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Constance Cagnat-Debœuf
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Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute
[...] que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le
personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes
entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en
balance ; on le connaît d’abord aux marques que je lui donne ; et, d’un bout à l’autre,
il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le caractère
d’un méchant homme […] (Préface, Le Tartuffe, 1669).
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dans le texte témoignera de la diversité des codes et des procédés auxquels recourt
Molière pour transformer jusqu’au moindre détail en un signe proposé à l’interpré-
tation du lecteur ; et si l’ampleur prise par ce travail de marquage révèle de la part du
dramaturge un plaisir de l’allusion, un goût du chiffre, comment ne pas voir dans la
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relation ainsi instaurée avec le lecteur comme le reflet de celle imposée aux membres
de la famille d’Orgon par le double jeu de l’hypocrite ?
2. Une voie déjà largement frayée, en particulier par Jules Brody, dans son article « Amours de
Tartuffe », Les Visages de l’amour au xviie siècle, Travaux de l’université de Toulouse-Le Mirail, 1984, pp.
227-242 (repris dans Lectures classiques, Rookwood Press, 1996, pp. 118-130), et par Olivier Leplatre,
dans « L’homme à la puce : psychopathologie d’un détail textuel dans Tartuffe de Molière », Le Parti
pris du détail. Enjeux narratifs et descriptifs, Textes réunis et présentés par Marine Ricord, université de
Picardie, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, pp. 187-206.
3. Lettre sur la comédie de l’Imposteur, dans Molière, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2010, vol. II, p. 1170.
4. Voir Gérard Ferreyrolles, Molière. Tartuffe, Etudes littéraires, Puf, 1987, p. 55.
5. Philibert-Joseph Le Roux, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial,
1718, p. 400, s. v. « Pétaud ».
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une autre manière de l’entendre, littérale celle-ci, et qui donnerait raison à la mère
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d’Orgon ? Car le roi Pétaud passant pour être le roi des mendiants6, le proverbe
ne révèle-t-il pas la véritable identité de celui qui règne désormais sur la maison
d’Orgon ? En effet, tel le roi Pétaud, Tartuffe n’est qu’« un gueux », selon Dorine
(v. 63). L’insistance de Madame Pernelle sur la justesse de son propos incitait peut-
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être à réactiver le sens littéral derrière l’expression convenue. Quelques vers plus loin,
tançant la douce Mariane, elle étaie ses reproches d’un nouveau proverbe : « mais il
n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort » (v. 23). Une fois encore, la mère
d’Orgon, ou la sagesse populaire qu’elle invoque, s’avérera avoir raison : car « on
dit proverbialement qu’Il n’est pire eau que celle qui dort, pour dire, qu’Un homme
taciturne, couvert, est plus dangereux que celui qui parle beaucoup7 ». À l’ouverture
de la pièce, le proverbe n’invite-t-il pas le lecteur à mesurer le danger que représente
celui dont on parle, à l’aune de son absence et de son silence que Molière a choisi
de prolonger significativement8 jusqu’au début de l’acte III ? Enfin, dénonçant à
la suite de Tartuffe les assemblées mondaines qui se tiennent chez sa bru, Madame
Pernelle conclura sa visite sur ces mots : « C’est véritablement la tour de Babylone, /
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune » (v. 161-162). L’étymologie fantai-
siste9 que la vieille femme donne au proverbe pour servir sa critique des mondanités
n’a-t-elle pas occulté la justesse de son propos ? La tour de Babel étant le symbole de
l’orgueil humain que Dieu punit par la division des langues et la confusion qui s’en
suivit, le spectateur se trouvait ainsi invité à reconnaître dans la division de la famille
d’Orgon la conséquence de l’orgueil d’un nouveau Nemrod. L’application ne devait
pas dérouter ceux qui avaient lu sous la plume de Guillaume Desprez cette expli-
cation des versets 8-9 du chapitre X de la Genèse consacrés au roi Nemrod10 :
Vers. 8. Avant ce temps-là, dit saint Jérôme, les chefs des familles commandaient
dans leur maison, et les hommes ne reconnaissaient presque pas d’autre autorité que
celle des maîtres sur leurs serviteurs, et des pères sur leurs enfants. Mais celui-ci étant
fier et ambitieux, usurpa une domination tyrannique sur les autres.
