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Littérature

Lyrisme et célébration : l'épiphanie de la Chose


Martine Broda

Abstract
Lyricism and Celebration : Epiphany of das Ding

Modern genre theory condemns lyricism as narcissistic. An older tradition, as Nietzsche, Hôlderlin, Rilke knew, saw it as
celebration made possible by the song of pure desire and loss of self. « High lyricism » includes love poetry, when a subject
uses the object of love to celebrate the world.

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Broda Martine. Lyrisme et célébration : l'épiphanie de la Chose. In: Littérature, n°104, 1996. pp. 89-100;

doi : 10.3406/litt.1996.2423

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1996_num_104_4_2423

Document généré le 01/06/2016


■ MARTINE BRODA, cnrs

Lyrisme et célébration :

'épiphanie de la Chose

Le poète argentin Roberto Juarroz m'a lancé un jour cette phrase en


français, si rythmée qu'elle est déjà un poème : « La poésie est
toujours célébration, célébration, elle l'est, même au cœur des fêtes de
l'abîme, des fêtes du néant. » Ce qui, de toujours, conjoint l'être du
lyrisme, ce noyau dur du poétique, au geste de la célébration, qu'elle soit
célébration religieuse, célébration amoureuse, ou célébration du sensible
en son épiphanie, ne peut en aucun cas être compris si l'on part d'une
définition traditionnelle du lyrisme, mais c'est pourtant un lien consubs-
tantiel, et même d'une évidence aveuglante si l'on envisage la tradition.

Les années 1970 ont inauguré dans l'avant-garde littéraire française


ce qu'on pourrait appeler, en parodiant une formule de Jean Paulhan, une
véritable «terreur contre le lyrisme», qui ne me semble pas encore
vraiment dépassée. Dans ce qui s'est présenté comme un travail de «
critique de l'idéologie poétique », le lyrisme a été dénoncé comme mièvre,
niais, et narcissique, surtout narcissique, mais c'est le confondre avec sa
caricature, qui existe, ses épanchements sentimentaux n'ayant rien à voir
avec le « haut lyrisme » qui seul m'intéresse ici. Ce rejet violent, qui par
ailleurs témoigne d'une méconnaissance totale de la tradition, signe aussi
la mort du poétique, son épuisement dans des jeux parodiques ou la
sécheresse exsangue d'une ennuyeuse « poésie blanche » qui s'efforce de
singer l'abstraction minimale picturale, en coupant dommageablement le
lien du langage au sens et au désir. Ce rejet est selon moi avant tout lié à la
fameuse « crise du sujet » qui fut le résultat des avancées de la plupart des
grands systèmes de pensée contemporains. Pour réhabiliter le lyrisme,
c'est sa définition la plus classique comme genre (ou mode) subjectif,
89

* Ce texteL'Amour
paraître, expose,dusous
nom,
uneessai
forme
sur resserrée,
le lyrisme plus
et la assertive
lyrique amoureuse.
que démonstrative, les principales thèses d'un livre à LITTÉRATURE
n° 104 - déc. 96
■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

expression du moi et de ses états, qu'il s'agit de contester : doxa sur


laquelle nous vivons, mais dont les conséquences me semblent néfastes.

