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Des racines empédocléennes chez Platon ?

Échos critiques à Empédocle dans l’élaboration platonicienne de l’âme


Empedoclean roots in Plato? Critical echoes to Empedocles in the Platonic elaboration of the soul
Anne-Laure Therme

Résumés
Français English
La construction par Platon du concept de psukhè paraît s’inscrire dans une polémique anti-
empédocléenne. Le Timée, le Phédon et le Phèdre fourmillent d’échos au poème de l’Agrigentin,
telles les références à la summetria harmonique des mélanges, au réseau de poroi ou conduits qui
parcourent le corps et aux effluves qui les traversent, ou encore les métaphores végétales
d’implantation, de germination, de croissance, d’enracinement et de déracinement. Or si Platon
emprunte à Empédocle, pour qui il n’y a pas d’âme, des modèles de dispositifs corporels et
physiques, c’est paradoxalement afin de récuser leur soubassement théorique immanentiste : car
« ce qui pense », qu’on lui donne ou non le nom d’âme, ne peut ni être matériel, ni être hétérogène
et procéder d’un mélange, ni s’identifier à la sensibilité.

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Mots-clés :
âme, Empédocle, harmonie, sensation, démon, sang

Keywords :
soul, Empedocles, harmony, sensation, daemon, blood
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Plan
I – Prolégomènes : origines de la fiction d’une « âme » empédocléenne
1. Les quatre éléments et leur mélange dans le sang, causes de la pensée humaine
2. La proportion harmonique du mélange des éléments, cause de la pensée dans le sang ?
3. Le δαίμων, une « âme » individuelle ?
4. Une incompatibilité manifeste avec l’âme platonicienne
II – La critique platonicienne du sang pensant : la pensée ne peut procéder d’un mélange matériel
hétérogène et périssable
1. L’âme ne saurait être un mélange matériel
2. L’âme intellective ne doit pas être confondue avec l’âme sensitive
3. L’âme ne saurait être une ἁρμονία : Phédon, 85e-95a
4. L’âme ne doit pas se confondre avec le corps : limites des analogies entre le Σφαῖρος
empédocléen et le corps et l’âme du monde dans le Timée (32b-34a)
III – Métempsychoses platoniciennes : des échos au μῦθος démonique d’Empédocle ? Phèdre, 246a
sq.

L’élaboration par Platon de sa conception de l’âme marque une rupture avec les doctrines de ses
prédécesseurs, qui rapportaient les processus psychiques à des mouvements physiques et ne
pouvaient les envisager indépendamment de la matière ou des corps. L’âme de Platon participe du
corps qu’elle anime mais ne se confond pas avec ce qui n’est que son substrat ; elle est le principe
éternel de tout mouvement, lui-même mû1, identique à soi, capable d’exercer des fonctions
d’intellection, comme la connaissance, qui ne relèvent pas de la sensation. Tout en étant une, l’âme
est protéiforme, se diffractant en espèces définies chacune par un genre d’élan ou de désir qui lui est
propre et qui définit sa fin spécifique2.
2Mais contester les physiologues n’exclut pas de recourir à certains de leurs procédés explicatifs,
serait-ce en les détournant de leur destination originelle. La construction par Platon de sa notion
d’âme semble ainsi trouver l’une de ses sources dans le rejet de thèses empédocléennes auxquelles
il fait subtilement allusion. Celles-ci transparaissent notamment, va-t-on s’efforcer de montrer, par
l’usage d’un champ sémantique empédocléen retourné contre son auteur pour mieux le combattre.
Or la corroboration de cette hypothèse se heurte inévitablement à des difficultés, sinon à des
apories.
• 3 Voir à ce titre Platon, source des présocratiques, M. Dixsaut et A. Brancacci (éd.), 2002.
• 4 Les références aux témoignages (A) et aux fragments présocratiques (B) suivent l’édition
Diels-Kran (...)
3Une première difficulté méthodologique, bien connue, est lié au caractère allusif des « sources
platoniciennes »3 : il est rare que Platon cite explicitement et nommément les auteurs ou doctrines
qu’il critique de façon sous-jacente. Il faut alors décrypter ses références, telle celle à « certaines
Muses d’Ionie et de Sicile » (Sophiste, 242c-d) évoquant Héraclite et Empédocle. De ce dernier, il
n’est fait qu’une seule mention explicite dans l’ensemble du corpus platonicien, en Ménon, 76c (31
A92 DK)4 ; son nom est cité à deux reprises dans le même court passage qui lui attribue la paternité
d’une certaine conception de la vision et de la couleur par émission et réception d’effluves, et
encastrement de « pores » et « denses » (sur laquelle nous reviendrons). À la lecture des dialogues
ou des traités platoniciens cependant, un lecteur d’Empédocle sera sensible à tout un réseau de
correspondances, en particulier dans les passages qui exposent la nature de l’âme, des parties du
corps auxquelles elle est attachée ou de ses pérégrinations. Il faudra donc, pour remonter les traces
empédocléennes implicitement présentes dans les écrits de Platon, en trouver des indices
significatifs, comme les convergences terminologiques.
4Mais l’objet même de notre investigation pose problème, puisqu’il s’agit ici d’interroger la
psychologie de Platon à l’aune de qui a pu être considéré comme celle de ses prédécesseurs. Or
c’est Platon lui-même qui constitue la ψυχή comme objet d’étude ; auparavant, ἡ ψυχή dénote
seulement ce qui caractérise un être vivant par distinction d’avec un cadavre, ce qui fait qu’il est un
organisme animé. Le terme demeure générique et ne donne pas lieu à une définition analytique
comme principe de mouvement ou entité unifiée douée de facultés ou de fonctions. Rechercher les
« théories de l’âme » présocratiques apparaît ainsi voué à l’échec, du fait que, stricto sensu, il n’y
en a pas, et que ce qui en tient lieu est issu de constructions, de reformulations et de
problématisations rétrospectives, d’abord dues à Platon puis surtout à Aristote. C’est à cette source
que puiseront les recueils doxographiques ultérieurs, pour lesquels la psychologie sera devenue un
champ d’études constitué, une distinction canonique commode à des fins de classification
systématique – et ce, jusqu’aux éditions des Vorsokratiker de Diels, qui regroupe à la suite les
fragments et témoignages présocratiques relatifs à l’« âme ». Or ces catégorisations
doxographiques, qui tendent à laisser croire que tous les auteurs, des premiers physiologues aux
écoles hellénistiques, se posaient en termes communs des questions similaires, non seulement
prêtent à confusion mais confinent à la déformation. L’objet que nous nous proposons ici, établir
une généalogie de l’âme platonicienne en remontant à ses éventuelles racines empédocléennes, ne
revient-il pas alors à enquêter sur une pure fiction, à se laisser abuser par une illusion rétrospective,
dénuée de réalité et de consistance ?
• 5 Sur l’inauthenticité de ce vers (χαλκῷ ἀπὸ τοῦ ψυχὴν ἀρύσας, « puiser la vie avec le
bronze », rapp (...)
• 6 Ce qui n’exclut pas leur éventuelle divinité : le Σφαῖρος est un dieu éphémère.
5On ne peut pas en effet parler d’« âme » dans la physique d’Empédocle. La seule occurrence, dans
les fragments, de ψυχή (B138), au sens homérique de « vie », est très certainement apocryphe,
comme l’a montré J.-C. Picot5. On ne voit pas non plus ce qui pourrait avoir la fonction particulière
de principe de vie, puisque les six réalités immortelles dont se compose l’univers d’Empédocle
participent toutes également du vivant, sans qu’aucune n’ait par nature de prééminence. Dans tous
les corps (et pas seulement vivants), ces six principes se combattent et s’allient : la multiplicité des
éléments (air, feu, eau et terre) y est en lutte, prise dans le jeu de deux forces contraires qui les font
s’attirer et se repousser. Φιλότης, l’Amour ou Amitié, pousse les éléments différents à s’accoler et à
s’unifier dans des mélanges, que Νεῖκος, la Haine ou Discorde, tend à détruire, en regroupant les
éléments selon des critères identitaires. Ces quatre éléments et les deux forces qui les meuvent sont
divins et immortels ; tout ce qu’engendrent leurs combinaisons n’est qu’agrégats temporaires6. Il ne
peut donc y avoir non plus d’âme immortelle des créatures, sauf à l’identifier avec l’un de ces
principes cosmiques, ce qu’aucun fragment ne permet d’attester. Mais puisque les successeurs
d’Empédocle ont néanmoins cherché à le « psychologiser », à identifier dans ses vers des
équivalents de l’âme ou de ses facultés, on ne peut faire l’économie d’un détour par cette relecture
afin de comprendre comment ont pu se construire des réactions critiques, dont celle de Platon, à une
pseudo-« âme » empédocléenne.

I – Prolégomènes : origines de la fiction d’une


« âme » empédocléenne
6Aristote est le premier à établir dans ses traités des classifications systématiques des penseurs et
des « écoles » antérieures, établissant des lignes de continuité et de ruptures, les interprétant selon
des concepts et une terminologie qui sont les siens propres : sa méthode doxographique consiste à
rechercher ce qu’il estime être l’expression gauche et incomplète ou les balbutiements de la (ou
plutôt de sa) philosophie. Les vers d’Empédocle sont ainsi régulièrement passés au crible de
distinctions et de catégories qui ne vont pas sans opérer de distorsion, et d’un découpage de la
réalité en objets et champs de savoir (comme l’âme et la psychologie) étrangers aux penseurs pré-
platoniciens. Ainsi, qu’il n’y ait ni âme ni psychologie empédocléennes n’a pas empêché ses
successeurs d’en trouver des succédanés, soit qu’ils l’identifient, à l’instar d’Aristote, au principe de
la perception et de la pensée, ou encore de la proportion qui produit la pensée humaine ; soit qu’ils
la reconnaissent dans le récit de l’exil de démons (δαίμονες) interprété comme une série de
métempsychoses, selon une tradition allant de l’orphisme et du pythagorisme au néoplatonisme. Les
passages de Platon relatifs à l’âme que nous allons examiner se réfèrent implicitement à ces trois
lectures possibles : une « âme »-sang (Phédon, Timée), une « âme »-harmonie (Phédon), et une
« âme » migrante (Phèdre).

1. Les quatre éléments et leur mélange dans le sang, causes de


la pensée humaine
• 7 Cf. aussi 31A96 (Stobée et Aétius) : « Parménide, Empédocle et Démocrite disent que
l’intellect (νο (...)
• 8 Aristote, De l’âme, III, 3, 427 a21-25 ; Théophraste, Du Sens, 10 (« la pensée se confond
avec la s (...)
• 9 B103 : « …tout pense » (πεφρόνηκεν ἅπαντα) ; B110, 10 : « Car sache que tous ont
l’intelligence (φρ (...)
• 10 B109 (qu’Aristote cite à l’appui de sa classification) : « Car c’est par la terre que nous
voyons l (...)
7Lorsqu’Aristote, dans l’examen doxographique au livre I du traité De l’âme, établit une typologie
des propriétés de l’âme selon les premiers philosophes, il distingue ceux qui en font un principe
moteur de ceux qui y voient un principe de connaissance et de perception ; c’est dans ce dernier
groupe qu’est inclus Empédocle7, pour qui « l’âme serait constituée de tous les éléments, et chacun
d’eux serait une âme » (De l’âme, I, 2, 404 b11-12). Par âme, Aristote entend donc désigner ce qui a
la capacité de percevoir et de penser (facultés qu’Empédocle assimilait l’une à l’autre8) : les
fragments affirmant que chaque élément est doué de pensée9 et perçoit son semblable10 sont
retranscrits en termes aristotéliciens par un saisissant raccourci, faisant de chaque élément « une
âme ». On voit déjà là, sinon l’inadéquation, du moins les limites d’une telle transposition : à ce
compte-là, puisque tout est constitué d’éléments, tout serait âme chez Empédocle – de sorte que le
concept même d’âme y serait caduc et vide, se confondant en compréhension comme en extension
avec la réalité tout entière.
8Ce qui fait pour Empédocle la spécificité de la pensée humaine se trouve dans un certain mélange
des éléments, celui qui est réalisé dans le sang, auquel semble faire allusion Aristote quand il dit
qu’elle est issue de la réunion de tous les éléments :
• 11 Théophraste, Du Sens, 10 : « on pense surtout par le sang, car c’est en lui que
les éléments des me (...)

« Car le sang, autour du cœur [περικάρδιον], est la pensée [νόημα] en l’homme. » (31
B105, 3)11.
9Par conséquent – et ces implications vont s’avérer cruciales pour la compréhension des critiques
émises par Platon – :
• 12 Aristote déclare que si certains « se prononcent pour le sang, c’est qu’ils estiment que le
fait de (...)
• 13 Cf. Aristote, De l’âme, III, 3, 427 a27-30 : Empédocle affirme que « penser est un
phénomène corpor (...)
1°/ La pensée (φρόνησις, νόημα ou μήτις), identifiée à la sensation12, relèverait pour Empédocle
du corporel, étant une propriété des quatre éléments eux-mêmes matériels, et plus spécialement de
leur mélange dans le sang13.
2°/ Le sang est un mélange hétérogène ; son existence est donc imputable à l’action de l’Amitié ou
Amour (Φιλότης), la force cosmique causant l’attraction, le mélange et la cohésion des éléments
dissemblables. Le fragment B98 le confirme, indiquant la présence des quatre éléments dans le
sang, en proportions identiques ou du moins similaires, cette composition harmonique étant due à
Φιλότης.
• 14 Conformément à un certain usage hésiodique et homérique (par ex. Iliade, I, 608), repris
par les tr (...)
3°/ La pensée humaine étant dans le sang, elle est donc un flux mobile, qui irrigue l’ensemble du
corps humain : car le sang et la chair sont formés de la même façon et des mêmes ingrédients
(B98) ; le sang « rejaillit » en « vagues » dans tout le corps (B105) ; il circule, affluant et refluant
dans des conduits allant de la surface de la peau aux profondeurs de l’organisme (B100). Les
organes où il se concentre sont ainsi bien davantage pensants et sentants que le reste du corps : ainsi
la région péricardique (περικάρδιον, B105) et le foie « gorgé de sang » (πολυαίματον, B150). On
note aussi un rapport privilégié entre une forme supérieure de pensée et le diaphragme (φρήν ou
πραπίδες), qui désigne souvent par métonymie « l’esprit » dans les fragments14.

2. La proportion harmonique du mélange des éléments, cause


de la pensée dans le sang ?
10Puisque c’est par le sang que les humains pensent, la cause ultime pourrait en être la proportion
harmonique particulière qui caractérise ce mélange, où se réalise l’égalité des parts élémentaires
(1 :1 :1 : 1) : le sang contient autant de feu que d’air, d’eau et de terre (B98). Cette proportion
équilibrée impliquerait un type d’interaction particulier entre les éléments, d’où émergerait un type
de pensée supérieur à celui présent dans un mélange plus approximatif. Elle se retrouve
parfaitement réalisée dans le Σφαῖρος, cette phase du cycle cosmique dans laquelle la force de
l’Amour ou Ἁρμονίη (B27) triomphe sur la force rivale, Νεῖκος. Tous les éléments sont alors
unifiés en une entité unique, maintenus au repos dans une cohésion et un mélange qui ne sont
troublés par rien (la force de séparation, Νεῖκος, ayant en effet été reléguée à l’extérieur du tout) ;
or le Σφαῖρος pense et se réjouit (B27-28).
11Dans son traité De l’âme, Aristote oscille entre ces deux interprétations d’Empédocle d’une âme
comme mélange des quatre éléments et comme proportion du mélange. Cette dernière opinion est
l’objet d’une critique (I, 4, 408 a13-24) s’inscrivant à la suite de la réfutation des partisans de
l’âme-harmonie, conception à laquelle elle est apparentée. Aristote argue que, si l’âme est la
proportion ou λόγος du mélange, il devrait alors y avoir autant d’âmes dans le corps que de parties
du corps, puisque le λόγος de l’os par exemple n’est pas celui du sang, et ainsi de suite pour
chacune des parties organiques – ce qui est absurde à ses yeux, mais semble correspondre à ce que
disait Empédocle pour qui chaque membre et organe du corps « pense » et sent à sa façon.
• 15 Traduction R. Bodéüs.

