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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Les peuples étrangers dans l'idéologie impériale. Scythes et


Occidentaux
Madame Elisabeth Malamut

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Malamut Elisabeth. Les peuples étrangers dans l'idéologie impériale. Scythes et Occidentaux. In: Actes des congrès de
la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 30ᵉ congrès, Göttingen, 1999. L'étranger au
Moyen Âge. pp. 119-132.

doi : 10.3406/shmes.1999.1764

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2000_act_30_1_1764

Document généré le 20/10/2015


Elisabeth MALAMUT

LES PEUPLES ÉTRANGERS


DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE
Scythes et Occidentaux

La théorie ethnique ou nationale des sociétés humaines

Un traité diplomatique unique de théorie ethnique au milieu du


Xe siècle
Entre 948 et 952 un empereur, Constantin VII Porphyrogénète écrit un
traité sur les nations et les peuples étrangers qu'il destine à son fils et
successeur pour bien gouverner : le De administrando imperio l.
De cet ouvrage conçu comme un manuel diplomatique dans sa première
partie et comme une encyclopédie ethnologique dans la seconde, le chapitre
13 constitue le pivot central 2. Il est, en effet, consacré aux réponses que
l'empereur doit donner aux requêtes des nations du Nord, appelées Scythes,
selon des critères strictement idéologiques. L'idée fondamentale est celle de
la division de l'humanité en nations (ethnè) distinctes, régulées par leur
propre organisation sans possibilité de communication : « Les nations ayant
des mœurs, des lois et des institutions différentes, chacune doit consolider
celles qui lui sont propres et rejeter les associations qui tendent au mélange
des hommes » 3.

1 . À ce sujet, voir T. Lounggis, Constantin VII Porphyrogénète, De administrando imperio à


son fils Romain [en grec],Thessalonique, 1990, p. 32-36. Dans cet article sont cités dans
l'édition du Corpus de Bonn (Corpus scriptorum historiae byzantinae), Bonn, 1828-1897 :
Attaliate, Constantin VU (De cerimoniis), Génésios, George le Moine Continué, Kinnamos,
Theophane Continué, Zonaras.
2. De administrando imperio, G. Moravscik, R.J.H. Jenkins éd. et trad., 2 vol., Washington
D.C., 1967 (CFHB, I).
3. De administrando imperio, op. cit. n. 2, c. 13, 1. 175-178.

L'étranger au Moyen Âge. Actes du XXXe congrès de la SHMESP (Gôttingen, 1999), Paris,
Publications de la Sorbonne, 2000, p. 119-132.
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Une théorie ethnique est alors exposée et argumentée à partir de la loi


naturelle : « de même que chaque animal se mêle à ses congénères, de même
chaque nation a le devoir d'unir par le mariage ceux de même race
(homogenos) et de même langue (homophônos) et non ceux d'une autre race
(allophylos) et d'une autre langue (alloglôssos). Car de là naissent l'harmonie
de pensée (homophrosynè) et de discours, des conversations amicales et une
vie commune. En revanche des mœurs étrangères {allotria ethè) et des lois
différentes sont propres à engendrer des inimitiés, des disputes, des haines et
des révoltes » 4.
Jouant sur le vocabulaire de l'altérité en opposition à celui de l'identité,
c'est-à-dire sur les composés iïallos par rapport aux composés de homos,
Constantin VII et les chroniqueurs postérieurs du Xfc siècle 5 ont focalisé la
théorie politique de l'altérité ethnique sur les Petchénègues. La raison en est
certes politique et circonstancielle, puisque les Petchénègues 6, après avoir
joué un rôle important dans les guerres byzantino-bulgares, ont menacé
l'existence même de l'empire 7.

Les peuples du Nord comme représentation idéale de la théorie


ethnique
En dehors des événements précis évoqués, il est certain que la
représentation à cette époque des Petchénègues se fonde sur l'opposition dans
l'idéologie byzantine entre l'oikouménée, c'est-à-dire la terre habitée et civilisée
coïncidant idéalement avec l'empire, et les Barbares aux marges du monde
civilisé. Cette conception a toujours trouvé son support dans l'altérité des
peuples du Nord 8 et son expression à travers un ensemble de critères
caractéristiques.

4. De administrando imperio, op. cit. n. 2, c. 13, 1. 178-185.


5. Les ennemis qui font alors la guerre à Byzance sont d'une autre race (allophyloi ou alloge-
neis). Ils s'opposent ainsi à tous les Byzantins, qui sont de même race (homophyloi), même
s'ils sont souvent étrangers au pays où ils habitent (xénoi). Voir le reproche d' Attaliate, repris
par le Continuateur de Skylitzès, fait à Nicéphore Bryennios de se montrer lâche envers les
Petchénègues, et vantard envers les Romains ; cf. Attaliate, p. 262 ; Ioannis Skylitzès
continuatus, E.T. Tsokalès éd., Thessalonique, 1968, p. 176. À cette conduite, Attaliate
oppose celle exactement inverse de Nicéphore Botaniate, l'autre prétendant à l'empire, qui
distribuait donations et dignités aux Romains étrangers (xénoi) venant à lui ; cf. Attaliate,
p. 263.
6. La partie diplomatique du De administrando imperio (op. cit. n. 2) est consacrée en priorité
aux relations avec les Petchénègues.
7. Ils passent le Danube en 1046 et en 1077, maîtres de la Macédoine, ils s'avancent jusqu'à la
côte thrace, cf. Nicephori Bryennii historiarum libri quatuor, P. Gautier, éd. et trad.,
Bruxelles, 1975 (CFHB, IX), p. 236.
8. H. Ahrweiler, « Byzantine Concepts of the Foreigner : The case of the Nomads », dans
Studies on the Internal Diaspora of the Byzantine Empire, H. Ahrweiler et A.E. Laïou dir.,
Washington, 1998, p. 1-13.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 121