Les poéticiens modernes les plus sophistiqués ne sont pas, semble-


t-il, parvenus à inventer une autre définition. C'est encore celle de Roman
Jakobson, puisqu'il fait de la poésie lyrique une « poésie de la première
personne du présent », et celle où règne la fonction émotive. C'est aussi
celle de Bakhtine, qui oppose sans nuances au dialogisme de la prose le
monologisme du poème. Or, la définition du lyrisme comme genre ou
mode subjectif, loin d'être supra-historique et naturelle, a pour limite de
validité celle de son historicité, qu'a su parfaitement cerner Gérard Ge-
nette dans son Introduction à l'architexte, où il tente de rectifier le lapsus
théorique toujours recommencé qui fait attribuer faussement l'invention
de la fameuse triade lyrique-épique-dramatique à Platon et Aristote, alors
qu'elle apparaît avec les frères Schlegel, Schelling, Hegel, qu'elle est
l'invention des théoriciens du romantisme allemand, romantisme d'Iéna.
La définition subjective du lyrisme est intrinsèquement liée à la
philosophie du Sujet, et même à l'idéalisme absolu, qui en constitue l'apothéose.
Pourtant, une autre tradition court plus secrètement dans la théorie des
genres, se cherchant peut-être généalogie du côté de certains textes de
Platon, celle d'une énonciation en première personne, où le sujet n'est pas
un sujet plein. Je vais citer les deux exemples les plus marquants, Hôlder-
lin et Nietzsche. À l'époque de l'idéalisme allemand triomphant, mais à
l'encontre de toutes les thèses romantiques, Hôlderlin a pu se proposer
comme but un lyrisme objectif, un lyrisme de la destitution du sujet,
qu'emblématisera dans son œuvre le sacrifice d'Empédocle. Il écrit de
grands hymnes — la forme dont le but est de célébrer — en gardant
Pindare pour modèle, et il semble essentiellement préoccupé de fusion
dans le Tout, de retour pacifiant au sein de la Nature, d'où la tension de sa
poésie vers un lyrisme sublime. Dans les difficiles essais de la période de
Hombourg, Démarche de l'esprit poétique, et surtout le début de
Fondement d'Empédocle, l'Essai sur l'ode tragique, où c'est bien le grand poème
auquel il aspire qu'il se propose de définir, il recommande au poète de
choisir un objet extérieur à lui, mais analogique, et, tout en pratiquant le
symbolisme, de ne garder, de l'expérience propre, non le contenu privé sur
n° km - déc. 96 lequel pèse un interdit sacré, un nefas, mais la vibration de l'émotion et la
L'ART ET L'ÉCRITURE ■

couleur du sentiment. Dès lors, plus on énonce, moins on s'exprime : « le


poète tragique qui exprime l'intériorité la plus profonde renie entièrement
sa personne, sa subjectivité, ainsi que l'objet présent à son esprit ». Chez
Hôlderlin, on dirait que le dessin de l'œuvre et du destin redouble ce que
posent, obscurément, les essais théoriques. On lira dans ce sens le
mouvement général de l'œuvre de l'élégie vers l'hymne, où le sujet abandonne la
plainte personnelle pour mieux s'exposer au feu du ciel. Jusqu'à
l'expérience de la folie, qui est comme la métaphore du dénuement du sujet.
Jamais plus impersonnel et humble le lyrisme des poèmes de la fin, qui
disent les états de la nature, son rythme scandé par les saisons — ces temps
signés, avec humilité, Scardanelli. Nietzsche, dans La Naissance de la
tragédie, parle encore plus clairement que Hôlderlin à propos d'un
dessaisissement du sujet lyrique. L'artiste dionysiaque ou poète-musicien, dont
Yexemplum est le poète grec Archiloque, même s'il dit « je », parle en tant
que sujet abstrait, sans rapport avec l'homme empirique-réel, car il s'est
démis de sa subjectivité dans le processus dionysiaque, « ivresse et
dessaisissement de soi ». La passion qu'exprime Archiloque n'est pas la sienne,
mais celle de Dionysos et des Ménades. On est dans une esthétique de la
transe, bien dans la lignée de la mania platonicienne. Pour Nietzsche, le
sujet lyrique est identifié à ce qu'il nomme le « génie du monde », ou
encore « l'Un originaire, sa douleur ». Sa subjectivité n'est que «
chimère », « pure illusion » — « elle retentit à partir de l'abîme de l'Être ».
On notera qu'Hôlderlin comme Nietzsche parlent d'une résorption du soi
dans un Tout — le monde — qui le dépasse et l'englobe. Ceux qui, dans la
théorie des genres, ont critiqué la théorie subjective du lyrisme semblent le
faire à partir d'une posture qui relève du sublime, suggérant d'entrée de
jeu que le haut lyrisme, loin d'être platement sentimental comme ses
caricatures, est fondamentalement d'ordre sublime. Avec Hôlderlin et
Nietzsche, c'est bien le motif du sublime mathématique selon Kant qui est
évoqué, sublime qui découle de la représentation de l'informe et de
l'illimité, pourvu que soit présente l'idée de la totalité. J'y reviendrai à
propos de Rilke.

