Sunteți pe pagina 1din 28

Politix

La place de l'enseignement historique dans la formation des


élites politiques françaises à la fin du XIXe siècle : l'Ecole libre
des sciences politiques
Corinne Delmas

Citer ce document / Cite this document :

Delmas Corinne. La place de l'enseignement historique dans la formation des élites politiques françaises à la fin du XIXe
siècle : l'Ecole libre des sciences politiques. In: Politix, vol. 9, n°35, Troisième trimestre 1996. Entrées en politique.
Apprentissages et savoir-faire. pp. 43-68;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1955

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1955

Fichier pdf généré le 19/07/2018


Abstract
The role of History in the apprencticeship of the French political elite in the Ecole libre des
sciences politiques.
Corinne Delmas [43-67].
It is well known that the founder of the private Ecole libre des sciences politiques (better khown as
«Sciences po»), Emile Boutmy, wanted «to make up a people head» in the days following the rout
of 1870. This school had to form statesmen and to contribute to the aggiornamento of the ruling
classes. It worked above all against revolutionary natural law and against volontarism. It seems
that this establishment aims less to form to political craft than to contribute to suppress a
revolutionary and republican rationalism, by realism and empirism. This empirical and realistic
teaching has both political — the legitimation of a conservative republic —, and strategic — to
stand out as a young private school of political sciences — stakes. These stakes enlighten
characters of a school which one can describe as a «neutral place».

Résumé
La place de l'histoire dans la formation de l'élite politique à l'Ecole libre des sciences politiques.
Corinne Delmas [43-67].
On sait que le fondateur de l'École libre des sciences politiques («Sciences po») a pour ambition,
au lendemain de la débâcle de 1870, de «refaire une tête au peuple». Etablissement devant
contribuer à la formation de l'homme politique, sur fond d'aggiornamento des classes dirigeantes,
c'est essentiellement contre le droit naturel révolutionnaire et contre le volontarisme que travaille
cette école qui, dès lors, semble moins viser à initier à un art politique qu'à contribuer à
désapprendre le rationalisme révolutionnaire et républicain par une alliance du pragmatisme et de
l'empirisme. Mais cette alliance a aussi d'autres enjeux, tant politique — la légitimation d'une
République conservatrice — que stratégique — s'imposer et se maintenir en tant que jeune école
privée des sciences politiques. On comprend mieux dès lors les caractères d'une école que l'on
pourrait qualifier de «lieu neutre».
La place de l'enseignement historique
dans la formation des élites politiques

françaises à la fin du XIXe siècle :


l'École libre des sciences politiques

Université Paris
Corinne
DC-Dauphine
Delmas

•J'admire, en vérité, messieurs, qu'il y ait parmi les connaissances


humaines, deux sciences d'une importance primordiale et qui, pourtant, si
on en croit les gens du monde, n'exigent aucune compétence spéciale.
Tout le monde se croit capable de les professer, parce que tout le monde
est appelé à les pratiquer à son heure ; ces deux sciences sont la politique
et l'éducation. Tout le monde se croit compétent en politique [Rires à
droite. — Très bien, à gauche]. Tout le monde se croit compétent en
matière d'éducation.»
Jules Ferry, sur le Conseil Supérieur de l'Instruction publique devant le
Sénat, 28 janvier 1880.
•Expliquer en histoire, instruire en politique.»
Albert-Emile Sorel, «La vocation historique d'A. Sorel», Revue des Deux-
Mondes, 1913-

LE FONDATEUR de l'École libre des sciences politiques (ELSP), Emile


Boutmy, a pour ambition, au lendemain de la débâcle de 1870, de
«construire une tête de peuple» et de transmettre les «connaissances qui
sont nécessaires soit à l'homme d'État, soit au penseur ou au publiciste
politique», de promouvoir ainsi «la meilleure des initiations à la vie publique
en même temps qu'une excellente introduction à l'étude des sciences
sociales»1. On sait que la défaite contribue à la réactivation du vieux débat
autour de la formation de l'administrateur et de l'introduction des sciences
politiques et administratives dans l'enseignement supérieur2. Si «refaire des
hommes, c'est-à-dire refaire dans les hommes le culte des choses élevées et le
goût des études difficiles» est «une nécessité pressante», il faut auparavant
«créer l'élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute la nation [...]
refaire une tête au peuple»3. Cet appel au gouvernement des meilleurs, écho

1. «But de l'École«, dans Brochure de l'École libre des sciences politiques, 1901-1902, p. 26,
Archives d'histoire contemporaine (AHC). La formule est constamment reprise.
2. Le premier essai, s'agissant de cette introduction, date de 1819- Sur ces débats et tentatives
d'introduction, cf. Damamme (D.), Histoire des sciences morales et politiques et de leur
enseignement, des Lumières au scientisme. Instituer le corps politique, fabriquer une -tête de
peuple-, thèse d'État de science politique, Paris I, 1982, vol. I, p. 314 et s. ; Lenoël (E.), Des sciences
politiques et administratives et de leur enseignement, Paris, Durand-Dumaine, 1865 ; Tranchant
(Ch.), De la préparation aux services publics en France, Paris, Berger-Levrault, 1878 ; Lame-Fleury
(G.), «De l'enseignement professionnel (sciences administratives et politiques) et du mode de
recrutement des fonctionnaires civils», Journal des économistes, décembre 1864, avril, juin, août,
octobre, novembre 1865 ; Langrod (G.), «Trois tentatives d'introduction de la science politique
dans l'Université française au cours du XIXe siècle», Revue internationale d'histoire politique et
constitutionnelle, 25-26, 1957.
3. Boutmy (E.), Quelques idées sur la création d'une Faculté libre d'enseignement supérieur, Paris,
Laine, 1871, p. 14-15.

Politix, n°35 1996, pages 43 à 67 43


Corinne Delmas

d'une conception élitiste du pouvoir et du souci de clore l'ère des révolutions,


ratifie, dans une société démocratique où la légitimité sociale repose sur le
talent, la nécessité d'adosser au mérite et à l'acquisition de compétences cette
élite. Il faut ouvrir la classe dirigeante aux nouvelles réalités pour éviter qu'elle
ne perde définitivement son pouvoir au profit des nouvelles «couches»
menaçantes, et renforcer sa légitimité par un enseignement conçu comme «le
couronnement d'une éducation libérale»1.

L'activité politique devient une activité «professionnelle» supposant l'existence


d'une formation spécifique, le démarquage de l'amateurisme, une redéfinition
du savoir nécessaire à l'«homme politique professionnel»2. Dans une lettre
d'octobre 1877, l'un des principaux inspirateurs de l'École, Taine, voit en
l'ELSP une école «d'État-major intellectuel» où «le politique véritable,
l'homme d'action, trouvera un jour l'ensemble des renseignements qui le
conduiront à une connaissance approfondie, méthodique, progressive, de tous
les grands intérêts européens»3, connaissance qui s'oppose à l'incurie qui
caractériserait alors le personnel politique :

«Voyez nos médecins, chimistes, physiciens, mathématiciens à l'Assemblée


nationale, ils n'admettent pas qu'il y ait des sciences morales et historiques
distinctes ; ils croient les savoir, en vertu d'un bon sens infus, et parce qu'ils ont
étudié un coin de la nature physique ; ils se croient experts et profés [sic] sur
tout le groupe des sciences qui traitent de la nature humaine»4.

Boutmy insiste :

«II y a en France un enseignement organisé pour le médecin, pour l'avocat, pour


l'ingénieur, pour le militaire, etc. Il n'y en a pas pour l'homme politique. Est-ce
un mal ? Car faut-il croire que les dons naturels et la pratique des affaires
suffisent sans instruction spéciale, pour former le nombre des hommes d'État
dont le pays a besoin ?»5

L'histoire sera la science maîtresse étayant un tel projet. Savoir


traditionnellement fédérateur des sciences morales et politiques, l'histoire
présente aussi en France la particularité de constituer un enjeu central et
précoce dans la construction d'une mémoire nationale elle-même très liée à

1. C. Charle remarque que •l'absence d'élitisme scolaire allait de pair avec un élitisme social
préalable« (La République des universitaires, 1870-1914, Paris, Seuil, 1994, p. 440). Selon Taine, il
était possible de trouver, au sein des étudiants de la faculté de droit de Paris, une bonne moitié
d'élèves dispensés, par leur fortune personnelle, de tout souci professionnel et libres donc de
combler les vides de leur emploi du temps par la fréquentation de la nouvelle école. Cf. Taine
(H.), «Fondation de l'École libre des sciences politiques» (1872), repris dans Derniers essais de
critique et d'histoire, Paris, Hachette, 1894. Sur le double profil des élèves de PELSP, où se côtoient
héritiers de la classe dirigeante traditionnelle cherchant une simple légitimation culturelle
supplémentaire et héritiers d'une tradition libérale ou de service public y voyant un atout pour
franchir les barrières instaurées par les concours de recrutement de la fonction publique, cf.
Charle (C), Les élites de la République. 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.
2. Weber (M.), Le métier et la vocation d'homme politique, Paris, Pion, 1959- On pourrait
transposer ici les analyses d'H. Becker sur la notion de «profession» qui suppose la fermeture aux
non-spécialistes, un processus d'auto-consécration, l'existence d'une formation spécifique et d'un
contrôle sévère de l'entrée dans la pratique professionnelle (ou de la volonté d'un tel contrôle,
dans le domaine politique, par la modification des règles d'attribution des postes électifs — mode
de scrutin, droit de suffrage, rôle des comités électoraux, stage d'éligibilité, etc.). Cf. Becker (H. S.),
Sociological Work. Method and Substance, Chicago, Aldine, 1970, sp. chap. 6.
3. H. Taine, sa vie et sa correspondance, volume 4 : 1876-1893, Paris, Hachette 1907, p. 40.
4. Ibid., p. 154 [lettre à E. Demolins, 19 septembre 1881].
5. Boutmy (E.), Vinet (E.), Projet d'une faculté libre des sciences politiques, Paris, Laine, 1871, p. 8.

44
La place de l'enseignement historique

l'État. À l'aube de la Ille République, où il s'agit «d'instaurer une culture par


l'enseignement de l'histoire de France»1, l'histoire occupe déjà une position
centrale dans l'enseignement et la recherche, où elle fait l'objet d'usages
multiples et conflictuels, opposant en particulier cléricaux et républicains
positivistes. C'est dans ce contexte que se développe à l'ELSP une espèce
singulière d'enseignement et de recherche historiques, orientée vers la
formation d'une élite politique. Selon Boutmy, l'histoire serait
particulièrement formatrice du futur homme d'État à condition de «se
tenir strictement à la méthode expérimentale, de s'abstenir, en commençant,
des théories et des généralisations, et de ne les laisser apparaître qu'à la fin,
lorsqu'elles sortent des faits eux-mêmes»2. C'est donc de méthode positiviste
qu'il s'agit : s'il faut partir des faits, l'histoire ne saurait se résumer à une
«idiographie»3, elle suppose la recherche et la mise en scène des causes
déterminantes d'un phénomène par la méthode dégagée par Taine. Chez
Boutmy le déterminisme se concilie avec le libéralisme par la méthode
psychologique4. Ce souci de rigueur scientifique et cette volonté de se
démarquer de la philosophie le rapprochent du méthodisme de Gabriel
Monod, et inscrivent plus largement son entreprise dans l'épistémologie
positiviste alors dominante en histoire. La question se pose cependant de la
spécificité de l'histoire enseignée à l'ELSP et de l'usage politique qui y est fait
par rapport à la conception qu'ont de ce savoir des universitaires comme
Monod ou Lavisse.

L'ELSP doit donc dispenser au futur homme d'État un enseignement historique


et scientifique, qui s'oppose à la formation rhétorique et classique, non
spécifique, qui aurait caractérisé jusque là celle du personnel politique. La
légitimité de l'École et le projet de Boutmy reposent sur la redéfinition d'une
excellence politique désormais adossée à la science, voire aussi sur la velléité
d'imposer l'idée même d'une «excellence politique». Cette redéfinition et
cette velléité posent le problème des catégories de pensée qui sont celles des
promoteurs de l'École. Elles posent aussi la question de la conciliation qui se
fait entre projet scientifique et finalité pratique au sein d'un établissement
d'enseignement privé ayant une destination en partie professionnelle ainsi
qu'une fin politique, celle de favoriser V aggiornamento des classes dirigeantes
au sein d'une démocratie électorale.

Une redéfinition de l'excellence politique

L'ambition de Taine ou de Boutmy de former le citoyen et le futur homme


d'État est une velléité ancienne qu'ils réactivent à un moment où, si la faculté
de droit constitue le principal «laboratoire» d'hommes politiques5, la

1. Kok-Escalle (M.-C.), Instaurer une culture par l'enseignement de l'histoire de France. 1876-1912.
Contribution à une sétniotique de la culture, Berne, Francfort, New York, Paris, Peter Lang, 1988.
Voir aussi Simon (C), Geschichtwissenschafi in Deutschland und Frankreich, 1871-1914, Berne,
Peter Lang, 2 vol., 1988, notamment son importante bibliographie.
2. PV Conseils d'administration, Comité de Fondation de l'ELSP, séance du samedi 20 janvier 1872,
AHC, 1 SP 29, Dr 2. Sur la méthode historique que promeut Boutmy, cf. Favre (P.), Naissances de la
science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, P. 33-
3. C'est-à-dire en une chronique ou un inventaire. Veyne (P.), "Éloge de la curiosité : inventaire et
intellection en histoire-, dans Philosophie et histoire, Paris, Centre Pompidou, 1987.
4. Favre (P.), -Les Sciences d'État entre déterminisme et libéralisme. Emile Boutmy et la création
de l'École libre des sciences politiques«, Revue française de sociologie, 22 (3), 1981.
5. Cf. Dogan (M.), -Les filières de la carrière politique en France», Revue française de sociologie, 8
(4), 1967, p. 480.