On relèvera d'abord le tempérament de ces peuples et leur mode de vie,


comme il est dit dans les Taktika de Léon VI, ouvrage sur l'art militaire de la
fin IXe-début Xe siècle9 : « les ethnè scythes sont d'une nature unique,
primitifs et inactifs, ils vivent en nomades. Seules, parmi eux, les nations
bulgares et turques (c'est-à-dire hongroises) se soucient de l'organisation
militaire » 10 ou encore « au sujet de Vethnos des Turcs, les Bulgares s'en
différenciant quelque peu, c'est un ethnos très peuplé et libre » n et enfin « ils
résistent à la chaleur et au froid et au manque du nécessaire et vivent une vie
nomade » 12. Léon VI reprend ici mot pour mot le Stratègikon de Maurice de
la fin du VIe-début VIIe siècle 13 sous le chapitre intitulé : « Comment il faut
se comporter avec les Scythes, c'est -à-dire les Avars, les Turcs et le reste
des ethnies hunniques qui vivent comme eux » 14.
Il s'agit ensuite de leur organisation politique : « les ethnè scythes sont
organisés de façon monarchique et leurs chefs s'imposent par la crainte et
non par l'amour », dit Léon VI en reprenant là encore le Stratègikon 15. Enfin
ils sont impies et ont une soif insatiable d'argent 16. Au Xe siècle, les requêtes
des peuples du Nord avaient augmenté et touchaient notamment des
privilèges impériaux (couronnes, vêtements royaux, feu grégeois et même
mariages princiers) 17, ce sont celles-là qui sont dénoncées par Constantin VII.

La rupture ou la christianisation des peuples étrangers


L'idéologie byzantine vis-à-vis des peuples étrangers était donc marquée
par l'attachement viscéral des Byzantins au passé, qui leur fait emprunter aux
textes anciens jusqu'à recopier ceux-ci en changeant simplement le nom des
peuples : ainsi les Turcs et les Avars du Stratègikon sont-ils devenus les
Turcs et les Bulgares de Léon VI. Cette idéologie subit néanmoins une
profonde mutation avec la christianisation de ces peuples.

9. Constitution XVIII sur les peuples étrangers dans : PG 107, col. 956.
10. Ibid., c. 43.
11. Ibid., c. 45.
12. Ibid., c. 46.
13. Texte et traduction allemande dans : Maurikios, Dos Stratègikon des Maurikios,
G.T. Dennis, E. Gamillscheg éd. et trad., Vienne, 1981 (CFHB, XVII), p. 360-368 ; trad,
anglaise seule dans Maurice's stratègikon, Handbook of Byzantine Military Strategy,
G.T. Dennis éd., Philadelphie, 1984, p. 116-120.
14. Maurice, Stratègikon, XI. 2, 6-7 : « Les ethnè scythes sont d'une nature unique, pour ainsi
dire, dans leur genre de vie et leur organisation, primitifs et inactifs. Seuls les ethnè des Turcs
et des Avars se soucient de l'organisation militaire, faisant des batailles rangées plus fortes
que les autres ethnè scythes. Et Y ethnos des Turcs est très peuplé (polyandron) et libre
(eleutheron) [...] ils résistent à la chaleur et au froid et au manque du nécessaire et mènent une
vie nomade ».
15. Constitution XVIII, op. cit. n. 9, c. 46.
16. Ibid., c. 47.
17. De administrando imperio, op. cit. n. 2, c. 13, 1. 24-28, 73-75, 104-110.
122 Elisabeth MALAMUT

Cette mutation est tout à fait visible dans les Taktika. Alors que les
chapitres concernant les Turcs, c'est-à-dire en ce temps les Hongrois, sont
identiques au développement du Stratègikon, des chapitres nouveaux sont
ajoutés 18, qui révèlent la difficulté d'admettre que Byzance ait été alliée aux
Hongrois dans une guerre contre le peuple récemment baptisé des Bulgares.
La question qui se pose à Léon VI est de justifier le massacre de chrétiens
par des chrétiens. Ses arguments reposent d'abord sur la violation par les
Bulgares de la paix éternelle promise lors du baptême de Boris. Les sources
de l'époque, en particulier le patriarche Nicolas Mystikos 19, reviennent à
plusieurs reprises sur ce serment mutuel prêté par les Romains et les
Bulgares dont elles attestent à la fois l'authenticité et sa transgression par le seul
souverain bulgare Syméon. Violant donc les traités de paix, les Bulgares ont
pillé la Thrace et, par la justice du Christ, ils ont alors reçu le châtiment. En
effet - si l'on en croit Léon VI -, alors que les Romains étaient occupés avec
les Saracènes, la divine Providence a armé le bras des Hongrois à la place
des Romains contre les Bulgares, la flotte romaine ne servant qu'à leur faire
traverser le Danube. La justice divine a envoyé des bourreaux pour que les
Romains chrétiens n'aient pas à verser le sang des Bulgares chrétiens contre
leur volonté.
S'il est légitime de voir en Léon VI, qui avait appelé les Hongrois à l'aide
et qui par la suite traita séparément avec les Bulgares en abandonnant ses
alliés, un casuiste avant l'heure, il n'en reste pas moins que le cas de
conscience posé par la guerre entre chrétiens suscita un problème moral aigu
chez les contemporains. Nicolas Mystikos déjà cité mentionne l'œuvre du
Diable « qui a contribué au si grand massacre de l'héritage du Christ, un
massacre perpétré par des mains qui ne sont pas impures ou instruites à
servir l'impiété, mais rendues pures par le baptême du Christ, qui s'élevaient
vers le Père céleste, et fortifiées par le signe de la croix contre la malice du
Diable » 20. On comprend pourquoi Léon VI préférait éluder la présence de
soldats romains face aux Bulgares. Néanmoins, il s'agit de justifier le
massacre des Bulgares chrétiens et cela ne se peut sans la justice divine. La
même idée est reprise par Nicolas Mystikos quelques années plus tard quand
il justifie l'aide apportée aux intérêts byzantins par les nations impies, Turcs,
Alains, Petchénègues, Russes ou autres génè scythes pour la destruction
complète du génos bulgare : « la destruction de tant d'églises, de tant de
palais épiscopaux, le massacre des prêtres, la souillure des vierges, l'offense