« Et il est pareillement irrationnel de soutenir que l’âme s’identifie à la proportion du


mélange. Car ce n’est pas la même proportion qui définit le mélange des éléments dans
la constitution de la chair et de l’os. L’on se trouvera, par conséquent, avoir plusieurs
âmes, distribuées à travers tout le corps, s’il est vrai que tout procède des éléments qui
se mêlent, et que la proportion du mélange est harmonie et âme. On pourrait, d’ailleurs,
réclamer d’Empédocle également qu’il réponde au moins à ceci, puisqu’il prétend que
chacune des parties résulte d’une certaine proportion : est-ce donc que l’âme est cette
proportion (…) ? De plus, est-ce que l’amitié est responsable de n’importe quel mélange
au hasard ou de celui qui respecte la proportion, et est-ce qu’elle est elle-même
identique à la proportion ou bien quelque chose de différent par rapport à la
proportion ? » (Aristote, De l’âme, I, 4, 408 a13-24)15
• 16 Il serait trop long de démontrer ici ce point. Mais contrairement à ce qu’affirme P. Curd
(2013) il (...)
• 17 « Car la première philosophie semble balbutier sur tout, parce qu’elle est jeune et à ses
débuts, p (...)
12Les questions adressées par Aristote à Empédocle n’ont sans doute que bien peu de rapports avec
celles que ce dernier se posait lui-même, ayant ici une finalité interne à la progression analytique du
traité De l’âme, mais elles mettent néanmoins en évidence des corrélations fortes entre mélange,
proportion harmonique et Amitié. C’est de Φιλότης qu’émane toute l’harmonie, puisque c’est de
son action que résultent tous les mélanges hétérogènes (ce qui est le cas de tous les corps de notre
monde, dont le sang) et les proportions de parts élémentaires qui caractérisent leur composition. La
déesse prend d’ailleurs le nom d’Ἁρμονίη dans des fragments où il est question de mélanges
harmoniques, comme le sont le Σφαῖρος en B27 (cette phase du cycle où les éléments sont si
puissamment liés qu’ils forment un seul tout pensant), ou encore l’os en B96, 4, dont Empédocle
indique le λόγος précis, la quantité de chacun des constituants. Comme l’a bien montré D. O’Brien
(2006), le fondement de la présente critique d’Aristote est l’impossibilité que Φιλότης soit à la fois
la cause des proportions (un λόγος ou ἁρμονία immatériel) et une substance physique
« implantée » (ἕμφυτος, B17, 22) dans les membres des créatures ; on retrouvera ce même reproche
dans les traités platoniciens. Mais ce qui pouvait apparaître contradictoire à Platon et Aristote ne
l’était pas nécessairement pour Empédocle, qui ne concevait pas d’immatérialité au sens où les
penseurs ultérieurs l’entendront16. Si, en un sens, Aristote peut considérer qu’Empédocle a presque
réussi à s’élever, avec sa notion de proportion, jusqu’à la découverte de la cause formelle, il n’en
reste pas moins que tout est exclusivement explicable en termes de matériaux et de forces
matérielles17. D’où d’ailleurs une nouvelle difficulté, dès lors que l’on cherche à comprendre quel
peut être le statut (physique ou allégorique ?) des δαίμονες.

3. Le δαίμων, une « âme » individuelle ?


• 18 Voir les contextes des citations des fragments B115, B119-122, B127. Les fragments 112-
153a ont été (...)
• 19 B115, 13 ; B117, 1 ; B118 ; B139 ; Pap. Strsb. ens. d.
• 20 B119, Pap. Strsb. ens. d.
• 21 Peuvent-ils alors s’identifier aux « dieux à la longue vie » (δολιχαίωνες) du poème
physique (B21, (...)
• 22 Il peut s’agir d’un meurtre ou d’un crime de sang, lié peut-être à la dévoration. Les mss.
de la ci (...)
• 23 Cf. B115, 6 : ἀλάλησθαι et 13 : φυγὰς θεόθεν καὶ ἀλήτης.
• 24 B115, 5-9, B117, B127 et B146.
• 25 Pap. Strsb. d12, cf. d9 et B124.
• 26 θεοί, B146, 3 ; cf. μακάρων, B115, 6.
13Certains doxographes et commentateurs ont identifié les « démons » (δαίμονες) évoqués par les
vers d’Empédocle à des âmes18. La question de leur nature exacte est éminemment disputée.
Quelques-uns de leurs caractères peuvent cependant être établis à partir des fragments : les
δαίμονες sont des entités individuées capables de parler d’elles-mêmes (« je »19, « nous »20) ; leur
est attribuée « une vie de longue durée » (μακραίωνος λελάχασι βίοιο, Β115, 5) ; ils ne sont donc
pas éternels, à la différence des éléments matériels et du couple Νεῖκος-Φιλότης.21 Les vers
« démoniques » s’inscrivent dans une histoire, un récit, qui narre la chute et l’exil de ces entités (ou
du moins de certaines d’entre elles) à la suite d’une faute, dont la nature demeure sujette à
caution22. Leur errance23 s’apparente à une transmigration d’un corps vivant à un autre24, le
δαίμων étant comme « pris » dans des composés organiques voués à « de grandes souffrances »25,
condamnés à traverser « les chemins pénibles de la vie » (B115, 9). Parmi ces « incarnations »,
certaines apparaissent être meilleures que d’autres, selon qu’elles permettent de progresser jusqu’au
statut de « [dieux] bienheureux »26 – les δαίμονες pouvant ultimement retrouver l’état de félicité
dont l’exil leur avait ôté la jouissance. On comprend alors comment les lecteurs d’Empédocle ont
pu identifier ces pérégrinations à une transmigration des âmes, à une métempsychose, à la manière
des récits orphiques et pythagoriciens. Car, de deux choses l’une : soit le récit démonique est à
considérer comme une allégorie du système physique, soit la mention des démons doit être prise
littéralement, ce qui semble alors devoir impliquer l’existence d’« âmes » individuelles.
• 27 Bollack 1969, 2003, apparemment suivi par Santaniello 2009.
• 28 2008 (1) p. 252, je traduis.
• 29 Ibid., p. 260.
• 30 Primavesi propose de réserver le terme de « racines » (qui en fait des divinités) aux
éléments quan (...)
• 31 Selon Primavesi, le nom divin du Σφαῖρος serait Apollon (ibid., p. 261-262).
• 32 Ibid., p. 253-255 et 265 et (2011), p. 408-409 et p. 491 sq. pour l’édition des textes
relatifs à l (...)
• 33 « Il paraît donc aujourd’hui impossible de soutenir, comme nous l’avions fait dans notre
premier ar (...)
14On se heurte donc à un problème majeur dès lors que l’on cherche à déterminer le statut et la
nature des δαίμονες et à les concilier avec les principes physiques empédocléens. Si l’on veut voir
dans les δαίμονες des êtres immatériels27, on risque de transgresser les bornes posées par le
matérialisme strict des fragments « sur la nature ». Une solution serait de considérer que le μῦθος
démonique n’est qu’allégorique, position défendue par O. Primavesi. Le récit de la transmigration
des démons serait à interpréter comme le « miroir mythologique (…) de la théorie physique
d’Empédocle »28. L’errance des δαίμονες exclus de la communauté des bienheureux (B115)
symboliserait celle des quatre éléments exclus du Σφαῖρος à travers le cycle cosmique29. Chacun
de ces éléments est en effet divin : le fragment B6, qui les présente comme « les racines de toutes
choses » (πάντων ῥιζώματα30) emprunte au panthéon traditionnel les noms de Zeus (pour le feu),
Héra (l’air), Aidoneus (ou Hadès, la terre), y ajoutant celui de la nymphe Nestis (sans doute
Perséphone) pour l’eau. Le Σφαῖρος, cette phase temporaire du cycle qui unifie la totalité des
éléments en une sphère, jouit également d’un statut divin, bien qu’étant mortel31. O. Primavesi fait
correspondre terme à terme le procès du cycle cosmique décrit dans le poème physique et les vers
démoniques, dont il établit l’« horaire » précis, en s’appuyant notamment sur des scholies
byzantines au manuscrit florentin De la génération et de la corruption d’Aristote publiées par M.
Rashed en 200132. Ainsi, le règne du Σφαῖρος, correspondant au séjour des Bienheureux, durerait
4000 ans (ou 40 unités de temps) ; la destruction du Σφαῖρος, due au crime commis par un des
dieux (la dévoration ?), initierait l’exil du démon coupable, puni et purifié au travers d’incarnations,
durant les 6000 ans que dure le monde de la Haine croissante. À la victoire de cette dernière, les
racines sont entièrement séparées en genres purs (ce à quoi correspondrait le fr. B142 dans
l’allégorie démonique), phase qui durerait, à l’instar du Σφαῖρος, 4000 ans. Enfin, lorsque l’Amour
croissant à son tour crée un monde durant 6000 ans, les δαίμονες, ayant peu à peu expié leur faute,
retrouvent progressivement, via des incarnations manifestant toujours plus de cohésion, la
communauté des bienheureux qui se reconstitue avec le Σφαῖρος. Une telle symétrie entre les
motifs et des durées des cycles cosmique et démonique est particulièrement séduisante. Or cette
reconstruction, d’abord suggérée par M. Rashed (2001), s’avère périlleuse : dans un article de 2014,
et grâce à la découverte de trois nouvelles scholies, ce dernier montre que la première
chronographie symétrique qu’il avait lui-même proposée et qu’O. Primavesi a adoptée, ne tient pas :
la phase des éléments séparés en quatre masses (le « Dînos ») est bien plus vraisemblablement,
comme l’avait déjà soutenu D. O’Brien en 1969, un « rebroussement instantané » qu’une période
étendue dans le temps33. Il faut par conséquent renoncer à établir une stricte correspondance, fût-
elle métaphorique, entre la théorie des éléments et le récit démonique.
• 34 Voir en ce sens B112, 10-12, B118, B124, B145 ou B154a.
• 35 Empédocle n’est pas seulement un physicien soucieux de comprendre la structure de
l’univers, mais u (...)
15L’interprétation purement métaphorique de l’errance des δαίμονες semble également devoir être
récusée du fait de l’empathie et de la sollicitude dont témoigne Empédocle vis-à-vis de leur
souffrance réelle34 – qui n’est pas seulement celle des éléments –, dans laquelle s’enracine le désir
de leur venir en aide et de les soulager35.
• 36 Wright 1981, Barnes 1982.
• 37 Curd 2002 et Osborne 1987 qui établit l’équation δαίμων =sang.
• 38 Première position de Cornford 1912, O’Brien 1969, Kahn 1974, Martin/Primavesi 1999.
• 39 Seconde position de Cornford 1926.
• 40 Kingsley 2003.
16Si l’on considère que les δαίμονες sont bien des entités réelles et matérielles, inscriptibles dans le
cadre du système physique, leur identité demeure encore sujette à controverse. On peut dégager
trois grandes options interprétatives. Les δαίμονες ont pu être assimilés à tous les corps composés
du mélange des quatre éléments36 – ou, selon une version plus restrictive, à ceux dont les parts
élémentaires sont en proportion identique, autrement dit les êtres comportant du sang et de la
chair37. D’autres ont émis l’hypothèse que les δαίμονες seraient des particules d’Amour
contaminées par la Haine, c’est-à-dire « emprisonnées » dans des mélanges organiques38, voire
qu’ils s’identifieraient au principe d’harmonie lui-même, c’est-à-dire à Φιλότης, cause du λόγος des
mélanges39. A l’opposé de cette connexion entre Amour et δαίμονες, ceux-ci pourraient enfin être
des particules d’air élémentaire ; leur retour parmi les bienheureux serait alors à imputer à la Haine
qui leur permet de s’échapper des composés créés par l’Amour en les poussant à rejoindre leur lieu
propre à la périphérie du tout40.
17Chacune de ces positions se heurte à des objections : s’ils sont des mélanges organiques
éphémères, comment rendre compte de leur « transmigration » ? S’ils sont des particules d’Amour
ou le principe harmonique des corps, comment expliquer leur individualité et leur mortalité ? Quoi
qu’il en soit, on comprend que la notion de transmigration mène à celle de (ré)incarnation et donc
d’« âme », puisqu’elle présuppose un fil sensible, un Je, continu.

4. Une incompatibilité manifeste avec l’âme platonicienne


• 41 Cf. par exemple le mythe de la fin du Gorgias, 524 b-d, ou Phédon 83.
18Que Platon ait vu des « âmes » empédocléennes dans le sang ou les δαίμονες, elles sont en tout
cas incompatibles avec sa propre définition de la ψυχή. D’abord parce qu’elles seraient (au moins
dans le cas du sang) de nature matérielle : or Platon contraste clairement la matérialité du corps et
l’immatérialité de l’âme, celle-ci se libérant du corps en s’en dépouillant comme d’un vêtement41.
L’âme platonicienne est par soi le principe de tout mouvement, elle-même mouvement, et ne peut
pas être identifiée aux substrats matériels sur lesquels elle s’exerce : elle est une et identique à soi.
Or pour Empédocle, la pensée procède de la diversité (chaque élément, qui est le contraire de tous
les autres, pense et perçoit) et du mélange (dans le sang – mais tout vivant pense aussi). Elle n’est
pas autre chose qu’une propriété inhérente aux corps et à leurs combinaisons.
• 42 Cf. en particulier République, IV, 436-441, Phèdre, 246a et 253c, Timée 69 c-e. Cette
tripartition (...)
• 43 Platon s’inscrit ainsi dans une lignée remontant à Alcméon de Crotone (qui faisait du
cerveau le ce (...)
• 44 Selon les Vies de Diogène Laërce, VIII, 64-66 et 72.
• 45 Ibid. et Plutarque, Contre Colotès, 31 A14.
• 46 Cf. Théophraste, Du Sens, 10-11.
19C’est ainsi la totalité du corps qui pense et perçoit, ne serait-ce que parce que ses éléments
pensent. Le sang se concentre dans certaines parties du corps (le cœur et la zone péricardique, le
diaphragme, le foie), mais c’est aussi un flux l’irriguant en totalité ; et « toutes les formes de chair »
en sont constituées (B98). Pour Platon en revanche, le sang est le véhicule de la sensation, et peut
ainsi tendre à faire obstacle à l’exercice de la fonction cognitive de l’âme. Car l’âme se décline en
plusieurs espèces, une immortelle et divine et deux mortelles, qui s’inscrivent dans des parties
distinctes du corps42. L’âme rationnelle (τὸ λογιστικὸν), immortelle et divine, est située dans le
cerveau43. Le cou, tel un isthme, à la fois la sépare et la relie à la plus noble des deux âmes
mortelles, le θυμός (ou θυμοειδές), siège des ardeurs et des affects, située dans le thorax. La partie
de l’âme mortelle en-dessous du diaphragme, l’ἐπιθυμητικόν, pousse aux appétits relatifs aux
fonctions physiologiques comme la nutrition ou la reproduction ; c’est la seule espèce d’âme
commune à tous les organismes vivants, y compris végétaux. Les nettes frontières corporelles
posées par Platon entre les lieux des âmes (le détroit du cou, la membrane du diaphragme) sont
justifiées téléologiquement (Timée, 69d-70a), leur répartition verticale étant à l’image de leur
hiérarchisation, de la plus céleste à la plus terrestre. Pour Empédocle, tous les éléments « sont égaux
et de même noblesse » (B17, 26), et dans le sang ils sont en proportion identique. Un parallèle peut
en ce sens être tracé, avec précaution toutefois, avec les conceptions politiques de l’un et l’autre. La
République met en évidence des convergences entre les structures de l’âme et de la cité : aux trois
instances psychologiques correspondent les trois divisions sociopolitiques, éminemment
hiérarchisées, qui divisent la société en classes étanches, et aux fonctions de l’âme la répartition des
pouvoirs. A l’opposé de l’élitisme monarchique ou oligarchique de Platon, Empédocle aurait prôné
la « mesure » (μέτριον) et une « égale répartition » (ἰσονομία) dans la cité44, et fait cesser la
tyrannie à Agrigente45. Il est tentant de voir une analogie entre cette ἰσονομία politique et l’identité
de proportion des éléments dans le mélange sanguin : plus il y a mélange des dissemblables dans
l’unité harmonique maintenue par l’Amitié (au propre comme au figuré), plus la cohésion est
équilibrée, meilleure est la pensée46/ la cité.
• 47 Cf. Therme 2010. Nous nous attarderons ici davantage sur les critiques platoniciennes du
sang pensa (...)
20Certes, les conceptions d’Empédocle et Platon apparaissent s’opposer : pour le premier, pensée et
sensibilité sont identiques, et sont des processus physiques, des propriétés des corps, des éléments et
de leur mélange ; le second distingue et dissocie le principe de la pensée non seulement de celui de
la perception, mais du corps et de la matière. L’âme est attachée ou implantée dans un corps, mais
est par essence autre que lui – bien que ses parties participent du corps dans lequel elle s’incarne et
qu’elle puisse y exercer ses fonctions. Cependant Platon, quoique critiquant manifestement le
matérialisme empédocléen, semble se réapproprier certains de ses motifs pour les détourner, d’une
manière similaire à ce que faisait déjà Empédocle avec les vers homériques ou parménidiens47.

