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INTRODUCTION
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
© Hachette Littératures, 2000.
978-2-818-50047-7
DU MÊME AUTEUR
Structures sociales « orientales » et « occidentales » dans l'Espagne
musulmane, Paris-La Haye, Mouton, 1977.
L'Espagne et la Sicile musulmanes au XI et XII siècles, Presses
e e
soit facile de relier ces thèses à tel choix politique, on peut penser que ces
positions ne sont pas sans lien avec les grandes options vers lesquelles les
événements chaotiques du siècle jetèrent un auteur qui y fut intensément
engagé : ayant fui le régime de Franco, Sánchez Albornoz ne fut-il pas, dans son
exil argentin, président de la République espagnole en exil ?
Depuis les années 1970, d'autres controverses se sont développées, dérivées
au fond de la précédente, comme celle portant sur la « berbérisation » et la
« tribalisation » de l'Espagne musulmane. Tout récemment encore (1997), un
ouvrage de Gabriel Martinez Gros intitulé Identité andalouse a tenté de
relancer le débat sur l'« orientalisation » de l'Espagne musulmane, mais en
prétendant se placer sur un plan différent de la querelle sur la nature
« orientale » ou « occidentale » de la civilisation andalouse, qu'il juge
dépassée ou peu pertinente. Cet auteur, pour lequel l'objectivité est une simple
« convention sociale », conteste en fait la possibilité même, à l'aide des
sources arabes, d'atteindre la « réalité historique » des premiers siècles de
l'histoire d'al-Andalus, donc de prouver quoi que ce soit à leur sujet. Toute la
littérature historique dont nous disposons naît à l'ombre du califat du X siècle,e
LA CONQUÊTE ET L'ÉPOQUE
ÉMIRALE
CHAPITRE PREMIER
« vérité historique » sur les conditions dans lesquelles s'est effectué, dans le
haut Moyen Age, le rattachement de la péninsule Ibérique à l'aire de
civilisation arabo-musulmane. Aux yeux de l'auteur, la conquête par les Arabes
d'un empire s'étendant sur plus de neuf mille kilomètres, avec les moyens
techniques de l'époque, est tout simplement incroyable et ne constitue donc pas
un fait historique crédible. Il l'est encore moins s'agissant de cette extrémité
occidentale de la conquête qu'est l'Espagne : « La plupart des historiens, écrit-
il, ont été convaincus que la péninsule Ibérique a été conquise par les habitants
du Hedjaz ; aucun n'a simplement déployé une carte, pour mesurer le parcours
et étudier les obstacles, aucun ne s'est interrogé sur les conditions matérielles
du déplacement ... » De telles thèses, historiquement intenables, n'ont pas été
1
que l'on chercha à rédiger sous forme d'annales des traditions jusque-là
conservées principalement par oral et sans ordre chronologique, relatives aux
événements des premiers temps de l'empire arabe. La première grande histoire
ordonnée de ce type écrite en arabe est celle de Tabarî, auteur bagdadien
d'origine persane, qui est mort en 923. Elle ne contient d'ailleurs que de brèves
indications sur la conquête de l'Espagne. Il existe cependant des recueils de
traditions plus anciens, de moindre ambition, mais qui contiennent des récits
plus nourris sur le sujet. Le principal auteur est le traditionniste médinois al-
Wâqidî, mort en 822. On n'a malheureusement pas conservé son ouvrage sur la
conquête du Maghreb et de l'Espagne (Futûh Ifrîqiya) ; mais les citations plus
ou moins littérales qu'en font des auteurs ultérieurs, comme le Bagdadien al-
Balâdhurî, mort en 892, auteur d'un Livre des conquêtes des pays (Kitâb futûh
al-Buldân), permettent d'en connaître la substance. Il existait d'autres chaînes
de traditions relatives à la conquête de l'Espagne, comme celles qu'utilise
l'Égyptien Ibn 'Abd al-Hakam, mort en 870 : il recueille en effet dans son Livre
de la conquête de l'Egypte (Kitâb futûh Misr) des récits rapportés par des
traditionnistes plus anciens, comme ses deux compatriotes 'Uthmân b. Sâlih,
mort en 834, et, dans une moindre mesure, al-Layth b. Sa'd, un juriste bien
connu, mort en 791.
En ce qui concerne les textes, on peut ainsi se rapprocher chronologiquement
de l'époque de la conquête, sans toutefois pouvoir remonter jusqu'au début du
VIII siècle. Ces récits se soucient peu de chronologie, ils sont parfois
e
des tenants des thèses « traditionalistes », qui a voulu voir dans ces récits des
sortes de mythes. Les premiers chefs musulmans à avoir pris pied en Espagne
ne seraient pas, aux yeux de cet auteur, des personnages réels : Tarif serait une
fausse étymologie de Tarîfa, le port de la côte espagnole où l'on situe son
débarquement, et Târiq serait un nom symbolique, désignant celui qui ouvre la
« voie » (tarîq, mot de la même racine) à la conquête. Ces interprétations,
éventuellement ingénieuses, et cette mise
en cause de la réalité historique à laquelle réfèrent les récits relatifs à la
conquête relèvent de la répugnance déjà évoquée à accepter le fait même de la
conquête telle que la décrivent les sources arabes : une prise de possession
brutale, par des conquérants étrangers, d'un pays qui n'offrira pas une grande
résistance ; répugnance aussi à accepter l'idée que la date de 711 marque une
rupture décisive dans l'histoire espagnole.
Compte tenu de la nature des sources, on n'aura sans doute jamais de
« preuve » absolue venant confirmer une position ou une autre sur tel ou tel
point particulier. Mais la cohérence globale du processus de conquête n'est pas
contestable. Les guerriers arabes que les Francs rencontrent à Poitiers vingt ans
plus tard sont bien passés par l'Espagne ! Mais il est vrai que chacun des
détails de la progression des musulmans et de son contexte peut prêter à
discussion. En ce qui concerne le statut de Ceuta et de Tanger à l'arrivée des
Arabes, par exemple, les relations que pouvait entretenir Yulyân, dont
l'existence même semble peu douteuse, avec les pouvoirs politiques les plus
importants du moment, les Byzantins et le roi wisigoth de Tolède, sont
problématiques. On pourrait penser que les villes du détroit avaient servi
pendant un certain temps de relais à une flotte byzantine dont on ne sait pas très
bien si, vers la fin du VII siècle, elle atteignait encore l'extrême Occident
e
méditerranéen ; mais ce sur quoi les textes insistent en fait, ce sont des liens
avec le pouvoir wisigothique, qui se seraient concrétisés par la présence à la
cour du dernier roi de Tolède de la fille du gouverneur de Ceuta. C'est là
qu'intervient l'histoire du viol de celle-ci par le roi Roderik ou Rodrigue, de
l'œuf pourri qu'elle aurait envoyé à son père pour l'avertir de cette humiliation,
et de la vengeance qu'aurait voulu en tirer le comte Julien en livrant la
Péninsule aux Arabes. Quant à Rodrigue, arrivé au pouvoir en 710, et dont
personne ne met en doute la réalité historique, il aurait provoqué aussi le destin
en ouvrant une chambre que la tradition condamnait à rester fermée, et où l'on
aurait trouvé des images prémonitoires des guerriers arabes qui s'apprêtaient à
envahir le pays ! On pourrait d'ailleurs, si c'était nécessaire, verser au
« dossier » de la réalité de la conquête arabe de la Péninsule l'image de ce roi
wisigoth qui figure parmi les souverains vaincus sur l'une des peintures qui
décorent les murs des bains de l'ancien palais omeyyade de Qusayr 'Amra en
Jordanie, édifié plus vraisemblablement avant qu'après 720.
rapporte que la flotte que Mûsâ b. Nusayr avait fait armer à Tunis pour lutter
contre les Byzantins en Méditerranée centrale participa aux opérations en
Espagne, vraisemblablement après y avoir emmené cette seconde expédition :
fournissant un résumé de la vie d'un traditionniste appelé 'Ayyâsh b. Sharâhil
al-Himyarî, cet auteur indique en effet que, placé à la tête de la flotte d'Ifrîqiya
sous le califat omeyyade, il emmena celle-ci en al-Andalus dont il revint en l'an
100, c'est-à-dire en 718-719. Comme par ailleurs, si l'on s'en tient aux dates
connues des raids lancés depuis Tunis contre la Sicile, ces derniers semblent
s'interrompre entre 710 et 720, on doit bien penser que l'occupation de la
Péninsule donna lieu à certaines opérations combinées entre l'armée et la flotte.
On a cherché un autre indice du caractère relativement planifié de l'occupation
de l'Espagne dans l'émission à Tanger, dans les années 709-711, de monnaies
de bronze (fulûs) portant des légendes évoquant le djihâd, et donc
vraisemblablement frappées pour payer les soldes des contingents qui allaient
s'engager dans la guerre sainte en Espagne.
La plupart des traditions ne parlent que des conquêtes terrestres. À partir de
leurs indications, les auteurs modernes se sont efforcés de reconstituer la
marche des deux armées berbère et arabe qui, de 711 à 714, date à laquelle
Mûsâ fut rappelé à Damas par le calife, occupèrent méthodiquement le pays,
apparemment sans grandes difficultés. Cordoue, par exemple, fut occupée dès
octobre 711 par sept cents cavaliers détachés du gros de l'armée de Târiq, qui
poursuivit sa marche vers Tolède. La capitale du royaume semble avoir été
prise facilement, comme la plupart des autres centres. La seule ville qui offrit
une résistance sérieuse fut la grande métropole religieuse de Mérida : Mûsâ,
débarqué dans l'été de 712 et ayant occupé Séville que Târiq avait laissée de
côté, dut assiéger cette ville pendant les derniers mois de 712 et les six
premiers de 713. C'est après la prise de la cité que le chef arabe se rendit à
Tolède pour y retrouver Târiq qui, après ses victoires au sud, s'était employé à
soumettre le nord de l'Espagne. Le gouverneur de Kairouan aurait accablé de
reproches son subordonné, estimant peut-être qu'il avait fait preuve de trop
d'initiative et soustrait à son propre contrôle un butin trop important. C'est dans
ce contexte que se situe l'épisode, sans doute en grande partie légendaire bien
que rapporté par toutes les sources arabes, de la « table de Salomon », symbole
de toutes les richesses acquises par les conquérants en Espagne. Mûsâ aurait
contraint son lieutenant à lui céder cette table d'une valeur inestimable, trouvée
dans les trésors de la ville royale de Tolède, qui était taillée dans une
émeraude gigantesque et enrichie de perles et de pierres précieuses. Mais
Târiq aurait eu la présence d'esprit d'enlever et de dissimuler l'un des trois cent
soixante-cinq pieds, qu'il put montrer au calife lorsque les deux chefs durent se
présenter devant lui en Orient, confondant ainsi son supérieur.
dont les forces n'étaient pas inépuisables. Sur plusieurs de ses avancées
récentes, la poussée musulmane rencontra des résistances plus sérieuses
qu'auparavant et les Arabes subirent des défaites. C'est en Gaule, où
Carcassonne et Nîmes avaient été occupées vers 725, qu'eut lieu la plus
célèbre, celle de Poitiers, en 732. En
accord avec la politique générale du califat, une importante armée arabe,
dont l'objectif immédiat était vraisemblablement le pillage, mais qui pouvait
préluder à une occupation plus durable, entra en Aquitaine par Pampelune et les
Pyrénées occidentales. Le gouverneur de Cordoue, 'Abd al-Rahmân al-Ghâfiqî,
qui la commandait fit brûler les faubourgs de Bordeaux et infligea au duc
d'Aquitaine Eudes une défaite totale près du confluent de la Dordogne et de la
Garonne, puis poursuivit son avancée vers le nord en pillant les monastères.
Ces pillages et le transport du butin ont peut-être ralenti l'avancée arabe. Eudes
eut le temps de demander de l'aide à Charles Martel, dont il n'avait pourtant
cessé de combattre la pression sur l'Aquitaine.
Le chef franc vint arrêter l'invasion avec une puissante armée qui barra la
route aux musulmans aux environs de Poitiers. Après plusieurs jours
d'escarmouches, un combat frontal eut lieu le 25 octobre 732. Les guerriers
arabes ne purent entamer la solidité d'une formation défensive bien organisée et
le gouverneur de Cordoue fut tué. Le lendemain de l'affrontement, alors qu'ils
se préparaient à un nouveau combat, les Francs constatèrent que les tentes bien
disposées du « camp immense des Arabes » étaient vides ; les musulmans,
vraisemblablement désemparés par la mort de leur chef, avaient profité de la
nuit pour « s'éloigner en ordre strict en direction de leur patrie ». En dehors
même du renom historiographique ultérieur acquis par l'événement de 732, le
long passage que lui consacre la Chronique mozarabe montre qu'il fut perçu
par les contemporains eux-mêmes comme une date importante. Le terme
d'Europenses, Européens, qu'utilise son auteur pour désigner les Francs laisse
penser qu'il était conscient jusqu'à un certain point de l'enjeu « géopolitique »
du conflit.
Charles Martel ne dirigeait pas ses efforts vers la seule prise de contrôle de
l'Aquitaine, mais visait aussi à restaurer l'autorité du pouvoir franc sur les
autres parties méridionales du royaume qui, du fait de l'affaiblissement de la
dynastie mérovingienne, tendaient, elles aussi, vers une situation d'autonomie.
La soumission de la Bourgogne et de Lyon en 733 et la volonté manifeste de
Charles d'intervenir plus au sud poussent le chef politique de la Provence, le
patrice Mauronte, à s'allier aux musulmans qui établissent des garnisons dans
plusieurs villes du bas-Rhône, dont Avignon. L'alliance des Provençaux avec
les Arabes apparaissait comme un danger sérieux : après la prise d'Avignon, le
pillage de la ville et l'exécution des musulmans qui s'y trouvaient, Charles se
dirige vers Narbonne, qu'il assiège sans succès, bien qu'il eût remporté sur la
Berre une victoire importante sur une armée de secours envoyée par le
gouverneur de Cordoue (737).
On le perçoit à travers ces événements : la conséquence immédiate de
Poitiers n'est pas tant d'avoir mis un terme à la menace musulmane que d'avoir
déclenché l'intervention systématique des Francs, seuls capables de s'opposer
aux musulmans. Pour rétablir l'autorité du pouvoir « mérovingien » sur ces
régions, il fallait soumettre ou éliminer les pouvoirs locaux. La Provence
réduite à l'obéissance, Charles y abolit le patriciat ; en Aquitaine, le pouvoir
ducal se maintiendra sous Hunald, le fils d'Eudes mort en 735, puis sous les
descendants de ces deux princes ; mais, surveillé de près par la dynastie
carolingienne, il n'aura plus la même consistance. Profitant peut-être des
difficultés internes des musulmans d'Espagne, le duc Waïfre, qui a succédé à
Hunald à l'abdication de celui-ci en 745, tentera bien à plusieurs reprises
d'attaquer Narbonne, mais sans succès. Et c'est au pouvoir franc qu'il allait
revenir de rétablir la prépondérance du christianisme dans la région. Tout
indique pourtant que les populations étaient encore plus réticentes que celles
d'Aquitaine et de Provence à accepter son autorité. Bien loin de se soumettre en
masse aux Francs, les chrétiens de Septimanie semblent avoir continué à
préférer à leur domination celle des musulmans.
Victorieux sur la Berre en 737, Charles Martel n'avait pu, en effet, prendre
possession du pays. Il avait traité en ennemies les villes de la région, dont les
populations étaient pourtant principalement chrétiennes, démantelant leurs
fortifications, se livrant à des représailles et à des prises d'otages avant de
rentrer en Francie. Ce n'est qu'une douzaine d'années plus tard, en 751, que
Nîmes, Agde, Maguelonne et Béziers furent définitivement rendues à Pépin le
Bref par un dignitaire chrétien, le comte Ansemund, vraisemblablement un
membre de l'aristocratie locale wisigothique chargé de l'administration des
populations chrétiennes pour le compte du pouvoir arabe. Entre-temps, les
populations autochtones semblent s'être spontanément soumises à nouveau aux
musulmans. On ne peut exclure que ceux-ci aient été encore assez forts pour
imposer la soumission à des communautés chrétiennes sans doute très
majoritaires en nombre, mais se maintenant dans une situation de neutralité
entre deux pouvoirs étrangers et disposées à se soumettre à celui qui
l'emporterait. Sans doute les conflits internes qui divisèrent les Arabes et les
Berbères vers le milieu du siècle affaiblirent-ils suffisamment les musulmans
de Septimanie pour que la solution franque soit finalement apparue comme la
plus convaincante. Quoi qu'il en soit, la soumission d'Ansemund fut suivie un
peu plus tard par celle des Wisigoths de Narbonne : après avoir obtenu de
Pépin le Bref la reconnaissance de leur législation, ils se soulevèrent contre les
musulmans et ouvrirent les portes de la cité aux Francs. La date exacte de
l'événement, entre 751 et 759, est difficile à déterminer.
685). Son règne inaugure une seconde phase du régime omeyyade, celle des
Marwanides.
Sous les premiers successeurs de Marwân I , le grand calife 'Abd al-Malik
er
On ne peut cependant écarter le fait que c'est bien en termes exclusivement
tribaux que les premiers historiographes arabes parlent des structures de base
de l'organisation sociale et interprètent les conflits entre Qays et Yémen qui
s'aggravent progressivement dans la première moitié du VIII siècle, jusqu'à
e
La crise en al-Andalus
Les conflits qui éclatent alors en al-Andalus sont d'une extrême violence.
