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300 Serge Boiirjca

Narcisse qui se cherche pour ne pas rencontrer en lui l'Absence de toutes


choses. Ecrire un deuil paradoxal : infini/impossible... On pourrait donner Pierre Missac
du texte valéryen une dernière image qui reprendrait de façon fulgurante
tous ces traits et achèverait de leur d o n n e r une cohérence. Valéry parlant
de son travail dans les Cahiers l'identifie c o m m e un «travail de Péné-
lope», visant à « p i q u e r et r e p i q u e r » sans fin la « s u r f a c e t r a m é e » de sa
Aphorisme et paragramme *
tapisserie, en un geste quelque peu absurde et cependant vital :

Mon travail est de Pénélope, ce travail sur ces cahiers... (XII, 606).

Or, Pénélope est la Veuve essentielle, d ' u n veuvage du moins redouté. Elle
est celle qui appréhende, sur la m e r et au-delà de la mer, la mort de l'être
cher, et qui retarde infiniment l'évidence en faisant et défaisant sur son
ouvrage la figure du Destin, en y traçant sans cesse ce qui ne se promet qu'à
l'effacement : un trait j u s t e m e n t in-fini, existant et n'existant pas, illustre et
vain, traçant et ne m a r q u a n t pas. Son texte est réductible au pur canevas, à Exposé des motifs
une simple « broderie » qui vient en ourler le vide régulièrement retrouvé:
l'œuvre d'un fil qui « pique et reparaît », mettant ainsi e n j e u l'absence et la Les pages qui suivent ont avant tout leur origine d a n s l'extrême rareté en
presence, le Désir et la Mort. Le jeu mortel d'un désir qui voudrait une France des études portant sur l'aphorisme. De tout temps, et singulière-
presence tout en étant c o n d a m n é à se maintenir d a n s son oubli... ment depuis deux tiers de siècle, l'attention des critiques littéraires, des
Que dessine Pénélope en son ouvrage? Qu'est-ce qui se trame et se linguistes et des sémiologues a été accaparée par les formes discursives,
destine dans sa littéralité? Je gage q u a n t à moi que la mère de Télémaque narratives, de l'écriture (quand celle-ci n'était pas considérée c o m m e une
écrit sur sa toile sans fin la mer en son absence, l'oubli de cette mer où simple fixation, sans spécificité particulière, du langage parlé). Rien
s'inscrit la mort possible/impossible, de cette eau funèbre qui « v o m i r a »
notamment qui approche les études publiées en Allemagne qui, de qualité
ou « r a v a l e r a » le souvenir défunt. U n e mer qui fait de tout ce qu'elle
louche une « ruine », de tout ce qu'elle a b a n d o n n e une « nouveauté » (VIII, très différente, ont en c o m m u n d'être consacrées aux « f o r m e s b r è v e s »
259) : « la mer, la mer toujours recommencée ». (Kurzformen) d o n t l'aphorisme prétend être la plus riche et la plus
Ulysse retrouvé pourrait lire sur la tapisserie le patient p o è m e d'un accomplie '. Il ne saurait être question de reprendre à notre compte, p o u r
Cimetière marin. les louer ou les critiquer, les études en cause, mais bien plutôt, en les
supposant plus ou moins connues, de les prolonger ou de les compléter.
Université de Montpellier III C'est ce que cherche à faire un bref examen des possibilités qu'offre à
l'aphoriste l'utilisation de la technique du « p a r a g r a m m e ».

Une insuffisance pire encore se constate en français à propos du


phénomène du titre. Sauf erreur ou omission, é v i d e m m e n t t o u j o u r s
possibles, les deux seules études qui fassent exception sont celles de
Christian Moncelet et de Leo H. H o e k 2 . Or, elles sont très loin d'être
satisfaisantes, encore qu'elles contiennent toutes deux n o m b r e de rensei-

* Le présent article reprend et précise des idées contenues dans une étude (à paraître en
allemand) sur le Titre, et plus spécialement le titre de l'aphorisme, étude elle-même extraite
d'un livre, en cours de rédaction, consacré à l'aphorisme. D a n s toute cette affaire le
paragramme, forme dérivée de l'anagramme, n'est pas le personnage principal. Ce qui
explique, sinon justifie, le caractère sommaire de la documentation qui est utilisée ici à propos
de Saussure et qui fait contraste avec celle présentée par Jan Baetens dans l'étude parue dans
le numéro d'avril de Poétique (et que le soussigné ne pouvait connaître en écrivant ces
lignes).
1. Le dernier ouvrage publié en Allemagne et consacré à l'aphorisme est, à notre
connaissance celui de H. Fricke, Aphorismus, Stuttgart, 1984. On peut se reporter à sa
bibliographie et en retenir l'ouvrage de P. Krupka : Der polnische Aphorismus, München,
1976; l'étude de H. Krüger, Studien über den Aphorismus als philosophische Form, Frankfurt,
1957,'et les études de F.H. M a u t n e r en y ajoutant l'introduction aux Œuvres complètes de
Lichtenberg, 6 vol., Frankfurt, 1983.
2. Ch. Moncelet, Essai sur le titre en littérature et dans les arts. Ed. Bof, 1972 ; L. H. Hoek,
la Marque du titre. La Haye-Paris, Mouton, 1981.
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gnemcnts intéressants, à des niveaux différents. En effet, tandis que la est aussi employé, justifiant le titre les Mots sous les mots d o n n é par
première cache sous une désinvolture assez artificielle une information et .1. Starobinski à son petit ouvrage. O n trouve également, plus rarement,
surtout une réflexion sommaires, la seconde, utilisant pesamment les antigramme, logogramme. variations des trois notions de base, qui seronl
notions de la grammaire generative et de la dialectique matérialiste, fait seules retenues ici avec des sens bien, peut-être trop, d é l i m i t é s : para-
bon marché des aspects proprement littéraires qui, pourtant, méritent gramme désignera le développement (mot auquel on préférera déploie-
mieux. 11 n'en va pas très d i f f é r e m m e n t en Allemagne, bien que, de Lessing ment) du thème en variations; hypogramme, le m o t - t h è m e dans sa
à Adorno, la réflexion sur le titre ait été plus fournie 3. Nulle part la relation fonction, parfois c o m m e titre, de noyau du p a r a g r a m m e ; enfin ana-
qui unit ou peut unir le titre à la forme brève, n o t a m m e n t l'aphorisme, gramme, traitement possible du m o t - t h è m e préalablement à son utilisation
n'est prise en considération, ce qui est regrettable : à la limite, le titre peut en paragramme, c'est-à-dire dans u n e acception restreinte. Il en sera de
être regardé c o m m e une « f o r m e brève », soumise à des principes généraux même de la notion de « mannequin » (d'abord n o m m é locus princeps),
mais dotée de traits spécifiques; par ailleurs, et surtout, en s'appliquant à pour Saussure un mot ou groupe de mots, d o n t «l'initiale et la finale
un aphorisme, le titre prend un relief - on n'ose dire une dimension! - correspondent à l'initiale et à la finale du m o t - t h è m e et en constituent
particulier et ouvre des perspectives parfois inattendues. l'indice » (p. 50). alors que l'on verra plutôt en lui une sorte de double ou
de doublet du niot-thème qu'il convient précisément d'habiller (voire de
déguiser, on le verra).