II – La critique platonicienne du
sang pensant : la pensée ne peut procéder d’un
mélange matériel hétérogène et périssable
• 48 La connaissance étant fondée sur la réminiscence de la contemplation des formes
intelligibles, elle (...)
21Une allusion est faite à la théorie du sang pensant dans l’autobiographie intellectuelle de Socrate
(Phédon, 96b), quand il raconte s’être d’abord avidement intéressé aux doctrines des physiciens
pour comprendre l’univers, avant d’être amèrement déçu par l’absence de finalisme de leurs
explications. Parmi les questions qui le taraudaient : « quel est ce par quoi nous pensons, du sang,
de l’air ou du feu ? ». Les trois hypothèses, ultérieurement rejetées, se réfèrent respectivement aux
thèses d’Empédocle, de Diogène d’Apollonie (peut-être aussi d’Anaximène), et d’Héraclite. Ce
passage implique déjà que ces explications physiques de la pensée ne sont pas satisfaisantes pour
Platon ; outre qu’elles se passent de cause finale, qu’elles excluent qu’il y ait eu choix du meilleur,
elles doivent être réfutées pour leurs conséquences inacceptables : si l’âme était matérielle, elle ne
pourrait être immortelle (et donc ne pourrait penser)48 ; et si elle était issue d’un mélange constitué
d’éléments hétérogènes comme c’est le cas du sang, elle ne pourrait être pure et identique à soi.

1. L’âme ne saurait être un mélange matériel


22L’âme selon Platon est nécessairement pure et sans mélange :
• 49 Les traductions de Platon sont extraites de l’édition révisée dirigée par L.
Brisson 2011 (L. Briss (...)
« Ce qui est divin, immortel, objet pour l’intelligence, qui possède une forme unique,
qui est indissoluble et toujours semblablement même que soi-même, voilà ce avec quoi
l’âme offre le plus de ressemblance » (Phédon, 80b1-3)49.
23Le Phédon en fait la démonstration (78b-84c) : si elle était composée, elle serait sujette à la
dispersion, et ne serait donc pas toujours identique à elle-même. Or tout ce qui est visible et sensible
est sujet au changement tandis que l’invisible, qui ne se saisit que par la pensée (les essences, les
choses en soi), demeure identique à soi : « la chose invisible est toujours même qu’elle-même, alors
que celle qu’on peut voir ne l’est jamais » (79b). L’âme étant invisible, elle est identique à soi ; si
elle s’égare et erre parfois, se trouble, s’altère, ce n’est pas du fait de sa nature propre mais de son
commerce avec le corps et ce que les sens lui montrent ; mais dès lors qu’elle considère les choses
« en elle-même et par elle-même » (83b), qu’elle s’applique à se défaire des affects qui la clouent
au corps et l’infectent (83d) elle peut retrouver son état de pureté et d’identité à soi.
• 50 αὑτὰ γὰρ ἔστιν ταῦτα, δι᾿ ἀλλήλων δὲ θέοντα / γίγνεται ἀλλοιωπά· τόσον διὰ κρῆσις
ἀμείβει (B21, 13- (...)
• 51 Cf. les fragments B2 ; B3, 9-13 ; B8 ; B15 ; B17, 21-26 ; B23, 9-11 ; B110 ; B133 et
Β134. – Notons (...)
24Il y a là un postulat commun avec Empédocle : les phénomènes perceptibles nous donnent à voir
d’incessants changements, mais en réalité les choses (les quatre éléments et les deux forces
cosmiques d’Amour et Haine) demeurent immuablement et éternellement identiques à elles-
mêmes50 ; il y a donc bien scission entre le visible changeant et une immuabilité invisible qui ne se
contemple que par la pensée51. Empédocle accepterait aussi l’inférence selon laquelle toute
composition implique une dispersion. Cependant la ligne de fracture entre les deux systèmes est
irrémédiable : pour Platon, ce qui est et demeure identique à soi ne saurait être de nature matérielle.
25Un passage du Timée prolonge la critique d’une âme composée en des termes qui semblent devoir
essentiellement s’appliquer à Empédocle : l’argument intervient en effet directement après un
passage très « empédocléisant » sur les effluves réfléchis dans les miroirs et la construction de l’œil
(45b sq.). Il évoque l’impossibilité que ce qui pense soit un mélange des quatre éléments.
« Mais ces « causes » [ie. « qui provoquent refroidissement et réchauffement,
solidification et fusion »] ne peuvent faire preuve d’aucune conduite rationnelle,
d’aucune intention intelligente en vue de quoi que ce soit. Car de tous les êtres, le seul à
qui il convient de posséder l’intellect, il faut le désigner comme l’âme, et cet être est
invisible, tandis que le feu, l’eau, la terre, l’air sont tous par naissance des corps
visibles » (Timée, 46d4-7).
• 52 On peut faire le parallèle avec les critiques émises par Aristote sur le mélange
empédocléen, qui à (...)
26Deux objections sont ici émises à l’encontre d’Empédocle : d’une part, ce qui est doué
d’intentionnalité ne peut être formé de corps « aveugles » ; la pensée ne peut émerger de ce qui est
dénué de pensée, de la seule matière, qui se définit par des pouvoirs physiques (capacité de
refroidir, de solidifier…) et non psychologiques. Il s’agit en réalité d’une déformation de la pensée
d’Empédocle puisque selon lui chaque élément matériel est doué de pensée ; c’est ce que Platon
précisément refuse : que la matière pense par elle-même, de manière immanente, sans aucun
principe d’une autre nature. D’où la seconde critique, également axée sur le rapport composé/
composant impliqué par tout mélange : l’âme invisible, immatérielle, ne saurait résulter du mélange
de choses visibles, matérielles. Si petits soient-ils, des corps mélangés demeurent nécessairement
des corps, et ne peuvent acquérir des caractères d’une nature étrangère à leur corporalité52. Les
corps doivent pour Platon être conçus comme des lieux, plus ou moins susceptibles, selon leur
conformation, d’accueillir l’âme, ainsi que le montre clairement le Timée lorsqu’il décrit l’activité
démiurgique qui configure la matière et les corps en fonction de la finalité qui sera la leur.
• 53 Bien que ce terme féminin désigne généralement l’épouse d’un artisan, nous nous
conformons ici à l’ (...)
27Car les corps en revanche sont composés des quatre éléments, comme pour Empédocle. Nous
allons le voir avec quelques exemples, le traité fourmille de résonances et d’allusions à Empédocle,
qui concernent en particulier la manière dont sont assemblés et structurés les corps mortels et leurs
parties organiques. La terminologie de Platon et les descriptions mêmes des modes opératoires du
démiurge font largement écho à celles des fragments sur la Φιλότης artisane53, où reviennent
notamment les images du potier, du boulanger et du menuisier. Ainsi, quand les dieux immortels,
imitant le démiurge et suivant son injonction, façonnent les corps vivants mortels (Timée, 42e-43c),
c’est en collant les quatre éléments et en les arrimant les uns aux autres par un habile chevillage,
d’une manière similaire à celle dont Φιλότης opère :
« Ces portions (μόρια) [sc. de feu, de terre, d’eau et d’air] qu’ils avaient prélevées, ils
les aggloméraient (συνεκόλλον) en une même entité non en se servant de ces liens
(δεσμοῖς) indissolubles qui assuraient leur propre cohésion, mais en usant pour les
assembler d’un réseau dense de chevilles que leur petitesse rendait invisibles (ἀλλὰ διὰ
σμικρότητα ἀοράτοις πυκνοῖς γόμφοις). Avec toutes ces portions, ils fabriquèrent pour
chaque individu un seul corps, et dans ce corps soumis à un flux et à un reflux
(ἐπίρρυτον... καὶ ἀπόρρυτον) perpétuel, ils enchaînaient les révolutions (περιόδους) de
l’âme immortelle. » (Timée, 42e9-43 a6).
• 54 Cf. aussi B75 : « Parmi eux, les uns, au fond, devinrent denses (πυκνά), les autres, au-
dehors, lâc (...)
28Φιλότης - Ἁρμονίη est une force physique d’agglutination, de coagulation (κόλλῃσιν, B96, 4),
agissant à la manière dont « le suc du figuier cheville (ἐγόμφωσεν) le lait blanc et le caille (ἔπηξεν)
» (B33)54. Elle « joint avec des chevilles (γόμφοις) d’amour » (B87) : cette terminologie des
gonds, qui renvoie au sens homérique originel d’ἁρμονία (l’assemblage, l’encastrement de pièces
de menuiserie), n’est pas métaphorique mais physique. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que
c’est précisément au moyen d’une comparaison au travail du charpentier sur le bois que Platon
introduit son récit cosmogonique en 69a.
• 55 « Pour toutes ces substances [i.e. les os, les chairs etc.], le point de départ, c’est la moelle.
E (...)
29D’autres analogies se font jour quand Platon explique comment ont été constitués l’os et la chair
(73b-75b) à partir de la moelle, présentée comme la substance organique dans laquelle les
différentes espèces d’âme pourront être semées et attachées au corps (73b2-5)55.
« Et voici comment il [sc. le démiurge] constitua l’os. Il a passé au crible de la terre
pure et homogène, et il l’a pétrie en la délayant avec de la moelle. Après ces opérations,
il a mis cette pâte au feu, ensuite il l’a trempée dans l’eau, puis, de nouveau, il l’a mise
au feu, puis il l’a trempée encore dans l’eau. La repassant ainsi plusieurs fois du feu à
l’eau, il l’a rendue, grâce à l’action conjuguée du feu et de l’eau, impossible à amollir
(…) Puis… il façonna à partir de ce matériau des vertèbres qu’il a emboîtées comme
des gonds [οἷον στρόφιγγας], en commençant par la tête, à travers toute la cavité du
tronc. Et c’est la totalité de la semence [des âmes] qu’il a ainsi enclose, pour la
sauvegarder, d’une enceinte de pierre, où il a fabriqué des articulations [ἄρθρα]… »
(Timée, 73e1-5 et 74a2-5)
30Le processus de modelage de l’os, qui assimile le travail démiurgique à celui d’un potier ou d’un
boulanger, rappelle fortement la description donnée aux fragments 31 B96 et B73 DK :
• 56 Nestis est l’un des noms métaphoriquement donnés à l’eau, Héphaïstos au
feu.
• 57 Traduction Bollack modifiée.
« Et la terre, de bonne grâce, dans ses creusets aux larges flancs,
Sur les huit parts en reçut deux de l’éclat de Nestis,
Quatre d’Héphaïstos56. Elles devinrent os blancs,
Ajustés par les colles d’Harmonie [ἀρηρότα ῾Αρμονίης κόλλῃσιν] la prodigieuse. »
(31 B 96 DK)57
• 58 Cypris (l’un des noms d’Aphrodite « la Chypriote ») est encore un avatar de
Φιλότης-῾Αρμονίη, plus (...)
• 59 Traduction Bollack.

« Ainsi Cypris58, quand elle eut trempé la Terre dans la Pluie,


Affairée, elle donna les formes à durcir à la pointe du Feu. » (31 B 73 DK)59
31De même, quand Platon évoque ensuite la création de la chair :
« Voilà ce qu’avait en vue celui qui, à la façon d’un modeleur de cire, fabriqua notre
corps. Avec de l’eau, du feu et de la terre, il fit un mélange, un arrangement harmonieux
[ὕδατι μὲν καὶ πυρὶ καὶ γῇ συμμείξας καὶ συναρμόσας], auquel il ajouta un levain
composé d’acide et de sel et il constitua la chair... » (Timée, 74 c5-d1)
32Apparaissent des échos manifestes aux vers d’Empédocle, qui caractérisent aussi l’action de
Φιλότης comme une composition harmonique (συναρμόζει) :
• 60 Traduction Bollack modifiée.

« … d’Eau, de Terre, d’Éther et de Soleil


Mêlés sont nés formes et couleurs de mortels,
Qui toutes vivent maintenant, ajustées (συναρμοσθέντ[α]) par Aphrodite.» (31 B71)60
33Le fragment B98 précise quelle est la proportion harmonique des éléments dans le sang et la chair
(1 :1 :1 :1). Cette ἰσονομία des parts des composants n’est cependant pas toujours parfaitement
réalisée, est sujette à variations et approximation (v. 1) – nous y reviendrons.
• 61 Idem.

« Et Terre les rencontra ; au mieux, elle était leur égale –


Héphaïstos, Pluie, Éther éblouissant.
Jetant l’ancre chez Cypris, dans ses havres d’accomplissement.
Ou alors Elle est plus forte un peu, ou moindre de beaucoup ;
De là naquirent le sang, et aussi les formes de toute chair.» (31 B98)61
34Platon comme Empédocle font de la terre le substrat solide sur lequel vont s’exercer les
processus de modelage, par les actions successives de l’aqueux et de l’igné. L’eau est le moyen de
façonner une forme que le feu fige et solidifie. Les opérations matérielles réalisées par Cypris et le
démiurge du Timée se déroulent de façon comparable. La seule différence notable (d’un point de
vue strictement matériel) est l’introduction par Platon d’un « levain » dans la formule de la chair, et
de la moelle dans celle de l’os. La fonction de la moelle est double : comme le levain dans la chair,
elle joue un rôle de liant qui dilue la terre, lui permettant de recevoir l’eau et le feu, de s’y adjoindre
et de s’y coaguler. C’est elle qui rend possible l’interaction et la miscibilité des éléments. Mais ses
propriétés sont le moyen d’une finalité bien spécifique : c’est en effet dans et par les tissus
médullaires que peuvent être attachées au corps toutes les espèces (γένη) d’âme. La moelle est le
dispositif physiologique ou le matériau organique qui permet au germe de l’âme d’être semé et
implanté dans le corps et de s’y déployer, comme de véhiculer ses mouvements. Elle a pour ce faire
été constituée de triangles choisis par le démiurge pour leur régularité et leur propension à
l’équilibre et à la συμμετρία harmonique, car ils ont les plus susceptibles de
« … fournir le feu, l’eau, l’air et la terre présentant la forme la plus exacte ; ces
triangles, le dieu, dans chaque genre, les préleva (ἀποκρίνων), les mélangea les uns aux
autres en respectant des proportions définies (σύμμετρα), machinant une semence
universelle (πανσπερμίαν) pour l’espèce mortelle en son ensemble, et il fabriqua à partir
de ces triangles la moelle. Et puis, dans la moelle, il implanta (φυθεύων ἐν αὐτῷ) et
enchaîna les espèces d’âme. » (Timée, 73b6-c4).
• 62 Le statut de la moelle dans son rapport à l’âme qu’elle véhicule n’est pas sans poser de
difficulté (...)
35La moelle est ensuite divisée en parties et façonnée en adéquation avec les espèces d’âme qu’elle
va recevoir et enclore (73c-d). Une première partie, plus subtile, est modelée en forme de sphère (le
cerveau), celle qui, « telle une terre labourée, devait recevoir la semence divine » (73c7), c’est-à-
dire la partie rationnelle, immortelle et divine de l’âme. Le reste de la moelle, réparti dans les os
sous forme cylindrique, aura vocation à enchaîner les espèces mortelles d’âme, le θύμος et
l’ἐπιθυμητικόν, par des liens ou nœuds (δεσμοί, 73d6) auxquels elles sont arrimées à la manière
d’ancres marines62.
• 63 Voir en ce sens les nombreuses critiques, notamment aristotéliciennes, sur l’absence de
finalisme e (...)
• 64 Cf. les témoignages réunis en 31 A87 : Aristote, Génération et Corruption I, 8, 324 b26
sq. et ses (...)
• 65 Les corps (élémentaires ou composés) dont les pores et denses se trouvent dans ce
rapport de συμμετ (...)
• 66 Cf. ἔπηξεν B86, πέπηγε B75, 1, πεπήγασιν B107, 1, πάγεν B15, 4 et les témoignages de
Plutarque ad B (...)
• 67 Sur l’explication empédocléenne de l’aimantation, cf. Alexandre d’Aphrodise (31 A89),
qui met clair (...)
• 68 « SOCRATE : – Vous dites bien, suivant Empédocle, que les êtres émettent certains
effluves (ἀπορροά (...)
36La Φιλότης d’Empédocle peut être mise en parallèle avec le démiurge du Timée, en tant
qu’artisan – mais un artisan n’ayant pas l’esprit fixé sur un modèle idéal63. Pour Empédocle
comme pour Platon, l’activité démiurgique (enracinée dans un modèle artisanal) est un
συναρμόζειν, un ajustement permettant l’harmonisation et la cohésion, qui pour les deux auteurs
présuppose une συμμετρία, même s’ils ne donnent pas exactement la même signification à ce
terme. Quand le Timée (73b) parle de la συμμετρία du mélange constituant la moelle, il désigne une
proportion arithmétique, un juste dosage de quantités (à l’instar des formules de l’os et de la chair
données par Empédocle aux fragments B96 et B98). C’est par l’introduction de la συμμετρία que le
démiurge a mis le chaos originel en ordre (διεκόσμησεν, 69b-c). Mais Empédocle a
vraisemblablement fait un usage bien spécifique du terme συμμετρία en l’appliquant à la manière
dont certaines portions de matière s’encastrent très exactement, par le chevillage de ce qu’il appelle
leurs « pores » (πόροι) et leurs « denses » (πυκνά)64 : ces creux et bosses microscopiques façonnés
par Φιλότης - Cypris (cf. B75 cité supra), sont comme des mortaises et tenons de menuisier, des
pièces de puzzle ou des σύμβολα susceptible de s’emboîter et de se maintenir collés, à condition
d’être dans une συμμετρία réciproque65. Or il ne devait pas s’agir pour Empédocle d’une
juxtaposition statique : car Φιλότης, du dedans des corps, impulse un élan (ὁρμή, B35, 13), un flux
dynamique qui se manifeste comme une émission d’effluves (ἀπόρροιαι). Ce n’est donc pas
seulement sur le modèle du menuisier, mais aussi sur ce qui se produit lors des phénomènes
d’attraction et de répulsion magnétiques qu’Empédocle aurait conçu le « caillage »66 ou la
coagulation opéré par Φιλότης, comme une effluence parcourant les conduits qu’elle a elle-même
tracés et façonnés67. Rappelons que la seule mention explicite d’Empédocle dans le corpus
platonicien (Ménon 76c-d) apparaît justement pour exposer sa théorie des effluves parcourant les
πόροι68.
• 69 Cf. B17, 20 qui affirme que Φιλότης est dans les éléments (ἐν τοῖσιν) et leur est « égale
en longue (...)
37Φιλότης-Ἁρμονίη n’est ainsi pas seulement une force physique agente de coagulation, de
chevillage et de proportion : chez Empédocle, ce ne sont pas des âmes qui sont « implantées et
enchaînées » dans les mélange proportionnés, mais Φιλότης elle-même, « implantée dans les
jointures » (ἔμφυτος ἄρθροις, B17, 22). Elle est donc aussi, à l’instar de la moelle platonicienne,
une partie physique du mélange et des articulations (dont elle est quant à elle la cause, et non pas le
moyen) dans lesquels elle est « implantée »69. La mention des articulations (ἄρθροι) peut être une
référence à l’encastrement des pores et des denses, et ἄρθμια renvoyer à la συμμετρία :
• 70 Traduction Bollack.

