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Delmas Corinne. La place de l'enseignement historique dans la formation des élites politiques françaises à la fin du XIXe
siècle : l'Ecole libre des sciences politiques. In: Politix, vol. 9, n°35, Troisième trimestre 1996. Entrées en politique.
Apprentissages et savoir-faire. pp. 43-68;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1955
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_35_1955
Résumé
La place de l'histoire dans la formation de l'élite politique à l'Ecole libre des sciences politiques.
Corinne Delmas [43-67].
On sait que le fondateur de l'École libre des sciences politiques («Sciences po») a pour ambition,
au lendemain de la débâcle de 1870, de «refaire une tête au peuple». Etablissement devant
contribuer à la formation de l'homme politique, sur fond d'aggiornamento des classes dirigeantes,
c'est essentiellement contre le droit naturel révolutionnaire et contre le volontarisme que travaille
cette école qui, dès lors, semble moins viser à initier à un art politique qu'à contribuer à
désapprendre le rationalisme révolutionnaire et républicain par une alliance du pragmatisme et de
l'empirisme. Mais cette alliance a aussi d'autres enjeux, tant politique — la légitimation d'une
République conservatrice — que stratégique — s'imposer et se maintenir en tant que jeune école
privée des sciences politiques. On comprend mieux dès lors les caractères d'une école que l'on
pourrait qualifier de «lieu neutre».
La place de l'enseignement historique
dans la formation des élites politiques
Université Paris
Corinne
DC-Dauphine
Delmas
1. «But de l'École«, dans Brochure de l'École libre des sciences politiques, 1901-1902, p. 26,
Archives d'histoire contemporaine (AHC). La formule est constamment reprise.
2. Le premier essai, s'agissant de cette introduction, date de 1819- Sur ces débats et tentatives
d'introduction, cf. Damamme (D.), Histoire des sciences morales et politiques et de leur
enseignement, des Lumières au scientisme. Instituer le corps politique, fabriquer une -tête de
peuple-, thèse d'État de science politique, Paris I, 1982, vol. I, p. 314 et s. ; Lenoël (E.), Des sciences
politiques et administratives et de leur enseignement, Paris, Durand-Dumaine, 1865 ; Tranchant
(Ch.), De la préparation aux services publics en France, Paris, Berger-Levrault, 1878 ; Lame-Fleury
(G.), «De l'enseignement professionnel (sciences administratives et politiques) et du mode de
recrutement des fonctionnaires civils», Journal des économistes, décembre 1864, avril, juin, août,
octobre, novembre 1865 ; Langrod (G.), «Trois tentatives d'introduction de la science politique
dans l'Université française au cours du XIXe siècle», Revue internationale d'histoire politique et
constitutionnelle, 25-26, 1957.
3. Boutmy (E.), Quelques idées sur la création d'une Faculté libre d'enseignement supérieur, Paris,
Laine, 1871, p. 14-15.
Boutmy insiste :
1. C. Charle remarque que •l'absence d'élitisme scolaire allait de pair avec un élitisme social
préalable« (La République des universitaires, 1870-1914, Paris, Seuil, 1994, p. 440). Selon Taine, il
était possible de trouver, au sein des étudiants de la faculté de droit de Paris, une bonne moitié
d'élèves dispensés, par leur fortune personnelle, de tout souci professionnel et libres donc de
combler les vides de leur emploi du temps par la fréquentation de la nouvelle école. Cf. Taine
(H.), «Fondation de l'École libre des sciences politiques» (1872), repris dans Derniers essais de
critique et d'histoire, Paris, Hachette, 1894. Sur le double profil des élèves de PELSP, où se côtoient
héritiers de la classe dirigeante traditionnelle cherchant une simple légitimation culturelle
supplémentaire et héritiers d'une tradition libérale ou de service public y voyant un atout pour
franchir les barrières instaurées par les concours de recrutement de la fonction publique, cf.
Charle (C), Les élites de la République. 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.
2. Weber (M.), Le métier et la vocation d'homme politique, Paris, Pion, 1959- On pourrait
transposer ici les analyses d'H. Becker sur la notion de «profession» qui suppose la fermeture aux
non-spécialistes, un processus d'auto-consécration, l'existence d'une formation spécifique et d'un
contrôle sévère de l'entrée dans la pratique professionnelle (ou de la volonté d'un tel contrôle,
dans le domaine politique, par la modification des règles d'attribution des postes électifs — mode
de scrutin, droit de suffrage, rôle des comités électoraux, stage d'éligibilité, etc.). Cf. Becker (H. S.),
Sociological Work. Method and Substance, Chicago, Aldine, 1970, sp. chap. 6.
3. H. Taine, sa vie et sa correspondance, volume 4 : 1876-1893, Paris, Hachette 1907, p. 40.
4. Ibid., p. 154 [lettre à E. Demolins, 19 septembre 1881].
5. Boutmy (E.), Vinet (E.), Projet d'une faculté libre des sciences politiques, Paris, Laine, 1871, p. 8.
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1. Kok-Escalle (M.-C.), Instaurer une culture par l'enseignement de l'histoire de France. 1876-1912.
Contribution à une sétniotique de la culture, Berne, Francfort, New York, Paris, Peter Lang, 1988.
Voir aussi Simon (C), Geschichtwissenschafi in Deutschland und Frankreich, 1871-1914, Berne,
Peter Lang, 2 vol., 1988, notamment son importante bibliographie.
2. PV Conseils d'administration, Comité de Fondation de l'ELSP, séance du samedi 20 janvier 1872,
AHC, 1 SP 29, Dr 2. Sur la méthode historique que promeut Boutmy, cf. Favre (P.), Naissances de la
science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, P. 33-
3. C'est-à-dire en une chronique ou un inventaire. Veyne (P.), "Éloge de la curiosité : inventaire et
intellection en histoire-, dans Philosophie et histoire, Paris, Centre Pompidou, 1987.
4. Favre (P.), -Les Sciences d'État entre déterminisme et libéralisme. Emile Boutmy et la création
de l'École libre des sciences politiques«, Revue française de sociologie, 22 (3), 1981.
5. Cf. Dogan (M.), -Les filières de la carrière politique en France», Revue française de sociologie, 8
(4), 1967, p. 480.
