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DE CALCUL
Michel Callon et Fabian Muniesa
Lavoisier | « Réseaux »
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possibles des calculs compliqués qui produisent des solutions pratiques à des
problèmes qu’aucune modélisation théorique ne permettrait de résoudre3.
1. Nous remercions les nombreuses personnes qui ont réagi aux diverses versions de ce texte,
discuté notamment à l’occasion de la Distributed Collective Practices Conference (San
Diego, février 2002), de la New York Conference on the Social Studies of Finance (Université
de Columbia, mai 2002), et du Wokshop on Market(-ing) Practice in Shaping Markets
(Stockholm, juin 2003).
2. Ceci est particulièrement visible dans le cas des enchères : SMITH, 1989, p. 15-16.
3. En présentant les organisations économiques en général (et non seulement les marchés)
comme des « dispositifs de compromis » (compromising devices), Laurent Thévenot montre
comment des arrangements composites doivent faire face aux tensions critiques entre
différents ordres de valeur. Voir THEVENOT, 2001.
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Dans cet article, nous proposons un traitement de la notion de calcul qui rend
visibles les éléments et les mécanismes qui autorisent les marchés à se
comporter comme des dispositifs collectifs de calcul. Nous élaborons pour
cela, dans une première section, une définition du calcul qui dépasse
l’opposition entre quantitatif et qualitatif. Nous confrontons ensuite cette
définition aux catégories conventionnelles de l’activité du marché : biens
économiques, agents économiques et échanges économiques. Nous
examinons ainsi, dans une deuxième section, la question de la calculabilité
des marchandises : afin d’être calculés, les biens économiques doivent être
calculables. Dans la section suivante nous étudions le caractère distribué des
Notre point de vue dans cet article est différent. Calculer ne signifie pas
nécessairement effectuer des opérations mathématiques ou même
numériques10. Le calcul commence en établissant des distinctions entre des
choses ou des états du monde, puis en imaginant des cours d’action associés
à ces choses ou à ces états, pour enfin évaluer conséquences. En partant
d’une telle définition (large, mais habituelle) de la notion de calcul nous
essayons d’éviter la distinction (conventionnelle, mais trop aiguë) entre
jugement et calcul.
– Tout d’abord, afin d’être calculées, les entités prises en compte doivent
être détachées : un nombre fini d’entités sont déplacées et disposées dans un
espace unique13. Nous devons imaginer cet espace de calcul dans un sens
très large : c’est le « compte » lui-même mais également, par extension, la
pouvoir de calcul. Un calcul sera d’autant plus puissant que la liste des
entités qu’il prend en compte est étendue (tout en demeurant finie) ; qu’il est
apte à traiter un grand nombre de relations (entre ces entités) et qu’il est en
outre capable de faire varier ces relations et leur configuration ; et qu’enfin il
fournit des outils de classement efficaces et flexibles. La puissance d’une
agence calculatrice dépend de la puissance des outils de calcul qu’elle
mobilise.
Lors d’une transaction marchande, un bien change de mains. Un prix lui est
donné, qui constitue sa valeur monétaire. L’acheteur, en échange du prix
qu’il paye au vendeur, acquiert le droit reconnu et garanti d’employer le bien
d’une certaine manière et pendant une certaine période de temps. Une fois
que la transaction a été conclue, acheteur et vendeur sont quittes. Le bien est
détaché du monde du vendeur et rattaché à celui de l’acheteur. C’est
pourquoi la transaction marchande a été parfois qualifiée d’aliénation de
marchandises : les partenaires de la transaction sont transformés en étrangers
virtuels une fois qu’elle est conclue. Mais cette image est trompeuse et
devrait donc être évitée23. Etre quitte et être étranger ne sont pas exactement
la même chose. Les protagonistes de la transaction peuvent être quittes une
fois que le transfert de propriété a été conclu, sans pour autant renoncer à
tout contact l’un avec l’autre (c’est le thème de l’embeddedness dans le sens
de Granovetter).
21. GUALA, 2001. Les enchères de licences d’exploitation de l’espace hertzien posent des
problèmes complexes : la valeur attribuée à une fréquence hertzienne par un acheteur
potentiel varie, par exemple, en fonction de la probabilité d’obtenir la même fréquence pour
des zones géographiques limitrophes.
22. HACKING, 1983.
23. Voir sur ce point le débat proposé dans MILLER, 2002, et SLATER, 2002.
Dispositifs collectifs de calcul 199
Objectivation
24. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre les récents travaux sur l’économie des
services : GADREY, 2000.
