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LE GÉNÉRAL ET LE PARTICULIER DANS LE DROIT

CONSTITUTIONNEL MODERNE
Christophe de Aranjo

Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

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2008/2 n° 74 | pages 239 à 261
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130567806
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Le général et le particulier

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dans le droit constitutionnel moderne
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CHRISTOPHE DE ARANJO

Toutes les Constitutions des États modernes distinguent de manière


classique et récurrente trois pouvoirs. La question se pose alors de savoir
pourquoi les pouvoirs sont-ils séparés en trois, et pourquoi s’agit-il
constamment des mêmes pouvoirs : exécutif, législatif et juridictionnel.
Pour répondre à cette question, on partira du principe que l’État est
une forme unitaire au service de l’intérêt général1. Il vise à unir les forces
des membres de la société civile, qui sont par nature à la quête de leurs
intérêts privés, pour qu’elles travaillent à une fin supérieure : le bien
commun. Comme l’a montré Thomas d’Aquin, « la cité est, de toutes les
collectivités, celle qui (...) a pour objet le bien commun, lequel est
meilleur et plus divin que le bien individuel »2. D’un point de vue abs-
trait, l’État apparaît donc comme le lieu de conciliation du général et du
particulier, du un et du multiple.
L’étude des rapports entre le un et le multiple a forgé la métaphy-
sique grecque depuis ses débuts3. L’intelligence abstraite a utilisé ce
noyau primitif pour caractériser les éléments qui nous entourent, et
découvrir les connexions existantes entre chaque chose. Elle a permis de
se détacher de l’idée que toute chose est indéterminée et, en établissant
les rapports nécessaires entre le un et le multiple, elle a compris comment

Christophe de Aranjo, docteur en droit aux Universités Paris II-Assas et Humboldt-


Berlin.
1. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Vrin, Paris, trad. Dérathé, 2e éd., 1982, p. 200
et s.
2. Thomas d’Aquin, In Aristotelis libros politicorum expositio, chapitre I, lecture 1, n° 11,
cité par L. Lachance, L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin. Individu et État, éd.
Sirey, Paris, p. 237.
3. Voir en particulier la philosophie de Parménide in Damascius. Commentaire du Parménide
de Platon, texte établi par L. G. Westerink, tome I, Paris, Les belles lettres, 1997 ; et
L. Lachance, L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin. Individu et État, op. cit., p. 16.

Revue française de Droit constitutionnel, 74, 2008


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chaque chose s’inscrit dans un ensemble qui la dépasse, et la détermine

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pour partie. De cette méthode ont pu émerger des lois générales qui ont
donné naissance aux sciences biologiques, mathématiques, physiques
mais aussi sociales et notamment politiques. Tous les écrits de Platon et
d’Aristote, lorsqu’ils traitent de la Politique au sein de la Cité, sont axés
autour de la recherche de conciliation du un et du multiple4.
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Platon a détaillé le projet d’une Cité dans laquelle le un est incom-


patible avec l’essence du multiple. Dans son organisation politique, les
individus doivent être au service de la Cité qui seule permettra à chacun
d’atteindre le bonheur et la plénitude5. Dans cette optique, il propose un
régime de communauté des biens, des femmes et des enfants, ainsi que
la détermination dès l’enfance des métiers que chaque homme doit exer-
cer selon ses dispositions naturelles6. Ici, la multitude des intérêts privés
doit se résorber dans un travail collectif dirigé vers l’intérêt général.
L’État représente le un absolu.
La pensée politique d’Aristote se distingue fondamentalement de
celle de Platon en ce qu’elle conçoit différemment la conciliation du un
et du multiple. Pour Aristote, le un n’est pas l’État, mais l’individu.
Celui-ci ne saurait être absorbé par celui-là. Chacun a des activités spé-
cifiques qui ne sont pas réductibles l’une à l’autre. Ce point de vue est
aussi celui de Hegel lorsqu’il distingue l’État (garant de l’intérêt géné-
ral) de la société civile (composée d’individus à la quête de leurs intérêts
privés)7. Ces deux auteurs estiment que l’appareil étatique n’a pas voca-
tion à absorber ses membres pour parvenir à une unité globale. Au
contraire, chaque individu représente une unité irréductible qui doit tra-
vailler pour partie à des fins personnelles, et pour partie au service de
l’intérêt général.
Au début du livre deuxième des Politiques, Aristote combat ouverte-
ment les positions de Platon sur ce thème : « il est évident que, le pro-
cessus d’unification se poursuivant avec trop de rigueur, il n’y aura plus
d’État : car la cité est par nature une pluralité, et son unification étant
par trop poussée, de cité deviendra famille, et de famille individu (...).
En supposant même qu’on soit en mesure d’opérer cette unification, on
doit se garder de le faire, car ce serait conduire la cité à sa ruine. La cité
est composée d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments spécifi-
quement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables, car
autre est une symmachie et autre une cité ».
Comme on peut s’en rendre compte, les débats autour de la concilia-
tion du un et du multiple ont été vigoureux chez les Anciens, débouchant
4. Dans ce sens, voir L. Lachance L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin. Individu
et État, op. cit., p. 17 et s., et J. Luccioni, La pensée politique de Platon, PUF, 1958, p. 118 et s.
5. J. Luccioni, La pensée politique de Platon, PUF, 1958, p. 109 et s.
6. Platon, Le Politique, 292 d ; et République, 433 a-b, 370 b, 374 a-d.
7. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 200 et s.
Le droit constitutionnel moderne 241

sur des doctrines politiques opposées. De nos jours, ce problème se pose

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en des termes un peu différents. Schématiquement, trois points de vue
s’affrontent.
Selon le premier point de vue, l’existence d’un État garant de l’inté-
rêt général est à bannir. Les individus doivent vivre librement sans la
présence oppressante d’une puissance publique : c’est le point de vue
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anarchiste. Pour d’autres, l’État doit intervenir un minimum dans la


société civile pour laisser la liberté individuelle s’épanouir ; son rôle
étant réduit au maintien de l’ordre civil et politique. C’est le point de
vue libéral8. A l’opposé, certains considèrent que l’État et la société civile
ne font qu’un9 et ensemble, ils doivent construire un ordre politique et
social qui est global : c’est le point de vue totalitaire.
À la fin du XIXe et au cours du XXe siècle, des débats idéologiques très
forts sont nés autour de la question des rapports entre l’individu et l’État.
Les partisans du libéralisme se sont affrontés avec les théoriciens du totali-
tarisme. De ces débats idéologiques sont nés des régimes et des conflits
sanglants, qui se sont estompés progressivement. Aujourd’hui, la problé-
matique a évolué et est devenue celle de la conciliation du général et du
particulier : il s’agit désormais de faire cohabiter les droits « fondamen-
taux » de l’individu avec les droits de souveraineté « absolue »10 de l’État.
Il n’est plus question que l’individu s’accomplisse au service exclusif de
l’appareil étatique. De même, on ne conçoit plus qu’il poursuive ses fins
personnelles, sans s’occuper de la chose publique. L’enjeu des États modernes
est donc de concilier au sein d’un même système politique les déclarations
des droits, les principes démocratiques et la théorie de la souveraineté.
Pour savoir où en sont aujourd’hui les rapports entre l’État et l’indi-
vidu, il faut lire les Constitutions car ces textes déterminent la sépara-
tion des pouvoirs et la garantie des droits des citoyens11. À ce titre, elles
ont vocation à fixer les rapports fondamentaux existants entre l’État
– garant de l’intérêt général – et les individus – membres de la société
civile, à la quête de leurs intérêts privés. Comme toutes les Constitutions
étudiées12 distinguent trois types de pouvoirs : exécutif, législatif et juri-
dictionnel, l’objet de cet article sera de répondre à la question suivante :

8. Sur les fondements de la philosophie politique libérale, voir F. A. von Hayek, Droit,
législation et liberté, tome I : Règle et ordre, PUF, 1985.
9. R. David, J. N. Hazard, Le droit soviétique, in Grands systèmes de droit contemporains, VII,
tome 1, LGDJ, Paris, 1954, p. 81 et s.
10. Voir J. Bodin, Les six Livres de la République, 1576, Livre I, chap. 9 et Hobbes, Lévia-
than, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Londres,
imprimé au Dragon vert, au cimetière Saint-Paul, 1651, chap. XX, dernier §.
11. Cf. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789, article 16 : « Toute
société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n’a point de Constitution ».
12. Le champ d’étude, axé autour de la conciliation de la souveraineté, de la démocratie
et des droits de l’homme, se borne à l’étude des Constitutions des États modernes européens
et des États-Unis d’Amérique.
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comment les États modernes sont-ils parvenus à concilier l’individu et l’État au