18. Constitution XVIII, op. cit. n. 9, c. 42.


19. Théophane Continué, p. 164-165; Nicolas I Patriarch of Constantinople, Letters,
R.J.H. Jenkins, L.G. Westerink éd., Washington, 1973 (CFHB, 6). Dans une lettre datée de
juillet 913 (n° 5, p. 27-29), alors que Syméon marche contre Constantinople, Nicolas
Mystikos l'accuse d'avoir brisé l'accord de paix négocié lors du baptême des Bulgares en 864.
Dans une autre lettre datée cette fois de 921 (n° 18, p. 127), il lui réitère cette prière adressée
sans fin à Dieu de revenir à la paix originelle qui, par le divin baptême, a été donnée aux
Romains et aux Bulgares.
20. Lettre n° 9, op. cit. n. 19, p. 55.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 123

faite aux moines, tout cela comment Dieu le supportera-t-il ? Cela


témoignera de ce que Dieu qui a tant œuvré pour la christianisation des Bulgares
les abandonne parce qu'ils ne veulent pas cesser la guerre » 21.

La nouvelle représentation des peuples étrangers devenus


chrétiens
Quelle que soit néanmoins l'argumentation développée pour justifier la
guerre, on ne peut nier qu'une rupture se produit à l'époque étudiée dans la
représentation byzantine des peuples du Nord récemment christianisés. On
pourrait même parler de crise de conscience. Il fallait résoudre le problème
de mener la guerre contre des chrétiens, d'autant qu'en devenant chrétiens,
ces peuples s'étaient transformés.
Nous touchons ici un point essentiel de la théorie ethnique byzantine qui
est fondée sur un système de valeurs et de contre-valeurs lié à la romanité
christianisée. Ces deux notions de romanité et de christianisation sont
indissociables. Ainsi, le peuple étranger christianisé ne peut plus être barbare, il
acquiert nécessairement et immédiatement les valeurs romaines et vice
versa : un peuple romanisé devient immédiatement chrétien. Le discours de
Jean Mauropous 22 sur le passage du Danube par les Petchénègues est à cet
égard un texte exemplaire de cette logique conceptuelle.
Pendant l'hiver 1046, une foule entière de Petchénègues traversa le
Danube gelé et l'armée byzantine d'Occident envoyée par Constantin Mo-
nomaque fut mise en infériorité par l'importance de l'invasion. L'empereur,
adoptant la solution qui lui paraissait la plus avantageuse, décida d'établir les
Petchénègues dans l'empire et leur distribua des terres. De nombreux chefs
furent baptisés en même temps qu'ils recevaient honneurs et dignités. Cette
politique pacifique, qui résultait à la fois de la contrainte des événements et
de la volonté de l'empereur, est interprétée comme une victoire miraculeuse
par Jean Mauropous en 1047 23. Et il nous raconte le processus qui lia les
événements et aboutit à la double conversion des Petchénègues. Au cœur du
combat la croix du Christ est, en effet, apparue à l'empereur comme elle était
apparue au Grand Constantin : « Alors ces allogènes qui parlaient une
langue étrangère et avaient une apparence étrange, cette nation sans foi ni
loi, cette race scythe, nomade, de mœurs sauvages, qui vivait et se
nourrissait de façon infâme et impure, ces hommes qui n'étaient dignes de rien, qui
ne connaissaient ni raison, ni loi, ni foi, qui ne se conformaient à aucune
forme de gouvernement, ne se liaient entre eux par aucun lien visant à
assurer la concorde (homonoia), mais doués et habiles à dévaster un pays, à y

21. Lettre n° 23 (922). op. cit. n. 19, p. 160.


22. Jean Mauropous, Discours 182, dans Ioannis Euchaitorum metropolitae quae in codice
Vaticano graeco 676 supersunt, P. deLagarde éd., Gôttingen, 1882 (Abhandlungen der
kôniglichen Gesellschaf t der Wissenschaften zu Gôttingen, 28), p. 144-145.
23. J. Lefort, « Rhétorique et politique : trois discours de Jean Mauropous en 1047 », Travaux
et Mémoires, 6 (1976), p. 266-267, 274-275.
124 Elisabeth MALAMUT

faire des incursions subites, à faire du butin, à répandre le crime par les
mains souillées de meurtre pour tout ce qu'elles touchent, ont été subitement
frappés par la peur. La peur a transformé des bêtes sauvages en hommes
sensibles. Ils ont jeté leurs armes, ils ont supplié l'empereur pour sa
miséricorde et, ayant reçu le signe de la grâce et l'enseignement par l'empereur de
la connaissance de Dieu, ils ont été baptisés » H
Dieu a œuvré pour la soumission des Petchénègues à l'empereur, à la
justice et à la loi, et l'empereur a joué un rôle d'intermédiaire pour la christiani-
sation des Petchénègues. Ils sont venus à Dieu par la grâce, mais aussi par
l'enseignement de l'empereur, imitateur du Christ 25.

