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NOS ENFANTS NOUS ACCUSERONT-ILS ?

Serge Latouche

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2013/2 n° 42 | pages 281 à 299


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707177544
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-2-page-281.htm
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D) Prendre et rendre à la nature :
Écologie, décroissance ou politique ?

Nos enfants nous accuseront-ils ?

Serge Latouche

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« Pourquoi prendrais-je soin de la postérité ? »,
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disait Marx (pas Karl, mais Groucho). « Est-ce


que la postérité s’est préoccupée de moi ? »

En reprenant sous forme interrogative le titre du film de Jean-


Pierre Jaud, Nos enfants nous accuseront, j’entends aborder la
question du rapport entre les générations à la lumière de la crise
écologique. À la suite du prix Nobel de chimie, Paul Cruzen, les
savants ont admis que nous sommes entrés dans une nouvelle ère :
l’anthropocène. L’homme est devenu une puissance tellurique
capable d’interférer avec les grands cycles de la planète. L’impact
de l’action humaine atteint maintenant un seuil tel que celle-ci
perturbe et modifie le fonctionnement de l’écosystème terrestre.
L’économie standard est aveugle à tout cela. Elle sacrifie les géné-
rations futures en déniant l’existence de l’environnement ou en le
sous-estimant, par exemple à travers l’artifice de taux d’actualisa-
tion mystificateurs. Le sens du film de Jean-Pierre Jaud fait écho au
titre de la première réflexion de l’écologie politique : Quelle Terre
laisserons-nous à nos enfants1 ?
« Jamais, note Alexander Langer, le fondateur du mouvement vert en
Italie, une génération n’a eu autant de responsabilité et autant de pouvoir
sur ses actions que la nôtre. Et jamais une génération avant la présente

1. Barry Commoner, Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants ?, Le Seuil, Paris,


1969 (Science and Survival, 1963).
282 Que donne la nature ?

n’a eu entre ses mains la décision même de laisser se poursuivre la


succession des générations ou de l’interrompre ou tout au moins de
lui faire courir le plus grand risque2. »

Étant donné que le productivisme est largement responsable de


cette menace, il est urgent, pour assurer un futur à nos enfants, de
sortir de l’économie et de construire une société de décroissance.

Le déni de la dette intergénérationnelle


dans la société de croissance

« Une société entière, une nation et même toutes les sociétés

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contemporaines réunies, écrivait déjà Karl Marx, ne sont pas pro-
priétaires de la Terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en
ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures
après l’avoir améliorée en boni patres familias3. »
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Malheureusement, les marxistes, pas plus que les économistes


orthodoxes, n’ont intégré le message. L’économie s’est développée
sur l’ignorance des limites de la planète et les économistes ont fondé
leur discipline sur le déni de la nature.

L’impérialisme de l’économie de croissance sur la société

La société de croissance dans laquelle nous vivons repose


sur une triple illimitation : illimitation dans la production de
marchandises (et donc le prélèvement des ressources renouvelables
et non renouvelables), illimitation dans la production des besoins
(et donc des produits superflus), illimitation dans la production des
rejets (et donc dans l’émission des déchets et de la pollution : de
l’air, de la terre et de l’eau).
À l’ère de l’anthropocène, la nature est sommée de devenir une
machine à satisfaire puis à absorber les excès humains, ce qu’elle
ne peut plus faire4. Les symptômes de la crise écologique sont
patents : dérèglement climatique, trous dans la couche d’ozone,

2. Alexander Langer, « Perdersi per trovarsi : la terra in prestito dai nostri figli »,
in Conversione ecologica e stili di vita, Edizioni dell’asino, Bolzano 2012, p. 21.
3. Karl Marx, Le Capital, L. III, t. III, Éditions sociales, p. 159.
4. Testart Jacques, Sinaï Agnès, Bourgain Catherine, « Labo planète ou
comment 2030 se prépare sans les citoyens », Mille et une nuits, Paris, 2010, p. 37.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 283

montée des océans, fin du pétrole bon marché, sixième extinction


des espèces…

L’overshoot day ou la planète à crédit

L’empreinte écologique mesure le poids de notre mode vie sur


l’écosystème terrestre. D’ores et déjà, nous dépassons largement
la capacité de régénération de la biosphère. La dette écologique
du Nord vers le Sud se cumule avec la dette de génération. Nous
vivons sur le patrimoine et pas seulement sur le revenu. Nous ne
nous contentons pas de manger les fruits, nous attaquons l’arbre
lui-même. Pourtant, nous ne sommes pas propriétaires de la planète,

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nous l’avons seulement empruntée à nos enfants. Rembourserons-
nous l’emprunt ? Il est clair que non. Certes, entre 2010 et 2011,
l’overshoot day, c’est-à-dire le jour de l’année où nous avons
épuisé notre crédit, est passé du 21 août au 27 septembre, mais
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cette « bonne nouvelle » n’est que l’effet par ailleurs désastreux


de la crise de 2008.