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Corinne Delmas
formation de ces derniers est faite «sur le tas» par les pairs, par exemple au
sein des «conférences» — notamment la conférence de stage des avocats —
ou auprès d'un patron politique avec la filière des cabinets ministériels et des
salons, tandis que cooptation sociale et concours de circonstance
caractérisent le recrutement des hauts fonctionnaires1. Les promoteurs de
l'ELSP partent du constat d'une carence dans la formation de l'homme d'État,
particulièrement préjudiciable au lendemain de la défaite. C'est l'insuffisance
des facultés de droit à former le citoyen qu'ils pointent.
1. Charle (C), La République des universitaires..., op. cit., p. 439 ; Estèbe 0.), Les ministres de la
République, Paris, Presses de la FNSP, 1982 ; Le Béguec (G.), «L'aristocratie du barreau», Vingtième
siècle, avril-juin 1991 ; Barrai (P.), »Les cabinets ministériels sous la Ille République», in Antoine
(M.), dir., Origines et histoire des cabinets des ministres en France, Genève, Droz, 1973-
2. Cf. Thuillier (G.), L'ENA avant VENA, Paris, PUF, 1983, p. 105.
3. L'École des sciences politiques de l'Abbé Grégoire prévoit qu'.il y aura cinq professeurs» dont
•un de morale et d'histoire philosophique des peuples» ; l'Académie de législation envisage un
cours d'«histoire des antiquités du droit» ; le premier projet officiel d'École d'administration,
celui du Baron Cuvier (1820), prévoit des leçons et exercices pratiques sur le droit public et
administratif, l'économie politique, les finances, l'agriculture, la technologie, ainsi que «des leçons
spéciales et élémentaires sur l'aménagement des forêts, sur l'exploitation des mines et sur
l'hygiène publique» ; le projet du conseiller d'État Macarel d'une Faculté des sciences politiques et
administratives (1832) mentionne un cours d'-histoire du droit public français» tandis que celui
d'École spéciale de Salvandy (1845) prévoit un cours d'histoire et de géographie politique et un
cours d'histoire du droit français en plus de cours de droit public, de statistique et d'économie
politique ; une chaire d'histoire des institutions administratives françaises et étrangères devait être
instituée au côté de dix autres chaires de droit et d'économie au Collège de France dans le cadre
du projet d'ENA de 1848 ; le projet d'E. Lenoël {Des sciences politiques et administratives et de
leur enseignement, op. cit.), comprend un cours d'histoire politique moderne et d'histoire des
traités, cours simplement annuel alors que la plupart des autres enseignements sont triennaux ; le
projet de l'ingénieur des mines L. Fleury (1864-1865, paru sous forme d'articles au Journal des
économistes') planifie des cours généraux d'histoire, de littérature, et de géographie en plus de
cours de droit et d'économie politique ; la Ve section de «sciences économiques» de l'EHPE
créée par Duruy en 1869 doit enseigner les principes de l'économie politique, l'histoire des
doctrines et des faits économiques ainsi que le droit public et la statistique. Cf. Thuillier (G.),
L'ENA avant l'ENA, op. cit..
4. À l'ENA de 1848, les élèves doivent suivre des enseignements de mathématiques, de physique,
de chimie, etc. Ibid., chap. 4.
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côté, le jurisconsulte, tel qu'il se laisse voir dans l'avocat, le juge, le conseiller
d'État ; de l'autre, l'homme politique, tel qu'il se rencontre dans le député, le
ministre ou le diplomate»1. Et il faut dénoncer l'assimilation entre les deux
fonctions ou «professions» : «Cette multitude [de juristes passés par les études
de droit] se répand ensuite dans les fonctions publiques ; c'est elle qui donne
le ton à l'opinion courante et décide des grands intérêts de l'État par le poids
de son nombre»2. Cette idée d'une invasion des juristes dans la vie politique
s'adosse à une critique de Vethos du légiste. «Le juriste que nous allons
rencontrer dans les espèces ci-après, ce n'est aucun homme réel, c'est le type
moyen de cette multitude d'hommes ordinaires, qui ont passé par les études
de droit et ont reçu de là une empreinte que n'a pas corrigée la connaissance
de l'histoire»3. Ce qu'il faut corriger chez le juriste, c'est l'idée qu'il faille
accorder la priorité au beau discours, à la rhétorique, et une méconnaissance
de la réalité, un esprit trop «théorique», voire marqué par un excès de logique.
Ces reproches traduisent deux critiques traditionnellement adressées à l'esprit
juriste. C'est la tendance à la verbosité, à la rhétorique creuse de l'avocat que
l'on critique pour stigmatiser son incompétence politique. On sait que le
concept d'orateur est une des idées maîtresses de Taine. Si l'orateur a une
connaissance certaine de la psychologie humaine, celle-ci reste limitée au
milieu dans lequel il évolue. S'il est doté d'une compétence essentielle, le
talent d'exposition, ce dernier peut se transformer en instrument de la
mauvaise foi. Et cette critique de la figure du rhéteur nourrit chez Taine la
stigmatisation de l'esprit classique mais aussi celle de l'idéologie jacobine
dans les Origines de la France contemporaine. Ce reproche adressé à l'esprit
rhéteur que reprennent les promoteurs de l'ELSP s'inscrit dans un contexte
scientiste favorable à la remise en cause de la rhétorique classique. Il nourrit
aussi, au sein de cet établissement, te stigmatisation de la figure du tribun
qu'est en particulier l'avocat radical. Être orateur à la chambre n'est qu'un
aspect de la fonction politique ; être acteur politique — par exemple ministre
— requiert d'autres qualités. Témoin ce jugement d'un enseignant de l'École,
Jules Dietz :
1. Boutmy (E.), Des rapports et des limites des études juridiques et des études politiques, Paris, A.
Colin, 1889, p. 5-
2. Ibid., p. 18, note.
3. Boutmy (E.), Des rapports..., op. cit., p. 18, note.
4. Sur la figure de l'orateur, cf. Taine (H.), Essai sur Tite-live, Paris, Economica, 1994 (1ère éd.
185Ô.
5. Dietz Q.), «Sur le discours à Rennes de Martin Feuillée et Waldeck-Rousseau», Journal des Débats,
21 janvier 1885. L'auteur exposait les «gros griefs» que l'on pouvait opposer à Waldeck : «D'avoir
livré l'autorité publique, non pas en apparence, mais en réalité, à la clientèle de ces mêmes
hommes de la gauche radicale ou de l'extrême-gauche qu'ils combattent au Palais-Bourbon».