Après avoir dénoncé les méfaits de la définition subjective du ni


lyrisme, il me reste à avancer, progressivement, une autre définition. Je
i i , i LITTÉRATURE
commencerai, avant de les etayer, par exposer un peu abruptement mes n° km déc. 96
■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

thèses, qui sont développées, avec davantage d'arguments, dans un livre à


paraître. Le corpus de la poésie lyrique a deux domaines : la poésie lyrique
amoureuse, majoritaire, et le lyrisme métaphysique ou religieux. De toute
évidence, l'une et l'autre ne posent pas la question du moi, mais plutôt
celle du désir et même du désir pur selon Lacan, ce désir intransitif qui ne
s'attache pas à des objets, mais au pur manque d'où il procède, désir qui ne
désire rien, sinon perdurer, désir de désirer. Us posent la question du désir
qui est aussi celle de l'adresse, ils posent également celle de notre
destination suprasensible, ayant par là vocation au sublime, ce qui est plus visible
dans la poésie à portée métaphysique, mais peut même advenir dans la
poésie amoureuse, si l'on donne une portée ontologique au désir. Le
lyrisme, loin d'être l'affaire du moi, est le chant qui advient au sujet avec sa
propre dépossession, quand il s'expose à la rencontre d'une altérité
transcendante et radicale, d'abord hors symbolique : soit la Chose selon Lacan,
dont la retrouvaille signe une jouissance impossible, sinon sur le mode
hallucinatoire, dans l'écriture ou dans la folie. La Chose, c'est-à-dire
l'Autre maternel préhistorique, barré par la Loi de prohibition de
l'inceste, comme Souverain Bien dont la perte, sans objet perdu puisque rien
n'a jamais été possédé, est le manque d'où surgit tout désir. L'acte lyrique
par excellence, celui de la célébration, est consécutif à une épiphanie, en
dernière instance celle de la Chose : qu'elle se révèle derrière l'objet
d'amour, ou qu'elle incarne, chez les poètes religieux, le Souverain Bien, la
présence divine ordonnatrice des beautés de l'univers, ou encore qu'elle
apparaisse de toute façon comme sous-jacente au spectacle du monde, en
ces moments très particuliers où le réel fulgure, devient éblouissant,
moments d'intensité privilégiés qui ont toujours été l'objet des poèmes. La
même épiphanie me semble d'ailleurs également concerner le lyrisme dans
son sens métaphorique, employé pour qualifier un style dans d'autres
pratiques artistiques que la poésie. Elle peut même, exceptionnellement,
se produire dans la prose, mais il arrive alors qu'elle verse dans la trivialité,
comme dans ces textes de Joyce intitulés Epiphanies, qui en dépit de cette
trivialité comportent leur part de lyrisme, puisque ce sont des epiphanies.
Mais surtout, avec ce que je nomme l'épiphanie de la Chose, par laquelle
l'univers visible s'illumine d'un éclat d'outre-monde, on met le doigt sur ce
n° km déc. 96 que je crois être le fondement dernier du lyrisme poétique, par elle suscité.
L'ART ET L'ÉCRITURE ■

Le lyrisme, soit le chant qui advient au sujet avec sa propre dépossession,


quand il s'expose à la rencontre d'une altérité transcendante et radicale.
Ce chant est, de ce fait même, sublime. Ses vocalises sont le signe de la
jouissance qui survient contre toute attente, quand sont hallucinées des
retrouvailles impossibles.

