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journaliste.
Cotonou – Toulouse, avril 2019.
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Paul Aclinou serait un Béninois de la diaspora plus connu en France qu’au
Bénin, son pays natal. Cela est-il avéré ?
I – Qui êtes-vous en vérité ?
Qui suis-je ? Redoutable question, car je suis de la génération de ceux qui croient
qu’il n’y a aucune élégance à parler de soi.
Je vais, donc dire, non pas qui je suis[1], mais parler des laits dont j’ai été nourri.
Le point de départ est donc ce Dahomey devenu depuis le Bénin, sans pour autant
qu’ait changé ce qui en faisait, et qui continue d’en faire, l’essentiel. Je veux dire par
là, que le regard qui est porté sur l’homme n’a pas changé pour autant. Or ce regard,
cette permanence, est issu d’un mode d’existence qui a tenu contre vents et marées,
qui a résisté à tant et tant de siècles… Vous l’avez compris, je parle du mode
d’existence, et non de religion car, cette dernière n’est que la porte d’entrée ; le fait
religieux n’est que la face visible, celle qu’on acquiert par héritage. Alors que la
substance du mode d’existence dans le vodoun ne peut être qu’une conquête... à
faire !
C’est donc là, le premier et le plus important lait dont j’ai été nourri. J’ai la faiblesse
de croire que ce lait -les valeurs humaines du mode d’existence vodoun- est d’une
qualité telle, qu’il autorise à porter le regard ailleurs sans hésiter, sans se renier, avec
fierté… car sans craintes.
Ensuite, je dois ajouter qu’à ma naissance, la France allait jusque chez moi- et je ne
l’y ai pas invitée !- Force était donc de porter aussi le regard sur ce qu’elle pouvait
apporter quant à la dimension de l’homme, la seule chose qui compte en réalité ! Car
la directive, la seule que le premier lait autorise, le mode d’existence vodoun, est
que : c’est la parole[2] qu’il faut suivre et non la personne qui la délivre. De ce
second lait, riche également, le regard fut prolongé vers d’autres horizons…j’allais
dire goulument… sans jamais renier ou seulement mettre en cause le premier lait.
Ce ne sont là que des outils en réalité. Restent les objectifs, ou plus exactement
l’objectif. Ce fut une fin d’après-midi de novembre 1948 ou 49, je ne sais plus ! Au
soir donc du premier jour d’école – oui, de fait, j’ai commencé l’école assez tard, à
sept ans passés !
En rentrant ce premier soir d’école, je passe devant notre voisin, Monsieur Chablis ;
il était assis sur une chaise, devant sa maison, comme tous les soirs, quand le soleil
daigne se mettre à l’abri, comme tous les jours, pour entendre avancer le temps. En
le saluant, il me dit : « Petit Paul (Paulouvi !), tu as commencé l’école ? Alors
travaille bien, et écoute tes maîtres ! Écoute-les bien ! Tu seras licencié ès-
sciences ! »
« Licencié ès-sciences ! », c’était dit dans une langue qui n’était pas la mienne, pas
encore. Certes, je connaissais déjà l’alphabet français, et je savais compter jusqu’à
20 car des frères ainés déterminés, s’étaient acharnés à m’apprendre[3] tout ça en
attendant la rentrée des classes. C’était déjà la transmission, une constante de notre
culture.
Mais de là à savoir ce que signifie être licencié-ès-sciences, j’étais loin d’en avoir la
plus petite idée. Mais l’objectif était enregistré et ne sera jamais oublié. Aller le plus
loin possible, contre vents et marées.
Ce fut fait, à ma manière, sans regarder derrière, sans complaisance ni vanité. Mais
surtout, sans oublier le précepte absolu : « Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie
pas d’où tu viens. » Il n’y a qu’une façon d’assurer cela, ne jamais rompre le lien, ne
jamais perdre le goût du premier lait dont on a été nourri, celui du mode d’existence
vodoun.
Et le reste me direz-vous ? Les autres laits ? Ce fut comme des phares qui jalonnent
le parcours, mais j’étais prévenu. Le premier lait assurait, péremptoire : « là où tu
tombes, là n’est pas ton lit !». Alors je suis allé de phare en phare, en jetant un regard
ici, un coup d’œil là, et derrière telle ou telle porte ; j’ai admiré ! J’ai salué, et
toujours, je me suis souvenu du propos du vieux : « Dieu t’a donné une tête, et il ne
t’a pas interdit de l’utiliser. Alors, ne laisse personne te l’interdire ! »
Ce n’est pas tout, car un jour où je lui demandais de m’expliquer cette histoire de
paradis et surtout d’enfer – je parlais du christianisme que je commençais à
découvrir, j’avais neuf ou dix ans – mon Vieux me regarda un instant après que je
lui fis ma demande ; puis il dit : « Écoute-moi, tu crois que tu peux faire une bêtise
suffisamment grosse pour que je te jette au feu ? » Je fis « non » de la tête sans cesser
de le regarder.
Ce fut un sevrage, un sevrage psychologique, psychique, moral et spirituel même !
un sevrage sans lequel un individu ne peut jamais être lui-même. Être soi, sans
oublier que nous n’avons qu’un bien : l’Homme. C’est pourquoi le premier lait
enseignait aussi qu’«il faut aimer les hommes, sans oublier que c’est l’Homme ».
Un lait donc : le mode d’existence du vodoun, et des phares admirés, dont on peut
s’éclairer sans jamais oublier de poursuivre sa route.
On en arrive à percevoir que tout ce que l’Homme a fait nous appartient. Tout ce que
l’Homme a fait m’appartient ; tout, en bien comme en mal, où et quand ce fut fait ;
j’en suis pleinement propriétaire, mais sans jamais oublier de saluer celui ou ceux
qui l’ont fait ; sans oublier de me sentir responsable aussi quand les hommes ont
oublié ce qu’est l’Homme.
C’est en cela qu’il est incongru selon moi, qu’un homme puisse être considéré
comme étranger où que ce soit sur cette terre !
C’est en cela que je ne me vois pas comme relevant d’une quelconque diaspora. Je
suis ici, j’ai l’obligation de respecter les lois d’ici. Je suis là, j’ai de même l’obligation
de respecter celles qui ont cours là.
Ainsi, si tout ce que l’Homme a fait m’appartient, j’ai le devoir d’inviter l’homme à
connaître ce que mon mode d’existence propose. Nous en arrivons à votre second
point.
II – Vous êtes l’auteur d’une importante bibliographie évocatrice du vodoun.
L’incursion du chimiste dans le vodoun ne tiendrait-elle pas d’un paradoxe ?
Incursion du chimiste, dites-vous ? C’est celui qu’il y a derrière le chimiste qui lance
une invitation ; une invitation à découvrir un mode d’existence, celui du vodoun.
Mode d’existence dont il est question tout au long des écrits auxquels vous faites
allusion ; c’est lui qui voudrait inviter à découvrir, à comprendre et à partager.
Mais c’est une invitation sans mode d’emploi, car il faut que ce soit une conquête. Si
paradoxe il y a, ce n’est peut-être qu’une apparence, car le vodoun, mode d’existence,
est d’abord de l’ordre du conceptuel, il est de l’ordre de la pédagogie. Voilà pourquoi
je voudrais insister sur le fait que le noyau de mon propos porte sur le mode
d’existence, et non sur le fait religieux.
Paradoxe en apparence car ce qui aurait pu relever de la chimie, quelle qu’en soit la
spécialisation, n’entre pas directement, dans le vodoun, dans le mode d’existence. Ce
qui aurait pu relever de la chimie est l’usage que le vodoun, fait religieux, fait des
plantes essentiellement. Le travail de Pierre Fatumbi Verger[4] est remarquable sur
ce plan.
En tant que chimiste, mon travail sur les plantes portait sur la recherche de substances
biologiquement actives dans les végétaux. Il s’agissait donc d’accéder aux principes
actifs après une étape d’ethno pharmacognosie, suivie de l’identification botanique
des plantes – travail du botaniste, que je ne suis pas. Ce fut donc une recherche
collective conduite pour l’essentiel en Afrique, et plus précisément en Algérie
pendant huit ans.
Du point de vue structurel, le rapport avec le vodoun, fait religieux, est ténu.
La question devient alors : Dans ce rapport au vodoun, qu’y a-t-il derrière le chimiste
Paul Aclinou ? Et je répondrai : une méthodologie, qui s’applique ici, dans les
sciences exactes, et là, dans le vodoun, mode d’existence. Et en cela, il n’y a plus
aucun paradoxe !
III – La chimie et le vodoun s’accommoderaient-ils l’une de l’autre, et vice
versa ?
Vos publications laissent pourtant croire à une telle accommodation. Qu’en
pensez-vous ?
Il n’y a certes pas de paradoxe comme nous venons de le voir, mais ce n’est pas la
chimie comme discipline d’étude qu’il nous faut considérer, dès lors que nous nous
en tenons au mode d’existence et non au fait religieux.
Par contre, la méthodologie avec laquelle je propose d’examiner le mode d’existence
est en tous points identique à celle qui prévaut dans les sciences exactes. En d’autres
termes, il ne faut pas se départir de l’idée que seuls les faits font les sciences.
Le propre même de l’esprit scientifique véritable est que : ce sont les faits qui font la
science, pas les opinions ni les ressentis ; les faits, c’est-à-dire tout ce qui peut se passer,
une fois établi, de l’homme et de ses opinions, comme tuteurs.
Cette structure de pensée, la mimésis sociétale, suit les évolutions de la société et celles de
son parcours, selon les objets mentaux que sont les croyances, les mythes, les espoirs et les
craintes, les tensions… toutes choses que les hommes utilisent comme tuteurs de leur
existence et de leurs actions, et qui forment le socle des modes d’existence dont ils relèvent.
Cela est d’autant plus fortement prenant que l’individu n’est pas sevré. (Extrait de :
Aclinou, P. Comprendre le vodoun en huit jours ; jour deux ; à venir…)
La mimésis sociétale est la sève des sociétés, elle est le sang de l’histoire ; sève et sang, qui
irriguent et font croître les sociétés et leurs mondes. Elle est donc la colonne vertébrale qui
fonde l’homme en mouvement.
Face à ce magistère, nous avons le magistère de la raison. Ici, il faut bannir toute
croyance de l’ordre du religieux ; le déploiement requiert le bon sens, la raison ; il
doit s’arrêter systématiquement devant toute anomalie dans le récit des mythes,
comme il doit s’arrêter tout aussi systématiquement devant toute incongruité et
devant toute contradiction, car ce sont elles qui forment le point pivot, le point
cardinal que j’appelle symbole.
Voici deux exemples.
Le premier exemple nous est donné par le mythe fondateur du dieu
Hêbiesso[16] que nous avons examiné ci-dessus, le symbole ici est l’incongruité que
nous avons relevée.
Le second exemple que je vous propose est celui du mythe du dieu
Osanyi[17], dieu de la médecine. Dans cet exemple, le symbole est l’aspect du
dieu, ses handicaps et les raisons de ceux-ci.
Parfois, le symbole peut être absent de la structure du mythe ; dans ces cas-là, l’appel
à la mimésis sociétale permet aux concepteurs de positionner les deux branches.
Ainsi :
Le couple Mawu-Lissa. Fondé sur la mimésis sociétale, il figure le fait
religieux.
En face, il y a :
Mawu. Concept d’Être Suprême unique dont le déploiement l’insère dans la
pédagogie.
Le premier, le couple Mawu-Lissa, fait l’objet d’un culte dans le vodoun ; alors que
le second, Mawu n’est l’objet d’aucun culte ; caractéristique soulignée, en le
déplorant, par tous les auteurs ; là aussi, il faut comprendre !
De même, deux mythes qui nous disent comment Lêgba est devenu première
divinité, maitre de la création, par décision du Tout-Puissant, Mawu.
Le voyage[18] des dieux. C’est le magistère de la raison qui déploie la
pédagogie.
La variante au chien[19]. C’est le magistère de la foi, à travers la mimésis
sociétale.
En résumé, le triptyque est l’outil de choix, car il a permis aux concepteurs de :
– Respecter la nature ritualiste de l’homme, avec le fait religieux qui sert de
porte d’entrée à toute pédagogie.
– D’y enchâsser un enseignement universel, qui s’adresse à l’homme, à tout
homme.
– De protéger cet enseignement, jusqu’à ce que l’homme soit en mesure d’y
accéder.
L’extraordinaire, c’est que chaque branche fonctionne indépendamment de l’autre,
sans interférences, sans conflits ; chacune assumant pleinement son rôle.
On peut saluer le génie de ceux qui ont conçu et mis en œuvre ce système.
VI – Le vodoun serait-il alors un art, une religion, une science, une philosophie ?
Qu’est-il alors ? Que serait-il donc ?
Le vodoun serait-il un art ?
C’est sans doute par ce biais, l’art, que le regard du monde s’attarda sur le monde du
vodoun, et cela, dès l’ère des « cabinets de curiosités ». C’est cet aspect qui est le
plus prisé encore aujourd’hui. C’est heureux ; mais l’essentiel est ailleurs.
De fait, dès la rencontre avec l’Occident, l’aspect art a toujours été présent. En effet,
les collectionneurs avaient commencé par récupérer des objets, essentiellement des
fétiches et des masques que nous jetions, parce que la croyance voulait qu’ils
n’étaient plus opérationnels ; ces objets n’étaient plus « efficaces » dans les fonctions
religieuses qui leur étaient assignées ; alors, ils étaient mis au rebut !
Ce fut le bonheur des collectionneurs, avec sans doute, un sentiment de mépris pour
ces fabrications des « sauvages »[20]. Il convient donc d’être conscient que ceux qui
les récupéraient ne le faisaient pas pour les fonctions religieuses de ces fétiches et de
ces masques. Ce n’est donc qu’au second degré que nous pouvons parler du vodoun,
fait religieux, comme d’un art.
Remarquons qu’aujourd’hui, plus rien n’est jeté, puisqu’il y a un marché, une mode !
Mieux, beaucoup de fétiches sont fabriqués pour ce marché dont la demande ne cesse
de croître,[21]sans qu’il y ait un rapport effectif avec la religion ; c’est donc une
instrumentalisation du fait religieux dans un monde réifié.
Ainsi, comme tout système ritualiste, le vodoun, fait religieux, génère des objets de
cultes dont on peut admirer la facture ; objets avec lesquels l’homme peut se trouver
en harmonie intellectuelle, sentimentale ou spirituelle, sans qu’une connotation
religieuse soit requise ; de l’art donc !
Ne sommes-nous pas dans une civilisation du visuel ? Nous, c’est-à-dire la planète
entière !
Voilà donc pour l’art. Toutefois, une discussion exhaustive sur le sujet devrait porter
sur l’art dans le monde Noir africain et les différentes étapes du regard de l’homme
occidental sur cet art.
Quant à la religion et la philosophie…
Commençons par noter que toute religion génère un mode d’existence ; toutes, sans
exception ! Or, il n’y a pas de mode d’existence sans philosophie. C’est précisément
cela qui permet au mode d’existence de se séparer du fait religieux d’origine dans sa
pratique, si la question se pose.
L’exemple le plus spectaculaire de nos jours, selon moi, est celui de la religion
chrétienne. Elle a généré un mode d’existence qui est celui des européens et
apparentés. Or, depuis quelques décennies, plus de 70 % des européens me dit-on,
ont cessé d’être chrétiens, religieusement parlant. Seulement voilà, ils demeurent
dans le mode d’existence chrétien et le défendent, tout en étant athées, si le cœur leur
en dit ! De fait, mettons d’un coté les valeurs dites chrétiennes, et en face, celles des
tenants du « tous, hors du christianisme ! » valeurs qui sont, en gros, celles de la
laïcité, entendue comme mode d’existence ; eh bien, je ne pense pas qu’on verrait
une grande différence !
C’est une manière de génie (involontaire ?) du christianisme qui a réussi à faire
inscrire ces valeurs dans un ensemble qui, même en lui échappant, demeure son plus
vigoureux défenseur ! Mieux, il y a même une version laïque du légendaire « hors
de l’Église, point de salut[22] » ; cette version se dit : « Le droit des Nations ! »
entendu comme supérieur, et opposable à ceux de la personne humaine et de
l’individu !
Ainsi, le vodoun est une religion qui comme telle, a généré un mode d’existence ;
celui-ci comporte donc une philosophie. Toutefois, pour accéder pleinement à cette
dernière, il faut déployer le mode d’existence, qui par construction, s’insère dans le
triptyque ; c’est par lui, le triptyque, qu’il faut passer me semble-t-il, pour accéder à
cette philosophie. Or, ici, on ne peut pas en hériter, mais il faut le conquérir… je le
répète.
VII – Quel regard porte l’occident sur le vodoun, selon vous ?
Le vodoun et l’Occident ?
Ici, il ne peut être question, bien entendu, que du vodoun, fait religieux. Le regard de
l’Occident est assez complexe, mais relève globalement de la vision du christianisme
sur tout ce qui n’est pas chrétien. Cependant, on note une certaine évolution dans la
perception que certains européens -ils sont encore une minorité- avaient du vodoun,
comme religion.
Le premier correctif porte sur l’origine du vodoun[23] que bien des occidentaux
situaient à Haïti ; c’est encore le cas aujourd’hui pour la grande masse, en France
notamment. Cela se comprend, car Haïti a été une possession française, une colonie.
L’indépendance de l’île en 1804 fut le fruit d’une révolte initiée, selon certains, par
ce qu’il est convenu d’appeler « La cérémonie du bois caïman » en août 1791, un
rassemblement nocturne pendant lequel auraient eu lieu des rituels vodoun qui
donnaient le départ de la révolte.
Toussaint Louverture qui est donné pour l’artisan de l’indépendance[24] de Haïti,
était descendant d’un esclave originaire d’Allada ville du Benin actuel.
On comprend que ces évènements, même lointains puissent laisser des traces dans
les mentalités. Ensuite, la vision du christianisme fera le reste pour imprimer une
perception négative du vodoun.
Toutefois, les choses évoluent ; pour l’instant, seule une minorité s’ouvre au contenu
du vodoun, et d’abord, sous l’angle artistique, -avec les fétiches et les masques
notamment- et cela, par la démarche de quelques artistes d’abord, qui n’avaient pas
hésité à nourrir leur inspiration de ces objets qu’ils découvraient. Ensuite, pour
quelques personnes, l’intérêt vient du fait que Mawu, perçu comme concept d’Être
Suprême unique, donne au vodoun le statut de religion monothéiste ; mais je le redis,
cela ne concerne qu’une très petite minorité, celle-là même qui se risque à chercher
à pénétrer « l’ésotérisme » du vodoun, fait religieux.
En résumé, globalement, le vodoun reste encore un « territoire » à découvrir ; cela
avance depuis quelques décennies avec l’instauration de la « journée du vodoun » le
10 janvier au Bénin. La curiosité et le tourisme font le reste à côté de l’art. Il demeure
majoritairement cependant, le sentiment que c’est une religion « animiste« . C’est
donc d’abord, une question d’information ; je parle du vodoun comme religion ;
quant au vodoun mode d’existence, avec ses valeurs universelles, nous sommes
encore loin de les voir reconnues… à commencer par nous-mêmes !
VIII – Votre conférence sur le vodoun à l’Université Populaire du Grand
Toulouse (UPGT), aura marqué les esprits. Pourrait-on en savoir plus
amplement ?
Cette conférence aura donc édifié plus d’un, à votre avis !
Les conférences à l’Université Populaire du Grand Toulouse (UPGT) -il y en eut
huit, une par mois d’octobre à mai- se placent dans le prolongement de votre question
précédente. En effet, à la parution de mon ouvrage, le vodoun, leçons de choses,
leçons de vie. Le continuum de potentialités, une lectrice me demanda d’apporter
quelques éclairages supplémentaires afin de permettre à tous ceux qui le souhaitaient,
de pénétrer davantage le contenu du vodoun, mode d’existence ; qui est le véritable
propos de l’ouvrage.
Les responsables de l’UPGT -je les en remercie- ont bien voulu inclure cette série de
conférences dans leur programmation. Contrairement à d’autres conférences que j’ai
eu à donner, au musée africain de Lyon, (conférence où fut présenté pour la première
fois le triptyque) ou bien au musée des arts sacrés de Saint Nicolas de Véroce ;
conférence que j’ai consacrée aux fétiches, à la suite d’une exposition de fétiches
dans un musée d’art sacré chrétien ! (Je salue l’audace de la conservatrice du musée,
qui a osé présenter des fétiches vodoun aux côtés des reliquaires[25] chrétiens !) …
la programmation de l’UPGT a l’avantage de proposer, si le conférencier le désire,
une série sur un thème donné ; j’ai donc pu décliner le sujet « le vodoun : un autre
regard » en huit entretiens[26].
Ainsi, il me fut possible d’insister sur les fondamentaux, tout en déployant les
enseignements qui sont incrustés dans les mythes du vodoun.
Quant au public, j’ai été en face d’un auditoire dont nous venons de voir les
caractéristiques. Il m’a été cependant heureux d’y déceler de la curiosité, et de
l’étonnement parfois : en particulier quand il fut question de l’art divinatoire selon
Fa et l’inscription de ce dernier par l’UNESCO au patrimoine immatériel de
l’humanité. L’étonnement a disparu quand on a fait le parallèle avec d’autres valeurs
immatérielles reconnues et inscrites, comme l’ »art de la table français« . Chacun a
pu comprendre dès lors que ce ne sont donc pas les pierres et les paysages qui sont
les seuls trésors de l’homme.
Il n’y avait pas que curiosité et étonnement lors de ces séances, il y avait ceux qui
venaient pour les fétiches et pour … les transes !
Pour l’essentiel, c’est le questionnement qui doit être suscité ; essentiel, car c’est
aussi une porte d’entrée dans le vodoun mode d’existence.
IX – Quelle est la place du Fa dans vos travaux ?
La place de Fa dans mes réflexions ? Sans hésiter : centrale !
Cela est d’autant plus vrai que Fa occupe une place centrale également dans le
vodoun, que ce soit le fait religieux ou bien que ce soit le mode d’existence, qui a
toute mon attention.
Cette place est centrale, car aucun acte cultuel ne peut se passer de Fa. Il n’est pas
question seulement de la divination, mais de chaque instant où le rituel est mis en
œuvre, quel que soit l’objet des préoccupations. Le dieu Fa est en quelque sorte le
trait de liaison entre les différents actes cultuels ; c’est aussi le cas, quand on ne
considère que la pédagogie et la conceptualisation qui sont en œuvre dans le mode
d’existence. C’est la raison pour laquelle, je considère Fa, en association avec Lêgba,
comme les hérauts de la pédagogie dans le vodoun, comme je l’ai écrit.
X – Le Fa pourrait-il vraiment se prévaloir d’être une science ?
Dans la mesure où réfléchir est une science ou devrait l’être, Fa, dont la fonction est
l’aide à la décision selon moi, peut être regardé comme une science, eu égard à sa
structure et à toute la conceptualisation qu’il pilote. Toutefois, la science de Fa est à
distinguer d’une science exacte, dès lors que c’est l’homme qui assume le
déploiement.
Fa, une science, c’est aussi l’avis de plusieurs auteurs, dont Maupoil qui cite le père
Aupiais comme ayant la même conviction.
XI – Pourrait-on selon vous dissocier le Fa du vodoun sans s’y méprendre ?
Fa est inséparable du vodoun, comme celui-ci ne peut assumer son rôle sans le dieu
Fa.
Certes des actes cultuels spécifiques peuvent avoir lieu sans faire appel à Fa dans
leur déroulement, comme par exemple les rituels qui sont propres à telle ou telle
divinité, Hêbiesso, Osanyi, Adjê… mais là, nous sommes dans l’ordre des rituels
spécifiques, et non dans la globalité du vodoun, ni dans ses fondamentaux.
Nous ne devons pas nous méprendre sur le fait que la plupart des auteurs traitent de
Fa comme d’une entité à part ; Fa n’est pas une religion dans la religion vodoun.
C’est aussi ce qui transparait dans la citation d’Alfred Métraux que je donne en
ouverture de la conclusion ci-dessous.
Pour comprendre ce que je dis, on peut par exemple se référer à ce qui se passe dans
le christianisme avec la célébration de tel saint ou sainte ; car même gigantesques,
comme les célébrations de Marie à Lourdes, ou de saint Jacques à Compostelle, ces
manifestations sont parties intégrantes du christianisme, et elles relèvent d’un dogme
unique. Il en est de même de Fa par rapport au vodoun, fait religieux comme du
vodoun, mode d’existence.
XII – Quel sens prêtez-vous au Légba et au Tolégba ?
Lêgba et Tolêgba ne sont pas deux entités séparées, contrairement à ce qu’on pourrait
penser. Il ne s’agit pas de deux divinités, mais d’une seule : Lêgba.
Mais Lêgba prodigue son enseignement selon deux modes ; je suis encore dans le
vodoun, mode d’existence ; deux modes qui sont complémentaires, mais qui sont
nettement distincts quand on pénètre les profondeurs du système.
Le premier mode se base sur des images, essentiellement des sculptures. Il
s’y associe un lieu, à savoir les « croisements[27] » ; il s’y associe également un
détail vestimentaire, l’habit de raphia, qui peut n’être qu’une simple bande de raphia
tressé.
Le second mode passe par les « actions » du dieu ; c’est Lêgba en action avec
sa scénographie.
Ces deux modes se fondent tous les deux sur des mythes, dans le récit et la
scénographie desquels Lêgba joue le rôle principal.
Pour les sculptures, le mode qui passe par les images, nous avons quatre mythes qui
sont à l’origine de l’ensemble des représentations picturales du dieu Lêgba ; ce sont :
– Le sexe de la femme[28]. Ce mythe est à l’origine des sculptures de Lêgba
avec le sexe visible en érection.
– L’enfant menteur[29]. Ce mythe explique la symbolique des croisements,
c’est-à-dire la réflexion.
– L’enfant glouton[30]. Ce mythe explique la présence de Lêgba dans les
demeures ; souvent, c’est une figuration très stylisée, voire symbolique.
– L’habit de raphia. Ce mythe traite de la compassion, notamment envers les
divinités !
En clair, chacun de ces types de représentation devrait renvoyer l’observateur au
mythe correspondant et à son enseignement. En somme, l’effigie célèbre Lêgba
comme dieu du vodoun, fait religieux, mais quand on se reporte au mythe qui en est
à l’origine, c’est l’autre axe du triptyque, la pédagogie, qui est mis en exergue avec
son enseignement, c’est-à-dire le mode d’existence.
Or dans la quasi-totalité des cas, les choses ne se passent pas ainsi pour les
personnes ! Ça ne se passe pas ainsi parce que la conquête de l’autre branche du
triptyque, la pédagogie, n’est pas faite, en tout cas, elle n’est pas un vécu conscient.
On se contente de regarder l’effigie comme un objet de culte ; on la considère
seulement comme un objet religieux. Par exemple, on ne devrait pas trouver une
sculpture de Lêgba avec le sexe en érection dans une demeure, dans l’espace privée
donc ; cette représentation devrait être présente uniquement dans l’espace public ; ce
n’est pas ce que nous pouvons observer dans toute l’aire du vodoun.
Reste le problème des localisations qui est le cœur de votre question.
Un Tolêgba est une sculpture de Lêgba qui est positionnée dans une localité, et qui
donc est à la disposition de toutes les personnes de cette localité. To : ville, village…
comme vous le savez. Un Tolêgba peut donc appeler, -il est fait pour cela- à se
remémorer, et à suivre éventuellement, l’un ou l’autre enseignement dispensé par les
quatre mythes ; en particulier, si la sculpture comporte le sexe du dieu et un détail
vestimentaire en raphia…
De même, un Assilêgba ou Assimêlêgba est une sculpture du dieu qui se trouve dans
un marché ou bien à proximité de celui-ci, et qui appelle là-aussi, à mettre en œuvre
les enseignements du dieu Lêgba, dieu de l’intelligence, dieu de la réflexion.
Ainsi, Tolêgba, Assilêgba, Agbonoulêgba… ne sont que des représentations de
l’unique dieu Lêgba qui est positionné à différents endroits, To, Assi, Agbonou…
Évidemment, nous avons aussi des Lêgba de collectivités et des Lêgba personnels ;
par exemple, ceux des bokonon ou ceux des individus, qui, à l’occasion de
l’établissement de leur Fa de la forêt, se font faire aussi un Lêgba personnel.
En clair, il n’y a qu’un Lêgba, avec différentes fonctions et enseignements, dont
l’effigie peut se trouver en différents lieux dont on intègre la dénomination -To, Assi,
Agbonou…- en préfixe au nom Lêgba. Nous n’avons donc pas deux entités, Lêgba
et l’une quelconque de ses dénominations de sculpture.
Cela nous amène à la question suivante.
XIII – Ces deux entités serviraient-ils le Fa ou est-ce le Fa qui les servirait ?
Compte tenu de ce que nous venons de voir, la question devient : Fa est-il au service
de Lêgba, ou à l’inverse, Lêgba est-il au service de Fa ?
Là aussi, il nous faut être extrêmement clair : la réponse est non dans les deux cas.
Fa n’est pas au service de Lêgba, et ce dernier n’est pas au service de Fa, au sens où
nous entendons être au service de.
Cela est d’autant plus vrai que le vodoun, comme religion,
demande explicitement deux choses à propos de Fa et Lêgba. Tout bokonon, et cela
ne souffre d’aucune exception, dit :
Ces deux prescriptions, qui sont absolues je le répète, sont professées dans le fait
religieux sans explication. La raison est que l’explication ne se trouve pas au niveau
du fait religieux, elle se situe au niveau conceptuel que seul autorise le magistère de
la raison, c’est-à-dire, le vodoun, mode d’existence.
Quand on accède à ce niveau, on se rend compte que Fa et Lêgba sont deux facettes
d’un seul et même principe ; d’où il ressort qu’il ne faut pas les séparer pour la
compréhension de l’ensemble.
Il ne faut pas les séparer dans le fait religieux, ce que demande le bokonon. Comme
je l’ai dit la religion est une porte d’entrée pour l’accès au conceptuel.
Quant au fait de nourrir Lêgba avant de nourrir Fa, c’est encore dans l’approche
conceptuelle du vodoun que se trouve l’explication ; c’est là, qu’on peut accéder à la
compréhension de la prescription.
En voici quelques éléments. Ces deux prescriptions se déploient complètement à
partir des quatre premiers signes (dou) de Fa. Ce sont :
Gbê-Médji.
Yéku-Médji
Woli-Médji
Di-Médji.
Je propose une première approche de la question dans l’ouvrage[31] : Le vodoun :
leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de potentialités. Cette première
approche donne des éléments (seulement cela !) de compréhension du principe
unique dont Fa et Lêgba sont les facettes, selon moi.
En conclusion, Fa ne sert pas Lêgba ; Lêgba ne sert pas Fa. Ils sont intriqués ; le fait
religieux vodoun l’exprime à sa manière sans l’expliquer, car ce n’est pas son rôle
d’expliquer !
XIV – Le vodoun est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. En quoi cette
patrimonialisation est bénéfique pour le Bénin, l’Afrique et l’humanité ?
L’art divinatoire selon Fa (Ifa) est effectivement inscrit au patrimoine immatériel de
l’humanitépar l’UNESCO[32]. C’est un élément central, un pilier du vodoun,
religion, qui est ainsi reconnu ; c’est plus encore un pilier conceptuel du mode
d’existence vodoun, -si on n’oublie pas Lêgba- que cette inscription appelle à
découvrir.
La structure technique de l’art divinatoire que porte le dieu Fa justifie son inscription
par l’UNESCO. Selon moi cependant, c’est tout ce que Fa, comme divinité, contient
de conceptualisation du monde et de la vie, qui fait sa vraie richesse ; c’est pour cela,
qu’ils sont, Lêgba et lui, les hérauts de la pédagogie, comme je le dis.