La catastrophe est déjà là

Nous vivons ce que les spécialistes appellent la sixième extinc-


tion des espèces5. La cinquième, qui s’est produite au Crétacé, il
y a soixante-cinq millions d’années, avait vu la fin des dinosaures
et autres grosses bêtes, probablement à la suite du choc d’un asté-
roïde. Toutefois, la nôtre présente trois différences non négligeables
par rapport à la précédente. Premièrement, les espèces (végétales
et animales) disparaissent à la vitesse de cinquante à deux cents
par jour6, soit un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui
des hécatombes des temps géologiques passés7. Deuxièmement,
l’homme est directement responsable de cette « déplétion » actuelle
du vivant. La sixième extinction des espèces serait due, en effet, à la

5. Richard Leakey et Roger Levin, La Sixième extinction : évolution et


catastrophes, Flammarion, Paris, 1997.
6. Edward O. Wilson estime que nous sommes responsables de la disparition,
chaque année, de 27 000 à 63 000 espèces : The Diversity of Life, Belknap Press,
Harvard, 1992 (La Diversité de la vie, Odile Jacob, Paris, 1993).
7. François Ramade, Le Grand massacre. L’avenir des espèces vivantes, Hachette,
Paris, 1999.
284 Que donne la nature ?

surexploitation des milieux naturels, la pollution, au fractionnement


des écosystèmes, à l’invasion de nouvelles espèces prédatrices et au
changement climatique. Notre mode de production provoque une
accélération de ce phénomène. L’agriculture productiviste, synthèse
emblématique de la vision démiurgique de la technoscience et
de l’avidité de l’agrobusiness, en est l’illustration la plus remar-
quable avec les pesticides, les engrais chimiques, la monoculture,
les manipulations génétiques et la brevetabilité du vivant. Selon
l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), les trois quarts environ de la diversité génétique des cultures
agricoles ont été perdus au cours du siècle dernier. Troisièmement,
l’humanité pourrait bien en être la victime… L’existence même de

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générations futures est compromise et leur qualité de vie est de toute
façon très menacée. Nos enfants, s’ils survivent, vivront moins bien
que nous et sur une planète beaucoup plus dégradée.
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La dénégation de la nature par l’économie

Les penseurs de la modernité avaient préparé le terrain en


posant les bases d’une séparation radicale des hommes et de leur
base naturelle, justifiant ainsi la foi de la technoscience et du
productivisme dans l’artificialisation du monde. La nature devient
un adversaire radical du genre humain. Le contenu le plus tangible
de l’intérêt commun de l’humanité est la lutte contre la nature.
« La nature, écrit Francis Bacon, est une femme publique ; nous devons
la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs8. »

De son côté, René Descartes assigne à l’homme moderne la


mission de s’en rendre maître et possesseur.
La science économique et les économistes se sont engouffrés
dans la brèche ainsi ouverte, ignorant superbement les limites de
l’écosystème. Ils ont une lourde responsabilité dans la catastrophe
en cours. Ils ont justifié le système productiviste, l’ont encouragé,
accompagné et continuent très largement à le faire. Ils font preuve
d’un extraordinaire aveuglement qui confine parfois à une mauvaise
foi criminelle.

8. Cité par Norbert Rouland, Aux confins du droit, Odile Jacob, Paris, 1991,
p. 249.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 285

Dès le départ de la construction de l’économie politique, la nature


est mise hors de l’économie
« Les richesses naturelles, écrit Jean‑Baptiste Say, sont inépuisables
car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant
être ni multipliées ni épuisées, elles ne font pas l’objet de la science
économique9. »

On enseignait d’ailleurs aux étudiants économistes de ma


génération que l’air et l’eau sont des ressources illimitées et ne sont
donc pas des biens économiques. Cette idée de ressources naturelles
illimitées et gratuites a subsisté dans les manuels d’économie au
moins jusqu’en 1980, alors que le Club de Rome avait déjà tiré le

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signal d’alarme de l’épuisement des ressources naturelles.
« La terre, lit-on dans un manuel de ces années-là, désigne toutes les
ressources naturelles, tous les dons gratuits de la nature qui peuvent
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être utilisés dans le procès de production […] La terre n’a pas de coût
de production ; c’est un don gratuit et non reproductible de la nature10. »

On trouve des déclarations similaires de la part de grands


économistes, comme celui auquel l’Académie royale de Stockholm
a cru sage de décerner le prix Nobel, Robert Solow.
« Le souci ancien au sujet de l’épuisement des ressources naturelles,
écrit‑il, ne repose plus sur aucune base théorique solide. »

C’est que, en décrétant vers 1880, sous l’influence de Philip


Wicksteed, Knut Wicksell et John Bates Clark, que le facteur
de production des ressources naturelles (en particulier la terre)
était réductible aux deux autres facteurs (capital et travail), les
économistes néoclassiques éliminaient le dernier lien avec la nature.
« Il est très facile, n’hésite pas à préciser Solow, de substituer
d’autres facteurs aux ressources naturelles ». En conséquence,
conclut-il, « il n’y a en principe aucun problème. Le monde peut,
en effet, continuer sans ressources naturelles ; ainsi l’épuisement
de celles-ci est tout juste une péripétie, non une catastrophe11 ».

9. Cours d’économie politique, 1828‑1830, cité par René Passet (1990).


10. Campbell McConnell, Economics, McGraw Hill, New York, 1970, p. 20
et 672.
11. Cité par Narendra Singh in « Robert Sollow’s Growth Hicknomics », Economic
and Political Weekly, vol. XXII n° 4, 7 nov. 1987. Au début des années 1990, Lawrence
Summers, vice-président de la Banque mondiale, puis secrétaire au Trésor sous la
286 Que donne la nature ?