45
Corinne Delmas

formation de ces derniers est faite «sur le tas» par les pairs, par exemple au
sein des «conférences» — notamment la conférence de stage des avocats —
ou auprès d'un patron politique avec la filière des cabinets ministériels et des
salons, tandis que cooptation sociale et concours de circonstance
caractérisent le recrutement des hauts fonctionnaires1. Les promoteurs de
l'ELSP partent du constat d'une carence dans la formation de l'homme d'État,
particulièrement préjudiciable au lendemain de la défaite. C'est l'insuffisance
des facultés de droit à former le citoyen qu'ils pointent.

Cette critique et cette velléité de compléter la formation juridique par un


enseignement historique ne sont pas nouvelles et marquent la plupart des
précédents projets d'écoles de pouvoir. Boutmy s'est d'ailleurs inspiré de
l'ENA de 18482. Mais ces écoles d'élites laissent une place plus limitée à
l'histoire, s'insérant largement dans une tradition camérale promouvant plutôt
une histoire du droit et une histoire philosophique3. Et si la plupart de ces
projets entendent substituer à toute métaphysique une science, c'est d'une
science à base mathématique et physico-chimique qu'il s'agit, dans le cadre
d'écoles d'État influencées par l'exemple de l'École polytechnique ou par
l'ambition scientiste et encyclopédique saint-simonienne4. La place de
l'histoire, érigée en méthode devant irriguer tous les cours, a une toute autre
ampleur dans le projet pédagogique de Boutmy. C'est que, plus que
l'insuffisance de l'enseignement dispensé au sein des facultés de droit, c'est
l'incompétence politique des légistes que ce dernier stigmatise, une
incompétence liée à un état d'esprit que l'enseignement historique va
permettre de corriger.

Critique du pouvoir du légiste

Pour les promoteurs de l'ELSP, il faut distinguer le juriste de l'homme


politique. Boutmy distingue ainsi «deux personnages professionnels [...] : d'un

1. Charle (C), La République des universitaires..., op. cit., p. 439 ; Estèbe 0.), Les ministres de la
République, Paris, Presses de la FNSP, 1982 ; Le Béguec (G.), «L'aristocratie du barreau», Vingtième
siècle, avril-juin 1991 ; Barrai (P.), »Les cabinets ministériels sous la Ille République», in Antoine
(M.), dir., Origines et histoire des cabinets des ministres en France, Genève, Droz, 1973-
2. Cf. Thuillier (G.), L'ENA avant VENA, Paris, PUF, 1983, p. 105.
3. L'École des sciences politiques de l'Abbé Grégoire prévoit qu'.il y aura cinq professeurs» dont
•un de morale et d'histoire philosophique des peuples» ; l'Académie de législation envisage un
cours d'«histoire des antiquités du droit» ; le premier projet officiel d'École d'administration,
celui du Baron Cuvier (1820), prévoit des leçons et exercices pratiques sur le droit public et
administratif, l'économie politique, les finances, l'agriculture, la technologie, ainsi que «des leçons
spéciales et élémentaires sur l'aménagement des forêts, sur l'exploitation des mines et sur
l'hygiène publique» ; le projet du conseiller d'État Macarel d'une Faculté des sciences politiques et
administratives (1832) mentionne un cours d'-histoire du droit public français» tandis que celui
d'École spéciale de Salvandy (1845) prévoit un cours d'histoire et de géographie politique et un
cours d'histoire du droit français en plus de cours de droit public, de statistique et d'économie
politique ; une chaire d'histoire des institutions administratives françaises et étrangères devait être
instituée au côté de dix autres chaires de droit et d'économie au Collège de France dans le cadre
du projet d'ENA de 1848 ; le projet d'E. Lenoël {Des sciences politiques et administratives et de
leur enseignement, op. cit.), comprend un cours d'histoire politique moderne et d'histoire des
traités, cours simplement annuel alors que la plupart des autres enseignements sont triennaux ; le
projet de l'ingénieur des mines L. Fleury (1864-1865, paru sous forme d'articles au Journal des
économistes') planifie des cours généraux d'histoire, de littérature, et de géographie en plus de
cours de droit et d'économie politique ; la Ve section de «sciences économiques» de l'EHPE
créée par Duruy en 1869 doit enseigner les principes de l'économie politique, l'histoire des
doctrines et des faits économiques ainsi que le droit public et la statistique. Cf. Thuillier (G.),
L'ENA avant l'ENA, op. cit..
4. À l'ENA de 1848, les élèves doivent suivre des enseignements de mathématiques, de physique,
de chimie, etc. Ibid., chap. 4.

46
La place de l'enseignement historique

côté, le jurisconsulte, tel qu'il se laisse voir dans l'avocat, le juge, le conseiller
d'État ; de l'autre, l'homme politique, tel qu'il se rencontre dans le député, le
ministre ou le diplomate»1. Et il faut dénoncer l'assimilation entre les deux
fonctions ou «professions» : «Cette multitude [de juristes passés par les études
de droit] se répand ensuite dans les fonctions publiques ; c'est elle qui donne
le ton à l'opinion courante et décide des grands intérêts de l'État par le poids
de son nombre»2. Cette idée d'une invasion des juristes dans la vie politique
s'adosse à une critique de Vethos du légiste. «Le juriste que nous allons
rencontrer dans les espèces ci-après, ce n'est aucun homme réel, c'est le type
moyen de cette multitude d'hommes ordinaires, qui ont passé par les études
de droit et ont reçu de là une empreinte que n'a pas corrigée la connaissance
de l'histoire»3. Ce qu'il faut corriger chez le juriste, c'est l'idée qu'il faille
accorder la priorité au beau discours, à la rhétorique, et une méconnaissance
de la réalité, un esprit trop «théorique», voire marqué par un excès de logique.
Ces reproches traduisent deux critiques traditionnellement adressées à l'esprit
juriste. C'est la tendance à la verbosité, à la rhétorique creuse de l'avocat que
l'on critique pour stigmatiser son incompétence politique. On sait que le
concept d'orateur est une des idées maîtresses de Taine. Si l'orateur a une
connaissance certaine de la psychologie humaine, celle-ci reste limitée au
milieu dans lequel il évolue. S'il est doté d'une compétence essentielle, le
talent d'exposition, ce dernier peut se transformer en instrument de la
mauvaise foi. Et cette critique de la figure du rhéteur nourrit chez Taine la
stigmatisation de l'esprit classique mais aussi celle de l'idéologie jacobine
dans les Origines de la France contemporaine. Ce reproche adressé à l'esprit
rhéteur que reprennent les promoteurs de l'ELSP s'inscrit dans un contexte
scientiste favorable à la remise en cause de la rhétorique classique. Il nourrit
aussi, au sein de cet établissement, te stigmatisation de la figure du tribun
qu'est en particulier l'avocat radical. Être orateur à la chambre n'est qu'un
aspect de la fonction politique ; être acteur politique — par exemple ministre
— requiert d'autres qualités. Témoin ce jugement d'un enseignant de l'École,
Jules Dietz :

•M. Waldeck-Rousseau est un des premiers orateurs de la chambre ; il a


plusieurs qualités maîtresses qui font un bon ministre : notamment le sang-froid
et la netteté d'esprit. Son défaut est de croire qu'un homme d'État a accompli sa
tâche quand il a défendu brillamment à la tribune les actes du cabinet dont il est
membre, quand il a étudié ou fait adopter quelque projet de loi. L'allocution
qu'il vient de prononcer à Rennes est, à cet égard, l'expression fidèle de son
caractère et de son talent. Elle est élégante, persuasive et claire : elle n'a rien d'un
Manifeste politique»5

Rhéteur, l'avocat a en outre un tour d'esprit impropre à l'activité politique. Le


raisonnement du simple juriste présente en effet l'inconvénient d'être
déductif, et non scientifique ni pragmatique. Le légiste «simplifie d'abord

1. Boutmy (E.), Des rapports et des limites des études juridiques et des études politiques, Paris, A.
Colin, 1889, p. 5-
2. Ibid., p. 18, note.
3. Boutmy (E.), Des rapports..., op. cit., p. 18, note.
4. Sur la figure de l'orateur, cf. Taine (H.), Essai sur Tite-live, Paris, Economica, 1994 (1ère éd.
185Ô.
5. Dietz Q.), «Sur le discours à Rennes de Martin Feuillée et Waldeck-Rousseau», Journal des Débats,
21 janvier 1885. L'auteur exposait les «gros griefs» que l'on pouvait opposer à Waldeck : «D'avoir
livré l'autorité publique, non pas en apparence, mais en réalité, à la clientèle de ces mêmes
hommes de la gauche radicale ou de l'extrême-gauche qu'ils combattent au Palais-Bourbon».

47
Corinne Delmas

rapidement et sommairement la réalité ; on compare ensuite cette réalité


émondée à un modèle extérieur et supérieur qui n'en procède point, à un
idéal fixe, accepté, disposé d'avance pour cette confrontation. Un noyau
résistant d'absolu et d'inconditionnel servant de point d'attache à un
vigoureux ressort dialectique, qui se détend pour ramener à lui les choses.
Voilà le mécanisme en perpétuel mouvement que l'observation nous découvre
dans le cerveau du jurisconsulte. De là émanent la gravité du juge, la puissance
de l'avocat, la sûreté de main du sous-législateur»1. Mais un tel «mécanisme»
ne concourt guère à la plasticité. Pis, il ne peut que contribuer à orienter le
légiste vers un esprit de logique excessif, potentiellement révolutionnaire et
particulièrement dangereux dans le domaine politique aux premières heures
d'une démocratie électorale marquée par l'émergence de ceux que l'on
qualifiera plus tard de «politiciens» qui, «sortes de déclassés des carrières
politiques»2, «n'ont pas le savoir, la réflexion, le désintéressement qui doivent
présider à un bon système d'éducation»3. La plupart de ces politiciens sont
des avocats et c'est là encore la figure de l'avocat radical qui est stigmatisée
par cette reprise de la critique saint-simonienne et comtienne du pouvoir du
législateur révolutionnaire, rationaliste, métaphysicien. À un moment où la
conversion par les avocats de leur capital social en capital politique est
relativement facile4 et profite également à l'aile radicale du monde politique,
il faut, pour ces notables ralliés à la République, proposer une alternative à
l'école du barreau dont ils sont pourtant eux-mêmes issus. On ne s'étonnera
pas dès lors de voir le libéral Alexandre Ribot, lui-même avocat — même si sa
vocation était originairement scientifique — , remettre en cause l'école du
barreau : «Le barreau est-il la véritable école de la politique ? Le procès que
l'on adresse à l'esprit légiste n'est pas toujours faux. Car le barreau subtilise et
voit le côté spécieux des choses»5.

Non seulement on critique l'esprit des juristes, peu compatible avec une
pratique de la politique, non seulement on stigmatise le tour rhétorique et le
juridisme de l'avocassier, préjudiciables dans l'ordre politique, mais, au delà
de ces critiques, on essaie de redéfinir le droit. C'est la remise en cause du
volontarisme du législateur, de son «rationalisme constructiviste»6 qui est sous-
jacente à la critique de l'école du droit naturel que mènent ces tenants de
l'approche historique du droit. S'opposant au rationalisme révolutionnaire,
c'est en effet une critique de l'assimilation entre raison et État et une remise
en cause de l'idée que l'État est hors de portée des gouvernés qui sont menées
par les promoteurs de l'École, dans le cadre de la défense d'un droit national.
Ainsi doit s'entendre la théorie d'un droit populaire :

1. Boutmy (E.), «Des limites des études juridiques et des études politiques-, Revue internationale
de l'enseignement, 15 mars 1889, p- 5.
2. Journal officiel. Discours et débats parlementaires, 6 février 1876, p. 1076.
3. Leroy-Beaulieu (P.), Journal des Débats, 25 août 1876, p. 3, 6e col. Cf. aussi et plus largement
l'article «politicien», dans le Littré, dernière édition, rééd. 1974, vol. 3, p. 4824, 1ère colonne.
4. Charle (C), -Pour une histoire sociale des professions juridiques. Notes pour une recherche»,
Actes de la recherche en sciences sociales, 76-77, 1989 ; Dorandeu (R.), «Les métiers d'avant le
métier. Savoirs éclatés et "modèle notabiliaire"», Politix, 28, 1994.
5. Ribot (A.), Cours 1883, 1 SP 8, Dr 2. Ces critiques apportent ainsi leur pierre à la construction du
mythe d'une «République des avocats». Sur ce dernier point, cf. Willemez (L), «La République des
avocats. 1848. La genèse du mythe», rapport présenté au Ve Congrès de l'AFSP, Abc-en-Provence,
23-26 avril 1996.
6. Hayek (F.), Droit, législation et liberté, Paris, PUF, vol. 1, 1980, p. 20.

