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Labarrière Pierre-Jean. Hegel : une philosophie du droit. In: Communications, 26, 1977. L'objet du droit. pp. 159-167;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1977.1401
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1977_num_26_1_1401
1. « Ce qui est bien-connu en général, justement parce qu'il est bien-connu, n'est
pas connu » (Ph. G. (Phânomanologie des Geistes) 28 /37 ;' Phénoménologie de VEsprit,
trad. Hyppolite, I, 28/14).
2. Ph. G. 66/4; I 67/36.
3. Hegel reproche justement au doute cartésien, qui voudrait échapper à toute idée
reçue, de faire fond sans mesure sur les vertus d'un libre examen abstraitement
subjectif (Ph. G. 67/18; I 69/18).
4. On sait que cette sphère, sous le nom de Principes de la Philosophie du Droit,
fit l'objet, pour Hegel, d'une publication autonome en 1820-1821. Les trois moments
qui composent cet ensemble — Droit, Moralité, Êthicité — sont rassemblés, dans
l'Encyclopédie des Sciences philosophiques, sous le titre global « L'esprit objectif »;
cette division de l'œuvre intervient en position médiane entre celles qui se trouvent
consacrées respectivement à « L'esprit subjectif » — Anthropologie, Phénoménologie
de VEsprit, Psychologie — et à « L'Esprit absolu » — Art, Religion, Philosophie. — Je
reviendrai dans un instant sur la signification de cette structure d'ensemble, comme sur
la valeur respective que l'on peut attribuer aux divers états de ce texte.
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Pierre- Jean Labarrière
L'Idée du Droit.
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Hegel : une philosophie du droit
est l'acte qui fonde le rationnel, elle est Yacte de saisir le présent et Yeffectif, non
l'acte de construire un au-delà qui serait Dieu sait où. »
L'introduction qui vient ensuite (33 paragraphes, avec leurs remarques) est
un texte aussi fondamental que difficile, qui traite tout entier du concept de la
« volonté libre », et des problèmes théoriques que pose l'effectuation — ou le
passage à 1' « effectivité » — .de cette liberté1. Je ne puis en exposer ici toute la
texture, mais seulement évoquer, au travers des quatre premiers paragraphes,
ce qui est essentiel pour l'intelligence de l'ouvrage dans son ensemble.
Première précision capitale : lorsque Hegel parle de Vidée ou du concept du
droit, il ne désigne pas quelque construction qui serait d'ordre abstraitement
noétique ; il entend signifier au contraire 2 une intelligibilité en acte, je veux dire
un niveau de connaissance spéculative tel qu'il porte en lui-même l'exigence et
les normes de sa propre traduction dans réflectivité. Ce point est absolument
fondamental : il commande un jugement sur le jugement que Marx développera
ici. Pour faire bref, vouloir remettre le système hégélien « sur ses pieds », ce n'est
point s'inscrire en faux contre son projet, mais faire droit à sa visée la plus
profonde, qui est de saisir la théorie dans la pratique, la liberté dans le mouvement
de ses propres conditions. Hégéliennement parlant, la philosophie du droit n'est •
« science » que si on lui reconnaît ce caractère éminemment concret.
Deuxième précision, qui porte directement, cette fois, sur le terme de droit.
Hegel lui attribue une signification inhabituelle, très intégrative : il désigne en
effet chez lui ce mouvement de réconciliation entre le principe et l'effectivité
(entre la théorie et la praxis, entre la liberté et ses conditions) que Hegel enclôt
communément sous le terme d' « Esprit ». Voici ce qu'il écrit à ce propos dans les
paragraphes que je commente ici : « Le terrain du droit est, de façon générale,
le spirituel, son lieu prochain et son point de départ sont la volonté qui est libre,
de sorte que la liberté constitue sa substance et détermination, et que le système-
du-droit est le royaume de la liberté effectuée, le monde de l'Esprit produit à.
partir de lui-même comme une seconde nature 3. »
Notons cette identification capitale entre le droit, Y Esprit et la liberté effectuée.
Nous trouvons là le principe organisateur qui nous servira dans un instant pour
ressaisir tout le procès de cet ouvrage dans son déploiement signifiant. On peut
dire d'ailleurs que le terme de « liberté » récapitule toute l'œuvre de Hegel,
laquelle ne vise à rien d'autre qu'à donner, de la Phénoménologie de l'Esprit à la
qu'il ne faut point rabattre sur la simple « réalité » sensible immédiate : il connote cette
même réalité en tant qu'en elle apparaît et se trouve reconnu le mouvement de son origine
essentielle. Dire alors qu'elle est « rationnelle » relève du pléonasme : elle n'est en effet
ce qu'elle est que dans la mesure où elle accueille en elle la parole risquée d'une liberté
qui se hasarde à déchiffrer son sens.