Lors de la véritable guerre civile qui se déclare dans le gouvernorat de
Cordoue durant les années 741-743, on voit, par exemple, les Yéménites
s'emparer du gouverneur 'Abd al-Malik b. Qatan, de la tribu de Fihr, très
proche des Qurayshites, qu'ils taxent de partialité à leur encontre, et le crucifier
entre un chien et un porc. On ne saurait cependant réduire ces luttes à un schéma
trop simpliste, reposant sur les seules oppositions tribales. L'anarchie politique
qui caractérise al-Andalus dans les années 741-746 est en effet favorisée par
plusieurs facteurs. Le premier est le relatif isolement du pays, coupé de l'Orient
par la grande révolte des Berbères kharédjites qui ont pris, dès 741, le contrôle
du Maghreb central et occidental ; dans ces années 740-770, les tribus
dissidentes établissent à Tahert et à Sidjilmassa des pouvoirs hétérodoxes et
indépendants du califat, tout en combattant la domination arabe sur la partie
orientale du Maghreb. Le second facteur d'anarchie politique est la venue dans
le pays de nouveaux contingents arabes d'origine syrienne. Une armée arabe
envoyée depuis Damas pour réduire la dissi-dence
berbère, vaincue, s'est réfugiée dans la Péninsule au cours de cette même
année 741. Elle a renforcé les Arabes déjà établis en al-Andalus et leur a
permis d'y vaincre un soulèvement des Berbères contemporain de celui du
Maghreb. Les contingents syriens s'éparpillent ensuite à la recherche des
Berbères, qu'ils massacrent et pillent, se vengeant de la défaite que leurs frères
de race leur avaient infligée sur la rive africaine. Mais la venue de ces Arabes
orientaux, parmi lesquels figuraient de nombreux Qaysites alors que les
Yéménites semblent avoir été dominants auparavant dans la Péninsule, favorisa
le déclenchement de troubles interarabes. Des Berbères y apparaissent aussi,
mais au second plan, et entraînés par les Arabes dont ils sont souvent les
clients (mawâlî).
Dans les coalitions assez hétéroclites qui s'organisent alors, les
appartenances tribales se compliquent d'une 'asabiya (esprit de corps ou
partialité) géographique regroupant les éléments établis dans le pays depuis la
conquête (les « gens du pays » ou Baladî) contre les nouveaux venus syriens.
Les chefs les plus importants des Baladî sont ainsi 'Abd al-Rahmân b. Habîb,
un Fihrite, donc un Arabe du Nord ou Qaysite, et un autre 'Abd al-Rahmân, fils
d'Alqama, un Yéménite de la tribu de Lakhm, le gouverneur de Narbonne déjà
rencontré. Ils entraînent avec eux de nombreux Berbères, désireux de se venger
des avanies que leur avaient infligées les Syriens, et al-Andalus s'enfonce dans
plusieurs mois de conflits particulièrement confus.
1. Ignacio OLAGÜE, Les Arabes n 'ont jamais envahi l'Espagne, Paris, Flammarion, 1969, p. 39.
2. Norman ROTH, Jews, Visigoths and Muslims in Medieval Spain. Cooperation and Conflict,
Leyde, Brill, 1994, pp. 44-7.
3. Joaquín VALLVÉ, Nuevas ideas sobre la conquista arabe de España, Madrid, 1989.
4. Thierry BIANQUIS, compte-rendu de Khalid Yahya Blankinship, The End of the Jihâd State. The
Reign of Hishâm Ibn 'Abd al-Malik and the Collapse of the Umayyads, State University of New York
Press, Albany, 1994, dans : Bulletin critique des Annales Islamologiques, 13, 1997, p. 132.
5. M. A. SHABAN, Islamic History A.D. 600-750 (A.H. 132), A New Interpretation, Cambridge
University Press, 1971, 120.
6. Patricia CRONE, « Were the Qays and the Yemen Political Parties », Der Islam, 71, 1994, pp. 1-57.
CHAPITRE II
peut s'appuyer totalement sur les Yéménites pour conquérir le pouvoir. Les
seuls Qaysites figurant à ses côtés sont les quelque cinq cents clients ou mawâlî
omeyyades d'origine syrienne du djund d'al-Andalus, qui constituent, dès son
arrivée dans la Péninsule, son appui le plus déterminé. Leur rôle dans son
accession au pouvoir et leur association étroite à la dynastie donneront aux
principaux lignages issus de ces guerriers rattachés aux Omeyyades une
position prépondérante dans l'émirat et le califat de Cordoue.
Une anecdote significative met en scène l'un des chefs de ces clients. Des
envoyés du gouverneur Yûsuf al-Fihrî étaient venus rencontrer le prétendant
omeyyade pour lui proposer un accommodement. À leur tête se trouvaient le
trésorier de l'armée et un secrétaire non arabe nommé Khâlid qui, après avoir
exposé l'objet de sa mission, remit à 'Abd al-Rahmân la lettre qu'il avait
rédigée pour le compte de son maître. La plupart des assistants trouvaient
satisfaisantes les propositions de Yûsuf, et l'on s'acheminait vers un accord
lorsque la maladresse vaniteuse du secrétaire provoqua la rupture : infatué de
sa supériorité littéraire et du rôle que lui donnait cette compétence dans
l'administration, il se laissa aller à une apostrophe ironique à l'adresse du plus
notable des clients omeyyades : « Il te faudra beaucoup transpirer, lui dit-il,
avant d'écrire une réponse d'une telle élégance ! » Dans un geste de colère, le
vieux guerrier lui jeta la lettre au visage en l'injuriant et ordonna à ses hommes
de se saisir de lui.
Dozy résume bien la situation : « Envié par les Arabes à cause de son
influence et de ses talents, méprisé par eux à cause de son origine, Khâlid
rendait à ces rudes guerriers mépris pour mépris. » L'anecdote peut être
considérée comme symbolique de la spécificité andalouse. Alors qu'en Orient
la ruine des Omeyyades et l'instauration du califat abbasside furent fatales à la
domination sociale et politique des Arabes, le régime qui va s'instaurer en al-
Andalus prolonge dans ce pays la prépondérance arabe qui avait prévalu à
Damas. Les Arabes vont continuer à constituer l'élite sociopolitique. Les
Qurayshites, leurs clients orientaux, et, dans une moindre mesure, des Berbères
intégrés à la structure étatique vont former l'assise principale, le « noyau dur »
du pouvoir émiral, et rester prépondérants jusqu'au début du califat. Le djund
arabe restera encore, jusqu'à la « réforme d'al-Mansûr » à la fin du X siècle,e
l'élément central du système militaire andalou alors que, dans les organisations
étatiques de l'Orient musulman, les Arabes auront cessé depuis longtemps de
porter les armes. Au XI siècle encore, époque à laquelle il n'existe plus guère,
e
sauf aux marges du désert syrien, de dynasties arabes dans le monde musulman,
les rois des taifas andalouses se diront de souche arabe et le seront la plupart
du temps. La rude « remise à sa place » de l'impertinent secrétaire préfigure, en
un sens, ce maintien durable d'une domination arabe, qui est l'un des traits
spécifiques de la société d'al-Andalus.
comme cela avait été le cas pour Narbonne et comme cela va l'être un peu plus
tard pour Barcelone, les garnisons arabes de Gérone et de cette dernière ville
ne sont pas suffisantes pour en garantir la durable appartenance au monde
musulman.
Le pouvoir de 'Abd al-Rahmân I s'était toutefois suffisamment consolidé à
er
Cordoue pour pouvoir être à sa mort en 788 transmis sans difficulté à l'un de
ses fils, Hishâm (788-796). Les problèmes que lui posèrent ses frères, jaloux
de son accession, les troubles fomentés par les chefs arabes yéménites de la
Marche supérieure et par des éléments berbères dans la région de Valence et
dans les montagnes d'Andalousie ne l'empêchèrent pas de reprendre la guerre
sainte contre le tout jeune royaume asturien ni de lancer en 793 une importante
expédition contre les Francs. Mais si les musulmans remportent une victoire
éclatante sur le duc carolingien de Toulouse Guillen, le Guillaume-au-Court-
Nez de l'épopée française, ils ne peuvent reprendre ni Gérone ni Narbonne. Ce
sont au contraire les Carolingiens qui, au cours des années suivantes,
parviennent à obtenir un succès décisif avec la prise de Barcelone par le futur
Louis le Pieux, alors roi d'Aquitaine, en 801. Les forces franques tenteront
d'aller plus loin vers le sud, mais ne parviendront pas à prendre Tortosa, et la
région qui s'étend entre cette ville et Barcelone restera pratiquement dépeuplée.
Ce n'est qu'au XII siècle que les chrétiens de Catalogne y réoccuperont le site
e
par des mesures drastiques comme le massacre des notables de Tolède, en 797,
et surtout l'impitoyable répression de la « révolte du Faubourg » qui, en 818,
conduisit à la mort ou à l'exil des milliers de Cordouans.
Les révoltés avaient suivi les docteurs de l'islam, juristes et théologiens qui
critiquaient les méthodes brutales du pouvoir et l'illégalité coranique de
certaines taxes. Les premières décennies du IX siècle voient en effet les
e
Dans l'ensemble, le pays est à peu près contrôlé, même si une instabilité affecte
certaines régions. Dans la Marche supérieure, l'agitation endémique des
éléments arabes a cessé vers la fin du VIII siècle. Ce sont de puissantes
e
Dans son ensemble, l'adhésion des habitants d'al-Andalus aux formes de vie
et de culture qui dominent alors dans le Dâr al-Islâm paraît irréversible. On
constate à Tolède le même phénomène que dans la Marche. Bien que la ville
soit constamment rebelle au pouvoir de Cordoue, elle est suffisamment arabisée
et islamisée, même s'il y subsiste une forte communauté mozarabe, pour que son
appartenance au domaine de civilisation islamique ne soit pas mise en cause. Et
cela même lorsqu'il arrivera à la cité de s'allier temporairement au roi asturien
pour faire pièce à l'émir de Cordoue. À Cordoue, les modes orientales venues
d'Irak sont accueillies avec enthousiasme par une cour émirale et par une
société urbaine avides de luxe et de nouveautés. Le musicien irakien Ziryâb, en
introduisant les étoffes précieuses, les bijoux, l'habillement et la musique
arabes dans la Péninsule, sera, de 822 à 857, le véritable arbitre des élégances
de la haute société cordouane.
Cette orientalisation de la société est un phénomène général, qui ne touche
pas que l'élite du pouvoir. Sans doute est-il difficile d'atteindre les autres
catégories sociales sur lesquelles on manque de sources. On peut cependant se
référer au cas des mozarabes, en citant une lettre célèbre et particulièrement
significative d'un auteur chrétien de Cordoue, Alvaro, qui écrit vers le milieu
du IX siècle : « Mes coreligionnaires aiment à lire les poèmes et les romans
e
des Arabes ; ils étudient les écrits des théologiens et des philosophes
musulmans, non pour les réfuter, mais pour se former une diction correcte et
élégante. Où trouver aujourd'hui un laïc qui lise les commentaires latins sur les
Saintes Écritures ? Qui d'entre eux étudie les Évangiles, les prophètes, les
apôtres ? Hélas ! tous les jeunes chrétiens ne connaissent que la langue et la
littérature arabes [...]. Quelle douleur ! Les chrétiens ont oublié jusqu'à leur
langue, et sur mille d'entre nous vous en trouverez à peine un seul qui sache
écrire convenablement une lettre latine à un ami. Mais s'il s'agit d'écrire en
arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s'expriment dans cette langue
avec la plus grande élégance, et vous verrez qu'elles composeront des poèmes
préférables, sous le point de vue de l'art, à ceux des Arabes eux-mêmes. »
À plus forte raison l'arabisation atteignait-elle intensément les éléments
muwallads, ou néo-musulmans, et sans doute en premier lieu les milieux
aristocratiques. Le chroniqueur du X siècle Ibn al-Qûtiya raconte qu'un
e
chroniques relatives aux troubles civils qui agitent al-Andalus. On y verra les
muwallads entraînés au combat par leurs poètes de la même façon que les
guerriers arabes contre lesquels ils luttent, et par des compositions identiques.
Les classes urbaines néo-musulmanes quant à elles semblent s'être également
arabisées de façon rapide. Tolède fournit un exemple d'évolution culturelle et
linguistique particulièrement intéressant dans la mesure où l'ancienne capitale
ne semble guère avoir reçu de peuplement arabe ou berbère et a conservé une
population très majoritairement autochtone. L'organisation politico-
administrative de la ville est très mal connue. Peut-être plus ou moins
consciemment frustrés de la déchéance de l'ancienne capitale, les Tolédans se
révèlent extrêmement rétifs à l'autorité cordouane contre laquelle ils se
révoltent à maintes reprises. Des fragments conservés d'un poète tolédan,
Ghirbîb b. 'Abd Allâh, qui composait des vers destinés à enflammer l'ardeur de
ses concitoyens dans leur résistance au pouvoir émiral, indiquent pourtant que,
dès la fin du VIII siècle, l'arabe ne faisait pas seulement partie de la culture de
e
l'élite religieuse, mais qu'il y avait eu une acculturation suffisante pour toucher
l'ensemble de la population.
Mais cette évolution linguistique accompagne évidemment une
transformation religieuse. Les nombreuses conversions, sans faire disparaître
une importante communauté mozarabe bien attestée à Tolède jusqu'à la
Reconquête chrétienne de la fin du XI siècle, ont fait de la ville une cité
e
la capitulation négociée avec les habitants feront bien ressortir l'« islamité » de
la communauté urbaine, à laquelle est promis le respect des normes coraniques
en matière d'imposition de la zakat (dîme coranique), payée par les seuls
musulmans. Elias Terés a bien montré comment, dès le VIII siècle, des
1 e
tenté d'en faire une évaluation en appliquant à l'Andalus une méthode statistique
mise au point pour d'autres régions du monde musulman, et tire de ses calculs
des
« courbes de conversion ». La courbe qu'il dresse pour l'Espagne indique
que le renversement de l'équilibre entre chrétiens et musulmans se produirait
avec un retard d'environ un siècle en al-Andalus par rapport à l'Égypte ou
l'Irak ; les musulmans n'y deviendraient majoritaires que sous le califat, vers le
milieu du X siècle.
e
répressions qui ont suivi ont sans doute perturbé profondément la situation
d'une ville que les néo-musulmans abandonnent finalement en grand nombre
pour aller s'établir à Badajoz, où ils se regroupent sous l'autorité d'un chef
audacieux, Ibn Marwân al-Djillîqî. L'ancienne métropole religieuse
wisigothique se trouve dès lors réduite au rang de simple bourgade où s'affirme
l'autorité d'une famille berbère, les Banû Tadjît, et elle ne retrouvera jamais
son importance passée ; c'est Badajoz qui jouera désormais le rôle de capitale
régionale.
De cette dégradation culturelle des mozarabes témoigneraient les
nombreuses hérésies qui affectent le christianisme dans l'Andalus de la fin du
VIII et de la première moitié du IX siècle. Parfois, il s'agit sans doute d'une
e e
divine secondaire, dérivée de celle du Père qui la lui avait conférée par
adoption. Ce refus d'accepter la double nature (humaine et divine) du Christ est
évidemment à rapprocher du nestorianisme et du monophysisme, très influents
en Orient à l'époque de l'expansion de l'islam, et correspond
vraisemblablement à une tentative, consciente ou non, de rapprochement avec
la religion musulmane très hostile à la doctrine chrétienne « orthodoxe »
trinitaire. L'émotion et les condamnations officielles que suscite l'adoptianisme
dans l'Empire carolingien sont significatives du clivage qui s'établit alors entre
l'Occident latin et un monde musulman intégrateur de ses propres minorités
chrétiennes. La frontière qui se consolide sur le terrain est aussi une frontière
idéologique. Il n'y a pas de place dans l'Empire latin d'Occident pour une
doctrine aussi compromise avec l'islam.
Si l'hérésie disparaît un peu mystérieusement, on voit s'épanouir à sa place
diverses doctrines qui témoignent d'un bien moindre niveau de réflexion
théologique, mais où l'on retrouve, d'une façon assez simpliste, la répugnance
« orientale » à toute idée d'incarnation, la nature divine ne pouvant
s'« abaisser » au niveau de la nature humaine et de sa matérialité. Il est vrai que
ces doctrines ne nous sont connues que par les diatribes que portent contre elles
leurs adversaires orthodoxes, les apologistes des martyrs de Cordoue dont les
écrits latins ont seuls conservé le souvenir de ces polémiques. Ils accusent en
tout cas leurs adversaires de compromission avec le pouvoir musulman.
On peut donc penser que c'est la prise de conscience de l'étouffement
progressif, à la fois physique et culturel, de leurs communautés qui conduisit
une partie des élites chrétiennes au mouvement de provocation connu sous le
nom de « Martyrs de Cordoue », des années 850 à 859, même si d'autres cas
peuvent être relevés en deça et au-delà de ces dates. Le premier martyr de cette
période fut un prêtre, Perfectus, desservant d'une église de Cordoue. Discutant
dans la rue avec des musulmans qui étaient « désireux de s'informer sur la foi
catholique et de connaître son opinion sur le Christ et sur le Prophète
Muhammad », il se serait laissé aller, au cours d'un débat, à d'imprudentes
critiques envers l'islam et son fondateur, pour lesquelles il fut traduit en justice
et puni de mort conformément à la loi islamique.
L'épisode semble révélateur à la fois d'une réalité quotidienne de
convivencia en principe assez paisible, où les fidèles des deux religions se
côtoient et, apparemment, peuvent engager un dialogue y compris sur des
problèmes religieux, et d'un certain durcissement de l'attitude des musulmans et
de la condition des dhimmî, peut-être sous l'influence du malikisme. Dans la
majorité des cas connus, cependant, l'initiative vient non pas des musulmans
mais de chrétiens exaltés, qui se livrent publiquement et délibérément à des
attaques contre l'islam passibles de mort, mais qui étaient susceptibles à leurs
yeux de réveiller la conscience endormie de leurs coreligionnaires. Les
autorités religieuses et politiques réagirent par la convocation d'un concile
célébré en 852, au cours duquel les évêques présents interdirent aux chrétiens
de rechercher désormais le martyre. Pour mettre fin au mouvement, il fallut
cependant attendre l'exécution de son principal instigateur, le prêtre cordouan
Euloge, élu métropolitain de Tolède, qui ne fut martyrisé qu'en 859.
Faut-il chercher quelque lien entre cette crise dans les milieux chrétiens et le
retournement général de la conjoncture politico-sociale du dernier quart de
siècle, qui introduit une perturbation très profonde de la société et de l'État ?