En conséquence, cette inscription est une occasion d’inviter à mieux connaître le
vodoun, et plus précisément, le vodoun mode d’existence, qui est véritablement le
domaine de Fa avec Lêgba.
Cette inscription est donc une excellente chose pour les femmes et les hommes qui
relèvent de cette culture ; la culture vodoun dans sa globalité. Mais, c’est aussi notre
contribution à une idée, une idée universelle, celle de l’Homme qui doit être. Et là,
le Bénin, comme l’Afrique, comme le Monde sont concernés, parce que c’est
l’Homme qui est concerné.
XV – Le vodoun serait-il porteur de valeurs de développement et d’espoir pour
l’Afrique?
Espoir et développement sont les faits de l’homme. Espoir et développement ne
peuvent être pléniers que s’il y a harmonie ; cela dépend donc de nous, nous,
hommes.
Si donc nous, hommes, luttons pour l’harmonie, l’espoir fera partie de notre attente.
Si la religion est une porte d’entrée pour la pédagogie, nous pouvons par elle, être
initiés aux valeurs qui feront de nous des combattants de l’harmonie. Mais, cela ne
peut être pérenne, que si nous prenons tout l’homme en compte.
L’aire du vodoun va du Ghana à l’Ouest jusqu’au pays yoruba à l’Est, sans frontières,
sans limites, pour les mouvements des hommes, depuis toujours… sans dogmes…
pour l’expression de la pensée. C’est, me semble-t-il, l’état d’esprit qui nous
permettrait d’instaurer l’harmonie, et donc le développement.
Concluez cet entretien.
Je commencerai par rapporter ce que disait Alfred Métraux[33] à propos du vodoun :
La religion dahoméenne est pleine de subtilités. La géomancie du Fa, ou la
divination par les noix de palmier, si complexe et d’un symbolisme si raffiné, n’a pu
être élaborée que par un clergé instruit et disposant d’amples loisirs pour des
spéculations théologiques.
Il s’agit bien sûr du vodoun, fait religieux, la religion vodoun ; mais cela préfigure la
qualité de ce qui reste à conquérir, et celle des spéculations qui ont présidé à leur
élaboration ; bien évidemment ce sont les mêmes personnes. C’est à ce niveau que
se situe mon propos ; ce que j’appelle un autre regard sur le vodoun.
Le monde donne une leçon de choses, nous devons y souscrire et nous y impliquer.
Nous donnons, nous, une leçon de vie, nous devons inviter le monde à la découvrir
pour cheminer avec nous. C’est là mon propos, n’étant candidat à rien d’autre que de
lancer cette invitation.
Annexe.
Paul Aclinou est né au Bénin, (alors le Dahomey) ; après le baccalauréat, il passe
quelques années à Dakar, au Sénégal avant de rejoindre la France où il prépare et
soutient une thèse de doctorat d’État en Sciences Physiques. Ses activités
professionnelles d’enseignant-chercheur (Reims, Algérie puis Reims à nouveau) –
synthèse totale en chimie organique ; études et synthèses de substances chimiques
biologiquement actives d’origine végétale- sont conduites en parallèle avec une
réflexion sur l’Homme et sa société ; réflexion qui a pour point de départ la culture
et la pensée des peuples du golfe du Bénin : le vodoun ; culture qu’il invite à
découvrir en profondeur.
Cette réflexion sur l’homme se porte aussi en direction du christianisme. Paul
Aclinou est également titulaire d’un diplôme universitaire d’études théologiques et
d’une licence de théologie (baccalauréat canonique).
Pour quelques travaux scientifiques (extraits) : voir
https://www.researchgate.net/scientific-contributions/2006608018_Paul_Aclinou
Et http://independent.academia.edu/PaulAclinou
Un très vieux site donne encore les premiers éléments de mon approche du vodoun ;
il est en anglais.
http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/
Références pour quelques lectures : (choix non limitatif)
Aclinou Paul ; Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie. Le continuum de
potentialités ; Harmattan, Les Impliqués éditeur Paris 2016. (Noté LCLV dans le
texte).
Aclinou Paul ; Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007.
(Noté Une pédagogie… dans le texte)
Maupoil, Bernard ; La géomancie à l’ancienne côte des esclaves ; éditeur : Institut
d’Ethnologie ; Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988.
Fatumbi, Verger, Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ;
Maisonneuve et Larose, Paris 1997.
Thompson, Robert Farris ; L’éclair primordial, éditions caribéennes, Paris 1985.
Quenum Maximilien ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve
et Larose, seconde édition, Paris 1999.
Métraux, Alfred, Le vaudou haïtien, Gallimard, Paris 1958.
************
Paul G. Aclinou. Toulouse, le 15 avril 2019. Propos recueillis par
Monsieur Innocent Sossavi, journaliste.
[1] Je propose en annexe un petit résumé biographique.
[2] La parole, c’est-à-dire la Vérité… encore faut-il se donner les moyens de la
connaitre.
[3] Je me souviendrai toujours de Cyprien courant dans la maison vers notre père en
criant : « Papa, papa, Paul sait compter jusqu’à 20 ! »
[4] Fatumbi Verger Pierre ; Éwé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ;
Maisonneuve et Larose ; Paris 1997
[5] Hêbiesso, dieu de la foudre, le tonnerre.
[6] Voir l’analyse à : Aclinou, P. Une pédagogie oubliée : le vodoun ; p. 192 – 196.
[7] C’est ce que je propose à maintes reprises dans mes livres ; il ne s’agit
aucunement de rejeter le fait religieux, bien au contraire, car c’est la porte d’entrée
au mode d’existence.
[8] Voir à cet effet, l’opinion d’Alfred Métraux dans l’extrait donné en avant-
dernière page.
[9] Sauf dans les cas de « pollutions » qui sont dues à la mimésis sociétale.
[10] Laude, Jean ; Les arts de l’Afrique Noire ; Société Nouvelle des Éditions du
Chêne, 1988 ; p. 10.
[11] Aclinou, P. ; LCLV p. 285 – 289.
[12] Aclinou, P. idem, p. 11.
[13] La liste, sans être exhaustive, reste limitée.
[14] Balandier, Georges, anthropologue. Interview, Télérama en 2003. Nouvelle
publication en 2016 à
http://www.telerama.fr/livre/l-anthropologue-georges-balandier-specialiste-de-l-
afrique-est-mort,148357.php
[15] Il serait intéressant de se pencher sur les fondamentaux qui président à la
construction et à l’usage des fétiches ; de même qu’il serait très instructif de voir ce
qu’il en est ailleurs, notamment dans le christianisme, même si l’appellation est
différente.
[16] Aclinou, P. ; Une pédagogie … p. 192.
[17] Aclinou, P. ; Une pédagogie…. P.177.
[18] Aclinou, P. ; idem ; p. 105.
[19] Quenum, B. ; Au pays des fons. Us et coutumes du Dahomey ; Maisonneuve et
Larose, seconde édition, Paris 1999. ; p. 88
[20] L’idée de départ de ces collections était peut-être, en garnissant les « cabinets
de curiosités » avec ces objets, de détenir les preuves « de l’état de sauvage » des
êtres qui les avaient fabriqués.
[21] Ce qui amena certains à parler « d’art des aéroports » au colloque qui était
associé au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, en 1966 à Dakar ; une
manifestation qui se voulait en continuité avec la Négritude.
[22] Je n’ignore pas que cette formulation dogmatique est bannie depuis la fin de la
seconde guerre mondiale, et même un peu avant ; le point culminant de cette
évolution fut sans doute l’affaire Feeney à la fin des années quarante. Toutefois, il
suffit de lire les constitutions dogmatiques issues du concile Vatican II pour
s’apercevoir, que si la formulation est proscrite, l’idée de fond demeure…inchangée,
pourrait-on dire ! On trouvera un déploiement du dogme par Aclinou, P. à :
http://adacpaul.blogspot.com/2016/06/histoire-et-actualite-dune-expression.html
[23] En Haïti, on écrit vaudou, ce fut le cas encore en France ; cependant,
progressivement, l’écriture vodou, et surtout vodoun commence à s’imposer.
[24] Il était incarcéré en France quand fut proclamée l’indépendance.
[25] Autant dire des fétiches aussi !
[26] Les thèmes de cette série seront déployés dans un ouvrage prochain.
[27] D’où le titre de dieu des croisements qui est fréquemment donné à Lêgba.
[28] Aclinou, P. LCLV ; p.88.
[29] Aclinou, P. Une pédagogie… p. 116.
[30] Idem ; p. 122.
[31] Aclinou, P. ; LCLV ; p. 192 – 203.
[32] https://ich.unesco.org/fr/RL/le-systeme-de-divination-ifa-00146
[33] Métraux Alfred ; Le vaudou haïtien ; Gallimard, 1958 ; p. 23.
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Publié dans: aclinou, afrique, auteur, Bénin, culture, Ethnologie, pholosophie, religion, spiritualité, vodoun
LES CONQUERANTS
par adacpaul le 21/03/2018 | Poster un commentaire
Paul G. Aclinou
I – LES HEURES INCERTAINES
Si vous allez à Grand Popo au Bénin, et plus précisément à Hêvê, vous y trouverez
deux Lêgba (1) [1]; ce sont deux Tô Lêgba qui se font face de part et d’autre de la
rivière Sazué qui se jette dans le fleuve Mono à Grand Popo. Ces divinités sont
chargées d’assurer la protection de la localité depuis maintenant plus de deux
siècles (To = ville, pays…). Leur érection, sans être exceptionnelle dans la région
est peu banale, car, réalisée à partir de deux généraux de l’armée d’Abomey qui
furent capturés lors de la dernière guerre que dût livrer les habitants de Hêvê. Ce
sont les évènements qui furent à l’origine de l’érection de ces effigies que je
voudrais vous raconter.
Cela se passait il y a trois siècles environs à l’époque où le Portugal parcourait le
monde en vainqueur ensemençant l’Europe laborieuse de l’or arraché de – ci, de –
là. A Grand Popo sur le golfe du Bénin, il n’y avait pas d’or ; il y avait des
hommes, farouches émigrants, récalcitrants d’un royaume mère qui ne pouvait
offrir un héritage princier à chacun ; alors, ils étaient partis de Tado (2) par vagues
successives, s’arrêtant par groupes, créant tout au long du parcours un chapelet de
localités, dont la plus importante, et l’une des toutes premières fondées aussi devint
la capitale. Parvenus à la mer, ils décidèrent de se donner du temps avant
éventuellement d’entreprendre la traversée vers ils ne savaient quel horizon.
(Cependant, nombreux furent ces hommes qui effectueront l’odyssée à leur corps
défendant quelques décennies plus tard ; mais, là, c’est une autre histoire …)
La poursuite des lendemains les ayant conduits à la mer et dans la région
environnant le lac Ahémé, c’était tout naturellement que ces hommes étaient
devenus pêcheurs et producteurs chevronnés de sel, matière première que les
voisins appelèrent depuis le sable des Popo ; c’était une manière de reconnaître leur
savoir – faire. Aujourd’hui encore, en vous dirigeant vers l’embouchure du Mono, à
quelques deux ou trois kilomètres de celle-ci, La bouche du roi, nom qui lui fut
donné par les Portugais, vous pouvez visiter l’île au sel, là où on fabrique le sel
encore aujourd’hui selon une méthode vieille de quelques siècles, et qui fait appel
l’évaporation de l’eau par chauffage, et non par les rayons solaires comme c’est le
cas ailleurs dans le monde.
À cela s’ajoutaient les relations privilégiées qu’ils entretenaient avec l’homme
blanc cantonné encore, mais par pour longtemps, à la région côtière ; ce fut une
manière de préparation à l’invasion coloniale
Un tel royaume ne pouvait qu’attirer la convoitise des voisins, et l’un de ceux – ci,
de loin le plus redoutable, le royaume d’Abomey, décida de conquérir le pays de
ces hommes, les Hula ou Popo … à leur tour, après avoir anéanti le royaume mère
des Fons, Allada, et quelques chefferies du voisinage.
Les guerres étaient fréquentes dans la région, et cela depuis le XIIeme ou
XIIIeme siècle ; quoi de plus naturel dans cet espace libre de forêts vierges denses et
difficilement pénétrables, une particularité qui conduira les géographes du monde à
désigner cette partie de l’Afrique : » La trouée du Dahomey « . Nous avons là, une
terre qui fut de tout temps une voie de circulation depuis le Sahel, et de plus loin
encore jusqu’à la mer.
Les hommes de Grand – Popo étaient conscients des dangers qui les menaçaient ;
ils se savaient objet de convoitise de voisins tels que les Aïzo d’Allada, les Anlo du
Ghana ou encore les Yoruba ; mais surtout, de ce voisin puissant, agressif et
expansionniste qu’était le royaume des Fons d’Abomey ; ils étaient constamment
sur leur garde. La solidarité entre villages jouait, étant fondés par des hommes
d’une même ethnie ou apparentée, et qui souvent, devaient affronter les mêmes
ennemis. On postait des guetteurs qui signalaient l’approche des troupes étrangères
et on échangeait des informations sur les mouvements suspects des groupes
étrangers. On nouait des alliances pour s’assurer des moyens de défense plus
conséquents en cas de besoin, mais on assistait également à des trahisons ; quoi de
plus normal dès lors qu’il s’agissait de sociétés humaines !
Par ailleurs, une spécificité des hommes de la région, y compris de ceux
d’Abomey, faisait que certains villages n’étaient pas dignes de confiance, c’était le
cas de ceux qui étaient fondés par des hommes d’ethnies que l’on considérait
comme ennemies. En effet, outre ses espions redoutables d’efficacité, le royaume
Abomey envoyait parfois quelques uns de ses hommes de confiance fonder des
villages comme autant de relais militaires dans les zones que les Fons envisageaient
de conquérir. Bien souvent cependant, ces lieux furent absorbés par les autochtones
obligeant les fondateurs à s’assimiler pour conserver le pouvoir.
La conquête de la capitale – Agbannakin – des Popo, encore appelés Hula, passait
par celle du village de Hêvê, -un quartier de Grand-Popo- véritable verrou qui en
interdisait l’accès.
Les évènements se déroulèrent au XVIII eme siècle selon la plupart des historiens ;
voici les faits.
Chaque année à une date précise, le village procédait à des cérémonies en
hommage aux divinités tutélaires de la localité ; cette année – là, les dieux prédirent
l’imminence de graves dangers pour le royaume Popo, et plus particulièrement
pour Hêvê. On était habitué aux guerres certes, mais l’annonce d’un prochain
affrontement jeta le trouble dans les esprits et raviva les inquiétudes. Devra – t – on
abandonner le lieu où on était installé depuis si longtemps et si bien pour aller
fonder ailleurs un autre village comme dans une perpétuelle aventure de création et
d’abandon ? La réponse unanime fut non ; mais, si les sages étaient d’accord pour
affronter le danger, la conduite à tenir en cas de guerre les divisait. Le débat fut
intense et profond parmi les hommes qui entouraient et secondaient le chef de Hêvê
; en fait, toute la population adulte, hommes et femmes prirent part aux
délibérations.
Deux stratégies possibles s’opposaient. Il y avait ceux qui préconisaient d’attendre
l’ennemi dans le village même ou dans ses abords immédiats, et ceux qui pensaient
qu’il était dans l’intérêt de Hêvê et de ses habitants d’aller affronter les troupes
d’Abomey le plus loin possible. Ce fut en effet le royaume d’Abomey que les
divinités désignèrent comme source du danger ; chacun pensait devoir les affronter
et la suite prouva que l’intuition était bonne.
Un autre élément rendait cruciale la décision à prendre, car, aux préoccupations de
survie des uns et des autres s’ajoutait le fait que Hêvê était une protection de la
capitale, résidence du roi ; les hommes avaient conscience de la responsabilité qui
leur incombait ; de leur décision et de l’issue des combats dépendaient la survie
d’autres localités et celle d’autres hommes. Par ailleurs, la guerre n’étant que
prévue et non déclarée, on ne pouvait pas songer à rassembler les forces de toutes
les localités ; une attitude qui n’était pas non plus dans les habitudes ; chacun des
villages assurait sa défense avec le concours des voisins seulement si c’était
nécessaire, si une défaite devait entrainer de graves conséquences pour les autres
cités ; chaque localité était autonome de fait.
Le raisonnement de ceux parmi les sages qui préconisaient l’affrontement à
l’extérieur de la cité se fondait sur l’espace géographique de l’aire Hula, un
ensemble de villages, qui, bien que souvent en conflits, se savaient liés par une
même origine ethnique, mais surtout, qui ne pouvaient résister aux appétits de leur
voisins les plus puissants qu’en se pliant à une solidarité de fait entre eux. Ces
arguments et quelques autres considérations internes permettaient d’étayer leur
analyse.
» Il est impératif pour nous, disaient – t- ils, d’affronter les Fons, ceux d’Abomey,
loin d’ici ; nous avons dans la région plusieurs endroits où de grands espaces nous
permettraient de surprendre l’ennemi ; par exemple, dans la région de Sè3, il nous
serait aisé d’attendre les troupes Fons ; nous pourrions, en cas de difficulté,
compter sur l’intervention rapide de nos frères des localités voisines comme vous
le savez. Et puis, n’oublions pas que s’il nous fallait céder momentanément du
terrain devant les troupes adverses, nous disposerions, loin de Hêvê, d’une liberté
de mouvement, et en dernier ressort, le repli sur notre village et sa défense face à
l’ennemi constitueraient des éléments de sursaut et de bravoure pour nos hommes
qui auraient alors entre leurs mains la vie ou la mort de leurs frères, de leurs
mères, de leurs femmes et de leurs enfants. Ce serait pathétique ; car, nous
pouvons être certains dès à présent que ce sera, une fois encore, une guerre sans
merci !
Voilà pourquoi se donner une marge de manœuvre stratégique nous impose de
mener le combat le plus loin possible de chez nous … »
» Si combat il y a ! » entendit–on une voix lancer dans l’assemblée.
Il eut un silence. Lentement, les chefs religieux, eux qui avaient annoncé
l’imminence d’une guerre au nom des divinités tutélaires de la nation se tournèrent
vers celui qui venait d’exprimer publiquement un doute ; ils ne cherchèrent
nullement à dissimuler leur colère face à l’insolent, mais, avant qu’ils n’eussent le
temps de laisser éclater leur courroux, le chef du village intervint et fit dévier le
propos en fournissant un gage aux religieux ; il dit calmement :
» Ici, nous avons toujours cru en nos divinités ; nous avons toujours obéit à nos
dieux, exécutant leurs commandements avec déférence ; Il nous appartient de
dénouer chaque nœud que l’existence met sur notre route, nous y avons toujours
réussi parce que notre action s’est constamment située dans le respect des dieux.
Aujourd’hui encore, il nous faut trouver une voie pour continuer notre parcours.
Nous venons d’entendre l’exposé d’une possible attitude ; il me semble qu’il y en
d’autres. »
Le chef n’ignorait pas que ces propos étaient en accord avec les sentiments des
habitants ; car, ce qui impressionnait et rendait l’inquiétude si vive, c’était la
précision de la prédiction faite par deux divinités servies par des hommes
différents, et qui annonçaient le même danger ; la croyance de la population en ses
dieux en était renforcée ; en conséquence, les hommes prenaient très au sérieux les
dires des religieux.
Le chef garda le silence un instant, chacun se demandait qu’elle allait être la suite
du débat ; plusieurs personnes s’attendaient à ce qu’il annonça une décision qui
s’imposerait alors à tous. Au lieu de cela, il tourna la tête sur sa droite et fit un
geste du menton en direction d’une personnalité de l’assemblée qui, avec d’autres,
envisageait un moyen de défense différent. Celui qui venait d’être ainsi invité à
prendre la parole ne dit rien d’abord ; il tourna la tête en direction des religieux,
puis il regarda longuement le rang des femmes ; les plus âgées du village étaient
autorisées à participer aux réunions où les grandes décisions se prenaient ; elles
étaient membres de droit de ces assemblées. Cette fois – là, toutes celles qui étaient
mariées y assistaient ; au premier rang il y avait les plus âgées assises une main,
paume ouverte, reposait sur l’autre ; derrières elles venaient les plus jeunes, debout,
silencieuses et attentives comme les premières à ce qui venait d’être dit et étaient
prêtes à écouter ce qui allait encore se dire. Silencieuses et angoissées, car, elles
n’ignoraient pas que le plus gros fardeau leur reviendrait en cas de défaite.
L’homme regarda enfin le chef avec respect et déférence puis il dit :
» E ÑON ! » (C’est bien !)
Des lampes, faites d’une mèche de toile plongeant dans un récipient en terre cuite
contenant de l’huile de coco qui était devenue impropre à la consommation
humaine parce que rance, éclairaient faiblement les visages ; c’était une nuit noire,
une nuit sans lune. Dehors, les enfants jouaient bruyamment ; leurs clameurs
parvenaient à l’assemblée comme pour rappeler à chacun que c’était leur destin à
eux qu’il fallait peser et soupeser. Par moments, les tumultes des joueurs
s’estompaient, ils laissaient alors la place aux clapotis des vaguelettes du Mono
contre les coques des pirogues abandonnées pour la nuit. Quand les bruits du fleuve
s’atténuaient à leur tour, l’assistance pouvait percevoir distinctement les ressacs de
la mer qui habillaient le silence de la nuit. Ces hommes et ses femmes étaient – ils
attentifs cette nuit – là aux charmes sereins de ses chants nocturnes, ou bien les
percevaient – ils comme les murmures d’un lieu qu’ils allaient devoir peut – être
abandonner bientôt ?
L’homme entama son discours au moment même où les cris des enfants gagnaient à
nouveau en intensité comme pour sonner la fin des méditations silencieuses.
Ils étaient tous là, présents, les hommes du village, même ceux qui d’ordinaire,
partaient relever la nuit tombée, les pièges à crabes qu’ils posaient à la fin de la
journée pour capturer ces crustacés terrestres des zones humides ; espèces qui
n’entament leurs activités que dans l’obscurité profonde. Depuis toujours, les Hula
en raffolent, et les femmes savent les transformer en délices, véritable tentation
pour les enfants qui en échange acceptaient de se discipliner, pour un temps….
» C’est bien ! poursuivit l’homme ; la stratégie qu’on vient de nous exposer est
bonne ; c’est bien parler, mais, je crois que nous avons oublié le village lui–même,
ce lieu par sa nature doit contribuer à nos efforts… »
Quelqu’un demanda dans l’assistance :
» Que veux–tu dire ? »
C’était du chef que lui vint la réponse ; il dit :
» Ici, nous avons le fleuve, son affluent, le Sazué et les marais ; nous savons y
circuler avec aisance et rapidité ; nous savons faire corps et nous fondre dans cette
nature là, ce n’est pas le cas de nos ennemis. »
Il se tut ensuite, laissant le soin à l’orateur de poursuivre.
« C’est exact, reprit l’homme ; ici, nous sommes chez nous, sur notre territoire,
alors qu’ailleurs nous seront des étrangers cherchant à chaque instant le lieu le
plus propice pour porter nos coups ; pendant l’action chaque bosquet, chaque
arbre sera un problème ou une source d’incertitude ; il ne nous sera pas facile de
bâtir une stratégie dans le temps, ou alors ce sera aussi incertain que dans le cas
de nos ennemis ; dans ces conditions c’est la valeur militaire seule qui fera le
vainqueur. N’oublions pas que les soldats d’Abomey sont de redoutables guerriers,
plus aguerris, parce que constamment entrainés, et plus nombreux que nous ; ce
sont des soldats et seulement cela, nous les connaissons bien pour les avoir déjà
affrontés. Il ne me semble pas souhaitable de leur offrir le champ de bataille
propice à leurs exploits que serait un terrain découvert, un terrain vague. Je pense
également aux Amazones, ces femmes–soldats pour qui la guerre est un sacerdoce,
et qui vont jusqu’à se faire couper un sein pour mieux tirer à l’arc. Si l’armée
d’Abomey veut passer, qu’elle vienne jusqu’à nous ; qu’elle vienne ici, à Hêvê, et
cela ne se fera que de nuit dans l’espoir de nous surprendre dans notre sommeil,
après la fatigue d’une journée de labeur.
J’ignore d’autre part si la bravoure de nos ennemis laisserait le temps à beaucoup
d’entre nous, si la question se posait, pour nous replier sur notre village si
l’affrontement avait lieu ailleurs loin d’ici ; penser assurer la protection des nôtres
dans ces conditions me semble très dangereux… »
« Ils sont braves en effet, renchérit le chef du village. Ils sont braves et nous le
sommes tout autant comme nous l’avons montré lors des guerres passées ; mais
cette fois, c’est l’intelligence avec laquelle l’action sera conduite qui sera
déterminante, et sur ce plan, nous ne craignons personne ! »
Un silence suivit ces mots du chef du village, comme pour laisser le temps à ses
compatriotes de prendre la mesure du danger ; chacun attendait et le regardait. Au
bout d’un moment, il se tourna vers les religieux, ceux–ci à leur tour regardèrent
celui qui s’exprimait avant que le chef ne prit la parole comme pour l’inviter à
poursuivre sa plaidoirie pour un combat sur le lieu même de leur résidence, ou bien
pour s’assurer qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire.
« C’est cela, reprit l’orateur, notre intelligence c’est savoir utiliser les ressources
du terrain que nous connaissons le mieux, c’est – à – dire : ici…. »
« Pourquoi ne pas nous séparer en deux groupes, lança une autre personne de
l’assemblée, l’un de ces groupes se porterait au-devant de l’ennemi et l’autre
resterait ici… »
« C’est diviser nos forces ! rétorqua promptement le chef ; et ce sera d’autant plus
regrettable que nous ne serons informés de l’approche de l’ennemi que quelques
heures tout au plus avant que le contact n’ait lieu. Grâce à nos dieux, nous
pouvons exclure, nous, la surprise de leur attaque. »
En répondant ainsi à l’intervenant, le chef excluait la séparation des forces en deux
groupes, sage décision s’il en fut, car face à un ennemi redoutable qu’on savait
décidé et prêt à tout pour atteindre son objectif, diviser ses forces c’était courir à
une défaite certaine.
L’assemblée écouta encore quelques orateurs préconiser diverses variantes de deux
solutions qui se dégageaient des discussions soit pour en préciser les avantages, soit
pour en souligner les inconvénients. Il fallait choisir entre attendre de pieds fermes
les Fons d’Abomey ou bien se porter au devant d’eux et livrer bataille loin de
Hêvê.
Cette dernière solution avait la préférence des plus jeunes parmi la population ;
jeunes et vigoureux certes, mais ils étaient aussi trop fougueux et trop hargneux aux
yeux des plus anciens qui préféraient la solution inverse. Pour ces hommes murs, la
sérénité et la réflexion avant l’action avaient autant de poids sinon davantage que la
frénésie valeureuse du soldat aguerri.
Le chef écouta patiemment les uns et les autres, interrompant les orateurs par
moment, soit pour faire préciser certains points des idées avancées, soit pour
rectifier le propos et le ramener dans le strict respect de la valeur attestée de
l’ennemi. Il était important pour lui de signifier à ses compatriotes que ce n’était
pas l’Homme qu’on allait devoir combattre mais ses instincts et ses ambitions
déplacées. Il appela chacun à se souvenir que la terre qui est la leur en ce jour – là
ne le fut pas toujours, même s’ils l’avaient trouvée vide de tout occupant.
« Il en va ainsi de l’homme, conclut – il. Il nous est enseigné que le lieu d’une
chute n’est pas l’emplacement du lit ; mais aujourd’hui, nous avons gagné le droit
d’être à Hêvê, à Grand Popo, et nous y resterons. Nous y resterons car, les Pénates
de nos ancêtres sont ici désormais ; nous y resterons car, nos frères comptent sur
nous comme sur un verrou qui doit tenir coute que coute face à l’ennemi. »
Ayant parlé, il regarda les religieux ; le plus anciens parmi eux dit simplement :
« E Ñon ! » (C’est bien !)
Le chef se redressa alors et se tint debout ; il dominait l’assemblée ; il dit :
« Nous tiendrons ici ; nous ne serons pas seuls dans le combat, nos ancêtres seront
avec nous ! »
Comprenant le message, les femmes se levèrent aussitôt toutes ensembles comme
mues par un même ressort ; elles seules avaient en effet le pouvoir et le droit de
s’adresser aux ancêtres. Elles prirent la direction de la chambre où sont rassemblés
les pénates (Assin) de toutes les familles. En chemin, elles ôtèrent le haut de leur
vêtement et se ceignirent d’un pagne qui les enveloppait jusqu’au milieu de la
poitrine laissant le haut des seins découvert. Les hommes les suivirent ajustant leur
pagne autour des reins mais ils restèrent devant la porte tandis que les femmes
pénétraient dans la pièce. Là, elles s’agenouillèrent le buste penché en avant. Puis,
lentement, en un crescendo indicible monta la supplique aux ancêtres, mi – chant,
mi – invocation rythmée par un battement spécifique des mains. Aucun descendant
de ceux qui vécurent ces évènements ni aucun homme ou femme originaire de
Hêvê ne peut entendre aujourd’hui encore cet appel à la musicalité unique sans se
sentir traversé par une force qui ôte toute crainte et toute angoisse et qui restitue
une âme sereine et apaisée.
Quand se fut fini, chacun retourna chez soi finir une nuit très largement entamée ;
au lever du jour, hommes et femmes retrouveront qui son champ, qui sa pirogue et
son filet de pêche pour assurer le quotidien. A Hêvê en effet, il n’y avait pas une
armée permanente, les habitants assuraient la défense de la localité quand il le
fallait ; sa survie incombait à chacun, le chef prenait la direction des opérations ou
bien il en chargeait celui qu’il jugeait le plus apte à le faire ; il en était ainsi dans
tous les villages qu’occupait l’ethnie.
Par contre, Abomey disposait d’une armée de métier ; celle – ci, composée
d’hommes et de femmes, s’entrainait régulièrement, ne serait qu’à travers les très
nombreuses campagnes militaires qu’engageaient les rois. En dehors de ces
périodes, les soldats et les amazones étaient libres d’occuper leur temps à leur
convenance ; c’était souvent la débauche qui les occupait ; les amazones en
particulier n’étaient astreintes à aucun interdit sexuel ; elles furent, nous dit
l’histoire, aussi célèbres par leur bravoure sur les champs de bataille que par leurs
dépravations sexuelles en temps de paix ; aucun homme ne pouvait se refuser à
elles.
A Hêvê ce soir là, trois personnes restèrent avec le chef pour commencer les
préparatifs de guerres, car il en eut. On dépêcha un homme qui prit sa pirogue et
partit la nuit même annoncer au roi les évènements prédits par les divinités et la
décision que venait de prendre les habitants du village d’assurer leur défense en
restant sur place.
Le même conseil restreint décidait l’envoi dès le lever du jour d’émissaires à
destination des villages frères pour les informer et pour demander à ceux qui
avoisinaient le trajet probable des troupes d’Abomey de poster des gardes afin de
prévenir Hêvê dès l’approche des Fons ; c’était là, une habitude qui constituait le
premier acte de solidarité entre localités.
Un troisième groupe, essentiellement des commerçants, qui, de part leur profession,
allaient traditionnellement de village en village, partaient aussi en mission dès le
lendemain également ; ils devaient séjourner plus longtemps que d’habitude dans
les localités qu’ils visitaient quitte à s’en éloigner un jour ou deux pour y revenir
ensuite. Leur mission était de rechercher les espions que le roi d’Abomey n’aurait
pas manqué d’envoyer dans ces mêmes villages s’il prévoyait une opération
militaire dans la région. Les marchands et marchandes de Hêvê, les femmes en
étaient, devaient leur fournir de faux renseignements et tenter de déceler
l’imminence d’une attaque. Ils devaient être attentifs par ailleurs à l’approche
éventuelle des soldats ennemis au même titre que les vigiles des villages amis.
Ce fut tout.