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Non seulement on critique l'esprit des juristes, peu compatible avec une
pratique de la politique, non seulement on stigmatise le tour rhétorique et le
juridisme de l'avocassier, préjudiciables dans l'ordre politique, mais, au delà
de ces critiques, on essaie de redéfinir le droit. C'est la remise en cause du
volontarisme du législateur, de son «rationalisme constructiviste»6 qui est sous-
jacente à la critique de l'école du droit naturel que mènent ces tenants de
l'approche historique du droit. S'opposant au rationalisme révolutionnaire,
c'est en effet une critique de l'assimilation entre raison et État et une remise
en cause de l'idée que l'État est hors de portée des gouvernés qui sont menées
par les promoteurs de l'École, dans le cadre de la défense d'un droit national.
Ainsi doit s'entendre la théorie d'un droit populaire :
1. Boutmy (E.), «Des limites des études juridiques et des études politiques-, Revue internationale
de l'enseignement, 15 mars 1889, p- 5.
2. Journal officiel. Discours et débats parlementaires, 6 février 1876, p. 1076.
3. Leroy-Beaulieu (P.), Journal des Débats, 25 août 1876, p. 3, 6e col. Cf. aussi et plus largement
l'article «politicien», dans le Littré, dernière édition, rééd. 1974, vol. 3, p. 4824, 1ère colonne.
4. Charle (C), -Pour une histoire sociale des professions juridiques. Notes pour une recherche»,
Actes de la recherche en sciences sociales, 76-77, 1989 ; Dorandeu (R.), «Les métiers d'avant le
métier. Savoirs éclatés et "modèle notabiliaire"», Politix, 28, 1994.
5. Ribot (A.), Cours 1883, 1 SP 8, Dr 2. Ces critiques apportent ainsi leur pierre à la construction du
mythe d'une «République des avocats». Sur ce dernier point, cf. Willemez (L), «La République des
avocats. 1848. La genèse du mythe», rapport présenté au Ve Congrès de l'AFSP, Abc-en-Provence,
23-26 avril 1996.
6. Hayek (F.), Droit, législation et liberté, Paris, PUF, vol. 1, 1980, p. 20.
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•Aussi loin que nous remontions dans l'histoire, nous voyons que le droit civil
de chaque peuple a toujours son caractère déterminé et particulier, comme les
habitudes, les mœurs, la constitution même. Le droit n'est donc point une règle
absolue, comme la Morale, ou une institution indifférente, et qui ne tienne point
au pays, au contraire, le droit est une fonction de l'esprit national. [...] On ne
saurait mieux comparer son développement qu'au progrès de la langue» note
l'un des principaux fondateurs de l'École, Edouard de Laboulaye1. Contre le
refoulement du législateur, son rationalisme et ses prétentions législatives, cet
opposant à l'École de l'Exégèse et introducteur de la pensée de Savigny en
France poursuit : «Le droit, comme la langue grandit avec la Nation, souffre et
prospère avec elle, et périt quand la Nation disparaît. [...] Il existe à l'état latent,
dans les moeurs et dans l'opinion publique, avant de se réaliser dans la
législation. [...] On écrit des lois, on ne les invente pas»2.
«L'esprit politique ne doit voir que les points lumineux, l'homme politique
doit avoir une connaissance profonde de l'histoire» explique A. Ribot dans le
cadre de son cours à l'ELSP3. Il poursuit : «On doit étudier les hommes, or ceci
ne s'apprend pas au barreau»4. Ceci s'apprend par la pratique ou sous une
forme systématisée, dans une École des sciences politiques. Pragmatique, doté
du sens des réalités, l'homme d'État doit aussi et dès lors acquérir une
compétence adossée à la science. Et Boutmy de préciser son ambition :
«L'homme d'État s'éloignerait de plus en plus du type de l'avocat et du
journaliste, pour se rapprocher de celui du savant et de l'homme d'affaires»5.
C'est donc un «homme spécial», «spécialisé» dirait-on aujourd'hui, voire un
«homme politique professionnel» qu'il s'agit de former au sein d'une ELSP.
C'est véritablement la compétence d'un politique formé scientifiquement que
l'on promeut. C'est aussi deux modèles d'homme politique que l'on tend à
encourager : l'homme de science, qui s'oppose au légiste, et l'homme
politique pragmatique, proche de l'homme d'affaires6. Cette nécessité de
former scientifiquement le futur homme d'État par un enseignement de
sciences politiques distinct des études juridiques, s'explique par la complexité
de la réalité à laquelle aura à faire face celui-ci, par opposition au légiste.
1. Laboulaye (E.), Essai sur la vie de Savigny, p. 57, cité par Legendre (P.), «Méditations sur l'esprit
libéral. La leçon d'Edouard de Laboulaye, juriste, témoin-, Revue de droit public et de science
politique, 1, 1971, p. 98. On notera la proximité de la pensée de Boutmy sur le sujet en se reportant
par exemple à ses cours sur les constitutions française, anglaise et américaine, ou ses travaux sur la
langue : «La langue anglaise et le génie national», Annales de sciences politiques, 14, 1889 ; «Des
précautions à prendre dans l'étude des constitutions étrangères», Séances et travaux de l'Académie
des sciences morales et politiques, 122, 1884.
2. Ibid., p. 44, p. 99-
3. Cours précité, notes de 1883, a priori souligné par l'élève.
4. Ibid.
5. Boutmy (E.), École libre des sciences politiques. Assemblée générale des actionnaires 1872,
Paris, Martinet, 1872, p. 5-6.
6. L'ELSP, bastion du libéralisme comptant parmi ses fondateurs et promoteurs de nombreux
hommes d'affaires, aussi parce que cela constituait un débouché non négligeable pour une jeune
école privée, forme également de futurs entrepreneurs ou hommes d'affaires. Sur le fait que la
formation aux postes privés restera toujours l'autre pôle essentiel des cours, pôle qui se
développera dès la fin du XIXe siècle, et sur la perception de ce trait caractéristique de l'ELSP
comme illustration d'un désir d'être un lieu de transition entre l'État et la société civile, cf.
Vaneuville (R.), «L'École libre des sciences politiques : un lieu de formation du fonctionnaire
républicain à la fin du XIXe siècle», communication au colloque L'étatisation de la société
française, Socio-histoire du politique (SHIP), Grenoble, 30-31 mai 1996 (à paraître). On rappellera
l'importance que les promoteurs de l'ELSP, notamment P. Leroy-Beaulieu, assignaient à
l'entrepreneur et aux corps intermédiaires entre la société civile et l'État. Cf. Leroy-Beaulieu (P.),
L'État moderne et ses fonctions, Paris, Alcan, 1911-
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«L'harmonie logique des idées, ailleurs maîtresse et directrice, cède par instants la
place à une sorte de divination, à l'instinct secret de l'équilibre général et du jeu
des forces. Des forces, voilà ce qui occupe et encombre l'échiquier du politique.
