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DU MÊME AUTEUR
La Femme
et le Sacrifice
D'Antigone
à la femme d'à côté
DENOËL
© Éditions Denoël, 2007
À Chelo, Angel et leurs enfants,
ma famille de cœur.
Introduction
LA FEMME SACRIFICIELLE
Entre vivants et morts
LES AMANTES
Elle était une sœur. Et les sœurs ont une âme parti-
culière, elles se rappellent à la fratrie où vit une moitié
d'elles-mêmes, silencieuse et désarmée, en réserve. Les
sœurs ne sont pas encore des femmes, elles n'en ont pas
très envie, se déguisent quelquefois pour faire comme si,
pour qu'on ne les embête pas avec ça, mais elles sont
d'abord des sœurs. Et une sœur, quand elle a un frère,
est aussi un garçon qui a joué avec le garçon et à qui elle
a appris la différence entre elle et lui. Les sœurs sont des
âmes transhumantes qui sont féminines mais qui ont
quelque chose aussi d'un jeune garçon et quand il leur
faut choisir, rien ne va plus. Alors elles se déguisent,
jouent les femmes — parfois fatales — et restent des
sœurs embusquées dans une enfance qui ne passe pas.
Les sœurs sont solidaires à jamais de la fratrie, elles sont
les gardiennes d'un héritage qu'elles disperseront à leur
dernier jour. Quand elles se brouillent, une part d'elles
reste morte, enclose dans cette rupture avec le frère (la
sœur est toujours la sœur d'un frère). Ce sont des
amantes en sursis parce que la tentation sacrificielle se
trouve engagée dans ce trop de fidélité qui les lie. Une
tentation qui pourrait se traduire ainsi : si je m'éclipse,
toi tu vivras ou bien si je ne vis pas (d'une vraie vie)
toi tu le pourras, comme si les dieux avaient exigé
qu'un seul dans la fratrie existe et que la sœur — ô
Antigone — était vouée, elle, encore et pour toujours,
à s'effacer pour que justice (ou la vie même) soit ren-
due au frère.
1. Ibid., p. 467.
de la dévastation qui sont tout ce qui marque son pas-
sage sur des individus moins privilégiés du ciell. »
« Bérénice avait le goût de l'absolu. » Le goût de
l'absolu, c'est une manière de refuser le monde humain.
Un autre personnage la définit ainsi : « Cette femme
brûle. Comme une damnée. L'enfer, c'est probablement
sa vie. » Quand Aragon évoque l'enfer, c'est pour l'assi-
miler à l'orgie et à la guerre : guerre et sexualité
masquées sous la douceur du masque de Bérénice,
femme-enfant et pourtant infernale. La laideur de Béré-
nice, première phrase du texte, c'est d'une certaine
manière le mélange de répulsion et de fascination que
Freud met en évidence dans la pulsion érotique. Béré-
nice ranime cette peur, éprouvée dans les tranchées, ce
heu où s'accumulent toutes les brisures : celles des
terres, des barbelés, des arbres, des hommes.
La femme qui se sacrifie par amour sait ce qu'elle fait,
mais elle ne sait pas — paradoxalement — pour qui elle
le fait. Car ce savoir-là supposerait qu'il y ait un autre
en face d'elle qu'elle pourrait regarder, juger, choisir
d'aimer, avec le minimum de distance nécessaire à la
différence. Or elle est transportée « dans l'autre » à qui
s'adressent son acte et sa valeur. De lui seulement, elle
peut recevoir reconnaissance et hors de lui, aucune
vie n'est envisageable. La différence n'est là que pour
accuser. Il n'y a pas de vie à deux possible, seulement
une fusion à tel point totale et réalisée qu'elle a
besoin de la mort pour être effective. Le sacrifice
par amour est l'aveu qu'il n'y a d'amour que déréglé,
impossible, en sursis, parce que celui ou celle auquel
il s'adresse est fantomatique en cela qu'il porte la
mémoire et des morts et des disparus, il renvoie à une
antériorité sur laquelle aucune volonté ne peut avoir de
prise, un temps « avant le temps » qui excède infinimenl
les sujets pris dans et par l'amour.
