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Origine et originalite de la metaphysique aristotelicienne

par Enrico B e r t i (Padova)


1. Pour reconstruire l'origine et la signification de la metaphysique
aristotelicienne, il est necessaire, avant tout, de s'engager dans des
problemes qui concernent la biographie et la Chronologie d'Aristote.
La Chronologie traditionnelle, acceptee par tous ceux qui ont etudie la
vie d'Aristote — de Wilamowitz a Jaeger, de Düring ä Chroust —,
remonte aux Chronika d'Apollodore d'Athenes ( siecle avant J. C.)
et les donnees les plus importantes apportees par cette source sont,
comme il est bien connu, les suivantes. Aristote serait ne en 384/3, il
serait entre dans Tecole de Platon ä dix-sept ans, c'est-ä-dire en 367/6;
il serait reste chez son maitre pendant vingt ans, c'est-ä-dire jusqu'ä la
mort de ce dernier, survenue en 348/7. Dans cette meme annee
Aristote serait alle chez Hermias, tyran d'Atarnee, oü il aurait demeure
pendant trois ans; en 345/4 il se serait rendu ä Mytilene et en 343/2 il
aurait ete appele ä la cour macedonienne, pour etre le precepteur du
jeune Alexandre. En 335/4 il serait revenu ä Athenes et aurait
enseigne au Lycee pendant treize ans; en 322/1 il se serait rendu ä
Chalcide, oü dans la meme annee il serait mort ä Tage de 63 ans 1 .
Une indication completement differente est fournie, au contraire,
par un fragment du Marmor Parium (264 avant J. C.) decouvert ä la fin
du XIXe siecle, oü il est dit qu'Aristote mourut en 321 ä Tage de
cinquante ans2. Si cela etait vrai, le philosophe serait ne en 371 et, etant
entre dans TAcademie de Platon ä 17 ans et Tayant quittee ä la mort de
son maitre, il serait reste chez ce dernier non pas vingt ans, mais seule-
ment sept. On voit tout de suite que, dans ce cas, la plupart des
reconstructions modernes de Torigine et du developpement de la
pensee aristotelicienne, qui attribuent une importance fondamentale
aux vingt ans passes par Aristote dans TAcademie, serait au moins
serieusement compromise.
II est donc un peu surprenant que personne, autant que je sache, par-
mi les specialistes de la biographie aristotolicienne, n'ait jamais chcrchc

' Diog. Laert., V, 9-10.


2
Le fragment a eto publie par A.Wilhelm, in: Miit. d. Kgl. Institut Athens, 32, 18^7.
p. 195.
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22X Knrieo Berti

; rcfulcr la Chronologie dcrivant du Marmor Parium. Cclle-ci est


dcmcntie, c'cst vrai, par un fragmcnt de Philochore, historicn athenien
avant vceu cntrc le IV C et le ' siecle avant J. C. et, par consequent,
üntcrieur au Marmor Parium, qui confirmc presque ä la lettre la
Chronologie d'Apollodore3. Mais cette derniere pcut etre confirmee -
et celle du Marmor Parium refutee — meme sur la base de la
Chronologie absolue, qui semble etre acceptee par la presque totalite
des interpretes, de quelques oeuvres de jeunesse d'Aristote, c'est-ä-dire
les dialogues Gryllos et Eudeme et le Protreptique·. II semble, en effet,
qu'Aristote ait ecrit le Gryllos pour repondre aux eloges du fils de
Xenophon, appele justement par ce nom-lä, composes ä Foccasion de
sä mort, qui etait arrivee pendant la bataille de Mantinee en 362. Dans
ce dialogue, comme il est bien connu, Aristote faisait de la polemique
en particulier contre Isocrate, opposant ä la conception de la
rhetorique professee par celui-ci celle professee par FAcademie de
Platon, selon laquelle la rhetorique devait etre strictement liee ä la
dialectique. Or, cela signifie qu'ä la date de sä composition Aristote
non seulement n'avait pas 11 ou 12 ans, comme la Chronologie du
Marmor Parium impliquerait, mais aussi qu'il demeurait depuis
quelques annees dans FAcademie de Platon.
Quant ä Eudeme et au Protreptique, la plupart des interpretes con-
corde ä en situer la composition dans les annees 354 et 353, qui sont
respectivement la date de la mort d'Eudeme de Chypre, Fami
d'Aristote auquel il dedia le dialogue homonyme, et de la composition
de YAntidosis d'Isocrate, ecrite peu avant ou peu apres le Protreptique.
Ces deux ouvrages revelent une maturite de pensee et une familiarite
avec la philosophie platonicienne qui ne sont pas admissibles chez un
homme de 17 ans, qui venait d'entrer dans FAcademie4.
La Chronologie de ces ouvrages, qui sont presque les seuls dont on
peut fixer la date absolue de composition, mise en rapport avec le con-
tenu philosophique des fragments qui nous en sont parvenus, nous
permet de supposer que, pendant les vingt ans passes ä Fecole de
Platon, Aristote avait dejä developpe plusieurs doctrines appartenant ä
sä logique, ä sä phsyique et ä sä metaphysique. L'interet pour la
rhetorique temoigne par le Gryllos et confirme par la notice d'un cours
de rhetorique tenu par Aristote dans FAcademie en concurrence avec

3
Vita Marciana 10, ed. Düring (Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göte-
borg 1957).
4
J'ai traite d'une maniere plus approfondie cette matiere dans mon livre Aristotele:
dalla dialettica alla filosofia prima, Padova, Cedam, 1977.
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Origine et originalitc de la metaphysique aristotelicienne 229

Isocrate, et la connexion etroite existant dans sä pensee entre la


rhetoriquc et la dialectique, nous induisent a supposer que des
ouvrages comme la Rhetorique et les Topiques ont ete composes pour
la plupart dans la periode academique. En outre la presence, dans
YEudeme, de la these que la substance n'a pas de contraire, nous
permet de conclure que les Categories aussi — si ce traite est authen-
tique, comme nous le croyons — remontent a la meme periode.
Finalement la presence dans le Protreptique de doctrines comme celles
de Tordre teleologique de la nature et de la puissance et de l'acte nous
permettent d'attribuer ä la periode academique des ouvrages comme la
Physique et les livres les plus anciens de la Metaphysique ( , , et,
peut-etre, A), ou au moins des doctrines professees par eux
(Homonymie de Tetre, trois principes-elements, quatre genres de
causes, moteurs immobiles des cieux, etc.).
Si ces attributions sont exactes et si, comme il est universellement
admis, les traites conserves d'Aristote sont le document de son
enseignement oral, il en resulte que pendant la periode passee dans
l'Academie Aristote exer£ait deux genres d'activite, Tun consistant ä
ecrire des dialogues ou des discours destines ä la publication, qui ont
ete perdus, et l'autre consistant ä enseigner et ä enregistrer le contenu
de son enseignement dans des traites destines ä l'usage scolaire, traites
qui ont ete gardes et qui forment notre Corpus aristotelicum. Platon
aussi, comme il est desormais admis par la plupart des interpretes,
devait faire quelque chose de semblable, meme si le destin de ses
ouvrages a ete exactement Tinverse de celui des ouvrages d'Aristote,
dans le sens que ses dialogues ont ete gardes, tandis que ses traites
scolaires, s'il en a jamais ecrits, ont ete perdus. De cette maniere, donc,
Aristote ne faisait qu'imiter son maitre5.

5
Dans mon premier livre, La filosofia del primo Aristotele, Padova, Cedam. 1962 (ac-
tuellement distribue par Olschky, Firenze), j'ai analyse les fragments des ouvrages
perdus, y compris le dialogue Sur la philosophie et deux traites scolaires non inclus
dans le corpus aristotelicum, c'est-ä-dire les traites Sur les idees et Sur le hicn. que je
considere composes dans l'Academie et contenant dejä la pensee müre d'Aristote
Dans mon livre successif et dejä citc j'ai complete l'analyse precedcntc par ccllc des
traites conserves et egalement remontant ä la periode academique. c"cst-ä-dire, sclon
mon Interpretation, les Topiques, le traite sur les Categories, la Physique (et peut-ctrc
%
aussi le De caelo et le De generatione et corruptione) et les partics les plus ancicnnos do
la Metaphysique. De cette j'ai chcrchc a reconstruirc la pensee d'Arislt>lc an
point de vue genotique, consideranl non sculcmcnt l'ordrc chronologiquo des liviev
mais aussi la succession logique des doclrines.