Les idées ne le touchent qu'autant qu'elles engendrent des énergies et des actes.
Il n'a point affaire à des principes, mais des sentiments que ces principes
éveillent, des passions, qui les épousent et s'en couvrent, des intérêts qui les
prennent pour mot d'ordre»3.
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La place de l'enseignement historique
«C'est précisément l'histoire, sous ses formes et dénominations les plus variées,
qui est le cadre naturel des études politiques : histoire de la formation intérieure
des États, histoire diplomatique et succession des traités, histoire parlementaire et
législative, histoire de l'industrie et du commerce, histoire financière et fiscale,
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histoire des armes et des institutions militaires : tout cela complété et éclairé par
l'ethnographie, la géographie politique et stratégique, la démographie, la
statistique industrielle et agricole comparée, lesquelles sont aussi en un sens de
l'histoire. On ne saurait aborder ou résoudre sérieusement une question
politique quelconque sans s'aider de ces abondants recueils d'expériences.
Toute solution où elles ne figurent pas est de l'empirisme aveugle ou de
l'idéologie vague, étrangers à la science dans les deux cas»1.
On sait que l'enseignement au sein de l'École est largement assumé par des
professionnels : hauts fonctionnaires, entrepreneurs, etc. Il en est de même
pour les cours plus spécifiquement orientés vers l'acquisition d'un «métier»
politique. Cette particularité de l'enseignement à l'ELSP renvoie à la mixité
1 . Ibid., p. 9- On sait que tous les cours sont au départ des enseignements d'histoire, du moins dans
leurs intitulés : histoire sociale («mouvement des faits et des idées relatifs à l'organisation de la
société»), histoire constitutionnelle (étude des «constitutions politiques«), histoire législative
(«esprit et progrès du droit civil et criminel»), histoire administrative, histoire diplomatique et
histoire militaire.
2. Cf. Dollot (R.), Souvenirs de l'École libre des sciences politiques, Paris, Pedone, 1947, p. 24. On
peut ajouter que la conférence Mole sera investie par les élèves de l'ELSP à partir du XXe siècle
surtout, remplaçant les conférences Lebon qui cessent (cf. Le Beguec (G.), «Un conservatoire
parlementaire : la conférence Molé-Tocqueville à la fin de la Ille République«, Bulletin de la
société d'histoire moderne, 22, 1984).
3. Sur la distinction entre «profession« ou «professionnalisation«, qui n'informerait en rien sur la
nature du travail politique en tant que tel, et la notion de «métier«, cf. Garraud (P.), «Le métier
d'élu local : les contraintes d'un rôle«, in Fontaine (J-)> Le Bart (C), dir., Le métier d'élu local,
Paris, L'Harmattan, 1994.
4. Giddens (A.), La constitution de la société, Paris, PUF, 1987, p. 57.
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La place de l'enseignement historique
1. Pour un exemple, à propos d'A. Siegfried, cf. Garrigou (A.), «L'initiation d'un initiateur : André
Siegfried«, Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, 1995-
2. Rappelons que ce disciple de Dufaure entre dans la vie politique pratique en 1869 pour soutenir
activement la candidature de Thiers, à l'instar de la plupart de ses collaborateurs de la Société de
législation comparée. Candidat républicain dans le Pas-de-Calais en 1878, il est élu dans la 2e
circonscription de Boulogne-sur-Mer. Député de 1878 à 1909, il siégera au centre-gauche. Sur
l'activité parlementaire d'A. Ribot, cf. Desrumeaux (V.), »Alexandre Ribot, parlementaire du Pas-
de-Calais (1842-1923)«, Revue du Nord, LXXII, 288, 1990.
3. A. Ribot est un enseignant de la première heure de l'École. S'il accepte d'enseigner la législation
criminelle en 1872, cet avocat puis magistrat anglophile, auteur d'une biographie de Lord Erskine
— discours qu'il prononce en 1866 en tant que premier secrétaire de la conférence des avocats —,
d'une étude sur les institutions pénitentiaires en Angleterre (parue à la Revue des deux Mondes,
dans sa livraison de février 1873), admirateur des institutions politiques anglaises, ne cache pas
qu'il aurait désiré enseigner l'histoire de l'Angleterre au XIXe siècle. Le compromis sera trouvé
avec la fondation d'un cours d'histoire parlementaire, certes consacré à la France, où il pourra
donner carrière à ses conceptions anglophiles des institutions politiques. Cf. Schmidt (M.),
Alexandre Ribot, Odyssey of a Liberal in the Third Republic, La Haye, Martinus Nighoff, 1974, p. 14.
4. A partir de 1883, le cours est assumé conjointement avec F. Charmes (1848-1916), à la demande
de Ribot. Ancien diplomate alors député républicain du centre gauche (1881-1885, 1889-1898),
publiciste au Journal des Débats mais participant également au Parlement, qui sera d'ailleurs
repris par les Débats en 1884, F. Charmes prend en charge l'histoire parlementaire de la
Restauration à 1852. Le cours sera également dédoublé matériellement, l'histoire constitutionnelle
faisant alors l'objet d'un enseignement particulier, généralement rattaché à l'histoire
constitutionnelle de l'Angleterre et des États-Unis (qu'enseignent alors Boutmy et Vergniaud).
Notons que le successeur d'A. Ribot à cette chaire en 1885 est J. Dietz, sénateur républicain, proche
de Ribot, disciple de Dufaure, membre de la Société de législation comparée, rédacteur en chef du
Parlement. Belle preuve de continuité s'il en est...
5. On renverra aux notes de cours prises en 1880 par un élève, S. de Boys, cahier non paginé coté
aux Archives d'histoire contemporaines 1 SP 6 Dr 4 et aux notes anonymes du même cours, alors
assumé conjointement par A. Ribot et F. Charmes, prises en 1883, cahier non paginé coté 1 SP 8
Dr 2.