1. Ibid., p. 329.
Bérénice, à première vue, ressemble à ces femmes
altières, hautaines même, lisses, sur lesquelles les vicissi-
tudes de la vie ne semblent pas avoir prise. Il y a des
femmes qui traversent ainsi l'existence, elles répondent
en tout point à l'idée qu'on se ferait d'une femme auto-
nome, qui prend en main l'émancipation de son désir et
son destin avec. Aujourd'hui, on dirait que rien ne leur
fait peur : famille, travail, enfants, amants, elles ont du
répondant et le font savoir. Pourtant une espèce parti-
culière de douleur les mine, une sorte de solitude que
rien ne rompt. Tous les discours de façade qu'elles pro-
noncent ne font que mieux taire leur attente secrète,
leur espace intérieur. Et si un homme vient à les débus-
quer là, qu'il vient les dévoiler à l'endroit, précisément,
où elles ignorent être, tout va brusquement céder en
elles et s'effondrer. Tomber dans cet amour comme une
révélation entière. « L'amour d'Aurélien, n'était-ce pas
la justification de Bérénice ? On ne pouvait pas plus lui
demander d'y renoncer que de renoncer à penser, à res-
pirer, à vivre. Et même est-il sans doute plus facile de
mourir volontairement à la vie qu'à l'amour1. »
Mourir volontairement, c'est se sacrifier pour vivre
d'une façon à laquelle seule la mort vous fera accéder.
C'est poser le choix comme si on le pouvait encore.
Comme si la guerre n'avait pas tout arraché, tout empê-
ché, tout dévasté.
Aurélien est un roman sur la guerre probablement
plus que sur l'amour. Sur ce que la guerre fait à l'amour,
pas la guerre en direct, la guerre après, la guerre dans la
mémoire, sur ce que ces carnages dévastent alors même
que les corps sont miraculeusement indemnes de toute
blessure. Bérénice, en ce sens, est une femme dont le
sacrifice appartient au traumatisme propre à la guerre, à
l'idée de ce que cela pourrait effacer, racheter même...
Elle est une femme libre, orgueilleuse, qui ne veut pas
1. Ibid., p. 334.
laisser la société lui dicter sa conduite, son destin. Elle
s'apparente aux héroïnes de Sand ou de Colette dont la
liberté endosse cette forme particulière d'aliénation
consentie qu'est l'amour, un amour qu'elles savent
perdu d'avance, en tout cas invivable. Mais ne pas le
vivre serait ne pas vivre du tout. Le sacrifice de Béré-
nice n'est pas de tomber sous les balles du soldat alle-
mand, c'est un événement « absolu », l'événement de la
mort comme dirait Blanchot, son sacrifice est dans le
retranchement qu'elle choisit. Se retrancher de cet
amour-là, faire de l'absence une forme de vie plus
haute, d'amour plus intense, de voie escarpée contre
l'ennui, la mélancolie, l'oubli. C'est ainsi qu'elle survit,
pour elle-même et pour lui. C'est le cas de presque
toutes les héroïnes durassiennes, de Loi V. Stein à
Anne-Marie Stretter. Des femmes dont le ravissement
est une sortie hors de la vie parce qu'il n'y a pas d'autre
issue.
Bérénice existe. Il y a des amantes dont l'effacement
n'est pas un renoncement. Cette femme sacrificielle
donne à sa liberté une aura particulière, un avant-goût
de provocation. C'est à son style, Aragon dirait peut-
être à sa « laideur », qu'on la reconnaît. Cette manière
particulière d'être soi qui vous retranche des autres
parce qu'on est capable de faire un vrai choix, et que ce
choix vous retranchera du rapport qu'entretiennent
habituellement les humains entre eux, qui lorsqu'ils sont
ensemble ne détestent rien tant que les sacrifices
d'amour car ce sacrifice accorde une extrême valeur à ce
dont la communauté s'acharne à détourner le sujet ;
d'une vraie vie, d'une vraie mort, c'est-à-dire la possibi-
lité de la vie même.
Prostitutions
LES MÈRES
Le trafic du sacrifice
1. Ibid., p. 288.
magnifiquement Giorgio Agamben1, a été réintroduit
dans le quotidien profane et ne sert plus à l'usage du
sacré. Or le meurtre impuni d'un enfant, car il est là
l'infanticide initial, celui de Mérope et non de Médée,
est la profanation par excellence car en dehors de l'acte
monstrueux qu'il représente, il coupe la filiation, en
entame l'histoire à l'endroit précis où l'enfant, déposi-
taire de l'avenir à la place du parent, est une figure de
l'autre salvateur, menaçante pour la toute-puissance du
roi Créon. Médée abandonne ses enfants à la foule en
colère. Or la maternité, c'est aussi une histoire d'aban-
don.
