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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 133

LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA*

PAR

EDWIN GEROW

INTRODUCTION

Parmi les interprètes modernes de la Bhagavadgita, R.C. Zaehner se


distingue de ses collègues par son insistance sur l’«unicité» du poème:
«…the Gita …appeared to me…a far more unitary work than most
scholars had been willing to concede» (The Bhagavad Gita, p. 2). L’his-
toire de l’interprétation de ce texte central de l’hindouisme montre en
effet que la plupart des exégètes auxquels Zaehner fait référence ont sou-
ligné le caractère hétérogène de l’œuvre. Aussi bien la thèse de Zaehner
apparaît-elle d’autant plus remarquable que ces mêmes exégètes ont
émis les jugements les plus variés sur la nature de ces incohérences. Les
interprètes traditionnels indiens, quant à eux, bien qu’ils ne soient pas
d’accord sur le message du poème, sont unanimes à reconnaître la cohé-
rence de l’œuvre et de la doctrine qu’elle expose.
Ceux qui n’y ont vu qu’un mélange de textes de provenances diverses
— Garbe et Otto principalement — ont naturellement adopté une pers-
pective historique ou évolutionniste, en essayant d’expliquer la composi-
tion du texte que nous possédons à partir de ses différents éléments, et,
laissant de côté les portions jugées trop incohérentes, ont développé la
thèse d’une «ur-Gita» qui serait le noyau, ex hypothesi «cohérent», du
texte bigarré qui en est le produit ultime.
Laissons de côté les romantiques, qui, au nom leur propre foi, quelle
qu’elle fût, sont soit d’âpres critiques de la Gita, soit ses ardents défen-
seurs. Contentons-nous de citer, à titre d’exemple, parmi les jugements
* Les premières moutures de cet essai ont bénéficié d’une lecture attentive et amicale

de Lyne Bansat-Boudon, que je remercie. Il va sans dire que j’assume la responsabilité de


la version finale.

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les plus négatifs qui aient jamais été émis sur l’œuvre et sa cohérence lit-
téraire, celui du philosophe et orientaliste Jules Barthélemy Saint-Hilaire,
formulé (il y a cent cinquante ans) aux débuts de la critique occidentale
du poème, et qui reflète sans doute toute l’impatience d’un homme épris
des Lumières devant pareille affirmation de crédulité religieuse:
«Je commence par le jugement littéraire; il est le plus facile à porter, car
les défauts sont aussi évidents que nombreux. Le premier qui frappe, c’est
la prolixité; elle est vraiment accablante, et, quelque admiration qu’on
puisse ressentir à certains égards, on ne peut lire ces redites perpétuelles
sans une véritable fatigue et sans une sorte d’impatience, dont on n’est pas
le maître.»1
Pour Saint-Hilaire, le poème n’est qu’un fatras de propos prônant un
mysticisme puéril fondé sur une lecture défectueuse des textes du
Samkhya-Yoga. Sa critique, il faut le dire, exhaustive, voire pointilleuse,
va bien au-delà de la qualité littéraire du poème puisqu’il y relève de
nombreuses défaillances intellectuelles et morales — du moins, du point
de vue de la culture littéraire occidentale — selon une méthode qui n’est
pas sans évoquer celle, comparative, de Louis Dumont.
Pour tenter de dépasser de tels points de vue, il conviendra d’adopter
une perspective ou une méthode qui fasse valoir la fonctionnalité des
éléments du poème en tant que tels. Car éléments il y a. En témoigne
l’opinion, commune à la presque totalité des exégètes, selon laquelle
trois versions de la notion de «délivrance» (mukti) sont en lice, corres-
pondant à ce que le poème lui-même présente comme les «pistes» ou
«voies» (marga) à suivre pour y parvenir — celles du jñana, la «sa-
gesse», du karman, l’«activité», et de la bhakti, la «dévotion».
On montrera également que cet apparent éclectisme (regroupant en
effet, toutes les tendances qui, à travers les siècles, ont ensuite divisé les
Hindous en sectes opposées) répond à une argumentation étroitement ar-
ticulée, et discernable à travers le poème lui-même.
Zaehner formule ainsi sa vision unificatrice de l’œuvre: «As I grew
increasingly familiar with the text of this wonderful work, it became
ever more insistently clear to me that here was a text the whole purpose
of which seemed to me to demonstrate that love of a personal God, so
1 Journal des savants, septembre 1868, p. 564 (compte rendu de la traduction anglaise

de la Gita récemment parue dans la série Sacred Books of the East).

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far from being only a convenient preparation for the grand unitary
experience of spiritual “liberation” (the mokÒa or mukti of the Upani-
shads and the vimutti of the Buddhists), was also the crown of this
experience itself, which, without it, must remain imperfect» (p. 3).
Se fondant sur les travaux antérieurs d’Étienne Lamotte, notamment
Notes sur la Gita (Louvain, 1929 — réédité en 2004 sous le titre Opera
Indologica (Notes sur la Bhagavadgita, Bouddhisme et UpaniÒad), et
avec une étude introductive de Minoru Hara, n.d.r.), Zaehner élabore ce
principe à travers un commentaire et une traduction qui ne laissent en
rien douter de son sérieux.
Je ne veux pas ici me livrer à une critique approfondie de l’effort de
Zaehner — mais plutôt offrir une approche différente de la question,
même si je partage avec lui la conviction que le texte de la Gita est cohé-
rent. D’autant que la méthode suivie par Zaehner, ici et dans d’autres tra-
vaux, a fait l’objet de maintes critiques, qui peuvent facilement se résu-
mer ainsi: trop influencé par les monothéismes occidentaux, Zaehner
s’est montré trop enclin à des surimpositions (y compris terminologiques)
d’origine chrétienne pour que l’authenticité de son interprétation ne soit
pas contestée2. Dans la Gita même, on donnera deux exemples parmi des
dizaines, en l’occurrence sa traduction de buddhi par l’anglais «soul»
(p. 425 et passim), et, dès le début du poème, la promotion de K®Ò∞a en
dieu suprême qu’implique la traduction de mat-paraÌ par «intent on
Me» (2.61; noter la majuscule), promotion qui ôte à la manifestation pro-
gressive du dieu sa dimension puissamment dramatique. La méthode
générale adoptée par Zaehner est, semble-t-il, d’interpréter les éléments
du poème comme s’ils étaient déjà conformes à son intuition unificatrice
— voir ses essais d’interprétation du terme yoga (ad 2.38, pp. 138-39) et
de la racine pas- (ad 2.69, pp. 156-57). Or, s’il se peut que la Gita soit un
document «crypto-chrétien» — pourquoi pas? — ne serait-il pas, toute-
fois, préférable de la traiter comme un document «crypto-hindou», dont
la terminologie refléterait autant la réalité de ses origines que la signifi-
cation universelle dont témoigne l’intérêt que nous lui portons?
2
 A titre d’exemple: «The main difficulty with this highly interesting and provocative
book [viz., Hindu and Muslim Mysticism, de Zaehner] is the author’s own religious
allegiance, which is so much in the foreground that it obscures the exposition of differing
points of view» (J. F. Staal, JAOS 82 [1962]: 98).