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«Cette session avait mis en lumière M. de Serres qui avait presque inauguré le
système des improvisations à une époque où toutes les discussions étaient
alourdies par des discours écrits ou lus. [...] Homme de bien, courageux,
sincère, intègre, couvert de toutes les vertus domestiques, M. de Serres a été
l'homme le plus éloquent de la Restauration. Il enseignait, a dit M. Guizot, son
sentiment avec sa conviction. [. . .] Il improvisait à la tribune, ses raisonnements
étaient de l'action (sa valeur et son ardeur l'ont emporté trop jeune). [...] De
Serres se montra trop dur en prononçant ce mot de "Jamais clémence pour les
infâmes" [. . .], il se laissa aller à dire qu'à l'argent des régicides, il ne consentirait
jamais. Ce mot lui aliéna une partie de la gauche ; dans un autre débat, il ne fut
pas plus heureux et il acheva de s'aliéner la gauche de la chambre. Mais il n'avait
pas de force propre, s'appuyant tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche,
situation difficile que la presse et les bonapartistes rendent plus difficile
encore»4.
1. Cours précité, p. 2.
2. Cf. Bailey (F.-G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 85. Cf. aussi à propos du recours
par les parlementaires à des précédents, Damamme (D.), »Les précédents. L'enjeu de la
qualification», Politix, 20, 1992, et sur la recherche d'une filiation chez les juristes, Gaïti (B.), De la
IVe à la Ve République. Les conditions de la réalisation d'une prophétie, thèse de science
politique, Paris I, 1992.
3. Cours précité, p. 16 : -La leçon qui se dégage de cette histoire, c'est que lorsque les partis se sont
laissés aller aux mesures extrêmes, le pays leur a donné tort» (à propos de la chute de Villèle).
4. Ibid
54
La transmission <i'exempla
1. A. Ribot met d'ailleurs en avant leur orientation politique et leur défense d'une monarchie
constitutionnelle. Il note par exemple à propos de Mirabeau : «Seul de la Révolution, Mirabeau eut
la puissance de l'éloquence et l'intelligence d'un homme d'État. Il défendit avec sûreté, les
principes d'une monarchie constitutionnelle» (Cours 1883, 1 SP 8, Dr 2).
2. Dumont (L.), Souvenirs sur Mirabeau, Paris, PUF, 1950. L'ouvrage paraît pour la première fois,
édité par le petit-neveu de l'auteur, en janvier 1832. Connaissant un certain succès, il doit être
réédité en mai de la même année. Ribot reprend en particulier la trame de l'ouvrage et la thèse
centrale de ce calviniste, admirateur de l'Angleterre et de son oligarchie, à savoir que Mirabeau
aurait pu parvenir à endiguer le flot révolutionnaire si l'Assemblée lui avait livré le ministère qu'il
convoitait ou s'il avait vécu assez longtemps. Sont en revanche gommés du portrait que fait ce
membre de l'«atelier» de Mirabeau, tout ce qui avait pu paraître comme un outrage' à la
mémoire du grand homme au moment de la parution de l'ouvrage, à savoir la mise en lumière de
la division du travail politique qui s'était institué entre Mirabeau et son «atelier« dont Dumont
faisait partie. Sur l'atelier de Mirabeau, cf. Bénétruy (J.), L'atelier de Mirabeau, quatre proscrits
genevois dans la tourmente révolutionnaire, Paris, A. et J. Picart, 1962.
3. On sait que l'année 1880 inaugure une période de controverses autour du centenaire.
L'acceptation ou le refus de 1789 est devenu le principal critère de discrimination entre la droite
et la gauche. Ainsi sont aussi bien atteints de •mirabellisme» un Aulard, qu'un Sorel ou un A.
Ribot. On sait aussi qu'à l'heure de la République opportuniste et de la scission entre républicains
modérés et radicaux, le débat se cristallise entre les champions de la Révolution de La Fayette ou
de Mirabeau, et les partisans de la «Révolution en bloc» pour reprendre le mot qui fera la fortune
de Clemenceau. Cf. Gérard (A.), La Révolution française , mythes et interprétations, 1789-1970,
Paris, Flammarion, 1970, p. 70 ; Rebérioux (M.), «Mirabeau et les historiens de la Ille République»,
dans Actes du colloque Mirabeau, Société des études robespierristes, 1968 ; Bétourné (O.), Hartig
(A.-I.), Penser l'histoire de la Révolution, Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte,
1989
4. Le pragmatisme et le sens politique de Mirabeau est opposé à l'indigence et au manque de sens
pratique de l'Assemblée constituante, dont l'œuvre se résume à «nombre de projets théoriques
emprunts de morale et de philosophie... des rêves utopiques sans la moindre portée pratique». On
oppose le sens politique de Mirabeau à l'indigence ou l'erreur d'un Barnave, d'un Robespierre,
d'un Sieyès, dont on brosse au besoin un portrait vitriolé : «Personne ne comprenait la nécessité
de ministres responsables (ni Barnave, ni Robespierre)» ; Sieyès «abuse de la logique, [...] il
était profond dans le genre obscur» (1 SP 8 Dr 2, 7e p.).
5. Cahier précité de 1883, 1 SP 8, Dr 2, 7e p.
55
Corinne Delmas
«Mirabeau porte sur l'Europe des regards aussi fermes et aussi pénétrants que sur
l'intérieur de la France. Il ne se contente pas d'esquisser le plan, il désigne
l'homme le plus propre à l'appliquer : c'est le futur négociateur des traités de
Vienne, Talleyrand, qu'il propose, dès le mois d'octobre 1789, comme le plus
capable de recueillir la succession de Vergennes»1.
Mais c'est surtout parce que Mirabeau fut l'un des rares acteurs à percevoir le
despotisme en germe dans 1789 : «Mirabeau, seul, vit clair ; il dissipa les
brouillards, déchira les voiles et découvrit un instant devant l'Assemblée
incrédule cet avenir étrange et fatal que la Révolution portait en soi et que nul
ne prévoyait. Il montra les peuples libres plus acharnés à la guerre et les
démocraties plus esclaves de leurs passions que les plus absolus despotes»2.
