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Gilles Chatenay
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-3-page-127.htm
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La logique poétique de Jacques Lacan
Gilles Chatenay
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Du dit et du dire
L orsque je dis « Je mens », dis-je la vérité ? L’ensemble de tous les ensembles qui
ne se contiennent pas eux-mêmes se contient-il lui-même ? Et qu’en est-il de la
proposition « Je suis indémontrable » ? Sauf à rendre le champ logique ou mathé-
matique inconsistant, contradictoire, il faut exclure les propositions autoréférentielles
(cf. le paradoxe du menteur d’Épiménide le Crétois), bannir l’ensemble de tous les
ensembles (Bertrand Russell), déclarer l’incomplétude de la théorie des nombres
entiers (Kurt Gödel).
Une proposition ne peut porter sur elle-même, est interdit ceci :
Figure 1 : L’interdit
Mais, nous dit Jacques Lacan, « Je mens » n’est tout simplement pas un para-
doxe : car le sujet de l’énonciation n’est pas le sujet de l’énoncé, le dire n’est pas le
dit. « Je mens » n’est pas une proposition qui porte sur elle-même : un acte de langage
silencieux est opéré lors de son énonciation, acte dont l’énoncé serait J’asserte que… :
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Gottlob Frege avait tenté d’en rendre compte dans son idéographie, qui propo-
sait une notation, « », le « trait de jugement »1, pour ce J’asserte que… Il ne suffi-
sait pas d’écrire « A » pour affirmer la proposition A, encore fallait-il écrire que celle-ci
était une assertion :
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L’écriture conceptuelle de Frege n’a pas été adoptée par les logiciens, mais de toute
façon, me semble-t-il, elle ne suturait pas la question, car j’ai dû, de l’énonciation,
faire énoncé, transcrire le dire en dit. Qui alors énonce J’asserte que… ? On entre
dans une itération infinie :
… A
1. Frege G., « Sur le but de l’idéographie », Écrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, p. 74.
2. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
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L’acte et le temps
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(auquel cas il ne serait que résultat ou réaction) : que jusqu’à présent les autres n’aient
pas bougé ne m’assure pas que, dans un instant, ils ne me précéderont pas, m’indui-
sant ainsi en erreur.
D’autre part, cet acte est bel et bien partie intégrante de la logique en jeu ici,
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3. Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » [1945], Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 208-209.
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Parler d’un temps logique lacanien, ne serait-ce pas un abus ? Car, après tout,
parmi les logiques modales, il existe des logiques temporelles. Mais tous leurs
langages, du moins à ma connaissance, s’interprètent dans une structure où la rela-
tion, par exemple « antérieur à », reste strictement linéaire, c’est-à-dire chronolo-
gique4. Jusqu’à preuve du contraire, le temps logique lacanien est radicalement
singulier.
Il n’y a pas à s’en étonner : dans l’article de 1945 déjà, l’acte est une « assertion » ;
il est un acte de langage, toujours, et j’ai utilisé la forme d’un schéma lacanien bien
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postérieur5 qui rend explicitement compte de l’anticipation et de l’après-coup
consubstantiels à tout acte (parole – écoute, écriture – lecture) effectif de langage6. Le
temps logique lacanien est le temps de la psychanalyse en acte, comme Lacan le
déploie dès « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse »7 – s’il
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n’y avait acte, comment d’ailleurs concevoir que celle-ci puisse avoir une efficacité ?
Logiquement, le Séminaire « L’acte psychanalytique », en 1967-1968, fait valoir cette
fonction dans la cure, fonction qui était restée jusqu’alors voilée sous celle de l’in-
terprétation sémantique. La logique lacanienne est singulière aussi vis-à-vis des tradi-
tions freudienne et postfreudienne. En effet, si l’interprétation est acte, tout acte
n’est pas interprétation – ainsi de la coupure, du silence, etc.
Ceci dit, il n’y a pas que l’acte – le moment de conclure – dans le temps logique
(et la psychanalyse) : il y a aussi l’instant de voir, et le temps pour comprendre, autre-
ment dit la durée. Comment concevoir logiquement la durée ?
« Le concept, c’est le temps » – Lacan emprunte sa formule à Hegel8. Pourquoi
est-il faux de dire que nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve ?
Si l’eau, qui entre hier et aujourd’hui a coulé sous les ponts, n’est en effet plus la
même, le fleuve, lui, reste le même. Cette étendue d’eau qui coule est subsumée sous
le concept « fleuve » : dès lors, « fleuve » dit l’identité de la différence des eaux d’hier
à aujourd’hui – « le concept, c’est l’identité dans la différence », dit Lacan, pour
ajouter : le « concept, c’est le temps de la chose ».
Mais comment le figurer ? Il y a deux temps : l’instant de la nomination, où se
décrète que cette étendue d’eau est un fleuve, et celui du déploiement du concept (ici,
d’hier à aujourd’hui) – la « durée ».
4. Cf. Dubucs J.-P., « Logiques non classiques », Encyclopaedia Universalis, vol XIII, Paris, 1990, p. 977-992. Le systè-
me PCr du « temps circulaire » de Prior semble infirmer ce que j’avance ici. Mais je risquerai que sa « circularité »
ne pourrait se figurer dans l’entrecroisement que supposent anticipation et après-coup.
5. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 805.
6. Cf. Miller J.-A., « Table commentée des représentations graphiques », Écrits, op. cit., p. 907-910.
7. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit. : l’après-coup (le Nach-
träglich freudien), p. 256-257 ; l’anticipation du terme, p. 309-311 ; la ponctuation et le non-agir, p. 313-314 ; la
temporalité du transfert, p. 318.
8. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 267. Voir aussi Kojève A., Le concept,
le temps et le discours, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1990, p. 250-260 : la spatialité comme différence de l’identique,
la temporalité comme identité du différent.
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Comment figurer la durée, sinon par une ligne continue ? Et comment figurer
qu’entre hier et aujourd’hui, je reviens presque à la même place (presque, car aujour-
d’hui je n’ai pas oublié qu’hier j’étais là : aujourd’hui n’est pas hier), sinon par le
retour de cette ligne (orientée, comme il convient au temps) sur elle-même, « hier »
étant dessous, et « aujourd’hui » dessus ?
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Figure 4 : Concept – temps
Topo-logique I : surfaces
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Ce faisant, je suis passé des graphes de mes figures antérieures, où cela se croisait,
à des topologies (surfaces ou nœuds), où cela passe « dessus » ou « dessous ».
Commençons par les surfaces : il suffit de réitérer le retour pour dessiner un
ressort, une spirale : ainsi Lacan figure-t-il, dans son Séminaire « L’identification »,
les tours de la demande et du désir – le temps y est bel et bien en jeu, puisqu’il y a
des tours. Mais pourquoi cette réitération ? Parce que ce n’est pas ça : le désir n’est pas
suturé par quoi que ce soit qui puisse répondre à la demande. La réitération de la
demande tourne autour de quelque chose, « ça », disons l’objet du désir. Pour rendre
compte de cette torsion de la réitération autour d’un vide central, il suffit de joindre
les deux bouts du ressort – cela en fait un tore, espace temporel topologique des tours
de la demande et du désir :
Figure 5 : Tore
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Lacan a appelé cette structure le « huit intérieur », qui, à mon sens, donne la
matrice topologique des graphes des figures 2 et 3 (cf. supra) : le huit intérieur figure
le rebroussement vers « l’intérieur » de ce qui était exclu, rejeté à « l’extérieur » dans
la logique classique (l’énonciation, l’acte, l’anticipation et l’après-coup). Lacan s’est
intéressé aux surfaces topologiques qui rendent compte de ce rebroussement, de cette
internalisation de l’exclu – « exclusion interne », dit Lacan – : bande de Moebius (le
huit intérieur en dessine le bord), cross-cap (où la bande est cousue sur le bord d’une
cupule) et bouteille de Klein (qui s’obtient par couture de deux bandes) :
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Ces surfaces sont dites par la topologie non orientables : y perdons-nous pour
autant la flèche du temps ? Disons simplement qu’une fourmi qui se promènerait sur
la bande de Moebius sans jamais en franchir le bord devrait faire deux tours – voici
le temps – pour se retrouver à son point de départ : ces figures ne sont pas orientables,
mais les parcours sur celles-ci, en revanche, le sont.
Topo-logique II : nœuds
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Figure 10 : Trèfle
Évidemment, le rond de ficelle peut s’entrelacer avec d’autres, pour faire des
chaînes ou des entrelacs, borroméens ou non.
Figure 11 : Chaîne 11
Que ce soit dans le nœud lui-même ou avec d’autres, les passages dessus / dessous,
que je proposais comme traduction topologique d’avant / après, sont cruciaux : que
l’on se trompe, que l’on fasse un lapsus, et le nœud ou la chaîne se défait ou se trans-
forme.
Quant à l’exclusion interne, où la repérer, au-delà des rétroactions, par exemple
dans le nœud borroméen à trois ?
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXVI, « La topologie et le temps », leçon du 21 novembre 1978, inédit.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, figure 6, p. 113.
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Deux à deux, les ronds sont posés l’un sur l’autre, ils sont séparés, disons qu’ils
« s’excluent » l’un l’autre – Lacan dirait sans doute qu’ils « ex-sistent » l’un à l’autre.
Mais, par le troisième, ils sont noués. Deux registres qui s’excluent sont cependant
réunis, ce qui est exclu fait retour. De plus, l’un des ronds est dit réel, alors que le
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Tout et pas-tout
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« la seule à ce que sa jouissance dépasse, celle qui se fait du coït »15. En elle, en son
plus intime, il y a quelque chose qui n’est pas elle et la dépasse : qui est autre, « exté-
rieur ». Le x lui-même, l’individu de la logique, le sujet de la psychanalyse, est divisé,
« refendu », et cela concerne les hommes aussi. Cette structure, où l’extérieur est au
plus intime, où l’exclu est internalisé, a un nom lacanien : « extimité ».
Reprise
Faisons retour sur notre petit parcours : énonciation, dire, acte, anticipation et après-
coup, huit intérieur, exclusion interne, rebroussement, rétroaction, ex-sistence, pas-tout,
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refente, extimité… : quelque chose insiste dans la logique du discours lacanien de la
psychanalyse, et ne se laisse pas exclure. La psychanalyse n’est pas un discours sur (l’in-
conscient, les pulsions, etc.) – auquel cas, son objet lui resterait extérieur –, elle est une
pratique qui en tant que telle engage l’acte proprement dit, c’est-à-dire un réel du dire.
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La logique que Lacan déploie tout au long de son enseignement est singulière, comme
la psychanalyse. Mais pourquoi l’avoir dite « poétique » ? Lorsque Roman Jakobson décrit
différentes fonctions du langage (émotive, conative, référentielle, poétique, phatique,
métalinguistique), il distingue la fonction poétique de toutes les autres en ce que, dans
celle-ci, le message lui-même est facteur de la communication linguistique. « La visée (Eins-
tellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte,
est ce qui caractérise la fonction poétique du langage »16. La visée du message est le message
lui-même. Proposons-en, pour conclure, une figure :
Figure 13
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