Chacun reprenait ses occupations habituelles dans les jours qui suivirent ; il ne
restait plus qu’à attendre pour jouer l’acte suivant. Cependant, les religieux (les
féticheurs) accomplirent sans discontinuer ce qui était de leur ressort ; on attendait.
Quelques semaines plus tard par un bel après – midi, un émissaire de Sè (3) vint
annoncer à Hêvê et à quelques autres localités voisines que les Fons se dirigeaient
vers leurs villages ; avant que la nuit ne tombe, le village assistait au retour de tous
ses fils envoyés en mission ; on eut alors la certitude de l’imminence de
l’affrontement.
II – LA STRATÉGIE VICTORIEUSE
Si vous étiez à Grand Popo au Bénin, et plus précisément à Hêvê ce jour – là, vous
vous seriez dit : » ce sera bientôt la nuit ! » Le ciel était chargé de nuages comme
chaque fin de journée pendant les premières semaines de la saison des pluies. Les
pêcheurs avaient cessé très tôt leurs activités, et ceux qui d’ordinaire s’attardaient
dans les champs avaient regagné eux aussi le village. Le Mono, rendu déjà
tumultueux par les premières pluies continuait son cours dans l’attente dirait – on,
des évènements à venir. Pourtant, aucun préparatif significatif ni attroupement ne
laissait présager l’imminence d’un affrontement. Les chefs des principales familles
s’entretenaient avec le chef du village dans un local d’où rien ne filtrait ; aucun
propos véhément ne s’en échappait ; tout avait été dit ; le débat avait déjà eu lieu.
Restait à se mettre en ordre de bataille sans troupe véritable et sans armes visibles,
mais la détermination était sans faille ; elle était empreinte de sérénité et de
certitude.
Un signe ne trompait pas cependant, on ne voyait aucun enfant occupé aux jeux
dans les ruelles d’argile et de sable qui s’insinuaient à travers les maisons et les
cases bâties sans véritable plan d’ordonnancement, ni même dans les cours
intérieures des habitations, là où d’ordinaire les enfants grouillaient d’activités
bruyantes jusque tard dans la nuit ; ce jour – là, c’était le seul indice véritable que
de grands évènements allaient se produire.
Dès le coucher du soleil quelques solides gaillards sortirent de chez eux et tirèrent
complètement hors d’eau une vingtaine de pirogues et s’assurèrent qu’elles étaient
parfaitement sèches à l’intérieure.
Dans les maisons, femmes et enfants se tairaient ; on pouvait imaginer les
premières pétries d’angoisse tandis que les seconds se demandaient pourquoi les
obligeait – on à se mettre au lit si tôt. Quelques marmots remarquèrent que leurs
mères avaient préparé deux ou trois ballots dans un coin de la case et voulurent en
connaitre les contenus ; curiosité légitime, mais la réponse, tintée d’agacement fut
invariablement la même : « tais – toi et dors ! »
L’obscurité s’installa rapidement sur le village comme d’habitude. Imperturbable,
le fleuve délivrait son chant. Quelques oiseaux nocturnes, des hiboux, zébraient
l’air par moments et créaient une ambiance insolite, à moins que ce ne furent des
chauves – souris, mammifères nocturnes qui eux aussi semblaient ignorer le drame
que les humains s’apprêtaient à vivre.
La nouvelle de l’approche des assaillants fut portée rapidement à la connaissance
de toutes les localités de l’aire Hula. Ceux des villages qui se trouvaient à l’arrière
des envahisseurs au fur et à mesure de leur progression n’étaient pas plus soulagés,
parce que épargnés, que ceux qui, comme Hêvê, n’avaient pas encore établi de
contact avec l’armée d’Abomey. Tous étaient en alertes, prêts à porter secours
éventuellement à leurs frères. Les carquois et les flèches empoisonnées étaient
sortis sans parler des machettes qui n’étaient jamais remisées. Il devenait certain,
mais, on s’en doutait déjà, au fur et à mesure que la soirée approchait que les
soldats d’Abomey n’avaient que le village de Hêvê en vue ; aucune autre localité ne
subit leur attaque depuis leur entrée dans la région. Mieux, les troupes évitaient
soigneusement tout contact avec les zones habitées ; comme ceux de Hêvê l’avait
prévu, la surprise faisait partie de la stratégie de l’assaillant qui savait par ailleurs
que donner l’assaut à l’un quelconque des localités Hula détruirait l’effet de
surprise sur Hêvê, et provoquerait l’intervention immédiate de tous les autres ; alors
que, une fois le Sazué et le Mono franchis, il leur serait aisé de contenir
l’intervention des secours situés en amont ; car, ceux – là auraient les cours d’eau à
franchir à leur tour ; il n’était pas aisé de le faire tout en combattant. L’ennemi
n’aurait besoin dans ce cas – là que de quelques hommes pour défendre les prises
tandis que le gros des troupes poursuivrait sa marche sur la capitale Agbannakin.
Seulement voilà : il leur fallait d’abord franchir les fleuves et conquérir Hêvê !
Les anciens du village, régulièrement tenus au courant de la progression de
l’ennemi, admiraient la stratégie des assaillants qui justifiaient une fois encore leur
réputation d’armée redoutable ; ils souriaient cependant en songeant que la valeur
de cette tactique reposait essentiellement sur l’effet de surprise escomptée.
On vit sortir trois ou quatre groupes de jeunes, armés, fébriles et déterminés ; ils
allèrent se poster, bien dissimulés, dans les bois à la sortie du village à quelques
mètres des rives du Sazué ; dès lors qu’on savait d’où arrivait l’assaillant, il fut aisé
de se positionner pour l’attendre. L’obscurité aidant, ces vigiles étaient assurés
d’être hors de la vue de l’ennemi. Les anciens, le chef en tête, se regroupèrent sur le
bord du Mono ; ils étaient sans armes ; les religieux se tenaient avec eux. Derrière,
à l’écart, quelques solides gaillards armés attendaient, on aurait dit qu’ils étaient là
pour assurer la protection de leurs aînés.
Habituellement pour traverser le Sazué ou le Mono, le voyageur recourait aux
services d’un passeur ; c’était plus souvent le Sazué, moins large et moins
tumultueux, que l’on franchissait pour accéder à Hêvê. Une famille détenait de père
en fils le monopole de cette traversée ; c’était sa profession ; le clan avait
l’obligation formelle de se tenir jour et nuit à la disposition de l’usager quel qu’il
soit, un devoir qui était aussi son honneur ; ces hommes s’interdisaient toute
discrimination dans ce service, que le voyageur soit de Hêvê ou non, qu’il soit Hula
ou non. C’était là, un des actes que depuis Tado, toutes les ethnies du golfe du
Bénin considéraient, que ce soit à Abomey, Porto-Novo ou ailleurs dans l’aire
qu’occupaient les migrants successifs depuis des siècles, comme un devoir qui
surpassait les querelles familiales, tribales et ethniques. C’est une de ces obligations
qui s’imposaient autant aux rois qu’aux individus. Une sorte de service minimum
qui était assuré à tout être vivant quel qu’il soit.
La question se posait pour savoir quelle devrait être l’attitude des passeurs si
l’armée d’Abomey demandait qu’on la fasse traverser. Le chef du clan répondit
sans hésiter :
— Je dois faire mon devoir…
— Si ta vie et celle des tiens n’étaient pas en danger…
— Je sais…
— Et ce serait le cas, si les troupes du roi d’Abomey devaient nous attaquer comme
nous le pensons…
— Que dois – je faire ? que doit faire ma famille ? d’un côté le devoir sacré et de
l’autre la survie…
— Ton devoir, bien sûr ! tu l’as dit ; le choix est simple en fait, même s’il y va de la
survie de notre localité et de tout le peuple Hula…
— J’en suis conscient …
Cette première discussion fut brève en réalité avec la famille des passeurs ; elle fut
conclue sur une note insolite eu égard aux évènements ; » faut-il leur faire payer le
prix du passage avant ou après la traversée ? » demanda encore la famille
embarrassée au chef du village de Hêvê ! Deux ou trois autres rencontres devaient
suivre ce premier entretien ; elles se déroulèrent en présence des anciens, mais il fut
impossible de savoir ce qui fut dit.
Un calme étrange régnait à Hêvê pendant les heures qui précédèrent la tombée de la
nuit ; on savait tout le pays Hula en effervescence. Dans les villages comme dans la
capitale, les hommes se tenaient prêts pour aller au combat si Hêvê ne parvenait pas
à enrayer l’avance de l’ennemi ; pourtant, aucune force structurée ne vint aux côtés
de ceux de Hêvê pour les renforcer ; à quoi bon en effet, les habitants, premiers
concernés, ne semblaient pas envisager sérieusement de se battre ; tout au plus
avait-on autorisé quelques jeunes gens bouillants d’impatience à se positionner
dans les bois du côté d’où viendrait l’armée adverse ; et elle arriva !
La nuit était bien avancée quand enfin, les troupes du roi d’Abomey atteignirent les
abords du village ; c’était voulu de la part de ses stratèges, l’intention était de
surprendre les Popo dans leur sommeil. L’armée adverse s’arrêta à quelques
centaines de mètres de la rivière Sazué ; environ à un Km, dit – on, dernier
obstacle, mais, oh, combien délicat à franchir !
Un groupe de soldats d’élite se détacha du reste de la troupe avec à leur
tête, Kpossou1 et Gaou1, le chef des armées d’Abomey et son second. Le groupe,
conduit par les deux généraux, se rendit au bord de la rivière. Un des soldats héla
les passeurs qui, on le savait, attendaient nuit et jour sur l’autre rive pour répondre à
l’appel d’un éventuel voyageur.
Pendant ce temps Hêvê attendait, inquiet ; y savait-on que l’ennemi était aux portes
du village ? sans doute oui, mais personne ne s’activait, ni dans le village ni dans
les bois où les quelques hommes en arme se dissimulaient.
Au bord du Sazué, il ne fut pas difficile de déceler l’accent étranger de l’appelant.
Cette nuit – là, le chef de famille et son fils aîné veillaient sur la rive ; ils mirent
leur pirogue à l’eau et traversèrent pour répondre à l’appel.
Les deux hommes manifestèrent leur surprise devant le nombre élevé de personnes
à faire passer ; le père dit à celui qui lui semblait commander le groupe :
— Vous êtes nombreux ! Je n’ai que mon fils avec moi à cette heure-ci et une seule
pirogue…
— Ça ne fait rien ! Lui répondit le soldat, ça ira comme …
Mais le vieux ne semblait pas disposer à assurer le transfert ; il dit :
— Et puis, vous êtes les soldats d’un grand roi, le roi d’Abomey ; mon chef de
village dort déjà, et tout le monde est couché ; je ne peux pas les réveiller pour
qu’on vous reçoive dignement comme cela se doit ; vraiment, je suis ennuyé !
— Non, ne vous en faites pas répliqua son interlocuteur, nous avons pris du retard,
voilà pourquoi nous arrivons à cette heure-ci. Notre intention est d’attendre de
l’autre coté à l’entrée de Hêvê que le jour se lève, nous transmettrons alors le
message de notre roi à votre chef respecté avant de continuer notre voyage pour
aller chez votre roi. Surtout, ne réveillez personne ! Mon roi me ferait décapiter s’il
apprenait que j’ai troublé le sommeil de votre chef et de la population ; faites-nous
passer seulement, je vous promets un bon salaire, vraiment, un très grand salaire !
Le passeur marqua quelques secondes d’hésitation ; il prit ensuite un air résigné
pour dire :
— Bon ! Je vais aller chez moi chercher mes aides pour vous faire traverser…
— Non ! N’en faites rien ; ne réveillez personne…
Le fils resté silencieux jusque-là intervenait alors et semblait soutenir le point de
vue du soldat.
— Écoutes, papa, dit-il, ils ne sont pas si nombreux que cela, en dix ou douze
voyages, ce sera fait ; ce n’est peut-être pas nécessaire de …
— Il a raison, il a raison ! renchérit le général ; quelques voyages silencieux, et
mes hommes et moi pourrons nous reposer de l’autre coté en attendant le lever du
jour.
Le père hésitait, il semblait en proie à un trouble profond ; il regarda longuement le
soldat, celui-ci soutenait son regard tout en souriant ; le passeur regarda ensuite son
fils, puis brusquement, il dit :
— Bon ! On va faire ainsi, mais…
— Allons – y comme ça, je vous assure que ce sera bien ainsi, dit précipitamment
le chef de l’armée craignant que le vieux ne change d’avis.
Il fut décidé que le père et le fils feront traverser les hommes d’abord, ensuite les
deux généraux, qui seront ainsi les derniers à faire le voyage.
La pirogue embarqua le premier chargement de soldats avec armes et bagages ; Le
père et son fils s’activèrent sur les perches et firent prendre le large à l’embarcation
; dans l’obscurité, il avait suffi de quelques minutes pour que la rive ne soit plus
visible. Les piroguiers continuèrent encore quelques mètres puis s’engagèrent sur le
lit du Mono en direction de Hêvê ; parvenus au milieu du fleuve, père et fils firent
chavirer en experts la pirogue sans avoir échangé un seul mot ; les flots firent le
reste. Les deux hommes remirent prestement l’embarcation à l’endroit et
continuèrent jusqu’au village là où les anciens et tous les habitants attendaient en
silence. Ils firent un rapide compte rendu aux anciens et précisèrent que tout se
déroulait conformément au plan.
Les deux hommes changèrent de vêtements à l’identique après s’être
consciencieusement essuyés ; pendant ce temps, deux autres hommes amenèrent
une autre pirogue et s’assurèrent qu’elle n’était pas humide à l’intérieur. Le père et
son fils reprirent les perches et conduisirent la pirogue jusqu’aux assaillants.
Nouveau chargement de soldats ; nouveau chavirement au milieu du fleuve suivit
du compte rendu aux anciens. Ce fut ensuite la séance d’habillage et le retour vers
les guerriers avec une pirogue sèche.
Ce fut ainsi que, groupe après groupe, les hommes d’élites du roi d’Abomey furent
livrés au fleuve Mono, sans bruit, sans cris et avec sérénité. Restaient Kpossou et
Gaou, les deux chefs de l’armée. Ils embarquèrent à leur tour dans la pirogue pour
la dernière traversée ; père et fils les prirent en charge et les conduisirent sur le
Mono, mais, ils ne les noyèrent pas ; l’embarcation aborda à Hêvê. En quittant la
pirogue, les deux généraux se précipitèrent vers un groupe d’hommes qu’ils
prenaient pour leurs soldats qui les attendraient dans l’obscurité. La méprise ne
dura que quelques secondes ; très vite, ils s’aperçurent du traquenard quand ils
purent voir de près ceux qui attendaient sur la rive, mais c’était trop tard ;
impossible de fuir ! par où ? Certainement pas par le fleuve ; et pour aller où ? Ils
tombèrent à genoux et se mirent à supplier…
On reste ébahi aujourd’hui encore par cette histoire ; on se demande, sauf à Hêvê
où la sérénité est toujours de rigueur, comment une armée réputée, redoutable parce
que bien structurée, bien entraînée et bien commandée d’ordinaire, avait pu se
laisser abattre si sereinement. Ici, la bravoure n’avait pas eu à s’exprimer ni la
réputation de soldats bien organisés qu’avait l’armée du roi d’Abomey. On
s’étonne que les assaillants comptaient à ce point sur la collaboration de ceux qu’ils
allaient abattre pour précisément y parvenir qu’ils négligèrent de prendre des
dispositions pour franchir un obstacle essentiel, obstacle qu’ils connaissaient,
qu’était la traversée des cours d’eau.
Que les deux chefs de l’armée aient conduit personnellement cette campagne ne
surprend pas, le pays Hula avait la réputation d’être intraitable ; les Fons
s’attendaient à de très rudes combats d’où l’importance extrême qu’ils attachaient à
l’effet de surprise afin de limiter les risques. Là se pose une question, celle de
savoir comment cette armée espérait passer à proximité de tant de villages ennemis
du pays Hula sans que les populations ne fassent savoir sa présence à ses frères.
Certes, ceux de Hêvê avaient joué le jeu ; ils appréciaient les espions d’Abomey à
leur juste valeur ; se sachant probablement espionnés, ils s’étaient appliqués à rester
calmes et indifférents en apparence, vacant paisiblement aux exigences du
quotidien, une sérénité qui avait sans doute renforcé ceux d’Abomey dans la
certitude de les surprendre.
Enfin, et c’est aussi une interrogation majeure, on ne comprend pas que Kpossou et
Gaou qui conduisaient le détachement de soldats d’élite aient laissé transporter
ceux – ci d’abord se réservant, tous les deux, pour le dernier voyage en pirogue.
Le fleuve Mono rendit quelques corps dans les jours qui suivirent, l’océan en fit
autant ; on les enterra avec respect ; ne venaient – t – ils pas de Tado eux-aussi, le
berceau commun, comme ceux de Hêvê !
Une délégation du village se rendit aussitôt dans la capitale pour annoncer que tout
danger était écarté ; elle revint avec les félicitations et les bras chargés de présents.
L’histoire ne dit pas ce qu’était devenu le gros de l’armée d’Abomey qui attendait
de l’autre côté, sur la rive opposée du Sazué ; sans doute que les hommes, privés de
leurs chefs et des meilleurs d’entre eux s’étaient dispersés dans un sauve – qui –
peut discret, ne songeant qu’à leur survie. Il n’eut pas de chasse à l’homme par
ceux de Hêvê ; à quoi bon ! La peur et l’incertitude sur le sort de ceux qui avaient
franchi le fleuve suffisaient ; et puis, ne venaient-ils pas de Tado, eux aussi !
Cette nuit – là sur les bords du Mono, on se saisit de Kpossou et de Gaou suppliants
; ils furent ligotés et conduits à la maison de Adadji2 pour attendre la suite.
Notes
1 – Kpossou et Gaou (on peut écrire aussi GAO) ne sont pas des noms de
personnes ; ce sont des dénominations de fonctions des armées des rois
d’Abomey, celle du chef d’état-major et celle de son second. C’était à ces deux
personnages que revenait l’organisation de l’infrastructure militaire depuis la
gestion des troupes et l’armement jusqu’au recrutement et à l’entraînement des
espions qui constituaient un rouage essentiel dans la politique de conquêtes des
rois. C’étaient ces deux personnalités qui conduisaient, séparément ou ensemble,
les campagnes militaires quand le roi ne menait pas, lui – même, les troupes au
combat.
2 – ADADJI eut trois enfants, deux filles, AHOUASSI et GBEDESSI, ainsi qu’un
garçon,
ACLIN-NOU ou ACLINNOU (qui est devenu Aclinou avec l’administration
coloniale). C’est le prénom de ce dernier qui est passé à la descendance[2] sans que
nous en sachions la raison. Si le nom Aclinou est celui qui est connu aujourd’hui,
comme le tronc d’où sortirent les bourgeons, notre devise est par contre celle de
Adadji, la racine : » Aucune corde ne peut enserrer l’univers » ; des hommes de
liberté donc. Liberté pour nous-même certes, et farouchement, mais aussi pour les
autres ; c’est en ce sens qu’il nous est interdit – et cela ne souffre d’aucune
exception – de piétiner qui que ce soit ou quelque créature que ce soit, pas
même un lézard !
Si vous allez à Hêvê, vous y trouverez Aclinou Blainville Slonhouto, mon oncle,
le dernier fils vivant de Aclinou, né en 1913[3]. Un respectable vieillard encore
alerte, mince, un peu trop peut – être, le regard perçant, serein, qui par moments se
fixe sur le sol, longuement, on sait alors que le vieil homme se remémore les heures
passées ; la tête se redresse ensuite et Blainville vous regarde comme s’il vous
adressait une interrogation silencieuse, » avez – vous compris ? semble – t – il
dire « .
A Hêvê, mon cousin Aclinou Maurice, mon frère, qui veille aux cotés de l’oncle
Blainville au respect des traditions familiales vous montrera peut – être, – je ne
vous le garantis pas absolument – la salle où nous avons installé la galerie des
portraits des disparus de la famille, vous y trouverez la photo de Aclinou
notamment, mais pas celle de Adadji dont nous ne possédons aucun portrait, et
pour cause ! Il sera nécessaire d’obtenir aussi l’autorisation de la branche de la
famille qui est installée à Cotonou à qui revient le devoir d’entretenir cette galerie.
LES US ET COUTUMES
Au centre de la pensée de ceux qui venaient de Tado, c’est-à-dire des peuples issus
des migrations successives depuis le XII siècle, il y a l’homme, tout l’homme ;
aussi, on ne peut s’étonner que cette culture ait su élaborer des balises
suffisamment précises pour que même loin du berceau, géographiquement ou
temporellement, ceux qui en furent nourris ne cessent jamais de les considérer
comme des piliers dont il ne faut s’écarter à aucun prix.
Au nombre de ces piliers, il y a la définition d’un corpus minimum de règles dont le
propos est le respect absolu de la vie, non que le caractère sacré de celle-ci porte à
tout accepter, mais parce qu’il faut offrir à l’individu un minimum de conditions
que nul ne peut lui discuter. Ceci avait et a encore de nos jours pour fonction
d’assurer l’harmonie au sein de chaque groupe social et entre ces groupes. Nous
avons vu un exemple de ce minimum dans le fait que le droit de se déplacer ne peut
être ni contingenté ni entravé quelle que soit la raison, émotionnelle ou sociale…
Un deuxième exemple de balise se rattache à l’eau, à sa possession et à son usage.
Nous croyons que l’eau fait partie des minima indispensables à la vie de tout
homme. Il était donc interdit, depuis des temps immémoriaux d’en vendre, tout
simplement ! …Nul n’avait le droit de vendre l’eau qui restait ainsi à la disposition
de tous. Toutefois, l’ouverture sur le monde fait qu’aujourd’hui, cette prescription
ne peut plus être respectée. On considère que l’eau est un minimum que chaque être
doit pouvoir consommer en toute confiance, quelle que soit la qualité de la
personne et quelles que soient les circonstances ; il s’ensuit que l’eau, comme bien
de consommation, ne doit pas être empoisonnée, jamais ! C’est un crime de le faire,
y compris pour se débarrasser de son pire ennemi. Et jusqu’à ce jour, cet interdit est
resté un absolu ! Voilà pourquoi, que ce soit au Togo ou au Bénin, les parents
enseignent à leurs enfants que, même chez leur pire ennemi, ils peuvent boire l’eau
qu’on leur offre, sans crainte et en toute sérénité. Si on empoisonne l’eau, que va
boire le pauvre ? répète-t-on pour souligner que l’infortune ne peut exclure qui que
ce soit de l’existence. Car les hommes de cette culture restent inébranlables dans la
conviction qu’empoisonner l’eau est le pire crime que l’homme puisse commettre
contre l’homme.
Aujourd’hui encore, quelle que soit votre ignominie, vous pouvez boire sans crainte
l’eau fraîche qu’on vous offrira sur cette côte de l’Afrique, et d’abord en signe de
bienvenue.
L’homme est au centre de cette culture, avons-nous dit, pourtant, il est tué,
assassiné, malmené, volé…comme partout ailleurs. Mais alors, de quel homme
parlons-nous ? De celui qu’on espère voir prendre possession enfin de la terre ; son
avènement ne fait aucun doute dans l’esprit des hommes et des femmes qui se
réclament de cette culture, d’où la sérénité indéfectible qui les habite ; une sérénité
et une conviction qui reposent sur ce que leur culture prétend qu’est l’homme.
Les peuples qui viennent de Tado croient que le moteur de l’action de l’homme
qu’ils attendent est son âme. Si nul ne sait ce que recouvre réellement ce concept
quand il s’agit d’être précis – comme du reste, ailleurs dans le monde- les anciens
s’accordaient pour penser, et c’est ce qu’ils enseignent, que l’homme, tout homme
possède quatre Âmes.
La première, la plus importante, apparait au moment de la naissance (ou avant la
naissance, au moment de la gestation selon certains).
La deuxième serait également inhérente à tout Etre et traduirait sa puissance. Ce
serait comme un don inné qui peut, en partie, évoluer en fonction des mérites ou
des faiblesses de l’individu, un pouvoir qui serait donc fonction de son action.
La troisième Âme relèverait de l’individu et (ou) de la société au sein de laquelle
l’être évolue ; au premier rang de celle-ci, il y a sa famille, ou mieux, son clan.
Nous pouvons dire que c’est cette âme qui est le réceptacle de ce que l’homme
reçoit de la société ; elle est donc en partie le fruit de la pédagogie, le résultat de
l’éducation à laquelle l’individu est soumis, et comme tel, l’homme, par cette Âme
est aussi le fruit de la société. C’est l’Âme de la formation et celle-ci n’est vraiment
efficace que si la seconde est bien préparée.
La quatrième Âme est l’ombre que chacun d’entre nous porte et projette
visiblement à l’extérieur, pour peu que le temps le permette.
Les deux premières sont, en un certain sens, ce qui fait l’Homme spirituel, c’est-à-
dire l’axe Nord-Sud, selon le vodoun[4] alors que les deux dernières seraient en
relation avec le monde matériel, c’est-à-dire l’axe Est-Ouest, une matérialité qui
atteint son point culminant au niveau de la quatrième Âme. Cette dernière est la
seule, selon la croyance, qui accompagne l’homme jusque dans la tombe.
Je crois savoir que dans le judaïsme, on dénombre trois âmes pour l’homme ; la
troisième correspond à la quatrième des peuples du Bénin, c’est-à-dire, l’ombre !
Certains prétendent dans le judaïsme que, quand un homme ne voit plus son ombre
le long d’un mur, c’est que sa mort est imminente ; en somme, l’homme cesserait
d’être ombre avant de disparaitre ; je veux bien ; mais, si vous voulez mon avis,
attendez de jouir d’une journée radieuse et bien ensoleillée pour vérifier et vous
désespérer éventuellement !
Quatre âmes donc pour les gens du Golfe du Bénin, ceux qui viennent de Tado.
Revenons sur les deux premières, l’aspect spirituel de l’individu. On considère que
la première est incorruptible, elle ne peut être objet de péché, ni induire l’homme en
erreur, c’est l’Ame que nul ne peut souiller. C’est cette pensée d’impossibilité
d’une souillure indélébile qui est à la base du concept de la justice immanente, en
cela que l’homme ne peut mourir avec cette Ame en état de péché. Si tu fais le bien,
tu en bénéficies ici, si tu fais le mal, tu le paieras ici, tel est le leitmotiv de toute
éducation. Ici s’entend de ton vivant. Cette première Ame est celle qui s’en va la
première, dès le décès de l’individu. Son rôle serait de constamment orienter
l’homme, sa pensée et son action vers le droit chemin. Une Ame qui retournerait
immanquablement à l’Ame Universelle. On comprend donc que, par essence, elle
ne puisse être souillée ; car, dans le cas contraire, depuis le temps où les hommes
s’acharnent à mal se conduire, l’Ame Universelle serait devenue une vraie
pourriture depuis bien longtemps !
La deuxième Ame serait la somme d’un don auquel s’ajoutent les acquis faits par
l’individu. Nous sommes encore dans le domaine spirituel ; il s’agit de l’Ame qui
recèle la puissance spirituelle de l’homme ; chaque individu a une puissance en
évolution permanente en fonction de la conduite de l’homme. Et comme toute
puissance, elle est impérissable ; mais, contrairement à la première Ame, celle-ci ne
rejoint pas l’Ame Universelle automatiquement à la mort de l’être ; elle erre, dit-on,
sans davantage de précisions. Elle erre jusqu’à se débarrasser de toute souillure.
Ensuite… en tant que puissance, cette Âme peut être captée, selon un rite précis,
pour en faire l’usage de son choix, bon ou mauvais, pour la mettre donc à son
service. Or cette captation ne peut se faire que du vivant de son titulaire, au
moment où l’Ame est bien localisée, géographiquement, pourrait-on dire ! Ensuite,
on ne peut en faire usage que si elle est insérée dans un support. En général, on
choisit de la transmuter en Lêgba, dieu de la réflexion, dieu de l’axe matériel.
Voilà donc les bases sur lesquelles il faut s’appuyer pour comprendre le sort qui fut
réservé à Kpossou et Gaou, les deux généraux de l ‘armée d’Abomey.
Nos deux prisonniers refusèrent donc de s’alimenter, et personne n’osa les
contraindre ; ils acceptèrent l’eau qu’on leur proposait. Autour d’eux, il y avait peu
de mouvement ; trois gars, solides, joviaux et heureux d’être vivants, étaient
commis à leur garde. Cette surveillance se résumait à faire acte de présence, les
deux généraux n’ayant été à aucun moment libérés des cordes qui maintenaient
leurs mains attachées dans le dos et entravaient leurs pieds. Du reste, les prisonniers
étaient calmes, sereins ; ils se doutaient certainement du sort qui leur était réservé,
mais la calme et la sérénité dont ils faisaient preuve impressionnaient l’entourage.
Par moment, certains dans la population qui pouvaient les approcher, surtout les
femmes, se demandaient si les deux hommes ne leur réservaient pas quelque
surprise. Une impavidité qui était rehaussée par le souci des anciens de veiller à ce
qu’ils jouissent, tout prisonniers qu’ils étaient, du respect dû à leur rang.
En fait, bien plus que leur fonction et donc leur rang, c’est la qualité humaine que
les croyances leur supposaient qui justifiait les égards qui étaient manifestés à
Kpossou et Gaou. On considérait en effet qu’ils n’avaient pu atteindre leur niveau
de responsabilité que parce qu’ils étaient nantis d’une puissance, spirituelle et
ésotérique, s’entend. C’est pourquoi, le respect de cette puissance, dès lors qu’elle
relevait du spirituel, s’imposait quelles que soient les circonstances. C’est
précisément cette puissance supposée qui allait sceller leur destin et qui justifiait le
sort que les anciens de Hêvê réservaient aux deux hommes.
L’Histoire ne dit pas quand et par qui fut prise la décision d’ériger les deux
hommes en divinité et plus précisément en divinité Lêgba. Ce fut probablement à
l’instigation des féticheurs après consultation du dieu Fa. Dans la mythologie Adja-
Yorouba, Fa et Lêgba sont des dieux du quotidien, des dieux sans lesquels rien ne
peut se concevoir ni se faire. Lêgba est le premier dieu, le plus important ; il régit le
quotidien et balise l’action de l’homme. Dieu des nœuds, dieu des croisements,
c’est lui qui préside aux actes de la vie, faisant le temps et le contre-temps. Mais
c’est à Fa que revient le soin d’éclairer les parcours.
Deux divinités inséparables. L’une, Lêgba régit le monde matériel et ses avatars ;
c’est l’axe Est-Ouest dont les couleurs sont le bleu et le blanc, tandis que l’autre,
Fa, régit le monde de l’intériorisation, c’est l’axe Nord-Sud, de couleurs rouge et
noir, c’est l’axe de l’intuition, celui de l’introspection ; Fa régit le monde spirituel.
On comprend que ces deux divinités soient inséparables ; on comprend également
que ce soit Lêgba qui ait la primauté, non pas parce qu’il serait plus puissant que
Fa, mais parce que le monde matériel qu’il régit est immédiatement accessible.
C’est donc un point initial d’où l’homme peut s’élancer vers le spirituel s’il en est
capable. Le monde matériel est le point de départ d’où la réflexion partira pour se
porter vers le monde de l’intuition ; celui-ci ne peut se concevoir sans le support
qu’est le premier.
A Hêvê, on décida donc de transformer Kpossou et Gaou en dieux Lêgba, c’est-à-
dire, qu’on se proposa d’ériger à partir de leurs corps une représentation de la
divinité ; mais bien entendu, le corps ne devait être que le support matériel ; en
réalité, c’était l’âme – la seconde des quatre- que les acteurs de Hêvê
s’efforceraient de mettre au service de la communauté. La conviction se traduisait
ainsi dans les faits. En effet, on considérait que ces hommes n’avaient pu accéder à
la place qu’ils occupaient dans la société que grâce à leur âme, celle qui relève de la
puissance intrinsèque de l’individu, à laquelle s’était adjointe leur action spirituelle,
car ils étaient parvenus à accroitre leur don naturel avec effort pour parvenir à un
mieux spirituel.
