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Vous désirez?

Collection
«Les petites conférences»
dirigée par Gilberte Tsaï
Jean-Luc Nancy

VOUS désirez?

BM0639191
ISBN 978-2-227-48602-7
© Bayard Editions, 2013
18, rue Barbès, 92128 Montrouge
Entre 1929 et 1932, Walter Benjamin rédi-
gea pour la radio allemande des émissions
destinées à la jeunesse. Récits, causeries, confé-
rences, elles ont été réunies plus tard sous le
titre de Lumières pour enfants.
Gilberte Tsaï a décidé de reprendre ce titre
pour désigner les «petites conférences» qu'elle
organise chaque saison et qui s'adressent aux
enfants (à partir de dix ans) comme à ceux
qui les accompagnent. À chaque fois, il n'est
question que d'éclairer, d'éveiller. Ulysse, la
nuit étoilée, les dieux, les mots, les images,
la guerre, Galilée... les thèmes n'ont pas de
limites mais il y a une règle du jeu, qui est
que les orateurs s'adressent effectivement aux
enfants, et qu'ils le fassent hors des sentiers
battus, dans un mouvement d'amitié traver-
sant les générations.
Comme l'expérience a pris, l'idée est venue
tout naturellement de transformer ces aven-
tures orales en petits livres. Telle est la raison
d'être de cette collection.
Avertissement

Comme pour les conférences précédentes,


je me tiens à la transcription qui a été faite
à partir de l'enregistrement. Je parlais sans
texte, à partir de notes, et je tiens à garder ce
ton, avec ses incertitudes, dans la publication.
]-L.N.
Je vais vous raconter une histoire pour
commencer, une histoire que j'invente, ou
plutôt une anecdote. On peut choisir par
exemple le nom de Paul. Disons que Paul est
dans la rue avec sa mère en fin de journée.
Paul dit: «Maman, j'ai besoin de faire pipi».
Sa mère lui répond: «Bon, on va entrer dans
un café ». Paul part aux toilettes, sa mère
s'assied parce que quand on va dans un café
quelques fois, on se fait renvoyer si on va
faire pipi sans prendre une consommation.
La mère de Paul s'assied, le serveur vient et
lui dit: «désirez? ». La mère de Paul dit «un
café ». On lui apporte le café, Paul sort des
toilettes, rejoint sa mère et il dit: «Oh moi
je voudrais un coca ». Sa mère lui dit qu'elle
n'aime pas trop qu'il boive toutes ces choses

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VOUS DÉSIREZ?

sucrées, ce n'est pas bon. «Oui mais j'ai


envie ». Paul est un bon garçon, il n'y a rien
à lui reprocher. Sa mère cède: «D'accord,
mais une toute petite bouteille », celle qu'on
ne trouve pas partout d'ailleurs mais dans ce
café il y en a. On apporte le coca, Paul le boit.
Pendant ce temps il regarde plus loin dans
le café, il y a deux copines qui se parlent.
Il trouve une des filles assez jolie, elle sent
que Paul la regarde et tourne la tête, elle le
regarde aussi gentiment. C'est tout. La mère
de Paul dit qu'il faut y aller, ils sortent. C'est
la fin de la journée, c'est l'hiver, imaginons
qu'on n'est pas dans une grande ville, les
lumières n'empêchent pas de voir le ciel,
c'est un beau ciel très éloigné. Paul regarde
le ciel, je ne peux même pas dire qu'il pense,
il a une sorte de sentiment face à ce grand
ciel et ses étoiles. Ce sentiment qu'il a en lui
se mélange un peu avec le sentiment qu'il a
eu en regardant la fille qui lui plaisait bien.
Et voilà l'histoire est finie, c'est tout. Il rentre
à la maison. Je ne sais rien de la suite, je
n'ai pas dit qu'ils se sont mariés, qu'ils ont

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PETITE CONFÉRENCE

vécu heureux avec beaucoup d'enfants, ni


que Paul est monté vers les étoiles, s'il était
devenu cosmonaute.
Ce que je voulais mettre en histoire, ce
que je veux essayer de vous faire entendre
c'est la différence entre des états comme
avoir besoin, avoir envie du coca, vouloir
et désirer. Cela touche à quelque chose de
très important parce que tout le temps,
tous les jours, peut-être presque toute
la journée, nous avons des besoins, des
envies, des désirs, nous attendons quelque
chose, nous voudrions quelque chose, nous
espérons quelque chose. Nous sommes
aussi souvent déçus quand nous n'avons
pas eu ce que nous attendions, espérions.
Néanmoins, malgré cette succession inter-
minable d'attentes, d'envies, de désirs et de
déceptions, nous continuons. D'une cer-
taine façon, on peut dire que vivre, c'est ça.
Quelqu'un qui n'attend plus rien, qui n'a
plus envie de rien, il arrête de vivre.
Reprenons: le besoin. Je crois que c'est
assez simple, on a besoin de faire pipi, on a

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VOUS DÉSIREZ?

besoin de porter des lunettes, on a besoin


de manière moins évidente d'avoir des
notes correctes à l'école parce que sinon ça
se passe mal. Le besoin est une nécessité,
quelque chose à quoi on ne peut pas échap-
per, il est parfois très pressant comme le
besoin de faire pipi, quelquefois il est moins
pressant ou il vient du dehors comme le
besoin d'avoir des lunettes. Souvent les
enfants n'aÎlnent pas ça, les adultes non plus
d'ailleurs. A un certain moment, un médecin
vous informe: «Monsieur, vous commen-
cez à devenir presbyte ». «Presbyte », c'est
un mot grec qui veut dire vieux. Vous avez
besoin de lunettes, c'est une nécessité. Cela
veut dire qu'on ne peut pas y échapper.
Mais il est souvent difficile de faire
la différence entre ce qui est vraiment
nécessaire et ce qui est moins nécessaire.
Nous avons envie de penser que ce dont
nous avons envie et qui n'est pas néces-
saire est un besoin. Beaucoup de choses
sont faites pour nous faire penser ça, par
exemple personne n'a besoin d'une console

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PETITE CONFÉRENCE

de jeux. Pourtant, certains enfants ont dit


un jour à leurs parents: «Mais j'ai besoin
d'une console ». Pourquoi? Souvent parce
que l'autre à côté a une console de jeux. Ce
qui est pire encore, c'est quand on a besoin
d'une autre console de jeux parce que la der-
nière Nintendo est sortie. Ce sont de faux
besoins, des besoins artificiels. Je ne dis pas
que la console de jeux en soi est mauvaise,
je dis que ce n'est pas du tout un besoin.
Au contraire, ce que nous faisons passer
pour un besoin parce que nous sommes prêt
à nous dire «oui il me le faut, j'en ai besoin »,
relève plutôt de ce qu'il est plus juste
d'appeler une envie. Une envie ne vient pas
d'une vraie nécessité, c'est comme le coca
de Paul, le fait de vouloir quelque chose, de
tendre vers quelque chose parce qu'elle nous
apparaît comme bonne, désirable. Je veux
essayer de tenir le mot de désir un peu à
l'écart de tout ça, au-delà de tout ça. Dans
l'envie, il y a la tension vers le fait d'avoir
quelque chose du dehors qui est proposé par
les magasins, les copains, par l'image ou la