« Elle qu’honorent les hommes, plantée dans leurs jointures (ἔμφυτος ἄρθροις) ;
Par elle, ils méditent l’amour (φίλα φρονέοθσι), ils accomplissent les œuvres qui
joignent (ἄρθμια ἔργα),
L’appelant de son nom de Joyeuse et d’Aphrodite » (31 B17, 22-24 DK)70
• 71 Κύπριδος ὁρμισθεῖσα τελείοις ἐν λιμνέσσιν (je souligne). Voir B35, 13 : Φιλότητος...
ἄμβροτος ὁρμή. (...)
38La comparaison faite par le Timée entre les liens retenant l’âme et des ancres marines (73d) est
déjà présente dans le poème empédocléen : c’est « en jetant l’ancre… dans les havres
d’accomplissement de Cypris » (B98, 371) que les quatre éléments s’arriment les uns aux autres et
sont maintenus en cohésion, qu’« un lien (ἄρθμια) les unit tous dans leurs parties » (Β22, 1) et leur
permet d’être « assimilés par Aphrodite » (ὁμοιωθέντ᾿ Ἀφροδίτῃ, Β22, 5) dans l’unité d’un corps.
• 72 Outre τοῦ βίου δεσμοί (73 b3, cité supra) et πάσης ψυχῆς δεσμοί (73d6), où ils sont
comparés à des (...)
39Or pour Platon le principe harmonique immatériel par lequel le démiurge ajuste les éléments les
uns aux autres et implante les âmes dans le corps, au moyen de nœuds dénouables72, ne peut
aucunement s’identifier à ce sur quoi il s’exerce, c’est-à-dire à des substances physiques étendues, il
ne peut être une partie du mélange : ce serait confondre forme et matière, agent et patient, intention
téléologique et efficience mécanique. D’où la nécessité pour Platon de distinguer conceptuellement
les rôles du démiurge et de la moelle.

2. L’âme intellective ne doit pas être confondue avec l’âme


sensitive
40Quand Platon fait de ce mélange harmonique qu’est la moelle, et donc de l’os, la matière et
l’organe les plus adéquats à s’attacher les « nœuds de l’âme », il s’oppose délibérément à la vision
empédocléenne qui place la pensée dans le sang et la chair. Si ces derniers ne peuvent ni ne doivent
être conçus comme les réceptacles de l’âme intellective, c’est aussi parce qu’ils sont
irrémédiablement liés aux affects (παθήματα) et à la sensibilité, donc à une espèce inférieure d’âme
mortelle et animale :
« Tous ceux des os qui contenaient le plus d’âme, il les a recouverts d’une très mince
couche de chair, alors que les os qui en contenaient le moins, il les a recouverts d’une
couche de chair très abondante et très compacte (…). Les cuisses, les jambes … et tous
ceux de nos os qui sont dépourvus d’articulations, bref tous les os qui en raison du peu
d’âme contenu dans leur moelle, sont vides de pensée, toutes ces régions-là sont
complètement recouvertes de chair. Au contraire, toutes les parties qui recèlent de la
pensée ont été moins abondamment pourvues de chair, sauf si le dieu a constitué
quelque part une masse de chair indépendante en vue de la sensation, par exemple la
langue. » (Timée, 74e1-3 et 74a10-75a6)
41Pour Platon la chair isole l’âme, comme si en l’enveloppant elle l’obstruait et empêchait
l’exercice des fonctions rationnelles ; pour Empédocle en revanche elle est ce par quoi les vivants
qui en sont dotés pensent et perçoivent, toute partie de chair étant douée de sensibilité. Les deux
considèrent donc que la chair et le sang sont le medium de la sensation, mais tandis que l’un
l’identifie à la pensée en général, l’autre l’en dissocie. Car pour Platon, que le sang et la chair
véhiculent des données sensorielles n’est qu’un processus purement physiologique, rendu possible
par des conditions du même ordre : s’il peut être le medium des sensations, c’est parce qu’il est
composé des quatre éléments comme les choses extérieures, et que la perception semble opérer par
reconnaissance du semblable, que le feu (mobile) y prédomine et enfin qu’il irrigue la totalité du
corps. À l’exception de la prééminence du feu, ces motifs sont similaires pour les deux auteurs.
• 73 F. Karfík 2005 p.210-211.
• 74 Odyssée, XX, 17-18, cité en République, III, 390d et IV, 441b ou encore dans le Phédon,
94c9-e6 (co (...)
• 75 Selon F. Karfík (ibid.), le cœur et les veines sont les médiateurs physiques de l’action du
θύμος s (...)
42Mais les convergences apparentes révèlent ainsi des fractures. Que Platon place une âme dans la
région péricardique, autour du diaphragme (69e), et qu’Empédocle y voie le lieu privilégié de la
pensée humaine traduit surtout une profonde divergence. Car pour Platon, cette région du corps
accueille cette espèce mortelle d’âme « qui comporte en elle-même des passions terribles et
inévitables » (69c8-d1), qui est affectée par le plaisir et la douleur, et qui en ce sens peut entrer en
conflit avec l’âme rationnelle. Cependant cette âme ne se limite pas à pâtir mais « participe au
courage et à l’ardeur » (70a3), elle est puissance de réaction et de volonté, ce qui en fait la plus
noble des espèces mortelles d’âme ; sa situation intermédiaire dans le thorax lui permet d’être le
siège de mouvements volontaires et d’obéir directement aux injonctions émises par le λογιστικόν
depuis le cerveau, et de contenir les appétits irrationnels qui animent l’ἐπιθυμητικόν dans le bas-
ventre73. Étant plus proche du cerveau, elle peut plus aisément entendre raison. En témoignent les
citations d’Homère où Ulysse, se frappant la poitrine, s’adresse à son cœur pour le sermonner, lui
demander d’être sage ou l’encourager à demeurer ferme74. La maîtrise de l’âme du cœur n’est
toutefois pas seulement le fait de la volonté consciente du sujet ; le démiurge a mis en place des
dispositifs physiologiques assistant la raison dans sa tâche : le réseau des veines, qui irrigue de sang
tous les membres, permet la transmission des informations du cerveau à la volonté (70b), et le
système d’aération des poumons (« qui possède, percées en son intérieur, des cavités [σήραγγας]
comme celles d’une éponge ») rafraîchit les ardeurs du cœur (70c-d)75.
• 76 Faire le parallèle avec les vers terminant le fragment B100, qui montrent « le
sang bouillonnant à (...)
• 77 Cf. au fragment B2, 1 : « Des paumes étroites sont répandues sur les
membres » (στεινωποὶ μὲν γὰρ π (...)

« Quant au cœur, le nœud des veines et la source du sang qui circule à travers tous les
membres (τὴν δὲ καρδίαν ἅμμα τῶν φλεβῶν καὶ πηγὴν τοῦ περιφερομένου κατὰ
πάντα τὰ μέλη σφοδρῶς αἵματος)76, ils l’établirent au poste de garde, pour que, quand
la partie agressive bouillirait de colère, parce que la raison aurait signalé qu’une action
injuste se prépare du côté des membres à l’extérieur ou encore qu’une action injuste
trouve son origine dans les appétits à l’intérieur, aussitôt, à travers l’ensemble du réseau
de passages étroits (διὰ τῶν πάντων τῶν στενωπῶν)77, tout ce qui dans le corps est
capable de sensation, tout ce qui est susceptible de percevoir avertissements et menaces
devienne docile et suive en tout la partie la meilleure, lui permettant ainsi de dominer
sur tous les membres. » (Timée, 70a7-c1)
• 78 « Et tout inspire et expire : tous, ils ont d’exsangues / Canaux de chair (σαρκῶν
σύριγγες), tendus (...)
• 79 B105 : « la pensée circule » (νόημα... κικλήσκεται) « dans les vagues du sang fluant et
refluant » (...)
• 80 Cf. n. 67 supra.
43À nouveau, ces réseaux de cavités prolongées par d’étroits conduits ou canaux, par lesquels
Platon explique toutes les circulations de fluides élémentaires à travers le corps, ne sont
évidemment pas sans rappeler le schème empédocléen des πόροι parcourus d’effluves. Les passages
du Timée qui entrent dans le détail de leur constitution et des processus qui les animent (respiration,
circulation sanguine… cf. 77c-81b) semblent, sinon inspirés, du moins très proches des fragments
d’Empédocle. Dans les deux cas s’y produit un mouvement de substitution circulaire dans un
continuum plenum, les éléments occupant successivement une place précédemment occupée sans
qu’il y ait jamais de vide (79a-81c) ; les mouvements d’afflux et reflux de l’air et du sang, vers les
« entonnoirs » de la surface du corps puis irriguant ses profondeurs, s’apparentent aux processus
décrits par Empédocle dans son long fragment B10078. Dans les deux systèmes le sang circule à
travers le corps par l’impulsion du jeu de mouvements cosmiques contraires79. Platon fait
l’analogie entre ces types de mouvements oscillatoires et ce qui se produit dans les phénomènes
d’aimantation, comme avec la pierre d’Héraclée (80c-d), de même qu’Empédocle80.
• 81 Voir en ce sens les fragments sur l’interdit de la viande et des sacrifices sanglants (B136,
B137, (...)
• 82 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 9 : « Pour Empédocle, c’est suivant la
συμμετρία de (...)
• 83 Théophraste, Du Sens, 15.
44Mais si les correspondances physiques et physiologiques se multiplient, c’est pour mieux
souligner les écarts théoriques : car ce qui n’est pour Platon qu’un processus mécanique, produit par
échanges de chaud et de froid (79d-e), ne saurait par soi être un moyen de penser. Que la chair soit
particulièrement sujette à ces échauffements et refroidissements, provoquant ardeurs et excès,
qu’elle soit le réceptacle des sensations, en fait un obstacle à la pureté intellectuelle ; pour
Empédocle la chair est au contraire sacrée81, reproduisant, même imparfaitement, la divine
harmonie du Σφαῖρος qui jouit de la pensée la plus pure et parfaite. Non seulement toutes les parties
du corps constituées de chair ou irriguées de sang sentent et pensent, mais aussi toutes celles qui
sont connectées par le chevillage de leurs pores et « denses », puisque c’est également par
encastrement de ceux qui sont en συμμετρία réciproque qu’Empédocle expliquait la perception
sensible.82 Toute sensation étant donc un contact physique, une forme de toucher, de là toute
connaissance également83. C’est littéralement qu’il y a dans les membres (γυίων) « un passage
pour comprendre » (πόρος ἐστὶ νοῆσαι, B3, 13-14, je souligne).
45Dans le dispositif platonicien enfin, le diaphragme trace une frontière entre le cœur et la troisième
espèce d’âme, sise dans la zone qui descend jusqu’au nombril, « qui n’a aucune part pas plus à
l’opinion et au raisonnement qu’à l’intellect, mais qui éprouve des sensations de plaisir ou de peine,
qu’accompagnent des appétits » (77b). Les attributs de l’âme sensitive et plus encore « végétative »
différent essentiellement de ceux de l’âme intellective, tandis que dans le monde empédocléen
toutes ces fonctions se confondent : tous les animaux et même les plantes sentent, éprouvent des
appétits, et sont doués d’entendement et de pensée. C’est pour cette raison aussi que Platon procède,
à propos du diaphragme, à une disjonction similaire à celle qui concernait le sang ou la chair : dans
le corps humain, il est pour Platon toujours lié à la sensibilité, active dans la partie supérieure
(péricardique), passive dans la partie inférieure. Pour Empédocle en revanche, le diaphragme est un
organe privilégié où peut s’exprimer la toute-puissance de la pensée : ainsi est louée la clairvoyance
de l’homme capable de « prendre appui » (ἐρείσας, B110, 1) sur un diaphragme « ferme »,
« robuste » (ἁδινῇσιν... πραπίδεσσιν, B110, 1) ou « riche » (πραπίδων... πλοῦτον, B132, 1 et
B129, 2), par opposition à celui qui a « une opinion brumeuse » (σκοτόεσσα… δόξα, B132, 2) :
« engager toute la force de son diaphragme » (B129, 4) est la voie permettant d’accéder à la
sagesse, à la maîtrise de son corps et du réel (la μῆτις de B2, 10 et B106), et à une forme supérieure
de lucidité.
46Le rejet par Platon d’un sang pensant apparaît donc paradigmatique de tout ce qu’il refuse dans le
système d’Empédocle : celui-ci fait de la pensée une propriété de la matière alors qu’elle ne peut
être qu’immatérielle ; pis, il la rapporte à un mélange hétérogène alors qu’elle doit être définie par
son unité, sa pureté, une parfaite identité à soi. En ce sens au moins Anaxagore, même s’il est
critiqué dans le Phédon, a bien fait car son Νοῦς est ἀμιγής, pur et sans mélange, donc toujours et
partout identique à lui-même, ἀπαθής (impassible), et immortel. Empédocle a quant à lui indûment
confondu ce qui relève du périssable et de l’immortel en identifiant processus mentaux et corporels,
intellectifs et sensitifs. C’est pour ces mêmes raisons que la pensée ne peut non plus résulter de la
proportion harmonique du mélange, comme l’argumente le Phédon.