Le raisonnement est analogique, mais l’opération, comme tout acte de la vie, est
conduite sous la direction constante de Fa.
Kpossou était le général en chef ; pourtant, il devait être divinisé en second, car, en
consultant Fa, les hommes de Hêvê se seraient aperçus que Gaou –le général en
second- était en réalité plus puissant que son chef ; sur le plan spirituel, le seul qui
compte, Gaou est supérieur à Kpossou. On décida donc d’inverser la hiérarchie.
On se saisit de Gaou, trois solides gaillards étant commis à cet effet. On commença
à enfourner de l’argile dans la bouche du prisonnier qui opposait une violente
résistance. Le jour commençait à poindre mais le soleil ne se montrait pas encore.
Le prisonnier rendu muet fut conduit à l’emplacement où les bokonons avaient
décidé, en consultant Fa, d’ériger les effigies. Empêcher le prisonnier de prononcer
la moindre parole relève des croyances locales, selon lesquelles toute parole est
puissance, tout propos est pouvoir. On considère en effet que les propos de
l’homme sur le point de quitter ce monde sont chargés d’un pouvoir qui traduit la
puissance de sa seconde Ame. On reste convaincu qu’une malédiction prononcée
dans ces conditions ne peut manquer d’efficacité. A Hêvê, on pensait que les
prisonniers ne manqueraient pas de jeter l’anathème sur la localité et sa population
au moment précis où ils passeraient de vie à trépas s’ils avaient la possibilité de le
faire. On prit donc les précautions nécessaires.
On creusa une fosse à l’emplacement choisi au bord du fleuve, à l’endroit même où
les généraux avaient tenté de traverser la rivière ; une fosse suffisamment grande
pour recevoir le corps d’un homme agenouillé. On déshabilla Gaou qui, on le
comprend, se débattait de toutes ses forces ; il n’ignorait plus le sort qu’on lui
réservait ; le renfort de plusieurs autres gaillards fut nécessaire pour, à la fois,
s’assurer d’une certaine immobilité de l’homme et pour le soulever de terre ; on
toucha le fond de la fosse avec les fesses du général nu, les yeux exorbités de
terreur. On le souleva ensuite en l’air. L’opération fut réitérée trois fois avant de
l’assoir définitivement dans la fosse dont le fond est tapissé de feuilles et d’herbes
appropriées. Les officiants commencèrent aussitôt à le recouvrir de terre, d’une
terre glaise argileuse…
Le mode opératoire qui fut appliqué avait suscité de nombreuses discussions dans
les heures qui avaient précédé la cérémonie. Transformer un homme en Lêgba avait
pour but de mettre, selon les croyances en vigueur, son âme au service de la
localité. Certains parmi les anciens de Hêvê et parmi les féticheurs, avaient suggéré
de vider les prisonniers de leur sang juste avant de les recouvrir de terre ; il s’en
était suivi un débat d’où il était ressorti qu’on ne devait pas le faire, car le sang est
le symbole de la vie et celle-ci garantit l’efficacité de l’âme qu’on cherche à capter.
Le fait de faire toucher le sol trois fois par le postérieur du prisonnier répondait à un
autre impératif de l’ordre des croyances. En effet, l’opération d’érection équivalait
symboliquement à priver la Mort d’un élément qui lui revenait, puisque l’homme
transformé en Lêgba n’était pas considéré comme mort ; il s’ensuivait un
déséquilibre qu’il fallait éliminer pour éviter, croyait-on que la Mort ne se mette en
courroux contre le groupe social. On devait donc procéder comme si on avait livré
le corps à la mort en effectuant le geste symbolique d’ensevelissement. Notons que
ce symbolisme se retrouve dans d’autres systèmes de pensée ; cette terre est une,
n’est-ce pas ? Dans le judaïsme, en particulier, quand on trouvait le cadavre d’un
homme assassiné sur le chemin, il était prescrit aux habitants de la localité la plus
proche de se saisir d’un bouc sur lequel ils proclamaient leur innocence du crime
avant de l’envoyer à la mort. Ici aussi, on pensait que le crime commis sur cet
homme privait la Mort de quelque chose qui devait lui revenir de droit. Il fallait une
réparation symbolique afin d’éviter un déséquilibre dont les conséquences
rejailliraient sur la population. Tout ceci est de l’ordre de la mythologie, mais on
peut se poser la question de savoir quelle est la fonction pédagogique de ces rites.
Gaou disparut progressivement au fur et à mesure que l’on comblait le trou qui
avait reçu son corps. On poursuivit l’accumulation d’argile. A la masse ainsi
obtenue, on imprima une forme vaguement humaine ; on y inséra des coquillages
pour figurer les yeux et la bouche. Toute la séance se déroula sous la conduite des
féticheurs qui consultèrent à chaque instant le dieu Fa, véritable ordonnateur du
rite.
Ce fut ensuite le tour de Kpossou. On lui fit traverser le fleuve accompagné des
maîtres d’œuvre. L’érection de son effigie se fit exactement de la même façon que
pour Gaou, mais sur la berge opposée du Sazué, côté Hêvê. Les deux Tô-Lêgba se
faisaient face.
Ainsi, vous pourrez voir, si vous allez à Hève, ces Tô Legba de nos généraux,
portiers vigilants de la demeure qu’ils étaient venus conquérir.
CONCLUSION.
Il y eut bien d’autres guerres dans la région entre le royaume d’Abomey et
différentes chefferies du pays hula, en particulier, il y eut en 1893 de rudes combats
à Cômé qui furent l’occasion d’affreux massacres. Mais Hêvê qui n’est qu’à une
vingtaine de kilomètres, ne fut pas inquiété, ni à ce moment-là, ni à aucun autre
depuis l’érection des deux Lêgba. Les généraux veillaient devaient penser ceux de
Hêvê. De fait, ces épisodes furent les derniers combats que le village dut livrer.
Notes :
1 – Lêgba est le premier dieu de la mythologie de la région du golfe du Benin.
C’est une divinité dont l’effigie se trouve aussi bien dans les habitations que sur les
chemins ; en particulier, dans les croisements, c’est le dieu des croisements, dieu de
la réflexion. Quand on le destine à la protection d’une localité, il prend le nom
de Tô Lêgba, c’est – à – dire : Lêgba de la ville ou du village.
2 – Tado est aujourd’hui une localité qui se situe dans l’actuel Togo, une localité
banale qui ne paie pas de mine, pourtant, c’est de là que sont venus tous les peuples
qui aujourd’hui habitent le sud du Benin, du Togo et une partie du Ghana. Tado est
en fait au centre d’un plateau qui abritait une nombreuse population depuis cinq ou
six siècles, on peut penser que périodiquement, le poids démographique, eu égard
aux ressources disponibles entraîna cette succession de migrations aussi bien vers
l’Est que vers l’Ouest, c’est – à – dire : dans la trouée du Dahomey.Cette
communauté des racines explique l’uniformité des valeurs culturelles qui prévaut
toujours dans le golfe du Bénin
3 – Sè est une localité qui se trouve à environ 20 Km au Nord – Est de Hêvê d’où
venait le messager qui annonça l’arrivée des troupes d’Abomey.
[1] Lêgba est une divinité du panthéon vodoun ; voir Paul Aclinou ; Une pédagogie
oubliée, le vodou ; Harmattan éditeur ; Paris 2007.
[2] Jusqu’à la période coloniale, le prénom d’un garçon devenait le nom de famille
de ses enfants.
[3] Ce récit est composé en 2000 ; Blainville est décédé en 2003.
[4] Voir Paul Aclinou ; Le vodoun : Leçons de choses, leçons de vie ; Harmattan
éditeur ; Paris 2016 ; pages 192-203.
Publié dans: aclinou, afrique, Bénin, Ethnologie, spiritualité, vodoun | Tagué:aclinou, Grand-Popo, Hêvê, vodoun
Interview P_Afrique_2004
http://planeteafrique.com/Amis/Index.asp?affiche=News_display.asp&ArticleID=8
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1 – Bonjour Monsieur Aclinou. Vos écrits gravitent autour du Golfe du Bénin.
A vous lire, on revit le Dahomey et ses Empires, les Empires Yoruba, les
Royaumes Haoussa de la Reine Daoura… avec toute leur grandeur et leur
puissance mystique…
Bonjour Monsieur Diop ; je vous remercie de me donner la parole sur votre site.
Graviter autour du Dahomey ? Sans aucun doute, puisque le Bénin est le point de
départ et c’est là aussi où tout finira, pour moi… Et puis, vous vous rappelez
certainement cette leçon de notre enfance : » Quand tu ne sais plus où tu vas, n’oublie
pas d’où tu viens. «
Mais, ce n’est pas seulement cela, c’est aussi un alibi, un alibi, une référence qui sert
de pivot dans ma tentative de comprendre l’Homme, l’Homme universel.
Graviter dites-vous ! Oui, graviter autour de ce couloir – la trouée du Dahomey – par
lequel l’homme n’a jamais cessé de circuler depuis des temps immémoriaux !
Allez voir TADO, cet ensemble de quelques cases, insignifiantes aujourd’hui, qui est
situé dans l’actuel Togo sur le plateau d’Atakpamé, vous serez ébahi d’apprendre
que de là, ce sont élancés avec fougue, des groupes d’hommes, par vagues
successives, déterminés et solidaires, depuis 1000 ans vers le monde. Parfois, comme
dans le cas des Yorubas, il y eut des va – et – vient de et vers Tado pour en repartir
une fois encore… La plupart sont allés d’étape en étape, de querelle en querelle et de
guerres en guerres, parsemant le trajet de villes et de royaumes : Allada, Abomey,
Abéokouta, Oyo, Ife, Kétou, Porto Novo, Agbanankin, Grand – Popo, Kovê, pour ne
citer que quelques noms.
Vous avez évoqué d’autres royaumes, autant dire que l’Afrique est riche d’Histoire
; nous pouvons ajouter à ces noms que vous citez, les empires du Ghana, ou encore
celui du Bénin (je parle du Bénin historique) dont les sculptures rayonnent de sérénité
et sont l’objet d’étonnement et d’admiration des connaisseurs du monde entier.
C’est aussi le Manden, plus connu sous le nom de l’Empire du Mali. A Soundiata
Keita son fondateur, nous devons l’une, sinon la première, Déclaration vraiment
Universelle des Droits de l’Homme, puisque datée de 1236 ; la charte du
Manden (qui peut être consultée sur cet autre de mes sites
: http://www.cimaisevirtuelle.com/afriquecrit/afeour.htm)[1].
» Toute vie est une vie » qui en est la première parole me paraît plus universelle
car, tout, absolument tout le reste peut en découler, ce qui ne me semble pas être le
cas de notre » Tous les Hommes naissent libres… «
Voilà – accessoirement – un point sur lequel une réflexion générale peut porter,
réflexion à partir de laquelle on pourrait, pourquoi pas, proposer une modification de
l’actuelle déclaration dans le cadre de la communauté des Nations ; votre site peut
bien sûr jouer un très important rôle dans cette réflexion.
Pour revenir sur le Golfe du Bénin – je dirais plutôt, chez les peuples qui venaient de
Tado – on peut se demander quels étaient leurs bagages ; la réponse est : quelques
concepts, quelques mots… car, en fait, le Vodou, c’est cela ! Nous y reviendrons.
2 – Par déformation, le Vodou, dans l’opinion populaire, est une pratique
animiste originaire des Antilles et des Caraïbes. Comment interviendrez-vous
pour redéfinir et resituer le Vodou dans le monde contemporain ?
Vous avez raison ! Le monde – en dehors du Dahomey – a découvert le Vodou à
travers les descendants des Noirs transplantés d’Afrique qui vivaient et vivent encore
dans les Caraïbes, en Amérique du Sud, notamment à Haïti, au Brésil, au Mexique,
mais aussi en Amérique du Nord…
Il est donc légitime que l’on en situe, dans un premier temps, l’origine dans ces lieux
; mais, cette erreur n’a été possible que parce que du Vodou on n’ a retenu que les
aspects extérieurs ; on en a retenu les manifestations les plus spectaculaires et celles
qui intriguent ou inquiètent, et qui sont propagées notamment par un tourisme de
spectacle ; ou encore les propriétés que lui prêtent des âmes en peine à la recherche
de remèdes miracles ou de je ne sais quelles expériences ésotériques…
Aujourd’hui encore, il y a une méconnaissance totale, y compris dans le golfe du
Bénin, de sa signification profonde et donc, ignorance de l’essentiel. C’est dire que
la redéfinition et la restitution dont vous parlez concernent les origines
géographiques certes, mais aussi le sens fondamental.
Sur le premier point, l’origine géographique, l’erreur n’a duré qu’un temps, car très
vite, on a fait la relation entre ceux qui se réclamaient du Vodou et le fait que c’était
les victimes de la traite des esclaves ; par contre, plus intéressant est, selon moi, le
fait de trouver pourquoi c’est cette croyance qui a perduré pour arriver jusqu’à nous,
absorbant toutes celles qui étaient arrivées en même temps aux Amériques ; la
question essentielle est de savoir pourquoi ce sont les éléments culturels de ceux dont
les racines plongeaient à Tado qui ont persisté et conduisent à cette tradition
américaine du Vodou.
En effet, La traite des Noirs portait sur toute l’Afrique Noire ; les déportations avaient
lieu d’un peu partout ; chaque ethnie, chaque composante de cette tragédie arrivait
avec ses croyances et son échelle de valeurs, il ne pouvait pas en être autrement.
La réponse, à mon avis, est la nature, en partie tout au moins, du contenu spirituel et
didactique du Vodou. Si seul le Vodou est resté en masquant, voire en absorbant les
cultures des autres groupes ethniques, c’est qu’il était et qu’il est toujours porteur de
valeurs à portée universelle ; valeurs sur lesquelles l’homme a pu s’appuyer pour
survivre dans la tragédie ; autrement, on ne voit pas comment expliquer la survivance
de ces croyances dans un environnement qui était particulièrement hostile tant
physiquement que psychologiquement , je ne citerai que le » Code Noir » qui fut un
point fort de cette agressivité.
Ce qui est frappant également, c’est la pureté des concepts qui, malgré tout,
soutiennent le Vodou hors du golfe du Bénin quand on compare les fondements de
part et d’autre de l’Atlantique ; on observe certes, une très grande influence des
rencontres avec les autres idées, quelle soient africaines ou bien qu’elles relèvent de
la puissance dominante dans sa composante religieuse, notamment, le christianisme
; mais rien ne s’était perdu et rien n’était venu s’ajouter au concept de Eshu ou Lêgba
et de Fa ou Ifa , les deux principales divinités dont les hiérarchies respectives et les
fonctions pédagogiques sont rigoureusement respectées, même si elles ne sont ni
approfondies ni appliquées, exactement comme ce fut le cas sur le continent
d’origine[2].
Il serait trop long de développer ici ce qui fait cette force, remarquons simplement
que Vodou signifie » ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne connaît pas encore ! » ;
c’est tout ! Vous voyez, nous sommes loin de ce que l’on pense généralement qu’est
le Vodou ; nous sommes loin de l’image qu’on en donne y compris au Bénin.
En clair, cette culture présuppose que connaître reste possible, connaître le monde
est une nécessité ; à tel point qu’un dieu est dévolu tout entier à cette affirmation ;
c’est le rôle du dieu Hêbiêsso (Shango), le dieu de la foudre, qui est d’affirmer cette
absolue nécessité.
Si on ne pénètre pas la signification profonde du terme, on peut massacrer autant de
poulets, de coqs ou de je ne sais – quoi encore, on reste dans l’idolâtrie. Ceci est à
rapprocher de l’enseignement des pères et des mères informés qui répètent à leurs
enfants : » ce à quoi il faut prêter attention quand tu es chez le guérisseur, ce n’est
ni aux poulets sacrifiés ni aux incantations déclamées, mais aux herbes et plantes
qu’il met en œuvre. » On ne saurait – être plus clair ! Mais, ce n’est qu’une partie
de l’enseignement.
Cette culture enseigne également que la vie comporte des points – pivots qui
surpassent nos individualités ; par exemple, que l’eau ne doit pas être vendue ; que
le pire crime que l’on puisse commettre c’est d’empoisonner l’eau ; car, « que boirait
le pauvre ? » demande – t – on. Le respect de la vie est poussé à un point tel qu’avant
de tuer la bête domestique pour l’alimentation – nécessité vitale – il faut lui donner
à boire y compris symboliquement en trempant son bec ( pour la volaille ) dans l’eau
pour signifier que l’acte est une nécessité de survie. Aujourd’hui, je dirais que les
sociétés protectrices des animaux qui existent à travers le monde nous rejoignent en
quelque sorte dans ce que nous croyons qu’est la vie…Ce qui nous renvoie à
Soundiata Keita : « Toute vie est une vie… » !
Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’ésotérisme, en tout cas pas
seulement de cela…
Connaître ! me diriez – vous, mais avec quels outils doit – on pénétrer le sens profond
de cet enseignement, et je vous répondrais : avec les concepts que propose le Vodou
dans son état fondamental qui, de ce fait est une PEDAGOGIE ; et comme dans toute
pédagogie, le questionnement est le moteur essentiel. C’est donc à partir du
questionnement que nous pouvons accéder à l’essence véritable du Vodou, ce qui
doit nous amener à distinguer les dieux – concepts (ceux que j’analyse sur le site »
la pensée et son objet « ) qui justement sont questionnement en eux – même, des
autres divinités.
Comme vous pouvez le voir, le sens que je peux donner à votre expression : redéfinir
et restituer, c’est amener l’Homme – pas seulement l’homme Noir – à retrouver dans
le récit fondateur de chacun des dieux – pédagogie, les points de contradiction qui
justement sont là pour nous conduire au questionnement. C’est le but que je
recherche.[3]
3 – Comment percevez-vous la quête de l’identité mystique et spirituelle de
l’homme Noir actuel, plus spécifiquement celle des descendants de Glélé ou
Gbéhanzin ?
Je ne suis pas certain qu’il y ait en ce moment une quête d’identité mystique ou
spirituelle qui soit spécifique à l’homme Noir en général et aux héritiers de Glélé ou
de Gbêhanzin en particulier ; il me semble que nous sommes plutôt dans le cadre de
la demande générale de spiritualité qui émerge de notre planète depuis quelques
années, voire quelques décennies, et qui semble concerner toutes les sociétés à
travers tous les continents et toutes les classes sociales ; vous vous rappelez les
propos de cet intellectuel, penseur et homme politique Français qui disait que le
XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas. Nous y sommes en quelque sorte, et
l’homme Noir n’échappe pas à la tendance générale me semble t – il.
Je dirai au contraire que nous, Africains, nous les Noirs, nous possédons une solidité
psychologique non négligeable qui fait que nous ne nous posons pas trop de
problèmes existentiels ; les coups de buttoirs au quotidien suffisent à occuper tout
notre temps !
Je me demande si l’homme Noir ne cherche pas plutôt et plus simplement sa place
dans un concert des nations où on lui renvoie constamment le poids des temps passés,
le poids d’une souffrance, d’une misère dont sans doute il est en partie responsable.
S’il n’y avait pas en lui la solidité psychologique dont je parlais tout à l’heure, les
conséquences seraient dramatiques ; je n’en veux pour preuve que la quasi absence
de suicide dans nos sociétés contrairement à ce qu’on peut constater ailleurs.
Dans le même ordre d’idée, il n’est pas fait appel non plus aux structures dites de
soutien psychologique à chaque épreuve que le destin met sur la route de l’individu
; il est vrai que nos organisations sociales assurent par leur nature communautaire
une prise en charge sans faille qui laisse toute sa place à l’émotivité, elle peut ainsi
s’extérioriser librement ; une prise en charge qui n’est nullement intempestive en
cela que nul n’est vraiment isolé et abandonné à lui – même. Espérons que cette
solidarité puisse durer encore longtemps.
Encore une fois, le quotidien extrêmement dur qui est le nôtre ne nous laisse pas le
temps moral pour nous épancher sur notre état d’âme en tant qu’individu, sauf bien
sûr dans les cas où un désordre pathologique s’est installé.
Si nous nous mettons au niveau des héritiers des différents royaumes qui se
partageaient le sud du Dahomey avant la colonisation, le problème, ou mieux la
vision, n’est guère différente, je pense, de celle de l’homme Noir en général ; ces
héritiers ne peuvent constituer, à mon avis, un ensemble suffisamment typé pour que
leurs préoccupations diffèrent notablement de celle de l’homme Noir partout ailleurs,
ou encore s’écartent des modèles problématiques qu’on peut recenser en Afrique.
N’est – ce pas plutôt une revendication de reconnaissance qui prévaut dans son esprit
? Une reconnaissance au sein de la famille humaine ; et si tel est le cas comme je le
pense, cette recherche dépasse largement le cadre historique pour s’inscrire au niveau
même des concepts qui ont façonné l’évolution de l’esprit de l’homme depuis les
temps ancestraux, notamment dans l’élaboration des archétypes.
Je vais préciser ma pensée en faisant remarquer que l’homme a instauré depuis des
temps immémoriaux les catégories du Bien et du Mal dans lesquelles il range des
faits, des actes ou bien des évènements ou encore plus simplement des ressentis, et
cela se fait dans toutes les cultures depuis toujours.
Par analogie, toutes les cultures distribuent ces catégories en se référant soit : 1°/ à
la constitution de l’homme physique, 2°/ soit à la constitution de la société, 3°/ soit
encore à la constitution des groupe de sociétés… etc.
Par exemple dans la catégorie n° 1, on peut citer la gauche et la droite de l’individu
; dans la mesure où chaque Etre humain possède une gauche et une droite, si vous
mettez la catégorie du Bien à droite et celle du mal à gauche (ou l’inverse) vous
n’offenserez personne parce que ce sont des propriétés qui sont portées par tous ; tout
au plus créerez – vous des points d’option, c’est le cas par exemple en politique où
les uns se réclament de la Droite et les autre de la Gauche sans pour autant déboucher
sur un affrontement qui met en cause la nature humaine de l’autre. Vous ne pouvez
pas utiliser l’une ou l’autre option (Droite ou Gauche) comme un levier pour vous
différencier de l’autre à votre avantage en termes de qualité, d’intelligence, de droit
….
Si maintenant vous attribuez une catégorie considérée comme relevant du Bien (ou
à l’inverse relevant du Mal) à une partie seulement de la société, vous créez une
discrimination dont les conséquences peuvent être dramatiques, car vous mettez en
cause la nature même de l’individu qui sera ainsi assimilé soit à la catégorie du Bien
soit à celle du Mal, (c’est là, l’une des causes du racisme) ; vous faites donc une
répartition qualitative de la société sur des critères unilatéraux ; des critères imposés
qui ne vont pas de soi, et qui interfèrent sur l’action, car l’homme agit en fonction de
son subconscient pour l’essentiel, alors que le raisonnement se conduit à partir du
conscient et relève de choix.
La situation qui est faite aux femmes DANS TOUTES LES SOCIETES
HUMAINES est de cet ordre quel que soit le continent. Si on veut établir une société
harmonieuse, il faut faire remonter au niveau du conscient cette anomalie pour
ensuite commencer le travail de réflexion qui s’impose.
Voici un exemple ; Vous savez, il y a quelques années encore tous les cyclones qui
dévastent régulièrement notre planète portaient systématiquement des noms féminins
; il y a eu une réaction légitime et vigoureuse des femmes, aujourd’hui, les cyclones
portent alternativement des noms féminins et masculins ; une année, ils sont désignés
de noms féminins et l’année suivante, de noms masculins. Ainsi, on ne suggère plus
que les femmes sont calamiteuses comme les cyclones ! C’est un début.
Le problème est sorti du domaine subconscient ou bien subit une équilibration à ce
niveau. Je ne pense pas que cela suffise à régler le sort que nos sociétés réservent aux
femmes, mais, nous avons inversé l’action d’un archétype, et cela me paraît
important parce que porteur d’avenir dans les relations entre hommes et femmes ;
reste bien sûr le travail de réflexion.
De même, il y a en France par exemple des départements qui estiment que leur
dénomination (Basses Alpes, Basse Normandie…) porte atteinte à leur image ; en
effet le terme « Bas » relève dans le subconscient collectif de la catégorie du « Mal »,
alors que « Haut » relèverait de celle du « Bien ». Ces départements ont demandé et
obtenu, après des années d’insistance, de changer de nom en faisant disparaître le
terme « Bas » – et donc la notion négative qui s’y attache – de leur nouvelle
dénomination. (J’ignore toutefois si l’expression » France d’en bas » qui a cours
dans les discours politiques en France à l’heure actuelle entre dans ce schéma !)
On peut appliquer le même processus aux couleurs ; en effet, on attache dans le
subconscient collectif de l’humanité généralement une valeur négative à la couleur
noire, or, une partie non négligeable de l’espèce est de cette couleur de peau, il en
résulte qu’au niveau du subconscient l’association est établie et va jouer un rôle
négatif, c’est là l’une des bases subconscientes du racisme envers les Noirs. En effet,
en quoi un jour qui voit s’abattre de grands malheurs, quelle qu’en soit la nature, sur
une société, un système, un individu ou un groupe d’individus, une organisation ou
un pays…etc. peut-il être un jour « noir » ?
Dites qu’un tel jour est dramatique, tragique, douloureux …etc. et vous transmettrez
la douleur, la souffrance qu’un tel jour aurait apportées sans pour autant générer dans
l’esprit de l’interlocuteur l’association d’idée négative à l’encontre d’une partie du
genre humain. Autrement, l’association négative est un coup de couteau que vous
portez à cette partie de l’humanité. C’est là un comportement tellement banal que
nous n’y prêtons plus attention au quotidien mais qui s’insinue dans le subconscient
avec les conséquences qu’on peut imaginer.
Il ne fait pas de doute dans mon esprit que l’éradication de ce type de langage doit
faire partie des actions de lutte contre le racisme. Là aussi, j’imagine volontiers votre
site s’associer à cet effort et même en prendre l’initiative.
4 – On oublie facilement les fondements du Bénin actuel. Des villes comme Kovê,
Porto-Novo, Ouidah… perpétuent encore des rites et croyances animistes
ancestrales. Mais leur signification profonde échappe au jeune d’aujourd’hui.
Pensez-vous utile de raviver et maintenir la mémoire ?
Les rites qui sont liés aux croyances ancestrales sont vivaces pratiquement dans
toutes les localités grandes ou petites, et bien entendu dans celles que vous citez, tout
comme nous les trouvons dans d’autres pays, en Afrique bien sûr mais aussi en
Amérique. Mais à vrai dire, peut – on parler de renouveau ? Je l’ignore, mais il me
semble que ceci a toujours existé ; l’avance du christianisme ou de l’islam n’a en rien
porté ombrage véritablement à l’assise de ces pratiques, permanence dans les têtes
qui explique, nous l’avons vu, que le Vodou soit demeuré vivace pendant et après la
traite des Noirs. Il convient cependant de distinguer le rituel des fondements, car ce
qui est regrettable, c’est que le rituel perdure sans pour autant conduire à un
approfondissement des fondements, j’y reviens ! En effet le rituel n’est important
que s’il accompagne l’évolution induite par la pédagogie qui selon moi est la seule
raison d’être, non seulement du Vodou mais de bien d’autres concepts religieux. A
la jeunesse d’aujourd’hui, je demanderais de tendre vers une conceptualisation du
rite, en particulier dans sa composante sacrificielle ; il ne s’agit pas de sauvegarder
des poules et autres coqs… mais de retrouver l’enseignement qui est inséré dans le
Vodou.
Ma réponse à votre question est donc oui, il est utile selon moi de lancer notre
jeunesse, celle qui réfléchit, sur la recherche, l’étude et l’analyse des fondements non
pas d’un point de vue mystique ou ésotérique, mais purement logique et rationnel,
sinon, je le répète, on peut sacrifier tous les poulets ou moutons de l’univers et ce
sera en pure perte.
Je vous donne un exemple si vous le voulez bien. Parmi les figures de Fa – Fa est
considéré comme le dieu de la divination, mais j’ai montré qu’il n’en était rien, que
sa fonction n’est en aucun cas de prédire l’avenir – Parmi les figures de Fa donc, il y
en a une – Sa Mêdji – qui dit que le titulaire de cette figure « rapprochera la terre de
la mer, mais restera seul s’il ne fait pas de sacrifice « .
Explication : Il faut comprendre que terre et mer représentent deux points de vue,
mais deux points de vue différents ; les rapprocher signifie donc établir une
conciliation entre eux. En d’autres termes, le titulaire de Sa Mêdji serait doué pour
concilier des adversaires – les fameuses palabres africaines ! – mais le dieu ajoute
que si ce conciliateur – né ne fait pas de sacrifice, il restera solitaire, isolé –
redoutable perspective en Afrique comme vous le savez. Mais alors, dites – moi, quel
sacrifice conseillerez – vous à une telle personne ? Vous voyez, une telle personne
peut sacrifier autant de bêtes qu’elle voudra, si elle ne comprend pas le vrai sens de
l’enseignement ce sera en pur perte, vous en convenez je pense.
Cela nous ramène à deux choses essentielles, d’une part la nécessité d’un travail de
réflexion, et d’autre une conceptualisation aussi bien du contenu que du rite.
Prenons par exemple la notion de sacrifice, la plus remarquable conceptualisation
que j’en connaisse est celle du christianisme dans laquelle tous les sacrifices que
pratiquait le judaïsme, sa racine, sont ramenés à un seul qui est symbolisé de surcroît
! Même dans ce cas, ce n’est encore qu’une étape selon moi ; mais c’est là, une autre
histoire…
Ensuite, et toujours pour répondre à votre question, nous devons encourager la
jeunesse à analyser, critiquer, reformuler, et pourquoi pas, actualiser notre héritage
culturel ; en un mot le défendre après en avoir acquis la maîtrise des fondements et
fait une mise à jour rationnelle si nécessaire ; car, si nous sommes les premiers à les
fouler au pied, il n’y a aucune raison pour que le reste du monde n’en fasse pas autant
; Il faut accepter aussi que cette jeunesse puisse en écarter les aspects folkloriques
qui font les délices de bien de touristes amusés ou qui seraient à la recherche de je
ne sais quelles ouvertures sur des mondes inconnus.
La signification profonde que vous évoquez est celle qui devient évidente quand on
écarte le rituel, je dirais même quand on oublie le dieu en tant qu’objet de croyance
pour ne chercher qu’à mettre en lumière l’enseignement dont il est porteur, le service
qu’il est censé assurer auprès de l’homme ; c’est – à – dire, écarter les dieux pour
retrouver les mots que l’Homme adresse à l’Homme.
6 – De manière plus globale, vos ‘alertes’ sont toutes fidèles aux contradictions
basiques que vos écrits sur le mysticisme font surgir : la part et valeur réelles
du vivant (l’Homme par exemple) dans un processus de pensée rituel, infernal,
quasi inéluctable. N’est-ce pas ?
Le processus de pensée qui est rituel en cela que chacun semble considérer que bien
de choses vont de soi et doivent constituer un repère de ce fait me paraît discutable,
non pas pour le plaisir du questionnement, mais parce que je crois qu’on ne peut aller
vers les autres avec un pré – requis spirituel, intellectuel ou culturel, car alors
l’affrontement est inévitable !
Vous conviendrez que cela ne peut – être un but en soi. Je crois me situer en dehors
du mysticisme, non pas pour le nier ou le rejeter, mais parce que je considère que
cela ne peut être qu’une expérience personnelle que je ne possède pas ; et puis, je
suis mal à l’aise face à la pensée que tel ou tel aspect du vécu humain puisse échapper
au champ de la réflexion ; c’est en cela que j’aime la définition du Vodou : « ce qu’on
ne connaît pas encore… » Les alertes sortent donc de tout cadre mystique et se
veulent essentiellement une invitation à la réflexion.