6. Furetière explique : « C’est la cour du roi de Peto, où tout le monde est maître. Ce proverbe se dit
de l’assemblée des gueux qui sont tous égaux. On l’appelle la Cour du Roi Peto, parce que tous vivent de
mendicité, et que le mot latin peto signifie mendier ». Furetière, Dictionnaire universel, s. v. « maître ».
7. Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, s. v. « eau ».
8. Sans doute est-ce l’ajout, dans la version de 1669, d’un second acte consacré aux amours contra-
riées de Mariane qui, en différant l’apparition de l’hypocrite à l’acte III, a fait de Tartuffe « le type
accompli du héros retardé » selon les termes de Georges Forestier (http:/www.moliere.paris-sorbonne.
fr/moliere21). Sur les deux Tartuffe, voir aussi Molière, Œuvres complètes, éd. citée, vol. II, pp. 1373-
1388.
9. Fantaisiste, mais non pas originale comme le laisse entendre Molière à travers l’allusion au doc-
teur qui « l’autre jour […] dit fort bien » (v. 160). Le jeu de mot figure dans l’ouvrage que l’évêque
de Belley, Jean-Pierre Camus, consacra à François de Sales et qui fut plusieurs fois réédité au cours du
siècle, L’Esprit du bienheureux François de Sales : « Si ce n’était la tour de Babel, au moins c’était celle
de Babil ou de Babylone, car elles babillaient tout du long de l’aune » (Paris, 1639, t. I, p. 365). Voir
Molière, Œuvres complètes, éd. citée, vol. II, p. 1396, n. 17.
10. « Or Chus engendra Nemrod, qui commença à être puissant sur la terre. Il fut un violent
chasseur devant le Seigneur. De là est venu ce proverbe : Violent chasseur devant le Seigneur comme
Nemrod » (Genèse, X, 8-9, dans la traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, La Bible, éd. Philippe
Sellier, Robert Laffont, « Bouquins », 1990).
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Vers. 9. Quand l’Ecriture, dit saint Augustin, appelle Nemrod chasseur, elle veut
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marquer que c’était un voleur et un brigand, qui pillait, non quelques passants, mais
des provinces entières11.
11. Guillaume Desprez, La Genèse traduite en français, avec l’explication du sens littéral et du sens
spirituel tirée des saints Pères et des Auteurs ecclésiastiques, Sixième édition, Paris, 1698 [1592], p. 331.
12. La formule dont use Damis pour dénoncer le pouvoir exercé désormais sur l’ensemble de la
famille par Tartuffe fait très précisément écho aux termes employés par Guillaume Desprez dans son
commentaire du verset de la Genèse : « Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique / Vienne usurper
céans un pouvoir tyrannique ? » (v. 45-46. C’est nous qui soulignons). Une usurpation rendue possible
par l’indifférence envers les siens que, sous le nom de détachement, l’hypocrite prône à Orgon : « Il
m’enseigne à n’avoir affection pour rien, /De toutes amitiés il détache mon âme ; / Et je verrais mourir
frère, enfants, mère et femme, / Que je m’en soucierais autant que de cela » (v. 276-279).
