Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
GUY LE GAUFEY
P S YC H A N A LY S T E , P A R I S
1.
A vec « Le Facteur de la vérité », Derrida a produit l’une des critiques les
plus aiguës de la construction lacanienne en repérant l’un de ses prin-
cipes fondamentaux et en le contrecarrant directement. « Une letre arrive toujours
à destination » : telle est l’ultime phrase qui clôt l’argumentation du séminaire sur
« La Letre volée », à l’orée des Écrits. À quoi Derrida objecte en toute clarté : « Non
que la letre n’arrive jamais à destination, mais il appartient à sa structure, de pou -
voir, toujours, ne pas y arriver 1 ». « Structure », « toujours » : nous sommes bien,
comme avec Lacan, au niveau d’un énoncé universel portant sur l’afrmation d’une
loi. Q’est-ce donc qui a pu conduire l’un et l’autre à des afrmations aussi contra-
dictoires quant à la défnition d’un terme clef pour chacun, celui de « letre » ? Plu-
tôt que de présenter séparément les deux thèses, on s’eforcera de suivre celle de
Lacan à travers la critique serrée qu’en donne Derrida.
2. Dans cete approche, on ne peut négliger l’entame freudienne du « Facteur de
la vérité ». Derrida y prend à partie une position de Freud, selon lui particulièrement
lisible dans les rêves de nudité présents dans L’Interprétation des rêves, tenus par lui
pour exemplaires de cete position qui vise à metre à nu un contenu latent.
La mise à nu de ce Stof, la découverte du matériau sémantique, telle serait la fn du
déchifrement analytique. Metant le sens à nu derrière les déguisements formels, déconsti-
tuant le travail il exhibe le contenu primaire sous les élaborations secondaires2.
3. Étrange précipitation, pour un lecteur aussi patient et atentif que Derrida, qui
conduit à oublier que Freud lui-même, dans une note ajoutée à L’Interprétation en
1925, se démarque explicitement de cete position en précisant que le contenu latent
n’est en rien l’objectif ultime du déchifrement, et que la psychanalyse rejoindrait
toutes les oniromancies précédentes si elle s’en tenait là :
Il m’est arrivé autrefois de trouver extrêmement difcile d’habituer les lecteurs à faire la
diférence entre le contenu du rêve manifeste et les pensées de rêve latentes. […] Mainte -
nant que les analystes se sont du moins accoutumés à metre à la place du rêve manifeste
son sens trouvé par l’interprétation, beaucoup d’entre eux se rendent coupables d’une autre
confusion à laquelle ils tiennent tout aussi obstinément. Ils cherchent l’essence du rêve dans
ce contenu latent, et ainsi ne veulent pas voir la diférence entre les pensées du rêve
latentes et le travail du rêve […] C’est le travail de rêve qui produit cete forme, et il est, lui
seul, ce qu’il y a d’essentiel dans le rêve, ce qui explique sa particularité3.
1 J. Derrida, « Le Facteur de la vérité », La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà.
2 Ibid., 443.
3 S. Freud, L’Interprétation du rêve, 557-558.
— • 29 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— •30
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Il suft en efet de symboliser dans la diachronie d’une telle série les groupes de trois
qui se concluent avec chaque signe […] pour qu’apparaissent, dans la nouvelle série ainsi
constituée, des possibilités et des impossibilités de succession […]
10. Tout lecteur critique sait d’expérience que sous un tel « il suft en efet » gît le
plus souvent une difculté centrale, escamotée sous l’apparente modestie du « il
suft ». Le regroupement des + et des – par groupe de trois successifs qui s’em-
boîtent les uns dans les autres peut être dit « sufsant » au sens où il est strictement
nécessaire pour qu’une syntaxe se dévoile avec ses possibilités et ses impossibilités,
ses parcours diférentiels qu’un certain nombre de graphes va venir rendre expli-
cites. Les ⟼, ↕, •, O, en regroupant les 1 (+++ ;———), 2 (++— ;+—— ;—++ ;——+), 3
(+—+ ;—+—) des combinaisons triadiques de + et de –, permetent de dégager une
syntaxe à même de prouver que la série la plus hasardeuse de letres, dépouillées de
tout sémantisme, relève d’une loi d’organisation interne qui ne lui vient d’aucune
réel extérieur à elle, mais d’elle et d’elle seule. En quoi triomphe ici une certaine idée
du symbolique isolé de toute donne imaginaire ou réelle.
11. Soucieux de la façon qu’a la psychanalyse de se pencher sur un texte litéraire
– en l’occurrence ici celui de Poe –, Derrida ne fait aucun cas de ce complément, qui
pourtant donne à sa façon la raison des convictions de Lacan à l’endroit de ce qu’il
appelle « letre » et dont il veut à tout prix charger celle qui glisse de la table au
ministre, puis du ministre à Dupin. Lui importe au contraire de souligner l’« idéa-
lité » avec laquelle, selon lui, Lacan traite le signifant, et par là même la letre
entendue comme « matérialité du signifant ».
12. Il est bien dommage qu’il n’ait pas eu à sa portée, au moment où il écrivait Le
Facteur de la vérité, et où les anciens séminaires de Lacan commençaient juste à cir-
culer en photocopie, la séance du 20 mars 1957, au cours de laquelle Lacan revient
sur cete afaire.
13. La revue La Psychanalyse vient alors de publier le séminaire sur la letre volée,
tenu, lui, en 1955, et auquel Lacan a pris soin d’ajouter cete « suite » de la letre
défnie par son parcours, la « Parenthèse des parenthèses » ne devant venir, elle,
qu’avec la publication des Écrits en 1966. La séance s’ouvre sur le fait que quelques
lecteurs atentifs ont fait part à Lacan du trouble qui leur est venu lorsque, crayon en
main, ils se sont rendu compte que n’importe quelle letre ⟼, ↕, •, O, pouvait être
ateinte selon deux parcours diférents. Fallait-il en conclure que tout symbole, toute
letre, est fondamentalement ambiguë, ou n’aurait-il pas mieux valu distinguer entre
des ⟼1 et ⟼2, ↕1 et ↕2, etc. ? Lacan n’est en rien surpris par la critique, et en profte
au contraire pour faire remarquer qu’à opérer une telle distinction, il faudrait alors
admetre des ⟼1’ et des ⟼1’’, des ⟼2’ et des ⟼2’’, et cela indéfniment car il est dans
la nature de la letre qu’il promeut comme véritable parpaing de l’ordre symbolique
de pouvoir se dédoubler.
14. Mais alors : si elle peut ainsi, au dire même de Lacan, à tout moment se dédou-
bler, en quoi serait-elle insécable, impartitionnable, comme l’afrme non sans raison
Derrida qui fait porter tout le poids de sa critique sur cete inaltérabilité du signi-
fant et de la letre, dans laquelle il retrouve sans peine les postulats métaphysiques
qui sont depuis longtemps sa cible favorite ?
15. Il a bien raison de voir là ce qui assure la certitude de Lacan quant à la destina-
tion de la letre. Il écrit à ce propos : « Si [le signifant] était divisible, il pourrait tou-
— • 31 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
4 Ibid., 492.
— •32
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Observant que dans son commentaire du texte, Lacan néglige totalement, lui, la pro-
blématique du double, plus que présente au fl des pages, et que Derrida ramène à
juste titre à la dimension imaginaire chez Lacan, il écrit :
C’est bien sûr cete partition entre le symbolique et l’imaginaire qui, de manière problé -
matique, paraît soutenir, avec la théorie de la letre (place du manque à sa place et indivisi -
bilité du signifant), tout le propos du séminaire dans son recours à la vérité5.
21. On approche ici de la grande faille géologique qui fait de Derrida et Lacan deux
blocs textuels qui ne s’accordent pas dynamiquement, alors qu’ils semblent apparte-
nir au même paysage. Il est clair que Derrida refuse ce partage sans appel par lequel
Lacan entend diférencier en tout point imaginaire et symbolique, pour mieux faire
valoir une conception du réel qui n’a dès lors plus grand chose à voir avec la réalité.
Derrida, tout au contraire, écarte une telle partition pour ne voir que du texte engen-
drant du texte, dans un pullulement et une dissémination infnie, que Foucault vient
de lui reprocher vertement quelques années auparavant6.
22. La « Présentation de la suite » (et plus tard la « Parenthèse des parenthèses »)
témoigne, elle, des eforts de Lacan pour faire entendre que la dimension symbolique
développe, à elle seule, des articulations spécifques habituellement non perçues
comme telles, noyées qu’elles sont dans le sens dont elles assurent la production. Le
texte de Poe n’est de fait convoqué que pour illustrer ce point, mais en prétendant
metre au jour la trame strictement symbolique de ce qui reste une narration sophis-
tiquée, Lacan ne peut pas ne pas metre les mains dans le sens et la signifcation, ce
qui lui donne en efet ces accents « essentialistes » que Derrida lui reproche non
sans raison.
23. À supposer néanmoins que cete rapide mise en place du diférend entre les
deux auteurs permete de percevoir la radicalité de cete distinction/séparation entre
imaginaire et symbolique chez Lacan, et le souci derridien de ne jamais lâcher l’un
pour l’autre ni l’autre pour l’un (et même de refuser qu’une telle répartition soit
rigoureuse), quelle pourrait bien être l’ actualité de cete opposition qui ne s’est pas
jouée, ne se joue pas sur le seul terrain des idées, mais bien dans un champ histo-
rique, peuplé d’acteurs passagers qui vieillissent et changent ?
24. Cete seule question appelle d’abord à quelques précisions concernant Lacan.
Après avoir passé près de dix ans à peaufner ce qui a fni par s’appeler le « primat
du symbolique » (écho direct du « primat du phallus » chez Freud), dans un efort
dont le séminaire sur La Letre volée et ses compléments textuels constituent
presque l’acmé, Lacan en est venu, au début des années soixante-dix, à considérer
qu’il y avait, non pas une prédominance du symbolique dans la détermination du
sujet, mais bel et bien une équivalence des consistances, autrement dit que réel, ima-
ginaire et symbolique présentaient la même valeur, toutes diférences gardées quant
à leur qualités intrinsèques et leurs fonctionnements respectifs. Mais le nouage bor-
roméen qu’il a alors installé entre les trois consistances a néanmoins reconduit une
claire distinction de chacune ; imaginaire et symbolique ont continué de ne point se
confondre, même ponctuellement.
25. Derrida, autant que je sache, n’a pas changé de cap de la sorte. La dissémina -
tion, qui refuse délibérément la distinction lacanienne entre imaginaire et symbo-
5 Ibid., 488.
6 « Mon corps, ce papier, ce feu », en annexe à la seconde édition de l’Histoire de la folie à l’âge classique,
parue chez Gallimard en 1972.
— • 33 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. « Le Facteur de la vérité ». La Carte postale de Socrate à Freud
et au-delà. Paris : Flammarion, 1980.
• FOUCAULT, MICHEL. « Mon corps, ce papier, ce feu ». L'Histoire de la folie à l’âge
classique. Paris : Gallimard, 1972.
• FREUD, SIGMUND. L’Interprétation du rêve. Trad. J. ALTOUNIAN, A. BOURGUIGNON, P.
COTTET, R. LAINÉ, A. RAUZY et F. ROBERT. Paris : PUF, 2003.
— •34
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
CLAUDE FIERENS
A S S O C I AT I O N L AC A N I E N N E I N T E R N AT I O N A L E
1.
L
a psychanalyse se propose d’abord comme analyse du sujet psy-
chique. La proposition est doublement équivoque comme analyse
et comme sujet psychique.
2. Faut-il entendre l’analyse comme une dissolution ou comme un exer-
cice de connaissance ? Dire que la psychanalyse est une étude approfondie,
un examen sérieux, voire une méditation portant sur le sujet c’est ranger la
psychanalyse dans la généralité des disciplines psy ; les psychanalystes
n’aiment pas ça. Dire que la psychanalyse est une décomposition, une
déconstruction, voire la destruction du sujet, c’est supprimer l’objet même
de la psychanalyse ; on n’aime pas ça non plus.
1 Hormis la letre de réponse à Maxime Leroy qui avait demandé à Freud de lui donner
l’interprétation des trois rêves que ft Descartes dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 (S.
Freud, OC XVIII, 231).
— • 99 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 100 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
13. Le cogito ergo sum est une expérience de diférance (avec a). Cogito
et sum ne renvoient primitivement qu’à un seul trait où la variété des pen-
sées, des doutes, des sentiments est écartée. C’est à partir de cete cogita-
tion comme trait unique que se diférencie l’existence d’un quelque chose
qui cogite. L’expérience ne vaut que par la création d’une diférance
— • 101 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
14. J’ai présenté le cogito comme un exemple de diférance (avec a). Mais
cete présentation ne suffit pas ; tout analysant ne parle pas avec les conno-
tations philosophiques du cogito. Le cogito est une diférance ; il faut
encore entendre : toute diférance est un cogito. Le signifant entendu dans
la cure psychanalytique en tant que diférance réalise en lui-même le
cogito. J’explicite. Le premier signifant identique à lui-même vaut comme
cogito. Le processus s’insinuant dans l’identique vaut comme ergo. La dif-
férance en elle-même fait valoir comme sum, c’est-à-dire un savoir surgi du
premier signifant et lui donnant consistance. Un signifant pour un autre
signifant. Cogito « un signifant », ergo « pour », sum « un autre signi-
fant ». Le deuxième signifant ne fait que réaliser un roc de savoir en
reprenant le premier. Le signifant c’est la structure locale du cogito. J’ai dit
« le signifant pour un autre signifant ». Mais l’autre signifant ne se
trouve pas autre part que dans le premier. Le petit trait unaire s’explicite
comme un petit train « le-signifant-pour-un-autre-signifant » en un mot.
Ce petit train a la particularité de pouvoir prendre chacun, c’est celui qui a
pris Descartes, beaucoup plus tard Lacan et encore l’analysant aujourd’hui.
Le « signifant-pour-un-autre-signifant » roule comme « l’express de
10 h 15 » de Saussure ; peut-être diférent dans la composition de sa loco-
motive et de ses wagons, mais c’est toujours le train de la diférance (avec
a).
— • 102 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 103 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
21. Si les quatre concepts apparaissent d’abord comme des concepts des-
criptifs, ce n’est là que la face émergée de l’iceberg. Le moment crucial de
l’analyse n’est pas l’apparition phénoménale de l’inconscient qui le réduit à
du conscient, mais la construction de l’inconscient. Qand l’association
libre empirique fait défaut pour faire apparaître l’inconscient, il s’agit de
construire l’inconscient, mais cete construction n’est pas une construction
empirique dépendant de l’illumination aléatoire du psychanalyste. Elle est
le déploiement de la structure du signifant ou de la diférance inhérente à
l’expérience du même signifant et de la même diférance. Les quatre
concepts sont l’explicitation de la diférance qui vaut comme fondement :
c’est en quoi ils sont dits « fondamentaux ».
— • 104 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 105 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
à l’énigmatique désir. Ils tiennent lieu de l’objet cause du désir, mais ils ne
le sont pas. Chaque fois, je peux dire : « c’est pas ça ce que je voulais »,
« c’est pas l’objet cause du désir ». À travers la répétition se dit l’impossibi-
lité de toucher ce fameux « objet cause du désir ». On pourra comprendre
la répétition comme la construction possible d’une multitude d’objets pos-
sibles ; mais la répétition et la diférance qui se joue en la répétition ne
touche jamais directement à l’objet cause du désir et les objets répétés ne
sont que des substituts. L’objet cause du désir n’est pas représentable et
n’est pas comptable. D’où peut-on le trouver ? On pense qu’il existe un
objet cause du désir ; mais c’est un objet de pure pensée, une création de la
pensée qui n’existe que par la déconstruction de ses substituts. C’est un pur
noumène et, au niveau du désir, c’est lui qui nous mène. On pourrait le
nommer « le bon sein ». Mais le « bon sein » n’a ni goût ni odeur ; toute
qualité sensible le fait virer au mauvais sein qui provoque le dégoût et la
nausée. Le sein représenté et imagé est toujours le mauvais sein, « ce n’est
pas ça que je voulais ». Il faut déconstruire toute l’imagerie des objets pos-
sibles pour poser l’objet cause du désir. En raison du manque de ce dernier,
la collection de tous les objets substitutifs possibles sera toujours incom-
plète. L’impossibilité de la répétition, c’est l’incomplétude.
— • 106 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
14 Sans cete forme radicale du rien, « nous ne pouvons que nous égarer dans le réseau
infni du signifant, ou alors retomber dans les voies les plus ordinaires de la
psychologie traditionnelle » (J. Lacan, L’Angoisse, 286).
15 « [C]e champ d’énigmes qu’est l’Autre du sujet » (Ibid. 290).
— • 107 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• DELEUZE, GILLES. Diférence et répétition. Paris : PUF, 1969.
— • 108 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 109 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Au-delà du paradoxe…
MARC AMFREVILLE
UNIVERSI T É PARIS I V SORBONN E
1.
I l convient sans doute de commencer par s'expliquer sur un titre,
sans doute inatendu alors que le présent article se propose de
revenir sur Le Verbier de l'Homme aux Loups et les rapports de connivence
qu'entretient à l'évidence avec ce texte, la préface « Fors », signée par
Jacques Derrida. Il s'agit néanmoins de metre en lumière un étonnement
devant certains aspects des relations que nouent ces deux écrits, et de les
confronter ensemble ou tour-à-tour aux réfexions antérieurs de Freud sur
le célèbre cas de l'Homme aux loups. Tout en souhaitant conserver quelque
chose de la perplexité initiale que fait naître cete confrontation, on tentera
de la dépasser pour esquisser les liens qui unissent Derrida à Freud par-
delà le l'essai d'Abraham et Törok.
2. « Au-delà du paradoxe », une amorce qu’à bon droit on pourrait
même développer : « En ce lieu où les deux sens du mot paradoxe se
rejoignent ». Dans son sens proche de l’étymologie, paradoxe indique un
écart par rapport à la norme, para-doxa, avec pour efet un inatendu,
implicitement porteur de vérité. On peut d’abord être dérouté par l’afrma-
tion poétique de Wordsworth selon laquelle « l’enfant » serait « le père de
l’homme », mais on est par avance conscient qu’un autre ordre de sens est
convoqué qui invite au dépassement de l’apparente incongruité, ici chrono-
logique. Dans son acception logique et rhétorique cependant, « paradoxe »
parle de l’irréductibilité des contraires. Il y a violence dans l’oxymore qui
constitue le paradoxe, et cete coprésence des divergences et des antino-
mies dit leur irréductibilité. Le Crétois est menteur et il ne ment plus quand
il dit que tous les Crétois le sont. La logique est défée, dépassée parce
qu’indépassable. Plus proche de nos préoccupations, Paul-Claude Racamier
résume le paradoxe d’un jeune schizophrène en disant qu’il « ne pouvait
vivre qu’en se suicidant1 ». L'auteur débouche sur la défnition suivante :
Un paradoxe est une formation psychique liant indissolublement entre elles
et renvoyant l’une à l’autre deux propositions, ou injonctions, inconciliables et
pourtant, non opposables2.
1 P.-C. Racamier, Les Schizophrène, 49.
2 Ibid.
— • 73 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
3. Pris ensemble, ces divers sens du paradoxe ont guidé les réfexions qui
vont suivre et constituent, je tenterai de le montrer, un trait d’union entre
Freud, Abraham et Törok, et Derrida, tel qu’il serait de nature à interroger
le lien et les diférences qui nous occupent entre psychanalyse et décons-
truction.
— • 74 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 75 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 76 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
10. Aussi enclin qu’on soit à croire Freud aveuglément, la pression exer-
cée sur le malade qui fnit par trouver dans son souvenir une série d’élé-
ments qui confrment les théories de son psychanalyste, a des allures d’en-
chantement, d’une magie à laquelle Freud est lui-même sensible puisqu’il
décrit son sentiment d’être placé devant des « détails si extraordinaires et
si incroyables » qu’il incite son patient « à une sévère critique de ses sou-
venirs16 ». Et d’ajouter aussitôt : « mais il ne trouva rien d’invraisemblable
à ses dires et les maintint fermement17. »
11. Il n’est nul besoin d’une oreille déconstructionniste pour noter ici
qu’un doute ainsi fermement énoncé, même écarté, laisse des traces. Le lec-
teur du cas ne cessera plus de s’émerveiller ‒ et de remarquer son propre
émerveillement ‒ devant un cas qui permet en moins de cent pages à Freud
d’exposer en condensé l’identifcation, la castration, la formation du symp-
tôme, la séduction, la dualité psychique, l’homosexualité latente, sans
oublier l’hystérie, l’érotisme sadique-anal, la conversion du sadisme en
masochisme, la névrose obsessionnelle, la phobie, les souvenirs-écrans, et
j’oublie bien sûr le cheminement de l’interprétation des rêves, autour
notamment des idées forces de condensation et de déplacement. Dans cete
liste, sufsamment impressionnante, j’ai laissé ‒ contagion rhétorique ? ‒
un élément de côté que chacun aura sans doute rétabli pour lui-même, pré-
cisément parce que Freud en a retardé l’exposition. La théâtralité du pro-
cédé est soulignée par la réintroduction du doute, non pas sur les conclu-
sions, mais sur les chances de réussir à les transmetre : « Je suis ici par-
venu au point où je dois abandonner l’appui que m’a jusqu’ici ofert le
cours de l’analyse. Je crains que ce ne soit aussi le point où le lecteur me
retire sa foi18. » Canalisant le scepticisme, Freud parvient sans doute à
l'émousser.
13. Dans les pages qui suivent cependant, tout doute a disparu. Freud
s’atache à calculer la date de l’observation ‒ l’enfant avait alors un an et
demi ‒, à décrire les circonstances qui l’entouraient (malaria, accès de
fèvre, autorisation de dormir dans la chambre des parents durant la sieste),
— • 77 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
20 Ibid., 357.
21 Ibid., 360.
— • 78 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
19. Quand Freud dit, avec encore un certain degré de prudence, que cete
« réalité psychique » joue le rôle dominant, n’implique-t-il pas en fait que
toute réalité ne saurait être que psychique, puisque fantasmes et observa-
tions font l’objet d’une même élaboration, qu’ils sont également « créés ».
C’est cete idée, dépliée, déployée, qui aboutit à la formulation que nous
avons relevée et dont la simplicité dissimule les enjeux : il n’est au fond
pas très important que cete question soit tranchée . Ce que Freud produit
ici, c’est un suspens de la pensée, héritier de celui de l’incrédulité exposé
plus haut, mais dans une radicalité absolue, pareille à la découverte de ce
signe chinois, shern syr, qui signife à la fois vie et mort, pareille aussi aux
efets produits par les exemples égyptiens donnés par Freud dans « Des
sens opposés dans les mots primitifs », ou enfn, plus proche de nous,
pareille à la coexistence des contraires dans un verbe aussi courant que
l’anglais « cleave », qui signife à la fois, cliver, fendre ET coller, adhérer,
rester ataché.