Vers 870-880, en effet, une période d'anarchie gagne la majeure partie du pays,
qui se fragmente en cellules politiquement autonomes, sur lesquelles le pouvoir
de Cordoue perd pratiquement tout contrôle. Deux signes concrets témoignent
de cette impuissance : à partir des années 882-884, on ne signale plus
d'expéditions militaires dans les régions du Nord et aux frontières, le
gouvernement émiral devant se contenter de lutter péniblement pour maintenir
un semblant d'autorité sur quelques régions du Sud. Au même moment, les
émissions monétaires baissent dans une proportion considérable, pour
disparaître complètement dans le premier quart du X siècle et ne reprendre
e
qu'avec la proclamation du califat par 'Abd al-Rahmân III en 929. Cette période
extrêmement confuse, que les auteurs arabes caractérisent par le terme de fitna
(période de dissension et de guerre civile où se rompt l'unité de l'Umma, la
Communauté politico-religieuse), est très difficile à interpréter faute de
documents qui permettraient de saisir les facteurs déterminants de la crise.
Les mozarabes participèrent vraisemblablement aux nombreuses révoltes de
cette période et constituèrent l'élément essentiel de la principale dissidence, de
880 à 928, celle du célèbre Ibn Hafsûn. Le martyre volontaire ultérieur de la
sœur du grand rebelle andalou, Argentea, retirée dans un couvent de Cordoue,
nous révèle d'ailleurs que le mouvement qui avait si fortement remué la société
chrétienne cordouane était encore présent au moment de la consécration de la
dynastie omeyyade. Mais, à la fin du IX siècle, le lieu des résistances
e
mozarabes semble s'être déplacé des villes vers les campagnes, comme en
témoigne un auteur oriental du X siècle, Ibn Hawqal : « Il y a en al-Andalus
e
plus d'une exploitation agricole groupant des milliers de paysans qui ignorent
tout de la vie urbaine et sont des Européens de confession chrétienne. Il leur
arrive de se révolter et d'aller se fortifier sur une hauteur .» Pourtant, rien dans
1
La prépondérance arabo-berbère
Acién Almansa, les mouvements de révolte qui ont marqué cette période sont
provoqués par les changements structurels qui affectent la société d'al-Andalus
du fait du passage des structures de tradition wisigothique à la nouvelle
organisation arabo-musulmane. Les populations rurales, partiellement libérées
de la domination d'une aristocratie autochtone affaiblie, encore chrétienne ou
devenue musulmane, se voyaient soumises à une fiscalité étatique de plus en
plus pesante. Quant à cette aristocratie indigène « protoféodale », ses droits sur
la terre et sur les hommes étaient amoindris par l'extension du contrôle de l'État
sur le secteur administratif et fiscal et par l'exode d'une partie des ruraux vers
des villes en rapide expansion. Ce double malaise aurait provoqué à la fois la
fuite des paysans vers les refuges de hauteur et la tendance des seigneurs
indigènes à s'« encastiller » dans des lieux fortifiés plus importants (comme
Bobastro) d'où ils pouvaient contrôler les populations. L'affermissement des
structures étatiques et le développement de la civilisation urbaine auraient
provoqué par ailleurs des tensions parallèles dans les milieux tribaux berbères
et arabes.
Ces thèses ont suscité un vif intérêt dans la mesure où elles tentent de fournir
une explication socio-économique d'ensemble à la grande interrogation
historique que pose la fitna de la fin de l'époque émirale, et elles ont été
largement discutées. Le manque de documentation précise rend pour l'instant
les certitudes impossibles. On peut provisoirement accepter l'hypothèse
explicative d'Acién Almansa, mais en lui apportant, me semble-t-il, deux
correctifs : d'une part, l'ancienne classe dominante wisigothique, politiquement
reléguée au second plan, était loin d'être la seule catégorie sociale exploitant la
paysannerie, car les conquérants avaient reçu des domaines fonciers en quantité
importante. D'autre part, on ne peut sous-évaluer le rôle des oppositions entre
groupes ethno-religieux différents, sans cesse mises en avant par les textes.
Comme d'autres révoltes du IX siècle dans le monde musulman, par exemple
e
L'ÂGE CLASSIQUE
CHAPITRE III
En fait, en même temps qu'il finit d'étendre son autorité à tout l'islam d'al-
Andalus et qu'il s'établit très fortement à Ceuta transformée en base d'action au
Maghreb (931), le califat tend les ressorts du pouvoir à un niveau inégalé sous
l'émirat. Le phénomène d'isolement « oriental » du souverain, qu'avaient
institué les califats abbaside et fatimide, se reproduit avec la fondation, à partir
de 936, de la vaste ville califale de Madînat al-Zahrâ', le « Versailles » des
Omeyyades. Les émirs de Cordoue avaient jusque-là résidé dans le vieux qasr
ou « Alcazar », le palais gouvernoral de Cordoue, contigu à la Grande
Mosquée, ou dans des résidences d'agrément (munya) éparpillées aux abords
de la ville. Mais, à l'image des autres dynasties califiennes, 'Abd al-Rahmân III
voulut marquer l'éclat de son pouvoir par l'édification d'une nouvelle ville
princière dont il choisit avec soin l'emplacement. La ville même fut édifiée à
cinq kilomètres de Cordoue, sur la rive droite du Guadalquivir, dans la zone
plane, et la partie palatine sur de vastes terrasses aménagées et étagées sur les
premières pentes des collines : au niveau supérieur se trouvaient le palais et
ses dépendances, avec, un peu au-dessous, les zones réservées au
gouvernement et à l'administration centrale, les terrasses inférieures étant
occupées par des jardins et un somptueux pavillon destiné aux réceptions
officielles.
On investit des sommes considérables dans l'édification de la cité palatine,
qui dura jusqu'à la fin du règne. Le tiers des revenus de l'impôt, soit 1 800 000
dinars par an, y aurait été affecté. Six mille pierres taillées chaque jour, quatre
mille colonnes antiques au total, importées d'Ifrîqiya ou provenant de
monuments existants dans la Péninsule, et du marbre de Carthage furent
nécessaires aux dix mille maçons, terrassiers, muletiers employés
quotidiennement sur le chantier. Si le nombre des ouvriers a peut-être été
exagéré par les chroniqueurs, la précision d'un travail principalement salarié
est intéressante, révélatrice d'une économie très différente de l'économie
antique, n'utilisant pas ou très peu, pour des entreprises de ce genre, le travail
servile. De cette importante fondation princière il reste des vestiges
considérables correspondant à un immense site archéologique dont à peine un
dixième — quelque 10 hectares sur 110 -, soit l'espace palatin proprement dit,
a été fouillé.
L'étude de ces vestiges fournit des éléments importants pour l'histoire de l'art
andalou. À la mosquée, par exemple, on expérimente la curieuse formule du
double mur de qibla où est inséré le mihrab, qui caractérisera un peu plus tard
l'agrandissement de la mosquée de Cordoue par al-Hakam II. On constate
surtout la remarquable subordination de cette mosquée principale, de taille
assez réduite, située à la jonction des palais et des jardins du calife et de la
ville, à l'espace politique. Elle se trouve en position d'infériorité topographique
par rapport au vaste ensemble des résidences et des jardins princiers qui
dominent et écrasent de leur masse l'édifice religieux. À la différence de
Cordoue, où la magnificence et l'ampleur de la grande mosquée équilibrent le
qasr émiral, la création de 'Abd al-Rahmân III apparaît donc comme un
véritable manifeste politique, où tout est fait pour exalter la puissance du
califat.
Le calife s'y établit avant 945 avec toutes les institutions centrales de l'État et
une considérable domesticité palatine constituée principalement d'esclaves et
d'eunuques. Dans ce cadre nouveau va s'exacerber un cérémonial de cour qui,
pour ne pas concerner un souverain quasi-divinisé comme le calife fatimide, le
place tout de même très au-dessus du commun des mortels. Parallèlement, on
assiste à la transformation des rouages et des instruments d'action de ce
pouvoir : développement d'une bureaucratie centrale minutieuse et, surtout,
recrutement croissant de soldats de condition servile ou mercenaire, qui vont
progressivement convertir l'armée en un corps largement étranger à la réalité
sociale du pays ; l'ancien djund arabe et les nouveaux cadres militaires
berbères eux-mêmes se trouveront relégués au second plan au profit d'éléments
nouveaux, les saqâliba (« slaves »), esclaves blancs d'origine européenne
achetés jeunes et élevés par le régime pour former la domesticité privée, les
cadres de l'armée et de l'État.
La « conurbation » constituée par l'ancienne et la nouvelle capitale forme un
ensemble considérable. D'après Ibn Hawqal, qui a largement voyagé de l'Iran à
l'Espagne dans le troisième quart du X siècle, la capitale andalouse, sans
e
épisode diplomatique vaut d'être rappelé : ses sujets ayant abandonné Sanche
en raison de son obésité qui l'empêchait de monter à cheval et de se conduire
en chef de guerre, le calife envoya comme ambassadeur à Toda le meilleur
médecin de sa cour, le juif Hasday b. Shaprut, avec pour mission de faire
maigrir le malheureux prince et d'exiger la venue à Cordoue de Toda et de son
petit-fils en signe d'allégeance au pouvoir musulman. Sanche fut finalement
rétabli sur le trône avec le concours des contingents cordouans en 959, et le
califat y gagna la cession d'un certain nombre de places fortes frontalières. Les
relations avec le comté de Barcelone évoluèrent dans le même sens d'une
subordination au pouvoir cordouan.
À cette époque, la piraterie andalouse reste active en Méditerranée
occidentale. Dans les années 950, des négociations eurent lieu entre Cordoue et
le roi de Germanie Otton I , le futur empereur, qui était en train d'étendre son
er
monastère lorrain de Gorze ; après un pénible voyage de dix semaines, Jean est
logé à Cordoue dans une munya de la banlieue. Mais la missive qu'il apportait
ayant été jugée insultante pour l'islam, il ne fut pas admis à venir la présenter au
souverain : la loi aurait en effet obligé à punir de mort ces insultes. Quant à
Jean, il refusait de n'apporter que les cadeaux à l'audience. De longues
négociations s'engagèrent alors, incluant le voyage d'un fonctionnaire mozarabe
du palais cordouan jusqu'à la cour de Francfort. Ayant reçu au retour de cette
seconde ambassade une nouvelle lettre de son souverain au ton plus modéré,
Jean put enfin, après trois ans de réclusion, venir se présenter devant le calife.
Le califat de Cordoue fait alors figure de puissance prépondérante dans
l'Occident méditerranéen. Des relations directes avec Constantinople, qui
avaient eu lieu très épisodiquement à l'apogée de l'émirat, sont également
renouées, à l'initiative de Cordoue, vers le milieu du siècle, donnant lieu à de
nombreux échanges, en particulier culturels, entre les deux pouvoirs impériaux,
hostiles tous les deux aux Fatimides.
Sous le règne du successeur d'al-Hakam II, Hishâm II, qui commence en 976
à la mort de son père, on assiste à une évolution très importante dans la
structure du pouvoir. Une véritable « dynastie » parallèle, les Amirides,
s'empare du pouvoir effectif en al-Andalus, mais la dualité qui s'instaure entre
le calife, détenteur de la souveraineté de principe, et un dirigeant de fait sans
légitimité propre, le hâdjib, ne dure pas. Les contradictions qu'entraîne cette
situation provoquent l'ébranlement majeur que représente la « révolution de
Cordoue » de 1009, et la dramatique crise et disparition du califat qui s'ensuit.
Bien qu'il ait existé des chroniques, perdues, relatives aux Amirides, cette
époque est au total mal connue.
La fin du règne d'al-Hakam II et la maladie du calife donnèrent lieu à une
sourde lutte pour le pouvoir au niveau des sphères dirigeantes. À sa mort, le
principal vizir, al-Mushâfi, et l'un de ses partisans et obligés, le responsable de
la monnaie, Muhammad b. Abî 'Amîr - le futur al-Mansûr - s'assurent le
contrôle de l'appareil de l'État en faisant prévaloir la volonté d'al-Hakam II de
voir lui succéder son fils mineur Hishâm, âgé seulement de onze ans ; la frappe
des monnaies et l'administration de l'État furent alors ramenées à Cordoue.
Mais l'association d'al-Mushâfi, nommé hâdjib ou « chambellan », fonction
la plus prestigieuse de la hiérarchie politique, et d'Ibn Abî 'Amîr, qui avait la
dignité vizirale, ne dura que quelques mois. Le premier n'était pas de taille à se
mesurer à l'ambition et à l'intelligence politique du second, qui manœuvra très
habilement pour éliminer son protecteur et allié de circonstance en s'assurant le
contrôle de l'armée et en s'appuyant probablement sur les dignitaires arabes
sans doute peu favorables au Berbère qu'était al-Mushâfî. Il s'allie aussi au
puissant commandant de la Marche de Medinaceli, le vieux général Ghâlib,
dont il épouse la fille, doublant habilement le fils d'al-Mushâfî qui prétendait
aussi à cette alliance. Après un an et demi, en mars 978, al-Mushâfî est destitué
et arrêté, avant d'être exécuté un peu plus tard, ce qui laisse le champ libre à
une fulgurante confiscation de tout le pouvoir par Ibn Abî 'Amîr. Dès 979, il
commence à faire édifier une nouvelle résidence palatine et gouvernementale à
l'est de Cordoue, à l'opposé de Madînat al-Zahrâ', qui ne joue pratiquement
plus aucun rôle et est quasi abandonnée, et s'installe lui-même en 981 dans cette
« ville brillante » de Madîna al-Zâhira - décalque évident du nom de la cité
califale - en y transférant tout l'appareil de l'administration centrale. Cette
dépossession du calife-enfant, pratiquement prisonnier dans le palais de
Cordoue d'où n'émane plus aucun pouvoir effectif, entraîne un conflit bref et
violent avec le vieux militaire loyaliste qu'était Ghâlib, tué dans un combat
livré dans la marche frontière, en juillet 981.
Si le déroulement événementiel de cette prise du pouvoir est assez bien
connu dans son ensemble, la portée d'autres faits que les chroniques mettent
moins en évidence est plus difficile à déterminer : notamment le rôle joué par
la mère du calife Hishâm dans l'ascension d'Ibn Abî 'Amîr, dont elle était sans
doute la maîtresse ; ou encore l'importance du contrôle des émissions
monétaires par le futur « dictateur » d'al-Andalus, qui exerçait dès l'époque
d'al-Hakam, entre autres fonctions, celle de directeur de la monnaie : on
constate pendant ces années une quasi-interruption des frappes assez étonnante,
qui suggère une manipulation de cet instrument politique.
C'est après sa victoire sur Ghâlib qu'Ibn Abî 'Amîr, avec une audace
remarquable, s'attribue le surnom inusité en al-Andalus d'al-Mansûr, « le
Victorieux », d'allure califienne mais sans la connotation religieuse affirmée
des surnoms califiens en Allâh, ce qui marquait tout de même une distance avec
le calife Hishâm al-Mu'ayyad bi-Llâh. Véritable souverain de fait, le premier
gouvernant amiride ne se contente plus du titre de hâdjib, trop évocateur d'un
pouvoir délégué, qu'il transfère en 991 à son fils 'Abd al-Malik, pour adopter
lui-même celui de malik (roi). Al-Mansûr gouverne sans partage l'Andalus, en
éliminant sans pitié tous ceux qui risquaient de lui faire de l'ombre ou de
contester son autorité, et en veillant surtout soigneusement à ne laisser au calife
aucune possibilité de ressaisir la moindre parcelle de son pouvoir.
Dès le début de sa carrière ministérielle, Ibn Abî 'Amîr, associé alors à
Ghâlib, avait manifesté, en organisant des expéditions sur la frontière, le souci
de se présenter en chef d'armée et combattant de la guerre sainte. Il continue
jusqu'à la fin de son « règne » à déployer dans ce domaine une étonnante
activité, menant d'après les sources cinquante-sept campagnes contre les
chrétiens en une vingtaine d'années. Les deux plus connues sont l'expédition de
985, qui vit la prise et le sac de Barcelone, et celle de 997, au cours de
laquelle il pille Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette dernière engagea des
effectifs considérables, tant navals que terrestres, et aurait même nécessité,
dans une région montagneuse qu'il fallait traverser pour parvenir en Galice,
l'aménagement d'une route pour acheminer l'armée. La ville de Saint-Jacques,
qui avait été abandonnée par ses habitants, aurait été détruite de fond en
comble, mais le tombeau de l'apôtre lui-même respecté ; car il s'agissait
d'humilier le pouvoir chrétien, tout en manifestant la tolérance institutionnelle
de l'islam envers les religions du Livre, à condition que les chrétiens acceptent
le statut de dhimma prévu pour eux.
Cette relance d'une politique très agressive à la frontière chrétienne a pour
instrument une armée réorganisée dans le cadre d'une « réforme militaire » dont
on connaît mal les modalités : on aurait exempté du service militaire les
membres de l'ancien djund omeyyade, en principe l'ancienne aristocratie
militaire arabe, à laquelle s'étaient agrégés des Berbères et des muwallads, en
échange d'un impôt qui permettait le recrutement d'une armée mercenaire et
servile plus disponible et plus docile. Les Berbères récemment recrutés au
Maghreb et les saqâliba apparaissent alors comme l'élément central d'un
instrument militaire qui a perdu son caractère « national », assez bien conservé
jusqu'alors.
Al-Mansûr recherche l'appui de la classe très influente des hommes de droit
et de religion en affichant une piété exemplaire et un rigorisme religieux qui
l'amènent à la célèbre mesure d'épuration des livres suspects d'hétérodoxie de
la vaste bibliothèque rassemblée par al-Hakam II. Dès sa prise du pouvoir en
979, il avait d'ailleurs, en réprimant un complot qualifié de « mu'tazilite »,
« rationaliste » si l'on veut, marqué ses distances avec le relatif libéralisme
intellectuel de l'époque précédente. L'agrandissement important réalisé alors à
la mosquée de Cordoue se veut aussi, en restant fidèle au style de construction
des parties les plus anciennes, une sorte de manifeste de simplicité en rupture
avec les innovations artistiques quelque peu exubérantes du temps d'al-Hakam
II.