L’hypothèse de la parfaite substitution du capital et du travail à


la nature amène ainsi les économistes à proférer des énormités,
comme l’illustre l’apologue des pizzas de Mauro Bonaiuti. Peut-on
vraiment, se demande-il, obtenir le même nombre de pizzas en
diminuant toujours la quantité de farine mais en augmentant le
nombre de fours ou de cuisiniers ? Et même si on peut espérer
capter de nouvelles énergies, serait-il raisonnable de construire
des « gratte-ciel sans escaliers ni ascenseurs sur la base de la seule
espérance qu’un jour nous triompherons de la loi de la gravité ?12 ».
C’est pourtant ce que nous faisons avec le nucléaire, accumulant
des déchets potentiellement dangereux pour les siècles à venir sans
solution en perspective, mais aussi avec les émissions de gaz à effet

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de serre. Il faut toute la (mauvaise) foi des économistes orthodoxes
pour penser que la science de l’avenir résoudra tous les problèmes et
que la substituabilité de la nature par l’artifice puisse être illimitée.
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L’ignorance de la deuxième loi de la thermodynamique — Si l’intui-


tion des limites de la croissance économique remonte sans doute
à Malthus, elle ne trouve son fondement scientifique qu’en 1824,
avec Sadi Carnot et sa deuxième loi de la thermodynamique. En
effet, si les transformations de l’énergie en ses différentes formes
(chaleur, mouvement, etc.) ne sont pas totalement réversibles,
cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur l’économie qui
repose sur ces transformations. Cependant, c’est seulement dans
les années 1970 que la question écologique au sein de l’économie a
été clairement posée. Et d’abord, par le grand savant et économiste
roumain Nicolas Georgescu Roegen. En adoptant le modèle de la
mécanique classique newtonienne, l’économie, fait-il remarquer,
exclut la flèche du temps. Elle ignore donc l’entropie, c’est-à-dire la

présidence de Clinton, affirma que « les ressources de la Terre n’ont pas de limites
qui pourraient devenir contraignantes dans un futur prévisible. Il n’y a pas de risque
d’apocalypse due au réchauffement de la Terre, ni rien de semblable. L’idée que le
monde est au bord du gouffre est une erreur fondamentale ; l’idée que nous devrions
limiter la croissance à cause d’une quelconque limite naturelle est une grave erreur
qui, si elle devait avoir de l’influence, aurait d’immenses coûts sociaux. » À la
même période, Summers, dans une note interne de la Banque mondiale, souhaitait
le déplacement des industries polluantes vers les pays moins développés (Lawrence
Summers, Background Briefings, Australian Broadcasting Company).
12. Bonaiuti Mauro, La teoria bioeconomica. La « nuova economia » di Nicholas
Georgescu-Roegen, Carocci, Rome, 2001, p. 109 et 141.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 287

non-réversibilité des transformations de l’énergie et de la matière.


Ainsi, les déchets et la pollution, pourtant produits par l’activité
économique, n’entrent pas dans les fonctions de production stan-
dard. Toute référence à un quelconque substrat biophysique ayant
disparu, la production économique telle qu’elle est conçue par
la plupart des théoriciens néoclassiques n’est plus confrontée à
quelque limite écologique que ce soit. La conséquence en est un
gaspillage inconscient des ressources rares disponibles et une sous-
utilisation du flux abondant d’énergie solaire.
« La théorie économique néoclassique contemporaine, note Yves
Cochet, masque sous une élégance mathématique son indifférence
aux lois fondamentales de la biologie, de la chimie et de la physique,

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notamment celles de la thermodynamique13. »

Elle est un non sens écologique. Certes, la première loi de la


thermodynamique nous apprend que rien ne se perd, rien ne se crée.
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Toutefois, l’extraordinaire processus de régénération spontanée de


la biosphère, même assisté par l’homme, ne peut aller à un rythme
forcené. Il ne permet de toute façon pas de restituer à l’identique
la totalité des produits dégradés par l’activité industrielle. Non
seulement les processus de transformation de l’énergie ne sont pas
réversibles (deuxième loi de la thermodynamique), mais il en est,
en pratique, de même de la matière ; à la différence de l’énergie,
celle-ci est potentiellement recyclable, mais jamais intégralement.
« Nous pouvons recycler les monnaies métalliques usées, écrit Nicholas
Georgescu-Roegen, mais non les molécules de cuivre dissipées par
l’usage14. »

Ce phénomène, qu’il a baptisé la « quatrième loi de la thermo-


dynamique », est peut-être discutable en théorie pure, mais pas du
point de vue de l’économie concrète. On ne sait pas coaguler les
flux d’atomes dispersés dans le cosmos pour reconstituer de nou-
veaux gisements miniers exploitables, travail qui s’est accompli
dans la nature durant des milliards d’années d’évolution. Bref, le
processus économique réel, à la différence du modèle théorique,
n’est pas un processus purement mécanique et réversible ; il est

13. Op. cit., p. 147.


14. In Mauro Bonaiuti, ibid., p. 140. « Une pépite d’or pur, note Yves Cochet,
contient plus d’énergie libre que le même nombre d’atomes d’or dilués un à un dans
l’eau de mer », Anti-manuel d’écologie, Boreal, 2009, Montréal, p. 153.
288 Que donne la nature ?

donc de nature entropique. Il se déroule dans une biosphère qui


fonctionne dans un temps flèché15. De là découle, pour Nicolas
Georgescu Roegen, l’impossibilité d’une croissance infinie dans un
monde fini et la nécessité d’inventer une bioéconomie, c’est-à-dire
de penser l’économie au sein de la biosphère16.