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Je procéderai autrement, sans préjuger du «message» du poème, mais


convaincu que l’unanimité déjà mentionnée de la tradition hindoue re-
flète une réalité culturelle qui mérite d’être prise en compte. Même si la
Gita est l’assemblage de morceaux d’origines diverses, la tradition res-
ponsable de l’agencement n’a certainement pas procédé au hasard — le
principe même en fût-il implicite — comme pourrait l’indiquer la stabi-
lité textuelle du poème, comparée au caractère instable du Mahabharata
dans son ensemble3. Il conviendra donc de «laisser parler le texte» (sans
parti pris, dans le style d’Edgerton ou de Senart) mais aussi de relever
les indices d’organisation cohérente que ce même texte veut bien nous
livrer de temps à autre. De cette façon, le texte prend la forme d’une
argumentation — l’une des plus serrées qu’ait connues l’hindouisme
populaire. Au point qu’on peut se demander si ce n’est pas à cette cohé-
rence même que le poème doit son immense fortune.
Le poème, quoique composé peut-être d’éléments d’origines différen-
tes, repose sur une structure consciemment élaborée. Cette économie du
texte apparaît à l’examen des transformations d’ordre dialectique qui
marquent les rapports entre les deux interlocuteurs au cours du poème.
Arjuna et K®Ò∞a ne sont, d’abord, que le guerrier exemplaire et son co-
cher (ch. 1-3), lesquels se transforment en un dieu personnel et en son
dévot (ch. 4-12); enfin, K®Ò∞a se livre à un discours quasi scientifique
qui prétend transformer son enseignement en traité d’école. Il devient
alors le guru et Arjuna son siÒya (ch. 13-18).
Chaque section du poème possède sa logique et sa conclusion propres
— la première section, en formulant à l’intention du guerrier la manière
de se conduire convenablement au combat (la doctrine du sthitadhiÌ dé-
sintéressé):
prajahati yada kaman sarvan partha manogatan
atmany evâtmana tuÒ†aÌ sthitaprajñas tadôcyate (2.55)4,

3
 Voir, sur ce point, Edgerton, The Bhagavad Gita, v. 1, p. xiii.
4 «Fils de Prithâ, quand il renonce à tous les désirs qui pénètrent les cœurs, quand il
est heureux avec lui-même, alors il est dit ferme en la sagesse». (Traduction d’Émile
Burnouf [1861] — comme celles qui suivent, auxquelles cependant on ne peut toujours se
fier sans réserve. Cette traduction originelle a l’avantage de m’épargner de choisir parmi
les nombreuses traductions ultérieures — choix d’autant moins urgent que les quelques
vers qui sont cités par la suite le sont seulement à titre d’exemple, afin que se dessine

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et:
evam buddheÌ param buddhva samsthabhyâtmanam atmana
jahi satrum mahabaho kamarupam durasadam (3.43)5;
la deuxième, en accordant au fidèle dévot la grâce d’une épiphanie du
dieu (la doctrine de la prapatti du bhakta):
samtuÒ†aÌ satatam yogi yatâtma d®∂haniscayaÌ
mayy arpitamanobuddhir yo madbhaktaÌ sa me priyaÌ (12.14)6;
la troisième, en formulant à l’intention de l’élève une instruction relative
au salut final (la doctrine du mokÒa, offert de préférence au bhakta):
sraddhavan anasuyas ca s®nuyad api yo naraÌ
so 'pi muktaÌ subhaml lokan prapnuyat pu∞yakarma∞am (18.71)7
— ce qui assure que la doctrine soit universellement disponible, et lui
garantit une place parmi les discours brahmaniques sur la délivrance.
Les traces très marquées, dans cette troisième partie du poème, du
«proto-Samkhya», notamment les références répétées aux trois «quali-
tés» (gu∞a), n’ont pas échappé à l’attention des commentateurs.
L’ensemble forme toutefois, du point de vue de l’argumentation, un
tout signalé au début par la requête d’Arjuna — «siÒyas te 'ham sadhi
mam tvam prapannam» (2.7), «je suis ton élève, instruis-moi, toi qui es
mon refuge» —, vœu qui n’est pleinement exaucé qu’à la fin de la troi-
sième partie, avec l’«instruction» du maître concernant le salut final.
C’est ainsi que se clôt le poème.
A son tour, chaque section du poème est une argumentation complète,
dotée d’un commencement et d’une fin, bouclée sur elle-même, et parti-
cipant de l’ensemble, à la façon d’un cercle inscrit dans un cercle.

mieux le fil de l’argumentation.) Citons encore, quant à la qualité littéraire du poème, le


jugement du traducteur — pour situer en quelque sorte celui de Barthélemy Saint-Hilaire,
déjà enregistré: «Ce livre est probablement le plus beau qui soit sorti de la main des hom-
mes…» (Préface).
5 «Sachant donc qu’elle est la plus forte, affermis-toi en toi-même, et tue un ennemi

aux formes changeantes [kamarupam!], à l’abord difficile».


6
 «Joyeux, toujours en l’état d’union [yogasthaÌ], maître de soi-même, ferme dans le
bon propos, l’esprit et la raison attachés sur moi, mon serviteur: cet homme m’est cher».
7
 «Et l’homme de foi qui, sans résistance, l’aura seulement écouté, obtiendra aussi la
délivrance et ira dans le séjour des bienheureux dont les œuvres ont été pures».

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I — LE GUERRIER ET SON COCHER (CHAPITRES 1 A 3)

Le premier chapitre du poème, où Sañjaya raconte la défaillance


d’Arjuna, sert d’introduction au dialogue. Ayant repoussé les insinua-
tions indignes de K®Ò∞a sur son manque de courage et sur sa virilité —
ce qui sert à écarter le recours à un simple repli sur un modèle guerrier
pour calmer ses douleurs spirituelles, et en même temps suggère l’insuf-
fisance de ce modèle —, Arjuna fait savoir ce dont il a véritablement
besoin: être persuadé de la légitimité de ses actes, tant il lui paraît que
son retrait de la bataille serait encore plus légitime. Or la persuasion re-
pose sur la compréhension, exige de la sagesse — d’où la formule
«sadhi mam…». Ainsi Arjuna soulève-t-il, en contrepartie de sa partici-
pation à la guerre qui est sur le point d’éclater, l’alternative du «renon-
cement», aux résonances peut-être bouddhiques, comme seule apte à
apaiser son âme inquiète — ce qui, en outre, remet en cause la légitimité
de l’édifice sacro-guerrier dont dépend l’ordre établi. Et la crise est
d’autant plus sévère que c’est au guerrier qu’incombe d’abord le devoir
de veiller à la stabilité de la société à laquelle il appartient. K®Ò∞a sait
bien que, dorénavant, de simples appels à la virilité du guerrier n’écarte-
ront pas cette menace, qui n’est nullement fondée sur l’égoisme débridé
ou défaillant de son interlocuteur (bien que le retrait d’Arjuna de la ba-
taille semble un acte qui mette trop en valeur sa personne, au détriment
de la communauté). Il sait que le danger d’instabilité ne pourra être con-
juré qu’à la condition que soit refondé le lien entre Arjuna et le monde
social, refondation qui exige une prise de conscience claire, d’où émer-
gera une volonté inébranlable d’agir.
Les deux chapitres suivants, organisés en trois volets, forment un en-
semble où se trouve consigné l’enseignement destiné au guerrier. Il jette
les bases de cette prise de conscience, et s’achève par l’éloge de la
buddhi — l’«intelligence» guerrière, qui, aussitôt qu’on l’acquiert, dé-
truit «l’ennemi» (satru) intérieur, le désir (3.43, déjà cité), et calme l’an-
goisse du héros face à l’ennemi extérieur. Le caractère «dialectique» de
ces subdivisions est signalé par les interventions d’Arjuna, qui exige de
K®Ò∞a des réponses de plus en plus développées. Dans toute cette pre-
mière section du poème, jusqu’à la fin du troisième chapitre, K®Ò∞a con-
tinue de jouer son rôle de cocher — en dépit de plusieurs indices énig-