L 'intégration des peuples étrangers

Nous avons analysé la représentation byzantine des sociétés humaines,


leur division en nations (ethnè) et en races ou lignées (génè), le premier
terme désignant un ensemble de gens vivant sur un territoire et soumis à une
même organisation éthique, sociale et politique, le second faisant davantage
référence à une ascendance ou à un lignage. Quand il désigne un peuple, je
traduirais volontiers le terme génos par race, quand il désigne un individu, il
s'agit d'un lignage. Quand il désigne les chrétiens, il s'agit d'une famille 26.
Néanmoins cette famille n'est pas toujours rassemblée. Aussi peut-il y avoir
plusieurs familles (génè) de chrétiens. Mais ces familles ont un seul corps, la
foi, une seule tête, le Christ 27, et c'est pourquoi leurs membres doivent être
en harmonie. L'empereur des Romains, représentant du Christ dans le
royaume terrestre, est le souverain suprême. Selon le Diacre Agapet, qui
prodigua ses conseils à Justinien au VIe siècle, dans un ouvrage que l'on
assimile à un Miroir des Princes byzantin 28, l'empereur a été placé par Dieu
au gouvernail d'un État comprenant la terre entière. Cet État doit être
gouverné sur le modèle du royaume céleste. Pour Byzance, il y avait donc deux
façons d'intégrer les peuples étrangers païens dans le génos des chrétiens,
selon qu'ils étaient à l'intérieur de l'empire ou bien à l'extérieur. Dans la
première solution, ils deviennent chrétiens et romains, dans la seconde, ils
deviennent chrétiens sous la suzeraineté byzantine et leur prince prend place
à l'intérieur d'une grande famille dont l'empereur est le père. Une place am-

24. Jean Mauropous, Discours 182, op. cit. n. 22 ; J. Lefort, « Rhétorique et politique... »,
op. cit. n. 23, p. 285-286 et 290.
25. É. Malamut, « L'image byzantine des Petchénègues », Byzantinische Zeitschrift, 88
(1995), p. 123.
26. Nicolas I, op. cit. n. 19, lettre n° 24 (922-923), p. 169 : « le génos commun des Bulgares
et des Romains non seulement se détruit lui-même dans la vie présente, mais encore la vie
future les rendra étrangers les uns aux autres et ils s'ensevelissent eux-mêmes dans une mort où
ils ne connaîtront pas le royaume de Dieu ».
27. Nicolas I, op. cit. n. 19, lettre n° 9 (août-début septembre 917), p. 65.
28. Agapetis Diakonos, Der Filrstenspiegelfîir Kaiser Justinianos, R. Riedinger éd., Athènes,
1995.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 125

biguë est réservée aux peuples étrangers occidentaux dans la mesure où,
étant chrétiens et descendants de l'empire romain, ils sont les égaux des
Byzantins mais, étant de culture barbare, ils ont bien des points communs avec
les peuples du Nord.

La christianisation et l'intégration des Barbares dans l'empire


Lors de la reconquête byzantine de l'espace danubien sur les Bulgares en
972, l'empereur Jean Tzimiskès eut une politique volontariste de romanisa-
tion, voulant « rendre les forteresses du Danube aux Romains, qu'ils fussent
chefs d'armée, soldats ou commerçants » 29. En fait, ceux-ci se mêlèrent à la
population locale jusqu'à l'arrivée dans les années vingt du XIe siècle des
Petchénègues, qui se mêlèrent à nouveau aux populations locales. On
rapporte qu'en 1049 un chef petchénègue du nom de Koulinos reconnut sur le
champ de bataille de Diakene un chef byzantin gravement blessé appelé Ké-
kauménos. Il savait, en effet, qui était ce général byzantin « depuis le temps
où il commandait les phrouria du Danube et depuis le temps où les gène
s'étaient mêlés les uns aux autres » 30. Ces races mêlées du Danube, Slaves,
Bulgares, Romains, Petchénègues, et plus tard, Ouzes, Valaques et Albanais,
les contemporains les appelaient Mixobarbares31. Les Mixobarbares
n'avaient pas un génos de même rang que les Romains 32. Ils n'étaient plus
des étrangers et ils n'étaient pas perçus comme des Romains. Nous n'avons
de renseignement que pour le statut juridique et administratif des chefs. Il est
dit qu'ils s'établissaient dans l'empire en faisant acte de soumission par traité
(hypoptôsis enspondos), en reconnaissant leur servitude, en renonçant aux
impôts et aux revenus des villes, en déposant leur propre puissance entre les
mains de la puissance romaine 33 : en clair, ils se soumettaient à la loi ro-

29. Ioannis Scylitzae Synopsis Historiarum , I. Thurn éd., Berlin-New York, 1973 (CFHB,
V),p.310.
30. Ibid., p. 468 ; É. Malamut, « L'image byzantine des Petchénègues... », op. cit. n. 25,
p. 125. Sur le récit extrêmement précis de Skylitzès concernant Katakalôn Kékauménos et la
bataille de Diakene, cf. J. Shepard, « A suspected source of Scylitzes'Synopsis Historion : the
great Catacalon Cecaumenus », dans Byzantine and Modem Greek Studies, 16 (1992), p. 171-
181.
31. V. Tapkova-Zaïmova, « Les Mixobarbares et la situation politique et ethnique au Bas-
Danube pendant la seconde moitié'du XIe siècle » dans Actes du XVe congrès international
des études byzantines, Bucarest, 1971, II, Bucarest, 1975 [repris dans V. Tapkova-Zaïmova,
Byzance et les Balkans à partir du VIe siècle, Londres, Variorum Reprints, 1979, XV], p. 615-
619.
32. Ils étaient perçus comme des « sous-Byzantins » ; voir H. Ahrweiler, « Citoyens et
étrangers dans l'empire romain d'Orient », dans Atti del IlSeminario intemazionale di Studi Storici
« Da Romàalla Terza Roma », 21-23 avril 1982, p. 345-346.
33. Jean Mauropous, Discours 182, op. cit. n. 22, p. 144 ; voir à ce sujet V. Tapkova-
Zaïmova, « Quelques particularités dans l'organisation militaire des régions du Bas-Danube et
la politique byzantine aux Xle-XIIe siècles », dans Mélanges Edmond-René Labande,
Poitiers, 1974 [repris dans V. Tapkova-Zaïmova, Byzance et les Balkans..., op. cit. n. 31,
XVI], p. 670 .
126 Elisabeth MALAMUT