Mais Mirabeau échoue parce que «ni le Roi, ni l'Assemblée ne pouvaient, en
1790, pénétrer [ses] vues. Le Roi était trop borné, l'Assemblée trop
chimérique». Cet échec est autant dû aux défauts du roi et de l'assemblée, qu'à
la monstruosité de la personnalité de l'Idéologue : «II les épouvantait. Le Roi
n'osait pas l'appeler au ministère ; l'Assemblée fit une loi tout exprès pour
qu'il n'y entrât point»3. Monstrueux par sa personnalité, que Sorel explique
par la «race», le milieu et les antécédents familiaux4, Mirabeau devient le jouet
de l'histoire, dont les lois se retournent contre un acteur qui «fait l'histoire
mais ne sait pas l'histoire qu'il fait» :
«La fatalité de sa vie voulut, pour le malheur de son pays, qu'il ne fût jusqu'à son
dernier jour qu'un tribun prodigieux, condamné, par l'effet même de son génie,
à ne réussir que contre ses propres desseins, à exciter le peuple qu'il prétendait
contenir, à précipiter la chute de la Monarchie qu'il voulait sauver, à devenir
enfin suspect à la fois à la Cour par le crédit qu'il avait à l'Assemblée et à
l'Assemblée par le crédit qu'il avait auprès de la Cour. Il avait machiné un plan
de corruption, il en fut la première dupe et la première victime»5.
1. Sorel (A.), L'Europe et la Révolution française, Paris, Pion, 1888, vol. 2, p. 41-42.
2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 46.
4. Cf. Sorel (A.), «Les Mirabeau», dans Essais d'histoire et de critique, Paris, Pion, 1883.
Commentant l'ouvrage de Loménie sur Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au
XVIIIe siècle, Albert Sorel écrit notamment : «C'est une terrible et furieuse race. Il semble qu'un
sorte de fatalité tragique pèse sur cette maison. [...] Issu de cette race, élevé dans ce milieu, portant
en lui, exaltés par leur combinaison même, la frénésie maternelle et la fougue de son père, nature
énorme et prodigue en tous genres, il aurait fallu que Mirabeau fut un prodige plus surprenant
encore qu'il né T'est, pour avoir résisté à l'effort de tant de passions et à la contagion de tels
exemples. [...] C'est aussi que Mirabeau s'était habitué, sous l'influence des divisions de sa famille, à
mélanger une forte dose de fourberie à la fougue naturelle de son caractère. [...] Ainsi s'expliquent
et se rattachent à leurs origines les terribles défaillances de caractère qui révoltent chez Mirabeau»
{ibid., p. 119-123).
5. Ibid., p. 46.
6. Ibid., p. 142 : les plans de Mirabeau sont qualifiés de ■machiavélisme».
1 . Ibid., tome I, p. 114.
8. «Le dix-huitième siècle a son excroissance horrible, sa dégénérescence monstrueuse, le marquis
de Sade ; poussant avec une épouvantable logique sa doctrine jusqu'aux conséquences dernières, il
semble avoir voulu démontrer, par le dégoût, l'absurdité du Système de la nature. Il y a dans l'air
comme un poison subtil de sensualité qui s'insinue partout. C'est le mal du temps, Diderot en est
atteint, Rousseau contaminé, Mirabeau flétri dans ses plus belles années», cf. Sorel (A.), L'Europe et
la Révolution française, op. cit., p. 237.
56
La place de l'enseignement historique
•Aux yeux des politiques, l'État est omnipotent, la raison d'État est souveraine.
Toute la politique des philosophes se ramène à mettre l'omnipotence de l'État au
service de la raison, à faire, si l'on veut, de la raison pure une nouvelle raison
d'État. Sur ce principe toutes les sectes s'accordent. [...] "Le Roi, écrit le marquis
de Mirabeau, règne de fait sur les biens et sur la vie, mais encore sur les
opinions". Cette conception de l'État les induit au plus profond mépris pour la
constitution anglaise»1.
«II n'y a pas de régime parlementaire là où il n'y a pas de partis. C'est laisser les
affaires d'un pays à l'aventure que de les laisser au sentiment individuel»5, «aussi
étudierons-nous les formations des divers partis et les transformations qu'ils ont
subies ; et nous verrons qu'il n'y a rien de plus lent que la formation d'un parti
nouveau, le temps seul permet qu'ils se forment. Dans notre pays où le régime
parlementaire est encore récent, il n'y a pas à remonter au delà de 1789»6-
Si les partis sont une nécessité dans un régime parlementaire, les chefs de
parti le sont plus encore :
«II n'y aura par malheur pas dans l'assemblée de chef de parti, car il n'y avait pas
et il n'y eut pas de partis dans l'assemblée, c'est-à-dire de groupes d'hommes
ayant un plan arrêté qu'ils tâchent de réaliser, mais on ne fonde pas rapidement
57
Corinne Delmas
l.Ibid., p. 5.
2. AHC, ISP 6 Dr4a, p. 8.
3. Cité par Robert (H.), «Notice sur la vie et les travaux d'Alexandre Ribot«, Publications diverses
de l'Institut de France, Paris, 1924, n° 11, p.29-
4. Termes récurrents dans le cours.
5. Le Bon (G.), Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.
6. AHC, 1 SP 6 Dr 4 a, p. 43-
7. Dicey (A. V.) Introduction à l'étude du droit constitutionnel, trad. A. Batut et G. Jèze, Paris, Giard
et Brière, 1902, p. V.
8. Cf. en particulier, à propos de la question du scrutin de liste les articles du collaborateur et
successeur à l'École de Ribot, J. Dietz, dans le Journal des Débats, particulièrement du 14 janvier
1885, 23 janvier 1885, articles hostiles à la représentation proportionnelle, en ce qu'elle
favoriserait les radicaux. Cf. aussi l'article de Ribot, dans le numéro du Parlement du 13 février
1881, article par lequel Ribot rompt clairement avec Dufaure et Picot, adhérant au projet de
Gambetta de remplacer le scrutin d'arrondissement par le scrutin de liste, en ce que un tel scrutin
pourrait contribuer à lutter contre le nombre de députés médiocres, esclaves des intérêts locaux.
Cf. enfin les travaux de la Société pour l'étude de la représentation proportionnelle.
58
La place de l'enseignement historique
Les promoteurs de l'École sont tous, plus ou moins, des républicains modérés,
anciens orléanistes ralliés à la République, dans la mouvance de Dufaure,
rédacteurs au Parlement, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes.
Les lectures conseillées aux élèves sont révélatrices de l'orientation politique
de l'École : figurent en bonne place dans le panthéon des grands auteurs les
libéraux Tocqueville, Taine et Fustel. On a pu parler à propos de l'ELSP de
«relais institutionnel» du tocquevillisme5, par la promotion du patronage
démocratique souhaité par Tocqueville, dans la mesure où les promoteurs de
l'école se recrutent dans les cercles de notables de la Monarchie
constitutionnelle dont la plupart sont des lecteurs de Tocqueville, mais aussi
parce que les professeurs, souvent favorables à la République de Thiers, sont
pour la plupart des commentateurs de Tocqueville6. Ce que l'on semble
1. Liévin (L), La -France' à l'Exposition universelle, 1878, «À propos de l'École libre des sciences
politiques représentée à l'Exposition universelle de 1878 par les ouvrages de ses professeurs».