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matiques — matpara (2.61 — «l’esprit fixé sur moi»), mayi (3.30 —


«rapporte à moi toutes les œuvres»), etc., qui ne se comprendront plei-
nement qu’après la révélation qui suit.

(A) L’esprit.

Du fait que le problème a été recentré sur le domaine de l’esprit (il ne


s’agit plus d’un simple manque de courage irréfléchi), on commence par
examiner la notion même d’esprit. Ce commencement est d’autant plus à
propos que la défaillance d’Arjuna a été motivée tant par son incompré-
hension de la nature de la mort — et, à plus forte raison, de la nature de
la vie — que par la compassion que la «réalité» supposée de la mort fai-
sait naître en lui. Or, enseigne K®Ò∞a, la mort n’est qu’un stage évanes-
cent d’un procès auquel participe le corps; sa contrepartie, le saririn (ou
le dehin), «celui qui possède le corps», ne meurt pas8. Ainsi l’auteur de
la Gita établit-il l’immortalité de l’esprit:
dehi nityam avadhyo 'yam dehe sarvasya bharata
tasmat sarva∞i bhutani na tvam socitum arhasi (2.30)9
— citant, entre autres, la Ka†hopaniÒad (2.18):
na jayate mriyate va kadacin / nâyam bhutva bhavita va na bhuyaÌ
ajo nityaÌ sasvato 'yam pura∞o / na hanyate hanyamane sarire (2.20)10.
Or la distinction radicale opérée ici entre le corps et l’esprit rappelle,
comme nous y invite la Gita elle-même (2.39), la dichotomie primor-
diale du Samkhya classique: prak®ti, ou l’activité, en vérité étrangère au
puruÒa, ou l’esprit. De même, comme c’est le cas dans cette doctrine
dualiste qu’est le Samkhya, ne convient-il pas de nier ni de négliger
l’une ou l’autre moitié de ce «réel» à double visage.

8
 A noter que, dans cette partie de la Gita, ce principe spirituel ou vital ne s’appelle
que rarement l’atman — terme que le Samkhya évite généralement. La première occur-
rence du terme, dont le sens n’est d’ailleurs pas nécessairement «philosophique», s’en
rencontre en 2.55.
9 «L’âme habite inattaquable dans tous les corps vivants, Bhârata; tu ne peux cepen-

dant pleurer sur tous ces êtres».


10
 «Elle ne naît, elle ne meurt jamais; elle n’est pas née jadis, elle ne doit pas renaître;
sans naissance, sans fin, éternelle, antique, elle n’est pas tuée quand on tue le corps».

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(B) Le deuxième volet de l’ensemble textuel constitué par les chapi-


tres 2 et 3 concerne alors l’action (yoga: terme qui connote les sens de
«temporel», de «pratique», c’est-à-dire, de «ce qui est pratiqué, mis en
œuvre, en vue d’un but précis’ — bref, la «discipline»11) — dont la réa-
lité, soulignons-le, n’est pas à subordonner à celle de son contraire, le
théorique12, comme ce serait le cas chez les idéalistes, notamment
Sankaracarya:
yogasthaÌ kuru karma∞i sangam tyaktva dhanamjaya
siddhyasiddhyoÌ samo bhutva samatvam yoga ucyate (2.48)13.
Ici s’exprime l’enseignement peut-être le plus important du poème,
car la nature de l’acte s’y trouve profondément réévaluée par rapport aux
traditions védiques, et, par surenchère, s’accorde avec l’un des enseigne-
ments centraux du bouddhisme, la principale tradition hétérodoxe, et, à
l’époque supposée de la rédaction de la Gita, l’adversaire le plus redou-
table de l’orthodoxie brahmanique. Rappelons qu’Asoka, le souverain
universel, avait œuvré pour que soit popularisé l’enseignement bouddhi-
que (qu’il appellait aussi dharma), en lui imprimant un aspect laïque et
en s’en servant pour formuler une politique englobant la société entière.
Jusqu’alors, on considérait l’acte (karman) comme lié à son fruit (phala)
par un enchaînement causal certain. Ainsi l’acte infligeait-il à l’âme as-
soiffée de liberté la perspective douloureuse d’une série sans fin de re-
naissances, dont chacune apparaissait comme l’inéluctable résultat des
actes commis dans ses vies antérieures, elles-mêmes conçues comme
autant de jouissances. Or, dans sa première prédication, le Bouddha
avait desserré ce lien en enseignant que ce n’est pas l’acte, en tant que
tel, mais son aspect subjectif, le désir, qui enchaîne l’être fini: tant que
l’on désire le fruit, ce fruit appartient à l’agent; en l’absence de désir,
son statut devient ambigu (encore que, sans doute, du point de vue du
Bouddha, dont le pragmatisme est très marqué, sans désir du fruit, l’on
n’agirait pas). Toutefois, l’auteur de la Gita ne se sert pas tant de cette
distinction entre l’acte et le désir pour châtier le désir que pour réhabili-
11
 Racine yuj- «atteler, joindre» (cf. angl. «yoke»).
12
 Terminologie empruntée à Aristote, qui distinguait ainsi les sciences purement spé-
culatives (theoretikós) de celles qui s’enquièrent des choix qui déterminent les actions des
hommes (praktikós), d’une part, d’autre part, de celles qui étudient les objets que
l’homme a réalisés ou confectionnés, et lui sont nécessairement extérieures (poietikós).