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VOUS DÉSIREZ?

pensée que nous avons de la possibilité de


recevoir quelque chose. Quand ça va être
son anniversaire, on demande à un enfant
de quoi il a envie. C'est ce que je demande
à rnes petits-enfants par exemple. Il y en a
qui ont une idée de ce dont ils ont envie,
d'autres qui n'ont pas d'idée, mais même
ceux qui n'ont pas d'idée savent que c'est
une occasion pour recevoir quelque chose.
En général, ceux qui n'ont pas d'idée tout
de suite en ont une quelques jours après, ils
réfléchissent. On peut même avoir une envie
un peu particulière. Une de mes petites-filles
qui a quinze ans, m'a dit pour son dernier
anniversaire: «Fais-moi une surprise ». Elle
avait envie d'une surprise, c'est déjà plus
qu'avoir quelque chose, l'envie qu'il se passe
quelque chose qu'on n'attendait pas, qu'on
n'a pas demandé, qui n'est pas comme une
console ou un coca disponible dans mon
imagination et dans un magasin. Cette envie
est déjà une envie qui dépasse l'envie. Avec
le besoin et l'envie, on a besoin ou envie de
quelque chose qu'on puisse avoir, posséder,

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PETITE CONFÉRENCE

avoir à soi: j'ai envie d'avoir ma console,


mon coca. C'est là que l'envie se mélange
le mieux avec le besoin et cela commence
par quelque chose qui est peut-être juste-
ment entre le besoin et l'envie chez le tout
petit enfant, un doudou. Le doudou, c'est
quelque chose dont le bébé a besoin, il a
besoin de l'avoir à lui, c'est quelque chose
qui lui fait plaisir, qui le rassure parce que
être tout à fait tout seul lui fait peut-être
toujours peur. Mais il s'agit toujours de
quelque chose, et quelque chose à avoir. On
peut lui donner d'autres noms plus lourds
à cet avoir, plus critiques: quelque chose à
«consommer ». Peut-être avez-vous entendu
dire quelques fois que nous sommes dans
une société de consommation. C'est le
coca, la console ou la poupée Barbie, pour
les grandes personnes ce sont les voitures, les
habits, les séjours de vacances, quelque chose
à avoir, à consommer. Ce qu'on appelle
besoin et envie peuvent aussi porter d'autres
noms comme appétit, mais aujourd'hui
on n'emploie presque plus ce mot dans ce

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VOUS DÉSIREZ?

sens-là. Aujourd'hui on a de l'appétit pour


manger uniquement, mais vous voyez bien
que dans l'appétit pour manger il y a aussi
un besoin de manger, on a faim. Autrefois
le mot «appétit» était ernployé de manière
beaucoup plus large pour désigner 1'« envie»
de toutes sortes de choses, on pouvait dire
qu'on avait de l'appétit pour les voyages
par exemple. Un mot qui est plus franche-
ment critique, c'est la convoitise. Convoiter,
c'est avoir une envie très forte, dévorante;
la convoitise, c'est ce que nous éprouvons
devant quelque chose, que ce soit un jouet,
un vêtement, du chocolat, des gâteaux, que
nous voyons, que nous ne pouvons pas avoir
sur le moment. Justement, ça accroît encore
cette envie qui devient une convoitise, ça
reste à distance mais on en a d'autant plus
enVIe.
Après ces mots-là, avoir besoin, avoir envie,
appétit, convoiter, il y en a deux autres un
peu à l'écart: souhaiter et un mot qui n'a pas
de verbe, le vœu. Ce n'est pas faire un vœu
au sens magico-religieux du terme. Le vœu,

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PETITE CONFÉRENCE

comme le souhait, est l'aspiration à quelque


chose qui n'est plus une chose de la même
manière que le coca ou la console, c'est loin,
c'est éloigné. Il est vrai qu'aujourd'hui vous
pouvez entendre le verbe souhaiter très sou-
vent, il s'est beaucoup répandu en un sens
très banal. Le plus souvent, à la radio, dans
les journaux, à la télé, vous entendez par
exemple: «le procureur de la République n'a
pas souhaité s'exprimer sur cette question »,
ou «le directeur des laboratoires Mérieux
n'a pas souhaité répondre à nos questions ».
Cet emploi de souhaiter est ce qu'on appelle
un euphémisme mais peu importe, c'est
une manière de ne pas dire «refuser» . Ne
pas souhaiter, c'est une manière gentille,
paisible, de dire «refuser ». Mais le souhait
ou le vœu, c'est l'aspiration à quelque chose
de lointain. On peut souhaiter devenir plus
tard ceci ou cela dans la vie, être libre, pou-
voir décider de ce qu'on fait. Quelquefois,
les garçons souhaitent devenir pompiers
ou cosmonautes, ou pourquoi pas avocats.
Une fille peut souhaiter devenir infirmière

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VOUS DÉSIREZ?

ou mannequin. Ou inversement. Mais dans


le souhait, on sait que ce dont il s'agit est
éloigné, et cet éloignement, on le prend
comme tel, on l'accepte, on n'est pas dans la
rage de la convoitise. Le souhait peut aussi
rester vague et devenir un peu mou. Souvent
d'ailleurs, on emploie ce mot au condition-
nel, «j'aurais souhaité », mais ça n'est pas
arrivé.
Quels sont les mots qui disent encore la
tension vers quelque chose, ou autre chose
que quelque chose? D'abord, il y a le mot
«vouloir ». À la différence d'avoir besoin,
avoir envie, souhaiter encore plus, le mot
vouloir indique la tension, et en même
temps, dans l'idée de vouloir, il y a l'idée que
ça va s'exécuter parce que je le veux. Si nous
sommes vraiment très tendus dans notre
idée, dans notre caprice, pleins de convoi-
tise et aussi peut -être très impertinents ou
plus trop sûrs de notre place, nous disons:
«Je veux ». Quand l'enfant dit «je veux »,
ses parents lui disent: «Non, tu ne dis pas
je veux, c'est moi qui dis ce que je peux

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PETITE CONFÉRENCE

vouloir mais pas toi ». Souvent être enfant,


c'est éprouver qu'on n'a pas le droit de vou-
loir, et le plus souvent que vouloir, cela veut
dire aussi la possibilité de faire tout ce qu'on
veut. Dans vouloir, il y a l'idée que ce n'est
pas seulement tourné vers la chose à avoir
mais c'est aussi moi qui le veux. Dans mon
histoire, je n'ai pas fait dire à Paul «je veux »,
il a dit «j'ai envie de coca». Si sa mère avait
répondu «non, pas de coca », il aurait insisté
«mais je veux ». Sa mère aurait peut-être
répondu: «Alors c'est fini, on rentre tout
de suite ». C'est peut-être pour ça qu'il
n'a pas dit «je veux» dans l'histoire. Dans
«je veux », il y a l'idée que je peux obtenir
ce que je veux, il y a l'idée que la force de
ma volonté va faire arriver ce que je veux.
Comme il est très fréquent que cette force de
ma volonté ne soit pas assez forte pour faire
arriver ce que je veux, la volonté est déçue.
En même temps, la volonté, le fait de vouloir
me montre que pour vouloir vraiment, pour
vouloir sérieusement, pour vouloir que ça
arrive, il faut se donner les moyens. Il ne sert

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VOUS DÉSIREZ?