48
La place de l'enseignement historique

•Aussi loin que nous remontions dans l'histoire, nous voyons que le droit civil
de chaque peuple a toujours son caractère déterminé et particulier, comme les
habitudes, les mœurs, la constitution même. Le droit n'est donc point une règle
absolue, comme la Morale, ou une institution indifférente, et qui ne tienne point
au pays, au contraire, le droit est une fonction de l'esprit national. [...] On ne
saurait mieux comparer son développement qu'au progrès de la langue» note
l'un des principaux fondateurs de l'École, Edouard de Laboulaye1. Contre le
refoulement du législateur, son rationalisme et ses prétentions législatives, cet
opposant à l'École de l'Exégèse et introducteur de la pensée de Savigny en
France poursuit : «Le droit, comme la langue grandit avec la Nation, souffre et
prospère avec elle, et périt quand la Nation disparaît. [...] Il existe à l'état latent,
dans les moeurs et dans l'opinion publique, avant de se réaliser dans la
législation. [...] On écrit des lois, on ne les invente pas»2.

Entre science et pragmatisme

«L'esprit politique ne doit voir que les points lumineux, l'homme politique
doit avoir une connaissance profonde de l'histoire» explique A. Ribot dans le
cadre de son cours à l'ELSP3. Il poursuit : «On doit étudier les hommes, or ceci
ne s'apprend pas au barreau»4. Ceci s'apprend par la pratique ou sous une
forme systématisée, dans une École des sciences politiques. Pragmatique, doté
du sens des réalités, l'homme d'État doit aussi et dès lors acquérir une
compétence adossée à la science. Et Boutmy de préciser son ambition :
«L'homme d'État s'éloignerait de plus en plus du type de l'avocat et du
journaliste, pour se rapprocher de celui du savant et de l'homme d'affaires»5.
C'est donc un «homme spécial», «spécialisé» dirait-on aujourd'hui, voire un
«homme politique professionnel» qu'il s'agit de former au sein d'une ELSP.
C'est véritablement la compétence d'un politique formé scientifiquement que
l'on promeut. C'est aussi deux modèles d'homme politique que l'on tend à
encourager : l'homme de science, qui s'oppose au légiste, et l'homme
politique pragmatique, proche de l'homme d'affaires6. Cette nécessité de
former scientifiquement le futur homme d'État par un enseignement de
sciences politiques distinct des études juridiques, s'explique par la complexité
de la réalité à laquelle aura à faire face celui-ci, par opposition au légiste.

1. Laboulaye (E.), Essai sur la vie de Savigny, p. 57, cité par Legendre (P.), «Méditations sur l'esprit
libéral. La leçon d'Edouard de Laboulaye, juriste, témoin-, Revue de droit public et de science
politique, 1, 1971, p. 98. On notera la proximité de la pensée de Boutmy sur le sujet en se reportant
par exemple à ses cours sur les constitutions française, anglaise et américaine, ou ses travaux sur la
langue : «La langue anglaise et le génie national», Annales de sciences politiques, 14, 1889 ; «Des
précautions à prendre dans l'étude des constitutions étrangères», Séances et travaux de l'Académie
des sciences morales et politiques, 122, 1884.
2. Ibid., p. 44, p. 99-
3. Cours précité, notes de 1883, a priori souligné par l'élève.
4. Ibid.
5. Boutmy (E.), École libre des sciences politiques. Assemblée générale des actionnaires 1872,
Paris, Martinet, 1872, p. 5-6.
6. L'ELSP, bastion du libéralisme comptant parmi ses fondateurs et promoteurs de nombreux
hommes d'affaires, aussi parce que cela constituait un débouché non négligeable pour une jeune
école privée, forme également de futurs entrepreneurs ou hommes d'affaires. Sur le fait que la
formation aux postes privés restera toujours l'autre pôle essentiel des cours, pôle qui se
développera dès la fin du XIXe siècle, et sur la perception de ce trait caractéristique de l'ELSP
comme illustration d'un désir d'être un lieu de transition entre l'État et la société civile, cf.
Vaneuville (R.), «L'École libre des sciences politiques : un lieu de formation du fonctionnaire
républicain à la fin du XIXe siècle», communication au colloque L'étatisation de la société
française, Socio-histoire du politique (SHIP), Grenoble, 30-31 mai 1996 (à paraître). On rappellera
l'importance que les promoteurs de l'ELSP, notamment P. Leroy-Beaulieu, assignaient à
l'entrepreneur et aux corps intermédiaires entre la société civile et l'État. Cf. Leroy-Beaulieu (P.),
L'État moderne et ses fonctions, Paris, Alcan, 1911-

49
Corinne Delmas

•Représentons-nous [...] un diplomate suivant une négociation ou sur le point


de signer un traité, un ministre proposant une mesure de gouvernement, un
député méditant le dépôt d'une proposition de loi. Ce qu'ils ont à considérer, ce
n'est pas un cas particulier dont ils ne retiennent que les conditions purement
juridiques, c'est le total d'une situation, composée d'une somme considérable
de faits anciens et nouveaux, sociaux, politiques, militaires, économiques, etc.,
lesquels donnent la seule et imparfaite mesure qu'on puisse avoir d'un grand
nombre de forces matérielles et morales, en action les unes à côté des autres. [...]
Moins favorisé que le jurisconsulte, l'homme d'État devra mettre beaucoup de
soin à simplifier cette complexité de la matière politique ; car il n'est pas sûr
qu'en laissant tomber tels ou tels éléments, faits ou forces, il ne faussera pas la
balance finale, base de ses calculs et de toutes ses prévisions. D'autre part, il n'a
pas devant lui un idéal fixe, justice et liberté, exprimé par un petit nombre de
formules simples avec lesquelles il confronte ces données de faits innombrables.
Il n'a qu'un but positif, une fin pratique, qui embrasse les intérêts de tout ordre,
présents et prochains, de la nation : tout un monde infiniment varié, ondoyant et
mobile. Là encore, les éliminations et les simplifications sont extrêmement
difficiles à faire, en l'absence d'un commun étalon de la valeur entre ces intérêts
divers et parfois contraires, et à cause des répercussions compliquées qui se
produisent de l'un à l'autre»1.

Confronté à cette complexité, l'homme d'État doit adapter sa conduite à une


réalité extérieure contraignante. Les promoteurs de l'école s'insèrent ici dans
la tradition philosophique classique définissant l'art politique comme l'art de
la «prudence». «Mirabeau écrivait à propos de Joseph II : "II marche contre la
force des choses ; aussi, rien ne lui réussit"»2, remarque A. Sorel. D'où
l'importance de l'intuition dans l'action d'un homme politique devant faire
preuve de plasticité.

«L'harmonie logique des idées, ailleurs maîtresse et directrice, cède par instants la
place à une sorte de divination, à l'instinct secret de l'équilibre général et du jeu
des forces. Des forces, voilà ce qui occupe et encombre l'échiquier du politique.
Les idées ne le touchent qu'autant qu'elles engendrent des énergies et des actes.
Il n'a point affaire à des principes, mais des sentiments que ces principes
éveillent, des passions, qui les épousent et s'en couvrent, des intérêts qui les
prennent pour mot d'ordre»3.

L'irrationnel et l'importance du moral sont par ailleurs pris en compte,


s'agissant de l'évaluation de l'action d'un homme politique confronté à une
réalité contraignante4. Pragmatique et réaliste, l'homme d'État n'en est pas
pour autant cynique, d'où l'importance, si on reprend le raisonnement et le
discours des promoteurs de l'école, d'une «éducation libérale», formatrice de
l'honnête homme ou du gentleman.

«On a souvent reproché aux jurisconsultes de manquer de largeur d'esprit et aux


hommes politiques de manquer de principes. Cette double accusation n'est
fondée qu'en partie [...]. La croyance en l'absolu est une condition essentielle de
la bonne justice. [...] À l'opposé, la condition d'une bonne politique est d'avoir

1. Boutmy (E.), «Des rapports...», art. cité, p. 5-6.


2. Sorel (A.), L'Europe et la Révolution française, tome I, Paris, Pion, 1887, p. 459.
5. Ibid., p. 6-7.
4. Cf. particulièrement Sorel (A.), «Tolstoï historien», Revue bleue, 1888. Dans cette conférence
qu'il donne à l'ELSP, A. Sorel établit une analogie entre les idées de J. de Maistre et celles de
Tolstoï, sur le chaos des batailles et des guerres, l'impossibilité de les contrôler, l'importance de
l'irrationnel et du facteur moral, le mépris pour la naïveté d'historiens académiques surestimant le
poids de l'action humaine sur le cours de l'histoire.

50
La place de l'enseignement historique

l'esprit purgé de principes abstraits et inconditionnels. Il ne faut pas qu'entre soi


et l'intérêt public qu'on cherche à discerner et à rejoindre, on rencontre une
palissade de maximes raides et tendues qui arrêtent la vue et barrent le chemin.
La foi dans l'absolu agirait comme ces ankyloses qui font que le bras est plus
capable de frapper fort, en s'abattant comme une mesure, moins capable de
porter rapidement à droite et à gauche. L'homme d'État n'en doit garder que la
partie morale, le nécessaire de l'honnête homme»1.

On comprend dès lors que de multiples finalités soient assignées à la


formation — largement pratique — de l'homme politique : elle devra
contribuer à générer la confiance en soi, le moral, mais aussi à forger le
caractère, enfin et surtout à développer l'intuition, la plasticité de l'élève. Un
enseignement empirique, voire scientifique, reposant sur une retrospection du
passé doit y contribuer. Mais, plus que l'acquisition d'un art ou même d'une
science, il semble qu'il s'agisse d'abord et surtout de désapprendre le
rationalisme politique, révolutionnaire et républicain ; de se défaire d'un tour
d'esprit théorique «ankylosant» et dangereux acquis au cours des études de
droit. Ce qui éclaire le caractère bifrons du projet et de sa mise en œuvre : il
adhère à un scientisme et à un encyclopédisme qui l'insère dans la continuité
de l'ENA de 1848 tout en ayant pour finalité de faire acquérir aux élèves une
grande capacité d'adaptation.

Un réalisme politique adossé à l'acquisition d'une compétence

Par la finalité qu'il assigne au savoir et par sa conception de la formation de


l'homme d'État, Boutmy se serait inséré dans le sillage des fondateurs de la
première ENA, de 1848, au moins au niveau du discours, par le refus de
considérer l'École comme une simple école professionnelle, et par le
caractère encyclopédique et scientiste de la carte des enseignements. Mais,
outre que l'École est rapidement obligée de se spécialiser et de laisser une
place de plus en plus grande aux enseignements «techniques»2, le programme
des leçons, s'il peut apparaître encyclopédique, s'articule autour de quelques
cours principaux, complétés et élargis par divers enseignements3. Ils
s'organisent autour d'une science federative, l'histoire, dont la finalité est
éminemment pratique.

«C'est précisément l'histoire, sous ses formes et dénominations les plus variées,
qui est le cadre naturel des études politiques : histoire de la formation intérieure
des États, histoire diplomatique et succession des traités, histoire parlementaire et
législative, histoire de l'industrie et du commerce, histoire financière et fiscale,

1. Boutmy (E.), Des rapports et des limites..., op. cit., p. 7.


2. Boutmy (E.), Notes sur les programmes de cours, s.d., AHC, 1 SP 3, Dr 2, d.r.a. L'auteur distingue
le «groupe historique- du «groupe technique» d'enseignements.
3. On a ainsi, au départ, trois grands cours réguliers d'histoire politique, que sont ceux «d'histoire
diplomatique, d'histoire parlementaire et législative, d'histoire constitutionnelle», qui tantôt se
dédoublent, tantôt s'épaississent de conférences, tantôt sont complétés par d'autres cours qui sont
autant de ramifications temporelles ou spatiales du cours initial. Par exemple, «l'histoire
diplomatique depuis le traité de Westphalie« (A. Sorel) est, à l'origine, un cours hebdomadaire qui
s'étoffe, dès 1873-1874, de trois conférences hebdomadaires, deux assumées par A. Sorel, une par
H. Pigeonneau, puis le terme ad quo du cours est ramené à 1789 (leçons et conférences assumées
par A. Sorel), et l'enseignement complété à partir de 1875-1876 d'un cours (Pigeonneau) et d'une
conférence (de Ferrari) d'«histoire diplomatique de 1648 à 1789», le cours de Sorel devient lui-
même bisannuel et se dédouble en 1878-1879, la période 1789-1830 faisant l'objet d'une leçon et
d'une conférence hebdomadaires une première année, la période 1830-1879 faisant l'objet
d'enseignements l'année suivante. Cours créé en 1877, le cours d'histoire parlementaire et
législative est, quant à lui, parfois associé au cours d'histoire constitutionnelle de la France.