maine, ne créaient pas d'État autonome à l'intérieur de l'empire et devenaient


les fidèles serviteurs de l'empereur H

Les limites de l'intégration des étrangers dans l'empire : les


facteurs de résistance, les solutions adoptées.
Cette politique d'intégration eut des limites qui furent, me semble-t-il,
plus culturelles qu'idéologiques. Selon les propos d'Attaliate concernant les
villes du Danube, la caractéristique principale des populations de cette
région était justement leur diversité linguistique 35 : Byzance était parvenue à
baptiser ces populations et à les soumettre à la loi romaine, mais non à les
helléniser. Cet échec de rhellénisation n'était pas seulement perceptible au
niveau de la langue, mais aussi au niveau de l'acculturation. Ainsi les Pet-
chénègues, en s'établissant au-delà du Danube, transmirent-ils aux
populations déjà établies, y compris les Romains, leur mode de vie, c'est-à-dire une
certaine forme de nomadisme 36.
Cette hellénisation manquée explique également que les Latins, si
nombreux au Xlle siècle comme mercenaires dans l'armée byzantine, remplissant
parfois les fonctions de généraux en chefs et même de conseillers et de
diplomates de l'empereur sous le règne de Manuel 1er Comnène, ne se soient
pas intégrés dans la société byzantine si ce n'est de façon infime.
Or, contrairement aux peuples scythes, il n'y avait pas pour les Francs de
discrimination idéologique concernant le rang de leur génos. Dans la
conception chrétienne et universaliste du pouvoir impérial perpétuée au Xe
siècle, l'Occident christianisé était en quelque sorte mis à part. Après toute la
controverse du VIIIe siècle, qui avait opposé Irène l'Athénienne à
Charlemagne sur la titulature impériale, il y avait eu de la part de Byzance une
acceptation du fait accompli. Et l'on insistait désormais sur l'origine commune
romaine des deux parties du monde et sur la descendance de Charlemagne
pour justifier les mariages. Ainsi, dans le chapitre 13 du De administrando
imperio, les Francs font-ils partie de la famille romaine et chrétienne et les
mariages peuvent-ils être conclus avec eux, leurs lignages étant illustres et
renommés. Rappelons que Romain II, le fils de Constantin VII, fut marié à
Berthe-Eudocie, fille d'Hugues d'Arles, l'un des descendants de Charle-

34. Les termes juridiques utilisés pour les fédérés aux Vle-VIIe siècles furent remis à l'ordre
du jour, mais ne recouvraient plus les mêmes réalités. On rappellera d'ailleurs l'exemple de
Nestor, un Illyrien d'un génos dont le rang était identique à ceux de Dristra, arrivé au sommet
de la hiérarchie militaire en tant que duc du Paristrion, voir É. Malamut, « L'image byzantine
des Petchénègues... », op. cit. n. 25, p. 131 ; V. Tapkova-Zaïmova, « Quelques
particularités.. », op. cit. n. 33, p. 670-673. Il est de fait que l'armée restait le plus sûr moyen d'intégrer
les étrangers.
35. Attaliate, p. 204.
36. À côté des grandes villes, il existait désormais des epauleis, c'est-à-dire des communautés
dont l'économie était entièrement pastorale ; cf. Attaliate, Bonn, p. 204 ; V. Tapkova-
Zaïmova, « Les Mixobarbares... », op. cit. n. 31, p. 619 ; H. Ahrweiler, « Byzantine Concepts
of the Foreigner... », op. cit. n. 8, p. 10.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 127

magne, roi d'Italie en 926 37. Dans le De Cerimoniis, les rois francs sont
appelés « frères » 38. Un siècle et demi plus tard, Anne Comnène dit de Gode-
foy de Bouillon qu'il était d'illustre génos 39.
Et pourtant, même ceux qui étaient de génos royal, qui servaient
l'empereur en faisant serment de mourir pour lui, comme Pierre, le neveu de
l'empereur de Francie, au service de Basile II en 979, restaient des ethnikoi
(étrangers) et, pour ne pas « rabaisser les Romains » 40, Pierre ne put être
nommé stratège. Un siècle plus tard, Kékauménos, l'auteur des Conseils à
l'empereur, rappelait qu'il ne fallait pas conférer de grandes dignités ni de
grands commandements aux étrangers, en citant justement en exemple la
politique de Basile II 41. Pourtant les temps ont changé et Kékauménos lui-
même concède que les étrangers, sous-entendus les mercenaires occidentaux,
jouiront d'exceptions s'ils sont de sang royal. Il est vrai que désormais les
empereurs distribuaient assez largement les dignités et les charges aux
Occidentaux. Plus tard, au-delà de l'époque concernée, certains Latins
bénéficièrent d'un statut politique égal à celui des Romains par l'acquisition de
l'égalité des droits 42, mais le fossé entre Occidentaux et Byzantins resta
d'ordre culturel et religieux. Il ne s'agissait pas tant de la connaissance de la
langue grecque, partagée par nombre d'Occidentaux surtout quand ils se
trouvaient au service de l'empereur43, que du refus par les Occidentaux de
l'hellénisation à travers l'orthodoxie. Et finalement il y eut très peu de
mariages mixtes à Byzance, en dépit des mariages des empereurs avec des
princesses latines pour des raisons strictement politiques. Une étude récente a
montré que, sur un échantillon étudié de quatre-vingt-quatre Latins au
service de Byzance de 1025 à 1204, trois familles seulement s'étaient
assimilées44.
En dépit de l'idéologie officiellement exprimée suivant laquelle les Latins
étaient aussi des Romains et de lignée de même rang, ils sont perçus comme
des « Barbares » par les Byzantins à partir de la fin du X£ siècle. Les cir-