Dans cette optique il est également d o m m a g e qu'aucun spécialiste de D'autres aménagements apportés aux principes des analyses de Saussure
l'aphorisme, aphoriste lui-même ou critique, n'ait jusqu'ici, q u e l'on sache, semblent également rester admissibles et m ê m e aller parfois dans la
abordé le problème de l'aphorisme, lié à celui du titre, sous l'éclairage direction qu'elles indiquaient. Certes, en s'appliquant à l'aphorisme -
enrichissant que peut leur d o n n e r la référence à Ferdinand de Saussure, et c'est-à-dire à une prose qui s'oppose délibérément tout ensemble à la
cela en fonction m o i n s du Cours que des études de caractère plus versification et à la poésie, m ê m e si, à la différence des autres formes brèves
« littéraire » qu'il a consacrées à I' « a n a g r a m m e » dans les poésies grecque en prose, remarque, maxime, etc. il tend à se rapprocher asymptotiquement
et surtout latine. Sur la base des quelque cent cinquante cahiers relatifs à ce de cette dernière, au risque d'y basculer - , la paragrammatisation renonce
sujet, Jean Starobinski a publié une introduction qui sert de base aux aux ressources de la prosodie (rythme, quantité des voyelles) dont Saussure
présentes réflexions 4 , dans lesquelles, p o u r s'adapter au cas spécial de soulignait la richesse et le raffinement. Il en résulte à coup sûr un
l'aphorisme et de son titre, les idées du linguiste genevois ont dû sinon être appauvrissement, une schématisation q u e l'on doit déplorer. Pourtant c'est
violentées ou sollicitées, du m o i n s parfois s'infléchir ou connaître des bien aller par là dans le sens de Saussure lui-même qui, tout en admettant
déplacements d'accent. l'arricre-plan sacré des tentatives verbales des poètes (p. 60), amorçait un
Un premier point a trait à la terminologie, en particulier ce « g r a m m e » processus de laïcisation, de technicisation de la recherche qu'il n'est donc pas
qui est à la fois racine et désinence 5. On sait q u e pour Saussure tout, ou impie, ni aberrant, de pousser plus loin. Saussure ne l'excluait nullement, lui
presque tout, en matière de linguistique repose non sur l'écriture, mais sur qui envisageait d'appliquer la m ê m e méthode de lecture aux œuvres de
la phonie, sur l'ouïe et non sur la vue. Lui-même reconnaît qu'il vaudrait Ciceron et de César, voire à la correspondance des auteurs anciens, au risque
donc mieux pour l'instrument de base parler d ' a n a p h o n e au lieu d'ana- de transformer en manie ou en tic le procédé employé.
gramme, ce qu'il ne fait pas car il affecte au premier un autre rôle, celui Par un m o u v e m e n t parallèle, le passage de la versification à la prose fait
d ' u n e a n a g r a m m e imparfaite, reposant sur une allitération partielle et non abandonner le d o m a i n e des sons p o u r celui de la vue. En tant que texte
totale. De ce fait, les autres c o m p o s é s de « phonie », hypophone, para- écrit, l'aphorisme, s'il n'échappe pas tout à fait à la durée, à la nécessité,
phone, etc. n'apparaissent pas. La décision sera moins radicale sur un soulignée par Valéry, de « tracer un t e m p s 6 » , conserve c o m m e vocation,
autre point : le préfixe adverbial précédant « g r a m m e » , l'heureux élu; ana- ou en tout cas c o m m e nostalgie, de tenter de revenir en arrière, d'inverser
g r a m m e est certes m o i n s approprié q u e paragramme, mais ses nuances le mouvement par lequel il s'était déployé, en un mot, de se ressaisir dans
et sa malléabilité, sinon sa polysémie, présentent des avantages dans l'instant. De sorte que c'est en quelque manière contre son gré qu'il va se
une matière fluctuante. L'hypogramme, forme « spéciale » de l'anagramme, prêter à la paragrammatisation, ne mettant en œuvre que des moyens
réduits, m ê m e si telle critique souligne le rôle des « graphismes » à côté,
3. T.W. Adorno, Titel in Noten zur literatur. Œuvres complètes, Frankfurt, 1974, p. 325- voire au-dessus des « phonétismes » 7 . Il reste à savoir si toutes les
335.
4. J. Starobinski, les Mots sous les mots, Paris, Gallimard, 1971. C'est à ce volume que simplifications constatées en la matière n'ont pas pour conséquence ultime
renvoient dans les pages qui suivent les indications de pages données entre parenthèses sans et bénéfique de rendre enfin viable une m é t h o d e sur la légitimité de
aut_re mention. Voir aussi P. Wunderli, F. de Saussure und die Anagramme, Tübingen, laquelle Saussure avait ressenti des doutes de plus en plus profonds.
5. Du point de vue de la terminologie, sur laquelle on reviendra, il serait à coup sûr bon de
l'uniformiser pour toutes les formes dérivées (verbe, adjectif) d ' a n a g r a m m e et de paragram- 6. P. Valéry, Cahiers, Paris, Pléiade. 1973, 1.1, p. 909 : « . . . t o u t e pensée trace un
me, alors que Saussure emploie anagrammisé et anagrammatique : c'est de cette pratique que
icntps ».
l'on se rapprochera en utilisant la f o r m e la plus simple pour le verbe et la plus compliquée (en
-atique) pour l'adjectif. 7 J Kristeva, « Pour une sémiologie des paragrammes », Sèméioliké, Paris, Ed. du Seuil,
1969. p. 186.