Depuis les élégiaques latins, dans le corpus de la poésie lyrique la


poésie d'amour est largement majoritaire, puisque l'amour, dont les
affinités avec la langue sont bien connues, est le lieu privilégié de la rencontre
de l'homme avec son désir. De l'amour, Pierre Jean Jouve écrivait ceci,
qu'il est « une couleur posée sur les objets, infiniment belle et déchirante,
qui n'a pas le droit de baisser d'un millème de degré, car aussi tôt on craint
qu'elle ne meure ». L'amour, qui lui-même fulgure sur le fond de sa perte,
est ce qui donne son prix à notre bref passage ici-bas. C'est lui, surtout lui,
qui pose sur le monde la couleur qui lui permet d'apparaître, en sa plus
grande brillance. S'il y a une portée ontologique du désir, elle est bien dans
cette valeur d'intensification du perçu, qui est d'ordre épiphanique. C'est
bien l'amour qui est au premier chef cette « illumination profane »,
porteuse des forces révolutionnaires de l'ivresse, dont Walter Benjamin
invente le concept dans son Essai sur le surréalisme. On peut le saisir dans la
tradition de la poésie lyrique amoureuse, et jamais mieux que dans ce beau
concept du « joy » qu'inventèrent les troubadours, concept clé de toute la
lyrique occidentale. Il peut faire apparaître les poètes provençaux comme
des précurseurs de Spinoza, le philosophe qui, en accord avec une
conception qui fait — bien avant Lacan ou Freud — du désir l'essence de
l'homme, accorde dans son système une grande valeur éthique à la joie,
qu'il définit comme « le passage d'une moindre à une plus grande
perfection », alors même que l'amour est défini comme une « joie, avec l'idée
d'une cause extérieure ». Extase du désir même insatisfait, du désir
permanent, le Joy des troubadours est ce qui inverse tout rude hiver en
printemps, comme chez Raimbaut d'Orange ou Bernard de Ventadour.
D'où le paysage printanier de cette poésie occitane, avec ses aubes et ses
matins où les oiseaux jubilent, monde revivifié par l'amour. Par ailleurs, il
est clair que les poèmes d'amour de la grande tradition lyrique relèvent du n -2
désir pur, en ce qu'ils s'adressent à la Chose, derrière des objets de peu de
réalité, le plus souvent inaccessibles, et comme transparents. Par exemple, n° 104 déc. 96
■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

Maurice Scève a choisi de chanter en Délie la déesse lumineuse et cruelle


de Délos, et non la simple jeune femme qu'il aimait, Pernette du Guillet.
Je cite le dizain XVUI :

Qui se délecte à bien narrer histoires.


Perpétuant des haultz Princes les gestes,
Qui se triumphe en superbes victoyres,
Ou s'enaigrist aux Satyres molestes
Qui chante aussi ses amours manifestes,
Ou se complaict a plaisamment descrire
Farces, et Jeux esmouvantz Gentz a rire.
Mais moy : je n'ay d'escrire autre souci
Fors que de toy, et si ne sçay que dire,
Sinon crier mercy, mercy, mercy.

Dans ce poème qui est une théorie des genres suivie d'une poétique,
Scève finit par définir, en l'opposant tacitement à la poésie amoureuse
banale qui « chante ses amours manifestes », la position propre de son
poème, qui est d'affronter un objet affolant, inhumain, que désigne le
« toi » mi-extatique mi-terrifié, retrouvant sa fonction de « pronom
d'appel ». En face de lui, la Chose, à mi-chemin du silence et du cri, le poète ne
sait que crier mercy, soit, dans la langue du seizième siècle, crier grâce.
Tout le problème de la poésie lyrique amoureuse est de faire
perdurer le désir, fût-ce en pactisant avec l'impossible. Elle tente de résoudre
l'aporie que cernent ces deux énoncés de Char : « le poème est toujours
marié à quelqu'un », mais « le poème est l'amour réalisé du désir demeuré
désir ». Elle le fait en s'adressant à des « dames », dont les noms, Béatrice,
Laure, Délie, Aurélia, Hélène, Eisa, si illustres qu'ils soient devenus à force
d'avoir été chantés, ne sont jamais que le senhal, selon une très belle
expression de Pierre Jean Jouve, de « la personne aimée par moi inventée
et vraiment fausse » à laquelle les poèmes d'amour sont secrètement
mariés. Le plus souvent très loin des amours biographiques, ils parlent de
l'amour premier, origine du désir. Je ne donnerai pas d'exemple de
célébration dans la poésie lyrique amoureuse, il faudrait presque tout citer,
des poèmes des troubadours à ceux d'Aragon, ou à Union libre d'André
n° km - déc. 96 Breton. Je dirai simplement que la figure aimée est souvent mise au centre
L'ART ET L'ÉCRITURE ■