3. L’âme ne saurait être une ἁρμονία : Phédon, 85e-95a


• 84 Cf. 61d qui présente Simmias et Cébès comme des « disciples de Philolaos » cependant
pas bien rense (...)
• 85 Diogène Laërce, Vies, VIII, 54-55 (31 A1) ; cf. 31 A7 et A11.
47La théorie de l’âme-harmonie, exposée par Simmias (Phédon, 85e-86d) puis reprise par
Echécrate (88d), est principalement rapportée au pythagorisme, dont ils sont censés être des
représentants84. Quelque douteux que ce soit, Empédocle, comme Platon, passe pour avoir été un
auditeur de l’école exclu pour en avoir en partie « pillé » les doctrines85. Quoi qu’il en soit, il est
vraisemblable que le présent passage se réfère aussi à lui, même s’il n’en est pas la cible exclusive.
48Rappelons que l’ἁρμονία grecque se rapporte à ce qui est ajusté (à partir de l’usage homérique
au sens de chevillage) selon certaines proportions ou intervalles, ce qui présuppose que les choses
ajustées entretiennent une συμμετρία réciproque, une commune mesure. Il s’agit donc de ce que
nous qualifierions aujourd’hui d’harmonique plutôt que d’harmonieux (qui, au sens de consonant,
correspond davantage au grec συμφονία).
• 86 Les traductions du Phédon sont de M. Dixsaut.
49Simmias se présente d’abord comme un défenseur de la thèse de l’âme-harmonie, qu’il assimile à
un mélange mortel fait d’un équilibre des contraires, « une combinaison d’éléments se trouvant
dans le corps » (86d)86 :
[SIMMIAS] « Nous soutenons que l’âme est une réalité de ce genre : puisque notre corps
est comme en état de tension interne, et qu’il maintient sa cohésion [συνεχομένου]
grâce à l’action du chaud et du froid, du sec et de l’humide, et d’autres couples du
même ordre, notre âme est une combinaison [κρᾶσιν] et une harmonie de ces opposés
lorsqu’ils se combinent selon une proportion [μετρίως] convenable. » (Phédon, 86b6-
c2)
50L’âme est ainsi comparée à une lyre : qu’elle soit destructible n’empêche pas que le principe
harmonique par lequel elle est accordée soit un principe éternel. Or ceci peut aussi se dire du sang
empédocléen et de la proportion harmonique qui le constitue. La lyre comme le sang sont des
composés matériels, dont les parties sont assemblées et maintenues au moyen de chevilles, et sont
donc voués à se disloquer et périr ; mais le principe harmonique qui les anime (dans le cas du sang,
Φιλότης, qui préside à la proportion de son assemblage), est divin, invisible, immortel, un et
identique à soi. L’objection faite par Simmias à l’encontre de la thèse socratique d’une immortalité
de l’âme individuelle repose sur la possibilité de cette disjonction : croire en un principe immortel
de l’âme (ici, l’harmonie) n’empêche pas que le medium par lequel il s’incarne concrètement (l’âme
individuelle, mélange des opposés) soit corporel, hétérogène et mortel.
• 87 Cf. 101a : la grandeur est identique à elle-même bien qu’il y ait des choses plus ou moins
grandes (...)
51Socrate procède à une triple réfutation (91c-95a). Affirmer que l’âme est un mélange périssable
est tout d’abord incompatible avec ce qui a été établi au début du dialogue à propos de l’origine de
la réminiscence : puisque savoir c’est se ressouvenir, il est nécessaire que l’âme existe continûment,
avant la naissance et après la mort (91c-92e). D’autre part, une telle conception implique la
possibilité de différents degrés d’âme, alors qu’elle doit être toujours et partout identique à elle-
même87, simple et sans mélange (93d ; cf. 78). Or l’harmonie ne peut pas être contraire aux parties
qui la composent ; s’il y a plus ou moins harmonie, alors il devrait y avoir plus ou moins âme, ce
qui est impossible.
[Socrate] « N’est-il pas vrai que, si elle a été mieux harmonisée et dans une proportion
plus grande, si la chose est possible, elle est davantage harmonie et plus grande
harmonie ; que si, au contraire, elle a été moins bien harmonisée et dans une moindre
proportion, elle est moins harmonie et harmonie plus petite ? (…) Et maintenant, en est-
il ainsi de l’âme ? Une âme peut-elle être (…) plus âme et dans une plus grande
proportion qu’une autre âme… ? » (Phédon, 93a14-b6).
52Cette deuxième objection semble spécifiquement dirigée contre Empédocle, dont le fragment
B98 (vers 1 et 4) évoque la variabilité de la proportion des éléments dans le sang selon les individus
et, peut-on supposer, selon les espèces animales. Une telle conception non seulement détruit
l’exigence d’un principe de pensée toujours et partout identique à soi, mais a aussi le tort
d’introduire une part de contingence dans ce qui doit relever de la nécessité. Selon Théophraste,
Empédocle expliquait par cette variabilité de l’ἁρμονία du mélange sanguin les talents et les
déficiences :
• 88 Traduction Bollack.

« Ainsi les hommes chez qui les éléments sont mélangés en des proportions égales ou
presque égales (…) pensent le mieux et possèdent les sens les plus précis et, par degrés,
ceux qui s’en approchent le plus ; les hommes d’une constitution contrariée sont les
moins intelligents.
Et ceux chez qui les éléments sont éloignés et rares dans leur distribution, sont lents et
prennent beaucoup de peine ; ceux, au contraire, chez qui les éléments sont drus et
divisés en partie menues, ces gens-là sont prompts et impulsifs ; entreprenant une foule
de choses, ils en achèvent peu à cause de la promptitude du mouvement de leur sang.
Ceux qui ont un mélange bien tempéré dans un seul membre, c’est de là qu’ils tirent
leur habileté ; ainsi les uns sont bons orateurs, les autres bons artisans, parce que les uns
ont le mélange dans les mains et les autres dans la langue ; il en est de même pour les
autres talents. » (Théophraste, Du Sens, 11)88.
53Or c’est de nouveau (comme l’objecte Platon) réduire le qualitatif au quantitatif, l’immatériel au
matériel.
54La dernière objection de Socrate (94b-95a) est fondée sur l’impossibilité d’identifier les
caractères passif du corps et actif de l’âme : ce qui dirige le corps (l’âme comme principe
hégémonique) ne peut être formé des mêmes éléments que lui, sans quoi on ne peut plus expliquer
qu’il soit susceptible de le diriger. Le corps en effet subit des « tensions, relâchements, vibrations et
autres états des éléments qui le composent » : si l’âme était de même nature que lui, elle devrait
aussi les subir sans pouvoir les contrer, et ne pourrait être que purement passive. Empédocle
échappe en partie à cette attaque, dans la mesure où il distingue (conceptuellement et
physiquement) les éléments des forces qui les meuvent (Νεῖκος et Φιλότης). Toutefois, ces
dernières entrant dans la composition des corps vivants et étant elles-mêmes corporelles, elles
tombent sous le coup du reproche platonicien ; d’autant qu’en un sens, nous subissons en effet, sans
pouvoir ultimement la contrer, la Nécessité cosmique de leur lutte – ainsi, dans le monde où le
pouvoir de Νεῖκος va croissant, nous sommes voués à nous disloquer en nos éléments primitifs.
Cependant, comme nous l’avons déjà dit à propos du diaphragme, il dépend de nous de faire croître
notre pouvoir sur nous-mêmes (cf. B110).
55L’harmonie la plus parfaite est réalisée, dans le cycle empédocléen, lors du Σφαῖρος : le tout (la
totalité des éléments irradiés du flux de Φιλότης à son intensité maximale) alors se sent et se pense
lui-même sans aucune perturbation de Νεῖκος, accédant à une forme suprême de pensée radieuse.
Dans le Timée, le récit de la production du corps et de l’âme du monde en emprunte certains traits ;
mais les analogies possibles semblent avoir pour fin de montrer, de nouveau, qu’il faut distinguer
corps et âme, contenant matériel et contenu intellectuel, substrat physique et qualités.

4. L’âme ne doit pas se confondre avec le corps : limites des


analogies entre le Σφαῖρος empédocléen et le corps et l’âme du
monde dans le Timée (32b-34a)
• 89 Cf. la description qu’en donne Ps.-Aristote, Mélissos, Xénophane, Gorgias, III-IV, 977a-
979a (DK 21 (...)
56Dans le passage où le démiurge fabrique le corps de ce grand vivant qu’est l’univers, et le dote
d’une âme, on a pu lire des résonances aux prédécesseurs de Platon – à la sphère parménidienne
(εὐκύκλου σφαίρης, DK 28 B8, 43), à l’Un de Xénophane89, ou au dodécaèdre pythagoricien (le
modèle mathématique d’imbrication de cercles, renvoyant à l’harmonie des sphères, étant forgé sur
les intervalles musicaux). La mention de la forme sphérique évoque aussi bien entendu le Σφαῖρος
d’Empédocle ; mais il ne semble pas seulement s’agir d’une coïncidence accessoire, puisque les
références implicites au Σφαῖρος servent à mieux s’écarter des conceptions empédocléennes.
57La production du monde est le grand œuvre du dieu platonicien, tout comme le Σφαῖρος est la
réalisation suprême de Φιλότης-Harmonie. Notons d’emblée deux différences essentielles : le
Σφαῖρος est une phase acosmique du cycle des métamorphoses de l’univers, qui marque la victoire
momentanée de Φιλότης ; il ne s’agit ni d’un monde organisé ni d’un espace contenant un monde,
mais d’une sphère homogène partout identique à elle-même. Si Empédocle en fait une entité divine,
elle n’en est pas moins mortelle puisque destinée à se disloquer lorsqu’à nouveau Νεῖκος la
pénétrera. Néanmoins, la comparaison révèle plusieurs lemmes analogues.
58Ainsi, quand le Dieu du Timée façonne le corps du κόσμος, il introduit entre le feu, l’eau, l’air et
la terre, « le même rapport, qui fasse que ce que le feu est à l’air, l’air le soit à l’eau, et que ce que
l’air est à l’eau, l’eau le soit à la terre » (32b5-7) ; c’est ceci qui constitue les liens entre les
éléments dans leur mélange. Cette action démiurgique est décrite par συναρμόττειν (32b3), et il est
clair que la relation inter-élémentaire est ici une συμμετρία (même si le terme est absent du
passage).
« L’accord qu’il [le corps du monde] manifeste, il le tient de la proportion géométrique ;
et les rapports instaurés par cette proportion lui apportent l’amitié (φιλία), de sorte que,
rendu identique à lui-même, il ne peut être dissous par personne d’autre que par celui
qui a établi ces liens » (Timée, 32b8-c4).
59Dans le Σφαῖρος aussi tous les éléments de l’univers sont dans le même rapport (« tous sont
égaux et de même noblesse », B17, 27) et en quantité égale. Réunissant la totalité des éléments de
l’univers (Νεῖκος ayant été exclu), la proportion 1 :1 :1 :1 est donc parfaitement réalisée, tandis
qu’elle ne l’est qu’imparfaitement dans le sang. En conséquence, le Σφαῖρος pense et sent tout ce
qu’il contient, et se (s’en ?) réjouit. Les éléments sont maintenus collés et interconnectés de toutes
parts par les liens puissants d’Harmonie (Ἁρμονίης πυκινῷ κρυφῷ ἐστήρικται, B27), de sorte
qu’ils sont totalement « assimilés » ou « rendus semblables » les uns aux autres, puisque tel est le
pouvoir de la déesse (ἀλλήλοις ἔστερκται ὁμοιωθέντ᾿ Ἀφροδίτῃ, B22, 5).
• 90 La présence d’une enveloppe de Haine à la périphérie du Σφαῖρος est déductible de B27a
(« nulle Dis (...)
60Dans les deux cas, donc, ce corps sphérique (cosmique pour Platon, acosmique pour Empédocle)
contient la totalité de la matière élémentaire ; l’ensemble des éléments y entretient un rapport
harmonique qui les rend analogues les uns aux autres ; cette harmonie est dans les deux cas
rapportée à l’amitié (φιλία, Φιλότης). Or Platon en fait l’une des conditions de l’indestructibilité du
κόσμος engendré, une autre étant que rien n’existe au-dehors de ce corps ; si le tout empédocléen
est impérissable (mais inengendré), ce n’est en revanche le cas d’aucune des formes qu’il traverse.
Mais Empédocle et Platon suivent ici en partie une même logique : le Σφαῖρος peut être détruit car
la seconde condition platonicienne n’est pas remplie – c’est bien une menace venue du dehors de la
sphère qui viendra l’ébranler, à savoir Νεῖκος90.
61La forme du corps de l’univers est décrite par le Timée en des termes rappelant ceux
d’Empédocle. Sa figure circulaire (σφαιροειδές, 33b4, κυκλοτερές, 33b5), comme « travaillée au
tour », la rend « parfaitement lisse » (ibid.) : le κόσμος est un vivant unique en son genre, dénué
d’organes ou de membres différenciés.
• 91 Cette précision semble dirigée contre le πνεῦμα des pythagoriciens.

« Il a rendu tout le pourtour extérieur parfaitement lisse, et cela pour plusieurs raisons.
En effet, le monde n’avait nullement besoin d’yeux, car il ne restait rien à voir à
l’extérieur de lui ; ni d’oreilles, car il n’y avait non plus rien à entendre à l’extérieur de
lui. Et nul souffle ne l’entourait, qui attendît qu’on le respire.91 (…) Le dieu décida que,
comme ces instruments ne présenteraient aucune utilité, il devait se garder de lui adapter
des mains, qui lui permissent de saisir ou de repousser quelque chose (…). Et comme,
pour cette révolution [que le dieu a imprimée à la sphère], point n’était besoin de pieds,
il l’a fait naître sans jambes ni pieds. » (Timée, 33b7-34a1).
• 92 En prenant « membres » au sens habituel de parties organiques différenciées. Mais les
vers d’Empédo (...)
62Le Σφαῖρος est lui aussi κυκλοτερής (Β27, Β28), « partout égal » à lui-même (πάντοθεν ἶσος,
B28) ; lui non plus n’a pas de membres92 différenciés (B27, B29, B134) :
• 93 οὐ γὰρ ἀπὸ νώτοιο δύο κλάδοι ἀίσσονται, / οὐ πόδες, οὐ θοὰ γοῦν᾿, οὐ
μήδεα γεννήεντα, / ἀλλὰ Σφαῖρο (...)

« De son dos ne jaillissent point deux rameaux,


Ni pieds, ni genoux rapides, ni sexe vigoureux,
Mais il était Σφαῖρος, égal à lui-même. » (DK 31 B29)93
• 94 La mention de l’absence d’organes génitaux peut se référer à l’acosmie du
Σφαῖρος.
• 95 οὐδὲ γὰρ ἀνδρομέῃ κεφαλῇ κατὰ γυῖα κέκασται, / οὐ μὲν ἀπαὶ νώτοιο
δύο κλάδοι ἀίσσονται, / οὐ πόδες, (...)

« Car son corps n’est pas paré d’une tête ni de membres d’homme,
Deux rameaux ne jaillissent pas de son dos,
Il n’a ni pieds, ni genoux rapides, ni sexe velu94,
Il n’est qu’une pensée sacrée et ineffable,
Dont les pensées rapides parcourent tout le cosmos » (DK 31 B134)95.
63Or bien que le Σφαῖρος n’ait pas d’organes sensoriels anthropomorphes, il est doué de pensée et
de sensibilité, du fait que tous ses composants le sont aussi et se perçoivent mutuellement (B109), et
que la proportion de leur mélange en est aussi productrice. Aussi se sent-il tout entier lui-même et,
pourrait-on dire, a conscience de soi. Il n’est donc en rien nécessaire d’introduire une quelconque
« âme » pour que le Σφαῖρος (se) pense ; mais on peut néanmoins voir des correspondances entre
l’âme du monde du Timée et Φιλότης. « Au centre de ce corps, il [le dieu] a placé une âme, il l’a
étendue à travers le corps tout entier et même au-delà et il l’en a enveloppé » (34 b), du milieu vers
la périphérie de l’univers (36e). Φιλότης, « égale en longueur et en largeur » (B17, 20) s’étend
partout continûment à travers le Σφαῖρος et l’irradie de ses effluves en rayonnant depuis le centre –
mais en revanche pas au-delà, limitée dans son pouvoir par la force adverse qui contre ses effets. La
lutte toujours gronde, qui fatalement adviendra.
64Les limites des analogies ne doivent donc pas être franchies ; ce qui, pour Platon, justifie la forme
du corps du monde, relève certes de la nécessité (toutes les autres figures, à savoir les polyèdres
parfaits modélisant les éléments, sont inscriptibles dans la sphère), mais d’une nécessité
conditionnelle, ultimement corrélée au choix du meilleur. Le dieu choisit la sphère car c’est « la
forme la plus parfaite et la plus semblable à elle-même » (donc la plus apte à recevoir l’âme du
monde), et qu’il considère « qu’il y a mille fois plus de beauté dans le semblable que dans le
dissemblable » (33b). Cette dimension téléologique n’apparaît nullement chez Empédocle, dont les
κόσμοι et le cycle n’ont pas de fin.
• 96 Nous reprenons ici les analyses menées in Therme 2010. Pour une analyse détaillée du
mythe du Phédo (...)
65Il resterait maintenant à examiner de plus près les parallèles possibles entre certains récits
platoniciens de la transmigration des âmes (tels ceux du Phédon 80e sq. et 107c sq., ou du Phèdre
246a sq.) et les vers empédocléens narrant l’exil et l’errance des δαίμονες. Une telle tâche serait ici
bien trop longue à entreprendre, aussi nous bornerons-nous, pour clore une investigation qui se veut
modeste, à relever quelques indices de correspondance avec l’allégorie des âmes tripartites du
Phèdre96.