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Les doutes de Saussure portaient sur la présence de paragram mes dans dûment infléchi : « Écrire un aphorisme lorsque l'on en est capable est
les textes où il avait été si heureux de les découvrir. Dans ce débat intérieur souvent difficile; mais plus aisé q u a n d on ne l'est p a s 9 . » C'est en
les arguments de sens contraire ne m a n q u e n t pas, sans qu'ils puissent s'orientant sur une étoile du berger inaccessible, en se sachant hors d'étal
ruiner ou même c o m p r o m e t t r e la possibilité de mettre en œuvre ce que l'on de rédiger un aphorisme paragrammatique mais en utilisant les leçons
appellera, suivant les tendances ou l'humeur, une méthode, une recette ou d'expériences d'avance vouées à l'échec, que les chances augmentent de
une manie. On retrouve d'ailleurs ici une tendance très marquée dans la produire quelque aphorisme digne de ce nom.
littérature actuelle et qui consiste à placer de plus en plus l'accent sur
l'aspect volontaire et concerté de la production poétique. Elle se développe
de Poe à Raymond Roussel ou Valéry, et l'on regrette d'ignorer comment Dispositif
ce dernier jugeait Roussel, si tant est qu'il le connût, et ce qu'il eût pensé
des paragrammes 8. Peut-être n'aurait-il pas été le dernier à se demander si La présente étude prétend d o n c dégager les leçons q u e l'aphorisme
la méthode est bien applicable. Si elle ne l'est pas, les présentes pages paragrammatique apporte pour le choix et la pratique du titre, les relations
risquent d'apparaître en définitive non seulement c o m m e disproportion- de ce dernier avec le texte, enfin les qualités qui peuvent faire d'un
nées par rapport à cet aphorisme p a r a g r a m m a t i q u e dont elles voudraient paragramme un Texte; étant entendu que le mot texte, écrit avec une
stimuler l'élaboration, mais m ê m e c o m m e tout à fait inutiles. C'est alors minuscule, s'applique au libellé de l'aphorisme (paragrammatique ou non)
que la relation à Roussel prend toute sa valeur. Celui-ci tout d'abord par opposition au titre (lui-même h y p o g r a m m e ou non) tandis que, écrit
mentionne n o m m é m e n t le m é t a g r a m m e c o m m e fondement de ses deux avec une majuscule, le Texte désigne la totalité de l'aphorisme, qu'il ait un
procédés de composition. On ne saurait par ailleurs partager entièrement la titre ou n'en ait pas.
confiance que Roussel, en dépit de tous ses insuccès, a conservée dans son
propre génie, la validité de sa m é t h o d e et sa manière de l'appliquer. Bien
qu'une bonne partie de son œuvre, il le dit lui-même, ne soit pas concernée Utilisé le cas échéant par l'aphorisme et constitué, paradoxalement, en
par son texte théorique; que celui-ci ait été rédigé non comme un hypogramme, le titre s'anime et voit renforcer son rôle, tout en s'exposant
programme mais c o m m e un c o m p t e rendu publié à titre p o s t h u m e ; que ses à des risques qu'il faudra conjurer. Le stock des mots-thèmes s'élargit de
écrits soient en général l'objet d ' u n e égale admiration, alors qu'il convien- façon notable. Aux yeux de Saussure, interprétant les poètes anciens, il
drait de distinguer entre eux, un à un ou par catégorie; malgré tout cela un s'agissait le plus souvent d'un nom propre et L.H. Hock n'hésite pas à
doute foncier ne se laisse pas écarter. M ê m e une étude aussi fascinante que écrire plus généralement que celui-ci constitue 1'« instrument poétique
celle de Foucault c o u r o n n a n t l'édifice critique dont Roussel avait posé la anagrammatique par excellence 10 ». Le plus souvent aussi, ce nom propre
première pierre a un effet différent de celui auquel on pouvait s'attendre et est un nom de personne, singulièrement celui d'un poète ainsi honoré et
tend à minimiser, sinon à faire disparaître, une œuvre, ayant exigé des doublement promu au rang d'intercesseur : une pratique qui, dans l'apho-
années de labeur et c o m p o r t a n t des centaines ou des milliers d'alexandrins. risme simple (on veut dire non paragrammisc), équivaudrait au titre-
A la limite, l'échafaudage permettant de saisir l'édifice dans toutes ses dédicace dont fait volontiers usage le livre paradigmatique de Hermann
parties aurait pu se passer de lui et s'affirmer sur ses propres mérites. Le Schweppenhausen Verbotene Frucht ". Mais aucune exclusive n'existe en
contraire en s o m m e de ce que l'on constate pour Michel Leiris, dont la matière et le rôle d ' h y p o g r a m m e peut fort bien être revendiqué par un
l'œuvre, largement suscitée par Roussel, n'exige aucun commentaire et nom de lieu (parfois confondu avec un nom de personne : « c e s gens qui
ont un nom de pont, les Iéna », plaisantait la duchesse de Guermantcs,
s'affirme par la seule qualité et la densité de l'expression. On peut regretter
oubliant que «c'était aussi un nom de victoire» et surtout que le
que Roussel n'ait pas choisi d'exercer ses dons dans le domaine de
patronyme conjugal désignait un village et bientôt un « c ô t é » ) ; et égale-
l'aphorisme. Peut-ctre eût-il réussi à en composer quelques-uns, même, qui
ment par un nom c o m m u n : u n e intrusion que Saussure avait constatée
sait, sur le modèle p a r a g r a m m a t i q u e . Ainsi les présentes recherches
dans la «poésie plus récente 12 ». Brochant sur le tout, un rôle particuliè-
auraient eu un objet et pas seulement un objectif, combien voilé! Il est bien
rement important devrait revenir ici aux noms de fleurs, et Cratyle se
des cas où un Dieu absent a suscité une morale des plus acceptables, prend à rêver sur l'usage qu'un m a n i e m e n t approprié du langage pourrait
permettant de vivre, et ici d'écrire. M ê m e s'il n'existe pas, ou n'existe qu'à faire du vocable de gardénia, fleur arrachée par un miracle d e l'onomasti-
l'état de projet, l ' a p h o r i s m e - p a r a g r a m m e possède une valeur exemplaire et, que ou par une coïncidence à un botaniste qui se n o m m a i t Garden, et
en atténuant ses exigences, suggère des règles et des modèles pour des un jour peut-être épanouie, a n a g r a m m a t i q u e m e n t agrandie en para-
tentatives moins démesurées. L'intention n o r m a t i v e des pages qui suivent
se trouve ainsi confirmée et concerne tant une titrologie q u e la technique
des formes brèves. Un a p p a r e n t p a r a d o x e de Kraus peut être invoqué ici, 9. Cf. « Schreiben und Lesen », Sprüche und Widersprüche, Frankfurt, 1965, p. 146.