13. Guillaume Desprez, La Genèse traduite en français..., éd. citée, p. 331.
14. « Chanter la péronnelle : dire des sottises, niaiser » (Antoine Oudin, Curiosités françaises pour
supplément aux dictionnaires, Chez A. de Sommaville, Paris, 1656, p. 316). Dans la version de 1667,
la seconde apparition de Madame Pernelle était l’occasion d’une nouvelle variation sur différents pro-
verbes, comme en témoigne la Lettre sur la comédie de l’Imposteur : « la vieille […] charmée de la beauté
de son lieu commun, ravie d’avoir une occasion illustre comme celle-là de le pousser bien loin, continue
sa légende, et cela tout par les manières ordinaires aux gens de cet âge, des proverbes, des apophtegmes,
des dictons du vieux temps, des exemples de sa jeunesse, et des citations des gens qu’elle a connus. » Un
développement qu’a allégé Molière dans la version de 1669, et dont on ne saurait dire s’il prolongeait le
jeu à l’œuvre dans cette première scène.
15. De cette sagesse du proverbe en dépit de l’aveuglement de celui qui l’énonce, on trouve sans
doute un autre exemple à la scène suivante, lorsque Dorine rapporte qu’Orgon accueille les rots de
son protégé par ces mots : « Dieu vous aide » (v. 194) : allusion probable au proverbe enregistré par
Furetière, « quand un homme rote, on dit proverbialement Deo Gratias, les moines sont saouls »
(Furetière, op. cit., s. v. « roter »). Mais de la fin du proverbe, Orgon ne semble pas mesurer ici la justesse,
que voile d’autre part la transformation de Tartuffe du clerc qu’il pourrait avoir été en 1664 en un laïc
dévot dans les versions de 1667 et 1669.
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Maître et serviteur
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Parmi les attributs de Tartuffe très tôt évoqués dans la pièce, son valet : c’est à
Dorine que dès la scène d’exposition il revient d’introduire ce personnage dont l’exis-
tence intrigue d’autant plus que jusqu’au dénouement il restera invisible. Une invisi-
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bilité qui n’a pas empêché Molière de le baptiser. Le serviteur de Tartuffe se signale en
effet d’abord à nous par son prénom et par le couple qu’aux yeux de la servante avisée
il forme avec son maître : « À lui, non plus qu’à son Laurent, / Je ne me fierais, moi,
que sur un bon garant16 » (v. 71-72). La rime « Laurent / garant » offre la première
motivation du prénom du valet : elle s’avère de fait éclairer la fonction de ce person-
nage qui apparaît dans la pièce comme le seul garant de la dévotion de Tartuffe dont
il seconde les manœuvres séductrices à l’endroit d’Orgon, comme celui-ci le révélera
bien malgré lui à son beau-frère : « Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait, /
Et de son indigence et de ce qu’il était » (v. 291-292). Ce prénom, Laurent, est aussi
le premier mot que Tartuffe prononcera à son entrée en scène, à l’acte III, dans une
réplique où éclate aux oreilles de Dorine l’hypocrisie du personnage : « Laurent, ser-
rez ma haire avec ma discipline » (v. 853). Deux fois cité, ce prénom contenait-il un
indice, une allusion que Molière tendait au spectateur attentif ? L’invisibilité même
du personnage contribue à rendre l’insistance sur son prénom quelque peu étrange et
rappelle le cas d’autres personnages invisibles dont le nom est pour Molière l’occasion
de jeux de mots ou d’allusions plaisantes : ainsi, de la famille de Monsieur Dimanche
dans Dom Juan17. Si l’allusion est probable, l’on ne peut formuler que des hypo-
thèses : ne s’agirait-il pas d’un hommage voilé à Jacques Du Lorens, dont la Satire
première est considérée comme l’une des sources probables du Tartuffe ? Cupide,
glouton, paillard et traître en amitié18, l’hypocrite de Du Lorens présente tous les
traits que développera Molière en son Tartuffe : ces analogies sont-elles à interpréter
comme le simple reflet des lieux communs alors répandus sur les faux dévots, ou
bien cachent-elles un lien génétique que le prénom du valet moliéresque aurait pour
fonction de signaler ? Molière n’a-t-il pas procédé ainsi dans Le Festin de Pierre, où
l’un des valets du protagoniste se nomme Ragotin en hommage à Scarron dont les
Nouvelles tragi-comiques ont inspiré le dramaturge dans sa réécriture de la légende
16. Pour faire part de ses soupçons à l’endroit du couple Tartuffe-Laurent, la servante transpose une
formule habituellement employée pour exprimer l’athéisme : « il ne croit en Dieu que sur bons gages :
il est un peu athée », explique Antoine Oudin (Curiosités françaises, p. 165). Par cette transposition,
Dorine revendique une forme d’incrédulité éclairée à l’égard du maître et de son serviteur auxquels elle
refuse une créance due à Dieu seul.