2. Cf. Bachelard (G.), Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1984 (1ère éd. 1949).
3. Cf. Bourdieu (P.), Boltanski, (L.), »La production de l'idéologie dominante-, Actes de la
recherche en sciences sociales, 2-3, 1976.
4. Boutmy (E.), Compte-rendu du 24 avril 1872, devant le Comité de fondation de l'école, P. V.
Conseil d'administration, Comité de fondation de l'ELSP, AHC,1 SP 29, Dr 2.
5. Melonio (F.), Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 233 et s.
6. Cf. Programmes de cours et conférences, brochures ELSP, 1883-1902 : figure en première place
La Cité antique de Fustel de Coulanges, un des fondateurs de la Société de l'enseignement
supérieur, promoteur d'une histoire scientifique contre une historiographie romantique,
[suite de la note page suivante]
59
Corinne Delmas
«Je ne vois dans la démocratie moderne qu'un emploi pour la haute classe :
exclue de la direction politique, elle peut devenir un clergé laïque, un conseiller
scientifique d'espèce indépendante et supérieure ; je ne vois d'autre avenir, pour
un homme de bonne famille et riche, que la culture d'une science, surtout d'une
science morale, la carrière de nos amis les Leroy-Beaulieu»4.
«Qu'une seule chaire soit créée, elle exercera bientôt une grande influence.
L'objet et la forme de l'enseignement du droit constitutionnel sont déterminés
par son titre même ; c'est l'exposition de la Charte et des garanties individuelles
comme des institutions politiques qu'elle consacre. [...] Un tel enseignement, à la
fois vaste et précis, fondé sur le droit public national et sur les leçons de
60
La place de l'enseignement historique
1 . Moniteur Universel, n°256, 24 août 1834, cité par Lavigne (P.), -Le comte Rossi, premier
professeur de droit constitutionnel français (1834-1845)», Histoire des idées et idées sur l'histoire.
Études offertes à fean-facques Chevallier, Paris, Cujas, 1975.
2. Rosanvallon (P.), Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 286.
3- Cf. Lacroix (B.), «Le politiste et l'analyse des institutions. Comment parler de la République ?»,
in Lacroix (B.), Lagroye (J), dir., Le président de la République. Usages et genèses d'une institution,
Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 38-43. Dans son rapport au roi, Guizot précisait : «Un tel
enseignement [...] veut des êtres supérieurs qui puissent se donner avec l'autorité de la conviction
et du talent».
4. Hepp, professeur de droit à l'Université de Strasbourg, «Sur la réorganisation de l'enseignement
du droit et sur l'introduction des études politiques et administratives», Revue de Législation, t. 13-
15, 1841, t. 27, 1846.
5 . Journal des Débats, 17 octobre 1871.
6. Boutmy (E.), Projet d'une faculté libre des sciences politiques, cité par Rain (P.), L'École libre
des sciences politiques suivi de l'École et la guerre, la transformation de son statut, Paris, Presses
de la FNSP, 1963, p. 15-
61
Corinne Delmas
1. Pour une analyse des cours de Gaidoz, Janet, Sorel et Boutmy, cf. Damamme (D.), Histoire des
sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2, p. 513-522.
2. Sorel (A.), L'Europe et la Révolution française, vol. IV, Paris, Pion, 1892, p. 458.
3. Damamme (D.), Histoire des sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2, p. 522.
4. On pourrait prendre l'exemple du cours de droit comparé de J. Flach, en raison de la durée de
cet enseignement — plus de quarante ans —, de son organisation bisannuelle, de l'étrangeté
relative enfin d'un cours ressortant a priori du droit privé enseigné dans les Facultés de droit, et
non du droit public. C'est que le droit comparé joue un rôle modérateur analogue à celui que joue
l'histoire dans le cadre des cours d'économie politique. «L'un des plus essentiels, à mon avis«
note Taine à propos des cours «qui touchent de plus près à la vie morale», «est celui de droit
comparé. Il n'y en a point dans nos Facultés de Droit : pourtant tout ceux qui s'occupent d'histoire
savent par expérience que le document le plus instructif sur les mœurs et le caractère d'une nation
est l'ensemble des lois civiles, car elles régissent la vie privée de chaque citoyen [...] pour
conserver ou pour corriger notre code, il faut savoir comment des conditions différentes
entraînent à l'étranger des règles et des pratiques différentes» (Taine (H.), Derniers essais de
critique et d'histoire, op. cit., p. 88). Le spécialiste de cette science, qui officie au Collège de
France, où il succède à son maître Laboulaye à la suite de l'intervention active de Taine, et à
l'ELSP, est, à partir de 1879, J- Flach, juriste et historien de formation. Le cours qu'il fait à l'ELSP
comprend deux années, l'une consacrée à l'étude de la famille, la seconde à celle de la propriété.
Passant en revue les problèmes sociaux, ou dirions-nous les «questions sociales» contemporaines,
il professe un strict libéralisme politique, promouvant la liberté individuelle. En ce qui concerne
la propriété individuelle, il s'attache à la défendre, visant à démontrer que sa suppression doit
aboutir à un état qui ne laisse à l'homme qu'une alternative, travailler par contrainte ou mourir de
faim.
5. Favre (P.), «Les sciences d'État entre déterminisme et libéralisme...», art. cité, p. 461-462, qui cite,
à propos de Boutmy, son article «À propos de la souveraineté du peuple», Séances et travaux de
l'Académie des Sciences morales et politiques, tome 161, 1904.
62
La place de l'enseignement historique
1. Boutmy (E.), Vinet (E.), Projet d'une Faculté libre des sciences politiques, op. cit., p. 1 et 3, cité
par Favre, (P.), «Les sciences d'État...», art. cité, p. 461-462.
2. Mauss (M.), «Divisions et proportion des divisions de la sociologie« (1927), repris in Oeuvres,
tome III : Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit, 1969, P- 234.
3. Cf. Lacroix (B.), «Ordre politique et ordre social«, in Grawitz (M.), Leca (J.), dir., Traité de
science politique, Paris, PUF, vol. 1, 1985, p. 495.
