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodirr.
'l

. i'çouas DE BELLES LETTRES. 339

Cette variété recommandée par Boileau, qui en a tant


mis dans ses écrits, soutient l’attention , l’empêche de se
déviér; mais l’art de'l’employer ne doit pas _se faire sentir:
il faut qu’il 'adoucisse les passages d’un ton à l’autre,
qu’il les fonde ensemble si bien qu’on ne s’aperçoive pas
qu’on a quitté la première route , et qu’on croie simple
ment la continuer..Le' discours de la Mollesse dans le
Lutrin est un modèle parfait de cet art ‘: chaque vers est
fait pour celui qui le précède, pour celui quile suit et
pour l’ensemble de tous. Le dernier morceau que je viens
de citer, moins brillant sans doute, parcequ’il est didac
tique et non dramatique, offre peut—être une expression
impropre dans le premier vers. Ce ne sont pas les amours
du public qu’il s’agit de mériter; ce sont ses suffrages,
son estime etc. Au physique et au moral, .u simple et au
figuré, amours ne dit rien ici, ou dit trop.
Le défaut qué j’ai reproché à Gresset dans un diÉbours
académique où le style coupé est moins déplacé que dans
la chaife, est quelquefois ‘celui de Fléchier; et son Ürai
son funèbre du vicomte de Turenne , qui tient le premier
rang parmi celles qu’il a composées, en offre. quelques
exemples. « Il passe le Rhin , dit—il .en parlant du guerrier
qu’il célèbre , trompe la vigilance d’un général habile
2ar\A et prévoy‘ant; il observe les mouvements des_ ennemis;
2
:
=

il relève le courage des alliés; il ménage la foi suspecte


A.— et éhancelante des voisins; il'ôte aux uns la volonté,
aux autres les moyens de nuire; il profite de toutes les
conjonctures importantes qui préparent les grands et
glorieux événements, et ne laisse rien à la fortune de
ce que l’art et la prudence lui peuvent ôter. »
Ce style n'est agréable qu’autaut que sa marche vive_ et
libre tient tout ce qu’elle prbmet. S’il a en effèt plus de

‘.
340 .couns ne BELLES L'zr'rnns. ‘ .
rapidité, quelque fois même plus d’éclat , il a moins d'har
monie que le périodique , qui a l’avantage de tenir l’esprit
en suspens. Celui-ci se trouvant en quelque sorte engagé
dès que la période est commencée, est forcé de suivre
jusqu’à la fin, sans quoi il perdroit le fruit de l’attention
qu’il a donnée aux premiers, mots; elle le tient réveillé et
comme en haleine. Le style coupe au contraire-fatigue
touj0urs lorsqu’il est seul; et après la lecture dequelques
pages, ou est forcé de s’arrêter, en quelque manièrç es
soufflé comme si l’on avoit couru. La réunion de ces deux
'. styles peut donc non seulementles soutenir l’un et l’autre,
mais en même temps varier le ton général du discours.
“www w“wwwmmw“a wssmwmm
O

'ÉLOCUTION.
' m. _ ‘ .
DU STYLE,FIGURÉ. - ,
DE l’harmonie particulière de chaque période dépend
l’harmonie générale du discours. Pour l’établir, on ne
sauroit donc éviter avec tr0p de soin la diÿsconvenanc‘e
\ des mots'dont se composent les membres d’une période, \
l“ ni apporter trop d’attention‘à cônserver l’analogie entre ’
eux. Quand les idées que vous_ voulez rassembler n’ont
aucun rapport entre elles , vous détourncz l’intention qui
ne vpus suit plus, ou qui, si elle fait effort pour vous \
accompagner , est tout étonnée de vous voir arriver à
un terme auquel ne cbnduisoit pas le chemin que vous_
avez pris. Ce défaut de rapport pouvant se trouver éga
lement entre les idées et’entre les mOts , l‘analogie est ou
‘figuréè ou grammaticale. Quelques exemples le feront
mieux sentir; ' ' _ e .
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion, etc‘

L’analogie voudroit que l’on eût dit : Et va comme


Jupiter; la foudredont Malherbe arme Louis y prépare.
Le lion rompt iêi la figure, et le fait d’autant plus désa
gréablement au physique et au figuré , qu’il ne peut ni
attaquer ni se défendre avec la foudre. '
A cet exemple de Malherbe , j’en joindrai un de Vol
taire , où ce défatit d’analogie n’est pas moins sensible.
Sa victoire affoiblit vos remparts désolés; . '
Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.
I

342 cocus DE BELLES rennes. .


Le sang n’ébrànle'point des murailles. Une figure peut
être hardie , mais il ne faut pas que sa hardiesse nuise à
la justesse. L’espèce de'correctif selgzblent que l’on y a
joint ne corrige rien. Le mot ébranlé exigçoit.nécessai
rement dans ce qui précède un autre mot qui l’amenàt
et qui soutîñt la métaphore: Nous en saisirons une où se
trouve le même mot parfaitement Préparé. C'est ainsi que
s’exprime César qui, jouissant déjà du pouvoir suprême ,
veut y joindre le titre de roi etprouvcr que ce change
ment est nécessaire à Rome.
Borne , qui détruit tout, semble enfin se détruire.
I ' ,
Ce colosse effrayant, dont le monde est foule ,
En pressant l‘univers est lui-même ébranlé:
Il penche vers sa chute; et contre la tempéle,
. 1
Il demande mon bras pour,soutcmr sa tête..
A‘ '

Le colosse amène naturellement les mots foulé et


ébranlé; la métaphore se prolonge et se soutient sans
effort. ‘ . ' ’
P’exagérarion des pensées et l’incohérence des figures
se remarquent surtout dans ces vers de Corneille. Chi
mène , ayant vu son pèrehageant dans son sang sur le
champ de bataille où iLestmort de la main de Rodrigue,
dit au roi à qui elle demande ustice et vengeance: -
Ce sang qui, tout sorti, fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous...‘
' Son flanclétoit ouvert, et pour mieux m’émouvoir,

' Son sang sur poussière écrivoit mon devoir. '

‘ On peut écrire avec du sang , maisJe sang n’écrit point;


il n‘est susceptible ni d’amôur, ni de haine, ni de pas
sion. Corneille a renchéri sur le poète espagnolqùi lui a
fourni ces figures. . _ _l . " 4
comas DE 531.LE5 LETTRES. 343

Su .rangre , sennor, que en hunio


Su sentimç'ento csph'caua
l’or la boca que embierte
De vier se alla rIwnan‘ada v
Porgtro que par su re_y.

Si la métamorphose dela blessure en bouche pour ou—


vrir un passage au _sang est ridicule, du moins ce sang n’écrit
point et nefume pas de courroux; il semble seulement”
en coulant sur la terre, exprimer un sentiment du défunt
qui regrette de l’aŸoir versé pour tout autre que pour son
roi. L’idée est la même; mais naturelle’au comte de Gèr
mas,'elle ne l‘est point son sang. }
On connoît ces deux vers de la tragédie de Pyrame ,
-par Théophile Viaux, mis dans la bouche de Thisbé,
quand revenue sous le mûrier ou elle avoit donné ren
de7«-vous à son amant , et dont elle s’étoit éloignéeu‘n l'as-'
pec_t de la bête féroce, elle ramasse. le poignard dont
Pyrame la. croyant morle' s’éto‘it percé le sein.

Ah! voici le poignard qui du sang de son maitrç


S‘est souillé lâchement... Il en rougit, le‘traitre!

Dans le temps où parurent les pièces qui nous four


nissent ces exemples de mauvais,goût , on regardait ceux—
‘ ci comme des efforts d‘esprit ; et si nous rions aujourd'hui
du sentiment donné au sang du pèrç de Chimène, au
poignard de l‘amant de Thisbé rougissapt de honte . ‘
.

autant que du sang dont il est couvert, on l’admiroit


a
' alors. . - ' I
I .
Et les jeunes»zéplnyrs, de leurs chaudes haleines,
Ont fondu l'écorce &s eaux.
_ 344 COURS DE BELLES L‘E1‘TRES.
Si, au figuré, on peut regarder la glace comme une
écorce formée sur les eaux'par la rigueur du froid , ce
qui est plus recherché que bien, on ne sauroit fondre
‘ une écorcw la détache, on la déchire , on l’enlève, on
' l’arrache. -
Il y a beaucoup de pompe dans l’image, énergique dont
. se sert Zopire pour exprimer la durée de la haine qui le
sépare à jamais de son ennemi Mahom_et.
Les flambeaux de la Haine, entre nous allumés,
Jamais dès mains du Temps ne seront consumés.

' Il veut dire que le temps ne verra. jamais ces flambeaux


se consumer; mais il né falloit pas mettre les mains du
Temps,Päxrceque les mains ne consument point; elles
peuvent seulement éteindre, étouffer ces flambeaux. Ces
_ défauts d’analogie peuvent échapper aux plùs grands gé
nie_s. En les remarquant , on ne pôrte auçune atteinte à
leur gloire, on ne fait qu’avertiËde ne pas imiter en.tout
les écrivains qu’on admire le plus. _ '
Quelquefois il n’y a dans la phrase qu’un défaut d’ana—
logie grammaticale. Un de nos écrivains a dit : Nolre ré—
putation ne depend pas‘des louanges que l’on nous
donne, mais des actions que nous avonsfaites. Le sens
s’entend aisément; mais la grammaire .a ses règles qu‘il
' ne faut pas violer. Le négatif, ne dépend pas, demandoit
_ un négatif dans le second membre de la phrase où il est
soùsentendu, et ou en le suppléant, la proposition dir0it
précisément le contraire de ce que l’intention de l’auteur
' est de lui faire dire. Par respect pour la grammaire et
p_ôur le sens , il aurait fallu : Notre réputation dépend,
non’ des louanges qu’on nous demie , mais des actions
' .

.-...-__ÿ_ « _ , ,
comas DE n’anuss narrans. 343
que nous avons faites. Au reste ceci ne regarde que
l’exactitude et la correction ; la pensée est commune , et
l’expression originale est incorrecte. ’
Cette dernière l‘est aussi dans ces vers de la belle ré
ponse d’Omar à Zopire que j’ai citée précédemment. .
'- . I
A tes viles grandeurs ton ame accoutumée
Juge ainsi du mérite et pèse les humains ' _ .
'Au poids que la fortune avait mis dans tes mains!
t
Les verbes juge et pèse au présent exigent le même
temps pour le verbe du‘dernier vers; et il fallait .- du
poids que “la fortune à mis dans tes mains. *
Toutes ces observations, néceflaires à la clarté du dis—
, cours, ne Le sont pas moins à la justesse qui est difficile—‘
' ment dans les pensées lorsqu’elle n’est pas dans les ex
' pressions. Je les termineraLpar une courte explication
de ce qu’on entend par ce mot.
’ Justesse se dit au figuré en matière de langage , de peu
sée, d’esprit, de goût et de sentiment. L’exactitude, la ré
gularité, la. précision , la caractérisent.
La justesse du.langage consiste à s’exprimer en termes
propres, choisis ét‘liés ensemble_, qui ne disent ni trop,
ni trop peu. Cène justesse‘ etçrême est ‘ indispensable
dans les sciences exactes; mais daris celles de l’imagina—
tiou, a elle émir trop rigoureuse , elle a4‘fqibliroit 1g
pensées,-refroidiroit l’esprit et dessécheroit.le discours.
Une délicatesse eXcessive seroit nie servitude qui he-lais
serait rien de libœ et de brillant. Le génie peut s’en af
franchir quelquefois ,i mais'a10rs le goût doit le diriger. ‘
Le pied, débarrassé dés entraves qui gên0ient ses pas , en
formera de dégagés et de‘rapides; mais s’il les allonge
. .
x . . ' . _ .
346 * connsmn neuÆs unrnes.
trop , ils seront lents et contraints; il perdra l’aplomb qui
les rend sûrs , il chancellera , ‘s’agitera.beaucœp et n’a
vancera point. ‘ . '
LaJustesse de la pensée consiste dans la vérité et dans
la parfaite convenance avec le sujet: c’est ce qui fait la
beauté du discours. La pensée est plus ou moins belle,
selon qu’elle est plus ou moins confornie à son objet;
et. elle n’est juste _ que lorsque cette conformité est
entière.‘ 4
Dès que la justesse manqué à la pensée ,' celle-ci est
fausse; quelquefois elle ne l’est devenue que par le vice
de l’expression. Tous les.mots qui passent-pour syno
nymes ne le sont pas t.1jours ; la circonstance où on les
t emploie , ceux avec lesquels on les allie, varient leur si—
gnification et y jettent des nuances plus ou»_moins sen-‘
sibles que l’attention doit chercher à saisir. Ce passage de ‘
. Bossuet présente un exemple d’un défaut de cette atten—
tion échappé à ce grand écrivain. « Cette coutume (celle
« des Égyptiens qui jugeoient leurs rois après leur mort)
« faisoit entendre ’à ceux-ci que si leur majesté les met
« au‘dessus desjugements des hommes, ils y reviennent
« enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes. »
Revênz'rqauxjugementäestà la fois une expression irqpro
Pre et une tournure in'correcte.Egnlerne se (lit guère qu’en
emontant au dessus de soi, et non en descendanrau des—
_sous. On peut vouloir égaler un grand,home personne
ne se Soucie d’égaler pn personnage odieux ou simple—
ment ordinaire. « Osez, dit_ Ilo’usseæi, confesser Dieu
« chez les philosophes; osez prêcher l'humanité aux in
« tolérants, vous serez seul de votre parti peut-être; mais
. .« vous porter_ez en vous un témoignage qui vous dispen.
« 36132 de celui des hommes. »' o "
.COURS DE BELLES LETTRES. 947
On peut être dispensé de faire quelque chose; ce mot
, peut prendre aussi la signification de distribuer : on dis—
pense la gloire ,- mais peut-il remplacer exactement tenir
lieu , dédommager, etc. _
On vous dira que souvent en vœ la gêne de la rime
ou de la mesure fait laisser le mot propre qui ne peut
s'y adapter, pour en prendrepn autre que toutes les
convenances repoussent ï c’est ce qu’on voit fréquem
ment en effet dans les poètes médiopres , mais rarement
dans lesbons , et plus rarement encore dans les excellents.
La justesse d’esprit et de goût est un don de la nature;
mais si l’on ne peut l’acquérir, on peut en développer le
germe quand on l’a, le perféctionner par l’entrêtien des
personnes éclairées et par la lecture des écrivains aux
quels elle a fait cet heureux présent. ’
Nous avons vu que la précision, loin de nuire à l’élo
quence , lui prêtbit uræ’nquvelle 'mergie ; la diffusionau
contraire l’effoiblit ét l’étouffe ordinaipement; elle nuit
presque autant à la clarté qu’une extrême concision entre
des mains qui ne savent pas l’emplbyer. C’est ici qu’il faut
prendre toujours le chemin le plus court, et savoir le
rendre.aisé lorsqu’il est difficile, pour arriver agréable—
ment-et sûrement au but. L’auteur qui prend le plus long
\ est sujet à s’égarer sur la route , à cueilär souvent des
fleurs d’une odeur fade ou d'un Coloris terne, lorsqu'il ’
ne les choisit pas ou qu‘ilen ramasse trop, à-se reposer
quand il faudroif marcher , à arriver tard, et à s’être
inutilement fatigué ainsi que ses auditeurs.
La manière dont on epseiguoit la rhétorique dans nos
anciens colléges où l’on émit accoutumé à prendre tou_—
jours le plus long chemin éfoiït, plus que tout autre chose
propre à‘empêcher les jeunes gens d’en cpnnoitre jamais
343 comas nia rennes rÆrrnes.
un meilleur. On les menait a l’éloquence par desampli—E
fications. On leur apprenoit à délayer deux ou trois pan,
sées en autant de mots qu’ils pouvoient, àles noyer dans
un déluge de périodes; pendant qu’il auroit fallu leur
montrer l'art de rescrrer leurs idées, sans nuire à leur
clarté. Au lieu de les habituer à dire beaucoup en peu de
mots , on les exerçoit à‘ faire précisément le contraire.
Il sortoit des leçons qu’on y donnoit , celui qui disoit à
un ami qu’il reucomroit :‘ « J’ai été ce matin chez toi;
« j’ai trouvé ton doinestique : je lui ai demarflé si on
« pouvoit te voir; il m’a répondu que tu étois sorti. )) Il
auroit été plus simple et mieux de dire : J’ai passé chez
toi, etje ne t’ai pas'tr‘0uoé. ' '
.-. Cette loquacité , que j’ai entendu appeler abondance ,
étoit le résultat de ces exercices nommés chries, dont
on fatiguuit de mon temps les élèves. Elles consistoient à
commenter un mot amteneiçux ,un fût mémorable. Je
me rappelle d’avoir passé une aprèsänidi entière à gâter ,
ainsi que mes jeunes 'camarades , ce beau mot: Répond;
au sénat_de Rame que tu as vu dlan'us assis sur les
ruines de L‘arthagex C’était le texte d’une chrie que l’on
ndus avoitd0nnéç. Qui ne vpit: que ce mot seul valoit
mieux que tous les discours? r , '
'çgü_Sans m’appsantir avec les faiseurs de rhétorique? sur
. toutes les'parties qu'ils se sont empressés d’enfermerdans
leurs méthodes , je me bornerai à dire que l'amplification
agrandit ou diminue les objets : lorsqu’elle les agrandit,
elle ne doit point. les e;agérer;.elleleur donne une’va
leur réelle et non une valeur fictive; elle ne dit donc
que ce .qu’elle doit-dire; et quand on dit_tout ce qu’il
faut, on n'amplifie pas. .. '
Les sermonspe sont bien souvent que des chries ; mais

cours un nxu.xs nmrnns. 349


c’est quand ils sont faits sans génie. Veut—on voir un nic
dèle d’amplification i’ Massillon nous le fournira. On sait
que tout passe et que Dieu seul est immuable. Quoi de
plus éloquent que la manière dont il développe cette vé
rité çommune?‘ ' ' '-. ’
« Une fatalé révolution, que rien n’arrête, entraîne tout
« dans les abîmes de l’éternité. Les siècles, les généra
« tions, les empires , toutVa se perdre dans ce gouffre;
« toutyrentre et rien n’en sort. Nos ancêtres nous en ont
« frayé le Chemin : nous allons le'frayer dans un moment
*« à ceuiqûi viennent après nous. Ainsi les âges se 're
« nouvellent";’airisi le monde change sans cesse; ainsi les
« morts et les vivants se succèdent et se remplacent con
i( tinuellément ; rien ne demeure , tout change , tout
« s’use , tout s’éteint. Dieu seul est Ÿoujours le même, et
a ses années'ne finissent point. Le torrent des âges et des
« siècles coule devant ses yeux. » ' '
L’ha’rmonie et le ,nombre ne tiennent pas seulement à
l’arrangement des'expressiôns , à la réunion des divers
styles distingués par les rhéteurs , mais au choix des
images et des’ figures, ainsi qu’à leur heureux etpploi.‘
Ces dernières ajoutent à l’effet de l’éloquence dans la—
quelle elles occupent une place aussi brillante que dans
la poésie. . .
Toutes deux peuvent toutpersonnifia ;l’une et l’autre
anime ses compositions eh donnant une ame et de la
sensibilité aux objets que la nature n’en a pas rendus
susceptibles. .Elles les font parler quelquefois;souvent
elles leur adressent la parole. Cette double figure maniée
habilement est une des Plus grandes ressôurces de l’é
loquence. Fléchier l’a employée heureusement dans ce
paséage de l’0raison funèbre de Turenne ,' où il parle des

. /
350 couns ne BELLES LETTRES.
succès de ce général , de la rapidité avec laquelle il a dis
sipé toutes les armées lignées contre la France. L’espiit
plein des triomphes deœtte dernière et des projets vastes
et déconcertés de ses ennemis, il fait une apostrophe qui
convient parfaitement à la situation de son ame , à.celle
des choses. ‘ ’
u Villes que nos ennemis s’étoient déjà partagées , vous
« êtes encore dans le sein de cet empire! Provinces qu’ils
« avoientdéjà ravagées dans le desir et dans la pensée, vous
« avez‘ encore recueilli vos moissons! Vous durci encore
« pla'ces que la nature et l’art ont fortifiées ,‘et qu’ils
« avoient dessein de démolir ! Et vous n’avez tremblé que
« sous des projets frivoles d’un vainqueur en idée, qui
« comptoit le nombre de nos soldats et qui nesongeoit _
a pas à la sagesse de"leur capitaine. » s '
Nous avons déjà observé que rien n’étoit plus' com
mun que 'le langage.figuré. Semblables au Bourgeois
gentilliomme qui faisoit de la prose sans le savoir, nous
le parlons tous et tous les jours. ' _ '
Il est tout simple que nous appliquions les mots dont
'nous nous servons pour exprimer les objets qui frappent
nos sens, l’action dès facultés de l’ame. L'esprit «donc
tourné comme la tête; il s’est appesanti, il a langui, il a
souffert comme le corps. On n’auroit pu rendre ses di
vers états, si l’on ne les avoit comparés à ceux que la
machine qu'il anime éprouvé si souvent. . >
_ Le langage d’action a donc toujours été joint aux sons
articulés , et l’écriture n’a été composée d’abord‘que d'_i
mages sensibles ; elle commença par être hiéroglyphique,
et contribua nécessairement à tendre le langage encore
’ _plus figuré. En parlant de la chose, il était naturel de
se‘ servir du sÿmbole par lequel on l’avoit désignée aux
’|

l
0 a
I ' '

n’ouns on BÊLLES'LETTJ‘ES. 351 *.’ -'


yeux. On avoit , par exemple , expriiné la guerre par une
épée; le temps par un sablier, qui fut un des premiers
instruments donton se seryit pour. le mesurer; le labou- -
rage par une icharrue; et le sauvage , pour faire la paix

. ou la guerre, enterre ou déterre encore la hache» Le


nom du symbole et celui de la chose furent pris également
l’un pour l’autre; ils passèrent dans la langue comme .
synonymes représentant la même idée, et y devinrent
Bientôt d’un usage commun. Vous remarquez cette mar
che partout et 'surtout dans les prophètes, dontles allé- v.
goriés , les emblèmes dérivent de cette source , et qui ne '
parlant_qu’en hiéroglyphes , ont été quelquefois appelés
des hiéroglyphes parlants. 7 '
Les idées métaphysiques ou morales , représentées par
‘ des objets physiques , furent peut-être mieux senties que
conçues , et furent souvent défigurées. On ne fit pas mieux
connaître la nature de l'esprit en le peignant d’aprèsla
matière. Dieu même fut plus d‘une fois rapetissé dans ce
langage ; et de tous les emblèmes sous lesquels on a cher
ché à faire concevoir son immensité , je ne sais s’il y en a
v de plus beau que celui de Timée de Locres, qui le repré
sente sous celui d’un cercle dont le centre est partout,
' et la circpnférencendlle part.i‘éäâg%äfiñÿ
fi’.est par ces sortes,de tuanst du sens propre d'une
expression qu’oh trampomàü'fl‘autre sens , et qu’on ap
pelle des métaphores, que nous disons une maison triste ,
une campagne riante, un ve5‘sfroid, un discorù‘s'chaud,’
un coup d’œü heureux, etc. Ces métaphores sont natu
relles à tous les hommes simples, ignorants ou grossiers
dans leurs conceptions. Elles ont_ fait fortune dans les
langues
toutes celles
stériles
de et
l’Orient
pauvres,
enqu’elles
Sont_remplies.
ontenrichies.Presquæ;
L’imagination ‘ 'a

., ,
_i

b:

’?’æ:“ïw“'——n
"— “”‘\ | «en—
2332 cocus DE saunas LET“RES.
ardente des peuples 'de ces contrées que le soleil échauer
et éclaire de plus près, réalisant ce qu’ellepe voit pas,
rapprochant ce qui est éloigné, compare entre eux tous
les objets de la nature, y voit’souvent des ressemblances
qui. nous échappent, et les applique à l’expression de ,
toutes les affections morales. C’est par là qu’elle varie les
constructions et.les tournures de ses phrases et de ses
discours, qu’elle en détruit la monotonie, qu’elle peint
en quelque sorte par la parole, et que celle—ci se faisant
entendre à la fois à l’ame et aux sens, élève, embrase
celle-là, et remue fortement ceux-ci. ‘
Le rugissement du lion au milieu de la nuit, l’effroi des
animaux fuyants à ces accents terribles, leur agitation
dans letjrs asiles mêmes où ils ne se croient_point en
sûreté , lui annoncent l’approche d’un tyran. Sa présence ;
lui est rappelée par le tigre altéré de sang et de carnage,
élancé sur un troupeau d'animaux domestiques dont un
seul suffirait pour le rassasier; les égorgea‘nt tous, et moins
occupé d’asso’uvir sa faim que sa rage. Le sentiment du
matelot sauvé du naufrage, assis sur le bord qui fait sa
sûreté, regardant la mer en fureur et ses flots menaçants
qui, ne pouvant plus l’atteindre viénnent se briser et
mourir à ses pieds, est pour elle celui du sage_ ééliappé
dans sa solitude au tumulte du,monde, aux intriguesdes
cours, aux Caprices de la foitune, aux chaînes brillantes
qui fixent les ambitieux autour des trônes,‘et dont la
matière e51’éclat ne diminuent pi le danger, u,i la home,
ni le poids. Des nuages amoñcelés sur l’hori50n , envelop—
pant la terre de l’obscurité la plus profonde, percés enfin -
par un rayon du soleil qui'dissipant la nuit ranime et
.réiouit la nature, lui peignent successivement l'afflicti0n
' 1
courts ne nnuæas r.rr‘rnnS. 353
et la consolation del’ame. L’impression du plaisir est celle
que fait sur élle le parfum d'une fleur. Une belle femme
dans toute sa fraîcheur et dans tout son éclat est re
présentée par une rose épanouie; et dans son bouton , Elle
voit la vierge timide et modeste.
Ces emblèmes qui _charment l’oreille des Orientaux fa
tiguent quelquefois celle des peuples de l’Occident, qui
sont plus froids et qui ne retrouvent souvent que la même
idée sous une multitude d’ima’ges. Celles-ci offrent sans
doute‘s’eËp’lus belles ressources à l’éloquence. Elle leur
doit son feu, son éclat, son coloris. Selon Cicéron , elles
. sont en quelque sorte les yeux: du discours. La hature
n’en a donné que deux à l'homme. Si elle les avoit mul
tipliés et répandus surtout le corps , ils ne pourroient que
nuire à l’usage des fonctions de tous.les autrcs’membres.
Ego hæc lamina oratiom’s, velu! oculos qziosdam e10
quentiæ credq; 3dd‘ ne’que oculos e_sse toto corporc
œlim , ne cætera me’mbra suum officiant perdant.
Quoique la beauté du. style dépende des œnements
dont on l‘accompagne, il faut lps ménager. Un style trop
’ orné rebute souvent tout autant que celui qui l’est trop
peu. Des parures ajoutent aux charmes d’une jolie femme;
mais il y a un art de‘les placer. Sans cet art, en s’expose
à l’application de ce mot dit-"ai peintre qui montrait un .
portrait d’Hélène qu’il avô’itsurèhärgæ de pérles et’dé‘”
diamants : Tu ne l’asfaile que richç; tu devais lafaire
belle. . " "*’
Les fleurs n’annoncent pas toujours des fruits. Il arrive
aussi qu’elles ne donnent pas tous ceux qu’elles pr0met-‘
tent; et l’abondance des paroles marque ordinairement la
stérilité des idées. Le style figuré, dit Voltaire, ne l’est -
x. /' 23
t
COURS DE B%LI.ES LETTRES.

donc que parles expressions métaphoriques quifigurent


les choses dont on parle, et qui les défigurent quand elles
ne sont pas justes. _ '
C’est ce que l’on remarque quelquefois dans divers
psaumes et dans les cantiques hébreux. S’ils contiennent
de grandes idées, de belles images, il y en a quelques
uns où ces dernières sont trop prodiguées, et où surtout
elles manquent de justesse. Souvenez-vous que je ne les
considère ici que comme des ouvrages de goût; que sous
ce point de vue, le respect qui leur est du sous°un autre
ne défend pas de les Examiner; que je ne parle que des
formes’et que je l‘ais abst'raction de tout le reste.
Ce passage : E.rultabunt montes sicut arietes, et colles
sicut agni ovium : Les montagnes bondiront comme les
béliers , et'les collines comme les petits des brebis , man
que de goût, d'exactitude et de vérité. C’est ce qu’on a
essayé de faire sentir par cette version plus plaisante que
fidèle, mais qui montre du moins que la’figure pouvait
être mieux choisie; '
Les monts sautolent {ont comme des béliers,
Et les béliers tout comme des collines.

Les écrivains sacrés ne pouvoient employer que l'in


strument qu’ils avoient entre les mains; et cet instrument
étoit imparfait et grossier. Manquant des expressions que
leur refusoit la stérilité de leur langue qui est indubita
blement aujourd’hui la plus ancienne du monÿ, et qui
pour cela n’en est pas moins pauvre, ils étoient obligés
de répéter souvent les mêmes figures, les mêmes idées ,
jusqu’aux mêmes mots qui les expriment, et jusqu’aux
mêmes. tournures dont ils sont susceptibles; Mantes ha
bent, et non pâlpabunt; ovules habent, et non vide—
:couns DE BELLES LETTRES. 55
(mm, etc. Ils ont des mains, et ils ne toucheront pas;
ils ont des yeuæ , et ils ne verr‘ontpoint, etc. Le psal
miste suit ainsi tous les sens, l’odorat, l’ouïe, le mou
vement des pieds en formant des pas , etc. Quantité de
versets offrent la mêine forme: il paroît qu’ils étoient
faits pour être chantés en deux chœurs qui rép‘étoient
alternativement les mêmes idées avec très peu et souvent
point de changements dans les expressions. Laudate,
puen‘, Dominum; laudate nomen domini... EideIsus
super omnes gentes domz‘nus ; et super cœlos gloria ejus.
Enfants , louez le Seigneur; louez le nom duSez’gneur...
Le Seigneur est élevé au dessus de toutes lespatt’ons,
et sa gloire est élevée au dessus des cieux. '
Ces sortes de tournures gâtent souvent de très belles
pensées semées au milieu de toutes ces redondances qui
prouvent la stérilité du langage plus que celle de l’imaÏ
gination, et qu’on peut appeler une abondance sté
rile. C’est ainsi 'qu’en'réunissant les effets qui résultent
de l’abus des figures, de leur multiplicité, de leur peu de
choix , de leur défaut de justesse,
Je n’aionrien
en aà ajouter
présenté pour
à la
fois l’exempleyet la critique.

en montrer l‘inconvenance. '

Ces b_eaux récits étoient entrelacés


De ces grands traits, si chers aux temps passés,
On y voyoit le soleil se dissoudre, -
La mer fuyant,la lune mise en poudre, ‘
Le monde en feu qui toujours tressailloit,
Dieu qui cent fois en fureur s’éveilloit, ‘
u-. r.A14L
' Des flots de sang, des topreaux, des ruines.