Nous avons évoqué la malnutrition, nous pouvons considérer par exemple le
problème de la dette du Tiers Monde ; nous n’allons pas reprendre ici l’analyse que
j’en propose, mais une réflexion est indispensable à mon avis car, c’est de notre
sauvegarde psychologique qu’il s’agit, c’est aussi un combat, le psychologique est
aussi une arme, et si celle – ci nous fait défaut, parce que nous n’avons pas
suffisamment d’exigence envers nous-même, alors, je crains que les problèmes de
l’homme Noir ne soient pas près de trouver une solution…
Le problème n’est pas de survivre, car des six ou sept milliards d’Êtres que nous
sommes sur la planète, il s’en trouvera toujours quelques-uns pour nous offrir une
miette par – ci, une miette par- là, mais est – ce vraiment cela que nous voulons
léguer à nos descendants ? Encore une fois, si nous considérerons qu’un engagement
pris peut ne pas être tenu coûte que coûte, même si nous sommes fondés à demander
des aménagements, il y va de notre crédibilité. La chose est d’importance car, elle
commande notre respectabilité, et surtout nous laissons une image déplorable,
gravement préjudiciable, non pas matériellement forcément, mais sûrement
psychologiquement pour ceux qui viendront après nous ; j’y vois donc aussi une
responsabilité vis-à-vis d’eux d’autant que c’est nous détruire et les détruire
PSYCHOLOGIQUEMENT.
Je comprends que le monde politique qui se trouve face à des problèmes immédiats
à résoudre puisse se tourner vers la recherche de raccourcis sans une véritable
réflexion préalable, mais la trop grande facilité est une erreur selon moi. Sur ce point
précis, nous avons une autre particularité en Afrique, qui est que l’homme politique
africain est aussi l’intellectuel le plus souvent ; l’analyse, la réflexion sont alors
conduites dans l’action sans ce miroir, oh combien efficace, que constituerait une
classe d’intellectuels NON ENGAGES DANS L’ACTION POLITIQUE, et dont les
analyses et réflexions, parce que non contingentées par le résultat politique, seraient
l’un des gardes – fous du politique ; c’est à mon avis le prélude à une véritable
démocratie, celle dans laquelle le peuple est la seule référence. J’ai cependant bon
espoir que les choses changent rapidement sur ce point, grâce notamment à des sites
comme le vôtre qui s’ouvrent aux débats et invitent à la réflexion en dehors de
l’action politique immédiate.
7 – Hommes et Terre – Hommes et Dieux est particulièrement expressif de votre
pensée : le Vivant est exploré et s’explore en relation à deux fondements : le sol
et l’éther. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre ?
Voici la genèse de la forme d’expression : Il y a au Bénin, un village dont le nom est
Kouti ; ce nom est particulier et n’a pas toujours été celui que portait la localité
semble – t – il ; il signifie : La Mort a vaincu , ou mieux, la Mort est rétablie dans sa
fonction » ; ce nom s’oppose à cet autre patronyme : Kou-Ti-Mi, que l’on peut
traduire par : « la mort ne peut pas m’atteindre », que portait une femme du village.
Vous vous doutez qu’il y eut un débat, une controverse à une époque reculée, entre
les anciens du village pour aboutir à ce changement d’identité après une action contre
la femme sans âge qui « refusait » de mourir.
J’ai voulu raconter cette histoire, (peut – être une légende, mais le village de Kouti
existe réellement, on peut s’y rendre) ; très vite je me suis aperçu que je ne pouvais
le faire vraiment sans imaginer ce que fut le débat ; je ne pouvais pas le faire sans
proposer ce que pouvait être la controverse entre les habitants ; ainsi est né le projet
Hommes et Terre – Hommes et Dieux, ou L’Horloger de Kouti* ; car en effet, le seul
support de la pensée pour ouvrir une controverse est la culture dont le cultuel n’est
qu’un élément. Vous avez tout à fait raison de parler d’exploration, c’en est une en
effet, car sans la connaissance au plus profond des fondements culturels d’un peuple,
nous ne pouvons pas, selon moi, établir un dialogue véritable avec lui et donc bâtir
un univers d’harmonie en commun ; il ne resterait alors que la confrontation…
Explorer la culture qui est la mienne et la faire partager à d’autres, mais aussi et
surtout rechercher les points de convergence, qu’ils soient de nature culturelle et,
plus rarement, de nature cultuelle.
On dit les Africains polythéistes par exemple, or, quand vous pénétrez les
fondements du Vodou[6], vous vous apercevez qu’il n’en est rien, en tout cas pour
les peuples qui ont Tado pour racine. C’est un peu comme si on disait les chrétiens
polythéistes à cause des nombreux Saints qui sont vénérés dans le christianisme !
Ainsi, dire DIEU ne signifie pas grand-chose, tout dépend de ce que vous y mettez,
et là tout reste possible, alors que dire MAHU (ou Mawu), comme dans le Vodou,
signifie exactement » ce que nul ne peut atteindre », c’est un CONCEPT qui est
clair, qui est précis, et dont le peu de théogonie que recèle le Vodou précisera le rôle
; Je dis le peu de théogonie, et en cela l’Afrique n’est pas un cas isolé. En effet, on
trouve en fait peu de théogonie dans les sociétés humaines autant que je sache, par
contre les genèses sont courantes ; le judaïsme nous offre à la fois une genèse « La
Genèse » et une théogonie élaborée (Ezéchiel surtout, et peut être Isaïe). La Grèce
antique ne propose même pas vraiment une genèse, par contre elle nous offre une
pédagogie extraordinaire dont l’homme est le pivot allant jusqu’à séparer un domaine
du divin (couvert par la foi) et un domaine du profane (réservé à l’homme) qui sera
le point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui Sciences.
Ce que je veux montrer, c’est que le Vodou recèle lui aussi une véritable pédagogie,
il a manqué les maîtres d’école attentifs, décidés et tenaces pour en assurer
l’application au niveau de l’individu ; c’est en cela que l’excès de rituel me semble
dommageable en masquant l’essentiel.
Paul Aclinou, Reims, mars 2004. (Répondant aux questions de S. Diop – Planète
Afrique)
Republié en 2011 sur la revue
[1] Ce site n’existe plus (2016) mais la chartre peut être consulté sur :
https://adacpaul.wordpress.com/2017/07/07/lafrique-par-ecrit-la-charte-du-manden/
[2] La pollution vient surtout du christianisme.
[3] Version anglaise du premier site traitant du problème (Archives sauvegardées) :
http://www.geocities.ws/Athens/Delphi/2291/geocit/index.htm.
Lire également : Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les
Impliqués éditeur Paris 2016
Paul Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007.
[4] Il s’agit du président du Sénégal Léopold Sédar Senghor
[5] L’analyse est proposée dans « Le vodoun, leçons de choses, leçons de vie »
L’Harmattan éditeur, 2016, page 88-103.
[6] Idem référence 4. Et P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou, L’Harmattan
éditeur, 2007
Publié dans: aclinou, afrique, auteur, culture, Ethnologie, religion, spiritualité, vodoun |
Voici la genèse de « Parole du Manden » : Quand Soundiata Keita eut vaincu ses
ennemis et fonda l’empire du Mali (qui couvrait l’actuel Mali, la Guinée, une partie
du Sénégal et de la Cote d’Ivoire). Le souverain convoqua les dignitaires de toutes
les régions de l’empire et leur demanda de réfléchir sur les problèmes de la vie de la
communauté et de rédiger un texte qui en fixe les règles. Le souci était d’éviter les
guerres et d’assurer une vie harmonieuse dans la société pour chaque être quelque
soit sa place ou son rang.
(Publié initialement sur le site cimaisevirtuelle.com)
Première parole.
Seconde parole.
Troisième parole.
Pratique l’entraide.
Humains, entraidez-vous les uns les autres
Enfants, vénérez ceux qui vous ont enfantés
Parents, éduquez ceux dont vous êtes les pères, ceux dont vous êtes les mères.
Tous, soutenez les vôtres.
Quatrième parole.
Cinquième parole.
Sixième parole.
INTRODUCTION
Un triptyque car des trois volets que comporte le vodoun selon moi, à savoir :
L’art
Le rituel
La pédagogie
Sont autour de l’homme et à son service .
Le premier, l’aspect artistique, est le volet qui se retrouve dans les musées le plus
souvent. Il constitue un lien avec le monde extérieur au vodou, le monde occidental
notamment. C’est à partir de ce lien que le concept d’art (pour l’art) est entré dans
cette culture car, la fonction première de la statuaire par exemple n’est pas d’ordre
artistique. Il servait et sert encore de support symbolique au second volet.
Le second volet, le rituel, est celui qui est le plus connu et qui fait l’heur et malheur
de la pratique comme de la culture vodou au niveau des ressentis à l’extérieur de la
zone d’influence. C’est à ce volet que se réduit le plus souvent le vodou pour la quasi-
totalité des personnes, y compris dans son aire d’existence ; ceci s’explique par le
fait que c’est lui, le rituel, qui structure le « nourrir son corps » et le « nourrir son
esprit » de la majorité de ceux qui relèvent de cette culture, et cela depuis plusieurs
siècles. Mais ce rituel n’est que la face visible – comme le premier volet – du vodoun,
une face visible qui occulte totalement le troisième volet, pour moi fondamental, en
cela que c’est sur lui que repose l’ensemble, c’est ce volet qui expose les fins
qu’espéraient les fondateurs –anonymes- du système.
Ce troisième volet, que j’appelle la pédagogie cachée, est en fait extrêmement
présent à condition de s’y arrêter, et surtout de s’y arrêter pour le déployer. C’est ce
déploiement que je propose d’initier. Je tente de montrer qu’une autre approche de
la culture vodoun est possible, une approche qui ne rejette aucunement les deux
premiers volets mais révèle l’existence du troisième et en montre l’importance, du
moins je l’espère. C’est là, l’objet d’une conférence donnée à l’occasion de
l’exposition « le Vodou, du visible à l’invisible » du 20 mars au 31 juillet 2014. Cet
article est le texte de cette intervention qui veut proposer un autre regard sur le
vodoun dont l’aire d’influence en Afrique est donnée par la carte suivante.
Le triptyque fondamental
L’homme est donc le point central des deux vodoun. Mais, entre lui et les deux
couches, il y a des symboles qui leur sont communs ; c’est précisément au niveau de
ces symboles que, dans la première couche, quand ils sont matériels ou conceptuels,
affleurent les éléments qui nous permettent de déceler la présence de la couche
invisible ou transparente, et donc d’y avoir accès.
L’homme donc, mais à quel niveau devons-nous situer la motivation que le fait
œuvrer ? A quel niveau devons-nous situer la justification des deux couches ? A celui
des sens ou bien à celui de la raison ?
La question se pose car, les couches précédentes sont totalement distinctes l’une de
l’autre, c’est-à-dire qu’à partir d’un même symbole quel qu’il soit, parole, geste ou
image artistique… on peut aboutir soit au magistère de la foi, soit au magistère de la
raison. Le plus remarquable, c’est que nous sommes à l’aise dans chacun de ces
magistères dès lors que nous avons opté – volontairement ou inconsciemment portés
par le bain culturel – d’orienter le symbole vers l’un ou l’autre paradigme.
Voici un exemple, celui du dieu des guérisons, le dieu de la médecine que nous allons
traiter en détail plu loin : Osanyi. Le magistère de la foi conduit l’homme à s’adresser
à lui pour obtenir guérison et bonne santé par les plantes, les couleurs et par les sons
que le dieu sait mettre en œuvre. On le fait sans se poser de question sur le comment.
Si nous examinons même sommairement la représentation sculpturale du dieu, qui
est le symbole ici, nous verrons que cet examen nous conduit à écarter le paradigme
de la foi, ou au moins à le mettre en doute.
Le même symbole, nous oriente alors, à partir de notre examen, sur la pédagogie dès
que nous prenons en compte les raisons qui expliquent que la sculpture soit ainsi
configurée ; dès lors, la leçon relève entièrement du domaine de la raison. Les
conclusions n’ont plus rien à voir avec la santé physique ou mentale de l’homme. Il
sera encore question de santé certes, mais de celle du groupe, le groupe social et le
vivre ensemble en son sein ; on a ainsi un changement complet de perspective !
On voit sur cet exemple que la déconnection entre les deux magistères, qui se
partagent le même symbole, est totale ; ils ne sont ni en concurrence ni en
opposition ; c’est cette déconnection qui explique que le rituel même envahissant,
même intempestif n’a pas le moindre effet sur le contenu caché que je préfère dire
translucide, celui du magistère de la raison.
Les deux magistères cohabitent et fonctionnent indépendamment l’un de l’autre sauf
à partager le même symbole ; ils fonctionnent, chacun, sans altérer la logique interne
de la rationalité de l’autre. C’est en cela que réside l’extraordinaire souplesse
conceptuelle de ceux qui sont à l’origine du système que nous appelons vodoun.
Le triptyque
Dans la pratique, seul le magistère de la foi s’exprime, c’est la ritualité, mais une
ritualité qui a ceci de particulier qu’elle omet une règle primordiale du magistère de
la foi, je veux dire la foi en la divinité à laquelle on s’adresse.
En effet, quand on s’adresse au bokonon, qui est aussi le guérisseur, pour avoir une
réponse que ce soit pour son avenir ou que ce soit pour des difficultés présentes de
toutes natures, le bokonon se fiche de savoir si vous croyez en Fa en Lêgba ou en
tout autre divinité qu’il invoque… en clair, il semble que le résultat, succès ou
échec, n’est aucunement conditionné par la foi ; c’est exactement comme quand
nous nous rendons chez un médecin ! C’est comme faire appel à un spécialiste dont
c’est la fonction de traiter votre demande. Cela revient à dire qu’inconsciemment, on
considère que les dieux sont à disposition, ils ont leur exigence certes, mais ils sont
là pour l’homme !
Nous sommes quand même dans le magistère de la foi, mais une foi qui est globale
et qui pose que s’adresser aux dieux est une règle de la vie, et donc qui ne se discute
pas ni par les dieux ni par les hommes ; c’est donc une foi qui est d’abord culturelle
avant de donner lieu au cultuel ; c’est le vodoun standard.
IDEE DE BASE
Il y a une idée de base dans le vodoun quel que soit l’angle sous lequel on le
considère, une idée, que nous pouvons dire absolue, elle semble dire
l’indétermination fondamentale de l’existence. C’est-à-dire que les concepteurs du
système posent que rien ne peut être considéré comme prédéterminé ou imposé à
l’existence de l’homme. Dès lors, il doit se construire son « bien-vivre« , il doit
combattre pour ce « bien-vivre » car il possède la vie, une vie qui est contingente de
par sa naissance. Mais, le bien-vivre ne peut être que de son fait et de celui de sa
société ; d’où, il faut former l’un et l’autre, c’est le propos de la pédagogie. Le combat
qui résulte de l’obligation de bâtir son bien-vivre est une négociation, une
négociation permanente ; c’est une nécessaire négociation avec les dieux, mais aussi
avec les hommes.
Les outils de cette négociation sont les dieux eux-mêmes et des règles qui s’imposent
à tous, dieux compris. Voilà pourquoi ces auteurs anonymes nous présentent des
dieux qui se constituent en faisant désigner le premier d’entre eux par Dieu, l’Être
Suprême ; c’est le fameux voyage des dieux[1].
Ces auteurs précisent également les manières dont l’homme peut entrer dans cette
négociation en délimitant deux cadres que les deux couches utilisent :
* Un cadre spécifique qui est celui des fonctions de chaque divinité.
* Un cadre plus généraliste qui ne concerne que deux divinités, les dieux
Lêgba et Fa, et dans lequel chaque détail doit être examiné et resitué dans le
déroulement de l’action. C’est ce duo du cadre généraliste qui pilote l’ensemble de
la pédagogie tout en présentant des spécificités qui les rattache au premier cadre.
C’est dans ce cadre généraliste que se place l’essentiel de l’action pédagogique, c’est-
à-dire le magistère de la raison ; c’est ce cadre qui déploie ce qui dans le vodoun est
translucide comme je le disais plus haut.
Je vous propose d’osciller d’une couche à l’autre, mais en donnant la préférence au
magistère de la raison selon le plan suivant :
Les dieux, un choix arbitraire, et leur constitution.
La structure de Fa.
Le duo Fa – Lêgba : les axes.
Quelques déploiements de la pédagogie.
Osanyi, dieu de la médecine.
Le bouc du roi.
Le cotonnier.
Lêgba et le sexe féminin.
Les deux amis.
Une devise.
Conclusion.
LES DIEUX
Les divinités des deux cadres doivent répondre aux critères suivants :
Absence de gestes surnaturels ou surhumains.
Absence d’agressivité gratuite, aussi bien entre eux qu’envers les Êtres humains.
Absence de férocité entre eux ou envers les hommes.
Absence d’intervention de fées.
Absence de miracles ou d’actes irrationnels.
Une situation géographique indéterminée ; ces divinités s’adressent donc à
l’homme au sens générique, comme une sorte d’Universaux dont le champ
sémantique est la terre physique sur laquelle il se déploie ; je ne dis pas sur laquelle
il vit.
* Groupe ethnique indéterminé.
* Ces dieux ne mettent jamais en cause une ethnie, un peuple ou une race.
* Ces dieux ne jettent jamais d’anathème sur une ethnie, un peuple, une société,
une race ou sur un pays.
En somme, ce sont des dieux qui n’ont ni peuple ni terre !
J’en ai retenu huit ; c’est un choix arbitraire qui repose sur les critères que je viens
d’énumérer.
LES HUIT DIEUX
STRUCTURE DE FA.
Fa avec Lêgba sont les deux divinités sur lesquelles repose toute la pédagogie mais
également l’essentiel du rituel. Ce sont les seules que nous voyons à l’œuvre quelle
que soit la situation, seules ou en association avec d’autres.
Pour Lêgba, cette omniprésence se justifie selon le rituel, parce qu’il est le dieu en
chef, mais aussi parce que c’est par lui que passent tous les sacrifices selon ce même
rituel. Quant à Fa, sa présence incontournable dans tout acte rituel se justifie par sa
fonction de dieu de l’art divinatoire.
Quand ensuite, on bascule dans le magistère de la pédagogie, l’action des deux
divinités apparait intriquée, le rituel le laisse entendre déjà en signalant que les deux
« vivent » ensemble, ou bien qu’il ne faut pas les séparer… L’explication se découvre
quand on pénètre la structure qui gouverne la pédagogie, structure dans laquelle le
dieu Fa se présente comme un concept qui établit des relations avec tout ce qui peut
faire la vie ; mais Fa n’est en fait, qu’une facette, Lêgba étant l’autre, c’est ce duo
qui pilote l’action pédagogique dans le vodoun. Cela se fait par les signes de Fa. Ces
figures forment l’ossature de l’art divinatoire du dieu, mais ils constituent également
toute la programmation de la pédagogie. Ils sont élaborés à partir de deux graphèmes
verticaux qui sont associé par quatre, les tétragrammes ainsi obtenus sont regroupés
par deux pour donner le signe.
Gbê médji (M) Yéku médji (F) Woli médji (M) Di médji (F)
│ │ ││ ││ ││ ││ │ │
│ │ ││ ││ │ │ ││ ││
│ │ ││ ││ │ │ ││ ││
│ │ ││ ││ ││ ││ │ │
8 16 12 12
Loso médji (M) Wèlè médji (F) Abla médji (M) Akla médji (F)
│ │ ││ ││ │ │ ││ ││
│ │ ││ ││ ││ ││ ││ ││
││ ││ │ │ ││ ││ ││ ││
││ ││ │ │ ││ ││ │ │
12 12 14 14
Guda médji (M) Sa médji (F) Ka médji (M) Turukpê médji (F)
│ │ ││ ││ ││ ││ ││ ││
│ │ │ │ │ │ ││ ││
│ │ │ │ ││ ││ │ │
││ ││ │ │ ││ ││ ││ ││
10 10 14 14
Tula médji (M) Lètè médji (F) Cè médji (M) Fu médji (F)
│ │ │ │ │ │ ││ ││
││ ││ │ │ ││ ││ │ │
│ │ ││ ││ │ │ ││ ││
│ │ │ │ ││ ││ │ │
10 10 12 12
LE DUO FA-LÊGBA
Les auteurs du vodoun posent que les quatre premiers signes de Fa sont les piliers du
monde.
On songe immédiatement aux quatre points cardinaux, il en est rien, il s’agit de tout
autre chose, à savoir que l’axe Lêgba détermine tout ce qui est objectif alors que
l’axe Fa détermine tout ce qui est conceptuel. Ce sont les deux seules divinités à qui
sont attribués un axe et les fonctions qui en découlent.
Quant aux points cardinaux, ils sont bien entendu, pris en compte, mais ils
portent d’autres noms qui n’ont rien à voir avec les signes de Fa ni avec les dieux
Fa et Lêgba, cela, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’indiquer par les axes, une
dimension typologique. Ainsi, comme le montre le schéma suivant, les points
cardinaux portent un nom différant.
PRIMAUTE
La primauté accordée par le Tout Puissant à Lêgba n’est pas exclusive, en effet, dans
plusieurs autres légendes, Mawu accorde cette même primauté à Fa, d’où une
dyarchie qui pourtant ne bloque pas le fonctionnement du système, la raison
vient du fait que chacun d’eux préside un domaine d’action exclusif, le monde réel,
directement perceptible pour Lêgba, et le monde conceptuel, celui auquel on ne peut
accéder qu’après une construction mentale qui est le domaine de Fa. C’est l’exemple
du jour, du mois et de l’année qui vont de soi dans toutes les cultures du monde, car
une simple observation suffit à les saisir, axe Lêgba ; alors que la semaine relève
d’une conceptualisation partout, axe de Fa. De même, si nous considérons les
points cardinaux, les points Est et Ouest vont de soi, axe Lêgba, alors qu’il a fallu
aux hommes, une conceptualisation pour construire les points Nord et Sud.
REMARQUE :
Il faut noter l’absence dans le vodoun d’un culte pour Dieu (Mahou ou Mawou…),
entendu comme Être Suprême ; cela s’explique très bien quand on prend en compte
l’idée de base que j’évoquais plus haut. Le vodoun pose en quelque sorte que le Tout
Puissant ne peut entrer dans la négociation qui est nécessaire entre les hommes et les
divinités, ce qui revient à clairement manifester que les divinités n’ont rien à voir
avec la transcendance –d’où, la possibilité de négocier avec elles- ; alors que le Tout
Puissant est la transcendance, et c’est ce qui est traduit par la manière de Le nommer :
Mawu, qui n’est qu’une phrase-concept, dont le déploiement fait apparaître les
raisons de cette absence de culte.
En d’autre termes, la présence des « divinités » ne doit pas induire en erreur, le
vodoun est au plus haut point un monothéisme, qui plus est, un monothéisme
dualiste ; nous n’entrerons pas dans le détail ici.
EXEMPLES DE DEPLOIEMENTS.
LES EXEMPLES :
RESUME
TABLEAU RESUME DE LA LEGENDE DE OSANYI.
L’image du dieu serait quelque chose comme cette photographie[2] d’une sculpture,
mais elle traduit incomplètement la description que le récit donne de l’aspect
d’Osanyi. La légende fondatrice de cette divinité est en deux parties.
La première précise que le dieu est capable de guérir tout ce que l’homme peut
connaître comme maladies et toutes les souffrances qu’elles entraînent, que ce soit
les maux du corps ou bien que ce soit ceux de l’esprit. Ce dieu est né avec le corps
entièrement recouvert de perles, des perles de toutes les couleurs ; les couleurs sont,
avec les plantes, les herbes et les sons, les éléments que la divinité met en œuvre pour
accomplir sa tâche, guérir. L’efficacité de ce dieu est telle que les bokonons-
guérisseurs n’avaient plus rien à faire, tous les malades étant définitivement guéris
par Osanyi. Affolés, et inquiets pour eux – même et pour leurs familles, les
guérisseurs allèrent trouver Lêgba, chef des dieux pour se plaindre. Ils lui dirent :
« Tu vois, Osanyi guérit tout et tout le monde, car il connaît toutes les plantes avec
leurs vertus et celles de toutes les couleurs, il connaît tous les sons et sait comment
les mettre en œuvre pour le bien des malades, alors nous, hommes-guérisseurs, nous
n’avons plus de travail, nous n’avons plus rien à faire. Nous ne pouvons plus vivre,
nos familles ne peuvent plus vivre. Que vont devenir nos femmes et nos enfants ?
Qu’allons-nous devenir ? Quelle vie pouvons –nous avoir sans malades à soigner ? »
Lêgba, le dieu en chef reconnut le bien-fondé de la plainte des hommes, car ils ont le
droit de vivre.
C’est ici qu’apparaît la seconde partie de la légende. Car, à la suite de la plainte des
hommes, alors qu’Osanyi dormait chez lui, Lêgba fit écrouler la maison sur lui. Dans
l’accident, le dieu des guérisons perdit un bras et une jambe ; il perdit également un
œil et l’usage d’une oreille. Par ailleurs, n’ayant pas tenu parole à la suite d’un
engagement qu’il avait pris en une autre occasion, Osanyi perdit aussi l’usage de la
parole ; on dit que depuis, ce sont les oiseaux qui parlent pour lui.
L’imagerie nous donne à voir sur un plan artistique, un manchot, unijambiste,
borgne, à moitié sourd et qui ne peut que couiner en guise de parole. Les prêtres de
ce dieu sont d’excellents ventriloques quand ils apparaissent en public. Voilà donc
l’image sculpturale que nous devons déployer selon les deux approches.
* L’approche rituelle : le magistère de la foi.
Cette approche pose que le dieu ainsi diminué physiquement ne peut plus se passer
de l’homme, le guérisseur, pour accomplir sa tâche. C’est lui, le bokonon qui peut
aller chercher plantes, herbes et autres ingrédients qui sont nécessaires. L’approche
rituelle explique la remarquable connaissance qu’ont les guérisseurs des plantes et
des maux qu’elles permettent de soigner. Cette connaissance leur est imposée par les
nécessités de leur profession. La pharmacopée dans le vodoun trouve son origine
dans l’approche rituelle de cette divinité. C’est cette pharmacopée que nous perdons
au fur et à mesure de la disparition des guérisseurs âgés, car elle n’est pas écrite
fondamentalement et ne repose que sur la mémoire et sur une transmission très
aléatoire et qui commence à mal fonctionner.
* L’approche pédagogique : le magistère de la raison.
Reprenons l’imagerie, nous sommes en présence d’un dieu très fortement handicapé,
à la limite du concevable, à qui pourtant on confie le soin de prendre en charge le
corps et l’esprit des hommes, on lui confie le soin de guérir. On ne peut pas ne pas
s’étonner de l’inadéquation entre l’aspect du dieu et sa mission, c’est ce constat qui
est le point de départ de l’autre facette ; s’étonner est la clé qui permet de porter la
réflexion sur l’autre pan de la légende. Bien sûr, on peut considérer que confier cette
mission à un dieu si handicapé peut s’interpréter comme une manière de souligner sa
très grande compétence malgré un si lourd handicap ; mais, une telle approche ne
prendrait pas en compte les causes du handicap ni le problème que les hommes
soulèvent. Ces prises en compte nous amènent à nous reporter à nouveau au symbole
pour noter que le handicap du dieu résulte de la nécessité pour le guérisseur de
pouvoir vivre pleinement et librement, et donc de pouvoir travailler, car là se situe la
condition de son existence.
En clair, la légende nous signifie qu’exister est un droit ; pouvoir subvenir à ses
besoins de vie qui sont de nourrir son corps et de nourrir son esprit est un droit, un
droit fondamental et inaliénable de l’homme. L’organisation de la société, y compris
en prenant en compte les « dieux » ne peut déroger à cette exigence. En effet, le dieu
de la médecine aurait pu s’adjoindre l’homme guérisseur, Lêgba aurait pu imposer
au dieu Osanyi, après la plainte des guérisseurs, de prendre l’homme guérisseur
comme collaborateur, mais ce serait le vassaliser ; ce serait l’assujettir, car alors, le
vivre de l’homme serait tributaire de la bonne volonté et de l’humeur du moment du
dieu. Non, l’homme doit pouvoir être par lui-même sans aucun asservissement.
C’est là, me semble-t-il la leçon de cette légende, une leçon selon le magistère de la
raison qui va beaucoup plus loin que celle qu’elle prodigue selon le magistère de la
foi, même si l’étude de la nature pour constituer une pharmacopée est d’une
importance vitale. Les deux magistères se rejoignent selon moi, pour refuser
l’asservissement de l’homme. La légende du dieu Osanyi affirme le droit de l’homme
à exister par lui-même et à son niveau.
En langage moderne actuel, la légende de cette divinité affirme ce qu’aujourd’hui
nous appelons le principe de subsidiarité. C’est un principe qui pose que dans un
système, politique ou autre, chaque niveau du système doit pouvoir jouer pleinement
son rôle et donc que chaque niveau doit disposer des moyens qui lui permettent de le
faire.
En conclusion de l’examen de la légende de cette divinité, à partir de l’état du dieu
et des raisons qui l’expliquent, nous pouvons comprendre la maîtrise des guérisseurs
qui sont portés à étudier la nature en relation avec leur office, c’est un couplage entre
la divinité et le guérisseur qui conduit à un duo opérationnel, d’où la nécessité
d’interrelations. Nous accédons par un autre volet, à partir de la même image, à une
règle de vie en communauté ; une règle du vivre ensemble qui impose la liberté et
l’autonomie de chacun en refusant toute vassalisation et tout asservissement fut – ce
à un dieu ; c’est donc le principe de subsidiarité qui est porté à un très haut degré
d’exigence.
DEUXIEMME EXEMPLE : LE BOUC DU ROI.
RESUME.
CONCLUSION.
Nous arrivons au terme de ce survol, car, c’en est un. Il s’agit d’une leçon de vie,
mais on ne peut s’en rendre compte qu’en s’écartant un tant soit du rituel, non pas
pour le délaisser, mais pour aller par un autre versant au fond des valeurs que cette
culture véhicule.
J’espère vous avoir montré que les deux versants s’organisent autour d’un seul point
d’ancrage, un symbole, qui tantôt est terre à terre, parce que chevauchant les
insignifiances quotidiennes, tantôt sublime à travers une conceptualisation élégante
et extrême.
Quel que soit le versant et quel que soit le symbole, nous aboutissons immuablement
sur une seule réalité, l’homme, la seule chose que nous possédons véritablement !
Eloignons-nous encore un peu des deux versants cette fois, et là, il semblerait que
l’homme soit en attente, il attend d’advenir pour enfin tenir sa place ; mais pour cela,
il faut le bâtir, lui et sa société ; j’ai le sentiment que c’est là l’objectif véritable des
bâtisseurs du système que nous appelons vodoun ; d’abord l’homme ensuite le
reste… tout le reste deviendra possible.
Paul Aclinou, Le vodoun : leçons de choses, leçons de vie ; Les Impliqués éditeur
Paris 2016
P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; Harmattan éditeur, Paris 2007.
Bernard Maupoil, La géomancie à l’ancienne cote des esclaves ; Editeur : Institut
d’Ethnologie éditeur ; Édition : Travaux et mémoires (1943) ; 4éme réédition 1988.
Pierre Fatumbi Verger, Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yoruba ;
Maisonneuve et Larose ; Paris 1997.
Robert Farris Thompson, L’éclair primordial : présence africaine dans la
philosophie et l’art afro-américains, traduction : Odile Demange ; Editions
Caribéennes, 1985.
Robert Cornevin, La république populaire du Bénin, des origines dahoméennes à
nos jours. Editeur : Maisonneuve et Larose ; Académie des sciences d’Outre-mer,
1989
Jean Laude ; Les arts de l’Afrique Noire ; Edition du chêne, 1988.