25. Cette similarité entre l’objet-chose et le service-chose est plus difficile à percevoir dans le
droit romain que dans le droit anglo-saxon. Pour les droits de propriété dans la tradition du
droit romain, les choses sont supposées être divisibles entre personnes, tandis que pour le
droit anglo-saxon (avec la notion de bundle of rights) les choses sont intrinsèquement
composites, ce qui produit, d’un point de vue anthropologique, deux formes différentes de
prolifération des choses et des personnes comme le montre STRATHERN, 1999, p. 194.
26. Matérialité et physicalité ne doivent pas être confondues. L’anthropologie des sciences a
déjà éclairci ce point quand elle a analysé les conditions d’individualisation et de circulation
des faits scientifiques. Une chose est une boîte noire composée d’un grand nombre d’éléments
hétérogènes qui ont été pliés, arrangés et reliés durablement les uns aux autres et qui, par
conséquent, objectivent la chose qu’ils constituent.
200 Réseaux n° 122
Troisièmement, cette chose qui se tient parce qu’elle est tenue par les
éléments (humains et non-humains) qu’elle comprend, est un bien si et
seulement si ses propriétés représentent une valeur pour l’acheteur. Cette
évaluation peut être exprimée en un prix ou une gamme de prix que
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l’acheteur est prêt à payer pour s’approprier la chose, c’est-à-dire pour être
attaché à elle, pour l’incorporer à son monde. Une fois qu’il a acquis ce bien,
l’acheteur en devient le propriétaire. La transformation est double : non
seulement le bien entre en sa possession mais il devient également un bien
qui lui appartient en propre, qui fait partie de son monde. Comme le
remarque Marilyn Strathern, en disant que A devient le propriétaire du
véhicule V nous nous référons à la réalisation d’une transaction marchande,
alors qu’en disant que V est un bien appartenant à A, nous soulignons le fait
qu’il a été incorporé au monde de A, dont il est devenu partie intégrante.
Singularisation
de l’acheteur.
doit être une chose) et celle de la singularisation (il doit être une chose dont
les propriétés ont été ajustées au monde de l’acheteur, au besoin en
transformant ce monde lui-même). Objectivation et singularisation sont
produites simultanément : les propriétés objectivées sont celles qui
permettent l’individualisation du bien.
plier les concepteurs et les vendeurs est de pouvoir étudier les attachements
de l’acheteur pour être en mesure de lui en proposer de nouveaux. Ce travail
est particulièrement visible dans le cas du commerce en ligne sur Internet31.
Cependant, comme l’observe Daniel Miller, sur un marché traditionnel
comme celui de l’automobile, ce travail exploratoire qui permet la définition,
l’objectivation et l’individualisation du bien joue également un rôle
important32. Il n’y a donc aucune opposition irréductible entre les pratiques
qui fabriquent de l’enchevêtrement (entanglement) et la transaction
31. Les techniques d’identification, de suivi et d’analyse des parcours des internautes (dans le
cas d’une stratégie de marketing ciblé, par exemple) en sont un clair exemple.
32. MILLER, 2002.
33. Miller ne le voit pas mais SLATER, 2002, en commentant MILLER, 2002, le souligne
correctement.
204 Réseaux n° 122
produits placés dans le même espace ou dans la même liste. Cette mise en
rapport est un processus de classification, de groupement et d’appariement
qui rend les produits à la fois comparables et différents. Le consommateur
peut faire des choix seulement si les marchandises ont été dotées de
propriétés qui produisent des distinctions35. Dans le vocabulaire des
professionnels de la qualification, ce travail a un nom : positionnement.
Comme l’indiquent les manuels de marketing, le positionnement définit des
consommateurs-cibles (singularisation) tout en définissant le champ de la
concurrence. Singulariser un bien signifie le doter de propriétés qui le
rendent comparable, mais non identique, à d’autres biens. La vie
économique est un enchaînement continu de requalifications ou
repositionnements, comme dans le cas du produit « diététique » qui se
repositionne en produit « santé » pour conquérir un marché plus large36. Ce
travail de mise en rapport implique, entre autres choses, l’établissement de
réseaux métrologiques qui mesurent et objectivent certaines propriétés,
comme les labels de qualité ou, plus largement, les standards de qualité37. Le
supermarché est un exemple remarquable de ce jeu d’assortiment et de
réassortiment. Il met également en évidence le fait que le travail de
singularisation n’est pas arbitraire et qu’il tient compte de la trajectoire des
produits et de leurs qualifications antérieures ainsi que des classifications
dominantes (comme c’est le cas pour l’association entre le vinaigre et l’huile
Distribution et équipement
Les agences calculatrices ne sont pas des individus humains mais des
collectifs hybrides, des « centres de calcul ». Ces agences sont équipées
d’instruments : le calcul n’a pas lieu seulement dans des cerveaux humains,
il est distribué entre humains et non-humains.