1. Le meilleur développement relatif à ces questions est à mon sens celui qu'en a
proposé Bernard Quelquejeu dans son ouvrage intitulé la Volonté dans la philosophie
de Hegel. Voir surtout chap_v.
2. En conformité avec ce qu'expose sa Logique, pour laquelle le « concept », troisième
terme du procès global, est l'unité concrète de l'« être » et de l'« essence », autrement dit
de l'immédiateté et de la médiation. Quant à l'« Idée », unité du théorique et du pratique,
elle représente, à la fin de l'œuvre, le concept dans son achèvement et dans sa concré-
tude, autrement dit dans son « retour » structurel à l'immédiateté de la Nature et de
l'Esprit.
3. Ph. R., § 4-
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Philosophie du Droit, une exégèse de son contenu. Or la liberté, j'y reviens, n'est
pas visée ici dans son seul principe intérieur, à la façon d'un impératif ou d'un
devoir-être (comme il en allait peut-être encore chez Kant), mais, de façon très
essentielle, dans le mouvement de son effectuation historique.
La révolution dialectique qu'a introduite Hegel dans le domaine de la pensée
tient en effet dans une double affirmation : 1) il faut refuser la rupture mortelle
entre le sujet et l'objet, entre la médiation et l'immédiat, entre le connaître et
l'être — autrement dit prendre d'abord en compte ce qui est et tel que cela est;
2) cet effort pour « séjourner dans le présent du monde -1 » n'est pourtant pas
soumission à la particularité dispersante qui le caractérise : il appelle de soi une parole
unificatrice qui discerne et détermine le sens — car le « réel » immédiat ne devient
« effectif » que lorsqu'il conjugue de la sorte l'immédiateté du donné et la
médiation d'un langage qui transforme la simple « histoire » événementielle en « histoire
conçue 2 », c'est-à-dire en événement — en avènement ■ — humain.
Je résume : toute la philosophie de Hegel est une philosophie de la liberté;
cette liberté n'est réelle que lorsque, séjournant dans le monde, elle 1' « effectue »
selon son sens humain (identité différenciée de l'effectif et du rationnel), déployant
en lui comme une « seconde nature » où se donne à connaître l'univers de l'Esprit;
P « idée du droit », c'est justement l'intelligence de ce cheminement concret grâce
auquel la liberté se fait histoire en se déployant dans l'univers des structures,
des lois et des relations 3.
L'effectuation de la liberté.
On a tant de fois exposé les significations respectives des trois moments qui
composent la Philosophie du Droit — Droit naturel, Moralité, Éthicité — que je
n'insisterai pas ici sur cet aspect des choses. Pourtant je crois important de sou-
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Hegel : une philosophie du droit
ligner au moins qu'il s'agit bien là de « moments », c'est-à-dire non pas d'étapes
linéairement enchaînées, se chassant et s'annulant l'une l'autre, mais de «
dimensions » permanentes dont chacune est coextensive au tout, et qui marquent les
différents niveaux d'analyse en profondeur de la réalité « juridique » appréhendée
dans son unité fondamentale.
C'est dire que chacune de ces parties représente un degré plus ou moins inté-
gratif d'effectuation de la liberté. Dans cette perspective, le « droit naturel », dit
encore « droit abstrait x », constitue la liberté dans ce que j'appellerai son « degré
zéro » — ou son « degré un ». Traitant de la propriété, du contrat et du dol, cette
partie de l'œuvre envisage en effet la nécessaire concrétude d'une liberté se faisant
chose, se faisant monde 2. Si peu « idéaliste » est la pensée de Hegel qu'elle met à
la base de tout cette nécessaire « chosification » de la volonté libre. Ce point
exposé et acquis demeurera présent dans les développements subséquents, tout
comme ce qui concerne la Moralité restera agissant, en qualité de fondement et
de base, quand sera abordé le stade dernier de l'Éthicité.