Le désaveu du premier rapport au Club de Rome — Friedrich


Hayek, le 11  décembre 1974, lors de la réception du Nobel
d’économie, fit une déclaration stupéfiante :
« L’immense publicité donnée récemment dans les médias à un rapport
qui se prononçait au nom de la science sur les limites de la croissance,
et le silence de ces mêmes médias sur la critique dévastatrice que ce

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rapport a reçu de la part des experts compétents, doivent forcément
inspirer une certaine appréhension quant à l’exploitation dont le prestige
de la science peut être l’objet17. »

Ainsi Hayek, Beckerman, Solow, Sommers et d’autres


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déclarèrent le remarquable travail de Denis Meadows et de son


équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) nul et non
avenu.
George W. Bush, en conséquence, déclarait, le 14 février
2002, à Silver Spring, devant l’administration américaine
de la météorologie, que « parce qu’elle est la clé du progrès
environnemental, parce qu’elle fournit les ressources permettant
d’investir dans les technologies propres, la croissance est la
solution, non le problème18 ». En appelant de façon incantatoire :
« Croissance ! croissance ! croissance ! » dans ses vœux 2005,
le président Chirac n’est pas en reste, mais avec la crise, c’est un
chœur de toutes les puissances de ce monde qui reprend la même
antienne. Il faut bien reconnaître que cette position est conforme à
la plus stricte orthodoxie économique.

15. « Nous ne pouvons, écrit encore Nicolas Georgescu Roegen, produire des
réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à réaction “meilleurs et plus grands”
sans produire aussi des déchets “meilleurs et plus grands”, Nicolas Georgescu Roegen,
La Décroissance, présentation et traduction de Jacques Grinevald et Ivo Rens, Sang
de la terre, Paris, 1994, p. 63.
16. Ibid. C’est ainsi que le terme « décroissance » a été utilisé en français pour
intituler un recueil de ses essais.
17. Cité par Timothée Duverger, « De Meadows à Mansholt : L’invention du
“zégisme” », Entropia, n° 10, printemps 2011, p. 117.
18. Le Monde, 16 février 2002.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 289

Pour les économistes néoclassiques, le développement est


presque naturellement durable. Rappelons que W. V. Rostow définit
le développement comme self sustaining growth (une croissance
autosoutenable). Certains, un brin provocateurs, vont jusqu’à dire
que ce sont eux, les vrais partisans du développement durable,
avec l’instauration des « droits à polluer » et la marchandisation
de l’environnement ; John Richard Hicks ayant défini le revenu
national comme le produit annuel que le capital (y compris natu-
rel…) permet de dégager sans qu’il lui soit porté atteinte. Stéphan
Schmidheiny, animateur d’une association d’industriels favo-
rables au développement durable (le World Business Council for
Sustainable Development, WBCSD), conseiller de Maurice Strong,

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président du Programme des Nations unies pour l’environnement
(PNUE), pour l’organisation de Rio 92, écrit :
« Le fonctionnement d’un système de marchés libres et concurrentiels,
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où les prix intègrent les coûts de l’environnement aux autres composants


économiques, constitue le fondement d’un développement durable. »

Toutefois, cette intégration se fait quasi naturellement par le


jeu des raretés relatives, de la substitution totale capital-nature et
de l’écoéfficience. Les documents du WBCSD sur ce point sont
édifiants.
« Le développement durable est réalisé au mieux grâce une concurrence
ouverte au sein de marchés correctement organisés qui respectent
les avantages comparatifs légitimes. De tels marchés encouragent
l’efficience et l’innovation qui sont toutes nécessaires à un progrès
humain durable19. »

L’économie verte qui a triomphé à la conférence de Rio en 2012


se situe dans la plus parfaite continuité.

19. « Sustainable development is best achieved through open, competitive,


rightly framed international markets that honor legitimate comparative advantages.
Such markets encourage efficiency and innovation, both necessities for sustainable
human progress. » « The basic business contribution to sustainable developpement, one
we have worked on for a decade, is eco-efficiency, a term we invented in 1992. The
WBCSD defines eco-efficiency as being “achieved by the delivery of competitively
priced goods and services that satisfy human nedds and bring quality of life, while
progressively reducing ecological impacts and resource intensity throughout the
life cycle, to a level at least in line with the Earth’s estimated carrying capacity” »,
The Business case for sustanable developpement, Document du WBCSD pour
Johannesburg.
290 Que donne la nature ?

Une fois de plus, il faut laisser-faire et avoir confiance dans le


marché qui, avec le temps, résoudra tous les problèmes. « Il est
évident, selon l’économiste Wilfried Beckerman, que bien que la
croissance économique conduise habituellement à des détériorations
environnementales dans les premiers temps, au final, la meilleure
– et probablement la seule – façon pour la plupart des pays d’avoir
un environnement décent est de s’enrichir20. » C’est l’imposture
de la courbe de Kuznets appliquée à l’environnement21.

L’artif ice du taux d’actualisation — Finalement, tout cela repose


sur une foi à toute épreuve. C’est ce que montrent aussi les critiques
adressées au rapport de Nicolas Stern au gouvernement britannique.