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travers de la théorie de la séparation des pouvoirs ? Pour répondre à cette pro-
blématique, on opérera en trois temps :
— tout d’abord, on verra que la théorie de la souveraineté a justifié
la mise en place d’un pouvoir exécutif fort au sein des États modernes :
c’est l’État de police (I). Sa raison d’être sociale est de faire que l’intérêt
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général l’emporte sur les intérêts particuliers. Ainsi, l’État (figure du


général) soumet le particulier (l’individu-sujet) ;
— ensuite, la théorie de la démocratie a permis l’émergence d’un
pouvoir législatif fort : c’est l’État légal (II). En son sein, la volonté
générale définit ce que doit être l’intérêt général. En d’autres termes, le
général (les individus-citoyens) statue sur le général (l’État) ;
— enfin, la théorie des droits fondamentaux a permis l’émergence de
l’État de droit (III). Dans ce cadre, des droits ont été reconnus à chaque
être humain, qui s’imposent à la volonté générale. Ici, le particulier (l’in-
dividu-être humain) limite le général (l’État). Comme les juges sont
garants de ces droits, on verra que la théorie des droits fondamentaux a
permis l’émergence d’un pouvoir juridictionnel fort.

I – PAR LA PUISSANCE EXÉCUTRICE, L’ÉTAT (FIGURE DU GÉNÉRAL)


SOUMET LE PARTICULIER (L’INDIVIDU-SUJET)

À la lecture des différentes Constitutions des États modernes, on


relève un certain nombre de règles et principes structurants communs13.
En particulier, toutes les Constitutions prévoient un pouvoir exécutif
dont les organes sont disposés selon une structure pyramidale14 : au som-
met de la pyramide se trouve les chefs d’État ou de Gouvernement. À un
niveau inférieur se trouvent les ministres, puis les fonctionnaires des
différentes catégories. En vertu du principe hiérarchique qui structure
l’administration, le chef de l’exécutif est en mesure de commander l’en-
semble de l’appareil administratif ce qui permet, concrètement, une pos-
sibilité d’action efficace. On recherchera la raison d’être de cette organi-
sation du pouvoir exécutif qui est commune à tous les États modernes.
Au sein de la société civile composée d’individus, de familles et de
différents groupes, l’État se doit d’être le plus fort et d’utiliser la violence
pour lutter contre les agressions intérieures et extérieures. C’est la puis-
sance exécutrice de l’État15. Son rôle social est de faire que la loi du plus
13. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 569 et s.
14. F. Ost, M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du
droit, Publications des Facultés universitaires de Saint-Louis, Bruxelles, 2002, p. 7.
15. Montesquieu considère que par la puissance exécutrice, l’État fait « la paix ou la
guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions », De l’esprit
des lois, Livre XI, chap.VI.
Le droit constitutionnel moderne 243

fort soit au service de l’intérêt général, et non pas au service d’intérêts

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particuliers (A).
Mais en pratique, pour que l’État lutte efficacement contre tout type
d’agressions, il doit disposer de moyens matériels et humains considéra-
bles mais aussi d’un centre décisionnel rapide, cohérent et efficace. C’est
dans cette perspective qu’est apparu l’État de police, dont l’objet est
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d’organiser une confusion des pouvoirs au profit du chef de l’exécutif (B).

A – INTÉRÊT « GÉNÉRAL » ET INTÉRÊTS « PARTICULIERS »


DANS LE CONTRAT ALIÉNANT DE HOBBES

1 – Dans son approche, Weber met en lumière le fait que la violence


caractérise la politique comme moyen d’action in fine : « ce qui carac-
térise le groupement politique (…), c’est le fait qu’il revendique la
domination de sa direction administrative et de ses règlements sur un
territoire et qu’il la garantit par la violence »16. Si la violence est au fon-
dement de toute construction politique comme l’a montré P. Ricœur17,
elle est donc, aussi, une condition de l’existence et du maintien de l’État
administratif 18.
La raison pour laquelle la violence est au cœur du système étatique a
été relevée par Hobbes dans le « Léviathan »19. L’auteur anglais décrit un
état de nature qui est, en fait, un état social dépourvu d’État politique20.
Or, dans un tel système, les hommes qui vivent en groupes sont en
guerre car ils sont soumis constamment à la loi du plus fort. La violence
est donc généralisée et le plus fort l’emporte sur les plus faibles qui doi-
vent lui céder leurs biens. Dans ce cadre, une majorité de la population
survit par le travail et dans la terreur alors qu’une minorité, qui est la
plus forte, pille les premiers et vit dans le luxe. C’est l’état de nature
décrit par Hobbes comme un état de guerre perpétuelle21.
Pour mettre fin à ce système injuste, Hobbes propose son « Lévia-
than », c’est-à-dire un État politique fort au sein du système social. L’ob-
jet du Léviathan n’est pas de mettre un terme à la loi du plus fort car
16. M. Weber, Économie et société, Pocket, Agora, 1995, p. 97.
17. P. Ricoeur, La critique et la conviction, Calmann-Levy, 1995, p. 149 et suivantes.
18. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 99.
19. T. Hobbes, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclé-
siastique et civile, Londres, imprimé au Dragon vert, au cimetière Saint-Paul, 1651.
20. Pour Hobbes, les hommes en l’état de nature vivent constamment et « naturellement
en guerre », « ils vont toujours armés » et « ont des clés pour fermer leur maison » (cité par
Montesquieu dans De l’esprit des lois, Livre I, chap. II). Montesquieu rétorque à ces propos
qu’il est impensable que l’état de nature soit un état de guerre, puisque la possibilité même
d’un conflit suppose l’existence de relations sociales entre les hommes. L’état de guerre
caractérise donc les premiers temps de la vie en société. L’état de nature décrit par Hobbes
correspond au fond à un système social dépourvu d’État politique.
21. T. Hobbes, Du Citoyen, 1649, section première : la liberté (in Du Citoyen, Librairie
générale française, 1996, p. 57 et suivantes).
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celle-ci existe naturellement dans la société des hommes. Son but est de

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faire que cette loi soit au service de l’intérêt « général », et non plus au
service d’intérêts « particuliers » de groupes organisés22. Par ce procédé,
la loi du plus fort qui était source d’injustice dans l’état de nature,
deviendra source de toute justice dans l’état civil23. C’est la raison d’être
social du Léviathan, ou État souverain.
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2 – Cette fin que permet d’atteindre l’État justifie les moyens consi-
dérables qu’il peut utiliser : le prélèvement de l’impôt, les droits de sou-
veraineté, le devoir d’obéissance civile des sujets24, etc. Mais en pratique,
l’État doit aussi organiser à son sommet un centre décisionnel efficace et
donc, une confusion des pouvoirs au profit du chef de l’exécutif. Dans le
cas contraire, l’appareil administratif perdra en efficacité d’action, cou-
rant le risque de ne plus être le plus fort. Il sera alors vite combattu ou
concurrencé par des groupes mafieux voire renversé par des armées étran-
gères. L’État souverain, qui dispose du monopole de la violence physique
légitime25, s’organise donc de manière pyramidale pour répondre au
mieux à sa mission sociale : garantir l’ordre civil et politique contre tout
type d’agressions26.