Ce « droit abstrait », les exemples choisis par Hegel en font foi, se déploie
prioritairement comme une confrontation avec les normes de l'antique droit
romain. Mais il faut ici se garder d'un contresens trop commun. Hegel n'entend
nullement aborder ce développement dans une perspective qui serait celle d'un
manuel d' « histoire du droit » 8. En fait, le spécialiste du droit romain a beau
jeu de dénoncer telle ou telle erreur de lecture ou d'interprétation; mais, ce
faisant, il méconnaît que Hegel n'entend pas procéder à une résurrection aussi
exacte que possible d'un système juridique passé 4 : seul, en effet, l'intéresse le
présent (l'effectif -rationnel) ; et s'il ausculte ici un ordre juridique ancien, c'est
parce qu'il est convaincu que l'on ne peut dire le présent sans explorer son
« archéologie » (au sens de Foucault), c'est-à-dire sans mettre au jour la
profondeur de son être-devenu.
En somme, la liberté, telle qu'elle est vécue en 1820, ne peut se comprendre
elle-même sans s'apercevoir, à un niveau abstrait, comme liée à une certaine
possession, théorique et pratique, de la chose. Or cela fut vécu, d'une manière
que l'on peut dire prioritaire, dans le droit romain. En ce sens, le droit romain
1. « Abstrait » n'est pas à comprendre ici comme opposé à « concret ». Nous sommes
déjà en effet dans l'ordre de l'existence — et donc de la concrétude —, mais selon un
premier état des choses qui est comme l'en-soi d'un fondement non encore pleinement
réalisé : mise au jour d'un « moment » du tout qui subsistera dans le tout comme tout.
2. A ma connaissance, la meilleure étude sur ce point est celle de Joaquim Ritter,
« Personne et propriété selon Hegel », seconde partie de son ouvrage intitulé Hegel
et la Révolution française (Beauchesne, 1970).
3. Hegel, dans le § 3 de cette œuvre, précise les relations de sa « philosophie du droit »
avec la connaissance et l'étude du « droit positif ». Certes, le droit n'est concret que
quand il descend jusqu'aux « dernières déterminations exigibles pour la décision dans
réflectivité »; mais cela implique précisément que l'on dépasse la simple étude d'un
code — code romain ou tout autre code — pour entrer dans l'élaboration d'un jugement :
quelle est, dans Veffectivité présente, la meilleure manière de donner corps à la liberté?
— Sur la véritable situation du « droit positif » au regard d'une « philosophie du droit »,
cf. § 211-214.
4. Hegel, sur ce point, ne cesse de critiquer l'« école historique » qui, dans la ligne de
Gustav Hugo, sévissait en Allemagne au début du xixe siècle : voir, par exemple,
§ 3, rem.
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vit encore en 1820. Mais il ne peut le faire qu'en dépouillant ses limitations
antiques; et c'est pourquoi Hegel le critique vigoureusement, jusqu'à lui faire
d'injustes procès de tendance, pour mieux faire ressortir sa nécessaire nouveauté
dans le présent des choses : car il ne s'agit plus d'un droit uniquement privé, et
discriminatoire au regard de la personne; le droit, en effet, est devenu universel,
valable pour tous, et visant l'homme comme homme : en ce sens, une telle lecture
en profondeur de l'actuel montre comment nous ne pouvons être fidèles à ce
passé qu'en le dépassant dans l'actualisation que nous en faisons.
Héritiers des Etats anciens, nous le sommes aussi des États classiques. Ce
second niveau, dont l'abord est plus simple et requiert moins d'attendus, répond
à la seconde partie de l'œuvre, celle qui traite de la Moralité x. Détournant notre
regard de la liberté-se-faisant-chose, nous prêtons attention au ressourcement
du sujet dans son véritable pour-soi. La pensée de.Kant est évidemment ici au
centre des choses : sa force tient, aux yeux de Hegel, dans l'effort qu'elle consent
pour réduire la disjonction toujours possible entre l'intériorité du devoir-être
et l'extériorité de ce qui est; mais son danger vient de ce qu'elle n'atteint
qu'insuffisamment ce but : elle risque de se satisfaire de l'affirmation d'une effectivité
purement intérieure, ressaisie davantage dans son principe que dans son
effectuation concrète."
« Degré deux » de la réalisation de la1 liberté, la « moralité » représente donc
un point de vue limité — et qui comme tel doit être dépassé — mais qui demeure
pourtant, dans l'étape dernière, comme un Selbstzweck et un « moment
absolument essentiel 2 ». Articulée autour des concepts de « projet » et de «
responsabilité », puis d' « intention » et de « bien-être » (Wohl), enfin de « bien » et de
« certitude-morale » (Gewissen), elle peut être lue comme l'affirmation
croissante, à partir de l'autodétermination subjective essentielle, de ce que Hegel
appelle le « droit de l'objectivité » — droit sans lequel, on l'a vu, la liberté
demeurerait abstraite, ineffective, aliénée de l'histoire. Projet, Bien-être, Bien sont les
trois étapes qui scandent cette nécessaire réintégration de la liberté dans
l'historicité.