d'un cosmos qu'elle illumine et ordonne, comme chez Dante ou chez


Scève, et que, depuis Pétrarque qui inventa la forme du canxoniere en
chantant une dame qui a le laurier (lauro), l'or (Yoro) et la brise {Yaura)
dans son nom, la célébration prend presque toujours la forme d'un amour
du nom. Du Bellay écrivait : « je remplis d'un beau nom ce grand espace
vide ». Et le poète persan Djâmi, parlant par la bouche d'Aragon : «Je
pratique avec ton nom/le jeu d'amour ». Parce que les noms de la
biographie sont soumis à la contingence, les dames sont presque toujours
renommées, à l'aide de senhals (chez les troubadours : le nom fictif sous
lequel la dame est chantée) ou de surnoms pétrarquistes qui, étant du pur
signifiant, offrent de meilleures possibilités de motivation, et le texte
lyrique sort tout entier du nom choisi pour l'objet d'amour, dans un travail
de remotivation mimologique qui est l'écriture même de l'œuvre. On le
voit par exemple dans la Délie de Scève, construite tout entière autour du
mythe de Diane, la déesse délienne, mais c'est vrai dans tout canzoniere,
par exemple à l'époque moderne chez Jouve où le recueil Matière céleste
est entièrement issu des sonorités du nom d'Hélène, fait avec les mots qu'il
appelle autour de lui. Bernard Baas, philosophe, dans son livre Le Désir
pur (1 ), a montré qu'avec sa problématique de la Chose, c'était une critique
du désir pur, au sens kantien, qu'avait voulu faire Lacan. Si la Chose hors
symbolique est homologue à l'Inconditionné, la Chose en soi kantienne,
alors il faut un objet, qui tel le scheme chez Kant, mette en relation ce plan
de l'a priori avec celui de l'expérience. Selon Baas, c'est l'objet a qui
jouerait ce rôle chez Lacan, mettant en relation les objets désirés, qu'il
appelle épithumènes, avec la Chose. Mon hypothèse est que dans le texte
de la lyrique amoureuse, c'est le nom propre qui joue le rôle de l'objet a.
Les poèmes mystiques, tout comme les poèmes d'amour, s'adressent
à un objet transcendant, mis à la place du manque. La question de l'adresse
est celle qui importe, et non celle du moi, qui n'a plus aucun sens. Je citerai
à ce sujet un poème du mystique soufi Hallaj (857-922) :

Je m'étonne de Toi et de moi


Ô Toi que désire le désirant
Tu m'as rapproché de toi yj
. LITTÉRATURE
1 Editions Peeters, Louvain, 1992. n° 104 - déc. 96
■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

Au point que j'ai cru que Tu étais moi


Et je me suis absorbé dans l'amour
Au point que Tu m'as anéanti en Toi
Ô mon bonheur dans la vie
Et ma quiétude après l'ensevelissement !
Dans ma criante et ma confiance
Toi seul tu m'accompagnes
0 Toi dont les jardins des signes
Embrassent toute apparence
Si je désire une chose
Tu es tout ce que je désire.

Chez les poètes qui ont un rapport au religieux, si l'univers visible est
célébré, c'est comme manifestation de la présence divine, qui le justifie et
le règle. Gerard Manley Hopkins, qui fut jésuite, écrit ceci, dans un poème
justement intitulé Grandeur de Dieu (2) :

L'univers est chargé de la grandeur de Dieu


Elle doit jaillir tels les feux d'une feuille d'or qu'on froisse.
Elle s'amoncelle à force comme l'huile comprimée gicle (...).