17. Voir Constance Cagnat-Deboeuf, « Le tambour du petit Colin : les noms propres dans Dom
Juan », XVIIe siècle, n° 210, 2001, pp. 35-47.
18. Comme l’illustre cet extrait de la « Première Satire » : « S’il rit c’est un hasard, et ne rit qu’à
demi, / C’est avec un baiser qu’il trahit son ami, / Plus amateur de bien que Midas ni Tantale / Je vous
le garantis harpie originale : / Il se laisse quasi mourir de faim chez lui / Mais il parle des dents à la table
d’autrui ; / Après ses oraisons est-il hors de l’église / À son proche voisin, il trame une surprise / Et lui
rend des devoirs sous couleur d’amitié / Mais s’il a de l’argent il en est de moitié. / Il flatte son esprit
avec certain ramage, / Qui l’attire, le charme, et doucement l’engage ; / Il cajole sa femme, et la prie en
bigot / De faire le péché qui fait un homme sot. » (« Satire première », Les Satires de M. Du Lorens, Paris,
Antoine de Sommaville, 1646, p. 2).
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valet de Tartuffe de sa dette envers le poète satirique ?
Il est toutefois une autre hypothèse qu’autorise le second passage où il est question
de Laurent. C’est à nouveau Dorine qui parle :
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19. L’ouvrage de Ribadeneira, Flos sanctorum, publié en Espagne à partir de 1599, est traduit en
français dès 1608 par René Gaultier. Il est régulièrement réédité et augmenté tout au long du siècle sous
le titre La Fleur des Vies des saints.
20. « La vie des Saints écrite par Ribadeneira n’est guère moins ridicule [que la Légende dorée].
M. Servien faisant l’anagramme du nom de ce Père : Petrus Ribadeneira, l’appelait Petrus de Badinerria »
(Patiniana, p. 70, in Naudæana et Patiniana, ou Singularités remarquables, prises des conversations de Mess.
Naudé et Patin, Paris, 1701).
21. Au xvie siècle, le cardinal Baronius dénonçait déjà ce mélange dont se rendent coupables cer-
tains auteurs de Vies de saints : « Il vaut bien mieux pour la vérité de l’Histoire Ecclésiastique, user de
silences ès choses, qui ne nous sont pas tant connues, que de mensonge, et d’un discours corrompu
de fausseté, encore qu’il soit entremêlé de quelques vérités. » (Henri de Sponde L’Abrégé des annales
ecclésiastiques de l’éminentissime cardinal Baronius, Paris, chez Jacques Dallin, 1655, p. 422). Un souci
d’exactitude historique qui a animé l’entreprise hagiographique des bollandistes et qu’on retrouve aussi
à l’époque du Tartuffe dans l’œuvre plus controversée de Jean de Launoy (1601-1678), surnommé « le
dénicheur de saints ».
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omettre encore une merveille, que j’ai observée dans le nouveau Martyrologe des Saints
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de France au neuvième d’Août, qu’alors que les sacrés ossements de saint Etienne furent
déposés, comme en un lieu plus vénérable dans ce même tombeau de saint Laurent, le
corps de celui-ci faisant honneur à son hôte, et lui cédant la place, se retira de soi-même
au côté gauche, laissant le droit vide pour saint Etienne. D’où est venu le proverbe de
Comis et urbanus Laurentius. Le courtois et civil Laurent22.