4. Cf. Bourdieu (P.), Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 228, qui fait référence, à propos
de certains discours scientifiques, à «la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence :
une cohérence proclamée, d'allure scientifique, qui s'affirme par la multiplication des signes
extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe«.
5. Karady (V.), «Stratégie de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les
durkheimiens«, Revue française de sociologie, 20 (1), 1979 ; Pinto (L.), «Conscience et société. Le
Dieu de Lachelier et la sociologie durkheimienne«, Corpus, 24-25, 1994.
6. S'agissant de la réussite stratégique de Boutmy auprès des élites qu'il arrive à mobiliser, cf.
Damamme (D.), «D'une École des sciences politiques«, Politix, 3-4, 1988 ; Damamme (D.),
•Genèse sociale d'une institution scolaire. L'Ecole libre des sciences politiques«, Actes de la
recherche en sciences sociales, 70, 1987.
7. Boutmy est élu en 1879 membre libre de l'Académie des sciences morales, en tant que
fondateur de l'ELSP, il est, à peu près au même moment, nommé membre du Conseil supérieur de
l'Instruction publique.
8. Une telle loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, si elle est déjà à l'ordre du jour en 1871,
n'ayant pas encore été votée, on sait que Boutmy, sur invitation officieuse du ministère, opte pour
le statut d' «école« libre ou «cours libres«. Cf. lettre d'E. Manuel, Cabinet du ministre de
l'Instruction publique, 14 octobre 1871, AHC, 1 SP 10.
9. Groupe qui constituera en 1878 la Société pour l'étude des questions d'enseignement supérieur
et dont la revue — Revue internationale d'enseignement supérieur — créée en 1881, accueillera
plusieurs articles de Boutmy et de membres de l'École — dont A. Sorel — sur l'enseignement des
sciences politiques.
10. Digeon (C), La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1992 (1ère éd.
1959).
63
Corinne Delmas
1. Rappelons d'ailleurs que le parlement vote en 1875 une loi autorisant la création de «facultés
libres» et que la fondation de l'ELSP s'insère dans un courant d'émergence d'une série d'écoles
d'enseignement supérieur privées ou d'initiative locale qui va s'accélérer : l'École libre
d'architecture, où enseigna Boutmy et qui constitua sans doute pour PELSP un modèle, et, après
1875, les facultés catholiques, de nouvelles écoles d'ingénieurs comme l'École municipale de
physique et de chimie industrielle de Paris, des écoles commerciales comme les Hautes études
commerciales (1881), etc. Cf. Charle (C), La république des universitaires..., op. cit.
2. PV Conseil d'administration, Comité de fondation de l'École libre des sciences politiques,
séance du samedi 20 janvier 1872, AHC, 1 SP 29, Dr 2.
3. Sur l'école méthodique, qui promeut une recherche scientifique écartant toute spéculation
philosophique et visant à l'objectivité en histoire, appliquant à cette Fin des techniques rigoureuses
concernant l'inventaire des sources, la critique des documents, l'organisation des tâches, cf.
notamment Bourde (G.), Martin (H.), Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983, chapitre 8.
4. Sur les enjeux de la qualiFication, cf. Carbonnel (C.-O.), -L'histoire dite positiviste en France»,
Romantisme, 65, 1989, et Carrard (P.), Poetics of the New-History. French Historical Discourse
from Braudel to Chattier, Baltimore, London, John Hopkins University Press, 1992.
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La place de l'enseignement historique
65
Corinne Delmas
1. Cf. Karady (V.), «L'expansion universitaire et l'évolution des inégalités devant la carrière
d'enseignant au début de la Ille République», Revue française de sociologie, 14 (4), 1973.
2. Cf. Weisz (G.), «Le corps professoral de l'enseignement supérieur et l'idéologie de la réforme
universitaire en France, 1860-1885", Revue française de sociologie, 18 (2), 1977.
3. Cf. Favre (P.), Naissances de la Science politique en France..., op. cit., chap. Ill : -La guerre des
positions«. Cf. aussi Thuillier (G.), L'ENA avant l'ENA, op. cit. ; Damamme (D.), Histoire des
sciences morales et politiques..., op. cit., vol. 2.
4. On peut rappeler la création de la chaire d'histoire de la Révolution française pour Aulard en
1886 ; la création de chaires homologues en province, en 1887 par les conseils municipaux de
Lyon pour E. Bourgeois (futur enseignant de l'ELSP), en 1889 par la municipalité de Toulouse pour
J.-B. Passerieu. Les initiatives se multiplient, parmi lesquelles la multiplication de revues
spécialisées dans des domaines d'ailleurs parfois initialement investis par l'ELSP, tels que par
exemple l'histoire coloniale. Sur le rôle moteur des commémorations révolutionnaires, cf.
notamment Ory (P.) Une nation pour mémoire, 1889-1939-1989, Paris, Presses de la FNSP, 1992 ;
Main (B.), Garcia (P.), «Lille, Marseille, Toulouse, à chacun sa commémoration», in Davallon (J-),
Dujardin (P.), Sabatier (G.), dir., Politique de la mémoire, Commémorer la Révolution, Lyon, PUL,
1993-
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La place de l'enseignement historique
«Le tour d'esprit du politicien», notera ainsi M. Mauss1, «son habileté à manier les
formules, à "trouver les rythmes" et les harmonies nécessaires, les unanimités et à
sentir les avis contraires sont du même genre que le tour de main de l'artisan t...]
il y faut une tradition pratique [...] il y faut aussi une chose qu'un psychologue
mystique traduirait en termes d'ineffable : un don. Aucune raison ni théorique, ni
pratique ne justifie donc un despotisme de la science».
«II est possible de faire la science de cet art. Et cette science des notions
politiques nous regarde. Non pas ce qu'on appelle, dans certaines régions, les
sciences morales et politiques . la science financière, la science diplomatique,
etc. [...] Elles ne sont que des catalogues de préceptes et d'action, des manuels
de formules, des recueils de maximes qui échappent à notre rubrique : la
tradition, l'enseignement, l'éducation, en sont parties essentielles».
1. Mauss (M.), «Divisions et proportion des divisions de la sociologie», art. cité, p. 234.
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Maurice Thorez, d'après Yves LEQUIN (dir.), Histoire des Français (XIX' - XX' siècles),
tome 3, Paris, Armand Colin, 1984, p. 165 (Collection Roger Viollet).