37. De administrando imperio,op. cit. n. 2, c. 26. Le mariage fut conclu en 944 et la princesse
mourut en 949.
38. De Cerimoniis, II, p. 691.
39. Anne Comnène, Alexiade, B. Leib éd., Paris, 1967, H, p. 209.
40. Kékauménos, Strategikon, D. Tsougkarakis éd., 1993, p. 250-252 ; P. Lemerle,
Prolégomènes à une édition critique et commentée des « Conseils et Récits » de Kékauménos,
Bruxelles, 1960 (Mémoires, Classe de Lettres, 2e s., 54, fasc. 1), p. 41-42.
41. Ibid.
42. Lorsqu'à la fin du XIIIe siècle, les Italiens devinrent les seuls maillons économiques de
l'empire ; cf. H. Ahrweiler, « Citoyens et étrangers... », op. cit. n. 32, p. 349. Je ne partage
pas l'avis de l'auteur sur la référence de Y isopoliteia au niveau culturel. Il s'agit uniquement
d'une égalité politique.
43. Le normand Odon Stigand II fut à la fois interprète et médecin à la cour byzantine entre
1057-1060 ; cf. E. Amsellem, Les Occidentaux à Byzance 1025-1204, Mémoire de diplôme
d'études approfondies, soutenu à Paris en septembre 1998, p. 97. L'auteur cite R.N. Sauvage,
La chronique de Sainte-Barbe en Auge, Caen, 1906.
44. E. Amsellem, Les Occidentaux à Byzance 1025-1204, op. cit. n. 43, p. 176-179.
128 Elisabeth MALAMUT

constances politiques extrêmement graves pour Byzance qu'ont pu


successivement représenter le péril normand et la Première croisade ont certainement
modifié la représentation qu'en avait Constantin VII au milieu du Xe siècle.
Anne Comnène parle du génos des Barbares 45 qui s'ébranle des pays
compris entre l'autre rive de l'Adriatique et les colonnes d'Hercule lors de la
Première croisade. Il est intéressant d'examiner précisément la portée
politique de ce concept appliqué aux Latins. Le terme « Barbares » est toujours
accompagné des qualificatifs de présomption, d'avidité de pouvoir, d'orgueil,
de cupidité, partageant en cela une qualité scythe. Mais le plus grave est leur
propension à devenir des tyrans 46. Leurs critères culturels et religieux
empêchaient les Latins de s'intégrer dans la société byzantine et, en même temps,
ces critères représentaient une grave menace, car ils les justifiaient de
vouloir imposer leur tyrannie, c'est-à-dire de vouloir usurper l'empire. Il fallut
par conséquent créer des rapports qui puissent les lier à l'empereur et qui
soient d'une autre nature que ceux qui liaient l'empereur à ses sujets
byzantins. Ces rapports devaient être reconnus par les deux parties et surtout par
les Latins : ce rut le serment d'homme lige de l'empereur prêté par Godefroy
de Bouillon, Raoul et autres chefs croisés en 1096, par Bohémond à Dévol
en 1 108, par Raymond de Poitiers en 1 145 47.

La filiation spirituelle des princes étrangers : l'exemple bulgare


Vis-à-vis d'un État voisin et menaçant, comme l'était la Bulgarie depuis la
fin du VIIe siècle, et que l'empire avait tout intérêt à intégrer dans sa sphère
politique et religieuse pour un ensemble de raisons intérieures et extérieures,
Byzance adopta le système de la filiation spirituelle.
En baptisant en 864 le prince bulgare Boris, Byzance l'intégra dans la
famille pyramidale des princes chrétiens dont l'empereur représentait le
sommet. Dans l'esprit des Byzantins, le prince, en reconnaissant dans l'empereur
byzantin son père spirituel 48, reconnaissait implicitement sa subordination et
la soumission de sa nation, gage de la paix éternelle entre les deux États 49.
En outre, Byzance espérait par sa politique de christianisation des Slaves
fondre ceux-ci dans l'universalité de son pouvoir à l'intérieur même de ses
frontières, d'autant qu'elle n'avait pas renoncé à réintégrer la Bulgarie,
territoire considéré comme usurpé à l'empire. L'idéologie byzantine se heurta ici

45. Anne Comnène, op. cit. n. 39, H, p. 207.


46. Que ce soit Roussel de Bailleuil ou Robert Guiscard ; cf. Anne Comnène, op. cit. n. 39, 1,
p. 10, 37.
47. Ibid., n, p. 228-229 ; HI, p. 125-139 ; Kinnamos, p. 35.
48. De cerimoniis, p. 681.
49. D'après le Continuateur de Théophane, Boris converti aurait écrit à la despoina Theodora
en lui demandant « de n'être plus qu'un désormais et non deux, étant liés par une foi et une
amitié inébranlable, et il promettait de se soumettre et de faire une paix éternelle et sans
faille », cf. Théophane Continué, p. 164 ; voir aussi Génésios, p. 97 ; Georges le Moine
Continué, p. 732-733.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 129