Abandonner son enfant, ça se passe aussi en présence
de l'enfant. Cela arrive tous les jours, tout le temps, un
abandon masqué par une présence absolument indif-
férente, plus mortifère que tous les coups, toutes les
humiliations possibles. Rien ne peut être plus grave
pour un enfant que de ne pas exister, autrement dit que
ses émotions, ses attentes, sa pensée, son amour, ne
portent à aucune conséquence aux yeux du parent,
qu'ils soient accueillis par une soi-disant aimable bien-
veillance ou une véritable et agressive indifférence, le
désastre est le même. L'abandon ne pourra jamais être
réfléchi comme tel, et pourtant c'est précisément de cela
qu'il s'agit. Cette non-reconnaissance est une surface
trompeuse où se perdra l'enfance. Chaque jour, il ira
chercher l'approbation qui le ferait exister enfin, ou le
coup, la colère, la violence, tout plutôt que ce rien, ce
vide, qui l'entoure comme une gangue glacée. Là, c'est
Médée qui abandonne ses enfants à la protection de la
déesse, seule capable de les sauver. Mais aucun dieu ne
les pourrait soustraire à la foule en colère, la justice
divine s'arrête au seuil de ce déferlement qui exige une
coupable et, surtout, un sacrifice. Dans les histoires
d'abandon, on préfère s'offrir en sacrifice plutôt que de
1. Giorgio Agamben, Profanation, Rivages, 2005.
ne pas exister du tout. C'est à tout prendre une alterna-
tive moins accablante, même si elle conduit à vous don-
ner la mort. On peut se donner la mort pour exister
enfin un peu, ne serait-ce que sous la forme imaginaire
de la douleur créée dans l'autre, du remords, de l'irrépa-
rable, plutôt que de continuer à affronter cette indif-
férence sauvage. C'est la situation dans laquelle se
trouvent beaucoup d'adolescents s'approchant jusqu'à
cette limite qu'on appelle pudiquement à l'hôpital TS
(tentative de suicide) pour imaginer s'offrir enfin un peu
de vraie vie, même si elle n'est que post mortem : avoir
quand même manqué à quelqu'un une fois, c'est avoir
existé. L'infanticide, d'une certaine manière, est le
double inversé de cette ultime révolte pour exister
quand même en «manquant» à l'autre une fois pour
toutes; il supprime l'éveil de la vie même, promesse
insupportable à la mère, car elle ouvre sur un inespéré
qui doit rester clôturé dans le cauchemar du même, la
boucle d'une répétition. Pas de fracture dans le déroule-
ment de la fatalité, le ballet qui se répète doit être fait
des mêmes pas, des mêmes trébuchements. Supprimer
l'enfant qui vient de soi, ce n'est pas seulement se sup-
primer soi, c'est ne pas supporter qu'il y ait, venant
d'ailleurs, un quelconque horizon possible qui déver-
rouillerait ce malheur du dedans, comme nous le ver-
rons dans le très beau et terrible récit de Véronique
Olmi, Bord de mer.
Introduction 9
I. LA FEMME SACRIFICIELLE
114942
On a sacrifié les femmes au nom d a peu près tout : morale.
religion, politique, amour, maternité... Aujourd'hui encore, malgré
les discours d'émancipation, persistent viols, harcèlements, sévices
conjugaux, interdits et humiliations.
Le destin de la féminité en Occident serait-il sacrificiel ?
En témoignent ces grandes héroïnes qui foisonnent dans nos
mythes, nos légendes d'amour, nos religions, les textes fondateurs
de notre culture, toutes plus fascinantes les unes que les autres.
Elles ont pour nom Iphigénie, Hélène. Penthésilée. Médée. Iseut
ou Jeanne d'Arc mais elles sont aussi des sœurs, des voisines, des
exilées, des femmes croisées tous les jours dans la rue, prises à
leur insu dans des vies manquées. blanches...
De quel sacrifice ignoré la vie de ces femmes se soutient-elle ?
De quelle façon ces figures mythiques circulent-elles dans
notre inconscient ?
MÉDIATIONS
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