51
Corinne Delmas

histoire des armes et des institutions militaires : tout cela complété et éclairé par
l'ethnographie, la géographie politique et stratégique, la démographie, la
statistique industrielle et agricole comparée, lesquelles sont aussi en un sens de
l'histoire. On ne saurait aborder ou résoudre sérieusement une question
politique quelconque sans s'aider de ces abondants recueils d'expériences.
Toute solution où elles ne figurent pas est de l'empirisme aveugle ou de
l'idéologie vague, étrangers à la science dans les deux cas»1.

Si l'histoire est perçue comme une science, c'est en raison de la finalité


pratique qui lui est assignée : offrir des «recueils d'expériences» à l'homme
d'action. Et le concept de science s'oppose ici à celui d'idéologie, de théorie.
C'est un savoir mais aussi des savoir-faire qui sont transmis à de futurs
hommes d'État au sein de l'ELSP, particulièrement si on prend en compte la
forme didactique de la conférence laquelle permet l'exercice pratique de
l'étudiant et un rapport moins formel entre maître et élèves. On peut se référer
à celles d'un André Lebon, dont les élèves s'initiaient à la règle du jeu
parlementaire par une préparation au travail en commission, à l'analyse des
dossiers, mais aussi par une initiation aux joutes oratoires, dans le cadre d'une
conférence perçue par les élèves comme le succédané de la conférence Mole2.
C'est véritablement le savoir-faire parlementaire qui est mimé et assimilé, un
savoir-faire incluant le travail de représentation, la capacité à s'imposer
durablement dans le cadre d'une compétition plus ou moins concurrentielle,
voire le travail de mobilisation électorale que permet l'assimilation de
qualités oratoires et pragmatiques. En ce sens, on pourrait parler d'une activité
politique véritablement perçue comme une profession, ou plutôt un métier,
supposant des savoir-faire et des technologies nécessaires pour conquérir ou
conserver le pouvoir politique, ne comprenant donc pas seulement des règles
«normatives» et des savoirs indispensables à l'exercice du pouvoir, mais aussi
des règles «pragmatiques» et des savoir-faire nécessaires à la conquête et à la
conservation du pouvoir3, voire une «compétence» au sens de Giddens4, c'est-
à-dire la capacité pour l'élève de rationaliser sa propre position et d'anticiper
l'action d'autrui, d'acquérir ainsi une certaine plasticité et une distanciation au
rôle.

Des modèles d'excellence politique en acte

On sait que l'enseignement au sein de l'École est largement assumé par des
professionnels : hauts fonctionnaires, entrepreneurs, etc. Il en est de même
pour les cours plus spécifiquement orientés vers l'acquisition d'un «métier»
politique. Cette particularité de l'enseignement à l'ELSP renvoie à la mixité

1 . Ibid., p. 9- On sait que tous les cours sont au départ des enseignements d'histoire, du moins dans
leurs intitulés : histoire sociale («mouvement des faits et des idées relatifs à l'organisation de la
société»), histoire constitutionnelle (étude des «constitutions politiques«), histoire législative
(«esprit et progrès du droit civil et criminel»), histoire administrative, histoire diplomatique et
histoire militaire.
2. Cf. Dollot (R.), Souvenirs de l'École libre des sciences politiques, Paris, Pedone, 1947, p. 24. On
peut ajouter que la conférence Mole sera investie par les élèves de l'ELSP à partir du XXe siècle
surtout, remplaçant les conférences Lebon qui cessent (cf. Le Beguec (G.), «Un conservatoire
parlementaire : la conférence Molé-Tocqueville à la fin de la Ille République«, Bulletin de la
société d'histoire moderne, 22, 1984).
3. Sur la distinction entre «profession« ou «professionnalisation«, qui n'informerait en rien sur la
nature du travail politique en tant que tel, et la notion de «métier«, cf. Garraud (P.), «Le métier
d'élu local : les contraintes d'un rôle«, in Fontaine (J-)> Le Bart (C), dir., Le métier d'élu local,
Paris, L'Harmattan, 1994.
4. Giddens (A.), La constitution de la société, Paris, PUF, 1987, p. 57.

52
La place de l'enseignement historique

d'une formation qui se veut à la fois théorique et pratique. Elle pose la


question des modalités de la divulgation didactique par des hommes de l'art,
c'est-à-dire de la manière dont ces derniers réinvestissent intellectuellement
des savoir-faire, un investissement indigène parfois d'ailleurs présenté comme
une condition nécessaire au travail scientifique dans le cadre de l'affirmation
d'une continuité des savoirs pratiques et savants1. Elle pose la question de la
manière dont ces enseignants, titulaires de mandats électifs, se réapproprient
leur propre expérience politique dans le cadre de leur enseignement afin de
transmettre des modèles d'excellence politique. Il s'agit en effet de proposer
des modèles politiques, particulièrement à un moment où de nouvelles
institutions se mettent en place, en s'appuyant sur des figures de «grands
hommes» d'État, d'autant qu'il s'agit de former des chefs dans une démocratie
électorale et parlementaire.

Rationaliser son expérience

La rationalisation de son expérience est fréquente chez l'homme politique et


peut prendre la forme de mémoires. Elle peut aussi revêtir une forme
systématisée dans le cadre d'un cours, comme en témoigne l'enseignement de
l'ELSP. Boutmy crée ainsi pour son ami A. Ribot devenu député2, un cours
d'histoire parlementaire, constitutionnelle et législative. Et cet enseignement,
qui est originairement le fruit d'un compromis3, sera assumé pendant plus de
trente ans par des hommes politiques titulaires de mandats électifs4. La lecture
des notes de cours5 est riche d'enseignements quant à l'orientation pratique
de ce dernier. Pratique, cet enseignement l'est en ce sens qu'il faut éclairer le
présent à la lumière du passé. «Nous indiquerons les différentes réformes qui
marquent dans l'histoire la place des diverses assemblées ; cela nous
permettra de remonter l'historique de chacune des questions qui occupent

1. Pour un exemple, à propos d'A. Siegfried, cf. Garrigou (A.), «L'initiation d'un initiateur : André
Siegfried«, Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995-
2. Rappelons que ce disciple de Dufaure entre dans la vie politique pratique en 1869 pour soutenir
activement la candidature de Thiers, à l'instar de la plupart de ses collaborateurs de la Société de
législation comparée. Candidat républicain dans le Pas-de-Calais en 1878, il est élu dans la 2e
circonscription de Boulogne-sur-Mer. Député de 1878 à 1909, il siégera au centre-gauche. Sur
l'activité parlementaire d'A. Ribot, cf. Desrumeaux (V.), »Alexandre Ribot, parlementaire du Pas-
de-Calais (1842-1923)«, Revue du Nord, LXXII, 288, 1990.
3. A. Ribot est un enseignant de la première heure de l'École. S'il accepte d'enseigner la législation
criminelle en 1872, cet avocat puis magistrat anglophile, auteur d'une biographie de Lord Erskine
— discours qu'il prononce en 1866 en tant que premier secrétaire de la conférence des avocats —,
d'une étude sur les institutions pénitentiaires en Angleterre (parue à la Revue des deux Mondes,
dans sa livraison de février 1873), admirateur des institutions politiques anglaises, ne cache pas
qu'il aurait désiré enseigner l'histoire de l'Angleterre au XIXe siècle. Le compromis sera trouvé
avec la fondation d'un cours d'histoire parlementaire, certes consacré à la France, où il pourra
donner carrière à ses conceptions anglophiles des institutions politiques. Cf. Schmidt (M.),
Alexandre Ribot, Odyssey of a Liberal in the Third Republic, La Haye, Martinus Nighoff, 1974, p. 14.
4. A partir de 1883, le cours est assumé conjointement avec F. Charmes (1848-1916), à la demande
de Ribot. Ancien diplomate alors député républicain du centre gauche (1881-1885, 1889-1898),
publiciste au Journal des Débats mais participant également au Parlement, qui sera d'ailleurs
repris par les Débats en 1884, F. Charmes prend en charge l'histoire parlementaire de la
Restauration à 1852. Le cours sera également dédoublé matériellement, l'histoire constitutionnelle
faisant alors l'objet d'un enseignement particulier, généralement rattaché à l'histoire
constitutionnelle de l'Angleterre et des États-Unis (qu'enseignent alors Boutmy et Vergniaud).
Notons que le successeur d'A. Ribot à cette chaire en 1885 est J. Dietz, sénateur républicain, proche
de Ribot, disciple de Dufaure, membre de la Société de législation comparée, rédacteur en chef du
Parlement. Belle preuve de continuité s'il en est...
5. On renverra aux notes de cours prises en 1880 par un élève, S. de Boys, cahier non paginé coté
aux Archives d'histoire contemporaines 1 SP 6 Dr 4 et aux notes anonymes du même cours, alors
assumé conjointement par A. Ribot et F. Charmes, prises en 1883, cahier non paginé coté 1 SP 8
Dr 2.

53
Corinne Delmas

aujourd'hui l'attention publique»1. Il s'agit en fait de proposer aux élèves des


répertoires d'action politique et de rendre ainsi routinière la plupart des
décisions politiques, ce qui permet de limiter les risques inhérents à une prise
de décision non routinisée2. Le cognitif laisse alors la place au prescriptif.
Appréciations de la politique menée depuis la Constituante, contre-
propositions, jugements de valeur émaillent le discours pédagogique. Car il
s'agit toujours de dégager une «leçon de l'histoire»3, qu'il s'agisse de l'histoire
proche ou de l'histoire plus lointaine. Ainsi A. Ribot n'hésite-t-il pas à
transposer dans son enseignement les questions législatives et débats
parlementaires auxquels il participe lui-même et à faire bénéficier les élèves
de sa propre expérience de juriste et de parlementaire. Le cours se fait alors
commentaire de l'actualité à travers le spectre des options politiques de
l'enseignant. Qu'il s'agisse de la question religieuse (largement abordée par le
biais de la présentation de la nationalisation des biens du clergé et par
l'analyse de la politique concordataire), de la question successorale (Ribot
déplaçant à l'école sa controverse avec Le Play s'agissant de la remise en
cause par ce dernier de l'égalité des partages), l'enseignant ne craint pas
d'aborder les questions législatives à l'ordre du jour et les dossiers qu'il peut
avoir lui-même en charge. L'enseignant Ribot donne des conseils, procède à
des mises en situation, établit des parallèles avec des acteurs historiques.
L'histoire expérimentale et psychologique permet de manifester une certaine
empathie avec ces derniers et d'exprimer des jugements sur leur action. Mieux,
certaines figures historiques apparaissent en relief, comme des effigies, comme
des exempta, vies d'hommes illustres transmises sous une forme systématisée
par l'enseignant.

«Cette session avait mis en lumière M. de Serres qui avait presque inauguré le
système des improvisations à une époque où toutes les discussions étaient
alourdies par des discours écrits ou lus. [...] Homme de bien, courageux,
sincère, intègre, couvert de toutes les vertus domestiques, M. de Serres a été
l'homme le plus éloquent de la Restauration. Il enseignait, a dit M. Guizot, son
sentiment avec sa conviction. [. . .] Il improvisait à la tribune, ses raisonnements
étaient de l'action (sa valeur et son ardeur l'ont emporté trop jeune). [...] De
Serres se montra trop dur en prononçant ce mot de "Jamais clémence pour les
infâmes" [. . .], il se laissa aller à dire qu'à l'argent des régicides, il ne consentirait
jamais. Ce mot lui aliéna une partie de la gauche ; dans un autre débat, il ne fut
pas plus heureux et il acheva de s'aliéner la gauche de la chambre. Mais il n'avait
pas de force propre, s'appuyant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche,
situation difficile que la presse et les bonapartistes rendent plus difficile
encore»4.