à rien de répéter «je veux, je veux ». Si on


veut vraiment quelque chose, alors on fait ce
qu'il faut pour. Par exemple, la volonté peut
se mettre au service d'une envie, je veux telle
console de jeux mais je vais faire ce qu'il
faut pour que je finisse par l'obtenir comme
récompense à mon bon travail, ma bonne
conduite, etc.
Maintenant, «je désire». Qu'est-ce que cela
veut dire? On peut dire que s'il existe des
mots différents c'est qu'ils correspondent
à des réalités différentes. C'est pour cela
que je vous énumère tous ces mots, parce
qu'il ne faut pas les confondre. En même
temps, nous sommes beaucoup portés à les
confondre. Tout ce dont je viens de parler,
besoin, envie, souhait, et même vouloir ou
volonté, on serait tenté de dire que tout
cela est du désir. Non, justement. S'il existe
un autre mot, c'est pour une bonne raison.
Prenons l'origine de « désir». « Désir» est un
mot latin, comme beaucoup des mots que
nous employons, «desiderium », et la for-
mation de ce mot n'est pas certaine. Certains

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PETITE CONFÉRENCE

Latins eux-mêmes avaient déjà inventé que


ce mot était construit à partir du mot qui
veut dire étoile. On parle de l'espace intersi-
déral, entre les étoiles, «sidera» c'est l'étoile
en latin. «Desiderium» aurait voulu dire le
fait de regarder les étoiles en tant qu'elles
sont à une distance énorme et qu'on ne peut
pas les atteindre. Dans le désir, il n'y a même
pas quelque chose mais d'abord une dis-
tance énorme au bout de laquelle les étoiles
brillent. En français, nous avons laissé
tomber la fin du mot «desiderium », contrai-
rement à l'italien «desiderio », mais il a son
jumeau qui est «considérer ». « Considérer »,
c'est aussi être tourné vers les étoiles mais
dans une proximité avec elles, «con »,
« cum », avec. Considérer, c'est regarder
attentivement, avec intérêt, quelque chose,
une situation. Reprenons des exemples.
Vous ne pouvez pas considérer une bouteille
de coca, il ne faut pas rire parce qu'il y a des
gens qui ont considéré la bouteille de coca et
qui en ont fait une œuvre d'art, par exemple
quelqu'un qui s'appelle Andy Warhol qui est

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VOUS DÉSIREZ?

très connu dans l'histoire de l'art contem-


porain. La bouteille de coca, avec sa forme
particulière, le graphisme de la marque, je
peux m'arrêter devant, la considérer, lui
prêter une attention singulière et désintéres-
sée. La bouteille de coca, je ne la considère
pas pour la boire quand je la bois, je ne la
considère pas. «Desidere », c'est considérer
dans cette distance énorme, infinie dont je
vous parlais. Qu'est-ce que cela veut dire?
Cela veut dire que désirer c'est avant tout
une disposition de moi plutôt que moi dans
un rapport à quelque chose que je voudrais
avoir. Quand je désire, je ne cherche pas à
avoir, je ne cherche peut-être même pas, je
suis dans une sorte d'élan. C'est là qu'à la fin
de mon histoire, interviennent la fille et le
ciel qui sont la même chose ici. Je pourrais
renverser les rôles, ça pourrait être l'his-
toire de Paul et d'un garçon, ça peut aussi
se passer entre deux garçons ou deux filles.
Nous employons beaucoup le mot «désir»
et le verbe « désirer» pour le rapport amou-
reux, c'est même souvent ce à quoi on pense

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PETITE CONFÉRENCE

quand on parle de désir. Si nous ne pensons


pas d'abord à ça, nous avons tort car nous
commençons alors peut-être à confondre
désirer avec avoir besoin, avoir envie, etc.
Qu' est-ce qui fait le désir amoureux ou le
désir des étoiles? Être assis au bord de la mer,
regarder la mer, le désir de partir le plus loin
possible sur la mer ou dans la mer. Ce qui
est commun à tout cela, c'est le mouvement
vers ce qui est très loin. Vous allez me dire, si
c'est la fille ou le garçon, où est le très loin?
Justement il est là. Avoir un rapport de désir
à quelqu'un, c'est ne pas le prendre comme
une bouteille de coca ou comme une console
de jeux. C'est prendre le quelqu'un tout sim-
plement pour quelqu'un avec qui on désire
entrer en rapport, avec qui on désire être
autre chose que soi-même tout seul avec ses
affaires, sa bouteille de coca, sa console, on
désire qu'il se passe quelque chose. Désirer,
c'est désirer qu'il se passe quelque chose et
non pas avoir quelque chose. Dans le regard
que Paul a échangé avec la fille, et que la fille
a échangé avec Paul, il y a la même chose

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VOUS DÉSIREZ?

que dans le regard de Paul vers les étoiles:


elles ne lui ont pas rendu son regard mais,
d'une certaine façon, quand on regarde les
étoiles, on se sent comme si quelque chose
ou quelqu'un nous regardait, c'est-à-dire
nous appelait, nous faisait un signe. Un
signe pour quoi? Pour rien, pour partir,
comme si les étoiles nous disaient «vas-y,
monte ». Il existe plein de contes où il est
question d'un enfant qui monte au ciel
sur les rayons de la lune par exemple. Il y
a aussi la manière plus drôle du Baron de
Münchhausen qui monte en se tirant lui-
même par les cheveux. Vous avez peut-être
rêvé de voler, c'est un rêve que nous faisons
souvent, je vois que quelques-uns hochent
la tête. Rêver de voler montre ce désir. On
peut dire que ce rêve ne montre pas un désir
mais une envie de toute puissance, de domi-
nation, on peut rêver qu'on vole, qu'on se
déplace très vite à travers la terre et qu'on
peut aller faire ce qu'on veut n'importe où.
Ce n'est pas tout à fait la même chose que
le rêve de voler, qui est simplement le rêve