22 Ibid., 399. (Je souligne).
23 S. Freud, Introduction à la psychanalyse, chapitre 23, 347. (Souligné par l’auteur).
— • 79 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 80 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
chez Freud, Abraham et Törok présentent cete scène à la fois comme une
réalité indubitable et comme une fction. Peu importe au fond que l’on soit
ou non convaincu par leur intuition, que l’on conteste ou non la possibilité
clinique d’une incorporation successive de la sœur et du père aboutissant à
une mise en crypte telle que les auteurs en ont théorisé l’existence à partir
des énoncés de Ferenczi. L’essentiel me paraît être le paradoxe du mode
même de cete hypothèse : dans le même temps, les auteurs ont déchifré le
secret de l’Homme aux Loups et ils réafrment le caractère « entièrement
fctif » de leurs considérations26.
22. On peut être agacé ou séduit par les procédés employés pour étayer
l’hypothèse de départ (séduction et double incorporation, que « l’écoute de
Freud n’aurait perçu qu’inconsciemment » (88).. Je me contenterais d’en
rappeler ici une des étapes, que rapporte d’ailleurs Derrida dans « Fors »,
sa préface, par laquelle passent les auteurs pour mener à bien leur crypto-
graphie, l’entreprise de déchifrement sur un modèle hiéroglyphique qui les
mène à leur conclusion. On relève, aussi conquis qu’il semble être par cete
élaboration, que Derrida, se penchant sur l’étude des efets de langue et la
résonance des signifants opérées dans le Verbier, parle de « machinerie »
et même de « machination verbale », qu’il justife rétroactivement par ce
qu’il nomme « l’initialité du traumatisme reconstruit ou conjecturé 27 ».
N’est-ce pas dire que si le diagnostic fnal peut convaincre, les détours lan-
gagiers qu’il emprunte ont un tour un peu forcé ? Il n’est pas certain que
Derrida le pense, il est en tout cas certain qu’on peut le penser.
23. Résumons donc l’étape en question : Ich stehe vor dem Kasten signi-
ferait « je mens ». Il faut pour cela supposer que s’établit dans l’incons-
cient dit bilingue du sujet (d’où l’importance de l’anglophonie rappelée
plus haut comme une découverte essentielle) une équivalence entre « ste-
hen » et « stand », lequel est le contraire de l’anglais « lie », qui en plus
d’ « être allongé », signife « mentir ». Grâce au mécanisme courant dans
le rêve, le mensonge s’exprimerait donc par son contraire. La même
impression est produite par le jeu des signifants central sur « tieret » (que
je n’aurais pas ici la place de détailler), sur l’improbable homophonie du
mot « loup » en anglais et « braguete » en russe…. Bref, autant le dire
sans ambages, ces analyses fondées sur le langage, empreintes à tout le
moins d'une certaine artifcialité, ne peuvent convaincre qu’un amateur de
rébus et de jeux de mots que ne devrait pas se contenter d’être l’analyste .
Serait-ce à dire que l’analyse, au contraire de tout ce qu’a patiemment
démontré Freud et d’autres à sa suite, ne s’appuie pas sur la dérive des
signifants, le jeu des sonorités, l’homophonie… ? Assurément pas. Mais le
garant de cete pratique, pour séduisante qu’elle puisse paraître à certains à
la lecture, n’est autre que le cadre. Dans l’espace analytique, les phéno-
mènes de correspondances, de rime, de jeux dans la langue prennent un
sens qu’ils ne peuvent avoir hors de lui, et qu’on ne saurait leur conférer
sans risque de provoquer une pénible impression de gratuité, sinon de fac-
26 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 129.
27 Ibid., 58.
— • 81 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
24. Ce n’est donc pas, selon moi, dans ce jeu trop complexe des signi-
fants que réside la fascination durable exercée par Le Verbier, et d’ailleurs
pas là non plus que Derrida voit, je pense, l’intérêt du texte. C’est sans
aucun commentaire qu’il rapporte la technique de cryptonymie précédem-
ment décrite. On peut en revanche parier sur le fait qu’il trouve dans le
paradoxe souligné, dans la manière dont Abraham et Törok s’insinuent
dans le doute qu’ils perçoivent chez Freud quant à ses propres afrma-
tions28, la façon, disent-ils, dont « l’exposé est miné d’une incrédulité sour-
noise29 », sufsamment de raisons de se pencher sur le Verbier et de le
publier. On pourrait relever à l’infni toutes les formulations de Derrida
marquées au coin du paradoxe tel que j’ai tenté d’en rassembler les défni-
tions et qui riment avec les interprétations d’Abraham et Törok. À com-
mencer par le pluriel de ce « Fors » qu’il prend pour titre, qui appelle, dans
sa connotation juridique, puis religieuse, la distance d’un jugement tout en
renvoyant inexorablement, dans son usage détourné, à un « intérieur », un
intime plus ultra. L’idée même d’incorporation porte en elle pareil poten-
tiel d’oxymore dépassé, comme le montrent des formulations telles
que : « ce que commémore la crypte, ce n’est pas l’objet lui-même, c’est son
exclusion30 » ; « tenu en vie afn d’être tenu pour mort 31 », que choisit Der-
rida pour gloser le texte du Verbier. Ne dit-il pas ensuite, en miroir : « ll y
faut toujours silencieuse, la contradiction née de l’incorporation elle-
même. Elle ne cesse d’opposer deux forces tendues et incompatibles, l’une
contre l’autre bandée » avant de citer : « “plaisir mortifère”, “double exi-
gence contradictoire : que le pénis du Père ni ne périsse ni ne jouisse” .32 »
25. Parce qu’il lit et préface depuis sa place claire de philosophe décons-
tructionniste, au contraire de celle, ambiguë, d’Abraham et Törok, inter-
prètes textuels ici, psychanalystes hors de l’espace analytique, Derrida
laisse se déchaîner le paradoxe dans sa violence même. On ne peut s’empê-
cher de rappeler qu’à l’inverse, les auteurs du Verbier, saisis par cete
même violence, sensibles, nous l’avons vu, à l’irrésolution de l’exposé de
Freud, avaient éprouvé l’impérieuse nécessité d’ajouter le mot de la fn au
récit d’un cas qui, dans les applications les plus paradoxales de la « réalité
psychique », invitait pourtant à interdire toute clôture et à accepter la sidé-
ration.
— • 82 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
26. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ce ne sont pas
toujours les psychanalystes qui ont accepté ce que la pensée de Freud, dans
ses implications les plus déconstructionnistes, a de fertilement déstabili-
sant. On songe cependant ici aux allusions répétées que fait Bion dans ses
séminaires cliniques à la negative capability de Keats, cete capacité à
accepter l’irrésolu, les incertitudes, les doutes33.
BIBLIOGRAPHIE
• ABRAHAM, NICOLAS et MARIA TÖROK. Le Verbier de l'Homme aux Loups.
Paris : Champs Flammarion, 1976.
• FREUD, SIGMUND. « Des sens opposés dans les mots primitifs ». Essais de
psychanalyse appliquée. Idées. Paris : Gallimard, 1976.
• GARDINER, MURIEL, éd. L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même .
Connaissance de l’inconscient. Paris : Gallimard, 1981.
33 Letre de Keats à ses frères du 21 décembre 1817 ; voir W. Bion, Séminaires cliniques, par
exemple p. 62.
— • 83 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
AXEL NESME
UN I V ERSI T É L U M I È R E -L YO N 2
1.
L ’extrait de Walden1 que je me propose d’examiner dans les pages qui vont
suivre se lit comme une réponse aux spéculations du théologien américain
Jonathan Edwards qui, un siècle avant Toreau, dans ses « Ombres et Images des
Choses Divines », découvre la signature du divin dans la nature américaine qu’il
soumet à une lecture typologique, décelant dans la topographie du nouveau conti-
nent autant de signifants qui renvoient infailliblement au texte biblique et à l’escha-
tologie chrétienne. Edwards est à ce point hanté par le démon de l’analogie que les
sinuosités des feuves qui convergent vers l’océan lui semblent signifer que « toutes
choses convergent vers Dieu »2, de même qu’à ses yeux les troncs d’arbres sont à
leurs branches ce que le Christ est à son église. Ainsi, dans le droit fl du déchifre -
ment mystique du monde auquel se livrait un Jacob Böhme dans son De Signatura
Rerum, le paysage de la nouvelle Jérusalem américaine ofre à Edwards le spectacle
d’un livre de la nature qui, contrairement à l’écriture sainte, ne cesse pas de s’écrire
mais, sans toutefois jamais dévier du sens fxé une fois pour toutes dans celle-ci.
2. Toreau, quant à lui, ne songe pas à projeter sur le lac de Walden et sur la
nature environnante le prisme d’une lecture tropologique désormais tombée en
désuétude. Au lieu de s’interroger sur le signataire, il isole le moment de la signature
en lui apposant le contreseing d’une écriture de naturaliste passionné par les micro -
phénomènes qui agitent presque imperceptiblement la surface de Walden. L’énon-
ciateur, dans le chapitre de Walden intitulé « Te Ponds », ne se fait pas l’exégète du
liber mundi : il nous donne en spectacle une stase du regard qui ne déserte guère le
monde sensible pour s’élever vers quelque vérité abstraite, ou, a fortiori, révélée ; il
procède à une mise en suspens délibérée de l’interprétation ramenée à l’état d’es-
quisse, à l’image des brefs moments de contact entre la surface du lac et les créatures
qui l’efeurent, ou encore, de la respiration que Toreau croit déceler à la surface de
Walden, laissant soupçonner qu’il n’est ici aucun retrait de la métaphore qui n’en
préfgure le re-trait.
3. Aussi bien par son uniformité thématique (le leitmotiv du regard et celui de la
surface tour à tour calme et agitée) que par la monotonie de ses temps verbaux, lar-
— • 85 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
gement dominés par le présent gnomique ou itératif qui neutralise tout semblant de
narrativité, ce texte souvent commenté ne semble conçu pour séduire que les plus
contemplatifs des lecteurs. En défnir ainsi les limites, c’est aussi en préciser d’em-
blée les enjeux. Il s’agit en efet pour nous de démêler ce que nous voyons dans ce
texte de ce qui nous y regarde. Ce que nous voyons au prime abord est un travail de
révision du paradigme théologique mentionné à l’instant, mais aussi d’un sous-texte
platonicien qui semble omniprésent : la comparaison entre l’intelligence illuminée
par le Bien et la vue dont le soleil est la cause dans la République (507b), le passage
du Phèdre (276c) sur l’impuissance de l’écriture tracée sur de l’eau noire, font partie
des quelques références qui semblent traverser le texte de Toreau. Mais ce qui nous
y regarde est d’une toute autre nature, car sous couvert de coller au plus près aux
contours des choses pour mieux explorer les ressources descriptives de la langue,
Toreau interroge aussi les modalités désirantes d’appréhension du monde par une
subjectivité.
4. Dans sa belle étude consacrée à Walden, Michel Granger met en valeur le rôle
de l’œil, « organe essentiel pour le narcissisme »3, afn de montrer que
comme le Narcisse de la légende, Toreau s’est penché sur le miroir du lac, espérant
recréer cete image unifée et positive de lui-même qui était jadis présente dans le regard
maternel. Le travail narcissique entrepris à Walden Pond consiste, par une plongée régres-
sive dans la nature, à retrouver, puis à fxer, la forme qu’il perçoit dans son refet à la sur-
face du lac. […] Il obtient ainsi un refet de lui-même […] qui lui donne le sentiment d’exis-
ter et l’aide à restaurer l’unité de son moi4.
5. Ce sont précisément les avatars de ce signifant central qu’est le regard que je
me propose de suivre dans le texte de Toreau, y compris lorsque celui-ci est réduit
à l’état de trace, c’est-à-dire manque à être identifé et nommé comme regard.
Certes, dès lors qu’est posée l’équivalence lac/œil de la terre, comme le fait Toreau
dans les toutes premières lignes du texte, tout semble joué en ce que par l’entremise
du trope, le lac a clairement été assimilé à l’organe de la vue. Mon hypothèse est
cependant que le regard se situe précisément là où l’œil n’est pas, qu’il se dissimule
là où Toreau échoue à le désigner, et que les nombreux termes qui, dans cet extrait,
s’inscrivent dans ce paradigme, ne servent au contraire qu’à voiler le regard qui
depuis le lac ne contribue pas au sentiment d’existence ou à restaurer l’imaginaire
unité d’un moi, mais « déroute le sujet, le fait vaciller, défaillir, chavirer dans ses
repères identifcatoires5 ».
6. En appendice de « La Scène de l’écriture », Derrida signale que :
malgré quelques tentatives de Freud et de certains de ses successeurs, une psychanalyse
de la litérature respectueuse de l’ originalité du signifant litéraire n’a pas encore com-
mencé et ce n’est sans doute pas un hasard. On n’a fait jusqu’ici que l’analyse des signifés
litéraires, c’est-à-dire non-litéraires6.
7. Dans les développements qui vont suivre, je commencerai par m’exposer à ce
reproche parfaitement fondé avant d’embrayer sur une approche du passage que
j’espère plus voisine de cete « graphologie psychanalytique » que Derrida appelait
de ses vœux dans le même texte. Cete démarche en deux temps s’inspire d’une
remarque d’Éric Laurent qui, dans un texte intitulé « La Letre volée et le vol sur la
letre », distingue « la part de la jouissance ( a) et l’efet de sens ou l’efet de signif-
— • 86 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
cation introduit par le parcours du signifant 7 ». Ce sont ces deux aspects que le
texte de Toreau, me semble-t-il, nous permet d’articuler.
8. A l’efet de signifcation contribue tout ce qui, dans notre extrait, a trait à la
mimésis et en fait une belle illustration de la tradition américaine du nature writing
dont Toreau passe volontiers pour la fgure fondatrice. De la part de la jouissance
relève déjà la capture scopique et l’efet de dépose du regard qu’opère le texte, captu-
rant d’abord celui du lecteur au moyen d’un dispositif énonciatif qui, par le jeu des
pronoms personnels, fait de celui-ci le dépositaire du regard (« quand vous renversez
la tête en bas […] vous pourriez imaginer qu’il serait possible de marcher à pied sec
[…] comme vous posez vos regards sur l’étang, vers l’ouest […] vous pouvez même
distinguer une punaise d’eau »), puis au moyen d’une description prodigue en une
multitude de détails d’une infme minutie, qui présuppose en même temps que le
lecteur soit néanmoins réduit à une cécité quasi absolue, lui qui ne voit rien, sinon
du texte.8 Il y a donc dans cet extrait comme « dans la peinture du dompte-regard,
c’est-à-dire que celui qui regarde est toujours amené par la peinture à poser bas son
regard », selon une formule de Lacan dans le Séminaire XI 9.
9. Ce phénomène se rejoue à l’intérieur du paysage décrit, où le soleil et son refet
forment une paire d’yeux dont le regard du spectateur ne supporte l’éclat qu’à pro-
téger les siens et en se portant sur la surface du lac qui est donc leur punctum
cæcum, puisque leur puissance d’aveuglement y est temporairement mise en échec.
Il n’est pas fortuit que le lac, qui découpe dans son environnement boisé le plus
trouble des loci amœni, soit à son tour métaphorisé en œil dont les bois alentour
forment les cils. Sur ce troisième œil le regard de l’énonciateur peut se poser sans
risquer d’y perdre la vue. Dans son séminaire sur L’Angoisse, Lacan pointe que « ce
qui apparaît comme corrélatif du petit a du fantasme, est quelque chose que nous
pouvons appeler un point zéro, dont l’éploiement sur tout le champ de la vision est
source pour nous d’une sorte d’apaisement, que traduit depuis toujours le terme de
contemplation. Il y a là une suspension du déchirement du désir ». Lacan évoque à
ce propos l’image bouddhique dont les paupières abaissées semblent nous porter
vers ce point zéro10. Nul besoin de recourir à l’hypothèse très incertaine que Toreau
ait eu une connaissance réelle du bouddhisme pour remarquer que la constitution du
lac en fantasmatique troisième œil de la scène, est, elle, inscrite dans le texte, contri-
buant, selon la formule de Lacan dans le même passage, à préserver l’observateur
« de la fascination du regard tout en [la lui] indiquant ».
10. Or ce qui vient troubler cete surface apollinienne est précisément ce qui
réveille cete fascination sous la forme des divers miroitements qu’insectes ou pois-
sons y tracent et qui participent de ce que Lacan nommait le « ruissellement d’une
surface qui n’est pas, d’avance, située pour moi dans sa distance » et qui au
contraire « me saisit, […] me sollicite à chaque instant, et fait du paysage autre
chose qu’une perspective11 », mesurable par exemple en demi-douzaines de perches,
comme le suggère Toreau lorsqu’il quantife le diamètre des ondulations, mais pos-
sédant aussi une « profondeur de champ, avec tout ce qu’elle présente d’ambigu, de
7 htp://www.lacanchine.com/Laurent_01.html
8 É. Laurent écrit à ce propos : « Nous avons donc […] inscription et trace de quelque chose qui est primaire et
qui dépasse toutes les signifcations en jeu, et chaque fois c’est ce recueil, cet accueil même de la jouissance
dans la letre, dans l’écriture, qui vient s’inscrire. » (htp://www.lacanchine.com/Laurent_01.html)
9 J. Lacan, Séminaire XI, 100.
10 J. Lacan, Séminaire X, 278.
11 J. Lacan, Séminaire XI, 89.
— • 87 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 88 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
15. C’est bien en efet le moment de lever du voile de gaze qui retient l’atention de
Toreau, autant que sa brièveté indispensable au maintien de l’écran du fantasme.
On lit à ce propos dans le Séminaire IV :
Sur le voile se peint l’absence. Le rideau prend sa valeur, son être et sa consistance,
d’être justement ce sur quoi se projete et s’imagine l’absence. Le rideau, c’est […] l’idole de
l’absence […] Voici le sujet, et l’objet, et cet au-delà qui est rien, ou encore le symbole, ou
encore le phallus en tant qu’il manque à la femme. Mais dès que se place le rideau, sur lui
peut se peindre quelque chose qui dit — l’objet est au-delà. L’objet peut alors prendre la
place du manque, et être aussi comme tel le support de l’amour18.
16. Je reviendrai dans un instant sur l’inscription textuelle de ce que Lacan nomme
ici « cet au-delà qui est rien, ou encore le symbole, ou encore le phallus en tant qu’il
manque à la femme ». Je voudrais pour l’instant signaler ce qui dans le texte me
semble relever du fantasme qui ne s’articule pas seulement autour de l’objet sco-
pique, mais aussi dans les scénarios de dévoration dont l’écosystème de Walden est
le paisible théâtre et dans lesquels l’énonciateur se trouve lui-même pris par le relais
de la métaphore scripturaire à laquelle Toreau a volontiers recours pour évoquer
les phénomènes qui agitent la surface du lac, comme lorsqu’il écrit : « Il n’est pas un
poisson qui bondisse, ou un insecte qui tombe dans l’étang, sans que la nouvelle soit
inscrite en rides concentriques ». On constate que du poisson à l’insecte, du dévo-
rant au dévoré, c’est l’écriture qui sert de point de bascule, puisque tous deux l’ont
également en partage. Dans cete logique réversible propre au fantasme, l’écrivain
qui noircit la page sera donc aussi bien l’insecte qui trace son sillon rectiligne sur le
lac, que le poisson dont la trajectoire « décrit un arc » de cercle tout comme Toreau
lui-même décrit le lac de Walden. A la surface du texte que nous avons sous les
yeux, l’écriture ménage donc l’interchangeabilité des places à la faveur d’un jeu sur
le sens litéral ou fguré du signifant même de l’écriture, tout comme, à la manière
du lac, elle l’inscrit à son tour dans le chiasme articulant « dimpling circles » (« rides
en cercles ») et « circling dimples » (« rides concentriques ») donnant à lire que si le
cercle produit de la fossete, la fossete produit du cercle.
17. L’écran du fantasme fonctionne ici comme ce Bernard Baas nomme
lieu inter-médiaire où se « projetent », l’un à l’autre ou l’un pour l’autre, le sujet aliéné
au signifant (S) et l’objet chosique dont procède son désir ( a) […] Entre S et a, il ne saurait
y avoir présence immédiate de l’un à l’autre. Le sujet du désir ne s’expose pas à l’objet man-
quant ; s’il s’y exposait, il s’exposerait à l’outre-monde, il s’exposerait au rien de la Chose.
Et — du même coup — dans cete abolition du monde, c’est lui-même, comme sujet, qui
serait aboli19.
— • 89 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
des afnités formelles qui se tissent entre les mots. Ainsi lorsqu’il est question des
« nèpes, éparpillés à intervalles réguliers », le texte anglais relie par une consonance
le nom et le participe passé qui le décrit : « the skater insects, at equal intervals
scattered ».
19. Et ce n’est pas la seule occurrence de ce phénomène. Ainsi, là où la version
française dit qu’« une hirondelle rase l’eau de si près qu’elle l’efeure », on lit dans
le texte anglais : « a swallow skims so low as to touch it ». Se tisse ainsi une parono-
mase entre le nom « swallow » et le complément de lieu « so low » qui en répète la
consonne initiale et la dernière syllabe.
20. L’adjectif « molten » qui qualife le verre fondu se trouve inclure dans sa sub-
stance graphémique le signifant « mote » désignant les grains de poussière qui y
semblent en suspension, et qui se trouvent ainsi doublement contenus dans le verre
fondu, et dans le signifant qui le nomme.
21. La phrase « not a pickerel or shiner picks an insect » que la traduction fran-
çaise rend par : « aucun brocheton ni vairon ne peut cueillir un insecte sur cete sur-
face unie sans troubler de façon marquée l’équilibre de l’ensemble », ne semble a
priori devoir intéresser que les plus aguerris amateurs de pêche à la ligne. Toreau
nous y fait pourtant fait plonger jusqu’aux origines de la langue anglaise en réafr-
mant le lien étymologique entre le nom « pickerel », dérivé de l’anglo-latin « picke-
rellus » (XIII° siècle) et le verbe « pick » dérivé du mot « pike », équivalent des mots
français « pique » et « brochet ».
22. Si la paronomase est ici bel et bien motivée par l’étymologie, il n’en était rien
dans les trois cas précédents. Mais ces deux observations permetent de metre en
lumière la même logique. Ce qui compte en efet ici est l’aptitude du signifant à se
disséminer d’une manière qui peut sembler aléatoire, mais qui obéit à efort de
remotivation des signes, Toreau inscrivant au détour des phrases que je viens de
citer comme l’empreinte d’un destin dans des détails descriptifs censés n’obéir à
d’autre impératif que celui de reproduire au plus près les contours de la réalité
observée, travail dont le pendant serait une remontée à travers les sédimentations de
la langue, conjoignant ainsi dans un même geste archéo-téléologique exploration des
origines et spéculation sur la fn inscrite à même la letre.