1. Cours précité, p. 2.
2. Cf. Bailey (F.-G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 85. Cf. aussi à propos du recours
par les parlementaires à des précédents, Damamme (D.), »Les précédents. L'enjeu de la
qualification», Politix, 20, 1992, et sur la recherche d'une filiation chez les juristes, Gaïti (B.), De la
IVe à la Ve République. Les conditions de la réalisation d'une prophétie, thèse de science
politique, Paris I, 1992.
3. Cours précité, p. 16 : -La leçon qui se dégage de cette histoire, c'est que lorsque les partis se sont
laissés aller aux mesures extrêmes, le pays leur a donné tort» (à propos de la chute de Villèle).
4. Ibid

54
La transmission <i'exempla

Plusieurs acteurs historiques sont présentés comme des modèles d'hommes


politiques par A. Ribot, dans le cadre de son cours, qu'il s'agisse du
doctrinaire de Serres, de Talleyrand ou de Mirabeau. Tous présentent la
particularité d'être politiquement modérés, favorables à une monarchie
constitutionnelle1. Mais c'est aussi et surtout leur réalisme et leur pragmatisme
qui sont mis en relief dans le cours. Est à cet égard particulièrement
exemplaire la figure de Mirabeau, dont on peut se demander si elle n'a pas
constitué un modèle pour l'homme politique Ribot lui-même. Cet enseignant
s'inspire d'ailleurs largement, pour son cours, des Souvenirs sur Mirabeau de
Louis Dumont, ouvrage qui connut un large succès dans les années 1830-1850
auprès de la génération libérale2. C'est que Mirabeau, aux côtés de Danton,
reflète l'adhésion à 1789 et le rejet de 1793. Exemplaire, la Révolution l'est
ainsi par le pragmatisme de sa politique, dont témoigne l'action d'un
Mirabeau3, héros réaliste, maître de la politique expérimentale4. Ribot définit
finalement un type idéal de l'homme politique. «Seul de la Révolution,
Mirabeau eut la puissance de l'éloquence et l'intelligence d'un homme
d'État»5, un tel homme d'État devant donc être animé d'un esprit pratique, et
non pas ce caractère par trop «théorique» que présente la pensée du légiste.
Le «mirabellisme» irradie la plupart des cours de l'ELSP. Tous, cependant, tout
en adhérant à Mirabeau, ne font pas preuve de l'enthousiasme inconditionné
qui amène Ribot à placer un idéologue à la tête de son panthéon des grands
hommes d'État. Le portrait que brosse par exemple A. Sorel de Mirabeau est
ainsi plus nuancé. Certes, Mirabeau eut l'envergure d'un grand homme d'État
par son réalisme, sa clairvoyance :

1. A. Ribot met d'ailleurs en avant leur orientation politique et leur défense d'une monarchie
constitutionnelle. Il note par exemple à propos de Mirabeau : «Seul de la Révolution, Mirabeau eut
la puissance de l'éloquence et l'intelligence d'un homme d'État. Il défendit avec sûreté, les
principes d'une monarchie constitutionnelle» (Cours 1883, 1 SP 8, Dr 2).
2. Dumont (L.), Souvenirs sur Mirabeau, Paris, PUF, 1950. L'ouvrage paraît pour la première fois,
édité par le petit-neveu de l'auteur, en janvier 1832. Connaissant un certain succès, il doit être
réédité en mai de la même année. Ribot reprend en particulier la trame de l'ouvrage et la thèse
centrale de ce calviniste, admirateur de l'Angleterre et de son oligarchie, à savoir que Mirabeau
aurait pu parvenir à endiguer le flot révolutionnaire si l'Assemblée lui avait livré le ministère qu'il
convoitait ou s'il avait vécu assez longtemps. Sont en revanche gommés du portrait que fait ce
membre de l'«atelier» de Mirabeau, tout ce qui avait pu paraître comme un outrage' à la
mémoire du grand homme au moment de la parution de l'ouvrage, à savoir la mise en lumière de
la division du travail politique qui s'était institué entre Mirabeau et son «atelier« dont Dumont
faisait partie. Sur l'atelier de Mirabeau, cf. Bénétruy (J.), L'atelier de Mirabeau, quatre proscrits
genevois dans la tourmente révolutionnaire, Paris, A. et J. Picart, 1962.
3. On sait que l'année 1880 inaugure une période de controverses autour du centenaire.
L'acceptation ou le refus de 1789 est devenu le principal critère de discrimination entre la droite
et la gauche. Ainsi sont aussi bien atteints de •mirabellisme» un Aulard, qu'un Sorel ou un A.
Ribot. On sait aussi qu'à l'heure de la République opportuniste et de la scission entre républicains
modérés et radicaux, le débat se cristallise entre les champions de la Révolution de La Fayette ou
de Mirabeau, et les partisans de la «Révolution en bloc» pour reprendre le mot qui fera la fortune
de Clemenceau. Cf. Gérard (A.), La Révolution française , mythes et interprétations, 1789-1970,
Paris, Flammarion, 1970, p. 70 ; Rebérioux (M.), «Mirabeau et les historiens de la Ille République»,
dans Actes du colloque Mirabeau, Société des études robespierristes, 1968 ; Bétourné (O.), Hartig
(A.-I.), Penser l'histoire de la Révolution, Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte,
1989
4. Le pragmatisme et le sens politique de Mirabeau est opposé à l'indigence et au manque de sens
pratique de l'Assemblée constituante, dont l'œuvre se résume à «nombre de projets théoriques
emprunts de morale et de philosophie... des rêves utopiques sans la moindre portée pratique». On
oppose le sens politique de Mirabeau à l'indigence ou l'erreur d'un Barnave, d'un Robespierre,
d'un Sieyès, dont on brosse au besoin un portrait vitriolé : «Personne ne comprenait la nécessité
de ministres responsables (ni Barnave, ni Robespierre)» ; Sieyès «abuse de la logique, [...] il
était profond dans le genre obscur» (1 SP 8 Dr 2, 7e p.).
5. Cahier précité de 1883, 1 SP 8, Dr 2, 7e p.

55
Corinne Delmas

«Mirabeau porte sur l'Europe des regards aussi fermes et aussi pénétrants que sur
l'intérieur de la France. Il ne se contente pas d'esquisser le plan, il désigne
l'homme le plus propre à l'appliquer : c'est le futur négociateur des traités de
Vienne, Talleyrand, qu'il propose, dès le mois d'octobre 1789, comme le plus
capable de recueillir la succession de Vergennes»1.

Mais c'est surtout parce que Mirabeau fut l'un des rares acteurs à percevoir le
despotisme en germe dans 1789 : «Mirabeau, seul, vit clair ; il dissipa les
brouillards, déchira les voiles et découvrit un instant devant l'Assemblée
incrédule cet avenir étrange et fatal que la Révolution portait en soi et que nul
ne prévoyait. Il montra les peuples libres plus acharnés à la guerre et les
démocraties plus esclaves de leurs passions que les plus absolus despotes»2.
Mais Mirabeau échoue parce que «ni le Roi, ni l'Assemblée ne pouvaient, en
1790, pénétrer [ses] vues. Le Roi était trop borné, l'Assemblée trop
chimérique». Cet échec est autant dû aux défauts du roi et de l'assemblée, qu'à
la monstruosité de la personnalité de l'Idéologue : «II les épouvantait. Le Roi
n'osait pas l'appeler au ministère ; l'Assemblée fit une loi tout exprès pour
qu'il n'y entrât point»3. Monstrueux par sa personnalité, que Sorel explique
par la «race», le milieu et les antécédents familiaux4, Mirabeau devient le jouet
de l'histoire, dont les lois se retournent contre un acteur qui «fait l'histoire
mais ne sait pas l'histoire qu'il fait» :

«La fatalité de sa vie voulut, pour le malheur de son pays, qu'il ne fût jusqu'à son
dernier jour qu'un tribun prodigieux, condamné, par l'effet même de son génie,
à ne réussir que contre ses propres desseins, à exciter le peuple qu'il prétendait
contenir, à précipiter la chute de la Monarchie qu'il voulait sauver, à devenir
enfin suspect à la fois à la Cour par le crédit qu'il avait à l'Assemblée et à
l'Assemblée par le crédit qu'il avait auprès de la Cour. Il avait machiné un plan
de corruption, il en fut la première dupe et la première victime»5.

Démagogue et «machiavélique»^, Mirabeau est, au côté des «principaux


meneurs de la Révolution»7, enfant du XVIIIe siècle, de son sensualisme8 et de
son rationalisme révolutionnaire :

1. Sorel (A.), L'Europe et la Révolution française, Paris, Pion, 1888, vol. 2, p. 41-42.
2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 46.
4. Cf. Sorel (A.), «Les Mirabeau», dans Essais d'histoire et de critique, Paris, Pion, 1883.
Commentant l'ouvrage de Loménie sur Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au
XVIIIe siècle, Albert Sorel écrit notamment : «C'est une terrible et furieuse race. Il semble qu'un
sorte de fatalité tragique pèse sur cette maison. [...] Issu de cette race, élevé dans ce milieu, portant
en lui, exaltés par leur combinaison même, la frénésie maternelle et la fougue de son père, nature
énorme et prodigue en tous genres, il aurait fallu que Mirabeau fut un prodige plus surprenant
encore qu'il né T'est, pour avoir résisté à l'effort de tant de passions et à la contagion de tels
exemples. [...] C'est aussi que Mirabeau s'était habitué, sous l'influence des divisions de sa famille, à
mélanger une forte dose de fourberie à la fougue naturelle de son caractère. [...] Ainsi s'expliquent
et se rattachent à leurs origines les terribles défaillances de caractère qui révoltent chez Mirabeau»
{ibid., p. 119-123).
5. Ibid., p. 46.
6. Ibid., p. 142 : les plans de Mirabeau sont qualifiés de ■machiavélisme».
1 . Ibid., tome I, p. 114.
8. «Le dix-huitième siècle a son excroissance horrible, sa dégénérescence monstrueuse, le marquis
de Sade ; poussant avec une épouvantable logique sa doctrine jusqu'aux conséquences dernières, il
semble avoir voulu démontrer, par le dégoût, l'absurdité du Système de la nature. Il y a dans l'air
comme un poison subtil de sensualité qui s'insinue partout. C'est le mal du temps, Diderot en est
atteint, Rousseau contaminé, Mirabeau flétri dans ses plus belles années», cf. Sorel (A.), L'Europe et
la Révolution française, op. cit., p. 237.

56
La place de l'enseignement historique

•Aux yeux des politiques, l'État est omnipotent, la raison d'État est souveraine.
Toute la politique des philosophes se ramène à mettre l'omnipotence de l'État au
service de la raison, à faire, si l'on veut, de la raison pure une nouvelle raison
d'État. Sur ce principe toutes les sectes s'accordent. [...] "Le Roi, écrit le marquis
de Mirabeau, règne de fait sur les biens et sur la vie, mais encore sur les
opinions". Cette conception de l'État les induit au plus profond mépris pour la
constitution anglaise»1.

L'histoire entre praxis et idéologie. Former des chefs ou la


nécessité de leaders dans une démocratie électorale

Les modèles politiques proposés ne sont donc pas univoques et l'histoire


psychologique permet d'offrir des répertoires d'action, d'acquérir une
compétence, mais aussi d'orienter la pensée, comme en témoignent les
enseignements et les œuvres d'un A. Sorel ou d'un A. Ribot. La mise en relief
de quelques grandes figures d'hommes d'État est elle-même congruente à une
conception aristocratique du pouvoir et à l'affirmation par A. Ribot, F.
Charmes ou J. Dietz de la nécessité de leaders dans une démocratie. Cette
conception aristocratique s'insère dans une vision orléaniste du pouvoir2 qui
imprègne le contenu du cours. Est prôné un gouvernement modéré et un
régime parlementaire dont le parangon est le régime britannique qui a
l'énorme avantage de disposer d'une «aristocratie politique» telle que la
gentry, admirable par son ouverture3. L'autre caractère du régime britannique
dont il convient de s'inspirer est une stabilité de son gouvernement inhérente
à l'existence d'un bipartisme, et on sent sourdre une préoccupation essentielle
chez Ribot, qui se concrétisera plus tard par sa participation à la Fédération
républicaine et qui nourrira le révisionnisme d'un Tardieu4. Constituer un
parti dans un régime parlementaire est essentiel :

«II n'y a pas de régime parlementaire là où il n'y a pas de partis. C'est laisser les
affaires d'un pays à l'aventure que de les laisser au sentiment individuel»5, «aussi
étudierons-nous les formations des divers partis et les transformations qu'ils ont
subies ; et nous verrons qu'il n'y a rien de plus lent que la formation d'un parti
nouveau, le temps seul permet qu'ils se forment. Dans notre pays où le régime
parlementaire est encore récent, il n'y a pas à remonter au delà de 1789»6-

Si les partis sont une nécessité dans un régime parlementaire, les chefs de
parti le sont plus encore :

«II n'y aura par malheur pas dans l'assemblée de chef de parti, car il n'y avait pas
et il n'y eut pas de partis dans l'assemblée, c'est-à-dire de groupes d'hommes
ayant un plan arrêté qu'ils tâchent de réaliser, mais on ne fonde pas rapidement

l.Ibid., tomel, p. 111.


2. On sait que Ribot, comme la plupart des orléanistes protestants, se rallie à la République dès
lors qu'il prend conscience que la seule alternative à celle-ci serait l'Empire, et non pas la
monarchie constitutionnelle.
3. On notera la proximité de Ribot et de Boutmy sur le sujet. Sur la référence anglaise chez
Boutmy, cf. Vaneuville (R.), «La référence anglaise dans la pensée française au tournant du XXe
siècle : Emile Boutmy et l'École libre des sciences politiques», in Mény (Y.), dir., Les politiques du
mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, Paris, l'Harmattan, 1993.
4. Cf. la définition du parti que donnera G. Picot et la démarche à suivre s'agissant d'une telle
fondation qu'il indiquera, dans La lutte contre le socialisme révolutionnaire (Paris, A. Colin, 1896,
chap. 5).
5. AHC, 1 SP8, Dr 2, p. 7.
6. Cours de 1880 précité, AHC, 1 SP 6, Dr 4, a, p. 1.

57
Corinne Delmas

un parti»1 ; «nous verrons que la Constitution de 1791 était à l'avance frappée de


mort ; et cela à cause du défaut d'expérience politique et du manque de chefs»2.