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PETITE CONFÉRENCE

d'être dans l'élévation et de planer, de s'éle-


ver, de monter sans fin. Là-dedans, nous
retrouvons toujours l'élan, la poussée qui
n'est pas moi en train de pousser, comme
quand je dis «je veux », mais la poussée qui
me pousse sans nécessité. Dans le besoin
aussi, je suis poussé, le besoin de faire pipi
presse. Dans le désir, ça ne presse pas, ça
pousse, quelque chose nous pousse. À la
différence de la poussée nécessaire, on ne
sait même pas ce qui nous pousse, mais ça
nous pousse toujours vers de l'inconnu.
C'est pour cela que le désir amoureux
n'est pas le désir d'avoir quelqu'un. Avoir
quelqu'un pour en faire quoi? Quand on a
quelqu'un en sa possession qu'est-ce qu'on
en fait ?Un esclave, si l'esclavage est admis
dans la société à laquelle on appartient. Ou
alors on en fait un esclave caché, une sorte
de serviteur, quelqu'un qui est obligé de
faire ce que je veux moi, nous sommes peut-
être tous prêts à le faire. C'est exactement le
contraire de l'amour et du désir. Je ne peux
pas désirer avoir un esclave, mais si je suis

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VOUS DÉSIREZ?

dans un appétit de pouvoir, je peux avoir


envie d'exercer mon pouvoir, d'être servi.
Je peux désirer un ou une autre, des étoiles,
ou de moi-même. Qu'est-ce que c'est désirer
de soi-même? C'est justement ne pas dési-
rer ceci ou cela à avoir, ce n'est pas désirer
être grand, beau, fort, puissant. Qu'est-ce
que je peux désirer pour moi-même? Je vais
dire quelque chose qui va peut-être vous
étonner. Je ne peux que désirer d'encore
désirer, je ne peux que désirer de ne pas
être content avec mon coca, ma console et
plus tard avec ma voiture, ma femme, mes
enfants, mes petits-enfants. Dans le rapport
des adultes aux enfants, il y a quelque chose
de très troublant, cela se passe souvent chez
les grands-parents. Ils disent parfois: «J'ai
bien profité de mes petits-enfants, ils sont
venus ce week-end ». Ce mot me fait tou-
jours un drôle d'effet, comme si les petits
enfants étaient une gourmandise, une frian-
dise. On comprend aussi ce que cela veut
dire, d'ailleurs on profite bien des tout petits
enfants mais après quand ils grandissent et

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PETITE CONFÉRENCE

qu'ils font d'horribles grimaces, comme toi


par exernple, on n'en profite pas du tout.
«Profiter de quelqu'un », il faut se deman-
der si cela signifie vraiment faire du profit
ou être heureux. Mais quand on est heureux
dans le rapport à quelqu'un, c'est qu'on n'en
profite pas ou qu'on ne fait pas qu'en profi-
ter. Voilà.
Désirer, c'est tout simplement quelque
chose qui ne renvoie pas à avoir quelque
chose. Désirer, c'est un état, je n'aime pas
beaucoup ce mot, c'est une disposition
qui est toujours en mouvement, un élan,
une tension, non pas pour avoir quelque
chose mais pour être tout simplement
quelqu'un. C'est pour cela qu'on ne vit
que du désir de vivre. Un auteur espagnol,
Cervantes, a créé le héros Don Quichotte.
Don Quichotte est celui qui va faire la
guerre aux moulins à vent. C'est une image
du désir, d'un désir un peu fou. Il est même
très fou Don Quichotte, il cherche partout
des chevaliers à combattre, il y a des mou-
lins à vent avec des ailes et il croit que ce

29
VOUS DÉSIREZ?

sont des chevaliers. C'est un désir fou, mais


peut-être qu'il est tout à fait normal qu'un
désir soit fou, qu'il soit un désir de monter
dans les étoiles, ou un désir d'aimer et d'être
aimé par quelqu'un, c'est aussi un désir fou
parce que c'est infini, ce n'est jamais quelque
chose dont on peut dire: ça va, c'est fini, je
l'ai. Cervantes a écrit cette phrase: «C'est
mon désir de vivre qui porte ma vie », très
peu de temps avant de mourir très âgé,
dans une préface à un autre livre que Don
Quichotte. Il est très malade, il sait qu'il va
mal, que tout le monde pense qu'il ne va pas
vivre longtemps et qu'il ne vit plus que par
son désir de vivre. On peut dire que c'est
vrai tout le temps, c'est le désir de vivre qui
porte la vie. Mais qu'est-ce que c'est le désir
de vivre? C'est le désir du désir de vivre.
Vivre est porté par le désir de vivre, la vie,
c'est désirer continuer à vivre. C'est très
difficile à comprendre, personne ne peut
le comprendre comme une chose qu'on
pourrait avoir, posséder, on ne peut pas
dire «j'ai bien compris ce que c'est la vie» .

.30
PETITE CONFÉRENCE

C'est un peu fou. Pourquoi est-ce que tout


le monde vit et continue à vivre? Vous vous
rendez compte, les milliards de milliards de
milliards d'êtres humains qui ont vécu et
qui vivent maintenant souvent avec beau-
coup de mal, de difficultés, souvent avec
beaucoup d'impossibilités de satisfaire des
envies, des besoins, et qui continuent à por-
ter ce désir de vivre qui est la vie elle-même.
Montreuil, le 24 mars 2012
Questions/Réponses
Vous avez parlé de la considération. Dans
ce mot, il y a aussi l'idée de quelque chose
qui nous sidère, il me semble que la diffé-
rence entre le désir et le vouloir c'est que
dans le désir quelque chose nous sidère et
aussi l'idée d'attraction, quelque chose qui
vient vers nous. C'est une force qui nous
pousse, c'est aussi la durée à l'inverse du
vouloir qui concerne quelque chose de
matériel. Je ne sais pas si vous comprenez ce
que je veux dire.
Vous avez entièrement raison, je n'ai pas
parlé de ce verbe «sidérer» parce qu'il est
peut-être encore un peu plus rare, mais
parlons-en. Dans la considération et dans
le désir ou la «désidération », au milieu il
y a la sidération. Qu'est -ce que c'est qu'être

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VOUS DÉSIREZ?

sidéré, c'est rester interdit. Quand on reste


interdit on ne comprend pas, ça échappe,
vous avez raison, ça échappe. Peut-être que
dans le désir il y a toujours quelque chose
qui échappe.