III – Métempsychoses platoniciennes : des


échos au μῦθος démonique d’Empédocle ?
Phèdre, 246a sq.
• 97 Ce qui a d’ailleurs été, sans doute, l’une des sources principales de la contamination
d’Empédocle (...)
• 98 A mettre en parallèle avec les âmes pures et bienheureuses du Phédon, 80d-81a.
66Il y a manifestement, dans la célèbre allégorie des âmes ailées du Phèdre, des échos aux vers
« démoniques » d’Empédocle97. Dans ce passage, Socrate se donne pour fin d’éclairer le mode
d’être paradoxal des êtres vivants, qui sont à la fois mortels (en tant qu’ils ont un corps) et
immortels (en tant qu’ils ont une âme). Ayant établi que l’âme est nécessairement immortelle (245c-
246a), Socrate se propose de passer par le détour du mythe, comme sous inspiration divine. Les
âmes peuvent être imaginées comme des attelages de deux chevaux ailés dirigés par un cocher, qui
« circule[nt] à travers la totalité du ciel, venant à y revêtir tantôt une forme, tantôt une autre »
(246b6-7), certaines s’incarnant, d’autres non. Parmi ces assemblages immortels, ceux qui sont en
tout point parfaits peuvent ainsi s’élever et planer indéfiniment autour de la voûte céleste ; ce sont
les âmes divines bienheureuses (μακάριαι θέαι, 247a4)98, menées par la première d’entre elles,
Zeus, suivi de « l’armée des dieux et des démons » (δαιμόνων, 246e6). Là, accomplissant avec
l’univers sa longue révolution de dix millénaires, leur pensée se nourrit de la contemplation de la
vérité. Mais les attelages des âmes des vivants sont par nature défectueux : l’un des deux coursiers
est « beau et bon pour celui qui commande, et d’une race bonne et belle, alors que l’autre est le
contraire et d’une race contraire. Dès lors, dans notre cas, c’est quelque chose de difficile et d’ingrat
que d’être cocher » (246b2-4). Ces attelages indociles ont de la difficulté à contempler les réalités
intelligibles, et s’éloignent de la « plaine de la vérité » (248c) pour se nourrir d’opinion ; or ce
faisant leurs ailes, qui tirent leur légèreté de l’aliment intelligible, s’étiolent et se détruisent. Ces
âmes alors chutent et s’agrègent à des corps terrestres, « comme l’huître à sa coquille » (250c).
« Voici maintenant le décret d’Adrastée. Toute âme qui, faisant partie du cortège d’un
dieu, a contemplé quelque chose de la vérité, reste jusqu‘à la révolution suivante
exempte d’épreuve, et, si elle en est toujours capable, exempte de dommage. Mais
quand, incapable de suivre comme il faut, elle n’a pas accédé à cette contemplation,
quand, ayant joué de malchance, gorgée d’oubli, elle s’est alourdie, et quand, entraînée
par ce poids, elle a perdu ses ailes et qu’elle est tombée sur terre, alors une loi interdit
qu’elle aille s’implanter [φυτεῦσαι] dans une bête à la première génération ; cette loi
stipule par ailleurs que l’âme qui a eu la vision la plus riche ira s’implanter dans une
semence [γονήν] qui produira quelqu’un qui aspire au savoir, au beau, quelqu’un
qu’inspirent les Muses et Eros (…) [S’ensuit la liste hiérarchisée des neuf types
humains possibles]. Dans toutes ces incarnations, l’homme qui a mené une vie juste
reçoit un meilleur lot, alors que celui qui a mené une vie injuste en reçoit un moins bon.
En effet, chaque âme ne revient à son point de départ qu’au bout de dix mille ans. »
(Phèdre, 248c2-d2 et e3-6)
67Il y a donc une répartition hiérarchique des incarnations humaines des âmes, selon qu’elles ont
plus ou moins réussi à contempler les formes intelligibles lors de leur séjour dans la « plaine de la
vérité ». Au plus haut degré elles deviennent philosophes ou poètes inspirés par les Muses, au
deuxième, rois justes, les athlètes et médecins venant au quatrième rang, les devins ou initiés au
cinquième, le tyran étant le pire avatar humain. Les métempsychoses suivantes en revanche
relèveront de la façon dont elles ont conduit leur vie et d’un choix, cycliquement renouvelable : les
âmes qui se sont pendant trois mille ans réincarnées en philosophes et poètes retrouveront leurs
ailes, et pourront ainsi de nouveau s’élever auprès des dieux bienheureux (249a). Les autres âmes
sont jugées et récompensées ou punies pendant mille ans, avant de pouvoir librement décider quelle
sera leur prochaine incarnation humaine, voire animale. Il est donc possible, par ses choix et ses
actions, de s’améliorer et de progresser dans la hiérarchie des migrations (mener une vie juste et
bonne, rechercher le vrai), et même d’y échapper, en faisant repousser les ailes de son âme. De là,
Socrate définit l’acte intellectif comme une remémoration ou une réminiscence de ce que l’âme a pu
contempler auprès des divinités (249b sq.).
68Or Stobée rapporte (ad B121), d’après le Commentaire aux Vers D’ors de Pythagore du
pythagoricien Hiéroclès d’Alexandrie, que c’est également du fait d’une « perte de plumes » que les
« âmes » d’Empédocle, assimilées aux δαίμονες, chuteraient :
• 99 L’expression se trouve en B 121, 4, et conjecturée dans le Pap. Strsb., d17.
῎Ατη est la Fatalité, (...)

« Le désir de l’âme s’enfuyant de la ‘prairie d’Atè’99 (…) la pousse vers la prairie de la


vérité quand, entraînée par la chute de ses plumes, elle va s’incarner dans un corps
terrestre, privée de l’éternité heureuse. »
69Il est évidemment possible, sinon probable, que cette présentation d’Empédocle soit le fait d’une
déformation due à la lecture du Phèdre, dont plusieurs motifs sont repris (jusqu’à la mention de la
« prairie de la vérité »). Mais cette assimilation peut être précisément due au fait que des éléments
empédocléens étaient clairement identifiables dans le texte platonicien. On peut en effet relever des
coïncidences significatives avec les fragments, en particulier B115 :
• 100 Ou : dans son effroi, son épouvante (φόβῳ).
• 101 M. Rashed insère ici, dans sa reconstruction du proème des Catharmes
(2008), les deux vers du fragm (...)
• 102 Traduction M. Rashed 2008. Notons que ce fragment pose de grandes
difficultés d’édition, sur lesque (...)
« C’est un fait de Nécessité, un décret antique des dieux,
Éternel, scellé par de larges serments :
Quand l’un <des mortels ?>, par ses erreurs, dans sa fuite100, souille ses propres
membres :
‘Quiconque, après avoir fauté, prononce un parjure,
Ô démons, qui avez obtenu une longue vie en partage,
Qu’il erre trente mille saisons loin des Bienheureux,
Naissant à travers le temps sous toutes les formes des mortels,
Empruntant successivement les chemins pénibles de la vie.’
La force de l’éther le poursuit en effet vers la mer
La mer le recrache vers les seuils de la terre, la terre vers les flammes
Du soleil resplendissant, et celui-ci le projette dans les tourbillons de l’éther ;
Chacun le reçoit de chacun, et tous le haïssent.101
Moi aussi, je suis pour le moment l’un des leurs, exilé des dieux et errant,
En m’abandonnant à la Haine furieuse... » (31 B115)102
« …Dans un pays sans joie, (31 B121, 1)
Après quelles prérogatives et quelle étendue de bonheur ! (31 B119)
Ici, le meurtre, le ressentiment et les tribus des autres fléaux (31 B121, 2)
• 103 Nous suivons ici la reconstruction de M. Rashed 2008.

Arpentent, dans l’obscurité, la prairie de l’Egarement (῎Ατη) » (31 B121, 4)103.


• 104 Remarquons aussi que la loi d’Adrastée est pour Platon ce qui n’admet aucun parjure :
cf. Républiqu (...)
• 105 « Car moi, je fus déjà un jour garçon et fille, / Et plante et oiseau et poisson, qui trouve
son ch (...)
• 106 Mais chez Platon, nulle trace de faute qui soit en lien avec un meurtre chez Platon. Rien
n’atteste (...)
70Au décret de la nécessité (B115, 1), « insupportable » (B116) ou « sinistre nécessité », Pap.
Strsb., d2) fait écho la loi d’Adrastée du Phèdre, qui est fille de la Nécessité.104 Les deux récits
font état d’une scission entre les « bienheureux » (μακάρων, B115, 6, qualifiés de divins en B131,
3) et les δαίμονες qui s’en éloignent et « errent » sous la formes d’êtres vivants105. La distribution
des destinées est l’expression d’une justice implacable. Mais c’est pour Empédocle en raison d’une
faute, d’une « souillure », suivie d’un parjure, que certains δαίμονες sont voués à souffrir de
terribles maux106, tandis que les Bienheureux jouissent d’un état de félicité.
• 107 Si les bienheureux sont « attablés » n’est-ce pas, peut-être, qu’ils se
nourrissent (cf. le fragmen (...)
• 108 Traduction Bollack 2003.