Enfin, la politique africaine conduit à des résultats plus spectaculaires que
ceux obtenus précédemment. Au début de la période (980 ?), le grand centre
commercial de Sidjilmasa, dans le sud du Maroc actuel, est occupé par un chef
zénète allié de Cordoue, Khazrûn b. Falfûl, qui y fait dire la prière et frapper
des monnaies d'or au nom du calife omeyyade. Plus au nord, la prépondérance
d'autres chefs des tribus zénètes maghrawiennes du Maghreb occidental,
conséquence de l'intérêt moindre porté au Maghreb extrême par les Fatimides,
étend l'influence omeyyade-amiride, encore que les rapports de Cordoue avec
les grands chefs tribaux ait été fluctuants. La fin du règne d'al-Mansûr marque le
début d'une prise de contrôle directe, avec l'occupation de Fès en 998.
Quelques témoignages concrets de cette présence andalouse à Fès, autres que
les monnaies, nous sont parvenus, comme le minaret de la mosquée Qarawiyîn
et des changements dans les inscriptions des plaques de bois sculpté qui
décorent la chaire à prêcher (minbar) de la mosquée des Andalous.
dont le rôle politique était resté important au niveau local. En tant que pouvoirs
indépendants, les petites principautés idrissides avaient disparu dans le conflit
pour le contrôle du Maghreb extrême entre les Fatimides et les Omeyyades.
Mais leurs lignées existaient encore, passées dans l'obédience de l'un ou de
l'autre pouvoir. Les Omeyyades avaient, en occupant le Maroc, vassalisé
certaines branches de cette famille. Ainsi contrôlée et en quelque sorte
« domestiquée », elle avait apporté au pouvoir omeyyade la caution toujours
bienvenue, à valeur magico-religieuse, de son ascendance prophétique. Les
origines maghrébines de la lignée idrisside des Hammûdides les avaient
placés, dans la guerre civile des années 1009-1013, aux côtés des Berbères et
de Sulaymân al-Musta'în, qui leur avait confié ou reconnu le gouvernement de
Ceuta, Tanger et Algésiras, ce qui leur donnait le contrôle du détroit de
Gibraltar.
Le membre le plus influent de la famille, 'Alî b. Hammûd, conscient de
l'opportunité que la situation du califat lui offrait, et placé dans une situation
stratégiquement favorable, ne tarda pas à afficher des prétentions califales. Dès
406/1015-1016, il s'empare de Malaga, puis marche sur Cordoue où il tue
Sulaymân de ses propres mains et se fait reconnaître comme calife avec le nom
de règne d'al-Nâsir li Dini Llâh. Ce laqab était celui qu'avait porté 'Abd al-
Rahmân III, ce qui révèle sa volonté de s'insérer dans une continuité andalouse.
Ce premier calife hammûdide, puis son frère, qui lui succède en 1018, se
heurtent eux aussi à des difficultés insurmontables. L'opinion andalouse en
général et cordouane en particulier ne leur est pas favorable, et le pays, où la
crise politique du pouvoir central a favorisé, comme on l'a vu, l'apparition de
multiples pouvoirs pratiquement indépendants, leur échappe très largement. En
1018, plusieurs chefs politiques de la région orientale et de la Marche
supérieure organisent l'élévation au califat d'un membre de la famille
omeyyade, qui prend le surnom de règne d'al-Murtadâ. Une armée rassemblant
de nombreux partisans des Omeyyades s'organise dans la région valencienne
pour aller chasser de Cordoue les Hammûdides, dont ils décident d'attaquer le
principal soutien : le contingent de Berbères maghrébins d'Elvira, les
Sanhâdjiens.
Mais les chefs zirides de ce contingent avaient pris leurs précautions et fait
transférer le siège de leur pouvoir, et avec lui la population de cette ville, vers
le site proche mais plus facile à défendre de l'actuelle Grenade. Les troupes
des coalisés n'étaient pas très importantes, environ quatre mille hommes. Les
Berbères d'Elvira-Grenade, un millier de cavaliers seulement, mais qui avaient
constitué l'un des corps d'élite de l'armée omeyyade, étaient plus efficaces.
Parvenu devant Grenade, al-Murtadâ en ordonna l'assaut, mais les contre-
attaques berbères infligèrent de lourdes pertes aux troupes andalouses. Les
principaux chefs ayant décidé d'abandonner le siège, le prétendant omeyyade
fut contraint de s'enfuir à Guadix, où il fut assassiné par des émissaires de l'un
des gouverneurs locaux qui l'avaient soutenu, le chef slave d'Almeria Khayrân.
Les Zirides envoyèrent la tente de parade du vaincu en trophée au nouveau
calife al-Qâsim b. Hammûd, qui venait de succéder à son frère 'Alî à Cordoue.
Le nouveau calife hammûdide était un homme relativement âgé, qui prit le
laqab d'al-Ma'mûn, le seul surnom de règne porté par un calife en al-Andalus
qui ne soit pas suivi du nom de Dieu. On se souvient que les Amirides s'étaient
gardés de faire figurer le nom de Dieu dans leurs laqab, préservant ainsi la
souveraineté théorique du calife omeyyade et se situant hiérarchiquement en
dessous de lui. La modestie apparente du laqab choisi par al-Qâsim, où ne
semble pas s'exprimer la plénitude de la souveraineté, pourrait relever de la
même prudence politico-religieuse. On crédite en tout cas ce souverain de
modération et de certaines compétences politiques, qu'il manifesta en prenant
diverses dispositions favorables aux Cordouans. Il parvint même à se
rapprocher de plusieurs gouvernants des provinces qui étaient a priori peu
favorables au régime hammûdide, comme Khayrân d'Almeria et Mundhîr al-
Tudjîbî de Saragosse. Cette éclaircie remarquable dans les relations entre le
pouvoir hammûdide et les Andalous, qui valut au deuxième calife de la dynastie
une certaine popularité auprès de ces derniers, ne dura malheureusement que
trois ans : en 1021, les neveux d'al-Qâsim se soulevèrent contre lui, en
s'appuyant sur le mécontentement des militaires berbères, frustrés de se voir
relégués au second plan, et l'un d'eux, Yahyâ, le chassa de la capitale où il se fit
proclamer à son tour avec le laqab pleinement souverain d'al-Mu'talî bi-Llâh.
Al-Qâsim se réfugia à Séville, qu'il avait gouvernée trois ans plus tôt pour le
compte de son frère.
La politique de Yahyâ confirma les Cordouans dans leur hostilité de principe
à une domination venue du Maghreb. Ne se sentant pas en sécurité dans la
capitale, ce dernier souverain l'abandonna au bout d'un an et demi pour se
replier sur Malaga. Son oncle al-Qâsim y revint bien quelque temps, mais ne
put s'y maintenir non plus, et, en septembre 1023, Cordoue se trouvait
définitivement débarrassée du califat hammûdide. Après avoir réussi à éliminer
son oncle, Yahyâ gouvernera Malaga, Algésiras et Ceuta, jusqu'à sa mort en
1035. Son territoire, peu étendu, s'apparente aux autres « royaumes de taifas »
qui s'organisent au même moment en al-Andalus. Le pouvoir hammûdide
continue cependant à se présenter, sur son abondant monnayage d'or et d'argent,
comme un califat, ce que n'ose faire aucun autre émir andalou. Dans l'ensemble,
les principautés fondées par les Berbères du Maghreb en Andalousie
reconnaissent cette prétention, et leurs émirs, au premier rang desquels se
trouvent les Zirides de Grenade, se présentent comme investis par ce califat de
leur pouvoir local, bien qu'ils soient en fait indépendants. Cette subordination
théorique les empêche, par exemple, de frapper eux-mêmes de la monnaie.
Diverses tentatives de restauration omeyyade eurent lieu dans la capitale
après 1023. En vain. Après deux règnes éphémères, la troisième expérience est
significative du discrédit où est tombé le califat : les notables de Cordoue
offrent ce dernier en 1027 à un Omeyyade, alors réfugié dans la bourgade
levantine d'Alpuente, sous la protection du gouverneur de la ville. Ce nouveau
calife, Hishâm III al-Mu'tadd bi-Llâh, ne mit aucun empressement à venir
exercer sa fonction à Cordoue, où il ne s'installa qu'en 1029. Son règne ne fut
pas plus heureux que les précédents, et, en novembre 1031, il fut à son tour
chassé du pouvoir. Les notables de la capitale qui, après l'avoir appelé, avaient
manigancé son éviction, décidèrent alors non pas de « supprimer le califat »
comme on le dit quelquefois, ce qui n'était évidemment pas en leur pouvoir,
mais de ne plus reconnaître aucun calife. L'existence d'un calife à Cordoue
n'avait en effet plus de sens, car il ne gouvernait plus rien. Partout, à Saragosse,
Tolède, Séville, Grenade, et dans une quinzaine d'autres villes importantes,
s'étaient déjà consolidés des gouvernements locaux qui détenaient la réalité du
pouvoir.
repose plus principalement sur les Arabes, sauf de façon partielle dans la
Marche supérieure, où d'anciennes lignées arabes, ainsi que des Berbères
andalous et quelques éléments muwallads, continuent à jouer un rôle militaire.
Les Arabes, et, d'une façon générale, les élites « civiles » dans leur ensemble,
celles des villes en particulier, ne tenaient d'ailleurs plus guère à porter les
armes. Ces élites s'étaient tournées plus volontiers vers les fonctions juridico-
religieuses, comme l'avaient fait en Orient depuis longtemps les
« bourgeoisies » urbaines. La fonction militaire tend, dès lors, selon une ligne
d'évolution identique, à être exercée de plus en plus par des forces mercenaires
ou serviles.
Al-Mansûr symbolise en quelque sorte le passage d'une structure à l'autre.
Arabe lui-même, il a reçu une formation de secrétaire et non de militaire ;
conscient de la nécessité de dominer l'instrument militaire, il commande
personnellement l'armée, mais il a fortement contribué à en faire une armée de
type nouveau, où la population andalouse et son ancienne aristocratie,
constituée par le vieux noyau arabe auquel s'étaient adjoints des Berbères et
des muwallads, est désormais peu représentée. À la fin de son « règne », la
force du califat omeyyade repose donc sur des groupes hétérogènes fortement
antagonistes : Saqâliba, Berbères maghrébins, ancienne aristocratie des
Qurayshites et des clients d'origine orientale, lignées militaires des Marches ;
ce qui rend compte de la dissociation anarchique provoquée par l'ébranlement
de 1009.
Le fait que les Andalous aient été dans l'ensemble hostiles aux Hammûdides,
considérés comme trop associés aux Berbères grossiers, incultes et violents,
explique évidemment pour une bonne part l'échec de cette dynastie. Mais le
règne plus apprécié d'al-Qâsim b. Hammûd avait montré que le fossé n'était
peut-être pas infranchissable. Surtout, les tentatives de restauration omeyyade
ultérieures ne réussirent pas mieux, ou sombrèrent même dans le ridicule. On
peut, bien sûr, et il le faut sans doute, invoquer l'incapacité ou l'inaptitude des
derniers califes. Muhammad III al-Mustakfî, par exemple, au pouvoir pendant
quelques mois de 1024-1025, est décrit par Lévi-Provençal comme « faible,
paresseux, débauché. Il s'entoura de gens grossiers. Il était la risée de ses
sujets, qui le surnommaient "Petite Peur" ou "Petite Bedaine" à cause de sa
couardise et de son embonpoint ». Les descriptions des autres règnes donnent
une image à peine plus favorable des derniers souverains omeyyades.
Mais l'impression calamiteuse que produit la lecture des sources n'empêche-
t-elle pas de poser une question de fond sur le caractère sans doute inadapté du
type de pouvoir à prétention universelle que représentait le califat ? Alors qu'il
n'aurait dû y avoir qu'un calife, symbole politico-religieux de l'unité de la
communauté des musulmans, cette dernière s'était, en fait, divisée depuis
longtemps en de multiples émirats qui ne reconnaissaient que vaguement la
suprématie théorique du lointain calife abbasside de Bagdad. Au X siècle, le
e
monde musulman s'était même réparti entre trois grands califats, qui
prétendaient tous à la suprématie théorique sur le Dâr al-Islâm, bien qu'aucun
n'ait eu la moindre possibilité de réaliser cette prétention universaliste. Un
décalage croissant existait donc entre un idéal politico-religieux unitaire, qui
remontait aux premiers temps de l'islam et avait cessé de se réaliser
concrètement depuis la fin du califat omeyyade de Damas, et la division
effective des musulmans. Le califat était en fait comme une « idée morte » qui
ne servait plus dans la pratique politique quotidienne, même si cet idéal était
encore susceptible d'animer des utopies et des révoltes.
Un grand juriste bagdadien, al-Mawardî, élabore peu de temps après la
disparition du califat de Cordoue un célèbre traité juridique, les Ahkâm al-
sultâniya, où se manifeste l'aspiration à résoudre la contradiction entre l'idéal
et la réalité. Il maintient l'idée de la nécessité du califat, seul pouvoir légitime
consacré par la tradition comme une institution obligatoire, mais imagine que
celui-ci a « délégué » son pouvoir à des « magistrats », parmi lesquels il inclut
les gouvernants qui exercent l'émirat sur une province autonome. C'est parce
que le califat n'était plus une idée « opératoire » que l'on s'achemina en
quelques décennies vers sa disparition : à leur manière, et dans la confusion
politique, les Andalous de cette époque tirent la conclusion pratique de leur
incapacité à faire fonctionner le régime califal, en donnant le pouvoir à des
souverains locaux. Mais, s'ils ne reconnaissent plus un calife de chair et d'os,
ils ne peuvent pas supprimer dans son principe une institution aussi vénérable
et qu'ils concevaient comme liée à la civilisation musulmane elle-même, et les
gouvernants des émirats du XI siècle — les taifas - conserveront longtemps
e
sur leurs monnaies la mention théorique d'un calife légitime, alors que ce
dernier avait disparu depuis des décennies. Mais, de la sorte, les différents
pouvoirs qui exerceront l'autorité concrète sur les émirats andalous ne
parviendront pas à trouver l'assise théorique qui leur aurait permis d'être
considérés eux-mêmes comme véritablement légitimes par leurs sujets.
1. Je m'inspire ici du titre d'un livre de Miguel Barceló El Sol que salió por Occidente. Estudios sobre
el Estado omeya en al-Andalus, Universidad de Jaén, 1997.
2. Miquel BARCELÓ, « Al-Mulk, el verde y el blanco, la vjilla califal omeya de Madînat al-Zahra' », in :
La cerâmica altomedieval en el sur de al-Andalus, Granada, 1993, pp. 291-9.
CHAPITRE IV
Tous ces « royaumes », qu'il est préférable d'appeler des émirats car leurs
souverains évitent de prendre le titre de roi (malik), se sont formés de diverses
manières. Dans plusieurs villes d'Andalousie occidentale, le pouvoir est
revenu, on l'a vu, aux chefs des contingents berbères maghrébins de l'armée
califale, auxquels ces localités ont été distribuées par le calife Sulaymân al-
Musta'în en récompense de leur soutien contre son compétiteur al-Mahdî.
Certains de ces émirats berbères, comme ceux d'Arcos ou de Ronda, sont très
modestes. Celui de Carmona, attribué aux zénètes Banû Birzâl, est un peu plus
important. Le plus considérable, et le seul qui ait duré jusqu'à la venue des
Almoravides, est celui des Zirides de Grenade. Dans les villes de la côte
méditerranéenne, ce sont des chefs que l'on englobe sous le vocable de
saqâliba, même s'ils ne sont pas tous véritablement d'origine « slave » -
Khayrân à Almeria, Mudjâhid à Denia - qui s'emparent du pouvoir,
apparemment sans rencontrer d'opposition.
Dans les zones frontières, à Saragosse, Tolède et Badajoz, accèdent plus ou
moins rapidement au pouvoir des éléments de l'aristocratie militaire de
lointaine origine arabe ou berbère qui s'était maintenue dans ces régions. Le
pouvoir le plus important au début est celui des Arabes Banû Tudjîb de
Saragosse, mais, à Tolède, après un essai manqué de gouvernement par
l'aristocratie de la cité, on voit accéder au pouvoir un membre de l'ancienne et
puissante famille des Banû Zannûn de la région de Cuenca, d'origine berbère.
En deux siècles, ces derniers sont passés ainsi du statut de chefs tribaux à celui
de gouverneurs militaires, puis à celui de souverains. Au sud-ouest, enfin, à
Séville et dans les villes de la côte atlantique comme Huelva-Saltes et Silves,
on remet le pouvoir à des notables de l'aristocratie civile arabe, principalement
des cadis. Le prototype de ces dynasties est celle des Banû 'Abbâd de Séville,
qui, comme les Zirides de Grenade mais avec plus d'éclat, traverse tout le
siècle.
Il n'est pas facile de donner une vision cohérente de cette phase de l'histoire
d'al-Andalus. Les sources historiques sont peu satisfaisantes : on n'a conservé
aucune chronique de ces dynasties locales, et l'on peut se demander s'il en a
existé, peut-être justement en raison du doute qui pèse en permanence sur les
fondements de la légitimité de chacun de ces pouvoirs. Un grand historien, Ibn
Hayyân, a pourtant vécu à cette époque ; secrétaire des Banû Djahwar de
Cordoue, il a consacré, non pas à une dynastie mais à l'histoire politique de son
temps dans son ensemble, un grand ouvrage, le Matîn, dont dérive toute
l'historiographie postérieure. Mais, outre qu'Ibn Hayyân est un nostalgique du
califat omeyyade et jette un regard extrêmement critique sur les pouvoirs de son
époque, son œuvre ne nous est parvenue qu'à travers les citations qu'en font des
auteurs postérieurs.
De ces textes se détache l'image de certaines cours particulièrement
brillantes du point de vue de la littérature et de la poésie, comme celle du
souverain de Séville al-Mu'tamid Ibn 'Abbâd (1069-1091), qui fut lui-même,
comme son principal ministre, Ibn 'Ammâr, l'un des plus grands poètes de son
temps. Les Mémoires du dernier souverain ziride de Grenade, 'Abd Allâh
(1073-1090), rédigés après sa déposition par les Almoravides, constituent une
source exceptionnelle qui présente cependant une vision assez personnelle et
subjective du règne de l'auteur et de l'histoire de sa dynastie, car il s'agit avant
tout d'une oeuvre d'auto-justification destinée à répondre aux critiques que les
souverains des taifas avaient encourues de la part de leurs opinions et des
rigoristes almoravides. Mais si des dynasties importantes et durables comme
celles de Séville et de Grenade sont relativement bien éclairées, d'autres
restent presque complètement dans l'ombre, ainsi celles qui dirigent de petits
royaumes éphémères comme les Banû Muzayn de Silves, qui durent de 1028 à
1052, ou les Banû Bakr de Huelva-Saltés, au pouvoir de 1011 à 1051.