C'était pour faire référence à ce que disait


la personne qui vient de parler, cela me
fait penser aux paroles d'un chanteur que
j'aime bien, je ne sais pas si tout le monde
le connaît, Matthieu Chedid. À un moment
dans une de ses chansons, il dit «ça me
sidère ce désir qui monte en moi ». Est-ce
que cela ne veut pas dire que quelque part
ça nous dépasse, c'est plus fort que nous?
Le désir c'est encore plus grand que ce
qu'on peut imaginer? On peut se dire que
c'est sidérant tellement c'est grand, telle-
ment ce désir est fort, et comment dire, me
dépasse. Quelque part c'est aussi ce que
sidérer veut dire, non?
Oui, tu as entièrement raison. Je voudrais
ajouter à ce que tu dis, qui est très impor-
tant, que c'est plus grand, c'est beaucoup

36
PETITE CONFÉRENCE

plus grand que nous, que moi, toi, chacun


de nous. Mais il faut dire que c'est cette taille
qui est ma véritable taille ou la tienne, nous
sommes bien plus grands non pas que notre
taille physique mais que tout ce qu'on peut
mesurer de nous. Nous sommes bien plus
grands que notre intelligence, que notre
volonté. Ce qui est très étrange et très diffi-
cile à comprendre c'est que nous sommes
plus grands que notre capacité d'aimer.
Chacun a une capacité relativement limitée
d'aimer, et en même temps le désir d'aimer
nous fait plus grand que nous ne sommes.
Tu as cité un chanteur, je vais citer un pen-
seur, Pascal, un homme du XVIIe siècle. Il dit:
«L'homme dépasse infiniment l'homme ».
Pour être exact Pascal ne dit pas «dépasse»
mais «passe» parce que dans la langue de
l'époque on disait «passe» pour dire « aller
au-delà ». L'homme dépasse infiniment
l'homme. Donc merci. Enfin, la femme
dépasse infiniment l'homme d'abord et puis
la femme aussi.

37
VOUS DÉSIREZ?

Vraiment personne ne peut savoir si on


désire la vie, si on désire vraiment la vie?
Personne ne sait si c'est vraiment ça?
Non, personne ne le sait vraiment au sens
où on peut dire qu'on sait qu'un kilo de
plomb et un kilo de plumes pèsent la même
chose, un kilo. Tu le sais ça ?

Oui.
Parce qu'on demande ce qui est le plus
lourd, un kilo de plomb ou de plume, mais
c'est toujours un kilo. On peut le savoir,
c'est une question de mesure, de calcul.
Mais savoir qu'on désire vivre, ce n'est pas
quelque chose que nous pouvons savoir,
il n'en existe aucune preuve, nous ne pou-
vons pas le mesurer. Je voulais dire que si
nous cherchons à dire ce que c'est que la
vie, qu'est-ce que tu dirais toi, pourquoi tu
vis toi?

Parce que je suis né.


Ah, mais ce n'est pas un but. Parce que
tu es né, d'accord, et après? Cela fait déjà

38
PETITE CONFÉRENCE

depuis l.ongtemps que tu es né. Pourquoi


as-tu continué?

Je ne sais pas, parce que tout le monde vit.


Mais alors pourquoi tout le monde vit?

Parce qu'ils sont nés.


Oui. On pourrait dire qu'être né ce n'est
pas comme être produit comme cette
bouteille a été fabriquée dans une usine
d'eau minérale, elle est faite mais elle n'est
pas née, elle est produite. Quand quelque
chose ou quelqu'un naît, toi quand tu es
né tu n'étais pas un produit tout fait, tu ne
l'es pas encore. Est-ce que tu crois que tu
le seras un jour? C'est peut-être l'impres-
sion qu'on a quand on est enfant, tu penses
qu'un Monsieur comme moi, c'est fait, c'est
fini. Ce n'est pas encore fini d'abord, mais
même quand on meurt ce n'est pas fini.
Il ne faut pas seulement dire qu'on est né, il
faut aussi penser qu'on meurt. Mourir c'est
quoi?

39
VOUS DÉSIREZ?

C'est qu'on ne bouge plus.


Oui, on ne bouge plus et on ne désire
plus. Mais on ne peut pas dire que c'est fini,
qu'on avait sa vie, qu'on l'a bien achevée,
bien enveloppée. On peut toujours dire que
tout le monde meurt trop tôt. Mais trop tôt
ne veut rien dire car si tout le monde vivait
pendant cinq cent mille ans, on mourrait
encore au bout de cinq cent mille ans, ça
ne changerait pas le problème. Tu vois bien
que quand tu dis que tu vis parce que tout
le monde vit, toi tu n'es plus un bébé, tu
n'es même plus un tout petit garçon, sans
même que ça puisse être clair pour toi,
d'ailleurs ça ne l'est pour personne, tu as
continué à vivre parce que quelque chose
te pousse dans toutes sortes de directions.
Ce ne sont pas seulement des besoins,
des envies, des souhaits. Je serais prêt à
dire aussi que les envies, les besoins, les
souhaits, les volontés sont tous peut-être
des effets ou des reflets pâles de quelque
chose qui, dans le fond, est ce mouvement
de désirer, d'aller toujours au-delà, plus

40
PETITE CONFÉRENCE

grand. Nous ne pouvons pas savoir mais


nous pouvons bien le sentir.

Vous disiez tout à l'heure que quand on


désire ce n'est pas la même chose que vou-
loir, mais il y a des gens dans des religions
par exemple qui ne désirent pas forcé-
ment. Dans la religion musulmane certains
hommes veulent avoir une femme mais
parfois ils ne les aiment pas.
Ce n'est pas que dans la religion musulmane.

Oui je sais, c'est dans plusieurs religions.


Et même des gens sans religion. Là tu
touches à quelque chose de très compliqué,
ce n'est pas du tout une affaire de religion.
Les rapports des hommes et des femmes
dans certaines religions ou certaines cul-
tures, c'est une chose. Tu es peut-être tentée
de penser que notre société démocratique,
laïque, n'encouragerait pas cette domination
des femmes par les hommes. Mais tu sais on
n'arrête pas de faire remarquer qu'en France
aujourd'hui les salaires des femmes sont

41
VOUS DÉSIREZ?

toujours en moyenne inférieurs à ceux des


hommes, il existe encore beaucoup de signes
qui peuvent montrer que les femmes ne sont
pas véritablement égales des hommes. C'est
terriblement compliqué.

C'est le sexisme quand ...


Oui, c'est une forme de sexisme. Le
sexisme des femmes vis-à-vis des hommes
est extrêmement rare, même si cela peut
arriver. C'est encore une autre affaire
qui tient à ceci qu'en tant que personne
humaine, les hommes et les femmes sont
absolument égaux en droits et en capacités,
et de ce point de vue-là il faudrait prendre le
temps d'aller voir de plus près comment ça
se passe dans certaines cultures, religieuses
ou pas, où ces grandes dominations de
l'homme sont les plus visibles, et quelques
fois le moins visibles mais extrêmement
réelles et efficaces. Parfois ce sont les
femmes qui ont le gouvernement au moins
de la famille, des enfants et qui dominent au
fond les hommes mais d'une autre manière,

42
PETITE CONFÉRENCE

moins visible. Les hommes souvent aiment


bien montrer, les femmes montrent moins,
et quelques fois elles peuvent agir plus.
Derrière cela il y a quelque chose qui touche
au désir. Si j'ai bien compris tu voulais dire
que quand les hommes prennent les femmes
pour les avoir comme mères de famille sou-
mises ils ne les désirent pas, ils ne les aiment
pas. Tu soulèves deux problèmes ici. Le pre-
mier c'est que la famille, les enfants c'est une
question, l'amour est une autre question.
Dans notre société moderne nous sommes
très habitués à considérer que cela doit être
la même chose, et pourtant nous sommes
dans une société où nous n'arrêtons pas
de divorcer. Qu'est-ce que cela veut dire le
fait que le divorce soit une chose reconnue
par la loi, et reconnue aussi dans des reli-
gions? La religion la plus traditionnelle de
l'Europe est le catholicisme dans lequel le
divorce n'est pas véritablement reconnu
parce que quand on est divorcé on n'a plus
le droit de se remarier religieusement, ce
qui n'est pas le cas dans beaucoup d'autres