« Partageant le foyer des autres immortels, à la même table107,


Etant éloignés de la douleur des destinées humaines, indestructibles. » (31 B147)108
• 109 Cf. B118, B119, B120 (« Nous sommes venus sous le toit de cette caverne… »), et
l’ensemble d du Pap (...)
• 110 « Croître » signifie en fait « s’assembler » pour les éléments, comme l’explique B8. Cf.
les occurr (...)
• 111 Remarquons que le décret, bien qu’éternel, fixe un châtiment d’une durée limitée. Cela
pourrait arg (...)
71L’exil loin des Bienheureux et l’errance des δαίμονες coupables (cf. φυγὰς θεόθεν καὶ ἀλήτης,
B115, 13) s’apparente à une déchéance et à une chute109. Mais « naître » revient à « croître » ou
« pousser » sous une autre forme : Empédocle use de φύειν / φύεσθαι / φύσις pour désigner la
« naissance » d’un être vivant110. On peut mettre cette terminologie en parallèle avec la manière
dont Platon évoque la métempsychose, par implantation séminale des âmes ; nous allons revenir sur
ces références à la germination, et au modèle végétal. Comme ce sera aussi le cas dans le Phèdre, le
décret de la Nécessité obéit à une cyclicité ; l’exil durera trente mille saisons (B115, 6) avant son
éventuel renouvellement111.
• 112 « Parmi les bêtes, ils deviennent des lions gîte-montagne,/ Dormant à terre, et parmi les
arbres, d (...)
72Pour Empédocle non plus toutes les « incarnations » mortelles ne se valent pas ; au sein des
règnes humain, animal et végétal112 s’établit une hiérarchie qui évoque fortement celle du Phèdre :
« À la fin ils deviennent devins, faiseurs d’hymnes, médecins,
Princes, chez les hommes sur la terre ;
Et de là, ils fleurissent [ἀναβλαστοῦσι] dieux, les premiers par le rang. » (31 B 146)
73Il semble qu’il y ait moyen de progresser, de s’élever graduellement dans cette hiérarchie :
Empédocle en délivrerait la clef dans son poème. B110 parle en ce sens d’une contemplation « par
de purs exercices… », B129 de la possibilité d’être « un homme d’un savoir prodigieux, possédant
une très grande richesse dans son diaphragme… », ce qui lui permet d’accéder à la félicité
(« Heureux qui a obtenu la richesse d’un diaphragme divin… », B132).
• 113 B89, B101, B102.
• 114 Cf. B87, B95, B96, B98. C’est l’interprétation que nous défendons dans Therme 2008.
• 115 Cf. Therme 2008 p.398-400.
• 116 Cf. aussi κλάδοι, « les rameaux » (B29, 1 et B134, 2), pour désigner des membres (en
l’occurrence a (...)
• 117 90a5-b1 ; cf. 41d8-42b1.
74Le passage suivant du Phèdre (250d-251e) explique que, parmi les moyens qu’a l’âme de
s’élever, le désir amoureux agit comme un « revitaliseur » privilégié des ailes de l’âme. La
contemplation de la beauté de l’être aimé, la μανία érotique, n’est certes qu’un substitut affaibli de
la contemplation du beau en soi, mais néanmoins susceptible de raviver la mémoire de l’âme. Or
Platon explique ce processus en des termes très empédocléens : ce sont en effet les effluves
(ἀπορροή, 251b) de beauté, décrits comme « un flot de particules [μέρη] qui affluent [ῥέοντ᾿] »
(251c) et se dégagent du corps désirable de l’aimé, qui permettent aux germes de l’âme de l’aimant
de pousser (βλαστάνειν, φύειν / φύεσθαι). Les effluves dégagent en effet les pores de la
germination des plumes, qui étaient jusqu’alors obstrués. Ainsi celui qui est épris peut se remémorer
ce qu’est le beau et par là se réjouir (251d). Quand l’aimé, qui émettait des effluves vivifiantes,
s’éloigne, ces pores de nouveau s’obstruent, provoquant l’irritation, la souffrance et le tourment de
l’âme. Du fait de cet état paradoxal, elle éprouve un sentiment d’étrangeté (ibid.) Le rapport entre
désir et mémoire, le premier provoquant l’éveil de la seconde, passe donc ici par un dispositif
évoquant Empédocle : on l’a vu, les effluves (ἀπόρροιαι) qui s’écoulent de toutes choses113
doivent être connectés à l’action de Φιλότης-Aphrodite114 qui est aussi cause de désir (B17, 24) et
de joie (ibid. et B22, 15, B28). Les pores par lesquels ces flux circulent, provoquant attraction et
mélange des dissemblables, peuvent aussi être obstrués – c’est le cas quand ils sont imbriqués dans
des parties « denses » avec lesquelles ils sont en συμμετρία, c’est-à-dire quand ils forment des
mélanges stables.115 Il est également possible, selon la leçon que l’on retient de la citation donnée
par Plutarque en B64, de supposer une corrélation entre désir et réminiscence (« Désir vint à lui, à la
vue évoqué par la mémoire », dans l’édition Diels-Kranz). C’est encore par le champ sémantique de
la germination qu’Empédocle désigne la progression, « l’élévation » de ceux qui accèdent aux
degrés supérieurs des incarnations (ἀναβλαστεῖν, B146, 3), mais aussi, de manière plus générale,
pour signifier que les éléments entrent en liaison, s’accolent et donnent naissance à un organisme
(ἐβλάστησε, B21, 10 et B57, 1)116 ; dans ces deux cas, de nouveau, la « croissance » est à
rapporter à l’action du désir introduit par Φιλότης. Le δαίμων d’Empédocle enfin, quand il
« pousse » sous une forme vivante, éprouve comme l’âme platonicienne retrouvant ses racines un
sentiment d’étrangeté (« J’ai pleuré et poussé des cris en voyant le lieu étranger », B118). Mais
tandis que cette émotion est pour Platon le moyen de raviver l’enracinement de l’âme dans sa vraie
patrie (Phédon, 80b, 84b), l’homme étant une « plante céleste » (90a7)117, elle est semble-t-il pour
Empédocle causée par la conscience de son déracinement et de la condition tragique de son exil.
75Ces échos pourraient n’être que des convergences plus ou moins incidentes, liées au partage de
références ou d’un imaginaire communs : sans aller jusqu’à parler d’« influence » empédocléenne,
les traces que nous avons ici pu relever peuvent simplement témoigner d’une imprégnation à
l’arrière-plan de la pensée platonicienne qui, comme toute autre, s’est construite avec et contre les
doctrines de ses prédécesseurs et contemporains. De même qu’il faut se garder de la tentation de
reconstruire Empédocle à partir de Platon, de même de la tendance à lire « du Empédocle » dès que
Platon use de motifs communs ; mais quand ceux-ci n’ont d’autre origine connue qu’Empédocle,
sans doute sont-ils significatifs d’une confrontation.
• 118 Cf. B57, B59 à B61, et les témoignages réunis en A72.
76On doit ainsi mesurer la dimension polémique des thèses platoniciennes. Certains motifs
physiques ou physiologiques du poème d’Empédocle l’ont vraisemblablement séduit, comme il
apparaît en particulier dans le Timée. Pensons par exemple au réseau de conduits ou πόροι par
lequel le sang circule, canaux de transmission de la pensée et de la volonté, ou par lesquels les
poumons se gorgent d’air, refroidissant par là les ardeurs du cœur ; ou encore au chevillage par
lequel Platon rend compte de la liaison de l’âme au corps, permis par la συμμετρία ou proportion
harmonique. Platon emprunte à Empédocle des modèles de dispositifs corporels, physiques. Mais
c’est pour mieux récuser leur soubassement théorique : « ce qui pense », qu’on lui donne ou pas le
nom d’âme, ne peut être matériel, ni ne peut être la même chose que ce qui sent, ce qui est affecté.
En ce sens le rôle que Platon donne à la chair est paradigmatique de la contradiction entre leurs
conceptions : liée à la sensibilité, elle n’est pas appropriée à recevoir l’âme intellective et même
l’empêche d’accomplir ses fonctions. L’idée d’une âme intellective pure et identique à soi est
incompatible avec les prémisses du système d’Empédocle, qui n’essentialise pas le principe de la
pensée mais l’universalise en le conférant à toute chose, et lui fait gravir des degrés d’excellence
selon qu’elle est davantage issue du mélange d’éléments hétérogènes. Certes, Empédocle comme
Platon se méfient de l’illusion perceptive et considèrent que les fondements du réel sont invisibles
et inaccessibles directement aux sens : mais Empédocle ne va pas pour autant jusqu’à concevoir de
purs intelligibles qui n’aient rien en commun avec leur matière. Le chevillage opéré par Φιλότης et
par le démiurge du Timée, quand il façonne les mélanges organiques et implante les âmes dans les
corps, se ressemblent en tant que processus mécaniques de συναρμόζειν ; mais la συμμετρία de
Platon est une forme intellectuelle, et celle d’Empédocle un encastrement physique, un contact entre
des portions de matière qui par là s’interpénètrent. De même, les modes opératoires de la fabrication
du sang, de la chair, de l’os se répondent. Mais pour Platon le corps, les organes et les membres ne
sont que des lieux, configurés en vue de leur fonction, et ainsi susceptibles d’accueillir ou non
l’âme. Pour Empédocle corps, sensation et pensée se confondent, les seconds étant les attributs
essentiels des premiers, dirions-nous en termes de prédication – tandis que pour Platon le rapport
entre les parties du corps et les parties de l’âme relève d’une nécessité hypothétique ; la moelle,
l’os, le crâne ont été conçus en vue de leur destination, mais l’âme ne se confond ni physiquement,
ni conceptuellement, avec ce à quoi elle est attachée ou clouée, elle en demeure toujours détachable.
La force qui chez Empédocle correspond au démiurge joue aussi le rôle de la moelle du Timée, elle
est cause efficiente et matérielle – ce qui l’empêche, dans la lecture platonicienne, d’être comme
doit l’être un démiurge une cause douée d’intentionnalité, agissant relativement aux fins qu’elle se
fixe. D’autant que la contingence joue chez Empédocle un rôle dans l’émergence des vivants et de
leurs parties, les membres s’assemblant au hasard en combinaisons viables et non-viables118. La
conception platonicienne s’élève ainsi contre ce qu’elle estime être une double confusion, d’une
part entre intellection et sensibilité, de l’autre entre ce qui relève d’une intentionnalité tournée vers
le choix du meilleur et de purs processus mécaniques aveugles.
• 119 ἐμφυτευθεῖεν Timée 42 a3 , ἐφύτευσεν 70e1, φυθεύων 73c4, φυτεῦσαι Phèdre 248d1.
77Cependant, il n’en apparaît pas moins que Platon transpose, dans ses mythes sur l’âme, des
conceptions empédocléennes, ainsi qu’en témoigne la récurrence des images végétales qu’il leur
emprunte. La moelle du Timée (elle-même conçue comme une πανσπερμία, une semence
universelle) est telle « une terre labourée » (73c7), adéquate à recevoir la « semence » de l’âme et à
la faire « croître » (φύειν, φύεσθαι) ; les liens qui « implantent »119 l’âme dans un corps servent de
« racines » (73b5) à cette « plante céleste » (90a7) qu’est l’homme. Les germes de l’âme, dans le
Phèdre, peuvent dépérir ou pousser (βλαστάνειν) selon que des effluves se transmettent ou non à
leurs pores et les libèrent. Mais dans le poème d’Empédocle, les processus de croissance sont ceux
par lesquels les éléments, c’est-à-dire les racines, forment des membres et des corps ; ce sont des
yeux isolés qui peuvent germer, des organismes et des parties de corps : φύειν désigne ce que l’on
appelle habituellement naître (Β8, 4). C’est la vie elle-même qui est bourgeonnement et si les
« racines » « croissent » (Β26, 1-6), c’est en étant modelées par ces forces motrices contrariées que
sont l’Harmonie et la Discorde, en des structures et des textures toujours matérielles.
Cet article est issu d’une communication intitulée « Des racines empédocléennes chez Platon ? »,
donnée le 7 janvier 2011 lors du séminaire de la Société d’Etudes Platonicienne Platon et la
psychologie de ses prédécesseurs : multiplicité des sources, unité de la psychologie à l’Université
Paris Ouest. Tous mes remerciements vont, pour leurs patientes relectures et leurs remarques
avisées, à Olivier Renaut, Arnaud Macé et Jean-Claude Picot, ainsi qu’aux rapporteurs des Etudes
Platoniciennes.
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Bibliographie
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Notes
1 Phèdre, 245c-246a.
2 Cf. Delcomminette (2008, §36) : « Les parties de l’âme ne sont pas des parties d’un corps, à la
manière des organes corporels, mais des structures qui définissent des espèces de mouvements
psychiques, une structure comportant essentiellement deux aspects : un mode de fonctionnement
spécifique et un objet de désir qui lui est propre. Quant aux facultés, du moins ces facultés
psychiques que sont la connaissance et la δόξα, elles sont elles aussi des mouvements psychiques,
ou plutôt la capacité d’effectuer un certain type de mouvements psychiques. Mais ces mouvements
se définissent moins par leur structure que par leur résultat, par ce qu’ils accomplissent, à savoir la
saisie de l’objet qui leur est assigné en propre. »
3 Voir à ce titre Platon, source des présocratiques, M. Dixsaut et A. Brancacci (éd.), 2002.
4 Les références aux témoignages (A) et aux fragments présocratiques (B) suivent l’édition Diels-
Kranz (DK) 19516.
5 Sur l’inauthenticité de ce vers (χαλκῷ ἀπὸ τοῦ ψυχὴν ἀρύσας, « puiser la vie avec le bronze »,
rapporté par Aristote), cf. Picot 2004 et 2009. Le fragment 138, faussement attribué à Empédocle
par Vahlen et Diels, serait d’un poète inconnu. La confusion serait due à un rapprochement avec le
fr. 143 tel qu’il était édité au début du XIXe siècle, sous une forme peu fiable.
6 Ce qui n’exclut pas leur éventuelle divinité : le Σφαῖρος est un dieu éphémère.
7 Cf. aussi 31A96 (Stobée et Aétius) : « Parménide, Empédocle et Démocrite disent que l’intellect
(νοῦς) est la même chose que l’âme (ψυχή) ».
8 Aristote, De l’âme, III, 3, 427 a21-25 ; Théophraste, Du Sens, 10 (« la pensée se confond avec la
sensation ou s’en rapproche beaucoup »).
9 B103 : « …tout pense » (πεφρόνηκεν ἅπαντα) ; B110, 10 : « Car sache que tous ont l’intelligence
(φρόνησις) et leur part de pensée (νώματος αἶσαν) ».
10 B109 (qu’Aristote cite à l’appui de sa classification) : « Car c’est par la terre que nous voyons la
terre, par l’eau l’eau, / par l’éther le divin éther, et par le feu le feu destructeur… ».
11 Théophraste, Du Sens, 10 : « on pense surtout par le sang, car c’est en lui que les éléments des
membres peuvent conserver le meilleur mélange » ; [Plutarque], Opinions des philosophes, IV, 5
(31 A97) : « Empédocle [situe l’hégémonique] dans la composition du sang » (ἐν τῇ τοῦ αἵματος
συστάσει).
12 Aristote déclare que si certains « se prononcent pour le sang, c’est qu’ils estiment que le fait de
sentir constitue la principale propriété de l’âme et que celle-ci est attribuable à la nature du sang »
(De l’âme, I, 2, 405 b6-8).
13 Cf. Aristote, De l’âme, III, 3, 427 a27-30 : Empédocle affirme que « penser est un phénomène
corporel, comme sentir ».
14 Conformément à un certain usage hésiodique et homérique (par ex. Iliade, I, 608), repris par les
tragiques tels Eschyle et Euripide. Cf. B5 (φρενός), B23 (φρένα) ; B110, B129, B132
(πραπίδεσσιν).
15 Traduction R. Bodéüs.
16 Il serait trop long de démontrer ici ce point. Mais contrairement à ce qu’affirme P. Curd (2013) il
est possible de comprendre sans contradiction les vers d’Empédocle en faisant de l’Amour et de la
Haine des entités corporelles – à condition de les concevoir non pas comme des particules
matérielles « calquées » sur le modèle des éléments, mais comme des forces physiques étendues
selon un paradigme de type magnétique ou ondulatoire (cf. Therme 2007 et 2008).
17 « Car la première philosophie semble balbutier sur tout, parce qu’elle est jeune et à ses débuts,
puisque même Empédocle affirme que l’os existe par la proportion ; et cela est « l’être ce que
c’est », c’est-à-dire la substance de la chose. (…) En effet, c’est par là que la chair, l’os et chacune
des autres parties existeront et non par la matière que ce philosophe appelle feu, terre, eau et air.
Mais alors qu’il aurait nécessairement reconnu cela si un autre l’avait énoncé, il ne l’a pas énoncé
clairement » (Métaphysique, A, 10, 993a15-24, traduction M.-P. Duminil et A. Jaulin, 2008).
18 Voir les contextes des citations des fragments B115, B119-122, B127. Les fragments 112-153a
ont été rapportés par Diels à un second poème, les Catharmes ou Purifications. Il excèderait la
portée du présent propos d’examiner la question polémique consistant à déterminer s’il y avait en
effet deux poèmes, l’un physique, l’autre « religieux » ou eschatologique, ni quel est le rapport
entre les deux.
19 B115, 13 ; B117, 1 ; B118 ; B139 ; Pap. Strsb. ens. d.
20 B119, Pap. Strsb. ens. d.
21 Peuvent-ils alors s’identifier aux « dieux à la longue vie » (δολιχαίωνες) du poème physique
(B21, 12 et B23, 8) ? D’autre part, notons qu’Empédocle se qualifie lui-même de « dieu immortel »
(ἄμβροτος θεός, B112, 4), ce qui pose une autre difficulté : est-ce à dire que son δαίμων l’est ?
22 Il peut s’agir d’un meurtre ou d’un crime de sang, lié peut-être à la dévoration. Les mss. de la
citation du vers 4 de B115 par Plutarque portent φόβωι, corrigé en φόνωι par la majorité des
éditeurs (suivant le vers transmis par Stephanus, 1572). Voir Wright 1995 p. 272 et Primavesi 2008
n. 97 p. 275. Le fait que l’on pense par le sang pourrait être l’une des raisons conditionnant le refus,
par Empédocle, des sacrifices sanglants (B136-137, Pap. Strsb. d5-6), ainsi que son adoption du
végétarisme (B139).
23 Cf. B115, 6 : ἀλάλησθαι et 13 : φυγὰς θεόθεν καὶ ἀλήτης.
24 B115, 5-9, B117, B127 et B146.
25 Pap. Strsb. d12, cf. d9 et B124.
26 θεοί, B146, 3 ; cf. μακάρων, B115, 6.
27 Bollack 1969, 2003, apparemment suivi par Santaniello 2009.
28 2008 (1) p. 252, je traduis.
29 Ibid., p. 260.
30 Primavesi propose de réserver le terme de « racines » (qui en fait des divinités) aux éléments
quand ils sont totalement séparés par la Discorde, et non quand ils sont pris dans une composition.
Ils ne recevraient l’appellation de δαίμονες que lors de leur exil (ibid., p. 261). On pourrait alors
expliquer pourquoi les démons jouissent seulement « d’une longue vie » alors même que les
éléments sont impérissables.
31 Selon Primavesi, le nom divin du Σφαῖρος serait Apollon (ibid., p. 261-262).
32 Ibid., p. 253-255 et 265 et (2011), p. 408-409 et p. 491 sq. pour l’édition des textes relatifs à
l’« horaire » du cycle cosmique (comprenant les scholies).Voir (2013) pour une analyse plus
détaillée de ce « Zeitplan » (p. 704-709) et de ce qu’il identifie comme un « rapport d’analogie »
« entre la théologie mythique et physique d’Empédocle » (p.717, je traduis, cf. p. 717-719).
33 « Il paraît donc aujourd’hui impossible de soutenir, comme nous l’avions fait dans notre premier