NOTES.
[1] P. Aclinou, Une pédagogie oubliée : le vodou ; page 105. Harmattan, Edit. Paris
2007.
[2] Photo Yuji Ono ; sculpture vaudou ; Collection Anne et Jacques Kerchache.
Expos vaudou fondation Cartier.
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MAXIME LE CONFESSEUR…
par adacpaul le 15/04/2016 | Poster un commentaire
FOI ET RAISON
par adacpaul le 15/04/2016 | Poster un commentaire
Introduction.
Tous les récits de la conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas mettent en
exergue deux questions. La première est celle que pose Jésus, accusateur, par
exemple en Ac 9, 4 :
— Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?
La seconde est celle de Paul qui peut paraitre comme prémices de la réponse à la
première question. Paul répond en effet par une autre question :
— Qui es-tu Seigneur ?
La suite des récits semble traduire un accord implicite des deux protagonistes –
avec la mise en garde du Christ en Ac 26,14, « C’est en vain que tu résistes, comme
l’animal qui rue contre le bâton de son maître » -pour entrer directement dans le
vif du sujet : l’ordre de Jésus, et ce que Paul considère comme son « saisissement« .
Tout se passe comme si les possibles réponses à la question de Jésus sont entendues
et ne nécessitent pas d’être déployées ni par Jésus, creusant l’interrogation, ni par
Paul dans un effort de justification par exemple.
Pouvons-nous tenter de dégager ce qui pourrait être les raisons qu’avait Saint Paul
de persécuter violemment les adeptes de Jésus ?
La réponse est oui ; il faut en chercher les éléments à travers l’action et
l’enseignement de Paul depuis son saisissement par le Christ. Il faut en chercher les
raisons dans les convictions de Paul en tant que juif pratiquant et déterminé. Pour
se faire, commençons par examiner les récits du comportement de Saul avant le
chemin de Damas.
Les assertions.
Elles ont deux origines dans le Nouveau Testament, les Actes des Apôtres et
les Epitres de Saint Paul ; chacune ayant une vision propre.
Dans les Actes des Apôtres, la vision de Saint Luc est de proposer un déploiement
à visée historique et ecclésiale des premiers temps du christianisme ; et selon lui,
Saint Paul est un acteur majeur de ces temps de commencement du christianisme.
Dans les Epitres, la visée est théologique et également ecclésiale, car la fougue de
St Paul en « promoteur » du Christ sauveur n’a pas pour objet une relation
d’évènement, mais une profession et une proclamation de ses nouvelles
convictions.
En considérant ces deux types d’assertions, nous pouvons dégager les éléments qui
nous permettrons d’analyser les possibles réponses à la question de Jésus à Saint
Paul, « …pourquoi me persécutes-tu ? »
Dans les Actes des Apôtres.
Dans les Actes, nous avons plusieurs assertions de la violence de Paul envers les
adeptes de Jésus, d’une part comme relation de l’auteur des Actes. Ainsi, si en Ac
8,1, il n’est présenté que comme témoin de la lapidation d’Etienne, le verset précise
qu’il approuvait le meurtre, et donc avait déjà la persécution en lui comme
l’indiquent les versets 3 « Saul, de son côté, ravageait l’Église; pénétrant dans les
maisons, il en arrachait hommes et femmes, et les faisait jeter en prison. » En Ac
9,1, nous avons une nouvelle étape, selon les Actes, dans la persécution en
demandant au Grand Prêtre des lettres de mission, car son « cœur n’exhalait que
menaces et mort contre les disciples du Seigneur. » La volonté de détruire,
d’extirper « les adeptes de la voie » est telle que le juif zélé qu’il était encore
s’engageait – déjà – sur les routes, en particulier, celles qui mènent aux synagogues
de Damas. Saint Luc nous présente d’autre part la persécution des adeptes de Jésus
par Paul à qui il laisse la parole. En effet, en Actes 22, 4, puis en Ac 22,19-20, c’est
Paul qui s’exprime, il reconnait avoir « persécuté jusqu’à la mort » ceux qui
deviendront ses compagnons après sa conversion. Autant dire que Paul reconnait
l’extrême détermination –jusqu’à la mort- qui fut la sienne. C’est encore lui qui
parle en Ac 26, 9-11, pour dire ce qui peut apparaître comme un résumé de sa vie
de persécuteur, pour reconnaitre d’avoir approuvé les condamnations à mort de
ceux qu’il jetait en prison ; en d’autres termes, Paul se reconnait comme meneur de
la persécution, même si ce sont les autorités religieuses qui délivraient les ordres de
mission. Ainsi, les Actes de Apôtres balisent le parcours de Saul de Tarse en
soulignant ou en faisant souligner l’ardeur, la fureur ou encore le zèle qui animait
l’homme.
Dans les Epitres.
Dans ses écrits, les Epitres, Saint Paul revient à maintes reprises sur sa vie passée
de persécuteur. En 1Co 15, 9 pour se situer ; il écrit : « Car je suis le plus petit des
apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé apôtre parce que j’ai persécuté
l’Église de Dieu. Mais ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu et sa grâce à
mon égard n’a pas été vaine » (1Cor 15,9). C’est en ces termes que Saint Paul
s’adresse aux corinthiens, reconnaissant par-là un point crucial de sa vie, celle du
juif zélé qu’il fut d’abord. Il s’agit sans doute aussi de célébrer l’honneur insigne
que lui fait le Seigneur en le gratifiant d’une apparition. Il poursuit en 1Cor 15,10,
« par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis et la grâce n’a pas été
inefficace…« En d’autres termes, il resitue sa vie de persécuteur dans la volonté
divine ! On peut dire qu’il intègre cette partie de son existence dans sa vision
théologique. N’est-ce pas l’une des lectures possibles pour 1Cor 7,20-23 ? Saint
Paul écrit en effet : « 7.20 Que chacun demeure dans l’état où il était lorsqu’il a été
appelé. 7.21 As-tu été appelé étant esclave, ne t’en inquiète pas; mais si tu peux
devenir libre, profites-en plutôt. 7.22 Car l’esclave qui a été appelé dans le
Seigneur est un affranchi du Seigneur; de même, l’homme libre qui a été appelé est
un esclave de Christ. 7.23 Vous avez été rachetés à un grand prix; ne devenez pas
esclaves des hommes. » Saint Paul est donc un « affranchi du Seigneur« .
Comme dans les Actes des Apôtres, nous avons à plusieurs reprises sous la plume
de Saint Paul le récit de son comportement avant sa conversion, 4 en tout.
En Ga 1,13-14, c’est à une véritable « carte de visite » à laquelle nous avons droit,
même si celle-ci était devenue obsolète du fait du « saisissement » de Saul par le
Seigneur : « Vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le
judaïsme, avec quelle frénésie, je persécutais l’Église de Dieu, surpassant la
plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les
traditions de mes pères. » Et en Ga 1,23, Paul rappelle la réputation qui était la
sienne dans les milieux de ceux qui suivaient Jésus. « Celui qui nous persécutait
autrefois prêche maintenant la foi qu’il s’efforçait de détruire. »
C’est sans doute dans l’Epitre aux philippiens que Saint Paul détaille et argumente
la carte de visite du persécuteur qu’il était. Il précise en effet -Ph 3,5-6- :
« Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, hébreu,
fils d’hébreu, pour la loi pharisien, pour le zèle persécuteur de l’Eglise, pour la
justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochable ».
Pourquoi ?
Ainsi, il nous livre in extenso trois directions d’expression de sa pensée en Ph 3, 4-
6, trois directions qui faisaient sa fierté avant sa rencontre avec Jésus. Trois
directions qu’il ne regrette pas semble-t-il après sa conversion. Les assises de cette
pensée sont :
Hébreu, fils d’hébreu : donc circoncis le huitième jour.
Pratique de la Loi : pharisien convaincu.
Justice de la Loi : irréprochable dans son action.
Zèle de la Loi : fanatique et persécuteur.
Théologie du zèle.
La persécution des premiers chrétiens par Saint Paul relève également du concept
de zèle très présent dans le judaïsme. En fait, tous les éléments que nous venons de
passer en revue pour tenter de cerner les raisons de la virulence de Saint Paul,
encore Saul, contre les adeptes de Jésus ont pour cadre ce zèle. Tout cela relève du
zèle pour la loi.
Le zèle dans le judaïsme est un diptyque en cela qu’il présente deux facettes qui
doivent constamment se répondre. L’une de cette facette est le zèle de Dieu pour
son peuple ; on peut dire qu’ayant élu ce peuple, Il a des devoirs envers lui ; le zèle
de Dieu donc. La seconde facette est le zèle du peuple hébreu pour son Dieu en
réponse à l’alliance. Dans un cas comme dans l’autre, pour l’une des facettes
comme pour l’autre, il s’agit d’une relation d’exclusivité ; une relation sans partage
dans laquelle aucun élément extérieur ne doit s’insérer. Et Moïse prévient : Dt 4, 1
« …gardant avec fidélité les commandements de Yhwh votre Dieu que moi-même je
vous prescris ; vous n’ajouterez rien ni ne retrancherez rien à cette parole. » Saul
se conformait donc à la consigne, Dt 4, 23 « Gardez-vous donc bien de peur
d’oublier l’alliance scellée avec vous par Yhwh votre Dieu… » car, en Dt 4, 24, le
prophète ajoute « …cat Yhwh ton Dieu est Lui, un feu dévorant et un dieu jaloux. »
Nous trouvons là, les fondements de l’action des zélotes ; Saul en était-il ? Peut-
être, mais peu importe ; sa persécution est d’abord sa manière de répondre au zèle
de Dieu ; c’est sa manière de préserver l’alliance comme n’importe quel juif ;
garder l’alliance. L’histoire des hébreux regorge d’actes de violences extrêmes dont
la justification est le zèle pour Dieu : Phinéas, Nb 25, 6-13 ; Symeon et Levi son
frère, comme le rappelle Judith, la fille de Syméon en Jdt 9, 2-4 ; ou encore les
frères Maccabées ; la colère de Mattathias, 1Mc 2, 19-22, est très explicite à ce
sujet. La théologie du zèle s’articule autour d’une violence dirigée contre le juif
d’abord, car, il s’agit de maintenir la cohésion et l’intégrité du groupe face à Dieu,
et donc d’en éliminer tout élément qui menace cette cohésion. Elle se fonde sur
l’exigence de sainteté et de respect absolu de la loi ; d’où l’éradication de tout ce
qui peut être cause de souillures. Ce sont là, des exigences pour lesquelles le juif
pieux et zélé est fermement persuadé qu’il peut aller jusqu’à verser le sang sans la
moindre hésitation ; on comprend que Saul ne broncha pas à la vue de la lapidation
de Saint Etienne ; il approuvait !
Conclusion.
La persécution des adeptes de Jésus par Saul s’insère parfaitement dans le schéma
du tableau qui vient d’être brossé. Que ce soit dans les Actes des Apôtres ou que ce
soit dans les Epitres, l’action dévastatrice de Saul avant le chemin de Damas est
soulignée sans pour autant qu’apparaisse le moindre remord. Saint Paul la
reconnait, on peut la motiver ; mais, s’il considère qu’il était dans l’erreur, il ne se
justifie pas pour autant ; « Je suis ce que je suis… »dira-t-il dans 1Co 15,9. Est-ce
pour cela, entre autre, qu’il préconise dans 1Co 7,20 « Que chacun demeure dans
l’état où il était quand il a été appelé… » ?
En d’autres termes, ce n’est pas son zèle qu’il met en cause, mais son aveuglement
tant qu’il n’ouvrit pas les yeux à Damas, dès lors qu’il considère qu’il « a été mis à
part depuis le sein de sa mère » pour ce qui sera sa mission après le chemin de
Damas. Ainsi, précise-t-il dans sa lettre aux Galates : « Mais, lorsque Celui qui m’a
mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce, a jugé bon de
révéler en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, loin de
recourir à aucun conseil humain ou de monter à Jérusalem auprès de ceux qui
étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie » (Ga 1,15-16)
Bibliographie.
Les citations des Epitres et des Actes proviennent de « Nouveau Testament
Interlinéaire Grec/Français. »
Marchadour A. L’évènement Saint Paul ; éditions Bayard, 2009.
Baslez M-F., Saint Paul, artisan d’un monde chrétien ; éditions Fayard, 2008.
Brune F., Saint Paul, le témoignage mystique ; éditions Oxus, 2003.
Marguerat D., Paul de Tarse ; éditions Gallimard, 2000.
Badiou A., Saint Paul, le fondateur de l’universalisme ; PUF, 1997.
Cantinat J. (c.m.), Les épitres de Saint Paul expliquées ; éditions Gabalda, 1960.
1 – Introduction
La bioéthique est un défi de notre temps, car elle se situe à un carrefour où nous
trouvons :
La montée de la conscience individuelle de la notion de personne et de l’altérité.
Les questionnements sur la remise en cause ou non des concepts ontologiques
antérieurs
La science vue comme un outil.
La science vue comme un questionnement philosophique.
La cristallisation de nos peurs et de nos espoirs.
La corrélation entre recherche médicale et pharmaceutique, religion et justice.
………
Ce qui veut dire que la bioéthique traite des conditions du vivre de l’individu et du
vivre ensemble à la lumière des acquis mais aussi des interrogations de notre temps.
On se rend compte peu à peu que toutes les valeurs qui fondent l’être humain se
trouvent, ou se trouveront directement ou indirectement reconsidérées dans l’optique
bioéthique. Ce qui veut dire que les principes, parfois multimillénaires sur lesquels
ces valeurs s’adossaient subissent une profonde remise en question et se trouvent
soumises à une nouvelle nécessité de définition, avec des présupposés qui sont
nouveaux, soit par le contexte –politique, religieux, spirituel, sociétal- ; soit par une
volonté de contestation, voire polémique, qui cherche à se substituer à un débat
serein.
De fait, depuis une cinquantaine d’années, voire davantage, la question de base est :
qu’est – ce que l’homme ? Après des millénaires pendant lesquels la réponse à une
telle question semblait aller de soi et faisait l’objet d’un consensus universel, même
si celui-ci n’évite pas le poids et l’emprise des arrière-pensées qui peuvent être
parfois caricaturales. Répondre à la question aurait pu être simple, si l’unanimité était
faite sur les propriétés à prendre en considération comme paradigmes ; à la diversité
des propriétés pour une référence, s’ajoute une diversité de signifiant qui résulte d’un
renversement de perspective selon que la réponse est faite à priori ou si elle est faite
à posteriori, c’est – à – dire, dans ce dernier cas, en fonction de l’objectif qui est
poursuivi qu’il soit clairement exprimé ou subtilement masqué. C’est là qu’entrent
en scène différentes prises de positions qui traduisent des préoccupations
divergentes, qu’elles soient religieuses, politiques, sociologiques, idéologiques ou
sociétales… chacune de ces préoccupations est portée par un ou plusieurs groupes
de personnes, plus ou moins organisés, qui dès lors, vont tenter de faire prévaloir leur
point de vue par un militantisme parfois agressif, souvent faussement inoffensif.
2 – Les raisons d’un lexique
Au nombre des armes qui sont utilisées, figure en première place la manipulation des
esprits à travers le langage notamment, le verbe comme arme et comme outil ! Ainsi,
comme le dit Mgr Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, à propos de la
conférence internationale du Caire sur la population et le développement du 5 au13
septembre 1994, organisée par les Nations Unies :
« …on utilisait, au cours de la Conférence, un langage curieux, presque codé, dans
lequel certaines expressions apparemment anodines, mais en fait ambiguës ou à
double sens, revenaient régulièrement et pouvaient donner le change sur les
véritables intentions des organisateurs de la Conférence ».
Il apparait dès lors que la défense des valeurs passe d’une part par la connaissance
des thèmes et des intentions de ceux qui les portent quels qu’ils soient, mais
également par une vigilance à propos des termes qui seront utilisés, pour notamment
en déceler les glissements de sens volontaires et insidieux. Ces deux objectifs,
définitions explicites des thèmes de la bioéthique et inventaire du vocabulaire
explicitant les glissements possibles de sens ont conduit le Conseil pontifical pour la
famille à lancer le projet du « Lexique des termes ambigus et controversés sur la
famille, la vie et les questions éthiques » ; Ceci pour la vision chrétienne des
problèmes en débat.
Cet ouvrage de plus de 1000 pages, riche et varié, -preuve de l’étendue et de
l’importance des domaines de la bioéthique- se veut un approfondissement de la
réflexion sur les aspects moraux de la vie dans ses nouveaux développements. C’est
aussi une mise en garde pour prévenir les manipulations de toutes sortes sans pour
autant s’interdire de porter la réflexion sur les problèmes actuels dans des domaines
aussi divers que la théologie, le droit, la philosophie, la science, la psychologie, la
médecine, la justice… etc. c’est – à dire, les questions que l’homme et ses sociétés
sont amenés à affronter quels que soient les prérequis doctrinaux.
Au rang des nouvelles questions, nous avons celles de savoir ce qu’est une personne
; ce qu’est un être humain ; peut – on considérer que ces deux concepts sont
identiques ? Nous avons également la question de savoir quand commence la vie…
la réponse du christianisme est connue, mais celles, nouvelles que certains proposent,
mettent en avant d’autres paradigmes, sur un fond de subjectivisme, qui abandonnent
les normes qui jusque-là paraissent aller de soi. Ce sont là, des questions qui doivent
pouvoir être discutées de façon ouverte.
L’ouvrage se distribue en trois grandes sections :
La première partie -« Définition de la bioéthique » de M. Lalonde – est une
introduction qui propose un examen de fond sur la bioéthique en soulignant les
contextes de son émergence et en précisant les différentes étapes de son
développement.
La seconde partie est centrée sur la famille avec les nouveaux regards qui se portent
sur elle ainsi que les contextes dans lesquels ces nouvelles visions placent la
problématique.
Quelques articles de cette partie : « Famille et philosophie » de H. Ramsay ;
« Famille et personnalisme » de F. Moreno valencia ; « Famille et privatisation » du
cardinal Alfonso Lopez Trujillo ; « famille, nature et personne » de J.-M. Meyer …
La vie humaine est le thème central de la troisième partie ; il s’agit de porter
l’attention sur les problèmes de début de vie et de fin de vie. Le problème ici vient
surtout de la vision utilitariste de la vie qui cherche à s’imposer, et à imposer une
éthique des intérêts. La question centrale ici est qu’est-ce que l’homme ? Ce qui veut
dire que la réponse consensuelle des millénaires écoulés cesse de valoir pour tout le
monde.
Quelques articles de cette partie : « Dignité de l’embryon humain » de A. Serra ;
« Statut juridique de l’embryon humain » de R.-C. Barra ; « Génome et famille » de
Roberto Colombo ; « Morale ou éthique » de J. L. Bruguès …
Il est bien entendu impossible dans le cadre d’un survol de faire une recension
complète des 90 articles de l’ouvrage, je propose de m’arrêter brièvement sur trois
articles qui sont :
« Ingénierie verbale » d’Ignacio Barreire (p. 647)
« Fécondité et continence » de Rita Joseph (p. 525)
« Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence » de John Wilks (p.167)
3 – Ingénierie verbale
Ce que nous appelons ingénierie verbale aujourd’hui a toujours fait partie du
processus de communication entre les humains à quelque époque que ce soit et dans
quelque contrée que ce soit. Le cadre qu’impose l’éthique et la morale, voire la
justice, au processus de communication, peut expliquer en partie le rôle que cet art
de communiquer joue dans le sujet qui nous intéresse, même si on peut admettre que
l’usage actuel est plus systématique, mais il ne l’est pas seulement pour la bioéthique
; il est notoire que tromper en faisant porter aux mots, un signifiant qui,
objectivement renverse la perception qu’on peut en avoir, est depuis longtemps
pratique courante sans que ceci soit dénoncé avec vigueur, surtout quand cela ne
semble pas concerner des pans vitaux de la vie de la société ; il n’est donc pas
étonnant que l’artifice puisse paraître comme anodin à tous ceux qui sont appelés à
débattre dès lors que la plupart sont endormis par l’habitude de voir les mots falsifiés
sous prétexte de modernité ou de mode, ou encore sous le prétexte de respecter je ne
sais quel état psychologique des personnes ou quel dogme. L’article va passer en
revue quelques processus de manipulation pour attirer l’attention, notre attention.
Ainsi, il peut s’agir de jouer sur la perception que le protagoniste doit avoir d’un
terme ou bien d’une expression :
Ainsi dire « travailleurs du sexe » au lieu de « prostitué(e) » change la perception
négative de l’activité et ainsi tente de l’ »anoblir ». L’approche peut être d’introduire
un flou ou une indétermination dans l’expression pour en voiler le sens explicite ;
par exemple : avec l’expression « amour intergénérationnel » pour dire
« pédophilie » ; de même pour « pornographie » on peut trouver « matériel
sexuellement explicite » ou encore « matériel adulte » ; bien sûr, c’est une
falsification, c’est comme un codage dont il faut avoir la clé.
La manipulation peut aussi consister à éviter des termes et expressions qui risquent
de laisser une marque importante sur la conscience ; ainsi, au lieu de « avortement »,
on parlera « d’interruption volontaire de grossesse », car le terme avortement est
encore perçu, consciemment ou non, comme une destruction au sens de tuer, or
détruire et tuer chargent la conscience d’un poids qui peut s’avérer insupportable ;
dès lors, la manipulation consistera à éviter le terme le plus souvent possible. Ainsi
une « clinique abortive » devient « un centre de santé reproductive ».
La manipulation peut être plus agressive, voire offensive en tentant de culpabiliser
le protagoniste. Il en est ainsi du terme « homophobie », une personne qui n’aime
pas l’homosexualité est dite homophobe ; or phobie, traduit une maladie ; autrement
dit, un ou une homophobe est un malade ; ne pas aimer l’homosexualité est le signe
d’une maladie ! Pourtant, personne ne traitera un individu qui n’aime pas les
assassins, ou les intégristes, ou les terroristes… de malade ! Le fait est que
l’expression homophobe est rendu culpabilisante, tout en passant dans l’expression
courante sans attirer l’attention. Mais, selon moi, cet exemple montre une démarche
qui vient de plus loin, et qui consiste à particulariser des situations ou des actes qui
n’en sont pas ; un exemple est l’expression « lutter contre le racisme et
l’antisémitisme », pourquoi mettre à part « l’antisémitisme » ? N’est – ce pas un
racisme au même titre que tous les racismes, quelles qu’en soient les formes et les
victimes… Que doit – on comprendre à partir de cette formulation ? Ou alors, il
faudrait tous les particulariser dans l’expression ; en clair, c’est là aussi une forme de
manipulation sans aucun doute. Il y a d’autres exemples qui peu à peu ont rendu la
tâche facile pour ceux qui s’adonnent à la démarche que décrit l’article d’Ignacio
Barreire. Peut – être faudrait – il avoir le courage de refuser les insinuations qui n’ont
comme objet que de perpétuer des pratiques qui sont inadmissibles socialement ; on
ne peut pas nourrir le serpent et prétendre le combattre dans le même temps !
4 – Fécondité et continence
Cet article se penche plus particulièrement sur les approches actuelles des questions
de fécondité et de comportements sexuels, en particulier sur la vision polémiste que
ces questions peuvent susciter. Il s’agit en effet de savoir ce qu’on peut entendre par
fécondité, la nécessité ou non de son contrôle et les raisons qui fondent cette
nécessité, mais également des comportements sexuels qui découlent des réponses
auxquelles on aboutit. Tout ceci en opposition avec les comportements antérieurs qui
considèrent comme indissociables, la sexualité et la fonction reproductrice, c’est-à-
dire une approche sociétale génitrice.
En premier lieu, on peut dire que le problème du contrôle de la fécondité est envisagé
comme solution à un problème potentiel : la menace pour les ressources ; c’est dire
que sans contrôle des naissances, et donc de la fécondité, l’accroissement des
populations peut aboutir à une catastrophe dès lors que les ressources disponibles
seraient insuffisantes pour nourrir tout le monde.
En second lieu, une fécondité incontrôlée est vue comme handicapante pour la
femme, ce handicap se distribue en trois niveaux pour les féministes :
Humiliant pour la femme.
Obstacle à l’émancipation de la femme.
La tient éloignée du marché du travail.
D’où menace pour les ressources de la planète là encore.
La nécessité de l’autonomie de la femme qui en résulte demande une contraception.
Pour l’OMS, aucun contraceptif n’étant sans danger ; dès lors, il faut envisager, selon
les féministes, toutes les méthodes modernes de contraception y compris
l’avortement.
Sur le plan conceptuel, l’autonomie de la femme entraine : de dissocier les
partenaires en partenaires sexuels et en partenaires géniteurs qui peuvent être
différents. Ce qui signifie que l’activité sexuelle de la femme est distincte de
l’activité reproductrice. La stérilité psychologique résulte de cette distinction dans
l’esprit de la femme.
La solution est apportée par les méthodes modernes de contraception, à savoir
l’industrie pharmaceutique et les progrès de la médecine à travers l’avortement et la
contraception d’urgence.
Il est clair que dissocier l’activité sexuelle de la fonction génitrice ouvre la voie à des
conceptions dans lesquelles toutes les possibilités techniques que la science est
capable –ou sera capable – de mettre à notre disposition ne sont que des outils pour
répondre à des préférences individuellement distinguées. On peut prévoir une
évolution contrainte de la société dans cette direction si l’ »ingénierie verbale »
atteint son but.
5 – Contraception préimplantatoire et contraception d’urgence
Cet article se base sur trois mots clés : conception, contraception grossesse. Il aborde
une question : Quand commence la vie ? La réponse est :
Soit objective (dans le sens où c’est l’enchaînement biologique qui l’impose)
Soit idéologique (dans le sens où c’est la finalité envisagée en 4 qui détermine la
réponse)
Dans le premier cas, la conception résulte de la fusion des gamètes ou cellules
sexuelles de l’homme et de la femme pour donner une nouvelle cellule à 46
chromosomes, (2 x 23) c’est – à – dire une cellule diploïde. Cette cellule zygote,
totipotente est le point de départ de la vie, c’est la fécondation qui est le début de la
vie ; c’est le début de la période embryonnaire qui va durer 60 jours. Il s’ensuit que
détruire la cellule zygote, c’est déjà de l’avortement et non de la contraception. Le
zygote évolue et devient un blastocyste multicellulaire, un stade du développement
embryonnaire qui conduit à la nidation après 6 jours ; c’est l’implantation.
Dans le second cas, le début de la vie se situe à l’implantation. Conséquence, tout ce
qui se passe avant cette étape peut être soumis à n’importe quelle opération sans
susciter de problème moral, éthique ou sociétal. Ainsi, la destruction de l’embryon –
on parlera de pré-embryon – avant l’implantation n’est plus de l’avortement mais de
la contraception. De même, la fécondation in vitro se justifie, et surtout, la destruction
ou l’utilisation à d’autres fins des embryons qui en proviennent ne pose pas de
problème. Dans cette optique, la véritable contraception, c’est empêcher la nidation
; on fera appel à la pilule du lendemain dans une contraception préimplantatoire ou
contraception d’urgence ou encore contraception post-coïtale.
On voit donc qu’avant d’être un problème technique et biologique, la question du
début de la vie est d’abord, une question philosophique et ontologique. Des questions
en amont se posent, telles que : quel est le statut de l’ovule, du sperme ? Faut – il en
assurer le contrôle ? Comment ? Et par qui ? Des questions en aval se posent
également et portent sur le statut de l’enfant, la définition du couple et de la famille…
toute question qui s’adresse à l’individu bien sûr, mais également au politique, au
sociologue, au psychologue, au juriste, au théologien et au philosophe… autant dire
à la société dans toutes ses composantes.
6 – Conclusion
J’ai voulu par ces quelques considérations faire apparaître l’importance et l’utilité de
l’ouvrage : « Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les
questions éthiques ». Je suis loin d’en avoir exploité toute la richesse.
Par les exemples que j’ai retenus, on peut voir que le champ du langage n’est pas le
seul point que l’ouvrage aborde, les auteurs ont tenté de faire le tour des problèmes
de bioéthique en privilégiant l’information la plus large et la plus précise possible, et
cela, sur tous les thèmes de l’éthique familiale et sexuel, tout en restant, il est vrai,
dans la droite ligne du magistère chrétien. Toutefois, nous pouvons le sortir de ce
cadre et tenter de cerner ces problèmes en ne considérant que l’homme, l’homme
tout court !
Les articles que j’ai retenus le sont de façon arbitraire, mais j’ai voulu qu’il
s’établisse une liaison de signifiant de l’un au suivant, je n’ai donc pas suivi
l’ordonnancement de l’ouvrage comme le laisse apparaitre la pagination des trois
articles traités.
Paul ACLINOU
Bibliographie
Conseil pontifical famille, Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille,
la vie et les questions éthiques, édi.t P. Tequi, 2005.
G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique, Paris, Vrin, 2004.
C. Ambroselli, L’éthique médicale, Paris, PUF, 1988.
J. C. Guillebaud, Le principe d’humanité, Paris, Seuil, 2001.
Sur Internet :
http://pmb.polado.net/opac_css/index.php?lvl=indexint_see&id=20&PHPSESSID=
0fbfd7ee765dd0a9838ef7dc68da3959
http://docteurangelique.forumactif.com/t14897-soyez-avertis-ingenierie-verbale-
pour-detruire-la-famille-toute-pensee-chretienne-et-promouvoir-le-mariage-
homosexuel
http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/the-
contraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus-
73/article/emergency-contraception?lang=fr
http://www.dialoguedynamics.com/contenu/learning-forum/seminars/the-
contraception-abortion-nexus/the-contraception-abortion-nexus-73/article/flawed-
argument-2-and-answer-the?lang=fr
1er Festival mondial des arts nègres, Dakar 1er-24 avril 1966[1].
L’évènement s’ouvre par le colloque « Fonction et signification de l’art nègre dans la vie du
peuple et pour le peuple « : 30 mars-8 avril 1966. Organisé par la S.A.C… Société Africaine
de Culture.
C’est par ces mots que le 30 mars 1966 à Dakar, André Malraux commença son discours après
les salutations d’usage. C’était lors de la séance inaugurale du colloque qui fut la cheville
ouvrière du premier festival mondial des arts nègres. On y a débattu sous la présidence
d’Alioune Diop, du thème : « fonction et signification de l’art nègre dans la vie du peuple par
le peuple« ; il s’est tenu du 31 mars au 8 avril 1966 ; le festival lui-même se déroulant du 1er au
24 avril.
D’emblée, la problématique déployée par Malraux dans son discours déborde du seul cadre
d’un message esthétique – l’art – pour embrasser une totalité, une totalité qui est constituée
d’un continent, de peuples et de l’homme noir ; mais une totalité à travers laquelle Malraux,
comme Senghor, comme Aimé Césaire, voyait d’abord l’homme… l’homme tout court ! Même
si pour Senghor, il s’agissait de fixer à travers la tenue de ce festival, le concept de négritude
aussi bien dans les courants culturels mondiaux que d’en faire une idéologie politique.
Le colloque
De fait, ce fut d’abord Senghor qui précisa le sens de l’évènement dans un discours à la nation
le 19 mars 1966, quelques jours donc avant l’ouverture du festival ; il dit :
« Le premier festival mondial des arts nègres a très précisément pour objet de manifester avec
les richesses de l’art nègre traditionnel, la participation de la Négritude à la civilisation de
l’universel« .
Et à André Malraux de dire comme en écho : « Nous voici donc dans l’histoire ! » Au ministre
de préciser quelle est la nature de cette histoire, de préciser quelle est sa portée et quelle est sa
dimension.