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230 Knrico Berti

2. La thcsc que Toriginc et Ic developpement de la pensee d'Aristote


doivent ctrc places dans la periode aeademique impose d'analyser,
d'imc maniere plus intense qu'il ne Test fait traditionnellement, les rap-
ports d'Aristote non seulement avec Platon, mais aussi avec les autres
membrcs de l'Academie platonicienne, c'est-ä-dire surtout Speusippe
et Xenocrate et, dans une certaine mesure, Eudoxe de Cnide. Celui
qui, dans renorme litterature critique concernant Platon et Aristote, a
exploite d'une fagon plus complete cette entreprise, est sans doute H. J.
Krämer, meme si ses interpretations n'ont pas toujours ete entierement
acceptees. C'est a lui, donc, qu'il faut continuellement se comparer6.
Pour ce qui concerne, avant tout, Platon, il faut se rappeler que le
Platon qu'Aristote a connu et par lequel il a ete achemine ä la philoso-
phie, n'etait pas le Platon des dialogues de la maturite (Phedon, Banquet,
Republique), mais le Platon des dialogues de la vieillesse (Parmenide,
Sophiste, Philebe, Timee, Lois), meme si Aristote dans ses ouvrages
semble connaitre tres bien aussi le Phedon et la Republique. Or, il n'y a
pas de doute que dans les dialogues de la vieillesse on doit enregistrer
un developpement de la pensee de Platon, en particulier ä propos de la
doctrine des idees, developpement qui, s'il n'implique aucun abandon
des idees congues comme objets de connaissance universels et immua-
bles, et par consequent separes des choses sensibles, implique au moins
une differente conception de la structure interne des idees et de leurs
rapports entre elles et avec les choses sensibles.
Quant ä Tenseignement oral de Platon, bien qu'il soit encore nie par
Cherniss et par ceux qui se rattachent ä lui (en particulier, en Italic,
Margherita Isnardi Parente), je crois, avec la plupart des interpretes,
qu'on ne peut pas le nier, privant de toute valeur le temoignage des
contemporains et de la tradition du platonisme ancien, et qu'on peut
tout au plus le concevoir, ä la suite de Gadamer, non comme l'exposi-
tion d'un Systeme ferme, definitif et immuable, mais comme Texpression
orale d'une recherche en acte, caracterisee par la meme dialectique que
nous retrouvons dans les dialogues (Gadamer parle justement d'une
Platons ungeschriebene Dialektik). S'il en est ainsi, on doit supposer
que cet enseignement remonte ä la fondation meme de l'Academie,
c'est-ä-dire au moment oü Platon a commence ä etre entoure par des
disciples, et donc qu'il est bien anterieur ä l'arrivee d'Aristote dans
l'Academie et contemporain aux dialogues de la maturite. '

Je m'epargne de citer les nombreux ecrits de Krämer et des autres qui ont etudie cet
argument si complexe: on peut les trouver dans mon Aristotele: dalla dialettica alla
filosofia prima.
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Origine et originalite clc la mctaphysicjue aristoteliciennc 23 l

Mais, comme je crois un parallelisme etroit entre les dialogues et


Tenseignement oral de Platon, dans le sens que les dialogues revelent
les traces de ce dernier, je crois que dans Tenseignement oral aussi on
doit admettre une evolution semblable celle qu'on trouve dans les
dialogues. La preuve la plus manifeste de cette evolution est constituee
par Texposition de l'enseignement platonicien faite par Aristote. La
plupart des interpretes, en effet, admet aujourd'hui que Texposition
aristotelicienne de la doctrine de Platon, contenue dans les livres A, M
et N de la Metaphysique, se rapporte plus qu'aux dialogues de Platon,
son enseignement oral, appele par lui άγραφα δόγματα. Or, dans
Metaph. M 4,1078b 10-12, Aristote admet explicitement Fexistence de
deux phases successives de la doctrine de Platon, en particulier de la
doctrine des idees, affirmant que les premiers partisans des idees, c'est-
-dire Platon et ses premiers disciples, initialement (εξ αρχής) n'eta-
blissaient aucune relation entre les idees et les nombres, tandis qu'ail-
leurs il affirme que Platon lui-meme identifiait les idees avec les nombres
(bien que non mathematiques).
II me semble que la doctrine des idees non encore identifiees avec les
nombres, professee par Platon dans la premiere phase de son enseigne-
ment oral, est celle qui est rapportee et critiquee par Aristote dans le
traite Sur les idees, tandis que la doctrine des idees identifiees avec les
nombres, professee par Platon dans la deuxieme phase de son enseigne-
ment, est celle qui est rapportee par Aristote dans le traite Sur le bien.
Des traces de la premiere doctrine sont clairement visibles dans les dia-
logues de la maturite (surtout dans le Phedon et la Republique)^ o les
idees ne sont pas encore con9ues comme structurees numeriquement,
tandis que des traces de la deuxieme sont aussi clairement visibles
dans les dialogues de la vieillesse (surtout dans le Parmenide et le
Philebe), o les idees sont congues comme ayant une structure numc-
rique.
En outre, aussi bien dans la premiere que dans la deuxieme phase
Platon devait reconduire les idees un ou, plus probablement, deux
principes supremes. Pour ce qui concerne la premiere phase, l'ensci-
gnement oral de Platon rapporte par Aristote ne parle pas de ces prin-
cipes, tandis qu'on peut en trouver une trace dans les dialogues, cn
particulier dans la Republique, o Platon pose comme principe des idees
le Bien. Je ne sais pas si dans cette phase Platon admcttait meme im
autre principe des idees, oppose au Bien (par exemplc la maticrc ou
quelque chose de semblable la χώρα du Timee). Dans les dialogues de
Ja maturite il n'y en a, mon avis, aucune tracc. Mais je tcnds a exelure.
la difference de Kr mer, que le Bien de la Republiquc clnit deja

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232 linrico Berti

concu par Platon conimc P U n , parcc quc c'est surtout comme principe
des nombrcs quc PUn a raison cTctre invoque, tanclis que les idoes de la
/\i'f)nh/i({ite nc son t pas cncore des nombres.
Pour cc qui eoncerne, au contraire, la deuxieme phase, Penseigne-
incni oral de Platou rapporte par Aristote pose dcux principes des
idees, PUn, identifie avec le Bien de la Republique, et la Dyade inde-
l'inic, identtt'iee avec la du Timec. II s'agit, evidemment, des prin-
cipes des nombres, auxquels les idees ont ete identifiees. Dans les dia-
logucs de la vieillesse il y a des traces claires de ces deux principes: PUn
et le Multiple du Parmenide, PEtre et le Non-etre du Sophiste, la Li-
mite et rillimite du Philebe. Le passage de la premiere ä la deuxieme
phase a du se produire, selon la Chronologie des dialogues, vers Pan
367, c'est-ä-dire au moment de Parrivee d'Aristote ä PAcademie.
A cette deuxieme phase doit etre ramenee aussi la Conference publi-
que donnee par Platon Sur le bien, dont nous parle, rapportant un
temoignage d'Aristote, son disciple Aristoxene. Cette Conference de-
vait etre une sorte de resume, offert ä un auditoire tres large, des doc-
trines orales professees par Platon ä Pinterieur de PAcademie pendant
toute la periode successive ä 367, et fut certainement Pobjet de la rela-
tion des doctrines de Platon faite par Aristote dans son traite Sur le
bien. Elle dut avoir Heu, evidemment, dans un moment determine de
cette periode, probablement lorsque Platon ecrivait le Philebe, qui pre-
sente, parmi les dialogues de la vieillesse, les ressemblances les plus
grandes, au point de vue du contenu et de la terminologie, avec le traite
d'Aristote Sur le bien. J'en attribuerais la composition aux annees im-
mediatement posterieures au troisieme voyage de Platon ä Syracuse,
c'est-ä-dire vers Pan 357, qui par consequent doit marquer la conclu-
sion du processus d'elaboration de la nouvelle doctrine.
Dans cette Interpretation je me rattache, en quelque mesure, ä Pinter-
pretation la plus traditionnelle de Pevolution de Platon, professee par
Robin, Stenzel, Gentile, Wilpert, de Vogel, ROSS, Merlan, Ilting,
repoussant les interpretations opposees de Cherniss et de ses partisans
d'un cöte, et de Krämer, Gaiser, Happ, Wippern et autres, de Pautre
cöte. D'autre part il faut avouer que ce probleme reste toujours ouvert,
comme il est prouve par le fait que meme dans ces dernieres annees on
a ecrit de nouveaux livres qui se rallient soit ä Pinterpretation la plus
traditionnelle, comme dans le cas de Guthrie et Cosenza7, soit ä Pinter-

W. K.C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, vol. V: The later Plato and the
Academy, Cambridge Uniyersity Press 1978; P. Cosenza, L'incommensurabile nell'e-
voluzione filosofica di Platone, Napoli 1977. Brought to you by | Universite de Mont
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Originc et originalite de la metaphysique aristotelicienne 233

pretation de Cherniss, comme dans le cas de Isnardi Parente8, soit ä


Tinterpretation de Krämer, comme dans le cas de Findlay9.
Les raisons du changement qui s'est produit dans la pensee de Platon
autour de Tan 367 ont ete probablement les difficultes qui ont surgi au
cours d'un debat sur les idees tenu ä Tinterieur de l'Academie, dont les
traces sont contenues dans la premiere partie du Parmenide. A la suite
de ce debat d'autres membres de l'Academie, plus äges qu'Aristote, ont
cherche ä reformuler la doctrine des idees.
Le premier d'entre eux fut l'astronome et mathematicien Eudoxe de Cnide, qui pro-
bablement dirigeait l'Academie pendantlesecond voyage de Platon äSyracuse (367-364),
et proposa une doctrine qui melait les idees aux choses sensibles, rapportee et critiquee
par Aristote dans le traite Sur les idees. Le neveu de Platon, Speusippe, qui en 367 etait
äge de 40 ans, abandonna les idees et posa ä leur place les nombres mathematiques. les
deduisant de deux principes supremes tels que l'Un et le Multiple. Finalement Xenocrate
de Calcedonie, qui en 367 etait äge de 29 ans environ, chercha ä concilier Platon et Speu-
sippe, identifiant les idees-nombres admis par le premier avec les nombres mathemati-
ques admis par le second, et les deduisant de l'Un et de la Dyade indefinie. Tout cela a du
arriver pendant les premieres annees du sejour d'Aristote dans l'Academie.
Mais les changements introduits dans la doctrine des idees par Platon, Eudoxe,
Speusippe et Xenocrate n'ont pas ete les seules doctrines elaborees dans l'Academie
pendant le sejour d'Aristote. Developpänt la science dialectique, dejä pratiquee dans la
Republique comme art de reconduire les idees au Bien et descendre du Bien aux idees.
Platon elabora surtout dans le Sophiste et le Philebe une dialectique congue essentielle-
ment comme science de l'union et de la division des idees selon leur participation ä
d'autres idees plus universelles, reconduisibles en derniere analyse ä l'Etre et au Non-
etre, ou bien ä l'Un et au Multiple. C'est bien cette dialectique qui mit en lumiere la struc-
ture numorique des idees et leur dependance des principes supremes. Pour Platon. cvi-
demment, il ne s'agissait pas seulement d'une classification de concepts par genres et es-
peces, c'est-ä-dire simplement d'une theorie de la predication, mais aussi d'une vcritable
science des rapports entre les idees congues comme realites ayant une epaisseur ontolo-
gique, c'est-ä-dire qu'il s'agissait d'une dialectique congue comme science universelle.
Cette science lui permit aussi de determiner des categories generalcs
dans lesquelles classifier toutes les idees, telles que la categorie des
etres existant par soi ( ' ) et celle des etres existant par rapport
ä autre chose ( ) (voir surtout les doctrines orales, mais aussi los
dialogues10, et de poser le probleme de la reduction de toutes les idees a
8
9
M. Isnardi Parente, Studi suH'Accademia platonica antica. Fircnze
10
J. N. Findlay, Plato. The Written and Unwrittcn Doctrincs. London 1^74.
La discordance entre les dialogues, qui admettent seulement deux categories (clrcs
«par soi» et «relatiis»), et les doctrines orales, qui en admettent trois (ctics « pat
soi», <'relatifs» et «contraires »), est seulemcnl apparcntc. AUSM bien les «rchitifs
que les « contraires » tont partie, cn cffet, d'une caiegorie plus vastc, appclcc quclquc