Rousseau , quand il a traduit plusieurs psaumes , a '


fait un choix , et a tantôt paraphrasé, tantôt abrégé et
‘ .
356 . couns ne anu.zs LETTRES.
plus imité que traduit. Souvent, comme nous le'ver‘rons
dans la suite , il n’a saisi que l’idée première du sujet,
en l’entourant des pensées qui s’y lioient naturellement,
et en revêtant le tout des plus belles images et des
plus belles expressions que lui fournissait sa propre
langue.
En général, le défaut que nous venons de remarquer
est celui de presque toutes les langues de l’Orient; et '
quand on compose à leur imitation , le goût écarte l’abon—
dance desimages qui ne peignent point, et n’admet que
celles qui rendent exactement l’objet et qui présentent
des rapports justes et sensibles. Il évite la, recherche; et
il ne dira point avec Péñclès en parlant de la jeunesse
d’Athënes qui avoitpéri dans les combats : L’année aété
dépouillée de son pr‘z’ntemps.
Les figures dont la théorie occupe tant de place dans
les rhétoriques ont leur origine dans les tropes , et ne
sont elles» mêmes que cela. Ceux-ci , conformément à leur
nom qui veut dire changement, détournant un mot de
sa signification ordinaire et naturelle pour lui en donner
une nouvelle, ne sont réellement, comme nous l’avons
observé déjà, que des manières différentes de construire
et de tourner les phrases par lesquelles nous exprimons
nos idées. Ils. servent à varier le style, à lui donner plus
d’élégance , plus d’énergie, et quelquefois plus de clarté.
D’après cette définition aussi simple qu’exacte, puisée
dans leur. emploi même, les figures dont la rhétorique
s’est emparée , et dont les maîtres font tant de bruit , ap
partiennent à la grammaire. Ils les regardent comme des
ornements du discours, et élles l’ornent en effet. Mais au
lieu de borner cette dénomination à ce qui peint vé.
ritablement aux sens.et à l‘esprit , ils l’ont étendue à
I ‘ . - _

e,—-‘A 2—.‘Ç “_—_ l V. A


cocus DE BELLES LETTRES. 35%
ce qui ne peut être considéré que comme une combi
naison, un arrangement d’expressions ; et ils ont distin
gué des figures de mots et des figures de pensées qui ne
sont au fond que la même chose , des constructions et
des .tours. ‘ ’
La raison et le goût en ont indiqué l’usage; la néces
sité l’a quelquefois prescrit. Il y a dans toutes les langues ,
comme dans la nôtre , des mots difficiles à employer se-_
lon la nature ou le genre du discours , et on a inventé la
périphrase pour en présenter l’équivalent et la dire en
quelque sorte sans le‘ prononcer. Quand Orosmane en tre_—
tenant Zaire de son amour , de leur hymen prochain, dé
la confiance qu’elle lui inspire, l’assure qu’il ne suivra
point l’antique usage de l’Orient, conservé par des princes
sectateurs de Mahomet, il veut lui dire qu’elle ne sera
point sous la garde humiliante des eunuques: ce mot feroit
un mauvais effet dans la haute poésie. L’auteur y a sub
stitué l’indication de l’emploi de ceux qu’il désigne. La
périphrase rend l’idée, et le nom qui n’est pas prononcé
se présente à l’esprit de tous les spectateurs sous l’appa
reil noble qui l’enveloppe. '
Ne croyez‘pas non plus que mon honneur c_onfie
La vertu d’une épouse à ces monstres d‘Asie,
Du sérail des soudans‘ gardes injuïieux ,
- . .‘ A -,
Et des plaisirs d’un martre esclaves odieux.
0
La périphrase étoit ici nécessaire; elle l’est toujours
quand il s’agit d’écarter des idées désagréables, basses ou
dégoûtantes. Hors de ces cas où l’on ne doit consulter
que l’usage du monde , la décence et le goût, il ne faut
pas imiter ces écrivains qu’une fausse délicatesse trompe
et,rend timides._Maynard en parlant de la mort de sa fille
4
n
358 COURS DE BELLES LETTRES.

n’ose pas dire qu’il la pleure et emploie cette tournure:


Hâte ma fin, que ta rigueur diffère. .
Je hais le monde, ei n'y prétends plus rien.
Sur mon tombeau ma fille devroit faire
' Ce que je fais maintenant sur le sien. D

Le sévère Bouhours a tort de s’extasier sur l’adresse et


le mérite de cette circonlocution. Pourquoi ne vouloir
pas exprimer un sentiment si naturelàun père de pleurer
la fille qu’il a perdue. Les larmes sont l’expression de
la sensibilité. ' .

Ne cache point tes pleurs; cesse de t’en défendre:


C’est_de l’humanité la marque la plus tendre.
Malheur aux cœurs ingrats et nés pour les forfaits}
Que les douleurs d’autrui n’ont altendris jamais!

C’est pousser le scrupule trop loin que de défendre


un mot, parcequ’il n’est que d’un usage commun. « Dès
« qu’il exprime bien le sentiment qu’on éprouve, observe
« Condillac, qu’il convient _aux circonstances où l’on est ,
« la périphrase ne doit être préférée qu’autant qu’elle con
« vient davantage. »
Je n’entrerai pas ici dans les divisions et les subdivi
sions, la plupart inutiles, que les rhéteurs'ont faites des
figures. Peu de détails suffiront pour faire voir si elles mé»
ritent l’importance qu’ils y ont attachée. Ils ont séparé,
Par exemple, ce-qu’ils appellenténume‘ration de ce qu’ils
nomment gradation , et fait deux figures de ce qui n’en
fait nécessairement qu’une; car la dernière ne peut sub
sister sans la première; et celle-ci est mauvaise si elle
n’est pas graduée. L’une et l'autre peuventse trouver dans
l’Iz)’pott‘pose qui a pour objet de peindre avec les plus
, cours ne BELLES IETTRES. 359
grands détails et de saisir toutes les circonstances propres
à faire image, et qui par là rentre dans l’accumulation
lorsqu’elle multiplie les détails descriptifs, comme dans
ces vers 01} l’on montre un furieux qui .
Prend d'une main , par la rage tremblante,
. Un pistolet, en presse la.détente. '
Le chien s’abat, le feu prend, le coup part;
Le plomb chassé siffle et vole au hasard ,
Suivant au loin la ligne mal mirée
Que lui traçoit une main égarée.

Il n’étoit sans doute pas à propos , et il émit peut-être


imprudent d’en faire une de la catachrèse qui est une mé
taphore exagérée. Son nom même en signifie l’abus que le
goût proscrit, et qui peut faciliter aux mauvais maîtres les _ .
moyens d’égarer celui de leurs élèves. J’ai entendu dans ’
ma jeunesse mon régent de rhétorique s’extasier sur celle—
ci de Benserade qui dit en parlant du déluge:
Die'u'lavà bien la tête à son image. ‘

Il se peut que Tertullien influàt sur l’enthousiasme du


régent. Ce célèbre apologiste des chrétiens, qui fut si
érudit, si éloquent, et qui ne le fut pas dans cette cir
constance, avoit dit avant Benserade que' le déluge fut
la lessive géñérale de la terre.
Quelquefois les grammairiens et les rhéteurs ne sont
pas d’accord : les uns trouvent des fautes où les autres/
trouvent des beautés. S’ils approuvent également l’ellipse ,
lorsqu’elle ne consiste que dans la supprpSsion de quelques
mots déjà employés et qui se suppléant si aisément,
comme dans ces vers de la Fontaine: ’
Ainsi dit, ainsi fait , les mains cessent de’prendre, '. .y
Les bras d’agir, les jambes‘ de marcher.

" , .
-' - ‘
, -\_._g.. _... .. ‘__.-
.,
__.s--.kÀ/‘-flbæ''W
...;
"“" “:_-‘cj{ÿî“wflasî“._î‘î .“--f". A L, , _
360 cocus un naines LETTRES.
ils condamnent celle où le retranchement tombe sur des
mots qui n’ont pas été énoncés auparavant, comme ;

Je t‘aimois inconstant, qu’aurois-je fait fidèle ?


I

Mais le sentiment, ce juge Souverain , a prononcé contre


eux; et ils n’ont enfin cédé de mauvaise grace , qu’en'di
sant que c’est une licence autorisée pard’usage, sans se
donner la peine de considérer que l’usage _n’en devient
réellement un que quand il est confirmé par la raisôn.
La syllcpse est encore une de ces tournures qui excitent
leur humeur contre l’usage; et ici, ils n'ont peut-être pas
tout à fait tort. Cette figure s’accorde plus avec la pensée
qu’on a dans l’esprit qu’avec les mots qui l’expriment.
C’est en effet une irrégularité grammaticale; mais souvent
elle fait beauté. Joad , dans Athalie , dit au jeune Joas:
0

Entre le pauvre.et vous, vous prendrez Dieu pour juge,


Vous souvenant, mon fils , que caché sous ce lin ,
Commp eux vous fûtes pauvre , 'et comme eux orphelin.

L’exactitude grammaticale exigeroit connue lui, et non


comme eux,- mais Racine, disent les rhéteurs, embrasse
tous-les pauvres dans sa pensée, et rapporte le pronom à '
tous en général , et non à aucun en particulié'r. Cependant ,
comme il est très aisé d’abuser de cette tqurnure, je ne
conseillerois pas à' tout le monde de l’employer, elle de
mande beaucoup de circonspection;,et l‘esprit ici cède
peut—être moins à la raison qu’au grand nom de Racine.
Sans m’arrêter’à toutes les figures, j’en indiqueraiseu
lcment quelques unes qui rentrent les unes dansles autres,
et qui prouvent ce que j’ai déjà dit , qu‘elles ne sont qùe

‘—r—:‘Jv— \.‘
COURS DE BELLES LETTRES. 361
des tournures de phrases. Tels sont le pléonasm_e qui,
en opposition à l’ellr’pse dont l’objet est de supprimer
quelques mots, en ajoute de surabondants qui, sans être
précisémenf les mêmes, expriment la même chose, et la
répétition qui en répète un qu’on a déjà dit.

Les éclairs sont moins prompts : je l'ai vu de mes yeux,


Je l’ai vu qui frappoit ce monstre audacieux.

Ces deux figures prennent le nom de condersion quand


elles\offrent le retour des mêmes mots à la fin de chaque _. —a

phrase. « Vous avez perdu trois grandes armées, dit Ci


i( céron : c’est Antoine qui les a fait périr. Vous regrettez
« les plus grands hommes de la république :c’est Antoine
« qui vous les a ravis. L’autorité du sénat est anéàntie:
« c’est Antoine qui l’a détruite. »
On ne voit pas trop pour quoi la conversion change
de nom pour prendre ce ui de complexion dans ce pas
sage de Bourdaloue : « ut l’univers est rempli de l’es
« prit du monde; on agit et l’on segouverne selon l’esprit
« du monde: le dirai-je? on voudmit mêmeservir Dieu
« selon l’esprit du monde. » ' ,
Ce n’est encore qu’une nuance ou une variété des con
structions précédentes que ce qu’on appelle en rhétorique
reversion, parcequ’on y fait revenir les mots sur eux
mêmes avec un sens différent. « Il ne faut pas, dit. Bour
« daloue, juger des règles et dés devoirs par les‘ moeurs
« et-'par les usages, mais juger des usages et des mœurs
« par les devoirs et les règles. Donc c’est la loi de Dieu
« qui doit être la règle constanæ du temps, et non pas
« la variation du temps qui doit«devenir la règle de la loi
« de Dieu. » o . l
36'). COURS DE BELLES LETTRES.

L’ironie, l’indignation , le mépris, sont quelquefois des


formes oratoires; mais il faut beaucoup d’art et de déli
_catesse pour les e'mployer convenablement. Vous trou
verez un exemple et un modèle de la manière d’en faire
usage, dans la scène d’Andromaqué où Pyrrhuse vint dé
clarer à Hermione qu’elle méritait un amant plus n
stant, et qu’il n’est plus digne d’elle. Mais il faut observer
en la lisant, que dans la réponse de celle-ci Ilacine fait
parler une femme offensée, une amante trahie, et que sa
situation, son sexe même , justifient en quelque sorte sa
longue et amère ironie. Mais, je le répète, l’usage de ces
moyens est très délicat; il demande beaucoup d’adresse
pour ne pas les faire dégénérer en invectives, ainsi que
les orateurs l’ont fait trop souvent, surtout au barreau
où quelquefois on pouvait se croire dans une faire, dans
un marché, et où les injurés, lorsqu’elles ne tenaient pas
lieu de raisons, accompagnoienä et étouffoient fréquem
ment œlles-ci. .
On pouvait pardonner au viewË général 'l‘himothée at
taqué, poursuivi, calbmnié,accusé par Charès, d’exhaler
son ressentiment par une épigramme contre son délateur ,
quand les Athéniens le mirent en concurrence avec lui \
pour‘le choix qu’ils avaient à faire d’un général. On van
tait la jeunesse de Charès, sa force qui le mettait _en état
de supporter les fatigues. les plus rudes. On faisait l’étau
mépation de sesqualités; et elles se réduisaiènt toutes à
celles qui sont nécessaires à un athlète;on concluait enfin
que c’était l’homme qui convenait le mieux à l’armée:
Pour en porter le bagage s’écria sur-le-champ Thimo
thés. . . -
L’injustice et la malignité seules pouvaient applaudir
à Linguet dont l’esprit bouillant ne lui permettait pas
COURS DE BELLES LETTRES. 363 ‘
toujoursde rester dans les bornes de la modération,
lorsque dans un accès d’humeur contre le comte de Vér—
gennes , jouant sur le mot de ministre des affaires étran
gères, il l’appeloit ministre étrangewaut affaires.
L’emploi que firent les anciens de ces moyens pré
tendus oratoires leur a‘ fait donner une place dans toutes
les rhétoriques où l’invective et l’injure ont été mises
au nombre des figures, et soumises à des règles que je
me garderai bien de copier. Je ne m’occupe point de
ces figures, puisqu’on leur a donné ce nom. Les con
> venances et le goût les interdisent également aujourd'hui; _._ —

et ce n’est guère. que la médiocrité qui enconserva long—


temps l’usage au barreau où,le vrai talent les dédaigna
toujours..
Je ne m’arrêterai pas non plus davantage aux autres.
Vouloir les indiquer toutes, ce seroit vouloir faire un
catalogue d’autant plus long et d’autant plus faspidieux ,
qu’à force de diviser et de subdiviser, on les a multipliées
presque à. l’infini. Le détail de leur mécanisme et de leurs
règles semit de peu d'utilité pour l’instruction. On les l

retrouve dans toutes les langues, et partout, principale—


ment dans le langage du peuple. Dumarsais a eu raison
de dire qu’il s’en fait plus dans un jour de marché à la
114116 qu’en‘plusieurs mais d’asiemble’eracudémiques.
_Les querelles qui s’élèvent entpe les harengères offrent
toutes celles dont les rhéteurs onb tracé les règles qu’elles
n’qnt pas sans doute étudiées.
Vous n’avez pas besoin de les étudier davantage; vous
les employez, vous les entendez employer tous les jours:
elles se présentent naturellement à l‘homme qui parle ou
qui écrit; elles se placent d'elles-mêmes : si on les cher
che, il est certain que l’on n’en_ trouvera que de ridi
364 comas DE nr.r.tns LETTRES.
cules et de mauvaises. Les exercices qu’on faisoit faire
sur chacune dans toutes les écoles de rhétorique, fati
guant et refroidissant les élèves au lieu de les animer
et de les échauffer, étoient toujours inutiles. t
Je renverrai ceux qui desireroient d’autres détails à
Marmontel qui, dans ses Eléments de littérature, les a
presque toutes rassemblées dans un morceau où il fait
parler un homme du peuple encore échauffé d‘une que
relle qu’il vient d’avoir avec sa femme; ils verront, en le
lisant, l’importance qu’il faut attacher à ces règles , à ces
exercices qui ont pour objet de se familiariser pénible
ment avec des tournures que la nature enseigne à tout le
monde, qui,je le répète,-sé présentent sans qu’on les
cherche, selon l’occasion , le moment et la manière dont
on est affecté. . ’
Voilà, en.dernière analyse, à quoi se réduit toute la
théorie des rhéteurs sur les figures; voilà les. textes de
toutes léurs règles dont on n'a pas fatigué et tourmenté
votre enfance, comme la mienne qui n'en a pas tiré
plus de profit. La méditation des exemples que je viens
d’en donner, et de ceux que j’ai répandus dans les dif
féren tesjparties de ce Cours , doit vous en apprendre plus
que je n’en savois quand j’ai cessé de les étudier;car j’i
gnorois où il falloit les 'chercher. Je m’adressois à mon
imagination , qui ne me disoit rien; et il falloit consulter
la nature , à laquelle on rie me renvoyoit pas.
Ne perdez jamais de vue que toutes les figures spnt
nées de quelquepassion vive ,'de quelque sentiment pro
fond. Ces causes agissent également sur tous les hommes:
ils emploient des _tropes sans s'en apercevoir. C’est l’édu
ca_tion, l’habitude de la politesse, qui les ennoblissent;
c’est le goût.qui les choisit et qui en dirige l’usage , mais
.

couus ne BELLES LETTRES. 365


- ce sont les mêmes pour le fond. Dans l’homme du peuple
et dans l’homme éclairé, c’est toujours une imagination
ardente, une passion forte , un desir violent, qui rendent
le style figuré. -
Quand l’amour nous anime dans l’âge heureux des
illusions, il répand le charme de celles-ci sur tout ce qui
nous environne. Quand c’estla haine, le spectacle change,
la scène se rembrunit; une teinte‘sombre et funeste en
veloppe toute la nature, et ternit l'éclat-des plus belles
couleurs. Un plaideur, un fanatique, veulent intéresser ,
l’un à sa cause , l’autre à son opinion , tous les êtres prén —__—

seuls , absents, sensibles , inanimés ; rapprocher d’eux,


pour s’en faire écouter { ceux qui sont éloignés; donner
des oreilles au sourd, des yeux à l’aveugle; et.se faire
suivre de ceux que la goutte empêche de marcher. « Du
«choc de tant de passions diverses , (lit Rousseau qui
« nous offre ici|un exemple de style figuré dans le genre
« noble , je vois l’opinion s’élever un trône inébranlable ,
«- et les stu‘pides mortels asservis à son empire , ne
«fonder leur propre existence que sur les jugements
a d’autrui. »
C’est là que se trouvent réunies avec autantde goût que
d‘éloquence les figures,de mms et celles de pensées. Otez
son trône et son‘empire à l’opinion , et à notre.existence
sonfondement sur"les jugements des hommes, la figure
disparoîtra , et la pensée nue sera que nous nous occu
pons trop de ce que l’on peut penser de nous.
|
I
.\\\M\\æ\\\ kan mm U\\ M \M wMMMWW\W

ÉLOCUTION.
IV. .

DE QUELQUES NUANCES DIFFEREN'I‘ES DU STYLE.

Les exemples que nous. avons cités , et ceux que


nous avons multipliés dans le cours des leçons précé
dentes,’ont fait voir de quelle variété sont susceptibles
les formes générales que l’orateur peut donner à ses ini—
sonnen1ents. S’il emploie les enthymêmes, les dilemmes,
les inductions, les comparaisons, il doit adoucir la cm
dité de toutes ces formes de l’école, ën dérober la nudité
sous les'parures de l’éloquence , et les revêtir de figures
qui, les polissant sans les. énerver, les laissent toujours
sentir. . ' '
C'est cet art qui a fait distinguer le syllogisme oratoire
du syllogismé philosophique : le fond en est le même; la
forme seule en est différente. Celle du dernier, resserrée
en peu de Propositions , a quelque chose de roide et de
compassé. Celle du premier a plus d’étendue; elle admet
toutes les expressions nécessaires pour donner au déve—
loppement du raisonnement, la douceur, l’élégance et la
grace qu’exclut la forme logique. ' ’
On dira dans l’écolezL’homme doit aimer tout‘ce qui
rend à le perfectionner; or, rien ne conéourt davan
tage à ce but que l’étude‘et les lettres ,- il doit donchs
chérir et les culliuer‘. Voilà trois Propositions ; la ma
jeure , la mineure , et la conséquencezun syllogisme en
règle. L’orateur l’exprimera en renversant cet_arrang‘c
\ I
_ conns un annuas iarrans.. 367
ment et en- le déguisant ainsi : « Qui peut ne pas aimer
« les lettres, dit Gicéron? elles ornent l’esprit; elles adou
« cîssent les mœurs; la société leur doit sa politesse, l‘hu
« manité sa perfection. Le bon sens suffit pour nous en
« faire sentir le prix , et l’amour propre seul peut nous
« porter à les cultiver. » Il a dit ici la même chose d’une
manière moins précise, mais plus agréable parcequ’elle
est plus développée.
.'A cet' exemple. d’un auteur ancien dont la traduction
n’offre que l’idée, comme la gravure d’un tableau n’en
offre que le dessin qu’elle gâte quelquefois sans en ren
dre le coloris , joignons-en un d’un écrivain moderne; ce
sera un tableau original , et ‘ nous ne lui ferons rien
perdre; »
’Rousseau veut dire que la vertu est préférable au vice;
que l’une ne laisse 'que des, souvenirs agréables, l’autre a

des souvenirs thul0ureux et pénibles, et en conclure que


nous devons nous attacher à.celle—là et éviter celui-ci.
_ Il n’est point sur les bancs ,,il est à la tribune, et c’est
ainsi qu’il exprime et relève une vérité triviale et com
mune: ‘ '
« On parle du cri des remOrds qui punit en secret les
« crimes cachés et. les met si souvent en évidence. Hélas!
J<‘qui de nous n’entendit jamais cette importune voix?
« On parle par expérience, .et l’on voudroit étouffer ce
«sentiment tyrannique qui nous donne; tant de tour
« ments. Obéissons à la nature; nous verrons avec quelle
« douceur elle règne , et quel charme on trouve après
« l’avoir écoutée , à se rendre un bon témoignage de soi._
2( Le méchant se craint et se fuit; il s’égaie en se jetant
«hors de lui-même; il tourne autour de lui des ÿeux
« inquiets, et cherche un objet qui l’amuse. Sans la sa
»

368’ cocus un saunas nerrnàs.


« tÎt‘e amère , sans la raillerie insultante, il serait toùj ours
« triste: le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire,
« la sérénité du juste est intérieure; son ris n’est point
« de malignité, mais de joie: il en porte la source en lui
« même; il est aussi gai seul qu’au milieu d’un cercle. Il
« ne tire pas son contentement de ceux qui l’approchent:
« il le leur communique. » _
La dialectique de Rousseau, en se revêtant ici des
charmes de l’Elocution , ne perd que la sécheresse des
formes de l’école; mais elle acquiert cette énergie qui
fixe le jugement, pénètre le cœur, entraîne la convic
tion , etforce au silence quiconque voudrait lui répondre.
C’est après avoir examiné la nature et l’effet des deux
sortes d’arguments, que Zenon a comparé le philoqo
phique à un poing fermé, et l’oratoire à une main ou
verte. L’un ne s’attache qu’au fruit; l’autre , en le cueil
lant, ne dédaigne pas les fleurs; et ellesle lui font rien
perdre , lorsqu’elles l’accompagnent et qu’elles le parent.
Le parfum de celles-ci et la saveur de. celui4à satisfont
deux sens à la fois.’ .
L’Eloquence qui emprunte de la poésie ses moyens de
plaire doit chercher à les multiplier. Elle tient d’elle le
fréquent usage qu’elle fait des tropes que le goût choisit
et dispose , et dont l’effet est d’animer tous les styles, qui
sont froids et sans vie lorsqu’ils ne peignent pas. Les
expressions simples et les expressions ornées , employées.
tantôt alternativement, tantôt ensemble , en varient le ton
. et leur prêtent un nouveau charme. La réflexion du con
fident et de l’ami du fils de Brutusà l’ambassadeur de Par
senna qui , pour le porter à seconder son projet d’opérer
à Raine une révolution en faveur de Tarqnin, lui agxa«
couns DE BELLES LETTRES. 369
géré ce qu’il doit attendre de la reconnoissance de celui
ci , nous fournit un exemple de leur réuniôn.’
Tarquin promet beaucoup, mais devenu leur maître,
Il les oublîra tous, ou les craindra peut-être.
Je commis trop les grands: dans le malheur amis,
Ingrats dans la fortune, et bientôt ennemis. _
Nous so_mmes de leur gloire un instrument servile,
Rejeté par dédain lorsqu’il est inutile,
Et brisé sans pitié s’il devient dangereux.
Il y a beaucoup d’art dans ces vers; l’idée qu’ils ex
priment est d’abord rendue simplement. Elle l’est en-‘
suite par une figure qui la développe et lui prête une
foice qui non seulement fait oublier que la pensée est ré
pétée , mais feroit regretter qu’elle ne le fût pas.
On peut considérer les tropes Comme les premiers
traits qui servent à dessiner un tableau; et il est naturel
que des simples figures on ait passé aux images.
Selon la définition de Longin, ces dernières sont des
pensées propres à fournir des expressions’qui présentent
un tableau à l’esprit. Celui par lequel Bossuet termine
l’0raison funèbre du prince de Condé vous en donnera
en même temps un exemple et un modèle: il,réunit les
figures les plus brillantes de l’éloquence et de la poésie.
’ On apprendra mieux à les connoître en le lisant qu’en
étudiant toutes les définitions et toutes les règles de la
rhétorique: Vous y trouvez _à la fois l’apostmphe qui
appelle Dieu, la nature entière, les êtres animés et les
êtres inanimés auxquels elle prête des sentiments, des
passions ; l‘eæclamafion dont il suffit de dire qu’elle éclate
par des interjcctions ; l’épiphonème qui offre une exclæ
mation en interjecti0n ; la suspension qui avec l’air de
"t. -' ' '24 .

_ ..m,,‘...i . _.
370' COURS DE BELLES LETTRES.

supprimer ce qu'elle ne veut ou n'as. dire ,' l’exprime


avec plus d’énergie; la réticence qu’on peut définir de
même; l’Iz_ypotzjwse qui , soit qu’elle raconte, soit qu’elle
décrive, soit même qu’elle raisonne, peint tout, jusqu’à
la pensée, qdelles que soient ses abstractions ; l’zjntcrro
gation qui donne tant de vivacité au discours, et qui
semble établir.une sorte de communication entre l’ora
teur et l’auditeur; la dtÿ1récation qui est d’une si grande
ressource dans les mouvements pathétiques, et qui en
' employant la prière, interdit presque le refus, etc. : c’est
enfin une superbeprosopope’e qu’il ne faut pas considérer
connue une figure particulière, mais comme un com
posé de tout ce qui peint, élève, transporte ,vséduit et
entraîne; '
‘ Pour bien saisir celle-ci et la mieux goûter, transpor—
tez—vous au temps et à la circonstance où le discours fut
prononcé. Elancez-vous par la pensée dans un temple
tendu de deuil,.où l’on avoit élevé un catafalque d’une
magnificence imposante et lugubre , autour duquel étoit
rassemblée -la cour de Louis xrv, assistant aux derniers
devoirs qu’on alloit rendre au héros par qui la France
avait été si_long-temps.et si souvent triomphante. N’ou
bliez pas que ce discours prononcé par un prélat élo
quent , émit écouté par un auditoire accoutumé pendant
près de quatorze cents ans à ne voir de grandeur que sur le
trône, auprès duquel se pressoiept l’ambition 'etla.vanité,
fières même de leurs fers. Songez surtout à, ce qu’étoit,
à ce que devoit être alors l’esprit général. .
'« Que deviennent, dit l’orateur après avoir peint les
« derniers moments de la vie du grand Condé, que de
« viennent sa fermeté, sa piété, sa confiance aux pro
« messes de la religion ? Que deviemucnt alors ces beaux
comas na BELLES LETTRES. 3;r
. D

« titres dont l’orgueil est flatté? Que l’éclat de la plus


« belle victoire paroît sombre! qu’on en méprise la gloire,
« et qu’on veut de mal à ces foibles yeux qui s’en sont
« laissé éblouir! Venez,peuples,venez maintenant! mais
« plutôt, venez, princes et seigneurs: et vous plus que
« tous les autres , princes et princesses! nObles rejetons
« de tant de rois! lumières de la France, mais aujour
« d’hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme
« d’un nuage : venez voir le peu qui vous reste d’une si
a auguste naissance , de tant de grandeur, de tant de
« gloire! jetez les yeux de toutes parts: voilà’ tout ce
« qu’ont pu faire la magnificence et la piété pour honorer
« un héros! Des titres, des inscriptions, vains simulacres
(( de ce qui n’est plus! Des figures qui semblent pleurer
(( autour d’un tombeau , et de fragiles images d’une dou
« leur que le temps emporte avec tout le reste! des co
« lonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le té
« moignage de votre néant! et rien ne manque enfin dans
« tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez
« donc sur ces foibles restes'de la vie humaine ; pleurez
« sur cette triste immortalité que nous donnons aux
« héros. » _
Ces superbes images donnent de la force au discours ;
elles l’échauifent , elles l’animent. La richesse de l’expres
sion en fait des tableaux qui , en éloquence et en poésie,
s’appellent aussi Descriptions ,- et sous l’une et_l’autre dé
nomination , ce sont les plus brillants ornements de
toutes deux. Leur objet est de peindre également aux
. yeux et à l’esprit ; et souvent ils peignent 'au cœur.