Véritable antienne du discours pédagogique, la nécessité de leaders renvoie au


problème que pose pour A. Ribot la structure partisane, à savoir la destruction
de l'indépendance de l'élu qu'engendre la «politique des comités», la
formalisation des rapports unissant le candidat à l'électeur, qui ne sont plus
désormais gouvernés que par l'affiliation politique. «Tu ne peux te faire une
idée du niveau auquel sont tombées les discussions. Des passions à gauche, et
au centre une lâcheté qui arrête tout bon mouvement. C'est affligeant de voir
tout ce que peut faire la crainte des comités électoraux. La politique n'est plus
un métier enviable, on s'y use tristement quand on ne la prend pas, comme
font la plupart de nos contemporains, ainsi qu'une distraction ou une affaire
lucrative», écrit-il à un ami en 1885, lorsqu'il revient au Parlement à la faveur
d'un renouvellement partiel3. À la République des comités, que stigmatiseront
plus tard Daniel Halévy, Raymond de Jouvenel ou Charles Benoist, et à
l'irruption des «masses ingouvernables»4 sur la scène politique, qui font
songer aux «foules irresponsables t...] et irraisonnées»5 de Le Bon ou Taine, il
faut opposer un chef de parti. Promotion des capacités et nécessité des chefs
sur fond de stigmatisation de la politique des comités se conjuguent chez ce
contempteur de la République des «médiocres», et le portent à rappeler :
«Mirabeau avait proposé en outre, ce qu'on écarta, un stage d'éligibilité, c'est-
à-dire d'avoir été trois ans magistrat ou deux fois membres d'une assemblée
administrative, disant avec raison que la politique et l'administration sont
deux sciences qu'il est bon d'étudier»6.

«Toute son ambition a été de dégager quelques principes, quelques idées


maîtresses et de les inculquer fortement aux étudiants» note A. Ribot, à propos
d'un auteur dont il préface l'ouvrage7. Nul doute que celui que Clemenceau
surnommera «l'intransigeant libéral» n'ait eu la même ambition s'agissant de
son cours à l'école, qui se transforme en tribune où il peut laisser libre cours à
sa conception du régime politique idéal, où il répercute idées et controverses
développées ailleurs, dans l'arène politique, au sein de l'enceinte
parlementaire, dans des cercles de pensée et des sociétés diverses, dont la
Société de législation comparée, dans les pages de revues telles que le
Parlement ou le Journal des Débats*. Si, «grâce à [Boutmy], l'histoire
parlementaire et constitutionnelle de la France est sortie du journal, où elle

l.Ibid., p. 5.
2. AHC, ISP 6 Dr4a, p. 8.
3. Cité par Robert (H.), «Notice sur la vie et les travaux d'Alexandre Ribot«, Publications diverses
de l'Institut de France, Paris, 1924, n° 11, p.29-
4. Termes récurrents dans le cours.
5. Le Bon (G.), Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.
6. AHC, 1 SP 6 Dr 4 a, p. 43-
7. Dicey (A. V.) Introduction à l'étude du droit constitutionnel, trad. A. Batut et G. Jèze, Paris, Giard
et Brière, 1902, p. V.
8. Cf. en particulier, à propos de la question du scrutin de liste les articles du collaborateur et
successeur à l'École de Ribot, J. Dietz, dans le Journal des Débats, particulièrement du 14 janvier
1885, 23 janvier 1885, articles hostiles à la représentation proportionnelle, en ce qu'elle
favoriserait les radicaux. Cf. aussi l'article de Ribot, dans le numéro du Parlement du 13 février
1881, article par lequel Ribot rompt clairement avec Dufaure et Picot, adhérant au projet de
Gambetta de remplacer le scrutin d'arrondissement par le scrutin de liste, en ce que un tel scrutin
pourrait contribuer à lutter contre le nombre de députés médiocres, esclaves des intérêts locaux.
Cf. enfin les travaux de la Société pour l'étude de la représentation proportionnelle.

58
La place de l'enseignement historique

était exclusivement confinée, pour monter en chaire»1, l'ambiguïté demeure


donc quant à la finalité assignée à ce savoir à l'ELSP. D'autant que cet
enseignement, qui se résume souvent chez A. Ribot en une chronologie de faits
assortie de vérités ou de «leçons tirées de l'histoire», de jugements de valeur,
émaillée d'explications, empruntant parfois à un certain psychologisme, est
d'un descriptif qui pour d'aucuns confinerait à l'indigence. Il faut bien sûr
tenir compte de la nature particulière d'une œuvre pédagogique, de la
diffraction du savoir et de l'effet de reflet inhérent à l'exposé oral et à la mise
en représentation du savoir2, de la nature du matériau (cahier de notes
d'élève). Il faut peut-être tenir compte aussi de la finalité pratique assignée au
cours par l'enseignant lui-même. On peut enfin et alors se demander si la
couleur particulière de ce cours ne correspond pas plus largement et plus
fondamentalement aux finalités d'une école que l'on pourrait concevoir
comme «lieu neutre»3. Boutmy indique lui-même : «Un esprit et un ton à elle,
un esprit de haute impartialité scientifique, un ton de modération et de
courtoisie à l'égard de toutes les opinions de bonne foi. C'est là précisément
le double caractère que nous nous étions proposé de lui exprimer»^.

Un «lieu neutre». Les enjeux d'un positivisme

Le positivisme des promoteurs de l'ELSP peut contribuer efficacement à la


légitimation et à la consolidation de la République conservatrice. Son usage
est non seulement politique mais aussi stratégique : il s'agit de s'imposer et se
maintenir à un moment d'autonomisation des champs intellectuel et politique.
Se comprennent mieux, dès lors, les caractères de l'école que l'on pourrait
qualifier de «lieu neutre» et le statut des «sciences» qu'elle tend à promouvoir.

Une école de la modération. Ancrer la république conservatrice,


asseoir un régime parlementaire à l'anglo-saxonne

Les promoteurs de l'École sont tous, plus ou moins, des républicains modérés,
anciens orléanistes ralliés à la République, dans la mouvance de Dufaure,
rédacteurs au Parlement, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes.
Les lectures conseillées aux élèves sont révélatrices de l'orientation politique
de l'École : figurent en bonne place dans le panthéon des grands auteurs les
libéraux Tocqueville, Taine et Fustel. On a pu parler à propos de l'ELSP de
«relais institutionnel» du tocquevillisme5, par la promotion du patronage
démocratique souhaité par Tocqueville, dans la mesure où les promoteurs de
l'école se recrutent dans les cercles de notables de la Monarchie
constitutionnelle dont la plupart sont des lecteurs de Tocqueville, mais aussi
parce que les professeurs, souvent favorables à la République de Thiers, sont
pour la plupart des commentateurs de Tocqueville6. Ce que l'on semble

1. Liévin (L), La -France' à l'Exposition universelle, 1878, «À propos de l'École libre des sciences
politiques représentée à l'Exposition universelle de 1878 par les ouvrages de ses professeurs».
2. Cf. Bachelard (G.), Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1984 (1ère éd. 1949).
3. Cf. Bourdieu (P.), Boltanski, (L.), »La production de l'idéologie dominante-, Actes de la
recherche en sciences sociales, 2-3, 1976.
4. Boutmy (E.), Compte-rendu du 24 avril 1872, devant le Comité de fondation de l'école, P. V.
Conseil d'administration, Comité de fondation de l'ELSP, AHC,1 SP 29, Dr 2.
5. Melonio (F.), Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 233 et s.
6. Cf. Programmes de cours et conférences, brochures ELSP, 1883-1902 : figure en première place
La Cité antique de Fustel de Coulanges, un des fondateurs de la Société de l'enseignement
supérieur, promoteur d'une histoire scientifique contre une historiographie romantique,
[suite de la note page suivante]

59
Corinne Delmas

retenir de ces figure tutélaires — Tocqueville, mais aussi Taine ou Fustel —


c'est la volonté d'opérer la transition de l'aristocratie à la démocratie dont les
Anglais ont donné l'exemple et la méthode, la promotion des «capacités» que
cela suppose, le refus de croire sur parole les acteurs de la Révolution, la
remise en cause de 1792.

À la suite de Guizot, Boutmy cherche à former les «capacités» et assigne aux


classes supérieures la tâche de féconder les classes immédiatement au-dessous
d'elles pour les élever à leur tour, et pour créer «cette classe moyenne instruite
et judicieuse qui est le lest d'une société démocratique»1. Il s'agit de
«concourir efficacement à l'éducation de l'homme politique et du citoyen»2,
afin de contribuer à orienter l'opinion, dans une société démocratique : «Ils
[les élèves] se pénètrent de plus en plus de notre esprit et de notre méthode et
nous aurons le droit de nous dire, à la fin de ce trimestre, que nous avons
rendu à la société des intelligences curieuses, impartiales, imbues d'esprit
scientifique capable de grossir, dans une mesure notable, ce lest indispensable
qu'on appelle le bon sens public^. D'autant que, note Taine :

«Je ne vois dans la démocratie moderne qu'un emploi pour la haute classe :
exclue de la direction politique, elle peut devenir un clergé laïque, un conseiller
scientifique d'espèce indépendante et supérieure ; je ne vois d'autre avenir, pour
un homme de bonne famille et riche, que la culture d'une science, surtout d'une
science morale, la carrière de nos amis les Leroy-Beaulieu»4.

Les cours d'histoire parlementaire et constitutionnelle de la France rendent


particulièrement compte de cette ambition et s'insèrent dans la continuité de
la chaire de droit constitutionnel instituée par Guizot en 1834 et disparue dans
la tourmente impériale, chaire dont le but était clair : enseigner la Charte
selon la nouvelle monarchie. Dans son rapport au roi, Guizot notait :

«Qu'une seule chaire soit créée, elle exercera bientôt une grande influence.
L'objet et la forme de l'enseignement du droit constitutionnel sont déterminés
par son titre même ; c'est l'exposition de la Charte et des garanties individuelles
comme des institutions politiques qu'elle consacre. [...] Un tel enseignement, à la
fois vaste et précis, fondé sur le droit public national et sur les leçons de

promoteur également d'une réhabilitation de la vision de l'histoire comme continuité et d'une


réhabilitation de la période antérieure à 1789 ; partisan enfin d'une vision aristocratique du
pouvoir au sens de gouvernement des meilleurs, opposé à toute forme de tyrannie, monarchique
ou populaire, et ayant finalement une vue pessimiste de l'histoire. C'est dire que la référence est
emblématique. Est ensuite conseillée la lecture des Lettres sur l'histoire de France d'A. Thierry.
Figurent ensuite les grandes figures de la pensée libérale : Montesquieu (De l'esprit des lois), Mme
de Staël (.Considérations sur les principaux événements de la Révolution française), A. de
Tocqueville, (L'Ancien Régime et la Révolution). Figurent enfin les ouvrages d'enseignants, A. Sorel
(t. 1 de L'Europe et la Révolution française), dont Te livre s'inscrit dans la veine tainienne par son
rejet de 1793 et de la démocratie jacobine, par son conservatisme, tout en s'en démarquant par
son modérantisme et son appel à la réconciliation nationale, A. Leroy-Beaulieu (L'Empire des
tsars, t. I et II), qui s'attache, suivant la méthode de Taine, mais aussi influencé par Le Play, à la
politique russe du «Tsar libérateur». Le premier volume des Origines de la France contemporaine
est lui-même cité, tandis que figurent également l'ouvrage d'A. Smith, Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations et le livre autoréférenciel d'E. Faguet, Politiques et moralistes
du XLXe siècle.
1. Boutmy (E.), Vinet (E.), École libre des sciences politiques, Paris, Germer-Baillière, 1872.
2. Boutmy (E.), Vinet (E.), Faculté libre des sciences politiques, projet, 1871, p. 13, AHC, 1 SP 14,
Dr. 7.
3. Compte-rendu de Boutmy devant le Comité de fondation de l'école, 28 avril 1872, PV Conseils
d'administration, Comité de fondation de l'École libre des sciences politiques, AHC, 1 SP 29, Dr.
2
4 . H. Taine. Sa vie et sa correspondance, op. cit., t. 4, p. 32-33.

60
La place de l'enseignement historique

l'histoire, susceptible de s'étendre par les comparaisons et les analogies


étrangères, doit substituer aux erreurs de l'ignorance et de la témérité des
notions superficielles des connaissances fortes et positives»1.

La volonté de Boutmy de promouvoir une histoire «objective» et


«scientifique» sur fond de construction, au cours du XIXe siècle, d'une
opposition entre le droit positif et la philosophie morale et politique, et de
promotion d'une histoire scientifique, rejoint l'idée principale qui était au
fondement de la mise en place du cours de Pellegrino Rossi, à savoir la
volonté de déplacer l'enseignement de la philosophie politique vers celui du
droit écrit, en tant que ce dernier est à la fois science et produit de l'histoire.
Et la perspective gouvernant le cours d'A. Ribot est de mettre en scène la
continuité qui préside à la construction des institutions dont la Constitution
est l'aboutissement, comme celle de Rossi était de mettre en scène la
continuité qui présidait à la construction des institutions sont la Charte était
l'aboutissement2. Finalement, c'est toujours de la même ambition qu'il s'agit :
contribuer à la formalisation et à la légitimation des institutions nouvelles. Le
gouvernement n'étant plus qu'un pouvoir d'opinion, l'Université avait en 1830
le devoir de seconder l'Etat en formant le public et c'est dans cette
perspective que s'inscrivait la création de la chaire de droit constitutionnel,
«droit de professeur» qui apportait sa contribution à la formalisation des
institutions3 nouvelles. «Il est temps enfin que les droits de la Science soient
reconnus et qu'on proclame les services immenses qu'elle est appelée à
rendre à la pacification des esprits et à l'affermissement définitif de nos
institutions», renchérissait un contemporain à l'appui de l'introduction des
études politiques et administratives dans l'enseignement du droit4. En 1871, les
promoteurs de l'ELSP assignent à cette dernière la tâche de contribuer à la
consolidation de la République conservatrice.