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Ce proverbe, qui sera dit une douzaine d’années plus tard « assez usité23 », pourrait
expliquer la bizarrerie que représente le prénom traditionnel de Laurent au milieu
de noms de fantaisie comme Orgon, Tartuffe, Elmire, Flipote, Damis ou Cléante.
Dans le cas du valet de Tartuffe dont la servante dénonce la brusquerie et les incivi-
lités répétées, l’adage revêtirait une valeur antiphrastique identique à celle dont il
conviendra de doter un peu plus loin dans la pièce le nom de cet autre acolyte de
Tartuffe qu’est Monsieur Loyal, dont Dorine commentera le patronyme d’un vers
jugé parfois éléphantesque : « Ce Monsieur Loyal a un air bien déloyal » (v. 1772).
L’insistance de la servante sur la signification ironique du patronyme de l’huissier
n’incitait-elle pas à interroger les choix onomastiques du dramaturge, et à s’intéresser
au cas du serviteur de Tartuffe dont le prénom devait trahir au lecteur amateur de
proverbes l’appartenance à la coalition des hypocrites ?
En effet, si le valet semble faire siennes les critiques des dévots concernant la
coquetterie féminine, il les met en pratique avec un zèle que soulignent dans la tirade
de Dorine les deux verbes exprimant une action violente (« jeter » et « rompre »),
l’énumération (« nos rubans, notre rouge et nos mouches »), ainsi que le dédou-
blement de l’illustration en deux anecdotes distinctes. Là où Tartuffe se contente
d’exercer en paroles une censure dont tous dénoncent à l’ouverture de la pièce le
caractère tyrannique, Laurent, lui, agit ; par ce zèle, ne semble-t-il pas se faire selon
une expression du temps « comme le valet du diable » ? « C’est-à-dire, c’est un servi-
teur qui fait plus qu’on ne lui commande, qui fait des choses qu’on ne lui avait point
commandées [sic] de faire24. » À l’origine de cette expression, dit-on, les diableries
et les mystères dans lesquels « les valets de Satan étaient souvent représentés comme
allant au-delà de ses ordres, afin de signaler leur dévouement pour ses intérêts25 ». Tel
semble être le cas de Laurent, dont la fonction serait alors de suggérer la véritable
identité de Tartuffe : trahi par le zèle de son domestique, l’hypocrite se révélerait dès
la tirade de Dorine une créature diabolique, ou, pour le dire avec les mots qui seront
22. Les Fleurs des vies des Saints, et Instructions sur les fêtes principales de toute l’année […] recueillies
premièrement en espagnol par le R. P. Ribadeneira, de la Compagnie de Jésus, et mises en français par
M. R. Gaultier, Paris, chez Sébastien Hure, 1646, p. 226. Ce proverbe est également expliqué par le
P. Louis Novarini dans Adagia ex sanctorum patrum, 1651, vol. II, p. 39.
23. P. Bonaventure de Saint-Amable, Histoire de S. Martial Apôtre des Gaules et notamment de l’Aqui-
taine et du Limousin, Seconde partie, Limoges, chez F. Charbounier-Pachi, 1683, p. 606.
24. Pierre Richelet, Nouveau dictionnaire français, 1694, s. v. « valet ». Citons également le
Dictionnaire de l’Académie : « On dit aussi proverbialement d’un homme qui par zèle ou autrement
fait plus qu’on ne lui dit, qu’Il est comme le valet du diable, le valet au diable, qu’il fait plus qu’on ne lui
commande » (Dictionnaire de l’Académie française, s. v. « valet »).
25. Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des
locutions proverbiales de la langue française, Paris, 1842, p. 308.
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19 avril 2016 - Revue du 17e siècle n° 271 - Collectif - Revue du 17e siècle - 155 x 240 - page 226 / 384 19 av
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des volumes d’histoires » (v. 1925-1926).