Un prêtre environné d’une foule cruelle


Portera sur ma fille une main criminelle,

_d__s_1ç .w-s
372 comas ne BELLES LETTRES.
I

Déchirera son flanc, et d’un œil curieux,


Dans son sein palpitant consultera les dieux!
Et mbi , qui l’amenai triomphante, adorée ,
Je m’en retournerai seule et désespérée.

On voit l’autel, lavictime ,.le prêtre insensible rem-—


plissangses fonctions inhumaines. L’imagination présente
au sacrifice porte au fond de nos cœurs le sentiment dé
. chirant d‘une mère exprimé par ce cri du désespoir : Je
m’en retournerai seule, qui termine si pathétiquement
le tableau qui nous a d’abord remplis de terreur.
La magie des vers ne fait pas seule le mérite de ce
morceau. Dans une prose animée par l’éloquence , il'ne
feroit pas une impression moins profonde; mais pour la
produir‘e il faut que l'image soit exacte et revêtue du plus
beau coloris.
Entre des mains habiles, la prose n’exclut pas les ri
chesses mêmes de la poésie; et dans la multitude des des
criptions que nous avons du lever du soleil , je n’en con
nois point de plus magnifique et de 'plus poétique que
celle que Rousseau nous a donnée.
« On le voit, dit—il, s’annoncer au loin par des traits
«de feu qu’il lance au devant de lui. L'incendie aug—
« mente, l’orient paroît tout en flammes : à leur éclat,
« on attend l’astre long-temps avant qu’il se montre. A
« chaque instant on croit le voir paroitre: on le voit enfin.
« Un point’brillant part comme un éclair et remplit aus
«sitôt tout l’espace; le voile des ténèbres s’efface et
'« tombe; l’homme recounoît son séjour et le trouve em—
« belli. La verdure a. pris pendant la nuit une vigueur
« nouvelle; le jour naissant qui l’éclaire , les premiers
u rayons qui la dorent, la montrent couverte d’un bril
0

_ comas m: nnnnns LETTRES. 373


« lant rézeau de rosée qui réfléchit à l’œil la lumière et _’
« les couleurs. Lesoisea_ux en chœur se réunissent, et sa
« luent de concert le Père de la vie. En ce moment, pas
« un seul 'ne se tait. Leur gazouillement, foible encore ,
« est plus touchant et plus doux que dans le reste de la
« journée; il se sent de la langueur d’un paisible réveil.
« Le concours de tous ces objets porte aux sens i_me im
« pression de fraîcheur qui semble pénétrer jusqu’à l’amo.
« Il y a. là un quart d’heure d’enchantement auquel nul‘
« homme ne résiste. Un spectacle si grand, si beau , si
« délicieux n’en_ laisse aucun de sang froitl‘». v o '
On peut défier la plus belle poésie de présenter un ta
bleau plus grand, plus animé , plus varié dans tous ses
détails. Après ces images imposantes qui semblent réunir
lefeu, l’éclat des premiers rayons du soleil et des cou
leurs dont l’horizon se pare à la présence de cet astre ,
qqelle impression ne font pas le réveil de la nature, le
chant des oiseaux que leur reconnoissance rend si doux
et si touchants? le charme qui en résulte est si inté
ressant et si pur! il est celui de l’innocence. Souvent,
après avoir relu ce morceau en me couchant, mon ima
gination vivement émue m’a réveillé le lendemain; et
triomphant de l’attrait et quelquefoiqfidu besoin même
qui m’enehainoit à mqn oreiller, jè_me suis levé “avant
l’aurore pour aller attendfeàéä apparition êans;la_"çatxj—
pagne , et ouir du spectacle le plus ravissant pour l’homme
sensible. ’39 - «a:
Il vaut mieux sans doute lire un modèle comme celui
ci que s’exercer à cent chriesmu amplifications de col
' lége. Leur effet sur des imaginations neuves que les con
noissances et le temps n’ont pu nourrir ençore, ni mûrir,
est de les jeter dans de fausses routes ou elles s’égarent ,

._.»—«-fi\W .
. « » . = l;Ï“ÊÏ"‘%VW
5

374 couns on BELLES LETTRES.


de les accoutumer à parler de choses qu’elles ne savent
point, et que peut-être elles ignoréront toujours; à dire
.des mots dont souvent les diverses acceptions et les
nuances de celles-ci leur sont étrangères , ou avec les
quelles elles ne sont du moins pas encore‘familiarisées;
à substituer enfin le galimatias au, jugement , et l’enflnre
au naturel. _
_ . Le ton ampoulé, qu’on croit de l’élévation , est quel
quefois pire qu’un ton rampant, et n’est jamais que ridi
cule. Rien l’est-il davantage , par exemple , que ce com
pliment de Balzac à Godeau. « L’Afrique-ne m’a rien fait
a voir de plus nouveau que vos ouvrages; et en les li
a saut à l’ombre de ces palmes, je vous les ai toute's
« souhaitées. » ‘
Cette enflure est une affectation puérile dont on ne
saurait apporter trop d’attention à se préserver. Elle res
semble à celle de cet orateur dont se moque Démétrins
de Phalère, et qui ayant à parler d’un centaure , au lieu de
le désigner simplement par son nom , préféra de l’appeler
un homme à cheval sur lui—même. On croit s’exprimer
d’une manière vigoureuse, et on ne le fait que d’lme ma—
nière forcée : on veut étonner, et l’on fait rire.
C’est l’effet que produit cet écrivain qui racontant l’é
vasion d’Ulysse de l’île des Cyclopes , après avoir décrit
le quartier énorme de rocher que Polyphême arrache et .
lance contre les vaisseaux fugitifs , ajoute qu’on voyoit les
chèvres paître tranquillement sur ce'rocher pendant
qu’ilfendoit les airs. ' ,
L’ITj’perbole doit sans doute exagérer, mais il faut
qu’elle ne dise ni trop , ni trop peu. Voltaire a pu dire ,
en parlant des _massacres de la saint Barthélemi :
’ b
couns na nm.r.gs LETTRES. 375

Etÿdes fleuves français les eaux ensanglantées .


Ne portoient que des morts aux mers épouvantées.
‘ o
C'est aller au delà de la vérité: l’I-Iyiæerbolc l'exige;
l'exagération 'fait son caractère; mais il est une mesure
qu’elle ne permet pas de passer. Corneille l’a franchie , en
faisant dire au père de Chimène :
Grenade et l’Arragon tremblent quand ce fer brille.
Mon nom sert de rempart à toute la Castille.

L’exagération ici est trop forte pour n’être pas étran


'ge, et elle devient ridicule dans‘la bouche du comte
de Gormas. ‘ . '
Mais sans remonter si loin que -les Grecs chez les an
ciens et que Balzac chez nous , on peut trouver des exem
ples de ce mauvais goût dans des époques bien plus rap
prochées de nos jours. C’est ainsi que Camus , un magis
trat , un premier président de la cour des Aides de Paris ,
chargé de haranguer Louis xv, après la campagne de
Flandre et la bataille de Fontçnoy, s’en acquitta au nom
de sa compagnie en 1745. .
(( Les conquêtes de votre Majesté sont si rapides , qu’il
« s’agit de ménager la croyance des descendants et d’a—
d doucir la surprise des miracles , de peur que les héros
« ne se dispensentde les suiyre elles peuples de les croire.
«‘Non, Sire, il n’est plus possible qu’ils en doutent ,
« lorsqu’ils liront dans l’histoire qu’on a‘Wu votre Ma
« jesté à la tête de ses troupes , les écrire elle-même au
« champ de Mars sur un tambour. C’est les avoir gravées
« à toujours au temple de mémoire. Les siècles les plus
« reculés sauront que l’Anglais , cet ennemi fier et au
376 courts DE BELLES LETTRES.
«. dacieux, cet ennemi jaloux de votre gloire, a été forcé
« de tourner autour de votre victoire; que leurs alliés
« 'ont été témoiiwde leur honte, et qu’ils n’ont tous ac
«'couru au combat que pour immortaliser le triomphe
« du vainqueur. Nous n’osonsdire à votre Majesté, quel- A
« que amour qu’elle ait pour son peuple, qu’il n’y a plus
u qu’un secret d’augmenter notre bonheur; c’est de di
« minuer son courage ; et que le ciel nous vendroit trop
a cher les prodiges , s’il nous en coûto_it vos dangers
u et ceux du jeune .liéros qui forme nos plus chères
« esperances. » .
0 On a de la peine à‘ concevoir qu’on pût écrire de ce
style, et se permettre un si éïiouvantable galimatias après
les écrit:du siècle de Louis xrv , et dans un temps où les
Lettres persanes, la Henriade, tant d’autres ouvrages re
marquables par l’élégance, la netteté et la pureté du
langage, étoient entre les nains de tout le monde.
Il ne faut pas moins éviter l’exagération des figures que
leur mauvais emploi.Voltaire, en plaisantant, donne sur '
ce sujet une excellente leçon. « Une pauvre bourgeoise
«ivrogne , ou ivrognesse , meurt d’ap‘oplexie : vous
« dites qu‘elle est dans la région des morts ; on l’enseve
« lit: vous assurez que sa dépouille mortelle est confiée
« à la terre. Si l’on sonne pour son enterrement, c'est
« un son funèbre qui se fait entendre dans les nues. Vous
« croyez imiter Cicéron , et vous n’imitez que maître
« Petit-Jean. .
La gaieté avec laquelle est faite cette observation n'ôte
rien à sa solidité, et on ne sauroit trop la méditer pour
en faire l’application en écrivant. « Rien n’est plus‘
« opposé au beau naturel, dit plus gravement Buffon ,
« que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses
COU%S DE BELLES LETTRES. ’ 377
« ordinaires ou communes, d’une manière singulière ou
« pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de
« l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à
_ a faire tant de nouvelles combinaisons de syllabes,pour ne
« dire que ce que tout le monde dit. Ce défaut est celui
« des esprits cultivés , mais stériles : ils ont des mots en
« abondance, point d’idées; ils travaillent donc sur les
« mots ,. et s’imaginent avoir combiné des idées parce
« qu’ils ont arrangé des phrases , et avoir épuré le lan
« gage quand ils l’ont corrompu, en détournant les ac- '
« ceptions. Ces égrivains n’ont point de style, ou, si l’on
«veut, ils n’en ont que l’ombre. Le style doit graver
« des pensées , et ils ne savent que tracer des paroles. »
C’est ce qu’ont fait bien des écrivains qui ont voulu
peindre des personnages réels ou imaginaires, présenter
des caractères et des portraits. Ces morceaux qu’on re—
cherche dans plusieurs ouvrages d’imagination et de goût,
ne sont point étrangers à l’éloquence, mais ils appartien
nent principalementà l’histoire, “dont ils forment un des
ornements les plus brillants, et où ils sont toujours né
cessaires. Elle ne se borne pas à faire connoitre les actions
des hommes, à en développer les motifs ouverts ou ca
chés, elle doit chercher à fiénétrer dans le secret desv
ames des personnages qui ont_influë sur,les grands évé—
nements , sur les‘ révolutions des Empires , sur IE -bon—
heur'bu le malheur des peuples, et le dévoile’r. La vérité,
la justesse, l’exactitude historique, la précision, sont les
mérites essentiels de ces morceaux où les traits principaux
et marquants de celui qu’on entreprend de peindre doi
vent être saisis et dessinés de manière qu’on reconnoisse
l’idée que l’histoire en a déjà donnée par le récit qu’elle
a fait de sa conduite. - .
378 comas on BELLES LETTRES.
L’effet des portraits est toujours sûr quand ils sont
ressemblants. C’est ainsi que Bossuet fit celui de erm
well dans l’0raison funèbre de la reine d’Angleterre
Henriette-Marie de France, épouse de l’imprudent et
malheureux Charles 1°”. Son objet étoit de montrer
comment les factions politiques et religieuses qui divi
soient la Grande—Bretagne , acharnées les unes contre les
autres etserqblant ini‘ailliblement devoir réciproquement
se détruire, entraînées par l’ascendant de Cromwell, fi
nirent par se réunir contre le trône qu’elles crurent ané—
antir, et dont elles ne firent que renverser et égorger
celui qui l’occupoit.
a Un homme s’est rencontré d'un profondeur d’esprit
« impénétrable , hypocrite raffiné autant qu’babile poli
« tique , capable de .tout entreprendre et de tout cacher,
« également actif et infatigable dans- la paix et dans la
« guerre, qui ne laissoit rien à la fortune de ce qu’il pou
« voit lui ôter par conseil et par prévoyance, mais au reste
a si vigilant et si prêt à‘tout; qu’il n’a jamais manqué les
« occasions qu’elle lui a présentées ;-enfin de ces esprits
« remuants et audacieux , qui semblent être nés pour
« changer le monde. »' " '
Nous venons‘dê voir comment l’orateur trace un por
trait. Dans sa marche rapide il ne saisit que quelques
traits, mais tous sont saillants, caractéristiques et placés
où ils doivent être avec une précision qui ajoute ,5 leur
effet. L’étendue que l’historien a la faculté de donner aux
siens lui permet plus de détails; mais il faut que chacun
ajoute à la force de l’ensemble. Quand ils sont de cette
espèce, ce sont des tableaux; ils demandent de l’art, du
travail, une sorte d’apparat, et souvent on en met trop ;,
quelquefois ils n’ont que de la concision; ce_n’est , pour
“il?

cocus nr. BELLES nnrrnrs. 379


ainsi dire, qu’un trait général, mais il_ est de caractère.
La circonstance où il est placé semble l’avoir inspiré au
moment du besoin pour développer cette circonstance,
ajouter à son intérêt et faire réfléchir et penser lelecteur.
Le passage suivant nous montrera comment on peut les
dessiner rapidement, les enchâssçr dans le sujet, en réu
nir plusieurs dont le rapprochement rend le tableau
tantôt plus vigoureux, tantôt plus piquant, et fait cou
noître en même temps plusieûrs personnages.
Baynal, à l’occasion de la guerre d’Amérique, où la
France fut entraînée par de petitès intrigues de ministres,
et par les opérations sourdes et- obscures de quelques
agens subalternes qu’on a"utorisoit secrètement à fournir
des armes aux Américains, et qu’on désavouoit publique—
ment, oppose à la conduite d’un' gouvernement foible
qui ne savoit employer qu’une audace timide, ëelle qu’au
roit tenue un gouvernement fier et vigoureux. Celui-ci
atiroit dit au ministère britannique_avec la franchise de
la dignité:
« Anglais, vous avez abusé de la victoire. Voici le mo
((ment d’êt_re justes, ou ce sera celui de la vengeance. L’Eu—
« rope est lasse de souffrir des tyrans; elle rentre enfin dans
(( ses droits. Désormais ou l’égalité ou la guerre : choisis
(( sez. C’estainsi’quc leur eût parlé ce Richclbu que tous
(( les citoyens, il est vrai, doivent haïr parcequ’il fth un
« meurtrier sanguinaire, et que pour être despote il as
(( sassina tous ses ennemis avec la hache des bourreaux;
(( mais que la nation et l’état doivent honorer comme
(( ministre; parceque le premier il avertit la France.de sa
(( dignité et lui donna dans l’Europe le ton qui con—
((venoit à sa puissapce. C’est ainsi que leur eût parlé
« Louis xrv qui, pendant quarante ans, sut. être digne
\

380 COURS DE BELLES LETTRES.

« de'son siècle, qui mêla toujours de la grandeur à ses '


«( fautes mêmes, et jusque dans l‘abaissement et le mal
« heur ne dégrada jamais ni lui nison peuple. Ah!pour
« gouverner une grande nation, il faut un grand carac
« tère. Il ne faut point surtout de ces amesindifférentes et
« froides par légèreté, pour qui l'autorité absolue n’est
« qu’un dernier amusement, qui laissent flotterau hasard
« de grands intérêts, et sont plus occupées à conserver le
a pouvoir qu’à s’en servir.‘»
Vous voyez ici Richelieu , Lo‘uis XIV : et quant au der
nier, il n’étoit pas nécessaire d’y joindre son nom. Tous
les lecteurs ont mis au dessous celui de ce Maurepas qui
regardoit le pouvoir comme le hobhet de sa décrépitude :
vieil enfant qui‘ ayant conservé sur le bord de la tombe
l’insouciance et la frivolité du premier âge de la vie,
croyoit m’avoir aussi conservé la grace.
Un trait suffit donc quelquefois pour caractériser un
personnage; mais , le répète, il faut qu’il soit profond.
S’il n’est que léger et superficiel, il ne peindra rien. Des
couleurs prononcées ne le fortifieront point; elles le feront
au contraire di5paroître. Il lui faut celles qui lui con
viennent; et les plus naturelles le rendront plus frappant.
Un portrait ingénieux qu’on voit avec plaisir n’en est
pas toujoufs plus ressemblant; la délicatesse même de la
touche peut nuire ou servir à la durée de l’impression qui
en résulte. La finesse produit souvent le même effet sur
le style; et quand elle est recherchée, elle devient affec
tation. C’estle défaut de Mariyaux,'qui en a voulu mettre
partout, et qui, abusant des métaphores, personnifioit
tout, jusqu’à un oui auquel il. trouvoit quelquefois la
physionomie d’un non. Un homme de beaucoup d‘esprit
/l disoit de cet écrivain en empruntant sa manière,‘qu‘il
COURS DE BELLES LETTRES. 381
pesoit des riens dans une balance de toile d’araignée.
J’ai vu des orateurs sacrés , oubliant et la gravité de leur
ministère et le sentiment des convenances, porter har—
diment ce ton prétendu ingénieux et fin dans la chaire v
même, entourer leurs conseils aux dames de tableaux
qu’on peut se permettre quelquefois d’offrir aux yeuflans '
le secret de la confiance, mais que l’usage n’est pas d’ex- l
poser à ceux du public; et j’en ai entendu un leur dire
qu’une femme aimable selon le monde, n'est qu’une
femme spirituellement corrompue. Ils croyoient donner
à la morale la tournure de la grace et de l’esprit ,et ils ne
donnoient que celle de l’injure.
<_( Rien n’est plus opposé à la véritable éloquence, dit
« Buffon que e citerai encore , que l’emploi de ces pensées
u fines et la recherche de ces idées légères, déliées, sans
« consistance , et qui, comme la feuille du métal battu , ne
<g prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité. Aussi,
a plus on mettra de cet esprit mince et. brillant dans un
« écrit, moins il y aura de nerf, de lumière, de chaleur et
« de style, à moins que cet esprit ne soit lui-même le fond
a du sujet, et que'l’écrivain n’ait pas eu d’autre objet que
«la plaisanterie. Alors, l’art de dire.de‘ petites choses
« devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de
« grandes. » ' -
L’art qui l’est le plus encore, et dans lequel les succès
sont bien rares , c’est celui de renfermer un grand sens
dans une image ordinaire. C’est une espèce de finesse, et
celle‘ que Montesquieu a fréquemment employée dans
L’esprit des Lois. Elle se remarque surtout dans ce cha
pitre que je cite tout entier et qui ne contient 'que deux
ou trois lignes :. . '
« Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du
0
382 conns ne BELLES marnes.
« fruit, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit.
u Voilà le gouvernement despotique. »
En effet le despote ne songe qu’au présent, jamais à
l’avenir et pas davantage au passé; et voilà pourquoi il
est si souvent écrasé. L’expérience est perdue pour lui ;
elle D»sera également pour son successeur.
Montesquieu porte partout ce ton ingénieux et fin qui
caractérise particulièrement son style , sa manière de voir,
de sentir, de juger et de s’exprimer. Il Veut , par un exem
ple, nous faire connoître ce que c’est que le fameux tri
bunal du Saint-Office. Il en peint l'objet, la nature et le
but: la finesse n’ôte rien à la force du raisonnemer.
elle ne fait que l’embellir. ,
« Le tribunal de l‘Inquisition, formé par des moines
« chrétiens sur l’idée du tribunal de la Pénitence, est con
« traire à toute bonne police. Il a trouvé partout un sou—
« lèvement général; et il auroit cédé aux contradictions,
« si ceux qui voulaient l'établir n'avoient tiré avantage de
« ces contradictions mêmes. Ce tribunal est insupportable
a dans tous les gouvernements. Dans la monarchie, il ne
« peut faire que des délateurs et des traîtres. Dans les ré
« publiques, il rie peut former que des malhonnêtes gens.
a Dans l'état despotique, il est destructeur comme lui.
« C’est un des abus de ce tribunal que de deux personnes
« qui y sont accusées, celle qui nie est condamnée à la
mort, et celle qui avoue évite le supplice. Ceci esttiré
des ordresmonastiqnes où celui qui nie, paroît être
AaanA dans l’impénitence et damné; et celui qui avoue, semble
être dans le repentir et sauvé. Mais une pareille distinc
tion ne peut concerner les tribunaux humains. La jus
tice humaine qui ne voit que les actions n’a‘qu’un paple
« avec les hommes, qui est celui de l'innocence. La jus
a
COURS DE arm.ns LETTRES. 383
u tice divine qui yoit les pensées, en a deux, celui de
« l’innocence et du repentir. » '
La finesse suppose toujours de l’élégance et de la grave.
Toutes trois sont réunies dans ce tableau de la seconde
entrevue d'Emile et de Sophie qui s’étoient rencontrés
pour la première fois la veille.
« Il n’y a pas plus de douze heures que nos jeunes gens
« se sont vus : il ne se sont pas dit encore un seul mot;
« et déjà l’on voit qu’ils s’entendent. Leur abord n’est pas
‘« familier; il est embarrassé, timide; Ils ne se parlent
« point : leurs yeux baissés semblent s’éviter; et cela'même
« est un signe, d’intelligence. Ils s’évitent, mais de con
. « cert. lls sentent déjà le besoin du mystère avant de
« s’être rien dit. ». .
’Fontenelle n’a pas eu l’art de Rousseau d’être fin sans
être précieux. A force d’esprit, sa finesse dégénère en
affectation; et ce défaut pardonnable peut-être dans
des ouvrages légers ou l’on badine, se retrouve aussi
quelquefois dans ses ouvrages philosophiques. On peut
demander en effet avec Voltaire dont le goût est souvent
trop sé’ère quand il’ relève des fautes échappées à celui
de Fontenelle, mais n’est que juste ici : Qu’est-ce qu’une
semence qu’on a mise en terre le germe en ba‘s, qui s’a.
perçoit du leur qu’on luijoue ,.et qui se retourne? Qu’est
ce que le conseil de ne chercher le vide que dans la
bourse d’un joueur qui vient de perdre son argent?
Comment a-t-il pu dire qu’il n’y a pas de plus ’g"and
physicien qu'Her‘cùle, et qu’on n‘a rien. à répliquer auæ
arguments d’un philosophe de cette force. .
J’aime mieux le mot qu’il dit en voyant une vieille
femme qui avoit encore de l’agrément et de la sensibilité:
On s’aperçoit que l’Amour a passé par là. Cela est in
.
, !
383 conns' ne BELLES nanars.
génieux et fin ; mais ce n’est point de la grace. Cette der—
nière, dit Voltaire,'n'est pas seulenient ce qui plaît, '
mais ce qui attire. En effet la beauté ne peut se pas
ser de ce charme qui l’anime. Il ne s’use pas comme
elle; il se renouvelle, se conserve, et la remplace quel—
quefois après qu’elle n’est plus. Vénus n'est la déesse
de la beauté que parcequ’elle a toujours les Graces à sa
suite.
Il semble que pour plaire, instruit par la nature , .
quère ait à Vénus dérobé sa ceinture.

Ces vers ont de la grace et expriment ce qu’elle est. Celle


de la diction dans l’éloquence et dans la poésie dépend ,
'comme tous les genres de ‘style, du choix et de l’arrange
ment des mots, de l’harinûxie des phrases, tle la délica
tesse des idées, de la fraîcheur, en un mot, du coloris
desdescriptions. On trouve toutes ces qualités réunies
dans celle du lieu d’où Mornay vient arracher Henri
oubliant sa gloire, ses hautes destinées et ses devoirs au
près de la belle Gabrielle d’Estrées.
v
Les folâtres Plaisirs, dans le sein du repos,
Les Amours enfantins désarmoient ce héros.
L'un tenoit sa cuirasse, encor de sang trempée;
. L'autre avoit détaché sa redoutable épée ,
Et rioit, en tenant dans ses débiles mains
Ce fer l’appui du trône et l’effroi des humains.
' o
C’est im tableau de l’Aibane, à la fraîcheur duquel on a
joint la majesté, sans lui rien faire-perdre de sa grace.
Vous en trouverezun charmant dans la scène de l’Abeille
de l’Aminte du Tasse. Cet insecte a piqué un berger à la
lèvre pendant qu’il cueilloit des fleurs pour son amante.
. I
cocus on nnr.nns r.nrrnrs. 385
La bouche de la bergère en suçant la plaie y applique
le remède dont on sent bien que le berger ne se lasse
pas.
Cette scène ingénieuse ne demandoit 'que de la grace
et ce naturel que la grande éloquénœ et la grande poésie
réclament également. Hector, couvert de ses armes, prêt
à marcher au combat , après avoir fait ses adieux,à Andro—
maque, s’approche de son fils qui se détourne à l‘aspect
du panaphe qui flotte sur son casque, et se cache effrayé
dans le sein de sa nourrice. Rien de plus touchant, de
plus gracieux, de plus naïf même que le tableau fait par
Homère de la ter‘reur d’Astianax, du sonrfl‘e qu’elle fait
naître sur les lèvres d’un père et d’une mère, de l’emprés
sement tendre et complaisant du guerrier à quitter son
casque pour le rassurer, à prendre l’enfant dans ses b1;as,
à le bercer sur son sein. Ici la grace s’allie avec la naïveté
qui, lgrs,qu’elle est un sentiment, est courte, énergique
et souvent touchante et sublime. . . -
Elle.est tout cela dans'Zamore, quand délivré par un
Espagnol des fers dont l’avaient chargé des Espagnols,
étonné d’entendre son libérateur dire qu’il n’a fait que
suivre les inspirations de sa religion et de son Dieu, il
s’écrie avec un attendrissement mêlé de fureur que modère
cependant le premier sentiment: ’
.
Dieu! la religion! Quoi! ces tyrans cruels, ’
Monstres désaltérés dans le sang des mortels,
Qui dépeuplent la terre, et dont la barbarie .
En vaste solitude a changé ma patrie ,
Dont l’infame avariœ est la suprême _loi : 1
Mon père, ils n’ont donc pas le même Dieu que toi?
1
Ces deux caractères que peut avoir quelquefois . la nai b.

i. _ , 25
_‘ü_.‘i

386 cocus ne BELLES narrnn_s.


veté, le sentiment et le sublime, se trouvent réunis dans
cette réponse de la Fontaine. Sorti de la maison de ma
dame de la Sablière au moment où elle venoit d’expirer,
il rencontre un'de ses amis qui, instruit de cet événement,
et le sachant sans asile, accouroit pour l’engager à venir
en prendre un chez lui; et il répond à cette proposition :
ny allais. Ce mot naïf fait à la fois l’éloge le plus touchant
de la confiance de la Fontaine, et de l’ami qui n’avoit pu
l’inspirer sans la mériter. ’
Quelquefois la naïveté est maligne; mais alors elle tient
plus de la finesse. Elle émit souvent l'une et l'autre dans le
caractère de Piron qui, dans la conversation , joignoit des
épigrammes presque à chaque mot; dont la vivacité les
hissoit échapper souvent sans intention , et qui n‘en aper
ceyoit la malice que lorsqu’il n’étoit plus temps de les
retenir. C’est dans ce genre composé que je n’hésite point
de placer sa réponse au prélat qui lui demandoit s’il avoit
lu son Mandement : Et vous dlonseigneur? (1) Ceux qui
n’ont pas connu Piron , pourront trouver ce met plus
malin que naïf, mais ceux qui l’ont vu long—temps, qui
ont vécu dans quelque intimité avec lui, le jugeront ce
qu’il est, c’est à dire l’un et l’autre.
Il y a de la finesse et de l’esprit, mais non de la naïveté,
dans le mm rapporté par Cioéron , de ce Romain qui, en
parlant d’un esclave, voleur si habile et si adroit qu’il
triomphoit de toutes les précautions : C’est le seul de mes
escla9es pour qui je ne puis n'en avoir de fermé dans
ma maison.
Ce dernier genre n’appartient point à l’Eloquence ;

(1) Ce prélat étoit l’archevêque de Paris, Ghrislophe de Beaumunt;


et le Mandement ., celui qu’il publia contre Émile.
, '

____.‘ _ _/ _— - /
cocus DE BELLES marnes. 387
mais en parlant des styles, j’ai du donner au \moins une
idée de tout ce qui peut influer sur leurs divers caractères ,
et les nuancer. Comme tous peuvent trouver place dans
les différentes productions de la littérature , c’est au goût
à choisir ce qui convient à chacune, à les marier pour
ainsi dire quelquefois, et à tirer de leur union la variété
qui est un mérite essentiel. C’est ensuite au génie à leur
donner cette unité qui est une nouvelle beauté et qui doit
.se trouver dar_ts le plan et dans l’exécution de tout ouvrage
quelconque. Elle ne sauroit être dans la dernière, sielle
n’est pas déjà dans e premier. 4
« Un homme qui a l’ame forte_et grande , avec quelque
« facilité naturelle de parler et un grand exercice, dit
« Fénélon, ne, doit jamais.I craindre que lesïermes lui
M manquent... Il n’est point esclave des mots; il va droit
An à la vérité; il sait que la.passion est comme l’ame de,la
Ê:=: ‘ËÊ Ê=Ê pa'role. Il remonte d’abord au premier principe sur la
matière qu’il veut débrouiller. Il met ce principe dans
son premier point de vue; il le tourne et le retourne
pour y açcoutumer ses auditeurs les moins pénétrants :
il descend jusqu’aux dernières conséquences par un en
chaînement court, mais sensible. Chaque vérité est mise
en sa placç par rapport au tout. Elle prépare , elle amène ,
elle appuie une autre vérité qui a besoin de son secours...
Il faut montrer souvent la conclusion dans le principe.
De ce principe, comme du centre, se répand la lumière
sur toutes les parties de l’ouvrage , de même qu’un pein
ne place dans son tableaulejour, en sorte-que d’un seul
_._.a_s-._ ._‘',. A_ ,L-
_'
.4'
« endroit il distribue à chaque objet son degré de lumière.
« Tout le Discours est un : il se réduit à une seule pro«
« position mise au plus grand jour par des tours variés...
« Un ouvrage _n’a. une véritable unité que quand on ne.
388 comas nn nxax.zns mamans.
« peut en déplacer aucune partie, sans affoiblir, sans
« obscurcir, sans déranger le tout... Tout auteur qui
(( ne donne point d’ordre à son Discours ne possède pas
a assez sa matière, il n’a qu’un goût imparfait, qu’un
« demi—génie. L’ordre est ce qu’il y a de plus rare dans
«des opérations de l’esprit. Quand l’ordre,'la justesse et
« la véhémence se trouvent réunis , alors le Discours est
« parfait. Mais il faut avoir tout vu , tout pénétré et tout
« embrassé pour savoir la place précise de chaque mot. » ’.
Vous me demanderez peut-être copament on peut se
former le style? Je vous répondrai ce que l'on m’a ré
pondu à moi-même lqrsque j’ai fait cette question à
votre âge; ce que vous pourrez répondre à votre tour à
d’autres qui le répéterônt infailliblement :li5ez beaucoup
les meilleurs écrivains; étudiez, approfohdissez leur ma- '
nière; découvrez le secret de leurs compositions. Suivez
le conseil que Barthelemy fait donner par Euclidç à son
Scythe voyageur : « N’en prenez pour modèle‘ de style
« aucun en particulier, mais tous en général. Je dis tous,
« parcequ'en les méditant, en les comparant les uns
« avec les autres, non seulement on apprend à colorier sa
« diction , mais on acquiert encore ce goût exquis quiudi
« rige et qui juge les productions du génie, sentiment
« rapide et tellement répandu_ parmi nous , qu’on le
« prendroit pour l’instinct de la nation. »
Pleins de l’étude et de la méditation de ces grands écri
vains, essayez-vous ensuite à leur exemple. Consultez,
corrigez, et ne vous lassez pas. -
Hâtez—vous lentement; et sans perdre courage’, '
Vingt fois sur; le métier remettez votre ouvrage;
Polissez-le sans cesse , et le repolissez.
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. .
couns ne BELLES r.mrnr.s: 389
C'est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,
Des traits d’esprit semê’s de temps en temps pétillent;
Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu;
Que le début, la fin , répondent au milieu;
Que d‘un art délicat les pièces assorties
Ne forment qu’un seul tout de diverses parties;
Que jamais du sujet le discours s’écartant
N‘aille chercher trop. loin quelque mot éclatant.