L'une des sources les plus importantes permettant d'éclairer la chronologie
de cette époque est constituée par les très nombreuses monnaies frappées par
certains de ces souverains. Pas tous : ainsi de ceux d'Alpuente on ne conserve
que de très rares spécimens ; ceux de Silves et de Huelva, pas plus que les
petits émirs berbères des villes d'Andalousie, ne semblent avoir entretenu
d'ateliers monétaires, ou seulement à une date tardive, comme les Zirides de
Grenade qui ne frappèrent de monnaies qu'après la disparition du califat
hammûdide dont ils reconnaissaient, en principe, la souveraineté. Pendant toute
la période de crise du califat, alors que les derniers Omeyyades n'ont que des
émissions discontinues, celles des Hammûdides de Ceuta et Málaga, qui
frappent en quantité notable de bonnes monnaies, et en particulier des dinars
d'or connus dans le monde chrétien sous le nom de « mancus de Ceuta »
(mancusos ceptinos), sont au contraire suivies et importantes. Une seule
dynastie osa s'arroger le droit de battre monnaie avant la chute du califat en
1031, celle des Tudjîbides de Saragosse.
Le problème fondamental que rencontrent ces émirs des taifas est la
légitimation de leur pouvoir. Ils ne prennent jamais officiellement le titre de
« roi » (malik), par lequel les désignent pourtant assez couramment leurs poètes
et panégyristes. Ils ne sont en principe, au même titre que l'avaient été les
Amirides, que les délégués d'un pouvoir califal de moins en moins crédible, et
qui finalement a disparu. C'est probablement ce qui explique qu'ailleurs qu'à
Saragosse, et bien sûr chez les Hammûdides de Ceuta-Málaga qui revendiquent
le titre califal, on ne s'enhardit nulle part à frapper des monnaies avant 1035.
C'est un curieux événement qui, cette année-là et les suivantes, provoque
l'apparition de frappes monétaires dans diverses capitales : Séville, qui se veut
le bastion de l'arabisme andalou, est alors exposée aux attaques des mêmes
Hammûdides et de leurs alliés berbères, qui veulent l'obliger à reconnaître la
souveraineté du califat de Ceuta-Malaga. Pour parer à cette menace de
mainmise sur leur cité d'une dynastie « étrangère » d'origine maghrébine qu'ils
méprisent, les milieux dirigeants de Séville, avec à leur tête leur émir, l'ancien
cadi Muhammad Ibn 'Abbâd, imaginent d'introniser dans leur ville un sosie du
calife omeyyade Hishâm II renversé par la révolution de Cordoue de 1009, qui
avait, selon toute probabilité, péri assassiné quelques années plus tard.
Reconnu officiellement comme calife, ce fantoche investit ensuite du
gouvernement « légal » de Séville les 'Abbadites auxquels il fournit une façade
de légitimité. D'autres souverains, comme ceux de Valence et de Denia,
saisissent aussi l'occasion de légitimer leur pouvoir en frappant des monnaies
au nom de ce « faux calife » de Séville.
Cet épisode insolite a suscité beaucoup d'étonnement. On poussa la mise en
scène très loin, allant jusqu'à faire reconnaître le faux souverain par des
femmes du harem du véritable Hishâm II. Les contemporains prirent la chose au
sérieux : les Cordouans, pressés par les Abbadites de reconnaître ce calife —
et de l'installer dans l'ancien qasr des califes omeyyades -, envoyèrent une
commission officielle pour s'assurer de son identité. À Saragosse, un membre
du clan tudjîbide au pouvoir assassina son cousin l'émir Mundhîr II (1036-
1038) au prétexte qu'il n'avait pas reconnu le calife intronisé à Séville. Ayant
pris sa place, il s'empressa de frapper des monnaies au nom de ce dernier. Ce
coup de force eut des conséquences importantes, puisqu'il provoqua un
changement de dynastie : les habitants de Saragosse, mécontents, chassèrent au
bout de quelques semaines le nouvel émir, pour reconnaître comme souverain
le personnage le plus influent de l'État, le gouverneur de Lérida, Sulaymân b.
Hûd, qui appartenait à une autre grande famille militaire de la Marche. Une fois
au pouvoir en 1039, ce dernier, qui fonde ainsi la seconde dynastie de taifa de
la vallée de l'Èbre, celle des Hudides, ne revint cependant pas sur la
reconnaissance officielle du calife de Séville par l'émirat de Saragosse,
puisque le titre califien, le nom et le lagab de ce dernier (al-Imâm Hishâm al-
Mu'ayyad bi-Llâh) continuèrent à être inscrits sur ses monnaies.
Dans la seconde moitié du siècle, les références au califat se font moins
insistantes et finissent par disparaître, alors que les « rois » effectifs se parent à
leur tour avec moins de complexes de laqab califiens. À Saragosse cependant,
sous la dynastie hudide, on voit un grand souverain comme Ahmad b. Sulaymân
durant son long règne (1046-1081) n'inscrire sur ses monnaies que son laqab
de niveau émiral de 'Imâd al-Dawla, alors qu'il porte par ailleurs, aussi,
comme l'attestent d'autres sources, le surnom d'allure califienne de al-Muqtadir
bi-llâh. On ne peut guère expliquer cette retenue que par un scrupule politico-
religieux.
L'histoire événementielle de la période a toujours paru très confuse. Ces
pouvoirs nombreux sont en fréquent conflit les uns avec les autres. A Dénia, par
exemple, l'ambitieux Mudjâhid (1010-1045), qui est pourtant un affranchi des
Amirides, refuse de se soumettre au souverain de cette famille que des
militaires et fonctionnaires de même origine ont intronisé à Valence en 1021.
Ce dernier est le petit-fils du grand al-Mansûr, le fils de 'Abd al-Rahmân
Sandjûl, qui a repris le laqab de son grand-père. Les rapports sont très mauvais
entre cet 'Abd al-'Azîz al-Mansûr et Mudjâhid, de même qu'entre les
'Abbadites de Séville et leurs voisins. Le belliqueux al-Mu'tadid, deuxième
souverain de la dynastie (1042-1069), fait une guerre incessante aux émirs
berbères qui limitent ses États à l'est comme aux princes arabes qui le bornent à
l'ouest, et parvient à annexer les territoires des uns et des autres, agrandissant
ainsi considérablement ses États. Les sources arabes fourmillent d'anecdotes
horrifiques sur la cruauté de ce prince, qui possédait, dit-on, un coffre rempli
des têtes de ses ennemis, dont il aimait « repaître ses regards » comme le dit
Dozy qui a, au XIX siècle, retranscrit longuement ces récits.
e
La façon dont le grand historien hollandais met en scène les démêlés du
prince de Séville avec les émirs berbères de Ronda est un véritable morceau
d'anthologie d'écriture « romantique » de l'histoire. Il s'était aventuré à leur
rendre visite dans leur place forte montagnarde, désireux en fait de manigancer
contre eux un soulèvement des populations arabo-andalouses de la région.
Alors qu'il s'était apparemment assoupi après un repas « où le vin n'avait pas
été épargné », ses hôtes avaient projeté à haute voix de se débarrasser de lui.
Ces hommes, « endurcis dès l'enfance à toutes sortes de crimes, et dont les
visages basanés n'exprimaient ni surprise ni répugnance », furent pourtant
dissuadés de leur intention par un jeune parent de l'émir de Ronda, qui,
« enflammé d'une généreuse indignation », s'éleva contre ce projet déloyal. Le
souverain sévillan, qui avait, bien sûr, tout entendu, ne laissa rien paraître de
l'« indicible angoisse » qu'il avait ressentie, multipliant au contraire les
témoignages de reconnaissance envers ses hôtes qu'il combla d'attentions et de
cadeaux. Les ayant ainsi mis en confiance, il les invita un peu plus tard à
Séville, avec d'autres chefs des émirats voisins, et fit maçonner les sorties du
hammam dans lequel il les avait conviés à se détendre. « Savourant avec
délices le bien-être que procure le bain », les notables berbères « entendirent
bien un bruit léger, comme si des maçons étaient à l'œuvre, mais ils n'y
prêtèrent pas grande attention d'abord. Au bout de quelque temps, toutefois, la
chaleur devenant de plus en plus étouffante, ils voulurent ouvrir la porte. Qu'on
se figure leur effroi ! La porte était murée, toutes les prises d'air étaient
bouchées ! Ils moururent tous asphyxiés. »
Au-delà de ces anecdotes incontestablement pittoresques, l'expansion
sévillane ne laisse subsister en Andalousie qu'un seul noyau de résistance
important, celui des Zirides de Grenade, chez lesquels se réfugient les guerriers
berbères des autres dynasties maghrébines dépossédées par les Abbadites.
Lors de la disparition des Hammûdides vers 1060, on assiste à un partage de
leur territoire entre les souverains de Séville, qui s'emparent d'Algésiras, et les
émirs grenadins, qui s'assurent la possession de Malaga. Dans le Nord, al-
Muqtadir de Saragosse prend à la même époque le contrôle des royaumes de
Tortosa (1060) et de Dénia (1075). Du fait de l'annexion des États moins
puissants par les principaux royaumes, on assiste, dans la seconde moitié du
siècle, à une relative simplification de la géographie politique des taifas,
surtout au Sud où les Abbadides ont constitué un vaste et puissant royaume ;
après avoir intégré les petits émirats arabes et berbères, ils se sont emparés de
Cordoue en 1069 et même de Murcie en 1078. À la fin du siècle, cet
impérialisme des Abbadides n'a laissé subsister dans le sud d'al-Andalus que
les Berbères Zirides de Grenade et les Arabes Banû Sumadîh d'Almeria. Sous
son dernier prince, al-Mu'tamid (1069-1091), le célèbre roi poète, le puissant
État sévillan continue à être en conflit quasi incessant avec la dynastie des
Banû 1-Aftas de Badajoz et avec celle des Zirides, qui se maintiennent tant bien
que mal. Les Mémoires du dernier émir de Grenade 'Abd Allâh (1073-1090)
consacrent de longues pages à ses démêlés avec son redoutable voisin sévillan
et aux efforts que l'un et l'autre souverains font pour se concilier le puissant roi
de Castille Alphonse VI, en position de véritable arbitre.
La rivalité entre les princes est tout aussi vive dans les domaines littéraire,
scientifique et artistique. Dès la constitution des centres de pouvoir
provinciaux, les lettrés et les savants, chassés de Cordoue par la révolution et
l'anarchie consécutive, vont proposer leurs services aux gouvernants locaux,
qui font figure de mécènes et se disputent les meilleurs poètes et hommes de
lettres. Ainsi le plus éminent poète des Amirides, Ibn Darrâdj al-Qastallî,
quitte-t-il Cordoue pour trouver refuge successivement à Ceuta, où la rudesse
des Berbères le rebute, puis auprès des gouvernants saqâliba d'Almería, de
Valence et de Tortosa. Lorsque, en 1018, ces chefs alliés à l'émir tudjîbide
Mundhîr de Saragosse et au comte de Barcelone proclament dans le Levant le
calife omeyyade al-Murtadâ, le poète compose des vers en son honneur. Après
dix années à Saragosse, où il est secrétaire et panégyriste des Tudjîbides, il
passe finalement la fin de sa vie à Valence et Denia où, avant de mourir en
1030, il chante alternativement l'Amiride 'Abd al-'Azîz al-Mansûr et son
adversaire Mudjâhid.
Ce dernier, très cultivé, est particulièrement connu pour avoir fait de sa
capitale, un port qui bénéficie au XI siècle de l'animation économique de la
e
se font l'écho de ces dernières attaques musulmanes, qu'il faut situer dans le
prolongement d'une relance d'un djihâd apparemment plus politique que
religieux par les pouvoirs de l'islam occidental, aussi bien en Espagne avec les
Amirides qu'en Italie méridionale avec les Kalbites de Palerme. Thietmar de
Merseburg dans le premier quart du XI siècle, Adémar de Chabannes (mort en
e
1034), Raoul Glaber (mort vers 1050) évoquent l'effet produit par ces
entreprises des pouvoirs musulmans d'Occident et l'image que les chrétiens
latins se faisaient des musulmans, vus comme une « nation » agressive et
remuante, toujours prête, sous des chefs comme « Almuzor » (al-Mansûr) et
« Muget » (Mudjâhid), à sortir de ses limites pour venir se livrer dans les
zones méridionales de la chrétienté à des massacres des fidèles du Christ.
Contre ces perturbateurs de la tranquillité des chrétiens, la guerre ne pouvait
qu'être agréable à Dieu. Cela au moment même où, à l'aube de l'âge féodal, cet
Occident, démographique-ment dynamique et en pleine restructuration
sociopolitique, prend conscience de sa force nouvelle et où le monde musulman
méditerranéen entre, au contraire, dans une phase de crise aiguë dont la chute
du califat de Cordoue et la disparition à la même époque du pouvoir centralisé
en Sicile ne sont que des manifestations politiques parmi d'autres.
Les chrétiens du nord de l'Espagne mirent quelque temps à tirer avantage de
ces changements. Le roi de Navarre Sanche le Grand (1000-1032), le plus
puissant souverain de l'Espagne chrétienne à l'époque de la crise et de la chute
du califat, s'il paraît avoir profité de l'affaiblissement des musulmans pour les
chasser de quelques postes avancés à la lisière méridionale de son État
pyrénéen, ne semble rien avoir entrepris de significatif contre l'islam. Durant
ces années, les princes musulmans peuvent encore jouer sur les rivalités entre
les souverains chrétiens. Ainsi voit-on en 1016 le premier émir tudjîbide de
Saragosse, Mundhîr 1 , présider dans sa capitale même à un mariage entre une
er
contre Valence, qui ne doit son salut qu'à la puissance de ses fortifications. La
mort du roi et la crise interne qui suit laissent un répit aux États musulmans,
mais, après la réunification du royaume léonais et de la Castille sous l'autorité
d'Alphonse VI, en 1072, ce dernier (1072-1109) reprend avec détermination un
projet clairement affirmé si l'on en croit l'émir 'Abd Allâh de Grenade. Une
formulation très nette de l'« idéologie de Reconquête » se trouve en effet dans
les Mémoires de ce dernier, qui évoque ainsi, après sa déposition, les
intentions du souverain castillan : « On m'a raconté que la camarilla d'Alphonse
- que Dieu la disperse et le maudisse - lui suggéra de ceindre la couronne et de
revêtir les vêtements des chrétiens qui dominaient la Péninsule avant sa
conquête par les musulmans, mais qu'Alphonse leur répondit : "Je ne le ferai
pas avant d'avoir posé le pied sur la cime la plus haute de leur empire, et de
leur avoir pris Cordoue, qui est la perle la plus précieuse de leur collier" . » Si 1
l'Italie, dont on constate déjà la présence sur les côtes d'al-Andalus à l'occasion
de l'expédition qu'elles ont menée contre la ville de Tortosa, soumise au Cid,
en 1092, avaient vu la première croisade consacrer leur puissance maritime.
Les Pisans et le comte de Barcelone s'entendirent pour organiser en 1113 une
importante expédition qui prit et dévasta la capitale de l'île, mettant fin à la
dernière taifa andalouse. C'est lors de cette attaque que périt sans doute l'un des
derniers grands poètes des taifas, Ibn Labbâna de Denia, qui, après avoir vécu
à la cour de Séville, s'était finalement réfugié à Majorque à la suite de
l'invasion almoravide. Avec cet épisode dramatique, où disparaissent la
dernière taifa andalouse, son souverain, et le dernier grand poète de la période,
l'époque est symboliquement close.
1. Citation des Mémoires de l'émir 'Abd Allâh de Grenade, reproduite dans Pierre GUICHARD,
L'Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p. 123.
2. C'est le titre d'un livre de Jean BÉRAUD-V1LLARS, Les Touareg au pays du Cid : les invasions
almoravides en Espagne aux XIe et XIIe siècles, Paris, 1946.
CHAPITRE V
SIÈCLES
Le grand Ibn Hazm de Cordoue (994-1064) est « l'un des auteurs les plus
personnels, les plus originaux et les plus attachants de la littérature arabe
médiévale ». De sa production considérable ont subsisté bon nombre
1
principe, le seul impôt légalement perçu sur les musulmans. D'autres formes
d'impositions extra-coraniques sont ainsi attestées : en 975, par exemple, al-
Hakam II avait fait à ses sujets la remise d'un sixième de la contribution de
recrutement militaire (maghram alhashd) pour l'année en cours. La réforme
militaire d'al-Mansûr, qui exemptait, en partie au moins, les Andalous du
service militaire en échange de contributions destinées à recruter des soldats
mercenaires, ne dut donc qu'aggraver une tendance déjà existante.
Dès le début des taifas, certains pouvoirs locaux accrurent sans doute la
pression fiscale. Un texte d'Ibn Hayyân, écrit au milieu du XI siècle, dénonce
e
berbères et arabes à la société andalouse. Mais on peut aussi faire ressortir que
la profonde arabisation ethno-culturelle de cette dernière avait rapproché les
éléments antagonistes. On observera surtout que, lorsque les Banû Tudjîb, les
Banû Dhî 1-Nûn, les Banû 1-Aftas et d'autres dynasties accèdent au pouvoir au
début des taifas, toutes se disent arabes, les Berbères de souche andalouse se
faisant passer pour « himyarites ». Aucune famille princière andalouse du XI e
pratiquement complète.