La notion de « distribution » est cruciale. Elle ne signifie pas que les agents
humains en chair et en os, confrontés à des calculs difficiles, utilisent des
outils sans lesquels ils ne pourraient jamais accomplir leurs tâches. La thèse
célèbre de Max Weber sur le rôle de la comptabilité en partie double (CPD)
dans l’essor du capitalisme et les discussions auxquelles elle a donné lieu
fournissent une bonne illustration de ce type d’interprétation que nous
voulons éviter. Yamey45, critiquant la thèse de Weber (ou plutôt sa
reformulation par Sombart), affirmait par exemple que, sans le concours
cohérence et une logique calculatrice qui est au-delà de leur portée (dans un
cas c’est l’outil qui est instrumentalisé, alors que dans l’autre c’est l’agent).
La notion d’agence calculatrice distribuée est plus exigeante que cette
alternative simplificatrice47. Elle permet d’échapper à ce dilemme.
L’entrepreneur, qui est censé calculer ses bénéfices, n’emploie pas la CPD
pour effectuer un calcul plus précis, plus rapide et exact, dont l’idée
préexistait à l’outil lui-même. C’est le couple constitué par l’entrepreneur et
la comptabilité en partie double qui conçoit ce calcul et le réalise. On
47. La notion de « pratiques de calcul » telle que proposée par Peter Miller permet aussi de
contourner cette vision instrumentaliste du calcul : voir MILLER, 2001. Celle « d’agence
calculatrice » a l’avantage, selon nous, de prendre en compte plus clairement la variété des
modalités d’actions auxquelles les pratiques donnent corps et en particulier la possibilité de
calculs opérés avec des visées stratégiques.
48. Cette idée d’invitation résonne avec la notion d’affordance (GIBSON, 1979), qu’il est en
effet possible de traduire en français par « promission » (promesse et permission).
49. PREDA, 2003.
50. Voir : GODECHOT, 2000, 2001 ; MARTIN, 2002 ; ZALOOM, 2003 ; BEUNZA,
STARK, 2003 ; KNORR CETINA, BRUEGGER, 2003.
Dispositifs collectifs de calcul 209
Asymétries
La puissance de calcul
Comme nous l’avons indiqué précédemment, notre définition du calcul
implique directement celle de puissance calculatrice. Une agence calculatrice
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est d’autant plus puissante qu’elle est en mesure : a) d’établir une liste à la
fois finie, longue et diversifiée d’entités, b) d’autoriser des relations riches et
variées entre les entités ainsi sélectionnées, de manière à ce que l’espace des
classifications et re-classifications possibles soit ouvert, et c) de formaliser
des procédures et des algorithmes aptes à multiplier les hiérarchies et les
classements possibles entre ces entités.
A partir de cet exemple il ne faudrait pas pour autant conclure que les
asymétries se développent toujours dans la même direction (l’offre dominant
la demande) ou qu’elles soient définitives. Dans certains cas, c’est l’acheteur
ou le client qui est dans une position de calcul dominante, comme sur
certains marchés de sous-traitance ou dans certaines situations en finance55.
Connexions
Une autre source d’asymétrie entre les puissances de calcul réside dans les
connexions que les agences de calcul construisent entre elles dans le but, par
exemple, d’incorporer (de capitaliser sur) les résultats d’autres agences de
calcul. C’est le cas, en l’occurrence, de la société qui crée des centres de
profit décentralisés ou qui filialise des unités d’affaires et qui délègue ainsi
des fonctions de calcul à des agences distribuées. Elle se contente ensuite
d’intégrer et d’agréger les calculs effectués pour son compte par ces unités
différentes.
de trésorerie d’une multinationale) aura recours aux services de plusieurs banques (qu’elle
mettra en concurrence), sans leur laisser comprendre sa stratégie globale. Dans ces exemples,
les mots « petit » et « grand » ne correspondent pas uniquement à une question de volume
capitalistique, mais, plus exactement, à la puissance calculatrice du client (et, encore plus
spécifiquement, à la taille de sa propre salle de marché).