43
VOUS DÉSIREZ?

religions. Que ·le divorce soit reconnu, cela


veut dire que la famille est une chose, et
que l'amour en est une autre. Nous avons le
droit de dire que c'est fini, que nous ne nous
aimons plus, nous nous séparons et alors
nous arrangeons les choses pour les enfants
en essayant de faire au mieux. C'est une
chose. Nous pouvons aussi ne pas divorcer
mais savoir qu'en fait nous ne nous aimons
pas ou plus, nous gardons la famille, nous
nous occupons des enfants, il existe toutes
sortes de possibilités. C'est un premier point
dont il faudrait parler encore longtemps.
L'autre point, c'est qu'entre les hommes et
les femmes, avec l'égalité entière qui est celle
des êtres humains, il existe autre chose qui a
un rapport au désir. L'homme au sens mas-
culin du terme est plus un être de l'avoir, de
la possession. La femme est plus un être de
l'être et non de l'avoir. Cela ne veut pas dire
que la femme ne possède pas, je suis sûre que
les adultes qui m'entendent se disent: «Mais
qu'est-ce qu'il croit, que les femmes ne sont
pas possessives? ». Certains hommes sont

44
PETITE CONFÉRENCE

en train de penser ça. Oui, mais c'est autre


chose. Ce qui est très important c'est que
cette différence qui existe, qui a un rapport
avec la différence des sexes qui n'est pas sim-
plement la différence de la maternité et de la
paternité, est une différence bea ucoup plus
compliquée, tellement compliquée qu'elle
ne se situe pas seulement entre les femmes
et les garçons. Dans chacun il y a du fémi-
nin et du masculin. Ce n'est pas une affaire
de proportion, mais il est vrai aussi qu'une
femme peut être une «executive woman »,
une femme qui active, qui commande, qui
a un rôle d'agent très actif dans les affaires.
C'est quelqu'un de très masculin. Et un
homme peut être très féminin. Là je ne parle
que de choses évidentes qui se voient, mais il
en existe beaucoup plus qui ne se voient pas.
Je serais prêt à dire que le désir, comme j'ai
essayé de vous en parler, comme cet élan, un
dépassement permanent et infini, est plutôt
féminin. Le côté masculin est plutôt proche
de l'envie, du vouloir. Ce partage, ce mélange
extrêmement fin et délicat dans chacune

45
VOUS DÉSIREZ?

de ces deux dispositions ne peut jamais


être complètement démêlé, ne peut pas être
démêlé du tout, sauf peut-être dans certains
cas. Il ne faut pas non plus ignorer quelque
chose dont on parle beaucoup dans un cer-
tain type de travaux sur la société et qu'on
appelle les identités sexuelles, il ne faut
pas oublier que c'est toute une société qui
fabrique les hommes et les femmes. Ce n'est
pas non plus seulement la société, là aussi
c'est très compliqué. Quand on a un petit
garçon, on tend à lui faire jouer au soldat,
à la voiture, et quand on a une petite fille
on la fait jouer à la poupée. Des gens diront
qu'on a déjà commencé à faire une fille ou
un garçon, alors que si on faisait jouer la
petite fille à la voiture et le garçon à la pou-
pée ... C'est une caricature, je ne sais si cela
se pratique encore aujourd'hui, une marque
toute bête de ce que je suis en train de dire,
c'est que pour les nouveaux nés le rose est
la couleur des filles et le bleu la couleur
des garçons. Je ne sais pas si on fait encore
comme ça. On apporte des chaussons roses

46
PETITE CONFÉRENCE

en cadeau à une petite fille qui est née, et


bleus si c'est un garçon. On ferait peut-être
mieux d'amener des chaussons verts.

Vous avez dit tout à l'heure que le désir fait


vivre, et que c'est une question à laquelle on
ne pourrait pas vraiment répondre. Mais
si on renverse la question, est-ce que si la
mort n'existait pas il y aurait du désir?
Non. Exactement.

Je voulais répondre à ce que vient de dire


le jeune homme de quatorze ans, il disait
que s'il n'y avait pas de mort, il n'y aurait
pas de désir. Je voudrais donner l'exemple
du vampire dans la littérature, il a la vie
éternelle et pour cette raison il n'a pas de
désir, il est obligé d'aller sucer le sang
de ceux qui ont du désir.
Oui merci. Je corrigerais un peu l'expres-
sion de vie éternelle parce que l'éternité n'est
pas la même chose que la sempiternité, un
mot du Moyen Âge que personne ne connaît.
Vous connaissez le mot «sempiternel », vos

47
VOUS DÉSIREZ?

parents vous ont peut-être déjà dit: «Arrête


tes récriminations sempiternelles », c'est-à-
dire qui ne s'arrêtent pas. Le vampire c'est
ça, il ne peut pas cesser de vivre. L'éternité
est autre chose, cela veut dire hors du temps,
l'éternité ne dure pas, c'est quand on sort
du temps. Je vais vous dire des vers d'Arthur
Rimbaud, un poète du début du xxe siècle,
je les répète tout le temps parce que c'est
vraiment très bien: «Elle est retrouvée.
Quoi? L'éternité. C'est la mer allée avec
le soleil ». C'est ça l'éternité. Cela ne vaut
pas pour le vampire. «La mer allée avec le
soleil », c'est le désir, la mer comme désir du
soleil et le soleil comme désir de la mer.

Le désir a l'air d'être pour vous, enfin pour


beaucoup, un moteur. Mais dans la philo-
sophie antique plusieurs philosophes se sont
opposés à la notion de désir, ou ont appelé
tout du moins à savoir maîtriser nos désirs.
Est-ce que vous parlez du même désir?
Oui, c'est une très bonne question
malS qui fait peut-être trop appel à une

48
PETITE CONFÉRENCE

connaissance savante de l'histoire de la


philosophie. Je peux essayer de répondre
rapidement. Oui, bien sûr mais pas seu-
lement dans l'Antiquité, également dans
toute l'époque classique. Il existe une grande
phrase dont je ne connais même plus
l'auteur, qui se promène jusqu'à nous, elle
doit être du XVIIe siècle: «Changer ses désirs
plutôt que l'ordre du monde ». Cela veut
dire qu'il vaut mieux se faire une raison et
accepter le monde tel qu'il est et renoncer à
ses désirs. Mais la question est celle que vous
avez posée: est-ce qu'on parle de la même
chose? Est-ce que changer ses désirs c'est
changer ses envies, ses caprices, ses appétits,
ses convoitises? Je ne peux pas non plus
répondre à cela car je n'ai pas de moyen de
le savoir, pas plus qu'il n'existe de moyen
de savoir si on désire vivre. Il n'existe pas de
moyen véritable de le savoir, sauf quand il
s'agit du besoin alimentaire, si j'ai besoin
de manger j'ai besoin de manger, si j'ai
besoin de lunettes j'ai besoin de lunettes.
Mais si, ayant besoin de lunettes, j'ai envie