B – LA SOUMISSION DES SUJETS (LE MULTIPLE)


À LA VOLONTÉ DU SOUVERAIN (LE UN) DANS L’ÉTAT DE POLICE

L’État ne saurait exister et se maintenir s’il n’était dirigé par un


centre décisionnel déterminé. Comme l’a montré Weber, « l’existence
d’un groupement dépend entièrement de la présence d’un dirigeant ou
éventuellement d’une direction administrative. Ce qui, exprimé de façon
plus précise, signifie qu’elle dépend de l’existence d’une chance, suivant
laquelle une activité de personnes définissables a lieu qui, d’après son
22. Selon Hobbes, « tel est le fondement du droit de châtier qui s’exerce dans toute la
République : en effet, ce ne sont pas les sujets qui l’ont donné au souverain ; mais en se des-
saisissant des leurs, ils ont fortifié celui-ci dans l’usage qu’il jugera opportun de faire du sien
pour leur préservation à tous », T. Hobbes, Léviathan, op. cit., texte établi par R. Tuck,
Cambridge, 1991, p. 332.
23. T. Hobbes, De Corpo Politico, 1652, partie II, chap. V, § 1.
24. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, Léviathan, 1994, p. 73 et s.
25. M. Weber, Économie et société, Pocket, Agora, 1995, p. 99.
26. « La souveraineté pour Hobbes n’a de raison d’être que la sauvegarde de ceux qui
l’instituèrent » (R. Derathe, Rousseau et la science politique de son temps, éd. Vrin, 1995,
p. 319). C’est pourquoi, Hobbes établit que « dans l’union, le droit de tous doit être trans-
féré à un seul ». Les bénéfices ainsi obtenus par l’ensemble sont considérables : « que la
condition humaine a toujours ses inconvénients et que les plus grands inconvénients dont le
peuple peut avoir à souffrir dans une forme quelconque de gouvernement, sont à peine sen-
sibles, comparés aux misères et aux horribles calamités qu’accompagne la guerre civile, ou
cet état de licence où se trouvent les hommes sans maîtres, lorsqu’ils ne sont pas encore sou-
mis aux lois et qu’il n’y a point de pouvoir coactif pour mettre un frein à leur avidité »,
T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. VII.
Le droit constitutionnel moderne 245

sens, cherche à appliquer les règlements du groupement, ce qui veut dire

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que nous sommes en présence de personnes instituées pour cela »27.
En l’occurrence, la désignation d’un chef d’État ou de Gouvernement
à la tête de l’administration permet à l’État d’exister et de se maintenir28.

1 – L’État de police ou la suprématie du pouvoir exécutif dans l’État


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Eu égard à la mission de maintien de l’ordre qui est conférée à l’État


dans l’organisation sociale, celui-ci s’est organisé administrativement
comme un État de police. Selon la définition proposée par Carré de Mal-
berg, « l’État de police est celui dans lequel l’autorité administrative
peut, d’une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou
moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge
utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux cir-
constances et d’atteindre à chaque moment les fins qu’elle se propose : ce
régime de police est fondé sur l’idée que la fin suffit à justifier les
moyens »29. Les régimes constitutionnels qui organisent une confusion
des pouvoirs au profit de l’exécutif sont de différents types : on trouve
les monarchies absolues, les empires ainsi que les dictatures. Dans cha-
cun de ces régimes, le chef de l’exécutif revendique une légitimité qui
lui est propre car, comme l’a montré Weber, « toutes les dominations
cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur légitimité »30.
En ce qui concerne la monarchie absolue, le chef tient sa légitimité
de l’Histoire : ce que Weber a nommé la « légitimité historique » fon-
dée sur le respect des coutumes et de la tradition31. Dans le cadre des
dictatures ou de certains empires, le chef tient sa légitimité de son
« charisme » : sa personnalité et sa capacité à réunir le peuple autour de
son projet légitiment ses pouvoirs extraordinaires32. Enfin, le troisième
type de légitimité est la « légitimité légale »33. Elle concerne essentiel-
lement les régimes démocratiques dans lesquels les chefs d’État ou de
Gouvernement accèdent au pouvoir dans le respect des procédures fixées
par la Constitution.
Toutefois, même dans ce type de régime fondé classiquement sur la
séparation des pouvoirs, l’exigence d’efficacité de l’État implique ponc-
tuellement une confusion partielle des pouvoirs au profit de l’exécutif34.
27. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 89.
28. Effectivement, « toute domination sur un grand nombre d’individus requiert norma-
lement (pas toujours cependant) un état-major d’individus », M. Weber, Économie et société,
op. cit., p. 285.
29. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920,
tome 1, p. 488.
30. M. Weber, Économie et société, Pocket, Agora, 1995, p. 286.
31. Voir M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 301 à 303.
32. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 320 à 325.
33. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 294.
34. C. Schmitt, La dictature, éd. du Seuil, 2000, p. 26 et s.
246 Christophe de Aranjo

C’est le cas lors des circonstances exceptionnelles35 : si l’État ou la nation sont

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en danger, les contre-pouvoirs doivent s’effacer partiellement et momen-
tanément, le temps pour le chef de l’exécutif de rétablir l’ordre36.

2 – Les dérives politiques d’un régime gouverné


par le seul pouvoir exécutif
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Pour exercer sa mission de maintien de l’ordre, le chef de l’exécutif


doit disposer de qualités humaines tout à fait particulières que de nom-
breux auteurs ont exaltées : il doit être fort – comme un lion – et malin
– comme le renard – pour se maintenir au pouvoir et stabiliser l’État37.
Il doit être légitime et charismatique38 pour diriger l’administration et la
société civile en rencontrant un minimum de contestations. Enfin, il
doit être porteur d’une politique de distinction de l’ « ami » et de
l’ « ennemi » afin de garantir au mieux l’ordre contre les agressions inté-
rieures et extérieures39. La catégorie de personnes capables d’exercer le
pouvoir exécutif est donc restreinte, eu égard aux qualités exigées pour
ce poste. Cependant, une dernière qualité a été mise en lumière par
Aristote, qui est quasiment impossible à trouver chez les hommes : la
prudence40.
En pratique, les pouvoirs qu’exercent les chefs d’État ou de gouver-
nement sont tels que les abus sont inévitables. Le chef de l’exécutif, qui
impose la puissance de l’État pour garantir l’ordre et la sécurité, détient
le monopole de la violence physique légitime41. Il l’exerce contre les
individus qui se trouvent en position de soumission effective (l’individu-
sujet de l’État)42. Or, ceux qui possèdent un tel pouvoir sont appelés par
une loi naturelle à abuser de cette prérogative car, comme l’a montré
Montesquieu, « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du
pouvoir est porté à en abuser. Il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites »43.
En pratique, c’est bien au sein des régimes de confusion des pouvoirs que
les abus de l’exécutif sont les plus graves, en particulier à l’encontre des
libertés individuelles.
Pour mettre un terme à ces abus, « il faut que, par la disposition des
choses, le pouvoir arrête le pouvoir »44. Seuls des contre-pouvoirs effec-

35. G. Agamben, État d’exception, Homo Sacer, éd. du Seuil, 2003, p. 47 et s.


36. F. Saint-Bonnet, L’état d’exception, PUF, Léviathan, 2001, p. 25 et s.
37. J.- J. Chevallier, Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours, chap. 1 : le
« Prince » de Machiavel, Armand Colin, 1970, p. 24 et s.
38. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 285 et s.
39. C. Schmitt, La notion de Politique, Champs-Flammarion, 1992, p. 63 et s.
40. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, 3e éd., PUF, 1986, p. 41 et s.
41. M. Weber, Économie et société, Pocket, Agora, 1995, p. 99.
42. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, Léviathan, 1994, p. 73 et s.
43. Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre XI, chap. IV.
44. Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre XI, chap. IV.
Le droit constitutionnel moderne 247

tifs permettront d’atténuer l’arbitraire caractéristique de ces régimes.

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Parallèlement, ils permettront aux individus de retrouver une sécurité
juridique et donc, une certaine liberté politique45. Le problème est de
déterminer quels contre-pouvoirs mettre en place au sein de l’État :
quelle loi opposer sociologiquement à la loi du plus fort ? Quel organe
politique opposer au pouvoir exécutif ?
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C’est la réponse que va apporter Rousseau dans son œuvre : Du


Contrat social.

II – PAR LA PUISSANCE LÉGISLATIVE, LE GÉNÉRAL (LES INDIVIDUS-


CITOYENS) STATUE SUR LE GÉNÉRAL (L’ÉTAT)

Toutes les Constitutions des États démocratiques prévoient un pou-


voir législatif dont les organes répondent à un principe structurant com-
mun46 : des élections sont organisées pour former des chambres de repré-
sentants. Ces représentants sont élus pour un mandat déterminé et ont
pour mission de voter les lois. Comme la puissance législative consiste à
produire et à abroger des normes générales et impersonnelles qui ont
vocation à s’imposer à tous, il est apparu normal que la loi soit l’expres-
sion de la volonté générale. Comme le faisait remarquer Rousseau,
« quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui
même (…). Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la
volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi »47.
La loi, dans les États démocratiques, est de manière exceptionnelle
l’expression directe de la volonté des citoyens : ces derniers détiennent le
pouvoir constituant originaire48 et peuvent voter des lois référendaires.
Mais en pratique, la loi est de manière quasi exclusive l’expression de la
volonté des représentants du peuple (lois parlementaires). Dans tous les
cas, comme aucune loi ne saurait faire l’unanimité, la loi démocratique
n’est en fait, que la loi du plus grand nombre. On essaiera de comprendre à
quelle logique sociale répond la théorie de la démocratie (A) avant de
mettre en lumière ses implications institutionnelles dans le cadre de
l’État légal (B).