Je ne pouvois mieux terminer bette partie de la rhéto


rique que par la leçon donnée par un grand maître à qui
l’expérience en avoit si bien appris l’importance et l’utilité.
Démosthènes travailloît constamment à polir autant
qu’à fortifier ses armes qu'il avoit rendues plus redouta—
bles à Philippe que toutes les flottes d'Athènes. A quatre—
vingts ans Platon polissoit èncore ses Dialogue_s.Voltaire,
qui écrivoit avec tant de facilité en vers et en prose, n’a
cessé pendant toute sa vit? de corriger ses ouvrages; et
les variantes recueillies à la suite de la Henriade pron
vent qu’aussi patient, aussi difficile que Platon, il est re—
venu avec sévérité , à quatre-vingt-trois ans , sur un poème
qu’il avoit fait à vingt—cinq. Deux ans suffirent à peine à
Racine pour écrire sa Phèdre. Pradon acheva la sienne en
v trois mois 1 aussi celle—ci est—elle oubliée ;‘ et tant ne
subsistera lglangue française , celle-là sera lue et admirée.
.

‘ a.‘ma’ "L
ul_.‘.
--. AR_T@RATOIRE

BHÉTORIQUE.

QUATRIEME PARTIE.

DE LA DÉCLAMAÎION._
o I. o,

» VUES GÉNÉRALES
SUR SON ORIGINE ET SUR SON HISTOIRE.

Nous avons parcouru ensemble les différentes parties


de ce quel’on appelle la rhétorique: ce sont celles du dis
cours oratoire; vous en connoissçz les règles principales;
il faut à présent en.étudier et en saisir-l’application dans
celle que les grands maîtres en ont faite. Vous n’avez pas
besoin de moi’pour cette étude; la lecture de leurs ou
vrages doit être votre seul guide; c’est de là que toutes
les règles ont été tirée! Les rhéteurs qui ont voulu nous
les développer n’ont fait que les prendre où elles étoient. mllmh.u--A.4,A_
En voyant} l’effet que produisaient certains morceaux, ils
bnt cherché , en décomposant ceux-ci , à trouver le se
cret de celui—là; et ils ont essayé d’en déduire des pré
392 couns m-:' ananas rennes.
cepte5 dont la pratique mettrait en état de le reProduire.
Mais malheur à l’écrivain qui eroiroit pouvoir faire up
discours d’après les méthodes seules‘, et n’avoir besoin
que de les suivre exactement pour concevoir un.sujet ,
en tracer le plan'et l’exécuter. La meilleure et la seule
sans doute est de lire les grands orateurs, de les médi
ter, d’approfondir leurs discours , de les décomposër et
de les recomposer , pour en saisir mieux la marche et la
manière; de Qechercher dans les grandes impressions
qu’ils font éprouver comment elles se préparent et s’a
mènent ; d’embrasser l'ensemble dans les détails ; de
deviner enfin leur art, et de se J’approprier. C’est dans
ce qu’ils ont fait qu’on peut apprendre ce qu’il faut
faire. _ -
Echauffé par leur génie , l’homme à qui la nature en a
donné une étincelle , sent le sien s’allumer tout-à-coup ;
et conduit par les seuls maîtres qu’ils ont eus, l’imagina
tion et le goût, il abandonne les rhéteurs et s’élance har
diment dans la carrière. S’il s’environne de méthodes et
de règles, et n’dse faire un pas sans les consulter , il ne
quittera jamais la lisière. Semblable à l’énfant qui s’essaie
à marcher, fait quelques pas à côté de sa gouvernante
tant qu’il croit en être soutenu, et tombe dès qu’il s’aper—
çoit que sa main l’abandonne, il restera toujours dans
cet état de loiblesse et de timidité; il iguorera l’étendue
de ses forces qu’il n’aura point exercées; et s’il fait enfin
des progrès, ils auront été retardés.
_Mais lorsqtùtn discours est fain, il faut le prononcer;
il faut le rendre d’uqe manière qui intéresse, attache et
satisfasse ceux qui se sont assemblés pour l’entendre. Ceci
demande un art qui dépend de la rhétorique et qui. eri
,.\

cocus DE ananas LETTRES. 393


complète le cours : c'est celui de la déclamation qui, res
treint à l’éloquence, est désigné par le nom d’action
oratoire. L’expérience de tous les siècles , l’application
que les orateurs anciens et modernes_om mise à sa cul—
ture , en attestent également l’importance et l’utilité.
u Ce que les anciens ont fait itvec l’éloquence est pro
« digieux, dit Rousseau; Mais cette éloquence ne con
« sistoit pas seulement én beaux discours bien arrangés;
u'et jamais elle n’eut plus d’effet que quand l’orateur par
« loit le moins. Ce qu’on disoit le plus vivement ne s’ex
« primoit pas par des mots , mais par des signes ; on ne
« le disoit pas , on le montroit. L’objet qu’on expose aux
« yeux ébranle l’imagination , excite la curiosité, tient
« l’esprit dans l’attente de ce qu’on va dire , et souvent
« cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tarquin cou
« pant des têtes de_.pavots, Alexandre appliquant son
« sceau sur la bouche de son favori , Diogène marchant
« devant Zenon, ne parloient-ils pas mieux que s’ils
« avoient fait de longs discours? Quel circuit de paroles
« eût aussi bien rendu les mêmes idées? Darius, engagé
-(( dans la Scythie avec son armée , reçoit de“ la part du roi
« des Scythes un oiseau , une grenouille, une souris, et
« cinq flèches. L'ambassadeur remet son présent, et s’en
« retourne sans rien dire. De nos jours, cet homme eût
(( passé pour fou. Cette terrible harangue fut entendueJ
« et Darius n’eut pas plus grande hâte que de regagner
a son pays comme il put. Substituez une lettre à ces
« signes; plus elle sera menaçante , moins elle effraiera;
4« ce ne sera qu’une fanfaronnade dont Darius n’eût fait
(( que rire. » o
Ce genre d’éloquence fut surtout en usage à Lacédé
35),} cunns neknu.ns LETTRES.
moue (i). L’austéñté spartiate dédaignoit les paroles, et
se servoit souvent de la langue des signes. Quand dans la
guerre du Péloponèse ce peuplé-envoya une députation
à -Tissapherne pour l’engager à préférer son alliance à
celle d’Athènes, sen Envoyé, entendant les ambassadeurs
de la république rivale déployer tout le faste de l’élo
quence , se mit à tracer sur le parquet de la salle où le
satræipe leur donnoityaudi‘ence déux lignes, l’une droite ,
l’autre tondeuse, aboutissant chacune au même point,
' et se contenta de les lui montrer. Il n’avoit pas besoin
d’ajouter Choisis.
s.Chaque meuvement de l’ame, (lit Cicéron , a son ex
pression naturelle dans les traits du visage, dans le gèste
et 'dans la voix. C’est par là, comme nous l'avons vu,
qu’ont en effet commencé les premières langues. Des
acc'ents inarticulés; des'signes, ont_été d’abord les pre
miers moyens employés par les hommes pour expliquer
leurs besoins.Ces sons simples, modifiés et variés ensuite
par l’articulation , multipliés par l'expérience et le temps,
ayant enfin reçu la perfection dont ils étoient susceptibles,
n’ont- pas suffi toujours pour exprimer pleinement nos'
idées; on a continué d’y joindre l’action , le mouvement ,
le cri simple même, pour suppléer à'l’expression qui
manque, ou qui ne rend pas toute la force du sentiment
que nous éprouvons, ou de la passion dont nous sommes
intérieuremen‘t agités. C’est de cette manière quel’imagina
tion et l’extrême sensibilité aident souvent a la lentèur des
tours et à la faiblesse des termes. On ‘le remarque sur
tout dans les hommes dont la vivacité embrasse en même
temps une multitude d’objets qu’ils voudroi6M présenter
r

(i) Voyez ci-dessus page 285.


(
COURS DE BELLES LETTRES. 395
-.
tous à la fois, et qui incertains de celuipar lequel ils
doivent commencer, peignent par leur visage, par le
mouvement de leurs bras et de leurs mains, par un son
«sourd, inarticulé, ce qu’ils veulent , mais ce qu’ils ne - 7
peuvent dire, et trouvent, dans cette espèce de repos ‘
de la langue immobile , l’instant qui la délie, en faisant
disparoître rapidement cette confusion d’idées. C’est ainsi -
que , sans y penser, sans le vouloir,.nous revenons de la
langue articulée à celle de l’homme enfant, aux premiers
essais de toutes celles qui Se parlent.
Les anciens pantomimes, en ressuscitant en quelque
sorte cette langue primitive, la perfectionnèrent à un
point qui tcnoit du prodige. Cîétoit dés acteurs qui, sans
le secours de la voix articulée, ni même inarticulée , ex-..
primoiept pzir leurs mouvements, leurs signes, leurs gestes,
des événements, des passions, des caractères , aussi par
faitement et aussi clairement que l’auroit fait le discours.
C’est surtou€à Home qu’ils brillèrcnt. Les mimes grecs .
étoient simplementdes danseurs qui avoiént bien des pas
et des gestes expressifs. Mais dans les commencements
ils s’occupoient plus à étonner l’imagination par des sauts ,‘
qu’à la fixer sur des scènes attachantes. Bientôt ils mê
lèrent à leurs danses de petits poèmes ordinairement ' .
obscènes et’ satyriques, qui, entre les mains de quelques
mimes, réunirent ensuite le goût et.la délicatesse à la
plaisanterie. Tels furent ceux de Xénarque, et en parti
culier ceux de Sophon ,lqu’on conjËcturc , par ce qu’on ne
peut former que des conjectures sur des ouvrages que
l’on n’a plus , avoir ressemblé , quant au genre , aux Contes _
de La Fontaine. Mais il faut supposer aussi que la gaieté ..
en étoit plus décente , puisqu’ils faisoien‘t, (lit-(in , les dé--v
liées de Platon; et que s’il faut en croire Diogène de
O
396 COURS DE BELLES LETTRES.

Laërce, on les trouva sous le chevet de son lit après sa


mort. ’
Les Romains furent les premiers qui surent peindre
avec vérité, et rendre par les signes seuls le sens d’une
fable régulière et ayant une certaine étendue. Aussi les
Grecs ne furent-ils appelés que mimes, imitateurs; et
l’on donna aux Latins, lorsqu’ils eurent perfectionné l’art,
pour marquer leur supériorité , le nom de panto—mimes ,
imitant tout. ’
Cet art appartient particulièrement au théâtre ; mais il
n’est pas étranger àla déclamation, qui ne se compose pas
moins du geste que de la voix , et dans laquelle celui—là .
doit également peindre et ajouter ’de l’expression aux
sentiments. '
Quelques détails sur ce qu’il a été chez lês aqciens ne
seront point déplacés ici. S’ils ne tiennent pas immédia
tement àl’histoire de l’éloquence ,. ils appartiennent à
celle de la littérature en général. Il est du moins curieux
de prendre une idée de ce qu’étoit l’usage du geste dans
des hommes qui n’employoient que ce langage, et qui se
faisoient entendre. Qet art intéresse peut-être autant l’ora
teur que le comé dieu. En disant un mot de la déclama
tion, je crois devoir ne négliger aucun des deux champs
où elle brille. Je la suivrai donc au théâtre et a la tribune.
Nécessaire dans l’un et dans l’autre, elle ne-s’y varie et ne
s‘y différencie que par des nuances faciles à saisir. Ceci
ne sera donc pas tout à fait une digression; et si l’on
veut le regarder sous ce point de vue, j’ai promis d’en
faire souvent. Je m’en permettrai toutes-les fois qu’elles
pourront servir à l’instruction sur quelque objet que ce
50“:.
On ne fait remonter l’origine de cette espèce de jeux
couns nn BELLES LETTRES. 397
scénique chez les Romains que versle temps d'Auguste(r):
peut-être l’avoient-ils précédé; mais ce fut de son temps
'qu’existèrent les deux plus fameux pantomimes , Pylade
et Bathyl_le , dont l’histoire a conservé les noms et don
sacré l’élogeP’J’observerai , en passant , que celle des
empereurs parle plus souvent de l’éloquence de ces co— ’
médiens muetqutie,de’celle des orateurs parlants.
Pylade joignitlà lÿ flûte unique dont les mimes grecs
se faisoient accompagner plusieurs autres instruments
et même quelques voix. Au moyen d’un ,chœur ainsi
composé, il donna plus de régularité, plus de variété ,
plus d’intérêt à swpectacles; et en rendant seul le sens
de tous lqs poèmes ‘les plus compliqués, il employa cet
accessoireà remplir les in;ervalles de l’action, àa*eposer
l’attention des spectateurs, et à régler la mesure de ses
pas lorsqu’il dansoit: il excelloit dans la danse tragique;
il n’éœit.pas’moins applaudi dans la danse comique;
mais dans cette; " ”” t;glrpassé par son élève
Bathylle. ‘ "«';;I , : 1*; fig,
L’amour propre et la rivalité, cgmme {cela arrive fré .
quemment entre les'membres de toutes les troupes co
miques , divisèrent le maître et le disciple, et. leurs que—
relles attirèrent plus d’une foisd’a’ttention du gouverne—
ment qui n’eut pas moins de peine à les terminer , que
n’en avoient les gentilshommes de’ la chambre chargés
autrefois de la direction des spectacles de Paris , à conci
lier entre eux_ les comédiens français.
Ces divisions eurent souvent des conséquences graves
1
.

(1) On peut consulter, pour retrouver en entier le_s détails que


j’abrége et ceux que j'omets, Zozime , Suidas, Plutnrque , Lucien ,
l’abbé Dubos , et le Traité de Calliaccbi De Ludl’s s'cerzicis, etc.
398‘ cocus DE BEL_LES LETTRES. .
à Rome, Elles causoient des querelles parmi les specta—.
teurs partagés en différents partis, dont chacun soutenoit
son acteur favori avec une chaleur et une vivacité qui'
entraînent souvent de grands désordres: Rien n’étoit plus'
, commun que de voir des démêlés de théâtre devenir des
querelles populaires que l’autorité ne calmait pas sans
peine. On raconte que Bathylle exhorté par Mécène à
mieux vivre avec Pylade, s’il ne vouloit pas déplaire à
l’empereur, lui‘ Et cette réponse: César doit prier les
dieux que les Romains s’occupent de nous ; ils n’auront
pas le temps de s’occuper César. Cela montre que les
talents gâtés par le public ét0ient àJlome ce qu’on les
a vus si souvent à Paris. 7
Pylade jouant une fois Hercule furieux fut sifflé; il
s’interrompit tout à coup , et se tournant vers le peuple :
Insense's, S’écria-t-il , ne voyez-vous pas que je repré
sente un plus grandfou que vous? - .
Ce trait rappelle celui de Baron à qui le parterre, qui
ne l’entendoit pas, cria un jouri Plus Haut..- Et vous ,
plus bas , répondit—il avec humeur. On exigea de lui des
excuses qu’on (ne demanda pas à Pylade. Il eut bien de la
peine à s’y résoudre , et on pouvoit les regarder comme
une impertinencé pire que la première , à en juger par
son début : Je n’aijamais senti mieux l’hurhz’lz‘atz’on de
mon état, qu’en me soumettanfä la démarche que l’on
m’oélz’ge defaire. Le public-qui l’aimoit et qui n’avoit
pas entendu peut-être ce commencement, ne voulut pas
le laisser continuer; il l’interrompit, et lui pardonna.
Après Auguste l’art sê perfectionna encore. Des acteurs
se privant du secours de la musique vocale et instrumen
talc représentérent les amours de 1lIars et de Vénus.
conns un BELLES LETTRES. 399
le jugement de Pân’s, avec un succès qui dut être grand
s’il put justifier l’expression hardie, mais énergique que
l’enthousiasme inspira à Cassiodore: il les appeloit des
mains dz’sertes qui avaient une langue au bout de cha
que doigt Comme ils portoient des masques ainsi
que les autres acteurs, ils n’avoient pas la ressource des
mouvements et de l’expression du visage; et cela donne.
encore une plus haute idée .de leurs talents.
Le goût p0tir ce genre de jeux devint,une manie géné
rale et presque épidémique; et lorsque Tibère et ensuite
Néron entreprirent de chasser les pantomimes, le mé
contentement fut si grand , que la crainte de le voir dé
générer en sédition obligea de les rappeler bien vite.
C'étoit une espèce de passion ; elle 'faisoit négliger tous
_ les autres spectacles. On alla jusqu’à jouer des pantomimes
chez soi, comme aujou‘rd’hui l’on représente des comé
°dies en société. Pour se former, on apprenoit l'art des
mimes; on y exerçait la jeunesse; il s’éleva des maîtres
qui l’enseignèrent : il y ont même un temps où l’on re
garda cette étude comme indispensable dans toute bonne
éducation. Les acteurs qui en donnoient des leçons ,reçus
et fêtés dans les maisons ou on les appeloit , ouvrirent
dyientôt les leurs pour recevoir? leur tour les chevaliers ,
.les sénateurs , qui s'emprèssoient de les visiter , et qui ne
' rougissoient pas de les accompagner lorsqu’ils sortaient,
de leur faire une espèée de c‘ortége , et de se montrer pu
bliquement à leur suite. Les femmes mêmes ne se conten
t<flent pas de les rechercher au théâtre , elles les l’aisoient
. .
'
I I ’
(l) Fclix intentio , landanda sedulitas, manu honnmhus prœdi
cure , digitis linguas aperire. Dirt’rmnmt It’tt. Instt’tulr’o, cap. 30.
_ . .
400 couas ne ananas Lamans.
venir chez elles , et elles alloient aussi les voir chez
eux (1). _,
Ce fut peut—être quelque éclat scandaleux qui fit con
cevoir à des personnages jaloux l’idée de les'soumettre à
l’opération qui de nos jours est encore en usage en Italie
pour rendre la voix plus douce, plus agréable, et qui, au
sortir des conservatoires de Naples ,' de Bologne , etc; ,
peuple les chapelles des papes, des souverains et des
théâtres de l’Eut_‘0pe de tant de chanteurs dégradés. Cette
idée fut approuvée par ceux mêmes qui n’étant pas’sus
n‘
’ceptibles de jalousie, crurent que ce moyen pourroit
rendre les mouvements des pantomimes plus souples,
plus moelleux, plus gracieu‘x. Les Romains sacrifioient
tout'à leur plaisir, 'et ils croyaient sans doute indemni
ser les victimes de leur égoïsme étrange et barbare , en.
les comblant de richesses, d’honneum, et souvent de con
sidération. . .
Vainement Antonin essaya de contenir ou de modérer
l’empressement des Romains pour cette espèce de jeux.
Voyant de peuple, l’ouvrier, l’artisan, le marchand ,
l’homme d’affaires, le magistrat, etc. négliger leurs tra
vaux , leurs métiers, Leur commerce, leurs fonctions , pour
y assister, il jugea nécessaire de réduire les pantomimes
a ne donner leurs spectacles qué pendant un petit nombrg
de jours, chaque mois. Tout le monde cria; et il falluf,
pour prévenir des mouvements tumultueux, en rétablir
la fréquence.- '
, L
(i) Tcrtullien peint ainsi d’un trait l’indécence de leur conduite
et j’imm‘oralité générale de la capitale du monde: Ilfisfœmlhæ si
mulqnc m’n' anima: et corpom substituant. Ils étoient ce que l'on avoit
dit de César; c Les amants de toqtes les femmes , et les maîtresses
- de tous les mlris '.
1
couns on saules LETTRES. 401
Ammien-Marcellin dit que , dans un moment où Rome
étoit menacée de la disette, le magistrat ayant résolu de
' faire sortir de la ville tous les étrangers pour diminuer
les consommations, on fit une exception en faveur des
comédiens, des pantomimes, des danseurs et des dan- .
seuses qui composoien_t les chœurs; et d'après son calcbl,
le nombre des uns et dés autres montoit à plus de six
mille.
Ce n’est point une plaisanterie que faisoit Tacite quand
il ’disoit de C( peuple, qu’il'-lui falloit essentiellement du
pain et des spectacles, parfim et circenses : mot qui peut
faire rire, mais qui n’en est pas moins vrai, et que le mi
nistre d’Argenson appliqpoit ainsi aux François:
.
Il ne falloit au fier Romain
Que des spectacles et du pain;
Mais au Français, plus que Romain , '
. .
Le specta% suffit sans pain.
. . .,,
Ce goût des spectacles passa de Bonne à Constantinople,
lorsque le siége de lbmpire y eut été transféré. On vit les
habitants de la nouvelle capitale quitter journellement ,
comme ceux de. l’ancienne, leurs occupations pour rem—
plir le Cirque où l‘on ne dormait pas des pantomimes, à la
vérité, mais où l’on faisoit des purses de chars, et où il
se forma bientôt des factions nouvelles qui remplacèrent
les factions politiques si fréquentes dans les temps de la.
république et qui, quoique moins importantes par leur
objet, ne laissèrent pas d’être fort orageuses.
Les chevaliers , lelsénateurs , les personnages distingués
de Bonne se contentoient d’être spectateurs des courses
lorsqu’elles avaient lieu dans cette ville. Les Grecs voulu
rent être acteurs à Constantinople. Les hommes les plus
1. 26 .
402 cocus ms nau.ns Ln‘ntutS.‘
éminents par leurs richesses , leurs emplois , leurs dignités ,
ne craignoient point de se donner en spectacle : ils ne
faisoient pas courir pour eux, ils couroient eux-mêmes;
ils montoient sur leurs chars, saisissoient les rênes de
leurs coursiers et les dirigeoient r’apidement dans la car
ri&e. Leurs amis, leurs ennemis;se partageaient le Cirque.
Chaque parti faisoit des vœux pour le coureur qu‘il affec—
tionnoit, et fut cent fois prêt à massacrer celui du parti
contrfire ap'moment où il triomphoit. Le Cirque fut sou—
vent ensanglanté. Les faction‘s opposées, distinguées par.
les couleurs de leurs chefs. qui étoient bleues ou vertes,
en prirent les {noms. Plusieurs fœ's elles en vinrent aux
mains et faillirent à troubler tqrt l’0rient. Justinieri, qui
auroit dû teuirŸa balance entre elles, favorisa la bleue etfi
la rendit insolente. Son successeur Justin, qui la voulut l

réprimer et contenir l’autre, annonçant le Ieu&main de


son;avénement au trône son intention d'exercer envers
toutes deux une justice impartiale ’t sévère, avertit les
bleus que leur protecteur Justinien' n’existait plus, et les
verts qui avoient eu à s'en plaimärd qu’il vivoit encore
pour eux.
Mais ces anecdotes historiques, et piquantes sans doute
en ce qu’elles peignent la frivolité, l’inconséquence et la
légèreté des habitants deda capiiale de l'empire d'0rient,
sont étrangères aux pantomimes auxquels je me hâte de
,revenir. -,.
Ces spectacles assurément curieug, à en juger par tôut
ce que l’on en raconte, ne ressembloient point a cqux de
cette espèce qu’on voit de nos jourûsur les théâtres des
boulevards et sur les tréteaux (les baladins: ce ne sont
que des farces. On peut les retrouver en partie dans les

v.

«,-ïwf; »cy»
-
o'°

Ï‘O‘URS DE BELLES Lnri’nn5. ’ 453 ..


ballets pantor%imes de l’Opéra. Mais les décorations qui
' fixent le lieu de la scène et qui changent avec l’acflon dans
chacune de ses époques, les machines qui servent a l’exé
cution de celle-ci, et qui en expliquent une partie, la
musique variée et conform_e à chaque situation , exprimant
seule les sentiments des personnages avec tant d’exacti
tude’et de vérité qu’elle laisse peu de’clios’e à faire à
l’acteur, sont autant de secours que n’avoiengpas les an
biens, du moins au même degré de supériorité. Lehrs
signes tlevoient sfi3pléer à tout.
Garrick, le plus habile et le plu célèbre comédien du
dix-huitième siècle, nous en anroit peut-être pu seul
'0
donner une plus juste idée. C’est lui qu’on a vu rire d’un
côté, pleurer de l’autre en même temps , et servir de mo— Q

dèle à m tableau dont vous avez pu voir la gravure, re


9‘ présentant un homme entre le vice et la vertu, ét cédant
à la fois aux invitations de l’un et de l’autre. .
L’art de cet acteur, s’il n'était pas comparable à celui
des pantomimes romains, étoit cependant très extraor
dinaire. Il avoit les muscles du visage si mobiles, et il
s’étoit si bien rendu maître de leurs mouvements, qu’il
changeoit de figure et en prenoit une autre que la sienne,
pour ainsidire, à volonté. ‘ la mort de Fieldi71g, il trouva .
le'peintte Hogarth qui en avait été l’ami ainsi que. lui,
désolé dŒn’6n avoir pas au moins leportrait, et regret . o
tant de ne pourfirp_le voir encore un seul instant, ou
quelqu’un qui lui représentâtseulcmentle ton général de
sa figure, sa inan‘ière d’être, l’habitude de son corps.
Gar ick le lendemain s’habille comme avoit coutume de
le faire Fielding. Il avoit la même couleur, la même
4 l
coupe (l’habit, une perruque et une canne semblables. Il
. .

V" O .
464 COURS DE nanars LETTRES?
se rend chez Hogarth, entre dans son c!)inet musée
costume, copiantä’attitude, la démarche de son modèle. '
Le peintre pousoè un cri, saute à son chevalet; ce qu’il
voit, sans lui montrer les traits réels de son ami, lui en
rappelle; l’idée générale, l’ensemble, les détails, aide sa
mémoire qui supplée à ce qui’lui manque, .et il fait un
portrait le Sep] qui-existe de Fielding qui n’àvoit jamais
voulu se laüser peindre pendant sa vie , et dont tous ceux
qu’ ont vécu avec lui attestent la ressemblance.“
Ces tours de force, car on peut leœ donner ce noü
supposent un grand art et un grand exercice. Garrick.
porta cet art sur le t’éâtre au degré le plus éminent. A
'. l’effet que je viens d’en rapporter je joindrai deux
exemples dont j’ai été témoin moi-même en 1768.“
Je m’étais trouvé avec lui à Paris dans une misort où
quelque! dames, après souper, le prièrent de leur don— ‘,
ne.un échantillon de ce talent précieux qui produisoit
tant d’effet sur la scène anglaise. Il saisit le moment où
Othello amant passionné de Desdémona qu’il vient d’é
pouser depuis si peu de temps, jaloux et trompé par un
ami perfide , se.croyaut trahi par une femme adorée , con
vaincu de sa prétendue infidélité par un mouchoir qu’il
connaît, ettju’op lui dit avoir.été surpris entre les mains
d’un rival auquel on a eq l’art de lui persuader qu’elle
seule a pu le donner, entre dans la chambre de l’objet
infortuné de ses soupçons qui est cons“ et qui dort ayec
la sécurité de l’innocence.la ._.üaz’h‘imm
Garrick s’approcha’de cheminée, mit sur la table de

marbre qui en formoit le manteau le mouchoir fatal,


s’appuya sur une main; et nous tournant le dos de ma—
nière que nous ne pouvions l’apercevoir que dans la
glace, il peignit successivement sur un visage et dan; ses

. _,.-- _æ—-M-a.M. . ’ « ,. , Ïf: -« -.