Vient alors la troisième partie de l'œuvre, consacrée à l'Éthicité : concept
enfin concret, unité du droit et du bien — la personne juridique et le sujet moral
convergeant dans l'affirmation de l'homme en tant que tel, dans l'objectivité de
son ethos —, ce dernier niveau d'analyse mène à son achèvement 1' « idée du
droit » en montrant comment le singulier et l'universel, l'extérieur et l'intérieur,
se rencontrent dans une série de structures sociales — lois, coutumes,
organisation des pouvoirs — caractéristiques des temps modernes, alors qu'est devenue
concrètement possible, dans l'accès à l'économique et au politique, la
reconnaissance concrète de l'homme par l'homme : « L'Éthicité est Vidée de la liberté,
1. Cette relation Droit abstrait / États anciens, Moralité /États classiques, Éthicité /
États modernes, dessine évidemment un certain ordre chronologique dans l'exposé
de l'ouvrage. Mais, plus essentiellement, il s'agit, une fois encore, d'un ordre logique,
puisque ces trois moments coexistent et se rassemblent pour poser le présent dans son
unité. En somme, la société moderne n'a de consistance spéculative que parce qu'elle
actualise en elle ces trois moments du devenir du monde occidental. Pour Hegel, la
logique c'est toujours la chronologie comprise.
2. Enz., § 503, rem.
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Hegel : une philosophie du droit
[entendue] comme le bien vivant qui, dans la conscience de soi, [a] son savoir et
son vouloir, et [qui] par son agir [a] son effectivité, tout comme cet [agir] a dans
l'être éthique sa base étant en et pour soi et [son] but moteur — le concept de la
liberté parvenu au monde présent et à la nature de la conscience de soi x. »
Je traiterai du contenu de cette dernière partie en abordant un problème
particulier auquel se sont attachés, dans cette mouvance, Marx et sa postérité.
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1. Ces trois auteurs sont évoqués dans la remarque du § 189. Le Traité d'économie
politique de Say fut publié à Paris en 1803. Smith avait produit en 1776, à Londres,
son Inquiry into the nature and cause of the wealth of nations, que Hegel avait étudié
dans la traduction allemande datant de 1794. Quant à Ricardo, son ouvrage intitulé
On the principles of political Economy and Taxation date de 1817 (Londres).
2. Jean-Pierre Lefebvre, trad, de La Société civile-bourgeoise, Maspero, 1975,
présentation, p. 11.
3. Mais cette idée elle-même est présente chez Hegel, cf. § 198.
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Hegel : une philosophie du droit
De cette dernière sphère je ne dirai rien, sauf à souligner que Hegel cherche à y
préserver la réalité face à ce qui lui paraît constituer deux abstractions toujours
possibles : d'une part une simple représentation « atomistique » (suffrage
universel), qui transporterait seulement à ce niveau l'inorganisation foncière du
« système des besoins » économiques, où le particulier règne en maître, et
d'autre part l'appel direct et démagogique au « peuple ». Contre l'un et l'autre
de ces excès, Hegel revient à son idée de toujours : celle de médiation; c'est
en fonction d'elle qu'il déploie une organisation possible des pouvoirs, autour
de la personne du « prince », mais aussi autour du « gouvernement » et du
« pouvoir législatif » issu du peuple.
Telle est la leçon que nous pouvons tirer de cet ensemble : la « philosophie du
droit » de Hegel est une philosophie de la liberté; cette liberté n'est ce qu'elle
est que dans le mouvement de son effectuation, comme créatrice d'histoire; à
cette fin, elle doit prendre en compte les conditions objectives et immédiates qui
sont comme le corps de son auto-diction; mais elle doit aussi engager un procès
de médiation : une parole risquée qui prononce le sens unitaire de ces
particularités dispersées. « C'est par ce travail de la culture que la volonté subjective
elle-même gagne dans soi l'objectivité, dans laquelle seulement, pour son compte,
elle est digne et capable d'être Yeffectivité de l'Idée1. »
Pierre-Jean Labarrière
Centre d'Études et de Recherches philosophiques,
Centre-Sèvres, Paris.
1. Ph. R., § 187, rem. — Tout ce texte est une sorte d'hymne à la « culture », où
l'on peut voir, au-delà même de cet ouvrage, comme un condensé de toute la
philosophie de Hegel.