«Y a-t-il des sciences politiques ?» demande Taine en 18715. «À tout le moins


il y a des groupes de renseignements positifs qui, en matière politique, servent
à préciser la discussion, à diriger le jugement, à limiter le champ du rêve, de
l'extravagance et de l'erreur». Et Boutmy, dans son appel, déplorait que «le
gouvernement de l'opinion appartînt au journalisme frivole autant et plus
qu'au journalisme sérieux», croyant fermement qu'on pouvait «faire essaimer
tous les ans deux ou trois cents esprits hautement cultivés qui, mêlés dans la
masse, y maintiendraient le respect du savoir, l'attitude sérieuse des
intelligences et l'habitude saine de faire difficilement les choses difficiles»6.
On a pu noter, à partir d'une lecture croisée des cours des enseignants de la

1 . Moniteur Universel, n°256, 24 août 1834, cité par Lavigne (P.), -Le comte Rossi, premier
professeur de droit constitutionnel français (1834-1845)», Histoire des idées et idées sur l'histoire.
Études offertes à fean-facques Chevallier, Paris, Cujas, 1975.
2. Rosanvallon (P.), Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 286.
3- Cf. Lacroix (B.), «Le politiste et l'analyse des institutions. Comment parler de la République ?»,
in Lacroix (B.), Lagroye (J), dir., Le président de la République. Usages et genèses d'une institution,
Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 38-43. Dans son rapport au roi, Guizot précisait : «Un tel
enseignement [...] veut des êtres supérieurs qui puissent se donner avec l'autorité de la conviction
et du talent».
4. Hepp, professeur de droit à l'Université de Strasbourg, «Sur la réorganisation de l'enseignement
du droit et sur l'introduction des études politiques et administratives», Revue de Législation, t. 13-
15, 1841, t. 27, 1846.
5 . Journal des Débats, 17 octobre 1871.
6. Boutmy (E.), Projet d'une faculté libre des sciences politiques, cité par Rain (P.), L'École libre
des sciences politiques suivi de l'École et la guerre, la transformation de son statut, Paris, Presses
de la FNSP, 1963, p. 15-

61
Corinne Delmas

première heure d'histoire, de droit public et d'économie, au delà d'une


certaine hétérochromie au sein de l'École1, un même refus des extrêmes
s'agissant d'enseignants qui, tous, professent un commun libéralisme et un
semblable attachement au régime parlementaire, une adhésion à la Realpolitik,
une «raison d'État politique raisonnable»2 devant présider à l'action de
l'homme d'État. «Attachée au régime parlementaire et opposée aux tentatives
révisionnistes, telle apparaît bien l'Ecole au commencement de sa longue
existence. La cause politique que servait cette entreprise scientifique était
doublement remplie. D'abord par l'objectivité de ses enseignements. [...] La
science fait sortir les questions sociales du champ des luttes politiques et les
pacifie en les prenant pour objets de savoir. Ensuite et plus simplement, par
les "vérités" produites par les sciences politiques qui, toutes, apportaient leur
contribution intelligente à la solution d'Adolphe Thiers : La République
conservatrice»3. C'est en s'appuyant sur l'autorité professorale et sur celle de
la science, mais aussi en partant des faits, ce qui contribue à la naturalisation
des institutions, politiques et juridiques, et enfin en promouvant une histoire
comparée — notamment une histoire constitutionnelle comparée de la
France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis — que les enseignants de
l'école apportent leur contribution savante à la République conservatrice4.

Éloge de la prudence : une idéologie de la non-idéologie

On a pu remarquer que l'École a donné une signification fort particulière aux


sciences politiques. Si ses promoteurs stigmatisent la rhétorique et la figure
d'un homme politique d'abord orateur, les sciences politiques ne se
distinguent pas elles-mêmes toujours du discours mondain dans leur
expression, Boutmy cédant lui-même à cette déviation, tandis qu'une part de
plus en plus importante est faite à l'examen oral s'agissant des épreuves
conduisant à l'obtention du diplôme5. Par ailleurs, les sciences politiques ont
d'abord une finalité utilitaire, qui rejaillit sur leur contenu. Elles rassemblent
les «connaissances politiques, administratives, diplomatiques, économiques et

1. Pour une analyse des cours de Gaidoz, Janet, Sorel et Boutmy, cf. Damamme (D.), Histoire des
sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2, p. 513-522.
2. Sorel (A.), L'Europe et la Révolution française, vol. IV, Paris, Pion, 1892, p. 458.
3. Damamme (D.), Histoire des sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2, p. 522.
4. On pourrait prendre l'exemple du cours de droit comparé de J. Flach, en raison de la durée de
cet enseignement — plus de quarante ans —, de son organisation bisannuelle, de l'étrangeté
relative enfin d'un cours ressortant a priori du droit privé enseigné dans les Facultés de droit, et
non du droit public. C'est que le droit comparé joue un rôle modérateur analogue à celui que joue
l'histoire dans le cadre des cours d'économie politique. «L'un des plus essentiels, à mon avis«
note Taine à propos des cours «qui touchent de plus près à la vie morale», «est celui de droit
comparé. Il n'y en a point dans nos Facultés de Droit : pourtant tout ceux qui s'occupent d'histoire
savent par expérience que le document le plus instructif sur les mœurs et le caractère d'une nation
est l'ensemble des lois civiles, car elles régissent la vie privée de chaque citoyen [...] pour
conserver ou pour corriger notre code, il faut savoir comment des conditions différentes
entraînent à l'étranger des règles et des pratiques différentes» (Taine (H.), Derniers essais de
critique et d'histoire, op. cit., p. 88). Le spécialiste de cette science, qui officie au Collège de
France, où il succède à son maître Laboulaye à la suite de l'intervention active de Taine, et à
l'ELSP, est, à partir de 1879, J- Flach, juriste et historien de formation. Le cours qu'il fait à l'ELSP
comprend deux années, l'une consacrée à l'étude de la famille, la seconde à celle de la propriété.
Passant en revue les problèmes sociaux, ou dirions-nous les «questions sociales» contemporaines,
il professe un strict libéralisme politique, promouvant la liberté individuelle. En ce qui concerne
la propriété individuelle, il s'attache à la défendre, visant à démontrer que sa suppression doit
aboutir à un état qui ne laisse à l'homme qu'une alternative, travailler par contrainte ou mourir de
faim.
5. Favre (P.), «Les sciences d'État entre déterminisme et libéralisme...», art. cité, p. 461-462, qui cite,
à propos de Boutmy, son article «À propos de la souveraineté du peuple», Séances et travaux de
l'Académie des Sciences morales et politiques, tome 161, 1904.

62
La place de l'enseignement historique

financières» nécessaires à des praticiens, et exigent des enseignements «d'un


caractère ouvertement pratique et professionnel»1. Marcel Mauss, dans le
sillage de Durkheim, raillera ces «soi-disant sciences [qui] ne sont que de
vulgaires mnémotechnies, des recueils de circulaires et des lois, moins bien
digérées que les vieux codes»2. La posture scientiste de Boutmy, qui peut
conduire à l'objectivisme3, et le fait que la carte des enseignements de l'École
soit calquée sur les besoins de l'administration, posent en effet la question des
formes de positivité de ce savoir. C'est la logique sous-jacente aux réitérations
scientistes des promoteurs de l'École qu'il faut dès lors interroger pour
comprendre l'ambiguïté d'un discours «scientifique» marqué a priori d'une
double cohérence4.

On sait que les doctrines d'inspiration evolutionniste et, surtout, positiviste


tendaient à se constituer en alternative intellectuelle, du fait de leur conformité
aux nouvelles attentes idéologiques, au sein d'un régime politique
reconnaissant la souveraineté populaire et l'élection des représentants. Et pour
les partisans de la République, il faut favoriser l'apparition d'un système de
représentations éthiques et politiques consolidant dans les esprits l'évolution
déjà concrétisée par les institutions5. Le positivisme de Boutmy contribue au
succès de son entreprise. Ceci explique que Boutmy joue un «coup» et le
gagne6, sa réussite étant ratifiée par l'Université, l'Institut7 et le pouvoir
politique qui, en l'absence de législation autorisant la création de facultés
libres, propose une solution de compromis8. C'est qu'à l'heure de la débâcle,
le projet de ce dernier répond à l'exigence de re fondation nationale. Le
fondateur de l'ELSP assigne en effet à celle-ci la tâche de contribuer à ancrer
la démocratie et à réformer les esprits. La création d'une telle école privée
était donc en adéquation avec la perspective d'une réforme de l'enseignement
supérieur prônée par le groupe de réformateurs dont fait partie Boutmy9, sur
fond de «crise allemande de la pensée française»10, mais aussi par le pouvoir

1. Boutmy (E.), Vinet (E.), Projet d'une Faculté libre des sciences politiques, op. cit., p. 1 et 3, cité
par Favre, (P.), «Les sciences d'État...», art. cité, p. 461-462.
2. Mauss (M.), «Divisions et proportion des divisions de la sociologie« (1927), repris in Oeuvres,
tome III : Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit, 1969, P- 234.
3. Cf. Lacroix (B.), «Ordre politique et ordre social«, in Grawitz (M.), Leca (J.), dir., Traité de
science politique, Paris, PUF, vol. 1, 1985, p. 495.
4. Cf. Bourdieu (P.), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 228, qui fait référence, à propos
de certains discours scientifiques, à «la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence :
une cohérence proclamée, d'allure scientifique, qui s'affirme par la multiplication des signes
extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe«.
5. Karady (V.), «Stratégie de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les
durkheimiens«, Revue française de sociologie, 20 (1), 1979 ; Pinto (L.), «Conscience et société. Le
Dieu de Lachelier et la sociologie durkheimienne«, Corpus, 24-25, 1994.
6. S'agissant de la réussite stratégique de Boutmy auprès des élites qu'il arrive à mobiliser, cf.
Damamme (D.), «D'une École des sciences politiques«, Politix, 3-4, 1988 ; Damamme (D.),
•Genèse sociale d'une institution scolaire. L'Ecole libre des sciences politiques«, Actes de la
recherche en sciences sociales, 70, 1987.
7. Boutmy est élu en 1879 membre libre de l'Académie des sciences morales, en tant que
fondateur de l'ELSP, il est, à peu près au même moment, nommé membre du Conseil supérieur de
l'Instruction publique.
8. Une telle loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, si elle est déjà à l'ordre du jour en 1871,
n'ayant pas encore été votée, on sait que Boutmy, sur invitation officieuse du ministère, opte pour
le statut d' «école« libre ou «cours libres«. Cf. lettre d'E. Manuel, Cabinet du ministre de
l'Instruction publique, 14 octobre 1871, AHC, 1 SP 10.
9. Groupe qui constituera en 1878 la Société pour l'étude des questions d'enseignement supérieur
et dont la revue — Revue internationale d'enseignement supérieur — créée en 1881, accueillera
plusieurs articles de Boutmy et de membres de l'École — dont A. Sorel — sur l'enseignement des
sciences politiques.
10. Digeon (C), La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1992 (1ère éd.
1959).

63
Corinne Delmas

politique à un moment où, l'État demeurant largement paralysé et le régime


non encore libéralisé, c'est aux écoles privées de prendre l'initiative1. Mais la
position d'une jeune école privée, fondée par des notables, n'en est pas pour
autant assurée et opter pour la méthode «expérimentale» et positiviste —
partir des faits, de l'expérience, et non des théories — revenait à jouer la carte
de la prudence. «M. Boutmy croit que pour ne blesser personne le plus sûr
moyen est de se tenir strictement à la méthode expérimentale»2. L'empirisme,
la démarche expérimentale, l'importance des règles interdisant tout discours
portant sur des entités qu'il est impossible d'appréhender par les sens,
caractérisent une communauté dont les membres s'efforcent d'éviter toute
discussion métaphysique et dont l'orientation politique, si elle est libérale et
modérée, s'en tient à une expression mezza voce. Cette prudence ne pouvait
que se renforcer, au tournant des années 1880, avec un pouvoir politique
moins favorable et une Université qui se développe et dont les membres
dédaignent l'École. C'est que l'usage du positivisme à l'œuvre au sein de
l'ELSP et l'orientation de l'enseignement historique qui en résulte entrent à
certains égards en conflit avec la conception de l'histoire et de la science que
promeuvent les universitaires.