__ 4,'.. "_| W.
. . .,. «W
M
\

'COU!‘\S DE'BBLLES LET'Ï’RES. 405


yeux tous les sentiments divers dont le cœur d’un mari
sensible, jaloux et violent devoit être-' vité
Nous le vîmes d’abord dans une itation doulou
reuse et profopde, en «sortir en5tflte, passer de la flll%lll‘ .
à l'attendrissement, verser des larmes,-se livrer au plus
affreux désespoir, balancer entre l’amour et la vengeance,
repasser à la fureur , et ressaisissant le mouchoir, se lever
et prendre, avec une précipitation égale à son trouble,
le chemin d’un lit de repos qu’on avoit fait apporter et où
une dame de la compagnie s’étoit placée.
Cette scène muette étoit rendue avec tant de naturel
et d’énergie, qu’il étoit impossible de ne pas deviner quel
en seroit le résultat. Nous ne pûmes nous défendre d’un
mouvement de frémissement et d’horreur quand il ap
procha du lit ou reposoit Desdémona. Ici, il nous tint
un moment en suspens. .Un rayon d’espérancë s‘embla se
ranimer en le voyantjeter sur sa femme des yeux remplis
d’amour et l’embrasser; mais cette lueur se dissipa bientôt.
Il se détourna d’un spectacle qui l’attendrissoit et le dé
chiroit en même temps. Son œil humide se sécha tout à
coup, et se remplit d’un feu sombre et farouche. La rage
remplaça la pitié; et nous détournâmes la vue, quand
prenant ce même mouchoir sur lequel émit fondée sa
jalousie, et qu’il regardoit comme la preuve incontestable
de son ma eur, il le passa au col de Desdémona pour
' l'àrangler..- °.'r' . A_ ‘ '
Toute cette scène terrible et muette fut exécutée, je le
répète, avec une vérité qui n’en laissa perdre aucune cir
constance à ceux mêmes des spectateurs qui ne connois—
soient point la pièce de Shakespeare. -=
’On dit que 'Racine plongeoit ses auditeurs dans 1
trouble et dans le saisissentth lorsqu’il leur récitoit des

o C.

406 comas ne BELLE. mamans.


vers de quelque poële grec qu’ils n’entendoient pas. Gar—
rick nous donna 8d
semblable. " ques .jours après l’exemple d’un effet

À la prière de plusiùrs dames.qui n’entendoient pas


' I I I . n c ’ , e

un mot (1 anglais, il se mit au milieu du salon, et rectta


le beau monologue du roi Léar qui , repoussé, chassé par
ses filles, errant dans la campagne au milieu de la nuit,
sans trouver d’abri contre un orage qui vient d’éclater
avec violence, poursuivi par ses sujets, ses enfants et la
nature entière qui semble de concert avec eux , perd par
degrés la raison, et éprouve les premières atteintes de
cette folie si intéressante, amenée par le malheur et la
sensibilité. ' _
Tous les sentiments qui peuvent agiter un père dans
cette situation‘, l’ingratitude , la barbarie dénaturée de ses
filles , le thnerre qui gronde , la grêle et la pluie qui fou
dent sur lui, la nuit même , illusion à laquelle prêtoit le
salon dont on avoit fait disparoître les lumières, et que
deux seules éclairoient à demi, tout se peignait dans sa
voix, dans ses yeux , dans ses gestes, dans ses pas, dans
ses mouvements; on croyoit entendre le fracas de l’orage
errer avec lui parmi les ténèbres; et dans les impressions
qu’il Gprouvoit , et qui se traçoient sensiblement dans ses
traits qu’il présentoit ou déroboit à volonté à la clarté
d'une bougie qu’il avait disposée pour produire cet effet ,
on découvroit en quelque soÜe les objets qu’il aperœüit
à la lueur fugitive des éclairs qui, de moments en m0
ments, ,dissipoient l'obscurité et y replongeoicnt. On
voyoit sa tête s'affoiblir, sa raison s’égarer, sa folianaitre,
s‘accroître, monter au plus haut degré, et exciter à la
fois le souriya, la pitié, la douleur et l’eKroi.
r Mon attention , partagée entre l’acteur et les spectatœw ,

.' e

T!
J
cocus ne BELLES LETTRES. 407
0 vit le trouble de Léar pasSer dans les urnes de ces derniers,
qui frémissoient, pleuroient, et ne perdaient rien de la O
situation. Ils n’en devaient pas l’intelligence au, discours,
puisque aucun d’eux , ainsi que je l’ai dit, n’entendait
l’anglais; et c’était en effet comme si l’acteur eût gardé
le silence. , , \ 0*
Garrick était 1. excellent pantomime. Il approchait
pept-ètre de bien près les anciens, s’ils ne les égaloit pas.
Il faut avouer cependant qu’il avait ici des ressoufies que
les Romains n’avaient point, celles du jeu du visage , de
la voix, de l’accent, de l’inflexion qu’il savait lui donner.
C’était précisémflt pour.eux'qui ne l’entendoient pas,
la première langue des hommes que nous avons oubliée,
et qui était formée de sans inarticulés et de signes. Nous
la comprenions parfaitement, mais nous n’aurions pas su
nous en servir pour lui répondre.
. ' C’est de,l'emploî de ces signes et de ces Sons réunis à
l’articulation Perfectionnée que se compose l’art de la
déclamatiçn qui forme la dernière partie de la rhétorique, .c
‘ et qui a pour objet la prononciation , la voix et le geste.
Cet art également indispensable , quoique avec des
nuances différentes , authéâtra ,au barreau , dansla chaire,
dans la tfihœe, l’est aussi, l-'la société, soit que l’on
parle, sfit‘queî l’on ’ ‘ ,.m lire en r I
est donc uhé’dépèndanceä. ’ v?*îÏ «i._ 'æmv»Wsa
Une pièce de Théâtre , un discou}d, un ouvrage, feront
plus ou moins ou point d’impression , selon qu’ils seront
bien ou mal joués, débités et lus. S’il 'y a»des adeurs, des
orateurs et des lecteurs maussade; qui ont le maiheureu
talent de rendre mauvais tôutÇ6qui passe par leur bouche ,
il y en a aussi qui ont le talent contraire, celui de p‘rètei‘,
. tamôt des-beautés, tantôt simplement de l"grément
408 COURS DE BELLES LETTRES;

à ce qui n’en a pas. Ce dernier est‘ans doute bien rare;


mais son effet en diminue le prix , parcequ’il égare quel- .
quefois’ le jugement et trompe l'auditeur. L’art le plus
utile et qu’on doit chercher à se procurer, est celui de
rendre les choses telles qu’elles sont, de ne rien ajouter,
mais aussi de ne rien ôter à une production quelconque.
Je ne puis présenter ici sur cet art Que quelques prin
cipes généraux, établis par la nature, et découlant tous
du prpfnier.principe de l’Eloquenre. Concevez fortement ,
sentez vivement pour bien exéCuter. Sentez de rflême ce
que vous avez à réciter ou à lire, et vous le réciterez, et
vous le lirez bien. . .. .
' Au théâtre, comme à la tribune, un extérieur impo
sant, une belle taille, une.voix sonore, une-sensibilité
susceptible de toutes les impreSsions , dirigée par\le goût
qui sait varier les tons, donner celui qui convient aux
sentiments , .aux raisonnements que l’on exprime , aux
passions que l’on veut peindre ou exciter , sont des 'qua
lités essentielles et nécessaires. Malheureusement elles ne
se trouvent pas souvent au degré qui en fait le mérite; et
leurréunion est encore plus rare: Elles sont des dons de
la nature :’ l'art ne les donne pas toujours quand elle les a
refusées; il les façonne seulement , si je puil m’exprimer
ainsi; il les polit, il les perfectionne, il en d!veloppe
quelques unes. B ‘
f- On a dit qu’il avoit tout fait pour Lekain. Cet acteur
étoit‘ né d’abord avec une voix somfile,et souvent rauque.
En débutant au thlêàtre,il sembloit quelquefois beugler
3aulieu de déclamer. Il étoit laid, d’une taille ordinaire
et ramassée, avec des épaules qui avoient presque la cour
bure que donne à celles d’un crocheteur l’habitude de
porter tüs fardeaux. L‘art en effet eorrigea tout cela. Sa
I

00
coups DE BELLES LETTRES. 409
voix s’adoucit; il s’en rendit maître, les défauts mêmes de
sa taille disparurent : on eût dit peu d’années après qu’il
étoit devenir un nouvel homme. On ne reconnoissoît plus
au théâtre Uindividu qu’on avoit vu chez lui ou rencontré
dans la rue; ce n’étoit plus le nième. La façon dont ses
vêtements étoient arrangés ,l’effet des plis supérieurement
drapés, effaçoiqpt les inégalités de sa taille!A l’art de se
costumer de la manière la plus pittoresque il joignoit
celui de prendre les plus belles attitudes. Il se dessinoit
avec autant de goût que d’élégance dans toutes les occa
sions. Il semblait qu'il avoit été se modeler dans les ate
‘liers des premiers artistes sur les plus belles statues; et il
étoit parvenu à se mettre en état de servir de modèle à son
tour. Les jeunes dessinateurs l’épicient du paçerre dzins
ses positions les plus brillantes, le crayonnoient dans
celles-ci rapirbment, et souvent avec une vérité d’autant
plus étonnante que c’étoit_un éclair fugitif quÜl fallait se ,.
hâter de saisir. Ils gravoient ensuite au trait et à l’eau—forte
ces esquisses , qu’ils ehluminoiènt; et journellement les
quais étoient tapissés de petits Lekain pris dans diffé
\
rents moments de se9rôles de Mahomet, d’Qrosmane ,
de Zamore2d’Egisthe, de Ninias, de Gengis»kan , de Tan
crède , de Vendôme, etc.
Le succès de Lekain dans cette partie son art doit
être une invitation Üous les comédiens de l'etudier comme
lui. Il n'étoit pas moins éloquent dans la scène muette
que dans la scène parlée. Seul sur le'théàtre , il le rem
plissoit. Se trouvoit-il avec plusieurs , il les effaçÏoit; on les
oublioit. Petit en quelque sorte , il paroissoit le plus grand;
il écrasoit todt , on ne voyoit que lui. Quand dans la scène
de Tancrède où après avoirappris le prétendu crime d’une
maîtresse adorée, ne pouvant d’abord la croire coupab e ,
l

»—_L‘ L L*_.-—A.” I <> “- V ' > - -


410 cocus ne ar.u.es narrgns.’
mais enfin convaincu par le désespoir d'un père qui p.1
roissant l’être lui-même, pleure de ne voir aucun guer—
rier se présenter pour prendre sa défense au moins par
générosité, selon l’usage antique et sacré de la chevale- s
rie, il s’écrioit : -
Il s‘en présenterai, gardez-vous d’en douter.
0
on voyait à son accent, Aménaide ’sauvte et ses accusa
teurs confondus. ’ ’
Il étoit sublime dans le rôle d'Achille; et dans sa scène
avec Agamemnon , plein de la lecture d’llomère, qui’.a
fourni à Racine les grands mouvements dont il a fait un
si bel usage, il iendoit avec une énergie et une vérité
effrayante le moment où le poète nous offre ce héros‘
bouillant,’prêt à se livrer à l’emportement le plus l’u
rieux, arrêté par Minerve qui, visible à s 5 yeux seule
ment, le retient par les cheveux. Son visage enflam
mé, ses re ards menaçants, sa niain sur son épée, un
pied avæncé comme s’il. allait s’élancer sur Agamem
non , l’effort. pénible avec lequel il s’arrêtoit en jetant sa
tête en arrière, et ses cheveux ités qui suivaient ce
mouvement, faisoient une telle illusion qtiofl croyojt
voir Minerve; et rien ne peut peindre l’effet de çes
quatre vers prononcés ensuit! avec une voix étouffée :
c’était l’accefl de l’emportement etde la rage éclatant
malgré lui en luttant contre le man’emeht qui voulait
es contenir: _Q ’ '_
Rendez grace au seul nœud qui retient ma colèrè :
D’lphigénie encor je respecte le père.
Sans ce titre sacré, le chef de tant de rois ‘
M'auroit osé braver poup la dernière fois.

bans cette occasion, et dans cent autres , j’ai entendu

_# Y; e_.‘_..- _;'1i
. ICOURS DE BELLES LETTRES.
4l l
les spectateu’5 l’interrompre pour s’écrier en chœur:
Qu’il est bæu .’ Et le sentiment me faisoit joindre à ce
cri général. '
Il l’étoit réellement dans le rôle de Gengis—kan, lors
que debout , appuyé nonchalamment sur son arc , avecla
majesté et la fierté d’un conquérant donnant ses ordres
po'qu’aucun de ses guerriers ne quittàt son poste , il
disoit ensuite avec le sourire du mépris et une ironie dé-'
daigneuse:
.
.L On parle de surprise.
es Corréens, dit-on , tentent une entreprise;
Vers les rives du fleuve on a vu des soldat! s 'I-O

Quand, après ces vers, d’un mouvement noble et me


turel du bras ilwelevoit cet arc qui lui Servoit d’appui ,
"pour aller_au-glevant de ce foible et méprisable ennemi ,
il ajoutoit avec la confiance et d‘orgueil que donne l’ha
bitude de la victoire:
,0
i\ous verrons quels mortels s’avancent.l trépas,
Et si l’on veut forcer les enfants de la guerre
A porter le carnage aux deux bouts'de la terre.
.
lâentiment d. Gengis-kan passoit dans l’ame des spec
tateurs, qui voyoient déjà les Corréens extérminés sous
le fer des Tartares, et balayés. devant eux comme la portsà
sière. " ' 0'
.\
Lorsque , dans le rôle,de Zamore , délivré de ses fers ,
cad1é sous un habit espagnol, il quitt0it dans Alzire
l'épouse de Gusman , se soumettant aux devoirs que ce
titre lui impose et refusant de l’accompagner dans sa
l fuite , on devinoit dans ses mouvements et dans ses gestes,
le projet qu’il. avait conçu de.profiter de son déguisement
4m couns 132 BELLES rennes. /‘
. , Un .
et de sa liberte pour aller se venger de son ennemi. A la
manière sombre dont il répondoit à ce beauwers,

J’ai prom_ix , il suffit : il n’importe à quel Dieu.


Ta promesse est un crime : elle est ma perte. Adieu.

et à la vivacité avec laquelle il ajoutait ensuite à l’Espa


gnol chargé de le suivre et de le conduire dans les ths
ou il doit échapper à la vue et aux persécutions des ty
rans du Nouveau—monde ,

Soldat, guide mes pas. '

on voyoit qu'ialloit tenter de pénétrer jusqu’à son rival.


L’ame étoit partagée entre l’idée du danger auquel il
s’exposoit , et le vœu secret qu’elle formoit pour qu’il pût
y échapper aux dépens mêmes de Gusmln, dont la fierté
et la barbarie l’avoient indisposé contre lui. .
Au moment où dans le rôle d‘0rosmane il entendait
les pas de Zaire marchant dans l'obscurité , cherchant
son frère en qt ' la jalousie lui montroit un amant, un
rival préféré , et qu'il s’élançoit de ce côté , on frémissoit
également pour Zaïne et pour lui. On voyoit dans sa fu
re.r l'annonce même de son désespoir lorsqu’il seroit
détrompé. 0 ‘
.» Son visage étoit à sa‘ volonté tendre, furieux, féroce
même , pathétique et terrible. C’est surtout'ce dernier
mouvement qu’il exprimoit dans Sémiramis avec une
‘5
énergie qui sembloit rappeler les anciens pantomimes.
Epouvanté du sacrifice qu’exigent de_lui les mânetnde
Ninus, chargé par les dieux de le venger de ses assassins
dont il n’ignore‘ pas que sa mère a armé et guidé les bras;
., frémissant au moment de descendre dans le tombeau où
les dieux doivent,conduire la- victime
. ‘l u’il lui
. est or
l ' conns ne BELLES LETTRES. 413
donné d’égorger; rassuré en apprenant qu’Assur vient
d’y pénétrer secrétement dans le dessein de l’y sur
prendre et de l’immoler lui-même, il vole remplir'ce
ministère horrible, en se flattant qu'il ne regarde que ce
m0nstre.
A son retour de ce tombeau dans lequel l’obscurité la
plus profonde ne permet à l’œil de ‘rien découvrir, on
l’aperçoit de loin à la seule lueur des éclairs, pâle, égaré,
les cheveux épars et hérissés, les bras ensanglantés, le .
front couvert de sueur , et {arrêtant à la porte aux côtés
1de laquelle il appuie son corps' chancelant que sesjambés
rie peuvent plus porter: ce tableau rapide qui n’est que
, d’un instant, mais qui se renouvelleà chaque éclair dont
la IGmière étincelante; en divisant les ténèbres, frappe le
visage effrayé de N_inias, est le plus terrible dont‘ on
puisse concevoir l'idée. C’est ainsi que Dorat a essayé de
le rendre dans le premier chant de son poème de la Dé
clamation théâtrale: “ . I

Tel l'illustre Lekain, dans sa fougue Sublime ,


S'ompare de notrqame et ravit notre estime.
Je crois toujours le voir, échevelé_, tremblant,
Du tombeau de Ninus s’élancer tout sanglant;
.Pousser dmdésespoir les cris sourds et funèbres, 0
S’agiter, se débattre à travers les ténèbres, . ‘
Plus terrible cent fois que les, spectres, la nuit,
Et les pâles éçlairs dont l‘horreur le poursuit.
L'art sans doute avoit beaucoup fait pour Lekain ;
mais il n’avtit pas tout fait. La nature lui avoit donné de
l’ame, cette profonde sensibilité qui vivifie tout, sans la—
quelle l'art n’en auroit fait qu’une statue qu’on auroit ad- .
mirée\yn moment, et devant laquelle l’habitude auroit
fait passer ensuite sans qu’on y fît, aucune attention.
/ .
414 COURS DE BELLES LETTRES.

Il était naturel ,‘en traitant de la déclamation, de par.


ler de l’acteur qui avait approfondi les secrets les plus
sublimes de cet art, et qui l’avait porté à un degré de
perfection qu"pn ne connaissait pas avant lui. Déjà s'efface
le souvenir des effets qu’il produisait. D’autres acteurs le
remplapent; leur réputation commence à couvrirla sienne
auprès de la nouvelle 'génération qui n’a pu ni le voir , ni
l’entendre, et qui est tentée de regarder ce qu’on en rap-/
porte comme des radotages de vieillards condamnés à ne
vivre que dans le passé , parœqu’il ne peuvent goûter le
présent dont ils ne sauraient jouir. Témoin des succès de
Lekain, de ceux de ses contemporains et de ses succes
seurs, plein des comparaisons que j’ai été à portée de
faire, j’ai essayé, au risque d’être appelé mai-mêmfi un
vietix radoteur, de rendre compte,des impressions que
j’ai éprouvées; et en conservant ici la tradition d’un grand
talent, il n’est pas impossible que je ne concoure à enga
ger quelques uns de ceux qui suivent la même carrière à
étudier comme lui leur: art, à en approfoudir toutes les
parties, à se mettre en état de l’égaler et, s’il est pos
sible , de le surpasser. . '
Satisfait de ce but et de’ cette espérance , je dirai aussi
un mot de deux actrices célèbres dont les talents exci
tàrent son émulation, et lui firent faire des études que
peut-êtreilu'eût pas tentéesou poussées si loin sans elles.
Mademoiselle Dumesnil jouissait déjà de toute sa ré
putation , lorsque Lekain débuta en 1750. Mademoiselle .
Clairon qui avait paru au théâtre sept afls avant cet v
acteur célèbre , en 1743, s’en était fait bientôt une très
. grande. Leur supériorité n‘éveilla dans lui que le desir
de les égaler. Il s’était cotitenté jusquedà d’user de son - 5l
talent; il le cultiva et il les surpàssa.
’ COURS DE BELLES LETTRES, . 415.
La première formée par la nature, n’eut point d’autre
maîtresæ. Elle tenoit d’elle cette espèce d‘instinct qui
n’est pas précisément le goût , mais qui, le suppléant chez
elle, lui fit sentir la nécessité d’adoucir un organe un peu
l‘au et par là dur, de varier les inflexions de sa voix ,
et d’ennoblir ses tons et ses gestes qui étoiènt souvent
familiers.
La seconde.dut autant’ à l’art qu’à latnaturg. Celle—ci lui
avoit donné un bel o_rgane, une voix sonore. et flexible;
l’art lui apprit à en régler l’usage , et le goût qui man
quoit quelquefois à sa rivale la préserva des inégalités
qui fréquemment en défiguroient le jeu. 3,, .
Mademoiselle‘Dumesnil étpit en effet très inégale : son
talent étoit une espèce d’inspiration qu’elle n’éprouvoit
pas toujours} sublime, quand ceÜÇ-ci le dirigeoit , il émit
" médiçcie lorsqu’elle lui manquoit. En la voyant arriŒr
æurrla scène , le spectateur n'étoit jamais sûr de voir la
grande actrice digne de sa réputation. Elle avoir ses jours
lumineux et ses jours ténébreux. Son talent avoit, pour
ai'i dir|e , ses caprices. La disposition où elle e’oit en
commençant un rôle décidOit de ce qu’elle seroit pen
dant toute la pièce;Si elle étoit animée, ou pouv'oit ré
pondre qu’elle Wmnahtfl,jn 'v' i
l’étoit pas, elle restoit 'froifl‘gÏ5r,
actrice, on n’en trouvoit , ._. .; .
quefois une mauvaise. Sa carrière draifiatiq’
mille exemples de ces variations. Je l’ai vueim jour jouant
dans Rodogune le rôle de Clëopâtre, qui ne par'pît qu’au
second acte, défigurer par un tu _' 'al et monotone lê
.monologue par lequel elle] ouvre. ,ïâasèïäi'r.
v 5 I. . ' _ . _. '
‘Serments fallacieux,.salutaire contrainte '
Quç m’imposer la force et qu’accepta ma crainte,
416 ' pouns DE BELLES matures.
Heureux déguisement d’un immortel courroux,
Vains fantômes d'état , évanouissez—vous, etc. 0
O .

Elle étoit au dernier vers de cette lbngue tirade lors


que le prince de Condé entra dans sa loge. Quafl un
prince du œng arrivoit au spectacle au milieu d’un acte,
l’usage obligeoit alors les acteurs de le recommencer.
Mademoiselle Dumesnil retourna au’ fonl du théâtre,
et revenant!ur ses pas {retirée de sa distraction par la
circonstance, ou écl1auffée par la présence du prince, elle
répéta le même morceau avec un feu auquel on ne s’at
tendoit plus, et fut sublime jusqu’à la fin de la tragédie.
Mademoiselle Clairon, toujours la mène ,'ne trompoit
jamais les espérances du public. On n’avoit point à crain
dre qu'elle cessât un inflant de se ressembler; elle devoit
à&’art cet avantage précieux. Ses rôles étudiés avec soin ,
après avoir été bien médités , répétés devant une glace,,
restoient imprimés dans sa mémoire commeelle les avoit
conçus, et elle les conce’s’oit toujours avec intelligence.
Sa m.ûière de les rendre, tout son jeu, étoient si ' n
combinés, si bien arrêtés, qu’à la deuxième représenta
tion dela même pièce , elle la rendoit comme la première
fois, presque avec les mêmes intonations , les mêmes
gestes, les mêmes mouvements. On eût dit qu’elle avoit
fixé à sa voix , à ses bras, 5 ses pieds , une mesure qu’ils
ne devoie.t point passer. Sa voix conservoit le ton qu’elle
nvoit pris d’abord , sans s’élever ni s’abaisser ; et ses geâtës,
ni ses pas ne sembloient pas sortir du cercle dans lequel
le goût le plus exäles avoient en quelque sorte cirs
cons_cnts.. A t I
Mademoiselle Dumesnil étoit l’actrice du génie; Ma-’
*o demoiselle Clairon étoit celle de l’art, mais de l’art sibicn
\

. _ couns.nn BELLES narrans. > 417


caché par le goût sous les formes de la nature, qu’il étoit
toujours pris pour elle. _
Dorat, dans son poème de la Déclamation que je viens
de citer à l’occasion de Lekain, a décrit un temple élevé
sur le Parnasse et consacré aux grands auteurs tragiques ,
à côté desquels il a placé les portraits des actrices cé
lèbres. Il étoit naturel et juste de distinguer ainsi les
femmes qui avoient si bien rendu leurs chefs-d’œuvre.
Il leur a joint la Gaussin. Elle devoit à la nature une
figure charmante, un organe enchanteur, une sensibi
lité touchante qui remupit celle de tous les spectateurs.
Son talent, très précieux et très estimable, n’égaloit cepen
dant pas celui des deux précédentes, mais il se plaçoit
immédiatement après.
La grande actrice admise en ce séjour divin ,
Marche et s‘enorgueillit près du grand écrivain.
,Récitant ces beaux vers où l’amour seul domine,
Champmeslé pleure encor dans les bras de Racine;
Et Le Couvreur, l’œil sombre et de larmes baigné,
Attache les regards de Corneille étonné.
Vous, de ces demi-dieux modernes interprètes,
gloire vous attend , et vos palmes sont prêtes.
L' ._ Chefs-d‘œuvre
U ’ Déjà du pinceau
vos traits brillants , dans
sont ces pompeux
partout reproduits.réduits,

Ici, pleure Gaussin, toujours sensible et tendre;


’. Là , c'est toi, Dumesnil, toi que je crois entendre.
La nature embellit ton simple médaillon ;
Et l’art couvre de fleurs le buste de Clairon.

I. ' ' 27
DE LA DÉCLAMATION.
11.

GE QU’ELLE EST, CONSIDÈRÉE PRINCIPALEMENT COMME


ACTION ORATOIRE.