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Les évaluations très prudentes de l’économiste de la Banque mondiale
(et donc, pourtant, membre du sérail) du coût très élevé du dérèglement
climatique si nous attendons pour agir ont été considérées comme
alarmistes par les économistes négationnistes qui, en choisissant un
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taux de dépréciation du futur plus réaliste, aboutissent à la conclusion


que la croissance permettra de payer sans douleur la facture. La
dévalorisation du futur, en l’occurrence, signifie concrètement le
sacrifice des jeunes générations sur l’autel de la croissance. En
transformant les réalités en abstractions chiffrées et en manipulant
habilement les chiffres, il est assez facile pour un économètre de
prévoir des miracles. Si on réduit les dégâts provoqués par la poursuite
de la croissance sur les écosystèmes à un coût, et si on suppose un
taux de croissance suffisant, l’accroissement du PIB compensera
largement les déséconomies externes et permettra facilement de
dégager le financement nécessaire à leur réparation. Avec un taux
assez élevé (5 % par exemple), la valeur actuelle des atteintes à
l’environnement devient négligeable ; on peut alors en laisser, d’un
cœur léger, la charge à nos enfants enrichis par la croissance. C’est
une pratique courante des experts dans les évaluations de projets pour
tout modèle de simulation du futur afin de justifier les investissements

20. W. Beckerman, «  Economic growth and the environment  : whose


environment ? », World Development, vol. 20, n° 4. 1992, p. 482.
21. Alors que la croissance du PIB obéit à une fonction linéaire, celle de la
pollution suivrait une courbe en cloche, avec une décroissance au-delà d’un certain
seuil.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 291

les plus délirants. Le drame est que le réel n’est pas une abstraction.
La planète ne négocie pas et nos enfants nous accuseront.
Et c’est ainsi que les gouvernants États-uniens successifs
décident de ne rien faire pour limiter l’effet de serre. Selon John
Bellamy Foster :
« L’absence de liens de causalité clairs entre dégâts environnementaux
et dégradation des conditions de production économique a contribué, via
l’analyse standard coûts-bénéfices, à justifier une politique d’adaptation
au réchauffement climatique plutôt qu’une politique d’adoption de
mesures destinées à en ralentir la progression (ce qui aurait augmenté
les coûts de production)22. »

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La décroissance source d’un futur soutenable

Le projet du mouvement de la décroissance se propose d’abord


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d’éviter la destruction de l’écosystème permettant la survie de


l’espèce. Pour ce faire, il faut « sortir de l’économie » et organi-
ser une société d’abondance frugale. Les conséquences de cette
métamorphose, en termes de rapports intergénérationnels, sont
considérables.

Réduire l’empreinte écologique pour sauver l’avenir

Le raccourcissement des cycles de vie des produits, l’écrasement


de l’espace-temps, la vie à crédit et les chèques tirés sur l’avenir
qui ne seront jamais honorés, provoquent stress et consommation
de psychotropes d’un côté et de l’autre, engendrent l’obsolescence
de l’homme, selon la formule de Günther Anders, dans un monde
menacé d’effondrement.
La proposition de l’économie circulaire à l’encontre de la pra-
tique du cycle de vie du produit et de l’obsolescence programmée
est un premier pas dans la direction de la réduction de l’empreinte
écologique. L’écoefficience et l’écoconception en sont la base et
constituent certainement des pistes intéressantes à encourager.
Pour les équipements, on peut, par exemple, favoriser la location

22. John Bellamy Foster, Marx écologiste, Éd. Amsterdam, Paris, 2011, p. 99.
292 Que donne la nature ?

au lieu de l’achat, comme cela a été expérimenté dans un certain


nombre de villes.
« Louer les voitures, les meubles et l’équipement ménager, avec entretien
garanti dans le contrat, écrit Vance Packard, coûtera probablement plus
cher et frustrera le consommateur de sa vanité de propriétaire. Mais un
tel comportement portera un coup sévère à la politique actuelle de la
durée de vie limitée des produits. Le producteur deviendra brusquement
soucieux de prolonger la vie des ses articles, d’en simplifier les formes
pour en faciliter la réparation et d’adopter un style qui ne se démode
pas trop rapidement23. »

Cette politique a été encouragée en Allemagne sous la pression


des écologistes. Depuis 1990, la firme Rank Xerox – spécialisée

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dans les photocopieuses qui sont en général louées – a mis au point
un programme grâce auquel ses produits sont pensés comme un
assemblage de parties qui peuvent être recyclées en fin d’usage.
Lorsque les appareils sont restitués à la Xerox, elle se charge de
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réutiliser une grande partie des matériaux qui les composent24.


L’entreprise suisse Rohner et Design Tex a conçu et produit un tissu
pour la tapisserie qui se décompose de manière naturelle à la fin de
son cycle de vie. D’autres entreprises ont créé des moquettes qui,
une fois usées, peuvent être utilisées comme paillis dans les jardins
parce que composées de matière organique. Le géant allemand de
l’industrie chimique BASF a mis au point un tissu en fibre de nylon
recyclable indéfiniment : il peut – après usage du produit auquel il a
donné vie – être décomposé en ses éléments essentiels pour être réu-
tilisé dans de nouveau produits. Le professeur Michael Braungart,
chimiste renommé et théoricien de l’écologie industrielle, plaide
pour de telles solutions. Pour lui, il faut inscrire la production et
la consommation dans un cycle vertueux à l’instar de cycles natu-
rels, autrement dit inventer une économie circulaire. La nature, en
effet, ne produit pas de déchets, et pourtant elle ne pratique pas la
frugalité ! Tout est recyclé. Il faut systématiser l’écoconception
des produits, n’introduire dans le procès de fabrication que des
éléments recyclables, biodégradables et non toxiques. C’est le
triomphe de la chimie verte, du bioplastique fait avec de la fécule