Ce sont donc toujours les « Arabes » et la tradition orientale qui donnent le
ton socialement et culturellement aux habitants de l'Andalus. Dans leur
ensemble, quelle que soit leur origine effective, les Andalous peuvent en effet
être considérés comme des « Arabes » : on le verrait bien dans les Mémoires
de l'émir 'Abd Allâh de Grenade qui, lorsqu'il parle des Andalous, les désigne
de cette façon, par opposition à sa dynastie et aux cadres dirigeants berbères de
son État. Et cela même si, au tournant du X et du XI siècle, on continuait à
e e
résiduelles . »
2
déjà peu visibles au X siècle. Ils continuent d'avoir leur organisation propre
e
(on connaît divers comtes et juges des chrétiens de Cordoue sous le califat, et
un certain nombre d'évêques au XI siècle), mais leur rôle dans le
e
nommer évêque d'Elvira. On lui doit la partie latine d'un ouvrage très connu
rédigé aussi en arabe, le Calendrier de Cordoue, qui apporte de nombreuses
précisions sur la vie rurale en al-Andalus. Mais il s'agit là d'une exception. Il
faudrait tenir compte de nuances régionales : au XI siècle, les communautés
e
chrétiennes sont sans doute encore consistantes dans certaines régions comme
le Gharb (l'actuel Portugal), alors qu'elles sont vraisemblablement réduites à
des minorités bien plus faibles sur la côte orientale. Un traité, daté de 1058,
entre le souverain de Denia 'Alî b. Mudjâhid et l'évêque de Barcelone cède à
ce cernier la juridiction ecclésiastique sur les clercs et les fidèles de Denia et
des Baléares. Il semble que l'on puisse en déduire qu'il n'y a plus à cette
époque dans cette région, comme dans bon nombre d'autres anciens diocèses,
d'évêque capable d'exercer cette fonction. La proportion de la population que
représentent les mozarabes de Tolède lors de l'entrée des Castillans dans la
ville est bien difficile à déterminer. Peu d'années après, le Cid, à Valence,
confie la garde des portes de la ville aux mozarabes, qui sont aussi attestés
trois décennies plus tard dans les campagnes du Sharq, mais qui s'éteindront
pratiquement au XII siècle du fait des tensions interconfessionnelles
e
1. Roger ARNANDEZ, article « Ibn Hazm » dans l'Encyclopédie de l'islam, 2de éd., t. III, pp. 814-22.
2. Federico CORRIENTE, Arabe andalusi y lenguas romances, Madrid, Mapfre, 1992, p. 34.
3. Raymond P. SCHEINDLIN, « The Jews in Muslim Spain », dans : The legacy of Muslim Spain, éd.
par Salma Khadra Jayyusi, Leyde, Brill, 1992, pp. 188-200.
4. Il s'agit d'un ensemble considérable de textes médiévaux émanam de la communauté juive du Vieux
Caire, retrouvés au XIXe siècle dans le débarras muré d'une synagogue et dispersés ensuite dans diverses
bibliothèques d'Europe et des États-Unis. Leur étude est toujours en cours. Ils ont surtout fait l'objet de
l'ouvrage monumental de S. D. GOITEIN, A Mediterranean Society, publié en plusieurs volumes depuis
1967 (Near Eastern center, University of California, Los Angeles).
Troisième partie
La ville et le marché
familles influentes, les Banû Djahhâf et les Banû 'Abd al-'Azîz, alternent aussi
fréquemment dans la même fonction. Même lorsqu'il n'appartient pas à l'élite
urbaine locale, le cadi est un personnage respecté, en contact constant avec les
juristes et avec la bonne société de la ville, et susceptible d'être, auprès du
pouvoir ou de son représentant, l'interprète de l'opinion urbaine. Ainsi à
Valence, en 1145, lors de la crise du pouvoir almoravide, voit-on le cadi Ibn
'Abd al-'Azîz se joindre au gouverneur Ibn Ghâniya pour convoquer à la
mosquée les notables et délibérer avec eux de la conduite à tenir.
La magistrature la plus liée à la vie économique de la cité était celle du souk.
Comme le cadi, le muhtasib ou responsable du marché, de l'édilité et des
bonnes mœurs dans les lieux publics, était, bien que nommé par le pouvoir,
souvent choisi parmi les notabilités de la ville. Dans ce domaine encore, la
littérature juridique de l'Occident musulman apporte une mine irremplaçable
d'informations avec les « traités de hisba », c'est-à-dire de « police du
marché », notamment l'ouvrage d'Ibn 'Abdûn. À travers la dénonciation des
multiples fraudes dont peuvent se rendre responsables les artisans et les
marchands, ces textes donnent une image extrêmement pittoresque de la
production et des échanges sur le marché urbain. Ce dernier, vu à travers
l'exposé détaillé des mille et un procédés employés pour tromper le client, nous
apparaît, peut-être de façon un peu déformée, comme un monde assez misérable
de gagne-petit et de fraudeurs. A côté de gestes simples - tremper le pouce dans
la mesure d'huile, étirer les toiles en les mesurant -, on trouve de véritables
tours de prestidigitation, comme dans le cas de trois superbes figues mises bien
en évidence sur son étal par le marchand pour attirer les clients, et habilement
escamotées au moment où il les verse avec d'autres dans le panier de l'acheteur.
Quant au marchand d'esclaves, il baigne quatre heures durant une esclave un
peu trop basanée dans une préparation destinée à lui éclaircir la peau et utilise
divers procédés pour fabriquer de fausses vierges. D'autres recettes relèvent
moins directement du registre de la fraude, mais sont tout aussi pittoresques :
on épile la jeune esclave avec de la chaux vive, des œufs ou larves de fourmi -
sans doute en onguent -, de l'huile où l'on a fait cuire des grenouilles ou des
salamandres, on parfume les aisselles avec diverses préparations à l'eau de
rose, on utilise des pâtes pour supprimer ou éclaircir les taches de la peau et
les grains de beauté.
Avec le commerce des esclaves, on touche à une autre dimension des
activités commerciales, celle des trafics à longue distance de denrées de prix
élevé, que nous connaissons en fait beaucoup moins bien que les activités
journalières du souk. Au-delà du fourmillement coloré des petits marchands et
artisans concentrés dans les boutiques spécialisées, deux dimensions du
« marché » urbain, entendu de façon plus large que le seul espace consacré à
cet effet (le plus souvent autour de la mosquée principale), sont plus difficiles à
saisir : en premier lieu, le commerce des produits assuré par les grands
marchands dans le cadre des échanges lointains. Une partie au moins de ce
commerce, en particulier celui des tissus précieux, se déroulait dans un édifice
spécialisé, la qaysariya, et les riches marchands se présentaient aussi
vraisemblablement à domicile dans les demeures de la classe aisée. Par
ailleurs, on ne fait que pressentir, sans pouvoir véritablement l'étudier, la façon
dont s'organisaient les rapports économiques entre la ville et son
environnement rural.
« des étoffes blanches qui se vendent à très haut prix et qui sont de longue
durée », et le port modeste d'Alicante « où l'on construit des vaisseaux pour le
commerce et des barques » et d'où l'on exporte du sparte. Il est évident que ces
petites localités sont le lieu d'une production et d'un commerce assez
spécialisés et apparemment actifs qui les intègrent à un réseau général de
production et d'échanges, aboutissant sans doute aux marchés des grandes
villes. Des denrées directement venues des campagnes voisines étaient aussi
apportées aux portes des villes les plus importantes, sans aller forcément
jusqu'au marché central, réservé aux commerçants urbains installés dans leurs
boutiques.
Le pouvoir n'intervenait pas dans la vie économique, mais percevait des
impôts sur cette circulation des denrées et sur la production. Les Almoravides
ayant fondé pour une bonne part leur propagande hostile aux souverains des
taifas sur l'abolition des impôts illégaux durent s'efforcer, au début, de revenir à
la perception des seules contributions coraniques, à savoir la dîme, perçue
essentiellement sur la production agricole et sur le bétail, mais aussi sur les
activités artisanales. Dans tous les États musulmans du Moyen Âge, la
circulation et la vente des denrées étaient aussi taxées de diverses façons. Une
fatwâ émise par un juriste de l'époque des taifas évoque par exemple « un
percepteur de dîme visitant à la porte de la ville les bagages des musulmans qui
y entrent ». Les musulmans s'étaient habitués depuis très longtemps à payer
ainsi dans les ports et aux douanes situées à l'entrée des villes un certain
nombre de taxes que les gouvernants s'efforçaient généralement d'inclure dans
la catégorie des dîmes légales. Les Almoravides semblent avoir conservé cette
fiscalité sur la circulation et sur la vente des biens, comme en témoigne un
passage d'Ibn 'Abdûn qui évoque le montant du droit que les gardiens des
portes de Séville prélevaient sur les marchandises.
La question de la fiscalité est l'une des plus délicates auxquelles se heurte
l'historien, pour l'histoire d'al-Andalus. Quelle que soit d'ailleurs la contrée du
monde musulman médiéval que l'on étudie, il est toujours très difficile de
déterminer pour chaque époque la nature des impôts perçus par le pouvoir
central, la façon dont ils étaient collectés et le poids réel de cette fiscalité.
Tous les pouvoirs musulmans du Moyen Âge se sont heurtés aux limitations
qu'impose le droit à l'extension des obligations fiscales, car la perception de la
seule dîme coranique (zakat) n'a jamais été suffisante pour permettre le
fonctionnement d'un État normal. On sait qu'en Orient avait été maintenu, après
la conquête arabe, un impôt foncier, le kharâdj, qui obligeait tous les
producteurs agricoles, musulmans ou non, à verser à l'État une part de la récolte
sensiblement supérieure à la dîme ; mais, dans les documents andalous, on ne
trouve que rarement des mentions expresses de cet impôt. En revanche, il existe
pour diverses époques des mentions de taxes sur la production agricole,
souvent désignés du terme de maghram, dont on voit mal comment elles
s'articulaient avec la dîme.
Les fatwâ d'époque almoravide fournissent quelques allusions à diverses
sortes d'impôts pesant sur la production agricole qui ne semblent pas
correspondre à des dîmes. Quant au traité d'Ibn 'Abdûn, il consacre aux impôts
un passage d'interprétation difficile : après une violente diatribe contre les
agents du fisc, qu'il accuse d'être des malfaiteurs et des vauriens, il juge que
l'estimation des récoltes en bloc par les agents du fisc en vue du paiement de la
dîme est un procédé inique que seuls des juristes corrompus et serviles ont pu
se laisser aller à autoriser. Il conseille aux percepteurs d'agir correctement et
sans brutalités, en veillant particulièrement à la justesse des poids et des
instruments de pesage. De ce chapitre se dégage l'image d'un système
d'impositions qui, même s'il pouvait s'accommoder d'un certain nombre de
pratiques circonstancielles jugées abusives, restait fidèle dans sa structure
d'ensemble aux normes théoriques stipulées par le droit islamique (perception
de la dîme).
Le même texte contient d'autres passages évoquant les rapports entre la ville
et les campagnes environnantes. Ils suggèrent une certaine méfiance des
autorités urbaines vis-à-vis de la population rurale : elles doivent veiller à
contrôler les jeunes gens des villages qui se transforment facilement en voleurs
et en maraudeurs. Le cadi devra aussi « ordonner aux habitants des villages de
désigner dans chacune de ces localités un garde, qui devra empêcher que les
propriétés privées ne soient traitées comme les biens de la collectivité : les
campagnards ont en effet tendance à considérer comme une chose licite de
mettre la main sur ce qui est la propriété des gens de la ville ». On a longtemps
développé la vision d'une Espagne musulmane où auraient prévalu des
structures socio-économiques caractérisées par une forte domination des
classes urbaines sur des campagnes couvertes de grands domaines exploités
par des tenanciers de condition quasi servile. Des études plus récentes,
s'appuyant, d'une part, sur l'archéologie, d'autre part, sur la documentation
chrétienne contemporaine de la Reconquête, ont présenté au contraire l'idée
qu'il existait en al-Andalus un important secteur de petite et moyenne propriété
rurale. Cette thèse semble plutôt confirmée par les allusions des consultations
juridiques et des formulaires notariaux à la propriété foncière. De tout cela on
peut tirer l'image d'une société rurale constituée principalement par des
communautés cohérentes dotées d'une assez grande autonomie d'existence et de
gestion, bien plutôt que celle d'une soumission passive des ruraux à la
domination des villes.
On peut se référer à cet égard aux fatwâ du grand cadi almoravide de
Cordoue Ibn Rushd (mort en 1126), le grand-père du philosophe Averroès.
Dans l'une d'elles, on voit les habitants d'un district rural de l'est de la
Péninsule, qui s'étaient rassemblés dans un refuge fortifié durant une période de
troubles, se disputer une fois la sécurité revenue à propos de la mosquée où
doit être faite la prière du vendredi, dans le village le plus important ou dans
celui qui se trouve dans la position la plus centrale. Une autre évoque une
bourgade rurale structurée en « un certain nombre de quartiers distincts dont
chacun porte le nom d'un groupe dont il est le patrimoine ». Les habitants de
deux de ces quartiers veulent régler un litige survenu entre eux au sujet de biens
fonciers dont l'appartenance privée ou collective est discutée. Un troisième
texte met en scène les habitants d'une autre localité, qui jouissaient
traditionnellement de l'usage d'une canalisation pour l'irrigation de leurs terres.
Chacun d'eux « disposait d'une part d'eau déterminée, certains jours fixés,
conformément aux usages de leurs pères et de leurs aïeux, sans que se soit
jamais élevé à ce sujet le moindre différend ». Mais l'un d'entre eux, se
prévalant de l'appui du Sultân, a fait édifier un bain et un moulin, modifiant
ainsi les conditions de distribution de l'eau, ce à quoi s'opposent les autres
usagers auxquels la réponse donne raison. Dans un quatrième document, enfin,
on voit la communauté d'un village rural divisée par le refus de certains de ses
membres de payer l'intégralité de leur contribution à l'entretien de l'imam,
desservant de la mosquée et vraisemblablement aussi maître d'école, en arguant
du fait que, compte tenu de leurs activités surtout pastorales, eux-mêmes et
leurs enfants ne sont pas des résidents permanents.
Dotés d'un degré d'autogestion supérieur à celui des grandes villes, qui sont
plus étroitement soumises au pouvoir du sultan, les membres de ces
communautés rurales exercent de toute évidence des droits étendus sur leurs
terres, collectivement ou individuellement appropriées. Pour elles, l'autorité
supérieure est le Sultân, c'est-à-dire le pouvoir étatique, avec lequel elles
entretiennent un rapport essentiellement fiscal. Dans la dernière fatwâ citée, il
est indiqué que les membres de la communauté qui refusent de contribuer à
égalité avec les autres ont cependant des maisons dans la localité et y payent
leurs impôts (dîmes, dîme de la rupture du jeûne et taxe sultanienne) ; on peut
souligner ici le caractère exclusivement étatique des charges fiscales pesant sur
les paysans et sur les pasteurs. Aussi peut-on qualifier de « tributaire » la
structure sociopolitique ainsi mise en évidence. Par le biais de la fiscalité, elle
met directement en rapport ces communautés et l'État musulman. Contrairement
à ce qui se passe dans l'Occident chrétien à la même époque, ces communautés
rurales ne relèvent pas d'un « seigneur » ou d'un grand propriétaire foncier et
paraissent à même de contrôler leurs propres moyens de défense, en particulier
leurs châteaux, sur lesquels on reviendra plus loin.
L'empire almohade, qui étend non sans difficulté son autorité à la Péninsule,
est dirigé depuis Marrakech par le successeur d'Ibn Tumârt, 'Abd al-Mu'min,
puis par ses descendants. Si le deuxième règne almohade, celui de Yûsuf I ,er
aurait déjà fait une véritable capitale. Mais c'est surtout al-Mansûr qui
envisagea d'y transférer la cour et l'essentiel du gouvernement lors de ses
séjours au Maghreb.
Ce prestigieux souverain se partage en fait entre Marrakech, Rabat et
Séville, où il poursuit les grands travaux de réaménagement urbain qu'avait
entrepris son père. Dans cette troisième capitale de l'empire, la continuité du
projet dynastique se marque tout aussi nettement qu'à Rabat. On construisit des
quais de pierre destinés à protéger la ville des crues du Guadalquivir, on édifia
un pont de bateaux reliant les deux rives du fleuve, on créa un nouvel arsenal
dans la zone portuaire, et l'on étendit considérablement la zone palatine dite de
la Buhayra (lac ou lagune), largement réorganisée et agrémentée de vastes
jardins plantés d'oliviers et d'arbres fruitiers. L'ancienne mosquée principale,
devenue trop petite, fut remplacée par un nouvel édifice de dimensions plus
importantes, proche des palais califiens. Cela changea la structure même de la
cité, car, autour de cette nouvelle grande mosquée, les califes firent aménager
des souks et une qaysâriya, zones commerciales nouvelles qui doublèrent
celles de la vieille ville. Bien qu'il soit souvent difficile de distinguer les
phases almoravides et almohades de leur construction de pisé ou tâbiya, les
remparts tout à fait caractéristiques et leur avant-mur ou barbacane furent aussi,
semble-t-il, largement réédifiés sous le second des régimes berbéro-andalous,
enserrant à la fin de l'époque almohade une superficie de quelque deux cents
hectares ou davantage, ce qui faisait de la capitale andalouse de loin la plus
grande cité musulmane de la Péninsule. Ces grands travaux urbains se
prolongèrent jusqu'aux tout derniers temps du régime almohade, où l'on édifia
la fameuse « tour de l'Or », construite en pierre de taille et de plan
dodécagonal, destinée à surveiller et à protéger la zone portuaire et le pont de
bateaux jeté sur le Guadalquivir.
Envisagés du point de vue des réalisations monumentales comme de
l'« urbanisation », les réaménagements almohades dans les capitales, mais aussi
la consolidation de foyers de moindre importance comme Badajoz ou
Calatrava, peuvent donner l'impression d'un bilan totalement positif. D'autres
aspects de la politique almohade auront cependant des conséquences moins
heureuses. On pense surtout à la place donnée dans l'empire aux tribus arabes
hilaliennes du Maghreb. En s'efforçant, dès la première victoire qu'il avait
remportée sur elles en 1153, de se les concilier, puis d'en déplacer un certain
nombre vers l'ouest à partir des territoires qu'elles occupaient en Ifrîqiya, le
pouvoir almohade poursuivit deux objectifs : affaiblir l'obstacle qu'elles
représentaient pour sa domination de la partie orientale du Maghreb et les
utiliser militairement, notamment dans la lutte contre les chrétiens. Mais il
n'avait pas mesuré les conséquences considérables qu'allait avoir pour le
Maroc leur implantation dans le sud et dans les plaines atlantiques. En Espagne
même, elles allaient se livrer à des déprédations dont on trouve écho dans
quelques lettres officielles.