Je n’ai presque parlé jusqu’ici que du comédien; mais


pour rapprocher son art de celui de l’orateur, je ne me
suis occupé que de l’acteur tragique. Il ne falloit pas
chercher; dans le comique, dans celui qui ne doit être
que gai, et même quelquefois bouffon , des exemples
pour les appliquer à ce qui doit être noble, grave, sérieux
et toujours décent. '
L’homme éloquent qui défend l’innocence devant les
tribunaux; celui qui discute à la_tribune les grands inté
rêts des peuples; celui qui paie un juste tribut d‘éloges au
citoyen vertueux qui n’est plus et qui a bien mérité de sa
patrie ; celui enfin qui dans la chaire expose de grandes
et imposantes vérités, ou enseigne une morale utile ,
doivent avoir le ton qui convient à leurs sujets et à leurs
fonctions. Une idée générale de ce que l’on attend d’eux
est l’objet de cette leçon.
L’art difficile du comédien n’est pas celui de l’orateur;
il ne s’en rapproche que dans quelques points que la con
venance et le goût feront saisir. Son travail pour profiter
des dons de la nature, quand il les a, et acquérir ceux
qu’il n’a pas, plus aisé en apparence, a cependant ses
difficultés qui demandent des soins , de l‘application, du
temps et de la constance pour les surmonter.
I Le prince des orateurs grecs apprit par son expérience

L ...4. rW
V >:;n. . . æAh‘.‘-.n‘_..—l
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\
"courts m: Bennes LETTRES. ' 419
combien il étoit important de se procurer ces avantages.
Lorsqu’il parut d’abord à la tribune, il fut plus d’une fois
découragé par un peuple rempli de goût, mais léger, fri
vole , incapable d’indulgence, et toujours prêt à se mo
quer de tout ce qui potfvoit blesser la délicatesse de ses
oreilles. Un jour que ce peuple avoit reçu très mal un
de ses discours, parceque la manière dont il avait été
récité en avoit fait disparoître l’éloquence, Démosthènes
se retiroit dése*ré , enveloppé tout entier ans son
manteau, comme pour se cacher aux railleurs et leur
dérober sa lroug%ur et sa confusion. Le comédien Satyrus
l’aperçut, en eut pitié, et le suivit. Arrivé dans sa maison
où il entra avec lui ,' il chercha à le consoler. L’amour
propre blessé ne l’écoutoit pas , s’exhaloit en plaintes
amères, et ne cessoit de s’écrier : Comth ai—je mérité
cet outrage? Je vais vous l’apprendre, lui dit Satyrus ,
et vous indiquer en même temps Le moyen de ne plus
l’éprouver. Fdites-moi le plaisir de me réciter une scène
de Sophocle.
Démosthènes nese lit pas presser long-temps. Lorsqu’il
ont achevé, l’acteur répéta à son tour la même scène.
Il y mit tout l’art de la déclamation , en donnant à chaque
- personnage le ton qui lui convenoit , et àchaque vers l’ex
pression et l’accent du ænümentqæ' ‘ ' eoit. La scène
parut toute nouvelle à l’orateur , et » À _ . :'llus belle dans
la bouche de l’acteur que dans la sienne. Ce fut pour
lui un trait de lumière. Il sentit que sans la grace et san?
l’action , le discours le plus éloquent ne produisait aucun
effet. Il embrassa Satyrus, et s'appliqua dès cet instant};
cette partie de l’art oratoire. '
Né avec une poitrine foible et un embarras dans la
:langue qui l’empêchait d’articuler nettement, il trouva 19
420 COURS DE BELLES LETTRES.
moyen de vaincre ces deux obstacles que la nature oppo
sait à la réputation que son génie devait lui procurer à
la tribune. Il allait dans des lieux solitaires que personne
ne fréquentait, et dont les routes rudes et escarpées écar
toient tout le monde. La , mettzfi1t de petits cailloux dans
sa bouche, il répétait à haute voix des discours étendus.
C’est dans ces longues et fréquentes promenades qu’il
parvint à donner à sa langue la flexibilité qu’elle n’aîoit
pas , ct&_ s’en rendre maître.
Pour fortifier la voix, il allait sur le bord de la mer,
et récitant ses harangues vis-à-vis des!ots violemment
agités, il semblait chercher à se faire entendre à travers
leurs mugissements. Il luttait, pour ainsi dire, contre le
bruit des vagues et des vents réunis. Sa constance et son
opiniâtreté le firent ainsi triompher de la nature; il prouva
que rien n'est impossible à leurs efforts, et que,
Qui veut bien ce qu’il veut est maître du succès.
'

Ce travail , en donnant de la force et de l’étendue à sa


voix, l’accoutuma en même temps au bruit; et les cris
tumultueux d'une populace rassemblée , quelquefois payée
pour ne point écouter et pour empêcher d’écouter,,ne
furent plus capables de l'étonner et de le déconcerter. Son
esprit, maître de lui-même , conservait tout son calme et
une sorte d’impasÊbilité,en les comparant à la rage im
étueuse,mais impuissante, des flots qui venaient mourir
{ ses pieds , au bas du roc élevé sur le rivage où il avait
établi si souvent sa tribune.
. Le soin qu’il avait pris montre l’importance qu’il atta
chait à l’action de l’orateur. Il mettait cette partie de la
rhétorique au dessus des trois précédentes. Elle est ,
disait-il, la première, la seconde et la troisième. Il ne

‘ ’— '_s_— .._.--_._m_
\
COURS DE BELLES LETTRES. 421
prétendoit pas pour cela qu’elle pût les suppléer; mais
il croyoit qu’elle étoit indispensable pour les faire va- ,
loir. Il pensoit qu’un discours médiocre, soutenu de
toutes les forces et de toutes les graces de l’action , feroit
’plu‘s d’effet que le discours le plus éloquent dépourvu de
ce charme puissant.
Il avoit raison sans doute, et je n’ai pas besoin d’ajou—
ter quant à la tribune. L’effet ne seroit plus le'inême si
les deux discours étoient portés dans le cabinet. L’ora
teur n’est plus présent; l’illusion a disparu : les ouvrages
sont seuls avec le lecteur, autour duquel règne le plus
profond silence. Il ne voit'et n’entend rien qui pui
distraire‘ son attention. C’est là que to It prestige s’éva
nouit. La Phèdre de Pradon balança‘lè succès de celle
de Racine au théâtre. Lorsqu’elles en furent descenducs,
personne ne put lire la première ; et on ne peut quitter
la seconde après en avoir commencé la lecture.
L’action des anciens, il faut l’observer, était plus vé
hémente que celle des modernes: elle devoit l’être en
effet. La perfection dans cette partie leur étoit aussi plus
nécessaire; elle faisoit souvent plus qu’animer le dis
cours, elle secondoit l’inspiration; elle l'aidoit même
quelquefois dans les occasions où il s’agissoit de discuter
sur-le-champ et à l’improviste sur un grand théâtre, les
intérêts d’un citoyen , ceux même de, l’empire entier. es
exemples se présentoient fréquemment à Athènes et à
Rome; on ne les a vus que rarement dans les siècles mo—
dernes. a';ea ; æÈ‘k
C’est alors que l’éloquence débarrassée de toute con
trainte et de toutes règles peut Produire ses plus grands
effets : c’est alors qu’il échappe au génie ces mouvements
rapides, profonds et lumineux qui éclairent,saisissent et
423 cocus ni: BELLES Lnrraxs.
frappent enmême temps. Pectus est quodfacit disems;
dit Quintilien : Le sentimentfait les hommes éloquents.
L’action peut donc être quelque chose de plus que l’é
loquence du corps , à quoi Cicéron paroît la réduire.
Envisagée comme un art, elle exige une prononciafiofl’
exacte, Êisée et correcte , dont l’importance est démontrée
par le sp_in que prit Démosthènes pour procurer cette
qualité à lñ‘sienne. Elle s’acquiert par l'étude de la langue,
par l’habitude de s’entretenir avec ceux qui parlent bien;
par la lecture suivie et à haute voix des orateurs, et par
ticulièrement des poètes, avec l’attention de ne barbouil
let, de. ne manger aucune syllabe, d’épeler, pour ainsi
dire, le mot en l rononçant , de lui donner un. son net
et plein, de maniÏe que l’oreille puisse l’entendre aussi
distinctement que l'œil l’aperçnit sur le papier. Je recom
mande surtout la lecture des poètes, parceque leur langue
est une langue modulée, dont la mesure fait l’harmonie.
Omettez une syllabe , ou bien ajoutez -en une , vous
détruisez cette mesure, et vous défigurez le plus beau
vers. ' '
L’expérience fait voir que ceux qui bégaient dans la
comersation s’exPriment avec la netteté, la précision;
la rapidité souvent nécessaire lorsqu’ils chantent ou qu’ils
déclament. Cette observation plus importante qu’on ne
le croit communément, et jusqu’ici trop négligée,semble
indiquer le moyen qu’il serait possible d’employer avec
' succès pour corriger ce défaut. Une mauvaise articulation
n’a quelquefois sa cause que dans la timidité de celui qui
parle, ou dans cette paresse de l’esprit qui conçoit ses
idées avec lenteur, et à qui les expressions nécessaires ne
se présentent pas tout de suite. Pendant qu’on cherche
‘ces dernières on hésite , et en répétant à plusieursïe

,v_/ v Y . '-_.___—t

-e:1
’ COUflS DE BELLES LETTRES. ‘ 423
prises les syllabes d’un mot, on diroit qu’on s’oécupe à
donner à celui qui doit suivre le temps d’arriver. Cette
habitude secontracte, le temps la fortifie, et ensuite on
ne tu perd plus. Il n’y en a qu’une nouvelle et tout op
posée qui puisse détruire celle-là. On peut parvenir à
l’ac érir en apprenant par cœur des morceaux d'élo
quence et surtout de poésie , en les récitant fréquemment,
en s’attachant à leur donner le ton tantôt lent, tantôt ra
pide, l " cité, le feu , la sensibilité qu’ils exigent. J’ai
conseifle cette {méthode à plusiÇrs mères qui en ont fait
sur leuä enfants un essai que j’ai suivi, que j’ai fait con
tinuer lorsque le découragement.ou l'impatience alloit
le faire abandonner , et que j’ai vu presque toujours
réussir. -,
Cette méthode employée avec art ne se borneroit pas
à corriger le bégaiement, elle pourroit produire d’autres
avantages. J'ai remarqué que l’oreille attentive guide ceux
qui sont affectés de ce défaut pour suivre, en chantant,
un air qu’ils ont commencé, et pour ne pas rompre la
mesure des vers qu’ils récitent. ’
Exercé de bonne heure à ce genre de modulation, ce
sens se fait à l’harmonie, acquiert de la délicatesse, et
avertit toutes les fois qu’il est blessé. Cet exercice répété
constamment pourroit , à la longue, non seulement délier
la langue, mais corriger encore la plupart des vices de
prononciation. Pour obtenir les effets que je crois qu’il
est possible d’en attendre, il faudroit commencer à s’y
appliquer dans les premiers temps de l'enfance. Ce.moyen
‘ pourroit , si je ne me trompe, servir égalemenÏ à ap
prendre à bien prononcer, à diminuer, à affoiblir, et peut*
être à détruire insensibtement l’accent qui distingue les
habitants des diverses provinces d’un même état , et qui

._ .. fi‘ÆAæ‘m-rfl-“Aweflfçÿo-z'ww“ *"
I

424 comas ne rennes rarrnzs.


est tellement marqué en France , que ceux qui sont nés
dans les départements méridionaux font connaître leur
patrie au moment où ils ouvrent la bouche. C’est en
donnant les premières leçons aux enfants , qu’on ne
saurait trop s’attacher à leur faire épeler et articuler
chaque lettre, chaque syllabe, chaque mot, comtIe ils
doivent être prononcés; à le! corriger soigneusement
et sans se lasser, sur les sans brefs ou longs qu’ils
n’emploient mal à propos que par imitan parce
qu’ils n’entendent sou'it chez eux et autpur en}. que
des personnes qui ont le même défautJ LÎes organes
flexibles des enfants sont susceptibles de se' plier faci
lement à toutes les inflexions possibles: il ne sÎagit que
de bien prononcer devant eux, et de les faire promot
cer de même. e .. ’
Je le répète,je crois que par ce moyen on parviendrait
enfin à changer l’accent habituel qui, par degrés et à
l’aide d’un.temps que je ne me dissimule point devoir
être très long, s’effacero‘it successivement, et deviendrait
à peu près uniforme dans les départements du nord et
dans;:eux du midi , au liru de trancher d'une manière si
forte que leurs habitants semblent être étrangers les uns
aux autres, et avoir des patries différentes. Mais pour
employer ce moyen, il faut d'abord que les premiers in->
stituteurs se défassent de leur accent eux—mêmes, qu’ils
corrigent leur propre prononciation, et qu’ils veillent
autant sur eux que sur leurs élèves. .
Ces réflexions sont une digression sans doute,mais elles
ne son pas sans importance ,_et elles se plaçoient natu—
rellemcnt ici. L’expérience et le temps peuvent seuls
apprendre si l’exécution de ce que propose est prati
cable et aussi susceptible de succès que je le suppose, et
COURS DE BELLES'LETTRES. 425
que ma propre expérience me donne quelque raiSon de le
supposer;L’essai, s’il n’en est pas fait en grand, peut
être tenté du moins en petit dans les familles, pour cor
riger de mauvaises articulations dont le vice tient moins
à la nature qu’à l’habitude. S’il est difficile de faire dis
paroître les défauts qui ont leur cause dans la première,
on y parvient cependant quelquefois. Avec du temps, de
la patience, et surtout de la constance, on réussit tou
j0 à détruire ceux qui‘bnt la leur dans la dernière.
Je reviens à la Déclamation oratoire. '
Quintilien exige qu'elle ait quelques unes des qualités
essentielles au discours. Elle doit être aisée , naturelle et
agréable. L’inflexion de la voix contribue beaucoup à la
varier. C’est elle qui doit se soutenir d’une 'manière
pleine, ou se suspendre par différents repos qu’indi’quent
les divers membres qui composent une période. Ces
repos, tantôt insensibles, tantôt marqués , sont nécessaires
pour la cadence et pour l’harmonie; l'oreille les exige, et
la poitrine de l’orateur en a également besoin pour res
pirer et se mett ’ n état de fournir sa course sans peine
et sans gêne.
Un heureux organe est un don de la nature; l’artn’ap
prend qu’à le régler. Toutes les poitrines ne sont pas sus
ceptibles de l’essai des mêmes moyens qu’employa Dé
mosthènes pour fortifier la sienne; loin de leur réussir, ils
pourroient leur nuire.
Une voix sonore, flexible, ferme, nïtc, douce et (lat
teuse à l’oreille, peut, quand elle a ces qualités, les per
fectionner et les étendre. L’art lui apprendra à varier ses
modulations sans les forcer, à donner au discours et à cha
que partie du discours celles qui lui sont propres. Elle
prendra dans l’exorde 8: ton noble qui lui convient; la gra
. a

.a-.«.‘.\\_
“"fi "'
426 COURS DE BELLES LETTRES.

vité ou la rapidité nécessaire au genre de sa narration, à


celui de ses preuves : elle prendra dans les morceaux pas.
sionnés au pathétiques le ton de la sensibilité , et toujours à
celui de la nature.
C’est cette grande maîtresse dans tous les arts de goût
et d’imagination qu’il faut consulter. Ce qu’elle réprouve
est à coup sûr défectueux. Elle nous indique souvent, sans
travail et sans effort, ce que nous ne trouverions pas tou
jours si naus le cherchions. On fientla comparer à un‘en
timent secret, ou si vous l’aimez mieux ., a une espèce
d’instinct qui, si l’on fait attention à ses inspirations , nous
met sur la voie du bien que nous manquons ordinairement
en travaillant à trouver le mieux. Il nous avertit non seu
lement quand il convient de varier les inflexions de notre
voix, mais il nous les fait changer sans que nous nous en
apercevions. Il nous fait prononcer différemment un trait,
une maxime , un sentiment , une description , un récit, etc.
Nous n’emploîrons pas le même accent, par exemple, en
disant : Il nefautpas pleurer celui qu' meurt pour sa
patrie, et en disant : .
Quoi! vous me pleureriez, mourant pour mon pays? '

Nous mettrons dans ce vers une expression qui doit


partir à la fois du cœur et de l’ame; et nous sentirons que
la première phrase , qui est une maxime, n’exige qu’un tan
simple , tranquille , froid même : c’est celui de la réflexion.
L’esprit a compaæ' et jugé; et il ne prend que le ton du
raisonnement lorsqu’il en annonce le résultat. C’est celui
qui se présente le premier; et l’orateur qui l’écume pour en
chercher un autre, en trouve toujours un qui esñnauvais.
Interprète de nos sentiments , la voix les exprime comme
lame les a reçus, et avec les inflex'pns qu’ils permettent.

' v
cocus DE ananas LETTRES. 427
Elle ne criera point lorsqu’il faut pleurer. Elle n’imitera '
pas ces acteurs qui mugissent quand ils soupirent, ces
prédicateurs furieux et forcenés dont parle Sanlecque,
C
Qui, portant vers le ciel desu‘egards effroyables,
Apostrophan les saints comme on chasse les diables;

et ces comédiens maladroits qui, lorsqu’il n’est question


que d’éleverla voix , éclatent tout d’un coup et l‘éteignent.
Je citerai à cette occasion le conseil donné par M" Fran
çois de Neufchâteau à ceux qui lisent des vers. Il convient
également à ceux qui lisent de la prose , et à ceux qui dé
clament ou l’une ou les autres.

Gardons—nous d’imiter en sa folle lecture , '


Dans ses roulements d’yeux et ses contorsions ,
Ce fanatique amant de ses productiqns ,
Ce furieux rimeur qui d‘un ton ridicule,
. Comme un vrai possédé s’agite, fl‘.slicule ,
Tourmente notre oreille, épuise son gosier, ‘
Et croit être sublime à l‘âme de crier.

Ce portrait singulier fut trouvé très piquant dans le


temps où fut composé le poème dont il est tiré, parcequ’il
étoit de la ressemblance la plus frappante. Tout le monde ' ’
y reconnut Lemierre, qu’on vit plus d’une fois arrêter les
personnes de sa connoissange qui avoiem le malheur de '
le rencontrer dans les rues , leur crier ses vers, et attirer
. souvent les passants qui venoient former un cercle autour .
de lui, et se ranger volontairement à côté des auditeurs '
dont il avoit voulu se faire entendre malgré eux.
Les intonations de la voix en pariant sont comme celles
de la voix en chantant. Ni l’orateur, ni le musicien ,ne doi
vent leur permettre d’atteindre , sans gradation , les’ deux ’
\
428 cocus ne neu.zs murets.
extrémités de l’octave. La basse-taille et la hante-contre
savent mesurer ce qu’elles peuvent, et ne se permettent
pas des tous que la nature leur a quelquefois interdits.
L’égalité et la variété font toute la beauté de la voix;
l'une la soutient et en règle‘l’élévation ou l’abaissement;
elle l’empêche de monter ou de descendre toutâ coup
d’octave en octave sans passer pall aucun intermédiaire :
l’autre fait éviter les sons aigus qui déchirent l’oreille, et
la monotonie qui fatigue l’auditoire lorsqu’elle ne l’en.
dort pas. ,. ,...M
Le geste qui, comme je l’ai observé, a été une des pre’-’
mières expressions données à l’homme par la nature, pour
faire connoître ses besoins , ses desirs, ses sentiments, a
précédé la parole et a marché ensuite de concert avec elle.
Son usage est de l’accompagner encore aujourd’hui à la
tribune, dans la chaire, au barreau, au théâtre. Il doit,
pour ainsi dire , la devancer ou partir en même temps avec
la ;apidité du sentiment‘qui vient toujours avant la parole,
et qui est ordinairement né avant que le mot qui l’exprime
soit sur la langue pour être prononcé.
Au théâtre, l'acteur, identifié en quelque sorte avec son
rôle, doit paroître le composer en lejouant. S’il ne fait que
répéter ce qu’il a appris , on verra toujours que la mémoire
agit seule; et c’est l’une qui doit tout animer.
L’orateur ne doit pas être dans le cas de réciter des com
positions qu’il n’a point faites , quoique cela soit arrivé
quelquefois, surtout dans la chaire; car alors ce n’est plus
qu'un comédien. '
L’orateur qui récite ses propres compositionsm’a pas
de peine à renouveler les sensations qu’il a éprouvées en
les écrivant; et la déclamation n’est pas pour lui diffi
cile. Si sa compositionÆst chaude et animée, le débit le
conns ne BELLES LETTRES. 429
sera.-Le génie qui a présidé à la première présidera pa
reillement au second. Il n’a plus rien à faire que d’em
prunter de l’art et du goût les moyens qu’ils peuvent lui
fournir. '
L’un et l’autre lui apprendront à régler les mouvements
de ses bras et de sa tête; à donner à ce! tedernière une atti—
tude convenable et décente, qui annonce de la confiance
sans orgueil , de la modestie sans bassesse, et aux premiers
les mouvements nobles et souples dont résulte la grace.
Il faut les déployer avec justesse, éviter de les étendre
dans toute leur.longueur, et de les raccourcir en les re
pliant de manière qu’ils fassent un angle au coude. Dans
l’un et l'autre cas, ils seroient roides ou gênéfi et leur effet
seroit désagréable. Leurs mouvements doivent être arrom
dis en quelque sorte pour donner de la grace et de la sou—
plesse à leurs développements. Le bras rond d’une jolie
femme fait. une impression bien plus douce et bien plus
touchante que le bras nerveux et carré d’un homme. Of
frez—nous, dit Dorat à une actrice qu’il instruit,
Offrez-nous un maintien , un port majestueux.
Que d‘abord votre marche en impose a.nos yeux :
Au gré des mouvements qui vous ont agitée,
Qu’elle soit à propos lente ou prâipitée.
Que le geste facile et sans art déployé
Avec le sens des vers soit toujours marié.
Songez à réprimer sol emphase indiscrè_te;
Qu'il soit des passions l‘éloquent interprète,
Développe à nos yeux leur flux et leur reflux,
Et devienne pour l’ame un organe de plus.
Des passages divers décidez les nuances;
Ponctuez les repos , observez les silences.

‘ .Un _son aigu déchire l’oreille; s’il est faux, il la blesse.


'430 COURS DE nnu.ns narrazs.
Un mouvement trop rapide ou trop précipité fatigue l’œil;
trop lent, il ne sauroit plaire. Emprunœus de l’art tout
ce qui peut intéresser et séduire.
C‘est la rondeur, je le répète, qui donne de la mollesse
et de la grace aux formes. Celles d’une Vénus ont un attrait
que n’ont pas celles d’un Hercule. On admire celles-ci,
dont le connoisseur et l’artiste seuls jugent bien; et un
charme puissapt , invincible, attire tout le monde vers
celles-là.
C‘est le discours de l’orateur qu'il faut admirer; mais sa
personne et son débit doivent nous attacher. ,
Les ouvrages que l’on porte à la tribune et au théâtre
devant êtreæécités, je ne dois pas oublier de recomman
der à quiconque se destine à parler en public de cultiver
sa mémoire. On sent l’effet qu’il doit produire lorsqu’il
perd le fil de son discours. Sanlecque avoit raison quand
il disait, avec une gaieté plus recherchée qu’élégante,
mais quelquefois originale :
Quelle pitié de voir l'orateur entrepris
Relire dans la voûte un sermon mal appris!

Il travaille vainement à ressaisir ce fil : souvent il n'y


réussit pas; la confusion qu’il éprouve se manifeste par les
efforts mêmes qu‘il fait pour la cacher. Son embarras perce
à chaque instant. Les idées qui viennent de s’effacer tout à
coup ne se suppléent pas facilement ,’ à moins qu'on ne
soit accoutumé à parler d’abondance; et le talent d’im
proviser n'est pas donné à tout le monde. Ceux qui ne l’ont
point, et qui tentent d’en faire usage, troublés par l’acci
dent qui leur arrive , ne font que des phrases incohérentes ,
perdent la tête et battent la campagne. Le desir de déro
ber leur peine,à .la malignité des auditeurs, les porte à
conns nn BELLES rennes. ‘43:
continuer; et la crainte de mal dire fait qu‘ils disent en
core plus mal Ils n’ont pas auprès d’eux, comme au théâ
tre, quelqu’un qui vierït à leur secours aveGle livre ou le
manuscrit à la main; et l’on sait comment le public traite
quelquefois le comédien négligent qui récite son rôle d'a
près le souffleur. ,
J’aimerais mieux que l’orateur’qui n’est pas sûr de sa
mémoire imitàt les ministres protestants quiâamais ne
confient leurs discours à la leur, et qui se contentent de
les lire. Ils se privent par la de ces élans souvent sublimes
qui saisissent et transportent un auditoire. Le leur reste
ordinairement froid comme eux. Le lecteur ne doit point
déclam‘î
La mémoire, cette faculté intéressante et précieuse de
l’esprit humain , se trouve à un degré plus ou moins grand
dans tous les hommes, et s’acquiert quelquefois ou du
moins se perfectionne toujours par l’exercice. Ceux qui
se plaignent que la leur est ingrate ne peuvent en accuser
qu‘eux-mêmes. Il est vraisemblable que la plupart ne l’ont
jamais essayée. Je me contenterai de leur dire que le tra
vail et l’habitude, qui ppuvent seuls la fortifier, la font
naître aussi. L’exemple de Démosthènes prouve qu’il n’y
a rien dont la constance ne vienne à bout. Nous avons
vu comment il rorrigea des défauts physiques d'organes
bien plus difficiles à faire disparoître, et comment il
triomphâ de la nature même. Il ne faut pas se rebuter
après de premiers essais infructueux: il faut les répéter
sans cesse et y porter une sorte d’opiniâtreté. Bien n’es!
à dédaigner pour s’assurer l'aisance du débit' et il sera
toujours mauvais si l’on n’est pas sûr de sa mémoire. On
peut juger de l’importance de cette partie. par celle qu’y
attachoir Bœrdaloue. Quelqu’un lui demandant un jour '
A32 cocus on BELLES LETTRES.
quel étoit celui de ses sermons qu’il jugeait le meilleur ,
C’est, répondit-il , celui que je sais le mieux, parceque
c’est celui qu’je dis le mieux. '
N ’oublions pas non plus d’observer aussi que l’orateur
ne peut pas consacrer sa vie entière à parler en public.
Il vient un âge où la voix.5’affoiblit et se casse, où les
membres s’engourdisseflt et se dugcissentg où la souplesse
disparoît ,‘ù les mouvements deviennent roides et forcés,
où tout avertit qu’il faut quitter. la tribune, et ne pas
s’obstiner contre la nature qui défend d’y remonter. Ecri—
vez alors, et ne songez plus à débiter.
N’imitez pas ces comédiens qui vieillissent sur le théâtre
et qui veulent y remplir encore l‘emploi qu’ilfitvoient
pris en débutant. Celui d’amoureux, par exemple, exige
les graces, le feu, la vivacité de la jeunesse. L’amant en
cbeveux blancs et se soutenant à peine ne sauroit faire
aucune illusion. Il excite le dédain des spectatrices et le
rire des spectateurs. Ces dispositions augmenteront au
lieu de diminuer, si l’actrice en scène avec lui, conduite
par sa mémoire et ne pouvant ‘être par son cœur, lui
peint un retour de sentiments qu’il ne peut inspirer, et
dont les tendres protestations, si elles sont dans son rôle ,
ne sont plus dans la nature.
Songez au comédien Baron qui iouoit encore à l’âge de '
près de soixante dix ans le rôle d'Achille dans lphigénie, \.
celui de Rodrigue dans le Cid, et défiguroit ce qu’il avoit '
rendu autrefois avec tant de supériorité. La traditi0îl du
théâtre nous a conservé un fait assez piquant à l’occasion -
de ce dernier rôle. Rodrigue vient trouver Chimène que
la vengeance d’un père et l'honneur même obligent à de
mander sa mort, et lui dit en se jetant à-ses' pieds :
t - ' Ü

comas DE BELLES u;rrnns. 433


Hé bien! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.
Dès que le vieux Baron émit une fois à genoux, il lui
émit impossible de se relever sans aide. Deux valets de
théâtre accouroient pour lui rendre ce service; et le pre—
nant l’un à droite, l’autre à gauche, is le remettoient
lentement et pesamment sur ses pieds. Il est aisé de juger
de l'effet que cela devoit produire.
Je n’ai connu que la Gaussin qui a fait une exception
bien plus difficile pour une femme. Je l'ai vue jouer encore
’année de sa retraite, à l'âge de cinquante trois ans, le
rôle de Zaîre; et grace à l’optique du théâtre, à l’art avec
lequel elle se mettoit, elle n’y paroissoit point tout à fait
déplacée. On ne pouvoit guère reprocher qu’un peu trop
d’embonpointà Zaïre. A cela près, Dorat a pu dire d’elle
avec vérité : '
Ah! Gaussin, que j‘aimois ta langueur et tes graces!
Tu désarmois le Temps, enchaîné sur tes traces;
Il sembloit à nos yeux t’embellir chaque jour,
Et respecter en toi l'ouvrage de l’Amour.

Mais cet exemple est unique ; et je le répète , jem’en


connms aucun autre.
J’ai vu mademoiselle Dumesuil conserver trop long
temps des rôles jeunes qui juroient avec sa figure queson.
talent réellement supérieur ne faisoit pas oublier, et qui
arrachoit toujours un éclat de rire universel , quand jouant
celui de Pauline dans Polyeucte, elle disoit ces vers il sa
nfidente, en parlant de l’amour qu’elle avoit inspiré à
Sévère : '
Dans Bonne, où je maquis, ce malheureux visage
‘D’un chevalier romain captiva le courage.
1. 98
û
'

434 cocus DE BELLES LETTRES.


On se disoit que ce visage étoit en effet bien malheu
reux , et que le chevalier Romain avoit un courage rare.
On sait qu’au théâtre et partout, l’idée de vieillir est
celle à laquelle les femmes se font le plus difficilement.
Elles èherchent à l’écarter, à se persuader que le temps
ne coule pas port elles ainsi que pour les autres; et elles
réussissent quelquefois à se faire une illusion que personne
ne partage avec elles. L’actrice accoutumée aux rôles de
jeunes et belles princesses qu’elle a pris d’abord et dans
lesquels elle a brillé, ne les quitte qu’avec peine et le plus
tard qu’elle peut. Il faut souvent que le public , qui n’es
pas content de les lui voir remplir, lui fasse sentir, ce
qu’elle auroit dû reconnoître depuis long-temps, qu’ils
ne vont plus à son âge et à sa figure.
’ Tout cela tient aux convenances qui sont très mul—
tipliées, et auxquelles l’orateur ainsi que l’acteur doit
apporter la plus grande attention. J'en indiquerai ici
quelques unes qui, avec des nuances différentes, sont
communes à l’un et à l’autre, et dont l’application peut
être réciproque.
Un extérieur négligé, par exemple, détruit toute illu
sion au théâtre , et produit toujours un mauvais effet à la
tribune où l’austérité des mœurs, la sévérité de la mo
destie, ne doivent exclure ni la décence, ni la propreté
qui en est une dépendance nécessaire.
Ce défaut se trouve rarement sur le premier où les ac
teurs et surtout les actrices étalent souvent un luxe qui
en est l’opposé. On sait que la femme de Molière se pré
senta pour jouer le rôle de l’épouse d’0rgon dans l
,Tartufe avec la parure la plus recherchée, et que son
mari eut beaucoup de peine à la déterminer à quitter une
robe très élégante pour en prendre‘ une plus simple,
couns ne BELLES LETTRES. 435
convenable à une femme honnête qui a été indisposée,
saignée la veille, et que sa foiblesse oblige de garder son
appartement. _
J‘ai vu quelquefois l’actrice chargée du rôle d'Isménie
dans Mérope, sortir du temple où elle a accompagné la
reine, où elle a été témœ'n du désordre et du tumulte
causés par l’apparition d’Egisthe , la mort de Polyphonte ,
le combat auquel ont pris part ses amis et ses ennemis,
aussi fraîche et aussi brillante 'qu’elle l’ét0it en quittant
sa toilette. Le spectateur qui l’entend déclamer avec feu,
peindre avec énergie le trouble et la confusion au milieu
desquels elle s’est trouvée , l’agitation de ceux qui fuyoipnt
la mêlée et de ceux qui s’empressoient d’y prendre part,
les mouvements de la foule qui se poussoit , se repoussoit,
et l'mtraînoit avec elle d’un bout du temple à l’autre,
remarque avec étonnement.qu’elle n’a pas un cheveu dé
rangé sur sa tête, qu’il n’y a aucun froissement sur sa
robe, pas un pli, pas un ruban , pas une fleur qui ne soit
en ordre. , ...p,.
Vous voyez Adélaide ouvriïlébinquîème acte de Gus—
tave, et raconter à sa confidente les dangers i‘nouïs aux
quels elle vient d’échapper. Enlevée par Christiern qui
la traîne sur la glace vers ses vaisseaux, délivrée par
Gustave, elle voit son ravisseur et son libérateur suivis
chacun de ses partisans s’attaquer et se combattre sur ce
cham P clan g ereux et g lissant : q uand tout à cou P 1 dit-elle >

Parmi des cris de rage et de mourantes voix,


‘ Un bruit plus effrayant, plus sinistre cent fois,
5035 nous, autour de nous, au loin se fait entendre.
La glace en’millc‘cndroits menace de se fendre ,
Se fend , s’ouvre , se brise , et s’épanche en glaçons
Qui nagent sur un gouffre , où nous disparaissons.
436 couus nu BELLES LETTRES.
Après avoir été plongée dans les eaux et sauvée comme
par miracle, on doit supposer qu’Adélaïde a changé de
vêtements à son retour, et cela est vraisemblable; mais le
spectateur ne peut rien supposer, s’il lui voit précisément
la même robe, la même parure, le même arrangement dè
tête qu’il lui a vu dans tout le murs de la pièce.
C’est ce qui arrive fréquemment sur les théâtres des
départements où l’on ne s’occupe pas des convenances ,
comme sur ceux de Paris. On n’oublie rien sur ces der
niers; et l’on ne doit rien oublier en effet pour conserver
la vérité. L’illusion , quand elle est complète ,ajoute à l’in
térêt. L’appareil extérieur dans toutes les circonstances
impose aux yeux, et par eux à l’esprit; et il appartient
plus qu‘on ne le croit à la langue des signes.
« Que d’attention chez les Romains à cette langue, dit
"u Rousseau! Des vêtements divers selon les âges, selon
« les conditions; des toges, des sayes, des prétextes , des
a bulles, des laticlaves; des chaires, des licteurs, des
u faisceaux , des haches; des couronnes d’or, d’herbes ,
« de feuilles; des ovalions, des triomphes: tout, chez
« eux, étoit appareil, représentation, cérémonie, et tout
« faisoit impression sur les cœurs des citoyens. Il impor—
« toit à l’état que le peuple s’assemblât en tel lieu plutôt
« qu’en tel autre; qu’il vit ou ne vit pas le Capitole; qu’il
« fût ou ne fût pas tourné du côté du sénat; qu’il déli
‘ « bérât tel ou tel jour par préférence. Les accusés chan
« geoient d’habit; les candidats en changeoient. Les guer
« riers ne vantoient pas leurs exploits, ils montraient leurs
« blessures. A la mort de César, j’imagine un (le nos
« orateurs , voulant émouvoir le peuple, épuiser tous les
« lieux communs de l’art pour faire une pathétiquedes
« cription de ses plaies , de son sang, de son cadavre.
J.

couns un nnm.ns nerrnns. ‘437


« Antoine, quoique éloquent, ne_flit point tout cela : il
a fait apporter le corps. Quelle rhétorique ! ».
L’orateur et le comédien doivent être tout entiers, l’un
à son discours, l’autre à son rôle ; il faut qu’ils se consi
dèrent comme seuls , et qu’ils ne songent ni à l’auditeur,
ni au spectateur :.le dernier surtout a besoin de s’ou
hlier en quelque sorte lui-même, pour n’être que le per
sonnage qu’il représente. Dorat n’a pas eu tort de dire
aux actrices qui se buviennent trop d’elles: ’

Que jamais vos regards n‘aillent furtivement


Mendier la faveur d’un applaudissement.
Le public dédaigneux hait ce vain artifice;
Il siffle la coquette, il applaudit l’actrice.