45. Sur la conception de la liberté politique chez Montesquieu, voir De l’Esprit des lois,
Livre XI, chap. VI et Livre XII, chap. I.
46. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 191 et s.
47. J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre II, chap. VI.
48. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, Léviathan, 1994, p. 199 et s.
248 Christophe de Aranjo

A – INTÉRÊT « GÉNÉRAL » ET VOLONTÉ « GÉNÉRALE »

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DANS LE CONTRAT SOCIAL DE ROUSSEAU ET DE TOCQUEVILLE

1 – Rousseau, contrairement à Hobbes qui décrit l’état de nature


comme un état social dépourvu d’État politique, considère que dans
l’état de nature, l’homme vit seul et isolé, sans relations sociales49. Il y
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est heureux et n’a besoin que de peu de choses pour vivre50. Toutefois, à
la rencontre des premiers hommes, l’état social se forme et avec lui appa-
raissent le jeu des regards et de la comparaison, les notions de propriété
et d’inégalité51. Des chefs s’affirment alors au nom de la loi du plus fort
et à ce titre, font régner la terreur sur l’ensemble de la population. Les
individus perdent ainsi la liberté, l’égalité et la tranquillité qu’ils
connaissaient dans l’état de nature.
Pour lutter contre cette évolution politique des sociétés humaines52,
Rousseau propose un nouveau contrat social par lequel l’homme
retrouve, dans l’état civil, une nouvelle forme de liberté. Il débute son
œuvre, « Du contrat social », en critiquant la loi du plus fort, estimant
qu’elle est source d’injustice même si elle est exercée par l’État. Le chef
qui gouverne selon la loi du plus fort n’est pas légitime53. Il finit tou-
jours par servir ses intérêts personnels au détriment de l’intérêt général54.
Il faut donc qu’il soit guidé dans ses actions par des lois que l’ensemble
des citoyens ont voulues55.
Si la loi est l’expression de la volonté générale, celui qui subit la loi
est alors celui qui la vote : le peuple se retrouve à la fois sujet dans l’État,
et souverain de l’État. Dans ce système, chaque individu est considéré
comme un citoyen56 et à ce titre, possède des droits politiques qui lui
permettent de retrouver une nouvelle forme de liberté.
Pour autant, le pouvoir exécutif n’a pas vocation à disparaître. Rous-
seau reconnaît l’utilité de cette institution. Mais il ne revient pas au chef
de l’exécutif de définir la loi car dans ce cas, c’est une volonté « particu-
lière » qui définit l’intérêt « général ». Or, il faut que ce soit le « géné-
ral » qui statue sur le « général » car le peuple est le mieux placé pour
savoir ce qui est bon pour lui57.
49. Voir J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Flammarion, 1991 et Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard, 1969.
50. J.- J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, pre-
mière partie, Gallimard, 1969, p. 65.
51. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
seconde partie, op. cit., p. 101.
52. J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. VI, Flammarion, 1992, p. 38.
53. J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. III, op. cit., p. 32.
54. Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, Paris, 1967, V, 10, p. 248.
55. J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. VI, op. cit., p. 40.
56. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, Léviathan, 1994, p. 201 et s.
57. « Aucune volonté particulière ne saurait légitimement lui faire face, car la volonté
particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté générale à l’égalité » :
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre II, chap. I (op. cit., p. 51).
Le droit constitutionnel moderne 249

L’œuvre de Rousseau a eu un certain écho à une époque où soufflait

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un vent d’égalité qui, venu d’Amérique, envahissait progressivement la
mentalité des peuples européens58. Cette loi d’égalité, qui a eu une
influence considérable dans le domaine politique puisqu’elle a débouché
sur la Révolution française et l’abolition des privilèges, a permis à la
démocratie de se mettre en place. Mais l’engouement pour l’égalité a eu
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par ailleurs une influence considérable dans le domaine économique,


comme l’a montré Tocqueville : il a permis de passer d’un système éco-
nomique agraire à celui de l’économie industrielle et commerciale59.
2 – Tocqueville explique cette évolution « en remontant pour un
moment jusqu’à la source des sociétés humaines »60. Lorsque les hommes
sortent des bois et se réunissent pour vivre ensemble, ils s’associent en
vue de trouver les moyens de bien-vivre61. A ce stade, l’organisation
sociale ne vise qu’à satisfaire leurs besoins vitaux avec moins de peine.
Les hommes possèdent des terres qu’ils cultivent pour compléter les
vivres que la chasse procure.
Mais avec la propriété est apparue l’inégalité car certains possèdent
ces terres en abondance, et d’autres non. Or, « c’est à cet âge des sociétés
qu’il faut placer l’origine de presque toutes les aristocraties »62 : une
minorité d’hommes qui se distingue par la force et possède les terres, vit
dans le confort alors que la majorité, qui ne possède pas la terre mais la
travaille, vit difficilement. Le Gouvernement se concentre alors naturel-
lement dans les mains de cette aristocratie, qui utilise la loi du plus fort
pour maintenir l’ordre civil et politique comme tel.
Progressivement, à mesure que les générations passent et se mélan-
gent, les choses vont toutefois évoluer : la population qui cultive la terre
sans la posséder veut accéder au confort de vie de ceux qui possèdent les
terres63. Les prétendants à la propriété et au mieux-vivre se font de plus
en plus nombreux. C’est alors qu’apparaissent le commerce et l’industrie
qui sont à cette époque les seuls moyens de s’enrichir pour ceux qui ne
possèdent pas la terre64. En créant des activités nouvelles de type mer-
cantile, en quittant l’agriculture au profit du commerce et de l’industrie,
les hommes ont travaillé inconsciemment à l’enrichissement général de
la société65. Ainsi, le plus grand nombre a pu accéder à certaines
58. A. de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, tome II, Gallimard, 1953, p. 44
et s.
59. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, éd. Allia, 1999.
60. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, op. cit., p. 10.
61. Sur cette notion, voir Thomas d’Aquin, in Aristotelis decem libros Ethicorum expositio,
chap. I, lecture 1, n° 4, cité par L. Lachance, L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin.
Individu et État, Éditions Sirey, Paris, p. 232.
62. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, éd. Allia, 1999, p. 12.
63. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, op. cit., p. 17 et s.
64. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, op. cit., p. 18.
65. A. de Tocqueville, Sur le paupérisme, op. cit., p. 18 et s.
250 Christophe de Aranjo

richesses, ce qui a eu une influence considérable sur leur positionnement

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politique : une grande partie du peuple s’est retrouvée à avoir un intérêt
financier au bon fonctionnement de l’État.
Comme on vient de le voir, la loi d’égalité a permis au plus grand
nombre de prétendre au pouvoir dans le domaine politique (Rousseau),
et d’accéder aux richesses dans le domaine économique (Tocqueville).
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Une révolution politique et sociale a pu avoir lieu, qui allait abolir les
privilèges. Il en a résulté, institutionnellement, l’émergence d’un pou-
voir législatif au sommet de l’État. Son rôle est de représenter le Peuple
et de modifier l’ordre économique et social, afin d’en faire profiter le
plus grand nombre.

B – LA REPRÉSENTATION DES CITOYENS (LE MULTIPLE)


PAR LE PARLEMENT (LE UN) DANS L’ÉTAT LÉGAL

Dans les États de grande taille, les procédés de démocratie directe


sont difficiles à mettre en œuvre pour diverses raisons66. L’État démocra-
tique a donc du se résoudre à mettre en place un système représentatif,
dans lequel un Parlement représente l’ensemble des citoyens pour le vote
des lois. Dans ce type de régime, les Chambres élues sont considérées
comme les représentantes de la volonté générale.