Après la mort en 1199 du grand souverain que fut Abû Yûsuf Ya'qûb (al-
Mansûr), le pouvoir almohade réussit encore, on l'a vu, à organiser une
expédition navale suffisamment importante pour occuper les Baléares en 1203.
La dissidence des Banû Ghâniya, qui s'était dangereusement étendue dans le
Maghreb oriental, est, quant à elle, rejetée aux marges sahariennes grâce à
l'action du gouverneur de Tunis, qui appartenait à l'une des principales familles
du régime, les Banû Hafs. Les dirigeants qui conseillent le jeune calife al-
Nâsir, fils d'al-Mansûr, veulent profiter de cette situation favorable de l'empire
aux environs de 1210 pour frapper un grand coup contre les chrétiens. Ils
mettent sur pied une armée considérable mais hétérogène qui rencontre sur la
frontière, à Las Navas de Tolosa, une forte « croisade », rassemblant pour la
première fois des contingents de Castille, d'Aragon et de Navarre. Le courage
désespéré du roi de Castille Alphonse VIII, passionnément désireux de venger
la défaite d'Alarcos, finit par transformer la bataille, acharnée et longtemps
indécise, en une déroute totale des musulmans le 16 juillet 1212 ; l'indécision
du calife, les luttes de clans autour de lui et la cohésion insuffisante de l'armée
expliquent en partie le désastre. Les conséquences de la défaite de Las Navas
de Tolosa n'apparurent cependant pas immédiatement. La mort des rois
victorieux Pierre II d'Aragon (1213) et Alphonse VIII de Castille (1214)
empêcha les chrétiens d'exploiter leur succès. Mais la crise du pouvoir
almohade, larvée sous al-Nâsir, devient patente après la mort du souverain en
1213 et ne fera que s'accentuer sous son fils Yûsuf II, âgé d'une dizaine
d'années, et surtout sous les califes qui succéderont à ce dernier de manière
chaotique.
CHAPITRE VII
rétabli l'orthodoxie contre les mu'tazilites ?), avait pourtant, à la suite du grand
mouvement anti-almohade dont sa rébellion avait donné le signal, été reconnu
partout (sauf à Valence où se maintient encore quelque temps un sayyid-
gouverneur almohade). Comme l'avait fait Ibn Mardanîsh, il se livre à des
démonstrations de fidélité envers les lointains Abbassides avec lesquels il
échange des ambassades, et dont il obtient une reconnaissance officielle. Il
frappe ses monnaies au nom du calife de Bagdad, dont il arbore l'étendard noir.
Ce rattachement tout à fait théorique, mais spectaculaire à un pouvoir
souverain aussi lointain et qui n'a plus d'autorité effective semble avoir
rencontré un écho assez étonnant dans les élites dirigeantes et dans les cercles
cultivés, du moins dans la région murcienne, comme en témoigne un recueil de
lettres officielles intitulé le Kitâb zawâhir alfikar. Cette correspondance
échangée entre le sultân murcien et les autorités de la région met un accent
particulier sur la « réintégration » de l'Andalus à l'obédience de principe du
califat de Bagdad ; ce qui semble révéler, au-delà de la rupture affichée avec
l'idéologie et le régime almohades, une sorte de « programme politique »
correspondant à une exigence profonde d'une partie de l'opinion andalouse. Les
Andalous, menacés par l'imminence de la Reconquête, ne pouvaient pourtant,
de toute évidence, rien attendre du pouvoir de Bagdad. Mais l'idéal d'un État
andalou assez fort pour s'opposer aux chrétiens ne pouvait guère émerger d'une
culture hispano-musulmane restée attachée à la notion d'Umma, ou communauté
unitaire. La seule idée claire de restauration et de renforcement politiques
qu'aient pu proposer les intellectuels et les hommes politiques du Sharq al-
Andalus était donc ce mythe du retour à l'unité abbasside. On connaît encore
très mal le contexte culturel murcien de cette époque. Les courants mystiques
extrémistes, pour ne pas dire franchement hétérodoxes, du monisme existentiel
semblent y avoir eu une grande force. L'art murcien de cette époque manifeste,
quant à lui, une incontestable vitalité, comme en témoignent d'originales
céramiques dites « esgrafiées » ou les remarquables décors de stuc retrouvés
dans l'ancien Qsar Saghîr, l'actuel couvent de Santa Clara.
Mais cette relative vigueur culturelle et cette originalité du foyer murcien ne
suffisent pas à assurer sa prépondérance politique, et c'est en fait à une
nouvelle phase de fragmentation que correspond la crise post-almohade,
parfois désignée du nom de « troisièmes taifas ». L'unification dont on rêve à
Murcie échoue très vite du fait des particularismes locaux et des capacités
apparemment limitées du nouveau souverain. En 1231, son armée est gravement
battue par les Léonais à Alanje, près de Mérida. Quelques mois plus tard, les
Sévillans rejettent son autorité et confient le pouvoir à leur cadi, al-Bâdjî, qui
prend le titre souverain d'al Mu'tadid. En 1232-1233, un chef militaire,
Muhammad b. Yûsuf b. Nasr, se rend indépendant dans la région centrale, fait
reconnaître son autorité à Jaén et instaure l'émirat nasride qui s'impose à partir
de 1237 à Grenade. La situation est partout d'une grande instabilité. À Séville,
par exemple, al-Bâdjî ne reste au pouvoir que deux ans environ, avant que la
ville ne reconnaisse le pouvoir du chef nasride de Jaén, puis à nouveau celui
d'Ibn Hûd al-Mutawakkil de Murcie, avant de se tourner vers le lointain califat
almohade de Marrakech. Finalement, de 1238 à la prise de la ville par les
Castillans en 1248, Séville est gouvernée par l'un de ses notables les plus en
vue, Ibn al-Djadd. À Valence, le gouverneur almohade Abû Zayd a été chassé
très vite (1229) par un chef militaire andalou, Zayyân b. Mardanîsh, apparenté
à l'émir murcien du XII siècle, qui reste au pouvoir jusqu'à la conquête
e
chrétienne de 1238. Alors que le chef maghrébin est allé se mettre sous la
protection du roi Jacques I d'Aragon à la frontière du territoire musulman de
er
Jaén et Grenade, ayant cherché sans succès du secours auprès des derniers
califes almohades de Marrakech, envoie également à Tunis une ambassade
chargée de reconnaître la souveraineté de l'émir hafside. Cette prépondérance
théorique sur les territoires d'al-Andalus encore musulmans renforce le prestige
de l'émir de Tunis, qui prend le titre califien en 1253. Mais ces
reconnaissances de souverainetés lointaines, qu'elles soient orientales (les
Abbassides reconnus par le régime murcien en 1228) ou maghrébines (les
derniers Almohades de Marrakech ou les premiers Hafsides), ne peuvent
apparaître rétrospectivement que comme des échappatoires assez dérisoires
face à l'incapacité dramatique des Andalous à enrayer la progression des
chrétiens.
La période post-almohade correspond en effet à une nouvelle grande avancée
reconquérante. Elle a commencé à l'ouest : aidés une fois de plus par des
croisés venus de l'Europe du Nord, les Portugais ont réoccupé Alcacer do Sal
(Qasr Abî Dânis) dès 1217 ; les Léonais, pour leur part, prennent Cáceres en
1227. Mais ce sont les successeurs des vainqueurs de Las Navas de Tolosa,
Ferdinand III en Castille (1217-1252) et Jacques I en Aragon (1213-1276), qui
er
Ce n'est pas cette colonisation chrétienne qui nous retiendra ici, ni le sort des
musulmans soumis aux pouvoirs chrétiens, mais l'intérêt que présente, pour
l'historien de l'Espagne musulmane, l'abondante documentation qu'ont suscitée
la Reconquête, la prise de possession de vastes territoires musulmans et
l'établissement de colons chrétiens, à une époque où s'affirme, dans les
royaumes du Nord, l'habitude d'enregistrer et de conserver des archives, alors
que rien de ce genre ne nous est parvenu du côté musulman. Certaines pratiques
documentaires sont d'ailleurs paradoxalement liées au contact direct avec
l'islam, comme l'utilisation du papier, fréquente en terre musulmane, mais
presque absente du monde chrétien du XII siècle qui n'utilise que le parchemin.
e
idée d'une tiédeur des Andalous dans le domaine de la guerre sainte. Mais il
constate pourtant aussi que la propagande de djihâd garde un caractère officiel
et ne pénètre pas profondément dans la conscience andalouse : « Le djihâd
comme obligation personnelle, écrit-il, ne parvint pas à gagner un nombre
suffisant d'Andalous. Il suffit pour s'en convaincre de noter la composition des
armées almoravides entre 1132 et 1138. Ce n'est pas faute pour l'administration
almoravide et les juristes d'inciter les Andalous à la pratique du djihâd, tant
dans leurs consultations juridiques que leurs lettres administratives et leurs
prédications . » On peut douter que les choses aient beaucoup changé par la
4
effort de guerre sainte, devra ajouter aux textes du fondateur du mouvement une
collation de passages du Coran sur le sujet ; les exhortations de son conseiller
Ibn Rushd
(Averroès) dans le même sens ne correspondent, de la part du grand juriste et
philosophe, à aucun engagement personnel. Ce n'était sans doute pas le cas de
tous les ulémas, dont un certain nombre moururent dans les combats contre les
chrétiens de la fin de l'époque almohade, mais, de manière globale, l'attitude
des Andalous, pour lesquels la guerre sainte n'engage pas le croyant
personnellement mais est de la responsabilité de l'État, n'a guère évolué entre
le début du XII et le milieu du XIII siècle.
e e
1. Le Llibre dels Feyts, en catalan, est publié dans Ferran Soldevila, Les quatre grans Croniques,
Barcelone, Editorial Selecta, plusieurs éditions depuis 1971.
2. Pierre GUICHARD, Les Musulmans de Valence et la Reconquête, Institut français d'études arabes
de Damas, 2 vols., 1990-1. dans
3. Dominique URVOY, « Sur l'évolution de la notion de gihâd dans l'Espagne musulmane », Mélanges
de la Casa de Velàzquez, 9, 1973, pp. 335-71.
4. Vincent LACARDÈRE, « Évolution de la notion de gihâd à l'époque almoravide (1039-1147) »,
Cahiers de Civilisation médiévale, CESCM, Poitiers, 1998, pp. 3-16.
CHAPITRE VIII
Jaén et la toute proche Arjona tombent aux mains des Castillans en 1246. Mais,
contraint la même année d'accepter un humiliant vasselage de la Castille, et
même obligé d'aider Ferdinand III à prendre Séville en 1248, le premier
nasride parvient tout de même à redresser la situation depuis Grenade où il a
installé son gouvernement : au prix d'une apparente soumission aux chrétiens
auxquels est abandonnée toute la vallée du Guadalquivir, il réussit à sauver le
réduit de montagnes et de vallées intérieures qui constituèrent dès lors le
« royaume de Grenade », dont la défense est réorganisée autour des trois villes
de Grenade, Málaga et Almeria
L'avancée rapide des chrétiens a été diversement interprétée. Selon le grand
historien du Cid, Ramón Menéndez Pidal, les musulmans d'al-Andalus auraient,
à l'époque de la Reconquête, assez facilement accepté un accommodement avec
leurs « frères de race » des royaumes du Nord et se seraient soumis sans trop
de difficulté à la domination politique de leurs souverains. Ainsi écrivait-il
dans son España del Cid (1929), qu'« al-Andalus, ayant rapidement pris son
indépendance par rapport à l'Orient, avait hispanisé son Islam ; [...] la grande
majorité des musulmans espagnols étaient simplement des Ibéro-Romains ou
des Goths qui s'étaient adaptés à la culture musulmane, et pouvaient assez bien
s'entendre avec leurs frères du Nord restés fidèles à la culture chrétienne. C'est
pourquoi, lorsque le Nord devint prépondérant militairement, l'Andalus inclina
facilement vers la soumission, car il manquait d'un esprit national et
religieux ». Cette idée d'une continuité dans le temps et dans l'espace d'une
même civilisation « hispanique », appuyée sur l'homogénéité ethnique de la
Péninsule, a été défendue par bien d'autres auteurs, notamment le médiéviste
Ubieto Arteta, qui affirmait : « L'antagonisme entre musulmans et chrétiens sous
le signe duquel on présente le Moyen Âge espagnol [...] est absurde et n'apparut
qu'au XVI siècle lorsque les problèmes religieux et politiques européens
e
règnes suffisamment longs pour leur permettre d'assurer une politique et une
dynastie. Il leur faut d'abord desserrer quelque peu l'emprise que faisait peser
la Castille sur leur émirat : durant son règne, Alphonse X (1252-1284) ne
pénètre pas moins de quatre fois avec une armée jusque dans la Vega de
Grenade. En 1309 encore, le sultan Nasr (1309-1314) se verra contraint de
confirmer sa vassalité à l'égard de la Castille, de lui promettre un tribut annuel
de onze mille doublons, et de mettre à la disposition de Ferdinand IV une force
de quatre cents cavaliers. Les émirs nasrides se trouvent cependant à la tête
d'un État sensiblement plus vaste et mieux tenu en main que le faible émirat
murcien qui, placé au même moment sous un protectorat initialement
comparable, n'offre pas la même résistance et perd en deux décennies toute
consistance. La population, augmentée par une importante immigration venue
des zones tombées aux mains des chrétiens, y est nombreuse et met intensément
en valeur toutes les parties utiles d'un territoire protégé par sa topographie
montagneuse. L'État nasride ne manque pas de difficultés intérieures, comme la
longue dissidence, dans les années 1266-1284, des Banû Ashqîlûla,
gouverneurs de Málaga. Mais, à l'extérieur, le dernier État musulman de la
Péninsule bénéficie de l'équilibre politique qui, du côté chrétien, tend à
s'établir entre les monarchies catalano-aragonaise et castillane. Aucune des
deux puissances chrétiennes ne souhaite voir l'autre se renforcer notablement en
absorbant l'émirat de Grenade. Lorsque les deux royaumes envisagent un
partage du territoire grenadin qui aurait donné Almeria à l'Aragon, il est trop
tard : l'État nasride s'est suffisamment consolidé pour mettre en échec une
expédition de Jacques II d'Aragon en 1309 et une attaque castillane contre
Algésiras ; ce n'est qu'avec la réalisation de l'unité des royaumes espagnols par
les Rois catholiques à la fin du xv siècle que la conquête deviendra possible.
e
une navigation chrétienne de plus en plus intense entre les ports du nord de
l'Italie et ceux de l'Europe septentrionale, Flandre et Angleterre. Les puissances
rivales génoise, castillane et catalano-aragonaise y représentent l'impérialisme
d'une chrétienté en expansion face aux pouvoirs musulmans nasride et mérinide,
et à la force maritime de moindre ampleur d'une petite dynastie locale, les
Azafides de Ceuta. Cette phase, marquée par d'incessants retournements
d'alliances entre les pouvoirs indifféremment chrétiens et musulmans, est d'une
grande complexité événementielle. Les Nasrides s'efforcent tant bien que mal
de tirer leur épingle du jeu en s'alliant et en s'opposant selon les nécessités et
les opportunités aux autres puissances chrétiennes ou musulmanes. Finalement,
la victoire castillane du río Salado en 1340, puis la prise d'Algésiras par
Alphonse XI en 1344 concluent à l'avantage de la chrétienté cette phase des
relations militaires islamo-chrétiennes.
Sans doute, les Nasrides ne pourront-ils plus compter sur une aide mérinide
massive, mais ils ne seront désormais plus exposés de façon aussi directe à
l'interventionnisme parfois gênant de la puissante dynastie marocaine. Et dans
la seconde moitié du XIV siècle, le sultan Muhammad V (1354-1391)
e
Khatîb qui, comme le dit Anwar G. Chejne, peut « être considéré comme le
dernier des médecins encyclopédistes ». Mais le même auteur ajoute que,
« d'une façon générale, les sciences en Islam perdirent leur vitalité à la mort
d'Ibn al-Khatîb, à un moment où l'Europe était absolument consciente de
l'importance des avancées scientifiques musulmanes ». Ibn al-Khatîb, de loin le
plus grand auteur grenadin, est en fait avant tout un kâtib dans la grande
tradition andalouse. Il fut secrétaire de chancellerie, rédigea un traité de
« secrétairerie » et accéda sous les règnes brillants de Yûsuf I (1333-1354) et
er
son fils Muhammad V (1354-1391) à la haute fonction de vizir, et même au
« double vizirat », avant d'être disgracié et contraint de s'exiler au Maroc, où
les intrigues de ses ennemis de la cour nasride finissent par obtenir sa mise en
jugement et son exécution pour zandaqa (hérésie) en 1375. Son œuvre
considérable a été définie comme un « prisme multicolore » : sa compétence,
qui s'étend de manière encyclopédique à presque toutes les disciplines
(sciences religieuses, physique, médecine, philosophie, poésie, grammaire,
histoire et géographie...), en fait « l'un des principaux érudits musulmans de
tous les temps » (Anwar G. Chejne).
Il est passionnément attaché à sa terre natale. Dans un opuscule souvent cité,
qui est une comparaison entre Málaga et Salé, en défaveur de cette dernière
ville, il fait bien apparaître son « patriotisme » andalou et un discret
« antiberbérisme ». Son œuvre majeure est une monumentale histoire de
Grenade, l'Ihâta organisée non pas comme un récit suivi des événements selon
la chronologie, mais comme un catalogue de biographies extrêmement fouillées
des hommes célèbres qui ont illustré la ville. On lui doit aussi une synthèse
historique importante, les Amâl al-a'lâm, qu'il rédige à la fin de sa vie. Il y
compose un récit plus chronologique de l'évolution du monde musulman, dont
les trois parties traitent successivement de l'Orient, de l'Andalus et du
Maghreb. Mais son œuvre considérée comme la plus importante dans le
domaine historique reste l'Ihâta, qui se situe davantage dans la ligne
d'évolution d'une histoire qui, en al-Andalus, a tendu à s'éloigner
progressivement de la grande élaboration du récit historique « politique ».