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ter l’acte. L’acte entrepris sans se soucier de ses conséquences — ou du


moins sans se soucier des conséquences qu’il aurait sur soi-même —
n’enchaîne point, et peut devenir la base d’une nouvelle éthique conci-
liant le désintéressement avec le devoir social:
karma∞y evâdhikaras te ma phaleÒu kadacana
ma karmaphalahetur bhur ma te sango 'stv akarma∞i (2.47)14.
Ainsi, la fausse dichotomie agir — ne pas agir (fruit peut-être de la
querelle ancienne entre les traditionnalistes du sacrifice et ceux qui vou-
laient y renoncer), qui s’est fait jour à travers la défaillance initiale
d’Arjuna, se trouve-t-elle médiatisée par un tiers, le désir, qui permet la
formulation d’une dichotomie véritable agir avec désir — agir sans dé-
sir. Car la non-action, comme nous apprendrons bientôt, n’est pas sou-
haitable, ni même possible:
na hi kascit kÒa∞am api jatu tiÒ†haty akarmak®t
karyate hy avasaÌ karma sarvaÌ prak®tijair gu∞aiÌ (3.5, anticipé, 2.47)15.
Les deux composantes de cette action sans désir du fruit sont présen-
tées ensuite. Il faut d’abord détourner la volonté de la séduction du fruit;
détournement qui implique de développer du dégoût pour le fruit de
l’acte. Ainsi K®Ò∞a se livre-t-il à une critique sévère des actions intéres-
sées — tels les rites védiques garantissant richesse, pouvoir, etc. (2.42
ff.). Il ne reste à K®Ò∞a que de compléter le deuxième volet de l’argu-
mentation en expliquant comment se composer un esprit qui renoncerait,
de cette façon, aux fruits, mais non à l’action elle-même (2.54 ff.):
duÌkheÒv anudvignamanaÌ sukheÒu vigatasp®haÌ
vitabhayaragakrodhaÌ sthitadhir munir ucyate (2.56)16.

13
 «Constant dans l’union mystique [yoga], accomplis l’œuvre [karma∞i, plutôt “des
œuvres”] et chasse le désir [sangam, plutôt “attachement”]; sois égal aux succès et aux
revers; l’union, c’est l’égalité de l’âme».
14
 «Sois attentif à l’accomplissement des œuvres, jamais à leurs fruits; ne fais pas
l’œuvre pour le fruit qu’elle procure, mais ne cherche pas à éviter l’œuvre».
15
 «Car personne, pas même un instant, n’est réellement inactif: tout homme malgré
lui-même est mis en action par les fonctions naturelles de son être».
16 «Quand il est inébranlable dans les revers, exempt de joie dans les succès, quand il

a chassé les amours, les terreurs, la colère, il est dit alors solitaire (muniÌ) ferme en la
sagesse».

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Le sthitadhiÌ, en d’autres termes, est celui qui tient compte, en agis-


sant, de la distinction proposée dans le premier volet. Or les ennemis
«intérieurs» de cette équanimité sont les sens à jamais débridés, aussi
difficiles à dompter que les ennemis «extérieurs»:
indriya∞am hi caratam yan mano 'nuvidhiyate
tad asya harati prajñam vayur navam ivâmbhasi (2.67)17
— ce qui exige une action dirigée en quelque sorte contre soi-même,
mais une action qui sera le support de toute action «extérieure», et en
fin de compte, la seule action véritable:
nâsti buddhir ayuktasya na câyuktasya bhavana
na câbhavayataÌ santir asantasya kutaÌ sukham (2.66)18.
Arjuna reconnaît à présent les vrais enjeux qu’il doit affronter, grâce à
la double distinction enseignée par K®Ò∞a entre l’âme immortelle et le
corps mortel, d’une part (héritage du Samkhya), l’action libératrice et
l’action enchaînante (héritage du Yoga), d’autre part. Double distinction
qui aboutit à la notion de brahmanirva∞a — terme curieux et quasi intra-
duisible, qui paraît composer en un seul mot les notions-clefs des deux
«systèmes», védique et bouddhique, que l’auteur de la Gita s’efforce de
réconcilier19:
eÒa brahmi sthitiÌ partha naînam prapya vimuhyati
sthitvâsyam antakale 'pi brahmanirva∞am ®cchati (2.72)20.
17
 «Car celui qui livre son âme aux égarements des sens, voit bientôt son intelligence
emportée, comme un navire par le vent sur les eaux».
18
 «L’homme qui ne pratique pas l’union divine [ayuktasya] n’a pas d’intelligence et
ne peut pas méditer; celui qui ne médite pas est privé de calme; privé de calme d’où lui
viendra le bonheur?»
19
 Voir la note de Zaehner ad loc. (pp. 158-59). L’œuvre d’Etienne Lamotte, déjà ci-
tée, offre maints indices de ce rapprochement — jusqu’à conduire Louis de La Vallée
Poussin, dans sa Préface, à poser l’hypothèse d’une Gita bouddhique «divergeant de la
vulgate» (p. 13).
20
 «Voilà, fils de Prithâ, la halte divine [eÒa brahmi sthitiÌ — plutôt “voilà la condi-
tion absolue, la condition ‘brahmique’”]: l’âme qui l’a atteinte n’a plus de troubles; et
celui qui s’y tient jusqu’au dernier jour, va s’éteindre en Dieu [brahmanirva∞am ®cchati
— plutôt “arrivera à l’état qui est à la fois le plein et le néant”]». De ce vers problémati-
que, je joins les traductions de Sylvain Lévi (posthume) et d’Emile Senart (1922): «Voilà
la condition Brahmique, Partha; une fois acquise, on ne s’égare plus. Quand il n’y serait
qu’à l’heure de la mort, il arrive au Nirva∞a brahmique»; «C’est là, ô fils de P®tha, s’éta-
blir en Brahman; à ce point, plus d’incertitude; qui y est parvenu, fût-ce à la dernière
heure, atteint la délivrance en Brahman».

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 143

(C) Le cosmos où s’inscrit l’acte de l’homme éclairé.

Cependant, quels sont concrètement ces actes désintéressés auxquels


on fait allusion de façon si abstraite? L’enseignement du Bouddha ne
visait, semble-t-il, que la maîtrise du désir; si l’on continuait à agir,
c’était en moine, sans référence aux actions précédemment prescrites, ri-
tuelles ou sociales. Le monastère constituait en quelque sorte une société
nouvelle, une société à part, dont il fallait réinventer les règles, et qui
avait à son fondement la volonté de s’entraider au sein du groupe, sans
qu’il soit permis à la société réelle d’apporter d’autre secours que maté-
riel. En revanche, dans ce troisième volet, la solution proposée par K®Ò∞a
identifie l’acte sans désir avec le dharma de la tradition ritualiste, tout en
élargissant celui-ci jusqu’à ce qu’il englobe la société entière: ce n’est
plus le dharma propre à telle classe — ni des prêtres, ni du roi — mais
le dharma considéré dans son rapport à l’ensemble social, y compris,
non seulement les marchands, les serviteurs et les femmes, mais aussi
les ascètes, dont les devoirs sont valorisés de façon semblable. L’em-
phase est dorénavant placée sur l’ensemble, non sur les composants, si
importants soient-ils; c’est de l’ensemble social — redevenu cosmos —
que relèvent tous les devoirs — y compris les devoirs spécifiques à telle
ou telle classe (svadharma), lesquels ne représentent plus que les fonc-
tions de la classe à l’intérieur de l’ensemble organique:
karma∞aîva hi samsiddhim asthita janakadayaÌ
lokasamgramam evâpi sampasyan kartum arhasi (3.20)21.
C’est le grand cosmos des spéculations védiques devenu réel, logé
chez les hommes, ici, sur la terre. Désormais le cosmos n’est plus qu’hu-
main. Mutatis mutandis, la société se trouve investie d’un caractère ri-
tuel, sacré. A ce propos, il est à remarquer que c’est la société, ainsi con-
çue, qui sert de base à la notion de devoir, non l’individu, à qui n’in-
combe aucun «devoir» tant que sa participation à l’ensemble n’est pas
reconnue. Il en est de même pour les droits.
Pour opérer cette transformation, l’auteur de la Gita fait appel à la dis-
tinction ancienne formulée par les ritualistes entre les rites entrepris en
21
 «C’est par les œuvres que Janaka et les autres ont acquis la perfection. Si tu consi-
dères aussi l’ensemble des choses humaines [lokasamgramam — voire, “la cohérence du
monde”], tu dois agir».