1 – L’État légal ou la suprématie du pouvoir législatif dans l’État


Le système politique dans lequel la loi parlementaire est considérée
comme la norme suprême est l’État légal67. Selon Carré de Malberg, cet
État « se rattache à une conception politique ayant trait à l’organisation
fondamentale des pouvoirs, conception suivant laquelle l’autorité adminis-
trative doit, dans tous les cas et dans toutes les matières, être subordonnée
à l’organe législatif »68. En France, sous les IIIe et IVe Républiques, il
n’est reconnu au pouvoir exécutif aucune matière lui appartenant en
propre : « la législation domine complètement l’administration, en ce
sens que cette dernière fonction ne peut, par définition même, s’exercer
que pour l’exécution des lois et en vertu d’un pouvoir légal »69.
66. D’une part, en raison des difficultés pratiques à réunir tous les citoyens pour le vote
de chacune des lois, mais aussi et surtout, en raison de l’incompétence technique de la
grande majorité d’entre eux dans des domaines aussi variés et complexes que le droit fiscal,
les régulations économiques, les normes environnementales, etc. Depuis le début du XXe siè-
cle, l’interventionnisme étatique dans les domaines économiques et sociaux a eu pour effet
d’augmenter le nombre de lois, les rendant toujours plus complexes. A.-S. Mescheriakoff,
Droit des services publics, PUF, 1997, p. 29 et s.
67. Carré de Malberg décrit ce système et ses fondements dans La loi expression de la volonté
générale, Economica, 1984, p. 104 notamment.
68. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, tome I, éd. CNRS, 1985,
p. 490.
69. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 496.
Le droit constitutionnel moderne 251

En pratique, pour soumettre les organes exécutifs au respect du pou-

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voir législatif, les États modernes ont mis en place deux moyens com-
plémentaires : le contrôle juridictionnel du principe de légalité des actes
administratifs (ce rôle incombe à la justice administrative) et la respon-
sabilité politique du Gouvernement devant le peuple ou ses représentants.
Dans la théorie du droit constitutionnel, la responsabilité politique
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du Gouvernement devant le Parlement a donné naissance aux régimes


parlementaires dans lesquels la séparation souple des pouvoirs permet, en
théorie du moins, un contrôle efficace du Parlement sur les actions du
Gouvernement. L’Angleterre a vu naître ce régime en son sein. On le
retrouve aujourd’hui dans toute l’Europe70.
Lorsqu’au sein d’un régime démocratique, le Gouvernement n’est pas
responsable devant le Parlement, il l’est devant les électeurs à la fin de
son mandat. C’est le cas du régime présidentiel qui se caractérise par une
séparation stricte des pouvoirs71. On retrouve ce type de régime aux États-
Unis d’Amérique depuis la Constitution de 1787.

2 – Les dérives politiques d’un régime gouverné


par les seuls pouvoirs législatif et exécutif
a) L’État démocratique n’est pas un État dans lequel la loi fait l’una-
nimité des points de vue. Pour diverses raisons, la loi démocratique n’est
que la loi du plus grand nombre72. Elle implique une soumission des mino-
rités qui, sur certains points, peuvent être en désaccord avec la volonté
générale73. Cette soumission est aggravée par l’absence de représentation
des minorités au sein des chambres élues74. Cette absence a des consé-
quences effectives : en particulier, les discriminations sociales ne sont pas
ou très peu tempérées par des réformes politiques75.
70. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 207 et s.
71. M. Troper, F. Hamon, G. Burdeau, Droit constitutionnel, LGDJ, 27e éd., 2001, p. 234 et s.
72. L’idée que le peuple tout entier s’accorde sur le contenu des lois pour définir unani-
mement ce que doit être l’intérêt général est impensable dans les États modernes qui sont des
États de très grandes tailles, composés d’individus qui ont des intérêts très différents. C’est
seulement dans les Cités de petites tailles que les gens se connaissent bien et ont des intérêts
communs. Dans ce cadre, les mœurs sont douces et le nombre des lois peu élevé. Le contrôle
social exercé sur les individus est très fort. Ce type de société n’a besoin que de peu de lois,
qui font souvent l’unanimité (voir J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’in-
égalité parmi les hommes, Dédicace, Gallimard, 1969, p. 42 et suivantes). Les États modernes
sont des États de très grande taille. En aucun cas, la loi ne saurait être l’expression de points
de vue unanimes. C’est la raison pour laquelle la loi démocratique n’est que la loi du plus
grand nombre. M.-J. Redor, De l’État légal à l’État de droit, Economica, 1992, p. 107 et s.
73. J. Barthélémy, Notes parlementaires, RDP 1907, p. 92 et s. ; M. Deslandres, La crise de
la science politique, RDP, 1901, p. 402 et s. : « la loi du nombre, qui est le signe de la force
est une règle absolue : contre la majorité il n’y a pas de droit ».
74. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 240 et s.
75. Dans ce sens, voir N. Saripolos, La démocratie et l’élection proportionnelle, thèse, Paris,
Rousseau, 1899, p. 288 et s. : « l’omnipotence de la majorité est presque un dogme dans la
démocratie moderne depuis le Révolution française ; de là, un véritable danger d’oppression
de la minorité ».
252 Christophe de Aranjo

L’indifférence politique envers les minorités peut même aller jusqu’à

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une certaine haine à leur égard. Ainsi, on a vu émerger au sein des
régimes parlementaires des partis ouvertement racistes, « antijuifs »,
« homophobes », etc.76 Ces partis ont pour programme politique notam-
ment de remettre en cause les droits civils et politiques de ces minorités,
allant jusqu’à prôner leur extermination dans des cas extrêmes. Hitler en
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particulier, a accédé au pouvoir par les voies légales du parlementa-


risme77. D’un point de vue politique, la loi du plus grand nombre a donc
eu pour effet d’enfermer les minorités dans une logique de soumission à
l’encontre des lois que la majorité décide seule78.
b) D’un point de vue économique, elle a eu aussi des conséquences
fâcheuses à l’encontre de certains groupes sociaux. On a vu précédem-
ment que, grâce à la logique économique du commerce et de l’industrie,
le plus grand nombre a pu accéder à un minimum de richesses. Mais en
contre-partie, une branche de la population s’est retrouvée dans une
misère absolue car elle ne possédait rien79. Au fond, la classe industrielle
a fourni des « jouissances au plus grand nombre »80 mais elle a laissé sur
le chemin de l’infortune une partie de la population qui s’est retrouvée
dans le paupérisme.
Cette nouvelle forme de misère, qui touche une minorité sociale, est
propre aux sociétés industrielles et commerciales. Dès lors, on peut dire
que l’État légal, par son interventionnisme, est parvenu à modifier
l’ordre économique et social pour l’adapter au bien-être et au mieux-
vivre du plus grand nombre, mais il a parfois négligé voire délaissé les
droits économiques et sociaux des minorités les plus pauvres81.
c) Enfin, le régime parlementaire a toujours connu des crises poli-
tiques : dérive en régime d’assemblée, crise de la représentation82, tyran-
nie de la majorité, etc.83 Dernièrement, un problème particulier s’est

76. Pour le cas de la France, voir X. Crettiez, I. Sommier, La France rebelle, éd. Michalon,
2002, p. 223 et s.
77. Sur les conditions d’accès au pouvoir d’Hitler, voir J. Droz, République de Weimar et
régime hitlérien, 1918/1949, coll. Histoire contemporaine, Hatier, Paris, 1973, p. 127 et s. ;
C. David, L’Allemagne de Hitler, Que sais-je ?, PUF, n° 624, 1963, p. 24 et s.
78. Voir L. Duguit : « si cette prétendue volonté sociale s’exerce directement, elle se
manifeste par une majorité et une minorité ; la moitié plus un des individus pourront impo-
ser leur volonté aux autres individus, parce qu’ils sont les plus forts, étant les plus nom-
breux », in L’État, le droit objectif et la loi positive, p. 244, cité par M.-J. Redor, De l’État légal
à l’État de droit, Economica, 1992, p. 107.
79. Ce point a été développé par A. Tocqueville, in Sur le paupérisme, éd. Allia, 1999,
p. 20 à 25.
80. A. Tocqueville, Sur le paupérisme, op. cit., p. 21.
81. R. Saleilles, « La représentation proportionnelle », RDP, 1898, p. 400.
82. J. Delpech, « Analyse et compte-rendu du livre de Ch. Benoist, Pour la réforme élec-
torale », RDP, 1908, p. 775.
83. Sur ces thèmes, voir M. -J. Redor, De l’État légal à l’État de droit, Economica, 1992,
p. 87 à 107.
Le droit constitutionnel moderne 253

posé : le déclin de la fonction législative du Parlement84. Cette institu-

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tion ne joue plus pleinement son rôle de contre-pouvoir à l’exécutif.
Malgré la séparation des pouvoirs, le Gouvernement agit assez librement
dans l’élaboration et la mise en œuvre de son programme politique. Plu-
sieurs facteurs y contribuent : le phénomène majoritaire (lié au mode de
scrutin), la discipline de vote des parlementaires (liée à la logique des
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partis de masse), le mécanisme de responsabilité alourdi (par les procé-


dures de rationalisation du parlementarisme) et la personnalisation du
pouvoir (liée en partie aux médias). Il en résulte une démission progres-
sive et criante du Parlement et parallèlement, des abus de pouvoir pos-
sibles de l’exécutif.
Pour diverses raisons, l’Histoire a montré que ponctuellement, la sépa-
ration des pouvoirs législatif et exécutif ne suffisait pas à garantir les
droits et libertés fondamentaux de tous les citoyens. La question s’est
alors posée de savoir comment protéger les minorités et les individus
contre les excès des pouvoirs exécutif et législatif, qui sont les autorités
politiques les plus hautes de l’État. Quel nouvel organe opposer à ces
deux derniers lors de l’élaboration et la mise en œuvre des lois ? C’est la
réponse que va apporter la théorie des droits fondamentaux.