23. Vance Packard, L’Art du gaspillage, Calmann-Lévy, Paris, 1962, p. 266. (Titre
original : The Waste Makers, 1960.)
24. Piero Bevilacqua, La terra è finita. Breve storia dell’ambiente, Laterza,
Bari, 2006, p. 129.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 293

de pomme de terre, etc. Les rejets d’une entreprise doivent être les


« nutriments » d’une autre25.
L’exemple généralement proposé est celui de la zone industrielle
de Kalundborg, au Danemark, qui constitue selon ses partisans un
« écosystème industriel modèle ». À l’image des décomposeurs
(insectes nécrophages et autres) qui se nourrissent des déchets et
des dépouilles des autres espèces, les sous-produits et les déchets
des entreprises servent de matière première pour la production
d’autres firmes26. Une raffinerie utilise la chaleur perdue d’une
centrale thermique et revend le soufre extrait du pétrole à une usine
chimique. Elle fournit aussi du sulfate de calcium à un producteur
de plaques murales, tandis que la vapeur excédentaire de la centrale

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chauffe l’eau d’une société aquacole et les serres des habitations. Le
résultat est une économie de ressources et une réduction importante
de déchets finaux.
Cependant, même si des stratégies de ce type peuvent parfois
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être mises en œuvre par les entreprises, elles ne se généraliseront


pas spontanément dans l’économie d’accumulation fondée sur la
prédation, le gaspillage consumériste et la production massive de
déchets. Contrairement à ce que tentent de nous faire croire les
tenants du capitalisme vert, de l’économie verte ou de l’économie
écologique, il n’existe malheureusement pas de « main invisible
verte ». C’est seulement dans la mesure où des politiques publiques
sont menées que l’on peut enregistrer des résultats encourageants
dans le domaine de la lutte contre les pollutions. Sans un minimum
d’incitations fiscales ou autres, les évolutions positives restent plus
que marginales27.

25. William Mc Donaugh et Michael Braungart, Cradle to cradle. Créer et recycler


à l’infini, Éditions alternatives, Paris, 2011.
26. Franck Dominique Vivien, Le Développement soutenable, La Découverte,
« Repères », Paris, 2005, p. 77.
27. «  Les rares “victoires” obtenues sur le front de la crise du vivant  »,
souligne justement Jean-Paul Besset, « l’ont été grâce à des choix politiques
déterminés, accompagnés de mesures “coercitives”, du type interdiction des CFC
(clhorofluorocarbone) dans les aérosols et la chaîne du froid ou mise en place de
normes obligatoires dans l’industrie pour éviter les pluies acides. La dégradation de
la qualité de l’air dans les agglomérations européennes n’est contenue que depuis
que l’Union européenne a fixé des normes obligeant les constructeurs automobiles à
s’adapter », Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire, Fayard,
Paris, 2005, p. 196.
294 Que donne la nature ?

Sortir de l’économie

Il faut donc « sortir de l’économie ». L’analyse des « partisans »


de la décroissance ou des « objecteurs de croissance » se distingue
de celle des autres critiques de l’économie mondialisée contempo-
raines (mouvement altermondialiste ou mouvement de l’économie
solidaire), en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le
néo ou l’ultra-libéralisme, ou dans ce que Karl Polanyi appelait
l’économie formelle, mais dans la logique de croissance perçue
comme essence de l’économicité. En cela, le projet est radical. Il ne
s’agit pas de substituer une « bonne économie » à une « mauvaise »,
une bonne croissance ou un bon développement à de mauvais en

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les repeignant en vert, ou en social, ou en équitable, avec une dose
plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la
logique du don et de la solidarité, mais de sortir de l’économie.
Cette formule, généralement, est incomprise car il est difficile, pour
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nos contemporains, de prendre conscience que l’économie est une


religion. Quand nous disons que, pour parler de façon rigoureuse,
nous devrions parler d’a-croissance comme on parle d’a-théisme,
c’est très exactement de cela qu’il s’agit. Devenir des athées de
la croissance et de l’économie. Bien sûr, comme toute société
humaine, une société de décroissance devra organiser la production
de sa vie et, pour cela, utiliser raisonnablement les ressources de
son environnement et les consommer à travers des biens matériels
et des services, mais un peu comme ces sociétés d’abondance de
l’âge de pierre, décrites par Marshall Salhins, qui ne sont jamais
entrées dans l’économique28. Elle ne le fera pas dans le corset de
fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’Homo
œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie
doivent être remises en question. La frugalité retrouvée permet
de reconstruire une société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan
Illich appelait la « subsistance moderne ». C’est-à-dire « le mode
de vie dans une économie post-industrielle au sein de laquelle les
gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché, et
y sont parvenus en protégeant – par des moyens politiques – une
infrastructure dans laquelle techniques et outils servent, au premier

28. Marshall Salhins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés
primitives, Gallimard, Paris, 1976 (1972).
Nos enfants nous accuseront-ils ? 295

chef, à créer des valeurs d’usage non quantifiées et non quantifiables


par les fabricants professionnels de besoins29 ».
Sortir de l’imaginaire économique implique donc des ruptures
bien concrètes et, en premier lieu, la « démarchandisation » de ces
trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie.
On sait que Karl Polanyi voyait dans la transformation forcée en
marchandises de ces trois piliers de la vie sociale le moment fon-
dateur du marché autorégulateur. Leur retrait du marché mondialisé
marquerait le point de départ d’une réincorporation-réencastrement
de l’économique dans le social. En même temps qu’une lutte contre
l’esprit du capitalisme, il conviendra donc de favoriser les entre-
prises mixtes où l’esprit du don et la recherche de la justice tem-

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pèrent l’âpreté du marché. En cela, mais à ce niveau-là seulement,
les propositions concrètes des altermondialistes et des tenants de
l’économie solidaire peuvent recevoir un appui total des partisans
de la décroissance. Si la rigueur théorique (l’éthique de la conviction
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de Max Weber) exclut les compromissions de la pensée, le réalisme


politique (l’éthique de la responsabilité) suppose des compromis.
C’est pourquoi, si le projet politique est révolutionnaire, le pro-
gramme de transition électoral est nécessairement réformateur.