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144 E. GEROW

vue d’un bénéfice personnel — des fils, la longévité, etc. (rites kamya,
«désirés», voire naimittika, «occasionnels», dans le cas du roi, par
exemple, qui doit être consacré afin de légitimer son pouvoir sur les
hommes22) — et ceux qui ne répondent qu’aux injonctions obligatoires,
sans bénéfice personnel, tels les sacrifices de la nouvelle et de la pleine
lune, appelés nitya. Selon la Gita:
yajñârthat karma∞o 'nyatra loko 'yam karmanibandhanaÌ
tadartham karma kaunteya muktasangaÌ samacara (3.9)23.
Tout en critiquant les actions rituelles intéressées, K®Ò∞a pose les de-
voirs de caste comme actions de type nitya, dont on ne tire aucun béné-
fice personnel, mais qu’il faut exécuter sous peine d’engendrer l’anomie
générale:
sreyan svadharmo vigu∞aÌ paradharmat svanuÒ†hitat
svadharme nidhanam sreyaÌ paradharmo bhayâvahaÌ (3.35)24.
Ces devoirs de caste sont désintéressés et obligatoires, tout comme les
sacrifices lunaires, à la différence que ces derniers ne concernent directe-
ment que des prêtres officiants, tandis que les devoirs prescrits par K®Ò∞a
sont l’apanage de tous, en sorte que c’est le commun des mortels qui as-
sume le statut d’officiant. Le résultat en est toutefois semblable: le
maintien du cosmos, le roi assumant volontiers le statut de Prajapati:
utsideyur ime loka na kuryam karma ced aham
samkarasya ca karta syam upahanyam imaÌ prajaÌ (3.24)25.

22
 …rite dont le roi tire également un bénéfice — si l’obligation de jouir des biens de
la terre peut être considérée comme un bénéfice!
23
 «Hormis l’œuvre sainte, ce monde nous enchaîne par les œuvres. Cette œuvre donc,
fils de Kuntî, exempt de désirs, accomplis-la».
24
 «Il vaut mieux suivre sa propre loi [svadharmaÌ], même imparfaite, que la loi
d’autrui, même meilleure; il vaut mieux mourir en pratiquant sa loi [svadharme]: la loi
d’autrui a des dangers».
25
 «Car si je ne montrais une activité infatigable, tous ces hommes qui suivent ma
voie, toutes ces générations périraient.» La traduction de Burnouf paraît ne pas tenir
compte du troisième pada, et en général, peut être améliorée: «ces mondes s’effondre-
raient si je n’accomplissais pas mon acte (de soutien); je serais l’auteur de la confusion
(des castes?); je détruirais ces peuples (scil., mes propres enfants)». Cf. Senart: «Les
mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissais mon œuvre; je serais la cause de l’uni-
verselle confusion et de la fin des créatures».

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 145

A la question inévitable d’Arjuna (3.26), désirant connaître la source


des actions intéressées — tous ces autres actes qui abondent dans le
monde, et qui n’ont rien à voir avec le dharma — K®Ò∞a répond:
kama eÒa krodha eÒa rajogu∞asamudbhavaÌ
mahâsano mahapapma viddhy enam iha vairi∞am (3.37)26
— ce qui lui offre l’occasion d’incorporer dans son discours des rai-
sonnements qui ne sont pas sans rappeler ceux du Bouddha, et de résu-
mer son propre enseignement quant au choix fondamental auquel chaque
homme est confronté et dont dépend en même temps le sort de l’univers.

II — LE DIEU ET SON DÉVOT (CHAPITRES 4 à 12)

Pourquoi, dès lors, le reste de la Gita, puisque la défaillance initiale


d’Arjuna semble être conjurée, et que son acte guerrier semble s’inscrire
dans le cadre des devoirs religieux? Quel sens doit-on attribuer aux trans-
formations qui suivent — K®Ò∞a devenant dieu suprême et Arjuna son dé-
vot passionné (bhakta), puis K®Ò∞a assumant le statut d’un maître de phi-
losophie et Arjuna celui d’un élève attentif? Les propos inattendus de
K®Ò∞a au début du quatrième chapitre sont le signe incontestable qu’un
changement profond des termes du discours est en train de s’opérer — il
ne s’agit plus d’une conversation entre amis dans le contexte d’une guerre
qui couve, mais d’un enseignement à la portée de tous, et mille fois répété
déjà. K®Ò∞a ne se présente plus seulement comme le porte-parole de cet
enseignement, en conformité avec son rôle de conseiller dans l’épopée,
mais comme son auteur, présent à chaque réitération didactique, éternel:
imam vivasvate yogam proktavan aham avyayam
vivasvan manave praha manur ikÒvakave 'bravit (4.1 ff.)27.

26
 «C’est l’amour [kama], c’est la passion [krodha], né de l’instinct [rajas]; elle est
dévorante, pleine de péché; sache qu’elle est une ennemie ici-bas.» On pourrait suggérer
ici aussi une interprétation du premier hémistiche plus conforme aux sens techniques de ces
termes cruciaux comme ils se comprennent aujourd’hui: «c’est le désir, c’est la colère née
de l’engouement …» — scil., la «qualité», parmi les trois reconnues de l’enseignement du
Samkhya, qui nous pousse à agir. Senart dit simplement: «…nés…du gu∞a rajas…».
27
 «Cette union éternelle, je l’ai enseignée d’abord à Vivasvat; Vivasvat l’a enseignée
à Manu; Manu l’a redite à Ixwâku [stet = IkÒvaku]».

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146 E. GEROW

Arjuna, étonné, veut en entendre davantage (4.4) — comme tout lec-


teur, d’ailleurs. Regardons de plus près.