Entre le savoir et le pouvoir : des usages politiques différenciés de


l'histoire sous la Ille République

S'agissant des refus de participer au projet de Boutmy émanant d'enseignants


du supérieur, celui que G. Monod oppose à Boutmy en 1871 est exemplaire :
Monod doit «consacrer tout [son] temps à l'École des hautes études et à [ses]
travaux d'érudition». Le refus est sans doute motivé par la prudence, Monod
ayant été, au lendemain de sa nomination à l'École des hautes études, en butte
aux réserves des autorités ministérielles et universitaires à l'égard de ses
méthodes pédagogiques ; il n'en est pas moins exemplaire, dans la mesure où
il émane d'un enseignant qui partage avec Boutmy un commun libéralisme,
une même proximité au protestantisme, ainsi que la conception d'une histoire
qui seule permet de dégager des principes pour le jugement et l'action
présente — rappelons d'ailleurs que Monod reconnaît en Taine l'un de ses
maîtres. Le refus est aussi et surtout exemplaire dans la mesure où Monod et
Boutmy partagent la même ambition, que contribue à concrétiser sur le plan
de l'enseignement l'ELSP : celle d'encourager le développement d'une histoire
politique contemporaine et «méthodique»3 — «positive» ou «positiviste»4 — à

1. Rappelons d'ailleurs que le parlement vote en 1875 une loi autorisant la création de «facultés
libres» et que la fondation de l'ELSP s'insère dans un courant d'émergence d'une série d'écoles
d'enseignement supérieur privées ou d'initiative locale qui va s'accélérer : l'École libre
d'architecture, où enseigna Boutmy et qui constitua sans doute pour PELSP un modèle, et, après
1875, les facultés catholiques, de nouvelles écoles d'ingénieurs comme l'École municipale de
physique et de chimie industrielle de Paris, des écoles commerciales comme les Hautes études
commerciales (1881), etc. Cf. Charle (C), La république des universitaires..., op. cit.
2. PV Conseil d'administration, Comité de fondation de l'École libre des sciences politiques,
séance du samedi 20 janvier 1872, AHC, 1 SP 29, Dr 2.
3. Sur l'école méthodique, qui promeut une recherche scientifique écartant toute spéculation
philosophique et visant à l'objectivité en histoire, appliquant à cette Fin des techniques rigoureuses
concernant l'inventaire des sources, la critique des documents, l'organisation des tâches, cf.
notamment Bourde (G.), Martin (H.), Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983, chapitre 8.
4. Sur les enjeux de la qualiFication, cf. Carbonnel (C.-O.), -L'histoire dite positiviste en France»,
Romantisme, 65, 1989, et Carrard (P.), Poetics of the New-History. French Historical Discourse
from Braudel to Chattier, Baltimore, London, John Hopkins University Press, 1992.

64
La place de l'enseignement historique

un moment porteur pour l'histoire, qui tend en effet à se professionnaliser1.


Exemplaire de la fragilité de la position institutionnelle de Î'ELSP par rapport
à l'Université, ce refus est également révélateur des conflits opposant les
conceptions de l'histoire et du partage à effectuer entre histoire, pouvoir et
savoir. Pour Monod, il s'agit d'asseoir un régime républicain et laïc et de
chasser la théologie, le cléricalisme et le militantisme réactionnaire en
constituant l'histoire en science positive. Cet objectif suppose une véritable
éthique historienne : le bon historien devra éviter soigneusement de faire une
histoire pragmatique, doctrinale ou partisane. L'historien doit par ailleurs
promouvoir un travail collectif, et on sait que Monod entretiendra une longue
polémique à ce sujet avec Fustel de Coulanges qui reste pour sa part fidèle à
une conception humboldtienne fondée sur le travail individuel auquel donne
vie le génie de l'historien et son talent d'exposition2, conception à laquelle
adhèrent les promoteurs et les historiens de I'ELSP. Enfin, si l'universitaire
peut participer à la formation du sentiment national, c'est, selon Monod, par
son enseignement d'État qui ne souffre aucune concurrence. Dans la lettre
précitée, il précise qu'il n'est «pas absolument libre, étant professeur de
l'État», et qu'il pourrait «dans un temps comme le temps actuel [...] en
acceptant, risquer de [se] trouver un jour tiraillé entre des devoirs contraires».
Et de conclure : «Chacun de nous en ce moment, doit, je crois, servir la patrie,
non en portant son activité de tous côtés à la fois, mais en travaillant dans sa
sphère si modeste qu'elle soit avec une énergie redoublée». Insistant sur le fait
que l'École des hautes études lui paraît alors «la seule capable de relever le
niveau de l'enseignement supérieur»3, Monod ne participera jamais
pleinement à l'entreprise pédagogique de Boutmy, et s'il accepte d'y faire un
cours en 1874, c'est justement sur la question de la «réforme de
l'enseignement supérieur». L'alliance avec I'ELSP prendra d'autres formes,
moins ostensibles4.

S'agissant du recrutement de l'École, on peut noter que, majoritairement


normaliens de formation, les enseignants que recrute l'École sont souvent
marginaux au sein de l'Université, enseignant en lycée (Henri Pigeonneau), en
Faculté, mais en tant que maître de conférence ou chargé de cours
(Pigeonneau, à partir de 1879) ou dans des institutions en marge de
l'Université telle que l'École pratique des hautes études (H. Gaidoz), aux

1. Sur la «professionnalisation» de l'histoire, qui passe par la conquête d'une autonomie


professionnelle et la redéfinition d'un savoir historique, cf. Noiriel (G.) «Naissance du métier
d'historien-, Genèses, 1, 1990 (repris dans La -crise' de l'histoire, Paris, Belin, 1996). Le projet est
d'autant plus nécessaire qu'il s'agit de contrer une droite catholique qui est alors la seule à
promouvoir une histoire scientifique par le biais de la Revue des Questions historiques que ne
concurrence guère en effet qu'une revue non spécialisée en histoire, la Revue critique d'histoire et
de littérature.
2. Sur cette querelle des positivismes, cf. Noiriel (G.), la -crise* de l'histoire, op. cit., chap. 2.
3. Lettre de G. Monod à E. Boutmy, Mulhouse, le 8 septembre 1871, AHC, 1 SP 10.
4. G. Monod ouvre la Revue historique, qu'il fonde en 1876, à certains enseignants de I'ELSP.
Témoigne d'un même syncrétisme le «cercle historique» ou «cercle Saint-Simon» fondé par G.
Monod en 1881, auquel participent Boutmy, Sorel, Vandal ou Taine. Enfin, l'éditeur universitaire F.
Alcan, qui publie la Revue Historique de son ami et ancien camarade de promotion G. Monod,
acceptera de faire paraître les Annales de l'École libre des sciences politiques, dont le premier
numéro paraît le 15 janvier 1886. Les enseignants de l'école seront associés à d'autres initiatives de
l'éditeur et de Monod, dont les publications de sources d'archives tel que le Recueil des
Instructions données aux ambassadeurs de France des traités de Westphalie à la Révolution, en
1884. De telles initiatives précèdent d'ailleurs la naissance de la Société d'histoire diplomatique en
1886, témoignage de l'institutionnalisation d'une histoire politique moderne et contemporaine,
qui associe étroitement universitaires et non-universitaires sous la double férule d'A. Gerfroy, de
l'Institut, et de G. Monod. D'autres initiatives, associant tout aussi bien universitaires que non
universitaires, enseignants de I'ELSP, archivistes, administrateurs, pourraient être citées.

65
Corinne Delmas

carrières médiocrement rétribuées matériellement et symboliquement1 ou au


Collège de France (Levasseur, Jacques Flach), symboliquement gratifiant,
présentant de plus l'attrait de la liberté dans la détermination du sujet des
leçons, mais dont le choix reste aventureux2. Si les professeurs de
l'enseignement supérieur semblent donc dédaigner l'école, cette dernière
serait en revanche attractive pour des marginaux au sein de l'Université ; elle
s'inscrit dans leur chemin de Damas pour l'obtention d'une chaire en Faculté
ou dans un établissement d'enseignement supérieur. La trajectoire d'H.
Pigeonneau (1834-1892) est à cet égard exemplaire. Classé premier à l'École
normale supérieure en 1853, alors qu'il est âgé de 18 ans, il est reçu premier à
l'agrégation de Lettres en 1857. Professeur d'histoire au lycée de Poitiers, puis
de Toulouse, il est finalement nommé suppléant d'histoire au collège Rollin en
septembre 1862, puis professeur divisionnaire d'histoire au lycée Louis-le-
Grand en novembre 1862, professeur d'histoire à ce lycée en 1871. Docteur es
lettres en 1877, il obtient la chaire d'histoire diplomatique à l'ELSP de 1648 à
1789. Il sera nommé maître de conférences d'histoire à la Faculté des lettres
de Paris en 1879, y sera suppléant d'histoire moderne en 1880, chargé de cours
d'histoire moderne en 1887, chargé de cours d'histoire économique et
coloniale en 1888 et professeur adjoint en 1888.

La relative marginalité de l'École par rapport aux champs politique et


universitaire s'accentue au tournant des années 1880, à un moment où les
clivages politiques et savants à la croisée desquels celle-ci se situait se
recomposent. Tandis qu'on a pu parler d'une «guerre des positions» à propos
des conflits pour l'appropriation de la science politique dans le haut
enseignement français qui oppose essentiellement l'École au pouvoir politique
et aux Facultés de droit^, on peut noter une accélération de la reconnaissance
institutionnelle de l'histoire contemporaine que promeut originairement
l'École, mais qui désormais s'autonomise, à la faveur notamment de la
demande politique d'histoire qui émane tant du gouvernement que des
municipalités et de la républicanisation de ce savoir4. Cette
«professionnalisation» qui s'accélère avec la création de chaires en université,
l'émergence et le développement de revues, se double d'un marquage des
frontières vis-à-vis de l'amateurisme. D'autant que les historiens ont à se
battre, à un moment de redéfinition des critères de scientificité et de
concurrence des nouvelles sciences sociales, sur d'autres fronts que ceux qui
pouvaient mobiliser au lendemain de la débâcle un G. Monod, voire se
démarquer de l'«idole politique» et de l'«idole événementielle» que

1. Cf. Karady (V.), «L'expansion universitaire et l'évolution des inégalités devant la carrière
d'enseignant au début de la Ille République», Revue française de sociologie, 14 (4), 1973.
2. Cf. Weisz (G.), «Le corps professoral de l'enseignement supérieur et l'idéologie de la réforme
universitaire en France, 1860-1885", Revue française de sociologie, 18 (2), 1977.
3. Cf. Favre (P.), Naissances de la Science politique en France..., op. cit., chap. Ill : -La guerre des
positions«. Cf. aussi Thuillier (G.), L'ENA avant l'ENA, op. cit. ; Damamme (D.), Histoire des
sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2.
4. On peut rappeler la création de la chaire d'histoire de la Révolution française pour Aulard en
1886 ; la création de chaires homologues en province, en 1887 par les conseils municipaux de
Lyon pour E. Bourgeois (futur enseignant de l'ELSP), en 1889 par la municipalité de Toulouse pour
J.-B. Passerieu. Les initiatives se multiplient, parmi lesquelles la multiplication de revues
spécialisées dans des domaines d'ailleurs parfois initialement investis par l'ELSP, tels que par
exemple l'histoire coloniale. Sur le rôle moteur des commémorations révolutionnaires, cf.
notamment Ory (P.) Une nation pour mémoire, 1889-1939-1989, Paris, Presses de la FNSP, 1992 ;
Main (B.), Garcia (P.), «Lille, Marseille, Toulouse, à chacun sa commémoration», in Davallon (J-),
Dujardin (P.), Sabatier (G.), dir., Politique de la mémoire, Commémorer la Révolution, Lyon, PUL,
1993-

66
La place de l'enseignement historique

stigmatisera en 1903 un Simiand dans la Revue de synthèse historique, ou se


distinguer des savoirs par trop hybrides qui constituent les «sciences
politiques». C'est d'une redéfinition de l'expertise sociale, de son rôle, de son
statut, de sa place, bref des rapports entre savoirs et pouvoir, qui se joue dans
cette crispation des frontières entre les sciences sociales. C'est la légitimité de
la formation de l'homme politique par un enseignement spécifique des
sciences politiques au sein d'une Ecole telle que l'ELSP, bastion du libéralisme
et promotrice d'un modèle d'enseignement distinct du modèle universitaire,
qui est aussi en cause. En témoigne la «guerre des positions» précitée. En
témoigne également la remise en cause de la scientifîcité de cet enseignement
émanant notamment des durkheimiens.

«Le tour d'esprit du politicien», notera ainsi M. Mauss1, «son habileté à manier les
formules, à "trouver les rythmes" et les harmonies nécessaires, les unanimités et à
sentir les avis contraires sont du même genre que le tour de main de l'artisan t...]
il y faut une tradition pratique [...] il y faut aussi une chose qu'un psychologue
mystique traduirait en termes d'ineffable : un don. Aucune raison ni théorique, ni
pratique ne justifie donc un despotisme de la science».

Si un tel enseignement doit être laissé à la pratique ou à une École des


sciences politiques, la réforme de la société relève en revanche des sciences
sociales :

«II est possible de faire la science de cet art. Et cette science des notions
politiques nous regarde. Non pas ce qu'on appelle, dans certaines régions, les
sciences morales et politiques . la science financière, la science diplomatique,
etc. [...] Elles ne sont que des catalogues de préceptes et d'action, des manuels
de formules, des recueils de maximes qui échappent à notre rubrique : la
tradition, l'enseignement, l'éducation, en sont parties essentielles».

1. Mauss (M.), «Divisions et proportion des divisions de la sociologie», art. cité, p. 234.

67
Maurice Thorez, d'après Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français (XIX' - XX' siècles),
tome 3, Paris, Armand Colin, 1984, p. 165 (Collection Roger Viollet).

S-ar putea să vă placă și