56. Nous songeons aux exemples, maintenant populaires, des golden boys qui ont renversé
l’ordre du jeu financier à Wall Street dans les années 1970 et 1980.
212 Réseaux n° 122
Autonomie et hétéronomie
Revenons au supermarché et à la situation de confrontation qu’il organise
entre différentes agences calculatrices. D’un côté « le » client calcule un
attachement ; de l’autre côté « le » vendeur exécute une série de calculs afin
d’évaluer des stocks ou de mesurer des bénéfices ou des parts de marché. On
pourrait limiter l’analyse à ce constat et suivre les agences calculatrices dans
la confrontation qui les amène à mesurer leurs puissances de calcul et, pour
certaines, à imposer finalement leurs propres critères d’évaluation. Mais
l’extériorité ainsi supposée des agences calculatrices n’est qu’une
configuration possible qui, à l’évidence, ne rend pas compte de la situation
du supermarché. Dans ce cas, la configuration est celle, fréquente, dans
57. Pour une bonne illustration dans le cas des marchés financiers, voir LEPINAY,
ROUSSEAU, 2000. Voir également le cas des moteurs de recherche et automates d’enchère
commentés dans MIROWSKI, 2003.
Dispositifs collectifs de calcul 213
laquelle l’acheteur utilise des outils de calcul qui lui ont été, plus ou moins
explicitement, proposés voire imposés. Certes il continue à évaluer son
attachement à un bien qui a été ajusté à son monde, mais il le fait en
empruntant les outils conçus par l’offreur. En inspectant les rayons, en lisant
des étiquettes, guides ou manuels d’instruction, le consommateur poursuit un
calcul commencé et cadré par des professionnels de la qualification. A cet
égard il est approprié de rappeler l’utile distinction entre achat planifié et
achat impulsif58. Le premier correspond à une plus grande autonomie pour le
consommateur dont l’équipement, préparé à l’avance, dépend moins de celui
RENCONTRES CALCULÉES
Configurations algorithmiques
69. Nous reprenons et complétons ici l’argument présenté dans MIROWSKI, SOMEFUN,
1998, et MUNIESA, 2003.
70. Par exemple, pour la variété des configurations algorithmiques possibles de l’enchère
double voir : MUNIESA, 2003.
71. GODE, SUNDER, 1993.
218 Réseaux n° 122
72. Pour des exemples d’explicitation de mécanismes d’enchère dans les marchés financiers
et sur Internet, voir DOMOWITZ, WANG, 1994, et LUCKING-REILEY, 2000.
73. MUNIESA, 2003.
74. Cet exemple est tiré de MUNIESA, 2003.
Dispositifs collectifs de calcul 219
la demande mais déterminent également la manière dont les prix vont être
générés. Cette « découverte des prix » est une affaire compliquée parce
qu’elle doit tenir compte – mais comment ? – d’un grand nombre d’offres et
de demandes qui doivent être reliées – mais comment ? – entre elles. Au lieu
d’être réductibles à deux courbes agrégées qui se croisent en un point, au
lieu de compter sur un commissaire-priseur désincarné et « hors de portée de
tout contrôle », la Bourse de Paris combine différentes configurations
algorithmiques fondées sur des dispositifs matériels, à la fois techniques et
organisationnels, et sur des compétences incorporées. Ces configurations
algorithmiques sont de véritables agencements sociotechniques. « Le
marché » n’existe pas indépendamment de ces agencements76. Si les
analyses des marchés concrets et abstraits ont été longtemps dissociées, c’est
tout simplement parce que les mécanismes d’agrégation et de composition
des offres et des demandes, que ces agencements organisent, ont été ignorés
ou simplifiés à l’extrême.