La suite des topiques relatives à l’épiphanie pourrait se formuler ainsi:


[ch. 4] le karman est d’abord réexaminé du point de vue cosmique,
car il apparaît que le dieu n’est pas seulement le fondateur du dharma,
mais qu’il est soumis, lui aussi, à la loi des actes:
bahuni me vyatitani janmani tava cârjuna
tany aham veda sarva∞i na tvam vettha paramtapa (4.5)28
— ce qui amène la question: qu’est-ce que ce karman?
kim karma kim karmeti kavayo 'py atra mohitaÌ (4.16)29
— et la réponse: le karman réinterprété comme un sacrifice intérieur:
yajñasiÒ†am®tabhujo yanti brahma sanatanam
nâyam loko 'sty ayajñasya kuto 'nyaÌ kurusattama
evam bahuvidha yajña vitata brahma∞o mukhe
karmajan viddhi tan sarvan evam jñatva vimokÒyase
(4.31-42)30;
[ch. 5] du point de vue cosmique, les opposés (tels samkhya, yoga)
soit s’équivalent:
samkhyayogau p®thag balaÌ pravadanti na pa∞∂itaÌ
ekam apy asthitaÌ samyag ubhayor vindate phalam (5.4)31
soit se confondent, dans la mesure où le yoga permet d’accéder au
jñana:

28 «J’ai eu bien des naissances, et toi-même aussi, Arjuna; je les sais toutes; mais toi,

héros, tu ne les connais pas».


29
 «Mais. dis-tu, qu’est-ce que l’œuvre? … Les poètes eux-mêmes ont hésité…»
30 «Ceux qui mangent les restes du sacrifice, aliment d’immortalité, vont à l’éternel

Dieu [brahma sanatanam]; mais à celui qui ne fait aucun sacrifice, n’appartient pas
même ce monde: comment l’autre, ô le meilleur des Kurus? Les divers sacrifices ont été
institués de la bouche de Brahmâ. Comprends qu’ils procèdent tous de l’acte; et le com-
prenant tu obtiendras la délivrance».
31
 «Les enfants séparent la doctrine rationelle [samkhya] de l’union mystique [yoga],
mais non les sages. En effet, celui qui s’adonne entièrement à l’une perçoit le fruit de
l’autre».

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 147

kamakrodhaviyuktanam yatinam yatacetasam


abhito brahmanirva∞am vartate viditâtmanam (5.26)32;
[ch. 6] la pratique méditative (dhyana), composée de jñana et de yoga
(6.1, 2) constitue à elle seule le juste milieu entre les deux extrêmes
(6.16, 17), et, de ce fait, devient le seul moyen efficace:
prasantamanasam hy enam yoginam sukham uttamam
upaiti santarajasam brahmabhutam akalmaÒam (6.27 ff.)33.
On y trouve aussi un éloge de celui qui s’adonne à cette méditation —
le yogin idéal (6.8.ff.);
[ch. 7] les cosmos ancien et nouveau se confondent: K®Ò∞a s’identifie
au Brahman conçu comme l’unique objet. Dès lors, cet objet unique, en
tant qu’objet précisément, est posé devant le yogin comme dieu, comme
Isvara:
mattaÌ parataram nânyat kimcid asti dhanamjaya
mayi sarvam idam protam sutre ma∞iga∞a iva (7.7)34;
[ch. 8] l’éternel est saisi dans le temps, au moment le plus décisif et le
plus éphémère: K®Ò∞a-Brahman est reconnu pour tel au moment de
mourir:
antakale mam eva smaran muktva kalevaram
yaÌ prayati sa madbhavam yati nâsty atra samsayaÌ (8.5)35;
[ch. 9] K®Ò∞a-Brahman est reconnu comme l’objectif universel, auquel
aspirent même «ceux qui reviendront» (9.3) — y compris «femmes,
marchands, et serviteurs» (9.32) — et auquel on accède par la seule dé-
votion (bhaktya):
32 «Quand on est dégagé d’amour et de haine, qu’on a soumis et soi-même et sa pen-

sée, qu’on se connaît soi-même, on est tout près de s’éteindre en Dieu [brahmanirva∞am
vartate]». Encore ce terme brahmanirva∞a, qui peut aussi s’entendre ainsi: «tout autour
des ascètes ainsi décrits existe (l’union) du plein et du néant…» — ou, selon Senart:
«…qui…ont devant eux la paix en Brahman».
33 «Une félicité suprême pénètre l’âme du yogi; ses passions sont apaisées; il est de-

venu en essence Dieu [brahmabhutam — ou, selon Senart: “…s’identifie à Brahman”]


lui-même; il est sans tache». Ce penchant de Burnouf à traduire brahman par «Dieu»
(toujours avec majuscule) est pour le moins critiquable.
34
 «Au-dessus de moi il n’y a rien; à moi est suspendu l’univers comme une rangée de
perles à un fil».
35
 «Et celui qui, à l’heure finale, se souvient de moi et part dégagé de son cadavre,
rentre dans ma substance; il n’y a là aucun doute».

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pattram puÒpam phalam toyam yo me bhaktya prayacchati


tad aham bhaktyupah®tam asnami prayatâtmanaÌ (9.26)36;
[ch. 10] K®Ò∞a-Brahman est conçu comme substance universelle. De
même est-il la source de toutes les vertus (ahimsâdi, 10.4, 5 ff.) et de
toutes les formes (vibhutyâdi, 10.7 ff.);
[ch. 11] L’épiphanie de K®Ò∞a-Brahman équivaut à rendre l’universel
sensible à Arjuna. Ainsi se dissout l’opposition ultime qu’implique
l’existence même du dévot: celle de l’immanent et du transcendant. La
procédure est singulière, car il s’agit non pas d’identifier les deux extrê-
mes, comme ferait peut-être Sankara, mais de les traiter comme des prin-
cipes réciproques: le dieu devient personnel, et l’individu se reconnaît
nécessaire. Ainsi, le bhaktimarga s’annonce-t-il supérieur aux autres
«voies», qui maintiennent, explicitement ou non, l’opposition entre
deux réels, soit en niant l’importance du particulier, soit en y découvrant
la source même du divin.
[ch. 12] Le chapitre final de la deuxième section constitue, en quelque
sorte, un bhaktimahatmyam, car la bhakti, envisagée également comme
méthode, englobe jusqu’à ce qui paraît lui être étranger — en l’occur-
rence les «voies» précédemment opposées de la méditation et de l’ac-
tion —, donnant ainsi naissance à la notion des modes de bhakti, et des
types de bhakta. En sorte que tout est en place pour que s’ouvre la troi-
sième section du poème, centrée sur la doctrine.

Résumons ce qui précède, présenté schématiquement: Venant en aide


à celui qui s’engage dans ce dhyana, le dieu occupe le rôle du Brahman
ancien — mais la notion de soutien se personnifie, et ce faisant, le
Brahman se sépare du fidèle. Une nouvelle opposition se glisse dans le
discours, désormais inévitable: celle du dévot face au dieu, du bhakta
face à son bhajya. On ne pense plus à s’identifier, à la manière
upaniÒadique, avec le Brahman suprême (aham brahmâsmi…), mais
seulement à se rapprocher de lui, qui devient de ce fait, à son tour, une
personne, parée, de surcroît, de tous les attributs de la souveraineté. Ici,
on mesure le véritable prix à payer pour dépasser l’opposition des deux

36
 «Quand on m’offre en adoration [bhaktya] une feuille, une fleur, un fruit ou de
l’eau, je les reçois pour aliments comme une offrande pieuse».