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234 Hnrico Berti

des genres suprcmcs, comciclant avcc Ics principes (surtout l'Un, ou


Ktre, ou Bicn). Eudoxc s'cngagea dans une problematique analogue
propos des objets de la mathematique (nombres et figures), formulant
l «i theorie des proportions (άναλογίαι), ou identite de rapports entre
ternies ditrerents. Speusippe, ayant nie Texistence des idees, appliqua
la dialectique platonicienne aux choses sensibles, les classifiant selon
leurs similitudes et decouvrant toute une serie de rapports entre les
ehoses et leurs noms (Homonymie, synonymie, heteronymie, polyony-
niie et paronymie). Finalement Xenocrate reformula d'une fa9on plus
systematique la doctrine des idees, reduisant le nombre de celles-ci
eelui des especes naturelles, donnant une priorite ontologique aux
especes par rapport aux genres et probablement reconduisant les espe-
ces la categorie des etres existant par soi, opposee tous les autres
etres entendus comme existant seulement par rapport aux premiers.
11 va sans dire que le vieux Platon, aussi bien que ses collaborateurs
ou disciples, elabora aussi toute une serie de doctrines cosmologiques
et astronomiques, dont le document le plus important est constitue par
le Timee.
3. Quelle a ete Tattitude du jeune Aristote vis- -vis de cette proble-
matique? Ma these est qu'Aristote poursuivit l'exercice de la dialectique
platonicienne dans ses Topiques, faisant abstraction de la consistance
ontologique des idees et les considerant essentiellement comme des
genres et des especes, dont etudier les rapports dans le cadre d'une
theorie generale de la predication. En particulier, il developpa la doc-
trine platonicienne, reprise aussi par Xenocrate, des deux categories
des etres, καθ'αύτά et προς τι, parvenant s propre theorie des dix
categories, dont la distinction entre la substance (ουσία) et les acci-
dents est entierement fondee sur la distinction entre les καθ' αυτά et
les προς τι.
A la difference de Platon (et probablement aussi de Xenocrate),
toutefois, il se refusa de reduire toutes les categories un genre supreme
tel que l'Un ou TEtre ou le Bien, affirmant explicitement que ces notions
ne sont pas des genres, c'est- -dire des notions ayant une seule signifi-
cation commune toutes leurs applications, mais sont des πολλαχώς
λεγόμενα, des notions multiples significations, et que par consequent
les choses dont elles sont prediquees sont des homonymes. II est pfo-
bable que dans la formulation de cette doctrine, destinee devenir ce-

fois des « opposes » (αντικείμενα) et d'autres fois des « relatifs autre chose » (προς
ετέρα) (voir La filosofia del primo Aristotele, pp. 277—285).
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Originc et originalito de la motaphysique aristotelicienne 235

lebre comme doctrine de l'homonymie de l'etre, Aristote ait employe


la distinction entre homonymes et synonymes etablie par Speusippe et
que, plus tard, dans la formulation de la doctrine de Tanalogie de l'etre,
il ait employe la theorie des proportions decouverte par Eudoxe. Mais il
est certain que la negation que l'Un soit un genre comportait inevi-
tablement la negation qu'il soit aussi un principe. De cette facon Aris-
tote n'allait pas seulement contre Platon et Xenocrate, mais aussi contre
Speusippe. Des le premier moment de son activite, donc, il doit avoir
assume une position critique par rapport tous les autres membres de
PAcademie, meme Finterieur d'une conception de la philosophie
comme dialectique, commune tous les socratiques.
C'est la doctrine des categories, elaboree comme continuation des
indications platoniciennes, qui porte Aristote refuser nettement la
doctrine des idees comme realites subsistant separement des choses
sensibles et la remplacer par s propre doctrine des universaux (τα
κοινά, ou τα καθόλου), congus comme predicats (κατηγορούμενα),
c'est- -dire aspects appartenant, bien que reels, d'autres choses, qui
sont les sujets (υποκείμενα).
Cette critique la doctrine des idees au nom de la doctrine des categories est presente
dans le traite Sur les idees, qui doit appartenir la periode academique et qui contient
tous les arguments rapportes par la suite dans les livres A et M de la Metaphysique. Dans
aucun des ouvrag^s d'Aristote, ni dans YEudeme et dans le Protrep que non plus, il n' \
a, mon avis, la moindre trace d'une pretendue adhesion d'Aristote la doctrine plato-
nicienne des idees. La critique fondamentale qu'Aristote adresse cette doctrine, pour cc
qui concerne les idees des etres relatifs (τα προς τι), est de transforrner en des realites
existant par soi (καθ'αύτά), c'est- -dire en des substances (ούσιαι), des choses qui
existent seulement en rapport autre chose ou bien dans autre chose, qui fonctionne
comme leur sujet (εν ύποκειμένω). La doctrine des idees donc, pour Aristote, est incnm-
patible avec la distinction etablie par Platon lui-meme entre καθ'αύτά et προς τι. Toute-
fois Xenocrate aussi devait etre arrive jusqu'a ce point, s'il est vrai qu'il admettait des
idees seulement des especes naturelles, qui sont toujours des καθ'αύτά.
L'autre grande critique qu'Aristote adresse la doctrine platonicienne des idees.
mon avis, est symbolisee par l'argument dit du «tiers homme », formule lui aussi dans le
traite Sur les idees, mais rappele plusieurs fois et developpe dans la Metaphysique". qui
consiste dans une adaptation d'un argument pr sent dej dans le Parmenide aux etres qui
sont καθ'αύτά, par exemple l'homme. Cet argument consiste, comme il est bien connu,
dans l'observation que, si le predicat universel « homme » est lui-meme une substancc

r
Metaph. A 9, 990b 22-991 a 8, et M 4, 1079a 19-b 3. Voir la misc cn valcur de cot
argument comme decisif pour le passage de Platon Aristote, faite par G. F. I Owcn.
The Platonism of Arisotle, Proceedings of the British Acadcmy. 51. IWvV pp
125-150.

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23(ϊ Knrieo Berti

eommc l'homme sensible ee ςμιΐ arrivc inevilablement si on le considcre une iclce a la


mamcic ι k· l'laton , alors il scra anssi, sur la basc ilc la doctrinc des catcgories, un sujct de
piedieaiion ee ijiie Platon n'aurait probablement pas adniis —, et cela comporterait la
possibilite de prediquer de lui aussi une autre notion universelle de «homme», laquellc,
sur la base de la doctrinc des idees, deviendrait eile aussi une substance, c'est-a-dire un
" hers Itommc », et ainsi de suite a l'infini.
lin somme, c'est toujours la doctrine des categories qui met en
cvidence Pabsurdite des idees, mais cette fois eile s'applique non
seulement aux idees des προς τι, mais aussi aux idees des καθ9 αυτά.
L'argument, donc, montre que non seulement les προς τι, c'est- -dire
les accidents, ne peuvent pas etre des idees, c'est- -dire des substances,
ou bien des sujets, parce qu'iis sont «dans un sujet» (εν ύποκειμένω),
mais aussi que les καθ'αύτά, c'est- -dire les especes et les genres des
substances, ne peuvent pas etre des idees, des substances, des sujets,
parce qifils sont toujours prediques d'un sujet (καθ'ύποκειμένου).
Par consequent la seule verkable substance reste le sujet individuel, et
nous avons ainsi la celebre definition, proposee par le traite des Cate-
gories, selon laquelle la substance est ce qui n'est ni dans un sujet ni
predique d'un sujet, c'est- -dire que la substance est le sujet (το ύπο-
κείμενον).
Nous voyons donc que, si la doctrine des categories formulee dans les
Topiques a permis de critiquer la doctrine des idees, la critique des
idees developpee dans le traite Sur les idees a permis de formuler la
doctrine de la substance individuelle contenue dans le traite des Cate-
gories. Celle-ci est, mon avis, la premiere grande doctrine originale
decouverte par Aristote. Elle est le resultat de l'analyse des rapports de
predication accomplie par la dialectique, mais eile etablit non seule-
ment une distinction logique entre ce qui est toujours sujet et ce qui ne
Test pas, mais aussi une distinction ontologique entre ce qui est premier
dans l'existence et ce qui est seulement dependant. De meme qu'en
effet les καθ'αύτά (especes et genres des substances) sont ontologique-
ment anterieurs aux προς τι, ou bien aux accidents, et pour cela peu-
vent etre appeles eux aussi «substances», mais seulement «secondes»,
de meme les sujets individuels (υποκείμενα) sont ontologiquement
anterieurs leurs especes et leurs genres, et pour cela ont droit etre
appeles «substances premieres».
Cette explication de l'origine de la doctrine de la substance individu-
elle s'oppose celle proposee par Kr mer, selon laquelle Aristote au-
rait affirme la primaute de la substance individuelle par rapport aux
especes et aux genres cause de son adhesion la « methode elemen-
tarisante», c'est- -dire consistant decomposer le tout dans ses par-
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Originc et originalite de la metaphysique aristotclicienne 237