23. Qe le lac de Walden soit le lieu où s’origine le signifant nous était d’ailleurs
suggéré dès les premières lignes du passage que nous étudions dans la formule « I
have seen whence came the expression » (« j’ai compris d’où vient l’expression »
10). Cete formule demande à être lue à la letre, non sans d’ailleurs garder en
mémoire que la letre tue, ce qui est bien justement ce contre quoi Toreau semble
tenter de se prémunir.
24. Scruter la surface du lac de Walden, ce serait en efet accéder au lieu de nais-
sance de la langue pour un énonciateur adoptant la posture orphique de celui qui
dirige ainsi ses investigations jusqu’au lieu de provenance ultime des symboles. Mais
de cete fanfaronnade Toreau ne saurait se contenter, dès lors que cete remontée
aux sources de toute inventio, ne livre qu’une expression assez banale, voire fossili-
sée, à savoir : « the glassy surface of a lake » (« la surface du lac, lisse comme un
miroir »). De fait, depuis Milton et même depuis la traduction anglaise de la Bible,
l’adjectif « glassy » est souvent utilisé pour décrire une eau calme. Or, c’est juste-
ment à partir de cete letre morte que le texte thoreauvien irradie ses propres
— • 90 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
cercles concentriques en variant aussi bien le thème du miroir que celui de l’égalité,
à commencer par le signifant « smooth » (en français : lisse) dont on trouve sept
occurrences dans l’extrait, et dont la voyelle centrale redoublée s’y rencontre à 18
reprises. Dans un texte qui fait si grand cas de la fgure du cercle et des jeux spécu-
laires, la fréquence de cete combinaison graphématique n’est peut-être pas à metre
uniquement au compte de la folie interprétative de l'auteur de ces lignes, notamment
si on la rapporte aux répétitions et déclinaisons du signifant « smooth » qui en
rythment, ou aussi bien, en font achopper l’écriture.
25. La qualité première de la surface décrite dans ces lignes est, quels que soient les
incidents qui la troublent, son aptitude à restaurer son égalité initiale. Mais à Wal -
den aussi, il s’avère que certaines eaux sont plus égales que d’autres, comme en
témoigne la mention d’une « eau encore plus lisse et plus sombre » qu’on aperçoit
seulement parfois à la surface du lac. Pour dire cete hyperbole du lisse sur laquelle
Toreau est intarissable, semble-t-il à proportion du sentiment de paix qu’elle lui
inspire, l’écrivain recourt au comparatif « smoother » où se lisent en anagramme les
signifants de la mère (« mother »), de l’étoufement (« smother ») et de l’altérité
(« other ») de la Chose comme « autre préhistorique20 » du sujet.
26. Si on a pu avancer précédemment que Walden était, dans cet extrait, le lieu où
s’origine le signifant, on voit donc que le symétrique n’en est pas moins vrai, et que
Walden est aussi bien un lieu textuel que hante le signifant de l’origine à la manière
d’une trace anagrammatique. « Here lies one whose name was writ in water » (« ici
gît celle dont le nom fut écrit sur de l’eau ») pourrait-on dire ici à la manière de
l’épitaphe de John Keats, à condition de metre justement l’accent sur ce que véhi-
cule de tropisme mortifère ce nom de la mère écrit sur une eau dont le calme tou -
jours retrouvé forme le leitmotiv du texte au point de le faire balbutier aux abords
d’une extimité où jouissance et douleur se confondent en « frémissements de joie et
[en] tremblements de douleur », et de court-circuiter la métaphore sous-jacente à
tout énoncé d’état en évacuant la copule dans l’exclamative « How sweet the pheno-
mena of the lake ! » (litéralement : « combien doux, les phénomènes du lac ! »).
27. Si dans les précédents développements, l’accent a porté sur l’objet scopique, le
lecteur familier de Walden n’ignore pas que le motif de l’écho y occupe une place
centrale, et c’est pourquoi il me semble intéressant ici d’examiner le réseau d’échos
qui se tissent autour du signifant « boom » qui, extrait de son contexte immédiat où
il véhicule la signifcation « barrage » (39) sur laquelle je reviendrai dans un instant,
s’inscrit dans la chaine de signifants porteurs de la letre « o » redoublée. « Boom »
est donc relié métonymiquement au signifant « smooth » qui, tant sur le plan
sémantique que formel, donne à l’extrait sa tonalité dominante, et par là, renvoie au
signifant de la mère anagrammatiquement représenté dans la chaine. A ce titre,
« boom » appartient à la même isotopie que le mot « écho » en clausule de notre
extrait, puisque parmi les nombreuses acceptions du terme fgure un sens imitatif du
« fracas » que provoque une détonation ou une vague qui déferle, bref d’une sono-
rité qui fait retentir le vide dans lequel elle surgit. Cet aspect onomatopéique du
mot, négateur de la coupure entre signe et référent, en fait un succédané de présence
relevant à ce titre de « l’objet a où s’incarne l’impasse de l’accès du désir à la
Chose21 ».
— • 91 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
28. De la voix en tant qu’objet (a), Lacan précise dans le Séminaire X que nous
« connaissons les déchets, les feuilles mortes, sous la forme des voix égarées de la
psychose, et le caractère parasitaire sous la forme des impératifs interrompus du sur-
moi » (290-291). Intérieure et étrangère, cete voix-objet revêt une dimension d’un-
heimlichkeit qui me semble caractériser l’irruption, au beau milieu de l’extrait, de la
formule « ce poisson meurtrier sera connu ». Cete observation, visuellement isolée
du reste du texte par deux tirets, détonne par rapport au reste de l’extrait en ce
qu’elle y introduit le motif de la transgression et de la faute qui n’a a priori pas lieu
d’être dans un passage à visée principalement descriptive. Rien, semble-t-il, n’ap-
pelle cete voix de la conscience à se faire entendre dans le microcosme lacustre de
Walden où seule prévaut la nécessité de la survie. Elle apparaît « détachée de son
support » (317), selon la formule de Lacan, au double motif de l’incongruité de sem-
blables considérations morales, mais aussi de la dissonance que produit l’irruption
d’un lieu commun dans une topologie éco-poétique où tout est fait pour metre en
exergue aussi bien l’absolue singularité d’un lieu que celle de l’écriture qui le
dépeint. De fait, l’expression anglaise proverbiale, « murder will out », signifant
qu’il n’est aucun crime qui ne soit tôt ou tard exposé au grand jour, se démarque
également du reste de l’extrait par son atypique banalité. Dans le Séminaire X Lacan
marque l’articulation du défaut qui constitue la « faute principielle » du désir, à
savoir « que le désir soit manque », à la culpabilité, en tant qu’à ce manque, la culpa-
bilité donne un contenu (320). La voix du commandement surmoïque qui, à la
manière dont ce proverbe est imparfaitement intégré à la description, « ne s’assimile
pas, mais […] s’incorpore », en reçoit pour fonction de « modeler notre vide » (320)
pour mieux œuvrer à « la capture de l’Autre dans le réseau du désir » (320), comme
le fait l’écho de la sonorité [u :] qui, dans le texte de Toreau, fait résonner le vide de
la Chose, et l’appel surmoïque contenu dans la formule fgée « murder will out » qui
n’est d’ailleurs pas la première des letres mortes à rester en soufrance dans cet
extrait. Pour autant, le moment d’insolite que représente l’irruption de ce syntagme
ne trouble que très brièvement la surface paisible-trop paisible du texte de Toreau,
car « quand on apprivoise les dieux dans le piège du désir, il est essentiel de ne pas
éveiller leur angoisse » (321).
29. S’il renvoie à l’objet vocal, le signifant « boom » me semble cependant présen-
ter cete particularité qu’il opère à la croisée des axes métonymique et métapho-
rique. C’est là du moins ce que suggère le problème de déchifrement que pose la
phrase dans laquelle le mot intervient, où la brèche ouverte dans la syntaxe est
concomitante à l’émergence d’une signifcation. La phrase en question est la sui-
vante : « On peut parfois apercevoir une eau encore plus lisse et plus sombre,
comme séparée du reste par une invisible toile d’araignée, barrage des nymphes du
lac, reposant dessus ». Dans la traduction française comme dans l’original, cete
phrase est ambiguë : il est en efet difcile de déterminer si l’apposition « barrages
des nymphes » renvoie à la toile d’araignée censée séparer les deux eaux, ou à
« l’eau encore plus lisse et plus sombre » qui repose sur cete toile imaginaire. A ce
problème d’atribution s’ajoute ce qu’a de rebelle à la représentation l’expression
« boom of the water-nymphs ».
30. Certes, dans le code référentiel de l’extrait, l’interprétation la plus cohérente du
mot « boom » est celle de « barrage » ou de « barrière fotante », renvoyant à une
particularité visuelle des eaux de Walden où l’élément homogène de l’eau se sépare
en strates distinctes dont la dernière, plus sombre et plus calme, semble former une
— • 92 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 93 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
37. Force m’est de constater à l’issue du précédent développement que s’il a été
question de psychanalyse, de signifant et de traces éphémères laissées à la surface
de l’eau, il n’y a guère a été question de déconstruction et fort peu de trace au sens
où Derrida entend ce terme, lui qui précise :
Aussi, comme il va sans dire, la trace dont nous parlons n'est pas plus naturelle (elle
n'est pas la marque, le signe naturel, ou l'indice au sens husserlien) que culturelle, pas plus
physique que psychique, biologique que spirituelle. Elle est ce à partir de quoi un devenir-
immotivé du signe est possible […]25.
38. On a vu en efet que loin d’ouvrir la possibilité d’un devenir immotivé du signe,
Toreau entreprend plutôt un travail de remotivation de celui-ci. Qant aux traces
qui s’observent à la surface de Walden, celles-ci n’ont d’autre valeur qu’indicielle :
elles renvoient donc à une présence, si fugace soit-elle, c’est-à-dire à une origine.
39. Me semble en revanche relever de la trace en tant que « mouvement pur qui
produit la diférence26 » l’intervalle même qui sépare ces deux écritures. C’est à par-
tir de cet espacement que s’écrit le texte de Toreau, dans le temps mort qui clive
présent de l’observation et présent de l’écriture et qui se réverbère dans le décolle -
ment opéré par le recours aux guillemets entourant l’expression « la surface du lac,
lisse comme un miroir » par le moyen desquels la surface du texte se dédouble, voire
dans la simple fgure de la syllepse qui, entre l’arc que décrit le poisson et celui que
décrit l’auteur, insère le coin d’une diférence qui se creuse entre le même et le
même, y compris dans les « lignes de beauté » qui se propagent concentriquement
depuis la surface du lac et, sans solution de continuité apparente, jusque dans les
lignes d’écriture que Toreau trace à même la page.
40. Il y a là d’ailleurs un singulier pied de nez aux lois de la géométrie que je vou-
drais tenter d’expliquer brièvement en guise de conclusion, en risquant l’hypothèse
qu’écrire en ligne droite ou en cercles concentriques, c’est à peu près la même chose,
puisque celui-là même qui trace son sillon à la surface de l’eau troublant par sa tra-
jectoire linéaire les multiples métamorphoses du cercle dont elle est le théâtre, porte
encore la signature de celles-ci dans le nom savant que Toreau prend exceptionnel-
lement la peine de mentionner entre parenthèses, alors que tout le reste de l’extrait
est écrit dans un anglais assez courant. Le radical du nom « Gyrinus » est en efet le
mot grec gyros qui signife « cercle ». Une droite qui traverse un cercle par son
milieu : ce serait là une défnition passable du mot « diamètre » auquel Toreau a
recours lorsqu’il évoque à la phrase précédente la taille des cercles qu’il dit avoir
mesurée du haut de son perchoir. La punaise d’eau qui trace son sillon au milieu de
25 J. Derrida, De la grammatologie, 69-70.
26 J. Derrida, De la grammatologie, 92.
— • 94 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
tant de cercles imite donc le parcours de l’œil qui évalue leur empan — à moins que
par son mouvement linéaire l’insecte n’ait au contraire inspiré à l’observateur l’idée
de mesurer les ondulations.
41. Il est à peu près impossible ici de démêler ce qui répète de ce qui est répété,
tout comme il est d’ailleurs malaisé de distinguer contenu et contenant : en efet, s’il
est vrai que le cercle (gyros) est dans le mot (« Gyrinus »), il est également vrai que
le mot (« Gyrinus ») est dans le cercle qu’esquissent les deux parenthèses qui
entourent le mot latin. Ce signifant ainsi réduit à la matérialité de ses letres accen-
tuée par les italiques qui, en les inclinant, semblent aussi leur imprimer un peu du
mouvement « incessant » qui propulse l’insecte, est ramené au simple tracé qu’il
dessine entre les deux signes de ponctuation circulaires qui le bordent symétrique-
ment. Difcile, dès lors, de décider qui, de l’observateur ou de l’observé, de Toreau
ou de la punaise d’eau, signe le texte.
42. Et ce n’est pas le dernier exemple de dislocation des cadres, comme en
témoigne l’irruption incongrue des « travaux des hommes » qui, au terme de notre
extrait, crée un efet identique à celui que Toreau nomme lui-même lorsqu’il
évoque un « vase plein d’eau » que l’on a secoué. Le signifant « jar » dit d’abord la
discordance, la non-identité à soi, dont relève sans doute la discontinuité introduite
dans l’évocation des « paisibles phénomènes du lac » par cete référence au labeur
humain que rien ne justife à cet endroit du texte, d’autant que la phrase suivante,
censée corroborer cet énoncé inatendu auquel elle est reliée par le mot-charnière
« Ay », n’entretient avec lui aucun lien logique manifeste, mais renoue au contraire
avec la thématique dominante : « oui, chaque feuille, chaque brindille, chaque pierre
et chaque toile d’araignée scintille maintenant, au milieu de l’après-midi, comme par
un matin de printemps lorsqu’elles sont couvertes de rosée. » L’écriture devient
ainsi sa propre métaphore. Le contenant qu’est le vase, que le texte contient triple-
ment, au sens litéral en tant que partie du tout formé par le texte lui-même, en tant
que mise en abyme du cadre naturel de Walden ramené aux dimensions d’un simple
vase, enfn en tant que contenu dans les limites de l’analogie, le contient tout autant
dans la mesure où ses bords et l’eau agitée qu’ils enserrent renferment aussi la dis -
cordance comme trait défnitoire de l’écriture thoreauvienne dans ces lignes dont
l’uniformité thématique est brusquement troublée par l’émergence du motif du
labeur humain.
43. Autrement dit, l’écrit (la comparaison avec le vase) contient l’écriture qui le
produit par une inversion des cadres du reste programmée par la contorsion infigée
au regard au tout début de l’extrait, où l’énonciateur nous invitait à lire la tête en
bas. Je me risquerai à conclure que c’est au prix de cete gymnastique qu’il nous
devient possible d’envisager l’hypothèse que ce déchirement infigé à la topologie
textuelle relève du paradoxe lacanien de l’extimité comme déhiscence, mouvement
de retournement sur lui-même du cadre situant le temps de la Chose dans l’entre-
deux présents qui sépare une écriture d’une écriture.
— • 95 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• BAAS, BERNARD. De la chose à l'objet : Jacques Lacan et la traversée de la phénomé-
nologie. Leuven : Peeters Vrin, 1998.
• BÖHME, JACOB. De la signature des choses. Trad. PIERRE DEGHAY. Paris : Grasset,
1995.
• DEPELSENAIRE, YVES. « Vingt fashes sur l’apparence et le semblant selon Jacques
Lacan ». SOJCHER, JACQUES, dir. Le Labyrinthe des apparences. Bruxelles : Éditions
Complexes, 2000. 73-79.
• DERRIDA, JACQUES. De la grammatologie. Paris : Minuit, 1967.
• DERRIDA, JACQUES. L'Écriture et la diférence. Paris : Seuil, 1979.
• EDWARDS, JONATHAN. Images or Shadows of Divine Tings . Dir. NINA BAYM et al. Te
Norton Anthology of American Literature . New York : W. W. Norton & Company,
1985. 355-59.
• EMERSON, RALPH WALDO. « Te Poet ». Éd. JOEL PORTE. Essays and Lectures. New
York : Literary Classics of the United States, 1983. 447-68.
• GRANGER, MICHEL. Henry D. Toreau : Narcisse à Walden. Lyon : P.U.L., 1991.
• LACAN, JACQUES. Écrits. Paris : Seuil, 1966.
• LACAN, JACQUES. Le Séminaire IV. La Relation d'objet. Paris : Seuil, 1998.
• LACAN, JACQUES. Le Séminaire VII. L'Éthique de la psychanalyse. Paris : Seuil, 1986.
• LACAN, JACQUES. Le Séminaire X. L'Angoisse. Paris : Seuil, 2004.
• LACAN, JACQUES. Le Séminaire XI. Les Qatre concepts fondamentaux de la psycha-
nalyse. Paris : Seuil, 1972.
• LAURENT, ÉRIC. « La Letre volée et le vol sur la letre ».
htp://www.lacanchine.com/Laurent_01.html.
• PLATON. La République. Trad. LÉON ROBIN. Paris : Gallimard, 1950.
• PLATON. Phèdre. Trad. LÉON ROBIN. Paris : Gallimard, 1950.
• THOREAU, HENRY DAVID. A Week on the Concord and Merrimack Rivers ; Walden ;
or, Life in the Woods ; Te Maine Woods ; Cape Cod. Éd. ROBERT F. SAYRE. New
York : Literary Classics of the United States, 1985.
• THOREAU, HENRY DAVID. Walden ou la vie dans les bois. Trad. GERMAINE LANDRÉ-
AUGIER. Paris : Aubier, 1992.
ANNEXE
A lake is the landscape's most beautiful and expressive feature. It is earth's eye; looking
into which the beholder measures the depth of his own nature. Te fuviatile trees next the
shore are the slender eyelashes which fringe it, and the wooded hills and clifs around are
its overhanging brows.
Standing on the smooth sandy beach at the east end of the pond, in a calm September
afernoon, when a slight haze makes the opposite shore-line indistinct, I have seen whence
came the expression, "the glassy surface of a lake." When you invert your head, it looks like
— • 96 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
a thread of fnest gossamer stretched across the valley, and gleaming against the distant
pine woods, separating one stratum of the atmosphere from another. You would think that
you could walk dry under it to the opposite hills, and that the swallows which skim over
might perch on it. Indeed, they sometimes dive below this line, as it were by mistake, and
are undeceived. As you look over the pond westward you are obliged to employ both your
hands to defend your eyes against the refected as well as the true sun, for they are equally
bright; and if, between the two, you survey its surface critically, it is literally as smooth as
glass, except where the skater insects, at equal intervals scatered over its whole extent, by
their motions in the sun produce the fnest imaginable sparkle on it, or, perchance, a duck
plumes itself, or, as I have said, a swallow skims so low as to touch it. It may be that in the
distance a fsh describes an arc of three or four feet in the air, and there is one bright fash
where it emerges, and another where it strikes the water; sometimes the whole silvery arc
is revealed; or here and there, perhaps, is a thistle-down foating on its surface, which the
fshes dart at and so dimple it again. It is like molten glass cooled but not congealed, and the
few motes in it are pure and beautiful like the imperfections in glass. You may ofen detect
a yet smoother and darker water, separated from the rest as if by an invisible cobweb, boom
of the water nymphs, resting on it. From a hilltop you can see a fsh leap in almost any part;
for not a pickerel or shiner picks an insect from this smooth surface but it manifestly dis -
turbs the equilibrium of the whole lake. It is wonderful with what elaborateness this simple
fact is advertised — this piscine murder will out — and from my distant perch I distinguish
the circling undulations when they are half a dozen rods in diameter. You can even detect a
water-bug (Gyrinus) ceaselessly progressing over the smooth surface a quarter of a mile of;
for they furrow the water slightly, making a conspicuous ripple bounded by two diverging
lines, but the skaters glide over it without rippling it perceptibly. When the surface is con -
siderably agitated there are no skaters nor water-bugs on it, but apparently, in calm days,
they leave their havens and adventurously glide forth from the shore by short impulses till
they completely cover it. It is a soothing employment, on one of those fne days in the fall
when all the warmth of the sun is fully appreciated, to sit on a stump on such a height as
this, overlooking the pond, and study the dimpling circles which are incessantly inscribed
on its otherwise invisible surface amid the refected skies and trees. Over this great expanse
there is no disturbance but it is thus at once gently smoothed away and assuaged, as, when
a vase of water is jarred, the trembling circles seek the shore and all is smooth again. Not a
fsh can leap or an insect fall on the pond but it is thus reported in circling dimples, in lines
of beauty, as it were the constant welling up of its fountain, the gentle pulsing of its life, the
heaving of its breast. Te thrills of joy and thrills of pain are undistinguishable. How peace-
ful the phenomena of the lake! Again the works of man shine as in the spring. Ay, every
leaf and twig and stone and cobweb sparkles now at mid-afernoon as when covered with
dew in a spring morning. Every motion of an oar or an insect produces a fash of light; and
if an oar falls, how sweet the echo27
— • 97 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
JOSHUA KATES
IN DIANA UN I V ERSI T Y, BLOOMI NGTON
1.
P rès de trente ans après sa première réaction à L’Histoire de la
folie de Foucault, Derrida, dans son essai de 1992 intitulé « Être
Juste avec Freud : l’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse », étudie la
question de la période, de l’époque, tout particulièrement l’époque actuelle
ou contemporaine1. Cete question — celle de l’insertion de la pensée dans
l’histoire, et de savoir si elle peut satisfaire le schéma de la période ou de
l’époque — se révèle essentielle, comme cete communication l’afrme, à
l’héritage laissé à la fois par Derrida et Foucault.
2. Le problème de l’époque s’avère donc bien décisif, mais pas pour les
raisons qui pourraient venir à l’esprit immédiatement. Ce ne sont pas les
travaux de Derrida ou de Foucault inscrits dans une époque, dans un âge,
un âge précédant le nôtre, et le statut de notre époque actuelle et nouvelle
par rapport à la leur, révolue, qui sont en jeu ici. Mon objectif n’est pas
d'établir si l’âge de Derrida et de Foucault, ou de Freud, se maintient dans
le nôtre, ou, au contraire, si notre âge arrive après le leur — celui de Freud,
Derrida et Foucault.
— • 59 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
2 Derrida, par exemple, afrme ici le « désordre » que « ces découplages et ces auto-
diférences » qu’il a introduits apportent à « toute confguration, toute époque entière, ou tout
âge historique » (« Être juste » 186)
3 Mal d’Archive : une impression freudienne, dont le titre original, il faut le noter, était Le
Concept d’archive : une impression freudienne.
4 Parlant de la psychanalyse freudienne, Derrida afrme le « point où cete science, ce projet pour
une science prétend transformer le statut même du sujet de l’historien, la structure de l’archive,
le concept de la vérité "historique" » (Mal d’Archive 87).