Ce même public toujours indulgent pour l’actrice ,


quand elle est jeune et jolie, lui pardonne cependant
quelquefois; maisä est toujours sévère et sans pitié pour
l’acteur qui manque aux convenances. '
On connoît l'histoire de celui qui jo‘uoit le rôle d’Ho
race. Vainqueur des trois guerriers albains , il entend avec
le frémissement de l’indignation sa sœur, qui en aimoit
un, détester sa victoire, et cessant d’être Romaine pour
n’être qu’amante, maudire sa patrie , la charger d’impré
cations , former des vœux pour sa ruine, et les rminer
par ces vers : I

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,


Voir ses maisons en cendre et ses lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir!

Le farouche Horace ne peut l’écouter sans horreur ; il


met l’épée à la main et s’avance contre elle en disant:
I
-..r"

438 cou ns DE 1312 LLns‘ LETTRE}.


I

C’est trop : ma patience a la raison fait place;


Va dedans les enfers plaindrgton Curiace.

Sa sœur fuit, parceque pour ne pas ensanglanter la


scène Corneille la fait tuer derrière le théâtre. Il arriva
une fois qu’en entrant dans la coulisse, les pieds de Ca
mille s’embarrassèrent dans la queue de son manteau ,
elle tomba; et Horace réprimant I'emportement avec le
quel il la poursuivoit ôta son chapefl1; car j’ai vu encore
dans ma jeunesse les acteurs vêtus à la romaine conserver
le chapeau moderne qu’ils chargeoient de plumes , et la
veuve de Pompée, la fière Cornelie, comme ensevelie
dans un énorme panier. Horace présenta galamment la
main à Camille pour l’aider à se relever;et après lui avoir
laissé le temps de se remettre et de fuir, il reprit sa fu
reur et son rôle, la poursuivit, et alla lui percer le sein
derrière la scène. g,
Les règles ne suffisent pas pour se former à la décla
mation : elle demande plus d’exercice que de préceptes;
et la pratique et la méditation de l’art vous en appren
dront plus que je ne pourrais vous en dire. On dit que
l’orateur Crassus excelloit dans cette partie , et que les
comédiens AEsopus et Roscius alloient assidument en
tendre ses plaidoyers pour étudier et approfondir les se
crets de leur art. De nos jours, les rôles sont inverses;
ce sont nos comédiens qui forment quelquefois nos
orateurs.
1 Je cohseillerois donc à ceux qui sont appelés à parler
en public de fréquenter les spectacles et de suivre les
acteurs bons et mauvais. Ils peuvent tous leur donner
d’utiles leçons. Leurs défauts mêmes dont tout le monde
s’aperçoit aisément, sans être orateur ni comédien, ne
I

COURS DE ner.nns r.nrrnns. 439


seront pas.toujours sans avantage pour l’instruction. Il
ne faut pas avoir étudié leur art pour savoir qu'Auguste
ne doit se présenter ni marcher sur la scène comme
Crispin. Le jugement suth pour faire reconnoitre un
contre-sens. L’oreille nous avertit lorsqu’elle entend un
ton faux ou discordant. Un geste ridicule dans un mo
ment pathétique, un écart loin de la nature et de la
vérité sont facilement saisis ; et si l’on n’apprend pas tout
à fait comment il faut faire, on apprend du moins com
ment il ne faut pas faire , et c’est toujours quelque
chose.
Avant d’entrer dans la carrière des lettres, j’ai cru de
voir présenter un tableau général abrégé de leur histoire.
En terminantl’étude de l’Eloquenc‘e, il m’a semblé qu’un
aperçu rapide de ce qu’elle a été ne seroit pas inutile.
En montrant l’usage qui en a été fait partout, il fera voir
celui qui peut en être fait encore; et ces détails placés à
la suite du Cours même serviront à rappeler quelques uns
des principes qui y ont été développés, et offriront en
même temps un résumé de la rhétorique et son histoire.

rm ms L’ART onnromn ou nuéromqun.


0

M\M \"\\“ \.\x ‘.“m.“a usœmwn \\/\ \\\ nsssussa uw

, .

IDÉE ABRÉGÉE
DE L’HISTOIRE .

DE L’ÉLOQUENCE.
_—

La première et la meilleure leçon d’Eloquence , disoit


Socrate, est de ne parler que de ce'que l’on sait bien.
v Pour bien savoir, il faut apprendre; et on il apprend qu’en
alfermissant les principes de sa raison. Autrement, on ne
fait qu’imiter le jardinier qui, pour obtenir des fruits
précoces , enferme ses plantes dans des serres où il rem
place la chaleur du soleil par un feu factice qu’il aug
mente ou modère à son gré, qui n’en a point la bénigne
influence , et qui , en pressant la maturité , prive ces
mêmes fruits des sucs et de ‘la saveur exquise que la na
ture leur auroit procurés plus lentement et plus sûrement.
Introduire tout à coup et' sans préparation dans le
champ de I’Eloquence, ce seroit suivre l’exemple de ces
rhéteurs dont se moque Pétrone , qui traînbient en quel.
que sorte au milieu du barreau des enfants dégouttants
encore du lait de la nourrice dont ils ven0ient de quitter
le sein Il convient de commencer par meubler sa
tête d’idées pour mieux goûter les compositions anciennes ,

(l) Cruda adhuc studia in forum producunt , et Eloquentiam pue


ris adhnc nascentibus.
Ma. comas DE BELLES termes.
et pour pouvoir s’exercer ensuite soi-même aveq une juste
espérance de succès.
Tout ce qui peut servir à augmenter la masse de nos
connaissances , à rassembler les éléments de nos pensées,
à leur donner par là plus de force, à Idissiper l’incerti
tude qui découle de l’ignorance en raison de laquelle elle
est toujours, et qui laisse du vague dans nos premières
notions de ce qui est bon, de ce qui est honnête, de ce
qui est utile et de ce qui ne l’est pas; des droits et des de
voirs de l’homme; de ce qui enfin , dans les diverses insti
tutions de la société, est et doit être libre ou prescrit, per
mis ou défendu, recherché, honoré comme utile, né
gligé comme ipdifférent, approuvé comme juste , blâmé
comme injuste, ou puni comme coupable et dangereux ,
est donc un préliminaireindispensable auquel n’est peut—
étre pas inutile le résumé des détails historiques que j’ai
souvent eu l’occasion d’indiquer. Ce motif me détermine
à le donner. Plus d’une fois sans doûte j’y répéterai ce
que j’ai déjà dit; mais les œdites , fatigantes dans les
livres, sont nécessaires dans des leçons. '
Nous avons vu que qugpd on veut remonter à l’origine
des sciences et des a'i‘tsy il faut se transporter dans la
Grèce qui en a été le berceau, ou qui du moins dans les
lettres et dans les beaux arts a en le double avantage de
«nous fournir les premiers et les meilleurs modèles. 43Ë3Ÿ“!
L’Eloquencc y eut son enfance, comme tous les arts,
avant d’arriver à la perfection qui joint les graces , l’éclat,
la vivacité , le feu de la jeunesse à la maturité de la raisonî
Des traits du charbon dont se servit une femme sensible
pour se procurer le portrait de son amant, en suivant les
contoursde l’ombre que formoit la tête d’un objet chél' ,
placée entre le soleil et le mur, sur lequel elle la dessina}
.

*,
cou’us DE BELLES LETTRES. 3 413
de la pièce de bois qu’un manœuvre , à l’aide d’une hache
tailla grossiérement pour lui donner une forme où l’on
reconnut une tête, des bras et des jambes roides et sans
vie, il y a loin à ce que firent ensuite la peinture et la
Ëculpture, l’une avec le pinceau et les couleurs qui imi
tent la nature, l’autre avec le ciseau et des instruments
plus délicats que la hache, et toutes deux conduites par
le génie. .
Il y eut aussi loin de l’emphase , de l’enflure et de l’hy
perbole qui caractérisèrent les premiers parleurs, si je
puis m’exprimer ainsi, que l’on entendit dans la Grèce,
aux orateurs qui atteignirent la véritable élévation de
l’Eloquence, en formèpent et en fixèrent le goût.
Des sophistes sortis des colonies grecques ébléuirent
des hommgænés avec une sensibilité exquise que rien n’a
voit encore’i‘emuée. Elle le fut d'abord par des secousses
qui la réveillèrent tout à coup , mais qui laissant l’ame dans
cet état où elle se trouve en sortant inopinément d’un
profond sommeil avec ses facultés et son jugement plongés
encore dans un engourdissement qui ne lui en permet pas
entiérement l’usage, la firent passer avec rapidité de la
surprise à l’admiration, et la p6‘rtèrent à applaudir ce
qui l’étonnoit. Elle regarda, elle respecta comme un'en
fant des dieux ce Gorgias de Léontium dont les Athéo
niens récompensèrent d’une statue d’or qu’ils firent placer
dans le temple de Delphes, les hypallages, les byperbates,
et toutes ces figures ridicules et méprisables que le pédan
tisme a long-temps appelées des fleurs de rhétorique :
fleurs sans éclat, sans Couleur, sans parfum, que le goût
dédaigne et réprouve;
Ce mauvais goût qui fit la réputation de tant de vains
harangueurs ne devoit pas durer. Le bon devoit le rem pla
’ O
4»'ii
' - COURS DE BELLES LETTRES.

cer, aussitôt qu’il seroit présenté par un homme de génie.


Cet homme fut Périclès. Doué de tous les dons de la na
ture, formé par de plus habiles maîtres, il joignit des ver
tus, de grandes actions, un profond savoir, au talent de
l’Eloquence qui le rendit, pendant quarante ans , presque
absolu dans sa patrie, et l’arbitre de la Grèce entière. de
Il brilla le premier à l'aurore du goût; il en prépara
le beau jour, et mérita de donner son nom au premier
âge de l’Eloquence grecque que l'on appelle le siècle de
Périclès. Cette réforme importante et brillante fut con
tinuée par Socrate qui, sans être orateur ni maître de
rhétorique , soutint ces heureux commencements auxquels
Lycias et Thucydide donnèrent (le la solidité. Une sim-"
plicité noble et attachante caractérise l’Eloquence du
premier. L‘élégance, la précision et la vari istinguent
particulièrement son style. lHit, dit—on, d x cents plai-g
doyers dont aucun ne se ressernbloit, ni dans le plan, ni ‘
dans les pensées, ni dans les réflexions, ni même dans
les moyens.
Thucydide se distingua par l’élévation de son génie ,
sa fierté républicaine, et ce caractère sombre et inquiet
qu’il dut sans doute à Ecole du malheur où il avoit été
formé. On voit réunis dans ses écrits, cette noblesse de
sentiments, ce choix de paroles, cette hardiesse d'imagi
nation, cette vigueur de discours, cette profondeur de
raisonnement, indispensables à l'historien d’une répu
blique, et qui l’ont rendu digne de tracer le tableau de
celles de la Grèce.
Le second âge vit porter I’Eloquence à son plus haut
degré. Isocrate l'ouvrit. Cicéron pour faire connoître son
école emploie une comparaison dont tout le mérite se
réduit à l‘élégance qu’une traduction ne conserve qu’im
I
*.
parfaitement;COURS
car si elle
DE rend
saunas
les idées,
LETTRES.
elle ne rend pas

les expressions; et si celles-ci prêtent à la pensée une


énergie qu’elle n’a pas , elle n’est plus qu’un lieu commun.
« Son école, dit-il ,fut la pépinière d’une foule de grands
« hommes qui en sortirent comme les guerriers grecs
« des flancs du cheval de bois que les Troyens avoienteu
« l’imprudence de transporter dans leurs murs. nq
Ce fut à côté de celle d’lsocrate que s’éleva celle de
Platon dont la réputation est si grande. Je me servirai en
core pour caractériser son éloquence d’une comparaison
fleurie de Cicéron, mais en faisant observer qu’à force
d’avoir été répétée après lui, elle n’est plus aujourd’hui
qu’un lieu commun ainsi que la précédente. « Le style
« ex.act, aisé et naturel de Platon coule comme un ruis
« seau qui promène sans bruit et sans fierté ses ondes ar—
« gentines à travers une prairie émaillée de fleurs. »
C’est dans ce siècle que fleurirent Isée, Hipéride, Es
chine, et enfin Démosthènes qui fixa le vrai point d’élé-.
vation de l’éloquence grecque, et qui se plaçant au dessus
de Qous les orateurs a pu trouver parmi eux des rivaux,
et pas un égal.
Ce n’est point un déclamateur qui se joue librement
4 sur des sujets de fantaisie, et qui, selon le reproehe in
juste de l’envie, s’occupe plus de la cadence d’une pé-.
riode que des besoins de son pays. C’est un orateur dont
le patriotisme ardent et le zèle infatigable, secondés du
talent le plus éminent, travaille sans se lasser et sans se
rebuter à tirer les ames de leur engourdissement, à ré-.
veiller leur énergie, à les remplir de l’enthousiasme de la
Vertu, à communiquer la force de la sienne aux hommes
pusillanimes, à rassurer Ceux qui sont timides, à retenir
les téméraires, à détourner à l’avantage de son pays les
I
446 cocus ne BELLES usrraes.
efforts de l’ambition prête à s’armer contre lui, à rani
mer l’inertie de l’indifférence insouciante qui ne veut
ni servir la patrie, ni permettre qu’elle soit servie par
d’autres. C’est un philosophe tantôt aimable , tantôt sé—
vère , occupé de la réforme de ses concitoyens , s’éle
vaut également contre le crime, contre les vices; qui
ne voit, dans l’usage de la liberté et du pouvoir qu’un
moyen de plus d'oublier la raison. Il tonne contre les
traîtres et contre la lâcheté qui se trahit elle-même. Les
foudres et les éclairs de son éloquence auroient sauvé
la Grèce si la corruption n’eût été à son comble. Cette
justice lui fut rendue par les Athéniens, qui lui érigèrent
après sa mort une statue de bronze au bas de laquelle
on lisoit : Démœthènes, si ta force auoit égalé ton.g '
nie et ton éloquence, jamais le lion macédonien n’eût
triomphé de la Grèce.
Il occupa le premier rang parmi les orateurs. Eschine,
qui le lui disputa, fut obligé de se contenter du second.
On n’oubliera jamais le mot célèbre de celui-ci; s’il est le
plus bel éloge qui pût être fait du premier, il n’est 1>as
moins honorable pour le dernier. C’est ici l’occasion derap
peler qu’exilé d’Athèues, après avoir succombé dans la
grande affaire de Ctésiphon, Eschine se retira à Rhodes
où il établit une'école d’éloquence. Il l’ouvrit par la le.
turc des deux harangues auxquelles il devoit son bannis
sement. La sienne fut vivement et justement applaudie;
mais les acchmations redoublèrent lorsqu’il lut celle de
son rival. Et que serait—ce donc, s’écria-t-il en s‘inter
rompant,
a__.,,____,__.,
si vous l'aviez entendu lui—même .:a

(I) L’expression d'Eschine a dans sa langue une énergie pour la—


quelle la nôtre n’a point d’équivalent; l’idée qu’elle présente d’un
couas ne BELLES LETTRES.
Dans ce tableau abrégé de l’histoire de l’E19quence , je
ne dois point passer sous silence la fin funeste du premier
des orateurs, et négliger de répandre au moins une larme
sur son tombeau. Poursuivi par Antipater qui étoit monté
sur le trône de Macédoine après la mort d’Alexandre,
tombé entre les mains des satellites du nouveau roi, il
suça du poison qu’il portoit dans une plumédont il feignit
de se servir pour écrire à ses amis.
La décadence de l’éloquence suivit de près la mort de
Démosthènes. C’est là que commence le troisième âge de
celle des Gras. La liberté qui l’avoit fait naître, et qui
l’avoit développée et soutenue avec éclat, l’entraîna dans
sa chute. L’esclave, dit Longin, peut être capable des
sciences; mais jamais il ne peut être éloquent. L’amour
des richesses se manifeste avec la servitude"; on ne sait
que les aller mendier auprès de ses nouveaux maîtres, et
on oublie la gloire et l’honneur. Les richesses amènent
le luxe qui entraîne à sa suite la corruption des mœurs;
et cette corruption engloutit tous les talents.
Les premiers orateurs (Lui succédèrent à Démosthènes
et à Eschine , brillèrent encore au barreau; mais ce u’étoit
plus la même liberté, la même énergie, ni la même gran—
deur; l’esprit tintlieu degénie. Des couleurs vives , éblouis—
. .

.‘ :'
talent extraordinaire renferme celles d’un prodige, d'une merveille.
Ceux qui ont imaginé de traduire par - Si vous aviez entendu le
. monstre - , ont supposé dans l'anse d’Eschine un double senti
Iment; celui de l'admiration arrachée par la justice , et celui de l’hu

meur que pouvoit laisser au fond de son cœur le triomphe d’un ri


val. Cela est plus ingénieux peut-être que vrai; et cette traduction
du mot 6upm, quoi qu’en aient dit quelques hellenistes, n’en est
ni le sens littéral ni le sens raisonnable.

w:Mm. »...‘-»’*-- ' r ' .


448 COURS ne neans marnes. _
sautes remplacèrent les couleurs naturelles, et finirent
par leur être préférées. Le joli succéda au beau, l’agréa
ble au solide, et l’élégance à la majesté. Ce changement
se fit surtout sentir dans Démétrius de Phalère. Quoique
versé dans la pl1fl050phie et dans la politique , il s’occupa
plus à faire illusion qu’à convaincre, à charmer les es
pritsqu’à les enflammer, à les étonner qu’à les entraîner.
Il mit la douceur et la politesse à la place de la véhémence
et de la vigueur.
Les sophistes qui le suivirent raffinèrem encore. Au
lieu de ses périodes nombreuses et nourries de choses
et d’expressions , ils ne cherchèrent que de la légèreté et
des graces; et une pointe , une métaphore, une subtilité
puérile , quoique souvent ingénieuse , devinrent les orne—
ments à la triade.
Ce mauvais goût dut nécessairement faire des progrès.
L’éducation , qui pouvait les arrêter et ramener insensi
blement aux bons modèles , contribua au contraire à
précipiter dans la pente qui en éloignoit, et à retenir tous
les pas rétrogrades qu’on auroit voulu faire. Elle se cor
rompit toujours davantage, a mesure que la servitude
s’appesantit et que le luxe étendit sa domination exclu—u
sive. Les découragements donnés aux instituteurs nui
sirent à l’institution. Dès qu’on marchan‘da avec les pre—
miers , on se priva du pouvoir de choisir. Le talent supé
rieur s’éloigna et laissa le champ libre à la médiocrité.
Sans doute il renonça à cette fonction pénible, plus bo
norable qu’honorée, ce philosophe dont on connoît la
réponse à ce père, qui trouvoit qu’avec mille dragmes
qu’on lui demandoit , il pouvoit, au lieu d’un précepteur,
donner un esclave à son fils : Achetez cet esclave , et
mous en aurez deux.
courts D% BELLES LETTRES.
Mais bâtons—nous de’quitter une époque qui nous pré
sente tout l’abaissement de l’esprit humain que nous ve
nons de voir dans une élévation à laquelle il n’est plus
remonté dans la Grèce. C’est à Rome qu’il faut aller pour
retrouver le spectacle que nous avons admiré. L’histoire
de l’Éloquence nous y offrira les mênæs révolutions. Elle
y eut , comme à Athènes, son aurore, son beau jour et
sa nuit. La gl ’ e et l’avilissement y ont été également
attachés à seSë .
S’il faut en croire les Œécits des historiens que la ré—
flexion et le jugement confirment, puisqu’ils n’ont rien
à leur opposer, l’Éloquenœ ne fut jamais étrangère à
Borne; mais elle n’y brilla de son véritable éclat que vers
le déclin de la république, et disparut avec elle. Ce sont
ses derniers et ses’plus beaux jours que nous connoissous
le mieux. Nous n’avons d’autres lumières sur les siècles
antérieurs à cette époque que les rapports de l’histoire
qui, en contenant sans doute la-vérité, l’ont peut-être
exagérée quelquefois. Elle nomme plusieurs orateurs que
nous ne pouvons juger que sur sa parole, parceque leurs
ouvrages ne sont pas venus jusqu’à nous.
Les annales de Home nous y font voir; l’Éloquence
cultivée presque à sbn berceau. Cicéron range dans la
classe des orateurs les premiers magistrats dans les mains
desquels fut déposé le pouvoir au sortir de celles des
Tarquins. L’aurore de‘la liberté fut donc celle de IE
loquence. ,
Nous avons eu l’occasion d’observer que Valérius-Pu
blicola fit l’oraison funèbre de son collègue Brutus , qui
eut une si grande part à la fondation de la république. u

Selon Valère-Maxime, cgfut par la parole que Marcus


Valérius sauva l’empire que les discordes du sénat et du
I. ' ’29
. 450 eouns DE nnx.uss ETTMES.
peuple alloient étouffer dans sonferceau. Le général des
Volsques , Tullus, redoutant les effets de l’éloquence de
Coriolan , ne voulut pas permettre qu’il parlât dans l’as
semblée de sa nation. Tite-Live trouve de l’énergie et
même de l‘élégance et des graces dans le vieux style de
Ménénius Agrippa;ct ce fut le talent de parler et d’écrire
qui fit tirer Curius-Flavius de la poussière d’un greffe
pour le porter à la place d‘édile-curule.
La nécessitéale la connoissance des l \ es étrangères
se fit également sentir de bonn'heure. Elles servent non
seulement à faciliter les com'munications et les relations
de toute espèce, mais elles concourent à la perfection de
la langue maternelle qu’elles enrichissent quelquefois de
nouvelles expressions et de nouveaux tours. Scœvola
parloit étrusque, et pour procurer ce même avantage à
leurs enfants, les principaux citoyens romains mettoient
autour d'eux des,esclaves qui ne sachant et ne leur par
lant que cette langue , les forçoient à l’apprendre par l'u—
sage. C‘est ainsi que j‘ai vu en user en Hollande et en
Allemagne, où. les enfants entourés de domestiques an
glais , italiens et français, apprennent aisément et pres
que sans s’en apercevoir à s’exprimer dans ces diffé
rents idiomes, comme dans celui de'leur paÿs dont leurs
nourrices leur donnent les premières leçons. L’habitude
et le temps les perfectionnentensuite dans les uns et dans
les autres. '
Il falloit bien que la langue grecque ne fût pas plus né
gligée par les Romains que celles_ des peuples leurs voi
sins, puisqu’un de leurs ambassadeurs , Lucius-Posthu—
mius-Mégellus , fut indécemment hué par les 'Ëarentinsÿ,
parceque les ayant harangué*ns leur langue il ne s‘é—

_,-ÿ__ _ u. 1L-..._.\b,g_. ;.. t.."