lies constitutives et ä affirmer la priorite de celles-ci sur celui-lä. Cette


methode aurait conduit, toujours selon Krämer, Xenocrate ä affirmer
la priorite des especes par rapport aux genres, et Speusippe ä affirmer
la priorite des individus (les nombres) par rapport aux especes. Aris-
tote, selon cette Interpretation, aurait adhere dans un premier moment,
represente par les Categories, ä la doctrine de Speusippe, et dans un
deuxieme moment, represente par les livres B et Z de la Metaphysique,
ä la doctrine de Xenocrate12.
Je ne peux pas partager cette Interpretation parce que, s'il est vrai
que selon une acception particuliere du rapport entre la partie et le tout
on peut dire que Tespece est partie du genre et que Tindividu est partie
de l'espece, il est vrai aussi que pour Aristote quelquefois la partie est
anterieure au tout, mais quelquefois le tout est anterieur ä la partie,
donc le critere d'anteriorite ne peut pas etre constitue par le rapport
entre la partie et le tout, comme dans la methode elementarisante pra-
tiquee par Speusippe et Xenocrate. En effet, non seulement dans un
ouvrage mür comme la Polifique, mais aussi dans un ouvrage de jeunes-
se comme le livre de la Metaphysique, qui est probablement contem-
porain des Categories, Aristote dit que le tout est anterieur ä la partie
du point de vue de la generation et la partie est anterieure au tout du
point de vue de la corruption13.
Pour ce qui concerne Speusippe, le seul fait d'avoir affirme la
substantialite des nombres mathematiques (qui ne sont pas des
individus, c'est-ä-dire des unites indivisibles, mais des ensembles
d'unites) met sä doctrine dans un rapport d'opposition radicale avec le
traite des Categories. Quant ä Xenocrate, enfin, je crois que la substan-
tialite des especes affirmee par lui n'a rien en commun avec ce
qu'Aristote dit dans Metaph. Z, comme j'aurai l'occasion de le
montrer, et aussi avec ce qu'il dit dans Metaph. B 3, oü il se borne ä
mettre Xenocrate contre Platon, sans parier de substantialite.
En somme, par sä doctrine de la substance individuelle Aristote
s'oppose, ä mon avis, tant ä Platon qu'ä Speusippe et ä Xenocrate.
meme s'il utilise, pour la formuler, des Instruments logiques fournis par
tous ces membres de TAcademie, tels que la distinction entre '
et et la distinction entre homonymes et synonymes. Nous
allons voir qu'il emploiera les memes Instruments pour critiquer soit
les doctrines des nombres de Platon, Speusippe et Xenocrate, soit leurs
12
H. J. Krämer, Aristoteles und die akademische Eidoslehre. in: Archiv für Geschichte
der Philosophie, 55, 1973, pp. 119-190.
'··» Meiaph. , 10J9a 12-14; Pol. \ 2, 1253a 20-25.

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23S Knrico Berti

doetrines des principcs. Pur conscqucnt on pcut dire que, si ces


Academiciens ont employe une dizaine d'annees pour elaborer leurs
doctrincs (de 367 a 357 cnviron), Aristotc vers la moitie de son sejour
dans rAcadcmic etait dejä dans la condition de pouvoir les critiquer et
il les critiqua efr'ectivement, elaborant de cette fagon sä propre philos-
ophie.
4. 8 1 est vrai que, plusieurs fois, aussi bien dans le traite Sur les idees
que dans sä Metaphysique^ Aristote critique la doctrine platonicienne
des idees sur la base de la doctrine, egalement platonicienne, des
idees-nombres et de leurs principes, cela ne signifie pas du tout qu'il ait
jamais adhere ä cette derniere, sinon dans le sens tres limite que nous
verrons ensuite. Pour ce qui concerne les idees-nombres, il les refuse
dejä dans son dialogue Sur la philosophie, qui appartient sürement ä la
periode academique ou meme ä la premiere moitie de celle-ci, ä
condition, comme je le crois, qu'il soit anterieur au Protreptique, ä
cause de la doctrine de la nature qu'il professe et qui est moins de-
veloppee que dans ce dernier ecrit. La critique fondamentale que ce
dialogue adresse aux idees-nombres est que, si elles ne sont pas des
nombres mathematiques, comme Platon le pretendait, on ne comprend
plus de quelle espece de nombres il s'agit. Autrement dit, pour Aristote,
les nombres ne peuvent etre que des nombres mathematiques, c'est-ä-
dire des quantites, faites d'unites combinables.
Mais on ne doit pas croire que, pour cela, son attitude vers les nom-
bres poses par Speusippe au Heu des idees, nombres qui etaient
proprement mathematiques, soit meilleure: les nombres de Speusippe,
quoique mathematiques, ont le tort, selon Aristote, d'etre «separes»
comme les idees de Platon, c'est-ä-dire d'etre con$us comme des
substances, tandis qu'ils sont simplement des quantites. La solution la
pire, finalement, est celle de Xenocrate, qui identifie les idees-nom-
bres, non mathematiques, avec les nombres mathematiques. Toutes ces
doctrines, selon Aristote, finissent par confondre la philosophie avec la
mathematique, denaturant aussi bien l'une que l'autre.
Pour ce qui concerne les principes, Aristote critique tant l'Un et la
Dyade indefinie, poses par Platon et Xenocrate, que l'Un et le Multiple
poses par Speusippe. L'exposition la plus ancienne que nous possedons
de cette critique est, ä mon avis, le livre N de la Metaphysique, oü noiis
voyons se derouler de la critique aux doctrines academiques des deux
principes supremes la doctrine aristotelicienne des trois principes-ele-
ments. Cette derniere est exposee plus amplement dans le premier livre
de la Physique et resumee dans le livre A de Brought
la Metaphysique. Puisque
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Origine et originalite de la metaphysiquc aristoteliciennc 239

cette doctrine est, au moins logiquement, anterieure a celle des quatre


genres de causes, je considere, comme dejä Jaeger et M. Gentile, ces
trois livres tres anciens, probablement remontant tous a la periode aca-
demique et se suivant dans l'ordre oü je les ai mentionnes.
Dans le livrc N Aristote observe que l'Un et la Dyade, ou bien l'Un et le Multiple, ne
pcuvent pas etre des principes, parce qu'ils sont des contraires et que les contraires ne
sont pas des substances. Or, il est impossible que les principes de toutes les choses, y
compris les substances, ne soient pas des substances. C'est donc sur la doctrine des
categories que cette critique se fonde. En outre, s'ils ne sont pas des substances ä cause de
leur contrariete, ils ne le sont pas meme pris separement. L'Un, en effet, ne peut pas
etre une substance meme dans la conception platonicienne, qui substantialise tous les
predicats universels, parce qu'il n'est pas un genre, c'est-ä-dire un prodicat univoque,
mais il a une pluralite de significations. Nous retrouvons ici la doctrine de l'homonymie
de l'etre et de l'Un exposee dans les Topiques. Quant ä la Dyade, eile est simplernent une
relation, la relation entre grand et petit, et pour cela ne peut pas etre une substance.
Finalement, Aristote observe que, si les choses appartiennent ä des categories
differentes, elles ne peuvent pas avoir toutes les memes principes, parce qu'il n'y a pas de
principes communs aux differentes categories.
La raison de l'erreur commise par Platon et ses collaborateurs est, pour Aristote, le fait
d'avoir poso le probleme d'une maniere archa'ique, c'est-ä-dire d'avoir cru. ä la suite de
Parmenide, que la multiplicito et le devenir pouvaient etre expliques seulement ä la
condition d'admettre l'existence du non-etre. Tandis que Parmenide, excluant le non-etre,
avait nie la multiplicite et le devenir, les Academiciens, admettant la multiplicite et le
devenir, ont pose comme principe oppose ä l'Etre (identifie, ä la maniere de Parmenide.
avec l'Un) le Non-etre, en le concevant comme le Divers, ou la Relation, ou la Dyade.
ou le Multiple. Ils n'ont pas tenu compte, poursuit Aristote, de la grande decouverte de la
dialectique, selon laquelle l'etre n'est pas univoque, mais multiple, parce qu'il a autant de
significations qu'il y a de categories. Par consequent la multiplicite ne depend pas du
non-etre, mais eile est intrinseque ä Tetre. Quant au devenir, il ne depend pas lui non
plus du non-etre, mais d'un autre principe, la puissance, qui est une des deux modalites
fundamentales de l'etre (l'autre est l'acte) et qui a elle-meme autant de significations
qu'il y a de categories.