— • 60 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
5 Cependant, comme c’est bien connu, par exemple, nous avons dans sa totalité la thèse de
Derrida de 1954, pour son « Mémoire », Le Problème de la genèse dans la philosophie de
Husserl.
— • 61 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 62 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
12. Une version de cete possibilité réapparaît bien sûr dans Mal d’Ar-
chive ; et s’avère par conséquent un élément clé dans la détermination de
la première distance ou l’espacement entre les premières positions de Der-
rida et celles qui suivront plus tard. Même si Derrida ne donne peut-être
jamais une réponse catégorique aux résultats de son hypothèse — il se
peut, après tout, qu’aucune n’existe — il faut souligner ici qu’il rejete la
justesse de cete possibilité ; il nie qu’une telle destruction puisse avoir un
quelconque efet sur la vérité, que cete circonstance aie une « pensable
signifcation » (« Introduction » 93)8.
13. Plus de trente ans plus tard, revenant à Mal d’Archive, l’opinion de
Derrida sur cete possibilité a clairement changé, bien qu’il soit difcile de
dire de quelle manière9. Derrida introduit en efet la notion de « mal d’ar-
chive », en gardant cete même possibilité de destruction à l’esprit. Il consi-
dère à présent que la destruction totale de l’archive est non seulement pos-
sible, mais aussi signifcative pour la possibilité de chaque histoire sans
exception.
8 Il conclut cete phase de sa discussion comme suit : « De la même façon, les enchaînements et
les sédimentations de la vérité géométrique étant totalement libres de toute facticité, aucune
catastrophe mondaine ne peut la metre elle-même en danger. Tout danger factice s’arrête donc
sur le seuil de son historicité interne. Même si tous les « documents » géométriques — et aussi
bien tous les géomètres réels — devraient sombrer un jour, en parler comme d’un événement
« de » la géométrie serait commetre la plus grave des confusions de sens et abdiquer la
responsabilité de tout discours rigoureux. » (Introduction 97).
9 Pour être clair, je ne sous-entends pas que Derrida en 1993 à Naples, ou où que ce fût, lorsqu’il
écrivait Mal d’Archive se rappela cete portion de son texte de 1962, que cet écart, si c’en est un,
était un écart dont il avait volontairement l’intention. Les corrélations que j’avance peuvent très
bien appartenir aux portions hypomnésiques, et non anamnésiques, de l’œuvre de Derrida.
— • 63 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
16. Pourtant, d’un autre côté, ce n’est toujours pas la destruction réelle,
factuelle, de l’archive qui semble être en question, mais plutôt la possibilité
d’une telle destruction, bien qu’il ne s’agisse pas d’une possibilité philoso-
phique, puisque cet argument est fltré par Freud 10. C’est une force qui est
en jeu, une pulsion qui en efet rend possible l’ archivation, puisque c’est
une pulsion de répétition (fonctionnant au-delà de la fnitude), qui pour-
tant menace simultanément de défaire l’archive, puisque c’est aussi une
pulsion axée sur la destruction, une « pulsion de mort » sans borne11.
10 « L’archive », comme Derrida l’écrit, « travaille toujours et a priori contre elle-même » (27).
11 Ainsi, parlant à nouveau du problème du corps du signe, Derrida semble inverser son
orientation précédente, alignant à présent un tel efet destructeur sur l'élimination de ses limites
factuelles. La citation ci-dessus continue en ces termes : « elle emporte la logique de la fnitude
et les simples limites factuelles, l’esthétique transcendantale, pourrait-on dire, les conditions
spatio-temporelles de la conservation » (38).
12 Le concept du concept et sa rigueur, il faut le noter, a été un sujet sensible pour Derrida, du
moins dans un contexte anglophone, depuis le contretemps avec John Searle, lorsque Derrida
semblait afrmer à la fois l’actualité des concepts et leur « rigueur ».
— • 64 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 65 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
mesure où il repose sur une ouverture sur l’avenir, une ouverture qui
s’avère un espace de l’éthico-politique : à la fois la possibilité de la respon-
sabilité, la responsabilité de l’Autre et envers l’Autre, aussi bien que celle
du mal radical. En d’autres termes, dans Mal d’Archive, Derrida incorpore
la question philosophique de l’équivocité et de l’univocité des concepts à la
question historiographique de l’archive en tant que telle, et cete possibilité
(l’archivologie, comme l’appelle Derrida) fnit par recourir à une ouverture
sur un avenir inconnu, impossible à anticiper, que Derrida thématise à
l’époque sous le titre de messianité sans messianisme, une notion qui est
reversée au compte de la religion et à l’histoire, mais, de manière révéla-
trice, pas de la philosophie, comme nous allons le voir.
24. Derrida introduit un tel futur dans sa comparaison célèbre entre Hus-
serl et Joyce ; elle prend la forme d’un telos, conçu comme une Idée infnie
— une conception qui se situe au centre de l’ensemble des dernières
œuvres de Husserl, traversées, comme elles le sont, par une crise de la rai-
son, face à laquelle ce telos et son avenir font leur entrée. Plus précisément,
bien que Husserl et Joyce thématisent et se heurtent à l’équivocité, la prio-
rité, selon Derrida, doit aller à Husserl, puisque sa pensée seule nous trans-
met l’« horizon absolu » de leur entreprise commune : à savoir, l’univo-
cité15. « Leur telos commun, la valeur positive d’univocité, ne se relève
immédiatement que dans la relativité défnie par Husserl. L’univocité est
aussi l’horizon absolu de l’équivocité » (107).
— • 66 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
17 Derrida, d’une manière assez complexe, semble avoir cru que dans le travail le plus récent il
révélait simplement de plus larges horizons et/ou des points de référence que son travail
précédent impliquait déjà. Rien de ce qui a été déclaré ici n’a pour but de nier ceci ; bien que ce
que j’ai avancé puisse indiquer que cete conjonction relativement peu étudiée ou suture des
tout premiers travaux et des plus tardifs nécessite plus de recherches.
— • 67 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
30. Car, en adéquation avec ce penchant empiriste qui vient d’être mis en
évidence, peu importe son degré de détermination ultime, l’œuvre de Der-
rida, lorsqu’il revient à Foucault et aux questions de Foucault lui-même,
rencontre précisément le même souci que Derrida prétend avoir vis-à-vis
du projet de Foucault : à savoir, un certain historicisme. À cete époque,
celle de l’exploration, du moins par intermitence, de ce terrain empiriste
relativement novateur, la propre pensée de Derrida aborde aussi l’histori-
cisme18.
31. Plus clairement, il n’est pas question ici d’un segment historique fni,
limité de tout côté, tels que l’époque et l’âge foucauldiens qui se placent au
centre d’« Être juste ». À la place, Derrida parle sans cesse d’un change-
ment sismique dans lequel nous nous trouvons, un événement unique qui
traverse notre « moment », dû, dans Mal d’Archive et dans Spectres, à une
certaine prolifération et transformation du virtuel 19. En outre, comme les
lecteurs de Spectres le savent, un tel moment, tel que maintenant, notre
temps, selon Derrida, tient d’une certaine anachronie et d’une dislocation :
c’est un instant où la non-coïncidence du temps avec lui-même se révèle.
Néanmoins, les possibilités empiristes signalées plus haut ajoutées à l’afr-
mation de Derrida qu’aujourd’hui, une accélération ou un accroissement,
extraordinaire et novateur en lui-même, de ce qui a peut-être toujours été
en œuvre, ont lieu et produisent une version de l’historicisme dans la pen-
sée de Derrida. Ainsi, dans la discussion de Derrida sur le courriel, peut-
être le passage le plus connu et le plus cité de Mal d’Archive Derrida
afrme que cete technologie « aurait transformé cete histoire de fond en
comble et dans le plus initial de sa production, dans ses événements
mêmes » (34).
— • 68 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
34. Ainsi que ce soit dans la forme précédente, où l’histoire dans sa tota-
lité apparaît sur le côté absolu et appartient à la philosophie dans sa singu-
larité, ou plus tard, quand les efets de celle-ci ou d’un autre absolu sont
établis à partir de notre présent et de leur apparition dans celui-ci, com-
ment une telle histoire doit être présentée, et comment l’instant présent, la
période, et ce qui les dépasse doivent être agencés par rapport à une telle
totalité, reste un problème perpétuellement en mouvement, comme le sug-
gère le fait que Derrida insiste de nouveau sur ces questions dans les
années 90.
— • 69 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
37. Et même si je suis plutôt bien disposé, comme je l’ai esquissé ailleurs,
envers ces expérimentations respectives avec un « absolu » autre, nova-
teur, ou avec l’excès, que Derrida et Foucault entreprennent tous deux — ce
qui selon moi surpasse, par exemple, les schémas renouvelés d’une trans-
cendantalité essentiellement Kantienne que l’on trouve dans des œuvres,
sinon puissamment créatives, comme celle d’un Gilles Deleuze ou d’un
Bruno Latour — à présent, néanmoins — dans un sens totalement imma-
nent à la séquence textuelle que je viens de présenter — à présent est venu
le moment de se demander si ces utilisations totalisantes de l’histoire que
l’on trouve chez chaque auteur ne bloquent pas l’accès aux plus profondes
questions avec lesquelles ils se sont débatus, ainsi qu’à l’historicité efec-
tive de leur œuvre propre. Considérer l’âge, la période, ou l’époque, y com-
pris la messianité, l’abrahamique, et l’« instant présent disloqué », cache,
sans doute, les enjeux les plus profonds de leur œuvre, tout comme la
manière dont ces écrits s’insèrent en fait dans un devenir. L’histoire n’est
plus, et n’a peut-être jamais été, dans quelque forme reconnaissable que ce
soit, un terrain fertile sur lequel penser, surtout à ce qui peut fonctionner
selon des temporalités et des séquençages essentiellement étrangers. Au
minimum, ce sont là aujourd'hui les questions et les possibilités soulevées
par la façon dont Derrida interroge et Foucault (non sans le répéter d'une
certaine manière) et le problème de la période en ces derniers temps de
leur dialogue.
pensée d’une extériorité radicale de Foucault lorsqu’il fait référence à lui-même au début du
« Cogito » en tant que possesseur de « la conscience du disciple » vis-à-vis de l’auteur de
L’histoire (L’Écriture 51).
22 Pour plus de clarté, l’historicité interne de la géométrie ou l’histoire de la philosophie dans sa
totalité étaient les objets de la déconstruction derridienne et non des principes que Derrida lui-
même a fni par afrmer. Néanmoins, en tant que suppositions, en tant en efet qu’occasion pour
la déconstruction et non critique, elles ont dû avoir elles-mêmes une validité efective ou
pratique qu’elles n’ont jamais eue, par exemple, pour Foucault.
— • 70 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
— • 71 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
RICHARD PEDOT
UN I V ERSI T É PARIS OU EST NAN T ERRE
1.
M algré les apparences, mon titre n’est pas censé laisser entendre
que psychanalyse et déconstruction 1 seraient l'un pour l'autre
Jekyll ou Hyde. Encore que, bien sûr, un tel déni en ouverture mériterait
d’être interrogé, d’autant que j’ai commencé mon propos par un écho à
l’introduction également dénégatrice de « La Scène de l’écriture » : « Mal-
gré les apparences, la déconstruction du logocentrisme n’est pas une psy-
chanalyse de la philosophie2. » Il est plaisant, en efet, que ce soit après une
longue scène (une grande leçon ?) d’écriture faite à Freud ou à quelques-
uns de ses textes que Derrida remarque « Freud nous a fait la scène de
l’écriture3 » — sur laquelle s’entrevoit « l’au-delà et l’en-deçà de la clôture
que l’on peut appeler “platonicienne” 4 ». Écriture à deux mains, pour-
rait-on dire. Mais ce n’est pas celle-ci sur laquelle je vais me pencher prio-
ritairement, n’y touchant toujours que par rebonds ou dédoublements suc-
cessifs. C’est une autre scène d’écriture que je commenterai et qui est le
point de départ — je n’ai pas dit d’origine — des réfexions qui suivent,
scène à laquelle la première ou les deux premières sont mêlées.
2. Cete scène « litéraire » paraît pouvoir se circonscrire aux deux per-
sonnages éponymes du roman de Stevenson ainsi qu’à son dernier chapitre
et on croirait tout autant qu’elle peut se défaire aisément tant les deux
mains qui s’y produisent sont opposées : « main de praticien », « grande,
ferme, blanche et bien faite » pour Henry Jekyll ; tout à l'opposé de la main
« maigre, noueuse, osseuse, grisâtre et obscurcie par une toufe épaisse de
poils noirs » (88/126)5 d'Edward Hyde. Nous verrons ce qu’il en est de ce
partage trop évident, largement consacré par le mythe qu’est devenu le
récit stevensonien, ainsi que du trouble que vient y jeter l’écriture. Il
1 Sujet du colloque à l'origine de ce texte (Psychanalyse et déconstruction. Paris, 6-7-8 juin 2013.)
2 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 293.
3 Ibid., 338.
4 Ibid., 337.
5 R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde. La pagination entre parenthèses
renvoie à l’original en anglais, suivie de la pagination dans la traduction française,
éventuellement modifiée par mes soins.
— • 35 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 36 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
7 Telle la Revue scientifique où, dans les années 1870, il a pu suivre les articles d’Eugène Azam sur
son patient Félida X., source souvent citée. (A. Stiles, « Robert Louis Stevenson's “Jekyll and
Hyde” and the Double Brain », 880).
8 « Multiplex Personality », selon son ami F. Myers (A. Stiles, « Robert Louis Stevenson's “Jekyll
and Hyde” and the Double Brain », 880)
9 Intérêt dont témoignent nombre de ses essais, tels que : « A Gossip on Romance » (« À bâtons
rompus sur le roman »), « Child’s Play » (« Jeu d'enfant »), « A Chapter on Dreams » (« Un
chapitre sur les rêves ») — R. L. Stevenson, R. L. Stevenson on Fiction). Intérêt, également,
inséparable de sa conception de la création litéraire.
10 M. Davis, « Incongruous Compounds », 207.
— • 37 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 38 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
SCÈNE(S) D’ÉCRITURE
16. Il y a une forme de précipitation dans le privilège accordé au récit de
Jekyll, au détriment de la dimension de l’écriture, réduite au profit d’une
série d’oppositions connues et d’une intrigue linéaire qui va valoir pour
l’ensemble du roman. Cete hâte se traduit par l’illusion de parvenir enfin
(en fin) à la découverte du contenu latent de toute l'histoire, exposée sans
reste — illusion qui aura animé le notaire depuis le début et qui l’accom-
pagne encore lorsqu’il rentre chez lui, après le dernier acte de la pièce
jouée pour lui :
15 Conjonction non exempte de paradoxes : comme le fait que l’action n’aboutit qu’à retrouver une
position de lecture (des deux testaments) et qu’une lecture anticipée (de la letre de Lanyon)
aurait pu modifier le cours des choses — empêcher peut-être la mort ou la disparition de Jekyll,
qui était la condition pour que la letre soit ouverte. On soulignera là le double statut du secret
(et de la parole donnée) dans le récit : aiguillon et agent de refoulement.
16 J. Carroy, Les Personnalités doubles et multiples, XV. (Je souligne).
17 Ibid., 147-194. Binet avait, plus qu’Uterson, une passion pour le théâtre qui le conduira, au
début du XXème à écrire des pièces pour le Grand-Guignol.
— • 39 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
18 Celui qui profère ou énonce (uters) mais aussi fils de l'énonciation, fils de l'écriture qui n'a plus
de père.
19 Voir R. Pedot, Le Seuil de la fiction, chap. III, en particulier, 65-68.
— • 40 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 41 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 42 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
que le désir s'en mêle. On constaterait surtout l’existence d’un confit irré-
solu entre les deux pôles. Il est illustré comiquement dans la forfanterie du
policier persuadé de pouvoir rapidement metre la main au collet de Hyde
parce que celui-ci a brûlé son carnet de chèques avant de fuir : « Je le tiens
[I have him in my hand]. […] Nous n’avons plus qu’à aller l’atendre à la
banque et faire difuser son signalement [get out the handbills]. » (49-
50/81) Rien de plus insaisissable pourtant que Hyde, qui défie toute des-
cription et n’existe à la banque que par un jeu d’écriture. Et que dire d’Ut-
terson, le dupe par profession qui en tient pour la fiabilité des écrits olo-
graphes, et est enclin jusqu’à la presque dernière extrémité à les certifier,
pour se résoudre finalement à accepter que l’écriture n’ofre pas de prise et
qu’il faut prendre les choses en main, et partir à l’assaut : « Le notaire prit
en main cet outil rudimentaire mais de poids [le tisonnier de la cuisine] et
le soupesa. “Savez-vous, Poole, dit-il, en levant les yeux, que nous allons
nous exposer, vous et moi, à quelque danger ?” » (67/100) Il ne sait guère, le
saura-t-il ensuite ?, qu’en termes de saisie, il ne sera plus près de la révéla-
tion du mystère que d’être le destinataire de quelques letres, c’est-à-dire
de rien qui ne menace encore de lui glisser entre les doigts.
28. L’équivoque du terme hand, qui persiste dans le récit de Jekyll, est
l’un de ces indices qui suggèrent que si la mémoire contient une écriture
(celle du moi) à laquelle le sujet croit pouvoir se raccrocher, l’écriture pos-
sède une mémoire qui ne cesse de contredire l’illusion de maîtrise et de
présence à soi du sujet de l’écriture. Le signifiant de la saisie ( hand) ou de
la transmission (to hand down, in, …) est celui de la dissémination (hand-
writing). La confiance de Jekyll n’en est que plus extravagante. « I could
write my own hand », se félicite-t-il. Litéralement : je pouvais écrire ma
propre main. La main pour saisir et se ressaisir est produit de l’écriture, elle
en est saisie. C’est là tout l’échec de la stratégie de Jekyll. D’un trait de
plume, il a voulu se débarrasser (on pourrait dire : write of) du problème
de son double malfaisant, comme s’il n’était qu’une part indépendante de
lui-même. À la fin, c’est une volumineuse confession qu’il y faudra ; pour
paraphraser Derrida : une écriture qui « se constitue une protection, en
protection contre soi, contre l’écriture selon laquelle le “sujet” est lui-même
menacé en se laissant écrire : en s’exposant26 ». Cela finit par ressembler
très fort au bloc magique freudien et c’est d’autant plus intéressant que
Jekyll entendait à l’origine en sens inverse viser une séparation radicale.
29. Freud, dans « Note sur le “Bloc-notes” magique », est à la recherche
d’une analogie matérielle qui permete de représenter le fonctionnement de
l’appareil mnésique, dans sa double capacité de réceptivité sans cesse
renouvelée et de durabilité des traces. Imaginer que Jekyll et Hyde mènent
des vies entièrement séparées, sans laisser de traces de l’une dans l’autre
est à l’opposé de cete représentation. La logique cet appareil est binaire a
priori, une logique de l’ON/OFF. S’agit-il de tromper l’ennui d’une vie de
notable ? « Je n’avais qu’à boire le breuvage pour d’un seul coup me
défaire [dof : do of] du corps du professeur réputé et endosser [ assume,
— • 43 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
mais on pourrait aussi dire don : do on], tel un manteau épais, celui d’Ed-
ward Hyde » (85-86/123). Jekyll ou Hyde : la formule est sans ambages, à
ceci près que ce n’est pas tout à fait Hyde qui prend la place de Jekyll ni
l’inverse, mais que c’est « je » qui sert à chacun de porte-manteau. Dans ce
« je » d’écriture, sans lequel aucune confession n’est pensable, l’efacement
œuvre à même l’inscription et « la simplicité ponctuelle du sujet clas-
sique27 » s’évanouit.
30. Cela se comprenait dans l’énoncé dont nous sommes partis. L’origina-
rité du sujet (« my original character ») ne peut se soutenir (que) de l’écri-
ture. Le sujet se rêve plus originaire que l’écriture, il s’en souvient comme
de quelque chose à sa disposition pour garantir ce qu’il a en propre (« my
own hand »), mais il est en même temps un character de l’écriture : per-
sonnage mais aussi caractère typographique (« I »), tout sauf un sujet sou-
verain. C’est ainsi qu’un énoncé comme « je revins à moi chez Lanyon »
(94/134) est scandaleux. Non parce que la « réalité » en référence (la
brusque transformation de Hyde en Jekyll) l’est, aux yeux de Lanyon en
particulier, mais parce que, c’est peut-être là la plus terrible découverte, je
ne peut pas dire je. Jekyll (si c’est lui) écrit : « “Il”, dis-je : je ne peux pas
dire “je”. » (94/134) Comprendre donc que je ne peut dire je en tant que
Hyde, force d’efacement ou de gribouillage, mais je doit dire je en tant que
Jekyll dont je est la seule trace. Ce serait là l’image inversée de l’élan qui
portait le je / Jekyll vers le je / Hyde, quand il s’y (re)connaissait comme
tel, s’y montrait totalement réceptif : « au premier soufe de cete nouvelle
vie, je me reconnus [I knew myself] comme plus pervers, dix fois plus per-
vers, livré en esclavage à ma méchanceté originelle » (84/121) ; « Et pour-
tant, contemplant cete afreuse idole dans le miroir, je n’avais conscience
d’aucune répulsion, mais plutôt d’un élan qui me portait à l’accueillir [ a
leap of welcome]. Cela aussi, c’était moi. » (84/122)
31. Pris dans son ensemble, dès lors, le dispositif rappelle ce que Freud
voit dans le bloc magique, à savoir une solution au « problème que pose
l’union des deux fonctions [réceptivité et durabilité illimitées], en les
répartissant entre deux parties constitutives — ou systèmes — distinctes
mais reliées l’une à l’autre28 ». Il n’y a pas de séparation sans liaison simul-
tanée, Jekyll et Hyde auront toujours quelque chose en commun. Jekyll
appelle cela mémoire, nous l’avons vu, sans s’appesantir sur sa nature. Il
évoque également — en parlant de lui à la troisième personne ! — « cer-
tains phénomènes de la conscience » partagés avec cete « créature », ce
« limon de l’abîme » pourtant capable de pousser des cris et proférer des
paroles (95/136). Certains phénomènes de la conscience (lesquels ?), parta-
gés une créature du limon qui possède le langage, absence de répulsion
consciente à la venue de son autre, … il semble bien que la mémoire dont il
s’agit n’est pas la « faculté » (89/128) classique par laquelle il est possible
de se rappeler son nom, ou certains événements, de retrouver la clé d’une
porte dérobée, etc. — toutes choses utiles à Jekyll comme à Hyde. La
mémoire est partagée, cela veut dire aussi qu’elle n’est pas de part en part
27 Ibid., 335.
28 S. Freud, « Note », 122.
— • 44 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 45 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 46 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
ture » qui est au travail, dans la théorie freudienne, dans le rapport même à
l’œuvre litéraire — scène d’écriture contre scène d’écriture. Dès lors, toute
lecture de Jekyll and Hyde comme anticipation de la psychanalyse — qui
n’aurait plus alors qu’à le (re)traduire dans ses termes — s’écrirait sur une
scène désertée et par la fiction et par la psychanalyse.