III – PAR LA PUISSANCE JURIDICTIONNELLE, LE PARTICULIER


(L’INDIVIDU-ÊTRE HUMAIN) LIMITE LE GÉNÉRAL (L’ÉTAT)

Toutes les Constitutions des États modernes reconnaissent des droits


à chaque être humain qu’elles détaillent sous la forme d’un corpus de
droits et libertés fondamentaux85. Ces déclarations figurent souvent en
première partie des Constitutions écrites86. On les trouve parfois sous
forme d’amendements à la Constitution87 ou au sein du préambule88.
Les droits qui sont reconnus à chaque individu ont une portée
concrète : un juge indépendant est chargé de garantir leur respect contre
les interventions des pouvoirs publics dans la société civile. C’est l’État
de droit. Ce nouveau rôle accordé au juge a permis l’émergence d’un
véritable pouvoir juridictionnel. Effectivement, tant que les juges civil et
84. B. Chantebout, Droit constitutionnel et science politique, Armand Colin, 16e éd., 1999,
p. 291 et s.
85. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 140 et s.
86. C’est le cas notamment de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, etc. : voir C. Grewe
et H. Oberdorff, Les Constitutions des États de l’Union européenne, La documentation française,
Paris, 1999.
87. C’est le cas de la Constitution des États-Unis d’Amérique de 1787 (voir les amende-
ments 1 à 12 à la Constitution, complétés à l’issue de la guerre civile par les amendements
13, 14 et 15).
88. C’est le cas de la Constitution française de 1958.
254 Christophe de Aranjo

pénal appliquaient les lois aux cas d’espèce soumis devant eux, on consi-

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dérait que ces « autorités » judiciaires n’avaient pas véritablement de
pouvoir. Ainsi, dans « De l’esprit des lois »89, Montesquieu affirmait que
« des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est, en
quelque façon, nulle (…). Les juges de la nation ne sont (…) que la
bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés qui n’en
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peuvent modérer ni la force ni la rigueur ». Mais depuis que des Cours


de droit public ont la faculté d’écarter une loi parlementaire au nom des
droits fondamentaux de l’individu, on peut parler véritablement de
« pouvoir » juridictionnel.
On essaiera de comprendre dans un premier temps quelle est la rai-
son d’être sociale de l’État de droit (A) avant de relever les problèmes liés
à l’émergence d’un pouvoir juridictionnel fort dans un régime démocra-
tique (B).

A – DROITS DE L’ « INDIVIDU » ET PUISSANCE DE L’ « ÉTAT »


DANS LE CONTRAT LIBÉRAL DE LOCKE

1 – Au sein des Lumières, Locke apparaît comme un penseur libéral


au sens où il reconnaît et accepte l’autorité politique, mais il œuvre pour
que son institution n’entraîne pas la perte de liberté des individus. A
cette fin, il part du principe que chaque personne possède des droits
naturels que la société ne saurait remettre en cause. Ces droits sont
« fondamentaux » en ce qu’ils justifient ou fondent l’existence même du
pouvoir politique, qui doit œuvrer constamment pour leur garantie et
leur promotion.
Pour montrer que toute société est née d’individus qui possèdent, du
fait de leur nature même, des droits premiers, Locke décrit l’état de
nature comme « un état dans lequel les hommes se trouvent en tant
qu’homme et non pas en tant que membre d’une société »90. Or, dans un
tel état, ils sont libres et égaux91. Ils ne connaissent aucune forme de
sujétion politique.
Pourtant, l’homme est soumis à des lois : l’état de nature possède des
règles qui lui sont propres et qui s’imposent à tous. Notamment, chacun
est tenu à faire un bon usage de sa liberté pour sa propre conservation92.
Chacun se doit de respecter la liberté et la vie d’autrui, de vivre paisi-
blement et en harmonie avec les autres sans utiliser la violence, etc.93 De
ces devoirs de l’homme dans l’état de nature vont découler des droits

89. Cf. chapitre VI du livre XI.


90. J. Locke, Traité sur le Gouvernement civil, § 14.
91. J. Locke, Traité sur le Gouvernement civil, voir les § 95 et 99.
92. J. Locke, Traité sur le Gouvernement civil, § 6.
93. J. Locke, Traité sur le Gouvernement civil, § 7.
Le droit constitutionnel moderne 255

inaliénables et sacrés dans l’état social. Locke énonce lui même trois

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droits fondamentaux : le droit à la vie, le droit à la liberté, et le droit à
la jouissance de ses biens. Pour l’auteur anglais, ces droits sont d’origine
divine et doivent être découverts à l’aide de la raison94. L’État a la charge
de les garantir et les promouvoir en arbitrant les conflits entre les
hommes et en exerçant, si nécessaire, un droit de punir95. Les organes
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d’État eux-mêmes doivent respecter ces droits : le Parlement ne saurait


priver un homme de ses biens car la propriété est inviolable. Le pouvoir
législatif, que Locke décrit pourtant comme le pouvoir suprême dans
l’État, n’est donc pas absolu. Toute puissance publique est limitée par les
droits de l’individu.

2 – Comme on peut le constater, l’idée de droits fondamentaux que


met en exergue Locke a inspiré les déclarations des droits des États
modernes. Cependant et avec le temps, la liste des droits proposée par
Locke a largement été détaillée. Jusqu’à trois générations de droits exis-
tent à ce jour : les droits civils et politiques, les droits économiques et
sociaux et enfin, les droits environnementaux96.
L’objet des déclarations des droits n’est pas d’empêcher les pouvoirs
exécutif et législatif d’intervenir dans l’ordre social. Ces pouvoirs ont
vocation à agir en vue de servir l’intérêt général et sont légitimes pour le
faire (légitimité légale). Seulement, cette légitimité dans le cadre d’un
État de droit ne leur permet pas de contrevenir à un certain nombre de
règles et principes juridiques fondamentaux. Schématiquement, le bras
droit de l’État représenté par l’exécutif, a vocation à maintenir l’ordre
civil et politique mais il ne saurait franchir certaines limites pour parve-
nir à cette fin. De même, le bras gauche de l’État représenté par le pou-
voir législatif, ne doit modifier l’ordre économique et social que dans le
respect de certains principes.
La justice des droits fondamentaux a été instituée à cet effet : empê-
cher les extrémismes politiques d’arriver à leurs fins97. Un équilibre doit

94. J. Locke, Traité sur le Gouvernement civil, § 6.


95. Voir R. Derathe, Rousseau et la science politique de son temps, Vrin, 1995, p. 117.
96. Cette catégorie de droits, dite de troisième génération, est composée d’un ensemble de
règles et de principes juridiques liés à la défense de l’environnement. C’est ainsi qu’en
France, une Charte de l’environnement a été intégrée au bloc de constitutionnalité par la loi
constitutionnelle du 1er mars 2005. Cette Charte fait partie des valeurs fondamentales que
reconnaît l’État de droit. Elle a été placée dans le préambule de la Constitution aux côtés des
droits de première et de deuxième génération.
97. Pour la violence du bras droit de l’État, voir surtout les programmes politiques de
l’extrême droite qui, pour des raisons sécuritaires, entendent bafouer les droits civils et poli-
tiques de certaines minorités considérées par eux comme des « ennemis » (pour le cas de la
France, voir X. Crettiez, I. Sommier, La France rebelle, éd. Michalon, 2002, p. 223 et s.).
Pour la violence du bras gauche de l’État, voir notamment le programme politique des par-
tis d’extrême gauche qui, pour des raisons de solidarité sociale, veulent mettre un terme à
la propriété privée (pour le cas de la France, voir X. Crettiez, I. Sommier, La France rebelle,
éd. Michalon, 2002, p. 249 et s.).
256 Christophe de Aranjo

être respecté par le pouvoir politique et pour cela, une balance d’intérêts

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est effectuée par le juge entre ce que l’intérêt « général » exige, et ce que
les intérêts « particuliers » ne sauraient souffrir.