L'histoire s'inspire dès lors du genre des répertoires bio-bibliographiques des
transmetteurs de traditions tels que le traditionniste Ibn al-Faradî (962-1013)
l'avait inauguré en al-Andalus à la fin du califat, et que de grands continuateurs,
Ibn Bashkuwal au XII siècle, Ibn al-Abbâr à Valence (mort en 1260) et Ibn al-
e
rectangulaire de la cour des Myrtes, et le palais dit « des Lions », centré sur la
fameuse cour de ce nom, destiné à la vie d'agrément plus intime du prince, que
l'on doit à Muhammad V. À l'extérieur, vers le nord-est, de vastes jardins
rendus possibles par un système d'irrigation et aménagés en terrasses étaient
associés à d'autres résidences princières (le Généralife) et à des aires
productives.
Des milliers de pages ont été écrites sur l'Alhambra. On ne prétendra pas
caractériser en quelques lignes de façon satisfaisante cet ensemble unique au
monde, le monument le plus visité d'Espagne. On peut observer que ce lieu du
pouvoir nasride est le seul palais princier du Moyen Age arabe qui nous soit
parvenu sinon intact, du moins dans un état suffisamment évocateur de ce qu'il a
pu être au moment de sa splendeur. On a déjà souligné le fait que, dans la
civilisation islamique traditionnelle, à l'inverse de ce qui s'est produit pour les
édifices religieux, une dynastie - ou même un prince - conserve rarement les
édifices élevés par le régime ou par le souverain précédents, mais en fait au
contraire volontiers table rase pour édifier à son gré le cadre architectural de
son propre pouvoir. C'est ce qui s'est passé dans toutes les grandes capitales du
monde musulman, dont aucune ne nous a conservé de vestiges comparables.
C'est donc paradoxalement grâce à la Reconquête et à l'intégration de
l'Alhambra dans le patrimoine d'une dynastie souveraine chrétienne que ce
palais emblématique du dernier pouvoir souverain d'al-Andalus nous est
parvenu.
L'incontestable séduction de ce complexe princier, constitué de plusieurs
unités indépendantes et dont on a souvent fait ressortir l'absence de schéma
global de composition, tient d'abord à la remarquable adaptation des
aménagements (fortifications, édifices, zones irriguées) aux conditions du site,
de la topographie, de l'alimentation en eau. Il s'agit, a-t-on dit, d'une
« architecture écologique », réalisant une « symbiose presque parfaite entre le
territoire et les constructions », en contraste total avec « les grands mouvements
de terre et les cimentations (qui ont marqué le site) dès la conquête
chrétienne ». Ainsi sur une photographie aérienne, la masse puissante et
3
dans les multiples inscriptions coraniques et religieuses qui ornent les murs, ou
dans la magnifique décoration de marqueterie du plafond de la grande salle dite
« des Ambassadeurs » inscrite dans la tour « de Comares », dont une étude très
savante du P. Dario Cabanelas a bien montré qu'il s'agissait d'une exacte
5
moi le siège du royaume, et ainsi elle [la salle] a accru la puissance du maître
par la vraie lumière, par le siège et par le trône. »
La devise des Nasrides est inlassablement répétée dans les inscriptions
murales, Lâ Ghâlib illâ Allâh « Il n'y a de vainqueur qu'Allâh. » Elle mêle
indissolublement le religieux et le politique. Le symbolisme du trône placé sous
la voûte céleste, traditionnel dans l'architecture palatine de l'islam, mais que
l'on ne constate nulle part ailleurs de façon aussi évidente faute d'édifices aussi
bien conservés, est significatif du désir des artisans et des commanditaires
musulmans « de faire pardonner leur objectif esthétique d'émulation du Paradis
coranique, qui est un blasphème dans la tradition islamique. Le palais arabe,
pour éviter le châtiment divin, se transforme en emblème du pouvoir
islamique ; c'est-à-dire qu'il est emblématique du pouvoir de Dieu », note
encore avec justesse Maria Jesús Rubiera Mata.
Il est bien difficile de séparer l'Alhambra de sa légende. Le palais a pénétré
presque brutalement dans l'imaginaire européen au tout début de l'époque
romantique, comme le plus accessible des monuments mythiques qu'offrait aux
voyageurs le rêve oriental que l'Occident était en train de créer à son usage. Il
suffit d'énumérer le Dernier Abencérage de Chateaubriand (1826), les
Orientales de Victor Hugo (1829), les Contes de l'Alhambra (1832) de
Washington Irving, pour prendre conscience de la force de cet engouement,
qu'exprimeraient bien ces vers de Victor Hugo :
« L'Alhambra ! l'Alhambra ! Palais que les Génies
ont doré comme un rêve et rempli d'harmonies ;
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants,
Où l'on entend la nuit de magiques syllabes.
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs ! »
favorable que celle du siècle précédent. Dès 1410, les Castillans ont pris
l'importante place d'Antequera, sur la bordure septentrionale des sierras
andalouses, ouvrant une brèche dangereuse dans un dispositif défensif grenadin
qui avait jusque-là tenu bon. A l'intérieur, l'instabilité du pouvoir traduit
certainement un malaise plus profond, que concrétisent les luttes politiques qui
déchirent l'émirat. Au siècle suivant, les vainqueurs castillans romanceront ces
conflits en attribuant un rôle déterminant à la puissante famille des
« Abencérages », les Banû Sarrâdj de l'histoire. Pour le malheur des
Grenadins, la « guerre de Grenade » apparaît d'abord en Castille comme un
dérivatif aux graves problèmes sociopolitiques qui minent le royaume, puis à
partir de l'union des Couronnes aragonaise et castillane (effective après 1479),
comme le meilleur programme unificateur que puissent mettre en œuvre les
Rois catholiques. Dans ces circonstances internes et externes profondément
défavorables, on pourrait même être surpris de la capacité de résistance dont
fait preuve en définitive le petit émirat nasride, qui ne succombe qu'en 1492,
alors même que l'anarchie dynastique a atteint son paroxysme sous des
souverains éphémères, à l'image du plus emblématique d'entre eux, le dernier,
Muhammad XII, le Boabdil (Abû 'Abd Allâh) des chrétiens, qui doit finalement
négocier la reddition de la capitale nasride.
1. Antonio UBIETO ARTETA, « La Edad Media », dans : UBIETO, REGLÀ, JOVER, SECO,
Introducción a la historia de España, 4' éd., Barcelone, 1967, pp. 61-3.
2. Louis MASSIGNON, « Ibn Sab'în et la "conspiration hallâgienne" en Andalousie et en Orient au XIIIe
siècle », dans : Études d'orientalisme à la mémoire de Lévi-Provençal, t. II, Paris, 1962, pp. 661-81.
3. Jesús BERMÚDEZ, « La Alhambra », dans : La arquitectura del Islam occidental, coord. par
Rafael López Guzmán, Grenade, el Legado andalusí, 1995.
4. Maria Jesús RUBIERA MATA, « Il giardino islamico come metafora del Paradiso », dans : Il giardino
islamico. Architettura, natura, paesagio, Milan, 1993, pp. 13-24.
5. Dario CABANELAS RODRIGUEZ, O.F.M., El techo del salón de Comares en la Alhambra.
Decoración, policromia, Simbolismo y Etimología, Granada, Patronato de la Alhambra, 1988.
Conclusion
Les musulmans de Grenade sont les derniers à se soumettre aux chrétiens
victorieux, à l'issue d'un processus qui avait commencé avec l'occupation de
Tolède en 1085. C'est à cette date qu'avait débuté l'histoire des mudéjars, les
musulmans soumis à la domination chrétienne. Mais, en dépit des promesses
qui leur avaient été faites, la coexistence qui s'était alors instaurée avait été de
très courte durée. Les auteurs latins et arabes nous ont en effet conservé le
souvenir de la profanation de la grande mosquée et de sa transformation en
cathédrale peu de temps après la conquête chrétienne. Dans les années qui
suivent, Tolède devient le bastion de la défense castillane contre les
Almoravides, et il y subsiste très peu de musulmans. Ce sont en fait les
mozarabes qui incarnent pour deux siècles encore l'arabisme tolédan ; mais ce
sont surtout des juifs qui, au XII siècle, collaborent avec les chrétiens pour
e
depuis le XIII , et pendant une période beaucoup plus brève dans l'ancien
e
semblent avoir mené une existence assez calme jusqu'à ce que leur soient
imposées la conversion forcée du XVI siècle, puis l'expulsion du début du
e
dans les années 1238-1245 par la volonté du roi Jacques I , ne tardèrent pas à
er
L'héritage d'al-Andalus
remarquables par leurs décors souvent inspirés de l'art musulman, que l'on
trouve à Tolède, à Séville, et surtout en Aragon. À Valence, on ne constate pas
une telle architecture, mais s'est développé à partir de la fin du XIII siècle un
e
Il en alla très différemment de l'Europe chrétienne qui s'est trouvée, aux XII e
l'aristocratie européenne pour les tissus de luxe et les objets précieux venus du
monde musulman et acquis par le commerce ou par la guerre. Sans doute ces
soieries, ces cristaux de roche, ces récipients en bronze, ces coffrets d'ivoire,
qui ont souvent au cours de leur itinéraire séculaire séjourné dans les trésors
des églises et des monastères et dont les plus beaux sont actuellement dans les
vitrines des musées, ne venaient-ils pas tous d'Espagne, loin de là. L'Orient et
le domaine fatimide — Égypte et Sicile — en ont fourni aussi en grand nombre.
Mais l'Espagne en était le réservoir le plus proche et le plus accessible.
On a souvent mythifié l'immensité de ces richesses. Peu d'épisodes le
montreraient aussi bien que la première « croisade d'Espagne », la fameuse
expédition de 1064 qui aboutit à la conquête temporaire de la place pyrénéenne
de Barbastro, à la frontière du petit royaume chrétien d'Aragon et du plus vaste
émirat tudjîbide de Saragosse. L'événement eut un grand retentissement dans la
chrétienté, et une chanson de geste sera même consacrée à cette Prise de
Barbastre, qui aurait livré aux frustes guerriers francs un butin immense. De
leur côté, d'ailleurs, les sources musulmanes exagéreront peut-être encore
davantage l'importance matérielle de l'événement, de telle sorte que, jusque
sous la plume des historiens les plus sérieux, qui reproduisent ces textes ou s'en
inspirent, cette place frontière sans grande importance devient « une riche cité
[...], à la fois marché commercial, centre d'études islamiques et forteresse » où
auraient été accumulés de considérables trésors. Le chef de l'expédition « eut
pour sa part, dit-on, quinze cents jeunes filles et cinquante charges d'ornements,
de meubles, d'habits et de tapis. On raconte aussi qu'à cette occasion cinquante
mille personnes furent réduites en captivité ou tuées ». On ne voit pas très bien
1
où auraient pu tenir, dans cette très modeste localité pyrénéenne dont les
sources arabes ne parlent que de loin en loin, toutes ces richesses, ces palais et
ces dizaines de milliers de captifs !
On a mentionné plus haut le très important mouvement des traductions de
l'arabe au latin, qui commence dès le XII siècle. Quant aux techniques qui
e
pouvaient lui être utiles, c'est plutôt au XIII siècle que l'Europe les importa du
e
« modernité » européenne doit à une pensée arabe incarnée surtout par l'œuvre
d'Averroès,
le cadi almohade de Cordoue Ibn Rushd, dont les ouvrages étaient, un demi-
siècle après sa mort à Marrakech en 1198, passionnément discutés à Paris. A
ses yeux, c'est dans les querelles philosophiques et religieuses que suscite
l'« averroïsme latin », que se forge l'« intellectualité » occidentale et que la
pensée laïque trouve ses origines. Sans doute attribue-t-on alors à Averroès des
idées qu'il n'a pas professées (principalement la doctrine de la double vérité,
selon la foi et selon la raison), mais les anti-averroïstes eux-mêmes, comme
Thomas d'Aquin, auteur du De unitate intellectu contra averroïstas, sont
imprégnés de pensée averroïste et mènent leur combat avec un mode de
raisonnement averroïste.
Le long XIII siècle se clôt avec la Divine Comédie où Dante exempte de
e
l'Enfer et place dans les Limbes, aux côtés des sages de l'Antiquité, deux
modernes seulement : Averroès et Saladin. Ce n'est qu'à l'âge suivant, avec la
Renaissance annoncée par l'anti-arabisme de Pétrarque, que l'Europe prend ses
distances par rapport à la tradition savante arabe. Comme le souligne Maxime
Rodinson , l'humanisme, en retournant systématiquement aux sources grecques
4
aux idées humanistes, fait brûler un nombre considérable de livres arabes, geste
qui n'aurait eu aucun sens deux siècles plus tôt. On a sans doute toujours besoin
de quelques spécialistes de la langue arabe : ainsi un morisque de Grenade
converti, Alonso del Castillo, sert-il de traducteur à Philippe II pour sa
correspondance avec le sultan du Maroc. Il transcrit et traduit par ailleurs les
inscriptions de l'Alhambra, dont certaines, celles des tombes des souverains
nasrides, seront perdues par la suite. Il meurt vers 1610, juste au moment de
l'expulsion des morisques de 1609-1614. Aux XVII et XVIII siècles, la
e e
pour la plupart dans cette ligne, qui, ainsi qu'on l'a dit dans l'introduction,
domine l'historiographie jusque dans les années 1970.
Sans doute le problème de l'« hispanité » ou de l'« orienta-lité » de l'histoire
et de la civilisation d'al-Andalus a-t-il été reposé de diverses façons au cours
des dernières décennies. Mais, quelles que soient les prises de position à cet
égard, leur rapport au passé musulman de leur pays préoccupe les Ibériques.
Alors que la tradition française d'études sur l'Occident musulman, vu surtout
depuis le Maghreb, prestigieuse à l'époque coloniale, a été durement frappée
par la décolonisation, l'intérêt pour ce secteur de recherche connaît un essor
certain dans la Péninsule. Dans une perspective à long terme, il est permis de
penser que c'est par cette dernière que passeront une bonne partie des rapports
culturels de l'Europe avec le Maghreb. En Espagne, les autonomies régionales
se sont efforcées, lorsqu'elles le pouvaient, de mobiliser à leur service
l'héritage arabo-musulman, utilisé parfois comme une sorte de « mythe
fondateur ». L'expression la plus visible de ce mouvement est la valorisation du
patrimoine monumental musulman, mais aussi un intense développement, en
Espagne et au Portugal, d'une archéologie musulmane dont les découvertes
récentes attirent actuellement bien davantage l'attention que l'archéologie
médiévale chrétienne.
Cette exhumation du passé musulman de la Péninsule est incontestablement
servie par les possibilités actuelles de communication et de diffusion de
l'information. En Andalousie, le gouvernement régional (la Junta) apporte
depuis 1995 son appui à une importante entreprise éditoriale liée à un projet
touristique, le Legado andalusi (l'« Héritage d'al-Andalus »), initialement
lancé à l'occasion des jeux Olympiques d'hiver de Grenade. La fondation créée
à cet effet a publié en quelques années plusieurs ouvrages sur le patrimoine
hispano-musulman ; ils se veulent sans doute d'une bonne tenue scientifique,
mais sont peut-être remarquables en premier lieu par l'abondance et par la
qualité de leurs illustrations qui, par centaines, donnent à connaître les
multiples facettes de l'art et des vestiges matériels de la civilisation andalusi
dont les images étaient jusqu'ici dispersées et, en dehors de quelques
monuments « phares », comme la mosquée de Cordoue ou l'Alhambra, trop
souvent enfouis dans la grisaille de publications anciennes ou trop érudites.
On peut maintenant, presque d'un coup d'œil et en feuilletant ces livres,
prendre la mesure de l'importance des restes tangibles de l'Andalus disparu. On
aimerait ainsi avoir rendu plus proches au lecteur, à travers leur histoire et les
objets qui nous parlent encore d'eux, ces habitants d'un pays disparu, fragment
d'un Orient transplanté dans notre Europe, frères par la religion et par la culture
de nos voisins du Maghreb dont ils se sentaient cependant différents en raison
des plus fortes racines arabes qu'ils revendiquaient. En exergue à l'une de ces
publications, on a inscrit ces mots d'al-Zubaydî, le précepteur du calife al-
Hakam II : « La terre entière, dans sa diversité, est une, et les hommes sont tous
frères et voisins. »
1. Marcellin DEFOURNEAUX, Les Français en Espagne aux XIe et XIIe siècles, Paris, Presses
Universitaires de France, 1949, p. 133.
2. Henri AMOURIC, Gabrielle DÉMIANS d'ARCHIMBAUD et Lucy VALLAURI, « De Marseille au
Languedoc et au comtat Venaissin : les chemins du vert et du brun », dans : Le Vert et le Brun. De
Kairouan à Avignon, céramiques du Xe au XVe siècle, Musées de Marseille, Réunion des Musées
Nationaux, 1995, p. 193.
3. Alain de LIBÉRA, Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, 1991.
4. Maxime RODINSON, La Fascination de l'islam, Paris, François Maspéro, 1980, pp. 49-51.
ANNEXES
Chronologie
LA CONQUÊTE
705 ? Mûsâ b. Nusayr gouverneur de Kairouan.
707 Attaque de la flotte ifrîqiyenne contre les Baléares.
711 Débarquement de Târiq b. Ziyâd et victoire musulmane sur le roi Roderik
712 Venue de Mûsâ b. Nusayr. Premières frappes de monnaies musulmanes, d'abord latines, puis
bilingues, puis arabes.
714 ? Rappel de Mûsâ à Damas par le calife. Gou- vernorat de 'Abd al-'Azîz b. Mûsâ.
LES GOUVERNEURS
L'ÉMIRAT OMEYYADE
LE CALIFAT OMEYYADE
LA CRISE DU CALIFAT
LES TAIFAS
L'ÉPOQUE ALMORAVIDE
L'ÉPOQUE ALMOHADE
CRISE POST-ALMOHADE (« TROISIÈMES TAIFAS »)
ÉPOQUE NASRIDE
1. Espagne musulmane et Espagne chrétienne au X siècle.
e
2. Les « royaumes de Taifas » (XI siècle).
e
3. L'empire almoravide.
BIBLIOGRAPHIE
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Hafsûn en los historiadores, en las fuentes y en la historia, Universidad de
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le traité d'Ibn 'Åbdûn sur la vie urbaine et les corps de métiers, traduit par -,
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Portugal à l'époque musulmane (VIII -XV siècles), Presses Universitaires de
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