BIBLIOGRAPHIE
• D’AMATO, BARBARA. « Jekyll and Hyde: A Literary Forerunner to Freud’s
Discovery of the Unconscious ». Modern Psychoanalysis, XXX.1 (2005) :
95-106.
• CARROY, JACQUELINE. Les Personnalités doubles et multiples : entre science
et fiction. Psychopathologie. Paris : PUF, 1993.
• DAVIS, MICHAEL. « Incongruous Compounds: Re-reading Jekyll and Hyde
and Late-Victorian Psychology ». Journal of Victorian Culture 11.2
(2006) : 207-225.
• DERRIDA, JACQUES. « La Scène de l’écriture ». L'Écriture et la diférence.
1967. Points. Paris : Seuil, 1979.
• DERRIDA, JACQUES. Positions. Critique. Paris : Minuit, 1972.
• FREUD, SIGMUND. « Remémoration, répétition, perlaboration ». 1914. La
Technique psychanalytique. Paris : PUF, 1953.
• FREUD, SIGMUND. « Considération actuelle sur la guerre et la mort ». 1915.
Anthropologie de la guerre. Ouvertures bilingues. Paris : Fayard, 2010.
• FREUD, SIGMUND. « Note sur le “Bloc-notes magique” ». 1925. Résultats,
idées, problèmes : II. Paris : PUF, 1985.
• FREUD, SIGMUND. « Notiz über den “Wunderblock” ». 1925. Gesammelte
Werke: XIV. Frankfurt am Main : Fischer, 1999.
• PEDOT, RICHARD. Le Seuil de la fiction : essai sur le secret. Paris : M. Hou-
diard, 2010.
• STEVENSON, ROBERT-LOUIS. R. L. Stevenson on Fiction: An Anthology of
Literary and Critical Essays. Éd. GLENDA NORQUAY. Édimbourg :
Edinburgh UP, 1999. [Essai sur l'art de la fiction. Éd. MICHEL LE BRIS.
Paris : La Table ronde, 1988.]
• STEVENSON, ROBERT-LOUIS. The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde,
and Other Stories. Penguin Classics. Harmondsworth : Penguin Books,
1979.
• STEVENSON, ROBERT-LOUIS. L'Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mr Hyde
et autres récits fantastiques. Trad. JEAN-PIERRE NAUGRETTE. Les Classiques
de poche. Paris : LGF, 2000.
— • 47 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
• STILES, ANNE. « Robert Louis Stevenson's “Jekyll and Hyde” and the
Double Brain ». Studies in English Literature: 1500-1900 46.4 (2006) :
879-900.
— • 48 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BERNARD BAAS
LYCÉE F U S T E L - D E -C O U L A N G E S , S T R A S B O U R G
1.
J'ai donc intitulé mon intervention : « De Derrida à Lacan : une phé-
noménologie sans réserve ». Comme on l'aura sans doute entendu,
cette locution, « sans réserve », fait écho à l'essai que Derrida consacra à
Bataille, en 1967, sous le titre : « De l'économie restreinte à l'économie
générale : un hégélianisme sans réserve », repris la même année dans
L'Écriture et la différence1.
2. On pourrait penser que « sans réserve » signifie simplement : « sans
restriction ». Bien sûr, il y a de cela ; à cette différence près que c'est aussi
et surtout « sans rien qui demeure en réserve ». Dans le contexte du com-
mentaire que Derrida consacre à Bataille, et qui porte donc sur l'hégélia-
nisme de Bataille, il s'agit de ceci : ce qui est mis en jeu dans la lutte à mort
hégélienne (et en général dans l'exposition à la mort) est aussi ce qui est
mis en réserve : c'est la conscience de soi, donc la présence et même la
jouissance de la conscience se retrouvant auprès de soi. On sait que la
logique de cette réserve est une logique économique, dont Derrida ne
manque pas de filer toutes les métaphores : c'est une logique de l'épargne,
puisqu'en épargnant le vaincu, le vainqueur amortit ce qu'il a investi dans
la lutte et recouvre par là – comme dans l'épargne bancaire – les intérêts
de ce qu'il a mis en jeu ; sa mise se convertit en gain, et ce gain est la
conscience de soi du maître. Le texte de Derrida consiste alors à distinguer
cette maîtrise de ce que Bataille appelle la souveraineté. C'est à cette sou-
veraineté que s'applique le « sans réserve ». Et Derrida de montrer, avec
Bataille, que la négativité à l'œuvre dans l' Aufhebung hégélienne est
encore une « comédie2 » et qu'elle implique de « se rendre […] aveugle au
sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du sens 3 ».
À l'inverse, la souveraineté requiert « une négativité radicale — il faut dire
— • 111 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
ici sans réserve — »4 ; et même plus : elle est cette négativité radicale et
sans réserve qui suspend l'économie du sens, laquelle procède encore de
l'économie restreinte c'est-à-dire de l'économie de la réserve. La souverai-
neté est donc, pour reprendre le mot de Bataille, la souveraineté de, dans et
par la « dépense » du sens telle qu'elle advient dans le rire, dans l'érotisme,
dans le sacrifice et — Derrida le montre en référence implicite à Blanchot —
dans une écriture qui forcerait les lois du logos, c'est-à-dire aussi bien de la
grammaire et de la conceptualité du discours philosophique.
4 Ibid., 380.
5 G. Bataille, Hegel, la mort et le sacrifice, 42.
6 J. Derrida, Marges de la philosophie, 20.
7 J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, 62-63.
8 J. Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve »,
399.
9 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 1967.
— • 112 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 113 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
n'est que dans l'après-coup de la rétention que le sujet peut se viser comme
ce qui était présent dans sa représentation. Si la temporalité procède ainsi
de la modification rétentionnelle, cela signifie que, à chaque moment de la
parole silencieuse que déroule la voix phénoménologique, la conscience ne
peut se viser que dans ce qui précède et n'est déjà plus. Le sujet comme
présence à soi de la conscience vient toujours trop tard. Bel effet de Nach-
träglichkeit, dirait l'autre… Mais c'est aussi dire que la conscience est tou-
jours déjà affectée par la différance (à l'écrire avec un petit a). Derrida pré-
cise : « Le soi du présent vivant est originairement une trace 14 ». Pour que
ce soi ne soit pas une trace (autrement dit : pour qu'il soit sans différance
ou — comme dit encore Derrida — sans « écriture »), il faudrait que ce soi
du présent vivant soit un soi mort. Et comme ce soi de la présence à soi
n'est autre que la voix phénoménologique elle-même, Derrida peut refor-
muler son propos : « une voix sans différance, une voix sans écriture est à
la fois absolument vive et absolument morte 15 ». Tel est, en quelque sorte,
le point d'impossibilité sur lequel vient buter la thèse husserlienne ainsi
déconstruite.
14 Ibid., 95.
15 Ibid., 115.
16 « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », op. cit., 385.
17 J. Derrida, La Voix et phénomène, 115.
— • 114 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 115 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
précise que c'est « dans le vide de l'Autre 20 » que la voix, en tant que dis-
tincte des sonorités, résonne. Cette résonance encore énigmatique, cette
résonance non sonore, constitue donc le fond non discursif sur le lequel
advient le discours ou aussi bien la parole silencieuse, et sans lequel ce dis -
cours ou cette parole n'adviendrait pas. Elle est donc la condition de possi-
bilité a priori de toute parole, même silencieuse, donc condition de possibi-
lité a priori de la voix phénoménologique ; à ce titre, on peut la qualifier de
résonance transcendantale. Et donc on doit la distinguer de ce dont elle est
ainsi le transcendantal. C'est dire que la voix ici visée n'est pas seulement,
en tant que non sonore, voix silencieuse — cela définit la voix phénoméno-
logique —, mais aussi, en tant que pure résonance, voix muette, voix déliée
de tout discours. On comprend bien par là la fameuse définition que J.-A.
Miller en a donnée : « la voix est ce qui ne peut pas se dire 21 ». En tant que
silencieuse et muette, cette voix comme pure résonance est donc inobjecti-
vable.
13. Cette pure résonance, ici illustrée par une simple phrase interrompue
(mais on pourrait en donner d'autres figurations, notamment dans la situa-
tion analytique, lorsque l'analysant, pétrifié dans son silence, entend la
pure résonance, la pure voix, qui lui enjoint de parler alors même que rien
ne lui vient à dire), — cette pure résonance n'est donc pas la résonance
sonore de la voix phénoménale ; mais elle est la résonance absolument
silencieuse et donc aussi muette de la voix phénoménologique. La pure
voix, la voix dans sa pureté essentielle, n'est rien d'autre que cette réso-
nance. Et cette résonance rend possible la liaison des mots, c'est-à-dire la
continuité de la chaîne signifiante ; elle est le transcendantal du flux énon-
20 Ibid., 318.
21 J.A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », 183.
22 Cf B. Baas, « Lacan, la voix, le temps », 149 à 253.
— • 116 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
ciatif dont se soutient l'énoncé. Elle ne saurait donc être confondue avec
l'énoncé. Elle est plutôt une pure énonciation sans énoncé.
15. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler ici qu'en tant qu' objet a la
voix procède de la Chose ; elle est cet objet chosique qui ferait la jouissance
du sujet s'il n'en était pas irrémédiablement séparé du fait de son aliénation
à la langue. Elle est la part chosique, la part de jouissance, qui ne cesse
d'insister dans la chaîne signifiante sans jamais être un élément de cette
chaîne et qui donc, en vertu de son statut transcendantal, assure la conti-
nuité du flux énonciatif, et cela jusque dans les intervalles entre les signes,
c'est-à-dire là où rien ne se dit, mais où quelque chose — littéralement —
s'inter-dit dans le silence. Comme la Chose, la voix est, pour le parlêtre, à
la fois sa ressource et sa menace. Car elle ne cesse d'inscrire dans le sujet
l'écart entre la parole et la jouissance qui est aussi abolition ; autrement
dit : l'écart entre la voix signifiante, où le sujet se manque toujours lui-
même, et la voix chosique dont on peut bien dire, là aussi, qu'elle est à la
fois « absolument vive et absolument morte ». Absolument vive, parce
qu'elle serait la parousie du sujet dans la pure présence à soi ; absolument
23 Cf. B. Baas, La Voix déliée.
— • 117 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• BAAS, B.ERNARD. La Voix déliée. Paris : Hermann, 2010.
— • 118 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 119 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Dissémination et clinique
MONIQUE DAVID-MÉNARD
UN I V ERSI T É DE PARIS 7 ; SOCI ÉTÉ DE P S YC H A N A LY S E F R E U D I E N N E
1.
Jacques Derrida et Paul Ricoeur ont permis aux jeunes philosophes
des années 70 de lire Husserl. Paul Ricoeur avait traduit les Ideen I,
ouvrant à une description des intentionnalités libérée du modèle exclusif
de la perception comme acte premier de la constitution du sens. Jacques
Derrida, en traduisant et en introduisant L’Origine de la Géométrie en
19621, nous permetait de penser comment la constitution des idéalités,
géométriques d’abord mais aussi litéraires et philosophiques, était liée à la
formation d’une tradition par l’écriture. Tradition qui est, en géométrie, au-
tant la possibilité d’oublier l’origine des actes de conscience captés par les
signes écrits que celle de sa réactivation. Par là, Derrida engageait un débat
concernant le statut de cete origine perdue dans les sciences : cete perte
d’une origine est-elle un efet d’après coup qui se produit toujours dans les
inventions conceptuelles des sciences galiléennes, comme le soutenait Su-
zanne Bachelard dans sa lecture de Logique formelle et transcendantale , ou
bien faut-il comprendre cet oubli d’origine dans l’intentionnalité mathéma-
tique comme l’une seulement des modalités de ce qui s’appellera bientôt la
Diférance à soi de l’origine et dont nous rend capable la letre, dès lors
qu’on se libère de l’illusion de présence à soi de l’esprit dans le logocen-
trisme ? Derrida engageait aussi dès sa traduction de L’Origine de la géo-
métrie une proximité avec la psychanalyse, car l’absence à soi du « sujet de
l’inconscient » concerne les hiéroglyphes du rêve et le symptôme comme
écriture. Il est amplement question dans ce colloque des conceptions de la
letre qui ont nourri cete proximité polémique dans la déconstruction der-
ridienne et dans la psychanalyse lacanienne.
1 Une première traduction, par Denise Souche-Dagues de Erfahrung und Urteil a commencé à
circuler dans le séminaire de troisième cycle tenu par Paul Ricoeur à la Sorbonne en 1967-1968.
La Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie ne fut
publiée que beaucoup plus tard. Comme le signale Jacques Derrida dans son avertissement,
L’Origine de la géométrie est classée comme texte annexe n° III dans la Krisis.
—•1•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
I : IDÉALITÉ ET ÉCRITURES
2. Pour metre en perspective déconstruction et clinique, je voudrais
partir d’un usage particulier de la notion d’intentionnalité sous condition
d’oubli que je n’ai pu mener à bien que dans ce contexte balisé, comme le
précise Derrida, par les noms de Husserl, Cavaillès, Tran-Duc-Tao, Su-
zanne Bachelard, Merleau-Ponty. Un symptôme hystérique est inintelli-
gible si on essaie de le concevoir comme le passage d’une « énergie d’afect
psychique » dans un corps supposé organique. La notion freudienne de
conversion, pourtant mise au point avec soin dans les Études sur l’hystérie,
est donc confuse2. Si Elisabeth von R… ne peut plus marcher, ce n’est pas
qu’elle ait « converti » une parole interdite — « Ich komme nicht aus der
Stelle » : « je ne m’en sors pas, cela ne va plus » — en un trouble physiolo-
gique, c’est plutôt que ses jambes ont été depuis très longtemps impliquées
dans sa vie érotique. La métaphore en quoi consiste le symptôme ne se
comprend que par l’histoire d’un corps érogène, espace d’écriture d’un cer-
tain nombre d’événements auxquels le sujet peut ne pas avoir d’accès
conscient justement parce qu’ils s’écrivent ( Merkmale). Les signes écrits3
dans le corps n’ont pas à être appréhendés comme une marque physiolo-
gique douloureuse renvoyant à une conscience cognitive comme le voulait
la clinique médicale, mais comme les signes d’oubli (et parfois de rappel)
d’une expérience de plaisir, de déplaisir et d’angoisse, annulée dans le sens
qu’elle porte, mais qui reste adressée à un autre multiforme dont la cure,
par les répétitions qu’elle rend possibles, dessine les caractéristiques. Réali-
té à double face qu’on pourrait comparer, justement, aux idéalités mathé-
matiques ou romanesques qui ne constituent leur sens que par des écri-
tures dont le rapport à l’intentionnalité varie selon le type de noèse mais
aussi d’actes d’écriture dont il s’agit. L’idéalité constituée par l’écriture en
mathématique n’a pas le même statut, ni le même rapport à la parole qui lit
les signes, qu’une idéalité romanesque (qui se réactive par la lecture silen-
cieuse adhérant aux actes de la conscience lectrice) ou que l’idéalité d’un
symptôme, qui se constitue, lui, par une série de répétitions de ce qui est
resté inassimilable, cet élément traumatique ne prenant sa confguration
que par son adresse ou, comme dirait Derrida, son envoi. Dès lors, si
l’abord du symptôme hystérique peut profter, grâce à Derrida, des ana-
lyses husserliennes des Recherches Logiques et de L’Origine de la géomé-
trie, l’importance de la letre tient non seulement à sa fonction de per-
metre un oubli constituant d’une tradition mais plus encore à sa matériali-
té même, distincte de sa matérialité biologique. Il n’y a pas, donc, un seul
corps de nature physiologique et biologique ; pour concevoir un corps éro-
gène, il faut metre en série des lieux du corps et une adresse à un autre
d’abord mal défni. Il faut donc admetre plusieurs constructions de ce que
—•2•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
3. Diférencier les champs, croire aux objets comme distincts des tropes
qui leur donnent forme, quelle naïveté dira-t-on dès lors qu’on est au fait
de la déconstruction ! L’ascèse de la déconstruction, mais aussi la pensée
lacanienne du signifant auraient dû depuis longtemps permetre de renon-
cer à ces illusions. Je voudrais montrer qu’il n’en est rien, que la répétition,
dans la transposition de la vie sexuelle qu’est un transfert, déploie un
champ d’expérience et de conceptualisation spécifques, que ne réduisent
ni l’importance de la rhétorique ni les jeux de l’écriture et de la parole dans
la pensée.
—•3•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
—•4•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
5 Ibid., 508.
6 J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Le Titre de la letre, 87.
7 J. Lacan, « L’Instance de la letre », Écrits , 528.
—•5•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
11. De cete « méthode » derridienne, qui est plus un paradoxe qu’une in-
volution, je prendrai deux exemples, appartenant à des moments distincts
de l’œuvre derridienne : Force de loi d’abord, un texte écrit en 1989-1990
lors de deux conférences données en anglais et aux Etats-Unis, puis La
Carte Postale, écrit en français et publié en 1980. Je fnirai sur cet exemple,
car il porte sur la psychanalyse, et doublement : il se présente comme une
réfutation de la thèse lacanienne selon laquelle une letre parvient toujours
à sa destination. En même temps, il propose une lecture du texte de Freud
sur l’Au-delà du principe de plaisir qui afrme que ce texte de Freud n’a
pas l’objet qu’il prétend avoir — défnir le concept de pulsion de mort —,
mais qu’il constitue un acte de Freud, se metant en scène comme fonda-
teur d’une pratique et d’une institution.
12. Ce que Derrida nomme lui-même ses « détours » lorsqu’il prend des
exemples qui semblent extérieurs au thème qu’il développe, ne reste pas
extérieur à l’ambition démonstrative de la thèse, justement parce que le dé-
veloppement de l’exemple amène une critique de cete ambition démons-
trative. L’objet d’une pensée et le discours qui le déploie ne restent pas ex-
térieurs l’un à l’autre. Ce qui est à penser ne trouve sa formulation perti-
nente que lorsqu’une remarque qui semblait d’abord accessoire devient es-
sentielle. Il s’agit de déconstruction en ce que ce « biais » dans le déploie-
ment d’un thème est l’objectif même du texte : l’extérieur et l’intérieur, le
thème d’un discours et le style par lequel il s’explicite ne font qu’un. Cela
ressemble fort au style de Lacan et à sa négativation de l’objet (référence et
sens abolis), à ceci près que parfois, Derrida prend pour thème ce qu’il ef-
fectue : la dissémination de l’illusoire unité conceptuelle dans les tropes a
la même fonction théorique que les exemples. Mais parfois, à l’inverse, la
mise en scène rhétorique des concepts laisse place à une re-saisie synthé-
tique qui rapporte l’aveuglement de la pensée hypothético-déductive et
conceptuelle à ses préjugés concernant la parole et l’écriture et à leurs ef-
fets.
13. Force de loi répond à une demande faite à Derrida d’ouvrir un col-
loque sur : « Deconstruction and the possibility of justice ». Derrida défait
l’extériorité apparente de ces deux notions en privilégiant deux détours qui
se révèlent capables de montrer l’appartenance mutuelle de la déconstruc-
—•6•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
—•7•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
16. Dans ces échanges entre amants s’entrelacent encore bien d’autres
enjeux : il s’agit d’un livre de philosophie partant de la découverte par ha-
sard d’une image qui ravit l’auteur de la Grammatologie transformé en
protagoniste de la correspondance. Socrate le scribe de Platon ! Voilà de
quoi afoler la philosophie et ravir le penseur des illusions du phall-logo-
centrisme: qu’est-ce que la présence ? Q’est-ce que l’absence s’ils ne sont
pas des opposés ? Tel est le trait d’union entre cete catastrophe philoso-
phique de l’image qui tourne en dérision la préséance supposée de Socrate
parlant sur Platon écrivant, et la naïveté de Freud qui se sert de son petit-
fls pour opposer grossièrement la présence à l’absence. N’importe quel
couple d’amants démentirait ce dernier et refuserait l’image « catastro-
phique » pour la philosophie qui réunit « S » et « p » : « Plato instituteur
en érection derrière l’élève Socrates, … et en disant catastrophique, je
pense, bien sûr au renversement et à l’inversion des rapports, mais aussi,
tout à coup, à l’apotrope et à l’apostrophique : p. un père plus petit que son
fls ou que son disciple, ça arrive… fort da (Plato montre la voie) il l’apos-
trophe fort/da : sp11. » Voilà entremêlés le sadisme/masochisme comme ré-
gime des invertis, la philosophie qui s’enferme dans le privilège indu
8 Ibid., 48.
9 Ibid., 50.
10 Ibid, 13-14.
11 Ibid., 27.
—•8•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
—•9•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
la compulsion de répétition est déterminé dans son excès même par la ma-
nière dont il se répète.
18. Mais telle n’est pas la perspective de Derrida qui met en scène le vœu
émis par la correspondante « d’être par toi déchirée » puisque la letre
n’est pas arrivée ?14 ainsi que les clichés de l’image, et l’écriture du testa-
ment par Socrates obéissant au doigt tendu de Plato. Repliant Ernst sur So-
crate, Derrida transforme la scène du fort/da : le petit-fls de Freud écrirait
sous la dictée de son grand-père ce que Freud chef d’école veut faire passer
à ses légataires : transformer un savoir sur un au-delà introuvable du prin-
cipe de plaisir en une institution aussi universelle que celle de la philoso-
phie par Platon, tributaire d’un Socrate dont l’image ne dit pas, d’ailleurs,
s’il écrit vraiment ou s’il grate seulement la feuille avec un stylet. La dissé-
mination, c’est que le concept équivaut à la superposition des plans qui ne
s’unifent nulle part.