B – LA GARANTIE DES DROITS DE L’INDIVIDU (LE UN) CONTRE


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LA VOLONTÉ GÉNÉRALE (LE MULTIPLE) DANS L’ÉTAT DE DROIT

Pour définir et contrôler le respect de cet équilibre entre ce qui est


permis au Politique et ce qui est interdit par le Droit, il faut des
hommes d’un profil particulier : des hommes qui ne sont pas impliqués
dans un groupement politique et donc, qui ne dépendent d’aucun parti
(l’indépendance étant un gage d’impartialité) ; des hommes connus
moralement pour leur modération (gage de probité) ; des hommes qui
maîtrisent les règles et principes généraux du droit pour fonder juridi-
quement leurs décisions (gage de rationalité des décisions rendues)98. Ces
hommes sont bien évidemment les magistrats. Pour cette raison est
apparu au sein des États modernes un troisième pouvoir fort : le pouvoir
juridictionnel. Il s’est matérialisé par la création des Cours de droit
public : juridictions administrative, constitutionnelle et européennes.

1 – L’État de droit ou l’affirmation du pouvoir juridictionnel


dans l’État
Selon Carré de Malberg, l’esprit de l’État de droit veut « que la
Constitution détermine supérieurement et garantisse aux citoyens ceux
des droits individuels qui doivent demeurer au-dessus des atteintes du
législateur. Le régime de l’État de droit est un système de limitation,
non seulement des autorités administratives, mais aussi du Corps Légis-
latif »99. Pour la garantie de ses droits, l’individu dispose d’ « un pouvoir
juridique d’agir devant une autorité juridictionnelle »100. Chacun est
alors en mesure, par l’intermédiaire du juge, d’empêcher un acte juri-
dique de produire ses effets, qu’il s’agisse d’un acte administratif ou
d’une loi parlementaire. Par cette prérogative, l’individu se trouve au
cœur du système politique et constitutionnel des États modernes. C’est
la raison pour laquelle on considère ici que le « particulier » limite le
« général ».
À ce jour, différents régimes constitutionnels organisent de telles
procédures. C’est le cas en premier lieu de la Constitution américaine de
1787 (telle qu’elle a été interprétée par les juges constitutionnels en

98. R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, 1977, Paris, PUF, traduit en 1995, p. 155 et s.
99. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920,
tome 1, p. 492.
100. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., p. 489 et 490.
Le droit constitutionnel moderne 257

1803)101. C’est le cas aussi de la Constitution française de 1958 (telle

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qu’elle a été interprétée par les juges constitutionnels en 1971)102, de la
Loi fondamentale allemande de 1949, etc. Ce qui distingue ces régimes,
c’est la possibilité plus ou moins grande offerte à l’individu d’accéder au
juge des droits de l’homme. Formellement, le système le plus perfor-
mant dans ce domaine est celui de la justice diffuse aux États-Unis103. Il
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permet à chaque citoyen, à l’occasion de tout recours devant une juridic-


tion, de contester la validité d’une loi si elle porte atteinte à ses droits
fondamentaux (n’importe quel juge ayant le pouvoir d’écarter la loi en
cause)104. Ensuite arrive le modèle européen continental105, notamment
celui mis en place par la Loi fondamentale allemande : dans ce système,
l’individu peut contester la validité d’une loi devant le juge si elle porte
atteinte à ses droits fondamentaux106. Toutefois, le juge ne peut écarter
de lui-même la loi. Il doit surseoire à statuer et demander à la Cour
constitutionnelle fédérale de trancher sur ce point107.
Dans ce classement, la France occupe une place particulière en raison
de l’omniprésence du Politique dans la justice constitutionnelle des
droits de l’homme. Effectivement, le droit de saisine du Conseil consti-
tutionnel est réservé en France à la classe politique108, qui ne peut l’exer-
cer qu’avant la promulgation de la loi en cause109.

101. Voir l’arrêt Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803), in R. David, C. Jauffret-Spinosi,
Grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, 9e éd., p. 494.
102. Voir la décision CC, 16 juillet 1971, Liberté d’association, 71-44 DC, Rec. 29, RJC I-
24 ; et F. Luchaire, Le juge constitutionnel en France et aux États-Unis : étude comparée, Paris,
Economica, 2002, p. 7.
103. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 69 et s.
104. La justice constitutionnelle est diffuse lorsque les questions de constitutionnalité
sont des questions relevant de la compétence de n’importe quel juge, à l’occasion de tout
type de litiges. Voir M. Fromont, La justice constitutionnelle dans le monde, Dalloz, 1996, p. 9
et suivantes.
105. C. Grewe, H. Ruiz-Fabri, Droits constitutionnels européens, op. cit., p. 174 et s. ; M. Fro-
mont, La justice constitutionnelle dans le monde, Dalloz, 1996, p. 42 et s.
106. D. Capitant, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, LGDJ, 2001.
107. J.-C. Béguin, Le contrôle de la constitutionnalité des lois en République Fédérale d’Alle-
magne, Economica, 1982.
108. Des projets de recours individuel des particuliers devant le Conseil constitutionnel
sont nés, mais ils n’ont pas abouti à ce jour. Voir D. Maus, « Les forces politiques face à l’ex-
ception », in G. Conac et D. Maus, L’exception d’inconstitutionnalité. Expériences étrangères,
situation française, éd. STH, 1990, Rapport à la première journée d’étude du 1er décem-
bre 1989, p. 91 à 95.
109. Toutefois, il est important de préciser ici que les juges administratifs et civils en
France peuvent écarter une loi parlementaire à l’occasion d’un litige si cette loi contrevient
aux droits fondamentaux de l’individu. Mais ils ne peuvent le faire que sur la base des trai-
tés européens et non sur la base du texte constitutionnel français. Voir les arrêts du Conseil
d’État rendus le 6 novembre 1936, Arrighi, Rec. p. 966 et le 5 mars 1999, Rouquette, req.
n° 194658. Voir aussi B. Chaloyard, L’application du droit constitutionnel par le Conseil d’État,
Tribune de Droit public, 2003/1, VII, n° 13, p. 27.
258 Christophe de Aranjo

2 – Les problèmes politiques liés à l’émergence

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d’un pouvoir juridictionnel fort
a) La recherche d’un équilibre entre ce que le pouvoir politique peut
faire (en vertu des théories de la souveraineté et de la démocratie) et ce
qu’il ne doit pas faire (au nom des droits fondamentaux de l’individu)
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nécessite une très grande sagesse de la part du juge. Ce dernier ne doit


pas entrer trop grossièrement sur le terrain du Politique110. Le devoir de
tempérance du juge est essentiel dans ce domaine. Toutes ses décisions
doivent être justifiées sur la base d’arguments juridiques111 et non sur la
base d’arguments politiques112.
D’un certain point de vue, les juges garants des droits de l’homme
sont des législateurs négatifs113. Leur pouvoir est donc considérable au
sommet de l’État. Or, comme on l’a vu à propos des organes exécutif et
législatif, « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pou-
voir est porté à en abuser »114. Les juges eux-mêmes ne sont pas à l’abri
des abus de pouvoir. La dénonciation de ces abus a donné naissance à
l’expression de Gouvernement des juges115.
Le risque de voir certains juges abuser des pouvoirs qui leurs sont
conférés au sommet de l’État pose un problème de légitimité116 : un juge
qui dicte au Politique ce qu’il doit faire, gouverne à la place des repré-
sentants du peuple. Or, cette situation n’est pas acceptable au sein d’un
régime représentatif car les juges ne sont pas responsables devant les
citoyens des décisions qu’ils prennent.