10. Op. eil., p. 225.
11. H. Schweppenhausen Verbotene Frucht, Aphorismen und Fragmente, Frankfurt
1966.
8. Les liens de Roussel et des surréalistes n'étaient pas une bonne recommandation. Sur 12. Citation empruntée à Wunderli. Les recherches de Saussure effectuées par lettre sur ce
Roussel, voir Michel Foucault, Raymond Roussel. Paris, Gallimard, 1963. sujet se trouvent dans Starobinski, op. cit., p. 1 3 8 ^ .
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gramme, surgissant « à de nouveaux d e v o i r s » dans le jardin des lettres. par Scholem à l'occultisme et aussi toute la satisfaction éprouvée en
Quelque choix qui ait pu être fait pour la « m i s e en t i t r e » ou plus décelant chez son ami de nouveaux signes de résistance à la tendance qui le
précisément « e n h y p o g r a m m e » d'un mot-thème, ou encore, suivant la poussait vers le marxisme, pour ne pas se d e m a n d e r quelle part d'ironie
terminologie ici tolérée, d'un m a n n e q u i n , une objection se présente, à dire comportait une telle attitude et s'il n'y avait pas là un essai sceptique de
vrai moins une objection à réfuter q u ' u n e antinomie à s u r m o n t e r : celle-ci «sauvetage» préludant à celui a p p a r e m m e n t tenté plus tard sur la
oppose les notions de titre, lumière ou phare ouvrant une voie, et théologie. Quoi que l'on pense de toute manière du sérieux de Benjamin et
d'hypogramme, caché, enseveli sous d'autres mots et qu'il faut déterrer, des motivations de Scholem, respectivement rédigeant et interprétant les
ressusciter. Ce faisant, elle oppose aussi, de façon plus concrète, deux deux textes, on imagine les ravages q u ' u n e inspiration analogue peut
comportements de l'auteur à l'égard du lecteur. Car si le premier objectifde exercer sur des esprits de m o i n d r e qualité. Pour s'en préserver, il sera bon
l'aphoriste est bien de faire sienne une certaine discipline de la composi- de suivre l'orientation opposée donnée par le m ê m e Benjamin lorsqu'il
tion, ce souci ne doit pas, au moins à ce stade, engendrer un solipsisme, un veut « sauver » l'allégorie devant le symbole, c'est-à-dire passer - ou, si l'on
«langage p r i v é » . Le Texte p a r a g r a m m a t i q u e se propose sans artifice à la inverse les termes, ne pas passer - de la métaphysique à l'esthétique, ou de
moyenne des lecteurs, à tous les lecteurs en somme, jusqu'à la découverte l'oracle à l'aphorisme; et p o u r cela, au sein de la grammaire, de faire appel
faite par Saussure; mais sitôt q u e le lecteur est un peu déniaisé, a eu vent de à la syntaxe plus qu'à une morphologie complaisante, à une phrase bridée
l'affaire, il voit d a n s le Texte une énigme qu'il lui incombe, s'il fait par ses composantes et son articulation m ê m e et non libre, c o m m e le mot,
consciencieusement son travail de lecteur, d'élucider. Peu importe lequel de larguer les amarres, on ne sait que trop pour quelles destinations. Cela
des deux « bons bouts de la raison », c o m m e disait Rouletabille, il choisit resterait vrai m ê m e d a n s le cadre de l'aphorisme et du paragramme.
pour cela, s'il prend pour point de départ la recherche du mot-thème (en Saussure ne découvre-t-il pas dans un Vaticinam rapporté par Tite-Live les
quoi il ne sera pas aidé par un m a n n e q u i n au sens saussurien du terme), noms ici très significatifs d'Apollon et de Delphes, vestiges de l'origine
soit la variation elle-même, soit, par un m o u v e m e n t délicat de va-et-vient, passablement sulfureuse de ces jeux de m o t s (p. 70)?
la perception intuitive du premier dans la seconde. En revanche, si le
mot-thème s'affiche c o m m e titre, il n'y a plus d'hésitation et le travail se Dans cette situation, traiter avec précaution par le paragramme - c o m m e
trouve radicalement modifié, banalisé. U n e fois le code révélé, le décodage l'on dirait traiter par le m é p r i s ou les antibiotiques - un titre à la fois ana-
est un exercice secondaire, encore que minutieux, une application, presque ct hypo-grammatisé constitue malgré tout, contre des illusions aliénantes,
une routine d é p o u r v u e d'intérêt. une première ligne de défense, dont l'efficacité sera renforcée si le titre n'est
pas un mot, mais plusieurs, pas un n o m mais une phrase : soit la formule
Pour le réhabiliter, une solution se présente, surgie du c h a m p môme que de la doxographie héraclitéenne panta rhei, la critique s'accorde à ne pas lui
l'on cultive, à savoir précisément l'anagramme, et une alternative s'ouvre reconnaître le statut ou. la qualité d'aphorisme, sa valeur générale et sa
suivant que la fonction de titre est a s s u m é e par le m o t - t h è m e originelle- brièveté (plus q u ' u n e concision) ne suffisant pas à compenser ce q u e la
ment choisi ou par son a n a g r a m m e : le fil conducteur du paragramme sera formulation, c o m m e usée par la popularité, a de simpliste et de décharné.
en tout cas fourni par celui des deux complices qui reste caché. Leurs lettres
Oracle ou simple énoncé, mais pas aphorisme, qui se situe entre les deux.