à la propre idéologie du prince bulgare, qui voyait dans la christianisation le


moyen d'intégrer justement dans son État les Slaves qui en étaient jusqu'à
présent exclus par l'élite protobulgare. Or, il réussit à attirer également les
Slaves situés au delà de ses frontières, grâce aux missionnaires et fondateurs
de l'Église bulgare, Clément d'Ohrid et Naum, qui diffusèrent et enseignèrent
la liturgie slave et furent à l'origine de la littérature slavonne. Par ailleurs,
Boris continua de porter le titre d'« archôn par la grâce de Dieu » 50 que
portaient les souverains à l'époque protobulgare, ce qui signifiait que son
élection était d'origine divine et que son pouvoir restait souverain51. Très
rapidement des conflits surgirent avec Byzance au sujet de la reconnaissance
d'une Église bulgare, qui amenèrent Boris à se tourner vers la papauté pour
obtenir cette hiérarchie ecclésiastique que lui refusait Byzance. Car, le pays
étant désormais christianisé, il ne pouvait y avoir de souverain indépendant
sans une Église indépendante, les deux institutions étant liées dans une
symbiose et une « harmonie » propres aux États orthodoxes 52. Byzance en
était consciente, et c'est pourquoi elle ne finit par accepter l'autonomie de
l'Église bulgare qu'en 870, aiguillonnée par les prétentions de Rome sur
ladite Église.
Quand Byzance se trouva confrontée quelques décennies plus tard aux
prétentions universalistes de Syméon de Bulgarie, fils de Boris, il lui fallut
manier une argumentation idéologique capable de contrebalancer l'acception
issue de la pratique courante et légitimée par une tradition séculaire selon
laquelle le pouvoir suprême pouvait être usurpé par quiconque était élu de
Dieu. Ainsi Byzance, en s'opposant à l'appropriation par Syméon du titre de
« basileus des Romains », s'accrocha-t-elle aux arguments tirés de la théorie
ethnique. Syméon, par sa filiation naturelle, par son génos, n'avait aucun
droit légitime à ce titre 53 et ne pouvait non plus prétendre à un mariage qui
lui permettrait d'entrer dans le génos des Porphyrogénètes. Aussi le projet de
mariage qu'on lui avait fait miroiter, quand il était encore sous les murs de la
capitale en 913, entre Constantin, fils de Léon VI, et sa propre fille, fut-il
écarté dès 914 avec le coup d'État qui renversa le patriarche Nicolas Mysti-
kos, son interlocuteur de l'année précédente, et qui hissa au pouvoir Zoé, la

50. V. Besevliev, Die protobulgarischen Inschrifien, Berlin, 1963, p. 175.


51. En témoigne la lettre de Photius à Boris (866) : « pour notre fils spirituel [...] archôn de
Bulgarie par la grâce de Dieu», cf. Photius, Epistulae et Amphilochia, I.B. Laourdas,
L.G. Westerink éd., Leipzig, 1983, p. 2 ; V. Zlatarski, Istorija na bâlgarskata dSrzavaprez
sredniîe vekove, Sofia, I, 2, p. 71. Pour la bibliographie concernant la lettre de Photius à
Boris, voir P. Odorico, « La Lettre de Photius à Boris de Bulgarie » Byzanîinoslavica, 54
(1993), p. 83-88. Z
52. Ce que BoSko Bojovié appelle la « symphonie » des deux pouvoirs dans l'État médiéval
serbe ; cf. B.I. Bojovic, L'idéologie monarchique dans les hagio-bio graphies dynastiques du
Moyen Âge serbe, Rome, 1995, p. 710.
53. Théodore Daphnopatès, Correspondance , J. Darrouzès, L.G. Westerink éd., Paris, 1978,
p. 72 : « Car d'où te viendrait le droit à ce nom ? De tes ancêtres ? Tu sais parfaitement ce
qu'il en est » lui dit Romain Lécapène dans une lettre datée de 924-925 ; V. Zlatarski,
Istorija..., op. cit. n. 51, p. 496.
130 Elisabeth MALAMUT

mère du jeune empereur. En 920 l'accession au trône de Romain Lécapène,


qui s'était d'abord proclamé le protecteur de Constantin et lui avait ensuite
donné sa fille en mariage, ôta tout espoir à Syméon d'entrer dans le lignage
porphyrogénète. On lui proposa le mariage avec une fille de Romain
Lécapène, que l'on qualifia de « mariage impérial » 54 et qu'il refusa avec hargne.
Un an plus tard, Nicolas Mystikos lui disait ouvertement, dans sa
correspondance, que jamais les puissants ni le peuple de l'empire romain ne le
reconnaîtraient comme leur empereur 55, car aux Bulgares les Romains pouvaient
seulement donner de l'or, des vêtements et même des territoires, pratique
qui, tout en étant avantageuse pour les Bulgares, ne lésait pourtant pas les
Romains 56. Allant plus loin encore dans le refus d'un quelconque lien avec
l'empereur des Romains dont les Bulgares pourraient se prévaloir pour leurs
prétentions et leur titulature 57, Constantin VII, dans le fameux chapitre 13
du De administrando imperio, critiqua vertement le mariage entre Pierre, le
fils de Syméon, et la petite fille de Romain Lécapène - union qui finit par se
réaliser quelques années après la mort de Syméon -, parce qu'elle
introduisait une innovation (kainotomia)5*, chose toujours condamnable et mauvaise
par nature dans la conception byzantine du respect des traditions et des lois.
Ce mariage fut une transgression, même si les Bulgares étaient chrétiens,
même s'il s'agissait, dans l'ordre, de la fille du troisième empereur, et c'est
justement à ce propos que Constantin VII énonça la théorie des ethnies dont
nous parlions au début de cet exposé.
La filiation spirituelle était donc théoriquement la seule qui pouvait être
revendiquée par le prince bulgare, celle dont l'acte premier a été le baptême
de Boris. Or, elle a été précisément transgressée quand Syméon s'est révolté
contre l'empereur, en ne se contentant pas de sa propre « ration » 59 ; « Tu
tenais le rang d'un fils, tu t'es évadé de cette filiation spirituelle » lui écrit
l'empereur Romain Lécapène 60. Dans le même esprit, Nicolas Mystikos, en
évoquant la rupture des serments solennels, lui lance cette imprécation :
« Peut-il être appelé encore chrétien, celui qui offense les terribles mystères
du Christ ? » «.
Les Byzantins usaient néanmoins très subtilement de la hiérarchie
spirituelle au sein de la pyramide des souverains dont l'empereur occupait le
sommet. Et, concernant justement Syméon, il semble bien que l'entrevue de
913 entre le souverain bulgare et le patriarche Nicolas Mystikos - entrevue