Jusqu'ä ce point, donc, Aristote a critique les doctrines des


Academiciens employant la dialectique, c'est-ä-dire l'analyse des
relations entre les notions et les termes, qu'il avait apprise ä Tinterieur
de l'Academie. C'est l'usage critique, ou «peirastique», de la
dialectique, qu'il theorise lui-meme dans les Topiques. A ce moment,
toutefois, il fait recours ä un autre usage de la dialectique cgalemcnt
theorise dans les Topiques, l'usage euristique, qui permet de decouvrir
les principes des choses, au sens scientifique du terme. Ccla nc vcut pas
dire que les relations precedemment analysees entre les notions
n'etaient pas des relations reelles, ontologiqucs. Elles l'ctaicnt. comme

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240 finrico Berti

nous avons vu a propos de la rclation cntrc la substancc et les accidents


ou cntrc Ic sujct individuel et ses genres et especes; mais le but de ces
analyscs rTctait pas de decouvrir les principes des choses, c'est-ä-dire
de eonstruire proprement une seience.
l .a construction de la seienee, ou bien de la philosophie, commence par la
Determination des principes-elements de toutes les choses, exposee surtout dans le
Premier livre de la Physu/ue. Ici Aristote adopte une methode qui restera fondamentale
pour toute sä philosophie, celle de partir des choses plus connues par nous, bien que
moins intelligibles en soi, c'est-ä-dire la realite sensible, pour aller vers les choses moins
connues par nous et plus intelligibles en soi, c'est-ä-dire les principes. La realite sensible
presente comme caractere immediat et irrefutable le devenir, c'est-ä-dire le mouvement
dans toutes ses formes. Pour expliquer le devenir il faut bien poser des contraires, mais
ceux-ci ne suffisent pas, si ne pose aussi un sujet, ou substrat, qui passe d'un contraire
ä Fautre. Nous avons donc trois principes, les deux contraires, qu'Aristote appelle
respectivement privation et forme, et le substrat, qu'il appelle matiere, qui sont les trois
conditions necessaires pour expliquer le devenir. Comme voit, pour elaborer cette
celebre doctrine, Aristote ne fait que rapprocher la doctrine academique, selon
laquelle les principes sont des contraires, de sä propre doctrine du sujet ou substrat,
tormulee dans les Categories. II n'y a pas de doute, donc, que dans Felaboration de cette
doctrine Aristote a ete influence par les doctrines academiques14. Mais la distinction
entre privation et matiere, que les Academiciens confondaient dans un seul principe
oppose ä TUn, represente un veritable progres accompli par Aristote par rapport aux
doctrines academiques. Ce progres n'est pas du ä l'application de la methode
elementarisante, propre ä FAcademie, mais au contraire ä l'application de la distinction
entre sujet et predicat, etablie par Aristote dans les Categories.
Une autre difference importante, due ä la doctrine des categories, est
que pour les Academiciens les principes supremes etaient les memes
pour toutes les choses, ou au moins pour toutes les choses appartenant
au meme plan de la realite (idees, nombres, choses sensibles), tandis
que pour Aristote ils sont differents pour chaque chose, dans le sens
que chaque chose a sä forme, sä matiere et sä privation, et qu'ils ont
une unite seulement par analogie.
De cette facon Aristote est arrive ä formuler sä celebre doctrine de la
forme et de la matiere, qui n'etait pas presente dans les Topiques et les
Categories, parce qu'elle n'appartient pas ä la dialectique, c'est-ä-dire ä
Tanalyse des rapports de predication, mais ä la seience, c'est-ä-dire ä

14
Je devrais ajouter qu'il a ete aussi influence par la doctrine des principes exposee par
Platon dans le Timee, en particulier par le concept de « receptacle » ( ), qu'il
identifie lui-meme avec la Dyade du grand et petit des doctrines orales; et meme par
la doctrine des principes exposee dans le Philebe, comme je Fai montre dans mes Studi
aristotelici, L'Aquila, Japadre, 1975, pp. 329—346.
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Originc et originalitc de 1a metaphysique aristotelicienne 24]

Tanalyse des principcs de la realite sensible. II ne faut pas, par


consequent, confondre le rapport entre le sujet individuel et son
espece, etabli dans les Categories, qui est un rapport de predication,
avec le rapport entre la matiere et la forme, qui n'est qiTimproprement
un rapport de predication, mais est plus proprement un rapport
d'integration entre deux elements constitutifs d'une meme realite.
Aristote, en effet, met bien en relief qu'il s'agit de principes, bien plus,
d'un type particulier de principes, c'est-ä-dire d'elements, qui sont des
principes internes, immanents a la chose qu'ils doivent expliquer.
La doctrine des trois principes-elements, toutefois, n'est pas encore l'explication
complete du devenir qu'Aristote recherche. Matiere, forme et privation sont seulement
trois conditions necessaires pour expliquer le devenir, mais ne sont pas des conditions
süffisantes. Pour obtenir une explication complete, il faut leur ajouter deux autres prin-
cipes, c'est-ä-dire la cause motrice, qui n'est pas un element, puisq'elle peut etre
externe ä la chose dont eile est cause, et la cause finale. Nous obtenons ainsi — sans
compter plus la privation, qui n'est pas un principe positif — la doctrine des quatre
causes, ou mieux des quatre genres, ou types, de causes, qu'Aristote expose dans le
deuxieme livre de la Physique, ancien lui aussi, mais successif au premier, et qu'il assume
dans le livre A de la Metaphysique comme paradigme ä la lumiere duquel juger les
philosophies de tous ses predecesseurs: signe qu'il la considere la plus importante de
toutes ses doctrines, la synthese de toute sä philosophie.
Cette doctrine se developpe de l'analyse de la «nature» et de l'«art», qui etaient
traditionnellement consideres les causes principales du mouvement et du repos des corps
(Aristote y ajoute le «Hasard» et la «fortune», qui sont privations respectivement de la
nature et de l'art et donc ne sont pas des causes autonomes). Ceux-ci montrent avant tout
l'existence, dans tous les mouvements, d'une cause motrice, qui produit le mouvement de
l'interieur (nature), ou bien de l'exterieur (art) de la chose mue. Pour ce qui concerne en
particulier la nature, Aristote observe qu'elle n'est pas constituee par la matiere d'un
corps, mais plutöt par sä forme (en cela il s'eloigne autant des presocratiques que de
Platon), et que dans le cas le plus radical de devenir, qui est represente par la generation.
la forme naturelle qui fait la fonction de cause est la forme d'un etre numeriquement
different de celui qui est engendre, mais appartenant ä la meme espece, c'est-ä-dirc de
son pere. II s'agit donc d'une cause exterieure. On peut dire la meme chose ä propos de
l'art: eile est cause de la generation en tant que forme existant dans l'esprit de Partisan,
donc ä l'exterieur de la chose engendree, ou mieux produite. II ne faut pas, toutefois.
confondre cette forme avec Pespece abstraitement prise. Si Aristote dit, en effet, qu'un
homme engendre toujours un homme, et non un etre appartenant ä unc espece differentc
— ce qui signifie que les individus de la meme espece ont tous la meme forme -, il dil
aussi que la cause d'Achille est Pelee, «et de toi ton pere », non pas Thomme en gcneral
— ce qui signifie qu'il prend les distances de la doctrine platonicienne des idees commc
causes du devenir.
La nature et Part montrent, en outre, l'existence de la cause finale cVllc-ci est
evidente surtout dans le cas de l'art, ou Partisan, cn tant qu'ctre intelligent, agil toinouis
en vue d'une fin. Mais, etant donne que Part imitc la nature. on doil supposcr a plus loit»

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242 Enrico Berti

raison l'existenee d'une cansu finale dans l'uruvre de la naturc. D'oü Ic coldbrc finalisme
aiisiotclicicn, qui cependant est, cornnie nous allons voir tout de suite, bien difforent de ce
a souvcnt ciu. La cause finale, en cffet, n'est que la roalisation complete de la
tonne. C'haque ehose, done, a sä propre cause finale, consistant dans son complet
developpement, dans la realisation de sä nature, et non dans quclque chose d'exterieur,
in dans ratteinte d'une fin commune ä toutes les autres choses.
II taut remarquer qu'Aristote ne considere aucun de ces quatre types
de causes comme une propre decouverte originale: dans Metaph. A il
dit que la cause materielle et la cause motrice ont ete decouvertes par
les «physiciens», c'est-ä-dire par les presocratiques, que la cause
formelle a ete decouverte par Platon (et peut-etre par les Pythagori-
ciens), et que la cause finale a ete decouverte par Anaxagore (ou
mieux, il faudrait dire, par Platon dans le Timee et dans le Philebe): son
seul merite est de les avoir admises toutes ensemble. Cependant la
cause finale d'Aristote est bien differente de celle d'Anaxagore et de
Platon, dans le sens qu'elle n'implique aucune intelligence, mais est
simplement une tendance inconsciente interne ä la nature, et qu'elle
n'est pas la meme pour toutes les choses. En effet, comme les trois
principes-elements, les quatre causes aussi sont les memes seulement
par analogie, c'est-ä-dire que chaque chose a sä cause motrice, sä cause
materielle, sä cause formelle et sä cause finale, differentes de celles des
autres choses. Pour cette raison, ä mon avis, plutöt que de «quatre
causes » il faut parier de quatre «genres» ou «types » de causes.
5. Par les doctrines des trois principes-elements et des quatre genres
de causes Aristote est passe decidement du domaine de la dialectique ä
celui de la science. Cela est confirme par sä theorie de la science,
exposee dans les Analytiques posterieurs, qui semblent etre contempo-
rains des premiers livres de la Physique.
Selon cette theorie, la science est connaissance d'une chose ä travers ses causes et
trouve son expression dans la demonstration, qui est un syllogisme doue de premisses
vraies. Puisque le syllogisme permet de relier deux termes, c'est-ä-dire de dire quelque
chose de quelque chose, en vertu de leur connexion avec un troisieme terme, dit terme
moyen, le terme moyen est la cause de ce qu'on dit dans la conclusion. Or, selon Aristote,
le terme moyen peut etre constitue par n'importe quel genre de cause, donc la doctrine
des quatres genres de cause est parfaitement fonctionnelle ä la theorie de la science.
En outre, comme nous l'avons vu, les causes des choses ne sont pas les memes, sinon
par analogie, c'est-ä-dire que chaque genre de choses a ses propres causes. Par
consequent la science devra connaitre les choses qui forment son objet ä travers les
causes qui leur sont propres, et non ä travers d'autres. Cela signifie qu'il y aura autant de
sciences que sont les genres des choses et que toutes les sciences seront particulieres et
independantes l'une de l'autre.
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Origine et originalite de la metaphysique aristoteliciennc 243