André Malraux poursuit en effet et dit : « Pour la première fois, un chef d’Etat prend entre ses
mains périssables, le destin spirituel d’un continent. » Et il ajoute : « Jamais, il n’était arrivé
ni en Europe ni en Asie, ni en Amérique qu’un chef d’Etat dise de l’avenir de l’esprit : nous
allons ensemble tenter de le fixer.«
…dire de l’avenir de l’esprit… ce fut donc un point d’histoire dont Malraux précisa la
dimension humaine et universelle, car il ajoute : « Ce que nous tentons aujourd’hui ressemble
aux premiers conciles… » La comparaison est audacieuse à première vue, elle est pourtant
conforme à l’ampleur de l’évènement et au ressenti que nous en avions, nous qui étions au cœur
des célébrations, nous qui étions bénéficiaires de ce festival et de ses attendus. Car, comme
pour les Pères de l’Eglise qui se réunissaient à Nicée, Ephèse, Chalcédoine et à Constantinople,
il s’agissait de dire le présent pour fonder l’avenir en donnant forme, selon eux, à la route à
suivre. En d’autres termes, par cette comparaison Malraux signifiait la véritable dimension de
l’évènement selon lui. Il se révélait ainsi ce que Senghor dira 10 ans plus tard sur l’homme ; à
savoir : « L’essentiel de ce que nous apporte l’écrivain André Malraux, c’est sa vision en
profondeur du monde : des êtres, mais (aussi) de leur vie en société parmi les choses et les
phénomènes de la nature« .
D’abord une définition, « Une culture, c’est d’abord dit Malraux l’attitude fondamentale d’un
peuple en face de l’univers ; mais ici aujourd’hui ce mot a deux significations différentes
d’ailleurs complémentaires« .
C’est dire qu’à Dakar en 1966 au premier festival des arts nègres, Malraux n’y était pas
seulement comme le ministre français de la culture ; il n’était pas seulement en mission
commandée pour la France ; il y était comme penseur, il y était comme partie intégrante de
l’évènement, il y était comme partie intégrante de l’humain. Malraux était suffisamment tout
cela, et il savait que ses hôtes en avaient conscience pour accepter qu’il déploie sa pensée en
proposant sa vision de ce que pourrait être une culture universelle. A ce festival, cette vision
porte sur la légitimité en deux volets qu’il va déployer au niveau de la danse, de la musique, et
de la sculpture. Le discours se poursuit en effet :
« D’une part, nous parlons du patrimoine artistique de l’Afrique, d’autre part, nous parlons de
sa création vivante. Donc d’une part, nous parlons d’un passé ; et d’autre part d’un avenir. »
Voilà donc selon Malraux, les deux points d’appréciation de l’art nègre à ce festival : un passé
et un avenir.
La danse ? Elle était danse séculaire et sacrée et elle devient danse tout court… Malraux
constate et conseille : « Elle est en train de mourir, et il appartient aux gouvernements africains
de la sauver » car, « La danse sacrée est l’une des expressions les plus nobles de l’Afrique,
comme de toutes les cultures de haute époque…«
Mais, ce n’est pas tout au rayon de la musique ; il y a le jazz dit Malraux, « spécifique par son
rythme… » une musique « inventée… spécifique aussi par sa matière musicale que nous
pouvons rapprocher, poursuit Malraux, de la musique moderne… » « Nous pouvons parfois
rapprocher dit encore Malraux, la matière des grands jazz de celle de Stravinski ou de Boulez…
Là, l’Afrique a inventé dans un domaine très élaboré, celui de la matière musicale, quelque
chose qui aujourd’hui atteint le monde entier… »
Ainsi, André Malraux à ce festival fait balancer son discours d’une culture à l’autre, d’une
sensibilité à une autre, établissant ainsi comme des ponts sur lesquels l’homme – l’homme tout
court- peut aller et venir…
Nous voyons poindre là, le Malraux du musée imaginaire, celui qui célèbre et met en exergue
depuis ses débuts le dialogue des œuvres artistiques entre elles quel que ce soit leur point
d’ancrage, réel ou virtuel.
En effet, « le musée imaginaire existe pour tous les artistes » proclame-t-il dans « la corde et
les souris ». Il rapporte dans ce texte comme une réplique de Senghor : « Les nôtres (artistes)
dialoguent avec l’art universel d’une certaine façon, par une certaine voie… » La suite du
propos déployé dans l’ouvrage dépasse le cadre du festival des arts nègres de 1966 pour se
placer au niveau de la réflexion sur l’importance de la musique comme rythme, comparée à la
sculpture ; et surtout, le propos s’est déplacé dans un cadre géographique plus étendu. Il est vrai
que dans « la corde et les souris », Malraux traite entre autres, des « hôtes de passage », ceux
qui sont venus de l’Inde, de la Grèce antique ou bien de la Russie…
S’il affirme : « à travers sa sculpture l’Afrique reprend sa place dans l’esprit des hommes… »,
Malraux note cependant que « ces œuvres sont nées comme des œuvres magiques… » mais
l’Occident les prend comme des « œuvres esthétiques« . Mais alors, y-a-t-il méprise ? Non ; en
tout cas pas entre l’Afrique et l’Occident, car ici comme là-bas, l’artiste –le sculpteur
notamment- créait un univers sacré ; il précise : « un univers dont l’artiste n’est pas maître » ;
« je ne crois pas dit Malraux qu’un seul de mes amis africains : écrivains, poètes, sculpteurs,
ressente l’art des masques ou des ancêtres comme le sculpteur qui a sculpté ces figures. Je ne
crois même pas qu’aucun d’entre nous, européens, ressente les Rois des portails de Chartres
comme le sculpteur qui les a créés ».
Le malentendu n’est donc pas entre l’œuvre et l’artiste ; ni entre l’œuvre et nous, il ne peut être
qu’apparent car la métamorphose est déjà intervenue. Nous retrouvons dans le propos comme
l’accent du musée imaginaire ; « La métamorphose a joué un rôle capital » précise Malraux
dans son discours, il ajoute : « la sculpture africaine a détruit le domaine de référence de l’art.
Elle n’a pas imposé son propre domaine de référence,… l’art africain a détruit le domaine de
référence qui le niait« . En d’autres termes, l’art africain a contraint à une métamorphose, selon
Malraux « … pour ouvrir la porte à tout ce qui avait été l’immense domaine de l’au-delà… ce
jour-là, l’Afrique est entrée de façon triomphale dans le domaine artistique de l’humanité« .
Senghor lui répondra comme en écho : « L’art nègre… est entré au musée vivant de l’âme. »
… Dire de l’avenir de l’esprit…avait annoncé Malraux dans son discours, le colloque comme
le festival s’y sont employés, et il faut que ce soit pour apporter -l’esprit- à l’homme ; et là,
Malraux précise qu’il y a deux façons de servir l’esprit :
Dans un cas comme dans l’autre, le politique est aux commandes, mais l’homme peut exiger la
liberté, car dit-il, il s’agit de ce que « l’Etat doit apporter, et non plus ce qu’il peut imposer« .
Problème de civilisation donc… et là aussi, Malraux se place délibérément au-dessus du cadre
de la négritude -et donc du festival- et des Etats africains, pour se situer au niveau de la seule
humanité pour laquelle, selon lui, la seule préoccupation est désormais dit-il, « la recherche de
la loi du monde« . Une recherche qui ne doit pas fermer les yeux sur l’omniprésence de la
machine. « Il ne s’agit pas dit encore Malraux d’opposer un domaine de l’esprit à un domaine
de la machine qui ne connaîtrait pas l’esprit« . Une fois de plus, il s’était hissé par sa réflexion
au niveau de ce qu’il considérait comme le vrai enjeu de l’humanité désormais ; dès lors, « dire
de l’avenir de l’esprit » revient à considérer, précise – t – il, que « l’objet principal de la culture
est de savoir ce que l’esprit peut opposer à la multiplication d’imagerie apportée par la
machine« . C’est donc une lutte.
Malraux nous apprend que « la culture, c’est cette lutte… » Il nous apprend aussi que « ce que
nous appelons la culture, c’est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et
beaucoup plus profondes que nous, et qui sont notre plus haut secours dans le monde
moderne…« .
Voilà pourquoi poursuit-il, en revenant ainsi l’objet du colloque et du festival : « c’est pour cela
que chaque pays d’Afrique a besoin de son propre patrimoine, du patrimoine de l’Afrique et de
créer son propre patrimoine mondial« . Autant dire que là, Malraux renvoyait à son concept de
musée imaginaire.
« Ce qui fait la force de l’art nègre, c’est la primauté du pathétique... » « Prenez entre vos
mains tout ce qui fut l’Afrique. Mais, prenez-le en sachant que vous êtes dans la
métamorphose« .
Le festival
Et le festival, me diriez-vous ?
Malraux est allé très loin dans l’exposé de sa pensée, même si celle-ci ne court qu’en filigrane
dans son intervention, en 1966. Le festival fut pour lui, l’occasion de dispenser un
enseignement. Mais le colloque et le festival avaient leur propre logique. La genèse de cette
logique remonte à 1956, si nous n’insistons pas sur les réunions panafricaines à travers le monde
depuis 1900. A la Sorbonne à Paris en 1956 sous l’égide de la revue « présence africaine » et
d’Alioune Diop son fondateur, puis à Rome en 1959, c’étaient les penseurs du concept de
négritude qui étaient en exergue. Ces congrès mondiaux des écrivains et artistes noirs voulaient
accomplir deux choses :
Avec l’indépendance des colonies, acquise ou sur le point de l’être, les participants au congrès
de Rome de 1959 jugèrent nécessaire de rapatrier en Afrique, les réflexions qui étaient engagées
depuis quelques décennies en Europe et en Amérique notamment. En clair, ils considéraient
que leurs pensées ne pouvaient être fondatrices que si elles s’encraient sur le continent ; Aimé
Césaire dirait « l’Afrique-mère« . De là, vient en 1959, l’idée d’organiser un colloque similaire
sur le continent africain ; un colloque au cours duquel les enjeux politiques seraient débattus
certes, mais, qui serait aussi l’occasion de reprendre et d’approfondir les réflexions sur l’art ;
en particulier, la réflexion sur l’existence d’une esthétique commune aux artistes qui irait de
l’architecture à la sculpture en passant par la musique, la danse et la littérature…
Allant plus loin, Senghor considère dès 1959 au congrès de Rome, le caractère fonctionnel de
l’œuvre d’art « faite pour tous par tous« , c’est-à-dire que, dit-il, « ce sont des éléments
constitutifs d’une civilisation négro-africaine » ; il devient nécessaire dès lors pour lui,
d’élaborer « un nouvel humanisme« .
A l’origine, la SAC, Société Africaine de Culture, fondée en 1957 et reconnue par l’UNESCO
en 1958, devait organiser le super-colloque sur le continent ; mais très vite, Senghor –devenu
chef de l’Etat Sénégalais en 1960- et Alioune Diop, prirent les choses en mains avec le concours
d’Aimé Césaire pour qui « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et
l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture« .
Le 4 févier 1963, Senghor annonce l’évènement dans un discours à la Nation. « Le festival sera
l’illustration de la négritude… une contribution positive à l’édification de la civilisation de
l’universel… » il dira encore : « Ni opposition, ni racisme, mais dialogue et complémentarité ».
Après plusieurs reports, l’évènement aura finalement lieu en 1966 sous le patronage de
l’UNESCO, et sous le haut patronage des chefs d’Etat Français et Sénégalais.
Dès 1964, l’UNESCO engageait des missions pour prospecter, recenser et répertorier les
œuvres d’art ; ces missions étaient assurées par des équipes sous la direction de Jean Gabus, un
anthropologue Suisse, spécialiste, entre autres, de l’Afrique, et sous celle du jésuite
camerounais Engelbert Mveng » pour qui « L’art traditionnel africain est l’œuvre de créativité
du génie négro-africain ; à travers cette œuvre, l’homme exprime sa vision du monde, sa vision
de l’homme et sa conception de Dieu[5]« . Evidemment, c’était en tant que spécialiste et
connaisseur de l’art africain qu’il fut sollicité. Ces recherches portaient sur les collections
privées, les musées nationaux africains et les musées internationaux ; les résultats obtenus
furent les splendeurs qui étaient exposées à Dakar.
Outre le colloque, il y a eu l’exposition dont Malraux se fit l’écho dans « la corde et les
souris »[6] en évoquant les « six cents pièces » qui furent exposées au musée construit pour
l’occasion, « le musée dynamique« . Cette exposition dont le titre est : l’art nègre, sera
transportée ensuite au Grand Palais à Paris au mois de juin de la même année.
Le palais de justice de Dakar accueillait une autre exposition, d’art moderne cette fois, dont le
titre est : « tendances et confrontations« .
On bâtit un théâtre, le théâtre national Daniel Sorano ; outre les spectacles de ballets, de danses
et de musique qui s’y déroulaient, on y donnait également des pièces de théâtre, notamment
« La tragédie du roi Christophe » d’Aimé Césaire, avec la mise en scène de Jean Marie Serreau.
L’île de Gorée en face de Dakar était tous les soirs le théâtre d’un spectacle « sons et lumières »
pour l’évocation de l’esclavage avec Jean Mazel comme maître d’œuvre ; Malraux en vantera
la féérie dans « la corde et les souris ». De fait depuis la mer, des paquebots de croisières, dont
un prêté par les Etats-Unis, permettaient à des milliers de privilégiés de jouir du spectacle.
Les non-dits
On n’imagine sans doute pas aujourd’hui, le retentissement qu’eut ce festival. Nous étions en
1966, six ans seulement après l’indépendance des colonies. Nous ressentions le festival comme
l’évènement qui scellait la liberté retrouvée, même si personne n’ignorait qu’elle était relative
et devait encore être affermie. Le sentiment dominant était qu’à partir de cette manifestation
commençait véritablement la liberté parce qu’elle est aussi culturelle, parce qu’elle est aussi
spirituelle…Ce fut une manifestation qui a voulu prendre acte de l’indépendance des peuples ;
un évènement qui a voulu inscrire un continent dans l’universel à sa manière ; un évènement
enfin, qui voulait solder un passé historique.
Pour beaucoup, le festival avait aussi une connotation politique ; pour Senghor notamment, il
célébrait aussi le triomphe d’une certaine voie de libération, il célébrait le triomphe d’un certain
choix de forme de lutte. L’irénisme apparent comportait donc des non-dits. Des non-dits que
mettait en lumière la liste des invités présents, pays ou personnalités, artistiques ou non… Il ne
s’agissait donc pas seulement d’une manifestation culturelle, des « états généraux de la
négritude« , mais d’une manifestation ouvertement politico-culturelle voulue et imposée par
Senghor.
Quelques noms de présents : Aimé Césaire, Englebert Mveng, Michel Leiris, Amadou Hampaté
Ba, André Malraux, (bien sûr !), L’Empereur Haïlé Sélassié, Joséphine Baker, Duke Ellington,
Katherine Dunham, Langston Hughes … pour ne citer que ceux-là.
Les absents remarquables ne manquaient pas ; par exemple : Fidel Castro (Cuba), Sékou Touré
(Guinée) ou la chanteuse Miriam Makeba… De fait, cette dernière refusa de venir après avoir
donné son accord dans un premier temps. En effet, pour Senghor, la culture est le véhicule de
lutte par excellence, le seul qui permet de faire l’homme ; mais, sud-africaine et interdite de
séjour dans son propre pays du fait de son opposition farouche à l’apartheid, Miriam Makeba
ne pouvait commémorer un attentisme politique, fut-ce à travers l’art et la culture qu’elle
célébrait par ailleurs. En d’autres termes, comme Senghor, Miriam Makeba était de ceux, à
l’instar de Sékou Touré ou de Fidel Castro… pour qui l’art est aussi un moyen de lutte, mais
elle voudrait une lutte plus engagée, plus volontaire, voire une confrontation plus directe.
L’OUA, l’Organisation de l’Unité Africaine, conviée et sollicitée pour jouer un rôle actif à
l’instar de celui de l’UNESCO, mais à sa mesure, refusa, pour n’accepter qu’une position
d’observateur, tant la divergence était profonde sur la façon de conduire les luttes de libération.
Ce fut-là, un premier élément de non-dit.
Un second élément de désaccord apparait quand on regarde la liste des pays présents, il y en
avait 37 dont 7 non-africains. On note en particulier l’absence de l’Algérie ; ici, le problème est
identitaire en partie, car, le concept de négritude est identitaire pour les Noirs, Aimé Césaire le
disait très bien, et le festival voulait célébrer cette identité-là, avant tout autre considération ; or
l’Afrique du Nord ne pouvait se reconnaitre dans cette vision. Si pour le Maroc et la Tunisie, le
concept de francophonie internationale, cher à Senghor, était intéressant, et ouvrait la voie à
leur présence même limitée à Dakar, pour l’Algérie, son identité arabe et musulmane matinée
de communisme ne pouvait célébrer la négritude ni cautionner une vision de la lutte
anticoloniale qui était aux antipodes de ce que fut son propre combat[7]. L’opposition était
irréductible, car les Noirs de notre côté, ne pouvaient faire de la religion, quelle qu’elle soit, un
élément identitaire. A l’époque, même Senghor ne s’y est pas risqué, le christianisme était
encore trop fortement attelé à la pensée coloniale dans les mentalités ; il était ressentie comme
une arme de destruction psychologique au service de la démarche coloniale. Quant à l’Islam,
son rôle politique ne deviendra apparent que des décennies plus tard.
Les œuvres
On ne peut pas ignorer un dernier type de problèmes que les organisateurs eurent à affronter ;
il s’agit des œuvres d’art qui étaient exposées. Elles viennent de collectionneurs qui craignaient
de ne plus les revoir parce que réclamées par les pays d’origine, Senghor dut s’engager pour
leur retour aux propriétaires et il tint parole.
Parfois, des actions diplomatiques vigoureuses furent nécessaires, ainsi le British Muséum, dont
le conservateur était présent à Dakar, refusa, lors des préparatifs, le prêt d’œuvres d’art du
Nigeria en sa possession sur la civilisation Nok, ainsi que les sculptures de Benin-city… là, la
raison semblait être d’en priver la France qui devait accueillir ensuite l’exposition au Grand
Palais à Paris ! La diplomatie dut entrer en jeu. Grâce au ministre de la culture André Malraux
notamment, ces difficultés furent aplanies.
Conclusion.
J’ai volontairement axé ce survol sur le discours que prononça André Malraux à l’ouverture du
colloque ; c’est un choix, merci de le pardonner. J’aurais pu prendre appui également sur celui
d’Aimé Césaire, le 6 avril 1966, car comme Malraux, lui aussi alla bien au-delà du message
esthétique et culturel. En effet, Césaire repositionne le sujet du colloque pour l’amener vers ce
qui semble devoir être le véritable questionnement de tout le festival ; il dit[8] :
Autrement dit, il s’agit de l’homme encore une fois, de l’homme tout court, avant toute chose !
Ainsi, Senghor, Malraux et Césaire semblent nous dire que l’art sous toutes ses formes constitue
l’outil, qu’il est le moyen, par lequel nous pouvons répondre à la question : « qu’est-ce que
l’homme ? » car, le savoir est essentiel, le savoir est une question de survie parce que nous
n’avons que ça ; nous n’avons que l’homme. Sans la réponse à cette question, sans la loi du
monde, nous peinerons à répondre à toutes les questions qui se posent et qui se poserons à nos
sociétés.
Les huit derniers millénaires vivaient sur un consensus, celui de la définition de ce qu’est
l’homme, dès lors, il fut possible d’aborder les questions qui se posaient aux sociétés sur la base
de ce consensus avec des motivations et des sensibilités très diverses, il est vrai. Aujourd’hui,
j’allais dire, depuis un siècle environ, ce consensus n’est plus, d’où pour Malraux comme pour
Aimé Césaire, il devenait urgent de parvenir à une réponse ; et pour eux, l’art est le moyen d’y
parvenir, l’art et son aire de déploiement qu’est la culture, même s’il n’incarne que des réponses
successives… pour l’instant.
« Puissiez-vous ne pas vous tromper sur les esprits anciens. Ils sont vraiment les esprits de
l’Afrique. Ils ont beaucoup changé…il s’agit certainement pour l’Afrique de revendiquer un
passé ; mais il s’agit davantage d’être assez libre pour concevoir un passé du monde qui lui
appartient. »
Je ne doute pas que les spécialistes de l’art et (ou) de Malraux, le penseur, que nous allons
écouter, vont nous en apprendre un peu plus sur l’homme.
Je vous remercie.
Paul Aclinou, Paris 13 novembre 2014. Colloque : André Malraux et les arts extra-
occidentaux.
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Malraux, Art, arts africains, arts nègres, Dakar, FESMAN, négritude, Senegal
Plan :
I – Introduction.
II – Aux origines.
III – Un état de fait
IV – Le renouveau
V – Vatican II
La mise à jour : le sacerdoce commun.
Une définition propre.
Droits et obligations.
VI – Relation avec la hiérarchie.
VII – Conclusion.
Bibliographie.
I – Introduction.
On peut considérer que les adeptes de Jésus de Nazareth suivaient et écoutaient
l’enseignement du maître en tant qu’adeptes, sans aucune catégorisation
particulière, si ce n’est à un moment donné la constitution du « groupe des douze »
par Jésus lui-même, groupe dont la symbolique de sa constitution est évidente en
cela que nous avons une corrélation explicite aux douze tribus de l’Israël
vétérotestamentaire.
A part cela, la nouvelle communauté était uniforme dans sa composition et dans
son fonctionnement jusqu’à la crucifixion. Après l’évènement Pâques, et surtout
après l’évènement pentecôtiste et le don de l’esprit, nous verrons apparaître
l’ébauche d’une différentiation qui ne fera que croitre en donnant naissance à des
groupes d’adeptes spécialisés dont celui des laïcs. Je me propose de parcourir
l’enseignement que dispense le concile Vatican 2 sur la place et le rôle de ces laïcs
aujourd’hui dans l’Eglise, peuple de Dieu.
Je vais dans un premier temps survoler le parcours du laïcat au sein de l’Eglise
depuis les origines. Mon propos suivra le plan qui est ci-dessus.
II – Aux origines.
Si après Pâques et la Pentecôte de l’an 33 on peut considérer les apôtres comme les
premiers ministres ordonnés, et ce, directement par le Christ, toutes les activités
apostoliques, voire ministérielles étaient aussi le fait d’adeptes non ordonnés qui se
fondaient dans leur apostolat uniquement sur leur baptême et sur leur foi ; c’était
leur seul justification, d’autant que saint Paul utilise l’analogie du corps pour
exhorter à cet apostolat dans Rom, 12, 4 – 8, ou encore dans 1cor 12, 27-30. Il est
clair que la distinction des membres ne venait pas alors du fait d’être ordonné -ou
consacré- ou pas, mais l’assemblée se distribuait en fonction des dons, différents,
que Dieu a accordés aux uns et aux autres ; dès lors, l’appartenance à l’Eglise ne se
fondait pas sur une structuration administrative ou organisationnelle. En clair, dans
ces temps des origines, nous ne pouvions pas parler de laïcs distingués des
clercs ; il faudra attendre l’émergence de la notion théologique de « peuple élu »
appliquée aux chrétiens pour qu’émerge l’usage du terme laïc, et selon A. Faivre, il
fut appliqué d’abord aux juifs en tant qu’ils sont membres du peuple de Dieu. Avec
l’apologiste Justin de Rome, l’usage du terme sera étendu aux chrétiens avec le
même sens de membres de peuple de Dieu. Le laïc, tel qu’on l’entend de nos jours
ne fit son apparition que lorsqu’il s’avéra nécessaire de distinguer ceux qui avaient
en charge la liturgie sous l’appellation de clerc. Il y avait ainsi deux groupes : les
ministres de la liturgie, c’est-à-dire le clergé, et ceux qui n’avaient pas cette charge,
les laïcs. Ce sont eux, les « laïcs » qui seront à l’origine dès le 4eme siècle de
l’apparition de la troisième catégorie que nous connaissons aujourd’hui sous
l’appellation de consacrés. Ce sont les laïcs en effet qui vont donner naissance au
monadisme, d’abord dans le désert, ensuite, cette expérience spirituelle va s’étendre
puis se mettre progressivement sous la direction de clercs, le groupe ainsi formé de
laïcs et de clercs, donnera naissance à la vie religieuse qui s’appuiera sur des vœux
et des règles. Dès lors, la catégorie de chrétiens laïcs est définitivement installée
dans la vie de l’Eglise à côté des ministres ordonnés et des consacrés ; cette
catégorie y a joué un rôle de plein droit et n’a pas hésité à prendre des initiatives
dans l’Eglise des premiers siècles, comme les adeptes le faisaient à l’origine,
encouragés en cela par les apôtres, ainsi, Saint Paul écrit :
Ephésiens : 2.19 « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du
dehors; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. »
2.20 « Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus
Christ lui-même étant la pierre angulaire. »
III – Un état de fait
La distinction faite, l’Eglise s’installa très vite dans un processus de
fonctionnement dans lequel les laïcs semblaient ne pouvoir jouer qu’un rôle de
second plan, d’où une connotation péjorative qui se trouva attachée au terme de
laïc. Tout se passait alors comme si l’Eglise, c’était d’abord les ministres ordonnés,
les religieux et la hiérarchie. Pourtant, malgré la méfiance, voire l’hostilité de ces
derniers, les laïcs ne vont jamais cesser de mettre en exergue leur ressenti spirituel
et leur adhésion à la foi, à travers des organisations associatives pour une vie
consacrée, soit autour ou à proximité des ordres religieux, sans pour autant se
couper du monde, soit en choisissant une vie de prière et d’action sociale sans pour
autant se lier à des ordres religieux ni prononcer des vœux. Ce fut le cas par
exemple des béguines qui vivaient dans des demeures privées.
On peut citer Sainte Catherine de Sienne et Saint François d’Assise comme
exemples de ces laïcs audacieux qui avaient tenu pleinement leur place dans
l’Eglise. Les confréries étaient également la manifestation de la volonté des laïcs à
affirmer leur appartenance organique au peuple de Dieu.
Si l’Eglise a, en quelque sorte, introduit d’avantage de distance entre elle et les laïcs
depuis les réformes dont le point culminant fut la réforme grégorienne, c’est dû au
fait que l’Eglise comme organisation a entretenu depuis l’empereur Constantin des
rapports complexes et parfois ambigus avec les pouvoirs politiques ; or le pouvoir
politique, c’est aussi l’affaire des laïcs entendus cette fois comme citoyens. On a
donc d’un côté, l’ensemble formé des ministres ordonnés et des religieux, et de
l’autre les laïcs. Ceci peut s’expliquer par deux raisons :
Les luttes pour le pouvoir, de premier type, se passent entre le pouvoir politique
séculier et la hiérarchie ; le second type de luttes pour le pouvoir intervient cette
fois entre la hiérarchie, en particulier la « cour papale », et le reste des ministres
ordonnés et les religieux.
Plus significatif est sans doute la seconde raison qui porte sur un point de vue
pastoral, on peut parler de l’Europe comme d’un monde chrétien dès le début du
moyen âge, un monde qui recouvre ce qu’on appelle aujourd’hui encore le monde
occidental, synonyme de chrétienté ; dans ce monde qui est lié au Christ, ce monde
dans lequel toutes les personnes sont chrétiennes, il s’est créé une ligne de partage,
avec d’un côté, les « laïcs » ou monde profane, peu ou prou méprisé, à qui on ne
dénie aucunement son attachement aux valeurs du christianisme, mais dont le rôle
est considéré comme secondaire ; on n’attendait de lui qu’obéissance et dévotion.
Cet effacement relatif des laïcs dura jusqu’à l’émergence des humanistes, il eut une
prise de conscience qui entraina la contestation de la toute-puissance de
l’ensemble ministres ordonnés et religieux en tant qu’unique détenteur de
l’héritage ; le succès de la Réforme dans ces différentes composantes n’est – elle
pas à placer dans ce cadre ?
Quand vinrent 1789 avec ses bouleversements, et la nouvelle structure sociale
induite par l’essor industriel, l’Eglise se trouva confronté à une situation d’hostilité
– qui dure encore en partie- et qui rappelle par certains aspects, le temps des
origines ; ce fut un défi, et les laïcs n’ont pas hésité à le relever ; ce fut le début du
renouveau.
IV – Le renouveau
Il convient d’insister sur le fait que ce renouveau des laïcs dans l’Eglise ne s’est pas
fait fondamentalement au détriment de la hiérarchie ou des religieux, mais il est le
signe de la ténacité dans la foi, il signe la détermination et la continuité du fait laïc
dans l’Eglise depuis les origines, il faut rendre hommage à cette volonté.
Quant au renouveau, il passera par le fleurissement d’associations de laïcs, d’abord
de piété, puis de la forme de congrégations religieuses, ou de mouvements de
patronage pour l’aide et l’entraide : société de St Vincent de Paul, cercles
catholiques d’ouvrier ; mouvements de jeunes travailleurs… Ce renouveau apparu
au XIX eme siècle, va se poursuivre en s’amplifiant au XXeme ; il concerne autant la
vie sociale et laïque que l’approche spirituelle pour former à l’esprit apostolique,
ecclésial et eucharistique ; la spiritualité mariale entre dans ce domaine du
renouveau.
Toutes ces actions ont un point commun qui est la rencontre des personnes ; il faut
ajouter que les initiatives venaient autant des laïcs que des ministres ordonnés et
des religieux, mais les laïcs ont prouvé dans ces moments, leur appartenance
indéfectible au corps de l’Eglise. Il ne restera à celle-ci, à travers la hiérarchie, qu’à
en prendre acte ; ce fut l’œuvre de Vatican II, qui resitua et rétablit la place et
l’importance des laïcs dans ce corps du Christ qu’est l’Eglise.
V – Vatican II
Avant même que le concile Vatican II ne se pencher sur le cas des laïcs, l’Eglise
avait déjà, grâce au dynamisme des laïcs, pris conscience de leur importance, au
niveau de la hiérarchie, car, accepter que l’Eglise est d’abord peuple de Dieu avant
d’être une institution, amène à chercher à préciser la place des différents éléments
qui forment ce peuple. Ainsi, avec l’encyclique Mystici Corporis Christi,
(29 juin 1943) le Pape Pie XII intègre totalement les « non-initiés » c’est-à-dire les
laïcs, dans cette église, corps mystique du Christ. Il restera aux Pères conciliaires
de Vatican II à élaborer une véritable théologie du laïcat.
La mise à jour : le sacerdoce commun.
Après avoir rappelé que l’Eglise est comme un « mystère », « Le mystère de
l’Eglise », le concile précise que la totalité de ses membres, c’est-à-dire ceux qui
sont incorporés au Christ, sont les baptisés. Ils sont constitués en peuple de Dieu, et
comme tel, chacun est appelé aux fonctions sacerdotale (prière et
sanctification), prophétique (témoigner et promouvoir l’Evangile du
Chris), royale (annoncer l’Evangile), chacun en fonction de l’état de vie auquel il
appartient. Comme tel, les laïcs ont leurs missions propres, indépendamment de la
participation de tous au sacerdoce commun (LG, 10,11) partie de l’unique
sacerdoce du Christ. Ce qui interdit à ce niveau les séparations évoquées plus haut
entre laïcs, ministres ordonnés et religieux.
Une définition propre.
Le laïc est reconnu comme tel, et non par rapport au clergé ou au religieux ; il est
séculier, il vit dans le monde, il possède donc un caractère qui lui est propre, ce qui
entraine :
– Sa dignité de chrétien, elle est fondée sur son baptême, ce qui en fait un membre
de plein droit du peuple de Dieu.
– L’égalité avec les autres composantes du corps du Christ, une égalité qui est
fondée, là aussi, sur son baptême.
Droits et obligations.
La dignité du laïc comme son égalité s’entendent en union avec les autres
composantes du peuple de Dieu, car, le sacerdoce commun ne peut s’exercer
qu’en communion. Il y a donc des droits et des devoirs qui sont partagés avec les
autres groupes de chrétiens ; leur mise en application peut cependant varier en
fonction des états de vie. Il en est ainsi de la vie de saintetéet de charité que
chacun doit s’efforcer de mener, ou encore de l’évangélisation et de l’apostolat
ecclésial.