étant par définition les mêmes, l'ordre en aura plus d ' i m p o r t a n c e encore
Seulement, les traits m ê m e s qui lui interdisent de passer à la postérité
que Saussure ne lui en reconnaissait d a n s la versification ancienne (p. 45).
comme un aphorisme paradigmatique parmi d'autres suffisent à faire pour
En toute hypothèse, une certaine dose de difficulté et de secret est
l'un d'eux un titre tout à fait convenable. Jean Bollack rapproche le vers du
réinjectée dans l'Aphorisme p a r a g r a m m a t i q u e , et c'est alors q u ' u n nouveau
mot, voire l'assimile à lui l4 . Ainsi du « tout s'écoule », avec les possibilités
danger se révèle. En effet la m a n i p u l a t i o n qui produit une permutation des
lettres au sein du m ê m e m o t afin d'en dégager un autre a des effets du mot et non ses périls, qui viennent d'être évoqués, la cellule d'un
surprenants et à c o u p sûr disproportionnés. C'est en se prêtant à l'ana- aphorisme qui le prendrait pour hypogramme, qui vêtirait le mannequin,
g r a m m e que le n o m , cessant de seulement servir de titre, amorce la au besoin en le déguisant. Par une double transposition le titre alors
mutation en un titre qui reprend à son c o m p t e les mirages du nom. Du pourrait être le nom d'Héraclite. U n e épreuve contraire consisterait à se
nom-titre au titre-nom, le chiasme, d é b o r d a n t du d o m a i n e de la rhétorique demander si un véritable aphorisme serait en mesure de servir de titre à un
et du style, bascule d a n s celui de la magie. Un traitement élémentaire de la autre aphorisme. Ce q u e l'on ne croit pas tant un des mérites de la
Kabbale est en action, d o n t les risques de contagion sont connus. Un technique du paragramme est précisément de spécialiser les fonctions.
exemple peut en être d o n n é , encore qu'il ne débouche pas sur un
développement p a r a g r a m m a t i q u e , avec les deux versions de cet Agcsilaùs
Santander ( a n a g r a m m e d'ailleurs imparfaite de Der Angelus Satanas) que La mise en présence, d a n s l'aphorisme paragrammatique, du titre
Walter Benjamin écrivit en 1933 et auquel Scholem consacra une longue hypogramme et d u texte a pour premier effet de placer les deux éléments,
exégèse u . Or, il fallait, croit-on, tout l'intérêt, d'ailleurs assez ambigu, porté du point de vue d e leur dimension respective, dans une relation adéquate,

14. J. Bollack, Empédocle, Paris, Éd. de Minuit, 1965. « Le vers d'Empédocle est un mot »
(p. 311). Bollack se réfère en note à Mallarmé et évoque la puissance d'Aphrodite. Dans son
13. W. Benjamin, Gesammelte Schriften, VI, Frankfurt, 1985. p. 520-521. Cf. aussi Heraclite, le fragment 91 (p. 269) reprend le thème du panta rhei.
Ci. Scholcm. Walter Benjamin und sein Engel. Frankfurt, 1983, p. 35-73.
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parce que gcnclique et fonctionnelle, qui ne peut ctre modifiée que dans traducteur français de Gracián. Amelot de La Houssaye l6, qui, en rendant
une mesure relativement faible et certainement pas inversée. Par définition aforismos par maximes, faisait plus que suivre la c o u t u m e française de son
e! par nécessité, le titre est plus court que le texte qu'il engendre; le texte, époque et les désignait j u s t e m e n t ; il traitait en outre c o m m e un véritable
de son côté, doit accepter une certaine dimension, ne pas descendre en titre le plus bref des deux éléments en le plaçant nettement au-dessus du
dessous d'un m i n i m u m . Certes, il ne serait pas exclu en principe qu'un texte.
auteur d'aphorismes reprenne à son c o m p t e une pratique ancienne du Quelle serait donc la conséquence de cette nature de maxime sur la
roman, consistant à faire des titres de chapitre un petit récit généralement paragrammatisation d'un titre devenu hypogram m e ? Si rien dans le
introduit par l'adverbe « où » : une pratique imitée, à des fins généralement mécanisme de ce processus ne s'oppose à ce qu'il s'applique à une m a x i m e
humoristiques, par des scénaristes français. En matière de formule brève et à son titre, une telle tentative serait tout à fait contraire à leur esprit.
on pourrait imaginer la recherche d ' u n effet du m ê m e genre, un titre assez L'essentiel de la m a x i m e est la vérité morale qu'elle pense énoncer, et
long contrastant avec la concision lapidaire d ' u n a p h o r i s m e au sens plein. l'élégance de la formulation, sorte de surcroît qui lui vaut de passer des
Il est toutefois vraisemblable que les rôles respectifs du titre et du texte anthologies pieuses, que leur inspiration soit religieuse ou laïque, aux
seraient alors sinon confondus, au m o i n s incertains, origine du curieux morceaux choisis littéraires, n'est pas structurcllement liée à son message.
problème que soulève par exemple Y Oráculo manual de Gracián. On sait L'effort de caractère formel représenté par la paragrammatisation aurait
que les trois cents aforismos de l'ouvrage c o m p o r t e n t tous un titre, quelque chose d'excessif ou de forcé, susceptible, pour ainsi dire, de faire
d'environ une ligne, et un texte de d i m e n s i o n s plus vastes, dix ou vingt fois sous le poids de la forme s'écrouler le fond, et cela au risque, s'il
peut-être, une proportion normale entre une formule brève et le titre qu'il a s'assaisonnait en outre d ' u n peu d'ésotérisme, de c o m p r o m e t t r e l'efficacité
plu à l'auteur de lui donner. Cependant, l'éditeur de la grande édition du message à c o m m u n i q u e r . Cela est confirmé si l'on revient à la relation
critique des œuvres de Gracián, et parmi elles de Y Oráculo, adopte une spécifique du titre et du texte dans la m a x i m e (ou la remarque). Le premier
attitude opposée, n o m m e aphorisme l'élément le plus bref et commentaire fonctionne avant tout c o m m e une étiquette, un résumé condensé à
ce que que l'on s'accordait à considérer c o m m e le texte des aforismos l5; l'extrême, entretenant avec le second une relation de sens. Rien ne s'y
Cette manière de voir peut d'ailleurs s'appuyer sur le vocabulaire employé ajoute de ce qui caractérise dans l'aphorisme celte m ê m e relation, par
en une occasion, et une occasion seulement, par Gracián lui-même. exemple la rivalité a u t o u r d ' u n e image, tantôt accaparée par le texte au
N 'écrit-il pas dans Y aforismo 251 q u e la règle posée par ce dernier (que point de mutiler le litre, tantôt mise en titre, c o m m e en exergue, et
d'ailleurs il n'a pas composé mais e m p r u n t é à saint Ignace, conformément, produisant pour le texte un effet de frustration. Les titres des formules
par exemple, à la manière d ' É r a s m e d a n s les Adages et les Apophtegmes) est assez brèves constituant le Humain, trop humain de Nietzsche viennent le
si évidente qu'elle peut se passer de c o m m e n t a i r e : le titre suffirait qu'on le confirmer 1 7 . Ils n'annoncent pas des aphorismes, en dépit de la termino-
baptise texte ou aphorisme. T o u t e f o i s cet unique exemple, sur lequel logie généralement adoptée, en dépit également du rôle que Nietzsche joue
Romcra Navarro ne s'explique guère - au m o i n s dans l'édition critique -, malgré tout dans l'histoire de l'aphorisme, mais bien des maximes ou des
ne suffit pas à infirmer la terminologie c o u r a m m e n t utilisée. De semblables réflexions. Rien n'eût été changé à cela si l'auteur, philologue et aphoriste,
discussions seraient éliminées avec la paragrammatisation de l'apho- avait découvert avant Saussure le p h é n o m è n e du paragramme et, en
risme. l'utilisant avec son génie, anticipé sur un hypothétique aphorisme à
venir.