19. Cependant, pour que cete lecture tienne, il faut dissoudre l’hétérogé-
néité des scènes et en particulier celle de la clinique freudienne : Freud spé-
cule, il le dit lui-même, en particulier à la fn de son texte lorsqu’il évalue
sa spéculation sur les pulsions comme tendance à résoudre les tensions dé-
rangeantes des pulsions de vie15 comme une idée qu’il déploie sans néces-
sairement y croire pour voir jusqu’où on peut la déployer. Derrida en
conclut que spéculer, c’est ne parler de rien qui tienne par soi-même. Le
texte de Freud n’aurait pas d’autre contenu que l’acte par lequel l’horizon
invoqué de la pulsion de mort retourne au principe de plaisir ; le legs de
Freud (expression de Lacan dont Derrida fait un Witz), c’est que ses jambes
ne le font pas avancer d’un pas. La seule répétition à l’œuvre dans le texte
c’est ce retour monotone au principe de plaisir que son au-delà devait dé-
14 Ibid., 28.
15 Il serait intéressant de relire la fn de l’Au-delà comme une nouvelle manière d’en fnir avec la
référence à Fliess. La spéculation de Freud n’est pas celle de Fliess : ce dernier, non seulement
raisonnait de façon générale sur les grandes lois de la vie et de la mort, mais tenait à montrer
que partout dans la vie végétale, animale, humaine, la diférence des sexes est à l’œuvre, même
lorsque les scientifques, insistant trop sur la parthénogénèse ou l’androgenèse ne sont pas
parvenus encore à metre ce qu’il appelle « l’opposition des sexes » en évidence. Fliess ne tenait
si fermement aux écoulements périodiques dans la supposée « névrose nasale réflexe » chez les
hommes que parce que ces périodes diféremment modulées chez les femmes (le sang tous les 28
jours dans l’utérus et le vagin) et chez les hommes (la glaire tous les 23 jours dans le nez) étaient
censées reproduire dans l’individu la programmation génétique de la grande période inscrite
dans l’espèce, celle qui fait passer la vie à la mort. La périodicité des écoulements est le temps
propre à la sexuation chez Fliess, la division des vivants en deux sexes assure que l’individuation
dans son caractère provisoire répète ce qui est déterminé à l’échelle de la vie en général et de la
mort en général. (W. Fliess, « Masculin et féminin », Bisexualité et diférence des sexes, 251-273.)
Or Freud revisite ces thèmes à sa façon, en les corrigeant : d’une part, sa référence à
Schopenhauer est plus que critique : il craint, dit-il, de se retrouver sans l’avoir cherché sur la
pente illustrée par le nom de Schopenhauer, c’est-à-dire que, contrairement à ce dernier, Freud
distingue sexuation et reproduction. D’autre part, en se référant brièvement au discours
d’Aristophane, dans le Banquet il admet avec Platon le mythe d’un troisième sexe, ce devant
quoi reculait Fliess. Et si Freud s’intéresse à la temporalité, c’est pour préciser en quoi le plaisir
et le déplaisir sont des phénomènes temporels, de franchissement de seuils dans les tensions qui
animent la vie d’âme, et non pas des phénomènes énergétiques considérés seulement
quantitatifs. Enfn, tout en inscrivant la sexualité pulsionnelle dans les phénomènes d’intrication
de la mort et de la vie en biologie, il parle d’analogie et ne prétend pas avoir trouvé la véritable
modalité d’inscription de la psychanalyse dans la biologie.
— • 10 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
16 S. Freud, Œuvres complètes XV, 310 ; Gesammelte Werke XIII, 41 ; et OC 323, GW 54.
— • 11 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
23. Et lorsque l’hypothèse d’une évolution des êtres vivants par déviation
d’abord contingente des processus de destruction a été formulée, Freud re-
vient à la diférence entre le jeu des enfants et le plaisir théâtral pour saisir
en quoi la contrainte de répétition difère dans ces rites culturels et dans la
cure analytique : tous les exemples freudiens servent en efet à concevoir la
double face de la répétition dans le transfert et la diférence entre le rêve et
le cauchemar pendant les cures.
Un trait d’esprit entendu pour la seconde fois restera presque sans efet, une
représentation théâtrale n’ateindra plus jamais la seconde fois l’impression
qu’elle avait laissée la première fois…Toujours, la nouveauté sera la condition de
la jouissance. Mais l’enfant, lui, ne sera jamais fatigué de réclamer de l’adulte la
17 S. Freud, Œuvres complètes XV, .287 ; Gesammelte Werke XIII, 307-308.
18 S. Freud, OC, 287 ; GW,15.
19 Ibid.
20 S. Freud, Letres à Fliess, letre n° 126, 2 mai 1897, 303. ( Briefe an Wilhelm Fliess, 253). Le
vocabulaire de Freud concernant la formation des fantasmes et des symptômes est emprunté aux
traductions allemandes de la Poétique d’Aristote : les scènes sont des « constructions
psychiques » montées comme les décors de théâtre, (psychische Vorbau ). Et l’important dans les
fantasmes ce sont les choses entendues comme au théâtre tragique selon Aristote. C’est même
cela qui fait préférer au philosophe Oedipe roi, comme tragédie accomplie, car les choses
entendues y sont sont plus importantes que le spectacle. Je dois à Marcus Coelen, philologue et
psychanalyste, de m’avoir signalé cete antériorité des références de Freud à Aristote. La
référence qui se trouve dans Jenseits… est donc un rappel.
— • 12 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
répétition d’un jeu qui lui a été montré ou qui a été entrepris avec lui, jusqu’à ce
que, épuisé, cet adulte refuse21.
— • 13 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
faire monter l’eau dans les puits au-dessus d’une certaines hauteurs ? Pour-
quoi les horlogers doivent-ils metre un frein au balancier de leurs horloges
s’ils veulent que le temps des horloges ne soit pas indéfniment accéléré ?
Le terme même d’accélération n’existe pas encore, justement, dans ces dia-
logues, mais celui de « degré de vitesse » qu’acquiert uniformément un
mobile à chaque instant de son mouvement de chute est bien le concept qui
se défnit en permetant de réunir ces phénomènes hétérogènes. L’afrma-
tion par Freud d’une pulsion de mort dans l’ Au-delà… n’a-t-elle pas le
même statut que l’énoncé du principe d’inertie par Descartes ? Mais là où
Galilée expérimentateur et Descartes philosophe se sont répartis le travail,
en quelque sorte, l’un énonçant la loi de la chute des corps, l’autre déga-
geant le « principe d’inertie » que cete loi suppose, Freud fait le travail à
lui tout seul : il met au point le principe en dégageant les modes de raison-
nement des évolutionnistes sur la mort et la vie (pulsion de mort
« comme » principe d’inertie), et il prend pour objet les formes empiriques
de répétition en les concevant comme les rapports variables du principe de
plaisir et des pulsions de mort dans la clinique. C’est donc bien l’hétérogé-
néité des phénomènes que le nouveau concept de répétition permet de
réunir qu’il faut respecter. Et par là sans doute, il convient de ne pas isoler
le jeu des enfants des autres phénomènes cliniques qui permetent de
concevoir de façon inédite l’ambiguïté de la répétition, qui est celle même
des destins de pulsions : contraintes à inventer. Le jeu des enfants, mais
aussi le plaisir des adultes au théâtre a le même statut que le pratiques des
fontainiers ou des horlogers à la Renaissance : ce sont des faits de l’expé-
rience commune mais qui changent de sens parce qu’ils entrent dans des
rapports nouveaux qui les fait communiquer avec des faits construits.
— • 14 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• DAVID-MÉNARD, MONIQUE. L'Hystérique entre Freud et Lacan : corps et
langage. Paris : Éditions universitaires, 1983. [Hysteria from Freud to La-
can: Body and Language in Psychoanalysis . Cornell University Press,
1989.]
— • 15 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
ISABELLE ALFANDARY
UNIVERSI T É P A R I S -3 S O R B O N N E N O U V E L L E
1.
E ntre Lacan et Derrida, c’est du moins mon hypothèse de travail,
c’est l’hypothèse que je forme pour rendre compte de ce qu’au-
cune biographie n’a à ce jour documenté, de ce que nulle biographie ne
peut par défnition appréhender, il y a le non-lieu de leur rencontre, la
scène impossible de leur être en commun, le réel de la non-rencontre, le
ratage presque immédiat du lien, l’étincelle explosive de leur mise en rap-
port. L’hypothèse que je forme c’est que Derrida et Lacan, Lacan et Derrida
on ne sait pas bien dans quel ordre faire fgurer ces noms, se sont manqués
et sans doute l’ordre du nom, la dimension du nom propre n’est pas indifé-
rent, n’ont pas cessé de se manquer, continuent à ce jour de se manquer
dans l’intertexte, l’entre-deux-textes, qui n’est cependant pas l’ensemble
vide. Derrida a lui-même glosé longuement dans sa conférence « Pour
l’amour de Lacan » prononcée en mai 1992 lors du colloque consacré à
« Lacan et les philosophes » sur la préposition qui signe la relation, la co-
présence en français : avec. C’est de Derrida sans Lacan, de Lacan sans
Derrida, que je voudrais m’entretenir, continuer de m’entretenir avec vous.
2. Pourquoi ce ratage ? Ce ratage, cete discorde, cete impossibilité,
incompossibilité de la co-présence, de l’être-avec, ce passage à l’acte de
Lacan sur la personne de Derrida que rapporte Elisabeth Roudinesco 1, sur
la famille de Derrida, sur Jacques Derrida en père de famille, peut se lire
comme la forme du lien, la seule forme de lien possible, une forme dont
nous voudrions tenter d’interroger modestement la nécessité structurale.
Pour tenter d’esquisser entre eux la raison, les raisons de l’impossible et
l’asymétrie comme condition du rapport. Non que les conditions de la ren-
contre, de la catastrophe, du désastre n’aient pas tenu à des déterminations
contingentes. Il semble toutefois qu’entre Derrida et Lacan, Lacan et Der-
1 Dans son Histoire de la psychanalyse en France. 2 (1925-1985), l’auteur narre les deux temps de
rencontre entre Derrida et Lacan, notamment l’anecdote à caractère familial impliquant Jacques
Derrida, Pierre son fils aîné, et Marguerite son épouse, que le philosophe confie à Lacan lors d’un
dîner chez Jean Piel en 1967, confidence que Lacan reprendra et interprétera assez sauvagement
dans une conférence prononcée à l’Institut français de Naples quelques mois plus tard.
Roudinesco conclut : « Toujours est-il que cette histoire met fin aux rapports entre les deux
hommes. Dommage pour l’historien ! » (419).
— • 49 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 50 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 51 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
CONTRE LACAN
7. Dans « Pour l’amour de Lacan », le philosophe expose méthodique-
ment comme il l’avait déjà fait dans la note 33 de Positions sur ce qui
oppose diamétralement, axialement, la psychanalyse lacanienne à la
déconstruction. C’est à la fgure du chiasme, empruntée à René Major, qu’il
recourt :
Il arriva ceci, et cela m’arriva, qu’au moment où certains philosophèmes
majeurs ou dominants, organisés dans ce que je proposai de nommer à ce
moment-là phonocentrisme et/ou phallogocentrisme, appelaient un questionne-
ment disons pour faire vite « déconstructeur » (questionnement qui bien évi-
demment, par défnition, était à la fois philosophique et excentrique, ex-centrant
par rapport au philosophique comme tel, donnant à penser le philosophique
depuis un lieu qui ne pouvait plus être simplement philosophique ni contre-phi-
losophique, dans ou hors la philosophie), à ce même moment, exactement au
même moment, on pouvait assister à une reliure théorique du discours lacanien
qui faisait l’usage le plus fort, et puissamment spectaculaire, de tous les motifs à
mes yeux déconstructibles, en cours de déconstruction : ce qui était encore selon
moi plus grave, c’est qu’il s’agissait non seulement du plus déconstructible de la
philosophie (le phonocentrisme, le logocentrisme, le phallocentrisme, la parole
pleine comme vérité, le transcendantalisme du signifant, le retour circulaire de
la réappropriation vers le plus propre du lieu propre, aux bords circonscrits du
manque, etc., dans un maniement de la référence philosophique dont la forme au
moins était dans le meilleur des cas elliptique et aphoristique, dans le pire dog-
matique, j’y reviens dans un instant), non seulement donc du plus déconstruc-
tible mais même de ce qui traversant et débordant la philosophie ou l’onto-théo -
logie (je veux dire le discours heideggerien) me paraissait déjà — et cela remonte
à 1965 — appeler à son tour des questions déconstructrices. Car Lacan se référait
alors, on l’a souvent rappelé ici, de façon fréquente, décisive et confante, parfois
incantatoire, à la parole heidegerienne, au logos interprété par Heidegger, à la
vérité autant d’ailleurs comme adéquation que comme voilement/dévoilement11.
— • 52 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
13 Ibid., 78.
14 J. Derrida, L’Écriture et la diférence, 294.
15 J. Derrida, Résistances, 77.
16 Ibid., 79-80.
17 Ibid., 80.
— • 53 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
11. Entre Derrida et Lacan, entre Lacan et Derrida, c’est à une contesta-
tion de propriété intellectuelle que l’on assiste, et, plus fondamentalement,
à une contestation d’héritage, une reconnaissance de dete déniée sur fond
de revendication de fliation. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida sont
incontestablement les fls français de Freud. C’est de l’héritage freudien,
plus que de tout autre, qu’il s’agit en dernière instance entre eux : qui de
Lacan ou Derrida est le fls de l’autre ? qui de Derrida ou de Lacan est le
fls prodigue (français) du père de la psychanalyse ? La virulence et l’insis-
tance de la critique derridienne de Lacan pourrait s’interpréter comme la
forme du « retour » de Derrida à Freud.
14. Il y aurait beaucoup à dire sur le trio en question. Tentons non seule-
ment d’interroger dans chaque convocation singulière de quoi Lacan est le
nom, mais d’examiner les instances où la convocation du nom de Lacan
s’accompagne de celle d’autres noms selon un processus de dédoublement
du nom propre, de pluralisation du nom-du-père. Le duo, le trio, le quatuor
est signifcatif en ce qu’il est toujours singulier et vaut à ce titre d’être
chaque fois interprété. Lacan semble ici mobilisé pour servir de borne, d’ul-
— • 54 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
15. Il n’est pas indiférent que les deux rencontres historiques entre les
deux hommes se soient passées à l’étranger, aux États-Unis, comme le rap-
pelle Jacques Derrida dans « Pour l’amour de Lacan ». L’auteur De la
grammatologie s’amuse du fait que la première d’entre elles a eu lieu à Bal-
timore, la ville d’un auteur qui les aura réunis et divisés aussi bien : Edgar
Alan Poe, on le sait, est l’auteur de la nouvelle « La Letre volée ». Mais le
signifant de « Baltimore » que Derrida entend dans sa langue, dans leur
langue commune parlée à l’étranger, dans la langue de l’autre (américain)
monolingue chargée de l’accent que lui confère le locuteur français, excède
le seul intertexte litéraire :
Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous
atend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, danse ou
transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain
cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cete occa-
sion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de
mort dans Baltimore que les deux seules fois où nous nous sommes rencontrés
et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre
nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla
de la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort21.
16. La mort n’est nullement un exemple ; elle n’est pas un exemple pour
Derrida, pas plus qu’elle n’est un signifant comme les autres entre eux. La
mort les occupe chacun à sa manière : dans la fgure de l’aporie de la pul-
sion de mort chez l’un, celle du soleil du désir pur chez l’autre. De la même
manière que le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face, nous for-
mons pour conclure l’hypothèse que Jacques Lacan et Jacques Derrida
n’ont pu se tenir l’un avec l’autre :
Donc il y avait la mort entre nous, il fut surtout question de la mort, je dirais
même seulement question de la mort de l’un de nous, comme avec ou chez tous
ceux qui s’aiment. Ou plutôt il en parlait, lui, seul, de notre mort, de la sienne
qui ne manquerait pas d’arriver, et de la mort et du mort dont selon lui je
jouais22.
— • 55 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
s’agir, du signifant de la mort qui n’a pas cessé d’être agi et de circuler
entre Derrida et Lacan, Lacan et Derrida.
18. Parce que la mort travaille les œuvres respectives, sur des modes irré-
conciliables, selon des modalités intimes, de « La double séance23 » et la
fgure de Pierrot assassin de sa femme au séminaire sur la peine de mort 24,
au cœur de l’expérience du désir dans le séminaire sur l’Ethique 25. Il n’est
pas étonnant à cet égard que ce que Derrida dans États d’âme de la psycha-
nalyse épingle comme la question de la psychanalyse soit celle précisément
de la cruauté :
Hypothèse sur une hypothèse : s’il y a quelque chose d’irréductible dans la
vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psyché […], et si cete chose irréductible
dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous
voulez du mal pour le mal, d’une soufrance qui jouerait à jouir du soufrir pour
le plaisir) alors aucun autre discours — théologique, métaphysique, génétique,
physicaliste, cognitiviste, etc. — ne saurait s’ouvrir à cete hypothèse. Ils seraient
tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui pour-
rait aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son afaire
propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychana-
lyse26.
BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. L’Animal que donc je suis. Paris : Galilée, 2006.
— • 56 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 57 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
EYAL PERETZ
INDIANA UNIVERSITY, BLOOMINGTON
L'historien […] voit souvent dans ses rêves une foule qui
pleure et se lamente, la foule de ceux qui n'ont pas
assez, qui voudraient revivre. Cet e foule, c'est tout le
monde, l'humanité. Demain nous en serons […].
(Michelet, Journal)
Le Berceau de l'humanité
1.
U ne femme assise. Devant elle, un berceau ; les ténèbres l’en-
tourent. Petit à petit, une lumière venant du dessus commence à
— • 139 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 140 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 141 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 142 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 143 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
dont fait l’objet Miss Jenkins, la séparation d’un autre jeune homme qui l’a
rejointe brièvement, venant du hors champ. Alors que leurs mains se
joignent il y a une nouvelle coupe, qui nous ramène à la femme assise,
seule dans le cadre. Elle se lève et on la voit sourire. Une coupe revient au
jeune homme, qui semble soudainement avoir été appelé de nulle part, l’ap-
pel du dehors, et il sort. Qe s’est-il passé ici ? La femme seule dans le
cadre devient celle qui incarne le pouvoir de communication de l’image
cinématographique. Qel est ce pouvoir de communication ? Le pouvoir
d’un appel, ou, en d’autres termes, le pouvoir d’une communication prove-
nant de nulle part, ne portant aucun message en particulier, et qui n’ap-
porte aucune explication. L’appel communicatif est la transmission du pou-
voir de l’absence de fondement d’interrompre quelque sens ou ordre de raison
que ce soit. C’est parce que l’image cinématographique est devenue un
appel que l’on peut dire qu’elle fonctionne de façon télépathique, depuis un
endroit distant ou un intervalle qui ne peut pas être localisé de façon spa-
tiale ou temporelle, et est hors du temps et de l’espace.
11. Retournons à nouveau vers Miss Jenkins qui a été abandonnée ; il
semble qu’elle doive enfn se décider. Dans un plan de génie, Grifth la
montre regardant un miroir, mais le miroir lui-même, étant isolé dans le
cadre, semble incarner le principe même de l’image cinématographique
comme exposition, de sorte que ce qui est refété à Miss Jenkins n’est pas
un visage, dans le sens où il incarne une identité qu’elle peut reconnaître,
mais seulement son exposition par et à l’image, l’abysse que l’image
comme inscription de l’absence de fondement amène et qui la confronte
avec sa propre énigme qu’elle ne peut pas reconnaître. C’est le moment de
prendre une décision : acceptera-t-elle son refet dans l’image, c’est-à-dire,
acceptera-t-elle son exposition au flm, ou bien va-t-elle le rejeter, et deve-
nir ce que Grifth voit comme un principe d’intolérance ? C’est à ce
moment, en nous laissant dans le suspense, que Grifth opère une coupe
vers la seconde partie de l’histoire moderne d’Intolérance, en introduisant
un autre personnage qui sera sur le devant de la scène à travers sa relation
avec l’extérieur. (ATTENTION SPOILER, PUISQUE NOUS N’AURONS PAS
LE TEMPS DE SUIVRE CETTE HISTOIRE. MISS JENKINS DÉCIDE DE
S’INSCRIRE CONTRE LE CINÉMA, CAR ELLE REJOINT LES RÉFORMA-
TEURS INTOLÉRANTS, ET NE SORT PLUS JAMAIS DU CADRE.)
12. Cette séquence remarquable, de par sa division tripartite d’une jeune
flle et son père, un garçon et son père, et les ouvriers qui vont à l’usine,
résume bien ce qui est à l’œuvre dans Intolérance. Analysons rapidement
ses éléments principaux. Venant exactement du centre du cadre, et l’occu-
pant avant que l’on n’aperçoive la jeune flle venant de l’extérieur, le père,
si on l’analyse en termes formels, peut être vu comme celui qui peut proté-
ger contre le dehors, étant celui qui détient le pouvoir du cadre qui sert
d’enceinte. Le père est tout de suite rejoint par la jeune flle, comme si elle
cherchait une protection, mais il part presque aussitôt. Son départ signale
l’exposition et l’abandon de la flle à l’extérieur, ce qui fait d’elle, si l’on suit
la règle élaborée précédemment, un centre d’attention dans l’histoire, un
— • 144 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 145 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 146 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
flm est le médium qui donne vie et est l’expression de cette image incons-
ciente du peuple, refoulée par l’histoire iconoclaste de l’intolérance.
17. La première transition d’Intolérance vers l’histoire est celle de l’his-
toire du Christ. Regardons le un peu :
18. Un plan d’ensemble du peuple à la porte de Jafa, suivi par trois plans
courts, le premier dans lequel la caméra se déplace pour suivre le cha-
meau ; le suivant montre un vendeur de colombes, toujours une référence à
l’amour chez Grifth ; puis une image d’une femme et un enfant seuls dans
le cadre, comme s’ils étaient exposés à la merci du dehors, et fonctionnant
comme un appel. Enfn, la maison à Cana, le site du premier miracle. C’est
ainsi que l’histoire du Christ nous est présentée. Où est le Christ ? On ne le
voit nulle part, mais il est annoncé. Q’est-ce qui l’annonce ? Le médium
du flm lui-même, avec lequel les pouvoirs du dehors activés par les transi-
tions entre les plans devient un appel. Le Christ n’est pas visible dans le
premier segment de l’histoire christique d’Intolérance, puisqu’il n’est rien
d’autre que l’évènement même du flm en tant qu’appel. Si le Christ appa-
raît, c’est dans les coupes, et en tant que coupes. Q’est-ce qu’est le Christ
dans Intolérance ? Il n’est rien d’autre que le médium qui permet au peuple
qui ouvre la scène d’être exprimé à travers un nouveau moyen de communi-
cation. Le Christ vient peut-être de l’extérieur, de ce qui n’est pas terrestre
et invisible, mais cet extérieur n’est plus un domaine transcendant ; plutôt
il n’est rien d’autre que l’absence de fondement de ce monde, inscrit entre
les cadres comme un fantôme. C’est le cinéma en tant qu’art d’un en-de-
hors immanent qui appelle le Christ ; et le Christ, celui qui est appelé par le
peuple, ceux qui sont abandonnés à l’extérieur du cadre, appelle le cinéma.
L’histoire entre donc dans notre flm avec l’histoire du Christ, tel l’appel
d’un peuple ancien attendant le nouveau médium. Regardons rapidement
le moment ou le Christ apparaît dans Intolérance, le moment du premier
miracle, un miracle qui n’est rien d’autre, selon moi, que l’apparence du
médium du flm en tant que tel.