54. Nicolas I, op. cit. n. 19, lettre n° 16, p. 111.


55. Ibid., lettre n° 19 (printemps-été 921), p. 129.
56. Ibid
57. Nous avons, en effet, l'exemple des princes serbes à partir de la fin du XIIe siècle qui,
mariés à des princesses byzantines de sang impérial, s'intitulent « gendre de l'empereur ».
58. De administrando imperio, op. cit. n. 1, c. 13, 1. 175.
59. Théodore Daphnopatès, op. cit. n. 53, p. 72.
60. Ibid. ; V. Zlatarski, Istorija... , op. cit. n. 51, p. 496.
61. Nicolas I, op. cit. n. 19, lettre n° 5, p. 32.
LES PEUPLES ÉTRANGERS DANS L'IDÉOLOGIE IMPÉRIALE 131

dont la teneur a été discutée par nombre d'historiens 62 -, a promu Syméon


au rang de frère comme en témoigne un discours prononcé par le préposé à
la chancellerie Théodore Daphnopatès en 927 pour célébrer la paix avec les
Bulgares 63.
Dans ce discours, Théodore expose comment, à la mort de l'empereur
Léon VI, le prince Syméon, en brisant les accords de paix, en faisant preuve
d'apostasie par une révolte ouverte et en profanant ses sceaux du titre
d'« empereur des Romains », avait de facto renoncé à sa filiation spirituelle.
Mais il ajoute qu'après son couronnement par Nicolas Mystikos 64 « le frère
repartit de la même façon qu'il était venu, laissant le sceptre à l'enfant » 65.
Par la suite, tant que Romain Lécapène eut en face de lui cet ennemi
dangereux pour l'empire, toutes les lettres adressées à Syméon le nomment frère
de l'empereur 66. Après la mort de Syméon en 927, il semble bien que la
fraternité spirituelle ait fait à nouveau place à la filiation comme il en était du
temps du prince Boris et comme en témoigne le protocole 67.

*
* *

62. V. Zlatarski , Istorija... , op. cit. n. 51, p. 372 ; G. Ostrogorsky, « Die Krônung Symeons
von Bulgarien durch den Patriarchen Nikolaus Mysticos », Bulletin de l'Institut archéologique
bulgare, 9 (1935), p. 275-286 ; A. Stauridou-Zafraka, La rencontre de Syméon et Nicolas
Mystikos (Août 913) dans le cadre de l'antagonisme byzantino -bulgare [en grec], Thessalo-
nique, 1972 : l'auteur donne l'ensemble de la bibliographie sur le sujet.
63. R.J.H. Jenkins, « The peace with Bulgaria (927) celebrated by Theodore Daphnopatès »,
Polychronion (Festschrift F. Dôlgerzum 75. Geburtstag), Heidelberg, 1966, p. 287-303.
64. Nous sommes d'avis qu'il y eut un réel couronnement de Syméon lors de l'entrevue de 913
et non une simple filiation spirituelle qui, de toute façon, avait déjà été consentie à Boris
quand il fut baptisé. Quelle que soit l'interprétation que l'on puisse donner à certains passages
obscurs du texte édité par R.J.H. Jenkins, toutes les sources byzantines, sauf Zonaras qui est
un auteur du XIIe siècle (cf. Zonaras, p. 462), témoignent du couronnement de Syméon
(cf. Théophane Continué, p. 385 ; Georges le Moine Continué, p. 878 ; Skylitzès, op. cit.
n. 29, p. 200). Par ailleurs, il faut avouer que, malgré les observations de P. Karlin-Hayter
(« The Homily on the Peace with Bulgaria of 927 and the "Coronation" of 913 », Jahrbuch
der o'sterreichischen Byzantinistik, 17 [1968], p. 29-39), l'interprétation de R.J.H. Jenkins est
à ce jour la plus satisfaisante si l'on tient compte de l'ensemble du texte analysé. Enfin, la
solution la plus plausible reste que Syméon ait été couronné soit basileus de Bulgarie soit césar
de Bulgarie, étant entendu que, pour les Bulgares, le terme césar équivalait à cette époque au
terme tsar. Mais il ressort également que ce couronnement n'a pas été ensuite reconnu comme
valide par le pouvoir byzantin, et cela dès 914, d'où l'extrême subtilité dans l'emploi des
termes aussi bien dans les sources officielles que dans les chroniques et la correspondance
concernant Syméon, son couronnement et le port de ses titres.
65. R.J.H. Jenkins, The peace... , op. cit. n. 63, p. 291.
66. Nicolas I, op. cit. n. 19, lettres n° 23, 1. 118 (922), n° 25, 1. 137 (922-923), n° 30, 1. 49 (fin
de l'année 924), n° 31, 1. 127 (janvier-avril 925) ; Théodore Daphnopatès, op. cit. n. 53, lettres
n° 5 (an 924), 1. 38, 52, 96 ; n° 6 (an 925), 1. 2, 22, 31, 96, 101, 106, 112, 116, 130, 152.
67. De cerimoniis, p. 690.
132 Elisabeth MALAMUT

Pour conclure, nous pensons avoir montré que Byzance avait construit au
Xe siècle une véritable théorie ethnique des sociétés humaines, théorie
reflétant une idéologie fondée depuis des siècles sur l'opposition entre Barbares
et Romains. Mais, si les Byzantins la voulaient stable et immuable, les
bouleversements démographiques à l'échelle mondiale et les transformations
politiques des États étrangers ont contraint l'empire à adapter cette théorie
ethnique. Les solutions furent diverses et originales : intégration par la ro-
manisation, intégration dans la famille des chrétiens, intégration par divers
serments directement liés à la personne impériale. Finalement, l'empire
byzantin était une remarquable machine à intégrer. Il a néanmoins échoué dans
l'acculturation qui, du Xe au XIIe siècle, commence à s'incarner dans la gré-
cité orthodoxe.

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