Cependant Aristotc n'ignorc pas qu'ä partir des premiers philosophes on a toujours
chcrche, au-delä des scicnces particulieres, unc science qui etait de quelque facon
universelle et qui etait appelce sagesse ( ). Elle etait comme science de la
nature chcz les presocratiques et comme science des idees, des nombres et de leurs
principes chez les Academicicns. Selon la theorie de la science formulee par Aristote,
cette sagesse, pour etre vraiment universelle, devrait connaitre les causes de toutes les
choses et celles-ci, selon Aristote, ne peuvent etre que les causes premieres, c'est-ä-dire
les causes dont dependent toutes les autres et qui ne dependent pas d'autres. La sagesse
sera donc la science des causes premieres.

PuisqiT Aristote, apres avoir etabli cette definition, dans le livre A


de la Metaphysique, se rapporte immediatement ä la theorie des quatre
causes et compare avec celle-ci la Philosophie de tous ses
predecesseurs, on a souvent eu la tentation de confondre les causes
premieres avec les quatre causes. Rien de plus errone! Comme
Aristote, en effet, Texplique clairement au livre a, qui est considere une
espece de deuxieme introduction, apres le livre A, ä la Metaphysique,
chacun des quatre genres de causes, materielles, formelles, motrices et
finales, est constitue d'une serie de causes disposees selon un ordre de
priorite, qui ne peut pas etre infinie et qui doit donc aboutir ä une cause
premiere. II y aura, par consequent, une cause premiere dans le genre
des causes materielles, qui sera la premiere cause materielle, une cause
premiere dans le genre des causes formelles, qui sera la premiere cause
formelle, etc. La sagesse, ou science des causes premieres, ne devra
pas, par consequent, rechercher toutes les causes des choses, mais
seulement les causes premieres dans chacun des quatre genres des
causes.
Le fait que la definition de sagesse comme science des causes
premieres soit proposee dans le premier livre de la Metaphysique ne
doit pas nous induire ä croire que la täche de rechercher ces causes
appartienne directement ä la metaphysique. Elle appartient, pour
Aristote, avant tout ä la physique, parce qu'on doit partir, comme nous
l'avons dejä vu, des choses qui sont les plus connues par nous.
c'est-ä-dire de la realite sensible et mobile, qui est proprement objet de
la physique. C'est pour cela que le livre deux (a) de la Metaphysi-
que se termine par un renvoi justement ä la physique. Seulement apres
avoir constate que, pour remplir cette täche, la physique doit dcborder
de son domaine et atteindre une realite non sensible et immobile,
Aristote confiera la täche de determiner pleinement les causes
premieres ä la metaphysique.
En realite, la plus grande partie de Tentreprise est accomplie pai l a
physique, corrime peut voir en cxaminant le contcnu non seulemcnl
17 Arch. Gesch. Philosophie Bd. 63

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244 Hnrico Bcrli

de rouvrage intitule l'/iysti/ue, mais aussi de tous les autres ouvrages


qui truitcnt de la nature, c'est-ä-dire Ic De caelo, le De generatione et
curruptioni; les Muicorologiqucs, le De anima et les traitos psychologi-
ques et /oologiqucs.
Pour ce qui conccrnc la premiere cause materielle, si remonte de matiere en
mauere, c'est-a-dire si se demande quelle est la matiere d'une chose, la matiere de
ccttc matiere et ainsi de suite, on arrivera aux cinq elements fondamentaux, qui pour
Aristote sont l'ether, le feu, l'air, l'eau et la terre. II n'existe pas, par consequent, une
seule cause materielle premiere. Si, en effet, on doit supposer un Substrat commun aux
quatre elements terrestres (feu, air, eau, terre) pour expliquer la transformation de Tun
dans Tautre, on doit cependant reconnaitre que ce Substrat n'existe jamais ä l'etat separe,
c'est-a-dire indifferencie, et donc qu'il n'est pas une substance, comme une cause
premiere doit l'etre pour etre cause des substances aussi. En outre il n'y a pas de Substrat
commun entre les elements terrestres et l'element celeste (l'ether), parce que celui-ci est
incorruptible, c'est-ä-dire qu'il ne se transforme en rien.
Pour ce qui concerne la premiere cause formelle, c'est-ä-dire la premiere entre les
difterences qui determinent une chose, on pourrait remonter jusqu'aux differences funda-
mentales des elements, c'est-ä-dire aux couples de qualites contraires chaud-froid,
sec-humide. Mais ce n'est pas lä, pour Aristote, la veritable cause premiere: eile est, au
contraire, dans la difference la plus proche de la chose, c'est-ä-dire, comme il expliquera
mieux dans la Metaphysique, dans sä forme. Dans l'ordre des causes formelles, en effet, le
premier n'est pas, pour Aristote, le plus universel, mais le moins universel, parce que
l'universel n'est pas substance, tandis que la premiere cause formelle doit l'etre (nous
verrons dans quel sens). Dans cette doctrine il n'y a, ä mon avis, aucune concession ä la
these de la priorite de l'espece sur le genre, formulee par Xenocrate en polemique avec
Platon. Pour Xenocrate, en effet, l'espece, quoique universelle, etait une substance dans
le sens d'un existant separe, tandis que pour Aristote eile ne Test pas proprement, merne
si eile est plus substance que le genre (v. Cat. 5).

La premiere cause formelle, dont parle Aristote, n'est pas l'espece


dont parle Xenocrate, c'est-ä-dire l'aspect commun ä une pluralite
d'individus, mais la cause de cet aspect commun, c'est-ä-dire la forme.
Dans le cas des substances eile est une substance elle-meme, dans le
sens qu'elle est la cause de leur substantialite. Ce qu'est cette forme
peut etre compris de fa$on tres claire lorsqu'il s'agit de substances
vivantes: ici en effet, eile est leur äme, qui est vegetative dans le cas des
plantes, sensitive dans le cas des betes et intellective dans le cas des
hommes (et des dieux). En tout cas, eile est differente pour chaque
espece de choses, donc il n'y a pas une seule cause formelle premiere,
mais il y en a plusieurs.
Le meme discours vaut pour la premiere cause finale, parce que la fin co'incide,
comme nous l'avons vu, avec la realisation complete de la forme. Meme ici il n'y a pas
une premiere cause finale identique pour tous les etres, mais chaque espece d'etres en a
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Origine et originalitc de la mctaphysique aristoteliciennc 245

une qui lui est propre. Si les produits de l'art ont comme fin l'usage en vue duquel ils ont
otc produits, oü consiste le rcalisation coinplete de leur forme, les etres existant par
naturc ont comme fin leur Heu naturel, s'ils sont inanimcs, et l'explication complete de
Icurs facultes s'ils sont anim<§s. Parmi ces derniers les plantes et les animaux ont comme
facultc fondamcntalc celle de se reproduire, donc on peut dire que leur fin primaire est la
reproduction. Les hommes ont comme faculte fundamentale celle de connaitre, donc leur
fin primaire est d'exercer les activites cognitives jusqu'au plus haut niveau, qui est celui
de la connaissance intellectuelle: c'est dans Texercice de celles-ci que consiste, en effet,
leur felicite.

Un discours ä part doit etre fait pour la premiere cause motrice. Ce


discours a ete fait par Aristote ä plusieurs reprises: la premiere fois
sans doute dans le dialogue Sur la philosophie (oü probablement il y
avait la premiere exposition de la science des causes premieres), puis
dans le livre VIII de la Physique (et dans le De caelo) et finalement
dans le livre de la Metaphysique, ouvrages qui remontent tous, ä mon
avis, ä la periode academique.
Aristote distingue avant tout les mouvements naturels des mouvements contre nature
et montre facilement que les seconds dependent des premiers, parce qu'ils sont produits
par des agents qui existent par nature (par exemple l'homme). Quant aux mouvements
naturels, ils peuvent concerner les etres inanimes, et dans ce cas ils doivent etre
reconduits en derniere analyse (ä travers les phenomenes meteorologiques) au
mouvement des astres (en particulier du soleil), ou bien ils peuvent concerner les etres
animes. Ces dernier sont dans une certaine mesure autonomes, c'est-ä-dire causes par
Täme, mais en derniere analyse, dans la mesure oü les etres animes sont engendres. ils se
reconduisent ä la generation et ä la corruption. Celle-ci dans le cas des plantes est
directement produite par l'alternance des Saisons, donc par le mouvement du soleil; dans
le cas des animaux le processus est un peu plus complique, mais en derniere analyse il
depend lui aussi du mouvement du soleil. Donc tout mouvement terrestre est produit.
plus ou moins directement, par le mouvement des astres.
Celui-ci, selon Aristote, est un mouvement circulaire et eternel, et ne peut pas etre
cause seulement par une äme (les ämes des astres), comme le pretendait Platon dans le
Timee et dans les Lois, parce que ce qui meut ne peut pas etre mü du meme mouvement
dont il meut (doctrine de la puissance et de l'acte). Donc il doit y avoir un ou plusieurs
moteurs immobiles, autant que sont les mouvements des astres. moteurs qui n'ont aueune
grandeur et par consequent sont immateriels. Etant immateriels et cependant actifs. il
doivent etre congus comme des intelligences.. On pourrait dirc, donc. ctant donnc qu'ils
sont immortels, qu'ils sont des dieux.
On voit clairement que dans cette doctrine Aristote suit jusqif ä im
certain point la cosmologie de Platon et des autres Acadcmicicns. c'est-
ä-dire lä oü il admet la dependance des mouvements tcrrcstrcs des
mouvements celestes, la circularite de ces derniers (leur cternitc n'ctait
pas admise par Platon, mais eile Tetait par Spcusippc et Xcnocrale).