Vers la Justice intergénérationnelle

Il est urgent de construire une société de décroissance pour re-


habiter et réhabiliter le temps, réduire les distances, relocaliser la
vie, découvrir et valoriser la lenteur (Slow food, slow cities, slow
medecine, slow architecture, etc.), réduire les horaires de travail,
redécouvrir la vita contemplativa et allonger le cycle de vie des
objets30. Tout cela concerne directement ou indirectement notre dette
à l’égard des générations à venir et leur dette à notre égard. Nous
devons assurer à nos enfants une bonne santé, une bonne éducation
et des possibilités de gagner dignement leur vie afin de prendre la

29. Ivan Illich, Le Chômage créateur, Seuil, Paris, 1977, p. 87-88.


30. Pour les fondamentaux de toute société libérée de l’obsession de croissance,
nous avons proposé de formaliser la rupture par un « cercle vertueux » de sobriété
choisie en 8 « R » : Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer,
Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces huit objectifs interdépendants ont été retenus parce
qu’ils nous paraissent susceptibles d’enclencher une dynamique de décroissance
sereine, conviviale et soutenable.
296 Que donne la nature ?

relève. Nous devons rendre dans une mesure au moins égale à ce


que nous avons reçu nous-mêmes. Nous empruntons la Terre à nos
enfants, comme nos parents nous l’ont empruntée. Nous sommes,
par ailleurs, en droit d’attendre de nos enfants qu’ils assurent, en
retour, notre santé et des conditions décentes pour finir notre vie
dès lors que nous ne pourrons plus travailler, dans une mesure au
moins égale à ce que nous avons fait pour nos anciens.
Une partie non négligeable de nos problèmes actuels tient à
ce que la peur (bien compréhensible) du futur face à la fin des
solidarités familiales et à la crise de l’État providence a amené la
génération Reagan/Thatcher à capitaliser son épargne à travers des
fonds de pension ou autres systèmes d’assurances privées qui ont

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aggravé la destruction de la protection sociale et celle des systèmes
de retraites par répartition qui fonctionnaient plutôt bien.
Plusieurs points du projet et du programme de la décroissance
abordent ces problèmes, et en particulier : réévaluer, redistribuer
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et se réapproprier l’argent. Le changement des valeurs participe de


la restructuration du système et du changement d’imaginaire qui
prédomine. La réintroduction de l’altruisme, de la solidarité et du
partage favorisera un traitement non mercantile du problème des
dons et contredons entre les générations. Redistribuer les revenus
entre les générations pose d’abord le problème de savoir comment
régler la question des retraites. Le système de la retraite par répar-
tition permet d’organiser une forme de justice car il est transparent,
à la différence de la capitalisation, et de plus, moins aléatoire.
Aujourd’hui, dans notre société de croissance, la croissance est
une nécessité politique pour résoudre ce problème, même si l’on
sait (comme l’a bien montré Jean-Marie Harribey31) que le nœud
de la question des retraites réside dans la répartition et non dans la
production. Ce sont toujours nos enfants qui payent nos retraites.
Il est vrai que c’est plus facile en économie de croissance, surtout
si la population des vieillards augmente. En effet, la part du gâteau
à prélever est d’autant plus supportable que la taille de celui-ci
s’accroît. Toutefois, ne convient-il pas de se demander d’abord si le
gâteau lui-même n’est pas empoisonné ? Auquel cas, il est fortement

31. « Répartition ou capitalisation, on ne finance jamais sa propre retraite », Le


Monde, 3 novembre 1998.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 297

conseillé de diminuer la dose32. Solution de facilité à court terme,


la croissance n’est désormais plus à l’ordre du jour, même dans la
société de croissance. La capitalisation n’est pas une solution mais
une abdication, elle accumule inégalité, incertitude et injustice. Il
ne s’agit donc pas de faire fonctionner le système tel qu’il est, ce
qui nous condamnerait, au mieux, à faire du social-libéralisme,
hier à la Blair, Schröder, Jospin, Lula ou D’Alema, et aujourd’hui
façon Hollande. À terme, la solution proposée est le changement
de société et des formes de la richesse.
Se réapproprier la monnaie signifie d’abord casser la logique
infernale de la nécessité de dégager toujours plus d’argent à
travers une production-destruction-prédation accrue pour payer les

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dividendes, les intérêts, les rentes et les profits exigés par le capital
(qu’il apparaisse sous la forme de fonds de pension, de banques,
de compagnies d’assurances, d’actionnaires ou de spéculateurs).
Il importe de prononcer le divorce entre le processus matériel de
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reproduction de la société et cette raison géométrique qui se trouve


au cœur de l’addiction à la croissance. L’euthanasie du rentier,
réclamée naguère par un Keynes pourtant très loin de la révolution
de la décroissance, serait une mesure de salubrité publique.
Bon serviteur, mauvais maître, l’argent doit servir et non asser-
vir33. Gérer la dévalorisation du futur est l’une des tâches impor-
tantes d’une société de décroissance. Si la monnaie, par un usage
pervers, peut contribuer à la « banalité du mal », elle constitue aussi
un moteur du commerce social, sans doute irremplaçable dans toute
société humaine. Il s’agit d’un bien commun, qui ne devrait être pri-
vatisé ni par les banques, ni même par les États. Les sociétés doivent
songer à se le réapproprier. Seulement, que signifie se réapproprier
l’argent ? On peut tenter de s’en réapproprier l’usage sans s’en
réapproprier la production, ce que font la Banque éthique italienne,
les systèmes de financement alternatif, Cigales en France, MAG en
Italie, etc. C’est ce que fait, sous une forme moins consciente, la