49
VOUS DÉSIREZ?

de telle monture, ce n'est qu'une envie. Ce


n'est pas du tout si simple non plus. Il est
très utile de bien distinguer les mots et ce
qui leur correspond, mais il est aussi utile
de dire que telle monture de lunettes, tel
vêtement, n'est pas forcément étranger au
désir. Par exemple je préfère me montrer
de telle manière. Est -ce que se montrer de
telle manière est seulement de la vanité,
de la séduction ?Non, ce n'est pas du tout
si simple. Évidemment s'il ne s'agit que de
se soumettre aux besoins fabriqués par des
marques de jeans, de chaussures qui font
que vous allez dire «je veux des Nike», c'est
ridicule mais c'est le seul mot de marque
que je connais, là il est facile de dire que ce
n'est qu'une soumission à la mode. Toute
l'humanité cherche à se vêtir, à se présen-
ter de telle ou telle manière, ce n'est pas
seulement de la vanité.
Quand les philosophes antiques ou
modernes jusqu'au XVIIIe siècle parlent de
maîtriser les désirs, ils parlent de maîtriser
ce qui est de l'ordre des envies matérielles

50
PETITE CONFÉRENCE

pour se hausser à la hauteur de ce que


j'appellerais un désir plus spirituel. Un de
ceux auxquels vous pensez, Épicure, dit
qu'il faut distinguer les besoins naturels
et nécessaire, naturels et non nécessaires, et
les désirs ni naturels ni nécessaires. Voilà
une belle division, après il s'agit de savoir
ce que nous faisons vraiment entrer dedans
et ce n'est pas simple. La deuxième chose à
laquelle je voudrais répondre, c'est pour-
quoi y a-t-il eu cela dans toute l'histoire de
la philosophie ancienne qui s'est ensuite
beaucoup transformé parce que ça a été
repris par le christianisme, en amont par le
judaïsme et ensuite transformé d'une autre
manière dans l'islam et dans toute la pen-
sée moderne? C'est une énorme question.
Parce que la société qui a commencé dans la
Grèce du moins VIe siècle est une société où,
en quelques siècles, les objectifs du désir en
général ont disparu. Dans la société d'avant
les grecs du moins VIe siècle il y avait par
exemple des héros, dans toute la mytho-
logie il y avait des héros qui représentaient

51
VOUS DÉSIREZ?

les vertus qU'Oh savait devoir imiter, suivre.


Il y avait d'autre part des lois, des préceptes
donnés par les dieux qu'il fallait observer si
on voulait assurer une vie heureuse. C'est un
monde dans lequel il n'y avait pas d'ouver-
ture indéterminée à tout et à rien en même
temps. Ensuite commence le problème
du désir comme une force, un élan qui se
déchaîne sans savoir où il va. On ne peut
pas savoir où ça va. On peut critiquer ce
que je dis: à force de ne pas savoir où ça va,
on peut justifier n'importe quoi. C'est pour
cela que j'ai voulu essayer de vous faire pen-
ser qu'on peut se demander si son désir est
un besoin, une envie, une convoitise, une
volonté. Je pourrais ajouter quelque chose
maintenant: est -ce mon désir? Mon désir
ne veut pas dire celui que j'ai, cela veut dire
celui que je suis. Tout le travail de vivre mon
cher ami, arrête de chahuter avec ta copine
parce que tu ne vas pas savoir ce que je te
dis, toute l'affaire de vivre c'est d'être son
désir sans pouvoir le dire, le nommer, le pla-
cer devant soi et dire « c'est ça».

52
PETITE CONFÉRENCE

Dans la passion, où est le désir?


Justement, j'ai pensé au mot passion tout
à l'heure et je me suis demandé pourquoi je
ne l'avais pas utilisé. Il entraîne un peu une
autre dimension mais en même temps il n'y
a pas de désir sans passion et réciproque-
ment. La passion nomme plutôt l'intensité
dans le désir, et le désir nomme plutôt l'élan,
le mouvement vers les étoiles de la passion.
Je ne sais plus qui a dit: «Rien de grand ne
se fait sans passion ». La passion est ce avec
quoi on fait quelque chose de grand, ça peut
être la passion de vivre tout simplement,
c'est toujours d'abord la passion de vivre car
s'il n'y a pas celle-là il n'yen a pas d'autres.
La passion est un mot très intéressant car il
évoque aussi la passivité, quelque chose de
subi. Cette passivité a posé problème aux
philosophes dont parlait Mademoiselle.
Vous me faites parler de choses très diffi-
ciles aujourd'hui. La passivité est une affaire
énorme, toute notre culture est habituée
à penser que la passivité est mal, il ne faut
pas être passif, il faut être actif. Quand je dis

53
VOUS DÉSIREZ?

passif/actif, vous pensez: «il faut se remuer ».


La passivité peut être assimilée à la flemmar-
dise, à la lâcheté. Tout à l'heure quelqu'un
a parlé de sidération, on va dire que quel-
qu'un qui reste dans sa sidération est passif,
qu'il faut se secouer. Mais vous entendez
tout de suite dans ce que je dis qu'entre
passivité et activité nous touchons quelque
chose de féminin et masculin comme j'en
parlais tout à l'heure, ce n'est donc peut -être
pas si simple la passion comme passivité.
La passivité n'est pas seulement le fait de se
soumettre et de recevoir des coups de quel-
qu'un, du sort, la passivité veut aussi dire
la capacité à recevoir quelque chose, sans
passivité il n'y aurait pas de réception.
La sensibilité consiste à recevoir, tout ce qui
est sensibilité, sentiment, sensualité aussi,
consiste à recevoir. Si nous ne sommes plus
capable de recevoir, si nous ne sommes
plus sensible à rien, cela donne en général
quelque chose de pas très beau. On obtient
l'insensibilité forcée de quelqu'un en le
réduisant de manière extrêmement violente,

54
PETITE CONFÉRENCE

de telle façon qu'après, tout lui sera égal,


aussi bien ce qui fait du mal que ce qui fait
du bien. Je reprends l'image du regard vers
les étoiles. Pour regarder les étoiles, il faut un
minimum de passivité. Regarder les étoiles
de manière active c'est les regarder comme
un astronome, il y a des gens qui sont très
bons pour ça, récemment quelqu'un me
disait, «regarde la conjonction particulière
de Vénus et Mercure ». Je n'ai jamais rien pu
voir, je disais «je te crois », mais comme je
ne savais pas comment ça devait être d'habi-
tude je ne voyais pas. Ce regard-là est savant,
actif, cela ne veut pas dire qu'il exclut l'autre.
Le regard du désir laisse les étoiles briller,
il laisse toute l'étendue du monde être là
ouverte au-dessus de moi. Vous me faites
penser à un philosophe, celle qui a parlé des
philosophes sait sans doute à qui je pense:
«Le ciel étoilé au -dessus de ma tête et la loi
morale au fond de mon cœur plongent mon
âme dans une admiration toujours renou-
velée ». J'aurais pu dire que dans le désir
il y a de l'admiration, qui veut aussi dire