Plus spécifiquement, le laïc étant aussi dans le monde, il possède les droits et les
devoirs de tout citoyen, mais ceux – ci doivent être imprégnés dans leur exercice,
de l’esprit chrétien, à distinguer des opinions strictement personnelles qui relèvent
de sa liberté d’être humain.
– Droits et obligations à la formation, y compris dans les sciences sacrées avec la
possibilité de l’enseigner s’il en possède les capacités.
– Droit à exercer des offices et charges ecclésiales en fonction de ses capacités,
avec l’obligation d’acquérir la formation adéquate.
– Droit d’effectuer des ministères particuliers, ce sont les laïcs en missions
ecclésiales.
VI – Relation avec la hiérarchie.
Là aussi, le concile a précisé les droits et les devoirs des laïcs en direction –et
réciproquement- de la hiérarchie, avec laquelle ils sont en contact permanent pour
la vie de l’Eglise.
Il a droit au respect et à la prise en compte de sa dignité. Il doit recevoir des
ministres ordonnés les ressources qui sont nécessaires à sa vie spirituelle dans
l’Eglise et dans le monde. Il doit, à l’inverse respect et obéissance aux ministres
ordonnés et aux consacrés ainsi qu’à la hiérarchie.
VII – Conclusion.
Vatican II a introduit une véritable théologie du laïcat par la constitution
dogmatique Lumen Gentium, qui commence par la reconnaissance et l’affirmation
que les laïcs sont l’Eglise.
La constitution dogmatique LG IV, 30 – 38 réintroduit pleinement les laïcs dans la
vie de l’Eglise d’où ils n’auraient jamais dû être écartés. C’est pour une large part,
la reconnaissance de leur combativité tout au long des siècles au nom de leur
baptême et de leur foi.
LG fait donc une mise à jour en définissant précisément ce qu’est le laïc, en lui
reconnaissant liberté et dignité en tant que baptisé et en tant que chrétien dans le
monde ; en précisant ses droits et ses devoirs ; en soulignant enfin le cadre et les
limites de ses rapports avec la hiérarchie.
Tous ces points sont repris et déployés par le décret Apostolicam actuositatem, ce
qui veut dire que le concile Vatican II n’a pas clos le débat, au contraire il l’a
ouvert, comme on peut en juger par les différentes réceptions à travers les Eglise
particulières, et parfois au sein même de celles-ci. D’où, la nécessité des
interventions de la hiérarchie pour placer des garde-fous. Il est encore trop tôt pour
juger de la portée de cette théologie consécutive au retour de plein droit des laïcs
dans l’Eglise au niveau où LG les a placés. Il en est sans doute de même pour
l’ensemble des avancées de Vatican II.
Bibliographie.
Constitution apostolique Lumen Gentium, Rome, 21 novembre 1964.
Décret Apostolicam actuositatem, Rome, 18 novembre 1965.
Saint Paul, Epitre aux romains, 12, 4-8 ; Epitre aux Corinthiens, 12, 27-30.
Benoit XVI, Le rôle des laïcs dans l’Eglise, discours du 15 novembre
2008. (Zenit.org)
Les laïcs, coresponsables de l’Eglise, discours du 23 aout 2012. (Zenit.org)
Plan :
I – Introduction
II – Significations et fonctions dans le rituel israélite.
III – Le baptême chrétien
A- Le baptême de Jean : sens et contre-sens.
B – Le baptême de Jésus.
C – Saint Paul et le baptême.
IV – Evolutions et rôles sociétales.
V – Une société de baptisés
VI – Conclusion.
Bibliographie.
I – Introduction
Le baptême chrétien qui est dans son principe une porte d’entrée pour l’homme
gagné par la foi dans l’église ou la communauté du peuple de Dieu, plonge ses
racines par certains de ses éléments dans les profondeurs de l’imaginaire des
humains. On ne peut pas écarter en effet, que le baptême soit un prolongement des
rites d’eau qui parcourent toutes les cultures, toutes les civilisations et tous les
peuples de la terre depuis la nuit des temps. Le baptême chrétien garde aujourd’hui
encore un lien avec ces rites en cela que le rite d’eau à l’origine fut un rituel de
purification et de salut, et donc de survie. N’est-ce-pas ce lien qui justifie,
symboliquement, que dans les cas d’extrême urgence, toute personne, y compris un
non-chrétien, peut donner le baptême selon la théologie chrétienne.
Je me propose d’explorer en bref quelques aspects du baptême chrétien en partant
des rites d’eau selon le plan ci-dessus.
Le rite d’eau signe la symbolique de la vie par le rôle vitale de l’eau au premier
degré ; il signe également la notion de pureté, et d’abord, celle du corps, pureté qui
n’est qu’un prolongement de la vie, entendue comme celle du corps comme celle de
l’esprit ; il signe enfin le passage symbolique de la pureté du corps à celle de
l’esprit dans sa relation à la divinité. Je me propose de parcourir le déploiement du
baptême chrétien depuis les origines pour en faire ressortir brièvement les
variations de son sens.
II – Significations et fonction dans le rituel israélite.
L’universalité des rites d’eau n’a pas épargné les peuples sémites, en particulier le
peuple juif, c’est ce dont on peut se rendre compte à la lecture du Lévitique
notamment. Il est devenu pendant et après l’Exode, un rite de purification exclusif
qui prélude à tout acte en direction de la divinité, qu’il s’agisse de prières ou bien
qu’il s’agisse de sacrifices –l’Islam conserve encore cette fonction dans son rituel
au quotidien- ; dès lors, il semble que pureté corporelle, signe de vie, et pureté
spirituelle, signe de salut, soient confondues avant que le second aspect, la pureté
spirituelle, signe de salut, ne devienne prépondérant en tant que symbole, puis ne
devienne l’essentielle, et enfin ne devienne l’unique possibilité de sanctification,
quand sacrifier sera rendu impossible.
Ce fut ainsi, quand le premier Temple fut détruit et le peuple déporté en Babylonie,
en -597, -585 puis en -581 selon le Prophète Jérémie, (même si seule les élites
politique, religieuse et économique des juifs furent déportées) ; en effet, la
destruction du temple interdisait tout sacrifice à Yahvé car, le Temple symbolise la
table de sacrifice dans le rituel hébreux, et que celle-ci est une partie intégrante du
sacrifice. Il ne restait alors que la lecture des textes sacrés et les rituels de
purification qui acquièrent dès lors progressivement un caractère de sanctification.
N’est-ce-pas là, en partie, le sens qu’avait le baptême de Jean Baptiste ? Une
purification et une sanctification hors du Temple.
III – Le baptême chrétien
A – Le baptême de Jean : sens et contre-sens.
Avec Jean le baptiste, le rite « baptismal » juif va changer de signification une fois
encore, il introduit un rituel nouveau, en particulier, il faut un baptiseur, ici Jean, ce
fut le cas d’autres anachorètes qui opéraient le long du Jourdain à la même époque,
mais c’est l’activité de Jean que nous pouvons regarder comme un prélude au
baptême chrétien, comme un rite qui procure le pardon des péchés, il n’est plus
question de rites de pureté rituelle mais d’un acte de contrition en présence d’un
témoin, le baptiseur, c’est ce nouvel ensemble qui fonde la sanctification. Il s’agit
d’une acceptation implicite de rejoindre le groupe de ceux qui croient à
l’imminence de la venue du Messie ; c’est un acte de pénitence préparatoire à la
venue des temps messianiques.
B – Le baptême de Jésus.
Le baptême de Jésus va transformer le baptême de Jean, qu’il a reçu dans le
Jourdain, en un nouveau rite tant par son rituel et sa symbolique que dans sa
signification. En effet, le baptême chrétien qui fut dispensé après la Pentecôte, fut
un renouvellement complet de sens et de portée. Nous avons toujours la nécessité
de l’eau –rite d’eau- et d’un baptiseur –témoin introduit par Jean- auxquels s’ajoute
la formule baptismale trinitaire. Ce dernier élément confère sa véritable spécificité
au rituel qui est d’être aussi un baptême par l’Esprit Saint ; d’où il ne put
véritablement commencer qu’après la Pentecôte et le don de l’Esprit Saint.
En résumé :
1°/ Le rite :
On est baptisé ; il ne suffit donc plus de se donner une ablution, même totale.
L’eau est nécessaire, mais le rituel peut prendre des formes variées selon les
circonstances.
La formule baptismale est trinitaire et est dite par celui qui baptise.
Le baptême n’est administré qu’une fois, contrairement aux rites d’ablution.
2°/ Le sens :
La formule baptismale instituée par le Christ selon Mathieu 28, 19 ouvre à la
participation à sa vie, et donc à sa résurrection. Ce qui veut dire la rémission du
péché ; ce qui veut dire également l’ouverture au salut ; ce qui veut dire enfin, la
libre agrégation à une communauté.
Le rite, comme le sens du baptême chrétien n’en font pas un système monolithique
pour autant ; c’est un symbole qui a ouvert à différents questionnements dès les
premiers instants du christianisme. Au premier rang de ceux –ci, la question de son
fondement, à savoir : baptême d’eau ou baptême de l’esprit ? Baptême de salut ?
Baptême de pénitence ? Baptême de conversion ? …
C – Saint Paul et le baptême.
Saint Paul d’abord, puis les Pères de l’Eglise ensuite vont s’employer à déployer
les réponses diverses et variées à ces questionnements ; c’est le signe que le
baptême est un sacrement fondamental dans le christianisme, beaucoup plus
fondamental que les divers rites d’eau qui voulaient relier l’homme à son créateur,
avec ou sans intermédiaire. Il en est ainsi parce que très tôt, il fut considéré que le
baptême symbolise, non seulement un acte d’adhésion, un acte de foi en la nouvelle
vision de la divinité, c’est-à-dire un Dieu d’amour, mais aussi une sanctification
parce qu’il fait participer l’adepte à la mort du Christ, rite d’eau symbole de mort,
mais aussi à la résurrection du seigneur, rite d’eau symbole de vie et de rédemption,
et ce dernier point fait du baptisé un fils de Dieu. Pour Saint Paul notamment ce
point de vue, rite de sanctification est le plus important et c’est lui que traduit le
baptême par l’esprit. Rom 6,3-4 ; Gal 3, 26-28 ; Rom 8, 17 ; Col 2, 12. Justin de
Rome : Dialogue de Tryphon 12, (la circoncision nouvelle) ; 13, 14 (le baptême de
pénitence) …
On retrouve donc les deux aspects : baptême de pénitence et baptême de
sanctification, d’où les deux onctions, disjointes dans le temps ou non.
IV – Évolutions et rôles sociétales.
Très tôt semble – t – il, une préparation au baptême fut nécessaire, une sélection et
une préparation du futur baptisé, mais également celles du baptiseur quand les
évêques furent contraints de déléguer tout ou partie de l’exécution du rituel
baptismal. Pour le candidat au baptême, le simple désire d’adhésion ne suffit plus ;
il ne suffit plus de croire, il faut aussi manifester sa volonté et le désire d’accès à la
nouvelle communauté par la connaissance du contenu et des règles. Ce fut aussi un
moyen de mise en ordre dans les premiers temps, époques où l’adversité était
grande. En outre, la préparation au baptême est nécessaire, car, on change le sens
du rituel tout en conservant le symbole qui est l’eau pour une part ; elle est
nécessaire également pour mettre en exergue la signification du baptême spirituel
qui demande un engagement actif de l’impétrant, un engagement de vie qui
désormais est placée sous le signe du Saint Esprit et de l’apostolat. On comprend
dès lors que pour Saint Paul, le baptême de l’esprit est la signification véritable du
baptême chrétien, et dans ce cas, la symbolique de l’eau ici est celle de la mort qui
sera suivit de la renaissance dans l’Esprit Saint. (Rom 6,4) ; mais aussi Jean 3, 5.
Catéchuménat
Etre baptisé, c’est comprendre ce rituel de mort et de résurrection symboliques ;
c’est sans doute de là que vient le statut de premier sacrement de la foi chrétienne
qui est attaché au baptême. Toutefois, c’est le sens et la fonction de la période de
formation, le catéchuménat, qui amena à s’interroger dès les origines, mais aussi de
nos jours encore, sur le baptême des enfants ; voir par exemple, les critiques sinon,
les réserves de certains Pères de l’Eglise.
V – Une société de baptisés.
Quand en Europe notamment, il devint patent qu’on devient chrétien par
« héritage », après donc l’époque apostolique et l’époque des Pères, le schéma
baptismal n’a pas fondamentalement changé – l’Eglise y veillait ! – mais, le rite
joua un rôle identitaire en plus de sa fonction initiale de pénitence et de
sanctification, et pour beaucoup de personnes baptisées, cette fonction identitaire
prit le pas sur toute autre considération ; en particulier, avec l’ouverture au reste du
monde à partir du XV eme siècle. En effet, quand l’Occident se lança à la conquête
du monde, – conquêtes politiques et économiques -l’Eglise n’était pas de reste, et
pour l’habitant du vieux continent, son identité face au monde fut d’abord d’être
chrétien, c’est – à – dire : baptisé. Ce rôle identitaire de ce sacrément ne continue –
t – il pas de fonctionner aujourd’hui encore ? Certainement oui, car, dans les débats
mondiaux actuels, quand on parle de l’ »Occident », n’est-ce pas à ce monde
chrétien qu’on se réfère implicitement, même inconsciemment ?
Ce rôle identitaire du baptême en Europe ne doit pas surprendre dans la mesure où
le baptisé est à la fois dans l’Eglise depuis toujours (rôle d’agrégation et de
sanctification du baptême) et dans le monde (rôle de témoin de la foi en tant que
laïc chrétien dans le monde) ; il va donc de soi qu’être baptisé confère une identité,
que justement le concile Vatican II lui demande de déployer dans le monde (Lumen
Gentium 30 – 38).
Certes, être chrétien par héritage a beaucoup évolué aussi depuis quelques
décennies pour aboutir à un retournement de situation qui amène nombre de
baptisés à demander à être « débaptisé », mais je ne pense pas que ces personnes,
autant qu’elles en soient conscientes, tournent le dos aussi à ce rôle identitaire ;
disons qu’elles demeurent « des baptisées athées ! »
Signalons enfin que l’expansion géographique à partir du point central que fut
Jérusalem va avoir une autre conséquence, cette fois, organisationnelle, en effet,
l’évêque qui est censé œuvrer, dû déléguer une partie du rituel ; cette délégation
peut concerner les deux aspects du sacrement, baptême d’eau et l’onction d’huile –
en Orient – ou seulement un des aspects, en Occident, c’est le baptême d’eau ; alors
que la confirmation reste le prérogative de l’évêque, d’où la nécessité d’une
délocalisation géographique et temporelle le plus souvent.
Conclusion.
Des rites d’eau au baptême chrétien, nous, les hommes, avons poursuivi depuis la
nuit des temps une quête, celle qui consiste à donner sens « au nourrir son corps »
et » au nourrir son esprit » avec souvent des égarements dans de fausses directions ;
il revient au christianisme d’avoir donné sens et espoir à cette quête en montrant la
direction dans laquelle nous pouvons la poursuivre sans nous perdre, mais surtout,
en réunissant dans le rite baptismal ce qu’est la vie du corps (qui doit mourir) et ce
qu’est vivre par l’esprit, c’est-à-dire le lien qui doit nous réunir comme
communauté, mais qui doit aussi nous faire nous tourner vers le créateur.
Bibliographie.
Tertullien, Traité du baptême, Edition du Cerf, Paris, 2002.
Tertullien, Le baptême : Le premier traité chrétien, Edition du Cerf, Paris, 2008.
M.-E. Boismard : Le baptême chrétien selon le Nouveau Testament, Edition du
Cerf, Paris, 2001.
Documents du Magistère sur le baptême et la confirmation. : CDC (1983), livre IV,
titre 1 : 849 -896
Sur Internet :
http://www.mondedemain.org/articles/le-bapteme-un-rite-ou-une-necessite-f320
http://www.croire.com/Bapteme.
Plan
I – Introduction
II – Ecouter
III –Réfléchir
IV –Méditer
V –Conclusion
Bibliographie
I – Introduction.
Une question moderne : qu’est – ce que le spirituel ? Question très centrée, mais à
réponses multiples et éclatées. Parmi celles – ci, celle que donne la théologie
spirituelle se fixe un paradigme qui balise parfaitement le parcours spirituel. En
effet, c’est à partir de la notion de salut que le fait religieux fonde la démarche.
En régime chrétien, je propose de suivre ce parcours à partir de trois positions
« successives » qui sont en fait trois balises pour qui veut rester éveillé dans la
quête qui fonde la spiritualité. Ces trois balises sont pour le postulant à la
quête, l’écoute, la réflexion et enfin la méditation.
Avant même d’aborder la réflexion sur ces balises, il convient de chercher à saisir
le pourquoi de la quête. De fait, tout système religieux envisage ce « pourquoi »
comme un appel auquel l’homme cherche à répondre, et, pour le chrétien,
c’est l’appel de Dieu, c’est le don de la grâceinitiale. Soit ! Mais alors, comment
se fait – il que l’homme soit capable d’y répondre ? Comment se fait – il que nous
pouvons entendre et répondre à ce don ?
Nous pouvons visiter, après une brève introduction, les trois étapes essentielles de
cette quête, selon le plan qui figure plus haut.
Les deux nécessités : justification, voies et choix.
C’est une évidence que l’homme doit répondre à deux nécessités impérieuses, deux
nécessités qui l’occupent de toute éternité, à savoir :
* Nourrir son corps.
* Nourrir son esprit.
Nous partageons la première avec le règne animal dans son ensemble, tandis que la
seconde semble plus spécifique à l’espèce humaine. Nos actes dans le vivre au
quotidien se partagent ainsi entre ces deux besoins, même si certains se trouvent
répondre à l’une et à l’autre à la fois ; il en est ainsi par exemple de l’acte sexuel
quand il est désir et sublimation de l’amour de l’autre ; ça peut être également le
cas de la musique dans le domaine artistique.
C’est dire que la recherche de réponses à des questions existentielles, y compris
maladroitement perçues et formulées pour soi, est première à travers le « nourrir
son esprit » même quand ce besoin prend une forme réduite à sa plus simple
expression. Oui, le besoin de s’interroger, le besoin de réponses et l’état d’esprit
qui conduit l’homme à cela est premier, c’est dire que la spiritualité est
première dans notre conscience ontologique, en cela que c’est par son entremise
que l’homme accède à la connaissance de son être ; c’est par son entremise que
l’homme peut prétendre percevoir la transcendance ; c’est par son entremise qu’il
peut répondre à l’appel de la grâce avec, ou, sans révélation.
Nourrir son esprit est donc recherche de sens, que ce soit pour prendre du recul par
rapport à une angoisse existentielle, ou pour s’interroger, voire se fondre dans le
fait religieux, ou encore pour donner vie, et donc du signifiant, à l’interaction avec
l’autre, et, au delà de l’autre, avec le monde entendu comme création, entendu
comme le réel incontournable.
Nous passons là en revue quelques points d’ancrage où la spiritualité peut se fixer
pour germer. Un tel ancrage peut emprunter une multitude de voies qui toutes
commencent par l’écoute. Des points d’ancrage qui sont aussi des seuils, car, à
chaque étape, il peut être nécessaire de devoir se hisser au niveau des épreuves à
résoudre ; là, on peut se trouver dans des moments de crise, des moments qui
éclairent pour le chrétien la grâce divine en œuvre certes, mais avec laquelle on
peut entrer en conflit en cela que ces seuils peuvent être des temps de combats
intérieurs pendant lesquels l’écoute, la réflexion et la méditation forment un
écheveau.
Choisissons – nous ces étapes ? Pouvons – nous les choisir ? Il parait difficile de
répondre oui, dans la mesure où, pour le chrétien comme pour le non- chrétien, on
ne peut envisager une linéarité de la démarche, dès lors, c’est le va- et – vient entre
questionnement et réponse perçue, plus qu’entendue, qui gouverne l’être et son
écoute ; c’est dire que l’on ne peut s’attendre à quoi que ce soit ; il ne reste alors
que d’être disponible. C’est donc une sorte de passivité, mais une passivité qui
résulte pour le chrétien d’une attente confiante, une attente sereine qui est aussi le
lieu de la quête.
Quand commence l’attente ? Quand commence l’écoute ? Le chrétien est – il
toujours en mesure de le déterminer ? Je ne le pense pas, car alors, cela supposerait
que l’être est en mesure de percevoir à chaque instant, le moindre frémissement de
son âme. S’il pouvait en être ainsi, la quête serait terminée avant même de
commencer, c’est – à – dire que nous n’aurions pas besoin de questionnement !
II – Ecouter
Ecouter, est l’acte médiateur par excellence entre l’homme et tout ce qui n’est pas
lui, il est davantage médiateur que le langage en soi, car l’écoute fait appel à tout
l’être. Il se déroule autant dans le silence de l’âme que dans le vacarme du monde,
ce qui met l’écoute bien au-delà de la pensée qui est avant tout dialogue avec
l’autre et avec son altérité. Ecouter c’est choisir d’accéder, accéder par le regard,
par la lecture, par le dialogue et par toutes les formes que peut prendre le message.
Accéder, c’est – à – dire parvenir à une conscience claire du questionnement.
Accéder signifie aussi choix et disponibilité de l’être ; accéder signifie également
honnêteté intellectuelle et rigueur pour éviter à celui qui cherche, l’écueil
redoutable qu’est l’illusion. Mais, accéder présuppose aussi la liberté, car la quête
de spiritualité n’est plénière que dans la liberté. Si en régime chrétien l’écoute
s’appuie sur la parole divine transmise – révélée- elle prend plus fermement encore
appui sur l’Evangile qui éduque autant qu’il appelle. En effet, l’Evangile appelle à
l’écoute à travers la personne du Christ ; en cela, l’écoute s’insère dans la foi et tout
ce que cela porte comme regard sur l’autre vu comme le « corps mystique du
Christ[1]« , ce qui veut dire que tout baptisé qui ne voit pas dans l’autre, quel qu’il
soit, ce corps mystique, trahit son baptême, car le spirituel, -et donc l’appel- en
régime chrétien passe par ce corps. C’est là également un des seuils de la démarche
de quête qui sont évoqués plus haut. Ceci étant, l’écoute de l’appel est d’abord
individuelle, c’est chaque chrétien individuellement qui doit l’entendre pour
comprendre le don de la grâce avant d’espérer le porter au niveau de la conscience
de l’univers ; en somme, sans l’écoute, l’accès à la transcendance est sérieusement
compromis.
L’écoute c’est donc l’éveil à la disponibilité, c’est en cela que « qui cherche
trouve » des évangélistes Mathieu et Luc ; « trouve » au présent, car la grâce
est déjà donnée, elle est déjà là, avant même que la quête de spiritualité ne
commence pour le chrétien. Pour autant, est – ce suffisant d’écouter, quelle que soit
la forme que prend l’acte d’écouter ? Est-ce suffisant d’être disponible et éveillé à
l’accueil de la grâce ? Non, ce n’est pas suffisant, car la quête et l’accession à la
spiritualité ne prennent leur sens véritable que dans notre liberté comme nous
l’avons souligné ; c’est cette liberté qui impose l’étape suivante, celle de la
réflexion, que celle – ci soit pour s’interroger sur le doute en son cœur ou qu’elle
porte sur la fragilité d’une conviction qui ne peut avoir que la foi comme garde-
fou ; réfléchir donc !
III – Réfléchir
On peut considérer que réfléchir est l’une des activités permanentes de l’être
humain, même si une partie non négligeable de celle-ci relève d’une automaticité
innée ou bien acquise. Il est donc normal que nous retrouvions également cette
activité dans la quête de spiritualité ; la spiritualité est donc aussi du domaine de la
noétique. Pour autant, pouvons – nous prétendre justifier la recherche de spiritualité
par la raison ? La réponse ne peut être que non, car, comme nous l’avons dit plus
haut, le chrétien est à l’écoute dans le cadre de sa foi et celle – ci est sa justification.
Nous sommes ainsi amenés à considérer dans le cadre de cette quête, deux
magistères qui sont celui de la foi et celui de la raison. Il doit en être ainsi
car, « Fides et ratio binae quasi pennae videntur quibus veritatis ad
contemplationem hominis attollitur animus. » « La foi et la raison sont comme deux
ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la
vérité. » Cette citation d’ouverture de l’encyclique Fides & Ration du pape Jean
Paul II (1998) pose d’emblée la problématique ; à savoir que la foi et
la raison procèdent de deux plans différents ; différents et non opposés, en cela que
l’objectif de vérité de la spiritualité est commun aux deux plans.
En effet, si l’attente sereine du chrétien repose sur sa foi qui est aussi un garde –
fou, sa vigilance et sa volonté dans la quête doivent s’appuyer sur la raison, celle
qui ouvre et l’ouvre sur le réel, et surtout, ouvre le chrétien sur l’autre et sur sa
communauté.
Réfléchir, le magistère de la raison, permet au chrétien de mettre en forme sa quête
de spiritualité en lui évitant l’écueil que serait l’illusion, nous l’avons déjà dit, car
tout contenu de l’écoute n’ouvre pas à la spiritualité ; il doit aussi lui permettre
d’éviter la confusion entre croyances et foi, ou encore de croire que la liberté de
choisir signifie liberté de se choisir.
Réfléchir aide le chrétien à se souvenir que l’appel, le don de la grâce, est premier ;
réfléchir l’aide à saisir le caractère personnel du don, mais aussi à comprendre que
l’adhésion par la raison, qui met la volonté en exergue notamment, ne peut suffire,
car, le ressenti dans le cours de la quête offre rarement les mots pour se livrer
totalement à l’extérieur de soi, or c’est cette ouverture qui peut seule le mettre en
symbiose avec la communauté.
« Le seigneur fait grâce » n’est-ce-pas ? Et là, nous sommes dans l’action en
notre direction, c’est aussi ce que la réflexion aide à saisir, en particulier sa
dimension christologique.
Réfléchir, c’est s’enraciner dans le don de la grâce en en prenant conscience après
coup ; c’est également la réflexion qui permet au chrétien de comprendre les limites
de sa liberté, limites sans lesquelles il risque de donner une place excessive, voire
exclusive au libre arbitre et à la volonté, reproduisant ainsi, sans le savoir peut –
être, le pélagianisme ; volonté et libre arbitre jadis célébrés par le stoïcisme. En
arriver là, c’est l’écueil qui se dresse déjà dès l’écoute et qui ici peut s’avérer plus
insidieux si on n’y prend pas garde.
Réfléchir enfin, c’est encore et toujours s’ouvrir à la grâce divine et y rester
disponible pour se saisir de Dieu ; c’est là qu’entre en scène le travail de
méditation, méditation qui est le troisième pilier de la quête de spiritualité pour le
chrétien.
IV – Méditer
Il convient de préciser que la quête de spiritualité ne peut être un acte dont le
déroulement soit linéaire, en proposant les trois piliers de la démarche, je n’entends
pas suggérer par là qu’elle se déroule en étages. Il faut considérer que toutes les
étapes qui sont évoquées se déroulent de façon concomitante, avec différents degrés
d’avancement certes, mais chacun de ces pôles est à l’œuvre dès le début et
continue d’avoir cours à chaque instant tout au long du parcours.
En régime chrétien, la méditation est à l’œuvre déjà dans la prière, en effet, celle –
ci est d’abord méditation avant d’être demande ou action de grâce. Pour le chrétien,
c’est par la méditation que la quête de spiritualité peut aller plus loin, plus loin que
l’écoute et plus loin que la réflexion.
Méditer, c’est porter son attention et sa conscience avec acuité vers trois points qui
sont la foi, la grâce et la médiation christologique.
Sur la foi :
La foi n’est pas à vivre comme un héritage, mais comme une conquête, et c’est là
que la méditation intervient pour aider à s’inscrire dans une foi qui est faite de
liberté, ce qui est la condition de l’épanouissement dans la foi, avec tout ce que cela
entraine : regard sur le péché et le combat qu’il appelle ; regard sur la joie avec la
communion qui résulte de son partage ; conscience d’une profonde pénétration
dans la foi, car la foi est toute entière dès l’origine de son don, c’est la conscience
avec laquelle le chrétien l’accepte et la vit qui peut croitre en intensité, et seulement
cette conscience. Si la méditation n’a pas pour but une « augmentation » de la foi,
elle sert néanmoins de garde-fou pour le chrétien afin que la pratique, le rituel –
nécessaire- ne se substitue pas à l’expérience spirituelle.
Sur la grâce :
La méditation dans l’expérience spirituelle est le biais par lequel le chrétien
appréhende véritablement la dimension de la grâce divine ; en particulier, elle doit
l’aider à comprendre que la grâce est totale, elle est plénière dès le don, car Dieu ne
peut donner à moitié ou en partie seulement. Dieu ne peut donner qu’une totalité,
autrement, on ne verrait pas comment comprendre, par la raison ou par la foi, cette
partition dans le don. La méditation doit donc aider à accéder à la conscience de
cette totalité, car le chrétien peut ne pas intégrer sans méditation cette totalité face
aux difficultés de la quête. Sans la méditation, le chrétien peut se poser la question
de la plénitude du don à chacun des seuils que nous avons évoqués plus haut. Une
image serait par exemple, celle d’un livre, un essai, lu et relu à maintes reprises, et
dont il saisit davantage à chaque lecture, la pensée de l’auteur et sa profondeur…
toutes choses qui existent dans le livre dès son impression mais auxquelles
pourtant, le lecteur n’accède que progressivement et de mieux en mieux de lecture
en lecture. La méditation apparait ainsi comme la voie d’accès à la conscience de la
plénitude du don de la grâce divine.
Sur la médiation christologique :
Justement la totalité du don salvifique, c’est le Verbe incarné, c’est le don du fils
qui ne peut être que totale car Un ; une totalité sans laquelle l’Eglise confesse
l’impossibilité de l’œuvre de salut. La méditation ne nous amène pas à « ajouter »
au Christ, elle amène à comprendre que le Christ, le verbe incarné EST le don,
qu’il est le point où la foi du chrétien doit s’ancrer pour s’épanouir et rayonner.
C’est par la méditation enfin que nous percevons le chemin parcouru ; elle nous fait
comprendre le caractère fulgurant de la Pâque et sa vision christologique, car, c’est
le point où tout est centré, « …tous les trésors de la sagesse et de la science »
comme le dit St Paul dans l’épitre au Colossiens.
Conclusion :
Au carrefour de l’écoute, du réfléchir et du méditer, le chrétien perçoit et se perçoit.
Il perçoit l’offre salvifique de Dieu, mais aussi sa liberté comme créature devant
cette offre qui va jusqu’au don pascal. Il perçoit la communion des croyants dans la
foi et dans l’amour comme des chemins révélés par le Christ en qui tout est dit.
Le chrétien se perçoit comme homme en constante évolution spirituelle dans la
société des hommes comme dans la communauté des croyants en communion ; il
sait qu’il doit demeurer vigilant et constant dans la quête de spiritualité. Il se
perçoit enfin devenu « fils » de Dieu par la médiation du Christ ; c’est là, une
spiritualité à travers laquelle il peut suivre le chemin parcouru ; c’est encore à
travers cette spiritualité qu’il sait qu’il doit rester serein et confiant tout en
comprenant que sa quête ne peut s’arrêter, car il n’ignore plus que le chemin vers la
transcendance doit parcourir son existence parce qu’il est de joie partagée et de
communion.
P. Aclinou
Bibliographie :(un extrait)
Les Evangiles.
R. Brague. Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres. Flammarion édit. 2009.
R. Brague. La loi de Dieu. Gallimard, 2005.
M. Buber. Le chemin de l’homme. Edit. Du rocher, 1989.
Maître Eckhart. Du détachement. Edit. Payot, 1995.