Sa poésie est une description minutieuse du sensible, à laquelle il


tente de redonner « la fraîcheur immaculée du Paradis terrestre », pour
citer Kathleen Raine. Avec une préférence marquée pour le printemps,
comme saison privilégiée de Pépiphanie, et « tendre trace du monde en
son matin, / dans le jardin d'Eden ». Le poème de Hopkins intitulé
Printemps peut évoquer, à des siècles de distance, les Joies de printemps
loue-Dieu (toute une série de poèmes) de la poétesse baroque protestante
du dix-septième siècle autrichien que fut Katharina Regina von Greiffen-
berg. Mais s'il est sensible aux aspects les plus riants de la nature, Hopkins
est aussi sensible à ses aspects terribles, rochers, fracas, flots déchaînés.
Son poème le plus justement célèbre, Le Naufrage du Deutschland, décrit
un naufrage en pleine mer, donné comme une allégorie de l'épreuve
suprême de l'âme. « Célébration au cœur des fêtes de l'abîme », la volonté

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LITTÉRATURE 2 Traduit par Jean Mambrino dans le volume Grandeur de Dieu et autres poèmes. Granit, 1980.
L'ART ET L'ÉCRITURE ■

divine est là encore louée, en des vers inoubliables, dans un assentiment


qui pose clairement la question du sublime :

J'ai crié oui


Oh ! à l'éclair, à la verge assénée ;
Tu m'as, plus vrai que langue, entendu confesser
Ton effroi, ô Christ, ô Dieu ;
Tu sais les murs, l'autel, tu sais la nuit et l'heure ;
La pâmoison d'un cœur par Ta rafale et Ta ruée
Jeté bas, piétiné de Ton horrible haut
Le diaphragme roidi par la pesée, sanglé par le feu de l'astreinte. (3)

Sublime dont le lyrisme, plus souvent impitoyable que mièvre ou


niais, relève sans doute en dernière instance, tout comme le suggèrent
encore d'autres grandes œuvres, notamment celles de Hôlderlin et de
Rilke.

J'insisterai sur Rilke, car il me semble que son œuvre formule une
vraie pensée à propos du lyrisme, pensée dont les concepts clefs sont ceux
de la célébration et de l'épiphanie, le geste de la célébration étant le
prolongement naturel de celui qui présente le réel dans l'apothéose de son
plus vif éclat. Contrairement à Hopkins, Rilke reste un exemple de ce que
l'épiphanie peut être purement laïque, sans cesser d'être, très
ostensiblement, celle de la Chose, qui illumine le perçu dans ces expériences qu'il
nomme Erlebnisse, et qui sont comme des moments d'intense fulgurance,
qu'il met au centre de son œuvre pour qu'elle s'en nourrisse. Pour Rilke,
par ailleurs, l'amour a surtout une valeur épiphanique, comme on peut le
lire dans ces vers de la neuvième Élégie :

Les amants, ne sont -ils pas une ruse de cette terre de silence,
afin que par tout ce qu'ils ressentent
chaque chose soit exaltée ?

Son apologie des grandes amoureuses délaissées, par exemple dans


les Cahiers de Malte Laurids Brigge, n'a d'autre enjeu que d'aboutir au 97

3 Traduction de Pierre Leyris, Seuil, 1964. LITTÉRATURE


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■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

concept d'un amour sans objet, l'amour intransitif, qui n'est autre que le
désir pur. Par ailleurs, Rilke témoigne d'une vive sensibilité au sublime,
thématisé comme dualité du beau et du terrible dès le début de la Première
Élégie de Duino. Il recherche avant tout une position où il est identifié au
Tout du monde, ce qui lui permet d'apprivoiser la mort. En quête de ce
qu'il appelle l'Ouvert, soit l'existence pensée comme milieu, spatialité
pure et entière perception, il essaie de le reconstruire dans ce qu'il nomme
le Weltinnenraum, l'espace intérieur du monde, à travers des expériences
privilégiées, les Erlebnisse, sortes d'extases mystiques profanes où
s'abolissent pour lui les frontières entre sujet et objet, dedans et dehors. Avecce
panthéisme mystique, fusionnel, qui peut évoquer le « sentiment
océanique » dont parlera Freud, c'est le motif du « sublime mathématique »
selon Kant qui est sollicité, celui-là même qui provient de la représentation
de l'informe et de l'illimité, avec l'idée de la totalité. Mais c'est surtout
parce qu'il le rapporte toujours à la question de notre destination supra-
sensible que le geste poétique de Rilke est sublime.