26. Le « malin esprit » (v. 152) est évoqué par Mme Pernelle, « les parures du diable » (v. 210) par
Laurent, Orgon traite Dorine de « serpent » (v. 551) avant de proposer, une fois mise au jour la trahison
de l’hypocrite, de devenir pour tous les gens de bien « pire qu’un diable » (v. 1606).
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Certes la vie médiocre et provinciale dont Dorine dresse ici le tableau a de quoi
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effrayer la jeune fille27, mais l’on devine qu’il s’agit aussi pour la servante d’évoquer
à demi-mot une autre réalité. Sa tirade s’ouvre et se ferme sur la mention d’un
même animal, le singe. La première occurrence en fait un comparant explicite de
Tartuffe, qui contraste avec celui proposé plus haut par Orgon – « vous vivrez, dans
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vos ardeurs fidèles / comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles » (v. 533-
534) : une vision idéale, édulcorée, asexuée qu’entend dénoncer Dorine. La seconde
occurrence, à travers l’allusion au singe savant Fagotin, doit signifier à Mariane
la médiocrité des divertissements qui lui sont destinés dans sa nouvelle vie, mais
confirme en même temps l’association entre Tartuffe et le singe, puisque la mention
de Fagotin entraîne aussitôt celle de l’« époux28 ». Cette identification de Tartuffe
avec un singe a été habilement préparée : dès la scène précédente, plusieurs répliques
de Dorine employées dans un sens figuré – « il en a l’encolure » (v. 538), « c’est
un beau museau » (v. 560) – tendaient à animaliser l’hypocrite. Si d’autre part les
allusions répétées aux grimaces du personnage motivaient par avance sa compa-
raison avec un animal réputé comédien, ce sont surtout sa laideur et l’humeur luxu-
rieuse trahie aux vers précédents par son « oreille rouge29 », qui justifient l’analogie.
Dans le mariage de la douce Mariane avec cet être répugnant, on reconnaît, ainsi
qu’y invite Jules Brody, comme une variante du conte de la Belle et la Bête. Et si la
perspective d’une telle alliance a tout pour désespérer la jeune fille, encore faut-il
ajouter aux motifs naturels de sa répulsion une autre raison d’être : cette figure que
dessine à grands traits Dorine – rougeur, apparence simiesque, oreille proéminente
et gueule menaçante – récupère les marques qui sont traditionnellement celles du
Diable, « ce singe de Dieu30 ». Il n’est pas jusqu’au tempérament sanguin du person-
nage, signalé par son « oreille rouge » et sa « bouche vermeille », qui ne pourrait se
trouver expliqué par son caractère démoniaque. Dans la célèbre scène du « pauvre
homme », Dorine ne suggérait-elle pas un lien entre la saignée subie au petit jour
par Elmire et la soif matinale de Tartuffe ?
Dorine
À la fin par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
Orgon
Et Tartuffe ?
27. Pour une étude plus complète de cette tirade, on se reportera aux analyses de Jules Brody,
« Amours de Tartuffe », art. cit.
28. « Fagotin, le singe de Brioché, n’est rien d’autre que l’extension ou le reflet, dans le domaine
des divertissements mondains, de la case occupée par Tartuffe dans le paradigme beauté physique »
(J. Brody, art. cit., p. 128).
29. « Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri ; / Vous vivrez trop contente avec un tel mari » (v. 647-8).
Georges Couton explique : « Oreille rouge et teint fleuri sont les signes du tempérament sanguin ;
qui prédispose aux plaisirs de Vénus » (in Molière, œuvres complétes, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1971, t. I, p. 1350).
30. L’expression est topique depuis Tertullien et figure par exemple sous la plume de Pierre de Bérulle
(Les Œuvres de l’Eminentissime et révérendissime Pierre cardinal de Bérulle, Paris, 1644, p. 14).
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Dorine
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Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin (v. 252-255).