Les titres de Y Oráculo manual apportent une seconde contribution à
l'examen du titre dans la f o r m e brève et de sa paragrammatisation dans
l'aphorisme : une contribution qui ne concerne plus la structure de ladite Ce qui vient d'être dit sur la maxime, s'ajoutant aux remarques relatives
forme brève, mais sa qualité et sa nature. Sur les trois cents titres (ou au titre proprement dit, indique déjà ce que sera le caractère du texte
aphorismes, d'après l'éditeur), les deux tiers environ consistent dans un paragrammatique et qu'il convient d'expliciter: l'importance, voire la
verbe à l'infinitif, complété éventuellement par un adjectif (s'il s'agit du primauté, accordée à ce que l'on appellera au choix le contenant, la forme,
verbe être), ou un adverbe (avec un verbe e x p r i m a n t l'action). Car cet le signifiant. En fait, cette mise d'accent tend, plus encore qu'à réparer
infinitif n'enregistre pas un état de choses, n'a pas une valeur déclarative ni l'injuste inégalité prévalant dans la maxime, à opérer entre les deux
« o n t o l o g i q u e » mais contient une incitation, un ordre, un précepte. cléments, le Wie (comment) et le Was (quoi), une étroite interpénétration.
Quelques titres impliquant une obligation (han de ser: «doivent Celle-ci, mettant fin à des distinctions jugées académiques ou étroitement
c t r e » ) confirment que d a n s l'ensemble de l'ouvrage le côté oracle s'efface rhétoriques, a eu beau devenir une des tartes à la crème de la critique
derrière le manuel pratique p o u r réussir à la C o u r ou seulement y
survivre en paix. On a vu d'ailleurs q u e Gracián, à propos de Y aforismo 16. L'Homme de Cour (l r c trad, parue en 1684). La première édition (espagnole) date de
251, parlait de « r è g l e » . Tel était également le point de vue du premier 1647: il n'en existe qu'un exenrplaire appartenant aujourd'hui à R . N a v a r r o . Le premier
volume en espagnol existant à la Bibliothèque nationale est de 1685.
17. Curieusement les titres d o n n é s aux chapitres ou sections sont plus intéressants, par
exemple : Der Mensch mit sich allein (l'homme seul avec soi-même) ou Der Wanderer und
15. B. Gracián, Oráculo manual y Ane de Prudência, éd. critique de Romera Navarro. sein Schallen (le voyageur et son ombre).
Madrid. 1954. introduction, p. x x x v .
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littéraire moderne, elle n'a pas pour autant mis hors de combat ses fois instrument et matière, moins maîtrisé par l'écrivain que servi par lui.
adversaires traditionnels, et la tâche est c o n s t a m m e n t de repartir à zéro. comme Kraus encore le dit d a n s un autre passage 2 2 . La langue allemande
Réaliser une telle fusion, après être apparu c o m m e le privilège et l'honneur est ici mieux adaptée que la française, laquelle a des difficultés à traduire
de la poésie, est de plus en plus le propos d ' u n e certaine prose, mais n'a l'effet produit par le contraste des deux adverbes et à leur trouver des
pas. croit-on, étc expressément revendiqué de nos jours par l'aphorisme, substituts. On en a la preuve dans deux écrits de J. Starobinski déclarant
bien que celui-ci puisse en la matière se réclamer d'une assez ancienne successivement que « le langage poétique ne se constituerait pas seulement
tradition. L'un des instruments les plus efficaces de la mutation souhaitée avec des mots empruntés à la langue mais encore sur les mots », puis, avec
serait en effet le conceito, vocable que le français a plus ou moins adopté, la même idée d ' u n e progression, q u e la poésie n'est pas « seulement ce qui
ne pouvant le rendre de façon suffisamment appropriée par le trait (dont la se réalise dans les mots, mais ce qui prend naissance à partir des mots »
position fréquente en fin de formule évoque t r o p la flèche du Parthe alors le vocable de mot étant en outre inadéquat pour rendre Sprache et ne
que le conceilo est un procédé offensif). Les Allemands, quant à eux, ont à prenant pas suffisamment en considération le tissu vivant de la phrase.
leur disposition la notion de Wit: 18. Et certes Heinrich Lausberg, dans son Mais voici déjà que l'on se rapproche trop près d ' u n e biologie aussi difficile
traité fondamental, encore q u ' u n peu vieilli, considère les «concetti à exorciser sans doute que peut l'être la mystique.