article sur les scholies, et comme Primavesi l’a fait depuis, qu’une phase d’acosmie totale, le Dînos,
durerait autant que le Sphairos. Si les scholies peuvent se prévaloir d’une certaine authenticité, il
faut les débarrasser d’une telle lecture » (p. 330). « Il faut donc postuler un écart entre la
chronologie des Catharmes et celle du poème Sur la nature. Alors que le cycle démonique des
réincarnations est de 10000 ans, ou de cent siècles « humains », le cycle cosmique est beaucoup (au
moins seize fois, d’ailleurs) plus étendu. Cette conclusion dissuade de chercher à assimiler les
30 000 saisons des Catharmes, soit 10000 ans, à l’un des segments temporels du Περὶ φύσεως.
Tant mieux, car une telle tentative mène à l’impasse » (p. 336).
34 Voir en ce sens B112, 10-12, B118, B124, B145 ou B154a.
35 Empédocle n’est pas seulement un physicien soucieux de comprendre la structure de l’univers,
mais un homme préoccupé du sort de ses prochains, qui cherche à améliorer leur condition – non
seulement comme médecin guérisseur, voire thaumaturge (B110, B112), mais en les aidant
concrètement. Les témoignages mettent en avant son ingéniosité philanthrope : il aurait sauvé
Agrigente de la peste en déviant les vents (A1 §60, A14), et assaini les marais de Sélinonte en
faisant confluer deux rivières (A1, §70). La violence et la véhémence des fr. B136-137 ne peuvent
pas non plus s’expliquer comme une injonction à respecter les éléments.
36 Wright 1981, Barnes 1982.
37 Curd 2002 et Osborne 1987 qui établit l’équation δαίμων =sang.
38 Première position de Cornford 1912, O’Brien 1969, Kahn 1974, Martin/Primavesi 1999.
39 Seconde position de Cornford 1926.
40 Kingsley 2003.
41 Cf. par exemple le mythe de la fin du Gorgias, 524 b-d, ou Phédon 83.
42 Cf. en particulier République, IV, 436-441, Phèdre, 246a et 253c, Timée 69 c-e. Cette tripartition
de l’âme n’est toutefois pas présupposée par tous les dialogues (cf. par ex. Phédon, infra, II, 1).
43 Platon s’inscrit ainsi dans une lignée remontant à Alcméon de Crotone (qui faisait du cerveau le
centre de la compréhension et de la saisie sensibles, 24 A10 et A17 DK, l’intellect étant réservé aux
hommes, 24 B1a), continuée par certains traités hippocratiques (Des Chairs ; De la maladie
sacrée).
44 Selon les Vies de Diogène Laërce, VIII, 64-66 et 72.
45 Ibid. et Plutarque, Contre Colotès, 31 A14.
46 Cf. Théophraste, Du Sens, 10-11.
47 Cf. Therme 2010. Nous nous attarderons ici davantage sur les critiques platoniciennes du sang
pensant et de l’« âme harmonie » que sur le δαίμων.
48 La connaissance étant fondée sur la réminiscence de la contemplation des formes intelligibles,
elle présuppose que l’âme soit susceptible de perdurer dans le temps.
49 Les traductions de Platon sont extraites de l’édition révisée dirigée par L. Brisson 2011 (L.
Brisson pour le Timée et le Phèdre, M. Dixsaut pour le Phédon).
50 αὑτὰ γὰρ ἔστιν ταῦτα, δι᾿ ἀλλήλων δὲ θέοντα / γίγνεται ἀλλοιωπά· τόσον διὰ κρῆσις
ἀμείβει (B21, 13-14) ; ᾗ δὲ τάδ᾿ ἀλλάσσοντα διαμπερὲς οὐδαμὰ λήγει, / ταύτῃ δ᾿ αἰὲν ἔασιν
ἀκίνητοι κατὰ κύκλον (B17, 12-13 et 34-35 = B26, 11-12).
51 Cf. les fragments B2 ; B3, 9-13 ; B8 ; B15 ; B17, 21-26 ; B23, 9-11 ; B110 ; B133 et Β134. –
Notons que si les éléments sont certes visibles (cf. B21, B38 et B71), on ne peut les percevoir dans
leur pureté (telle qu’elle se réalisera lors de la phase de victoire de la Discorde) : dans le monde
dans lequel nous vivons, ils sont toujours pris dans des mélanges.
52 On peut faire le parallèle avec les critiques émises par Aristote sur le mélange empédocléen, qui
à ses yeux n’est qu’une simple juxtaposition de particules, certes invisibles à l’œil nu mais qui
demeureraient perceptibles par « l’œil de Lyncée » (Génération et Corruption, I, 10, 327 b31 - 328
a17, et II, 7, 334 a18-b2) : il n’y a pas de réel mélange s’il n’est qu’illusion macroscopique. Si la
démonstration vise d’abord les atomistes, elle s’applique également à Empédocle : cf. Therme
2008 p. 375-386.
53 Bien que ce terme féminin désigne généralement l’épouse d’un artisan, nous nous conformons
ici à l’usage introduit par J. Bollack (op. cit. t. III, par ex. p. 70, 122 et 485) à propos de Φιλότης.
Voir en ce sens le fait que ce soit une fillette qui joue à la clepsydre en B100, 8-9.
54 Cf. aussi B75 : « Parmi eux, les uns, au fond, devinrent denses (πυκνά), les autres, au-dehors,
lâches (μανά), en se caillant (πέπηγε) / Pour avoir, dans les paumes de Cypris, trouvé cette
élasticité.» (Traduction J. Bollack modifiée), et le fr. Wright 152, qui décrit certainement
l’intrication arborescente des pores ou conduits qui traversent le corps et des « denses » par lesquels
la συμμετρία du mélange est possible : « Car parmi eux certains étant formés de racines plus denses
au fond / fleurissent en bourgeons plus rares [en haut] » (τῶν γὰρ ὅσα ῥιζαις μὲν
ἐπασσυτέραι[σιν] ἔνερθε / μανοτέροις [δ᾿ ὅρ]πηξιν ὑπέστη τηλε[θάοντα]).
55 « Pour toutes ces substances [i.e. les os, les chairs etc.], le point de départ, c’est la moelle. En
effet, les liens de la vie [τοῦ βίου δεσμοί] sont, aussi longtemps que l’âme est enchaînée au corps,
fixés dans ce corps et servent de racines [κατερρίζουν] pour la race mortelle ».
56 Nestis est l’un des noms métaphoriquement donnés à l’eau, Héphaïstos au feu.
57 Traduction Bollack modifiée.
58 Cypris (l’un des noms d’Aphrodite « la Chypriote ») est encore un avatar de Φιλότης-῾Αρμονίη,
plus spécifiquement lorsqu’il s’agit de désigner son activité démiurgique.
59 Traduction Bollack.
60 Traduction Bollack modifiée.
61 Idem.
62 Le statut de la moelle dans son rapport à l’âme qu’elle véhicule n’est pas sans poser de
difficultés. Dans quelle mesure sa matière a-t-elle la spécificité de s’attacher des « nœuds » et des
mouvements psychiques immatériels ? Selon J.-F Pradeau (2008), sa conformation lui permet de
remplir les conditions nécessaires à l’exercice et au déploiement de toute la diversité des fonctions
de l’âme, qui n’en demeure pas moins une dans sa nature. Pour F. Karfík (2005), la moelle est la
« structure corporelle » (p. 213) dans laquelle les mouvements de l’âme peuvent circuler à travers le
corps – mouvement circulaire dans le crâne, et hélicoïdal le long de la colonne vertébrale. Par
« parties (ou espèces) mortelles de l’âme », il propose donc d’entendre « les mouvements
spécifiques de tissus spécifiques » (tels la moelle, le cœur ou le foie), mouvements qui « à la fois
proviennent de l’âme immortelle et agissent sur elle », ce qui le mène à réduire le dualisme âme-
corps : « il n’y a pas d’âme mortelle séparée du corps d’un être vivant, et elle n’a pas d’autre
substrat que les tissus corporels d’un organisme » (p.214, je traduis).
63 Voir en ce sens les nombreuses critiques, notamment aristotéliciennes, sur l’absence de finalisme
et le rôle dévolu au hasard dans la constitution des vivants : ainsi en Physique, II, 4, 196 a17-24, II,
8, 198 b10-199 b13, III, 2, 300 b25-30 ; Génération et corruption, II, 6, 333 b3-19, Parties des
animaux, I, 640 a19-641 a16.
64 Cf. les témoignages réunis en 31 A87 : Aristote, Génération et Corruption I, 8, 324 b26 sq. et ses
commentaires par Philopon ad loc. et le Ps.-Philopon, Commentaire de la Génération des Animaux
d’Aristote, 123, 13 sq.
65 Les corps (élémentaires ou composés) dont les pores et denses se trouvent dans ce rapport de
συμμετρία sont dits amis (ἄρθμια) : ainsi l’eau épouse (ἐνάρθμιον) le vin, mais pas l’huile (B91) ;
les mules sont stériles car leur semence ne peut entrer en συμμετρία avec une autre (ad B92).
66 Cf. ἔπηξεν B86, πέπηγε B75, 1, πεπήγασιν B107, 1, πάγεν B15, 4 et les témoignages de
Plutarque ad B33 (σύμπηξις) et ad B19 (καταπεπηγέναι).
67 Sur l’explication empédocléenne de l’aimantation, cf. Alexandre d’Aphrodise (31 A89), qui met
clairement en relation ἐναρμόζειν, συμμετρία des πόροι et ἀπόρροιαι, et son analyse in Therme
2007.
68 « SOCRATE : – Vous dites bien, suivant Empédocle, que les êtres émettent certains effluves
(ἀπορροάς), n’est-ce pas ? MÉNON : – Oui, certes. SOCRATE : – Et qu’ils « comportent des pores »,
où se portent ces effluves et par lesquels ils passent (…) Et que, parmi ces effluves, il en est certains
qui s’adaptent (ἁρμόττειν) à certains pores, tandis que les autres sont soit trop petits soit trop
gros. »
69 Cf. B17, 20 qui affirme que Φιλότης est dans les éléments (ἐν τοῖσιν) et leur est « égale en
longueur et en largeur » (ἴση μῆκός τε πλάτος τε), autrement dit a la même extension qu’eux ; voir
aussi Aristote, Métaphysique B, 1, 996 a7-8 (Empédocle fait de Φιλότης un substrat matériel des
êtres) et Λ, 10, 1075 b1-6 (Φιλότης « est principe à la fois comme moteur, puisqu’elle rassemble, et
comme matière puisqu’elle est partie du mélange »).
70 Traduction Bollack.
71 Κύπριδος ὁρμισθεῖσα τελείοις ἐν λιμνέσσιν (je souligne). Voir B35, 13 : Φιλότητος...
ἄμβροτος ὁρμή. Une des spécificités de l’âme platonicienne est d’être définie par ses élans
(ὁρμαί), motif analogue à ce qui caractérise la Φιλότης d’Empédocle.
72 Outre τοῦ βίου δεσμοί (73 b3, cité supra) et πάσης ψυχῆς δεσμοί (73d6), où ils sont comparés
à des cordes d’ancres tendues, voir 81d : « Et à la fin, quand les liens étroits qui unissent [οἱ
συναρμοσθέντες δεσμοί] les triangles de la moelle n’arrivent plus à tenir, distendus qu’ils sont par
la fatigue, ils laissent se relâcher à leur tour les liens de l’âme [τῆς ψυχῆς δεσμούς], et l’âme,
délivrée de façon naturelle, s’envole avec plaisir ». Sur l’implantation de l’âme dans un corps, voir
aussi Timée 42 a3 : ἐμφυτευθεῖεν.
73 F. Karfík 2005 p.210-211.
74 Odyssée, XX, 17-18, cité en République, III, 390d et IV, 441b ou encore dans le Phédon, 94c9-
e6 (contre l’âme harmonie, cf. infra).
75 Selon F. Karfík (ibid.), le cœur et les veines sont les médiateurs physiques de l’action du θύμος
sur les ἐπιθυμίαι, lui permettant de relayer les directives du λογιστικόν.
76 Faire le parallèle avec les vers terminant le fragment B100, qui montrent « le sang bouillonnant à
travers ses routes » (αἷμα κλαδασσόμενον δι᾿ ἀγυιῶν, v. 22, avec peut-être un jeu sur routes/
membres, γυῖα)
77 Cf. au fragment B2, 1 : « Des paumes étroites sont répandues sur les membres » (στεινωποὶ μὲν
γὰρ παλάμαι κατὰ γυῖα κέχυνται), les « paumes » renvoyant métaphoriquement, pour Empédocle,
aux pouvoirs sensoriels et intellectifs dont nous disposons (cf. B3, 9 et 13 : les « paumes » sont ce
par quoi toute chose nous devient claire ou manifeste, δῆλον). Les « paumes de Cypris » quant à
elles (B75, 2 et B95) désignent son pouvoir démiurgique de modelage.
78 « Et tout inspire et expire : tous, ils ont d’exsangues / Canaux de chair (σαρκῶν σύριγγες),
tendus sous la peau, partout sur le corps ; / Et partout, à leur embouchure, un réseau de fins sillons
creuse / La surface de la peau au-dehors. Le sang / S’y tapit, et l’éther s’est taillé au travers un facile
passage. / Quand, loin de la peau, le sang délicat s’enfuit en bondissant / L’éther bondit à s suite, en
bouillonnant en vagues furieuses ; / Mais quand le sang afflue à grands bonds, il s’exhale en
retour » / (B100, 1-7, traduction Bollack). Cf. Aristote ad B100 (De la Respiration, 13, 473b1 sq.)
et la critique dans le traité pseudo-aristotélicien Du souffle, 3, 482 a28 sq.
79 B105 : « la pensée circule » (νόημα... κικλήσκεται) « dans les vagues du sang fluant et refluant »
(αἵματος ἐν πελάγεσσι... ἀντιθορόντος) ; Timée, 81a-b : « les particules de sang finement
morcelées et enveloppées circulairement comme par un ciel en raison de la cohésion qui caractérise
chaque vivant sont forcées d’imiter le mouvement de l’univers. » (81 a-b).
80 Cf. n. 67 supra.
81 Voir en ce sens les fragments sur l’interdit de la viande et des sacrifices sanglants (B136, B137,
B139, Pap. Strsb. d5-6), et les commentaires ad B135 (Aristote, Cicéron, Jamblique) et ad B136
(Sextus Empiricus).
82 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 9 : « Pour Empédocle, c’est suivant la
συμμετρία des pores que se font les sensations, en s’ajustant à chacun des sensibles apparentés
(παρὰ τὰς συμμετρίας τῶν πόρων τὰς κατὰ μέρος αἰσθήσεις γίνεσθαι, τοῦ οἰκείου τῶν
αἰσθητῶν ἑκάστῃ ἁρμόζοντος). Théophraste, Du Sens, 7 : « Empédocle prétend que la sensation
se produit par l’adaptation aux pores propres à chaque sens (φησι τῷ ἐναρμόττειν εἰς τοὺς πόρους
τοῦς ἑκάστης αἰσθάνεσθαι) ; aussi l’un ne peut-il reconnaître ce qui appartient à l’autre, puisque
les pores, selon qu’ils sont larges ou étroits, touchent d’autres choses selon l’objet à percevoir, si
bien que les uns traversent sans toucher et que d’autres ne peuvent pas pénétrer du tout. »
83 Théophraste, Du Sens, 15.
84 Cf. 61d qui présente Simmias et Cébès comme des « disciples de Philolaos » cependant pas bien
renseignés sur ses thèses.
85 Diogène Laërce, Vies, VIII, 54-55 (31 A1) ; cf. 31 A7 et A11.
86 Les traductions du Phédon sont de M. Dixsaut.
87 Cf. 101a : la grandeur est identique à elle-même bien qu’il y ait des choses plus ou moins
grandes et petites.
88 Traduction Bollack.
89 Cf. la description qu’en donne Ps.-Aristote, Mélissos, Xénophane, Gorgias, III-IV, 977a-979a
(DK 21 A28).
90 La présence d’une enveloppe de Haine à la périphérie du Σφαῖρος est déductible de B27a
(« nulle Discorde en ses membres ») et de B35 qui narre comment la Haine a été peu à peu
repoussée au-dehors, vers les « lointaines limites » du tout.
91 Cette précision semble dirigée contre le πνεῦμα des pythagoriciens.
92 En prenant « membres » au sens habituel de parties organiques différenciées. Mais les vers
d’Empédocle témoignent d’un usage spécifique de ce terme en désignant par là les quatre éléments
eux-mêmes ; voir par exemple B27a, B30 et B31 (où « les membres du dieu », γυῖα θεοῖο, désigne
les éléments conjugués dans le Σφαῖρος).
93 οὐ γὰρ ἀπὸ νώτοιο δύο κλάδοι ἀίσσονται, / οὐ πόδες, οὐ θοὰ γοῦν᾿, οὐ μήδεα γεννήεντα, /
ἀλλὰ Σφαῖρος ἔην καὶ ἶσος ἐστὶν αὐτῷ. (Traduction Bollack modifiée).
94 La mention de l’absence d’organes génitaux peut se référer à l’acosmie du Σφαῖρος.
95 οὐδὲ γὰρ ἀνδρομέῃ κεφαλῇ κατὰ γυῖα κέκασται, / οὐ μὲν ἀπαὶ νώτοιο δύο κλάδοι
ἀίσσονται, / οὐ πόδες, οὐ θοὰ γοῦν᾿, οὐ μήδεα λαχνήεντα, / ἀλλὰ φρὴν ἱερὴ καὶ ἀθέσφατος
ἔπλετο μοῦνον, / φροντίσι κόσμον ἅπαντα καταΐσσουσα θοῇσιν. (Traduction Bollack modifiée)
96 Nous reprenons ici les analyses menées in Therme 2010. Pour une analyse détaillée du mythe du
Phédon, dans sa corrélation à Empédocle et aux Pythagoriciens, cf. Kingsley 1995 p.79-194.
97 Ce qui a d’ailleurs été, sans doute, l’une des sources principales de la contamination
d’Empédocle par l’interprétation néoplatonicienne qui substitue aux δαίμονες des « âmes ».
98 A mettre en parallèle avec les âmes pures et bienheureuses du Phédon, 80d-81a.
99 L’expression se trouve en B 121, 4, et conjecturée dans le Pap. Strsb., d17. ῎Ατη est la Fatalité,
personnification de tous les fléaux, calamités et malédictions divines qui peuvent s’abattre sur les
mortels pour les faire expier leurs fautes ; mais c’est aussi plus particulièrement ce qui mène à
l’égarement, l’aveuglement.
100 Ou : dans son effroi, son épouvante (φόβῳ).
101 M. Rashed insère ici, dans sa reconstruction du proème des Catharmes (2008), les deux vers du
fragment B113 : « mais pourquoi m’appesantir là-dessus comme si je faisais quelque chose de
grand / en surpassant des hommes mortels, sujets à tant de destructions ? »
102 Traduction M. Rashed 2008. Notons que ce fragment pose de grandes difficultés d’édition, sur
lesquelles nous n’entrerons pas ici. Sur le vers 3 en particulier, voir Picot 2007.
103 Nous suivons ici la reconstruction de M. Rashed 2008.
104 Remarquons aussi que la loi d’Adrastée est pour Platon ce qui n’admet aucun parjure : cf.
République, V, 451a, où Socrate place son discours sous le sceau de la vérité en se « prostern[ant]
devant Adrastée ».
105 « Car moi, je fus déjà un jour garçon et fille, / Et plante et oiseau et poisson, qui trouve son
chemin hors de la mer. » (B117)
106 Mais chez Platon, nulle trace de faute qui soit en lien avec un meurtre chez Platon. Rien
n’atteste que le lien chez Empédocle soit causal ; la faute elle-même peut être d’une autre nature.
107 Si les bienheureux sont « attablés » n’est-ce pas, peut-être, qu’ils se nourrissent (cf. le fragment
B128 sur l’âge du règne de Κύπρις) à l’instar des bienheureux dans la prairie de la vérité
platonicienne ?
108 Traduction Bollack 2003.
109 Cf. B118, B119, B120 (« Nous sommes venus sous le toit de cette caverne… »), et l’ensemble
d du Pap. Strsb.
110 « Croître » signifie en fait « s’assembler » pour les éléments, comme l’explique B8. Cf. les
occurrences de la forme verbale en B26, 8, B35, 14 et B61, 1, et du substantif en B8, 1 et 4, B61, 1
et B63.
111 Remarquons que le décret, bien qu’éternel, fixe un châtiment d’une durée limitée. Cela pourrait
arguer en faveur de la lecture d’O. Primavesi d’une correspondance analogique entre les durées des
cycles cosmique et mythique – mais peut aussi impliquer que le δαίμων ayant subi sa malédiction a
la responsabilité de son retour parmi les Bienheureux.
112 « Parmi les bêtes, ils deviennent des lions gîte-montagne,/ Dormant à terre, et parmi les arbres,
des lauriers à la belle chevelure » (B127, traduction Bollack).
113 B89, B101, B102.
114 Cf. B87, B95, B96, B98. C’est l’interprétation que nous défendons dans Therme 2008.
115 Cf. Therme 2008 p.398-400.
116 Cf. aussi κλάδοι, « les rameaux » (B29, 1 et B134, 2), pour désigner des membres (en
l’occurrence absents : dans les deux fragments Empédocle, en niant que le Σφαῖρος ait des
membres, veut dire qu’il est indifférencié et acosmique, qu’aucune forme nouvelle n’y est
engendrée).
117 90a5-b1 ; cf. 41d8-42b1.
118 Cf. B57, B59 à B61, et les témoignages réunis en A72.
119 ἐμφυτευθεῖεν Timée 42 a3 , ἐφύτευσεν 70e1, φυθεύων 73c4, φυτεῦσαι Phèdre 248d1.
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Pour citer cet article


Référence électronique
Anne-Laure Therme, « Des racines empédocléennes chez Platon ? », Études platoniciennes [En
ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 15 avril 2015, consulté le 03 juillet 2017. URL :
http://etudesplatoniciennes.revues.org/528 ; DOI : 10.4000/etudesplatoniciennes.528
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Auteur
Anne-Laure Therme
Docteur et agrégée de philosophie
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Droits d’auteur
© Société d’Études platoniciennes

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