— • 147 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 148 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Le berceau de l'humanité
— • 149 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
FILMOGRAPHIE
• GRIFFITH, D. W. Intolerance: Love's Struggle Troughout the Ages. Triangle
Film Corporation, 1916.
— • 150 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
MARIE-DOMINIQUE GARNIER
UNIVERSITÉ DE PARIS 8
1.
D e cette bribe de texte signée (de plus d’une façon) Jacques Der-
rida, prélevée au second volume de La Bête et le Souverain1
s’échappe ce qui a tout l’air d’opérer à la façon d’un raccourci ou d’un
flash-code : nano-poème, plus petit dénominateur commun, prolégomène-
théorème de poche, équation portative à deux inconnues, paire de corps
coupés émettant chacun un signal en direction de chez -Da ou du côté de
chez La-, selon le chemin choisi, Méséglise ou Guermantes.
— • 151 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 152 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
6. Or, dans ces deux textes, jamais « l’animal » ne s’est autant mis à par-
ler, à parler dans un code qui longe et perturbe la limite entre psychanalyse
et déconstruction – j’entends par « animal », ici, ce qui parle (sans la par-
ler) une langue mi-dite, la langue du « ce da-ce la », langue non pas symp-
tomatique ou symptomale, mais infra-langue partielle faite d’anamor-
phoses et de voisinages a-signifiants. Si la déconstruction a tant cherché (et
réussi) à brouiller la limite entre langage humain et code animal, quel effet
reçoit-elle en retour depuis ce qu’il faudrait appeler son bord (mais par où
passe-t-il ?), depuis le bord psychanalytique ? Lorsque Derrida introduit
(ici, et dans d’autres textes) ce qu’il appelle le « code psychanalytique »,
plaçant implicitement la psychanalyse en position « bête », à la place de la
« bête » sans accès à d’autre langage que codé, comment ce « code »
opère-t-il en retour ? Où est la bête, où est le souverain ? à quelles places ?
Da ou là ? Et si la bête jouait à se glisser partout, jouait à déloger le souve-
rain à coup de « reins » ? J’y viendrai, un peu plus tard – diverses parties
de corps montrant leur dose dans le second texte soumis à la lecture.
— • 153 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
passage qui suit, et son devenir-majuscule (de « là » à LA) pose les limites
(ouvertes) d’un certain terrain de jeu, lieu de rencontre possible-impossible
entre déconstruction (da) et psychanalyse (là) :
Voilà donc ce qu’est le monde, à savoir le tout en tant que nous sommes ce
chemin en chemin vers lui, mais vers lui en tant que le chemin s’y trace, s’y
fraie, s’y ouvre, s’y inscrit. Je lis ou traduis ou paraphrase : « Vers là [il vient de
nommer le monde : qu’est-ce que le monde ? Réponse], [vers là, Dahin], vers cet
être entier (zum Sein im Ganzen) – voilà vers quoi nous sommes poussés
(getrieben) dans notre nostalgie. » Donc quand il dit « vers là (Dahin) », et en
apposition, vers l’être dans son entier (« zum Sein im Ganzen »), voilà vers quoi
nous sommes poussés dans notre nostalgie, ce là (le monde vers lequel nous
pousse la nostalgie et qui va définir notre être), ce là du Dahin, il sera indispen-
sable pour penser ce là, le da du Da-sein, qui désigne ou décrit aussi bien un
mouvement de transcendance qu’une situation immobile, là ou Da du Dasein
dont Heidegger dira beaucoup plus tard qu’il faut le penser comme le Da, le là-
bas du Sein avant de le penser communément comme l’existence. Ce Da, ce là,
est la dimension de ce qui oriente et met en mouvement notre être comme être
au monde. Nostalgiquement. La poussée ou la pulsion nostalgique est ce qui en
somme, loin de nous pousser vers ceci ou cela, Ithaque ou l’Angleterre, c’est ce
qui nous pousse vers tout, vers le monde en tant que l’entier. Heidegger pour-
suit : « Notre être est cet être-poussé [la poussée ou la pulsion de cet être-
poussé : Unser Sein ist diese Getriebenheit]. »
Trieb, ici, n’appartient pas encore à tel régime ou à tel code psychanalytique,
d’ailleurs lui-même très ambigu et surdéterminable entre la charge énergétique
d’une poussée qui a son lieu à la fois dans l’âme, la psuchê, et dans le corps
comme organisme3. (BS 155-157)
3 Je souligne. Les nombreuses notes éditoriales de cette séance du séminaire ne sont pas données
ici.
— • 154 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 155 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 156 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
ter : « le fait que Freud situe la pulsion sur la frontière entre le psychique
et le somatique, cela même interdit d’en circonscrire le domaine dans un
seul champ ».
NOMS-DITS
12. Ce texte parle en d’autres termes une mi-langue parasite, griffée
d’ « animots » et d’animosité, mi-langue dans laquelle ce qui importe est
affaire de coup, de position, de griffe et de signature à même la « peau » a-
signifiante du texte et de ses non-dits, c’est-à-dire de ses noms-dits. On lira
en particulier la déclaration d’impossibilité de Derrida (l’impossibilité de
circonscrire le domaine de la « Trieb » dans « un seul champ ») comme
une prise/déprise de nom propre, cette fois celui de Lacan : un « seul
champ » est une des traductions littérales du nom propre de Lacan, parfois
écrit Lacamp (ou le « champ » au proche voisinage du « champ »
freudien).
— • 157 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
14. Je reviens au mot « code », qui matérialise un des entrelacs entre psy-
chanalyse et déconstruction dans La Bête et le Souverain. Ce mot de code
appartient à la fois à l’endroit et à l’envers de La Bête et le Souverain, à la
fois à la pesanteur d’une discursivité réductrice qui viserait à faire de l’ana-
lyse une simple herméneutique, un décodage de vérités refoulées, et à une
mi-langue animale qu’il s’agit au contraire de délier, de libérer, de faire
parler, pendre ou courir.
15. On pourra dès lors avancer l’idée que c’est ce que fait, précisément,
dans le dos de Derrida-souverain, le dos de Lacan-la bête, dans le second
texte cité à comparaître dans cet essai. Le nom de Lacan, dont le « LA » fait
glas, dont la syllabe initiale est semée, égrenée, déployée à travers les
marges lisibles plus que visibles du territoire derridien, ne cesse d’impri-
mer à celui-ci des forces adverses, des poussées déhiscentes, comme les
exemples cités ci-après s’efforcent de le montrer.
LACAN EN FOURRURE
16. Lacan fait son entrée dans le volume lors du séminaire du 12 mars
2003, dans un texte qui s’annonce comme animé par, je cite, « notre ancien
et vertigineux souci du pardon » (BS 323) – affirmation en dépit de laquelle
le nom de Lacan est indirectement cité, de façon critique et négative. Deux
longs extraits du Livre V du Séminaire, Les Formations de l’inconscient ,
sont introduits, dans lesquels le concept de cadre, le parergon derridien,
intervient afin de mimer, de suppléer à la grandeur négative dont parle la
pensée de Lacan., comme en défaut de concept. Lacan est invité ou
« inévité » d’abord de façon anonyme, puis sur le mode interrogatif. Le
premier passage où Lacan apparaît a pour contexte la lecture qu’il fait de
Robinson Crusoë, en particulier celle des traces de pas sur le sable du l’île,
ce qui le conduit à opposer trace de pas et signifiant :
Une trace est une empreinte, ce n’est pas un signifiant […] L’empreinte du
pied de Vendredi que Robinson découvre au cours de sa promenade dans l’île,
n’est pas un signifiant. En revanche, à supposer que lui, Robinson, pour une rai-
son quelconque, efface cette trace, là s’introduit nettement la dimension du
signifiant […] le signifiant est un creux. (BS 329) 8
17. C’est en creux également que Lacan est introduit sous la plume de
Derrida, dont le commentaire semble vouer le nom même de Lacan à une
disparition, à un jeu d’effacement discursif. Je cite la phrase qui précède
l’extrait, puis celle qui le suit immédiatement: « Vous pourrez reconnaître
vite et sans mal l’auteur de ces phrases […] Pourquoi est-ce que je cite ici
ces phrases de Lacan ? (BS 329) : réponse, que je résume rapidement : parce
que, pour Derrida, Lacan commet plusieurs erreurs, comme celle de consi-
dérer que l’empreinte du pied est bien celle de Vendredi, et celle aussi qui
consiste à croire, comme le fait Heidegger, que l’animal est sans signifiant.
8 J. Lacan, Le Séminaire V, 342-343.
— • 158 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 159 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
parle “vison” et il a une sorte de vision de vison dans le passage qui m’inté-
resse aujourd’hui » (BS 343).
21. Deuxième temps : une fois dépassé le « stade » du jeu et ses effets de
miroir, de dissémination et de porosité autour et à partir du signifiant
vison, se met en place un étrange texte, un développement dont le code
libère « de l’animal », de l’animal analytique. Une fois dépassée le stade
critique du mot « vison », une fois allégée sa charge optique et phénomé-
nologique (et notamment son voisinage avec la « visée », l’intentionalité,
et les horizons qu’elles impliquent), une tout autre voix se fait entendre,
une « voix » muette-parlante que l’on pourrait désigner du néologisme de
« parluette » : une voix-tue, voix-de-vison en semi-captivité. La (pauvre)
bête prend la parole par le biais d’un dialecte venant affecter, infecter,
parasiter le « style » écrit signé Derrida. La voix (toujours déjà écrite)-Der-
rida bascule dans la parole, dans la vocalité du séminaire-en-cours et par
conséquent non écrit, et troque la digression philosophique contre l’agres-
sion, l’agressivité directe, elle-même retournable (à la façon d’une peau) en
son contraire et sur le « champ » :
Je m’en vas lire et commenter ce long passage autour des animaux domes-
tiques, du dressage, des réflexes conditionnés, des animaux de luxe et surtout
des animaux de lucre (« lucre » est le mot de Lacan à propos du vison […]). (BS
345)
22. Le « je m’en vas » est assorti d’une note éditoriale qui précise « tel
dans le tapuscrit »11. Mais si Derrida patoise ici, c’est avec quelque chose de
précis en tête : son analyse fait un détour par le Littré, qui conduit droit, à
partir du mot vison, à un cheminement anal, en direction, via diverses
poussées étymologiques, de la « vesse » et de ses bas-fonds anatomiques :
[…] pet, vent qui sort du corps avec ou sans bruit mais toujours en puant.
[…] On appelle « vesse de loup » ou « pet de loup » un champignon qui répand
de mauvaises odeurs. La France d’en haut de Raffarin devrait être découragée
par l’association à la puanteur du nom de ce petit mammifère carnivore, le
vison, et surtout nord-américain, recherché par les riches d’en haut et commer-
cialisé pour ses fourrures (lire et commenter Lacan)12. (BS 346).
23. Le « je vas » initial est à lire comme un effet de registre par lequel
Derrida se positionne à l’opposé de Lacan, à même le terroir, au ras du sol :
faire le choix de parler-peuple, ou de parler-campagne, c’est résister aux
effets de fourrure et d’analyse de la France d’en haut. Jouer l’anal contre
l’analyse. Parler-paysan, parler-terroir, de sorte que « la » déconstruction
puisse faire venir à elle ses peuples à venir, laissant à Lacan sa cour et ses
parures. Il est intéressant que l’Amérique du nord soit ici mentionnée, pre-
mier sol en 1966 de la rencontre Derrida/Lacan, sol sur lequel ce dernier
avait essuyé des difficultés à se faire comprendre lorsqu’il tentait d’y faire
en anglais la « conversation ». Derrida ajoute une morsure supplémentaire
11 J. Derrida, La Bête et le souverain : II, note 2, 345.
12 Je souligne. Une note éditoriale non citée ici rappelle le contexte politique de la France
contemporaine et attribue à Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, l’origine de
l’expression « la France d’en bas », détournée par J. Derrida.
— • 160 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 161 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Tous ces petit signaux électriques, ces petites sonnettes, clochettes dont on
tympanise les pauvres animaux pour arriver à leur faire sécréter aux ordres
leurs diverses productions physiologiques, leurs sucs gastriques, ce sont tout de
même bien des signifiants et rien d’autre13.
27. Derrida ne commente pas, non plus, la fin du texte de Lacan, dans
lequel se trouve reformulée la structure signifiante en tant qu’ « espace
typologique, pour ne pas dire typographique, qui fait justement de la sub-
stitution sa loi. Le numérotage des places donne la structure fondamentale
d’un système signifiant comme tel 14 ». Son propre texte n’est-il pas tra-
versé, travaillé d’effets de numérotage de places ? Ne se met-il pas à parler
une curieuse langue-code, moins logos que série de « sécrétions » ? En
reposant la question du numérotage des places qu’évoquait Lacan en 1957
(certes sous l’influence de la linguistique saussurienne), ne peut-on lire
l’étrange jeu de places qui se joue entre Lacan et Derrida comme une
parade entre deux lanceurs de signaux. En suivant l’étrange jeu de lacet,
d’entrelacs ou de lasso qui relie par exemple les trois lettres du « RSI » ou
de l’hérésie selon Lacan, on obtient, une fois dénouées, trois autres lettres
très semblables, et envoyables à une certaine destination que l’on pourrait
re-désigner du nom de la place-de-Derrida. Ces lettres sont adressées à la
place, au lieu de Derrida : à sa place. Depuis sa place, il les remet en ordre,
depuis la banlieue : à Ris-Orangis. A son adresse, à RIS. Cette langue-là
parle non pas la dialectique, mais une sorte de dialecte animal — langue du
« ce da, ce là » et des noms-dits.
BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. La Bête et le souverain : 1 : 2001-2002. Paris : Galilée,
2008.
— • 162 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
JANE GOLDMAN
GLASGOW UNIVERSITY
INTRODUCTION
Mais un animal ne feint pas de feindre . Il ne fait pas de traces dont la trom-
perie consisterait à se faire prendre pour fausses, étant les vraies, c'est–à–dire
celles qui donneraient la bonne piste. Pas plus qu'il n'efface ses traces, ce qui
serait déjà pour lui se faire sujet du signifiant . (Lacan; italiques de Derrida)1
La même question deviendrait alors : devrais-je me montrer mais ce faisant
me voir un (donc réfléchir mon image dans un miroir, quand cela me regarde, ce
chat, ce vivant qui peut être pris dans le même miroir ? Y a-t-il du narcissisme
animal ? Mais ce chat ne peut-il être, au fond de ses yeux, mon premier miroir ?2
Et le lynx qui demeure dans la tombe pour l'éternité, en sortit, et il se coucha
aux pieds du démon, et il le regarda fixement dans les yeux3.
Elle le fit se tenir face au miroir avec elle, et lui demanda pourquoi il se met-
tait alors à trembler et à aboyer. Le petit chien marron qui se tenait face à lui
n'était-il pas lui-même ? Mais que voulait dire soi-même ? Est-ce ce que voient
les gens ? Ou est-ce ce que l'on est ? Ainsi Flush médita-t-il aussi sur cette ques-
tion, et, incapable de résoudre le problème de la réalité, se serra contre Miss Bar-
rett et l'embrassa « avec éloquence ». Cela au moins était bien réel4.
1.
M ais comment vais-je, moi qui suis critique littéraire dans les pas
de Woolf, poser l'animalité entre la psychanalyse et la décons-
truction (deux disciplines qui sont parallèles à la mienne, et que je lis prin-
cipalement d'un œil de critique littéraire) ? Ce n'est pas sans inquiétude
que je tente de placer le chien de Woolf entre Lacan et Derrida, qui respec-
tivement peuvent être pris, l'un pour « un réaliste », entre la psychanalyse
et le structuralisme (au moins), l'autre pour « un relativiste » entre la litté-
1 J. Derrida, L’Animal que donc je suis , 177-178. (Citation de J. Lacan, « La Subversion du sujet et
la dialectique du désir dans l’inconscient freudien » — italiques de Derrida).
2 J. Derrida, L'Animal que donc je suis , 77.
3 E. A. Poe, « Silence », 483.
4 V. Woolf, Flush, 647.
— • 121 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
rature et la philosophie (au moins). N'étant ni une analyste dotée d'une for-
mation clinique lacanienne ni une philosophe ayant fait discipline de
l'œuvre de Derrida, je cours en compagnie de chiens chasseurs féministes
espiègles sur les traces du chien signifiant chez Woolf, suivant le cours
transgressif qu'il lui viendra de prendre. Le propos qui suit emboite le pas
des écrits canins de Woolf puis celui de la rencontre féline de Derrida, et
revisite (manière de marquer son territoire) la querelle de Derrida avec
Lacan au sujet de « La Lettre volée » à l’aide du regard dérobé du lynx
silencieux (manquant) de Poe 5. Pour aller droit au but, mon propos vise à
montrer que dans l'ouverture théâtralisée « Au commencement » de
L'Animal que donc je suis, dans la parabole de sa rencontre, nu, avec le
regard de son « chaton » silencieux qui n'est bien sûr ni « la figure d'un
chat » ni une « allégorie6 », Derrida cache sa controverse, ancienne mais
inchangée, avec Lacan au sujet de « La Lettre volée »7, à la vue de tous.
PREMIÈRE PARTIE
2. « Maintenant ils avancent dans une contrée silencieuse; bientôt la
voix humaine ne pourra plus les atteindre » disent deux invités dans l'essai
écrit par Woolf à la manière du Banquet, « Walter Sickert : une conversa-
tion », alors qu'ils observent deux autres invités, se penchant (du regard ou
de la patte) sur des reproductions photographiques de tableaux de Sickert :
Ils voient des choses que nous ne voyons pas, tout comme un chien hérisse le
poil et gémit dans une allée sombre alors que rien n'est visible au regard de
l'homme. Ils font des passes avec les mains, pour exprimer ce qu'ils ne peuvent
pas dire. Mais, comme la plupart des anglais, nous avons été formés à ne pas
voir, mais à parler. Mais il se peut , continuèrent-ils, qu'il y ait une zone de
silence au sein de chaque art8.
3. L'essai de Woolf, publié un an après son roman canin Flush : une bio-
graphie (1933), joue « sur les bords et les marges » de la zone silencieuse
au sein de, et entre, la peinture et la poésie, l'image et le mot, l'animal et
l'humain.
4. Selon ces invités, « les artistes eux-mêmes vivent dans [cette zone
silencieuse], mais également les poètes :
Coleridge ne pouvait pas expliquer Kubla Khan — il laissait cela aux cri-
tiques. Et ceux qui vont presque de pair avec les artistes, comme nos amis qui
regardent les photographies, ne peuvent pas faire part de ce qu'ils ressentent
quand ils vont au-delà des lisières. Ils ne peuvent qu'ouvrir et fermer les doigts.
Nous devons nous résigner au fait que nous sommes des étrangers, condamnés à
errer à tout jamais sur les frontières et les marges de ce grand art 9 .
5 Woolf lectrice de Poe n’entre pas dans le cadre de cet article. Mis à part son essai, « Poe’s
Helen » (1917), recension de Caroline Tickner, Poe’s Helen, pour le Times Literary Supplement,
il est rarement cité dans ses écrits. (Cf. The Essays of Virginia Woolf, dorénavant : E, suivi du
numéro de volume).
6 Derrida, L’Animal que donc je suis, 20.
7 Voir John P. Muller et William J. Richardson, dir. The Purloined Poe.
8 V. Woolf, « Sickert: A Conversation », The Captain’s Death Bed and Other Essays, 176 .
9 Ibid.
— • 122 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
5. Qui sont ceux « qui vont presque de pair avec les artistes » ? Qui
« sommes-nous […] étrangers errant sur les frontières et les marges » ?
Dans une phrase qui suit, elle-même équilibrée de façon à placer le verbal
d'un côté de cette frontière qu'elle a ici tracée et le visuel de l'autre, Woolf
choisit de ne pas sceller l’une et l’autre de ses propositions par un point
mais au contraire les articule à l'aide d'un point-virgule — portail entre
deux ordres : « Les mots sont un médium impur ; il vaudrait bien mieux
être né dans le royaume silencieux de la peinture 10 ». Ces mots semblent
tenter de pointer, ou même de porter leurs lecteurs, vers l'autre côté du
langage — dont l'attribution même élève l'humain au-dessus de l'animal —
et d'entrer dans le domaine pur, silencieux et visuel où ces autres invités
ont du chien — dans la mesure où « ils voient des choses que nous en
voyons pas, tout comme un chien hérisse le poil et gémit dans une allée
sombre alors que rien n'est visible au regard de l'homme ». Ils sont supé-
rieurs du fait de leurs qualités canines. L'utilisation de la comparaison crée
une zone frontalière silencieuse nous permettant à la fois de nous figurer
ces autres invités comme canins, et pourtant nous rapatriant tout aussi
vivement de ce côté-ci de la frontière de l'analogie : ce sont des humains et
non des « commensaux » canins (à la Donna Haraway) 11 — ils sont comme
des, ou en tant que, chiens, mais ne sont pas réellement des chiens.
6. Comment pourtant les mots de Woolf pourraient-ils nous empêcher
d’entrevoir, en un coup d'œil silencieux, ces invités comme mi-humains,
mi-chiens, franchissant le seuil entre l'humain et l'animal ? Ils ont des
mains et pourtant ils ressemblent à des chiens. La caricature implicite du
narrateur faisant d'eux des interlocuteurs cynocéphales, aux mains
humaines (car si on les imagine avec des mains, ne les imagine-t-on pas
aussi avec des têtes de cabochards ?) semble imiter leur propre méthode
non-verbale pour analyser les reproductions de l'art de Sickert :
Et ils allèrent chercher un livre de photographies des tableaux de Sickert, et
se mirent à détacher une main ou une tête, et à les faire se relier ou se séparer,
non pas comme une main ou comme une tête, mais comme s'ils entretenaient un
lien tout à fait différent12.
7. Ces observateurs sont occupés à cette pratique commune qui consiste
à isoler des parties d'œuvres d'art visuelles pour un examen plus détaillé,
parties qui ne correspondent pas nécessairement à des images cohérentes ;
mais dans ce cas, les parties isolées sont les représentations par Sickert de
parties du corps — des mains et des têtes. Si bien que la narration de Woolf
est un récit complexe et réflexif de leurs gestes, qui lui-même choisit les
doigts et les mains. J'analyse ailleurs comment l'écriture de Woolf joue
souvent à des jeux semblables avec mains et têtes, colliers et pattes, nous
faisant entrevoir des personnages apparemment humains comme des
figures cynocéphales ou thériocéphales 13. Les critiques qui suivent la trace
10 Ibid.
11 D. Haraway, When Species Meet, 17.
12 V. Woolf, « Sickert: A Conversation », 175.
13 Voir J. Goldman, « “When Dogs Will Become Men“: Melancholia, Canine Allegories and
Theriocephalous Figures in Woolf’s Urban Contact Zones ». La narration enjouée de Woolf,
dans « Sickert: A Conversation », qui par sa description des mains (canines) de Sickert à son
— • 123 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
tour les désincarne au bout du compte fait de même avec la description que le peintre fait de
mains et de têtes, pourrait bien être rendue plus complexe encore si on se tourne vers l’art de
Sickert lui-même. Ses fameux nus de Camden Town, (La Hollandaise (c. 1906), Mornington
Crescent Nude (c. 1907), et The Camden Town Murder or What Shall we do for rent? (c. 1908)),
par exemple, représentent la forme féminine dans diverses positions de distorsion, de façon
suffisamment ambiguë pour suggérer des membres tronqués, une rigor mortis, de la chair
mutilée et, dans le cas de La Hollandaise, une tête de chien (mais cela serait l’objet d’un autre
article).