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 149

voies, puisqu’on est contraint, finalement, de rejeter le Brahman dans


l’au-delà. Après cet éloge du dhyana, s’ensuit un discours (ch. 8) qui
cherche à élucider le rôle de ce nouveau Brahman, investi du pouvoir de
régler le sort des âmes dont il a la charge — discours d’où ressort l’ex-
trême importance du moment de la mort. Comme auparavant, la voie
vers la délivrance passe par le Brahman — mais le mokÒa est désormais
réservé au bhakta, qui sait se rapprocher davantage du Brahman jusqu’à
en participer — bhaktya (9.26). Ce Brahman est le socle de l’univers,
devenu samsara, en même temps qu’il gouverne jusqu’aux âmes victi-
mes de l’illusion (9.11, mu∂ha) — y compris celles qui sont promises
aux renaissances pénibles (papayonayaÌ, 9.32) —, en leur imprimant un
sens, une direction, qui conduit à lui-même et à la délivrance.
La description de cet univers ainsi «personnifié» est ensuite esquis-
sée. Le dixième chapitre du poème est consacré à la vibhuti de K®Ò∞a —
sa manifestation immanente dans, et à travers, toutes les formes. Car
cette immanence, restée conceptuelle jusqu’à ce stade, se contredirait
elle-même si elle ne se présentait pas, ne se dévoilait pas, devant les fa-
cultés sensorielles du dévot. S’ensuit donc une épiphanie — une vraie
théophanie: le onzième chapitre, exigée par l’argumentation elle-même.
Le dieu et le dévot ne peuvent se rapprocher davantage — K®Ò∞a, sous
sa forme cosmique, occupe tous les sens d’Arjuna, sans médiation
aucune. Les sens remplacent ici l’intelligence (buddhi, le domaine des
distinctions abstraites), en définissant la limite extrême de l’au-delà —
ou plutôt de l’en deçà, la limite en deçà de laquelle on ne peut plus ré-
gresser. Rien, en effet, n’est plus intime, plus immanent que les cinq
sens. C’est comme si le Bien de Platon, au lieu de son mythe, se fût pré-
senté à nos yeux, à la fin de la République, dans toute son unicité. Toute-
fois, l’intensité même de l’épiphanie la voue à être éphémère, justifiant
ainsi, peut-être, l’effort de la transformer en doctrine.
Relevons encore deux points, eu égard, en particulier, à l’histoire ulté-
rieure de la dévotion indienne. D’abord, dans cette rencontre du dieu
avec son fidèle, ne figure aucun prêtre, aucun membre de la classe litur-
gique — ce sont deux guerriers qui devisent. Entend-on là des échos de
la vie du Bouddha, lui aussi un guerrier, qui prêchait pour qui voulait
l’écouter? Ou bien ceux de maints récits upaniÒadiques où paraissent des
rois qui en savent plus long que les brahmanes qui les questionnent?

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Ensuite, pour peu que l’on pousse le raisonnement à son terme, cette in-
timité du dieu et de son dévot n’a pas besoin d’un intermédiaire — qu’il
soit un brahmane ou un guru quelconque. De surcroît, la révélation n’est
destinée qu’au seul Arjuna: les deux armées et les autres héros rangés là
ne semblent pas y avoir assisté — à l’exception de l’aveugle Dh®taraÒ†ra,
à qui Sañjaya raconte l’épisode (notons que le seul véritable témoin est
aveugle). Cette rencontre fait-elle alors état d’une exigence, croissante
au sein de la société hindoue: obtenir que l’absolu, ce secret réservé aux
élus, soit révélé à tous — devenant ainsi le patrimoine des femmes, des
sudra et autres exclus du culte brahmanique —, et que le commun des
mortels y ait accès, non plus de l’extérieur, par le recours à l’étude, mais
dans l’intimité de son for intérieur? Là aussi l’influence des mouvances
hétérodoxes pourrait se faire sentir… Et l’on peut se demander si ce dé-
sir impérieux du dévot de voir son dieu se présenter devant lui seul, et
qu’il lui appartienne entièrement, n’aurait pas contribué pas à cette mul-
tiplication des divinités qui semble un trait essentiel de l’hindouisme.
Contrairement au cas hébreu, on n’y trouve pas un unique «dieu de la
nation» auquel il faudrait se soumettre pour participer légitimement de
la dite nation, en sorte qu’en est exclu qui se tourne vers d’autres dieux.
Ainsi la lila apprend-elle au dévot que celui (ou celle!) qui veut être seul
à posséder le dieu le perd assurément.
Considérée dans son ensemble, cette section du dialogue semble bien
esquisser la nouvelle voie (marga) dont la Gita se veut le manifeste, celle
de la bhakti ou de la dévotion à un dieu personnel, voie supérieure aux
deux voies communément reconnues — celles du jñana (l’ascèse) et du
karman (l’action, les devoirs religieux), souvent évoquées ici sous la
forme de l’opposition doctrinale «Samkhya» et «Yoga»37 — une voie
qui parachève leur combinaison en même temps qu’elle constitue le seul
moyen de transcender leur opposition. En suivant le fil de l’argumenta-
tion, on s’aperçoit que les termes utilisés jusqu’alors pour poser le pro-
blème de la délivrance ont été réinterprétés: le karman, c’est le sacrifice
intérieur, qui, loin d’être opposé au jñana, l’a pour son feu rituel — à la
manière esquissée dans la B®hadara∞yakopaniÒad, 1.1.1. Le rapproche-
ment s’effectue symboliquement, comme dans ces UpaniÒads, mais

37
 Voir 2.39 et passim.

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 151

contrairement à la Maitri, par exemple, ce que l’on entend ici par le kar-
man intériorisé, n’est autre chose que le dharma, défini comme l’ensem-
ble des actes normatifs, nullement symboliques, de l’homme social. Or la
différence entre l’ascèse et les actes relevant de la société s’efface dans la
mesure où la notion du devoir désintéressé s’attache aux actes quotidiens
de l’homme, en tant que constitutifs du cosmos social. En fait, cette nou-
velle forme d’action rend caduque la distinction entre jñana et karman,
après l’avoir utilisée de façon dialectique pour se formuler. Tant que
cette distinction perdure, la formulation de la nouvelle voie en est entra-
vée. En même temps, tout comme la notion de karman, la notion de
jñana prend une nouvelle forme, sitôt l’opposition dépassée — c’est en
effet le dhyana38 exposé au sixième chapitre. L’on se libère en agissant,
mais uniquement à condition de se concentrer sur le non-soi. Le dieu a
son utilité dans la démonstration, puisqu’il est la figure par excellence du
non-soi. Et s’il est vrai qu’il y a aussi des êtres faibles [6.37 ff.], à qui
l’on peut seulement offrir l’espoir de renaissances de meilleure qualité, il
n’en demeure pas moins que se rapprocher du dieu exige de la part des
fidèles un effort (yatate, 6.43, yatnam karoti [Sankara]) considérable. Et
cet acte de dévouement est aussi un karman, désintéressé par nature.
C’est aussi pourquoi la bhakti représente le seul moyen d’accomplir ce
rapprochement — le seul aussi à être vraiment valorisé —, car en lui se
condense tout le contenu des actes conformes au dharma. On commence
à voir pourquoi la Gita se transforme en théologie.