77. Dans ce cas les prix sont fixés et font donc partie de la qualification des biens.
78. MALLARD, 2002.
79. THRIFT, 2003.
Dispositifs collectifs de calcul 221
En Islande, par exemple, il existe trente deux ventes aux enchères, parmi
lesquelles dix-huit sont anglaises (croissantes) et quatorze sont hollandaises
(décroissantes). A Lorient, en France, le poisson est vendu par une
combinaison de marché de gré à gré et enchère, tandis qu’à Sète il est vendu
par enchère hollandaise et près de Marseille de gré à gré85 ». Kirman ajoute :
« La comparaison des différents résultats produits par différentes formes
d’organisation est un objet de recherche pertinent qui n’a pourtant pas reçu
grande attention jusqu’à présent86. » De ce point de vue, le marché de
vendeurs qui doivent équilibrer leurs comptes). Pour décrire la réalisation des
transactions, il est nécessaire d’ajouter – c’est ici la contribution de Kirman –
que les transactions ont lieu dans un cadre spatial et temporel défini, qu’il
s’agit de transactions de gré à gré, avec des prix non publiés et non négociés,
que les prix consentis pour une même catégorie de poisson par un même
vendeur à différents clients sont fortement variables et que les rencontres entre
vendeurs et acheteurs sont réglées par de puissants réseaux de fidélité. C’est en
prenant en compte, dans les simulations qu’il effectue, les caractéristiques
particulières de la configuration algorithmique du marché aux poissons de
Marseille que Kirman parvient à expliquer pourquoi et comment la
composition des différentes microtransactions résulte en la constitution d’un
marché agrégé compétitif. La simulation réussie par Kirman montre
(notamment) deux choses. Premièrement, les marchés abstraits existent mais
leur production nécessite un travail d’abstraction, dans ce cas réalisé par un
économiste. Deuxièmement, la description du marché abstrait qui résume un
marché concret donné passe par l’explicitation des configurations
algorithmiques mises en œuvre par ce marché concret ainsi que par l’analyse
des calculs qu’elles effectuent : si l’économiste est en droit de parler des
« marchés » (abstraits) c’est parce que les marchés peuvent être considérés
comme des algorithmes sociotechniques dont il analyse la forme et les
propriétés. L’argument controversé de Philip Mirowski selon lequel les objets
d’étude légitimes des sciences économiques seraient des machines
économiques et non pas des êtres humains89 retrouve alors tout son sens si
l’on considère les « machines économiques » non pas comme des fictions
scolastiques mais comme des dispositifs collectifs de calcul, des
configurations sociotechniques réelles.
CONCLUSION
marché réel peut être décrit (du moins partiellement) comme un dispositif
pour l’évaluation de biens qui font l’objet de transactions. Ce calcul est
possible seulement si les biens sont calculables par des agences calculatrices,
dont la rencontre est organisée par une configuration algorithmique plus ou
moins stabilisée.
Le cadre interprétatif développé dans cet article est loin d’être exhaustif,
mais nous pensons qu’il ouvre de nombreuses pistes de recherche. Nous
souhaitons conclure sur l’une de ses potentialités principales qui est, selon
nous, sa capacité à renouveler les interrogations politiques et les critiques
226 Réseaux n° 122
auxquelles donnent lieu les marchés économiques. Une des questions qui
revient le plus souvent concerne la capacité du marché à se saisir de
questions qui touchent à la justice et à l’équité mais également sa propension
à détruire toute forme de relation personnelle. Derrière la variété des formes
de calcul, qui constitue le résultat principal de notre analyse, n’y a-t-il pas
une seule et même logique implacable, qui devient hégémonique, celle du
calcul comme unique possibilité d’action ? Notre approche permet
d’introduire certaines subtilités et nuances dans les réponses apportées. En
même des débats publics sur la manière d’organiser les calculs (ou sur la
manière d’exclure certaines modalités de calcul) sont possibles. En un mot
elle restitue aux marchés la dimension politique qui est la leur et constitue
leur organisation en objet de débats et d’interrogations90.
Nous avons par ailleurs évoqué brièvement sous quels rapports des liens
peuvent se tisser entre marchés abstraits et marchés concrets. Ceci pourrait
expliquer le rôle croissant de la R&D et des expérimentations dans la
conception des marchés ou dans le réglage des interventions sur leurs
modalités de fonctionnement91. De plus en plus d’acteurs sont impliqués (ou
seraient susceptibles de l’être) dans ce travail expérimental et dans cette
activité d’investigation. Nous pouvons imaginer que non seulement les
sciences sociales et l’informatique mais également d’autres parties
intéressées puissent y prendre part. Il faut d’ailleurs préciser que l’ensemble
des pratiques qui sont désignées par le terme d’expérimentation recouvre un
large spectre d’activités. Il inclut bien entendu les travaux conduits en
laboratoires (par exemple dans le cadre de l’économie expérimentale ou dans
le but explicite de mettre au point et de tester des configurations
algorithmiques) mais également des simulations à grande échelle (comme
lorsqu’une Bourse décide de tester un dispositif informatique pour apprécier