14 Derrida, L’Animal que donc je suis, 74. Voir D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush »,
147.
15 V. Woolf, « Sickert : A Conversation », 184.
16 Il est important de se souvenir que Woolf elle-même était une critique reconnue autant qu’une
romancière célèbre lorsqu’elle écrivit cet essai, ayant déjà publié deux volumes d’essais sous le
titre, The Common Reader, (1925 ; 1932).
— • 124 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
laquelle il est fait référence aux « limites » dans cet ouvrage où le narra-
teur s’en prend à la misogynie des critiques littéraires contemporains qui
jusque dans la critique de la poésie ne peuvent se priver de critiquer le sexe
des auteurs femmes ; les exhortant, si elles veulent être sages et gagner, comme
je l'imagine, quelque prix scintillant, à ne pas dépasser certaines limites que le
gentleman en question estime convenables : « les romancières ne devraient aspi-
rer à l'excellence qu'en reconnaissant courageusement les limites de leur
sexe »17.
10. J'ai montré ailleurs en détail que ce passage provenait d'une querelle
entre Woolf et le critique P. Q. [Peter Quennell] (par ailleurs poète). La
phrase de Quennell sur les « limites » que Woolf cite est tirée de sa recen-
sion dans Life and Letters d'un premier roman par une jeune femme 18.
Quand « P. Q. » à son tour écrivit la recension d'Une chambre à soi pour le
même journal il se reconnait dans la citation anonyme qui figure dans l'es-
sai et défend son utilisation du mot « malheureux » de « limites » en com-
parant les romancières à des panthères et des chats domestiques :
Certes, ils ne savent pas construire des machines à coudre, pas plus qu'ils
n'ont de talent pour inventer de nouveaux systèmes de métaphysique. Mais leur
vue est plus aiguisée, leur odorat plus exquis, et leurs mouvements bien plus
gracieux que les vôtres et les miens. En fait, ils aussi ont leurs limites; mais on
en les pense pas inférieurs. Et ce qui caractérise leur sagesse instinctive et leur
dignité insondable, c'est que jamais, au grand jamais, ils ne tentent de se dresser
sur leurs pattes arrière. Tel est, hélas, le spectacle que nous offre la grande majo-
rité des femmes romancières19.
11. La figure du chien dansant misogyne du Dr Johnson, cité lui aussi et
refiguré par Woolf dans Une chambre à soi20, s'est ici transformé en minet,
et les tropes félins misogynes prolifèrent. Le retournement fréquent du
terme « limites » dans Une Chambre à soi et dans l'essai de Sickert entre
en résonance avec des propositions philosophiques plus récentes sur les
limites de l'animalité, sur la marge ou la césure instable entre l'humain et
l'animal — « la limite abyssale » de Jacques Derrida — ou encore sur la
question de « où couper » comme l'explique John Llewelyn dans son
approche de l'œuvre tardive de Derrida sur l'animalité et de celle de Mat-
thew Calarco :
Dans le contexte de cette question qui nous amène à nous demander si nous
pouvons renoncer à la question de là « où couper » la relation homme-animal,
nous pourrions, en adoptant le titre de Calarco, appeler cette archi-écriture
archi-zoographie, comprenant par là la vie qui excède la distinction entre ce que
nous appelons l'animal et ce que nous les humains autobiographiques désignons
par « nous« . L'Animal que donc je suis aussi bien que Zoographies expéri-
mentent une pensée du futur dans laquelle « nous » inclut tous les êtres doués
de sensation21.
— • 125 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
12. Le travail de Woolf sur les limites dans Une chambre à soi explore les
frontières entre races et genres qui laissent trace des choix qui dans l'his-
toire ont déterminé « là où couper la relation humain-animal ». Mais com-
ment comprendre le roman Flush : une biographie, dans lequel Woolf
décrit le chien Flush et sa maîtresse, la poétesse Elizabeth Barrett, devant le
miroir ?
13. Un certain nombre de critiques de Woolf, de façon prévisible, se sont
tournés vers le « stade du miroir » de Lacan pour explorer les nombreux
passages dans le roman où le chien est devant le miroir. Marjorie Garber
propose une interprétation plutôt prévisible de Flush empruntant à Lacan
« sa lecture suggestive de l'enfant produit comme sujet social par une
(mé)reconnaissance de sa propre image dans le miroir », et relie le chien
qui ne parle pas à ce que Lacan dit « de l'assomption jubilatoire par l'enfant
de sa propre image spéculaire au stade d' infans [à savoir, qui ne parle
pas]22 ». Jacqui Griffiths, quant à lui, trouve que Flush est « manifestement
à un stade avancé (à savoir post-oedipien) de son développement d’en-
fant » et que Woolf fait donc « un usage anthropomorphique d'un chien
« Oedipianisé » comme figure humaine 23 ». Derek Ryan objecte et y
trouve, au contraire, un autre exemple de présupposés anthropo centriques
chez le critique24.
14. Dans « La Question de l'Animal dans Flush », dans son livre récent,
Virginia Woolf and the Materliaity of Theory: Sex, Animal, Life ( 2013),
Ryan lit Flush avec Agamben, Derrida, Haraway, Deleuze et Guattari, et
rejoint Dan Wylie lorsqu'il suggère que « l'écriture anthropomorphique de
Woolf […] semble impliquer plus qu’ un simple recours aux tropes ou à
l’allégorie. Woolf semble aussi être intéressée par ce qu'est réellement la
conscience d'un chien25 ». Dans un chapitre très riche, Ryan lit Flush avec,
parmi ses nombreuses approches, « quatre regards: face-à-face avec une
espèce compagne »; il crée le néologisme « animaleux » qui lui vient en
aide dans l'exploration d'une relation plus entremêlée et non-hiérarchique
entre l'humain et le non-humain 26 ; et il noue un dialogue avec la spécula-
tion de Derrida sur la nudité animale, dans son récit célèbre du moment où,
nu, il rencontre son chat, et sur le consensus établi selon lequel « ce qui
distingue en dernière instance [les animaux] de l'homme, c'est d'être nus
sans le savoir. Donc de ne pas être nus, de ne pas avoir le savoir de leur
nudité27 ». Le chien de Woolf est en avance sur le chat de Derrida, dans
cette scène de miroir fascinante, où, à Florence, en Italie, lieu de la conver-
22 M. Garber, Dog Love, 47.
23 J. Griffiths, « Almost Human: Indeterminate Children and Dogs in Flush and The Sound and the
Fury », 166. Voir également K. Swarbrick, « Lacanian Orlando », Contradictory Woolf.
Swarbrick propose un commentaire éclairant du roman de Woolf, Orlando (1928) en lien avec la
question du genre et la jouissance lacanienne. Il serait intéressant d’examiner Flush (également
sous-titré : A Biography) dans cette perspective ouverte par l’érudition lacanienne de Swarbrick.
Je la remercie pour ses commentaires sur le présent article.
24 D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 166 (je souligne).
25 D. Wylie, « The Anthropomorphic Ethic: Fiction and the Animal Mind in Virginia Woolf’s Flush
and Barbara Gowdy’s The White Bone » ; D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush »,
135.
26 D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 159.
27 Derrida, L’Animal que donc je suis, 19 ; D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 138.
— • 126 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 127 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
30 S. M. Squier, Virginia Woolf and London: The Sexual Politics of the City , 124 ; M. Rosenthal,
Virginia Woolf, 206 ; P. Caughie, Virginia Woolf and Postmodernism, 146 ; D. Eberley,
« Housebroken: The Domesticated Relations of Flush », Texts and Contexts: Proceedings of the
Fifth Annual Conference on Virginia Woolf, 21-25, 24 ; R. Vanita, « »Love Unspeakable »: The
Uses of Allusion in Flush », Themes and Variations: Proceedings of the Second Annual
International Conference on Virginia Woolf, 252.
31 E. Barrett-Browning, Letter (22 June 1842), The Letters of Elizabeth Barrett-Browning, vol. 1,
107 ; Garber, Dog Love, 47. Garber remarque : « Là où le Flush de Barrett voit “un autre” chien
et en est jaloux, celui de Woolf se voit “lui-même” et médite la question de la réalité. »
32 V. Woolf, Flush, 649-651.
33 Ibid., 651.
— • 128 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
DEUXIÈME PARTIE
22. Écoutez-moi. A Glasgow, au mois de mai, par un jour de grand vent et
sombre, alors que j’étais au 5 University Gardens, en train de préparer une
intervention pour un colloque sur Lacan, Derrida et l’insistance têtue du
chien dans le roman canin de Woolf, Flush : une biographie, la porte de
mon bureau fut grand ouverte par ma collègue V, l’organisatrice de notre
séminaire de Théorie Littéraire, qui tenait dans la main une dissertation, à
propos de laquelle elle avait besoin, disait-elle, du jugement d’un tiers puis-
qu’elle-même et un autre collègue n’étaient pas parvenus à un accord sur
ses mérites. Une dissertation sur « le détournement de Poe » avait jeté un
grand trouble puisque son auteur, un étudiant dont j’appris plus tard que le
nom était Osip Balfer, mais que je connaissais alors seulement comme O
34 Ibid., 651-652.
35 Ibid., 676-677.
— • 129 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
avait mis en péril une note brillante qui sinon était assurée, selon V, en se
livrant à une parodie ou appropriation créative de la nouvelle de Poe,
« Silence » (1837-1842)36 afin d’interroger la célèbre querelle de Derrida
avec Lacan au sujet de « La Lettre volée » (1844). En effet l’essai de O com-
mence par la reproduction verbatim et intégrale de la version de 1845 de
« Silence » (il existe une version antérieure de la même histoire utilisant le
terme grec pour silence, Siope — une fable, qui ne retiendra pas notre
attention, si ce n’est pour noter l’anagramme de « is Poe ») — dans son
intégralité, mais à dire vrai, à la seule exception de deux mots :
Ecoute-moi, dit le Démon, en plaçant sa main sur ma tête. La contrée dont je
parle est une contrée lugubre en Libye, sur les bords de la rivière Zaïre. Et là, il
n'y a ni repos ni silence. […] C'était la nuit, et la pluie tombait ; et quand elle
tombait, c'était de la pluie, mais quand elle était tombée, c'était du sang. […] et
mes yeux tombèrent sur un énorme rocher grisâtre qui se dressait au bord de la
rivière, et qu'éclairait la lueur de la lune. Et le rocher était grisâtre, et sinistre, et
très haut, – et le rocher était grisâtre. Sur son front de pierre étaient gravés des
caractères ; et je m'avançais à travers le marécage de nénuphars, jusqu'à ce que
je fusse tout près du rivage, afin de lire les caractères gravés dans la pierre. Mais
je ne pus pas les déchiffrer. Et j’allais retourner vers le marécage, quand la lune
brilla d'un rouge plus vif, et je me retournai et je regardai de nouveau vers le
rocher et les caractères ; et ces caractères étaient DÉPLACEMENT37.
23. Le « DÉPLACEMENT » de O a ici déplacé le terme originel de Poe
DÉSOLATION. Le Démon de O comme le Démon de Poe, observe en
cachette les actions d'un homme « sur le faîte du rocher » et lit sur ses
traits « les légendes du chagrin, de la fatigue, du dégoût de l'humanité, et
une grande aspiration vers la solitude » et l'observe comme « il tremblait
dans la solitude ; cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le
rocher38 » (Poe, « Silence ») O ici transforme la main tremblante de Poe en
allégorie d'un étudiant faisant l'épreuve d'une confrontation tumultueuse
avec la lecture de Poe par Lacan. Le Démon, car O assume ici le rôle d'un
enseignant de théorie littéraire et elle avait donné au Démon de Poe
quelques traits qui, je dois dire, n'étaient pas sans rappeler uncannily V,
alors que V était tout autant convaincue que j'étais la cible.
24. Le démon de O, comme celui de Poe, ne se contente pas de la misère
infligée sur l'autre tremblant ; de façon répétée, il s'irrite de ce que « la nuit
avançait, et il restait assis sur le rocher » ; ou bien comme le propose un
commentaire de O, le malheureux étudiant ne peut trouver d'autre issue à
ses démêlés avec la lecture lacanienne commune de « La lettre volée » que
par l'allégorie du déplacement du signifiant, mais le fait de s'accrocher
ainsi au rocher de Lacan ne semble que rendre encore plus furieux le
Démon enseignant. Et si la DÉSOLATION du Démon de Poe (refiguration
36 Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s “Silence” », 1 : « Poe publia trois versions de ce conte.
Dans celle de 1837 [« Siope. A Fable »] qui parut dans The Baltimore Book, il utilise une
épigraphe tiré de « Al Aaraaf » : « Notre monde est un monde de mots : le Calme nous
l’appelons / Silence — qui est le plus simple de tous les mots ». Dans la version de 1840, publiée
avec The Tales of the Grotesque and Arabesque, Poe remplace cette épigraphe par une citation
bien connue d’Alcman : « Les cimes des montagnes dorment paisiblement ; vallées, éperons
rocheux et cavernes sont silencieuses ». Le titre devint également « Silence—A Fable] ».
37 Cf. E. A. Poe, « Silence », Œuvres en prose, 480-481.
38 E. A. Poe, « Silence », 481.
— • 130 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 131 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
45 E. A. Poe, Marginalia no. 230, « Marginalia - part 15, » The Collected Writings of Edgar Allan
Poe, 379. Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s « Silence »’, 3.
46 Voir C. Lévi-Strauss, Histoire de Lynx.
47 Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s « Silence »’, 3.
48 E. A. Poe, «La Lettre volée », Œuvres en prose, 47.
49 J. Hogg, « Translation from an Ancient Chaldee Manuscript ».
50 E. A. Poe, « La Lettre volée », 57.
— • 132 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
51 Barbara Johnson les « castre » avec leurs propres « différances » « phalliques ». Elle retire à la
lettre volée ses prétentions au pouvoir par un énoncé qui ne viendrait pas d’une position du
sujet mais depuis le dé-positionnement endémique à une lettre qui ne cesse de se « dérober ».
En leur retirant leur position de pouvoir, Johnson, évidemment, parvient à « maîtriser »
l’illusion de maîtrise de Lacan et de Derrida. Mais, ce qui est plus intéressant est qu’elle en fait,
pour ainsi dire une paire de reines.
— • 133 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
CONCLUSION
32. Cherchant à réconcilier Derrida et Lacan, sur la base d’« airs de
famille » entre eux, dans la mesure où la relecture par Lacan des textes
freudiens « en termes de « logique structurale » s’accordent précisément
avec « la logique plurielle de l’aporie » », même Andrea Hurst, en 2008,
conclut que pour Derrida le « désaccord entre « la philosophie déconstruc-
tive et la psychanalyse philosophique » demeure52 » (Andrea Hurst, Der-
rida Vis-à-vis Lacan: Interweaving Deconstruction and Psychoanalysis ).
Dans les décennies qui ont suivi la dispute autour de Poe, « Derrida n’a pas
bougé d’un pouce de sa première position. Dans ses propres termes :
« Donc, depuis lors ? Depuis lors, sommes-nous sortis de ce chiasme ? Je
ne le crois pas53. » Pourtant, dans le dernier Derrida, la question de l’animal
est un enjeu plus visible de ce chiasme. Derrida, dans les pages de conclu-
sion de L’Animal que donc je suis, par exemple, comprend que le déni de
Lacan de la capacité pour l’animal à «feindre de feindre 54 », son « allusion
à une “structure de fiction” nous rapporterai[en]t au débat concernant “La
Lettre volée”55 ». Derrida déclare s’abstenir de le « ré-ouvrir » dans ce texte
où il prend Lacan à partie au sujet du « passage à l’ordre humain du sujet,
au-delà de l’imaginaire animal » par quoi manque à l’animal l’« en tant
que tel », l’autre « en tant que tel », par quoi il ne peut mentir ou mourir et
ainsi de suite56. Mais mon argument est que dans l’ouverture théâtralisée,
« Au commencement », de ce même ouvrage, dans la parabole de sa ren-
contre, nu, avec le regard de son « chaton » silencieux qui n’est bien
entendu ni « la figure d’un chat », ni une « allégorie », Derrida cache sa
controverse avec Lacan à la vue de tous. Ignorant ses protestations et prê-
tant attention aux structures et aux chaînes signifiantes du lynx de Poe, le
regard du chat de Derrida tout à la fois nous détourne de — et nous fait
retourner à — « La Lettre volée », une source de rafraichissement toujours
renouvelée ou encore, sans doute, dans les termes canins de Woolf :
A Wimpole Street, Miss Barrett ne pouvait avaler son dîner. Flush était-il
mort, ou Flush était-il vivant ? Elle ne savait. A 8 heures un coup retentit à la
porte ; c’était la lettre habituelle de Mr Browning. Mais comme la porte s’ouvrait
pour laisser entrer la lettre, quelque chose d’autre entra en courant : - Flush. Il se
rua vers sa coupelle rouge. On la remplit trois fois et Flush continuait toujours
de boire. Miss Barrett regardait boire le chien sale, désorienté et abasourdi. « Il
ne fut pas aussi ravi de me revoir que je m’y attendais », remarqua-t-elle. Non, il
n’avait envie que d’une chose au monde d’eau claire57.
33. Flush, l’animal qui arrive en même temps que la lettre, n’est pas bien
lu par son compagnon humain. Comme les poètes, les artistes et les cri-
tiques dans les textes de Poe et de Woolf, son œil de lynx voit peut-être ce
que la signification manque. … Je m’interroge : Pourrions-nous également
52 A. Hurst, Derrida Vis-à-vis Lacan: Interweaving Deconstruction and Psychoanalysis, 373, 375.
53 Ibid., 376.
54 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 165.
55 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 180.
56 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 178-180.
57 V. Woolf, Flush, 677.
— • 134 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
BIBLIOGRAPHIE
• BARRETT-BROWNING, ELIZABETH. The Letters of Elizabeth Barrett-Brow-
ning. Vol. 1. Éd. FREDERICK G. KENYON. New York : Macmillan, 1908.
• CALARCO, MATTHEW. Zoographies: The Question of the Animal from Hei-
degger to Derrida. New York : Columbia University Press, 2008.
• CANTALUPO, BARBARA. « The Lynx in Poe’s “Silence” ». Poe Studies/Dark
Romanticism 27 (1994) :1-4.
• DERRIDA, JACQUES. L’Animal que donc je suis. Paris : Galilée, 2006.
• DERRIDA, JACQUES. « Le Facteur de la vérité ». 1975. La Carte postale de
Socrate à Freud et au-delà. Paris : Flammarion, 1980. 441-524.
• EBERLEY, DAVID. « Housebroken: The Domesticated Relations of Flush ».
Texts and Contexts: Proceedings of the Fifth Annual Conference on Vir-
ginia Woolf. Éd. BETH RIGEL DOUGHERTY et EILEEN BARRETT. New York :
Pace University Press, 1996.
• GARBER, MARJORIE. Dog Love. New York : Touchstone, 1997.
• GOLDMAN, JANE. « “When Dogs Will Become Men”: Melancholia, Canine
Allegories and Theriocephalous Figures in Woolf’s Urban Contact
Zones ». Woolf & the City: Selected Papers from the Nineteenth Annual
Conference on Virginia Woolf. Dir. ELIZABETH F. EVANS et SARAH E.
CORNISH. Clemson, SC : Clemson University Digital Press, 2010.
• GOLDMAN, JANE. « Desmond MacCarthy, Life and Letters (1928-35), and
Bloomsbury Modernism ». The Oxford Critical and Cultural History of
Modernist Magazines: 1. Dir. PETER BROOKER et ANDREW THACKER.
Oxford : Oxford University Press, 2009.
• GOLDMAN, JANE. « Who Let the Dogs Out? Samuel Johnson, Thomas Car-
lyle, Virginia Woolf and the Little Brown Dog ». Virginia Woolf’s
Bloomsbury: 1. Dir. LISA SHAHARI et GINA POTTS. Basingstoke : Palgrave,
2010.
• GRIFFITHS, JACQUI. « Almost Human: Indeterminate Children and Dogs in
Flush and The Sound and the Fury ». The Yearbook of English Studies 32
(2002) : 163-176.
• HARAWAY, DONNA. When Species Meet. Minneapolis : University of Min-
nesota, 2007.
58 Je suis très reconnaissante à Marie Dick, mon estimée collègue de l’université de Glasgow pour
ses commentaires sur une des premières versions de ce texte.
— • 135 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 136 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • 137 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
Psychanalyse et déconstruction
1.
D ans « La Scène de l’écriture », Jacques Derrida écrivait : « Mal-
gré les apparences, la déconstruction du logocentrisme n’est pas
une psychanalyse de la philosophie », ajoutant que les concepts freudiens
« appartiennent tous, sans aucune exception, à l’histoire de la métaphy-
sique ». Ces deux citations, dans la symétrie qu’elles proposent, sont une
invitation à interroger le lien entre psychanalyse et déconstruction — geste
qui est tout sauf évident.
2. En efet, aucun des deux termes ne va de soi. En premier lieu, pour
chacun d’eux, se pose la question même de « soi », à la fois dans sa défni-
tion spécifque et dans celle de ses objets. D’autre part, comme les citations
de Derrida semblent l’indiquer, le lien est précisément ce qui est double-
ment mis en cause : intrinsèquement, chaque domaine exposant la question
du lien comme question inépuisable ; extrinsèquement, le rapport entre ces
deux domaines se caractérisant par des modalités allant du malentendu à
l’ignorance ou au déni. Il y va sans doute, pour l’un comme pour l’autre,
d’héritages multiples tant dans l’histoire de la philosophie qu’autour de
l'œuvre de Freud, et entre les deux — héritages assumés ou non, voire refus
d’héritage ou « mal d’archives » qui ne serait pas sans ateindre la décons-
truction. On pourrait s’interroger sur les efets institutionnels et institu-
tionnalisants qui tendent à rendre les deux domaines étanches l’un à
l’autre alors même qu’ils ne cessent de s’interpeller.
3. Mais si le lien peut être posé, ne serait-ce que comme question, n’est-
ce pas en raison de l’existence de lieux de passage où se joue l’interpréta-
tion, tels que le signifant, la letre, la litérature, le secret, l’identité, … ?
Lieux qui auraient en commun de défer les préjugés métaphysiques.
— •I•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———
— • II •