32. « Mais s’il est beau de vouloir partager équitablement un gâteau aussi gros que
possible, il conviendrait peut-être de se demander d’abord s’il n’est pas empoisonné »,
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain,
Seuil, Paris, 2002, p. 80.
33. Voir, sur ce point, le dernier chapitre de notre livre Justice sans limites,
Fayard, Paris, 2003.
298 Que donne la nature ?

société vernaculaire de Grand Yoff évoquée dans L’Autre Afrique34.


On peut tenter de s’en réapproprier la production, sans peut-être
s’en réapproprier l’usage, et c’est ce que font les LETS (Local
Exchange Trading System) et les SEL (systèmes d’échange locaux)
et les autres systèmes de monnaie locales (dont la monnaie fondante
ou les tontines). Finalement, se réapproprier pleinement l’argent,
c’est instaurer le contrôle social et citoyen sur toute la chaîne, qui
part de son émission à son utilisation finale, à travers la formation
de l’épargne directe ou indirecte (cotisations sociales, retenues pour
retraites, etc.), son investissement, sa dépense. C’est donc aussi se
réapproprier la banque, la finance et l’assurance. En bref, il s’agit
donc bien, à travers cette réappropriation de l’argent, de réenchasser

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toute l’économie dans le social et le politique.
En attendant, le défi immédiat sera de juguler la crise et de
remédier à la prolifération financière35. Pour ce faire, il convient
d’encadrer l’activité des banques et de la finance. Il faut recloi-
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sonner le marché financier mondial. Refragmenter les espaces


monétaires implique d’inverser sans complexe la mondialisation
financière, par exemple en annulant la titrisation des crédits ou
l’excès des effets de leviers (accroître les taux de couverture). Très
certainement, il faudrait supprimer les marchés à terme et en revenir
à des systèmes plus classiques d’assurance pour les importateurs
et les exportateurs (dont les opérations devraient, par ailleurs, être
ramenées à des niveaux plus raisonnables, par la nécessaire remise
en cause des excès du libre-échange et la relocalisation). On peut
songer aussi, comme le suggère Frédéric Lordon, à fermer les
bourses36. La première chose à faire pour refragmenter les espaces
monétaires consisterait à réintroduire de la pluralité (plusieurs
types de monnaies, pas nécessairement convertibles entre elles).
Une monnaie pour les échanges de proximité entre acteurs qui se
connaissent et se font relativement confiance, sur laquelle on ne
peut spéculer, et une monnaie pour les échanges anonymes externes
dont on limite l’usage et qu’on s’efforce de contrôler.

34. L’autre Afrique. Entre don et marché, Albin Michel, Paris, 1998.
35. Avec 100 dollars américains, par exemple, on peut, auprès d’une banque
d’investissement, obtenir 1 000 dollars qui permettent de prendre position sur le
marché des dérivés (futurs) pour 375 000 dollars.
36. Frédéric Lordon, Le Monde diplomatique, mars 2010.
Nos enfants nous accuseront-ils ? 299

Se réapproprier la monnaie, c’est peut-être retrouver


consciemment quelque chose des significations archaïques de
l’argent. Pour l’anthropoloque William S. Desmonde, en effet, la
monnaie primitive « symbolisait la réciprocité entre les gens, ce
qui les connectait émotionnellement avec leur communauté37 ».

Conclusion

Nous sommes bien dans l’âge des limites. Cependant, la


perspective d’un suicide collectif semble, à beaucoup, moins
insupportable que la remise à plat de nos pratiques et qu’un

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changement de modèle. Très certainement, nos enfants nous
accuseront car nous sommes tous responsables. Nos élites politiques
et économiques, d’abord, plus promptes à sauver la Banque que la
banquise, mais aussi les citoyens ordinaires, plus soucieux de leur
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niveau de vie que de celui des océans.


« Les enfants que nous allons mettre au monde, prédisait André Gorz,
n’utiliseront plus, dans leur âge mûr, ni l’aluminium, ni le pétrole ; […]
en cas de réalisation des actuels programmes nucléaires les gisements
d’uranium seront alors épuisés38. »

« Détruire le présent pour sauver le futur », dit encore Alexander


Langer, « ne peut être un projet convaincant ni gagnant39 ». Alors,
si nous voulons éviter l’effondrement et assurer un futur, si possible
harmonieux, à nos enfants, c’est d’abord au système économique, à
la logique de la croissance exponentielle illimitée que nous devons
nous attaquer.

37. Cité par Bernard Lietaer et Margrit Kennedy, Monnaies régionales. De


nouvelles voies vers une prospérité durable, Éd. Charles-Leopold Mayer, 2008, p. 204.
38. André Gorz, Écologie et liberté, Galilée, Paris, 1977, page 13.
39. Alexander Langer, « Perdersi per trovarsi : la terra in prestito dai nostri figli »,
in Conversione ecologica e stili di vita, Edizioni dell’asino, Bolzano, 2012, p. 22.

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