III — LE MAITRE ET L’ÉLEVE (CHAPITRES 13 A 18)

En quasi-appendice, on trouve un enseignement pur et simple, que si-


gnale le nouveau rapport des deux interlocuteurs, exemplaire du
gurusiÒyasambandha, la relation de maître à élève. Comme on l’a depuis
longtemps reconnu, c’est une forme du «proto-Samkhya», essentielle-
ment fondée sur la doctrine des trois qualités (gu∞a), qui est ainsi expo-
sée:
38
 Je ne veux pas insister sur le destin ultérieur de ce mot, pourtant très évocateur dans
ce contexte, en Inde et ailleurs, notamment en Chine et au Japon, où il devient, respecti-
vement, ch’an et zen.

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puruÒaÌ prak®tistho hi bhunkte prak®tijan gu∞an


kara∞am gu∞asango 'sya sadasadyonijanmasu (13.21)39.
Pourquoi cette annexe, qui semble diminuer la force même du poème,
son immédiateté? Paradoxalement, comme nous l’avons suggéré plus
haut, la raison est sans doute à chercher dans ce défaut d’immédiateté
même. Quoi qu’il en soit, le monde existant, tel qu’on le reconnaît de ses
propres yeux, y est scrupuleusement analysé, dans sa relation aux trois
qualités (chs. 14 ff.):
sattvam rajas tama iti gu∞aÌ prak®tisambhavaÌ
nibadhnanti mahabaho dehe dehinam avyayam (14.5)40
— analyse qui s’achève (comme il convient) par une réflexion sur la
notion même de délivrance [ch. 18, fin]. Au préalable, les doctrines car-
dinales du Samkhya sont passées en revue: le dualisme prak®ti-puruÒa
(d’abord, sous les vocables kÒetra et kÒetrajña [ch. 13]; le traigu∞yam,
en tant que point d’appui général pour tout ce qui concerne l’homme
[ch. 14]; symétriquement [ch. 15], l’univers conçu comme une personne
(15.17, puruÒottama), ou comme «l’asvattha cosmique, nourri par les
trois qualités, dont les racines sont les actes qui enchaînent l’homme»
(15.1-2); le monde éthique, vu de l’extérieur, dans la perspective du
choix emblématique auquel chaque homme est contraint de faire face:
les deux destinées (sampat) [ch. 16]; les trois sortes de foi (sraddha) —
c’est-à-dire, la moralité, vue de l’intérieur — qui déterminent cette desti-
née [ch. 17]; enfin [ch. 18], le renoncement (tyaga), jaugé à l’aune de la
doctrine des trois qualités (18.4 ff.), et son fruit, la délivrance
(naiÒkarmyasiddhi, 18.49 ff.), unique don du dieu, mais offerte à tous
ceux qui se tournent vers lui pour s’y réfugier (une sorte de convertio)
(18.62, 66).
C’est comme si l’on reconnaissait que la manifestation précédente de
la divinité, grâce concédée au seul Arjuna, devait être également rendue
accessible à un auditoire plus large, sous la forme d’un sastra, d’une le-
39
 «En effet, en résidant dans la Nature [prak®ti], ce Principe [puruÒa] perçoit les
mondes naturels; et c’est par sa tendance vers ces modes qu’il s’engendre dans une ma-
trice, bonne ou mauvaise».
40
 «Sattva (vérité), rajas (instinct), tamas (obscurité), tels sont les modes (gu∞a) qui
naissent de la nature et qui lient au corps l’âme inaltérable». (Les parenthèses dans le
texte de Burnouf.)

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LA DIALECTIQUE DE LA BHAGAVADGITA 153

çon destinée à se déployer bien au-delà de la bataille. Le mokÒa à la por-


tée de tous — de tous ceux qui veulent bien en écouter et en entendre
l’enseignement — fournit ainsi au poème une conclusion tout à fait per-
tinente. Ainsi Arjuna:
naÒ†o mohaÌ sm®tir labdha tvatprasadan mayâcyuta
sthito 'smi gatasamdehaÌ kariÒye vacanam tava (18.73)41.

CONCLUSION

Envisagée de cette façon, la cohérence du poème ne nuit pas à sa plas-


ticité. Au contraire, elle l’ouvre à des interprétations nuancées, souvent
motivées, il est vrai, par des facteurs extérieurs au poème, mais aussi
exigées, en quelque sorte, par le poème lui-même, dans la mesure où il
apparaît comme un chef-d’œuvre de réconciliation des divers courants
de la tradition hindoue. Au point, si l’on se fie aux nombreuses allusions
qui émaillent le texte, qu’il aurait réussi à incorporer l’essentiel de l’en-
seignement du Bouddha dans le sien — quitte à transformer le guerrier
en «moine».

RÉSUMÉ
On essaie ici une analyse de la pensée de la Bhagavadgita, vue de l'intérieur,
pour ainsi dire, telle qu'elle s'est présentée à ses dévots depuis des siècles, lec-
teurs attentifs qui, pour la plupart, l'ont considérée comme une œuvre cohérente,
exposant une doctrine uniforme — contrairement à la grande majorité des sa-
vants occidentaux, qui n'y ont vu qu'un mélange hétérogène de pensées mal di-
gérées. Or le poème lui-même donne des indices d'une organisation méditée,
qui font percevoir, sous le flot de la dévotion évidente, le fil d'une argumenta-
tion soutenue et — si ce n'est pas trop abuser du mot — rationnelle, dont l'arti-
culation rigoureuse (pour autant que l'état actuel du texte et de nos connaissan-
ces permette d'en juger) expliquerait en partie, et la stabilité du texte à travers
les âges, et son influence durable au sein de l'hindouisme.
Mots-clefs: La Bhagavadgita, l'«unité» du texte, l'organisation du texte et son
argumentation, les interprètes R.C. Zaehner et Émile Burnouf, Jules Barthélemy
Saint Hilaire.
41
 «Le trouble a disparu. Dieu auguste, j’ai reçu par ta grâce la tradition sainte. Je suis
affermi; le doute est dissipé; je suivrai ta parole».

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154 E. GEROW

ABSTRACT
Presented here is an analysis of the thought of the Bhagavadgita, as seen from
the interior of the poem, so to speak — as the poem has presented itself to
generations of the faithful, readers who have considered it for the most part as a
coherent work, presenting a uniform doctrine, in contrast to the great majority of
Western exegetes, who have seen in it only a mix of poorly digested and
heterogeneous points of view. However, the poem itself gives many indices of a
well-thought-out organization, which allow us to perceive, beneath the flow of
evident devotionalism, the thread of a persistent argument — persistent, and if it
is not too abusive a use of the word, rational — whose rigorous articulation, as
complete as it is, explains in part both the stability of the text of the Gita, and
the poem's lasting influence at the heart of Hinduism.

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