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tort : Satan étant « le prince des hypocrites », Molière ne devait-il pas être amené
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à puiser dans l’imaginaire diabolique de son temps certaines caractéristiques de
son personnage ? Et si, aux dires du même P. Roullé, Le Tartuffe est écrit par un
« démon vêtu de chair et habillé en homme37 », ces accusations, dans leur outrance,
ne témoignent-elles pas du fait que ce zélé critique avait reconnu dans la pièce sinon
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37. Premier placet sur le Tartuffe, dans lequel Molière reprend les accusations portées contre
lui par le P. Roullé. Est-ce l’indication que Molière jouait le rôle de l’hypocrite dans le premier
Tartuffe ? L’hypothèse est avancée par François Rey et Jean Lacouture, dans Molière et le Roi. L’affaire
Tartuffe, Seuil, 2007, p. 98.
38. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert, Paris,
1994, s. v. « pied ».
39. « Les Latins appelaient un homme fin, homo emunctæ naris, ce qui signifie littéralement un
homme dont le nez est mouché ; et c’est par une imitation comique de cette expression, que nous disons
dans le même sens un homme qui ne se mouche pas du pied, parce qu’un homme qui voudrait ne se mou-
cher que du pied, serait condamné à rester toujours morveux, et par conséquent n’aurait pas l’odorat
subtil » (Pierre-Marie Quitard, op. cit., p. 544).
40. Furetière, op. cit., s. v. « mouche ».
41. La Fontaine déjà faisait décliner à sa fourmi les différents sens du mot mouche dans la fable « La
mouche et la fourmi » (Fables, IV, 3) :
« Certain ajustement, dites-vous, rend jolie.
J’en conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche : est-ce un sujet pourquoi
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En outre, ce mouchoir, dont on ne saurait dire avec certitude s’il est de poche
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ou de col (c’est une « parure »), produit un effet d’annonce de la célèbre apparition
de Tartuffe s’offusquant du décolleté de Dorine, et lui offrant son mouchoir. De la
dissimulation du personnage et de son extrême habileté, Molière n’a-t-il pas choisi
d’offrir lors de son entrée en scène l’illustration la plus saisissante ? Qu’y fait au juste
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[…] il met pied à terre pour attendre les dames de son sérail, qui entrent aussi
couvertes de fard que pleines d’appâts, pour danser leur ballet devant lui ; puis selon
l’ancienne coutume des grands Turcs, il jette le mouchoir à celle qui doit être sultane. Il
la prend par la main, et d’une mine cruellement douce, la mène en dansant. Les autres
dames que l’occasion chauve remet entre les mains de la rage, qui devient maîtresse de
leur sens, se soumettent aux leçons de cette cruelle baladine, qui leur apprend à mar-
quer avec leurs pieds la cadence du martel de leur tête44.
Les vers que le grand Turc adresse à son sérail méritent aussi d’être cités :
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Ô Célestes beautés, dont les yeux ont des traits
Qui domptent tout le monde, et font qu’ils vous adorent,
Le corps de ce grand Turc n’a pas beaucoup d’attraits :
Mais quant à son esprit, il en a moins encore45.
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Fureur des femmes méprisées, laideur et sottise du grand Turc : le don du mou-
choir faisait ici l’objet d’un traitement burlesque dont l’effet est rapporté par le
Mercure français : « Puis le Grand Turc avec son sérail de femmes : son récit fait, il
jeta un mouchoir parmi elles, où les postures qu’elles firent en leur bal et la forme de
leur rumeur à qui lèverait le mouchoir, donnèrent du plaisir aux seigneurs et dames
qui les virent danser leur ballet46. » Molière, cherchant à signifier la lubricité de son
hypocrite, a-t-il trouvé dans les mœurs turques moquées dans le ballet de 1626 l’idée
de la scène du mouchoir47 ? Telle qu’il l’a réécrite, elle offrait l’avantage de se prêter à
une double lecture et de signifier, derrière le discours vertueux, le désir luxurieux. Et
sans doute Dorine ne s’y trompe pas, dont la réponse ne se contente pas de railler la
pudeur outragée du prétendu dévot, mais lui oppose sa propre indifférence :
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De cette ambiguïté des signes dont s’arme l’hypocrite, de cette « fausse monnaie »
(v. 338) qu’il manie avec art, la pièce avait offert un peu plus tôt un autre exemple,
dont la fonction seconde était peut-être de préparer le lecteur au juste déchiffrement
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à une intention vicieuse (le désir luxurieux). Mais à l’inverse de Dorine dans la scène
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du mouchoir, Orgon qu’aveugle sa manie ne saurait repérer le double sens du détail.