c o m m e des pensées brillantes mais q u e le goût n'approuve pas 1 9 », Dans le préambule au De natura rent m de Lucrèce (p. 79 sq.), Saussure
c'est-à-dire d a n s un cadre spécifiquement rhétorique qu'il faudrait dépasser découvrait la présence « o b s é d a n t e » , malgré la variété de ses formes,
ou métamorphoser. Le jeu de m o t s doit devenir plus q u ' u n mot d'esprit mot-thème, m a n n e q u i n (au sens qu'il d o n n e à ce mot) enfin éclaté en
(Wit:), un produit d e l'esprit (Geist), la transfiguration éclatante d'un paragramme sur un certain n o m b r e de vers, du n o m de Vénus, et cela d a n s
procédé en fin. Or, de cette mutation, le p a r a g r a m m e offre précisément un sa traduction grecque d'Aphrodite. Aux vingt-huit pages d'analyses et de
exemple, transposé à u n e échelle plus large. Passage à la limite d'un commentaires de Saussure et de Starobinski, quelques lignes peuvent être
concetto qui, poussé plus loin, perdrait de sa vigueur, il envahit le champ adjointes dans l'optique de l'aphorisme. U n e première observation se
entier de l'expression, l'emplit à le faire craquer, sans toutefois aller au-delà présente en effet : même si l'on ne souscrit pas entièrement à la formule
des premiers craquements. Conscient de ses possibilités c o m m e de ses d'Edmond Jabès, avançant qu'il suffît que deux m o t s aient une lettre en
obligations il ne doit pas ces dernières à un souci de virtuosité, mais à des commun pour qu'ils cessent de s'ignorer 2 4 , il faudrait de singulières
exigences qu'il sécrète lui-même pour ce qui doit être le plus grand bien affinités entre Aphrodite et Aphorisme pour q u ' o n y trouve pas moins de
corn m un. sept lettres sur neuf qui soient c o m m u n e s , constituant ainsi presque u n e
Pour atteindre à cet objectif la navigation sera délicate, car ses instru- anagramme, une a n a g r a m m e imparfaite c o m m e celle que Scholem signa-
ments sont fragiles et se dérèglent aisément. Un écueil à éviter est celui du lait dans Agesilaiis Santander25. Ajoutons q u e la première et la dernière
mécanisme, auquel ressortit le développement, bête noire de l'esthétique lettre sont les mêmes, présentant « m a s s é e s d a n s un espace restreint»,
contemporaine, n o t a m m e n t en m u s i q u e mais aussi en littérature, avec le comme parfois dans le paragramme, ici l'espace d ' u n seul mot, la forme du
précepte de G i d e : « n e pas profiter de l'élan a c q u i s 2 0 » . Scylla de ce mannequin, pris encore dans le sens strict. Si les affinités n'existent pas, il
Charybde, les facilités et le m a u v a i s goût des métaphores biologiques, s'agit de les créer. Pour cela un aphorisme paragrammisé pourrait sur un
épanouissement, germination, croissance n o r m a l e e n n e m i e du gigantisme: plan formel se déployer en u n e sorte de contrepoint, sur la double piste que
dans cc cas le travail de la nature, d a n s l'autre celui d ' u n artisan, pour ne balise l'ordre différent des lettres dans les deux mots. Ou bien seront écrits
pas dire d'un bricoleur. Entre les deux d o m a i n e s , la notion ou le processus deux aphorismes parallèles et complémentaires. Car, analogues et complé-
du déploiement21, qui fait apparaître d a n s son intégralité la matière mentaires, les deux mots-thèmes (ou les deux m a n n e q u i n s dans le sens
qu'abritait un pli ou un repli, mettant en m o u v e m e n t une combinatoire où utilisé ici) le sont aussi sous un autre aspect. S'attardant sur le nom
s'articulent et se modifient les é l é m e n t s déjà existants, sans intervention d'Aphrodite, Starobinski regrette visiblement de ne pouvoir défendre
d ' u n e influence extérieure. Seules sont mobilisées les ressources du langage, l'hypothèse d'après laquelle le poète aurait « voulu dans l'acte même de la
mais toutes le sont, et c'est bien là ce q u e signifie la distinction de Kraus, composition, d é m o n t r e r une fécondité, une puissance productive dont
quand, modérant pour une fois son recours à la biologie précisément, il Aphrodite serait la s o u r c e » (p. 79). Mais cette hypothèse « s i séduisante
oppose à propos de Heine ce qui peut être fait avec le langage (mit der pour n o u s » , qui doit malgré tout céder la place à la pesée des syllabes et à
Sprache) à ce qui est extrait de lui (aus der Sprache). Le langage est à la une analyse objective des faits, rien n'empêche que l'aphorisme la reprenne
à son compte sur un m o d e m i n e u r et l'exprime dans un paragramme
polysémique. Aphrodite serait à l'origine de cette genèse qui constitue
18. Le Witz est un thème inépuisable. Le Dictionnaire d e G r i m m n'est pas la plus mauvaise
introduction à l'ouvrage d e Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, l'Absolu littéraire, Paris,
Éd. du Seuil, 1978.
19. H. Laubsberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, t. II, München, 1960, p. 896. 22. Cf. op. cit.. p. 131.
« Concctti » figure dans la partie française du Terminologisches Register trilingue (les deux 23. Op. cit., p. 151, 152.
premières parties en latin et en grec). 24. Ed. Jabès, El, ou !c dernier livre. Paris, Gallimard, p. 15, La page 11 du même livre
20. Cité par W. Benjamin, Gesammelte Schriften, op. cit., IV, I, p. 501, évoque les pouvoirs d e l'anagramme.
21. Ce mot se trouve d a n s J. Starobinski, op. cit., p. 62. Il a été et sera employé ici. 25. Op. cit., p. 50. L'anagramme comporte un / de trop.