110. Par le système de la protection juridictionnelle des droits fondamentaux, « le juge


américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique » : A. de Tocqueville, De la
Démocratie en Amérique, Gallimard, 1961, p. 170 et 171. Sur ce thème, voir aussi E. Lambert,
Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, Dalloz, 2005 ;
L. Hamon, Les juges de la loi. Naissance et rôle d’un contre-pouvoir : le Conseil constitutionnel,
Fayard, 1987, p. 97 et suivantes ; E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis,
PUF, 2000, p. 42 et suivantes.
111. Les arguments juridiques « justifient une décision politique en montrant que cette
décision assure le respect ou la garantie d’un droit détenu par un individu ou un groupe » :
R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, op. cit., p. 155.
112. Les arguments dits « de politique » sont l’ensemble des arguments « qui justifient
une décision en montrant que celle-ci fait progresser vers un but collectif que s’est assignée
la société dans son ensemble, ou qu’elle assure la défense de celui-ci » : R. Dworkin, Prendre
les droits au sérieux, op. cit., p. 155.
113. Dans ce sens, voir H. Kelsen, Le contrôle de constitutionnalité des lois ; une étude compa-
rative des Constitutions autrichienne et américaine, in The Journal of Politics, 1942, vol. IV,
p. 183-200 ; M. Troper, Kelsen et le contrôle de constitutionnalité, in C. M. Herrera (dir.), Le
droit, le politique, autour de Max Weber, Hans Kelsen et Carl Schmitt, p. 172 et 173.
114. Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre XI, chap. IV.
115. Voir E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux
États-Unis, Dalloz, 2005.
116. Ainsi aux États-Unis, à plusieurs reprises, les juges de la Cour suprême se sont illus-
trés par leurs audaces, voire leurs excès, dans leurs interprétations du Bill of Rights. Voir
E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, PUF, 2000, p. 42 et suivantes ;
E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, Dal-
loz, 2005.
Le droit constitutionnel moderne 259

Le problème est qu’en pratique, la frontière qui sépare son champ

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d’action de celui du Politique est difficile à cerner en raison des concepts
excessivement flous inscrits dans les déclarations des droits117. Leur pou-
voir d’interprétation est considérable dans ce domaine. Or, cette incerti-
tude dans le contenu même des déclarations des droits constitue un vice
intrinsèque à la théorie des droits fondamentaux : les juges risquent
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d’entrer, parfois malgré eux, sur le terrain réservé par nature au Poli-
tique118 et en contre-partie, les Politiques risquent d’utiliser à tort et à
travers la dénonciation de Gouvernement des juges, chaque fois qu’une déci-
sion rendue leur déplaît.
b) Enfin, on a vu que le rôle du juge est d’empêcher les bras droit et
bras gauche de l’État d’être trop violents. La théorie des droits fonda-
mentaux, qui vise à lutter contre les extrémismes politiques, oblige donc
les partis politiques à écarter de leurs programmes les réformes jugées
trop extrêmes (car attentatoires aux libertés). Un rapprochement des
idées se fait alors naturellement vers le centre. La justice des droits fon-
damentaux aplanit la dialectique politique droite/gauche, obligeant cha-
cun à modérer ses points de vue. Les extrêmes ainsi bannis, les pro-
grammes politiques fusionnent naturellement vers une synthèse, une
pensée unique (ce que l’on nomme communément le social-libéralisme ou
démocratie-libérale)119. Ce phénomène peut être observé dans tous les États
de droit. De nos jours, les divergences idéologiques droite/gauche ne
sont plus si tranchées qu’auparavant120. Il faut y voir là, notamment, un
effet de la théorie des droits fondamentaux121.
La fin de la dialectique classique entre libéralisme et socialisme était-
elle le signe d’un progrès ? Est-ce la fin d’un système et le début d’un
autre ? Dans tous les cas, le vice de cette évolution est d’uniformiser les
117. E. Spitz, « L’acte de juger », RDP, 1995, p. 296 à 298 ; J.-M. Carbasse, « Le droit
pénal dans la Déclaration des droits », Droits, 1988, n° 8, La déclaration de 1789, p. 123 et
suivantes.
118. Dworkin soutient pourtant que cela n’est pas envisageable, car le pouvoir juridic-
tionnel est lié intrinsèquement par certaines contraintes qui pèsent sur lui (Prendre les droits
au sérieux, op. cit., p. 155 et s.). Ces contraintes extérieures au juge sont, d’une part, la
logique institutionnelle du corps professionnel de la magistrature et, d’autre part, le
contexte économique et social (Prendre les droits au sérieux, op. cit., p. 121, et « Controverse
constitutionnelle », Pouvoirs, n° 59, 1991, p. 8). Dworkin soutient « la thèse d’un pouvoir
jurisprudentiel lié » (voir O. Beaud, « Pour une autre lecture de Ronald Dworkin, théori-
cien de la pratique juridique ». A propos de « Prendre les droits au sérieux », in Droits,
n° 25, 1997, p. 138 et 139). Mais ce point de vue est critiquable, à divers égards. Voir
G. Timsit, « Contre la nouvelle vulgate », Le nouveau constitutionnalisme, Hommage à
G. Conac, Economica, 2001, p. 31 et s. ; J. Meunier, Le pouvoir du Conseil constitutionnel, Essai
d’analyse stratégique, Bruylant-LGDJ, 1994, p. 70 et s. ; G. Calvès, L’affirmative action dans la
jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. Le problème de la discrimination positive, LGDJ,
1998, p. 191 ; M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, Paris, 1994, p. 313 et s.
119. P. Bourdieu, Contre-feux, Liber, coll. Raison d’agir, 1998.
120. J.-F. Kahn, La pensée unique, Fayard, 2000.
121. Dans son œuvre Théorie de la justice, John Rawls a conceptualisé cette recherche
d’une synthèse politique nouvelle (Théorie de la justice, éd. Seuil, 1997).
260 Christophe de Aranjo

pensées sur un modèle économique et social empêchant par là-même le

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débat politique de progresser, car on ne progresse dans le débat que par
l’effet dialectique122.

Du point de vue de la séparation horizontale des pouvoirs, les États


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modernes apparaissent comme des États de droit démocratiques et sou-


verains, ou Démocraties libérales. Ces États sont parvenus, sur le papier en
tout cas, à concilier le général (l’État) et le particulier (l’individu) en
unissant au sein d’un même système politique la théorie de la souverai-
neté, les principes démocratiques et les déclarations des droits de
l’homme. D’un point de vue institutionnel, chacune de ces théories a
justifié l’émergence d’un pouvoir d’État fort : exécutif, législatif puis
juridictionnel.
Historiquement, on peut considérer que l’État moderne en France
s’est mis en place suivant trois étapes successives et complémentaires :
l’État de police, l’État légal puis l’État de droit. Chacune de ces étapes a
permis aux différents pouvoirs de s’affirmer. Parallèlement, le statut de
l’individu a évolué : considéré tout d’abord comme un simple sujet
(obéissant à la puissance publique), l’individu a été considéré par la suite
comme un citoyen (participant à l’élection des organes d’État) et comme
une personne humaine (dotée de droits et libertés fondamentaux).
Selon la distinction faite par Carré de Malberg123, on ne passe de
l’État de police à l’État légal que lorsqu’un juge indépendant garantit le
respect des lois parlementaires contre les actes de l’administration.
Ensuite, on ne passe de l’État légal à l’État de droit que lorsqu’un juge
indépendant garantit le respect de la Constitution contre les actes du
législateur. Ainsi, en France, on peut considérer que le passage de l’État
de police à l’État légal s’est fait au cours des années 1870 : il correspond
à l’avènement d’une justice administrative indépendante. Le passage de
l’État légal à l’État de droit s’est fait quant à lui au cours des années
1970, lorsque la loi parlementaire a été soumise juridiquement au res-
pect des droits et libertés inscrits dans la Constitution. Il correspond à
l’avènement de la justice constitutionnelle des droits de l’homme.
Suivant ce même critère, en Allemagne, le passage de l’État de police
à l’État légal s’est fait lui aussi au cours des années 1870124. En revanche,
le passage de l’État légal à l’État de droit s’est fait dès 1949, par le vote
de la Loi fondamentale.

122. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, 1807, trad. française 1939 et 1941, tome I, p. 30
et s.
123. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1920,
tome 1, p. 488 et s.
124. A. Rieg, M. Fromont, Introduction au droit allemand, vol. I : droit public, droit pénal,
Cujas, Paris, 1984.
Le droit constitutionnel moderne 261

Ce critère proposé permet un découpage des grandes étapes constitu-

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tionnelles de formation des États modernes en Europe continentale. Mais
aux États-Unis d’Amérique, la formation de l’État moderne s’est faite de
manière très différente. Les trois étapes étudiées (État de police, État
légal, État de droit) n’ont pas eu lieu. La Constitution américaine a
directement mis en place en 1787 et en 1803125 un système rationalisé
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d’équilibre des pouvoirs exécutif, législatif et juridictionnel. Ainsi, ce


qui a été fait progressivement dans les États d’Europe continentale au
cours des XIXe et XXe siècle avait déjà été rationalisé et mis en place aux
États-Unis en 1803.
Cette différence d’évolution tient évidemment à l’Histoire : alors
qu’en Europe continentale, l’État moderne s’est mis en place de manière
progressive et conflictuelle pour supplanter les structures féodales tra-
ditionnelles, aux États-Unis, il a été mis en place de manière rationnelle
au sein d’une structure politique neuve, alors quasiment dépourvue
d’Histoire.

125. Sur la portée de l’arrêt Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803), voir R. David,
C. Jauffret-Spinosi, Grands systèmes de droit contemporains, Dalloz, 9e éd., p. 494 et s.

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