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246 linrico Berti

ranimation des astrcs et le caractere intelligent des premieres causes


motrices (cclui-ci ctait admis eertainement par Platon dans le Philebe
et le YY/wv, et peut-etre par Xenocrate aussi, mais non par Speusippe).
l i se detache de Platon distinguant tres nettement les moteurs, qui sont
immobiles, des ämes des astres, qui sont mues: cela en vertu de sä
propre doctrine de Tacte et de la puissance.
De cette la physique nous amene, au moins dans l'une de ses
partics, ä la theologie, une theologie scientifique, bien entendu, non
mythique. Donc la physique se revele incapable d'expliquer
eompletement la realite sensible en restant dans le domaine de celle-ci.
Elle doit la depasser et affirmer la necessite des substances immobiles,
immaterielles et donc non sensibles. Mais, ce faisant, eile cesse d'etre
une physique, c'est-ä-dire une science de la nature, de la seule realite
sensible. Donc, pour connaitre les causes premieres des choses, la
physique n'est pas süffisante: la science des causes premieres,
c'est-ä-dire la science universelle, n'est pas la physique. Quelle
sera-t-elle alors?
6. La Substitution de la physique par la metaphysique dans le röle de
science universelle et, pour cela, de science premiere, est clairement
due, selon Aristote, au caractere immobile, et donc immateriel, de la
premiere cause motrice. Cela resulte soit du passage de Metaph. oü il
dit qu'il faut «avant tout» examiner la nature, et de cette fa$on on
verra si la recherche des causes premieres appartient seulement ä la
physique ou bien ä d'autres sciences aussi; soit du passage de Metaph.
, oü Aristote affirme que la physique, tout en etant une sagesse, parce
qu'elle s'occupe des causes premieres, n'est pas la sagesse premiere,
parce que la nature n'est pas la realite toute entiere et qu'il existe une
substance premiere, qui depasse la nature et qui, par consequent, doit
etre etudiee par une science superieure ä la physique; soit finalement
du passage de Metaph. E, oü il affirme que, s'il n'existait pas d'autres
substances outre celles qui constituent la nature, la physique serait la
science premiere, mais que s'il existe une substance immobile, la
science de celle-ci sera la science premiere et, par le fait d'etre
premiere, eile sera aussi la science universelle15.
Cette nouvelle science, ä la fois premiere et universelle, qui par la
suite sera appelee metaphysique, n'est pas, cependant, la theologie,
comme plusieurs interpretes encore le croient, mais ce que nous

15
Metaph, 3, 995a 17-20; 3, 1005a 29-b 2; EBrought
l, 1026a 23-31.
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Origine et originalite de la mctaphysique aristotclicienne 247

pourrons appeler «ontologie», car eile doit s'occuper de tous les


genres de causes premieres, et non seulement de la premiere cause
motrice, comme la theologie. Une premiere exposition de cette science,
sous la forme de «ousiologie», ou de science de tous les genres de
substances, a ete faite par Aristote dans le livre A de la Metaphysique,
qui est une espece de resume de la physique terrestre, de la physique
celeste et de la theologie. Mais une exposition plus müre, sous la forme
proprement d'« ontologie», ou science de Petre, a ete faite dans les
livres de la Metaphysique. Puisque cette reformulation ne
comporte aucun changement dans la partie specifiquement theologi-
que, le livre , quoique anterieur, peut servir comme conclusion
appropriee aussi pour cette derniere exposition.
L'idee de reformuler la science des causes premieres comme
ontologie n'est pas due ä l'exigence de creer une nouvelle science
comprenant aussi bien la physique que la theologie, täche qui avait dejä
ete remplie par le livre . Elle est due plutöt ä une preoccupation
d'ordre epistemologique. Apres avoir, dans le livre A, defini la
Philosophie premiere (et aussi universelle) comme science des causes
premieres, Aristote se demande, au livre B, si cette science est possible.
La theorie de la science elaboree dans les Analytiques posterieurs, en
effet, semblait permettre seulement l'existence de sciences particu-
lieres. C'est pour repondre ä cette difficulte qu'Aristote assume comme
objet, c'est-ä-dire comme domaine, de la philosophie premiere l'etre
en tant qu'etre.
Par cette expression il indique d'un cöte tous les etres, gardant de cette fa£on le
caractere universel de la science en question, et d'un autre cöte l'aspect unitairc sous
lequel tous les etres sont consideres, gardant de cette autre fa£on l'unite de cette science.
De meme que pour tout autre objet, de meme pour l'etre en tant qu'etre on parvient ä
une veritable science lorsqu'on en connait les proprietes par soi ä partir de ses causes
propres. Or, les causes propres de l'etre en tant qu'etre sont les causes premieres. par
consequent la science de l'etre en tant qu'etre vient ä co'incider avec la science des causes
premieres.
Avant de proceder ä la construction de cette science, Aristote se debarrassc d'une
possible objection ä son unite, c'est-ä-dire I'homonymie de Petre, par lui-mcme alfirmcc
ailleurs. II observe, en effet, que malgre son homonymie, l'etre possedc egalcmcnt une
unite, qui n'est pas l'unite d'un genre, mais est constituee par la relation que toutcs ses
differentes significations, c'est-ä-dire les categories, entretiennent avec la premiere
d'entre elles, c'est-ä-dire avec la substance. C'est la celebre homonymie TTOOC i v. qm
n'existe pas seulement ä propos de l'etre, mais aussi dans plusieurs autrcs cas Meme si
Aristote ne la presente jamais comme une decouverte originale, il me scmblc qu'cllc Ic
est et par lä qu'elle contribue, une fois appliquee ä l'ctre, ä distingucr la mctaphvsiquc
d'Aristote des metaphysiques des autres Academicicns.

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2-1S iinrico Herli

Ni IMaton ni Xenocrate, cn effet, nc conccvaient l'etre comme


homonyme et, meine s'ils admcttaicnt dans certains secteurs de la
rculitc, par exemple dans les idees-nombres, un ordre de succession
(Γΐ|ΐι··ξ·ής), qui exeluait une unite generique, ils finissaient par concevoir
Tlitre ou PUn commc prineipes justement en tant que genres16. En
outre Tordre de succession, pour Aristote, sert relier les differents
genres de substances (terrestres, celestes et immobiles), mais il ne peut
pas etre applique aux categories, parce que les categories autres que la
suhstunce dependent toutes directement de celle-ci et ne dependent
pas les unes des autres.
Quant a Speusippe, il avait admis, c'est vrai, une relation entre les
noms, c'est- -dire la paronymie, connue aussi par Aristote (v. Cat. 1),
qui rappeile dans une certaine mesure l'homonymie προς εν, parce
qif eile comprend differents noms qui sont tous en relation avec un
d'entre eux; mais il ne s'agit pas de la meme chose, parce que dans la
paronymie nous avons des noms differents, quoique relies, tandis que
dans Thomonymie προς εν nous avons un seul et meme nom, avec des
significations differentes.
Ayant elimine, par consequent, la difficulte susdite, mais tenant
toujours compte de Thomonymie de l'etre, Aristote etudie les
proprietes par soi de l'etre en tant qu'etre, c'est- -dire les notions qui
lui sont coextensives, telles que Tun et son contraire, c'est- -dire le
multiple, et les significations qu'ils assument dans les diverses
categories, telies que Tidentique et le divers, Fegal et l'inegal, le
semblable et le dissemblable (Metaph. Γ et I). En outre il etudie les
prineipes logiques qui appartiennent tous les etres, c'est- -dire les
prineipes de non-contradiction et du tiers exclu (Metaph. Γ); les
significations de l'etre comme vrai et du non-etre comme faux (Metaph.
E et Θ), et les significations de l'etre et du non-etre comme puissance
et acte (Metaph. Θ). Toute cette partie de la Philosophie premiere est
ontologique et n'a rien voir avec la theologie: son objet comcide avec
ce qui avait ete l'objet de la dialectique platonicienne, mais Petude
qu'en fait Aristote se distingue de cette derniere parce qu'elle est
veritable science, tandis que la dialectique platonicienne pretendait
Fetre, selon Aristote, sans y reussir vraiment. Ce qui permet Aristote
de donner cette etude un caractere scientifique c'est la doctrine des