Ainsi, Tartuffe, non content d’épouser Mariane et de pousser Elmire vers l’adul-
tère, n’a peut-être pas pour Dorine l’éloignement qu’on croit. La crudité de celle-ci,
dénonçant la promptitude avec laquelle Tartuffe cède à la convoitise et lui opposant
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Révélant l’extrême habileté du Malin qui détourne les codes de la vertu, ces
marques manifestent le soin mis par Molière à accompagner le travail de préparation
indiqué dans la préface, d’une subtile entreprise de brouillage : ici à travers l’ambi-
guïté des détails choisis, là à travers le jeu sur des proverbes dont le sens apparent
dissimule au locuteur lui-même une littéralisation des plus révélatrices. Ainsi mises
en œuvre, ces différentes marques favorisent un comique second, celui de l’allusion
complice et de la reconnaissance amusée, peut-être plus aisé à goûter dans la distance
réflexive que permet la lecture que dans l’immédiateté de la représentation (et l’on
sait l’empressement de Molière à publier sa pièce qui parut seulement six semaines
après la première représentation) ; elles introduisent le lecteur dans un exercice de
déchiffrement, ou de discernement, qui prolonge celui que Cléante en porte-parole
de Molière appelait de ses vœux53. Si l’hypocrite s’avère une créature du diable, son
ridicule ne s’étend-il pas à tous ceux qui dans la pièce ne cessent de parler du Démon
sans le reconnaître là où il est ? Certes le procès intenté par Molière est aussi celui
d’une dévotion jugée naïve, ou superstitieuse, comme en témoignent les allusions sati-
riques à diverses œuvres hagiographiques dont le succès éditorial ne s’est pas démenti
au cours du siècle. Pour autant, les différents indices qu’il a choisi de dissimuler dans
les trois premiers actes confortent-ils la thèse d’une pièce antichrétienne54 ? Dans
le ridicule où sombre Orgon – lui qui jadis était « mis sur le pied d’homme sage »
(v. 181) –, était donné à découvrir « l’un des plaisirs favoris du Diable [:] faire tré-
bucher durablement, voire plusieurs fois de suite, le juste ou celui qui s’estimait tel de
sorte que lui et ses valeurs deviennent la risée des autres55 ». Plutôt que la condition
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du succès de l’hypocrite, la naïveté d’Orgon apparaît comme la conséquence de ce
« charme » dont Cléante s’étonne qu’« un homme » puisse l’exercer « aujourd’hui »
(v. 263) : elle résulte d’une altération du jugement et des sens dans laquelle pouvait
se reconnaître l’emprise du Diable telle qu’on la trouve décrite par les théologiens et
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Constance Cagnat-Debœuf
Paris-Sorbonne (Paris-IV)
55. Jean-Pierre Cléro, « La fiction du diable », in Le Diable, op. cit., p. 13.
56. Selon Ambroise Paré, les démons « obscurcissent les yeux des hommes avec épaisses nuées qui
brouillent notre esprit fanatiquement, et nous trompent par impostures sataniques, corrompant notre
imagination par leurs bouffonneries et impiétés. Ils sont docteurs de mensonges, racines de malices
et de toutes méchancetés à nous séduire et tromper, et prévaricateurs de la vérité » (Des Monstres et
des prodiges, 1585, cité par M. Closson, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la
littérature fantastique, p. 27).