Le sublime propre à Rilke n'est pas le sublime négatif lié au motif de


l'imprésentable. C'est celui dont parle Philippe Lacoue-Labarthe dans un
essai intitulé La Vérité sublime (4), où il retravaille un concept qu'il
emprunte à Heidegger, celui ftekphanestaton. Uekphanestaton, ce qui
apparaît avec le plus d'éclat — cet éclat éblouissant où se marque aussi,
selon Lacan, le rapport de l'homme à sa propre mort — parle d'une
détermination de la présence par le paraître, qui remonte au « phainestai »
des présocratiques. Selon Lacoue-Labarthe, ce motif peut être la base
d'une conception affirmative du sublime, dont j'ajouterai qu'elle peut
concerner encore la poésie, à la différence de la tendance majoritaire de la
peinture moderne. C'est de cette conception-là que relève, de toute
évidence, le geste de la poésie de Rilke. Le sublime rilkéen est pure
affirmation de l'Être : « être ici est splendide », comme le dit le fameux
énoncé gnomique de la septième Élégie. Pour Rilke, qui assignait comme
but final à l'art « la transformation intégrale du monde en splendeur », la

98

n° 104 - déc. 96
LITTÉRATURE 4 Dans le volume collectif Du sublime, Belin, 1991.
L'ART ET L'ÉCRITURE ■

vocation propre du sujet lyrique est de glorifier l'existence immanente,


l'éphémère, le transitoire, comme il le dit dans la neuvième Élégie :

Mais parce qu'être ici est beaucoup,


apparemment tout ici a besoin de nous ; ces choses
éphémères,
étrangement, nous concernent,
Nous, les plus éphémères.
Une fois chaque chose, seulement une fois.
Une fois et jamais plus. Et nous aussi
une fois. Jamais plus.
Mais ceci, avoir été une fois — même si ce ne fut qu'une fois —
avoir été de cette terre, cela semble irrévocable.

Un tel geste, si visiblement métaphysique dans son fond, pose la


question de notre destination. Sur le fond tragique de notre irrécusable
mortalité, il rend la présence à son éclat le plus aveuglant. Plus d'une fois,
Rilke dit qu'il opère un passage dans l'invisible, autre forme de réalité,
langagière et toute spirituelle, où les choses périssables sont rédimées. Ce
mot, à première vue singulier, d'« invisible » parle d'un étrangement,
d'une néantisation nécessaire des choses, où la pure présence se donne à
voir. Néantisation de l'objet, dirait Lacan, pour que surgisse, lustrale, la
Chose. Mais on peut dire que ce que Rilke appelle invisible, en ce qu'il est
la transfiguration du réel en vue de sa manifestation glorieuse, de son
épiphanie, est aussi ce qui le rend pleinement visible : « notre tâche est
d'imprimer en nous cette terre provisoire et caduque, si profondément, si
douloureusement et si passionnément que son essence ressuscite
"invisible" en nous », écrit-il à Witold von Hulewicz. Le prolongement naturel
du geste rilkéen est la célébration, sa poésie est une célébration de la
présence, qui est présence à la finitude. « Rùhmen, das ist's ! Ein zum
Rùhmen Bestellter... » : célébrer la vie dans tous ses aspects, célébrer la vie
et la mort, telle est la mission d'Orphée, le dieu des Métamorphoses. Le
mot rùhmen, « célébrer », est un des mots clefs des Sonnets à Orphée où le nn
lyrisme s'accomplit par le dépassement de l'élégie dans l'hymne, de la
plainte
i . . dans
j la
11louange. LITTÉRATURE
n° km - déc. 96
■ LYRISME ET CÉLÉBRATION

Comme l'indiquait l'emprunt que j'avais fait d'un vers de la première


Élégie pour en faire le titre d'un cycle de poèmes, c'est en méditant sur
l'œuvre et la pensée de Rilke que je cerne le mieux le haut lyrisme : il est un
chant de Yamorfati, chant du sujet et non du moi, qui célèbre dans son pur
apparaître l'éphémère, le périssable.

100

N° 104 - DEC. 96
LITTÉRATURE

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