16
Voir la discussion de la septieme aporie dans Metaph. B 3, o Aristote oppose, il est
vrai, Xenocrate Platon, mais o il observe aussi, contre Xenocrate, que l'Un peut
exister comme separe seulement s'il est οοηςυ comme un genre. J'ai discute ce
chapitre dans mes Studi aristotelici, pp. 181-208.
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Origine et originalite de la metaphysique aristotolicienne 249

categories, en particu er la primaute17 de la substance sur les autres


categorics, que.PJaton avait negligee .
Mais Aristote fait de l'ontologie meme lorsqu'il passe etudier la substance, pour la
raison meme quc, celle-ci etant la prcmiere des categories de Tetre, on ne pourra pas dire
avoir trouve les causes premieres de l'etre en tant qu'etre si on n'a pas trouve les causes
premieres de la substance. C'est a cette entreprise que sont dedies les livres Z et H de la
Metaphysique et, pour ce qui concerne la cause motrice, comme nous avons vu, le livre Λ.
Dans ces livres Aristote expose avant tout la doctrine de la premiere cause materielle et
de la premiere cause formelle que nous avons dej rappelee, c'est- -dire la doctrine selon
laquelle la premiere cause materielle est constituee par les elements et la premiere cause
formelle est constituee par la forme, qui pour les etres vivants est Tarne et pour Thomme
Tarne intellective 18 .
Le probleme que cette exposition presente aux interpretes est qif eile
semble concevoir la substance d'une maniere differente de celle que
nous avons rencontree dans les Categories. Dans ce traite, en effet,
Aristote employait Texpression «substance premiere» (ουσία
πρώτη) pour indiquer le sujet individuel par rapport aux especes et aux
genres, dits «substances secondes», tandis que dans Metaph. Z il
emploie la meme expression «substance premiere» pour indiquer la
forme par rapport au compose de forme et de matiere qui constitue le
sujet individuel. A mon avis entre ces deux usages de la meme
expression il n'y a aucun contraste, comme le prouve le fait qu'ailleurs
Aristote emploie cette expression « substance premiere » pour indiquer
une autre chose encore, c'est- dire la substance immobile19.
L'expression est employee dans des sens differents et donc peut indi-
quer des objets differents, sans aucune contradiction. Dans les
Categories eile exprime la primaute du sujet sur le predicat (l'espece).
donc une priorite concernant la predication (point de vue
«dialectique»); dans Metaph. Z eile exprime la primaute de la cause.
precisement de la cause formelle, sur ce dont eile est cause (le
compose), donc une priorite concernant la causalite (point de vuc
«scientifique»); ailleurs eile exprime egalement la primaute de la
cause, mais cette fois de la cause motrice, encore sur ce dont eile est
cause (les substances sensibles). Ce qui dans le premier cas est premier.
l'individu, dans le deuxieme est second, et ce qui dans le dcuxicmc est

17
Cf. Metaph. Γ 2, 1004b 8-10. Je rapporte toutes les mentions des « dialccticicns
" qu'Aristotc fait dans la Metaphysique Platon et aux Academicicns.
18
Voir spocialement Metaph. Z 11-12 et H 2-3.
'" Cf. Metaph Γ 3, 1005 a 35; Λ 8, 1073 a 30 et H)74b 9 (voir aussi A 7. 1072 a 31- 3:
o la substance immobile est dite implicitemcnt prcmiere).

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250 Knrieo Berti

Premier, la forme des suhstances sensibles, clans le troisieme est


seeond. II n'est pas vrai que dans Metaph. Z Aristote attribue la
primante a Fespeee dont il avait parle dans les Categories: il attribue la
primaute a la forme, en taut que cause de la substantialite du compose.
Dans les Categories il n'employait pas la doctrine de la matiere et de la
forme, mais il faisait seulement une question de predication; dans la
Metaphysicfue^ au contraire, toute l'attention est concentree sur la
doetrine de la matiere et de la forme comme causes de la substance.
Dans les Categories comme exemple d'espece on indique l'homme,
tandis que dans la Metaphysiqite comme exemple de forme on indique
Tarne: il ne s'agit pas de la meme chose, parce que Farne est la cause
(formelle) du fait qu'un individu est un homme.
Pour ce qui conccrne, finalement, le livre , nous avons dejä dit qu'il contient la
determination de la premiere cause motrice, qui est la substance immobile. Le progres
qu'il fait enregistrer par rapport au livre VIII de la Physique, c'est la determination
exacte de la maniere dont les substances immobiles, c'est-ä-dire les dieux, meuvent les
substances eternellement mues, c'est-ä-dire les cieux: elles les meuvent comme objets
d'intelligence et d'amour. Cela, d'un cöte, exclut tout contact entre le moteur et le mü,
etablissant la parfaite transcendance des moteurs, et de Tautre cöte implique dans les
cieux la capacite d'entendre et d'aimer, c'est-ä-dire Tarne intellective.

Schadewaldt a soutenu qu'Aristote aurait derive cette doctrine


d'Eudoxe, qui definissait le bien comme ce a quoi chaque chose tend.
Je ne suis pas d'accord, parce que les moteurs dont parle Aristote, tout
en etant certainement des biens, sont aimes seulement par les cieux
respectifs. Meme le premier moteur, c'est-ä-dire le moteur du premier
ciel, est aime seulement par celui-ci, et s'il meut tous les cieux c'est
parce que ceux-ci sont des spheres reliees entre elles de sorte que
les pöles de l'une sont fixes sur Fautre (cette doctrine-ci derive cer-
tainement d'Eudoxe), et non parce qu'ils l'aiment. De meme, c'est ä
travers les cieux, en particulier le ciel du soleil, que le premier moteur
meut toutes les choses, et non parce qu'il est aime par toutes les choses.
C'est donc seulement par rapport au premier ciel que le premier
moteur meut comme cause finale: toutes les autres choses il les meut
comme premiere cause motrice.
L'ordre des moteurs immobiles, correspondant ä l'ordre des cieux,
est un ordre de succession qui ressemble certainement ä celui des idees-
nombres, comme l'a montre Merlan, mais entre le premier moteur et
les autres il n'y a pas le rapport qui existe entre l'Un pose par les
Academiciens, surtout par Xenocrate, et les idees-nombres. Tandis que
pour Xenocrate, en effet, l'Un est aussi intelligent et pense les idees,
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Originc cl Originalitc de la mctaphysique aristotelicienne 25 l

donnant Heu, comme montre Krämer, ä la premiere forme


historique de Geistmetaphysik, pour Aristote le premier moteur ne
pense pas, au moins directement, autre chose que soi-meme. Peut-etre
pourrait-on dire, au contraire, que ce sont les autres moteurs qui
pensent le premier, parce que dans le chapitre 9 de Metaph. (le seul
chapitre du livre oü Aristote parle seulement du premier moteur et non
du genre des moteurs immobiles) on dit que les premier moteur doit
penser ce qu'il y a de plus divin et de plus digne d'honneur, c'est-ä-dire
soi-meme, parce qu'il n'y a rien au-dessus de lui. On pourrait donc
supposer que les autres moteurs, ayant au contraire quelque chose
au-dessus d'eux-memes, precisement le premier moteur, peuvent
penser celui-ci. Mais cela se heurte ä l'affirmation qu'ils sont, en tant
qu'immobiles, des actes purs et donc ne peuvent etre en puissance en
rapport ä aucun objet, meme de pensee.
Pensant soi-meme le premier moteur ne pense pas seulement qu'il
pense, c'est-ä-dire ne reflechit pas simplement sur son acte de penser,
comme cela nous arrive, mais il pense un objet intelligible. une
substance, la premiere des substances, constituee precisement par
l'acte pur de penser. De cette fagon il y a en lui une coi'ncidence
parfaite entre l'intelligence et l'intelligible. II s'agit, je crois, d'une
doctrine totalement originale, qu'on ne retrouve chez aucun des autres
philosophes anciens.
Cela n'exclut pas, evidemment, que le premier moteur, c'est-ä-dire
Dieu avec l'initiale majuscule, connaisse les autres choses: s'il est cause
(motrice) de toutes les choses, connaissant soi-meme il connait une des
causes de toutes les choses, donc il a, au moins partiellement, la scicnce
de ces dernieres20. Ce qui est formellement exclu par Aristote est la
creation des choses par Dieu et toute autre forme de derivation des
choses de Dieu. Meme en cela sä philosophie s'oppose nettement aussi
bien ä celle de Platon qu'ä celle des autres Academiciens. Si, en effct.
Dieu, comme cause motrice des cieux, est cause, bien qu' indirccte, de
la generation et de la corruption de toutes les choses, et dans ce scns il
peut etre dit aussi cause de leur etre et de leur vie 21 , il est encore plus
vrai qu'il est seulement une des causes des choses, c'est-ä-dire qu'il nc
suffit absolument pas ä les expliquer et qu'il est precisement cctte cause
qui n'a rien en commun avec ses effets, c'est-ä-dire la cause d'un mouve-
ment local.
20
21
Cf. Metaph. A 2, 983 a 8-10.
Cf. De caelo l 9, 279a 28-30. II faut sc rappeler que pour les vivants l'ctrc est Icui
(De an. II 4, 415b 14).

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252 liiirico Berti

Le Dieu d'Aristote, en sommc, a la diffcrcnce de l'Un-Bien de


i'laton, ifest ni Tidce, ni la forme, ni Tessence, ni Telement d'aucune
autrc chose. De cette facon la theologie d'Aristote vient ä etre une theo-
logie complctemcnt sui generis: eile est une partie de son ontologie,
pcut-ctre la partie la plus haute, ou la plus importante, mais toujours
sculement une partie. Elle est rigoureusement scientifique, dans le sens
qu'elle est le resultat d'une demonstration, la demonstration de la ne-
cessite d'une premiere cause motrice des realites mobiles; mais eile ne
permet aucune deduction ou derivation des choses ä partir de leurs prin-
cipes. Pour cette raison eile reste differente de toutes les metaphysiques
de type exemplariste, ou creationniste, ou emanatiste qui ont ete deve-
loppees par la philosophie ancienne, medievale et moderne.

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