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l'aphorisme. A moins au contraire que, par un renversement d o n t le texte immédiatement à l'esprit, qui soulève presque aussi vite une objection. Il
de Lucrèce d o n n e l'exemple, en opposant l'artifice des décors ou des est tentant de d e m a n d e r à la typographie, produit et héritière de l'écriture,
coulisses (postscaenia) (p. 100) à la passion et à l'amour, l'aphorisme, dans de renoncer à être seulement la transcription des p h o n è m e s constituant la
sa réserve et sa rareté quelque peu malthusienne, n'apparaisse comme phrase sonore, de se vouloir autre chose et davantage que, par exemple, la
l'antithcsc de la prolificité d u discours. D a n s d'autres exemples moins notation musicale, d e mettre dans l'affaire son propre grain de sel, en
significatifs, le paragramme sur panta rhei pourrait affirmer sa foi dans une somme de devenir une calligraphie (sans parler de la déviation du
philosophie du m o u v e m e n t ou l'évoquer par u n cours rhapsodique, tandis calligramme). On pense alors au Coup de dés ou, sous une forme simpliste,
que, à un niveau plus élémentaire, la violette, mise en hypogramme, à la transcription « à deux v o i x » , c'est-à-dire à deux types de caractères,
annoncerait soit un aphorisme proche de la m a x i m e et célébrant les d'un mot-valise, tel que celui qui aurait pu d o n n e r leur titre aux présentes
bienfaits de la modestie, soit une variation sur les couleurs. pages: le p a r A P H O g R a m l S M E . les lettres c o m m u n e s à leur place conve-
Les difficultés résultant des aspirations et des contraintes de l'aphorisme nable (ici arme, aime ou magie blanche) pouvant m ê m e recevoir un
paragrammatique risquent de ne se révéler dans toute leur ampleur que troisième t r a i t e m e n t : parA/t/iogRam/.sME. Cette manière de faire, cepen-
l'une après l'autre, à mesure q u e l'expérience se poursuit. D'autres dant, un danger la menace, un peu analogue à celui que soulevait la « mise
apparaissent dès le principe dont les menaces expliquent peut-être que cet en titre» de l'hypogramme, à savoir une trop grande clarté; une certaine
aphorisme n'existe guère et que sa confection suscite moins de tentatives difficulté de lecture, de dcchiffrage, ne c o m p e n s e pas la perte de l'indis-
encore que sa représentation c r i t i q u e ; deux d'entre elles particulièrement. pensable mystère ou l'agrément de l'énigme. On le voit bien avec les
La première n'est pas nouvelle ; elle réside dans le conflit entre transcriptions des vers latins q u e Saussure avait recopiées, « m i s e s au
l'inspiration ( E i n f a l l ) et le travail, à chacun desquels la primauté est propre», de sa main et que reproduit a u j o u r d ' h u i le livre i m p r i m é
conférée tour à tour : entre l'évidence de l'éclair et la multiplicité des outils, (p. 141-145). Sur la page se m o n t r e la solution du problème plus que son
lime, ciseau et bien d'autres; entre l'aphorisme d o n n é (par une Eingebung) énoncé. Et les moyens ne sont pas i m m é d i a t e m e n t apparents qui, à
et celui qui est façonné : des pôles extrêmes q u e relient bien des modèles nouveau, injecteraient ici une dose plausible de secret.
intermédiaires, p a r m i lesquels la patience ou l'impatience qui seraient le Ou bien cxistc-t-il un cas où la présentation de l'aphorisme-paragrammc
génie, offrant un terrain de rencontre à celui qui se croit gratifié du don de serait plus ou m o i n s indifférente, un cas d'extrême urgence dans lequel
l'aphoristc ou s'efforce en pleine conscience d e devenir aphoristicien. La importerait avant tout la préservation de la formule, en n'importe quel
paragrammatisation complique les choses en renforçant l'installation dans état? On ne se lasse pas a u j o u r d ' h u i d ' é v o q u e r la scènc finale de Fahrenheit
la durée. La globalisation, la f o r m a t i o n d ' u n ensemble, m o t passe-partout, 45!. Le film de Truffaut, substituant le choc d e ses images au poids des
ont des limites, et l'on voit mal c o m m e n t l'aphorisme-paragrammc mots de Bradbury d o n n e une vision inoubliable de ces résistants qui ont
pourrait être perçu, compris et à plus forte raison conçu unitairement ou en appris par cœur les œuvres menacées par une censure barbare et se les
bloc. Tout au plus imaginerait-on un processus extrêmement, presque récitent dans une clairière. Us pourraient aussi dialoguer en formules
infiniment rapide, tel que la traduction chez un sujet qui sans être à brèves, c o m p r i m é s de culture, et imposer ainsi à l'aphorisme paragram-
proprement parler bilingue semblerait également à l'aise dans deux matique les moyens du vers dont il s'était privé. Mais les sirènes des
idiomes; analogue aussi à la vision du j o u e u r d'échecs (une m é t a p h o r e bien voitures de police viendront bientôt interrompre l'exercice. A l'heure de
utile en matière de langage) survolant la suite de coups à venir, sans « faire l'arme atomique et des dictatures, une double protection est nécessaire
le détail », négligeant sans hésiter - intuition ou expérience - certaines pour les produits de la culture, quelque bloc de béton où, à la place des
réponses qu'il sait mauvaises. A la limite, seule la pratique réunirait cette restes d'un pharaon, pourraient être enfouies pour l'information des
«conception émanaliste » (de la poésie, dit Starobinski [p. 62], ici de
générations futures des traces de ce que l ' h o m m e a créé de plus précieux. Y
l'aphorisme) aussi péremptoire q u e l ' é t e r n u e m e n t de Jupiter et l'efficacité
figureraient à coup sûr les plans des engins les plus dévastateurs, ceux-là
d ' u n e « m é t h o d e habituelle et f o n d a m e n t a l e » selon Saussure (p. 127).
mêmes contre lesquels la nouvelle pyramide doit offrir un refuge; mais
Entre les deux, il serait prudent d e ne pas choisir.
aussi, mince contrepoids, quelques aphorismes parmi ceux où se concentre
L'autre problème, dont les d o n n é e s ont déjà été évoquées plus haut, à le plus heureusement une réflexion d a n s un langage donné. De ce dernier,
propos de Saussure, est de savoir si l'aphorisme p a r a g r a m m i s é peut, en lui-même et c o m m e aboutissement d ' u n e culture, l'aphorisme para-
compte tenu de sa nature d'écrit, compenser de façon plausible l'absence grammatique porterait témoignage. De sorte que d e v a n t des menaces qui
des éléments sonores. Mais si la simplification qui résulte de ce m a n q u e s'accumulent tenter de l'écrire devrait être un devoir.
peut avoir un effet bénéfique en r e n d a n t m o i n s ardue - en réduisant son
caractère de gageure - l'élaboration du p a r a g r a m m e , et peut-être en en
26. On se réfère ici à un remarquable slogan publicitaire récent. La référence faile ci-dessus
étendant les résonances au-delà du c h a m p strictement formel auquel à un hypothétique mot-valise évoque celui créé par le mathématicien Christophe et désignant
l'influence de Saussure tendrait à les limiter; m ê m e ainsi, donc, un support, (presque définissant!) avec ses cinquante et une lettres I'«ancmélcciroreculpcdalieoupcvcn-
une trame seraient les bienvenus, qui souligneraient, sous-tendraient le jeu tombrosoparacloucyclc » (je cite de mémoire). On rcgretlc que les présentes réflexions ne
puissent raisonnablement prétendre à une portée comparable à celle qu'ont prise les figures
des lettres, stimulant le regard à défaut de l'ouïe. U n e réponse vient d'Alice et du savant Cosinus.

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