'couns'nn BELLES LETTRES. 431
toit pas exprimé avec la même délicatesse et la même
pureté qu’eux.
Dans les temps de troubles enfantés par les querelles
sans cesse renaissantes entre les patriciens et les plébéiens,
l’art de la parole si nécessaire pour contenir, exciter ou
calmer la multitude, dut être cultivé. Il fut sans doute
d’abord brut, g sier, et revêtu de la teinte farouche de
l’esprit du tem’ , et des circonstances mêmes qui en
produisoient le besoin et en pr‘escrivoient l’usage. L’ai
greur, le fiel, l’accompagnèrent et le caractérisèrent. L'hu
miliation d’Annibal et de Carthage, celle des rois vaincus
et trainés chargés de fers au Capitole, la pompe des
triomphes durent insensiblement inspirer des sentiments
plus généreux et des maximes moins sauvages. L’urbanité
romaine naquit. Lœlius, en présentant de nouveaux mo
dèles, amena nécessairement un nouveau ton qui fut
l’aurore de la belle littérature , comme le règne de la
véritable vertu romaine, jusqu’au temps des dictateurs
perpétuels.
‘ L’histoire distingue ce Lœlius dont je viens de parler;
Caius-Caligula qui avoit tant d’enthousiasme pour l’élo
'quence , qu’il ne vouloit marier ses filles qu’à des ora
teurs, et qui jouit d’une telle réputation , que du temps
même de Cicéron on donnait aux jetyæs‘ gens les pére
raisons de quelques uns de ses discours, connue des mo
dèles propres à les former. Elle désigne encore Fabius
Maximus qu’on comparoit à Thucydide, et Marcus-Corné
lius Cérhégus que célébra Virgile.
Les deux Gracchus, qui se saisirent de toute l’autorité
à Rome et firent trembler le sénat, n’employèrent pres
que pas d’autres armes et d’autres moyens que leur élo

-.uov: -
452 cocus DE nnu.ns LETTRES.
quence. Ils y avoient été élevés et exercés pËr Corne‘lia
leur mère, dont les lettres, du temps de Quintilien,
étoient regardées comme des modèles de ce genre. Caton
le censeur, Antoine, l’aïeul du triumvir, Crassus, Sulpi
tius et Cotta , rivalisèrent avec les grands orateurs d’A
thènes, et s’étoient formés sur leurs modèles mieux étudiés.
Le dernier siècle de l’éloquence ro aine fut le plus
fécond en grands orateurs ,parmi lesqueäe distinguèrent
Calidius, César, Hortensi‘üs , Crassus, et surtout Cicéron.
Le premier, possédant au plus haut degré l’art d’instruire
et de plaire, avoit négligé l’art de toucher. César, fait pour
tous les genres de supériorité , sut également assujétir les
cœurs et les esprits. Il ne suivit pas long-temps cette
carrière. Vainqueur de ses riyaux , il la quitta pour s’é
lancer dans celle des armes , où le seconda la victoire.
Hortensius avoit un génie vif et élevé, une ardeur in
fatigable pour le travail, une érudition peu commune,
une mémoire prodigieuse. Il avoit l’art de rapprocher de
ses sujets les preuves en apparence les plus éloignées, de
les enchaîner les unes aux autres dans l'ordre qui pou
voit le 'mieux les faire valoir. Rien ne lui échappoit de ce
qu’il droit,dit et de ce qu’qvoient dit ses adversaires. En un '
instant il résumoit tout, avec une force et une clarté qui
passoient dans les ames de ses auditeurs, entraînoient
leurs suffrages, et guhjuguoicnt quelquefois leur raison:
je dis subjuguoient, car le moral d’Hortensius désho—
nora plus d’une fois son talent. L’histoire et l'humanité
se réunissent pour lui reprocher d’avoir vendu son élo
quence à Verrès. Il osa défendre le crime, Et lutter contre
Cicéron qui le poursuivoit.
Sa fille Hortensia hérita de ses talents et en fit un
meilleur usage. Elle plaida la cause des dames romaines

.q
_f.___ma

couns ne BELLES LETTRES. 458


devant les triumvirs Octave, Antoine et Lépide, qui en
avoient obligé quatorze cents à déclarer leurs biens qu’ils
avoient taxés pour payer les frais de la guËrre, et’qui
étendant cette mesure à toutes celles dont la fortune ex
cédoit cent mille livres , vouloient les assujétir à un
impôt du cinquæ1tième du fond et d’une année dure
venu ordinaire. Hortensia parla avec tant de force et d’é
loquence, que les avides oppresseurs de la république
n’en osèrent soumettre que quatre cents à la déclaration
et à la taxe.- .
Le principal talent de Crassus, celui auquel il dut des
succès constants et brillants, fut peut-être la déclamatiou.
Nous avons vu que les comédiens AEsopus et Roscius
couroient pour se perfectionner dans leur art se ranger
au nombre de ses auditeurs; et l’on a remarqué que ses
discours,qui produisoient tant d’effets du haut de la
tribune, n’en faisaient plus autant dans le cabinet.
Cicéron, né avec les plus grandes dispositions que
Crassus s’étoit empressé de cultiver, un génie heureux
et propre à tout, l’imagination la plus féconde et la plus
brillante, une raison également lumineuse et solide, l’a
mour le lus vif, ou plutôt une passion pour toutes les
sciences,‘et, si je puis m’exprimer ainsi, une avidité in—
croyable de floire qui l’occupoit exclusivement des moyens
de l’obten' réunit tous les talents des plus sublimes
orateurs de la Grèce. Les étrangers accouroient à Home
de toutes les parties de l’empire, avec le seul desir, le
seul motif, je dirois presque le besoin de l’entendre et
de l’admirer. Les philosophes quittoient leurs écoles
pour le consulter, et y rapportoient de nouvellesjlu
mières. Les citoyens qui aspiroient aux premières’di
gnités, ceux qui les ayant obtenues desiroient les consero
454 eouns ne BELLES marrans.
ver, recouroient à son éloquence pour entraîner ou fixer
en leur faveur les suffrages de la multitude. Les tribunaux
réclamoieflses secours pour débrouillerle chaos des lois,
résoudre des questions douteuses, éclairer et guider leur
intelligence. Il avoit, (lit le P. Rapin, cette fleur d’esprit
qui embellit tout; et rien ne passoit pagson imagination
sans y prendre le tour le plus gracieux, le plus frais, et
'sans se parer des couleurs les plus brillantes.
Ce grand orateur fut aussi un grand administrateur, un
grand homme d’état. Questeur en Sicile, il fut le restau
rateur et le bienfaiteur de cette province dévorée par la
famine, et ruinée par les vexations du prêteur. Appelé
au secours de sa patrie contre Rullus et Catilina, il la
débarrassa des subtilités de l’un , et la délivra des vio
lances de l’autre. A la gloire de bien dire il joignit celle
de bien faire , et l’admiration de ses contemporains a passé
à la postérité. '
Sa mort est un des crimes qu’elle reproche le plus au
triumvir Marc-Antoine, qui fit clouer ses mains et expo.
ser sa tête sur cette même tribune d’où il avoit tonné si
souvent contre les grands coupables et fait entendre la
voix de la sagesse et de la vérité. On peut remarquer en
passant que les deux premiers orateurs du m&xde péris
rent également victimes des oppresseurs de,leur patrie.
Nous avons vu que la liberté et l’éloquenc isparurent
en même temps de laGrèce. La même cause produisit le
même effet 51 Bonne. Les empereurs privés de ce don pré—
cieux, jaloux de tenir partout le premier rang, et de
régner par la force de la parole comme par celle des
armes, persécutërent et bannirent les rivaux qu’ils ne
pouvoient égaler. Tibère relégua Montanus aux îles Ba
léares, fit brûler un discours de Scaurus, ainsi que les
l
COURS DEæBELLES LETTRES. 455
écrits de Crémutius-Cor‘dus, qui excitoient sa jalousi’e.
Sans une courtisane qui, plus humaine que le monstre
dont elle partageoit les plaisirs , sauva Sénèque en assu
rant que la phthisie qui le consumoit le conduiroit infailli
blement bientôt au tombeau , Caligula eût fait périr ce
philosophe, parcequ’il avoit prononcé en sa présence un
discours qui avoit été applaudi.
La terreur, frappant à la fois les orateurs et l’éloquence,
comprima l’une et fit fuir les autres. Les rhéteurs sans
talents qui osèrent les remplacer tombèrent bientôt dans
un avilissement qui rcjaillit sur l’art mên‘fe. La profession
'des juge avoit perdu son importance et sa dignité; i‘ls
n’étoient plus les dépositaires des lois, rflis les organes
de lâolonté ou des caprices d'un maître. Dégoûtés d’une
fonction dont l’honneur qui l’environnoit autrefois ne
leur déroboit plus la peine, ils interrompoient l’orateur
qui les enhuyoit, et lui demandoient ses moÿens par
écrit pour se dispenser de l’entendre. Ils se vengeoient
ainsi de l’humiliation dans laquelle ils étoient tombés en
l’appesantissant sur lui.
Quel moyen avoit l’orateur de sortir de cette espèce
d’abjyection ? Le champ de l’éloquence rétréci, borné
à des intérêts particuliers entre des familles souvent
obscures qui se disputoient cks héritages médiocres;
entre des individus qui revenoient sur des contrats sur
pris à la f0' esse par la mauvaise foi, et que cette der
nière entre#enoit de maintenir , pouvoit-il offrir au génie
rien qui fût capable de lui faire prendre de l’essor? Ce
fut alors qu’on s’attacha à dire avec em base des choses
triviales, qu’on chercha à agrandir lipetits objets par
de grands mots, par des hyperboles, par toutes les res
sources que le mauvais goût seul peut fournir.
456 courts DE BELLï msrrttns.
’ A l’entrée de cette nuit prof0nde dans laquelle l’éb
quence resta si long-temps ensevelie, on vit cependant
briller successivement deux hommes justement célèbres,
Quintilien et Pline le jeune; le premier, distingué par un
esprit d’ordre et par-la netteté qui en est l'heureux ré
sultat, fut peut-être moins orateur lui—même que maître
dans l'art oratoire. Ses discours ne nous sont point par
venus, mais ses institutions, la rhétorique la plus com—
plète que l'antiquité nous ait laissée, ont échappé aux
ravages du temps et de la barbarie. .
Pline le jeune prodigua trop les fleurs et la recherche.
Sa richesse est souvdnt un luxe; mais ce fut le grand dé-Q
faut de son temps. Il tient une sorte de militfi. entre le
siècle de Cicéron et celui Sénèque. Il est vraisenÛlable
que dans le premier, qui auroit sans doute rectifié son
goût , il auroit eu de la réputation , comme il en eut dans
le sien. il montra de la fermeté et du courage dans son
Discours pour les habitants de la Bétique, et dans son
Plaidoyer pour Accia-Valeria, ouvrages que nous n’a
vons plus. Son Panégyrique de Trajan offre plus d’esprit
que de génie , plus d’élégance que d’éloquence véritable;
et l'on voit avec une sorte de peine les fleurs brillantes
qu’il y a semées avec profusion. La flatterie, que] que soit
le mérite de celui qui en est l’objet, n‘en révolte pas
moins. Les vêtements quqelle prend ne repoussent point
le dégoût; on ne la pardonne pas même u sentiment
respectable et sacré qui l’inspire,.la reconnàsance.
L’éloquence romaine, née avec république, portée
à son plushaut de ré vers les derniers temps de la liberté,
s’affoiblit, langu et s‘anéantit sous la dominatiqn des
empereurs. Api-ès quelques effortsimpuissants qui ne

""’ “' 7 "'“*‘y


.
. .
couus ne BELLES LETTRES. 457
montrèrent qu’un véritable épuisement, elle finit avant
l’empire. Sa décadence suivit de près ses triomphes les
plus brillants. A l’éclat du plus beau jour succéda rapi
dement une nuit profonde qui s’obscurcit sans cesse da
vantage.
L’empire Romain avoit conservé son nom. Il le garda
après la translation de son siège, et sa division même en
oriental et en occidental, jusqu’à la chute de ce dernier.
Le nouvel empire d’0ccident, lorsqu’il fut réflbli par
Charlemagne, ne fut qu’un vain simulacre de l’ancien
sous la même dénomination. Des deux capitales rivales ,
l’une déchue de sa gloire n’avoit plus d’autre lustre que
le gouvenir de son antique'réputation; la foiblesse et
l'impéritie des maîtres de la seconde les rendoient inca
pables d’en procurer aucun à celle-ci. L’empire d’0rient
attaqué, envahi sans cesse par les Barbares qu’on ne savoit
ni contenir, ni repousser,s’adterfiinofl insensiblement vers
sa destruction , et n’étoit plus. soutenu que par sa masse
qui la retardoit encore'. Le christianisme qui, comme nous
l’avons vu ailleurs, s’étoit élevé sur le trône des Césars à
Rome, et qui, sans s’asseoir sur celui de Constantinople ,
en gduvernoit les Souverains , s’étoit emparé de l’élo
quence, et en lui ouvrant un nouveau champ , avoit essayé
de ressusciter Demœthènes et Cicéron. En Grèce, les
philosophes païens Libarius et Thémiste avoient en effet
formé à l’art oratoire les Grégoire et les Basile que sur
passa Chrysostôme. Chez les Lutins, Quintilien dvoit donné
des leçons du même art dans lequel cherchèrent ensuite
à se distinguer les Ambroise, les Cyprien et les Augus
tin. Voilà tout ce que l’éloquence put opposer dans les
deux langues à Démosthènes et à Cicéron. Ce furent
Ô
I
458 cocu ne menus marnes. <
quelques éclairs fugitifs qui brillant par intervalles dans
cette épaisse nuit, dédommagèrçnt moins des pertes que
l’on avait faites , qu’ils ne les firent sentir.
A la renaissance des lettres , la poésie, les arts de l'ima
gination furent presque les seuls cultivés en Italie et par
tout où de ce pays ils se répandirent ensuite. L’éloquence
négligée ou plutôt oubliée, ne se montra nulle part avec
‘I éclat. Elle étoit méconnue même au barreau où il semble
qu’on fltroit pu en conserver des restes , mais où l’art de
la parole avait été inutile pendant plusieurs siècles.
Quel usage en effet pouvoient en faire des peuples qui,
en s’arrachant par la violence à la dominatioh romaine
qui les opprimoit, étendirent leur haine et leur hontur
pour leurs anciens maîtres à tout ce qu’ils tenoient d’eux;
et qui renonçant à leurs lois , à leur ju‘risprudence,
remplacèrent celle-ci pa une autre qui porta l’empreinte
de leur ignorance e?de lêur barbarie ?
Avait-on besoin de tribunaux dans ces siècles et dans
ces pays où, pour prononcer sur toutes les affaires de la
vie, repousser l’oppression, obtenir la réparation d’un
tort, constater un acte public ou privé dont on contestoit
la validité , expliquer l’intention douteuse d’un testa
teur, etc. on tecouroit à celui .de Dieu même; où l’on
avoit rendu l’être à qui rien n’est caché le juge unique
et suprême de toutes les contestations humaines; où l’on
invoquoit sa décision les armes à la main; où la lance,
l’épée et l’art de s’en servi! étoient les seuls avocats, la
seule rhétorique qu’on sût employer; où l’issue d’un com-"
bat étoit regardée comme l’infaillible expression du ju
gement divin; où l’on ne doutoit pas que le bon droit
ne fût toujours du côté du plus brave, du plus fort ou du"
. ’
couns DE BELLES rurrnns. 459
plus heureux; et le tort du côté de la foiblesse et du mal
heur ou de la lâcheté ?
Etoient-ils plus nécessaires ces tribunaux dans le fa
meux code des Compositions qui régit si long-temps
l’Europe barbare? Dès qu’on put battre, mutiler, tuer
même son ennemi, sans s’exposer à d’autres peines que
celle de payer une somme plus ou moins forte, lorsque le
tarifdechaque délit eut été réglé, il n’y eut plusdedistinc
' tion à faire entre les actions, de discussion sur les mo
tifs qui pouvaient en aggraver ou en diminuer l’atrocité.
Le tarif devint le seul livre des juges: tant pour une dent
cassée ; tant pour une oreille, tant pour un nez, coupés;
tant pour un homicide, etc. Ils n’avoient qu’à ordonner
l’amende, la recevoir, ou la compenser par le nombre
de coups de fouet qui devoient la remplacer, et dont le
tarif avoit été fait également. ‘
Il ne s'agissoit pas alors de recourir à des hommes voués
expressément à défendre les accusés et à éclairer les juges.
Leur nécessité ne se fit sentir qu’après le rétablissement
dedajurisprudcnce romaine. Ceux qui se consacrèrent
à cette fonction furent obligés de parler; et cet art utile,
en commençant à bégayer, fut encore bien loin de l‘élo
quence. A mesure qu‘il s’accoutuma à rassembler des
idées , à lier des mots , il fit reparoître les puérilités, le gali
matias et l’enflure qui l‘avoient défiguré dans sa naissance
chez les Grecs et dans sa décadence chez les Romains. Ceux
qui l’exerçoient et qui avoient quelque lecture, incapables
de saisir les rapports et les convenances des choses, ap—
pliquoient sans goût et sans raison leur érudition mal
digérée. Bientôt on en vit qui se crurent plus véhéments
en se passionnant pour leurs clients, et en se répandant

w,
460 cocus o: nzr.nns tenues.
en injures contre leurs adversaires et ceux qui les soute
naient. Quelques uns crurent ensuite pouvoir racheter
l’insulte par la tournure qu’ils lui donnèrent, et qui ne fit
que la rendre plus mordante. 1’)» ‘v__. -
Le respect superstitieux des rhéteurs pour les anciens’
ne leur laissant que de l’admiration pour tout ce qui est
sorti de leurs mains , ne leur a pas permis de rejÇr;æfi
‘ moyens prétendus oratoires parcequ’ils les avoienÏW
ployés; il n’ont donc pas oublié d’en prescrire l'usage
et de l’assujétir à des règles. L’objet de ces dernières est
d’apprendre à donner à l’invective_ une tournure inge
nieuse; mais quelque effort que fasse l’art , quelque succès
qu’il obtienne , l’injure n'est jamais qu'une femme contre—
faite qu’on a revêtue d’une robe élégante et riche qui
s’applique bien juste à la taille, et qui, par son exacti
' ttfle même à dessiner, ne fait qu’en marquer mieux la
.. difformité. .9 .w« .;;,w
L’invective, tantôt ingénieuse, tantôt plate et presque
toujours grossière, a malheureusement deshonoré trop
long-temps le barreau; et l’homme de goût, en entnnt
dans le‘sanctuaire des lois, a pu se croire quelquefois,
sinon dans une arène de gladiateurs, au moins dans un
marché de harengères. Centauvais goût et ce mauvais ton
n’en disparurent qu’au milieu du xvue siècle. Ce furent
les Patru , les le Maître, qui donnèrent à l'éloquence du
barreau‘ un éclat que des avocats célèbres ont soutenu et
surpassé dans le siècle suivant, où plus d'un jurisconsulte
orateur a ustifié le portrait que d’Aguesseau a tracé. « De
« cet ordre aussi ancien que la magistrature, aussi noble
et que la vertu, aussi nécessaire que la justice, oùl'lromme
« unique auteur de son élévation tient les autres hommes
« dans la dépendance de ses lumières, et les force de
,L_.fiyl—zæ.—r'

cocus DE BELLES Lnrruns. 461


« rendre hommage à la supériorité de son génie : Ireuieux
a de ne devœ’r ni les dignités aux richesses , ni la gloire
« aux dignités! ))
Il,seroit aisé de citer, avant et après Patru , le Maître,
d’Aguesseau, beaucoup de noms dignes au moins de fi
gurer avec ceux-ci : Arnaud, Pasquier, Lamoignon, d’Ex
pilly, Cochin, Loiseau, Gerhier, Servan qui, le dernier
dans_lbrdre chronologique , est sans doute un «la premiers
dans celui du mérite.
Nos siècles modernes ont été peubêtre jusqu’à présent
les moins favorables à l’éloquence. Le barreau, comme
nous venons de le voir, ne lui fournissoit aucun moyen
de déployer ces grands mouvements qui intéressent tous
les peuples et tous les temps. Au dehors, elle avoit été
circonscrite dans des limites étroites; et presque nulle‘
part, elle ne pouvoit s’occuper d’objets publics. Ces '
derniers ne lui sont permis dans aucune monarchie; et
même ils ne l’ont pas toujours été dans les républiques
modernes. .
A Venise, une aristocratie fière et sévère se réservant
la liberté pour elle seule et ne laissant qu’unesorte de
-Iiaence au peuple comme un dédommagement dont il se
contentoit, les lui interdisoit avec rigueur. .
En Hollande, l’ardente soif des richesses. les soins du ‘
commerce qui les procure, n’ont jamais permis de s’oc
. cuper d’autre chose. L’éloquence ne règne que dans une
tribune; elle est étrangère dans un comptoir.
Sa nécessité ne s’est pas mieux fait sentir en Suisse.
Pouvoit-elle en effet être un besoin dans un pays où la
sobriété, les travaux .lÇ, ceux de l’agriculture, ont dû
conserver les mœurs convenables à un peuple simple et
sage, indifférent à l’agrandissement de son territoire qui

P
x.
462 couas nr nzu.ns nnrrnss. '
lui sùilit, content de ce qu’il a, et défendu contre les invao
sions par son courage, sa position et ses montagnes. Avec
ce secours seul, il a su braver les attaques des potentals
de l’Europe dont l’ambition , forcée de le respecter, s’est
contentée pendant long-temps de puiser chez lui, pour
les porter ailleurs, des bras que sa population le mettoit
en état de leur fournir. Par ce commerce, plus étrange
aux yeux le la phil050phie qu‘à ceux de la politique, la
Suisse recevoit de l’argent, qui lui manquoit, en échange
de ses hommes qui, formés à l'art dela guerre, à la disci
pline des camps dans des armées étrangères, devaient
rapporter à leur retour dans sieur patrie les talents et
l'expérience nécessaires pour la défendre au besoin.
En Angleterre et dans son parlement l’éloquence a pu
se maintenir; mais ses élans improvisés, recueillis de
mémoire et souvent affoiblis dans les papiers publics,
oublié; nécessairement à mesure que de nouvelles cir
constances en font naître de nouveaux, condamnés au
néant qui finit par les engloutir, sont, comme toutes les !'
productions du besoin et du moment, perdus pour la .
postérité. ‘ _ {a

Tél a été le sort de ces barangucs qui furent prononcées ‘


dans le parlement d’Angleterre en 1739, lorsqu’il y fut
question de déclarer la guerre à l’Espagne. Telle com
mence déjà d'être la destinée de celles qui y furent en
tendues plus récemment , quand le ministère accablé du
poids d‘une dette immense crut pouvoir satisfaire à ses
besoins aux dépens de ses colonies , les priver du droit
de se taxer elles-mêmes, et soutenir ces mesures ‘par la
force. La continuité de ses ifi>.dences donna lfeu à
cette lutte dans laquelle l’Amérique septentrionale favo
risée des vœux de l’Europe entière, qui étoient pour elle
.
_couas ne BELLES LETTRES. 463
contre ses oppresseurs, conquit sa liberté , et s’éleva au
rang et à l’indépendance des puissances de la terre. Tel
sera bientôt infailliblement encore le sort des Discours
qu’ont occasionnés de nos jours chez ces mêmes Anglais
les efforts impuissants de leur ur contre notre France.
Partout ailleurs les grandes carrières étoient fermées
à l’éloquence. Réduite à s’en ouvrir de nouvelles, elle
tourna ses regards vers la relioion, et’s’érigea une nou
velle tribune dans les temples.
Nous avons eu l’occasion d’observer que la chaire
n’étoit pas un genre absolument nouveau qui appartînt
exclusivement à l’éloquence moderne. En parcourant
voeux dans lesquels les anciens avoient divisé l’art de la
parole, nous en avons trouvé du moins le germe dans les
leçons des philosophes, les exercices des lycées, les dé
clamations des sophistes, les haratpgues des rhéteurs, et
les deux genres que ces derniers appeloient défini et_,
indéfini dont s’est emparé la chaire, où il est aisé de les
recounoitre dans les objets dont elle s’occupe, les mys
tères, la controverse, la morale, etc. La seule nomen
clature des orateurs qui ont suivi cette carrière, est
immense; mais ils sont en bien petit nombre ceux }q*n
peut nommer après Bossuet, Fléchier, Mascaron,
daloue et Massillon.
Les trois premiers se distinguèrcnt surtout dans 1’0
raison funèbre. Ce genre consacré généralement dans
nos siècles modernes aux hommes élevés en dignité;
toujours et exclusivement dans la bouche des ministres
de la religion, qui l’ont porté dans la même chaire où ils
en développent la doctrine et les dogmes qu’ils professent,
date de l’antiquité la plus reculée. L’histoire nous en a
montré le berceau en Egypte, où les prêtres, après s’être
.
464 cocus ne BELLES rennes. .
prosternés aux pieds de leurs rois pendant leur vie, les
jugeoient après leur mort. Nous en avons vu l’uSage passer
en Grèce du temps de Périclès, et les Athéniens l’em
ployer pour honorer leurs concitoyens morts en défen
dant leur pays. Nous avo vu les Romains l'adopter dès
les premiers temps de la République, et au lieu de le
circonscrire comme les Grecs à louer la vertu guerrière,
l’étendre à toutes’, et célébrer également leurs grands
hommes et leurs femmes 1 lustres. Nous avons vu enfin
les peuples nouveaux de l’Europe se l’approprier à leur
tour, et à l'exception de l’Angleterre, de la Suisse et de
quelques états protestants de l’Allemagne, où chaque ci
toyen , quelle qu’ait été sa condition, reçoit en présence)
de ses parents et de ses amis le dernier tribut de leurs
regrets et de leur sensibilité, ne le payer qu’aux grands
qui ne sont plus. Si le,_éonnétable du Guesclin fut en effet
le premier qu’on honora en France d’une oraison funèbre ,
ce genre oratoire ne remonte chez nous qu’à l’an 1380.
De nosjours nos autres orateurs se sont frayé une nou
velle route qui les a rapprochés de celle dans laquelle ont
brillé les anciens. L’Académie françaisedout on a dit tant
d ’en et tant de mal, et qui avoit mérité l’un et l’autre,
eut a gloire de l’indiquer en proposant pour les sujets de
ses concours d’Éloqusnce, des éloges de nos grands hom
étoient
mes, audes jeux
lieu dedeces
l’esprit plutôtoiseuses
questions que le résultat des mé
et frivoles qui

ditations du génie.
Thomas se présenta le premier dans la carrière. S’il y
porta souvent plus d’enflure que d’élévation , plus de
chaleur de tête que d’entrailles, plus d’imagination que
de goût; s’il ne peut pas enfin y être un guide toujours
bien sûr, il eut du moins le mérite de l’avoir ouverte. Il
courts DE’BELLES LETTRES. 465
y fit entendre desvérités fortes et philosophiques, dont
plusieurs fois s’alarma un gouvernement foible et ti
mide, qui crut plus aisé sans doute de les étouffer que
d’en profiter. Elles furent développées par d’autres écri
vains, et surtout par Roussea’u, lorsque son imagination
séductrice ne cherche pas à donner à un paradoxe les
apparences de la vérité; et par Baynal, quand il renonce
à la déclamationnLeur profondeur et leur véhémence
leur attirèrent la haine des ennemis de la vérité, dont la
vengeance poursuipit leurs personnes et e prit de flé
trir leurs ouvrages, qui n’en furent que pl, cherchés.‘
Elle subit le sort du serpent qui perd ses dents sur la
fi1e qu’il essaie en vain de ronger.
Mais qûelque éclat qu’ait en l’Éloquence dans les deux
slèçles qu’a distingués et consacrés la renaissance des
lettres, elle n’a offert ni sous Léon x, ni sous Louis XIV,
ni sous les successeurs de ce‘ dernier, rien de compa
rable, en tant qu’art oratoire, à ce qu’elle fut dans la
Grèce et dans Rome. ‘ A ’
‘ De nos jours cependant, et parmi noug,fl@lques voix
énergiques et sublimes se sont fait entendre; Parmi ces
voix s’est trouvée celle d’un homme qui d’un vulïhardi
s’est élancé à côté des écrivains les plus éloquents de
l’antiquité. Mirabeau a dévebppé une forcede raisonne—
ment dans laquelle il a eu peu de' rivaux; réunissant les
talents divers qui, séparés dans plusieurs orateurs , ont
suffi pour faire la gloire de chacun , il a marié les foudres
de Démosthènes aux fleurs de Cicéron: heureux s’il n’eût
trop souvent oublir’fle'çaractère Sacré de l’o’rateur , et s’il
eût pu obtenir cette gloire pure et supérieure à toutes,
jeveux dire celle qui réunit ep- faveur de celui qui l’in
spire l'estime à l’admiratiqn_ ! _ '
r. ' 30
466 nouns ne BELLES LETTRES.
En finissant ici le cours de Rhétorique que nous venons
de faire ensemble, je dois vous répéter encore ce que je
vous ai déjà dit plusieurs fois: ce qu’on exige particu
lièrement de l’orateur, c’est de joindre à une conduite
irréprochable, aux dispositions naturelles, la science et
la méditation. Tout l‘art est renfermé dans ce principe;
et je ne puis mieux en terminer les leçons que par les
conseils que Barthelemy nous donne , d'après Platon
et Aristote, par l’organe du jeune Anael1ar5i8. Ces 00n
seils sont lefiéveloppement de ce principe, et, en quel
que sorte, li! résumé de tout ce que j'ai essayé de vous
eXpliquer. .
u Si la nature vous destine au ministère de l’élg’l
« quence, attendez que la philosophie vous y c'onduise à
u pas’lents; qu’elle vous ait démontré que l’art de la pâ
« role devant convaincre avant de persuader, il doit tirer
A-A äîâ‘:âîäîaâà sa principale force de l’art du raisonnement; qu’elle
vous ait appris en conséquence à n’avoir que des idées
saines , à ne les exprimer que d'une manière claire , à
saisir tousjles rapports et .tous les contrastes de leurs
objets, à êbnnoître et à faire connoître aux autres ce
que chaque chose est en elle-thème. En continuant d’a
gir sur vous , elle vous remplira des lumières qui con
viennent à l’homme d’étaf, au juge intègre, au citoyen
excellent. Vous étudiera sous ses yeux les différentes
espèCes de gouvernements et de lois, les intérêts des na
tions , la nature de l’homme et le jeu mobile de ses pas
sions. Mais cette science,achetée par de longs travaux ,
A-A.‘ . céderoit facilement au souffle cdnt'ægieux de l'opinion ,
si vous n‘a la souteniez non seulement par une probité
reconnue et une prudence consommée, mais encore
A par un zèle ardent pour la justice et un respect pro

*A ——' '- ._“r' _.c-—*


'couas DE BELLES LETTRES. ' 467
a fond pour les dieux témoins de vos intentions et de vos
1< paroles. Alors votre discours , devenu l’organe de la vé
« rité, aura la simplicité, l’énergie, la chaleur et l’im
« posante digi’l‘i‘ifi‘ïäpî la caractérisent ; il s'emballira
« moins de l’écfltïde votre éloquence que de celui de
« vos vertus ;Ëz”tœæ vos traits porteront , parcequ’on
(( sera persuadé qu’ils viennent d’une main qui n’a jamais
« tramé de perfidies. Alors seulement vous aurez le droit
'« de nous développer à la tribune ce qui est véritable
« ment utile; au barreau , ce qui est véritablement juste;
« da ‘s les discours consacrés à la mémoire des grands
« 11 mes, ou au triomphe des mœurs, ce qui est vérita
« blement honnête. >

FIN DE L’ÉL0QUENCB
OU DE LA PREMIÈRE DIVISION DE CE COURS.

‘ - ‘ " 642688
|
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\.-." '

—s..‘:
/

WMMMMM wwmwn MM\A wv\*\ mæmw .

TABLE DES MATIÈRES


ne

LA PREMIÈRE DIVISION DE COURS. ’

__ 0

Prince, mon j
Avis, ix
.
C 0 U r n’ or. 1 L 0 É N 12 a A L sur l’Histoire des Sciences , des
Lettres et des Arts, < 1
l

LEÇONS PRÉL!MINAIRES.
Des Belles Lettres , ' ’ 27 ,
Objets d’un cours général de belles lettres , et Plan parti- ‘
culier de celui-ci, 4!
\ De l’Art de la Parole et de l'Art de la Pensée en général, 57
Histoire a de la Pensée, 76
Introductio a l‘Art d‘écrire, ' 97

COUBSIHEBELLESLETTRES
PREMIÈRE DIVISION. - ._‘.V

- ÉLOQUENCE

ART omrome OU RHÉ'I‘ORIQUE.


Introduction et Division, 105
TABLE mas ramènes.

ART onsrome ou RHÉTOBIQUE.


rnnmùnz nana.

De l'Invention en général, PAGE 13'}


De l'Inventi0n développée particulièrement dans des exem
ples, 155
De l‘Action différente de l'Imagimtion selon les lieux, les
temps et les hommes, 167

ART omroma OU RHÉTORIQUE.


SECONDE PARTIE.

De la Disposition , 1 79

SUBDIVISIOKS DE LA DISPOSLTlOR.

I. De l’Exorde , 201
II. De la Proposition , ' . 227
“I. De la Confirmation en général ,' - 248
De quelques Formes dont les preuves sont susceptibles,
et des Autorités, 261
IV. De la Péroraison, 277
n 'î

. ART.ORATOIRE OU RHÉTORIQUE.
rnoxsu‘tnn nn'riz.‘

DE L'ÉLOCUTION.
I. Vues générales , . 295
II. De l'Harmonie, 317
111. Du Style figuré, 341
IV. De quelques Nuances différentes de style , 366

’ u
.

-/ ‘
TABLE uns MATIÈRES.

ART ORATOIRE OU RHÉTORIQUE.


QUATRIÈME nana.

DE LA DÉC LAMÀTION.
I. Vues générales sur son origine et sur sonhistoire , PAGE 39 I
II. Ce qu‘elle est, considérée principalement comme action
oratoire, 418
'r
Idée abrégée de l’Histoire de l’Éloquencc , !./.r

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FIN DE LA TABLE ET DU TOME PREMIER.

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