55
VOUS DÉSIREZ?

tourner le regard vers. Quand nous admi-


rons quelqu'un, un spectacle de la nature,
une œuvre d'art, nous ne sommes pas dans
l'envie. Je ne peux pas admirer la musique
de Beethoven et avoir envie de l'avoir à moi,
ou être envieux de Beethoven. Il est très
remarquable que quand nous admirons
quelqu'un ou l' œuvre de quelqu'un, nous ne
pouvons pas être vis-à-vis de ce quelqu'un
dans un rapport envieux, de jalousie. Nous
reconnaissons à l'autre toute son indépen-
dance, sa grandeur et elle ne nous blesse pas
car elle nous donne quelque chose que nous
recevons, nous sommes passif. Cette pas-
sivité est elle-même productive. De quoi?
Elle me communique quelque chose, elle me
grandit. Les œuvres de l'art sont faites pour
cela, elles nous grandissent.

Cela veut peut-être dire que ceux qui


vivent une passion destructrice ne savent
pas recevoir.
Oui, si vous voulez. Ce n'est pas qu'ils
ne savent pas, ce n'est pas une question de

56
PETITE CONFÉRENCE

savoir. La passion destructrice peut avoir


deux aspects, peut -être seulement deux. Un
aspect c'est détruire l'autre, la chose ou tout.
Le plus terrible c'est tuer ou détruire psy-
chologiquement, moralement quelqu'un,
la passion peut avoir cet aspect de des-
truction de l'autre. Pourquoi? Cela veut
dire que celui qui est dans cette passion ne
peut pas recevoir, comme vous le dites, il
est fermé. Quelquefois ce sont aussi de très
grandes passions en particulier politiques,
révolutionnaires. Qui sont les très grands
conquérants de l'histoire? Ce sont des pas-
sionnés. Et les grands artistes aussi, mais
ils ne détruisent pas. C'est autre chose car
le grand artiste peut aussi détruire latéra-
lement, faire des dommages collatéraux, il
ne s'occupe que de son œuvre et il délaisse
autour de lui autre chose ou d'autres per-
sonnes. La deuxième possibilité d'une
passion destructrice est plus perverse en
quelque sorte, c'est de tellement être dans le
désir de quelqu'un, de quelque chose, d'un
absolu, qu'on ne trouve pas d'autre issue

57
VOUS DÉSIREZ?

à ce désir que d'anéantir la chose et soi-


même avec, car sur cet anéantissement flotte
comme l'image d'une sorte d'accomplis-
sement paradoxal. C'est peut-être pour
cela que dans toutes nos histoires d'amour
j'allais dire de notre tradition européenne,
mais bien d'autres traditions l'ont aussi, il
ya tellement de fins malheureuses. Pourquoi
les amants meurent-ils si souvent ensemble?
Tristan et Yseut, Roméo et Juliette même
s'ils ne meurent pas absolument ensemble,
celui qui n'est pas encore mort rejoint vite
l'autre dans la mort. Parce que c'est comme
s'il n'y avait pas moyen de réaliser l'amour
sans le transporter dans l'absolu, au-delà
de la mort, là où plus jamais la question de
la séparation ne se posera. C'est certaine-
ment une façon d'oublier que s'il n'y a pas
de séparation il n'y a plus d'amour, plus
désir, plus rien du tout. L'histoire de Tristan
et Yseut est assez belle parce qu'ils sont
morts tous les deux mais leur séparation
est maintenue et surmontée par le rosier
qui pousse de la tombe de Tristan et passe

58
PETITE CONFÉRENCE

dans la tombe d'y seut, du moins dans une


des versions de l'histoire. C'est beau car on
pourrait dire que si l'amour est le rosier, lui
continue, il va encore fleurir.

l'aimerais savoir si dans votre définition


du désir il ne portait pas en lui-même sa
propre nostalgie, son impossibilité? Ce qui
le différencierait de la passion, de l'envie et
du besoin.
Si le désir ne porte pas en lui-même sa
propre nostalgie, impossibilité? Ah oui! À la
fin en voilà un qui met le doigt là où j'avais
soigneusement évité de le mettre. Vous faites
bien. Beaucoup de philosophes et de poètes
ont dit que le désir est le désir de l'impos-
sible, le désir d'un manque absolu que
jamais on ne comblera. Je dirais oui, mais je
voudrais le dire de façon positive. Qu'est -ce
que l'impossibilité? Si vous donnez le mot
nostalgie comme équivalent d'impossibilité
vous risquez de fausser un peu la donne du
problème, car la nostalgie c'est le regret de
quelque chose qui a été autrefois, le mal du

59
VOUS DÉSIREZ?

retour, c'est la signification grecque. Le désir


est nostalgique, cela voudrait dire que le
désir a été réalisé et perdu. En effet il en
existe une représentation très présente dans
le discours psychanalytique qui dit qu'avant
d'être né ou juste avant, il y aurait une sorte
d'adéquation complète à soi-même où le
désir serait comblé. Tout le reste ne serait
que la nostalgie de cette adéquation qui
est en même temps impossible car nous
n'y reviendrons jamais. On peut accrocher
à cela toutes les envies de retour dans le
ventre maternel, le sentiment qu'on appelle
«océanique », rejoindre le fond des eaux
océaniques comme le fond des eaux mater-
nelles. La seule objection qu'il faut faire, et
je crois qu'elle est très importante, c'est que
justement avant d'être né il n'y a rien eu. Où
est ce garçon-là avant d'être né, avant d'être
conçu? Comment tu t'appelles? Clément?
Qui est Clément avant d'être Clément? Rien,
personne. La représentation selon laquelle
Clément ou Jean-Luc est une sorte d'abso-
lue unité complètement réalisée qui ensuite

60
PETITE CONFÉRENCE

est née, ce n'est pas le divin enfant mais le


pauvre enfant humain qui doit tout le temps
chercher. Non, c'est une simple faute de rai-
sonnement de penser que quelqu'un est né
avant d'être soi-mêrne. Je crois que c'est de
là qu'il faut partir pour donner à l'impos-
sible une autre valeur. Impossible veut dire
ce qui n'est pas possible, ce qui n'est pas
réalisable. Le possible se mesure seulement
au réel existant. Est-il possible de mettre
cinquante mille personnes dans cette salle?
Non. Est-il possible de mettre un litre d'eau
dans cette bouteille? Non. Alors l'impossible
veut dire ce qui excède les limites du réel
donné. Mais est-ce que cet impossible n'est
pas ce qui nous fait grand au sens où on le
disait tout à l'heure?

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